Full text of "Études"
♦ a^jsiK
■t^;.
Â'-^
-^^{91^
*f i'f^n^Utul Ca
oe PARIS
ETUDES
PUBLIÉES PAR DES PÈRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS
TOME 71
AMIENS
IMPRIMERIE YVERT ET TELLIER
10, GALERIE DU COMMERCE, 10
ÉTUDES
PUBLIEES
PAR DES PÈRES DE LA. COMPAGNIE DE JESUS
REVUE BIMENSUELLE
PARAISSANT LE 5 ET LE 20 DE CHAQUE MOIS
34» ANNEE
TOME 71. — AVRIL - MAI - JUIN 1897
PARIS
ANCIENNE MAISON RETAUX-BRAY
VICTOR RETAUX, LIBRAIRE- ÉDITEUR
82, RUE BONAPARTE, 82
Tous drotu de traduction et de reproduction réservés
<t*tA
l'Uë
NE PROCHAINE CAMISÂTIO^
Le Bienheureux Pierre FOURIER, de Mattaincourt
d'après sa correspondance *
I. — L'ECOLIER DE PONT-A-MOUSSON
Le vingt-sept mai sera solennellement célébrée à Rome,
en vertu chi décret rendu le quatorze février, la canonisation
du l)ienheureux Pierre Fourier. 11 y a quelques années, la
Savoie donnait à la France, en la personne de François de
Sales, un notiveau docteur de TEglise ; la Lorraine lui offrira
bientôt un saint de plus. Et ce n'est pas là une pure coïnci-
dence ; le vertueux curé de Mattaincourt est moralement si
apparenté au pieux évéque d'Annecy qu'on a pu le surnom-
mer « le François de Sales de la Lorraine » *. Connue
François, Pierre eut à un degré héroïque l'esprit de zèle et
de douceur si bien exprimé par sa devise : neniini nocere,
prodesse omnibus, ne nuire à personne, servir tout le monde.
Comme lui, il fut l'apôtre dévoué des populations rurales :
comme lui enfin, le père et le directeur d'une congrégation
icligieuse vouée à l'enseignement. Il serai* même aisé d<'
leur trouver une ressemblance physique : physionomie
large et bienveillante, encadrée dans la longue barbe des
liommcs d'Eglise à cette époque ; front pur et élevé,
rayonnant d'iïitelligence et éclairé par un reflet d'en haut.
La France «hrétienne ne peut que se réjouir de voir pro-
«•hainement Pierre Fourier inscrit au catalogue de ses saints,
qui sont ses meilleurs grands hommes à elle. Pour entrer
(\;\r\< sps sentiments, nous allons essayer de faire mieux
1. Ixttres du Bienheureux Pierre Fourier, recueillies et classées par 1«-
P. Rogie. Verdun, 1878, 6 vol. in-'i°. (Autographie tirée à 80 exemplaires^
2. Introduction aux F.aitres, p. '«.
6 UNE PROCHAINE CANONISATION
connaître la vie de cet humble héros du bien, à la veille
d'être à jamais glorifié.
Entre les divers aspects sous lesquels il se présente à
notre admiration, nous nous arrêterons successivement à
l'écolier de l'Université de Pont-à-Mousson, à l'instituteur
d'une des premières congrégations de femmes pour l'éduca-
tion gratuite des filles, au curé et au missionnaire de cam-
pagne, au réformateur et au Général des chanoines de Notre-
Sauveur, au patriote lorrain mort loin de son pays natal, à
Gray, ville de Franche-Comté alors espagnole ; mais depuis,
sa tombe est devenue française comme son berceau. Dans
Rome oîi le bienheureux garde son vieil autel à Saint-Nicolas
des Lorrains, le saint sera fêté à Saint-Louis des Français.
I
Pierre Fourier naquit à Mirecourt, au diocèse de Toul,
dans le bailliage de Vosge en Lorraine, le trente novembre
1565, sous le pontificat de Pie IV et le règne du duc
Charles III. C'était deux ans avant la naissance de saint
François de Sales, et onze avant celle de saint Vincent de
Paul. Saint Pie V allait monter sur le trône des papes. Ainsi
l'Eglise marche à travers les siècles, reliant anneau par
anneau la chaîne d'or de ses saints. Son père. Démange ou
Dominique Fourier, fils d'un autre Dominique Fourier qui
vécut cent-vingt ans, était un des notables de la petite ville.
Il avait abandonné la culture pour exercer la profession de
marchand dans ce milieu riche et commerçant. Sa mère se
nommait Anne Nacquart. « Tous deux, écrit le P. Bedel,
disciple et premier historien de notre saint, étoient médio-
crement pourveus des richesses de la terre, mais libérale-
ment avantagez de celles du Ciel K « Ces bonnes gens
craignaient Dieu et le servaient fidèlement. Dieu les en
récompensa en multipliant autour d'eux les joies du foyer
1. Petit Bcdcl, édit. de Toul, 1674, p. 2. Tout en aimant à citer cette Vie
qui en son genre est un chef-d'œuvre par sa grâce archaïque et son origi-
nalité pleine de saveur, nous avons dû tenir compte de l'excellente disserta-
tion critique dont M. l'Abbé Chapelier a fait suivre son savant mémoire
intitulé : Le R. P. Bedel. Sa vie et ses œuvres. Nancy, 1885, in-8°.
UNE PROCHAINE CANONISATION 7
domestique. Ils eurent cinq enfants dont il leur resta quatre,
trois garçons et une fille. Les garçons Pierre, Jacques et
Jean, avaient reçu les noms des trois apôtres privilégiés de
Jésus. Marie portait celui de la Vierge.
Pierre nous a appris peu de chose sur ses parents. Mais de
sa tendre amitié avec son frère Jacques, demeuré dans le
monde et chef de la famille à Mirecourt, nous avons une
preuve touchante. C'est la lettre que, parvenu à Tâge de
soixante-quinze ans, le bienheureux adresse à la veuve de
« feu son bon frère », dame Anne Martin. Avec quelle sincère
et cordiale affection, il s'y souvient de son cadet Jacques, si
aimable parent et si bon catholique, lequel n'avait jamais eu
qu'un désir, voir Pierre parfait dans sa vocation. L'un avait
demandé d'être regardé comme mort au monde et l'autre y
avait consenti, en l'encourageant.
J'ai million de fois admiré et admire encore présentement teti»
sienne action, son bon conseil, ses exhortations, ses saints désirs et sa
< onstance à mortifier ainsi pour l'amour de Dieu et de mon salut,
l'ardente affection de frère (ju'il m'avoit portée et me portoit encore.
Nous avons cela de nature, et comme héréditaire entre nous tous,
de nous aimer très parfaitement les uns les autres, à l'exemple de nos
pieux ancêtres ; mais mon très cher frère et moi y avions surajout/
entre nous deux quelque chose, ce me semble, pardessus ce que la
nature et nos prédécesseurs nous avoient donné. Pour plaire à Dieu et
à mon frère, il me fallut par nécessité, modérer les effets de cette
mienne chanté fraternelle et les soumettre à ce qui est des règles et de
la bienséance d'une religion '.
Pierre, lorsqu'il écrivait ces lignes, était à quelques mois
de la mort; pressentait-il qu'il allait bientôt rejoindre son
frère Jacques, ce « vrai frère » qu'il aimait à se représenter
comme le céleste protecteur de la petite famille laissée par
lui sur la terre, trois enfants « si modestes, si dévots, si
respectueux, si pontiuellement obéissants, si souples, si
dociles, si sujets à leur très chère mère, si aimables les uns
avec les autres et d'un si bel accord que ce n'est qu'un cœur
et qu'une dme d'eux tous, et si diligents au reste à travailler
pour le bien du ménage et le contentement de Dieu et
1. Lettres, t. VI, p. 632.
8 UNE PROCHAINE CANONISATION
de leur bonne mère, qu'ils feroient conscience de laisser en
toute leur journée un seul demi quart d'heure, voire môme
un petit moment qui ne fût employé. « ^
Ce spectacle d'un intérieur de famille chrétienne, unie et
laborieuse, présenté par ses neveux et nièces en 1640, et
dont la pensée consolait sa vieillesse exilée, Pierre, enfant
et adolescent, avait dû FofTrir lui-même autrefois avec ses
frères et sœurs, en la maison patriarcale de Mirecourt.
Son éducation y fut d'autant plus soignée que par une
habitude trop fréquente à l'époque, il avait été « dès le ber-
ceau destiné aux autels. « - Mais s'il y avait abus dans les
familles nobles qui, pratiquant au rebours la loi des prémices,
donnaient l'aîné au monde et faisaient les autres d'Eglise,
Dominique Fourier et Anne Nacquart avaient voulu au con-
traire consacrer leur premier-né au Seigneur. La suite
prouva qu'ils étaient inspirés.
Une innocence instructive qui rappelle celle de son angé-
lique contemporain Louis de Gonzague, plus jeune que lui
de trois ans, une maturité précoce, l'horreur de la moindre
parole légère et de la moindre action malséante, un carac-
tère doux et presque timide, ennemi des querelles et plus
porté à recevoir qu'à donner les injures ou les coups, tels
furent d'après Bedel qui en recueillit le souvenir encore
vivant, les promesses de vertu offertes par cette heureuse
enfance. Un jour, instruisant deux petits garçons de Vie, le
bienheureux vieilli d'un demi-siècle, leur demandait s'ils
juraient /?«/• leur foy. Ils répondirent que oui. « J'en suis
vràyement marry, reprit-il; je suis maintenant âgé de soixante
ans, et si je ne me souviens pas de l'avoir jamais juré. » -^
Le christianisme, a dit Donald, est une grande école de
respect. La société d'alors, aussi imprégnée de christianisme
que la nôtre de maximes et de mœurs toutes différentes,
inculquait le respect aux enfants. Il leur était môme défendu
d'être des enfants terribles. Je me souviens, racontera
encore Pierre au déclin de sa vie, que « mon pauvre père
me disoit que jamais il ne falloit se mocquer, quoyqu'en riant
1. Lettres, t. VI, p. 633.
2. Petit Bedel, p. 5.
3. Ibid., p. 8.
UNE PROCHAINE CANONISATION 9
d'un bourgeois de la ville en présence d'un estranger, ny d'un
domestique en la compagnie d'un externe, "parceque ces
Messieurs ne prendront pas en jeu ceste raillerie, mais croi-
ront que les défauts que vous avés remarqué en cest homme
dans la conversation journalière sont cause du peu d'estat
que vous en faictes, et le mespriseront après vous, et serés
cause qu'ils n'en tiendront compte. » '
Un enfant si bien élevé avait été envoyé à l'école de bonne
heure. On l'y mit dès qu'il sut parler. Déjà il s'y distinguait
et toujours il demeura le premier. Une part du mérite en
revenait à ses parents qui le suivaient de près. Au retour
de classe on ne manquait pas de l'interroger et de lui deman-
der raison de sa conduite ; « de quoy il s'acquitoit avec une
parfaite naïveté, témoignant un grand désir d'être repris, et
de sçavoir si c'étoit ainsi qu'il faloit se comporter, ou s'il
avoit failli, de s'en corriger, qui étoit une belle disposition
pour être lin jour un grand homme. » - 11 le devint en eflet.
Pierre Fourier n'était pas seulement prédestiné à la sainteté;
ce fut un des personnages les plus distingués de son temps
riche en hommes de valeur.
Tous ces traits ne dépasseraient pas la mesure d'un héros
de Plutarque. Mais la religion ennoblis.sak encore et élevait
à son niveau supérieurces indices d'un avenir voué à Dieu.
Aîné de la famille, Pierre en est presque le pontife. C'est lui
qui bénit la table où il prend ses repas avec ses père et
mère. A cette table, d'où la pensée de Dieu n'e.st point ban-
nie, la bonne éducation règne en souveraine. Pierre est
petit-fils de cultivateur et fils de marchand. Gela ne l'em-
pêche pas d'être formé aux manières des gens de condition.
Le repas pris suivant toutes les règles de la civilité pué-
rile et honnête, Pierre se retirait dans une chambre trans-
formée en oratoire, afin de prier. 11 y jouait même, mais
w à faire le petit prêtre, » à parer d'images saintes un aut<'l
en miniature, et à en changer les ornements suivant la cou-
leur du jour. Les domestiques de la maison ne peuvent
quelquefois se tenir de sourire en le voyant revêtu desaubos
1. Griiiicl Hcih'I, r<''impr«>ssion «le Mirocoiirt 1869, p. 8.
2. Petit Bcdcl. p. 8.
10 UNE PROCHAINE CANONISATION
et des chasubles qu'il s'est confectionnées lui-môme. Plus
d'un saint n'a pas commencé autrement : saint Ambroise,
saint Bernardin de Sienne, le bienheureux de La Salle, le
vénérable curé d'Ars ; on lit maint trait analogue dans
l'Histoire du Cardinal Pie et dans la Jeunesse de Léon XIII.
Mais commencer n'est pas finir. Tant d'enfants se sont
adonnés aux mêmes pieux divertissements, ont reproduit
les rites sacrés devant leurs frères et sœurs, récité le prône
devant leurs bonnes ! Aussi n'aurions-nous point rapporté
ces simples présages si Pierre Fourier n'avait gardé toute
sa vie pour les choses du culte et de la liturgie une sorte
de passion. On butinerait à travers sa correspondance mille
passages qui rappellent dans le curé de paroisse, directeur
de religieuses et général de chanoines réguliers, les goûts
du naïf et grave enfant de chœur, pour la pompe des céré-
monies et la beauté des offices.
II
Cependant les petites écoles de Mirecourt ne pouvaient
mener Pierre bien loin dans ses études littéraires. A la
rentrée de l'année 1578, il allait avoir ses treize ans accom-
plis et il était capable d'entrer en quatrième. ^ Où l'envoyer
pour achever son éducation ? Où le préparer par une ins-
truction solide au ministère ecclésiastique ? Dix ans plus
tôt la famille eût sans doute éprouvé un légitime embarras.
Si elle rêvait pour Pierre l'auréole du sacerdoce, elle n'en-
tendait pas en faire uri prêtre à l'image de ceux qui, trop
nombreux dans ces temps d'ignorance et d'hérésie, désho-
noraient publiquement leur caractère et leurs fonctions.
Paris était loin, et la Sorbonne un moment sortie de sa
torpeur pour condamner Luther, s'endormait dans un com-
plet discrédit, à la suite des troubles civils et des guerres de
religion. Dans les terres de Lorraine à peine s'il existait
1. Histoire du Bienheureux Pierre Fourier, par le P. Rogie. Verdun,
1887, 3. vol. in-8. T. I, pp. 15 et 18.
UNE PROCHAINE CANONISATION 11
quelque collège, et rinstitution des séminaires décrétée par
le concile de Trente n'y avait pas encore été acclimatée. *
De ce manque d'établissements d'instruction secondaire
ou supérieure étaient naturellement résultées les plus fâ-
cheuses conséquences. Dans les ordres monastiques, dépour-
vus même de scolasticats, l'ignorance était à son comble. A
l'abbaye de Saint- Vanne, pas un professeur de quatrième
pour les novices ; le prieur devait en demander un au célè-
bre évoque de Verdun, Nicolas Psaume, fondateur dans son
diocèse du premier collège de la Compagnie de Jésus en
Lorraine. L'état du clergé séculier n'était guère plus bril-
lant. Hugues des Hazards, évèque de Toul, s'était plaint
dans ses Statuts synodaux (1515), de ne rencontrer en ses
ordinands que « fort petite science et moult cler semée, car
de di.x, à grand'peine en trouve-on ung qui sache ce qu'il
est tenu de sçavoir, ne grammaire ne aultres sciences par
quoy ils n'entendent rien de ce qu'ils lisent^. »
On devine si la Réforme avait tiré parti de la situation. A
Metz, en 1564, les hérétiques possédaient des écoles, un
collège, une imprimerie"^. Mais de l'excès du mal était sorti
le bien. Le roi de France, Charles IX, étant venu dans celle
ville, avait été effrayé de la puissance ' des prolestants.
Charles 111, duc de Lorraine, dit le Grand, épou.x de
madame Claude de France, seconde fille de Henri H et de
Catherine de Médicis, n'était pas moins inquiet pour ses
états, à la pensée des troubles que fomentaient partout les
sectaires. Son oncle, le grand cardinal de Lorraine, était à la
fois légat apostolique dans les duchés de Lorraine et de
Har, archevêque de Reims et administrateur de l'évèché de
Metz. Le duc et le cardinal se concertèrent. La fondation
d'un collège et d'une université fut résolue. Le siège en fut
érigé par la bulle de Grégoire XllI (5 décembre 1572), au
1. Mœurs et usages des étudiants de i Université de Pont-à-Mousson, par
M. Favicr, dans les Mémoires de la Société d'Archéologie de Lorraine 1878,
p. 302. — L Université de Pont-h- Mousson (Î57Q-Î768). par M. rabbc-
Eug. Martin. Paris, 1891, p. 26'«.
2. Abbc Martin, op. cit., p. 4.
3. Ihid., p. 9. — Favier, loc. cit. — L'Université de Pont-ù-Mousson, par
le P. Abram, <5dit. Carayon. Pari», 1870, pp. 1 et 7.
12 UNE PROCHAINE CANONISATION
centre des Trois-Evêchés, à Pont-à-Mousson, ville du duché
de Lorraine. ^
Deux ans après, en octobre 1574, avait lieu la première
ouverture des classes. Ce n'était encore que quelques cours
de lettres suivis par quelques écoliers, mais la fondation
eut vite prospéré. Les princes y payaient de leur personne
et de leur exemple; en tète des humanistes était un Charles
de Lorraine, fils du grand duc : « ce prince fut le premier
immatriculé sur le catalogue des escoliers de l'université et
qui prit Fhabit et la cape d'escolier pensionnaire. « ~ Parmi
les plus jeunes se trouvait Charles, fils du comte de Yaudé-
mont. 3 Trois ans plus tard ils étaient rejoints par Charles
de Guise, Taîné des fils du duc de Guise, et par Henri
de Gondi, Toncle du trop fameux cardinal de Retz.
Le duc Charles III qui appelait l'Université « sa fille »,
visitait l'établissement naissant, assistait aux argumentations
qui se faisaient pour lui en français, s'asseyait à la table,
trop maigre à son gré, des régents et témoignait son intérêt
au progrès littéraire des écoliers en honorant de sa présence
le 7 septembre 1580, une représentation dramatique restée
fameuse : V Histoire tragique de la Pucelle de Doni Remy,
autrement d'Orléans nouvellement repartie par actes et
représentée par personnages, du P. Fronton du Duc. ^ Le père
recteur prononçait des harangues latines ; le P. Richeome,
surnommé le Ciceron françois et si connu par ses contro
verses avec les ministres réformés, était principal des pen-
sionnaires. 5 Le Père Maldonat, de passage en 1578,
encourageait maîtres et élèves. *^
1. Le Cardinal de Lorraine. Son influence politique et religieuse au
XVI'^ siècle, par J.-J. Guillemin. Paris, 1847, p. 445 sqq.
2 Dcuxicnie fils du duc Charles III, né en 1567, évoque de Metz en 1573
à sept ans ; cardinal en 1578 à onze ans ; évoque de Strasbourg en 1592.
Cf. Favicr, op. cit., pp. 303 et 412.
3. Evèque de Toul et cardinal. Il soutint des thèses sur l'Eglise à l'Uni-
versité die Pont-à-Mousson en 1580. L'abbé Martin le proclame « digne
d'être comparé à saint Charles Borromée ». Université, p. 410.
4. Voir l'article du P. V. Delaporte, dans les Etudes, octobre 1890, p.
235 sqq., et Abram, p. 150.
5. Abbé Martin, p. 32. — Abram, p. 137.
6. Maldonat et les commencements de l'Université de Pont-à-Mousson, par
l'abbé Hyvcr. Nancy, 1873, in-S», pp. 45-46.
UNE PROCHAINE CANONISATION 13
Dès 1575, trois cent vingt-trois écoliers figuraient sur la
matricule du préfet des classes, sans compter ceux qui sui-
vaient les cours de théologie morale. Six ans plus tard, le
nombre était tellement augmenté qu'il fallait bâtir ; il mon-
ta jusqu'à huit cents et ne s'arrêta qu'en 1589 ',
Il ne serait pas sans intérêt de reconstituer année par
année l'éducation de l'enfant qui éclipse aujourd'hui dans
la mémoire des hommes le souvenir des protecteurs et des
maîtres de cette florissante université. Mais nous ne pou-
vons ici qu'en retracer le cadre et les grandes lignes.
Dominique Fourier en amenant son fils au collège, ne
l'avait pas quitté sans lui faire de sérieuses recommanda-
tions. 11 lui avait rappelé les intentions paternelles sur son
avenir, avec cette sage réserve qu'il se soumettrait à la
volonté de Dieu, quelle qu'elle fût, dès qu'elle se serait
manifestée clairement. Sur cette déclaration, il avait laissé
Pierre non au collège, déjà rempli de pensionnaires et
mémo de pensionnaires presque gratuitement admis, mais
en ville, dans la maison d'un bourgeois nommé Munier. On
la voit encore, au n* 21 de la rue du Camp ♦. La plupart des
écoliers, faute de place dans les bâtiments, ou pour d'autres
motifs, logeaient ainsi en chambre chez les professeurs ou
chez les bourgeois de Ponl-à-Mousson. Ils en recevaient
groupés ou isolés, le vivre et le couvert, moyennant une
rétribution légère ^. A cinquante ans de là, le petit écolier
<le cet Age d'or, chargé de séminaristes à entretenir, se
plaindra de la cherté de toutes choses accrue démesurément
de 1581 à 1028.
En lan 1581 que le R. P. Louis Richdme éloit principal au collège
Ju l*<)iit, il y avoit K^-dedans deux, sortes de tables pour les pension-
naires. Kn celle de trente on elort traité comme on l'y est présente-
ment et néanmoins on y paye soixante écus à cinq francs pièce, ce
crois-je, si bien qu'en quarante-sept ans ou environ les pensions ont
1. Favicr. p. 323.
2. Abh»' Martin, p. 2'iO, n. 1.
3. Favicr assure qu'avec la suite des temps ils furent très cxploitds par
les bourgeois, dont ils étaient « le seul trafic », d'après un document du
xvMi'- siècle cité par Rogc'ville. Cf. Abram, pp. 169-170.
14 UNE PROCHAINE CANONISATION
remonté de plus du double. En ces premières années ce n'étoient que
cent trente-cinq francs, et présentement ce sont trois cents. Ce n'est
point pour taxer ces saints Pères, ce que j'en dis, car ils ne font point de
mal, mais c'est pour montrer comme d'âge en âge les pensions remon-
tent. Le même se voit par toute la ville. On voyoit lors des tables de
soixante francs par an et de soixante-dix ; maintenant on n'en voit plus
qu'à huit ou neuf vingt francs, et je tiens que les enfants de bonne mai-
son qui étudioient avant l'année 1581 à Paris et ailleurs, ne payoient
pas la moitié de ces trente écus-là * .
Le bon marché n'était pas le seul beau côté de cette instal-
lation des externes chez des gens honnêtes ; les enfants
n'étaient pas séquestrés de la vie de famille et pouvaient
s'initier plus insensiblement aux devoirs de la société. Mais
le système avait aussi des inconvénients. Malgré la surveil-
lance vigilante du Père préfet, tout péril n'était pas écarté
de la part des logeurs eux-mêmes. Pierre avait ce qu'il faut
pour plaire : une belle taille, une mine avantageuse, un
visage franc et modeste exprimant à la fois l'énergie et la
délicatesse, un nez aquilin, le teint frais et rose. Ses grâces
d'adolescent inspirèrent au dehors une passion, et son
hôtesse s'oublia jusqu'à jouer auprès de lui le rôle d'entre-
metteuse. La peine du vertueux écolier fut extrême. Il blê-
mit d'indignation et n'eut plus de repos que ces poursuites
n'eussent cessé.
Il n'avait pas au reste attendu cette expérience pour se
dérober moralement au monde et faire spontanément l'essai
du régime le plus ascétique. Des personnages d'une autorité
irrécusable, témoins édifiés de ce genre d'existence si
étrange pour un jeune homme de quinze à vingt ans, ont
rapporté au P. Bedel l'extraordinaire spectacle qu'il leur
donnait quotidiennement : nuits passées sur le plancher ou
étendu sur des fagots; dos armé de la haire, épaules meur-
tries par la discipline. Un coin dans le grenier de la maison,
loin des regards indiscrets de ses compagnons, était le
théâtre de ces macérations infligées à une chair innocente.
D'ailleurs Pierre voyait peu de camarades et n'en fréquen-
tait que de bons. La nouvelle de ses austérités n'en parvint
1. Lettres, t. III, p. 397.
UNE PROCHAINE CANONISATION 15
pas moins à vingt lieues de là, chez ses parents, à Mire-
court. En apprenant que son fils ne fait plus qu'un repas
par jour vers huit heures du soir, qu'un morceau de salé de
deux livres suffit à sa consommation de viande pour cinq
semaines, et qu'il ne boit jamais de vin, le père part aussitôt,
va le trouver, lui donne de vifs reproches et lui commande
de se modérer dans ses privations imprudentes.
Pierre avait fait de son temps deux parts iTune consacrée
à la prière, l'autre à l'étude. Le matin, il servait une messe
ou deux. Chaque quinzaine, il se confessait, « règlement »
dit son biographe en accentuant ce dernier mot qui est la
note caractéristique de la dévotion comme de toutes les
idées du xvii* siècle s'annonçant déjà. Pour insister davan-
tage sur cet esprit d'habitude régulière et de méthode
invariable, « Pierre Fourier, ajoute-t-il, prioit Dieu, non
point par boutades, tantôt peu, tantôt beaucoup, mais il
avoit assigné certaines heures, léquellcs n'étoient pas si tôt
sonnées, qu'incontinent il quitoit toutes sortes d'occupations
pour aller en sa petite retraite, et là, faisoit offrande à Dieu
de ses prières,... façon de vivre qu'il gardoit constamment. »*
Ici encore l'homme ne perce-t-i! pas dès l'enfant? Et
dans cet écolier qui, à l'âge où le caractère est tout au ca-
price et à la fantaisie, se montre plus rangé qu'un anacho-
rète, ne peut-on pas pressentir le futur curé de Mattain-
court, réformant à la fois sa paroisse et des abbayes, rédi-
geant règles et statuts pour chanoines et religieuses. Qu'on
parcoure seulement ses lettres. On sera tenté, à le voir des-
cendre dans les plus minutieux détails d'administration, de
l'accuser d'esprit étroit et méticuleux. Rien n'est plus large
au contraire que sa manière d'envisager les hommes et les
choses, mais il est rompu aux habitudes d'ordre et de dis-
cipline et il entend les faire régner partout. D'autres que lui
en donnèrent l'exemple à Pont-à-Mousson. On y vit Erric de
Lorraine, frère de la reine de France, Louise de Vaudémont,
épouse de lîenri III, non seulement se soumettre aux règles
de la maison, mais encore adopter le genre de vie de la
communauté -.
i. Petit Biodel. p. 17.
2. Favicr, p. 303.
16 UNE PROCHAINE CANONISATION
L'exercice systématique des vertus et la société assidue
des livres, voilà donc ce qui dans sa pension bourgeoise
occupe Pierre et le captive. A ces pratiques morales et à ce
commerce intellectuel, le « petit solitaire au milieu de la
grande ville « ^ devint, on le serait à moins, non seulement
un écolier modèle, mais aussi un excellent humaniste. Dès
sa classe de seconde (1580-1581), d'après la déposition du
P. Jean Etienne, insérée aux actes de béatification, il lisait
couramment saint Ghrysostome qui était avec saint Basile
un des deux auteurs à expliquer par le professeur dans le
premier semestre, si toutefois celui-ci se conformait au Ratio
studiorum^ avant la lettre. Le grec était devenu pour lui
une sorte de langue maternelle -. Ce qui n'est pas moins
rare, il possède toutes les combinaisons de la métrique
grecque. » Il est vrai, s'empresse d'ajouter l'abbé Eug.
Martin auquel nous sommes redevables du renseignement,
que « c'était un élève hors ligne. » ^
Cette connaissance profonde des chefs-d'œuvre des Pères
de l'Église grecque ne fut pas perdue aussitôt qu'acquise.
Pierre Fourier la conserva et la développa toute sa vie.
Bedel nous le montre dans ses classes supérieures comme
ce ravy, lorsqu'on quelque bibliothèque il trouvoit un
saint Chrysostome, un saint Basile, un saint Grégoire
Nazianzène qu'il pût lire sans interprètes » ^. Et ce n'est pas
ici une exagération de biographe enthousiaste. La corres-
pondance entière du saint témoigne du degré auquel par un
usage continu il s'était assimilé ces écrits de l'antiquité
1. Petit Bedcl, p. 14. — Favier estime à dix-sept mille le nombre des
bourgeois de Pont-à-Mousson au commencement du xvii'' siècle op. cit. ,
p. 308.
2. Beatificationis et canonizationis summarium. ex processu Tidlensi. pp 7
et 8, M. l'Abbé Chevalier ne pouvait pas connaître encore, quand il publiait son
Jean Bedel (Nancy 1885), l'exemplaire des Actes de béatification et de cano-
nisation signalé par les Bollandistes (Analecta Bollandiana, 1886, p. 156)
et qui se trouve à la Bibliothèque nationale (Imprimés, H. 1299 et 1300).
L'exemplaire de la Bibliothèque de Nancy n'est pas le seul qui existe en
France. Les soldats de Napoléon I" en avaient rapporté un du Vatican, et il
oublia d'y retourner en 1815.
3. Abbé Martin, p. 294, note 1.
4. Petit Bedel, p. 18.
UNE PROCHAINE CANONISATION 17
chrétienne. Tout ce que la critique moderne a dit sur
Bossuet et les Pères de TEglise, pourrait luiôtre justement
appliqué, sauf que Tévéque de Meaux s'inspire plutôt des
latins; le curé de Mattaincourt sans négliger saint Jérôme
ni saint Augustin, ni saint Bernard, car le latin lui était
également familier, s'inspirera de préférence des grecs.
Dans ses conseils spirituels il s'appuie sur leur doctrine,
dans ses controverses il invoque leur témoignage; tantôt il
les cite directement, tantôt il les imite, les paraphrase et va
jusqu'à les mettre en scène. Il se les est tellement appro-
priés que, sans effort et comme de source, les réminiscences
coulent de sa plume et viennent se ranger à leur place na-
turelle, quoique sujet qu'il traite.
Cet amour des Pères et surtout des Pères grecs avait sans
aucun doute encore été excité chez lui par son professeur
d'humanités et de rhétorique. Il fit ces deux classes sous un
des savants les plus illustres du temps, l'immortel Jacques
Sirmond. Ce jésuite qui avait passé comme étudiant par
l'université de Pont-à-Mousson, y était maintenant régent
de seconde et de rhétorique, encore que simple scolastique
non parvenu à la prêtrise (1581-1583) K « Je suis en estai,
écrivait Sirmond à son provincial, en 1580, de lire et
d'<'Npli(|uer tous les auteurs grecs. «'^ Le souvenir que Pierre
garda de ce maître éminent fut impérissable. II se rappelait
longtemps après jusqu'aux jeux d'esprit et aux énigmes qu'il
avait composés sous la direction du futur éditeur de
Thcodorel de Cyrrha, de Théodore Slydile et des Concilia
galliœ. Mais laissons-lui la parole :
me revient en m<''moire que durant le temps de mes sottises df
classe de rh«!!torique, je fis un vers iambique qui se renverse et rend
les mêmes mots en prenant les lettres à reculons
1. Abram, p. 319 et 165. — Sirmond fut ensuite prorcsscur i Paris, au
collège de -Clcrmont (1583-1586) ; c'est là qu'il eut pour «élèves S. François
de Sales et le duc d'Aiigoulème. L'auteur de VElogium Jacobi Sirmondi. .<t. j.
(1651) ne distingue pas les professorats des deux collèges. Le P. de La
Baune, dans la Notice en tète des Opéra varia, a le tort encore plus grare
de faire du Bienheureux Fourier avec S. François de Sales, l'élère de Sii>'
inond à Paris (Communication du P. Le Gènisscl.)
2. Recueil Ms.
VXXI.— 2
18 UNE PROCHAINE CANONISATION
Une chose me déplaît en ce vers : c'est qu'au troisième lieu est un
tribrachus, pied fort rare en ce lieu-là, un iambe ou spondée ou
anapeste y serait bien meilleur, mais patience ! cela se peut excuser.
Et ces vers-là, vous savez, sont de telle nature qu'en écrivant seulement
la moitié, ils sont écrits tout de leur long, sans qu'il en faille une
seule lettre
Gela me servit à faire un petit épigrarame de deux vers au-dessous
(duquel je ne me souviens plus), où je mettois qu'en ces deux mots et
demi qui ne faisoient qu'un demi vers étoit un vers entier, priant le
lecteur qu'il le lût tout du long Gela fut trouvé bien fait et bien
agréable au R. P. Sirmond qui lors étoit Maître Sirmond tout jeune ^.
Il paraît que ce précieux tour de force obtint les honneurs
de Taffichage et fut proposé en énigme, avec cette épi-
gramme pour légende que Bedel nous a traduite :
Passant, arreste et lis icy un vers entier puisqu'il y est escript, tu
l'estonnes et dis qu'il n'y est qu'à demy ; n'arreste donc plus, mais
recule, et tu trouveras ce que je dis. Tu t'estonnes encore plus, ne
t'arreste donc ny recule, mais passe, et dis que les escolliers de nostre
(îlasse sont sçavants jusqu'au miracle, puis qu'ils font que la moitié soit
égale à son tout ^.
C'était beaucoup d'ingéniosité ; mais il n'y faut voir que
le petit côté du sévère enseignement littéraire distribué par
le P. Sirmond. L'esprit souple de Pierre qui s'ouvrait avec
une égale facilité à toutes les sciences, ne se trouva pas
moins à Taise, quand, l'année suivante (1582-83), l'élève de
lettres entra en philosophie et devint écolier de la faculté
des arts.
11 se livra tout entier à Aristote, sa connaissance du grec
lui permettant de lire ses œuvres dans le texte original ■^. Et
il eut trois ans, et non pas seulement deux, comme on l'a
avancé à tort, pour savourer à son aise les œuvres du Maître.
Le mot du P. Abram decursis philosophiœ spatiis indique
en effet qu'il suivit la filière. D'autre part les cours réguliers
ne comprenaient pas une moindre durée. Les matières se
1. Lettres, l. III, p. 235.
2. Grand Bedcl, p. 27.
3. Petit Bcdel, p. 18.
UNE PROCHAINE CANONISATION 19
divisaient en trois parties dont chacune remplissait une
année : logique, physique, métaphysique '. Pierre s'impré-
gna à fond de ces sciences abstraites. Lorsque, près de
cinquante ans pins tard, il dirigera les premiers étudiants du
séminaire de Saint-Nicolas, il trouvera encore le temps de
joindre à ses multiples fonctions de supérieur et d'économe
celles de répétiteur de philosophie. H passera par exemple
ses récréations à expliquer l'Introduction à la logique à
des élèves comme Bedel, son futur historiographe, peu
épris de « ces termes qui assomment les apprentifs par leur
pesanteur et les estourdissent par leur nouveauté. » Les
jeunes chanoines, ajoute le disciple devenu auteur, s'éton-
naient avec raison « qu'étant sorti depuis quarante ans de sa
philosophie il en eust t'onservé les espèces aussi récentes
que s'il eust sorti depuis avant-hier de ceste escoUe.» ^. Ces
élèves improvisés et retardaires rattrapèrent, grâce à l'aide
dévouée de Pierre Fourier, le temps perdu. Mais d'autres
infortunés restaient réfractaires. Le conseil qu'ils recevaient
alors était de lire sans comprendre.
Le maître auquel Fourier était redevable d'une philosophie
si féconde en résultats utiles et prolongés, a un nom dans
l'histoire de ces temps malheureux. C'était le père Jean
Guignard. Encore quelques années et le samedi 7 janvier
1595, Guignard, régent du collège de Clermont à Paris,
« homme docte » comme le qualifie Lestoille ', sera par
ordre du Parlement pendu et étranglé en place de' Grève. * Le
crime de Chatel en fut l'occasion, mais Guignard en était fort
innocent. Tout ce qu'on put lui reprocher fut d'avoir en sa
possession certains « escrits injurieux et difl'amatoires contre
l'honneur du feu Roy (Henri III) et de cestui-ci (Henri IV),
trouvés dans son estude, dit le même chroni(ju«Mir. «»s<Tits
1 Abram, p. 319. —P. Rogie, l. I,p. 30. — Abbë Martin, p. 317. —Abbé
Chap«*lior, p. 15.
2. Grand Hcdel, p. 29.
3. Journal de Henri IV, t'-ciit. de la collection Michaud, 1881, t. XV, p.25'i.
4. Nou8 avons, outre l'adirniatiou du père Abram, p. 319, des preuves
que Guignard se trouvait à Pont-à-Mounson en 158^i. Il y était encore en
1.^87, apr^s avoir enseigné cinq ans la philosophie, donc & partir de 1582,
année où y entrait Pierre Fourier. Son enseignement fut apprécié.
20 UNE PROCHAINE CANONISATION
de sa main et faits par lui. « Telle est raccusation. Mais les
soi-disant écrits n'ont jamais été produits et Ton n'en est
encore à se demander s'ils n'ont pas été supposés ^ . Guignard
protesta jusqu'au bout de son attachement au roi pour lequel
depuis sa conversion il avait toujours prié Dieu, ne l'ayant
jamais oublié au Mémento de sa messe. 11 mourut en exhor-
tant le peuple « à la crainte de Dieu, obéissance du Roy et
révérence du magistrat ».
Sans vouloir trancher un débat qui restera toujours obscur
en l'absence des pièces à conviction, un rapprochement s'est
souvent présenté à notre esprit en lisant la correspondance
du saint élève de Guignard, Pierre Fourier. Dans ses lettres
comme dans les constitutions de ses religieuses, celui-ci ne
recommande rien tant à tous les siens que de prier et de
faire prier « pour la conservation et prospérité de leurs
princes » ^. S'adrcsse-t-il en personne à ces mômes princes,
c'est dans un langage où le respect confine à la servilité, et
le sentiment religieux à l'adoration. Dès là est-il bien invrai-
semblable de supposer que Fourier, si docile à l'enseigne-
ment de ses maîtres, reflète ici les doctrines tombées de la
chaire de Guignard à Pont-à-Mousson ? Dans tous les cas,
c'est aussi logique que d'avoir prêté au professeur les idées
de l'exécrable Chatel.
Le supplice fait rarement tort au supplicié. Sur les regis-
tres de l'Université de Pont-à-Mousson Guignard fut inscrit
comme un martyr. Le dernier historien de la Lorraine dénon-
çant sa condamnation « aussi injuste que barbare «, rappelle
que ce religieux avait été un des premiers professeurs de
l'Université... et que ses savantes leçons contribuèrent à
attirer des élèves ^. Le dernier apologiste de l'Université de
Paris contre la Compagnie, avoue « que les Jésuites ne furent
pas appelés à se défendre et que les formes de la justice ne
furent pas observées » ^.
Sismondi avait déjà écrit que de la part du Parlement ce
fut « une scandaleuse iniquité et un grand acte de lâcheté «.
1. P. Prat, Recherches sur le P. Coton, t. I, p. 189.
2. Conduite de la Proi'idence, t. II, p. 189.
3. Digot, Histoire de Lorraine, t. IV, p. 214. — Abram, p. 306.
4. Douarche, L'Université et les Jésuites. Paris 1888, in-8o, p. 132.
UNE PROCHAINE CANONISATION • 21
Le meilleur défenseur du père Guignard devant la postérité
nous semble être désormais son élève : le bienheureux
Fourier de Mattaincourt.
III
Sous la conduite d'un tel maître Pierre était parvenu à
dominer assez les matières pour communiquer son savoir
et enseigner autrui. Il se trouva ainsi, en même temps qu'il
achevait ses études de philosophie, transformé en répétiteur
d'enfants de grandes familles groupés autour de lui et com-
posant sans doute la petite pension bourgeoise dont il deve-
nait comme le chef moral et le surveillant.
Pendant trop longtemps, les historiens, égarés à la suite
de Bedel sur ce fait important, l'ont présenté sous un faux
jour. On a cru voir le jeune Pierre, âgé de vingt ans, quitter
Pont-à-Mousson après le cours de troisième année (1585)
pour « se retirer momentanément à Mirecourt. » ' Là il
aurait obtenu de sa mère, devenue veuve, la permission de
se livrer à l'enseignement et de recevoir à son domicile des
écoliers et des j)ensionnaires. Les choses durent se passer
autrement. D'abord Pierre avait perdu non pas son père,
mais sa mère Anne Nacquart. Dominique Fourier s'était
remarié avec Michelle Guerin « nourrice de la princesse
Christine de Lorraine qui fut depuis grande duchesse de
Toscane ». * L'heureux bourgeois de Mirecourt voyait naître
et grandir à son foyer une nouvelle petite famille de deux
fds et trois filles. La providence qui veille sur ceux qui
s'abandonn{!nl à ses soins, transformait la modeste existence
du digne marchand. Dominique était nommé contrôleur
ordinaire des domaines de la princesse et officier de la
maison de S. A. le duc Charles 111. On n'entrait guère alors
dans le palais des princes, même par une humble porte, sans
en sortir anobli. Encore quelques années, et, le 2 janvier
1591, Doininiquo Fourier sera seigneur de Xaronval, por-
tant blason aux bandes d'or sur azur, à la tête de lion de
1. Histoire du Bienheureux Pierre Fourier, par Tabbd Chapia, Paris 1850,
in-S", p. 45.
2. Ibid., p. 22.
22 UNE PROCHAINE CANONISATION
gueules sur chef d'argent entre deux roses pointées d'or.
Le bourgeois aura été fait gentilhomme, mais il n'en res-
tera pas un moins fervent chrétien.
On a souvent admiré le trait de Louis XV à l'agonie,
découvrant devant le Saint-Sacrement sa tête chargée de
hontes. Le monarque est bien inférieur au bonhomme
Fourier qui ôta son bonnet devant les approches du trépas
et répondit aux siens inquiets qu'il ne prît froid : « Mes
chers parens et amis, vous n'oseriés donner une lettre, ny
faire le moindre présent à un prince que la tête découverte,
et le corps à demy courbé, en signe de révérence ; et c'est
toute autre chose que la grandeur de mon Dieu, qui voit
tout au-dessous de luy. Il y a tant d'années qu'il m'a prêté
l'âme que je possède; permettez que je luy fasse un présent
de telle importance, en la posture la plus humble et la plus
respectueuse qu'il me sera possible. « ^ Ce disant, le mou-
rant tenait ses mains jointes sur la poitrine, les yeux fixés
au ciel, et attendant sa fin.
Il n'y songeait encore pas, à la période de la vie de son
fils où nous nous sommes arrêtés. Pierre obtint de lui l'au-
torisation d'être précepteur ou répétiteur à Pont-à-Mousson
tout en continuant son cours de philosophie.
IV
Le jeune homme venait de rencontrer là sa véritable voie.
Ses aptitudes d'éducateur avaient été remarquées ; lui-même
en avait conscience : « il avoit beaucoup d'inclination, dit
Bedel, à servir le public et particulièrement à instruire la
jeunesse. » Le mélange de douceur exquise et d'indomp-
table énergie formant le fond de son caractère, le dispo-
sait merveilleusement à ce rôle qui requiert à la fois l'affec-
tion pour se faire aimer, la vigueur pour se faire craindre.
Ses élèves appartenaient à la première noblesse de la
province, les Haraucourt, les Gournay, les Ludres. Ces fils
de famille eussent pu lui rapporter de belles rentes, mais
son but était différent : se rendre utile au prochain était la
1. Petit Bcdcl, p. 3.
UNE PROCHAINE CANONISATION . 23
seule ambition de cet étudiant en qui se révélait, sous la
forme d'un attrait supérieur, le dévouement qui fait les
grandes vies.
Tout ce que les historiens du bienheureux peuvent racon-
ter, n'approche pas des élans enthousiastes qu'on rencontre
dans ses lettres, pour les petits enfants chers au Sauveur et
chers à lui-môme par amour du divin maître. Citons ces
réflexions que nous recueillons au hasard, dans une lettre
sur la manière d'ériger une confrérie de l'Enfant-Jésus.
L'aise, le plaisir, le contentement indicible que je ressens à pailt-r
à écrire de ces matières, me transportent et me font oublier de
moi-même et de plusieurs autres choses aussi. Si me souviens-je
en écrivant ceci, d'un petit traité que je tirai des œuvres du chancelier
Gerson, sont environ trente ans, intitulé : De parviilis trahcndis nd
Christum... J'envoie une image de N.-D. pour étrennes à votre con-
frérie. II y a un petit S. -Jean qui embrasse Notre-Seigneur, et est au
réciproque embrassé de lui Mes chers enfants, aimez Jésus afin
qu'il vous aime. Kmbrassez de cœur et d'affection au profond de vos
âmes le bon Jésus, afin qu'il vous embrasse, comme vous voyez ce
petit enfant en cette image-là, afin qu'il vous prenne entre ses bras,
comme les petits enfants qu'il bénissoit. *
C'est au contact de l'Evangile que Fourier avait senti
s'allumer en lui la vive flamme du dévouement à la jeu-
nesse ; combien celte ardeur était pure, on en jugera par la
conduite qu'il se traça. Dans l'Évangile encore, il avait lu
les anathèmes du Christ h quiconque scandalise le moindre
des petits et des humbles. Avant de songer à réformer les
autres, il songea en conséquence à se réformer lui-môme.
Descendant au fond de sa conscience, il s'examina sur tout
«e qui eût été capable de diminuer aux yeux des enfants
confiés à sa vigilance le prestige de son autorité. Sa résolu-
tion fut de garder en tout la plus sévère circonspection, de
ne laisser échapper ni une parole mal pesée, ni un geste
moins grave, ni une action tant soit peu répréhensible ^.
Cette prudence était avisée. Il ne faisait que prévenir par
son propre examen celui de ses élèves. L'œil des écoliers
1. Lettres, t. V. p. 431.
2. Petit Bcdel, p. 2.
24 UNE PROCHAINE CANONISATION
est doué d'une intuition pénétrante pour saisir les défauts
du maître Leur loyauté native veut se rendre compte du
premier coup d'œil si ceux qui leur prêchent la vertu, com-
mencent par la pratiquer eux-mêmes. Peut-être aussi espè-
rent-ils rencontrer la revanche de leurs propres défaillances
dans celles des autres. Parmi les élèves de Fourier se trou-
vait un certain M. Clément, depuis maire de Lunéville. La
curiosité naturelle aidant, il mit un art particulier à obser-
ver s'il avait affaire à un maître pratiquant la vertu par con-
viction intime ou par convention extérieure.
Je vous diray, a-t-il déposé dans le procès-verbal de béatification,
que trois ou quatre des plus aagés, entre lesquels j'estois, voyant qu'on
l'appeloit du nom de sainct, et qu'on en faisoit tant d'estime, nous fismcs
un complot de l'espier partout, afin de voir s'il en estoit autant qu'on en
disoit. Nous le guettions donc en ses parolles, en ses gestes, en ses
actions, aux corrections qu'il nous faisoit, pour voir s'il n'y auroit
point quelque aigreur d'esprit, quelque esmotion de colère, une parole
injurieuse, comme il se comportoit en compagnie, en sa chambre,
à table, au boire et au manger, en ses habits et par tout. Mais
bien que nostre enqueste fût passionnée, avec une certaine déman-
geaison d'y trouver quelque défaut, pour nous consoler en nos imper-
fections, et nous servir d'excuse quand il nous corrigeroit, je vous pro-
teste et le signeray de mon sang, ^ue nous n'y trouvasmes jamais une
faute qui peust monter à un péché véniel, mais toute sorte de perfection ^ .
Il n'avait pu remarquer ni un mot oiseux, ni une perte de
temps.
La méthode de Fourier était simple. Elle roulait, pour
employer la figure du magistrat élevé à si bonne école, sur
deux pivots, comme le ciel sur ses deux pôles.' Le premier
était la punition du vice ; le second, l'encouragement à la
vertu. Mais ses punitions n'avaient rien de banal. En un
temps où l'on fouettait à propos de tout, Pierre Fourier
réservait ce châtiment pour les actes contraires à la reli-
gion ou aux mœurs. Il ne combattait le mensonge que par
l'honneur. Avec quel art il savait adapter cette haute leçon
au tempérament fier et à la susceptibilité d'écoliers qui
1. Grand Bedel, p. 32.
UNE PROCHAINE CANONISATION 25
étaient « les plus signalez de la Noblesse et du pays ^ » C'est
encore M. Clément qui parle.
Ecoutés, nous disoit-il, puisque Dieu a mis de la différence entre les
hommes, vous souffrirés bien que j'y en mette Mais que pensés-
vous sera mon gentilhomme ? le mieux couvert ? le plus riche, et celuj'
qui est de meilleure maison ? Non, la vraye noblesse consiste en la
vertu, et partant les plus vertueux seront mes gentilshommes et les
vitieux seront les roturiers, et entre les vitieux le menteur sera le
plus roturier il sera soubs les pieds de tous les autres, il
sera le valet de tous, se lèvera le premier, fera du feu, allumera la
chandelle baliera la chambre, donnera à laver à ses compagnons, et
les servira à table, teste nue —
Tête nue ! comme Jean sire de Joinville tranchant les
viandes devant le bon roi Louis IX à Sauniur ! Mais l'appel-
lation de « petite République » donnée par Bedel à cette
école modèle ne nous reporte-t-elle pas plus haut, jusqu'à
cette république idéale de Platon où commandent les bons
que servent les méchants ?
Doux et bon envers l'écolier sage, Pierre ne poussait pas
ces qualités jusqu'à l'excès qui dégénère en faiblesse.
Le courage no lui manquait pas pour redresser ceux qu'on
nommait « les esprits farouches », et pour remettre à la rai-
son ceux qui s'écartaient du devoir.
En élevant les autres il se formait à son insu lui-même. II
acquérait pour des tâches plus ardues la connaissance com
plexe des caractères et le maniement délicat des âmes.
Mais réforme ou fondation sont des œuvres tellement dilli-
ciles que peu d'hommes ont eu eux-mêmes une énergie assez
puissante pour y réussir par leurs seules forces. Dans la mai-
son (1(^ la ru(; du Camp, Pierre avait eu l'avantage de se lier
d'amitié avec deux jeunes hommes plus âgés que lui et des-
tinés à être l'un pour les Prémonlrés de Lorraine, l'autre
pour les Bénédictins de Saint- Vanne suivis par ceux de
I. Petit Bcdel, p. 19.
26 UNE PROCHAINE CANONISATION
Gluny et de Saint-Maur, ce que lui-même serait aux cha-
noines réguliers. L'un d'eux arrivait à Pont-à-Mousson en
1580. Il avait vingt ans et se nommait Servais de Lairuelz.
Avant d'entrer au noviciat des Prémontrés de Verdun, il
avait d'abord embrassé l'état militaire. Quatre années du-
rant, il suivit les cours de l'Université du Pont, fît ses hu-
manités avec le P. Jean Bordes, sa rhétorique avec le
P. Fronton du Duc, sa philosophie avec le P. Balthazar
Chavasse. Ces études furent couronnées par la théologie
dont il alla suivre les cours à Paris. Rentré chez les Pré-
montrés de Lorraine, il eut la pensée de les réformer, mais
vaincu par la grandeur de l'obstacle, il trouva plus facile de
s'abandonner au courant que de lutter contre le flot. De
dramatiques péripéties et les conseils d'un jésuite de Pont-
à-Mousson lui rendirent le courage de la lutte. Dans son
abbaye de Sainte-Marie-aux-Bois, où son prédécesseur,
l'abbé Picart, avait été empoisonné par les moines, il déclara
simplement qu'il se laisserait « enterrer vif » par ces mé-
créants plutôt que de ne pas ramener la discipline religieuse
dans leur cloître. Les uns avaient déjà pris la fuite et passé
à l'hérésie; les autres se courbèrent sous la crosse de fer
du nouvel élu K
Servais parcourut l'Allemagne et la Lorraine pour mettre
ses couvents à l'ordre; mais il comprit bien vite que s'il
était bon de coucher sur la paille et de se lever de granct
matin afin de donner l'exemple de l'austérité, il avancerait
davantage la réforme morale en préservant les nouvelles^
recrues d'une honteuse ignorance. Pour atteindre ce but il
ne vit qu'un moyen, les retirer de la campagne et de leur
vie perdue dans les champs, et les jeter, dans une ville
d'études, en plein foyer intellectuel. Là, l'émulation les sti-
mulerait. Il n'hésita pas à transférer son abbaye de Sainte-
Marie-aux-Bois, dans un monastère neuf, Sainte-Marie-Ma-
jeure, accolé à l'Université de Pont-à-Mousson. Les jeunes
religieux y eurent leur scolasticat, bâti de 1608 à 1611, et
furent d'autant plus assidus qu'une longue galerie unissait
la maison abbatiale à la cour des classes. Servais de Lairuelz
1. Martin, p. 412. — Rogie, t. I, p. 41. — Abram, p. 316.
UNE PROCHAINE CANONISATION • 27
pouvait mourir vingt ans après (1631). La pépinière donnait
de bons rejetons. Douze monastères de Prémontrés avaient
adopté sa réforme.
Le « bon Monsieur de Sainte-Marie », c'est ainsi que l'ap-
pelait Fourier*, en proclamant toutes les obligations qu'il
lui a, sera des premiers à lui demander quelques-unes de
ses religieuses au nom de la ville de Pont-à-Mousson, se
chargeant de leur procurer une habitation convenable*. 11
lui prêtera également des chambres aux premiers postulants
de la réforme des chanoines réguliers et les logera dans sa
chapelle ronde, construite dans une vieille tour de la ville
sur le modèle du Panthéon d'Agrippa ; il relèvera enfin
de sa présence la réforme de Saint-Nicolas de Verdun; mais
pour un vieux soldat il ne s'y montrera pas le plus brave;
pendant le chant des vêpres solennelles, on vient annoncer
à Pierre Fourier que les « anciens » courent aux armes.
« Le bon M. de Sainte-Marie » lui fait mander par son prieur
qu'on doit « les apaiser quoi qu'il coûte, que c'est bien
le plus court ^. » Bedel appelle emphatiquement Servais de
Lairuelz « l'Athlas de l'Ordre de Prémonlré. »
Le deuxième réformateur dont la « liaison providentielle
décida sans doute, écrit l'abbé Chapelier, la vocation de
Pierre 4 », fut celle du Vénérable Didier de La Cour. Venu
se loger à Pont-à-Mousson en 1577, un an avant le futur
général des chanoines réguliers, il avait quinze ans de plus
que celui-ci. Né à Monzeville,prè8 Verdun, en 1550, de gen-
tilshommes campagnards qui labouraient leurs propres
terres, son éducation avait été si négligée que, reçu à dix-
huit ans à l'abbaye bénédictine de Saint-Vanne, il savait tout
juste lire et écrire; il lui fallut bien aller faire ses études
ailleurs. A trois reprises il fut élève de l'Universifé de Pont-
à-Mousson, d'abord en classes de littérature, puis à partir
de 1577, en philosophie sous le P. Clément l)u|)uy; sept ans
plus tard, il y achevait avec succès sa théologie. De retour
au milieu des moines dissolus de Saint-Vanne, il ne songeait
i. Lettres, t. I, p. 3.
2. Rogio, t. I. p. 230.
3. Lettres, t. II, p. 244-245.
4. Chapelier, p. 104. — Abram, pp. 312-314 — Martin, p. 412.
28 UNE PROCHAINE CANONISATION
qu'à se retirer dans la solitude. Élu providentiellement
prieur, il ne recula pas devant sa lourde charge et trans-
forma son abbaye. « Cette admirable réforme, écrit Abram,
donna une nouvelle vie en France à l'Ordre de Saint-Benoît ».
Mais pourquoi au xviii* siècle a-t-elle versé dans le jansé-
nisme et le gallicanisme?
Grande était à Pont-à-Mousson l'amitié des trois étudiants
Pierre Fourier, Didier de La Cour et Servais de Lairuelz :
<c ils conversoient fort souvent ensemble, et entretenoient
leur piété par la communication des vertus que chacun pra-
tiquoit à l'envie. » * On croit communément, mais nous n'en
avons pas rencontré la preuve, que Pierre fut admis dans
un cénacle plus large et fit partie de la société d'élite,
connue sous le nom de Congrégation de la Sainte-Vierge-.
S'il en fut vraiment ainsi, comme on le lit couramment, son
nom s'ajouterait et a été ajouté déjà aux nombreux fonda-
teurs d'Ordre qui, avec François de Sales, préfet de congré-
gation à Paris, le Vénérable Jean Eudes, M. Olier et le
Bienheureux de Montfort ont puisé dans cette pieuse asso-
ciation un amour de Marie qu'ils ont su faire rayonner à tra-
vers d'innombrables générations. Et ne pourrait-on pas lui
appliquer ce que le P. Crasset écrivait de saint François de
Sales : « Père et Patriarche d'une sainte Congrégation de
Vierges qu'il a pris plaisir d'attacher par mille devoirs
particuliers au service de la Reine du Ciel, de qui il leur a
fait porter le nom. ^ »
VI
«
Cependant Pierre avait vingt ans. L'heure sonnait de
choisir un état de vie. Il se décida pour le cloître. Mais, par
un dessein qui surprit tout son entourage, il ne se présenta
pas dans un ordre fervent. La porte des très irréguliers cha-
noines de l'abbaye de Chaumoussey, à cinq lieues de Mire-
court, fut celle où il frappa. Son séjour y dura quatre ans. Ce
1. Petit Bedel, p. 28.
2. Rogie, t. I, p. 20. — Martin, p. 262. — Delplace, Histoire des Congréga-
tions, Lille, 1884, p. 119. — Sengler, p. 1'*.
3. Crasset, Histoire abrégée des Congrégations, édt. Carayon, p. 121.
UNE PROCHAINE CANONISATION 29
que le novice souffrit de la part de ses anciens, nous aurons
à le raconter plus tard quand nous en viendrons à ses
réformes.
Le vingt-quatre septembre 1588, il était ordonné diacre
dans la collégiale de Saint-Siméon, à la Porte-Noire de
Trêves. Le 25 février 1589, il recevait en la môme église
des mains de Pierre, évêque dWzot et suffragant de l'arche-
vêque, la consécration sacerdotale. Comme saint Ignace de
Loyola et la plupart des prêtres de ce temps, il ne se crut
pas digne de monter aussitôt au saint autel. Le 24 juin sui-
vant le voyait célébrer sa première messe dans la chapelle
abbatiale de Chaumoussey.
Mais sa théologie n'était pas faite. Il retourna à Pont-à-
Mousson, et, durant six années consécutives (1589-159G), il
se plongea dans l'étude des sciences sacrées.
L'Université en était encore à sa période de splendeur ;
des éclipses rcndaicntpourtant cet éclat intermittent. Lapeste
et les guerres forçaient périodiquement les écoliers à se
disperser. Leur nombre en avait souffert. L'introduction du
Ratio (1591-92), l'ouverture des cours de médecine, l'inau-
guration de la distribution des prix, l'adjonction d'un sémi-
naire, l'attribution de bénéfices aux gradués, compensaient
moralement les pertes par de constants succès. II n'y eut
pas jusqu'à l'arrivée des jésuites expulsés de Paris en 1595,
après l'attentat de Ghatel, qui ne valut un renfort de profes-
seurs de marque. Hélas ! Il y manquait Guignard.
Pierre fut l'étudiant qu'il avait été déjà, distingué entre
tous par sa vertu et son savoir. Laquelle des deux qualités
l'emportait^ on se le demandait publiquement. II n'y avait de
changé que son livre de chevet. Saint Thomas commenté par
Gajetan avait remplacé Aristote. Nous avons encore, dit Bedel,
l'exemplaire dont il se servait « que nous gardons soigneuse-
ment en une de nos bibliothèques, comme un précieux
trésor ; [il] prêche sa diligence d'une langue muette, en ce
que, d'un bout à l'autre, il est marqué de sa main aux ma-
tières qui revenoient mieux à son esprit. ^ » Mais quelles
étaient ces matières ?
1. Petit Bcdel, p. 29.
30 UNE PROCHAINE CANONISATION
Un meilleur témoignage est celui du jésuite Etienne
Voirin qui vécut dans son intimité et resta en relation avec
lui, * Il assurait que si la Somme^ cet incomparable monument
du Docteur Angélique, s'était perdu, Pierre Fourier eût été
capable de la reconstituer de mémoire, question par ques-
tion et article par article -.
Entendons un témoin, encore plus direct, ce Jean Midot,
archidiacre de Toul, que Bedel déclare « un des habiles
hommes de son âge » et qui fut condisciple de Pierre en
théologie. Il racontait plus tard que celui-ci se levant ou pour
argumenter contre la doctrine de son maître ou pour la
soutenir.
Il se faisoit un silence si général dans toute la classe, qu'on auroit
dit que les âmes des auditeurs avoient quitté toutes les autres parties
du corps pour se retirer aux oreilles, afln de l'escouter avec plus de
liberté ; et la raison de ceste avidité était qu'argumentant, il proposoit
des difficultés si bien choisies et si rares, qu'on ne pouvoit concevoir
où il avoit puisé ces objections, les livres n'ayans rien de semblable,
et les poursuivoit jusqu'à réduire son homme dans l'impossible, qui
est la dernière batterie contre laquelle il n'y a point de retranchement,
et avec une telle vivacité d'esprit qu'il n'y avoit respondant si bien fondé
qui ne tremblast dans la peur de succomber et d'en avoir du pire. Que
s'il estoit soustenant, il espuisoit une difficulté jusqu'au fond, avec des
responses si nettes qu'il ne laissoit aucun doute en l'esprit des auditeurs,
qui trouvoient tousjours ses disputes trop courtes, et ne le quittoient
jamais qu'avec un désir de l'entendre de nouveau ^.
Midot qui vingt années (1637-57) gouverna Téglise de
Toul privée d'évêque, était un prêtre aussi capable que zélé.
Son témoignage mérite d'être pris en considération.
Les hautes études ecclésiastiques veulent être prolongées.
Six ans de suite, comme nous l'avons dit plus haut, et non
quatre, chiffre réduit qui prévalut avec le Ratio, — y furent
1. Etienne Varin, né au diocèse de Befançon en 1589, entré au noviciat \g
8 novembre 1606, profès le 10 décembre 1623 à Pont-à-Mousson, mourut
recteur du collège d'Auxerre le 16 septembre 1631. Avant d'être mission-
naire à Nancy et de prendre part à la fameuse mission de Badonviller, il
avait fait sa théologie à Pont-à-Mousson de 1616 à 1620.
2. Summarium. p. 8.
3. Grand Bedel, p. 25.
UNE PROCHAINE CANOMSATIOX , 31
consacrés par Pierre Fourier dans la plénitude de sa jeunesse
et de ses forces, de sa vingt-quatrième à sa trentième année. '
Il convient d'ajouter que ce temps ne fut pas exclusivement
occupé par la pure scolastique. Des classes de théologie
morale et d'écriture sainte se faisaient parallèlement aux
deux cours de dogme. Parmi les professeurs de morale qui
professèrent au Pont à la fin du xvi* siècle, mentionnons
en passant le P. Gordon, futur confesseur de Louis XIII
et auteur d'un Traité de cas de conscience resté manuscrit.
Le bienheureux faisait grand cas de ce recueil qu'il essaya
de se procurer plus tard. * Il s'initia en môme temps au
droit canon, et cette partie de l'enseigncnent ne fut pas
regardée par lui comme un accessoire auquel il est loisible
de s'appliquer ou non. Toute sa correspondance qui est celle
d'un canoniste, atteste sa connaissance claire et approfondie
de cette science ardue. Elle devait lui être fort utile dans
les démêlés soulevés par ses réformes et par ses fonda-
tions.
Pierre étudiait en vue de l'acquisition du savoir et non
pour l'obtention des grades. On a conjecturé qu'il avait
affronté les examens de licence et même ceux du doctorat. '
L'opinion contraire nous semble plus plausible. * Le réfor-
mateur des chanoines réguliers aurait eu quelque mauvaise
grAce à défendre à ses disciples de conquérir le bonnet de
docteur, si lui-môme s'en était coiffé en son temps. Dans
son humilité, il se contenta, comme faisaient plusieurs éco-
liers par modestie ou par pauvreté, d'un simple certificat
d'études. Ces lettres testimoniales lui furent délivrées par
le père Christophe Brossard, « un de ses régents » ; •'' elles
attestent que par son travail, sa piété et sa vertu il s'était
I Martin, p 3'«0. n. 3
2. Lettres, t. I, p. 227.
3. Rogio, t. I. p. 53.
't. Martin, t I, p 53.
5. Christophe BroHsard nô h Anfçcra, le 25 juillet 1561, entré danH la Com-
papnio le 13 septoinbro 158'i, enseigna successivement la scolastique, la posi-
tive et la morale. Il demeura à Pont-à-Mousson du commencement de sa vie
religieuse à la fondation du collège d« La Flèche (1606) qu'il ne quitta point
jusqu'à sa mort, 2 mars 1629.
32 UNE PROCHAINE CANONISATION
rendu recommandable à tous ; eum theologiae sediilam operam
dédisse, tum etiam pietate ac modestia morumque reUgioso-
rum probitate cunctis conspicuum fuisse. ' Si cette pièce a été
conservée, comment expliquer la disparition des autres plus
importantes ? Pierre avait mieux que des parchemins ; il
emportait l'estime universelle.
Il avait aussi dans son bagage littéraire un instrument que
les méthodes classiques d'alors n'apprenaient guère à
forger par principes, mais que par l'usage il affina lui-même
avec soin, c'était une bonne plume française. Pierre Fourier
écrivait notre langue aussi agréablement que saint François
de Sales et partageait, à l'endroit de l'orthographe, la passion
de Vaugelas.
Mais ses plus riches trésors étaient sa pureté et son
abnégation. Jusqu'ici nous n'avons pas nommé le jésuite
son parent qui fut son régent de théologie, son recteur
d'université et son guide dans les voies du progrès spirituel.
Il est temps de nommer ce religieux qui eut sur d'autres
théâtres la gloire de préparer François de Sales à l'onction
épiscopale, de lui faire publier Vlntroduction de la vie
dévote et de l'assister à sa dernière heure : le père Jean
Fourier.
Fils d'un frère de Dominique Fourier resté à Xaronval, il
avait passé deux ans comme écolier au collège des Pères
à Pont-à-Mousson, avant d'entrer le 19 décembre 1577, au
noviciat de Verdun, pour de là aller compléter ses études à
Rome et revenir enseigner la philosophie à Dijon. En 1690,
il reparaissait à l'Université et montait dans la chaire de
scolastique avec son cousin Pierre pour auditeur. Tour à
tour principal des pensionnaires et chargé du gouvernement
général de l'établissement, il dirigeait encore une congréga-
tion et s'occupait avec une sollicitude infatigable de la for-
mation morale des jeunes religieux. Pierre, plus qu'aucun
autre, subit sa douce et forte influence ; il lui remettait
« son âme toute entière, voulant dépendre de sa direction,
comme un enfant des avis de son père. — De vray il y
profita tellement que son directeur- s'étonnoit luy-méme de
1. Petit Bedel, p. 30.
2. Ibid., pp. 28 et 35.
UNE PROCHAINE CANONISATION ' 33
le voir courir au chemin de la perfection, tant il alloit vite
à la conquête des vertus. »
Aux âmes viriles Jean Fourier n'hésitait pas à proposer
pour idéal le sacrifice. Un jour, Pierre ne pouvant plus
demeurer parmi les chanoines de Chaumoussey, redevenus
ses persécuteurs, annonça au père Jean qu'il hésitait entre
trois bénéfices, et lui demanda conseil. « Si vous cherchez
les richesses et les honneurs, lui répondit le directeur,
choisissez un des deux premiers, Nomény ou Saint-Martin
de Pont-à-Mousson ; si vous voulez plus de peine que de
récompense, prenez Mattaincourt. » Pierre opta pour le
troisième le 27 niai 1597; c'est au trois centième anniversaire
de ce jour qu'auront lieu les fêtes de sa canonisation.
Désormais il n'est plus récolier de Pont-à-Mousson,
mais celui que l'histoire a si bien nommé : le bon père de
Matlaincourt.
{A suivre.) H. CHÉROT, S. J.
VXXI. — 3
AURONS-NOUS LA PESTE ?
I
S'il faut en croire cette providence de second ordre qui,
dans l'Etat, s'appelle le Ministre de l'Intérieur, nous avons
lieu d'être tranquilles : nous n'aurons pas la peste. M. Bar-
thou l'a dit formellement aux sénateurs ; le conseil d'hy-
giène fonctionne, une conférence internationale se réunit à
Venise, l'Angleterre finira, peut-être, par comprendre que la
vie humaine vaut iDien quelques balles de coton, et les
quarantaines de rigueur fermeront l'accès de nos ports à
toute marchandise de provenance suspecte.
Et cependant, si nous avions la peste il ne faudrait pas
s'en étonner outre mesure. Voilà pourquoi il y a quelque
intérêt à faire connaissance avec cette visiteuse, avant qu'elle
ne frappe à nos portes, et ne nous force à les ouvrir.
D'où vient-elle d'abord ? quelles routes a-t-elle coutume
de suivre sur la carte du monde ? quelles ont été, à travers
les siècles, ses points de départ ordinaires, et quelles
contrées ont attiré ses prédilections et subi ses ravages ?
Elle a partout laissé, de son passage, des traces trop pro-
fondes pour que les siècles les aient effacées, et que
le souvenir n'en demeure pas vivant dans la mémoire des
hommes. Du reste celle-ci n'est pas une peste quelconque,
mais bien la vraie, l'authentique, celle qui prête son nom
à tous les fléaux ravageurs de Fhumanitw.
Si haut que nous remontions dans l'histoire, nous trouvons
consigné, dans les traditions et les annales des peuples, le
souvenir de ce mal mystérieux, qui faisait subitement son
apparition, et s'éloignait après avoir fait périr des milliers
de victimes. C'est de la peste que Dieu menace son peuple
AURONS-NOUS LA PESTE ? 35
quand il est infidèle, et c'est la peste qu'il lui envoie afin de
le châtier et de Tamener au repentir. Nous ne prétendons
pas affirmer par là qu'Israël fut affligé de la peste bubonique.
Nous n'assurons pas non plus le contraire. Ce qu'il y a de
certain c'est que le fléau procédait avec une effrayante
vitesse, puisque David vit périr en trois jours soixante-dix
mille de ses sujets.
Il ne faudrait pas croire cependant que tous les fléaux
meurtriers, décrits par les historiens ou les poètes sous le
nom de peste, aient avec la maladie qui va nous occuper
des relations d'identité ou même de famille. Il y a des
pestes, célèbres en littérature, qui ne sont pas des pestes.
Si elles ont tué bétes et gens en quantité respectable, c'est
au moyen de procédés fort distincts de ceux qu'emploie le
fléau bubonique. On parle souvent de la peste d'Athènes.
Thucydide en a fait \u\ tableau devant lequel il e.st de mode,
en critique littéraire, d'épuiser le vocabulaire de l'admira-
tion. Lucrèce a mis en vers latins la prose de l'historien grec,
et des générations d'écoliers ont cru connaître la peste.
])arce qu'ils avaient péniblement traduit les vers du poète
ou la prose de l'historien. La précision même de l'écrivain
dans sa description de l'épidémie, qui désola r.Vltique et tua
Périclès, suffit à corriger l'erreur. .Aucun des caractères
minutieusement relevés par Thucydide ne convient à la
{)este bubonique, mais ils concordent tous avec ce que nous
savons du typhus, et des phases par lesquelles il a coutume
de faire passer ses victimes. Lucrèce et Thucydide ne nous
ont servi qu'un typhus exanihématique au lieu d'une vraie
peste d'Athènes.
On parle bien aussi de maladies très meurtrières qui,
deux ou trois cents ans avant l'ère chrétienne, auraient
ravagé la Libye, l'Egypte, la Syrie. Un fragment de Rufus,
écrit sous Trajan, et conservé par Orosius, donne une
description d'épidémie assez semblable à la vraie peste.
Les Carthaginois devant Syracuse, l'Empire sous Marc-
Aurèle, les Antonins et Galien, subirent les atteintes de
fléaux plus ou moins désastreux, désignés, eux aussi, sous
1(^ nom de peste. Toutefois il faut arriver à l'an 542 de
notre ère, pour rencontrer dans l'histoire les traces incon-
35 AURONS-NOUS LA PESTE ?
testables de la preriiière grande épidémie de peste bubo-
nique européenne.
On Va appelée peste de Justiiiie/t, parce que, sous cet
empereur, elle ravagea Constantinople. Partie, croit-on, de
Péluse, dans le delta du Xil, elle visita tout le littoral
Méditerranéen. La Grèce, Tltalie et les Gaules furent atteintes.
Suivant Grégoire de Tours en 590, Paris fut désolé par le
fléau, qui fit périr un grand nombre d'habitants.
Plusieurs contemporains ont raconté l'histoire de cette
peste de Justinien. Ils en ont décrit la marche, les symp-
tômes, le mode de propagation, les ravages, sous des couleurs
si frappantes de vérité, et d'une telle exactitude de détails,
qu'il n'est pas sans intérêt de citer quelques passages de ces
descriptions, que ne désavoueraient pas nos observateurs et
nos médecins d'aujourd'hui.
Voici d'abord comment en parle Procope, qui fut témoin
oculaire, se trouvant, comme il le dit, par aventure à Cons-
tantinople au moment où sévissait le fléau.
« Vers le môme temps, écrit-il, c'est-à-dire en 542, éclata une épi-
démie qui consuma presque tout le genre humain. Il peut se faire que
des esprits subtils s'avisent d'en rapporter l'origine à quelque influence
occulte provenant du ciel. Ceux qui ont la prétention d'être familiers
avec ces problèmes se livrent souvent à de grands flux de paroles pour
démontrer l'intervention de certaines causes qui dépassent la portée de
lintelligence; et en énonçant des théories puisées dans leur imagination
bien plus que dans l'observation de la nature, ils savent bien que tout
ce verbiage est sans valeur. Mais ils sont satisfaits s'ils ont pu en im-
poser à quelques interlocuteurs crédules. Quant à moi, il me paraît
impossible d'attribuer cette maladie à une autre cause qu'à Dieu lui-
même. Car elle ne sévit ni dans une partie limitée de la terre, ni sur
une seule race d'hommes, ni dans un temps déterminé de l'année, ce
qui aurait pu insinuer, sur sa génération, quelques conjectures plus ou
moins spécieuses ou probables. Elle parcourut le monde entier, frap-
pant cruellement les peuples les plus divers, n'épargnant ni sexe ni
âge. Les différences d'habitation, de régime, de tempérament, de pro-
fession, ou de toute autre nature, ne l'arrêtaient point. Ceux-ci étaient
atteints en été, ceux-là pendant l'hiver ou dans les autres saisons. Que
le philosophe disserte gravement, que le météorologiste prononce,
chacun suivant son point de vue! Mon but à moi est de faire connaître
le lieu de naissance et les caractères particuliers de cette épidémie.
AURONS-XOUS LA PESTE ? • 37
« Elle commença par la ville de Péluse en Egypte, d'où elle s'étendit
suivant un double courant, d'une part, sur Alexandrie et le reste de
l'Egypte ; de l'autre, sur la Palestine qui touche à lEgypte. Après quoi
elle envahit l'univers marchant toujours par intervalles réguliers de
temps et de lieux. Elle semblait, en effet, obéir à une loi prescrite
d'avance, et s'arrêtait dans chacune de ses stations un nombre flxe de
jours, respectant, chemin faisant, les populations intermédiaires, et se
propageant dans toutes les directions jusqu'aux extrémités du monde,
comme si elle craignait d'oublier, sur son passage, le moindre coin de
terre. Pas dîle, pas de caverne, pas de sommité habitée par Ihomme,
qu'elle ne visitât. Si elle dépassait quelque Heu sans y toucher ou eu
se contentant de l'effleurer, elle y revenait bientôt, dédaignant cette fois
les populations voisines qu'elle avait déjà ravagées ; et elle ne se reti-
rait qu'après avoir prélevé, dans cette étape, un tribut de victimes pro-
portionné à celui qu'elle avait imposé antérieurement aux localités
ambiantes. Elle débutait toujours par les côtes maritimes, et s'avançait
de là progressivement dans l'intérieur des terres, »
Le narrateur passe aux symplôines précurseurs de la
maladie. Il en donne qui ne sont autre chose que des hallu-
cinations, provoquées à la fois jiar la terreur et par les pre-
luicrs frissons de la fièvre. Tels sont les fantômes, que les
malades croyaient voir se dresser menaçants devant eux.
Leur description donne au récit un vif intérêt dramaticiue,
mais elle n'a (ju'une importance secondaire dans rensend)le
du tableau. (]e qu'il faut surtout admirer, c'est la précision et
la rigueur scientifique des détails qui suivent. Voici, en effet,
comment Procope décrit l'attaque et l'invasion des individus
par l'épidémie.
« La fièvre les prenait Uml .» t tmp. Us uns au iu«tuientd«' leur réveil,
les autres à la promenade, plusieurs au milieu de leurs occupations
habituelles. Leur corps ne changeait pas de couleur, et leur tempéra-
ture n était pas celle de l'état fébrile. On n'apercevait aucun indice
d'inflanimatton. Du matin au soir, la fièvre était si légère qu'elle ne
faisait pressentir rien de grave soit au malade, soit au médecin qui tâtait
le pouls. Aucun de ceux qui présentaient ces symptômes ne paraissait
en danger de mort. Mais, dès le premier jour, chez les uns, le lende-
main, chez d'autres, ou quelques jours après, chez plusieurs, on
voyait naître et s'élever un bubon, non seulement à la région inférieure
de l'abdomen qu'on appelle les aines, mais encore dans le creux de»
aisselles ; parfois derrière les oreilles ou sur les cuisses.
38 AURONS-NOUS LA PESTE ?
« Les caractères principaux de Tinvasion étaient à peu près les mêmes
chez tous ceux que je viens d'indiquer. Pour le reste, je ne puis rien
préciser, soit que les variations qui survenaient tinssent au tempérament
des sujets, soit que l'Auteur suprême de la maladie lui imprimât, par
un acte exprès de sa volonté, ces modifications accidentelles. Les uns,
plongés dans un profond assoupissement, d'autres en proie à un délire
furieux, présentaient les divers symptômes observés en pareil cas.
Ceux qui étaient assoupis restaient dans cet état, comme ayant perdu le
souvenir des choses de la vie ordinaire. Sils avaient auprès d'eux quel-
qu'un pour les soigner, ils prenaient de temps en temps les aliments
qu'on leur ollrait. S'ils étaient abandonnés, ils ne tardaient pas à mourir
d'inanition. Les délirants, privés de sommeil et' sans cesse poursuivis
par leurs hallucinations, se figuraient voir devant eux des hommes
prêts à les tuer, et ils prenaient la fuite en poussant d'horribles hurle-
ments. Les individus qui étaient attachés à leur service, se trouvaient
dans une situation des plus pénibles, et n'inspiraient pas moins de
pitié. Ce n'est pas qu'ils fussent plus exposés à contracter la maladie
dans l'intimité de ces rapports ; car ni médecin, ni toute autre personne
ne la gagnèrent par le contact. Ceux mêmes qui lavaient et ensevelis-
saient les morts restaient contre toute attente sains et saufs pendant
leur besogne. »
L'historien, parlant en vrai médecin, cherche la cause du
mal ; il décrit ses progrès et son issue fatale, avec une
précision que Ton pourrait presque appeler technique :
« Comme on ne comprenait rien, dit-il, à cette étrange maladie,
certains médecins pensèrent que Sa source secrète résidait dans les
bubons, et ils prirent le parti de pratiquer l'ouverture des cadavres.
La dissection des bubons mit à nu des charbons sous-jacents, dont la
malignité amenait la mort soudainement ou après quelques jours. Il ne
manqua pas de malades dont le corps entier se couvrit de taches noires
de la dimension d'une lentille. Ces malheureux ne vivaient pas même
un jour, et expiraient tous dans une heure. D'autres, en assez grand
nombre, mouraient tout à coup en vomissant du sang. Ce que je puis
affirmer, c'est que les plus savants médecins avaient condamné bien
des malades qui furent bientôt sauvés contre toute espérance. A l'inverse
on en vit succomber beaucoup au moment même où on leur promettait
la guérison. C'est que les causes de la maladie dépassaient les bornes
de la raison humaine, et l'événement trompait toujours les prévisions
les plus naturelles. Le bain qui avait été utile aux uns était nuisible aux
autres. Parmi ceux qui étaient abandonnés et restaient sans secours, un
AURONS-NOUS LA PESTE ? • 39
grand nombre perdaient la vie ; mais beaucoup aussi se tiraient d'affaire
contre toute probabilité. Quant au traitement essayé, les efiets en étaient
très variables suivant les sujets. En somme, on n'avait découvert aucun
moyen efficace, soit pour prévenir à temps l'invasion de la maladie, soit
pour en conjurer la terminaison funeste quand elle s'était déclarée. On
ne savait en effet ni pourquoi l'on tombait malade, ni pourquoi l'on
guérissait
« Ceux dont le bubon prenait le plus d'accroissement et mûrissait en
suppurant, réchappèrent pour la plupart, sans doute parce que la pro-
priété maligne du charbon déjà bien affaiblie avait été annihilée.
L'expérience avait prouvé que ce phénomène était un présage presque
assuré du retour de la santé. Ceux, au contraire, dont la tumeur ne
changeait pas d'aspect depuis son éruption, étaient frappés des acci-
dents redoutables que j'ai signalés. »
Cette épidémie, si bien décrite par Procope, dura quatre
mois à Constantinople, et pendant trois mois elle sévit avec
violence. D'après le même auteur, le chilTre des morts s'ac-
crut d'abord jusqu'à cinq mille chaque jour, pour s'élever
enfin à dix mille, ou même davantafi^e.
\Jn autre écrivain de l'époque, Evagre le Scholastique, a
consigne dans son histoire ecclésiastique un tableau de la
peste de Justinien qui n'est pas non phis sans intérêt'.
« Je rappellerai ici, dit-il, cette peste qui, chose inouTe jusqu'à ce
jour, dura cinquante-deux ans et ravagea presque le monde entier. Ce
fléau éclata deux années après la prise d'.\ntioche par les Perses. Sem-
blable , par certains côtés, à celui dont Thucydide a donné la descrip-
tion, il en différait par d'autres. Il venait, disait-on, d'Ethiopie, et il se
répandit rapidement dans le monde entier. Certaines villes furent
éprouvées au point de perdre tous leurs habitants Ce n'était pas
toujours à la même époque de l'année que le fléau commençait ses
ravages. Il débutait tantôt aux premiers jours de l'hiver, tantôt au prin-
temps, tantôt en été ou en automne. »
Evagre donne à l'épidémie son vrai nom de peste ingui-
nale ou bubonique, il en signale parfaitement le caractère
contagieux. Son récit a d'autant plus d'autorité qu'il fut
lui-niêine atteint de la maladie, et qu'il vit périr sous ses
yeux sa femme, plusieurs de ses ej
1. Kvu^rii Scholaslici. Ilist. cccles, Lib. I
40 AURONS-NOUS LA PESTE ?
« Chez quelques-uns, dit-il, des abcès s'ouvraient à l'aine, et une
fièvre violente les emportait en deux ou trois jours, tandis qu'ils jouis-
saient de toutes leurs facultés intellectuelles et corporelles. D'autres
mouraient après avoir perdu toute connaissance. Un grand nombre
succombaient sous l'action des charbons dont leur corps était couvert.
« Le mode de contagion était variable, et défiait toute prévision. Les
uns mouraient par le seul fait d'habiter ensemble, ou d'être entrés
dans une maison contaminée. Les autres contractaient le mal sur la
place publique. Il en est qui, fuyant les villes atteintes, communiquaient
la peste aux lieux où ils se réfugiaient, et demeuraient eux-mêmes à
l'abri du fléau. On en vit qui, mêlés aux malades, en contact même
avec les cadavres, ne furent jamais atteints. Souvent ceux qui avaieut
vu mourir leurs proches et leurs amis, pour ne pas leur survivre
cherchaient, au milieu des malades, à contracter le germe de la mort.
Le fléau refusait de seconder leur désir, et il les épargnait. »
Telle fut cette peste de Justinien qui fournit à Fhistoire et
à la science les premiers documents et les premières descrip-
tions authentiques de Tépidémie bubonique.
II
De la fin du vi" siècle au milieu du xiv", le silence paraît
se faire autour de Tépidémie pestilentielle. Ses apparitions
se font rares, ou peu graves, et limitées quant aux territoires
envahis. Mais en 1347 éclata cette formidable peste noire
« dont bien la tierce part du monde mourut )>, dit le chroni-
(jueur. Elle fut terrible, à la fois, par sa violence sur chaque
point contaminé, et par le grand nombre de contrées qui
furent envahies. Elle partit de Chine, comme celle d'aujour-
d'hui, visita l'Inde, la Perse, la Russie et pénétra en Europe.
La Pologne, l'Allemagne, la France, l'Italie, l'Espagne, puis
l'Angleterre et la Norvège subirent ses ravages. Ils furent
terribles. D'après le rapport, dressé par ordre du pape
Clément Yl, le chiffre des décès atteignit dans le monde
entier quarante-deux millions. L'Italie perdit la moitié de sa
population, l'Allemagne compta un million et demi de vic-
times, chiffre qui, pour l'Europe entière, atteignit vingt-cinq
millions.
On ajustement fait remarquer que l'état social et politique
AURONS-NOUS LA PESTE ? . 41
du nipnde, au xiv" siècle, dut exercer une grande influence
sur la diffusion de la peste, et sur la violence du fléau. Le
genre humain fut rarement plus misérable qu'à cette époque.
La guerre était partout, entraînant avec elle tout ce qu'il faut
pour faire éclater et pour répandre une épidémie : les agglo-
mérations d'hommes, les souffrances morales et physiques,
et le mélange des peuples. En Chine, où débuta la peste
après la famine, les Chinois et les Tartares sont aux prises,
dans cette lutte qui doit aboutira un changement de dynastie.
L'effervescence mongolique agite toute l'Asie centrale, et
Tamerlan va conduire ses hordes jusques sur les côtes de
la Méditerranée. La guerre civile est en Perse, et la nation
turque travaille au milieu des révoltes et des exécutions
sanglantes à l'enfantement de sa puissance. L'empire d'Orient
subit une vraie révolution. Cantacuzène se voit contraint
d'appeler à son secours les Turcomans, et il se fait couron-
ner, tandis que son fils Andronic meurt de la peste. L'Occident
n'est ni plus tranquille, ni plus heureux. De la Pologne à
l'Espagne la guerre est partout : en Russie, en Allemagne,
en Hongrie, en Italie on se bat, comme en Danemark, en Suède
et en Norvège. La France et l'.Vngleterre sont aux|)rises dans
cette guerre de Cent ans, qui forme, peut-être, la plus triste
page de notre histoire. On conçoit aisément que la peste ait
trouvé une proie facile, parmi ces populations nécessainv
ment misérables.
Historiens, médecins, et même poètes du temps, n'ont
pas manqué de consigner dans leurs écrits, chacun à sa
façon, les détails d'un événement aussi grave <jue la peste
ou mort noire. L'empereur Jean Cantacuzène en a donné une
description célèbre, et d'autant plus fidèle qu'il fut témoin
oculaire des faits qu'il se chargea de raconter. ' Pour lui la
maladie était incurable, elle frappait indistinctement les
gens robustes ou débiles, riches ou pauvres. Les médecins
se déclaraient impuissants, et les malades succombaient, les
»ms subitement, dès la première heure, les autres après
deux ou trois jours. En observateur exact, l'historien impé-
rial ne manque pas de signaler les bubons, les abcès et les
i. Joaun. Cantacuzcni. Ilisi. libr. IV, C. VIII.
42 AUROxNS-NOUS LA PESTE ?
taches livides. Il remarque môme que l'ouverture des abcès
exerçait une action salutaire sur l'issue de la maladie.
Quelques-uns guérissaient ainsi, contre toute attente.
Guillaume de Machaut, tout poète qu'il était, n'oublie pas
dans ses vers de signaler, lui aussi, les bubons caractéris-
tiques de la peste.
Car tuit estaient maltraitic,
Descouluré et dcshaitié,
Boces avaient, et gransclos
Dont on morait, et briés mos.
La description de Guy de Chauliac, qui pratiquait alors
la médecine à Montpellier, unit, à l'exactitude médicale,
une note qui ne manque pas d'un certain pittoresque.
« La maladie étoit, dit-il, qu'on n'a ouy parler de semblable mor-
talité, laquelle apparut en Avignon, l'an de Nostre Seigneur 1348,
en la sixième année du Pontificat de Clément VI, au seruice duquel
j'estois pour lors, de sa grâce moy indigne.
Et ne vous déplaise si je le racompte pour sa merveille et pour y
pourvoir, si elle aduenoit derechef.
La dite mortalité commença à nous au mois de Janvier, et dui^a
l'espace de sept mois.
Elle fust de deux sortes : la première dura deux mois, auec fièure
continue et crachement de sang ; et on en mouroit dans trois jours.
La seconde fust, tout le reste du temps, aussi auec fièvre continue,
et apostèmes et carboncles es parties externes, et principalement aux
aisselles et aisnes ; et on en mouroit dans cinq jours. Et fust de si
grande contagion (spécialement celle qui étoit auec crachement de
sang) que non seulement en séjournant, ains aussi en regardant, l'un
la prenoit de l'autre ; en tant que les gens mouroient sans seruiteurs,
et estoient ensevelis sans prestres.
Le père ne visitoit pas son fils, ne le fils son père. La charité estoit
morte et l'espérance abattue.
Je la nomme grande, parce qu'elle occupa tout le monde, ou peu
s'en fallut.
Car elle commença en Orient, et ainsi jettant ses flesçhes contre le
monde, passa par nostre région vers l'Occident.
Et fust si grande, qu'à peine elle laissa la quatriesme partie des
gens...
Par quoy elle fust inutile et honteuse pour les médecins ; d'autant
AURONS-NOUS LA PESTE ? 43
qu'ils n'osoient visiter les malades de peur d'être infects ; et quand ils
les visitoient, n'y faisoient guières et ne gaignoient rien, car tous les
malades mouroient, excepté quelque peu, sur la fin, qui en eschappè-
rent auee les bubons meurs. »
Bocace a donné, lui aussi, un tableau de la peste noire. Il
a même eu la singulière idée de le faire servir de prétexte
et d'introduction à son trop célèbre Décameron. Nous ne
citerons pas ici cette page du conteur licencieux, mais nous
ferons remarquer que, même dans cette œuvre plus litté-
raire que scientifique, les traits caractéristiques de Tépi-
démie, sa contagion et sa violence, ont conservé leur exac-
titude rigoureuse. En sorte que la peste noire est une de
ces épidémies qu'il est facile de reconnaître h travers l'his-
toire, et dont le caractère spécifique, toujours en relief, ne
permet pas de la confondre avec les autres fléaux, plus ou
moins similaires qui, à des époques diverses, ont frappé
Thumanilé.
Du milieu du xiv" siècle au milieu du xix*, la peste subit
un mouvement de recul, lent d'abord, mais progressif et
continu. Elle fait encore des incursions en Europe, et elles
ne sont pas sans gravité. Ce que l'on observe cependant,
c'est une diminution de puissance et d'étendue dans la dis-
sémination du fléau. Il visite le Danemark en 1G54, la Suède
en 1657, r.\ngleterre en 1605, la Suisse en 1668, les Pays-Bas
vn 1GG9, rEsj)agne en 1681.
L'Occident pouvait se croire désormais à l'abri de la peste.
Elle ne persistait guère plus que dans quelques foyers endé-
ini(jues peu étendus, dans l'Europe Orientale et en Syrie,
lorsque, en 1720, elle éclata à Marseille. Elle y fut apportée
|)ar le navire le Grand-Sain t'Antoine, que commandait le
capitaine (]hataud. Il venait du Levant, avec une cargaison de
soie, qui avait été embarquée à Sa'ïda, dans un temps de
peste. Les matelots et les portefaix, employés au déchar-
gement, contractèrent l'épidémie, et bientôt la disséminèrent
dans les divers quartiers de la ville. En quinze mois, elle y
lit périr quarante mille victimes. La Provence toute entière
fut envahie et, sur une population de 247,000 âmes, elle en
perdit 87,000. Une lettre de l'époque, communiquée au Temps,
[
44 AURONS-NOUS LA PESTE ?
par M. Dehins-^Montaud, ne laisse aucun doute sur la nature
de la maladie, et son mode de propagation.
« Quant à la nature du mal, dit l'auteur anonyme, il n'y a pas lieu de
douter qu'il ne soit peste raffinée, ce qui est caractérisé par les char-
bons, bubons et tâches pourprées, comme par la promptitude avec
laquelle elle enlève les malades, qui périssent ordinairement dans deux
ou trois jours ou dans vingt-quatre heures, et quelquefois subitement,
sans aucuns avant-coureurs. Les symptômes qui paraissent d'abord
sont la douleur de tête gravatine, la consternation, la vue troublée, et
comme égarée, la voix tremblante, la face cadavéreuse, le froid des
extrémités, le poulx concentré et inégal, des grands maux de cœur, des
nausées et envies de vomir, à quoi succèdent les assoupissements, les
délires, et enfin des convulsions ou des hémorragies, avant-coureurs
d une mort prochaine.
« Pour ce qui concerne les causes, tout le monde convient que le uial
n'a commencé à se faire sentir qu'à l'arrivée d'un vaisseau venant des
Indes sur lequel avaient péri dans le trajet cinq à six matelots d'un même
genre de maladie, et dont quelques marchandises furent transportées
furtivement et sans précautions dans une des rues de la ville remplie de
menu peuple et qui a été infectée la première, en sorte que les habitants
de cette rue aïant trafiqué dans les autres quartiers ont répandu la
contagion. Les portefaix qui remuèrent les premiers les marchandises
dans l'infirmerie moururent tous subitement'. »
La peste de Marseille fut, pour la France, comme le der-
nier épisode des luttes de nos pères, aux prises avec ce
redoutable fléau. Constantinople, la Russie, le littoral de
FAdriatique et la Grèce, sont encore ravagés sur la fin du
xvii" siècle ; mais à partir de 1783 jusqu'en 1844, la peste se
retire en Egypte, où elle demeure à l'état endémique. On
sait que l'armée française, en 1798-1799, n'envahit pas impu-
nément le sol Egyptien. Elle y contracta la peste, qui lui
enleva deux mille hommes, et la suivit, pour continuer ses
ravages, pendant la campagne de Syrie. C'est encore, selon
toute probabilité, des bords du Nil que l'épidémie partit, en
1803 et en 1813, pour ravager Constantinople en y faisant
périr plus de deux cent mille personnes. C'est aussi de ce
foyer qu'elle sortit en 1816 pour désoler encore le littoral de
1. Le Pelil-Teiups, 30 Janvier 1897.
AURONS-NOUS LA PESTE ? 'i5
TAdriatique, mais c'est Constantinople qui, pendant la guerre
de 182'i, contamina l'Albanie, la Valachie et la Morée. Enfin,
à partir de 1844, l'Egypte semble devenir indemne, et se
trouve désormais à l'abri du fléau. 11 avait reculé et, pensait-
on, définitivement terminé son rôle actif en Europe et même
en Syrie.
Pour avoir perdu une partie de son terrain, la peste
n'avait pas cependant disparu du globe. A partir de 1845 elle
s'était limitée à quelques régions choisies comme ses foyers
permanents, toujours capables de projeter autour d'eux le
germe infectieux, quoique avec une diminution de puissance
dans sa force d'expansipn. Mais elle pouvait encore opérer
(juclquc retour ofl'ensif, comme on le vit en 1877 sur le
N'oli'a, et comme nous sommes menacés de le voir dans un
prochain avenir.
Qu()i(ju'il en soit, voici quelle est aujourd'hui la situation
géogrnpjîique, et l'importance de ces foyers pestilentiels
|)ermanents.
En Afri(|ue la peste parait se circonscrire à la (lyrenaicjuc.
l'ne première fois elle éclata, en 185(), à Benghazi, pour se
|)r()pager de là jusqu'à Mourzouk, parcourir le littoral, et
s'éteindre, en 1859, à Derna.
L'Asiesemble être devenuedéfinitivtuunl la terre préférée
de l'épidémie, tellement sont nombreux les foyers où elle
s'eTst établie à l'état endémique. C'est d'abord TAssyr, cette
|).'irtie de la côte occidentale de l'Arabie, qui longe la mer
Ilouge et s'étend de l'Yemen au lledjaz. De 1844 à 1881) «-e
territoire a subi neuf fois répidcmie, et le foyer pestilentiel
s'est encore rallumé en 1805. Pour se faire une idée du <laii-
ger qu'il fait courir au restedu monde, il faut se souvenir (|ue
la Mec(jue est voisine de l'Assyr. Le fléau peut être facile-
ment im|)orté par les musulmans à l'époque du pèlerinage,
«t les pèlerins peuvent, à leur tour, le répandre sur t«)us les
points d'oii ils sont venus, (^est donc avec prudence et jus-
tice que le Gouvernement a interdit les départs d'Algérie et
de Tunisie pour la Mecque.
L'irak-Arabi, cette plaine située entre le Tign* et l'Eu-
|)hrate, où se trouvent les villes de Bagdad, llillah, Divanieh,
46 AURONS-NOUS LA PESTE ?
Bassorah, paraît avoir été le foyer endémique des nombreuses
épidémies qui n'ont cessé, dans ces dernières années,
d'exercer leurs ravages en Mésopotamie.
Les provinces septentrionales de la Perse ont aussi le
triste privilège de conserver la peste à l'état permanent. De
1865 à 1875 on n'a pas compté moins de quinze apparitions
du fléau dans le Kurdistan, l'Aberbaïdjan et le Ghilan. C'est
de là que partit en 1878 l'épidémie qui, après avoir longé les
côtes de la mer Caspienne, atteignit Astrakan et, remontant
le Volga s'établit à Wetlianka, d'où elle se répandit sur les
deux rives du fleuve. La mortalité s'éleva à la proportion
effrayante de 95 0/0. i
Le Turkestan et l'Afghanistan paraissent aussi des foyers
épidémiques, moins importants sans doute, que ceux dont
nous venons de parler, mais dont l'activité s 'est fait sentir
encore en 1884 et en 1887.
Si nous passons aux Indes nous rencontrerons deux points
principaux, où la peste règne à l'état endémique de temps
immémorial. Ils sont placés sur le versant méridional de
l'Himalaya. Ce sont les districts de Gurhwal et de Kurmaon.
Le fléau, connu sous le nom de Mahamiirree^ y débute ordi-
nairement vers la fin des pluies, continue jusqu'en décembre
et subit un arrêt pour reprendre de mars jusqu'en mai. II
semble peu envahissant, mais il n'en constitue pas moins
une menace permanente pour l'Europe.
Enfin la peste règne en Chine sur les hauts plateaux de la
province du Yun-Nan. Depuis au moins 1850 elle s'y mani-
feste en permanence. Les chaleurs de l'été diminuent sa
violence, mais, au printemps elle subit une recrudescence,
qui double sa force d'expansion, et menace les provinces
voisines jusqu'aux frontières de nos possessions du Tonkin.
Ainsi le domaine de la maladie pestilentielle parait s'être
réduit depuis cinquante ans. Il s'étendait autrefois sur
l'Europe, l'Asie-Mineure, la Syrie, l'Arabie, la Cyrénaïque,
le littoral même de l'Afrique. Aujourd'hui il se limite aux
plateaux élevés qui vont de l'Arménie au Yun-Nan, en passant
par la Perse, l'Afghanistan et l'Himalaya. Lorsque la peste
1. La Veste d'Astrakan en 1878-79, par le D"- Zuber.
AURONS-NOUS LA PESTE ? 47
reparaît sur les points abandonnés par elle, ce n'est plus que
par le fait d'une nouvelle importation, mais, dans l'inter-
valle de ses réapparitions, des années s'écoulent sans qu'un
seul cas soit signalé, en ces mêmes lieux où le fléau se
manifestait autrefois en permanence.
III
D'où vient donc l'épidémie dont l'Europe est aujourd'hui
menacée ? Quel est le foyer d'où elle est partie ? Peut-on
suivre sa trace jusqu'à Bombay, et de Bombay pout-on prévoir
par quel chemin elle arrivera jusqu'à nous? Enfin que faut-
il faire pour éloigner le fléau, ou pour le vaincre, si nous en
sommes atteints ?
D'après M. Yersin, directeur de l'Institut Pasteur de Nha-
Trang en Annam, les hauts plateaux du Yun-Nan seraient le
foyer de l'épidémie actuelle.' En 1882 elle se montra à
Pakhoï. Au mois de Mars 1894 Canton fut frappé, et perdit
100.000 habitants, le dixième de sa population totale. Des
faTuilles éniigrées de Canton apportèrent la peste à Ilon-Kong.
Elle y régnait encore en 1896 et M. Yersin, qui se rendit
dans cette ville pour étudier le fléau, estime à 95 p. 100 la
mortalité chez les pestiférés. A la même époque l'épidémie
éclatait dans l'Assyr. Enfin au mois de septembre 189G elle
faisait son apparition à Bombay, où elle sévit encore avec
une extrême violence, menaçant de pénétrer en Europe par
deux portes qui lui sont ouvertes : le golfe Persiqueet la mer
Bouge. Déjà même elle aurait manifesté sa présence à
Kamaran dans la partie méridionale de la mer Rouge, et Ton
se demande si ce sera sa dernière étape.
Que faut-il donc faire pour défendre un pays de la'peste?
Avant de dire ce que la science actuelle met en nos mains
d'arines protectrices contre le fléau, il ne sera pas sans
intérêt de rappeler brièvement ce que pensaient nos pères
de la terrible épidémie, et par quels moyens ils essayaient
1. Annales de l'Institut Pasteur, Août 1894 et 25 Janvier 1897.
48 AURONS-NOUS LA PESTE ?
de se défendre contre elle. Pas plus en médecine qu'en poli-
tique, nous ne sommes partisan de cette école qui croit avoir
tout découvert, et tient volontiers en pitié la science dont
elle n'est pas la source immédiate. En examinant de près les
méthodes de diagnostic et la thérapeutique de la médecine
ancienne, on rencontre souvent des observations et des
procédés singulièrement conformes à ce que la science
moderne qualifie de découvertes. Nous reconnaissons cepen-
dant que nos bons aïeux mettaient quelque naïveté dans leur
manière de concevoir la maladie, et que leur empirisme
était souvent assez peu raisonnable.
D'abord ils essayèrent d'expliquer l'origine de la peste.
Gomme ils croyaient en Dieu et en sa Providence, et
n'étaient pas pour cela plus sots que leurs petits-fils, ils
admettaient que le ciel pouvait bien susciter le fléau « pour
punir les crimes de la terre. « Ils disaient donc avec l'Eglise :
A peste, famé et bello, libéra nos Domine. Il y avait môme de
bons saints du paradis qu'ils invoquaient en temps d'épi-
démie. Tel St-Roch de Montpellier et St-Sébastien.
Sire, Saint Roch, de Dieu ami,
Moult dévotement je te prie.
Que moi, ton humble serviteur,
Me gardes de ce haut périr
De la peste que vois courir.
C'est un médecin habile, paraît-il, et fort dévoué aux ma-
lades, qui mit en vers cette prière à St-Roch K
Parce qu'ils avaient foi en la puissance des saints auprès
de Dieu, nos pères ne négligeaient pas pour cela de mettre
en œuvre les moyens fournis par la science, telle qu'ils la
connaissaient. Il faut bien avouer qu'ils donnaient aux astres
une influence dont ils sont, sans aucun doute, fort innocents.
Pour n'en citer pas d'autres, les iiiédecins de la Faculté de
Paris, ayant reçu en 1348, l'ordre du roi de dresser un mé-
moire sur la peste, ils ne manquèrent pas de signaler,
parmi les causes du fléau, « la conjonction des planètes et,
1. Le Traité de la peste, par M. Fr. R.a>'chin, chancelier et juge de la
Faculté de Médecine à Montpellier.
I
AURONS-NOUS LA PESTE ? . 49
surtout de Jupiter et de Mars ». Ils attribuaient aux divers
phénomènes astronomiques une influence sur le chaud et
l'humide capable de corrompre Tair et d'empoisonner les
humains. Mais, cette conception naïve mise de côté, l'idée
qu'ils se faisaient des maladies épidémiques ne différait pas
essentiellement de notre manière d'expliquer leur genèse et
leur propagation.
Ils parlent souvent de « levain pestilentiel, de poison,
corpuscule étranger, d'où dépend tout ce qui est peste ». La
corruption de l'air leur semble due « à une sorte de fermen-
tation, d'où résulte un esprit volatile très agité, capable de
produire un mouvement analogue au sien dans les autres
liquides où il s'introduit, et par conséquent d'en déranger
l'économie et la tissure* ». Ils supposent que l'action de ce
venin est « de, déterminer la matière morbifique^ qui était
dans la personne à se mettre sur le champ en action-. » Ils
font observer que la cause de la peste quelle qu'elle soit,
« n'agirait jamais et ne produirait jamais la maladie, si elle
ne trouvait des sujets disposés ou capables de rompre, pour
ainsi dire, son enveloppe et de la mettre en jeu ^ ».
Un bon capucin, le P. Maurice de Tolon, qui, paraît-il,
travailla pendant vingt-cinq ans au soulagement des pauvres
dans les villes atteintes de la peste, résume en quelques
lignes ce mélange d'oDservations vraies et d'imaginations
chimériques, qui constituait de son temps la notion du fléau.
« Je tiens, dit-il, avec les médecins, que la peste est un venin
engendré en nos corps tant de la corruption des humeurs,
que de celle de l'air ; non simple et élémentaire, mais com-
posé, et mêlé de certains atomes et corpuscules, qu'IIipocrate
appelle souillures morbifiques, conçues bt procrées des ex-
halaisons putrides de la terre, ou de la maligne influence
dos astres, qui s'insinuent avec l'air que nous respirons...
Et , pour parler plus clairement, que c'est une maladie épi-
démique, contagieuse, pernicieuse et venimeuse*. »
1. Avis de précaution contre la maladie contagieuse de Marseille, par
M. Pcstalossi. Lyon, chez les frères Bruyset.
2. Traité de la peste par le Sieur Manget. G<^nes, 1721
3. Avis et remèdes contre la peste, A. Bezicrs, chez Etienne Barbut. 1721.
4. Le Capucin charitable, par le P. Maurice de Tolon. Bruyset, Lyon, 1721.
VXXI. — 4
j,„ AURONS-NOUS LA PESTE ?
Nos anciens, on le voit, avaient une conception assez juste
de la peste. En dégageant, en effet, du m.lieu de tant de
'ot on' confuses ou puériles, la pensée fondamentale qu.
revient partout dans leurs écrits, nous trouvons toujours
Zéed-L poison, ou virus, à l'état d'atome, de corpuscule
ou d esprit subtil, pénétrant l'organisme et le dissolvant, par
voie de corruption ou de putréfaction. Chez eux le miasme
:: b Jn un cl rps solide, aussi ténu que l'on voudra, qm
vient du dehors. Us ne conçoivent pas la malad.e comme une
affection spontanée.
En ce qui regarde la peste, en f'^''^f''\\^°^l
reconnu très exactement le caractère contag.eux. MM. Ch.
coinêau Verny et Soulier, dans leurs observations sur la
rn^adTe de Marseille, assurent bien que le «éau n es pas
mnsmissible par contact, mais leur sentiment est loin d e re
partagé par le irs collègues, et les mesures qu ils conseillent
^:x'mêm'es pour l'éviter sont en contradiction avec eu
propre doctrine'. Le médecin anglais Mead eerit en 1721
que'la peste se transmet « par le moyen de corpuscu espro^
^Lant'des malades = ». U observe ^'^^^''^^Xl^lZérî
suffit pas pour communiquer le virus, mais qu .1 faut un veri
able 'contact. Tandis que quelques-uns de ses collègues
expliquaient le transport du fléau par les marchandises in-
fectées « au moyen des œufs de certains insectes, lesquels
portés d'un endroit à un autre, s'ouvraient et faisaient eclorc
[e vek », il dit tout simplement que la matière contagieuse
se Io<.e et ^e conserve dans les substances molles, poreuses,
pliées et empaquetées, telles que peaux, plumes soie four^
rures coton etc. Noire bon capucin, déjà cite, résume
pTco ; de son temps, quand il dit : « 11 se fait un transport
du venin immédiatement du corps malade dans le corps sam
tut ainsi que de la morsure du chien enragé le v^nin
porté dans le corps de la personne mordu., ou tout ains
'ue d'une matière' pourrie, les semences de pourriture sont
portées par contagion en celle qui lui est contigue. »
'En effet, on .gissait alors avec la peste comme avec un
1. Observations et ri/le^ions, etc. Lyon, Bruiset, 1^1,
2. Dissertatio a, peslif,r<e contagionis nalura. La Hayo, l/«.
AURONS-NOUS LA PESTE ? 51
poison dont il fallait éviter les atteintes immédiates: Les
quarantaines, les cordons sanitaires, les désinfections étaient
pratiqués, quelquefois avec une rigueur qui dépassait les
bornes de l'humanité. « Tout peuple et tout pays, écrit le
médecin !Manget, qui veut se conserver en état de santé, doit
nécessairement faire attention à ce qui se passe chez les
peuples ses voisins, et aux maladies qui y régnent, et si le
bruit court que le mal contagieux commence à s'y faire sen-
tir, il faut sur le champ rompre toute communication avec*
eux, et défendre sous peine de la vie aux habitants des deux
provinces, savoir de V infectée et de la saille^ d'avoir à l'avenir
aucune communication, sous quelque prétexte que ce soit, et,
pour faire observer cette loi religieusement, l'on aura soin de
mettre sur les frontières, des soldats bien armés, et de
dresser, dans tous les chemins publics, des potences, pour
faire pendre sans rémission ceux qui auraient comr<«v(Mni l\
la défense, »
S'il s'agit de garantir non plus seulement un pays, mais
les différentes maisons d'une ville, le même auteur veut
« que toute habitation infectée de peste soit entourée de
gardes bien armés, lesquels tirent sur toutes les personnels
(jui voudront sortir'. » D'après Richard Mead, à Londres,
(juand la peste se déclarait dans quelque maison, « les ma-
gistrats en faisaient mivquer la porte d'une grande croix
rouge, accompagnée de cette inscription : Miserere Domine.
On gardait cette porte jour et nuit; l'entrée et la sortie en
étaient égalenient interdit<'s à tout autre qu'aux médecins,
chirurgiens, apothicaires, nourrices. » Cela durait au moins
pendant un mois, « c'est-à-dire jus(|u'à ce c|ue toute la famillff
fût ou morte ou guérie- ». L'auteur convient qu'un tel pro-
cédé n'était pas fait pour réjouir les gens sains, et pour
donner du courage aux malades. Nous sommes assez de son
avis.
Quant aux systèmes de désinfection, autrefois enipiovés,
ils ne diffèrent pas essonlirllement de ceux qui sont usités
de nos jours. C'est le feu, l'eau bouillante, l'exposition à
1. Traité de la peste, pur le nieur Manget. Gt^nc», 1721.
2. Dissertation sur la ptstw, par Richard Mcad, La Ha^e, 1721.
52 AURONS-NOUS LA PESTE ?
Tair et au soleil, l'usage des parfums, des fumigations. Les
recettes, recommandées par les formulaires du temps, sont
bien un peu bizarres quelquefois, mais elles contiennent
toujours une série de substances minérales ou végétales,
de plantes, de racines ou de fleurs, que nous reconnaissons
aujourd'hui comme de puissants antiseptiques. Telles sont
le souff're, la poix résine, l'arsenic, le cinabre, le sel-ammo-
niac, le benjoin, la canelle, la lavande, la sauge, le genièvre,
etc., etc.
Enfin nos pères avaient-ils, contre la peste, des remèdes
vraiment efficaces ? Leur pharmacie est remarquable, au
moins par la quantité numérique de .recettes et de sub-
stances, combinées pour former des thériaques, des cor-
diaux, des alexithères, des pilules ou des cataplasmes. On y
mêle tous les sels possibles, même celui de vipère, la corne
de cerf, l'huile de scorpion, les oignons cuits, l'aloës et la
myrrlie. Il ne faut pas moins de vingt plantes diverses pour
composer les pilules antipestilentielles. La purge et la sai-
gnée sont mises en pratique, mais la Faculté se divise beau-
coup sur l'utilité de la seconde. On attaque le mal à l'inté-
rieur par les potions et les pilules, à l'extérieur par des em-
plâtres posés sur les bubons. De ce fatras de formules et
de cette multiplicité de drogues une vérité cependant se
dégage. C'est que l'ancienne médecine avait parfaitement
compris qu'il importait, par-dessus tout, de favoriser la résis-
tance de l'organisme par des excitants ou des toniques, et
par la conservation de l'équilibre moral. Signalons en ter-
minant les mémoires sur la peste du docteur russe Samoïlo-
witz. Outre les frictions glaciales dont il faisait usage, il son-
gea à l'inoculation comme moyen préventif. Il prétend que
lui-même, ayant été inoculé par le fréquent contact de ses
doigts avec le pus des bubons, il ne subit que de légères
attaques du mal, « bien qu'il eût été trois fois empesté ».
Ce qu'il faut remarquer encore, c'est qu'il semble avoir eu
une idée exacte de l'atténuation des virus. 11 recommande
en eff'et de ne le prendre que sur des bubons déjà parfaite-
ment mûrs^ Quoiqu'il en soit, la peste a défié tous leseff'orts
1. Mémoire sur l inoculation de la peste. Strasbourg, 1777.
AURONS-NOUS LA PESTE ? 53
de Tancienne médecine pour la vaincre, et c'est par un aveu
d'impuissance que finissent les plus belles promesses des
disciples d'Hippocrate et de Galien,
{A suivre.) H. MARTIN, S. J.
FRANCE ET RUSSIE
LA QUESTION D'ORIENT AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE
(Dernier article 1)
V
La Russie ne s'était enrichie des dépouilles de la Pologne
et de la Turquie qu'en ruinant notre influence dans ces
deux pays, et en nous faisant, pendant plus de douze
années, une guerre acharnée, quoiqu'indirecte. Un moment
vint cependant où elle parut plus occupée de consolider ses
conquêtes que de les accroître ; où après avoir été une des
puissances les plus révolutionnaires de l'Europe, elle sembla
vouloir en devenir une des puissances conservatrices. Ce
n'est plus Catherine qui aspire alors à continuer, à travers
le monde, la politique des démembrements et des annexions
violentes ; c'est le fantasque Joseph II, avec ses tentatives
inconsidérées d'agrandissement sur toutes les frontières
de la monarchie autrichienne régénérée à l'intérieur ; c'est
le vieux Frédéric II et son successeur Frédéric-Guillaume II,
le premier groupant les princes de l'Allemagne sous
l'hégémonie de la Prusse, pour les opposer à l'Autriche ; le
second méditant, dans un esprit de conquête, avec son
ministre Hertzberg, des plans de guerre universelle ; c'est
l'Angleterre, sortie de ses luttes intestines, convoitant dès
lors les colonies de tous les peuples et la suprématie de la
mer. Puisque la Russie et la France n'ont plus, l'une et
l'autre, qu'un même but, le maintien du nouvel équilibre
européen, compromis par tant d'appétits inassouvis, pour-
quoi n'essaierait-on pas de les rapprocher et de combiner
leurs efforts ?
Tant que Louis XV avait vécu, d'une part les préjugés,
les ressentiments personnels du Roi, les blessures faites à
1. Voir Études, t. LXIX, p. 91 et 545, t. LXX, p. 472 et 721.
FRANCE ET RUSSIE 55
son amour-propre par les échecs de sa diplomatie tant
officielle que secrète ; d'autre part les rancunes de l'Impé-
ratrice étaient encore trop vivaces, pour que l'éloignement
des deux cours pût cesser ; il était nécessaire que l'un des
deux antagonistes disparût de la scène. La mort de Louis
XV, l'avènement de Louis XVI, firent tomber l'obstacle.
Alors une nouvelle situation se dessine; France et Russie
se donnent la main et marchent de concert ; des faits écla-
tants révèlent l'accord des deux diplomaties. Si la Turquie,
par exemple, se refuse à exécuter les conditions de la paix
de Kainardji, si une nouvelle guerre est sur le point d'em-
braser rOrient, l'ambassadeur français à Gonstantinople, le
comte de Saint-Priest, unit ses représentations à celles de
l'envoyé russe, et la Turquie consent à remplir ses engage-
ments. Ravie de ces procédés, Catherine II adresse ses
remerciements à Louis XVI et, avec son autorisation,
accorde à Saint-Priest l'étoile en diamants de Saint-André.
Bientôt après, l'Autriche et la Prusse sont sur le point
d'en» venir aux mains pour la succession de Bavière ; la
Russie ne veut l'agrandissement ni de la Prusse ni de l'Au-
triche ; elle se porte médiatrice; mais c'est avec le concours
de la France qu'elle assemble le congrès de Teschen, où
est aplani le différend des deux puissances allemandes.
Après avoir pacifié cette querelle continentale, la France et
la Russie s'entendent pour assurer le calme et la sécurité
sur l'Océan ; ensemble elles proclament, à l'encontre de la
tyrannie maritime de rAngleterre, la neutralité armée. Le
sceau de la réconciliation entre les deux gouvernements
est le mémorable séjour en France de l'héritier présomptif
du trône de Russie, le grand-duc Paul, plus tard Paul I",
lors de son voyage dans l'Europe occidentale.
Le Comte et la Comtesse du Nord — c'est sous ce nom
que voyageaient le fils et la belle-fille de Catherine — avaient
quitté Pétersbourg le 19 septembre 1781. Ils se rencontrent
à Wischnevatz, en Pologne, avec Stanislas Poniatowski, à
Troppau et à Vienne, avec Joseph II.
Ils passent à Trieste, Venise, Rome, Naples, Rome pour
la seconde fois, où ils demeurent trois semaines ; c'est le
moment même où Pie VI de son côté passait les Alpes 'et
56 FRANCE ET RUSSIE
se rendait à Vienne pour essayer de ramener le roi-
sacristain au respect des droits de l'Église. Florence,
Turin reçoivent les augustes voyageurs. Le 26 avril 1782,
ils sont à Lyon, le 7 mai enfin à Paris. Le roi, la reine, qui
vient d'accoucher du dauphin, le futur Louis XVII, les
familles d'Orléans et de Gondé, toute la Cour les accueillent
avec de grands honneurs ; la foule leur fait de longues
ovations. Au bout d'un mois, le 7 juin, ils quittent la capi-
tale de la France, s'arrêtent encore à Brest, à Lille ; et, après
avoir visité Bruxelles, Francfort, s'être reposés dans la
principauté de Montbéliard, à Etupes, lieu de naissance de
la grande-duchesse, font leur retour par la Suisse et l'Alle-
magne. C'est Paris et Versailles qui les avaient gardés le plus
longtemps.
Tandis que le prince Bariatinski (1773-1783), le comte
Markof (1783-1789), M. de Simoline (1789-1791) occupent
successivement, en qualité de ministres plénipotentiaires,
la légation russe à Paris, la France est représentée à Péters-
bourg par le marquis de Juigné (1776-1777), par M. Bourée de
Corberon (1777-1780), par le marquis de Vérac (1780-1783),
par le comte de Ségur (1783-1789). C'est l'âge d'or de la
diplomatie franco-russe. A Versailles, on commence à
comprendre les inconvénients du système autrichien ; ce
n'est pas encore ce déchaînement d'impopularité qui,
quelques années plus tard, poursuivra l'alliance même, et
se résumera dans un mot équivalent, pour la fille de Marie-
Thérèse et la sœur de Joseph II, à un arrêt de déchéance et
de mort : l'Autrichienne; mais le gouvernement de Louis
XVI tient à se montrer moins servilement docile au Cabinet
de Vienne que celui de Louis XV ; il aspire à supprimer
entre lui et Pétersbourg cet intermédiaire de la Hofburg
qui est moins un lien qu'un obstacle. Le rapproche-
ment entre la France et la Russie, dont Versailles avait
largement fait les frais, atteignit son point culminant dans
la conclusion du traité de commerce du 11 janvier 1787, et
dans les négociations pour la quadruple alliance, destinée à
réunir les deux Maisons de Bourbon (France et Espagne),
la Russie et l'Autriche contre l'accaparement de l'Océan par
l'Angleterre et la turbulente ambition de la Prusse.
FRANCE ET RUSSIE 57
Malheureusement ces projets n'étaient plus de saison pour
nous. La France avait achevé d'épuiser ses finances dans la
glorieuse guerre de l'Indépendance Américaine ; en môme
temps que le déficit et la dette ne cessaient de grandir le
pays entrait dans cette terrible période de transformation
intérieure qui allait achever de paralyser pour un temps tous
nos moyens d'action au dehors. Le comte de Montmorin suc-
cedait,comme ministre des affaires extérieures, au comte de
Vergennes, mort au mois de février 1787. D'une prudence
timorée, il pousse la neutralité de la France jusqu'à l'effa-
cement dans les conflits qui surgissent en Europe. Cathe-
rine n ayant ni à espérer notre concours, ni à redouter
notre opposition, reprend sa liberté d'action pour l'accomplis-
sement des desseins, dont au fond elle n'a jamais abandonné
la pensée, dont elle s'est contentée de différer l'exécution
La Turquie l'attirait toujours. Déjà en 1784, Catherine,
profitant des troubles sans cesse renaissants du Kouban
et de la Crimée, s'était annexé ces régions. La famille des
Khans était divisée contre elle-même. Le Khan Chayn, pour
réduire ses deux frères que la Turquie poussait à la révolte
avait invoqué le secours de la Russie, protectrice oflicielle'
en vert,, du traité de Kaïnardji, de l'indépendance du Kha-
nat. Le 8 avril 1783, au moment de faire passer la frontière
à ses troupes, la Tsarine publiait «n manifeste, où elle
déclarait « réunir à son empire la Grimée, Vile de Taman, le
Kouban, comme une juste indemnité des pertes et dépenses
supportées pour le rétablissement de l'ordre.» Livrée par
un autre Poniatowski, la Crimée fut aisément conquise,
Chayn obligé d abdiquer, ses étals incorporés à la Russie, la
dernière trace des invasions mongoles effacée. Le dernier
souverain tatar, après avoir suivi un instant, comme un cour-
tisan dépaysé, la cour de Potemkin, se réfugia à Constanti-
nople Abdul-llamid 1- le chargea de fers, l'envova en exil
à Rhodes; les bourreaux l'y attendaient: ainsi finit en Europe
le sang de Gengis-Khan
L'occupation de la Crimée n'était, dans l'esprit de Cathe-
rine, qu un acheminement à de plus importantes conquêtes.
G était peu pour elle d'avoir pris aux Polonais la Russie blan-
che et aux Turcs la Crimée, d'avoir fait boire les chevaux
58 FRANCE ET RUSSIE
des Russes dans le Danube et promené victorieusement
leurs vaisseaux dans la Méditerranée, l'Adriatique et TArchi-
pel, d'avoir appelé les Grecs à la guerre sainte et de s'être
érigée en protectrice des chrétiens assujettis au Sultan;
Catherine voulait pousser jusqu'à son terme le dessein tra-
ditionnel des tsars, réaliser le rêve du peuple russe, expul-
ser l'infidèle de l'Europe, rendre à l'orthodoxie sa métropole
purifiée. Pour cela elle avait son plan; elle avait imaginé de
rétablir l'ancien Empire de Byzance et de placer un de ses
petits-fils sur le trône restauré de Gonstantinople. Cet empire
s'étendrait jusqu'au Danube. La Russie proprement dite s'ar-
rêterait au Dniester; entre le Dniester et le Danube, un état
intermédiaire serait formé, qui prendrait le nom de Dacie et
aurait pour premier souverain le favori du moment, Potem-
kin. Tel était la vaste combinaison connue sous le nom de
projet grec et qui devait rester, après Catherine, la grande
idée d'avenir de la Russie.
Cette idée s'était emparée de l'imagination de l'Impéra-
trice au moment de la seconde grossesse de lagrande duchesse
sa belle-fille, vers la fin de l'année 1778. Paul Pétrovitch,
celui dont nous venons de rappeler le voyage en Europe,
était-il vraiment le fils de l'infortuné Pierre 111 ? On connait
les soupçons répandus sur la légitimité de sa naissance, et
qu'un passage des mémoires de Catherine elle-même sem-
ble autoriser. A ne consulter que les affinités du caractère,
les similitudes de bizarrerie et de monomanie, entre lui et
le duc de Ilolstein devenu Pierre III, il n'y avait pas lieu de
douter de sa filiation. Quand il s'était agi de le marier, en
1773, l'Impératrice avait fait venir à Pétersbourg la land-
grave de Hesse-Darmstadt avec ses trois filles. On en avait
choisi une, qui devint la grande-duchesse Nathalie Alexievna.
Cette princesse mourut en couches, le 26 avril 1776. Le len-
demain même, 27, Catherine destinait à son fils une autre
femme ; d'ordre de l'Impératrice, le prince Henri de Prusse
écrivait ce jour là à sa nièce, la grande-duchesse de Wur-
temberg, qu'elle amenât à Berlin ses deux filles pour un nou-
veau choix. Le 6 Juillet, Paul, veuf depuis deux mois, par-
tait pour Berlin avec le prince Henri et en ramenait l'aînée
des princesses de Wurtemberg; le 26 Septembre, on les
FRANCE ET RUSSIE 59
mariait à Pétersbourg. Le 12 décembre 1777, la grande
duchesse Marie Fédorovna mettait au monde un fils, qui
reçut le nom d'Alexandre. En 1779, elle allait devenir mère
une seconde fois.
Ce fut alors que Catherine décida dans son esprit que
l'enfant à naître, s'il était un prince, serait destiné au trône
de Constantinople. En prévision de sa future souveraineté,
il s'appellerait Constantin ; il serait baptisé à la grecque,
appVendrait à parler dans la langue grecque, serait nourri
de lait grec; déjà on avait fait venir six nourrices des îles
de l'archipel. Ce fut d'un fils que la grande duchesse accou-
cha, le 27 avril 1779. Comme le ministre du palais impérial
demandait à Catherine s'il fallait affecter à l'entretien du
nouveau-né la même somme qui avait été fixée pour son
frère Alexandre: «Certainement, répondit Catherine, car le
cadet est dès son enfance le grand Seigneur que l'autre ne
deviendra qu'après la mort de deux personnes (Catherine et
Paul). » Des médailles furent frappées; l'une où' l'on voyait
une femme, la Russie, portant entre ses bras un enfant
marqué au front d'une étoile, k droite et à gauche la Reli-
gion et l'Espérance, dans le fond la coupole de Sainte-Sophie ;
l'autre, où Ton voyait l'enfant prédestiné tenant en main le
drapeau de Constantin, avec l'inscription célèbre : in hoc
signo i'inces.
Pour réussir dans sa grande entreprise, Catherine comp-
tait d'une part sur la connivence des Grecs, d'autre part
sur l'alliance autrichienne. Du côté des Grecs, les grands
moyens révolutionnaires d'autrefois ne furent pas négligés.
Si par égard pour l'Autriche et sa sphère d'intérêts qui déjà
se dessinait dans la direction de la Sava et de la Drina, on
laissa cette fois de côté les habitants de la Serbie, de l'Her-
zégovine, de la Tsernagora, on redoubla par contre d'efforts
auprès des populations helléniques. La Morée saignait
encore des blessures reçues lors de l'expédition d'Alexis
Orlof; les agents de Catherine opérèrent surtout dans
l'ouest de la Grèce ; Souli devint le centre du mouvement.
Du côté de l'Autriche, Catherine n'eut pas de peine à
gagner l'ardent Joseph 11, aux yeux de qui, dans l'entrevue
de Mahilev comme durant le séjour que l'Empereur fit à
60 FRANCE ET RUSSIE
PétersboLirg en 1780, elle fit miroiter la perspective d'une
part considérable dans les bénéfices. En 1781, un traité était
signé qui resserrait les liens des deux cours impériales, et
stipulait, pour la mise en mouvement des troupes autri-
chiennes, le casus fœderis.
VI
Les deux alliés, dont chaque année fortifiait l'amitié,
n'attendaient que le vent favorable pour entreprendre la
conquête de cette nouvelle toison d'or.
Ils l'attendirent jusqu'à l'automne de 1787. Catherine était
à peine rentrée à Tsarkoé-Selo de son fameux voyage dans
les pays du Midi, qui avait duré du 17 janvier au 22 juillet.
Cette fastueuse promenade, qui rappelait celle de Cléopatre
sur les mers de Syrie, n'avait pas seulement pour but
d'éblouir ses nouveaux sujets par l'étalage d'une pompe
asiatique. Montrer de près l'Empire ottoman aux rois, aux
représentants des cours d'Occident qui formaient le cortège
de la Souveraine, engager en quelque sorte leur responsa-
bilité dans ces perspectives, obtenir enfin d'eux la permis-
sion au moins tacite d'accomplir en Turquie ce que l'on avait
fait en Crimée, tel était l'objet politique de cette démonstra-
tion. Les Tatars, fascinés par Catherine, devenaient l'avant-
garde des Russes contre un empire du même sang qu'eux.
Une inscription prophétique gravée sur une borne milliaire
de la Chersonèse-Taurique disait aux Russes : « C'est ici le
chemin de Byzance. »
Les Turcs ne s'y trompèrent pas. Menacés dans la mer
Noire et dans l'archipel, ils résolurent de prévenir l'explo-
sion. Dix ans auparavant, la diplomatie moscovite avait déjà
eu l'habileté de tourner les pauvres Turcs en agresseurs. La
ruse se renouvelle. Le 26 juillet, le Divan adressait un ulti-
matum à la Russie; le 13 août, l'envoyé de Catherine, Bulgo-
kof, sommé de signer la restitution de la Crimée, était, sur
son refus, envoyé aux Sept-Tours. Aussitôt après, l'armée
Turque entrait en campagne.
Obligé de faire face à deux puissances militaires de premier
ordre, miné à l'intérieur par une insurrection des Rayas,
FRANCE ET RUSSIE • 61
l'Empire ottoman parut voué à une perte certaine. Mais,
comme il était arrivé déjà, comme il devait arriver encore,
l'événement trompa tous les calculs : les Turcs se défen-
dirent avec courage, souvent avec succès. La guerre dura
cinq ans, comme celle de 1768. L'Autriche qui avait mis sur
pied une armée de 180,000 hommes, le plus grand effort que
jusque là eut fait la maison d'Autriche, y employa, sans
compter Joseph II, ses meilleurs généraux, Laudon le vété-
ran des guerres de Marie-Thérèse, Cobourg, Clairfoyt,
Wartenslcben, Mack, dont les noms allaient revenir dans les
campagnes contre la France républicaine ou napoléonienne.
Chez les Russes, c'était Potemkin, satrape plutôt que capi-
taine, Romansof, Souvorof ; Souvorof, dont la sauvage éner-
gie emporte par de furieux assauts les villes d'Oczokof et
d'Isniaïl, brise à la bataille de Focsani les régiments turcs ;
et, dans celle du Rimnik, sauve, avec 30,000 soldats, l'armer
autrichienne enveloppée par les 200,000 hommes du grand
vizir : ce qui lui vaut le surnom de Rimnisky, les titres de
comte du saint empire Romain et do comte de Tempiro
Russe.
La flotte russe du Nord ne quitte pas les eaux de la Bal-
tique pour venir, une seconde fois, après un aventureux
voyage de circumnavigation, apporter la guerre sur les
côtes de la Morée. Elle est occupée à tenir tète aux vais-
seaux do Gustave III. Seul, parmi les rois de l'Europe, Gus-
tave III a uni ^C8 armes à celles des Turcs. Le 17 juillet i78S,
une bataillé sangfantc, indécise, s'engage près de l'Ile de
llogland, entre les flottes russe et stiédoise. Les détonations
de l'artillerie des deux escadres s'entendent de Pétersbourg.
« Je vous écris au bruit du canon qui fait trembler les vitres
de mon palais, mandait Catherine au prince de Ligne, et ma
main ne tremble pas. » Bientôt Une conspiration découverte
dans l'armée suédoise obligeait Gustave III à regagner sa
capitale.
En Gri'i c loul se l»wii,* <4 ua*) gu<!ri'«' «i >-.->i .iiniouches. Les
corsaires de l'archipel, commandés par Lambr'ôCanscani, le
héro du Corsaire de lord Ryron, arborent le pavillon russe,
courent les mers enlevant les bâtiments de commerce, et
parfois les vaisseaux des Turcs. Les montagnards souliotes
62 FRANCE ET RUSSIE
fondent clans la plaine sur les Albanais du fameux Ali, pacha
de Janina, et, le coup de main accompli, regagnent leur cita-
delle de rochers. A la suite d'un de ces combats, une bril-
lante armure, que Ton disait enlevée sur le fils du pacha, fut
remise à trois députés grecs qui vinrent l'apporter aux pieds
de Catherine, avec les hommages et les vœux de la nation,
u Donnez-nous pour chef votre petit-fils Constantin, disaient-ils
dans leur harangue, puisque la famille de nos empereurs est
éteinte. » Introduits auprès du jeune grand-duc, ils lui adres-
sèrent un discours en grec, et Constantin leur fit en peu de
mots son remercîment dans la même langue.
C'était la Prusse de concert avec l'Angleterre, qui avait
armé les Suédois contre les Russes, et procuré à la Turquie
le secours de cette diversion. Usurpant à Constantinople le
rôle de protectrice, si longtemps exercé par la France, elle
héritait en partie de notre influence auprès du Divan. Bien-
tôt, détachant l'Autriche de la Russie, elle obligera une
seconde fois Catherine à borner ses conquêtes, et, comme
à Kaïnardji, retiendra l'Empire Ottoman sur le bord de
l'abîme.
Joseph 11 était mort le 20 février 1790, trompé dans toutes
«es illusions de réforme, de guerre et de gloire, et commen-
çant à douter du résultat de ses complaisances envers Cathe-
rine contre les Turcs. Léopold II, son successeur, prince
grand sur un petit théâtre, petit sur une grande scène, avait
quitté Florence pour venir gouverner l'Allemagne. Il aspi-
rait à la paix avec la Porte, pour reporter toute son attention
et toutes ses armes vers les Pays-Bas, que la révolution fran-
çaise entraînait dans son orbite. Les conférences qu'il pro-
voque à Sistowa aboutissent à la paix du 4 avril 1791. La
Porte recouvrait tout ce que les armées impériales lui avaient
enfevé, à l'exception de Chœzim, laissé en gage jusqu'à la
paix avec les Russes.
Catherine, d'abord indignée de cette défection, finit par cé-
der à la lassitude de la guerre plus qu'à la modération. Les ha-
biles instances de la diplomatie prussienne l'amènent à signer
à son tour la paix de lassy, au mois de janvier 1792. Comme
le trhité de Kaïnardji, dont il était la confirmation, le traité
de lassy assurait à la Russie moins d'accroissement terri-
FRANCE ET RUSSIE . 63
torial que d'influence politique. De leurs conquêtes, les
Russes se contentaient de retenir Oczokof et ce continent
disputé entre le Dniester et le Boug, où ils allaient bientôt
construire Odessa, la Smyrne de la mer Noire.
Le fameux projet grec subissait une éclipse ; il n'était point
pour cela destiné à périr. Il reparut au bout de deux lustres,
à la suite d'événements qui dépassaient toutes les prévisions
humaines ; il porta alors le nom de politique de Tilsit. Sur
le radeau légendaire construit au milieu du Niémen où les
deux maîtres de la France et de la Russie se rencontrèrent
pour la première fois et s'embrassèrent à la vue de leurs
armées (25 juin 1807), en face de Napoléon et à côté d'A-
lexandre, se tenait le Tsarévitch Constantin, comme l'expres-
sion vivante de « la grande idée » qu'avait léguée Catherine,
et qui semblait maintenant appelée à une fortune éclatante.
Mais il n'avait conçu, en grandissant, aucune ambition per-
sonnelle, le nourrisson des six Amalthées grecques ; loin de
viser au trône des Paléologues, il devait renoncer un jour, de
son plein gré et en faveur d'un frère cadet, au trône même
des Romanof qui lui revenait de droit, ne se reconnaissant,
ainsi qu'il le déclara dans un document mémorable a ni le
génie, ni les talents, ni la force nécessaire pour être jamais
élevé à la dignité souveraine. » Aussi, à Tilsit, Alexandre
demandc-t-il directement pour l'empire russe lui-même cet
héritage ottoman que son aïeule, par un euphémisme diplo-
matique, avait prétendu ériger seulement en une « monar-
chie indépendante » sous une branche cadette de la famille
des Romanof. On connaît la réponse du César français, et la
scène où le vainqueur de Friedland, posant le doigt sur une
carte en présence d'Alexandre, s'écria à plusieurs reprises :
« Constantinople, jamais ! Constantinople, c'est l'empire du
monde !... »
VII
Tandis que la Turquie, soutenue par les armes suédoises,
par les intrigues anglaise et prussienne, luttait contre la coa-
lition austro-russe, la France avait appuyé la Russie autant
que le permettait TeiTacement auquel la réduisaient ses
64 FRANCE ET RUSSIE
embarras intérieurs. On avait vu accourir les volontaires
français, «non pas comme ils l'eussent fait autrefois, au camp
ottoman, mais, par une nouveauté singulière, dans les rangs
et sur les vaisseaux des Russes. Au cours de la campagne
maritime de la Baltique, le prince de Nassau-Siegen, un ami
de Ségur et de la France, leur avait rendu d'éminents ser-
vices contre la flotte suédoise. Dans la campagne du Danube,
les Roger de Damas, les Langevor, les Fronsac (futur duc de
Richelieu), les Yilnau, avaient, en mainte rencontre, signalé
leur valeur. Mais avec les premières agitations de la Révo-
lution, un nouveau revirement s'opère dans les esprits. Dans
la lutte entre la France de l'ancien régime et la France
moderne, Catherine devait nécessairement prendre parti
pour la première : sa propre sécurité, l'amitié qu'elle avait
vouée au Roi, la dette de reconnaissance qu'elle avait con-
tractée envers nos gentilshommes, l'orgueil de protéger une
dynastie déchue et des princes proscrits firent d'elle une
ennemie déclarée de la Révolution. Le 11 octobre 1789,
M. de Ségur était parti en congé ; il ne devait plus revenir.
La légation de France, réduite à un simple chargé d'affaires,
M. Genêt, fut en butte d'abord à la froideur, puis au mépris,
enfin à l'insulte. Le traité de commerce de 1787 fut violé
dans toutes ses dispositions. Le pavillon de France, de blanc
devenu tricolore, fut amené. Enfin nous cessons d'avoir en
Russie aucun représentant attitré, jusqu'au moment où, après
les campagnes de Souvorof en Italie et en Suisse, les rela-
tions diplomatiques seront reprises par Bonaparte et Paul I^^
Catherine ne mobilise pas ses troupes contre nous comme la
Prusse, l'Autriche, l'Angleterre, la Hollande, l'Espagne ;
elle nous fait la guerre à coup de rescrits prohibitifs, et de
mesures vexatoires décrétées contre nos nationaux. Au fond
elle n'oubliait pas ses intérêts. Rapprochée de l'Autriche et
de la Prusse (traités du 14 juillet et du 7 août 1792), elle
s'étudiait à les engager sans s'y engager elle-même, dans
la lutte à main armée contre les jacobins de France, se
réservant pour le châtiment, beaucoup moins dangereux,
et plus lucratif, des « jacobins » de Turquie et de Pologne.
La malheureuse Pologne allait une fois encore payer la
"ni'tvdération plus ou moins volontaire que Catherine venait
FRANCE ET RUSSIE 65
de montrer en Turquie. Depuis la mort du grand Frédéric, les
Polonais avaient cherché un appui perfide dans la Prusse. De
plus ils avaient promulgué, à l'imitation de la France, une
constitution de 1791 qui les émancipait de l'étranger. Ces deux
prétextes décidèrent l'Impératrice à leur déclarer la guerre.
La diète et le roi Poniatovvski lui-même parurent s'élever
un moment à 1»^ hauteur du danger ; mais avant que la
Pologne eût le temps de réunir les cinquante mille hommes
qui composaient son armée nationale, cent mille Russes
inondaient ses provinces. Le nombre écrasa le courage.
Kosciusko, Ignace Potocki, Zajonezek, Niemeewitz, poète et
soldat, se firent leur premier nom de patriotes et de héros
dans ces luttes inégales qui eurent pour conséquence un
second démembrement de leur patrie. C'est alors que l'on
vit la Prusse, joignant la fourberie à la violence, prendre une
part des dépouilles de ce même allié, qu'elle s'était solennel-
lement engagée à défendre. Tandis que la Russie mettait la
main sur ce qui restait de la Lithuanie, la Prusse s'adjugeait
Thorn et Dantzick, depuis si longtemps convoitées et en
outre, Gnesen, Posen, Kalisz, Czenslochowa, etc.; autrement
dit, c'était le pays d'origine de la nation polonaise, c'étaient
ses plus anciennes capitales qu'on incorporait insolemment
à coAU' Prusse qui, cent cinquante ans auparavant, était un
hund^le fief de la république.
Tout ce qu'il y avait encore de patriotes en Pologne essaya
de protester par les armes contre un pareil brigandage, et
se réunit sous le drapeau insurrectionnel déployé par
Kosciusko ; mais sa défaite par les Russes à Maciowice
(10 octobre 1794) fut suivie trois semaines plus tard de la
prise de Praga (4 novembre 1794). Souvorof, que le massacre
d'Ismaïl désignait à Catherine comme l'exterminateur sans
pitié des capitales, emporta d'assaut le faubourg révolté.
Varsovie le reçut le lendemain, couvert du sang de trente
nnlle victimes. Alors les dernières provin<'es polonaises
furent .i leur tour partagées entre les trois grandes puissances
Russie, Autriche et Prusse, qui avaient simultanément fait
march<M* leurs troupes contre les fauteurs de désordre.
La Pologne disparut de la carte d'Europe, et, de l'ancienne
barrière de l'Est, il ne resta plus que deux États mutilés,
YXXI — 5
66 FRANCE ET RUSSIE
l'un refoulé vers le Pôle, Fautre rejeté sur le Danube.
Ainsi la Révolution, à ses débuts, précipita l'accomplissement
du plan machiavélique dont les ennemis de la Russie avaient
déjà attribué la paternité à Pierre le Grand ; la ruine des petits
États, que le roi de France avait réussi à retarder, tantôt en
combattant la Russie, tantôt en recherchant son alliance,
s'accomplit définitivement.
Catherine ne survécut pas longtemps à ses cruels exploits.
Le 17 avril 1796, elle mourait d'une attaque d'apoplexie.
Cette année là, un nom plus retentissant que le sien commen-
çait sa prodigieuse ascension vers la gloire et retenait déjà
l'attention du monde ; un grand acteur inaugurait un grand
drame ; c'était l'année de Rivoli et d'Arcole ; l'histoire était
partout en travail et annonçait pour le dix-neuvième siècle
des bouleversements plus grands encore que ceux qui avaient
marqué le cours du dix-huitième.
Nous avons essayé de montrer les deux courants d'idées
qui, au temps de l'ancien régime, tendirent constamment l'un
à éloigner, l'autre à rapprocher la France de la Russie. Les faits
d'une importance capitale, qui ont presque annihilé le premier
de ces courants et donné à l'autre une force irrésistible, sont
dans toutes les mémoires. Du choc réitéré des peuples est sor-
tie une Europe nouvelle. C'est un autre échiquier, disposé tout
autrement, que nous avons sous les yeux, et moins nous
avons déguisé les difficultés qui s'opposèrent jadis à une
communauté d'intérêts et d'action entre les deux pays, plus
nous sommes autorisés dans la position actuelle des pro-
blèmes européens, à affirmer la possibilité, la nécessité
pour eux de lier leur politique et d'associer leurs efforts.
Contre le nouvel empire allemand, bien plus redoutable
que ne l'étaient autrefois celui des Othon ou des Habsbourg,
la Russie peut seule nous fournir dans l'Est une diversion
utile, un contrepoids nécessaire. Elle remplacera cette
ceinture de puissances secondaires, formée par le soin de
nos Rois, autour des frontières de l'Allemagne, toujours
prêtes à prendre nos ennemis à revers, pour affaiblir leur
action en divisant leurs forces. Elle nous sert à maintenir
FRANCE ET RUSSIE 67
l'équilibre si précaire de TEiirope. Arc-boutée (l'un côté
par la Triple-alliance, la paix parait plus solide, quand elle
Test de Tautre par la France et la Russie, dont l'union
empoche qu'il y ait dans un sens une poussée plus forte que
dans l'autre.
Des petits états qui jadis formaient notre système, nous
n'avons pas su, nous n'avons pas pu suspendre la décadence
ou empêcher la ruine. La Suède a depuis longtemps renoncé
à tenir en Europe un rang disproportionné à ses forces. On
ne pose même pas de nos jours la question de savoir si les
lambeaux de l'infortunée Pologne se rejoindront jamais
pour former encore une nation, tant l'espoir en parait
chimérique.
Reste la Turquie, dont les rivalités européennes prolon-
gent la décrépitude, et dans les limites de laquelle s'est
concentrée au xix" siècle, la question d'Orient. Qu'eu
Turquie les sphères d'influence de la France et de la Russie
confinent l'une à l'autre, et risquent de se heurter : il
serait puéril de le nier. Quand la France et la Russie ont été
en guerre, c'est le Levant qui leur a mis les armes à la
main; et, quoi qu'on dise, il y avait là autre chose qu'une
méprise regrettable ou une fantaisie napoléonienne, sans
antécédent historique. Mais d'autre part, la Russie et la
France ont montré plus d'une fois h l'Orient, en Grèce, en
Syrie, au Monténégro, en Egypte, qu'elles savent s'en-
tendre ; et puisqu'il y a en .ce moment des ambitions
inquiètes qui ne reculeraient pas devant les plus sanglants
bouleversements dans l'espérance d'y trouver profit, ce que
l'on peut désirer de meilleur c'est que les deux grandes
puissances se tiennent plus unies que jamais pour n'fréner
ces convoitises et limiter l'action de l'Europe à l'émanci-
pation graduelle des peuples chrétiens, à la résurrection
des nationalités ensevelies depuis des siècles sous la
tyrannie musulmane.
H PRÉLOT, S J
A CHEVAL A TRAVERS L'ISLANDE
(Fin 1)
Nos excellents hôtes ne nous laissent point partir sans
nous régaler de tout ce qu'ils ont de meilleur.
Après avoir chevauché pendant deux heures environ, nous
arrivâmes à la ferme de Lang, située à 200 mètres du Geyser.
C'est là qu'habite Sigurdr de Lang : c'est un vieillard de
80 ans, fort, très alerte pour son âge, et'connu dans tout le
pays pour sa grande complaisance. Il est propriétaire de
trois fermes situées de ce côté du Geyser. Il y a deux ans,
au grand chagrin des Islandais, il vendit le Geyser, qui lui
appartenait également, à un Anglais, pour la somme de 3,000
couronnes. L'intention de l'acquéreur est de l'entourer d'un
grand mur, et chaque voyageur qui voudra le visiter devra
payer. Vraiment les Anglais s'entendent aux affaires !
Ceci a sans doute quelque rapport avec ce qu'on nous a
dit à Reykjavik : Un agent d'une société anglaise y était venu
pour faire un arrangement avec les autorités au sujet d'iui
chemin de fer qu'on voulait établir entre la capitale et le
Geyser. Une ligne de steamers ferait en môme temps le
service entre Liverpool et l'Islande ; on s'engageait à payer
100,000 couronnes par an, pour le terrain, pendant 30 ans, et
à l'expiration de ce laps de temps, le chemin de fer serait la
propriété de la compagnie. On espère pouvoir commencer
les travaux l'année prochaine (1895).
Nous ne vîmes personne aux abords de la ferme ; je des-
cendis de cheval et avec un bâton je frappai, selon l'usage,
trois coups sur le mur près de la porte d'entrée ; c'est ainsi que
les voyageurs annoncent leur arrivée pendant la journée ;
après le coucher du soleil il faut monter sur le toit et crier
1. Y. Études, 20 Mars 1897, p. 764.
A CHEVAL A TRAVERS L'ISLANDE . 69
à la fenêtre : « Dieu soit ici ! » et Ton reçoit invariablement
la réponse : « Que Dieu vous bénisse ! »
A peine avais-je frappé les trois coups qu'une femme sortit
de la maison. Après les salutations d'usage, je demandai à
parler au maître de la maison ; elle alla tout de suite l'ap-
peler. Je voulais prier Sigurdr de vouloir bien nous servir
de guide jusqu'à AV////wr//?r^.ç/w//o^rt, une ferme située au milieu
d'un désert, de l'autre côté de la montagne devant nous. II
nous faudrait huit heures à cheval pour y arriver; et pendant
cette longue étape à travers des champs de lave, il n'y a
pas une seule habitation, à peine, par-ci par-là, quelques
brins d'herbe. Le plus grand danger pour nous, c'était le
torrent rapide et puissant du JôkeleLv lli'itày avec ses treize
branches qu'il fallait passer à cheval. On ne pouvait songer
à le faire sans un guide sûr et expérimenté. II n'y avait que trois
hommes (jui connussent bien le chemin, c'étaient : Sigurdr
de Lang, son fils fireipr à 1lanUadali\ et Gudjon, un fermier
du voisinage. Malgré son grand Age, Sigurdr était le meil-
leur guide (les trois.
Le vieillard vint bientôt à nous ; c'était un homme d'une
belle prestance, dont la figure était couverte d'une barbe
blanche coupée très court. Je le saluai ; il me regarda sans
répoiulre, puis il se pencha vers un jeune garçon qui rac-
compagnait ; l'enfant lui cria à l'oreille : « Le monsieur von**
salue : Sivlir vevid per! » II nous a dit alors : « Soyez les
bienvenus! — Je viens V()us prier, lui <lis-je aussi haul que
possible, de vouloir bien n<ius accompagner jusqu'à AV///-
moustunga ». Je n'avais pas parlé assez haut, l'enfant dut
répéter ce que j'avais dit ; le vieillard réfléchit quelques
instants et répondit : « Je <*rains que je ne puisse moi-même
y aller; mais mon fils, Cireipr, ira volontiers avec vous, et
s'il ne le peut pas, j'irai alors moi-même, n II me prit par le
bras et me fit mille questions auxquelles je répondis en
criant à tue-téte. L'interrogatoire fini, il dit au garçon de
nous conduire au Geysei\ de nous montrer les environs, et
ensuite de nous mener à la ferme de lîankadalr^ où demeu-
rait son fils Greipr.
Nous allions donc, pour la première fois, contempler
ce Grand Geyser dont nous avions tant entendu parler !
70 A CHEVAL
Nous arrivâmes bientôt au pied d'une large et ronde colline
de rochers ; du sommet sortait une épaisse vapeur, comme
s'il y eût eu une douzaine de cheminées d'usine. L'air était
imprégné d'une odeur nauséabonde, comme provenant d'un
mélange de soufre, de salpêtre et de vapeur d'eau bouil-
lante ; on entendait un bruit étrange, semblable à celui d'un
liquide en ébullition ; en effet, l'eau bout là-haut dans ces
immenses marmites de pierre.
Le garçon alla devant nous, et nous le suivîmes ; les che-
vaux manifestaient de l'inquiétude, ils flairaient les rochers
sur lesquels ils marchaient ; ils finirent par s'arrêter, dres-
sèrent les oreilles et jetèrent des regards inquiets autour
d'eux. Nous dûmes employer la force pour les faire avancer ;
mais ils marchaient avec beaucoup de précaution et parais-
saient fort effrayés. Arrivés à une certaine hautevir, nous
vîmes devant nous une ouverture ronde, d'où s'échappait
une épaisse vapeur, qui s'élevait à une grande hauteur ; les
chevaux se regardent terrifiés, contemplent, pendant
quelques instants, cet étrange spectacle, puis se détournent
résolument pour s'en aller. Nous dûmes mettre pied à terre
et les mener par la bride. Nous continuâmes à gravir la
colline jusqu'au Grand Geyser^ qui est au sommet. En route
nous passons plusieurs de ces trous béants et fumants, près
desquels les pierres sont brûlantes, quoique le sol ait la
température normale. Ces pierres font entendre un bruit
semblable à celui de la soupape d'une machine à vapeur.
Les chevaux deviennent de plus en plus terrifiés, et mar-
chent comme s'ils traversaient un brasier ardent.
Enfin, nous voilà au Grand Geyser. Quel spectacle extraor-
dinaire ! Nous voyons un bassin d'eau claire et limpide, il a
80 pieds de circonférence ; l'eau est en ébullition, mais elle
bout plus légèrement aux bords qu'au milieu. J'y plonge un
doigt, mais pour le retirer aussitôt, car je m'étais brûlé.
Plusieurs savants ont mesuré la température de cette eau.
A la surface elle n'a que 86° centigrades ; à 20 mètres de
profondeur, elle atteint 125°. 11 nous tardait de voir l'eau
jaillir, mais notre curiosité ne fut pas satisfaite. Notre
guide ne comprenait rien au grand intérêt que nous prenions
à ce merveilleux phénomène de la nature. Pour lui c'était
A TRAVERS L'ISLANDE ' 71
chose toute naturelle. Il est né à côté de ce monstre dont il
a maintes fois vu les colères, et il y est habitué. Je lui
demandai s'il y avait du danger à rester si près du bassin ;
car, en cas d'une éruption, nous aurions été inondés par
cette eau bouillante ! « Oh î cela n'arrive pas ainsi, répondit-
il ; quand l'eau va jaillir, on est averti par un grondement
souterrain accompagné d'un tremblement de terre ; il faut
alors se mettre à l'écart, en ayant soin d'aller contre le vent. »
Je demandai comment l'éruption avait lieu ; il répondit :
« Toute la masse d'eau se soulève, elle est lancée tout droit
en l'air à une hauteur de 200 pieds, plus ou moins, et cela
quatre ou cinq fois de suite. La plus grande partie de l'eau
retombe dans le bassin ; une partie est jetée dehors, surtout
lorsqu'il y a beaucoup de vent, et le reste se dissipe en vapeur.
— Et quand a eu lieu la dernière éruption ? — Cette nuit. —
Cela arrive-t-il souvent ? — Oh ! les accès sont très irrégu-
liers ; parfois cela arrive deux ou trois fois par jour, parfois
il n'y a qu'une seule éruption en trois semaines ; mais durant
ce dernier printemps, il y en a eu presque toutes les vingt-
quatre heures. »
.Nous visitâmes ensuite les autres sources, surtout celle de
Stokkr, dont l'eau bouillait plus furieusement que celle du
Grand Geyser; on en entendait le mugissement de très loin ;
mais elle est plus petite, et ressemble à un puits de deux
mètres de diamètre, creusé dans le rocher ; les parois sont
de pierre rouge et polie. L'eau n'arrive pas jusqu'au bord ;
en regardant dans ce trou on voit Teau en ébuUition lancée à
un demi-mètre de hauteur. II nous fut impossible de faire
approchc^r nos chevaux de cette source : le bruit et la vapeur
qui en sortaient les effrayaient horriblement. Quand nous
eûmes assez contemplé ces cratères bouillonnants, nous
descendîmes la colline pour nous rendre à I/ankadalr, où
nous voulions passer la nuit.
Nous traversâmes une rivière à gué ; nos chevaux furent
plongés dans ce bain froid jusqu'aux flancs. A llankadalr
nous frappâmes trois coups sur le mur selon la coutume, et
le fermier Greipr vint aussitôt vers nous. C'est un jeune
homme grand et fort ; il nous reçut très poliment, surtout
lorsqu'il apprit que nous venions de la part de son père.
72 A CHEVAL
On nous introduisit dans la chambre des étrangers, cette
fois-ci elle est bien simple, et modestement meublée, mais
tout y est propre. On fit nos lits sur des coffres et des caisses.
Nos draps et couvertures étaient des plus grossiers.
Nos hôtes nous servirent de leur mieux. Ils ont une nom-
breuse famille ; l'aîné des enfants n'a que 13 ans ; après lui
il y en a de tous les âges.
Dans la soirée, nous étions tous réunis sur le gazon devant
la maison, causant ensemble et jouissant du spectacle que la
nature déroulait devant nous, lorsque tout à coup, nous
vîmes un homme à cheval venant à la ferme ; nous recon-
nûmes bientôt le vieux Sigurdr de Lang. Nous allâmes à sa
rencontre ; il descendit de cheval, et embrassa son fils. Ce
bon vieillard s'était donné la peine de venir s'assurer si son
fils pouvait nous accompagner le lendemain à Kallmanstunga.
Ils causèrent longuement ensemble. Il paraît que Greipr
n'avait jamais fait plus que la moitié du chemin, et il nous
fallait un guide qui connût parfaitement toute la route. Car,
si le brouillard survenait pendant que nous étions sur la
montagne, nous pourrions facilement nous tromper de
chemin, et rester une nuit ou deux sans abri.
Il fut donc décidé que Greipr ferait demander à Gudjôn
s'il pouvait nous accompagner, et, dans le cas contraire,
Sigurdr irait lui-môme. Cette décision prise, le bon vieillard
dit bonsoir, et s'epi retourna chez lui. On envoya le message
à Gudjôn, mais il était absent. Il fallut nous résigner à rester
à Hankadalr tout le lendemain.
Jeudi 2 août 1894.
Nous profitâmes de ce délai pour visiter les environs et
faire une petite collection de pierres et autres minéraux pour
notre musée à'Ordrupshoj.
Cette partie de l'Islande abonde en sources d'eau chaude,
dont plusieurs portent encore les anciens noms catholiques.
Près de la ferme, il y a la source Saint-Martin; son eau claire
et saine sert à faire la cuisine. Tout autour de l'ouverture on
voit des bouilloires, des casseroles, etc. Les bonnes gens du
voisinage viennent là préparer leur repas; ils épargnent ainsi
le bois et le charbon ; le feu souterrain donne ses services
gratis, l'été comme l'hiver.
A TRAVERS L ISLANDE 73
Nous plongeâmes dans l'eau bouillante une de nos boîtes
de conserves, et un quart d'heure après nous eûmes un déli-
cieux bifteck. A côté de ce cratère, on a creusé un bassin
dans lequel on laisse couler l'eau bouillante, qui se refroidit
aussitôt, et c'est là que les bestiaux viennent se désaltérer
pendant l'hiver, quand Teau est gelée partout ailleurs.
Dans l'après-midi, nous fîmes une excursion à la plus
grande cascade de l'Islande, la Relie gulfoss. Le fleuve IlK'ilà
jette là toute sa masse d'eau par-dessus une haute muraille
de rochers ; c'est ce même fleuve, avec ses treize branches,
que nous devons traverser le lendemain. De très loin on
entend le mugissement du torrent, et à plusieurs milles de
distance on voit une immense colonne de vapeur s'élever
au-dessus de la cascade.
De retour à la maison, Frédérik se mil à jouer à cache-
cache avec les enfants : j'étais vraiment étonné de la facilité
avec laquelle ces enfants se comprenaient ; plus tard, dans
toutes les fermes où nous nous arrêtâmes, Frédérik organi-
sait des parties de cache-cache, à la grande joie des enfants,
et des parents aussi ; nulle part il ne manqua de camarades,
car les enfants fourmillent dans cette partie de l'Islande.
On avait réussi à trouver notre guide ; il demandait vingt
couronnes pour sa peine : c'est le prix ordinaire. II allait
perdre deux jours de travail, et devait prendre deux chevaux,
à cause des chemins difficiles et fatigants.
Nous ji.irlons (Iciii.'iin rii.ifin à H heures.
Vendredi 3 ac^ût 189V
Le lendi'iiiaiii, au iiioiiiciil du départ, je voulus régler mon
compte avec notre hôte, mais il refusa tout paiement,
quoique nous eussions passé deux jours et deux nuits chez,
lui. (]e ne fut qu'après l'avoir beaucoup supplié qu'il consentit
à prendre une petite rémunération, pour laquelle, lui et sa
femme, me remercièrent avec tant d'expressions de gratitude
que j'en étais tout confus. Partout les braves gens de la
campagne, en Islande, regardent l'hospitalité exercée envers
les étrangers comme un devoir sacré, et reçoivent de leur
mieux tous ceux que le Seigneur leur envoie.
Je fus très peiné d'apprendre que, parfois, certains voya-
74 A CHEVAL
geurs se conduisent fort mal vis-à-vis de leurs charitables
hôtes. Une fermière me dit un jour : « Oh ! les étrangers ne
sont jamais contents de ce que nous faisons pour eux. Ils
disent qu'ils s'attendaient à être mieux servis, que ce que
nous leur donnons est mauvais, que nous ne sommes pas
propres, et que nous faisons payer nos services trop cher.
Une fois nous demandâmes deux couronnes par tête : ils
trouvèrent ce prix exorbitant ; pourtant nous avions perdu
toute une journée de travail, et nous leur avions donné tout
€e que nous avions de mieux. »
Ces voyageurs exigeants ne réfléchissent pas combien la
moindre chose coûte cher à ces pauvres gens. Le café, le
sucre, la farine, Fhuile, tout enfin, doit être apporté d'une
grande distance sur le dos des chevaux.
Entre 6 et 7 heures du matin, nous quittâmes Ilankadalr
avec cinq chevaux. Pendant que nous gravissions la pre-
mière montagne, nous vîmes le Grand Geyser jaillir. Quel
dommage que nous ne fussions pas plus près !
Notre route est des plus mauvaises. Tantôt c'est une
montée raide et difficile, tantôt il faut descendre dans une
profonde vallée, ensuite traverser un aride désert jonché de
grosses pierres, puis gravir de nouveau une haute mon-
tagne. Il en fut ainsi toute la journée; nous traversâmes la
vallée de Kaldadal, serrée entre des glaciers imposants qui
descendent jusqu'au sentier, nous chevauchions dans la
neige ; le temps était magnifique pourtant. Cette locomotion
lente et pénible avait duré près de quatorze heures, lorsqu'à 9
heures du soir nous nous engageâmes dans un chemin où le
terrain était au moins égal, et nous pûmes aller bon train
pendant quelque temps.
Ensuite il fallut ralentir le pas : nous descendions dans
une vallée large de plusieurs milles. Entre 1 et 2 heures de
la nuit, nous arrivâmes au gué de la rivière Hvità. Nous
regardâmes avec stupeur ce torrent, roulant ses eaux
blanches avec fracas sur d'innombrables rochers. Notre
guide s'arrêta, regarda le fleuve et dit : « Impossible de
traverser à cet endroit; ce serait trop dangereux. «
Nous longeâmes le rapide pendant quelque temps, puis
nous nous arrêtâmes de nouveau. Le guide voulut d'abord
A TRAVERS L'ISLANDE , 75
traverser le fleuve seul, sur son meilleur cheval; malgré les
violents coups de fouet qu'il donna au pauvre animal, celui-ci
refusa d'entrer dans cette eau glaciale. Mais il dut se rendre
enfin, et y fut plongé jusqu'aux flancs. Le courant l'entraîna,
et soudain, il s'enfonça dans un trou; il avait la tête et le
train de devant sous l'eau, et le guide était mouillé jusqu'à
la ceinture.
Nous étions épouvantés: si notre guide périssait qu'allions-
noiis devenir? nous étions nous-mêmes inévitablement per-
dus! Heureusement le cheval parvint à reprendre pied; mais
il dut revenir sur ses pas. Le guide paraissait fort embar-
rassé; il nous proposa de continuer à longer la rivière jtis-
qu'à ce que nous eussions trouvé un endroit plus sûr pour
traverser. Au bout de quelque temps il fil une autre tenta-
tive, mais également sans succès : le cheval ne pouvait ré-
sister à la force du rapide, et le fond était extrêmement iné-
gal. Avec beaucoup d'efforts, il réussit à revenir vers nous.
Il fallut continuer à chercher un endroit guéablc. Notre
pauvre guide, fatigué et mouillé, ne se découragea pour-
tant pas : il essaya une troisième fois, et réussit enfin à ga-
gner l'autre rive. II revint à nous bien vile, et prit Frédorik
sur son cheval; encore cette fois, le pauvre animal eut
beaucoup de peine à lutter contre le courant. .\u miliiMi du
fleuve il s'enfonça, comme la première fois, dans un creux
quelconque; il s'en tira, fort heureusement, et je fus bien
soulagé quand je les vis arriver sains et saufs à la rive
opposée. Frédérik mit pied à terre, et le bon guide revint
me chercher; il me fit monter sur son cheval et prit le mien,
nous attachâmes les autres ensemble, l'un derrière l'autre,
par la queiu' et la bride. Le guide alla en avant, et j'allai le
dernier; nous fûmes emportés un bon bout par le courant,
mais une fois au milieu du fleuve, nous pûmes mieux résis-
ter au rapide, et la petite caravane gagna le rivage sans
accident. Plus que jamais nous appréciâmes la force r«t la
sûreté de nos chères petites montures.
On nous a dit que les chevaux ne se noient jamais, et si
les cavaliers savent bien se cramponnera eux, ils sont sûrs
d'arriver à l'autre bord. Le danger n'est donc r<'"ll<fn('nt pas
aussi grand qu'il le paraît.
76 A CHEVAL
Restait à passer les douze autres branches. A chaque tra-
versée je me mis à côté de Frédérik, et le tins par le bras.
On prend facilement le vertige en traversant ces rapides.
Ce doit être une vue magnifique au printemps, quand les
eaux débordant ne forment plus qu'un torrent immense,
remplissant tout le lit du fleuve et charriant d'énormes gla-
çons.
Nous traversâmes ensuite un désert aride, sans chemin
d'aucune sorte. Le guide ne savait pas au juste où était
située la ferme de Kallmannstunga. 11 fallait la chercher.
Quelle affreuse pensée, que celle que nous serions peut-être
obligés de passer^ le reste de la nuit à cheval, errant à l'aven-
ture! Notre joie fut donc bien grande lorsqu'à 3 h. du ma-
tin nous nous trouvâmes, soudain, sur ime belle pelouse,
comme on en voit d'ordinaire devant les fermes bien entre-
tenues. En effet, nous étions arrivés à Kallmannstunga.
Nous descendîmes de cheval ; notre guide monta sur le toit
de la maison et cria le « Her vœre Gudl « traditionnel; de
l'intérieur on répondit aussitôt : « Que Dieu vous bénisse ! »
On ne tarda pas à ouvrir la porte, et on nous fit le plus
bienveillant accueil. Dans toutes les fermes où nous nous
arrêtâmes dans la suite, on nous reçut toujours avec beau-
coup de cordialité.
Samedi 4 août 1894.
Nous restâmes à Kallmannstunga tout le lendemain pour
nous reposer et faire reposer nos chevaux. Nous avions à
parcourir le jour suivant une étape des plus fatigantes, et
que nous n'oublierons jamais. Notre séjour à Kallmanns-
tunga fut comme celui que nous fîmes k Ilanhadair ; ']& ne
m'arrêterai donc pas à en faire la description. De Kall-
mannstunga nous devions nous rendre à Grimstunga, et
pour y arriver il fallait traverser Y Arnarvatusheide, région
ravissante sous le rapport des beautés de la nature, mais
entièrement inhabitée, et la distance à parcourir était encore
plus grande que celle que nous avions parcourue la veille.
Nous eûmes la bonne chance de rencontrer deux voya-
geurs qui allaient dans la même direction que nous : un étu-
diant de Reykjavik et une vieille dame. Le jeune homme
avait fait ce voyage déjà plusieurs fois, et nous assura qu'il
A TRAVERS L'ISLANDE 77
connaissait la route] comme sa poche. Nous pouvions donc
nous fier à lui, d'autant plus que la vieille dame avait été
confiée à ses soins.
Dimanche 5 août 1894.
Nous nous levâmes à 3 h. du matin. Avant de partir nous
demandâmes à notre hôte ce que nous lui devions; il répon-
dit : « Quinze couronnes. » C'est le seul endroit où Ton ait
spécifié le prix que nous devions payer. A 4 h. nous quit-
tâmes la ferme, espérant arriver à Grimstunga^ si tout mar-
chait bien, vers 11 h. du soir. Notre hôte nous accompagna
pendant trois heures pour nous aider à traverser le fleuve
de Nardlinga. La route est une longue suite de paysages
plus admirables, plus terrifiants les uns que les autres;
tantôt d'immenses masses de rochers s'élèvent verticalement
à plus de 5,000 pieds, et leurs sommets, couverts de glace,
étincellenl de mille feux aux rayons du soleil; tantôt ce sont
de hautes montagnes bleuâtres, au milieu desquelles sont
enchâssés des lacs charmants, où de beaux cygnes prennent
leurs ébals.
Au milieu de la journée, nous nous reposâmes pendant
une heure près d'un de ces lacs, dans lequel tombait une
jolie cascade. Nous dinânics sur l'herbe ; il faisait un temps
superbe, le soleil brillait dans toute sa magnificence. Les
chevaux broutaient l'herbe à l'cnvi. Pauvres petites bétes !
ils allai<>nt avoir besoin de toutes leurs forces pour la longue
marche (|ui était devant eux ; car notre guide, se trompant
de <*hemin, nous fit faire un grand détour à travers un
afl*reux désert; et au lieu d'atteindre Grimstunga à 11 h.
du soir comme nous comptions, ce n'est qu*à 5 h. le lende-
main matin que nous y arrivâmes. Notre chevauchée noc-
turne fut pleine d'aventures. Une fois nous nous sommes
trouvés sur un rocher élevé entre deux rivières ; tout ii
coup nous vîmes devant nous une pente rapide, presque à
pic, qui conduisait tout droit dans un abime ; des deux côtés
les rivières tombaient avec un grand bruit par-dessus le mur
de rocher. Il fallut rebrousser chemin ; nous ne pouvions
nous arréicr longlemps à contempler ce spectacle grandiose.
Tu peu plus tartl nous traversâmes un terrain njaré<ageux,
où nos chevaux enfonçaient jusqu'au ventre, et ce ne fut
78 A CHEVAL
qu'après de ;Ç,Tands efforts que nous pûmes sortir de ce
dédale.
Lundi 6 août 1894.
- Jamais je ne pourrai décrire le gracieux accueil qu'on
nous fit à Grimstunga. Nos hôtes nous aidèrent à ôter nos
bottes et nos manteaux, et on nous fit boire du laid chaud.
Un peu plus tard on nous servit un excellent déjeuner. C'est
un riche fermier qui habite Grimstunga ; il est député pour
cette partie de l'île. Bientôt après notre repas nous allâmes
prendre un peu de repos : nous en avions tant besoin ! A
peine Frédérik avait-il mis la tète sur son oreiller, qu'il
s'endormit profondément. Je ne tardai pas à en faire autant.
Je ne pense pas que nous ayons jamais de la vie joui d'un
si rafraîchissant sommeil.
Nous nous éveillâmes fort tard dans l'après-midi ; nous
nous sentions si bien reposés que nous pouvions alors nous
réjouir de notre long tour de la veille avec ses mille
péripéties.
Jamais je n'aurais cru qu'on pût endurer tant de fatigues :
vingt-quatre heures à cheval, sans que la santé en fût
ébranlée; eh bien ! tout au contraire, nous nous portions à
merveille ; et nous avions plutôt gagné que perdu des forces.
A cause de nos chevaux, qui avaient plusieurs écorchures
au dos, nous passâmes la nuit à Grimstunga. Nous n'avions
plus besoin de guide. Désormais le chemin était à travers
des plaines riantes, longeant des vallées fertiles parseitiées
de maisonnettes. Je passe rapidement sur le reste du
voyage, autrement mon récit s'allongerait trop. Gomme je
l'ai déjà dit, on nous témoigna partout la môme bonté. Les
fermiers dans le nord de l'île sont, en général, plus riches
que ceux du sud; ils peuvent, par conséquent, exercer plus
largement l'hospitalité.
Mardi 7 août 1894.
Le lendemain nous quittâmes Grimstunga et nous che-
vauchâmes à travers le très pittoresque Vastursdal. Cette
vallée est entre deux chaînes de montagnes ; une grande
rivière coule au milieu, et sur ses bords il y a une rangée
de maisons. Partout on voit les faucheurs coupant l'herbe
dans les prairies. Dans le recueil des vieilles traditions et
A TRAVERS L ISLANDE 79
légendes, il y a une belle relation des faits et gestes des
premiers habitants de cette vallée.
Nous nous arrêtâmes pour la nuit à une habitation appelée
Karusà. Nous y reçûmes le plus charmant accueil du maître
de la maison, qui est un jeune étudiant en théologie du col-
lège de Reykjavik^ et de sa sœur, qui tient son ménage.
Mercredi 8 août 189'i.
Nous prenons gîte à la ferme «le Iluansum. Le propriétaire
est un homme instruit, qui a beaucoup voyagé ; il nous tient
longuement compagnie et sa conversation est très intéres-
sante. On nous donna deux chambres, et pour la première
fois je couchai dans ce qu'on appelle un lit « fermé « ; on en
voit un tout semblable dans le musée des antiquités du .Nord,
à Copenhague.
Jeudi 9 août 189'i
Le lendemain, notre hôte nous fit accompagner par son fils
une bonne partie de la route; nous avipns à traverser une
chaîne de nionlagnes, et Tenfant ne nous quitta que lorsque
nous pûmes voir de loin la ferme de Solheimor où nous
devions passer la nuit. Nous côtoyâmes un lac charmant,
long do plusieurs milles danois, mais pas très large ; il nous
rappelait lo Tjych Lomond dans les montagnes de l'Ecosse,
avec celle différence que ce dernier est entouré de belles
forêts, tandis qu'ici il n'y a pas trace d'arbres.
A Solhcimar aussi, on nous fit un gracieux accueil.
Vendredi 10 août 1894.
Le lendemain nous devions sortir de la vallée et passer le
rapide de Jilanda, qui est beaucoup plus profond que celui
du //vità (|ue nous avions eu tant de peine à traverser. Il
fallait ensuite passer une autre chaîne de montagnes afin
d'arriver le même soir à la ferme de Vidimyri. Le fermier
de Solhcimar envoya un garçon avec nous potir nous nu\vv à
traverser le rapide.
Arrivés au bord du fleuve, le garçon monta sur une hau-
teur el cria très fort: « Ferja ! n^ c'est-h-dire : « Le bac! »
11 en fut ici comme aux îles Vestmann ; il <lut crier bien des
fois avant qu'on l'entendit. L'écho des montagnes d'alentour
80 A CHEVAL
répétait son cri à Finfini, mais rien n'y répondait. Enfin nous
vîmes un vieillard descendre d'une montagne voisine et
s'avancer lentement vers nous : c'était le batelier. Il parais-
sait avoir une force prodigieuse et il avait une très grosse
voix. 11 mit les selles, le bât et les caisses dans le bateau,
puis il chassa les chevaux dans la rivière où, pour la première
fois, ils allaient nager.
Les pauvres animaux résistèrent d'abord de toutes leurs
forces ; mais à la fin il fallut obéir. Bientôt on ne vit plus
que leurs tètes ; l'eau était glaciale et le courant les empor-
tait malgré eux. Plusieurs fois ils essayèrent de revenir vers
nous, mais le sévère vieillard criait tellement après eux, en
leur jetant des pierres, qu'ils finirent par se résigner à leur
sort, et ils gagnèrent l'autre rive, Le bateau nous y amena
aussi bientôt après ; la traversée nous coûta une couronne
seulement.
Il est bon de prendre de l'exercice après un bain froid, et
nos petites montures paraissaient en avoir quelque idée, car
elles partirent à fond de train, et furent bientôt couvertes
de sueur. Avant d'arriver à Vidimyri, nous nous trouvâmes
sur le rivage de la mer vis-à-vis de l'île de Draiig^ célèbre
dans les Sagas. C'est un grand rocher qui s'élève à pic au-
dessus des flots, à quelque distance de la côte. Le proscrit
Grettir y vécut pendant vingt ans ; c'est là qu'il fut enfin
surpris par ses ennemis et assassiné, après la plus coura-
geuse résistance ; nous passâmes aussi l'endroit où sa tête
fut enterrée par son meurtrier.
Samedi 11 août 1894.
De Vidimyri nous devions nous rendre à Silfrastathir.
Entre ces deux fermes se trouve Hèradsi'dtiiin^ fleuve très
profond avec plusieurs branches ; les chevaux durent en
traverser une à la nage, et nous la passâmes en bateau ; nous
traversâmes les autres à cheval.
Une fois nous eûmes beaucoup de diflîculté à trouver le
gué. Une petite fille était justement à s'ébattre sur l'autre
rive ; nous l'appelâmes, et je lui demandai où nous pouvions
passer. Sans répondre, elle dirigea son cheval fringant vers
l'endroit où nous étions et nous dit de la suivre : nous obé-
îmes sans hésiter. Quand nous fûmes de l'autre côté, Frédérik
A TRAVERS L'ISLANDE 81
donna une jolie image à la bonne petite ; et nous nous
séparâmes. En pareil cas, on se dit ordinairement : « Bon
voyage ! » ; mais en Islande, à ces endroits dangereux, on
dit : « Bon fleuve ! » Avec ce souhait Tenfant partit au
galop.
Nous arrivâmes sans accident à SUfrastathir et nous y
passâmes la nuit.
Dimanche 12 août 1894
A partir de SUfrastathir la route est ravissante ; elle tra-
verse les gorges pittoresques à'O.rnadaL Au soir nous
traversâmes la profonde rivière de Uorgara^ qui arrose la
vallée Horgnasdal^ et nous arrivâmes à la ferme de Modru-
vollunij qui est connue au loin. C'est la ferme la plus impor-
tante que nous ayons encore vue. Une excellente école y est
attachée; à présent les enfants sont en vacances.
Mardi !'• aoiU 1894
Le lendemain notre hôtesse, madame Slephensen, nous
donna un guide pour nous conduire jusqu'à notre dernière
station, Hjalteyri^ un petit bourg marchand, situé au fond
de la jolie baie (ÏOfjord. C'est là que demeure le négociant
Gunnar Einarsson avec sa famille, les seuls catholi(|ues qui
soient en Islande.
Quand on pen.se qu'ils ne peuvent avoir les .secours de
notre sainte religion que tous les deux ans, on comprendra
facilement quelle fut leur joie en voyant un prêtre.
Nous devions rester huit jours chez eux : temps de grâces
et de consolation pour ces âmes pleines de foi, si isolées
là-bas !
Une des chambres de la maison fut tout de suite transfor-
mée en chapelle ; tous les jours je pus célébrer la .sainte
messe, et donner une petite instruction sur les vérités de
notre sainte religion. Tous les membres de la famille
reçurent plusieurs fois la sainte communion avec une
ferveur vraiment toiu*hanle.
Je n'oublierai jamais les bontés que celle excellente
famille eut pour nous. Partout dans notre voyage, nous
avions été reçus avec cordialité par v*y\\\ qui n'étaient pas
nos IVjtcs dans la foi ; qu<' <Iir<' (I«>îi<- <!ii généreu.x et
V.XXL — 6
82 A CHEVAL
affectueux accueil que nous trouvâmes chez ces bons
catholiques !
Nous les quittâmes bien à regret, le 23 août, pour nous
rendre à Akureyri, d'où le vapeur Tliyra devait nous ramener
à Copenhague, en passant par les îles Féi'oë et Grantin. Nous
devions aussi vendre nos chevaux à Akureyri ; ces bons
petits chevaux qui nous avaient si bien servis ! Nous les
vendîmes avantageusement, avec l'aide de notre cher hôte
Gunnar. Il nous avait accompagnés jusqu'à Akureyri., et
quoique la Thyra se fit attendre, il ne nous quitta pas
avant de nous avoir conduits sains et saufs à bord du vapeur.
Nous retrouvâmes plusieurs de nos compagnons de
voyage, tous enchantés de leur séjour en Islande ; la
plupart nous dirent qu'ils y retourneraient bien certainement.
Nous nous racontâmes nos nombreuses aventures ; nous
apprîmes que plusieurs voyageurs avaient été plus de
dix-sept jours à cheval : nous croyons pourtant avoir fait
quelque chose d'extraordinaire ! Quelques-uns avaient
voyagé à cheval pendant trois, quatre, et même cin(|
semaines, et avaient, par conséquent, visité beaucoup plus
d'endroits que nous. Tous avaient excellente mine, cependant;
plusieurs n'étaient plus reconnaissables. On se félicitait
réciproquement sur le changement opéré en si peu de
temps.
Parmi les passagers, j'eus le bonheur de rencontrer un
prêtre catholique anglais : il est professeur de droit canoai
et de théologie morale au collège d'Oscott. Avant son voyage,
il souffrait d'insomnie à tel point qu'il en était devenu
malade. Les médecins l'envoyèrent se reposer en Islande ;
il m'a dit que depuis lors il avait dormi profondément toutes
les nuits, et se portait parfaitement bien.
Tous les touristes étaient d'avis que pour regagner la
santé et les forces, il n'y a rien de tel qu'un voyage en
Islande, surtout lorsque l'été est aussi beau que cette année.
Cette chevauchée journalière est un excellent exercice ;
l'attention et l'intérêt sont toujours tenus en éveil par le
continuel changement de scènes. Tout ce que l'on voit sort
de la routine et de la monotonie de la vie ordinaire. Ce
voyage, disait-on, vaut mille fois mieux qu'un voyage en
A TRAVERS L ISLANDE m
Ecosse, malgré les paysages ravissants de ce pays, ses lacs
et ses montagnes, parce que là on jouit de tous les conforts
de la vie civilisée, on sait d'avance ce qu'on va voir, il n'y a
donc rien d'inprévu ; tandis qu'en Islande on est toujours
en plein air, et l'on marche de surprise en surprise. Fré-
dérik et moi étions à même de juger de la vérité de ces
appréciations, ayant fait le voyage dans les montagnes de
l'Ecosse l'année précédente. Là nous voyagions dans le»
confortables voitures des chemins de fer ; nous allions sur
les lacs en bateau à vapeur, et nous faisions l'ascension des
montagnes en omnibus ! Et partout nous trouvions de
somptueux hôtels, avec le luxe et le confort moderne. En
Islande, il n'y a ni hôtels, ni locomotives, ni vapeur ; pas dr
bruit, pas de fumée, si non le sourd grondement des Gei/sers,
et la fumée des sources bouillantes. On y respire un air dos
plus sains, des plus fortifiants, et on jouit de la plus grandi-
liberté de mouvements ; on part quand on veut, il n'y a pas
de billet à prendre, pas d'indicateur à suivre, et la nuit n'est
jamais à craindre, car il fait toujours clair, et le calme et la
tranquillité régnent sur toute la nature. Quanta la nourriture
il-n'y a pas non plus à s'inquiéter, car on prend avec soi tout
ce dont on aura besoin; et partout on est assuré de parfaite
hospitalité. Parfois on prend son repas sur l'herbe, on boit
l'eau des sources des montagnes.
Quand à cette eau, un médecin danois nous a dit (lu'elle
est <les plus pures et des plus salubres, et qu'il vaudrait la
peine d'en faire l'exportation. En plusieurs endroits elle a un
arôme prononcé.
Nous quittâmes la baie CCOfjord le 26 août ; nous longeâmes
la côte pendant quelques jours, nous arrêtant à une demi-
douzaines de ports et de Oords où nous devions prendre
des passagers ou des marchandises.
Chaque soir, le firmament était illuminé par les splendeurs
des aurores boréales. Parmi les passagers il y avait environ
cent habitants des lies Féroë, qui, après avoir péché sur les
côtes <rislande pendant deux mois, retournaient à leurs
petites lies. Tous étaient d'excellente humeur, et chaque
soir, à la tombée de la nuit, et pendant que les flots murmu-
raient doucement autour de nous, ils chantaient quelques-
84 A CHEVAL
unes des nombreuses et touchantes mélodies de leur pays
qui est si riche en chansons populaires.
Aux îles Féroë ie visitai encore la vieille femme de Hvide-
naes, et je pus, cette fois, célébrer la sainte messe pour elle,
et lui donner la sainte communion ; mais le capitaine ne me
donna guère le temps de faire une plus longue visite que
la première fois.
Nous rentrâmes à Copenhague le 6 septembre au soir.
Qu'il me soit permis de terminer par quelques lignes sur
la mission catholique d'Islande. 11 est bien frappant et bien
consolant de voir combien les Islandais sont restés religieux
dans leurs épreuves de tout genre, malgré le luthéranisme
qui leur a étié imposé. L'amour pour Notre-Seigneur Jésus-
Christ, surtout pour Jésus souffrant, s'est toujours montré
chez le peuple islandais de la manière la plus touchante. Un
magnifique poème sur la Passion de Notre-Seigneur fut com-
posé par un lépreux, le ministre Hallgrimr Pétursson. On le
chante encore aujourd'hui par toute l'Islande, dans chaque
famille, pendant le carême. Un des évoques luthériens les
plus célèbres par sa science, Brynjôlfr Sveinsson, avait une
dévotion toute particulière envers la Ste Vierge. 11 a com-
posé beaucoup de poèmes latins en son honneur. Les auto-
rités n'en permirent naturellement pas l'impression. Un
évêque protestant tendrement dévot envers Marie, on con-
viendra que ceci n'est guère protestant!
La religion catholique fut, au xvi® siècle, complètement
abolie en Islande. La première tentative pour reconquérir
l'île à la vraie foi a été faite en 1854 par deux Français,
l'abbé Bernard du diocèse de Tours, et l'abbé Baudoin, du
diocèse de Reims. A cette époque, il n'y avait pas encore de
liberté de conscience. Ils ne réussirent donc à convertir
qu'une personne, un jeune homme de bonne famille, Gunnar
Einarsson, dont nous venons de parler. En 1874, la liberté
de conscience fut accordée, mais aussitôt après le vaillant
abbé Baudoin mourut ; l'abbé Bernard était depuis long-
temps vicaire apostolique en Norwège. Personne ne succéda
à l'abbé Baudoin.
En arrivant à Reykjavik, capitale de l'île, l'idée m'était
A TRAVERS L ISLANDE 85
venue de voir la « cathédrale » luthérienne, qui m'intéressait
tout particulièrement. Mon cicérone, le sacristain, après
m'avoir montré Téglise, me conduisit à la fin dans une
petite chambre près de l'entrée. Là il ouvrit une vieille
armoire et en retira une chape d'une richesse et d'une
beauté merveilleuses, mais si vieille qu'elle ne tenait presque
plus. Je me mis tout de suite à examiner de près cette inté-
ressante relique. — Ne me trompais-je pas ? Je voyais des
figures de Saints merveilleusement brodées en or sur fond
de soie rouge, le tout d'un goût artistique exquis. C'était
bien une relique des anciens temps catholiques ! — Le
sacristain me dit que cette chape avait été envoyée par le
Pape vers l'an 1550 à Jôn Arason, le dernier évéque catho-
lique de l'Islande. — « Mais à quoi lafait-on servir maintenant,
lui demandai-jc ? — Elle ne sert qu'une fois par an, me dit-il,
le jour ou notre évoque ordonne le» nouveaux ministres. Il
s'en revêt pendant la cérémonie. C'est un usage qui existe de
temps immémorial. »
Le fait est vrai. Le pape Paul III avait envoyé ce présent à
Jôn Arason comme récompense de son zèle pour la foi catho-
lique. Deux ans plus tard, en 1552, l'évéque fut pris et déca-
pité par les réformateurs danois. Il est intéressant de voir
avec quelle vénération les protestants de cette Ile lointaine
ont conservé ce précieux souvenir d'un pape.
Notre Saint-Père Léon XIII vient de faire à ce» insulaires
des mers arctiques un présent encore bien plus grand : il a
ordonné à Mgr J. d'Euch, vicaire apostolique du Danetnark.
de fonder sans retard une mission en Islande.
En 1895, deux jeune» missionnaires partirent de Copen-
hague, afin d'aller prêcher h Heykjavik la même foi pour
laquelle Jôn Arason fut mis h mort. On les reçut avec beau
coup de sympathie. Avant de commencer à prêcher, il» vou-
lurent apprendre l'islandais ; mai» les indigène» les pressèrent
si fort de commencer immédiatement en danois qu'ils durent
céder. Jusqu'ici leur chapelle est pleine tous le» diman<'hes
(environ 150 personnes chaque fois). En 1896, 4 sœurs (dont
deux françaises)de la congrégation de St-Joseph de Chambéry»
sont parties de Copenhague pour la nouvelle mission. Ces
religieuses, tout en donnant leurs soin» aux Islandais, s'oc-
86 A CHEVAL A TRAVERS L'ISLANDE
cuperont aussi de leurs compatriotes, les pécheurs français
qui souvent tombent malades dans ces parages.
Une misère spéciale appelle aussi le dévouement des
prêtres catholiques de ce pays. La lèpre, ce fléau épouvan-
table, qui semblait avoir à peu près disparu de l'Europe, a
fait de nos jours sa lugubre apparition dans File d'Islande.
O» Tient de constater avec effroi que, sur une population de
75,000 âmes, il y a déjà plus de 300 lépreux! Et jusqu'ici,
hélas ! rien n'a été fait pour ces infortunés.
Les missionnaires danois qui, sur l'ordre exprès de
Léon XIII, ont entrepris la nouvelle mission d'Islande, vont
tout particulièrement se consacrer au soin des lépreux, en
bâtissant pour eux une léproserie, si la charité privée ne
leur fait pas défaut. Ils font appela la générosité de tous les
catholiques pour les aider dans leur rude tâche.
J. SVEINSSON, S. J.
Collège St-Aiidré. Ordrupshoj, près Copenhague.
LA
LIBERTÉ RELIGIEUSE
A MADAGASCAR
Quelques pasteurs protestants s'cfTorccnt, en ce moment, de
faire croire à la France qu'il se passe à Madagascar les choses
les plus invraisemblables ; que les missionnaires jésuites, avec
Tappui de la République, ressuscitent les plus tristes scènes de
rinquisition et des dragonnades.
Tant que ces étrangctés n'ont été colportées que dans des
conférences et dans la presse radicale ou sectaire, nous avons
cru pouvoir les dédaigner, persuadés que le bon sens public
suffirait h en faire justice. Mais voici ({u'on nous les montre
étalées tout au long dans un factum, qui vient d'être soumis au
Parlement par la Société des Missions évangéliqiics de Paris ' ;
et elles sont prises au sérieux dans des publications telles que la
fieviie hleue, ' ii qui son antipathie pour les jésuites laisse
d'ordinaire plus de clairvoyance.
Nous sommes donc obligés de faire quelques observations,
simplcnuMit pour mettre en lumière le caractère et le but de
cette campagne protestante.
T(mt le monde sait ((ue, jusqu'à ce jour, les seules missions
françaises existant à Madagascar étaient celles des Jésuites, qui
évangéliscnt le pays depuis 1861. Le protestantisme y est prêché
par des Anglais depuis 1820, et par des Norvégiens luthériens
1. f.a liberté religieuse à Madagascar. Rapport de la Socitfld des Misaions
45vang«'Iiqucs de Paris sur la mianion accomplie à iMadagaacar en 1896 par
MM. Lauga, pasteur, et F. H. Krùger, professeur. In-'io de 35 pages.
2. Numëro du 13 Mars 1897 : /.a liberté de conscience à Madagascar, par
M. R. Allier, professeur de philosophie à la Faculté de théologie proles-
tante de Paris.
88 LA LIBERTE RELIGIEUSE
depuis 1869. Les plus anciennes et les plus nombreuses missions
anglaises dépendent de la « Société Missionnaire de Londres
(London Missionary Society) » ; au commencement de 1895,
elle avait dans l'île 33 de ses membres européens avec 1048
pasteurs indigènes. Huit autres missionnaires anglais apparte-
naient à la Société des Amis ou Quakers, et neuf à la Société
de la propagation de VEvangile, qui comptait en outre 16 pas-
teurs indigènes et qui avait un évêque à Tananarive. Les
missionnaires norvégiens, à la même date, étaient au nombre
de24,avec 58 auxiliaires malgaches. Le chiffre total des adhérents
protestants était évalué à 394.099, dont 288.834 relevant de la
L. M. s. et 80.000 de la Société norvégienne. Enfin les écoles
protestantes comptaient un peu plus de 125.000 élèves, dont
74.796 formés par la l. m. s. et 37.241 par les Norvégiens. ^
Ajoutons que depuis l'année 1869, où la reine Ranavalo II a
reçu le baptême de la main des missionnaires de Londres, le
protestantisme est la religion des classes dirigeantes de l'ile.
Les auteurs du factum protestant et leur écho dans la Revue
bleue affirment que ce sont les Jésuites qui ont « fabriqué »,
comme une machine de guerre contre leurs concurrents à Mada-
gascar, la formule : « Qui dit Français dit catholique ; qui dit
protestant dit Anglais. » La' vérité, manifeste pour quiconque a
étudié l'histoire de Madagascar dans ce siècle, c'est que les
Anglais, et spécialement les missionnaires anglais, ont été les
inspirateurs de toutes les insultes aux droits de la France dans
la grande île, depuis plus de cinquante ans ~. Il est également
avéré que ces missionnaires et les élèves formés par eux ont
fomenté chez les Hovas la résistance à la dernière action de la
France, tant que celle-ci leur a paru pouvoir être arrêtée d'une
manière quelconque. Mais quand ils ont vu la conquête faite et
la résolution bien arrêtée de la France de garder Madagascar et
de n'y plus tolérer aucune influence contraire à son autorité, il a
bien fallu changer de système. Tout à coup donc les missionnaires
anglais ont affecté un véritable zèle pour l'enseignement du
français dans leurs écoles. Ils ont fait plus : ils ont offert à la
1. Tous ces chiffres sont tirés du Rapport de la Société des Missions
Évangéliques de Paris. Annexe n° 1.
2. Voir dans les Études d'octobre 1894, La Question de Madagascar,
par le P. Piolet.
A MADAGASCAR 89
Société des Missions protestantes franç.iises leurs écoles primaires
de l'Emirne, au nombre d'environ 800 et comptant de 30.000 à
40.000 élèves.
La Société française a accepté. Quelles ont été les conditions
de la cession ? Nous ne savons ; mais il n'est pas à croire que la
transaction ait été un don purement gracieux, du côté des mis-
sionnaires anglais. S'ils ont sacrifié quelque chose, c'est apparem-
ment pour mieux conserver ce qu'ils se réservent et qu'ils crai-
gnent de perdre : il est à remarquer, en effet, que la cession ne
comprend pas leurs écoles en dehors de la province centrale
(presque la moitié du total), ni leurs institutions d'enseignement
secondaire ou supérieure, à Tananarive, ni surtout les nombreux
établissements religieux qu'ils possèdent dans toutes les provin-
ces ; enfin, dans les écoles mêmes qu'ils cèdent, ils garderont
une influence prépondérante, tous les maîtres ayant été formés
par eux et la Société protestante française n'ayant encore aucun
personnel à elle, préparé pour sa tâche.
Mais une des fins certainement visées par les pasteurs anglais, «M
peut-être la principale, c'a été d'intéresser leurs collègues fran-
çais à la guerre qu'ils ont toujours faite aux missionnaires catho-
liques, et qui devient de plus- en plus pour eux une affaire
capitale.
Jusqu'à la conquête, leur influence sur les classes dirigeantes
à Madagascar, influence dont ils ne craignaient pas d'user et d'à
buser, leur donnait un avantage immense sur leurs rivaux. Leur
religion étant celle de la reine, de l'aristocratie et des fonction-
naires, la fréquentation de leurs écoles était presque forcée pour
la plus grande partie de la population. Et pour assurer ii tout
jamais leur prcpotence, ils avaient fuit insérer dans le code mal-
gache une loi, la 296*, interdisant u tout élève inscrit dans une
école de passer dans une autre, sous peine d'amende pour lui et
pour le professeur qui le recevrait. Il faut savoir d'ailleurs que
l'inscription dans une école quelconque était obligatoire et
comme elle se faisait par les soins des autorités, en général
toutes dévouées aux prédicants, c'était tout un système de pres-
sions organisées qu'avaient n vaincre ceux qui osaient préférer
les écoles non ofllcielles. Mais, a mesure que les Malgaches se
sont sentis libres -~ ce qui n'a guère commencé qu'avec l'ar-
90 LA LIBERTE RELIGIEUSE
rivée du général Gallieni — les écoles anglaises ont été déser-
tées en grande partie pour les écoles françaises catholiques. C'est
ainsi que les Jésuites ont vu, en quelques mois, le chiffre de
leurs écoliers monter de 25.000 à 85.000, et il leur serait facile
d'augmenter beaucoup ce nombre, s'ils disposaient de ressources
matérielles plus considérables.
Aucune intimidation, aucune pression de qui que ce soit n'a
été nécessaire pour cela. Les Malgaches ont tout intérêt dans
les circonstances présentes à se montrer, à s'afficher français ;
ils ont pensé qu'il serait utile, à cet effet, de s'éloigner des
À:i"lrr's et des Noi'cémens et d'aller aux Français. On leur dit
oc ■>
que désorma s ils devront apprendre le français : ils vont aux
écoles dirigées par des Français. Il est vrai que les écoles
anglaises et norvégiennes ont ouvert et ouvriront des cours
de français ; il le fallait bien : mais, encore une fois, comment
s'étonner que le Malgache préfère l'école des Français ?
Nul besoin donc de chercher dans des agissements déloyaux
la raison des gains faits par les écoles des Jésuites aux dépens
des autres. Mais on conçoit le dépit des pasteurs devant cette
débandade de leurs ouailles.
C'est pourquoi nos pasteurs français sont partis en guerre
contre les Jésuites de Madagascar. Il leur faut à tout prix arrêter,
paralyser la concurrence, qui menace de leur enlever à bref délai
l'héritage qu'ils ont à peine commencé de recueillir. Voilà ce
qu'il y a sous les grands mots de « liberté religieuse en péril »,
et au fond des doléances sur les prétendues persécutions que
les protestants de Madagascar ont à souffrir de la part des
Jésuites.
Personne, parmi ceux qui sont un peu au courant des affaires
de ce pays-là, ne s'y est trompé. Pour preuve on n'a qu'à lire le
Temps, dont on connaît les attaches avec les sommités protes-
tantes et qui n'est certes pas suspect de tendresse pour les Jé-
suites. Voici en quels termes il fait allusion au factum des
pasteurs :
On sait les complications et les conflits de toute nature qu'ont susci-
tés les rivalités confessionnelles sur cette terre africaine évangélisée
par diverses sociétés de missions. Nous ne pouvons nous faire ici juges
de toutes les plaintes formulées. Personne ne met en doute les loyales
intentions ni l'esprit libéral du général Gallieni. Les missionnaires pro-
A MADAGASCAR 91
testants sont les premiers à lui rendre hommage. Le protest?nlisme élait
la religion de la cour, presque une religion d'État. Rien détonnant
que les missionnaires catholiques aient tout fait pour dépouiller leurs
rivaux de ce privilège, et que ceux-ci aient lutté, d'autre part, pour en
sauvegarder au moins l'apparence. On peut donc bien reconnaître qu'il
y a eu dans la lutte, comme dans toutes les luttes religieuses, des torts
réciproques.
On ne peut attendre du Temps qu'il donne tous les torts aux
protestants, même anglais ; mais, à travers les circonlocutions
qu'il emploie pour les ménager, on voit cependant clairement sa
pensée, à savoir que les pasteurs protestants défendent contre
leurs rivaux, non la liberté religieuse, mais leurs « pri••il^ges »,
la possession où ils étaient jusqu'à présent de faire régner le
protestantisme cfimrae « religion d'Ktat » à Madagascar.
Pour |>iiMiM I i|tie la campagne des pasteurs n*a pas d iiiihr
justification, nous n'avons pas plus besoin que le Temps d'exa-
miner en détail les « plaintes » qu'ils ont formulées contre les
missionnaires Jésuites. L'invraisemblance de ces accusations dans
leur ensemble est trop évidente. Quel homme de sang-froid peut
croire que « les Jésuites ont entrepris l'extirpation systématique
et violente du protestantisme » de l'Ile ? De quelle force dispo-
sent-ils donc pour cela ? Veut-on dire que la République met à
leur service ses soldats et ses fonctionnaires pour ces nouvelles
dragonnades ? On n*ose émettre cette absurdité ; à peine on
insinue que quel(|ue8 représentants subalternes de l'autorité se
sont faits les exécuteurs des projets des Jésuites ; on écrit que
les violences commises contre la liberté religieuse des Malgaches
ont été perpétrées « ti Tinsu du général Gallieni, n qui s'est
toujours empressé de mettre ordre aux abus qui lui ont été
signalés. Comment donc les Jésuites, même s'il» en avaient les
moyens, pourraient-ils se livrer contre les protestants ii une per-
sécution systématique et générale, sans que le dépositaire du pou-
voir civil en fût infctrmé et sans s'attirer une sév«"T«« r«''prcs-
sion ?
Nous ne prétendons pas, au rest»-, qiw, (Lins celle nouvelle
phase d'une lutte déjà si ancienne, et aujourd'hui peut-être plus
aigOe que jamais, entre le protestantisme et le catholicisme à
92 LA LIBERTE RELIGIEUSE
Madagascar, il n'y ait aucun tort du côté des catholiques. Si ceux-
ci, après avoir eu tant à souffrir des sectateurs et des prêcheurs
de la religion « anglaise, » avaient profité de leur liberté toute
récente pour exercer quelques représailles, il n'y aurait là rien
de bien étonnant. Toutefois, avant d'admettre que cela en effet a
eu lieu, il faut d'autres preuves que les racontars recueillis par
MM. Lauga et Kruger, et qui ne reposent en dernière analyse
que sur des témoignages malgaches, traduits à ces Messieurs par
les missionnaires protestants.
Il suffit de lire quelques-uns de ces témoignages, pour voir
combien le tout a besoin d'être contrôlé. Voici, par exemple, ce
qu'écrit le pasteur indigène Rajoela:
Le « Père » nous occasionne en ce moment beaucoup de difficultés. Il
répète à tout le monde que le résident Alby a été chassé d'Antsirabé et
mis aux fers parce qu'il était favorable aux protestants et que le pas-
teur Lauga, qui nous a dit que la France nous laissait libres de rester
protestants pourvu que nous restions soumis aux lois de la Répu-
blique, a été envoyé à Paris où il sera décapité, que le général Gallieni
et l'évêque doivent à l'avenir gouverner ensemble, avec les mêmes pou-
voirs, etc. ^.
Et un pasteur norvégien écrit de Betafo :
La population est terrifiée par le P. Félix. Un jour, il leur dit, et
cela publiquement, que, s'ils ne se joignent pas à son église, ils seront
fusillés ; un autre jour, que la prison et les fers, ainsi que la confisca-
tion de leurs biens, attendent tous ceux qui ne se feront pas catholiques'.
On a beau être compatriote d'Ibsen (M. Allier essaie en effet
de faire servir le nom d'Ibsen à rendre sympathiques les mis-
sionnaires luthériens de Madagascar), on ne fera pas croire îi des
Français que nos missionnaires recourent à ces manœuvres encore
plus ridicules que violentes.
En attendant que les accusés aient pu faire parvenir en France
leur version des faits allégués, il ne sera pas inutile de rappeler
d'autres incidents un peu plus anciens, pour mettre dans un plus
grand jour le caractère des apôtres du protestantisme h Madagas-
1. Eevue bleue, p. 327.
2. Même Revue, p. 326.
A MADAGASCAR 93
car et achever d'éclairer toute la situation. Négligeant une quan-
tité de faits typiques, que nous offriraient les années antérieures,
nous ne remonterons pas plus haut que Tannée dernière. On va
voir ce que le protestantisme pouvait encore oser, après l'occupa-
tion française, sous le gouvernement débonnaire de M. Laroche.
Voici donc quelques extraits d'une lettre de Mgr Cazet, écrite de
Tananarive, le 16 juin 1806, et qu'on ne peut par conséquent
supposer rédigée en vue de répondre au factum protestant, bien
qu'elle le réfute parfaitement, à l'avance.
Aujourd'hui je vous parlerai des difficultés que les protestants anglais
et norvégiens ont suscitées aux catholiques depuis l'occupation de
Madagascar par la France. Elles ne vous étonneront pas, mais elles vous
feront voir à quels moyens ils osent recourir pour entraver nos oeuvres
et l'influence française.
Une des armes les plus puissantes dont les protestants se servirent
longtemps, ce fut la loi 296*, qui défendait à tout élève inscrit dans une
école de passer dans une autre, sous peine d'amende pour lui et pour
le professeur qui le reçoit. Tout le monde savait et voyait pratiquement
que cela voulait dire que tout élève inscrit chez les protestants ne pou-
vait pas venir chez les catholiques : c'est le but que s'étaient proposé les
Anglais en faisant promulguer cette loi en 1881.
Trois semaines après l'occupation de Tananarive par les troupes
françaises, le H. P. Bardon arriva â la capitale et pria le Générai en chef
d'abroger cette fameuse lot contre laquelle nous avions si souvent pro-
testé. Le Général lui répondit: « Klle n'existe plus; désormais il y a
liberté pour tous. • Malheureusement ce n'était qu'une parole, et quel-
que sincère qu'elle fût dans la bouche du brave général Durhesne, clin
n'avait rien d'ofliciel : aussi resta-t-ellc sans résultat dans la province
des Bcisiléos, aussi bien que dans l'Imérina.
Dans les premiers jours de janvier, on écrivait de Pianarantsoa :
« Les dificultés surgissent tous les jours. Il est évident que les Betsiléos
se portent en masse vers nous, mais les Anglais et les Norvégions
surtout font tous leurs efforts pour arrêter ce mouvement. Ils procla-
ment de nouveau la défense de changer d'école et disent des Français
tout le mal qu'ils peuvent. Ils ne se contentent pas de parler, mais ils
se livrent à des actes de violence. Quatre fois au moins leurs envoyés
sont entrés dans nos emplacements, pour enlever de vive force des
élèves qui viennent librement étudier chez nous. Dernièrement du cûté
d'Ambohitrandra/.ana, ils ont enfoncé notre porte et ont blessé à la
tète Casimir, notre maître d'école, et un chef de la réunion catho-
lique. »
94 LA LIBERTE RELIGIEUSE
Quelques jours après, un autre missionnaire m'écrivait : « Les dix
à douze attentats déjà commis, soit contre nos maîtres d'école, soit contre
le P. Delmont, sont tous restés impunis. Depuis, une bande d'une
quarantaine d'élèves des Anglais a parcouru la campagne d'Ambohiba-
rahena, garrottant les élèves, frappant le maître d'école catholique,
etc. Nous avons porté plainte au Gourerneur hova ; mais il ne bouge
pas. »
Des Betsiléos, passons à Betafo, chef-lieu d'une province dont on
vient d'augmenter l'importance ; on y a placé un Résident français et
un Gouverneur général malgache, dont la juridiction s'étend sur plu-
sieurs petites provinces. Quand, après l'expédition, le P. Félix alla re-
prendre possession de ce poste central, duquel dépendent environ
soixante autres postes, les luthériens de Norvège recommencèrent leur
persécution avec plus d'audace que jamais. Les deux faits suivants suf-
firont pour bien faire connaître les apôtres du pur Evangile à Mada-
gascar.
Dans un village appelé Ankabahova, notre professeur faisait la classe
à ses élèves dans la chapelle catholique; tout-à-coup une foule de gros
gaillards luthériens envahissent la chapelle pour saisir un ou deux
de leurs élèves passés chez nous, et ils les frappent brutalement; les
nôtres se défendent; on sort de la chapelle. Bientôt le combat recom-
mence de plus belle dans la rue. Informé par plusieurs témoins oculai-
res, le P. Félix s'empresse de m'écrire les détails de cette attaque.
J'envoie sa lettre au Résident général et celui-ci fait partir pour Betafo
un fonctionnaire, chargé d'examiner l'affaire. Ce fonctionnaire se rend
à Ankabahaba, où il avait convoqué les deux partis. Nos élèves racontent
simplement comment les choses s'étaient passées; ils répondent, sans
se contredire, aux questions inattendues qui leur sont posées. De leur
côté les ennemis, fidèles au mot d'ordre reçu, nient tout; ils ne sont
pas entrés dans la chapelle, ils n'ont frappé personne, il n'ont pas engagé
de lutte dans la rue; tout le monde sans doute a été témoin, n'importe:
tout le monde ment ; eux seuls disent vrai ! On les troit et on les ren-
voie impunis !
Cette impunité fut un vrai triomphe pour l'hérésie. « Hier, dimanche,
15 mars, écrit le P. Félix, six postes luthériens étaient réunis a Man-
dritsara pour se réjouir de l'heureuse issue de leur mauvaise affaire.
Pourquoi ce grand jour de réjouissance ? C'est parce qu'ils avaient
échappé à une condamnation tellement méritée, qu'ils n'avaient aucun
espoir de l'éviter. »
Trois jours après cette manifestation victorieuse, le Père Félix m'en-
voyait le récit d'un nouvel exploit. Voici sa lettre du 18 mars : « Hier
matin, un nommé Rainivonialimanga allait à Ambohibary pour affaires,
A MADAGASCAR 95
et il conduisait avec lui son fils Kotovao, enfant âgé de dix à onze ans,
notre élève, qui se rendait en classe. En chemin, il est accosté par
Ravoiiirnbahatra, pasteur luthérien. « Pourquoi, lui demande celui-
ci, ton fils n*étudie-t-ils pas chez nous ? — Mon fils est élève chez
les catholiques. — Je veux qu'il étudie chez nous. — Je t"ai dit
que mon fils est élève chez les catholiques ; il y restera. Avant de
venir dans ce pays, nous étions à Vinaninkarena, et nous nous réuni»-
sions chez les catholiques. Depuis notre arrivée ici, il y a plu.sieurs
années, nous avons toujours été avec les Pères ; nous ne sommes pas en-
trés, même une seule fois, dans ton temple, et mon enfant n'est jamais allé
dans ta classe ; nous ne voulons pas changer. » Alors Ravonimbahatra
furieux se jette sur ce pauvre homme, et l'assomme à coups de poings.
A la fin il prend un bâton et en assène un coup violent au-dessus de
l'œil, où il lui fait une blessure que j'ai vue moi-même. Sur ce, il prend
l'enfant et l'emmène de force chez lui. — La terreur, inspirée par les
luthériens dans tout le pays et surtout dans cette contrée par ce faux
pasteur, est telle que notre homme n'a pas osé résister. Ce matin, six
ou sept personnes m'ont raconté celte histoire. J'ai adressé une plainte
& Rabanona, gouverneur d'Antsirabc dont dépend Uempona. Mais quoi
que fasse ce gouverneur, qui sera sûrement un peu enjbarrassé, je
veux, dès à présent vous faire conn.iii?-»- ii^ f.iii .ifin (jur von-i |iiiiv^i./
en suivre les diverses phases*. »
J'aurais bien des détails à vous doitiifr sur le district d'Anilxi^itia ,
vous y verriez la môme audace, la même mauvaise foi chez les proles-
tants, la même mauvaise volonté chez les officiers hovas, pour terminer
les affaires conformément à la justice ; mais ces détails ni'amènrraient
trop loin ; je me b»)rne donc à v«»us citer une lettre du P. Fal>re : «-Ile
se passe de tout commentaire.
« Anihoaitra, {"avril. — Je crois vous avoir dit que le (Jouvi-nieur
avait fait des avances ptjur renouer nos bons rapports, promettant de
traiter sur le même pied catholiques et pniteslants. J'avais accepté avec
joie ce rapprochement... Pendant une semaine, <m m'accabla d'égards et
de démonstrations d'amitié. Tout cela n'était que de l'eau bénite de cour
et n'avait pour but que de cacher tous les embarras que les protestants
su.scitaient sous main, et ce qu'ils faisaient pour décourager et efTraycr
en public nos maîtres d'école et nos adhérents. L'inscription des élèves
se faisait pendant que notre amitié semblait la plus sincère. Mais ils
avaient eu soin auparavant de faire circuler le bruit que les Français
conduisaient en France tous leurs élèves et leurs adhérents, que la guerre
éclaterait entre Français et Anglais, et que ces derniers seraient à la fin
1. Après bien des h<5Ritalionii, le gouvcmear s'eM enfin décide à punir K-
coupable.
96 LA LIBERTÉ RELIGIEUSE
maîtres de Madagascar. Ce bruitapresque vidé nos deux écoles d'Imady.
« Un Malgache, nommé Andriantsilaozana, très ardent à donner corps
à ces bruits mensongers, s'était faitprendre ; j'avais trois témoins. Cette
affaire fournit l'occasion de mettre en pleine lumière l'hostilité du gou-
verneur, de Ratsimba, 10* honneur, et de Ranaivo, 10* honneur. » Le
Père raconte ensuite comment il lui a été impossible d'obtenir la moin-
dre satisfaction.
« Voici, continue-t-il, ce qu'une demoiselle anglaise, maîtresse d'école
à Ambositra, a dit, en plein temple, dans son prêche du dimanche 15
mars, et cela, en présence du gouverneur et des officiers hovas : a Main-
tenant la Reine donne pleine liberté ; chacun peut passer où il veut, soit
les adhérents, soit les élèves. Cependant examinez par ses œuvres quelle
est la vraie religion. Nous sommes venus ici, nous Anglais, après avoir
fait avec vous, Malgaches, un traité d'amitié : nous ne l'avons pas violé.
Les Français sont venus aussi, et deux fois ils ont rompu leur traité, et
à la fin le pays est tombé en leur pouvoir ; par conséquent pensez-y ! »
A ces mots, tous les Malgaches s'écrièrent d'une seule voix : « C'est
vrai ! » J'atteste l'authencité de ces paroles. »
Dans la province de l'Imérina du moins, en présence des autorités
française et malgache, avons-nous trouvé plus de liberté, plus de bonne
foi, plus de tranquillité ? Pas toujours, pas partout, tant s'en faut, et
l'exécution de la fameuse loi, qui défendait à tout élève inscrit dans une
école d'étudier dans une autre, était urgée avec une rigueur qu'elle ne
comportait pas, Ainsi, pour ne citer qu'un fait, le 9 mars, on nous écri-
vait que dans un village, assez près de la capitale, le gouverneur empê-
chait les grandes personnes, aussi bien que les élèves, de passer chez
les catholiques. « N'embrassez pas, disait-il à ses administrés, une
religion qui n'est pas celle de la Reine : ce serait une honte pour nous
tous, et ne laissez pas vos enfants passer chez les catholiques. Du reste
quiconque passera chez eux, sera condamné à une amende de trois bœufs
et de trois piastres (quinze francs). » Les Malgaches, crédules et timides
à l'excès, sont effrayés par un pareil langage, surtout quand il est tenu
par l'autorité militaire ou administrative.
Ces choses se passaient, en partie, au moment même où les
deux pasteurs français faisaient leur enquête à Madagascar.
S'ils avaient bien regardé, ils auraient donc vu que la liberté reli-
gieuse des Malgaches avait d'autres ennemis plussérieux que les
Jésuites.
Malgré l'appui que la campagne protestante trouve dans cer-
tains préjugés et même dans les passions politiques, nous osons
espérer qu'elle avortera. Les esprits honnêtes y démêleront sans
A MADAGASCAR 97
peine une inspiration anti-patriotique et anti-française. Que la
Société des Missions Evangéliques ait des intentions pures, nous
ne voulons pas le nier ; qu'elle s'efforce de fonder h Madagascar
un protestantisme français, nous ne demandons pas qu'on l'en
empêche. Ce qui n'est pas admissible, ce que le Parlement
lui-môme ne souffrira pas, nous aimons encore à le penser,
c'est qu'elle couvre de son nom et du pavillon français des entre-
prises de prosélytisme dirigées contre la France autant que contre
le catholicisme ; c'est qu'elle cherche à ruiner par la calomnie
une œuvre qui, depuis trente-cinq ans, a fait honorer, aimer le
nom de la France à Madagascar ; une œuvre qui nous a donné les
amis les plus solides, pour ne pas dire les seuls amis que nous
possédions en ce pays ; enfin, une œuvre qui, par les services
rendus dans un passé difficile, a prouvé abondamment qu'elle
peut encore en rendre de plus grands dans Pavcnir nouveau qui
s'ouvre pour notre belle colonie.
«
J. BRLCKER. S. J.
1. Cet article était déjà souh preHnc quand le courrier de Madagascar nous
a apporté un document qui en conGrine pleinement les conclusion». Nos
lecteurs le trouveront dans les • Événements de la Quinzaine • i \» date du
25 Mars.
vxxf -:
HERMIAS
FANTAISIE
I
Hermias vivait seul clans sa froide mansarde avec ses livres et
son chat. C'était un petit homme vieilli et courbé avant l'âge,
aux membres grêles et sans proportions, craintif et gauche dans
son habit étriqué et râpé. Cependant il n'avait pas l'air rogue et
déplaisant des cuistres de profession. Derrière les lunettes rondes
qui surchargeaient son nez, ses yeux doux et myopes brillaient
souvent de jeunesse et d'enthousiasme. Quand, à la lecture d'un
auteur favori, le démon de la poésie s'emparait de lui, il redres-
sait sa petite taille, et, d'une main levant le livre sacré, de l'autre
il décrivait des gestes harmonieux. Si vous l'aviez surpris dans
cette attitude, loin de vous sembler grotesque, il vous eût inspiré
son délire et vous l'auriez vénéré, comme les Grecs d'Homère,
leurs aèdes favoris des dieux.
Hermias autrefois avait été célèbre. La jeunesse s'était pressée
autour de sa chaire et toute une génération de jeunes littérateurs
avait été par lui initiée aux mystères des vieux maîtres si pleins
de substance, de sagesse et de poésie. Mais ses disciples avaient
grandi, et c'était leur tour à présent d'attirer la jeunesse par
l'attrait de l'érudition et des nouvelles méthodes. Hermias voyant
le public déserter sa chaire, avait dû la céder à un jeune imper-
tinent qui, je ne sais comment, avait su inspirer aux autres, avec
le mépris des vieilles choses, l'estime démesurée qu'il avait de
lui-même.
Hermias souffrit longtemps de sa disgrâce imméritée. Son
cœur cependant n'était pas aigri. Il continuait paisiblement son
existence pauvre et studieuse. Ses livres lui restaient, il n'était
pas malheureux. Mais un soir, dans le silence de sa mansarde, il
lui advint quelque chose de bien triste et que je vais vous raconter.
HERMIAS 99
Il lisait une jeune revue; Ctir il n'était pas exclusif; il admettait
les idées nouvelles, quand elles étaient neuves et qu'elles lui sem-
blaient justes, et il ne refusait pas d'admirer chez les poètes et
les romanciers de son temps les mêmes beautés qui le frappaient
dans les vieux et chers auteurs. Un article sur Racine le surprit.
Le critique y semblait dire avec quelque suflisance que le vrai
mérite du poète était depuis deux siècles inconnu, et il s'offrait
à le révéler à ses lecteurs. Hermias se mit à lire avec curiosité.
Il découvrit, chemin faisant, que Racine, contrairement à l'opinion
de son ami La Fontaine, n'avait rien du génie lyrique, et que les
chœurs (VAt/ialie étaient ce que le poète avait écrit de plus faible,
vers sans inspiration, pauvres, banals, digues, tout au plus, do
Lefranc de Pompignan et de» lyriques du siècle dernier. Le vieux
professeur modeste et naïf se sentit ébranlé par le ton décisif de
l'article. D'ordinaire, quand il lisait les chœurs de Racine, une
lyre mystérieuse répondait en lui aux vers du poète, il ne les
lisait pas, il les chantait: ce transport était-il l'efFet de l'habitude
et du préjugé ?
Absorbé dans cette pensée, il regardait se jouer sur le mur
d'en face les ombres insaisissables du foyer, quand il vit se dessiner
une ombre plus ferme et plus arrêtée, une grosse tête surmonté *
de deux oreille» courtes et pointues. Kn même temps, il sentit
deux pattes se poser silencieusement sur ses épaules et un museau
humide et frais lui frotter la joue.
« Ah ! c'est toi, Puss, mon fidèle ami, « dit Hermias.
Le chat commença un ronron plaintif, comme pour avertir son
maître que le feu mourait et que Puss avait froid. Hermias se
leva, mit une bâche dan» le foyer, attisa la flamme et fit jaillir
des gerbes d'étincelles. O spectacle réjouit Puss, qui, le visage
illuminé, vint s'arrondir au coin du foyer en face de son maître,
ferma les yeux et continua ii ronronner harmonieusement. Et j(*
ne sais par <|uel mystère, Hermias comprit ce langage.
M Ron, ron, mon vieux maître, tu comprends, il présent, que tu
poursuivais une chimère. Il est bien tard pour t'en apercevoir.
Pauvre ami ! Que ne fais-tu comme moi? Dans ma folle jetinesse.
j'étais poète à ma manière et j'allais rêver aux étoiles, Je m* sais
quel démon m'agitait et m'attirait sur les toits, la nuit. Je miau-
lais alors lugubrement et je trouvais des charmes à ma chanson,
comme tu en trouvais » tes vers. Mes confrères venaient se joindre
100 HERMIAS
à moi, et nous avons fait de beaux concerts. Mais, un jour, à ma
toilette du matin, je m'aperçus avec effroi, en me léchant l'abdo-
men, que j'avais grossi et que je devenais un bon vieux matou.
D'ailleurs j'avais des tiraillements dans les pattes, et quand je
voulais grimper, les chatons que j'avais vus naître me devançaient
d'un bond, et j'arrivais péniblement, tout haletant, longtemps
après eux. Alors, j'ai pris le parti de ne plus quitter le coin du
feu, et d'engraisser là tout à mon aise, en laissant à de plus jeunes
de miauler à la lune et de faire du sentiment sur les toits. Imite-
moi, Hermias, repose-toi; il est temps, et abandonne sans regret
les vaines chimères. Rien n'est doux comme la chaleur du foyer,
le sommeil, et les rêves indécis et charmants. C'est une poésie
encore, qui passe et s'en va et revient fidèle toutes les nuits,
flatter ma cervelle sans la fatiguer.
— Puss, mon ami, un chat vulgaire ne parlerait pas ainsi.
Je soupçonne quelque secret dans votre existence.
— Que t'importe, Hermias, qui je suis, si mes paroles sont
sages ? Écoute mes conseils et suis mon exemple.
— Oh, Puss, le calme et le repos d'une vie bourgeoise ne
sont pas mon fait. La consolation de ma vieillesse sera ce qui fut
le labeur constant de ma vie, l'art et le beau, la poésie et les
divins chefs-d'œuvre, ne me demandez pas d'y renoncer.
— Poésie, chefs-d'œuvre, l'art et le beau, balivernes ! jeux
de l'imagination des hommes. Tout cela n'a rien de réel. Je t'ai
vu, Hermias, au temps de ta jeunesse, prolonger tes veilles bien
avant dans la nuit au détriment de ton sommeil et de ta santé.
En proie à ce que tu appelais le feu sacré, tu voulais rivaliser
avec les maîtres et tu faisais des vers. Quelle misère, mon pauvre
ami, que de peines perdues pour étirer un vers ou le rétrécir,
pour amener à la rime un mot sonore, ou tendre, ou voilé ! Vanité,
te dis-je, et pour t'en convaincre, aie le courage à présent de
relire tes propres œuvres. »
Hermias alla chercher, dans un coin de sa bibliothèque, un
carton plus vieux que les autres et qu'il touchait avec plus d'amour.
C'était son œuvre à lui, ses manuscrits, son cours, ses articles et,
au milieu, connues de lui seul et d'autant plus chéries, des impres-
sions personnelles, cueillies au jour le jour et fixées dans la for-
me délicate d'une élégie ou d'un sonnet. Il le relut et, comme ses
impressions s'étaient depuis longtemps effacées et que son cœur
HERMIAS 101
s'était refroidi, le sentiment de ces pièces légères ne lui disait
plus rien. Il ne retrouvait que la forme, puérile et gauche, qui le
faisait rougir de lui même et de sa frivole ambition. Il voulut un
instant déchirer ses pauvres essais; mais ému de je ne sais quelle
tendresse, il se retint et dit humblement :
« J'ai eu le tort de me croire poète, mais Dieu qui m'a donné
le don de goûter les beaux vers m'a refusé celui d'en composer
moi-même. Et pourquoi me plaindrais-je ? la plus belle part
me reste, la lecture et l'admiration des grands chefs-d'œuvre.
Cela suffira sans doute à remplir mes vieux jours et à me conduire
jusqu'au seuil de la mort.
— Tu te trompes, llermias, reprit le chat avec la persistance
cruelle d'un mauvais génie, tu es aussi poète que les plus grands,
car le poète n'est qu'un sot et son œuvre néant. Tes vers valent
autant que ceux d'Homère, qui ne valaient rien. Les plus beaux
poèmes et les plus admirés étaient bons ii charmer une heure de
loisir, il fallait les brûler ensuite. Quelques pédants les ont con-
servés et ont feint d'y découvrir des mystères, et le vulgaire im-
bécile les a crus. Mais ce qui prouve que ces œuvres n'ont
pas de valeur réelle, c'est que leurs plus fervents admirateurs ne
sont pas d'accord sur leurs mérites. Les#uns admirent sans réserve
ce que les autres condamnent comme dépourvu d'art et de
génie. Kt pour ne parler que des œuvres contemporaines, que
nous devons cependant mieux connaître et mieux comprendre,
trouve-m'en une seule qui soit jugée de la même manière par deux
maîtres de la criti(|ue. Chacun suit son impression et cette im-
pression même est changeante. L'homme est dégoûté aujourd'hui
de ce qu'il aimait hier avec passion. Il ne peut se fixer sur aucun
objet et son erreur est de croire que l'impression du moment est
définitive.
— O Puss, ne dite» pas ce» chose», je conviens que le» œu-
vres modernes s«int jugées diversement, mais il en est d'autres
plus anciennes et plus v^'in'rabh's fjiif» t«uit le m«tinlf dans tous les
temps a admirées.
— Les chœurs AWlhaliCf par exemple... ? Mais admettons que
cela soit. Cette admiration universelle est une ignorance univer-
selle; et «lans le très petit nombre de ceux qui louent les chefs-
d'œuvre, aucun ne les juge d'après les mêmes principes et n'admire
les mêmes chose». Si l'on faisait la somme de toutes les néga-
102 HERMIAS
tions dans les livres des critiques les plus sages, les plus conser-
vateurs des gloires passées, il ne resterait rien, rien, te dis-je,
d'Homère et de Sophocle. Hermias, Hermias, abandonne ces
bagatelles à ceux qui en ont besoin pour gagner leur vie.
Approche du feu tes petites jambes engourdies. La bonne et
douce chaleur du foyer ! elle est réelle celle-là et depuis que le
monde existe, tout le monde est d'accord sur les plaisirs du coin
du feu. Puss, Hermias, est plus sage que toi; désabusé depuis
longtemps, il s'est fixé dans l'immuable sagesse, celle de la satis-
faction des sens, douce et modérée. »
Le chat continuait son ronron tentateur, mais Hermias
absorbé dans ses pensées ne l'interrogea plus. Il ne se deman-
dait pas s'il était dupe d'une illusion et s'il prêtait à l'inoffensif
animal des paroles imaginaires. Cette pensée du néant de l'art et
des belles-lettres l'obsédait. Il chancelait comme un homme qui,
après une longue route pleine de fatigues et d'espoir vers un but
désiré, arrive sur le bord d'un précipice. Il voulait se retenir à
quelque chose, sauver du naufrage de ses convictions littéraires
une épave, une idée, une œuvre, mais tout lui échappait. 11 refai-
sait avec plus de rigueur le compte des vérités esthétiques univer-
sellement admises, et il n'en trouvait aucune, aucune. Les
systèmes les plus divers, dont les uns étaient la négation des
autres, étaient soutenus tour à tour, et par les plus habiles. Her-
mias était réduit à n'en plus croire que son propre goût. Mais,
là encore, en s'étudiant, il ne trouvait qu'incertitude et déception.
« Combien de fois, lui soufflait son mauvais génie, tes impres-
sions ont elles changé! As-tu deux jours de suite admiré la même
œuvre et de la même manière ? Tu n'as fait que voler de fleur en
fleur, tour à tour enivré ou dégoûté d'un nouveau parfum. Et à
présent rien ne te dit plus rien. Ton goût s'est émoussé, ton cœur
s'est desséché ».
Et Hermias revit les jours de sa première enfance, quand dans
une vaste étude, seul à sa table et perdant le sentiment de tout
ce qui l'entourait, il se redisait avec de vraies larmes les vers de
Casimir Delavisfne :
o
Pour qui prcparc-t-on ces apprêts meurtriers, etc.
Ah ! pleure fille infortunée !
Combien de fois, depuis, s'était-il moqué de celte œuvre banale
HERMIAS 103
et comme il avait ri de son admiration naïve ! Mais s'il voulait
aller au fond des choses, ce goût de son enfance, sincère et
spontané, était sans doute plus pur et plus vrai.
Il arriva ainsi à cette conclusion, qu'il n'y avait rien de beau
dans les œuvres humaines que ce qu'y mettait l'imagination des
hommes. Et cette imagination une fois flétrie, la source des
larmes une fois tarie, tout était bien fini, l'art et le beau pouvaient
bien exister pour d'autres ; pour le malheureux désenchanté ce
n'était plus même l'ombre d'un rêve.
Ah ! l'homme épris du beau et des arts, qui a passé par ces
cruels moments du doute, pourra seul comprendre le désespoir
d'ilermias. C'était sa vie, sa raison d'être qui s'échappait et il ne
lui restait plus qu'à mourir. 11 prit un livre machinalement et le
feuilleta, puis le rejeta, dégoûté.
Oh! belles années perdues, joies de la famille, douceur, repos
sacrifié a ce rêve fatal qui s'évanouissait ii présent et pour jamais,
llermias, vieux fou, relis maintenant tes livres jaunis, respire ii
plein nez leur vénérable poussière. Qu'y trouves-tu? néant, vieux
contes qui ont bercé ta trop longue enfance. I^e parfum subtil
qui s'en dégageait, cette fraîcheur d'images et cette tendresse
c'est toi qui les y mettais, toi, ton imagination toujours jeune
malgré les ans, ton cœur ridiculement sensible à des chimères.
Respectables héros ! Adieu, vieux manne({uins, Ajax, Achille,
pieux Knée, pleureur éternel, et vous marionnettes défraîchies,
Hélène et Didon, Ismène, Antigone, adieu, adieu! Non, je ne vous
ouvrirai plus, livres trompeurs. Je vous vendrai à mon bouqui-
niste au poids du papier, car vous ne valez pas davantage, adieu,
adieu, je veux finir seul ma vie misérable et dégoûtée, seul près
de mon vieux chat plus sage que moi et plus heureux. C'est bien
fait, puisque je l'ai voulu.
Et l'on dit qu'il ces blasphèmes, jetés d'une voix saccadée, un
frémissement courut dans les feuilles jaunies des grands elzévirs
in-octavo. Mais, près de ces graves pers<»nnages, un impertinent ii
couverture jaune, œuvre d'un sceptique et d'un moqueur, ne se
tenait pas d'aise et répondait par un bruissement sardonique au
murmure indigné de ses voisins. llermias s'était levé, et mainte-
nant silencieux, il se promenait à grands pas dans la mansarde,
convulsif ; il ne savait que faire, rire ou pleurer et sa main crispée
froissait le dernier nuiiéro d'une revue littéraire.
104 HERMIAS
Le mouvement le soulagea. Peu à peu ses nerfs se calmèrent ;
à une sorte de rage succédait une tristesse plus apaisée. Et même
insensiblement l'âme du poète se faisait à cette angoisse, il trou-
vait encore une poésie austère dans cet abandon désespéré de
toute poésie, et la grande pensée de la vanité de toute chose finit
par bercer son cœur d'une mélancolie plutôt douce.
La nuit était avancée, le vieux chat s'était endormi près du
foyer et, chaudement enroulé sur lui-même, il ne laissait plus
voir de sa physionomie de sage que son museau rose et ses yeux
clos. Ilermias contempla un instant ce repos paisible et l'envia. Il
ouvrit la fenêtre pour dire un dernier adieu aux étoiles et la
majesté lumineuse des nuits surprit encore une fois son âme.
II
Cédant à la fatigue de ses émotions, Hermias s'était endormi;
une vision nouvelle vint suspendre son regard et sa pensée. Il se
croyait dans les jardins d Académus et assistait à l'entretien
d'aimables philosophes qui avaient banni loin d'eux la contrainte
et le pédantisme. Hermias les connaissait de longue date, mais
il ne se mêlait pas à leur conversation avec l'abandon et le plaisir
d'autrefois. Le bruit harmonieux de leurs paroles ailées vibrait
plutôt à son oreille avec la monotonie fatigante d'un concert de
cigales, quand l'un d'eux se détachant du groupe et l'entraînant
à l'écart : « Jeune homme, dit-il, qui es-tu, et d'où viens-tu ?
Tu semblais triste tout à l'heure, et tu ne parlais pas. L'homme
dans sa vie mortelle est sujet à des maux nombreux et la volonté
des dieux n'est pas qu'il goûte toujours un bonheur parfait, mais
si ta douleur est de celles qui peuvent se consoler, montre-la
moi sans défiance, et je tâcherai de l'adoucir. « Séduit par cet
air engageant et cette noble familiarité, Hermias reconnut
Platon.
« Je suis, dit-il, Hermias, je cultive les arts et la poésie, et
dans Paris, ma ville natale, j'ai passé longtemps pour un favori
des muses, mais j'ai découvert que tout était vanité dans les
œuvres et les discours des hommes, que j'avais poursuivi une
chimère insaississable, et c'est pour cela que vous me voyez à
présent triste et découragé.
HERMIAS 105
— Hermias, les écrits des hommes sont vains, comme leurs
discours et tu as raison de ne pas t'y plaire ; mais que t'a fait la
muse pour l'abandonner aussi ?
— La muse qu'est-ce autre chose qu'un spectre fugitif, le sym-
bole d'un idéal que les hommes poursuivent sans l'atteindre jamais,
parce qu'il n'existe pas ? Un de vos philosophes qui avait pris la
figure d'un chat me l'a bien fait comprendre. Le beau, la muse
et l'idéal, tout cela n'est qu'un jeu de l'imagination des hommes,
aiguillonnée par je ne sais quel besoin d'espérance et d'illusion.
Il n'y a de réel que le bien-Mre et la satisfaction modérée des
sens. J'ai connu cela trop tard, et il n'est plus temps aujourd'hui
de commencer une nouvelle vie. »
Platon répondit : « L'homme a beau nier, il n'en est pas moins
vrai qu'il garde en son âme le type d'une beauté merveilleuse; ce
type il voudrait le retrouver dans la nature, et, n'y parvenant pas,
il en crée lui-même d'imparfaites images, dont ni lui, ni les autres
ne peuvent être satisfaits pleinement; car si les artistes excellent
à manier le ciseau, le pinceau ou la plume, leur {'«me... que
dis-je... l'âme du plus humble et du plus ignorant des hommes,
cache une poésie plus belle que tous les chefs-d'œuvre. Ne
t'ét()nne donc pas de voir ces chefs-d'œuvre appréciés diversement
et de ne pouvoir toi-même te fixor » aiu-nn objet liM-restre. Ton
idéal n'est pas de ce monde.
— () divin Platon, je ne connais pas de chant plus harmonieux
que vos paroles familières, mais je crains que votre voix ne soit
comme celle des sirènes, séductrice et trompeuse. Car enfin ce
type merveilleux que nous portons en nous-mêmes et que nous
ne pouvons ni trouver dans la nature, ni réaliser par les moyens
de l'art, rien ne me dit encore que ce n'est pas le jeu de notre
imagination vagabonde.
— Ilermias, ne calomnie pas ta nature et celui qui l'a créée; ce
type je ne sais pas ce que c'est, mais mon cœur me dit cepen-
dant (|u'il existe, et qu'il est plus réel que toutes les apparences
de ce monde terrestre. Ici-bas nous ne voyons que des ombres,
mais la recherche du beau véritable n'en est pas moins la seule
occupation digne de l'homme. Que des beautés corporelles il
s'élève de degré en degré à la beauté des vertus humaines, puis
à celle des grandes vérités. Peut-être lui sera-t-il donné, en
récompense de ses efforts, do^contempler un jour la beauté réelle
106 HERMIAS
et infinie, le beau immatériel, éternel, immuable, source de
toute beauté humaine et terrestre... Oh! bienheureux l'homme
qui pourra jouir de ce spectacle, bienheureux et vraiment digne
d'être immortel.
— Mais vous, ô Platon, cette beauté infinie l'avez-vous trou-
vée à la fin de votre carrière ? »
Le front du philosophe s'assombrit et il demeura pensif. Puis
il reprit avec tristesse : « Nos dieux ne l'ont pas voulu, car nos
dieux étaient cruels et sourds. Mais pourquoi me demandes-tu
cela, Hermias ? Un des premiers docteurs de la foi chrétienne
n'a-t-il pas dit que le Verbe incréé, fils de Dieu et Dieu lui-même,
avait revêtu une forme humaine pour se mêler aux hommes et
converser avec eux. C'est lui, sans doute, le Beau suprême. Mais
hélas ! il ne m'a pas été donné de le voir et de le contempler. »
Et la vision s'évanouit avec un gémissement.
Hermias se réveilla comme à une vie nouvelle. Son cœur était
simple et droit et il n'eut pas de peine à revenir à la foi de son
enfance, qu'il avait trop longtemps oubliée. Il y trouva la source
d'une poésie plus haute et plus pure. D'ailleurs il ne renonça pas
à ses chères études. Mais il se résigna à ne voir dans les œuvres
humaines qu'un reflet incertain d'un idéal surnaturel. Il eut
moins de goût pour les artifices de mots et de phrases, de
rythmes et de rimes, qu'il avait pris autrefois pour la poésie
elle-même, et fut désormais plus sensible aux simples beautés
dont tout le monde est touché. Il bannit de sa bibliothèque les
critiques et leurs vaines disputes, mais il garda Racine et les
chœurs à'Athalie. Et maintenant dans l'attente de l'éternel
repos, qui sera en même temps la contemplation du beau
suprême, il aime à redire ces beaux vers que seule une âme chré-
tienne est digne de goûter :
D'un cœur qui t'aime
Mon Dieu qui peut troubler la paix ?
Il cherche en tout ta volonté suprême
Et ne se cherche jamais.
Sur la terre, dans le ciel même,
Est-il d'autre bonheur que la tranquille paix
D'un cœur qui t'aime ?
Puss, le chat sceptique, de jour en jour plus gros et plus
HERMIAS 107
sédentaire, sent la vieillesse s'appesantir sur sa tête. Tousseux
et rhumatisant il n'a plus même la force de ronronner. Il se
plaint qu'Hermias le néglige et trouve que son maître n'a fait que
changer de folie. La philosophie le console-t-elle de ses infirmi-
tés croissantes ? Je ne sais. Paisible cependant au coin du foyer
et résigné en apparence, il attend la mort.
A et H B.. S J
REVUE DES PÉRIODIQUES
QUESTIONS D'EXÉGÈSE
Études scripturaires en Allemagne^.
Ce n'est point en Allemagne qu'on peut accuser les savants catho-
liques d'être arriérés ou rétrogrades. Leurs travaux dans tous les
domaines des sciences sacrées sont assez connus, même en France,
pour qu'il soit superflu de les rappeler. Il leur manquait seulement
un recueil exclusivement consacré aux études scripturaires. Ils
viennent de combler cette lacune en publiant la Revue biblique
dont nous annonçons les quatre premiers fascicules. Revue n'est
peut-être pas le mot propre, car les Biblisclie Stiidien se suc-
cèdent sans date fixe, et chaque fascicule, plus ou moins volumi-
neux suivant l'importance du sujet, roule tout entier sur une
seule question. La notoriété du directeur, le D"" Bardenhewer,
et de ses collaborateurs principaux, leur situation dans l'Eglise
ou dans l'enseignement, leur compétence spéciale dans les sujets
choisis par eux, leur orthodoxie reconnue, tout assure aux
Bihlische Studien un succès sérieux en Allemagne comme à
l'étranger. En les présentant aujourd'hui aux lecteurs des
1. Bihlische Studien, «Etudes bibliques ». Herder, Fribourg-en-Brisgau,
1896. — Fascic. I. Der Naine Maria, Geschichte der Dcutung dessclben, « Le
nom de Marie. Histoire de son interprétation », par le Prof. O. Barden-
hewer, — pp. X-160, prix : 3 fr. 25 ; — II. Das Alter des Menschengeschlechts,
nach der heiligen Schrift, der Profangeschichte und der Vorgcschichte,
« L'Age du genre humain», par le Prof. P. Schanz, — pp. XI-100, prix: 2 fr. ; —
III. Die Sclbstvertheidigung des heiligen Paulus im Galaterbriefe, « L'apo-
logie de S. Paul dans l'Épître aux Galates » parle Prof. J. Belser, pp. VI-149,
prix : 3 fr. 75 ; — IV. Die Prophetische Inspiration, biblisch-patristische
Studie, ((L'inspiration prophétique», par le D"" F. Leitner, — pp. IX-195,prix:
4 fr. 75. — Ces quatre fascicules, dont le dernier est double, forment le pre-
mier volume des Bihlische Studien.
REVUE DES PÉRIODIQUES 109
Etudes nous n'avons pas l'intention d'en faire un compte rendu
en règle, encore moins une analyse complète. Nous signalerons
seulement, en les discutant au besoin, les points les plus inté-
ressants ou les plus controversés.
I. Le nom de Marie. — Les Etudes bibliques s'ouvrent par un
travail du savant directeur. En le lisant, on est tenté de regretter
que tant d'érudition, de méthode, de clarté et de critique ait été
dépensé sur un sujet si restreint. « Le nom de Marie n'est pas
un nom ordinaire; il est doux à l'oreille et cher au cœur de tout
catholique ». Sans doute ; mais la dévotion des fidèles ne repose
pas sur une étymologie; et c'est fort heureux, car l'auteur nous
prouvera, souvent avec évidence, que les étymologies reçues jus-
qu'à ce jour, sans en excepter les plus populaires et les plus
autorisées, sont fausses et arbitraires.
Du reste, l'intérêt de cet opuscule ne se borne pas, tant s'en
faut, aux conclusions finales. La route qui mène au but décrit
plusieurs méandres et le lecteur n'ose s'en plaindre, tant il
admire l'expérience et la sûreté de son guide. Parmi ces digres-
sions, l'une des plus instructives est rhi8tori(}ue du sens Stella
Maris attribué au nom de Marie. En 1880, Sleininger émettait
l'avis que saint Jérôme, à qui l'on fait souvent honneur de cette
étymologie, avait dft écrire Stilla Maris au lieu de Stella Maris.
D'autres érudits avant lui avaient fait indépendamment la nu^me
découverte, dont la priorité semble appartenir, en définitive, au
vieil Estius.
M. Bardcnhcwer nous fait suivre si travers les siècles les pro-
grès de cette étymologie reposant probablement sur une faute de
copie ou de lecture, car saint Jérôme qui savait son hébreu, ne
peut guère en /^tre l'auteur.
Le nom de Marie si commun dans le Nouveau Testament et
porté seulement, dans l'Ancien, par la sœur de Moïse, n'est com-
posé ni de deux substantifs, ni d'un substantif el d'un adjectif,
ni d'un substantif et d'un pronom sullixe. Il ne saurait donc
signifier, ni myrrhe de la mer, ni mer amère, ni contumavia
eoriim selon l'hypothèse de Gesenius dans la première édition de
son Dictionnaire : hypothèse malheureuse ((ui fut longtemps en
vogue, mc^me après avoir été répudiée par le savant philologue.
Si nous éliminons les radicaux rîm et rwm, avec mend forma-
MO REVUE DES PERIODIQUES
tif, — élimination faite un peu lestement peut-être — il ne nous
reste plus à choisir qu'entre les deux racines mara' et maràh.
Cette dernière, à laquelle on penserait tout d'abord, donnerait
avec la terminaison nominale àm un mot qu'il faudrait traduire
par rébellion ou rebelle, sens assurément peu convenable à un
nom de femme, comme M. Bardenhewer le fait remarquer. On est
donc rejeté, à bout d'hypothèses, sur le radical mara . L'alef final
est une difficulté réelle, mais pas insurmontable. Miriam signi-
fierait alors « corpulent, gras, et selon les idées de l'esthétique
orientale, beau «.
Nous n'avons pas d'objection capitale à formuler contre cette
hypothèse que le docte écrivain réussit à rendre vraisemblable.
Nous ne comprenons pas, à vrai dire, pourquoi il défend avec
tant d'insistance la prononciation massorétique Miriciin. Les Sep-
tante et le Targum, sans parler des autres versions, s'accordent à
lire Mariain. Devant ces autorités, celle de la massore pâlit et
s'éclipse; et nous ne sachons pas que, soit en hébreu soit dans les
langues congénères, la terminaison ain entraîne le son i sous la
première radicale. En second lieu, les noms propres du Penta-
teuque appartenant aux couches préhistoriques de la langue, on
ne saurait en rendre compte avec les seules ressources de l'hébreu
classique. 11 faut remonter au sens originaire des racines et la
comparaison avec les idiomes apparentés, l'assyrien, le syriaque,
l'arabe, s'impose. Nous trouvons ainsi pour le radical mara les
acceptions suivantes: être sain, robuste, brave, prospère, puissant.
Le mot homme, en arabe, et le mot seigneur, en syriaque, vien-
nent de cette racine. C'est sans doute à ce fonds primitif qu'il
faudrait recourir pour expliquer le nom de Marie.
11. L'dge de l'humanité. — Les manuels élémentaires fixent-ils
toujours la création de l'homme à l'an 4004 avant l'ère chrétienne?
Je ne sais; en tout cas, cette date fatidique, due aux calculs de
l'évêque protestant Usher, n'avait nul droit à devenir classique
ou à le rester. Si le docteur Schanz se proposait seulement d'en
montrer le mal-fondé et l'arbitraire, mince serait son mérite;
mais tout autre est son but, et dans cette étude claire, concise,
méthodique, un peu dépourvue peut-être de vues originales et
d'arguments nouveaux, il a voulu rassembler et contrôler tous
les éléments de la question, épars chez les écrivains catholiques.
QUESTIONS D'EXEGESE 111
Après avoir constaté les variantes des textes sacrés, lesquelles
donnent une certaine latitude et permettent de reporter l'appa-
rition de l'homme sur la terre à 6000 ans environ avant Jésus-
Christ, l'auteur aborde franchement la question maîtresse de son
travail. Cette limite extrême de 6000 ans suflfît-elle a la science ?
(►u plutôt — car le problème ainsi énoncé serait mal posé —
la Bible impose-t-elle au croyant cette limite extrême; en d'autres
termes peut-on tirer des écrits révélés cette aflirmation expresse :
l'homme ne sîinrait remonter à plus de 6000 ans avant l'ère
chrétienne ?
Avec un grand nombre de savants catholiques contemporains,
M. Schanz croit pcmvoir répondre négativement; car non seule-
ment la chronologie biblique est incertaine, mais il n'y a pas même
dans la Bible les éléments d'une chronologie. 11 faudrait pour cela
que les listes généalogiques, soit avant soit après le déluge, fus-
sent complètes ; or il est possible (|u'il y ait des lacunes. Dès lors,
l'âge de l'homme devient une question purement scientifique, dans
laquelle la Bible n'intervient plus; on doit s'adresser pour la
résoudre à l'histoire, h la paléontologie, à la préhistoire, ii la
linguistique.
Ici encore, les indications flottent incertaines : nul point do
repère, nulle base assurée, pas de chronomètre. Faisant bonne
justice des fantaisies de IacH et de Mortillet, le docteur Schanz
estime qu'une durée maximum de 8,000 ans — soit 6,000 ans
avant notre ère — suflUt, pour le moment, h rendre compte de
tous les fait<< dûment constatés.
L'hypothèse des lacunes permet de rejeter sans plus d'examen
les préadamites, ainsi que les précurseurs anthropomorphes de
l'espèce humaine. M. Schanz ne s'en fait pas faute; ponr([Uoi
juge-t-il nécessaire de maintenir l'opinion restreignant l'uni-
versalité du déluge, opinion fondée, elle aussi, sur des difïlcultés
chrtniologiqnes?
Mais cette hypothèse des lacunes, dans les listes des patriarches
antédiluviens ou postdiluviens, est-elle bien solide et bien ortho-
doxe? L'auteur le suppose plus qu'il ne le prouve, ou, s'il h'
prouve, c'est (l'une façon bien sommaire. Il se réfère à des omis-
sions analogues dans divers livres de la Sainte Kcriture, et rap-
pelle l'usage où sont les orientaux quand ils dressent des tableaux
généalogiques de supprimer les noms les moins connus. Dans les
112 REVUE DES PÉRIODIQUES
généalogies, comme celles de saint Luc ou de saint Mathieu, où
les membres sont reliés par les mots genuit ou filins, cela ne fait
pas l'ombre d'une difficulté ; mais il faut bien avouer que la for-
mule stéréotypée de la Genèse est totalement différente : « Seth
vécut 105 ans et il engendra Enos; et Seth vécut après avoir
engendré Enos 807 ans ». Comment glisser dans une trame si
serrée des anneaux intermédiaires, et comprendre qu'à l'âge de
105 ans Seth engendra, non pas Enos lui-même, mais bien son
père ou son aïeul ? Nous ne déclarons pas la chose impossible,
mais il vaut la peine de l'établir.
D'après M. Schanz, les chiffres donnés dans les trois textes les
plus anciens — hébreu, grec et samaritain — différant entre eux,
sans qu'il soit possible de les concilier, tout le passage devient
douteux et nous ne sommes plus astreints h nous en tenir même
aux nombres les plus élevés, ceux des Septante. Peut-être, mais
qu'y gagnerons-nous? L'âge où, dans les Septante, chaque pa-
triarche engendre son successeur, est trop avancé pour qu'il soit
facile de l'augmenter beaucoup.
Une dernière raison de M. Schanz trancherait net la question
si elle ne prêtait à une équivoque et même à une fausse interpré-
tation : « 11 est très vraisemblable, dit-il, que dans les faits d'ordre
purement historique ou scientifique les écrivains sacrés s'en rap-
portent à leurs sources. Ils n'avaient nullement l'intention de
nous fournir une chronologie complète. La doctrine de l'inspira-
tion ne l'exige pas, car il n'entrait point dans les desseins de
l'Esprit de Dieu de révéler des choses qui ne touchent pas ou ne
touchent que de loin la voie du salut. «
Faut-il entendre que l'auteur inspiré peut se tromper avec ses
sources, ou plutôt que ses sources, pourvu qu'il les reproduise
fidèlement, porteront toute la responsabilité de l'erreur ? Peut-
être, s'il est bien avéré que dans tel ou tel texte l'écrivain sacré
n'entend que produire son document sans vouloir s'en porter
garant. Mais est-ce bien le cas dans les chapitres V et XI de la
Genèse ?
Citons en terminant la conclusion du docteur Schanz. « Com-
me la question de l'ancienneté de l'homme ne met en péril ni la
foi, ni la véracité de l'Ecriture, ni l'infaillibilité de l'Eglise, l'exé-
gète et l'apologiste peuvent faire bon accueil aux résultats cer-
tains de la science. Sur ce terrain, un conflit n'est pas à craindre
QUESTIONS D EXEGESE 113
entre la fol et la science, mais seulement entre la science et l'Ecri-
ture mal expliquée.»
III. L'apologie personnelle de saint Paul dans Vépître aux
Calâtes. — Cet opuscule est un excellent commentaire de trente-
cinq versets de saint-Paul (Gai. I, Il -II, 21). Un commentaire
par sa nature même, échappe à l'analyse. Contentons-nous de
signaler les trois points principaux que l'auteur met surtout en
lumière.
1° Quels sont les destinataires de l'épître ? Sont-ce les habitants
de la province romaine de Galatie (Pisidiens, Lycaoniens) évangi-
lisés par saint Paul durant ses deux premiers voyages apostoli-
ques, comme l'ont cru Ramsay, Zahn et le P. Cornely ?
M. Belser ne le pense pas : il s'en tient à la vieille opinion qui
voit dans les Calâtes ces descendants des Celtes, émigrés des
Gaules vers le temps d'Alexandre, et se taillant, après de lon-
gues luttes, un vaste territoire dans le Nord de l'Asie mineure.
Son plaidoyer est des meilleurs, et s'il ne réussit pas ii pulvériser
les arguments des adversaires, il montre du moins que rien
n'oblige ii délaisser l'ancienne théorie.
2° L'assemblée des apôtres, tenue à Jérusalem pour terminer
les discussions relatives ti l'observation de la loi mosaïque et à
laquelle saint Paul fait allusion dans son épitre (Gai. II, 1-10),
est bien colle dont nous trouvons le récit détaillé au chapitre W
des Actes. Dans ces derniers temps, un pasteur protestant, Spitta,
l'a nié. Il prétend faire corncider le voyage décrit par saint Paul
avec celui dont les Actes font mention au chapitre XI (27-30).
Le docteur Belser réduit \\ néant ce paradoxe et nous lui
reprocherions de lui donner, en le réfutant, trop d'importance,
s'il n'en prenait occasion d'établir l'accord parfait entre les deux
récits du concile apostolique.
3* Au sujet de la dispute d'Antioche, notre auteur réfute assez
longuement l'opinion étrange de Zahn qui voudrait la placer
plusifuirs années avant la réunion de Jérusalem. Ce dernier se
dit incapable de comprendre (ju'un désaccord ait pu éclater, au
sujet de la loi mosaïque, si peu de semaines après le décret
réglant avec tant de netteté les libertés et les devoirs des
chrétiens de Syrie. L'objet du conflit entre les deux grands
apôtres, examiné sans passion et sans parti-pris et ramené à ses
VXXI. — 8
114 REVUE DES PÉRIODIQUES
justes proportions, fait évanouir la difficulté. C'est, crovons-
nous, le meilleur passage de cette dissertation.
A propos du codex de Bèze dont il étudie plusieurs leçons
remarquables, l'auteur est amené à se prononcer sur l'hypothèse
de Blass. On sait que ce jeune savant dans son édition des Actes,
publiée à Gœttingue en 1895, a émis le premier l'idée que le
texte du célèbre codex pourrait bien représenter le brouillon de
saint Luc, tandis que le texte reçu en serait la copie et la mise
au net. Il est certain que l'origine du codex de Bèze, est, plus
que jamais, une énigme pour les critiques ; mais le D*" Blass en
donne-t-il la clef? M. Belser incline à le croire : « Pour qui
sait voir et entendre, dit-il, il est impossible de méconnaître que
cette hypothèse gagne tous les jours du terrain, et si tous les
indices ne nous trompent pas, l'idée de Blass remportera bientôt
de nouveaux triomphes. » L'histoire du codex de Bèze est si
mal connue, ses rapports avec les autres documents si peu étudiés
encore, qu'un pareil jugement nous semble au moins prématuré.
IV. L'inspiration des Prophètes. — Le présent traité se dis-
tingue des travaux qui portent un titre à peu près semblable,
en particulier de la savante dissertation de Dausch intitulée : Die
Schriftinspiration (« L'inspiration des Ecritures »). Des deux
côtés la doctrine est la même, la science égale, la marche ana-
logue ; mais le point de vue diffère du tout au tout. M. Dausch
étudie l'inspiration écrite, si l'on peut s'exprimer ainsi, le doc-
teur Leitner l'inspiration parlée, et voilà ce qui fait l'originalité
de son livre.
« L'inspiration prophétique est une action surnaturelle et
extraordinaire de Dieu sur l'intelligence et la volonté de l'homme,
en vertu de laquelle l'homme reçoit la mission ot la faculté d'an-
noncer les vérités divines. Sous le nom général de prophètes
nous entendons, avec les prophètes de l'ancienne loi, les apôtres,
et les fidèles de la primitive Église favorisés du don de pro-
phétie. »
Nous ne dirons rien de la dernière partie qui est un résumé
succinct et néanmoins assez complet de la tradition des Pères,
surtout en opposition avec les théories gnostiques et monta-
nistes. Nous passons aussi sur le concept de l'inspiration prophé-
tique d'après l'ancien testament, bien qu'il ait fourni au docteur
QUESTIONS D EXEGESE 115
Leitner des pages suggestives, pour nous arrêter à ce même
concept clans le Nouveau Testament.
Ici nous voudrions pouvoir assurer que l'auteur, en éveillant
notre curiosité, l'a pleinement satisfaite : « L'enseignement oral
des Apôtres, dit-il, ne suppose ni le même degré ni la même
étendue d'inspiration que la composition des livres sacrés. Car,
pour exposer les vérités du salut dans un but de pure édification,
il n'est besoin d'aucune influence théopnenslique (kann die Noth-
wendigkeit cines F^influsses der Theopneustie nicht bchauptet
werden) ». Qu'entend l'auteur par Theopneustie dans ce passage?
Est-ce révélation ou inspiration ? Sri c'est révélation, en <juoi la
troisième épître de saint Jean, par exemple, exige-t-elle davan-
tage une révélation particulière ? Si c'est inspiration, la théorie
de l'auteur revient à dire que l'apôtre, que le prophète, ne sont
pas toujours inspirés même quand ils parlent des vérités du salut:
ce qu'on pouvait exprimer beaucoup plus clairenient. Mais alors
comment reconnaître dans Tapôtrc l'inspiration actuelle ? Est-ce
par son propre témoignage, par la nature du sujet qu'il traite,
par la manière de l'envisager ? Et quand il parle sous l'action
inspiratrice, Dieu, dont il est l'organe, le préserve-l-il de toute
défaillance de mémoire ou de raisonnement, de la moindre erreur
enfin portant sur un simple chilTre, sur une date, sur un détail
historicjue insignifiant ? L'auditeur est-il obligé de tout croire,
ou peut-il séparer, dans le prédicateur, l'homme faillible du
porte-voix infaillible de Dieu ?
Pour transformer les orateurs inspirés en écrivains inspirés il
fallait, suivant M. Leitner d'accord avec un grand nombre de
théologiens catholiques, une inspiration nouvelle et distincte.
Fort bien ; mais si un discours, prononcé sous l'influence actuelle
de l'inspiration, était reproduit mot pour mot, soit par un des
assistants soit par le prédicateur lui-même, que lui faudrait-il
de plus pour rester inspiré? L'autorité divine qui s'imposait ii
la foi de l'auditeur, ne s'imposera-l-elle pas tt celle du lecteur ?
Et la parole de Dieu cessera-t-elle d'être parole de Dieu par le
fait seul d'être couchée par écrit ? Et si elle est parole de Dieu
que lui manque-t-il donc pour être inspirée ?
L'auîeur nous répondra sans doute (ju 'on exige de lui plus (ju'il
ne prétend donner. Il traite de l'inspiration prophétique d'après
rÉcriturc et les Pères et s'arrête net, là où ses guides l'aban-
116 REVUE DES PÉRIODIQUES
donnent. Nous croyons cependant qu'un parallèle soutenu entre
l'inspiration de l'orateur et celle de l'écrivain aurait éclairé et
affermi sa marche.
Malgré cette légère lacune, la monographie du docteur Leitner
sera lue avec autant d'intérêt que de profit par tous ceux que
préoccupe la question si actuelle de l'inspiration ; elle clôt
dignement le premier volume des Bihlische Studien.
F. PRAÏ. S. J.
REVUE DES LIVRES
Praelectiones dogmaticœ, auctore Christiano Pesch.
S. J., t. III. — \. De Deo créante. De peccato original i. De
angelis. — II. De Deo fine ultinio. De aclibus humanis. Fri-
boiirg-en-Brisgau, Herder, 1895. In-8, pp. xii-370. Prix :
G l'r. 25. — T. IV. — I. De Verbo Incarnalo. — W.De Deata
virgine. — III. De cuUii sanclorum^pp. xii-350. — T. VI. —
De sacra mentis in génère. De Baptismo. De confirmatione.
De SS. Eiicharistiâ^ pp. xviii-396.
Nous tivuns upprécic ailleurs les deux premiers volumes de ce
cours en voie de publication, {htndes. Partie bibliogr.^ 31 juillet
1895, p. 481). Il comprendra huit vtdumes. le cinquième, sur
la grâce, ne paraîtra ({u'après le tome septième, qui traite des
quatre derniers sacrements. Le huitième sera consacré aux traités
des vertus, du péché, des fins dernières.
I. — Le P. Pesch donne une large place à la théologie positive.
Par contre, il s'arrête peu à quelques discussions fort subtiles,
auxquelles s'attardaient les anciens scolastiques. Ainsi, ce qu'il
dit de u la lumière de gloire » et de son rôle dans In vision
bcatifique des élus ne tient pas plus de deux lignes.
Chez lui, on ne retrouve pas davantage ces longues séries
d'objections, tantôt enchaînées, tantôt s'égrenant l'une îi la suite
de l'autre aiix((uelles beaucoup de maîtres scolastiques nous ont
habitués. Chacun des points qu'il traite est tout d'abord exposé
clairenicnl. Crâce a celte méthode, on embrasse plus facilement
du regard tout le sens compris dans l'énoncé d'une thèse ; on
voit mieux le dogme sortir vivant de rÉcriture et de la
tradition. Inutile ensuite de résoudre une à une des objections
dont une explication précise et profonde nous a déjà livré la
clef.
Le souci de recueillir tous les échos des anciennes écoles,
avec les témoignages de la tradition n'empêche pas l'auteur de
118 ETUDES
prêter l'oreille aux débats théologiques, soulevés ou ravivés
de nos jours. Il ne repousse pas une explication, par la raison seule
qu'elle est neuve ou rajeunie. Ainsi, dans son traité sur la
création il admet que les jours désignés par la Sainte-Ecriture ne
sont pas des jours de vingt-quatre heures. La saine érudition
dont il donne des preuves, en bien des circonstances, nous fait
vivement regretter qu'il songe si rarement à nous renseigner sur
la doctrine des chefs actuels du protestantisme allemand.
II. — L'Uftion, qui rattache la nature humaine au Verbe dans
l'unité d'une seule personne, est le fondement du culte que -nous
rendons à l'humanité du Christ. Le P, Pesch sait déduire de ce
principe fécond toutes ses conséquences. lien fait une application
particulièrement heureuse au culte du Sacré-Cœur. Cette belle
dévotion, née avec le christianisme, mais dont l'épanouissement
était réservé à ces derniers siècles ne repose pas, au point de
vue théologique, sur la révélation privée qui a été faite à la
bienheureuse Marguerite-Marie. Là est seulement l'occasion ou
mieux encore le stimulant qui a poussé l'Église à la propager.
Si le cœur de Jésus s'impose à notre adoration, c'est qu'il fait
partie de son humanité et que celle-ci est hypostatiquement unie
au Verbe.
Si ce même cœur de Jésus est honoré d'un culte spécial, de
préférence par exemple à ses mains et h ses pieds sacrés, c'est
que le cœur est le centre où retentissent et se manifestent. les plus
généreuses passions, particulièrement l'amour. Aussi devons-
nous adorer, non seulement le cœur physique de Notre-Seigneur
transpercé d'une lance, resserré par le souvenir de nos ingra-
titudes, dilaté par son ardent amour pour nous, mais encore et
surtout l'amour inexprimable et pourtant dédaigné, dont le cœur
est l'emblème, mérite mieux encore nos hommages.
Jusqu'ici nous sommes d'accord avec le R. P. Pesch. Mais
nous ne sommes point convaincu de ce qu'il avance un peu plus
loin, que l'humanité du Christ ne peut être considérée en elle-
même, abstraction faite de la divinité, ni honorée par conséquent
d'un hommage inférieur à l'adoration — d'un culte de dulie, pour
parler avec les théologiens. Il nous semble que nous sommes ici
avec saint Thomas.
Nous n'accuserons pourtant pas l'auteur de n'avoir point à
REVUE DES LIVRES 119
cœur de suivre l'ange de l'école. Il se glorifie au contraire de lui
être habituellement fidèle. Sa docilité est même d'autant plus
louable qu'elle est exempte de superstition. Il essaie, en effet, de
découvrir par lui-même et non en se fiant aveuglément aux inter-
prétations thomistes, la pensée du grand docteur. Puis, si le
point qu'il examine est objet de controverse, il évoque et com-
pare toutes les opinions sérieuses qui s'y rapportent. Il conclut
ensuite, après avoir pesé les raisons bien plus que le nom de leur
auteur.
En dépit de cette juste indépendance de jugement, on pourra
trouver qu'il y a dans le cours du P. Pesch un bien grand étalage
de noms scolastiques. La science théologique y perdrait-elle
réellement, si plusieurs d'entre eux étaient passés sous silence ?
Il est juste d'observer que les systèmes de ces théologiens peu
recommandables n'éblouissent point le P. Pesch. Il aime les
solutions franches et qui ont déjà fait leurs preuves. En voulons
nous des exemples, ils abondent.
L'opinion d'après laquelle les sacrements seraient la cause
physique de la grâce et la formeraient dans une âme, comme
le ciseau de l'artiste sculpte une figure sur la pierre ou le marbre,
ne lui plait pas. Leur action, selon lui, est toute morale. En
d'autres termes, ils toni comme des lettres que le Christ a
signées de son sang et qui confèrent à celui qui les présente le
droit d'obtetiir de Dieu la faveur sollicitée.
m. — Dans son traité sur l'Eucharistie, le P. Pesch montre la
même défiance pour les solutions subtiles ou compliquées à
l'excès. Le mystère de la transubstantiation ne s'opère pas,
pense-t-il, par une sorte de reproduction du Christ, comme le
croit Suarez ; son corps et son sang acquièrent simplement une
nouvelle relation de présence, en s'introduisant sous les espèces
eucharistiques à peu près comme l'âme humaine occupe de
nouveaux espaces à mesure que grandit le corps.
Ce n'est pas lui qui favorisera les diverses hypothèses imaginées
ou renouvelées de nos jours pour expliquer la persistance
des accidents eucharistiques. Il est persuadé que l'enseignement
traditionnel n'a jamais vu dans ceux-ci des phénomènes purement
subjectifs ou un simple jeu, réel il est vrai, mais dont Dieu seul
serait l'auteur. Il préfère s'en tenir au vieux système, d'après
120 ETUDES
lequel la quantité du pain et du vin persiste après la disparition
de la substance, et sert elle-même de support aux autres
accidents eucharistiques. Cependant, si recommandable que soit
cette dernière opinion, nous nous garderons de dire qu'elle est
seule admissible.
Autre question délicate : en quoi consiste l'essence du sacrifice
de la Loi nouvelle ? Elle n'est autre chose, selon le P. Pesch, que
l'immolation mystiquedu Christopérée par laconsécration : comme
un glaive spirituel, les paroles prononcées alors par le prêtre sur
le pain et le vin, séparent, autant qu'il est en elles, le corps du
sang divin, et reproduisent d'une manière non sanglante
l'immolation du calvaire. On sait que de Lugo et Franzelin
voient au contraire la caractéristique du sacrifice dans l'état
d'amoindrissement du Christ, qui le rend propre à devenir
notre nourriture. Nous ne trancherons pas cette difficile contro-
verse ; mais nous croyons que l'opinion exposée par le P. Pesch
est aujourd'hui adoptée de la plupart des théologiens.
F. TOURNEBIZE, S. J.
Primauté de Saint Joseph d'après l'épiscopat catho-
lique et la théologie, par G. M., professeur de théologie.
In-8, 513 pp. Paris, LecofFre, 1897.
Nous sommes heureux de signaler cet ouvrage, un des meil-
leurs qui aient été écrits sur les prérogatives éminentes de Saint
Joseph et sur le culte spécial qui lui est dû, après la Sainte
Vierge, au-dessus de tous les autres saints. Neuf, solide, ce
volume se recommande surtout aux membres du clergé, qui y
trouveront méthodiquement groupés les enseignements de la tra-
dition et de la théologie sur le rôle exceptionnel du grand Patron
de l'Eglise. j. h., S. J.
Des Vocations sacerdotales et religieuses dans les
collèges ecclésiastiques, par le P. J. Delbrel, de la
Compagnie de Jésus. Paris, Poussielgue, 1897. In-12,
pp. 128. Prix : 1 fr. 50 [Alliance des maisons d'éducation
chrétienne).
Quand la dix-neuvième assemblée générale de l'Alliance tenue
à Versailles en août 1896 n'aurait abouti qu'à attirer l'attention du
REVUE DES LIVRES 121
personnel catholique enseignant sur la question vitale des voca-
tions, ses débats n'auraient pas été stériles. Depuis, le problème
a été agité dans diverses revues ; nous osons espérer que le pré-
sent volume ralliera tous les suffrages. 11 serait difficile d'être plus
complet et plus méthodique, d'exposer des idées modérées et
sûres dans une langue plus juste et plus élégante, de présenter
enfin des conseils plus pratiques avec autant d'expérience person-
nelle.
Depuis longtemps — les plaintes de Joseph de Maistre datent
de 1817, — on gémit en France de la pénurie de vocations sacer-
dotales dans les classes dirigeantes, noblesse et bourgeoisie.
Monlalembert, Mgr Pie, Mgr Bougaud, Mgr Besson et tant d'autres
ont fait entendre tour à tour leur appel à cette jeunesse dorée
qui s'empressait davantage autour des autels quand on trouvait
dans le sanctuaire honneurs et fortune. Maintenant que les car-
rières dites libérales se ferment devant eux, obstruées qu'elles
sont par la poussée des foules, les fils de famille vont-ils se
retourner vers l'Kglise ? L'auteur voudrait le croire. Mais avant
de s'adonner à des espérances peut-être décevantes, il examine
d'abord avec impartialité les causes de l'état actuel. Et courageu-
sement, au lieu de rejeter la faute sur les enfants et les jeunes
gens, il se demande : nous, maîtres catholiques, n'avons-nous rien
à nous reprocher ? Ne serions-nous pas les premiers coupables ?
Son cnquj^te est loyale ; ses conclusions sont douloureuses. C'est
un prêtre qui lui écrit (p. 48) : « Nos professeurs, quoique prêtres
à peu près tous, donnent un enseignement plutôtneutre, autant dire
païen. Ils s'y montrent très forts, érudits, fins lettrés, mais
nullement apôtres. Ils ne se sont pas contentés de demander à
l'université des grades, ce qui est excellent ; ils lui ont emprunté
sa façon de comprendre l'enseignement, son genre, son esprit,
son âme essentiellement laïque, dans le sens actuel de ce mot. «
Or, sans enseignement chrétien, pas d'esprit surnaturel dans un
collège, et encore moins de vocations. Mais on a peur de passer
pour un petit séminaire, et alors on aime mieux ressembler à un
lycée. *
Il faudrait pourtant des prêtres \\ l'heure actuelle, et pour nos
œuvres ouvrières qui seules peuvent arracher la démocratie à la
Révolution, et pour nos missions étrangères qui s'étendent avec
nos coruinAf»";. Nos villages de Franco ne commencent-ils pas à
122 ETUDES
manquer de prêtres ? Qu'en adviendra-t-il ? a Laissez une paroisse
dix ans sans prêtre, disait le curé d'Ars, et on y adorera les
bêtes. » Pour recruter l'armée catholique nécessaire à tous ces
postes, formons dans nos collèges des âmes pures, fières et
dévouées ; préparons le terrain à la divine et mystérieuse
semence ; développons-la avec persévérance et délicatesse. Dieu
fera le reste.
Ce livre est avant tout écrit pour les maîtres. Ceux qui l'auront
lu ne se sentiront pas seulement plus désireux de faire épanouir
autour d'eux des fleurs exquises qui orneront un jour l'autel,
ils auront, grâce aux conseils précieux de l'auteur, l'art expéri-
mental de cette culture idéale et difficile. Sans violenter les carac-
tères ni les tendances, ils sauront guider les aspirations géné-
reuses et au besoin les faire naître. H. CHÉROT, S. J.
La Résurrection de N.-S. J.-C, par l'abbé Henry Bolo.
Paris, Haton, 1896. In-16, pp. 328. Prix : 2 fr. 50.
La Résurrection de N.-S. J.-C. n'est pas loin d'échapper à la critique.
Le grand miracle sur lequel repose notre foi, y est mis en pleine
lumière avec toutes ses preuves et toutes ses conséquences. C'est clair,
c'est attachant ; bien des âmes pourront en fermant ce petit volume se
trouver plus croyantes.
Les dévots de la Sainte-Vierge en voudront pourtant à l'auteur
d'avoir fait plutôt mauvais accueil à la pieuse croyance qui dirige vers
cette Divine Mère les premiers pas du Ressuscité, (pp. 96, 117.)
Pourquoi faut-il que M. l'abbé Bolo tienne si fort à glisser encore çà
et là dans ses livres décidément sérieux, quelques souvenirs de sa pre-
mière manière : le terme familier à l'excès, le rapprochement qui
étonne, l'expression outrée à dessein, la demi-page de poésie trop
jeune, les citations de l'Ecriture un peu louches et autresprocédés, qui
semblent viser à saisir le lecteur par la curiosité et par les nerfs?
H. G., S. J.
Institutiones philosophicae, quas Romse in pontificia
Universitate tradiderat P. Joannes- Josephus Urrâ-
buru, S. J. Volumen quintum, Psychologiae pars secunda,
Valladolid Cuesta; Paris, Lethielleux, 1896. Gr. in-8 pp.
viii-1203. Prix : 12 fr.
La Philosophie du R. P. Urrâburu vient de s'augmenter d'un volume,
le cinquième de tout l'ouvrage, le deuxième de la psychologie : c'est un
REVUE DES LIVRES 123
traité de la connaissance humaine qui s'ajoute à la Logique, à l'Onto-
logie, à la Cosmologie, à la Psychologie inférieure, publiées ces der-
nières années. Un troisième volume de psychologie, réservé aux ques-
tions de la volonté et de la substance de l'ûme, ne lardera pas à pa-
raître. Le savant professeur de l'Université Grégorienne veut enrichir
la philosophie d'un cours complet dans la force du mot : ce sera une
source, un arsenal, où se trouveront réunies l'exposition, les preuves,
la défense de la philosophie traditionnelle. Ce plan explique le nombre
des volumes et leur forte dimension.
Le traité comprend trois parties : la première explique la connais-
sance en général, sa nature, son terme, ses principes ; la deuxième
considère la connaissance sensible de' l'homme, son acte, son objet, ses
facultés ; la troisième étudie la connaissance intellectuelle , dans son
objet, ses fonctions, ses actes.
Aristote, comme dit Bossue!, a parlé divinement de la connaissance ;
plus divinement encore en a parlé saint Thomas. Il suffit do rassemlilcr
ses formules créatrices, qui en peu de mots ouvrent de si vastes hori-
zons, pour voir s'édifier à peu près de toutes pièces la théorie scholas-
tique de la connaissance, la plus belle des théories de l'Kcole et la plus
achevée. Nous caractériserons bien ce traité du R. P. Urraburu, en
disant qu'il est un lumineux commentaire des textes de saint Thomas,
recueillis, expliqués pour résoudre les problèmes de la connaissance
humaine ; commentaire vraiment personnel en ce qu'il découvre la
portée du texte, que les esprits ordinaires, laissés à eux-mêmes, n'aper-
cevraient pas. Après avoir signalé ce mérite général de l'œuvre, nous
analyserons les points travaillés avec plus de soin.
l/auteur établit d'abord la spiritualité de l'intelligence humaine, et
réfute le matérialisme par huit chefs d'argtimenls. Il met heureusement
à profit les sciences physiologiques, en particulier les récentes études
sur le cerveau et tourne plus d'une fois contre le savant matérialiste
ses propres découvertes. Les preuves sont appuyées par de nombreuses
citations d'auteurs modernes. — Nous aurions désiré une thèse qui mit
en lumière le concept de spiritualité, en expliquant les mots « matériel »
et 0 immatériel », la simplicité propre à l'esprit, son mode d'activité et
de présence, etc., notions qui d'ordinaire ne sont pas assez nettement
définies dans les psychologie». Nous trouverons sans doute cette thèse
dans le troisième volume.
Une excellente analyse expose la nature de la connaissance humaine.
C'est une forme inhérente à l'âme et en même temps objective, â deux
faces dont l'une regarde le sujet, l'autre l'objet; en rapport direct avec
l'objet, elle voit; inhérente au sujet, elle fait voir. Notre connais.sance
directe n'est donc pas robjet connu, « id quod cognoscitttr », mais un
124 ETUDES
moyen de connaître l'objet « id quo cognoscitur ». Cette distinction
expressive écarte le subjectivisme et fait disparaître l'abîme creusé par
le cartésianisme entre le sujet et l'objet extérieur. Le P. Urraburu in-
siste avec raison sur cette solution et la présente avec une vive clarté.
Le caractère intime de la connaissance est encore approfondi dans la
question du « verbe mental. » Cette question a soulevé des controverses
que l'auteur discute avec sagacité. C'est une étude faite au microscope:
il ne faut pas s'étonner d'y découvrir des points subtils. On se de-
mande par exemple, si l'immanence vitale est essentielle à toute connais-
sance ; si Dieu, par miracle, ne pourrait pas nous donner une connais-
sance infuse que lui seul produirait en nous : cette question n'est pas
inutile au philosophe, au théologien; elle peut servir à préciser une
définition, à montrer jusqu'où s'étend la puissance divine.
Le chapitre sur les principes de la connaissance traite avec érudition
des « espèces impresses », de « l'intellect agent et possible ». On y
voit un exposé détaillé des opinions, une bonne explication de la termi-
nologie scolastique si souvent défigurée par les adversaires. — 11 fau-
drait mieux séparer les arguments qui établissent la réalité des « espèces
sensibles » et celle de « l'espèce intelligible ». La preuve de celle der-
nière offre une difficulté spéciale, qui n'est pas résolue par la distinction
entre l'intellect agent et l'intellect possible, attendu que les adversaires
de l'espèce contestent la nécessité de cette distinction. — Le P. Urra-
buru soutient avec saint Thomas, que l'image sensible concourt à la
production de l'espèce immatérielle, comme un instrument actif élevé
par l'intellect agent.
La question de l'objet des sens externes, qui intéresse l'objectivité
de toutes nos connaissances, est traitée à fond. Nos sens ne connaissent
pas seulement de simples modifications du sujet, qui seraient tout au
plus le signe indirect de mouvements conjecturés au dehors : leur
connaissance est un signe formel, une image directe de qualités sensibles
extérieures. La couleur, par exemple, existe en dehors de l'œil, non
seulement comme cause déterminante de notre vision, mais aussi comme
un terme, un objet vu directement en lui-même. — Réduire l'objet des
sens à de simples mouvements mécaniques, ce serait enlever aux sens
leur objet : car le mouvement local n'est pas perceptible en lui-même,
mais à raison d'une réalité qui se déplace. Or cette réalité, qui doit
être perçue tout d'abord en elle-même, primo et per se, ne peut être ni
la substance, ni l'étendue. Supprimez les qualités sensibles, il ne reste
plus rien à l'extérieur, que l'on puisse voir ou entendre. Que si l'objet
de nos sens est supprimé, ou faussé par des témoins menteurs de leur
nature, l'objectivité de toutes nos connaissances est compromise; car
les sens offrent à l'intelligence son premier objet; et si la nature elle-
REVUE DES LIVRES ' 125
même est prise en flagrant délit de mensonge, nous ne pouvons nous
fier à elle en aurun cas. Nous tonil)ons ainsi dans l'idéalisme sceptique
de Kant. L'auteur prouve que sa thèse n'a rien d'opposé aux sciences
physiques, si elles restent dans leur sphère, et que le veto du physicien
serait une conclusion qui dépasserait les prémisses.
Ce travail du R. P. Urral)uru suria réalité des qualités sensibles,
intéressera tous ceux qui cherchent une solution dans cette question
difficile. Sans doute le fond des preuves n'est pas nouveau, mais la
manière pleine, vigoureuse et claire de les proposer, ainsi que la solu-
tion décisive des difficultés offrent un caractère marqué d'originalité.
Le chapitre sur l'objet de l'intelligence renferme bon nombre de
notions instru<-tives, de solutions qu (»n chereherail en vain dans les
auteurs élémentaires et qu'on aurait de la peine à trouver dans les
grands auteurs, où elles sont plus ou moins dispersées. Notre intel-
lig«'iice a pour objet l'être, mais sa condition d'esprit uni à la matière,
l'oblige à percevoir en premier lieu cet ol>jet dans les accidents que lui
présiMitent les sens. De cette surface elle pénètre dans le fond, et
acquiert une notion distincte de la substance et des natures; puis, au
moyen de concepts épurés par l'abstraction et la négation, complétés
par la conqiaraison et le raisimnement, elle s'élève jusqu'à la connais-
sance des es|irits et de Dieu. Le P. l'rraburu «>nseigne avec saint Tho-
mas, que le prejuier objet de notre intelligence n'<?st pas le singulier,
mais l'universel. Nous appelons l'attention du lecteur sur celte ana-
lyse approfondie, qui, par degrés, rend compte de toute notre manière
de cotinaitre.
Dans la question de l'origine tle.N i«i< «s. le .système scola>li<pi«- est
traité brièvement : c'est que ses principales thèses ont été déveUqipées
dans la première partie, sous le litre de la connaissance en général.
Nous aurions préféré une division qui insistât moins sur les principes
généraux, pour présenter avec plus d'ensemble la théorie scolastique
de l'origine de nos idées.
La question de l'hypnotisiiM' -, im l'objet d'une éltjde Irèx spéciale
réservée au volume suivant.
Cette atialyse, bien que restreinte, suffira, je l'espère, pour donner
une i«lé<' de la valeur du traité. On ne doit pas y voir seulement un
recueil vaste et savant de philosophie ancienne : il met à profit les
leçons di? la science moderne, et présente un nombre considérable
d'explications personnelles, lumières propres à éclairer même ceux qui
sont versés dans «-es matières. Le P. l'rraburu est sans au<Min doute
un précieux auxiliaire pour les professeurs de théologie et de philoso-
phie. Ses ouvrages ont la spécialité fort pratique de faciliter l'étude
immédiate d'une question, en tncttant sous les yeux dans tout leur
126 ETUDES
ensemble les opinions, les preuves, les difficultés et leur solution, les
références, un heureux choix de textes, une doctrine toujours solide,
fidèle aux principes de saint Thomas. La lucidité du style permet aux
esprits quelque peu exercés de saisir dès la première lecture.
Telle est l'impression que nous a laissée ce volume, après un examen
attentif. Nous nous croyons donc bien autorisés à recommander l'étude
de ce traité et l'ensemble dont il fait partie aux théologiens et aux phi-
losophes. Cet ouvrage doit avoir sa place dans toute bibliothèque
sérieuse, par la raison qu'il représente, à lui seul, une légion d'auteurs.
C. DELMAS, S. J.
La Viriculture. Ralentissement du mouvement delà popu-
lation. Dégénérescence. Causes et remèdes, par G. de
MoLiNARi, Paris, Guillaumin, 1897. ln-18, p. 250. Prix :
3 fr. 50.
La science économique, dont M. de Molinari est un des plus brillants
représentants, ne veut rester étrangère à rien de ce qui touche à
l'homme et s'égare quelquefois dans des domaines où elle perd pied.
C'est ce qui lui arrive pour la viriculture, ou art de procréer les
hommes. Elle en fait un commerce vulgaire et prétend lui appliquer la
loi brutale de l'offre et de la demande. Erreur déplorable qui a contre
elle non seulement la foi, mais la raison et la science.
Au point de vue rationnel, nul ne saurait approuver que le mariage,
base fondamentale des sociétés, soit détourné de sa fin naturelle et
nécessaire. La science physiologique enseigne également que la géné-
ration est le but voulu par la nature. A ce dernier point de vue, M. de
Molinari n'a pas de défense : il manque d'arguments pour appuyer sa
malheureuse thèse ou il invoque des écrivains sans autorité. C'est ainsi
qu il voit encore dans le cervelet « l'organe de la reproduction en
même temps que celui de la locomotion » (p. 156), alors que la science
garde une très prudente réserve sur les fonctions encore inconnues du
petit cerveau. Ajoutons que les traits perfides décochés par notre
auteur contre la religion et ses ministres (clergé ignorant et cupide,
casuistes malpropres) ne rachètent pas son défaut de science. Tout le
monde sait bien que la viriculture n'est possible qu'avec les bonnes
mœurs qui protègent le mariage, et que la foi catholique est l'école de
la moralité.
Toutes réserves ainsi faites, nous aimons à reconnaître que l'ouvrage
de M. de Molinari se lit avec facilité et renferme des aperçus intéres-
sants. Il ne croit pas plus que nous à la vertu des lois civiles pour
accroître le nombre des mariages et des naissances.
D> SURBLED.
REVUE DES LIVRES 127
Cenni sull'origine e sul progresse délia musica litur-
g^ca, coii appendice iiitorno all'origine dell'organo — di
Fredehico Gonsolo. — Florence, Le Monnier, 1897. In-8,
p. 104. Prix: 5 francs.
Bien qu'appartenant à la religion juive, M. Consolo pense que
les anciennes mélodies de la synagocrue de Jérusalem se retrou-
veraient dans le plain-chant plutôt que dans la liturgie actuelle
des rabbins.
Voici les raisons qu'il donne ii l'appui de sa thèse. Les accents
toniques de la Bible hébraïque passent pour contenir des indica-
tions musicales, et de fait, les juifs les traduisent par des voca-
lises déterminées. Mais chaque pays a sa traduction mélodique
et le résultat oflre une telle diversité qu'il faut en conclure que
nulle part on ne possède l'air primitif. M. Consolo pense qu'il
faut attribuer la cause de ces divergences ii ce que les juifs de
chaque région ont inthiduit dans leurs chants la musique des
peuples chez qui ils habitaient.
(]ela étant, l'auteur passe au plain-chant. Il vient de Jérusa-
lem, puisque dès le commencement de l'Eglise les fidèles eurent
des chants et des cantiques religieux. De lii les chrétiens se
répandirent par tout le monde, emportant avec eux les mélodies
de la ville sainte. Leur première notation fut la notation neuma-
ti(|ue qui a plus d'un rapport avec les accents toniques des
hébreux et doit avoir la même origine. Or la traduction des
neumes s'est conservée identique dans tous les pays. Il faudrait
donc en conclure que la tradition catholique possède encore les
anciens chants de la Synagogue.
Telle est la thèse soutenue par l'auteur. Elle est brillante
mais bien fragile. Qu'il soit resté dans notre plain-chant quchpieH
fragmetits de l'art hébraïque, c'est possible, mais pour sur ils ne
seraient 'qu'en petit nombre ; car le répertoire de nos chants
d'église actuels n'a été entrepris ii Rome que vers la fin du m*
siècle et la notation ncumatique ne daterait que du sixième. Il
est îi croire que l'art romain, contemporain de leur composition
a eu autrement d'influence sur ces mélodies que les souvenirs de
Jérusalem, si tant est que les juifs, comme d'autres peuples
d*Asie, n'aient pas eu un système musical incompatible avec le dia-
tonisme de nos échelles d'Europe. liCS comparaisons établies
128 ETUDES
par M. Consolo entre certaines mélodies juives et chrétiennes,
ne sont pas heureuses pour sa thèse ; car on pourrait démontrer
historiquement que phisieurs des morceaux de phiin-chant cités
par lui, n'ont pas l'ancienneté nécessaire pour marquer une com-
munauté d'origine entre les deux classes d'airs. Leur ressem-
blance, qui est loin d'être parfaite, ne serait donc qu'une coïnci-
dence fortuite.
E. SOULLIER. S. J.
I. — Projet de Table de triangulaires de 1 à, 100.000,
suivie cVuiie Table de réciproques des nombres à cinq
chiffres de 1 à 100.000 et d'une Table de sinus et tan-
gentes naturels variant de 30" en 30", de 0" à 90", avec
texte explicatif, par A. Arnaudeau, ancien Élève de
l'École Polytechnique, Membre agrégé de l'Institut des
Actuaires français. Membre de la Société de Statistique
de Paris. Paris, Gauthier-Yillars, Grand in-8, pp. xx-41,
1896. Prix : 2 fr.
II. — Les Nombres triangulaires, par G. de Rocquigny
Adaxso]\. Moulins, Et. Auclaire, 1896. In-8, pp. 32.
I. — On sait que les actuaires, c'est-à-dire les mathématiciens qui
s'occupent de calculs d'assurances, ne peuvent souvent se contenter des
tables ordinaires de logarithmes. Celles-ci, en eflet, ne permettent
d'obtenir que 7 chiffres exacts pour le nombre correspondant à un
logarithme donné. S'il s'agit du produit de deux facteurs de 5 chiffres
chacun, produit pouvant avoir jusqu'à 10 chiffres, on voit que les
3 derniers ne seront pas connus avec certitude.
En raison de cet inconvénient, on s'est servi jusqu'ici, pour ces cal-
culs exacts de la formule d'Euclide :
^b- — 4 k~
Des tables spéciales donnent les quarts de carrés jusqu'à 200.000 ;
on pourra donc calculer le produit ab de deux nombres de 5 chiffres
en faisant deux lectures tabulaires, une addition et deux soustractions.
M. Arnaudeau propose une autre solution, basée sur les propriétés
des nombres triangulaires. On appelle triangulaire d'un nombre n, la
somme des entiers depuis 1 jusqu'à ce nombre :
1 + 2+3 +. = "-^^^
REVUE DES LIVRES 129
M. Arnaudeau établit facilement la formule suivante :
ab = Sa -j~ Sb-i — Sa-b
qui permet évidemment, si l'on a une table des triangulaires jusqu'à
100.000, de calculer le produit ab, au moyen de trois lectures tabulaii'es,
d'une addition et de deux soustractions.
La formule se transforme d'ailleurs entre les mains de l'habile cal-
culateur, ce qui permet, en certains cas, de se contenter de deux
entrées.
La table des triangulaires permet aussi d'effectuer les carrés, cubes et
racines correspondantes, et surtout la division. Pour faciliter cette
dernière opération, l'auteur a dressé une table dite de réciproques,
donnant la valeur de ^ quand n varie de 1 à 100.000.
Kniin, séduit par l'idée de mettre ses tables à la portée de ceux qui
ne sont pas familiarisés avec Tusage des logarithmes, M. Arnaudeau
ajoute des tal)les de sinus et tangentes naturels, variant de 30" en 30",
de 0" à 90°. Il montre comment avec leur aide et celle des tables de
triangulaires, on peut résoudre tous les triangles.
Nous n'appn'cierons pas la valeur de cette méthode de triangulaires
comparée à celle des quarts de carrés. Les virtuoses du chiffre verront
seuls à l'usage, laquelle est préférable, et peut-être les avis se parta-
geront-ils, selon le genre de tempérament de chacun.
Ajoutons que, lorsque parut, dans les derniers mois de 1890, la bro-
chure dont nous rendons compte un peu tardivement, les tables étaient
calculées, mais non encore imprimées en entier.
L'auteur faisait appel aux Sociétés savantes, financières et autres,
pour l'aider pécuniairement à faire cette impression. Nous reproduisons
bien volontif-rs cet appel, s'il en est temps encore.
II. — C'est aussi des nombres triangulaires que s'occupe M. de Rocqui-
gny Adansoii. Apn'.'s une courte préface, il démontre le théorème suivant:
tout multiple de 3 est la somme d'au plus trois nombres triangulaires
multiples de 3. Puis il énonce 105 propositions sur ces nombres,
extraites de ses « Questions d'Arit/iniologie ». Il nous semble qu'un
professeur pourrait tirer de plusieurs d'entre elles de quoi varier l'or-
dinaire des exercices de calcul de ses élèves, en même temps qu'il leur
ouvrirait une perspective sur une région peu connue généralement des
mathématiques. A. REGNABEL, S. J.
La Politique du Sultan, par Victor Bérard. Paris, Calinaa-
Lcvy, 1897, pp. xix-363. Prix : 3 fr. 50.
Ce livre appellerait autre chose qu'un compte rendu ordinaire.
Nous y reviendrons peut-être. En attendant nous devons le
VX-XI. — 9
130 ETUDES
signaler. C'est jusqu'à ce jour la publication la plus complète et
la plus autorisée qui ait paru chez nous sur la question des
massacres d'Arménie.
Cette épouvantable histoire commence enfin à se dégager des
ombres dont on l'a systématiquement enveloppée. Tout n'est pas
dit encore et vraisemblablement le mystère d'iniquité ne sera
jamais complètement éclairé. M. Bérard se croit en mesure
d'établir que, l'égorgement de la nation arménienne n'est pas tant
le fait d'un peuple que celui d'un gouvernement, ou plutôt
d'un homme qui est parvenu à faire du gouvernement sa chose
personnelle. C'est l'idée maîtresse du livre résumée dans son
titre. Mais si les auteurs responsables sont peu nombreux, s'ils
pourraient «tenir à l'aise sur un divans, il y a des complices; ces
complices sont les grandes puissances, toutes les grandes puis-
sances, « France et Russie comprises », comme dit M. Lavisse
dans la Préface. C'est ensuite la Presse, « cette bavarde »,
disait Mgr d'Hulst à Notre-Dame, qui clame aux quatre vents
du ciel les prouesses d'un cheval ou les élégances d'une danseuse,
et qui a su garder le silence devant les fleuves de sang qui ont
inondé l'Anatolie pendant près de trois ans. M. Bérard affirme
très nettement que dix-sept journaux ont été gagés pour se
taire ; il ne dit pas les noms ; mais il serait aisé de le faire à
sa place. Il est clair que l'ambassade ottomane n'allait pas ache-
ter ceux qui ne comptent pas.
Les bons apôtres jettent maintenant la pierre au gouvernement.
Pourquoi le ministre ne publiait-il pas les rapports de ses con-
suls ? On dirait vraiment que, avant le Livre jaune., nous ne
savions rien en France de ce qui se passait en Orient. A défaut
du ministère, le P. Charmetant avait pourtant publié à 20.000
exemplaires le Martyrologe de la nation Arménienne ; il compre-
nait tout d'abord le rapport officiel des six ambassadeurs sur les
massacres de 1895. Combien, parmi les grands journaux qui
forment l'opinion, ont daigné le reproduire ou seulement s'en
occuper ? Presque toute la presse catholique a dénoncé les atro-
cités qui se commettaient là-bas. Ailleurs la conspiration du silence
a été assez habilement organisée et surtout assez grassement
payée pour que l'œuvre d'extermination pût s'accomplir sans
troubler la quiétude du pays qui exerçait jadis le patronage des
chrétiens d'Orient.
REVUE DES LIVRES 131
Il y aurait quelques réserves à faire sur certains jugements ou
aiïirmations de l'auteur en matière religieuse, où sa compoteiuM»
laisse à désirer ; mais nous ne voulons point nous arrêter à relo-
ver quelques taches dans un livre qui est par ailleurs un grand
acte de courage et de franchise et auquel la conscience française
devra d'être un peu soulagée de relTroyable hypocrisie qui l'étouf-
fait. J. BURNICHON, S. J
I. Cours de zoologie, par L. Boutax, Paris, Ocfavo
Doin, 1897. In-12, pp. 510. Prix: 5 fr. — H. Dissections
et manipulations de zoologie, par L. Boltan, Paris. Oc-
tave Doin, 18117. In-I2,pp. 2m. Pri.x : 2 fr. 50. — m. Cours
de botanique, par G. Colomb. Paris, Octave Doin. 1807.
In- 12. Prix : 2 fr. 50. — IV. Dissections et manipula-
tions de Botanique, par (i. r«MoMO. P;<ris. Ocfavr i^ ■'•".
1897. In-12. Prix: 2 fr. 50.
I^a librairie Ortave Doin ayant eu rexrellente idée de publier un cours
coiriplet d'enseignement pour le certificat des Rciences physiques, dii-
miques et naturelles, je suis heureux de pouvoir présenter aux lech-urs
des Etudes les (|ii;ilr<' v<iIiiMi<'<i «^c r.ipjinriaiil à la section des srifu. •••;
naturelles.
I. — Ceux qui liront d'un ail distrait la zoologie de M. Boutan seront
tentés de ne lui accorder d'autre vah'ur que relie d'un Précis bien tait.
Mais le jeune mailre de conférences de la Faculté des sciences de l'aris
ne s'est nullement proposé de faire une zoologie purement descriptive ;
il n'a pas cru devoir exposer tous les faits, discuter toutes les tlu'tirie.s
et étudier à fond toutes les questions. Il a préféré procéder par tri.i^e
et, comme il nous l'apprend lui-même dans sa courte introduction, il •
cherché à établir une sorte de hiérarchie, de manière i ne mettre en
évidence que les faits les plus importants. Kn un mot, il s'est a]»|i!iqué
à jalonner la route que doit suivre l'étudiant pour ne pas risqu<T <!••
s'égarer dans ce vaste domaintr de rAfiatortiie comparée et «le la
zoologie.
Nous aurions cependant su gré à M. lioutan de nous expliquer, dès
la première page, le plan qu'il s'était proposé de suivre. Cela dispense-
rait de retourner plusieurs fois les feuillets de l'ouvrage et de reemirif
à la table des matières pour reconnaître qu'il est harmonieusrm.'iii.
divisé en trois parties : l'Homme, les Invertébrés et les Vertébrée.
J'ajouterai que la rédaction en est claire et que la disposition typo-
graphique en rend la lecture facile.
132 ETUDES
Toutefois, il y a une critique que je ne puis m'empêcher d'adresser
à M. Boutan : il sait, mieux que tout autre, combien les figures sché-
matiques sont nécessaires pour l'intelligence d'un cours de zoologie :
or, les schémas sont rares et je le regrette d'autant plus que ceux qu'on
y trouve sont excellents et permettent de juger des services apprécia-
bles qu'on aurait pu nous rendre en se montrant moins économe. Mais
c'est là une lacune de détail qu'il suffît du reste de signaler pour être
sûr que les éditions suivantes nous offriront un texte enrichi de figures
plus nombreuses.
II. — Voici un livre absolument nouveau et qui rendra les plus
grands services non seulement aux candidats au certificat des sciences
physiques, chimiques et naturelles auxquels il est destiné, mais encore
à tous ceux qui veulent s'initier aux connaissances techniques à acquérir
en vue de l'épreuve des travaux pratiques pour les examens de
licence.
Les procédés des trente-deux manipulations que l'auteur nous ex-
pose, forment pour ainsi dire le bagage obligatoire de tout candidat.
Ce serait cependant une singulière erreur de croire que la lecture de
" l'ouvrage peut dispenser des séances du laboratoire. La théorie, c'est
bien ; mais, en pareil cas, la pratique vaut encore mieux.
Quoiqu'il en soit, j'ose prédire aux Dissections et Manipulations de
Zoologie un succès bien mérité dont je me réjouis d'autant plus qu'il
nous vaudra bientôt une nouvelle édition considérablement augmentée.
III. — M. Colomb nous prévient dans son introduction que son
livre n'est pas fait pour les savants : il ne faut voir là qu'une de ces
formules habituelles de modestie, que les auteurs ont souvent sur les
lèvres, tout en pensant intérieurement le contraire.
Il est vrai qu'on n'y lit ni discussions savantes, ni considérations
philosophiques ; mais eût-ce bien été leur place ? Par contre, j'y ai
trouvé un exposé simple et claire de l'état actuel de nos connaissances
en Botanique. Du reste, M. Colomb, mieux que tout autre, pouvait nous
mettre cette science au point. Sous-Directeur du Laboratoire des recher-
ches botaniques à la Faculté des Sciences de Paris et associé aux tra-
vaux du savant professeur Bonnier, il lui a suffit de nous résumer les
doctes leçons professées à la Sorbonne.
Après quelques pages sur la cellule et les tissus végétaux, l'auteur
fait une étude spéciale d'une plante Phanérogame et nous donne les
caractères généraux des principales familles de cet embranchement. La
dernière partie du volume est consacrée aux Cryptogames vasculaires,
aux Muscinées et aux Thallophytes.
Comme il est aisé de le voir, le plan général de l'ouvrage a été fort
bien compris et j'ajouterai qu'il a été non moins bien exécuté.
REVUE DES LIVRES 133
IV. — Ce volume est le complément du cours de Botanique : il est
au précédent ce que la pratique est à la théorie. Ne voulant pas faire un
traité complet de technique microscopique, l'auteur s'est contenté d'in-
diquer à ceux qui désirent voir par eux-mêmes, les procédés à suivre
pour obser\'er les différentes particularités de l'organisme des plantes.
Après quelques généralités sur les dissections sous la loupe, la manière
de faire une coupe, de la colorer, — etc., il nous donne la description
de vingt-quatre manipulations, parmi les plus habituelles que l'étu-
diant ou l'amateur peuvent être appelés à pratiquer.
L'ouvrage se termine sur quelques conseils pratiques concernant
l'herborisation et la confection d'un herbier, suivis de quelques pages
de Géographie botanique, indiquant la distribution des plantes à la
surface du globe.
J. MAUMUS.
"Vie charitable du Vicomte de Melun, par Alexis Cheva-
lier. Tours, A. Marne. MDCCCXCV. In. -8, pp. 3^4, avec
gravures.
Mgr Bnunnrd avait déjà publié, dès i880, une vie de M. de
Melun ; après ({uinze ans et plus, M. Alexis Chevalier rcprtMid ii
nouveau ro hoau et vaste sujet. 11 donne de sa hardiesse des rai-
sons qui la justifieraient pleinement, si elle avait besoin d'être jus-
tifiée. D'abord Mgr Bauiiard écrivait pour les gens du monde ;
lui il s'adresse aux jeunes gens des patronages. Cette raison
n'est pas la meilleure ; car le récit de M. A. Chevalier sera encore
plus utile aux hommes du monde qu'aux jeunes ouvriers et ou-
vrières. Ceux-ci y admireront sans doute les hautes vertus et le
dévouement d'un homme qui les a beaucoup aimés ; mais les
autres y trouveront un modèle it imiter. Une seconde raison qui
vaut mieux, c'est que depuis l'apparition du livre de Mgr Baunard
on a publié les Mémoires et une partie considérable de la cor-
respondance de M. Armand de Melun, et ces documents ont per-
mis de mieux saisir la physionomie intime de ce grand homme
de bien. M. .\. Chevalier, ayant été son collaborateur dans plu-
sieurs de ses œuvres les plus importantes, était mieux à inAiiu> c|ue
personne d'écrire la vie charitable de M. de Melun.
Au reste la vie charitable, c'est toute la vie d'un homme qui a
fait de la charité sa carrière, qui a donné à la charité
pendant plus de cinquante uns toute l'énergie de sa volonté et
toutes les forces de sa belle intelligence. C'est à ce titre surtout
134 ETUDES
(|uc le Vicomte de Melun mérite d'être proposé comme exemple.
Ses écrits comme ses actes témoignent d'une élévation de vues
remarquable. II ne s'est pas borné à rechercher des misères et à
les secourir ; il a étudié les causes qui les engendrent, il est allé
à la racine du mal ; il a, un des premiers, dénoncé cet individua-
lisme résultant de la désorganisation du monde du travail ; il a
compris que le remède était dans l'association principalement,
mais aussi que la Société avait des devoirs envers les ouvriers.
Lui aussi il fut traité de socialiste, parce qu'il protestait contre
des abus et réclamait des réformes, et surtout parce qu'il relu-
sail d'admettre qu'il fallût « laisser chacun se débattre comme il
peut... sous une loi inflexible, supérieure à toutes les combinai-
sons humaines «. « Je crois, écrivait-il, à une économie politique
cJiréticnne qui n'est pas celle des économistes, encore moins
celle des socialistes. »
Toujours en quête de bien à faire, dans la vie publique comme
dans la vie privée, le Vicomte Armand de Melun s'est placé an
premier rang parmi les hommes dévoués aux classes laborieuses ;
son nom restera particulièrement attaché à deux grandes œuvres :
celle des Sociétés de Secours Mutuels, dont il fut le promoteur
le plus ardent, et celle des Patronages pour les jeunes gens,
({ui, grâce à l'aide intelligente et dévouée des Frères de la Doc-
trine chrétienne, a pris dans toute la France de si rapides et si
meiveilleux développements.
J. DE BLACÉ, S. J.
Mémoires de madame de Chastenay (1771-1815),
publiés par Alphonse Roseuot. Tome II. L'Empire, la
Restauration, les Cent Jours. Paris, Pion, 1897.
ln-8, pp. 518. Prix : 7 fr. 50.
Si, pour faire connaître le second volume de ces mémoires,
je me contentais de renvoyer à ce que j'ai dit précédemment du
tome premier, on aurait lieu de m'accuser de parcimonie dans
1 éloge. L'intérêt, en effet, a notablement grandi. Rarement pages
plus attrayantes, plus instructives, toutes parsemées d'expres-
sions piquantes, d'anecdotes inconnues, d'aperçus nouveaux, de
jugements curieux et modérés. Les hommes comme les événe-
ments de cette terrible époque nous sont montrés avec un saisis-
REVUE DES LIVRES 135
sant relief. C'est de l'histoire à la façon de Plutarque : un mot,
un trait et h l'instant une figure s'illumine devant nous.
Voyez Napoléon. Ici nous apparaît le prince sans cœur qui ose
dire, en apprenant la douleur poignante de l'un de ses bons ser-
viteurs, privé subitement d'une fille tendrement aimée : « Quoi !
il est désespéré, mais je le croyais homme d'esprit, je le croyais
homme supérieur ! Que de fois, moi, j'ai vu partir, que de fois
j'ai fait partir des braves, que j'envoyais au feu ; ils ne pou-
vaient en revenir, et pourtant je n'étais pas du tout ému. »
Là le comédien lugubre qui, revenu depuis quelques jours seule-
ment à Paris après la campagne de Russie, répondait cynique-
ment à M. de Hémusat se plaignant du malheur des temps :
« Oui, Madame Barilli est morte, et je conçois que ce malheur
ait pu être senti. » Or Madame Barilli était une cantatrice en
vogue. Plus loin, c'est l'ambitieux incorrigible qui au soir de la
stérile victoire de Montcreau, se croyait plus près de Vienne que
de Paris. Ailleurs, l'artiste de génie définissant la tragédie « non
l'histoire d'une passion, mais la crise d'une passion ».
N'est-ello pas encore bien inspirée, cette délicate et fine nar-
ratrice, quand elle écrit que La Fayette fut toujours « présomp-
tueux et dupe » ; niûchcr, « la raison d'une maison de commerce» ;
quand elle dit que Carnut se jugeait « austère potir s'«^fro con-
centré dans une société bourgeoise et obscure » ?
Et quels tableaux parlants que ces pages où Madame de Chas-
tenay nous dessine la physionomie des événements, Pétat d'âme
des diverses classes de la société ! Avec elle, nous sommes vrai-
ment présents ti la réception enthousiaste de Ixiuis XVIII et des
princes ; nous comprenons comment le monarque put affirmer
dans sa proclamation qu'il revenait rappelé par le va>u de son
peuple. Avec elle, nous touchons du doigt les fautes de la Res-
tauration, les sourdes manifestations d'un mécontentement gran-
dissant.
Mais il faudrait tout citer.
Souvent les vivants récits de Madame de Chastenav iront à
rencontre des thèses acceptées jusqu'ici ; ce sera pour l'historien
sérieux un motif d'étudier avec plus de soin. Dans cette œuvre,
en effet, nous avons la déposition d'un témoin avisé, prudent, sin-
cère, sans passion violente, avouant avec candeur, lorsque la
vérité Pexi^^e, <\\\W ne lui est point possible de garantir le fon-
136 ETUDES
dément de telle ou telle anecdote, reconnaissant les fautes de ses
amis, comme les qualités de ses adversaires.
Rien d'ailleurs dans ces Mémoires qui empêche de les mettre
entre toutes les mains. A peine çà et là quelques idées contes-
tables ou inexactes. On regrette, par exemple, que Madame de
Chastenay applaudisse à la création de VUniversité. Mais s'il lui
eût été donné de voir h l'œuvre cette néfaste institution, de cal-
culer les millions pris, pour la faire vivre grassement, dans la
poche de ceux-là mêmes qu'elle voudrait écraser sous le poids de
ses exorbitants privilèges ; si elle avait pu compter le nombre des
programmes toujours plus perfectionnés qu'elle impose à nos
pauvres écoliers, constater quelle floraison d'éducation, de digni-
té morale elle produit dans notre pays, il n'est pas téméraire de
penser que son enthousiasme se fût singulièrement attiédi.
P. BLIARD, S. J.
Les Carmélites de Gompiègne, mortes pour la foi sur
l'échafaud révolutionnaire, par M. l'abbé A. Odon, curé
de Tilloloy (Somme). Lille-Paris, Désolée, 1897. In-18, pp. 95.
Dans un des derniers tableaux de Thermidor qui émeut, paraît-
il, même les habitués du théâtre, V. Sardou fait paraître et défiler
un groupe d'Ursulines, qui s'en vont à l'échafaud en chantant. Ce
n'est pas là une simple fiction dramatique : c'est un fait. Mais
les religieuses qui, le 17 juillet 1794, dix jours avant le d tlier-
midor, s'en allant couvertes de manteaux blancs, vers la guillo-
tine dressée à la Barrière du Trône, chantèrent tour à tour le
Miser-ère, le Salve Regina et le Te Deum, et qui, devant le fatal
instrument, chantèrent le Veni Creator, n'étaient point des
Ursulines : c'étaient les « Seize Carmélites de Compiègne ». Des
Ursulines eurent aussi l'honneur de mourir sur l'échafaud ; mais
non point en juillet à Paris.
Le procès de béatification des seize filles de Sainte-Thérèse
s'instruit à Paris, depuis quelques mois ; et M. l'abbé Odon
résume en cette pieuse brochure les souvenirs de leur vie, de
leurs vertus, de leur martyre. Parmi elles, il y avait 14 religieuses
de chœur, dont deux octogénaires et une novice ; puis deux tou-
rières. La Prieure avait été la protégée de l'autre admirable
Carmélite, Louise de France, et sa dot avait été payée par la reine
REVUE DES LIVRES 137
Marie-Antoinette. Une des sœurs, née de Croissy, était petite-
nièce de Colbert. Les motifs de leur condamnation furent des
images de piété, dont un scapulaire du Sacré-Cœur, une relique
de sainte Thérèse et un cantique au Sacré-Cœur que l'on suppliait
contre « les tyrans », et les « vautours » dévorant la France.
La veille de leur supplice, une de ces généreuses victimes com-
posa sur un chiffon de papier, avec un morceau de charbon, un
antre cantique, pour s'exhorter, elle et ses sœurs, à u l'allégresse,
en ce jour de gloire ». C'était juste en ce même moment qu'André
Chénier écrivait les fameux ïambes : Comme un dernier rayon...
Est-il besoin de faire remarquer que l'inspiration des deux poèmes
n'a rien de commun. Le poète maudit ses bourreaux « barbouil-
leurs de lois » ; la Carmélite chante :
Pr«?paron8-nous h la victoire
Sous les drapeaux d'un Dieu mourant...
La novice, avant de gravir les marches sanglantes, s'agenouilla
devant sa Prieure, lui demanda la « permission de mourir » et
monta, la première, en chantant le Laudatc Dominum omnes
genfes, qu'elle acheva en Paradis.
Jusqu'ici, on n'avait que des détails ^pars sur cette pléiade de
vierges vraiment sublimes, que le P. Bouix, en sa Vie de sainte
Thérèse (préface), appelle « martyres d'impérissable mémoire,
montant radieuses comme des anges ù l'échafaud dressé par les
ennemis de l'autel et du trône dans la capitale de la France ».
Grâce à Mgr de Teil, vice-postulatcur de la cause, et à M. le curé
de Tilloloy, on connaîtra mieux les u Seize Carmélites de Com-
piègne », et les fidèles puiseront en cet excellent ouvrage la
confiance qui sollicite et obtient lés miracles.
V. DELAPORTE, S. J.
Lettres de Marie- Antoinette, recueil des lettres aiitheu-
tiques de la reine, publié pour la Société d'histoire conleni-
poraine, par Maxime de la Rocheterie et le Marquis de
Beaucourt. Paris, Picard, 1896. T. II, in-8° de x-472
pages. Prix : 10 fr.
Le premier volume de cette précieuse correspondance, éditée
avec tant de soin et de compétence par MM. de la Rocheterie et
de Beaucourt, a paru il y a deux ans et nous l'avons loué dans
138 ETUDES
les Etudes ^ D'où vient le retard apporté à la publication du
second volume ? Les éditeurs ont cru devoir l'expliquer. Ils ne
voulaient insérer dans leur recueil « que des lettres vraiment
authentiques « (page X) et ne point se traîner sur les brisées plus
ou moins suspectes de MM. d'IIunolstein et Feuillet de
Conches.
Or, il y avait une trentaine de lettres adressées par la reine
au comte de Mercy-Argenteau, ambassadeur d'Autriche à la cour
de France, que les éditeurs ne pouvaient contrôler qu'aux
Archives impériales de Vienne. Ils ont pris le temps d'en solliciter
la permission et d'attendre cette faveur. Peine et temps perdus.
« Les portes des Archives impériales sont restées systématiquement
fermées y> devant eux ; et cela malgré une intervention de
l'ambassade de France. Force a été de publier les lettres à Mercy,
sans avoir pu les collationner avec l'original. De là, le retard ;
de là aussi, l'impression, en caractères différents, de ces quelques
lettres — 34 sur 386.
Le second volume est compris entre les deux dates : 20 jan-
vier 1781 et 16 octobre 1793. De 1781 à 1789, la reine ne s'occupe
guère que des nouvelles ordinaires de la Cour ; sauf, en 1785,
où il est question de la malheureuse affaire du Collier. La nais-
sance, la santé de ses enfants, la mort du fils aîné et de la fille
cadette, voilà le thème, plein d'espérance ou de larmes. « Pour le
cadet, écrivait-elle le 22 février 1788, c'est un vrai enfant de
paysan, grand, frais et gros... » Hélas ! ce devait être Louis XVIÏ.
De 1789 au milieu de 1792, les déplorables événements, les
journées^ trouvent là un douloureux écho. Puis les lettres,
chiffrées ou en clair, deviennent de longs mémoires, où, cette
noble femme, grandie par le malheur, expose la situation faite à
la royauté et à la France, avec une hauteur de vues digne d'un
diplomate, avec la fermeté courageuse d'une reine de France. Au
reste, peu de récriminations ; excepté à j'endroit des émigrés,
dont la place était auprès du roi et non à la frontière ; des Jaco-
bins « horde de scélérats et de factieux » (31 oct. 1791) ; enfin
des honixêtes gens « magistrature, clergé, noblesse,... qui ne
peuvent s'accorder « (janvier 1792). — « Il n'y a, ditMarie-Antoi-
nette dans une phrase qui résume toute l'histoire de la Révolu-
1. Parlie Bibliographique, fév. 1895.
REVUE DES LIVRES 139
tlon, il n'y a que violence et rage d'un côté, faiblesse et inertie
de lautre. » (4 juill. 1792).
Après le crime du 21 janvier, la correspondance de la reine
prisonnière se réduit à des billets de quelques lignes ; presque
tous adressés au chevalier de Jarjayes qui essayait de sauver la
reine et ses enfants. Et à propos de l'un de ces billets, je hasarde
une conjecture. Il en est un, de février 1793, qui commence par
ces mots : « Prenez garde à M™" Archi... » Les éditeurs ignorent
de quelle dame il s'agit et croient qu'il s'agit d'une femme de
service. La reine aurait-elle appelé madame une femme de ser-
vice ? Ne faudrait-il pas plutôt lire : « M™" Atchy... » ; et alors il
s'agissait de M'"" Atky (ns), cette anglaise dont nous avons parlé
dans les Etudes^ et qui multipliait ses démarches hasardeuses,
pour délivrer Marie-Antoinette *.
De ces 386 lettres, aucune n'est comparable ii la diMuière,
écrite le IG octobre 1793, h 4 heures et demie du malin. Quelques
heures avant de mourir, la Reine fit, comme le Roi, son testament.
Rlle confia ses enfants à Madame Klisabeth ; elle les bénissait,
leur demandant de ne point se venger ? Klle pardonnait à ses
ennemis et implorait le pardon de Dieu : « Je meurs dans la reli-
gion catholique, apostolique et romaine... » Elle ajoutait que si
on lui amenait un prêtre constitutionnel, elle le traiterait comme
« un «^tre absolument étranger n (page 444). Klle tint parole. Mais
MM. de la Rocheteric et de Beaucourt déclarent « respectable et
appuyée sur des témoignages sérieux », la tradition d'après
laqnell(> Marie -Antoinette se confessa et communia dans sa prison.
V. DELAPORTE. S. J.
L'Abyssinie en 1896. Ij' pf^f/s, les hahilanls, la lullc
ilalo-ahyssinc, par Paul (>)MnKs. In-Pi, 179 pages avec une
carie. Paris, Librairie Africaine et Coloniale de Jo.scph
André et G".
I^a conduite chevaleresque du Negus Ménélik II, roi des rois d'Abys-
sinie, hîs voyages prochains de M. Lagarde, gouverneur d'Ohock, de
M. Gabriel Bonvalot, du prince Henri d'Orléans, ainsi que le retour
à la côte des prisonniers italiens mettent l'Abyssinie i l'ordre du jour,
pour ne pas dire à la mode. M. P. Combes a donc été heureusement
1 Études, Oct. 1893.
140 ETUDES
inspiré de donner au public une sorte de compendiura, lui permettant
de s'informer, par une lecture de quelques heures, sur tout ce qu'il
importe de connaître de ce très intéressant pays.
Ceux qui voudront approfondir le sujet n'auront qu'à consulter les
ouvrages de fond qui sont indiqués à la fin du volume dans un chapitre
spécialement consacré à la bibliographie.
A. A. FAUVEL.
Phénix et Fauvette, par A. Géline. Paris, Téqui, 33, rue
du Cherche-Midi.
Phénix et Fauvette n'est pas un roman « fait de rien », suivant la for-
mule de la tragédie racinienne. Nombreux sont les Phénix, c'est à
savoir, dans la famille Vanneau, les esprits où la physique, la chimie,
les dates, les nomenclatures ont tué le bon sens, le tact, toute délica-
tesse; nombreuses aussi, les Fauvettes, c'est à savoir, dans la famille
Doryenne, les intelligences fermes, les cœurs aimants, les âmes rayon-
nantes de pure allégresse. Le contraste est bien marqué ent^e les deux
familles et beaucoup de scènes enfantines sont prises sur le vif de la
réalité ; mais comment s'intéresser à tant de personnages divers, à
trois ou quatre générations de Vanneau ou de Doryenne. Au début,
voici le grand-père; à la fin, les petits-fils, voire les arrière-petits-fîls,
conservant tous fidèlement leurs traditions respectives. Thèse d'ailleurs
excellente : la famille ne vit pas seulement de pain, non pas même du
pain de la science, et l'astronomie, les mathématiques, les collections
de vieilles médailles égyptiennes ne peuvent remplacer au foyer domes-
tique la simplicité chrétienne et l'amour de Dieu.
L. CHERVOILLOT, S. J.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
Mars 11. — a Sur la proposition du ministre des aflaires étrangères,
est nommé dans l'ordre national de la Légion d'honneur, au grade de
Chevalier, Mgr Biet (Félix), évêque de Diana, vicaire apostolique du
Thihet; vingt-huit ans de services dévoués en Extrême-Orient: s'est
attaché de la manière la plus efficace à répandre l'influence française au
Thibet. Fondateur d'écoles, d'orphelinats et de colonies agricoles »
(Journal Officiel).
— Les Ârchevôqnes anglicans de Cantorbéry et d'York publient
en latin et en anglais une réponse, respectueuse, à la Lettre Apos-
tolique sur 1rs Ordinations Ani-Iirnnps. Les Etudes en parl«M*onl
bientôt.
— A Noisy-le-Sec, entrevue de la Heine d'Angleterre et du Prési-
dent de la Hépuhlique française.
12. — On confirme que la Reine de Madagascar a été déposée et
exilée à l'île Bourbon vers la fin de février. Un gouverneur général
indigène a été institué à Tananarive.
— En Suisse, grève générale du personnel de la Compagnie des
Chemins de fer du Nord-Est. Les services nationaux cl internationaux
se trouvent suspendus.
13. — De Crète, les amiraux réclament et obtiennent des troupes
de relève, pour remplacer celles que les derniers événements ont sur-
menées.
14. —Dans le Finistère, M. de Chamaillard, catholique, est élu
sénateur, en remplacement de M. Rousseau, décédé.
— A Aix (Bouches-du-RhAn«'), M. Baron, progressiste, est élu dé-
puté, en remplacement de M. Leydet, devenu sénateur.
— A Béziers (Hérault), M. Auge, radical progre.'^.sistc, est eiu
député, en remplacement do M. Cot, démissionnaire.
— A Beauvais, M. le D' Baudon, radical, est élu député, en rem-
placement de .M. le D' Lesage, décédé.
— A Auxcrre, M. Bienvenu-Martin, radical, est élu député, en
remplacement de M. Doumer, démissionnaire.
15. — A la Chambre française, interpellations de MM. Goblet,
Delafossc et Millerand sur les affaires d'Orient. Sur la déclaration de
M. Hanotaux, affirmant que les puissances veulent énergiquemcnl
142 ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
accorder l'autonomie à la Crète, et imposer les réformes à la Turquie,
un ordre du jour de confiance est voté par 350 voix contre 147.
— En Crète, une formidable explosion se produit à bord du croiseur
russe Sissoy-Velicky. 17 hommes, dont 9 officiers, sont tués sur le
coup, et 20 autres, blessés.
17. — En Angleterre, la Chambre des Communes adopte en
troisième lecture le bill sur les écoles libres.
18. — Sur la recommandation de l'administrateur apostolique de
Crète, le Souverain Pontife a nommé commandeurs ou chevaliers
de Saint-Grégoire huit officiers de marine français et le chancelier du
consulat de France, qui se sont particulièrement signalés en protégeant
et sauvant les chrétiens.
— En Crète, les amiraux font afficher et promulguer une procla-
mation annonçant que l'autonomie est accordée.
— De New-York on télégraphie que le paquebot La Ville-de-
Saint-Nazaire, faisant le service de New-York aux Antilles, a fait
naufrage le 8 courant. Quatre personnes ont été sauvées sur quatre-
vingts matelots ou passagers.
19. — La flotte grecque commence à quitter les eaux Cretoises.
20. — L'Empereur d'Allemagne avait obligé l'amiral Hollmann,
secrétaire d'état à la marine, à présenter au Reichstag une demande de
crédits pour l'augmentation de la marine de guerre allemande. La com-
mission du budget ayant repoussé cette demande, l'amiral donna sa
démission que l'empereur n'accepta pas. Aujourd'hui, le Reichstag,
adoptant les conclusions de la commission, repousse lui aussi les cré-
dits, et se met, dit-on, en conflit avec l'empereur.
21. — Le Blocus de la Crète commence à 8 heures du matin
aux conditions suivantes :
Il s'étend dans les limites comprises entre le 23" 24' et le 26" 30' de
longitude Est d'une part, le 35° 48' et le 34° 45' de latitude Nord, d'autre
part. Aucun navire grec ne pourra accoster les côtes Cretoises ni s'en appro-
cher au-delà des limites fixées.
Quant aux navires des grandes puissances et à ceux des Etals neutres,
ils devront obtenir l'autorisation des amiraux pour débarquer leurs cargai-
sons qui, en aucun cas, ne pourront être destinées aux troupes grecques ni
aux insurgés.
— A Berlin, commencement des fêtes en l'honneur du centenaire
de la naissance de Guillaume I*'.
23. — A Tokat (Arménie), les Musulmans ont envahi léglise et
massacré les Arméniens.
24. — Aux Philippines, le maréchal Primo Rivera remplace,
comme commandant en chef, le général Polavieja, malade.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE 143
25. — L'article. La Question religieuse à Madagascar (ci-dessus
p. 87) était déjà sous presse quand le courrier nous a apporté le docu-
ment suivant. Il conflrme pleinement les affirmations de notre collabo-
rateur et répondait à l'avance au Rapport des pasteurs Lauga et Kriiger.
Lettre-circulaire de Mgr. Cazet
aux membres de la mission catholique.
Tananarivc, 19 février 1897.
Mes révérend» pères,
Par la circulaire du général Galliéni en date du 13 février, vous avez vu
avec quelle énergie il insiste auprès des autorités françaises et indigènes
pour qu'elles observent fidèlement la neutralité religieuse, qu'elles n'exercent
aucune pression et qu'elles laissent les Malgaches libres d'embrasser la reli-
gion qu'il leur plaira. Le général s'appuie sur le passage suivant d'une
récente dépèche de M. le Ministre des colonies : ■ Je ne saurais admettre
que les querelles Religieuses puissent être une occasion de troubles dans la
colonie, et je blâmerais les autorités locales qui hésiteraient i réprimer
immédiatement les fauteurs de désordre, k quelque confession qu'ils appar-
tiennent. 9
Nous ne saurions trop, mes révérends pères, entrer dans l'esprit de cette
circulaire et de cette dépèche au sujet de la liberté de religion et d'ensei-
gnement ; c'est vers cette liberté que nous avons longtemps, mais en vain,
aspiré. Maintenant qu'on nous l'a accordée, usons-en. mais dans un esprit
de douceur et de paix, évitant et faisant éviter avec soin par nos adhérents,
comme nous avons fait jusqu'ici, tout ce qui serait de nature à occasionner le
moindre trouble parmi les Malgaches.
Entrant d'avance, il y a plusieurs semaines, dans 1rs intentions du gouver-
nement français, je vous ai recommandé de ne jamais écrire aux autorilT'H
locales pour ce qui concerne les questions d'ordre purement spirituel, ques-
tions dans lesquelles il leur est défendu de s'immiscer. Dans notre réunion
mensuelle du 17 février, j'ai renouvelé cette recommandation avec plus
d'insistance, et je vous ai vivement exhortés k vous pénétrer de plus en plus,
au milieu. des dilfirnltés qui peuvent se présenter, d'un esprit de douceur, de
patience, de bonté h l'égard de tous. C'est dans cet esprit que vous ave/
agi jusqu'ici, et sans que nous nous en doutions, on en a été frappé. Voici en
effet ce que m'écrivait, le 25 octobre dernier, un capitaine, qui après avoir
fait l'expédition et séjourné plusieurs mois à Tananarire, a été rappelé en
France : « Votre patience pendant le temps d'épreuves que vous venez de
traverser, vous a encore grandis dans l'estime générale, et c'est avec respect
que les officiers du corps expéditionnaire parlent des Pères qu'ils ont pu
apprécier et aimer. ■
Continuons, mes révérends pères, à pratiquer cette patience et cette lon-
ganimité et h ne nous occuper en rien des affaires publiques, si ce n'est pour
demander à Dieu qu'elles progressent pour le bien de la Franco et de .Mada-
gascar. Nous nous conformerons ainsi k une maxime de saint Ignace qui
144 ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
disait : « Le moindre bien fait avec calme et édification me semble préférable
à de plus grandes choses propres à entraîner du trouble et du scandale. »
Vous me demanderez peut-être ce que vous devez faire, quand il se
passe des faits dans le genre de ceux que me signale le R. P. Dupuy dans
sa lettre du 17 de ce mois : « Les pasteurs luthériens malgaches (district
d'Antsirabe) continuent, dit-il, leurs exploits de jadis. Depuis quinze jours,
ils ont dispersé trois de nos classes, frappe nos instituteurs et emmené de
force plusieurs élèves. » Dans des cas analogues, vous recommanderez à
vos adhérents, élèves ou autres, de ne jamais mettre le tort de leur côté ;
ensuite, après vous être assurés des circonstances du fait, vous tâcherez
d'obtenir des opposants, par vos aides malgaches ou par vous-même, qu'ils
respectent la liberté des catholiques, comme ceux-ci respectent celle des
protestants. Si vos démarches échouent, vos adhérents porteront plainte à
l'autorité locale qui, conformément aux instructions de M. le ministre,
« n'hésitera pas à réprimer immédiatement les fauteurs de désordre, à
quelque confession qu'ils appartiennent ».
S'il est nécessaire que vous interveniez par écrit, vous ne le ferez qu'après
m'avoir informé de tout ce qui s'est passé, et reçu ma réponse.
Telles sont, mes révérends pères, les recommandations que jai cru devoir
vous renouveler en vue de la paix commune et de l'avancement des œuvres
de la mission.
-{- Jean-Baptiste, s. j. , Vie. Apost. de Madagascar Sept.
Le 25 mars 1897,
Le {Térant : C. BERBESSON.
Imp. Yvert et Tcllior, Galerie du Commerce, 10, à Amiens.
CLASSIQUE OU MODERNE ?
En 18U1, M. Léon Bourgeois étant grand-mailre de TUni-
vcrsité de France, V enseignement spécial fut érigé en ensei-
gnement secondaire moderne. C'est-à-dire que, en vertu de
son omnipotence à laquelle rien n'échappe, l'Etal, incarné en
la personne d'un ministre, décrétait que les jeunes Français
aspirant à prendre rang parmi l'élite intellectuelle de la
nation, n'auraient plus besoin d'aller à l'école des Grecs et
des Romains ; l'anglais et l'allemand pourraient remplacer
les langues classiques comme instrument de cette disci-
pline élevée et libérale de l'esprit qui a pour but de déve-
lopper, d'assouplir et d'alliner toutes les facultés sans se
préoccuper d'aucune préparation professionnelle. Sans
abolir les humanités traditionnelles, on intronisait à côté
d'elles, sur le pied d'égalité, un nouveau système de culture,
regardé jusque-là comme d'ordre inférieur ; on le parait
du même titre, on lui attribuait la même vertu, en attendant
de lui conférer les mêmes prérogatives.
Nous avons raconté cette innovation et t \jm.?,i- iî.ui> uik* lon-
gue étude notre manière de voir sur les principes qui l'ont
inspirée et les résultats qu'on en peut attendre '. Cette opi-
nion se résume en un petit nombre de points très clairs.
Assurément il est bon, il est nécessaire même, que, au-
dessus de l'instruction primaire et parallèlement aux huma-
nités gréco-latines, nous ayons un enseignement qui fasse
une plus large place aux langues vivantes et aux sciences
naturelles et mathématiques, qui, par cela même, prépare plus
directement le jeune homme aux diverses carrières indus-
trielles et commerciales. Cet enseignement existe, forte-
ment organisé, chez toutes les nations de l'Europe ; il
1. Cf. Études, U LV. p. 2^1 et p. 3i5.
LX.M — 10
146 CLASSIQUE OU MODERNE ?
répond aux exigences de la vie moderne. Ce que Ton peut
concéder encore, c'est que les humanités classiques ne
conviennent pas indifféremment à tous et que mieux vaut ne
pas soumettre à une discipline tout à la fois trop délicate et
trop forte des esprits incapables d'en profiter. Mais ce que
nous avons cru devoir repousser et combattre de toutes nos
forces, c'est la complète assimilation que l'on prétend faire
de ces deux systèmes de formation intellectuelle ; assimila-
tion injuste en soi et funeste dans ses conséquences, en tète
desquelles viendrait infailliblement la ruine des humani-
tés classiques. Voilà pourquoi, avec une foule d'hommes de
savoir et d'autorité, de ceux dont le témoignage compte,
nous avons pensé qu'on s'engageait sur une pente dange-
reuse et nous avons crié : Casse-cou.
Nous ne songeons pas à recommencer la démonstration
([ue nous avons faite, il y a six ans. Nous nous permettons
d'y renvoyer nos lecteurs ; la question est de celles qu'il
ne faut pas trancher à la légère, d'inspiration ou d'instinct,
et où malheureusement on est porté à se laisser prendre à
de vulgaires sophismes. Mais, sans examiner à nouveau les
droits ou les torts des contendants, nous nous proposons de
signaler les phases de la lutte poursuivie pendant ces der-
nières années entre les classiques et les modernes. Nous
ajouterons quelques observations personnelles recueillies au
cours de cette petite excursion rétrospective.
I
Dès son entrée dans la vie, le nouvel enseignement,
favorisé par les maîtres du jour, était déjà libéralement
doté. Le baccalauréat moderne héritait naturellement de
tous les droits de son prédécesseur, le baccalauréat de
l'enseignement spécial. On y ajouta encore, si bien que
toutes les grandes écoles, y compris la section scientifique
de l'Ecole normale supérieure, lui furent ouvertes. Seules
les Facultés de droit et de médecine lui fermaient encore
leurs portes. Certains compartiments de l'Administration
des Finances refusèrent également de s'ouvrir. C'était pour
CLASSIQUE OU MODERNE? 147
le nouveau venu une amertume qui empoisonnait son
joyeux avènement, un stigmate d'infériorité dont il se
sentait profondément humilié et auquel il ne devait jamais
se résigner. Dès sa naissance, ses parrains avaient nettement
déclaré que rien n'était au-dessus ni de son mérite ni de
ses ambitions. Toutefois, du côté de l'Université, il y avait
peu d'espoir ; la grande majorité de ce grand corps
accueillait ses prétentions de façon peu sympathique.
C'est pourquoi il se tourna tout d'abord vers la Presse et le
Parlement. Là, il compte des patrons ardents, entreprenants
et bruyants.
L'enseignement moderne avait deux ans, — comme ce
siècle, quand naquit le poète immense — lorsque fut livré
(în sa faveur le premier assaut à l'Ecole de médecine. Le
gouvernement aurait pu se contenter de dire : Ouvrez-vous,
portes rebelles, — et introduire son client. Il est à peu près
c(>rtain (|ue les choses se passeront ainsi dans un prochain
avenir. Mais, en 1893, il ne crut pas devoir procéder ainsi.
Les Facultés furent invitées à donner leur avis. C'était une
manière polie de leur laisser ro<lieux du refus qtn allait
être opposé à des revendications prématurées.
La réponse de la Faculté de Paris fut rédigée par le
I)^ Polain :
A l'unaniniitc', Usons-nous au début de cette pièce, la Commission
(Irclare que le programme d'études rorrespondant au hacralauréat
moderne ne constitue pas, suivant rlle, une prt-parati<m appropriée à
l'étude de la médecine et qu'il ne convient pas de l'admettre comme y
donnant accès.
Le rapport s'appuie spécialement sur ce qui fait la
caractéristique de l'enseignement moderne, la std^stitution
des langues vivantes au grec et au latin. La science médicale
a noue avec les deux langues classiques une alliance trop
intime pour qu'elle puisse s'en affranchir. Sans doute, la
connaissance de l'anglais ou de l'allemand sera d'un grand
secours aux praticiens français pour se tenir au courant des
travaux de leurs confrères étrangers, mais elle ne saurait
suppléer à l'ignorance des langues qui ont fourni h la
médecine tout son vocabulaire technique. Cette Musc « en
148 CLASSIQUE OU MODERNE ?
français parle grec et latin « ; c'est un fait sur lequel on
peut gloser, mais c'est un fait.
D'autre part, Téminent professeur estime que le tour
d'esprit, créé par la prédominance des sciences mathéma-
tiques, n'est pas celui qui convient pour l'étude des questions
physiologiques et pour la pratique de l'art médical.
Un autre rapport qui fut particulièrement remarqué,
fut celui du D'" Renaut, présenté au nom de la Faculté de
Lyon. Il complétait celui de Paris, car il insistait sur des
arguments que le D"" Potain n'avait fait qu'effleurer.
Le D"" Renaut envisage la question d'un point de vue plus
élevé. Le médecin n'exerce pas seulement un métier; alors
même qu'il posséderait parfaitement la technique de son
art, il ne serait pas pour cela à la hauteur de sa tâche. La nature
de ses fonctions et l'efficacité même de son ministère exige
qu'il possède l'autorité morale, et par conséquent la supé-
riorité que l'homme tient d'une plus haute culture intellec-
tuelle. Le savant rapporteur avertit que cette considération
pourrait se développer beaucoup « sans devenir de la
rhétorique » et il semble bien qu'il ait raison. Or, cette supé-
riorité, que pour son compte il croit réelle, l'opinion l'attri-
bue exclusivement à ceux qui ont reçu la culture classique.
Des médecins qui en seraient dépourvus se verraient par
cela seul classés dans un rang inférieur. Leur crédit en
serait atteint et par contre coup la dignité de la profession
elle-même. Le D"" Renaut conclut par ces graves paroles
où il ne ménage plus l'expression de sa pensée à l'endroit
de l'enseignement moderne :
Nous sommes d'avis que l'intérêt bien entendu des hautes études
médicales consiste non pas à ouvrir trop grande la porte des Facul-
tés de médecine, pour les encombrer de sujets munis d'une culture de
second ordre, manifestement inférieure à celle reflétant des études clas-
siques, mais qu'il importe, au contraire, d'établir à l'entrée même de
la carrière une sélection suffisante pour éviter cet immense inconvé-
nient : l'abaissement forcé des études, des examens et de la valeur des
diplômes.
Toutefois pour ne pas décourager complètement le solli-
citeur, la Faculté de Lyon déclarait qu'elle n'entendait pas
CLASSIQUE OU MODERNE ? 149
engager l'avenir. « L'institution du baccalauréat moderne est
à ses débuts ; elle n'a pas donné sa mesure, ou plutôt elle a
donné une mauvaise mesure. « Plus tard peut-être méritera-
t-elle un accueil moins sévère. — C'estune traduction de la for-
mule connue : Pas aujourd'hui, mon ami, repassez une autre
fois. ^
Une autre Faculté, celle de Nancy, s'en tira de la même
façon. Les autres, Lille, Montpellier et Toulouse répon-
dirent par un non catégorique. Bordeaux seul se déclarait
prêt à recevoir les inscriptions des modernes dès la rentrée
prochaine.
La consultation du corps médical souleva dans une partie
de la presse des clameurs furibondes. Ce fut pendant plu-
sieurs semaines un concert où l'ironie, le sophisme et l'injure
firent leur partie, mais où manquaient absolument l'har-
monie et la mesure. 11 n'est pas bien didicile de tourner
des plaisanteries sur le compte des médecins et d'exécuter
des variations sur le Dignus es intrare de Molière ; mais ce
qui l'est davantage, c'est de répondre aux raisons qu'ils invo-
quent pour motiver leur refus par des raisons meilleures. A
notre aVis, on ne Ta pas fait jusqu'ici.
Quelques mois plus laid, nouvel as.saut. M. (tombes, qui
depuis est entré au Cabinet sous le ministère radical de
M. Bourgeois, porta le 23 mai 1894, à la tribune du Sénat,
une int(>rp('lIation « Sur la nécessité de réviser les règle-
ments universitaires ou administratifs qui ferment à l'ensei-
gnement secondaire moderne certaines carrières libérales
ou publiques, notamment la médecine. » Ce fut vraiment
une très belle joute oratoire, qui rappelait celle de 1890, où
M. Jules Simon, après avoir lui-même porté de si rudes
coups aux études classiques, employait à les défendre toutes
les ressources de son admirable talent.
M. Combes, un des champions les plus autorisés de
l'enseignement moderne, est lui-même un médecin. Il
plaida la cause de son client avec beaucoup de chaleur et
un talent incontestable, dans une harangue très longue et
très étudiée. Il se plaignit surtout de la malveillance qu'on
lui témoignait dans l'Université, prit à partie de façon très
150 CLASSIQUE OU MODERNE ?
vive les arguments du Docteur Potain 'qui n'était pas là
pour les défendre, remua pas mal de lieux communs et
se plaignit que l'on enfermât méchamment l'enseignement
moderne dans un cercle vicieux. Vous dites : Il ne nous
donne pas de garanties suffisantes, il se recrute mal, ce
sont les rebuts de l'enseignement classique qui viennent à
lui. Donc, nous ne pouvons lui accorder les sanctions que
vous réclamez pour lui. Mais, précisément, s'il se recrute
mal, s'il n'arrive pas à son plein épanouissement, c'est que
les carrières les plus enviées lui sont interdites. Qu'on
le mette en état de donner sa mesure, et on n'aura plus
de reproches à lui faire. En attendant, il ressemble à une
plante à qui on refuse l'air et le soleil. A qui s'en prendre
si elle végète ?
L'attaque avait été habile ; la rispote le fut davantage. Le
ministre d'alors était M. Spuller, un classique fervent, qui
terminait volontiers ses discours sur les questions scolaires
par cette formule poétique : « Si vous me demandez
Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ?
Je VOUS répondrai franchement : ce n'est pas moi. «
M. Spuller retourna tout d'abord très ingénieusement
contre la thèse de son collègue son propre mérite littéraire.
On n'est pas plus académique que cela. Si tous nos débats
parlementaires étaient sur ce ton !
Il m'est impossible de ne pas dire que cette défense de l'enseigne-
ment moderne a pris, cette année, une forme élevée, supérieure, à
laquelle je veux rendre hommage.
Je pense que cette forme est due non seulement au talent de l'orateur,
mais aux études premières qui l'ont formé (Rires et applaudissements) .
Je doute que M. Combes eût pu s'exprimer si bien, si littérairement, avec
tant de finesse et de goût, sur le caractère artiste des littératures
anciennes, s'il n'avait pas commencé par les bien étudier, et je me per-
suade que si tout à coup, disparaissant de ce monde, — ce qu'à Dieu ne
plaise ! — il revenait au bout de cinquante ans dans une société qui
n'aurait plus étudié ni grec ni latin, il ne rencontrerait pas beaucoup
de gens disposés à lui donner les applaudissements qu'il a recueillis
tout à l'heure. (Très bien ! Très bien !)
Puis le ministre se déclarait modestement hors d'état de
CLASSIQUE OU MODERNE ? 151
suivre son contradicteur « dans la conférence si brillante »
qu'il venait de donner au Sénat sur l'étude des grands
auteurs allemands, anglais, italiens ou espagnols, poursuivie
dans un but désintéressé, purement littéraire, vraiment
humaniste. Protestant contre toute imputation de malveil-
lance à l'endroit de l'enseignement moderne, il suivait, au
contraire, avec beaucoup d'attention et de sollicitude une
expérience intéressante. Mais enfîn, disait-il, l'expérience
date d'hier ; l'enseignement moderne, que vous le vouliez
ou non, est issu de l'enseignement spécial d'assez triste
mémoire, et jusqu'à présent il ne s'en distingue guère que
par une appellation plus décorative. 11 est encore trop jeune ;
attendons qu'il ait atteint toute sa croissance et fait ses
preuves. On verra alors à lui accorder les sanctions (|u*il
réclame.
L'interpellateur revint à la charge, répétant que l'expé-
rience ne se faisait pas dans de bonnes conditions ; mais
décidément il n'avait pas l'oreille du Sénat. Cette belle passe
d'armes fut sans résultat ; il n'y eut pas même de vole.
Vers la fin de cette même année 1894, le Rapport à
la Chambre des Députés sur le Budget de l'Instruction
publique consacrait un paragraphe discret aux revendica-
tions de l'enseignement moderne. Il constatait des progrès
considérables au point de vue de sa clientèle ; 48 0/0 de la
population totale des lycées et collèges lui appartenaient
déjà, après trois ans d'existence. C^est la même proportion
qui a été donnée dans les discussions de novembre dernier;
il y a tout lieu de croire qu'elle est encore plus élevée.
Mais en même temps le rapporteur n'hésitait pas à signaler
les défauts d'organisation, les tâtonnements et aussi la
qualité inférieure du recrutement, toutes choses qui
laissaient peser des inquiétudes sur l'avenir de l'institution.
-Néanmoins vers ce même temps on apprenait que le Minis-
tère des Finances venait de capituler. Les trois divisions
qui jus({ue là s'étaient montrées intraitables venaient d'ouvrir
leurs portes aux bacheliers de l'enseignement moderne. Il
ne restait donc plus désormais que les deux citadelles du
droit et de la médecine.
Chose curieuse, pendant les sept à huit mois que dura le
152 CLASSIQUE OU MODERNE ?
ministère radical, alors que le gouvernement avait à sa tête
riiomme que les humanités modernes salueraient comme
leur père, si elles ne craignaient d'être appelées de son nom,
les humanités bourgeoises, alors que le plus dévoué et le
plus verbeux de leurs patrons, M. le sénateur Combes,
présidait à l'Instruction publique, on ne voit pas que leur
cause ait fait le moindre progrès, ni même que le ministre
ait rien tenté en leur faveur. C'est à se demander si la
question ne serait pas de celles que Ton pousse quand on
est dans l'opposition, mais qu'on se garde de résoudre quand
on est au pouvoir.
II
Enfin, au mois de novembre dernier, une nouvelle bataille
a été livrée au Parlement. Le Rapport de M. Bouge qui
nous a apporté des révélations si intéressantes, s'exprimait
quelque part d'une façon assez désobligeante pour l'enseigne-
ment moderne. Parmi les causes de la dépopulation des
lycées et collèges, il n'hésitait pas à placer la concurrence
des écoles primaires supérieures.
La lecture du programme des deux enseignements, disait-il, ne
permet pas de les différencier. Entre les deux il est temps que l'adminis-
tration choisisse et se prononce ; ils ne peuvent pas impunément se
perpétuer et se nuire réciproquement.
L'honorable rapporteur aurait pu appuyer son dire sur des
arguments de fait, puisque nombre d'écoles, soit ofiicielles,
soit libres, qui ne sont point classées comme établissements
d'enseignement secondaire, font recevoir leurs élèves au
baccalauréat moderne.
Mais c'était piquer au vif les promoteurs des humanités
nouveau modèle ; on dirait qu'ils éprouvent pour elles quel-
que chose des sentiments du parvenu qui rougit de sa
parenté avec des gens de condition modeste.
M. Legrand, un député professeur, riposta par un amende-
ment ainsi conçu : « La Chambre invite le gouvernement
à préparer un projet de décret accordant à tous les baccalau-
réats des sanctions identiques. « La harangue qu'il débita à
CLASSIQUE OU MODERNE ? 153
l'appui de sa motion remit en mouvement toute l'argumen-
tation déjà connue. L'enseignement moderne ne se développe
pas faute de débouchés ; il n'y a pas de raison pour lui
interdire l'accès du Droit et de la Médecine ; d'autres
carrières qui n'exigent pas moins de culture lui sont
ouvertes, etc., etc. Le seul élément nouveau versé au débat
était une sorte de statistique comparative des points obtenus
par les élèves des deux ordres d'enseignement dans des
concours établis entre eux, et de laquelle il semble
résulter qu'ils sont d'égale force, avec cette singularité
toutefois que les classiques, naturellement inférieurs pour
les sciences physiques et mathématiques, l'emporteraient
au contraire pour les langues vivantes.
La réponse du ministre actuel, M. Rambaud, fut un écho
affaibli mais fidèle de celle que M. Spuller avait faite à la
tribune du Sénat deux ans auparavant : Attendons, ne juV'ci-
pitons rien ; la question est grave.
Songez qu'un vote comme celui que vous demande M. Legrand,
peut avoir de très grandes conséquences sur toute notre organisation
de renseignement secondaire. H peut avoir pour conséquence d'éclaircir
les rangs de nos élèves de l'enseignement classique.
Toutefois, ajoutait en substance le ministre aux abois,
comme vos raisons me paraissent très sérieuses, je promets
de soumettre votre résolution à l'examen du Conseil supé-
rieure de l'Instruction publique et de demander aux Facultés
si elles ne seraient pas disposées à revenir sur leur premier
avis.
Kt là-dessus, M. Rnmbaud suppliait l'auteur de la propo-
sition de vouloir bien la retirer. Mais le terrible universitaire
ne l'entendait pas ainsi : Nous connaissons d'avance la
réponse du Conseil supérieur et des Facultés. Le siège de
ces Messieurs est fait, et c'est pourquoi nous en appelons au
Parlement, et nous demandons à la Chambre de briser par
son vote les résistances de l'Université.
Jusqu'à ce moment, le débat avait été assez terne, en tout
cas, beaucoup moins brillant que celui de 1894, lorsque l'in-
tervention de M. Jaurès vint lui donner une tout autre
physionomie. Jamais peut-être l'orateur socialiste n'avait
154 CLASSIQUE OU MODERNE ?
cinglé plus cruellement cette société bourgeoise à laquelle
il est censé faire la guerre, en attendant d'y conquérir une
place en rapport avec ses talents et son ambition. C'était du
môme coup, sous une forme très imprévue, un plaidoyer
triomphant en faveur des humanités classiques. Cette tirade
vaut d'être citée : au fond la note est juste, seulement elle
a peut-être trop d'éclat parce que l'instrument est trop sonore.
L'orateur déclare que lui et ses amis les socialistes vont voter
tous l'amendement, c'est-à-dire en faveur de l'enseignement
moderne, mais dans un tout autre sentiment que celui qui
l'a inspiré.
Nous le voterons, parce qu'il nous paraît impossible d'imposer artifi-
ciellement le culte de la grande beauté antique à des classes dirigeantes
qui déclarent perpétuellement qu'elles n'en veulent plus.
Il faut qu'on se rende bien compte de la conséquence de la proposi-
tion de M. Legrand. Quoi qu'il veuille, en établissant une égalité de
sanction entre tous les baccalauréats, entre le baccalauréat classique et
le baccalauréat moderne, il porte aux études classiques grecques et
latines un des plus rudes coups qu'elles puissent recevoir.
Au centre. C'est évident !
Et voici pourquoi : c'est que dans la société affairée d'aujourd'hui,
où tous les producteurs, tous les citoyens sont obligés de se disputer
des débouchés qui tous les jours se resserrent, dans une société où l'on
est incessamment contraint de lutter pour la vie et de se procurer le
plus tôt possible les moyens de devancer les rivaux dans les carrières
encombrées, — dans cette société-là, si vous ne maintenez pas aux
études classiques une sorte de prime sociale, il est bien évident qu'elles
disparaîtront devant des études plus faciles, de même qu'en matière
de circulation monétaire c'est la mauvaise monnaie qui chasse la bonne.
Nous, nous aurions préféré qu'au travers de toutes ces agitations,
de ces luttes qui mettent aux prises toutes les classes sociales, et dans
chacune de ces classes sociales tous les intérêts concurrents et tous les
antagonismes, nous aurions préféré qu'on pût maintenir, au moins
comme un ressouvenir de la culture désintéressée, l'étude des lettres
grecques et latines, en attendant l'heure où une humanité plus noble et
moins absorbée par les nécessités brutales de la lutte pour la vie pour-
rail faire une plus large place à cette culture.
Ce que nous demandions à la bourgeoisie actuelle, c'était, malgré
son dégoût forcé pour les études désintéressées, d'en continuer la
tradition jusqu'à l'heure où elles redeviendraient possibles, comme un
aveugle chargé de transmettre un flambeau. Puisqu'elle ne le veut pas,
CLASSIQUE OU MODERNE ? 155
puisquelle déclare périodiquement qu'elle est incapable de supporter
dans la lutte pour la vie le souci des hautes cultures, puisque ce sont
des représentants de l'Université elle-naéme qui viennent, comme les
prêtres révoltés contre Tidole, dénoncer l'inutilité des études clas-
siques
M. J. Legrand. Mais je n'ai pas dit cela.
M. Jaurès. Monsieur Legrand, vous ne l'avez pas dit, parce qu'on
ne dit jamais ces choses-là.
M. J. Legrand. Et je ne les pense pas.
M. Jaurès. Lorsqu'on sacrifie les idées les plus nobles de la culture
humaine, on ne dit pas qu'on les sacrifie volontairement. Mais quoi
que vous fassiez, vous préparez la suppression des études classiques.
M. J. Legrand. Mais pas du tout, je veux les renforcer au contraire.
M. Jaurès... Et la Chambre tout entière a dû être frappée de la sin-
gulière contradiction qu'il y avait dans vos paroles.
D'une part vous avez prétendu que l'enseignement moderne était
capable comme l'enseignement cla.ssique de donner une noble culture
désintéressée, et si on n'avait institué l'enseignement moderne avec
d'autres arrière-pensées, si on ne s'y jetait pas pour échapper aux
nécessités de la culture désintéressée, je ne le contesterais pas. Mais
en même temps, mon cher collègue, que vous déclarez qu'il résulte
des examens, des copies, des moyennes de baccalauréat, — comme si
on mesurait la valeur des civilisations par des moyennes de baccalau-
réat — , que l'enseignement moderne avait la même valeur aujourd'hui
que l'enseignement classique, d'autre part vous êtes venu dans votre
réplique à cette tribune déclarer que, si vous vouliez l'enseignement
moderne, c'était pour soutirer toutes les non-valeurs qui encombrent
l'enseignement classique ; — en sorte que voire idéal va devenir le
refuge de toutes ces non-valeurs.
Je conclus d'un mot. Lorsque, il y a cinquante ou soixante ans, sous
Louis-Philippe, la bourgeoisie est arrivée au pouvoir, au gouverne-
ment, aux aifaires, elle avait compris alors que le prestige de la seule
richesse ne lui suffirait pas, et elle essayait, en appelant à sa tête des
hommes imprégnés de la culture antique, en la défendant partout,
d'ajouter pour elle au presiijçe grossier de l'argent le prestif^r d'iine
noble culture.
Vf)us faites de singuliers pr<»grès dans la décadence, Messieurs. El
vous paraissez croire aujourd'hui que, dépouillés de ce prestige de la
culture antique, n'ayant plus que le prestige grossier de la richesse,
vous pourrez vous défendre. Non, Messieurs, vous vous désarmez,
vous vous dépouillez, vous vous découronnez vous-mêmes, et voilà
pourquoi nous votons avec vous.
156 CLASSIQUE OU MODERXE ?
On ne trouve dans cette virulente sortie, ni un argument
nouveau ni une idée originale ; si richement doué qu'il soit,
un homme qui aborde au pied levé tous les sujets les plus
disparates, qui traite successivement la question des sucres
comme celle des humanités, les affaires d'Arménie comme
celles du socialisme, la marine aussi bien que les douanes,
ne saurait évidemment aller que par les chemins battus.
Mais le leader socialiste, avec son accent agressif, avait mis
en relief les deux ou trois points qui résument la thèse et
on ne peut contester qu'il ait donné à la défense des huma-
nités classiques un tour très vif et très personnel.
La suite de la discussion ne pouvait manquer d'être pas-
sionnée. M. Léon Bourgeois, ainsi accusé de pousser la
bourgeoisie sur la pente de la décadence, essaya de justifier
son œuvre. Déjà nous avons eu l'occasion de nous arrêter
devant certaines élucubrations pédagogiques de ce person-
nage, qui est pourtant une très grande autorité en la matière.
A notre avis il est difficile de mieux réussir dans le genre
amphigourique. En voici un nouveau spécimen. Le fondateur
de l'enseignement moderne déclare que, lui aussi, il veut
une culture générale, mais que ce n'est pas de l'étude du
grec et du latin qu'il l'attend; et d'où l'attend-il? — Ici que
le lecteur veuille bien lui-même redoubler d'attention :
Cette cuhure générale, nous l'attendons de la formation de l'esprit
telle que notre temps la conçoit et la veut. La formation de l'esprit en
notre temps, qu'est-ce, sinon celle qui naît de la considération générale
des lois de la nature dans le domaine du beau comme dans le domaine
du vrai? Qu'est-ce, sinon celle que donne la méthode d'observation et
d'induction, base de toutes les sciences physiques, naturelles ou his-
toriques? La méthode qui seule mène à la vérité scientifique, qui est la
règle de toute conquête de l'esprit, est la seule qui puisse en même
temps prétendre à la formation complète de l'esprit. Or, cette méthode
scientifique, qui, née de l'expérience, conduit à la culture générale par
la vue libre des choses, n'est-elle pas au fond de tous les programmes
de notre enseignement d'aujourd'hui, et la science de notre temps
n'est-elle pas aujourd'hui assez étendue, assez générale, pour la com-
muniquer aux esprits par l'enseignement moderne tout aussi bien que
par l'enseignement classique ?
Le Journal Officiel marque à cet endroit: Applaudissements
CLASSIQUE OU MODERNE ? 157
sur un grand nombre de bancs. Ces Messieurs ont sans
doute voulu affirmer par là qu'ils avaient compris, ce qui
leur fait beaucoup d'honneur. Mais, pour les gens de sens
rassis qui aiment à trouver quelque chose sous le fracas des
mots, une cause qu'on est réduit à plaider de la sorte res-
semble bien à une cause perdue.
Cette fois, il fallut bien aller aux voix, et Ton ne se con-
tenta pas de l'épreuve sommaire de la main levée; il y eut
scrutin; mieux que cela, on dut procéder au pointage. Fina-
lement il sortit de l'urne législative 251 Pour et 256 Contre.
Les humanités classiques avaient la vie sauve grâce à cinq
voix de majorité. Un instituteur-député, M. Lavy, disait le
mot de la (in :
C'est une victoire qui sera bien passagère.
\ (tihi «Ml nous en sommes. Le h-iomphc do r»iisri^ne-
ment moderne a tenu à un déplacement de trois voix dans
une assemblée politique, où il se trouve assurément des
hommes qui ont quchpie compétence dans la question, mais
où un bon nombre d'autres aiir»î«'fit pu tir«'r I" -»'/'■ mii le
non à la courte paille.
C'est là une première réflexion qui s'impose, et certes elle
n'est pas de nature à nous rassurer pour l'avenir, non plus
qu'à nous faire admirer beaucoup le régime sous lequel
nous avons le bonheur de vivre. Un journal, très dévoué à
ce même régime, écrivait dans son Premier-Paris, au lende-
main de cette discussion :
Certes, la Chambre a tous les droits. D'ailleurs, quand ciU- iw l<-«t a
pas, elle les prend. On peut néanmoins se demander si le débat qui
s'est engagé hier entre les défenseurs de l'enseignement moderne et
les défenseurs de l'enseignement classique était bien à sa place... Au
risque de manquer de respect aux représentants du pays, nous n'hési«
tons pas à dire que leur compétence en cette matière est très contes-
table. Vouloir, au pied levé, faire résoudre des problèmes aussi com-
plexes par une assemblée d'hommes politiques, c'est méconnaître les
viais principes et faire trop bon marché de l'enseignement public '.
1. Le Journal, 25 novembre 1896.
158 CLASSIQUE OU MODERNE ?
C'était à prévoir, et sans vouloir nous attribuer beaucoup
de perspicacité, nous avions prédit en 1891 que, d'universi-
taire qu'elle était au début, la question deviendrait parle-
mentaire, et qu'elle finirait un beau jour par être tranchée
au hasard du scrutin. Au cours de la discussion du budget,
un député glisse un amendement qui tient en deux lignes ;
•on discute plus ou moins; on a hâte d'en finir, il y a tant
d'autres amendements qui attendent leur tour ; on vote bleu
ou blanc, ceux-ci pour soutenir le gouvernement, ceux-là
j)our lui faire pièce, quelques-uns pour précipiter la bour-
geoisie à sa perte, d'autres enfin sans trop savoir pourquoi ;
et voilà comment peut se trouver décidée une mesure qui
entraînera, disait le grave journal Le Temps, « une grande
révolution morale et littéraire «.
C'est partie remise ; encore une charge comme celle du
24 novembre et, pour parler comme un député radical, M.
Henry Maret, la Béotie l'emportera haut la main. Les défen-
seurs des humanités classiques sentent bien que le gros
public, celui qui est la force, parce qu'il est le nombre, se
tourne contre eux. C'est lui, après tout, qui siège en la per-
sonne de ses mandataires, sur les bancs de la Chambre ;
c'est à lui qu'on en appelle, lui qui prononcera la sentence
définitive ; c'est pourquoi ils ne se font guère d'illusion sur
l'issue de la lutte qu'ils soutiennent. Une telle cause portée
à un tel tribunal est une cause désespérée.
On n'en est pas encore au découragement, mais manifeste-
ment la résistance mollit. On^laisse à l'adversaire tout le
bénéfice de l'attaque, pour se retrancher de plus en plus
dans la pure défensive, ce qui, d'après les règles de la
stratégie, est l'attitude des vaincus de demain, quand ce
n'est pas celle des vaincus d'aujourd'hui. Les grands-maîtres
de l'Université, gardiens-nés des institutions scolaires du
pays, font comme le sultan sous la pression des grandes
puissances qui demandent des réformes ; ils tâchent à ga-
gner du temps. L'expérience se poursuit ; laissons-la s'ache-
ver; encore un peu de temps et de patience. Nous ne
<^ontestons point le bien fondé de vos réclamations ; il ne
faudrait pas beaucoup insister pour nous faire dire que vous
avez raison. Mais l'afî'aire est de conséquence. Permettez-
CLASSIQUE OU MODERNE ? i59
nous donc d'attendre encore ; on jugera renseignement
moderne à ses résultats, comme l'arbre à ses fruits ; si vrai-
ment ses élèves ont la même valeur que ceux qui ont reçu
la culture classique, on ne leur refusera pas les mêmes
droits.
Voilà, en somme, la dernière position où de leur plein gré
nos ministres se sont laissé acculer. Il s'en faut qu'elle soit
inexpugnable.
!Mais qu'est-ce donc, après tout, que cette expérience ?
(^)uand on aura fait composer ensemble les classiques et
les modernes sur les matières qui leur sont communes
comme on l'a fait déjà, quelle lumière sorlira-t-il de ce
choc pour éclairer la question ? Quand môme il sei*nit
établi que les nourrissons des Muses modernes font un
devoir aussi bon que leurs camarades qui ont fréquenté
chez les Grecs et les Latins, qu'est-ce que cela prouverait?
Prendre de tels résultats comme critérium pour juger la
valeur éducalrice de deux disciplines intellectuelles, prou-
verait seulement qu'on envisage la question par les petits
côtés et qu'on n'en a compris ni l'importance ni la grandeur.
D'abord ce n'e.st pas à TAge où ils font des devoirs que
les hommes donnent leur mesure; ensuite et surtout, il y a
beaucoup de choses qui ne se reflètent pas dans un devoir,
par exemple, une certaine élévation d'idées et de sentiments,
une certaine habitude de ne pas trop regarder au profit et
n l'intérêt; un je ne sais quoi de libéral, dans le sens noble
du mot, qui imprègne toute la personne et toute la vie, et
(|ui fait que jusqu'ici on a toujours distingué l'homme qui a
reçu In culture désintéressée dans l'enseignement cla.ssique
de ceux (|ui l'ont ignoré. Notre conviction est que sans hu-
manités grecques et latines on n'aura jamais le sens complet
et délicat de notre langue et de notre littérature; il y a des
gens de savoir et de talent qui ne les ont pas faites et qui
écrivent honnêtement en français ; il n'est pas nécessaire
d'aller au bout de la première page pour s'apercevoir que la
formation classique leur a manqué. Mais ce n'est pas seule-
iiiciil la langue française qui court risque à perdre contact
avec les Grecs et les Latins ; le jour où dans notre pays
toute une génération, l'élite comme la masse, aurait eu
160 CLASSIQUE OU MODERNE ?
Fesprit façonné par des études purement utilitaires, comme
le seront fatalement celles qui aspirent à remplacer les hu-
manités, il y aura chez nous bien d'autres abaissements que
celui du beau langage et du goût littéraire.
Les champions de renseignement moderne se défendent
de vouloir du mal aux humanités traditionnelles. A les en
croire, ils veulent au contraire les fortifier et les relever de
l'état affligeant où elles sont tombées. En détournant vers
renseignement de leurs préférences une partie de leur
clientèle qui n'est pas la meilleure, ils lui rendent le plus
signalé service. C'est vrai, et à condition que ce courant
d'émigration n'entraîne pas les bons élèves, on ne peut que
s'applaudir d'être débarrassé d'un poids encombrant. Mais
puisque le nouveau type d'enseignement convient aux
esprits moins doués qui ne peuvent profiter de la culture
gréco-latine, puisque c'est même là une des raisons de sa
création, comment ose-t-on revendiquer pour lui la parfaite
ég-alité avec son rival? La contradiction est manifeste et on
n'a pas manqué d'en tirer argument. Mais il y en a une autre
non moins flagrante, dont nous ne voyons pas que l'on songe
à se servir.
D'après les promoteurs de l'enseignement moderne, les
études gréco-latines préparent mal aux exigences de la vie
moderne; elles sont un exercice élégant pour les dilettanti
et les désœuvrés ; les jeunes gens, au sortir de la palestre
classique, ne comprennent rien aux réalités qui les étrei-
gnent, ils ne savent pas se débrouiller, ils n'ont pas d'ini-
tiative, ils sont gens impratiques^ incapables de se faire à
eux-mêmes une situation. Et voilà pourquoi ils se ruent sur
les carrières dites libérales, où il y a déjà encombrement, et
plus encore se disputent les places de fonctionnaires où il
n'y a qu'à se laisser vivre. Cette surproduction de lettrés
qui ne trouvent pas d'emplois en rapport avec leurs goûts et
leurs prétentions, devient une plaie sociale et un danger.
M. Léon Say avait écrit sur ce sujet une brochure dont le
titre Socialisme et baccalauréat était à lui seul tout un
réquisitoire.
Le remède est dans une orientation nouvelle de l'ensei-
CLASSIQUE OU MODERNE ? 161
gnement secondaire. Donnez aux jeunes gens des connais-
sances moins spéculatives, qu'ils apprennent les langues
vivantes et les sciences mathématiques et naturelles ; ce
sont là des instruments avec quoi on peut agir. Ainsi vous
préparerez les véritables ouvriers de la grandeur et de la
fortune nationales, des industriels entreprenants, des com-
merçants avisés, des agriculteurs instruits; en un mot, à la
légion des parasites vous substituerez la légion des produc-
teurs.
Voilà le thème sur lequel économistes, publicistes et
hommes d'Etat de toutes nuances ne cessent d'exécuter des
variations, chacun selon ses moyens. L'an dernier, lors de la
discussion sur le budget de l'Instruction publique, ce fut
l'occasion d'un débat très animé, dans lequel d'ailleurs,
phénomène bien rare, tous les orateurs étaient d'accord.
Trop de candidats-fonctionnaires, trop de prétendants aux
carrières libérales, trop de médecins et surtout trop
d'avocats î
Voilà ce que tout le monde dit, et les promoteurs de
l'enseignement moderne plus haut que personne. En consé-
quence, il faut qu'on se hôte d'ouvrir aux élèves de l'ensei-
gnement moderne les portes des Facultés de droit et do
médecine. Pourquoi restent-elles fermées à celte intéres-
sante jeunesse qui représente la moitié de la population des
lycées et collèges universitaires? L'usine classique, disait
méchamment un journal de la démocratie avancée, fabriquait
déjà en surabondance des étudiants et des fonctionnaires ;
naturellement on va autoriser l'usine moderne à en fabri-
quer aussi. — Oui, mais qui se chargera du placement des
produits? Combien de ces demi-lettrés, pourvus de diplômes
mais incapables de se faire une place au soleil iront grossir
les rangs de cette caste miséreuse et dangereuse qu'on
appelle le prolétariat intellectuel, armée de déclassés, de
mécontents, fatalement ennemis d'une société qui leur a
donné beaucoup d'appétits et pas de moyens de les satis-
faire !
Mais nous avons déjà signalé dans notre étude précédente
les inconvénients et les contradictions que les auteurs de la
grande réforme de 1891 ont semées dans leurs plaidoyers ;
LX.\I — 11
162 CLASSIQUE OU MODERNE ?
nous avons dit que la ruine des études classiques était
l'aboutissant nécessaire de cette réforme et que cette ruine
en entraînerait bien d'autres. C'est, pour nous servir encore
du langage un peu cru de M. Henry Maret, « le dernier
coup de pied à notre décadence ». Nous ne voulons pas
recommencer cette trop facile et douloureuse démonstration.
Nous ne pouvons que renvoyer au beau livre de M. Alfred
Fouillée, V Enseignement au point de vue national, où la
question a été exposée avec une ampleur et une maîtrise
qui ne laissent rien à désirer.
IV
Toutefois, il y aurait à écrire un chapitre complémentaire
auquel le philosophe libre-penseur n'a pas songé. La ruine
des études classiques, vers laquelle on nous achemine lente-
ment mais sûrement, constitue pour l'Eglise un péril dont
on paraît ne pas se préoccuper dans les discussions parle-
mentaires ou universitaires, mais sur lequel il ne nous est
pas permis, à nous, de fermer les yeux. La campagne qui
aboutira à remplacer dans l'enseignement secondaire le latin
et le grec par des langues vivantes, est-elle d'inspiration anti-
cléricale et maçonnique? 11 serait peut-être téméraire de
l'affirmer, bien que, à en juger par ceux qui la conduisent,
on en ait assurément le droit. Du moins, il est certain, que
si la question était soumise aux Loges, l'enseignement
gréco-latin aurait vécu.
Quand la langue de l'Eglise ne sera plus l'idiome savant
plus ou moins familier à l'élite des esprits cidtivés, l'Eglise
elle-même sera plus isolée encore et plus étrangère au
milieu des peuples qui se détachent d'elle. Sa langue relé-
guée dans les programmes d'enseignement parmi les curio-
sités philologiques à côté du sanscrit ou du phénicien, l'in-
stitution elle-même se trouvera classée parmi les restes véné-
rables d'un passé disparu. Au point de vue du recrutement
du clergé, le péril est plus frappant encore, parce qu'il est
plus immédiat. La chose est de toute évidence et il serait
superflu d'y insister.
INIais n'y aurait-il pas là une indication providentielle ? Ne
CLASSIQUE OU MODERNE ? 163
serait-ce pas l'occasion pour le clergé de prendre enfin un
grand parti, de restaurer chez lui, dans ses maisons de
recrutement et de formation, les études classiques, de
renouer la tradition si malheureusement brisée des belles
et fortes humanités ? Nous avons subi dans notre prépara-
tion scolaire la déchéance universelle, parce que nous nous
sommes astreints à ces déplorables programmes universi-
taires qui ont ruiné les études gréco-latines et rendu plau-
sibles toutes les attaques maintenant dirigées contre elles.
Nous ne savons plus le latin ; on en est réduit dans la plu-
part des séminaires à donner en français l'enseignement de
la philosophie et même de la théologie. Des prêtres instruits
d'ailleurs, qui écrivent dans des Revues critiques, se plai-
gnent qu'on publie encore des cours en latin ; tout dernière-
ment un rédacteur de la Revue du Clergé^ dans un article sur
la restauration des études sacerdotales, demandait qu'on
supprimi\t définitivement le latin dans les leçons de théologie.
Pourquoi ne s'affranchirait-on pas nettement des pro-
grammes officiels? On n'arriverait pas au baccalauréat, mais
où serait 1<" mal ? Ce malheureux diplôme est un écueil où
vient sombrer la vocation d'une multitude de jeunes gens
sur lesquels l'Eglise avait le droit de compter. Il y a
nombre de Petits Séminaires d'où il sort beaucoup de
bacheliers, mais pres(jue pas de prêtres. Au reste, il n'y a
pas de formation de l'esprit possible avec la tyrannie actuelle
du baccalauréat; c'est ropinion des maîtres les plus auto-
risés, au dedans de l'Université comme au dehors. Son
unique avantage, si c'en est un, c'est d'obliger le.«k élèves
pendant deux ou trois ans à donner une somme de travail
considérable ; hormis cela, tout dans cette institution est
funeste. Dans les Petits Séminaires on a d'autres mobiles
pour obtenir l'application h l'étude.
Pourquoi l'administration ccclésiasliqne ne ré<ligerait-elle
pas à leur usage des programmes raisonnables, allégés du
fatras de l'omniscience, organisant à la base de solides
éludes classiques grecques et latines, et tout autour, avec
discrétion et bon sens, le quod juslum des connaissances
accessoires? A ceux qui vomiraient savoir ce qu'il convient
de faire entrer d'histoire et de sciences diverses dans le pro-
164 CLASSIQUE OU MODERNE ?
gramme de renseignement secondaire, nous indiquerions
volontiers les articles si remarqués et si pleins de justesse et
de malicieuse bonhomie de M. E. Gebhart, professeur à la
Sorbonne^
Eh! mon Dieu, s'il faut aux jeunes élèves du sanctuaire la
gloriole d'un parchemin, pourquoi l'enseignement ecclésias-
tique n'aurait-il pas son baccalauréat? Déjà dans plusieurs
diocèses on a institué des certificats d'études primaires pour
les écoles libres. Pourquoi ne monterions-nous pas un
degré de plus ? Si nous étions habitués à compter davantage
sur nous-mêmes, si nous avions davantage les mœurs de la
liberté, le clergé de France n'aurait vraisemblablement pas
attendu jusqu'aujourd'hui pour organiser par lui-même l'en-
seignement qui convient aux futurs clercs, et ce n'est pas à
l'État qu'il demanderait la consécration de leur savoir.
L'Alliance des Maisons chrétiennes d'éducation avec l'aide des
Universités catholiques, pourrait fort bien faire passer dans
la réalité ce qui pour le moment, hélas! n'est qu'un beau
rêve. Mais qui sait? De grands et utiles desseins ont été mis
à exécution qui, à l'origine, paraissaient plus chimériques
que celui que nous esquissons ici. Notre temps voit bien
d'autres révolutions, et puisque les pouvoirs publics s'ap-
prêtent à en accomplir une qui marque une étape vers la
décadence, pourquoi désespérer d'en voir une autre qui
serait la contre-partie et le remède de la première, l'œuvre
et l'honneur du clergé de France, la restauration de la
grande culture classique, à laquelle nous devons le meilleur
de notr^ génie national.
C'est une mission que nous avons déjà remplie dans le
passé et qui nous revient de droit. L'Eglise a sauvé l'esprit
humain contre l'invasion de la barbarie ignorante; le
moment vient où elle devra le protéger contre les progrès
de la barbarie scientifique. Nos adversaires eux-mêmes pres-
sentent que ce rôle sera le nôtre, et parfois même ils nous
l'envient. Voici comment M. Henry Maret terminait l'article
dont nous avons parlé déjà et où il prédisait que «la Béotie»
finirait bientôt par l'emporter :
1. Cf. Journal des Débats, 13 et 16 août, 2 et 7 septembre 1896.
CLASSIQUE OU MODERNE ? 165
Alors il y aura quelqu'un qui rira fort. C'est le jésuitisme. Déjà ses
élèves manifestent en tout genre une supériorité, que l'on cherche jus-
tement à combattre. Ce sera la lui concéder à genoux et pour toujours.
Car il se gardera bien, lui, d'abandonner les fortes études idéales au
profit de la mesquine pratique, et, tandis que nous ferons des fabri-
cants, des industriels, des mathématiciens et des collecteurs d'impôts,
lui seul fera encore des hommes.
De tels compliments et de tels pronostics nous dictent
notre devoir.
J. BURNICHON, S. J.
UNE PROCHAI^^E CANONISATION
Le Bienheureux Pierre FOURIER, de Mattaincourt
D APRES SA CORRESPONDANCE
II. — LE PROMOTEUR ET LE LEGISLATEUR
DE
L'INSTRUCTION PRIMAIRE GRATUITE AU XVII« SIÈCLE
VII
Ce qu'était la paroisse de Mattaincourt où fut installé le
nouveau curé Jean Fourier en Tété de 1597, nous aurons à
faire plus tard ce triste tableau quand nous la montrerons
transformée par son zèle. Mais par quels moyens devait-il
amener cette métamorphose ? Par où commencer ? Le vice
s'étalait partout. Comment le refréner et le bannir ? S'en
prendre aux « vieux pécheurs qui pour lors occupoient la
terre », ne serait-ce pas œuvre stérile et bientôt à refaire ?
Pierre n'eut pas à chercher beaucoup dans ses souvenirs.
Toute sa jeunesse d'écolier lui rappelait le changement radi-
cal opéré à Pont-à-Mousson et avec Pont-à-Mousson dans la
Lorraine et au delà, par la réforme de l'éducation. L'effort
que le cardinal et le duc avaient tenté pour les Trois-Evôchés
et qui en avait déjà renouvelé la face, pourquoi lui, l'humble
prêtre de campagne, ne l'essaierait-il pas sur un plus petit
théâtre ? Pourquoi ne pas réaliser dans l'enseignement
primaire et parmi les enfants des paysans les progrès
introduits dans l'enseignement secondaire et supérieur par,
l'Université ? En quinze ans Pont-à-Mousson était devenu
<( la bastille contre l'hérésie ». En faudrait-il beaucoup plus
pour faire de Mattaincourt le modèle des paroisses chré-
tiennes? Les vieillards qui le déshonoraient n'étaient que le
1. V. Études, 5 avril 1897.
UNE PROCHAINE CANONISATION 167
passé. Les enfants qui étaient l'avenir, auraient vite grandi,
et, grâce à eux, la transformation complète ne demanderait
pas un quart de siècle. Que de fois Pierre avait entendu dire
à son directeur le père Jean Fourier, dont c'était la maxime
favorite, que le cœur de l'enfant est une cire molle suscep-
tible de recevoir toutes les empreintes ! A quoi bon, quand
on pouvait y inculquer en traits indélébiles le goût du bien
et l'horreur du mal, user sa peine et son temps sur des
êtres endurcis ?
Fourier visera donc à s'emparer de l'enfance et par elle il
se tient assuré de régénérer à bref délai toute la population.
Mais comment l'attaquer? Le prêtre a recours au ciel. Il
prie, jeûne, se couvre d'instruments de pénitence, et la
lumière lui vient d'en haut. Jamais il n'y mettra trop d'empres-
sement : « il crût qu'il n'y avoit pas de meilleur expédient
que de prendre la jeunesse dés la sortie du berceau, la
sevrer soigneusement du péché, et arroser son cœur d'in-
fluences de la vertu au même instant que le laict cesse de
rafraîchir ses lèvres '.
Mais qui rompra le pain de vie à ces petits?
Dès les vacances scolaires de 1597, les premières qu'il
passAt dans sa cure, Fourier réunit quatre ou cinq jeunes
gens qui, dit-on, se destinaient au sacerdoce. Il les installe
à son presbytère et tout en leur donnant des leçons de théo-
logie ou de liturgie, il expose à leurs yeux l'importance de
l'enseignement des petits garçons, il fait briller à leurs
regards la beauté d'une existence qui serait vouée à cette
œuvre par zèle des âmes.
Les saints ne réussissciil pa^ dan^ looles leurs entre-
prises, Fourier échoua. En trois mois le noyau de sa future
école normale, peut-être de sa congrégation de religieux
instituteurs, fut dissous. Pour divers motifs tous ses jeunes
»gens se dispersèrent sans avoir commencé à faire la classe.
En oette même année 1597, saint Joseph Calazanz ouvrait à
Rome les écoles pies ou petites écoles pour les fils du
peuple. La Lorraine et la France attendront encore un siècle
avant que le bienheureux Jean-Baptiste de La Salle fonde
1. Pclit Bcdcl, p. 89.
168 UNE PROCHAINE CANONISATION
les Frères des écoles chrétiennes, les vrais maîtres encore
aujourcriiui après deux siècles de Téducation populaire K
La vocation de Fourier était ailleurs. Les écoliers lui
échappent. Il sera Tapôtre et l'instituteur des écolières. La
Providence qui avait permis l'échec de sa première tentative
ne faisait que le réserver pour une tâche encore plus ur-
gente. Des écoles de garçons, quelles qu'elles fussent, il y
en avait un certain nombre. Les écoles de filles manquaient
presque totalement. Aujourd'hui que les congrégations
enseignantes pour l'un et l'autre sexe se sont indéfiniment
multipliées, nous nous représentons mal l'état scolaire de
la fin du XVI® siècle. Ne perdons pas de vue que les Visitan-
dines datent de 1610, furent fondées par saint François de
Sales pour le soulagement des pauvres et des malades et
ne reçurent des pensionnaires que plus tard. C'est vers 1610
également que INIadame de Sainte-Beuve établit à Paris sa
première communauté d'Ursulines, adonnées en vertu d'un
vœu spécial à l'éducation des jeunes personnes. Les essais
de Françoise de Bermond à Avignon, de la nièce de Mon-
taigne, madame de Montferrand, à Bordeaux, de madame
de Xaintonge en Bourgogne, ne nous reportent guère plus
haut, si toutefois ils ne nous font pas descendre. Au temps
où le cri général de Réforme avait secoué la chrétienté, on
avait entendu avec raison les prédicateurs catholiques les
plus pieux et les plus orthodoxes sonner l'alarme sur le
péril social créé par l'ignorance et la mauvaise éducation
des filles 2. Et pourtant l'influence de la femme dans le rôle
de mère de famille et de maîtresse naturelle de ses enfants
n'est-elle pas plus grande et d'une portée plus considérable
encore que celle de l'homme? Fourier le comprit bien vite
et voici comment il s'en exprime dans son « Règlement pro-
visionnel que gardent les filles de la Congrégation Notre-
Dame avant qu'elles fussent religieuses », Après un court
préliminaire sur l'honneur qu'il y a pour Dieu et le profit
1. Cf. Le Bienheureux J.-B. de La Salle, par Armand Ravclet. Tours,
Marne, 1888, in-4o, p. 76, sqq.
2. Voir notre étude sur la Société au commencement du XVI^ siècle,
d'après les Homélies de Josse Clichtoue (l^T2-15i3), dans la Revue des
questions historiques, le»" avril 1895, p. 538-539.
UNE PROCHAINE CANONISATION 169
pour le prochain à « dresser des écoles publiques et y en-
seigner gratuilement les filles à lire et à écrire, à besogner
de l'aiguille, et l'instruction chrétienne », il ajoute ses do-
léances sur les endroits w où la jeunesse est ignorante et
corrompue en ses mœurs, adonnée à jurer, maudire, injurier,
désobéir, dire et écouter propos et chansons déshonnétes,
et conclut à la nécessité d'arracher les filles à une corruption
précoce que devenues mères elles transmettraient à d'autres :
II est entièrement nécessaire et requis qu'elles soient instruites de
bonne heure en toute diligence et fidélité, vu signamment ' qu'elles
sont de leur condition plus infirmes et simples, et ne peuvent si bien
s'enseigner d'elles-mêmes et que leur malice ou piété peut quelque
jour porter coup pour plusieurs autres, attendu que lorsqu'elles seront
plus âgées et mères de famille, elles demeureront d'ordinaire au
ménage pour y gouverner leurs enfants, serviteurs et servantes, et
conduire toute la maison, et quant et quant ' donner aux petits, soit
fils ou filles, la première nourriture ' et des impressions et exemples
ou de bien ou de mal qui pourront s'enraciner en leurs âmes et par
aventure y persévérer pour toute la vie.
Or par le moyen d'une bonne instruction diligente et fidèle, sera don-
né quelque ordre k tout ceci, et la paix, le repos, l'obéissance et crainte
de Dieu mises par toutes les maisons èsquelles commanderont ci-après
des femmes auparavant dressées en ces écoles *.
VllI
La Congrégation Notre-Dame pour qui Fourier écrivait
ces considérations résumant la raison d'être de sa fonda-
tion, est tout entière l'œuvre du curé de Mallaincourl. Ses
premiers sermons avaient touché le cœur de quelques
jeunes filles. L'une d'elles, la future fondatrice, se nommait
Alix Le Clerc. Née à Remiremont, le 2 février 1575, en la
fête de la Purification de la sainte Vierge, et baptisée le même
jour, elle appartenait à une famille honorable, mais qui
rêvait pour elle un avenir selon le monde. Au milieu d'un
1. Particulièrement.
2. En m<^mc temps. j
3. Education.
4. Lettrée, t. III, p. 1%.
170 UNE PROCHAINE CANONISATION
banquet de noces, le spectacle de ces joies profanes lui en
inspira ra\ ersion ; elle dit au retour à ses parents de ne
plus songer à lui chercher un parti. Nature idéale portée à
la contemplation et amie de la solitude, elle n'avait qu'une
santé délicate et était venue à Hymont, annexe de Mattain-
court, pour s'y retremper, sur l'avis des médecins, dans l'air
pur et vif des champs. C'était la Marie de l'Évangile. La
seconde postulante, aussi célèbre dans les origines de la
Congrégation, rappelait plutôt le tempérament de Marthe.
Ganthe André, robuste fille de Mattaincourt, avait les réso-
lutions énergiques, le caractère ardent, le courage presque
viril.
Au mois d'août, elles déclarent à Pierre Fourier leur
attrait vers la vie religieuse ; le curé, en guise de réponse,
leur propose d'aller satisfaire chez les Clarisses de Pont-à-
Mousson leur goût pour les austérités. Mais Alix veut fon-
der une maison nouvelle de filles. — « Et vous n'êtes que
deux ? « leur répond Fourier. Elles cherchent, elles trouvent
trois compagnes : Isabeau de Louvroir, Claude Chauvenel
et Mademoiselle Barthélémy. Maintenant qu'elles sont cinq,
elles croient pouvoir représenter leur requête, et, en atten-
dant qu'elle soit agréée, elles font comme si elle l'était.
Ces filles, écrivait Fourier trente ans après, sont les premières de
notre âge (au moins en ces quartiers) qui se sont avisées de prendre
comme dot et principale fonction de leur Religion * le devoir d'instruire
fidèlement et gratuitement les petites filles en la crainte de Dieu, etc.,
ayant commencé cette dévotion nouvelle en l'année 1597, lorsque per-
sonne n'y avoit encore pensé au moins que nous sachions^.
En la fête de Noël, à la messe de minuit, cette solennité
plus touchante encore dans les campagnes que dans les
villes, les cinq jeunes maîtresses entrèrent à l'église toutes
vêtues et coiffées de noir. Dans la crèche du Dieu fait enfant
leur ordre avait élu son berceau.
On en parla au village, car elles avaient été naguères « des
premières à mettre les compagnies en belle humeur », et
1. C'est-à-dire : congrégation.
2. Lettres, t. III, p. 101.
UNE PROCHAINE CANONISATION 171
Alix avant de porter habituellement sur sa tète le voile blanc
que mettent pour communier les simples filles de la campa-
gne, avait aimé la danse et le son du tambourin.
Cependant il était urgent de former à la vie religieuse ces
jeunes aspirantes qui n'avaient pas vingt ans. La chose était
difficile si elles continuaient à vivre dans leurs familles. Le
père d'Alix mécontent de voir sa fille s'associer à des villa-
geoises, l'avait obligée d'entrer à Ormes au couvent des
Sœurs Grises ou Franciscaines hospitalières de Sainte-Elisa-
beth. Fourier ne se laissa point troubler pour si peu dans
des projets qui venaient de recevoir en l'intime de son âme
une consécration surnaturelle. La veille du 20 janvier 1598,
fête de Saint-Sébastien, depuis la tombée de la nuit jusqu'à
i\vu\ heures du matin, prosterné dans une « chambre haute »,
<!t la face baignée de larmes, il avait interrogé Dieu dans le
silence de l'oraison. Quand il se releva, la lumière s'était
faite et son parti était pris. Au retour de cet anniversaire, il
écrira aux religieuses de Verdun, en 1613, ces lignes datées
d(? Malt.'iiiK-oiirt :
... J(»iir iiiiiiir ijue le» premières iii^pirations ou pensées vinrent de
dresser un monastère, et faire chose qui pût servir à d'autres des
nAtre.s après vous. Ce fut justement le matin du jour de Saint-Sébastien,
sont aujourd'hui quinze ans. Loué soit Dieu '.
Ce ton humble et modeste est celui d'un saint. D'autres y
préféreront les accents lyriques d'un Pascal écrivant sur son
amulette, après une nuit du même genre, le lundi 23 novem-
bre 1654, fête de Saint-Clément : « Feu.... certitude, joye,
certitude, sentiment, veue, joyc, paix... joye, joye, joye et
pleurs de joye, Jésus-Christ, Jésus-Christ... » Peut-être les
vraies inspirations de la grâce comportent-elles une manifes-
tation plus calme.
Restait donc à trouver un monastère d'emprunt pour le
postulat. A une lieue de Mattaincourt, au-delà de Mirecourt,
se dressait dans son aristocratique splendeur l'abbaye anti-
que de Portas suavis ou Portsais, aujourd'hui Poussay. Là
où quelques paysans ont à présent leurs chaumières parmi
1 Lettres, t. I, p. 88.
172 UNE PROCHAINE CANONISATION
des ruines, vivaient plus en séculières qu'en religieuses les
dames d'un chapitre noble. Pour être chanoinesse, il ne fal-
lait pas moins de seize quartiers authentiques de noblesse
du côté paternel et du côté maternel. Point de vie com-
mune. Prébendes à part. Liberté entière, sauf l'obligation de
l'office en chœur. La Lorraine possédait plusieurs de ces
chapitres : Remiremont, Epinal, Bouxières. Le P. Dorigny,
écrivant au xviii^ siècle, vante leur piété et leur exactitude
au service divin. « Il y a peu de filles de qualité en Lorraine,
ajoute-t-il, de celles qui veulent se retirer du grand monde,
mais qui ne se sentent point assez de vocation pour s'enfer-
mer dans un cloître, qui ne se fassent honneur d'être admises
dans quelqu'un de ces chapitres ^ w A Poussay et au temps
de ce récit, plusieurs de ces chanoinesses de haute lignée
savaient patronner et encourager autour d'elles le bien
qu'elles ne pouvaient ou n'osaient faire par elles-mêmes.
Mesdames Judith d'Aspremont et Catherine de Fresnel
s'étaient mises sous la direction du saint curé de la contrée ;
elles allaient devenir ses meilleures auxiliaires dans Ih
période toujours critique des débuts d'une congrégation. La
sœur de Judith, Esther d'Aspremont, mariée à Jean Porcelet
de Maillane, maréchal de Lorraine et bienfaiteur des Carmes,
était une femme également distinguée par son intelligence
et sa vertu ; son fils Jean, futur évêque de Toul, hérita de
la bienveillance de sa vénérée tante Judith envers les nou-
velles religieuses. Fourier le proclame aussi « le principal au-
teur de la congrégation de N.-S. après Dieu-. » Citons encore
deux chanoinesses, mesdames de Choiseul et de Séraucourt,
dont la première abandonnera un jour sa prébende pour
entrer au Carmel de Nancy, et la seconde regrettera de n'avoir
pas eu le courage d'adopter la vie humble et dévouée des
filles de Notre-Dame.
La maison de Catherine de Fresnel, à Poussay, s'ouvrait
1. Histoire de l'institution de la Congrégation de N. Dame. Où l'on voit
l'Abrégé de la Vie du Vénérable Père Pierre Fourrier, de Mataincourt, qui en
est le Fondateur ; et de celle de la Mère Alexis Le Clerc, première Fille de
la même congrégation, par le R. P. J. Dorigny, de la Comp. de Jesvs.
Nancy, 1719, in-16, pp. 50-51.
2. Lettres, t. V, p. 390.
UNE PROCHAINE CANONISATION 173
aux aspirantes. Judith d'Aspremont compléta leur instruc-
tion spirituelle. Leur entrée dans l'abbaye en la fête du Saint-
Sacrement de Tannée 1598 fut suivie d'une retraite mémora-
ble où Fourier vint prêcher la clôture. Son discours qui a
été conservé, trahit dans le développement de la pensée des
habitudes de forte dialectique. Avec un art gradué, il pro-
cède de déduction en déduction pour arriver à une dernière
conséquence et atteindre son but. Lentement et savamment,
il élève ces âmes ingénues et pleines de bons désirs à la
hauteur de la mission rêvée par lui pour leur zèle. « Vous
voyés comme Dieu ne vous veut pas tourmenter », leur avait-
il dit au début avec bonhomie. Puis, fortement il conclut
ainsi :
Etans religieuses, vous pourriez vous contenter de faire vdtrc salut ;
mais parce que vous plairez davantage si vous sauviez les autres, il y
faudra tlcher, et d'autant qu'il n'y a pas moyen pour vous de sauver
plus de personnes qu'en instruisant les jeunes filles, il me semble,
si vous en vouliez prendre la peine, qu'il vous faudroit ri^soudre à les
enseigner, et faire en sorte que les prenans toutes innocentes comme
elles sortent du baptême, vous les conserviez dans celle netteté tout le
long de leur vie, et parce que Dieu a plus agréable que l'on soit obligé
à cette instruction, en sorte qu'on ne puisse jamais la quiter, que
d'enseigner aujourd'huy et cesser demain, il faudra, s'il y a moyen,
trouver (piclipie façon de s'y engager irrévocablement, et pour tou-
jours. Et f/i/i/i. attendu qu'il aéra plug agréable à Dieu d'enseigner
sans aucune récompense et pour i amour de luy que de prendre de l ar-
gent, il faut ensriffnrr pour rien paui-res et riches indifféremment. •
Tout le plan et pour ainsi dire le programme de la Congré-
gation Notre-Dame avait tenu dans le discours : vie reli-
gieuse, active, vouée à l'enseignement gratuit.
En juillet 1598, les premières classes gratuites furent ou-
vertes à Poussay. Les maltresses n'étaient pas des savantes ;
écolières en même temps qu'institutrices, elles recevaient
elles-mêmes les leçons de Madame Judith d'Aspremont.
Les matières à l'enseigner étaient d'ailleurs fort simples :
lecture, écriture, travaux manuels. La chanoinesse eut plus
1. Petit Bcdcl. p. 103.
174 UNE PROCHAINE CANONISATION
de peine à apprendre aux futures religieuses le bréviaire et
les rubriques du chœur.
IX
Cependant Pierre Fourier avait, au prix d'un travail de
quarante jours, rédigé les statuts de la Congrégation nais-
sante. C'est le Règlement provision nel, qui, durable comme
beaucoup de choses provisoires, restera en vigueur près de
vingt ans. En 1617, il sera remplacé par les Petites Cons-
titutions, et, à sa mort (1640) par les Grandes. Tout est en
germe dans ces dix-neuf articles. Indiquons-en Tesprit.
Le but, ou, comme il s'exprime lui-même, « la première
et principale intention « de Fourier est l'éducation chré-
tienne. La vie religieuse n'est pour lui qu'un but secondaire^
Le moyen qu'il adopte parce qu'il le regarde comme plus
efficace, est l'institution de congréganistes ou filles congré-
gées'.
Il veut des filles pour institutrices, et par là il entend sur-
tout exclure les instituteurs dirigeant les écoles mixtesou com-
posées d'enfants des deux sexes. Les abus que l'expérience lui
a révélés sur ce point ont été sa raison déterminante et c'est
le motif qu'il a le plus allégué -^ Indépendamment des con-
1. «J'ai toujours estimé qu'il étoit nécessaire de dire que 1° elles étoicnf
maîtresses d'école et que pour être plus resserrées (disciplinées) elles ont
désiré, demandé et poursuivi avec instance d'être religieuses, de peur que
l'on ne pensât qu'elles étoient 1° religieuses et auroient par après demandé
des écoles. » Fourier à Guinet, 17 septembre 1627. Lettres, t. III, p. 193.
2. Lettres, t. III, p. 197.
3. Le triste incident qui le détermina a été raconté au procès de la béatifi-
cation. Summarium, p. 257. De ces o escholes gouvernées es villes et
villages par des hommes et femmes séculières qui, pour gagner, reçoivent
pèlc-mèle les garçons et les filles, et le plus souvent n'osent les reprendre
ou châtier, de peur de les déchasser et n'avoir en ce moyen tant de pratiques »,
il avait vu depuis longtemps sortir la jeunesse qu'il a décrite dans son
Règlement provisionnel. Voir Fourier à Guinet, 20 août 1626, d'après
M. l'abbé Pierfîtte, curé de Portieux, article du Vosgien, 10 octobre 1883. Nous
nous inspirerons souvent de ces excellents travaux présentés au congrès de
l'Association française pour l'avancement des sciences, à Blois en 1884, et
parus en brochure sous ce titre: I/Acte de naissance de l'Inslruclion primaire
eu Lorraine, in-S». Une réimpression plus complète se public actucllcniont
UNE PROCHAINE CANONISATION 175
sidérations morales qui ont agi sur son esprit, d'autres rai-
sons non moins évidentes sautent aux yeux. Aux petites
filles, il faut Tédiication quasi maternelle d'une maîtresse;
aux garçons, dès 1 âge de quatre ans, il faut la poigne virile
du maître, parfois sa férule.
Il veut des filles congrégéeSy c'est-à-dire en communauté.
Elles ne seront pas mariées, parce que le soin de la famille
les absorberait au détriment des écolières. Elles seront
plusieurs, parce qu'une seule ne peut ni tout savoir ni pos-
séder toutes les aptitudes. A plusieurs, la division du tra-
vail aidant, elles se compléteront.
Ces M filles congrégées » seront tâchantes a bien vivre.
L'amour de Dieu pour qui elles agiront, sera un stimulant à
leur diligence et à leur fidélité. L'exemple de leurs vertus
sera plus efficace encore sur leurs petites élèves que les
paroles et les raisons.
Leurs classes seront gratuites, ici nous citons textuelle-
ment, « à <*e d'inviter toutes à y aller et que pas une n'en
puisse être exclue par chicheté ou autrement, et signam-
ment, que les pauvres y soient charitablement reçues et bien
instruites et, parce moyen, préservées des dangers csquels
leur disette et la corruption de ce siècle les pourroient
autrement précipiter. A'/, pour l'égard de nous qui enseignons,
que Dieu soit notre salaire et payeur, et ait plus d'occasion
de bénir et faii'e prospérer nos labeurs.
Enfin elles seront montrantes l'instruction chrétienne cl
piété. En plusieurs endroits le catéchisme n'est pas expliqué
h la jeunesse ; elles suppléeront ici ceux qui manquent îi ce
devoir ; ailleurs, le catéchisme est fait par le curé ou quelque
autre personne ; elles prolongeront là cet enseignement trop
espacé pour être efficace et pénétrera fond l'àme de l'enfant. Sur
dans le Bulletin de la canonisation, k Matlaincourt. Il est <ftonnant que cou
études aient échappe h M. Buisaon, dans l'arliclc FOURIICR (Pierrr) de son
Dictionnaire pédagogique |I887|. Il est vrai qu'on y a oulilié aussi dr dire
un spui mol de la gratuité qui raractérisc l'instruclion «établie par le ciiré
de Matlaincourt, et mi^mo de mentionner son titre de Bienheureux. Mais, à
la suite de son maifçre parn^^raphe, on a consacré quatre colonnes aux
extravagances pédagogiques de Charles Fourier s'applaudissant a que les
petits garçons soient turbulents, mutins, hargneux, orduriers. enclins à
tout fracasser, etc., • et faisant de \' opéra le principal resaort de l'éducation.
176 UNE PROCHAINE CANONISATION
ce chapitre Pierre Fourier qui ne prévoyait pas l'école neutre
et n'en imaginait sans doute même pas la possibilité, exprime
des idées fort justes et qui sont la condamnation de cette ins-
titution moderne. Une heure ou deux de catéchisme faites en
dehors du local scolaire peuvent apprendre à l'enfant un peu
de doctrine chrétienne et occuper pour un temps son esprit ;
la volonté ne sera pas atteinte et par suite la vie ne sera pas
dirigée. « Pour les enfants qui sont simples et grossiers, dit-
il, est entièrement nécessaire qu'outre les prédications ou
discours ordinaires et publics des pasteurs, il y ait d'autres
personnes qui leur expliquent familièrement, de près et
souvent ce qui est de leur salut. Chose qui ne se peut aisé-
ment faire par un curé principalement pour des filles,
lesquelles doivent être instruites par autres filles, ainsi que
les garçons par des hommes. » Encore ses griefs contre
l'école mixte qui reparaissent.
Les filles congrégées montreront à lire et à écrire. Il n'est
pas question ici d'autre chose et il semble que les parents
n'en demandent pas davantage, puisqu'on a en vue de « con-
tenter les pères et mères. » Mais Fourier ne vise pas seule-
ment à fonder un établissement particulier. Son école sera
une sorte d'école normale ou de pépinière d'institutrices
laïques. On y dressera « plusieurs maîtresses des externes
qui pourront par après aller ouvrir des petites écoles es
villages et moindres lieux ou es bourgs et môme es villes
pour y enseigner la piété et autres choses qu'elles auront
apprises sous les nôtres, qu'elles pourront imiter en méthode
et dévotion. Et parce moyen, sera bien instruite la jeunesse
partout. )) Ces derniers mots prouvent que son ambition,
comme le zèle de tous les apôtres, ne connaissait pas de
limite, et aussi qu'au zèle il savait allier la largeur d'esprit,
n'excluant pas les laïques honnêtes.
La lecture et l'écriture forment la base de l'enseignement
rudimentaire à donner aux enfants ; mais le travail à l'aiguille
a nécessairement aussi sa place. Ici le but est double :
1" initier la femme aux occupations de son état. Elle
devra savoir « coudre et besogner en nuance ^, linges,
1. Tapisserie.
UNE PROCHAINE CANuMSAlIuN 177
lassv ^ point-coupé % et auhes ouvrages semblables propres
à des filles. » 2" procurer aux écolières quelque profit. Fourier
espère par cette utilité iminédiate « amorcer » les^ petites,
heureuses de se procurer déjà quelques menues ressources
par elles-mêmes, mais aussi et surtout lorsqu'elles auront
grandi, avoir donné « matière et commodité à plusieurs
pauvres filles de gagner honnêtement leur vie, lesquelles
auparavant n'avoient moyen de rien apprendre à raison de
leur pauvreté et de là pouvoient tirer occasion de s'exposer à
plusieurs hasards et danger>>. < I pourront désormais
apprendre en nos écoles dans peu de temps et sans frais à
gagner aisément ce qui est nécessaire pour leur entretien. »
Ce système très pratique qui fournissait à Tenfant des
connaissances suffisantes pour l'époque et l'habituait à vivre
honnêtement de son travail, ne demeura pas à l'état de
lettre morte. Nous avons retrouvé le mémorial de la visite
faite un siècle après, en 161)6, par Mgrde Noailles, archevêque
de Paris, à l'école de la rue des Morfondus devenue la rue
Neuve Saint-Etienne-du-Mont. On y voit que la mesure de
l'instruction donnée aux petites filles du peuple n'avait
guère changé et que l'excellent usage de tirer parti des
travaux à l'aiguille était toujours en vigueur. Les religieuses
qui n'étaient guère plus riches que leurs élèves, trouvaient
aussi dans ces ouvrages un moyen d'existence. Ce document
inconnu, croyons-nous, mérite d'être rapporté:
Les ouvrages que les écolières feront, seront vendus à mesure qu'ils
seront achevé/., et l'argent qui en proviendra sera mis entre les mains
de la seconde procureuse, pour e>tre employé de mesmc que celuy qui
proviendra du travail des scrurs, à fournir a la communauté les besoins
dont elle manque présentement.
1. Lacis, « ouvrage de fil ou de soye fait en forme de filet ou do rcxeuil.
dont loM brin» 5ont ontrolari'n le» un» dan» lo» aulro». Rpzeuil on roziMiil t«e
(lit (li> certains ouvrages de (il travaillez à jour qui «ervoient d'ornement à du
litige, comme à des pentes de lit, de» tavayole», etc. On en voit encore chez
le» païsans. Les ta%'ayolc8 sont dc> toilcttcD ou petites toiles bord'-(>« rir Hm-
l.cUe. I) Furelière, 2« ëdit. 1701.
2. Point-coupé, « dentelle à jour qu'on faiitoit autrefui» en collant du lîlet
sur du quintiu (toile fine) et puis en perçant et emportant la toile qui étoit
entre deux. » Ibid.
K.WI —12
178 UNE PROCHAINE CANONISATION
On en pourra néant moins employer une partie à faire quelques
gratiffications aux escolières pour les encourager à travailler suivant
que les maistresses le jugeront à proposa
Ce système avait Favantage de préparer des ménagères
industrieuses et économes, non des déclassées et des bas-
bleus.
Le bâtiment scolaire. — C'est le triomphe de notre
époque, et si la célèbre parole u quand le bâtiment va, tout
va », a ici son application, nous devons jouir en France à
riîeure actuelle des premières écoles du monde. De Tair, de
la lumière, de l'espace ; on prodigue ces biens essentiels à
profusion. Par surcroit on y ajoute les façades tapageuses
construites avec des manières d'hôtel de ville sur les
places publiques ou les voies les plus fréquentées. Les com-
munes veulent montrer au grand jour qu'elles n'ont pas lési-
né. Fourier obéissait à d'autres préoccupations; il estimait
que le recueillement et la tranquillité sont des conditions
indispensables de l'étude. 11 lui faut des écoles expressément
bâties et préparées pour les petites filles, par conséquent
adaptées à leurs convenances ; seulement elles « ne pren-
dront point de jour sur la rue, ny sur aucun jardin, ou cour, ou
autre place... mais sur une cour particulière et spécialement
affectée au service desdites écoles, et qui ne soit hantées par
aucune autre personne de dehors 2. « Il tient beaucoup à
cet isolement qui protège les fdlettes si curieuses et si
légères de leur nature, contre ces distractions extérieures :
que si, dit-il, « la nécessité du lieu contraint à prendre
jour )) sur un endroit qui puisse leur apporter quelque cause
de dissipation, ces jours devront être établis « de manière
que les écolières externes ne puissent voir ... ni rien enten-
dre de ce qui s'y démêllera. »
1. Procès-verbal de la visitte du Monastère de la Congrégation de Notre-
Dame, faubourg St-Victor-lez-Paris. en l'année 1696. Archives nationales,
L 1041.
2. Les Vraies constitutions des Religieuses de la Congrégation de Nostre-
Dame, faites par le Vénérable serviteur de Dieu Pierre Fourier, leur Institu-
teur, et Général des Chanoines réguliers de la Congrégation de nôtre Sau-
veur, approuvées par nôtre Saint Père le Pape Innocent X. 2^ édition, Toul,
1694, 3e partie, p. 5.
UNE PROCHAINE CANONISATION 179
Certains détails que nous ne pouvons tous rapporter ici,
traduisent encore des préoccupations plus pratiques. En voi-
ci une. Pour éviter le tumulte et la confusion à l'arrivée, il
V aura dans la cour, près de la porte d'entrée, « une chambre,
ou lieu capable (et abrité) pour contenir les écolières qui
s'assembleront en attendant l'ouverture des classes. «.
L'ameublement scolaire. — Qui n'a pas visité de nos jours
un asile, une crèche, une école maternelle ou enfantine, ne
se douterait pas du degré de raffinement auquel on est venu
pour les tableaux, les cartes, les pupitres et les sièges.
Dans les classes de la Congrégation Notre-Dame on trou-
vait, au temps du bienheureux Fourier, une chaire pour la
maîtresse et des bancs pour les écolières, avec des livres
« imprimés et manuscrits », des tableaux, des ardoises, des
jects^ correspondant à ce qu'on appelle maintenant le bou-
lier-compteur, enfin des plumes, lesquelles n'étant pas mé-
talliques comme de nos jours, réclamaient un indispensable
auxiliaire, le canivet ou petit canif pour les tailler. Ce n'était
pas luxueux, mais cela suffisait au moins aux « petites abé-
cédaires ». Et puis, si le tout n'était pas considérable, Fou-
rier tenait à ce que ce tout fut prêt dès la première heure de
la rentrée :
Que notre sœur Jeanne prépare des bonnes plumes bien taillées, un
bon canivet, une règle à régler pour les exemples', et de la bonne
encre pour elle, car cela donne du lustre à récriture.
Dans le local ainsi pourvu de tous ses instruments de
travail, la sœur devait ouvrir solennellement la classe par un
discours.
Surtout enseignez le catéchisme et la piété aux filles; montrez leur à
se confesser proprement ; dire le Bénédicité et les grâces en la maison;
l'obéissance et le respect aux pères et mères; et commencez votre école
par ces points et leur faites une exhortation le premier jour par laquelle
vous protesterez que vous ne voulez point entretenir ni montrer de
mauvaises fliles (et que partant elles s'amendent et quittent leurs
1. Jetons.
2. Lettres, t. I, p. 4.
180 UNE PROCHAINE CANONISATION
mauvaises accoutumances) et que votre dessein principal est de les
enseigner à être bien sages, à gagner le ciel et devenir des saintes, etc.
Ces pieux et sages conseils ne meublaient-ils pas Tesprit
et Tâme des enfants ?De nos classes neutres si bien outillées
plus d'une ne sort-elle pas au contraire, la mémoire bourrée,
mais Fesprit et le cœur vides. Mais surtout leurs murailles
couvertes de pancartes sont froides et nues; il y manque le ta-
bleau parlant par excellence : le crucifix i.
Le personnel. — L'école est bâtie et aménagée. Quel per-
sonnel la dirigera? Avant de recevoir les petites écolières
dans la maison qui leur a été préparée, w il faudra trouver et
tenir toutes prêtes des personnes capables pour les y traiter
ainsi qu'il appartient. » ^ Toutes les religieuses qui com-
posent la Congrégation pourront-elles être indifféremment
employées à l'enseignement? Non, répond le saint fondateur,
qui sait combien ces fonctions d'institutrice, humbles en
apparence, exigent de qualités et d'aptitudes. La supérieure
devra donc « choisir entre ses sœurs celles qui luy semble-
ront les plus propres et les mieux disposées à prendre cette
charge «. Et comme les aptitudes ne s'acquièrent ou ne se
développent que pendant la jeunesse, il ajoute qu'elle devra
les discerner de bonne heure et les former le plus tôt pos-
sible à leur oflice.
D'après quels principes fera-t-elle ce triage ?
D'abord elle éliminera les infirmes et celles dont la cons-
titution est trop délicate « de peur de ruiner leur santé tout
à fait, y) Le bienheureux se montrait difficile sur ce point
pour l'admission dans l'ordre. Sa correspondance en témoi-
gne constamment. Il écarte de même celles qui auraient
« quelque difformité de corps m paraissant à l'extérieur et de
nature à diminuer leur autorité auprès des enfants.
1. Inventaire de la classe du pensionnat : « Un christ, une tapisserie de-
papier velouté, quatre tables bois de chaîne, six banquettes velour d'Utreck,
une chaise idem, deux petites banquettes en toile, six rideaux blancs, quatre
jalousies, un poêle et tuyeau de fayance, un fort piano, douze écritoires, six
chandelliers de cuivre ». État des biens mobiliers et immobiliers des Reli-
gieuses de la Congrégation Notre-Dame pour l'Instruction gratuite de la
jeunesse. Arch. nat., S 4639-40.
2. Constitutions, loc. cit. p. 8.
UNE PROCHAINE CANONISATION 181
Au moral il est plus sévère encore que pour le physique.
« Point pour tout', écrit-il, de celles qui se laisseroient
emporter parfois, quoyque très rarement, à quelque traict ou
(l'impatience ou de colère ou de superbe, ou de désobéis-
sance, ou qui en quelque autre manière pourroient être capa-
bles de mal édifier leurs petites disciples. »
Ceci n'est encore que le côté négatif et l'absence de
défauts. Mais il veut, chez ces maîtresses saines de corps et
d'esprit, des qualités positives : courage, bonne volonté,
zèle intense, humilité, modestie, travail, discrétion, et ce don
sans lequel les autres servent de peu : l'adresse unie à la
prudence, c'est-à-dire le savoir-faire joint au bon sens.
l^nfin qualités et aptitudes natives ne se constatant sûre-
ment que par l'expérience, il demande encore qu'elles aient
été M reconnues pour telles, déjà plusieurs années, j)ar
toutes leurs compagnes, n II y a plus. On nous rcbat les
<»reilles aujourd'hui iVejramens et de brevets de capacités,
voire de certificats d'aptitudes pédagogiques qui se confèrent
après des épreuves prati(jues très sérieuses dans le genre
des classes d'agrégation. C'est fort beau; est-ce bien nou-
veau? Fourier veut que chacune de ses maltresses avant
d'être employée soit « diligemment examinée par la mère
Supérieure »; que de plus elle soit instruite soigneusement,
nous dirions aujourd'hui entraînée « par la mère Intendante,
et dressée, .rendue bonne ouvrière et capable d'enseigner
proprement... tout ce qu'on fera profession de montrer en hi
classe à laquelle on voudra l'envoyer. » La principale diffé-
rence entre autrefois et aujourd'hui, c'est donc que mainte-
nant les aspirantes institutrices reçoivent brevets et examens
des fonctionnaires de l'Université constitués leurs examina-
teurs. Mais eux-mêmes ont-ils bien toute la compétence
désirable pour en bien juger?
— Mais nous avons inventé les inspecteurs.
— Eh bien, Pierre Fourier avait ses inspectrices. Je viens
de nommer la mère Intendante. C'est elle, qui d'après ces
règleni«Mif»i r-«'m|)Iit «rt ofIi««> :
Aflîn qur tout cj-la soit mioux gouvcrno n pour l cngard des maistrcsscs
1. Point du tout.
182 UNE PROCHAINE CANONISATION
et pour celuy des escholières, et pour tout ce qui peut au reste de ce
côté-là toucher à la discipline régulière et à l'avancement et perfec-
tion de ces escholes, il y aura une mère Intendante d'icelles, qui prendra
garde à tout, et en aura la charge et la conduite sous l'autorité de la
mère Supérieure. Elle s'estudiera à maintenir les dites^escholes en bon
état, et les promouvoir en bien toujours de plus en plus ^ .
Ici encore la différence est-elle à Tavantage de notre temps ?
Les inspecteurs apparaissent dans les écoles d'ordinaire
une fois l'an ; et en gens fort affairés s'esquivent rapidement.
L'Intendante ayant moins à courir, était tenue à plus
d'observation :
Elle communique souvent, au moins d'huit jours à autres, à la mère
supérieure, ce qu'elle aura vu et appris de l'état des escholes, du
profict qui s'y fait, du nombre et qualité des escholières et de l'avance-
ment d'icelles, du debvoir des maîtresses et de la parfaite observance
des règles. Pour de quoy se rendre plus asseurée, elle se trouvera
souvent es escholes, parmy le temps des leçons, tantôt plus, tantôt
moins ; tantost en l'une, tantôt en l'autre, selon qu'elle le jugera
nécessaire ou expédient. Elle verra comme les maistresses s'y com-
portent, et les escholières aussi, et pourra parfois en interroger
quelques unes, à ce de recongnoistre combien elles profitent, et donner
quelque petite louange en passant aux plus diligentes et modestes, et
aux autres qui le mériteront.
S'il existe quelque part un Manuel du parfait inspecteur,
que peut-il bien dire de plus ?
Nous écrivons ceci sans parti-pris et dans le seul but
d'exposer ce que nous croyons être la vérité historique.
Nous ne ferions aucune dificulté de reconnaître la supériorité
du présent sur le passé si elle nous était démontrée. L'on
nous a signalé, au cours de nos recherches, une institution
moderne qui serait d'une réelle utilité : la conférence
mensuelle entre maîtresses d'école d'un canton. On y met
en commim ses lumières, son expérience, ses petites indus-
tries afin de s'y prendre de mieux en mieux avec les enfants.
Les congréganistes du bienheureux Fourier vivant en com-
munauté, n'avaient, sans doute pas Jbesoin de se réunir pour
1. Constitutions, p. 9.
UNE PROCHAINE CANONISATION i83
mettre en commun le résultat de leurs expériences et se
suggérer des améliorations dans les méthodes. Nous n'en
félicitons pas moins les maîtresses laïques qui éloignées par
la distance se rapprochent par la charité et s'entr'aident par
la communication réciproque de leurs méthodes et de leurs
succès ^
Les écolières. — Nous connaissons le personnel dirigeant.
Quel était le personnel dirigé ? Le saint n'y vient qu'en
troisième lieu. Au premier chapitre de ses constitutions, il
a bâti son école ; au deuxième il y a mis des maîtresses.
Reste à l'ouvrir. Mais à qui c'est ? le sujet du troisième
chapitre intitulé : Des filles qui pourront estre reçues es
escholes exlerneSy nous laissons de côté à dessein les écoles
internes ou pensionnats.
Il fixe ainsi les conditions générales d'admissibilité : point
de filles incapables d'apprendre; pas de malades, surtout de
celles qui ont des afTections contagieuses ou répugnantes,
notamment celles « (|ui ont autrefois esté travaillées du mal
des escrouelles »>. Maison ne demandait pas encore la preuve
(fu'on a été vacciné ou qu'on a eu la petite vérole. Point
d'enfants mal famées pour les nueurs. Cependant tout en sacri-
fiant ici au bien général l'intérêt de quelques-unes, il semble
(jue Fourier fasse violence à son cuMir en fermant ainsi la
porte de son école. Et bien que son époque soit, d'après le
jargon de nos réformateurs modernes, « le règne de l'arbi-
traire ». il regarde l'exclusion comme une mesure trop grave
pour l'enfant, trop dure envers la famille, pour la laisser à
l'application de la maltresse d'école. Il exige une décision du
conseil, sorte de commission scolaire.
La condition d'âge ti remplir pour entrer comme élève a
été tranchée par le bienheureux Fourier d'une manière très
1. DiiilIcMini Kourior dit rxprrsormfnt à propos* «loi» rcrrcnlioiiH ou
conférence» : « Afin de procurer tounjoùri» de plus en plu» «il e»l potmiblc
la gloire de Dieu dan» ret eniploy. Elles (le» maîtresses) «entretiendront
souvent dann les conférences den inventions que l'on pourroit trouver pour
faire avancer les enfans. • Arch. nat. LL 1630. Ce Ms. qui paraît l'original
de la Coutume de Paris, a ftâ imprim<? au xv!!"* sic'cle : Reglemena ou esclair-
cissemens sur les Constitutions des Religieuses de la Congrégation de
N. Dame. Paris, Coignard, 1674, in-12.
184 UNE PROCHAINE CANONISATION
précise. Depuis 1855, en France, les enfants des deux sexes
de deux à sept ans sont admis dans ce qu'on appelait naguère
des salles d'asile et maintenant les écoles maternelles ; Tâge
minimum requis pour les écoles primaires publiques est de
six ans au moins, Tàge maxijuum de treize ans. Mais il peut
être établi des écoles primaires communales pour les adultes
au-dessus de dix-huit ans. Enfin la loi de 1881 a créé une
nouvelle institution scolaire, Vécole enfantine, intermédiaire
entre la salle d'asile et l'école primaire, qui peut garder les
enfants, de quatre ou cinq ans à sept ou huit. Aucune inno-
vation n'a été plus célébrée que ces classes enfantines
« riante préface d'un livre qui aura tant de pages sévères. »
Mais nous n'examinons que la question d'âge. Les adminis-
trations françaises se félicitent de ce que chez nous les degrés
successifs de la première éducation sont mieux subdivisés
que partout ailleurs. Fourier prenait pour limites d'âge
extrêmes quatre ans et dix-huit ans. Il abaisse YAge minimum
à quatre ans, parce que les salles d'asile n'existaient pas
encore. Or il avait remarqué que lés enfants « sont jà pleins
de mauvaises paroles et perverses impressions... pour les
mauvais exemples et propos déréglés qu'ils ont entendus, les
uns chez leurs pères et mères, les autres par les rues. » S'il
élève l'âge maximum jusqu'à dix-huit ans, c'est que dans
l'ensemble on était alors un peu retardataire. En toutes
choses on était moins pressé et Ton allait moins vite. La
lièvre des concours était inconnue. Les écolières ne suivant
pas les classes tout l'été, mais seulement l'hiver, leur année
scolaire n'était que les deux tiers de la nôtre et leur temps
d'étude se prolongeait davantage. Comme de nos jours il y
avait pourtant des exceptions, et le bienheureux recommande
quelque part un cours pour les adultes même de vingt-cin([
ans, ce qu'il regarde comme « une belle charité. «
Ainsi réglée, l'admission était l'objet de formalités écrites
c|ui ne laissent guère à envier à notre bureaucratie paperas-
sière. Le registre matricule qu'il avait vu fonctionner à l'Uni-
versité de Pont-à-Mousson, fut introduit dans ses écoles.
Lorsque l'enfant y était présentée par sa mère ou un autre
des siens, la maîtresse consultait le vœu des parents sur ce
qu'on prétendait ou désirait lui faire apprendre, puis elle
UNE PROCHAINE CANONISATION i85
<M rivait t' dans un gros livre, préparé tout exprès à cest
eflect, le nom de la fille, le nom et le surnom du père,
Taage d'icelle, le lieu de sa demeure, et le jour et Tan de
s(m entrée es escholes pour la première fois. »
L'on m'assure qu'aujourd'hui l'on doit inscrire encore
d'autres indications. C'est le progrès des registres.
Matières de l'enseignement. — Déjà plusieurs fois nous
avons eu l'occasion de toucher cette question. Aucun n'a
suscité plus de débats dans notre siècle. L'instruction dite
intégrale a prévalu en théorie. Plus même de distinction
entre les matières facultatives et les matières obligatoires
<lepuis la loi du 18 mars 1882. Nos con.scrits dont plusieurs
arrivent encore au régiment sans savoir lire et écrire, ont
passé par tiuites les branches des connaissances humaines.
On peut préférer et l'on préfère lô-dessus les idées de
MM. Victor Duruy et Jides Ferry à celles de Napoléon l" et
de Fontanes. Nous ne faisons que de Thistoirc documentaire*
Voici ce <pi«*, un siècle après la fondation des sœurs de la
(^)ngrégati«)n Notre-Dame, le cardinal de Noailles leur faisait
enseigner aux externes de leur école de Paris (1696). Pour
l'intelligence du texte, nous prévenons qu'il y avait quatre
classes : la grand»'. In première, la seconde • t in troi-
siènu" ^
Dans la grande et la première claRse, on y a|>prendra à escrire, k
travailler aux ouvrage» manuels, à lire dans len livres imprimez et dann
l«'s papiiM's «'strits à la main ; on y enseignera aussi trois fois la se-
maine l'orthographe et l'arithmétique.
Les écolières de ces deux classes seront également soumises aux
deux prjMnièn-s tnaltresses.
La pr«.Mni«Mv uiailresse fera l'instruction, distribuera les ouvrages ri
montrera l'orthographe et l'arithmétique, quand ce sera les jours mar-
qués pour {"«'nsfigner. On monstn-ra dans les deux petites classes,
s(;avoir aux plus petites, à connoistrc les lettres et sonner les syllabes.
Kt aux autres qui seront un peu plus avancées, à lire en latin et mesme
en françois. A noter cette lecture latine avant la lertun- française, pour
s'assurer que l'enfant ne devine pas le mot, mais le lit méthodique-
mnit.
I . Fourier n ailmcUait que trois classes, syslèoie qui • prévalu dans l'en-
Hcigiicmenl primaire ofCcicl.
186 UNE PROCHAINE CANONISATION
Résumé : lecture, écriture, orthographe, calcul, travaux à
Faiguille.
Noailles n'avait à rappeler pour des filles ni la religion, ni
la morale, ni la civilité, qu'il savait tenir bonne place dans
les constitutions de Fourier avec a la bienséance en leurs
gestes, en leurs paroles et en leurs actions... et quelques
autres choses qui puissent aider à vivre et à bien vivre. »
C'est vague, mais cela dit beaucoup. Nous avons bien chan-
gé tout cela, puisque nous avons ajouté des notions usuelles
de droit et d'économie non domestique mais politique. Que
penserait >s'apoléon P*" devant qui la reine Hortense avait
peur de paraître savoir un seul mot de droit !
Tenue de la classe. — « En tout temps, écrivait Fourier, les
escholières entreront en leurs classes le matin à huit heures. »
Né à la campagne, il en avait les habitudes matinales. Les
Parisiens se levant moins tôt, même au dix-septième siècle,
avant les progrès de l'éclairage, le cardinal de Noailles leur
avait fait grâce d'une demi-heure, mais il ne transigeait pas
sur l'exactitude :
Comme l'instruction des enfans est un des principaux points et des
principales obligations de l'Institut, la mère Intendante des classes
prend garde que l'instruction se fasse comme elle se doit faire, que
les maîtresses se trouvent à huit heures et demyc précises le matin,
pour entrer en classe, et l'après-midy à une heure et demj-e.
Une demi-heure avant l'entrée en classe, on donne un si-
gnal de la cloche pour les avertir de se tenir prêtes et de se
rassembler dans la cour ou dans le vestibule.
En classe, les écolières se divisent en plusieurs ordres ou
bancs, ou bandes. Chaque ordre en contient de seize à vingt.
Dans chaque banc, les places sont distribuées suivant la di-
ligence, la modestie et le talent. Rien à la faveur, tout au mé-
rite et à l'émulation. C'est le système préconisé et vulgarisé
par le Ratio studiorum dans l'enseignement secondaire des
garçons. Pierre Fourier n'aurait-il pas agi sous l'empire de
quelque réminiscence de ses années de collège, quand il
engageait les maîtresses à faire gagner aux élèves qui sont
plus bas « contre une autre par dispute quelque place plus
haute », ou à les faire « parfois disputer banc contre banc
UNE PROCHAINE CANONISATION 187
pour emporter le titre de l*""® ou 2^», ou encore à établir deux
bancs spéciaux, Tun d'honneur et l'autre de punition.
Le banc d'honneur sera appelé banc de la vwtoire^ il por-
tera une belle couronne et une image de la Vierge. Il rece-
vra les « écholières qui durant une semaine entière, n'auront
fait aucune faute en disant leurs leçons, et qui outre cela
n^auront manqué de venir à toutes les leçons par l'espace
d'un mois ou qui auront faict en autre manière quelque
grande vaillance. »
Le banc de la punition s'appellera le banc pénitencier. Si
avant le terme la pénitente s'amende ou fait seulement
tt quoique petite vaillance », on lui pardonnera.
Méthode pédagogique. — Nous ne saurions descendre ici
aux détails réglementés par le bienheureux Fourier pour
l'enseignement de l'écriture : manière dont les maltresses
doivent tracer les modèles, distribution d'exemples faits à la
main ou imprimés; non plus que nous n'avons à redire ses
préceptes, curieux et sensés, pour apprendre l'orthographe.
11 pousse presque jusqu'à la minutie ses avis relatifs à la
ponctuation et aux abréviations, est en garde contre les inno-
vations et tient pour l'usage. Il est positif et pratique; on
sent qu'il est né dans une maison de commerçants, a grandi
chez des bourgeois^ a vécu parmi des cultivateurs. Que Ton
choisisse donc les dictées dans ce même onire d'idées et que
les maîtresses donnent quelque fois « pour orthographe des
formes de quittance, de récépissé, de parties pour marchan-
dises vendues ou pour argent preste, et pour diverses autres
choses qui se rencontrent tous les jours parmi les affaires
du monde, et qui ont besoin de «'escrire pour plus grande
assurance. » Ce n'est pas assez de mettre les futures ména-
gères ou négociantes sorties de ses écoles à même de signer
un acte et de prendre des sûretés par écrit; il souhaite
presque d'en faire des comptables et enjoint aux maltresses
de leur donner des notions de tenue des HiTciy en leur mon-
trant M la façon d'escrirc article par article distinct, de tirer
des sommes de chacun, les mettre en sommes grosses, et y
observer au reste toutes autres circonstances requises. » Lui-
même, ses lettres en font foi, savait tenir ses comptes <*t ••••ii\
de toutes ses maisons à un franc barrois près.
188 UNE PROCHAINE CANONISATION
Son meilleur titre pédagogique, en matière de méthode,
est d'être le premier promoteur connu de renseignement
^//«wZ/««e remplaçant l'enseignement individuel. Avant lui un
seul maître enseignait tous les élèves successivement. De là
des lenteurs et des pertes de temps. Pierre Fourier réalisa
son système nouveau au moyen du tableau et de V unité de
livre classique. Cette réforme a été attribuée au bienheureux
de La Salle. Sans vouloir lui ravir cette gloire ni entrer
dans le débat, signalons Fhypothèse émise par M. Fabbé
Pierfitte. Jean-Baptiste de La Salle n'imprima sa méthode
qu'en 1680, et celle de Fourier a vu le jour en 1640. Il est
improbable que dans Tintervalle le fondateur des Frères des
écoles chrétiennes qui s'enquérait beaucoup des institutions
scolaires en usage, n'ait pas été en rapport, à Reims, avec la
maison de la Congrégation Notre-Dame. Ce procès entre
deux bienheureux est pendant.
Mais il n'est pas impossible non plus que Fourier ait em-
prunté à d'autres, car il avait, lui aussi, étudié les régimes
en vigueur avant d'en adopter un. Lorsqu'il rédigeait défini-
tivement ses constitutions, il envoya deux de ses religieuses,
sœur Martine et la future supérieure sœur Alix, visiter les
Ursulines de Paris (1615). Les deux Lorraines furent cordia-
lement accueillies par madame de Sainte-Beuve qui venait
d'établir la communauté au faubourg Saint-Jacques. Sous sa
direction elles s'instruisirent des pratiques de l'observance
régulière et « se pénétrèrent bien des méthodes d'éducation
et d'enseignement. » ^ Le « Mémoire pour les deux sœurs
envoyées aux Ursulines » est venu jusqu'à nous. Peu de do-
cuments témoignent à un égal degré de l'esprit d'observa-
tion et d'enquête du bienheureux Fourier. Dans les quatre
grandes pages de cette liste de questions qui touche à tout,
il n'oublie aucune des choses de l'administration intérieure
ou extérieure d'une communauté, d'un pensionnat, d'un ex-
ternat.
Sauront combien de maîtresses pour les classes et quelles; qui les
établit, qui les change et dispose; quelles sont les règles et devoirs de
chacune ; combien de temps elles sont en charge...
1. Rogie, t. I, p. 294.
UNE PROCHAINE CANONISATION 189
Les écolières, pensionnaires, quelles en âge, qualité, nombre,
comment nourries (élevées) et instruites, en quoi et par combien de
maîtresses
Enseigner les pensionnaires et les externes, qui, par (pii, quoi, com-
bien de temps avant le dîner, combien après, et comment pour la piété,
pour la lecture et écriture, pour les ouvrages ; sous quelles conditions
et les unes et les autres sont admises, retenues, renvoyées, et notamment
si l'école est gratuite pour les e.rternes. Donner les punitions, à quels
jours, heures et occasions, où, par qui, comment et quelles à chacune
sorte de faute...
Los filles mettront par écrit tout ce qu'elles auront appris et remarqué
touchant les points ci-dessus, ou par adresse d'autrui : Kt mettront
la différence qui se retrouve en chacun des sept chefs ci-spécifiés, pour
les saisons d'été, d'hiver, carême, d'après PAques et autres '.
L'on se comprit si bien de part et d'autres entre religieuses
des deux ordres que TafTaire faillit tourner tout autrement
que ne le souhaitait le bienheureux. Les Ursulines édifiées
des vertus des deux enqui^teuscs leur offrirent de fondre
ensemble leurs congrégations. Sœur Alix, réciproquement
charmée, allait peut-être s'y prêter. Heureusement elle
consulta M. de Bérulle. Le cardinal vint lui apporter cette
sage réponse « qu'il croyait que Dieu ne demandait pas cette
union et qu'elle n'y pensât plus. » Au bout de deux mois les
deux sœurs prenaient congé de leurs bienfaitrices et rentraient
à Verdun fjuin 1615), non sans rapporter sans doute quelque
profit de tout ce qu'elles avaient vu et entendu.
Nous voici loin de la petite école provisoirement installée
à Poussay en 1598. Cet essai ne pouvait avoir qu'un temps.
Fouricr avait hâte de revoir ses religieuses à Mattaincourt.
Les nobles chanoinesses jalousaient ces pauvres filles et les
virent partir sens regret. L'abbesse Edmonde d'Amoncourt
était une trop grande dame pour comprendre ces humbles et
ces petites. Mais Madame d'Aspremont, intelligente des
choses de Dieu et dévouée aux bonnes œuvres, alla jusqu'à
i. Lettres, t. I p. 114. — Ce Mémoire eut reproduit dans la Révérende
Mère Françoise de Bermond, par une Ursulinc. Paris, 1897, p. 379 tqq.
190 UNE PROCHAINE CANONISATION
engager son argenterie pour leur acheter une « petite
maisonnette •» à Mattaincourt ^ C'est la première école
proprement dite. Elle fut bénite en la Fête-Dieu de 1599 et
bientôt inaugurée. Désormais les fondations se suivirent
sans interruption
Tous les seigneurs évêques de par ici alentour, de Toul, de Metz,
de Verdun, de Châlons,de Soissons, de Laon, Vitry, Sainte-Menehould,
etc., et Son Altesse (de Lorraine) en la plupart des siennes, Nancy,
Saint-Mihiel, Bar, Saint-Nicolas, Mirecourt, Epinal, Châtel, Dieuze,
l'archiduchesse qui est es Pays-Bas, en a demandé pour sa ville de
Luxembourg.
Ainsi écrivait Fourier en 1627. ~
En 1634, la Congrégation Notre-Dame s'établissait à Paris.
L'histoire de ce monastère est encore à écrire. Nous en avons
eu sous les yeux les matériaux conservés aux Archives na-
tionales*^, et nous faisons des vœux pour qu'un érudit en tire
un ouvrage semblable à la belle monographie publiée sur
la maison de Reims par Mgr Péchenard,réminent recteur de
l'Université catholique de Paris. *
Nous ne pouvons qu'indiquer quelques dates. Le 9 Juin
1643, trois ans après la mort du bienheureux Pierre Fourier,
les religieuses de Paris obtenaient l'autorisation de l'arche-
vêque, Mgr de Gondi, et, le 19 mars 1644, le consentement
des prévôt et échevins de la ville qui ne cessèrent jamais de
leur être favorables, d'autant qu'elles étaient « sans charge
au public « et même de quelque utilité pour lui « par l'instruc-
tion qu'elles donnent gratuitement aux jeunes filles et qu'elles
sont obligées de continuer par leurs vœux et leur institut. »
1. Lettres, t. V, p. 62,
,2. Lettres t. III, p. 134
3. Nous signalons, outre les documents auxquels nous nous référons les
Livres des actes capitulaires, les Livres des supérieures allant du 6 mars
1646 au 23 janvier 1792, date de l'élection de la mère Saint-Augustin qui
devait quelques mois après être expulsée avec ses religieuses et se retirer
au Rungis ; enfin le lAvre des confesseurs donnant aussi les noms des
supérieurs, et le Livre des deffuntes qui s'arrête en 1750. Arch. nat., LL
1628-1629, 1635-1637. Il y a aussi des Livres de comptes, etc.
4. Histoire de la Congrégation de Notre-Dame de Reims, par l'abbé P.-L.
Péchenard, Reims, 1886, 2 vol. in S».
UNE PROCHAINE CANONISATION 191
En jaiivirT 1645, des lettres patentes leur étaient délivrées,
mais paraissent n'avoir pas été vériûées K En 1671 leurs
privilèges étaient confirmés, et, le 7 septembre suivant, enre-
gistrés. Le document le plus important et qui leur fait le
plus d'honneur, ce sont les lettres patentes données par
Louis XIV en 1680, contresignées Colbert et Le Tellier,
portant confirmation de leur établissement, avec éloge des
services rendus par elles à l'instruction gratuite^. Le gouver-
nement était d'accord à cette époque avec la Municipalité
de Paris, et ce n'était pas pour laïciser ni pour confisquer
ou désaffecter. En 1731, elles célébrèrent la béatification
de leur fondateur Pierre Fourier ^. Mais le dix-huitième
siècle, siècle ruineux pour les congrégations, ne leur permit
pas de se développer. Elles durent vendre des immeubles et
finalement recourir à la charité de l'archevêque de Paris et
de l'Assemblée du clergé.
Le cardinal de Luynes, archevêque de Sens, était alors
président du Bureau de secours du Clergé, appelé la
Commission des Hégulier». Sa charité et l'intérêt qu'il
témoignait aux congrégations étaient bien connus. Elles lui
adressèrent la lettre suivante qui est le meilleur exposé de
leur situation h la veille de la Révolution française.
Monseigneur,
LcH Ut'ligiruscs du monastère de la Congn'-gation de Notre-Dame
^;tabli à Paris rue Neuve et paroisHe Saint-Ktienne-du-Mont, sont aux
pies d«' Votre Éminence, et ont l'honneur de vous représenter très
respectueusement, Monseigneur, que placées sur un des flancs de celte
capitale, (juartier habité principalement par le plus petit peuple, avec
peu de secours pour l'instruction des Enfants de la pauvreté, eUet
s'applif/urnt, suivant le voeu de leur Inêtitut. gratuitement à l'éducation
des petites filles qui fréquentent tous les Jours en grand nombre leurs
classes extérieures : qu'elles ne se bornent pas à leur enseigner à lire,
et à écrire, et à les catéchiser : qu'elles s'occupent aussi k leur
apprendre à travailler, en sorte qu'elles ont la consolation depuis long-
temps de voir sortir de leur école des jeunes filles non seulement
1. Arch nat., Q« 1354.
. 2. Arch. nat., L 1059.
3. Voir cette int«.'rc8Bante relation dans le Livre des bienfacteurs de noslre
maison commençants le 1*' Janvier Î656 à 1739. Arch. jiat. L 1041,.
UNE PROCHAINE CANONISATION 192
instruites des maximes de religion et des principes de vertu qui
doivent régler leur conduite pendant le reste de leur vie; mais encore
capables de gagner leur vie par un travail convenable à leur état :
qu'elles osent croire être par là dune utilité qui exigeroit qu'on les
suppléât, si leur maison venoit à être détruite ; que la modicité de
leurs revenus, malgré la pauvreté dans laquelle elles vivent, ne peut
suffire au plus nécessaire depuis que les circonstances des tems
rendent toutes les denrées beaucoup plus chères qu'autrefois : qu elles
ont été contraintes de contracter avec leurs fournisseurs des dettes qui
les écrasent et qui achèveront de les ruiner, si elles ne sont prochai-
nement secourues ; que dans l'extrême besoin où elles sont réduites,
elles puissent trouver une ressource dans la charité d'un vertueux
cardinal, dont le cœur formé sur l'Evangile ne se permet que de
bonnes œuvres.
Celle de la conservation des suppliantes en est une, Monseigneur,
digne de Votre Eminence. En continuant leur existence ou, plutôt, en
leur en donnant une nouvelle, vous perpétuerez le bien qu'elles
s'efforcent de faire par les services qu'elles rendent au public, et la
bonne odeur de Jésus-Christ qu'elles n'ont cessé, par la grâce de Dieu,
de répandre, jusqu'à présent.
Nos vœux pour la conservation de vos précieux jours seront,
Monseigneur, de tous les instants de notre vie et c'est à vos pies cpie
nous nous disons.
De Votre Eminence,
Monseigneur,
Les très Inimbles, très obéissantes servantes,
S-- de St BERNARD, supérieure,
S' de S" CLOTILDE, dépositaire de la
Congrégation de Paris,
Ce 23 janvier 1784. <
Le vieux cardinal apostilla leur supplique de sa main
tremblante, et, par délibération du 7 mars 1786, il leur fut
accordé vingt-quatre mille francs en six ans.
On n'avait oublié qu'un point : c'était de prévoir la Révo-
lution. Les trois premières annuités seules leur furent
payées, dont la dernière en 1789.
Puis ce fut le décret de l'Assemblée nationale du 13
novembre 1789, ordonnant la déclaration des biens, et
bientôt il fut procédé à la liquidation. Une pension déri-
1. Arch.,nat. G9 651,
UNE PROCHAINE CANONISATION 193
soire fut accordée à la trentaine de religieuses qui se
croyaient autorisées à réclamer « au nom de la justice et
de l'humanité » parce qu'elles étaient « vouées par état à
l'instruction gratuite de la jeunesse. » *
La nation libre s'obligeait par la constitution de 1791 à
créer et organiser son instruction publique gratuite. L'idée
eût été grande et vraiment nationale, si dès lors la scission
entre l'Eglise et l'Etat, la religion et la morale, n'eût été
le but des législateurs. Cent ans de tâtonnements ont abouti
à la gratuité, à l'obligation et à la laïcité de l'enseignement
primaire. L'école neutre est devenue l'école athée, et
l'école sans Dieu l'école contre Dieu. Pour faire accepter ce
déplorable système on a fait sonner bien haut son caractère
gratuit. Mais la gratuité a son origine plus loin dans notre
histoire que la Révolution française ; elle peut se réclamer
il'un saint. ^
Aujourd'hui, les religieuses de la Congrégation Notre-
Dame, chanoinesses de Saint-.Vugustin, possèdent à Paris
trois florissantes maisons d'éducation, les Oiseaux, l'Ab-
baye-au-Bois, le Roule ; on y a conservé, comme partout en
province, les généreuses traditions du fondateur : à côté du
pensionnat s'«'-lt'Vf' Trcole gratuite.
1. Arch. liât. S 4637- 'lO.
(A suivre). H. CHÉROT. S. J.
L.\.\I. — 13
MONTALEMBERT
I
L'opinion publique revient à Montalembert avec une sym-
pathie croissante. Ce n'est pas seulement un chef que les
catholiques regrettent et une gloire qu'ils revendiquent,
c'est un modèle qu'ils sentent le besoin d'étudier et d'imiter.
Ses livres sont un arsenal où l'on trouve d'excellentes armes
pour les combats présents, et sa vie est pleine de leçons
pratiques. *
Charles, comte de Montalembert, petit-fils de M. James
Forbes, tenait à l'Angleterre par le sang maternel et par la
première éducation ; mais « ce fils, des Croisés », de race
très française, rentra de bonne heure dans sa patrie
pour y recevoir l'instruction que l'Université donnait à ses
contemporains. Il fît ses études à Sainte-Barbe, où il se
lia d'une profonde amitié avec Léon Cornudet.
On a publié la correspondance échangée entre ces deux
amis de collège, si différents par le caractère et par la desti-
née, semblables par l'élévation des sentiments et la vivacité
de la foi. On admire dans ces lettres la sincérité des enthou-
siasmes et l'état d'esprit public qui s'y révèle. La jeunesse
d'alors était dévorée du désir de faire quelque chose d'utile;
elle comptait peu de blasés.
Montalembert est écœuré par le « doute contagieux, l'im-
piété froide et tenace, l'immoralité la plus flagrante, la plus
monstrueuse, la plus dénaturée » qui régnent dans les écoles
publiques où il est jeté. L'Université, « voilà la source où
les générations successives vont boire le poison qui des-
sèche jusque dans ses racines la disposition naturelle de
1. Voir tout particulièrement : Montalembert, sa jeunesse (1810-1836),
par le R. P. Lecanuet, Prêtre de l'Oratoire. Paris, Poussielgue, 1895.
MONTALEMBERT 195
l'homme à servir Dieu et à Tadorer. » Il Ta constaté ; c'est
ce qui le pousse à combattre sans merci cette école d'irré-
ligion, à dévouer sa vie pour défendre l'Eglise, les âmes et
la vérité contre leurs pires ennemies.
Plein de cette noble ambition, il veut acquérir à tout prix
le plus de science possible. C'est un spectacle touchant que
celui de ce jeune gentilhomme à la poursuite passionnée de
connaissances nouvelles, mettant à profit tous les instants
et toutes les occasions. Langues, histoire, philosophie,
littérature, beaux-arts, il se jette sur tout avec une avidité
qui ne se rassasie pas.
On souffre de voir cette ardeur courir le risque de s'égarer,
car les guides manquent ou sont plus dangereux encore que
l'inexpérience. C'est Cousin et son école, Kant, Schelling,
les sophistes allemands, en attendant Lamennais et l'Avenir.
Mais Dieu qui voyait la droiture de cet esprit curieux et le
désintéressement de ce cœur pur ne permit pas qu'il fit,
comme tant d'autres, un douloureux naufrage.
Après Dieu, il le dut à ses amis, parmi lesquels, outre
Cornudet, il faut signaler Rio et Lcmarcis.
Les voyages, transformés en excursions scientifiques et
en sources neuves d'informations et d'expériences, donnent
un extraordinaire intérêt à ces premières années d'un grand
homme. Nous suivons d'abord Montaicmbert en Suède, où
il rejoint sa famille transportée ]h par les hasards de lu
carrière diplomatique. Grâce h ses lettres, nous saisissons
sur le vif, dès leur éclosion, les impressions qu'il éprouve
et les jugements qu'il forme à la vue des hommes, des cho-
ses et des événements. Ni la cour de Rernadotte, ce Béar-
nais improvisé roi, ni les salons de Stockholm ne le sédui-
sent. Il se tient au courant du mouvement politique, reli-
gieux et littéraire; il interroge ses amis sur Chateaubriand,
il demande le résumé des cours faits à Paris par M. Cousin
et les discute avec Cornudet et Rio. Il apprend le suédois,
se préoccupe de l'avenir du catholicisme dans les régions
du Nord où son état est si précaire; il projette d'écrire une
histoire constitutionnelle de l'Europe. Déjà la liberté lui
semble la meilleure alliée de la religion, le grand chemin
196 MONTALEMBERÏ
qui doit ramener à FEglise les générations de Tavenir. Il
rêve d'apprendre « aux catholiques des siècles froids et
civilisés » , de cette civilisation « qui nous énerve et nous
ennuie » , quels sont leurs devoirs dans les temps présents
et « ce que peut la foi quand elle sait être libre. )>
La maladie de sa sœur Elise, pour laquelle il ressentait
une affection profonde mêlée de vénération, le ramène en
France par l'Allemagne. Il a le regret de la perdre en arri-
vant à Besançon, mais il trouve un consolateur délicat et
inespéré dans le jeune Henri de Bonnechose, alors avocat-
général à la cour de Besançon, plus tard cardinal et arche-
vêque de Rouen. C'est à la mémoire de cette chère morte
que l'hagiographe dédiera son premier chef-d'œuvre, VFIis-
toire de sainte Elisabeth de Hongrie.
II
Ce deuil ravive la piété de Montalembert et son besoin de
se dévouer aux intérêts catholiques. Pour tropiper son iso-
lement, il resserre les liens qui l'unissent à ses, amis, en
recherche de nouveaux et redouble d'acharnement pour
l'étude. Il suit les cours de Villemain et de Guizot, entre en
relations plus intimes avec Cousin, fait la connaissance d'Al-
fred de Vigny et de Sainte-Beuve, voit Lamartine et Victor
Hugo qui lui communique son enthousiasme pour l'archi-
tecture gothique et le moyen-âge. Toute cette semence
lèvera, fleurira et portera des fruits en son temps.
Il venait de partir pour l'Angleterre, lorsque la Révolu-
tion de juillet le rappelle en France. Il est d'abord enthou-
sifiste de cette victoire des masses qui lui semble le
triomphe de la Charte, du droit et de; la 'liberté ; mais ses
appréciations se modifient vite, en voyant l-e^ excès des répu-
blicains. Il comprend que la tolérance et le respect ne peu-
vent sortir de l'émeute et du pillage.
-C'est un spectacle bien différent que Moijtalembert con-
temple peu après en Irlande, où • la parole d'O'Connell
soulève . les foules etjette dans les âmes -des germes
d'affranchissement, parce qu'à la , pas&ioii/de la liberté et
de l'égalité, elle unit le souci de la légalité.. Les forces disci-
MONTALEMBERT 197
plinées sont les seules qui aboutissent à de salutaires
résultats; les autres ne sont puissantes que pour détruire.
Il nous est difficile aujourd'hui de comprendre ce que ce
voyage à travers l'Irlande souleva, dans le cœur de Mon-
talembert, de viriles résolutions et de poétiques attendrisse-
ments. Voici une page que pourraient méditer ceux qui
tremblent en pensant à la suppression du budget des
cultes :
« Je n'oublierai jamais la première messe que j'entendis dans une
chapelle de campagne. J'arrivai un jour au pied d'une éminence dont
la base était revêtue de sapins et de chênes, je mis pied à terre pour y
monter. A peine avais-je fait quelques pas, que mon attention fut atti-
r«'e par un homme agenouillé au pied d'un de ces sapins ; j'en vis bien-
tôt plusieurs autres dans la même posture. Plus je montais, plus ce
nombre de paysans prosternés était considérable. Enfin, au sommet de
la colline, je vis s'élever un édifice en forme de croix, construit en
pierres mal jointes, sans ciment, et couvert de chaume. Tout autour
une foule d'hommes grands, robustes et énergiques, était à genoux, la
tète découverte, malgré la pluie qui tombait par torrents et la boue qui
fléchissait sous eux. Un profond silence régnait partout.
« C'était la chapelle catholique de Dlarney, et le prêtre y disait la
messe. J'arrivai au moment de l'é|évati<»n et toute cette fervente popu-
lation se prosterna le front contre terre. Je m'efforçai de pénétrer sou»
le toit de l'étroite chapelle qui regorgeait de monde. Pas de sièges, pas
d'ornements, pas même de pavé : pour tout plancher, la terre humide
et pierreuse, un toit ft jour, des chandelles en guise de cierges. J'en-
tendis le prêtre annoncer, en irlandais, dans la langue du peuple catho-
lique, que tel jour il irait, pour abréger le chemin de ses paroissiens,
dans cette cabane qui deviendrait, pendant ce temps li, la maison de
Dieu, qu'il y distribuerait les sacrements et qu'il y recevrait le paiu
dont le nourrissent ses enfants.
«r Bientôt le Saint-Sacrifice fut terminé ; le prêtre monta à cheval et
partit ; puis chacun se leva et se mit lentement en route pour ses foyers ;
les uns, laboureurs itinérants, portant avec eux leur faulx de moisson-
neur, se dirigèrent vers la chaumière la plus voisine pour y demander
une hospitalité qui est un droit ; les autres, prenant leurs femmes en
croupe, regagnèrent leurs lointaines demeures. Plusieurs restèrent
pour prier plus longtemps le Seigneur, prosternés dans la boue, dans
cette silencieuse enceinte, choisie par le peuplé pauvre et fidèle, au
temps des anciennes persécutions. »
Quel mal y aurait-il à voir de pareilles scènes se reproduire
198 MOXTALEMBERÏ
chez nous, si la France chrétienne en est encore capable ?
Montalembert, qui s'était agenouillé au milieu de ces pauvres
gens, se releva fier de cette religion qui ne meurt pas. Il se
jura devant Dieu de travailler toute sa vie à « affranchir
l'Eglise du joug temporel par des moyens légaux et civiques
et en même temps à séparer sa cause de toute cause poli-
tique )).
A vrai dire cependant, le grand agitateur, qu'il entrevit
dans le négligé de la vie familiale, lui parut inférieur à sa
réputation. Ce n'est que plus tard, quand il eut été mûri lui-
même par l'expérience, qu'il rendit pleinement justice à ce
qu'il y avait de fort dans cette ])onhomie populaire et dans
cette éloquence pleine d'humour, essentiellement vivante
parce qu'elle s'inspirait des temps et des lieux et allumait
sa flamme au coeur des auditeurs. Chaque homme, chaque
peuple a son idéal et c'est étroitesse d'esprit que de vouloir
tout plier à des règles uniformes.
Au retour de Montalembert en France, le journal V Avenir
était fondé. Jusqvi'alors les catholiques se cachaient; non-
seulement on les regardait comme une quantité négligeable
dans la vie publique, mais on les méprisait et ils semblaient
s'y résigner. Les plus optimistes n'espéraient sortir de
cette humiliation que par la faveur du pouvoir. Protégés ou
persécutés, ils croyaient qu'il n'y avait pas de milieu.
Telle était la situation des esprits, lorsque le journal
dirigé par l'abbé de Lamennais fit retentir son coup de
clairon. Il proclamait hautainement, bruyamment, que les
catholiques n'étaient et ne voulaient être ni des parias, ni
des ilotes sur la terre de France ; qu'ils entendaient vivre
au grand soleil de la patrie, non-seulement en vertu du
droit divin et des privilèges de l'Église, mais en vertu de
la Charte et des libertés conquises par un demi-siècle de
révolutions. Sans oublier ou renier le passé, ils ne voulaient
lier leur cause à celle d'aucun parti, d'aucune institution;
ils ne voulaient d'exception ni pour eux ni contre eux, mais
réclamaient le droit commun, « Dieu et la liberté ! «
Un tel langage jeta tout le monde dans la stupeur ; il
devait faire tressaillir Montalembert dans ses fibres les plus
fières et les plus intimes. C'était l'annonce de la bataille
MONTALEMBERT 199
pour ce qu'il avait rêvé de déiendre : l'honneur et la liberté
de l'Église ; et cette bataille allait se livrer en plein jour, à
visage découvert, à armes égales. Ne pouvant combattre
avec le fer, comme tous ses aïeux, il vint mettre au service
de Lamennais ce que la nature et l'étude avaient réuni en lui
de puissance par la plume et par la parole : « Tout ce que
je sais, tout ce que je peux, je le mets à vos pieds. » C'était
beaucoup.
On connaît les jeunes gens de talent et de générosité qui
se groupèrent à la Chênaie autour du maître : Lacordaire,
Gerbet, Montalembert, Rohrbacher, de Coux, Maurice de
Guérin. La bonne foi et la bonne volonté surabondaient chez
tous ; c'est pourquoi pas un seul ne suivit dans sa chute le
prêtre de génie qui les avait rassemblés.
Quelques-uns des articles parus dans VAvenir nous émeu-
vent encore, tant il y bouillonne d'audace, de verve et d'in-
dignation. Leur apparition fut un événement ; amis et
ennemis étaient déconcertés par cette fière et provocante
attitude que les catholiques ne connaissaient plus. Par mal-
heur, au zèle impétueux mais sincère de ses disciples, La-
mennais mêlait déjà le fiel d'une Ame orgueilleuse ; parmi
des idées fort justes se glissaient des exagérations et des
erreurs qui devaient tout perdre. Montalembert et Lacor-
daire, dont Tamitié récente devait être si intime et si fidèle,
étaient les plus fougueux et les plus éloquents.
Leur tort fut de prendre pour un dogme et un idéal ce qui
ne peut être qu'un expédient ou un pis-aller ; et puisque le
pouvoir civil n'usait de sa force que pour opprimer et désho-
norer l'Église, d'appeler l'indépendance et la séparation,
quand il n'aurait fallu proclamer que la subordination, ne
réclamer que la liberté, sans bravades et sans anathèmes.
Mais comment faire, dans l'effervescence de la lutte et l'em-
portement de l'improvisation, ces distinctions nécessaires qui
nous paraissent aujourd'hui si faciles, mais que les plus clair-
voyants d'alors ne soupçonnaient que d'une manière confuse ?
Comment retenir des paroles amères en présence de dénis de
justice où l'ineptie et la mauvaise foi éclataient avec évidence?
Dans cette première ébullition des esprits et des cœurs,
le but fut dépassé. Il n'y eut pas seulement erreur de date
200 MONTALEMBERT
et manque d'à propos, comme on voudrait parfois Tinsinuer
aujourd'hui ; les limites de l'orthodoxie et de la vérité furent
franchies. Grégoire XVI ne fut ni imprudent ni étroit; il fut
patient et paternel, mais ferme et fidèle dans son devoir de
docteur et de souverain. Rome prise pour juge et sommée
de se prononcer condamna, tout en accompagnant son arrêt
de ménagements qui témoignaient de ses regrets. Lacor-
daire le sentit et se soumit aussitôt ; de sombres fureurs
s'amassèrent dans le cœur de Lamennais ; Montalembert
passa par de terribles crises. Il répugnait à son âme aimante
et fière d'abandonner dans le malheur le maître et le père
auquel il s'était librement dévoué et qui le fascinait par le
génie et la bonté. Pendant longtemps ses yeux ne virent
pas un devoir qui ressemblait à une ingratitude. Il fallut la
publication des Paroles d'un Croyant et des Affaires de
Rome pour les dessiller ; mais les avis, les prières et les
sacrifices de ses amis, de Lacordaire, en particulier, et d'Al-
bert de la Ferronnays, triomphèrent enfin. Rien n'est poi-
gnant comme les péripéties de ce drame intérieur ; Lamen-
nais seul devait s'obstiner et devenir victime.
Bien avant ce dénouement avait eu lieu le procès de
l'école libre, dont les débats à la Chambre des pairs avaient
mis en relief le talent oratoire de Montalembert. Du coup,
cet adolescent avait laissé bien loin derrière lui la pru-
dence des vieillards, comme Gondé à Rocroi, et vaincu
les maîtres de la tribune. Que pouvait l'harmonieuse phra-
séologie de Villemain contre cette parole de feu qui
brillait et brûlait en même temps ? L'art le plus consommé
se trouvait déconcerté par ces accusations précises, par cette
loyauté qui rendait inutiles les faux-fuyants. Cette condam-
nation fut une victoire et le prélude encourageant de tous
les combats que le jeune « maître d'école « devait livrer
pour la liberté de l'enseignement. Mais n'anticipons pas.
III
Tandis que le malheureux Lamennais harcelait à Rome la mi-
séricordieuse lenteur de Grégoire XVI, Montalembert mettait
MONTALEMBERT 201
à profit son séjour en Italie pour étudier les chefs-d'œuvre
qui font de la ville des papes la cité incomparable et de
la patrie des Médicis la terre promise des artistes. Son goût
déjà très vif acheva de se perfectionner. C'est ainsi que, sans
le savoir, il se préparait à faire la guerre au Vandalisme qui
détruisait ou défigurait les monuments de l'ancienne France :
églises gothiques aux voûtes hardies, vieux couvents aux
cloîtres merveilleux, vitraux éblouissants, pierres fantasti-
quement brodées. Déjà Hugo et Michelet avaient écrit des
pages célèbres sur les beautés de l'architecture gothique;
mais la foi, mère du véritable enthousiasme, leur fait défaut.
Elle déborde dans les opuscules et les discours de Mon-
talembert et leur communique avec une indignation véhé-
mente une tristesse attendrie. On sent qu'il vénère ces
monuments dont il comprend le symbolisme et dont il
pleure la mutilation ou la ruine :
« Le vieux sol de la patrie, surchargé, comme il l'était, des créations
les plus merveilleuses de rimaginatton et de la foi devient chaque jour
plus nu, plus uniforme, plus pelé. On n'épargne rien : la hache
dévastatrice atteint également les forêts et les églises, les châteaux et
les hôtels de ville ; on dirait une terre conquise d'où les envahisseurs
barbares veulent effacer jusqu'aux dernières traces des générations
qui l'ont habitée. On dirait qu ils veulent se persuader que le monde
est né d'hier et qu'il doit finir demain, tant ils ont hâte d'anéantir tout
ce qui semble dépasser une vie d'homme. »
Les reproches et les sarcasmes de Montalembcrt atteignent
tous les genres de Vandales, démolisseurs et badigeonneurs^
marteau municipal et brosse fabricicnne, grands seigneurs
qui mettent à l'encan ces reliques de leurs aïeux et
bourgeois enrichis qui les achètent pour les exploiter ou
s'y pavaner, curés plus zélés qu'habiles et surtout perintres,
architectes ou sculpteurs du gouvernement. Chacun reçoit
ce qu'il mérite. Cette campagne a contribué beaucoup à la
rénovation de l'art religieux en France.
L'âme endolorie par l'inutilité de ses efTorts pour sauver
Lamennais dont les Paroles d'un croyant, écho démesuré-
ment agrandi de la préface du Livre des Pèlerins Polonais^
éclataient comme un cpup de foudre, la conscience préoccu-
pée par le souci de sa soumission personnelle à l'encyclique
202 MONTALEMBERT
Mirari vos, Montalembert partit pour T Allemagne. Ce
voyage calma son angoisse et étendit le cercle de ses
connaissances. Il étudia de près les idées philosophiques,
religieuses, esthétiques et sociales dans les diverses princi-
pautés d'outre-Rhin. A Munich, où il passa Fhiver, il se
mit en relation avec Schelling et avec Gorres et se lia avec
Tabbé Dollinger. Vainement Lamennais tente, à plusieurs
reprises, de le faire revenir à la Chênaie; ce sont les suppli-
cations enflammées de Lacordaire, les graves avis de Madame
Swetchine et les sacrifices héroïques d'Albert de la Ferronnays
qui l'emportent. Il avait accepté déjà le blâme infligé à sa
traduction du Livre des Pèlerins Polonais du poète Mickié-
vitz ; il se sépare enfin définitivement, après l'Encyclique
Singulari nos et reçoit les félicitations du cardinal Pacca,
pour son adhésion aux actes pontificaux. Ces combats
l'avaient épuisé ; il repart pour l'Italie et tombe malade à
Florence.
Mais en quittant le sol de l'Allemagne, Montalembert
emportait dans l'âme le projet d'écrire la vie de la « chère
sainte Elisabeth >> qu'il avait découverte à Marbourg, où il
s'était arrêté quelques heures, afin d'étudier w l'église go-
thique qu'elle renferme, célèbre à la fois par sa pure et
parfaite beauté et parce qu'elle fut la première de l'Alle-
magne où l'ogive triompha du plein cintre dans la grande
rénovation de l'art au xiii® siècle «. C'était la récompense
de sa docilité.
Ce travail entrepris et poursuivi avec amour l'occupa trois
ans. \J Introduction, où il résume admirablement, à l'usage
des Français, ses propres découvertes et les études de
Hurter et des érudits allemands, accéléra l'impulsion donnée
par sa brochure contre le Vandalisme, en faveur du moyen-
âge. Il en révéla non plus le décor matériel et le pittoresque
extérieur, mais l'âme même, c'est-à-dire l'esprit de foi vive
qui avait dompté et transfiguré ces énergiques natures.
Le livre produisit une révolution dans l'hagiographie ;
il y faisait entrer les méthodes et les procédés nouveaux de
l'histoire, telle que la comprenaient Augustin Thierry et
Michelet. C'était une « résurrection ». Au lieu des biogra-
phies ternes, sèches, artificielles et compassées, dont la
MOXTALEMBERT 203
piété catholique avait dii trop souvent se contenter jusque-
là, on vit surgir une floraison de livres où les saints revivent
avec leur physionomie, dans le cadre que la Providence leur
a destiné. C'est de la suave et savante Histoire de sainte
Elisabeth de Hongrie par Montalembert qu'est sortie cette
branche de la littérature catholique, Tune des plus riches
au XIX* siècle.
IV
L'étude avait développé le talent de Montalembert et
l'épreuve trempé son caractère. Il était prêt pour les grandes
luttes qui allaient se livrer sur la liberté d'enseignement,
sur le pouvoir temporel des papes, sur l'existence des
Ordres religieux et sur les Jésuites.
C'est peut-être dans cette cause capitale de l'éducation
qu'il a rendu les plus signalés services et qu'il a déployé le
plus d'éloquence, de courage et d'habileté parlementaire.
Les nombreux discours qu'il a prononcés à diverses reprises
sur la question et les brochures qu'il a publiées pour faire
comprendre aux catholiques leurs devoirs, contiennent tout
c(^ (jui peut être dit en faveur des droits respectifs de Dieu,
de l'Église, des pères de famille, de la société et de l'enfant.
La théologie, la philosophie, l'histoire, le droit positif ecclé-
siastique et civil, le droit naturel social et domestique, sont
invoqués tour à tour et fournissent à l'orateur d'invincibles
armes. Nous ne pensons pas que les champions qui sont
venus depuis aient beaucoup ajouté à son argumentation.
On ne nous contredira pas, si nous avançons qu'aucun de
ses successeurs, pas même Mgr Freppel, n'a fait entendre
des revendications plus fîères en plus beau langage.
Pour bien apprécier cette campagne de vingt ans, il ne
faut pas oublier quels étaient les adversaires que Monta-
lembert avait à combattre et quels auditeurs il avait à
convaincre. Devant les grands-maîtres de l'Université,
Villemain, Cousin, Guizot, Salvandy; devant les membres
des Chambres ; devant le pays lui-même, auquel il s'adres-
sait par-dessus les assemblées oflicielles, les raisons tirées
des droits imprescriptibles de l'Église sur ceux qui lui ont
204 MONTALEMBERT
été incorporés par le baptême n'auraient pas même été com-
prises. Les droits de l'enfant à la connaissance de la vérité
et aux moyens d'arriver à sa fin surnaturelle et dernière ;
les droits des parents, antérieurs et supérieurs aux droits
de l'Etat : tout cela risquait de paraître des fictions méta-
physiques et des empiétements de la théologie à des gens
idolâtres de la légalité et saturés de préjugés contre l'in-
fluence cléricale. Ce qu'il fallait surtout rappeler, c'était le
texte même de la loi française précisant le droit naturel,
c'était la promesse formellement inscrite dans la Charte
d'organiser au plus tôt et de garantir à tous l'exercice de
la liberté d'enseignement.
Montalembert n'ignorait pas que ces raisons politiques
n'étaient ni les plus hautes ni les plus profondes; mais il
s'accommodait aux faiblesses et aux exigences de ses contem-
porains qu'il connaissait. Peu à peu, d'ailleurs, par la pous-
sée même des choses, la question s'élargissait et s'élevait ;
le demi-jour s'épanouissait en pleine lumière.
On serait injuste en donnant une valeur absolue à ce qui
n'était qu'une tactique de circonstance, en accusant l'ora-
teur catholique d'avoir appuyé souvent ses réclamations sur
des conventions humaines, au lieu de les fonder sur des
bases éternelles, c'est à dire sur le droit inaliénable et le
devoir strict qu'a toute créature dé connaître, d'aimer et de
servir son créateur ; droit et devoir représentés, de fait, par
l'Eglise et contre lesquels ne peuvent rien ni la raison d'Etat
ni même l'autorité paternelle.
L'erreur et le vice ne peuvent avoir aucun droit véritable.
Ce serait donc exagérer non seulement la puissance de
l'Etat, dont la mission se borne à procurer la paix et la sécu-
rité extérieures, mais encore la puissance du père et de la
mère, que de prétendre qu'ils sont libres de faire donner à
l'enfant une éducation qui l'éloigné de la vérité catholique
et de l'observation des commandements de Dieu.
Montalembert le savait et il l'a répété bien souvent; mais
il aurait perdu sa cause en alléguant avec trop d'insistance
les droits de Dieu, les droits de l'Église, les droits du père
et de l'enfant, en les faisant valoir trop directement et trop
exclusivement, surtout en les mettant au-dessus de tous les
\
MONTALEMBERT 205
autres droits. Ceux qui lui reprochent cette manière d'agir
oublient qu'il avait à raisonner avec des indifférents ou des
incrédules et que pour arriver à quelque résultat il fallait
partir de vérités admises par eux. Qu'il ait, dans ce désir
légitime do condescendance, laissé tomber quelques for-
mules équivoques ou d'un libéralisme trop large, si on les
examine isolément et avec peu de bienveillance, c'est possi-
l)l(; ; mais l'équité demande qu'on les interprète dans le sens
favorable et orthodoxe que leur donnent le contexte, les
circonstances, les autres écrits et la vie bien connue de
l'auteur. On a pu oublier cette règle de justice et de charité
dans la chaleur des polémiques ; on serait inexcusable de
s'obstiner encore dans des récriminations imméritées.
A la liberté d'enseignement .se rattache toujours la ques-
tion des congrégations enseignantes, en général, et celle des
Jésuites, en particulier. Pour s'a.ssurer le monopole, il faut*
supprimer les rivaux; or l'abnégation religieuse peut seule
essayer eflicacement de lutter contre le budget de l'Étal.
Montalembert prit la défense de ces éternels proscrits,
comme il avait pris la défenac de l'Irlande martyrisée, de la
« Pologne en deuil », comme il prendra celle de la Suisse
catholique. Les causes impoj)uIaires et en apparence vain-
<'UC8 semblaient avoir un attrait pour sa chevaleresque nature.
11 a trouvé pour soutenir celle-ci des clans niagnifuiues de
i^plendeur, de force et d'ironie.
La loi de IH.SO, votée sous le ministère de M. de Falloux,
est due en bonne partie aux efforts de Montalembert. Elle
a été diversement jugée. Des esprits droits, comme Louis
Veuillf)t, en ont durement parlé, croyant qu'elle ne donnait
pas aux catholiques, à l'Église et à la liberté tout ce qui
leur est dû et nécessaire. D'autres, au contraire, y ont vu
non pas la perfection absolue et le succès total, mais le
<*heCrd'œuvre de la patience et de l'habileté pratique, le cou-
ronnement suffisant de toutes les batailles (jui avaient été
livrées. Suivant ces derniers, on a conquis sur l'État et sur
l'Université, qui est u l'Etat maitre de pension », tout ce
qu'il était possible de leur arracher et tout ce qu'il était
206 MONTALEMBERÏ
raisonnable d'espérer. Refuser ce bien incomplet, sous
prétexte d'un mieux chimérique, eût été une folie. Ce qui
prouve les bienfaits de cette loi pour les catholiques, ce sont
les efforts que Ton a multipliés depuis pour la retirer ou la
modifier.
Nous n'avons pas à nous prononcer sur ce dissentiment.
Ce qu'il y a d'incontestable, c'est que, grâce à cette loi, les
collèges libres ont joui pendant un tiers de siècle d'une
liberté suffisante et ont pu faire beaucoup de bien. Grâce à
elle, nos grandes écoles ont vu tomber leur esprit irréli-
gieux et une foule de jeunes hommes, bien trempés contre
le respect humain et connaissant mieux les dogmes et
l'histoire du christianisme, ont pris rang dans toutes les
carrières et forment dans le pays un noyau solide.
Quant à dire ce qui serait advenu, si les catholiques
avaient poussé plus loin leurs revendications et lutté
jusqu'au bout, il faudrait être prophète pour le savoir et
c'est une question oiseuse qui ne peut amener que des
divisions. Il vaut bien mieux méditer ce que Montalembert
écrivait en 1846 du Devoir des catholiques dans les élec-
tions en les appelant aux armes et en leur donnant pour
mot d'ordre de voter pour le plus off'rant et dernier
enchérisseur en fait de liberté :
« Nous le disons donc sans détour, à nos adversaires d'abord, puis à
ceux qui se font les conaplices de nos adversaires par amour du repos :
Non, vous ne l'aurez pas, ce repos ; non, vous ne dormirez pas tran-
quilles entre une Eglise asservie et un enseignement hypocritement
démoralisateur ; non, vous ne nous empêcherez plus de vous réveiller
par nos plaintes et par nos assauts. Les dents du dragon sont semées,
il en sortira des guerriers ! Une race nouvelle, intrépide, infatigable,
aguerrie, s'est levée du milieu des mépris, des injures, des dédains ;
elle ne disparaîtra plus. Nous sommes assez d'ultramontains, de jésuites,
de néo-calholiqucs dans le monde, pour vous promettre de troubler à
jamais votre repos jusqu'au jour où vous nous aurez rendu notre droit.
Jusqu'à ce jour, il y aura des intervalles, des haltes, de ces trêves qui
suivent les défaites, qui précèdent les revanches; il n'y aura pas de
paix définitive et solide. Nous avons mordu au fruit de la discussion,
de la publicité, de l'action ; nous avons goûté son âpre et substantielle
saveur ; nous n'en démordrons pas. Croire qu'on pourra désormais
MONTALEMBERT 207
nous confiner dans ces béates satisfactions de sacristie, dans ces vertus
d'antichambre que pratiquaient nos pères et que nous prêche la bureau-
cratie qui nous exploite, c'est méconnaître à la fois et notre temps, et
notre pays, et notre cœur. »
Ces nobles paroles de protestation et de défi réveillèrent
un long écho sur la terre catholique de France. Évéques,
prêtres, religieux et simples fidèles se jetèrent dans la lutte
avec le courage et l'unanimité qui préparent les victoires.
(A suivre.) ET CORNUT, S. J.
LA
NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE
SUR L'INDEX
(Deuxième article ')
Poursuivant la série des prohibitions générales, sous le
titre très étendu : De quelques livres traitant de sujets spé-
ciaux, la Constitution réunit un certain nombre d'ouvrages de
nature bien différente.
Ce sont d'abord les œuvres impies, qui s'attaquent à Dieu,
à la Sainte Vierge et aux saints, à l'Eglise catholique, à son
<:ulte, aux sacrements et au Saint Siège apostolique. Cet
ensemble de livres n'était pas signalé dans les règles primi-
tives du Concile de Trente. C'est qu'à la fin du xvi^ siècle
de tels scandales étaient inconnus. Les pouvoirs chrétiens
mettaient un frein aux audaces de l'impiété ; et même dans
le protestantisme naissant, on ne tolérait pas les blasphèmes,
au moins contre les mystères les plus sacrés de notre foi :
c'était le temps où Calvin livrait au bûcher Michel Servet
pour s'être attaqué au dogme de la Trinité. Les libertins
qui tentèrent en France, sous le règne de Louis XIV,
d'introduire l'athéisme, ne furent pas mieux traités.
Nos doctrines modernes sur la liberté ont permis aux
écrits les plus pervers de se donner carrière, et l'Eglise
par ses sages prescriptions doit apporter remède à des
maux que ne connurent pas nos ancêtres.
A côté de ces livres sont également condamnés ceux qui
de parti^pris attaquent la hiérarchie ecclésiastique et injurient
l'état clérical et religieux. Réprobation bien opportune de
1. V. Études, t. LXX, p. 737.
LA NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE 209
nos jours surtout. Depuis qu'une politique impie a lancé
contre l'Église son cri de guerre : Le cléricalisme c'est
l'ennemi^ les écrits attaquant la divine hiérarchie se sont
multipliés, l'état religieux est vilipendé ; et dans beaucoup
de livres, les institutions religieuses sont représentées
comme un fléau pour la société. Ne pouvant soumettre à son
jugement chacune de ces mauvaises publications, il était
sage de la part de l'Église de porter contre elles une
condamnation générale.
De même sont condamnés en ce chapitre V de la Consti-
tution, tous livres enseignant que le duel, le suicide et le
divorce sont choses licites ; ceux qui représentent les sectes
maçonniques et autres sociétés secrètes comme utiles,
inoffensives pour l'Église et la société civile ; enfin ceux
qui patronnent les erreurs condamnées par le Saint Siège.
VI
Une autre série d'ouvrages, condamnés en général,
mérite d'attirer notre attention ; ils se rapportent à des
erreurs nées du protestantisme, qui ont grandi avec lui, et
qui revêtent de nos jours des formes nouvelles et d'appa-
rence plus scientifique ; ce sont les écrits attaquant l'inspi-
ration des saintes Écritures.
En quoi consiste l'inspiration des livres canoniques ? Et jus-
qu'où s'étend-elle ? Deux points sur lesquels les écoles pro-
testantes, celles d'Allemagne surtout, ont peu à peu renié
les traditions des premiers siècles de rÈglise ; celles même
de la réforme primitive.
Pour elles, l'inspiration n'est plus cette action immédiate
de Dieu qui prenant le prophète pour organe, parle par sa
bouche, écrit par sa plume, en un mot, se fait l'auteur
principal du livre sorti de ses mains. Elle n'est plus que le
produit d'une vague sentimentalité religieuse, un instinct
mystique, un enthousiasme irréfléchi, qui n'autorisent guère
à regarder comme parole de Dieu les élans du prétendu
voyant.
Or ce genre nouveau d'inspiration ne s'étendrait pas
même à tout le corps des Écritures ; mais seulement à telle
LXXI. — 14
210 LA NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE
ou telle partie, arbitrairement déterminée par la critique.
Les théories rationalistes ont malheureusement exercé
une influence délétère sur certains exégètes catholiques.
Dans un désir imprudent de conciliation, quelques-uns en
sont venus à détruire la notion même de l'inspiration, en
réduisant Faction divine à Tapprobation d'un livre dû à la
seule initiative de l'homme, comme si un simple témoignage
de vérité suffisait à transformer cette œuvre en parole de
Dieu. Cette erreur a reçu sa condamnation du concile du
Vatican. D'autres, reconnaissant l'impulsion et la direc-
tion de Dieu dans la composition des saints livres, ont
limité l'étendue de l'inspiration, et l'ont restreinte aux
articles relatifs à la foi et aux mœurs ; ils l'ont exclue
des parties historiques, scientifiques, ou philosophiques :
erreur que notre souverain pontife, Léon XIII, a réprouvée
dans l'Encyclique citée plus haut : Providentissimus Deus
(18 novembre 1893).
Les livres qui soutiendraient cette doctrine erronée tom-
bent donc sous la condamnation générale dans les nouvelles
règles de Y Index. L'Eglise met ainsi à couvert des témérités
d'une fausse critique le fondement principal de notre foi,
l'autorité des Ecritures.
VII
Elle prémunit également les fidèles contre le danger des
superstitions, toutefois en abrégeant les dispositions des
anciennes règles.
Celles-ci, dans une énumération assez longue, condam-
naient les diverses formes de divination alors en cours,
géomancie, hydromancie, astrologie judiciaire et autres.
Quoique moins pratiquées que par le passé, ces sortes de
superstitions se retrouvent encore de nos jours, dans le
peuple surtout, mais même dans les classes plus élevées.
C'est pourquoi au n** 9 de la nouvelle Constitution, il est fait
défense de publier, de lire et de garder les livres enseignant
et recommandant les sortilèges, la divination, la magie,
l'évocation des esprits et toute autre sorte de superstitions.
De toutes ces formes de vaines observances, notons plus
SUR L'INDEX 21i
particulièrement l'évocation des esprits. Qui ne connaît les
ravages causés depuis un certain nombre d'années par le
spiritisme ? Ce qui n'avait paru d'abord qu'un amusement de
curiosité, donna bientôt naissance aune secte très répandue,
qui mêlant quelques notions de spiritualité et de religion, a
composé comme un nouveau dogme et entraîné loin des
pratiques de notre foi un grand nombre d'âmes malheureu-
sement séduites. Cette secte a ses journaux, ses revues et
ses livres doctrinaux, sorte de catéchismes à l'usage des
afGliés. Ce sont là autant d'écrits condamnés par le nouvel
Index, avec défense de les publier, de les lire et de les gar-
der. Quant aux anciennes superstitions énumérées dans les
règles de Trente, leurs manuels, sans être ici mentionnés
formellement, restent proscrits soit par le droit naturel,
soit de droit positif et spécial, car beaucoup sont nommé-
ment prohibés dans \ Index ; et s'ils ne le sont pas, ils tom-
bent toujours sous la clause générale qui termine la présente
énumération : et autres superstitions du même genre.
Les papes avaient joint à ces livres, condamnés pour cause
de superstition, les livres des juifs, notamment le Talmud,
la Kabbale et « autres livres pervers des juifs ». La nouvelle
Constitution ne les nomme pas ; mais ils se trouvent dans
le catalogue des ouvrages spécialement prohibés.
VIII
Si rÉglise redoute pour ses enfants les mensonges de
Timpiété, les séductions de Timmoralité, les sacrilèges de
la magie, il est un autre danger, tout opposé en apparence,
contre lequel elle ne doit pas moins les mettre en garde :
c'est l'exagération de la piété et les illusions auxquelles elle
entraîne souvent les âmes éprises de mysticisme. Appari*
lions célestes, révélations, visions, prophéties, miracles, et
toutes autres opérations, supérieures aux forces naturelles,
fréquentes dans la vie des saints et que Dieu peut renouve-
ler quand il lui platt, mais que la prudence défend d'accep-
ter sans preuves solides. N'y a-t-il pas en effet à craindre,
en pareille matière, les excès d'imaginations ardentes, la
précipitation des jugements en face d'un fait inusité, l'en-
212 LA NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE
thousiasme populaire, parfois la fourberie des exploiteurs,
et même les prestiges du démon ? C'est donc avec grande
sagesse que les Pères du concile de Trente, dans leur 25™®
session, ont défendu de publier de nouveaux miracles, avant
qu'ils eussent été examinés et approuvés par l'autorité ec-
clésiastique ; et c'est avec sagesse que le Souverain Po'ntife
interdit de publier et de garder les ouvrages contenant des
récits d'apparitions nouvelles, de visions, de révélations,
de prophéties ou de miracles, sans l'autorisation des supé-
rieurs ecclésiastiques. Non qu'il soit défendu de donner
dans un livre ou dans toute autre publication, le simple
récit d'un fait merveilleux intéressant la piété des fidèles,
mais c'est à condition qu'on ne prévienne pas le jugement de
l'Eglise sur la nature véritable de ce qui apparaît comme une
manifestation sensible et extraordinaire de l'action divine.
De ces apparitions ou visions à des dévotions auparavant
inconnues, le passage est facile ; et dans ces formes nou-
velles de la piété les illusions ne sont pas moins à craindre
que dans les révélations mêmes ; sans compter l'abus qu'il
y aurait à multiplier outre mesure les dévotions nouvelles.
Pour obvier à ces inconvénients, l'Eglise se réserve de juger
si ces pratiques sont bonnes en elles-mêmes, et s'il est oppor-
tun d'en autoriser la propagation. Aussi au nombre des
livres condamnés par décret général, la nouvelle Constitu-
tion met-elle ceux qui introduisent de nouvelles dévotions,
même, est-il ajouté, celles qui sont proposées seulement au
culte privé. Il se peut sans doute que ces formes de la piété
soient bonnes, utiles, salutaires en elles-mêmes ; qu'elles
puissent être légitimement pratiquées en particulier ; mais
pour bonnes qu'elles soient, l'Eglise a le devoir d'en arrê-
ter la diffusion parmi les fidèles tant qu'elle n'en a pas re-
connu elle-même et l'orthodoxie et l'opportunité.
Après le livre, c'est l'image qui appelle ses sollicitudes.
Que de condamnations elle aurait dû porter s'il eût fallu
proscrire cette multitude d'images et de représentations
impures ou irréligieuses qui s'étalent derrière les vitrines,
et souillent les demeures, depuis les plus modestes jus-
qu'aux plus aristocratiques ! Mais elle a jugé suffisante la loi
SUR L'INDEX J13
naturelle pour bannir des foyers chrétiens ces œuvres immo-
rales, et son soin s'est porté spécialement sur Timagerie
religieuse.
Inutile de dire quelle large place celle-ci a toujours occu-
pée dans l'usage chrétien, et combien son importance s'est
accrue depuis quelques années. Il a donc paru nécessaire de
tracer quelques règles générales pour diriger les artistes
et prémunir les fidèles contre les abus dans cette branche
de l'art et du commerce religieux. C'est un point qui n'était
pas prévu dans les anciennes règles, mais qui, à diverses
reprises, avait été l'objet de décrets de la Cour romaine.
Le Souverain Pontife Léon XIII, dans sa constitution,
ordonne donc deux choses : la première, que les images de
IS'otre-Seigneur, de la sainte Vierge, des anges et des saints,
de quelque manière qu'elles soient exécutées, gravures,
lithographies, photographies, etc., soient conformes aux sen-
timents et aux décrets de TEglise, et aux types généralement
reçus parmi les fidèles ; et la seconde que, si l'on publie de
nouveaux dessins, avec ou sans prières, ils ne soient pas
édités sans permission de l'autorité ecclésiastique.
Sont absolument condamnés les livres et écrits quel-
conques propageant des indulgences apocryphes réprouvées
par le Saint Siège, ou par lui révoquées. Et ordre est donné
de retirer ceux qui se trouveraient dans les mains des fidèles.
Pour prévenir tout abus sur ce point, il est défendu de
publier sans permission des livres, des sommaires, des
brochures, même de simples feuilles contenant des conces-
sions d'indulgences. Cette défense est ancienne. Déjà le
concile de Trente, en sa 21"* session, réservait aux évéques
le droit de publier les nouvelles indulgences. Et quant aux
recueils qu'on en pourrait faire, ils étaient interdits d'avance
par la Sacrée Congrégation des Indulgences, s'ils étaient
imprimés sans son autorisation.
Avec le même soin, l'Eglise condamne les altérations des
livres liturgiques, qu'elles atteignent le Missel, le Bréviaire,
le Rituel, le Cérémonial des évéques, le Pontifical romain, ou
tout autre livre liturgique approuvé par le Saint Siège apos-
214 LA NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE
tolique : par exemple, les liturgies orientales, les propres
approuvés pour les diverses églises, les graduels, antipho-
naires, vespéraux, et autres semblables. Toutes les éditions
ainsi altérées tombent de droit sous les condamnations
de Vlndex, et doivent être retirées de l'usage des
fidèles.
Parmi les prières qu'affectionne la piété chrétienne, il faut
compter les litanies. Les principales, les plus anciennes sont
les litanies des saints, et celles qui font partie des prières de
la recommandation de l'âme. Elles rentrent dans la caté-
gorie des prières liturgiques, et sont insérées dans le Missel
ou le Bréviaire.
Celles que l'on connaît sous le nom de litanies de la sainte
Vierge, ou de Lorette, et celles du saint nom de Jésus,
sans faire partie de la liturgie, sont autorisées expressément,
et le chant en est permis durant les offices sacrés.
Sur le modèle de ces pieuses formules par lesquelles
nous honorons les prérogatives spéciales du nom adorable
de Jésus et de la sainte Vierge, la dévotion des fidèles a
composé des litanies en vue d'honorer soit le cœur sacré de
Jésus, soit les principaux saints, par exemple saint Joseph,
sainte Anne, et beaucoup d'autres que l'on retrouve dans les
livres de prières.
L'Eglise soucieuse de conserver la pureté de sa liturgie,
ne permet pas que ces sortes de litanies soient introduites
dans la prière publique. Mais elle ne les condamne pas en
elles-mêmes. Il est permis de les imprimer, de les réciter
en particulier, de les propager, mais à condition qu'elles
aient été revisées et approuvées par l'évèque ou l'ordinaire
du lieu où elles sont publiées.
Même règle est imposée pour la publication des livres ou
opuscules de prières, de dévotion, de doctrine et d'ensei-
gnement religieux, moral, ascétique, mystique et autres
semblables. S'ils ne portent pas l'approbation ecclésiastique,
ils sont prohibés, on ne peut donc ni les lire, ni les garder,
lors même qu'ils paraîtraient propres à entretenir la piété
du peuple chrétien.
SUR L INDEX 215
C'est la loi générale du cinquième concile Latran, abrogée
en beaucoup de points, mais conservée en ce qui regarde
les livres de piété. Et c'est avec raison. Les ouvrages de ce
genre sont entre les mains de tous les fidèles. Des erreurs
de doctrine, des directions peu sûres, des formules peu
convenables de prières se glisseraient facilement, si TEglise
n'en surveillait pas soigneusement l'impression. Il est donc
nécessaire de maintenir sur ce point la rigueur de l'ancienne
législation.
IX
L'énumération des condamnations générales se termine
par un article tout à fait nouveau, relatif aux journaux,
feuilles et revues périodiques. C'est un genre de publications
ignoré de nos maîtres, et qui a pris dans les temps modernes
un immense développement. Le journal, la feuille périodique
pénètre aujourd'hui jusque dans le plus humble hameau.
Quel est l'ouvrier et le cultivateur qui ne reçoive quotidien-
nement la gazette et ne se nourrisse de ses doctrines ? Si le^
journal est bon, il exerce une grande influence pour le bien;
mais s'il est mauvais, quel ravage ne produira-t-il pas ?
Publiées au jour le jour, ces feuilles semblent échapper
à la censure de l'Église. Comment savoir ce que publiera
demain tel ou tel journal, et de quel droit porter une sen-
tence de proscription contre des articles qui sont encore
inconnus ? Et pourtant l'Église peut-elle rester désarmée
en présence d'un tel danger ? Beaucoup de pasteurs ne l'ont
pas cru, et l'on a vu plus d'une fois de vaillants évèques
interdire dans leurs diocèses des journaux faisant profession
de combattre la religion ou de propager l'immoralité.
Ce qui avait été jusqu'ici mesure particulière est main-
tenant transformé en loi générale. Le Souverain Pontife
déclare prohibés, non seulement en vertu de la loi naturelle,
mais aussi par l'autorité du droit ecclésiastique, les jour-
naux, feuilles publiques ou revues périodiques qui font
profession d'attaquer la religion ou les bonnes mœurs; et
il charge les évèques d'avertir les fidèles, quand il en sera
besoin, du danger de ces publications.
216 LA NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE
Il ajoute à cette défense un avertissement de la plus
haute importance. C'est que les catholiques, et principale-
ment les ecclésiastiques, doivent s'abstenir de rien publier
dans de tels journaux, à moins d'y être déterminés par une
cause juste et raisonnable. Il est de toute évidence qu'un
chrétien ne saurait avoir aucune raison légitime de contri-
buer au succès de semblables publications, je ne dis point
par des travaux anti-religieux et immoraux, mais même
par des articles indifférents, s'ils sont propres à achalander
le mauvais journal.
Il est pourtant des circonstances dans lesquelles laïques
pieux et ecclésiastiques peuvent très légitimement écrire
dans ces sortes de feuilles. Serait-il défendu à un prêtre d'y
répondre à des attaques injurieuses, de réfuter des calom-
nies? L'empêcherait-on de soutenir dans ces feuilles les
intérêts de la religion et de la morale, s'il pouvait trouver
accès dans leurs colonnes? Assurément, non. Telle est la
pensée du Souverain Pontife, quand à la suite de cette pro-
hibition, il ajoute : « à moins de cause juste et raisonnable ».
XI
Ici se termine la série des prohibitions générales de
livres ou mauvais, ou soumis à la surveillance de l'Eglise.
Viennent ensuite deux chapitres, relatifs, le premier aux
autorisations de garder et de lire les ouvrages prohibés; le
second, à la dénonciation des livres mauvais ou dangereux.
Il faut ici avant tout, se rappeler que les règles de V Index
sont obligatoires pour tout chrétien, et qu'en règle géné-
rale elles le sont sous peine de péché mortel, car elles sont
^dictées par l'autorité suprême de l'Église, et elles ont rap
port à une matière de haute importance. Ce n'est donc que
par accident et par suite d'ignorance qu'on les trangresse-
rait sans commettre une faute grave.
Mais elles rentrent dans la catégorie des lois positives; et
par conséquent de celles dont le législateur peut dispenser.
Mais lui seul en a le pouvoir.
De là la règle 23™* de la nouvelle Constitution, décla-
rant que ceux-là seulement peuvent lire et retenir les
SUR L'INDEX 217
livres condamnés par décrets, soit spéciaux, soit généraux,
qui en ont obtenu la permission du Souverain Pontife ou de
ceux à qui il a délégué ses pouvoirs en cette matière.
Or ces pouvoirs ont été délégués par les pontifes romains
à la S. Congrégation de YJndex, et à celle du Saint Office ;
ils l'ont été également à la Congrégation de la Propagande
pour les pays soumis à sa juridiction; enfin le maître du
Sacré Palais jouit de la même faculté en faveur des habitants
dé Rome.
Quant aux évoques, ils ne l'ont pas, même dans leur dio-
cèse. C'est en effet un principe canonique que l'évêque,
législateur envers ses subordonnés, est astreint lui-même
aux lois générales; qu'il n'a pas le droit d'en dispenser ses
diocésains, sauf dans des cas particuliers et urgents. Les
prescriptions de VIndeXy rentrant dans la catégorie des lois
universelles, ne font pas exception à cette règle du droit.
Le pouvoir propre de l'évêque se borne donc à autoriser pour
de justes raisons, la lecture de tel ou tel livre prohibé.
Mais au nombre des facultés que reçoivent les cvêques
par délégation du Saint Siège, se trouve souvent celle de
permettre la lecture des ouvrages condamnés, faculté que
le Saint Père leur accorde avec recommandation de n'en user
qu'avec discernement et pour de sérieux motifs, en avertis-
sant les fidèles auxquels ils accordent cette dispense, de
soustraire soigneusement les mauvais livres aux regards de
leur entourage.
Chargés de faire exécuter dans leurs diocèses les lois de
Y Index, comme toutes les autres qui sont portées pour l'uni-
versalité des fidèles, les évêques conservent en outre leur
droit de veiller sur les productions de la presse dans l'éten-
due de leur juridiction. Comme le Souverain Pontife, ou les
Congrégations romaines pour tout l'univers, ils possèdent
dans leurs diocèses le droit déjuger les livres, soit pour en
approuver la publication, soit pour interdire ceux qui
mettent en danger la foi ou les mœurs. Et tel est leur pou-
voir au sein de leurs troupeaux que nul, sauf le pape et les
congrégations de Rome, ne peut autoriser sur leur territoire
la lecture des livres qu'ils ont condamnés ; la permission
218 LA NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE
même donnée par \ Index ne comprend pas ces livres, à moins
que, par exception, usant de son pouvoir suprême sur tous
les autres évêques, le pape ou la congrégation en son nom,
n'étende la permission jusqu'à ces ouvrages. C'est ce que
fait remarquer expressément la Constitution de Léon XllI
(n" 26.)
Ce droit de l'évêque devrait avoir pour résultat d'alléger
les charges du Saint Père et des cardinaux. Aussi Pie IX
recommandait-il aux ordinaires l'usage de ce pouvoir. Mais
il faut bien le dire, c'est un droit dont on n'abuse pas de nos
jours, et peut-être, dans les circonstances où nous vivons,
l'exercice n'en serait-il pas souvent sans difficulté.
Naguère, dans certains pays où existait l'Inquisition,
comme l'Espagne et le Portugal, ce tribunal érigé canoni-
quement, avait aussi son Index, à l'exemple de Rome ; il y ins-
crivait les livres qu'il jugeait dangereux ou mauvais ; et ses
sentences avaient force obligatoire dans ces contrées. Mais
avec l'abolition de l'Inquisition, les Index particuliers ont
été supprimés; le Saint Office, consulté par l'archevêque de
Valladolid sur l'autorité de VIndex espagnol, répondit le
17 août 1892, qu'on devait s'en tenir uniquement à VIndex
romain et à ses règles, et qu'il "fallait interdire toute nou-
velle édition de celui d'Espagne. 11 faut dire la même chose
d'autres catalogues de livres prohibés qui ont été publiés,
en plusieurs provinces, par des évêques ou des universités,
avec l'assentiment du Saint Siège ; ce qui n'abroge pas cepen-
dant les condamnations de livres particuliers, portées par
les ordinaires pour leurs églises.
Mais, si dans l'exercice de leur droit de surveillance,
ceux-ci sont souvent gênés par les circonstances présentes,
ils peuvent arriver au même but en déférant à la S. Congré-
gation de VIndex les ouvrages qu'ils jugent dangereux pour
les fidèles.
C'est en effet d'ordinaire par voie de dénonciation que le
tribunal pontifical est mis en mouvement ; car il n'est pas
possible à ses membres de surveiller par eux-mêmes toutes
les publications suspectes. Or, à qui appartient-il de signa-
ler aux juges légitimes les ouvrages dignes de censure ? De
SUR L'INDEX 219
droit commun, tous les catholiques en ont la liberté ; et
l'on ne peut nier que ceux qui le font par zèle pour la saine
doctrine et les bonnes mœurs, ne fassent acte méritoire
devant Dieu. Il est pourtant des personnes à qui il appar-
tient plus spécialement de veiller sur un point de telle
importance ; et la nouvelle Constitution, au n" 29, en donne
la charge aux délégués apostoliques, aux ordinaires et aux
universités recommandables par leur renom de science.
Et comme toute dénonciation est chose délicate, pouvant
entraîner de fâcheuses conséquences pour ceux qui la font,
même quand ils remplissent en cela une obligation sacrée,
le Saint Père, au n° 28, rappelle combien religieusement
le secret doit être gardé par ceux à qui elle est déférée.
Ici se termine la première partie de la Constitution, qui
est relative aux règles générales portant condamnation des
livres. On passe ensuite à la censure, c'est-à-dire à l'examen
préalable des livres, aux conditions de leur publication et
enfin aux peines spirituelles portées contre les transgres-
seurs de la Constitution.
{A suivre.) G. DESJARDINS, S. J,
AURONS-NOUS LA PESTE?
(Deuxième article ^)
IV
Sommes-nous aujourd'hui pratiquement plus avancés que
nos pères, et s'il plaisait à la peste de nous visiter, saurions-
nous mieux lui fermer nos portes, ou l'expulser du territoire
envahi? Oui ; mais, chose singulière, ce n'est pas aux méde-
cins que nous devons les armes dont nous sommes munis
contre un ennemi aussi redoutable. Si Pasteur n'avait pas
ouvert les horizons de la bactériologie, nos écoles médicales,
à l'exemple de l'école Belge, en seraient encore à la concep-
tion hippocratique de la maladie. 11 n'y a que des malades,
dirions-nous, c'est-à-dire des individus dont l'organisme
fonctionne d'une façon anormale sous l'application d'une
cause morbifique. Avec ce bagage médical on fait du dia-
gnostic, du pronostic, de la thérapeutique pathologique,
symptomatique à perte de vue, mais, s'il s'agit de guérir,
on revient au vieil empirisme plus ou moins raffiné. Il ne
peut en être autrement, tant qu'on ignore la nature de
l'agent morbifique, et les conditions de son développe-
ment. Aussi, depuis le commencement du siècle, sur les
divers points où la médecine s'est trouvée aux prises avec
l'épidémie, a-t-on dû constater l'insuccès complet de la thé-
rapeutique. Il n'en est plus ainsi. Les journaux anglais
annoncent qne la sérothérapie produit à Bombay des effets
merveilleux. Et c'est un disciple de Pasteur qui lutte ainsi
victorieusement contre un fléau réputé jusqu'ici invincible.
Lorsque, en 1894, la peste éclata à Hong-Kong, le D"" Yer-
sin, de l'Institut Pasteur, reçut, nous dit-il, du ministre des
colonies, l'ordre de se rendre sur le territoire contaminé,
1. V. Études, 5 avril 1897, p. 34.
AURONS-NOUS LA PESTE ? 221
pour y étudier la nature du fléau, les conditions dans les-
quelles il se propage, et rechercher les mesures les plus
efficaces pour l'empêcher d'atteindre nos possessions.
Quand il arriva, au mois de juin, dans la ville chinoise, l'épi-
démie était dans toute sa violence. Son premier soin fut de
procéder à l'étude expérimentale de la maladie, et de cons-
tater la présence du bacille caractéristique. Les sujets
d'expérience ne manquaient pas. Outre les hommes, les ani-
maux, tels que les souris, les rats, les buffles et les porcs,
chez lesquels le fléau sévit avec violence, off*raient à l'expé-
rimentation un champ aussi varié que facile. Le microbe fut
vite découvert. Il se présentait en telle abondance, dans la
pulpe des bubons, qu'il formait une sorte de purée. C'était
un bacille court, trapu, à bouts arrondis, assez facile à colo-
rer par les couleurs d'aniline. Les extrémités se coloraient
plus fortement que le centre, de sorte qu'il présentait sou-
vent un espace clair en son milieu. Très abondant dans les
bubons et les ganglions des malades, il l'était peu dans le
sang, sauf dans les cas rapidement mortels. *
Le bacille une fois découvert, l'expérience démontra qu'il
était bien l'agent infectieux, le germe pestilentiel. Inoculé
aux cobayes, aux rats, aux lapins, il les tua rapidement, et
ces animaux présentèrent, à l'autopsie, les lésions caracté-
ristiques de la peste. Continuant ses expériences, l'habile et
patient docteur obtint facilement des cultures du bacille, et
par conséquent des toxines ou des virus atténués, qui per-
mettraient l'immunisation, et renouvelleraient les merveilles
de la sérothérapie.
Mais, en attendant, ces premières découvertes fixaient
déjà la science sur l'étiologic et la transmissibilité de la
peste. Avec une intuition et une prescience de génie, Pas-
teur avait écrit à propos de l'épidémie de Benghazi en 1856
et en 1858 : « Supposons, guidés comme nous le sommes
par tous les faits que nous connaissons aujourd'hui, que la
peste, maladie virulente propre à certains pays, ait des
germes de longue durée. Dans tous ces pays, son virus atté-
nué doit exister, prêt à reprendre sa forme active quand des
1. Annales de l Institut Pasteur, 1894, p. 664.
222 AURONS-NOUS LA PESTE ?
conditions de climat, de famine, de misère s'y montrent de
nouveau*. »
M. Yersin, en effet, a trouvé le microbe à quatre ou cinq
centimètres de profondeur, dans le sol d'une maison infec-
tée, et où cependant on avait fait des tentatives de désinfec-
tion. Il est dès lors facile d'expliquer comment le bacille,
peu ou point du tout virulent tant qu'il reste enfoui dans la
terre, reprend son activité, sous des conditions dont toutes
ne sont pas connues, mais dont la principale doit être
son passage dans le corps de certains animaux. Or, c'est un
fait bien vérifié en Indo-Chine et en Hindoustan, que l'appa-
rition de la peste est précédée d'une véritable hécatombe de
rats. Ces rongeurs, habitants ordinaires des sous-sols qu'ils
visitent dans tous les sens, contractent la maladie par voie
de contagion. Le bacille, cultivé dans leur organisme,
reprend toute sa virulence, et, comme dit M. Roux dans sa
note à l'académie de médecine, « la peste, qui est d'abord
une maladie du rat, devient bientôt une maladie de
l'homme -. « Aussi regarde-t-on en Chine ces animaux
comme des messagers du diable, et les indigènes prennent
la fuite, quand ils commencent à semer leurs cadavres dans
les maisons ou dans les rues. A Canton et à Hong-Kong,
« dans certains quartiers, on compta jusqu'à vingt mille
cadavres de rats. Dans une seule rue on en a ramassé plus
de quinze cents. Un mandarin ayant offert dix sapèques pour
chaque rat mort qui lui serait apporté, posséda en quelques
jours trois mille cadavres de rats, qu'il fit aussitôt placer
dans des urnes ou jarres pour les enterrer^. »
Cette mortalité parmi les rats a précédé, à Bombay comme
en Chine, l'invasion de l'épidémie. Les chiens, les chacals, les
porcs, les poules, les serpents, eux aussi, ont été frappés, et
l'on a observé que les vautours ne dévoraient pas les cadavres
livrés, suivant la coutume des Parsis, à leur voracité.
M. Yersin a retrouvé le bacille en abondance dans les
organes ou les bubons des rats crevés, il l'a observé chez
les mouches mortes dans son laboratoire, et jusque dans le
1. Académie des Sciences. Févr. 1881.
2. Académie de Médecine, séance du 26 janvier 1897.
3. Proust. Rapport à l'Académie de Médecine, séance du 26 jan-v. 1897.
AURONS-NOUS LA PESTE ? 223
corps des fourmies qui s'étaient attablées aux détritus des
victimes de la peste. Il lui a été facile de reproduire une
épidémie expérimentale, en enfermant dans la môme cage
des rats sains et des sujets contaminés. La contagion n'a
pas tardé à se produire et la peste les a tous emportés.
Cette première étape de la science bactériologique nous
avait conduits à la cause immédiate de la peste, le bacille
infectieux. Nous savions désormais le cultiver et reproduire
expérimentalement la maladie. Nous connaissions son mode
de transmission, et les voies par lesquelles, comme tous ses
semblables, le microbe pénétrait dans l'organisme. Voies
respiratoires, voies digestives ou blessures, autant de
portes par le moyen desquelles s'exerce la contagion. Si la
science s'en était tenue là, elle aurait, sans aucun doute,
satisfait amplement notre désir de pénétrer le mystère des
grands fléaux qui atteignent l'humanité. Mais elle ne s'est
pas arrêtée à la satisfaction de notre désir de savoir
pourquoi et comment on meurt de la peste. Elle a voulu nous
apprendre comment on l'évite, et par quels moyens on en
guérit.
Après avoir ainsi observé la peste à Hong-Kong, en 1894,
étudié et cultivé le microbe, M. Yersin revint à Paris « pour
faire, dit-il, à l'Institut Pasteur, une étude plus détaillée du
bacille, et surtout pour essayer d'immuniser des animaux. »
Il s'agissait, en effet, de renouveler pour la peste ce que
l'on avait obtenu, avec tant de succès, pour la diphtérie, et
de préparer un sérum qui fût, à la fois préventif et curatif.
Nous avons eu l'occasion de décrire dans cette Revue le
procédé d'immunisation, et l'application de la sérothérapie
h la guérison du croup *. Nous ne reviendrons pas sur les
détails techniques. Nous nous contenterons d'enregistrer
ici les résultats obtenus, pour la peste, par MM. Yersin, Roux
et leurs collègues de l'Institut Pasteur.
Lorsque M. Yersin arriva à Paris, MM. Calmette et Borel,
1. Cfr. Études, Mars et Avril 1896.
224 AURONS-NOUS LA PESTE ?
SOUS la direction de M. Roux, avaient déjà préparé le
terrain par des essais d'immunisation sur les cobayes et les
lapins. On attaqua le cheval, cette source abondante de
sérum, et on arriva à Timmuniser. Une injection de culture
récente fut faite sous la peau de l'animal. Après divers
accidents de fièvre, de frissons, de gonflements articulaires,
il supporte des injections répétées avec des doses plus
fortes, mais conduites avec de grands ménagements, carie
sujet maigrit beaucoup.
« Le premier cheval, ainsi immunisé, fut saigné trois
semaines après la dernière injection, et son sérum fut
essayé sur des souris. Ces petits rongeurs meurent toujours
lorsqu'on leur inocule le bacille virulent de la peste, et en
faisant des passages de souris à souris on entretient un
virus très actif. Les souris qui recevaient 1/iO de centimètre
cube de sérum de cheval immunisé ne devenaient point
malades, quand, 12 heures après, elles étaient infectées
avec la peste. Ce sérum était donc préventif.... Pour guérir
les souris, déjà inoculées de la peste depuis 12 heures,
il fallait employer un centimètre cube à un centimètre
cube et demi de sérum. Les petits rongeurs traités avec
ces doses guérissaient constamment, tandis que les témoins
mouraient. Le sérum avait donc des propriétés cura-
tives manifestes. ^ «
Ceci se passait en 1895. Une fois en possession de la
précieuse découverte, M. Yersin repartit pour l'Indo-Chine,
avec l'espoir que la sérothérapie pourrait être appliquée à
l'homme pestiféré. Elle le fut bientôt, en effet, à Canton,
sur un jeune Chinois de 10 ans, grâce à Mgr Chausse,
évéque missionnaire qui prit sur lui toute la respon-
sabilité. Trois injections de 10 c. c. chacune suffirent pour
guérir, avec une rapidité surprenante, ce cas de peste mani-
festement grave.
L'expérience était faite, et ses résultats, non seulement
calmaient toutes les craintes, mais encore dépassaient les
espérances. M. Yersin se rendit de Canton à Amoy où la
peste faisait de nombreuses victimes. En dix jours il put
1. Annales de l'Institut Pasteur. Janvier 1897, p. 84.
AURONS-NOUS LA PESTE ? 225
traiter vingt-six malades, dont deux seulement moururent.
Il ne fallait que quelques heures pour voir disparaître les
symptômes les plus alarmants, surtout quand l'injection
était faite peu de temps après la première attaque de la
maladie. Il importe, en efl'et, d'intervenir aussi vite que
possible, parce que la peste dure peu et, si Tempoison-
nement est trop avancé, le sérum devient impuissant.
Quand il eut épuisé sa provision de sérum anli-pesteux,
M. Yersin dut quitter Amoy ; mais, on peut dire qu'il avait
fixé d'une manière définitive la thérapeutique de la peste.
tt Vingt-six cas, dit-il avec la modestie du vrai savant,
c'est peu assurément pour établir qu'un remède est spéci-
fique et efficace. J'en conviens facilement et je suis le
premier à déclarer qu'il faut de nouvelles expériences. Mais
si l'on considère que la peste est parmi les plus meurtrières
des maladies humaines, que tous ceux qui l'ont observée
estiment que la mortalité qu'elle cause n'est pas inférieure
à 80 p. 100 et que les patients que j'ai traités avaient pour la
plupart des symptômes très alarmants, ou conviendra que
nos vingt-six observations prennent une valeur parti-
culière » *.
Les nouvelles expériences, M. Yersin les fait actuellement
à Bombay sur une plus vaste échelle, et, comme nous Tavons
déjà dit, les journaux anglais annoncent que les effets de la
sérothérapie appliquée à la peste tiennent du merveilleux.
Ajoutons encore avec M. Yersin que, jusqu'ici, le sérum
anti-pesteux n'a été employé que dans le cas de maladie
confirmée. Mais il y a lieu de croire, d'après ce que l'on a
observé chez les animaux, qu'il serait plus efficace encore
pour prévenir la peste que pour la guérir. Nous ne tarde-
rons pas à connaître le résultat des expériences, qui seront
faites sûrement à Bombay, où l'épidémie sévit avec tant de
violence.
VI
Ainsi la microbiologie a mis aux mains de l'homme une
arme merveilleuse pour se défendre contre la peste. C'est
1. Annales de l'Institut Pasteur. Janvier 1897, p. 88.
LXXI. — 15
226 AURONS-NOUS LA PESTE ?
là une défense directe. Mais, la même science n'a pas
moins éclairé le champ assez obscur de la prophylaxie, en
fixant le caractère contagieux du fléau, son mode de trans-
mission et les circonstances qui favorisent ou qui arrêtent
son développement. Tous les conseils d'hygiène nationale
ou internationale, ont pu asseoir sur des bases rationnelles
leurs règlements et les mesures adoptées pour éloigner
Tépidémie.
S'il s'agit d'hygiène privée et publique, l'étiologie de la
peste, telle que nous l'ont révélée les disciples de Pasteur,
nous avertit que la question de race ne joue ici aucun rôle et
ne donne aucune immunité. Les blancs, les jaunes et les
noirs sont également accessibles à l'infection. Tout ce qui
peut aff'aiblir la résistance de l'organisme, comme la famine,
la disette, la mauvaise alimentation, la misère, la dépression
morale, exerce une influence fatale. L'encombrement faci-
lite l'expansion du fléau, en multipliant les surfaces de con-
tact, mais il ne le crée pas, comme il semble qu'on l'ait cru
autrefois. La malpropreté, surtout, favorise à la fois le dé-
veloppement des germes et leur dissémination. On com-
prend ainsi que la peste sévisse si souvent parmi les Chinois,
essentiellement réfractaires aux mesures d'hygiène et de dé-
sinfection. Aux Indes, la masse de la population indigène est
misérable et, comme l'a dit avec raison le D*" Francis, la
peste y trouve l'habitat qui lui convient. Les grandes villes,
telles que Bombay et Calcutta, conservent dans leur sein
d'abominables cloaques. Le lieutenant-gouverneur du Ben-
gale, sir A. Mackensie, s'en est vivement plaint dans un dis-
cours qui a produit une grande sensation. Il est allé jusqu'à
dire : « Il faut percer de larges voies à travers ces quartiers
et remplacer ces immondes porcheries (où, à la vérité, un porc
normalement constitué serait dans l'impossibilité de vivre) par
des habitations aérées et saines. » La famine venant s'ajouter
à ces déplorables conditions hygiéniques, il n'est pas éton-
nant que l'épidémie ravage Bombay, Kurrachee et Poonah.
Les conditions météorologiques favorables au développe-
ment de la peste ont cela de particulier que, s'il faut une
certaine élévation de température pour son éclosion, les
AURONS-NOUS LA PESTE ? 227
chaleurs élevées la contrarient, et généralement arrêtent sa
marche. Les recherches bactériologiques ont confirmé et
mis hors de doute ce fait de l'extinction de la peste à l'ap-
proche des grandes chaleurs. Pour l'Irak-Arabi, on a observé
qu'elle disparaissait avec une précision mathématique dès
que le thermoniètre marquait 45 ou 50*, c'est-à-dire vers la
fin de Juin. En 1812, ce fut pendant l'hiver que le fléau rava-
gea Gonstantinople. Il mourait jusqu'à deux mille personnes
par jour, et la neige était couverte de cadavres abandonnés
aux chiens. Voilà pourquoi la peste n'a pas de tendance à
descendre vers le Sud. Elle n'a jamais franchi l'équateuret
si, sur quelques points elle a dépassé le tropique Nord,
comme dans l'Assyr et le Yun-Nan, la latitude est largement
compensée par l'altitude de ces pays montagneux. Elle a une
prédilection pour la saison froide et les régions à tompéra-
ture modérée.
Il ne nous reste plus qu'à dire un mot sur ce qu'on pt-ul
appeler la prophylaxie nationale et internationale. M. Proust
et M. Monod ont fait l'un à l'Académie de médecine', l'autre
au nom du comité consultatif d'hygiène publique de France',
un rapport que nous allons résumer en quelques mots.
11 est incontestable que la peste à Bombay est une menace
pour l'Europe, et que les nations doivent mettre en œuvre
tous les moyens pour s'en défendre. Or le fléau, pour nous
atteindre, peut prendre soit la voie de terre, soit la voie <lc
mer, et peut-être toutes les deux à la fois. La défense, de
son côté, peut s'organiser sur trois points : à Bombay même,
pays de répidémie actuelle, aux frontières de l'Europe, et
aux frontières de France. Cela constitue comme trois Iign(>s
qu'il importe de ne point laisser franchir au fléau.
La première ligne, celle qui limite les contrées où sévit
actuellement la peste, exige, pour être protégée, des mesures
restrictives énergiques. Empêcher le départ des pèlerins des
Indes pour la Meccpie, arrêter l'embarquement de toute
personne suspecte, soumettre les voyageurs à un** visite et à
1. Académie de médecine. Séance du 26 Janvier 1897.
2. Journal Officiel. 1" Mars 1897.
228 AURONS-NOUS LA PESTE ?
une désinfection rigoureuse, voilà certes des mesures élé-
mentaires, réclamées, du reste, par les représentants des
puissances aux diverses conférences internationales d'hy-
ariène. Seuls les Anglais et les Turcs ont refusé de s'associer
à ces mesures, et leur étrange obstination est pour l'Europe
une perpétuelle menace d'invasion par les ports de l'Inde.
En quelques jours la peste peut être portée dans la mer
Rouge, au canal de Suez, en Egypte enfin, pour rayonner de
là sur tout le littoral méditerranéen.
La seconde ligne, si elle n'est pas défendue, ouvre à l'épi-
démie l'entrée de l'Europe par la voie de mer et par la voie
de terre. La mer Rouge et le golfe Persique lui permettent
d'atteindre, l'une la Méditerranée, l'autre la Mésopotamie,
la Syrie et la Perse, par l'Euphrate. De ces deux voies de
pénétration, celle de la mer Rouge est munie de lazarets, et
d'une série de postes secondaires, qui forment, comme l'a
dit M. Proust à l'Académie de médecine, « un filet gigan-
tesque, posé sur toute la côte Africaine d'Egypte, depuis
Bab-el-Mandeb jusqu'à Port-Saïd, dont les mailles ne doivent
rien laisser passer de suspect. » Mais il n'en est pas de
même sur le golfe Persique. Pour établir là le même réseau
protecteur, il fallait le concours de l'Angleterre, et l'entente
entre la Perse et la Turquie. Or, ni l'un ni l'autre n'ont été
jusqu'à ce jour pleinement obtenu. Et voilà comment les
frontières de la Russie et le littoral oriental de la Méditer-
ranée, demeurent exposés à l'invasion de la peste. Le
concert européen, qui s'occupe de tant d'intérêts, devrait
bien ne pas oublier celui-là.
Les voies de terre offrent, peut-être, un danger plus grand
que les voies maritimes, et leur protection présente des
difficultés encore plus sérieuses. La marche de l'épidémie
est lente, sans doute, jusqu'au moment où elle atteint les
points d'où partent les voies de communication rapide. Ces
voies sont le chemin de fer trancaspien et les bateaux à
vapeur de la mer Caspienne. Le gouvernement des Indes ne
défendant pas les points limitrophes de la frontière, le Tur-
kestan et l'Afghanistan étant incapables d'organiser une
défense efficace, c'est à la Russie qu'incombe la protection
de l'Europe contre la peste. Nous souhaitons que les
AURONS-NOUS LA PESTE ? 229
mesures prises tardent un peu moins que les réformes
imposées au grand Turc.
Quant à la troisième ligne de défense elle nous appartient
à nous seuls, puisque c'est notre frontière. Nous sommes
donc les maîtres sur ce terrain-, et nous pouvons prendre
toutes les mesures de protection qui paraîtront nécessaires,
ou seulement utiles.
Du côté de la mer, outre le règlement de police sanitaire
maritime de 1896, nous sommes protégés par trois décrets,
pris le 20 et le 28 janvier, et le 9 février de cette année, qui
règlent les conditions dans lesquelles certaines marchan-
dises seront prohibées et d'autres acceptées après examen
et désinfection. 11 faut croire que l'administration appli-
quera avec vigueur les règlements établis, et que l'intérêt
privé ne compromettra pas la santé publique, en se dérobant
aux exigences qui peuvent le gêner.
Du côté de nos frontières terrestres la iKlfiiM- iia pas
encore eu l'occasion de mettre en ligne ses moyens. L'Eu-
rope n'est pas envahie, et, si l'épidémie se déclare sur un
point de son territoire, on aura toujours le temps de fermer
les portes, et de faire bonne garde contre l'envahisseur.
Voilà où nous en sommes, en face d'une épidémie, qui,
si elle atteignait l'Europe, exercerait des ravages bien autre-
ment redoutables que la plus cruelle des guerres. Nul ne
peut dire ce qu'il adviendra de ce fléau qui décime les
Indes. Dans tous les cas, nous devons bénir la Providence
(|ui nous a mieux traités que nos pères, et ne nous a plus
condamnés, devant la peste, à une impuissance désespé-
rante. Et c'est encore à Pasteur, c'est-à-dire, à la science
qui croit en Dieu, que nous devons de connaître l'ennemi,
et d'être eflicacement armés pour le combattre.
H. MARTIN, S. J.
MISSIONS DES PERES JESUITES DE LA PROVINCE DE TOULOUSE
MADURÉ
UN COLLÈGE CATHOLIQUE DANS L'INDE ANGLAISE
Collège Saint Joseph, Trichinopoly, Novembre 1896.
Pour donner d'abord une idée générale du collège Saint-
Joseph, nous ne pouvons mieux faire que de transcrire un fragment
du dernier rapport présenté au Gouvernement par M. Duncan,
directeur de l'Instruction publique pour la présidence de Madras.
Nous l'empruntons à un article du Journal de l'Education, rédigé
par M. Hall, principal du Training Collège (Ecole normale) de
Madras. Avertissons que M. Duncan et M. Hall sont tous deux
indifférents en matière de religion.
Le collège semble en progrès sous tous les rapports. Les résultats
des examens, comparés à la moyenne des résultats obtenus dans la pré-
sidence, sont très satisfaisants. Pour le B. A. (baccalauréat ès-arts) 59
ont passé en anglais, sur 90 présentés ; pour la seconde langue, 48 sur
59 ; et en sciences, les succès atteignent 57, 3 0/0. En F. A. ^ 41 sur
70, dont 6 en première classe ; et en matriculation, le succès n'est pas
inférieur, 54 sur 94, avec 4 parmi les sept premiers. Sans aucun doute,
le mérite du personnel enseignant est suffisant pour expliquer de si
brillants succès. Le Collège Department compte 366 élèves et VUpper
Secondary 567. Il y a 9 professeurs européens ; et, parmi le personnel
indigène, 5 ont le degré de Licentiated in teaching (licencié en enseigne-
ment). En conséquence, le collège est très populaire, même parmi les
Brahmes. Un quart du nombre des étudiants vient du district de Tanjore,
bien que celui-ci possède déjà deux collèges, l'un à Kombakônam,
l'autre à Tanjore...
Il y a un établissement très important attaché au collège : c'est un
musée bâti aux frais en partie du collège, en partie du gouvernement.
1. First-arts. Ce terme et d'autres, difficiles à traduire en français, seront
expliqués un peu plus loin.
MADURE 231
Les Hostels (pensions) semblent bien fonctionner ; cependant il y a une
plainte permanente, c'est qu'on ne peut arriver à satisfaire les
élèves pour la nourriture et la cuisine. Un Technical Department
dépendant du collège, ne compte pas moins de 181 élèves, fils
d'employés, de marchands, d'artisans..., appartenant aux districts
circonvoisins. Sur ce nombre, 75 0/0 réussissent aux examens, et les
deux seuls candidats qui furent admis pour le télégraphe dans toute
la présidence, appartenaient à ce collège.
M. Duncan termine en offrant ses vives félicitations au P.
Recteur, au P. Préfet et aux professeurs, pour la bonne et
heureuse administration du collège pendant l'année écoulée.
Ce rapport est on ne peut plus flatteur. Ajoutons, comme
confirmation de ses éloges, que le gouvernement de Madras,
sur la recommandation du même M. Duncan, a accordé, en
juin 1896, à la mission catholique française du Maduré la
dispense des degrés universitaires et des examens pédagogi-
ques pour les professeurs jésuites de son collège de Trichi-
nopoly. Le même privilège a, du reste, été concédé en même
temps aux Jésuites de la province de Venise, desservant la
mission de Mangalore, pour leur collège de Saint-Louis de
Gonzague à Mangalore. Et cette double dispense a été insérée
dans le nouveau Règlement d'Éducation de la présidence de
Madras, avec des considérants très honorables pour la Com-
pagnie de Jésus.
En lisant le rapport du Directeur, on se sera demandé le sens
de certains mots tels que Collège Department, Upper Secondary,
Technical Department^ Hostels^ etc. Expliquons-les aussi claire-
ment et aussi brièvement que possible ; ce sera du reste une
introduction au système d'enseignement suivi au collège.
Le B. A. est le baccalauréat anglais ; on peut donc s'attendre
à y retrouver la diff'crence entre l'esprit anglais et l'esprit
français ; l'un aime l'analyse, l'autre la synthèse ; le premier
s'étend beaucoup sur les faits particuliers et vous laisse le
soin de résumer les données éparses et de généraliser ; le
français commence par peser les principes généraux et
s'occupe moins d'embrasser tous les faits et tous les cas par-
ticuliers. Conclusion : les programmes d'examen sont peut-
être à peu près aussi chargés en France qu'en Angleterre ;
232 MADURÉ
il y a néanmoins cette différence que dans l'examen anglais,
il faut être prêt à répondre dans le détail, ce qui demande
une préparatioa minutieuse ; de là surcroît de travail.
Le B. A. doit être précédé de deux ans de préparation
au moins ; et ce n'est pas trop, comme on peut s'en convaincre.
On doit préalablement avoir passé le F. A., examen qui exige
aussi deux ans de préparation. Le F. A. est à son tour précédé
de la matriculation, qui est comme l'entrée de la carrière
universitaire. D'où son nom de Entrance examination (examen
d'entrée). Trois ans d'études y préparent, correspondant à
trois classes qui sont, par ordre d'importance la quatrième,
la cinquième et la sixième ou matriculation, ou, comme nous
disons ici the 4*^*, 5^** anà 6*** forms.
Les classes de B. A. et de F. A. forment ce qu'on appelle le
Collège Department, la matriculation ou les deux classes anté-
rieures constituent le High School ou Upper Secondary, bien
que ces deux noms ne représentent pas identiquement la
même chose. Descendant jusqu'au bas de l'échelle, nous avons
la troisième, la seconde et la première, formant le Lower
Secondary, enfin l'école primaire et Yinfant School. Outre
cela, il y a en ville plusieurs petites succursales appelées
feeders, qui fournissent un certain contingent aux basses classes
du collège.
Le Technical Department, qui suggère le nom français d'école
des arts et métiers, est un département tout à fait distinct par
son fonctionnement et son personnel, bien qu'il relève direc-
tement du manager du collège. Nous allons revoir tous ces
différents départements un à un. ,
I. — Le B. A. renferme 3 parties, appelées les 3 branches :
1** anglais ; 2° seconde langue au choix ; 3" sciences.
L'anglais comprend : grammaire, littérature, composition,
traduction d'une autre langue et généralement sept auteurs.
La grammaire devrait plutôt être nommée philologie et
histoire de la langue anglaise, car l'examen ne porte ni sur
l'orthographe ni sur la construction d'une phrase, comme le nom
semblerait l'indiquer. Exemple : Rendez compte des lettres
soulignées dans les mots suivants : former, brother, slumber, etc.
Donnez l'historique, et le sens ancien et moderne des différentes
MADURÉ 233
terminaisons en ing. Quelle est la dérivation des mots suivants :
wizard... etc. ? A quelle époque tel et tel mot a-t-il été intro-
duit dans la langue anglaise ?..
En littérature, outre les noms et les dates qui ne sont
qu'affaire de mémoire, il faut pouvoir donner un résumé des
principaux ouvrages, critiquer, comparer leur mérite, rendre
compte de l'influence qu'un auteur a exercé sur son siècle,
etc. Les textes sont généralement au nombre de sept, trois
en poésie, quatre en prose.
L'examen sur toutes ces matières dure deux jours : la poésie
et la prose ont chacune un examen de trois heures, sur une
moyenne de dix questions, avec subdivisions ; grammaire et
littérature, trois heures; composition, deux heures; traduction,
une heure.
La seconde langue, quoique formant une branche séparée,
est moins importante, elle ne compte que pour le sixième du
B. A. L'université donne le choix entre sanscrit, tamoul et
autres langues indiennes, persan, arabe, grec, latin et français.
Le tamoul réunit la majorité des aspirants, le sanscrit un
peu moins que le tamoul. Le latin n'a guère d'autres dévots
que les catholiques, les Européens et les east-indiens. Les
hellénistes se comptent par un ou deux, quand il y en a. Les
programmes sont chargés comme partout.
Cette seconde branche est celle que le succès favorise le
plus, et cela surtout pour deux raisons : la première est que
c'est la branche la plus courte ; la seconde est que beaucoup
d'élèves apprennent leur traduction par cœur ; et cela leur
sufllit pour passer, sans qu'ils aient à se soucier fort du reste.
Mais la branche sans contredit la plus importante, est la
troisième, celle des sciences : elle constitue à elle seule la
moitié du B. A. On consacre à l'anglais une heure, et demie
de classe par jour; à la seconde langue une heure, et à la
troisième deux heures et demie.
L'université laisse le choix entre cinq sujets: 1. mathéma-
tiques ; 2. physique et chimie, ou chimie et physique, la chi-
mie étant secondaire dans un cas et la physique dans l'autre ;
3. Biologie ; 4. Philosophie ; 5. Histoire.
Vous avez peut-être déjà entendu dire que les Indiens ont
234 MADURE
une aptitude marquée pour les mathématiques. C'est vrai,
mais il faut s'entendre. D'abord il ne faut pas conclure que
cette aptitude se rencontre chez tous, ni que tous ceux qui la
possèdent soient des Archimède ou des Newton ; il s'en faut
bien. Ce qu'on doit entendre par là, c'est qu'en général les^
Indiens ont une grande facilité pour s'assimiler le sujet et
surtout pour faire des problèmes ; il y en a qui sont de véri-
tables machines à problèmes.
Il y en a certainement qui sont remarquables comme mathé-
maticiens ; mais même ceux-là sont encore un peu superficiels,
comparés aux Européens. De fait, l'européen étudie avec un
but en vue ; il se prépare à une carrière ; il pose les fonde-
ments de son avenir. L'Indien n'étudie pas pour se préparer
à une carrière ; les carrières ne sont pas nombreuses dans
ce pays ; l'armée, la marine, les diverses industries modernes
n'existent pas pour lui ; il n'y a guère que 1' « art de l'ingé-
nieur » engeneeringy qui réussisse à attirer quelques étudiants
de mathématiques. Ainsi, un jeune homme choisit la branche
dans laquelle il espère réussir le mieux et l'on voit de
curieux phénomènes : par exemple, un bachelier en mathé-
matiques entrer à l'école de droit ; un bachelier en histoire
s'engager dans le département des forêts, etc. L'étudiant n'a
donc pas à cœur de faire une étude approfondie du sujet
qu'il choisit ; il lui suflit d'en savoir assez pour réussir à
l'examen ; voire au premier rang, pour la gloire. C'est là une
des raisons qui expliquent la stérilité de ces études si longues
et des qualités intellectuelles des Indiens.
Un exemple entre autres de cette facilité dont je parle. Dans
l'âge héroïque, où les aspirants professeurs de la Compagnie de
Jésus' avaient à passer les examens universitaires, ils allaient en
classe s'asseoir à côté des petits bambins de 14 ou 15 ans ou
moins, en matriculatîon. Le professeur dicte un problème. Après
une minute ou une minute et demie, le professeur demande : qui
a fini ? Aussitôt 10, 15, 20, bras se lèvent, en même temps que
les têtes se tournent et que les yeux se dirigent vers les Fathers
« les pères » ; les voisins jettent un regard sur leurs cahiers
pour voir ce qu'ils ayaient écrit. Les pauvres Fathers en
étaient souvent encore a se demander par quel bout il fallait
prendre le problème.
MADURÉ 235
Cette facilité se trouve assez communément dans l'examen
du B. A. Chaque année, parmi ceux qui sont admis, il y en a en
moyenne deux ou trois en première classe, c'est-à-dire qui
obtiennent au moins 7 1/2 des points ; une trentaine en
seconde classe, c'est-à-dire qui gagnent environ la moitié, et
autant qui en obtiennent au moins un tiers. En tout, plus de
la moitié des candidats réussissent.
La physique est une branche très populaire chez nos
étudiants, non pas qu'ils y soient portés par leur esprit
pratique ; mais c'est peut-être celle où on passe le plus
facilement.
La philosophie a trois subdivisions :
1° Logique déductive et inductive, avec un programme très
développé ;
2* Psychologie avec deux appendices. L'appendice prélimi-
naire est une étude détaillée des systèmes musculaires et
nerveux, et spécialement du cerveau. De là on passe à la
psychologie des phénomènes, et par manière de corollaire, à
la discussion des rapports entre les phénomènes physiologiques
et psychologiques, l'âme et le corps. Le second appendice,
qui suit la psychologie, porte le nom de philosophie générale,
inventé pour éviter le nom de métaphysique. Sous ce titre
donc sont à discuter les opinions principales sur l'origine des
idées, la perception des objets extérieurs et la valeur objective
de ces perceptions, enfin sur la question de l'absolu.
Ce dernier terme est encore un déguisement sous le couvert
duquel on fait entrer la théologie dans le programme sans
la nommer (théologie naturelle). Cette dernière question se
divise en deux parties : 1* prouver qu'il est possible de
concevoir un être absolu et infini avec les perfections qu'il
suppose, sans qu'il y «it contradiction entre ses divers attri-
buts ; 2° discuter les preuves de son existence, ainsi que les
critiques de ces preuves.
3* Ethique ou théorie de la morale, comprenant les fonde-
ments de la morale, le bien, le devoir, la responsabilité, la
relation de la morale avec Dieu et la religion.
Outre cela, on donne chaque année deux sujets historiques
spéciaux, l'un sur la psychologie ou philosophie générale, l'autre
236 MADURE
sur la morale. C'est une théorie ou une comparaison critique
des théories sur un point spécial. Par exemple, cette année,
il faut comparer et critiquer les diverses théories de Berkeley, de
Hume, de Kant, sur les perceptions, et exposer l'épicurisme.
Le programme est passablement vaste ; on songe encore
à l'élargir, en y introduisant une étude spéciale de la méta-
physique, de la nature et de la destinée de l'âme et la
théologie naturelle, autant dé questions traitées déjà maintenant
il est vrai, mais plutôt par manière de simples corollaires.
Avec deux heures et demie de classe par jour pendant deux
ans, il semble qu'on pourrait faire une bonne philosophie, salu-
taire pour nos Indiens. Mais il n'en est pas de la philosophie
comme des mathématiques. Elle touche à des questions plus
intimes; elle a contre elle tout un autre genre d'obstacles et de
préjugés. Evidence et conviction sont deux; c'est un fait qu'on
touche du doigt ici; on voit la vérité, on ne peut y échapper;
cependant la volonté reste indécise; si elle admet la vérité, elle
se refuse à nier son contraire. Cela semble une contradic-
tion et cependant c'est un fait. D'ailleurs, cela n'étonne plus
quand on a pénétré la perversité intellectuelle et morale,
que produisent une religion toute sensuelle et une littéra-
ture d'où le bon sens paraît banni et où règne à la place
l'imagination la plus dévergondée. Ajoutez à cela la peur de
la vérité, une peur qui croît à mesure que la vérité se fait
jour, et vous pourrez vous expliquer cette force de volonté
pour persévérer dans l'erreur.
Aussi, le plus prudent pour un professeur de philosophie
en ce pays, est de faire sortir un système de philosophie
de ce qu'admettent même les auteurs de fausses théories;
de l'offrir comme seul moyen d'éviter les contradictions ou
d'expliquer les faits évidents de l'expérience ; et cela sans
insister sur les conséquences, comme si on ne pouvait passer
outre sans que les élèves admettent au préalable la fausseté
de telle et telle opinion qui leur est chère. Ils sont assez
fins d'ailleurs pour comprendre souvent que le mieux pour
eux, s'ils ne veulent pas accepter une conclusion, est de se
taire et d'être reconnaissants à leur professeur de ce qu'il
n'insiste pas davantage. De cette façon, leur esprit de
contradiction est moins porté à réagir et, sans qu'ils s'en
MADURE 237
aperçoivent, ils avalent bien des vérités qui, tôt ou tard,
porteront leurs fruits.
La cinquième et dernière branche, l'histoire, comprend
aussi trois parties :
1" Histoire proprement dite, c'est-à-dire l'histoire de
l'Inde, l'histoire d'Angleterre et une période de l'histoire
d'Furope désignée par l'Université;
2° Science politique, embrassant la théorie de l'origine et
de la fin de l'état social, et la critique historique des
diverses formes de société. On y fait entrer aussi l'éco-
nomie politique, traitée au point de vue théorique surtout,
mais assez en détail;
3" Deux sujets spéciaux qui seront le plus souvent choi-
sis parmi les suivants : Origine du droit d'après Maine;
ethnologie (origine, classification, distribution et histoire dos
diverses races); philologie (origine et développement du lan-
gage ; phonologie, classification des langues; étymologie, origine
des diverses parties du langage).
II. — Voilà un bien long aperçu sur le B. A. Nous ne nous
étendrons pas autant sur le F. A. ; ce n'est du reste qu'un
examen préparatoire au B. A., il a donc moins d'impor-
tance. En voici le programme : 1° Anglais : trois auteurs,
quelquefois quatre ou cinq, prose et poésie, grammaire, com-
position, traduction; 2° seconde langue au choix : deux ou
trois auteurs, grammaire; 3° mathématiques ; géométrie,
algèbre jusqu'au binôme de Newton, trigonométrie plane jus-
qu'à l'aire du cercle, et les rayons des cercles inscrits, etc. ;
4" Physiologie : squelette, organes et sens avec leurs fonc-
tions, de manière à donner une bonne idée de la machine
humaine; ou bien physiographie; cléments de géologie, cos-
mogonie, météorologie, etc. ; 5" Histoire romaine et histoire
frrpcquc.
m. — La matriculation qui précède le F. A. comprend à son
tour : anglais, mathématiques (arithmétique et éléments d'algèbre
et de géométrie), éléments de physique et de chimie, histoire
d'Angleterre, histoire de l'Inde et géographie.
238 MADURE
Avant de quitter ce collège, nous devrions ajouter un mot
sur les laboratoires de physique et de chimie, sur le musée, la
bibliothèque, etc. Pour être bref, il suffira de dire que les
visiteurs sont agréablement surpris de rencontrer tant de
choses. Nous entendons invariablement se renouveler les inter-
jections : « On ne s'attendrait pas à cela. — C'est mieux que
nos Facultés. — Il faudrait deux jours pour visiter tout cela,
etc. » Ces phrases pourraient être accompagnées des noms de
leurs auteurs.
Le musée possède de bonnes collections de papillons, coléop-
tères, arachnides, serpents, hyménoptères, coquillages, etc., et
divers spécimens intéressants dans d'autres genres ; en outre,
un rucher, où l'on a réussi, non sans peine, à garder des
abeilles du pays ; enfin, un jeune boa vivant (huit pieds de
long), qui de la meilleure grâce du monde, pour faire plaisir
aux visiteurs, consent à engloutir un lapin, etc., etc.
La bibliothèque des élèves renferme environ 4,000 volumes,
sur les différentes matières qu'on enseigne dans les divers
cours. L'abonnement est d'une roupie et demie par an; c'est la
science à bon marché.
Un mot sur le « Technical Department w. On y enseigne la
télégraphie, la sténographie, le dessin, la comptabilité, l'im-
primerie, etc., etc. Les maîtres sont des laïques.
Les Hostels sont des espèces de pensions, où les païens
reçoivent le logement et la nourriture ; nous avons des hostels
pour chacune des différentes castes et divisions de castes,
pourvu qu'il y ait un nombre suffisant d'élèves. Le tout est
sous la haute direction du P. Préfet, mais le pouvoir exécutif
est surtout entre les mains d'un Brahme qui se trouve dans
l'heureuse nécessité d'être honnête et sur lequel on peut
compter.
Vous demanderez peut-être quel esprit règne parmi un si
grand nombre d'élèves païens. Grâces à Dieu, on peut dire
qu'il est bon ; depuis bien des années (1888), le gouvernement
du collège n'a pas offert de difficultés à ce point de vue. Les
relations extérieures sont correctes. Même h l'époque des
conversions de brahmes, alors que les païens, en ville et
MADURE 239
ailleurs, étaient furieux, nos élèves ne bougèrent pas ; la sur-
face resta calme comme à l'ordinaire. De là à la conversion, il
y a encore bien du chemin. Mais avant de penser à la conver-
sion, il faut avoir avec eux de bonnes relations et gagner
leurs bonnes grâces. Les résultats seraient plus satisfaisants, si
on pouvait mettre des religieux comme professeurs dans toutes
les basses classes ; car les enfants, même païens, s'attachent
facilement à leurs maîtres, l'expérience le preuve, et on peut
aisément les corriger de leurs défauts et des préjugés qui sont
les plus grands obstacles à la grâce.
F. B., S. J.
REVUE DES PÉRIODIQUES
'questions de théologie
La Condamnation des Ordres Anglicans et la Presse Anglaise.
— Assez de travaux ont paru sur la grave controverse tranchée
définitivement par la bulle Apostolicse curae du 13 Septembre
1896, pour qu'il soit inutile de revenir sur le fond même de la
question ; mais il peut être utile de résumer l'attitude des par-
ties intéressées en face de cette décision finale du Pontife romain :
« Nous prononçons et déclarons que les ordinations anglicanes
conférées selon le rite anglican, ont été et sont absolument inçali-
des et entièrement nulles. »
I. — L'attitude des vrais fidèles ne pouvait être douteuse. Les
revues catholiques qui avaient pris part à la lutte, ont salué le
document pontifical avec joie et reconnaissance, en répétant le
vieil adage : Roma locuta est, causa finita est. Plusieurs ont pu
se féliciter de retrouver dans la bulle Apostolicse curse la consé-
cration des raisons qui leur avaient paru vraiment concluantes
contre la validité des ordres anglicans. *
Grande surtout a été la consolation des catholiques anglais ;
ils avaient lutté avec une conviction sincère et une vigoureuse per-
sévérance pour ce qu'ils regardaient comme la vérité, accusés ce-
pendant de parti pris et d'égoïsme confessionnel par leurs
nombreux adversaires ; enfin le chef a parlé et vengé ses sol-
dats, ils n'avaient pas fait fausse route. Et l'on comprend ces
lignes du Tablet (26 Septembre 1896, p. 484) :
En présence de ce décret du Saint Siège, notre premier devoir est
de manifester l'expression de notre filiale reconnaissance envers le
vicaire du Christ pour le zèle paternel avec lequel il a daigné entre-
1. Citons, entre autres, The Month, octobre 1896, p. 153-156; les Études,
décembre 1896, p. 651 ; Zeitschrift fur KathoUsche Théologie (d'Innsbruck)
I. Quartalheft, 1897, p. 198-200.
REVUE DES PERIODIQUES 241
prendre de résoudre une affaire si grave et d'une si haute portée ; pour
le soin consciencieux et la perfection qu'il a mis à l'examiner ; pour
la charité et l'équité dont il a fait preuve dans tout le cours du débat ;
enfin, et surtout, pour la sincérité de vue vraiment apostolique et l'ad-
mirable clarté avec laquelle il a donné aa monde son jugement suprême
et définitif. Nous avons confiance que notre gratitude envers le Saint
Père pour la solution dune question si compliquée, sera partagée non
seulement par les catholiques d'Angleterre et des pays de langue an-
glaise, mais encore, dans une certaine mesure, par tout l'univers
catholique.
Deux jours plus tard, le congrès catholique réuni à Hanley
sous la présidence du Cardinal Vaughan, faisait écho en émettant,
aux acclamations unanimes des assistants, un vote d'actions de
grâces au Souverain Pontife.
II. — Le jugement de Rome ne pouvait trouver le ni6me accueil,
joyeux et unanime, chez nos frères séparés. Toutefois, chose
remarquable, la grande majorité de la presse anglicane a reconnu
dans la décision de Léon XIII un acte de haute dignité, de par-
faite franchise et de pure Iogi(}ue catholique. Nous choisissons
à dessein nos exemples parmi des revues ou des journaux de
nuances fort diverses.
Voici comment une feuille, qui peut nous représenter à peu
près indifféremment l'attitude des Dissidents ou \on-conformistes
et celle des anglicans de la Basse Eglise, ' The Heview of
1. On peut lire, & l'appai de notre assertion, deux articles très caractë»
ristiqucs, traduits par le R. P. Ragcy à propos de l'Anfçlo-Catho-
licisme, (.Science Catholique, 15 Février 1897, pp. 201-208). Le premier
tiré de la feuille protestante The Indépendant and Non-eonformiat, est une
conversation fictive, roai» tré^s humoristique, entre un clerg^'man de la Haute
Église et un laïque de la Ban^c Église ; celui-ci se permet des questions de
ce g^nre : « Mais qu'est-ce qu'on aurait gagne si le Pape avait reconnu la
validité de nos ordres ?.. Et si, en lin de compte, il se trouve que l'ordina»
tion de Parker est invalide, qu'est-ce que cela fait ?... » Le second article est
du Rév. Fillingham, curé de Hexton, dans la revue The Echo, di^cembre
1896. Yoici des idées-spécimens : n Tout naturellement, pour nous protestants,
la question n'a aucune importance. Nous ne croyons pas posséder des or-
dres dans le sens catholique... La première question à se poser est celle-ci :
les fondateurs de l'Église d'Angleterre étaient-ils vraisemblablement hom-
mes à s'inquiéter de la conservation des ordres ? Certainement non. Ils pa-
raissent s'ôtrc donné beaucoup de peine pour se débarrasser de l'idée de
prêtre et de sacrifice. »
LXXI. — 16
242 REVUE DES PÉRIODIQUES
Reviews, accueillait la bulle pontificale dans son numéro du 15
octobre (p. 292-293) :
Si jamais un solide protestant évangélique a dû se sentir disposé à
crier : « Vive le Pape, » c'est assurément en lisant la lettre du Pape sur
les ordinations anglicanes. En même temps, à moins qu'un protestant
évangélique ne soit plus insensible que ne l'est le commun des mortels,
il a dû éprouver une vive angoisse à la pensée de l'amère déception
que la bulle a causée à Lord Halifax et à toutes ces excellentes gens,
victimes de leurs illusions, qui vont, acteurs d'une vaine parade, con-
sumant leur vie à chercher à se convaincre et à convaincre tout le monde
que la Réforme, en Angleterre, n'avait rien moins en vue qu'une rupture
avec Rome. Le Pape en homme honnête et courageux et qui comprend
très bien sa position, a mis le pied sur toutes ces absurdités avec une
fermeté inexorable et absolue. Nul ne peut lire sans admiration cette
bulle où il retrace avec une logique calme et inflexible les phases di-
verses de la séparation de l'Eglise anglicane d'avec la communion de
Rome. Si l'association formée en vue de soutenir l'Eglise anglicane
(Church Association) existe encore et si elle a vraiment l'intelligence
de ses intérêts, elle devrait réimprimer cette bulle sur les ordres an-
glicans et la répandre à profusion dans toutes les paroisses où le pas-
teur manifeste des tendances à se rapprocher de Rome. Ce serait,
naturellement, une chose grande et très désirable que Romains, An-
glais et Grecs s'accordassent à ne former qu'un seul bercail et à recons-
tituer l'unité de la chrétienté. Mais c'est folie de prétendre que les
choses sont ce qu'elles ne sont point, et le premier pas à faire vers
une entente vraie et efficace, — appelez-la modus vivendi ou de quelque
nom qu'il vous plaira, — c'est que chaque communauté sache exacte-
ment sur quel terrain elle se trouve et qu'elle ne se flatte pas d'une iden-
tité illusoire avec d'autres communions. La mission de Lord Halifax au
Vatican n'a été que la dernière d'une longue série de démarches, toutes,
destinées à démontrer que cette union avec l'Eglise romaine était au
moins commencée. Mais le Pape, lui du moins, a pris à l'égard de la
Réforme une attitude plus loyale que celle d'un grand nombre de Ré-
formés. Il signale les changements qu'on a faits au Prayer-Boock, à
l'époque de la Réforme ; il insiste sur la signification de ces change-
ments, et affirme de nouveau, de la manière la plus intransigeante, le
jugement antérieurement prononcé par le Vatican, que les ordres an-
glicans sont absolument et complètement nuls et sans effet. Au point
de vue de l'Eglise latine, les saints ordres si vantés du clergé angli-
can, n'ont pas plus de valeur que n'en ont les « ordres » quels qu'ils
soient, de n'importe quel prédicateur dissident d'Angleterre.
QUESTIONS DE THEOLOGIE 243
Voilà, il faut l'avouer, un langage net. Les dissidents n'en
ont pas eu le privilège ; il s'est retrouvé dans la grande presse
anglicane « séculière », nous voulons dire ces grands Journaux
qui, tout en se rattachant à l'Eglise établie, gardent une certaine
indépendance à l'égard des partis et peuvent à ce titre nous
donner la note à peu près dominante de \ Eglise large. Tel, et
en première ligne, le Times, dans ses numéros des 19 et 21
Septembre, dont nous extrayons ces passages significatifs :
Elles sont enfin venues du Vatican les lettres apostoliques sur la
question si agitée de la validité ou non-validité des ordres anglican^;.
On n'y a mis aucune précipitation. Sous la direction du Pape, on a
soumis les points essentiels de la question à une étude longue et à un
minutieux examen, et le résultat cest que le Pape se trouve autorisé à
confirmer tous les décrets de ses prédécesseurs, et, en les renouve-
lant de sa propre autorité, à proclamer absolument invalides les ordi-
nations faites selon le rite anglican... Si les lettres apostoliques du
Pape ne servent qu'à mettre fin à des espérances illusoires et à clore
une discussion qu'il eût été mieux de ne jamais soulever, elles n'au-
ront pas été sans utilité. Le parti qui a fait écrire ces lettres, aura
appris, mais trop tard, la sagesse du vieux proverbe : Xe réveillez pas
le chat qui dort Mais nous n'en sopimes pas moins reconnaissants
au Pape d'avoir si clairement défini sa propre position et celle de
l'Église anglicane, et cela dans un langage tel qu 'aucun parti dans
l'Église ne pourra plus jamais alléguer de malentendu ou de fausse
interprétation Désormais il apparaît évident que quiconque veut
être catholique et avoir les sacrements, tels que les catholiques les
entendent, avec tous les pouvoirs surnaturels du sacerdoce, doit s'unir
et se soumettre à Rome. La voie moyenne inventée par les uns, et
l'union rêvée par les autres sans la soumission à la juridiction de
Rome, sont choses mises au rebut. Tant mieux ! Nous autres Anglais
nous n'avons jamais prétendu avoir des ordres valides dans le sens du
Pape, c'est-à-dire, tels qu'ils confèrent les pouvoirs mystérieux du
sacerdoce catholique. Nous restons donc ce que nous étions
Terminons cette première série de témoignages par une cita-
tion empruntée k la Revue The Rock ' , organe de l'école éras-
tienne, qui compte tant d'adhérents dans la Haute-Église elle-
même :
Le Pape a parlé sur la question des ordinations anglicanes avec une
1. The Roci, 25 Septembre 1696, Article « Poor Lord Halifax ! »
244 REVUE DES PÉRIODIQUES
promptitude et une résolution auxquelles beaucoup ne s'attendaient
point. ... Nous sommes pleinement d'accord avec le Pape en cette
matière, et nous pouvons souscrire à presque tous ses arguments. Ce
que nous avons toujours soutenu, en effet, c'est qu'avec la Réforme les
chefs de l'Église d'Angleterre se sont séparés de propos délibéré et
effectivement de l'Eglise de Rome ; ils ont répudié son enseignement
sur le sacerdoce et sur l'épiscopat ; et en conséquence ils n'ont jamais
eu dans les ordinations l'intention de conférer un « sacerdotium »,
puisqu'ils regardaient le sacerdotalisme comme une injure faite au
sacerdoce du Christ, sans fondement dans l'Ecriture, en contradiction
avec toutes les doctrines capitales de l'Evangile.
m. — Ces exemples suflîsent pour indiquer l'attitude de la
majorité de la presse anglaise. Du reste, dans un article polé-
mico-critique paru dans la Contemporanj Review, Décembre
1896, sous ce titre : The Sources ofthe Bull, le Rév. T. A. Laeey
constatait lui-même tout d'abord ce fait, que la condamnation
pontificale des ordinations anglicanes avait été accueillie par un
concert général d'applaudissements, « with a gênerai murmur
of complacency ». Toutefois, ajoutait-il, « une petite minorité a
exprimé sa surprise et son désappointement». Cette minorité,
on le devine, c'est principalement cette fraction distinguée de la
Haute-Église, dont les convictions et les espérances étaient pro-
prement en jeu dans cette grave question de la validité des
ordres anglicans, et qu'on désigne souvent sous le nom d'anglo-
catholicisme.
Que le coup ait été rudement senti, rien d'étonnant ; avec la
bulle Apostolicse curse, c'était non seulement la désillusion, mais
encore l'évanouissement d'un beau rêve, le rêve de Vunion en
corps de l'Église anglicane à l'Eglise romaine. « Qui peut douter,
avait dit lord Halifax dans une assemblée de VEnglish Church
Union tenue à Londres, le 20 avril 1896, qui peut douter que, si
comme conséquence d'un entier examen des faits, l'Église
romaine allait reconnaître l'injustice dont elle a été coupable, et
admettre la validité de nos ordres, un grand obstacle à la réu-
nion serait enlevé ? » Et plus récemment, dans une assemblée
de la même société, au mois de juillet, après avoir fait remarquer
que les deux questions sur lesquelles il est le plus difficile aux
anglicans de s'entendre avec les catholiques, sont celles de la
validité des ordinations anglicanes et celles des prétentions du
QUESTIONS DE THÉOLOGIE 245
Pape, le Rév. P. W. Puller s'exprimait ainsi : « Pour ce qui
touche à la première de ces questions, le Pape et les cardinaux
sont occupés en ce moment à l'examiner. Personne ne sait quelle
sera leur décision. Sans aucun doute, si jamais il y a une réu-
nion en corps, la Cour de Rome devra être arrivée à reconnaître
que nos ordres sont valides. Si elle ne peut en conscience arri-
ver à cette conclusion, alors il ne peut plus être question d'union
en corps. Au moins telle est mon opinion... Pour moi je ne
pense pas que Rome décide contre nous. Tout naturellement, si
elle le fait, ce sera la fin de la réunion en corps. «
Rome décidant comme elle l'a fait, la conséquence est claire ;
le rêve si longtemps caressé de la réunion en corps disparaissait.
Le froissement, le mécontentement était inévitable, et naturelle-
ment il s'est produit. Mais on pouvait espérer que les mêmes
hommes^ qui peu de temps auparavant proclamaient si haut la
sagesse, la sincérité, l'esprit large et l'indépendance de caractère
de Léon XIII, garderaient dans l'expression de leurs regrets
cette courtoisie dont le Souverain Pontife lui-même faisait honneur
à la nation anglaise au début de la lettre Apostolicse curie. En
a-t-il été ainsi ? Nous voudrions pouvoir l'affirmer, mais les faits
sont là : New^man, s'il eût vécu, aurait peut-être pu rééditer son
joli mot à l'auteur de YEirenicon : « Excusez moi ; votre branche
d'olivier, vous la lancez comme une charge de catapulte. « Qu'on
en juge plutôt par le ton des deux grands organes de l'anglo-
catholicisme, le Church Times et le Guardian.
Le premier, dans son numéro du 25 septembre, s'expiiiiuiil
ainsi :
Ceux qui dans tout le cours de ce récent mouvement vers la réuniem
ont constamment cru que la diplomatie rusée de la Cour Romaine ne
faisait qu'exploiter les espérances du clergé anglais et de quelques
ecclésiastiques français, peuvent maintenant se féficiter de leur
perspicacité.
Le ton du Guardian^ 25 Novembre, était encore plus expressif :
C'est un sentiment traditionnel parmi nous que Rome ne va jamais
droit, n'est jamais sincère, mais qu'elle ourdit sans cesse des complot.»
et prépare ses plans dans l'ombre. La «Bulle et l'histoire de ses
préliminaires donneront une nouvelle force à cette défiance. Le Pape»
246 REVUE DES PÉRIODIQUES
dans un document officiel, s'adresse au peuple anglais avec des paroles
de paix, de bonté et de sympathie, et l'exhorte simplement à la prière et
au désir de l'unité. Cette lettre est suivie d'une autre qui indique, dans
un langage clair et modéré, quelles doivent être, au point de vue papal,
les conditions de l'unité. Puis soudain, paraît une bulle flétrissant, en
pratique, les membres du clergé anglican comme des imposteurs.
Quest-ce que tout cela veut dire ? Les prémisses ne semblent pas
conduire à la conclusion. Le ton doux et modéré des deux premiers
documents était-il simplement un biais pour nous empêcher de nous
tenir sur nos gardes, afin que le coup qu'on se proposait de porter en
face pût produire un plus grand effet ? On voudrait ne pas le penser ;
mais si les faits ne signifient pas cela, que signifient-ils ?
Voilà donc Léon XIII travesti en un Machiavel de haute taille.
Dans la réunion annuelle de VEnglish Chiirch Union, tenue à
Shrewsbury les 5 et 6 octobre, les plus hautes personnalités du
parti nous l'ont présenté à leur tour comme un diplomate, mais
d'allure moins imposante, commençant d'abord de bonne foi et
avec des intentions conciliantes, puis se laissant enfin dominer
par le parti anglo-romain et cédant ainsi à une politique de
mauvais aloi, dans le but de favoriser les conversions individuelles
et de rendre meilleure la position de l'Eglise catholique romaine
en Angleterre, au détriment de l'établissement anglican.
Après avoir encouragé l'œuvre bénie de ceux qui cherchaient l'union
en corps, Léon XIII a fini par céder aux traditions du Saint Office et
aux représentations de ceux qui considèrent « l'union en corps comme
un piège du démon. » Les motifs cachés derrière la Bulle sont apparents.
Le Mémorandum présenté au Pape par Dom Gasquet et le chanoine
Moyes, publié dans le Guardian et dans le Church Times \ les discours
du cardinal Vaughan, et les préparatifs faits en vue de la moisson de
convertis qu'on attend comme un conséquence de la Bulle, parlent
d'eux mêmes.
Ainsi s'exprimait Lord Halifax lui-même, et l'archevêque
d'York complétait sa pensée.
1. Ce « Mémorandum » n'était qu'une réponse « Riposta », destinée à
redresser les assertions inexactes d'un mémoire : De re anglicana, composé
par le Rév. Lacey et répandu secrètement parmi les cardinaux dans le but
d'obtenir une décision favorable à la validité des ordres anglicans. Le R. P.
Ragey donne l'histoire de ce Mémorandum, qu'il ne faut pas lire seulement
dans les revues anglicanes. [Science catholique, 15 Janvier 1897, pp. 135-138.
QUESTIONS DE THEOLOGIE 247
La voix se fait entendre de Rome, mais elle vient d'Angleterre. La
source de son inspiration, ainsi que certaine partie de son expression
actuelle, se fait assez reconnaître grâce aux documents qui sont en ce
moment en cours de publication et qui ont été envoyés au Pape par les
catholiques Romains d'Angleterre, afin de l'influencer dans son juge-
ment sur la question Il est aisé de comprendre que la situation des
catholiques en Angleterre appelait une déclaration du genre de celle
contenue dans la lettre du Pape. Elle a été écrite dans l'intérêt de ceux
qui, pendant les cinquante dernières années, ont créé un schisme
Romain dans le royaume d'Angleterre. Une reconnaissance quelconque
des ordres anglicans aurait établi la position anglicane, et par voie de
conséquence enlevé le prétexte dont se couvre l'intrusion Romaine'.
Quant à la Bulle prise en elle-même, on l'a représentée comme
un document superficiel, ressassant de vieux arguments sans
tenir compte des nouvelles positions de TEglise anglicane, esqui-
vant les vraies difTicultés, comme sont celles qu'on tire des an-
ciennes formes sacramentelles ou des ordinations éthiopiennes,
renfermant des choses insoutenables, en un mot, vrai désastre
pour l'infaillibilité papale.
Heureusement pour nous, a dit l'archevêque d'York dans son discours
de Shrewsbury, le Pape n'a pas seulement donné sa dérision, il a donné
aussi ses raisons. Il y en a qu'on hésite à prendre au sérieux, tant elles
sont susceptibles d'une réfutation immédiate. On trouverait à peine
dans la lettre pontificale un argument, une supposition, auxquels on ne
puisse opposer positivement la Sainte Écriture et l'Église primitive.
Ces raisons ont été discréditées par les théologiens de l'Église Romaine
elle-même.
Même appréciation de la part de l'archevêque de Cantorbéry,
le D' Benson, [The Times, october 22) :
Cette fois, heureusement, l'infaillibilité s'est aventurée à donner des
raisons. Mais le sujet des Ordres, nécessaires qu'ils sont i une Église
parfaitement constituée, a été examiné en Angleterre avec un soin
aussi jaloux qu'à Rome, et avec une plus grande connaissance des faits.
1. On serait étonne de rencontrer dea insinuations du même genre dans
un article de la Contemporary lieview (décembre 1896), intitulé : The Policy
ofthc Bull, et signé : Catholicus, si le fond des idées et le style ne rappelaient
l'auteur des articles médiocrement catholiques, parus il y a deux ans dans la
même revue, sur la « Politique u de Léon XIII.
248 REVUE DES PÉRIODIQUES
Jusqu'à ces derniers temps, des autorités de son parti ont, en tout cas,
enseigné des fables simplement ridicules au sujet des Ordres angli-
cans, et le dernier document papal laisse voir des ignorances dont les
savants et les critiques catholiques sont aussi bien au fait que nous-
mêmes.
Ces récriminations restent dans le vague. L'article du Rév.
T. A. Lacey entre dans quelques détails. A ses yeux, la Bulle
ne porte pas ces marques d'étude soigneuse et approfondie qu'on
était en droit d'attendre. L'argument historùpie contient des
« bévues «, inconcevables dans un document de ce genre l. Du
reste, la sentence de Léon XllI n'est qu'une réédition de la dé-
cision donnée par Clément XI, en 1704, dans le cas de Gordon.
Dès lors, à quoi bon une nouvelle enquête? Et quelle est la
valeur réelle de cette ancienne décision, dont les motifs sont
imparfaitement connus, qui semble même impliquer des erreurs
de fait, comme celle qui consisterait à prendre pour la forme
anglicane les seules paroles : Receive the Holy Ghost P — L'ar-
gument théologique, apporté par Léon XIII, n'est pas mieux
accueilli que l'argument historique. L'auteur de l'article le trouve
« très nébuleux. Ses défenseurs ne sont pas sûrs de ce qu'il
1. « The historical argument conisXns extraordinary hlunderSfSXiTXey oni of
place in the finished vvork of experts ». Comme exemple de ces « bévues
extraordinaires », l'auteur cite, dans le cours de son article, cette assertion
de la Bulle relative à la sentence donnée par la Suprema et Clément XI lui-
même, l'an 1704, en la cause de Gordon: « Cette sentence, il importe de le
remarquer, ne s'appuie pas non plus sur le défaut de tradition des instru-
ments : auquel cas il était prescrit par la coutume que l'ordination fût
conférée sub conditione. » Et le critique de s'écrier : Mais, comment une
telle réordination aurait-elle été prescrite yjor la coutume en 1704, puisque
la coutume en question n'existait pas encore à cette époque? Benoît XIV,
autorité classique en cette matière, lui assigne pour origine une résolution
de la Sacrée Congrégation du Concile qui fut adoptée, dit«il, « priusquara
huic operi extremam manum admoveremus ». Ce qui donne, comme date,
l'espace de temps compris entre 1731 et 1740. {De Synodo, lib. 8, c. 10, §§ 1,
12, 13). — Sans entrer, au sujet du témoignage allégué de Benoît XIV, dans
une discussion qui sortirait du cadre d'un compte rendu sommaire, nous
nous contenterons de renvoyer le lecteur soucieux de s'édifier sur la valeur
de l'objection, à l'article de la Civiltà cattolica du 2 janvier, pp. 45-48. S'il y a
« bévue », ce n'est pas de la part de Léon XIII; la coutume invoquée existait
bel et bien en 1704, de nombreux documents tirés des archives du Saint-
OfTice en font foi.
QUESTIONS DE THÉOLOGIE 2i9
signifie... Les deux arguments (défaut de /br/we et défaut d'in-
tention) réunis feront un excellent cercle. Pris séparément, ils
nous laissent en suspens sur ce que la Bulle signifie réellement. »
IV. — Nous avons tenu à préciser l'attaque. Il était du devoir de
la presse catholique d'y répondre ; elle n'a pas failli à la tache.
Une longue étude parue dans la Civiltà Cattolica, les articles du
R. P. Sydney F. Smith dans les deux revues The Montli et The
Contemporary Review, la série des nombreuses expositions,
discussions ou citations qui se sont accumulées dans le Tahlet
et le Catholic Times depuis la publication de la Bulle Aposto-
licae curœ^ sont autant de justifications pleinement décisives ^
Une différence fondamentale de principes théologiques et de
suppositions historiques peut seule expliquer qu'on ait traité de
superficiel, et représenté comme le résultat d'une enquête plus
fictive que sincère, un document dont la préparation soigneuse
est de notoriété publique, et dont Léon XIII lui-même rappelle
ainsi les origines :
Il nous a donc plu de consentir, avec bienveillance, à remettre la
cause en jugement, afin que, grâce à une discussion nouvelle et appro-
fondie, tout prétexte au moindre doute fût éloigné pour l'avenir. C'est
pourquoi, choisissant un certain nombre d'hommes éminents par leur
science et par leur érudition, et dont nous connaissions les opinions
divergentes sur ce sujet, nous les avons chargés de rédiger par écrit
les arguments à l'appui de leur opinion ; les ayant ensuite mandés
auprès de nous, nous leur avons ordonné de se communiquer leurs
écrits, et, s'il fallait, pour juger en connaissance de cause, des infor-
mations supplémentaires, de les rechercher et de les peser avec soin.
Nous avons pourvu, en outre, à ce qu'ils pussent librement revoir,
dans les archives du Vatican, les documents déjà connus, et y recher-
cher des documents inédits. Nous avons voulu de même qu'ils eussent
sous la main tous les actes de notre conseil sacré, dit Suprema, qui se
1. Civiltà Cattoliea : «' La condanna dcllc Ordinazioni anglicane, » 7 et
21 novembre, 19 dëcemhrc 1896. 2 janvier 1897 (articles du R. P. Brandi ;
publie auBsi à part, broch. de 80 p., Rome) ; — Month, novembre 1896 :
« The Condamnation of Anglican Order» », by the Rev. Sydney F. Smith; —
Contemporary Neview, janvier 1897 : a The Papal Bull », par le m^me. Voir
encore les articles du R. P. Rag^y post<5ricurB k la publication de la Bulle,
dîna la Science catholique, 15 janvier et 15 février 1897.
250 REVUE DES PÉRIODIQUES
rapporteraient à la question, et tout ce qui avait été publié jusqu'à ce
jour par les savants pour les deux opinions Nous avons prescrit
que l'ordinal anglican sur lequel repose principalement tout le débat,
soit de nouveau examiné avec beaucoup de soin.
Sans doute Léon XIII ne discute pas en détail tous les points
sur lesquels s'appuient les défenseurs des ordres anglicans.
Pourquoi l'aurait-il fait ? Ce n'est pas un traité théologique qu'il
voulait publier, mais une Bulle, et les Bulles, comme les actes
d'un Parlement, donnent, en général, les grandes lignes des
principes qui fondent leurs prescriptions.
L'argument théologique n'est nullement « nébuleux «, ou s'il
l'est, c'est uniquement pour ceux qui l'étudient sans tenir compte
ou sans se rendre assez compte des principes catholiques sur
les éléments essentiels du signe sacramentel, et particulièrement
de la forme. Quoiqu'il en soit des explications privées de tel ou
tel théologien, l'argument en lui-même ne mérite point le repro-
che de « cercle » vicieux ; ce qui consisterait, si les vieilles défi-
nitions valent encore, à prouver le défaut de forme par le défaut
d'intention, et le défaut d'intention lui-même par le défaut de
forme. Rien de pareil ne se trouve dans la Bulle.
Le défaut de forme se tire directement de l'indétermination
des paroles que l'on considère communément, et à bon droit,
comme la forme anglicane. Si l'on prend ces paroles en elles-
mêmes, l'indétermination est manifeste au point de vue catholique
Quant aux mots qui, jusqu'à l'époque la plus récente, ont été regar-
dés généralement par les anglicans comme la forme propre de l'ordi-
nation sacerdotale, à savoir : Recevez le Saint-Esprit, ils ne désignent
nullement d'une façon définie le sacerdoce ou sa grâce et son pouvoir,
qui est surtout le pouvoir de consacrer et d'offrir le vrai corps et le
vrai sang du Seigneur, dans le sacrifice qui n'est pas une simple comme-'
moration du sacrifice accompli sur la croix.
L'indétermination est-elle levée par le contexte ? Nullement.
L'est-elle par les circonstances historiques auxquelles la nouvelle
forme dut son origine ? Encore moins... Tel est l'argument dans
sa marche logique et régulière ^ Au défaut de forme s'ajoute
1. Pour la discussion de fait, relative aux formes sacramentelles d'ordi-
nation des anciennes liturgies et au prétendu décret du Saint-Office sur les
ordinations abyssiniennes, on peut lire avec fruit le résumé clair et succinct
de la question dans l'article de la Civiltà du 19 décembre 1896, pp. 671-681,
QUESTIONS DE THÉOLOGIE 251
«nsuitc, non comme partie intégrante de l'argument, mais comme
preuve distincte, simplement connexe avec la précédente, le
défaut d'intention :
Si le rite est modifié dans le dessein manifeste d'en introduire un
autre non admis par l'Église, et de rejeter ce que fait l'Eglise et ce qui
par l'institution du Christ appartient à la nature du sacrement, il est
alors évident que non seulement l'intention nécessaire au sacrement
fait défaut, mais encore qu'il existe une intention contraire et opposée
au Sacrement.
A l'histoire impartiale de montrer laquelle répond vraiment à
la réalité, des deux thèses incompatibles des catholiques romains
et des anglo-catholiques, sur le caractère anti-eucharistique et
anti-sacerdotal de ceux qui, sous le roi Edouard VI, ont modifié
l'antique Ordinal. Indépendamment du jugement du Siège aposto-
lique, compétent à leurs yeux en matière de faits dogmatiques^
les catholiques romains ont pour eux cette présomption, que la
grande majorité des anglicans, loin de s'offenser de leur thèse, y
reconnaît au contraire l'expression de la vérité historique. Après
les témoignages déjà cités, nous n'avons pas à justifier cette
assertion.
Mieux vaut attirer encore une fois l'attention sur une équi-
voque de première importance. Il semblerait à première vue
qu'il y ait unanimité de sentiments dans le corps épiscopal angli-
can au sujet de la bulle Apostolicw curw. Pour tous, n'est-ce
pas une condamnation injuste et erronée, par suite non avenue,
de ces ordres qu'eux-mêmes considèrent comme valides ? Tous
ne pensent-ils pas ce que l'évAque de Liverpool a dit clairement
dans sa conférence annuelle du 3 novembre 1896 ? « Je m'in-
quiète peu du récent décret du Pape au sujet des ordres angli-
cans. Je me contente de croire qu'ils sont parfaitement valides :
ce dont je n'ai jamais douté î » Fort bien, mais ne nous arrêtons
pas à la surface. Tous les évèques anglicans, en revendiquant
des ordres valides, se placent-ils sur le même terrain ? Ce que le
parti le plus avancé demandait h Rome, c'était la reconnaissance
d'Ordres au sens catholique, d'un Sacerdoce proprement dit,
sacrificateur et consécrateur, donnant le pouvoir d'absoudre les
péchés, .\utrement il ne sagit plus du pouvoir d'ordre^ mais du
pouvoir de y/zm/u/Zo/i ; la controverse est toute différente. Or,
252 REVUE DES PÉRIODIQUES
est-ce ce caractère de prêtres au sens catholique, de prêtres
sacrifiant, consacrant et absolvant, que tous les évêques de la
Haute-Eglise revendiquent et reprochent au Souverain Pontife
de leur avoir dénié ? Il suffit, pour répondre, de reprendre la
citation du D"" Ryle, et de la continuer.
Je m'inquiète peu du récent décret du Pape au sujet des ordres
anglicans. Je me contente de croire qu'ils sont parfaitement valides :
ce dont je n'ai jamais douté ! Mais notre conception d'un ministre chré-
tien est tout à fait différente de celle du Pape. D'un côté, l'ecclésiastique
de l'Eglise Romaine est un wai prêtre « a real priest », dont la grande
affaire est d'offrir le sacrifice de la messe. De l'autre côté, l'ecclésias-
tique de l'Eglise anglicane n est pas prêtre du tout « nota priest at ail »,
bien qu'on lui donne ce nom. Il est simplement un ancien « only a pres-
byter », dont la principale fonction est, non pas d'offrir un sacrifice
matériel, mais de prêcher le Verbe de Dieu et d'administrer les Sacre-
ments.
Dès lors, le Tahlet ne pouvait-il pas, dans son numéro du 14
novembre, résumer ainsi le débat ?
Nous avons entendu les évêques anglicans protester chacun à leur
tour contre la récente Bulle. Nous avons attendu en vain qu'il s'en
trouvât un qui eût le courage de dire en bon anglais que les membres
du clergé anglican sont des prêtres sacrificateurs dans le sens où
l'entend l'Eglise Romaine... Pourquoi cherchent-ils querelle au Pape
pour avoir dit non, dans une question où ils n'ont point le courage de
dire oui ?
Aura-t-on du moins le droit de considérer ce nouveau juge-
ment de Rome comme une provocation injustifiable, comme une
agression arbitraire à l'égard de l'Église anglicane ? La réponse
ressort clairement de l'ensemble des circonstances qui ont amené
la reprise de la question et forcé moralement Léon XIII à se pro-
noncer nettement. Ceux qui ont suivi de près cette grave et inté-
ressante affaire, se sont parfaitement rendu compte de ce que
signifiait l'article signé : Fernand Dalbus, et le plan de campagne
commun à l'auteur et au noble président de VEnglish Cliurch
Union. Et le discours [de Bristol avec une phrase comme celle-
ci : « Il peut sembler hasardeux, de la part d'un laïque comme
moi, de suggérer une idée personnelle sur une question aussi
QUESTIONS DE THEOLOGIE 253
grave, et pourtant, ce me semble, si le Pape actuel inaugurait à
l'égard de l'Angleterre une telle politique (de rapprochement) en
faisant des démarches pour une étude complète des ordres angli-
cans, il pourrait amener une reprise de relations dont le résultat,
sans aucun doute, ne serait autre que la réunion de la chrétienté
d'Occident, » Et l'ouvrage des Révérends Denny et Lacey : De
Hierarchia Anglicana disse/ tado apologelica, enrichi d'une pré-
face de l'évêquc de Salisbury, où cette conclusion se lisait en
toutes lettres :
Il a donc semblé à quelques-uns d'entre nous (dont nous voyons avec
joie le sentiment partagé par des amis auparavant presque inconnus,
surtout en France) que le temps était venu pour nous de faire de nou-
veau connaître la vérité sur les ordinations anglicanes à nos frères sépa-
rés de nous depuis le xvi* siècle, surtout principalement à ceux de
l'Eglise latine *.
Et la mission romaine des Révérends Puller et Lacey. Rien de
tout cela, il est vrai, ne constituait une démarche oiïicielle de la
part de l'Eglise anglicane, mais (|ui s'est mépris sur le vrai sens
et la portée de tous ces préambules insinuants, et plus qu'insi-
nuants ? 2
On peut soupçonner sans témérité que, si la solution avait été
favorable à leur thèse, aucun anglican n'aurait fait entendre des
récriminations contre l'intrusion papale. Malheureusement dans
ceux-là même qui allaient le plus de l'avant, la disposition
d'acquiescement au jugement de Rome n'était que partielle et con-
ditionnelle : « Notre amour pour notre Eglise, avait dit Lord
Halifax dans le discours déjà cité du 20 avril 1896, et la confiance
que nous avons en elle resteront ce qu'ils sont et ne feront même
qu'augmenter, si une condamnation survient ? » Dans son Essai
sur le développement de la doctrine chrétienne, Newman a dit
quelque part : « Ne décidez pas que telle chose est vraie par cela
1. Visutn est crgo nonnullis inlor noti (quibuRCtim amicos antchac picnc
ignotoff, prwscrtîm in Gallia, in hoc conscntirc ciim gaudio vidcmus) con-
griium jam adcsse tcmpus ut Tcritatcm do ordinationibuR Anglicanis fratibus
nostris. praccipuc Ecclcsiip Latina;, a nobis usque ex sccalo decimo setto
separatis, denuo proponamns.
2. Le Tablct a parfaitement poȎ la question dans l'article du 31 octobre,
-p. 690 : The Anglican overtures to Rome on Anglican order^
254 REVUE DES PERIODIQUES
seul que vous désirez qu'il en soit ainsi ; ne vous faites pas une
idole d'espérances chéries. »
Il nous paraît superflu de répondre à l'accusation de politique
tortueuse, machiavélique. Ceux qui ont parlé ainsi du Pape qui
a nom Léon XIII, avaient à l'avance infirmé la valeur de leur
témoignage, en reconnaissant plus d'une fois, en exaltant même
non seulement la loyauté, mais le caractère noblement person-
nel et indépendant du grand Pontife.
Dire qu'il a bien commencé sous l'impulsion de son bon cœur,
et qu'il a mal fini sous la pression violente et finalement triom-
phante des Congrégations romaines et des évêques catholiques
anglais guidés par le Cardinal Vaughan, est-ce sérieux ? En tout
cas, comme les vues des Congrégations romaines et de l'épisco-
pat catholique pouvaient être aux yeux du Souverain Pontife
l'expression de la vérité, l'accusation revient à dire que Léon
XIII a changé tout à coup de caractère et d'autorité par la seule
raison qu'il n'a pas résolu dans le sens anglican. La preuve est
insuffisante.
Quant aux vrais motifs qui ont porté le Pape à ne pas se con-
tenter de former son jugement, mais à vouloir le promulguer, la
Bulle les indique brièvement :
Considérant ensuite que ce point de discipline, quoique déjà défini
canoniquement, est remis en discussion par quelques-uns, quel que
soit leur motif, et qu'il en pourrait résulter une cause de pernicieuse
erreur pour plusieurs, qui penseraient trouver le sacrement de
l'Ordre et ses fruits là où il ne sont aucunement, il nous a paru bon
dans le Seigneur de publier notre sentence.
V. — Au reste, Léon XIII a jugé qu'il était de sa dignité d'affir-
mer solennellement sa loyauté et la pureté de ses intentions. Le
V^ Mars, dans son allocution au Sacré Collège, réuni pour l'anni-
versaire de son couronnement, il s'est exprimé ainsi :
Nous n'avions pas d'autre intention que d'écarter un des obstacles à
l'union désirée, lorsque naguère nous avons porté notre jugement sur
la valeur théologique des Ordinations anglicanes. Il s'agissait d'une
chose déjà résolue avec autorité quant à la subtance. Mais il y a eu
des hommes qui ont entrepris, ces dernières années, de la remettre en
question. Des polémiques intempestives engendrèrent le doute, et le
doute fomentait des illusions chez les uns, delà confusion et du trou-
QUESTIONS DE THÉOLOGIE 255
ble de conscience chez les autres. A vrai dire, pour faire cesser de
tels inconvénients, il eût suffi de s'en tenir à rinterprétation ordinaire
et loyale des jugements antérieurs. Toutefois, afin de fournir, d'un
côté, plus de lumière à ceux qui erraient de bonne foi, et pour couper
court, de l'autre, aux tortuosités du sophisme. Nous décidâmes de re-
commencer l'examen des faits et des circonstances. Cette étude, entre-
prise d'après des documents irréfragables, a été longue, impartiale,
soigneuse, comme on devait l'attendre du Saint Siège dans une affaire
d'aussi grande importance. Donc, si ces paroles pouvaient arriver à ceux
des fils de l'empire britannique qui ne participent pas à Notre foi, Nous
voudrions les conjurer, par les entrailles de Jésus-Christ, de ne pas
accueillir en leur âme des appréhensions non fondées et des soupçons ;
mais de se persuader que la seule inflexibilité du devoir a dicté Notre
sentence, laquelle n'est autre chose que l'énoncé sincère et définitif de la
vérité.
Moins de deux semaines après cette allocution, paraissait la
Réponse des archevêques d'Angleterre à la lettre apostolique du
Pape Léon XIII sur les ordinations anglicanes. Nous ne sau-
rions nous permettre de traiter à la légère un document d'une
telle importance ; il mérite une étude à part. Ce que nous avons
le devoir et ce que nous sommes heureux de remarquer, c'est
le ton général de cette réponse, sensiblement différent de celui
que nous avons dû relever au cours de ce compte rendu his-
torique. Les archevêques de Cantorbéry et d'York regardent, il
est vrai, la décision pontificale comme injuste en elle-même,
mais ils reconnaissent la loyauté de Léon XIII, sa bonne volonté
parfaite et sa pureté d'intention dans la poursuite des intérêts
de l'Eglise et de la vérité ; ils proclament sa personne digne
d'amour et de respect ; ils recommandent l'esprit de douceur et
l'ardent désir de l'unité. Tout ceci est noble et consolant, et nous
nous unissons de grand cœur au souhait final : « Dieu nous ac-
corde que cette controverse môme soit la source d'une plus
grande connaissance de la vérité, d'une plus grande patience et
d'un plus large désir de paix dans l'Eglise du Christ, Sauveur du
monde ! »
X. M. LE BACHELET. S. J.
REVUE DES LIVRES
Poètes et Poèmes. — I. Tombeau, par S. Mallarmé. —
II. Premiers Vers, par Jos. de Pesquidoux; Lemerre. —
III. T. V des Œuvres complètes {Senilia), de Gust.
Le Vavasseur; Lemerre. — IV. Tharsicius, tragédie en
trois actes, en vers, par Tabbé Maigret; Sueur-Gharruey,
Arras. — V. La mort de Roland, par Tabbé L.-M. Dubois;
Retaux. — VI. Guillaume d'Orange, poème dramatique,
par Georg. Gourdon; Lemerre. — VII. Les Piccolomini,
traduction de Michel Freydane; Retaux. — VIII. Jeanne
d'Arc, par Pabbé M. Garnier; Paquet, Lyon. — IX. His-
toire poétique de la Bienheureuse Marguerite-Marie,
par une Clarisse; Villefranche, Bourg. — X. Mar-
tyrs et poètes; Téqui. — XI. Le Petit Savoyard, édi-
tion illustrée, par Guiraud; Lemerre.
La poésie se meurt; la poésie est morte : c'est entendu. Mais
les vers pullulent ; les volumes de vers éclosent comme les
feuilles, ou même plus vite. L'an passé, environ trois cents fai-
seurs de vers conduisaient h sa dernière demeure leur pauvre
maître Verlaine. A l'arrière-saison, il y eut' — peut-être vous en
souvient-il — une explosion de poèmes et de strophes en l'hon-
neur du Tsar et de la Tsarine. Tonnerre des canons, frémisse-
ment de lyres ; tout ce qui versifie, chez les Quarante, se hâta
d'assembler des rimes et d'égrener des odes, sur la route du
jeune autocrate. Poésie et rimes d'occasion; desquelles il n'est
pas plus question, aux premières heures du printemps, que des
floraisons surprenantes, dont on habilla les marronniers de Paris.
A part deux petites stances de Coppée, et une ou deux de
Paul Déroulède, ces vers-là, même ceux de l'Académie, étaient
d'une indigence bruyante et essouflée — y compris ceux que
M. deHérédia, le poète de l'or, débita sous « les peupliers d'or «,
ÉTUDES 257
disant à l'empereur de toutes les Russîes, avec une familiarité
voisine de la prose :
Étale le mortier sous la truelle d'or.
Aujourd'hui, je ne présente aux lecteurs des Études aucun
poète en habit vert. Par contre, il ne figurera dans notre liste
que des œuvres honnêtes; pour plus d'une, c'est leur mérite
principal, presque le seul. Dans le nombre, il se trouve des
drames ; mais point d'adultères, point de divorces, aucune de ces
ignominies morales, qui se font applaudir, en ce moment, sur
les deux rives de la Seine. Leur tour viendra.
Nous ne nous occuperons que de poèmes écrits en français ;
laissant de côté les ouvriers du symbole, de la décadence, des
(( nouveaux moules », et du charabia obnubilé.
I. — Néanmoins, pour ceux de nos lecteurs qui n'auraient point
rencontré ce chef-d'œuvre, et qui auraient des loisirs, voici un
petit jeu de patience en rimes riches. Je l'emprunte au succes-
seur couronné de Verlaine, au maître de la jeunesse qui s'acharne
à renouveler les moules, à Stéphane Mallarmé. Ce sont les
étrennes, que le prince des symbolistes a daigné offrir au peuple
chevelu qu'il gouverne
Et par droit de eonquôtc et par droit de suffrage.
C'est un sonnet, où Ton est censé pleurer Verlaine. Je ne vous
dirai point en quelle langue ces choses-là sont mises; je préfère
vous laisser le plaisir de la découverte :
Devine, si tu peux, et comprends, si tu l'oses.
TOMBEAU
Anniversaire — Janvier 1897.
Le noir roc courrouce que la biso le roule
Ne s'arrî^tera ni sous de pieuses mains
TiUant sa ressemblance avec les maux humains
Comme pour en bënir quelque funeste moule.
Ici presque toujours si le ramier roucoule
Cet immat<5riel deuil opprime de maints
Nubiles plis l'astre mûri des lendemains
Dont un scintillement argcntera la foule.
LXXL — 17
258 ETUDES
Qui cherche, parcourant le solitaire bond
Tantôt extérieur de notre vagabond —
Verlaine? Il est caché parmi l'herbe, Verlaine
A ne surprendre que naïvement d'accord
La lèvre sans y boire ou tarir son haleine
Un peu profond ruisseau calomnié la mort.
Pour vous reposer, relisez chez Molière le discours du grand
Turc à M. Jourdain ; (on pouvait rire du grand Turc, en ce
temps-là) : Acciam croc soler onch alla moustaph gidelum... et le
reste. N'est-ce pas que le grand Turc parlait déjà, à ravir, le
mallarméen^ deux siècles avant qu'il eût cours à Paris ? Un de
ces bons jeunes gens, qui haussent les épaules quand on leur
parle de Racine et soupirent en secouant leur crinière : Racine
n'était pas ciseleur ! un de ceux qui trouvent Hugo d'une limpi-
dité désespérante et absurde, nous faisait naguère cette confi-
dence, ou cet aveu: «Je suis désolé; tout ce que j'écris, se
comprend à première vue. « De fait, c'est désolant. N'est pas
Mallarmé qui veut; et puis écrire pour être compris, quelle
sottise, quelle lâcheté, quelle misère!
II. — L'auteur de Premiers Vers, quoique jeune, est un de
ces arriérés, qui croient que les bons vers, comme le bon vin,
doivent être clairs. M. J. de Pesquidoux a l'honneur d'être
arriéré sur beaucoup d'autres points; il croit, ce jeune, à une
foule de vieilles choses : à la vieille foi du Credo, à notre vieille
France, à son vieil Armagnac, petite province mais généreuse
comme le jus de ses vignes ; et il la chante en fiers alexandrins,
coulés dans les vieux moules :
Non!... tu n'es pas un sol semblable aux autres terres.
C'est peu de nous donner le pain sacré du corps :
On puise en toi le goût des vertus salutaires,
Tes hommes sont toujours des vaillants et des forts.
Oui, quand on erre au sein de tes vagues espaces,
La boue encombre encore et routes et ravins ;
Mais elle n'a jamais rejailli sur nos faces :
La fange, en Armagnac, reste dans les chemiss.
M. de Pesquidoux est fils de cette comtesse Olga, qui écrit
elle-même de bons et beaux livres, et dont la plume est un
burin. Lui aussi, il grave d'une main vigoureuse les portraits des
REVUE DES LIVRES 259
braves travailleurs de sa terre d'Armagnac; portrait des Fau-
cheurs, qui parcourent la prairie, « torse en avant et jambes
écartées » :
Et l'on voit, prolongeant leurs gestes sûrs et prorapts,
Leur ombre qui les suit sur l'herbe où rien ne bouge.
Portrait du Laboureur f\m crée, avec Dieu, « le pain qui fait la
race » virile de France :
Et tandis que, sans fin, le soc passe et repasse.
On voit, au fond du ciel, le sourire de Dieu.
Portrait du Moissonneur, qui abat sur le sillon et met en gerbe
les épis blonds, d(mt le grain deviendra une double vie, vie
humaine et vie divine,
Sur la table de l'homme et sur l'autel de Dieu.
Enfin, portrait de V Ivrogne (y en a-t-il en Armagnac?), qui.
dans une ignoble ripaille, seul, au fond de sa cave, boit à son
tonneau, jusqu'à en crever, et trouve dans l'orgie même un
hideux châtiment. Tirons le rideau.
Le jeune poète glisse sur les horreurs, et il fait bien. Il s'at-
tarde surtout à chanter les grands lutteurs du passé : Mutse,
luttant contre le veau d'or ; saint Jean \e Précurseur, luttant contre
la « race de vipères » ; puis, Dèmoslhèncs (c'est une actualité)
et les (( aïeux tombés au champ de Marathon ». Les fils d'ilellas
qui n'ont point oublié les Thermopyles, ou Salamine, et qui se
souviennent de Navarin, pourraient traduire en leur langage
harmonieux, ces pages écrites sous notre soleil d*Armagnac :
La cendre des hëros a toujours une flamme,
Et c'est à ta clarté que marche l'univers.
Pour des premiers i>ers, voilà certes de nobles inspiration^^, ♦»
des alexandrins d'une allure bien française. Voilà un « jeune »
qui promet et qui donne, à pleines mains, selon sa devise : pro
Deo, Palria et domo. M. de Pes(|uid<uix a en lui le voidoir et la
force ; parfois même — çt c'est l'effet de la jeunesse, du a vin
fumeux » dont parle Bossuct — cette force déborde et éclate.
Par exemple, dans ce poème qu'il intitule Avortenient, dont le
réalisme senfoncc en des images trop crues.
260 ETUDES
Hercule, dieu de la force, devait être passablement maladroit
et gauche, quand il tournait le fuseau chez la reine de Lydie ; son
fil devait se brouiller et se casser à chaque minute. La force
exclut ou gêne la grâce. On s'en aperçoit aux Epithalames et
chansons où s'essaie l'auteur de Premiers Vers. Il n'est point fait
pour roucouler les ballades au clair de lune. Les bons coups
d'épée jyro jDeo, Patiia et domo lui vont mieux; voire, comme il
dit en un de ses poèmes, les bons coups de cognée. Qu'il en donne ;
et qu'il soigne ses rimes; se souvenant, qu'en cette matière,
pauvreté n'est pas vertu.
IIL — Après les Premiers Vers qui nous viennent des vigno-
bles d'Armagnac, louons des Senilia et Ultima verha, très riche-
ment rimes sous les pommiers de Normandie — aimable, spiri-
tuelle, hélas ! et dernière publication de M. Gustave Le Vavasseur,
qui a écrit cinq grands volumes, pleins de verve, de belle humeur,
de cœur et de foi. Ce cinquième volume, paru il y a quelques
mois, s'achève par un dialogue entre le corps tout brisé du véné-
rable poète et son âme chrétienne toujours vaillante. L'âme
exhorte son « souffre-douleurs » et s'exhorte elle-même à tra-
vailler, à chanter, jusqu'au dernier souffle :
... En attendant la mort,
Reste debout, vivante, au seuil du grand mystère...
C'est ainsi que mon âme et mes sens sont d'accord,
Et que le serviteur obéit à son maître.
Il travaille, (dût-il succomber sous l'effort) ;
Et quand on vous dira, sans grand regret peut-être :
« Le poète se tait!... » répondez : « Il esi mort. »
A quelques semaines de là, le 9 septembre 1896, le poète se
taisait ; il avait 76 ans. Sur le souvenir mortuaire distribué à ses
nombreux amis, on a eu l'heureuse pensée de faire graver cette
phrase de l'abbé Perreyve : « Mourir, en se disant qu'on n'a jamais
étendu d'un pouce l'empire du mal sur la terre ; mais qu'on a
étendu au contraire les limites sacrées de l'empire du bien,
quelle joie et quelle consolation ! quelle ferme assurance au milieu
des ombres du dernier moment ! quel honneur devant les hommes,
quelle protection devant Dieu ! »
Les amis de Gustave Le Vavasseur peuvent rendre témoignage
qu'il mérita cet éloge — bien peu envié de la foule qui entasse
REVUE DES LIVRES 261
des rimes, des rêves et de la boue, sous les couvertures jaunes du
Passage Choiseul, et dans les boîtes grises des quais de la Seine.
Parmi l'innombrable cohue des faiseurs de vers qui, depuis cent
ans, ont noirci assez de papier pour en bâtir une tour EifTel, com-
bien ont songé qu'ils auraient à répondre, non point de leurs
vers faux ou de leurs solécismes, mais de leur vie, de leurs livres,
des âmes que ces livres ont salies et perdues?
Gustave Le Vavasseur, qui fut un très habile tréfileur de stro-
phes et sonneur de rimes, ne sera point un des fameux poètes du
xix" siècle et il n'était pas même académicien. Mais il reste de lui
une œuvre et des Œuvres complètes^ pour lesquelles il n'a pas eu
à rougir, ni à trembler, « au milieu des ombres du dernier
moment. » Il fut de ces hommes droits et fermes qui, dans leurs
écrits, leur conduite, leurs espérances, ont pour but suprême la
vérité :
Kt fils de la lumière, ils vont ft la Iiimi«^ro
Dans un toiist aux poètes de l'Orne ^touto uno piriiulc , qui
fêtèrent ce primiis inter pares, le G juin 1890, il terminait par
ces deux vers, sincère écho de son âme :
A la grAce du ciel qui nous a faits poètes,
A la gloire de Dieu qui nous a faits Normands !
Et ailleurs, dans un récit humoristique à l'honneur de Jean de
Domfront, dit Courte-cuisse, le digne poète s'est défini en ces
douze syllabes :
Sur Ions les Imis, ;ivrr uii luxe éblouissant (If ronsonnancrs et
d'images, avec la langue et le^ mots choisis du terroir, Gustave
Le Vavasseur a, pendant plus d'un demi-siècle, célébré la Nor-
mandie, le pays qui lui a donné le jour. Les pommiers aux têtes
blanches et roses, le cidre blond, le blé roux ; les bœufs qui
ruminent, le poitrail dans l'herbe ; la ferme avec tous les habi-
tants de l'étable et de la basse-cour ; les laboureurs, faneurs, bat-
teurs en grange : tout le vrai peuple qui travaille en chantant six
jours la semaine, prie le bon Dieu le dimanche, vit et meurt au
foyer de famille ; Gustave Le Vavasseur a tout décrit, glorifié, en
ses Géorgiques normandes. Il est le Virgile du pays des pommes.
262 ETUDES
Ses poèmes sont des églogues de toute forme : ce sont aussi de
vigoureux appels au devoir, au courage ; témoin ce couplet, un
des derniers que le poète ait laissé tomber de sa plume et de son
cœur :
La terre nourricière, obstinés paysans,
Qu'il vous faut arroser de sueurs tous les ans,
Est un morceau de la patrie ;
Salut vaillant semeur, salut lier moissonneur.
Le champ que vous foulez est votre champ d'honneur :
Qui laboure, combat et prie.
Mais les bucoliques, odes et odelettes de G. Le Vavasseur
s'égaient de satires, de portraits ou croquis normands, de toasts
où pétillent le bon cidre et la gaieté du poète qui excite ses amis à
aimer le pays, les vieux souvenirs, les belles et bonnes choses et
Diçu qui les a faites ; enfin le franc rire qui dilate les braves
cœurs, fidèles au sol natal :
Étant toujours Normands et parfois gentilshommes,
Les convives sont gais au doux pays des pommes.
De l'œuvre saine, joyeuse, élégante et étincelante de G. Le
Vavasseur, je ne veux, pour finir, détacher qu'un sonnet. Mes
lecteurs pourront le comparer avec les quatorze vers du prince
des symbolistes, cité plus haut. Le sujet du moins est neuf ; il a
bien rarement tenté les nourrissons des muses, depuis qu'Ovide
en a touché un mot, dans les Aventui^es de Philémon et Baucis :
Unicus anscr erat minimœ custodia villaj.
Notre bon La Fontaine, en traduisant Ovide, n'a pas osé
nommer le volatile que Baucis fit cuire pour Jupin. Il en a eu
honte et il l'a métamorphosé en perdrix, oiseau plus digne d'un
dieu. Il s'agit du gros palmipède qui, sans le savoir, joua un
grand rôle dans l'histoire romaine, du temps de Manlius ; de
l'oiseau sur le foie duquel les gourmets et les poètes s'abattent
avec autant d'acharnement que l'antique vautour sur le foie de
Prométhée ; de l'oie, puisqu'il faut l'appeler par son nom ; de
l'oie, que les gens de lettres ont fort négligée ; encore qu'il aient,
pendant des siècles, écrit leurs chefs-d'œuvres avec ses plumes —
ses plumes dont Louis Veuillot disait qu'elles sont si bien faites
pour traduire les sentiments humains :
REVUE DES LIVRES 263
LES OIES.
Gravement, à la file, elles vont au pâtis,
Le jabot consterné, lourdes, mais empressées ;
D'un rêve d'herbe tendre elles semblent bercées
Et pétrissent la fange à pas appesantis.
Elles ont le bec rude et de grands appétits ;
Il semble que, parfois, au fond de leurs pensées
Revient le souvenir de leurs gloires passées.
Ah ! si le Capitole avait fait des petits !
Elles causent sans cesse entre elles, les commères.
Se font-elles encor de nouvelles chimères ?
Parlent-elles toujours des grandeurs d'autrefois ?
Elles battent de l'aile en se faisant des signes...
Je ne comprends pas bien leur langue ; mais je croîs
Qu'elles passent leur vie à médire des cygnes.
Ah ! poète, comme vous connaissez bien le cœur de l'homme
et... de l'oie î
IV. — Après les églogues, le drame. — Tharsicîus! le nom
seul de l'acolyte martyr est un poème ; le pape saint Damase com-
posa, pour les Catacombes, l'épitaphe de l'angélique enfant, por-
teur et témoin de l'Eucharistie, lequel aima mieux mourir sous
les coups de pierre et de bâton, que de livrer le corps du Christ
à la fureur des chiens :
Ipse antmam potîus rolait dimittere ccsot,
Prodcre quam canibus rabidis caelcstia mcmbra.
Le cardinal Wiscman a conté, dans Fahiola^ cette légende
du ciel ; et bon nombre de nos lecteurs savent avec quel charme
le sculpteur Falguicres l'écrivit en un marbre qui figura au Salon
de 1873. Toutefois, le plus beau monument qui honore la
douce mémoire de Tharsicius, ce sont les sept ou huit lignes
du Martyrologe romain, à la date du 15 août. 11 est très peu
de martyrs qui aient obtenu une aussi longue notice et plus
élogieuse. En ces lignes, le chroniqueur sacré résume la vie
du pieux acolyte, sa mort glorieuse sur la Voie Appia, le
miracle de l'Eucharistie disparue de ses mains et de ses vête-
ments.
Cette histoire admirable méritait d'être traduite non seule-
264 ETUDES
ment dans le marbre, mais en un drame vivant. Quelle leçon
pour des jeunes âmes, qui luttent et qui portent, elles aussi,
parmi les foules païennes, haineuses, sacrilèges, le pain de
vie reçu dans la communion. Je ne m'étonne point qu'on ait
essayé ce drame plein d'enseignements et d'espérances. J'ai
même pu croire, un instant, que ce drame existait, quand j'ai
lu (Acte I, scène 7 ) le dialogue de Tharsicius avec un de ses
amis qu'il veut convertir :
Cœcilius
Entre notre amitié toujours même barrière :
Tu méprises nos dieux.
Tharsicius
Toi, les adores-tu ?
Cœcilius
Leur culte, à dire vrai, fait rougir la vertu.
Tharsicius
Ne pourrai-je haïr ce que ton cœur méprise ?
Cœcilius
Nos dieux me font pitié ; pourtant j'ai l'âme éprise
D'un céleste idéal pour la divinité.
Tharsicius
Élan d'un noble cœur qui veut la vérité.
N'y a-t-il pas là quelque chose de ferme, de sobre, de vif,
qui rappelle Néarque et Polyeucte ? Si vraiment la pièce en-
tière était de cette allure, nous serions tenté de crier : au chef-
d'œuvre ! Cette demi-douzaine de vers est comme un éclair dra-
matique, à travers ces trois actes, qui se passent à Rome,
puisqu'on y parle du Tibre, des Catacombes, et, en passant,
de Tusculum et d'Aricia — où Horace fit une halte en allant à
Brindes : Egressum magna... On y parle aussi des lions, de
l'Amphithéâtre sur lequel se déploie
Le riche velabrum comme un drapeau sanglant.
Évidemment il s'agit du vélum ou velarium, que l'on éten-
dait au-dessus des spectateurs, pour les garantir du soleil ou
de la pluie. Mais velabrum signifie une halle, ou cette place
des halles romaines, située au pied du Mont Aventin^. Evi-
demment aussi, les trois actes de Tharsicius sont remplis de
1. Hor., Sat. II, 3, Cum Velabro omne macallum.
REVUE DES LIVRES 265
belles, généreuses, très chrétiennes pensées. On y rencontre de
très saints personnages, et, pour le contraste, un Juif parfai-
tement hideux : un juif, dans un tableau dramatique, cela
sert si bien de repoussoir ! Les chœurs, les tirades, les bons
vers se succèdent et s'entremêlent. Mais je crains bien que la
pièce soit encore à faire.
V. — Des Acta Martyrum, allons aux Chansons de Geste ;
de l'acolyte Tharsicius au paladin Roland. Roland aussi est
un nom qui vaut un poème ; et vous savez si les poètes lui
ont fait faute, depuis Turoldus et « Taillefer ki moult bien
cantait », jusqu'à M. de Bornier de l'Académie française, ki
moult bien cante.
La Mort de Roland^ de l'abbé Dubois, c'est la mise en
scène de la Chanson de Roland^ depuis les premières lueurs
de jalousie et de trahison de Gane, jusqu'aux suprêmes
appels de l'oliphant d'ivoire, jusqu'aux suprêmes eflorts du
paladin mourant, essayant de briser Durandal, sur les roches,
et tendant son gant à l'archange qui emporta au Paradis le
gant et l'âme.
Le drame pourrait s'intituler, à la façon espagnole : Pre-
mière journée de la Fille de Roland. Il y a, de plus, chez
M. Dubois comme chez M. de Bornier, un fils de Ganelon,
qui est une fleur de chevalerie, et qui, dans toute la pièce,
joue un rôlo plein d'enthousiasme, d'espoir, de vaillance, et à
la fin, plein de larmes. Tout ainsi que dans la Geste, que
« Turold declinet », et dans les quatre actes de la Fille de
Roland, nous sommes en la plus royale compagnie du monde :
Roland, Olivier, le duc Nayme, les douze Pairs, Turpin, le
digne archevêque, lequel, en guise de crosse, tient et brandit
loyaument son épée Almace, en regard de Durandal, de
Joyeuse, de Haute-Claire et de la félonne Murclès. Ah ! les braves
gens ! et combien seraient-ils dépaysés ii cette heure, en cette
« doulce France », au nom de laquelle ils s'en allaient pour-
fendre les Sarrasins, mécréants et impurs fils de Mahon !
A leur tète, chez M. Dubois, comme chez les trouvères et
chroniqueurs, marche le grand Empereur Charles à la barbe
fleurie. Hélas ! et les érudits de notre morne fin de siècle
ont juste découvert (Dieu leur pardonne !) que Charlemagne
266 ETUDES
n'avait point de barbe ; qu'il portait à peine une moustache
relevée aux deux pointes. Et l'un des documents, l'une des
pièces à conviction, est une mosaïque du Triclinium de saint
Jean de Latran, qui représente un Charlemagne avec mous
tache, vis-à-vis d'un saint Pierre qui a des cheveux touffus
et une couronne de moine. Laissons dormir la science.
Les cinq actes de la Mort de Roland, malgré le titre, sont
moitis un drame antique, et du ix* siècle, que de l'épopée
moderne, du lyrisme moderne, de l'éloquence, du patriotisme,
je dirais presque du chauvinisme tout ensemble rétrospectif
et moderne, mais sincère. Le brave Nadaud avouait, sur ses
vieux jours, qu'il n'avait plus de goût à versifier, parce que
France ne rimait plus à espérance. S'il avait lu la pièce de
M. Dubois, il aurait vu que cela rime toujours et assez souvent.
L'action n'est point serrée et liée à des ressorts cachés, comme
s'exprimerait Corneille ; mais tout le drame marche, marche,
marche. Il semble que l'on chevauche sur le dos de Veil-
lantif au travers des rocs, ravins et cascades.
Les nobles sentiments, les hardis chevaliers, les bons vers,
les Sarrasins, les tirades sonores, les scènes vives, les strophes
vibrantes, les « Dieu le veut », les Montjoye ! les sons de cor et
d'oliphant, tout se tient et se suit, tout se précipite, comme les
eaux de l'Adour dévalent du Trémoula ; comme les Gaves bon-
dissent, roulent et sautent le long des pentes vertes des Pyrénées,
qui sont
Comme d'un heaume blanc, de neige couronnées (page 63).
Si M. Dubois laisse à peine le temps d'admirer, il ne laisse
pas davantage le temps de s'ennuyer. Et j'entends d'ici les
battements de mains qui feront l'accompagnement de ses
alexandrins, chez la jeunesse chrétienne qui croit non moins
que Roland et Olivier à « doulce France » ; après quoi, elle y
croira un peu plus encore.
VI. — Ceux-là y croiront aussi, jeunes ou d'âge mûr, qui
liront le Guillaume d^ Orange de M. Georges Gourdon. On y
entend, au second acte, un jongleur chanter sous les fenêtres
du bon sire Guillaume et de la bonne dame Guibour, ces
REVUE DES LIVRES 267
petites strophes qui ne sont ni d'un désespéré, ni d'un
découragé :
Au bon droit la France fidèle
Est le vrai chevalier de Dieu ;
Et sur son passage en tout lieu
On voit des bras tendus vers elle...
Qu'il en faudrait, des Roncevaux,
Pour tarir le sang de tes veines,
O terre des lys et des chônes,
Terre des saints et des héros !
Ce jongleur, c'est Tauteur du Sang de France^ de poèmes
vaillants que nous avons loués. Aujourd'hui, M. Gourdon va
chercher des héros, non point à travers tous les âges, mais
aux seules Gestes du cycle carlovingien. Il choisit dans cette
floraison de preux et de prouesses : il y prend des carac-
tères, de hauts faits d'armes et des pensées chevaleresques ;
il y ajoute ses pensées à lui, qui ne déparent point celles du
temps jadis. Et avec des éléments discrètement empruntés
aux trouvères, il compose et crée un héros superbe, Guillaume
d'Orange.
Le drame de M. Gourdon esy précédé d'une lettre ou pré-
face de M. Gaston Paris, de l'Académie. Les lecteurs feront
sagement, à mon avis, de ne lire la préface qu'après le
drame. Le vestibule, bâti par le savant, ne les disposerait
point h trouver superbe et solide l'édifice voulu par le poète.
Avec tout le respect que je dois, et que je porte à la science,
j'ose trouver que M. Gaston Paris regarde de trop près et
à la loupe un monument qu'il faut regarder d'une certaine
distance. En lisant sa Préface de philologue, je m'imagine
un docteur en us ou en es, qui aurait saisi le bon Turoldus,
au moment où le brave jongleur aurait achevé, sur sa
vielle le dernier aoi de la Chanson de Roland et qui se
serait mis à débiter ce discours : « Très bien, jongleur.
Mais en vérité, votre (ieste néglige trop les découvertes des
philologues ; elle fourmille d'invraisemblances, ou d'er-
reurs de chronologie, de généalogie, de mythologie, de
géographie, d'ethnographie, et de costume. Vous faites de
Roland un neveu de Charlcmagne ; et l'on ne sait, de ce
Hruodlandus, qu'une chose bien précise, d'après Einhardt,
c'est qu'il fut « préfet des marches de Bretagne i>.
268 ETUDES
« Vous affirmez que Charlemagne avait la barbe fleurie ; outre
que l'expression manque de clarté, il est acquis aujourd'hui que
ce roi des Franks portait la moustache et rien plus. Vous contez
que les Maures d'Espagne adoraient Apollo ; c'est une bévue,
haute comme le pic du midi. Vous croyez que les ennemis des
Franks qui attaquèrent l'arrière-garde du roi Karl le Grand,
c'étaient des Sarrasins venus de Saragosse ; quelle méprise !
ce furent les Gascons des Pyrénées, autrement dit, les Basques.
Vous prétendez qu'on entendit le cor de Roland « à trente
lieues » ; cela prouve que vous avez, sur les lois de l'acous-
tique, des données étranges et invraisemblables... Kai Ta
)wf::à... »
M. G. Paris, toute proportion gardée, traite un peu de ce ton
l'excellent poème, dont M. Gourdon a pris l'idée première chez
les trouçeurs du xii® siècle. Le Charlemagne, le Louis le débon-
naire, le Guillaume, dramatisés par M. Gourdon, ne sont pas
assez exactement jeconstitués ; « ils ont les sentiments et la con-
duite de barons du temps de Philippe I*"" «, bien qu'ils portent
« l'armure des premiers temps carlovingiens ». L'auteur de
Guillaume d'Orange construit pour ses héros « des châteaux-
forts qui n'existaient pas au temps où ils vivaient » ; il admet
« qu'au commencement du ix" siècle, le midi de la France était
occupé par les Sarrazins... «Et ainsi du reste. Cela revient à
dire : le poète a mêlé la fantaisie de nos épopées héroïques à
l'histoire. Est-ce une si grande faute, quand on est poète et non
professeur au collège de France ? Au demeurant, M. G. Paris,
qui est de bonne composition, avoue que Shakespeare n'aurait eu
aucun scrupule à cet égard, et aurait laissé là l'histoire pour
l'épopée.
Les poètes ont des privautés, que les érudits ne peuvent
s'octroyer. Aristote, un philosophe, estimait que la poésie vaut
souvent mieux que l'histoire ; et Horace donne aux poètes,
comme aux peintres, le droit d'oser. Est-ce que Corneille ne
faisait pas des romans plus grands que nature ? Est-ce que
Racine n'habillait pas ses Grecs et ses Turcs à la Française ?
Est-ce que, dans la Fille de Roland, il y a beaucoup d'histoire
exacte et documentée ? Et si un élève de l'Ecole des Chartes
épluchait la Légende des siècles, il n'en resterait que de la pous-
sière : il ne resterait rien diAymerillot, du Mariage de Roland,
REVUE DES LIVRES 269
deux poèmes absolument vrais, peut-être les seuls vrais de tout
le volume, encore bien qu'ils soient très faux.
Au théâtre, l'idéal et le réel doivent aller de pair : et M. G.
Gourdon a eu raison d'aller chercher l'idéal chez nos vieux
épiques et d'avoir, par un procédé tout personnel, pris la fleur —
oh ! rien que la fleur — des épopées de chevalerie. Il n'a point,
que je sache, lu d'un bout à l'autre les 117,000 vers, dont se
compose la Geste complète de Guillaume d'Orange, autrement
appelé Guillaume au court-nez, Guillaume Fierabrace, voire
saint Guillaume de Gellone. Il a cueilli dans les jardins plus
explorés du Couronnement Louys, des Enfances Vivien, d'Alis-
tans ; peut-être dans la Prise d'Orange, où se trouve la légende
de la belle Sarrazine Orable, qui devient la parfaite chrétienne
Guibour ; et peut-être enfin, dans la mort d'Aimeri. Car Guil-
laume d'Orange était fils d'Aimeri de Narbonne, du fameux
Aymerillot, chanté jadis par un trouvère inconnu et naguère par
V. Hugo, dans ce poème très connu, où l'homme-immense fait
dire ceci par Charlemagnc à l'un de ses compagnons :
Tu rôvcs (dit le roi) comme un clerc en Sorbonne ;
Faut-il donc tant songer pour accepter Narbonne ?
Les belles rimes ! quel dommage que la Sorbonne ait été fon-
dée en 1252, c'est-à-dire 474 ans après ce petit discours du grand
empereur.
Aux trouvailles rencontrées chez ses pairs du xii* siècle,
M. G. Gourdon ajoute les siennes ; entre autres, il crée de toutes
pièces un Guy de Mayence, qui est un nouveau Ganelon très
audacieux et non moins heureusement puni que l'ancien. Le
poète groupe autour du très féal chevalier Guillaume, les nobles
légendes que chacun sait ; par exemple, le refus que fait Gui-
bour d'ouvrir le castel d'Orange à Guillaume que les Sarrazins
vont atteindre ; et la première communion de Vivien sur le
champ de bataille d'Aliscans :
J'ai grand faim de ce pain ; c'est Dieu qui vous envoie...
Vivien est le jeune chevalier idéal, intrépide, fidèle, pur
comme les anges de paradis. M. Gourdon l'embellit encore. Au
surplus, ses héros sont tous plus beaux que l'antique. Quelle
œuvre utile, noble et française ce serait de montrer ces fières ou
270 ETUDES
gracieuses figures de vitrail, sur une scène de grand théâtre, au
lieu des pourritures humaines qu'on y jette par tombereaux ! La
langue de Guillaume d'Orange est sobre et ferme ; j'y voudrais
néanmoins, de temps à autre, un peu plus de nerf, ou de
sonorité, surtout aux finales de tirades trop sourdes et voilées.
Que M. Gourdon, si habile poète, demande à son ami Paul
Déroulède comment on s'y prend pour sonner des coups de clai-
ron avec des alexandrins qui vibrent et éclatent.
YIl. — Après le drame français jetons un coup d'œil sur un
drame allemand traduit en vers français ; il s'agit des Piccolo-
mini de Schiller ; la traduction est de M. Michel Freydane.
Travail consciencieux d'un homme patient ; mais est-ce bien un
service rendu à l'œuvre de Schiller? hes Piccolomini sont, comme
chacun sait, le deuxième drame de la fameuse trilogie de Wal-
lenstein. C'est un drame de transition, qui explique et prépare le
suivant. Mais au fond, est-ce un drame ? N'a-t-on pas trop vanté
cette sorte de tapisserie tragique, sur laquelle Schiller a cousu
des épisodes qui se suivent et des scènes sans relief qui se tien-
nent par un fil ?
J'ai peur de passer pour un blasphémateur du génie. Mais, en
toute franchise, les Piccolomini, pour les trois quarts de la pièce,
me semblent de l'ennui à haute dose. En fait de tragédie, c'est
une nuit noire et glacée, où passent à peine deux ou trois éclairs
qui n'illuminent pas grand chose et qui n'échauffent rien. Les
personnages sont des ombres ; les ombres viennent, parlent, et
défilent sans laisser de trace. Pas un caractère dramatique vivant
et profondément tracé ; sauf peut-être Max, qui deviendrait
aisément intéressant ; et son père Octavio, un renard habile,
mais qui se cache et dont on ne voit que la peau.
Les deux premiers actes n'ont aucun intérêt; et l'on n'y
avance qu'à tâtons, surtout si l'on ne connaît à fond la guerre
de Trente ans. L'on ne commence h entrevoir une action, un
mouvement quelconque, qu'au milieu du troisième acte, à
l'arrivée de Max Piccolomini et de Thécla. Cela ne vit pas,
cela ne remue pas, cela ne marche pas. Mettez les Piccolomini
sur une scène française ; au bout d'une heure, la salle sera
vide ; il faudrait plus que du courage pour attendre la fin.
Evidemment, les Piccolomini ne peuvent offrir à des specta-
REVUE DES LIVRES 271
teurs français l'attrait historique et national que des" Allemands y
trouveront. Evidemment aussi, toute traduction, même exacte,
est une trahison. Les alexandrins assez vifs et hachés de
M. Freydane, mais frottés de prose, vers de conversation non
soulignés par des rimes neuves et sonores, ne sauraient rendre
la marche grave et accentuée des phrases allemandes. Il faut, je
lé sais, lire les poètes étrangers dans leur langue. Toutefois,
d'autres étrangers et d'autres pièces de Schiller, même faible-
ment traduites, nous empoignent, nous émeuvent ; les Piccolomini
nous endorment.
VIII. — Personne n'ignore que Schiller a écrit, un ou deux
ans après la trilogie de \Vallenstein, une Pticelle d'Orléans, abso-
lument invraisemblable ; où il ose faire mourir notre sainte
héroïne, l'épée à la main, sur un champ de bataille qu'il invente.
(Que dirait M, Gaston Paris de cette histoire-là ?) Voici, non plus
un drame, mais une épopée de Jeanne d'Arc ; l'auteur, M. l'abbé
Maurice Garnier, l'intitule : Jeanne d'Arc, histoire et poésie.
Dans son Livre d'Or^ paru en 1894, M. Lanéry d'Arc comptait
46 épopées de la bonne Lorraine. La liste continue de s'enrichir,
ou de s'allonger. Chapelain se croyait l'Homère de Jeanne d'Arc ;
près de 50 rivaux déjà lui disputent la palme, sans y avoir cueilli
le moindre brin de verdure épique. Combien s'y emploieront
encore, avec un pareil succès ! L'histoire est si belle ! et l'tm
s'imagine qu'il est si aisé d'y accoler des vers, d'y accrocher dos
rimes. M. l'abbé Garnier a été saisi de ce noble tourment, et il
faut l'en féliciter ; s'il n'emporte le prix
Il a du moins l'honneur de l'avoir entrepris
Félicitons-le également de n'avoir rien ajouté à l'histoire. Il
suit la pastourelle, la guerrière, la martyre, pas à pas. Le voyage
est superbe, le poème tout simple ; d'une simplicité toute primi-
tive. Point d'effort, point de mètres savants ; douze pieds et une
rime. La rime, il est vrai, vient toute seule ; le poète n'y met
point tant de façon ; choisissons celles-ci, qui sont juste l'opposé
des meilleures et qui sont, j'ai hûte de le dire, extrêmement rares
dans ce long poème :
Tous ceux do Domrdmy tiennent pour Armagnac
Contre ceux de Maxcy. Plusieurs fois Jeanne d'Arc...
272 ETUDES
Mais après tout, dit-on, voyager sans péril,
Reconnaître le roi, c'est peu, c'est bien futil[e].
... La marche des guerriers ; et pour plaire au soleil,
Avril ne laisse pas un seul nuage au ciel.
Je conçois que l'auteur de cette Histoire et poésie fasse rimer
Cauchon à révélation ; Cauchon, n'étant qu'un misérable, ne
mérite pas mieux. D'autre part, la Pucelle n'était pas riche ; mais
est-ce bien une raison de lui infliger des consonnances si misé-
reuses ? Quant aux noms propres, semés sur la route, noms
d'hommes, noms de villes, l'auteur ne les a-t-il pas lus en cou-
rant ? Il écrit, au petit bonheur Gladstale, Siiffolck ; puis Jargau,
Meyun (pour Mehun-sur-Yèvre), Beaiijency et Croton qui est là,
selon toute apparence, pour le Crotoy. Glissons sur ces vétilles ;
répétons que l'histoire de Jeanne est bien belle ; et disons avec
l'Ancien : Historia quoquo modo scripta delectat. Du reste, le
volume est orné de deux ou trois jolies gravures.
IX. — C'est aussi par une jolie gravure, que débute VHistoire
poétique de la Bienheureuse Marguerite-Marie ; qui est la vie
admirable de la servante de Dieu, mise en vers, en vers de toute
allure : quinze chapitres ; un volume bien imprimé, qui charme
l'œil et invite à la lecture. L'auteur ne signe point ; on s'est con-
tenté d'imprimer au titre : « par une pauvre Clarisse du monastère
de V Ave-Maria de Talence », près de Bordeaux.
Une Clarisse qui chante une Visitandine, une fille de saint Fran-
çois d'Assise qui passe ses veilles à glorifier une fille de saint Fran-
çois de Sales, à orner de pieuses rimes cette vie toute céleste,
n'est-ce pas une bien gracieuse merveille ? Les habiles, les cise-
leurs^ les gens à « écriture artiste », ne trouveraient guère leur
compte à cette poésie de couvent, et l'auteur de VHistoir-e poétique
n'a guère cultivé les raffinements de la métrique moderne ; elle
avait mieux à faire. Elle écrit avec l'abondance, la rapidité mur-
murante et courante d'une source qui s'épand à travers l'herbe
fleurie. Elle versifie, comme elle psalmodie. Il semble, à la lec-
ture de ces pages, qui content ingénieusement des choses si
belles, qu'on entend dans le lointain, par delà les murs du cloître
et les grilles du chœur, l'écho gémissant des mélodies graves et
douces ; un va-et-vient de voix pures qui disent les antiennes,
sous des ogives à peine éclairées ^
REVUE DES LIVRES 273
On lit, dans les pages en prose qui servent de préface à V His-
toire poétique : « La pauvre Clarisse a accordé sa lyre au diapason
des chantres du Paradis». Je me garderai soigneusement d'ajouter
à cette louange, qui monte jusqu'au ciel.
X. — Voici un autre petit livre tout plein de chants du ciel ; il
a pour titre : Martyrs et poètes ; et il répond bien à son titre.
Encore un volume de vers, que les poètes du boulevard connais-
sent peu et qu'ils ne comprendraient point ! Il y a là une tren-
taine de poèmes ; plusieurs sont signés avec du sang ; tous sont
lus, médités ou chantés aux Missions étrangères^ près des reliques
sanglantes et glorieuses de ceux qui les ont écrits. Quelques-uns
de ces poètes, après avoir confessé Jésus-Christ dans les supplices
et la mort, ont été déclarés Vénérables par la Sainte Église ;
on les prie et on dit leur gloire, en se servant de leurs propres
cantiques ; c'est une autre gloire qui n'est point banale.
Les plus illustres auteurs de ces incomparables « chants du
départ » sont Mgr Berneux, Mgr Retord, M. Théophane Vénard,
M. Just de Bretcnière». Ces poèmes ont été écrits, soit ii la rue du
Bac, en face du Bon Marché ; soit au fond des Indes, du Japon,
de la Mandchourie, en face des cangues, des chaînes, ou même
dans la prison. Entre ces feuilles grises et de médiocre apparence,
on trouve un peu de tout : des élans de l'âme vers l'apostolat des
peuples méprisés ou féroces ; des vivats à l'adresse de ceux qui
sont tombés et de l'heureuse terre qui a été rougie de leur sang ;
des appels h la douleur bénie et féconde :
Do J(5bus que l'amer calice
Abreuve mon dernier «oupir!
Que je succombe dans la lice,
Martyr, Martyr, Martyr !
Ailleurs, ce sont des récits de l'Evangile, des strophes émou-
vantes, par exemple, ce Chant de la mère du missionnaire ; des
hymnes à Jésus et à Marie, Notre-Dame des aspirants ; puis, de
ci, de là, des cris de joie : Vive la joie quand même! Des refrains
très gais, que les futurs missionnaires répètent dans les sentiers
des bois de Meudon, où naguère (s'il vous en souvient) on tirait
sur eux des coups de fusil, comme s'ils avaient traversé une forêt
du Tonkin.
LXXI. — 18
274 ÉTUDES
Enfin, dans ce recueil, il y a le chant immortalisé par la
musique de Gounod et qui a fait couler tant de larmes : Partez,
hérauts de la bonne noui>elle; et le dithyrambe de V Anniversaire,
dont l'air magnifique, également de Gounod, est aujourd'hui
connu de tout le monde :
O Dieu, de tes soldats la couronne et la gloire !...
Il fut composé en 1866, par M. Ch. Dallet, missionnaire du
Maïssour, qui le dédia à son « bien cher ami Théophane Yénard »
poète comme lui et couronné du martyre, depuis cinq ans, au pied
des collines de l'Annam qu'il avait chantées.
Dans une page vibrante de Çà et là, Louis Veuillot a raconté
les poignantes et chrétiennes émotions des adieux auxquels il
assista, un jour de carnaval. Il y avait sept partants, on leur bai-
sait les pieds, et on pleurait tandis que les masques s'agitaient
dans la rue. Parmi cette foule, au flux et reflux toujours houleux
qui se presse en cette étroite rue du Bac, parmi ces hommes
fiévreux qui vont à leurs affaires et à leurs plaisirs, combien son-
gent que là, derrière ces murailles sombres, autour d'une pieuse
catacombe riche d'ossements broyés pour la foi de Jésus-Christ,
vit, se fortifie et prie une légion de jeunes Français, de vingt ans,
dont l'espérance est l'exil, dont la joie est la pensée constante de
la souffrance et de la mort, dont la seule ambition est de gagner,
non de l'or, mais des âmes ? Bien peu s'en inquiètent : et pour-
tant sur leur porte, où la Vierge règne, on pourrait écrire : « Ici,
on fait des sauveurs. « Et, Dieu aidant, ceci sauvera cela.
XI. — Je vous présente, pour finir, et pour clore cette longue
série de poèmes plus récents, le Petit Savoyard, le bon petit
savoyard d'antan, avec sa marmotte et ses outils. Oh ! n'ayez pas
de crainte ! Tel que le voilà, le « pauve petit qui part pour la
France » peut entrer même dans un salon doré : c'est encore le
ramoneur de 1830 ; mais on lui a fait une si gentille toilette ! Sa
figure n'est plus couverte de plaques rousses et noires ; quant à
ses outils, on les a si bien frottés qu'ils en reluisent.
Au surplus, le petit savoyard ne vous demande point « un
petit sou )) pour vivre. Il ne réclame qu'un regard et un sourire;
lui qui a jadis tant fait larmoyer les braves gens. Son histoire
racontée par le baron Guiraud, vient d'être éditée par M™® de la
REVUE DES LIVRES / 275
Prade, avec une quinzaine de gravures par M. Jean de Waru ;
lesquelles racontent la même chose, a leur façon qui est char-
mante comme l'autre.
Mais pourquoi le petit savoyard s'avise-t-il de revenir à Paris
en 1897 ? Y a t-il encore à Paris des petits ramoneurs comme
autrefois ? Hélas ! on n'en voit plus guère. Mais, à Paris, la
Savoie fait parler d'elle. La Savoyarde, du haut de Montmartre,
domine toutes les voix, tous les bruits. Et, en février, sous la
Coupole de l'Institut, un savoyard prenait place au nombre des
Quarante. Or, précisément ce savoyard de l'Académie a enrichi
de sa belle, bonne et aimable prose, la plaquette de l'ancien
Petit Savoyard. Oyez plutôt. M. le Marquis Costa de Beaure<(artl
écrit à M'"* de la Prade :
.... Voilà que, depuis bientAt quarante ans, nos vieilles fronli»—
res ont disparu; et la légende créée par voire père demeure
vivante comme au jour où il la rimait...
Bien sot après cela, qui ne porterait gaiement la suie originellp
dont ni Vaugelas, ni saint François de Sales, ni J. de Maistn*
n'ont pii nous débarbouiller.
N'est-ce pas que le « pauvre enfant de la Savoie » est très
présentable et gracieusement présenté. Faites-lui bon visage. Et
puis relisez au moins quatre vers de la vieille élégie ; par exem-
ple, ceux de l'avant-dernière page, encadrés, d'une part, dans une
vue des Alpes neigeuses, au bas desquelles un méchant loup mange
un innocent agnelet ; d'autre part, dans un coin de chaumirre oii
l'enfant, de retour, est ii genoux près de sa mère, sous un
crucifix :
C'est le Christ du foyer que les mère» implorent.
Qui 8au%'c nos enfants du froid et de la faim ;
Nous gardons nos agneaux, et les loups les dévorent :
Nos fils s'en vont tout seuls... et reviennent enfin.
Et dire que pas un quatrain de décadent, pas un alexandrin de
treize ou (juinze pieds aligné et ciselé par un disciple de Verlaine
ou de Mallarmé, ne seront lus en France, aussi longtemps que
ces bons vieux vers de douze syllabes, écrits en bon vieux fran-
çais, par un honnête homme de l'Académie î
V. DELAPORTE. S. J.
276 ETUDES
Esprit et vertus du Vénérable Bénigne Joly, par le
R. P. Petitalot, de la Société de Marie. Paris, Retaiix,
1897. In-18, pp. viii-260. Prix : 2 francs.
« Ilyadeux manières,déjà vieilles, point surannées pourtant, d'écrire
la vie des saints. L'une, plus explicite, encadre le sujet dans les faits
généraux de l'histoire... L'autre, plus brève, analyse les traits du
caractère, les épisodes, et les présente groupés en plusieurs faisceaux
distincts... Vous avez cru bon de choisir cette deuxième méthode, et
vous avez été, si je ne me trompe, sagement inspiré. »
Ces lignes, extraites d'une approbation motivée de Mgr Oury, indi-
quent la physionomie de cet opuscule. Bénigne, né le 22 août 1644,
n'a que huit ans quand il perd sa mère; ses trois sœurs entrent pour
n'en plus sortir, au couvent des Dominicaines de Beaune. Pour lui,
chanoine à treize ans, placé d'abord chez un ecclésiastique, ensuite
successivement au Collège des Oratoriens de Beaune, à celui des
Jésuites de Dijon (que venait de quitter un autre Bénigne), puis de
Reims, il prend ses grades à l'Université de Paris, et rentre, après dix
ans d'absence, « dans la ville de Dijon qui allait être jusqu'à la mort le
principal théâtre de ses bonnes œuvres ». L'éducation des jeunes clercs,
les fonctions d'archidiacre, le soin de confréries diverses, les hôpitaux
et prisons, l'œuvre des servantes, la direction et même la réforme des
communautés religieuses, surtout la fondation des Hospitalières rem-
plissent la vie de ce « saint Vincent de Paul dijonnais ».
C'est avec « le goût des choses divines » et aussi avec « un art
simple et délicat » que le R. P. Petitalot fait revivre la noble figure de
ce Père des pauvres, en groupant sous les titres des principales vertus
les traits de cette vie admirable de dévouement et de charité.
P. P., S. J.
Le Mois des Roses, par le R. P. Pages, des Frères Prê-
cheurs. Un volume in-12 de 251 pages. Paris, Ch. Douniol,
et aux bureaux de l'Année Dominicaine, 1897.
Le Mois des Roses, comme le chantent les bons vieux Canti-
ques, (c c'est le mois le plus beau », c'est le mois de Marie. En ce
mois-là surtout, on offre des gerbes de roses à l'autel de la
Vierge, et l'on égrène à ses pieds les Ai'e du Rosaire.
Le Rosaire ! Marie le donna à saint Dominique pour arme contre
l'Albigeois ; elle le portait naguère à sa ceinture dans la grotte
de Lourdes, tandis qu'elle foulait sous ses pas l'humble rosier de
REVUE DES LIVRES 277
la roche massabielle. Il convient spécialement à un fils de saint
Dominique de l'expliquer et de le prêcher : c'est ce que fait le
R. P. Pages, en cet aimable livre ; en ces trente et une médi-
tations ou courtes lectures pour chaque jour du mois de mai.
Le Rosaire « ne consiste pas à formuler, sans autre souci,
des Pater et des Ave Maria » (page 8) ; c'est à la fois une prière
filiale à Marie, et un rapide souvenir de tout l'Evangile ; c'est le
bréviaire des fidèles ; et, « aux jours mauvais, l'épée du chrétien >>
(page 17). Après de brèves considérations d'ensemble sur le
Rosaire, le R. P. Pages examine les prières qu'on y murmure,
les Mystères de joie, de douleur et de gloire qu'on y médite et
les divines personnes qui y jouent un rôle. Le Mois des Roses
n'est point une série d'études profondes et serrées comme le livre
de Mgr Gay, Ce sont des pages qu'on effeuille simplement, dou-
cement, pieusement ; tout ainsi que le jeune Dominique de
Guzman effeuillait des pétales d'églantier fleuri, dans les sentiers
de Vieille Castille, en descendant de son manoir féodal pour s'en
aller à Gumiel (page 15). C'est une attrayante lecture, qu'il noiis
est fort agréable de recommander.
V. DELAPORTE, S. J.
Le Rosaire à Lille en 1896. Inauguration de Tégliso
Dominicaine de Notre-Dame du Rosaire. Description, Compte
rendu, Discours. In-8 de 112 p. Lille, imprimerie Salésicnne,
1896.
' Le 25 octobre 1896, Mgr l'archevêque de Cambrai bénissait solen-
nellement la belle église des Pères Dominicains de Lille, récemment
édifiée sous le vocable de Notre-Darae du Rosaire. Pendant tout le
mois spécialement consacré à la dévotion si chère au peuple catholique
et si vivement recommandée par Léon XIII, les fêtes et les exercices
pieux se sont succédé dans le nouveau sanctuaire, trop étroit encore
pour l'assistance empressée. Afin de rehausser l'éclat de ces journées
saintes, on a fait appel aux orateurs les plus appréciés de Tordre de saint
Dominique ; et ils se sont hâtés d'apporter l'hommage de leurs voix
à la glorieuse Reine du Rosaire. Il était bon de conserver le sou-
venir de CCS fêtes de la piété et de l'éloquence : de là cette brochure,
où l'on trouve, après la description de l'église et le compte rendu des
solennités, le texte des discours des PP. Ollivier, Feuillette, Monsabré
et Gaffrc sur le Rosaire, avec une anaivse de celui du P. Didon sur
278 ETUDES
l'Eglise militante. Les nombreux lecteurs que ces noms seuls suffiraient
à attirer, n'auront pas de déception : ils seront édifiés et charmés.
J. B., S. J.
I. Impressions d'Egypte, par Louis Malosse. Paris,
A. Colin, 1896. In-i8, pp. 357. — IL Le Désert de Syrie ;
r Euphrate et la Mésopotamie^ par le comte de Perthuis.
Paris, Hachette, 1896. In-18, pp. xvi-255, et une carte.
L — Ce livre sur l'Egypte comprend deux parties. La pre-
mière, consacrée aux souvenirs de voyage, est assez incomplète.
D'Alexandrie au Caire en chemin de fer, du Caire à Louqsor en
dahabich sur le Nil, et retour, le tout dans l'espace de trois
semaines, on n'appelle pas cela visiter l'Egypte. Il est vrai que
l'Egypte, du moins au point de vue topographique et pittoresque,
c'est toujours la même chose. Le correspondant du Temps ne
pouvait recueillir du neuf sur ce parcours obligé de tous les
excursionnistes. Quand on a cette ambition, il faut se résigner à
aller là où les autres ne vont pas. En revanche, M. Malosse s'est
appliqué à mettre dans son récit une note bien personnelle, et
dit ses impressions, à lui, ce qu'il sent plus encore que ce qu'il
voit, et par là il échappe à la banalité du journal de voyage plus
ou moins inspiré du guide Bœdeker. Pour une âme méditatrice
le pays des Pharaons est un thème inépuisable. Le jeune écrivain
s'abandonne peut-être un peu trop au charme de ses rêveries
mélancoliques et vaporeuses; il écrit dans la langue de Loti : « Je
songe aux délices d'une soirée pareille, s'écoulant dans l'enchan-
te<nent du passé remémoré, dans l'émerveillement subi au spec-
tacle de tout ce que la nature ou la main de l'homme a créé aux
environs de ce palais. J'envie les heures qui pourraient être
vécues... Je les envie, hélas ! sans espérance de les vivre. « Notons
à ce sujet qu'il se fait une idée étrange de la vie monastique,
laquelle se passerait surtout à rêver. Les solitaires de la Thé-
baïde auraient été les plus heureux moines de tous les temps,
parce que là-bas la rêverie devait être exquise. M. L. Malosse
connaît mal les choses de la religion ; cela se voit du reste ici et
là ; mais il en parle toujours respectueusement. Pas un mot non plus
qui choque les lecteurs délicats. C'est un mérite assez rare chez
les impressionistes en voyage comme al home.
REVUE DES LIVRES 279
La seconde partie comprend une série de chapitres sur l'his-
toire contemporaine et la situation actuelle de l'Egypte. L'œuvre
de l'Angleterre est jugée sévèrement, nous ne dirons pas injuste-
ment ; mais un écrivain anglais ne serait pas embarrassé pour
riposter.
En somme, ce livre est assurément l'un des meilleurs que nous
ayons sur l'Egypte d'aujourd'hui. En rendant cet hom-
mage à l'auteur nous regrettons d'avoir à le déposer sur sa
tombe.
IL — M. le comte de Perthuis — un nom bien connu de qui-
conque a foulé du pied le sol de la Syrie — publie des notes de
voyage un peu anciennes ; elles datent de trente ans. Aussi ne
trouvera-t-on pas la fraîcheur et la vivacité d'impression du tou-
riste qui raconte ce qu'il vient de voir. Mais cette relation n'en a
pas moins sa valeur et même son intérêt. Le désert de Syrie n'est
guère plus visité aujourd'hui par les Européens qu'il ne l'était en
1866, et d'autre part si la région Méditerranéenne subit l'in-
fluence de la civilisation, pour peu qu'on avance vers l'intérieur
on se trouve bien vite en plein dans cet Orient où rien ne change.
A quelques heures au delii de Damas nous voyons aujourd'hui les
us et coutumes décrits dans ce livre, la vie sous la tente, l'hospitalité
antique des Nomades, les convives accroupis autour du plateau' ou
repose sur une montagne de blé cuit, arrosé de lait caillé, un
mouton que l'on dépèce avec les doigts. La razzia et la vendetta bé-
douine sont des institutions séculaires sur lesquelles le temps passe
sans les altérer. M. de Perthuis allait négocier un accord entre
les tribus ; il a été mieux à même que personne de les étudier,
d'autant plus que son voyage a duré sept mois. Palmyre, la vallée
de l'Euphrate, Bagdad, Mossoul, Orfa, l'ancienne Édessc, Mardin,
Alep, marquent les principales étapes de cet itinéraire qui de
longtemps encore ne figurera pas sur les progi'ammes de l'agence
Cook and C.
J. BURNICHON. S. J.
Les Sélections sociales, cours libre de science politique,
par G. Vachkh dk Lapouge. Pariî*, Fontemoing. In-8, pp.
xii-503. Prix : 10 fr. \
Nous sommes bien en retard avec M. G. Vacher de Lapouge, sans
280 ETUDES
doute parce que son « Cours libre de science politique, professé à
l'Université de Montpellier (1888-1889) », appartient à la catégorie
des livres qu'on pourrait sans inconvénient laisser d'eux-mêmes som-
brer dans l'oubli ; car, s'il est mauvais, employé à la laide besogne des
démolisseurs prétentieux, en revanche nous le croyons assez inoffensif,
rien n'indiquant en lui les allures d'un ouvrage destiné à faire époque.
M. Vacher de Lapouge s'avance, couvert d'une armure scientifique,
bien faite pour impressionner le public, mais plutôt tapageuse, l'épée
haute, la parole menaçante pour quiconque se permettrait de ne point par-
tager son avis. « Quand il est nécessaire de se faire entendre, on ne frappe
jamais trop fort », nous dit-il (viii). La vraie sociologie commence à
lui. « C'est dans ces leçons mêmes qu'il faut chercher la première
doctrine générale des sélections sociales » (Préface). Comme modestie,
on peut souhaiter mieux ; mais il paraît que la « science » autorise de
ces audaces.
Abrité derrière une Introduction hérissée de grands mots, encom-
brée de théories fort tranchantes sur les races, les langues, etc., l'auteur
se décide enfin à entrer dans son sujet par cette formule qui résume et
présente bien tout le système : « Les nations naissent, vivent et meurent
comme des animaux ou des plantes. » Voilà « la thèse fondamentale de
la sociologie darwinienne, le credo de l'école sélectionniste » (61).
Dès lors, tout le reste suit logiquement. Prenez les principes du
Darwinisme, appliquez-les aux diverses sélections : vous avez le
présent livre avec ses affirmations gratuites, ses erreurs multiples, ses
omissions intéressées, ses décisions souveraines, le tout sous un faux
air de nouveauté qui déguise mal des banalités déjà vieillies.
On devine ce que peut être la philosophie de l'histoire pour un
homme qui se proclame « zoologiste avant tout », et ne voit dans la
société qu'un organisme soumis à des évolutions fatales. Impossible de
poursuivre, inutile de réfuter en détail toutes les conséquences de
prétendues lois plus que sujettes à caution : « les Sélections sociales » ne
méritent point cet excès d'honneur.
Qu'il nous suffise d'avoir dénoncé leur détestable esprit : nos lecteurs
sauront que penser d'un auteur, qui tient avant tout à se réclamer du
singe comme d'un grand'père, et prononce sentencieusement :
« D'après toutes les données de la zoologie, le premier homme est né
« d'une femelle qui avait son mâle, dans une bande qui avait son chef,
« sur un sol qui était le pays et la propriété des siens » (199).
M. Vacher de Lapouge n'attaque point la Bible, il ne la discute pas, il
l'ignore. Que lui importe, puisque « la raison » triomphe dans son
livre? Beaucoup, pensant qu'il se flatte, lui répéteront sa dernière
phrase : « Trêve d'orgueil, toutefois. Si l'homme est un dieu en forma-
REVUE DES LIVRES 281
« tion, le dieu est mortel » (490). Que « le dieu mortel », je veux dire,
M. Vacher de Lapouge, ne l'oublie pas : il aura beau employer « la force
« formidable de l'hérédité à combattre ses propres ravages, et opposer
« une sélection systématique à la sélection destructrice et déréglée qui
« met l'humanité en péril » (458) ; malgré ses négations, le Christia-
nisme fera plus que lui, sinon pour « refondre », du moins pour
perfectionner l'humanité.
J. ROCHETTE. S. J.
L'Ordre de Malte; le Passé, le Présent^ par L. de la Brièrp.
Paris, L. Chailley, 1897. In-12 de 262 pages.
L'Ordre des Hospitaliers, chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem,
de Rhodes et de Malte, a laissé un grand nom dans rhistoire et
des traînées lumineuses dans les annales de la chrétienté, depuis
les Croisades jusqu'à la Révolution. Tout le monde se souvient
de ces noms fameux : Pierre d'Aubusson, Jean de la Vallette,
Villiers de TIsle-Adam ; et le fait du chevalier Dieudonné de
Gozon, tuant le serpent de Rhodes, a été gravé dans toutes les
honnêtes mémoires par le digne abbé de Vertot.
Un français, le Bienheureux Gérard Tom, avait fondé cette
chevalerie ; pas un autre royaume, pas une autre lan^uSy ni
fourni, autant de héros que la France, à cette glorieuse milice.
Mais en 1798, Bonaparte passa par Malte et détruisit le petit
Etat des chevaliers : ce fut un de ses premiers exploits, et certes,
l'un des plus déplorables, comme le prouve M. de la Brière, au
chapitre de la Capitulation. Depuis, l'Ordre a cherché un refuge
en Italie, auprès des Papes.
Existe-t-il encore ? ou n'est-ce plus que l'ombre d'un grand
nom? M. de la Brière vous répond par ce très intéressant volume,
dédié au Grand Maître en « hommage de très fidèle obédience »;
où il raconte rapidement le Passé; où il expose le Présent, c'est-
à-dire l'existence actuelle des chevaliers, répartis en langue
d'Italie, langue d'Allemagne, langue d'Espagne ; où il se plaint
de l'injuste ignorance où nous sommes en France, à l'égard de
cet Ordre éminemment français. L'Ordre existe ; il possède, il
s'aflirme, il travaille, même en France. A-t*on déjà oublié l'am*
bulance établie à Epernay, en 1870, par le chevalier de Malte,
comte Chandon de Briailles? Et tout récemment, aux fêtes de la
282 ETUDES
Croisade, à Clermont, n'a-t-on pas vu figurer de vrais chevaliers
de Malte, avec leur croix d'émail blanc et le collier de moire ?
L'Ordre administre des hôpitaux en Europe et en Terre Sainte.
A Paris, encore peuplé de Vestiges et Souvenirs des chevaliers,
il tient un dispensaire des pauvres, à Montmartre, suivant sa
tradition, puisque l'Ordre fut d'abord fondé pour « nos seigneurs
les malades » et les pauvres pèlerins. Bien plus, il compte, en
France, parmi les « chevaliers d'honneur et de dévotion », envi-
ron quatre-vingts membres, appartenant à la plus haute aristo-
cratie.
Tout cela est en quelque sorte une révélation; comme, du
reste, presque tout le volume de M. de la Brière : quinze cha-
pitres alertes, pleins de faits et de noms ; pleins de leçons
consolantes, surtout au chapitre de la Sainteté dans l'Ordre;
pleins aussi d'espérance ; car, même en nos temps si peu cheva-
leresques, M. de la Brière croit un peu à l'avenir : cette vie de
l'Ordre, qui se perpétue et se rajeunit, lui semble peut-être
encore « destinée par la Providence » à de nobles tâches. Espé-
rons-le, avec ce chevalier qui conte si bien.
V. DELAPORTE, S. J.
Hypnotisme Religion, par le D*" Félix Regnault, préface
de Camille Saint-Saëns, membre de l'Institut, 1 vol. in-18
de viii-317 pages. Paris, Schleicher frères, 1897. Prix :
3 fr. 50.
Notre confrère, le D' Félix Regnault, a beaucoup lu et beaucoup
retenu. Son livre est un modèle de compilation : pourquoi manque-t-il
absolument de critique ? Il nous est impossible d'analyser une œuvre
où tout le surnaturel est travesti et combattu et où les erreurs abondent.
Vingt et un chapitres dont le texte très concis a l'apparence de simples
notes, nous parlent de sujets vastes comme un monde : la religion,
l'au-delà, la sorcellerie, la prière, le culte, l'hystérie, le juiferrantisme,
la léthargie, le mauvais œil, les possessions, les prophéties, les
miracles, le magnétisme, les médiums, les tables tournantes, la télépa-
thie, la lévitation, etc., etc. Deux chapitres intéressants sont consacrés
à la guerre et à la suggestion, mais tout n'y est pas à l'abri de la cri-
tique. Signalons à la fin quelques bonnes pages contre le spiritisme.
Le reste, c'est-à-dire presque tout le volume ne supporte pas l'examen.
M. le D' Regnault ne distingue pas entre prêtres et sorciers (p. 55).
REVUE DES LIVRES 283
Pour lui, les miracles trouvent leur naturelle explication dans l'hyp-
notisme (p. 136). Nos martyrs n'ont bravé les tortures et la mort que
grâce à leur anesthésie d'hystériques (p. 122"i. L'auteur va jusqu'à
poser cette inepte question : « Jésus était-il hystérique? b et hésite à
conclure fp. 100,. Il avoue que « des malades, regardés par les méde-
cins comme incurables, ont parfaitement guéri dans un pèlerinage »
(p, 14) mais il met le « miracle » au compte de la suggestion. Notons
enfin cette juste proposition : « La religion est le ciment de l'édifice
social » [p. 25). Elle est malheureusement en absolue contradiction
avec l'esprit matérialiste et sectaire du mauvais livre de notre confrère.
Nous allions oublier de signaler la grave préface donnée par
M. Camille Saint-Saëns, qui partage les sentiments de l'auteur. « Le
surnaturel, déclare-t-il, s'est évanoui- en fumée sur tous les points où
il s'est rencontré avec la science. » Toute la préface est sur ce ton :
elle ne fera pas vendre le livre. Illustre maître, pour être écouté quand
vous « philosophez », il faudrait écrire en musique!
Dr SURBLED.
Une Famille vendéenne pendant la Grande Guerre
(1793-1795), par Boltillier de S\int-A>dué, avec
introduction, notes et piècetj justificatives, par M. l'abbé
Eugène Bossard, docteur ès-lettres. Paris, Pion, 1896.
In-8 de liv-375 p. Prix : 7 fr. 50.
Ces Mémoires sont l'œuvre de Jacques Bouiillier père, guillo-
tiné h Nantes en 1794 ; et de Jacques Boutillier fds, qui dans son
enfance, pendant la Grande Guerre, avait servi de secrétaire a son
père. Nous en avons le témoignage de ce dernier : u Tous les faits
d'armes que j'ai rapportés sur la prise de Saumur, mon père qui
les redisait et me les faisait copier, les tenait de M. d'Elbée et de
Cathelineau, qui les lui donnaient pour servir de matériaux à son
histoire de la Vendée » (page 137). — Environ quarante ans plus
tard, M. Boutillier de Saint-.\ndré fds recueillit tous ces souve-
nirs gravés dans sa mémoire et les écrivit pour ses propres
enfants. M. l'abbé Bossard les a enrichis, appuyés, éclairés, par-
fois rectifiés, de notes très détaillées — véritables commentaires
au bas des paffcs et il la fin du livre.
M. Boutillier de Saint-André, le père, était un digne magis-
trat, tout dévoué de cœur à la cause de Dieu et du roi ; mais plus
enclin à rédiger les annales des héros vendéens, qu'à tenir un
fusil. Il était même fort prudent ; savait se cacher i» propos « dans
284 ÉTUDES
les branches d'un arbre touffu ; » mais au besoin, il sut exposer
sa vie pour les siens, ou même pour le salut des bleus prisonniers.
Il fut admirable sur l'échafaud, où il monta « tête découverte,
tenant son chapeau d'une main et donnant l'autre à une vieille
dame qui avait quelque peine à gravir les marches. » — Bref, il
y avait en lui l'étoffe d'un héros, mais doublé d'un légiste qui
calcule le pour et le contre des choses ; type parfait et loyal « de
la bourgeoisie des petites villes vendéennes,... honnête mais
timide ; » qui ne fut à la peine que malgré lui, et ne fut à l'hon-
neur que par échappée. Ce qu'il a raconté, son fils l'a retenu et
couché par écrit, avec ses impressions personnelles.
Nous n'avons donc point ici les mémoires d'un brigand, qui ait
fait le coup de feu contre les « citoyens », bourreaux de son pavs.
Le caractère du volume, M. l'abbé Bossard le définit d'un mot
pittoresque : « c'est la guerre de Vendée vue au travers d'une
âme d'enfant. » Par suite, c'est la guerre de Vendée vue en petit,
en détail, et d'un côté ; peu ou point de grands coups de pinceau,
ni de tableaux d'ensemble. Style pompeux du xviii" siècle, légè-
rement sensible, et déclamatoire. Mais ce qui est dit, est clair ; les
jugements vrais et fondés en raison ; celui-ci, entre autres, sur le
mouvement de 1789, que tant de braves gens admirent de con-
fiance : « Le véritable motif (de ce mouvement) fut de changer le
gouvernement de la France ; mais il n'y avait que les adeptes, les
chefs de la franc-maçonnerie qui fussent initiés dans le mystère n
(page 26). — Tel encore ce résumé des causes qui provoquèrent
le soulèvement en masse de la Vendée : ce furent « le méconten-
tement général produit par les entreprises contre la Religion et
ses ministres, le changement de gouvernement, la mort effroyable
du Roi et surtout la levée extraordinaire de tous les hommes
depuis vingt ans jtisqu'à quarante ans... Nous préférons, disaient
les Vendéens, mourir pour notre Religion et notre Roi, sans
sortir de nos foyers » (pages 48 et 52).
Les Mémoires de Boutillier de Saint-André et les notes de
M. l'abbé Bossard ressemblent, en maint endroit, à un double
plaidoyer : l" plaidoyer ou apologie en faveur du brave d'Elbée,
« qui vécut en sage, commanda en héros et mourut en martyf . »
Charette, par contre, est un peu mis à l'écart. 2° Plaidoyer (fau-
drait-il ajouter pro domoP) en l'honneur de la Vendée angei^ine,
aux dépens de la Vendée poitevine. M. Bossard n'est pas extrême-
REVUE DES LIVRES 285
ment tendre pour les Chouans du bas Poitou. Mais il l'est beau-
coup moins encore, lorsqu'il s'agit des historiens de la Grande
Guerre qui ont écrit avant 1877 — même de M™* de la Roche-
jacquelein, laquelle, en ses admirables Mémoires^ « n'a écrit, en
somme, que l'histoire de la guerre dans le Poitou » et trop
négligé la Vendée angevine ; enfin M. Bossard fonce sur tout « le
parti poitevin », composé bonnement de « moutons de Panurge »,
Pour les autres historiens de la Vendée, ce w troupeau »,
M. Bossard les extermine en bloc, après avoir frotté leurs bles-
sures de sel et de vinaigre : « quant au troupeau. Muret, Mor-
tonval, Johannet, Crétineau-Joly, « l'Homère de la Vendée »,
selon l'expression malheureuse, si elle n'est ironique, de M"* de
la Rochejacquclein — Eugène Loudun, Eugène Veuillot, Edmond
Stoffet, de Brem, etc., etc., ils auront la foi du charbonnier :
erreurs, vérités, contradictions, absurdités, appréciations men-
songères, faits controuvés, sont acceptés (par eux) comme parole
d'Evangile... » Et M. Bossard revient à Crétineau-Joly, dont
l'histoire est un « méchant livre » ; puis il court sus au
P. Drochon de l'Assomption (un poitevin?) qui a eu le grand
tort de rééditer ce méchant livre, de s'embarquer « sur cette
galère vermoulue ».
Evidemment Crétineau-Joly (un vendéen du bas Poitou, né à
Fontenay-lc-Comte) n'a pas utilisé, en 1840, les documents iné-
dits et inconnus publiés, en 1888, par M. C. Port, dans sa Vendée
angevine ; ni les autres documents parus depuis 1877, presque
tous en l'honneur de la Vendée angevine. Mais M. Bossard n'est-il
pas un peu... sévère (j'adoucis l'épithète) pour ces anciens?
Malgré tout et malgré les lacunes de Crétineau-Joly, je crois
qu'on lira longtemps encore V/fistoire de la Vendée militaire»
Et en toute franchise, je le souhaite fort, pour la gloire de
l'incomparable héroïsme des Vendéens, soit du Poitou, soit de
l'Anjou, qui furent — ceux-ci et ceux-là — un véritable
u peuple de géants ».
V. DELAPORTE, S. J.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
Mars 25. — Voici, d'après les journaux, même non catholiques, le
résultat des élections au Reichsrath autrichien ; les premières qui
aient eu lieu, depuis l'extension du droit de suffrage.
1° Succès du catholicisme et de Tantiséraitisme sur le libéralisme ;
2° Insuccès, au moins partiel, du polonisme, atteint dans l'unité et
la solidarité du « club polonais » ;
3° Succès du nationalisme et en particulier des Jeunes-Tchèques ;
4° Entrée en scène du socialisme.
26. — Lord Salisbury, chef du cabinet anglais arrrive à Paris où il
a une entrevue avec M. Hanotaux, ministre des affaires étrangères.
— Arrivée à Paris de M. Fridjof Nansen, explorateur norvégien qui
s'est avancé jusqu'au 87° de latitude nord. Pendant son séjour, il
donne une conférence publique au Trocadéro, parle dans plusieurs
réunions et assiste à une séance de l'Académie des Sciences, dont il
est, depuis deux ans, correspondant étranger.
— En Crète, les insurgés attaquent Malaxa et Halepa. Ils sont
repoussés du second point, mais emportent et détruisent les construc-
tions du premier, qu'ils doivent néanmoins abandonner sous la canon-
nade des croiseurs internationaux.
27. — Le prince héritier de Grèce quitte Athènes et se rend à la
frontière de Thessalie. Ce départ est l'occasion de manifestations reli-
gieuses et populaires.
29. — En Crète, les insurgés et les troupes du colonel Vassos sont
entrés en hostilités ouvertes avec lés troupes internationales.
— A Vienne, ouverture du Reichsrath. Le discours du trône exprime
la confiance dans l'union des puissances, en ce qui concerne les affaires
de Grèce.
— 30. — Le T. H. F. Gabriel-Marie, élu le^ 19 mars supérieur
général des Frères de la Doctrine chrétienne, est nommé membre du
conseil supérieur de l'instruction publique en remplacement du
T. H. F. Joseph, décédé.
31. — Mgr Bonnet, évéque de Viviers, est privé de traitement pour
s'être élevé, dans son mandement de carême, contre la prétention de
placer le mariage civil sur le même pied que le sacrement de mariage
et contre la loi autorisant le divorce.
Avril 1. — A l'Académie française, élection du comte Albert de
Mun au fauteuil de Jules Simon, et de M. Gabriel Hanotaux, ministre
des affaires étrangères, à celui de Challemel-Lacour.
2. — Le Reichstag allemand vote de nouveau l'abolition de la loi
contre les jésuites.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE 287
3. — Pendant deux jours, le Sénat français a écouté des discours
contre l'ingérence cléricale. M. Joseph Fabre, sénateur de l'Aveyron,
voudrait que le Souverain Pontife fût blâmé d'avoir appelé les
catholiques français sur le terrain de l'union constitutionnelle. M.
Maxime Lecomte reconnaît aux prêtres le droit d'être « électeurs et
éligibles, » mais ils ne doivent pas se mêler de politique. Distinction
subtile. M. de Lamarzelle réclame pour eux la liberté pleine et entière.
Et MM. Darlan, ministre des cultes, et Méline, président du Conseil,
tout en se déclarant opposés au « cléricalisme », écartent toute idée de
persécution et obtiennent un vote de conGance.
— A la même heure, on publiait la lettre suivante du Souverain
Pontifd à Mgr Mathieu, archevêque de Toulouse. Elle est écrite on
français :
A Notre Vénéra hle Frère François- Désiré Mathieu,
archevêque de Toulouse.
LEO PP. xin.
Vénërable Frère, salut et bënëdiction apostolique.
Nous avons reçu votre Lettre pastorale pour le Carême de l'année
courante, et Nous vous félicitons des leçons si justes, si modérées, si afTec»
tueuses, si bien adaptées aux circonstances présentes, que vous y donnez à
vos diocésain», particulièrement dans le paragraphe huitième, relatif aux
recommandations et aux enseignements émanés de Notre autorité suprême.
Vous l'avez compris et vous le faites bien entendre dans votre Lettre, Nous
n'avons jamais voulu rien ajouter ni aux appréciations des grands docteurs
sur la valeur des diverses formes de gouvernement, ni k la doctrine catho-
lique et aux traditions de ce Siège apostolique sur le degré d'obéissance dû
aux pouvoirs constitués. En appropriant aux circonstances présentes ces
maximes traditionnelles, loin de Nous ingérer dans les questions d'ordre
temporel débattues parmi vous, Notre ambition était, est. et sera de contri-
buer au bicMi moral et au bonheur de la France, toujours fdle ainée de
l'Egliso, on conviant les hommes de toute nuance, qu'ils aient pour eux la
puissance du nombre, ou la gloire du nom, ou le prestige des dons de l'esprit
ou l'influence pratique de la fortune, k se grouper utilement à cette fin, sur
le terrain des institutions en vigueur. Et en vérité, s'associer à l'action mys-
térieuse de la Providence, qui, pour tous les siècles, toutes les sociétés,
toutes les phases de la vie d'un peuple, a des ressources inouïes, lui donner
son concours en sacrifiant sans réserve le respect humain, l'intérêt propre,
l'attachement aux idées personnelles; arriver ainsi k diminuer le mal, k réa-
liser dans une certaine mesure le bien dès aujourd'hui, et à le préparer plus
étendu pour demain : c'est infiniment plus avisé, plus noble, plus louable
que de s'agiter dans le vide, ou de s'endormir dans le bien-être au grand
préjudice des intérêts de la religion et de l'Eglise.
En vous appliquant, 'Vénérable Frère, par la netteté de votre langage, k
faire comprendre dans ce sens Nos intentions et Nos exhortations, en sorte
288 ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
qu'on ne puisse y trouver ni prétexte aux insinuations malveillantes, ni
recommandation abusive pour des théories propres à compromettre la con-
corde, non à la consolider, vous faites une œuvre agréable à Notre cœur; et
Nous avons la confiance que votre voix trouvera de l'écho, non seulement
dans votre catholique diocèse, mais au delà, puisqu'il s'agit de vérités amies,
qui méritent d'être partout bien accueillies. Et nous souhaitons que tous les
hommes honnêtes et droits inclinent l'oreille et réfléchissent, comprenant, à
vos accents, tout ce que le patriotisme emprunte à la religion de clairvoyance
et de dévouement.. De fait, quand l'esprit de mensonge et de révolte a pu
asseoir son trône et recruter dans toutes les classes de la société des ouvriers
et des fauteurs, il est bien nécessaire que les enfants de la lumière, les Pas-
teurs des âmes surtout, sachent mettre une entente et une constance majeu-
res pour affermir le règne de la justice sur les larges bases de la vérité et
de la charité. En vous encourageant. Vénérable Frère, à poursuivre infati-
gablement par vos paroles et par vos actes ce noble but, Nous vous accor-
dons pour vous, pour votre clergé et pour tous vos fidèles, la bénédiction
apostolique,
Rome, du Vatican, le 26 mars 1897.
LEO PP. XIIL
4. — DansTIsère, M. Saint-Romme, radical, est élu sénateur, en
remplacement de M. Théry, décédé.
— Dans rindre-et-Loire, M. Bidault, radical, est élu sénateur en
remplacement de M. Gordier, décédé.
5. — En Crète, les troupes européennes ont désarmé les bachi-
bouzouks et les volontaires musulmans, qui attaquaient les Cretois et
entravaient la pacification.
— A Rome, ouverture du Parlement italien. Rien de saillant dans le
discours du trône, qui constate la nécessité de porter remède à la
situation économique
6. — A Athènes, la fête pour l'anniversaire de l'indépendance, est
marquée par des manifestations belliqueuses et quelques désordres.
7. — Les puissances ont notifié aux gouvernements grec et otto-
man que celui des deux qui prendrait l'initiative des hostilités, en sup-
porterait les responsabilités, et qu'en aucun cas elles ne permettraient
qu'il en retirât le profit d'un accroissement territorial.
8. — En Crète, les Turcs incendient des maisons chrétiennes.
9. — A la frontière gréco-turque, un premier engagement a lieu
entre des bandes grecques et les troupes ottomanes.
10. — Aujourd'hui ce sont, dit-on, les avant-postes grecs et
turcs qui en sont venus aux mains.
Le 10 avril 1897.
Le gérant: G. BERBESSON.
Imp. Yvert et Tellier, Galerie du Conimerce, 10, à Amiens.
MULIER AMICTA SOLE
ESSAI EXÉGÉTIQUE
I
« Un grand signe parut dans le ciel : une femme revêtue
du soleil; la lune était sous ses pieds, et sur sa tète une
couronne de douze étoiles '. »
Ainsi commence, dans l'Apocalypse de saint Jean, l'épisode
de la lutte entre la femme et le dragon. L'Eglise, dans un
office récemment approuvé, fait à Marie l'application du
chapitre entier 2; elle lui applique le premier verset plus
solennellement encore, dans la fête même de l'Immaculée
Conception ^. Au reste, la piété chrétienne n'a jamais hésité
à reconnaître dans la femme céleste les traits de Marie.
« N'est-ce pas elle, disait saint Bernard, la femme revêtue
du soleil? Sans doute, la suite même de la vision prophé-
tique prouve qu'il faut entendre ce passage de l'Église
terrestre; soit, mais nous voyons assurément aussi qu'on
peut en toute convenance le rapporter à Marie... A bon
droit, on la montre revêtue du soleil, puisqu'elle est entrée
plus avant qu'on ne peut s'en faire l'idée, dans le très pro-
fond ahinie de la sagesse divine; autant que le permet la
condition de créature, et à l'union personnelle près *, elle
parait toute plongée dans cette inaccessible lumière
Combien vous avez été familière au Seigneur Jésus, ô
Reine! combien proche, combien intime vous avez mérité
de lui devenir, quelle grâce vous avez trouvée devant lui! Il
demeure en vous, et vous en lui ; vous le revêtez, et vous
en êtes revêtue. Vous le revêtez de la substance de la
1. Apoc. XII, 1.
2. Office concédé k U Coogrëgation de U Mission, en l'honneur de la
Médaille miraculeuse (27 novembre), épîlre et leçons du premier nocturne.
3. Sixième répons de matines et capitule de none.
4. C'esl-à-dire, à un degré moindre que l'humanité du Christ, person-
ncUcmcnt unie à Dieu.
LXXI. — 19
290 MULIER AMICTA SOLE
chair, et il vous revêt de la gloire de sa majesté. Vous
revêtez le soleil d\m nuage, et vous-même êtes revêtue du
soleil
« Sur sa tête, dit le texte, une couronne de douze étoiles...
Pourquoi les astres ne couronneraient-ils pas celle que
revêt le soleil? Comme aux jours du printemps, est-il dit
ailleurs, l'entouraient les roses en fleurs et les lis des
vallées \.. Mais, qui estimera ces perles? qui nommera ces
étoiles, dont est formé le diadème royal de Marie? 11 n'appar-
tient pas à riiomme d'expliquer ce qu'est cette couronne,
d'en faire connaître la composition^... »
Bernard essaie pourtant, et, de douze brillantes préroga-
tives de la mère de Dieu, il forme un des plus beaux
joyaux qu'on ait jamais consacrés à Marie.
Ce fameux discours, par une association facilement expli-
cable d'images et d'idées, m'a toujours rappelé le triomphe
de la Vierge, sculpté dans l'église abbatiale de Solesmes.
C'est là une composition célèbre, bien qu'elle n'ait pas la
haute valeur de la sépulture du Christ, qui lui fait pendant.
Dans la chapelle de la Vierge, l'artiste apprécie quelques
statues d'un beau travail, mêlées à d'autres médiocres, et
plus encore les encadrements et les détails d'ornemen-
tation ; pour l'archéologue chrétien, l'intérêt est surtout
dans la puissance et la richesse de l'inspiration. Le bon
prieur, dom Jean Bougler, et les artistes inconnus qui
travaillèrent sous ses ordres vers le milieu du seizième
siècle, ont répandu à profusion les richesses de l'Ecriture
et de la tradition. Pour représenter aux yeux et à l'âme le
trépas de Marie, sa sépulture, sa victoire sur les puissances
infernales et son assomption, ils ont rassemblé et groupé
personnages historiques ou légendaires, anges et saints,
figures de l'Ancien Testament, emblèmes et symboles;
quand la pierre ne parle pas assez d'elle-même, des inscrip-
1. Accommodation de Eccli. l, 8. Cf. office de la Sainte Vierge, respons. 5.
2. S. Bernard, Sermo in dominica infra octavam Assumptionis, de duode-
cim prserogativis B. V. Mariœ, 3, 6, 7; Migne, t. CLXXXIII, col. 430 et
suiv. On voit assez que, dans le passage cité ici, il y a beaucoup de cou-
pures. Les développements complets sont fort beaux, bien que les applica-
tions symboliques deviennent parfois un peu subtiles et compliquées.
ESSAI EXEGETIQUE 291
lions latines viennent lui prêter une voix. Dans cet ensemble,
une place, et une large place, revient à la femme de l'Apo-
calypse, et au dragon qui déploie contre elle toute sa fureur.
Et l'une des inscriptions dit : « Cette femme mystique est
l'Eglise, qui, par la Vierge, a enfanté le Fils promis à
Abraham et aux patriarches, et conçu en Marie par la foi. »
Près de là sont quatre docteurs, qui regardent avec amour
Notre-Dame monter au ciel. L'un d'eux est Bernard, et
l'inscription placée au-dessous de lui résume précisément le
sermon super Signum magnum; d'autres inscriptions accom-
pagnent les trois autres statues, redisant la gloire et la
pureté de la femme céleste, et indiquant la signification
symbolique des étoiles qui la couronnent.
Cependant, après que nous avons goûté les pieuses et
artistiques conceptions de nos pères, vient le temps de la
réflexion. Notre esprit moderne ne peut rien accepter sim-
j)lem('nt. 11 a noté au passage quelques mots, où le vieux
prieur de Solesmes aussi bien que l'abbé de Clairvaux insi-
nuent que la vision de saint Jean pourrait bien convenir à
l'Église, au moins autant qu'à Marie ; et c'est là-dessus
qu'il vient maintenant demander des explications nettes.
C'est son malheur de déflorer les plus belles choses par des
pourquoi et des comment. 11 est vrai que, si l'on peut donner
à ses questions une réponse satisfaisante, il admire les
belles choses d'autant plus vivement qu'il voit mieux en
elles la « splendeur du vrai n.
Il s'agit donc, dans le cas présent, de savoir si, au dou-
zième chapitre de l'Apocalypse, il est vraiment question de
la Sainte Vierge; et, pour parler en termes techniques, si
elle est l'objet du sens littéral, du sens figuratif, ou d'une
simple accommodation *.
A vrai dire, il y a bien du vague sous ces trois divisions
classiques des « sens de l'Ecriture ». Car ce n'est pas la
même chose de parler d'un personnage directement et expli-
citement, ou d'en parler par allusion; dans les deux cas
«ependant, on peut en parler au sens littéral. Quant aux
1. L'uHAgo liturgique du paHsagc ne suffit pan à ri^Roiidre la question.
Car il est certain que 1 Eglise, dan» se» office», emploie de» passages de
l'Ecriture sainte dans un sens purement accommodatice.
292 MULIER AMICTA SOLE
« figures «, elles sont loin d'être toutes de même espèce;
de sorte qu'on pourrait faire bon nombre de distinctions sur
l'emploi du sens figuratif. Du moins, le sens littéral et le
sens figuratif, avec toutes leurs variétés, se ressemblent en
un point : ils représentent la pensée même de l'auteur ; ils
n'y ajoutent pas ; c'est bien là ce que l'Esprit-Saint a voulu
dire par la parole inspirée. Par ce caractère, ces deux sens
se distinguent nettement de l'accommodation. Celle-ci est une
application, faite par nous, du texte sacré; elle représente une
pensée que nous trouvons dans notre propre esprit à propos
d'un passage de l'Écriture, non la pensée même que Dieu
a prétendu nous communiquer dans ce passage.
Au reste, ces principes, codifiés par les théologiens pour
l'exégèse biblique, sont tout naturellement reconnus et
appliqués dans l'interprétation des œuvres humaines. Racine
représente Esther, qui réunit dans son palais de jeunes
Israélites, met « son étude et ses soins » à les élever dans
la crainte du Seigneur, et goûte au milieu d'elles « le plaisir
de se faire oublier». De quelque nom qu'on appelle ces allu-
sions ou ces figures, le poète a évidemment pensé à la fonda-
trice de Saint-Gyr autant ou plus qu'à la femme de Xerxès.
La cour, qui savait applaudir à propos, n'ajoutait pas à la
pensée de l'auteur; elle la retrouvait et la faisait remarquer.
Si, par impossible. Racine n'avait songé qu'à ses antiques
personnages, sans voir leur ressemblance avec les person-
nages présents, et si la cour avait elle-même trouvé et signalé
cette ressemblance, la cour eût fait une accommodation K
1. A Erfurt, en 1808, on jouait YOEdipe de Voltaire. A ce vers, dit par
Philoctète au sujet d'Hercule :
L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux,
Alexandre I""" se tourna vers Napoléon et lui tondit la main. C'était une
délicate accomniodation. — Il est vrai que, d'un texte profane, on peut faire
un usage auquel l'auteur n'a pas songé, tandis que l'Esprit-Saint a prévu
toutes les applications, même tous les abus, qu'on pourrait faire de sa parole.
Mais autre chose est de prévoir le sens ou le contresens qu'on pourra tirer de
tel passage, autre chose de vouloir exprimer tel sens et communiquer
aux hommes telle vérité. L'accommodation n'est pas un sens que Dieu n'a
pas prévu, mais un sens dont Dieu n'a pas voulu faire l'objet de sa parole
révélatrice. C'est par les règles traditionnelles de l'interprétation qu'on
distingue ce que Dieu a voulu dire.
ESSAI EXEGETIQUE 293
Ainsi, pour nous, la question vraiment importante est de
savoir si Dieu même, en inspirant le douzième chapitre de
l'Apocalypse, a voulu nous faire penser à Marie et nous
parler d'elle, ou si l'application faite à Marie de la vision
céleste vient seulement de l'esprit de l'homme et de la
piété des fidèles.
Pour répondre, il faut bien tenter une interprétation de
<;e chapitre. Mais il y aurait trop de témérité à vouloir com-
plètement l'expliquer : il est trop plein de mystères, et trop
intimement lié aux épisodes voisins et à l'ensemble même
du livre. La seule chose possible est de chercher uniquement,
dans cette vision, le rôle de la Sainte Vierge, en écartant de
son mieux toutes les autres questions; et, sur le rôle même
de la Sainte Vierge, de dire des choses vraies, sans être
assuré de découvrir toute la vérité.
II
La femme, qui paraissait dans le ciel, et semblait en
refléter la paix, est soudain dans les angoisses de l'enfante-
ment; et devant elle se tient un dragon, portant les insignes
du « prince de ce monde' », et avide de dévorer l'enfant qui
va naître. Or, la femme <levint mère « d'un enfant mâle, qui
devait gouverner toutes les nations avec un sceptre de fer,
et son fils fut enlevé à Dieu et à son trône. Et la femme s'en-
fuit dans le désert, où elle avait une retraite que Dieu lui
avait préparée, pour y rMre nourrie mille deux cent soixante
jours'-. »
Le lieu de la scène change donc. La femme s'enfuit au
désert. Le « grand dragon, l'ancien serpent, appelé le
(lial)le et Satan* » est lui-même précipité en terre, et ses
anges avec lui*; et c'est sur la terre que se passe la suite du
1. Joan. XIV, 30.
2. Apoc. XII, 5, 6. Traduction de Bossuct, ici et pour les fragment» qui
Ruivent, cites entre guillcmetB.
3. Ibid..9.
4. Ici so place (T-I2) le combat de «aint Michel contre le dra^çon. La
lutte dôcrile par saint Jean fait partie de» épisodes de l'Apocalypse; elle se
rapporte donc, vraisemblablement, «u m^roe temps que le reste de la pro-
294 MULIER AMICTA SOLE
drame. Le dragon se met à poursuivre « la femme qui avait
enfanté un mâle. Et on donna à la femme deux ailes d'un
grand aigle, afin qu'elle s'envolât au désert, au lieu de sa
retraite, où elle est nourrie un temps, des temps, et la moi-
tié d'un temps^ hors de la présence du serpent. Alors, le
serpent jeta de sa gueule comme un grand fleuve après la
femme, pour l'entraîner dans ses eaux. Mais la terre aida la
femme; elle ouvrit son sein, et elle engloutit le fleuve que le
dragon avait jeté de sa gueule. Et le dragon s'irrita contre la
femme, et alla faire la guerre à ses autres enfants qui gardent
les commandements de Dieu, et qui rendent témoignage
à Jésus-Christ. Et il s'arrêta sur le sable de la mer-. »
Pour reconnaître la femme qui soutient ce combat, le
signe le plus clair, au premier aspect, c'est la désignation
précise de son ennemi. Ici, le doute n'est pas possible.
C'est « l'ancien serpent ^ », c'est-à-dire évidemment le
tentateur de l'Eden. C'est à lui qu'il a été dit: « Je mettrai
l'inimitié entre toi et la femme, entre ta race et la sienne ^. •>■>
Lorsqu'il cherche à dévorer l'enfant qui va naître, lorsqu'il
poursuit la femme au désert, lorsqu'il fait la guerre « à ses
autres enfants », ou, plus littéralement « aux autres de sa
race ^ », il accomplit l'ancien oracle. Cette lutte à laquelle
prennent part le ciel et la terre, c'est bien la même qui est
esquissée en deux traits dès la premier© page de la Genèse.
Ce qui fut alors prédit, saint Jean le montre en action ; ou
plutôt l'Esprit-Saint, unique auteur de l'Ecriture, continue sa
pensée de Moïse à saint Jean, et déroule devant nous b;
plan divin, depuis l'origine de l'humanité, jusqu'aux luttes
du christianisme, et probablement jusqu'à la fin des temps.
phétie; mais elle rappelle, par allusion, la révolte et le châtiment des mau-
vais anges.
1. Un an, deux ans, et la moitié d'un an, ce qui équivaut, en chiffres
ronds, aux mille deux cent soixante jours du verset 6. Pour la manière de
dire, cf. Dan. iv, 22 et vu, 25. Bossuet a excellemment montré (Apocalypse,
xi) que, dans la langue de l'Ecriture Sainte, trois ans et demi (moitié d'une
semaine d'années) expriment symboliquement le temps de la persécution.
2. Apoc. xn, 13-18.
3. Ibid., 9. Le mot est répété, Apoc. xx, 2.
4. Gen. m, 15.
5. Apoc. XII, 17.
ESSAI EXEGETIQUE 295
La femme de l'Apocalypse correspond donc à celle de la
Genèse ; la prophétie de Patmos dépend, pour Tinterpré-
tation, de celle de l'Eden. Or, dans le troisième chapitre
de la Genèse, Pères, théologiens et exégètes s'accordent à
voir la première et la plus générale des promesses messia-
niques. C'est le M protévangile », la première annonce du
Rédempteur, de ses luttes et de son triomphe. Il y a comme
plusieurs points de vue, pour contempler les mystères que
cet oracle montre en perspective ; mais, de quelque point
qu'on regarde, on voit toujours les mêmes choses.
Si l'on peut résumer en quelques lignes les conclusions
de tant de savantes études, et, au risque de sacrifier bien
des nuances, simplifier résolument les systèmes, on parta-
gera les interprètes en deux groupes.
Suivant les uns. Dieu, après la chute, promet directement
et immédiatement le Sauveur *. Il dit à Satan, chef des
anges rebelles : « Je mettrai l'inimitié entre toi et celle qui
sera la femme par excellence, la mère du Rédempteur et de
rhumanilé rachetée, entre ta race, tes adhérents, tes
auxiliaires, et le Fils de cette femme bénie ; il t'écrasera la
tète, et tu feras effort contre son talon ♦. » Au reste, si la
femme et sa race sont directement et immédiatement Marie
et le Christ, c'est aussi et secondairement toute l'humanité,
moralement unie au Sauveur et à la corédemptrice.
D'après les autres •'', Dieu, dans l'Eden, parle d'abord aux
personnages présents, et prononce, à leur sujet, un oracle
qui embrasse tous les siècles. Il dit au serpent qui est là, et
en lui à Satan qui s'en est servi comme d'un instrument
pour tenter la femme : u Je mettrai l'inimitié entre toi et
Eve, entre ta race et la sienne ; la race de la femme obser-
1. On peut Toir Patrizi, <fe interpretalione Scripturarum sacranim, Rome,
1844, t. II, p. 46 et nuiv. Mais le très Inr^çe rëaumë donne ici ne vise pas à être
l'expression exacte du système particulier de Palrisi ; c'est plulôt une vue
d'ensemble sur les systèmes qui mettent le Christ et sa mère au premier
plan <lo la vision propht^tique.
2. Gcn. III, 15. Sur ipae ou ipsa, sujet de conteret, voir les dissertations
spéciales.
3. On peut voir (avec les r^'acrvcs indiquées sur les nuances) le P. Cor-
luy, Spicilegium dogmatico-hiblicum, Gand, 1884, t. I, p. 347 et suiv. ;
le V. de Hummclaucr, Commentarius in Genesim, 1895, p. 159 et suiv.
296 MULIER AMICTA SOLE
vera ta tête pour l'écraser, et tu observeras son talon pour
le mordre i. Telle sera en effet la fortune de ce long combat:
tu infligeras à l'humanité bien des blessures, mais elle
cependant triomphera de toi, en te broyant la tête. Cette
victoire, les crimes de la terre le montreront, on ne peut
l'attendre de l'ensemble de l'humanité, blessée par toi. Le
triomphe sera le partage d'un unique vainqueur, chef et
représentant du genre humain, sur qui tu n'auras aucun
avantage. Ces mots « la race de la femme « lui conviennent
mieux qu'atout autre, car une Vierge aura seule part à sa
naissance. «
Ainsi, les uns prennent pour objet direct et immédiat de
la parole divine, le Christ et sa mère, et, pour objet secon-
daire et éloigné, l'humanité. Les autres prennent Eve et
l'humanité pour objet immédiat et direct, mais ils tiennent
que le Christ et sa mère, montrés dans le lointain, sont
cependant l'objet principal -. De toute manière, au point
culminant où se résument la lutte et la victoire, il y a Marie
et le Rédempteur, broyant la tête du serpent. Dans le
prolongement séculaire de l'action, il y a d'un côté Satan et
ses auxiliaires ; de l'autre, l'humanité entière et chacun des
hommes, et surtout la portion fidèle de l'humanité, repré-
sentée comme « la race de la femme » : la femme pouvant
être encore Marie, ou Eve, ou l'Eglise, ou même chacune
des femmes, en un mot tout personnage réel ou symbolique
auquel revient, à des titres et à des degrés divers, le rôle
de « mère du genre humain ».
Lors donc qu'on nous parle de la femme et du serpent,
il faut, pour comprendre, chercher, parmi les épisodes
d'une longue et gigantesque lutte, celui dont il est question.
Est-ce l'épisode central, la femme sera certainement Marie.
1. Pour se rendre compte des mots employés ici, voir les dissertations
spéciales sur le sens de shouf, rendu dans les Septante par Tr.ptïv, dans la
Vulgate par conterere .
2. Cela reste vrai, même pour ceux qui pensent que la Sainte Vierge est
désignée seulement au sens typique : car le personnage figuré est souvent
l'objet principal d'une prophétie. Plusieurs psaumes, par exemple, se
rapportent littéralement à David, et typiquement, mais principalement, au
Messie.
ESSAI EXÉGÉTIQUE 297
Est-ce un épisode secondaire, la femme pourra être l'un des
personnages indiqués, et les circonstances diront lequel. Il
faut donc considérer de plus près encore la scène décrite
dans TApocalypse.
Certains traits paraissent tout d'abord se rapporter au
principal épisode, et au groupe sauveur lui-même. La
femme vue par saint Jean met au monde un fils « qui doit
gouverner toutes les nations avec un sceptre de fer' ». Le
premier mouvement est de reconnaître le Messie, et par
suite sa mère.
Mais il faut tenir compte de toutes les données du pro-
blème. Quand Dieu nous propose des énigmes, il nous
fournit le moyen de les interpréter, autant du moins que
cela nous est utile, mais à condition de nous rendre attentifs
à tous les détails de sa parole. Dans cette môme Apoca-
lypse, le Fils de l'homme dit à l'évèque de Thyatire : « Celui
qui sera victorieux, et gardera mes œuvres jusqu'à la fin,
je lui donnerai puissance sur les nations. II les gouvernera
avec un sceptre de fer, et elles seront brisées comme un
vase d'argile. Tel est ce que j'ai reçu de mon Père*. »
L'autorité sur les nations appartient donc en propre au
Messie, mais peut être communiquée à ses fidèles •''. Le
« sceptre de fer » peut être l'insigne non seulement du
Christ, mais aussi de son corps mystique.
Et, dans le cas présent, il y a une raison décisive de
penser qu'il s'agit en effet du corps mystique ; c'est bien lui
que la femme met au monde, et que le dragon cherche à
dévorer. Car la douleur qui accompagne l'enfantement* ne
convient en aucune façon à la naissance du Messie ; c'est
dans l'allégresse que Marie devint mère du Sauveur et
« répandit sur le monde la lumière éternelle^ ».
1. Apoc. XII, 5. Cf. Paaim. ii, 9.
2. Apoc. Il, 26-28.
3. Le non» P8l ici, comme dan» d'autre» patma^çeR, que Dieu gouverne le
monde en faveur de» juste», que ton» le» «'vc^nement» sont diriges par une
insondable Providence en vue du nalut et de la perfection de» âme», et que
le» »aints sont associes à Dieu dan» son jugement sur le monde.
4. Apoc. XII, 2.
5. Pra-fatio B. V.
298 MULIER AMICÏA SOLE
Pourtant, il reste encore un doute. L'enfant mâle, qui
dominera sur les peuples, n'est pas le Christ ; il représente
les fidèles en général, ou plutôt une catégorie spéciale de
fidèles et d'élus^. Il n'est pas sûr encore que sa mère soit
l'Eglise, et non la Sainte Vierge. Car Marie a sa part, non
seulement dans l'œuvre rédemptrice, mais dans toutes les
applications de la rédemption, et à tous les moments du
grand combat. Elle donne la vie aux fidèles ; et, joyeuse
lorsqu'elle donna le jour à son premier-né, elle a souffert
pour enfanter les frères du Christ.
La dernière réponse doit se tirer de l'ensemble du pas-
sage. La femme, vue d'abord dans le ciel, est bien la même
qui descend sur la terre, reçoit des ailes pour fuir au désert,
est poursuivie par le démon, aidée par les puissances ter-
restres, et providentiellement soutenue par Dieu dans sa
retraite 2. Ce n'est pas là Marie. Déjà victorieuse et élevée
au ciel, elle règne près de son Fils ; le rôle de protectrice
lui conviendrait ; elle n'est pas la femme poursuivie, dont
le ciel et la terre viennent secourir la faiblesse.
Au contraire, rien qui ne s'applique aisément à l'Église.
«Protégée par la splendeur de la suprême lumière, la sainte
Eglise est comme revêtue du soleil ; dédaigneuse de toutes
les choses temporelles, elle tient la lune sous ses pieds. -^ »
On la montre d'abord dans le ciel, car elle est toute céleste
dans son origine et dans sa fin. D'ailleurs, dans l'Apoca-
lypse, le ciel désigne non seulement la demeure de Dieu,
mais le monde surnaturel de la grâce, auquel l'Eglise
appartient. La terre et les flots agités de la mer sont le
symbole de ce monde. C'est au milieu de ce monde que vit
maintenant l'Eglise, venue du ciel ; c'est ici-bas qu'elle lutte
1. Car l'enfant qui naît au v. 5 ne représente pas collectivement tous les
fils de la femme. Il faut le distinguer des « autres de sa race », mentionnés
au V. 17. Certains commentateurs voient dans le fils aine le peuple juif, dans
les autres, les fidèles de la gentilité ; d'autres interprètes distinguent la pre-
mière génération chrétienne, les antiques témoins du Christ (cf. v. 5, 10, 11),
et les fidèles qui se succèdent après eux dans l'Église. Mais la discussion de
ces systèmes, et des autres qu'on peut proposer, rentre dans l'interprétation
d'ensemble de l'Apocalypse.
2. Apoc. XII, 6, 14-17.
3. S. Grégoire pape, Moral., XXXIV, xiv, § 25, M., LXXVI. 731.
ESSAI EXÉGÉTIQUE 299
iontre le démon, tantôt près d'être engloutie par les flots
de la persécution ^ tantôt secourue par Dieu même -, ou
par les pouvoirs humains •^, suivant Tordre de la Providence
d(; Dieu.
C'est donc bien l'Eglise, qui est directement montrée à
saint Jean dans le personnage de la femme céleste. Le recon-
naître, c'est accepter l'opinion commune des Pères et des
exégètes. Et les premiers siècles chrétiens étaient
accoutumés à voir sous les traits de la femme l'Eglise
opprimée et confiante. Quand Hermas, après avoir trouvé
sur son chemin un monstre, symbole de la persécution,
rencontre ensuite une vierge parée de vêtements blancs et
voilée, il n'hésite pas : « D'après mes précédentes visions,
je connus qu(; c'était l'Eglise, et je devins joyeux *. »
III
Pourtant, dans la littérature «îI l'art symbolicpies de ces
t<Mnps lointains, la femme ne désignait pas seulement l'Eglise.
Tne femme debout, les bras étendus et les yeux élevés vers
le ciel, pouvait aussi représenter l'âme chrétienne. La Vierge-
nu>re était peinte à peu près sous les mêmes traits. ^'oiIà
pour(jiu)i, devant les frescjues des Catacombes, on s'arrête
parfois hésitant. Et qui sait si l'artiste lui-même, en don-
nant à son œuvre cette expression de pureté, de force, et
de céleste désir, ne confondait pas dans son idéal les tntifs
de la mère et ceux de l'épouse du Christ ?
Devant quelques-uns des plus beaux tableaux de l'Ecri-
ture, nous éprouvons le même sentiment que devant les
anti(|ues orantes. Par exemple, devant les symboles de
l'arche d'alliance, et de la miraculeuse toison, devant les
scènes de chaste amour du j)saume quarante-quatrième ou
<Iii C;uili«|u<' (]r<. ^•;\\\\\(\\\r<, fiifiii (b'vnnt <M'ft«' f<*mnu; revêtue
1. Apoc. XII, 15.
2. Ibid., 6. l'i.
3. Ibid., 16.
4. Le Pasteur, vision iv, i ; Kiinck, Patres apostoiici, t. I, p. 380.
300 MULIER AMICTA SOLE
du soleil et couronnée d'étoiles. Une observation exacte
nous a conduits à dire : « C'est TEglise » ; mais quelle
attention n'a-t-il pas fallu pour distinguer les traits et l'at-
titude de l'Eglise d'avec ceux de Marie, tant est grande la
ressemblance !
C'est qu'en effet la ressemblance existe, non seulement
grâce à la façon dont le peintre a conçu les personnages,
mais dans les personnages eux-mêmes. Il y a longtemps
que la tradition chrétienne a signalé une étroite analogie
entre Marie et l'Eglise « ces deux mères* «. Les plus an-
ciens et les plus illustres docteurs se sont plu à les comparer-;
aucun ne l'a fait avec plus d'autorité ni avec plus de
profondeur que saint Augustin :
« L'Eglise, dit-il, imite la mère du Christ, son époux et
son Seigneur. Car l'Eglise aussi esta la fois mère et vierge.
Sur la pureté de qui veillons-nous, si elle n'est pas vierge ^ ?
et aux enfants de qui parlons-nous, si elle n'est pas mère ?
Marie a mis au monde corporellement le chef de ce corps ;
l'Eglise enfante spirituellement les membres de ce chef.
Chez toutes deux, la virginité n'empêche point la fécondité ;
chez toutes deux, la fécondité n'altère point la virginité —
Toutefois, à une seule femme, à Marie, il appartient d'être,
et spirituellement et corporellement, mère et vierge à la
fois. Spirituellement, elle est mère non de notre chef, non
du Sauveur, de qui bien plutôt elle-même est née en esprit...
mais, à coup sûr, elle est mère de ses membres, c'est-à-dire
1. « Conferamus, si placet, lias duas maires... » S. Césairc d'Arles, hom.
II (Migne, t. LXVII, col. 1048). Pour ce parallèle entre Marie et l'Eglise,
j'emprunte d'utiles indications au P. Bainvel, de Ecclesia (schéma lithogra-
phie), p. 72 et suiv.
2. Outre saint Augustin et saint Césaire, on peut citer saint Pierre Chry-
sologue, serm. cxvii (M., LU, 521) ; saint Fulgence, epist. m, ad Prohain,
cap. IV et V (M., LXV, 326) ; saint Épiphane, Adv. hœns,, lxxviii, 19 (M.,
P. G., XLII, 730) ; tous les Pères qui ont comparé le lîdèle, naissant par le
baptême dans le sein de l'Eglise, au Christ naissant en Marie par l'opéra-
tion de l'Esprit-Saint (voir quelques citations dans Hurtcr, Opuscula selecta
sanctorum Patruni, t. X, p. 92, n. 2) ; enfin, ceux qui seront cités dans la
quatrième partie de cet article.
3. La pureté de la foi, ici comme dans plusieurs autres passages du Nou-
veau Testament et des Pères.
ESSAI EXEGETIQUE 301
notre mère à nous ; car elle a coopéré par son amour ' à
faire naître dans TEglise les fidèles, qui sont les membres
du chef. Corporellement, elle est mère du chef lui-même. 11
fallait en eft'et que, par un insigne miracle, notre chef naquît
corporellement d'une vierge, afin de signifier que ses mem-
bres naîtraient spirituellement de l'Eglise vierge. Seule
donc, Marie est, d'esprit et de corps, mère et vierge :
mère du Christ et vierge du Christ. Quant à l'Eglise, en la
personne des saints qui posséderont le royaume de Dieu,
elle est en esprit tout entière mère du Christ *, et tout
entière vierge du Christ; mais de corps, elle n'est pas tout
entière l'une et l'autre : en quelques fidèles, elle est vierge
du Christ; en d'autres, elle est mère, mais non du Christ^. »
Dans cette page magistrale, il y a en germe toute la doc-
trine catholique sur les rapports entre l'Eglise et Marie. Ce
sont, on le voit, des rapports de ressemblance : ressem-
blance de la sainteté, de la virginité, de la maternité. Mais
il y a plus que ressemblance : il y a réelle et intime con-
nexion.
Ce qui relie Marie à l'Église —r comme ce qui fait toutes
ses grandeurs — c'est son rôle môme de mère de Dieu. En
acceptant, avec pleine conscience de toute la portée de son
acceptation, d'être la mère du Verbe, incamé pour sauver le
inonde, elle s'est associée à toute l'œuvre du Rédempteur;
avec lui et par lui, toujours dans un rang secondaire, mais
cependant toujours unie au médiateur, elle a vaincu le démon,
obtenu la grâce, réconcilié l'humanité avec Dieu. Elle est en
même temps devenue mère des hommes, et très spéciale-
ment des élus. Car vouloir la naissance du chef, sachant
(|iril serait le chef de l'humanité régénérée, et afin qu'il le
devint, c'était vouloir et causer en même temps la naissance
1. C'est le fameux cooperata caritate, texte patristiquc de la plus haute
importance, que Bosauet s'est plu k développer dans plusieurs de ses ser-
mons sur la Sainte Vierge.
2. Dans ce membre de phrase (voir le contexte non cite ici), la pensée de
saint Augu»ttin n'est pa» que l'Eglise est m^re dv» membres du Christ ; il l'a
dit plus haut ; ici, il rappelle que les fidèles qui font la volonté de Dieu sont
comparés à la mère du Christ (Matt. xii, 50).
3. De sancta Virginitate, cap. ii et vi, M., XL, 397, 399.
302 MULIER AMICTA SOLE
des membres. Or, l'Eglise n'est sur la terre que pour con-
tinuer la même œuvre à laquelle Marie a coopéré, pour
aider les hommes à profiter des grâces, acquises par Jésus
et secondairement par Marie, pour les faire participer à
l'adoption divine, méritée par la rédemption. La charité de
l'Eglise a donc le même objet, et s'étend aux mêmes
sujets que la charité de Marie, et c'est également une cha-
rité maternelle. Nous appelons Marie notre mère, parce
que, grâce à elle, nous sommes moralement un avec le
Christ, son Fils unique. Nous appelons aussi l'Eglise notre
mère, parce que, par la prédication de l'Evangile et par les
sacrements, ses pasteurs contribuent, eux aussi, à nous
imir au Christ, et à nous faire jouir de cette vie surnatu-
relle, que nous devons à Jésus et à Marie ^
Dans toutes ces relations, on le voit, la supériorité est
toujours du côté de Marie-. Elle est unie au vainqueur, et
triomphe avec lui au point central de l'action; l'Eglise vient
ensuite, pour le prolongement de la lutte. Marie a son rôle
dans l'œuvre de la rédemption tout entière, dans l'acquisition
et la distribution des grâces ; l'Eglise a part seulement à
leur distribution. Dans l'acquisition et la distribution des
1 . Le P. Jcanjacquot développe la comparaison entre la maternité de la
Sainte Vierge et celle de l'Église par rapport aux fidèles, Simples explica-
tions sur la coopération de la T. S. Vierge à l'œuvre de la rédemption et
sur sa qualité de mère des chrétiens, n. 52 et suiv., édit. 1868, p. 164 et
suiv.
2. Lorsque, dans les comparaisons de ce genre, on met d'un côté l'Eglise,
et de l'autre côté Marie, on ne veut pas dire que Marie soit en dehors de
l'Église ; mais on la considère à part, comme distincte du reste. La même
chose arrive pour Notre-Seigneur ; tantôt on parle de lui comme étant de
l'Église, etla partie la plus essentielle derÉglisc,tantôton le représente comme
distinct de l'Église, et exerçant sur elle son autorité. C'est ainsi qu'on peut
considérer la tête, tantôt comme faisant partie du corps, et tantôt comme
distincte du corps, c'est-à-dire des autres membres qu'elle gouverne. Et,
toutes les fois qu'il y a un tout et des parties, on peut faire la même chose :
voir chaque partie dans le tout, ou la mettre à part pour la comparer à
l'ensemble des autres. Si l'on met ainsi Marie à part, elle est supérieure à
l'Église; si on la considère dans l'Église, alors tous les privilèges de Marie
conviennent à l'Église, mais par Marie. On peut dire ainsi, avec une inscrip-
tion de Solesmes citée plus haut, que « par la Vierge, l'Eglise a enfanté le
Messie ».
ESSAI EXEGÉTIQUE 303
grAces, Marie est associée, dans un rang inférieur, à Jésus-
Christ, cause principale et source de tout mérite ; dans la
distribution des grâces, TEglise ne sert que d'instrument
pour appliquer aux âmes les fruits de la rédemption, Marie
est totalement mère du Christ, du corps physique et du
corps mystique, du Sauveur et de ses membres ; l'Église est
mère des membres seuls. L'Eglise, répète saint Augustin,
ne fait qu'« imiter Marie, lorsque chaque jour elle enfante
les membres du Christ' ». Par sa maternité divine, Marie
dépasse de loin la maternité de l'Eglise ; par sa maternité à
l'égard de tous les fidèles, elle est mère de l'Eglise elle-
même ; en Marie, mère de Dieu et mère des hommes,
l'Eglise est unie au Christ, qui est à la fois « son frère et
son époux 2 ».
Enfin, on voit en quel sens Marie est la figure ou le
H type » de l'Eglise. Ce n'est pas ici un personnage de rang
inférieur, pris pour symbole d'un plus grand, qui doit
venir après lui ; c'est plutôt un personnage supérieur, pris
pour modèle de tous ceux qui doivent le suivre. Marie n'est
pas figure de l'Eglise, de la façon dont Melchisédech était
figure (lu Christ, prêtre éternel, mais plutôt de la façon
dont le Christ, au cénacle ou sur la rr«»ix. était le type du
sacerdoce chrétien.
Ce n'est pas non plus un personnage que des circons-
tances, fortuites ou variables, amènent k représenter une
société ; c'est plutôt un personnage qui, par la nature
même des choses, porte en lui-même la société tout entière.
Marie ne représente pas l'Eglise, comme l'ambassadeur ou
le général se trouve parfois amené à représenter la nation,
mais plutôt comme le souverain, qui réunit habituellement
en lui-même les forces et les volontés de la nation tout
entière. Lorsque de fait, au calvaire par exemple, elle agis-
sait au nom de toute l'humanité, offrant à Dieu la victime
et recueillant son sang, elle remplissait non un office extra-
ordinaire, mais le rôle même qui lui revenait de droit.
1. Ecclcsia. « qua', imitans cjus niatrcm, quotidic parit mcmbra cjus, et
▼irgo est. » Enchiridion, 34, M., XL, 249. — Gf. Ce passnpr cité plu» haut.
2. Gant, iv, 9, !0; viii, 1.
304 MULIER AMICTA SOLE
C'est par sa dignité même et sa place dans le plan divin
que Marie est figure de FEglise, et elle dépasse de toutes
laçons la chose figurée. Sa maternité est le modèle de
celle de l'Eglise ; sa victoire, celui de nos luttes ; sa
sainteté, celui de toute vei'tu chrétienne ; son intercession
réunit, complète et rend agréable à Dieu par Jésus-Christ la
prière de tous les fidèles et de tous les saints. Elle n'est
pas l'ébauche de l'Eglise, elle en est un type idéal.
IV
L'auteur d'un très ancien sermon, souvent attribué à
saint Augustin, disait aux catéchumènes : « Vous avez reçu
le symbole ; c'est, contre le venimeux serpent, la sauvegarde
de la femme qui enfante. Ce dont je parle est écrit dans
l'Apocalypse de l'apôtre Jean : le dragon se tenait devant la
femme qui allait devenir mère, afin de dévorer son fils, dès
qu'il serait né. Le dragon est le diable, aucun de vous ne
l'ignore. La femme signifiait la Vierge Marie, qui, sans
souillure, a mis au monde notre chef immaculé, et qui, de
plus, a présenté en elle-même la figure de la sainte
Eglise ^... »
Le vieil orateur chrétien semble dire que, dans la vision
de saint Jean, la Sainte Vierge est directement montrée ; en
cela, il se sépare de l'ensemble de la tradition et de l'exé-
gèse. Mais il indique avec une parfaite sûreté de vue que,
dans ce passage, la pensée de l'Eglise et celle de Marie
s'appellent et se complètent, et que les deux personnages se
tiennent comme la figure et la chose figurée. Et c'est là sans
doute ce que veulent dire tant de Pères, de théologiens, de
commentateurs ^, et la liturgie elle-même, en appliquant à
1. Sermo iv de Symholo ad catechumenos, parmi les œuvres douteuses de
saint Augustin, M., XL, 661. Inséré dans le bréviaire romain, à la vigile de
la Pentecôte. Même vue sur la Sainte Vierge type de l'Église, dans l'apo-
cryphe de saint Ambroise intitulé In Apocalypsin expositio, M., XVII, 876
et 877.
2. Voir Cornélius a Lapide, et les nombreuses sources auxquelles il ren-
voie. Je ne fais ici que préciser des idées indiquées par lui, M. l'abbé Drach
se sert, moins heureusement semble-t-il, du terme à' accommodation, pour
ESSAI EXÉGÉTIQUE 305
la Sainte Vierge le douzième chapitre de l'Apocalypse. Il
n'est pas question ici de rien changer à ce qui a été compris
depuis des siècles, mais seulement de formuler en termes
plus précis l'interprétation traditionnelle.
Ce n'est pas par une simple accommodation que con-
viennent à la Sainte Vierge les plus beaux traits de cet
épisode. Elle y est mêlée par d'intimes relations, qui, indé-
pendamment de toute pensée humaine, existent dans l'ordre
même des choses et dans le plan divin. L'Esprit-Saint vovait
ces relations, en inspirant l'Apocalypse, et voulait qu'elles
fussent remarquées de nous. Quand saint Jean contemplait
dans le ciel la femme revêtue du soleil, il trouvait en elle la
ressemblance de celle qu'à un titre tout spécial il avait
appelée sa mère.
L'histoire prophétique immédiatement révélée, c'est celle
de l'Eglise et de ses luttes. Mais cette histoire en suppose
constamment une autre, rappelée par d'évidentes allusions '.
L'Eglise, mère des saints, donne le jour à un fils « qui doit
gouverner les nations avec un sceptre de fer » ; voilà qui
n'a de sens que si l'on se reporte à la naissance du
Sauveur ; ce n'est vrai que par analogie avec la maternité
de la Sainte Vierge ; c'est dire, en d'autres termes, que
l'Eglise « imite la mère du Christ ». L'Eglise est « la femme n,
les fidèles sont <« sa race », le dragon est « l'ancien serpent >» ;
designer l'applicalion de ce passage il la Sainte Vierge. Au reste, on trouve
dans KOD abondant commentaire (Lethielleux, 1873) de très nombreux et très
utiles renvois aux ext^gètes anciens et modernes.
1. Cornélius a Lapide dit très nettement (in Apoc. xii, \) de la lutte de la
Sainte Vierge contre le dëmon : « Tertius sensus, de pugna Virginia et
diaboli, hintoricun ent. et quasi originalis et fundamenlalis. • C'est ainsi que
les choses sont comprises ici. I/histoire de la Sainte Vierge est rappeh'e
par dVvidentos allu«tions, et ces allusions font partie du sens littéral. Il y
a des cas analogues dans la Bible. La chute du roi de Tyr est décrite
d une façon qu'on ne peut comprendre que par une allusion historique au
fait de la chute des anges (Ezech. xxviii; cf. le commentaire du P. Knaben-
bauer). Certainn «jugements de Dieu» sur divers peuples, dc^crits dans les
prophètes, supposent le fait à venir du jugement dernier, et lui emprunte
d'avance quelques traits. Dans ce môme chapitre de l'Apocalypse, le combat
de saint Michel contre le dragon rappelle la chute des anges par une allusion
semblable à celle d'Ézëchicl (voir la note suivante et une autre note dans la
première partie de cet article).
LXXI. — 20
306 MULIER AMICTA SOLE
c'est dire que TEglise et ses enfants prennent part à la
même lutte dans laquelle le Messie et sa mère ont le rôle
principal. Commencée très certainement dès les jours de
l'Éden, cette lutte remonterait-elle encore plus haut ? En
montant dans le ciel la femme qui va devenir mère, et,
devant elle, le dragon haineux et jaloux, TEsprit-Saint
voulait-il rappeler en même temps Tépreuve des anges ;
rincarnation découverte dans le lointain ; Torgueil et la
révolte d'une partie des armées du ciel? Qui oserait
TafTirmer ? mais aussi, qui oserait le nier, quand on sait
combien de souvenirs peut évoquer une même parole,
lorsque c'est la parole de Dieu * ?
Le personnage immédiatement et directement présenté,
c'est l'Eglise. Mais les traits sous lesquels elle est peinte
sont ceux de la Vierge. S'il y a des différences, c'est que
Marie est plus belle, plus grande, plus puissante, soit
comme mère, soit comme triomphatrice -. S'il y a intime
ressemblance, c'est que l'Eglise participe à la maternité de
Marie, et à son inimitié contre l'ancien serpent. Marie n'est
pas vue, mais on la sent présente, comme le modèle de ce
qu'on voit ; c'est à peu près ainsi que, pour Platon, les
ombres terrestres faisaient deviner les éternelles réalités ;
l'image fait reconnaître le type idéal ^.
Nous pouvons donc hardiment, avec la confiance de répon-
dre à la pensée divine, attribuer à la mère de Dieu les plus
belles parures de la femme céleste. Elle est revêtue du
1. Les allusions à la maternité de Marie et à la prophétie de l'Eden sont
absolument certaines. Au contraire, celle qui est ici indiquée dépend d'un
bon nombre d'hypothèses dogmatiques et exégétiques. C'est donc assez de
l'avoir insinuée en hésitant. Je pensais surtout à cet aspect de la question
quand j'écrivais, au début de l'article qu'en m'efforçant de dire des chose»
vraies, je ne pénétrerais peut-être pas jusqu'au fond des mystères renfermés
dans ce chapitre. On peut voir, à ce sujet, un paragraphe de Cornélius a
Lapide, sur Apoc. xii, 4.
2. Sur l'avantage de Marie dans sa maternité, cf. Primase, évoque d'Adru-
mète, au vi^ siècle, dans son commentaire sur l'Apocalypse, in hune locum,
M., LXVIII, 874.
3. En termes techniques, j'admets qu'il y a ici, outre l'allusion littérale, un
sens figuratif, dans lequel la copie représente le modèle. Ce sens figuratif
peut fort bien coexister avec l'allusion littérale, et on voit que l'un et l'autre
ont le même fondement.
ESSAI EXEGETIQUE 307
soleil, c'est-à-dire intimement unie à Dieu par « les grandes
choses que le Tout-Puissant a faites en elle », par les
splendeurs de sa divine maternité, par ses inefiables relations
avec toute la Trinité Sainte. Elle lient sous ses pieds la lune,
symbole de ce monde inférieur et changeant, qu'elle a
méprisé pour se reposer en Dieu. La piété peut librement
choisir, parmi les grâces que Dieu lui a faites, ou parmi les
merveilles du ciel et de la terre, les étoiles dont est formée
sa couronne. Mais le symbolisme habituel de l'Ecriture nous
invite à chercher surtout ces étoiles dans le monde des
saints. Joseph, fils de Jacob, alors qu'il errait avec ses
troupeaux d'ilébron à Sichem, vit en songe le soleil, la lune
et onze étoiles, qui l'adoraient '. Depuis lors, ce symbole, et
d'autres semblables, désignent les patriarches, et par eux
les douze tribus choisies, ou, dans la nouvelle loi, les apôtres,
et par eux TEglise tout entière. Si Marie est couronnée de
douze étoiles, c'est qu'elle est reine des patriarches et des
apôtres, et par eux de toute la multitude des saints.
1. Gen. XXXVII, 9. Les symboles semblables sont les douze pierres
prOcicutieM surle ralional du grand prùlre, les douze portes de la nouvclk*
Jérusalem, et une foule d'autres. — On voit assez pourquoi, dans le songe
de Joseph, il y a seulement onze étoiles. — Il faut remarquer que, dans
l'Apocalypse, les (étoiles figurent plusieurs fois les hommes ou les anges en
grAce avec Dieu ; celles qui tombent sont les hommes ou les anges pécheurs.
R..M. DE LA BROISE, S. J.
L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
DE MADAGASCAR
I. — PENDANT LA GUERRE
Après la rupture des relations entre les gouvernements
français et malgache, au mois d'octobre 1895, colons et
missionnaires reçurent Tordre de quitter Tananarive.
L'évêque, Mgr Cazet, demanda au premier ministre Raini-
laiarivony, de vouloir bien prendre sous sa haute protection
l'observatoire d'Ambohidempona appartenant à la mission
catholique, ainsi que le matériel des instruments météoro-
logiques, astronomiques et magnétiques.
Cette requête reçut un accueil favorable. Les deux
indigènes employés comme calculateurs reçurent l'ordre
de continuer la série des observations météorologiques
commencée en 1889.
UNE ALERTE
Neuf mois s'écoulent au milieu d'une tranquillité parfaite.
Soudain, une grave nouvelle circule dans la capitale, et
jette l'alarme parmi les paisibles habitants d'Ambohidem-
pona.
Un Indien, sujet anglais, habitant Mahanoro, affirmait
qu'avant leur départ, les Français avaient caché, dans les
sous-sols de l'observatoire, tout un matériel de guerre. Il
indiquerait l'endroit précis où se trouvait le dépôt, pourvu
qu'on lui permît de monter à la capitale.
Or, les sous-sols de l'établissement, — si l'on peut ainsi
appeler un espace de 50 centimètres de hauteur compris
entre le parquet et le terrain de la montagne, — renfer-
maient en effet une batterie... mais électrique, composée de
huit éléments Leclanché pour les sonneries et les télé-
phones. En guise de projectiles, des restes de vieux
L OBSERVATOIRE FRANÇAIS 309
saucissons pendus aux traverses du plancher, au bas de la
tour de l'Est.
Le calomniateur obéissait-il à un sentiment de rancune
nationale ; agissait-il dans un but d'escroquerie ? Les deux
hypothèses paraissent fort probables. Dans tous les cas,
son histoire lancée juste au moment où les soldat* français
approchaient de Tananarive, eut un succès complet.
En témoignage du service rendu, le gouvernement mal-
gache gratifia ce sauveur de la patrie d'une somme de
500 francs. Sa proposition de voyage fut jugée toutefois
inutile. Tananarive possédait des indigènes, anciens élèves
de ré<'ole de Saint-Maixent, très capables de découvrir et
d'utiliser un tel matériel de guerre.
PERQUISITIONS. — RÉCOLTE DE SOUVENIRS
Le 2 août, le gouvernement hova délègue, en (pinlité
d'inspecteur, un certain Ramarosaona, employé au ministère
des affaires étrangères. Celui-ci s'acquitte consciencieuse-
ment de sa mission, visite coins et recoins de l'observatoire,
et aperçoit à la tour du Nord, destinée à abriter une lunette
photographicjue solaire, six caisses avec cette inscription en
français gravée sur le couvercle : Produits chimiques rt
photographiques. /Graver frères, Paris.
Evidemment, se dit-il à lui-même, voilà les munitions,
voilà la inélinite.
Et les canons ? Justement les voici. Notre homme met la
main sur deux lunettes montées en cuivre. Puis, fier de sa
découverte qui lui vaudra sûrement quelques honneurs, il
court l'annoncer au premier ministre.
Cette inspection, passée sans ordre écrit émané de l'auto-
rité royale, parait suspecte à l'un des calculateurs nommé
Robert. En conséquence, il suit Ramarosaona jusqu'au
palais, et y pénètre à son tour.
Le premier ministre mis au courant du résultat des per-
quisitions, interroge Robert sur ses travaux: « Excellence,
répond l'employé, nous continuons d'après vos ordres, les
observations météorologiques exécutées depuis 1880 ; nous
notons à certaines heures, la pression barométrique, la
310 L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
température, la direction et la vitesse du vent, la hauteur
de la pluie tombée, afin de connaître la marche du temps à
Tananarive. »
Peu ferré en météorologie, le premier ministre comprend
cependant qu'on lui a apporté non des canons, mais des
lunettes ; et il veut du moins y regarder. Robert prend
donc une des lunettes déjà munie de son système redresseur,
et met au foyer une montagne située à l'ouest de la
capitale. Étonnement de son Excellence qui aperçoit tant de
détails si éloignés ! Une idée lui pousse alors. Du palais et
des postes hovas il va faire observer les signaux optiques,
les mouvements, les positions des soldats français. Raini-
laiarivony congédie donc Robert, avec la formule usitée en
pareille circonstance : « La reine a besoin de ces lunettes. »
Le lendemain, 3 août, Ramarosaona revient à l'observa-
toire. Impossible d'utiliser la deuxième lunette astronomique
avec son pied parallactique, son attirail de leviers de trans-
mission de mouvement, et son oculaire qui renverse les
objets. La reine demande une autre longue-vue. L'envoyé
indique celle avec laquelle on lisait à distance le cadran de
l'anémomètre.
Désormais, lorsque les observateurs voudront noter la
vitesse du vent, ils devront grimper au sommet d'une des
coupoles au risque de se rompre le cou.
« Ne reste-t-il pas encore d'autres lunettes que puisse
utiliser l'armée malgache, demande Ramarosaona. — Oui,
répond ironiquement Robert, il y a la lunette méridienne
qui servira aux soldats à connaître l'heure, et le grand
équatorial dont le transport dans les campements exigera
au moins une cinquantaine de porteurs. »
Trois jours plus tard, autre visite peu rassurante. Un
millier de soldats hovas campés au nord de l'édifice, vient
fourrager dans l'emplacement. En un clin d'œil, le bois de
chauffage disparaît, les branches des arbres sont coupées,
les pommes de terre du potager sont récoltées, les plates-
bandes de citronnelles et de vétiver arrachées, un thermo-
graphe Richard, trois géothermomètres et un pluviomètre
recueillis. Bonne aubaine ! le récipient de ce dernier ins-
DE MADAGASCAR 311
trument a sa place toute indiquée comme marmite à riz. Le
pillage eût certainement continué sans l'arrivée de quelques
officiers, qui se contentent de renvoyer au campement les
heureux voleurs.
Que voulez-vous ? Le soldat malgache, déjà peu fortuné,
ne reçoit de sa gracieuse reine ni solde, ni nourriture, ni
habillement. Souvent, il est réduit à payer lui-même ses
propres chefs. Ne faut-il pas qu'il vive au dépens de
quelqu'un ?
Survient un nouveau larron. C'est le prince Rakotomena,
très connu pour avoir bâtonné quelques soldats français de
l'escorte, en 1893. Il se rappelle avoir entendu jadis à
l'observatoire les sons d'un harmonium, et éprouve une
irrésistible envie déjouer encore sur un instrument français.
Qui donc s'opposerait aux goûts de virtuose du propre
neveu de la Reine ? En conséquence, Robert reçoit l'ordre
de donner l'harmonium « pour que le prince le garde contre
les voleurs » î
Un beau matin, trois grands du royaume entrent dans
l'observatoire ; à leur tète s'avance M. Philippe Razafiman-
dimby, ancien élève des missionnaires catholiques, qui lui
apprirent le français, envoyé plus tard à l'école militaire de
Saint-Maixent par M. le Myre deVilers; au demeurant,
animé envers ses bienfaiteurs des sentiments de reconnais-
sance qu'on est en droit d'attendre d'un apostat.
Le ministre des affaires étrangères, .Vndriamifidy et un 12"
honneur, Rafamoharana, l'accompagnent. Ces Messieurs inter-
rogent les employés sur les travaux exécutés pour les
Français et sur le contenu des six fameuses caisses.
L'enquête ne révèle rien de neuf. Des aides-de-camp
procèdent alors è des fouilles dans les fameux sous-sols du
bâtiment.
L'étroit espace dans lequel sont emprisonnés les travail-
leurs ne facilite pas leur besogne. Couchés à plat ventre, à
la lueur de deux ou trois bougies, ils cherchent, creusent
avec l'angady la bêche malgache) maugréant à cause de leur
gênante position, et de la poussière qu'ils avalent à flots.
On soulève beaucoup de terre, de gneiss, de granit, et de
812 L OBSERVATOIRE FRANÇAIS
canons point. En revanche, Philippe met de côté la
batterie de piles Leclanché, les fils conducteurs, les son-
neries, les flacons de chlorydrate d'ammoniaque engins
dangereux, disait-il, avec lesquels il se chargeait de réduire
en cendres Tananarive. Enfin il prend à la bibliothèque un
ouvrage de du Moncel sur l'électricité. Toute la prise est
envoyée à la reine.
Ensuite on fait ouvrir les six caisses avec autant de
précautions qu'en emploie M. Girard, au laboratoire muni-
cipal de Paris, pour démonter les bombes à la dynamite.
Cruel désenchantement, lorsqu'on aperçoit entourés de foin
des flacons d'hydroquinone, d'iconogène, de carbonate et
d'hyposulfite de soude, d'oxalate de potasse ou de sulfate
de fer
Caisses et contenu prennent cependant le chemin du
palais, vers 10 heures du soir, heure à laquelle ces Messieurs
ont terminé leurs perquisitions. Le lendemain, tout Tana-
narive parlait de canons, munitions et mélinite trouvés à
l'observatoire et transportés au palais de la Reine.
Les membres du gouvernement s'obstinent pourtant à
vouloir découvrir notre matériel de guerre. Ils envoient un
cinquième inspecteur. Onlenomme Rakotovao. Notre homme
s'installe à l'observatoire, tâche de soutirer habilement des
employés quelques renseignements nouveaux, promet de
la part de ses chefs toute sorte d'honneurs et de dignités à
quiconque lui indiquera la fameuse cachette, et menace de
mort si on ne lui révèle pas où se trouve le dépôt.
Agacés par le refrain dont on les assomme depuis plusieurs
jours, Robert et son compagnon certifient à Rakotovao,
jurent même sur leur propre vie, que jamais il n'y a eu à
Ambohidempona ni canons, ni munitions, ni mélinite.
Mais l'inspecteur est blasé sur la valeur d'un serment de
Malgache, il n'y ajoute nulle foi et réitère ses menaces et
ses promesses. La nuit arrive ; il fait cerner l'emplacement
par un peloton de soldats. Le lendemain, changement de
scène : il chasse les deux gardiens ; et ordonne à quatre
soldats de les surveiller rigoureusement, de les empêcher
de communiquer avec n'importe qui.
DE MADAGASCAR 31g
Les deux employés sont là, à la belle étoile, gardés à
vue durant toute la journée et la nuit suivante. On les
relâcha le lendemain, faute de preuves suffisantes de culpa-
bilité.
Enfin, le gouvernement hova s'aperçoit de la mystification
dont il a été la victime. Rendu sans doute plus furieux, il
décide la destruction de Tobservatoire. D'après le propre
aveu de Philippe Razafimandimby, lui-môme aurait forte-
ment contribué à cette décision, et cela « par dévouement
pour la mission catholique » !
Une belle-fille du premier ministre, vraiment dévouée
celle-là à la cause française, avait dépêché à Robert plusieurs
de ses esclaves chargés d'emporter les objets les plus
pré(*ieux du mobilier, et de les mettre en sûreté dans sa
propre maison.
Je ne saurais assez la remercier de ses services qui,
dans la suite, la rendirent suspecte et faillirent compro-
mettre sa vie.
DESTRUCTION DE l'oBSEHVATOIBE. — PILLAGE GÉNÉHAL
On était au 18 septembre. Les chefs de caste et les
gouverneurs convoquent sur la montagne d'Ambohidempona
les habitants des villages d'Ambohipo, d'Ambolokandrina,
de Faliarivo et la Caste noire. Les gens de Faliarivo arrivent
les premiers et annoncent aux deux gardiens stupéfaits
qu'ils viennent démolir l'édifice.
Robert se rend aussitôt chez Andriamifidy, ministre des
aff'aires étrangères, et lui demande si la nouvelle est vraie.
Il reçoit une réponse affirmative. Vers 11 heures du matin,
en eff'et, l'on transmet au peuple assemblé l'ordre de la
Reine : « L'observatoire sera démoli, afin que les Français
qui approchent de la capitale ne puissent pas trouver dans le
voisinage un seul gîte! Les habitants d'Ambohipo et d'Am-
bolokandrina porteront les instruments et le mobilier au
collège d'Ambohipo; les autres renverseront l'édifice. »
Robert et son compagnon démontent à la hâte les instru-
ments astronomiques. Roulons, crapaudines, grosses vis,
314 L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
vis micrométriques, engrenages... s'entassent dans une
caisse. En trois heures, les différentes pièces peuvent être
transportées.
La conduite de nos employés fut, en ces -circonstances^
digne de tout éloge. Malgré des tracasseries sans nombre,
ils n'ont cessé les observations météorologiques qu'au
moment où le bâtiment a été livré à la pioche des démolis-
seurs. Leur vrai dévouement mérite d'être signalé aux amis
de la science.
Essayons maintenant de retracer la scène sauvage de la
destruction et du pillage, d'après le récit de témoins
oculaires.
La Caste noire munie de barres de fer, de haches, de
marteaux, a déjà envahi les quatre coupoles; les feuilles
de tôle cèdent, se déchirent sous la pression des leviers la
charpente de bois vole en éclats; la cuisine, le pavillon
magnétique, la baraque en planches qui avait servi de pre-
mier observatoire, l'abri météorologique sont renversés
rapidement. Une foule de pillards, composée surtout de
soldats, emporte dans toutes les directions des rails, des
roues de coupoles, des pièces de charpente, portes, fenêtres,
escaliers, paratonnerres avec câbles conducteurs, pluvio-
mètres et instruments de toute sorte. Fidèles sujets, ils
exécutent, à leur façon, les ordres de la Reine.
Les gens qui se dirigent vers Ambohipo rencontrent sur
leur chemin un employé des affaires étrangères, nommé
Etiennne Tomahenina, ancien élève de la Mission; celui-ci
les contraint de déposer leur butin au collège.
Un chronomètre appartenant au dépôt de la marine, une
boussole d'inclinaison du magnétographe Mascart, un ané-
momètre— etc.. etc.. disparaissent à tout jamais. Une
pendule de précision, deux fusils de chasse, deux revolvers
sont emportés par un nommé Ratsimamanga, ci-devant pho-
tographe de profession, employé pour le moment aux affaires
étrangères. La pendule sidérale jugée inutile à cause des
heures discordantes qu'elle indiquait, est du moins arrosée
de mercure durant le transport; les baromètres, thermo-
mètres, actinomètres brisés ne se comptent plus. Le pied
DE MADAGASCAR 315
en fonte de la grande lunette équatoriale, paraît trop lourd
pour être emporté jusqu'au collège; on le roule dans une
misérable case sans toit, et on l'enfouit sous terre.
Peu à peu, l'édifice est débarrassé de ses instruments et
de son UKfbilier ; la Caste noire attaque alors à coups d'angady
les murs et les pierres de taille des corniches. Le travail de
démolition dure cintj jours, à cause de la grande épaisseur
des murailles du pavillon central. L'on essaie de faire sauter,
avec de la poudre de mine, le pilier massif de 8 mètres de
hauteur sur lequel reposait la lunette équatoriale; heureu-
sement le feu ne prend pas. Du reste, d'après la rumeur
publique, des fils électriques invisibles communiqueraient
avec des gargousses et des torpilles placées sous le Palais
de la Reine. En conséquence, on n'ose trop y toucher.
Enfin, l'œuvre de destruction est accomplie; il ne reste
plus que quelques débris de tours démantelées, de fenêtres
éventrées jusqu'au niveau du sol, de pans de murs. Alors le
gouvernement malgache charge le chef de la Caste noire
Rainiasitera, d'annoncer au peuple qu'il peut se retirer.
L'envoyé part à cheval. Arrivé à moitié chemin, sur les
rochers d'Ambatoroka, il tombe de sa monture et se brise
une jambe, accident dont il n'a pu guérir jusqu'à ce jour.
Décidément, la destruction de l'édifice ne portait pas
bonheur au démolisseur en chef.
UNE PROCESSION FETICHISTE A l'oBSEHVATOIIIE
Cinq jours s'écoulent, et du collège d'.Xnibohipo où se
sont réfugiés les anciens employés d'Ainbohidempona, on
aperçoit à l'ouest longeant les crêtes des collines, une pro-
cession grotesque composée de huit hommes habillés de
rouge. L'n grand prêtre porte enveloppée de toute sorte de
chiffons, l'ancienne idole Kelimalaza que l'on croyait naïve-
ment avoir été brûlée par ordre de la Reine Ranavalona II.
Les habitants des villages voisins ont défense de se mêler
au cortège, ils se «'ontentent de saluer l'idole, en signe de
respect. Le convoi s'arrête sur les ruines, fait des vœux
pour que Kelimalaza reprenne possession de cette montagne.
316 L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
profanée par rhabitation des Français, et lui demande pro-
tection contre les envahisseurs qu'on aperçoit là-bas, dans
la plaine.
ATTAQUE DE L OBSERVATOIRE PAR LES SOLDATS FRANÇAIS
L'emplacement de l'observatoire constituait une position
stratégique des plus importantes.
Tout l'ouest de Tananarive se compose d'une immense et
basse plaine couverte de rizières que traverse le fleuve
Ikopa. Par ce côté, il eût été diflîcile à la colonne volante
de s'emparer de la capitale. A l'est, au contraire, s'étend
parallèlement au massif de la ville, une chaîne dont le point
culminant, l'observatoire, se dresse à 2 kilomètres de dis-
tance. Cette place semblait donc toute désignée comme
point de défense et d'attaque. Les Malgaches avaient élevé,
au nord des ruines, des retranchements formés de pierres
de taille, de monceaux de briques, de plaques d'acier de
fabrication anglaise, et avaient traîné jusque là une batterie
et des Hotchkiss.
Le 30 septembre au matin, les canons français délogent
successivement l'artillerie hova placée sur les crêtes de
l'est. A 11 heures 45 minutes, l'ennemi abandonne le piton
d'Ankatso situé à 1.500 mètres est d'Ambohidempona. La
9'' batterie française et une section de la 16", placées en con-
trebas du sommet, ouvrent un feu rasant sur la batterie
hova établie à l'observatoire. Le tir de nos pièces est
admirablement réglé comme l'attestent les empreintes de
projectiles que l'on aperçoit encore sur les pans de mur.
La position de l'ennemi commence à devenir intenable. Du
reste, un bataillon de tirailleurs escalade déjà le flanc sud
de la montagne. Aussitôt, les artilleurs malgaches cachent
sous terre leurs munitions, brisent la hausse de deux canons
et des mitrailleuses qu'ils abandonnent, et s'enfuient vers
Tananarive.
Les officiers français du bataillon s'emparent, dès leur
arrivée, de ces mêmes pièces, les chargent avec les muni-
tions qu'ils ont découvertes, les braquent contre le palais de
DE MADAGASCAR 317
la Reine, pointent approximativement, et, cruelle ironie,
les premiers obus qui tombent sur la capitale proviennent
des canons malgaches. Après chaque coup, on rectifie le tir ;
les projectiles éclatent au milieu d'un groupe de soldats
assis sur une muraille au nord du palais, et font plusieurs
victimes.
Les 9' et 16* batteries qui occupaient TAnkatso éprouvent
du retard dans leur marche vers l'observatoire, à cause du
manque de chemins, de la descente très escarpée, et des
rizières boueuses qui baignent le bas de la montagne. Elles
se mettent en position sur la terrasse de l'ancien bâtiment
vers 2 heures 40 minutes, au moment même où déjà toutes
les crêtes voisines de Tananarive sont tombées au pouvoir
de nos troupes.
Alors, commence le bombardement de la capitale.
Des obus à la mélinite lancés sur la cour du palais cou-
verte de soldats malgaches, produisent un résultat
terrifiant : 35 hommes tués d'un premier coup, 2't d'un
second. Les projectiles atteignent la flèche du temple, la
tour N.-E. et la varangue du grand bâtiment dans lequel les
Malgaches ont accunudé une quantité de barils de poudre.
Si, par malheur, un obus avait éclaté en cet endroit, une
{•atastrophe épouvantable s'en serait ensuivie. Population et
soldats s'enfuient épouvantés vers les régions de l'ouest. La
Reine éperdue, démoralisée, ordonne de hisser le drapeau
blanc ; bientôt elle signe la capitulation.
RESTITUTIONS
Au lendemain de l'occupation de Tananarive, le général
de Torcy, chef d'Etat-major, voulut bien s'intéresser à ce
qui restait encore de l'observatoire. Il envoya à Ambohipo le
commandant de la brigade topographique, M. le chef d'esca-
dron Bourgeois, avec ordre d'examiner l'état des instruments
déposés au collège. L'oflicier constata que la majeure partie
des instruments avait été endommagée durant le transport ;
il concluait à la nécessité de les renvoyer en France pour
être réparés, ou d'en acheter d'autres.
Le général essaya ensuite de faire rentrer les objets
318 , L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
emportés par les pillards. La Reine s'exécuta d'abord, du
moins en partie, et renvoya par l'intermédiaire de
Ramarosaona la lunette Bardou et la longue vue. A la place
du petit équatorial Cauchoix, précieux souvenir d'un célèbre
explorateur et géographe, M. Antoine d'Abbadie, de l'Ins-
titut, sa Majesté remit une épave de lunette avec oculaire
brisé, et comme compensation, 150 francs. Les six caisses et
leur contenu, les sonneries électriques, les piles, fils con-
ducteurs n'ont point encore reparu.
Le jeune prince Rakotomena rapporte à son tour l'harmo-
nium, dont il a cassé deux languettes et percé le soufflet.
Le photographe Ratsimamanga avait déjà vendu la pendule
de précision, il restitue 150 francs, un seul fusil et deux
revolvers.
Le P. Roblet découvre et fait transporter au collège le
pied de la grande lunette équatoriale. Interrogé au sujet de
cet enfouissement contraire aux ordres de la Reine, le gou-
verneur du village donne comme excuses qu'on Ta déposé
en cet endroit « par crainte des voleurs » !
La belle fille du premier ministre avait été la première à
rapporter les objets mis en dépôt chez elle.
Malgré tout, la majeure partie du butin reste encore
aujourd'hui entre les mains des pillards.
Ainsi finit l'observatoire de Tananarive. Durant les six
années et sept mois de son fonctionnement, il avait fourni
au monde savant d'importants travaux météorologiques,
astronomiques, magnétiques et géodésiques, qui lui ont
valu de hautes récompenses soit de l'Académie des
Sciences, soit du gouvernement français.
Dieu en a permis la destruction ; entrerait-il dans ses
desseins que sur ce dernier champ de bataille de la colonne
volante, s'élève un nouveau monument destiné à le remer-
cier de la victoire, et dédié à la mémoire des soldats
français morts à Madagascar ?
DE MADAGASCAR 319
II. — APRES LA GUERRE
Plusieurs mois après la capitulation, je revenais de France
à Madagascar, résolu de reconstituer l'observatoire si les
indemnités à recevoir me le permettaient.
Par une de ces belles soirées, communes sous les tro-
piques, notre caravane est en vue de la capitale Malgache.
Sa physionomie n'a guère changé, malgré les horreurs de la
guerre. Toujours ces mêmes grandes bicoques qui menacent
de s'écrouler sur la tète des passants, et qu'on s'obstine à
décorer du nom de palais ; toujours ces maisons rouges
disposées en amphithéâtre, sans aucun ordre, sur le flanc,
en haut, en bas du massif. Et comme pour fêter ironique-
ment notre arrivée, le soleil couchant empourpre les ruines
de l'observatoire. Je les contemple avec tristesse. Son passé,
ses gloires, ses revers se présentent à ma mémoire. Là
s'arrêta victorieuse, après un magnifîque élan, l'héroïque
colonne volante. Et en voyant flotter au dessus de ces pans
de mur le drapeau de la patrie, un rayon d'espérance tra-
verse mon cœur.
Je tente quelques démarches auprès de M. Laroche,
résident-général, dans l'espoir de trouver en lui le bien-
veillant appui que m'avaient accordé ses prédécesseurs,
MM. le Myre de Vilers, Bompard, Larrouy. Il semble vouloir
prendre à cœur cette œuvre française. En attendant sa déci-
sion, je m'occupe de réparer les instruments détériorés, de
remonter la grande lunette équatoriale, dont les pièces
gisent çà et là dans un pèle-méle indescriptible. Lorsqu'il
s'agit de l'élever sur son pied parallactique, deux parties
importantes manquent à l'appel: les coussinets inférieurs
qui supportent l'axe du cercle d'ascension droite, et la
console du mouvement d'horlogerie. J'installe dans l'enclos
delà Mission des instruments météorologiques; nous conti-
nuerons du moins la série des observations malheureusement
interrompue durant cinq mois.
320 L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
AVEC LA BRIGADE TOPOGRAPHIQUE. CERNE PAR LES FAHAVALO.
Sur ces entrefaites, le général Voyron commandant le
corps d'occupation, s'apprête à envoyer à la côte est la bri-
gade topographique, en vue du tracé d'un chemin de fer.
Mis au courant des travaux que j'avais accomplis avec le P.
Roblet dans ces mômes parages, il me propose d'accom-
pagner la brigade pour l'exécution de la partie géodésique,
astronomique et magnétique; les quatre capitaines topogra-
phes relèveront, eux, les détails du terrain.
Le fonctionnement de la station météorologique me paraît
désormais assuré ; d'autre part, aucune réponse au sujet de
la reconstruction de l'observatoire ne me parvient de la
Résidence générale; j'accepte donc la proposition du géné-
ral, heureux de pouvoir me rendre utile.
Nous partons le 5 septembre 1896. Le voyage de la
première étape s'accomplit sans incident. Le lendemain
notre convoi composé en tout de près de 200 porteurs se
met en route, avec une escorte de 20 soldats, 10 tirailleurs
algériens à l'avant-garde, 10 tirailleurs haoussas à l'arrière.
Après une heure et demie de marche, nous pénétrons
dans la région habitée par les rebelles. Les Haoussas mon-
trent avec fierté une tète de fahavalo qu'ils ont fraîchement
plantée sur un pieu, au sommet du chemin, par manière de
représailles. Spectacle, en vérité, fort dégoûtant ! Pendant la
descente, les porteurs signalent sur les hauteurs voisines,
un, puis deux, puis trois groupes d'ennemis qui se dirigent
vers nous. Allons ! ça va chauffer! On me donne un revolver
d'ordonnance chargé de six balles, dont je n'userai évi-
demment qu'à la dernière extrémité; et à la garde de
Dieu!
Des coups de fusil arrêtent les Algériens à quelques
mètres du village en ruines d'Antalatakely qui borde le
chemin. Je traversais en ce moment avec l'arrière le ruis-
seau de l'iadiana. Nous pressons le pas ; le convoi se rallie
au milieu de ce pâté de cases dont les murs en pisé offrent
un abri assez sûr contre l'ennemi.
DE MADAGASCAR 321
Les fahavalo nous cernent, envoient à notre adresse des
balles qui passent au-dessus de nos tètes. Pour la première
fois, j'entends leur sifflement aigu. Il cause d'abord une
impression désagréable. Bientôt, on prend philosophique-
ment son parti, en constatant qu'il faut beaucoup de poudre
et de plomb pour tuer un homme.
Désireux de voir nos adversaires, je me place à un endroit
élevé et regarde vainement. « Sortez de là, me crie le capi-
taine Delcroix, chef de la brigade, vous n'y êtes pas en
sûreté. » Je me retire et vais alors visiter les postes de
défense. Les dix tirailleurs haoussas occupent le bas du
village. Une section envoie des feux de salve dans la direc-
tion du ruisseau que nous avons franchi tout à l'heure ; la
deuxième, vers un groupe de maisons distant de 500 mètres
dont les habitants s'acharnent à tirer sur nous. Fusillade
incessante dans ce poste des Haoussas; je serais curieux de
savoir si le nombre des victimes est en raison directe du
tintamarre. Ces soldats noirs ont la réputation d'être excel-
lents à la baïonnette ; par contre, mauvais tireurs.
A l'autre bout du village, les Algériens ménagent mieux
leurs munitions et tirent beaucoup plus méthodiquement.
Les porteurs se blottissent dans l'intérieur des maisons,
derrière des pans de murs ; eux d'ordinaire si gais, ils
gardent un morne silence et ne paraissent pas du tout
rassurés.
Pendant que je fais les cent pas au milieu de ce concert,
me demandant depuis tantôt une heure quand la bagarre
finira, un tirailleur algérien m'arrive baïonnette au canon :
« Capitaine blessé ! crie-t-il, capitaine blessé ! » Je cours et
trouve en effet le capitaine Delcroix perdant son sang
d'une blessure au bras droit. Voici comment avait eu lieu
l'accident.
Il avait aperçu un groupe d'ennemis caché dans une tran-
chée à 500 mètres; il rectifie la hausse des fusils placée sur
800, précise à ses hommes le but, commande le feu, se
retourne, et reçoit au môme instant une balle Snider.
Un médecin de la guerre se trouve par bonheur dans notre
convoi. De plus, nous avons dans les bagages de la brigade
LXXI. — 21
322 L OBSERVATOIRE FRANÇAIS
une petite pharmacie. Vite, un porteur protégé par un
soldat, se dévoue et va chercher de l'eau au ruisseau voisin ;
un autre apporte un mortier à riz sur lequel s'asseoit le capi-
taine. Je lui enlève sa veste avec mille précautions. Afin
d'aller plus vite, nous coupons avec des ciseaux la manche
de la chemise. Ma soutane est inondée de sang. Le docteur
examine la plaie, constate que les tissus et plusieurs nerfs
ont seuls été déchirés par la balle qui a traversé le gras du
bras à la hauteur du sein ; il lave la blessure avec de Feau
phéniquée et applique un pansement.
Pendant l'opération, le capitaine montre une énergie peu
commune.
A nos côtés, la fusillade ne discontinuait pas. L'un des
officiers de la brigade, excellent tireur, posté à l'endroit
même que j'avais ordre de quitter précédemment, aperçoit
un rebelle, qui de la fenêtre d'une maison fait feu sur nous
à la distance de 800 mètres. Il lui expédie deux balles
Lebel, qui ont dû arriver à destination ; l'adversaire trouve
bon de s'éclipser.
Depuis deux heures et demie, nous sommes en détresse.
Les 120 cartouches dont chaque soldat avait approvisionné
ses cartouchières, commencent à s'épuiser ; faute de muni-
tions, l'ordre circule de ralentir le feu. Tout à coup, l'on
voit poindre au sommet de la côte où était plantée la tête
du fahavalo, une reconnaissance qui s'avance dans cette
direction. Nous braquons nos jumelles et distinguons
quinze tirailleurs algériens commandés par un capitaine à
cheval.
Les deux postes militaires voisins entendaient la fusillade,
et les commandants inquiets sur notre sort, nous envoyaient
du secours.
Il était temps !
Le lieutenant Duruy, fils de l'ancien ministre, arrive avec
ses hommes. Il a vu du haut de la montagne toutes les posi-
tions qu'occupe l'ennemi : « A quatre pas les uns des autres,
crie-t-il ; en avant ! m Armé de son revolver et un bâton à
la main, il s'élance le premier, charge vigoureusement les
DE MADAGASCAR 323
assaillants. Quelques minutes plus tard, vive fusillade;
puis, la riposte parvient par intervalles et dans une direc-
tion de plus on plus éloignée. Culbutés par les quinze
algériens, les rebelles avaient jugé prudent de déguerpir.
Du reste, à Topposé^tle la route, la deuxième reconnaissance
du poste voisin leur envoyait des feux de salve à la distance
de 1000 mètres.
Enfin, nous sommes débloqués. Malheureusement, Tes-
corte a subi quelques pertes. Outre le capitaine blessé, un
tirailleur algérien avait reçu une balle au front et avait été
tué roide.
Les porteurs sortent de leurs refuges et reprennent cou-
rage. Nous continuons notre chemin, emportant le cadavre
du tirailleur.
A notre droite, j'aperçois sur une éminence la brave
colonne Duruy qui tient Tennemi à distance ; à notre
gauche, la deuxième reconnaissance nous protège contre les
bandes dispersées à l'opposé.
Au poste de Manjakandriana, le docteur renouvela le
pansement du blessé, et s'assura que la plaie n'était pas
dangereuse.
Nous eûmes, le soir môme, l'explication de cet engage-
ment, le plus sérieux qu'on ait eu sur la ligne d'étapes, au
dire tics officiers du poste.
Des espions avaient précédemment annoncé la jonction
de trois bandes de fahavalo qui tenteraient un coup de
main sur les convois; or, justement, ces gaillards s'étaient
réunis le jour de notre passage, au nond)re de 500 environ.
REPRÉSAILLES. — CONVOI FUNÈBRE. EN ROUTE.
Le lendemain matin au point du jour, nous entendions
assez près du poste, le grondement du canon. Le comman-
dant du cercle infligeait aux fahavalo de terribles repré-
sailles. La veille au soir, il avait ordonné à un déta«-hement
de soldats de se rendre à l'endroit par où passeraient les
rebelles. Pendant qu'il balayait à coups de canon les villages
qui nous nvai<'nl attaqués la Vfilb'. les habitants s'enfuyaient
324 L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
dans la direction de rembuscade; plusieurs d'entre eux tom-
baient foudroyés sous les balles de nos soldats.
La compagnie des tirailleurs algériens s'apprête ici à
rendre les derniers devoirs à leur can^arade tué la veille
dans rengagement. Un peloton rend les honneurs militaires.
Quatre hommes portent sur une civière le corps enveloppé
d'un linceul, au-dessus duquel on a fixé la chéchia, le
manteau bleu, le ceinturon et le sabre-baïonnette du défunt.
Les officiers en grande tenue précèdent le convoi ; parmi
eux, je remarque des vétérans africains dont la poitrine est
ornée de la croix d'honneur et de médailles. Moi, prêtre
catholique, je n'ai pour toute décoration que ma soutane
largement tachetée de caillots de sang, et récitant tout bas
un De profundis pour ce pauvre musulman, mort victime du
devoir, je suis le cortège avec un des officiers de la brigade
topographique. Quand le cadavre est descendu dans la fosse,
chacun jette sa pelletée de terre ; je le fais, nu tète. Le
commandant du poste me remercie au nom des algériens,
d'avoir bien voulu honorer de ma présence cette triste
cérémonie : « Mon capitaine, lui répondis-je à haute voix,
lorsqu'un soldat meurt ainsi loin de sa patrie défendant le
drapeau de la France, mon titre de Français m'oblige à
venir saluer les restes de ce brave et à lui adresser un
dernier adieu. »
A l'issue de la cérémonie, m'a-t-on rapporté, les Arabes
chuchotaient entre eux, faisant allusion à mon grade d'offi-
cier assimilé : « Ce capitaine marabout n'est pas comme
tous les autres. »
Le capitaine Delcroix rentre à Tananarive escorté par des
soldats. Nous, nous prenons la direction de Tamatave. En
route, on aperçoit par ci par là quelques habitants errants
dans les vallées. Ils ne nous inquiètent pas ; nous leur
laissons la paix.
Le voyage se continue ; treize jours plus tard, nous
arrivions au village d'Ampanotomaizina entre Andevorante
et Tamatave, région que nous avions mission de relever.
DE MADAGASCAR 325
OPERATIONS SUR LE TERRAIN
Les instructions écrites du chef du service géographique,
M. le commandant Verrier, prescrivaient la mesure d'une
base à Ampanotomaizina ou dans les environs, ensuite Texé-
(Hition des levés géodésiques et topographiques de la
région située à l'ouest de cette localité.
Une reconnaissance préliminaire nous démontra l'impos-
sibilité de mesurer la base à Ampanotomaizina même. La
vue, soit dans le village, soit sur les bords de la mer
s'étend tout au plus à 200 mètres et se limite à une zone de
forêts.
Au delà de la forêt, deux lacs, unis entre eux ^ar un
étroit goulet, coulent parallèlement à la côte sur une lon-
gueur de 20 kilomètres. Une bande sablonneuse couverte
d'arbustes, de strychnoses, de pandahus, etc.. les« sépare
de l'Océan Indien. Les bords sinueux du lac Rasoamasay
offrirent <'n un endroit une sorte de sentier étroit et relati-
vement long ; nous le choisîmes pour base. Le sol une fois
(iébroussaillé, nivelé et jalonné, je fis planter aux deux
extrémités deux niAts ; l'un situé au pied d'une falaise om-
bragée d^nrania speciosa, arbre du voyageur, fut surmonté
d'une grosse boule nickelée sur laquelle se réfléchissaient
les rayons solaires, l'autre, aboutissant à une pointe dénudée
du lac, avait un simple drapeau blanc.
Nous mesurAmes la base avec un ruban d'acier long de 20
mètres. Après chaque portée, nous enfoncions la fiche, non
point directement dans le sable, mais à frottement dur dans
le trou d'une planchette posée à terre. Pour donner une
plus grande stabilité à la planchette, un Malgache appuyait
ses deux pieds par dessus, et demeurait immobile jusqu'à
ce qu'on eut appliqué l'extrémité du ruban sur la partie
intérieure de la fiche.
La longueur totale de la base mesurée égalait 349 mètres
à l'aller, et 348 mètres 69 centimètres au retour. Différence :
31 centimètres.
Cette erreur provenait de ce que» ce jour là, la marée
plus haute que d'ordinaire avait envahie une fraction de la
326 L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
ligne jalonnée. Nous remédiâmes à cet accident en prenant
hors de l'eau une parallèle à la base durant une portée.
L'on sait, du reste, que la mesure d'une base sur un sable
mouvant est sujette à des erreurs, malgré toute sorte de
précautions.
Autour du lac s'élèvent des dunes et des falaises dont
les sommets surmontés de drapeaux, nous servirent à for-
mer les premiers triangles. J'observais avec un théodolite
de reconnaissance, les trois angles azimutaux ainsi que les
distances zénithales de chacune des stations, dans les deux
positions directe et inverse du cercle.
Nous avons uni Amponotomaizina avec le réseau formé
autour du lac, de la manière suivante. D'un point du village,
où nous avons arboré ensuite le mât de pavillon, je pus
découvrir à travers une étroite échappée de la forêt, un
sommet de colline appelé Anjanamborona, distant de 2 kilo-
mètres et demi, déjà placé dans le réseau. Pour compléter
le triangle, on planta au sommet d'un des plus hauts arbres
de la foret, un drapeau visible à la fois et du mât de pavil-
lon et de la colline. Je mesurais ce signal de ces deux points
soit en azimut, soit en hauteur ; par conséquent, Ampanoto-
maizina, station du mât de pavillon fut placé sur la feuille
minute au moyen d'un triangle de troisième ordre, c'est-à-
dire, avec un angle déduit.
NIVELLEMENT TOPOGRAPHIQUE
Jusque là, les cotes de niveau obtenues avaient pour point
de repère la plage du lac. D'après les instructions, nous
devions les mesurer par rapport au niveau de la mer. En
d'autres termes, le problème à résoudre revenait à connaître
la hauteur du lac au dessus du niveau de la mer.
Nous exécutâmes un nivellement topographique depuis
l'Océan Indien jusqu'au mât de pavillon, distant d'une cen-
taine de mètres. L'altitude à partir du pied du mât égalait
3 mètres 7 centimètres. Ensuite, je déterminais géodési-
quement de cette dernière station, la hauteur d'Anjanambo-
rona et du drapeau de la forêt ; la comparaison des résultats
obtenus avec l'altitude déjà prise du niveau du lac, donna
DE MADAGASCAR 327
deux vérifications. Les hauteurs réciproques d'Anjanambo-
rona et du mât de pavillon fournirent comme cotes de niveau
du lac : 4 mètres 98 centimètres, d'autre part, 5 mètres 21
centimètres au moyen d'une simple distance zénithale du
drapeau. Erreur, 23 centimètres, attribuable à la réfraction.
Nous avons adopté comme hauteur moyenne 5 mètres,
quantité que nous ajoutâmes à toutes les cotes obtenues de
la plage du lac.
Ajoutons en terminant ce paragraphe, que de tous les
sommets principaux, nous observions l'hypsomètre et la
distance zénithale de l'horizon de la mer, afin de contrôler
les résultats géodésiques.
ORIENTATION DU RESEAU. COORDONNÉES GÉOGRAPHIQUES.
L'on sait que, dans rexécutioivfl^une carte, il ne suffît pas de
disposer sur son canevas des points trigonométriques et des
cotes de niveau, il faut de plus orienter ce réseau, et, s'il
n'est pas relié à une triangulation antérieure complète, la
détermination par observation astronomique d'une ou plu-
sieurs stations importantes devient de rigueur.
Ce fut au pied du mât de pavillon d'Ampanotomaizina que
j'exécutai ces opérations, classiques en géodésie.
J'observais la nuit, avec le théodolite, les hauteurs corres-
pondantes de l'étoile e Carène. Le méridien obtenu fournit
l'azimut orienté de la colline d'Anjanamborona, du drapeau
de la forêt, et par ces deux points du réseau tout entier,
ainsi que la déclinaison magnétique du lieu, comme nous le
verrons plus loin.
La recherche des coordonnées géographiques comprend
deux opérations distinctes, la détermination de la longitude
et de la latitude. Puisque le service géographique ne possé-
dait pas de cercle méridien, et que celui de l'observatoire
se trouvait, nous l'avons dit, en mauvais état, je choisis la
méthode de la longitude par le chronomètre. A mon pas-
sage à Andevorante, dont nous avions fixé la longitude en
1892, je me rendis à la station d'Ambatojahanary afin de
prendre l'heure locale par des hauteurs du soleil, au moyen
du théodolite et du chronomètre. Vingt-quatre heures plus
328 L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
tard, dès mon arrivée à Ampanotomaizina, je déterminais de
la même manière l'heure locale avec le même chronomètre
et le théodolite. Comparée avec celle de la veille, toutes
corrections de marche du chronomètre faites, la différence
d'heure des deux stations égalait 23' 2 en temps, ou 5' 45' 3
en arc. Or, Andevorante se trouvant à 46" 45' 34" de longi-
tude est de Paris, il s'ensuivait que Ampanotomaizina situé
à l'est d' Andevorante était situé à 46" 51' 19".
La latitude fut obtenue par la méthode ordinaire des hau-
teurs circumméridiennes du soleil.
OBSERVATIONS MAGNÉTIQUES
Les officiers topographes emportent généralement dans
leurs opérations sur le terrain la boussole à éclimètre, avec
laquelle ils placent leurs stations sur la feuille minute,
d'après trois ou plusieurs points géodésiques donnés, et
relèvent avec le cercle vertical de l'instrument quelques
cotes de niveau par rapport à des altitudes déjà fixées. Leur
boussole doit préalablement être réglée d'après la décli-
naison du lieu.
Or, à Madagascar, et en particulier sur la côte est, la
déclinaison magnétique varie très inégalement, comme je
l'avais déjà constaté en 1892. Non loin d'Ampanotomaizina,
les employés des ponts et chaussées faisaient creuser les
dunes de sable qui séparent le village des lacs, et y décou-
vraient des sources sulfureuses et des pyrites de fer. En
allant exécuter un tour d'horizon sur la colline d'Anja-
namborou, je trouvais sur mon chemin, des pyrites de fer
mêlées avec des cristaux de quartz amorphe; sur la plage
des lacs, j'observais également des amas de fer oxydulé
rejeté par les vagues. Indices très probables de perturbation
magnétique.
En effet, déterminée au pied du mât de pavillon et loin
des habitations, au moyen du théodolite-boussole Brunner,
la déclinaison égale : 8° 5' 34", NW. A Andevorante, station
d'Ambitojahanary, j'avais obtenu 13" 36' 1" NW, alors qu'en
1892, j'avais trouvé 14" 40' 42".
Ajoutons que cette anomalie magnétique cesse à mesure
DE MADAGASCAR 329
qu'on pénètre à Touest dans Tintérieur des terres. Ainsi,
à Sahamarivo, à 11 kilomètres d'Ampanotomaizina, sur les
bords de la rivière Rongo Rongo, la déclinaison est de
9° 46' 34".
QUELQUES NOTES SUR LA. RÉGION
Le levé de cette région peu connue et qu'on n'avait pas
sérieusement étudiée jusqu'à ce jour, nous révéla quelques
particularités dignes d'être signalées.
1° La bande étroite de sable quartzeux qui sépare Ampa-
notomaizina des lacs, se termine sur leurs bords; au-delà, le
sous-sol est formé d'argile rouge, recouverte d'une légère
couche de grains de quartz; l'Océan Indien se retirerait donc
très lentement en cet endroit sous l'effet du grand courant
marin.
2" Les .nnomalies de la boussole et la constitution géolo-
gique du sol prouvent que cette région a été un centre secon-
daire d'activité volcanique, et confirmeraient l'hypothèse
qui place sur le versant est de Madagascar le point d'ori-
^'ne des soulèvements de nie.
3° Ce bouleversement a formé une ligne de partage des
eaux assez singulière; au village d'Ampanotomaizina, la
rivière se jette dans l'Océan Indien au nord-est, à 3 kilo-
mètres; au-delà de la zone des forêts, les lacs, alimentés
uniquement par de nombreux ruisseaux qui prennent leur
source dans les falaises de l'ouest, se déversent dans
la mer, à l'opposé, vers le S. SW; enfin les eaux qui coulent
dans les vallées, des falaises les plus élevées, se rendent vers
l'ouest, perpendiculairement aux directions précédentes,
dans la rivière du Rongo Rongo, affluent du Vohitra, lequel
se jette dans l'Iaroka à 4 kilomètres d'Andevorante.
4" Les lignes de faite sont dirigées parallèlement à la
côte, et il est curieux de voir la rivière du Rongo Rongo et
les lacs couler dans le même sens, mais à des altitudes
difrércntes, séparés entre eux par une muraille de 8 kilo-
mètres de largeur, 20 de longueur et 100 mètres de hauteur,
foute cette région des falaises était boisée jusqu'à une date
récente, ainsi que l'attestent les nombreux troncs d'arbres
330 L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
calcinés qui s'élèvent de toutes parts sous forme de mâts.
Les villages y sont très rares, et les habitants interrogés sur
le motif du déboisement, nous répondaient : « Nous préfé-
rons pour nos bœufs des pâturages à des arbres. »
5° Au versant du Rongo Rongo, la falaise descend sur les
bords de la rivière par une pente escarpée. De nombreux
villages Betsimisaraka s'élèvent sur les berges du Rongo
Rongo.
6° Protégée des vents de S.-E. par la muraille de 100 mètres
de hauteur, la région jouit d'une température exception-
nellement élevée; dans une saison où la chaleur est à sa
moyenne, j'avais dans ma case, à l'ombre, jusqu'à 36°. Le
sol marécageux composé de limon, d'argile et d'humus,
produit sans grands efforts de culture, du riz, des cannes à
sucre, du café, des bananes, patates... La principale indus-
trie des habitants consiste dans la fabrication du rafia qu'ils
transportent à Andevorante par pirogues.
En résumé, le tracé d'un chemin de fer traversant la
vallée marécageuse du Rongo Rongo, gravissant une rampe
de 80 à 100 mètres de différence de niveau, pour
redescendre dans la région des lacs et rejoindre le littoral à
Ampanotomaizina, parut offrir d'énormes difficultés de
construction et nécessiter de fortes dépenses.
RENTRÉE A TANANARIVE
Depuis bientôt trois semaines, la saison des pluies a fait
son apparition. Le séjour sous latente n'a guère de charmes.
Sous les rayons du soleil on éprouve une chaleur étouffante ;
avec la pluie, on est pénétré par l'humidité due à l'évapo-
ration. Une misérable case malgache est encore préférable.
La fièvre, compagne inséparable de la saison pluvieuse,
sévit depuis quelque temps dans la caravane. Nous ressentons
tous plus ou moins les effets de l'anémie et de l'infection
paludéenne, après un séjour de trois mois sur la côte. Déjà,
un porteur et un soldat indigène de l'escorte sont morts d'un
accès pernicieux.
Aussi l'ordre de rejoindre Tananarive ne nous trouve pas
indifférents. Nous partons.
DE MADAGASCAR 331
Le long de la ligne d'étapes, la pacification s'opère grâce à
l'énergie de notre nouveau Résident. Les habitants des
villages voisins d'Antalitakely ont remis armes et munitions
au commandant du secteur et se sont soumis. Au moment de
notre passage, ils cultivent leurs rizières, et nous tirent cette
fois un coup de chapeau, non sans un petit air goguenard.
On leur rend le salut sur le même ton. Le surlendemain,
nous arrivions à Tananarive.
Ma mission de géodète se termine pour le moment par
une lettre de remerciements et d'éloges. Le commandant
chef du service géographique me rapporte cette phrase
pleine d'espérances prononcée par le général Gallieni : « Les
Hovaont détruit l'observatoire, ils le rebâtiront. » Je fais des
vœux pour que cette parole se réalise.
.E. COLIN. S. J.
DÉMONS ET DÉMONIAQUES'
Dans un gros livre, sérieux d'allure et de format, léger
d'idées et de raisonnements, œuvre d'un médecin connu,
j'ai cueilli cette phrase : « Personne, parmi les gens sensés,
n'admet plus l'intervention du Diable dans les affaires
humaines. « 2.
Voilà ce qui s'appelle une exécution sommaire : ou
manquer de bon sens, ou rejeter la croyance au démon et à
son action dans le monde. L'auteur n'a pas, je pense, la
prétention que chez lui tout se dise aimablement. Nous le lui
pardonnerons à raison de sa naïveté : il en faut bien une cer
taine dose pour décréter ainsi de non-sens la foi de tous les
catholiques ! Aucune vérité peut-être n'est affirmée plus nette-
ment dans la Sainte Ecriture que l'intervention du diable dans
les choses humaines. Justement la suite de l'Evangile
m'amène à vous raconter comment Notre-Seigneur chassa le
démon du corps d'un possédé dans la synagogue de Caphar-
naiim, et de toutes les actions du démon sur nous aucune
ne se montre par des signes, par des manifestations plus
apparentes, plus étranges, que la possession. Aussi est-
elle l'objet spécial des railleries et des négations du scep-
ticisme.
Pour ce motif, il m'a paru bon de faire précéder l'exposé
du récit évangélique d'une étude sur la possession diabo-
lique que je définis : la présence du démon dans le corps
d'une personne vivante, présence par suite de laquelle pou-
voir est laissé au démon d'agir sur ce corps.
Je diviserai ce que j'ai à vous dire en trois parties, qui
seront la réponse aux trois questions suivantes : Le démon
existe-t-il réellement et quelle est sa place dans l'œuvre de
1. Conférence donnée dans l'église du Gcsù, à Paris, le Dimanche 17 Jan-
vier 1897.
2. Ch. Richet. L'homme et l'Intelligence 2*^ éd., p. 391.
DEMONS ET DEMONIAQUES 333
Dieu, la création? La possession est-elle un fait réel? Enfin,
comment s'explique la possession ?
N'attendez pas de moi que je vous parle de manifestations
diaboliques autres que la possession, telles que : obsessions,
maléfices, sabbat, nécromancie, spiritisme, etc. L'occasion
pourra s'en présenter, mais à elle seule la possession est un
sujet assez vaste et assez important, pour occuper nos trois
quarts d'heure d'entretien,
I
En 1215, le quatrième concile œcuménique de Latran,
formulait le décret suivant : « 11 n'est qu'un seul Dieu éternel
et tout puissant. C'est lui qui a formé du néant la nature
spirituelle et la nature corporelle, l'ange et le monde, et entre
les deux, tenant des deux, l'homme, formé de corps et d'âme.
Le démon et ses anges ont été créés dô Dieu bons par
nature ; eux seuls se sont rendus mauvais K »
Ce décret a été confirmé en 1870 par le Concile du
Vatican.
Ainsi, au sommet, dans une sphère à part, Dieu, incréé,
éitiinel, tout puissant; Dieu portant en lui-même la raison
nécessaire de sa propre existence et la raison sufllsante de
l'existence de toutes les créatures; Dieu infini dans ses
perfections, se sufiisant pleinement à lui-même et, par
conséquent, ne pouvant avoir d'autre raison de produire
des êtres en dehors de lui que le désir de leur communi-
quer quelques efiluves de ses perfections et de son bonheur;
Dieu créateur et maître souverain de l'Univers, à qui tout
obéit et sans lequel rien ne peut ni être, ni vivre, ni se
mouvoir, ni sentir, ni penser, ni vouloir.
En bas, la créature; être contingent, qui peut exister ou
ne pas exister; être créé, non pas sorti de Dieu, mais tiré
1. Firmïter crodimus et simplicitcr conHlcmur, quod unus solus est verus
Deus, œternus, imtncnsus et incomniutabilis, incomprehcnsibilis, omnipo-
tens... qui sua omnipotcnti virtuto simul ab inilio tcmporis utranique de
iiihilo condidil creaturam, spiritualetii et corporalem : angelicam vidclicct
et miindanain : ne deiiide hunianam, quasi eommuncm ex spiritu et corpure
conslitutam. Diabolus eiiiin et alii da'moncs a Deo qutdcm naturâ creati suot
boni, 8ed ipsi per se facti sunt niali.
334 DEMONS ET DÉMONIAQUES
du néant par Dieu; être fini dans ses perfections, dans sa
puissance, laquelle s'exerce toujours dans un champ limité
et sous le contrôle de Dieu.
Le monde créé comprend deux règnes très distincts:
Fesprit et la matière. L'esprit, actif par lui-même, doué
d'intelligence, de volonté, de liberté; la matière, inerte, ne
pouvant par elle-même ni se mettre en mouvement, ni reve-
nir au repos, encore plus incapable de penser et de vouloir.
Entre l'esprit et la matière, l'homme, tenant des deux. Par
son corps, il est matière ; par son âme, il est esprit.
Le monde des esprits comprend les anges et les démons;
entre les deux, pas de distinction essentielle. A l'origine,
Dieu créa tous les esprits bons, leur donna la grâce sancti-
fiante et les destina au bonheur de la vision intuitive. Mais
il voulut attacher la conservation de cette grâce et l'acquisi-
tion de ce bonheur au bon usage de leur liberté, dans une
épreuve à laquelle il les soumit et dont nous ignorons la
nature.
Ces esprits se comptaient par milliards. Les uns obéirent,
les autres se révoltèrent, nombreux dans les deux camps.
Les obéissants furent établis, par leur libre choix, dans
l'amour du vrai bien, et mis en possession d'un bonheur
éternel. Les rebelles se trouvèrent fixés, pour l'avoir voulu,
dans l'horreur de la vérité, dans la haine du bien, et condam-
nés à des tourments éternels. Les premiers sont les anges,
les seconds s'appellent les démons.
Les démons se sont dépouillés eux-mêmes des biens de
la grâce et de la gloire; mais ils ont gardé les biens de la
nature, leurs facultés natives, intelligence, volonté, puis-
sance d'agir. En eux ces facultés sont supérieures à ces
mêmes facultés telles que nous les possédons. Une nature
supérieure a nécessairement des facultés supérieures. Or
une nature spirituelle, dégagée de la matière, comme est
la nature angélique, n'ayant nul besoin pour agir du con-
cours de la matière, est supérieure à une nature spirituelle
engagée dans la matière, comme est notre âme, obligée pour
agir d'appeler à son aide des organes matériels.
Du fait que l'homme se compose d'un corps et d'une âme
et que Tâmc n'agit pas sans le corps, il suit que le monde
DEMONS ET DEMONIAQUES 335
matériel est le champ propre de son activité. Cet univers
sensible qui nous entoure est notre domaine, nous y sommes
chez nous, Dieu nous Ta livré, nous pouvons en user et en
abuser, sous notre responsabilité.
Du fait que les anges et les démons sont de purs esprits,
il suit que leur activité s'exerce principalement et première-
ment sur le monde spirituel, sur les substances immaté-
rielles. Gardons-nous toutefois d'en conclure que la matière
est placée hors de leur pouvoir. Il est en effet dans Tordre
qu'un être supérieur puisse agir sur des êtres inférieurs.
Aussi les anges et les démons ont-ils le pouvoir d'imprimer à
la matière l'action dont elle est capable, le mouvement local.
u Si Dieu ne retenait leur fureur, dit Bossuet parlant des
démons ^ nous les verrions agiter le monde comni<' nous
tournerions une petite boule. »
Seulement, dans ce monde corporel, sensible, ils ne sont
pas chez eux comme nous ; ce monde n'est pas leur
domaine comme il est le nôtre. Ils ne peuvent y entrer qu'a-
vec l'ordre ou la permission de Dieu, et à des titres particu-
liers. Les anges y sont ses ambassadeurs, les exécuteurs de
Kc.s volontés; les démons, des ennemis, des intrus, cherchant
à y semer le trouble, le désordre, et toujours pour nous
entraîner au mal.
Dans ces corKlilit>ii>, depuis roiigintr du monde, les anges
et les démons ont toujours été mêlés très intimement à
Thistoire humaine, et ils le seront ju.squ'à la fin des siècles.
u Le démon, dit saint Pierre, rôde partout, cherchant une
proie à dévorer — circuit quxrens quem devoret"^. »
Telle est la doctrine catholique. Je ne la prouve pas, je
l'expose, mais, si je ne me trompe, l'exposer c'est déjà la
faire accepter, tant il y a dans cette hiérarchie, et cette
harmonie des différents mondes, d'ordre, de sagesse, de
beauté, de grandeur.
Si nos philosophes incrédules trouvaient celte page dans
les œuvres de Platon, ils tomberaient à genoux ravis
d'admiration. Il est vrai qu'admirer Platon n'oblige à rien î
1. Deuxième sermon pour le premier dimanche de Cartime.
2. I. Pt'tr. V.
336 DEMONS ET DEMONIAQUES
II
, Ces fondements posés, j'arrive à la seconde question qui
va nous permettre de serrer davantage notre sujet : La pos-
session est-elle un fait réel ?
Pour nous, chrétiens, la réponse affirmative n'est pas
douteuse. L'Evangile affirme la réalité d'un grand nombre
de possessions diaboliques et cette réalité l'Église l'enseigne,
d'une manière générale, par la voix de son magistère
infaillible.
Nier purement et simplement ou la possibilité ou l'exis-
tence de la possession diabolique, c'est pécher contre la
foi.
Voyons d'abord la pensée de l'Église. Parmi les fonctions
hiérarchiques dont l'ensemble constitue le sacrement de
l'Ordre, nous trouvons établi, dès les premiers siècles, l'ordre
des exorcistes. Le ministère propre de l'exorciste est de
chasser les démons du corps des possédés ; c'est pour cette
fonction unique qu'il est choisi et consacré par une ordina-
tion spéciale.
« Reçois, lui dit l'évêque, le pouvoir d'imposer les mains
sur les énergumènes et, par l'imposition des mains, de
chasser les démons ^ » L'Eglise ensuite lui trace des règles
pour l'exercice de ce ministère épineux et délicat, lui remet
entre les mains des formules de prières dont il devra se
servir et portant ce titre : « De l'exorcisme des possédés du
démon^. »
Cette conduite équivaut évidemment à une définition dog-
matique. Soutenir que l'Église peut établir des cérémo-
nies, des prières, un ordre même, pour combattre des
bnnemis chimériques, des possessions imaginaires, c'est l'ac-
cuser d'erreur dans une matière grave, une matière qui
1. Accipe... potestatem imponcndi manus super energumenos. Per impo-
sitionem manuum tuarum... pclluntur spiritus immundi a corporibus
obsessis. (Pontificale Romanum : De ordinatione exorcist^e .
2. Rituale romanum. De exorcizandis obsessis a dsemonio. Le mot
« obsessis » doit être traduit par n possédés » ; le lecteur peut s'en convaincre
en parcourant les instructions et les prières annoncées par ce titre.
DEMONS ET DEMONIAQUES 337
touche à la croyance, à la révélation, aux mœurs; c'est nier
son infaillibilité.
J'ajoute que, depuis l'origine du christianisme, les saints
Pères, les Conciles, les théologiens, les auteurs ecclésias-
tiques ont ou affirmé formellement -pu supposé nettement
l'existence des possessions diaboliques. Or la voix unanime
de ces maîtres, c'est la voix môme de l'Eglise, son enseigne-
ment habituel et traditionnel. Il ne peut nous tromper.
Du reste, c'est de Notre-Seigneur lui-même que l'Eglise a
appris la réalité des possessions diaboliques. J'ai compté dans
l'Évangile 38 passages où il est question de possessions et de
possédés. Dans les uns Notre-Seigneur parle au démon ; il
l'interroge, le gourmande, le menace, lui commande de
sortir du corps des possédés, déclare qu'une fois sorti il peut
rentrer; que tel démpn ne peut être chassé que par le jeûne
et la prière ; que lui le chasse, non pas au nom de Beelzé-
buth, prince des démons, mais par le pouvoir de l'esprit de
Diou.i
Dans ces textes le démon possesseur est clairement dis-
tingué do l'homme possédé. Le démon est présent dans le
«orps, puisqu'il y entre et en sort. Il agit sur le corps,
puisqu'il parle par sa bouche. En d'autres termes, dans ces
faits nous retrouvons tous les éléments de la possession dia-
bolique.
D'autres textes opposent nettement entre eux les malades
et les possédés.
Un jour, les apôtres reviennent tout joyeux : « Maître,
disent-ils, non seulement nousavons guéri les malades, mais
encore nous avons chassé les démons. — C'est vrai, leur
répond le Sauveur, Satan et ses anges vous sont soumis '. »
Durant sa vie publique, Jésus envoie ses apôtres prêcher
dans les villes et les villages et leur dit : « Guérissez les
malades, chassez les démons'. » Après sa résurrection : « Allez
par toute la terre, enseignez l'Evangile à tous les peuples.
Voici les prodiges qu'accompliront ceux qui croiront en
1. Matth VIII, 32; xii. 27, 28; xvii, 20. Marc. i. 34; v. 8; vu, 29. 30; m. 22,
«qq. Luc iv, 33 sqq. ; xi, 26, etc.
2. Luc, X, 17, sqq.
3. Matth, X, 1. Marc, m, 15. Luc, tx, 1.
LXXI. — 22
338 DEMONS ET DÉMONIAQUES
moi : ils chasseront les démons ; ils imposeront les mains sur
les malades et les malades seront guéris^. »
Inutile, je pense, de faire remarquer davantage cette oppo-
sition absolue entre malades, d'un côté, et possédés, de
l'autre. Quand il s'agit des malades, c'est toujours le verbe
« guérir » qui est employé ; s'il s'agit des possédés, c'est
toujours le verbe « chasser ». Un enseignement technique
ne serait pas plus formel.
Enfin, il est d'autres textes dans lesquels l'Evangile affirme
que tel homme a un démon, qu'un démon possède tel
homme, qu'il le saisit, l'agite, le renverse par terre-. En
d'autres termes, l'Evangile déclare explicitement qu'un
démon est présent dans un homme, qu'il agit sur son corps,
ce qui est la possession.
On chercherait en vain dans la Sainte Ecriture une vérité
plus nettement accusée. Oh ! je sais bien quelle est la
réponse des rationalistes. Les uns disent : Jésus et les
Apôtres ont partagé les erreurs, les préjugés de leur temps ;
comme tout le monde alors, ils ont pris pour possessions
diaboliques des cas pathologiques, des maladies encore mal
étudiées, mal connues ; les possédés de l'Evangile étaient
tout simplement de pauvres fous ou de pauvres ma-
lades.
Non, disent les autres, Jésus ne s'est point trompé ; les
Apôtres seuls ont cru aux possessions. Jésus avait l'esprit
trop élevé, trop ouvert^ pour croire à ces niaiseries. Mais,
sous peine de compromettre son œuvre, il a dû ménager
l'opinion publique, faire de 1' « opportunisme », parler le
langage de ses auditeurs. »
Voilà bien des affirmations. Où est la preuve ? Il est très
facile d'accuser les apôtres ou Notrc-Seigneur de cré-
dulité, de superstition, d'erreur, de connivence avec
l'erreur ; mais, encore une fois, où sont les preuves ? Des
personnes soulagées par le Sauveur les Evangélistes disent :
« Les uns étaient des malades, les autres, des possédés. )>
Vous, vous dites : « Non, il n'y avait aucun possédé,.
1. Marc XVI, 15, sqq.
2. MaUh. VIII, 16. ix, 32. Luc iv, 35. ix, 42.
DÉMONS ET DÉMONIAQUES 339
tous étaient des malades, m Comment le savez-vous ? Et
comment le prouvez-vous ?
Je n'ignore pas que nos adversaires se croient dispensés
de nous fournir leurs preuves. A leurs yeux, le démon est
un mythe, la possession, par là même, un rêve, une chimère.
Mais c'est justement ce qu'il faudrait démontrer. La raison
ne l'a jamais fait, elle ne le fera jamais.
Et puis, les adversaires de l'Evangile devraient bien se
mettre un peu d'accord avec eux-mêmes.
Hier, on nous disait : La gloire de Jésus de Nazareth, le
secret de cette influence prodigieuse, unique, qui a trans-
formé le monde, c'est qu'il n'a été l'homme d'aucun temps,
d'aucun pays. Il s'est élevé au-dessus des préjugés, des
idées de son époque. Il portait en lui les aspirations les
])his saintes, les plus pures de l'humanité. Il a été le type
idéal de la noblesse de caractère, de la grandeur d'Ame, de
l'élévation de l'intelligence, un modèle achevé de désinté-
ressement, de loyauté, de droiture.
Et aujourd'hui, on nous dit : Ce Jésus de Nazareth, il a
partagé la plupart des opinions et des préjugés de son temps
ni, alors même qu'il en connaissait la fausseté, par faiblesse,
par respect humain, par calcul intéressé, ouvertement,
j)ul)liquement, il a paru les approuver, appuyant ainsi de son
autorité des erreurs qu'en .son ftme et conscience il réprou-
vait et <'ondainnait.
A qui devons-nous croire ? Et, encore une fois, où sont
les preuves de ces assertions contradictoires ? C'est
l'honneur de l'Evangile que jamais ses ennemis n'ont pu
s'entendre sur le côté faible de la place. Leurs sy.stèmes
d'attaque se combattent, se renversent les uns les autres, et
sur leurs ruines, après vingt siècles de combat, le Livre
sacré reste debout dans la majesté du triomphe et la splen-
d<Mir de la vérité.
Ces preuves de la réalité des possessions, je le reconnais,
supposent la foi, elles s'adressent à des chrétiens comme
vous.
11 en est d'autres, d'ordre rationnel, historique, valables
même pour les incroyants. En effet, à plusieurs reprises,
après les examens les plus minutieux, par des témoins les
340 DEMONS ET DEMONIAQUES
plus dignes de foi, des faits ont été constatés avec certi-
tude, inexplicables autrement que par la présence et l'action
du démon dans le corps d'une personne.
En voici quelques-uns.
Une personne est étendue par terre, privée de sentimen
et de mouvement ; dans cet état, dix hommes des plus
robustes ont peine à la soulever et à la mouvoir quelque peu.
Une autre se renverse en arrière, de manière que la tète
s'approche des talons, sans cependant toucher le sol et,
dans cette posture, contrairement à toutes les lois de l'équi-
libre, elle marche et court avec la même agilité que dans la
situation ordinaire.
Une autre encore s'élève brusquement jusqu'à la voûte
de l'Eglise, s'y tient fixée la tête en bas uniquement par
l'application de la plante des pieds ; dans cet état, ses vête-
ments ne subissent pas le moindre désordre ni le moindre
dérangement, tout à coup, elle tombe sur le pavé sans se
faire aucun mal.
Tout homme sensé reconnaîtra que de pareils faits ne
peuvent pas être le résultat de causes physiques en activité
dans notre monde. Ils sont évidemment produits par une
cause d'ordre supérieur et malfaisante, disons le mot, par
l'esprit mauvais, par le démon.
Autre fait. Une personne, qu'on a quelque raison de
croire possédée, est assise, très calme ; rien absolument
n'indique ni malaise, ni surexcitation. On approche d'elle
un objet consacré à Dieu, une relique, de l'eau bénite, sou-
dain elle entre en convulsions, blasphème, se débat, pousse
des hurlements de douleur, crie qu'elle se sent blessée,
brûlée.
Je le demande : Où est le siège de ces impressions ? Dans
le corps? mais l'eau bénite ne brûle pas. L'approche, le
contact d'un morceau d'étoffe, d'un ossement desséché, ne
saurait causer ni blessure, ni douleur. Cette impression
serait-elle dans l'imagination? Mais pourquoi les objets de
piété seuls ont-ils pouvoir de l'exciter? De plus l'imagina-
tion ne peut agir qu'à la suite d'une perception quelconque
des sens, ou de l'intelligence, et, dans plusieurs cas la per-
sonne n'a rien vu, n'a rien su, n'a rien pu soupçonner.
DÉMONS ET DÉMONIAQUES 341
L'être intelligent qui, sans voir, sans toucher, perçoit ces
objets sacrés, que ces objets irritent, qu'ils font souffrir
parce qu'ils sont opposés aux dispositions de sa nature
rivée au mal, c'est l'esprit révolté contre Dieu, c'est le
démon.
Enfin, autre catégorie de faits. On a vu des personnes
n'avant pas la moindre notion ni de la lecture, ni de l'écri-
ture, lire et écrire couramment, soit leur propre langue,
soit des langues inconnues. On a vu des personnes sans
culture intellectuelle, répondre pertinemment à des ques-
tions sur des matières difficiles d'art, de littérature, de
sciences. On a vu de pauvres femmes, n'ayant jamais appris
<|ue leur langue maternelle, tout à coup comprendre parfai-
tement l'allemand, l'anglais, l'italien, l'espagnol, le turc et
même parler toutes ces langues avec facilité, et correction'.
Je le demande de nouveau : comment expliquer ces faits,
réels, historiques?
Voulez-vous entendre l'explication de l'auteur que je
vous citais au commencement de cet entretien ? Ecoutez :
<' C'est aussi le propre du démon de parler plusieurs
langues De fait, dans le délire hystérique, l'intelligence
étant surexcitée, il peut y avoir par suite de souvenirs in-
conscients des réminiscences inconnues. » Comprendre et
parler des langues parfaitement inconnues ne peut être le
fait de souvenirs inconsci<M>ts T-n répf>n^«' <•'<! totit <'nti«''r«' à
côté de la question.
L'auteur continue : «< Quelques aiiénistes ont observé des
faits analogues. Cela n'avait pas échappé aux médecins du
xvi" siècle. « Ceux qui ont fréquenté les malades et les fré-
(juentent journellement trouveront vraisemblable qu'on
puisse parler langue étrange, comme grec, latin, hébreu,
encore qu'on ne soit possédé d'aucun malin esprit. Cela
peut procéder des humeurs si véhémentes que, sitôt qu'elles
sont enflammées, la fumée d'icelles étant montée au cerveau
I. Cf. Gœrre». La mystique divine, naturelle et diabolique. Lit. 7». —
Ribel. [.a mystique divine distinguée des contrefaçons diaboliques, Tom. III»
chap. 10<". — J. do Boniiiol. I.c miracle et ses contrefaçons. Chap. Vil",
2'' seclioQ. — Jaufçoy. Dictionnaire apologétique, article Possession, où l'oa
trouvera de nombreuses réfërences.
342 DEMONS ET DÉMONIAQUES
fait parler un langage étrange, comme nous voyons aux
ivrognes (Louis Guyon cité par Simon Goulard). »
Et notre auteur ajoute : « Un si grand bon sens était
rare^. «
Ainsi, on se montre homme de bon sens, et de grand bon
sens, lorsqu'on admet que l'acquisition, la possession com-
plète d'une on de plusieurs langues étrangères est produite
par l'ivresse ou la folie. Autrefois, paraît-il, ce grand bon
sens était très rare ; il est devenu très commun parmi les
représentants de la science contemporaine. C'est l'un d'eux
qui nous l'affirme. Certes voilà un progrès qui mérite toutes
nos félicitations.
Pour nous, nous croyons rester homme de bon sens en
déclarant que de pareils phénomènes ne peuvent être pro-
duits par les forces naturelles de l'intelligence humaine. Ils
sont le fait d'une intelligence d'ordre supérieur, présente,
il est vrai, dans ce corps qu'elle n'anime point comme l'âme,
mais dont elle se sert, parlant au moyen de ses organes.
Par ailleurs cette intelligence ne peut-être ni un ange ni
Dieu, son action étant toujours, par quelque côté, ridicule
ou malfaisante. Elle est le démon.
Remarquez-le, je ne soutiens pas que des phénomènes
aussi certains aient été constatés dans tous les cas réputés
possession diabolique. Je dis que plusieurs fois ces faits
ont été établis de la manière la plus évidente, la plus indé-
niable, et cela suffit. Un seul cas de possession tranche le
débat entre les croyants et les incroyants.
III
J'arrive a la troisième question, la plus importante.
Comment s'explique la possession? Elle s'explique par
une action du démon sur le corps, action dont le résultat
est un mouvement local et le sujet immédiat le système ner-
veux. Cette action comporte une double opération. D'abord
le démon soustrait à l'influence de l'âme le système ner-
veux et, par le système nerveux, les sens et leurs organes.
1. Richet. L'Homme et l'Intelligence, 2'ne édit., p. 320, 321.
DEMONS ET DEMONIAQUES 34a
Ensuite, il se substitue à Fâme et, sans animer le corps, le
meut, soit d'une manière semblable à Tâme, comme lorsqu^il
parle en se servant des organes vocaux, soit d'une manière .
différente, comme lorsqu'il soutient un corps en l'air, sans
appui, ou que brusquement il le transporte à une grande
distance.
Évidennnent, ces actions sur le corps doivent avoir leur
contre-coup dans l'âme. Notre imagination, notre sensibilité
sont des facultés mixtes, constituées par l'union de l'âme et
du corps. La possession doit donc y jeter le trouble, le dé-
sordre, puisque le démon est maître des organes qui sont l'un
de leurs éléments constitutifs. De plus nos opérations intel-
lectuelles, toutes spirituelles qu'elles sont, ne peuvent s'exer-
cer sans le concours d'organes matériels, les nerfs, les sens,
le cerveau. Or, dans la possession, ces organes sont au pou-
voir du démon. L'intelligence, la volonté» ne pourront donc
avoir leur jeu normal, régulier.
Vous voyez immédiatement la conséquence d'un pareil
état. La possession doit produire nécessairement des per-
turbations analogues aux perturbations produites par les
maladies nerveuses, par le chloroforme, la morphine,
l'alcool, tous les excitants et les narcotiques, par l'hypno-
tisme, le magnétisme, la suggestion. En effet, dans un cas
le démon, dans l'autre les causes naturelles, agissent direc-
tement sur le système nerveux. Dans les deux cas, nous
devons avoir des symptômes, sinon identiques» au moins
semblables.
Et de fait, chez les possédés comme chez les névropathes,
les alcooliques, les morphinomanes, les hypnotisés, les
suggestionnés, nous retrouvons la surexcitation, de l'imagi-
nation et des sens, l'agitation, les tremblements, les convul-
sions, les contorsions, la catalepsie, l'anesthésie, l'ataxie,
l'aphasie, tous les symptômes nerveux. Je ne sais si jamais
possession a produit une pneumonie, une fièvre typhoïde ou
quelque autre maladie entraînant l'altération intime et pro-
fonde des organes ou des humeurs.-
Autre conclusion : Le possédé devra nécessairement
présenter des symptômes d'aliénation mentale. L'aliénation
est un état dans lequel l'âme ne tient plus le gouvernail de
344 DEMONS ET DÉMONIAQUES
ses sens et de ses facultés. Dans la possession le démon a
pris la barre en mains ; ce n'est pas Tâme, c'est lui qui
gouverne. Le pauvre aliéné est un homme qui ne se possède
pas ; le démoniaque ne se possède pas davantage, il est
possédé.
Par là même les rationalistes ne gagnent absolument
rien, lorsqu'ils nous font remarquer — et ils le font avec une
insistance agaçante — des analogies entre les symptômes
de la possession et les symptômes des affections et ébranle-
ments du système nerveux. Ils enfoncent une porte ouverte,
ils découvrent l'Amérique ! Ces analogies, nous les connais-
sons aussi bien qu'eux et les théologiens les ont fait remar-
quer avant eux*. Pour être logiques, ils devraient dire :
« Tous les symptômes, sans exception aucune, constatés dans
des cas réputés possessions diaboliques se sont retrouvés
identiques dans les maladies et les affections du système
nerveux. Donc, tous les possédés sont des malades. Dans ce
cas , l'argument serait concluant. Mais il faut d'abord
prouver l'affirmation sur laquelle il repose tout entier. Ils
ne l'ont^jamais prouvée, et ils ne la prouveront jamais. J'ai
montré le contraire. Jamais ni le magnétisme, ni l'hypno-
tisme, ni la suggestion, ni une maladie nerveuse n'ont
produit un seul des phénomènes cités plus haut en
preuve de la réalité des possessions diaboliques.
L'Eglise est bien plus sage, et sa méthode bien autre-
ment scientifique. « Avant tout, dit-elle à l'exorciste, ne
croyez pas facilement aux possessions, et sachez bien à
quels signes on distingue les possessions des maladies.
Voici quelles sont les marqnes de la possession : parler ou
comprendre une langue inconnue; révéler des choses éloi-
gnées ou occultes; déployer des forces au-dessus de son
âge ou de la nature humaine, et autres faits semblables
dont la force probante est d'autant plus grande qu'ils sont plus
nombreux^. « Ecrites dans un siècle taxé aujourd'hui d'igno-
rance et de superstition, ces lignes répondent à tous les vo-
lumes de nos incrédules. L'Eglise dit : Dans certains cas, vous
1. Cf. Thyreus, de Dsemoniacis, part. 2, cap. xxii et sqq. Benedictus xiv,
de servorum Dei heatif. et canonis. lib. iv, p. 1, cap. xxix.
2. Rituale Romanum, loc. cit.
DÉMONS ET DÉMO^'UQUES 345
ne trouverez que des symptômes naturels ; vous conclurez
à une maladie. Dans d'autres, il vous sera impossible de
juger si les phénomènes observés sont explicables par les
causes naturelles, ou s'ils exigent une cause supérieure;
vous resterez dans le doute. Mais il est des cas où vous
constaterez avec certitude des phénomènes qui ne peuvent
s'expliquer que par la présence et l'action, dans le corps
d'une personne, d'une intelligence supérieure, malfaisante,
du démon. Alors vous conclurez à la possession. C'est
logique, c'est sage, c'est clair comme le bon sens.
Contre cette explication une seule objection me paraît
mériter quelque attention. On peut dire : Un être spirituel,
par sa nature môme, est empêché d'agir sur la matière. Être
esprit, mouvoir la matière, sont deux propositions qui s'ex-
cluent mutuellement.
La raison démontre le contraire ; suivez bien, s'il vous
plaît, ce raisonnement. Tous les savants reconnaissent que
la njatière par elle-même est inerte, c'est-à-dire qu'elle ne
peut se mettre d'elle-même en mouvement. Et cependant ce
monde matériel où nous sommes est en mouvement. D'où
l'a-t-il reçu ? D'un être matériel ? Soit. Et celui-ci ? D'un être
matériel encore ? Je le veux bien. Mais il est impossible de
marcher ainsi à l'infini et il faut de toute nécessité arriver à
celte conclusion. Le premier moteur immobile de la matière
est un esprit. Donc l'esprit p«Mil a^ir sur la matière.
J'ai hâte, pour terminer, de rassurer vos esprits en vous
indiquant comment s'explique la possession, non plus au
point de vue physique, — ce que je viens de faire — mais
au point de vue moral, c'est-à-dire comment la possession
rentre dans l'ordre actuel de la Providence et s'accorde avec
la justice et la bonté de. Dieu. La possession est à la fois un
mal physique et un mal moral. Un mal physique : elle tor-
ture le corps, elle est une souffrance, une humiliation pour
le possédé, pour ses parents, pour ses amis. Un mal mo-
ral : d'ordinaire elle pousse au blasphème, à la révoltiî et à
d'autres actes coupables.
Examinons-la sous ce double rapport. En tant qu'elle e«t
un mal physique, la possession n'a pas de conséquences plus
346 DÉMONS ET DÉMONIAQUES
fâcheuses qu'une foule d'accidents dont l'homme est tous les
jours la victime. Un père de famille est écrasé par une voi-
ture, poignardé par un assassin, atteint d'une folie à jet
continu ou à jet intermittent, frappé de paralysie, d'ataxie ;
son travail, je le suppose, était le gagne-pain de sa famille.
Avec la mort, la maladie, c'est la misère et son cortège de
maux qui s'installent au foyer.
Un autre se rend cougable d'un crime puni par la loi; il
est condamné à la prison, à la déportation, à l'échafaud.
Pour les siens, c'est la ruine, le déshonneur, une ruine et
un déshonneur immérités.
En quoi, je vous le demande, la possession est-elle plus
redoutable que ces mille accidents de la vie humaine? Elle
est plus effrayante pour l'imagination, soit. La cause en est
plus inconnue, plus étrange, soit. Mais ce n'est pas avec
l'imagination, c'est avec la raison que nous devons juger.
Subjectivement, le démon est une cause libre et coupable ;
mais l'assassin, le calomniateur, très souvent, n'auront ni
moins de liberté, ni moins de culpabilité.
Objectivement, le démon est une cause nécessaire; l'homme
ne peut s'y soustraire. Mais peut-il davantage se soustraire,
dans beaucoup de cas, à un incendie, à un cyclone, à un
tremblement de terre ?
Vous le voyez donc, entre la possession, d'un côté, et une
foule d'accidents très communs, de l'autre, il n'y a pas de
différences essentielles. Donc, puisque Dieu peut permettre
ceux-ci, il peut également permettre celle-là, sans cesser
d'être juste et bon.
Au point de vue moral, la question est encore moins
difficile. Deux hypothèses seulement sont possibles; ou bien
le possédé perd l'usage de sa liberté, ou bien il le garde.
S'il le perd, il ressemble à un homme privé de sentiment
et de raison; il n'y a plus pour lui ni bien, ni mal moral, il
est irresponsable. S'il le conserve, il a le pouvoir de résister
aux suggestions de l'ennemi^ et sa responsabilité sera exac-
tement mesurée par Dieu au degré de liberté qu'il aura con-
servé. Dans ce cas, la possession devient une simple tenta-
tion, et, pour mon compte, je suis convaincu qu'il est
nombre de tentations plus dangereuses pour la vertu et
DÉMONS ET DEMONIAQUES 347
pour le salut. La possession fournit alors Toccasion, pour
le malheureux ainsi dominé par le démon, de pratiquer jus-
qu'à l'héroïsme la patience, la résignation, l'humilité, la con-
fiance en Dieu, l'amour de Dieu, les vertus les plus belles et
les plus méritoires. Elle est, comme la tentation, l'épreuve
de notre fidélité et la source de notre bonheur.
Et, remarquez-le, dans toutes ces réflexions je me suis
placé sur le terrain le plus défavorable ; j'ai supposé que les
possédés étaient des innocents. Cela arrive, ce n'est pas le
cas ordinaire. Souvent les possédés sont des coupables, des
criminels qui ont commis ce crime abominable de vouloir
eux-mêmes se mettre en rapport avec le démon et de l'appeler
h leur secours, dans un but coupable. Dans ce cas, évidem-
ment, la Providence de Dieu s'explique plus facilement
encore. L'homme appelle le démon. Dieu permet à celui-ci
de répondre à cet appel, il donne un pouvoir plus grand à
l'ennemi sur cet homme qui lui-même, librement, s'est livré
entre ses mains. C'est justice, et, vous le savez, malgré des
exagérations incontestables, des mensonges bien constatés
de publicistes sans conscience et sans pudeur, il est hors
de doute qu'il existe aujourd'hui des réunions dans lesquelles
l'évocation du diable, de Satan, est à l'ordre du jour.
En tout cas, ne l'oublions jantais, ici-bas, même lorsqu'il
nous éprouve et nous châtie, Dieu est toujours notre
Père ; il agit pour notre bien. Le démon est toujours — le
mot est de saint Augustin — le chien que Dieu tient en laisse.
11 ne s'avance qu'autant que la corde lui est lâchée ; il mord
ceux-là seulement dont son maître lui permet d'approcher.
Pour le <*hrétien fidèle, ses morsures sont les blessures
reçues par un vaillant soldat un jour de bataille couronnée
par la victoire. Leurs cicatrices restent le témoignage de sa
bravoure et le gage de sa récompense.
H. LEROY. S. J
MONTALEMBERT
(Deuxième article *)
Si Montalembert réclamait la liberté pour tous et pour
tout, même pour la presse, dans une très large mesure, c'est
parce qu'il pensait que, dans nos sociétés modernes, ce
régime est celui qui profite le plus au vrai et au bien. Il la
voulait entière pour FEglise et pour toutes les manifes-
tations de son énergie divine.
Il n'a cessé de la demander pour les fidèles, pour les
prêtres, pour les ordres religieux, pour les évoques, pour
les œuvres d'éducation, de propagande et dé charité. Elle lui
paraissait surtout nécessaire et sacrée pour le Saint-Siège,
dans la personne du Pontife chargé du magistère et du
gouvernement de l'Eglise universelle.
Pour que cette indépendance, qui a sa racine dans l'ins-
titution même de Jésus-Christ, dans l'histoire dix fois
séculaire de la France et dans la nature des choses ; pour
que cette liberté de parler et d'agir, de commander, de
conseiller et de réprimer, soit éclatante et souveraine, il
faut que le Pape jouisse avec assurance du domaine tempo-
rel que lui ont donné la foi des peuples et le travail provi-
dentiel des siècles. Si le Pape cesse d'être libre, les catho-
liques du monde entier ne le sont plus. Leur premier
besoin c'est qu'il ne subisse le contrôle et l'inspiration
d'aucune puissance ; il ne convient même pas qu'on puisse
le soupçonner.
Montalembert prit toujours la défense du Pape et il parla
souvent, un jour surtout, de la Souveraineté pontificale, de
1. Voir Études, 20 Avril 1897.
MONTALEMBERT 349
Rome, de Pie IX et des bienfaits de la papauté avec tant
d'énerg^ie, de noblesse et de chaleur qu'il souleva, dit le
Journal des Débats, des « applaudissements tels qu'on ne se
souvient pas d'en avoir entendu dans les assemblées déli-
bérantes. » On se rappelle sa fameuse réplique à Victor Hugo,
où il nous montre dans l'Eglise non pas seulement « une
femme, mais une mère ». La force qui entre en lutte avec
cette faiblesse divine est certaine d'être vaincue et désho-
norée :
C'est une mère, c'est la mère de l'Europe, c'est la mère de la société
moderne, c'est la mère de l'humanité moderne. On a beau être un fils
dénaturé, un fils révolté, un fils ingrat, on reste toujours fils, et il vient
un moment, dans toute lutte contre l'Eglise, où cette lutte devient
insupportable au genre humain, et où celui qui l'a engagée tombe acca-
blé, anéanti, soit par la défaite, soit par la réprobation unanime de
l'humanité.
Ce n'est pas seulement à Rome que la liberté des catho-
liques a été menacée et étouflTée ; elle Ta été en Pologne
par l'autocratie et le schisme russes ; elle l'a été en Irlande
par la rapacité des landlords et « des révérends pillards »
de l'Angleterre ; elle l'a été en Syrie et en Orient par les
Turcs ; elle l'a été en Suisse, où la ligue défensive des sept
cantons conservateurs, Lucerne, Uri, Schwytz, Unterwalden,
Zug, Fribourg et le Valais, ligue connue sous le nom de
Sonderbund, fut brutalement écrasée par le parti radical.
A la suite de cette dernière victoire de la Révolution,
victoire qui était une humiliation et une menace pour le
parti de l'ordre dans toute l'Europe, les biens des associations
religieuses et charitables furent confisqués, les membres
des congrégations d'hommes et de femmes forcés, dans les
trois jours, de quitter le territoire des cantons vaincus;
enfin les plus odieux excès furent commis, malgré les
termes exprès de la capitulation. Montalembert intervint
alors, comme il était intervenu l'année précédente, à propos
des événements de Cracovie, et ce discours du 14 janvier
1848 est peut-être un de ses plus beaux. L'aiglon, ce jour-là,
devint aigle. Sainte-Beuve, très sévère pour Montalembert,
ne cache pas son admiration :
350 MONTALEMBERT
On a souvent dit de la puissance de la parole qu'elle transporte ;
jamais le mot ne fut plus applicable que dans ce cas. Il n'y eut jamais
de discours plus transportant. La noble chambre fut près d'oublier un
moment sa gravité dans un enthousiasme jusqu'alors sans exemple;
toutes les arrière-pensées, d'ordinaire prudentes et voilées, reconnais-
sant tout d'un coup leur expression éclatante, se révélèrent. On peut
dire que la Chambre des pairs eut son chant du cygne dans ce dernier
discours de M. de Montalembert.
La révolution de 1848 trouva le parti catholique et Mon-
talembert, son chef, environnés d'une auréole de libéralisme
et de popularité qu'ils n'ont jamais plus retrouvée. Cette
faveur ne fut pas, au reste, de longue durée. Effrayé par les
grondements du socialisme qui montait, trompé par les
promessesde décentralisation administrative etdeliberté reli-
gieuse et politique prodiguées par le prince-président,
séduit par son bon accueil et son silence, derrière lequel
on soupçonnait volontiers de profondes pensées, retenu
par des scrupules qui ne lui permettaient pas, croyait-il, de
combattre un gouvernement de fait qui paraissait solidement
établi et animé de bonnes dispositions, entraîné enfin par
l'exemple de l'épiscopat presque entier, Montalembert se
rangea du parti de Louis Napoléon, comme s'y rangeait
Louis Veuillot, et contribua ainsi, sans le vouloir, à pré-
parer le coup d'Etat et l'Empire.
Quand il s'aperçut de son erreur, il était trop tard, et ses
efforts pour la réparer ne firent que hâter son exclusion du
Parlement. Aux élections de 1856, il eut contre sa candida-
ture toutes les influences officielles et ne fut pas réélu. Le
Corps législatif fut ainsi privé de cette grande voix, qui
avait si longtemps retenti avec honneur dans nos assem-
blées délibérantes et remué le pays par ses généreux
accents.
Montalembert n'avait désormais pour soutenir ses idées et
communiquer avec ses concitoyens que la ressource des
journaux, des revues et des brochures, ressource alors bien
moindre qu'elle ne serait aujourd'hui. Il en usa souvent et
jamais en vain; mais c'était la tribune et les orages des
grandes discussions qu'il fallait à sa vaillante ardeur.
MONTALEMBERT 151
VI
C'est dans une de ces brochures : Lettres à Monsieur de
Cavour, qu'il exposa pour la première fois cette théorie de
« l'Église libre dans l'État libre », qu'il devait reprendre au
Congrès de Malines et qui fut si mal interprétée, consciem-
ment d'abord par M. de Cavour, inconsciemment ensuite
par beaucoup de catholiques.
Qui l'aurait jamais cru, si la passion n'était essentielle-
ment injuste et aveugle? On voulut découvrir dans cette
laconique formule, parmi beaucoup d'autres erreurs, la
doctrine gallicane flétrie si spirituellement jadis par M. de
Montalembert répondant à M. Dupin, et celle de la subor-
dination de l'Église à l'Etat. Il aurait fallu, suivant certains
adversaires, défenseurs farouches de l'exactitude théolo-
gique, renverser la phrase et demander « les étals libres
dans l'Eglise libre ». Faute de cette correction, l'auteur
présentait « un contenu plus grand que le contenant ». Et
cette remarque ingénieuse lancée, on faisait pleuvoir les
protostations et les sarcasmes.
Au fond, qu'avait voulu dire Montalembert? Il avait
voulu tout simplement réclamer la liberté politique et la
liberté religieuse et assurer aux catholiques, vivant sous
des régimes constitutionnels, le bénéfice du droit com-
mun, parce que c'est désormais, pensait-il, ce qu'il y a
de plus assuré, de plus durable et de plus pratique.
Il n'a jamais voulu attribuer à l'Etat et au pouvoir civil
une suprématie quelconque sur l'Eglise et le pouvoir spi-
rituel. L'idée ne lui vint jamais de répudier aucun des
privilèges, aucune des immunités de l'Église.
Il n'a jamais prétendu, qu'en droit, l'État et l'Églisr sonl
égaux, indépendants et doivent être séparés, quoi qu'ils
aient leur sphère bien distincte. Il reconnaissait parfaite-
ment l'obligation pour tous les hommes d'embrasser la foi
romaine et d'y conformer leur conduite publique et pri-
vée.
Il n'a jamais nié aucun des droits que l'Eglise, société
parfaite, supérieure et surnaturelle, tient de Jésus-Christ
352 MONTALEMBERT
sur ses membres et ses sujets, soit directement, soit
indirectement. Jamais il n'a dissimulé ou diminué l'obli-
gation où est le pouvoir civil de se subordonner à la
puissance ecclésiastique dans les matières purement spiri-
tuelles ou mixtes et de lui prêter un appui positif. Tolé-
rer n'est pas approuver ou protéger, et personne aujour-
d'hui ne s'y trompe. L'Etat peut imiter Dieu qui concourt
physiquement aux actions mauvaises, qu'il défend et qu'il
châtiera.
Mais, tout en professant ces axiomes théoriques, Monta-
lembert a pu croire, dire, écrire que de nos jours, avec
nos mœurs et l'ensemble des idées en cours chez la
plupart des nations, il valait mieux, dans l'intérêt même
des catholiques et de l'Eglise, renoncer à l'exercice des
droits qu'on ne pouvait faire valoir, à des mesures prohi-
bitives et coercitives qui attireraient des représailles
désastreuses et, enfin, à une protection que les pouvoirs
absolus ont fait payer cher et qui a presque toujours
dégénéré en oppression.
S'il y a eu en cela illusion, tendance périlleuse, il n'y
a eu rien de révolutionnaire ou de schismatique. Nous
ne ferons d'ailleurs aucune difficulté d'avouer que Monta-
lembert, dans la défense d'une politique qui lui était
chère, parce qu'il la croyait souverainement utile, a
quelquefois confondu l'expédient et le droit, la tolérance
et l'approbation, la thèse et l'hypothèse; il a P'.-ancé des
raisons et des faits peu convaincants et donnant prise à
ses adversaires par leur exagération et même par leur
manque de fondement. C'est l'inconvénient de toute polé-
mique ardente et les tempéraments oratoires y sont expo-
sés plus que d'autres.
On peut trouver que ce n'est pas là l'idéal d'un gouver-
nement et d'une société; que ce n'est pas faire à l'Eglise
de Jésus-Christ la place qui lui convient ; mais il faut
prendre les choses humaines comme elles sont, tout en
s'efforçant de les améliorer et ne pas dédaigner le bien
possible sous prétexte d'un mieux chimérique. Tout ou
rien! c'est une tactique déplorable. Mieux vaut imiter la
douceur et la longanimité du gouvernement divin.
MONTALEMBERT 353
Cette transformation qui emporte le monde vers la
démocratie, Montalembert l'annonçait depuis longtemps
avec une assurance prophétique, et tout en redoutant ses
déviations, il ne la regrettait pas et ne la maudissait
pas. Sans tomber dans les exagérations de Lamennais,
il y voyait une étape de l'humanité dans sa marche pro-
gressive. Il voulait plutôt que l'Eglise se hâtât de se
mettre à la tète de ce mouvement irrésistible pour le
diriger. 11 disait au Congrès de Malines, en 1863 :
Je ne suis point un démocrate, mais je suis encore moins absolu-
tiste. Je tâche surtout de n'être pas aveugle. Plein de déférence et
d'amour pour le passé, en ce qu'il avait de grand et de bon, je ne
méconnais pas le présent et je cherche à étudier l'avenir. Je regarde
donc devant moi, et je ne vois partout que la démocratie. Je vois ce
déluge monter, monter toujours, tout atteindre et tout recouvrir. Je
m'en effraierais volontiers comme homme ; je ne m'en effraie pas
comme chrétien : car en même temps que le déluge, je vois l'arche.
Sur cet immense Océan de la démocratie avec ses abtnies, ses tour-
billons, ses écueils, ses calmes plats et ses ouragans, l'Kglise peut
s'aventurer sans défiance et sans peur. Elle seule n'y sera pas engloutie.
Elle seule a la boussole qui ne varie point et le pilote qui ne fait jamais
défaut.
Lacordaire, beaucoup plus avancé que son ami. lui écri-
vait le 20 septembre 1839 :
Personne plus que moi n'est convaincu de la sincérité et du désin-
téressement de ta vie. Dès que tu es persuadé comme moi que c'est un
crime d'unir aujourd'hui la cau.se de Dieu et de son Eglise à un parti
politique quelconque soit monarchique, soit aristocratique, soit démo-
cratique, il est impossible que nos dissentiments, s'il y en a, soient de
quelque valeur. Nous avons toujours mis l'Eglise avant tout et au-dessus
de tout, et n'avons accepté du libéralisme que des principes généraux,
ou vrais en eux-mêmes absolument, ou relativement nécessaires.
Il ne faudrait jamais perdre de vue cette distinction
essentielle et fondamentale, quand Lacordaire et Montalem-
bert parlent de libertés. La liberté de l'Église, la liberté
d'enseignement, la liberté d'association, la liberté du
travail, la liberté de conscience, la liberté des cultes, la
liberté de la presse, etc., ne sont pas mises au même rang
LXXI. — 23
354 MONTALEMBERT
et réclamées au même titre ; les unes sont des droits, les
autres sont des nécessités ; les unes sont pures de tout
mélange et inaliénables, les autres sont équivoques et à
deux tranchants ; mais il est permis et louable de se servir
de ce qu'elles ont de bon pour empêcher les ennemis de la
vertu et de la vérité d'abuser de ce qu'elles ont de mauvais,
surtout quand il est difficile d'espérer mieux.
VII
Les articles insérés dans le Correspondant, les bro-
chures, les discours dans les congrès, les lettres échangées
entre amis, les honneurs académiques, ne consolaient pas
Montalembert de son exil de la tribune. Pour tromper sa
douleur qui s'aigrissait de jour en jour et pour occuper
ses loisirs forcés, il se mit avec toute l'activité de sa nature
et une constance de bénédictin à son histoire des Moines
d'Occident. Ce long ouvrage, resté inachevé, n'était lui-même
qu'une préparation à Y Histoire de Saint Bernard que l'auteur
de Sainte Elisabeth de Hongrie avait rêvé d'écrire. Les sept
volumes qui ont paru supposent d'immenses recherches,
surtout pour une époque où les sources qu'il fallait aborder
n'étaient pas aussi connues et aussi largement ouvertes
qu'aujourd'hui.
L'introduction est magnifique et d'une éloquente solidité.
Chacune de ces fondations monastiques est minutieusement
racontée. Quoi de plus poétique, par exemple, et de plus
attachant que l'épisode de saint Colomba ? S'il y a quelque
monotonie dans cette longue suite de récits, de portraits,
de descriptions, avec leur cortège ordinaire de dévouement,
de piété, de travail et de miracles, c'est la nature même du
sujet qui en est cause. L'auteur l'a prévu et s'en excuse dans
sa préface :
Parmi tant d'écueils, il en est un que ne peut manquer de signaler
la critique la moins sévère, et que j'ai la conscience de n'avoir pas su
éviter : celui de la monotonie. Toujours les mêmes incidents et tou-
jours le même mobile ! Toujours la pénitence, la retraite, la lutte du
bien contre le mal, de l'esprit contre la matière, de la solitude contre
le monde ; toujours le dévouement, le sacrifice, la générosité, le cou-
MONTALEMBERT 355
rage, la patience ! Cela finit par fatiguer jusqu'à la plume de l'écrivain
et à plus forte raison l'attention du lecteur. Toutefois, qu'on veuille
bien remarquer que toutes ces vertus, si fréquemment évoquées dans
les récits qui vont suivre, ne laissent pas d'être assez rares dans le
monde et comparaissent moins souvent qu'on ne voudrait devant le tri-
bunal ordinaire de l'histoire.
Ces ardentes recherches n'empêchaient pas l'amertume
d'envahir quelquefois le cœur de Montalembert et d'en
déborder. A la fin de cette même préface, il se plaint d'une
u critique hargneuse et oppressive qui s'est installée au sein
même de l'orthodoxie, dont elle prétend se réserver le mono-
pole ». 11 s'attend bien à se voir infliger par elle la note
infAmaute de libéralisme, de rationalisme et surtout de natu-
ralisme, et il s'en réjouit presque :
Cette triple note m'est acquise de droit. Je serais surpris et même
affligé de n'en être pas jugé dig^e : car j'adore la liberté, qui seule,
à mon sens, assure à la vérité des triomphes dignes d'elle ; je tiens la
raison pour l'alliée reconnaissante de la foi, non pour sa victime asser-
vie et humiliée ; enfin, animé d'une foi vive et simple dans le surnatu-
rel, je n'y ai recours que quand l'Kglise me l'ordonne ou quand toute
explication naturelle à des faits incontestables fait défaut . Ce doit être
assez pour mériter la proscription de nos modernes inquisiteurs,
dont il faut toutefois savoir braver les foudres, à moins, comme disait
.Mabillon à l'encontrc de certains dénonciateurs monastiques de son
temps, « à moins qu'on ne veuille renoncer i la sincérité, k la bonne foy
et à l'honneur ».
VIII
Les dernières années de Montalembert laissent une im-
pression de tristesse. Ozanam, Lacordairc et les grands
combattants de 1830 sont morts ou vieillis. Le parti catho-
li(|uc est profondément divisé. La liberté n'existe plus ou
tourne à la licence révolutionnaire.
C'est dans d'autres idées (ju'est élevée la jeunesse catho-
lique, et si ceux qui font profession de religion sont plus
nombreux qu'avant 1850, ils sont peut-être moins enthou-
siastes et moins bien trempés pour la lutte. Une fausse paix
et la soif des jouissances ont amolli les meilleurs; le travail
356 MONTALEMBERT
les effraie. Il ne faut pas se le dissimuler, Tabandon se fait
autour des survivants de l'âge héroïque.
Et pour aggraver encore ces causes de mélancolie, la
maladie faisait sentir au lutteur solitaire de la Roche-en-
Brenil ses premières et âpres morsures.
C'est dans ces dispositions que l'annonce du Concile
œcuménique, depuis longtemps préparé par Pie IX, trouva
Montalembert. On sait trop comment il se rangea parmi les
membres les plus violents de l'opposition et quelles expres-
sions pleines de mépris et d'aigreur tombèrent de ces
lèvres et de cette plume qui avaient tant de fois, si coura-
geusement, si éloquemment et si tendrement célébré la
sainteté, l'infaillibilité, la gloire et les bienfaits de l'Église
et des papes. Mais ces mots que l'on voudrait pouvoir effa-
cer et qui rappellent quelques-unes des plus sombres
paroles de Lamennais, n'exprimaient pas le fond du cœur
de l'illustre malade. Son malheur fut d'avoir pour conseillers
et pour inspirateurs, à ce moment solennel, des amis pas-
sionnés, engagés avec acharnement dans la lutte et qui vou-
laient faire servir à leurs projets de résistance l'autorité de
ce nom cher et vénéré. Les vrais coupables, s'il y en a, sont
ceux-là. « L'idole » contre laquelle Montalembert lançait ses
invectives était un fantôme suscité par leurs rapports exa-
gérés ; elle n'exista jamais au Vatican.
Aux approches du concile il écrivait : « Je suis de
l'opposition autant qu'on peut l'être ; mais je suis bien
résolu, quoi qu'il arrive et quoi qu'il m'en coûte, à ne
jamais franchir les limites inviolables. y> Et à quelqu'un qui
lui demandait ce qu'il ferait, si l'infaillibilité était pro-
clamée et comment il arrangerait sa soumission avec ses
convictions : « Je n'arrangerai rien du tout, répliqua-t-il
vivement ; je soumettrai ma volonté, comme on se soumet
en matière de foi. Le bon Dieu ne me demandera pas de
combiner quoi que ce soit ; il me demandera de soumettre
mon intelligence et ma volonté, et je les soumettrai. «
C'est là le fond de l'âme et le cri spontané de l'homme
tout entier. Mais il n'eut pas le temps de donner au monde
ce grand exemple et à l'Eglise, qu'il avait aimée plus
encore que la liberté et qu'il avait si bien servie depuis sa
MONTALEMBERT 357
jeunesse, cette suprême joie. Le 28 février, il mourait
brusquement, la tète appuyée contre le crucifix. Dieu
l'admettait dans sa paix sans lui faire voir les épreuves
terribles par lesquelles allaient passer la France et la
papauté ; son cœur en aurait été brisé.
IX
Toute sa vie, en effet, Montalembert avait prouvé par ses
discours et par ses actes qu'il n'était pas seulement le
champion de l'Eglise catholique, mais qu'il suivait d'un œil
attentif et passionné les affaires qui intéressaient la liberté,
l'honneur et la fortune de son pays.
En réalité, toutes les questions du temps, la question
romaine, la question polonaise, la question espagnole, la
question belge, la question grecque, la question d'Orient,
l'émancipation des noirs, la loi sur les aliénés, le travail des
enfants et des femmes dans les manufactures, tout ce qui
touchait aux intérêts publics ou privés, politiques ou reli-
gieux, économiques ou sociaux, tout le ramenait à la tribune.
Il se faisait toujours écouter par la noblesse de ses pen
sées, la vigueur de sa langue, et la sincérité de ses convic-
tions, par la solidité de ses raisonnements et la richesse de
ses aperçus et de ses exposés, par sa courtoisie habituelle
et, au besoin, par la véhémence de ses apostrophes et l'es-
prit aristocratique de ses ripostes.
S'il savait charmer, enthousiasmer, faire frissonner son
auditoire, il savait aussi écraser ses adversaires sous une
hautaine et fine ironie ; Victor Hugo, Cousin, Dupin, Ville-
main l'éprouvèrent à leurs dépens. Les applaudissements
et les rires alternent dans le compte rendu officiel de ces
discours et plusieurs de ces reparties sont restées classi-
ques. Sa voix nette, harmonieuse et sympathique, son
geste rare, mais noble et expressif, servaient admirablement
sa pensée et son tempérament oratoire.
Cet orateur si complet et si beau à la tribune était en
même temps un écrivain limpide et un érudit profond, un
penseur et un historien, un poète et un homme d'État. Il
y a peu de déclamation et de vide dans ses harangues. Si
358 MONTALEMBERT
le souffle est moins puissant, Timagination moins brillante,
la pensée moins originale, l'ensemble moins opulent que
dans Lacordaire, le style est plus pur, le ton plus noble, le
goût plus sûr et la science plus étendue.
C'est un des très rares orateurs qui ne perdent pas beau-
coup à être lus et qui nous passionnent encore. Les mor-
ceaux l.es plus célèbres de ses coijtemporains, de Berryer,
de Cousin, de Villemain, de Guizot, pour ne citer que les
plus fameux, ressemblent trop souvent à des brûlots éteints ;
la flamme qui éclairait et échauff'ait les discours de Monta-
lembert est encore vivante et brûlante, parce qu'elle s'em-
brasait, s'attisait et s'alimentait à ce qu'il y a de durable et de
généreux dans la nature humaine : le sentiment religieux,
la passion de l'honneur, l'amour de la liberté, la haine de
l'injustice, la sympathie pour les faibles, les opprimés et les
vaincus. Il s'adressait à l'homme tout entier et à ce qu'il y a
de meilleur et de plus élevé dans l'homme.
C'est là ce qui donne à cette carrière oratoire et littéraire
sa beauté et son unité. Quelques nuages flottant cà et là
sur ce fier ensemble n'en détruisent pas l'aspect grandiose
et l'harmonieuse ordonnance.
Nous ne voulons rien dire ici de l'homme privé. C'est là
qu'est le faible de nos grands contemporains ; les indiscré-
tions posthumes, qui se multiplient autour de leur mémoire,
diminuent l'estime et le respect que l'on serait htuireux de
joindre à l'admiration pour leur talent et quelquefois à la
sympathie pour leurs soufl'rances. Dans la vie domestique
et dans l'intimité du foyer, Montalembert montrait le cœur
tendre, délicat et dévoué qui avait dicté les pages suaves
de Sainte Elisabeth de Hongrie.
Il suffit de citer les noms de Lacordaire, d'Ozanam, de Mgr
Dupanloup, du P. Gratry, de Lamoricière, de Donoso Cer-
tes, d'Augustin Cochin, de Foisset, d'Albert de la Ferron-
nays, de Rio, de Cornudet, de Falloux, d'Albert de Broglie,
de Madame Swetchine, pour faire comprendre combien il
eut d'amis et combien il fut fidèle à l'amitié. Si un devoir
impérieux de conscience le sépara de Lamennais révolté,
la reconnaissance pour les services, l'admiration pour le
MONTALEMBERT 359
génie et la pitié pour le malheur conservèrent toujours
leurs droits. Des dissentions regrettables s'élevèrent entre
l'auteur des Intérêts catholiques au dix-neuvième siècle et le
rédacteur en chef de VUnivers; mais Louis Veuillot ne put
jamais s'empêcher d'aimer le collaborateur et le frère d'ar-
mes dont il avait pu apprécier la foi, le caractère et le talent.
Ce serait donc faire injure à l'un autant qu'à l'autre et mon-
trer une étrange étroitesse dans la rancune que de prendre
à la lettre quelques éclats de mauvaise humeur ou quelques
traits de caricature, qu'il eût mieux valu rejeter dans l'ombre.
Ce n'est là ni le jugement de l'esprit, ni le cri de l'âme.
« Je n'ai pour arme qu'une triste et froide plume, et je
suis le premier de mon sang qui n'ai guerroyé qu'avec la
plume. » C'est avec un frémissement de douloureuse émo-
tion que Montalembert poussait cette plainte en achevant
l'introduction aux Moines d'Occident. Nous osons dire qu'il
avait tort. Cette plume était le meilleur des glaives ot, par
elle, l'écrivain a conquis une gloire qui rejaillit sur ses
ancêtres batailleurs. Nul des siens n'a plus loyalement et
plus bravement guerroyé contre les mécréants, contre la
violence, la ruse, le mensonge et le mal.
Il a été un des premiers et des plus habiles capitaines
dans les combats modernes pour l'Eglise et pour la liberté;
l'on ne dira jamais assez ce que lui doivent l'art chrétien,
l'enseignement catholique, la papauté, les idées romaines
et la patrie française. Il a créé ou du moins révélé la force
des catholiques et par là il a été l'initiateur d'un mouve-
ment qui se poursuit sous nos yeux; c'est peut-être ce qu'il
est donné à un homme de faire de plus utile et de plus
grand.
La victoire qu'il a remportée sur le despotisme et sur
l'impiété n'a été ni complète ni définitive ; il ne faut pas en
espérer de pareilles ici-bas pour l'Eglise militante; mais il
a montré comment il faut combattre. Que de fois, en son-
geant à lui et à ses compagnons de bataille, ne se sur-
prend-on pas à dire : « S'il était là ! » Il ne faut pas
s'arrêter à cette admiration et à ce regret stériles ; il faut
ajouter virilement : « Puisqu'il n'est plus là, faisons ce qu'il
360 MONTALEMBERT
eût fait lui-même et ce qu'il eût conseillé. « Ainsi son sou-
venir peut encore susciter des efForts et peut-être gagner
des victoires pour la Vérité et pour la Liberté.
ET. CORNUT, S. J
LA
NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE
SUR L'INDEX
(Troisième article *)
XII
Nous abordons la seconde partie de la Constitution de
Léon XIII sur VIndex. Après que, dans la première, ont été
successivement énumérées les diverses classes de livres
dont la lecture est interdiîe aux fidèles, dans la seconde, sont
formulées les lois de la censure. C'est là un nom odieux au
libéralisme moderne. Il y voit avec la négxition de la liberté
de la presse, une entrave au progrès humain. 11 admet bien
(pTon punisse les abus <le la presse, qu'on l'oblige à réparer
les dommages qu'elle a causés ; mais il ne souffre pas qu'on
les prévienne en assujettissant les publications à un examen
préalable.
L'Eglise n'a pas suivi la société moderne dans cette voie.
Elle sait trop les dangers que crée à la foi et aux mœurs la
diffusion des mauvais livres, et combien il est difficile de
ramener aux saines doctrines les intelligences égarées par
le sophisme et l'erreur. Aussi, loin de laisser libre cours à
toute élucubration, elle n'a cessé de condamner la
liberté de la presse, aussi bien que celle de la parole.
Témoins l'encyclique de Grégoire WX^Mirari vos^ et le Syl-
labus de Pie IX.
Fidèle aux traditions du Saint Siège, Léon XIII maintient
le principe de la censure, mais en pratique il l'adapte aux
conditions de la société moderne. C'est l'objet de la seconde
partie de la Constitution, dans laquelle il déclare en cinq
1. V. ÉtudcB, t. LXX, p. 737, t. LXXI, p. 208.
362 LA NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE
chapitres, à qui appartient le droit de censure, quels sont les
devoirs des censeurs chargés de Fexamen des livres, quels
sont les écrits qui tombent sous l'obligation de la censure,
à quoi sont obligés les imprimeurs et éditeurs, enfin quelles
peines encourrent les transgresseurs de la Constitution.
Sur tous ces points, des adoucissements notables ont été
apportés à Fancienne législation, sans pourtant rien sacrifier
des principes qui de tout temps ont dirigé FEglise en ma-
tière si importante.
XIII
A qui appartient le droit de censure dans FEglise ? Au
Pape, aux congrégations romaines, aux évêques et ordinaires
des lieux, au cardinal-vicaire et au maître du sacré palais
pour la ville de Rome ; enfin aux supérieurs réguliers pour
les écrits de leurs sujets. Mais ce droit est loin d'appar-
tenir à tous dans la même mesure.
Et d'abord pour ce qui touche aux Saintes Ecritures, il a
été dit déjà dans la première partie à quelles conditions il
est permis aux évêques d'en autoriser les éditions ainsi que
les traductions, accompagnées de notes tirées des Pères ou
d'écrivains doctes et catholiques.
Viennent ensuite les livres condamnés par le Siège apos-
tolique ; et sous ce titre sont compris tant les ou /rages ré-
prouvés directement par acte du Souverain Pontife, que ceux
qui ont été censurés par les congrégations des cardinaux.
Il est des cas pourtant où l'indulgence prévaut sur l'in-
flexible rigueur. Quoiqu'il soit toujours interdit de rééditer
tel quel un ouvrage condamné par le Saint Siège, il arrive
cependant qu'un livre, ainsi frappé justement pour quelque
point de doctrine erroné, soit excellent dans le reste, et
qu'après être expurgé de ces taches, il puisse édifier le
peuple chrétien.
En ce cas les règles données par le Pape Benoit XIV, dans
sa bulle Sollicita et provida ^ qui demeure en force, prescri-
vent d'ajouter à la sentence de prohibition la formule : Doiiec
corrigatur, «jusqu'à correction. »
SUR L INDEX 363
D'autres fois la condamnation est absolue ; mais l'auteur
de l'ouvrage prohibé obtient du Saint Siège la permission
de le remettre en circulation, après qu'il a été suffisamment
corrigé.
Dans l'un et l'autre cas, les corrections ne sont pas abandon-
nées au jugement de l'auteur; elles sont soumises à l'examen
de la congrégation de Ylndcr, qui, après avoir indiqué les
modifications requises, verra si elles ont été fidèlement
exécutées, et donnera Y imprimatur.
Pour des raisons bien différentes le Saint Siège et les
congrégations se réservent le droit d'autoriser certaines
publications qui, loin d'être dangereuses pour la foi ou les
maurs, peuvent au contraire contribuer beaucoup à l'édifi-
cation des lecteurs.
Tels sont d'abord les documents relatifs aux procès de
béatification et de canonisation des serviteurs de Dieu. Ces
<'auses sont de la plus haute importance, puisqu'il s'agit de
proposer à l'imitation du peuple chrétien et à son culte des
modèles parfaits des vertus évangéliques. Des procès de ce
genre s'instruisent dans le silence et le recueillement, en
dehors des discussions publiques. Les témoins déposent
sous le secret devant les juges délégués du Saint-Siège;
pour prévenir toute infiuence nuisible à la vérité, ils sont
<'iil('ndus isolément, après avoir fait serment, non seulement
de dire la vérité, mais aussi de ne révéler à personne ce
(ju'ils auront attesté devant le tribunal. Ce secret doit être
religieusement gardé jusqu'au jour où, le procès étant
|)leinement instruit, on peut sans inconvénient, et même
avec avantage pour l'édification des chrétiens, livrer à la
publicité les dépositions des témoins, les plaidoyers des
avocats et les autres pièces intéressant la cause. Alors a
lieu ce que le droit canon appelle la publication du procès;
la congrégation des Rites en autorise et en surveille l'impres-
sion jusque-là interdite.
Pour empêcher à l'avenir des fraudes qui rappelleraient
trop les fausses décrétales, défense est faite aussi de publier
des recueils de décrets des congrégations romaines : du
364 LA NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE
Saint-Oflîce, du Concile, des Rites, des Évêques et Régu-
liers, des Indulgences, de Vliidex. Il est bien permis à un
auteur de citer dans le cours de son ouvrage telle ou telle
décision particulière, au risque de citer des textes apo-
cryphes, comme il ne s'en rencontre que trop, même chez
des théologiens ou des canonistes de renom; mais les
collections, soit complètes, soit partielles, ne peuvent
paraître sans l'autorisation de la congrégation compétente;
celle de Tévêque ne suffirait pas. A moins toutefois qu'il ne
s'agisse de quelque manuel de piété, relatant d'après les
recueils authentiques les indulgences accordées à quelque
confrérie ou à des prières spéciales. Ce n'est pas là ce que
l'on nomme une collection.
Des règles spéciales relatives à la publication des livres
dans les missions sont portées par la congrégation de la
Propagande; la Constitution rappelle aux vicaires aposto-
liques et aux missionnaires l'obligation de s'y conformer.
En dehors des cas ci-dessus énoncés, la censure préalable
des livres appartient aux évèques; non à tout évèque, mais
à celui de la ville où se publie l'ouvrage. En ce point,
l'ancienne discipline est quelque peu modifiée. Autrefois
c'était à l'ordinaire du lieu où se faisait l'impression, qu'il
fallait s'adresser pour l'autorisation canonique. C'est qu'alors
on connaissait peu la distinction entre l'imprim'^-ur et l'édi-
teur. De nos jours, le typographe reste le plus souvent étran-
ger à la propagation du livre; il est comme un simple entre-
preneur au service de l'éditeur. Aussi l'usage s'était-il déjà
introduit de solliciter V imprimatur de l'évèque du lieu où se
publie l'ouvrage; cet usage est formellement confirmé par
la nouvelle Constitution.
Une seule exception est faite à cette règle en faveur d'un
auteur, résidant à Rome, qui aurait obtenu pour son livre
l'approbation du cardinal-vicaire et du maître du sacré
palais. Il peut le publier où il voudra, sans nouvelle
permission.
La Constitution rappelle enfin le décret du Concile de
SUR L'INDEX 365
Trente (Sess. 4, décret, de Editione sacrorum librorum)
défendant aux religieux de faire imprimer des livres traitant
de choses sacrées (libros de rébus sacris) avant d'avoir
obtenu, outre l'approbation de l'Ordinaire, celle des supé-
rieurs de leur ordre, suivant la forme de leurs constitu-
tions.
Que faut-il entendre par ces livres traitant de choses
sacrées dans le décret du Concile de Trente? Nous aurons
bientôt à le dire. Remarquons ici que le privilège d'exemp-
tion conféré par les canons aux ordres réguliers, ne s'étend
pas à la publication des livres. Elle reste soumise à l'auto-
rité épiscopale, tout comme l'oflice de la prédication en
dehors des églises de religieux. La raison en est claire. On
<om|)rcndrait diffîcilement qu'en matière si importante pour
la religion, l'autorité de l'évéque fût écartée.
Ce passage de la Constitution ne parait se rapporter
cju'aux ouvrages signalés en ce décret du Concile de Trente,
ceux qui traitent des matières sacrées. Pour les autres
genres d'écrits, l'autorisation des supérieurs n'est requise
que dans les limites où elle est prescrite par les règles de
l'Institut.
()l)scrvons enfin que cette règle de la Constitution
regarde seulement les ordres à vœux solennels, les seuls
qui, dans le droit ecclésiastique, soient compris sous la
dénomination de réguliers.
Mais si les congrégations à vœux simples ne sont pas
<Iésignécs dans cette loi générale, la même obligation leur
est imposée le plus souvent par les règles de leur institut,
ou du moins par la profession d'obéissance qui soumet leur
ordre à la direction de leurs supérieurs.
XIV
La permission ou le refus d'imprimer sont choses trop
importantes pour ne pas exiger un examen approfondi du
travail soumis à la censure. Mais on ne saurait attendre d'un
évèque qu'il fasse ce travail par lui-môme. Il faut donc qu'il
ait auprès de lui des censeurs doués à la fois de science et
de prol)ilé.
366 LA NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE
Dans sa bulle sur Y Index j Benoit XIV insiste beaucoup sur
le choix des correcteurs à employer par la Sacrée Congréga-
tion ; il leur trace minutieusement les devoirs qu'ils ont à
remplir, évitant une trop grande facilité qui compromettrait
le bien des fidèles, et une excessive rigueur qui violerait la
justice due aux écrivains.
Ces mêmes principes sont posés par le pape Léon XIII
dans la nouvelle Constitution, au deuxième chapitre de la
seconde partie, intitulé : Du devoir des censeurs dans
l'examen préalable des livres.
Vient d'abord le choix des examinateurs. Les évèques
doivent confier cet emploi à des hommes de haute piété et
doctrine, des hommes dont la foi et l'intégrité garantissent
qu'ils ne donneront rien à la faveur ou à l'inimitié, mais qui,
mettant de côté tout sentiment humain, n'auront en vue que
la gloire de Dieu et l'utilité du peuple fidèle.
Puis, pour juger équitablement des opinions et des doc-
trines, le censeur doit apporter à son œuvre un esprit
dégagé de préjugé : c'est la recommandation expresse que
fait Benoît XIV aux censeurs de la congrégation de V Index.
Ils doivent donc se tenir en garde contre les sympathies
de nation, de famille, d'école, d'institut, mettre de côté
l'esprit de parti ; avoir uniquement devant les yeux les
dogmes de la sainte Eglise, et l'enseignement catholique,
contenu dans les décrets des conciles généraux, dans les
constitutions des Pontifes romains et le consentement des
docteurs.
C'est là une règle de sagesse et de justice. Serait-il équi-
table en effet de la part d'un probabilioriste ou d'un équi-
probabiliste de rejeter un livre dont tout le tort serait de
soutenir le pur probabilisme ? De môme le thomiste pour-
rait-il sans injustice rejeter un écrit en haine du molinisne ?
Finalement, la revision ainsi faite, si rien ne paraît
s'opposer à la publication du livre, l'évèque doit donner par
écrit la permission d'imprimer, et celle-ci doit être repro-
duite au commencement ou à la fin de l'ouvrage. Cette
approbation est donnée gratuitement, c'est-à-dire sans frais
de chancellerie ; ce qui n'exclut pas la rémunération légi-
time due au travail du censeur.
SUR L INDEX 367
XV
Mais quels sont les livres soumis à la censure ? En ce point
surtout rÉglise a mitigé les anciennes lois. Primitivement
c'était tout ouvrage qu'on voulait livrer au public. Règle
depuis longtemps abrogée par la coutume. Mais le texte en
restait toujours parmi les lois ecclésiastiques. Ne valait-il
pas mieux l'abroger formellement, puisque l'exécution en
devenait de plus en plus impossible ? C'est ainsi qu'en jugea
le pape Pie IX.
En date du 2 juin 1848, il adressait une encyclique aux
évoques d'Italie relativement à cette question. Après avoir
rappelé les décrets si rigoureux du concile de Latran et la
règle X du concile de Trente, il montrait comment de nos
jours, avec la multiplication des livres et autres écrits, ces
lois sont devenues à peu près inapplicables, les censeurs ne
pouvant apporter le soin nécessaire à la revision d'un si
grand nombre d'ouvrages. C'est pourquoi, il statuait que
dans les diocèses soumis au gouvernement temporel du
Saint Siège, et jusqu'à ce qu'il en fût ordonné autrement par
le souverain Pontife, seraient seuls soumis à la censure
ecclésiastique « les livres qui traitent des divines Ecritures,
de la théologie sacrée, de l'histoire ecclésiastique, du droit
canonique, de la théologie naturelle, de Téthique et d'autres
matières religieuses ou morales du môme genre; et en
général tous les écrits dans lesquels sont principalmicnt
intéressées la religion et l'honnêteté des mœurs. »
Cependant Pie IX réservait encore l'obligation de la cen-
sure préalable pour les articles de journaux relatifs à la reli-
gion et à la morale.
Léon XIII, dans la nouvelle Constitution, abroge formelle-
ment pour tout l'univers et définitivement, les dispositions
des anciens canons que son prédécesseur avait révoquées
ou mieux suspendues provisoirement, pour les seuls dio-
cèses des États pontificaux. Mais il conserve les lois
anciennes rclaliv<'nient aux ouvrages mentionnés par Pie IX
dans son oncv(li<jue.
368 LA NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE
Ce sont d'abord les livres saints, ainsi que les commen-
taires et les annotations sur le texte sacré. Déjà dans la
première partie de sa Constitution, il avait défendu aux
fidèles de lire ou de garder ces ouvrages, s'ils n'étaient
approuvés parle pape ou les évêques.
Il ordonne ensuite de soumettre au jugement de l'Église
les ouvrages de théologie, soit dogmatique soit morale,
prescription bien justifiée par la place que tiennent ces
livres dans la formation du prêtre, et la conduite des âmes,
et conséquemment par l'influence capitale qu'ils exercent
sur le peuple chrétien. Sont soumis à la même loi, et pour
des raisons semblables, les traités d'histoire ecclésiastique
et de droit canon. Ces sciences touchent de trop près à
l'enseignement révélé, et aux pratiques du christianisme,
pour que l'autorité ecclésiastique se dessaisisse du droit d'en
surveiller la publication.
Non content de veiller sur les livres qui ont trait à la
doctrine révélée, la constitution assujettit à la censure des
livres purement philosophiques, comme ceux qui ont pour
objet la théodicée ou théologie naturelle, et l'éthique ou
morale naturelle. Ces matières, en effet, quoique comprises
dans le domaine de la raison, ont un rapport très étroit avec
la science de la révélation. Les erreurs sur l'existence ou
les attributs de Dieu rejaillissent facilement sur toutes les
vérités de la révélation, puisque celles-ci reposent sur les
enseignements de la théodicée, comme sur le motif premier
de crédibilité.
De même la morale fondée sur les seules lumières de la
raison, peut aisément s'écarter des préceptes évangéliques,
et introduire des pratiques perverses ou du moins dange-
reuses parmi les fidèles. Or, l'Eglise qui doit veiller non
seulement au dépôt de la révélation, mais aussi à la bonne
vie de ses enfants, a reçu avec le privilège de l'infaillibilité
la mission de conserver intact les principes de la morale.
Enfin la Constitution apostolique comprend généralement
sous le précepte de la censure, tout livre, tout écrit concer-
nant les enseignements religieux, intéressant la religion et
l'honnêteté des mœurs.
En ce chapitre ne sont pas énumérés de nouveau les
SUR L INDEX 369
ouvrages dont il a été question dans la première partie, les
livres de piété, de visions, d'apparitions ou de miracles,
de dévotions nouvelles. Ils avaient été suffisamment indi-
qués comme devant porter le témoignage de l'approba-
tion ecclésiastique. 11 n'était pas besoin de les signaler
encore.
Deux règles concernant spécialement les ecclésiastiques
terminent ce chapitre.
Par la première on leur recommande de ne pas livrer à
l'impression des ouvrages de science, même purement natu-
relle, sans consulter leur évèque, en témoignage de leur
déférence envers lui. Ce paragraphe contient-il un précepte
formel, ou une simple recommandation de convenance?
Nous admettrions plutôt ce dernier sens.
L'autre règle, strictement impérative, défend aux ecclé-
siastiques de prendre, sans permission de leur évèque, la
direction de journaux ou de feuilles périodiques. Il s'agit
ici de toute sorte de journal ou de revue, même purement
littéraire ou scientifique, puisque la prohibition est absolue.
Ne violerait-il pas cette loi le prêtre qui, laissant à un laïque
la signature d'une feuille périodique avec la responsabilité
légale, s'en réserverait en réalité la rédaction ? Nous ne
voyons pas comment ce détour mettrait en sûreté sa
conscience.
XVI
La législation de Yindex pouvait-elle omettre les devoirs
des imprimeurs, dt-s éditeurs et des libraires ? Plus que
personne ils contribuent à la propagation des livres bons
ou mauvais ; ils en partagent donc la responsabilité avec les
auteurs. Les anciennes règles ne faisaient pas mention des
éditeurs.- C'était même une industrie presque inconnue
autrefois. En général, l'imprimeur débitait lui-même le
produit de ses presses ; on le voyait, aux premiers temps de
la renaissance, parcourir les grands marchés de l'Europe,
et là, aussi bien qu'au lieu de son domicile, étaler les
livres sortis de ses ateliers. Il répondait donc devant
LXXI. — 24
370 LA NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE
TEglise de tous les désordres que pouvaient engendrer la
diffusion des mauvais écrits.
C'est pourquoi, dès le début du xvi" siècle, les autorités
ecclésiastiques imposèrent à l'imprimerie des lois rigou-
reuses, pour prévenir une dangereuse propagande. Dans ce
but, le cinquième concile de Latran, tenu sous Léon X,
portait défense, aux imprimeurs, sous peine d'excommunica-
tion et même de peines temporelles, d'imprimer aucun
livre qui n'eût été examiné par l'évêque et l'inquisiteur et
approuvé par eux ; et l'approbation signée de leur main,
devait être reproduite au commencement ou à la fin du
volume. La règle dixième de l'ancien Index^ et celles qu'y
avait ajoutées le Pape Clément VIII, commandèrent en outre
de marquer au titre le nom de Fauteur et sa patrie, avec
les noms de l'imprimeur et du lieu où avait paru le livre.
Ces prescriptions sont depuis longtemps abrogées par la
coutume ; et désormais elles le sont en grande partie par la
nouvelle Constitution. L'obligation de V imprimatur reste
pour tous les ouvrages énumérés dans l'article précédent ;
et il doit se trouver en tête du livre ainsi que les nom et
prénoms de l'auteur, celui de l'éditeur, le lieu et l'année de
l'impression et de l'édition. Que si, pour de justes raisons,
le nom de l'auteur est passé sous silence, ce ne doit être
qu'avec la permission de l'Ordinaire, qui sera juge des
raisons pouvant motiver cette omission.
Les éditeurs et imprimeurs sont avertis que les nouvelles
éditions doivent porter une nouvelle approbation ; de même
pour les traductions d'un livre autorisé. C'est une mesure de
précaution, une édition pouvant différer de celles qui l'ont
précédée, et les traductions s'écartant souvent du texte
primitif.
Il est enfin interdit de réimprimer en quelque langue que
ce soit un livre condamné, à moins, comme il a été dit plus
haut, que le livre n'ait été corrigé suivant les indications de
la congrégation de VIndexet approuvé par elle.
Autant et plus que les imprimeurs et les éditeurs, les
libraires ont leur part dans la propagation des livres. Leurs
SUR L INDEX 371
devoirs n'avaient pas été omis dans les règles tracées
autrefois par les délégués du Concile de Trente et approu-
vées par le pape Pie IV, et dans les décrets de Clément VIII.
Les librairies devaient être visitées par Tévèque ou l'inqui-
siteur pour s'assurer qu'il ne s'y débitait pas d'ouvrages
interdits. Le catalogue de tous les livres en vente était
affiché dans l'officine, avec défense d'en ajouter aucun autre
sans permission, sous peine de confiscation, et autres châti-
ments au jugement de l'Ordinaire. Que si les libraires étaient
autorisés à vendre quelques-uns des ouvrages à Y Index, ils
ne pouvaient le faire indistinctement à toutes sortes d'ache-
teurs, mais à ceux-là seulement qui exhibaient par écrit la
permission de se les procurer. La même loi exigeait de tout
imprimeur ou libraire qu'au début de son entreprise il prtHAt
entre les mains de l'évéque le serment d'exercer son art en
chrétien, avec sincérité et fidélité ; de se conformer aux
prescriptions de VIndex., ainsi qu'aux ordonnances des
évéques et des inquisiteurs, et de ne pas employer d'ouvriers
suspects d'hérésie.
Ces règles, très sages au temps où elles furent édictées,
étaient devenues impraticables de nos jours. Aussi la nou-
velle Constitution les réduit-<'lle à trois, qui tiennent nu^me
plus de la loi naturelle que de la loi ecclésiastique. Elles ont
surtout pour but de réprimer l'insouciance avec laquelle trop
souvent de nos jours imprimeurs et libraires livrent indille-
remment au public toute sorte d'écrits, sans considérer la
responsabilité qu'ils assument devant Dieu.
Elle leur rappelle donc, premièrement, (ju'il n'est pas
permis, surtout à des catholi(|ues, de vendre ou i\v j)rèter
des livres obscènes, ni môme de les tenir dans leurs maga-
sins. La règle est portée sans auctme exception. Cependant s'il
s'agit de classi(|ues, nous pensons qu'il est permis aux
libraires de les vendre à cvxw qui sont autorisés à les lire,
c'est-à-dire aux professeurs et aux hommes de lettres. Mais
même en ce cas, ils ne pourraient les étaler avec les autres
ouvrages, ni les vendre à toute sorte de personnes.
Secondement, la Constitution défend de mettre eh vente
des livres condamnés, à moins d'une permission de la
372 LA NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE
congrégation de VIndex que Ton obtient par rintermédiaire
de Févèque.
Enfin, si le libraire a cette permission, il n'en doit cepen-
dant user qu'à Tégard de personnes qu'il peut prudemment
croire autorisées à se les procurer. Condition très délicate
sans doute, qui remplace l'ancienne obligation de la permis-
sion écrite, mais qui rappelle aux libraires chrétiens les pré-
cautions qu'ils doivent apporter dans leur commerce pour
éviter de devenir complices du mal.
XVII
Toute loi humaine doit avoir sa sanction. La violation n'en
saurait demeurer impunie. Le droit canon, comme la loi
civile, a ses pénalités ; et les délits de la presse n'en sont
pas exemptés.
Aux temps anciens, quand on reconnaissait à l'Eglise un
pouvoir coercitif, même au ressort temporel, quand elle
pouvait en appeler au bras séculier pour faire exécuter ses
sentences, elle avait porté deux sortes de peines contre les
transgresseurs des lois de VIndex, les unes purement spiri-
tuelles, les autres temporelles. C'était d'abord l'excommuni-
cation infligée à l'imprimeur coupable d'avoir mis sous
presse des livres non approuvés par l'ordinaire ; c'était en-
suite la perte de ces ouvrages, qui devaient être livrés aux
flammes, puis une amende pécuniaire (le concile de Latran
la fixait à 100 ducats appliqués à la fabrique de la basilique
de S. -Pierre) et la suspension de son industrie pendant un an
entier. Que si le coupable se montrait contumace, il devait
être puni selon la rigueur du droit, pour servir d'exemple.
Or, au nombre de ces peines se trouvaient même celles que
l'on infligeait alors aux hérétiques. Ainsi l'avait décrété le
cinquième concile de Latran. Quelque peu mitigée, cette
rigueur se retrouve dans les décrets du Concile de Trente,
dans les anciennes règles de VIndex et dans celles de Clé-
ment VU I.
Les circonstances sont aujourd'hui totalement changées.
Nous ne sommes plus au temps où l'Eglise peut menacer les
SUR L'IXDEX 373
coupables de châtiments temporels. De ceux-là donc il n'est
fait aucune mention dans la nouvelle Constitution.
Les peines spirituelles ont reçu elles-mêmes de notables
adoucissements. Elles se réduisent à trois, qui d'ailleurs
existeraient indépendamment de la Constitution sur V Index.
La première est d'une grande sévérité ? c'est l'excommu-
nication spécialement réservée au Souverain Pontife par l'ar-
ticle second de la constitution Apostollcœ sedis. Cette excom-
munication frappe tous ceux qui lisent sciemment et sans
fiulorisation du Saint Siège les livres des apostats et des héré-
tiques soutenant l'hérésie, ou tous autres livres de quelque
auteur que ce soit, nommément prohibés par lettres aposto-
liques ; elle frappe également ceux qui détiennent ces livres,
qui les impriment, ou prennent leur défense de quelque
manière que ce soit.
Cet article a été l'objet de nombreux commentaires. Nous
en donnons un court résumé.
Les livres qu'il défend avec une si grande rigueur sont
premièrement ceux des apostats ou des hérétiques qui ensei-
gnent ex professa l'hérésie, non ceux où l'erreur se ren-
contre accidentellement et en passant ; secondement les ou-
vrages prohibés, non par simple décret des congrégations
romaines, mais par lettres du Pope, pourvu toutefois qu'ils
soient prohibés sous peine d'excommunication réservée au
Souverain Pontife ; car cette peine n'y est pas toujours por-
tée.
Quant aux personnes, 1 excommunication atteint non seu-
lement ceux qui lisent ces livres, mais aussi ceux qui les
détiennent. 11 y a donc pour eux obligation de s'en défaire.
Autrefois on devait les remettre à l'évéque ou à l'inquisi-
teur. Cette obligation n'est pas exprimée dans la nouvelle
Constitution. On peut donc ou les détruire soi-même, ou les
livrer à son confesseur, à son supérieur, ou à quelque per-
sonne qui ait permission de les garder et de les lire.
Cette censure atteint de plus l'imprimeur ou les impri-
meurs, en latin imprimentes^ ceux qui impriment. Expres-
sion (jui a donné lieu à des discussions ; car les uns lui attri-
buent une portée peut-être excessive, et comprennent sous
374 LA NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE
ranathème non seulement les chefs de Timprimerie, mais
les simples ouvriers, même celui qui étend l'encre sur les
caractères, ou <jui tourne la roue ; d'autres restreignent la
rigueur dé la sentence au propriétaire ou du moins au
gérantou directeur de l'imprimerie.
Encourent ehfin la même peine ceux qui prennent la
défense du livre hérétique, soit qu'ils cherchent à en justi-
fier la doctrine, soit qu'ils travaillent à le soustraire aux
légitimes sentences de la justice, ou qu'ils le soutiennent
de toute autre manière.
L'excommunication est ensuite portée contre ceux qui
impriment ou font imprimer sans l'autorisation de l'ordinaire
les livres de l'Ecriture sainte ou des annotations et des
commentaires, sur ces mêmes livres ; cette excommunica-
tion nest résen'ée à personne.
Cette pénalité a son origine dans le décret de la 4"
session du Concile de Trente qui l'appliquait en outre aux
vendeurs de ces livres et à ceux qui les détiennent. Pie IX,
dans la bulle Apostolicœ sedis, en avait exempté les vendeurs
et les détenteurs, mais l'avait maintenue contre ceux qui les
impriment et les font imprimer.
La peine atteint tout imprimeur qui, sans permission de
l'autorité ecclésiastique, donnerait une édition de la Bible,
du Nouveau Testament, ou même de quelque livre isolé ;
ou qui imprimerait des annotations ou des commentaires sur
les saints livres.
L'excommunication atteint également ceux qui font
imprimer ces livres. Encore ici un doute. Que faut-il
entendre par celui qui fait imprimer ? Ce n'est pas toujours
l'auteur, qui peut demeurer étranger à la publication de
son œuvre ; mais bien celui qui par ses ordres, par ses soins
en procure l'impression, qu'il soit autçur, éditeur, ou toute
autre personne.
11 est à propos de relever ici une différence entre le décret
du Concile de Trente, la constitution Apostolicœ sedis de-
Pie IX, et celle de Léon XIII. Le Concile de Trente avait
<léfendu- sous peine d'excommunication d'imprimer sans
SUR L'INDEX 375
permission aucun livre traitant de choses sacrées (de rébus
sacris). Cette même expression avait été retenue dans la
bulle de Pie IX. D'où différentes interprétations. Les ufls
prétendaient que ce terme « choses sacrée^ » devait
s'entendre seulement des livres saints et des commentaires ■
ou annotations sur ces livres ; d'autres, qu'il comprenait
toute science sacrée, comme théologie, droit canon, histoire
ecclésiastique, etc.
La Constitution de Léon XIII précise davantage, et ne
punit d'excommunication que la publication indue de
l'Ecriture sainte et des commentaires. .N'y a-t-il pas là une
interprétation autorisée du décret du Concile de Trente ?
A ces deux degrés de pénalités se réduisent les sanctions
portées par la nouvelle Constitution contre les violateurs
des lois de V Index. C'est donc par erreur que bon nombre
de fidèles croient l'excommunication attachée d'une manière
générale à la lecture des livres à V Index. Ouoi que l'on
pèche gravement en violant la loi de l'église ; cotte peine
n'est encourue que dans les cas que nous venons d'énoncer.
Le dernier paragraphe maintient le droit de l'évéquc en
<;ette matière. 11 y estditque par rapportatix autres transgres-
sions des décrets généraux de V/ndex, les fidèles doivent
<'^tre sérieusement avertis par l'évi'^que suivant la gravité de
la faute; et il est ajouté que celui-ci pourra au besoin
recourir aux peines canoniques, c'est à dire à l'excommuni-
cation, ou à la suspense si le coupable est dans la déricature.
XVII!
La (^onsliliilioii se (i-nnine par les clauses ordiniiircs
déclarant qu'elle est obligatoire pour tous les fidèles,
nonobstant toute coutume contraire. Ce» derniers mots
résolvent la (juestion souvent posée, à savoir si V Indcr est
en vigueur dans certaines contrées, notamment en France.
Pour ce qui est des décrets généraux, la réponse ne semble
plus douteuse. C'est une loi nouvelle, solennellement
promulguée, abolis.sant toute coutume contraire. Donc
376 LA NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE
l'usage en vertu duquel on a pu se croire jusqu'à présent
exempté de la rigueur des règles de VIndex ancien, ne peut
désormais légitimer la transgression de la nouvelle Consti-
tution. Elle oblige certainement tous les chrétiens, sous
peine de péché plus ou moins grave, selon la gravité de la
violation.
Concluons notre travail. 11 ressort de la bulle Officiorumy
que nous venons de commenter, premièrement, que la
Sainte Eglise maintient fortement son droit de veiller sur
les productions de la presse, pour empocher la propagande
des livres suspects et mauvais, et régulariser la publication
de ceux qui peuvent ou contribuer à l'édification des fidèles,
ou présenter quelque danger.
11 en ressort ensuite que dans l'usage de son autorité,
l'Eglise sait tenir compte des nécessités du temps et des
conditions variables de la société. Aux règlements rigides
des temps antérieurs, règlements alors très salutaires, elle
en substitue de moins rigoureux, d'une application mieux
proportionnée à la faiblesse d'une société qui ne supporte
plus les anciennes sévérités.
Fidèlement observées, les dispositions de la nouvelle
Constitution seraient un préservatif efficace contre ce déluge
de livres pervers qui cause la perte de tant de pauvres
âmes, l'essentiel est que ces règles soient bien gardées.
Espérons qu'elles le seront. Si jusqu'à présent on s'était
cru dispensé d'obéir à des lois qui n'étaient plus adaptées
à nos besoins actuels, désormais on ne pourra plus prétexter
cette excuse. Les adoucissements sont tels qu'il faudra
beaucoup de mauvaise volonté aux délinquants pour ne pas
se soumettre à des prescriptions si justes et si mesurées.
Par la publication de cette bulle le Pape Léon XIII a
donné une nouvelle preuve de sa sagesse et de sa sollici-
tude pour le salut de son peuple.
G. DESJARDINS, S. J.
L'INFANTICIDE EN CHINE
D'APRÈS UN DOCUMENT OFFICIEL RÉCENT
Tout a été dit sur la question de l'infanticide en Chine ; livres
et mémoires richement documentés, récits des missionnaires,
lettres des religieuses dévouées à la magnifique œuvre de la
Sainte-Enfance, tout atteste . avec abondance de preuves, la
fréquence du meurtre des petits enfants par leurs parents païens,
et la facilité avec laquelle il se commet surtout à l'égard des
petites filles.
Sans parler des cas où les chrétiens s'empressent d'apporter
et de présenter au saint baptême de pauvres petits, encore
vivants malgré leurs blessures ou leur extrême faiblesse, pas
n'est besoin d'avoir vécu longtemps au milieu de la population
chinoise pour rencontrer des cadavres d'enfants jetés parmi les
immondices avant ou après la mort, et sur lesquels s'acharnent
chiens, pourceaux ou oiseaux de proie *.
L'opinion publique n'absout pas sans doute complètement
ces horribles pratiques ; mais elle y est trop habituée pour en
concevoir grande horreur. D'ailleurs, elle exagère la puissance
paternelle au point d'accorder aux parents un droit de vie et
de mort sur leurs enfants. Un missionnaire voyageait sur une
de ces barques chinoises où naissent, vivent, meurent, des
générations entières. Une petite fille se mit à pousser des cris
que les objurgations de son père ne rendirent que plus aigus.
Furieux, le batelier saisit son enfant par les pieds, en un clin
d'œil, lui brisa la tète sur le plat-bord du bateau et jeta le
petit cadavre dans l'eau. Ce n'est là, direz-vous, qu'un accès de
brutalité qui peut se voir ailleurs. Eh bien ! voici qui exprime
1. Un missionnaire étudiait dans sa chambre. Il entend un bruit dans le
foyer : c'était un bras sanglant d'enfant qui tombait. Un milan l'avait arraché;
pois, perché sur le toit pour dévorer sa hideuse proie, il l'avait laissé
tomber par l'ouverture de la cheminée.
378 L'INFANTICIDE EN CHINE
mieux les idées païennes à cet égard. Le missionnaire indigné
menaça le meurtrier de le dénoncer aux autorités, et prit à
témoin l'équipage du bateau. Mais ses paroles furent accueillies
avec la plus grande indifférence : « Il a mal fait, disaient froi-
dement ces hommes, mais enfin c'est sa fille : en la tuant il ne
fait tort à personne. » Et ce fut tout.
11 serait inutile de revenir sur de semblables faits, n'était la
singulière persistance avec laquelle des écrivains européens les
nient où les réduisent aux proportions de ce qui se passe partout.
Parfois, c'est dessein manifeste de s'attaquer aux mission-
naires, aux œuvres catholiques; de jeter le discrédit jusque sur
l'Œuvre de la Sainte-Enfance et de faire passer pour exploitation
de la crédulité publique l'admirable dévouement de tant de reli-
gieuses qui ont sacrifié patrie et famille, afin d'aller recueillir et
élever chrétiennement les petits orphelins païens. Malice sata-
nique, devant laquelle ne reculent pas toujours des sectaires
baptisés.
Ce sont aussi des touristes amateurs déclarant avec assurance
que dans leurs nombreux voyages, ils n'ont jamais vu flotter sur
les eaux des fleuves et des canaux ces prétendus cadavres d'en-
fants. Je le crois bien ! le procédé est beaucoup plus simple. On
ne noie presque jamais les enfants dans une rivière ou dans un
étang : un simple baquet, le récipient des immondices de la
maison y suffisent amplement; il n'y a plus qu'à enfouir le
cadavre dans un coin, à le jeter au milieu de détritus de toute
nature, si l'on n'aime mieux le porter aux endroits destinés à
recevoir les corps des petits enfants. Parfois on les apporte
encore vivants : ils y meurent bientôt.
D'autres écrivains enfin en appellent aux sentiments les
plus profonds de la nature humaine : ce sont les sentimentaux.
Ils refusent de croire h une cruauté que les animaux mêmes n'ont
pas à l'endroit de leurs petits ! Bel argument humanitaire, qui
oublie la déchéance humaine surtout parmi les païens, à qui le
sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ n'a pas encore révélé le prix
de la vie humaine et la dignité de l'âme ; raisonnement a priori,
qui perd toute valeur en face de faits, qu'il est puéril de
contester, comme il serait fâcheux de les exagérer.
Il n'est pas rare que les magistrats chinois, dans des procla-
mations officielles où les « pères, et mères du peuple » rappellent
D'APRÈS UN DOCUMENT OFFICIEL RÉCENT 379
leurs administrés à la pratique de la morale et des lois,
réprouvent l'infanticide en l'attestant du même coup. C'est un
des points souvent touchés par les préfets et sous-préfets dans
des morceaux soigneusement élaborés et écrits en style élégant.
La pièce dont nous offrons la traduction aux lecteurs des
Études est de ce genre. Elle a été publiée en chinois dans le jour-
nal catholique de Chang-Haï, I-iven-lon, le 9 janvier 1897. Elle
ne porte pas de date précise; mais elle venait de paraître lorsque
le journal chinois l'a insérée : elle ne remonte certainement pas
plus haut que les deux ou trois derniers mois de 1896. C'est donc
un document absolument contemporain, et aussi officiel qu on
peut le désirer. L'auteur est le préfet de \an-Tchang, capitale
de la province du Kiang-Si. Il rappelle discrètement les faits,
invoque les lois, formelles quand il s'agit du meurtre des petits
garçons, mais muettes sur celui des filles; eu sorte «pie le ma-
gistrat est obligé de conclure a pari de l'un à l'autre. Che-
min faisant, il multiplie les allusions aux coutumes et aux supers-
titions populaires : quelque» notes sndiroiit ;i «mi donnor la clef
au lecteur.
Certes ce n'est pas un monument rare de l'éliMpience officielle
en Chine; c'en est du moins un spécimen intéressant à plus d'un
titre; il est d'ailleurs écrit en fort bon style chinois, au juge-
ment des connaisseurs; surtout, nous le répétons, il est récent,
et d'une autorité indiscutable.
Puisse-t-il aider ii faire mieux comprendre l'anivre des mis-
sionnaires et le dévouement de nos religieuses au milieu de l'an-
tique empire païen -que tous souhaitent si ardemment de voir
s'ouvrir aux lumières du saint Évangile et à la civilisation
chrétienne î
Chine. Février 1897. S. ADIGARD. S. J.
PROCLAMATION
COXTnS LA COITIMK DE XOYEH DES FILLES
Nous, Kinrtfj, préfet de Nnn-tch nng < et iVo/i^', soiis-pr, |.;i de .SV/i-
Kicn, dans le but de prohiber sévèrement le crime de noyer les petites
tilles, et d'exhorter à l'institution de l'auvre dite « Contribution de six
1. Nftn-tch'ang, capitale de la province du Kiang-Si. La sous-préfecture
Hc Sin-Kien en di'pcnd.
380 L'INFANTICIDE EN CHINE
sapèques pour élever des orphelins, » et a\issi de réformer les mauvaises
mœurs du peuple et de sauver la vie des enfants, faisons cette procla-
mation.
Nous savons que le devoir de conserver la vie aux petits orphelins
et d'élever les petits enfants, se trouve exprimé dans les livres canoniques,
et que le crime de donner la mort aux petits et de procurer l'avorte-
ment, même lorsqu'il ne s'agit que des animaux, est défendu dans un
de ces mêmes livres ; d'où l'on peut conclure que, s'il faut conserver
et élever les petits enfants des autres, et s'il ne faut pas détruire pré-
maturément les petits des animaux, ni procurer leur avortement,
comment serait-il permis de nuire aux petites filles que vous-mêmes
avez engendrées ? Nous, préfet de Nan-tcliang et sous-préfet de Sin-
Kien, à notre entrée en charge, nous nous sommes renseignés sur les
mœurs des habitants et nous avons appris qu'elles étaient vertueuses, à
l'exception de cette coutume de noyer les petites filles, qui n'a pas
encore été extirpée.
Dans la capitale et autres villes de la province on a bien établi des
orphelinats ; mais dans les campagnes et dans les localités peu habi-
tées à quelque distance des villes, ce crime de noyer les petites filles
est encore pratiqué : or, rien de plus cruel et de plus contraire à la
droite raison que ce crime. Nous avons réfléchi minutieusement pour
en découvrir l'origine, et nous avons trouvé que de fait cela ne procède
pas d'une absence de tendresse chez les parents pour leurs enfants,
mais que cela provient des trois causes suivantes :
En premier lieu, si dans une famille pauvre une fille vient prendre
place, il faudra dépenser beaucoup d'argent et se donner beaucoup de
peine pour pourvoir à sa nourriture et à son habillement ; puis, quand
elle aura atteint l'âge de seize ou dix-sept ans, elle sera mariée dans
une autre famille, dont elle fera partie et où elle reportera toutes ses
afîections. A quoi bon se donner tant de peine au profit des autres ?
En second lieu, on noie la fille parce qu'on désire ardemment avoir
un garçon. La mère, n'allaitant plus, pourra plutôt devenir enceinte.
En troisième lieu, on redoute la dépense pour le trousseau et pour
la noce. Avec beaucoup de filles, si l'on veut faire les choses économi-
quement, on se sent humilié, et si l'on veut les faire grandement, on a
le chagrin de n'en avoir pas les moyens.
Pour toutes ces raisons on préfère noyer les filles, afin d'éviter les
embarras. Mais, même dans une famille pauvre, la mère nourrissant
son enfant, il n'y a pas lieu de dépenser de l'argent pour acheter du
lait ; et, quant au vêtement, de vieux habits, des robes déchirées,
peuvent être taillés pour habiller l'enfant sans qu'on puisse nullement
dire que ses parents le traitent mesquinement.
D APRÈS UN DOCUxMENT OFFICIEL RECENT 381
On dit que la fille doit, en fin de compte, devenir membre d'une autre
famille. Pourquoi donc ne pas la donner en bas-âge, soit comme fiancée
élevée chez son futur, soit comme fille adoptive * ? Ce serait un moyen
dé lui conserver la vie.
On dit encore que, si la mère n'allaite pas, elle pourra plus tôt de-
venir enceinte. Or de tout temps ceux qui ont eu le plus de fils sont
ceux qui ont pratiqué la vertu. C'est pourquoi celui qui prie pour
avoir des garçons doit absolument accumuler des mérites secrets ; il
doit môme acheter des animaux pour leur rendre la liberté ; mais il ne
lui faut, en aucune manière, ôter la vie à une petite fille qu'il a lui-
même engendrée, pour aller ensuite prier les esprits de lui accorder
un héritier. Vraiment les Poussas ' voudront-ils favoriser de leur pro-
tection ceux qui ont recours à de tels procédés pour avoir des gar-
çons ? Du reste, si, après avoir noyé une fille, on engendre un garçon,
ce sera l'àme de la fille qui viendra occuper le corps de l'enfant afin de
se venger et en grandisssant, le plus souvent il tournera mal '.
Quant à l'afTaire du trousseau et de la noce, il faut consulter ses
moyens. A quoi bon faire plus ou moins ? D'autant plus que ces habi-
tudes de prodigalité et de luxe étant interdites par la loi, il n'est pas
permis de faire parade de sa richesse et de rivaliser avec les autres.
Mais malheureusement, quand une action est autorisée par une longue
coutume, le peuple ignorant ne sait pas en rougir et s'en repentir.
Nous, préfet de Nan-tc/i'anfj et sous-préfet de Sin-Kicn, nous sommes
comme les pères et mères du peuple. Si nous ne prenions pas sérieu-
sement à tâche de vous exhorter et de vous détourner de vos mauvaises
pratiques, serait-ce faire cas de la vie des enfants et réformer vos
mauvaises coutumes ? C'est pourquoi nous vous adressons cette pro-
clamation si pressante, dans l'espoir que vous, nos subordonnés, tant
civils que militaires, vous arriverez à bien connaître votre devoir.
1. Souvent, en Chine, le» enfant» ont à peine quelque» jours que leurs
parent» le» fiancent. Parfois la petite fille passe clans la maison de son
fiance, et y est lUevëe avec lui. On devine les inconvénients au point de vue
de la moralité ; mais les païen» n'y regardent pas de si prés.
L'adoption donne de meilleurs résultats, lorsque le» familles sont bonnes,
et ne réduisent pas l'adoptée à une condition voisine de l'esclavage.
2. Poussas : divinités païennes.
'.\. Allusion à une croyance superstitieuse fort répandue. L'Ame des enfants
maltraités ou tués cherche à se venger. Elle tAche dans ce but de s'emparer
du premier enfant conçu par la suite. En l'animant, ou bien elle lui commu-
nique son sexe, et ce sera encore une fille : ou bien l'enfant aura une Ame de
femme dans un corps d'homme, et il fera la honte de sa famille. C'est d'une
semblable vengeance que le zélé préfet menace les meurtriers des petites
filles.
382 L'INFANTICIDE EN CHINE
Sachez bien que vos mandarins aiment le peuple comme des enfants ;
que chaque garçon ou fille engendrés dans leur juridiction est pour eux
comme leur propre enfant, qu'ils ne peuvent s'empêcher d'aimer ten-
drement. Nous avons appris qu'il y avait des enfants traités avec cruau-
té, et nous employons toutes nos forces pour les protéger et les sau-
ver. Vous, pères et mères qui avez engendré des enfants, comment
avez-vous le cœur de les traiter d'une façon si barbare ? Rappelez-
vous comment, dans votre enfance, vos parents vous aimaient tendre-
ment. S'ils vous avaient grondés et frappés sans raison, vous auriez dit
qu'ils ne vous aimaient pas. Et maintenant que vous êtes vous-mêmes
pères et mères, vous avez le cœur de noyer des petites filles que vous
avez engendrées ! Rentrez en vous-mêmes et interrogez-vous : pou-
vez-vous ne pas avoir honte de votre conduite et vous en repentir ?
Surtout si, vous, mères, vous vous rappelez comment vous avez sup-
porté toutes les incommodités de dix mois de grossesse * et les douleurs
de l'enfantement. Si votre petite fille a été conçue, ce n'a pas été de
son propre mouvement. Gomment pouvez-vous endurcir votre cœur et
la noyer ? Vous-mêmes aussi, dans votre enfance, pour votre mère,
vous étiez une petite fille. Si alors elle vous avait noyée, comment y
aurait-il pour vous le jour d'aujourd'hui ?
Si l'on dit qu'il faut noyer les petites filles et que tout le monde le
fasse, au bout de quelques dizaines d'années le genre humain aura dis-
paru. De plus, il y a dans les lois un article fort clair contre le meurtre
d'un fils ou d'un petit-fils. Or l'acte de noyer une fille n'en diffère pas,
et la peine par suite est la même^.
On dira peut-être que les crimes de cette sorte sont surtout du fait
des femmes ^. Mais ne savez-vous pas que, si une femme commet un
crime, son mari est passible de la peine ? Que les maris ne cessent pas
d'exhorter leurs femmes ; dans l'occasion qu'ils emploient la force pour
empêcher un crime. Comment pouvez-vous rester .spectateurs indiffé-
rents et permettre à vos femmes de commettre de si mauvaises actions?
1. Les Chinois comptent pour une unité entière toute fraction de temps.
Un enfant est né le dernier jour de l'an chinois; le lendemain, premier jour
de l'année suivante, vous demandez son âge ; on vous répondra sans hésiter :
Deux ans. — Ce n'est pas en Chine que les locutions bibliques larges comme
« trois jours et trois^ nuits » feraient difficulté.
2. L'argumentation a pari, tirée de la loi qui punit le meurtre des « fils
et pctits-fds » n'en constate pas moins le silence du texte officiel : il a sim-
plement oublié de sauvegarder la vie des filles. Lacune assez significative,
et d'autant plus fâcheuse qu'en matière pénale la parité ne vaut qu'imparfai-
tement.
3. Il est à remarquer que les mères elles-mêmes sont signalées comme les
plus coupables.
D'APRES UiN DOCUMENT OFFICIEL RECENT 383
A partir de ce moment, après avoir reçu nos instructions dans cette
proclamation, il faut absolument que chacun montre de la tendresse de
cœur et réforme entièrement ses mauvaises coutumes. Mais si, sans
repentir, vous persistez dans le mal et commettez le crime avec déli-
bération comme par le passé, soyez sûrs que Ton fera des recherches,
et que l'on prendra les coupables qui seront jugés et punis sans misé-
ricorde. Que, dans les mariages qui ont lieu parmi vous, l'on s'efforce
de pratiquer l'économie et qu'on ne cherche pas inutilement la prodiga-
lité et le luxe, pour ainsi tomber dans les inconvéni<'nts maintenant
attachés à la naissance des filles.
Quant aux notables du pays, ils sont tous des hommes instruits.
Quoiqu'ils ne soient pas en charge, cependant l'amour de tous les
êtres est une chose de leur devoir. C'est pourquoi plus que les autres
ils doivent se rendre propres les intentions bienveillantes et pressantes,
de leurs mandarins ; qu'à l'occasion ils exhortent le peuple à bien faire
et qu'ils s'efforcent de le retirer du mal. Peut-être ainsi les principes
seront rectifiés, les mœurs purifiées et les mauvaises coutumes abolies,
Vos mandarins, dans leur pitié pour les petits enfants, ne craignent
pas de se fatiguer à vous parler et à vous exhorter longuement. Ils
espèrent que le mari mettra sa f«*mnie en garde, que le père instruira
ses filles et que les frères exhorteront leurs sœurs, en sorte que tous
sachent se repentir et que les coutumes cruelles fassent place à une
heureuse tendresse. On pourra alors jouir d'un grand bonheur, attein-
dre un âge avancé et voir prospérer ses enfants et ses petils-enfants.
Ils espèrent aussi que les notables vertueux, dans tous les districts et
dans tous les villages, feront leur possible, chacun chez soi, pour réu-
nir les volontés, promouvoir l'établissement d'une association chari-
table', à six sapèques par tête, pour l'éducation des petits enfants.
Qu'ils en discutent mûrement les' constitutions et nous fassent connaître
le résultat de leurs délibérations, puis nous établirons clairement la
manière de procéder. Alors les petits enfants voués à la mort trouve-
ront le moyen d'arriver heureusement à une bonne vieillesse. Alors
aussi les mœurs deviendront vertueuses, et ce sera pour vous, no-
tables, la joie du bien accompli. Pour nous, vos mandarins, c'est notre
ferme espérance. Partagez tous notre ardeur pour ceit»' friivrc. o\
n'allez pas agir contre les ternies de cette proclamation.
1. L«^ s associalion» recummaïuK-cs par lo magistrat sont des associations
païennes. Les admirables œuvres chrétiennes de la Sainte-Enfance n'cusscnt-
clles d'autre résullnt que do provoquer un commencemonl d ômulation, ce
leur serait dt^jA un fort ^[rand honneur. J<^sus-Enfant peut seul apprendre le
prix d'une Ame d'enrant, et inspirer la charité persévérante qui en fait une
âme de chrétien cl de saint.
REVUE DES PÉRIODIQUES
QUESTIONS D'HISTOIRE
I. — Revue des questions historiques, 1®"" avril 1897. —
M. Raguenault de Puchesse, dans un article intitulé Catherine de
Médicis et les Conférences de Nérac, relève, d'après la corres-
pondance de la reine, nombre de lacunes ou d'erreurs commises
par les histoires de France, depuis le P. Daniel, qui néglige
l'événement, jusqu'à Henri Martin qui le dénature et à V Histoire
générale de MM. Lavisse et Rambaud, qui omet cette intéressante
question. En 1578, Catherine de Médicis, que certains auteurs
représentent bien à tort comme n'ayant eu aucune influence sous
Henri III, se rendit dans le midi de la France pour pacifier la
Guyenne et le Languedoc, encore dans l'anarchie comme au plus
vilain temps de la guerre civile. Jour par jour elle écrivait au roi
son fils, dans des lettres qui sont conservées, le récit de son
voyage et de ses négociations. L'assemblée de Nérac, en février
1579, marqua l'étape la plus importante. Pour la première fois
on y vit la religion et l'hérésie en présence « avec la prétention
de traiter d'égale à égale » (p. 354). Les huguenots réclamaient
des places de sûreté, des troupes et de l'argent. Par les vingt-
sept articles arrêtés finalement, dix-sept places leur furent
accordées. Ce fut une sorte de prélude de l'édit de Nantes. La
reine, quoi qu'on en ait dit, ne chercha pas à ramener au catho-
licisme son gendre Henri de Bourbon, roi de Navarre, et notre
futur Henri IV. L'opinion de M. Raguenault de Puchesse est
cependant que Catherine fut « toujours sincère sur deux points :
son désir de maintenir iiîTactes les croyances catholiques et sa
passion de la paix. » (p. 339). Lui attribuer de si louables
■desseins, c'est peut-être lui faire beaucoup d'honneur.
M. G. Clément-Simon étudie la Vie seigneuriale sous Louis XIII
à propos du vicomte de Pompadour et de sa femme Marie Fabry.
Le château de Pompadour, en Limousin, avant d'être déshonoré par
REVUE DES PERIODIQUES 385
la favorite de Louis XV, avait abrité de vaillantes races. En 1618
il appartenait à Philibert de Pompadour qui, pour redorer son
blason, épousa une fille de la haute et riche bourgeoisie pari-
sienne, « une Fabry », dit dédaigneusement Saint-Simon. Le
mari était dépensier et prodigue à l'excès, réduit à emprunter à
ses domestiques, ce qui ne l'empêchait pas de mener grand
train, ne voyageant qu'à dix chevaux, et aussi d'être brillant
capitaine (p. 368). Quant à Marie Fabry, Tallemant, qui ne fut
qu'un Saint-Simon d'antichambre, l'a calomniée.
Cette étude se recommande à ceux qui s'occupent de la vieille
société dans les livres de raison et dans les archives privées'.
M. Alfred Spont consacre un article a la Milice des francs-
archers instituée par les lettres patentes du 28 avril 1448. Les
succès de cette troupe nouvelle, lors de la revanche de la France
contre l'.Angleterre, sont bien connus. L'auteur entre dans les
plus minutieux et les plus curieux détails sur son armement et
son organisation jusqu'à la fin du xv" siècle.
Existait-il une scola palatina ou Ecole du palais à la cour des
rois mérovingiens, en entendant par ce mot une école littéraire ?
Dom Pitra l'a cru, et, dans sa Vie de saint Léger^ il a donné des
reni^eigncmcnts complets sur le personnel et le programme des
études. Fustel de (^)ulanges a encore renchéri. M. l'abbé
Yacandard reprend l'analyse des textes sur lesquels s'appuyait
cette théorie et il n'en laisse pas subsister un seul, sinon une
phrase du ix" ou x* siècle, trop postérieure pour avoir la moindre
autorité. Ses conclusions fort bien établies sont les suivantes :
1" Aucun document ne permet d'allirmer l'existence d'une
école de lettres latines ou autres dans les cours mérovingiennes.
2° Los fils de nobles ne se rendaient au palais qu'après avoir
achevé dans les monastères ou ailleurs leurs études scolastiques.
Au palais, on les nommait les nourris du roi (nutriti) ; ils étu-
diaient le droit et l'administration.
1. Cet article a éXà tire à part. Paria, bureaux de la Revue, 5, rue Saint-
Simon. II rormc une brochure in-S" de 79 pages : La Vie seigneuriale sous
Louis XIII, d'après des correspondances inédites. Le vicomte de Pompadour
lieutenant général du roi en Limousin et Marie Fabry, vicomtesse de Pom-
padour, par Gustave Clément-Simon.
LXXI. — 25
386 REVUE DES PÉRIODIQUES
3" La scola, connue par un vers de Fortunat et les inscriptions
des monnaies, comprenait tous les fonctionnaires de la cour ;
c'était la maison officielle du roi.
M. Tamizey de Larroque étudie, d'après les publications qui
se sont multipliées en ces dernières années et auxquelles lui-
même a fourni son contingent de découvertes et d'érudition,
les Bénédictins de Saint-Maur. Sur plusieurs points il complète
et rectifie avec bonheur tous ses devanciers.
M. le vicomte de Richemont nous apprend qu'il a retrouvé et
va faire paraître chez Pion la correspondance de l'abbê de
Salamon, internonce à Paris sous la Révolution (1790-1801).
L'authenticité des Mémoires publiés il y a quelques années par
l'abbé Bridier, se trouve ainsi pleinement confirmée. Si tout le
recueil est aussi vivant et bien informé que les pages citées ici,
ce sera une nouvelle source pour l'histoire extérieure de la
Révolution. Cette fête offerte aux soldats de Châteauvieux, en
avril 1792, par seize mille brigands campés dans Paris, n'est
plus r « idée magnanime « saluée par Louis Blanc, ni la « noble
réconciliation « vantée par Michelet. C'est simplement le prologue
de la journée du 10 août.
IL — Revue historique, janvier-février 1697. — M. Imbart
de La Tour nous donne la deuxième partie de son étude très
documentée sur les Paroisses rurales dans l'ancienne France. Il
étudie ici l'organisation de la paroisse à l'époque carolingienne,
au moment où elle est définitivement constituée et où les sources
deviennent assez nombreuses pour la bien connaître. Première
question : Quel est le territoire de la paroisse ? Où est-elle
établie ? D'après les documents, c'est dans la villa que se fonde
l'église rurale. Il y en a trois types : 1° la paroisse formée par
un groupe de villse ; 2° la paroisse identique à la villa ; 3° la
paroisse issue du démembrement d'une villa. Le premier type
est le plus ancien ; il s'est substitué à la paroisse mérovingienne
du viens, celle de l'archiprêtre, qui était plus considérable. Le
deuxrème mode de formation territoriale apparaît h la fois dans
les régions du nord, la Septimanie et la Marche d'Espagne. Le
QUESTIONS D'HISTOIRE 387
troisième système est fréquemment employé dans le midi. L'au-
teur essaie ensuite de constater si ces paroisses étaient très
étendues et plus étendues que nos paroisses ou nos communes
modernes. Le seul fait certain est que la villa dut bientôt dispa-
raître, absorbée par la paroisse, et ce fait est un des moins
connus encore de l'histoire de nos institutions. En d'autres
termes l'Eglise devient le véritable centre ; on se groupe autour
d'elle comme autour du château-fort, et en règle générale c'est
dans les vieilles limites de nos paroisses que s'est établie la
commune moderne (p. 14). L'auteur passe ensuite au personnel.
Il se compose d'un recteur chargé du culte et assisté du diacre
pour le soin du patrimoine ecclésiastique, des écoles et des
malades, de clercs pour l'office. Chaque curé doit avoir son
école. Ce dernier point est étudié dans un intéressant chapitre
sur les établissements d'enseignement ou de charité de la
paroisse. L'instruction était gratuite.) mais non obligatoire. « Par
toutes ces institutions, conclut l'auteur, par le nombre de ses
clercs, la richesse de son patrimoine, ses œuvres d'éducation,
de bienfaisance, l'Eglise avait donc peu à peu transformé les
conditions de la vie humaine » (p. 41). La décadence allait venir
du jour où l'Eglise enfrornit dans le régime féodal.
Mars-avril 1897. — M. L. Battifol clôt par un quatrième
article son étude ; le CluUelet de Paris vers liOO. Le sujet qu'il
examine est des plus intéressants. Successivement il passe en
revue l'audience et la question, les crimes et les peiaes, l'appel,
l'oxécntion, et il tire ses conclusions. L'audience était présidée,
({uand il n'était pas absent, par le prévôt de Paris; la compo-
sition du tribunal était très variée, sans ordre ni présence obli-
gatoires. Amené par un sergent, le prévenu entendait rarement
des témoins déposer contre lui. Il était presque toujours
condamné à la torture qui théoriquement était la voie d'infor-
mation extraordinaire, mais pratiquement l'ordinaire et presque
la seule. Les magistrats se faisaient en eflTet ce raisonnement fort
simple : ou le prévenu a avoué, et alors étant malfaiteur il peut
bien avoir commis d'autres crimes ; ou il n'a pas avoué et alors
il faut l'amener à confesser ses fautes. Deux sortes de tortures
sont employées : le grand et le petit tréteau, c'est-à-dire la
suspension et l'allongement du corps au moyen de cordes et
388 REVUE DES PÉRIODIQUES
quelquefois l'ingurgitation d'eau froide. Le nombre des malfai-
teurs jugés (128 affaires criminelles en trois ans) est minime par
rapport au nombre de crimes commis, car au moment du supplice
les condamnés qui font, par crainte de l'enfer, des aveux com-
plets, se reconnaissent coupables de quantité de vols ou d'assas-
sinats anciens et impunis. La pénalité est terrible, parce qu'elle
est exemplaire. Les hommes sont le plus souvent pendus, et s'ils
sont meurtriers, traînés sur la claie avant la pendaison. Parfois
on les décolle ; c'est la décapitation. Les femmes ne sont jamais
pendues, mais brûlées ou enfouies vives. Au premier blasphème
un homme est mis au pilori ; au second, il a la lèvre supérieure
fendue d'un fer chaud ; au troisième, la lèvre inférieure ; au
quatrième, toute la lèvre est fendue ; au cinquième, on la coupe.
Mais il faut remarquer que M. Battifol décrit ici la pénalité telle
qu'elle est édictée dans les Ordonnances. D'après le Registre
criminel qui sert de base à son étude, on voit le blasphémateur
tourné au pilori, puis mis en prison au pain et à l'eau jusqu'à
nouvel ordre.
L'appel n'existait guère dans la pratique. L'exécution avait
lieu au gibet de Montfaucon, entre la Bastille et la porte Saint-
Denis. Cette construction appelée alors « la justice du Roy «, est
très bien peinte dans les miniatures de Jean Fouquet, et
M. Battifol la décrit en détail. Sa conclusion est que le Châtelet
ou tribunal de la prévôté de Paris n'était encore qu'une « justice
à l'état d'ébauche ». (p. 283).
m. — Le Coruespondant a commencé le 10 janvier 1897 une
étude terminée dans la livraison du 25 suivant, sur le vaillant
député de la Loire-Inférieure, Edouard de Cazenove de Pradine,
d'après des correspondances et des souvenirs de famille. L'auteur
de cette esquisse biographique, M. Baguenault de Puchesse,
remonte au père d'Edouard qui fut un gentilhomme des plus
lettrés, sachant encore par cœur à soixante ans passés tous ses
classiques grecs, latins et français. Ce fervent de l'antiquité
troussait même des petits vers badins comme au xviii" siècle
et appartenait par le raffinement et la délicatesse de sa
culture intellectuelle à la génération qui précéda le premier
Empire.
QUESTIONS D HISTOIRE 389
Edouard naquit à la fin de décembre 1838. Il reçut non seule-
ment l'éducation, mais encore une instruction assez avancée
du fin humaniste qu'était son père.
A dix ans, Edouard expliquait les passages les plus techniques
et les plus arides des Gèorgiques et le Moineau de Catulle. A
onze, il traduisait à première vue des odes entières d'Horace
« précisément à l'âge, remarque son père, où nous commencions
VEpilome » (p. 76). Quant aux Métamorphoses d'Ovide, il les
lisait couramment. On lui gardait l'Knéide pour la bonne bouche,
afin qu'il la lût aussi aisément qu'une tragédie de Corneille. 11 ne
l'aborda ([u'après Térence et Tacite.
Ce système d'éducation qui se rapproche tant de celui du
xvi" siècle, méritait d'être exposé, tel qu'il fut pratiqué au dix-
neuvième, dans le château de La Garenne près Agen ou dans la
petite ville de Marmande, par un vieux représentant de l'aristo-
cratie française boudant la politique contemporaine et se réfu-
giant dans les belles-lettres,
Edouard fut bachelier et il faillit devenir poète. M. Baguenault
de Puchesse estime qu'il aurait pu conquérir sans peine un rang
distingué parmi les littérateurs de son temps. I^es vers qu'il cite
<!(> lui donnent plutôt l'idée d'un esprit facile et précoce que
profond et puissant.
Mais voici Edouard transplanté des rives de la Garonne sur
les bords de la Seine. Arrivé ii Paris au commencement de
l'année scolaire 1856, il parait s'imaginer que ce qu'il y a de
plus important dans la capitale c'est la Sorbonne, et dans la Sor-
bonne le cours de Saint-Marc-Girarilin sur la poésie sacrée au
xvi" siècle. Il suit avec le mémo enthousiasme les réceptions \\
l'Académie française, Nisard répondant ii Ponsard, c'était un
événement î
Il concourut aux jeux floraux en cette même année et fut
couronné.
La passion littéraire n'eut qu'un temps. En cette année 1857,
son père, M. Léon de Cazenove, mandé en Suisse par le comte
de Chambord, s'y éprenait d'admiration pour le représentant
légitime de la monarchie. A son audience de congé le prince lui
dit : « Votre fils est donc bien royaliste ? — Plus ardent que moi,
parce (ju'il est plus jeune. — Dites-lui de ma part que je veux
(juil le soit tont-à-fait comme son père ». L'entrevue avait eu
390 REVUE DES PÉRIODIQUES
lieu à Genève. M. de Cazenove en rapporta en France une
impression qui n'alla point s'affaiblissant. Comment oublier « la
beauté de cette figure, la sérénité de ce pur regard ? C'est un
roi, c'est un père ; c'est un ami qui cause avec vous. Il vous
anéantit par sa dignité, et, par son affabilité vous met parfaite-
ment à votre aise (p. 80) ». M. de Cazenove ne changea point
son train de vie de gentilhomme lettré doublé d'un campagnard.
Ses préoccupations se concentrèrent encore plus que par le
passé autour des comices agricoles, et, s'il ruminait un projet de
loi, c'était de faire donner dans les écoles primaires un ensei-
gnement agricole et pratique. Mais un rêve plus élevé le travail-
lait. Son fils Edouard unissait à l'agrément de l'esprit un carac-
tère chevaleresque. Qu'en faire ? En 1860, le jeune homme avait
senti battre son cœur au nom de La Moricière qu'il avait songé
à suivre comme volontaire, et en même temps il était entré
au Correspondant par un article sur VEsprit gaulois dans la
poésie française. Un voyage en Allemagne et en Autriche
l'orienta vers sa voie. Le comte de Chambord le retint dans
son service d'honneur, en attendant qu'il se l'attachât comme
secrétaire.
Quelques années après, Edouard de Cazenove épousait M"" de
Bouille, arrière petite-fille du général vendéen Bonchamp. Les
Bouille habitaient Nantes et le château voisin de Casson. Par
cette union, le nouveau marié devenait vendéen d'adoption. Sa
carrière politique appartiendra tout entière au conseil général
et à la députation de la Loire-Inférieure.
La bataille de Loigny a illustré les deux noms. M. de Bouille,
son fils Jacques, et son gendre Edouard de Cazenove s'étaient
enrôlés dans les zouaves pontificaux. Le père et le fils payèrent
de leur vie leur héroïque courage. Cazenove fut blessé au bras
droit en reprenant des mains de M. de Vertamon l'étendard du
Sacré-Cœur.
Député à l'Assemblée nationale, réélu en 1884, 1889 et 1893;
l'ancien ami du comte de Chambord mourut au printemps de
1896, au Pouliguen, âgé de cinquante-huit ans. « Catholique et
royaliste avant tout, il était trop perspicace et trop bon observa-
teur pour se faire des illusions. » Il avait combattu le général Bou-
langer ; il luttait pour la monarchie sans espoir. Une fin édifiante
(13 août 1896) a couronné sa noble existence.
r
QUESTIONS D'HISTOIRE ^ 391
IV. — Revue du Clergé Français. — Déjà l'an dernier (15 avril
1896) nous avions eu le plaisir de lire, sous la plume de M.
Julien un article consacré au Curé de Mattaincourt étudié dans
son rôle social au commencement du xvii* siècle. Le n" du 15
mars de cette année nous propose le Bienheureux Pierre Fourier
comme gloire et modèle du clergé français. L'auteur de cette
étude, M. l'abbé Eugène Martin, qui a dû il y a quelques années
son titre de docteur ès-lettres à une thèse très solide sur V Uni-
versité de Pont-à-Mousson, connaît à fond l'histoire de la Lorraine ;
il était préparé à résumer en quelques pages serrées et précises
l'admirable vie du futur saint dont non seulement sa province
natale, mais encore la France entière devenue sa patrie s'apprêtent à
célébrer prochainement la canonisation. L'auteur considère sur-
tout le saint prêtre, le curé plein d'initiative et de zèle qui trans-
forme sa paroisse « au lieu de gémir sur la difficulté des temps
et sur l'ingratitude des hommes » (p. 144). Il couronne son tra-
vail par un parallèle suggestif entre le bienheureux Fourier et
saint François de Sales.
Signalons, à l'occasion de ces articles, une modeste mais inté-
ressante revue de circonstance, le Bulletin de la Canonisation,
paraissant ii Mattaincourt. Les abbés Didiot, Chapelier, Pier-
iitte et Barcth y ont traité des points particuliers de la biographie
<lu bienheureux, avec un amour de compatriotes et Une érudition
de spécialistes.
V. — Revue des Deux Mo.noes, 15 janvier 1897. — M. Kmilc
Ollivicr continue son étude sur Louis-Xapoléon, commencée dans
la même revue en décembre 1896. Avec une indulgence visible pour
le prince président, il raconte l'intervention de celui-ci en faveur
du Piémont contre l'Autriche victorieuse ii Novare. Comme l'his-
torien italien Luigi Chiala, l'éditeur des Lettere di Cavour, il
reconnaît pourtant que Louis-Xapoléon agit u au delà de ce
qu'aurait exigé l'intérêt seul de la France » (p. 300). Est-il bien
vrai, comme on le lit plus loin, que, à Modcne et à Parme, Fran-
çois II et Charles III, après leur restauration «dépassèrent en
férocité ce qu'on a raconté des plus horribles tyrans » ?
Le prince qui faisait ainsi déjà présager sa politique d'alliance
avec les unitaires Italiens, fournissait à un autre bout de
392 REVUE DES PÉRIODIQUES
l'Europe un indice de sa future attitude vis-à-vis du tsar. Il sou-
tenait contre Nicolas I*"" les réfugiés hongrois accueillis par la
Turquie. Lord Palmerston aida la France de sa diplomatie,
et « pour la première fois, le grand empereur, le dominateur obéi
s'arrêtait devant une résistance. L'Europe en fut stupéfaite; et elle
commença h regarder et h écouter du côté de Paris » (p. 303).
Le rétablissement du gouvernement pontifical h Rome, Vinté-
rim des trois cardinaux, ou triumvirat rouge jusqu'au retour
de Pie IX, la lettre de Napoléon à Edgar Ney fournissent à M.
Emile Ollivier l'occasion d'exposer ses idées sur le pouvoir tem-
porel. A ses yeux Pie IX eût-il voulu adopter le régime constitu-
tionnel, il ne le pouvait pas ; mais en outre il ne le voulait pas
et il avait raison de ne pas le vouloir.
On parle incidemment du manque d'égards des trois cardinaux
envers la France. Nous avons déjà, à l'occasion de l'ouvrage de
M. Thirria, défendu le gouvernement romain du reproche d'in-
gratitude envers la France [Etudes, partie bibliographique, 1896,
p. 450).
Le changement de ministère et l'arrivée aux affaires de deux
débutants destinés à de grands rôles, Rouher et M. de Parieu,
ont inspiré à M. Emile Ollivier deux portraits finement ciselés
de ces personnages (pp. 311-312). Rouher débarquait de Riom
à Paris, « tout prêt à se donner au plus fort, à celui qui le place-
rait sur le théâtre où il pourrait déployer ses rares facultés. Il
crut d'abord que ce serait Lamartine. Il se précipita vers lui...
Lamartine effondré, il se tourna vers Cavaignac et vota pour lui.
Cavaignac battu, il se fit conduire à l'Elysée par Morny. »
Esquirou de Parieu, né à Aurillac, ne possédait pas la flexibilité
de Rouher, mais autant de doctrine que l'autre en avait peu ;
avec cela une réserve morose, une finesse renfrognée, un
esprit dédaigneux et une éloquence vigoureuse.
15 février 1897. — Dans un nouvel article, M. Emile Ollivier
montre en germe au fond de la politique du président, vis-à-vis
du Piémont et de la Prusse, les tristes fruits de la politique de
l'empereur en Italie et en Allemagne. La sympathie de
Napoléon III pour ces deux nations rivales ou ennemies de la
nôtre, était une aberration ; M. Emile Ollivier semble n'y voir
pas même une erreur, et cependant il intitule son étude sur 1850:
le Prologue de 1810- Le rapprochement des deux dates n'en
QUESTIONS D'HISTOIRE 393
dit-il point assez long? L'auteur se montre plus qu'indulgent
envers la persécution religieuse ouverte dans le Piémont dès
1849 par la loi dite du Foro, proposée par le comte Siccardi,
soutenue par d'Azeglio et Santa-Rosa. Si tant est qu'il y eût des
abus, on pouvait s'entendre avec Rome, pour les réformer. On
tenta des négociations, c'est vrai, mais étaient-elles sincères ?
Qu'on relise sur ces épisodes diplomatiques ce qu'en a écrit
M. de La Gorce, dans sa belle Histoire du Second Empire, t. 11,
p. 274 : « Une pensée dominait de plus en plus dans la curie
romaine, c'est que le gouvernement du Roi poursuivait un seul
but : provoquer le Saint-Père à des refus, les constater bruyam-
ment, prendre l'Italie à témoin de l'obstination du Pontife et
agir ensuite seul, pour le plus grand profit de sa popularité ou
de son ambition. » Le fameu.v mot de Maxime d'Azeglio : « avec
l'Église il faut surtout du fait accompli », donne à entendre que
la cour de Rome et celui que M. Emile Ollivier, traite d' « abo-
minable ministre », le cardinal Antonelli, n'était pas tellement
dans le faux. L'auteur montre Pie IX, bienveillant pour les
jésuites (p. 841), mais après en avoir « parfois médit ». Il ressert ii
ce propos la petite histoire de Faugère [Biaise Pascal^ t. 1.
p. CXLVIl), laquelle pourrait bien contenir un contresens de
traduction. Le P. J. Brucker (Bihliographie catholitjuey
t. LXXVI, p. 33J, a proposé, non sans vraisemblance, une tout
autre signification au Anch'egli avea veduto
VI. — Revue de Paris, 1"^ décembre 1896. — Très remar-
quable article de M. Alfred Rébelliau sur Anne de Gonzagrte. Il
est ù signaler it tous ceux qui s'occupent, ct»mme il l'a fait pour
liossuet, historien du protestantisme, de retrouver la trame des
faits sous la couleur oratoire et littéraire. Combien il est h
regretter que Mgr Freppel, dans ses deux volumes posthumes
sur Bossuet, ait précisément omis l'étude de l'oraiscm funèbre de
la Palatine. Quelle conversion que celle de cette femme étrange,
en qui reparut à la fin de sa vie, « comme il arrive dans l'âme
vieillissante... les germes lointains de ferveur surnaturelle et
d'imagination mystique venus de ces Gonzagues d'Italie parmi
lesquels il v avait eu plusieurs saints » (p. 558). Le seul de ces
saints que j'ai étudié à fond, est saint Louis de Gonzague, et je
394 REVUE DES PÉRIODIQUES
puis garantir à M. Rébelliau que c'est le saint le moins imagi-
natif et le plus positif du monde. Mais, cette inexactitude à part,
je ne puis que féliciter l'auteur d'avoir dessiné son héroïne d'un
crayon si vif et si original. Le cadre historique est restitué avec
beaucoup de précision, h l'aide des documents inédits conservés
à la Bibliothèque nationale et surtout à Chantilly. Aucune femme
de la haute société n'exerça une plus grande influence sur Condé,
influence malheureusement néfaste au point de vue de la religion.
Des liens de famille les rapprochèrent après la communauté de
goût et la ressemblance de caractère, puisque la seconde fille de
la Palatine, Anne de Bavière, épousa le duc d'Enghien. Anne de
Gonzague et Louis de Bourbon, après une vie mouvementée,
revinrent à la pratique de la vie chrétienne et furent immorta-
lisés par Bossuet. La Palatine se convertit dès 1672. Avait-elle
vraiment avec Condé et Bourdelot brûlé un morceau de la vraie
croix, par curiosité scientifique? J'en voudrais, bien que l'anec-
dote traîne partout, d'autre preuve que le racontar de Saint-
Simon. Mais ce que je ne sache pas, c'est que « la tradition
chrétienne déclare incombustible» ce bois sacré, (p. 555). Dieu
n'a pas de miracle à faire h tout propos. D'ailleurs il paraît que
la relique serait, dans la circonstance, sortie victorieuse de
l'épreuve. Nous souhaitons que M. Rébelliau consacre à chaque
oraison funèbre de Bossuet une étude analogue.
15 décembre. — M. L. Battifol reprend la question souvent
agitée de Louis XIII journaliste. Il analyse consciencieusement
et critique avec finesse la copie que le roi fournissait à Renaudot
pour la Gazette. La Bibliothèque nationale possède un recueil de
ces articles en écriture originale. M. Battifol en examine l'ortho-
graphe et le style, le fond et la forme. L'orthographe est celle
des gens de condition qui n'en avaient pas ; le style est froid et
sec, car le style était déjà l'homme ; puis on nous explique par
quel intermédiaire Sa Majesté faisait passer ses compositions à
Renaudot, qui, sans plus de respect, les reléguait souvent dans
la [correspondance étrangère. M. Battifol a eu la bonne pensée,
pour mettre le lecteur à même de contrôler son jugement, de
citer intégralement un des articles du roi ; cet article qui a
quatre pages, est le récit de la fameuse entrevue de Richelieu
avec le duc Charles IV de Lorraine, à Charmes.
QUESTIONS D HISTOIRE 395
15 janvier. — M. Frédéric Masson qui préparait encore son
grand ouvrage Napoléon et sa famille, a donné en primeur dans
ce numéro de revue une étude sur Bonaparte et le dix-huit bru-
maire. Le rôle de chacun des personnages « ces petits corses, qui
six années auparavant débarquaient à Toulon en si mince équi-
page » et qui maintenant (1799) sont de grands seigneurs avec
hôtels et châteaux, est mis en plein jour, avec dates, chiffres de
fortune, adresses de rues, etc. C'est d'un énorme travail. L'au-
teur qui a écrit aussi Napoléon et les femmes, dépeint vivement
l'affection de Bonaparte pour Joséphine, la femme qu'il avait
aimée « de l'amour le plus passionné qui fut jamais » (p. 328).
I^a politique l'occupe également. Il montre comment les idées
constitutionnelles de Sieyès se fondirent w sous la pression
chaque jour plus forte de la nation, lasse des ambiguïtés parle-
mentaires » et demandant un général.
VII. —Revue hlklk, 18 juillet et 12 septembre 1896, 2 et 9
janvier 1897. — M. Guillaume Depping que la publication de
la Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV ù
familiarisé avec les hommes et les choses de la fin du gran<l
siècle, vient de présenter aux lecteurs français la nouvelle série
,de lettres de la Palatine récemment mise au jour en Allemagne.
Klisabeth Charlotte de Bavière, deuxième femme de Monsieur,
frère du roi, passait ses journées à écrire. Au premier recueil de ses
lettres qui formait déjà huit ou dix volumes, se sont jointes celles
qu'elle adressait à une sœur de son père, Sophie, électrice de
Hanovre. M. Kdouard Bodeman, bibliothécaire à Hanovre, vient
il'en donner la collection c<miplète.
Le genre de la Palatine est connu. Ce n'est point une Sévigné ;
elle jette ses pensées sans réflexion, avec précipitation, souvent
au milieu d'un salon rempli d'invités. Les tables de jeu touchent
sa table de travail ; elle s'interrompt ii l'occasion pour donner
un conseil, entretenir ceux qui lui font la cour, saisir au vol les
chansons de corps-de-garde ou les anecdotes de la chronicjue
scandaleuse qu'on fredonne ou raconte derrière elle. Loin de
rien contrôler quand elle entend ces cancans, elle se hâte
d'interrompre le sujet commencé pour les insérer tout chauds
dans sa lettre. Il faut donc se méfier beaucoup de ses insinuations
396 REVUE DES PÉRIODIQUES
souvent très méchantes, et aussi de ses grosses médisances sur
certains personnages, peut-être même sur tous. Le décousu
n'est pas le seul défaut de ses lettres. La légèreté du fond,
sinon du style, est un tort plus grave. Cela flotte entre le Rabelais
et le Tallemant.
Les ministres qui la connaissaient et qu'elle détestait cor-
dialement, sauf Pontchartrain et Chamillard, ne se privaient pas
du plaisir de faire passer ses lettres au cabinet noir ; on les
traduisait de l'allemand, puis après le retard nécessité par
l'opération, on les lui remettait ou on les faisait suivre mal
recachetées. Parfois, pour se venger, elle écrivait en français,
ou bien elle confiait ses missives à des courriers sûrs.
La société qu'elle dépeint est plus sombre encore que la
galerie déjà si noire de Saint-Simon. Dédaignée de son mari»
peu respectée de sa fille, spectatrice impuissante des débauches
de son fils, le futur régent, elle voit le monde de la cour en laid.
La France ne lui agrée pas plus que Versailles. Née allemande,
elle est restée allemande par le cœur, par les goûts, par toutes ses
manières d'être, de penser et de sentir. Qu'elle soit demeurée
fidèle à la soupe au vin ou à la bière, au boudin et à la salade
au lard, en haine du bouillon qui la rend malade, on comprend
qu'elle n'ait pas pu changer son estomac ; mais n'eût-il pas été
de son devoir de s'attacher à sa nouvelle patrie, de ne pas
applaudir à nos défaites, de ne pas sauter de Joitt à la nouvelle
du désastre de Créqui à Consarbruck (1675) ? Il semble aussi
qu'elle voie les Français avec des yeux d'allemande ; quand elle
nous représente le grand dauphin s'enivrant tous les soirs, M. le
Duc (petit-fils de Condé) ne faisant que s'enivrer. « Le duc de
Bourgogne, ajoute-t-elle, est un véritable monstre (p. 69), pire
que n'était le cousin Lutz von Landsberg, sauf qu'il ne bégaie
pas comme lui ; il se grise d'une manière inouïe ; il est emporté,
violent et nullement poli. » Voilà portraités les trois élèves de
Bossuet, La Bruyère et F"énelon ! Les caricatures qu'elle trace de
l'entourage de Louis XIV, sont à l'avenant. Elle n'aimait guère
que ses chiens et ses perroquets.
Cependant elle sait aussi voir le bien et le reconnaître même
dans le mal. Si Louis XIV lui a enlevé sa demoiselle d'honneur,
lyjue (|g Fontanges, elle n'en défend pas moins la sincérité de la
religion du roi et le traite de « dévot », mais non d' « hy-
QUESTIONS D HISTOIRE 397
pocrite ». Envers M™® de Maintenon seule, « la vieille » comme
elle l'appelle, sa rancune est implacable. Envers M'"" de Montes-
pan elle est plus indulgente : « sur la fin de sa vie, écrit-elle, la
dame est devenue très dévote ; mais ce qu'elle a fait de bien, c'est
qu'elle n'a employé son argent qu'en aumônes ; elle a habillé
quantité de pauvres, fait soigner des malades sans ressources,
marié et doté des jeunes filles pauvres de la noblesse ; on
ne peut être plus charitable. Elle a eu aussi un grand repentir
de sa vie passée. Je sais des gens qui l'ont trouvée quelquefois
en pleurs étendue par terre et criant : « Mon Dieu ayez pitié de
moy ; je suis la plus grande pécheresse du monde » (p. 70).
M. Depping a complété ces extraits si intéressants par d'autres
tirés de deux publications analogues ; l** la correspondance de la
princesse S(q)hie avec sort frère l'Électeur palatin, père de
Madame ; 2" Les Mémoire» de cette princesse. Lettres et
Mémoires, écrits en français, ont paru dans les Puhlicationen ans
den K. Preiissischen Staats Archiven. C'est un tableau nouveau
et fort curieux de la cour de Louis XIV « sans flatterie l'homme
de son royaume le plus agréable et le plus honnête » (p. 7).
Sophie voyait plus juste que la Palatine.
VllI. — Dans la Revue des Pyrénées (janvier-ft'vrier 1896),
M. l'abbé Douais qui depuis 1891 a tiré tant de publications intéres-
santes des archives du château de Fourcjuevaux (Haute-Garonne),
a publié quarante et une lettres inédites de la reine Elisabeth de
Valois, femme de Philippe II, au baron de Fourquevaux, ambas-
sadeur de France ii Madrid, deux adressées par la même à Ca-
therine de Médicis sa mère, et deux par la reine de France ù sa
fille. Elles vont de novembre 1565 à septembre 1568. D'après ces
lettres et aussi d'après les dépêches du même ambassadeur dont
il publiait on même temps le tome I*"^ (Paris, Leroux, 1896), M.
l'abbé Douais retrace d'abord les années heureuses de la « grande
française », puis sa mort touchante (3 sept. 1568), moins de deux
mois après la fin tragi(jue de Don Carlos. Il espère avoir pénétré, à
l'aide de ces correspondances, les vrais sentiments de la reine
d'Espagne \\ l'égard du malheureux prince et il se demande s'il
n'y a pas là le dernier mot de ce dramatique épisode, « le plus
sombre de tout le xvi* siècle. »
398 REVUE DES PÉRIODIQUES
Le malheur est que le théâtre et le roman s'en soient emparés.
Saint-Réal, Chénier, Alfieri, Schiller ont exagéré ou dénaturé
les faits à plaisir. Ils ont ainsi créé des légendes, parmi lesquelles
l'amour d'Elisabeth pour don Carlos. Peu aimée de Philippe II,
qui par son âge aurait pu être son père, elle aurait cherché et
trouvé des consolations auprès de l'infant auquel elle avait d'abord
été destinée.
Née à Fontainebleau le 2 avril 1545, Elisabeth avait été mariée
à quatorze ans (22 juin 1559) au roi d'Espagne âgé de trente
deux ans et déjà deux fois veuf. Cependant Philippe II eut pour
elle un vrai cœur de mari. La reine lui donna deux fdles et mou-
rut en accouchant d'une troisième qui ne vécut pas. Le roi eût
préféré un héritier, mais ce regret ne modifia en rien ses senti-
ments. Il s'estimait trop heureux de posséder une épouse féconde
à avoir bientôt « la maison pleine d'enfants ». Le 25 juin 1568,
Fourquevaux, très informé grâce au facile accès qu'il trouvait
toujours auprès de la reine, envoie encore à la cour du Louvre un
ferme témoignage de l'union intime entre le roi et sa femme.
Cependant à cette date. Don Carlos était déjà interné par son ter-
rible père, et il n'y avait plus guère d'illusion à se faire sur son
sort.
Les origines de cette étrange disgrâce remontaient à bien
loin. Carlos était né absolument contrefait (1545). A dix-sept ans,
il avait été gravement malade (1562). Des symptômes inquiétants
ne tardèrent pas à se produire. Le roi ne lui trouve plus « capa-
cité et suffizance pour le debvoir laisser roy et héritier de tant
d'estatz ». En avril 1567, on remarque qu'il est « ung peu déso-
béissant ». Son père lui reprochait ses désordres. Il y avait plus :
Fourquevaux écrivait que « nonobstant les receptes de trois mé-
decins pour le rendre habille d'espouzer femme, c'estoit temps
perdu d'en espérer lignée ». En août, on ne fait plus « estât » de
lui. A Noël, il ne communia pas. On chuchotait qu'il avait déli-
béré de « faire ung mauvais tour à son père ». Dans la nuit du
18 au 19 janvier 1568, Philippe II pénétra dans sa chambre et le
fit arrêter. Fourquevaux apprit de la bouche de la reine que l'in-
fant avait conçu le projet de se rendre à Gênes pour y former un
parti contre son père. Don Juan, à qui il s'en était imprudemment
ouvert, le priant d'inscrire le premier son nom sur la liste de ses
partisans, le dénonça à Philippe II. Il voulut assassiner don Juan.
r
QUESTIONS D'HISTOIRE 399
Après avoir passé de la folie au repentir, Don Carlos, tenu à
un rigoureux secret dans une tour, mourut de consomption (24
juillet). Lui-même avait été son propre bourreau, ne voulant plus
prendre que « de l'eau avec la neige et des prunes crues... se
couchant nud sur les carreaux et faisant encore d'autres desor-
dres ».
Tout naturellement il s'était dès les premiers temps de sa dis-
grâce tourné vers la reine : « de tant que le dit filz hait son père,
écrit l'ambassadeur, de tant augmente son affection envers la
Royne sa belle mère, car c'est à elle qu'il a tout son recours ; et
Sa Majesté est si saige que elle se gouverne discrètement au gré du
mary et du beau filz. » La reine pleura beaucoup, à cette arresta-
tion, car le prince l'aimait u merveilleusement ». «Je ne ressents
moins son infortune, écrivait-elle à Fourquevaux, que s'il estoît
mon propre fils,... en récompense de l'amitié qu'il me porte.
Dieu a voulu qu'il est declairé ce qu'il est, h mon grand regret. »
Mais u l'honneur de la reine, conclut M. l'abbé Douais, est ici
hors de cause ; personne ne trouvait le plus léger mal dans ces
relations de famille. S'il en eût été autrement, l'histoire aurait
le droit de ne pas comprendre. » La fille de Henri II n'avait
cherché à consoler le petit-fils de Jeanne la Folle que par dé-
vouement et par vertu.
H. CHÉROT, S. J.
REVUE DES LIVRES
Philosophie. — I. Histoire de la Philosophie et particu-
lièrement de la philosophie contemporaine, par Élie
Blanc, professeur de philosophie aux Facultés catholi-
ques de Lyon. Lyon, Vitte; Paris, Vie et Amat, 1896. 3 vol.
in -12 pp. 656, 660, 656. Prix: 3 fr. 50 chaque volume.
— II. La Nature humaine, par J. Gardair. Paris, Lethiel-
leux, 1896. in-12 pp. 416. Prix : 3 fr. 50. — III. Princi-
pes de Métaphysique et de Psychologie. Leçons pro-
fessées à la Faculté des Lettres de Paris (1886-1894), par
Paul Janet. Paris, Delagrave, 1897. 2 vol. in-8, pp.
viii-650, 620. Prix : les deux volumes, 15 fr.
I, — C'est un livre longtemps attendu et vivement désiré du
public philosophique en France que nous donne aujourd'hui
M. l'abbé Elie Blanc. On avait sans. doute déjà âes Histoires de la
philosophie ; mais elles étaient ou incomplètes, ou trop élémentai-
res, ou trop anciennes, ou conçues dans un esprit trop particulier.
L'histoire écrite par le Cardinal Gonzalès et traduite par le P. de
Pascal passe pour la meilleure ; de fait, elle contient d'excellentes
parties, par exemple celle qui traite du moyen-âge, mais elle ne
saurait suffire pour la période contemporaine de la philosophie
en France.
A cet important travail M. l'abbé Blanc se trouvait excellem-
ment préparé par son remarquable Traité de philosophie scolasti-
{jue. Cette histoire en forme le complément naturel. « Les mêmes
doctrines et les mêmes opinions qui ont été exposées dans le
Traité pour y être justifiées ou combattues, se retrouvent ici, non
plus dans un ordre abstrait et didactique, mais dans l'ordre
vivant de leur apparition et de leur développement. « D'ailleurs
l'histoire de la philosophie ne se réduit pas à une simple no-
menclature d'hommes et d'idées. A l'historien aussi il faut une
doctrine, et M. Elie Blanc trouve dans la doctrine scolastique
ÉTUDES 401
une règle sûre d'appréciation, un point solide pour appuyer ses
jugements. Son livre en reçoit de la fermeté et de l'unité sans
rien perdre de l'impartialité nécessaire.
M. l'abbé Blanc fait sienne cette pensée féconde que la philo-
sophie Qsi perpétuelle et progressive. Aussi, la lecture de son ou-
vrage ne produit pas l'impression de chaos, ne laisse pas la ten-
tation de scepticisme qui restent de la lecture de livres sembla-
bles. A travers mille incertitudes et mille variations de systèmes,
on suit le mouvement de l'esprit humain, on juge de ses gains
et de ses pertes ; et grâce à la ferme doctrine de l'auteur, on sait,
tout en marchant, dans quelle mesure on s'approche de la vérité,
dans quelle mesure on s'en éloigne.
Quel est le plan de l'ouvrage ? L'auteur suit l'ordre chronolo-
gique, mais sans s'y astreindre d'une manière absolue. Il y déroge
de temps en temps pour réunir les œuvres et les systèmes sem-
blables. Cette nécessité s'imposait. Nous aurions même accentué
davantage la division systématique.
Trois parties dans l'ouvrage. La première embrasse l'histoire
ancienne, c'est-à-dire l'histoire de la philosophie avant l'ère
chrétienne (philosophie juive, orientale, grecque, romaine). La
deuxième s'étend de l'ère chrétienne aux xvii" siècle (éclectisme
alexandrin, philosophie des Pères, scolastiquc ; philosophes ara-
bes et juifs; renaissance). La troisième comprend la philosophie
moderne, c'est-à-dire celle qui commence au xvii" siècle et se pour-
suit jus(ju'à nos jours. Deux volumes entiers sont consacrés à
cette troisième période. « On y observe les rapports de la philo-
sophie avec les autres connaissances. On insiste en particulier
sur les doctrines sociales et éc:)nomique8 au xix" siècle et sur la
renaissance de la scolastiquc, <jui parait devoir caractériser la
fin du xix" siècle et le commencement du xx". »
Notons (juehjues idées de l'auteur : Si la philosophie chré-
tienne est sortie de l'Kvangile, la philosophie primitive est née
de la religion. — Les anciens juifs ont eu une vraie philosophie. —
Le caractère essentiel et générateur de la scolastiquc fut de tendre
constamment à s'harmoniser avec la foi : elle ne cessa d'échanger
avec elle de mutuels services. Cet accord réel et toujours poursuivi
consistait à démontrer philosophiquement toutes les vérités reli-
gieuses d'ordre naturel et à pénétrer autant que possible le sens
des mystères (I, p. 380). L'œuvre des scolastiques ^st imparfaite.
LXXI —26
402 ETUDES
Mais elle ne l'est que par ce qui lui manque ; elle n'est pas à dé-
truire ni à reprendre, il faut seulement la continuer. Il suffit de
comprendre leur plan et de le poursuivre avec intelligence :
ainsi faudrait-il faire d'une cathédrale gothique laissée inachevée
(I, p. 383).
Il y aurait lieu de citer le jugement d'ensemble de l'auteur sur
la philosophie du xtii® et celle du xix®.
Deux grands faits, dit-il, dominent (de nos jours) tous les autres dans
l'ordre philosophique et permettent de concevoir les plus grandes espé-
rances. C'est d'abord l'importance extrême qu'a prise la philosophie
sociale, à la suite des développements extraordinaires de l'industrie et
du commerce et de l'accroissement prodigieux de la population dans
certaines contrées. C'est ensuite la renaissance de la philosophie sco~
lastique, qui a retrouvé partout de nombreux partisans et combat dans
toutes les langues les erreurs contemporaines. De ces deux faits, il en
ressort un troisième : c'est l'influence nouvelle et prépondérante que
la philosophie est appelée à exercer. Mieux que jamais peut-être, elle
est redevenue universelle : elle ne peut désormais rester étrangère ni
aux sciences de la nature, ni aux sciences sociales et à l'économie po-
litique, ni à l'histoire, aux belles lettres et aux arts, ni surtout à la reli-
gion et à l'éducation nationale. Ceux-là mêmes qui l'ont combattue
avec le plus d'ardeur et essayé de la supplanter par les sciences
de pure observation, ont travaillé à son triomphe. C'est ainsi que
les œuvres d'un Auguste Comte ou d'un Spencer attestent l'univer-
salité et l'extrême importance de la philosophie, alors même qu'elles
tendent à la dénaturer et à la détruire. En sorte que le xix^ siècle
tout entief , dont l'histoire est bien faite d'ailleurs pour montrer l'im-
puissance de la philosophie, atteste également sa nécessité, son univer-
salité, son importance incalculable, le bien immense dont elle sera
capable le jour où, fidèle à sa mission, elle accordera la raison avec la
foi chrétienne. (II, p. 441-442).
A cet accord et à ce triomphe, M. Elie Blanc aura la gloire
d'avoir vaillamment travaillé.
Si précis et si complet qu'ait voulu être M. Elie Blanc, il
était impossible que quelque omission ou quelque inexactitude
ne se gli&sât point dans un ouvrage où il est question de plus
de mille philosophes.
La vie de Henri de Gand renferme encore plus d'une obscurité
REVUE DES LIVRES 403
après les recherches du P. Ehrle. Cependant plusieurs points
ont été éclairés dans un travail qui semble avoir échappé
h l'auteur : Recherches critiques sur la biographie de Henri de
Gand. (Caâterman, 1887).
A propos de Bacon, on aurait pu citer l'ouvrage non sans
valeur de Charles de Rémusat : Bacon, sa vie, son temps, sa
philosophie. Il n'est indiqué que plus loin. — Aux autres
ouvrages sur la philosophie en France pendant la Révolution, il
conviendrait d'ajouter celui de M. E. Joyau. — Le R. P.
Rozaven dans son Examen a réfuté plus directement M. l'abbé
Gerbet que Lamennais. — Parmi les apologistes contemporains,
nous aurions insisté davantage sur la valeur philosophi(]ue
d'Auguste Nicolas, comme parmi les philosophes spiritualistes
nous aurions mieux indiqué le mérite de Ludovic Carrau. —
Le nom du P. Taparelii n'est cité que dans une incidente.
Celui du cardinal Franzclin est passé sous silence. Ses traités,
tout théologi(jne qu'en soit l'inspiration, appartiennent cependant
plus, croyons-nous, à la philosophie que VJIistoire de sainte
Chantai par Mgr Bougaud (111, p. 104) ou les pamphlets de
M. Drumont(III, p. 195).
M. de Chambrun a bien créé une chaire d'économie politique
au Collège de France. Mais il n'est pas le fondateur du Collège
libre des Sciences sociales. Ce collège doit son existence à des
souscriptions diverses d'ailleurs insullisantes au point de mettre
• Il (|uestion la continuation de l'œuvre. — Si quelques journaux
ont fait mourir en 181.KÎ Pierre LafTitte, le patriarche du positi-
visme n'en continue pas moins son cours au Collège de France,
sans exciter au reste grand émoi.
M. Klie Blanc nous pardonnera de nous être arrêté \n ces
inlininient petits. La critique est heureuse quand, dans un
ouvrage de telle proportion, elle trouve si peu ii reprendre et
tant à louer.
II. — M. Gardair a interrompu cette année ses cours libres ii la
Sorbonne, afin de consacrer plus de temps ii la publication de ses
ouvrages. Si ses auditeurs peuvent regretter pareille décision,
ses lecteurs assurément s'en féliciteront. Ce nouveau livre, La
Nature humaine, reprend certaines questions déjà traitées dans
Corps et Ame et les complète, en même temps qu'il ouvre la voie
404 ETUDES
à deux études précédemment parues, La Connaissance (N . Etudes,
partie hibliog. 1895, juil. p. 493), Les Passions et la Volonté.
Le chapitre d'introduction sur la Philosophie de saint Thomas
paraîtra à quelques-uns un hors-d'œuvre. En tous cas, il est loin
d'être sans actualité : M. Brunetière aurait peut-être profit à
lire ces pages qui expliquent en termes si nets l'accord de la
raison et de la foi.
Au suiet des changements substantiels, l'auteur se contente de
dire : « Rien ne nous interdit de regarder au moins comme
probable la génération de substances proprement dites dans les
combinaisons chimiques » (p. 51). Il attribue aux puissances de
l'âme « une réalité distincte, bien que dépendante et émanée
de la source profonde d'où vient la vie » (p. 95). Saint Thomas
tire, en faveur de la spiritualité de l'âme, un argument de ce fait
que l'intellect humain peut connaître les natures de tous les
corps ; d'où il conclut que l'intellect ne participe à la nature
d'aucun corps, autrement sa connaissance serait bornée aux corps
de cette nature déterminée. Après avoir exposé cet argument,
l'interprète du grand docteur ajoute : « Je le dirai sans
réticence, cet argument, s'il était seul, me laisserait dans le
doute. Est-il bien certain que, si l'intelligence tenait à un
organe corporel, elle ne pourrait connaître tous les corps ? Saint
Thomas n'enseigne-t-il pas lui-même que le sens central, attaché
au cerveau comme à son organe, connaît toutes les qualités
sensibles et par conséquent en quelque manière tous les corps ? »
(p-187)-
La doctrine qui fait de l'âme la forme substantielle du corps
peut faire naître contre la spiritualité de l'âme une objection qui
se résumerait dans ce dilemme : « Ou l'âme est forme du corps,
et alors elle n'est pas spirituelle ; ou l'âme est spirituelle, et
alors elle n'est pas forme du corps. » M. Gardair se pose l'ob-
jection et la résout avec beaucoup de finesse (p. 272-279).
Qu'on nous permette de citer en finissant quelques mots sur
l'état des âmes séparées:
11 serait intéressant de savoir quelle empreinte a pu laisser dans
lame, après la mort, son union précédente avec la matière. Nous
.savons que c'est dans cette union qu'elle a pris son individualité ; sa
substance est devenue individuelle parce qu'elle a été adaptée à ce
corps qu'elle animait, plutôt qu'à tout autre : il s'est fait ainsi dans
REVUE DES LIVRES 405
l'âme ce que saint Thomas appelle une commensuration avec son corps,
elle a été proportionnée à cet organisme, et, comme c'est dans son
être qu'elle a acquis cette proportion particulière, elle l'a conservée
dans son existence isolée. On ne peut prétendre, en effet, que cette
individualité soit perdue, parce qu'elle ne serait qu'une relation acci-
dentelle à une matière et à un corps, et qu'elle devrait disparaître en
l'état d'immatérialité séparée. L'âme ne s'unit pas au corps accidentel-
lement, mais substantiellement : c'est donc bien sa substance qui doit
prendre l'adaptation d'individualité ; et elle doit la garder, en subsis-
tant à part, comme un caractère gravé sur son fond même (p. 381-382j.
Tout le livre a d'ailleurs cette allure ferme et nette, d'un dog-
matisme à la fois fier et mesuré, d'une originalité prudente, qui
fait le mérite de ses aines.
III. — M. Paul Janet, un des vétérans de l'enseignement supé-
rieur en France, donne aujourd'hui au public ce qu'il appelle
son « testament philosophique ». — « Lorsque nous avons pu-
blié en 1880, dit- il, notre Traité élémentaire de philosophie, nous
avions cru pouvoir promettre un cours complet et développé en
quatre volumes: Nous avions trop présumé de nos forces : ce
plan, h l'exécution, a dépassé nos efforts. Nous avons dû y
renoncer- De tout ce que nous avions promis, nous donnons au
moins une partie importante, à savoir un essai de Méfaphysif/tie
mêlé de Psijchologic et précédé d'une Introduction à la science.
C'est ce qui fait aujourd'hui le plus défaut dans les traités de ce
genre. » Il ajoute : « J'ai cru devoir conserver à ces leçons leur
forme primitive, avec les imperfections <|u'olle entraîne, le né-
gligé, les lacunes, les répétitions; la refonte sous forme de
livre eût exigé un travail dont je n'étais plus capable. »
Quoique « refroidi par l'âge », M. Paul Janet se montre
dans CCS leçons, ce qu'il a été toute sa vie, spiritualiste convain-
cu et fervent, disciple à la fois zélé et personnel des doctrines
cartésiennes comme aussi de la tradition cousinienne. Dans le
présent recueil, il aborde des (juestions assez diverses : la nature
de la philosophie, l'esprit, les passions, la volonté et la liberté.
Dieu, l'existence du monde extérieur, l'idéalisme, plus quebpies
doctrines contemporaines. Et lors même qu'on ne partage pas
toutes ses opinions ou qu'on le trouve incomplet, toujours on
l'écoute ou on le lit avec Intérêt.
406 ÉTUDES
M. Paul Janet est assez défiant à l'endroit des nouveautés
philosophiques, et nous ne lui en faisons pas un grief. De la
thèse criticiste, de la doctrine de l'hérédité, de celle de la con-
tingence, il prend cependant ce qu'il croit pouvoir en garder,
ce qui n'est pas bien gros. Il n'ignore pas tout ce que la posi-
tion de défenseur des doctrines traditionnelles a de défavorable,
et il dénonce au public ce qu'il appelle une illusion d'optique.
« Les défenseurs du libre arbitre (et des doctrines analogues),
remarque-t-il, ont à leur charge de soutenir une vérité simple,
absolue, qui est ou qui n'est pas une vérité tant qu'elle n'est
pas démontrée, mais qui, lorsqu'elle est reconnue pour telle,
est tout de suite connue, tout de suite prouvée, et ne prête à
aucun développement... Il semble qu'une science doive nous
apprendre quelque chose, qu'elle doive toujours avoir à nous
dire quelque chose de nouveau. « Or dans toutes ces questions,
nous n'apprenons rien que nous ne sachions d'avance. Au con-
traire, les objections qui se tirent de l'infinie variété des con-
naissances humaines donnent aux hommes l'illusion qu'ils ap-
prennent aujourd'hui ce qu'ils ne savaient pas hier.
Mais si Paul Janet est peu amoureux des nouveautés, il salue
avec empressement l'esprit nouveau. Car M. Paul Janet croit,
lui aussi, à l'avènement d'un esprit nouveau qui, d'ailleurs, ne
serait qu'un retour h l'esprit ancien, à l'esprit plus sage d'autre-
fois. « Je ne sais, dit-il à propos du Disciple de M. Paul Bour-
get, si je me fais illusion, mais il me semble qu'il se produit
dans le monde cultivé et pensant je ne sais quelle lassitude des
idées subversives, nihilistes, négatives, qui ont envahi la philo-
sophie depuis vingt ans. Il me semble que l'on commence à
sentir que ces idées, poussées à l'extrême, peuvent devenir dan-
gereuses, et que, pour qu'elles ne soient pas poussées à
l'extrême, il est bon qu'elles soient corrigées, tenues en échec
par d'autres idées. On commence à entrevoir les lacunes, les
vides (il serait plus juste de dire le vide) que laisse dans l'âme la
philosophie sceptique, matérialiste et athée. On en a quelque
peu assez de cette philosophie aimable et brillante qui vous dit,
en se jouant, que rien n'est vrai et rien n'est faux ; que le Créa-
teur s'est moqué de nous ; que, malgré tout, cependant, le
monde est une comédie assez agréable, lorsqu'on a la chance
d'être bien placé pour en jouir. »
REVUE DES LIVRES 407
Cette condamnation du grand bateleur qui fut Renan n'est pas
la seule qu'on trouve chez M. P. Janet, et on aime à la rencontrer
sur les lèvres d'un professeur de la Sorboune. Un autre nom
qui revient souvent dans ces leçons est celui de J.-J. Rousseau.
Et cela même marque la date de la formation des idées
philosophiques de M. P. Janet. Si l'influence de Rousseau
persiste chez certains philosophes et surtout chez les politiciens,
il faut avouer cependant que son autorité est bien démodée.
L'existence de Dieu compte parmi les vérités que M. Paul
Janet proclame et défend avec le plus d'énergie. Il déplore que
« depuis un certain nombre d'années, le mot et l'idée de Dieu
aient, pour ainsi dire, disparu de la philosophie. On peut dire
qu'il s'est fait à cet égard une conspiration du silence. Dans la
science pure, dans la métaphysique, il s'est établi une sorte
de loi d'après laquelle il semble que l'expression de Dieu n'est
pas philosophique, n'est pas scientifique. On en cherchera peut-
être, on en donnera récjuivalent ; mais on craindra de prononcer
ce mot. Nous voudrions, pour notre part, rompre avec ces
habitudes pusillanimes. L'idée de Dieu est, selon nous, une
idée essentiellement philosophique dont il est impossible de se
passer. »
Ce sont là de nobles et courageuses paroles. Elles feront
pardonner telles ou telles inexactitudes et lacunes fl^ns lu
philosophie de l'auteur. Elles feront aussi regretter que M Paul
Janet n'ait pas été chercher le moyen de les éviter ou <le les
combler dans une étude plus approfondie des doctrines
scolastiqucs.
Nous aurions quelques observations à faire sur sa théologie :
nous nous réservons de les présenter prochainement avec un
peu plus d'étendue h nos lecteurs.
L ROURE. S J.
Institutiones Juris Ecclesiastici tum publici tum
privati, auctore P. Ch. Makke. 2 vol. in-12, de pp. iv-500
et r>(J5. Paris, Roger et Chernoviz, 1897. Prix : 5 fr. 50.
C'est un préjugé aujourd'hui assez répandu que l'Eglise de
France vit en dehors des lois canoniques ; que, par suite, les
études de droit canon sont devenues chez nous un objet de luxe.
408 ETUDES
Comme si les mœurs et les institutions nouvelles, en rendant
impossible sur plusieurs points, l'application des lois ecclésiasti-
ques, avaient emporté en entier l'ancien droit pontifical !
Et, pourtant, nous voyons paraître chaque jour, en France^
de nouveaux traités de droit canon ; cette partie de la science
ecclésiastique est enseignée avec soin dans tous les séminaires ;
nos étudiants français, soit h Rome, soit dans nos Universités,
ont à honneur de conquérir le doctorat aussi bien en droit
canon qu'en théologie. L'Académie de Saint Raymond de Penna-
fort, fondée sous les auspices du cardinal-archevêque de Paris,
tend, de son côté à promouvoir, au sein du clergé, cette étude
des lois de l'Eglise, qu'il n'est permis à aucun prêtre d'ignorer :
« nulli sacerdotum liceat canones ii^norare. Can. 5, dist. 38.
A ce point de vue, il n'est pas indifférent de voir apparaître
un nouveau manuel classique, d'une doctrine irréprochable et
mis au courant des plus récentes décisions de Rome.
L'auteur, un docteur romain, M. l'abbé Makée, dont les
Etudes appréciaient naguère avec éloge le Dioit social de
VEglise et ses applications, ne prétend sans doute pas donner
dans ses 2 vol. in-12 de 500 pages chacun, un traité complet
de la jurisprudence ecclésiastique. Son but est plus modeste : il
vise l'enseignement sommaire et pratique des séminaires. Il
laisse aux professeurs des Universités l'explication approfondie
du texte des décrétales, la préparation h la licence et au
doctorat, et se contente, lui, de mettre le jeune étudiant à
même de subir les épreuves du baccalauréat, et de pouvoir
suivre avec fruit les explications du texte, quand il se rendra à
Rome ou dans nos Universités, pour y suivre les cours plus
développés de la science canonique.
C'est pourquoi, fidèle aux usages de l'école, il intitule son
ouvrage : Institutions. Le droit public, particulièrement recom-
mandé par Léon XIII, y est exposé d'une façon succinte, mais
didactique, selon l'enchaînement des principes, les erreurs
modernes s'y trouvent victorieusement réfutées. Pour le droit
privé, l'auteur suit l'ordre logique, mais tout en se rapprochant
le plus possible de l'ordre adopté par les décrétales.
Comme dans le droit public et le droit privé de l'Eglise, se
rencontrent bon nombre de questions communes à la théologie
et au droit canon, il omet celle que les séminaristes doivent voir
REVUE DES LIVRES 409
dans les cours de dogme et de morale, leur épargnant ainsi des
redites qui ne manqueraient peut-être pas d'utilité, mais qui
absorberaient un temps précieux.
M. l'abbé Makée a eu l'heureuse pensée de reproduire, à côté
des lois canoniques, les lois ou règlements portés par l'autorité
séculière sur les matières religieuses, comme les articles orga-
niques du Concordat, les lois sur les Fabriques avec tous les
règlements édictés de nos jours, et autres semblables.
Ce n'est pas que notre auteur leur reconnaisse aucune légiti-
mité, aucune valeur canonique. Il sait bien que tous ces arrêtés
sont de manifestes empiétements de l'autorité civile sur le
domaine ecclésiastique. Mais, puisque le Pouvoir, abusant de la
force, les impose à l'Kglise, il faut bien que les ministres de la
Religion en aient connaissance pour régler leur conduite.
L'ouvrage de M. Makée mérite tous les éloges : il est substan-
tiel ; la doctrine en est sûre; la division excellente et complète;
la rédaction claire et précise. Il nécessitera, toutefois, les expli-
cations du professeur, h cause de la brièveté de l'exposition. Ce
manuel sera de grande utilité aux maîtres et aux élèves des
séminaires, aux candidats aux grades académiques. Il a été exa-
miné d'abord à l'archevêché de Paris, en vue de V imprima (itr
qu'il porte en tète ; puis à Rome, où il a reçu l'approbation du
maître du sacré Palais et de son socitis. Cela lui assure un
excellent accueil du public ecclésiastique.
G. DESJARDINS, S. J.
ProfcRBCur de droit canonique i l'Institut catholique de Toulouse
Le Roi de Rome (1811-1832), par Henri Welschinger.
Avec portrait d'après Isabey. Paris, Pion, 1897. ln-8",
pp. vin-493. Prix : 8 francs.
L'auteur du Duc cTEn^hien, du Divorce de Napoléo/tf du Maré-
chal Ney, pour ne citer que les plus connus de ses ouvrages sur
le premier Kmpire, vient d'en ajouter à la série un nouveau,
digne en tout de ses aînés. Ce n'est pas seulement la personne
d'un enfant intéressant par ses malheurs qui revit sous la plume
de M. Henri Wclschinger. Auprès du berceau du roi de Rome,
c'est l'Kmpire tout entier avec ses splendeurs; auprès du carrosse
de l'exil, c'est le régime déchu avec ses misères, qui apparaissent
410 ETUDES
à la manière des grandes fresques historiques, pleines de person-
nages et de scènes diverses.
Le fils de Napoléon 1" a porté bien des titres : Roi de Rome,
Napoléon II, prince de Parme, duc de Reichstadt. Pour la posté-
rité, il est resté le roi de Rome. Mais l'auteur n'a pas inscrit ce
nom en tête de son volume parce que c'est le nom populaire du
petit prince ; une raison plus grave l'a guidé : il voulait en
dégager une leçon morale. Napoléon P"", à l'apogée de sa puis-
sance, avait confisqué les Etats du Saint-Siège, et ce nom était la
consécration de cette spoliation sacrilège. Il avait, par ambition
pour son fils, violé le plus sacré des droits ; son fils a porté le
plus dur des châtiments et ce châtiment à été partagé par le
père.
M. Welschinger qui aime à émailler son histoire diplomatique
de récits aux couleurs romantiques et de tableaux à grands
contrastes, n'a pas manqué de rapprocher souvent ces deux
époques si différentes et qui d'ailleurs se sont suivies de si près,
celle de la gloire insolente et celle de l'écrasement le plus humi-
liant. Joie de l'Empereur au jour de la naissance (22 mars 1811),
fêtes de la Nation au jour du baptême (9 juin), manifestations de
la foule, compliments des grands de l'Etat, banquet à l'Hôtel de
Ville, nous assistons à tout. La vieille basilique de Notre-Dame,
naguère profanée par le culte de la Raison, avait été décorée par
les soins du complaisant cardinal Maury, les architectes avaient
cherché des inspirations dans le souvenir des cérémonies en
l'honneur des dauphins de France. Puis un cortège merveilleux
s'avança, composé de grands officiers et de hauts dignitaires de
la couronne, de dames d'honneur et de duchesses portant les
plus anciens noms de la monarchie ou les titres sonores des
récentes victoires. L'enfant impérial était dans les bras de la
comtesse de Montesquiou, le cardinal Fesch lui versa l'eau sainte
sur le front, et, l'élevant au-dessus des tètes, le héraut d'armes
cria trois fois : « Vive le Roi de Rome ! » Dans la pénombre,
loin de ce rayonnement du magique décor, l'auteur nous montre
aussitôt le petit appartement de Fontainebleau, une prison dans
un palais, et Pie VII à qui l'on a enlevé jusqu'à son anneau et à son
bréviaire, y raccommodant lui-même sa pauvre soutane,
Les premières années s'écoulent, bien rapides. Déjà se pré-
pare la campagne de Russie. Napoléon reverra encore son fils au
REVUE DES LIVRES 4H
retour, mais ce sera pour la dernière fois. Les infidélités de
Marie-Louise, la femme égoïste et lâche, commençaient pour ne
pas finir. Au lieu de se poser en régente, de défendre Paris
contre les alliés et d'assurer la couronne sur la tète du petit
Napoléon II, elle se retire à Blois, « Louis XVIII a chassé
papa et ma pris mes joujoux, disait l'enfant, mais je le forcerai
bien à me les rendre ». Ce fut lui qu'on força à partir de France.
Marie-Louise n'eut pas le courage de rejoindre l'Empereur à
l'île d'Elbe, et le chagrin qu'en éprouva Napoléon fut, M. Wels-
chinger le démontre, une des causes principales des Cent-
Jours.
Le Congrès de Vienne, les intrigues de Talleyrand, la trahison
de Fouché, s'étalent en de curieux chapitres, avec leurs dessous
les moins éclairés encore et les plus tristes pour quiconque croit
les peuples menés par des souverains épris de leur bonheur et
accessibles à la justice ou à la pitié. Marie-Louise vivait dans
les bras du comte de Neippcrg, son futur mari et se contentait
de régner à Parme, pourvu qu'on ne lui parlât plus du grand
homme au(|uel la Providence avait associé sa vie.
Napoléon 11. devenu prince autrichien, mourut prénjalurément,
et l'Europe fut indifférente h sa fin. « Tu es roi de Home, lui
disait son grand-père François II, comme je suis roi de Jérusa-
lem. » Mais pourquoi lui avoir mis ce hochet entre les mains ?
H CHÉROT. S. J
Les Amis des Saints, par Ch. d'HéricauIt. Paris, Gaiimc,
1897.
Voici un livre à la fois intéressant et édifiant. En rapprochant de
nous la douce physionomie des saints il nous encourage à nous élever
jusqu'à eux par liniitation de leurs vertus et l'invocation de leur patro-
nage. M. Ch. d'IIéricault, dont la plume toujours jeune et si imprégnée
d'esprit clirélien s'assouplit à tous les sujets qu'elle traite, a voulu nous
montrer dans ce livre que la grâce ne détruit aucun des sentiments
nobles et légitimes de la nature humaine, niais qu'elle les purifie, les
exalte, les divinise en quelque sorte et leur donne ainsi une profondeur
et une intensité nouvelle. Pouvait-il en être autrement de V Amitié,
quand on songe que la religion de Jésus-Christ est basé sur l'amour de
Dieu et du prochain et que Jésus-Christ a dit de lui-même : « Apprenez
de moi que je suis doux et humble de cœur. » Aussi, l'écrivain n'a-t-il
412 ETUDES
même pas parlé de ces saints qui sont restés comme des types de la
mansuétude et de la bonté affectueuse, d'un Vincent de Paul ou d'un
François de Sales ; il a choisi ces géants de la sainteté, les fondateurs
des grands ordres religieux, qui, par l'énergie de leur action exté-
rieure et le maniement des volontés humaines, semblaient plutôt pré-
destinés à l'inflexible austérité du commandement. Il nous montre
l'amitié dans saint Augustin, saint Benoît, saint Bruno, saint Dominique,
saint François d'Assise et saint Ignace.
Puisse ce livre, à une époque d'égoïsme et de fausse interprétation
de l'esprit de l'Eglise, éclairer et charmer bien des esprits et les
rapprocher de N.-S. Jésus-Christ, l'ami fidèle entre tous.
L.S., S. J.
La Vraie Jeanne d'Arc : III. La libératrice, d'après les
chroniques et les documents français et anglo-bourgui-
gnons et la Chronique inédite de Morosini, par Jean-
Baptiste-Joseph Ayroles, de la Compagnie de Jésus. Paris,
Gaume, 1897. In-8, pp. 694.
Le R. P. Ayroles continue avec une rare ardeur le monument
qu'il élève à la « Vraie Jeanne d'Arc ». Le troisième volume vient
de paraître ; nous lui souhaitons le même succès qu'à ses aînés.
Il le mérite.
Son titre indique ce qu'il contient. Analyser les sept cents
pages de ce beau livre serait une fois de plus raconter la vie de
l'héroïne. Rappelons plutôt quel est le but poursuivi parle savant
auteur : mettre à la portée de tout homme instruit les sources
mêmes de cette merveilleuse histoire. C'est h la fois œuvre de
science et de haute vulgarisation, de discussion et de recherches.
J. Quicherat avait publié un grand nombre de textes authen-
tiques ; mais son recueil déjà ancien est incomplet, défectueux
et peu abordable. L'illustre paléographe a commis des omissions
regrettables. Il ne faut pas s'en étonner. Quicherat ne croyait
pas à la mission surnaturelle de Jeanne d'Arc, comme le prouvent
les Nouveaux aperçus^ où il a consigné ses idées philosophiques.
Egaré' par cette erreur capitale, l'érudit était logiquement conduit
à négliger des documents qui sont, en réalité, de premier ordre.
Les défaillances de détail, inévitables dans un travail si considé-
rable, sont ainsi aggravées systématiquement.
A ce travail de Quicherat repris, redressé et mis au point,
REVUE DES LIVRES 413
l'infatigable religieux ajoutera de nombreuses pièces dispersées
jusqu'ici dans diverses collections. Mais ce n'est là que le côté
matériel et le plus facile de sa tâche.
Les chroniques écrites en latin du moyen-âge ou même en vieux
français ne sont pas d'une lecture aisée. Pour en saisir le sens
exact et précis, il faut être familiarisé de longue date avec les
mœurs, les faits, les institutions, les noms propres, la langue
civile, ecclésiastique et militaire de l'époque. La culture générale
et la sagacité naturelle ne peuvent suppléer à la préparation
technique ; c'est ce que constate vite quiconque se met à l'œuvre.
Le secours des glossaires ne suffît pa« ; car la diflTjculté ne vient
pas uniquement de l'ancienneté des mots, de l'étrangeté de
l'orthographe et des variations du sens ; elle vient aussi de
l'agencement des phrases où les incises mal liées s'accumulent et
s'enchevêtrent.
Le R. P. Ayroles a jeté de la lumière dans ces obscurités par
de substantielles notices et par une fidèle traduction. Ce dernier
travail présentait deux écueils : altérer les textes ou leur enlever
leur pittoresque et leur saveur, I/un et l'autre ont été évités avec
un soin minutieux et un rare succès. De ces vénérables documents
la rouille seule a disparu. Par surcroît d'exactitude, les passages
ambigus, les expressions particulièrement caractéristiques se
retrouvent dans leur forme originale au !>as des pages, s'ils sont
courts, h l'appendice, s'ils ont une certaine étendue. Toute» les
inquiétudes seront ainsi calmées, toutes les objer»!ofi<* on» été
prévenues.
Pour mettre de l'ordre dans cet entassement, l'auteur a divisé
les chroniques en deux séries : d'abord les documents du parti
français, qui donnent la suite des faits jusqu'au siège de Paris ;
ensuite les documents du parti anglo-b(uirguignon, tantôt peu
hostiles dans leur froideur, tantôt manifestement haineux et qui
s'étendent principalement sur la seconde partie de la guerre.
Sans dislocation trop violente et sans mutilation on a ainsi
l'ordre chronologique.
Le R. P. Avroles ajoute îi tous les documents déjà coniuis In
Chronique inédite de Morosini, dont il est inutile de parler
longuement, puisque les Études en ont eu la primeur ; mais le
texte et la traduction ont été beaiicoup amendés. Non seule-
ment les lettres qui la composent sont r«'\pT'<"i>iiori du sen-
414 ETUDES
timent que la Pucelle produisait clans la chrétienté et de ce que
la renommée publiait sur son compte, mais elles confirment ce
qui est écrit ailleurs et donnent quelques nouveaux détails. On
y voit notamment que la mission de Jeanne ne devait pas se
terminer à Reims, après le sacre, mais qu'à cette première
phase devait en succéder une seconde plus profitable à la chré-
tienté, à condition que le roi, les grands et le peuple suivraient
les conseils de l'Inspirée. Cette partie conditionnelle n'a pas
été réalisée par la faute des contemporains, comme il est arrivé
pour quelques prophéties bibliques. Gerson avait prévu cette
hvpothèse et déclaré hautement que l'insuccès de la fin ne
prouvait rien contre la réalité de la mission.
Un exposé sommaire des événements qui ont précédé, de l'art
de la guerre au commencement du xv'' siècle et des deux partis en
lutte, une carte de la France à l'arrivée de Jeanne et un plan
de la ville d'Orléans, de précieuses notes aident à l'intelligence
des chroniques.
Grâce à tous ces secours la lecture de ces larges pages, où
revit la vraie Jeanne d'Arc, est facile, entraînante et lumineuse.
On a la joie de respirer l'atmosphère où se meut l'angélique
Libératrice et de suivre pas à pas la radieuse apparition depuis
Chinon jusqu'à Orléans, autour de cette ville miraculeusement
délivrée et pendant les trois campagnes de la Loire, du sacre et
d'après le sacre. Rien n'est plus émouvant pour un Français que
ce poème commencé par une virginale idylle, continué par une
épopée guerrière et terminé par un drame qui est un martyre.
Aucun récit moderne, si habile qu'il soit, ne donne l'impression
des faits et des âmes et surtout du surnaturel qui rayonne sur la
France, comme ces naïfs témoignages.
En résumé, le R. P. Ayroles a voulu recueillir avec une géné-
reuse abondance et une scrupuleuse fidélité ce qui a été écrit
d'important sur Jeanne d'Arc et le mettre en si belle et si
pleine lumière que tous puissent directement y contempler et y
admirer la Pucelle. Son œuvre complète formera une Somme qui
pourra tenir lieu des travaux antérieurs. Si l'on peut discuter
plusieurs détails de la mise en œuvre, l'on ne pourra que louer
le zèle, la science et la bonne foi du traducteur et de l'érudit.
A l'usage, on se convaincra de plus en plus que les textes de la
Vi'aie Jeanne cVArc ne sont jamais autre chose que des textes
REVUE DES LIVRES 415
authentiques, et quiconque voudra parler ou écrire de la Libéra-
trice y viendra puiser à pleines mains.
C'est d'ailleurs ce que l'on fait déjà ; beaucoup de discours,
de brochures et de livres, en le disant ou en le sous-entendant,
empruntent ses traductions, ses aperçus, ses exposés, ses conclu-
sions et parfois ses phrases. Nous sommes persuadé que l'auteur
voit dans ces emprunts un hommage, un encouragement et une
récompense, car il n'a voulu qu'une chose en poursuivant cette
entreprise colossale : être utile à la France et à l'Église en
glorifiant dans la Vraie Jeanne d'Arc l'une des plus belles
apparitions du surnaturel sur la terre.
ET. CORNUT. S. J.
En Smaala, par Michel Antar. Paris, Pion, 1897. Iii-12,
pp. xii-267.
Fragment du journal d'un jeune officier « mauvaise tôle mais bon
cœur » que d'énormes perles de jeu ont envoyé là-bas, aux Spahis, à
Blad-Tafua et Adjeroud, sur les frontières du désert africain. C'est
la notation quotidienne de la monotone existence du Bordj, avivée ça
et là par le récit plus alerte d'une randonnée dans le désert ou de
quelque bruyante fétc de douar.
A c<î petit volume, écrit avec facilité mais sans prétentions, il ne
faut demander ni les poétiques envolées de P. de Molènes, ni les
éblouissants paysages de Fromentin ; l'on y percevrait plutôt à
certains moments — quand l'aile de la mort vient à passer sous le ciel
bleu d'Afrique — connue un rappel de la mélancolie de Loti. De ces
quelques pages se dégage surtout le charme intime des choses vécues ;
c'est, en un croquis pris sur le vif, la vie au désert, militaire et
patriarcale tout à la fois. Algérie sans fonctionnaires où les Spahis,
grands enfants « chapardeurs » et insouciants, défdent dans la claire
lumière d'Afrique, devant la justice militaire qui siège à l'ombre des
palmiers. A cette vie de plein air, salutaire au corps et à l'àme, le
lieutenant Goubet est venu demander le refuge et l'oubli.
Parfois quelques aperçus risqués sur la vie facile d'Algérie se glissent
en ce récit intime ; il renferme, en revanche, une leçon de saine morale;
celle de l'expiation acceptée avec bonne volonté et des privations
supportées — à la française — avec crânerie et belle humeur.
ED. GALLuu.
Les Jésuites à Metz. Collège Saint- Louis (1622 1 762).
Collège Saint-Clément (1852-1872), par L. Viaxssox-
416 ETUDES
Ponté. Strasbourg, Le Roux, 1897. In-8°, pp. xi-446. Prix :
7 francs.
Ce livre a fait parler de lui récemment dans les journaux
ailleurs que sous les rubriques bibliographiques. Le 10 avril,
une dépêche de l'agence Havas apprenait que le P. Paul
Mury, auteur de la Préface, venait d'être expulsé pour ce fait de
la ville de Metz. Ancien rédacteur aux Eludes^ lors de leur réta-
blissement à Paris en 1888, le P. Mury n'est pas un étranger
pour nos lecteurs, encore moins pour nous. Aussi avons-nous
relu avidement ces quelques pages d'Introduction si durement
punies. Nous y avons vu simplement ce que personne n'ignore à
Metz et à Strasbourg, voire en France et en Allemagne, que les
jésuites furent expulsés par le Kulturkampf en 1872, et prirent
le chemin de l'exil. L'auteur se demande, c'est là sans doute son
tort, ce qu'avaient fait les victimes pour mériter un pareil trai-
tement, et il découvre, après d'autres, que leur crime était de
se dévouer aux œuvres de l'apostolat chrétien, d'élever la jeu-
nesse, d'évangéliser les campagnes et de secourir les pauvres.
Le corps de l'ouvrage n'est que le développement de cette
pensée. Ici, c'est M. Viansson-Ponté, un ancien élève du collège
Saint-Clément, que nous avons le plaisir d'entendre nous
raconter en détail l'histoire des deux maisons dont l'une, celle
de l'ancien régime, disparut sous la haine des Parlements, l'autre,
celle de notre siècle, fut supprimée par les conquérants trans-
formés en administrateurs.
Cette période moderne, si intéressante qu'elle soit par les
péripéties du siège de Metz en 1870 et des adieux en 1872, ne
nous arrêtera pas. C'est un terrain brûlant. Félicitons seule-
ment M. Viansson-Ponté d'avoir eu le courage de dire avec
impartialité la vérité historique, rien que cela, mais tout cela.
L'ancien collège, placé sous le vocable de Saint-Louis, fut
fondé en 1622. Nulle part peut-être, en France, l'hérésie ne
s'était développée aussi facilement qu'à Metz, dans la haute classe
et dans la bourgeoisie. Le peuple seul restait attaché à l'ancienne
foi. Les classes dirigeantes, dirigées elles-mêmes par un ramas
de réfugiés apostats, avaient songé à faire de cette ville épisco-
pale une seconde république protestante de Genève. Au temps
de la Ligue, Metz demeura neutre. Lors des vengeances univer-
REVUE DES LIVRES 417
sitaires qui suivirent l'attentat de Châtel, la ville laissa ses
Jésuites qui, depuis 1582, y avaient une résidence, se retirer à
Pont-à-Mousson sur les terres de Lorraine.
Peu d'événements durant les xvii® et xviii* siècles. On recevait
les gouverneurs avec des séances littéraires, on fêtait les canoni-
sations, on changeait souvent de local et l'on formait de bons
élèves qui, sans être devenus des grands hommes, remplissent
une liste aussi longue qu'honorable. Les trois ordres favorisaient
le collège; la pension ne montait qu'à 25 sols par an pour frais
de balayage et éclairage, l'instruction étant gratuite ; enfin une
certaine tolérance facilitait les rapports entre cathoIi([ues et
protestants. Les enfants des hérétiques aussi bien que ceux des
catholiques avaient droit it suivre les cours de philosophie. Le
célèbre ministre Ferry qui gouverna cinquante ans les réformés
de Metz et disputa avec Bossuet, se montrait des plus conci-
liants. De leur côté, les Jésuites prétendaient se servir do la
persuasion et non de la violence. Le P. Polonceau, prédicateur
des controverses, avait fondé pour les convertis une maison de
refuge sous le patronage de saint François de Sales ; c'est assez
dire quel en était l'esprit.
Les congrégations unissaient les classes diverses de In société;
les institutions charitables et religieuses étaient florissantes ; les
luttes entre familles s'apaisaient ; seule la révocation de l'Fdit
de Nantes vint entraver ces progrès, en faisant passer sept mille
protestants messins chez l'électeur de Brandebourg. Dans les
jinnées (jui précédèrent, on avait compté douze mille abjurations.
Metz catholi((ue, c'était Metz assuré il la France. Metz protestant,
c'était Metz inféodé à Berlin.
H. CHÉROT, S J.
1811-1895. Mes Parents, par un Père de la Compagnie
de Jésus. Paris, Téqiii, 18*J7, in- 12, pp. 271. — Prix : 3 fr.
Un fils rassemblant ses souvenirs personnels, et ceux (|ui lui
ont été légués, sur son père, sa mère, ses frères et sauirs, et les
livrant au public, n'y a-t-il pas là de quoi mettre en garde le
lecteur? Oui, sans doute, si le narrateur cédait à la vanité et à
la gloriole en racontant les faits et gestes des siens, «'il cher-
chait à forcer les traits de ces portraits de famille pour les rendre
LXXI. — 27
418 ETUDES
ou plus imposants ou plus attrayants, si de ceux qu'il a connus
et aimés il faisait des héros ou des héroïnes.
Mais rien de semblable dans ces pages que je trouve simple-
ment délicieuses. On les dirait arrachées d'un de ces Lwj-es de
raison, où se consignaient les événements journaliers de nos
vieilles familles, nobles ou bourgeoises, qui se transmettaient de
génération en génération, perpétuant les sentiments de foi et
d'honneur des ancêtres. Ce qui fait le charme de ces registres
domestiques, c'est surtout leur ton de naïve sincérité. Cette qua-
lité règne dans Mes Parents du commencement à la fin et suffit
pour empêcher de confondre ce livre avec les ouvrages de pure
imagination ; car ces derniers, si vécus que semblent être leurs
récits, ne peuvent soutenir, sans faiblir quelque part, les allures
de la simple vérité.
Mais j'aime à croire que notre auteur anonyme ne se serait pas
. décidé à soulever le voile qui recouvrait ces tableaux d'intérieur,
s'il n'avait cru pouvoir y trouver un moyen d'apostolat. Mettant
donc de côté toutes les grandes qualités littéraires de son livre,
je le signale comme une œuvre de grande édification et d'éloquent
enseignement. Deux leçons me semblent s'en dégager et primer
les autres : l'influence de la femme et de la mère chrétienne
dans la famille ; la sublime résignation des âmes chrétiennes en
face de l'épreuve. Madame X. mit en pratique un conseil qu'elle
donnait à une amie : « La femme peut beaucoup, mais à la condi-
tion que rien n'en paraîtra. Ceci est vrai surtout pour vous, qui
êtes fille et sœur. Epouse et mère, c'est presque cela encore. »
Voilà, en deux lignes, toute sa vie, toute sa politique : les âmes
de son père, de son mari, de ses enfants, furent, ou ses
conquêtes, ou le fruit de ses prières et de ses larmes et de son
héroïque patience. Oh ! des mères chrétiennes, quand jamais
plus que maintenant en avons-nous eu besoin! C'est encore la
mère qui donnait aux siens l'exemple de la patience et de la sou-
mission à la volonté de Dieu. Cette famille, si chrétienne, connut
des épreuves bien cruelles pour la nature ; les deuils s'y succé-
dèrent ; quand le père, vénérable vieillard de plus de quatre-
vingt-trois ans, s'endormait pour toujours dans le baiser de
Dieu, il n'avait plus pour l'assister qu'un fils, celui qui nous a
conservé le souvenir de ses vertus ; la pieuse compagne de sa vie
l'avait précédé au ciel de quinze ans. Mais à côté de ces deuils,
REVUE DES LIVRES 419
que d'autres épreuves visitèrent ces solides chrétiens! Le Père X.
les raconte dans leur navrante réalité ; dégagées de tout artifice,
elles nous font pénétrer dans l'insondable mystère de l'action de
Dieu sur les âmes par la souffrance, et dans celui non moins pro-
fond de l'âme chrétienne soutenant héroïquement la lutte contre
l'apparente rigueur du Dieu qu'elle aime et dont elle se sent
aimée.
C. SOMMERVOGEL, S. J.
Souvenirs d'un Prélat Romain sur Rome et la Cour
pontificale au temps de Pie IX, recueillis par Pierre
RociEH. — Paris, Pulois-Cretté, 1896, in-8, 178 pp.
Prix : 3 fr. 50.
Ce volume n'est point ce que l'on peut appeler un livre, il n'en a ni
l'allure, ni l'équilibre de cornposilion. Ce n'est pas une galerie de
portraits, ce qui supposerait que les tableaux sont tous Gnis et repré-
sentent fidèlement ceux dont on a voulu retracer l'image. Ce serait
plut«5t une exposition de silhouettes impressionnistes où l'auteur a
caractérisé par quelques traits la figure du personnage, non tel qu'il est,
mais tel qu'il l'a vu ou voulu voir. Le mot souvenir est exact, car
ce volume a tous les charmes et tous les défauts des souvenirs. II en a
le charme, car il met en lumière des figures dont quelques unes
ont disparu de la scène, et d'autres qui s'y trouvent encore, mais dont
on a oublié les débuts. II en a les défauts. Ces souvenirs bien que
toujours intéressants, sont souvent inexacts et parfois d'une inexac-
titude qu il est difficile de croire involontaire. Quand Mgr Chaillot
trace le portrait du cardinal d'Andréa (page 113), il ne laisse pas
transpirer le soupçon de sa révolte contre Pie IX et donne sur le
Dimittatiir de Rosmini une opinion déjà condamnée alorsqu'il racontait
ses souvenirs; d'autres fois cette inexactitude est un défaut de mémoire.
Par exemple, le cardinal Pitra a vécu quatre ans avec son collègue
l'Eme. de Villecourt (page 109); il fait voter rontre l'infaillibilité page
162) à la IV" session du Concile du Vatican Mgr de Mérode. Mgr
Chaillot avait d'ailleurs jugé prudent à cette époque de mettre la
frontière entre lui et les états pontificaux et ne revint dans la ville
éternelle que lorsque l'occupation italienne lui permit de braver
impunément les justes ressentiments devant lesquels il avait fui. C'est
en 1870 que s'arrêtent les souvenirs. Pourquoi ? Ajout(uis (|u'aux
défaillances de mémoire de Mgr Chaillot, il se pourrait que M. Hocfer
eiit jdint les siennes ; ainsi, (page 2(>) de l'étoupe qu'il fait l)rûler
420 ETUDES
devant le Pape, non à son couronnement, mais à ladoralion des cardi-
naux (page 33) ; et les fiochetd qui sont non pas verts, mais violets, etc.
Ces réserves faites, et il fallait les faire, le livre est attachant malgré
son décousu et ses renseignements incomplets. C'est un kaléidoscope
qui évoque tout un passé déjà lointain, et fait revivre, agir, pai'ler des
Français, actuellement presque tous oubliés et dont quelques uns ont
eu une existence qui semblerait tenir plus du roman que de l'histoire.
L'odyssée de M. Perret à la recherche de sa vocation artistique (page
100) les pérégrinations de Balesteros (page 121) pour aboutir à dire la
messe à Sainte-Marie du Peuple sont des récits presque homériqiies.
Mgr Chaillot ne se borne pas à des souvenirs personnels, il fait de la
haute politique. Sans rappeler son appréciation peu bienveillante de
Consalvi, tantôt il nous parle de la décision des loges de donner la
royauté à Louis-Philippe à certaines conditions (page 128) et des plans
de Napoléon III (page 132) ; tantôt, serrant de plus près son sujet, il
nous met au courant des trahisons qui se glissaient jusqu'au pied du
trône de Pie IX, comme Judas auprès de Jésus au jardin des oliviers
(page 149 et suiv.), et qui ont amené la ruine du pouvoir temporel.
Mais tout cela est raconté comme un souvenir, quand on aimerait voir
ces relations mieux documentées.
Ces quelques lignes indiquent l'intérêt que présente ce volume, mais
si l'on veut en tirer profit, il faudra pratiquer en le lisant le précepte de
Saint Paul « Oinnia autcin probatc, qiiod bontim est tende.
ALBERT BATTANDIER.
Li'Abyssinie en 1896. Le pays, les hahilants, la lutte
italo-abyssine^ par Paul Combes. In-12, 179 pages avec une
carte. Paris, Librairie Africaine et Coloniale de Joseph
André et C.
La conduite chevaleresque du Negus Ménélik II, roi des rois d'Abys-
sinie, les voyages prochains de M. Lagarde, gouverneur d'Obock, de
M. Gabriel Bonvalot, du prince Henri d'Orléans, ainsi que le retour
à la côte des prisonniers italiens mettent TAbyssinie à l'ordre du jour
pour ne pas dire à la mode. M. P. Combes a donc été heureusement
inspiré de donner au public une sorte de compendium, lui permettant
de s'informer, par une lecture de quelques heures, sur tout ce qu'il
importe de connaître de ce très intéressant pays.
Ceux qui voudront approfondir le sujet n'auront qu'à consulter les
ouvrages de fond qui sont indiqués à la fin du volume dans un chapitre
spécialement consacré à la bibliographie.
A. A FAUVEL.
REVUE DES LIVRES 421
I. — Cheu-King. Texte chinois avec une double traduction en
français et en latin, une introduction et un vocabulaire, par
S. Couvreur, S. J. In^" xxxii et 556 pages. Ho-Kien-Fou,
Imprimerie de la mission catholique, 1896. — ^"^
II. — Variétés Sinolog^ques. Pratique des examens mili-
taires en Chine, par le P. Etienne Zi (Sin). S. J. Chang-Hai,
Imprimerie de la mission catholique : orphelinat de Ton-
sè-wè. In-4" ii et 132 pages, avec planches et 42 figures
dans le texte.
I. — Le Révérend Père S. Couvreur, dont nous avons étudié
ici, lors de leur publication, les principaux ouvrages, entr'autres
les dictionnniies et le choix de documents chinois, vient d'ajou-
ter une nouvelle et importante pierre d'angle au monulnent qu'il
élève à la hmgue chinoise. Nous n'avons pas besoin de faire
l'éloge du savant sinologue, dont le choix de documents a conquis
en 1895 le prix Stanislas Julien à l'Institut. Nous le remercions
cependant, tout particulièrement, au nom des étudiants de la
langue mandarine, de leur avoir singulièrement facilité une
besogne toujours ardue, en mettant ii côté du texte chinois la pro-
nonciation figurée. Le latin mis au-dessus de la traduction française
est encore un aide considérable, car il permet de suivre de béaii-
coiq) plus près (pie toute langue vivante la forme de la phrase
<*binoise. Aussi avons-nous souvent conseillé à nos cidlègues
désireux d'avancer rapidement dans l'étude des textes classiques
chinois, de traduire d'abord mot à mot le chinois en latin, puis
de transformer ce di-rnier rn friineais. ;iiiirl:ii< on allemand sui-
vant leur nationalité.
I>e P. Couvreur nous permettra seulement une légère critque :
Pourcpioi n'a-t-il pas fait usage de la liste des noms d'arbres et
di> plantes soigneusement dressée avec leurs noms latins exacts
dans le Cursus litteraturw sinicie, par son très savant confrère en
sinolo«ri(», jo R. P. Zottoli, avec l'aide des non moins savants
naturalistes, RR. PP. Ileucleset Rathouis ? Nous saurions ainsi,
sans avoir besoin de recourir à cet ouvrage, que le Triao est le
Zanthoxijlon et non le poivrier qui ne pousse pas en Chine^ et
que « le K*ao ((/ni) croit sur les montagnes » est l'ailante ou
il liant us gland itlosa .
422 ETUDES
L'impression de l'ouvrage fait le plus grand honneur à l'impri-
merie de la mission, à Ho Kien Fou. La bonne idée qu'on a eue
d'adopter un caractère spécial et fort élégant pour chacun des
textes, en rend la lecture des plus agréables et sans aucune fatigue
pour les yeux, ce qui est une considération des plus importantes
surtout quand il s'agit d'un texte chinois. L'index des caractères
chinois placé à la fin, ajoute encore une facilité de plus à l'étude
de cet excellent ouvrage, qui est déjà fort apprécié des sino-
logfues.
IL — Le père Zi qui nous avait déjà donné en 1894 une excellente
étude sur la « pratique des examens littéraires en Chine « a com-
plété dernièrement sa monographie des études chinoises par un
autre travail non moins approfondi et d'une égale valeur sur la
pratique* des mœurs militaires. La traduction des documents
officiels traitant de la matière est accompagnée de caractères
chinois dans le texte partout où cela a paru utile. Le tout est
enrichi d'une série de planches à part et de 42 dessins dans le
texte.
Les illustrations, sauf quelques croquis extraits des ouvrages
chinois ou japonais, sont dues à l'habile crayon du P. L. Gaillard
et le P. C. de Bussy a mis en français le. texte composé en latin
par l'auteur, ainsi que celui-ci prend soin de nous le faire savoir.
Nous ne pouvons que donner des éloges à cette excellente
monographie sur ce sujet qui n'avait encore jamais été traité.
Aussi le travail du P. Zi vient-il combler une lacune importante
dans les études sinologiques. Nous profitons de l'occasion pour
féliciter les savants missionnaires jésuites des missions du Kiang-
Nan et du Tchili sud-est sur leurs nombreux et intéressants travaux
concernant les arts, sciences et lettres du Céleste Empire. Nous
notons en effet que les Variétés Sinologiques dont le présent
ouvrage forme le numéro 9 promettent de nous donner sous peu
neuf volumes nouveaux, actuellement en préparation, et dont les
plus prochains contiendront l'étude du P. Ilavret sur l'inscription
chrétienne Syro-Chinoise de Si-nganfon. Une série Sino-Orien-
tale nous promet aussi un fascicule sur « les Lolos » par M. Paul
Yial, du séminaire des missions étrangères, missionnaire au
Yunnan.
A. A. FAUVEL.
REVUE DES LIVRES 423
Mémoires de la comtesse Potocka (1794-1820), pu-
l)liés par Casimir Stryienski, avec un portrait en hélio-
gravure et un fac-similé crautographe. Paris, Pion, 1897.
In-8", pp. xxxi-424.
Cet ouvrage, l'un des derniers venus parmi les nombreux
mémoires évocateurs de l'épopée impériale, nous permet déjuger
Xapoléon et son temps avec un « recul » auquel nous ne sommes
guère accoutumés, car si le cœur de la comtesse Potocka, par
ses sympathies, et son style, par son élégance, sont vraiment
français, elle n'en reste pas moins polonaise, petite nièce d'un
roi de Pologne et profondément attachée à ses traditions natio-
nales.
M. Casimir Stryienski nous présente le livre et l'auteur dans
une introduction si consciencieuse et si documentée qu'elle déflo-
rerait une œuvre moins intéressante; mais, dès les premières
pages, l'on est captivé par la grâce aisée du style et l'intérêt des
souvenirs évoqués. Fraîches impressions de jeunesse, paysages
(h' la (hf-ro Pologne, traits de mœurs, portraits familiers et his-
toricjucs jaillissent sous la plume de l'auteur. Les portraits sur-
tout abondent faisant revivre cette Société composite de l'Europe
impériale dont le faisceau de nations se nouait et se dénouait au
gré des alliances sous la main puissante de Napoléon. Les uns
(Mit la grâce légère d'un pastel d'antan, d'autres, plus appuvés,
sont burinés d'un trait énergique : tel celui du Prince de Talley-
rand « malsain d'âme comme de figure ». Le czar .Mexandre,
Murât et ses poses plastiques, la maréchale Davout, le spirituel
prince de Ligne, les Bassompierre, émigrés en Pologne, Ponia-
towski, les Borghèse et vingt autres seraient a citer; dans tous,
la mise en valeur du trait caractéristique décèle en la comtesse
Potocka r « artiste » dont le portrait par Angelica Kaufl'mann
orne le frontispice du volume.
Pour Napoléon, il semble (jue la comtesse, éblouie, n'ait pu
le fixer de sang-froid, et ses souvenirs nous parlent moins de
l'empereur que de la profonde émotion où la jetait chaque entre-
vue avec lui. Klevéeau milieu des détracteurs du régime impérial
et attachée étroitement aux anciennes traditions monarchiques,
cette étrangère, fille de maison souveraine, voue un tel culte au
« parvenu de génie » qu'elle s'écrie en repoussant un projet
424 ETUDES
d'alliance avec le duc de Berry : « Comment sauter de joie aux
victoires de Napoléon, étant la femme d'un Bourbon! «
Un voyage en France permit à madame Potocka de prendre
contact avec sa seconde patrie et fournit à son esprit observateur
une ample moisson de souvenirs. Si les disparates de la société
nouvelle font parfois sourire la grande dame, sa plume alerte
reste toujours bienveillante en les soulignant.
Rappelée dans ses domaines par les devoirs de la maternité,
elle quitte Paris après un dîner à Saint-Cloud qui combla ses
désirs et apprit subitement à la foule des courtisans — voire à
Talleyrand lui-même — le chemin de sa demeure.
Bientôt la nouvelle de l'abdication de Fontainebleau retentit
douloureusement en Pologne et dans le cœur de la comtesse,
mais son culte fidèle, un peu désenchanté devant l'écroulement
des espérances patriotiques fondées par la polonaise sur les
vagues promesses de Napoléon, survécut à la chute de l'Empire.
L'on ne peut s'empêcher d'établir un parallèle entre la fidélité de
ce souvenir désintéressé et les mémoires acrimonieux où se tra-
hit r « indépendance de cœur » de madame de Rémusat.
Les malheurs croissants de sa patrie venant lui ôter « non
seulement le désir mais encore la faculté de s'occuper de ses sou-
venirs » la comtesse Potocka laisse tomber sa plume en arrêtant
brusquement ses « notes » par un mélancolique épilogue.
Ces mémoires, écrits par une femme douée d'une rare instruc-
tion dont le livre de chevet, à quinze ans, était... l'Iliade, n'ont
rien de prétentieux ni de pédant. La comtesse Potocka en deve-
nant écrivain a le rare mérite de rester complètement femme —
et honnête femme, autre mérite en ce temps de mœurs faciles, s'il
faut en croire la franchise qui éclate dans toutes les pages de son
œuvre. Soucieuse de sa propre vertu, elle semble l'être beaucoup
moins de celle de ses contemporaines et sa franchise ne va pas
sans quelque indulgence pour leurs faiblesses les plus regret-
tables; de là certaines peintures trop complaisantes, sinon sca-
breuses, des vices élégants de son époque. A part cette conces-
sion faite aux mœurs du temps, son jugement est d'ordinaire
solide et sûr.
Mais cette impartialité qui juge avec indépendance les défauts
de ses compatriotes et n'épargne pas même le roi Stanislas-
Auguste, son grand oncle, ne ressemble nullement à la rudesse
REVUE DES LIVRES 425
de la princesse palatine ou de la margrave de Baireuth, et sans
penser trouver, comme Delille, dans la Pologne du xvin® siècle,
« des Sarmates habillés en peau d'ours », nous ne laissons pas
d'être surpris d'y rencontrer une iirbanité si délicate et des grâces
si « françaises ».
Aucune tournure exotique ou bizarre ne se glisse en ces sou-
venirs dont le style, pourrait-on dire, « n'a pas d'accent » ; si
parfois leur origine se laissait deviner, ce serait moins par une
incomplète assimilation des ressources de notre langue, que par
certain bonheur d'expressions qu'une plume française n'eût peut-
être pas rencontré.
Lire le livre de la comtesse Potocka, c'est faire, sous la con-
duite d'un séduisant conteur, une instructive promenade à tra-
v<Ms les hommes et les faits du commencement de ce siècle, en
y découvrant parfois, de ci, de là, quelques petits côtés ignorés
de rilistoire.
ÉD. GALLOO.
Le Transvaal et la Chartered, par Meumeix. In-12,;il8 pp.
Paris, Ollcndoiir, \S\)1.
Livre curieux et intéressant compte rendu de deux voyages faits au
Transvaal par l'auteur. On y trouvera sur la situation politique ri éi-o-
nomique du Transvaal, sur les raines d'or, sur l'avenir du pays. im.
foule de détails, pris sur le vif, qu'on chercherait vainement aillcur.s.
J. FORBES. S. J.
Auteurs grecs, latins, français. Éludes critiques et ana-
lyses |)ar L. Levhailt, professeur au Lycée d'Angers. /.
Auteurs grrrs. Paris. P. Dolaplane, 1 vol. de viii-^V^'f
pages.
A peine appli(|ue-t-on dans l'Université les programmes de
1895, et voici déjà des manuels en vue du nouveau baccalauréat.
Heureusement, ils paraissent meilleurs que ceux des programmes
antérieurs ; mais ce sont toujours des manuels, et il resterait u se
demander, avant d'en parler, si ce sont des livres utiles ou nuisi-
bles, et si les connaissances qu'y puLsent les bacheliers suihscnl
à leur donner l'intelligence des beautés antiques.
426 ETUDES
Après tout, ce n'est là qu'une très vieille discussion, et je ne
m'y engage pas après tant d'autres.
Le volume de M. Levrault relatif aux auteurs grecs est certaine-
ment aussi bon que peut l'être un ouvrage de cette sorte. Ce n'est pas
un livre savant ; ce n'est pas même toujours un livre très au cou-
rant de la science la plus récente ; mais qu'importe aux futurs
bacheliers ? Il s'y trouve des analyses, ces précieux résumés, si
commodes à qui n'a pas eu le temps de préparer un auteur, si
utiles pour les dissertations écrites, si propres enfin, pendant
l'oral, à laisser croire à l'examinateur que le candidat a lu tout
son programme. Et ces résumés, je me plais à le reconnaître,
sont clairs, sobres et faciles à lire ; un peu trop rapide, cepen-
dant, celui de l'Odyssée : trente lignes pour les quatre premiers
chants, c'est presque l'analyse des sommaires de l'édition Pierron.
En revanche, d'autres résumés me semblent excellents: par exem-
ple celui de Médée (p. 125 et suiv.) fort bien divisé selon les
parties dramatiques de la pièce ; celui de VAnabase, etc.
A ces analyses, je préfère de beaucoup encore les études litté-
raires qui les accompagnent ; on y trouve du goût, de la méthode ;
l'exposition est faite en bon style, et agrémentée de citations
amenées à propos. Ceci sent moins que les analyses le manuel de
baccalauréat, et rendra aux élèves des services plus réels, non
seulement pour la fabrication de leurs devoirs, mais surtout pour
la connaissance et l'appréciation des œuvres grecques. Quelques-
unes de ces « études littéraires » inspireront peut-être même aux
candidats le désir de lire le texte.
Des notices biographiques, pas trop sèches, quoique très
brèves, commencent les différents chapitres du livre ; des sujets
de devoirs les complètent: on le voit, M. Levrault s'adresse
même aux professeurs, et ceux-ci lui seront reconnaissants de
leur fournir des textes, souvent nouveaux et ingénieux.
Une petite remarque en terminant. M. Levrault analyse dans son
dernier chapitre le Songe on le Coq de Lucien : il y a là une légère
erreur, commune à quelques éditeurs. Ce n'est pas de ce dialogue
qu'il s'agit dans les programmes, mais bien de l'autobiographie de
Lucien, où il nous raconte ses débuts, et qui est aussi intitulée le
Songe. Il est vrai que le texte de l'arrêté ministériel de 1895
prête à l'ambiguité.
P. M. -T.
REVUE DES LIVRES 427
Xià-Haut, par Edouard Rod. Paris, Perrin, 1897. In-18, pp.
364. Prix:3fr. 50.
A lire le volume de M. Rod il semble que la brise piquante et
salubre des glaciers passe soudain à travers la littérature malsaine
et faisandée des « romans parisiens ». Des romans, peu ou point
dans ce livre, mais en quelque sorte la « monographie » — très
littéraire — d'un agreste village de la Suisse ignorée. L'intrigue
qui se noue à travers ces superbes descriptions des Alpes valai-
sanes est d'une extrême ténuité et les personnages principaux,
perdus dans les grandioses paysages de « Là-Haut », n'ont guère
qu'un caractère épisodique.
Julien Sterny, triste héros d'un drame passionnel dénoué en
cour d'assises, vient promener et calmer ses douleureux souvenirs
en un séjour à Vallanches, pittoresque coin du Valais encore
oublié par les brasseurs d'affaires, les ingénieurs et les hôteliers.
Les hasards d'une table de pension le rapprochent d'une jeune
fdle, Madeleine Vallée, w trésor » gardé par une vieille tante
égoïste et rapace qui lorgne la fortune de sa charmante nièce et
reçoit à coups de boutoir les prétendants possibles à sa main.
Après quelques mois de séparations, de malentendus et de luttes
intimes, l'idylle se dénoue, selon la formule obligée, par le
mariage attendu.
Plus intéressants, parce qu'ils touchent de plus près au vérita-
ble sujet du livre, sont les autres personnages qui gravitent en ce
cadre alpestre, notables habitants du petit village valaisan, parmi
lesquels: David Clevoz, dit Vieille-Suisse, montagnard endurci,
fidèle aux antiques traditions et aux mœurs d'autrefois ; le pro-
fesseur Volland, alpiniste déterminé et amoureux passionné de
la montagne; M. de Ravogne, descendant des anciens seigneurs
du pays, capitaliste entreprenant, lanceur d'hôtels à succès qui
médite de faire de ce paisible coin de Suisse une nouvelle station
à la mode.
La conquête de Vallanches, tel pourrait être le titre du volume
et l'on comprend, devant le spectacle de cette lutte du présent
contre celle du passé, le culte fervent de M. Rod — qu'il est
permis de reconnaître sous les traits de Volland — pour ces
belles Alpes inviolées menacées par l'invasion du « progrès »
moderne. Nous souffrons avec lui en voyant l'immorale griserie
428 ETUDES
de l'or s'emparer des frustes intelligences des montagnards,
gens simples et droits, réduits par la faconde et la « poudre aux
veux)) du faiseur d'affaires. Soudainement favorisé par un incen-
die, Ravogne voit les naïfs Valaisans transformer leurs chidets
en « maisons de rapports )) et Vieille Suisse lui-même consentir
à édifier un hôtel sur les ruines du chfdet des ancêtres ; Ravogne,
«l'homme de proie )) le laisse s'endetter jusqu'à la ruine, mène
l'affaire tambour battant et, le tenant par l'argent prêté, rachète
l'hôtel à vil prix. Désormais, Yallanches est conquise !
Les coups de cognée sous lesquels ces bûcherons du progrès
font disparaitrelesvestiges du passé retentissentmélancoliquement
dans le cœur de M. Rod qui défend « ses belles Alpes » avec une
véritable éloquence.
De style nerveux et solide, quelquefois un peu compact, son
livre renferme d'admirables pages, vrais « morceaux choisis »
dignes de quelque anthologie. Avec quelle ferveur il chante ses
montagnes inspiratrices des nobles passions ; quel charme agreste
dans certains passages ciselés avec une tendresse particulière sur
le (( noble vin )) du Valais, les légendes de l'Alpe et les traditions
des bergers valaisans, les fêtes du pays où revivent des coutumes
séculaires et surtout, et toujours, les Alpes qui lui inspirent des
descriptions d'une étendue et d'une clarté merveilleuses, tout
imprégnées de la pénétrante poésie de la montagne.
Dans cette éloquente protestation contre la Suisse des mercanti
et des tenanciers de casinos, c'est vraiment «Là-Haut » que l'au-
teur nous conduit, loin des vices élégants et de la corruption
cosmopolite, dans la fortifiante atmosphère des sommets.
ED. GALLOO.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
Avril 11. — A Vouziers (Ardennesl, M. Hubert, républicain, est
élu député, en remplacement de M. Bourgoin, décédé.
— A Mamers i Sarthe), M. d'AilIières, conservateur, est élu député,
en remplacement de son neveu, M. d'AilIières, décédé.
— A la nouvelle de l'entrée des insurgés thessaliens sur le territoire
turc, le Sultan avait envoyé à Edhem-Pacha l'ordre de passer la
frontière. Les ambassadeurs des puissances ont obtenu le retrait de cet
ordre, mais la Porte leur adresse une protestation où elle attribue à la
Grèce l'initiative de la guerre.
12. — Au Vatican, le Souverain Pontife reçoit l'envoyé extraordi-
naire, qui vient lui aimoncer l'avénenient du nouveau Scliah de Perse.
13. — Trois officiers allemands, le général de division Grumkow,
le général Hrockdorf et l'amiral von Hofe, reçoivent ofnciellement,
après autorisation de l'empereur, des postes importants dans l'armée
et la flotte turques.
14. — On a des nouvelles de la mission Lagarde en Abyssinie. Le
négus lui a fait le meilleur accueil et a exprimé chaleureusement ses
sympathies pour la Krance.
15. — Des soldats Marocains ayant violé la frontière algérienne et
tiré sur des goums arabes, le gouvemenr général de l'Algérie a dû
envoyer des troupes et demander réparation au Sultan. Après quel-
ques hésitations celui-ci a donné toute satisfaction ; une ambassade
marocaine se rendra prochainement à Paris.
l(î. — Mgr Belmont, évéque de Clermont-Fcrrand, adresse aux
communautés rdigifuscs victimes du fisc, la lettre suivante d'un carac-
tère tout épiscopal :
Aux Supérieures des Sœurs de la f'isilation, de Sainte- Ursule, de
Saint-Joseph, du Bon-Pasteur, de la Miséricorde, de Notre-Dame
et du Bon-Secours de Ciermont.
Mes bonnes Sœurs,
Vous m'informez de la condamnation de vos Congrégations, par le tribunal
civil do Clcrmonl. k payer pour droit d'accroissement et d'abonnement
divcrsoH sommos formant un total exorbitant.
Celle nouvrllo m'afflige parce cpi'ellc cbI humiliante pour mon pays; mais
clic ne me surprend pa», malgré la justice cvidcnlc de votre cause.
Vous pensiez qu'en France on ne saurait dtrc tenu à un impôt spécial à
430 EVENEMENTS DE LA QUINZAINE
raison de ses rapports de conscience avec Dieu. Le jugement qui vous frappe
suppose le contraire.
Comment une loi a-t-elle pu être faite de telle sorte qu'un tribunal puisse
en tirer de pareilles sentences? Le spectacle auquel nous habituent nos
assemblées délibérantes ne nous permet pas, hélas! de nous en étonner.
Maïs est-ce bien là le dernier mot de la justice ? Je ne le crois pas.
Notre époque a la tristesse de voir succomber, par la faute des puissants,
les causes les plus justes. Tandis qu'en Orient le Turc musulman, protégé
par les navires de l'Europe, écrase dans le sang l'Arménie chrétienne, la
cause des Congrégations, qui est celle de l'égalité et de la liberté, succombe
en France sous une législation qui méconnaît tous les principes de la Cons-
titution et du droit public. Mais ce ne saurait être la fin du christianisme en
Orient, ni des Congrégations en France.
Tout ce qui est chrétien suit la loi de son chef. De sa condamnation, de ses
souffrances, de sa mort, Jésus-Christ a fait le principe de toute civilisation
et de tout salut pour le monde. Dans les épreuves actuelles, vos Congréga-
tions puiseront une nouvelle sainteté, une nouvelle puissance pour le bien.
Je compte pour cela sur la vertu divine de la Croix; je compte aussi sur la
générosité et le bon sens français qui ne savent pas s'obstiner dans la voie
de l'injustice, de l'oppression du faible, de la violence contre de saintes
femmes.
L'opinion publique comprend de plus en plus que si vous refusez, avec un
tel ensemble, de payer les impôts spéciaux établis pour vous écraser, ce
n'est point par révolte contre des institutions dont la forme vous est par-
faitement indifférente, mais c'est uniquement parce que vous savez bien n'avoir
rien fait pour mériter d'être écrasées, et que vous avez foi au règne final
de la justice en France.
Pour avoir le droit de vous reprocher de ne pas payer les droits d'accrois-
sement et d'abonnement, sans parler de l'impôt sur le revenu, il faudrait
d'abord les payer soi-même, or on sait bien que personne ne les paye.
L'opinion publique flétrirait, alors même que l'Eglise ne les excommu-
nierait pas, vos spoliateurs et leurs complices. Nul ne voudrait, en mettant
la main sur vos biens qui sont ceux de l Eglise et des pauvres, encourir les
malédictions terribles qui s'attachent aux personnes et aux familles des
injustes détenteurs du bien d' autrui.
Votre cause est trop noble et trop juste pour que j'ose vous plaindre; j'ai
plutôt lieu de louer votre fermeté et de vous féliciter de la sympathie uni-
verselle que la présente épreuve excite en votre faveur.
Le Sauveur, à pareil jour, priait pour ses bourreaux : ils ne savent,
disait-il, ce qu ils font. Comme lui, vous prierez pour vos persécuteurs, ce
sera toute votre vengeance, et Dieu, en vous protégeant, leur épargnera, je
l'espère, un grand sujet de remords et de honte.
C'est dans cette confiance que je vous bénis.
Clermont, Vendredi-Saint, 16 avril 1897.
■j- Pierre-Marie,
Evêque de Clermont.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE 431
On a fait courir le bruit que le ministre des cultes allait déférer
l'évêque de Clermont au Conseil d'Etat. Aucun document officiel n'est
venu confirmer cette rumeur.
17. — On conçoit quelques inquiétudes du côté du Siam. Les
Siamois se sont livrés à des violences, non seulement sur des Cambod-
giens, nos protégés, mais sur des consuls étrangers.
18. — La guerre est officiellement déclarée entre la Grèce et la
Turquie. Les gouvernements grec et ottoman remettent aux puissances
des notes dans lesquelles ils se renvoient l'accusation d'avoir rendu les
hostilités nécessaires. Les premiers succès sont pour les Grecs, grâce
à leqr artillerie.
19. — Au Vatican, tenue d'un consistoire secret et semi-public,
dans lequel le Souverain Pontife crée quatre cardinaux : LL. EE. José-
Maria-Martin de Herrera y de la Iglesia, archevêque de Saint-Jacques
de Corapostelle; Pierre-Hercule Coullié, archevêque de Lyon; Joseph-
Guillaume Labouré, archevêque de Rennes; Guillaume-Marie Romain
Sourrieu, archevêque de Rouen. Sa Sainteté pourvoit ensuite des
sièges métropolitains et épiscopaux parmi lesquels : \a Eglise métropo^
litainc de Bourges, pour Mgr Pierre-Paul Servonnet, transféré de
l'évêché de Digne; et les Eglises cathédrales de Séez, pour Mgr Hardel,
évêque titulaire de Parium, ancien auxiliaire de Bourges; de Rodez,
pour Mgr Germain, curé de Saint-lîaudile, à Nîmes; de Digne, pour
Mgr Hazera, curé de Sainte-Marie de la Bastide, à Bordeaux.
— Le Président de la République française part pour un voyage
officiel au cours ducjiid il visitera La Horhe-sur-Yon, Nantes, Saint-
Nazaire, les Sables d'OIonne, Rochefort, Saintes et La Rochelle.
— Ce soir, dans la salle de la Société de Géographie à Paris, se
trouvait réuni un public nombreux, international, en majorité catholi-
que. Beaucoup comptaient assister à la confusion dès PP. Gruber et
Portalié, S. J., ot do MM. G. Bois, E. Tavernier et autres négateurs de
l'existence de Miss Diana Vaughan, célèbre palladiste convertie. Les
autres voulaient voir de leurs yeux quelle fantasmagorie, plus ou
moins ingénieuse, aurait imaginée Léo Tazil pour mettre fin à sa mys-
tification, en gardant du moins la réputation d'un comédien habile.
Déception générale. Avec une impudence achevée, ou plutôt avec une
absence totale de sens moral, M. Gabriel Jogand-Pagès, dit Léo Taxil,
a déclaré que toute sa vie d'apparence chrétienne, depuis sa con\'crsion
jusqu'à la préparation de la séance actuelle ainsi que toutes ses pro-
ductions « anti-maçonniques », y compris le Diable au X/.V siècle et
les Mémoires de Diana Vaughan, n'avait été qu'une infâme imposture.
20. — L'empereur d'Allemagne se rend à Vienne sous prétexte
d'assister à une grande revue, en fait pour conférer avec l'empereur
432 ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
d'Autriche; au moment où celui-ci va se rendre à Saint-Pétersbourg.
— La Guerre : Les Turcs ont repoussé les Grecs des postes
avancés qu'ils avaient d'abord occupés sur le territoire ottoman, du
côté d'Elassonaet ont pénétré, à leur suite, sur le territoire hellène.
21. — Le comte Mouraview, gérant du ministère des affaires étran-
gères de Russie, adresse aux autres puissances une circulaire deman-
dant l'entente sur trois points : 1° Maintien des décisions déjà prises à
l'égard de la Crète ; — 2" La résolution de ne pas permettre que
l'agresseur, grec ou turc, tire avantage de son agression ; — 3'^ Aucune
intervention d'une puissance quelconque ne devra se produire, qui ne
soit réclamée par un des belligérants.
Ce troisième point soulève quelques difficultés de la part de l'Angle-
terre.
22. — En se rendant aux courses, le roi d'Italie est assailli par un
anarchiste, nommé Acciarito. Le roi a pu heureusement éviter le coup
de poignard.
— La flotte Turque, ne pouvant tenir la mer regagne le Bosphore ;
en revanche l'armée de terre avance sur toute la ligne en Thessalie.
23. — Aujourd'hui a lieu la remise de la calotte rouge aux trois
nouveaux cardinaux français.
— Osman-Pacha, le vainqueur de Plewna, est nommé général en
chef de l'armée ottomane.
24. — Les Grecs évacuent Larissa. Les Turcs prennent l'offensive
en Épire.
— Hier et aujourd'hui, avec l'autorisation du ministre de l'Instruc-
tion publique, s'est tenu, à Paris, un Congrès des Professeurs de
l'Université. Les décisions principales se réfèrent à la périodicité
annuelle de ces réunions ; au maintien du baccalauréat ; à l'importance
à donner au livret scolaire.
25. — L'Empereur d'Autriche se rend à Saint-Pétersbourg.
Le 25 avril 1897.
Le gérant: C. BERBESSON
Imp. Yvcrt e Tcllier, Galerie du Commerce, 10, k Amiens.
UN MONUMENT DE LA FOI DU SECOND SIÈCLE
L'ÉPITAPHE D'ABERGIUS'
L'édification des fidèles, comme la foi de TÉglise, n'a
besoin que de la vérité. C'est ce que n'a pas toujours com-
pris le zèle indiscret des hagiographes byzantins, qui ont
enjolivé à leur mode — faisant droit en cela au goût de
leurs contemporains — la vénérable nudité des Actes pri-
mitifs. D'où ces récits chargés d'incidents romanesques,
ou auréolés d'un merveilleux de mauvais aloi, qui trahissent
d'abord leur origine ap'ocryphe. Mais cette végétation
parasite cache presque toujours les matériaux authenti-
ques des vieux édifices, et c'a été la gloire de la nouvelle
école d'archéologie chrétienne d'en reconnaître et d'en
reconquérir les assises au moyen des découvertes épigra-
phiques ou monumentales. C'est un fait désormais établi
qu'il n'est guère d'Actes de martyrs don^ l'histoire n'ak à
profiter.
11 ne faut pas trop en vouloir cependant aux érudits des
siècles derniers, si, privés des secours archéologiques dont
nous disposons, ils ont rejeté en bloc certains récits qu'une
critique mieux outillée sait utiliser. Ce fut le cas de Tille-
1. La bibliographie serait iiiGnic. Je cite, comme m'ayant surtout servi
dans celte élude : Acta Sanclorum Octobr. To. IX, p. 485 sqq ; Pitra :
Spicilegium Solesm. To. III, p. 499-545; de Rossi : Inscriptiones christiarue
sec. VII antiquior. II. 1 (1888), p. XII sqq. — Abbé Duchcsne : Revue Quest.
Ilist. (Juillet 1883) p. 5-34, Mélanges de l'École de Home (1895) tiré ii part
35 p. ; Lightfoot : The ApostoUc Fathers (2 éd. 1889) p. 493 sqq., 725 scjq. ;
Wilpcrt: /<>ac/io ^anj5 (1896); Marucchi : Nuove Osservazioni sulla iscrizionc
di Abercio [Nuovo Bullettino... 1895, p. 17-41). — Harnack : Zur Abcrcius
Inschrifl (Texte und Untersuchungen XII. 4, 1895) ; Albrecht Dielerich :
Die Grabschrift des Aberkios (Leipzig 1896, 54 p.) ; plu» nombre darliclcs
qa'oD trouvera cités plus bat.
LXXI. —28
434 UN MONUMENT DE LA FOI DU SECOND SIECLE
mont en face de la Vie d'Abercius. Ce morceau, fort
ancien dans sa rédaction primitive*, a été vers le x" siècle
introduit, avec des remaniements sans doute, par le célèbre
logothète Syméon Métaphraste dans la vaste collection,
hagiographique à laquelle il n'a manqué que la critique pour
être la première ébauche des Acta Sanctorum de nos Bollan-
distes. Telle quelle, et quoiqu'il en soit de l'époque où l'on
doive placer sa rédaction définitive, ^ la pièce est inté-
ressante.
En voici la substance ^ : Abercius était évêque d'Hiérapolis
en Petite-Phrygie quand un édit de l'empereur Marc Aurèle,
{161-180), ordonnant de sacrifier aux dieux, fut publié dans
sa ville épiscopale. A cette nouvelle le saint, exalté par un
songe céleste, va droit au temple et brise les idoles. On
devine l'émotion populaire. Abercius averti de fuir, non
seulement s'y refuse, mais sort -sur la place publique et
prêche ouvertement la foi chrétienne. Sa hardiesse va lui
coûter cher, quand trois possédés détournent l'attention de
la foule par leurs cris lamentables. Abercius les délivre, et
par ce prodige, calme le peuple qui se convertit en masse.
Suit le narré d'autres miracles, au cours desquels un démon
prédit au saint le ^voyage de Rome.
En effet, Lucilla, fille de Marc Aurèle, est obsédée par le
malin esprit. L'empereur, averti surnaturellement, mande
Abercius par lettre et lui envoie des messagers qui pas-
sent à « Synnade, métropole de Phrygie, « emmènent le
saint évêque et le conduisent à Rome. Il y guérit Lucilla, et
pour affirmer son pouvoir sur les démons, leur ordonne de
transporter à Hiérapolis un autel de pierre qui se trouvait
1. Le professeur W. Ramsay,,.se fondant sur le contenu de la Vie, et la
mutilation, d'après lui intentionnelle, de l'inscription, date ce premier récit de
380 environ (Lightfoot : S. Ignatius, p. 499-500).
2. On sait que la chronologie de Syméon est fort obscure, et que les nou-
velles recherches, en ébranlant l'opinion jusque-là admise, d'Allatius, ne
lui ont rien substitué de certain. Voir H. Delehaye : Revue Quest. Ilistoriq.
Avril 1893, p. 73-85, — Comment un savant tel que M. Harnack, qui date
« vraisemblablement » la Vie d'avant le F<^ siècle, peut-il en attribuer la rédac-
tion au Métaphraste ? [Zur Ahercius-Inschrift -ç. 5, et note).
3. Je résume d'après l'édition des Bollandistes (To. IX Oclobr., p. 491
sqq.) qui ont amendé le texte des Anecdota de Boissonade.
L EPITAPHE D'ABERCIUS 435
là. Lui-même quitte Rome, traverse la Mésopotamie en
extirpant sur son passage Thérésie de Marcion des villes où
elle s'était implantée. Revenu à Hiérapolis il y prépare* son
tombeau, dicte une épitaphe à graver sur la pierre merveil-
leusement transportée — épitaphe transcrite à cette place
par le biographe — et meurt saintement.
Ces faits dans leur ensemble, et beaucoup plus certains
détails que j'ai élagués, semblèrent justement suspects aux
critiques. Baronius hésite, Tillemont passe condamnation,
motivant son verdict sur des considérants qui pouvaient
sembler invincibles alors *. Il a beau jeu en effet quand il
note les « circonstances qu'on ne saurait guère regarder que
comme des impertinences et des fables». Quant à la subs-
tance même de l'histoire, il croit la ruiner par ce fait qu'on
ne saurait trouver de place pour Abercius sur le siège épis-
copal d'iliérapolis, entre Papias et saint Apollinaire. On verra
plus bas qu'en penser. L'épitaphe l'inspire plus mal encore.
Guidé par des raisons subjectives 2, il la rejette, comme
cadrant mal avec l'humilité d'un vieil évoque et d'un saint.
La cause cependant ne finit pas là, et le texte épigraphi-
que, qui avait scandalisé le docte Janséniste, continua d'in-
téresser les savants. Dom Pitra, lui trouvant une saveur de
symbolisme primitif inconnue aux apocryphes, l'isola,
l'étudia, y découvrit avec son habituelle sagacité une pièce
grossièrement versifiée, et finalement publia, en collabora-
tion avec F. Di'ibner, un texte amendé qui pouvait sembler
définitif ^. La critique textuelle avait dit en effet son dernier
mot, mais les monuments allaient parler.
En 1882 un jeune voyageur écossais en mission scienti-
fique, M. W. Ramsay, trouva dans une vallée de la Petite-
Phrygic, près du site de l'antique Synnade, une inscription
sur laquelle il put déchiffrer ces mots : *
1. Le Nain de Tillemont : Mémoires sur l'Hist. EccU. (éd. Bruxelles
1732, To. II p. 137, 298-299).
2. C'est la remarque des Bollandistes. To. IX OctObr. p. 491. F.
3. Spicilcgiuni^olesmcnse, III, 533.
4. On peut voir une reproduction phototypîque de la pierre originale,
d'après un estampage, dans Duchesne : L'épitaphe d'Abcrcius, (1895) pi. I
du tiré à part. ^
436 UN MONUMENT DE LA FOI DU SECOND SIECLE
Citoyen d'une ville distinguée, j'ai édifié ceci
Vivant, afin d'avoir. . . une place pour mon corps. *
Mon nom est Alexandre, fils d'Antoine, disciple d'un saint Pasteur.
Que nul ne superpose une autre tombe à la mienne,
Sinon il versera au fisc Romain deux mille pièces d'or.
Et à ma chère patrie Hieropolis mille pièces d'or.
J'écrivais l'an 300, le sixième mois, vivant.
La paix aux passants qui se souviennent de moi !
Cette épitaphe à claùsiile chrétienne fut publiée dans le
Bulletin de l'École Française d'Athènes. M. Tabbé Duchesne
et M. de Rossi remarquèrent aussitôt qu'elle reproduisait
une partie de la fameuse inscription d'Abercius. Le plagiat,
en pareille matière, n'était pas sans exemple- et la preuve-
que la copie était du côté d'Alexandre fut établie par ce fait
que son nom forme une énormité prosodique là où celui
d'Abercius cadre sans peine avec le vers. ^ Mais l'inscription
déchiffrée par M. Ramsay était datée de Fan 300 (ère Phry-
gienne, c'est-à-dire 216 après Jésus-Christ). Ce monument
atithentiquait donc d'une manière éclatante l'épitaphe
d'Abercius, et du même coup rendait probable la véracité
du noyau primitif des Actes. Antérieure notablement à celle
d'Alexandre-, l'inscription funéraire de l'évêque phrygien se
plaçait naturellement aux environs de l'époque de Marc
Aurèle, assignée aux gestes d'Abercius par le biographe
anonyme.
La cause de l'authenticité, si bien servie par cette décou-
verte, fut définitivement gagnée l'année suivante. Par une
bonne fortune, à laquelle il osait lui-même à peine croire, ^
le même explorateur trouva près d'Hiéropolis, encastrée dans
le mur intérieur du passage conduisant aux bains des
hommes, une pierre sur laquelle il lut une partie de l'ins-
cription même d'Abercius. Ceci tranchait la controverse, et
résolvait en même temps la difficulté qui justifiait le plus les
é
1. Ce vers est complété par la cheville cpavîpw; qu'on pourrait peut-être
traduire par : au su de- tous.
2. Duchesne : Revue Quest., Historiq. Juillet 1883, p. 15^
3. Lightfoot : S. Ignatius (2. éd.), p. 495, note.
4. On peut voir un fragment de la lettre qu'il écrivit alors à M. S. Reinach,
dans la Revue Critique, 14 Dec. 1896, p. 448.
L'ÉPITAPHE D'ABERCIUS 437
défiances des anciens critiques. Abercius était évêque
d'Hiéropolis, * dans la vallée du Lycus, près de Synnade,
en Phrygi'î salutaire : il n'y avait donc pas à lui trou-
ver de place sur le siège épiscopal d'Hiérapolis, en
Phrygie pacatienne. ^ Abercius était contemporain d'Apol-
linaire, nullement intermédiaire entre lui et Papias. Un
autre détail, apparemment presque insignifiant, confirmait
la justesse des indications de la Vie. L*hagiographe parle
des thermes sis auprès de la ville d'Hiérapolis. On voyait là
une erreur parce que, dans la ville bien connue d'Hiérapolis,
les bains chauds sont dans l'enceinte des murs ; or, M.
Ramsay constata qu'à Hieropolis, les bains se trouvaient
non pas à l'intérieur, mais auprès de la ville. ^ ,
Cependant les trouvailles de l'heureux chercheur mettaient
en émoi le monde savant. L'importance de l'épitaphe, dont
l'authenticité désormais était certaine, fut mise en relief
par l'abbé Duchesne et le commandeur de Rossi, qui la
baptisa, dans son enthousiasme, du nom de « Reine de^ ins-
criptions chrétiennes ». Au moment du jubilé épiscop^al de
Léon Xlll, sa Ihrutesse Abdul-Hamid II, cédant gracieuse-
ment aux suggestions qui lui furent faites, offrit au pape le
précieux fragment. Mgr Azarian, patriarche des Arméniens
catholiques, le présenta en ces termes au Saint-Père, le 21
février 1893 : « Sa Majesté impériale le Sultan a daigné
accueillir favorablement la prière que je lui adressai d'en-
voyer cette pierre, en son auguste nom, à Votre Sainteté.
J'ai donc l'insigne honneur de présenter à Votre Sainteté
cette pierre importante qui sera la Vasilissa^ la reine du Mu-
sée Chrétien. »* M. Ramsay, qui avait emporté à Aberdeen
le premier fragment retrouvé par lui, eut la courtoisie de
s'en dessaisir, et les deux morceaux rapprochés occupent
aujourd'hui une place d'hpnneur dans le musée Pio-Late-
1. j>I. Ramsay croit que le nom primitif de cette ville ëtait aussi HiërapoUs,
mais que la prononciation semi-barbare des habitants l'avait modifié.
[Expositor : 1889, p. 253 sqq.)
2. Sur les deux Phrygics, et leurs métropoles respectives de Laodicëe et
de Synnade, voir Duchesne : Revue Quest. Uistoriq., juillet 1883, p. 16 sqq.
3. Lightfoot: S. Ignatius (2. éd.), p. 495.
4. Revue des Quest. actuelles. 5 Mars 1893, p. 293. ,
438 UN MONUMENT DE LA FOI DU SECOND SIECLE
ranense^ parmi les plus vénérables monuments des pre-
miers âges chrétiftis.
II
Tel est l'historique de cette pierre fameuse, qu'il nous
faut maintenant déchiffrer. On sera heureux d'en trouver ici
le texte intégral, restitué avec tout le soin possible par
M. l'abbé Duchesne. Les majuscules indiquent les lettres
subsistantes de l'inscription originale, et l'exactitude du
reste, emprunté aux divers manuscrits des Actes, est suffi-
samment garantie par les parties qu'on a pu contrôler. J'ai
ajouté en note les variantes principales des éditeurs les plus
récents, et les leçons notables des manuscrits, relevant sur-
tout les lectures où se fonde l'interprétation païenne que je
discuterai plus bas. Dans la traduction qui suit, et pour
laquelle je suis très redevable à M. l'abbé Duchesne, j'ai
gardé l'ordre des vers de l'original*.
'EîtXsXTTjç x6Xe(i)Ç h TCoXlTYJÇ TOUT* èîwOlYjja
Çwv t'v* î-^ù xaipw ffwjxaxoç è'vôa Oicriv. «••
ouvofj!.' 'Aélpxtoç wv, h [ji.a6Y;T7jç rot[ji.évoç «yvoîî
ûç ^'oQy.ti Trpo6âT(i)v à-^i\<x<; lç)tcvf xs^ioiç xe,
s èçGaXp-oùç oç tyt\ [xsyaXouç xâvTT) xaôopwvTaç'
ouTOç Y^P H-' sSiSa^s •^çiÔL]x}^ot.i!X xiaxa, •
1. On peut voir une très belle photographie de la pierre, à la grandeur de
l'original, dans le Nuovo Bullettino di Archeologia Cristiana, 1895, tav. III
— VI. La reproduction a été dirigée par le professeur O. Marucchi.
Codd = manuscrits, A = inscription d'Alexandre, Ro = de Rossi (/«s-
cript. Christianœ II. ii, p. XII sq.), Du = Duchesne {L'épitaphe d'Abercius
p. 5), Ra = Ramsay (ap. Dieterich loc. cit.),} Li = Lightfoot [The apostolic
Fathers, 2 éd., II. I, p. 478 sqq.), M = Marucchi [Nuove Osservazioni.. p. 22
sqq.), W = Wilpert [Fractio Partis p. 116-117), Lg. = L'mgens[Zeitschrift fur
Kath. Theolog. 1896, p. 314), H = Harnack [Zur Abercius-Inschrift p. 4),
Di = Dieterich [Die Grabschrift des Aberkios p. 6 sqq.)
Vers 1. nOAlîlTDî A.
2. xaipw Codd, <I>ANE[pw;]Â..
3. o3v6[x' 'AXéÇavîpo; 'Avt[w]v{ou A.
5. Quelques Codd. ont Trâvr*.
6. Après Pitray,M. Lg. W etc. suppléent [rà Çw^;] ifpau.p.aT*. ; Ra [ît^âuxtûv].
LÉPITAPHE D'ABERCIUS 439
EIS PDMHv cq £Z£H.'}£v EMEN BASIAetav âepy;c7ai
KAI BASIAIScrav l$£îv -/?u^a TOAON XPuwtcéSiàov.
AAON AEIAON èxsi lo^^ir^pk'* 2:<ï)PArEIAAN Exsv-ra
10 KAI 2TPIIIS nE5cv eT^ov KAI A2TEA HAvTa, viWiv
ET'î>PATHN AIA6iç- -::avTH AESXON STNOTraBsûç
naTAON EXQN EnO zISTIS zivTYi ZlT,pzf,^e,
KAI nAPE0HKE Tpcî^rjv HANTH IXOTN Azb 7:Y;-r>5ç
nANMErE0H KA0apbv, iv EAPAEATO HAPeEvo; à^^-^i
15 KAI TOYTON EIlE^toxi çiAOIS E20£iv Su TravTCî,
cîvcv )rpT;(7-bv é}(OU(ja, xépaffjxa îiîcuaa ji.6t' âptoy.
TajTa -ape(r:à)î eî-ov 'A6fpxtoî wîs Ypaçïjvai.
. é65cp.r,xc!r:3» Itcç xai îsÛTEpsv -^^sv àXT^OtÔç.
Ta!30' ô vcoiv eO^aiô' ûrsp 'ASîpxt'ou ::5î ê auvwîs;-
30 Oîi |/fvT5i TJix6ci) Tiç £iaû 2Tspcv Èravo) ÔT^^aei'
€'. 5' CUV, 'Pwjxaiwv TajjLefo) Oi^,jei 2i7j(0.ia ^puTa
xai XP^i"^'?) 7î3f:pt?i 'lepsziXet "/Oaa ^(puaà.
Citoyen d'une ville distinguée j'ai édiflé ceci
Vivant, afin d'y avoir un jour la place de mon corps ;
Mon nom est Abcrcius, disciple du saint Pasteur
Qui pait ses troupeaux de brebis par monts et plaines,
s Qui a de grands yeux atteignant partout :
C'est lui qui m'enseigna... les écritures sincères,
Lui qui m'envoya à Home contempler la majesté royale
Et voir une Reine à la robe d'or, aux sandales d'or :
7. Les Codd. ont 0sotÀ<i9iv ou PsffOiitxv. Ramsay avait lu BAZTAH.. La pierre
ne porte que BXSIA.. et permet par conat^quent de retenir la lecture des ma-
nuscrits. BAXIAiixv Du. M. Lg. W.. BAZIAH. H. Ra.. BÀXIAtj» Ro. Li. (d'après
la lecture de Ramsay) Di.
9. Aaôv tous les éditeurs, sauf Hîrschfcld et Dl : Aicv.
11. ovvcur.iûpcu; Codd, mivc|AÎXou( Li (?). Ro, «uvo^irsc Di.
12. n»ôX6v fduOiv • iTtin; etc. Codd ; — Li. et Ra. suppl(5cnt Enu[)*ii«], EIIO-
[%<»•*] (iff' ix**"*) Hirschfcld, EDOirruv Hilgcnfcld, Eno{piû4ii'»] L^. arec quelque
vraisemblance. Je préfère avec Du. H. M. W. laisser en blanc. Là où le bio-
p^aphe a lu niZTl£ le bas des lettres 2Tl£ reste seul apparent sur la pierre,
miTM Ra. Ro. Li. Du. M. W. Lg. Zahn. Codd. sans exception, (UITIZ) H.
NUmz ou MZTIZ Di.
15. JoAttiv Codd.
19. iSÇxio unip (MU Pitra. iû^its ûirip p^u Lf ; H. Dî. Lg. M. Ro. comme Du.
22. 'Ufxiiù,i\ Codd. lEPOnOAEl A.
Vers 7. Lui qui m'envoya contempler la Rome royale.. Li.
Lui qui m'envoya i Rome contempler le Roi.. H. Di.
440 UN MONUMENT DE LA FOI DU SECOND SIECLE
Là j"ai vu un peuple marqué d'un sceau brillant,
10 Et j'ai vu la plaine Syrienne et toutes les villes, Nisibe
Par delà l'Euphrate : partout j'avais des confrères,
Avec Paul la Foi partout me guida
Et partout m'offrit en aliment un Poisson de source
Très grand, immaculé, que prit une Vierge pure ;
15 La Foi le donnait sans cesse à manger aux amis.
Elle possède yn vin exquis, qu'elle mélange et donne avec le pain.
Moi, Abercius j'ai dit d'écrire ainsi ces choses
Etant dans ma soixante-douzième année, sans faute.
Que tout confrère comprenant ceci prie pour Abercius !
20 Que nul ne superpose un autre tombeau au mien.
Sinon il versera deux mille pièces d'or au fisc Romain
Et mille à ma chère patrie Hieropolis * .
A qui lit sans idée préconçue cette inscription, et se sou-
vient des symboles chers entre tous à la piété de l'Église pri-
mitive — le bon Pasteur, le Poisson figuratif du Christ, le pain
et le vin eucharistiques, le sceau baptismal, — son origine
chrétienne saute aux yeux. L'exégèse de certaines parties a
sans doute ses difficultés, que j'examinerai plus bas, mais
l'ensemble est clair. Ainsi l'ont compris les savants les plus
au fait de Tépigraphie et de l'archéologie chrétienne \
MM. Th. Zahn, Lightfoot, V. Schultze, Ramsay, le comman-
deur de Rossi, l'abbé Duchesne, — je me borne à quelques
noms illustres. Quant au résumé de leur interprétation, je
l'emprunterai, pour plus de désintéressement, au mieux
qualifié en France des adversaires du christianisme d' Aber-
cius. « Tous ceux, dit M. Salomon Reinach 2, qui, jusqu'à
M. Ficker, se sont occupés de ce texte, catholiques, protes-
9. L^ j'ai vu une pierre marqude d'un sceau brillant.. Hirschfeld. Dî.
12. Avec Paul [j'ai poursuivi ma route] Partout la foi me guida.. Li.
Paul était mon [compagnon.] Partout Nestis me guida.. Di.
1. Le seul qui ait élevé, depuis Tillcmont, des doutes motivés sur certaines
parties de l'inscription est le P. R. Garucci. Les découvertes de Ramsay lui
eussent fait sans doute changer d'avis. Les raisons qu'il allègue, réfutées
victorieusement par les Bollandistcs, sont d'ailleurs « futiles ». Duchesne :
l'Épitaphe d'Ahercius, p. 7-8.
2. Revue Critique, 14 Décembre 1896, p. 449.
L'ÉPITAPHE DABERCIUS 441
tants ou juifs, ont admis, avec des divergences insignifiantes,
les explications que voici :
i" Abercius a été à Rome et y a vu la majesté de l'Eglise
romaine, reine du monde chrétien; 2° il y a vu aussi le
peuple des fidèles, marqué du sceau éclatant du baptême ;
3^ il a trouvé partout d«s chrétiens; 4** la foi lui a servi de
guide; 5° elle Ta nourri du poisson (J.-G.) né de la Sainte
Vierge'; 6" Abercius et les autres fidèles recevaient Jésus-
Christ sous les espèces du pain et du vin.
Ainsi, la primauté du siège de Rome, le symbolisme du
Poisson, le baptême, l'Eucharistie, tout cela était attesté par
l'inscription d'Abercius pour le milieu du ii* siècle
après 2 J.-G. »
On ne saurait mieux dire, ni donner idée plus nette de
l'importance apologétique du monument qui nous occupe.
Est-il superflu néanmoins de faire remarquer que la foi de
l'Eglise n'est solidaire à aucun degré de la teneur de notre
inscription? Fût-elle païenne, les dogmes et les points fon-
damentaux de symbolisme qu'elle semble impliquer reste-
raient prouvés par des documents « bien autrement clairs et
autorisés'. » La question, exclusivement scientifique, ne
relève donc que de la critique, et se pose en ces termes :
Cette position, qui n'est point nécessaire à la défense du
dogme, est-elle tenable, ou forte, ou même inexpugnable?
Pouvons-nous, prédicateurs et catéchistes, faire fonds sur
l'épitaphe d'Abercius pour confirmer nos dires et illustrer
notre enseignement?
III
Ce droit, on ne le contestait guère, quand un jeune
savant allemand, M. Gerhard Ficker, présenta un mémoire
• 1. Notons pourtant que Lighlfoot, qui Toît la Vierge Marie dans la
HapOivc; àfrn, admet cependant comme probable l'identification de cette
Vierge avec l'Eglise (S. Ignatius, 2« éd., p. 497). F. W. Farrar (Livcs of the
Fathers. Edinburgh, 1889. To. I, p. 10) n'admet que la seconde hypothèse.
2. Le texte, par une faute évidente, porte : avant.
3. Duchcsnc : lÉpilaphe d'Abercius, p. 9, note.
442 UN MONUMENT DE LA FOI DU SECOND SIECLE
de sa façon à TAcadémie Royale de Berlin. Ce travail eut la
chance de trouver un patron en là personne de M. A.
Harnack, qui le lut en séance du 11 janvier 1894. L'auteur
appliquait à Tarchéologie chrétienne cette critique radicale
dont les excès avaient discrédité naguère l'école de Tubin-
gue. L'épitaphe était païenne, et Abercius myste d'Attis et
de Cybèle. Le divin « Poisson « n'est autre qu'Attis, que
certaines histoires mythologiques font recueillir par Cybèle
sur les bords d'une rivière où il aurait été exposé, et
« repêcher » par elle dans une aventure où la morale n'a
rien à voir. Le reste de l'exégèse valait ce trait. Cette hypo-
thèse « a reçu presque partout l'accueil qu'elle méritait : on
en a ri^ » M. l'abbé Duchesne releva vivement la témérité
du jeune érudit dans des critiques que M. de Rossi fit
siennes, en y ajoutant ce corollaire, paru dans le dernier fasci-
cule du Bullettino auquel l'illustre maître ait mis la main :
« Ces paroles sont piquantes et sévères,... mais comment trai-
ter sur un ton sérieux, et discuter comme dignes de contro-
verse scientifique, de tels rêves? ... ^ » L'essai fantaisiste
de M. Ficker ne s'en releva pas : aussi bien, avoue M. S.
Reinach, « ne tient-il pas debout 3. »
Cependant la jeune école critique ne s'avoua pas battue. II
serait désobligeant de supposer que l'espoir d'arracher à
l'épigraphie chrétienne un de ses plus nobles joyaux fût pour
quelque chose dans l'acharnement qu'on mit à pousser la
campagne. J'aime mieux penser que M. Harnack, qui avait
couvert de sa haute autorité le mémoire de M. Ficker, en le
faisant insérer dans les compte-rendus de l'Académie, ne
voulut pas rester sur cette éclatante défaite.
II reprit donc la thèse, mais avec plus de tact et de mesure,
et en se bornant au rôle d' « assembleur de nuages ^. » —
La stèle qui portait l'inscription était carrée : n'est-ce pas un
1. Analecta Bolland. VIII, 402 (1894). Les Bollandistes, pas plus que
M. l'abbé Duchesne, ne contestent l'érudition dont a fait preuve M. G. Ficker
dans des travaux d'un caractère moins aventureux.
2. Bullettino di Arch. Crist. 1894, p. 69,
3. Revue Critique .-14 décembre 1896, p. 449.
4. Zur Abercius-Inschrift. 28 p. (Texte und Untersuchungen, XII. 4,
Leipzig. 1895.)
L'EPITAPHEL D'ABERCIUS * 443
indice de son origine païenne ? ^ — Le texte lui-même ne
fait allusion aux croyances chrétiennes que dans une partie
de sa teneur : c'est bien étrange ! Abercius parle de « sa
chère patrie Hieropolis, ville distinguée » : comment con-
cilier ceci avec la catholicité revendiquée par les premiers
chrétiens, et qui les fait se proclamer « citoyens du
monde ? ^ » — Le Pasteur dont parle Abercius n'a pas
l'épithète dont le qualifie l'Evangile (xa/iç). Ces « grands
yeux, atteignant partout » qu'on lui attribue conviendraient
bien à un mythe solaire'. Puis comment croire que ce Pasteur,
s'il s'agit du Christ, envoie Abercius à Rome voir un Roî
— M. Harnack lit sans hésitation, d'après un estampage-
certainement fautif*, et contredit par tous les manuscrits,
BASIAHa, — et une Reine céleste ? On doit convenir que
« sceau » est le mot consacré dans l'ancienne langue
chrétienne pour le baptême, mais le trouve-t-on ainsi
accolé à l'épithète Xaurpa ? *
Arrivant aux vers où l'inspiration chrétienne dicte le plus
manifestement les mots de l'inscription, M. Ilarnack multi-
plie les défiances et les hypothèses. Pistis pourrait bien être
un nom propre de femme ^; le Poisson dont il s'agit est-il
certainement VIchtys mystique? Où trouver le mot çOvCi
appliqué aux fidèles?' Le pain et le vin sont-ils donc des
symboles exclusivement chrétiens? Et quand tout cela serait,
il reste de l'ensemble, remarque M. Ilarnack, une impres-
sion mêlée. On ne peut guère nier sérieusement le caractère
chrétien d'une partie de l'épitaphe, mais le reste y contredit.
Concluons que l'inscription est le produit d*un syncrétisme
entre les religions solaires de Phrygie et les mygtères chré-
1. Adolf Ilarnack, op. cit. p. 5.
2. Harnack, op. cit. p. 6.
3. Id. ibid. p. 7, 8.
4. Ducbcsne : l'Épitaphe d' Abercius, p. 19 ; Wilpert : Fractio Partis
p. 104.
5. Harnack. op. cit. p. 9.
6. Id. ibid., p. 13.
7. Id. ibid. p. 14-16. Jésus-Christ justifie ce mot par la communication
faite à ses disciples de ses doctrines divines : Ouâ; iï ifpmx ^^îXcuc, on irocvra
4 7;^'Ma(t itxpi Toj HxTpo; jM'j U^iA^\9x iaî». (Joa. XV, 15). Cf. plus bas l'inscrip-
tion d'Autun au vers 3.
444 UN MONlTMENT DE LA FOI DU SECOND SIÈCLE
tiens. Et l'on nous renvoie pour trouver un analogue à un
fragment tiré dç l'Histoire (perdue aujourd'hui) de Philippe
Sidetes, et écrit vers 400 M)
Entre temps, des critiques novateurs essayaient de nou-
velles lectures. C'est ainsi que, pour IlfaTtç M. Hilgenfeld
lisait *I(jtç2, pour Aaôv M. Hirschfeld proposait Xacv (pierre). Le
texte audacieusement remanié perdait ainsi peu à peu sa
couleur chrétienne, et justifiait de plus en plus les doutes de
M. Harnack. Heureusement des archéologues se trouvèrent-^
pour rassurer sa conscience scientifique en montrant com-
bien peu ses scrupules étaient fondés.
n faut noter d'abord que l'inscription est versifiée, et parle
un langage symbolique, intelligible aux seuls initiés :
Que tout confrère comprenant ceci prie pour Abercius.
Ces deux remarques suffisent à lever presque toutes les diffi-
cultés accumulées par l'érudition de M. Harnack. La proso-
die, si imparfaite qu'on voudra, imposait dès lors (comme
depuis, hélas!) des sacrifices d'expression à ceux qui vou-
laient y plier leurs confidences. Tel mot qui eût mieux cadré
avec le sens était éliminé par le rythme, et remplacé par un
équivalent souvent incolore.
La poésie grecque suggérait d'ailleurs aux auteurs un
certain nombre d'expressions, consacrées par le double
avantage qu'elles offraient de faciliter la forme métrique et
de rendre une impression connue. Il ne faut pas être grand
clerc pour avoir remarqué que l'idée d'éclat appelle chez
tous les poètes grecs un composé de « Xpuao... ; » ce qui
1. Op. cit., p. 17 sqq. Il s'agit dans ce fragment d'un roman pseudo-histo-
rique qui n'a de commun avec notre épitaphe que « le nom de tetqri.. employé
dans un tout autre sens. » Duchesne : L' Epitaphe, p. 27, 28 et note.
2. « L'Isis d'Hilgenfeld est absolument impossible (gauzlich unmoglich)
d'après la pierre. » Dieterich : Die Grahschrift des Aberkios, p. 9, note. —
Aussi malheureux en cela que M. Harnak, M. Hilgenfeld attribue au Méta-
phraste (vers le x" siècle) un récit composé vers la fin du iv^. Voir Lingens :
Zcitschrift fur Kath. Theolog. 1896, p. 310, note.
3. Duchesne : l'Épitaphe d' Abercius, p. 14-30; Wilpert : Fractio Partis,
p. 96-112.
L'ÉPITAPHE DABERCIUS 445
nous invite à ne pas presser outre mesure, dans notre épi-
taphe, les épithètes attribuées à la « Reiîie chamarrée d'or,
chaussée d'or. » Enfin la tournure symbolique du morceau
conseillait l'emploi de certains termes vagues, insuffisam-
ment clairs aux profanes.
Cette réponse générale pourrait sufiire. Mais on peut
résoudre directement les diflicultés. Et pour la forme incri-
minée du cippe funéraire, il est vrai que les stèles carrées,
sans être introuvables ^ sont rares parmi les monument3
chrétiens de Rome : l'habitude des enterrements souterrains
explique assez cette rareté. Mais en Asie Mineure c'est
autre chose : la fameuse inscription chrétienne de Sandukly
de Phrygie, commençant par ces mots :
Paix à tous passants de par Dieu '...
est gravée sur cippe carré. De même l'inscription du diacre
phrygien Abirkios, trouvée par M. Ramsay à Prymnessos,
tout près d'IIiéropolis.
Moins sérieuse encore est la difficulté qu'on tire de
l'aljscnce de tout indice chrétien dans des vers entiers de
l'épitaphe : c'est un fait que nombre d'inscriptions chré-
tiennes ne se manifestent telles que par un mot, un'symbole
gravé, ou même le lieu qui les contient^.
Venons au texte : Abercius parle de « sa chère ville d'IIié-
ropolis », et menace d'une amende ceux qui profaneraient
sa tombe. Renie-t-il pour cela la grande fraternité chré-
tienne (qu'il affirme d'ailleurs au vers 11)? Le prétendre
serait condamner ces chrétiens du temps d'Abercius que
des textes formels * nous représentent comme tout dévoués
^1. Wilpcrt (Fractio Panis, p. 97) en cite trois.
2. C. I. G. IV. 9266.
3. Wilpcrt : Fractio Panis, p. 98.
4. Rien de plus fréquent dans la liturgie primitive que les prières « pour
nos princes, pour ceux qui nous gouvernent sur la terre... » (Cf. I. Clément,
Ch. Lx; TerluUicn : Apologie, ch. xxxix, etc.) Saint Justin rapporte que les
fidèles de son temps demandaient, entre autres grâces, dans les prières qui
pr«5ccdaient la consécration eucharistique, « à èlre jugés effectivement de
bons citoyens... » (2ii«*$ xaTaÇi(»0<â>(i.iv.. Ji' t^^uv di^aO» ncXtriuTzi). Apol., c. lxv.
(Migne, P. G., VI, 428).
446 UN MONUMENT DE LA FOI DU SECOND SIECLE
à leur patrie terrestre, sans être pour si peu négligents de
la grande patrie du ciel. Et quant à la clause comminatoire
qui avait étonné Tillemont avant M. Harnack, elle était à ce
point justifiée par l'usage des sépultures chrétiennes de
Phrygie, qu'une seule petite ville de cette province, Apamée
Gibotos, en fournit trois ou quatre exemples *.
Au Pasteur Abej;cius accole l'épithète de pur (aYvoç) : le
vers n'eût pas souffert Y.oclhq. La description qui suit est
poétique, et rappelle ces peintures dont on cite déjà quinze
exemples dans les catacombes 2. Le pasteur y est représenté
assis ou debout, tenant en main sa houlette et paissant ses
brebis (on en compte jusqu'à treize) « par monts et plaines ».
Nul besoin donc de recourir aux mythes solaires de Phrygie
pour expliquer ces vers.
L'objection tirée du mot (îaaiXîia tombe avec la mauvaise
lecture qui l'a suggérée. L'épithète de brillant (Xa[jLzpa)
appliquée au sceau du baptême a son équivalent, dans un
document de la première partie du 11® siècle ^. Les autres
doutes de M. Harnack trouveront leur solution dans les
arguments qui établiront directement l'origine chrétienne
de notre épitaphe. Je note seulement en finissant que ces
doutes ne portent que sur les qualificatifs, abandonnés plus
aisément aux exigences du rythme : tous les substantifs sont
des mots consacrés dans la langue chrétienne primitive.
* IV
Ces doutes, aussi bien, laissaient subsister, pour une
partie de l'inscription au moins, l'inspiration chrétienne de
l'auteur. Un autre savant allemand ne s'en contenta pas, et,
reprenant la question, prétendit la clore par une discussion
concluant nettement au paganisme d'Abercius. Ce travail,
dans lequel M. Dieterich adapte ses lectures et hypothèses
propres à celles qu'on avait déjà proposées, peut être consi-
déré comme l'effort positif le plus sérieux pour expliquer
1. On peut les voir dans Duchesnc : l'Epitaphe d'Abercius, p. 16, 17.
2. Wilpert : Fractio Panis, p. 99.
3. T/îpriaaTî Ty,v oçpa-yïS'a àdTttXcv, (Gardez pur et brillant le sceau de votre
baptême), // Cor. Ps. Clem., VIII, 6. (Ed. Funk, To. I, p. 154).
L'ÉPITAPHE DABERCIUS 447
dans un sens païen Tinscription d'Hiéropolis. C'est là sans
doute ce qui justifie la faveur qui Ta accueilli : M. Salomon
Reinach, dont la compétence en épigraphie grecque est
incontestée, débute ainsi dans le compte rendu qu'il a
donné à la Revue Critique de cet opuscule : « C'est M. Diete-
rich qui a raison : il a mis dans le mille. Archéologues,
théologiens, épigraphistes, nous avons tous pataugé depuis
quinze ans : l'inscription d'Abercius est restée un mystère
jusqu'au jour où M. D. l'a expliquée ^. » — Et nul n'aura
d'esprit!... Osons cependant examiner ce système si
heureusement trouvé 2.
M. Dieterich commence par déblayer les entours de
l'inscription pour rester en face du texte tout seul, plus
facile alors à solliciter. Pour cela il faut se débarrasser :
1" de la légende et de l'identification d'Abercius avec l'Avir-
cius Marcellus d'Eusèbe; 2° des monuments épigraphiques
analogues, et surtout de l'épitaphe d'Alexandre. L'exécution
est prestement faite.
L'histoire d'Abercius a tout entière pris naissance autour
de l'inscription malcomprise : les habitants d'HiéropoMs
ont vu (les bonnes gens!) un chrétien, un évoque, l'apôtre et
le patron de leur ville, dans le sectateur d'Attis qui avait
fait graver le cippe primitif '. Autour de cette méprise
fondamentale s'est formée la légende, se modelant pour le
1. Revue Critique : 14 décembre 1896, p. 447. Rendons cette justice à
M. Rcinnch qu'il a ou des scrupules de cette enthousiaste adhésion, et s'est
gardé, dans une note finale, une ligne de retraite : « Depuis que cet article
est écrit, j'ai pu m'assurcr que M. D. n'a pas convaincu plusieurs des
connaisseurs les plus émincnts des choses chrétiennes. Pour le moment... je
me sens forcé de maintenir mon adhésion. » Ibid., p. 452, note.
2. Cet article était écrit quand a paru dans le Bulletin Critique (25 février
1897] une réponse pércmptoirc de M. l'abbé Duchesne & MM. Dieterich et
Reinach. On ne s'étonnera pas de me voir, par des notes fréquentes, corro«
borcr de l'autorité d'un maître mes propres arguments.
3. a On ne remarque pas assez que le culte d'Abercius est antérieur k
la légende et qu'il n'a pu être créé par elle; on oublie que ces cultes
locaux se rattachaient toujours aux tombeaux des morts. Il est très piquant
de constater que les chrétiens ont commis d'énormes bévues... Mais il ne
faudrait pas abuser de ces petits jeux ni confondre les temps. L'erreur qui
aurait eu lieu pour Abcrcius se placerait à une époque très ancienne, au iv«
448 UN MONUMENT DE LA FOI DU SECOND SIECLE
détail sur certaines vies de saints particulièrement popu-
laires. L'identification d'Abercius avec l'évêque Avircius *
croule du même coup.
Quant aux monuments chrétiens analogues, l'inscription
de Pectorius d'Autun par exemple, M. Dieterich les passe
simplement sous silence. Il ne peut cependant prendre
cette liberté avec le titre funéraire d'Alexandre : C'est un
fait qu'il est daté de 216, que tout le monde jusqu'ici l'a cru
chrétien et postérieur à celui d'Abercius. Tout le monde s'est
trompé. La clausule prétendue chrétienne est en réalité
païenne, — pourquoi, l'auteur néglige de le dire ; — et
l'inscription d'Alexandre, moins longue et moins chargée,
doit être considérée comme antérieure à celle d'Abercius ~.
Voilà bien des postulats : cette erreur générale des
savants les plus compétents n'est sûrement pas impossible,
mais encore faudrait-il l'appuyer sur autre chose que des
hypothèses. Acceptons-les cependant pour un instant, et
voyons si l'exégèse directe, jetant sur le texte une lumière
éclatante, justifiera ces hardiesses.
C'est ici que le procédé critique de M. Dieterich tourne
véritablement au roman. Il commence par lire, en dépit de
tous les manuscrits et des travaux antérieurs : Xaov, [îaaiXTja,
N>5aTi;, au lieu de Xaôv, paaiXetav, zi'axtç. ^
siècle pour le moins, c'est-à-dire dans un temps où païens et chrétiens
vivaient encore ensemble, se connaissant parfaitement, sachant bien surtout
où étaient les différences entre les deux religions. » L. Duchesne : Jiul-
letin Critique, 25 février 1897, p. 105, 106.
1. Admise pourtant comme presque certaine par M. Harnack lui-même :
Geschichte der Altchristlichen Litteratur, I, 1, 1893, p. 259.
2. Die Grahschrift des Aherkios, p. 16 sq.
3. Id., ibid. p. 8, 9 ; 12. 14. — « J'ai vu et revu la pierre, avec beaucoup
d'attention, avec mes yeux et avec des loupes ; diverses autres personnes
l'ont examinée aussi et m'ont fait part de leur expertise. Nous sommes tous
d'accord sur deux points : 1° après BAIIA la pierre offre une cassure qui
s'étend à plusieurs lignes ; 2» de l'autre mot, il n'y a de visible, avant les
lettres 2TI2, que la partie inférieure de deux jambages verticaux ; la ligne
oblique où M. Dieterich voit l'indication d'un N est une cassure de la pierre
en dehors de l'alignement horizontal des lettres. Ainsi le marbre ne donne
ni DA2IAHAN ni NHIllS. Pour savoir ce que portait l'inscription nous n'avons
d'autre ressource que de consulter la Vie d'Abercius. Or celle-ci donne
BAIlAEIANet Dims. » L. Duchesne. Bulletin Critique. 1897, I, p. 101, 102.
L'ÉPITAPIIE D'ABERCIUS 449
Puis il rappelle ce fait que rcmpereur Avitus, — plus con-
nu sous le nom du dieu syrien Elagabal, dont il était
prêtre, — emmena son idole d'Emèse à Rome, quand les
intrigues de sa mère Julia Soœmias l'eurent fait proclamer
impcrator par les ipldats des légions d'Asie. Cette idole
était une pierre noire, de forme conique, d'origine peut-
être sidérale, et qui portait gn relief, d'après Hérodien, des
marques en saillies. Iléliogahale lui soumit tout le panthéon
romain, et fit venir de Carthage, pour la fiancer avec son
dieu, la statue de « liera Caelestis », très révérée dans
toute l'Afrique. Le mariage fut célébré en grande pompe, et
à ce propos le jeune fou qui présidait l'orgie impériale
exigea des présents de noces de toutes les provinces de
l'empire (220).
C'est là-dessus que M. Dicterich édifie son conte mytholo-
gique * : Abercius, délégué d'une confrérie vouée au culte
d'Attis, vient à Rome assister au*mariagc du Roi — c'est-à-
dire de la pierre noire d'Emèsc — et de la Junon Céleste de
Carthage. 11 voit à RoTne une pierre (Xasv) marquée d'un
sceau brillant — c'est-à-dire de saillies luisantes, • — ornée
peut-être d'un diamant ou d'un aigle métallique. Le « saint
Pasteur « do l'inscription est Attis, mythe solaire phrygien,
qualifié parfois de pasteur, de saint, d'œil du monde... * Les
« écritures sincères » sont des caractères magiques du
culte d'Attis; ^ les « confrères » que rencontre Abercius, les
adeptes du même culte. Le Pjiulos dont il s'agit est peut-
être (?) un délégué de la province aux noces de la pierre
d'Emèse. Au lieu de la foi (::C<rriç) il faut lire Nestis, * nom
<rune divinité sicilienne qui a pu passer en Asie Mineure.
1. Die Grahschrifl des Aherkios, 28 sqq.
2. Id., ibid. p. 20, 21 note. Allis est en cflct qualifit^ de ^cux^Xc;, ainoXat,
une seule fois : ir&ijAr.vXrjxûvâdrpMv, pasteur des astres brillants. Qu'on se sou-
vienne qu'il s'agit d'un mythe rcprt'scnlant le soleil. — J'écris avec M.
Dielorich Attis : en français l'on trouve plus souvent Atys."
3. Id.. ibid. p. 3'i, note. ^
4. « J'y ai été amené (à lire Nf.vn;) sans savoir ce que Nestis pouvait Olre,
et ce complément nécessaire d9 reste nous pousse logiquement plus loin.
ISrati; doit ôlrc le nom d'une déesse.. » Ibid. p. 43. Malheureusement pour
M. D. ce (I complément nécessaire » (notwendigc Ergœnzung) n'est nuUe-
tncnt appuyé. Voir ci-dessus la note de l'abbé Duchesnc.
LXXI. — 29
450 UN MONUMENT DE LA FOI DU SECOND SIÈCLE
Cette Nestis, déesse des eaux, a dû être identifiée par les
Grecs à la déesse orientale Derceto, qui avait la forme d'un
poisson 1. Ceci posé, Nestis a nourri Abercius de ses pois-
sons sacrés. Le pèlerin, ascète païen (??) — Nestis signifie
encore jeûne ^ — s'est nourri de poiss^, de pain et de vin.
Ici, des formules obscures, analogues à celles des mystères
d'Eleusis, mais d'où il semble ressortir qu'une prêtresse
(la « Vierge sainte «) péchait les poissons destinés à la nour-
riture d' Abercius 3. Et voilà comment on explique l'obscur
par les pures ténèbres!
L'exposé du système me semble commencer sa réfutation.
Quel échafaudage subtil d'hypothèses pour rendre compte
de la possibilité d'une interprétation païenne ! Non seule-
ment on isole le texte, mais on le torture. On appuie sur
une lecture plus que risquée le mot ^aatXyjav * — forme d'ail-
leurs inconnue et arbitrairement dérivée. Au lieu de la très
claire leçon Aacv, on imagine un « sens insolite, mal attesté,
presque barbare. » ^ L'on fait d'une pierre un roi, on l'orne
d'un sce*au brillant sous prétexte d'empreinte ou d'orne-
ment. Hypothèses, ces caractères cabalistiques que, par
analogie avec d'autres cultes antiques, on prête aux secta-
teurs d'Attis. Hypothétique, ce Paulos qu'on nous propose
comme compagnon d'Abercius. — Quant à Nestis, c'est vrai-
ment ici que l'exégèse dépasse toute mesure : il nous faut
admettre : 1" que le nom de cette déesse très peu connue •*
1. Id., ibid, p. 38 sqq. surtout 45.
2. Id., ibid. p. 46.
3. là., ibid. p. 47.
4. Id., ibid. p. 22, note, coll. Bulletin Critiq., 1. c. p. 102.
5. Duchesne : l'Epitaphe d'Abercius, p. 23. L'unique exemple de AA02
dans le sens de pierre, relevé dans ^pute la littérature grecque (Œdipe à
Colone, V. 196), est contesté.
6. P. Decharmc dans sa : Mythologie de la Grèce antique (Paris, 1879,
626 pages in-8°) ne mentionne même pas Nestis. Le seul passage antique
auquel renvoient les rares scholiastes ou hérésiologues qui en ont parlé,
particulièrement Hippolyte, que cite M. Diet*ich, est ce vers d'Empédocle,
(Frag. Empedocl., éd. MuUach-Didot, vers 161) :
NxuTt; 6' tÎ Jaxpûwv TSf^tt xpoûvwjAX Pporticv
où Nestis est prise certainement pour la personnification de l'eau, opposée
L ÉPITAPHE D'ABERCIUS 451
figurait sur notre pierre, alors qu'on ne peut citer un seul
exemple d'inscription où Ton doive le retrouver *, 2° que
Nestis a passé de Sicile où l'on nous la signale — et com-
bien vaguement 2! — en Asie Mineure; 3° qu'elle a été
identifiée avec une déesse-poisson, 4° que l'abstinence était
imposée aux mystes sectateurs d'Attis, et que le poisson^,
le pain et le vin étaient les mets sacrés dont on les nourrissait ;
mets 5" servis exclusivement ou principalement par des
prêtresses qualifiées de vierges. Et, tous ces postulats
admis, * « on ne peut pas dire, assurément, que tout s'expli-
que.. » ^
Il resterait à expliquer en effet, entre beaucoup d'autres
traits, le vers 19 dans lequel Abercius demande des prières
pour son Ame. Consulté par Mgr Wilpert sur le fait de
l'existence d'inscriptions païennes « où soit exprimée la
prière pour des défunts, » M. le professeur Gatlî, l'un des
maîtres de l'épigraphie classique, a répondu « qu'il n'en
connaissait aucune qui dût s'entendre dans le sens indiqué.. »®
Mais rien n'est plus conunun au contraire, dans les inscrip-
tions païennes, que la conviction de la vanité de toute
intercession pour les morts. Dans celle d'Aurélius Antonius,
aux trois autres ('It'monls (ZoUcr-Boutrotix : la Philosophie des Grecs I. 2,
206, note). C'est bien ainsi du reste que 1 .ui.iwl Hippolyte {Adv. Jlxr., VII,
29).
* 1. Le Corpus Tnscriptionttm de Bœckh-l-iirtnis (éd. 1877), dans sa table des
noms mythologique», n'a rien k Nestis. Le silence de M. l)ieterich m'auto-
rise h dire qu'on n'a trouvé ce nom depuis sur aucune inscription.
2. Eustathe, scholiaste d'Uomcrc (in T Iliad. p. 1180. 1, 14) parle de
Nestis, qui est, dit-on (fsoi), une certaine diviniliS sicilienne, identique,
d'après quelques-uns, à Proserpine.
3. On sait qu'un des points les mieux attestas du culte de Cybèle, intime-
ment uni à celui d'Atlis ('A-j}îaTti{ 6ut) était la prohibition du poisson comme
nourriture.
4. Je dis postulats, ne reconnaissant pas pour preuves les similitudes loin*
taincs et obscures apportées par M. Dietcrich k l'appui de sa thèse. Qu'il y ait
eu dans divers mystères païens des jeûnes, des prêtresses (parfois appelées
vierges), des formules sacrées, qui en doute ? Il faudrait encore montrer
que tout ceci s'applique précisément au culte d'Attis.
5. Salomon Reinach : Revue Critique 16, déc. 1896, p. '451.
6. Wilpert: Fractio Partis, p. 110, note. Voir là dessus Kaufmann : Die
Légende dcr Aberkiosstclc iin Lichle urchristlichcr Eschatologie, dans le
Katholik de Mayence, mars 1897, p, 245. *
452
UN MONUMENT DE LA FOI DU SECOND SIECLE
pauvre enfant de sept ans, « initié à tous les mystères des
dieux yy, ses parents se plaignent queHeur fils ait « quitté la
douce lumière », et constatent avec tristesse que rien ne lui
sert d'avoir observé avec une exacte piété (HEMNQI!) les
rites des mystères sacrés ^. Même affirmation calme et déso-
lée dans cette épitaphe d'un enfant de Garthage :
Aux dieux mânes !
Je n'indique pas son nom, ni le nombre de ses années
De peur qu'en les lisant la douleur ne nous reste au cœur.
Doux enfant tu Ctais, mais combien peu de temps !
La mort triomphante t'a empêché d'arriver à l'âge de la liberté. .
Maintenant la mort éternelle t'a rendu libre ^.
En face du fragile système de M. Dietericl^, il n'est pas
inutile de se rappeler que c'est pourtant ce qu'on oppose
• de plus fort ^ à l'interprétation traditionnelle, jusqu'alors
universelle, et combien satisfaisante et claire, à quel point
appuyée sur les écrits et monuments contemporains, c'est ce
qui nous reste à voir.
V
Le premier des arguments qui vont à établir le sens chré-
tien de notre épitaphe est le récit reproduit par le Méta-
phraste. Beaucoup des traits qu'il renferme sont assuré-
ment apocryphes : s'en suit-il qu'on ne puisse faire quelque
1. De Rossi : Inscriptiones, II. 1, p. XXVII. Voir la réplique chrétienne
dans rinscription des Catacombes citée plus bas, page 30. L'inscription
d'Aurélius Antonius est contemporaine de colle d'Abercius.
2. Revue des publications épigraphiques, par R. Cagnat, dans la Revue
Archéologique, mai-juin 1894, p. 421, §90,
3. La Berlin«r philologisclie Wo c lions c lu-if t (1897, n" 13) déclare inaccep-
table l'interprétation de M. Dicterich, mais veut qu'il s'agisse, dans notre
épitaphe, d'Isis. Sans discuter au long cette hypothèse, je rappelle : 1° qu'il
est impossible de lire ^loi; dans le texte de l'inscription, 2" que le document
antique le plus complet qui nous reste sur le culte d'Isis au temps de sa
contamination avec les cultes mystiques grecs, — ce serait le cas, — men-
tionne formellement l'abstinence totale du poisson pratiquée par les mytcs
d'Isis : 0\ 8' lepsï; airs'yovrat Trâvrwv (t/_6'JMv). (Plutarchi : De Iside et Osiride
§ 7. Ed. Didot I. 432). Or Abercius déclare non moins formellement que la
Foi « lui a servi partout, cn^ourriture , un poisson de source. »
L'EPITAPHE D'ABERCIUS 453
fond sur le noyau premier de l'histoire ? Ce qu'on lui objec-
tait de plus sérieux a disparu devant la distinction des deux
Hiérapolis, et l'exploration soigneuse de M. Ramsay a justi-
fié d'éclatante façon certains détails qu'on aurait facilement
attribués à la fantaisie du chroniqueur — la place des thermes,
par exemple. Enfin, quoi qu'il en soit des remaniements ',
c'est un fait que le rédacteur primitif, au iv* ou v" siècle,
considérait l'épitaphe comme celle d'un chrétien, d'un
évêque, d'un personnage influent reconnu par la tradition
locale comme patron spécial du pays. Que celte mémoire
ait été embellie à l'aide de traits empruntés aux lieux com-
muns de l'hagiographie d'alors ', accordons-le : encore faut-
il reconnaître qu'elle existait et que l'application même, à
celui qui en était l'objet, des légendes les plus célèbres,
témoigne de la vénération que les gens d'Hiéropolis avaient
pour leur apôtre. A qui persuadera-t-on que cette mémoire
n'avait pour la fonder d'autre document, d'autre tradition
qu'une épitaphe païenne, interprétée comme certainement
ciirétienne dans son lieu d'origine ?
Qu'il ait existé d'ailleurs en Phrygie, au temps que le rédac-
teur anonyme assigne à notre inscription, un évèque chrétien
i'onsidérable nommé Abercius, c'est ce dont on fie saurait
douter. Eusèbe nous a conservé des fragments d'un écrit
antimontaniste adressé par un de leurs collègues en sacer-
doce, îi Avircius Marcellus ctàZotique d'Otrous'. OrOtrous,
aussi bien qu'Ilicropolis, a été identifié par M. Ramsay : ces
deux villes sont en Phrygie salutaire et dépendent également
de la métropole de Synnadc. L'écrit cité par Eusèbe se rap-
porte vraisemblablement au temps de Caracalla (211-214)*.
Voici donc à Hieropôlis, à une époque s'accordant avec les
1. On pont voir sur ce point un bon article du P. Tharston dans le Month,
juillot IS'JO, p. 339 8q : Tho slory of S. Abercius, a Byzantine Forgery ?
2. Diclcrich : Die Grabschrift do» Aborkios p. 3, 4.
3. Hist. Eccl. V. 16. Le texte porte 'Acuipx:i MapxtUi. Le concile de Chalcd-
doinc porte comme l'infcription 'ACt^xio;, que donnent en outre plusieurs
manuscrits d'Eusèbe.
4. C'est la date assignée par l'abbé Duchesue : Revue des Quest. Historiq.
T. XXIV, p. 27 sqq. M. de Rossi préfère avec Ligbtfoot la date de 193 (Ins-
cript. Christianœ, II. 1, XVIII, note). Cette légère divergence ne fait rien A
la thèse.
454 UxN MONUMENT DE LA FOI DU SECOND SIÈCLE
données chronologiques de la « Vie », un évèque influent,
— on prend ses exhortations pour des oadres, — du nom
d'Abercius. A cette identification s'opposait la succession
connue des évêques d'Iïierapolis. Depuis qu'on a replacé
Abercius sur son siège d'Hieropolis, l'opinion qui voit en
lui le héros des actes et l'auteur de l'inscription touche, au
jugement de M. Harnack^ à la certitude.
L'épitaphe d'Alexandre confirme encore cette conclusion :
La dépendance mutuelle des deux inscriptions est tout
d'abord indéniable : plusieurs vers de l'une sont textuelle-
ment reproduits dans l'autre, avec leurs fautes môme de
quantité. La stèle de 216 est d'ailleurs certainement chi'é-
tienne; la région où elle a été trouvée est riche en monu-
ments épigraphiques portant des formules comme celle-ci :
« des chrétiens à un chrétien », ou les monogrammes A Q,
:|; ~. Quant au texte môme, « le salut adressé aux passants et
l'invitation à se souvenir du défunt, est de style liturgique.
C'est l'EîprjVY; zaav, le Pax vobis des liturgies grecque et
latine »3.
Reste à prouver la priorité de l'inscription d' Abercius.
Elle est plus longue, et donc postérieure, objecte M. Die:
terich. Le. contraire semble plus naturel, car l'on conçoit
bien que les amis d'Alexandre aient emprunté à l'épitaphe
déjà existante d'un homme illustre des fragments applicables
à tout chrétien et complétés par les indications strictement
personnelles au mort obscur; mais voit-on Abercius inter-
caler dans une composition poétique d'une certaine impor-
tance, et neuve dan s^ sa teneur presque entière, la citation
textuelle de formules prises d'un travail antérieur de valeur
moindre ?
Il y a mieux d'ailleurs que cette invraisemblance : la forme
seule des lettres (la remarque est du commandeur de Rossi)^
atteste l'antériorité de l'inscription d'Abercius. Les lettres
E, S y sont constamment gravées d'après la forme antique,
tandis que les formes rondes ou carrées apparaissent déjà
1. Harnack : Geschichte der Altchristlichen Litteratur, I. 1, (1893), p. 259.
2. Lightfoot : S. Ignatius (2 éd.), p. 501.
3. Duchesnc : l'Epitaphe d'Abercius, p. 12.
4. Rossi : Inscript. Christianse, II. 1, p. XVII, XVIII.
L'ÉPITAÏiHE D'ABERCIUS 455
dans l'épitaphe d'Alexandre. Enfin le vers 3, qu'une légère
substitution de mots rend aisément correct dans l'autobio-
graphie poétique de l'évêque phrygien, devient impossible
à scander par la substitution brutale, à son nom, de celui
d'Alexandre, fils d'Antoine ('AÀÉ;avspcç 'Avtwviîu). La main des
plagiaires est surprise ici en flagrant délit, et ce fait me
semble péremptoire. '
Voici enfin une inscription du même temps, celui de
Septime Sévère.* Elle a été trouvée à Autun, et son caractère
chrétien, d'ailleurs incontesté, est clair à la première lecture.
Je traduis vers pour vers cette naïve et belle prière d'un
fils aimant, sur la restitution de Pohl, qui a profité de tous
les travaux antérieurs, et dont le texte a été accepté par M.
de Rossi dans ses Inscriptions Chrétiennes :
Race divine du Poisson (iXeTi) céleste, en ton cœur pur
Prends force, toi qui puises parmi les mortels la source immortelle
Des eaux divines. Ami, réjouis ton âme
- Par les eaux intarissables de la Sagesse riche en dons :
Prends la nourriture douce comme miel du Sauveur des saints,
Mange ardemment, tenant en main le Poisson (ixeïPi).
Rassasie toi du Poisson, c'est mon vœu, sauveur et iiiaitrc,
1. C'est aussi l'opinion de Lightrool: Saint Ignatius (2 éd.), p. 'i95 et note.
A ces raisons, déjà bien fortes, M. l'abbc' Duchcsne (Bulletin Critique, 25
février 1897, p. 103 sq) en ajoute trois autres : l'une est tirée de la substitu-
tion, dans l'épitaphc d'Alexandre, de l'incolore fsxi^M; au signidcatif (mais
impossible dans le cas d'une rédaction posthume) x*t9M ; 1 autre de la cou-
tume, constatée dans les épilaphes métriques, de faire suivre le début oûvcux
d'assez longs développements. On ne cite qu'un seul cas, explicable par un
artifice visible de composition, où il en soit autrement. Or c'est l'épitaphc
d'Abcrcius qui répond seule à celte condition : elle est donc seule complète
et l'archétype de celle d'Alexandre. — Enfin l'expression de « disciple d'un
saint Pasteur o, obscure en elle-même, n'est expliquée que par Abcrciua. Il
faut conclure que les amis d'Alexandre ont composé son épitaphc de ccn-
tons empruntés à un monument préexistant, l'inscription d'Abercius.
2. C'est l'opinion de M. Le Blant, de F. Lenormant, de J. B. de Rotsi, quant
au contenu de l'inscription, quoi qu'il en soit de l'époque controversée,
mais qu'on ne saurait reculer après le III" siècle, & laquelle l'inscription
retrouvée a été gravée. (Rossi : Inscriptiones Christianjel, II, I, p. XXI,
note).
456 UN MONUMENT DE LA FOIJ)U SECOND SIÈCLE
Et repos à ma raèi'e, je t'en prie, Lumière des morts !
Ascandius, mon père, père chéri
Avec ma douce mère et mes frères
Dans la paix du Poisson, souviens-toi de ton Pectorius. *
N'est-ce pas là, dans runitô de foi à l'Ichtys divin, Jésus-
Christ, Fils de Dieu, Sauveur 2, dans la communion des
sacrements dont il était le mystérieux symbole, la réplique
gauloise de Tinscription du Phrygien Abercius ? Gela sem-
blera plus certain encore si Ton se souvient que les actes
des martyrs de Lyon, contemporains d' Abercius, men-
tionnent un Phrygien du nom d'Alexandre^, et que les chré-
tientés gauloises de la vallée du Rhône ont été fondées et
gouvernées au second siècle par des Grecs venus d'Asie
Mineure.
Ges preuves extrinsèques à notre monument sont déjà
solides, d'aucuns diraient convaincantes à elles seules. Que
s'il restait des doutes, l'étude directe de l'inscription va,
j'espère, les dissiper.
Comparons notre texte aux monuments figurés de la même
époque, — fin du 11", commencement du m® siècle. Nul
besoin de rapprochements hasardeux ou d'exégèses raflinées :
« pour trouver l'illustration de l'épitaphe d'Hiéropolis, il
sufiit de descendre aux Catacombes*. » Durant son voyage
de Rome, Abercius avait pu voir dans les chambres du
cimetière de Galliste, dans la « Gapella Greca », monuments
du second siècle, les purs et poétiques symboles que rap-
pelle son inscription.
Voici le pasteur paissant ses troupeaux de brebis par
1. Voir sur la découverte et le texte de l'inscription Dom F. Cabrol : Jlis-
toire du Cardinal Pitra (1893), p. 30 sqq. — O. Pohl : Das Ichtys-monument
von Autiin (1880); F. Lcnormant dans les : Mélanges d'Archéologie de Cahier
et Martin, IV, 115 sqq; et surtout Pilra : Spicilegium Solesmense, I, 554 sqq.
2. En plus de l'insislance à mettre en relief le mot 1X0Ï2, clef symbolique
de toute l'inscription, on peut noter avec M. de Rossi que les cinq premiers
vers de l'inscription forment par leurs premières lettres le célèbre acrostiche
1X0Y2 ('Iniiii; Xpioro; 0ioù ÏÎî; Scorinp).
3. Eusèbe, Hist. Eccl, V. 1.
4. Paul Allard : Bulletin d'archéologie chrétienne, dans la Science Catho-
lique, 1889, p. 364.
LEPITAPHE D'ABERCIUS 457
monts et plaines, ou ramenant sur ses épaules la pauvrette
égarée : lumière du jponde, atteignant partout, éclairant
tout homme venant ici-bas ^ il enseigne à ses disciples les
« écritures sincères. » Les voici, gravées sur les tombes
en beaux caractères, ou déposées à ses pieds dans un
scrlniiim, ces écrilures du Pasteur infrangible dont se
glorifiait Tertullien^. Voici surtout et sous toutes les formes,
et sur les monuments les plus divers, avec les attributs de
rimmortalité ou les représentations eucharistiques qui
déterminent sa signification, voici Tlchtys sacré, le Poisson
mystique, gage et signe de vie éternelle 3.
Suivons au cimetière de Callisle, le cycle mystique des
peintures sacramentelles : voici d'abord la fontaine de l'ini-
tiation baptismale. Un pécheur tire de ses eaux un poisson,
tandis qu'un enfant y est plongé. Tertullien va nous com-
menter cette fresque : l'enfant est le catéchumène immergé
dans les ondes régénératrices du sacrement; il en sort chré-
tien, car nous, petits poissons, nous sortons du bain sauveur
réformés à l'image du Christ, le Poisson (IXBTi)) par excel-
lence*. Chrétien désormais, il sera « la race du Poisson
céleste », selon la belle formule, renouvelée de saint PauP,
de l'inscription d'Autun; il entrera dans un « peuple >>
d'orantes, marqués « du sceau divin » du baptême. Car « le
sceau est Tcau, nous aflirme Hcrmas à la même époque : on
1. Joa. I, 9.
2. a At ego cjus Pastoris Scripttiras haurio qui non potest frangi. • De
Pudicit. X (od. ReifTcrschcid, p. 2'i0). Tertullien oppoBC Ici le» « écriture»
sincères » du vrai Pasteur aux doctrines laxes (selon lui) du Pasteur d'Her»
mas, — doctrines que l'on appuyait sur la représentation du Bon Pasteur
peint au fond des vases chrétiens, — et fait allusion h la fragilité de ces
images. Il reste qu'il attribue au Pasteur Jésus-Christ les écritures véritables.
On peut donc, légilinieraent, quoi qu'en dise M. llarnack (Zur Ahercius-
Inschrift, p. 7, note 2) alléguer ici ce texte de Tertullien. — Quant au mol
•]fp«|A{«,«7x appliqué aux Écritures, il est pris souvent en ce sens dans le
Nouveau Toslaiiicut (Joa. v, 'i7 ; vu, 15, — II Tim. iif, 15, Act. xxvr, 2\) et
dans Josèphc : « tx îiji ^•fau.u.xrx » {Ant. Juit., m, 7, 6.).
3. Voir de Ross! : De innniini.'ntiK rhfl>iti,ÊÊ>l': ix<4TN erhilit^nùlnts. Spio.
Solesm., III, 545 sq.
4. « ..Scd nos pisclculi scciiiKltiin IXhy.n iiostniiu IcsuiD Christum in aqua
nascimur. » De Baptismo, i (Ed. ReifTcrscheid, p. 201).
5. Act. Apost,, xvit, 28.
45ff UN MONUMENT DE LA FOI DU SECOND SIÈCLE
descend dans Feau mort et Ton en remonte vivante » —
Désormais la Foi (ni2TIS) guide l'initié, et Tamène au ban-
quet Eucharistique que voici représenté dans une seconde
peinture : le poisson et le pain sont servis, et, dans une
attitude de prière, une Vierge pure, l'Eglise, convie le néo-
phyte à manger, avec une faim spirituelle, Taliment divin.
Dans une autre chambre du même cimetière de Calliste, le
« Poisson très grand et pur m soutient une corbeille de
joncs renfermant les pains sacrés et le vase empli de vin
mêlé d'eau que chante l'évèque phrygien ~.
Voici enfin représentée dans la « Gapella Greca » la Frac-
tion du Pain elle-même : les sept corbeilles symboliques
forment une couronne à la scène. Le prêtre, à la place
d'honneur, rompt l'aliment divin : le poisson, le vin euch*-
ristique sont sur la table et complètent la signification de
l'ensemble^.
Ces allusions transparentes aux mystères chrétiens, tous
les auteurs du temps s'accordent pour nous les expliquer.
Le Christ est en effet, dit Origène, « celui qui en figure est
appelé Poisson (1XQT2])*. » Les fidèles incorporés par leur
baptême à l'ichtys Jésus-Christ sont appelés par Tertullien
de petits poissons '^ y par l'inscription de Pectorius la race de
VIchtys divin. Un siècle plus tard, quand on ne craignit plus
de trahir des frères en expliquant les signes distinctifs de
l'initiation chrétienne, les Pères suppléeront à la brièveté de
ces allusions par des expositions en règle^.
Pour Abercius, instruit de ces mystérieux symboles, il ne
sera nulle part étranger; il l'affirme dans son épitaphe, et
1. « 'H açpa^î; cuv ri ôîwp iariv... îtxv îà Xâ?ip tt,v oçsa^îîa, àTTonfliTai rr.v
vixpuotv xal âvaX«|Aëâ''tt rf.v X,<ùr,'«. » Pastor Ilermx, Sim. ix, 16. (Ed. Funk,
I, 532).
2. On peut voir de belles reproductions de ces peintures dans la Roma
Sotteranea de Rossi, t. I, pi. viii ; t. II, pi. xvi ; et aussi dans le Spicilegium
de Pitra III, pi. i et ii.
3. Voir la reproduction dans Wilpcrt : Fractio Partis, pi. m (ensemble) ;
xiii-xiv (scène principale).
4. Origène in Matth., xiii, 10 (Migne, P. G. xiii, 1120).
5. De Baptismo, I, (éd. RcifTerscheid, p. 201).
6. Sur la rareté relative d'explications aux premiers siècles, voir de Rossi :
De Christianis monumentis IX0TN exhibentibus, § 15.
L'ÉPITAPHE D'ABERCIUS 459
Tertullien lui fait écho : « Dans toutes les églises on lui
donnera la paix, on l'appellera frère, on le reconnaîtra au
moyen du signe commun d'hospitalité ^ : droits qu'aucune
loi ne règle, hors la tradition de la même doctrine sacrée-. »
A la lumière de ces documents contemporains qu'il serait
aisé de multiplier, notre inscription n'apparaît-elle pas cer-
tainement chrétienne ?
A l'exemple de ses saints confrères d'épiscopat de l'Asie
Mineure, Ilégésippe, Polycarpe, Polycrate d'Ephèse, Aber-
cius, sous une inspiration qu'il tient pour surnaturelle, est
allé voir Rome, la Cité Reine. La splendide parure de ses
monuments profanes l'a frappé d'admiration, mais sans
éclipser à ses yeux l'intime beauté de l'Eglise chrétienne
qu'il y a vue, de celte église qui, presqu'un siècle aupara-
vant, méritait d'être saluée par Ignace d'Anlioche « l'église
digne de Dieu, digne de gloire et d'éloges, digne du nom
de bienheureuse et d'immaculée, et présidant à l'universelle
assemblée de la dilection.. »' C'est tout un peuple déjà
marqué au sceau baptismal, célébrant ses rites sacrés dans
dos cryptes et des oratoires ornés de nobles peintures où
se détache, à la place d'honneur, la douce vision du Bon
Pasteur.
En revenant à sa chère Iliéropolis, l'évêque a traversé les
villes Mésopotamiennes. Partout son initialion aux mystères
chrétiens lui a fait trouver des frères, détenteurs des
mêmes Écritures, lecteurs assidus des lettres de Paul, man-
geant, sous les espèces du pain et du vin mélangé d'eau, le
même Poisson mystique, Jésu.s-Christ. Aussi, à son retour,
il veut immortaliser ses souvenirs dans une épitaphe qui,
u sans livrer aux chiens le pain des enfants » rappellera aux
1. R Contesseratio ».. On sait que la testera ëtait un petit objet, souvent un
anneau, orné d'Inscriptions ou de gravure», et destiné h servir de signe de
reconnaissance durant le» voyages. Clément d'Alexandrie dit positivement
que le» anneaux chrétien» portaient souvent, comme signe de contesseratio
une repré»entation de l'îx,*w;. {Paedagog. m. 11. Migne, P. G. tiii,^33). De
nombreux spécimens nous en ont d'ailleurs été conservés : on peut voir^a
gravure de quelques-un» dan» Kraus : Geschichte der christlichen Kunat
(1895-1896)1, p. 94, 95.
2. Tertullien : De Prœscriptionibus xx (Mignc P. L. ii, 32).
3. Ignat. ad Rom. Inscript, (éd. Funk i, 213).
UN MONUMENT DE LA FOI DU SECOND SIÈCLE
fidèles d'Hiéropolis le voyage de leur évêqiie au tombeau
des Saints Apôtres et la grande leçon d'unité qui s'en
dégage. Ce sera surtout un mémorial qui sollicitera leurs
prières. Mais l'Eucharistie n'est-elle pas le signe efficace de
l'union de tous dans le Christ?^ N'est-elle pas « le remède
d'immortalité, l'antidote de la mort?* » N'a-t-elle pas un lien
étroit avec la vie glorieuse à venir 3?
Il suffira donc au but d'Abercius de faire rayonner, au
milieu du récit poétique de ses voyages, et déterminé par le
contexte au sens eucharistique, le symbole sacré de l'Ichtys.
Unité de l'Eglise, vie glorieuse par le Christ ne se résument-
elles pas en ce symbole, qu'il a vu gravé sur tant de tombes
chrétiennes de ses frères de Rome, sur celle-ci, peut-être,
trouvée au cimetière de Priscille':
MAPITIMA SEMNH TAYREPON ^>AOS OY KATEAEH^AS
(poissonv
ancre 1
poisson/
ESXES FAP META 20Y CTntT) nANA0ANATON KATA
[HANTA]
Maritima Semné, tu n'as pas quitté la douce lumière,
Car tu avais avec toi l'Ichtys toujours immortel — ? ■•.
C'est ainsi que. sans violence, et avec une vraisemblance
que les monuments chrétiens du temps élèvent à la certi-
tude morale, s'explique l'épitaphe du vieil évêque phrygien.
Quelques mots obscurs n'y justifient pas l'intrusion de je ne
1. « Comme les éléments de ce pain, épars sur les montagnes, se sont
réunis en un seul tout, de même puisse ton Eglise se rassembler des extré-
mités de la terre dans ton royaume! » Doctrina xii Apost., x. (éd. Funk, i,
cLix). Traduction de M. l'abbé Duchesne : Origines du culte chrétien, p. 51.
2. Ignat. ad. Ephes. xx (éd. Funk, i, 190).
3. « Comme le pain terrestre, après l'invocation du Seigneur, n'est plus un
pain vulgaire, mais l'Eucharistie, ainsi nos corps, nourris du pain eucharis-
tique, deviennent incorruptibles par l'espérance qu'ils possèdent de rcssus-
<^er. » Irenaîus : adv. Ilxres., iv,18. (Migne, P. G. vu, 1027). — On remar-
quera que saint Irénéc, Asiate comme Abcrcius, était son contemporain,
écrivant vers 190.
4. Wilpert : Fractio panis, p. 79. Sur l'Ancre et l'Ichtys géminé voir de
Rosei : De Christianis monumentis... 18.
L'EPITAPHE »'ABERCIUS 461
sais quel amalgame mythologique, incompatible avec les
passages très clairs de sa poétique teneur, Nul besoin
d'échafauder de fragiles hypothèses sur les mystes de
Gybèlc ou d'Attis. Leur science, leur sens' des choses chré-
tiennes n'ont pas trompé les savants illustres qui ont lu
dans ces frustes vers la communion à la même foi et aux
mêmes rites des fidèles du ii" siècle ; et les fragments de
cette pierre illustre peuvent rester au musée de Latran,
avec répigraphe composée pour eux par un digne élève du
commandeur de Rossi ' :
FRAGMENTVM. TITVLI. SEPVLCRALIS
EX. ASIA. ADVECTUM
IN. QVO ABERCIUS. HIEROPOL. EPISC. SAEC. II
VNIVERSAE. ECCLESIAE. CONSENSVM.
IN. VNAM. FI DEM. TESTATUR.
1. O. Marucchi : Nuove Osservazioni , p. 20.
L. DE G., S. J.
UNE PROCHAINE CANONISATION
Le Bienheureux Pierre FOURIER, de Mattaincourt
d'après sa. correspondance *
III. — LE CURE, LE REFORMATEUR, LE PATRIOTE
XI
L'œuvre nous a fait oublier l'ouvrier; l'histoire de la
Congrégation IVotre-Dame nous a détournés de la biographie
du curé et du missionnaire. Quittons les écoles gratuites
fondées en tant d'endroits par Pierre Fourier, et entrons
dans son presbytère de Mattaincourt. Si plusieurs de ses
monastères ne furent jamais bien riches, même et surtout la
maison de Paris, que dire de sa maison curiale ?
l^attaincourt et son annexe Hymont, unis par une bulle
du 13 mars 1486 au chapitre d'Haussonville, rapportaient au
curé pour tout son revenu, la somme de deux cents francs,
à charge encore de prélever sur ce maigre bénéfice l'entre-
tien de son modeste logis. Quelque chose comme les neuf
cents francs de nos desservants actuels.
Fourier l'avait voulu. Quand son directeur le P. Jean
Fourier le déterminait à ce choix du troisième degré
d'humilité, il n'y avait eu aucune illusion de la part de
l'acceptant. Ce n'est pas que toute prospérité matérielle fût
absente à Mattaincourt. Avant les ravages des Suédois, la
bourgade valait une petite ville. On y cultivait sa vigne ou
son champ; on fabriquait draps et dentelles exportés en
France, en Italie, en Allemagne. Mais l'état moral était en
raison inverse de la situation commerciale. Tous ces trafics
se faisaieni au moyen de foires. On sait si l'Église qui avait
au moyen âge encouragé ces marchés cosmopolites, eut à
1. V. Études, 5 et 20 avril 1897.
UNE PROCHAINE CANONISATION 463
en souffrir à partir de la Réforme. Ce n'était pas seulement à
la foire de Francfort que paraissaient les primeurs des
pamphlets protestants contre Téglise romaine. Maint concile
provincial du seizième siècle se plaint de la désastreuse
propagande de brochures hérétiques qui se faisait sous le
couvert d'autres marchandises ^ Mattaincourt avait été
surnommé la petite Genève. L'hérésie ou l'athéisme se
partageaient les esprits ; le libertinage y régnait dans la
conduite. Beaucoup de ceux qui entendaient encore la
messe, n'y assistaient qu'aux fêtes, et ces jours étaient
consacrés au désordre plus qu'au repos ou à la sanctification.
Ceux qui communiaient, se contentaient d'accomplir leur
devoir à Pâques. L'église était déserte ; les tavernes
remplies.
Le 1" juin 1597, Pierre Fourier faisait son entrée dans la
paroisse. 11 recommandera plus tard aux prêtres de rendre
cette journée « illustre et éclatante », parce que les premières
impressions sont les plus vives -. Il mit en œuvre sa maxwne ;
la cérémonie qui coïncidait avec la fête de la Sainte-Trinité et
la Translation de saint Epvre, patron de l'église, eut toute la
solennité désirable. Après sa première messe, il rentra
chez lui et écrivit par articles ses résolutions pour l'avenir ;
c'était entre autres ne jamais faire payer ses services au
tabellion du pauvre bourg, « pour ce qu'il étoit venu de la
part de Dieu, ce me sembloit alors, et de tout le peuple qui
l'envoyoit, me demander en l'abbaye^. »
Quelques jours plus tard, à la procession de la Fête-Dieu,
Fourier ofïiciait avec une dignité et une modestie qui lui
conciliaient l'estime générale. Son sermon acheva de lui
conquérir les fidèles ainsi prévenus en sa faveur. H y pro-
testait de son désintéressement et de son dévoùment, leur
disant que « comme Dieu se donnoit aux hommes sous les
espèces sacramentelles, sans chercher autre interest que le
bien de ceux qui le reçoivent, aussi se donnoit-il ce jour-là à
1. Voir notre article : Un Curé de Saint-Jacques de Tournai au XVI' siècle.
Josse Clichtoue, dans la Semaine religieuse du diocèse de Tournai, 2 mars
1895, p. 138.
2. Petit Bcdel, p. 77.
3. Lettres, t. V. p. 483.
464 UNE PROCHAINE CANONISATION
eux non pas pour Fhonneur qu'il en pouvoit espérer, ny
Fattente de leurs richesses, mais simplement pour le salut
de leurs âmes, léquelles résolument il vouloit sauver,
quand il y devroit perdre le sang et la vie ». *
Bientôt on le vit à Fœuvre, Ce qu'il avait promis, il le
tint. Au milieu de ces paysans attachés à la terre, ou de ces
petits commerçants âpres au gain, il pratiqua la pauvreté
comme un moine. Deux presbytères sont restés fameux dans
notre siècle par leur dénùmcnt, celui du vénérable Vianney
à Ars et celui de l'abbé Gorini à la Tranclière. Fourier en
avait fourni la première image. Sa m.aison presbytérale ne
fut jamais meublée. Dans sa chambre composée de quatre
murailles nues et d'un plancher en haut comme en bas, on
voyait une table grossière recouverte de livres, quelques
sièges de bois et un large banc. L'alcôve renfermait bien un
lit ; mais ce lit n'était là que pour la montre, car le maître
de céans dormait sur la table ou sur le banc avec un livre
pouB oreiller ~. Quelque temps il essaya de donner le
change en défaisant son lit le matin pour faire croire qu'il
y avait couché. Puis il le transporta de maison en maison,
le prêtant à des malades étendus sur la .dure ; mais l'un
garda la couverture, l'autre les draps, et le bois lui-môme
resta chez un troisième ^.
En fait de linge et de vêtements il n'avait que le strict
nécessaire : une seule soutane d'étoffe grossière et de façon
commune, qu'il usait jusqu'au dernier fil. Par-dessus sa
soutane il portait un surplis blanc destiné à en dissimuler
la pauvreté. 11 avait aussi des instruments de pénitence et des
plaies vives à dérober. Au contact des miséreux ou sous le
frottement du cilice, il avait contracté-des infirmités dont la
pensée soulève le cœur. Certains traits rappellent le bien-
heureux Labre, le sublime pèlerin d'Amettes *.
Dès le premier jour, les indigents et les déshérités furent
en effet ses meilleurs amis ; il fut le Père des pauvres en
attendant qu'on le surnommât le bon Père. Son système était
1. Petit Bcdel, p. 38.
2. Summarium, p. 271 et 278,
3. Petit Bedel, p. 62.
4. Summarium, p. 269, 270, 271, 276. -
UNE PROCHAINE CANONISATION 465
simple. Il donnait tout. « Mes biens sont les vôtres, avait-il
dit à ses paroissiens, prenez chez moi comme dans vos
coffres. » Et c'était une file de mendiants venant demander
qui de la farine, du beurre, du sel, qui une chemise, des
.souliers, un pourpoint, qui du bois, de Targent, du pain.
Personne n'était refusé complètement, et la manière de
donner rehaussait encore le prix de l'aumône.
En dehors des secours extraordinaires, il y avait distri
bution régulière de pain bis deux fois par semaine, dans la
cour du presbytère, et une autre le dimanche, de pain blanc,
pour attirer aux ollices. Il y joignait même, pour les vieux,
du lard ou du vin. Quant à lui, il ne buvait guère que de
l'eau. Un tonneau de vin qu'on lui donna de force pour son
usage demeura deux ans dans sa cave à se couvrir de toiles
d'araignées. Il faisait par jour un unique repas '.
Comme ceux qui aiment à donner, il se laissait parfois
conter des histoires. Aux grandes fêtes de Pâques, de Noël,
de la Pentecôte, il augmentait presque jusqu'à la bonne
chère l'ordinaire de sa clientèle de malheureux.
Parmy laquelle, dit Bcdcl, se trouva un jour un pauvre soldat
retournant de la guerre, avec plus d'appétit que de rentes. Le Père
l'abordant luy demanda quelle aumône luy seroit propre. — a C'est
I^Âques, Monsieur, dit-il ; pour bien faire il me faudroit quelques
4Kufs ». Il luy en donna deut. a Hélas, dit ce passant, je croyois qu'un
homme de votre sorte ne m'en donncroil pas moins qu'une demie dou-
zaine. » Le Père, se donnant tort, en ajouta quatre autres, et luy
demanda s'il étoit content. — « 11 me faudroit encore un morceau de
pain pour les manger. » — « Oûy, oûy, dit le Père, vous en aurés, » et
courut vite à un plus hlanc et du meilleur, s'informant s'il ne luy faloit
plus rien. Ce camarade voyant qu'il avoit un bon hôte, luy dit hardi-
ment : a Monsieur, il me faudroit un petit verre de vin pour une si
bonne fête ». Le Père tout rempli de joye d'avoir trouvé celte occasion
non espérée d'exercer la charité, et de semer icy bas pour moissonner
là haut, luy alla quérir du vin, et luy versa luy-même à boire, ne vou-
lant le quitter qu'il n'eût dit qu'enfin il étoit content et qu'il prioit Dieu
de bon cœur pour l'honneur de son église et le soulagement des pau-
vres, que tous les curez du monde lui ressemblassent'.
i. Summarium, p. 2'i9.
2 Petit Bcdcl, p. 57.
L.WI. — :jo
466 UNE PROCHAINE CANONISATION
Combien il dut se passer de ces jolies scènes ! Quelque-
fois c'était lui-même qui jouait ses paroissiens. Un jour de
Saint-Epvre, la fête du pays, au sortir de la messe, il les con-
duit sous un prétexte au cimetière, et là, à l'imitation du diacre
Laurent découvrant aux persécuteurs les trésors de l'Eglise,
il leur montra réunis tous les pauvres de la paroisse. « Tenez,
leur dit-il, voilà le Jésus-Christ que je vous ai promis,
prenez-le, menez-le à la fête et traitez-le selon ses mérites. «
Et chacun en invita plusieurs à sa table.
Fourier n'interdisait pas la mendicité ; il Téteignait. Ses
aumônes, précédées d'enquêtes soigneuses et intelligentes,
allaient à leur but avec discernement, distinguant les pau-
vres honteux des pauvres ordinaires. Mais ce n'était pas
assez à lui de donner, il faisait donner sa paroisse et tâchait
d'organiser les ressources.
Aux services on allait à la messe avec des bouts de cierges
qu'on y laissait. Fourier trouva cette offrande trop peu
rémunératrice et pria ses paroissiens de remettre plutôt
quelque argent aux commis de la fabrique. Le paysan aime
peu à se défaire de ses espèces sonnantes, mais en nature
il est plus généreux. Dès le premier enterrement, une
grande table avait été déposée près de l'autel ; elle fut
aussitôt recouverte de pains, de pots de vin, de viande, et
même de rôtis. Le commis recueillit toutes ces provisions et
les distribua aux pauvres à la porte de l'église. Dans main-
tes paroisses du pays de Lorraine, si chrétien encore et si
fidèle aux vieux usages, la tradition s'est conservée jusqu'à
nos jours, et quelques-uns se demandent si elle ne remonte
pas au bon Père de Mattaincourt.
Mais voyant qu'on ne mourait pas assez dans la paroisse,
l'ingénieux curé désigna l'autel de Notre-Dame pour rece-
voir plus souvent ces présents de la charité. Lui-même avait
donné le signal en y déposant de grand matin un gros pain
blanc d'un bichet.
Après les enterrements, il exploita les mariages. A la
campagne le repas des « épousailles » se préparait de loin ;
il y pensait comme les autres, et, trois ou quatre dimanches
avant la noce, il en parlait à ses gens au prône. Pour ne pas
troubler la fête, il ne leur demandait rien, disait-il, le jour
UNE PROCHAINE CANONISATION 467
du banquet ; mais il les priait de faire le lendemain largesse
des restes aux malheureux. Cette coutume s'établit comme
la précédente.
Le bienheureux Pierre Fourier est l'inventeur d'une ins-
titution de crédit et de secours mutuel qui a une portée plus
grande. On l'appela la Bourse de Saiiit-Epvre. Ayant remar-
qué combien le manque de capitaux était préjudiciable aux
petits commerçants de Mattaincourt, marchands ou drapiers,
exposés aux accidents, tels que celui d'être détroussés par
les voleurs, et aux fluctuations des prix, il créa en leur
faveur une sorte de caisse de prévoyance ou de mont. C'est
la charité organisée et fondée sur la puissance de l'associa-
tion, celle que prônent les économistes et qu'ils n'ont point
partout ni toujours imaginée de toutes pièces. Dans la
Bourse de Saint-Epvre, dit Bedel, qui ne vise pas au langage
technique, mais rend bien compte des avantages de l'insti-
tution.
Il mettoit les donations, les legs pieux... les amandes. Et lorsque
quelqu'un étoit fort mal en ses aflaires, on tiroit de là quelques cent francs
pour luy donner moyen de retourner au traficq, à condition de les
rendre s'il devenoit plus riche, sinon c'étoit pour luy ; ce qui reiissit
avec tant de bonheur que de cet argent on a fait un fond, le rapport
duquel est encore affecté au soulagement de semblables personnes * .
C'était donc une bourse de prôt, sans intérêt, et avec faci-
lités de remboursement, une banque rurale et populaire
favorisant le crédit et préservant de l'usure.
Pour l'administration de la justice, Fourier rêvait une ins-
titution analogue. Depuis son enfance il avait été témoin
d'un abus qui dure encore en France malgré les Lamoignon
et les Plaideurs sous Louis XIV, malgré la révolution et les
nouveaux codes : les lenteurs de la procédure et la durée
des procès. Mais partout aussi et de tout temps l'initiative
personnelle l'emporte quelquefois sur les habitudes les plus
invétérées. Il avait vu dans son bailliage de Vosge un avocat
lequel à lui tout seul sous une halle « vidoit plus d'affaires
1. Polit Bcdcl, p. 60. — Le Bienheureux Pierre Fourier, curé, réformateur
d'ordre et fondateur, par Edouard de Bazelairc, 1853, in-12, p. 18.
468 UNE PROCHAINE CANONISATION '
en an jour que nos formalistes n'en achèvent clans un an ^ ».
L'idée se présenta à son esprit que si l'on groupait plu-
sieurs bonnes volontés semblables, le résultat serait plus
considérable encore et étendu à plus de personnes. Il réunis-
sait dans son association ou confrérie les personnages les
plus distingués du pays « les comtes et les marquis, se fiant
assez sur la bonté de quelques uns qu'ils ne refuseroient
point cette occasion de mériter. « Deux d'entre eux, assistés
chacun d'un avocat et de vieillards expérimentés en aflaires,'
travailleraient certains jours de la semaine à régler à l'amia-
ble les difficultés et les procès. Ici encore il y aurait eu une
bourse pour les frais, et les plaideurs les plus opiniâtres ne
se- fussent pas ruinés. Les guerres qui bouleversèrent la
Lorraine l'empêchèrent de réaliser ce projet qui eût ramené
les fidèles de Mattaincourt aux coutumes de la primitive
église.
Mais sans attendre autrui, il s'était mis à l'œuvre pour sa
part. Sa situation était toute différente de celle d'un curé
moderne, soi-disant fonctionnaire de l'Etat souverain. 11
était à la fois supérieur spirituel et temporel, et reconnu
pour chef de justice. A ce titre, les habitants s'adressaient
à lui « pour adjournement^, reqiiérit^et plaintif^ ». C'était
un rôle social qui lui était offert par la Providence ; il n'eut
garde de le récuser ou d'en atténuer l'importance par son
inertie à le faire valoir^. Il devait avoir son siège de juge
devant la maison de cure, avec son échevin et son doyen, et
là imposer les amendes basses et moyennes. Tous les matins,
quelque temps qu'il fît et par les froids les plus rigoureux
de l'hiver, il était à son poste de justicier et aussi d'arbitre
et d'avocat consultant''. Chacun lui demandait conseil sur
ses affaires d'intérêt et il s'en oubliait si bien lui-même qu'il
eut les deux pieds gelés dans ces longues séances.
1. Petit Bedel, 2" partie, p. 99.
2. Assignation.
3. Requcstc,
4. Plainte.
5. Rogie, t. I, p. 93.
6. Pas plus que saint Louis il r.e confondait les rôles, celui de la miséri-
corde et celui de la justice : « Car encore bien que hors du Tribunal il fut
UNE PROCHAINE CANONISATION 469
Sa principale tactique était de prévenir les procès ; mais
pour avoir autorité en ces matières, il comprit qu'il devait
avoir une véritable science. Déjà très fort sur le droit canon
il se rendit « très capable en la connoissance des Coutumes
du pays et des lois civiles reçues en pratique ^ » Si donc il
n'avait pu amener les plaignants à se désister, et mettre la
concorde entre les parties, il se faisait pour eux solliciteur
et se constituait en haut lieu l'avocat des pauvres; des veuves
et des orphelins.
II eut une fois à défendre sa paroisse tout entière dans des
circonstances qui peignent bien les mœurs du temps. La
circulation des grains et des denrées était alors entourée de
toutes les entraves. La première était l'égoïsme, chacun cher-
chant à faire avant les autres ses provisions pour Tannée. Les
gens de Mirecourt, quoique ses compatriotes et ses obligés,
s'avisèrent en 1G19 d'interdire à leurs voisins de Mattain-
court d'acheter du blé à leur marché tant qu'eux-mêmes ne
se seraient pas fournis et n'auraient pas levé un panonceau
posé sur la place dès le matin. Les paroissiens du bon Père
qui ne produisaient que du drap ou de la dentelle, se trou-
vaient gravement lésés par cette loi du premier occupant. Il
essaya pour y parer tous les moyens de persuasion; puis*
n'ayant pas abouti, il en appela au duc et alla lui-même se
concerter durant un mois à Nancy avec un défenseur. A ses
religieuses il demandait des prières pour triompher de « ceux
de Mirecourt qui sont forts et puissants et tAchent de nous
gourmander et haïssent Icsdits de Mattaincourt pour ce qu'ils
se mettent en défense contre eux pour la conservation de
leurs droits. ' » Après un an de démarches, il gagna.
A de pareils procédés ses ouailles se sentaient aimées de
leur pasteur. Lui-même s'alTectionnait à elles d'autant plus
qu'il se donnait davantage.
d'un naturel fort tendre et fort facile & émouvoir & la compassion, ndanmoind.
faisant les fonctions de juge, il traitoit selon les ordonnances des loix, et
selon lYquitc'. b Petit BcHcl, 2« partie, p. 103.
1. Ibid., l'" partie, p. 65.
2. Rogic, t. I, p. 351. — Voir aussi le Cuvé de Mattaincourt. rôle social
d'un curé au commencement du XVII* siècle, par M. Julien, dans la Revue
du Clergé Français, 15 avril 1896, p. 308.
470
UNE PROCHAINE CANONISATION
Si vous n'êtes curé, écrit-il, vous ne comprendrez jamais quelle
affection je porte à mes pauvres paroissiens, en quelle peine je me
trouve quand je les vois affligés et combien je mérite d'être excusé, si
pendant qu'ils sont tous ensemble sans en excepter pas un, travaillés
injustement et en danger et de leurs corps et de leurs âmes, je me dis-
pense de vaquer à d'autres affaires *.
Mais il ne faudrait pas s'y méprendre; si par ses soins et
sa bonté toujours en action la paroisse fut bientôt métamor-
phosée, sa sainteté fut le principal agent du changement.
En tout il se montrait ce qu'il croyait Fidéal de ses fonc-
tions : un homme de Dieu. Après ses labeurs du jour, il
priait la nuit ou il étudiait, ne connaissant pas d'autres livres
que la Bible et les Pères. Il passait parfois jusqu'à trois
jours et trois nuits de suite à écrire, ou à prier ~.
Deux fléaux avaient ravagé sa paroisse : l'ignorance et le
vice. Il combattit le premier par ses sermons, ses catéchis-
mes et ses visites aux écoles. Il transformait les enfants
eux-mêmes en petits prêcheurs, leur faisant donner de
pieuses représentations sur un théâtre devant leurs parents.
Envers le vice il fut presque implacable. Le dimanche et
* les jours de fête, on le craignait tellement qu'on attendait
pour se livrer au plaisir le temps des offices où on le
croyait retenu ; mais lui, se faisant remplacer par son vicaire,
sortait revêtu de son aube, et comme Jésus chassant de son
fouet vengeur les vendeurs du temple, il pénétrait dans les
tavernes et les cabarets, renversait pintes et pots, tables et
verres, brûlait cartes et dés.
Ainsi Mattaincourt changea entièrement de face. L'église,
naguère une espèce de ruine sur laquelle Bedel eût proposé
d'inscrire Au dieu inconnu, regorgea de fidèles exemplaires.
Elle eut ses confréries, ses vases sacrés, des ornements
de prix et de toute couleur. Le culte y retrouva ses splen-
deurs, tandis qu'au foyer de la famille et dans la vie publi-
que les mœurs avait recouvré l'honnêteté avec la foi des
anciens jours. 11 faudrait intituler ce chapitre : Ce que peut
1. Lettres, t. I, p. 247.
2. Summarium, p. 276.
UNE PROCHAINE CANONISATION 471
un bon curé dans une mauvaise paroisse. Mais que ne peut-
il pas ? Ce fut une résurrection.
XII
La réputation de Pierre Fourier devait franchir les limites
de son village; son zèle à lui seul Teùt porté à ne pas s'y
renfermer. Sans accepter à la lettre certaines inexactitudes
de Bedel qui le nomme de sa propre autorité « visiteur »
du diocèse de Toul, il faut admettre que le curé de Mattain-
court entreprit des courses évangéliques au milieu des
Vosges dans plusieurs paroisses de la montagne, probable-
ment du côté de Bruyères K Ce fut vers 1607 et à la prière
de Mgr Christophe de La Vallée. Est-ce dans cette première
mission que le rencontra le père Sébastien Beudot ? La
date est moins importante que le témoignage lui-même qui
nous montre dans le bon Père de Mattaincourt un mission-
naire digne du pasteur. Ne dirait-on pas S. François de Sales,
évangélisant le Chablais ?
Il y a plus de trente-deux ans, rapporte le jésuite, que je fls une mis-
sion avec luy en la Vosge pour y prêcher et confesser, avec patents
de l'Eniinentissime cardinal légat, et de Monsieur l'Evêque de Toul ;
il alloit à pied, vêtu d'une grosse robbe, un gros bréviaire sous son bras ;
et quoyque pauvre n'ayans pas du revenu pour se nourir en simple
preslre, il payoit les dépens du voyage qui dura deux mois pour luy,
poui^on compagnon et pour moy, et ne voulut recevoir aucune chosfî
des vilageois ; il couchoit toujours sur la dure, ou sur la terre, ou sur
un banc, comme il faisoit en sa maison '
Une autre mission, mieux connue celle-là, quoique pas
encore assez, est celle qu'il donna à Badonviller, dans la
province de Salm en 1625. Nouveau trait de ressemblance
avec le saint évéque de Genève, il s'attaquait ici à un pays
protestant. Enclavés en Lorraine, la principauté et le comté
de Salm avait été entraînés dans l'hérésie par le rhingrave
Jean-Philippe. L'apostasie de ce prince, suivie de celle de
ses sujets, datait de 1540. La réforme avait fait tache d'huile.
1. Chapelier, p. 112.
2. Pelit Bcdel, p. 84-5.
472 UNE PROCHAINE CANONISATION
Les ministres de Metz venus à Badonviller, capitale de
la principauté, avaient prêché d'abord dans les jardins, puis
sous les halles, puis dans l'église catholique dont Fusage
leur avait été en partie concédé, enfin ils avaient usurpé les
revenus de la cure *.
Mais l'heureuse influence de la très catholique maison de
Lorraine avait ramené la maison hérétique de Salm à la
religion des aïeux. En 1691, le rhingrave Philippe Othon
s'étant rendu à Rome avec le jeune cardinal de Lorraine y
avait fait son abjuration. Au retour, il travailla à la conver-
sion des gens de ses domaines. 11 lança môme un premier
mais inutile édit de proscription contre les dévoyés qui
refuseraient de rentrer dans le giron de FEglise. Cette
mesure de rigueur n'avait alors rien d'anormal. La tolérance
existait encore moins chez les huguenots que chez les catholi-
ques. Dans la principauté de Salm, les prétendus réformés
n'étaient guère regardés que comme des intrus, violateurs
de leurs privilèges et coupables de nombreux attentats. En
1575, ils avaient ignominieusement égorgé, en haine de la
vraie foi, un franciscain nommé le père Claude Rolet. Un
aiHre religieux de saint François avait eu aussi la gorge
coupée et la langue tirée par la plaie ^. En vain, en 1604,
François de Lorraine, comte de Vaudémont, marié depuis
sept ans avec Christine de Salm qui lui apportait le comté
en dot, avait uni ses efforts à ceux du rhingrave. La torpeur
du clergé, l'insuccès des missionnaires n'avaient fait
qu'encourager les hérétiques. Puissants et hautains, ils
commettaient de si odieux désordres dans l'église mixte que
les catholiques avaient préféré leur construire un temple à
leurs propres frais. Le pape et l'empereur finirent par inter-
venir. Un vicaire apostolique fut nommé en 1618, et, en
vertu d'un ordre impérial du 28 novembre 1624, le prince et
le comte publièrent, le 12 mars 1625, un édit prohibant
l'exercice du calvinisme, fermant les temples, pronon-
çant le bannissement immédiat contre les pasteurs et les
maîtres d'école et accordant aux habitants le délai d'une année
1. Rogic, t. II, p. 81. — Sur laction protestante du pays messin, voir les
Jésuites à Metz, par L. Yiansson- Ponté, 1897, in-S", p. 3 sqq.
2. Chapelier, p. 111, n. 2.
UNE PROCHAINE CANONISATION 473
pour se faire instruire, sous menace de la même peine.
Mais, afin de ne point violenter les consciences, le comte
de Vaudémont et les jésuites organisèrent une grande
mission. Ils firent appel à la bonne volonté de Pierre
Fourier et songèrent môme à lui faire abandonner sa cure
de Mattaincourt pour Tétablii* à Badonviller. Le bienheureux
protesta que jamais il ne quitterait sa chère paroisse, mais
accepta de venih collaborer quelque temps aux travaux des
missionnaires. Ceux-ci l'avaient tous en vénération. L'un
d'eux, le P. Nicolas Fagot, lui devait même sa guéri.son
miraculeuse. ', et, avec le P. Jean Guéret, fort mêlé à la
fondation de la Congrégation Notre-Dame, il avait eu cette
pensée de recourir au serviteur de Dieu.
Un autre des missionnaires était le P. Abram, bien connu
aussi de Fourier. Le futur historien de Pont-à-Mousson, le
commentateur de Cicéron et de Virgile, aimait à couper ses
travaux d'humaniste et de professeur par ces rudes labeurs
de l'apostolat dans les campagnes. Né en 1589 à Xaronval, il
avait alors trente-six ans. Depuis plusieurs années déjà, il
dépensait volontiers sa surabondante activité soit dans le
ministère auprès des populations de la montagne, soit dans
les Exercices spirituels donnés aux communautés. « Nous
attendons d'heure à autre, écrivait Fourier aux religieuses
de Nancy le 26 septembre 1622, les Rév. Pères Dagoncl et
Abram qui moissonnent à grosses brassées par les Vosges
où ils avoient jà confessé et communié la semaine passée
jusques à quinze ou seize cents personnes^. Quelques
jours après, il parle de la retraite préchée aux religieuses
par ces deux pères, à Épinal où il se trouve lui-même : « Nos
sœurs sont extrêmement contentes (elles) ne se trouvent
plus sur la terre et ge baignent es cieux parmi ces Exer-
<'ices Ces deux (pères) sont très bons, très doux, très
aisés à contenter '. »
La population de Badonviller était un milieu moins abor-
1. Voir dans Rofçic, t. II, p. 60 sqq^ le rc'cit diHaillé de celle gucrison.
2. Lettres, t. I, p. 447.
3. Ibid., p. 449-450. — Le bienheureux Pierre Fourier qui faisail si volon-
tiers donner les Exercices de sainl Ignace aux sœurs de la Congrégation
Notre-Dame et aux chanoines rërormés de Nolrc-Sauveur par les jésuites,
474 UNE PROCHAINE CANONISATION
dable. A l'arrivée de Foiirier (10 août 1625), les jésuites
missionnaires lui dépeignirent la population sous les plus
tristes couleurs; la masse était grossière, pleine de préjugés
et entêtée ; les catholiques, privés depuis longtemps de
pasteurs, croupissaient dans Tignorance; les hérétiques, qui
formaient l'élément bourgeois, se montraient obstinés dans
Terreur. La maison du curé n'était qu'une masure ; l'église
vide complétait le tableau de cette désolation. Le bon Père
de Mattaincourt avait eu son heure de découragement, et sa
première lettre contenait ce sincère aveu de sa défaillance :
« Enfin, je suis à Badonvillers entièrement contre mon
gré, contre mon inclination, contre ma volonté, contre mon
opinion. Mais, par nécessité, il falloit y venir... « ^. Nous
avait-il fait lui-même ces Exercices ? Le témoignage du P. Abram ne laisse
planer aucun doute sur cette première question. Le voici : « Didier de
Là Cour, bénédictin, Servais de Lairuelz, prcmontré, et Pierre Fourier,
encore séculier, vivaient tous trois ensemble dans la plus grande intimité...
Dans la suite ils devinrent de saints et habiles réformateurs.... Plus tard un
autre de nos élèves, Philippe Tibault, réforma les religieux connus en Franco
sous le nom de Carmes mitigés. Tous ces hommes ont été formés dans notre
Université ; tous se sont liés d'aficction avec nos pères ; ils ont reçu leur
direction, et c'est après avoir fait les Exercices spirituels de saint Ignace
que leur zèle s'est enflammé ; c'est là qu'ils ont posé le fondement des grandes
œuvres qu'ils ont exécutées dans la suite. » Abram, Université de Pont-à-
Mousson, p. 312. — On s'est demandé en outre si le bienheureux P'ouricr
donnait les Exercices. Nous avons sous les yeux un ms. d'une écriture
ancienne, mais différente de la sienne et plus moderne, appartenant à la
collection du P. Watrigant et intitulé : Exercice spirituel des Saints Offices
rendus à l Enfant Jésus dans l'estahle de Bethléem par les vertus opposées
aux vices capitaux qui empeschent et deslruiscnt en nous la vie de Jésus-
Christ. Ces méditations n'ont point de rapport direct avec les Exercices pro-
prement dits. Mais il suffit de parcourir la grande publication autographiéc
intitulée Opuscules du D. P. Four'ier concernant la Congrégation de Notre-
Dame, Verdun, 1881, 1 vol. in-fol., pour y constater presque à chaque page
combien Pierre Fourier s'inspire souvent du texte de saint Ignace dans les
sujets de méditation qu'il propose et développe. Signalons en particulier la
Section III, p. 57, sqq. On y retrouve le fondement, les péchés, les éten-
dards, etc., avec les mêmes divisions et subdivisions que dans saint Ignace.
Le bienheureux en possédait à fond et l'esprit et la lettre ; il voulait que les
chanoines de Notre-Sauveur en fussent également pénétrés dans les retraites
spirituelles ou recollections qu'ils seraient appelés à prêcher dans les monas-
tères «nouveaux bien policés. »
1. Lettres, t. II, p. 232.
UNE PROCHAINE CANONISATION 475
citons pour ceux qui croient les saints d'une autre nature
que le commun des hommes. Mais comme les Ames géné-
reuses, en présence de l'obstacle, au lieu de perdre courage,
il se ressaisit: « Vous me faites, répondit-il, venir l'appétit. » '
A l'œuvre le lendemain môme, il va droit à ses privilégiés
les pauvres, les malades, les humbles. Il visite jusqu'aux
servantes et aux valets, console les affligés et se montre aux
Calvinistes fort de sa parole éloquente et de ses exemples
qui le sont encore plus. Obligé de repartir le 22 août pour
les affaires de ses religieuses et de ses chanoines réformés,
il est de retour le 9 ou 10 octobre. Les semences précieuses
qu'il a déposées dans les âmes et qui ont germé en son
absence, s'épanouissent durant les deux mois de son second
séjour. Avec lui il a amené le père Bedel, encore jeune et
débutant dans le ministère sacré. Il a retrouvé ]es PP. Fagot
et Abram avec un scolastique de la Compagnie. Bedel est
ravi d'être à l'école d'un saint qu'il surprend la nuit en
extase. Il nous a laissé une relation enthousiaste. Abram
est confus devant l'humilité du vieux curé qui s'efface
presque devant lui.
Kii raniiôe 1625, raconle-t-il, je me trouvais avec le P. Fourier à
Badonviller, et nous travaillions ensemble à ramener les hérétiques au
sein de l'Kglise. Quoiqu'il fût plus âgé que moi de vingt-quatre ans, il
me traitait avec les mômes égards que si j'eusse été son supérieur et je
dus lullcr pendant longtemps pour Irionipher de sa modestie. Voyant
enOn que ni prières, ni sollicitations ne réussissaient, je rais en avant
l'amour même qu'il professait pour notre Compagnie ; lui rappelant
qu'elle passait, aux yeux des hérétiques, et même d'un grand nombre
de catholiques mal éclairés, pour être ambitieuse et pleine de hauteur
à l'égard des autres Ordres religieux, tandis que lui, au contraire,
jouissait auprès de tous d'une réputation de sainteté, mal fondée peut-
être, mais réelle; que, du reste, ses cheveux blancs commandaient le
respect. Enfin, lui disais-je, que pensera le monde en voyant un jésuite
jeune encore, prendre le pas en toute circonstance sur un vieillard, un
religieux, un curé vénéré de tous. Ces observations le convainquirent,
et il voulut bien se relâcher un peu de son excès d'humilité à mon
égard.
1. Petit Bcdcl, 2» partie, p. 5.
476 UNE PROCHAINE CANONISATION
Pendant les six mois ^ que je passai dans sa compagnie, j'admirai en
lui tant de vertu, tant de grandeur d'âme, de constance, de douceur,
d'humilité, de mépris pour les honneurs du monde, et surtout de fami-
liarité et d'union avec Dieu, que son biographe à mon sens n'a rien dit
de trop et qu'il est plutôt demeuré au-dessous de la vérité en racontant
de lui tant de choses merveilleuses, qui ont paru exagérées à des
hommes qui mesurent tout à leur propre mesure. ^
Le bienheureux était seul à ne point s'admirer et même à
s'ignorer, se proclamant serviteur indigne et inutile, et se
plaignant de ne faire rien au monde à Badonviller que
perdre son temps. ^ Autour de lui on était loin de penser
ainsi et une curieuse preuve de Timpression qu'il produi-
sait nous a été conservée par hasard. Ce sont les aimables
malices que le scolastique de la Compagnie aimait à infliger
à son humilité. Un soir qu'en l'absence des PP. Fagot et
Abram, ce jeune religieux se trouvait seul à table avec le
P. Fourier et Bedel, il lui fit subir cet assaut :
Je pense qu'il en coûte bon au R. Père de Mattaincourt d'être saint
comme il est ; mais aussi c'est un grand honneur d'être réputé en terre,
par les grands et les petits, comme le sont les bienheureux au ciel...
Instituteur des religieuses, réformateur des religieux, restaurateur de
la cure de Mattaincourt et de celle de Badonviller : ce sont des titres
plus glorieux que toutes les qualités des César et des Alexandre...
Gomme il est doux d'être montré au doigt, et d'entendre le peuple qui
dit : Venez, courez, hâtez-vous ! Voilà le saint Père qui passe !...
... Il n'appartient qu'à vous de faire des miracles. Emprunter la
toute-puissance de Dieu pour en faire ce qu'il vous plaît !... Je me con-
tenterais bien de ce métier...
— Bien, bien, répondait Fourier confus et hors de lui, vous voulez
faire la guerre à ma sottise... Vous vous moquez de moi par des
fictions... ■*
Mais, au sortir de cette petite séance, il fut pris de
1. Bedel dit aussi « presque six mois » ; mais en réalité le bienheureux fit
seulement à Badonviller deux séjours inégaux repartis sur les dix derniers
mois de 1625 : l'un du 10 au 20 août ; l'autre du 9 ou 10 octobre au 18 décem-
bre. Chapelier, p. 111, d'après la Correspondance.
2. Abram, p. 325.
3. Lettres, t. II, p. 264.
4. Rogie, t. II, p. 112.
UNE PROCHAINE CANONISATION 477
remords, envoya Bedel réciter un Veni creator pour que le
scolastique ne prît pas au sérieux les reproches qu'il avait
faits à son « incivilité ». Il en quota un autre auprès de ses
religieux de Lunéville :
Nos bons Pères, je dis hier soir, après le souper un mot sans y
penser qui offensa des personnes que J'adore, à l'occasion de quoi par
aventure dira-on l'un de ces jours : facla est disshnsio inter illos, ita
ut disccdcrent ab invicem, comme jadis au xv* des Actes des apôtres;
si donc vous n'y obviez par un bon Veni creator que je mendie de
chacun de vous, à ce que cette disgrâce se rapaise bientôt, et qu'une
autre fois je n'y retombe plus et pense à l'avenir de plus près à ce que
je dois dire. *
Sa douceur égalait son humilité. Ces deux vertus évangé-
liques luf concilièrent l'estime et bientôt l'afTection des réfor-
més. Jamais il ne voulait, par crainte de les froisser, les
appeler hérétiques, mais il leur donnait le nom cVétrangers.
La plupart quittèrent leur erreur et quelques-uns le pays.
Le temple fut consacré à Dieu sous l'invocation de la sainte
Vierge et Fourier eut la consolation, avant son départ
(18 décembre), de monter dans la chaire de l'hérésie devenue
la chaire de vérité. ^ Signe de la sincérité de ces conver-
sions : elles furent durables. Le P. Fagot qui vit la mission
avant, pendant et après les prédications du bienheureux, se
félicitait de la lui avoir fait imposer par les princes, comme
de la meilleure action de sa vie. ^ Deux ans après, le P.
Voirin, parti de Nancy trop tôt pour y être sans doute
associé *, alla y récolter ce que ses devanciers avaient
1. Lettres, t. II, p. 261.
2. « J'ôtois si afTairë à chanter k l'ëfçlisc, & bëgaycr en une chaire de
prédicant et à m'y prt'parcr, samedi, dimanche, lundi cl mercredi, et à répon-
dre conlinucllement tantôt à celui-ci, tantôt à celui-là ». Fourier aux religieux
de Verdun. Badonviller, 11 décembre 1625. Lettres, t. II, p. 288.
3. Petit Bcdcl, 2" partie, p. 8. — Sur le P. Fagot, voir Abram, |> 'i()i),
qui vante « sa dextérité dans ses rapports avec les hérétiques ».
4. Le P. Voirin, alors ministre au collège de Nancy, partit conuno préfet
dés éludes, pour le collège d'Auxcrre. Pierre Fourier écrit a son sujet, le
25 août 1625 : « Le révérend, le bon et le très bon père Voirin (que je ne peux
nommer maintenant sans soupirer) nous a été pauvrement dérobé pour être
envoyé bien loin, où il ne fera pas tant de proCt, ce crois-jc, comme il eût fait
478 UNE PROCHAINE CANONISATION
semé ^ Aujourd'hui les habitants de Badonviller entièrement
et franchement catholiques, ont gardé, avec le souvenir
légendaire du bienheureux, la foi qu'il fit revivre parmi leurs
pères.
XIII
Lorsqu'on lit les longues lettres écrites par Pierre Fourier
durant ses veilles de Badonviller, on constate avec étonne-
ment qu'en dehors de ses œuvres extraordinaires d'apostolat
ou d'administration ordinaire de sa paroisse, il portait la
sollicitude de ses nombreuses écoles de religieuses et aussi
d'une congrégation nouvelle de chanoines réguliers. C'était
la congrégation de Notre-Sauveur dont le moment est venu
de parler.
Nous avons dit qu'à la surprise générale, Pierre, au sortir
de sa philosophie à Pont-à-Mousson en 1585, entra comme
novice à Chamousey. Ce n'était pas la seule abbaye possédée
en Lorraine par les chanoines réguliers. Saint-Léon de Toul,
Saint-Nicolas-des-Prés de Verdun, Saint-Pierremont au pays
de Metz, Saint-Remi à Lunéville, la Trinité à Belchamps,
Saint-Sauveur à Domèvre, Saint-Hubert à Autrey se vantaient
d'être autant de fondations abbatiales remontant à la fin du
xi" ou au commencement du xii® siècle. A l'époque où les
hommes de guerre partaient pour les croisades, elles avaient
abrité les hommes d'étude et de prière. Mais avec cinq siècles
d'existence l'âge du dépérissement et de la décadence était
venu. L'ignorance, le jeu, la chasse, la table étaient les occu-
pations de ces clercs dégénérés. Quelques-uns à peine hono-
du côtéde Lunéville et par toute notre Congrégation, dont nous sommes tous
extrêmement marris. .. Au Pont-à-Mousson, sans lunettes et sans esprit, et
presque sans loisir et sans encre. >> Lettres, t. II, p. 238. — A propos de ces
derniers mots, l'on peut se demander si l'encre était tellement rare, ou si
Pierre Fourier en faisait une trop grande consommation. On voit ailleurs l'ar-
rivée dune bouteille d'encre, apportée par Bedel à la mission de Badonviller,
saluée comme un événement. Quand il écrivit les règles de la Congrégation
Notre-Dame « il venait mendier, à notre noviciat de Nancy, dit Abram, l'en-
cre dont il avait besoin. » (p. 324.)
1. Le P. Voirin, revenu d'Auxerre en 1627, fut attaché à la mission de
Badonviller qui dépendait du collège de Nancy.
UNE PROCHAINE CANONISATION 479
raient encore leur vocation par la pratique des observances
religieuses.
On était donc loin du pieux abbé SéhêVus qui, en 1090,
avait fondé l'abbaye de Chaumousey, à la prière de Thiéry
et d'Hadelwide, puis, en 1094, avait dédié son couvent au
Saint-Sauveur; loin des abbés ses successeurs, qui longtemps
firent fleurir les vertus monastiques, à Tombre de l'église
Notre-Dame, dans le petit vallon solitaire.
Mais l'Église a la vie en elle, et, sous l'action des saints,
ses œuvres rajeunissent à l'heure où on les croit au tombeau.
Vers la fin de 1585, Pierre s'était présenté à l'abbé, le Révé-
rendissime père Gérard du Haultoy. Pour être reçu novice,
il n'avait eu à passer ni par « la porte dorée », ni par celle de
la faveur. Son mérite et sa réputation lui avaient suffi. On le
revêtit, suivant l'usage, de la soutane noire coupée du petit
rmîhet de lin ', et, embrassant en même temps que l'habit
l'esprit de saintAugustin, il ferma les yeux sur les défauts des
autres pour les ouvrir sur l'idéal que ce grand nom faisait
briller à ses yeux. Les anciens traitaient durement les jeu-
nes. Fiers d'avoir franchi les difficultés du début, ils laissaient
les nouveaux venus s'en tirer à leur tour. « Je le sais, écrit
Bedel, de la bouche de ceux qui en ont fait l'épreuve : ser-
vir à table, ne ronger que. des os, comme les chiens,
coucher au coin d'une cuisine, sonner les cloches et relaver
la vaisselle, telle était l'occupation ordinaire des ces pauvres
aspirants. » Pierre exagéra encore ce régime, et y ajouta
des austérités volontaires.
Comme la fin de son noviciat approchait, l'abbé Gérard
mourut (30 août 1586), et un compatriote de Pierre, le père
Paticier, de Mirecourt, fut élu en sa place. Entre ses mains
Pierre prononça, dans l'église abbatiale, les trois vœux
solennels de pauvreté, chasteté et obéissance. Un an d'épreu-
ve avait suffi ; il était profès. L'ordre canonial possédait son
futur réformateur.
Cependant il poursuivait obscurément ses études à Pont-
1. Ce petit rochct, ou banderole, ëtait large d'environ cinq doigts et ses
cxlrémilés se rejoignaient du côté gauche en forme d'ëcharpc. On y ajoutait
au chœur, pour l'étc, le surplis et l'auniusse : pour l'hiver le f^raïul rochct
et la cbappc noire.
480 UNE PROCHAINE CANONISATION
à-Mousson, tandis que de hauts personnages ecclésiastiques
semblaient destinés par leur situation en vue à mettre avant
lui la main à cette œuvre de régénération. Le jeune prince
Charles de Lorraine, cardinal-évêque de Strasbourg et de
Metz, l'avait tentée en 1595. Une assemblée de principaux
abbés, s'était tenue aux Cordeliers de Nancy et Ton avait
arrêté de réunir en une seule congrégation tous les monas-
tères de l'ordre ju'sque-là indépendants. Peut-être Pierre
Fourier rentré à Ghaumousey, après avoir achevé ses études
au Pont, assista-t-il à ces séances presque stériles, et enten-
dit-il formuler ce premier projet de réforme qu'il réalisera
en son temps d'une manière plus efïicace.
Toujours est-il que pour l'heure présente rien n'avait
changé parmi ses confrères. Ils semblèrent même redoubler
de mauvaises dispositions envers lui. Sans le vouloir, et par
la seule différence de sa conduite avec la leur, il avait des
airs de réformateur qui les irritaient. On le traitait d'hypo-
crite. On ne le regardait que pour le menacer. On ne lui
parlait que pour se moquer de lui.
A son insu, l'abbé Paticier fournil un prétexte de plus à
ces odieuses vexations en lui confiant deux emplois de
quelque importance. Il fut nommé pitancier, c'est-à-dire
économe du monastère, et par surcroît administrateur de la
paroisse de Ghaumousey qui était à la nomination de
l'abbaye.
Gomme économe, Pierre prit à cœur de traiter aussi bien
les novices qu'on l'avait autrefois maltraité lui-même.
Gomme desservant de la cure, il commença en quelque sorte
un second noviciat, celui de la vie curiale, qu'il continuera
à Mattaincourt. Il se prive pour donner aux pauvres ; il prê-
che, il catéchise, il s'entretient avec ses paroissiens dans
leurs maisons et sur les chemins; il gagne les cœurs, il sau-
ve les âmes.
Cependant Jean Marius, abbé de Saint-Pierremont, et,
visiteur ou général de cette congrégation des chanoines
réguliers de Lorraine dont nous avons vu décréter l'établis-
sement à Nancy en 1595, intima à Ghaumousey l'ordre de
se conformer aux nouveaux règlements. Injonction de
reprendre la vie commune et de séparer les menses. L'irri-
UNE PROCHAINE CANONISATION 481
talion des chanoines prébendes, ainsi réformés malgré eux,
atteignit alors son paroxysme, Pierre Fourier qui en était
pourtant bien innocent, devint pour eux l'ennemi ; on mêla
des substances nauséabondes à sa pauvre pitance ; on tenta
de l'empoisonner. « Ces friponneries, dit Bedel, se faisaient
à l'insu du seigneur abbé ». Paticier en eut finalement
connaissance et jugeant la situation intenable pour la victime
expiatoire, lui proposa au dehors les trois cures dépendantes
de l'abbaye parmi lesquelles Pierre choisit Mattaincourt.
Pierre devenait donc curé tout en demeurant chanoine. Ce
genre de vie le ramenait au régime des clerici regulares ou
premiers disciples de saint Augustin, qui avaient été des
prêtres menant la vie commune sous une règle uniforme et
se livrant en même temps aux fonctions du ministère. Leurs
successeurs du moyen âge, chanoines plutôt que clercs régit-
liers, avaient fait une moindre part à la vie active afin d'en
donner une plus grande à la contemplative '. Mais avec la
secousse imprimée au monde par la Renaissance, l'action
reprenait partout sa revanche sur la contemplation, et ce
mouvement allait s'accentuer avec sa nécessaire accélération
pour aboutir à la fièvre des temps modernes. Pierre Foufier
(|ui est un vrai précurseur*, regarde déjà vers ces horizons
nouveaux et y orientera bientôt les autres. On a dit qu'il ne
fut jamais de l'Église dormante.
Eût-il cependant, maintenant qu'il s'était donné tout entier
à ses gens de Mattaincourt et que tout entiers ils s'étaient
donnés à lui en retour, songé à entreprendre une réforme
de ses confrères plus radicale que les précédentes ? Le par-
don de leurs injures et l'oubli de leurs torts eussent sans
doute limité dans son âme l'clfort de sa reconnaissance et
de sa rh»rité envers leur mémoire, si un prélat^ inca-
pable de son côté de rien faire sans appui, n'avait trouvé
dans Fourier son instrument et son bras drçit. Nous avons
1. Rojçic, t. I, p. 38.
2. « Un dos premiers, Fourier eut l'idée de ces grandes institutions qui
font la gloire des sociétés modernes : caisse d'épargne, associations de
secours mutuels, justice de paix, création d'écoles d'enseignement pour les
jeunes lillcs. >> Paroles de Doulay de La Mcin^be citées par Besauccnet,
p. 96.
LXXI. — 31
482 U.\E PROCHAINE CANONISATION
nommé Tévêque de Toiil, Mgr Porcelet de Maillane '.
Un bref de Grégoire XV, en date du 10 juillet 1621, avait
enjoint à l'évoque d'en finir avec toutes les réformes sans
lendemain et de renouveler une bonne fois l'état des cha-
noines réguliers de Saint-Augustin dans les duchés de Bar et
de Lorraine. ~ En même temps, Maillane est nommé abbé
commendataire de Saint-Pierremont ; c'est là le point d'appui
sur lequel il soulèvera la grande famille augustinienne ;
le levier sera Pierre Fourier. Une deuxième assemblée
tenue à Nancy en 1604 n'avait pas mieux réussi que celle de
1595 ; les deux collaborateurs, l'évêque et le curé, prennent
le parti d'abandonner les anciens demeurés incorrigibles ;
on rassemblera de jeunes clercs ou des laTfcs en nombre
suffisant, et ces recrues remplaceront dans toutes les maisons
de l'ordre, les générations incurables des réfractaires.
Ceux-ci seront invités à se retirer.
On est en 1622. La mère Alix Le Clerc vient de mourir,
mais la Congrégation Notre-Dame, déjà solidement enra-
cinée par l'extension et par le succès, est sortie de la
période critique des essais. Fourier qui a cinquante-sept ans,
peiîT se donner encore à une nouvelle œuvre, sans négliger
sa cure et il s'y jette avec la même ardeur qu'il mettait en
1578 à recruter ses premières religieuses. Constitutions à
élaborer, novices de bonne volonté à réunir et à former,
aucune difficulté ne l'arrête ; il mène tout de front, rédige un
Summarîum des statuts qu'il remet à l'évêque deToul et force
Lunéville à lui ouvrir ses portes pour cinq novices. ^
C'est le grain de sénevé de la future moisson. Le jésuite
Janel leur prêche la retraite ; la vêture a lieu le 2 février
1623. Un ancien se joint aux cinq jeunes, et à eux six, ils
représentent quatre abbayes.
Mais enfin quelle était l'idée de cette réforme qui ressem-
blait plus à une fondation qu'à une restauration ? Le 9 no-
1. Voii* le Gallia chrisliana, t. XIII, col. 1051 : a Morum depravationem
supinamque ignorantiain induxcrant bella et hscresis. Viros itaque diver-
sorum ordinum religiosos ad erudiendam plebem direxit in dioecesim,
collapsamque in monasleriis disciplinam ul instauraret nihil prœtermisit. »
2. Rogie, t. I, p. 45'i et pi^s justificatives.
3. Id., t. I, p. 467.
UNE PROCHAINE CANONISATION 483
vembre 1623, en la dédicace du Saint-Sauveur, le bienheu-
reux s'en déclarait ouvertement devant deux.
Le service divin sera célébré avec ferveur et dignité -,
mais le temps à y consacrer sera réduit et les cérémonies
simplifiées.
La vie étant plus active que par le passé présentera des
dangers spéciaux auxquels on obviera par des moyens
nouveaux.
La sanctification du prochain sera poursuivie avec plus de
zèle et de dévouement qu'autrefois. Les anciens chanoines
se contentaient jusqu'ici de remplir strictement leurs obli-
gations dans quelques bénéfices à charge d'âmes. Les nou-
veaux ne rechercheront plus de bénéfices ; leur ministère
sera gratuit, diversifié suivant les besoins et les circons-
tances : missions dans les campagnes, éducation des clercs
dans les séminaires, formation d'instituteurs chrétiens,
enseignement primaire des garçons, instruction secondaire
des aspirants au sacerdoce ou aux universités, soin des
apprentis et des futurs artisans.
Avec sa pointe habituelle d'esprit, Fouricr définis.sait
toutes ces fonctions d'un zèle encore trop rare dans le clergé :
les bénéfices vacants. Il insistait surtout sur rouverture des
écoles : ludnm litterarium apen'ent, et sur la gratuité. Voici
vingt-sept ans, disait-il, que j'y songe. Sans doute il se rap-
pelait son premier essai infructueux h Mattaincourt. Ilélas !
le second devait rappeler le premier. Et pourtant quelle con-
viction il avait su engendrer dans l'Ame de ses disciples !
Bedcl a des accents que certains conservateurs eussent pu
lui emprunter, au lieu de confondre dans des débats restés
célèbres la gratuité qui est d'esprit démocratique et chré-
tien, avec la laïcité qui est d'esprit révolutionnaire et anti-
religieux, au moins dans les intentions.
Il est vrai, dit-il, que de toutes les religions qui se trouvent dans le
monde, il n'y en a pas une qui pourvoye plus soigneusement à l'ins-
truction de la jeunesse que la catholique, si est-ce qu'il seinbloit y man-
quer quelque chose, car dans les escoles que nous voyons, ou les régents
exigent quelque salaire pour récompenses de leurs peines, ou l'on
enseigne gratuitement. Demander de l'argent à un pauvre, c'est luy
fermer les portes de la science et le condamner aux ténèbres pour sa
484 UNE PROCHAINE CANONISATION
vie, faute de quatre doubles par sepmaine,qui est une grande cruauté.
L'instruction gratuite ne se voit que dans les grands collèges et uni-
versités, où il faut desja sçavoir quelque chose avant d'estre escolier.
Si, que voila un pauvre garçon un Sixte quatriesme, un Edmond
Auger, lequel doué d'un bon esprit seroit un jour capable de rendre
mille services au public, s'il estoit poli par les lettres, lequel faute de
trouver une personne qui l'enseigne gratuitement, est contraint de
passer le reste de ses jours dans l'ignorance, qui est une des cruautés
les plus inhumaines que Julian l'Apostat aye peu inventer pour tour-
menter les hommes. Le père en prend pitié, et sans jeter notre faucille
en la moisson des autres, mais comme pour glaner ce qu'il ont négligé
il veut qu'ouvrans nos escoles, nous y recevions pauvres et riches,
aussi tost qu'ils ont l'usage de raison, et les enseignions à lire et escrire,
et autant de latin qu'il en faut pour être reçeus dans les collèges, où ils
continueront, sans autres frais que celuy de leur vivre, ce qu'ils auront
heureusement commencé chez nous. ^
De cette manière, la philosophie et même la théologie
seront accessibles à tous, quelles que soient leurs ressources.
Cette idée de faciliter l'instruction dès les premiers degrés
à ceux qui veulent parvenir jusqu'aux derniers échelons, et
atteindre au seuil des études ecclésiastiques, pourrait pa-
raître étroite encore et intéressée. Or, Pierre Fourier songe
bien à ceux qui ont « dessein d'estre Eglise « pour leur faire
apprendre en temps voulu le chant grégorien, la pratique
des ordres et l'administration des sacrements ; mais son
dévouement à la jeunesse n'exclut personne. S'il rôve de
petites écolçs, de petits et de grands séminaires, ne songe-t-il
pas à créer des écoles professionnelles?
Que si quelques-uns, continue Bedel, se contentent de moins d'estude,
et que sçachant lire et escrire, ils se portent à prendre condition dans
le monde, il veut que l'on s'informe d'eux et de leurs parents, quel
d'entre tous les métiers ils veulent choisir, et qu'on leur enseigne les
mois entiers, comme ils s'y doivent comporter pour y vivre en gens
de bien, et d'un rnesme travail gagner la vie temporelle et l'éternelle.
Le plan exposé par Fourier à ses novices est donc uni-
versel quant aux classes de la société : à tous l'enseignc-
1. Grand Bedcl, p. 177.
UNE PROCHAINE CANONISATION 485
ment gratuit. Il est universel aussi quant aux contrées à
doter du bienfait de cette instruction libérale. Il ne veut
plus seulement « la reforme de neuf ou dix maisons es-
parses çà et là en divers cantons du pays » ; mais il a formé
le dessein de retirer « tout un monde » du déluge des
maux déversés sur la société par les vices d'une jeunesse
ignorante. Rêve grandiose ! La Lorraine n'eût pas enfermé
l'action ambitieuse de son zélé. Comme ses religieuses
en avaient déjà franchi les frontières, ses religieux la pas-
seraient à leur tour. Mais cène fut qu'un rêve. Fourier qui
était le François de Sales de son pays, n'en devait pas être
le Jean-Baptiste de La Salle.
L'obtention des bulles se heurtait dans les congrégations
romaines à de graves difficultés. Ses deux représentants,
les pères Guy Lemulier, prieur de Lunéville, et Guinet,
prieur de Saint-Pierremont, firent bien comprendre à ceux
qui regardaient du côté du moyen âge plutôt que dans la
direction de l'avenir, qu'il n'y avait pas incompatibilité pour
les religieuses entre la clôture et la tenue de classes exter-
nes. Mais n'était-il pas trop hardi de transformer par l'in-
•troduction de nouveautés peut-être sans précédents un ordre
aussi ancien que celui des Chanoines réguliers?
Fourier en avait le pressentiment.
Si d'aventure, écrivait-il, on faisoit quelque difficuUé sur les écoles
des petits enfants, comme sic'étoit une chose trop basse pour des reli~
gieux, me semble que l'on pourroit bien à-propos leur apporter ce trait
de saint Glirysostome : Ars pucrorum moderatoris caetcris prxstantior, et
leur demander s'ils trouvent mauvais que nous fassions pour les garçons
ce que saint Jérôme avec toute sa doctrine et ses autres ouvrages dési-
roit et demandoit de pratiquer à l'endroit de la petite Paula... ce que
faisoit saint Cassien... ce que faisoit saint Euchcr en la ville de Toul...
ce que faisoit saint Prologène en son exil.... ce que faisoit le père d'O-
rigènequi enseignoit à ce petit garçon les lettres dès le berceau.
Après tous les saints du martyrolologe, Cicéron vient,
sans être attendu, figurer auprès de saint Grégoire. Le bien-
heureux ainsi appuyé ne veut pas désespérer du succès de sa
cause et formule ce vœu qui avec les Constitutions des reli-
gieuses de Notre-Dame reste le plus bel honneur de sa vie :
486 UNE PROCHAINE CANONISATION
On désire de prévoir (pour les Chanoines réformés) au mieux que
l'on pourra par des écoles et petits catéchismes en cette Congrégation
qui épouse volontiers ce soin pour l'amour de Dieu et désiré et de-
mande à Sa Sainteté qu'il lui plaise lui laisser en partage ce devoir,
comme pour une partie de son dot et principale occupation, voyant
qu'il n'y a point de religieux qui se soient encore présentés dans cette
belle et plantureuse moisson du moins en ce pays ^ .
Les temps n'étaient pas miirs et Fourier avait trop préju-
gé ~. Bientôt d'affreuses calamités désolaient la Lorraine. Il
ne restait plus à Fourier, après avoir souhaité d'être le
maître des petits, que de se montrer le conseiller des
grands et le sauveur d'une dynastie. Le prêtre et le reli-
gieux se montrera un sujet fidèle et un patriote éclairé.
XIV
Cette partie de l'histoire de notre bienheureux est la
plus connue. L'agréable étude d'Alfred de Besancenet n'est
pas plus à refaire 3 que les chapitres de la magistrale his-
toire du comte d'Haussonville \ Nous esquisserons simple-
ment quelques traits des dramatiques épisodes qui précipi-
tèrent au xvii" siècle la ruine de la Lorraine et mirent le curé
de Mattaincourt en contact avec ses ducs. Charles III avait tou-
jours favorisé Fourier et ses œuvres. Prince ami des lettres
et réformateur, il donna à son duché d'heureuses années
de tranquillité et de progrès intellectuel, fonda Pont-à-Mout-
son, codifia les coutumes, commença la reconstruction de
sa capitale. Il mourut le 13 mai 1608.^
1. Lettres, t. III, p. 133.
2. Rome n'a pas cessé de regarder l'éducation des petits enfants comme
incompatible avec le ministère sacré du prêtre. Benoît XIII en approuvant
les règles de l'Institut des Frères des Ecoles chrétiennes, par sa bulle du
26 janvier 1725, déclara qu'ils ne pourraient aspirer aux ordres sacrés.
liavelei, p. 441.
3. Le bienheureux Pierre Fourier et la Lorraine. Etude historique, XVI"
et XVII^ siècles, par Alfred de Besancenet. Paris, 1864, in 12.
4. Histoire de la réunion de la Lorraine à la France, par le c'" d'Haus»
sonville. Paris, 1854, in-12, t. I.
5. Voir les Oraisons funèbres sur le trespas de feu Monseigneur très-
hault, très illustre et seremiss. Prince Charles III, par la grâce de Dieu Duc
UNE PROCHAINE CANONISATION 487
Henri, l'aîné de ses fils, lui succéda. Il se montra « le plus
doux des hommes et le plus paternel des princes ». Le
deuxième, Françî^s de Vaudémont épousa Christine de
Salm, et nous l'avons vu favoriser le retour de son petit
état au catholicisme par la mission de Badonviller.
De Marguerite de Gonzague, sa seconde femme, Henri
eut deux filles, Nicole et Claude. Le mariage de ces héri-
tières devait amener les complications intérieures d'où sor-
tit l'invasion étrangère. Après un règne bienfaisant de seize
années, Henri II se mourait. Auprès de son lit, Fourier à
qui il n'avait donné, comme son père, que des marques de
vénération, se fondait en larmes et en prières. Dans la foule
on entendait crier vers le ciel : « Seigneur, sauvez le moult
gentil duc ! » L'homme de Dieu se releva et s'approchant de
la duchesse : * Du courage. Madame, lui dit-il, Dieu ne veut
pas qu'il vive. » Le 31 juillet 1624, le glas funèbre annon-
ça le trépas du bon duc et la fin des beaux jours de la Lor-
raine '.
Par testament, Henri II avait hgué son trône à sa fille Ni-
cole. Mais la question de la loi salique, dans cette petite na-
tion qui prétendait continuer l'ancien royaume des Francs
d'Austrasio, n'avait jamais été tranchée. Déjh au siècle pré-
cédent, une succession seniblablcment ouverte avait ame-
né dans les murs de Nancy le roi de France, Henri II. Sui-
vant les intérêts du moment les maisons rivales d'Autriche
et de France se prononçaient dans un sens ou dans l'autre.
Charles IV, cousin et mari do Nicole, avait vingt ans. II
ne l'avait épousée que par obéissance ; il résolut de la détrô-
ner pour régner en son propre nom.
Les états sont assemblés à Nancy. Charles fait proclamer
la loi salique, et reconnaître, pour un jour, duc de Lorraine,
son père, François de Vaudémont, fils de Charles III. Puis
de Calabre, Lorraine, Bar, («u«/<frtf«, prononcées & Nancy, en l'ëglisc collégiale
de Saint-Gcorgc's, et en la convcnlucllc des RR. Pères Cordelicrs, les 18, 19
et 21 jours de juillet 1608, par le P. Léonard Perrin delà Compagnie de*
Jësus de Pont-à-Mousson. — Voir aussi la fin du cours de M. Pfisler à Nancy
dans le Journal de la Meurthe cl Moselle, mardi 6 avril 1897.
1. Nous laissons à Besancenet la responsabilité de ce r«5cit qui ne concorde
pas pour les détails avec celui du P. Rogie.
488 UNE PROCHAINE CANONISATION
le père abdique et dépose le lendemain sur la tête du jeune
Charles IV la couronne fermée, signe de Tindépendance de
sa souveraineté. *
Nicole accepte sa déchéance. Mais sa sœur Claude refuse
de signer aucune renonciation. Claude avait douze ans.
Elle trouva un consolateur dans son cousin, Nicolas-Fran-
çois de Lorraine, pourvu de Tévéché de Toul, à quatorze ans,
après la mort de Mgr de Maillane (14 septembre 1624), dont
il avait été nommé coadjuteur à six ans ^ Encore deux ans
et il sera cardinal (1627), mais sans être jamais entré dans
les ordres. Il n'administre son évêché qu'au temporel, et
reçoit, pour suffragant au spirituel, Mgr de Gournay,
évêque de Scythie. Nicolas-François, brillant élève de l'uni-
versité de Pont-à-Mousson, est sérieux et ami de l'étude. 11
se réserve.
Au contraire, Charles IV, chevaleresque et actif, mais
bizarre et léger, va de projet en projet et de faute en faute.
11 veut divorcer avec Nicole. Fourier s'y oppose.
L'entrée solennelle de Charles IV à Nancy (1*"" mars 1626),
fut magnifique et séduisit son peuple qui lui restera fidèle
dans les mauvais jours. Le duc semble déjà hâter volontai-
rement sa ruine. Il reçoit à sa cour les ennemis de Riche-
lieu et les brouillons de la cour de France, Mme de
Chevreuse et Gaston d'Orléans. Avec Gaston, son futur
beau-frère, il arme en secret contre Louis Xlll. Mais il n'y
avait pas de secret en Europe pour Richelieu qui masse
bientôt les troupes françaises sur les frontières de la
Lorraine et dans les Trois-Evêchés. En vain, Charles IV
prétexte vouloir défendre les catholiques d'outre-Rhin
contre la ligue protestante du Nord 2. Louis Xlll le somme
de licencier ses soldats et de passer le Rhin. Le 6 janvier
1632, Charles IV qui a'a rien fait en Allemagne est réduit à
signer le traité de Vie. Il s'y déclare le vassal du roi de
France, promet de renvoyer les réfugiés et remet Marsal
en dépôt. Seulement, trois jours auparavant, il a laissé
1. Gallia Ckristiana, loc. cit. — Note sur l'éducation d'un jeune cardinal
de Lorraine à l'Université de Pont-à-Mousson, par Favier, dans les Mémoirea
de la société d'Archéologie Lorraine, 1888, p. 102 sqq.
2. Rogie, t. II, p. 469,
UNE PROCHAINE CANONISATION 489
Marguerite de Lorraine sa sœur, épouser Gaston d'Orléans.
C'était braver Richelieu qui ne perdait pas de vue Nicole et
comptait bien faire valoir un jour ses droits pour s'emparer
de la Lorraine. Or le tout-puissant ministre ne pardon-
nait jamais.
Si Charles eût été sage, il eût scrupuleusement observé
le traité de Vie, car il n'avait plus une faute à commettre. Une
neutralité absolue entre la France alliée à Gustave-Adolphe
et les Impériaux unis aux Espagnols, eût seule pu le sauver.
Il préféra courir au devant de sa perte, maintint ses régi-
ments sous les drapeaux, mit ses places en état de défense
et prépara avec Monsieur une invasion en Champagne, en
Picardie et en Languedoc. Le curé de Mattaincourt pré-
voyait et prédisait les malheurs qui allaient suivre. Il faisait
prier pour ses « bons et pieux princes » et engageait ses
religieux à n'épargner ni leurs peines, ni leurs biens, ni
leurs messes, ni leurs abstinences, ni leurs veilles, ni leurs
remontrances au peuple « ni môme de leur peau, s'il étoit
nécessaire * ». Rien n'arrêta les Français, ni après eux les
Suédois. Disette, guerre, peste. Toute la Lorraine, comme
la Pologne dépeinte par Bossuel, fut littéralement « en
proie ». Louis XIII est entré à Nancy et Charles IV a été
fait prisonnier par Richelieu. Après un long entretien avec
Fourier, il abdique en faveur de son frère Nicolas-François.
Mais François, clerc tonsuré et cardinal, ne saurait assurer
à la maison de Lorraine d'héritier après lui. D'autre part,
'Richelieu qui espérait faire valoir après Nicole les droits
de sa sœur Claude, ne va-t-il pas faire enlever la jeune
princesse, lui donner pour époux un prince français et
accaparer la Lorraine par voie de succession ? Il n'y a
qu'un moyen de déjouer ses calculs : Nicolas-François
renoncera à l'état ecclésiastique et épousera sa cousine
Claude.
Le cardinal et la princesse sont réunis à Mirecourt.
Fourier vient de recevoir à Mattaincourt les adieux de
Charles IV. Que s'est-il passé dans leur dernier entreticjj ?
Déjà toutes les craintes se réalisent. Le maréchal de La
1. Lettres, t. V, p. 61.
490 UNE PROCHAINE CANONISATION
Force essaie d'enlever Nicolas-François et Claude de Lor-
raine. Il faut le prévenir. Dans la nuit du 17 au 18 février
1634, le Père Maretz, chanoine réformé de Lunéville, bénis-
sait le mariage. Nicolas-François, en sa qualité d'évêque,
s'était dispensé lui-même des bans et s'était accordé la dis-
pense de parenté, puis il renvoya à Rome son chapeau de
cardinal. L'on a des raisons de croire que le bienheureux
Pierre Fourier avait tout su d'avance et tout approuvé sans
réserve. Cependant il ne faudrait pas exagérer ici son inter-
vention.
Le nouveau duc et la nouvelle duchesse de Lorraine
furent faits prisonniers par les Français, puis s'évadèrent.
Ils ont été la tige des derniers ducs de Lorraine, et de la
maison régnante d'Autriche. Fourier s'exila à Gray. Il
n'avait plus qu'à mourir. Le 9 décembre 1640, il rendait son
âme à Dieu en baisant son crucifix. Avant d'entrer dans sa
patrie céleste, comme le Sauveur il avait pleuré sur sa patrie
de la terre.
La Lorraine ne lui a pas été ingrate ; mais aujourd'hui il
appartient à la France et à l'Eglise.
II. CHÉROT, S. J.
SAVANTS ET MYSTIFICATEURS
LE ROI DES FAUSSAIRES
La colossale mystification dont certains catholiques, très
respectables sans doute, mais un peu naïfs ou trop préci-
pités dans leurs jugements, ont été victimes, a valu aux
catholiques en général, de la part des libres penseurs de
toute nuance, des conseils plus empressés que nécessaires.
« Vous manquez, dit-on, de critique ; vous tournez au
fidéisme : c'est la source de votre infériorité intellectuelle.
Vous faites un métier de dupes; croyez-nous, changez de
système, la critique vous sauvera. Jusque-là vous serez le
jouet du premier fumiste venu. » Ce ne sont pas seulement
les pontifes de la presse qui débitent ces oracles; les plus
maigres plumitifs, dans les feuilles les plus légères, nous
])rodiguont ces graves avis.
Mon Dieu! la critique est excellente; loin de moi l'idée de
la déconseiller à personne. Mais si on la considérait comme
un antidote assuré contre les mystifications et les fraudes,
oh ! alors on se bercerait d'une vaine espérance et l'on se
montrerait réfractaire à la véritable critique.
Les catholiques qui se sont laissé tromper par un des
fourbes les plus impudents de notre siècle, sont d'ailleurs
peu nombreux; ceux qui avaient pu juger en connaissance
de cause et asseoir leur assentiment sur une étude person-
nelle des faits se compteraient sur les doigts; s'ils ont
donné parfois l'impression du nombre, c'est qu'ils parlaient
plus haut et plus souvent que les autres. A eux de voir si, et
dans quelle mesure, ils doivent profiter des conseils qui
pleuvent autour d'eux.
Les Études n'en ont que faire; elles renverraient leurs
charitables conseillers à certains articles qu'elles ont publiés,
492 SAVANTS ET MYSTIFICATEURS
articles trop actuels et trop remarqués en leur temps pour
qu'on les oublie de si tôt. Personnellement, nous avons
toujours été surpris qu'un prêtre, awné d'un peu de théo-
logie, de bon sens et d'expérience, se laissât prendre aux
rêveries grotesques et mal sonnantes d'un Léo Taxil.
Ceci n'est donc pas une apologie détournée, un plaidoyer
pro domo : c'est un hommage désintéressé rendu à la vérité ;
ce sera pour les uns une explication, et, au besoin, une
consolation pour les autres. 11 n'est peut-être pas inutile de
noter que tout, dans ces pages, est historique jusqu'au
dernier iota : ce n'est pas notre faute si le vrai peut quelque-
fois n'être pas vraisemblable.
I
La lutte pour l'existence est la loi des êtres vivants. Nul
n'y échappe et le roi de la création lui-même est menacé à
chaque instant par une armée de monstres imperceptibles,
jaloux de vivre aux dépens de sa vie. Le ver rongeur,
l'oïdium, le microbe de l'érudition moderne, c'est le faus-
saire. 11 faut que la science extermine le faussaire; sinon le
faussaire étouffera la science, ou du moins la couvrira d'une
flétrissure pire que la mort.
Notre siècle de fer, quel âge d'or pour le faussaire ! Ce ne
sont pas seulement des touristes anglais, des amateurs
trois fois millionnaires, qui achètent au poids de l'or un
débris de l'arche de Noé, ou une branche de l'arbre de vie; ce
sont des spécialistes estimés, des archéologues de marque,
membres de plusieurs académies et de je ne sais combien de
sociétés savantes, qui reçoivent à bras ouverts de jeunes
antiquités et les étalent avec orgueil dans leurs collections
privées ou dans les musées publics. La science redevient
crédule avant d'avoir été sceptique ; car les extrêmes se
touchent et l'on sait assez que l'enfance est placée aux deux
points opposés de la vie humaine.
Grâce à l'appui des savants, les faussaires pullulent et
fleurissent. Jamais les empereurs romains ne frappèrent
tant de médailles ; jamais Nabuchodonosor n'estampilla
LE ROI DES FAUSSAIRES 493
tant de cylindres ; jamais les Pharaons ne gravèrent tant de
scarabées.
Dans une grande ville d'Orient, — il n'y a pas bien long-
temps de cela — un jeune écolier racontait à ses camarades
les prouesses de sa famille. Son père avait fait ceci, son
cousin avait été là ; quant à son oncle, il était fabricant d'an-
tiquités et gagnait gros au métier.
« Fabricant d'antiquités ! s'écria l'un des auditeurs. Est-
il possible ? Les antiquités sont de vieilles choses et, s'il
les fabrique, elles ne sont pas vieilles. — Pardon, répliqua
l'espiègle, c'est qu'il sait les vieillir. »
Vieillir déjeunes antiquités, art admirable dans lequel les
Orientaux do nos jours n'ont pas leurs pareils. Sans avoir
jamais étudié la chimie, ils connaissent, comme par instinct,
tous les acides capables de donner aux objets fabriqués par
eux un faux air antique. Faute de mieux, ils font avaler les
anneaux, les pierres précieuses aux habitants de leur basse-
cour et quelques heures passées dans l'estomac de ces
volatiles valent des siècles d'existence. D'autres fois, c'est
le feu et l'humidité qui remplacent raction du temps ; mais
quand toutes ces précautions sont insuffisantes, une bonne
inscription phénicienne ti(j!nt lieu de tout. Quel est l'anti-
quaire digne de ce nom qui ne se laisse point fasciner par
une inscription phénicienne !
A Naplouso, dans la petite synagogue samaritaine qui a
succédé au célèbre temple du mont Garizim, on nous ofl'rait
pour (jualre ou cinq louis une stèle déterrée dans le puits de
Jacob et ornée d'une longue inscription hébraïque en carac-
tères anciens ou carrés, je ne sais plus lesquels, mais
toujours d'une valeur exceptionnelle, vu l'extrême rareté
des monuments de ce genre. Quatre louis, c'était trop pour
notre bourse de missionnaire. O pauvreté, quel trésor tu
nous ravis ! C'était peut-être le traité d'Abraham avec les
cinq rois de la mer Morte, ou le contrat de Jacob avec les
fils d'IIémor. Nous l'apprendrons un jour en retrouvant notre
stèle dans quelque musée, où elle fera bonne figure à côté
d'autres pièces tout aussi authentiques. Qui sait même si au
494 SAVANTS ET MYSTIFICATEURS
Louvre, oui en plein Louvre, un chercheur curieux et défiant
ne découvrirait pas quelque têt de vase étrusque, quelque
fragment de brique assyrienne, ou quelque scarabée égyp-
tien digne de faire pendant à la pierre du puits de Jacob ?
Dans un opuscule intitulé : Les fausses antiquités de
l'Assyî'ie et de la Chaldée ^ M. Menant signale, aux environs
de Paris, un musée composé de fausses antiquités assyro-
chaldéennes de toute provenance. 11 rappelle Tofficine
de Kerbella, occupée à fabriquer ces produits au rabais,
d'où sont sorties deux tablettes provenant, disait-on, de
Warka et contemporaines de la fameuse stèle des Vautours,
à laquelle son inventeur, M. de Sarzec, attribue soixante
siècles d'existence.
On s'explique dès lors pourquoi dans nos musées publics
— et je ne parle pas seulement des musées préhistoriques —
on voit disparaître tout-à-coup certaines pièces sans qu'il soit
possible d'en suivre la trace. L'explication est toute simple :
un faux vient d'être reconnu et éliminé.
Une histoire raisonnée des falsifications archéologiques ne
manquerait pas de piquant. Par malheur cette histoire est
impossible, car pour décrire le faux, on doit pouvoir à coup
sûr le distinguer du vrai ; or tous les antiquaires savent
trep bien, hélas ! combien nous sommes encore loin de cet
idéal. Aussi, au lieu de procéder par principes et par déduc-
tions, mieux vaut adopter la méthode empirique et surprendre
le faussaire à l'œuvre, comme on suit, au microscope, les
vibrions et les bacilles pour s'initier aux mœurs de ces
tribus redoutables.
Le roi des faussaires voudra bien se prêter à cette analyse.
Le roi des faussaires ce n'est pas Taxil-Jogand, comme cer-
tains lecteurs pourraient peut-être le supposer, c'est le
grand Schapira de Jérusalem, personnage un peu oublié
aujourd'hui, comme son émule de Paris le sera tout-à-fait
dans dix ou quinze ans. Il importe de faire revivre cette
1. Paris, E. Leroux, 1888. — Voir aussi : Forgeries of Bahylonian and
Assyrian. Antiquities, dans Y American Journal of Archœology, Baltimore, T.
III, p. 14, juin 1889.
LE ROI DES FAUSSAIRES 495
curieuse figure du passé, qui est une leçon pour le présent
et sera un préservatif pour l'avenir.
II
Le sieur Schapira n'est pas un de ces escrocs vulgaires
qui vont finir au bagne ou à la potence ; il ressemble plutôt
aux dévots de la Bourse, étalant dans le temple de la
Fortune un front sans remords et une toilette irréprochable.
Converti un peu tard du judaïsme au culte protestant, il
édifiait la petite église réformée de Jérusalem par son assi-
duité et sa tenue. Dans ses heures de loisir, il ramassait des
choses antiques, non pas en érudit, notez-le bien, mais
plutôt en amateur et en curieux. Parfois môme il cédait,
pour de l'argent, aux savants d'Europe, une partie de ses
trésors et l'on ne peut dire combien de musées célèbres il
enrichit en se dépouillant.
Les chalands affluant de plus en plus, l'atelier Schapira
devint une usine. Edifié de reste sur la bonhomie des
archéologues, il se mit à créer des dieux moabites, figuri-
nes obscènes ou grotesques, parsemées au hasard de
lettres phéniciennes dont le déchiffrement et l'explication '
devaient coûter tant de veilles aux savants d'Europe. Tout
un panthéon, fort de plus de quinze cents sujets, sortait ainsi
de ses fourneaux, et ce n'était encore qu'un début.
Les dieux de Moab, dirigés sur Londres pour y soutenir
l'e.xamen de la critique, s'y présentèrent sans embarras,
munis qu'ils étaient des plus pressantes recommandations
de MM. Conder et Drake, ^ les illustres explorateurs à qui
l'archéologie et la topographie de la Palestine sont si
redevables. Un autre érudit suppliait le Musée Britannique
de ne pas laisser échapper ce fonds précieux, dont toutes
les pièces, assurait-il, étaient d'une authenticité p:\rfiiitc. Le
1. Elles furent intcrpr<5(<5cs par le Rév. Dunbar Hcath dans le journal
Anthropoi. Instil., t. II, p. 331.
2. Voir : Drakc, Athenseum, 2 nov. 1872; Conder, Palestine exploration
Fund, Quartcrly stataments, 1873, pp. 13, 15, 79, 88.
496 SAVANTS ET MYSTIFICATEURS
Musée Britannique hésitait : ce n'était pas à lui, c'était au
Musée de Berlin que Schapira offrait ses découvertes, et
détourner frauduleusement des trésors destinés à d'autres
était un procédé discourtois peu d'accord avec l'honneur
anglais.
Cependant les experts de Berlin, deux des hommes les
plus compétents de l'Europe, MM. Fleischer et Schlott-
mann, s'étaient prononcés à leur tour en faveur des dieux
moabites ^ et le gouvernement allemand s'empressait de les
acquérir pour la modique somme de vingt mille thalers ~.
C'était donné ; mais il y avait d'autres lots à vendre et
rhonnôte Schapira savait le proverbe : « N'est pas marchand
qui toujours gagne. »
Sur ces entrefaites M. Clermont-Ganneau, notre compa-
triote, qui s'était mis avec ardeur à la piste du fabricant,
réussit à découvrir l'artiste ^ qui modelait les idoles, le potier
qui les faisait cuire, et le petit garçon qui les portait clandes-
tinement vers minuit de l'atelier au four et du four à l'atelier.
Pour convaincre un voleur il n'est que de le surprendre la
main dans le sac : aussi la démonstration de M. Ganneau
parut suffisante et les défenseurs les plus résolus des fausses
divinités battirent en retraite, lentement cependant pour
sauver l'honneur et les apparences.
Déjà M. Conder hésitait ; M. Drake avouait que dans le
Musée Schapira il pouvait bien y avoir quelques pièces
suspectes. En Amérique, où l'on s'était moins compromis, la
conversion fut beaucoup plus prompte. Tout en protestant de
leur profond respect pour la science allemande ^, les savants
1. Zeitschrift der deutschen morgenl'àndiachen Gesellschafl t. XXVI,
p. 393, t. XXVIII, p. 171, etc.
2. Environ 75.000 francs. Voir Academy, 11 mars 1876.
3. Cet artiste avait nom Sélîm-cl-Qiri. Il n'était pas à ses débuts. On
l'avait vu répandre un certain émoi parmi les antiquaires en annonçant la
trouvaille des corps pétriGés des sept frères dormants. — Nation de New-
York : The Shapira Swindle, W. H. V\''ard, 12 fév. 1874. — Athenœum de
Londres, 24 janv. et 7 mars 1874.
4. Nation de New- York, 12 fév. 1874: The Shapira Swindle par W. Haycs
Ward. Le 12 mars, la même revue publiait un article signé B. F. (Chicago,
25 fév.), où l'auteur soutenait que tous les savants allemands n'avaient pas
LE ROI DES FAUSSAIRES 497
américains demandaient à faire cause à part dans la question
moabite.
Ainsi trois ans après l'enquête de M. Ganneau, les dieux de
Moab n'avaient plus guère de fidèles qu'en Allemagne. Même
dans ce dernier pays, où l'on avait tout d'abord attribué les
objections de M. Clermont-Ganneau au parti pris et au chaii-
vinisme\ la foi chancelait, le zèle se refroidissait peu à peu -
et lorsque, le IG mars 1876, le docteur Pétri, en plein Landtag,
demanda au ministère des explications sur l'achat du fonds
moabite, l'illustre Mommsen ne fit pas difficulté de confesser
l'erreur : « Le gouvernement n'était pas antiquaire : il s'était
adressé à ce que la science allemande comptait de plus com-
pétent, MM. Fleischer et Schlottmann, et s'en était tenu à leurs
décisions 3. » Le savant professeur regrettait ensuite que la
controverse eût été menée, du côté allemand, avec une si
indigne inconvenance. De quelque côté qu'ils viennent, les
gros mots ne font pas de mal, mais l'on aime toujours à
recueillir de nobles paroles.
III
Tout autre que Schapira aurait cédé au destin contraire et
renoncé pour jamais à une industrie si pleine de hasards ;
mais Schapira n'était point de ces âmes timides qu'un échec
déconcerte. L'embarras était de trouver un nouveau filon.
<5lé induits en erreur, comme les correspondants de la yation, de X'Athc-
noeum et de l'Acadciny le donnaient à entendre. Il citait à l'appui de son dire
Albert Soc in de Bâie dans l'Allgemeine Zeitung, Tûbingcn, 20 mars 1872.
Nous aussi nous admettons volontiers quelques exceptions.
1. Nord-deutscho allgeineine Zeitung (12 avril 1874): Der Chauvinismus in
der Alterthumswissenschafl. (Le chauvinisme dans l'archéologie).
2. En 1876 la brochure intitulée : Moabilisch odcr Selimisch, Stuttgard
1876 (5 planches), est favorable aux antiquités moabitcs ; la brochure de
MM. Kautzsch et Socin : Die Aechtheit der moabilischen Alterthûmer, Stras-
bourg 1876 (2 planches), est contraire. — Le baron de Mûnchhausen,
consul d'Allemagne à Jérusalem, défend encore cette cause désespérée le
1" nov. 1877 (Athcnaiim, t. II, p. 699).
3. National-Zeitung, 17 mars 1876 (Discussion au Landtag du 16 mars).
LXXI. — 32
498 SAVANTS ET MYSTIFICATEURS
Non seulement les dieux de Moab avaient fait leur temps,
mais ils avaient encore jeté le discrédit sur les autres idoles.
Les inscriptions égyptiennes ne payaient plus la façon ; les
pierres émaillées de Ninive, c'était trop coûteux; les briques
de Babylone, trop vulgaire ; les tombes phéniciennes, trop
encombrant. Eurêka ! Des manuscrits préhistoriques !
Plus d'une fois déjà notre héros s'était essayé dans la
confection des vieilles écritures et ses parchemins avaient été
accueillis avec estime, pour ne pas dire avec faveur. A la vé-
rité plusieurs de ses grimoires, entre autres deux manuscrits
arabes-hébreux^, payés généreusement par la Bibliothèque
Impériale de Berlin, éveillaient déjà quelques doutes, mais
seulement des doutes ; et Schapira savait par expérience que
les critiques de nos jours ont la foi robuste et que, une fois
convaincus de leur méprise, ils ne vont pas la chanter sur
les toits.
Il mûrissait donc dans le silence et le recueillement une
idée de génie, dont l'exécution exigeait toutes les res-
sources de l'exégèse, de la paléographie et de la linguis-
tique. 11 ruminait une bible, la plus ancienne sans compa-
raison qui fût connue du monde savant, une bible du temps
du roi Josias. Le sieur Schapira avait assez de lecture et
d'érudition pour savoir que l'exégèse rationaliste fait
remonter à cette époque reculée le seul Deutéronome.
C'est donc un Deutéronome primitif qu'il résolut de fabri-
quer, mais un Deutéronome corrigé et abrégé suivant les
données de la critique. M. Wellhausen avait déjà publié ses
recherches sur la composition de l'Hexateuque; on connais-
sait donc au juste les remaniements subis dans le cours
des siècles par l'œuvre originale : surtout on s'abstiendrait
de raconter des miracles, car le miracle est au ban de la
science. La première condition de succès, au jugement
de Schapira, était de caresser les faiblesses et les travers de
la critique rationaliste. Le malin !
Pour un paléographe de sa taille, l'exécution matérielle
n'était rien. Quand il fréquentait encore la synagogue, il avait
1. Hebr'dische Bibliographie, Berlin, 1873 p. 54.
LE ROI DES FAUSSAIRES 499
pu remarquer ces volumes^ au sens étymologique du mot, for-
més de bandes de cuir cousues bout à bout et où des livres
entiers de TAncien Testament sont écrits en colonnes
parallèles. Comme dans le célèbre Pentateuque samaritain
de Xaplouse, ces longues bandes s'enroulent autour d'un
cylindre et, quand on les déroule pour les lire, les colonnes
verticales passent successivement sous les yeux du lecteur.
Au bas des colonnes, sur toute la longueur de la bande,
règne une marge libre, plus ou moins spacieuse, qui peut
atteindre jusqu'à huit ou dix centimètres. C'est justement
cette marge non écrite que Schapira résolut d'utiliser. Il
sacrifia donc deux rouleaux, magnifiques de vétusté, et,
choisissant de préférence les endroits les plus fripés, il en
détacha quinze ou seize lambeaux où il se mit à barbouiller
son Deutéronome.
Ce n'était pas tout que de fabriquer un Deutéronome, il
fallait lui créer une histoire. Rien ne fut plus aisé. Les lanfl-
bcaux de cuir avaient été découverts par certain bédouin,
dans certaine caverne de l'Arnon [Wadi Modjeb). Ils avaient
d'abord pas&é entre les mains de certain paysan, puis, grâce
à l'appui de certain chef de tribu, entre celles de Scha-
pira. Le cheik était mort, le premier propriétaire était
mort etle bédouin, auteur de la découverte, errait maintenant
dans les désert d'Arabie. Schapira se. trouvait donc être le
seul témoin de cette merveilleuse histoire, — témoin sus-
pect, puisque l'authenticité du manuscrit le rendait vingt-
cinq fois millionnaire.
M. Schapira destinait son chef-d'œuvre aux représentants
les plus autorisés de la science moderne, aux docteurs de
Leipzig et de Berlin : c'étaifsur ces plages qu'il avait plu-
sieurs fois déjà rencontré la fortune ; qui sait si cette
déesse, amante de la gloire, ne hantait plus ces lieux? Il
vint donc frapper à la porte du docteur Schlottmann,
celui-là môme qui l'avait si bien secondé dans l'afTaire des
dieux moabites. O inconstance des affections humaines !
M. Schlottmann n'était plus le Schlottmann d'autrefois; les
seuls noms d'Arnon et de Moab le faisaient frissonner. Il
500 SAVANTS ET MYSTIFICATEURS
répondit sans ambages que le Deutéronome était archifaux
et qu'il n'entendait, ni de près ni de loin, être associé à son
histoire. Schapira vit que sa démarche était trop hâtive, et
le souvenir des poteries moabites encore trop frais. Il laissa
dormir, cinq ans entiers, son projet et son Deutéronome : le
temps, espérait-il, porterait remède à la chose.
En 1882, il était devenu sujet allemand et put à ce titre
présenter son manuscrit au consul général de Bey.routh,
Î3on orientaliste, qui l'approuva sans réserve et l'envoya en
Prusse avec le meilleur certificat d'authenticité. Ce qui
devait encore faciliter les négociations, c'est que les pré-
tentions de l'auteur étaient on ne peut plus modestes. Son
trésor était inestimable, mais en faveur de ses coreligion-
naires et compatriotes d'adoption il consentait à le céder
pour rien... pour vingt millions de marcs.
Vingt millions de marcs! durent répondre les amateurs; y
Songez-vous, Ilerr Schapira? Enfant d'Israël et sujet do
rislani, nous vous avons enseigné la pure doctrine de
Luther et octroyé la bourgeoisie prussienne et vous voulez
nous rançonner comme un Turc ou gruger comme un
Juif? Soyons raisonnables, seigneur Schapira.
Schapira fut intraitable; il voulait tout ou rien. Homme
d'honneur et savant de mérite, il n'était pas venu mar-
chander comme un vulgaire courtier. 11 replia avec dignité
ses rouleaux graisseux, mais laissa aux linguistes, avides
de contempler son manuscrit, toute liberté d'en rassasier
leurs regards. Bien plus, il les pressa de l'étudier à loisir
et de formuler leur jugement sans flatterie et sans passion.
Plusieurs se récusèrent sur leurs occupations, sur leur vue
faible, que sais-je? D'autres acceptèrent de bonne grâce.
Quant à prononcer immédiatement leur verdict, oh non ! La
science procède avec lenteur; il fallait des semaines, des
mois d'étude. Le bon Schapira se prêta aux séances les plus
prolongées et ne quitta l'Allemagne que vers la fin de
juillet 1883. Il savait Paris chicaneur et économe; il fila
droit sur Londres.
La nouvelle de son arrivée produisit une émotion bien
LE ROI DES FAUSSAIRES - 501
extraordinaire et bien prolongée, pour un siècle où l'oubli
ensevelit si vite les faits les plus retentissants. Le Times,
ÏAtheiiœum et toutes les feuilles qui, à tort ou à raison, se
piquent d'érudition, ouvrirent largement leurs colonnes à la
chronique du manuscrite Deux fragments étaient déposés
au Musée Britannique, dans une vitrine que les curieux
assiégeaient sans relâche. Les savants étaient aussi invités
à venir contempler cette merveille et Ton peut bieîi croire
qu'ils n'y manquèrent pas.
Le Musée Britannique trouvait bien le prix un peu fort
— c'était un million de livres sterling ; néanmoins il conti-
nuait à négocier et avait chargé un des premiers hébraïsants
de notre époque de lui faire un rapport. M. Ginsburg,
auteur d'un ouvrage estimé sur la Massore, poursuivait len-
tement sa tâche, publiant parfois des extraits pour défrayer
la curiosité du public savant.
Cependant M. Clermont-Ganncau, celui-là même qui
avait joué un rôle si honorable dans la question moabite,
écrivait le 1" août 1883 au ministre de l'instruction
publique, pour lui communiquer ses doutes; le 7, il recevait
mission d'aller examiner le fameux manuscrit; le 15, il
arrivait à Londres et demandait à «ontempler le Deuté-
ronomc primitif. Schapira qui se défiait de lui — et pour
cause — lui en refusa l'autorisation, mais deux fragments
exposés au public sous une vitrine profonde et peu éclairée
lui permirent de constater la fraude. Le 18 août, il adressa
au Times une lettre, publiée le 21, qui changea d'un coup
la fortune du Deutéronome. Il faut le dire cependant, pour
être juste, M. Ganneau avait été prévenu p^r deux savants
d'Oxford, M. Neubaucr et le Rév. Sayce, qui se prononçaient
contre l'authenticité dans VAcademy du 18 août (lettre datée
du 13).
Dès ce moment, l'hésitation des philologues cessa comme
par enchantement, et les adhésions affluèrent. Les spé-
cimens exposés au public (fTsparurcnt; leTlocteur Ginsburg
1. Traductions dans le Times, 8, 17 cl 22 août; texte en caractères
hébreux dans VAthemeum, 11, 18 et 25 août 1883.
502 • SAVANTS ET MYSTIFICATEURS
hâta son rapport qu'on peut lire dans le Times du 28. Il
concluait au faux et la presse anglaise ' lui attribua géné-
reusement rhonneur de la découverte.
IV
A peine la lettre de M. Ganneau eut-elle paru dans le
Times, qu'il arriva de Berlin un télégramme ~ non signé qui
expliquait et justifiait l'attitude de la science allemande en
face du Deutéronome. Les illustres orientalistes, disait
l'anonyme, avaient en effet examiné le trop fameux manus-
crit, mais il leur avait suffi d'une heure et demie pour en
apprécier la valeur et, depuis un mois, ils s'amusaient
excessivement des gaucheries et des faux pas de leurs
confrères de Londres.
Les feuilles anglaises avaient trouvé que M. Clermont-
Ganneau parlait trop tôt, avec une légèreté toute française;
mais elles furent unanimes à déclarer que les oracles de
Berlin se prononçaient trop tard. En effet, Schapira publiait
très haut que la science allemande était pour lui, et faisait
entendre sans détour que la difficulté venait uniquement du
côté des pistoles. N'était les vingt-cinq millions, le docteur
Schrader aurait acheté le précieux manuscrit; le docteur
Erman y croyait ainsi que le professeur Guthe; Lepsius,
ajoutait candidement Schapira, ne se prononçait point. Ces
vanteries étaient publiées par le Times et reproduites par
tous les journaux. Pas de démenti. Leur protestation arrive
tout juste après la déconfiture du Deutéronome : étrange
coïncidence et qui donne à réfléchir à leurs partisans les
plus dévoués.
\ . Daily news : ^cho de Liverpool, 22 août ; Écho de Londres, 23 août;
Manchester Guardian, 27 août. D'après cette dernière feuille, toutes les
conclusions de M. Ganneau avaient étémsoupçonnées par l'érudition britan-
nique.
2. Reproduit par le Times, 28 août 1883. — Voir les réflexions de
VAthenieum, l»"" septembre : « The tclegram addressed to the Times from
Berlin will be read with considérable scepticism. »
LE ROI DES FAUSSAIRES 503
M. Neubauer, le savant bibliothécaire d'Oxford, vint au
secours de ses compatriotes. « Le 10 juillet, racontait-il
d'après le récit d'un témoin oculaire, Lepsius avait présenté
les lambeaux de cuir aux professeurs Dillmann, Erman,
Sachau, Schrader et au docteur Steinschneider. Aucun d'eux
ne proféra un seul mot en faveur de leur authenticité. S'ils
s'abstinrent de relever les injurieuses affirmations de Scha-
pira, c'est qu'ils les ignorèrent : ils étaient alors en vacances,
époque où ils usent plus sobrement que jamais des journaux
et autres feuilles légères. »
Ils les avaient lus assez cependant (selon l'anonyme de
Berlin) pour s'amuser excessivement de l'embarras du
Musée britannique et de l'importance accordée au Deutéro-
nome primitif par la presse et le public anglais. Or ils
devaient absolument choisir entre le plaisir d'avoir ri et
l'avantage d'avoir ignoré; car s'ils riaient ils n'ignoraient
pas et, s'ils ignoraient, comment pouvaient-ils rire ?
Il y avait bien dans tout cela d'autres points obscurs dont
la presse anglaise tirait parti *. Les orientalistes allemands,
c'était un fait avéré et reconnu par eux-mêmes, après avoir
renoncé à l'acquisition de l'œuvre entière, dont le prix
— on ne l'a pas oublié — élait de vingt-cinq millions, conti-
nuaient à négocier pour obtenir des fragments au rabais.
Se donne-ton tant de mal pour une imposture ? Quoi ! s'écriait
VAlhen.vu/n, les savants professeurs de Berlin auraient vu
le Musée britannique sur le point d'acheter si cher une pièce
dont la fausseté leur était connue, et ils n'auraient pas envoyé
1. Le scepticisme des ërudils anglais dura longtemps et persiste pcut-ôtrc
encore. Pendant ces ddbats, M. Hermann Gulhe publiait un travail sous ce
titre : Fragmente einer Lederhandschrift enthaltend Afose'a letzte Itede an
die Kinder Israël, Leipzig, 1883, « Fragments d'un manuscrit sur cuir con-
tenant le dernier discours de Moïse aux enfants d'Israël ». Au début, on
s'attend à un verdict favorable, tout & coup le vent tourne, les gricis s'accumu-
lent et on assiste à la fin à une condamnation sévère. Une courte préface sur
feuille séparée est datée du i^i aoâl, veille de l'arrivée de M. Ganneau &
Londres. M. Guthc aurait donc, le premier, découvert la fraude. Mais les
Anglais sont défiants et ils conservent, comme une relique, l'enveloppe
constatant que la brochure n'est partie de Prusse que le 11 septembre.
Nous l'avons vue à la Bibliothèque nationale de Londres.
SAVANTS ET MYSTIFICATEURS
à Londres un mot d'avis! Voulaient-ils se consoler des pote-
ries moabites? Serait-ce l'histoire du renard ayant la queue
coupée ?
La controverse tourne à l'aigre ; nous ne la suivrons pas
plus avant ^ Quant au docteur Schapira lui-même, on ne
doit plus guère s'intéresser à sa personne. 11 se réfugia en
Hollande, végéta quelques mois à Rotterdam, et s'y fît jus-
tice dans le courant de mars 1884.
V
Telle est en résumé l'histoire du grand Schapira. Il faut
la rappeler de temps en temps aux étudiants inexpérimentés,
aux jeunes séminaristes, devant lesquels on agite sans
cesse, comme un épouvantail, les grands mots de science et
de critique modernes. Lorsqu'ils voient les licenciés de
Berlin ou de Tubingue, en quête d'un diplôme, dépecer le
texte sacré, disséquer jusqu'aux versets et aux phrases,
attribuer ce membre à Jérémie, cette incise à Esdras, ce mot
à quelque interpolateur inconnu du temps d'Antiochus,
cette particule aux massorètes, ils ne doivent pas s'effrayer
outre mesure, comme si toutes les falsifications de la Bible
étaient désormais percées à jour et son authenticité impos-
sible à défendre.
1, En Angleterre, comme ailleurs, tout finit par des chansons. Voici deux
couplets parus le 8 septembre 1883 dans la revue satirique bien connue,
The Punch :
Aaron dit : Le monde est fou depuis longtemps,
Et ses docteurs aussi, dupes ou charlatans
Dont tout le fait n'est que sottise.
Je ferai danser à ma guise
Ulémas, pandits et savants.
— Ce n'est pas malin, dit Moïse.
Aaron dit : Un cuir âgé de trois mille ans,
Saupoudré d'écriture aux traits ébouriffants,
Fruste et de couleur indécise...
Qu'en pensez-vous ? la marchandise.
M'est avis, aurait des chalands.
^- Oh çà ! j'en'réponds, dit Moïse.
LE ROI DES FAUSSAIRES • 505
Il faut la rappeler encore à ceux qui s'étonnent, ou fei-
gnent de s'étonner, qu'on puisse être dupe d'un imposteur
et prêter l'oreille à un vulgaire charlatan.
Parmi les faussaires de profession, Schapira est un phé-
nomène hors de pair. Auprès de lui Léo Taxil ne serait
qu'un pygmée. Celui-ci a mystifié des âmes candides, des
femmes, des gens peu versés dans les études -critiques et
qui ne font pas métier de démasquer les fraudes. L'autre
s'adresse aux titans de la critique ; il déroule devant eux ses
lambeaux de cuir et leur dit avec confiance : « Voyez et
jugez. » Les juges sont les premiers spécialistes de l'uni-
vers, ceux dont tous les élèves sont en état de relever dans
le Pentateuque, ici un anachronisme, là un néologisme, là
encore un trait de mœurs mal réussi qui trahit le faussaire ;
la question est de savoir si le manuscrit en litige représente
le grifi'onnage de Schapira ou l'écriture du grand prêtre
Helcias, le baragouin d'un Juif moderne ou le dialecte en
usage à la cour de Jérusalem, s'il date du roi Josias ou de
l'empereur Guillaume. Or ces juges, mis en demeure de se
prononcer, hésitent, se récusent ou se taisent, attendant les
lumières du temps et de la discussion.
Grande leçon pour les critiques. Vantez-vous, dirait Mon-
taigne, vantez-vous d'avoir trouvé la fève au gâteau. Col-
lectionnez des idoles moabites ; marchandez des Deutéro-
nomes primitifs. Tant que vous remplacerez la méthode par
le caprice, le bon sens par l'imagination, l'élude impartiale
des faits par le préjugé, vous divertirez le monde par
vos culbutes et vous préparerez de nouveaux triomphes
aux Schapiras de l'avenir.
F. PRAT, S. J.
LA GENESE DES EXERCICES
DE SAINT IGNACE DE LOYOLA
C'est une recherche pleine d'attraits, lors même qu'elle
est la plus épineuse, que d'essayer de remonter aux ori-
gines d'un chef-d'œuvre, pour saisir, s'il est possible, l'idée
première de l'auteur, la source de son inspiration, les se-
cours qu'il a pu trouver chez des prédécesseurs; en un mot,
pour déterminer ce qui appartient en propre à son génie,
soit comme création originale, soit du moins comme
combinaison nouvelle des données préexistantes.
Rien, d'ailleurs, de plus légitime. De même qu'on ne dé-
nigre pas notre siècle en soutenant qu'il doit beaucoup au
passé, on peut, sans devenir ni injuste, ni ingrat pour les
grands esprits, montrer comment des conquêtes, qui
n'étaient possibles qu'à eux, leur ont été facilitées dans une
certaine mesure par les tentatives antérieures.
Plus le retentissement et l'influence d'une œuvre ont été
considérables, plus la recherche de ses origines est intéres-
sante ; il faut ajouter, plus il est nécessaire de la conduire
avec conscience et sans parti pris.
Le petit livre des Exercices spirituels de saint Ignace de
Loyola est, sans contredit, un des ouvrages qui ont exercé
l'action la plus puissante et la plus profonde sur la vie reli
gieuse des temps modernes. Cette action n'étonne pas ceux
qui ont étudié l'œuvre avec le sérieux qu'il y faut. L'éton-
nant, c'est que des pages si fécondes dans leur simplicité
aient pour auteur un homme qui semblait si peu préparé à
les écrire. Aussi la question de la genèse des Exercices offrc-
t-elle un intérêt particulier, et a-t-elle été souvent discutée,
autrefois et de nos jours.
L'amour de la vérité ou la curiosité scientifique n'ont pas
LA GENESE DES EXERCICES SPIRITUELS 507
toujours présidé à cet examen : des adversaires et des ri-
vaux de la Compagnie de Jésus ont surtout obéi à la passion
en disputant au saint fondateur la paternité de ses Exer-
cices.
Nous n'avons pas l'intention de réfuter à nouveau ces at-
taques, dont l'écho est aujourd'hui éteint. Notre seul but,
dans ce travail, est d'approfondir plus qu'on n'a fait jusqu'à
présent une belle question d'histoire littéraire. Nous croyons
en effet que tous les documents, qui peuvent éclairer les
sources du livre d'Ignace, n'ont pas été utilisés, et que de
ceux qui ont été le plus exploités, notamment des indications
fournies par le saint auteur lui-même, il y a encore de nou-
velles lumières à faire jaillir.
Avant d'entrer dans notre sujet, quelques observations
préalables sont nécessaires. Tout d'abord, il faut à ceux qui
veulent nous suivre, une idée nette de ce qui constitue l'es-
sence du livre des Exercices ; il est clair en effet que la ques-
tion des origines n'aura pas du tout la môme importance,
suivant qu'il s'agira elc la substance même de l'œuvre et des
parties qui lui donnent son caractère propre, ou seulement
d'accessoires et de détails plus ou moins secondaires.
Quel est donc le caractère spécifique de ce livre ? Un
ministre protestant, le Rév. Orby Shipley, éditeur d'Exer-
cices spirituels de saint Ignace à l'usage de l'Église angli-
cane, remarque avec justesse que le livre des Exercices
n'est pas tant un manuel de piété qu'une méthode spiri-
tuelle '. On se méprendrait en effet singulièrement, si l'on
n'y voyait qu'un manuel de méditations bien ordonnées, en-
chaînées les unes aux autres par le développement d'un
plan rigoureux, et formant un tout complet et pratique. Il y
a cela dans les Exercices de saint Ignace, mais il n'y a pas
([ue cela : ce livre fournit sans doute aux hommes de bonne
volonté la matière de l'exercice, mais surtout et avant toyt il
1. Spiritual Exercises of St Ignatius of Loyola, Edited by the Rev. Orhy
Shipley, M. A. Londres, Longmans 1870. Voir Introduction. — La môme
pcnsdc est dcWcIoppdc par le P. Louis de la Palma. Via spiritttalis . Ed. Bar-
celone 1887. T. IL, p. (3 et suivantes ; p. 39 et suiv.
508 LA GENESE DES EXERCICES SPIRITUELS
•
leur fournit les méthodes de travail spirituel : la méthode gé-
nérale et les méthodes particulières adaptées aux besoins et
aux dispositions de chacun. C'est une sorte de formulaire ou
de guide de l'action spirituelle, apprenant à l'homme l'art
d'employer les forces de son âme avec Dieu, sous l'action
du saint Esprit et sous la direction de ses représentants
autorisés.
Si l'on nous permet d'emprunter une comparaison à l'ar-
chitecture, nous dirons qu'il ne faut pas se borner à considé-
rer dans les Exercices les matériaux de la bâtisse, les dé-
tails de construction et de décoration, il faut y voir le type
d'édifices semblables, et surtout y étudier les règles pra-
tiques qui nous y sont tracées pour nous diriger dans les
créations analogues. C'est l'idée générale, ce sont les prin-
cipes généraux qui caractérisent un livre spirituel, comme
en architecture ils caractériseront le genre adopté par l'ar-
chitecte. Si cette méthode , si ces principes sont dus au gé-
nie d'un écrivain ou d'un artiste, l'œuvre leur est de droit
attribuée en propre.
Nous tirons de ce qui précède une conclusion importante
pour le sujet qui nous occupe : nous ne devons pas craindre
de faire tort à la réputation de l'auteur des Exercices en
admettant bien franchement que, s'il a été vraiment l'archi-
tecte de son œuvre, il n'a pas été le carrier qui a extrait les
pierres, le maçon qui les a placées, le sculpteur qui a sculpté
tous les chapiteaux des colonnes de l'édifice. Nos auteurs
du XVI® et du xvii® siècle ont eu à défendre la spiritualité de
saint Ignace contre l'accusation de nouveauté. Ils cherchaient
alors à prouver que le livre des Exercices plonge par ses
racines dans la tradition catholique ; non seulement la
matière n'a pas été inventée par lui, mais même les méthodes
de méditer, de prier, d'agir qu'il conseille, sont en harmonie
avec la doctrine des Pères. Et en efi*et l'on pourrait, avec
des phrases et des méditations tirées des Pères de l'Eglise,
composer un livre qui aurait pour titre : Les Exercices de
saint Ignace avant saint Ignace ; on a même déjà publié la
concordance des Exercices de saint Ignace avec la doctrine
de saint Augustin, avec celle de saint Anselme, avec celle
de l'Imitation de Jésus-Christ, etc. Le P. Nigronius, dans
DE SAINT IGNACE DE LOYOLA 509
son Tractatus de secessu et exercitiis spiritualibus ^ après
avoir affirmé et prouvé que saint Ignace est bien l'auteur de
l'art des Exercices, de cette discipline spirituelle dont il a
donné la méthode pratique, montre que les éléments de
cette méthode se trouvaient déjà dans les auteurs spirituels
antérieurs, et qu'ils avaient été mis en usage par divers
saints : c'est ainsi qu'on trouve avant saint Ignace l'union de
la retraite avec la méditation, la prescription d'un certain
nombre de jours de retraite, la direction du Père spirituel,
un certain ordre de méditations çu d'exercices suivant les
trois voies purgative, illuminative, unitive. Mais on avait
tous ces éléments sans qu'ils fussent unis dans une syn-
thèse claire et précise ; surtout on n*avait pas la direction
méthodique et pratique que donne saint Ignace. Aussi l'ori-
ginalité du livre vient-elle principalement de cette systéma-
tisation puissante et féconde, que saint Ignace a réalisée
dans son livre ; elle ne vient pas de la présence dans ses
Exercices de telle ou telle matière de réflexion, de telle ou
telle méthode particulière qui a pu fort bien être en usage
avant lui.
Saint Thomas d'Aquin, pour avoir réduit la théologie
sous une forme méthodique parfaite, a été appelé ajuste titre
lo prince de la théologie, quoiqu'il n'ait pas inventé la
théologie.
De môme saint Ignace pourrait être considéré comme
l'auteur des Exercices, alors même qu'il en aurait pris les
méthodes particulières et les éléments matériels dans des
auteurs antérieurs.
D'ailleurs les hommes de génie qui trouvent une méthode
générale, s'ils empruntent en même temps aux anciens des
méthodes particulières, rendent souven*t celles-ci plus
claires, plus précises, plus pratiques, et les éléments qu'ils
adoptent paraissent neufs dans le cadre qu'ils leur donnent.
Ainsi le mosaïste, sans créer les pierres dont il compose
ses tableaux, donne aux matériaux qu'il emploie un aspect
et un prix tout nouveai^. « Qu'on ne dise pas, disait Pascal,
1. Nigronius. Cap. i, n, m, ir. — Cf. Suarcz, Tractatus de reiigione socie-
tatis Jesu. Lib. IX, cnp. v, n» 4. De Doctrinâ Exercitiorum .
510 LA GENESE DES EXERCICES SPIRITUELS
« que je n'ai rien dit de nouveau. Quand on joue à la balle,
« c'est une même balle dont on joue l'un et l'autre, mais
« l'un la place mieux ))^.
Enfin, il n'appartient qu'aux grands penseurs et aux grands
observateurs de transformer leurs réflexions et leurs expé-
riences individuelles en principes lumineux, qui éclaireront
la voie de beaucoup d'autres. Telle a été aussi l'œuvre de
saint Ignace. -.
Une seconde observation que nous tenons à faire, concerne
ce qu'on peut appeler en .un sens plus ou moins large l'ins-
piration, du livre des Exercices. Nous ne traiterons pas direc-
tement cette question. Il suffira de faire observer que l'ins-
piration, ou l'influx spécial de Dieu dans la composition d'un
ouvrage n'exclut ni le travail personnel de l'écrivain, ni les
emprunts à diverses sources. Si donc nous constatons que
certaines règles, certaines méthodes de saint Ignace sont le
fruit naturel de son expérience, et que d'autres ont pu lui
être suggérées par les livres ou les maîtres qu'il a consultés,
il n'y aura pas lieu d'en rien conclure contre l'intervention
spéciale du ciel dans la création de son œuvre.
1. Pensées choisies de Biaise Pascal. Éd. Faugèrc, 5« éd. Delalain, p. 6.
2. Suarez dit avec raison : In his autem meditationihus duo animadvertenda
sunt, materia et forma : Materia consistit in re, qiwe in meditandum datur,
forma in modo et directione, qrne ad recte et fructuose meditandum traditur.
Et hoc posterius est, inquo maxime lahoravit Ignatius, et rêvera fuit donum
speciali gratiâ illi concessum, et non sine magno usu et experientiâ
comparatum cum gratiâ divinâ (Suarez, de Reli. Lib. IX, c. vi, n° 7). Giorgi
a très bien traité le même sujet. Voir page 26 et suiv. du t. V. de Opère
morali predicabili e Thcologiche Dell Ahate Vincenzo Giorgi, ex-Gesuita.
Venezia. 1801.
Un Bénédictin, D. Gohl, a fait la même remarque : Nihilominus dicet forte
aliquis, ante hxc Exercitia, et ante S. Ignatium multi Sancti utriusque sexûs
fuerunt, sancteque et vixerunt, et scripserunt : quid ergo magni prsestitit
per illa? Multum per omnem modum : selectum, compendium, claritatem,
hrevitatem, ordinem pulcherrimum, usum frequentiorem, perpetuam consue-
tudinem eorum omnium, quse ad malorum conversionem, bonorum profectum
sanctorumque perfectionem utilissima sunt et efficacissima (Voir p. xi do
l'ouvrage : Concordantia Meditationum S. Anselmi Archiepiscopi Cantua-
riensis cum Exercitiis S. Ignatii Loyolx. .. a P. Honorato Gohl, Pvofesso
Otturano. Augustœ Vindcl. Rieger. 1706. Pour être complet et précis, il
faudrait ajouter que saint Ignace formula surtout l'art et la méthode générale
des Exercices spirituels.
DE SAINT IGNACE DE LOYOLI 511
Pour commencer maintenant notre examen, nous avons à
rechercher d'abord ce que le saint auteur a pu nous appren-
dre lui-même sur la composition de son livre. Les rensei-
gnements directs qu'il a fournis là-dessus et qu'on a conser-
vés, se réduisent à quelques mots dits au P. Louis Gonzalez.
Je demandai, raconte celui-<4, au Pèlerin (nom que se donnait saint
Ignace), comment il avait écrit les Exercices. II répondit : « Je n'ai pas
composé tout d'un trait les Exercices. A mesure que, par suite de ma
propre expérience, une chose me paraissait devoir être utile aux autres,
j'en prenais note. Comme par exemple, la méthode de marquer sur des
lignes le résultat de l'examen particulier, et autres choses de ce genre. »
Il m'aflirma en particulier qu'il avait rédigé ce qu'il dit des méthodes
d'élection, d'après l'action diverse des esprits qu'il avait lui-même
éprouvée à Loyola *.
On doit regretter sans doute que le saint ne se soit pas
étendu davantage sur cet intéressant sujet ; mais le peu qu'il
dit est suggestif, en ce qu'il nous montre dans les Exercices
avant tout le produit des éludes qu'il a faites sur lui-même.
Tout le livre a été vécu avant d'être écrit. Les crises morales
et spirituelles du saint, les états d'âme, par lesquels il passe,
et, au milieu de tout cela, l'activité de son esprit observateur
et généralisateur, qui, aidé de la lumière divine, déduit de
ses expériences les lois de la psychologie spirituelle et les
règles pratiques utiles à tous, voilà donc la source pre-
mière, voilà les grands facteurs de son livre. Et de là on
prévoit que, s'il a reçu quelque chose d'un autre auteur, il
ne l'a reçu qu'après l'avoir contrôlé sur lui-même et en le
transformant par une assimilation personnelle.
Ce que nous venons de constater par l'aflirmation d'Ignace,
nous est également attesté par les témoins et les conGdents
les plus intimes de sa vie. Contentons-nous de deux témoi-
gnages.
1. « Acta quœdam P. N. Ignatii de Loyola Priinarii secundum Deum insli-
tuloris Socielatis Jesu a Ludovico Gonsalvo et ejusdem ore sancti excerpta.
Parisiis. Lcclère, 1873, p. 132. Ces Acta qtuedam ont été rédigés par le
P. Louis Gonzalez de Camara qui les écrivait pour ainsi dire sous la dictée
du saint; celui-ci lui Gt, sur les instances répétées de ses coropagnoos, le
récit abrégé de sa vie. (Voir Proamium des Acta). Ils ont été d'abord
imprimés par les Bollandistes, t. VII de juillet.
512 LA GBNESE DES EXERCICES SPIRITUELS
Voici ce que le P. Polanco, secrétaire du saint, écrivit, en
1548, dans la préface de la première édition des Exercices,
sous les yeux et avec l'autorisation de l'auteur : « Ces ensei-
gnements et ces Exercices spirituels, notre Père en Jésus-
Christ, maître Ignace de Loyola, les a composés, moins en
consultant les livres qu'instruit par l'onction du saint Esprit,
par l'expérience intime et par M pratique de la direction
des âmes ^. »
Le pape Paul III, dans l'approbation solennelle qu'il a
donnée aux Exercices par le hreî Pas toralis officii, imprimé
aussi en tête de la première édition, dit qu'Ignace « a tiré
ces Exercices des saintes Ecritures et des expériences de
la vie spirituelle ~. »
Ainsi, d'après tous les témoignages les plus autorisés,
c'est bien l'expérience porsonnelle de l'auteur qui est
la source principale des Exercices ; toutefois, ces mômes
témoignages n'excluent pas l'influence, à titre secondaire,
d'autres livres, non seulement des livres sacrés (cela va
de soi quant à ceux-ci), mais encore des ouvrages ascétiques.
Reste à voir quels ouvrages de ce genre ont été connus
d'Ignace et dans quelle mesure il peut leur être redevable.
Grâce à l'autobiographie déjà citée, et en comparant le texte
des Exercices avec celui des livres qu'il a pu ou dû trouver
à sa portée, il n'est pas impossible d'élucider ces deux points
et, par suite, de décrire la genèse des Exercices spirituels
d'une manière assez complète. Nous allons l'essayer, en
suivant la vie même d'Ignace, que nous étudierons dans ses
trois phases : I. Avant Montserrat et Manrèse ; — II. ^
Montserrat et à Manrèse ; — III. Après Manrèse. Nous ne
toucherons qu'aux événements qui ont trait directement à
notre sujet.
1. Hœc documenta, ac spiritualia exercitia, quse non tain a libris, quant
ab unctione sancti Spiritus, et ab interna experientiâ, et usu tractandorum
animorum edoctus, noster in Christo Pater, Magister Ignatius de Loyola...
composuit. »
2. Cum dilectus filius Ignatius de Loyola... qusedam documenta, sivc exer-
citia spiritualia ex sacris Scripturis, et vitse spiritualis experimcntis elicita,
composaerit, et in ordinem, ad pie movendos fidelium animos, aptissiinum
redegerit, etc. »
DE SAINT IGNACE DE LOYOLA 513
I. AVANT MONTSERRAT ET MA>'RESE
L'autobiographie donne peu tle détails sur la vie d'Ignace
antérieurement à sa conversion. Nous les citons tels quels,
parce qu'ils peuvent servir à expliquer en partie le ton guer-
rier ou mieux chevaleresque de certaines parties des Exer-
cices. Voici donc ce que le saint raconte au P. Gonzalez, en
parlant de lui-même à la troisième personne.
1, — « Jusqu'à l'ûge de vingt-six ans, il s'adonnait aux vanités du
monde; il se plaisait surtout au maniement des armes; il était dominé
en même temps par le vain désir d'en tirer plus tard quelque honneur.
Pendant qu'il était dans la forteresse de Pampelune assiégée par les
Français, * et que tous ses compagnons étaient d'avis de se rendre sous
la condition de se retirer librement — car la place était vraiment à bout
de résistance — il présenta au commandant de si nombreux et de si
forts arguments, qu'il l'amena à continuer la défense. Son courage était
réellement si grand que 'son enthousiasme et son désir de combattre
rendirent confiance aux assiégés. Lorsqu'arriva le jour où l'on s'atten-
dait à l'assaut de la citadelle, il fit sa confession à un de ses frères
d'armes, contre lequel il avait souvent lutté dans les tournois, et
celui-ci à son tour se confessa à lui. 11° fut d'une extrême vaillance
dans le combat, et résista même après que les murs furent renversés
jusqu'à ce qu'un boulet vint lui briser la jambe.
2. — CoHime le projectile avait passé entre les deux jambes, il en
résulta que la seconde fut aussi très endommagée. En le voyant tomber,
les autres défenseurs se rendirent aux Français. Aussitôt maîtres de la
place, ceux-ci s'intéressèrent à lui, et le traitèrent avec une grande
bienveillance. Après avoir séjourné pendant douze à quinze jours à
Pampelune, il fut transporté en litière au château de Loyolar. »
Dans CQ courage indomptable et presque téméraire, qui
refuse de s'avouer vaincu et d'abandonner son poste de com-
bat, tant qu'il lui reste des armes et la faculté de s'en servir,
on reconnaît le pur esprit de l'ancienne chevalerie, fait du
sentiment de l'honneur au plus haut degré. La conversion
d'Ignace n'a pas*détruit chez lui cet esprit; elle lui a seule-
1. D'après un document qui vient d'être publié, Ignace avait le grade de
capitaine.
LXXI. — 33
514 LA GENÈSE DES EXERCICES SPIRITUELS
ment donné un but plus élevé et un plus noble emploi.
Chevalier de Dieu, à la suite de Jésus-Christ, toute son
ambition désormais sera de se rendre le plus semblable
possible à son Chef et de se dépenser sans mesure pour la
plus grande gloire de son souverain Seigneur.
Et c'est la même disposition que ses Exercices tendent à
produire chez tous ceux qui les font, comme il le désire,
« d'un cœur magnanime et libéral envers la divine Majesté. »
Nous nous bornons à indiquer ce point, comme nous
devons aussi nous contenter de signaler ce qui suit immé-
diatement dans Tautobiographic. La constance avec laquelle
le blessé de Pampelune se soumit à des tortures répétées
pour corriger les effets de la maladresse de ses chirurgiens,
est encore un trait de cette vigoureuse nature, dont la grâce
n'aura qu'à spiritualiser, qu'à diriger vers un idéal surhu-
main les admirables énergies. Tout cela n'est pas indifférent
pour l'explication des Exercices" à un point de vue plus
général ; mais nous n'avons à nous occuper ici que de leurs
sources litiéraires.
Reprenons donc l'autobiographie là où elle nous montre
Ignace condamné à un long repos sur son lit, pour donner
à sa jambe, brisée et remise trois fois, le temps de se conso-
lider. Nous allons voir que deux volumes, qu'il lit pour passer
le temps, produisent un changement complet dans son âme.
Rien n'est à négliger dans la relation détaillée qu'il nous
fait de cette grande crise intérieure.
Comme il était fort adonné à la lecture des ouvrages frivoles et
mensongers qui racontent les hauts faits des hommes célèbres, ^ dès
qu'il sentit ses forces revenir, il demanda comme passe-temps quelques-
uns de ces livres. Mais il ne se trouva point au château de livre de ce
genre : on lui en apporta deux autres : « le premier était intitulé :
Vita Christi. (« Vie de Jésus-Christ »), le second Flos sanctorum (a La
Fleur des Saints »); ces deux livres étaient en langue espagnole.
6. — « Une fréquente lecture l'afFectionnait peu à peu aux choses
contenues dans ces livres; mais parfois son esprit s'en détournait pour
se reporter aux choses qu'il avait lues auparavant, et aux pensées
1. Il s'agit des romans de chevalerie, tels que VAmadis de Gaule,
mentionne plus loin dans l'autobiographie (n° 17).
DE SAINT IGNACE DE LOYOLA 515
vaines où il avait coutume de se complaire. Il y en avait une qui, de
préférence, occupait son cœur, à tel point que, sans qu'il s'en aperçût,
elle l'absorbait pendant deux, trois et quatre heures, c'était de
chercher ce qu'il pourrait bien faire pour plaire à une illustre dame ;
comment il pourrait aller à la ville où elle demeurait ; quel discours
il lui adresserait ; de quelles spirituelles saillies il l'égayerait ; quelle
prouesse guerrière il ferait en son honneur. Cette idée le dominait
tellement qu'il ne voyait plus combien ce qu'il souhaitait était hors de
sa portée ; car il s'agissait d'une dame de la plus illustre origine et de la
plus haute noblesse.
Cependant la divine miséricorde ramenait son esprit à d'autres
pensées suggérées par la lecture récente. Après avoir lu la vie du
Christ Notre-Seigneur, et des saints, il se disait en lui-môme : « Eh
quoi! si je faisais, moi aussi, ce qu'a fait saint François? Eh quoi! si
je faisais ce qu'a fait saint Dominique? » Et il roulait dans son esprit
maints projets, se proposant toujours des choses grandes et difficiles;
et, en y réfléchissant, il croyait sentir en lui la facilité de les accomplir,
sans autre motif que celui-ci : saint Dominique l'a fait, je le ferai donc;
saint François l'a fait, je le ferai aussi.
Ces idées persistaient assez longtemps ; puis à propos d'autre chose
revenaient les vains souvenirs du monde, qui duraient à leur tour.
Cette succession de réflexions, les unes sur Dieu, les autres sur le
monde, occupaient son âme jusqu'à ce que, lassé de leur continuité, il
s'en détournât pour penser à autre chose.
8. — Les impressions cependant étaient très différentes suivant la nature
des pensées auxquelles il se livrait. Lorsqu'il se laissait aller aux
rêveries mondaines, il ressentait une grande satisfaction ; mais dès
que la fatigue les lui faisait abandonner, il tombait dans la tristesse et
la sécheresse. Au contraire, le bien-être moral persistait même après
la réflexion, lorsque son imagination s'était complue dans l'idée d'un
pèlerinage à Jérusalem, oti dans l'idée de rudes austérités corporelles
semblables à celles que de saints personnages avaient pratiquées. A la
vérité, il ne remarqua pas d'abord cette difTérence, et il n'en tenait
aucun compte jusqu'à ce qu'un jour les yeux de son Ame s'ouvrirent
à la lumière, et où avec étonnement il constata par cette expérience
personnelle que tel ou tel genre de pensée produi.sait la joie ou la
tristesse. Ce fut là la première observation raisonnée qu'il fit sur les
choses de Dieu.
9. — Mais plus tard, lorsqu'il fût entré dans les Exercices spirituels,
cette expérience lui fut une première lumière qui lui fit comprendre
ce qu'il enseigna depuis aux siens sur la diversité des esprits.
Ayant donc appris de cette façon à discerner les divers esprits qui
516 LA GENESE DES EXERCICES SPIRITUELS
l'avaient agité, celui de Dieu d'une part, et celui de Satan de l'autre,
ayant de plus reçu de grandes lumières spirituelles dans la lecture des
livres de piété, il commença à réfléchir sérieusement sur le passé de sa
vie, et à rechercher quelle pénitence il pourrait bien faire pour expier
ses crimes; il en conçut naturellement le pieux désir d'imiter les saints,
et il se promit de faire, avec la grâce de Dieu, ce que ceux-ci avaient
fait eux-mêmes. En attendant, il souhaitait vivement d'aller à Jéru-
salem dès le rétablissement de sa santé, et en outre, de se donner fré-
quemment la discipline, et de pratiquer des jeûnes nombreux autant que
le veut d'ordinaire un cœur généreux enflammé de l'amour de Dieu.
10. — Grâce à ces désirs, les vaines pensées allaient en s'afiaiblis-
sant, et finissaient même par disparaître complètement.
Ces pieux désirs ne furent pas peu fortifiés par l'apparition suivante :
une nuit qu'il veillait, il vit distinctement l'image de la Bienheureuse
Vierge Mère de Dieu avec le saint Enfant Jésus; et cette apparition,
qui dura assez longtemps, lui procura une consolation ineffable ; en
même temps il conçut un tel dégoût de sa vie passée, et surtout des
grossières satisfactions des sens, qu'il lui sembla que toutes les ten-
dances de ce genre avaient complètement disparu de son âme ; et de
fait depuis ce moment jusqu'à l'époque où ce récit fut écrit, en août
1555, il ne donna jamais le moindre consentement à quelque inclina-
tion de ce genre. D'où l'on peut conclure que cette apparition fut
divine, quoiqu'il ne le prétende pas lui-même, et qu'il se contente
d'affirmer ce qui a été relaté. En attendant, son frère et les autres habi-
tants remarquèrent fort bien à des signes manifestes, le changement
qui s'était opéré dans son âme.
11. — Mais lui, ne s'inquiélant plus de rien, continuait sa lecture, et
conservait soigneusement au fond de son âme les résolutions qu'il avait
prises. Il remplissait par des conversations pieuses le temps qu'il
passait en compagnie des gens du château, et de celte façon rendait
grand service à leurs âmes. Gomme il prenait goût de plus en plus à
ses lectures, il lui vint à l'esprit de faire des extraits de ce qui lui
paraissait le plus important dans la vie de Notre Seigneur et des
Saints. Il commençait à se lever de temps en temps ; il se mit donc à
l'œuvre, et parvint ainsi à écrire un volume de 300 feuillets in-quarto.
Les paroles de Notre-Seigneur y étaient transcrites en encre rouge,
et celle de la Très-Sainte Vierge en encre bleue ; le papier était bien
lisse et réglé ; les lettres étaient très bien tracées ; car il était excellent
calligraphe. Pendant qu'il était occupé à ce travail il passait alternati-
vement de la prière à l'écriture, de l'éci'iture à la prière. »
Nous ne pensons pas qu'on puisse voir, comme quelques-
DE SAINT IGNACE DE LOYOLA 517
uns l'ont fait, dans ce volume écrit avec tant de soin par
Ignace, une première ébauche des Exercices. Il y avait là
tout au plus quelques matériaux, qu'il a en partie utilisés
plus tard.
Telles furent, d'après son propre témoignage déjà cité, les
observations qu'il commença de faire sur les impressions
des pensées diverses dans son âme. Ces observations res-
taient pour ainsi dire à l'état direct; la réflexion méthodique
n'était pas encore venue pour les transformer en lois géné-
rales: elles devaient un jour servir de première base pour
ces Règles du discernement des esprits, qui ont une si
grande importance dans la spiritualité des Exercices ; mais,
en attendant, ce n'était que des pierres isolées, et rien
n'indiquait leur destination future.
Par suite, les deux ouvrages qui ont déterminé un si
grand changement dans le chevalier de Loyola, ne sont pas
j)our cela des sources des Exercices. — à moins que leur
influence ne se soit prolongée au-delà de cette période initiale.
('ctte dernière hypothèse mérite d'être examinée. Mais
d' '!>'>''l il s'agit de savoir quels étnicnt n\\ juste ces livres.
.\ous avons peu de chose à dire du Flos snnctorum. Il
s'agit évidemment d'un recueil d'extraits de la vie des
sninis, peut-être de celui-là même qui est mentionné par les
bibliographes comme un des premiers produits de l'impri-
merie en Espagne'. On voit assez par l'autobiographie, que
nous venons de citer, combien le rôle de cet ouvrage dans
la transformation d'Ignace a été considérable. C'est en effet
le Fias sanctoruni qui lui fit connaître des héros phisgrands
(ju<; VQ\\\ des « livres de chevalerie »; et de cette connais-
sance son Ame généreuse, préparée à la fois par ses aspi-
rations vers l'idéal chevaleresque et par les invitations de
la grâce, devait passer aussitôt au désir de l'imitation. Cette
1. Flos aanctorum A honor y alahan^a de Jlro seJlor tkU Xpo aqui eomïêea
el /los sanctorum cou .tus rfliiniologias ; în-folio, caraclfros gothiques. Voir
Knsayo de una Biblioleca Espanola par ï). \o»i Ciallardo, coordonne et
[iiiblî<5 par D. Zarco del Vallc et D. Sancho Rayon, tome I"*, col. 8H. — Sous
le mt^mo titre de « Fleur des saints », le P. Pierre Ribadoneyra a compose
un nouveau recueil hagiographique, souvent réimprimé et traduit.
518 LA GENESE DES EXERCICES SPIRITUELS
influence a certainement continué d'agir sur Ignace dans
Télaboration des Exercices; mais elle ne s'y manifeste, à
notre connaissance, par aucun emprunt direct au texte
même du livre en question. Il faut du moins signaler la note
avertissant le retraitant qu'il est « très utile, dans la seconde
semaine et après, de lire parfois quelque chose des Vies des
saints )>; il y a là, sans doute, un ressouvenir de l'impres-
sion puissante que l'auteur avait reçue d'une lecture
semblable.
Le second des livres indiqués a laissé des traces plus
faciles à reconnaître. Quelle était donc cette Vie de Jésus-
Christ? Le P. Bartoli affirme déjà, mais sans en donner aucune
preuve, que c'était l'ouvrage de Ludolphe le Chartreux.
Depuis Bartoli, les bibliographes ont découvert plusieurs
ouvrages qui avant 1500 avaient été imprimés en Espagne
sous le nom de Vita Christi.
Ce sont d'abord des recueils de chants composés sur la
vie de Notre-Seigneur. Mendez, dans sa Tipografia espaîiola,
cite deux volumes de ce genre. Ils renferment principa-
lement des compositions de Fray Ynigo de Meudoza et de
Juan de Mena^ Saint Ignace a pu entendre chanter les
mystères de la vie de Notre-Seigneur par les juglares
d'Espagne, ou même par des campagnards de la vallée
d'Azpeitia : ces chants célébraient plus particulièrement la
Cène, la Passion, la Résurrection de Notre-Seigneur, les
Sept Douleurs et les Sept Allégresses de Notre-Dame ; par-
fois ils avaient trait aux dix commandements, aux sept
péchés capitaux ou aux sept vertus qui leur sont opposées,
aux quatorze œuvres de miséricorde spirituelle et corpo-
relle. Quelques-uns de ces chants rappellent assez bien les
matières indiquées dans la première manière de prier de
saint Ignace.
Une Vita Xpti, par Fray Francisco de Ximenez, franciscain,
î. « Copias de Vita Christi. De la Cena cola passiô, y de la Veronica
cola resurrecciô de nuestro redêtor. E la siete angustios e siete gozos de
nuestra seTiora, con ohras otras mucho provechosas, » in-folio de cxv ff.
Imprimé à Sarragosse en 1492. — Las CCC (copias) de Juan de Mena,
Séville, 1496. (Mendez, p. 99).
DE SAINT IGNACE DE LOYOLA 519
fut imprimée à Grenade en 1496, par les soins de l'arche-
vêque Fray Fernando de Talavera^.
Une autre est indiquée par Mendez {Tipografia espanola^
p. 44), sous ce titre : Vita Cliristi de la Révèrent Abadessa
de la Trinidad (Sor Isabel de Villena, en el siglo Dona
Leonor Manuel do Villena). En Valencia por Lope de Roca
Alenian à 22 de Agosto 1^97.
Les méditations de saint Bonaventure sur la Vie de Jésus-
Christ sont appelées aussi Vita Christi ; on en trouve une
traduction espagnole imprimée probablement à Montserrat
ou à Barcelone par Rosembach-. Ce livre fut certainement im-
primé aussi en latin à Montserrat; mais, comme saint Ignace
ne savait pas le latin au temps de son séjour à Montserrat,
nous n'avons pas à nous préoccuper des éditions latines.
Enfin, il y avait la « Vita Christi » de Ludolphe le Char-
treux. Elle avait été traduite en catalan et publiée à Valence,
dès 1495; elle parut en espagnol, à Alcala, de 1502 à 1503'.
Nous avons la conviction que saint Ignace eut à Loyola
l'ouvrage de Ludolphe, et que c'est dans cette Vita Christi
qu'il puisa divers extraits de la vie de Notre-Seigncur pour
en former son beau manuscrit de 600 pages in-4".
En tout cas la confrontation des Exercices avec l'ouvrage
de Ludolphe fournit la preuve manifeste que saint Ignare a
utilisé largement ce dernier ; mais elle montre en mémo
temps qu'il l'a fait avec beaucoup de liberté, en omettant
ce (jui ne convenait pas à son but, en abrégeant toujours,
en modifiant parfois la matière de ses emprunts.
Cette lecture assidue de l'auteur Chartreux peut aussi
avoir contribué à la velléité que saint Ignace nourrit
quelque temps à Loyola d'entrer dans l'ordre de Saint-
Bruno, pour lequel, en tout cas, il conserva toujours la
plus vive sympathie.
1. Voir Mendcz, Tipografia espanola, p. 168.
2. Contcmplacions sobre la vida de nostre senyor Jesu Criât ordenades
per lo devotissimy seraphico doctor Sant Johan Bonavcntura. Traliadat de
lati en romane per un indigne religion. (Mcndcz, p. 266).
3. Vita Xpti Cartuxano romanzado por fr : Amhrosio. Le traducteur fut
le franciscain Ambroise de Montcsino. (Voir Mcndez, p. 163 ; Brunct,
Manuel du libraire. 5* éà\X., t. III, 1227).
520 LA GENÈSE DES EXERCICES SPIRITUELS
Nous sommes étonné d'avoir été le premier à faire
une comparaison suivie entre la V^ita Christi de Ludolphe
et le texte des Exercices de saint Ignace. Plusieurs auteurs,
il est vrai, paraissent soupçonner les relations entre les
deux auteurs, mais sans en apprécier toute Tétendue ^.
Avant de donner ici en abrégé le résultat de nos recher-
ches, il ne sera pas inutile de faire connaître Ludolphe le
Chartreux et le milieu dans lequel il a vécu.
On sait peu de chose de sa vie. Né en Saxe vers la fin
du treizième siècle, il entra jeune encore dans Tordre de
Saint-Dominique, environ Tan 1300, et il y resta près de
trente ans. Cet ordre était alors le principal foyer d\m
grand mouvement mystique ; les dominicains Jean Tauler,
Henri Suso, Nicolas de Strasbourg, propageaient et soute-
naient par leurs prédications, leurs lettres et leurs ouvrages,
la pieuse association des « amis de Dieu, « répandue
surtout en Alsace, en Suisse, en Bavière, à Cologne et
dans les Pays-Bas. Ludolphe dut recevoir Tinfluence de ce
mouvement ; et c'est apparemment sous cette influence,
dans le désir de se séparer plus complètement du monde et
de vaquer plus librement à la contemplation, qu'il passa,
vers 1326, de l'ordre de Saint-Dominique à celui de Saint-
Bruno. Il y devint prieur, probablement de la Chartreuse
de Strasbourg, où il paraît avoir terminé ses jours -.
Parmi les écrits qu'il laissa, le plus important et de
beaucoup le plus connu est sa Vita Christi. Cet ouvrage,
dont la première impression datée que l'on connaisse est de
Strasbourg 1474, a été très souvent réédité jusqu'à nos
jours et traduit dans la plupart des langues de l'Europe
moderne. C'est l'histoire de N.-S. Jésus-Christ d'après les
quatre Evangélistes fondus ensemble, accompagnée de
commentaires assez étendus et souvent empruntés textuelle-
ment aux Pères de l'Eglise. Mais par le caractère de ses
développements surtout moraux, par la variété et l'étendue
1. M. Joly, dans un article paru dans la Quinzaine, 15 septembre 1896, sur
/.es Sources de Saint Ignace a insisté un peu plus que les écrivains anté-
rieurs sur les emprunts faits par saint Ignace à Ludolphe, mais sans
pousser bien loin la confrontation critique des deux écrivains.
2. Voir le Kirchenlexicon de Fribourg, 2« édition, t. VIII, col. 225.
DE SAINT IGNACE DE LOYOLA 521
des applications pratiques, l'œuvre du pieux Chartreux
est moins un travail d'exégèse littérale, qu'un cours
complet d'ascétisme, toutefois sans l'ordonnance logique.
Pour en venir aux rapports entre cette l'ita Christi et
les Exercices, notre attention avait été éveillée d'abord par
certaines particularités, peu importantes en elles-mêmes,
mais où l'accord entre Ludolphe et Ignace ne laisse pas
que d'être assez frappant et s'explique difficilement sans
l'hypothèse d'un emprunt. En voici deux exemples :
Dans le « second point » du premier exercice de la
première semaine, saint Ignace écrit : postquam Adam
creatiis esset in campo DamasccnOj « après qu'Adam eût
été créé dans le champ de Damas. » Ludolphe avait dit, en
rappelant la création du premier homme : (.\dam) in agro
Damasceno jiLVta llebron de terra formato\ « Adam ayant
été formé de la terre dans le cJiamp de Damas près d'Hé-
bron. » La légende orientale d'après laquelle Adam a été
créé dans un lieu appelé « le champ de Damas » et situé
près de la ville d'Hébron, parait avoir été apportée en
Occident pour la première fois par le dominicain voyageur
Brocard ou mieux Hurchard, dit du Monl de Sion, vers la
fin du treizième siècle. C'est de lui presque certainement
que Ludolphe a dû la recevoir, comme beaucoup d'autres
détails qu'il donne sur la Palestine et les lieux saints-.
La relation du pèlerinage de lirocard a été imprimée en
1474 à Liil)eck et en 1519 à Venise, les deux fois en latin ;
et en dehors de ce livre qu'Ignace apparemment ne connais-
sait pas et qu'il n'aurait pu lire au moment où il rédigeait
ses points de méditation, il n'y a guère que Ludolphe qui
ait pu lui fournir celte idée.
Autre exemple : dans le premier point de la contem-
j)Iation sur les « mystères accomplis sur la Croix », saint
Ignace dit qu'à la suite du cri de Notre-Seigneur: « J'ai soif »,
on lui donna « du fiel et du vinaigre. » Or, l'Évangile ne
1. Part. I, cap. ii.
2. La preuve de celle opinion, que nous n'avons pas encore vue incliquëe
ailleurs, sérail facile & faire, ninit« nous dloigtierait trop de notre sujet. —
Sur Burchard, v. Kirchenlexicon, t. II, col. 1520.
522 LA GENESE DES EXERCICES SPIRITUELS
parle pas de fiel à cet endroit; mais Liidolphe l'avait aussi
joint au vinaigre offert au Sauveur sur la Croix, i
Poussant plus loin notre examen comparatif, nous avons
pu constater bientôt que les points de bon nombre de
contemplations qui font partie des Exercices, reproduisent
les idées et parfois les termes mêmes de la Vita Christi du
Chartreux. Mais ne nous attardons pas sur ces rapports :
une fois averti de leur existence, chacun peut les vérifier
sans peine ; d'ailleurs, quelque nombreux qu'ils soient, ils
ne peuvent avoir qu'une importance minime dans la ques-
tion des origines des Exercices. Il est clair, en effet, que
ces « points » ne forment qu'un élément très secondaire
dans l'œuvre d'Ignace, à moins qu'on ne les considère dans
le plan général dont ils font partie, dans leur coordination
méthodique en vue du but des Exercices : or, ce plan et
cette coordination manquent totalement chez Ludolphe.
Ignace a donc fait plusieurs emprunts à l'auteur Chartreux
surtout pour la partie de la matière de ses Exercices qui
a trait aux Mystères de la Vie de Notre Seigneur. En outre,
il lui est redevable sans doute pour certaines méthodes
particulières, par exemple pour sa méthode de contempla-
tion. En effet, sa recommandation de contempler les
mystères de la vie de Notre-Seigneur comme s'ils se passaient
actuellement et comme si nous y étions présents, est entiè-
rement conforme à la direction que Ludolphe donne longue-
ment au début de son ouvrage. En cela, du reste, le
Chartreux n'avait fait que répéter les conseils de saint
Bonaventure dont d'ailleurs il s'inspire souvent.
Les indications disséminées dans la Vita Christi sur la
différence des opérations de Dieu et des anges d'avec celles
des démons ont pu être utiles pour la rédaction des « Règles
du discernement des esprits. »
Voilà donc à quoi se borne l'influence de Ludolphe sur le
livre des Exercices. Elle n'est pour rien dans ce qui fait
surtout la valeur et la puissance de ce livre, à savoir le
choix et l'ordonnance méthodique des divers exercices par
lesquels l'homme est amené graduellement à reconnaître et
1. Vila Christi, 2» part., cap. lxiii.
DE SAINT IGNACE DE LOYOLA 523
à rejeter les empêchements qui paralysent sa vie spirituelle,
et à entrer avec toutes les forces de son âme dans la voie
où Dieu l'appelle et où il trouvera son salut.
Il ne s'agit pas, — nous le répétons, de peur qu'on ne
nous taxe d'une sorte d'ingratitude, — de ce que saint Ignace
doit pour ainsi dire personnellemei/P^ Ludolphe. Si la Vita
Christi, qui a tant contribué avec la grâce divine à faire de
lui un homme nouveau, n'est autre que l'ouvrage du pieux
Chartreux, comme nous le croyons, c'est là toujours un fait
capital pour l'histoire d'Ignace et, par suite, au moins
indirectement pour la composition des Exercices.
Mais pour trouver des influences plus directes, plus pro-
fondes que celles que nous venons d'étudier, il faut reprendre
l'autobiographie d'Ignace cl le suivi'c à Montscrrat et à
Manrèse.
II. — A MOÎÎTSERR.VT ET A MANnÈSK.
Dès qu'il eut recouvré quelques forces, le plus pressant
désir d'Ignace fut le pèlerinage de Jérusalem. 11 avait un
double l)ut : satisfaire sa dévotion en vénérant les lieux
consacrés par !e passage du Sauveur, et commencer dans
ce long et pénible voyage la vie de pénitence qu'il se pro-
posait de mener à ravénir. Mais avant de se rendre à
Barcelone pour s'y embarquer, il veut mettre ses projets
sous le patronage de Notre-Dame de Montserrat.
Ce qu'il nous dit de ses dispositions intérieures au mo-
ment de son départ de Loyola, montre bien que, si les lec-
tures et les méditations qu'il avait faites sur son lit de
malade avaient totalement changé ses aspirations et lui
avaient déjà donné quelque teinture de la science spiri-
tuelle, celte science toutefois était encore dans son esprit à
l'état rudimenlairc et, pour ainsi dire, chaotique.
14. — a ... Son âme était aveugle encore, bien qu'cnnauiniée de
grands désirs de servir Dieu dans ce qu'elle savait (in iis qux nosact).
En conséquence, il se proposait de rigoureuses pénitences, non plus
tant pt)ur expier ses péchés, que pour être agréable à Dieu. Bien plus,
quoi qu'il eût, disait-il, une grande horreur de ses fautes passées, le dé-
sir d'entreprendre de grandes choses pour Jésus-Christ était si vif en son
524 LA GENESE DES EXERCICES SPIRITUELS
âme que dans la pratique des pénitences, il ne pensait pas spéciale-
ment à ses péchés, bien qu'il ne crût pas qu'ils lui fussent déjà pardon-
nés. Chaque fois qu'il se souvenait d'une pénitence pratiquée par un
saint, il se sentait porté à vouloir égaler ou surpasser cette pénitence.
Là était toute sa consolation, sans qu'il se préoccupât de son intérieur;
car il ne savait pas encore ce que c'était que l'humilité, la charité, la
patience et la discrétion qui donne à ces vertus leur juste mesure. Il
ne visait qu'à une chose, c'était d'accomplir de grandes actions, uni-
quement parce que les saints les avaient accomplies pour la gloire de
Dieu. »
Dieu devait bientôt éclairer de lumières supérieures cette
âme de bonne volonté, qui allait se consacrer à lui d'une
façon définitive près de l'autel de Marie.
Nous n'avons pas à raconter les divers incidents du voyage
de saint Ignace de Loyola à Montserrat. Les principaux
lurent le pèlerinage à Notre-Dame d'Aranzazu et la rencon-
tre d'un maure dont les blasphèmes contre la pureté de la
Sainte Vierge faillirent faire oublier la douceur chrétienne
au néophyte plus fervent qu'éclairé.
Ignace arriva vers le milieu de mars 1522, au sommet de
la montagne sur laquelle s'élève l'église où est honorée la
célèbre image de Notre-Dame de Montserrat.
Comme il avait la tête remplie de tout ce qui a été écrit par Amadis
de Gaule * et par des écrivains de ce genre, plusieurs pensées analo-
gues à celles qu'on lit dans pareils livres lui vinrent en esprit ; il réso-
lut donc de faire la veillée des armes, comme on dit en style de cheva-
liers, sans s'asseoir et sans se coucher, mais en se tenant alternative-
ment debout ou à genoux, et cela devant l'autel de Notre-Dame de
Montserrat, là ou il avait dessein de se défaire des habits qu'il portait
pour se revêtir des armes de Jésus-Christ...
Lorsqu'il fut arrivé à Montserrat, tout d'abord il récita quelques
prières, puis avec le consentement de son confesseur, il fit par écrit
une confession générale qui dura trois jours. Il convint aussi avec son
confesseur, qu'il ferait emmener sa mule, mais que son épée et sa dague
seraient suspendues dans l'église, auprès de l'autel de la Très-Sainte
1. Le texte latin porte : AIj Ainad-eo de Gaula conscriptx et ah ejus generis
scriptoribus. Il y a évidemment ici une méprise du traducteur ou du rédac-
teur de l'autobiographie : Amadis de Gaule est le héros et non l'auteur du
livre qu'Ignace avait lu.
DE SAINT IGNACE DE LOYOLA 525
Vierge. Ce confesseur était de tous les hommes le premier auquel il
révéla sa résolution ; car jusque-là il ne l'avait communiquée à auiun
de ses confesseurs.
La veille de l'Annonciation de l'année 1522, quand il fut nuit, il alla,
le plus secrètement possible, trouver un mendiant, se dépouilla de ses
habits, les lui donna, et se revêtit de ses chers habits de pèlerin, puis
il retourna se prosterner devant l'autel de la bienheureuse Mère de
Dieu. 11 y passa la nuit tantôt à genoux, tantôt debout, le bdton à la
main. Le matin venu, il reçut la Sainte Eucharistie et s'éloigna pour ne
point être reconnu.
Il ne prit point la route directe qui conduisait à Barcelone, parce
qu'il y aurait été rencontré par bien des gens qui l'auraient reconnu et
honoré ; il suivit au contraire un chemin latéral qui le menait dans une
petite ville nommée Manrèse ; il comptait y passer quelques jours dans
un hôpital, et aussi y noter plusieurs choses dans son livre qu'il em-
portait avec lui avec grand soin et avec consolation *.
Suspendons ici les citations de l'autobiographie, pour
faire quelques remarques. Il ressort clairement de ce récit
<jue le séjour de saint Ignace à Montserrat fut très court.
C'est ce qu'ont observé ses historiens, à l'encontre de quel-
ques auteurs, qui ont imaginé sur ce séjour des fables que
les Rollandistcs ont pris la peine de réfuter -.
Le confesseur d'Ignace à Montserrat fut Jean Chanones,
saint religieu.x, ancien vicaire général de Mircpoix en
France, qui avait quitté cette dignité à l'âge de trente-deux
ans pour entrer dans l'ordre de Saint Benoit. Les rapports
de Dom Chanones avec son nouveau pénitent ne finirent pas
avec le départ de celui-ci pour Manrèse. Cependant on a écrit
(jue les Jésuites, pour mieux sauvegarder l'originalité du
livre des E.vercices, « passaient sous silence les relations
de leur bienheureux P^re avec Chanones, durant son séjour
à Manrèse ». On peut se convaincre du contraire rien qu'à
lire le plus connu des historiens de saint Ignace, Hartoli;
parlant en effet de l'humilité avec laquelle Ignace, malgré
les lumières surnaturelles dont il était inondé à Manrèse,
1. Acla quxdain, n'** 17, 18.
2. Acla SS. Julii, t. VIL — Voir aussi Dicrlins (Ign.) S. J., Historia Exer-
citiorum spirituaimm S. P. Jgnatii de Loyola. Nouvelle t-dilioii. Lille. 1887,
p. 229, 230, n»» 36 et 37.
526 LA GENESE DES EXERCICES SPIRITUELS
demandait conseil à ses directeurs, il écrit : « Le saint reli-
gieux qui avait déjà reçu sa confession générale, dom Jean
Chanones, était celui auquel il s'adressait de préférence; il
allait le voir à des temps réglés, et lui ouvrait tout son
cœur^. »
11 ne suit pas de là, néanmoins, comme on a voulu
conclure, que Chanones ait eu une réelle influence, du
moins une influence directe, sur la composition des
Exercices. Que le vénérable Bénédictin ait communiqué à
son pénitent, outre les consolations sacramentelles, des ins-
tructions, des règles spirituelles, dont il aura fait quelque
usage dans son livre, cela est possible et, si Ton veut, assez
probable. Mais on n'a aucune donnée sur la nature et
l'étendue de ces communications, ni sur le rapport qu'elles
pouvaient avoir avec les Exercices. D'ailleurs, Chanones pou-
vait être un excellent confesseur, comme il l'était apparem-
ment, sans être à même de donner des conseils autorisés et
vraiment utiles pour un pareil ouvrage. Il n'est pas sûr que
son zèle et ses vertus religieuses fussent accompagnés
d'un don de direction éminent. Dans les terribles crises de
scrupules, qui torturèrent si longtemps son pénitent, Dom
Jean Chanones, pas plus que les autres « hommes spiri-
tuels » que le saint consulta, ne lui dit jamais le mot qui
aurait suffi (lui le sentait bien) pour mettre fin à son sup-
plice-. On serait donc plutôt téméraire d'aflîrmer que les
leçons de l'excellent bénédictin aient été une source des
Exercices. Nous verrons plus loin, s'il faut l'admettre au
moins pour les livres qu'il put prêter à Ignace.
Le séjour d'Ignace à Manrèse, qui dura près d'un an, fut
pour lui un véritable noviciat. Jusque-là, malgré les lectures
qu'il avait faites à Loyola et les instructions qu'il avait
reçues à Montserrat, il était encore, selon sa propre expres-
sion, « sans aucune connaissance des choses intérieures^. »
1. Bartoli (Daniel), s. j., Saint Ignace de Loyola, liv. I, chap. iv, n° 4^
(Traduction du P. J. Terrien. Paris, 1893, t. I, p. 57).
2. Acta quxdain, n" 22.
3. Acta, n° 20.
DE SAINT IGNACE DE LOYOLA 527
A Manrèse même, il n'alla pendant assez longtemps* guère
au-delà des pratiques extérieures d'humilité, des pénitences
qu'il s'infligeait avec une rigueur excessive, des prières
vocales et de l'assistance aux offices de l'église pendant de
longues heures.
Mais peu à peu Dieu l'attirait à l'oraison mentale, et enfin
il commença à parcourir avec une application extraordinaire,
que la grâce stimulait et dirigeait, toutes les étapes des
grandes considérations que résumera le livre des Exercices.
Des tentations diaboliques répétées, des luttes et des peines
intérieures douloureuses achevèrent d'éprouver et de
purifier sa vertu, en même temps qu'elles lui donnaient une
expérience indispensable pour compléter sa science spi-
rituelle.
Des illuminations extraordinaires d'en haut éclairèrent et
fécondèrent ce travail profond de l'Ame d'Ignace. Il y en eut
une surtout, dont l'influence fut capitale. Le saint lui-même,
d'ordinaire si bref et si réservé sur les faveurs surnaturelles
qu'il a reçues, l'a décrite avec des détails qui en prouvent
bien l'importance. Voici ses paroles, d'après le P. Gonzalez:
30. — « Il allait un jour, poiir faire ses dévolions, dans une église
distante de Maurèse de plus de mille pas, et dédiée, si je ne me trompe,
à saint Paul. Le chemin qui y conduit serpente le long d'un cours d'eau.
Lorsqu'il eut njan-hé pendant quelque temps, abtmé dans des pensées
de piété, il s'assit les yeux fixés sur le torrent qui mugissait dans le
ravin. Tandis qu'il était assis de la sorte, les yeux de Tesprit lui furent
ouverts, non pas qu'il eût quelque vision, mais il recevait l'intelligence
de choses spirituelles concernant tant les mystères de la foi que les
Écritures. Cette lumière lui fut accordée avec une telle clarté qu'à
partir de ce moment tout lui apparaissait dans un jour entièrement
nouveau. Cependant il ne peut pas rapporter distinctement chacune des
nombreuses vérités qu'il comprit alors, mais il peut seulement aflirroer
que son esprit fut rempli d'une lumière extraordinaire et d'une façon
t<'lle que s'il réunissait toutes les grâces que Dieu lui accorda jusqu'à la
02" année et toutes ses connaissances acquises, il ne croirait pas
cependant avoir appris par tout cela autant qu'il apprit en cette seule
occasion.
Depuis ce temps son intelligence était éclairée, comme s'il était
1. Quatre moin, d'après le P. Polanco.
528 LA GENÈSE DES EXERCICES SPIRITUELS
devenu un autre homme. Cette action surnaturelle dura assez longtemps,
puis il se jeta à genoux devant la croix qui était proche, et rendit grâce
à Dieu. »
Les historiens ne sont pas entièrement d'accord sur le
moment précis de cette grande vision; les uns croient
qu'elle fut comme le couronnement des Exercices faits pour
la première fois par Ignace ; d'autres au contraire parmi
lesquels le P. Polanco, dont nous connaissons les relations
d'intimité avec le saint, la placent au début, de manière
qu'elle aurait été comme le foyer lumineux qui montra a
voie au retraitant et illumina tous ses pas dans sa nouvelle
et difficile carrière.
Quoi qu'il en soit, c'est sous les rayons de cette riche
lumière d'en haut, que l'ensemble et les détails des Exercices
se précisèrent et prirent leur ordre définitif dans 1 espri
■ d'I-nace. Alors seulement les observations qu il avait
recueillies dans ses lectures et ses expériences laborieuses
lui livrèrent toute leur signification et purent recevoir une
place dans l'œuvre qu'il allait rédiger.
C'est de Manrèse môme, on n'en saurait douter, que date
la rédaction même des Exercices dans leur fond et leur
forme essentielle. On conçoit facilement ce qui a détermine
lo-nace à l'exécuter. Conserver pour sa propre utilité
spirituelle la substance des leçons reçues dans ses longues
méditations et ses visions, tel a pu èlre son premier but
Mais ensuite et surtout, c'est l'expérience du bien que
faisaient à d'autres les pratiques, les exercices, àonl il avait
d'abord éprouvé l'efficacité sur lui-même, c est le desir
d'étendre encore plus les mômes bienfaits, qui 1^
persuadèrent d'en fixer les brèves formules par écrit, ^ous
savons par les historiens que dès Manrèse il « donna les
Exercices « avec grand fruit à beaucoup d âmes de bonne
volonté.
Dans ce travail de rédaction, il se servit beaucoup de ses
notes prises dans Ludolphe le Chartreux. Mais ne iut-il pas
aussi aidé par un autre ouvrage que D. Ghanones dut h
remettre : le Directorium horarum canomcarum et surtout
YExercitatorium vitx spiritualis du Bénédictin Garcia de Lis-
DE SAINT IGNACE DE LOYOLA 529
neros ? C'est la question que nous avons maintenant à
examiner.
Avec le P. Ribadencira et plusieurs autres auteurs, nous
sommes convaincu que le saint a eu entre les mains l'écrit de
Cisneros. Mais on a singulièrement exagéré l'influence qu'il
en aurait reçue. Nous allons dire ce qui nous paraît la vérité,
sans parti pris.
(A suivre). H. WATRIGANT, S. J.
LXXI. — 34
FORMATION MÉGANIQUE
DU SYSTÈME DU MONDE
(Premier Article).
Le problème de Torigine du monde a toujours préoccupé
les penseurs. Longtemps, des opinions fantaisistes, enfan-
tines, furent seules émises sur ce sujet et leur souvenir ne
mérite même pas d'être gardé. Mais avant de parler des sys-
tèmes plus sérieux, il est indispensable de préciser quelque
peu la matière.
Avant tout, il n'est pas question, à proprement parler, du
fait de la création du monde. Sans doute, plus d'un athée a
pensé, ou semblé penser, qu'il ne s'agissait ici ni plus ni
moins que de supprimer la création et, avec elle, le Créateur ;
chimère insensée, op. peut reculer la création, on ne la
supprime pas. Dieu est intervenu pour tirer les choses du
néant ; cette vérité s'impose à tout esprit libre de préjugé ;
mais qu'a-t-il créé, ou, mieux, dans quel état a-t-il créé
l'univers et, plus spécialement, notre petit monde solaire ?
A-t-il créé huit grosses boules à peu près rondes, les planètes,
sans compter de nombreuses petites, tournant dans l'espace
comme les chevaux d'un cirque autour d'un gros fanal
central, le soleil ? Ou bien cet état actuel n'est-il que le
résultat des transformations de quelque autre état anté-
rieur, plus simple, où la matière aurait été répartie par la
main de Dieu d'une façon plus uniforme, sans groupements
possédant de mouvement d'ensemble ?
Question délicate et, en un sens, insoluble. Dieu voulant
montrer à Job que sa science était courte ne lui disait-il pas :
« Où étais-tu lorsque je posais les fondements de la terre ? »
Toutefois sans vouloir pénétrer le mystère ni prétendre
imposer des lois à la souveraine liberté du Créateur, il n'est
pas téméraire de considérer comme beaucoup plus
FORMATION MECANIQUE 531
vraisemblable l'opinion qui fait dériver l'état actuel d'un
état primordial plus simple. N'est-ce pas, en effet, le
caractère ordinaire de l'activité divine de poser les principes
des choses et de laisser les conséquences s'épanouir par le
jeu spontané des forces naturelles ? Bien entendu, il ne
s'agit ici que de la partie inorganique, minérale, du monde,
la vie ne pouvant point sortir d'une telle évolution.
Mais où s'arrêter dans cette ascension rétrospective? La
seule réponse rationnelle est celle que formule ainsi
M. le vicomte du Ligondès, dans un récent et remarquable
ouvrage auquel j'ai emprunté le titre de cet article * :
Que demande-t-on à une théorie cosmogonique? C'est de nous faire
remonter jusqu'à un état initial de la matière tel qu'on ne puisse conce-
voir un état antérieur ni même plus simple.
Et quelques lignes plus bas :
Lorsqu'on étudie les mouvements des corps célestes, on est frappé
des complications variées qu'ils présentent, bien qu'ils n'obéissent
qu'à une loi simple et immuable, la gravitation universelle. Cette diver-
sité des mondes semble être la conséquence du jeu des forces naturelles
agissant depuis l'origine des temps sur la matière dont les qualités
inhérentes sont la transformation et le changement. Et si ces transfor-
mations se sont multipliées depuis le commencement, on doit, en remon-
tant assez haut dans le passé, revenir successivement à des états de
plus en plus simples jusqu'à un état initial qui ne puisse lui-même
dériver d'un autre plus sinq)le et pour lequel on soit obligé de recourir
à l'intervention divine, c'est-à-dire la Création. Une hypothèse cosmo-
gonique, pour être complète, doit pouvoir nous conduire jusque-là
et nous ramener ensuite mécaniquement, si j'ose le dire, à l'état actuel.
i
On sait ce qu'il s'agit d'expliquer, je lo rappellerai cepen-
dant en quelques mots, surtout pour mettre en évidence la
façon dont varient divers éléments du système solaire.
Celui-ci se compose d'un astre central, le soleil, autour
1. Formation m<5caDiquc du sj^tcaïc du moodc. — Pari*, Gauthier Yil-
lars, 1897. p. II.
532
FORMATION MÉCANIQUE
duquel circulent les planètes et comètes, qui, toutes
ensemble, ne représentent guère, comme masse, que la
750* partie du soleil.
Les planètes tournent toutes dans le même sens (on
l'appelle sens direct), sur leurs orbites respectives, sensi-
blement dans le même plan (à quelques degrés près), en
décrivant des courbes presque rondes, sans l'être exac-
tement ^ On en compte huit principales dont les noms
sont connus ; mais entre Mars et Jupiter circulent un nombre
considérable de très petites planètes, dont la première fut
découverte dans la nuit du l®' janvier 1800 et la 417*, le
6 mai 1896.
Voici maintenant un tableau résumant les propriétés
principales de ces astres :
Dans les trois premières colonnes, la terre est prise pour
unité; qu'il suffise d'ajouter ici que, en nombres ronds, la
distance de la terre au soleil est évaluée à 149.000.000 de
kilomètres, et le rayon de la terre est à peu près
6.370 kilomètres.
Nom
Distance
Densité
Darfe de la rotation
des ,
moyenne
Volume
Masse
par rapport
de la planète
planètes
au soleil
à l'eau
sur elle-même
j. h. m. s.
Mercure
0,387
0,052
0,061
6,45
88?
Vénus
0,723
0,975
0,787
4,44
225?
La Terre
1,000
1,000
1,000
5,50
23 56 4
Mars
1,524
0,147
0,105
3,91
24 37 23
Petites planètes
2,08 à 4,26
a
Jupiter
5,203
1279,412
309,816
1,33
9 55 37
Saturne
9,539
718,883
91,919
0,70
10 14 24
Uranus
19,183
69,237
13,518
1,07
p
Neptune
80,055
54,955
16,469
1,65
?
11 résulte de ce tableau que les volumes et les masses des
1. Les deux axes de l'orbite la moins ronde, celle de Mercure, sont à peu
près dans le rapport de 98 à 100.
2. Le diamètre des petites planètes varie entre 513 kilomètres (Vesta) et
20 kil. (Ménippe), d'après cela, le volume de Vesta serait un quinze mil-
lième de celui de la terre.
DU SYSTEME DU MONDE 533
quatres premières planètes sont très faibles relativement aux
quatre plus éloignées du soleil, tandis que les densités va-
rient en sens inverse. Voilà une division naturelle en oeux
groupes dont les systèmes cosmogoniques doivent au moins
laisser entrevoir la raison. — Comme on le voit aussi, la dis-
tance d'une planète à la suivante croît sans cesse à mesure
que Ton s'éloigne. Le cortège des satellites est aussi très
variable : Mercure et Vénus n'en ont point, la Terre en
possède un, Mars deux, Jupiter cinq, Saturne huit avec ses
merveilleux anneaux ; puis le nombre décroît, Uranus n'a
plus que quatre satellites et Neptune un seul.
Un point des plus importants à signaler est le sens de
la rotation des planètes. Tandis que de Mercure à Saturne
inclusivement les planètes tournent sur elles-mêmes dans
le môme sens qu'elles circulent autour du soleil, c'est-à-
dire dans le sens direct, le sens de la rotation d'Uranus et
de Neptune est rétrograde, et, chose remarquable, le sens
de circulation des satellites autour de leurs planètes respec-
tives est toujours le même que celui de la rotation propre
de celle-ci, rétrograde par conséquent pour les deux der-
nières, direct pour toutes les autres.
Disons enfin que les comètes sont beaucoup plus capri-
cieuses dans leurs mouvements, la moitié étant animée d'un
mouvement direct, l'autre d'un mouvement rétrograde, sur
leurs orbites, et celles-ci, extrêmement allongées, présentent
les inclinaisons les plus variables sur le plan moyen de cir-
culation des planètes.
Tels sont quelques-uns des principaux faits dont tout sys-
tème cosmogonique doit rendre compte.
II
Le plus ancien de ces systèmes digne d'être mentionné
est celui de Kant proposé en 1775; et il est de toute justice
de reconnaître que plusieurs des traits généraux de ce
système sont encore admis.
Exposant ses idées sur l'état primitif du monde : « Je
suppose, dit-il, que tous les matériaux dont se composent
les sphères, planètes et comètes, qui appartiennent à notre
534 FORMATION MÉCANIQUE
monde solaire, décomposés à Torigine des choses en leurs
éléjnents primitifs, ont rempli alors Tespace entier dans
lequel circulent aujourd'hui ces astres. Cet état de la
nature, lorsqu'on le considère en soi et en dehors de toute
préoccupation de système parait être le plus simple qui ait
pu succéder au néant ^. »
Très simple, en effet, et même trop simple, comme nous
allons le voir. Kant suppose les éléments créés au repos,
mais, ajoute-t-il, « le repos ne dure qu'un instant. Les élé-
ments possèdent par essence les forces qui peuvent les
mettre en mouvement. « Les plus denses exerçant une
attraction prépondérante, il en résulte des concentrations;
aussi Kant dit-il, que Tespace a été « nettoyé » par l'attrac-
tion qui u a rassemblé la matière diffuse en masses isolées. »
Or le monde solaire ne se compose pas simplement de
« masses isolées » et la concentration de la matière n'est
pas le seul fait à expliquer ; les masses circulent toutes
dans le même sens autour du centre du système. Kant
essaie bien d'en rendre raison. D'après lui, les particules
matérielles amenées à petite distance se repoussent; sup-
posons donc une molécule attirée par le soleil et se diri-
geant vers lui, il arrivera, dans beaucoup de cas, qu'elle
rencontrera sur son passage d'autres molécules qui la
repousseront, lui feront subir une déviation latérale, et si
l'attraction du soleil s'équilibre exactement avec cette répul-
sion, la molécule sera déviée à angle droit et se mettra à
décrire une ligne courbe autour du soleil par « la combi-
naison de l'attraction centrale et de l'impulsion latérale w ;
puis ces mouvements se régulariseront et il s'établira un
tourbillon circulaire autour du soleil.
Seulement Kant oublie de nous dire pourquoi ces mou-
vements tourbillonnaires se feront tous dans le même sens.
Son point de départ ne suffit aucunement à rendre compte de
cette particularité, primordiale cependant. Il y a en effet
autant de chances pour les déviations à droite que pour les
déviations à gauche, la résultante de toutes les rotations
1. Ces citations sont empruntées à la traduction de la Théorie du ciel
de Kant donnée par M. Wolf, dans Les hypothèses cosmogoniques, Paris,
1886, voir p. 149 et suiv.
DU SYSTEME DU MONDE 535
devrait donc être rigoureusement nulle tout comme au
moment initial. Un tel défaut est radical et suffît à établir
que les hypothèses de Kant sont insuffisantes et les causes
auxquelles il a recours impuissantes à produire les effets
observés ; ce système doit donc être, nécessairement com-
plété.
Je n'examinerai pas les autres points où le système de
Kant se trouve en contradiction avec les faits. Il en est un
cependant dont il faut dire un mot. C'est la façon dont
Kant comprenait comment le soleil « a dû devenir un corps
en feu tandis que les autres globes compris dans sa sphère
d'activité sont restés des astres obscurs et froids. » Cela
tient tout simplement, d'après lui, à ce que par suite de
circonstances spéciales, dont le détail importe peu ici,
V certaines particules mobiles d'une extraordinaire légè-
reté » ont été « précipitées toutes ensemble vers le corps
central » et que « ces parties les plus légères et les plus
subtiles sont en même temps les plus actives pour entre-
tenir le feu ».
Cette solution n'en est pas une, mais à une époque où la
thermodynamique n'était pas née, où la chimie était dans
les langes, il ne faut pas s'étonner de rencontrer des
explications aussi puériles.
III
En 1790, Laplace, dans la première édition de son Expo-
sition du système du mondes formula de son côté sur
l'origine du monde solaire une hypothèse, très différente
à plusieurs points de vue de celle de Kant, que d'ailleurs il ne
connaissait pas. Cette théorie célèbre, développée peu à
peu dans les éditions ultérieures, a été longfemps consi-
dérée comme le dernier mot de la science... mais la science
dit-elle jamais son dernier mot ?
L'opposition de cette théorie avec celle de Kant est
presque complète, sauf en ce qui concerne l'état de raré-
faction de la matière, idée qui naturellement s'impose à
tous. Kant partait d'une matière désagrégée, pulvérulente,
une sorte de poussière solide, primitivement au repos, sur
536 FORMATION MECANIQUE
la température de laquelle il n'avait que des idées vagues,
ce qu'il en dit de plus net c'est que les planètes telles que
la terre sont restées obscures et froides : d'après Kant la
matière était donc froide au début.
Au contraire, Laplace frappé du rôle prédominant du
soleil et de l'identité du sens de circulation des planètes
autour de lui, sens qui pour toutes les planètes étudiées de
son temps était aussi celui de leur rotation propre, fut
amené à considérer ces dernières comme des sortes de
résidus que le soleil, jadis énormément dilaté, aurait, en
se contractant, laissés çà et là dans l'espace.
« La considération des mouvements planétaires nous
conduit donc à penser qu'en vertu d'une chaleur excessive,
l'atmosphère du soleil s'est primitivement étendue au-delà
des orbes de toutes les planètes, et qu'elle s'est resserrée
successivement jusqu'à ses limites actuelles ». *
C'est l'inverse de l'idée de Kant et, il faut le dire aussi,
de la plupart des auteurs modernes qui font au contraire
débuter le monde par le froid presque absolu. Il y a en effet
un abîme entre la nébuleuse gazeuse de Laplace et la nébu-
leuse pulvérulente admise actuellement ; sans doute dans un
cas comme dans l'autre la matière est très divisée, très
rare, mais une molécule gazeuse et chaude et une molécule
solide et froide diffèrent radicalement, non par la substance,
mais par l'énergie qu'elles possèdent. Le corps solide pour
devenir liquide, puis gazeux, exige en effet qu'on lui four-
nisse de la chaleur, et à cette absorption correspond un
emmagasinement de force, d'énergie ; aussi tandis que la
molécule solide et froide est dans un état d'inertie presque
absolu, la molécule gazeuse est au plus haut degré de
développement de ses facultés, pour ainsi parler.
La nébuleuse brûlante de Laplace était, de plus, animée
d'un mouvement originel de rotation sur elle-même, tandis
que celle de Kant était au repos. Tout en tournant ainsi, elle
se serait refroidie, et par suite contractée, puis au cours de
cette transformation elle aurait abandonné des sortes de
bourrelets ou anneaux de vapeur concentriques. Ces
1. Exposition du système du monde, 6° édition, 1836, t. II, p,
550,
DU SYSTEME DU MONDE 537
anneaux continuant à tourner, en même temps que la masse
centrale, se seraient rompus et ramassés en globes, les
planètes, sauf pour Tanneau des astéroïdes entre Jupiter et
Mars où les amas gazeux se seraient formés et solidifiés
chacun séparément. Laplace, qui considérait la formation
des satellites comme une répétition en petit de celle des
planètes, trouvait tout naturellement dans Tanneau de
Saturne une confirmation de Texistence des anneaux qui
avaient, d'après lui, formé les planètes ; le cas de Saturne
probablement qui est très rare, unique dans notre sys-
tème, est celui où l'anneau se serait condensé sans se
briser.
Tel est le point de départ du système. Laplace le proposait
d'ailleurs avec la plus grande réserve : « J'exposerai sur
cela, dit-il, dans la note qui termine cet ouvrage, une hypo-
thèse qui me paraît résulter avec une grande vraisemblance
des phénomènes précédents ; mais que je présente avec la
défiance que doit inspirer tout ce qui n'est point un résultat
de l'observation ou du calcul. » * Cette défiance était justifiée;
personne n'admet plus cette théorie telle qu'elle a été
formulée par son auteur. On a dû la retoucher et on l'a ainsi
transformée complètement.
IV
Indiquons rapidement quelques-unes des lacunes de ce
système. Tout d'abord, le fait considéré par Laplace comme
la base de tout son édifice était la rotation dans un sens
unique des planètes autour du soleil et sur elles-mêmes,
ainsi que des satellites autour de leurs planètes respectives.
Or ce fait est faux : Uranus et Neptune tournent bien autour
du soleil dans le sens direct, mais elles tournent sur elles-
mêmes dans le sens rétrograde et leurs satellites tournent
autour d'elles de la même façon. Or le système de Laplace ne
permettait de prévoir que des rotations d'un seul et mêAe
sens, il croule donc par la base.
'Une réflexion se présente ici qui permet de préciser l'une
1. Loc. cit., p. 510.
538 FORMATION MECANIQUE
des conditions auxquelles devra satisfaire toute hypothèse
^cosmogonique.
Toutes les planètes circulent autour du soleil dans le
même sens, il n'y a pas d'exception à cette loi (du moins pas
d'exception connue). Nous avons donc le droit de voir dans
ce fait l'indice d'une cause d'ordre universel qui s'est étendue
à tout le système solaire, cause résultant d'un fait absolu-
ment primordial. Il y a bien les comètes dont quelques-unes
parcourent leurs trajectoires en sens rétrograde ; Laplace les
considérait comme ayant leur origine hors de notre système
planétaire, il évitait ainsi la difficulté, mais par une hypo-
thèse gratuite et peu vraisemblable ; il est beaucoup plus
simple de les considérer comme ayant môme origine que
les planètes, mais résultant d'un mode de formation absolu-
ment à part et tout différent de celui qui a présidé à la cons-
titution des orbites des planètes, ainsi que nous le dirons
plus loin.
Au contraire, le sens de la rotation des planètes sur elles-
mêmes et de leurs satellites autour d'elles changeant pour les
deux dernières planètes, indique que la cause déterminante
de ces mouvements n'était pas d'ordre aussi général, puisque
cette cause a produit des effets divers sous certaines
influences. Malheureusement Laplace n'a rien mis dans sa
nébuleuse qui lui permette de fournir par évolution des con-
ditions si opposées ; toute théorie cosmogonique, au con-
traire, qui voudra avoir des chances de vie devra montrer
comment ont dû intervenir deux causes, l'une uniforme dans
ses effets, l'autre sujette à varier, principalement avec la dis-
tance de la planète au centre du système.
Il existe encore une difficulté qu'il faut signaler ici.
Comment comprendre le pelotonnement de ces immenses
anneaux de vapeur détachés du soleil, qui se contractent
chacun en un seul et unique globe planétaire ? Il semblerait
que le cas ordinaire de condensation ait dû être celui des
as'^éroïdes : beaucoup de petits globes, de globules, tournant
sans se gêner le long d'une sorte de piste commune. Est-ce
que ces petits astres se réunissent? ils s'influencent sans
aucun doute, mais ils ne se réunissent pas pour cela. Pour-
quoi donc avons-nous des grosses planètes huit fois sur neuf?
DU SYSTEME DU MONDE 539
M. Wolf déclare cette objection « capitale » et comme il
le remarque très justement, elle s'applique h tout système
dans lequel les planètes dérivent d'anneaux circulant dans
le même sens. Le temps nécessaire pour accomplir ces évo-
lutions dépasse, et de très loin, tout ce que les géologues
les plus exigeants demandent pour rendre compte des for-
mations terrestres.
Enfin il est encore un autre point, des plus faibles, dans
le système de Laplace. Kant ne donnait aucune raison
sérieuse de la chaleur solaire ; Laplace y va plus simple-
ment. Pour lui, la chaleur solaire est une donnée du pro-
blème. 11 prend une nébuleuse chaude ; c'est même cette
température, extrêmement élevée, qui dilatait l'atmosphère
solaire jusqu'au delà des limites du monde planétaire. La
thermodynamique a changé tout cela et elle a eu raison.
C'est un singulier problème que celui de la chaleur du
soleil. Cet astre énorme, sphère dont le rayon est à peu près
double de la distance qui sépare la terre de la lune, rayonne
incessamment dans l'espace un nombre de calories tellement
formidable que l'écrire ici en chiffres n'aurait d'autre effet
sur l'imagination que de la laisser interdite. Est-il plus à
notre portée de dire que, d'après des calculs sérieux, à
chaque seconde, la chaleur émise par le soleil est égale à
celle qui résulterait de la combustion complète de onze
quatrillions, six cent mille milliards de tonnes de charbon
de terre (en chiffres ronds bien entendu) ? D'où vient cette
chaleur? Comment ne s'épuisc-t-elle pas? Un système cos-
mogonique ne peut rester étranger à ces questions. Et l'on
pourrait encore se demander : que devient-elle ? car ce côté
de la question n'est pas moins fertile en mystères que les
autres. La quantité de chaleur solaire arrêtée par les pla-
nètes est en effet d'une petitesse stupéfiante. Toutes les pla-
nètes réunies ensemble en arrêtent au maximum la moitié
d'un cent-millionnième, et là-dessus la terre en reçoit pour
, son compte à peine le dixième, soit quatre dix-milliardièmes.
Cette proportion se comprend aisément si l'on réfléchit que
540 FORMATION MÉCANIQUE
l'espace intercepté sur la sphère céleste par toutes les pla-
nètes vues du soleil, est, comme proportion, celui de la
moitié d'un centimètre carré sur un immense carré d'un
kilomètre de côté. En dehors de ce minuscule écran, le
rayonnement solaire chevauche au loin à travers les espaces.
— Que devient-il ? je n'en sais rien et personne ici-bas non
plus, et ce n'est pas là un des points d'interrogation les moins
déconcertants pour les physiciens.
Mais revenons à Laplace. Bien qu'il ne se rendit proba-
blement pas un compte exact de ces chiffres, il vit claire-
ment qu'un système cosmogonique devait expliquer la pré-
sence d'une quantité considérable de chaleur ; il la mit
donc, d'avance, par construction, dirais-je, dans son uni-
vers. Depuis lors, on a mieux compris les lois qui président
à la production de la chaleur, par exemple par le choc ou
le frottement, même entre corps froids, et l'on a trouvé
dès lors une source bien plus naturelle, bien plus vraisem-
blable, de la chaleur solaire et planétaire, en particulier dans le
choc des éléments. Et alors que Laplace supposait que la né-
buleuse se refroidissait en se contractant, la théorie nouvelle
trouve, et avec raison, dans cette contraction même une
source de chaleur ^ tandis que cette contraction, cette con-
vergence des matériaux, a elle-même pour cause la gravita-
tion universelle qui ramasse peu à peu sur elle-même toute
la matière dispersée dans l'espace.
Ainsi le système de Laplace n'expliquait point la rotation
rétrograde des deux dernières planètes et celle de leurs
satellites, non plus que le pelotonnement en un seul globe
des anneaux de vapeur détachés successivement de la
nébuleuse, et pas davantage la provenance de la provision de
chaleur du monde. J'aurai plus loin occasion de signaler
une autre lacune que j'omets pour le moment.
L'une des principales tentatives pour réformer ce système
défectueux et le transformer en le complétant est celle de
M. Paye dans son ouvrage Sur l'origine du monde y publié
1. Probablement la constance très approchée de la radiation solaire *
n'est pas due à une cause différente.
DU SYSTEME DU MONDE 541
pour la première fois en 1884 *. Mais avant de passer à cette
nouvelle phase de la théorie, je veux faire une digression.
VI
Laplace est souvent cité comme un type de savant athée.
M Dieu est une hypothèse dont je n'ai pas besoin, » aurait-il
dit un jour avec une suffisance impie. Le malheur, ou plu-
tôt le bonheur est qu'il n'a jamais prononcé cette parole ni
aucune autre équivalente, du moins il n'en existe aucune
preuve, et qu'il faut absolument cesser de calomnier ainsi
l'un de nos plus illustres savants. Il ne faut point assuré
ment pour cela le citer comme un type d'esprit chrétien.
Laplace se piquait de philosophie ; en guise de profes-
sion de foi, il déclare que : « Tout bon esprit doit, sur les
objets inaccessibles, dire avec Montaigne, que l'ignorance
et l'incuriosité sont un mol et doux chevet pour reposer une
tête bien faite^ » ; mais si l'extension qu'il donne à cette
maxime est visiblement abusive, du moins qu'on ne parle
plus d'athéisme.
^ Et ce ne sont pas seulement les orateurs en quête d'anec-
dotes qui ont ajouté foi à cette triste légende, M. Barthélé-
my Saint-Hilaire, dans la préface de sa traduction du Traité du
ciel d'Aristote, a pris énergiquement Laplace à partie à ce
sujet, et tout récemment M. Paul Janet, dans ses Principes
de métaphysique et de psychologie ', citait cette parole légè-
rement modifiée et cherchait à l'expliquer, en lui attribuant
un sens qui exagère et dénature encore la vraie portée du
« mot célèbre de Laplace ».
C'est M. Faye qui, le premier, je crois, a réclamé contre
ces regrettables confusions. Voici comment il raconte la
fameuse anecdote* :
Comme le citoyen Laplace présentait au général Bonaparte la'
1*"* édition de soq Exposition du Système du monde, le général lui dit :
1. La troisième ëdition, que je suivrai, a paru en 1896. — Paris, Gau-
thier Yillars.
2. Exposition du Système du monde, 6* édition, t. II, p. 459, note.
3. T. I, p. 44,
4. 5«r l'origine du monde, p. 131. • ~
542 FORMATION MECANIQUE
« Newton a parlé de Dieu dans son livre. J'ai déjà parcouru le vôtre
et je n'y ai pas trouvé ce nom une seule fois. » A quoi Laplace aurait
répondu : « Citoyen premier Consul, je n'ai pas eu besoin de celte
hypothèse. » Dans ces termes Laplace aurait traité Dieu d'hypothèse.
S'il en avait été ainsi, le premier Consul lui aurait tourné le dos. Mais
Laplace n'a jamais dit cela. Voici, je crois, la vérité. Newton croyant
que les perturbations séculaires dont il avait ébauché la théorie fini-
raient à la longue par détruire le système solaire, a dit quelque part
que Dieu était obligé d'intervenir de temps en temps pour remédier au
mal et remettre en quelque sorte ce système sur ses pieds. C'était là
une pure supposition suggérée à Newton par une vue incomplète des
conditions de stabilité de notre petit monde. La science n'était pas
assez avancée à cette époque pour mettre ces conditions en évidence.
Mais Laplace qui les avait découvertes par une analyse profonde, a pu
et dû répondre au premier Consul que Newton avait, à tort, invoqué
l'intervention de Dieu pour raccommoder de temps en temps la
machine du monde, et que lui Laplace n'avait pas eu besoin d'une telle
supposition. Ce n'était pas Dieu qu'il traitait d'hypothèse, mais son
intervention en un point déterminé *.
Dira-t-on que, somme toute, ce n'est là qu'une supposition
et que la pensée de Laplace allait peut-être beaucoup plus
loin ? Ecoutons donc Laplace lui-môme -.
Discutant les idées de Newton, il rapporte d'abord un
passage du célèbre scolie qui termine l'ouvrage des Prin-
cipes.
« Tous ces mouvements si réguliers (y dit Newton), n'ont point de
« causes mécaniques, puisque les comètes se meuvent dans toutes les
a par^ties du ciel et dans des orbes fort excentiùques... Cet admirable
a ai-rangement du soleil, des planètes et des comètes, ne peut être que
a l'ouvrage d'un être intelligent et tout puissant ».
La pensée de Newton est claire, il voulait d'abord éli-
miner du système du monde toute cause seconde d'ordre
purement mécanique. C'est sur ce point que Laplace va le
1. M. Faye ajoute en note : « Je tiens de M. Aragoque Laplace, averti peu
avant sa mort que cette anecdote allait être publiée dans un recueil biogra-
phique, l'avait prie d'en demander la suppression à l'éditeur. II fallait en
effet l'expliquer, ou la supprimer. Ce second parti était le plus simple ;
malheureusement elle n'a été ni supprimée ni expliquée. »
2. exposition du système du monde, 6" édition, t. 2, p. 514 et suiv.
DU SYSTEME DU MONDE 5i3
»
désapprouver tout à l'heure, et avec raison. Puis, de l'ordre
de l'univers il concluait à l'existence d'une cause première,
« d'un être intelligent et tout puissant, » Laplace va-t-il
aussi réclamer contre cette seconde partie ? "Va-t-il du moins
laisser paraître quelque scepticisme à cet égard, ou tout au
moins garder le silence ? Il suffit de continuer la citation :
Il (Newton) reproduit à la fin de son Optique, la même pensée dans
laquelle il serait encore plus confirmé, s'il avait connu ce que nous
avons démontré, savoir que les conditions de l'arrangement des
planètes et des. satellite», sont précisément celles qui en assurent la
stabilité.
Ainsi non seulement Laplace ne critique point ici Newton,
mais il lui présente de nouvelles preuves de l'existence de
l'intelligence qui a donné à l'univers non seulement l'ordre
mais la stabilité. Puis il continue citant d*abord Newton :
a Un destin aveugle,dit-il,nepouvait jamais faire mouvoir ainsi toutes
u les planètes à quelques inégalités près à peine remarquables qui
« peuvent provenir de l'action mutuelle des planètes et des comètes,
u et qui probablement deviendront plus grandes par une longue suite
<( de temps, jusqu'à ce qu'enfin ce système ait besoin d'être remis en
« ordre par son auteur. » Mais cet arrangement des planètes, ne peut-
il pas être lui-même un effet des lois du mouvement ; et la suprênie
intelligence que Newton fait intervenir ne peut-elle pas l'avoir fait
dépendre d'un phénomène plus général ? Tel est, suivant nos conjectures,
celui d'une matière nébuleuse éparse en amas divers dans l'immensité
des cieux. Peut-on encore affirmer que la conservation du système
planétaire entre dans l'œuvre de l'auteur de la nature ? etc.
Et Laplace continue en disant que s'il est prouvé que
l'attraction ne peut, par elle même, compromettre cet ordre,
il resterait à examiner si certaines autres causes physiques
ne pourraient intervenir.
Puis il ajoute :
Leibnitz dans sa querelle avec Newton sur l'invention du calcul
infinitésimal, critique vivement l'intervention de la divinité, pour
remettre en ordre le système solaire. « C'est, ctt-il, avoir des idées
bien étroites de.la sagesse et de la puissan:e de Dieu. > Newton réplique
544 FORMATION MECANIQUE
par une critique aussi vive de l'Harmonie préétablie de Leibnitz, qu'il
qualifiait de miracle perpétuel. La postérité n'a point admis ces vaines
hypothèses; mais elle a rendu la justice la plus entière aux travaux
mathématiques de ces deux grands génies, etc.
Quelles sont « ces vaines hypothèses »? — Ce sont évi-
demment l'harmonie préétablie, et « l'intervention de la
divinité pour remettre en ordre le système solaire ».
Ainsi l'examen du texte de Laplace vient à l'appui de l'ex-
plication de M. Faye. Rien absolument n'autorise donc à dire
que Laplace ait traité Dieu d'hypothèse ; il parle de l'auteur
de la nature, de la divinité, de la suprême intelligence, d'une
façon absolument correcte et sans que l'on puisse jamais
remarquer le moindre mot déplacé, sceptique ou railleur sur
ce point.
Mais outre le texte de Laplace nous avons encore son
exemple, et la remarque me semble piquante.
Il raconte en effet quelque part* l'anecdote d'Alphonse X,
roi de Castille. Ce prince, aussi célèbre par son amour pour
les sciences que par les malheurs de son règne, avait confié
à des astronomes juifs et maures la rédaction de ses Tables
astronomiques surnommées alphonsines^ mais, s'il consentait
à faire d'énormes dépenses pour l'exécution de ce travail,
il paraît ne pas avoir été convaincu de l'exactitude des
théories astronomiques alors en cours.
« Doué d'un esprit juste, dit Laplace, Alphonse était
choqué de l'embarras des cercles et des épicycles dans
lesquels on faisait mouvoir les corps célestes : Si Dieu,
disait-il, m'avait appelé à son Conseil, les choses eussentlété
dans un meilleur ordre. Par ces mots qui furent taxés
d'impiété, il faisait entendre que l'on était encore loin de
connaître le mécanisme de l'univers ».
N'est-il pas frappant de voir Laplace expliquer, et fort
justement, une parole qui prise au pied de la lettre aurait pu
faire accuser Alphonse d'impiété ? et n'est-il pas juste, dès
lors, d'user envers lui du même procédé bienveillant ?
On entend, vraiment, trop facilement mettre la science et
la foi en opposition; laissons cette arme rouillée à nos
1. Exposition du Système du monde, 6<= éd. livre V, chap, IV. p. 426.
DU SYSTEME DU MONDE 555
ennemis, ils font preuve ainsi qu'ils ne connaissent pas les
enseignements de la foi. Mais, surtout, pour taxer les gens
d'athéisme, on devrait y regarder à deux fois et "ne pas se
contenter des commentaires naïfs ou suspects des diction-
naires biographiques. Il aurait sufli de lire quelques phrases
de l'un des ouvrages les plus connus de Laplace pour éviter
cette calomnieuse méprise.
Revenons maintenant aux améliorations apportées par
M. Faye aux idées cosmogoniques de Laplace.
(A suivre). J. DE JOANNIS. S. J.
LX.\I. — 35
SURSUM CORDA!
AUX VICTIMES DU 4 MAI 1897
En haut les cœurs ! Plus haut que le temps et l'espace ;
Plus haut que cette terre où Ton pleure, où Ton passe
Comme des exilés ployant sous le fardeau ;
Plus haut! même en pleurant, chantons notre Credo.
C'est d'en haut que nous vient lumière et délivrance,
Que les phares du ciel illuminent nos pas.
A genoux dans ton deuil pleure tes morts, ô France,
Mais relève ton front vers Dieu qui ne meurt pas !
Chrétiens, en haut les cœurs et les regards de TAme ;
Plus haut que ce brasier, que ces vagues de flamme
Où sombra tant d'espoir, de vertus, d'avenir :
Voyons dans l'éternel ce qui vient de finir.
Votre douleur est juste et vos cris légitimes ;
Mais Dieu sait ce qu'il veut ; seul juge de ses droits.
Il permet le martyre, il bénit les victimes.
Lui qui s'est fait, pour tous, victime de la croix.
0 France, il a choisi, dans sa bonté, sévère,
Le sang de l'holocauste et le lieu du calvaire :
Pour frapper d'un grand coup les peuples haletants.
Il a choisi ce jour de fleurs et de printemps.
Paris au boulevard versait ses avalanches.
Le long du gai décor où s'éveilla le feu ;
Les arbres au soleil dressaient leurs têtes blanches..
Et l'ombre de la mort planait dans un ciel bleu.
SUUSUM CORD.¥ ! ^47
Partout, flux et reflux de la foule vivante... i'. ■ dij
Quand voici l'étincelle, et voici l'cpouvantp : r.u'nO
Voici les bras toWitiv-les appels déchirants
Dans la flamme qtii monte et qiii rouie à torrents, - > '"-^i'Ci
Puis... plus rien... c'«st fini. NoTi pas! Tout re^ontltf^^^.
En haut les cceursj, pehchés sur ce funèbre lieu .f-'i-'dnv.V.
La justice a passé : rheiire est ^ à lia clémence : •'^'
La mort n'a qu'un instant ;>1«9 sïèdes'sont à Dieu, '
Quandj,^j'.â|n[^^,.P[ P^^isXessor, qujimporte où le cqrpë . tQ.nG^i)é^ !
Des yeux de votre foi <;ontemplez l'hécatombe,
Au sol noirci de, pendre çtionçhé de lambeaux;
Comptez l(Çs,QP|U>.s des, iiïor^---des élûs..vQii'i.(s !5op^.)?e?iu^!
Ils disent : Dcvoxj.cnient, honneur* grâce, riche8se« a
Amour de l'orphelin et du déshérité ; . f . / •^
Ces morts, de l'humble Sœur à la mainte Duchesse» , '" '^
N ont là qu une devise, un blason : charité.
Fille de saint Louis, nobles femmes de France,
Vous semiez du bonheur, en semant Tespérance ;
Pour la douleur assise au bord de tout chemin.
Vous récolliez l'aumône et vous tendiez la main.
Donner de l'or, c'est peu : le Christ veut davantage ;
Quand la mort, dans vos rangs, fauchait cette moisson,
De chacune de vous il s'est fait un otage,
Du prix de votre vie il fait notre rançon.
Oui, vous payez pour nous; pour un monde frivole,
Pour ce monde oublieux d'où votre âme s'envole,
Monde égaré, ssmis but comme sans repentir,
Et que d'un coup de foudre il fallait avertir.
La foudre a confondu l'orgueilleuse ignorance.
Elle a touché les cœurs et courbé les genoux...
Sur l'horizon, renaît l'étoile et l'espérance :
Et nous vous acclamons, vous qui payez pour nous.
548 «URSUM CORDA !
Oh ! non, ne plaignons pas, chrétiens, leur mort bénie !
Qu'un chant de paix succède aux cris de Tagonie
Où le même martyre a, dans des nœuds étroits.
Saisi Fenfant du pauvre et la fille des rois.
Peuple uni dans le deuil, que rien ne nous divise ;
Marchons, d'un pas égal, dans un effort puissant,
Avec la môme foi, sous la même devise.
Frères du même nom et fils du même sang.
Quand, pour la France et Dieu, dans un linceul de flamme,
Criant : « Jésus ! Jésus ! » Jeanne d'Arc rendait Tâme,
Le bûcher s'écroula, mais on vit au-dessus.
Écrit en traits de feu, ce mot sauveur : Jésus.
Sur. cette autre fournaise et sur tant de souffrance,
Pour qui sait lire, un mot rayonne en vérité ;
En haut les cœurs ! lisons, Français, au ciel de France,
Ce mot de l'avenir et de Dieu : charité.
V. DELAPORTE, S. J.
LE CARDINAL DESPREZ
ARCHEVÊQUE DE TOULOUSE *.
Dans la nuit du 21 janvier 1895 s'éteignait doucement à
Toulouse, après quelques jours de maladie, le vénérable cardinal
Desprez, archevêque de cette ville. Né h Ostricourt, petite
paroisse du diocèse de Cambrai, d'une modeste famille de culti-
vateurs, il avait aspiré dès son enfance aux honneurs du sacer-
doce, dans le désir de se consacrer au salut des âmes, et se dou-
tant peu des hautes dignités que lui réservait l'avenir. Le minis-
tère paroissial reniplit ses premières années de prêtrise, et
Houbaix garde en vénération le souvenir de ce pasteur dévoué,
infatigable au travail, qui exposa si bravement sa vie pendant
l'épidémie du choléra. Mais, de bonne heure, les honneurs de
l'épiscopat vinrent l'arracher h ses modestes fonctions. Il entrait
dans la voie où le voulait la divine Providence ; et comme cet
évèque des anciens temps, à qui lut eût demandé ce qu'il était, il
aurait pu répondre : « Je suis évéque. » Durant près d'un demi-
siùclc, il porta le fardeau de l'épiscopat et en remplit dignem&ut
les devoirs.
11 n'eut pas, il est vrai, ces dons éclatants qui frappent le monde
d'admiration ; une timidité qu'il ne put jamais dominer, paraly-
sait au dehors les ([ualités très réelles de son esprit, sans atteindre
les énergies de son âme. Mais ce qui fit de lui un grand évoque,
ce fut avec une tendre piété, un immense amour pour l'Eglise
et son Chef suprême, un zèle constant pour les saines doctrines,
une bonté inaltérable envers tout son troupeau, les petits aussi
bien que les grands, une vigilance infatigable pour faire fleurir
dans son diocèse la discipline ecclésiastique, une charité inépui-
sable pour les pauvres, de sorte qu'après quarante-cinq ans d'épis-
I. Vie de S. E. le Cardinal Desprez, archevêque de Toulouse, par M. Jules
Lacointa, ancien membre de la Cour de cassation. Lille, Dcscléc.
550 LE CARDINAL UESPREZ
copat il mourut pauvre lui-même, laissant à peine de quoi subvenir
à ses funérailles.
Trois didcë^eé'ont eu successivement le bonheur de l'avoir pour
évêque : Saint-Denis de la Réunion, Limoges et Toulouse. Il fut
le fondateur du premier ; et c'était bien le pasteur qu'il fallait à
l'église naissante de notre île africaine. Européens et créoles,
blancs et noirs nouvellement affranchis, saluèrent avec transport
ce prélat h la belle prestance, tout brillant de jeunesse, que pré-
cédait la réputation de son zèle et de sa bonté. Et il ne trompa
point leurs espérances. Les six années qu'il passa au milieu d'eux
furent' un véritable apostolat. 11 organisa son diocèse, forma son
clergé, visita les paroisses, donna des statuts à ses prêtres,
publia un catéchisme aisé à comprendre pour les enfants, qu'il
se plaisait à catéchiser lui-même. Débiteur envers tous, comme
autrefois le grand apôtre, sans même en excepter les lépreux.
En un recoin de son diocèse, végétait une colonie de malheu-
reux affligés de cette hideuse maladie, séquestrés du reste du
monde, privés de tout secours religieux, sans confession, sans
communion, sans mariage, parfois sans baptême. Le bon pasteur
ne se résigna pas à abandonner cette classe infortunée de ses
ouailles. On vit le jeune évêque venir seul au milieu d'eux, les
consoler, les instruire, les baptiser, les communier, les marier;
et, pour assurer les fruits de sa visite, pourvoir à l'adminis-
tration spirituelle de la léproserie.
Six ans passés dans ce fructueux apostolat établirent entre
l'évêque et son peuple les liens de la plus étroite amitié, et volon-
tiers Mgr Desprez se fût fixé à Bourbon pour toujours. Sa santé
ne le lui permit pas. Sa vue, gravement compromise par le soleil
trop brillant des tropiques, le força h accepter en France le siège
de Limoges. Mais ce ne fut pas sans un vrai déchirement qu'il se
sépara de ses chers insulaires ; il en conserva le souvenir et
lorsque, bien des années après, quelqu'un de ses premiers diocé-
sains venait le visiter à Toulouse, c'était pour le cœur du bon
prélat une vraie fête de famille.
Bien court fut le passage de Mgr Desprez sur le siège de
saint Martial. Mais les deux ans de son épiscopat à Limoges
firent époque dans l'histoire de cette église. Clergé et fidèles le
ARCHEVÊQUE DE TOULOUSE 551
virent s'éloigner avec de vifs regrets ; et son nom y est resté
entouré de respect.
Informé de ses belles qualités par les récits de Bourbon et de
Limoges, Toulouse accueillit avec bonheur son nouvel arche-
vêque, qui devait, pendant plus de trente-cinq ans, gouverner son
église. 11 serait diflTicile de retracer sommairement les œuvres
qui ont rempli un si bel épiscopat. Ni les épreuves, ni les joies,
ni les luttes n'y manquèrent. La canonisation de sainte Germaine
de Pibrac et les incomparables fêtes qui la suiyirent, furent au
premier rang de ses joies épiscopales, auxquelles il faut ajouter
les nombreux pèlerinages du diocèse provoqués par lui à N.-D.
de Lourdes, celui surtout qui, sous sa conduite, amena à la sainte
grotte 11,000 hommes.
Le vénérable archevêque, malgré sa réserve que plus d'un
jugea excessive, fut un des vaillants combattants qui luttè-
rent pour la Sainte Kglise, pour le Saint-Siège, pour les
libertés catholiques. Respectueux toujours envers le pouvoir, il
n'hésita jamais à s'opposer aux invasions du laïcisme sur le
terrain spirituel. Quand le second empire, trompant les espé-
rances qu'il avait données ii ses débuts, livra à la révolution
italienne les domaines pontificaux, il adressa a Napoléon III ses
vives protestations. Plus lard, avec la même énergie, il combattit
les lois scolaires ; et l^oi militaire qui arrachait au recueille-
ment du séminaire les aspirants au sacerdoce pour les envoyer
dans les licences des casernes ; et les règlements des fabriques
qui consommaient la spoliation des églises ; et les décrets
impies de 1890 chassant au nom de la liberté les religieux de
leurs couvents ; et les arrêtés municipaux qui toujours au nom
de la liberté interdisaient les manifestations pnblicjues de la
religion. Kn un mot, pas un des attentats d'un pouvoir persécu-
teur ne passa que l'énergique pontife n'élevât sa voix pour
défendre les droits de l'Kglise ; et ses protestations, pour n'être
pas toujours livrées aux échos de la publicité, n'en furent pas
moins vigoureuses.
Que d'œuvres pieuses prospérèrent dans le diocèse de Toulouse
grâre à l'appui du bon cardinal ! Combien lui durent leur
fondation ! En particulier celle de l'université catholique.
552 LE CARDINAL DESPREZ
devenue l'Institut catholique grâce à l'intolérance de nos libres-
penseurs, qui ne purent laisser à cette grande institution une
dénomination d'origine tout ecclésiastique.
Faut-il s'étonner qu'après un pareil épiscopat la mort inopinée
du pieux cardinal ait excité de si vifs regrets parmi ses
diocésains ? Dans la galerie des évêques qui depuis saint
Saturnin ont gouverné cette belle église, son image vénérée
brillera d'un éclat tout particulier, et sa mémoire sera en
éternelle bénédiction.
Une vie si bien remplie devait avoir un historien. Elle l'a
trouvé dans un de ces hommes qui joignent au talent le mérite
► de sacrifices héroïques ; un grand chrétien qui, parvenu
aux sommets de la magistrature, descendit noblement de son
siège, plutôt que de se faire le complice des prévarications du
pouvoir, en se prêtant à l'exécution des décrets de 1880 contre
les ordres religieux. M. Lacointa était enfant de Toulouse ; des
liens d'intimité existaient depuis longtemps entre le vénérable
cardinal et le digne magistrat. Aussi quand Dieu eut rappelé à
lui le saint prélat, il ne voulut céder à personne le soin de
retracer une si belle carrière. Nul n'était plus à môme d'exécuter
cette œuvre. Car, outre les écrits dans lesquels étaient consignés
presque jour par jour les actes de l'administration épiscopale,
il était en possession d'une correspondance intime dans laquelle
le bon cardinal aimait à se reposer en^'amicales causeries des
fatigues des longues cérémonies, à redire les douces joies de
son ministère apostolique parmi les populations si chrétiennes
de son diocèse, à raconter ses voyages à Rome et l'accueil
toujours si bienveillant qu'il avait reçu du vicaire de Jésus-Christ
et les splendides solennités auxquelles il avait pris part.
Riche de ces précieux matériaux, M. Jules Lacointa s'est mis
à l'œuvre et a écrit la vie du cher archevêque. Son récit est
d'une exactitude parfaite ; mais, faut-il le dire, il n'est pas écrit
à la manière ordinaire des historiens. Le savant jurisconsulte
s'est affranchi des lois tracées par les humanistes pour ce genre
d'ouvrages. Il raconte très complètement les faits ; mais il s'est
peu préoccupé de ces transitions habiles qui relient entre eux
les événements. Dans son livre ils se suivent selon l'ordre des
temps, sans rien qui les enchaîne les uns aux autres. On
ARCHEVÊQUE DE TOULOUSE 553
dirait plutôt des mémoires sur la vie et l'épiscopat du cardi-
nal.
Genre d'autant plus marqué que l'auteur mêle volontiers les
souvenirs personnels aux faits et gestes de son héros.
Lui en ferons-nous un reproche ? Non, sans doute, et dût la
correction littéraire en souffrir, nous aimons à le voir rattacher
quelques événements de sa propre vie à la mémoire d'un si haut
personnage. Et puis ces personnalités ne sont-elles pas une
assurance de plus de l'exactitude du récit? Et ces fragments de
lettres qui s'étalent en note au bas des pages, ne rendent-ils pas
en toute sa vérité la nature si douce du prélat ?
Quel intérêt ne présentent pas un grand nombre de ces pages?
Comme on aime à suivre le futur évèque dans ses humbles fonc-
tions de curé de village d'abord, ensuite sur un plus grand
théâtre ; tellement chéri de la population ouvrière qu'il dirigeait,
qu'il fallut l'arracher à sa tendresse pour en faire un évoque.
Quel charmant récit de la première traversée de l'évêque de
Saint-Denis, si bon pour les marins dont il se faisait l'apôtre,
d'une si douce cordialité avec le digne commandant de Plas,
qui après avoir longtemps servi noblement sa patrie, consacra
au service de Dieu ses dernières années et mourut saintement
sous la soutane du jésuite !
Comme on aime à suivre dans ses détails les li.ix.iti.v «U-
l'évêque missionnaire durant les années de son apostolat à
Bourbon !
Avec quoi intérêt on lit 1rs belles pages consacrées à la glo-
«rification de l'humble bergère de Pibrac et aux miicrrurujuos
solennités de Toulouse en son honneur ! •
Avec l'historien on suit le vénérable prélat au concile du
Vatican où il mérite les félicitations du grand Pontife Pie IX, et
où il se fit remarquer entre les plus fermes défenseurs des
prérogatives du Saint-Siège !
Dans la suite de ces récils, vient celte terrible catastrophe
qui fit périr sous les eaux un grand quartier de la ville archi-
épiscopale avec plusieurs centaines de ses habitants. On ne peut
lire l'histoire de ce désastre sans être profondément ému et
sans admirer la charité, le zèle et l'intelligence avec lesquels le
saint prélat s'employa ii réparer un malheur que nulle puissance
554 LE CARDINAL DESPREZ
humaine n'avait pu prévenir. Combien d'autres faits intéressants
trouvera le lecteur, qu'il serait trop long d'indiquer ici !
Nous ne pouvons cependant passer sous silence le chapitre si
intéressant à la fois et si édifiant où M. Lacointa retrace la vie
intime du cardinal : cette vie de prière, de méditation, de recueil-
lement, de travail, mêlée aux fonctions extérieures du ministère
et aux relations toujours si douces avec son clergé ou les séculiers,
rappelle les vertus de ces grands évêques qui ont embaumé le
monde de la bonne odeur de Jésus-Christ.
L'épiscopat de Son Eminence le cardinal Desprez restera une
des belles pages de l'histoire de l'Église de Toulouse. En en
retraçant minutieusement tous les détails, M. Jules Lacointa a
bien mérité de ses compatriotes. Ils lui en garderont une vive
reconnaissance.
G. DESJARDINS, S. J.
REVUE DES PÉRIODIQUES
QUESTIONS DE CÉRÉBROLOGIE
Longtemps les questions aussi difliciles qu'importantes de la
oérébrologie ont été le monopole de la science matérialiste, et c'est
avec plaisir que nous enregistrons les travaux des savants indé-
pendants qui commencent à s'en préoccuper. Le plus récent et
le plus intéressant est celui qui vient de paraître dans la Hcvtte
des Questions Scientifiques de Bruxelles ' : La Structure du Tè-
lencèphale ; centres de projection et centres d'association. 11 ost
dû à la plume d'un jeune professeur de l'Université catholique
de Louvain, M. A. Van Gehuchtcn.
Il ne faut pas chercher dans cette étude la clef du problème
psycho-physijilogique. L'auteur nous avertit que le donuiine dQ
la philosophie n'est pas de sa compétence.
M. Van Gehuchten prétend donc se tenir sur le terrain tles
faits. Peut-être cependant s'en écarte-t-il encore trop en soute-
nant des hypothèses moins sôres, en donnant comme avérés dos
faits très douteux. Suivons-le dans sa description du tclencéphaley
c'est-à-dire du cerveau terminal, partie supérieure du système
nerveux ou névraxe, qu'il considère comme le centre de la vin
consciente, de la vie intellectuelle, des fonctions psychiques. Son
guide est un savant (natérialiste, Flechsig, professeur de psy-
chiatrie à l'Université de Leipzig.
L'écorce cérébrale présenterait deux /.i.ui» distinctes. « Une
zone comprenant toutes les régions de l'écorce reliées par des
fibres de projection à des centres nerveux inférieurs : c'est la
zone des centres de projection ou zone des sphères sensorielles ;
et une zone comprenant toutes les parties de l'écorce dépourvues
de fibres de projection, mais reliées par de nombreuses fibres
1. 20 janvier 1897.
556 REVUE DES PÉRIODIQUES
d'association aux sphères sensorielles : c'est la zone des centres
d'association. » (p. 29). L'existence de ces deux zones est très
contestable, l'étude histologique du cerveau étant à peine com-
mencée ; mais il est difficile de croire qu'aucune fibre ne relie la
seconde zone aux centres inférieurs, en présence du témoignage
contraire de nombreux observateurs.
La zone des centres de projection correspond h la zone des
centres moteurs etsensitifs qui est connue et indiscutable. Est-elle
constituée, comme l'affirme trop hardiment notre auteur, par
quatre sphères : tactile, auditive, visuelle, olfactive ? En fait,
deux centres seulement sont bien établis : ce sont ceux de la vue
et de l'ouïe. Le centre olfactif est problématique. Quant au centre
tactile, la plupart des auteurs refusent de l'admettre pour des
raisons péremptoires qu'il serait trop long d'indiquer ici. A
entendre M. Van Gehuchten, cette zone serait bien délimitée et
connue ; or, nul physiologiste n'ignore que son étude est loin
d'être terminée.
La zo?ie des centres d'association qui sont, aux yeux de Flcchsig,
les centres intellectuels, les organes, ou plutôt les instruments, de
là pensée, est purement hypothétique. Notre confrère belge s'é-
tonne que le professeur Pitres en ignore l'existence et enregistre
avec peine cette récente déclaration du savant doyen de la Faculté
de Bordeaux : « Les fonctions psychiques ne sont pas localisables.
C'est vraisemblablement courir après une chimère que de recher-
cher le siège de l'intelligence, de la mémoire, du jugement, de
la volonté. » Ces paroles sont dignes de toute approbation et
montrent que la science française tient plus compte des faits et
de la logique que la science allemande tant vantée.
Il faut toujours en revenir à l'observation et reconnaître que
les lobes frontaux du cerveau constituent une zone latente ou
silencieuse. Les matérialistes y ont vu de tout temps une zone
intellectuelle, mais la clinique a si bien démontré leur erreur que
les savants dignes de ce nom, les Laborde, les Pitres refusent
aujourd'hui de les suivre.
M. Van Gehuchten qui prétendait rester dans le domaine des
faits, a tenté des incursions malheureuses sur le terrain de la
philosophie. C'est ainsi qu'il paraît attribuer aux centres d'asso^
dation le pouvoir de résister aux excitations des sens venues des
centres de projection. « Par leur jeu, dit-Il, l'homme gouverne
QUESTIONS DE CÉRÉBROLOGIE 557
les instincts aveugles. C'est clans notre écorce cérébrale, c'est
entre nos centres d'association et nos centres de projection que
se Iwre en quelque sorte le combat journalier entre le bien et le
mal. » Voilà, ce nous semble, de bien larges aperçus sur la psy-
chologie et la morale, à propos du tclencéphale ! Ne sont-ils pas
prématurés, pleins d'illusions et de périls ....
Notre confrère de Louvain est plus heureux dans la question
histologiqne qu'il traite à la fin de son article, et nous nous met-
tons docilement à son école. Il a étudié le développement em-
bryologique de la fibre nerveuse et déclare « que le prolongement
cylindraxile d'une cellule nerveuse ne s'entoure de sa gaine de
myéline que lorsqu'il est arrivé ix l'état de maturité complète,
c'est-à-dire quand, les connexions anatomiques se trouvant
établies, il est arrivé à ce stade précis de son développement
qui le rend apte à remplir sa fonction de conduction. La myéli-
nisation d'une fibre nerveuse est donc pour nous la preuve
matérielle de son entrée en fonction. » (p. 41). Or, pendant le
premier mois de l'existence, la zone des centres de projection
serait seule pourvue des fibres myélinisées. Au second mois, on
verrait ces fibres partir des sphères sensorielles, pour pénétrer
dans les sphères dites intellectuelles. Ces recherches sont des
plus intéressantes et demandent à être complétée et multi-
pliées ; mais elles ne prouvent pas que Yintelligcnce réside dans
les centres d'association.
L'intelligence ne saurait se localiser dans le cerveau. C*cst ce
que déclarait récemment M. le D*" Ferrand dans son article,
L'autonomisme psychologique '. « Qui dit fonctions intellectuelles,
écrit justement notre confrère, dit toute une série d'opérations
dont les idées sensibles ont pu être le point de départ, mais qui
évoluent dans un domaine tout difTérent, et auxquelles il est impos-
sible d'attribuer un siège anatomique distinct. Par exemple la
généralisation ou l'abstraction et la formation de l'idée générale et
les opérations qu'elle sert à efiectuer, les hypothèses mêmes
auxquelles elle donne lieu, les raisonnements qu'elle permet, tout
cela échappe au domaine organique et s'accomplit sans que rien
1. Annales de philosophie chrétienne, d<5ccmbrc 1896.
558 REVUE DES PÉRIODIQUES
nous permette d'en déterminer le siège. » (p. 280). Malheureu-
sement notre confrère n'est pas toujours aussi net. Ne qualiHe-t-il
pas l'image d'idée sensible P Ne parle-t-il pas de volonté animale ?
N'est-ce pas perpétuer entre les fonctions intellectuelles et les
fonctions sensibles la confusion qu'il est si nécessaire d'éviter et
qu'il s'attache précisément à écarter ? Dans les difficiles ques-
tions de la psycho-physiologie, il est important de mesurer ses
ternies et d'avoir la précision du langage philosophique. Il
semble aussi faire de la sensation et du sentiment une chose
purement reçue, purement passive. Mais là où il y a vie, il y a
toujours une certaine activité.
M. le D*" Ferrand est-il encore absolument exact quand,
reprenant, pour la combattre, la pensée de ceux qui font de
l'intelligence le résultat du fonctionnement du système nerveux
supérieur, il écrit : « Non, l'intelligence n'est pas une faciiltéy
elle est bien autre chose. Elle est tout un monde, disons-mieux
toute une vie ; une vie dans laquelle on retrouve tous les
éléments des vies inférieures, mais avec une caractéristique
nouvelle*. »
N'est-ce 'j)as confondre l'intelligence avec l'îime intellectuelle,
principe en même temps de la vie végétative ?
Nous nous permettrons de faire à notre savant confrère un
autre reproche : celui de ne pas tenir un compte suffisant des
récentes découvertes de la cérébrologie. 11 ne se contente pas.
des faits acquis, tels qu'ils résultent d'innombrables expériences,
tels qu'ils sont reconnus par M. Van Gehuchten lui-même.
L'existence des centres moteurs et sensitifs de l'écorce ne lui
suffit pas. Il croit qu'il y a pour toute sensation, « trois sièges
distincts : celui de l'impression périphérique, celui de la sensa^
tiott pure à la base du cerveau, et celui des images actuelles ou
remémorées, dans l'écorce. » Cette hypothèse, qui a beaucoup
d'analogie avec les théories des anciens auteurs, de Luys par
exemple, n'a plus de raison d'être : les faits la condamnent. Le
siège de l'imagination est absolument inconnu, et les couclies^
optiques ou autres organes de la base du cerveau ne président
1. Le cerveau et la psychologie, dans La Quinzaine du 15 novembre
1896, p. 196. .h,r-.:. .i
QUESTIONS DE CÉRÉBROLOGIE 559
pas plus à la sensibilité qu'au mouvement. Les organes périphé-
riques des sens sont les agents essentiels de la sensation, autant
du moins que leurs connexions fibrillaires demeurent entières
avec les centres sensitifs de l'écorce cérébrale. Voilà ce qui
résulte des derniers travaux de la sj^ience.
Les centres corticaux, sont loin d'être tous connus. Nous
avons dit que deux centres sensitifs seulement étaient établis.
Les centres moteurs que l'on est parvenu h délimiter sont plus
nombreux, mais l'avenir nous réserve encore de ce côté plus
d'une découverte, plus d'une surprise. Un des centres que les
auteurs admettaient et que M. Ferrand accepte encore, le
centre graphique, n'existe pas : Q.'est simplement une dépendance
du centre moteur du membre supérieur.
Un de nos confrères de Nantes, le D** Bécigneul, a publié dans
les Annales de philosophie chrétienne^ une remarquable étude de
psycho-physiologie sur le développement des facultés intellectuelles
chez l'enfant. La philosophie y vient très utilement au secours
de la science, et de leur accord naît une claire compréhension
des choses. Malheureusement le sujet est obscur, difTlcilc ; et
l'auteur, en voulant le pénétrer, donne ample matière a 1» cri-
tique. C'est ainsi qu'il croit trouver dans l'histologie nerveuse la
raison du fonctionnement cérébral, l'e&plication de la mémoire.
Les neurones, les fibres d'association ne sont pas encore capables
d'une telle merveille, cl M., Van Gehuchten lui-même se plait à
le reconnaître. La mémoire n'est connue ni dans son siège, ni
dans son mécanisme. Quant aux « ébranlements des cellules
psychiques » dont il est question, M. Bécigneul nous permettra
de ne pas y croire.
Le développement des éléments nerveux du cerveau est loin
d'être connu, mais ce qu'on en sait se concilie avec le dévelop-
pement corrélatif de la sensibilité infantile. Comme le remarque
judicieusement le D' Bécigneul, l'enfant n'arrive que par degrés
il la raison, et le langage articulé, qui lui sort ii traduire sa pen-
sée, exige une véritable éducation. Mais qui nous dira l'heure où
la première idée apparaît? « Il y a une corrélation intime entre
1. Janvier et fëvricr 1897.
560 REVUE DES PÉRIODIQUES
le mot et l'idée. » Si « sa cause doit rester toujours mysté-
rieuse «, pourquoi notre confrère afïirme-t-il que « l'enfant
apprend le mot avant d'avoir l'idée » ? Il est permis de mettre
cette assertion en doute, comme de ne pas croire que « la parole
est à l'intelligence ce que la lumière est à l'œil. » La philosophie,
de même que la science, exige une rigoureuse précision dans les
termes. Nous aimons à conclure avec notre confrère de Nantes
que la parole est le privilège de l'homme, sa marque caractéris-
tique, ce qui creuse un abîme infranchissable entre lui et la
bête. Le singe a, comme l'homme, une troisième circonvolution
frontale, un centre de Broca, et cependant il ne parle pas. Pour-
quoi? Parce qu'il ne pense pas.-
D' SURBLED.
REVUE DES LIVRES
De justitia et lege civili. Praclectiones theologicœ de
principiis juris et justitiac deque vi legum civilium in
materia justiliae jiixta S. Thomam doctoresque scholas-
ticos. Editio altéra pliirimiim aiuta. Auctore Adriano Van
Gestel, s. J., lectore theologiae moralis in coUegio theo-
logico Soc. Jes. Mosae Trajeclensi. Gronin^ae, typis J.-B.
Wolters. In-8», pp. 236.
Dans sa modestie, l'auteur paraît surpris d'avoir à rééditer
ce traite quelques années après sa première apparition : « Pra»ter
omnem expectationem, dit-il, accidit ut quidam viri doeti Romse
et in Gallia, Austria, Germania, imo et in Anglia et America,
hune librum cxpetiverint. » Nous n'en sommes pas étonné pour
notre part. Les questions, abordées et résolues dans ces prélec-
tions théologiques à la lumière de la doctrine de saint Thomas
et des docteurs scholastiques, sont pleines d'à-propos et intéres-
santes pour tous les esprits sérieux.
Le R. P. Van Gestel voudrait être lu, non seulement par les
jeunes théologiens, mais aussi par les étudiants en droit civil.
Les uns et les autres, en effet, peuvent s^instriiire chez lui sur la
notion de la justice, sur les fondements du droit, l'étendue et
les limites du pouvoir des lois civiles en matière de justice, et
ils trouveront toujours dans son ouvrage une doctrine sûre,
exposée avec une grande précision et une clarté parfaite. Mais,
ayant' dcjîï fait l'éloge du volume dans sa première édition,
nous nous contentons d'ajouter que l'auteur en a revu et retouché
toutes les parties, de manière à rendre l'exposé des questions
encore plus large, plus clair et plus solide.
L. BOUSSAC. S. J.
Histoire de l'Église à l'usage des Séminaires, par le D'
HnïcK, professeur (rhistoiro ecclésiastique au grand sénii-
naijj^ de Maycnce. Deuxième édition française, publiée
LXXI. — 36
562 ETUDES
d'après la sixième édition allemande. 2 vol. in-8. Paris,
Letliiell^ux. Prix : 12 fr. 1
Le plan de ce manuel est des plus simples. Toute l'histoire de
l'Eglise s'y partage, depuis les origines jusqu'à nos jours, en trois
époques ; chaque époque, à son tour, en deux périodes ; et
l'étude de chaque période comprend uniformément deux parties.
Voici, dans leur ordre constant, les subdivisions de chacune :
Première partie : 1" Propagation religieuse ; expéditions chré-
tiennes (pacifiques ou armées) chez les infidèles. 2*^ Rapports de
l'Église et de l'État.
Seconde partie : 1° Constitution de l'Eglise, histoire de la hié-
rarchie ; les ordres religieux. 2** Développement doctrinal : litté-
rature ecclésiastique; luttes contre le schisme et l'hérésie. 3° Le
culte et la discipline.
On voit déjà par là que l'auteur s'est préoccupé de faire dans
son exposé large place au « développement interne » de l'Église.
Nul ne s'en plaindra; car les « victoires et conquêtes », c'est-à-
dire les événements plus ou moins retentissants de la politique
extérieure, lés contacts amicaux ou violents des sociétés entre
elles, ne sont pas le seul, ni même le plus intéressant objet de
l'histoire profane ou sacrée. Autant et mieux qu'aucun autre, le
"peuple chrqiien a une existence propre ; il a son gouvernement
central et local, son administration spirituelle et temporelle, ses
institutions multiples, son activité intellectuelle, ses œuvres
sociales, ses coutumes, toutes manifestations d'une vie intérieure
qui mérite bien d'être étudiée pour elle-même, dans ses prin-
cipes, ses progrès, ses évolutions fécondes. Qui se flatterait,
d'ailleurs, de pouvoir expliquer justement et pleinement l'action
extérieure de l'église sans bien connaître son organisme ? On ne
regrettera donc pas que le D*" Brûck ait consacré à l'I^stoire
intime du catholicisme la moitié de son texte et plus (517 pages
sur 1027).
Malgré son apparente simplicité, l'ordonnance du livre trou-
vera peut-être moins d'approbateurs. Si l'édit de Milan et l'avé-
nement de la Réforme sont bien deux faits de valeur générale,
marquant incontestablement deux grands tournants de l'histoire,
on ne voit pas du tout, par contre, l'importance universelle de
dates comme 680 ou 692. C'est pur arbitraire que de choisir le
REVUE DES LIVRES 563
sixième concile œcuménique ou son pseudo-complément, le qui-
niscxte, pour couronner d'une part l'époque ouverte par les
apôtres et pour inaugurer d'autre part celle que finira Luther.
La preuve qu'en réalité cette prétendue limite ne limite rien,
c'est que tous les auteurs qui l'adoptent (M. Brûck n'est pas seul
en Allemagne) sont obligés, sitôt qu'ils l'ont atteinte, de rétro-
grader d'un bond jusqu'à plus ou moins 476 pour nous expli-
quer la première rencontre de l'Kglise avec les barbares, et nous
faire assister ainsi, longtemps avant la condamnation du mono-
thé4isme, à la naissance du moyen-âge occidental. Quant au
moyen-âge oriental, caractérisé par la main-mise plus ou moins
heureuse de l'État sur les choses d'église, il est né avec Cons-
tantin, et il est si peu clos avec Justinien II que les querelles
iconoclastes et la rupture définitive avec Rome deviennent inex-
plicables à qui n'y voit point la continuation très logique des
anciennes hérésies et des premiers schismes, le fruit naturel et
inévitable du césaro-papisme. Le côté vraiment fâcheux de cette
division mal fondée, c'est l'éclipsé à peu près totale qu'elle fait
subir à l'histoire byzantine après la série des hérésies christolo-
glques. Au grand détriment de la clarté générale, les proportions
des faits ecclésiastiques d'Orient sont, dès lors, faussées : la pros-
cription» ot le rétablissement des images, le schisme de Photius,
celui de Michel Cérulaire, etc., n'apparaissent plus qu'à titre
épisodique dans l'histoire d'Occident ; parfois même ils sont
rejetés hors des chapitres qui traitent des c Rapports de
l'Église avec l'État n et obscurément relégués au « Développe-
ment de la doctrine », comme s'il ne s'était agi dans ces évé-
nements parfois si tragiques, toujours si gros de conséquencei
polili([ues, que de pures controverses intellectuelles. Il devient,
après cela, bien dillicile à l'étudiant d'en retrouver exactement le
point de départ, d'en suivre renchaînement, d'en pénétrer la
juste signification ek l'importance.
11 faut encore relever, dans les diverses phases du recil ilc
l'auteur, Tinconvénient d'une marche obstinément uniforme.
J'ai dit plus hayt quelle était pour chaque période l'invariable
ordonnance de ses développements. La régularité est une belle
chose. Mais s'il arrive, par hasard, que l'expansion du christia-
nisme, les fondations nouvelles d'évôchés, le grand apostolat
des missions, soient l'heureuse conséquence du bon accord des
564 ETUDES
deux pouvoirs ou bien d'un épanouissement nouveau de vie reli-
gieuse, voilà le lecteur d'avance condfimné, par l'opiniâtre
symétrie de son livre, à n'entendre parler des causes qu'après
avoir vu le défilé des effets. Il devra, par exemple, étudier la con-
version des Saxons ou l'établissement de l'Église chez les
o
Slaves d'Allemagne, avant d'avoir pris connaissance de la puis-
sance et des idées de Charlemagne ou d'Othon ; de même, toute
l'histoire des huit croisades passera devant ses yeux, sans qu'on lui
ait encore expliqué un seul des événements qui ont rendu ces
grandes expéditions possibles : l'action de Grégoire VII, la
guerre des investitures, l'afFranchissement des papes, désormais
capables d'inspirer et de diriger la chrétienté. Même illogisme,
et dû h la même cause, pour la période suivante : les conquêtes
apostoliques de saint François Xavier, les missions de Mozam-
bique, du Pérou, du Paraguay, du Canada, etc., seront encore
longuement présentées, 120 pages avant qu'il soit question de la
fondation des jésuites et des capucins. Et ainsi de suite. C'est là,
pour un livre de travail, un défaut de méthode qui fera tort à
de très bonnes pages.
M. Brûck, composant son manuel en vue des étudiants d'outre-
Rhin, y a naturellement donné plus de relief aux choses reli-
gieuses d'Allemagne : il a passé au contraire plus rapidetnent sur
notre histoire ecclésiastique et quelque peu sacrifié la bibliogra-
phie française ^. Pour n'avoir pas été complètement adapté aux
1. V. par ex., p. 41, les dix lignes consacrées à l'évangélisation des Gaules.
Encore faut-il en retrancher la moitié, car c'est faire erreur que de distin-
guer dans les Gaules « une partie soumise aux Romains » et « la libre
Bretagne ». Les n Britannorum inaccessa Romanis loca » de TertuUien doi-
vent être cherchés ailleurs. Et puis, il ne faudrait pas s'appuyer sur Tertul-
licn pour démontrer le grand nombre des martyrs de cette libre Bretagne
sous Dioclétien. A ce passage est attachée une note qui mentionne l'existence
de « très intéressantes publications » relatives au sujet. Mais de cette
innombrable littérature, pourquoi ne citer que l'ouvrage faible du seul abbé
Brémenson ? — De même, p. 289-290, on trouvera bien court le paragraphe
accordé à l'église mérovingienne. Théodore n'a jamais été l'équivalent fran-
çais de Thierry-, — Pour toute l'histoire carolingienne, pas un seul travail
français n'est indiqué ; même lacune à très peu de chose près pour l'histoire
capétienne jusqu'à 1270. Du règne et du rôle de Louis IX, pas un mot, dix
lignes seulement sur ses deux croisades. A partir de Boniface VIII la biblio-
graphie française est un peu mieux représentée ; mais il y a encore bien des
lacunes.
REVUE DES LIVRES 565
exigences spéciales de notre enseignement et aussi à cause
d'inexactitudes regrettables et d'incorrections nombreuses ', son
excellent livre ne sera peut-être pas apprécié clvez nous selon tout
son mérite. Il le sera, pourtant, ou mieux il l'est déjà, témoin
cette deuxième édition française qui a, sur sa devancière de
188G, l'avantage d'avoir été revue sur une sixième édition alle-
mande et d'avoir été condensée en deux volumes plus maniables.
1. Impossible de tout relever. Voici quelques indications. Page 31, plu-
sieurs points semblent confondus dans la note 6 ; l'authenticité de la statue
de Simon n'est pas dëmontrëc même par les textes allégués. — Page 35, le
titre de « secrétaire particulier • n'est pas celui qui répond au rôle ùe
« Philocale w près du pape Damase. — P. 50, « Trajan fit poursuivre les chré-
tiens comme conspirateurs » ; assertion doublement erronée : « conquirondi
* non sfRit ». — P. 52, il est également faux que Marc Aurèle ait ordonné In
recherche des chrétiens et les « ait fait mettre tous en demeure de choisir
entre l'apostasie et la mort ». On peut croire ici Tertullien (ApoL, 5), mais
non quaud il parle d'un édil de tolérance signé par le môme empereur. —
P. 52, il est inexact de dire que saint Justin • rapporte » l'édit d'A»(cmin ad
commune Asix. Cette pièce fausse ct.t eclucllement dans les oeuvres ^e Jus-
tin par suite d'une insertion postérieure. — P. 57, entre l'avéncment de
Dioclétien et son premier édit de persécution, il n'y « pat eu « une trttn-
quillité ffui^ura quarante ans ». — P. 54, Léonidas pour Léonide. — P. 151.
lÀcin pour Licinius. — P. 92 et 107, Tatian pour Tatien. — P. 320, Pépin na
pas reçu le titre de patricien romain, mais de pntrice. — P. 32I,n Aujour-
d'hui on admet sans discussion l'authenticité » de la Donatio Constantini ;
c'cslle contraire qui est vrai. — Il ne faudrait pas écrire tentât Galériu* et
tantôt Galère (p. 56-58) ; tantôt Liutprand ci tantôt Uudprand ; Pascal {y»\h.)
et Paschal ; Chobard pour Chotard (t. II, p. 361, note k);Abogard pour
Agubard (ib., p. 69), Delabord, pour Delaborde |p. 180, note 8) ; Augier i^onr
Auger (p. 246, note 3). Pierre P'uber ou Lcfèvre n'était pas de Paris, mais
de la Savoie (p. 244, note 8) ; S. François de Borgia n'était pas duc de
CandfP (p. 246), mais de Gandie. Le cardinal Pitra n'a jamais été abbé de
Solesmes (p. 463). Danton fut exécuté en 1794, non en 1797 (p. 356, note 5).
Radet était général et non cardinal (p. 361 1. — P. 352, note I, l'auteur
indique comme une des causes principales de la Révolution française, que
a l'église, en lutte avec eux (les Huguenots), s'engagea dans l'absolutisme
religieux ». Cette pbrlse, d'ailleurs très obscure, ne parait pas juste. — Je
n'oublie pas le cours d'éloquence chrétienne au /V* siècle ; mais compter
Villomain (p. 463) parmi ceux qui a se sont distingués par leurs travaux
palrologiques et patristiques », c'est vraiment bien de la bonté. — Etc.
J. DELARUE. S. J.
L'Instruction primaire gratuite et obligatoire avant
1789, par M. Louis AtbiAT. Paris, Picard, 189C. In-S",
566 ETUDES
pp. 494. (Tome XXV des Archives historiques de la Sain-
tonge et de Vxiunis.) Prix : 15 francs.
Voici une monographie de plus, et des meilleures, à ajouter
aux nombreux travaux d'enquête sur l'enseignement primaire en
France aA'ant la Révolution. Si nous n'avions déjà récemment
entretenu les lecteurs des Etudes de ces questions, à propos
du bienheureux Pierre Fourier et des religieuses de la Con-
grégation Notre-Dame, nous aurions analysé pour eux ce beau
volume, si plein de choses, de chiffres, de dates, de statistiques
et d'excellentes idées. Les sottes déclamations des politiciens
anticléricaux et laïcisateurs auront eu cela de bon qu'elles auront
provoqué des recherches qui aboutissent à des conclusions
diamétralement contraires à leurs affirmations erronées.
L'instruction était partout avant 89. On tua les écoles par le
décret du 22 août 1792, qui interdisait l'enseignement public
aux ci-j^evant congrégations, et par celui du 10 mars 1793 sur
les biens des établissements. La Convention avait tout promis ;
elle ne tint rien. Et après elle, l'ignorance s'étendit sur le pays.
C'est ce qui a permis à M. de Salvandy, à Duruy, hj^errj, de
proclamer qu'ils avaient créé l'instruction primaire et qu'elle date
au plus de 1833. « Il n'est pas vrai, écrit pièces en main M. Louis
Audiat, que nos pères aient été aussi illettrés qu'on affecte de le
croire. Il n'est pas vrai que le peuple ait été systématiquement
tenu dans l'ignorance. Loin de là ; tous, église et royauté, noblesse
et bourgeoisie, ont fait des efforts constants pour procurer
l'instruction aux ouvriers, aux paysans, pour leur apprendre
au moins les éléments de religion, de lecture, d'écriture et de
calcul. » (P. 4). Mais M. Audiat qui se méfie de la synthèse à
moins qu'elle ne soit précédée de l'analyse, évite, le plus qu'il
peut, les généralités. Si volontiers il mentionne les études
antérieures à la sienne, c'est pour servir de cadre à ses exemples
particuliers et locaux, en même temps que pour fournir un
terme de comparaison à ses rapprochements fort instructifs.
Veut-on une idée de sa manière de procéder ? Il s'agit de
savoir combien de paysans savaient signer. Il commence par
citer les statistiques de la Haute-Marne, un des départements
les plus étudiés, grâce à M. Fayet dont les Recherches, parues
en 1879, peuvent servir de type ; puis il passe à l'arrondissement
REVUE DES LIVRES 567
de Saintes et nous apprend qu'à Barzan, de 1700 à 1750, sur
230 mariages, ont signé : époux 73, épouses 40 ; à Pisany sur 178
mariages, 61 époux et 28 épouses, etc. Il y en a des pages ;. toutes
les communes y passent.
Un des chapitres les plus intéressants est celui des fondfftions
d'ordres enseignants au xvii* siècle : les sœurs Grises, les
sœurs de la Sagesse, les Forestière» de la Rochelle, instituées
par Anne Le Forestier, et les Ursulines. Ces fondations se
maintinrent. En 1791, à la Rochelle, toutes les maisons religieuses
de femmes, sauf les Clarisses, se livraient à l'éducation (p. 73).
Dès 1689, cette ville possédait trente-six écoles (p. 76). Compara-
tivement à l'état actuel, on constate que, eu égard à l'augmenta-
tion des habitants, le chiffre des garçons ne s'est pas sensiblement
élevé et que celui des filles a fait très peu de progrès (p. 80). Le
niveau de Tlnstruction a monté (c'est-à-dire, la dilliculté des
programmes), mais le nombre des maîtres et des écoles a
diminué- "*
Le chapitre sur les écoles mixtes est des plus curieux et justifie
l'institution du bienheureux Pierre Fourier, qui ne fonda d'abord
sa Congrégation que pour parer aux conséquences du mélange.
Les conclusions de M. Audiat sont modérées et justes :
point de dédain pour le présent, pas d'engouement pour le
passé ; mais qu'on imite ce qu'il y avait de bon en remplaçant ce
qu'il y avait de défectueux et qu'on aille plus avant, s'il est
possible, u dans la voie de la liberté, de la justice, de la science
et de Dieu » (p. 327). Malheureusement on bifTe le nom de Dieu
jnsfjiic dans les fables de La Fontaine.
Parmi les pièces justificatives se trouve le premier Livre du
préfet d'église du collège des Jésuites à Saintes avec l'indication
des prières ordonnées pour les bienfaiteurs de '• Compagnie.
Dans ce document, unique en son genre, figure (p. 393) la
comtesse de Saint-Paul.
H. CHÉROT. S. J.
Travail et Salaires en Angleterre depuis le Xm'
siècle, par Thorold Rogers. — Paris, Guillauniin, 1897.
ln-8", pp. xv-491. Prix : 7 fr. 50.
(^omme son titre l'annonce, V Histoire du Travail et des Salaires
en Angleterre est une œuvre plutôt historique où le lecteur trou-
568 ETUDES
vera le plus vigoureux tableau d'ensemble que nous possédions,
de l'évolution économique et sociale du peuple anglais depuis la
fin du XIII* siècle. D'après les recherches personnelles de Tho-
rold Rogers, à partir de la 43" année du règne de Henri III
(1258)T ^^ condition de l'ouvrier alla toujours en s'améliorant
jusqu'au règne de Henri VIII, durant lequel elle demeura presque
complètement stationnaire h un niveau élevé. Mais à la mort de
ce dernier prince (1547), commence une ère d'avilissement pro-
gressif de la main-d'œuvre et, hormis pendant la première moitié
du XVIII® siècle, les salaires ne représentent plus que l'équivalent
du strict minimum nécessaire à la subsistance. Ce n'est que
de nos jours que la condition de la main-d'œuvre s'est considéra-
blement relevée pour certaines professions. Il est intéressant de
constater avec l'auteur (p. 46G) qu'à Londres quelques corps de
métiers, principalement ceux qui depuis longtemps ont subi
l'éducation de l'association, ont regagné — sauf sur quelques
points — le niveau relatif des salaires du xv" siècle. Le savant et
regretté professeur d'Oxford ne se laisse point fasciner par le
spectacle de l'opulence et de la richesse dans la seconde moitié
du XIX* siècle. « Je suis convaincu, dit-il, que l'avenir jugera
notre civilisation, non seulement par ce qu'elle a fait, mais
encore par ce qu'elle n'a pas fait ; non seulement par les maux
qu'elle a guéris, mais encore par ceux qu'elle n'a pas soulagés,
en un mot, par ses défauts comme par ses victoires. Je me
demande si le relèvement des uns n'a pas été acheté au prix des
souffrances des autres ; si l'opulence et le pouvoir étalés en haut ne
constituent pas une dérision du dénûment de la misère d'en bas (p.
166). » Dans les deux derniers chapitres, l'auteur recherche la thé-
rapeutique efficace contre le mal dont souffre la classe ouvrière et
il indique, comme remède principal, l'association professionnelle.
Nous souscrivons très volontiers h cette conclusion, conforme
aux enseignements de l'histoire, de la science sociale et de la
philosophie.
en. ANTOINE, S. J.
Le Péril judéo-maponnique. Le mal, le remède, par
A. TiLLOY. Paris, librairie antisémite, 14, boulevard Mont-
martre, 1897. In-12, pp. xxxii-245. Prix : 3 francs.
Ce volume, honoré du premier prix ex-xquo dans un concours
REVUE DES LIVRES 569
resté célèbre sur les moyens pratiques d'arriver à l'anéantisse-
ment de la puissance juive en France, est un ouvrage sérieux
Il fallait le dire dès le début, tant d'autres sur la même question
prennent le judaïsme ou la franc-maçonnerie par leurs petits
côtés ! Rien donc des facéties de Diana Vauglian ni des mystifica-
tions à la Taxil. L'auteur qui sait étudier un sujet, le diviser et
le présenter, expose froidement, mais nettement et courageuse-
ment, les grandes vérités sur lesquelles on ferme les yeux pour
n'avoir pas h en pleurer, ni surtout ii agir. Le mal une fois misa
nu, dans la même langue calme et sévère, avec le même bon
sens tranquille et avisé, il propose des remèdes praticables.
Dans sa remarquable introduction il sépare sans ambages le
vrai jiidaïsnic, religion divine révélée ii Moïse et expression de
la loi éternelle, du faux judaïsme onjuiveric qui est la déformation
de la religion mosaïque et constitue à l'heure actuelle dans les
nations chrétiennes un péril public. En face de ce péril, M. Tilloy
ne fait pas œuvre de pamphlétaire, ni de dénonciateur, ni
d'adversaire systématique et intolérant. Répudiant tout esprit
de parti et toute passion religieuse, il parle au nom de la vérité
et de la justice, se présente en humble et loyal serviteur de la
défense nationale. « C'est bien le moins, dit-il, que nous ne nous
laissions pas exproprier de notre patrie, sans résistance et sans
combat, par une bande de cosmopolites avides et rapaces »
(p. xxx).
Dans la première partie, il étudie successivement la nature,
retendue et la gravité du mal qu'il s'agit de combattre. A la base
de cette enquête il place d'excellentes notions philosophiques et
historiques sur la Psychologie du juif, l'Idée juive et les Moyens
de conquête de la race, qui se résument dans la ruse et la fraude.
Cette morale de l'intérêt repose, il le démontre, sur le Talmud.
Passant ensuite aux moyens de conquête, il examine successive-
ment deux des mieux organisés et des plus puissants : V Alliance
Israélite internationale, qui exerce son action sur la politique des
gouvernements, et la Franc-maçonnerie qui, par les loges, cherche
aussi h agir sur les pouvoirs publics. Ici les faits abondent a
l'appui de la thèse : Lessing propageant la Maçonnerie en
Allemagne et donnant la main aux Juifs; Mirabeau lié avec les
Illuminés et se faisant l'avocat de l'émancipation des Juifs, etc.
Le résultat le plus tangible de ces efforts a été Ja conquête
570 ■ ETUDES
économique et la constitution de la féodalité financière. La
comparaison avec la féodalité militaire du moyen-âge qui se faisait
pardonner sa puissance territoriale à force de patriotisme et
d'honneur, rappelle les plus brillantes pages de la France juiçe.
L'énumératlon des lois scélérates dues à l'initiative ou à la pres-
sion des Juifs, sur la presse, les chambres, l'opinion, achève
d'éclairer le tableau (p. 85). De la laïcisation des écoles h la
taxe d'abonnement rien n'est omis. Ce qui s'en va est, sous la
plume de l'auteur, le tableau des progrès de la décadence reli-
gieuse, morale et politique de notre patrie. « Ce qui s'en va, »
c'est la moralité publique, c'est le respect de la justice, le culte
de l'honneur, c'est la famille, c'est la propriété avec la notion
môme de sa légitimité et de ses droits. J'aurais souhaité comme
contraste et comme complément un chapitre intitulé : Ce qui
vient. On y aurait vu le progrès de la criminalité, du suicide,
du divorce, de l'irréligion, de la ruine publique, de l'abaisse-
ment des caractères, etc.
La deuxième partie est consacrée aux remèdes C'est la plus
neuve et la plus importante. Nous en recommandons vivement la
lecture à tous ceux qui ont à cœur de faire quelque chose pour
arracher la France à ses pires ennemis qui sont aussi les ennemis
de l'Eglise. Ici l'auteur se révèle non plus seulement un vaillant
citoyen, mais encore un catholique zélé. Serait-ce un prêtre?
H. CHÉROT, S. J.
Exercices de Géométrie, par F. J., 3* édition, grand in-12
de ix-1136 pages. Poussielgue et Marne, 1897. Prix : 13 fr. 75.
La presse mathématique a été unanime à louer cet ouvrage.
Inutile de recommencer ces éloges, tant il est évident que ce
recueil de 2.000 questions résolues est au-dessus des livres ana-
logues. Ajoutons seulement que cette troisième édition se tient
à jour pour les nouvelles découvertes. Ainsi elle renferme
119 pages sur la nouvelle géométrie du triangle. Le volume se ter-
mine par quatre tables très utiles : un lexique des termes de
géométrie qui sont moins connus; la liste des théorèmes ou
problèmes historiques ; et deux index, l'un biographique, l'autre
bibliographique .
Le savant et patient auteur de ce recueil est le F. Gabriel-
REVUE DES LIVRES 571
Marie qui, le 19 mars, a été élu général des Frères des Écoles
chrétiennes. Les géomètres ne peuvent qu'acclamer cette nomi-
nation. D'ailleurs, il n'est pas sans intérêt de l'observer en passant,
le F. Gabriel-Marie appartient à une famille de savants. Son frère,
M. Brunhes, est mort, l'an passé, doyen de la Faculté des sciences
de Dijon. Un de ses neveux est professeur de physique dans la
même Faculté ; il a attiré l'attention par ses articles sur^escartes,
dans la Quinzaine et dans la Revue de mclajj/iysifjue, et par des
conférences sur l'électricité dont les Etudes ont rendu compte.
Un autre neveu est sorti ingénieur de l'École Polytechnique. Un
troisième enfin, M. Jean Brunhes, ancien élève de l'École nor-
male, est professeur d'histoire à -l'Université catholique de Fri-
bourg, tout en gardant son titre de maître de conférences à la
l'acuité de Lille.
A. POULAIN. S. J.
Limage, par Emile Pouvillon. 1 vol. Paris, Ollendorff,
1897 (3« édition).
Encore que M. Lmile Pouvillon occupe un rang fort distingué
parmi les romanciers contemporains, son nom, pour bien des
lecteurs, est demeuré attaché au souvenir de cette gracieuse
u Dernadelte de Lourdes» y qui l'a rendu populaire dans un
milieu d'habitude peu accessible au roman moderne. Ceux (pii
ouvriraient son dernier ouvrage sur cette seule recommandation,
pourraient bien éprouver quelque mécompte. U/ma^e qui hante
le cerveau et le cœur du héros de ce livre n*a rien de mystique ;
l'idylle d'André Lavcrnose et de Thérèse Romée qui s'y déroule
à travers les paysages pyrénéens ou sur les bords de la Garonne,
n'est ni plus ni moin^ édifiante que la plupart des idylles, avec
cette supériorité toutefois sur tant d'autres qu'elle ne se termine
pas dans la bouc ou dans le sang. Mais cela sullit-il pour recom-
mander le livre à tous les lecteurs ? Cet André Lavcrnose est un
incompris de sous-préfecture dont le caractère inspire peu de
sympathie, et il se dégage de l'analyse fort étudiée qu'il nous
présente de son aventure de cœur, une immoralité d'autant plus
dangereuse qu'il n'a pas l'air de s'en douter. Voilà nos lecteurs
avertis ; moyennant quoi, il ne nous en coûte nullement de rendre
justice au talent de M. Pouvillon, à la grâce de ses descriptions,
au charme de ses paysages. 11 y en a de délicieux. Mais pour-
572 ETUDES
quoi M. Pouvillon va-t-il sacrifier à un certain goût en nous par-
lant de « la vastitude des plaines », de « la cernure des yeux
brillantes de fièvre ? « Etait-il bien nécessaire de créer le verbe
« enlinceider » ? Flaubert avait imaginé le silence énorme ; Delille
nous a fait accepter le silence qu'on entend ; M. Pouvillon a trouvé
le silence visible Et cependant mieux que personne il sait que
sa phrase tlaire et bien française n'a rien h gagner à ces effets
de style, heureusement assez rares.
Je ne sais plus quel critique parlait de ces bons mauvais livres
dont il faut se défier. Placerai-je parmi eux Vlmage ! Mauvais
livre par la rêverie, l'égoïsme, l'oubli du devoir et de la famille
en face de la passion ; — bon livre par ses sérieuses qualités
littéraires et encore, si l'on veut, par un certain esprit d'idéa-
lisme, qui n'est plus fréquent. M. Pouvillon a montré jadis qu'il^
savait faire cette chose rare : une œuvre de pure imagination
qui n'offense aucune susceptibilité ; souhaitons de voir son
talent s'y appliquer encore, et il nous fournira un roman qu'il
sera possible de louer sans réserves.
L. T.
La Retraite du Sacré-Cœur, par le R. P. Dehon, supérieur
général des prêtres du Sacré-Cœur de Jésus. In-18, pp.
416. Paris, L. Gasterman. Prix: 2 fr.
Cet opuscule renferme quarante méditations sur les grandes vérités
de la religion et les mystères de la vie et de la passion du Sauveur.
Bien que la marche à suivre dans les exercices d'une retraite ne soit
pas indiquée, il est aisé de découvrir le dessein de l'auteur, qui est
d'amener l'âme à la vie d'union parfaite avec Dieu, en la faisant passer
successivement par les exercices de la vie purgative et illuminative
sous l'influence constante du cœur de Jésus.
La méthode adoptée est simple, pratique et très propre à faciliter le
travail du retraitant.
Chaque méditation est précédée de sa préparation à faire la veille.
Elle consiste invariablement dans la lecture d'un passdge du saint Evan-
gile que l'auteur propose en latin et en français, et d'un sommaire indi-
quant la suite et l'enchaînement des principales vérités à méditer le
lendemain.
Les méditations elles-mêmes sont sous forme d'entretiens, où le
Sauveur, adressant la parole au retraitant, développe les deux ou trois
points du sujet, et le fidèle termine par de pieuses affections et des réso-
REVUE DES LIVRES 573
lutions. La doctrine et l'onction caractérisent ces méditations. Les dis-
cours prêtés à Notre-Seigneur sont remarquables par la dignité du ton,
la précision du langage et la vigueur pleine de tendresse des exhorta-
tions. On aime à entendre le divin Maître exposer lui-même les vérités
de notre sainte religion, raconter sa vie, sa mort, exprimer ses senti-
loents et ses désirs, en appeler au témoignage de ses apôtres et de ses
saints. Cette manière de procéder donne aux vérités et aux raisonne-
ments déjà coi^us un charme nouveau et une délicieuse efficacité pour
toucher et changer les cœurs. Dans chacun des exercices, l'attention du
fidèle est attirée et concentrée vers le cœur de Jésus. Plusieurs médi-
tations sont exclusivement consacrées à cette dévotion.
P. L. BOUSSAC, S. J.
La Sainte Vierge et la jeune fille. — Conseils de persé-
vérance par le P. Victor \'ieille, S. J. In-32 de pp. vi-250.
Limoges, Dalpayrat et Depelley.
L'auteur veut qu'on lise son livre non seulement avec fruit mais
encore avec plaisir, et il a bien raison. Format d'une élégance moderne,
gracieuses vignettes, caractères elzéviriens, en font un charmant petit
volume, tout attrayant. Ouvrons-le. Les devoirs de la vie chn'^-
tienne enseignés par la Sainte-Vierge à. une jeune fille passent sous
nos yeux et forment le fond de ce livre de « persévérance ». Devoirs
religieux, devoirs de famille et de société, devoirs personnels, telles
sont les divisions naturelles de l'ouvrage. Il est difficile d'être plus
doctrinal et plus complet. L'auteur n'est pas seulement substantiel
théologien ; il a fréquenté chez les auteurs ascétiques et s'est assimilé
le meilleur de leur suc. Il a de plus pour lui l'expérience d'un long
ministère, ayant pris la plume pour se reposer de la parole et perpé-
tuer son apostolat auprès des âmes. Aussi la jeune fille pénétrée de ces
graves enseignements sera-t-elle, l'heure venue, épouse fidèle et mère
irréprochable. A moins qu'attirée à la parfaite imitation de sa céleste
Reine, elle ne revête pour toujours l'austère parure de la virginité..
J. ADAM, S. J.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
Avi'il 27. — Le P. Hacquard, des missionnaires d'Afrique, est nommé
Chevalier de la Légion d'honneur. Titres: « S'est distingué dans la
mission d'Attanoux, dans le sud algérien; s'est adjoint, avec un complet
désintéressement, à la mission Hourst et lui a apporté un dévoûment
absolu et le concours le plus précieux. »
— A New-York, inauguration du monument élevé au général Grant,
vainqueur de la guerre de Sécession, et Président des Etats-Unis de
1863 à 1877.
28. — A Athènes, la nouvelle de la défaite des Grecs a provoqué une
vive agitation, qui parut, un moment, tendre aune révolution. Le calme
s'est rétabli ; mais, sans que M. Delyannis ait donné sa démission, sans
qu'il ait été révoqué, un décret royal annonce la constitution d'un nou-
veau ministère.
29. — On annonce qu'en Chine, à Loli (Kouang-Si), M. Mazel, des
Missions Étrangères, à été massacré et l'église pillée.
30. — A Athènes, le nouveau ministère, composé de membres des
différents partis, est constitué sous la présidence de M. Ralli.
Mai 1. — Une lettre du Cardinal Préfet de la S. C. des Évoques et
Réguliers approuve, au nom du Souverain Pontife, l'union des quatre
branches franciscaines, sous la direction d'un seul ministre général.
Le premier mai, que précédemment les socialistes fêtaient par des
manifestations plus ou moins tumultueuses, s'est passé cette année à
peu près sans incident, en France et à l'Etranger.
2. — ^L Vuillod, député de Saint-Claude, radical-sociali^ste, est élu
sénateur du Jura.
4. — M. Tolain, sénateur de la Seine, est mort à Paris, chez les
Frères de Saînt-Jean-de-Dieu.
— A Paris, terrible catastrophe au Bazar de la Charité. Ce bâtiment
léger, ayant pris fieu par un accident encore mal expliqué, est dans
qutlqué's instants réduit en cendres; 117 personnes périssent dans les
flammes ; quelques autres ont siic«oi»feé depuis à leurs blessures. Les
victimes sont presque toutes des femmes et des jeunes filles, apparte-
nant à la haute société de Paris et xélatrices de toutes les œuvres de
bienfaisance chrétienne. La plus illustre, comme la plus héroïque dans
la mort, est M™'' la duchesse d'Alen'çon.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE 575
5. — La catastrophe qui a rais Paris en deuil provoque un vif et
unanime mouvement de sympathique commisération en France et à
l'Étranger. Tous les souverains ou chefs d'Etats envoient des dépêches
de condoléance au gouvernement français.
7. — A Zûcco, en Sicile, mort du duc d'Aumale, quatrième fils du
roi Louis-Philippe. Né à Paris, le 16 janvier 1822, il s'était couvert de
gloire à 23 ans, dans la campagne d'Algérie ; exilé de France en 1848,
il n'y put revenir qu'en 1871, après avoir été élu député de l'Oise ; en
1873, il présida le conseil de guerre qui jugea le maréchal Bazainc ;
exilé de nouveau par un décret de M, Grévy en date du 13 juillet 1880,
il rentrait le 11 mars 1889. Ses travaux d'écrivain et surtout sa grande
Histoire des Princes de Condé lui avaient mérité d'être élu en 1871
membre de l'Académie française, en remplacement de Montalembert.
Par testament daté du 3 juin 1884 et notifié en 1886, il a légué à l'Insti-
tut de France son magnifique domaine de Chantilly avec ses collections"
historiques et artistiques.
8. — A Notre-Dame de Paris, service funèbre pour les victimes de
l'incendie du Bazar de la Charité. Y sont présents : M. Félix Faure, Pré-
sident de la République, et ses ministres, S. E. le Nonce et les membres
du corps diplomatique, le prince Radziwil, que l'empereur d'Allema-
gne a envoyé comme ambassadeur extraordinaire pour le représenter à
cette cérémonie, le lord-maire de Londres, les présidents du Sénat et
de la Chambre, etc. Allocution du R. P. Ollivier, dominicain, qui
montre dans la catastrophe la main de Dieu se choisissant parmi ce que
la France a de plus noble et de plus pur des victimes d'expiation pour
nos péchés nationaux. Après la cérémonie religieuse, au parvis do
Notre-Dame, autre discours de M. Barthou, ministre de l'Intérieur.
Le même jour, S. È. le cardinal Richard a adressé au Président de
la République la belle lettre qui suit :
Paris, le 8 mai 1897.
Monsieur le Président de la Rtfpobliquo,
J?nc puis laisser passer cotte grande journée, sans vous prier d'agri'er
l'expression do ma vive reconnaissance, pour l'hommage que le gouvernement
do la République a bien voulu rendre aux victimes de la douloureuse cata-
stropho, qui a si profondément ému Paris, la France, l'Europe entière.
En voyant réunis, à Notre-Dame, auprès de vous, Monsieur le Président,
les membres do votre gouvernement, le parlement, la magistrature, l'armée,
tous les pouvoirs publics, nous étions consolés, au milieu de notre immense
douleur. Autour des restes des femmes héroïques, mortes dans rexcrcicc de
la charité, c'est la France elle-même qui se retrouvait une, forte ef prando,
dans la communauté des mêmes larmes et des mômes prières.
Pcrmcttez-n^oi aussi, Monsieur le Président, d'offrir au corps diploma-
576 ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
tique, qui s'est si noblement associé à notre deuil, l'hommage de notre pro-
fonde gratitude.
La cérémonie de Notre-Dame, j'en ai la confiance, marquera une date : celle
de l'union de tous dans le dévouement à la patrie.
C'est le vœu le plus cher de Léon XIII, sur les lèvres du<jpel je viens de
retrouver l'expression de son inaltérable attachement à la France.
Les âmes saintes, que nous pleurons, travailleront avec nous à cette œuvre
commune.
Le malheur. Monsieur le Président, a réuni toutes les âmes françaises ;
aucun dissentiment ne les séparera plus.
Je suis, avec un profond respect, Monsieur le Président de la République,
De Votre Excellence, le très humble et obéissant serviteur,
-j- François, cardinal Richard,
archevêque de Paris.
— La Grèce, devant les progrès de plus en plus menaçants des
Turcs en Thessalie, s'est enfin décidée à demander la médiation de
l'Europe pour mettre fin à la guerre. Elle fait savoir en même temps
aux puissances qu'elle rappelle le colonel Vassos et ses troupes de la
Crète. Les six grandes puissances déclarent consentir à exercer leur
médiation.
— La Chambre autrichienne, après deux jours de débats très ani-
més et par moments violents, sur la demande de mise en accusation for-
mulée par les députés allemands contre une partie du ministère, au sujet
des récentes ordonnances en faveur de la langue techèque en Bohême et
en Moravie, a passé à l'ordre du jour par 203 voix contre 163.
— La souscription ouverte dans un journal, pour remplacer les res-
sources que 22 œuvres attendaient des ventes de charité si douloureuse-
ment arrêtées par le malheur du 4 mai, a produit en quatre jours 750.000
francs. D'autre part, un anonyme catholique a assuré au Comité de
direction du Bazar détruit un don royal de 937,438 francs qui, avec les
45,000 francs recueillis au premier jour de vente, parfait une somme
égale au produit des ventes de 1896.
Le 10 mai 1897.
Le gérant: C. BERBESSON.
Inip. Yvert et Tcllicr, Galerie du Co iinierce, 10, k Amiens.
LE THÉÂTRE CHRÉTIEN
I
De temps à autre, il est question de réformer le théâtre,
comme de réformer l'orthographe, les classiques, le bacca-
lauréat ; — avec cette difTérencc qu'il s'agit de réformer le
baccalauréat, tous les ans, ou tous les six mois, à la nais-
sance et à la chute des feuilles : les autres réformes ne
sont mises à l'ordre du jour que tous les quinze ou vingt
ans : Grande mortalis œvl spaliuin.
Non certes, que le besoin de réformer le théâtre se fasse
moins sentir, que la nécessité de radouber la galère qui
m»;ne les Argonautes de rhétorique à la conquête de la
Toison d'or, je veux dire de la peau d'âne.
Une réforme du théâtre s'impose ; de bons esprits s'en
préoccupent; et l'autre jour, pendant le carême, il n'était
bruit que d'une crise du théâtre. Les directeurs s'agitaient,
.tremblaient, poussaient les hauts cris, avec, des larmes
dans la voix. La crise les menaçait, eux et leur commerce :
elle venait d'une concurrence active et non patentée; les
recettes allaient baissant ; le danger allait grandissant. La
banqueroute, la hideuse banqueroute frappait à leurs portes ;
et ils délibéraient sur leur commune misère, au Théâtre de
la Gaieté : l'endroit du moins était choisi.
Ces messieurs, dans leurs plaintes et leurs considérants
désolés, négligeaient naturellement la cause de la morale
publique ; c'est un point de vue spécial, si peu en rapport
avec M nos mœurs » ! On se bornait à quelques phrases
bien senties sur le péril de l'art national; car^nfin il faut
de ces mots-là pour la galerie et si l'on ne joue plus guère
M. Joseph Prud/iomme, on le copie toujours un peu. Mais
jugez donc ! les directeurs de théâtre avaient découvert que
leurs habitués, peut-être môme (6 crime impardonnable !)
leurs abonnés, et beaucoup d'autres qui pouvaient le deve-
LXXI. — 37
578 LE THÉÂTRE CHRÉTIEN
nir, s'en allaient, au lieu d'encourager Tart national dans
les théâtres de Paris,* faire l'école buissonnière à travers
les bouges de Montmartre. Montmartre fourmillait de caba-
rets, sous-sols et autres réduits, où Ton profane l'art
national; où l'on remplace par des chansons qui n'ont rien
d'artistique et des représentations qui n'ont rien de
national, les nobles ébats de la scène parisienne. Dans ces
cabarets et sous-sols, des Paulus de tous étages, des Taba-
rins de toute provenance, se substituaient aux Goquelin,
aux Mounet-Sully, à tous les ouvriers du grand art. Bref, le
pauvre peuple, à qui l'on doit fournir une éducation artis-
tique et nationale, se portait avec fureur vers ces débits
sans nom d'une littérature abjecte et nauséabonde : et ne
venait plus s'attendrir ou se divertir aux beaux adultères,
aux ingénieux divorces, aux merveilleuses apothéoses du
vice, dont les scènes brevetées offrent le réconfortant
spectacle.
Notez, pour comble, que dans les 14 cafés-concerts et
les 40 caveaux de la Butte ^ on s'acharne à corrompre l'art
national, sous l'œil bienveillant de la police. La police sait,
ta police voit, la police tolère, la police sourit. Les gardiens
de la paix étendent l'ombre pacifique de leur sabre sur les
profanateurs du grand art : et pendant ce temps-là, le public
payant désapprend le chemin des théâtres du boulevard,
où flamboient en pure perte les becs de gaz et le génie des
dramaturges.
Un seul remède, au dire de ces messieurs, pouvait
conjurer la ruine de leurs institutions si utiles au relèvement
de l'art, du sentiment national et de la fortune des directeurs ;
un seul : supprimer la censure pour les théâtres, comme
pour les bouges. Des gens naïfs auraient compris et conclu
qu'il faudrait plutôt établir une censure sérieuse et sévère
à l'endroit des 14 bouges et des 40 caveaux. Fi donc ! Le
point est de.soustraire aux ciseaux d'Anastasie les drames,
comédies, vaudevilles et autres travaux d'art qui s'étalent
sur les planches des grands et moyens théâtres. La censure
est la cause de tout le mal. La censure taille dans le vif des
1. Le Matin, 20 mars 1897.
LE THÉÂTRE CHRÉTIEN 579
œuvres ; elle rogne les ailes de l'art : et le public court aux
œuvres qui volent avec des ailes intactes.
Que la censure s'occupe encore de tailler et couper quel-
que chose dans les pièces des théâtres réguliers, je ne sais
si leljlublic payant s'en aperçoit; mais le public qui veut être
respecté ne s'en aperçoit point. A peine, de loin en loin,
a-t-on ouï dire que la censure avait interdit, non pas des
drames où l'on réhabilite et glorifie le vice, mais bien des
œuvres de haute valeur ; par exemple la Moabite de Paul
Déroulède, qui était une thèse hardie contre l'impiété
sacrilège ; et le Mahomet du vicomte de Bornier, où l'on
indiquait, encore bien qu'avec grande précaution et réserve,
certains petits côtés de la vie intime du prophète que vénère
le grand Turc. Jouer Mahomet sur une scène française,
c'eût été chagriner le grand Turc, un si bon homme et digne
de tant d'égards ; et c'eût été manquer de respect pour un
culte reconnu par notre gouvernement athée. Vers le même
temps, la censure, toujours aux aguets pour mériter les
sourires du grand Turc, partit en guerre contre Molière, et
interdit la représentation du Bourgeois gentilhomme^ à cause
de la cérémonie finale où l'on se moque si lestement du
grand Turc, beau-père de M. Jourdain. Molière avait ri du
Coran ; à bas Molière ; vive le Coran et Tartuffe !
En ces trois ou quatre rencontres, la censure déploya son
zèle et ses ciseaux; elle protégea la libre-pensée et Mahomet.
Par contre, le vendredi-saint, sur un théâtre de Paris, on
jouait une imbécile et blasphématoire parodie de la Résur-
rection de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; mais ce jour-lh, I9
censure se reposait. Elle venait de supprimer deux innocents
couplets où l'on avait osé sourire du Président Félix Faure ;
la censure était à bout de forces : elle dormait.
Toujours est-iJ que, malgré la liberté que les théâtres
prennent et qu'on leur octroie, il y a une crise du théâtre. Nous
ne sommes point de ceux qui s^en plaignent ; et nous nous
en réjouirions^iieaucoup plus si, comme il arrive, la crise
amenait j^ne réforme.
La réforme est indispensable ; non point au nom de l'art
qui n'a rien à voir en toute cette friperie ; mais au nom de
l'honnêteté publique et de la morale, cette vieille sainte qu'on
580 LE THÉÂTRE CHRÉTIEN
ne chôme plus du tout, et qu'on traîne dans toutes les boues,
au plein jour de la rampe, sur les grandes scènes des
boulevards, comme sur les tréteaux de Montmartre, ou
autres lieux circonvoisins.
Examinez, si le cœur vous en dit, les pièces qui tie^pent
l'affiche, les pièces en vogue, celles où va le monde : car s'il
y a une crise qui ne nous fait point pleurer, il y a d^s succès qui
affligent. Je ne sache pas que l'on joue, à l'heure où j'écris ^ une
seule comédie, un seul drame, qui n'ait pour thème, pour
intrigue, pour enseignement, l'impudicité sous toutes ses
formes. Choisissons-en quelques unes, dans le tas, et dont
on peut au moins citer le titre.
Sans plus parler de Spiritisme, qui était une histoire
d'adultère pardonné — ce qui est vieux jeu et qui n'a point
réussi, — voici le Terre-neuve qui pourrait s'intituler : vingt
ans d'adultère, avec suite. — Voici la Loi de l'Homme, qui
est un plaidoyer en règle pour l'adultère ; une thèse sauvage,
empruntée à feu Alexandre Dumas fils, et démontrant aux
bourgeois émus que le mariage est l'unique fléau" social,
que la femme mariée est une brute enchaînée dans une geôle
sans issue. — Voici la Douloureuse qui est, comme on l'a
justement appelée, une « cascade d'adultères ». — Voici le
Chemineau qui a fait grand bruit et longue recette à l'Odéon.
Les feuilletons et les revues ont frémi d'aise, à l'apparition
du Chemineau de Jean Richepin ; parlons-en un peu plus au
long pour dire quelle moralité s'en exhale.
Le Chemineau est une prétendue idylle, fausse comme toutes
les idylles ; où le beau rôle est celui d'un polisson, vagabond
sentimental — chiff'onnier rêvant de l'azur, — qui a, pendant
vingt ans, oublié une fille de ferme, sa complice et un de
ses bâtards ; qui par hasard les retrouve et, du même coup,
révèle tout un trésor d'admirables sentinients, lesquels
Sfisaient au fond de sa belle âme. Car c'est évidemment une
belle âme que ce polisson, chevalier errant de la gueuserie;
belle âme comme tous les gens si estimables ifui jouissent de
bâtards, et comme tous les sublimes bâtards quijpeuplent
les drames où ils font grand'honte aux enfants légitimes.
1. Fin avril 1897.
^ LE THEATRE CHRETIEN 581
Le héros du Chemineau est une façon de Zanetto du
Passant, mais très grossi; le dr^me est la contrepartie des
Fourchambault d'Augier, où le bâtard, type idéal de toute
vertu, sauve son gredin de père qui Ta jadis abandonné. Ici,
le bâtard est bien encore un modèle de la jeunesse... drama-
tique, une fleur des champs, un lys; mais le père qui Ta
aussi abandonné sans plus y songer pendant quatre lustres,
est néanmoins le parangon de toute probité, un gaillard de
belle humeur, un cœur généreux, un esprit fécond en res-
sources; et il vient juste à point, sans le savoir, tirer d'un
mauvais pas son bon jeune homme de bâtard. Voilà le
Chemineau, qui fut le grand succès de cet hiver et de ce
printemps sur la seconde scène française; devant lequel les
bonnes gens de la critique se pâment, tandis que les entiers
et les bourgeoises ont envie de larmoyer. Ces choses-là sont
contées avec tant de verve et en rimes sonores, quoique en
vers boiteux. Le talent et les rimes ne servent qu'à embellir
la débauche, à orner la bâtardise. Larmoyez, mesdames;
battez des mains, messieurs : voilà les héros que vous êtes
capables de comprendre ; il n'y a rien de plus beau que des
bâtards, sauf pourtant leurs magnanimes auteurs.
Ailleurs, c'est-à-dire partout, on justifie et glorifie le
divorce, suivant les leçons d'Alexandre Dumas fils et suivant
le code du juif Naquet. Partout le suicide est prôné, comme
l'apogée du courage et comme le seul dénouement des
grandes douleurs. C'est si héroïque de se tuer, quand on
n'a plus autre chose à faire ! La prostitution est, comme
l'adultère, la source des vertus dramatiques : rien de
plus transparent que les perles du fumier. Le théâtoi^actuel,
sur toute la ligne, c'est la réhabilitation du fumier. Le fumier
n'est pas ce qu'un vain peuple pense; le fumier est pur, le
fumier est fleuri; la femme perdue est chaste et sainte. Par
contre, les bons pères et bonnes mères de famille sont des
imbéciles, des êtres méprisables et ridicules. « Bon père £t
bon époux! » cela se gravait autrefois sur la tombe des
marguilliers. Aujourd'hui l'honneur prêché par tous les
dramaturges c'est de n'être ni l'un ni l'autre. Une femme
dévouée, fière et fidèle peut figurer dans les contes de ma
Mère l'Oie; mais quel triste personnage dans un drame! et
582 LE THEATRE CHRETIEN
■♦
comme cela ferait maigre recette ! et comme les rares bour-
geoises du parterre hausseraient les épaules !
Si j'en crois les chroniq'ueurs, il n'y aurait pas jusqu'au
théâtre enfantin, et foncièrement moral, des Guignol^ qui ne
serait frotté de morale laïque^ comme les théâtres des grandes
personnes; Guignol aurait changé, lui aussi, ses dénoue-
ments d'antan. On compte à Paris cinq ou six Guignol aux
Champs-Elysées, un au jardin des Tuileries; au bas mot, une
demi-douzaine de Guignols, au centre de Paris; et il y en
a d'autres. Il faut bien qu'on forme la toute petite jeunesse
de France aux grands théâtres : c'est, n'est-ce pas, une
éducation nationale et artistique à faire. Or, j'ai lu quelque
part que, à tel ou tel Guignol, le voleur qui tue le gen-
darme n'est plus happé par le diable. Il n'y a plus de
diable; le voleur réussit atout; le vice n'est plus puni, la
vertu n'est plus récompensée. C'est neuf, c'est aussi instruc-
tif qu'amusant, et non moins fin-de-siècle, pour ces parterres
d'auditeurs et auditrices de quatre à sept ans.
Pour les autres parterres, il faut des divorces, des adul-
tères, des impudeurs, des hardiesses qui effarouchent même
les critiques blasés et nullement prudes. Au rez-de-chaussée
du Temps officieux et semi-huguenot, Sarcey réclame et se
fâche; il déclare que c'est trop fort, qu'on va trop loin; qu'il
n'assisterait jamais à ces exhibitions d'ordure, n'était que
le devoir l'y oblige et qu'il faut bien encourager le talent.
Un jour, Sarcey, parlant abouche ouverte des fournisseurs du
Théâtre-Libre^ s'écriait : « Ce sont les porcherons de la
littéi^ture dramatique ! » C'était faire tort aux porcherons qui
fournissant l'abattoir; mais les autres, ceux de la littérature
dramatique, pullulent. Et Sarcey, tantôt septuagénaire, qui
en a tant vu, est tout marri de ne plus voir sur les planches
que des femmes éhontées, des maris adultères, des bâtards,
tout l'égout social; et il conte, dans le Temps j sa peine amère,
aux vertueux députés ou sénateurs qui dévorent, chaque
soir, cette feuille ministérielle. Pauvre don Diègue du feuil-
leton! N'a-t-il donc tant vécu que pour cette infamie!
Cette misère morale de nos théâtres grands et petits frappe
même des étrangers qui, pour leur propre compte, ne sont
point précisément les champions de la vertu, mais qui s'impa-
LE THÉÂTRE CHRÉTIEN 583
tientent de heurter tant d'immondices à côté de nos boule-
vards si bien balayés. Voici comment un écrivain belge,
M. Georges Rodenbach, racontait, en février, au Patriote^
ses impressions touchant la scène française et les produc
tions qui s y étalent : •
« ... Les auteurs savent que le meilleur moyen de réussir et de
s'enrichir est de spéculer sur la bêtise de la foule ou sur ses vices. Ses
vices, surtout! Et ils le font.
a De plus en plus, il deviendra impossible de présenter devant un
public parisien une comédie ou un drame basés sur autre chose que
sur un débat d'amour. Et quel amour! Toujours l'éternel adultère, avec
ifne cQmpIication plus ou moins monotone des personnages.
(T Un homme entre deux femmes ou une femme entre deux hommes,
quand l'intrigue n'est pas plus nombreuse encore. Cela se dispose et se
joue comme une partie d'échecs. Et on saupoudre le tout d'un peu
(J^esprit boulevardier, des mots spirituels, des mots drôles, des mots
« rosses ». Toutes les pièces qu'on joue au long d'un hiver sont dans
cette esthétique et se ressemblent, même les meilleures, comme la
Douloureuse qu'on vient de donner avec grand succès au Vaudeville et
la Loi (le i Homme, au Théâtre PVançais...
a Quant à des idées, il n'en faut à aucun prix. Voilà ce dont il
importe de se garer avec soin. Le public qui va maintenant au spectacle
ne veut pas penser, surtout. La religion, les idées sociales, l'orgueil,
la misère, la douleur, la mort, la philosophie, tout cela qui fait la
matière des hauts drames est exclu.
« Aussi quand, par hasard, on a représenté un chef-d'œuvre, comme
le Don Carlos de Schiller à l'Odéon, l'effort aboutit à cinq représen-
tations. Même on a renoncé aux adaptations de Shakespeare. Et quant
à la tragédie, ou répertoire classique, il ne se joue plus qu'en matinée,
devant des vieillards et des lycéens.
« Il faut convenir que c'est le café-concert qui a vicié ainsi la concep-
tion qu'on se fait du théâtre. Ailleurs, en Allemagne, en Norwège, on
va au spectacle comme à une fête grave, tout intellectuelle, pour goûter
un plaisir noble, pour s'émouvoir, penser, rêver, s'améliorer peut-être.
« Le public parisien ne va plus au spectacle que pour s'amuser,
pour « rigoler », comme dit l'argot. »
Ces témoignages suffisent. Le théâtre est une plaie ; M. le
sénateur Bérenger en faisait presque l'aveu devant ses col-
lègues, dans la séance du 8 avril; et les comédiens sont un
fléau, surtout depuis que l'État les décore. Et ce ne sont ni
584 LE THEATRE CHRETIEN
les ciseaux de la censure, ni le sabre de la police qui arrê-
teront cette gangrène, capable d'écœurer même les étran-
gers. Mais alors que faire? Si nous avions des Bossuet et
des Bourdaloue, ils tonneraient contre ce débordement de
.pourriture et contre tout ce qui s'y vautre. Bossuet signa-
lait aux chrétiens de son siècle, avec le dédain foudroyant
de son génie, « les impiétés et les infamies dont sont pleines
les comédies de Molière^». Bourdaloue frappait comme un
sourd sur les « spectacles où l'impudence lève le masque
et qui corrompent plus de cœurs que jamais les Prédica-
teurs de l'Evangile n'en convertiront ~ ». Mais où est
Bossuet? où Bourdaloue?
Je n'oublie pas que le grand évoque d'Angers, Mgr "Fi^cp-
pel, a flétri les hontes du théAtre contemporain. 11 estimait
avec raison que l'œuvre de Molière était une littérature
presque chaste auprès de ces écoles publiques d'adultèr^
ouvertes à Paris et dont la liberté est reconnue par le gou-
vernement qui les subventionne : « Les faiseurs de drames,
disait-il, vont fouiller dans les bas-fonds de la société pour
en retirer un monde de turpitudes, qui jusqu'ici n'avait
paru sur aucune scène et que Molière lui-même, peu scru-
puleux en pareille matière, aurait rougi de recueillir dans
ses pièces ^. »
^lais l'écho de la forte voix de Mgr Freppel se fait déjà
lointaine; et les turpitudes qu'il condamnait, il y vingt-cinq
ou trente ans, ont été dépassées, de combien de coudées !
II
Parmi les audaces dramatiques qu'ils dénonçaient, ni
Bossuet, ni Bourdaloue, ni Mgr Freppel, n'ont pu com-
prendre — ne les ayant pas connues — les profanations
sacrilèges, les odieux travestissements de l'Evangile. Depuis
quatre ou cinq ans, on effeuille. l'Evangile sur tous les tré-
teaux; et là où tous les soirs, on se moque des dix com-
1. Maximes et réflexions sur la Comédie.
2. Cf. A. Feugère, Bourdaloue : page 438.
3. A propos du Traité des spectacles de Terlullicn.
LE THÉÂTRE CHRÉTIEN 585
mandements de Dieu, on joue, pour parler comme Sarcey,
« le drame sacré selon saint Renan ' ifi Les persécuteurs des
premiers âges livraient les chrétiens aux bêtes; en cette fin
de siècle, on livre Jésus-Christ, sa Mère, sa croix et sa
doctrine aux histrions. Qu'on juge de ces entreprises et de
ce scandale, par cette simple énumération des prétendus
mystères, représentés pendant la semaine sainte, sur les
scènes parisiennes où, quelques heures auparavant, on glo-
rifiait l'ignoble luxure :
La Passion, de Haraucourt ;
La Samaritaine, évangile en trois tableaux, de Rostand ;
L'Enfant Jésus, de Grandmougin ;
La Mère de Judas, du comte de Larmandie ; .
Le Chemin de la Croix, d'Armand Sylvestre ;
Joseph d'Arimathie, de ïrarieux;
Rédemption, de Charles Vincent.
Je mets à part cette dernière œuvre, qui est d'un chrétien
respectueux et convaincu ; et qui a seulement le tort de
donner le beau rôle au diable. Mais que dire du reste*? La
presse libre-penseuse, boulevardière, olTicielle, s'égayait à
ftîuilles éployées, de celte floraison subite d'Evangile en des
lieux où l'on est si peu accoutumé à entendre parler du ciel
et de l'enfer. VÉcho de Paris, feuille très édifiante comme
chacun sait, rendait compte d'une répétition de la Samari-
taine, au long d'une colonne flamboyante, d'où nous déta-
chons ce qui suit :
J'ai vu un Christ majestueux et tout blanc (M. Bréraont), prêchant
une Samaritaine sauvage, repentante, enthousiaste (M** Sarah Bcr-
nhardt), au milieu d'une foule richement bariolée de Pharisiens, de
Juifs, d'Ap6tres, de Romains ; encadrée dans deux décors tout pareils
à des toiles de mattre, le Puits de Jacob et la Porte d'une ville de
Judée. J'ai vu plus de 150 costumes tous diflérents, tous pittoresques
et qui font avec l'azur vif des toiles, la plus délicieuse harmonie de
bleu et de jaune, de gris, de vert et de rose...
Bref c'était si beau, que le Président Félix Faure n'a pu
1. Le Temps, 19 avril 1897.
2. Nous avons entretenu les lecteurs des Études de la déplorable Passion
d'IIaraucourt (juin 1892, drames sacrés.)
586 LE THÉÂTRE CHRÉTIEN
se tenir d'aller applaudir cet Évangile en trois tableaux;
qui ressemble à TÉvairgile, comme le Virgile de Scarron res-
semble à YÉnéïde; où Jésus, selon le critique des Débats^
n'est « qu'un comparse un peu niais », adressant à la Sama-
ritaine « non des paroles de prophète, mais des propos de
dilettante à un salon de peinture, et des platitudes de
romance. Ce Jésus, quand il n'est pas insignifiant, ne cesse
pas d'être ridicule ^ » Ajoutez à cela que les vers de la
Samaritaine sont exécrables, quand ils ne sont pas, eux
aussi, insignifiants et ridicules. Un ou deux échantillons.
Voici, par exemple, le discours qu'on ose prêter au Sauveur
assis près du puits de Jacob et regardant venir la Samaritaine:
• Elle s'approche assez déjà pour que je voie
Le triple collier d'or, la ceinture de soie
Et les yeux abaissés sous le long voile ombreux.
Que de beauté mon Père a mis sur ces Hébreux (!)
J'entends tinter les grands bracelets des chevilles.
Voilà bien, ô Jacob, le geste dont tes filles
Savent, en avançant d'un pas jamais trop prompt.
Soutenir noblement l'amphore sur leur front.
Elles vont avec un sourire taciturne,
Et leur forme s'ajoute à la forme de l'urne
Et tout leur corps n'est plus qu'un vase svelte, auquel
Le bras levé dessine une anse sur le ciel.
Point n'est besoin, je pense, de répéter, avec M. Emile
Faguet, que ce ne sont point là « des vers de Dieu ». A titre
de document, document lamentable, voici en quel gali-
matias on a traduit la divine prière du Pater ; un marchand
de mirlitons refuserait ces alexandrins-là et nous deman-
dons à nos lecteurs humblement pardon de leur servir cette
littérature :
Père que nous avons dans les cieux, que l'on fête
Ton nom ; qu'advienne ton royaume ; que soit faite
Ta volonté sur terre ainsi que dans le ciel.
Notre pain aujourd'hui, suprasubstantiel.
Donne-le-nous : acquitte-nous des dettes nôtres ;
Comme envers nous des leurs nous acquittons les autres ;
Ne laisse pas nos cœurs tentés par le péril,
Mais nous libère du malin. Ainsi soit-il.
1. Emile Faguet, Débats, 19 avril 1897,
LE THÉÂTRE CHRÉTIEN 587
De cette traduction en haut charabia, il n'y a pas un critique
qui n'ait souri.
M. Jules Lemaître va plus outre. En homme qui s'y con-
naît, il découvre, dans cet Évangile en trois tableaux, (qu'il
intitule plus exactement : La « Samaritaine aux Camélias »),
je ne sais combien de perles renaniennes, enchâssées par
un artiste « subtil et voluptueux », ici en de « coquets
petits vers » imités de Voltaire et de Parny, là en des
alexandrins qui ne sont imités de personne et ne ressem-
blent à rien du tout. Selon M. Jules Lemaître, le Jésus de
M. Rostand « parle tantôt comme Gautier, tantôt comme
Renan.... tantôt comme Catulle Mendès » — toutes façons
de parler qui sont pour le moins indécentes. Et le critique
des Deux-Mondes condamne, en ces termes, les déplorables
traductions des divines paroles du Sauveur.
... Elles sont augustes, elles sont uniques ; n'y touchez pas. Coudre
des rimes à ces paroles sacrées, les ajuster à la mesure de l'alexandrin
par le moyen d'ingénieux synonymes et de chevilles industrieuses, me
semble une besogne indiciblement puérile ; et chercher à inventer des
paroles a analogues » à celles-là me semble un attentat et une incon-
gruité... *
Je me reprocherais de ne point citer encore un ou deux
petits alinéas de Sarcey, qui, pour de bon, est indigné de ces
profanations, voulues ou inconscientes :
... Je n'ai pas été trompé dans mon attente. Edifié ? non, je ne l'ai
pas été. Je suis réfractaire, en un degré que je ne saurais dire, à ce genre
d'émotion. Je ne suis pas de croyance fervente ; oh ! cela, non. Eh
bien ! il m'est insupportable de voir Jésus figuré sur la scène par un
acteur, qui la veille prodiguait des déclarations d'amour à Jeanne
Granier...
Je ne puis l'écouter sans une sorte de malaise. Ce qu'il dit me gène
autant que sa personne. Je sens dans ses discours, l'eiFort de l'auteur
à reproduire par art la naïveté des paroles sacrées, et le commentaire
qu'il en donne me paraît puéril ou faux. Derrière Jésus, je vois Bré-
mont, et derrière I^rémont, j'entends M. Rostand... '
1. Revue des Deux-Mondes, l'ornai 1897.
2. Le Temps, 19 avril.
"588 LE THÉÂTRE CHRÉTIEN
Et en ces quatre ou cinq lignes, le bon sens du vieux
critique fait le procès de toute cette littérature, lamentable
au point de vue de Fart, et révoltante au point de vue de la
foi. Idiot, à tout point de vue, est le factum qu'un M. Tra-
rieux intitule : Joseph d'Arimathie : cela, ce n'est plus
seulement de l'inconscience, c'est un blasphème hébété
contre le fait évangélique de la Résurrection. C'est du
Renan tout pur, mis en vers ; et quels vers ! On y représente
les apôtres comme des fous qui ont cru à la résurrection,
par la seule raison qu'ils n'ont plus trouvé le corps du Sau-
veur dans le sépulcre, d'où Joseph d'Arimathie l'avait
enlevé. Et voilà ce qui se joue, en pays chrétien, un soir de
vendredi-saint ou de veille de Pâques.
Est-ce qu'il ne s'élèvera pas enfin une voix autorisée,
pour clouer au pilori ces hideuses parodies ; pour faire
entendre aux chrétiens baptisés qu'il ne peuvent en cons-
cience assister à ces exhibitions de blasphème ; ni encoura-
ger des cabotins qui prennent le rôle et le nom divin de
Jésus-Christ ; ni applaudir des courtisanes qui osent singer
les personnages de l'Evangile, voire même s'affubler de la
robe immaculée de Marie toujours Vierge et Mère de
Dieu ?
Trois ou quatre journaux conservateurs ont dénoncé et
flétri, comme il convient, ces impiétés qui encombraient les
théâtres parisiens, pendant que les chrétiens chantaient VO
crux ave ! Mais chose curieuse : les feuilles et revues libres-
penseuses blâmaient avec autant ou plus d'énergie ces
scandaleuses sottises. Peut-être, des chrétiens, pour qui
presque toutes les vérités sont diminuées, seront-ils tentés
de crier à l'exagération en nous lisant ; peut-être aussi
seront-ils plus enclins à croire un écrivain d'une revue très
peu cléricale. Servons-leur quelques phrases de la Revue
Bleue, où M. J. du Tillet raconte la genèse de ces entrepri-
ses théâtrales qui, dit-il, « pendant la Semaine Sainte, nous
édifient à qui mieux mieux », — et qui «travestissent l'Évan-
gile avec opiniâtreté ». Les directeurs de théâtre, dit M. du
Tillet, ont flairé là un moyen de remplir leur salle et de
faire recette pendant ces quelques jours de chômage drama-
tique :
LE THÉÂTRE CHRETIEN * 589
Et l'on eut ce spectacle savoureux d'entrepreneurs souvent Israéli-
tes s'efibrçant de ramener la foi au point où elle était jadis, quand elle
commandait de les brûler ou de les pendre. Consultez les affiches : ce
ne sont que Christ et que Passion, ceux qui ne seraient pas édifiés,
pendant cette semaine, c'est assurément qu'ils y mettraient de la mau-
vaise volonté. •
La transition, il faut le reconnaître, est parfois un peu rapide. Là où
le colonel Roquebrune pérorait avec intempérance, on entend la voix
de Jésus; le Golgotha s'élève sur les mêmes planches où coulait le canal
qui faillit engloutir les Deux Gosses ; et parfois c'est l'escarpe de la
veille qui figure le Sauveur, tandis que les saintes Femmes d'aujour-
d'hui rappellent étrangement les pierreuses dhier — ^
C'est indécent ; et les gens de lettres les moins dévots
en ont des haut-le-cœiir. Jésus-Christ chassait du Temple à
cpups de fouet les vendeurs de colombes ; n'y a-t-il donc
plus en France de quoi faire un fouet qui cingle les fabri-
cants de ces christs dérisoires, et qui déblaie la scène de
tous ces cabotins drapés dans des lambeaux d'Evangile ?
III
A défaut d'un pouvoir honnête, énergique, chrétien, qui
déblaierait et assainirait les théâtres, plusieurs bons Fran-
çais, bien intentionnés, se sont mis à l'œuvre et ils ont,
selon leurs moyens, essayé la réforme. En quoi faisant ?
En créant un théâtre de plus ; un théâtre aussi bon que
neuf, qui serait le remède infaillible à cqté du mal trop
évident. Tout ainsi que, dans l'ancienne thérapeutique, on
tirait de la vipère je ne sais combien d'antidotes, ne
pourrait-on pas trouver, dans le théâtre même, le contre-
poison nécessaire ? D'aucuns l'ont cru et il y aurait quehjue
injustice à les en blâmer.
On songeait à celte réforme, voilà tantôt un quart do
siècle. L'excellent Breton et poète Achille du Clézieux mar-
chait à la tète de cette croisade ; et Paul Féval fut invité à
à déduire dans une conférence les raisons de cette création
jugée indispensable et pratique. La conférence fut un feu
1. Revue Bleue, 16 avril 1897 : Spectacle édifiant.
590 • LE THÉÂTRE CHRÉTIEN
d'artifice d'esprit et de bon sens : mais après le feu d'arti-
fice, chacun s'en fut chez soi. Et l'on n'entendit plus parler
du théâtre moral, ou chrétien. Aujourd'hui, on en parle, on
en écrit, on y travaille : de très honorables gens de lettres
s'y emploient. ^
Par malheur les premiers essais, qui remontent à dix ou
douze mois, ne furent pas du plus favorable augure.
Naguère encore, les Débats profitaient de la déconvenue des
réformateurs de 1896, pour rire, par avance, des déboires qui,
suivant les Débats, attendent les réformateurs de 1897. Le
journal rose traite d' « hommes bien pensants et d'âmes
ingénues » — termes choisis, pour dire poliment des niais
et des sots — les gens qui ont conçu le « généreux des-
sein d'assainir, de désinfecter le théâtre, de transformer ce
foyer de corruption en un lieu de distraction honnête «.
Après cet effort d'esprit, les Débats racontent avec quelque
gaieté l'aventure du théâtre moral, imaginé par une dame
qui, juste au moment psychologique de la fondation, dis-
parut dans la brume du soir, avec les bons et beaux écus
glanés de ci et de là :
En 1896..., le théâtre chrétien, représenté par une dame, dont le
nom reste encore un secret, du moins pour le public, remercia ses
protecteurs et puisa largement dans ces por.te-monnaie qui s'offraient
d'eux-mêmes ; puis, la recette encaissée, elle se dirigea vers une gare,
monta dans un wagon ; et depuis, on ne l'a plus revue. C'est par là
qu'elle ressemble à cette femme inconnue dont il est question dans
Athalic ^ .
Seulement cette femme inconnue, d'AthaliCy ne dit point
son nom : et la femme inconnue, du théâtre moral et chré-
tien, s'appelait, pour le public, M"^ d'Élan ; et le Figaro
faisait grand éloge de l'œuvre conduite par cette dame
d'Élan — éloge qui, venant de là, gâtait beaucoup cette
affaire d'un théâtre moral et chrétien.
L'affaire fut complètement gâtée par la disparition de la
dame et de la caisse : ceci s'évanouit avec cela.
Mais la réforme vient d'être entreprise à nouveau, dans
1. Débats, 13 février 1897.
LE THEATRE CHRETIEN 591
d'autres conditions et avec d'autres apparences. Elle a un
commencement d'existence ; il y a un théâtre ; le théâtre a un
nom ; il s'intitule : Théâtre Corneille ; noble enseigne, et qui
ne saurait effaroucher personne. Corneille a fait Polyeucte,
mais il a fait le Cid et même le Menteur ; le sévère et le plai-
sant. Corneille ! cela veut dire : courage, fierté, enthousiasme,
grandeur, leçons viriles dans une langue sonore ; c'est la
foi, c'est l'honneur, c'est tout ce qui fut et, malgré tout,
demeure français. Et rien qu'à entendre le nom du créateur
de tant de héros, je me sens tout enclin à répéter les stances
de Paul Déroulède :
O France, ëcoulc bien celui-là, c'est Corneille !
Un autre est orateur, poète, historien ; ^
Il te forme l'esprit ou te charme l'oreille :
Celui-là, c'est Corneille ! ô France, écoute bien !
Au Théâtre Corneille on a déjà réuni deux ou trois fois
un public trié sur le volet ; et je croirais même volontiers
que des spectateurs en ont franchi le seuil^ qui n'avaient
jamais posé les pieds dans un théâtre. Bref, le Théâtre
Corneille semble naitre sous des astres favorables ; le succès»
je le lui souhaite ; le succès viendra-t-il ? L'avenir répondra ;
je n'ose lui prédire, n'étant point prophète, les lauriers
cornéliens, ni le « beau trépas » qui est cornélien aussi. Je
crains plutôt le beau trépas : mais je me garde d'en lire les
funestes présages
A la pfllc clart(5 qui tombe des dtoiles ;
et dans les pages qui vont suivre, je mets le Théâtre Cor-
neille hors de cause. On veut réformer le théâtre : je bats des
mains ; on rêve d'une création dramatique où l'on n'insul-
tera ni la foi, ni les mœurs, où l'on pourra écouter et voir sans
rougir ; bref, un théâtre modèle et idéal :
La nièce en permettra le spectacle à «a tante !
Le but est digne de toute louange ; l'entreprise mérite-
rait, si elle était possible, aide et protection. Mais n'est-ce
pas le lieu d'examjper les difficultés multiples et grandes
592 LE THÉÂTRE CHRÉTIEN
que rencontrerait, à Theiire où nous vivons, ce que l'on
est convenu d'appeler un théâtre chrétien ; ailleurs, bien
entendu, que dans les maisons d'éducation catholique, où
il peut y avoir un théâtre comme moyen d'éducation, et où
le théâtre ne saurait être que chrétien ^.
Trouver une salle où, de temps à autre, des acteurs d'élite
joueront, devant un parterre d'élite, une pièce morale, un
drame chrétien, un vrai mystère^ conforme à l'Evangile ou
à la Vie des Saints, cela se voit. Cela s'est vu, par exemple,
au théâtre de la Galerie Vivienne, sorte de halle dramatique
où, moyennant finance, on peut étaler toute espèce de den-
rées, méchantes et bonnes. Mais établir un théâtre chrétien
à poste fixe, avec une direction, une troupe d'acteurs et
d'actrices, avec tout ce qui constitue la Comédie-Française
ou le Vaudeville, hoc opus, hic labor est. Pour n'envisager
les choses que de loin et par les côtés les plus saillants, la
difliculté viendrait des acteurs à prendre et à garder ; du
public à réunir ; des pièces à choisir, à monter, à faire
réussir.
Je ne parle point de l'argent à encaisser pour vivre. Il est
de toute évidence que les millions de l'Etat, qui coulent de
la poche des contribuables dans la tirelire des danseuses,
ne rouleront jamais dans les coffres d'un théâtre moral — à
moins que, mais c'est une supposition gratuite, l'Etat ne
déverse sur cette pente l'or que les agents du fisc auront
découvert chez les Petites-Sœurs des Pauvres. Les Juifs et
autres millionnaires ne songeront jamais à placer là leur
petit avoir. D'où viendra l'argent ? Je ne le sais ; et la ques-
tion des gros sous me préoccupe assez peu. On en trouve
toujours pour les œuvres qui n'ont que la moitié de l'éti-
quette chrétienne : cette dame de l'an passé, pour glaner
des billets de banque, n'avait eu qu'à montrer son étiquette
et à tendre la main. S'il s'agissait de fonder une école catho-
lique, pM un asile de vieillards, de soutenir des mission-
naires qui peinent au bout du monde, on y regarderait à
deux et trois fois. Pour un théâtre, l'argent sortira, comme
par enchantement, des mines et des bourses.
1. Cf. Théâtre chrétien, parle P, G. Longhaye, t. J»; Préface.
LE THEATRE CHRETIEN 593
Mais le public, d'où viendra-t-il ? et combien ae temps ?
à ce théâtre honnête, moral, chrétien. Ici une réflexion qui
se présente sans aucun effort. Quelqu'un disait naguère :
« Le théâtre chrétien ferait aller au théâtre les braves gens
qui n'y vont pas. » Si c'était vraiment le but et l'effet de
cette entreprise, mieux vaudrait déployer son zè]^ à dépaver
les rues qui aboutiraient là. Il est vrai qu'aujourd'hui le
monde est petit des braves gens qui ne vont à aucun théâtre :
et nous sommes déjà loin de l'époque où le jeune Garcia
Moreno, étudiant à Paris, se gardait du théâtre comme du
feu. C'est un besoin, une fièvre de la société frivole, affairée
et surmenée; le théâtre dévore le temps qui pèse ; c'est
comme la torture, au jugement du bonhomme Dandiu :
Bon ! cela fait toujours passer une heure ou deux.
On fréquentait le théâtre, au siècle de Bossuet pour « s'é-
tourdir et s'oublier soi-même, pour calmer la persécution
de cet inexorable ennui qui fait le fond de la vie humaine,
depuis que l'homme a perdu le goût de Dieu ' ». Aujourd'hui
on y court, on s'y rue, pour fuir le même ennui toujgurs
inexorable, et pour éviter toute pensée sérieuse dont on if
peur.
Le théâtre est, pour certains Français, presque aussi
nécessaire que le manger, le boire et le dormir. ^
Les Espagnols en arrivant
Dans un pays nègre ou mulâtre
Bâtissent d'abord un couvent,
Les Japonais un pararcnt,
Les Anglais un comptoir, les Français un théâtre.
Voilà tantôt 27 ans, pendant le siège, il y avait à Paris un
monde assez blasé, assez fou, pour chercher cette diversion
aux soucis de l'heure présente, et qui au seuil de la
comédie, aurait enjambé des cadavres. Quand on mourait
de faim et de misère, à quelques pas du théâtre, quand nos
soldats exténués agonisaient sur les remparts, on jouait
Bataille de dames de Scribe et le tout Paris d'alors était là.
En vérité il fallait un certain courage aux acteurs et aux
1. Lettre au P. CaCTaro sur la comc'die.
LXXI. — 38
594 LE THEATRE CHRETIEN
afFamés de spectacle pour prêter leur attention à des scènes
qu'une bombe pouvait interrompre. On eut ce courage ; et les
cabotins méritent le ruban rouge ; ils ont été au feu, ces
héros * !
La fureur du théâtre était montée à ce paroxysme en 1871 ;
elle n'a pas.diminué ; loin de là : et peut-être les créateurs
du théâtre chrétien comptent-ils sur cet état d'âme de la
société, pour garnir les fauteuils de leur salle édifiante. Mais
ce n'est pas seulement pour fuir l'ennui et le poids de la vie,
pour passer quelques heures à ne point penser, que l'on se
précipite au théâtre. Il y eut un temps où, des habiles
pouvaient croire leur soirée bien remplie, s'ils avaient
constaté que, dans telle ou telle tragédie de Corneille, la
règle des trois unités suivant Aristote et d'Aubignac était
exactement gardée ; M"® de Sévigné allait à Andromaque^
pour y verser « cinq ou six larmes ». Nous sommes à plus de
deux siècles de ces naïvetés d'ancien régime ; et si M™"
Pipelet va pleurer au théâtre sur les Deux gosses, l'immense
majorité y cherche des émotions moins innocentes. S'ima-
gine-t-on que ce monde-là, le monde friand des pièces
d'adultère et de divorce, envahira le parterre d'un théâtre
dont l'enseigne sera chrétienne et morale — même ce
monde semi-chrétien qui n'a pas désappris tout à fait le
chemin de l'église ? On l'y prendra peut-être, pour la
curiosité et la nouveauté de la chose, une fois ou deux —
comme il va aux drames bibliques ou prétendus tels de la
Semaine Sainte ; comme il va encore à certains offices de
paroisse, quand le journal donne le titre des morceaux que
ce monsieur ou cette dame de l'Opéra daignent exécuter
pour l'édification des fidèles. Mais cela durera-t-il ? par le
seul fait qu'on leur annoncera un théâtre honnête, un
drame honnête, de l'esprit honnête, des sentiments honnêtes
ou chevaleresques, l'envie les saisira d'aller au spectacle
voisin ; quelques-uns, parce qu'ils auront peur de ne point
se divertir ; plusieurs, parce qu'ils auront peur d'être plai-
santes par leurs amis ; tous parce qu'ils auront peur de
1. Voir L. Veuillot, Paris pendant les deux sièges, t. II, page 101 ; 9
janvier 1871.
LE THÉÂTRE CHRÉTIEN 595
quelque chose. Il leur suffira de lire rafïîche, de savoir que
ce théâtre respecte le sixième commandement de Dieu, qu'il
n'y a point de ballet dans les entr'actes, pour les faire
courir aussi vite que le chien de Nivelle. Ah ! ce théâtre-là
est moral ! donc, on n'y joue que le Monde où l'on s'ennuie,
et certes point celui de Pailleron !
Le théâtre honnête ne fera perdre aucun abonné au
Vaudeville, ni au Palais-Royal, ni aux Bouffes, ni à l'Ambigu,
ni à aucun établissement où l'on s'amuse, et qui est nanti
soit d'acteurs fameux, soit d'actrices trop fameuses.
Quels seront les acteurs et les actrices du théâtre moral
et chrétien ? J'espère avant tout que le personnel sera con-
forme à l'enseigne de la maison ; et il le faut ; sans quoi,
des chrétiens sérieux ne sauraient, en conscience, donner
leur clientèle à cette maison-là. Sur une scène morale, il ne
faut à aucun prix, ni homme ni femme de renommée
compromise ou douteuse. Sur une scène honnête, une Jeanne
d'Arc ne saurait être figurée par une courtisane. Supposez •
une Pauline qui serait une Grille-d'Égout, et dont le géné-
reux martyr Polyeucte dirait avec conviction : Elle a trop de*-
vertus... Ce ne serait pas seulement ridicule ; ce serait
indécent.
Mais où et comment recruter ce pejrsonnel moral du théâtre
moral ? Probablement, sans aller fouiller les recoins de Nan-
terre, on trouverait quelques rosières disposées à monter
sur les planches. Mais quel prêtre, quelle mère de famille,
oseront conseiller à une jeune fille chaste une profession
qui n'a rien de commun avec une confrérie ? Sans doute, le
théâtre qui s'intitulerait chrétien ne serait pas un bourbier
où se détériorent les perles. Les pièces — dont nous allons
parler tout à l'heure — seront toutes, sinon héroïques et
pieuses, du moins bienséantes ; même dans les comédies,
on mariorn toujours, comme dans l'église verte de Hugo,
Un œillet nommé Cidalisc
Avec un chou nommé Jacquot.
Mais enfin, si ce théâtre existe, il y aura un public, il y
aura une troupe, il y aura des coulisses. Puisse-t-il n'y
avoir point de scandales ; un scandale, dans un théâtre dit
596 LE THÉÂTRE CHRÉTIEN
chrétien, ferait plus de bruit que dans les établissements
dramatiques du voisinage, où ces choses-là sont de la mon-
naie courante.
Suivant un proverbe qui est presque un axiome, femme
da théâtre c'est femme perdue ; les rares exceptions
confirment la règle. Souhaitons que dans un théâtre,
chrétien par exception, il n'y ait que des exceptions ; c'est
possible, mais est-ce probable ? Les créateurs, directeurs,
acteurs feront sagement de méditer là-dessus, avant d'allumer
leurs chandelles.
Quelles pièces jouera-t-on dans un théâtre moral et
chrétien ? A théâtre tout neuf il faudrait un tout nouveau
répertoire ; et ce ne serait point la moindre des difficultés,
que d'avoir sous la main des tragédies et comédies parfaite-
ment orthodoxes, parfaitement irréprochables à tout point de
vue, et d'un intérêt parfaitement soutenu.
On ne peut plus demander et je suis éloigné de demander
au théâtre, qu'il soit, comme au moyen âge, le prolongement
•de l'église ; et que les dramaturges soient les arrière-petits-
neveux des frères Greban. Il conviendrait beaucoup plus
q^u'on éliminât d'une scène profane ce qui ne peut guère se
voir que sur une scène de collège catholique ou de patronage :
des mystères. Au collège, au patronage, le théâtre est comme
une annexe de la chapelle ; on est tout préparé à y voir figurer
des personnages bibliques, à écouter des souvenirs et des
leçons de l'Evangile : tout s'y passe avec le respect dû aux
choses saintes. Ailleurs, en peut-il être de même ? L'acadé-
micien Claretie, directeur de la Comédie Française, riait
naguère, dans le Temps, de certaines représentations de la
Passion pendant lesquelles, pour se remettre des émotions
austères, on avait la ressource de se glisser à la buvette.
Les boulevards de Paris n'ont rien qui ressemble aux pieuses
rues d'Oberammergau, où le théâtre est presque une église
et dont les acteurs sont des chrétiens authentiques, qui se
confessent et communient avant de remplir leurs rôles —
fût-ce même les rôles de Pilate et de Judas.
' Du moins, que jamais le Théâtre chrétien n'ofi're à ses
spectateurs une Passion d'Haraucourt, un Christ de Grand-
mougin, un Chemin de croix d'Armand Sylvestre ; autrement,
LE THÉÂTRE CHRÉTIEN 597
le devoir des spectateurs serait de protester et de siffler —
les pommes cuites du temps jadis n'étant plus tout à fait de
mode. Donc, peu ou point de mystères : il y en a déjà trop.
Point du tout de ces fausses pièces chrétiennes du genre de
V abbé Constantin, \(ic[\\e\niisi pas un abbé, mais un bour-
geois, et un chrétien fort médiocre puisqu'il exhorte son
neveu à pourfendre en duel son adversaire. Très peu de sou-
tanes sur les planches. Mais alors quoi ? Ce n'est plus le
temps des tragédies ; à peine le temps des drames héroï-
ques. Toutefois les grands drames que vivifie un vrai souffle
d'honneur et de patriotisme chrétien, comme il en passe
par endroits, dans les quatre actes de la Fille de Roland,
trouveraient un écho dans un bon nombre d'âmes que les
défaites n'abattent point et que révoltent les hontes journa-
lières. Le théâtre n'a jamais rien corrigé ; mais il peut forti-
fier les nobles pensées dans les nobles cœurs. Le grand
Condé pleurait aux tragédies Aw grand Corneille ; et il n'en
était que plus dispos à gagner une bataille le lendemain.
P'aitcs-nous des pièces qui, au lieu d'amollir les courages,
les rafraîchissent et les relèvent : alors, nous croirons à
votre théâtre moral et chrétien.
C'était l'utile réforme que proposait Paul Févai, voilà
quelque vingt ans :
Jamais plus la tragédie ne s'éveillera tout à fait ; à moins que, par
un miracle ardemment souhaité, la tragédie ne s'éveille un jour, mo-
derne, française, chrétienne, priant ou blasphémant le vrai Dieu,
cherchant son amour et sa haine, trouvant son héroïsme et ses fureurs,
toute sa passion, toute sa fièvre dans les entrailles de notre histoire.
Alors elle cessera d'être pour nous ce fantôme qui glisse hors du réel,
dans un rayon incertain. Elle sera ce qu'était la fille d'Eschyle aux
jours de sa jeunesse ; elle aura notre sang plein ses veines, elle vivra
de la vie même de la patrie *.
Un poète de talent, M. Charles Vincent, rêve une autre
réforme, utile aussi et digne de tout éloge ; mais combien
hasardeuse ! Avec les scènes patriotiques, tirées des en-
trailles de notre histoire sincèrement comprise, qu'on
1. Paul Féval, souvenirs, par Charles Buet ; page 299.
598 LE THÉÂTRE CHRÉTIEN
essaye la satire des misères qui rongent la société contem-
poraine. Au lieu de mettre toujours en scèap, dit M. Charles
Vincent, un seul des péchés capitaux, et ses variétés
immondes, qu'on y flagelle les autres :
4»
M ... Qu'on nous montre le Pharisien superbe, le savant Orgueil-'
leux, foudroyés dans leur cœur ou dans leur raison par la justice divine;
L'Avare moderne, qui n'est plus l'Harpagon de Molière, mais l'abo-
minable usurier, pillard du denier de la veuve et de l'orphelin des
Assistances publiques ;
L'Envieux, surgissant de son bouge pour briguer le mandat de
député et rouler carrosse sous la cocarde de ministre tricolore ;
Le Gourmand, goinfre du budget, attirant à lui l'assiette au beurre ;
' Le Colérique sectaire, expulsant les religieux de leurs cellules, ou
fusillant des femmes à Châteauvillain ;
Le Paresseux enfin, vautré dans les sinécures d'en-deçà et d'au-delà
des mers, se faisant des rentes avec l'argent des contribuables... * »
m
Bravo, poète ; mais y songez-vous ? Le théâtre qui aurait
ces audaces, ou ce courage, serait traité comme un couvent;
les ministres, la police, les crocheteurs, la franc-maçonne-
rie, la juiverie, tous les pratiquants des six péchés capitaux,
se mettraient en branle contre ce théâtre-là, qui serait une
tribune et un pilori. Ils ne souffriraient pas cette façon
d'Ancienne Comédie^ qui les jouerait sous des masques
transparents : et chose lamentable, vous verriez des cen-
taines de braves gens déserter votre parterre moral, par
crainte de se compromettre eux-mêmes, puis leurs cousins,
puis leur caisse.
Malgré ces prévisions qui n'ont rien de trop chimérique,
nous applaudissons de bon cœur au projet que formule
M. Charles Vincent, et à l'honnête Aristophane qui le réali-
sera. Une réforme dans ce sens-là serait une revanche du
bon sens, du bon droit, de la probité et du patriotisme,
contre les lâchetés qui avilissent un pays, contre les vile-
nies qui le ruinent. Que M. Charles Vincent et d'autres
gens de cœur et d'esprit se mettent à l'œuvre : nous ne leur
ménagerons point nos louanges. Quand le théâtre chrétien
1. Gazette de France, 15 février.
LE THÉÂTRE CHRÉTIEN 599
m
aura fourni cette preuve et produit cette merveille, nous
croirons à ce théâtre ; bien plus, nous corons fortement
induits à crier : Ce théâtre est une institution d'utilité
publique ; on y fait de bonne besogne ; allez-y !
En attendant, si nous avions l'occasion de répéter la
conférence de Paul Féval devant une assemblée de mes-
sieurs et de dames, bien convaincus de la nécessité d'une
réforme pour le théâtre, et sérieusement résolus à tenter
ladite réforme, nous leur tiendrions à peu près ce langage :
Mesdames, Messieurs,
Vous entreprenez de fonder une Ligue contre la licence
du théâtre; j'y applaudis des deux mains : cette ligue fera
le digne pendant de celle qui existe déjà contre la licence
des rues. Soyez sûrs, qu'avec le témoignage de votre
conscience, vous aurez l'approbation et, qui sait? l'appui de
tous les honnêtes gens qui ne fréquentent point dans ces
maisons-là ; c'est quelque chose.
Vous voulez réformer le théâtre ; eh bien, réformez-vous.
Ce sera plus utile assurément, et plus aisé peut-être, que do
créer un théâtre de plus, auquel vous imposeriez l'étiquette
de chrclieii, auquel vous feriez des rentes, mais qui vous
donnerait pas mal de soucis, et peu de profit.
Réformez-vous. Vous allez, tous, ou presque tous, au théâ-
tre. Je ne vous en félicite point; néanmoins je n*ose vous
dire ce que Racine, un homme qui connaissait assez bien
le théâtre, écrivait à son fils atné, en le suppliant de fuir les
les Opéras et les Comédies de Marly '. Vous traiteriez Racine
de dévot et de bigot : ce qui serait deux fois désobligeant
pour l'auteur d*Athatie. Mais souffrez un conseil. N'assistez
jamais à un spectacle où l'on insulte, sciemment ou non,
votre foi ; où l'auteur méprise les lois élémentaires de la
morale; où acteurs et actrices oublient les lois élémentaires
de la pudeur et des convenances.
Que s'il vous arrive, sans le savoir, sans le vouloir, de
tomber sur une pièce indécente, sur un vaudeville^ un drame,
1. Lettre du 3 juin 1697.
600 LE THÉÂTRE CHRÉTIEN
une conTédie, qui serait une glorification de l'adultère, du
divorce, ou d'autres ignominies, plaignez-vous ; sifflez har-
diment :
C'est un droit qu'à la porte on achète en entrant.
Si cela ne suffît point à émouvoir le directeur, ou à ré-
veiller la censure, criez plus fort. Empruntez la voix de la
presse. Cette voix, on l'entend toujours. Il y a encore. Dieu
merci, quelques journaux indépendants et vaillants ; trop
peu sans doute, mais il y en a. Invitez-les, par des récla-
mations motivées, nombreuses, pressantes, à combattre avec
vous ; à soulever contre les hontes dramatiques, l'indigna-
tion et le dégoût. Soyez sûrs que, bon gré mal gré, les gens
de théâtre en seront émus et remués.
Vous-mêmes, combattez de la voix et de l'exemple auprès
de vos amis et de vos proches. Vous êtes indignés : qu'on le
sache autour de vous.
Par contre, applaudissez les auteurs, très rares, qui ont
du talent, qui s'en servent, qui ne le traînent point dans
l'égout.
Mesdames, Messieurs, vous voulez une réforme ; faites-la.
V. DELAPORTE, S. J.
I
LE PROBLÈME DE LA FOI
CHEZ M. PAUL JANET
M. Paul Janet est, en France, un des vétérans de rensei-
gnement philosophique. En 1862, il débutait à la Sorbonne
comme suppléant d'Adolphe Garnier. Depuis, il n'a cessé
d'apporter à la défense des doctrines spiritualistes le secours
de sa parole et de sa plume. Sa philosophie se distingue
par un Ijon sens moyen qui l'incline à accepter les vérités
communes et traditionnelles et le met en défiance à l'endroit
des nouveautés révolutionnaires. Au reste, il aime à se
rendre compte des choses et des mots. Et, s'il est peu fami-
liarisé avec l'art de donner de l'éclat à sa pensée, il ne
manque pas de souplesse dans sa dialectique. C'est un des
derniers survivants de l'école qui compta Adolphe Garnier,
Amédée Jacques, Efhilc Saisset, Jules Simon, et que repré-
sente encore M. Francisque Bouillier. Il recherche comme
cette école les idées claires et distinctes, mais il en a aussi
les vues un peu courtes. On sent vite qu'il s'inspire avant .
tout de Descartes et de Cousin. Pour lui, la scolastiquc est
lettre close. Il en hasardera parfois un timide éloge, tempéré
de nombreuses réserves; mais, à coup sûr, il ne l'a pas
comprise. Et c'est dans cette ignorance ou cette méconnais-
sance, à notre avis, qu'il faut chercher, en grande partie,
l'explication des lacunes, des méprises et des confusions
que présente l'œuvre d'un esprit naturellement droit et
élevé.
Ces méprises et ces incertitudes nous ont particulièrement
frappé dans ce qu'on peut appeler le problème de la foi. Les
éléments de cette question, telle que l'entend M. Paul
Janet, sont épars dans son dernier ouvrage, intitulé Prin-
cipes de métaphysique et de psychologie^. Là sont réunies
1. Paris, Dclagravc, 1897. 2 vol. in-8».
602 LE PROBLÈME DE LA FOI
les leçons professées à la Sorbonne de 1888 à 1894, ainsi
qu'un certain nombre d'articles précédemment publiés
dans la Revue des Deux-Mondes ou la Revue philosophique.
Nous pouvons ainsi embrasser d'ensemble la doctrine de
l'auteur. Il nous donne d'ailleurs ce livre comme son
testament philosophique et l'expression dernière de sa
pensée.
Voyons donc comment M. Paul Janet pose et cherche à
résoudre le problème de la foi. Cette étude présente d'autant
plus d'intérêt que nous sommes ici en face d'une question
qui occupe de plus en plus les esprits et tourmente, à
l'heure présente, les penseurs les plus éminents et les plus
sincères ^
I
Qu'est-ce que la foi pour M. Paul Janet?
L'état d'esprit exprimé par le mot opinion^ dit-il dans son
premier volume, et l'état exprimé par le mot croyance se
rapportent tous deux à un point discuté et discutable. Mais
ce qui dans les autres sciences reste opinion, en philosophie
devient croyance. Le savant est indifférent, au fond, sur la
réalité objective de son hypothèse. Qu'il y ait un seul fluide
ou deux, ou même qu'il n'y en ait pas du tout, que la lumière
se propage par émission ou par ondulation, « tout cela lui
est absolument égal ». Il n'en est pas de même en philoso-
phie. Les doctrines philosophiques existaient précédem-
ment, en grande partie, sous forme de croyances reli-
gieuses. « En passant de la religion à la philosophie, ces
croyances sont restées croyances, c'est-à-dire tenant au fond
de l'âme, aux intérêts de l'âme, liées au sentiment et à
toute la vie morale -. »
Le caractère de croyances, dit un peu plus loin M. Paul Janet, tient à
l'âme plus qu'à la raison pure... L'homme est un être vivant, sentant,
social, historique, composé de toutes sortes d'éléments : il ne peut pas
guider sa vie uniquement par la raison pure; une ataraxie absolue est
1. M. Brunetière et la psychologie de la foi. Études, 5 et 21 mars 1897.
2. Ouvrage cité, tome I^"", p. 43.
CHEZ M. PAUL J4NET 603
impossible et illégitime; tout le monde reconnaît, même les incroyants,
qu'il faut croire à quelque chose; personne ne voudrait être considéré
comme un homme sans conviction *.
La croyance se confondrait donc avec l'opinion par le
caractère problématique de son objet; elle en différerait
par la fermeté de Tadhésion. Cette fermeté naîtrait de la
nécessité, des exigences pratiques de la vie en même temps
que du milieu, de l'hérédité, de l'éducation. Par son côté
instinctif et inconscient, elle serait l'œuvre des circons-
tances, ile nos antécédents surtout, plutôt que notre œuvre
personnelle. Par ce qu'elle a de libre et de volontaire, elle
serait la création de chacun. D'une et d'autre façon, l'esprit
dans son affirmation dépasserait la valeur de l'évidence.
L'auteur ajoute :
Même au point de vue naturel et toute religion positive mise à part,
ils reste toujours deux besoins : savoir et croire ; le besoin spéculatif
et le besoin pratique. Comme savant, j'ai du temps devant moi pour
« ajuster mes opinions au niveau de la raison », comme dit Descartes.
Comme homme, j'ai besoin immédiatement de règles et de principes
pour agir et pour donner un sens et un but à ma vie.
Pour éviter toute équivoque, je n'entends pas seulement, par croire,
admettre des vérités morales et religieuses plus ou moins semblables h
celles que nous ont enseignées les religions positives ; j'entends par là
toute forme de conviction qui ne dépend pas exclusivement de la raison
et de l'examen, et qui est l'œuvre commune de la raison, du sentiment
et de la volonté... Ainsi l'opinion politique de chacun n'est pas exclusi-
vement une œuvre rationnelle et scientifique ; mais chacun, suivant sa si-
tuation, son éducation, les données de son expérience propre, choisit
librement, entre les doctrines régnantes, celle qui lui agrée le plus. II en
est de même des doctrines sociales ou antisociales, religieuses ou antire-
ligieuses, des diverses conceptions qu'on se fait de la moralité, enfin-ct
même des doctrines littéraires et esthétiques. Dans tous ces cas, l'adhé-
sion à telle ou telle doctrine n'est pas un acte de science ; c'est encore,
et la plupart du temps c'est surtout un acte de foi, parce'qu'elle ne
dépend pas exclusivement de l'examen, mais qu'elle est un résultat
complexe dans lequel entrent l'instinct, l'éducation, le milieu, la rénexion^
la sensibilité, l'imagination, en un mot l'homme tout entier'.
1. Ouvrage cite, tome I»"", p. 62,
2. Ouvrage cité, tome I", p. 70-73. Voir tome II, p. 'i91.
604
LE PROBLEME DE LA FOI
On voit le départ que M. Paul Janet fait entre la science
et la foi ; il attribue la première à la spéculation, la seconde
à la vie pratique. On se fait des croyances parce qu'il faut
prendre un parti. Ces croyances forment « une morale par
provision », assez semblable à la morale de Descartes. Sans
doute, la croyance n'exclut pas la raison ; la raison entre
même comme élément dans ce mélange complexe dont la
résultante est la foi. Mais la foi s'oppose à la science en ce
qu'elle n'est pas établie méthodiquement, que toutes ses
assises ne sont pas rationnelles. Par suite, l'examen criti-
que doit nécessairement dissoudre la foi, et mettre à sa
place la science.
Dans le second volume, M. Paul Janet va donner plus de
précision à sa pensée. Il examine la doctrine exposée par
M. OUé-Laprune dans son livre De la certitude morale, et,
à ce propos, il fait une étude directe de la croyance.
Je crois qu'il y a une ville appelée Rome, dit-il ; je crois qu'il y a eu
un homme appelé César. Je crois que le progrès a été la loi de l'huma-
nité ; je crois que la forme républicaine ou la forme monarchique est
la meilleure forme de gouvernement. Je crois que mes amis ne me
trompent pas. Je crois qu'il y aura une autre vie ; je crois qu'il y a un
Dieu. Voilà bien des cas où j'afllrme des vérités, non par une connais-
sance directe, mais par un acte spécial et différent, que j'appelle
croyance ^.
Mais quel est le type de la croyance ? Quel est le procédé
intellectuel qui sert de point de départ et d'exemple à ces
différents emplois du mot foi. « Admettre ce qu'un témoin
« révèle, répond M. Ollé-Laprune, c'est (proprement) croire;
« admettre une vérité évidente, c'est connaître. On connaît,
« on sait proprement quand on voit une chose ou en elle-même
« ou par quelque autre chose ayant avec elle une naturelle
« relation ; on croit quand la chose affirmée demeure cachée
« et que, par conséquent, la raison de l'assentiment est, d'une
« certaine manière, extérieure à ce qu'on affirme. »
♦Sur quoi M. Paul Janet écrit :
Nous ne pouvons admettre cette théorie du témoignage humain. Sans
1. Ouvrage cité, tome II, p. 467.
CHEZ M. PAUL JANET 605
doute, on peut bien convenir d'appeler foi l'acte par lequel nous affir-
mons sur la parole d'aulrui, au lieu d'affirmer par nous-même ; mais ce
n'est là qu'une question de mots, et, dans le fond, le témoignage se
ramène à toutes les lois ordinaires de la connaissance et ne vient nulle-
ment d'un acte surérogatoire de la volonté. Si je crois à la parole des
hommes, c'est en raison d'une induction parfaitement légitime, et
égale en autorité à toute induction scientifique... C'est là une véritable
connaissance, et l'on n'emploie le mot de croyance que par équivoque' .
Tachons de débrouiller toute cette doctrine, et voyons en
môme temps d'où vient la tendance des penseurs modernes
à ramener la croyance au sentiment.
II
Tout d'abord, est-ce vraiment une équivoque que l'usage
du mot de croyance ou de foi pour désigner l'adhésion à
une vérité sur le témoignage d'autrui ?
Nous pensons, au contraire, que c'est là le sens propre
de cette expression. Dans son Traité élémentaire de philoso^
phicy M. Paul Janet lui-même, parlant de la foi, cite cette
définition de Bossuet et, semble-t-il, la fait sienne : « La
foi est un état de l'esprit qui consiste à croire sur le témoi-
gnage d'autrui ". » Le dictionnaire de l'Académie donne
pour premier sens au mot foi : « croyance aux vérités de
la religion. » Mais cette croyance est fondée sur le témoi-
gnage. Et on peut souscrire à ces paroles de saint
Thomas : « Donner son assentiment à une chose à cause du
témoignage d'autrui, c'est, à proprement parler, croire '. »
En tous cas, si on laisse de côté la question du sens pri-
mitif et originaire, il est certain que le langage courant
1. Ouvrage cit<5, tome II, p. 473-474.
2. Voici le texte de Bossuet : « Parmi les choses qu'on ne sait pas, il y
«n a qu'on croit sur le ti'moignage d'autrui, c'est ce qui s'appelle la foi...
Lorsqu'on croit quelque chose sur le tëmoignage d'autrui, ou c'est Dieu qu'on
«D croit, et alors c'est la foi divine, ou c'est l'homme, et alors c'est la foi hu-
maine. » Traité de la conn. de Dieu et de soi-même. Chap. I, § 14.
3. De veritate, q. XIV, a. 9. — Saint Augustin avait d««jà dit : « Com-
prendre est afTairc de raison, croire est alTairc d'autorit<(. » De utilitate
credendi, n° 25.
606 LE PROBLEME DE LA FOI
emploie dans cette acception le mot foi comme les mots
croire et croyance. Il dit : je le crois puisque vous me l'afTir-
mez ; je le crois sur votre parole ; le témoignage de cet
homme est digne de foi ; j'ai foi en votre parole. Cet emploi
est si fréquent, si peu discuté qu'il ne donne lieu, quoi que
semble craindre M. Paul Janet, à aucune « équivoque ».
Pour appeler foi l'acte par lequel nous affirmons sur la
parole d'autrui, il n'est nullement besoin aux gens de
« convenir » entre soi de ce sens. Ce sens n'a rien de
conventionnel, d'arbitraire ou de forcé. En user ce n'est pas
détourner, d'une manière plus ou moins abusive, un mot de
sa signification reçue. Quiconque l'emploie ainsi est certain
de se faire entendre.
Mais, dira-t-on, le langage populaire, comme le langage
savant, se sert de ces expressions foi et croyance dans des
locutions où n'entre pas l'idée de témoignage d'autrui. On
dira à la vue d'objets portés par les flots : je crois que ce
sont bâtons flottants ; ou bien : jecrot5 que c'est un vaisseau.
On dit : je crois vous avoir aperçu hier au loin sur le boule-
vard ; ou encore : je crois arriver demain ; de même : je crois
à l'âme, au devoir, à l'existence de Dieu. — Nous ne nions
pas tout cela. Il s'agit de rechercher ce qu'il y a de commun
dans ces diverses expressions.
L'élément commun, à notre avis, est l'indication d'une
certaine hésitation, suspension, agitation, incomplète satis-
faction de l'esprit. Mais il y a là une notion délicate qu'il
importe de préciser tout de suite pour prévenir tout mal-
entendu.
Certaines opérations intellectuelles laissent l'esprit com-
plètement en suspens, dans l'état de doute proprement dit :
« Est-ce un vaisseau ? Sont-ce bâtons flottant sur l'onde ? »
Je ne puis me déclarer; j'ai autant de raisons pour admettre
une hypothèse que l'autre, pour croire l'une que l'autre. Par-
fois il arrivera que les motifs perçus feront plutôt incliner
l'esprit d'un côté; mais ils seront insuffisants à lui faire pren-
dre une décision ferme. Une alternative est probable, mais
l'autre n'est pas dépourvue de vraisemblance. L'esprit se
CHEZ M. PAUL JANET 607
forme une opinion, opinion qui adopte un parti sans exclure
la possibilité de Thypothèse contraire. « Tout bien considère*,
dira l'un, je crois que ce ne sont que bâtons flottants ; cepen-
dant je ne jurerai de rien. — Somme toute, dira l'autre, je
crois i\\xe c'est un vaisseau qui vient à nous; mais je n'en
donnerai pas ma main à couper. — Le monsieur que j'ai
aperçu de loin sur le boulevard, avait votre taille, votre
démarche ; je crois bien que c'était vous-même ; cependant
j'ai pu être trompé parla distance. — Je me propose d'arri-
ver demain, mes préparatifs sont achevés ; je crois donc que
j'aurai le bonheur de vous entretenir; toutefois, au dernier
mçment, un obstacle peut se présenter ; je ne dirai donc pas :
j'arriverai 5«/i5/rtM/e. »
Mais l'esprit n'est pas toujours réduit à se contenter du
doute ou de l'opinion ; il peut aller jusqu'à l'assentiment
absolu. 11 lui arrive d'avoir l'assurance qu'il perçoit le vrai,
que les choses sont ainsi et ne sont pas autrement. Il tient
que cela est ; il l'aflîrme sans balancer, sans hésiter. Il se dit
certain. Cet état subjectif de certitude ne répond pas toujours
nécessairement à la réalité : les apparences peuvent tromper,
l'esprit peut errer par précipitation à décider. Mais d'ordi-
naire, la certitude naît de Vévidence de la vérité, des motifs
clairs d'affirmation.
Ces motifs appartiennent tantôt à l'ordre métaphysique :
« tout ce qui commence a une cause, le tout est plus grand
que la partie ; » — tantôt à l'ordre physique, au cours ordi-
naire de la nature : « les corps laissés à eux-mêmes tendent
au centre de la terre ; » — tantôt à l'ordre moral, au témoi-
gnage humain et aux lois qui le régissent : « Louis XIV a
existé. » De cette triple espèce de motifs découle une triple
espèce de certitude : certitude métaphysique, certitude phy-
sique, certitude morale. Mais ce ne sont pas trois certi-
tudes d'essence difl'ércnte ni trois degrés de certitude. La
différence qui les distingue n'est pas prise de la fermeté plus
ou moins grande avec laquelle l'esprit se prononce. Elle est
étrangère à la fermeté de l'adhésion, par suite à l'essence
même de la certitude. Cette différence se rapporte unique-
ment au motif déterminant. Je suis aussi certain de l'exis-
tence de Louis XIV que de la pesanteur de tous les corps.
608 LE PROBLEME DE LA FOI
que de Tapplication universelle du principe de causalité.
Sfir chacun de ces points, mon affirmation est exempte de
toute crainte d'erreur. En ce sens, la certitude morale ne
diffère nullement de la certitude métaphysique ou de la cer-
titude physique, et M. Paul Janet a raison de dire : « Il n'y a
pas là une certitude spéciale d'un genre nouveau, mais la
même certitude que dans les sciences expérimentales. »
L'expression certitude morale reçoit parfois une autre ac-
ception. Elle indique encore l'assentiment ferme de l'es-
prit, le choix définitif entre deux alternatives ou deux partis;
mais cet assentiment n'est pas arraché par l'évidence impé-
rieuse de la vérité, ce choix n'est pas tellement catégorique
qu'il exclut toute appréhension et toute crainte. Il reste ou
il s'élève dans l'esprit certains doutes ; seulement ces
doutes ne sont pas assez sérieux pour empêcher un homme
_ de se décider spéculativement ou d'agir dans le cours ordi-
naire de la vie selon les règles de la prudence morale. De
là le nom de certitude morale donné à cet état d'esprit.
De nouveau, ces doutes peuvent être de deux sortes. Les
uns sont vraiment fondés; il s'agit de difficultés réelles. Ce-
pendant je ne m'y arrête pas, et en passant outre, je ne mérite
pas d'être taxé d'imprudence. Par exemple, je sais mon ami
exact ; il m'annonce son arrivée pour demain : je l'attends
avec sécurité. La pensée me viendra : « Après tout, un obs-
tacle peut surgir qui l'empêche de partir. » Mais j'écarte
cette pensée, et je me dispose à le recevoir. A ce genre de
certitude morale appartiennent un certain nombre de ces
décisions pratiques où M. Paul Janet a vu des actes de
croyance : il s'agit de prendre un parti, il est nécessaire
d'agir, l'esprit ne peut rester toujours en suspens. — H y a
un autre doute qui ne repose que sur des apparences de
raisons, des fantômes de difficultés. Ces raisons, ces
difficultés sont vaines; soumises à l'examen et à la cri-
tique, elles s'évanouissent. Cependant elles se présentent
à l'esprit; et bien que je puisse, que je doive les écar-
ter, encore suis-je dans la nécessité de faire cet effort pour
me mettre l'esprit pleinement en repos. Les théologiens
CÏftz M. PAUL JANET 609
ont donné à ce doute le nom d'imprudent, parce que ce se-
rait faire preuve de peu de prudence ou de sagesse que de
s'y embarrasser. Ce doute est compatible avec la certitude.
Comme dit Leibnitz, en certains cas « on ne saurait douter
sans mériter d'être fort blî\mé ». Et M. Ollé-Laprune observe
sur ces paroles : « II y a certitude si douter est blâmable.
L'indice de la certitude, ce n'est pas toujours cette liaison
nécessaire entre les idées, qui rend le doute absolument et
métaphysiquement impossible : là où cette contrainte lo-
gique n'existe pas, il est possible de douter; mais le doute
n'est point par cela môme permis, légitime, raisonnable. Or
ce qui suffit à la certitude, c'est précisément que l'on ne
puisse douter sans se rendre digne de blâme, sans se blâ-
mer soi-même, sans encourir les reproches secrets de la rai-
son, sans avoir le sentiment que l'on fait tort à la vérité en
hésitant à la reconnaître'. »
Certaines vérités ne donnent pas lieu à ce doute, par
exemple l'existence de ma pensée, les axiomes fonda-
mentaux des mathématiques et de la philosophie. Mais, à
parler franc, ces vérités ne sont pas tellement nombreuses.
Contre quelle affirmation n'a-t-on élevé aucune objection?
Quelle doctrine philosophique ou scientifique est admise
sans conteste ? Or il suffît qu'on ait formulé contre une vérité
quelconque une objection qui présente un sens, pour que
cette vérité soit susceptible de ce doute imprudent^ pour
qu'on sente le besoin, à de certains moments, de dissiper le
nuage qui altère la sérénité de notre certitude. Ce ne seront
que vapeurs sans consistance, feux-follets, bulles de savon,
mais encore faudra-t-il souffler dessus pour n'en pas être
importuné. L'objection sera sophistique, mais encore faudra-
t-il l'écarter. La vérité ne s'imposera pas avec une évidence
géométrique et, pour ainsi dire, brutale. C'est le cas de ce
que les théologiens appellent la certitude morale au sens
strict.
La certitude de l'existence de Dieu n'échappe pas à ces
éclipses possibles. Les théologiens admettent que la néga-
tion de Dieu peut être unie à la bonne foi pendant un certain
1. De la certi(u4c morale, 2« ëdit. 1892, p. 244.
LXXI. — 39
610 LE PROBLEME DE LA FOI
temps. Tout a-t-il commencé par un acte pur et absolu ou par
l'évolution d'un être en puissance? S'il est absurde de dire
que ce qui existe est sans cause, est-il plus raisonnable de
penser avec Descartes que l'Être suprême s'est produit lui-
même? Puis viennent les attributs moraux : Comment conci-
lier la bonté de Dieu avec l'existence du mal, sa liberté avec
la nécessité qui l'enchaîne au plus parfait? A toutes ces
interrogations il y a des réponses; à tous ces problèmes il y
a des solutions. Mais réponses et solutions sont à chercher;
elles ne sont pas immédiates pour tous les esprits.
Et qu'on ne dise pas que dans ces questions qui intéressent
la conduite morale, le doute ne vient que de la passion, que
ce sont uniquement les vapeurs d'en bas qui obscurcissent
l'intelligence. D'où qu'il vienne, provoqué ou subi, le doute,
une fois entré dans l'âme, existe et demande un effort pour
être expulsé. Puis, peut-être des esprits nourris dans un
dogmatisme continuel et absolu sont-ils portés à suspecter
trop vite la sincérité de ceux qui ne pensent pas en tout
comme eux. L'éducation, le milieu, l'application de tout
l'esprit dans une seule direction exagèrent certains besoins
natifs de la raison, atrophient certaines facultés, amènent
certains états intellectuels où des arguments qui nous
paraissent évidents ne rendent plus aucun son, mais tombent
dans l'esprit comme une monnaie de plomb sur le marbre.
Les uns n'entendent que les faits, les autres que les raison-
nements; les uns vous répondent : c'est du sentiment; les
autres : c'est de la métaphysique. On ne convainc pas tous
les esprits par les mêmes arguments ; ou mieux, on ne prend
pas deux esprits de la même manière. Bref, il n'est pas de
vérité qui, sous certains aspects, ne' donne lieu à des doutes
plus ou moins fondés, plus ou moins tenaces. D'ailleurs les
vérités d'ordre moral, à cause de leur complexité, de leurs
ramifications multiples, présentent plus facilement le flanc
aux objections que des vérités plus simples de l'ordre méta-
physique ou de l'ordre physique.
Quand il s'agit du témoignage humain, le doute avec toute
sa gamme de gradations et de nuances variées, surgit plus
fréquemment encore. C'est que nombreuses sont les condi-
tions dont l'ensemble assure au témoignage une autorité
CHEZ M. PAUL^JANET 611
incontestable. Celui qui me parle s'est-il bien rendu compte
de ce qu'il rapporte? N'est-il pas victime de quelque illusion
involontaire ? Et si le témoignage n'est pas immédiat, l'exac-
titude du récit en passant de bouche en bouche, d'écrit en
écrit, n'a-t-elle pas subi quelque atteinte, n'a-t-elle pas fait
place ou donné entrée en chemin à la légende, au mythe,
aux mille créations de la fantaisie ou de l'imposture?
Voilà de nombreux cas où peut se glisser le doute, doute
souvent réductible, apparence plutôt que réalité, doute fugi-
tif, instantané. Mais enfin l'esprit n'est pas subjugué, de
prime abord, par une raison rigoureusement démonstrative,
par une preuve de tous points catégorique. L'affirmation sera
une affirmation de foi, de croyance.
III
Mais précisément de l'existence de ce doute naît l'inter-
vention de la volonté. Quel sera ce rôle? Sera-ce de nous
amener à « afïirmer, par une sorte de saltus, des consé-
quences non contenues dans les prémisses, des causes
disproportionnées aux effets, le plus en partant du moins »,
de « constituer un supplément de preuves » et de « conférer
une certitude qui lui soit propre » ? M. Paul Janct ' prête
cette doctrine, — à tort, croyons-nous, — à M. Ollé-Laprune,
et il semble supposer que la volonté ne peut intervenir
autrement dans la croyance. Mais tel n'est pas le rôle que
les théologiens et les philosophes scolastiques lui attribuent
et que nous lui attribuons à leur suite. Ce rôle, il s'agit de
l'expliquer.
Pourquoi M. Paul Janet dénature-t-il rintcrvenlion de la
volonté et juge-t-il que celte intervention, étant illégitime,
doit être écartée? C'est qu'il ramène tout acte de croyance à
une simple induction.
Si je crois, écrit-il, à la parole des hommes, c'est en vertu d'un5
induction parfaitement légitime, et égale en autorité à toute induction
scientifique. C'est que l'expérience m'a appris, soit chez moi-même,
soit chez les autres, que l'homme ne trompe jamais quand il n'a pas
1, Ouvrage cit(5, II, p. 475 et 473.
612 LE PROBLEME DE LA FOI
d intérêt à le faire, ou quand on a des raisons de supposer qu'il n'est
pas trompé lui-même. Les règles du témoignage et de la critique
scientifique sont des règles très précises, qui ne sont que des cas par-
ticuliers des lois générales de l'induction. Je conclus des paroles du
témoin aux faits attestés avec la même certitude et en vertu des mêmes
pi'incipes qui me font conclure en général du signe à la chose signifiée,
par exemple des vestiges fossiles laissés par les plantes qu'il y a eu
une flore à telle ou telle période géologique. Il n'y a pas là une certi-
tude spéciale d'un genre nouveau, mais la même certitude que dans les
sciences expérimentales ; seulement, les signes étant plus douteux et
plus difficiles à interpréter, il y a beaucoup plus de part à faire à la
probabilité qu'à la certitude * .
Il y a du vrai dans cette explication. II existe certainement
de Tanalogie entre Tadhésion au témoignage et l'induction
scientifique. On pourra même dire que, dans certains cas,
Tinduction est stricte et donne lieu à une conclusion rigou-
reuse. Je n'ai pas connu personnellement Jules César et nul
de notre génération ne l'a connu, cependant j'en affirme
l'existence avec une absolue certitude. Elle nous est attes-
tée par des témoignages si multiples et si concordants ;
cette existence ainsi attestée se trouve mêlée à la trame
d'événements si graves et d'une valeur historique éga-
lement si bien établie que tout soupçon d'erreur ou de
supercherie est impossible. Un doute même passager ne
peut se présenter à un homme de bon sens. Nous admettons
avec M. Paul Janet qu'il y a, dans ce cas, « une véritable
connaissance », où la volonté n'a que faire d'intervenir.
Mais il n'en va pas toujours de la sorte. Le doute se
glisse souvent dans le témoignage humain, nous l'avons vu,
doute de pure apparence en bien des cas, fantôme de doute,
mais enfin doute à écarter pour arriver à un assentiment de
calme certitude. A qui revient le rôle de chasser ces mou-
ches importunes ? à la volonté. Certes en cela, elle agira
sagement, mais c'est elle qui agira. Elle forcera, elle amè-
nera l'intelligence à considérer avec plus d'attention la
valeur des motifs d'assentiment, la frivolité des raisons
contraires. Ainsi elle l'empêchera de se laisser impres-
1. Ouvrage cite, II, p. 474.
CHEZ M. PAUL JANET . 613
sionner, influencer par ces difficultés vaines ; elle rendra
au regard de la raison toute sa limpidité, et toute son indé-
pendance à son jugement.
Sur le récit de Nansen, je crois qu'il n'y a pas de mer
libre au pôle. L'intelligence, la loyauté de l'explorateur me
sont un sûr garant de sa parole. Cependant il n'est pas
métaphysiquement impossible qu'il ait voulu, en niant
l'existence de cette mer libre, justifier le succès seulement
partiel de son expédition. La fatigue, les privations, un long
isolement ont pu altérer l'usage de ses sens, la perspicacité
ou la rectitude de son esprit. II n'a fait le voyage qu'une
fois, peut-être en une saison défavorable ou en une année
exceptionnellement froide, etc., etc. Dès qu'on tourne son
attention du côté des objections, on en voit surgir de toutes
parts. C'est un gibier très abondant, et il en sort de tous
les buissons. A la volonté de mettre tout cela en fuite, de
rétablir l'intelligence dans la sécurité de son assentiment;
et dans le cas de ces doutes dits imprudents,, la volonté en
intervenant agira avec pleine sagesse, et l'assentiment
qu'elle assurera à l'intelligence sera d'absolue certitude.
Celle-ci n'en sera pas réduite, comme le veut M. Paul Janot,
à des « signes douteux », u difliciles à interpréter », par
suite obligée de faire « beaucoup plus de part h In pro])a-
bilité qu'à la certitude ».
La contradiction où tombe M. Paul Jancl montre le i oh;
faible de son explication. Il attribue d'abord à la croyance
toute la rigueur d'une induction, pouvant donner lieu à une
corlitude absolue, à la même certitude qui me fait conclure
« du signe à la chose signifiée, par exemple des vestiges .
fossiles laissés par les plantes » à l'affirmation « qu'il y a
eu une flore à telle ou telle période géologique ». Puis il
enseigne que le témoignage ne conduit guère qu'à la proba-
bilité, n'engendre guère que la vraisemblance.
Et plus loin : « La croyance n'est pas, selon nous, un acte
essentiellement difl'érent de la connaissance. C'est une
induction, mais une induction incomplète et imparfaite. La
croyance court toujours quelque risque ; elle n'ofi*re jamais
qu'une certitude insuffisante au point de vue absolument
614 LE PROBLEME DE LA FOI
stricte « Non : le témoignage peut offrir une certitude abso-
lument rigoureuse, et d'autre part, cette certitude peut
demander l'intervention de la volonté. Tout s'explique par
l'existence de ces doutes imprudents. Les irrésolutions de
doctrine chez M. Paul Janet viennent de ce qu'il a négligé
cette considération.
Il y un autre caractère à envisager dans la croyance. « Je
conclus, dit M. Paul Janet, des paroles du témoin aux faits
attestés avec la même certitude et en vertu des mêmes
principes qui me font conclure en général du signe à la
chose signifiée, par exemple des vestiges fossiles laissés
par les plantes, qu'il y a eu une flore à telle ou telle période
géologique. »
On doit au moins accorder que le rapport à la chose
signifiée n'est pas le même de part et d'autre. D'un côté,
il s'agit d'un lien intrinsèque et nécessaire; de l'autre, le
lien est extérieur, le rapport n'est pas tiré de l'essence
même des choses. De l'existence de vestiges fossiles, je
conclus à l'existence d'une flore antérieure, comme je
conclus de l'effet à la cause, ou mieux du même au même
sous un premier état qui a nécessairement précédé le second.
Ainsi quand je vois un homme mort, je me dis qu'autrefois
il a été en vie ; quand je vois un vieillard, je puis affirmer
qu'autrefois il a été enfant. Il y a eu un lien d'ordre onto-
logique.
Dans le témoignage, le lien appartient à l'ordre logique.
De là précisément ces doutes plus ou moins fondés •. L'es-
prit a besoin de connaître les choses soit en elles-mêmes,
soit dans leurs raisons ou l^urs conséquences intimes. Une
connaissance qui ne les atteint que par l'extérieur, pour
ainsi dire, ne le satisfait pas. Il a peine à se mettre parfai-
tement en repos et cherche à pénétrer l'objet par le dedans.
A bout d'arguments contre la vérité d'un fait qui les gêne et
qui leur est attesté par des témoignages écrasants, il se
trouve des gens qui répondent : Après tout, je n'y étais pas !
1. Ouvrage cité, II, p. 478,
2. Saint Thoi«»as, De veritate, q. xiv, a. 1 ad finem.
CHEZ M. PAUL JANET 615
Et cette réponse, la passion aidant, endort peu à peu dans
leur conscience le sentiment de l'obligation de croire.
Je suppose, continue M. P. Janet, que je suis forcé d'agir; de là,
la nécessité de prendre un parti. Dès lors, quoi de plus raisonnable
que de s'adressera un homme que l'on croit plus capable que soi? Quoi
de plus conforme aux règles d'une légitime induction que de se dire,
par exemple : « Un homme plus âgé que moi, a plus d'expérience;
il doit savoir ce que je ne sais pas moi-même ; » ou encore : « Un
homme connaît mieux les affaires qu'une femme; je m'en fierai donc
au jugement d'un homme ? » C'est de là que vient la pratique du man-
dat dans tous les genres. Je ne puis pas me soigner moi-même, ne
sachant pas la médecine : je m'adresse au médecin. Ne sachant pas le
droit, je m'adresse à l'avocat. Même, s'il s'agit de morale, je puis
croire qu'un sage, un saint homme, un prêtre qui fait son état d'étudier
les consciencesL, en sait plus que moi, homme du monde, sur les délica-
tesses et surtout les sévérités de la morale. C'est donc une opération
très légitime et conforme à toutes les lois de la logique que de s'adres-
ser en tout à plus savant que soi '.
Sans doute, cela est très logique et très sage, et nous te-
nons que la foi est, dans bien des cas, chose très rai-
sonnable. Mais ce que Texpéricnce seule prouve, c'est qu'on
ne conclut pas toujours de l'attestation d'un témoin comme
l'on conclut des prémisses d'un syllogisme. L'absence dans
le témoignage d'un lien intrinsèque, lien qui existe dans la
seconde opération, fait que, s'il y a de part et d'autre induc-
tion, l'induction n'est qu'analogue. L'esprit inclinéou convain-
cu par le témoignage garde un besoin : percevoir lui-même
l'objet, ou faire lui-même la démonstration.
M. Paul Janet ajoute :
Et ce qui prouve bien qu'il ne s'agit pas ici d'une certitude spéciale,
fondée sur des principes différents de ceux qui fondent la certitude en
général, c'est que, dans tous les cas cités, le conseiller que j'ai choisi
peut se tromper et nie. tromper '.
Nous adinotlons aussi, — et nous l'avons dit plus haut, —
qu'il n'y a en réalité qu'une certitude, fondée sur un prin-
1. Ouvrage citi?, II, p. 475-476.
2. Ouvrage cit(5, tome II, p. 475-476.
616 LE PROBLEME DE LA FOI
cipe unique, l'évidence de l'objet, que la distinction qu'on
établit entre la certitude métaphysique, la certitude phy-
sique et la certitude morale est tirée seulement du motif
prochain qui la détermine. Mais nous ne voyons pas comment
l'erreur possible du conseiller démontre l'unité de certitude.
La remarque de M. Paul Janet prouve seulement qu'après
avoir attribué à la croyance la pleine certitude, il ne lui
accorde ensuite que la probabilité. Bien plus, dès qu'il y a cer-
titude, il n'y a plus croyance : l'existence de Rome, l'exis-
tence de César ne sont pas objet de croyance, mais de
science. C'est la confusion déjà indiquée, confusion inévi-
table, si l'on ramène la croyance, en tous points, à une induc-
tion purement logique où la volonté n'a pas à intervenir,
ne peut légitimement intervenir.
IV
Dans son procédé intellectuel, la foi divine ne diffère pas
de la foi humaine.
Soit ce dogme chrétien : en Dieu, il a trois personnes.
Comment connaissons-nous cette vérité ? Par révélation^
c'est-à-dire par témoignage. Les écrivains évangéliques,
pour ne point parler de la tradition, nous ont transmis cet
enseignement qu'ils ont eux-mêmes reçu de leur maître.
Les Evangiles sont un livre historique auquel s'appliquent
toutes les règles de la critique historique. Or la critique,
après l'enquête la plus minutieuse, établit que ce livre a
été écrit au premier siècle de l'ère chrétienne, au temps
des faits qu'il rapporte, que ces faits se sont réellement
passés et sont exactement racontés. Mais ces faits sont de
nature telle que leur auteur doit être en possession de la
nature divine, comme lui-même l'a d'ailleurs affirmé. Donc
Jésus-Christ, qui est cet auteur, est Dieu. Par suite, il parti-
cipe à l'infaillibilité divine et ses enseignements ne sau-
raient être que vrais. Et comme dans cet enseignement se
trouve compris le dogme de la Trinité, ce dogme est digne
de ma créance. Le jugement que je formule ainsi est appelé
par les théologiens yw^emerti de crédibilité. Tout ce qui le
prépare constitue ce qu'ils nomment préambules de la foi.
CHEZ M. PAUL JANET 617
Reste à formuler l'acte de foi lui-même : je crois à un Dieu
en trois personnes.
L'acte est sage, prudent, raisonnable. Et cependant cette
conclusion peut-elle être assimilée à la conclusion d'un
théorème de géométrie ? Sommes-nous en présence d'une
induction strictement et rigoureusement scientifique ?
L'affirmation finale sort-elle des préliminaires comme de
prémisses logiques, au sens précis du mot?
Tout certains que sont ces préambules, ils rentrent dans
cet ordre de vérités dont la certitude laisse flotter autour
d'elle les doutes réductibles, les objections solubles, les
difficultés apparentes dont nous avons parlé. Ces doutes, ces
objections, ces difïicultés, le croyant, ou l'homme qui cher-
che à s'éclairer sur les fondements de la foi, les a dissipées
après sérieux examen. Cependant il arrivera que son esprit
en est de nouveau harcelé, importuné. Si nombreuses sont
les controverses qui ont été accumulées par les critiques de
tous les siècles autour des Evangiles ! Ces controverses ae
présentent plus ou moins confusément à sa pensée. Puis les
préliminaires à admettre forment un ensemble dont la com-
plexité est de nature à rendre moins nette la perception de
l'intelligence, moins ferme son adhésion : science et exacti-
tude des narrateurs, intégrité de la transmission de leur
témoignage ; impossibilité de toute explication naturelle
des miracles attribués à Notre-Scigneur, même du miracle
de sa résurrection ; enseignement formel de la distinction
des trois personnes en Dieu. Enfin, dans le cas présent,
bien qu'il s'agisse d'une question de fait, Jésus-Christ a-t-il,
oui ou non, enseigné le dogme de la Trinité? ce fait se
rapporte à une doctrine. Or, en pareils cas, par une con-
fusion comme instinctive et souvent inconsciente, l'esprit s^
surprend à vouloir examiner la doctrine en elle-même. A
chaque instant, il est tenté de dévier de la critique histori-
que pour faire de la critique philosophique. L'obscurité du
mystère projette son ombre sur l'évidence du fait.
Il n'est pas jusqu'aux conséquences morales et pratiques,
qu'on entrevoit au bout de la croyance à la révélation, qui
n'altèrent la sérénité du jugement. Non qu'il y ait, à propre-
ment parler, dans cette disposition, mauvaise foi, manque
618 LE PROBLÈME DE LA FOI
de loyauté ; non que, dans la crainte d'être obligé à changer
sa vie, on ferme de propos délibéré les yeux à la lumière.
Mais c'est le bloc, depuis la véracité des Évangélistes
jusqu'au signe de croix et à la confession, qu'on voit d'en-
semble et qui trouble le jugement. Il faut que la volonté
intervienne pour mettre l'ordre et la méthode dans la mar-
che de l'esprit, pour le forcer à réduire la difficulté graduel-
lement et par parties, pour l'empêcher de se laisser prendre
aux tromperies de vaines apparences ou de revenir à des
difficultés déjà résolues.
Dans la série des déductions qui préparent l'acte de foi,
il n'y a pas de lacune ou de fissure. Il faut bien le penser,
puisque des esprits aussi exigeants que saint Augustin,
saint Thomas d'Aquin, Bossuet, Gauchy, Pasteur, n'en ont
pas trouvé. Cependant comment se fait-il que tous ceux qui
instituent le même examen, dans des conditions favorables
d'intelligence, ne tirent pas la même conclusion? Sinon que
cette conclusion n'est pas simple affaire de logique, que les
préliminaires sont à l'égard de cette conclusion plutôt des
quasi-prémisses que des prémisses strictes, que la foi est
chose de raison sans être la conséquence d'un pur raison-
nement^, qu'il lui faut la détermination finale de la volonté,
et que la volonté, étant libre, échappe aux lois uniformes et
fatales de la nécessité. Chose digne de remarque : saint
Thomas, dans les articles qu'il consacre à la foi, soit dans la
Somme, soit dans les Questions disputées, insiste plus sur le
rôle de la volonté que sur celui du témoignage : tant ce rôle
de la volonté est capital et délicat à mettre en lumière.
Dans l'acte de foi, la volonté a un autre rôle plus direct
^t plus intime. Non seulement elle empêche l'esprit de se
laisser arrêter par de vaines objections, mais elle l'incline
positivement à adhérer à la vérité. Par ce côté, la foi se
rapproche, dans son procédé, de l'opinion. En présence de
deux propositions probables, c'est-à-dire dont les raisons
adverses se balancent d'une façon plus ou moins égale, la
1. Comparant la foi avecla science, saint Thomas dit, après saint Augustin,
que dans la science l'assentiment suit de l'examen, dans la foi l'examen
accompagne l'assentiment. — De vtritate, q. xit, a. 1.
CHEZ M. PAUL JANET 619
volonté décide rassentiment en un sens ; non qu'elle dicte
à la raison son jugement, mais elle la*livre à l'influence
d'une des alternatives. De même dans la foi. La volonté
place l'intelligence en face de certains objets et laisse ces
objets agir sur elle de tout leur poids.
Et quel est cet objet ? Sont-ce les préliminaires, les rai-
sons de croire ? Non, c'est la véracité divine elle-même.
Soit la proposition : Il y a trois personnes en Dieu. La
volonté laisse la véracité divine projeter sur cet enseigne-
ment toute sa lumière, c'est-à-dire toute sa valeur d'attesta-
tion, toute la garantie de son témoignage. Elle écarte l'écha-
faudage de preuves par lequel l'intelligence s'était démontré
à elle-même le bien fondé du fait de la révélation ; elle
prend le fait de la révélation pour établi, — ce qu'elle peut
légitimement, — et elle laisse la souveraine autorité de la
véracité divine emporter un assentiment victorieux au
dogme de la Trinité. Ainsi la volonté détermine ou com-
mande^ comme disent les théologiens, l'acte d'adhésion au
moyen de l'objet. Dan» cet acte d'adhésion, l'intelligence n'est
plus poussée comme d'en bas par la force des raison»
perçues; elle est saisie d'en haut par la toute-puissante et
triomphante valeur de l'afllrmation divine. Si la poésie était
de mise en théologie et en philosophie, nous dirions qu'ici
rintolligence ressemble à l'aigle qui ne s'élève avec effort
jusqu'au plus haut sommet que pour, de là, se laisser em-
porter par un souiïle plus puissant.
Aussi l'adhésion de foi ne participe pas seulement à la
fermeté des raisons humaines : elle a la solidité du témoi-
gnage de Dieu pris en soi, solidité souveraine, assiette
inébranlable, certitude qui surpasse toute certitude. De là,
naît la sécurité parfaite, le repos calme et paisible, en même
temps que l'intrépide constance de celui qui croit. De là
vient aussi que la foi religieuse a été prise pour le type de
la certitude, de la certitude parfaite sans hésitation ni
trouble.
Et précisément parce que cette solidité n'est pas fondée
immédiatement sur les raisons préalables de croire, elle ne
dépend pas de la perspicacité qui a fait pénétrer plus ou moins
ces raisons ; elle peut être et elle est égale chez le savant
620 LE PROBLEME DE LA FOI
et chez l'ignorant. La foi du charbonnier se trouve être
aussi inébranlable Çt en même temps aussi raisonnable que
la foi du critique. Par éducation d'esprit, par besoin intel-
lectuel, peut-être par devoir de profession, le critique se
reprendra de temps en temps à examiner si toutes les
pièces de l'échafaudage sont étroitement agencées, si rien
ne risque de céder ici ou là. Le charbonnier se contentera
comme préliminaires de l'affirmation de son curé, sommai-
rement appuyée de quelques faits qu'il ne songera pas à
discuter, se reposant d'ailleurs dans la pensée que son curé
est en communion de foi avec toute l'Eglise croyante. Foi de
part et d'autre raisonnable, et foi qu'on pourrait appeler,
de part et d'autre, aveugle, si l'on ne craignait l'équivoque
du mot. En un sens, toute foi est aveugle. Car si le croyant
ne croit pas sans raisons, au moment où il croit il ne regarde
pas aux raisons de croire, c'est-à-dire aux raisons préalables
de croire, à la critique historique du témoignage. Dieu a
parlé ; il croit : c'est là tout l'acte de foi.
Nous avons dit plus haut qu'en général on peut appliquer
à la foi divine ce qui est vrai de la foi humaine. Cependant
ce parallélisme ne doit pas aller jusqu'à une assimilation
complète, et il est un point où il cesse de se vérifier. Dans
le témoignage humain, le point où porte la principale diffi-
culté, le point qui s'impose surtout à l'examen, c'est la
véracité du témoin, la valeur de son témoignage, les garan-
ties que son affirmation présente. La question de savoir s'il
a vraiment affirmé telle chose ne se pose que dans le cas
du témoignage médiat ou transmis, et il est facile de se
rendre compte que si les critiques ne négligent pas cette
considération, ce n'est cependant pas là-dessus que se
porte leur principal effort. Dans le problème de la foi divine,
c'est au contraire le point où se concentre toute la critique.
Pour qui admet l'existence de Dieu, sa véracité ne saurait faire
doute. Mais Dieu a-t-il parlé ? C'est ce qui est à examiner. Et
ce point une fois établi, le croyant peut s'abandonner en toute
confiance à la véracité divine. Assurément, c'est par le
témoignage humain que la révélation nous est transmise, et
ainsi, chez le croyant, la foi divine se superpose en quelque
CHEZ M. PAUL JANET 621
sorte à la foi humaine. Mais la foi humaine reste dans le
vestibule du temple ; c'est à la véracité divine seule que
le croyant, dans son acte de foi, fait hommage.
Car la foi est un hommage ; elle reconnaît et proclame la
véracité ou la loyauté de celui à qui elle donne sa confiance.
Les hommes l'ont toujours entendu de la sorte. Pour
emprunter un exemple à M. Paul Janet, lorsque Alexandre
buvait la potion présentée par son médecin Philippe, qui
lui était dénoncé comme voulant l'empoisonner, il lui attes-
tait l'assurance qu'il avait en sa fidélité. Aussi les hommes
savent-ils gré à ceux qui ont foi en leur parole. Nouvelle
preuve, pour le dire en passant, de l'intervention de la
volonté dans la croyance. Un élève, sur la démonstration de
son professeur, admet le théorème du carré de l'hypoténuse :
le professeur ne se sent pas tenu de reconnaissance envers
son élève. L'élève admet un récit sur la parole du maître :
celui-ci verra dans cette docilité une marque de confiance.
La foi religieuse est donc aussi un hommage rendu à la
véracité divine, et la théologie parle du culte de l'intelli-
gence rendu à Dieu par la foi. Par la foi, dit saint Paiil, l'in-
telligence se « met en captivité »; c'esl-à-dire, comme l'ex-
plique saint Thomas, elle s'enchaine non par les liens qui
lui sont propres et naturels, la vue de la connexion logiqiic
des objets, mais par des liens qui lui sont imposés du
dehors, l'attestation de Dieu'. Comme cet hommage est
volontaire et libre, il y a lieu aussi de parler du mérite de la
foi, et c'est avec raison que le christianisme a fait de la foi
une vertu. Mais en môme temps combien cet hommage est
raisonnable et sûr! Combien est fondée la confiance du
croyant! Après tout, Philippe aurait pu être un malhonnête
homme. Dieu, comme le dit la formule de nos catéchismes,
ne peut se tromper ni nous tromper. C'est en toute sécurité
que le croyant se repose en lui et s'en repose de la réalisa-
tion de ses promesses sur lui. On ne comprend pas qti'un
homme avisé comme M. Paul Janet ait pu admettre ou attri-
buer h M. Ollé-Laprune cette théorie de la foi chrétienne :
« S'il y a un Dieu, sans doute j*aurai du mérite auprès de lui
1. Saint Thomas. De veritatt, q. xiv, a. 1.
622 LE PROBLEME DE LA FOI
de l'avoir cru sans preuves sufïisantes ; cette confiance est
belle; mais elle ne fait pas qu'il y ait un Dieu, et elle ne
peut rien ajouter aux raisons qui le démontrent ^ » Comme
si le chrétien croyait sans preuves suffisantes! Comme s'il
était beau de donner sa confiance sans garanties suffisantes !
Comme si la foi prétendait établir l'existence de Dieu qu'elle
suppose!
La foi admet la raison, mais elle la dépasse. Le croyant se
fait honneur à lui-même en même temps qu'il fait honneur à
Dieu.
Nous verrons, dans un prochain article, ce que M. Paul
Janet pense de la théologie, en particulier dans ses relations
avec la philosophie.
1. Ouvrage cité, II, p. 477.
L. ROURE, S. J.
UNE VIEILLE QUESTION DE COLLÈGE
I
Si la cause du cantique populaire avait encore besoin
d'être plaidée, il n'y aurait pas de meilleur argument à faire
valoir en sa faveur qu'une solennité comme celle qui eut lieu
dans la basilique de Montmartre le 17 janvier de cette année.
Les noces d'argent de l'Œuvre du Vœu national avaient
attiré une foule énorme pour l'olTice du soir. Seuls, les
privilégiés, munis de cartes, purent pénétrer à l'intérieur.
Si vastes que soient les dimensions du monument, elles
seront toujours insuffisantes pour des circonstances comme
celle-là. Au reste, on sait que presque la moitié du vaisseau
est occupée par le chœur et les chapelles rayonnantes. Cette
disposition, heureuse d'ailleurs au point de vue du recueil-
lement, de la piété et de l'effet architectural, ne laisse guère
à la disposition de l'assistance que la partie antérieufe des
nefs. Six à sept mille hommes s'y pressaient ce jour-là. On
peut dire que tous firent leur partie au lutrin.
On avait pris soin de distribuer un petit imprimé renfer-
mant l'ordre et le détail delà cérémonie. Après le chant des
Vêpres exécuté à deux chœurs par les tribunes et par la nef,
le cantique Pitiés mon Dieu, fut dit par toute la masse des
voix, avec accompagnement de grand orgue et de musique
militaire. De distance en distance, des maîtres de chœur,
debout sur des estrades, marquaient le mouvement.
l/enscrnblc, si difficile à obtenir en pareil cas, était presque
irrc'prochable et l'effet général était d'une puissance irrésis-
lil)K;.
Après quelques strophes chantées de la sorte, il y a
comme du frisson dans l'air, les ftmes vibrent et le plus blasé
dilettante se défendrait vainement de l'émotion envahissante.
Ce cantique si simple, si peu prétentieux, que tout un
624 * UNE VIEILLE QUESTION DE COLLÈGE
peuple peut dire, voilà bien la vraie musique qui conviejit à
ces grandes manifestations religieuses. Mettez à la place le
maestro le plus illustre, celui qu'on acclame frénétiquement
à rOpéra ; qu'il vienne faire entendre un chef-d'œuvre.
Gomme ce sera froid et comme on en aura vite assez!
Mais à quoi bon prêcher une doctrine à laquelle nous
sommes tous convertis? La question est d'amener les fidèles
à prendre part au chant à l'église. Nous en avons perdu
l'habitude. Ce n'est pas de bon ton. On ne se représente pas
l'assistance de nos grandes paroisses de Paris chantant les
psaumes, les hymnes ou les cantiques, moins encore le
Kyrie eleison ou VAgnus Dei. On y reviendra peut-être. 11 y a
telle paroisse de grande ville, que je pourrais citer, où tout
le peuple dit les pièces de chant usuelles et où les femmes
alternent avec les hommes pour les parties de l'ofiice qui se
chantent à deux chœurs. Dans les missions, il est d'usage de
faire chanter des cantiques, dont toute l'assistance dit au
moins le refrain ; on y réussit sans trop de peine, et c'est pour
les ouvriers apostoliques un instrument d'une puissance
incalculable. Je me souviens, pour ma part, d'avoir entendu
dans la grande et magnifique église de Saint-Nizier de Lyon
une assemblée de plusieurs milliers de personnes chanter
chaque soir du mois de mai les cantiques à la Sainte Vierge.
Un vicaire se tenait en chaire et battait la mesure. Au pre-
mier coup d'œil on esquissait un sourire, mais on était vite
enlevé.
Gela se voit encore sans doute dans quelques églises
isolées, peut-être même dans quelques heureuses régions.
Mais la règle dans notre pays, c'est que le peuple se tient
coi à l'église. Quelques chantres, quand on peut en avoir,
martèlent tant bien que mal, plutôt mal que bien, les chants
liturgiques. Dans les villes, où l'on a plus de ressources,
c'est encore supportable ; dans les campagnes, hélas! c'est la
plupart du temps, grotesque. Quant à l'assemblée des fidèles,
elle est là comme au parterre, elle écoute. Soit respect
humain, soit insouciance ou manque d'initiative du clergé,
l'usage s'est établi et enraciné. A quelque point de vue qu'on
se place, il est déplorable. Le peuple qui ne prend aucune
part aux cérémonies du culte s'en lasse vite, s'en dégoûte et
UNE VIEILLE QUESTION DE COLLEGE 625
y renonce. Tout a été dit sur ce sujet, mais n.ulle part avec '
plus de conviction et d'énergie que dans les Rapports de
M. le chanoine Gravier et la belle introduction qu'il a mise
en tête de ses recueils de cantiques.
Depuis quelques années on s'est beaucoup préoccupé de
la restauration du chant religieux. Des hommes de zèle et
de talent, prêtres et laïques, se sont dévoués à cette œuvre
et s'en sont faits partout les apôtres. Livres, journaux,
revues ', conférences et congrès, rien n'a été négligé par
eux pour donner à leurs efforts plus de cohésion et d'effi-
cacité. Des résultats très appréciables ont été obtenus. Sans
entrer ici dans des discussions d'école, on ne peut qu'ap-
plaudir à l'impulsion partie de l'ordre bénédictin, et qui ont
abouti en bien des endroits a transformer complètement
l'allure lente et lourde du chant ecclésiastique. Puisse cette
salutaire réforme pénétrer au sein de la corporation des chan-
tres de paroisse parisiens, terriblement réfractaires jusqu'à
ce jour !
Beaucoup d'autres. Dieu merci, se sont mis à exécuter
le plain-chant d'une façon sinon très scientifique, du moins
plus raisonnable et moins fatigante pour les écoutants.
Ils ont renoncé à égrener pesamment un chapelet de grosses
notes toutes semblables, et, grâce à un mouvement plus déga-
gé, la mélodie du Pange lingua ou de VAdoro te se dessine
et se laisse enfin saisir. Aux amateurs qui auraient roccasion
de traverser Paris, je me permettrai de signaler une commu-
nauté religieuse toute voisine des htudeSj les Bénédictines
du Saint-Sacrement de la rue Monsieur. Les offices de leur
chapelle ont été l'objet d'une mention honorable dans le
fameux livre de Iluysmans. Là se déroule chaque jour toute
la liturgie monastique ; le chœur est bien nourri, les voix
fermes n'ont rien qui rappelle les gémissements de la colom-
be ; le chant grégorien interprété avec une grande précision
et une allure vive, presque rapide, devient éminemment
expressif et on ne se lasse pas de l'entendre.
1. Qu'il nous soit permis de mentionner ici la Muaiea sacra, excellente
publicationmensuellc, fondëc à Toulouse par le regretté Aloys Kunc, et qui,
après une (éclipse de quelques mois, vient de reparaître sous la direction du
R. P. Comire.
LXXI. — 40
626 UNE VIEILLE QUESTION DE COLLEGE
Le plain-chant doit avoir la première place dans les céré-
monies religieuses ; sous aucun prétexte on ne saurait l'en
déposséder. Les pièces communes de la messe, les psaumes,
les hymnes liturgiques, certaines antiennes usuelles et
motets constituent un répertoire qui doit rester sacré, dans
tous les sens du mot. C'est là le bien propre de l'église ;
c'est sa langue et son chant.
Mais, cette place d'honneur réservée, il en reste une assez
large pour le chant en langue vulgaire. Des promoteurs
ardents du cantique français voudraient même l'introduire
partout, sans en excepter la grand'messe. On ne voit pas
pourquoi, disent-ils, un cantique français ne pourrait pas
remplacer un morceau d'orgue pendant l'Offertoire ou l'Élé-
vation. Ils ont contre eux l'article 7 du règlement de 1894,
d'après lequel seule « la langue du Rite peut être employée
dans les chants pendant les fonctions solennelles stricte-
ment liturgiques ». D'ailleurs l'article suivant fait au can-
tique populaire la part assez large, puisqu'il déclare que la
« langue vulgaire » peut se faire entendre dans toutes les
autres cérémonies, pourvu qu'on choisisse « des composi-
tions pieuses et approuvées ». Un décret du 27 février 1882
spécifiait même que l'on pouvait chanter des cantiques
devant le Saint-Sacrement exposé. Il serait aisé de citer des
églises de tel grand diocèse où l'on observe très scrupuleu-
sement les règles liturgiques, et où cependant on ne se
fait pas faute d'alterner les cantiques français avec les chants
latins aux saluts des plus grandes solennités.
II
Parmi les apôtres de la restauration du chant populaire,
plusieurs pensent que c'est avec le cantique seulement que
l'on peut avoir des chances de succès.^G'est la thèse chaleu-
reusement soutenue par M. le chanoine Gravier. Je n'ai garde
de la contredire ; en s'y prenant bien, peut-être arriverait-on
à faire exécuter aussi convenablement les pièces usuelles du
plain-chant ; mais il n'importe. Il est certain que le jour où
nous serions parvenus à faire chanter à l'église par toute l'as-
semblée des fidèles les refrains de nos cantiques français
UNE VIEILLE QUESTION DE COLLÈGE 627
nous aurions réalisé un grand progrès qui en amènerait
bien d'autres à sa suite.
C est par les enfants qu'il faut commencer. Du reste, c'est
pour eux tout d'abord que le chant des cantiques à l'église
est chose d'importance. Pauvres enfants ! On ne devrait
jamais les immobiliser sur leurs bancs pendant les cérémo-
nies religieuses, sans les faire chanter. La messe basse est
déjà bien longue pour eux. Il faudrait couper le temps par
des prières récitées à haute voix. Mais ce qui vaut mieux
encore, c'est le cantique. Dans les maisons ecclésiastiques ou
religieuses, l'usage est généralement établi; on chante beau-
coup et il reste fort peu de temps pour la méditation soli-
taire. Mais dans les paroisses, c'est tout autre chose. On
oblige les enfants des écoles catholiques à assister à la
grand'messe, parfois même aux vêpres ; on y tient ; il faut
leur donner de bonnes habitudes. Ils sont là, sous la surveil-
lance de leurs maîtres, silencieux, dévorant leur ennui,
comptant les minutes, attendant qu'on sorte. Eh ! mon
Dieu, que veut-on qu'ils fassent ? S'ils se dissipent, on les
punit, et voilà une amertume de plus au fond de leur cœur.
On Tie sait pas ce qui s'amoncelle de mécontentement et de
dégoût pour les cérémonies religieuses dans ces pauvres
Ames d'enfants contraints de les subir de celte façon inintel-
ligente. Cela se retrouvera plus tard, hélas !
Les jeunes filles elles-mêmes, plus douces cependant, plus
calmes par nature, et à qui il en coûte moins de rester à la
même place, ne sont pas pourtant soumises sans inconvé-
nient à ce régime qui n'est pas de leur Age. Leurs pieuses
maîtresses ne se doutent pas de ce qui s'élabore dans leur
cerveau pendant les trop longues et surtout trop silencieuses
séances à la chapelle. Le chant des cantiques couperait court
à l'ennui et arrêterait la rêverie dangereuse qui se dissimule
sous l'apparence du recueillement et de la prière. C'est là le
remède ; tous les prêtres qui ont un peu d'expérience des
enfants le savent.
Le problème à résoudre n'est pas aussi simple qu'il paraît
de prime abord. Pour arriver au résultat que nous entre-
voyons et que nous souhaitons tous, il faudrait avoir un
628 UNE VIEILLE QUESTION DE COLLEGE
recueil de cantiques de tout point irréprochable, qui serait
chez nous comme le répertoire classique, officiel. Les catho-
liques allemands possèdent, dit-on, ce recueil idéal de chants
populaires nationaux que tout le monde connaît et chafite
par cœur. Nous ne pouvons en dire autant. Il en est à cet
égard comme du catéchisme ; ce formulaire unique de la
doctrine chrétienne pour toute la France, en attendant qu'il
existe pour toute l'Église, nous ne l'avons pas ; il varie d'un
diocèse à l'autre et l'on sait trop quels inconvénients résultent
de cette diversité. Ainsi en est-il du cantique populaire,
en dépit d'un vieux fond que sa vénérable antiquité ne
suffit même plus à protéger contre de trop justes critiques.
En ces derniers temps on a beaucoup travaillé à combler
cette lacune. Musiciens et poètes se sont évertués, et certes
on ne peut se plaindre que la louange du Seigneur manque
en notre langue. Nous avons à deux reprises payé un juste
tribut d'éloges à l'œuvre considérable de M. le chanoine
Gravier ; les Frères des Ecoles chrétiennes ont, eux aussi,
publié un recueil qui a son mérite. Celui du P. Garin,
mariste, est déjà un peu plus ancien. Il y en a d'autres encore
assurément.
En voici un nouveau, qui a fait son apparition, il y a
quelques mois et qui lui aussi, sans doute, va aspirera l'hon-
neur de devenir un classique du genre*. Nous éviterons de lui
donner beaucoup d'éloges ; car on pourrait nous reprocher de
faire l'article pour un produit de la maison. Nous laissons cette
partie de la critique à ceux du dehors ; ils la feront, et l'ont
déjà faite 2 avec plus d'autorité et sans s'exposer au même
soupçon. Mais ce qu'il est permis de dire avec assurance,
voire avec une modestie quelque peu fière, — les auteurs ne
me démentiront pas, — c'est que ce recueil de cantiques
populaires représente une somme de travail qu'on aurait
peine à croire sans quelques explications.
1. Recueil de cantiques et de chants latins : Ouvrage spëcialement destiné
à la jeunesse catholique et aux maisons d'éducation. (Paroles des cantiques
rythmées); parle P. A. F., S. J. Paris, Poussielgue, 1896. In-18, pp. vii-
795. Prix broché : 2 fr. 75. Cartonnage ou reliure en sus.
2. Voir spécialement l'article de M. l'abbé Vantroys, aumônier du lycée
Hoche (Versailles), dans l'Univers du 6 janvier 1897.
UNE VIEILLE QUESTION DE COLLÈGE 629
III
En tout genre de connaissance humaine, il n'y a rien de
plus difficile à faire qu'un bon manuel ; ceux-là seuls y
peuvent réussir qui possèdent à fo^ la partie. Le manuel de
chants populaires religieux, que nous n'avons pas eu jusqu'à
présent et que nous n'aurons peut-être jamais, n'échappe
pas à la règle générale. Je veux essayer de dire comment,
pour ma part, je le conçois.
D'abord, il ne saurait être l'œuvre d'un homme seul. Si
richement doué que l'on soit, on ne peut songer à tirer de
son fonds un répertoire qui devienne populaire. Quand
im maître a créé une demi-douzaine de ces chants que
le peuple adopte, qu'on se transmet de proche en pro-
che, et qui passent d'une génération à une autre, il a lieu
de se féliciter. Cela n'arrive pas à tous ceux qui font des
opéras.
Notre recueil sera donc tout d'abord un choix. Celui qui
l'entreprend pourra même n'y rien mettre du sien; il n'en
sera peut-être pas plus mauvais. En tout cas, son premier soin
sera d'aller d'ici de là explorer les collections anciennes et
nouvelles, prenant un peu et laissant beaucoup, examinant
tout et ne retenant que ce qui est bon, ou plutôt excellent.
Omnla probate ; quod bonum est tenele. Co triage est sou-
vent fort malaisé ; il demande du discernement, du goût et
de l'érudition. On se heurte à des dilTicultés d'espèces très
disparates. II y a chez les anciens des pièces qui paraissent
de valeur, auxquelles on tient par habitude, que l'on vou-
drait conserver, et qu'il faut cependant sacrifier pour des
raisons d'ordre supérieur. Il y a chez les modernes quantité
de compositions exquises; mais, pour un motif ou pour un
autre, hi plupart ne sauraient convenir. Puis, détail misé-
rable, elles sont la propriété d'auteurs et surtout d'éditeurs
qui ne vous permettent pas d'y toucher. Les auteurs du
Recueil ont inséré, dans leur avant-propos, un Avisv[\i\ en dit
long pour qui est un peu au courant des usages de librairie.
C'est une longue liste de numéros appartenant à telle ou
telle maison et qu'ils n'ont pu insérer qu'en se ménageant
630 UNE VIEILLE QUESTION DE COLLEGE
ragrément des propriétaires. Pour certains cantiques, ils
ont même dû se borner à indiquer dans une petite note
l'adresse de l'éditeur chez qui on trouve la musique.
Mais encore, quelles sont donc les règles dont on devra
s'inspirer pour le choix des cantiques qui doivent entrer
dans le recueil idéal? Bn d'autres termes, quelles sont les
qualités que doit réunir le cantique qui aspire à l'honneur
d'y prendre place ?
Le cantique, tel que nous l'entendons ici, est une poésie
religieuse destinée à être chantée par le peuple, ou du
moins par un nombre considérable de voix. Il y faut donc
distinguer trois éléments, la poésie, la musique et l'adapta-
tion ou la convenance de l'une avec l'autre.
Et d'abord, la poésie. Il y a quelques années, à propos de
la béatification de Louis Grignion de Montfort, j'ai esquissé
dans les Études^ d'après ce vieux maître, la théorie du can-
tique populaire ^. Je me permets d'y renvoyer le lecteur.
Oh ! ce n'est pas à dire que les pieuses chansons du vieil
apôtre de la Vendée soient un modèle à copier servilement.
Le temps a marché et la simplicité de nos aïeux s'en est
allée avec bien d'autres choses. 11 est certain qu'on peut
faire autrement et mieux. Mais les principes demeurent.
Saint Bernard les formulait, il y a huit cents ans; il faut
s'y conformer en tenant compte des exigences raisonnables
du goût contemporain. Que la strophe énonce une pensée
religieuse dans une langue correcte, limpide et d'une
médiocre élégance ; c'est tout ce qu'on est en droit de lui
demander. Mais que la muse n'aille pas prendre ses envo-
lées des grands jours, qu'elle nous fasse grâce des méta-
phores hardies et s'interdise tout cliquetis de mots et toute
recherche d'effets ; qu'elle ne se mette pas en frais de rimes
riches ; c'est un luxe dont n'a que faire une personne simple
qui vit avec le peuple et pour le peuple. Nous savons, ici
peut-être mieux qu'ailleurs, combien la rime riche est en
honneur au parnasse contemporain, et toutes les magnifi-
■cences que nos artistes savent lui faire produire. Mais le
1. Études, avril 1888, t. XLIII, p. 500.
UNE VIEILLE QUESTION DE COLLÈGE 631
genre dont nous nous occupons a d'autres visées et, comme
on le verra plus loin, il est soumis par état à des assujettis-
sements assez nombreux pour qu'il ait le droit de s'affranchir
de la mode du jour.
Quant à la musique, c'est également la définition même
du cantique qui nous servira de pierre de touche pour dis-
cerner ce qu'il faut prendre et ce qu'il faut laisser. Deux
mots résument tout ce qu'elle doit être et mieux encore ce
qu'elle ne doit pas être : La musique de nos cantiques sera
religieuse et populaire.
Quand on dit religieuse, on ne dit pas lourde ni mon%
lone. La prière ne chante pas toujours dans le même mode;
elle passe par toute la gamme des sentiments du cœur
humain. La musique, qui est par excellence la langue du
sentiment, se prêtera à ces diverses inspirations ; elle
pourra donc, sans cesser d'être religieuse, exprimer tour à
tour la joie ou la tristesse, la plainte ou lelriomphe, la
terreur ou l'enthousiasme, l'ardeur belliqueuse aussi bien
<{ue les élans de l'amour, u Toute composition musicale
conforme à l'esprit, au sens et aux paroles de la liturgie
inspire de la dévotion aux fidèles, et partant elle est digne
de la maison de Dieu'. » A s'en tenir à cette règle, on voit
que la porte de l'église est largement ouverte ; la musique
peut y entrer avec toutes ses ressources et y faire entendre
des accents très divers. Comme les mêmes sentiments
peuvent être informés par la piété ou par la passion, il
ne sera pas toujours aisé de définir si la musique qui les
traduit est exclusivement religieuse; mais quand elle no
l'est plus du tout, on s'en aperçoit assez vite, pour peu
qu'on ait le sens du quod decet. Celle-là évidemment devra
être impitoyablement écartée. Mais on verra tout à l'heure
que les règles ecclésiastiques poussent la délicatesse plus
loin.
La musique de nos cantiques sera populaire. Tout le
monde comprend ce que cela veut dire. De même qu'il y a
de très beaux vers qui sonneraient faux dans ce genre de
poésie, il y a aussi de très belle musique qui ne saurait lui
1. Décret de U S. Congrégation des Rites, 6 juillet 1894.
632 UNE VIEILLE QUESTION DE COLLEGE
convenir. Il nous faut une mélodie simple, chantante, facile
à saisir, point chargée de modulations savantes, qui n'exige
pas de nuances et d'expression, en un mot, qui n'ait pas
besoin d'être interprétée. Les masses n'interprètent pas.
A ce point de vue, il y a un grand nombre de chants exquis et
bien connus que l'on ne peut songera insérer dans le recueil
des cantiques populaires. Telle par exemple, la ravissante
mélodie de Gounod : Le ciel a visité la terre. Il en faut dire
autant de la plupart des compositions du P. Hermann, autant
encore de celles du P. Gomire. Ge n'est certes pas qu'elles
^ent moins de valeur qu'un air de chanson. Tout au
contraire, mais on ne porte pas une toilette- de gala comme
un veston de travail. Les auteurs du Recueil ont cru devoir
y admettre le Noël d'Adam : Minuit., chrétiens. J'estime que
ce n'est pas sa place. Voici une autre perle. C'est au n" 68,
la traduction de l'hymne O luce qui îiiortalibus, par Louis
Veuillot. Le P. Gomire a écrit une mélodie d'une inspiration
mélancolique et douce qui s'adapte admirablement au sens
des strophes. On prie et on pleure en murmurant cette
musique. Faites-la dire par notre petit peuple des collèges,
ce sera plat et insignifiant.
Enfin, troisième élément à considérer, l'adaptation de la
musique aux paroles. Gette question a, par rapport à nos
cantiques français, une importance exceptionnelle et elle se
présente sous des aspects divers. Et d'abord que penser de
l'ajustement d'un air profane à des couplets pieux?
On a beaucoup disserté sur ce point. L'argument biblique
des dépouilles de l'Egypte emportées par le peuple de
Dieu, ou bien encore celui de l'or, des diamants et des
étoffes précieuses enlevées à la vanité pour le service et la
parure de l'autel, a été tourné et retourné en tout sens. On
peut également invoquer la pratique bien connue de quan-
tité d'ouvriers apostoliques. Ils se sont emparés des airs
familiers aux populations qu'ils évangélisaient, et, à des
paroles souvent fort peu édifiantes, en ont substitué d'autres
pleines de dévotion. En soi le procédé est irréprochable;
c'est de bonne guerre. Mais il faut tenir compte des cir-
constances et de l'état des esprits. Ge qui réussit dans un
UNE VIEILLE QUESTION DE COLLEGE 633
cas peut fort bien avoir des conséquences déplorables dans
un autre. L'Église a formulé à cet égard des règles qui sont
celles du bon sens lui-même. D'après l'article 9 du Décret de
1894, « est sévèrement prohibée dans l'église toute musique
vocale ou instrumentale de caractère proJane, surtout si elle
s'inspire des motifs, variations et réminiscences de théâtre ».
Mais il est clair que de telles défenses doivent être inter-
prétées dans l'esprit qui les a dictées. Les termes mêmes
semblent avo]r été ménagés de façon à permettre certaines
latitudes. Caractère profane n'est pas synonyme d'origine
profane. Il ne suflira donc pas de dire : cet air est celui
d'une chanson ou d'une romance, pour que <i tout jamais il
lui soit interdit de franchir le seuil de l'église. Il y en a sur
le nombre qui ont un caractère aussi religieux que profane
et qui « s'adaptant religieusement au sens et aux paroles »
d'un cantique, ne sont pas indignes de la maison de Dieu.
La question est de savoir si cette accommodation peut
devenir un sujet de scandale. Si l'air est connu, s'il doit
évoquer des réminiscences et fournir aux mauvais plaisants
l'occasion de parodies indécentes, il faut évidemment le pros-
crire 8an.s pitié. En ce cas, la proscription atteindra non pas
seulement les airs de chansons grivoises, mais encore des
chants de caractère grave et religieux que l'on entend même
au théâtre. A l'heure qu'il eçt, chanter le Tantum crgo sur
l'air de l'hymne russe serait une inconvenance. Mais il y a
vingt ans, alors que personne chez nous ne le connaissait,
personne non plus n'eût été choqué d'entendre h l'église
une musique aussi profondément religieuse.
Rien n'autorise à rejeter a priori toute adaptation d'une
musique d'origine profane aux paroles d'un cantique; on ne
saurait donc ériger cette proscription en principe absolu.
Dans la pratique, il faudra distinguer. S'il s'agit d'airs
primitivement appliques à des paroles licencieuses ou
impies, soit, qu'on les écarte sans merci. Il y a des taches
que les lessives les plus énergiques ne sauraient enlever.
Mais en dehors de là, je ne vois pas pour ma part, pourquoi
on se montrerait impitoyable. On peut aflirmer (jue, sauf
quelques rares exceptions, nos vieux cantiques populaires
se chantent sur des airs qui n'ont pas été faits pour eux, ni
634 UNE VIEILLE QUESTION DE COLLEGE
même pour être chantés à Téglise. Veut-on les excommunier
en bloc ? Il est permis de croire que ce serait un tort. Il y
en a dans le nombre qui sont bien inoffensifs, qui ne sont
entachés d'aucun péché originel, qui n'ont jamais pénétré
dans les mauvais Ueux, ni fait de mal à personne, qui, par
ailleurs, ont bien leur mérite, et qu'il ne sera peut-être pas
facile de remplacer.
Mais ici évidemment, tout le monde ne saurait être du
même avis. Quand on voit dans les vieilles éditions du
Recueil de Saint-Sulpice figurer en tête des cantiques ces
indications : « Sur l'air : Femme sensible... Je t'aime encore...
Du serin qui 'te fait envie... Heureux amants^ cueillez des
fleurs... Partant pour la Syrie... Tout est charmant chez
Aspasie... A l'amour, livrez vos cœurs... et ainsi des
autres, cela vous fait l'effet de la Cle' du Caveau arrangée
à l'usage des églises, et l'envie vous prend de jeter à la rue
tous ces rossignols. Le Père A. F... a cédé à cette tentation
qui, après tout, est celle d'un zèle sévère pour l'honneur de
la maison de Dieu : Dilexi decorem domus tuœ. Quelques-
uns lui en voudront d'avoir supprimé tels vieux airs qui
allaient si bien et que l'on avait chantés avec tant de dévo-
tion, par exemple : O Fontenay qu embellissent les roses,
dans le cantique pour la première communion : O saint
autel qu'environnent les Anges, ou bien encore Femme sen-
sible, dans Reviens, pécheur, à ton Dieu qui t'appelle.. On
voit du moins que, si ces airs traditionnels ont été éliminés,
ce n'est pas uniquement pour le plaisir de les remplacer
par d'autres.
IV
L'adaptation de la musique aux paroles dags le cantique
populaire comporte un autre problème non pas plus grave,
mais d'une solution plus laborieuse, je veux dire l'exacte
concordance du rythme syllabiquc et du rythme musical.
Expliquons-nous.
11 y a dans la phrase parlée, et à plus forte raison dans la
phrase versifiée, une succession de syllabes longues et
de syllabes brèves, de sons forts et de sons faibles;
UNE VIEILLE QUESTION DE COLLEGE 635
il y a de plus des mots tellement unis de leur nature
qu'ils ne tolèrent pas qu'on les sépare ; il y a, par contre, des
coupes et des repos marqués par le sens et plus ou moins
obligatoires. Tous ces éléments divers contribuent à former
le rythme de la phrase. De son côté, la mélodie a son
rythme, c'est-à-dire une succession, dans un ordre régulier,
de notes brèves et de notes longues, de temps forts et de
temps faibles, avec des repos plus ou moins accentués. Or, il
faut qu'il y ait concordance entre l'un et l'autre rythme.
Sinon, qu'arrive-t-il? C'est que la phrase est outrageusement
disloquée, coupée, hachée ; le pronom est séparé de son
verbe et l'article de son substantif; les mots eux-mêmes
sont tranchés par le milieu du corps, tandis que d'autre part
il se fait des liaisons étranges de syllabes étonnées de se
trouver réunies dans des mots qui n'appartiennent à aucune
langue. Le rj'thme mélodique, allant son train avec une
superbe insouciance du sens des paroles, en vient parfois à
former des assemblages capricieux qui offensent également
le bon sens et les oreilles pies. Ne se permet-il pas un blas-
phème à faire dresser les cheveux sur la tôle dans le can-
tique au Saint-Sacrement : Par les chants les plus magni-
fiques^ sur l'air de V Officier de fortune, quand il fait les déplo-
rables pauses que voici :
Il change, ô prodige admirable!
Le pain en «on | corps adorable,
Le vin en son | aang généreux.
Le respectable cantique de la Passion : Au sang qu'un
Dieu va répandre se chante sur l'air d'une vieille complainte
assez canaille : Que ne suis-je la fougère ! Je cite le second
couplet tel qu'il est scandé par le rythme de la mélodie.
Dann un jar | din solitaire
^ 11 sent de | rudes combats ;
11 prie, il I craint, il espère ;
Son cœur veut | et ne veut pa.t.
Tantôt la | crainte est plus forte,
Tantôt l'a | mour est plus fort. •
Mais enfin | l'amour l'emporte
Et lui fait I choisir la mort.
636 UNE VIEILLE QUESTION DE COLLEGE
L'exemple est topique. Le mouvement de la mélodie unit
pour ainsi dire en un seul mot les trois premières syllabes
de chaque vers avec un repos sur la troisième : Dansunjai\
Tantotla. Or, le sens des paroles ne tolère évidemment ce
repos que trois fois sur veut^ fin et fait. Dans les cinq autres
vers, la coupe qui a lieu en cet endroit est absurde.
Sans doute, avec un peu d'attention et de goût, on peut
atténuer ce qu'il y a de trop choquant dans ces fâcheuses
agrégations de syllabes ; on glisse au lieu d'appuyer. Le
soliste s'arrange pour ne pas leur imposer d'unions contre
nature ni de séparations trop violentes. 11 oblige la mélo-
die à se conformer à l'allure de la phrase ; il les fait aller au
pas. Il lui suffira d'ordinaire pour cela d'une légère modifi-
cation ; une noire se résoudra en deux croches, ou vice ver--
sa. Ainsi il ne commencera point les vers de notre couplet
par ces mots baroques : Dansunjar, Ilsentde, Tantotla; mais,
moyennant une petite complaisance du rythme musical, qui
n'altère point la mélodie, il scandera d'un façon raison-
nable :
Dans un | jardin solitaire
Il sent ( de rudes combats....
Tantôt I la crainte est plus forte....
Dans les romances imprimées, la musique est notée pour
chaque strophe, et lé compositeur lui-même prend soin de
faire ces petits ajustements.
Mais si simple et facile qu'elle soit, l'opération n'est plus
pratique du moment qu'il s'agit d'un chant populaire. Irez-
vous recommander à trois cents élèves réunis à la chapelle,
ou à l'assemblée des fidèles à la paroisse, de faire les coupes
d'une manière intelligente ? Évidemment il n'y faut pas pen-
ser. Quand même tous les couplets seraient notés dans le
livre qu'ils ont sous les yeux, quand même vous feriez des
répétitions, ce serait peine perdue, le torrent suivra son
cours, et la masse des voix emportée par le mouvement
continuera à chanter de tout cœur : « Dansunjar... Tantotla.
Alors quoi? Ne reste-t-il qu'à se résigner et laisser faire
comme on a toujours fait? C'est assurément le parti le
plus commode. D'ailleurs on y est habitué et l'accoutumance
UNE VIEILLE QUESTION DE COLLÈGE 637
rend tout supportable. Il y a si longtemps que nous enten-
dons entonner avant le sermon Esprit Saint dé ..., qu'il
nous manquerait quelque chose si Ton arrangeait cela
autrement. Mais ce n'est pas là une solution. Que faire donc?
Voici un vôtement confectionné qui n'est pas à votre me-
sure et dont il faut pourtant vous accommoder. Il y a deux
moyens d'y pourvoir. Ou bien il faut que le tailleur
retouche le vêtement pour l'ajuster à vos membres, ou
bien que vous ajustiez vos membres à la mesure du vête-
ment. 11 faut choisir. Il semble que c'est à l'habit de se
mettre à la taille de votre corps ; c'est votre opinion appa-
remment ; vous n'avez nulle envie de vous faire raccourcir
bras et jambes pour que votre habit vous aille bien. Suppo-
sez que la mélodie soit le vêtement, et le couplet le person-
nage à habiller. Le poète se hâte de déclarer que c'est la
mélodie qui doit se modeler sur les vers. Sans doute, et
nous avons dit tout à l'heure qu'elle ne manque pas de se
plier à ses exigences quand la chose est possible. Mais du
moment qu'il s'agit de cantique populaire, il n'en va plus
de même. L'habit est de bronze, il faut le prendre comme
il est ; on n'y change rien. S'il ne sied pas très bien à vos
vers, s'il les gêne aux entournures, s'il leur donne des en-
torses, s'il les blesse et les déforme, c'est à eux de se
mettre à sa mesure. Il faut s'y résigner.
Formulons la conclusion en langage ordinaire. Quand une
fois une mélodie a été adaptée à une strophe, de façon que
le rythme de l'une cadre avec le rythme de l'autre, que les
temps forts portent sur des syllabes capables de les recevoir,
que les coupes et les pauses se fassent là où elles doivent
se faire, cette strophe, ou si l'on veut, ce couplet, sera le
patron d'après lequel tous les autres devront être confec-
tionnés ; c'est-à-dire que dans tous, les syllables longues et
brèves, sonores ou hphones, se succéderont autant que
possible dans un ordre identique ; au moins les césures
et les repos voulus par le sens, se présenteront aux mêmes
endroits.
Voilà en perspective un travail formidable. Tous les cou-
638 UNE VIEILLE QUESTION DE COLLEGE
plets de nos cantiques à remettre sur le métier Tun après
l'autre. Parfois il suffira de changer quelques mots ; la
plupart du temps, c'est toute l'économie dfe la strophe qu'il
faudra bouleverser. La besogne est singulièrement ingrate,
et tel qui s'y est attelé avec courage, après s'être furieuse-
ment gratté le front et rongé les ongles jusqu'au sang, a
fini par jeter le manche après la cognée. Nous avons sincè-
rement félicité dans les Études M. le chanoine Gravier, pour
avoir exécuté ce tour de force d'un bout à l'autre du volu-
mineux recueil qu'il a presqu'entièrement tiré de son fond.
Le Père A. F. et ses collaborateurs ont eux aussi accom-
pli jusqu'au bout cette laborieuse tâche; tous nos cantiques
traditionnels, sauf de rares exceptions, ont été mis au
point, et d'après le témoignage de l'honorable critique cité
plus haut, « sans diminuer en rien le mérite des travaux
similaires parus depuis une trentaine d'années, on peut
dire que ce nouveau recueil consacre définitivement l'évo-
lution si ardemment souhaitée et de la dignité des airs
religieux populaires et de la correction rythmique et artis-
tique des paroles ».
Il faut bien s'attendre d'autre part à des récriminations.
Cette refonte du texte de nos cantiques ne peut manquer de
heurter des susceptibilités plus ou moins respectables.
Gomme toutes les vieilles choses nos vieux cantiques ont
leurs amis ; pour eux les vieux couplets ne font qu'un avec
les vieux airs ; paroles et musique résonnent ensemble à
leurs oreilles ; tout changement les déroute et volontiers
ils diraient que c'est une profanation. Imaginez que l'on
retouche les couplets de Au sang qu'un Dieu va répandre.
Autant vaudrait corriger une statue gothique du xiii^ siècle ;
elle est gauche, voire quelque peu contrefaite, mais elle est
sacrée comme cela. On ne retouche pas des vers commu-
nément attribués à Fénelon. Mais nos vieux cantiques n'ont
malheureusement pas tous une aussi noble origine, et com-
bien d'entre eux n'ont guère d'autre mérite que leur anti-
quité ! On pourrait les conserver tels quels comme curiosités,
mais si l'on veut s'en servir, il faut de toute nécessité les
décrasser et les mettre en état ; l'opération n'aura rien de
sacrilège ; au contraire.
UNE VIEILLE QUESTION DE COLLÈGE 639
Fort bien, si les auteurs sont morts; mais supposez un
poète vivant qui voit ses chères strophes soumises à cette
orthopédie jugée nécessaire, évidemment un tel spectacle
ne peut que lui causer de mortels déplaisirs. Elles le feront
penser à ces pauvres enfants dont les saltimbanques brisent
les membres pour les assouplir. Il faut pourtant savoir
en prendre son pqrti. Le cantique est une poésie qui se
chante, et le cantique populaire une poésie destinée à être
chantée par une masse de voix réunies. Si vous ne vous
résignez pas à mettre vos strophes à l'ordonnance, ce sont
les exécutants eux-mêmes qui se chargent de les dépecer de
lamentable façon ; ou plutôt non, faites les lire, faites les
déclamer, mais ne les faites pas chanter, car elles ne sont
\)^?, chnn tables.
Au reste, la poésie du cantique entendue comme on vient
de le dire, a droit, semble-t-il, de réclamer certaines
franchises. On prétend que Malebranche, un homme d'esprit
pourtant, ne put dans toute sa vie mettre sur leurs pixels
que ces deux alexandrins:
Il fuit en ce beau jour le meilleur temps du monde
Pour aller & cheval sur la terre et sur l'onde.
Poésie faible à plusieurs points de vue. Comme on lui en
faisait l'observation : « Il faut bien, répondait-il, passer
quelquechosc en faveur de la rime. »
Je ne garantis pas l'authenticité de l'anecdote ; il importe
assez peu. Mais je tiens qu'il faut passer aussi quelque chose,
et môme beaucoup, en faveur du rythme auquel doit s'as-
treindre l'homme de goût qui arrange des strophes pour
être chantées par le populaire. Ces exigences sont nom-
breuses et compliquées ; elles vont bien au-delà de la simple
concordance des coupes de la phrase avec les temps forts et
les pauses de la mélodie. Le P. A. F... a exposé ici même la
théorie du rythme dans la poésie chantée '.
1. Études, 1893. t. IX, p. 326 frù.
640 UNE VIEILLE QUESTION DE COLLÈGE
Le poète fidèle observateur de ces règles qui sont dans la
nature des choses, aurait certes le droit de s'affranchir
d'autres tyrannies plus ou moins conventionnelles. Remar-
quez en effet que ces vers sont assujettis tout à la fois aux
principes fondamentaux de la prosodie latine et de la
prosodie française. La strophe latine aligne l'un à la suite de
l'autre ses vers composés de pieds rigoureusement mesurés
et disposés dans un ordre savant ; mais elle n'est pas obligée
de les terminer par des mots qui rendent le môme son ; elle
a pour base le rythme, elle ignore la rime. Au moyen-âge,
quand on fit des hymnes latines en vers rimes, on secoua les
autres chaînes du mètre classique.
La poésie française attache beaucoup d'importance à la
rime; c'est un de ses éléments constitutifs. Par contre, elle
se préoccupe médiocrement de la disposition symétrique et
nombreuse des longues et des brèves ; elle compte non par
pieds, mais par syllabes, et depuis qu'elle a mis sa gloire
dans la rime riche, elle a relâché d'autant ses autres obliga-
tions, celles de la césure par exemple. Un petit nombre de
rimeurs, ceux qui ont l'oreille musicale, s'inquiètent de
mettre du rythme dans leurs vers. La poésie de nos cantiques,
elle, est bien obligée d'en avoir souci ; elle est tout ensemble
rythmique et rimée ; tous les asservissements à la fois. Au
moins qu'on ne lui demande pas de marcher à travers toutes
ces entraves avec la même élégance, les mômes grâces que
celles qui en prennent plus à leur aise. Ou plutôt qu'on la
laisse, elle aussi, prendre quelques libertés nécessaires pour
mieux rçmplir sa destinée. Qu'on lui permette d'être moins
rimée pour ôtre plus rythmique. C'est là pour elle l'impor-
tant.
On a fait autrefois chez nous des vers blancs, c'est-à
dire sans rimes, mais mesurés comme des vers latins ou
grecs. Pourquoi les appelait-on des vers blancs, je l'ignore ;
les administrateurs du Parnasse français ont déclaré que
ce produit était sans valeur ; évidemment c'est parce que la
rime en était absente, puisque par ailleurs on admet
n'importe quel nombre de syllabes depuis un jusqu'à douze.
Soit, la rime gardera sa place au bout des vers rythmés ;
personne n'oserait congédier une personne aussi consi-
UNE VIEILLE QUESTION DE COLLEGE 641
dérable. Mais quand bien même on s'affranchirait de quelques-
uns de ses caprices, où serait le mal ? Si, par exemple, de
temps à autre, dans telle strophe où le rythme musical
s'accommode mal d'une désinence féminine, si on osait
passer par d^sus l'inflexible loi de l'alternance, serait-ce une
audace tellement déraisonnable et criminelle ? On suppri-
merait du moins par là quelques-unes de ces portées
prolongées de la voix sur des e muets, qui parfois ne sont
qu'un signe orthographique, et que le chant oblige à
transformer en syllabes fortes :
Salut, ô Vierge immaculé e...
Quel spectacle s'offre à ma vu c...
Mais non, nous ne sommes pas révolutionnaires à ce point ;
jusqu'ici il est convenu que seuls les poètes décadents se
permettent semblables licences. Nos auteurs ont cru devoir
se montrer plus respectueux des règles classiques. Au lieu
de diminuer les difïicultés, ils ont augmenté le /a tori/n/?ro^M5
qui vient à bout de tout ; ils ont mis sur leurs pieds
quelques milliers de vers honnêtement tournés, presque
toujours fort présentables, qui pourront être chantés sans
accroc sur des airs auxquels ils s'ajustent exactement, et qui
néanmoins pourront se lire et se dire en dépit de la règle
de rOpéra-comique d'après laquelle on chante ce qui ne
peut pas être dit.
VI
La rénovation du cantique populaire soulève encore une
question dont il faut dire quelque chose avant de finir.
De temps en temps, dans la notation des airs du Recueil, au
refrain surtout, on voit ge dessiner une ébauche d'harmo-
nisation ; une seconde partie vient doubler le chant à la
tierce ou h la sixte. C'est quelque chose, mais ce n'est pas
assez. ^
Voilà \\n cho^ de cantiques bien faits ; airs et paroles,
tout y est digne de la maison de Dieu; un grand nombre
d'entre eux sont déjà connus et goûtés ; ils sont de ceux
(jni restent ; l'œuvre de rajeunissement et d'adaptation
LXXI. — 41
642 UNE VIEILLE QUESTION DE COLLÈTîE
rythmique dont ils ont été l'objet ajoute à leur valeur un
appoint considérable. Il reste à préparer une édition complète
du Recueil à trois ou quatre voix.
Mais à quoi bon ? Il s'agit de cantique populaire, et le
cantique populaire se chante à l'unisson. — Ôiest vrai, et
quand on ne peut pas mieux faire, il faut s'en contenter. Du
reste, avec une grande masse de voix, il n'y a peut être rien
de plus beau que l'unisson. Mais, dans nos maisons d'éduca-
tion, ne pourrait-on essayer quelque chose de meilleur
encore, amener nos élèves à chanter en chœur les cantiques
usuels, ceux qu'ils disent tous les jours pendant la messe ?
Je demande en grâce qu'on ne se hâte pas de crier à
l'impossible. La réponse est dans le vieil adage de la logique :
Ah actu ad posse valet consecutio. La preuve que l'idée
n'est point chimérique, c'est qu'elle est mise à exécution
dans un bon nombre d'établissements ; on pourrait citer en
particulier le petit séminaire de Langres, toutes les maisons
ecclésiastiques du diocèse de Lyon et d'autres encore. Si l'on
n'avait pas si mauvaise grâce à parler dé soi et de ses
affaires, j'en appellerais à une expérience personnelle, et
j'ajouterais que sur ce point je parle avec une conviction
raisonnée et profonde.
Par ailleurs, les avantages du système sont tels qu'ils
méritent bien d'être achetés au prix de quelques efforts. Ce
n'est qu'à la condition de faire chanter les élèves à plusieurs
voix que vous les mettez à même de chanter chacun dans le
registre qui leur est propre. Dans nos maisons d'éducation,
les âges s'échelonnent depuis huit ou dix ans jusqu'aux
approches de la vingtième année. Il y a par conséquent des
voix d'enfants, c'est-à-dire des voix de femmes, et des voix
d'hommes ; les quatre degrés de ]]échelle, soprano, alto,
ténor et basse, sont représentés par un nombre plus ou moins
considérable d'enfants et de jeunes hommes. S'ils chantent
à l'unisson, il est impossible de pr«idre un ton qui leur
convienne à tous. De là des inconvénients sérieux et de plus
d'une sorte. Tous ceux qui ont eu à s'occuper pratiquement
de la question savent combien il est difficile de modérer les
jeunes enfants dont la voix n'a pas encore mué. Leur voix
UNE VIEILLE QUESTION DE COLLEGE 643
de tête, douce et légère, n'est^aas assez bruyante à leur gré;
instinctivement ils lancent à plein gosier ce que nous
appelons la voix de gamin. Ils crient au lieu de chanter.
L'échelle de ces notes éclatantes est très peu étendue; pour
peu que Ton monte, ils ont beaucoup de peine à garder le
ton; ils baissent et entraînent dans la glissade toute la bande.
Aussi est-il souvent absolument impossible de les accom-
pagner. Beaucoup arrivent par là à se fausser irrémédia-
blement et la voix et l'oreille. En attendant, il faut plaindre
ceux qui sont condamnés à subir des chants exécutés de la
sorte.
Supposez au contraire que les élèves chantent en chœur,
ces jeunes enfants ont la partie de dessus, trop élevée pour
•que la voix criarde y puisse atteindre; ils ne peuvent plus
faire entendre que le timbre argentin de la chanterelle. Là
il n'y a rien à craindre ni pour les organes des petits chan
teurs, ni pour l'oreille des écoutants ; les notes les plus hautes
sont de toute façon les meilleures. Je ne sais rien pour ma
part de plus charmant qu'un ensemble de cinquante à
soixante jeunes garçons lançant à pleine gorge leurs voix
de soprano, moins moelleuses, il est vrai, moins veloutées
<que celles des femmes, mais aussi plus limpides et plus
vibrantes.
Est-il besoin de dire que les cantiques de tous les jours
chantés en chœur à plusieurs voix auraient pour les élèves
tout autrement d'attrait que le chant à l'unisson? Ils seraient
du même coup obligés de chanter avec attention et do
fi'écouter les uns les autres; par suite, la délicatesse de
l'oreille, le sens de l'harmonie, le goût musical se dévelop-
perait chez eux comme à leur insu. Et ce résultat n'est pas
à dédaigner. Cela fait partie de la culture générale de FAow-
nête homme. Chose singulière, des jeunes gens qui ont fait
toute leur éducation dans un collège catholique, en sortent
l'oreille absolument inculte, incapables de chanter juste
Au clair de la lune. Sans doute il y a des natures réfractaires
à l'harmonie, mais il semble pourtant que bien peu résiste-
raient jusqu'à ce point, si l'on s'étaftmis en peine de rendre
plus intéressant le chant quotidien des cantiques; celles-là
devraient être classées parmi les phénomènes.
644 UNE VIEILLE QUESTION DE COLLEGE
Est-il donc si difficile de faire chanter les cantiques à plu-
sieurs voix par tous les élèves réunis? Pas beaucoup plus
que de les faire chanter à l'unisson, et l'on peut ajouter avec
assurance que, si quelques-uns doivent rester muets, il n'y
en aura pas plus dans un cas que dans l'autre. Les plus
jeunes enfants ont pour leur part la mélodie elle-même, par
conséquent la partie la plus chantante et la plus facile; les
parties d'accompagnement reviennent aux aînés par le fait
môme de leur âge. Dans le nombre, il s'en trouvera bien
toujours quelques-uns qui auront des notions de solfège ;
ceux-là mènent les autres. Avec quelques quarts d'heure
d'exercice de temps en temps on se sera bientôt fait un
répertoire. Nos enfants ont plus d'instinct musical qu'on ne
croit et ils s'accoutumeront à chanter convenablement à
plusieurs voix avec une promptitude dont on sera étonné.
Il faudra sans doute avoir soin de les placer à la chapelle
d'après la partie qu'ils ont à faire. Mais, que les préfets de
discipline et surveillants se rassurent; il n'y aura pas beau-
coup de changements à faire dans l'ordre établi, puisque le
registre des voix est à peu près déterminé par l'Age. Les
petits, soprani et alti, formeront les deux premiers groupes
en haut de la nef; les grands, ténors et basses, viendront à
la suite. Le maître de chapelle circulera dans le passage qui
les sépare; il n'aura pas besoin de battre la mesure avec
son bâton d'orchestre ; ce n'est nullement nécessaire, et il
faut éviter tout ce qui pourrait faire croire que l'on emploie
le temps de la messe à une répétition de musique. L'orgue
soutiendra les voix de son accompagnement et dirigera le
mouvement, en marquant plutôt le rythme que la mesure»
et surtout par des pauses nettement accentuées.
IL est clair qu'il ne saurait être question ici de chœurs
savants ni d'harmonie compliquée ; pas d'accords délicats, ni
de chassé-croisé des parties. Que tout soit aussi simple et
naturel que possible. Le choral allemand est peut-être
le type du genre : avec son allure grave et régulière, sa
mesure carrée, son dessin mélodique passablement mono-
tone, il se prête à une «harmonisation que l'on saisit vite et
que l'on applique ensuite par habitude. Les Anglais, eux
aussi, jusque dans de modestes chapelles de village, chantent
UNE VIEILLE QUESTION DE COLLEGE 645
à plusieurs voix leurs psaumes tournés en cantiques du
même style que le choral allemand. Cette nation ne se dis-
tingue pas précisément par un sens esthétique supérieur.
Nous avons en tout genre plus d'artistes éminents que nos
voisins d'outre-Manche ; mais peut-être bien y a-t-il chez eux
une culture artistique moyenne beaucoup plus commune
que chez nous. Nous ne connaissons pas ces chœurs
comme en possèdent toutes les villes d'Angleterre, où les
voix se chiffrent par centaines et qui donnent tous les ans
plusieurs auditions. Nous ne sommes pas en mesure non
plus, hélas! d'exécuter sans préparation des chants religieux,
comme ceux que les Anglais peuvent aborder, paraît-il, à
livre ouvert. Qu'on me permette de placer ici un petit
souvenir personnel qui, ce me semble, ne manque ni de
charme ni d'à-propos. ,
C'était à Port-Saïd, par un beau soir de printemps, à bord
de Ylraoïiaddyj un grand paquebot des Messageries mari-
times. Nous venions de traverser le canal et nous allions
faire route vers Jaffa ; la mer était parfaitement calme, l'air
transparent et d'une douceur exquise. Comme toujours, on
ne voyait guère parmi les passagers que des Anglais. C'était
une de ces inévitables bandes Cook and Son qui, après le
Caire, les Pyramides et les cataractes, continuait la tournée
obligatoire par la Terre Sainte et la Syrie. Un essaim de
jeunes misses fohUraient sur le pont avec la désinvolture et
le sans-gène des filles d'Albion. Tout à coup l'une d'elles
s'assied à un piano qui se trouvait là et attaque vaillamment
un air de danse. Déjà les jambes frétillaient, on esquissait
des pas en attendant des cavaliers qui ne devaient pas se
trouver bien loin. Assis sur nos pliants le long des bastin-
gages, nous allions manifestement nous trouver engagés
sans Je vouloir dans les figures d'un bal de tritons et de
naïades britanniques. Quand voici venir un personnage
grave, de noir tou^habillé, avec le collet blanc du clergy-
man : *
— « Petites folles, y pensez-vous ? Oubliez-vous que
c'est dimanche ? »
• Cela nous rappelait le quos ego classique, mais un quos
646 UNE VIEILLE QUESTION DE COLLÈGE
ego tout paternel. Immédiatement le piano se tait, le
tourbillon s'arrête, les rires perlés s'éteignent ; on se
rapproche, on chuchotte ; des personnes mûres, ladies et
gentlemen, arrivent à la file. On distribue des livres ; le
piano frappe l'accord et on entonne un cantique à quatre
voix. Après celui-là, un autre, et ainsi pendant près d'une
heure, dans le calme idéal de cette nuit que pas un souffle
ne troublait, pendant que le navire glissait comme une
grande ombre sur la mer endormie, nos touristes anglais
chantèrent les louanges du Seigneur avec ce sérieux qu'ils
mettent à tout ce qu'ils font. A vrai dire, on avait beau
tourner les pages et changer de numéro, c'était bien un peu
toujours la même chose; leurs airs religieux n'ont décidé-
ment pas la variété de mouvement et de dessin mélodique
/les nôtres. Mais ce chant d'allure grave, avec son har-
monie simple et facile qui permettait à toutes les voix de
déployer leurs ressources, n'en avait pas moins son caractère
et sa beauté.
Quand ce fut fini, un de nos compatriotes qui avait, je
crois, trouvé le concert spirituel un peu long, s'empara à
son tour du piano et nous donna une sérénade dans un tout
autre mode. 11 sifflotait, en s'accompagnant, une musique
très brillante et très rapide ; on aurait dit qu'il avait un
flageolet entre les dents. C'était agréable et fort curieux.
Notre soirée de dimanche à bord nous avait valu deux spé-
cimens d'art très diff'érents : Si l'un était bien anglais,
l'autre, hélas ! n'était que trop français.
Pour revenir à notre sujet, nous pourrions très avanta-
geusement faire entrer dans le répertoire de chants à
plusieurs voix, quelques-uns de ces chorals anglais ou alle-
mands, les plus mélodiques et les mieux appropriés à notre
goût national. Ils s'adaptent très bien aux strophes, des
hymnes latines, liturgiques ou semi-liturgiques.
Mais je n'ai ni le loisir, ni l'intention de traiter la ques-
tion du chant des cantiques à plusieurs voix avec tout le
détail et l'ampleur qu'elle comporte. Pareille innovation
peut sembler bien hardie ; mais qu'on veuille bien ne pas la
condamner de prime-saut. Tout ce qui est nouveau n'est
UNE VIEILLE QUESTION DE COLLÈGE 647
pas pour cela déraisonnable. — « Je sais bien, disait un véné-
rable supérieur, que cela ne s'est point fait chez nous jus-
qu'ici ; mais je n'ai pas pour principe que l'on ne saurait rien
faire de mieux que ce que nous avons toujours fait. »
Dans nos établissements catholiques, les cérémonies reli-
gieuses se placent au premier rang parmi les instruments
d'éducation. La piété n'entre pas dans le tempérament de
nos élèves par la spéculation métaphysique ; nos exhorta-
tions elles-mêmes n'ont à cet égard qu'une efficacité très
limitée. Mais qui dira l'influence produite dans ces jeunes
âmes par une belle solennité religieuse ? Entre autres irré-
parables lacunes de l'éducation des collèges universitaires,
il faut précisément compter l'absence de ces fêtes à la
chapelle qui tiennent une si grande place dans la vie chré-
tienne de nos enfants et laissent dans leur souvenir des
traces incfl'açables.
Mais dans les pompes religieuses elles-mêmes, rien ne
peut remplacer le chant d'ensemble, et c'est pourquoi il
importe plus qu'on ne pense qu'il soit toujours convenable
et digne. Ce n'est pas sans détriment qu'on se néglige sur
un point que dans certaines maisons on serait tenté de
regarder comme accessoire. Et cela est vrai spécialement
pour les cantiques de tous les jours. Si l'on parvient à les
faire chanter d'une façon tin peu agréable, et, tranchons
le mot, un peu artistique, les élèves s'y intéresseront et ce
sera un excellent exercice de piété ; sinon, ils s'en dégoûtent
très vite et se dispensent volontiers, les grands surtout, d'y
prendre part. La manière dont on chante les cantiques
chaque matin dans un collège catholique est une sorte de
baromètre qui marque assez exactement le degré de bon
esprit (|ui y règne. Q)u'on ne craigne donc pas d'y consacrer
un peu de temps et de peine ; ce ne sera ni temps ni peine
perdue.
J. BURNICHON, S. J.
FORMATION MÉCANIQUE
DU SYSTÈME DU MONDE
(Second Article *)
VII
M. Faye a considéré le problème de l'origine du monde
de la façon la plus large.
Le système solaire n'est pas seul dans l'espace ; autour de
chaque étoile se groupe un système plus ou moins analogue
au nôtre ; les lunettes commencent à en déchiffrer quelques
détails. Ces divers mondes sont séparés par des distances
colossales dont il est utile de se faire une idée. Prenons un
exemple.
Nous avons vu que la distance de la terre au soleil est de
149000000 de kilomètres et que celle de Neptune au soleil
est trente fois plus grande ; c'est là le rayon de notre
monde. 2 Réduisons ces dimensions quarante-cinq milliards
de fois, tout notre système tiendra dans un cercle de cent
mètres de rayon ; plaçons maintenant, par la pensée, ce
cercle, ainsi réduit, au centre de Paris et demandons-nous
où se trouverait, à la même échelle, l'étoile la plus proche
du soleil. Cette étoile notre voisine, a du Centaure, qui nous
envoie sa lumière en 4 ans et 4 mois, se trouverait alors
quarante kilomètres au delà de Marseille, — et, pour garder
la même proportion, la lumière ne devrait plus faire que
deux mètres en cinq minutes ^. — On conçoit que dans ces
conditions les divers systèmes de l'univers ne se gênent
1. V. Études, 20 mai 1897, p. 530.
2. Abstraction faite des planètes ultraneptuniennes dont l'existence est
problématique.
3. Ajoutons que certaines étoiles, encore perceptibles, sont, suivant toute
apparence, près de mille fois plus éloignées.
FORMATION MECANIQUE 649
guère les uns les autres et, s'ils échangent leur lumière, il
-est à croire que toute autre espèce d'influence réciproque
est absolument négligeable à de pareilles distances.
Mais ont-ils toujours été ainsi indépendants ? Rien n'oblige
à l'admettre. A la vérité, M. Wolf n'est pas tendre pour ceux
qui prétendraient expliquer comment les diverses concentra-
tions sidérales se seraient formées aux dépens d'un chaos
primordial universel. « La première partie du problème cos-
mogonique, dit-il, quelle est la matière primitive du chaos
et comment a-t-elle donné naissance aux étoiles et au soleil,
reste donc, aujourd'hui encore, dans le domaine du roman et
de l'imagination pure. » * Mais sans chercher à préciser les
détails de cette formation, on peut, je crois, admettre comme
beaucoup moins romanesque la possibilité, la vraisemblance
même, du fait envisagé d'une manière générale. C'est ce
que M. Faye n'hésite pas à faire et, comme il le remarque,
celte idée n'est môme point entièrement neuve ; suivons-le
donc et admettons l'existence d'un chaos primitif unique.
L'observation nous montre les divers mondes animés
de mouvements gigantesques ; mouvements de translation,
d'abord : le système solaire, on le sait, se dirige en bloc vers
la constellation d'Hercule au train d'environ 15 kilomètres h
la seconde ; Sirius s'éloigne de nous à raison de 32 kilo-
mètres à la seconde, en môme temps qu'il se déplace latérale-
ment ; bref, les étoiles, si longtemps déclarées fixes, sont
toutes en mouvement et, lentement, les constellations se
déforment; et cette mobilité universelle des mondes n'est pas
un des arguments les moins favorables à l'idée du chaos pri-
mitif commun. Chaque monde possède, de plus, des mouve-
ments de circulation internes ; or ces rotations n'ont pu surgir
du néant, pour ainsi parler; aussi, conclut M. F'aye, « puisque
nous voyons les étoiles doubles, ainsi que notre propre
monde, tourner en marchant, autour de leur centre de gra-
vité, il faut en conclure que ces rotations, ces circulations
datent de l'origine non sous leur forme actuelle, mais sous
celle de gyrations équivalentes ».
La première phase d'organisation fut la division de ce
1. Les hypothèses cosmogoniques, p. 5.
650 FORMATION MÉCANIQUE
chaos, la segmentation de la grande masse unique primor-
diale. Cette segmentation se fit sous l'influence des centres-
d'attraction qui se développaient, par suite de l'hétérogé-
néité de la matière, en divers points de cette immense nébu-
losité. Il en résulta des concentrations en certaines régions
privilégiées, lentes d'abord, puis s'accentuant au fur et à
mesure que le centre d'attraction prenait de l'importance par
l'accumulation des matériaux qui venaient y affluer. Gomme
conséquence nécessaire, les zones placées aux limites com-
munes des divers champs d'attraction se raréfiaient, se
vidaient de matière, ce qui produisait des déchirures dans le
chaos et, peu à peu, ces divisions s'accusant de plus en plus,
la masse primitive se trouva décomposée en masses par-
tielles, en lambeaux, ainsi que les nomme M. Faye, dont les
contours étaient encore très imparfaitement arrêtés.
Par leur évolution, ces lambeaux ont donné lieu à la
variété infinie d'éclosions sidérales qui embellissent la
voûte céleste et parmi lesquelles notre petit système plané-
taire n'est qu'une unité, un cas particulier. C'est là ce que
M. Faye résume dans cette proposition fondamentale :
A l'origine, l'univers se ^'e'diiisait à un chaos général
excessivement rare, formé de tous les éléments de la chimie
terrestre plus ou moins jnêlés et confondus. Ces matériaux,
soumis d'ailleurs à leurs attractions mutuelles, étaient dès le
commencement animés de mouvements divers qui en ont pro'
vogué la séparation en lambeaux ou nuées. Ceux-ci ont conservé
une translation rapide et des gyrations intestines plus ou
moins lentes. Ces myriades de lambeaux chaotiques ont donné
naissance, par voie de condensation progressive, aux divers
mondes de l'univers *.
Quelle forme avaient ces lambeaux, quels mouvements
agitaient leurs éléments? La plus grande variété a dû régner
en tout cela et la meilleure preuve en est la diversité de
structure et de constitution que nous révèlent les observa-
tions faites sur les systèmes stellaires analysés, en partie du
moins, jusqu'à présent, amas d'étoiles, nébuleuses, étoiles
simples, doubles, triples, etc. S'il s'agit d'un système
1. Sur l'origine du monde, p. 260.
DU SYSTEME DU MONDE 651
déterminé, du nôtre par exemple, la réponse devient plus
possible : il est bien clair, en effet, que la masse chaotique
primitive, qui a fourni le monde solaire tel que nous le
voyons, devait contenir en germe quelque chose d'équivalent,
la môme matière tout d'abord, puis des mouvements capables
de se transformer en ceux qui animent actuellement les
astres qui le composent. C'est toujours la même chose et
comme partout, il faut bien prendre un lièvre pour faire un
civet et c'est précisément àquoiKant ne pensait point, lors-
qu'il ne mettait rien dans sa nébuleuse d'où pût sortir la
rotation de toutes les planètes dans le même sens. Mais de
môme que le chasseur goûtera délicieusement le civet s'il a
lui-môme tué le lièvre au lieu de l'acheter tout préparé chez
le traiteur, de même aussi l'esprit désire prendre le système
solaire à l'état sauvage, en quelque façon, le plus rudimen-
taire possible et c'est cet état qu'il faut ici cherchera définir.
VIII
Laplace, nous l'avons vu, faisait tourner en bloc une atmos-
phère dilatée autour d'un même axe, l'axe de rotation du
soleil lui-même; c'était excessif, trop artificiel, pas assez
inculte, on peut remonter plus haut. M. Faye suppose seu-
lement que « le chaos partiel » qui a fourni le système solaire
a « possédé, dès l'origine, un lent mouvement tourf)iIlon-
naire affectant une partie de ses matériaux » (p. 268).
Toutefois il ne faudrait pas croire qu'il s'agit là d'un mou-
vement tonrl)illonnaire d'ensemble, ce serait partir du même
point que Laplace; M. Faye admet à l'origine des tourbillons
multiples, mais de même sens, et il établit que a les mou-
vements tourbillonnaires de même sens, dont ce chaos pri-
mitif était animé dans une partie de sa masse, n'ont pas tardé
h se réunir, à se composer en une vaste gyration régulière ».
(p. 270).
Ily a cependant une autre hypothèse à faire; elle est rela-
tive à la forme générale primitivement affectée par le lam-
beau chaotique au sein duquel existaient ces tourbillons.
Le monde solaire actuel est plat, toutes les planètes tournant
sensiblement dans le même plan, et, dans ce plan, il est
652 FORMATION MÉCANIQUE
rond : devrons-nous donc supposer au chaos générateur la
forme d'une immense galette? Ce n'est pas nécessaire et
cela semble trop particularisé ; il suffît d'admettre qu'il était
à peu près sphérique, il s'est aplati et ramassé dans le plan
dia^nétral perpendiculaire aux axes de rotations des tour-
billons, et ce qui doit nous confirmer dans cette vue, c'est
que, parmi les comètes, astres errants aux allures bizarres,
plusieurs circulent encore perpendiculairement au plan des
planètes, perpétuels témoins de la répartition ancienne de la
matière en ces régions, épaves toujours flottantes dans cet
océan vide, tandis que les autres débris du chaos sont venus
se fondre et se grouper en formant les planètes.
Résumons maintenant en quelques traits la façon dont
notre monde va sortir de là.
Dans cet immense amas de matière clairsemée s'établissent
peu à peu des circulations plus régulières; parmi les molé-
cules, les unes se mettent au pas, et se groupent en grands
anneaux plats tournant autour du centre d'abord vide.
D'autres, qui n'ont pas été englobées dans ce mouvement
d'ensemble, se dirigent vers le centre et viennent s'y accu-
muler. De la sorte, les anneaux se sont formés au sein même
de la nébulosité générale et bien avant que la masse centrale
ait acquis la prépondérance qu'elle possède actuellement.
Dans l'idée de Laplace, la nébuleuse abandonnait a l'exté-
rieur^ par suite de sa contraction, des anneaux de vapeur ;
ici ces anneaux, anneaux de poussière plutôt, s'organisent,
s'individualisent à l'intérieur en même temps que la concen-
tration s'accentue.
Bientôt dans ces anneaux se développent des centres
d'attraction, la matière y étant inévitablement distribuée
d'ime façon quelque peu inégale ; aux régions les plus
denses afflue peu à peu ce qui se trouve dans celles qui sont
^ moins bien garnies et chaque anneau se transforme ainsi en
une masse unique, en une planète.
Dans quel sens vont tourner les planètes ainsi formées?
D'après Laplace, nous l'avons dit, les anneaux qui se déta-
chaient de l'extérieur de la nébuleuse, donnaient naissance
à des planètes animées d'une rotation directe. M. Faye con-
teste la valeur de cette conclusion ; suivant lui la rotation
DU SYSTEME DU MONDE 653
d'une planète se formant dans un semblable anneau aurait
été nécessairement rétrograde, il fallait donc ici corriger
radicalement l'œuvre de Laplace.
La convergence de la matière vers le centre et la forma-
tion des anneaux marchant de pair, on conçoit facilement
que les anneaux les plus éloignés se trouveront les premiers
dégagés de la nébulosité générale. Aussi, tandis que les
anneaux les plus voisins du centre se pelotonneront en
planètes, alors qu'ils seront encore baignés dans la masse
solaire incomplètement concentrée, ceux qui en sont le plus
écartés subiront cette évolution lorsqu'ils seront déjà
complètement dégagés, et cette diversité de conditions aura
sur la formation des planètes la plus décisive influence. Des
considérations mécaniques très simples montrent en effet
que la loi de circulation des molécules des anneaux est
absolument différente dans les deux cas et que si la planète
prend naissance à l'intérieur de la nébuleuse, elle acquiert
en môme temps une rotation dont le sens est direct, tandis
qu'il est rétrograde si elle se forme à l'extérieur. Il suflit
donc d'admettre que les deux anneaux extrêmes, d'où sont
sortis Ncptime et Uranus, se sont ainsi mis en boule hors de
la nébuleuse, tandis que les autres y étaient encore compris
quand ils ont éprouvé cette transformation. Remarquons-le
en passant, la nébuleuse qui se concentre ainsi peu à peu
c'est le soleil; ainsi les planètes les plus proches de cet
astre, la terre entre autres, se sont formées avant que le
soleil ait eu sa complète indivi(kialité, sa forme et ses dimen-
sions définitives ; la terre est ainsi plus ancienne que le soleil.
Ce résultat ne manque pas d'intérêt et s'accorde d'une façon
remarquable avec plusieurs faits géologiques importants.
Quant aux satellites, ainsi que Laplace, M. Faye considère
leur formation comme une répétition en petit, une réduction
de celle du système entier; les globes planétaires encore
imparfaîloment condensés ont donc donné naissance eux
aussi à des anneaux plats qui se sont ultérieurement réunis
en boule, sauf dans le cas de Saturne où quelques anneaux,
(omposés de corpuscules circulant autour de la planète, ont
réussi, grAcc à des conditions exceptionnelles d'équilibre, à
se maintenir dans leur état primitif, témoins permanents,
654 FORMATION MECANIQUE
semble-t-il, de ce que furent jadis les autres satellites et les
planètes elles-mêmes.
IX
A cette théorie, bien incomplètement résumée dans ce
qui précède, M. Wolf répondit * en montrant qvie le système
de Laplace lui paraissait susceptible de réformes moins radi-
cales, suffisant cependant à le rendre « presque entièrement
satisfaisant. »
Sous sa forme primitive le système de Laplace donnait
prise en effet à bien des difficultés. On pouvait se demander
par exemple pourquoi les anneaux se formaient séparés les
uns des autres ? Si l'atmosphère solaire *en se contractant
abandonnait une partie de ses matériaux, ce phénomène ne
devait-il pas se produire d'une façon continue ? Comment
prévoir aussi la classification naturelle des planètes ? Les
quatre dernières ayant un volume et une masse considérables
ainsi qu'une faible densité, alors que les quatre plus voi-
sines du soleil sont petites et lourdes et ces deux groupes
séparés par l'anneau confus des astéroïdes, voilà quelque
chose qui ne semble point dû au hasard.
Or, dans une série de travaux remarquables, M. E. Roche
a répondu à plusieurs de ces questions 2. Une analyse mathé-
matique approfondie des formes d'équilibre de l'atmosphère
solaire lui permet de prévoir, entre autres, la formation
1. Les hypothèses cosmogoniques. Paris, 1886.
2. Mémoires de l'Académie des sciences et lettres de Montpellier I8i9-i88d.
Yoir aussi un rapport de M. Tisserand, Comptes rendus de l'Académie des
sciences, t. 96, 23 avril 1883.
L'ouvrage de M. du Ligondès déjà cité, débute par un résumé de la théorie
de l'auteur dû à M. l'abbé Moreux. Celui-ci énonce, p. m, quelques-unes
des principales objections faites au système de Laplace ; il faut observer
.que M. E. Roche avait précisément répondu à quelques unes d'entre elles. A
ce propos, et en ce qui concerne les satellites, je crois intéressant de citer
un résultat remarquable obtenu par M. Roche. Celui-ci avait annoncé
qu'aucun satellite ne pouvait être à une distance de sa planète inférieure à
2,44, le rayon de la planète étant pris pour unité. Or ceci s'est trouvé vérifié
par la découverte des satellites de Mars dont le plus voisin de la planète,
Phobos, est à une distance égale à 2,77 et par celle du cinquième satellite
de Jupiter qui se trouve à la distance 2,55.
DU SYSTEME DU MONDE 655
d'anneaux séparés^ provenant de retraits brusques, succes-
sifs, de la nébuleuse, en même temps qu'il se formait des
anneaux intérieurs à cette nébuleuse elle-même. De plus la
classification naturelle des planètes peut aussi se prévoir et
môme M. Roche avait, par avance répondu à l'objection de
M. Faye d'après laquelle les anneaux de Laplace n'auraient
dû fournir que des planètes à rotation rétrograde.
Mais ces réponses ne concernent, somme toute, que des
détails et il semble bien qu'il faille renoncer à toute théorie
qui ne transformera pas radicalement les principes fonda-
mentaux eux-mêmes de la cosmogonie de Laplace *. On
éprouve en effet une bien grande difficulté à comprendre
comment chacun de ces imnwnses anneaux s'est réuni en
une seule et unique masse. Cette difficulté est « capitale »,
ainsi que le dit M. Wolf et menace toute théorie qui fait
dériver les planètes d'anneaux composés de particules cir-
culant toutes dans le même sens. Supposons que sur l'orbite
1. Au moment de nous séparer déCnitircment de ce grand géomètre je veux
rendre justice complète à sa mémoire. D'après des renseignements qui
m'ont él<5 fournis tout récemment, Laplace a fait une mort chrétienne. Le
fait est, si je ne me trompe, bien peu connu. Voici comment le journal
La Quotidienne du mercredi 7 mars 1827 (n" 66), p. 2, annonce la mort de
Laplace :
Paris, 6 mars.
M. le marquis de Laplace, pair de France, membre de l'Institut, auteur
de la Mécanique céleste et de plusieurs autres ouvrages qui l'ont fait placer
parmi les plus grands géomètres de ces derniers temps, est mort hier dans
son hôtel, rue du Bac, entre les bras de ses deux pasteurs, M. le curé des
Missions étrangères et M. le curé d'Arcueil, qu'il avait fait appeler pour en
recevoir les derniers secours de la religion. Nous aurons à publier uno
notice sur la vic^e ce savant célèbre; mais nous devons dès ce moment faire
remarquer ce que sa mort a présenté d'édiGant & sa famille, à ses amis et
A ses admirateurs. C'est an contraste que nous aimons à opposer au récit
de morts scandaleuses qui font la joie des enjiemis de la religion. Ses
obsèques auront lieu demain mercredi, 7, en l'église des Missions étran-
gères. Lo fils de M. de Laplace, qui hérite de la pairie, est chef de bataillon
de l'artillerie de la garde.
L'Ami de la Religion et du Roi^ du même jour, donne la même nouvelle (il
confond cependant Auteuil avec Arcueil) et ajoute : Il nous est doux de
pouvoir annoncer avec assurance que l'auteur de V Exposition du sYstbme du
monde et du Traité de mécanique céleste n rendu hommage dans se^emiers
jours, à des croyances entourées de tant de preuves irrécusables.
656 FORMATION MÉCANIQUE
de Neptune deux agrégations indépendantes commencent
à se former aulx deux extrémités d'un même diamètre de
Torbite, elles continueront à circuler sans s'influencer et
sans aucune tendance à se réunir; il semble donc qiffe, en
général, on aurait dû voir se produire tout au plus des
concentrations' multiples dans un même anneau comme sont,
par exemple, les astéroïdes et Ton ne saisit pas bien pour-
quoi le cas de l'anneau de Saturne aurait dû se réaliser si
exceptionnellement.
Puis de quel droit assimile-t-on la formation des satellites à
celle des planètes? L'analogie de forme se complique en effet
ici de différences tellement profondes, que l'on pevit se
demander si l'on n'est pas, en«faisant ce rapprochement, vic-
time d'une simple illusion. Et l'inclinaison des axes de rota-
tion des divers astres sur leur plan de circulation, voilà
encore un point que l'on abandonne, en général, dans une
indétermination absolument regrettable. Enfin l'on peut se
demander, si l'on ne peut rien imaginer de plus simple, de
plus primitif qu'une nébuleuse dont la matière est déjà ani-
mée de gyrations internes.
Telles sont quelques-unes des difficultés qui s'ofi*rent à
l'esprit lorsque l'on vient à réfléchir quelque peu sur le
fond des choses, et M. R. du Ligondès a cherché si l'on ne
pouvait y porter remède. Or nous allons le voir, il nous paraît
bien qu'il a su faire entrer la question dans une voie toute
nouvelle où, sans rejeter rien des résultats positifs obte-
nus par ses prédécesseurs, il peut espérer établir la théorie
sur une base plus définitive.
La première préoccupation de M. du Ligondès est de cher-
cher à remonter vraiment jusqu'à l'origine. La rotation
d'ensemble de Laplace, les tourbillons eux-mêmes de
M. Paye peuvent être considérés comme le résultat d'un état
antérieur et, en ce qui concerne ces derniers, M. du Ligon-
dès en apporte une raison frappante. Les tourbillons qui,
d'après M. Paye, ont donné les systèmes de satellites autour
des pîânètes se sont développés dans la nébuleuse solaire ;
DU SYSTÈME DU MONDE 657
on ne saurait donc considérer comme un état primordial de
la matière celui où de semblables tourbillons existeraient
déjà; or, toujours d'après M. Faye, tel était l'état du lambeau
chaotique, d'où est sorti notre monde, « dès l'origine », c'est-
à-dire dès l'époque où il s'est constitué en monde partiel
isolé du reste du chaos primitif; il est donc possible d'ima-
giner pour notre système une origine plus reculée, un état
plus primordial.
Notons tout de suite que si, sur ce point et sur quelques
autres, M. du Ligondès se sépare de M. Faye, il n'hésite pas
à reconnaître l'influence considérable que les idées du savant
astronome ont exercée sur ses propres conceptions : « Bien
que notre théorie, dit-il, diffère de la sienne en plusieurs
points, la vérité nous oblige à déclarer que l'idée première
en a été prise dans « L'Origine du Monde *. »
Voici donc comment M. du Ligondès énonce son point de
départ :
A l'origine^ l'univers se réduisait à un chaos général extrêmement
rare, formé d'éléments ^/c'""- ""•' -n '^-/s srn<t rt soumis à leurs attrac-
tions mutuelles.
Puis nous ajoutons immédiatement, comme conséquence de cet état
initial :
Ce chaos s'est partagé en lambeaux qui ont donné naissance, par voie
de condensation progressive, à tous les mondes de l'univers *.
Cette hypothèse ne diffère de celle de M. Faye, dit l'auteur,
que par la suppression des gyrations intestines, mais cette
suppression est fondamentale et l'on en verra bientôt les
conséquences. M. du Ligondès observe ensuite que l'on ne
peut concevoir « un état antérieur à ce chaos ni môme un
état plus simple », puis il ajoute :
« A l'exemple de tous ceux qui ont voulu remonter aux
origines, nous avons dû demander à Dieu la matière en
mouvement, disséminée dans l'espace, et les forces qui la
régissent ; mais nous ne lui avons demandé que cela. Nous
ne faisons aucune hypothèse sur la nature de ces mouve-
1. Formation mécanique du système du monde. Préface, p. ij.
2. Ibid., p. 14.
LXXl. — 42
658 FORMATION MECANIQUE
ments ; nous les abandonnons entièrement à ce qu'on est
convenu d'appeler le hasard *. »
Voila qui est fort bien dit ; unç petite observation se pré-
sente cependant. Les mots chaos, hasard^ semblent, au
premier abord, exclure toute idée d'ordre et de plan, il ne
faudrait pas prendre cela avec trop de rigueur et M. du
Ligondès remarque justement, en note, que, suivant l'obser-
vation de M. J. Bertrand, « le hasard n'est pas l'antithèse
de toute loi ».
Par rapport à Dieu, en effet, rien n'est chaos ni hasard et
les positions comme les vitesses initiales des molécules du
chaos étaient aussi clairement connues et voulues que leur
existence même. Ne pas l'admettre serait priver Dieu de
l'un ou de l'autre de ses attributs de sagesse ou de puissance.
C'est par rapport à nous seuls que le terme de hasard
conserve un certain sens.
Je jette à terre une poignée de grains sans chercher à les
disposer dans un ordre déterminé quelconque ; ils tombent
au hasard, dira-t-on; au hasard par rapport à moi trop borné
pour connaître d'une façon complète et certaine la position
de chaque grain dans ma main, sa forme et son volume, son
poids et ses propriétés élastiques, et qui par suite ne puis
calculer avec rigueur la vitesse et la direction que vont
prendre ces grains ; mais une intelligence créée supérieure
à la mienne pourrait connaître tout cela ; mais Dieu surtout
ne pouvait pas ne pas le connaître, et dès lors tout se réduit à
une simple question de mécanique ayant des données pré-
cises, qui se développe et se résout.
Bien plus, il faut être une créature finie et imparfaite pour
pouvoir abandonner quelque chose au hasard. Dieu ne peut
rien abandonner ainsi, sa puissance n'agissant jamais, ne
pouvant agir, indépendamment de sa sagesse. Ainsi dans le
chaos primordial tout était jeté au hasard par rapport à nous,
en ce sens que nous n'y eussions vu aucun mouvement
d'ensemble, aucune régularité permettant à une faible intel-
ligence d'homme de saisir, à première vue du moins, une
idée, un plan se déroulant ; il y avait pourtant bien là un
1. Formation mécanique, p. 25.
DU SYSTEME DU MONDE 659
plan qui se déroulait, et la preuve c'est qu'il s'est effective-
ment déroulé jusqu'au point où nous sommes et que nous
continuons d'assister à son développement.
L'état mécanique actuel du monde, dans ses grandes lignes^
offre aux regards un ordre évident ; or l'état originel
n'en différait que par les valeurs diverses prises par certaines
variables : donc, en son état originel, le monde ne contenait
ni plus ni moins de hasard aô^o/m que le monde actuel, bien
que l'on puisse dire que, par rapport à nous, il contenait
plus de hasard relatif.
Tel est, ramenée à sa juste valeur, la portée véritable de
ces mots de chaos et de hasard.
On pourrait encore se demander si une telle définition de
l'état primitif du monde correspond nécessairement à un état
unique. Je veux dire : si partant de notre état actuel, nous
remontons, par la pensée, l'histoire mécanique de l'univers,
nous verrons peu à peu les lignes précises s'effacer, les
mondes se confondre, les courants et tourbillons s'éteindre,
nous voilà revenus au chaos : seulement, comme cette pro-
priété de chaos est relative, il semble difficile de fixer un
état précis qui doive servir de point de départ ; car l'orga-
nisation de l'univers commençant insensiblement et sans
transition brusque, on peut imaginer une période chaotique
d'une certaine durée. Quoiqu'il en soit, et sans chercher à
choisir entre chaos et chaos, nous admettrons qu'à l'origine
la matière était disséminée dans l'espace, extraordinairement
raréfiée^ en mouvement, mais sans aucune coordination
d'ensemble dans ses mouvements.
C'est en effet grâce aux mouvements d'ensemble qu'il nous
devient possible de nous orienter dans la confusion. Regar-
dez, d'un étage un peu élevé, une grande place noire de
monde, tout y paraît sans ordre, on se déplace, on va et l'on
vient, mais impossible de dire dans quel sens prédomine le
mouvement. Bientôt, un passant, plus fort ou plus habile à
profiter d'une éclaircie momentanée, perce résolument la
foule, on le suit et voici que s'établit une file d'individus
marchant tous dans le même sens, d'autres files parallèles se
forment, s'accolent à la première et dessinent un courant ;
par réaction, des files en sens contraire s'accentuent; voilà
660 FORMATION MÉCANIQUE
le mouvement qui se régularise, on peut y voir quelque
chose. Telle est Thistoire des mondes : au début Ton n'y
voit rien, puis l'attraction groupe les molécules, leurs
vitesses et leurs directions se modifient, se coordonnent, et
l'ordre, jusqu'alors latent, apparaît.
XI
La première organisation du chaos amena donc sa sépara-
tion en lambeaux qui devaient s'élaborer ultérieurement en
mondes, ainsi que M. Faye l'exposait. Portons désormais notre
attention sur le lambeau chaotique qui devait un jour donner
le système solaire, et tâchons de reconstituer son histoire.
Pour déduire ses conditions primitives il faut partir de
celles qu'il possède actuellement. Tout d'abord : « 11 semble
bien prouvé, dit M. du Ligondès, que lé système solaire ne
peut provenir que d'une nébuleuse ayant eu la figure d'un
sphéroïde plus ou moins aplati ; c'est la seule manière d'ex-
pliquer les mouvements circulaires des planètes. )i Voilà
pour la forme. Si l'on se demande comment un semblable
lambeau à peu près sphérique a pu se trouver isolé du chaos
primitif, il suffît d'admettre que la matière se trouvait, dans
une certaine région, répartie d'une façon à peu près homo-
gène et que les mouvements qui y agitaient cette matière
avaient lieu presque également dans tous les sens, en sorte
qu'ils ne modifiaient pas notablement la disposition générale
de l'ensemble des éléments : dans ces conditions, toutes les
directions étant équivalentes, la masse isolée devait néces-
sairement être sensiblement sphérique.
Mais il faut préciser ces mouvements primitifs, ils doivent
en effet permettre de comprendre pourquoi les planètes
tournent toutes dans le même sens.
M. Faye rejetant, avec raison, la rotation d'ensemble
admise par Laplace,y avait substitué des gyrations intestines
existant dès l'origine. Or il faut s'entendre sur ces mouve-
ments tourbillonnaires, et il paraît bien que si l'on cherche à
serrer la question, ils méritent à peine ce nom.
Dans un système indépendant, comme le devint notre
monde solaire bientôt après la division du chaos, il existe
DU SYSTEME DU MONDE 661
une certaine équivalence constante dans Tensemble des
rotations qui animent ces éléments. La mécanique apprend
à calculer exactement la quantité qui doit rester constante
lorsque les conditions de rotation varient '. On peut évaluer,
d'une part, cette quantité pour notre système solaire, tenant
compte des masses des planètes et de leur distance au soleil.
Or, d'autre part, supposons toute cette matière de notre
système disséminée quasi uniformément dans une sphère
s'étendant jusqu'aux limites où l'action du soleil se fait
sentir, c'est-à-dire jusqu'aux limites que dut avoir la nébu-
leuse primitive, nous verrons que si toutes les molécules
se mouvaient dans le même sens à l'intérieur de cette
masse, l'ensemble de leurs rotations (calculées en tenant
compte de la troisième loi de Kepler) fournirait un total
30 000 fois trop fort. Que conclure de là ? Que sur 30 000
molécules, il n'y en avait qu'une à tourner, toutes les autres
étant immobiles ? Non, car tout devait être en mouvement ;
mais qu'il existait deux circulations de sens contraires se
compensant de telle façon que, par exemple, pour 15 000
molécules tournant dans un sens il y en avait 15 001 tournant
dans l'autre. Or cela ne ressemble guère à un tourbillon.
Ainsi les éléments de la nébuleuse se mouvaient en tous
sens ; au lieu de tourbillons, c'est-à-dire de rotations déjà
régularisées, nous ne voyons que des molécules indisci-
plinées courant à tort et à travers ; de telle façon toutefois
qu'il y ait un petit excès en faveur d'un certain sens de
rotation. Tel est le point le plus fondamental de la théorie
de M. du Ligondès, celui qui lui fournira les explications les
plus importantes de l'évolution de la nébuleuse ; cette idée
est bien à lui et, comme Archimède, il peut s'écrier : « J'ai
trouvé. »
Essayons maintenant d'exprimer quelques-uns des traits
1. Voici comment M. du Ligondès exprime ce principe dans le cas actuel:
«I Si pour chaque lambeau en particulier, on projette aur un plan quelconque
les aires décrites par les rayons vecteurs allant de son centre de gravités à
toutes SCO molécules, et si l'on en fait la somme algébrique ; le plan pour
lequel cette somme est maximum conserve une direction fixe dans l'espace, et
le maximum reste constant, quelles que soient les transformations ultérieure»,
du système. » F. i8.
662 FORMATION MÉCANIQUE
qui semblent les plus originaux dans cette nouvelle théorie ;
il va sans dire que, dans ce qui va suivre, le lecteur ne
pourra souvent avoir le dernier mot qu'en recourant à
Touvrage lui-même et que, dans bien des cas, nous devrons
nous contenter d'admettre comme démontrées des proposi-
tions que l'auteur a bien soin d'établir par le calcul.
XII
La nébuleuse presque sphérique se transforma d'abord
en un disque sensiblement plat. Pour rendre compte de
cette première phase, nous avons dit qu'il suffisait de
supposer un léger aplatissement du sphéroïde primitif. Les
molécules circulant au hasard ne peuvent en effet manquer
de se rencontrer de temps à autre et ces chocs mutuels les
font converger vers le centre ; l'intérieur de la nébideuse
s'enrichit ainsi aux dépens des régions superficielles. Or il
n'est pas difficile de voir qu'à toute condensation de ce
genre, correspond un accroissement de pesanteur au pôle
de la nébuleuse et une diminution à son équateur. L'attrac-
tion vers le centre croissant aux pôles, les orbites des
molécules qui tendaient à s'éloigner dans cette direction
subiront une sorte de raccourcissement et l'aplatissement pri-
mitif ira en s'accentuant constamment, tandis que les orbites
tracées dans l'équateur s'étaleront plus à l'aise ; bientôt
toute la masse prendra la forme d'une immense lentille '.
Or, tandis que la figure extérieure de la nébuleuse s'alté-
rait ainsi, une autre catégorie de modifications avait
commencé à se produire. Au cours de leurs voyages, de
nombreuses molécules s'étaient rapprochées, puis réunies
en petits groupes, en amas de matière répartis un peu
partout. Parmi ces amas, les uns situés dans l'équateur ou
1. Cette concentration est-elle, actuellement, complètement achevée? On
peut en douter. Il existe en effet une vaste nébulosité diffuse qui entoure le
soleil, on la nomme lumière zodiacale ; fortement aplatie dans un sens, c'est
à peu près dans le plan del'écliptique qu'elle s'étale. N'est-il pas permis d'y
voir un résidu des matériaux de la lentille primitive ayant échappé, jusqu'ici,
à une chute définitive vers le centre ? M. du Ligondès le pense et ce ne serait
pas l'une des conséquences les moins intéressantes de sa théorie.
DU SYSTEME DU MONDE 663
dans son voisinage s'aggloméreront et formeront les pla-
nètes mais nous devons d'abord dire adieu aux autres.
Ceux-ci, circulant dans des plans obliques par rapport à
Téquateur, verront d'abord leurs orbites se déformer et de
circulaires devenir elliptiques, par suite de l'aplatissement
général. Les uns plus voisins du centre viendront s'y perdre
et auront la gloire de concourir à la formation du soleil.
D'autres, dont l'orbite est assez longue pour que leurs
excursions s'étendent bien loin hors de la lentille, déjà
ramassée quelque peu sur elle-même, pourront échapper à
cette absorption destructive de leur individualité, ils conti-
nueront leur course à travers le ciel, ce sont les comètes,
et nous les voyons encore circuler dans tous les sens et sous
toutes les inclinaisons. Abandonnons donc ces astres extra-
vagants et revenons au disque qui va produire les planètes.
Dans la région centrale où s'exerce l'attraction conver-
gente qui formera le soleil, la matière qui peut conserver
des mouvements circulaires se fait rare, aussi la portion de
la lentille nébulaire qui doit se résoudre en planètes a-t-elle
la forme d'un immense disque presque vide au centre, qui
va en s'épaississant lorsqu'on s'en éloigne, pour se raréfier
de nouveau jusqu'au vide quand on s'approche des derniers
confins du monde. Il existe par conséquent, à une certaine
distance, une région circulaire présentant un maxi-
mum de densité. Cette zone plus dense exerce néces-
sairement une attraction sur la matière avoisinante qui vient
y allluor et la renforcer encore. Les régions limitrophes se
vident donc ainsi peu à peu et, de môme que les champs
d'attractions qui se développèrent dans le chaos primordial
déterminèrent sa rupture en lambeaux, de même, ici,
cette zone circulaire d'attraction va amener la rupture du
disque lenticulaire en trois anneaux.
L'anneau intermédiaire, où la matière s'est ainsi accu-
mulée, donnera la planète Jupiter ; l'anneau central contien-
dra les matériaux des petites planètes plus voisines du
soleil et dont l'une nous porte k travers l'espace ; le grand
anneau extérieur, enfin, va bientôt se scinder à son tour en
donnant les trois dernières grosses planètes.
On voit déjà ce que cette théorie présente de neuf et d'in-
664 FORMATION MÉCANIQUE
génieux, et comment elle montre pourquoi il existe dans
notre système une planète d'importance aussi prépondérante,
Jupiter, qui, à elle seule, renferme près des trois quarts
de la matière que le soleil n'a pas engloutie. Quelle est
la théorie qui permettait de rendre ainsi compte des faits ?
Mais voici qu'une nouvelle cause de division intervient
qui va pousser plus loin la décomposition du disque en an-
neaux concentriques.
Au fur et à mesure que la concentration s'opère, l'homo-
généité de la nébuleuse va s'altérant de plus en plus et, par
suite, la loi suivant laquelle l'attraction de la pesanteur
s'exerce en chaque point se modifie d'une façon correspon-
dante. Or, l'étude mathématique de cette variation montre
qu'il existe constamment une région annulaire où l'intensité
de l'attraction reste la môme au-dessus et au-dessous de
l'équateur jusqu'à une certaine distance, tandis que, partout
ailleurs, l'attraction change de valeur dès que l'on s'écarte
de l'équateur d'un côté ou de l'autre. Dans cette région à
pesanteur constante formant une bande d'une certaine
largeur, les molécules circulant avec la même vitesse et
s'accompagnant ainsi sur des orbites parallèles peuvent
plus facilement s'agglomérer ; la matière s'y condensera
donc, il s'y exercera, conséquemment, une attraction, une
sorte d'aspiration, sur les particules des régions voisines.
De plus, cette région annulaire, le calcul le montre encore,
va constamment en se rétrécissant, partant des limites de la
nébuleuse et se rapprochant peu à peu du centre. Il en ré-
sultera donc une sorte de bourrelet, de renflement où la
matière afflue et qui marche vers le centre comme une
onde concentrique qui passe au travers de la masse. Ce
mouvement est d'ailleurs très lent ; aussi la matière a-t-elle
tout le temps de s'accumuler suffisamment pour déterminer
une raréfaction dans la région voisine capable d'amener de
nouvelles ruptures, comme nous l'avons vu dans le cas de
Jupiter. La masse va donc se décomposer en anneaux con-
centriques. Lorsqu'un de ces anneaux s'est formé, le bour-
relet, l'onde mobile n'en continue pas moins à se rapprocher
du centre et de nouveaux anneaux en résultent à leur tour.
Bien entendu nous ne pouvons qu'indiquer ici ces prin-
DU SYSTEME DU MONDE 665
cipes, assez pour montrer combien la théorie de M. du Li-
gondès se prête à l'étude détaillée des faits.
Nous voici donc parvenus à la division de la nébuleuse en
anneaux concentriques, mais combien ils sont différents de
ceux de Laplace et de M. Faye ? Ceux-ci étaient constitués
par un rapide courant entraînant toute la matière dans un
seul et même sens ; dans les nôtres, au contraire, ainsi qu'il
résulte des conditions énoncées au début de cette rapide
analyse, existent deux circulations de sens opposés, se com-
pensant presque exactement. On conçoit sans peine ce qui
va résulter de là. Si des voitures tournent dans le même
sens sur une large piste circulaire, il n'y a guère à parier
qu'ellesfinissentpar se réunir en un seul groupe, tandis que
la chose est certaine si la circulation a lieu dans les deux
sens. Une première rencontre se produira; et, contre ce pre-
mier groupe viendront se heurter et s'arrêter peu à peu
toutes les autres voitures. Mais il y a ici une différence
capitale avec le cas de nos anneaux : les voitures une fois
groupées s'arrêtent, tandis que les amas de molécules con-
tinuent à circuler avec une vitesse qui est la résultante de
celles des éléments groupés, et comme la prédominance
des circulations est toujours dans un seul et même sens,
la résultante finale aura, dans tous les cas, également ce
même sens. Telle est, en deux mots, l'explication du fait capi-
tal de la transformation de chaque anneau en un globe unique,
dont on cherchait vainement une explication dans les autres
théories.
Il est facile de voir aussi comment ces principes éclairent
la question de Tâge des planètes. Jupiter est le plus ancien,
puis le bourrelet qui part du bout du monde, forme en pre-
mier lieu Neptune qui peut, d'après cela, être contemporain
de Jupiter, puis Uranus, Saturne, enfin les quatre petites pla-
nètes intérieures ; la Terre a d'ailleurs dû se former avant
Mars dont la condensation, ainsi que celle des astéroïdes,
a dû être profondément troublée et retardée par le voisinage
de Jupiter, puis Vénus et Mercure en dernier lieu.
Nous ne suivrons pas M. du Ligondès dans la justification*
détaillée de cet ordre d'antiquité; signalons seulement, au
passage, les remarquables relations qu'il indique entre l'âge
666
FORMATION MÉCANIQUE
des planètes et leur distance au soleil. Omettant bien
d'autres points également intéressants, disons quelques
mots seulement sur deux questions, le sens de rotation des
planètes et la formation des satellites.
XIII
Au début de l'existence de la nébuleuse, l'intensité de la
pesanteur était maximum à la surface ; actuellement ce
maximum est au centre ; ceci est une simple conséquence
de la répartition différente de la matière. On déduit aisément
de là que ce maximum a dû se déplacer progressivement
avec le temps de la surface au centre. En même temps avait
lieu une autre variation. La vitesse des molécules qui décri-
vaient des orbites circulaires croissant avec l'intensité de la
pesanteur, la région où cette vitesse était maximum s'est aussi
peu à peu rapprochée du centre. Or, si l'on considère des
molécules parcourant des orbites concentriques avec des vi-
tesses décroissantes de Vextérieur à l'intérieur^ on voit très
facilement que les amas de matière qu'elles pourront former
auront une tendance à tourner dans le sens direct, c'est-à-
dire dans le sens même de la circulation générale, puisque
ce sont les molécules extérieures qui, plus rapides, tendront
à déborder les autres.
C'est là ce qui se produisit au début de l'organisation de
notre système ; alors la matière qui convergeait lentement
vers le centre dépassait encore de toutes parts les anneaux
déjà formés et les planètes prenaient toutes une rotation de
sens direct. Mais bientôt les choses changèrent, le maxi-
mum de vitesse se rapprocha du centre et les amas nou-
veaux qui s'adjoignaient aux planètes tendirent à les faire
tourner dans le sens rétrograde. C'était alors en effet ceux
qui rencontraient l'amas planétaire à l'intérieur de son
orbite qui possédaient la plus grande vitesse.
Les planètes extrêmes, Neptune, Uranus, furent les pre-
mières soumises à cette influence rétrograde ; elles n'y
résistèrent pas et leur rotation finit par s'inverser. Les
autres planètes au contraire avaient déjà pris un développe-
ment assez avancé pour que cette môme influence, qui les
DU SYSTExME DU MONDE 667
atteignit toutes successivement, ne changeât pas le sens
de leur rotation. Toutefois elle ne fut pas sans effet
sur elles et Ton doit certainement attribuer à ces chocs
antagonistes l'inclinaison que possèdent les axes de rotation
des planètes sur leur orbite. Aucune théorie n'avait jus-
qu'ici proposé d'explication rationnelle de ce fait si impor-
tant. Et encore ici, il faudrait pouvoir descendre au détail
pour montrer la parfaite cohérence du système ; un seul
exemple : Jupiter, le plus anciennement formé, le plus
massif de tous, dut subir bien peu d'altération de la part de
ces amas tendant à le faire tourner en sens rétrograde ;
effectivement l'axe de ses pôles n'est incliné que de quel-
ques degrés sur son orbite.
XIV
C'est à des considérations analogues qu'il faut denmndor
l'explication de la formation des satellites.
On avait toujours considéré cette phase de l'organisation
du ifionde comme une réduction de la formation des pla-
nètes elles-mômes ; celte analogie est trompeuse et môme,
au point de vue géométrique, on peut dire que la similitude
n'existe pas.
Les systèmes planétaires partiels présentent en effet une
différence radicale avec le système solaire envisagé dans
son ensemble : c'est l'extrême petitesse relative de leurs
dimensions. Le système de Saturne est le plus étendu de
tous, or il ne dépasse pas soixante fois le rayon de la pla-
nète centrale ; tandis que le rayon du système solaire, la
distance de Neptune au soleil, est six mille quatre cents fois
plus grand que. le rayon de l'astre central, le soleil.
Ainsi les globes qui circulent autour du soleil sont
répartis dans un espace plus de cent fois supérieur, en pro-
portion, à celui qui est occupé par le plus vaste des systèmes
planétaires. Cette seule considération montre quel'on a affaire
à deux modes de formation complètement distincts. Voyons
donc comment M. du Ligondès comprend l'origine des
satellites.
Reportons-nous à l'histoire des planètes. Nous savons
668 FORMATION MÉCANIQUE
qu'elles résultèrent d'une sorte d'embarras, d'amoncelle-
ment provenant du conflit des deux circulations opposées
le long de l'anneau ; et la vitesse de cette masse se ralentis-
sait en même temps par rapport à celle des petits amas qui
couraient encore le long de l'orbite. Parmi ceux-ci, quelques-
uns, en entrant dans l'agglomération planétaire encore vague
et déjà en rotation directe, purent se trouver dans des con-
ditions assez favorables de vitesse pour pouvoir prendre un
mouvement de révolution circulaire au sein même de cette
masse, et n'être pas saisi par le mouvement de concentration
qui formait le noyau de la planète. Ces amas s'individuali-
sèrent donc, ils firent boule de neige, dirait-on volontiers,
c'étaient les germes des satellites futurs.
Tout d'abord il est aisé de comprendre, d'après cela,
pourquoi cette formation dut être d'autant plus abondante,
toutes choses égales d'ailleurs, que le système planétaire
partiel se formait dans une zone plus étendue ; aussi le
nombre des satellites va-t-il en croissant à mesure que l'on
s'éloigne du soleil. Jupiter n'en a que cinq, à cause de la
grandeur du globe central qui exerça nécessairement une
attraction prédominante sur les amas qui venaient s'y
adjoindre. Saturne en a huit, sans parler de ses anneaux (sur
la genèse desquels nous ne pouvons nous arrêter ici) qui
« ne sont sans doute qu'une agglomération d'innombrables
satellites dans un espace restreint ». Au delà, malgré l'im-
portance des globes d'Uranus et de Neptune, le nombre des
satellites tombe avec une rapidité extrême (4 pour Uranus,
1 pour Neptune). La cause en est bien simple. Ces planètes
furent les premières atteintes par la période rétrograde : or
celle-ci est éminemment défavorable à la formation des
satellites, et tout le résultat des nouvelles acquisitions de
l'encombrement planétaire, consistait dans le mouvement de
bascule de l'axe et le changement de sens de rotation de la
planète.
Tels sont quelques-uns des principaux points de la
théorie de M. du Ligondès, on voit qu'elle se prête à de
nombreux développements, à de nombreuses vérifications,
et je ne puis omettre de mentionner, au moins en passant,.
DU SYSTEME DU MONDE 669
sa remarquable concordance avec les exigences des géolo-
gues pour l'ancienneté de formation du globe terrestre. La
chaleur nécessaire à l'accomplissement des phénomènes
géologiques est ici le résultat principalement des chocs
des molécules, et la provision de chalôur que la terre put
accumuler par ce moyen permet aux géologues de « faire
remonter, s'ils le veulent, le début de la période primaire
jusqu'à 100 millions d'années et même au delà ».
« En résumé, conclut M. du Ligondès, la formation des
mondes de l'univers, celle du système solaire en particu-
lier, le seul dont nous connaissions quelque peu les détails,
peut s'expliquer sans le secours d'un tourbillonnement
initial et par une simple hypothèse sur la forme du lambeau
générateur. » (p. 167). Toutefois il ne faut pas oublier qu'il
est également nécessaire de supposer que les mouvements
des molécules se compensaient d'une façon seulement
approchée. Cette hypothèse est distincte de celle qui con-
cerne la forme, elle s'impose d'ailleurs, la chose est claire,
mais il est utile de la rappeler explicitement.
a Certes, dit encore M. du Ligondès, la théorie dont
nous avons essayé d'indiquer les principes fondamentaux,
ne saurait prétendre à donner du premier coup la genèse
complète du système. » Et plus loin : « Quelques détails
seront peut-être reconnus faux, il n'importe, nous aurons
ouvert la voie aux astronomes et aux chercheurs en montrant
la possibilité de concevoir la formation des planètes autre-
ment que par la rupture d'anneaux nébuleux. C'est pour
n'avoir pas osé s'affranchir de cette idée préconçue que la
plupart des auteurs ont échoué dans leurs tentatives cosmo-
goniques. »
Je ne saurais mieux terminer qu'en empruntant les expres-
sions de M. Maurice Fouché, rendant compte à la Société
astronomique de France de l'ouvrage que j'ai essayé de
faire connaître aux lecteurs : « Nous pensons que le travail
très consciencieux de M. du Ligondès apporte sur la question
de l'origine du système solaire des idées neuves et fé-
condes. >»
J. DE JOANNIS, S. J.
LE DUC D'AUMALE '
I.— L'HOMME DE GUERRE
Le vendredi 7 mai, la France, déjà frappée au cœur trois
jours plus tôt par la catastrophe si douloureuse du Bazar de
la charité, était atteinte au front par un nouveau deuil. La
mort de la duchesse d'Alençon avait eu pour contre-coup
celle du duc d'Aumale. Les détails ajoutaient à la tristesse.
Le prince s'était éteint là-bas, à l'étranger, dans ses terres
de Zucco, près de Palerme. Ses dernières volontés même
n'avaient pas pu être respectées. Lui qui avait souhaité de
descendre au cercueil en uniforme de général de division^
avec le grand cordon de la légion d'honneur et sa première
croix de simple chevalier, ne fut recouvert pour tout
insigne militaire que du drapeau tricolore jeté sur le drap
noir.
Et quand le vendredi suivant, 14 mai, sa dépouille mor-
1. — Principaux ouvrages consultés : Les Commencements d'une conquête
et La Conquête de l'Algérie, par Camille Roussct. Paris, Pion, 1887-89. 4 vol.
in-8 avec atlas. — Le Duc d'Aumale et l'Algérie, par René de Grieu. Paris,
Blériot, 1884, in-12. — Le Duc d'Aumale, par Boyer d'Agen. [Des ILommes,
2" série). Paris, Savine, in-16, 1891. — Le Duc d'Aumale, par Jules Claretie
[Portraits contemporains). Paris, Librairie illustrée, 1875 in-S». — Le Duc
d'Aumale, par Paul Hippeau. (Extrait de la Galerie Contemporaine, litté-
raire et artistique) 1878, 4 pp. in-fol. — Le Duc d'Aumale, par Ernest Dau-
det. (Célébrités contemporaines). Paris, Quantin, 1883, in-16. — Le Duc d'Au-
male, par Alphonse d'Alais. (Extrait des Encyclopédies biographiques).
Paris, Imprimerie des Encyclopédies, 1896, in-16. — Histoire de la Monar-
chie de Juillet, par Thureau-Dangin. Paris, Pion, 1888-1892, 7 vol. in-8". —
Histoire de la Monarchie de Juillet, par Victor du Bled. Paris, Dentu, 1879,
2 vol. in-8o. — Mœurs et coutumes de l'Algérie, par le général Daumas,
38 édition. Paris, Hachette, 1858, in-12. — Annales algériennes, nouvelle
édition, par Pellissier de Reynaud. Paris, Dumaine, 1854, 3 vol. in-8°. —
Discours académiques, etc.
LE DUC DAUMALE 671
telle entrait à Paris aux dernières heures du soir, la marche
du cortège à peine reconnu dans les ténèbres, ne fut pas
celle que Ton rêvait pour le vainqueur de la Smala (1843). Le
dimanche 16 mai, il y avait, par une curieuse coïncidence,
cinquante-quatre ans accomplis depuis ce grand fait d'armes.
Ce jour là foute l'élite de la population parisienne défila
devant le sarcophage, dans la chapelle souterraine de la
Madeleine. Puis le lendemain, les funérailles furent une
revanche de l'opinion publique, vengeant, par la sympathie
et le respect universels, le noble soldat qui passait une der-
nière fois parmi nous. Si, au milieu des témoins de ces ma-
gnifiques obsèques, se trouvait quelqu'un ayant acclamé, en
1841, le jeune prince arrivant de Marseille à Paris à la tète
du 17* léger, il a pu constater que les générations mo-
dernes ne se font pas vite oublieuses et que les Français
se souviennent, à défaut de leurs gouvernements, des bons
et loyaux serviteurs du pays.
Le duc d'Aumale fut de ces hommes qui ont fait en notre
siècle quelque chose de grand pour leur patrie, l'ont honorée
par leurs talents, ont accru son patrimoine de gloire.
Nous allons essayer ie le rappeler, en parcourant tour à tour
la carrière du prince comme homme de guerre et comme
écrivain.
I
Henrî-Eugène-Philippe-Louis, duc d'Aumale, né à Paris
le 16 janvier 1822, était le quatrième fils du duc Louis-
Philippe d'Orléans et de la duchesse Marie-Amélie. Bien
que son père eût combattu à Jemmapes et son aïeul à
Ouessant, ses ancêtres n'avaient point conquis dans l'armée
leur principale illustration. C'est jusqu'à Henri IV qu'il
faut rcmonhr pour retrouver le type militaire et l'esprit
gaulois du duc d'Aumale, en vertu du môme atavisme qui
avait donné à son frère aine, le duc de Nemours, le portrait
physique du Béarnais.
Comme ses quatre frères Chartres, Nemours, Joinvillc et
Montpensicr, Aumale fit ses classes au collège Henri IV.
672 LE DUC D'AUMALE
On aurait pu lui souhaiter d'autres maîtres que ceux de
l'Université; mais cette éducation qui mettait le jeune
prince en contact journalier et direct avec les fils de la
bourgeoisie et du peuple, répondait à une idée juste et
moins révolutionnaire qu'on ne l'a prétendu. La maxime prê-
tée à Louis-Philippe qu'il faut élever les princes comme s'ils
ne l'étaient pas S rappelle Jean-Jacques et M™^ de Genlis;
elle est pourtant susceptible d'une meilleure interprétation.
Et de fait le premier roi des Français ne faisait pas élever
ses fils autrement que ne l'avaient été au dix-septième
siècle, en pleine monarchie de Louis XIII et de Louis XIV,
le grand Gondé, alors duc d'Enghien, son fils et son petit-
fils. Cette éducation commune est le premier, mais non le
seul trait de ressemblance que présentera avec le vainqueur
de Rocroy le prince, héritier de ses domaines (1830), et son
futur historien.
Le 3 avril 1873, Guvillier-FIeury, douze ans précepteur
du duc d'Aumale, pouvait lui dire, en le recevant à l'Aca-
démie française : « Vous aviez connu l'égalité au collège ;
vous l'aviez pratiquée, avec une simplicité naturelle, entre
camarades -. » Ils étaient cependant bien mêlés ces cama-
rades ! Qu'on en juge par une anecdote qui a couru les
journaux l'an dernier.
Elle fut rappelée à propos du concours général où l'élève
de Guvillier-FIeury remporta en rhétorique le prix d'honneur
d'histoire et celui de discours français.
Parmi les lauréats du temps passé, il en est un dont les succès
produisaient quelque effet sur l'assistance : c'est le duc d'Aumale.
Nous étions habitués à le voir, tous les ans, à la salle de travail,
simplement vêtu, portant ses dictionnaires, ses papiers dans un filet ;
à la main un panier dans lequel était son déjeuner : flacon de vin vieux,
aile de poulet, quelques fruits. Il arrivait toujours escorté de
M. Cuvillier-Fleury, son précepteur, et de Pellat, son condisciple
d'Henri IV.
C'était un jour, en troisième. Le père Taillefer, président du bureau,
1. Discours de réception de M. le duc d'Aumale. Réponse de Cuvillier-
Fleury (^ avril 1873), Édit. in-S», p. 50.
2. Page 48.
L HOMME DE GUERRE 673
venait de lire avec une solennelle componction le texte de la compo-
sition envoyée par le « Grand-Maître ».
Chacun s'est rais au travail, et, pendant deux heures les plumes
crient sur le papier. Bientôt l'ardeur diminue, on ouvre les filets, on
débouche les pots de confitures. D'Aumale se met comme les autres à
faire linventaire de son panier.
Il avait une pêche splendide ; il la coupa en deux et, comme il le
faisait chaque fois, il offrit la moitié du fruit à l'élève qui était à côté de
lui. C'était un externe de Charlemagne, à la figure rébarbative; il saisît
la pèche brutalement, la jeta par terre et l'écrasa du pied.
— « Pour votre père et pour vous, » dit-il avec rage.
Chacun était indigné. Le pauvre d'Aumale devint pâle, puis rouge,
de grosses larmes brillèrent à ses yeux; alors il courba la tète et se
remit silencieusement à écrire. Pour la première fois, sans doute,
l'enfant s'apercevait que le métier de fils de Roi n'est pas sans
amertume '.
Son professeur de rhétorique, à Henri IV, fut M. Da-
veluy ; ses professeurs d'histoire, Poulain de Bossay et
Victor Duruy. Les deux premiers sont oubliés'. Mais
combien de fois, dans les discours de réception à l'Académie
française et les séances annuelles, récipiendaires, répon-
dants et rapporteurs ont-ils rivalisé de Hattcuscs ou ingé-
nieuses allusions pour redire à Duruy que parmi ses
anciens élèves présents il comptait, avec Sardou et .\ugier,
le cardinal Perraud et le duc d'Aumale. L'ancien ministre
de l'empire, l'historien des grecs et des romains, en entrant
sur le tard de sa laborieuse carrière (18 juin 1885), comme
successeur de Mignet, dans le cénacle de nos immortels,
n'avait pas eu de plus douce confidence à faire à ses nou-
veaux collègues. 11 regardait derrière lui la longue route
parcourue et il se retrouvait parla pensée dans la « modeste
chaire de collège où il enseignait l'histoire à ces grands
écoliers, aujourd'hui l'honneur de la Compagnie' ». A quoi
l'évèque d'Autun répondait délicatement : « Quelle fètc de
l'esprit potir cette assemblée d'élite, si, après vous, elle
1. 1/ Événement, d'aprî-B le Figaro du 't juillet 1896.
2. Poulain de Bossay (1800-1876) est auteur d'ouvrages de classe : Atlas,
Histoire de France, etc.
3. Discourt de réception de M. Duruy, p. 31.
LXXI. — 43
674 LE DUC D'AUMALE
avait entendu louer M. Mignet par l'écrivain militaire qui a
fait revivre dans une histoire de famille les grandes actions
du héros de Rocroy ^ »
Frotté de latin et de culture classique par l'Université à
laquelle il dut l'éducation de son esprit, le jeune duc suivit,
après sa sortie de Henri IV, un cours de poésie française à la
Sorbonne. Ceci ne dura guère et ne pouvait durer. Le goût
de l'histoire dominait déjà en lui tous les autres. Cuvillier-
Fleury avait pu lui apprendre les finesses du beau langage ;
Victor Duruy l'avait marqué plus profondément de son
enipreinte. Dans la trame confuse des événements, son élève
allait non aux phrases des historiens, mais aux caractères
des héros « peu sensible au bruit et peu touché du spectacle,
mais cherchant dans les labyrinthes du passé les faits décisifs
et les vrais hommes ^ ». Cette passion pour les grands capi-
taines nous serions peut-être tenté de la traiter d'instinct
juvénile, si dans le vieillard ami de Condé nous n'avions
simplement retrouvé l'enfant ami de César et aussi de
Vercingétorix. Sa passion ne varia point d'un bout de sa vie
à l'autre. Mais laissons-le nous raconter lui-même comment
il admira d'emblée le premier héros de notre indépendance.
... Tout barbare qu'il était, je fais le plus grand cas de son caractère
et de son mérite ; j'en suis fier comme d'une de nos gloires nationales.
Je me souviens encore de l'émotion que me causait, dès mon enfance, le
récit de sa lutte contre César. Quoique le temps ait modifié mes idées
sur bien des points, quoique la conquête romaine ne m'inspire plus la
môme indignation et que je reconnaisse tout ce que lui doit notre France
moderne, j'ai conservé la même chaleur d'enthousiasme pour lé héros
arverne. A mes yeux, c'est en lui que se personnifie pour la première
fois notre indépendance nationale ; et s'il était permis de comparer un
héros païen avec une vierge chrétienne, je verrais en lui, au succès
près, comme un précurseur de Jeanne d'Arc. L'auréole du martyre ne
lui manque même pas : six ans de captivité et la mort reçue de la main
d'un esclave dans la froide étuve de la prison Mamertine valent bien le
bûcher de Rouen. Assurément, comme homme de guerre, on ne saurait
le mettre sur le même rang que César ; mais il fut souvent bien inspiré
1. Réponse de Mgr Perraud, p. 34. — Voir encore le Discours de récep~
tion de M. Jules Lemaitre, 16 janvier 1895.
2. Réponse de Cuvillier-Fleury, p. 51.
L'HOMME DE GUERRE 675
par son ardent patriotisme, il possédait de rares facultés d'organisation
et de commandement, il se montra toujours persévérant, actif, intrépide.
Bien qu'il eût parfois poussé la rigueur jusqu'à des extrémités qui
révoltent nos idées modernes et chrétiennes, il eut de ces mouvements
généreux qui ne manquent jamais aux vrais grands hommes. Quand je
le vois, malgré sa résolution bien prise, céder aux larmes et aux prières
des habitants de Bourges qui le suppliaient d'épargner leur ville, je
sens le cœur battre dans sa poitrine. Et quand, au dernier jour de sa
puissance, il se dévoue au .salut de ses compagnons, que, paré de sa
plus riche armure, monté sur son plus beau cheval, il va s'offrir avec
tant de fierté et de bonne grâce à un vainqueur dont il n'avait pas de
pitié à attendre, je salue en lui le premier des Français. Je ne suis pas
un détracteur de César Mais un petit chef de clan de l'Auvergne,
qui parvient à réunir en un faisceau national des tribus éparses, hostiles
les unes aux autres, et qui tient un moment en échec la fortune de César,
n'a-t-il pas droit aussi à notre admiration' ?
Quand on écrit ainsi Thisloirc, on est digne un jour de la
faire. La carrière des armes s'ouvrait d'elle-même aux espé-
rances du jeune Henri d'Orléans. Avant quinze ans (!•' jan-
vier 1837), il entra dans l'armée comme sous-lieutenanl. Sous
le gouvernement de juillet l'opposition se plaignit parfois des
grades conférés si tôt aux fils du roi. Mais sans aller en
Autriche où le roi de Rome avait commandé un régiment
avant vingt ans, le duc de Nemours avait été nommé colonel
du 1"' régiment de chasseurs à quatorze ans, et cela r.ous la
Restauration (17 septembre 1826). En une année le duc
d'Aumale devint lieutenant, puis le l^janvier 1839, capitaine
dans ce même régiment du 4* de ligne qu'il n'avait pas quitté.
Son éducation militaire s'était poursuivie durant ces débuts.
Successivement il avait été chef de section à Fontainebleau,
puis directeur de l'Ecole de tir de Vincennes. Entre deux
exercices au polygone, plus d'une fois il dut promener ses
réflexions du fossé du duc d'Enghien au cachot de Condé.
Souvent dans ses écrits il évoquera ces scènes historiques
qui avaient dû sur place frapper de bonne heure son imagi-
nation.
Son séjour à l'Ecole fut court. Il rêvait de l'Algérie. Déjh
son frère aîné, le duc d'Orléans, s'y était distingué. 11 sollicita
i,Alesia [parle duc d'Aumale]. Paris, 1859, in-S, p. 233.
676 LE DUC DAUMALE
d'y être envoyé à ses côtés, et, en 1840, il le rejoignait avec le
grade de chef de bataillon au 4® léger et la qiralité d'olBcier
d'ordonnance.
Pendant huit années, sur cette terre encore si disputée à
nos armes, il va s'illustrer au milieu de généraux et d'offi-
ciers tels que Bugeaud, La Moricière, Bedeau, Saint-
Arnaud, Changarnier; comme eux il sera devant la postérité
un de nos Africains.
II
ce Si l'on eût en août 1830, écrit le duc d'Aumale, proposé de
conquérir parles armes ce vaste empire que la France possède
aujourd'hui au delà de la Méditerranée, les esprits les plus
aventureux eussent reculé ^. » L'engrenage de la nécessité,
au contact d'un peuple barbare, incapable de vivre en paix
avec la civilisation, avait entraîné nos soldats toujours plus
en avant. Ce n'est pas qu'on eût encore pénétré bien loin.
La prise de Constantine datait de 1837, l'année même où
par le traité de la Tafna nous avions cédé à Abd-el-Kader
presque toute la province d'Oran, celle de Tittery compre-
nant Médéah et Milianah, et môme une grande partie de
celle d'Alger. En vain le maréchal Valée et le duc d'Orléans
avaient franchi les Bibans ou Portes-de-Fer. L'émir prê-
chait la guerre sainte, soulevait les Kabyles, massacrait les
Français dans la Mitidja, cette Mère du pauvre par sa ferti-
lité, et ses rouges inondaient la plaine. Ainsi à peine avait-on
chassé les derniers Turcs qu'il fallait repousser les Arabes.
Ce nouvel ennemi était plus difficile à réduire parce qu'il
était plus insaisissable. L'artillerie de Danrémont avait eu
raison du bey de Constantine; comment atteindre l'émir
aussi prompt à se dérober qu'a attaquer et à surprendre?
L'hiver de 1840 fut pénible. Nos garnisons étaient blo-
quées dans les places. Avec l'été les Français se firent as-
saillants à leur tour et envahirent le pays arabe. Le duc
d'Aumale allait connaître la vraie guerre d'Algérie.
1. Les Zouaves et les Chasseurs à pied, par M. le duc d'Aumale. Nouvelle
(■dit. Paris, 1886, in-16, p. 16.
L'HOMME DE GUERRE 677
Deux combats lui offrirent Toccasion de se signaler.
Le 27 avril, au combat de l'Oued-Jer et de TAffroun, le
duc d'Orléans Tenvoie porter au 1" chasseurs d'Afrique
Tordre de charger. Aumale voyait la bataille pour la première
fois. Il part au galop, transmet Tordre, puis au lieu de
revenir vers son frère, il met sabre au clair et fond sur
Tennemi à la tète d'un escadron. Il avait reçu le baptême du
feu K
Quelques jours après (12 mai), dans ce col de la Mouzaia
déjà pris et repris en 1830 et 1836, il parvient l'un des
premiers, au milieu d'une grèlc de balles, à la plus haute
redoute et il y entre Tépée à la main '. Gherchell, Médéah,
Milianah furent occupés par nos troupes.
Sa belle conduite lui avait valu la croix de la légion d'hon-
neur (10 juin 1840), celle-là même qu'il eût voulu emporter
dans son cercueil !
Mis à Tordre du jour de Tarmée d'Afrique, il revient en
France après l'expédition et reçoit le grade de lieutenant-
-colonel au 24" de ligne stationné à Alger.
En même temps l'homme destiné à jouer le rôle prépon-
dérant dans la conquête et la colonisation, était nommé gou-
verneur général. Bugeaud, un des derniers vétérans des
guerres de TEmpire, succédait à Valée. Il allait combattre
à outrance Abd-el-Kader et assurer l'exploitation do ces
immenses régions ouvertes à notre activité. Sa devise était :
Ense et aratro. A son école le duc d'Aumale deviendra un
soldat et un administrateur.
Dès le début ils se comprirent.
Avant do s'embanjucr, le jeune lieutenant-colonel lui écrit :
Je vous prierai, mon général, de ne ra'épargncr ni fatigues ni quoi
que ce soit. Je suis jeune et robuste, et, en vrai cadet de Gascogne, il
faut que je gagne mes éperons. Je ne vous demande qu'une chose,
c'est de ne pas oublier le régiment du duc d'Aumale, quand il y aura des
coups à recevoir et à donner. '
1. De Grieu, p. 35. — Roussel, CommencemenU d'un* conquête, t. II,
pp. 422-423.
2. De Gricu, p. 40. — Roussct, ibid., p. 435.
3. Aumalc à Bugcatul. Paris, 25 Terrier 1841. De Grieu, p. 44, d'après /«
Maréchal Bugeaud, par II. d'idevillc.
678 LE DUC D'AUMALE
Biigeaud lui répond :
Vous ne voulez pas être ménagé, mon prince ! Je n'en eus jamais la
pensée. Je vous ferai votre juste part de fatigues et de dangers ; vous
saurez faire vous-même votre part de gloire.
Bugeaud a débarqué à Alger le 22 février 1841. La guerre
prit aussitôt de grandes proportions. La conquête définitive
de l'Algérie commençait.
Les moyens d'opération étaient aussi largement fournis au
nouveau gouverneur qu'ils avaient été mesurés à ses prédé-
cesseurs. On a vu là un calcul du roi Louis-Philippe fondant
déjà sur ce chef populaire des espéj'ances que les journées
de février en 1848 ne justifièrent pas. Mais on peut lire dans
les récents Mémoires de Trochu que la faute n'en fut pas au
général.
La campagne de 1841 s'ouvre par le ravitaillement de
Médéah. Le combat du Bois des Oliviers en fut le prologue'
mémorable (l*"" avril). Aumale, à la tête de trois bataillons
des 24% 28" et 48® de ligne et sux côtés du colonel Gentil,
exécute contre les Arabes en masse une brillante charge
à la baïonnette qui refoule l'ennemi avec beaucoup de
pertes *. Cette petite expédition de dix jours, suivie d'un
plein succès avait mis une fois de plus en relief ses qualités
sérieuses. Voici comme les avait appréciées Ducrot, alors
lieutenant au 24°, dans une lettre à sa famille :
Il est impossible de trouver un jeune homme plus aimable, plus gra-
cieux que Henri d'Orléans. Comme lieutenant-colonel, il est parfait :
administration, comptabilité, discipline, il s'occupe de tout et ce qui
paraîtra plus extraordinaire, en homme entendu. Il est brave autant
qu'un Français peut l'être et désireux de prouver à la France qu'un
prince peut faire autre chose que parader. En expédition, il n'emmène
aucune suite et vit avec nos officiers supérieurs. Avec un régiment
comme le nôtre, personne ne peut rester en arrière ^.
Le ravitaillement de Milianah fut une affaire plus labo-
, rieuse que celui de Blidah. Abd-el-Kader en défendait les
abords avec vingt mille combattants. Bugeaud prit des dis-
1. De Grieu, p. 47.
2. Roussel, Conquête, t. I, p. 16,
L'HOMME DE GUERRE 679
positions stratégiques en vue d'attirer Témir dans un piège
savamment organisé. Nemours et Changarnier commandaient
la division dans laquelle Aumale avec le colonel Gentil se
partageaient les bataillons du 24°. Ces troupes se Lancèrent
trop tôt sur l'ordre de Changarnier et l'ennemi prit la fuite
en laissant quelques prisonniers. Bugeaud regretta toujours
sa grande victoire trop facilement escomptée. Abd-el-Kader
ne s'était pas laissé prendre à ses ruses de guerre. Cet arabe
tenait à la fois d'Annibal et de Jugurtha.
Bugeaud qui voulait toujours tenir sa bataille, depuis long-
temps attendue, marcha, dans l'expédition suivante, sur
Takdemt qu'il détruisit et sur Mascara qu'Abd-el-Kader no
défendit pas. La tactique de l'émir était de harceler avec sa
nombreuse cavalerie et par une fusillade, peu meurtrière
heureusement, l'arrière-garde et les flancs de nos colonnes.
Dans une de ces affaires se distingua un nouveau venu dont
Bugeaud devait faire bientôt son élève favori : le lieutenant
Trochu.
Le 3 juin, le corps expéditionnaire rentrait à Mostaganem.
Nemours .s'embarquait pour la France. Changarnier et La
Moricière avançaient dans la légion d'honneur. Le colonel
Bedeau était promu maréchal de camp et cédait son régiment
au duc d'Aumalc nommé colonel (27 mai 1841).
Ce régiment superbe et justement réputé entre tous était
le 17" léger. Il venait de passer six années consécutives sur
le sol algérien, toujours à la peine. On résolut de le mettre
enfin à l'honneur. En juillet 1841, il était désigné pour
rentrer en France, son colonel en tête. Dans le ravitaillement
de Milianah le jeune prince avait dépassé la mesure de ses
forces. Avec son instinct militaire et aussi sa noblesse de
sentiments, il avait voulu partager les privations des simples
soldats, subir les intempéries, coucher sur la dure.
Durant dix-neuf heures de marche, on l'avait vu à pied
marchant à la tête du 24". Les fièvres l'avaient pris, et très
alarmée, la reine Marie-.Amélie avait obtenu le rappel de
son fils en France. La fierté de la souveraine dut consoler
le cœur de la mère, à la nouvelle des ovations qui accueil-
lirent le 17' léger d'étape en étape.
La note gaie ne manqua pas au milieu de ces manifesta-
680 LE DUC DAUMALE
tions. Le prince était jeune. Pas plus que Henri IV et Condé
il n'aimait les harangues. Henri IV se tirait du supplice de les
entendre par un bon mot qui coupait court aux compli-
ments. Condé, agile comme au manège, sautait à cheval par
dessus la tête du discoureur ébahi. Aumale imagina, dit-on,
le stratagème suivant :
Un jour il fit venir le tambour-major et lui parla ainsi : « Quand vous
me verrez froncer le sourcil, vous roulerez à tour de bras. »
La consigne fut rigoureusement exécutée : toutes les fois quun ora-
teur menaçait le voyageur princier, vite, les tambours se mettaient en
posture. Après le premier jet d'éloquence, sur le signal convenu, les
caisses faisaient tapage : Brrrrrrr! Pendant une minute, c'était un oura-
gan d'enfer. Le bavard ainsi troublé dans son exercice, s'égosillait,
s'époumonnait, se congestionnait ; puis, à bout de force, il s'arrêtait
piteux et colère. Alors le duc saluait, remerciait du geste et le tour était
joué ^ .
Ces innocentes comédies faillirent se terminer par un
acte de sanglante tragédie. Le 13 septembre, le duc
d'Aumale faisait sa rentrée à Paris avec son régiment. Ses
frères, Orléans et Nemours, et plusieurs officiers généraux
étaient venus à sa rencontre à la Barrière du Trône. Le
17° léger s'avançait précédé de cet état-major, les visages
fiers, le teint bronzé, les habits en loques, le drapeau
déchiré et noirci, entre deux haies de parisiens émus et
sympathiques. Au coin de la rue du faubourg Saint-Antoine et
de la rue Traversière, une détonation de pistolet retentit et le
cheval du lieutenant-colonel tombe raide mort devant le duc
d' Aumale. Si Tanimal n'avait relevé la tête au moment où le
coup partait, le prince recevait la balle à bout-portant. « A
moi, les amis! » criait l'assassin. Ce misérable était un
scieur de long, nommé Quénisset. La foule voulait l'échar-
per. Aumale continua sa route au milieu des acclamations
qui redoublaient. Dans la cour des Tuileries, Louis-Philippe
descendit à la rencontre de son fils et l'embrassa devant le
régiment qui s'était rangé sur deux lignes par un mouve-
ment rapide et respectueux -. J'ai entendu un témoin de
1. La Patrie, 8 juillet 1896.
. 2. Thureau-Dangin, t. V, p. 9.
L'HOxMME DE GUERRE 681
cette scène me la raconter il y a quelques années. Le duc
4'Aumale, en costume de colonel algérien, dans tout
l'épanouissement de la jeunesse, le front hAlé par le soleil
d'Afrique, les traits amaigris par la fièvre, fascinait les
regards invinciblement attirés sur sa figure mâle et douce,
aux yeux bleus profonds et bienveillants, à la moustache
d'un blond doré, à l'expression de physionomie intelligente
et vive. Sa sérénité au sortir de l'attentat lui faisait une nou-
velle auréole.
Les fièvres qu'il avait rapportées étaient un ennemi pire
que Quénisset. Le prince fut une année à s'en remettre. Il
la passa à la caserne Courbevoie occupé à compléter son
instruction militaire.
Nonuué maréchal de camp, le 7 septembre 1842, le prince
repartit j)our l'Afrique. Les espérances que fondait désor-
mais sur lui la famille royale se doublaient de cruels regrets.
Le duc d'Orléans venait de périr dans l'accident de Neuilly
(13 juillet). Nulle part ce prince ne fut pleuré plus qu'en
Afrique où depuis 1835 il avait fait ses preuves de courage.
« J'ai vu des larmes dans tous les yeux,» écrivait de Milianah
le lieutenant-colonel Saint-Arnaud '.
Aumale chérissait son frère aîné, il fut ailligé plus qu«
personne de cette perte qui lui ravissait son premier et son
meilleur compagnon d'armes. II remit à Bugeaud celte
lettre du roi :
II va reprendre, sous vos ordres, disait Louis-Philippe, le servie»
que vous lui avez fait commencer si glorieusement. Quelle que soit la
peine que j'éprouve de voir mes enfants s'éloigner de moi, peine
douloureusement aggravée par la perte de ce fils chéri qui avait aussi
glorieusement et tant de fois combattu en Afrique, leur zèle et leur
empressement à rejoindre partout où ils peuvent s'associer à la gloire
de notre brave armée sont une des plus douces consolations que je
puisse trouver au malheur qui m'accable. J'espère que l'armée
d'Afrique reportera sur mon fils d'Aumale l'afTection si vive qu'elle
avait vouée à son frère aîné.
Pour répondre aux recommandations de Louis-Philippe,
1. Rousset, Op. cit., p. 128.
682 LE DUC D'AUMALE
Bugeaud épargna moins que jamais le jeune prince. Ce
vieux grognard d'Austerlitz avait parfois des mots méchants.
Changarnier, au lendemain de Milianah, en avait su quelque
chose; la comparaison de sa personne avec le mulet du maré-
chal de Saxe avait fait le tour de l'armée. Bugeaud ne se
gênait pas pour rappeler au duc d'Aumale que lui avait
acheté son grade de capitaine au prix de quatorze assauts
et il ajoutait : « Je n'étais même pas décoré. »
Le prince lui prouva bientôt que les qualités naturelles
développées par l'application suppléent vite au nombre des
années.
En 1843, il est chargé du commandement de Médéah
menacé par Abd-el-Kader. Sa mission est de contenir les
tribus du Boghar fanatisées par Ben-Allal. 11 pénètre dans le
Boghar, enlève troupeaux et tentes, et Ben-Allal assiste de
loin, immobile et impuissant à la razzia.
De retour à Médéah Aumale reçoit du gouverneurl'ordre de
lier SCS mouvements avec La Moricière afin de poursuivre la
Smala.
En quelques années Abd-el-Kader venait de perdre les
cinq sixièmes de ses Etats, tous ses forts ou dépôts incendiés
par les Français ou par lui-môme à leur approche, et la plus
grande partie de son armée régulière composée d'indigènes
formés par nous puis déserteurs. Mais il restait, aux yeux
des Arabes, le chef de la guerre sainte auquel nul sacrifice
d'hommes ni d'argent ne peut être refusé, à qui est due
l'obéissance passive. A la fois prophète et sultan, il enflam-
mait ses guerriers par ses prédications ardentes et les
envoyait à la mort sous nos balles, ou brusquement les
ramenait avec des populations entières, dans les profon-
deurs du désert. « Le pays, écrit le duc d'Aumale, se vidait
à notre approche et nous n'y trouvions que des combattants.
Pour réduire ces populations , il fallait être plus mobile
que les nomades, plus agile que les kabyles, plus fort et
plus valeureux que tous *. »
La prise de la Smala présentait donc des difficultés d'un
ordre exceptionnel. Nos troupes allaient-elles battre encore
1. Zouaves et chasseurs, pp. 54-55.
L'HOMME DE GUERRE 683
le pays, en marches et en contremarches presque stériles,
comme dans les précédentes campagnes?
Le prince ne laissa rien à la fortune des armes de ce qu'il
pouvait lui enlever par prévoyance. A Boghar il établit une
base d'opération solide et y laisse outre un grand dépôt de
vivres, des moyens de transport pour les lui amener au
besoin. On sait que cette question des approvisionnements
et des transports était capitale dans ce genre de guerre.
Bugeaud éleva ce service à la hauteur d'une institution mi-
litaire et d'un moyen de conquête. Sans vivres assurés, il
fallait après très peu de jours battre en retraite, et alors
l'ennemi d'abord invisible reparaissait subitement, pour
assaillir nos soldats mourants de faim et de soif ou ayant
épuisé leur dernière cartouche.
Le 10 mai, en quittant Boghar, le jeune général emmenait
avec lui 1.300 hommes d'infanterie, — son arme favorite, —
550 cavaliers, chasseurs d'Afrique, spahis et gendarmes, une
section d'artillerie de montagne, un goum de 200 ou 300
chevaux conduits par l'agha des Ayad, un convoi de
800 chevaux chargés de biscuit, orge et eau. Dirigée sur
Goudjila, la colonne y arriva le 14. D'après des renseignements
trompeurs, on se lança ensuite sur une fausse piste et l'on
descendit trop vers le sud-ouest. Toute la nuit du 14 au 15
on marcha dans celte direction. Vers midi seulement on
apprit d'un négrillon que l'immense caravane d'Abd-cl-Kader
s'était reportée de l'ouest à l'est, vers Taguine. Si La Mori-
cièrc qui venait par l'ouest, en partant de Tiarot, n'eût point
perdu du temps à arranger des affaires de tribu, la Smala
tout entière eût été prise entre deux feux et la guerre ter-
minée.
Dans la soirée du 15, une rumeur parcourut les quarante à
soixante mille hommes qui formaient la grande cité mou-
vante. Les courriers de Ben-Allal annonçaient des cavaliers
français aperçus vers l'est. El-Djelali, conseiller d'Abd-el-
Kader, ne connaissait que la colonne venant de Tiaret; il
donna de bonnes assurances, et, en l'absence de l'émir parti
au loin avec des cavaliers, il rassura la population qui grouil-
lait sous les tentes dans la mobile et vaste enceinte. Lais-
sons la parole au duc d'Aumale.
684 LE DUC D'AU MALE
Ma colonne, dit-il dans son rapport, avait passé de la fausse direc-
tion d'Ousserk à celle deTaguine, soit pour y atteindre la smala, si elle
y était encore, soit pour lui fermer la route de l'est et la rejeter forcé-
ment sur le Djebel-Amour, où, prise entre les deux colonnes de Mas-
cara et de Médéah, il lui était difficile d'échapper; car, dans ces vastes
plaines, où l'eau est si rare, les routes sont toutes tracées par les
sources si pi'écieuses que l'on y rencontre. Ce plan était simple ; mais
il fallait pour l'exécuter une grande confiance dans le dévouement des
soldats et des officiers. Il fallait franchir d'une seule traite un espace
de 20 lieues, où l'on ne devait pas rencontrer une goutte d'eau; mais je
comptais sur l'énergie des troupes; l'expérience a montré que je ne
m'étais pas trompé.
Cette reconnaissance avait laissé les zouaves en arrière.
On marchait sous un soleil de feu, sur un terrain brûlant
balayé par le vent sec et violent du désert, à travers une
succession monotone de rideaux dessinés par des dunes de
sable.
Vers neuf heures du matin, dans la journée du 16 mai, le
lieutenant-colonel Morris vint au prince et lui dit :
On voit bien que vous êtes officier d'infanterie, mon général ; vous
n'avez aucune pitié pour la cavalerie ; vous ne voyez seulement pas
que nos chevaux ont besoin de souffler et d'autre chose encore. — Je
suis plus soigneux que vous ne pensez, répondit le prince ; nous ne
savons pas ce qui se passera dans la journée ; faites mettre pied à terre
et donner deux jointées d'orge.
Ici le lecteur nous permettra d'introduire l'admirable
récit d'un témoin, celui du général du Barail, alors simple
lieutenant et qui a dépeint cette journée dans une page de
ses Souvenirs désormais classique.
Vers onze heures et demie, nous marchions sur deux colonnes, les
spahis à droite et les chasseurs d'Afrique à gauche. Le prince était en
léte des chasseurs d'Afrique. Nos escadrons n'étaient pas régulièrement
formés en échelons, mais — les longs éperons arabes animent toujours
les chevaux — les spahis avaient gagné beaucoup de terrain et étaient
sensiblement en avant des chasseurs.
Tout-à-coup, devant nous, nous voyons les cavaliers du goum faire
un tête-à-queue subit. Ils arrivent sur nous, en criant : « La smala ! la
smala ! Il faut du canon. »
L'HOMME DE GUERRE 685
L'agha Araar ben Ferrahit arrive le dernier, et annonce au colonel
Yusuf que la smala toute entière est campée près de la source de Ta-
guine. Guidé par l'agha, le colonel Yusuf, accompagné du lieutenant
rieury, d'un maréchal-des-logis indigène, nommé lien Aïssa Ould el
Caïd el Aïoun, son porte-fanion, soldat d'un courage incomparable ;
d'un autre maréchal-des-logis, Bou ben Hameda, et de moi, se porte
au galop sur une petite éminence, d'où nous pouvons embrasser, dun
coup d'oeil, toute la smala.
Le spectacle était invraisemblable. Imaginez, au milieu d'une plaine
légèrement creusée où coulent les eaux de la source Taguine, arrosant
un fin gazon, un campement s'étendant à perte de vue et renfermant
toute une population occupée à dresser les tentes, au milieu des allées
et venues d'innombrables troupeaux, de bêtes de toute espèce, de quoi
remplir plusieurs escadres darches de Noé.
C'était grandiose et terrifiant.
Notre goum s'était évanoui. Il ne restait plus que lagha, qui,
d'ailleurs, ne quitta plus le prince de toute la journée.
La reconnaissance définitive ne fut pas chose aisée. Tant
de fois Ton avait été trompé ce jour-là même à de décevants
mirages. Cependant le duc d'Aumale, monté sur son grand
et fort cheval irlandais, s'était approché et demandait au
colonel Yusuf des informations plus détaillées. Le capitaine
Marguenat fut envoyé à la découverte et eut des yeux pour
ne rien voir. Yusuf y retourna ; l'erreur n'était plus possible.
« Monseigneur, dit-il au retour, c'est effrayant, mais il n'y a
plus moyen de reculer. »
« On ne recule pas dans ma race, » dit le prince. Vous
allez charger. »
— Oh ! oh ! dit le capitaine de Bcaufort, assez fort pour que le
prince l'entendit, vous allez charger ; c'est bientôt dit, mais on a fait
assez de bêtises aujourd'hui pour que maintenant on prenne le temps
de réfléchir.
— Capitaine de Beaufort, 'riposta le prince, si quelqu'un a fait des
bêtises aujourd'hui, c'est moi, car je commande et j'entends être obéi.
Colonel, vous allez charger ; prenez vos dispositions.
Et sur le terrain, le prince, le colonel Yusuf et le colonel Morris
tinrent un rapide conseil de guerre pour fixer ces dispositions.
Les spahis devaient se précipiter sur la smala. Quant aux chasseurs
d'Afrique, Yusuf demandait que leurs escadrons en fissent rapidement
le tour, pour couper la retraite aux fuyards et mettre cette population
686 LE DUC D'AUMALE
entre deux feux. Mais le prince, trouvant les spahis trop peu nombreux,
décida tout d'abord qu'il les soutiendrait avec tout le reste de la cava-
lerie. Ce ne fut que plus tard, en voyant notre charge couronnée de
succès et en constatant que nous n'avions pas besoin de soutien, qu'il
ordonna le mouvement tournant conseillé par Yusuf. Toutes choses
étant ainsi arrêtées, notre colonel se porta en tête de ses escadrons,
les déploya sur une seule ligne et commanda la charge.
Nous étions environ trois cent cinquante cavaliers- Nous nous préci-
pitâmes à fond de train, et tête baissée, dans cette mer mouvante, en
poussant des cris féroces et en déchargeant nos armes. Je réponds
qu'aucun de nous n'était plus fatigué, et que nos chevaux eux-mêmes
avaient oublié les trente-deux heures de marche qu'ils avaient dans
les jambes. A vrai dire, il n'y eut pas de résistance collective organisée.
Il restait, pour la défense de la smala, la valeur de deux bataillons
réguliers. Ils furent surpris dans leurs tentes sans pouvoir se mettre en
défense ni faire usage de leurs armes. Nous aurions même traversé
rapidement l'immense espace occupé par la smala, si nos chevaux
n'avaient pas été arrêtés à chaque pas par un inexplicable enchevê-
trement de tentes dressées ou abattues, de cordages, de piquets,
d'obstacles de toutes sortes, qui permirent à quelques hommes de
courage de ne pas mourir sans avoir défendu leur vie.
Il y eut de nombreuses rencontres, où l'on joua de toutes les armes.
Pour ma part, je faillis y rester. Je galopais droit devant moi, cherchant à
gagner, comme l'ordre en avait été donné, l'autre extrémité du campement,
quand un cavalier arabe, superbement vêtu et monté sur un beau cheval
noir, arriva sur moi et, m'appliquant le canon de son fusil sur le flanc
droit, pressa la gâchette. Le fusil ne partit pas; mais, d'un coup de
pointe en arrière porté en pleine poitrine, j'abattis le cavalier et lui arra-
chai des mains, au moment où il tombait, le fusil qui avait failli m'être
fatal.
Le cheval noir, richement harnaché, fut pris par un de mes spahis.
Le colonel Yusuf «tait à quelques pas de là et, tout en galopant, me
jeta un bref compliment.
Je renonce à décrire la confusion extraordinaire que notre attaque
produisit au milieu de cette foule affolée et hurlante.
On a raconté que la mère et la femme d'Abd-el-Kader avaient été
quelque temps prisonnières de nos spahis qui leur avaient rendu respec-
tueusement la liberté.
Je n'ai pas assisté à cet épisode. D'ailleurs, pendant que nous parcou-
rions en tous sens le campement dont les habitants, en proie à la pani-
que, ne pouvaient soupçonner notre petit nombre, par tous les points
dç la périphérie de la smala, quantité de fuyards s'échappaient les uns
L'HOMME DE GUERRE 687
à pied, les autres sur des chevaux ou des chameaux et s'enfonçaient
sans direction dans l'immensité. C'était inévitable, il eût fallu une armée
pour les cerner et les prendre.
En arrivant vers les dernières tentes de la smala, traversée de part
en part, les spahis, débandés, éprouvèrent tout à coup une vive anxiété,
car ils voyaient venir sur eux une troupe de cavalerie rangée en bon
ordre de combat, qu'ils prirent de loin pour les cavaliers réguliers de
l'émir, accourant à la rescousse.
C'étaient heureusement les chasseurs du colonel Morris qui venaient
d'accomplir leur mouvement tournant et qui nous accueillaient par leurs
acclamations.
La smala était à nous, bien à nous * .
Ce récit est superbe de vie et d'entrain. Il n'ôte pas son
intérêt au rapport que le duc d'Aumalc fit officiellement au
général Changarnier et auquel les historiens sérieux comme
Camille Rousset aiment toujours à revenir. C'est clair
comme les ordres du jour de Napoléon et simple comme le
ton d'un général grand seigneur. Le duc s'efface derrière
tous ses officiers et soldats. « Nous n'étions que cinq cents
hommes, dit-il en terminant, et il y avait cinq mille fusils
dans la Smala. On ne tua que des combattants et il resta
trois cents cadavres, sur le terrain. »
Bugeaud a vanté la décision, l'impétuosité, l'à-propos dont
son brave et habile lieutenant, déjà passé maître, avait fait si
brillante preuve. Et Saint-.\rnaud écrivait : « Avec la prise
de Constanline c'est le fait saillant de la guerre d'Afrique. Il
fallait un prince jeune et ne doutant de rien... Vingt-quatre
heures plus tôt ou plus tard, il ne revenait pas un français
do la colonne -. »
Le 3 juillet suivant, le vainqueur de la Smala était nommé
lieutenant-général. Mais rien n'ajoutera plus désormais à
sa gloire. Le 16 mai 1843 l'avait sacré pour toujours un de
nos grands hommes de guerre.
1. Mes Souvenirs, par le gt'n«5ral du Barail, Pari», Pion, 3 toI. in-8»,
1891-%, t. l, pp. 196-207.
2. Rousset, t. l, p. 199. •
(A suivre.) H. CHÉROT. S. J.
LA PLUS ANCIENNE REPRÉSENTATION
DU SACRIFICE EUCHARISTIQUE
FRÂCTIO PÂNIS'
Celui qui visite la catacombe de Sainte Priscille, sur la voie
Salaria Niiova, rencontre, h quelques pas de l'entrée moderne,
une chapelle souterraine, appelée Cappella greca. Sa forme
architectonique excite vivement l'attention : c'est une basilique à
une seule nef, comprenant trois niches. La niche de gauche a
une voûte en berceau ; la niche du milieu et celle de droite ont
des absides. La lumière pénétrait dans la chapelle par un grand
lucernaire en forme de fer à cheval, ouvert dans la voûte au-dessus
des niches : il est aujourd'hui obstrué.
N'allez pas vous imaginer une vaste basilique : elle mesure
6™98 de long sur 2™24 de large. Ces dimensions restreintes
s'expliquent par sa destination : elle était réservée au clergé pour
la célébration des saints Mystères. Elle renfermait dix tom-
beaux; mais ce n'est pas une chambre sépulcrale ordinaire; elle
fait partie, cas unique dans les Catacombes, d'une église cimité-
riale, dont elle constitue \e preshyl&rium.
Les fidèles se réunissaient dans une grande salle attenant à la
Cappella, sorte d'atrium rectangulaire de 13™74 sur 3^72, que
recouvrent cinq voûtes en arêtes. Cette vaste salle est entourée de
cryptes ou chapelles latérales, qui servaient à l'ensevelissement
1. Fractio panis — la plus ancienne représentation du sacrifice eucharis-
tique à la Cappella greca, découverte et expliquée par Mgr Joseph Wilpert^
avec 17 planches et 20 figures dans le texte. In-4o, pp. xii-130, Paris,
Firmin-Didot, 1896. — L'édition est admirablement soignée. — Cette
monographie est une traduction de l'original allemand ; cette traduction, faite
par Mgr Wilpert lui-même avec l'aide de M. Eug. Aubcrt, a été revue par
M. Albert Dufourcq, membre de l'Ecole française de Rome. — Sur d'autres
peintures « christologiques » découvertes par Mgr Wilpert dans les cata-
combes, voir les Études d'octobre 1892, p. 330-6.
LA PLUS ANCIENNE REPRESENTATION 689
des martyrs et à la célébration du sacrifice. Ces cryptes et la
Céippella ^reca sont donc, avec l'atrium, dans le môme rapport
que \e presbyterium, destiné au clergé, avec la nef de l'église qui
est affectée aux simples fidèles.
Cette église cimitériale, qui se compose de l'atrium avec ses
chapelles particulières et de la Cappella greca ', ne forme pas
un ensemble régulièrement tracé. C'est que le plan a été commandé
par la nature et 1p disposition du terrain : on a utilisé les galeries
préexistantes d'une carrière de tuf en les transformant en lieux
de sépulture et de culte.
Les cryptes de l'atrium étaient ornées de peintures ; mais il n'en
reste que des vestiges insignifiants. Les fresques de la Cappella
greca au contraire sont assez bien conservées ; et quelques-unes,
par leur mérite, rappellent les bonnes fresques de Pompéi. Les
peintures des parois de la nef étaient déjà connues et, pour la
plupart, publiées. Mais les voûtes elles-mêmes n'auraient-elles pas
été peintes également ? La réponse à cette intéressante question
était difficile, car les voûtes étaient recouvertes d'une couche
épaisse, faite de stalactites ainsi que de terre fangeuse qui avait
pénétré par le lucernaire. Aucun indice ne trahissait l'existence
de décorations picturales.
Cependant Mgr Wilpert était depuis longtemps poursuivi par
l'idée qu'on n'avait pas dû laisser ces parois sans ornements.
Pour vérifier cette hypothèse il résolut enfin d'enlever la strati-
fication accumulée et durcie par les siècles, qui dérobait sans
doute au regard d'antiques fresques. A l'aide de grattages et de
lavages persévérants, l'infatigable archéologue, après quinze
jours d'un délicat travail, vint à bout de son entreprise. S«
peines furent amplement payées, car il eut* la joie de faire
revivre une série de fresques inconnues, dont la principale,
Fractio partis, sert de titre à la monographie, qu'il a écrite pour
exposer cette magnifique découverte.
«
Le commandeur de Rossi a nommé la Fractio partis la « perle
des fouilles ». C'est en effet une représentation unique dans les
1. Ce Dom n'a aucune signification historique : il fut donné k la chapelle par
les aateurs des fouilles, k cause des deux inscriptions grecques peintes sar
le stuc de la troisième niche. Cf p. 18-19.
LXXI. — M
690 LA PLUS ANCIENNE REPRESENTATION
Catacombes. En voici la description. Des convives, au nombre
de six, sont couchés sur une espèce de sofa en forme de dem»-
cercle. Seul, le personnage qui rompt le pain, porte la barbe et
est assis sur un escabeau ; il fait face au convive qvii occupe la
place d'honneur : c'est le président du repas.
Mais de quel repas peut-il s'agir ? Serait-ce de la dernière
.Cène? Non; car on aperçoit sur la table deux assiettes, dont
l'une contient deux poissons et l'autre cinq pains ; on remarque
en outre des paniers où sont recueillis les restes du banquet;
enfin on distingue une femme parmi les convives. Le peintre a
voulu figurer le repas qui suivit la multiplication miraculeuse
des pains. C'était, au témoignage des Pères et d'après les monu-
ments de l'antiquité chrétienne \ le symbole de la Cène eucha-
ristique et de la sainte communion.
L'artiste a représenté le moment du sacrifice, où le président
des Mystères, l'évêque célébrant, divise le pain consacré pour
le distribuer aux fidèles. Cette fraction du pain, Fractio partis,
donna son nom à la célébration entière du sacrifice, ut pars pro
tolo, pendant l'âge apostolique, jusqu'au second siècle. A l'épo-
que de saint Justin ce nom était déjà hors d'usage et remplacé
par celui d'action de grâces, Eù^apiaTia, Eucharistie^.
La fresque de la Fractio partis est placée au-dessus même de
l'autel, qui, selon le bel usage de ces temps héroïques, était
formé par le tombeau d'un martyr. L'ensemble des fresques de
la Cappella greca compose tout un cycle pictural, dont la Fractio
partis est comme le centre et le point de ralliement. Les divers
sujets sont reliés entre eux par un lien logique qu'il importe de
dégager.
L'idée dominante du symbolisme funéraire dans l'antiquité
chrétienne, c'est l'espérance de la résurrection et de la félicité
éternelle. Les représentations des Catacombes l'attestent; les
fresques de la Cappella greca le confirment d'une façon éclatante.
La première condition essentielle pour assurer la réalisation
de cet espoir d'une vie future réside dans la réception du Bap-
1. Chap. II, p. 8-13.
2, Chap. vu. L.e sacrifice eucharistique au temps de saint Justin martyr.
Tout l'ouvrage, mais notammeilt ce chapitre vu, est admirablement docu-
menté.
DU SACRIFICE EUCHARISTIQUE 691
tome. Aussi le Baptême est-il fréquemment peint sur les murs
des Catacombes et, le plus souvent, d'une manière embléma-
tique. La guérison du paralytique à la piscine de Bethsaïda fut
choisie comme l'une des figures du Baptême, paFce que l'ange du
Seigneur communiquait aux eaux de cette piscine une vertu
curative. Un second symbole adopté était le jaillissement, sous
la baguette de Moïse, de l'eau du rocher, que Tertullien *
appelle « aquas Baptismi », car Jésus-Christ est la pierre^ d'où
s^échappe la « source de grâces » 3. La Cappella greca contient
précisément deux fresques, dont l'une a pour sujet la guérison
du paralytique et l'autre le miracle du rocher.
Dans les chapelles des Catacombes dites des Sacrements^ les
représentations eucharistiques suivent immédiatement celles du
Baptême. Ici, une fresque sert de transition. Elle a pour but de
montrer la divinité du Christ et son Incarnation dans le sein de la
Vierge Marie. Les disciples des Apôtres, spécialement saint Ignace
d'Antioche, réfutent constamment le docéfisme, erreur des héré-
tiques qui jfrétendent que le Verbe n'a pris que l'apparence d'un
corps : « Ils s'abstiennent de l'Eucharistie et de la prière, par ce
qu'ils ne confessent pas que cette Eucharistie est la chair de
notre Sauveur Jésus-Christ, laquelle a souffert pour nos péchés
et a été ressuscitée par Dieu dans •« clémence *. » La Cappella
greca nous offre le mystère de l'Incarnation sous la forme de l'Épi»
phonie, parce que l'Adoration des Mages et leurs dons généreux
sont le premier hommage rendu par le paganisme au fils de Dieu,
nouveau-né, que la Vierge-Mère tient sur ses genoux : Et
f'ntranfcs domum invenerunt pttentm cnm Maria matre ejtiSy et
procidentos adoraverunt eum^. Cette peinture est encore une
preuve manifeste, h l'encontre des affîrmations protestantes, de
la dévotion de l'Église primitive envers Marie.
Après avoir mis en lurfllèrc, par l'adoration des Mages, le
dogme fondamental de l'Incarnation, après avoir indique par
1. De Bapt., Cap. x.
2. Corinth , x, 4.
3. Inscription d'Abercius. — Le troisième appendice de cet ouvrage
renferme une excellente dissertation sur l'inscription d'Abercius pour la
venger des attaques rationalistes d'outrc-Rhin. Appendice III, p. 95-117.
4. Epist, ad Smyrn.
5. Matb. , II, 11.
692 LA PLUS ANCIENNE REPRESENTATION
là même la nature de la chair et du sang donnés aux fidèles en
nourriture et en breuvage, l'artiste peut logiquement passer à la
représentation du sacrifice eucharistique. Il a peint, nous l'avons
vu, l'acte de la fraction du pain, qui précédait la communion et
qui, de son temps, donnait encore son nom à toute la cérémonie
liturgique.
Il y a entre le sacrifice de la Messe et le sacrifice de la Croix
des liens intimes. On doit donc s'attendre, si cet ensemble de
peintures est vraiment inspiré par une idée directrice, à voir
près de la Fi^actio panis une représentation relative à la Passion.
Dans les premiers temps de l'Eglise, on le sait, le mystère de la
Croix était prêché d'une façon détournée. « Il avait fallu se
servir, dans les prédications, de sujets qui exprimassent, comme
un symbole, le mystère de la Passion : plus il était incroyable,
plus il aurait soulevé àk scandale, prêché sans figures; plus il
était magnifique, plus il fallait le voiler, afin que l'esprit, embar-
rassé, eût recours à la grâce de Dieu ^ » A l'imitation des prédi-
cateurs, les artistes représentèrent la Passion sous divers
symboles. Le principal emblème en usage était le sacrifice
d'Abraham. C'est justement cette figure qu'on trouve ici à côté
de la Fractio panis.
Le peintre n'avait plus qu'à retracer les effets de la sainte
Eucharistie pour achever son cycle. Or, l'Eucharistie est le pain
des forts et le vin qui fait germer les vierges, elle est le gage de
la résurrection : Qiiid enim bonum ejus est, et quid pulchrum
ejiis, nisi frumentum electorum et nniim germinans ç>irgines ^ P
Qui manducat meam carnem et bibit meum sanguinem, habet
vitam œternam, et ego resuscitabo eum in novissimo die^.
L'Eucharistie est figurée, à la Cappella greca, comme source de
la force, dans la fresque de Daniel orante au milieu des lions et
dans celle des trois jeunes Hébreux au milieu de la fournaise.
Quelles leçons parlantes à cette époque d'atroces persécutions !
L'Eucharistie nous apparaît ensuite comme sauvegarde de la
pureté dans la peinture de la chaste Suzanne. L'Eucharistie nous
est enfin montrée comme gage de résurrection : cette idée, étant
capitale, a été exprimée par un triple emblème : le miracle de
1. TertuUien, Contra Judseos, cap. x.
2. Zach., IX, 17.
3. Joan., VI, 55.
DU SACRIFICE EUCHARISTIQUE 693
Lazare ; Noé avec la colombe qui lui apporte le rameau d'olivier,
symbole de la paix éternelle ; et, aux quatre coins de la voûte de
la nef, les quatre saisons dont il n'est resté que l'été.
Ce dernier symbolisme exige une courte justification. A
l'exemple de saint PauP, les Pères aiment à employer cette
image des quatre saisons afin de faire entrevoir la possibilité de
la résurrection. Saint Irénée, par exemple, suit l'évolution
du grain de froment, à travers les différentes saisons, depuis sa
semence et sa germination jusqu'à son emploi eucharistique ;
puis il déduit de ces transformations merveilleuses celle du
corps dans la résurrection. « Comme le cep planté en terre
produit en son temps des fruits, et comme le petit grain de
froment, après sa décomposition dans la terre, revit par l'Esprit
du Dieu tout-puissant, et ensuite par la sagesse de Dieu vient à
l'usage des hommes, puis enfin par la parole de Dieu devient
Eucharistie, c'est-à-dire le corps et le sang du Christ; de môme
nos corps, nourris de celle-ci, mis dans la terre et s'y décompo-
sant, revivront, en leur temps, alors que la parole de Dieu
les ressuscitera dans la gloire de Dieu le Père, qui donne l'im-
mortalité à ce qui est mort et l'incorruptibilité à ce qui est
corruptible » '.
Tel est l'ensemble de cet admirable cycle pictural : le
Baptême, premier pas dans la voie de la justification, — l'Epi-
phanie qui atteste la réalité de l'Incarnation, — l'Eucharistie
comme sacrifice et comme repas ; les effets de la nourriture
eucharistique : la force, la chasteté et la résurrection. Une série
si bien conduite demanderait, comme conclusion, une peinture
représentant les défunts parvenus à la félicité du ciel. Or, au-
dessus de la Fractio panisj nous voyons des oranles alternant
avec des figures d'hommes. Ces orantes sont les a saints qui prient
pour les survivants, afin que ceux-ci atteignent également la vie
éternelle ^ ».
D'après le rapide exposé qui précède, on peut juger de
l'importance de la trouvaille due à la perspicacité de Mgr NVilpert.
Le cycle des peintures de la Cappella greca est l'un des plus
1. I Cor, XT, 35-38.
2. S. Irénée, Contra hxres, lib. V, cap. ii.
3. Ch. Tiii, p. 70.
694 LA PLUS ANCIENNE REPRESENTATION
complets des Catacombes : ce qui en fait surtout le charme c'est
l'ordre logique, par lequel l'artiste ou son inspirateur a su relier
entre eux les divers sujets de cette vaste composition théologique.
C'est aussi l'un des plus anciens, car il faut le reporter jusqu'au
premier tiers du second siècle ^. « Le symbolisme chrétien ne
s'est pas formé seulement au troisième siècle, ainsi que quelques-
uns voudraient le prétendre, mais cent ans auparavant il avait
déjà atteint un haut degré de perfection. Le cycle offert par les
peintures des chapelles des sacrements, où l'on a voulu voir
l'apogée du symbolisme, se présente déjà en son entier dans la
Cappella greca et avec un développement plus riche ~. »
C'est dire, avec l'éloquence des faits, combien le docte. Mgr
Wilpert et ses soigneux éditeurs ont mérité de l'archéologie
chrétienne.
1. Chap. V. p. 26-29. Les preuves, apportées pour justifier la chronologie
des peintures, n'ont pas toutes une valeur également démonstrative.
2. Chap. IX, 71.
G. SORTAIS, S. J.
REVUE DES LIVRES
Somme de la Prédication, eucharistique. Le cœur de
Jésus-Ghrisl. Livre second : La révélation eucharistique
du Sacré-Cœur, par le R. P. Albert TESNiÈRK,dela Congre-^
gation du Très-Saint Sacrement, docteur en théologie.
Paris, bureau des Œuvres eucharistiques. In-12, pp. x-665.
Prix : 4 francs.
Le sujet de cet ouvrage est le Cœur de Jésus-Christ étudié à la
lumière de la révélation faite par le divin Maître à la Bienheu-
reuse Marguerite-Marie.
Personne parmi les catholiques n'oserait aujourd'hui contester
rimporlance, ni rejeter l'autorité de ces communications divines
approuvées par l'Église et confirmées par les événements.
L'auteur a raison de dire « qu'après les paroles de l'Évangile
on n'en saurait trouver qui soient plus vénérables, plus augustes,
plus lumineuses, plus pleines de sens abondants et variés, de
vertu surnaturelle, de saveur céleste. Mais, ajoute-t-il, on les
doit peser, presser, ouvrir et approfondir. »
C'est à ce noble et fructueux travail que le R. P. Tesnière a
appliqué son intelligence pénétrante et compréhensive dans les six
cent cinquante pages, aux lignes serrées, de ce second volume.
Nous n'hésitons pas ii déclarer que la Bienheureuse Margue-
rite-Marie a trouvé un commentateur digne d'elle et de la
dévotion dont elle est, par mission divine, l'apôtre et la
docteur. Nous avons loué sans restriction le premier livre, qui
avait pour objet le Cœur de Jésus-Christ étudié ii la lumière de
la révélation évangélique. Le second volume est digne du
premier. Dans la pensée de leur auteur, ils sont inséparables,
comme lcft*dcux moitiés dàin seul tout. Ils feront, l'un et l'autre,
excellente figure parmi les onze volumes sortis de la môme
plume, qui doivent former la somme intégrale de la Prédication
eucharistique. Pris à part, ils constituent une théologie com-
pile de la dévotion au Sacré-Cœur.
696 ÉTUDES
Le R. P. Tesnière se plaint avec trop de raison de ce que la
piété contemporaine n'est pas assez solidement étayée sur les
fondements inébranlables de la saine théologie. Les prêtres et
les âmes pieuses qui s'adonneront à la fortifiante lecture de cet
ouvrage, éviteront aisément cet écueil dans la pratique de ces
deux grandes dévotions qui s'appellent, se complètent et se
perfectionnent réciproquement, Ja dévotion au Sacré-Cœur et la
dévotion à l'Eucharistie.
^ Cette affinité, cette parenté étroite des deux dévotions est
le point culminant de tout l'ouvrage. Les auteurs le plus
souvent cités sont, après saint Thomas, le Cardinal Franzelin
et Cornélius a Lapide. Mais les citations faites par le théologien
du Sacré-Cœur et de l'Eucharistie ne sont pas pour lui le
dernier mot de ses démonstrations. C'est parles réflexions person-
nelles et les développements tirés du sujet lui-même que se
distinguent ses travaux. La manière qui lui est familière
consiste dans une exposition large, profonde, calme et lumi-
neuse du dogme de l'hicarnation et de l'Eucharistie étudié en
lui-même, dans ses principes, dans ses éléments et dans ses
conséquences. Bien restreinte est la place faite à l'exposé des
erreurs. C'est de la plénitude de la démonstration que résulte
la réfutation des objections. Il n'a pas seulement adopté les
pensées de Franzelin sur la théorie du sacrifice et l'état sacra-
mentel de la victime eucharistique, il reproduit la méthode
d'exposition profonde, synthétique, pacifique et victorieuse du
savant professeur de l'Université grégorienne.
Avec l'auteur, nous espérons que les prêtres, à qui son œuvre
magistrale est spécialement destinée, lui feront bon accueil, et
que l'appareil théologique de ces études n'effraiera point les
religieuses épouses du Cœur sacré, ni les âmes vraiment pieuses
qui, vivant dans le monde, sont avides de trouver, pour soutenir
leur piété, un aliment doctrinal un peu solide.
Dût la modestie du R. P. Tesnière nous en conserver quelque
ressentiment, nous voudrions, pour exprimer l'éclat et la
chaleur de ces fortes études sur le divin Cœur, écrite au fron-
tispice de ses deux livres sur le Cœur de Jésus-Christ, cette
devise d'un auteur : Tantàm lucere i>aniim, tantîim ardere parum^
lucere et ardere perfectum.
L. BOUSSAC, S. J.
REVUE DES LITRES 697
Les Ouvriers des deux mondes. Mineur des mines de
houille du Pas-de-Calais et agriculteur du Pas-de-
de-Galais, par Ya.n' Kéravic. Paris, Firmin-Didot, 1897.
In-8°, broch. pp. 63.
Deux monographies, l'une de mineur, l'autre de cultivateur
du Pas-de-Calais, tel est l'objet de l'intéressante brochure de
M. Yan' Kéravic. Appliquant avec intelligence et conscience la
méthode de Le Play, l'auteur a choisi avec le plus grand soin les
deux familles dont il décrit les conditions d'existence, pour
représenter les types des ouvriers des industries minière et
agricole ; c'est-à-dire que, placés dans les conditions générales
de travail, doués de capacités et de forces moyennes, ces deux
types montrent les résultats auxquels peuvent arriver des ouvriers
ordinaires, h condition d'avoir de l'ordre et de la conduite.
En terminant, M. Yan' Kéravic établit les budgets comparatifs
du mineur et de l'agriculteur du Pas-de-Calais.
A ne considérer que les totaux des recettes et des dépenses, la
sécurité des ressources et le pourcentage de l'épargne, la condi-
tion du mineur parait préférable à celle*^e l'agriculteur. Mais
ce serait une illusion bien naïve de représenter par ces chiffres
la prospérité vraie d'une classe : on laisserait de côté des fac-
teurs importants — les éléments moraux et religieux — qui ne
sont point soumis aux moyennes des statistiques. Aussi bien
l'auteur s'arrôte-t-il à une conclusion négative parfaitement
exacte : « Devant cette situation, il semble que le mineur ne
soit pas aussi à plaindre qu'on a bien voulu le laisser entendre. »
CH. ANTOINE. S. J.
Leçons nouvelles sur l'Analyse infinitésimale et ses
applications géométriques, par Ch. Méray, professeur
à la Faculté des sciences de Dijon. Troisième j)artie :
Questions analytiques classiques. Paris, Gauthier Villars,
1897. In-8, pp. vi-206.
Ce volume et le suivant sont réserrésh des questions plus par-
ticulières. On ne devra donc pas s'étonner de les trouver plus
réduits dans un ouvrage avant tout doctrinal. Mais même sur
ces matières on reconnaîtra la forte empreinte de l'esprit de
698 . - ETUDES
l'auteur et le fruit de méditations prolongées. Les deux pre-
miers chapitres formeront l'élève à unifier daSTs son esprit les
divers procédés d'intégration, plutôt qu'à se charger la mémoire
de recettes ; on remarquera l'intégration de la différentielle
binôme, celle des fractions rationnelles (méthode analogue
à l'une de celles indiquées par M. Jordan dans son cours),
l'attention à rendre toujours parfaitement rigoureux l'usage des
contours.
Au troisième chapitre commencent les expositions plus amples.
L'auteur n'a pas cru devoir adopter la théorie de M. Vaschy
pour les équations différentielles linéaires à coefficients
constants. Mais celle de Cauchy a été notablement remaniée. Le
soin consciencieux que l'on connaît, a été apporté à l'étude de
l'équation aux dérivées partielles du premier ordre, en parti-
culier à celle de l'intégrale complète. Dans les questions de
maximum et de minimum qui donnent lieu à des développements
considérables sur la variation première d'une intégrale simple, le
programme traité — d'une manière toute personnelle bien
entendu — est à peu près le même que celui de M. Jordan (sauf
la discussion introduite dans la seconde édition pour le maximum
d'une fonction de deux variables, qui paraît démentir une con-
jecture de M. Méray). On remarquera au n° 93 une observation
intéressante qui donne une raison générale à certains faits par-
ticuliers. Pour préciser davantage, fût-ce au prix de quelques
longueurs, la variation a été exclusivemeot introduite comme
une différentielle relativement à un paramètre arbitraire. Le
dernier chapitre réunit les propriétés essentielles des intégrales
doubles et triples des fonctions analytiques, en supposant acquise
la notion d'air ou de volume qui sera donnée au tome suivant.
Viennent enfin cinq additions consacrées en grande partie h une
démonstration et à une ordonnance nouvelle et plus lumi-
neuse des principes généraux connexes avec le théorème de
Cauchy.
Une fois de plus on sentira, en lisant M. Méray, que, si la
réflexion réduit et groupe les questions de détail, elle étend au
contraire celles dont l'importance est véritable, mais pour en
faire ressortir la simplicité naturelle et la fécondité, en même
temps que pour y apporter la rigueur.
S., S. J.
REVUE DES LIVRES 699
Le Martyrologe de l'Église du Japon, 1549-1649, par
Tabbé Profillet, ancien aumônier de la flotte et de
l'armée. Tome II. Les Vénérables. Tome 111. Les Pieux.
Paris, Téqui, \mi . ln-12, pp. 600 et 474. Prix : chaque
volume, 3 fr.
Le premier volume de cette publication paru en 1895, a déjà
été recommandé à nos lecteurs *. Avec ces deux nouveaux
volumes le travail si patient et si consciencieux de M. l'abbé
Profillet se trouve heureusement mené à terme. Depuis des
années et des années l'auteur, qui s'est livré à des recherches
semblables sur les Saints militaires^ a dépouillé, en vue du
Martyrologe, les grandes histoires du Japon des Pères Solicr,
Grasset et Charlcvoix, les actes de la canonisation des vingt-six
martyrs et du bienheureux Michel de Sanctis par Bartolini, les
notices du P. Boero, la Chrétienté du Japon^ excellent ouvrage
du P. Sicardo, augustin espagnol, et la Religion chrétienne au
Japon de Léon Pages.
Au fur et à mesure qu'il analysait ces recueils, il se trouvait
de plus en plus efTrayé par le nombre de martyrs ou de saints
personnages qui sortaient des brumes lointaines du passé. Les
saints proprement dits sont au nombre de vingt-six ; les bien-
heureux sont deux cent cinq ; les vénérables atteignent au chiffre
de douze cent quarante-trois. Mais, pour cette troisième
catégorie, il convient de dire que le titre n'est pas officiel. L'auteur
l'a décerné par honneur, comme le fait souvent la dévotion
populaire. Les « pieux » 'ou personnages de piété ne s'élèvent
qu'au total de deux cent quatre-vingts ; mais à les réunir et les
grouper l'auteur a eu plus de mérite encore qu'à établir les
nomenclatures qui précèdent. Où trouver en effet des renseigne-
ments suffisants sur ces hommes dévoués, héroïques même, mais
humbles et obscurs, qui rendirent tant de services à nos
missionnaires? De la plupart de leurs actes de vertu Dieu seul
fut témoin. Les gouffres du mont Ungen ne rendaient pas leurs
victimes.
L'ordre suivi est l'ordre alphabétique des noms, mais comme
souvent plusieurs vénérables différents ne nous sont restés
1. Partie bibliographique 1895, p. 514.
700 ÉTUDES
connus que par un seul et même nom de baptême, l'auteur a
joint à ce prénom pour les distinguer entre eux, soit le nom de
leur famille, soit le lieu de leur martyre, soit leur qualité de
religieux : augustin, dominicain, jésuite (fu franciscain. C'est
donc un dictionnaire biographique.
Les articles sont de dimension assez inégale suivant la richesse
du filon exploité ; quelques-uns forment de véritables chapitres
et ces chapitres sont autant de petits drames du plus poignant
intérêt.
Parmi les vénérables un des plus connus est le père Marcel-
François Mastrilli, de la Compagnie de Jésus, décapité pour la foi
à Nangazachi, après quatre jours de l'afFreux supplice de la
fosse, le 17 octobre 1637, à l'âge de trente-quatre ans. L'apostasie
d'un missionnaire nommé Ferreira avait soulevé en Europe
un élan enthousiaste de sacrifice et de réparation. Beaucoup
de jeunes religieux demandaient à partir pour aller laver
dans leur sang le crime de leur frère, et leurs vœux furent
exaucés. Avec Mastrilli trente-deux de ses frères en religion
quittaient Lisbonne le même jour : dix-huit italiens, dix portugais
et deux allemands. Ferreira se réhabilita par le martyre.
Mastrilli est célèbre par l'établissement de la Neuvaine de la
grâce, dont l'origine est due aux apparitions qu'il reçut de saint
François-Xavier. Cette neuvaine est fêtée à Paris, depuis deux ans,
avec un éclat tout particulier dans l'église qui porte le nom du
premier apôtre du Japon.
C'est le 15 août 1549, que François-Xavier avait abordé sur
cette terre fermée jusque là au christianisme. Il y réalisa des
merveilles, et, durant un siècle, le spectacle offert par les
néophytes rappela le temps des premières persécutions.
Puisse ce livre inspirer le culte de ces grands souvenirs à nos
contemporains, trop portés à ne voir dans les Japonais que les
singes de notre civilisation moderne et de notre progrès matériel !
H. CHÉROT, S. J.
La Pologne héroïque, par H. de Borny. Paris, Delhomme-
Briguet, 1896. In-8, pp. 317. Prix : 4 francs.
C'est un spectacle fortifiant pour les jeunes gens de notre temps et
de notre pays, que de voir défiler une lignée de héros, tels que
REVUE DES LIVRES 701
Sobieski, Kosciusko et ces autres « hommes de cœur dignes des
temps antiques qui ont sacriflé leur existence à leur patrie ».
La patrie : c'est en effet cette grande idée trop oubliée de nos jours
et s'eflaçant de plus en plus, que fait surgir, du milieu de l'agitation des
peuples, l'auteur de ces dix biographies. Il a préféré avec raison « la
forme anecdotique pour rendre le récit plus intéressant et mettre
mieux en lumière le caractère de ces guerriers ».
La Pologne a le droit d'être fîère de ses grands hommes, dont on
nous donne ici les portraits avec la biographie ; et à la vue de cette
galerie, on se reprend à l'espérance. Non, la pologne n'est pas morte!
P. DE POTONY, S. J.
L'occupation d'Alençon par les Prussiens en 1871, par
Henri Beaudouin. Alençon, Renaut de Broise, 1896. Grand
in-S" de 125 pages.
a Ce travail... a été fait, d'après ce que j'ai vu et éprouvé, plus
encore que sur ce que j'ai lu ou entendu dire. » Malgré cette déclaration
liminaire, M. Beaudouin a soin d'appuyer son très intéressant récit de
documents publiés ou inédits ; d'où il suit, que cette douloureuse page
d'histoire locale devient une curieuse étude de mœurs et presque un
livre.
Alençon, petite ville ouverte, à quelques lieues du Mans et des
Prussiens vainqueurs, avait, en 1871, pour préfet, un tout jeune homme
de 26 ans, ex-rédacteur de la Marseillaise, tombé li par ballon ; « son
ami Gambetta n'avait rien trouvé de mieux » (page 14) ; et ce jeune
Dubost était, comme son ami Gambetta, très hardi en discours sonores
et prolixes. Alençon n'avait pour défenseurs que sa^arde nationale, des
mobiles o qui cachaient leurs fusils dans la neige » (page 51) et des
francs-tireurs venus de partout, des Béarnais, det Grecs, des Polonais;
puis des fuyards du Mans, et... la Cécilia, futur général de la Commune.
Il y eut cependant un combat d'Alençon et les Prussiens furent tenus
en arrêt « une journée tout entière » (page 60). Mais une fois entrés,
sous la conduite du Grand-Duc de Mecklembourg, ils se dédommagèrent
un peu. La rançon imposée i une ville d'environ 15.000 âmes fut
exorbitante ; on trouve par exemple dans le détail des exigences
prussiennes, 600.000 cigares et 12.000 litres de cognac — rien que
cela ! Et là-dedans ne sont pas compris les menus delà table du Grand-
Duc, où figurent des « veaux, des dindons, des oies, des sardines, du
chocolat, des saucissonspardour.aines ou par centaines... » (page 73)-"
« Mieux vaut, disait bonnement un intendant prussien aux gens d'Alençon,
mieux vaut que vous mouriez de faim plutôt que nous » (page 74). Et
702 ETUDES
ce bel axiome était souligné par des actes. Les Prussiens ne mirent
point la ville à feu et à sang ; ils la mirent à sec. « Quant aux particu-
liers, il en est peu qui n'aient constaté quelque déficit dans leur mobilier
après le départ de leurs hôtes » (page 77).
Pour comble, Alençon posséda ces hôtes à deux reprises et pendant
sept semaines. Tristes jours dont M. Beaudouin fait le désolant tableau.
Heureusement il y oppose, à la fin, le tableau de la charité dans les
ambulances : ici, le pillage organisé ; là, le dévouement que la foi
multiplie. C'est achever par une antithèse instructive une brochure
excellente.
V. DELAPORTE, S. J.
Pius tlie Seventh (Pie VIT) 1800-1823, by Mary H.
Allies. London, Burns and Oates, 1897, in-8, pp. 316.
En octobre, 1895, nous recommandions à ceux de nos lecteurs
qui sont familiarisés avec la langue anglaise, l'histoire de l'église
d'Angleterre au vi® siècle, par Miss Allies. Nous leur présen-
tons aujourd'hui un autre ouvrage signé du même nom, et qui
est également instructif et intéressant. Les événements politiques
et religieux qu'il raconte, paraissent d'autant plus attrayants qu'ils
sont plus rapprochés de nous et font partie de notre histoire
nationale.
Presque toute la vie de Pie VIT se résume dans sa résistance
à la fois calme et intrépide contre les empiétements de Napoléon.
Ce duel entre deux antagonistes d'un caractère si différent et
d'une puissance bien inégale, à ne juger que par les apparences,
est décrit par Miss Allies d'une plume sobre, élégante et ferme.
Le souci du vrai ne la rend pourtant pas impassible : elle ne
dissimule pas ses sympathies pour l'auguste vieillard dont les
épreuves achèvent de mettre en relief le bon droit et la pureté
d'intention. Certes, l'auteur ne conteste pas le génie guerrier
de Napoléon ni ses rares facultés d'organisateur, mais l'admiration
de l'écrivain n'a ni le temps ni la place de s'épanouir, étouffée
qu'elle est par l'indignation, devant l'ambition monstrueuse qui
veut faire de tous les hommes, même du pape, l'instrument de
son rêve d'universelle domination.
Peut-être miss Allies lui tient-elle un peu rigueur de la guerre
acharnée qu'il fit à sa patrie, l'Angleterre. Mais ce qui l'irrite
surtout, c'est de le voir confisquer un à un tous les droits de
REVUE DES LIVRES 703
l'Église, sans s'inquiéter jamais du bien fondé de ses prétentions.
Le zèle à défendre les intérêts supérieurs de la religion, voilà
aflssi la règle d'après laquelle Miss Allies juge les principaux
conseillers de Napoléon et de Pie VII : d'un côté, Mgr Dernier,
le Cardinal Fesch, Mgr Duvoisin, le Cardinal Maury, etc. ; de
l'autre les cardinaux Consalvi, Caprara, Pacca.
Nous ne voulons pas dire que, dans l'œuvre de Miss Allies, il
n'y ait ça et là tel menu fait, telle rapide appréciation qui n'offre
matière à discussion. Mais c'est là chose négligeable pour un
lecteur catholique, ami avant tout de la vérité, de la justice, et
pour qui, sans la vertu, toute la gloire que peut donner le monde
n'est que vaine fumée.
F. TOURNEBIZE, S. J.
Notre-Dame de Laus et la Vénérable sœur Benoîte,
d'après les manuscrits ailthentiques conservés au pieux
sanctuaire. Gap, Richaud ; en vente, au Laus, chez les
Pères Missionnaires, in-8, pp. liv-532.
L'histoire de la Vénérable sœur Benoîte prouve une foii de
plus .que Dieu se plaît à choisir ce qui est petit aux yeux du
monde, pour réaliser parmi les hommes ses grands et miséricor-
dieux desseins.
Benoîte Rcncurcl natpiil, en KJiT, a Saint-Etienne-d Avançon,
petit village des Hautes-Alpes qui appartenait alors à l'archidio-
cèsc d'Embrun et qui est compris aujourd'hui dans le diocèse
de Gap. A l'âge de sept ans, elle perdit son père et, comme le
pain manquait dans la pauvre maison, elle fut placée chez des
cultivateurs un peu plus aisés qui lui confièrent la garde de
leurs troupeaux. Déjà la douceur de la petite bergère lui gagnait
tous les cœurs, tandis que sa piété lui attirait les plus hautes
faveurs des heureux habitants du ciel. Ce n'est toutefois qu'en
1664 que Marie la choisit pour sa messagère.
Sur la rive droite de l'Avance, arrivée au milieu de son par-
cours, au centre d'un plateau entouré de hautes montagnes, s'éle-
vait alor% un modeste oratoire, dédié à N.-D. de Bon-Rencontre.
Un jour, agenouillée sur le seuil. Benoîte invoquait sa bonne
Mère, qui dans ses précédentes apparitions lui avait fixé ce
rendez-vous. Tout d'un coup, elle voit la Vierge, debout sur
704 ÉTUDES •
l'autel « poudreux et dénudé », dans un cercle d'éblouissante
lumière. Instinctivement, la* naïve jeune fille veut détacher son
tablier pour le mettre sous les pieds de l'auguste reine. Celle-oi
avec un maternel sourire lui répond que bientôt dans ce coin
des Alpes s'élèvera une belle église, desservie par des prêtres
missionnaires et qui verra d'innombrables conversions.
Six ans plus tard, l'église était terminée, et de point en point
la prédiction faite à Benoîte se vérifiait. Quand h l'humble ber-
gère, devenue tertiaire de l'ordre de Saint-Dominique, elle pour-
suivait jusqu'en 1718, date de sa mort, ses merveilleux collo-
ques avec la Vierge, les anges et les saints qui la traitaient
comme leur petite sœur.
Cette vie où se mêlent les plus terribles épreuves et les plus
ravissantes consolations, produit l'effet d'une continuelle excur-
sion dans l'au-deLî ; elle intéressera vivement les âmes pieuses.
Si quelque lecteur était déconcerté de la fréquence des appari-
tions et d'autres faits extraordinaires, il lui serait utile de se
rappeler que la mission de Benoîte fut soumise dès l'origine à
trois enquêtes de l'autorité diocésaine, que son histoire est
racontée par quatre historiens, sérieux et instruits, contempo-
rains des événements, et que Pie IX, en 1871, a déclaré véné-
rable la servante de Dieu. Ce livre, écrit, nous le présumons,
par l'un des zélés missionnaires de N.-D. du Laus, hâtera
peut-être le moment où sera rendu à la Vénérable Benoîte un
culte public. L'auteur dit expressément qu'il n'aspire pas, ici-
bas, à une autre récompense.
F. TOURNEBIZE, S. J.
Domremy et le monument national de Jeanne d'Arc,
par l'abbé V. Mourût. Nancy, Grépin-Leblond, 1897. In-16,
pp. Lx-526. Prix : 3 fr. 25.
Ce livre d'impressions et de souvenirs sera bien accueilli de
tous ceux qui connaissent l'excellent ouvrage de M. l'abbé Mourot,
Jeanne d'Arc modèle des vertus chrétiennes, ou qui chaque mois
lisent dans sa Revue, la Voix de Jeanne d'Arc, ce qui se passe au
Bois-Chenu autour du Monument national. Nous avons le plaisir
d'être de ses lecteurs assidus, comme nous avons eu l'avantage
de prier à Domremy, parmi les pèlerins. Mais, des lectures
REVUE DES. LIVRES 705
comme du pèlerinage, nous avions rapporté un regret : pourquoi
n'existait-il pas encore, non un guide, sec et erroné, mais une
sorte de manuel historique nous racontant tout ce qui s'est
passé d'histoire en ce délicieux pays ? Ce livre, le voici, aussi
complet que possible, nous dirions trop complet, si de Jeanne
on pouvait jamais trop parler. Tout le monde n'a pas sous la
main, particulièrement en voyage. Marins Sepet, ou Siméon
Luce, ou le P. Ayroles. Et pourtant l'on voudrait savoir tout ce
qui s'est dit à l'Arbre des Fées, à la Fontaine de la Corvée et à
celle des Groseillers, par quelles transformations la maison de
Jeanne et l'église du village sont devenues les reliques d'au-
jourd'hui.
Avec l'ouvrage de M. l'abbé Mourot, enfant du pays et fidèle
de la sainte héroïne, on pourra maintenant rêver h loisir et se
promener sur les rives enchanteresses de* la Meuse, visiter les
ruines et interroger les statues, les inscriptions, les étendards,
sans la crainte obsédante d'être odieusement trompé par un
cicérone que je n'invente pas, lequel raconte au bon public sui-
vant les opinions qu'il croit lui découvrir^ que Jeanne d'Arc fut
brûlée vive par les Anglais ou par les Jésuites, ou même par
les Frères des Écoles chrétiennes. Alors que l'État a laïcisé
l'école des sœurs qui se trouvait si bien à sa place à l'ombre de
l'antique et pieuse chaumière, j'eus le malheur de raconter l'an
dernier aux lecteurs des Etudes *, sur la foi de cet honnête gar-
dien, que l'Etat s'était montré respectueux, là au moins, des
croyances d'une population catholique et des plus élémentaires
convenances. 11 s'y est fait voir, hélas! plus persécuteur que nulle
part ailleurs. En 1888, les sœurs mises dans la maison et dans
l'école adjacente par Louis XVIII, en ont été indignement expul-
sées (p. 67).
Ce n'est plus avec M. l'abbé Mourot pour guide que semblable
mésaventure vous arrivera, si vous avez la bonne pensée d'aller
faire cette année un pèlerinage au berceau de la grande fran-
çaise, de la vénérable libératrice. Un calendrier de Jeanne d'Arc
pour chaque mois de l'année, commencera à vous emplir le
cœur, au jour le jour, de toutes les dates de la miraculeuse
épopée. Puis dans une série de chapitres intitulés le Villa f^e de
1. Études, 14 août 1896, A Domremy, lettre d'un pèlerin.
LXXI. — 45
706 ÉTUDES
Domrêmtfy l'Église^ la Maison de la Pucelle, le Bois-Chesnn, la
Basilique nationale, Notre-Dame de Bermont, vous suivrez
d'avance, pas à pas, Jeanne enfant et adolescente, dans ce décor
naturel et historique, l'un des plus frais, des plus pittoresques,
des plus vivants qui soient en France.
L'auteur a ajouté l'histoire des grands pèlerinages qui, depuis
1878 et Mgr de Briey jusqu'aux trains du centenaire de Clovis
en 1896, ont amené des foules de croyants sur ce sol tout impré-
gné de la foi naïve des anciens âges, de leur héroïsme et de
leurs vertus, dans cet air pur et doux où le ciel semble sourire à
la terre, et l'homme, sur les ailes de l'espérance et de la prière,
élever son âme plus librement vers le ciel.
M. l'abbé Mourot, encore qu'il ait illustré son volume de
paysages et de vues, ne fait cependant pas de l'idylle. Il donne,
ce qui vaut mieux que des descriptions ou des foresteries, une
énumération longue et détaillée des œuvres qui fleurissent là
et s'y épanouissent au souffle des aspirations chrétiennes et pa-
triotiques. Il y en a surtout pour les militaires. Mais chacun
peut choisir la sienne et n'éprouvera que l'embarras du choix :
Œuvre de la prière et des tombes. Œuvre du sou de Jeanne
d'Arc, Confrérie de Notre-Dame des Armées, Ligue des sœurs de
Jeanne d'Arc, Petits pages de Jeanne d'Arc. Nous n'avons pas à
en recommander une seule, mais nous pensons qu'après avoir lu
ce volume, on voudra être de toutes ou de plusieurs.
H. CHÉROT, S. J.
Le duc de Richelieu en Russie et en France (1766-
1822), par Léon de Grouzaz-Grétet. Avec portrait.
Paris, Firmin-Didot, 1897. In-8°, pp. xii-512. Prix ;
10 francs.
Bien que le grand public continue à prodiguer son admiration
et sa curiosité aux exploits de l'épopée napoléonienne, la
période de la Restauration commence à entrer dans l'histoire.
Jusqu'ici elle a été, l'on ne sait pourquoi, la plus dédaignée. Le
premier Empire a rempli des bibliothèques ; le gouvernement
de Juillet, la deuxième République et le deuxième Empire ont
inspiré des publications récentes d'un vif intérêt. A part
quelques mémoires oU dés ouvrages démodés, les règnes de
REVUE DES LIVRES 707
Louis XVIII et de Charles X n'ont encore rien inspiré de com-
parable, même de loin, h ces belles œuvres.
Nous ne pensons pas que le présent volume, malgré la somme
considérable de travail qu'il représente, et la conscience des
informations puisées aux sources russes et françaises les plus
authentiques, change là-dessus le goût du public actuel.
La Restauration, par certain côté ne ressembla pourtant que
trop à notre triste époque ; elle fut le lendemain d'une défaite,
une accalmie réparatrice, mais non une revanche. Ses hommes
d'État étaient usés d'avance par un passé malheureux ou cou-
pable ; ils apportaient leurs préjugés d'ancien régime, leurs
utopies de constituants, leurs crimes de révolutionnaires, leur
servilité d'impérialistes, leur souplesse de politiciens bons à
tout faire, mais haïs ou méprisés. De régicides h émigrés on se
jetait à la face des torts inégaux mais réels. Sans la merveilleuse
habileté de Louis XVIII, le régime nouveau n'eût jamais duré
quinze ans. Charles X ne vécut que sur son prédécesseur.
Le duc de Richelieu est avec M. de Villèle une des figures les
plus distinguées et les plus honnêtes de ce milieu très mêlé ; il
émerge du confluent houleux et trouble où se sont rencontrées
les épaves de tous les régimes tombés l'un sur l'autre depuis
vingt-cinq ans, les Fouché, les Talleyrand, les Pasquier, les Poli-
gnac. Ce n'est pas qu'il n'ait point de faute à se reprocher. Il fit
partie de l'armée autrichienne qui, sous les ordres du général
Clairfayt, envahit le nord de la France en 1793 et 1794. Son
excuse, s'il peut y en avoir une, est qu'il se trouvait déjà presque
russe d'adoption. C'est en qualité d'officier d'état-major russe
qu'il combat son pays parmi ces étrangers. Et puis, pour lui, là
seulement où était le roi, était aussi la France.
Sous Catherine, il s'était distingué par sa bravoure au siège
d'Ismaïl, à côté de Nassau-Siegen, de Roger de Damas, du prince
de Ligne et des autres paladins qui, en cette fin écœurante du
XVIII* siècle, se battent contre le turc avec une bravoure digne des
Croisés. Sous Alexandre I*', il transforme Odessa et colonise les
rives de la mer Noire. En 1815, il ne sauve pas la France d'un
démembrement, mais il lui obtient, grâce à l'amitié du Tsar vic-
torieux, de meilleures frontières^ Le principal honneur appar-
tient à Louis XVIII qui écrivait à l'empereur de Russie :
« Monsieur mon frère, aurais-je jamais pu présumer qu'au lieu
708 ÉTUDES
de ces conditions déjà onéreuses il m'en serait proposé d'autres
qui allient la ruine au déshonneur. Si la France n'avait plus à
espérer la révocation de l'arrêt qui a pour but de la dégrader...
alors je n'hésite plus à vous l'avouer, Sire, je refuserais d'être
l'instrument de la perte de mon peuple, et je descendrais du
trône, plutôt que de condescendre à ternir son antique splen-
deur par un abaissement sans exemple. » (P. 153). Quelques
années plus tard, au congrès d'Aix-la-Chapelle (1818), la France
monarchique rentrait dans le concert européen. Richelieu avait
mérité d'être surhomme le Libérateur du territoire beaucoup
plus que M. Thiers, car la France gardait l'Alsace et la Lorraine.
Ses deux ministères et ses luttes avec le vilain monde des
mêlées parlementaires, monde composé alors comme aujourd'hui
d'intrigants, d'ambitieux, de diseurs et d'inutiles, remplissent
la majeure partie du volume. Il faudrait un grand courage pour
descendre dans cette arène, même en simple spectateur; M. de
Crouzaz-Crétet l'a eu en historien. Voici son jugement définitif
sur son héros : « Avec des talents ordinaires, avec une intelli-
gence moyenne, sans aucuns de ces dons extérieurs qui exercent
une action si puissante sur les foules, il est un exemple frappant
de ce que peuvent l'amour du devoir, le culte de l'honneur, le
dévouement le plus complet au pays. » Somme toute, rien du
premier Richelieu que le nom.
H. CHÉROT, S. J.
Mémorial de J. de Norvins, publié avec un avertisse-
ment et des notes, par L. de Lanzac de Laborie. Tome III,
1802-1810. Paris, Pion, 1897. In-8% pp. 356. Prix : 7 fr. 50.
Ce troisième volume, bien qu'intéressant encore, l'est moins
pourtant dans son ensemble que les deux précédents : les déboi-
res ambitieux de l'auteur y tiennent une trop large place.
L'historien trouvera cependant dans ces pages nombre d'anec-
dotes piquantes qui illuminent brillamment une figure et déga-
gent nettement une situation.
Nous sommes en pleine épopée napoléonienne, la personna-
lité la plus marquante est donc tout naturellement celle de
l'empereur. Norvins met en relief des traits de sa physionomie
qu'on n'avait guère remarqués jusqu'ici. A l'en croire, par exeni-
REVUE DES LIVRES 709
pie, la vue d'un champ de bataille eût arraché de temps à autre
au tyran de l'Europe des soupirs douloureux, même des regrets ;
les cris des blessés, fussent-ils ennemis, des paroles de tendre
compassion et des actes de noble délicatesse. Avant d'accepter
les renseignements de cette nature, l'historien devra se souvenir
que l'auteur est un incorrigible enthousiaste du grand homme.
D'ailleurs on sent passer dans ces lignes pour tout l'entourage
impérial comme un souffle puissant d'admiration, contre lequel
il est prudent de se précautionner. 11 sera sage également de
soumettre à une sévère critique des jugements passionnés contre
Rochambeau, Murât lui-même et peut-être Fouché.
Ce volume se termine par un précieux index des noms de
personnes ; et, comme dans les précédents, les faits obscurs sont
éclairés par des notes doctes et sûres.
Cette publication ne saurait donc être négligée par les futurs
peintres de cette grandiose époque.
P. BLIARD. S. J.
André Denjoy, Soldat et Apôtre, Aumônier militaire à
Madagascar, parJ. T. de Miramont. 1 vol. in-12, orné de
11 gravures hors texte, édité par l'Œuvre dé Saint-Paul.
Prix : 3 francs.
Une vie uniforme est difficile à raconter. Il est bien à craindre
que le narrateur, voulant oflVir au public un justum volumen^ ne
supplée au petit nombre des faits par des développements
moraux plus ou moins neufs.
La vie du P. André Denjoy a fourni plus de ressources à
l'habile biographe. Elle est, d'un bout à l'autre, variée, mobile
comme le caractère même du vaillant aumônier militaire.
Enfant, André passe du lycée Napoléon au collège des Jésuites
de Poitiers ; plus tard, après avoir servi dans les volontaires de
l'Ouest, il entre au séminaire, puis au noviciat de la Compagnie
de Jésus. Sa vie religieuse elle-même est très mouvementée. La
France, l'Espagne, Madagascar le voient successivement exercer
son zèle. Il se dévoue ii l'éducation de la jeunesse, il assiste les
cholériques, il évangélise les Malgaches, il prêche Jésus-Christ
aux enfants de nos écoles primaires, il dtcompagne nos soldats et
les soutient dans les épreuves de la conquête de Madagascar.
710 ÉTUDES
Artiste, cœur aimant, âme active et généreuse, André passe
dans ce monde en faisant le bien et en souffrant. Dieu lui a donné
un frère digne de lui; ils meurent tous les deux, l'un au Tonkin,
l'autre à Madagascar, fidèles à la belle devise qu'ils s'étaient
choisie : Fortiter pro Deo usque ad mortem.
M. J. T. de Miramont cite beaucoup la correspondance de son
héros. Dans ses lettres, André « se peignait lui-même, avec ses
saillies primesautières, ses élans chevaleresques et cette nature
impressionnable et ardente qui n'était peut-être pas imitable
en tout, mais qui n'était vulgaire en rien » (Préface).
Cette âme de soldat et d'apôtre est digne d'attirer l'attention
de nos jeunes gens. Ils y retrouverout quelque chose d'eux-
mêmes, de leurs aspirations et de leurs souffrances. Ils l'aime-
ront. Elle leur inspirera le dégoût du dilettantisme par le spec-
tacle d'un continuel dévouement. La jeunesse s'ennuie beaucoup
aujourd'hui : la vie d'André Denjoy l'intéressera par sa variété,
lui apprendra à chercher dans l'abnégation le vrai remède à un
mal trop réel, qui désarme et alanguit à l'heure présente un trop
grand nombre de cœurs vaillants.
A. DE VASSAL, S. J.
*•
I. Le Connétable de Bourbon, drame en 5 actes et
en vers, par G. Bizet. — II. L'Entrevue de Péronne;
— Trouvère et Troubadour, par F. Simon. Paris, Retaux.
I. — L'écueil que devait rencontrer le poète, assez audacieux pour
entreprendre de traiter un sujet tel que le connétable de Bourbon, était
le manque d'unité. M. Bizet n'a pu l'éviter. Un lien faible rattache les
divers actes ; le quatrième pourrait disparaître sans nuire à l'ensemble ;
le troisième est occupé par la mort de Bayard; le connétable ne paraît
pas au cinquième.
D'ailleurs aucun personnage ne concentre assez sur lui l'attention
du spectateur, aucune intrigue ne relie assez étroitement les diverses
parties pour suppléer à ce manque d'unité.
Et cependant, cette large part faite à la critique, nous ne serions pas
étonné que la pièce eût quelque succès sur un théâtre de collège; les
sentiments sont élevés ; le dialogue, vivant et bref, n'est pas chargé de
longues tirades; la mise en scène, les décors sont de nature à charmer
les yeux.
Les personnages sont sympathiques : le connétable nous apparaît
plus malheureux encore que criminel; Arthur, le gentil page, est une
REVUE DES LIVRES 7it
gracieuse figure qu'on regrette de ne voir ni au troisième, ni au
quatrième acte.
Si l'auteur, en remaniant l'intrigue, y mêlait plus intimement ce jeune
page, peut-être arriverait-il à corriger ce défaut d'unité signalé au
début. Nous espérons qu'il trouvera moyen d'y remédier, et nous
souhaitons à sa pièce un succès dû aux qualités du style et à la noblesse
des sentiments.
II. — Qui cherche un court dialogue pour terminer une de ces
séances littéraires dont nos collèges catholiques ont gardé la tradition,
à l'occasion, pourra lire ÏEntrevue de Pérçnne, et Trouvère et
Troubadour.
La première est la mise en œuvre du récit que nous a laissé
Commine du séjour de Louis XI à Péronne ; le roi, le duc, Commine, y
apparaissent chacun avec leur caractère. Nous ferions un reproche à
l'auteur d'avoir trop fidèlement suivi l'histoire. Louis XI avait en vue
la grandeur de la France ; mais ce but, pour grand qu'il soit, légitime-
t-il tous les moyens ? Entraîné par la verve facile de M. Simon, on serait
tenté de l'admettre; et je le regretterais pour l'honneur de la morale.
Plus classique est Trouvère et Troubadour. Guillaume de Poi-
tiers, en face de Thurold, avoue l'infériorité de la légère poésie des
troubadours et reconnaît la haute portée de l'œuvre de Thurold. Le
trouvère déclame un fragment de sa chanson de Roland, le troubadour
dit une chanson ensoleillée; on les écoute l'un et l'autre avec plaisir;
on se plaint seulement que M. Simon, qui rime bien, n'ait pas substitué
dans tout le dialogue la poésie à la prose.
Y. L., S. J.
Principes raisonnes de littérature, par l'abbé Vincent,
PoussiKLGUE, 18<JG, in-i2, p. vii-288.
M. l'abbé Vincent nous promet dans sa préface un traité n la
fois sérieux et pratique. Il veut former l'esprit des enfants tout
en les préparant aux examens universitaires. Les idées manquent
à nos jeunes rhétoricicns. « Ne pouvant mettre en jeu l'intelli-
gence, qui n'a que des notions obscures et brouillées, ils ont
recours à la mémoire. Ils font une juxtaposition de phrases
en l'air, d'appréciations empruntées çà et là, et non pas
une composition^ c'est-à-dire un développement logique et per-
sonnel... » (p. vi). Aussi, l'auteur des Principes raisonnes s'cst-il
appliqué « à préciser le vocabulaire littéraire, vague et flot«
tant, en bien des points, pour nos écoliers,... à verser des
712 ETUDES
connaissances exactes dans des intelligences neuves encore... »
Le but visé est atteint, croyons-nous. En trois cents pages
environ, M. l'abbé Vincent nous donne une bonne synthèse des
préceptes anciens et des derniers travaux de la critique. L'expo-
sition est claire et méthodique. Une heureuse disposition typo-
graphique met en saillie, dans chaque question, les titres et
les points importants.
M-. l'abbé Vincent a fait, dans ses citations, une large part
aux critiques et penseurs chrétiens de notre époque. Nous l'en
félicitons. En effet, n'est-il pas imprudent et injuste de laisser
croire à la jeunesse catholique que l'enseignement neutre ou
rationaliste est le seul qui compte?
Les préceptes raisonnes complètent fort heureusement une
collection déjà riche et digne d'attirer l'attention, celle de
l'alliance des Maisons d'éducation chrétienne.
A. DE VASSAL, S. J.
Planisphère mural à échelle du 1 : 12.500.000. Trois gran-
des feuilles, papier fort. Paris, Delagrave, 1897. Prix : les
trois bandes, 25 fr. ; deux bandes, 18 fr. ; une bande^
10 francs.
La maison Delagrave vient d'ajouter à ses publications géogra-
phiques, bien connues et justement appréciées, un grand planis-
phère mural, dressé sous la compétente direction du général
Niox. Les trois parties dont il se compose et qu'on peut à
volonté réunir ou séparer {Europe^ Afrique, Asie occidentale
et centrale, — Asie orientale, Australie et Polynésie — Amé-
rique), ont un développement total de 3 m. 62 en largeur et
1"90 en hauteur. Toute la carte est coloriée, avec teintes diffé-
renciées de manière à bien distinguer les limites de chaque
pays ; et il est à observer que les colonies ont en général la
teinte de la métropole. Les indications orographiques (monta-
gnes, fleuves) sont naturellement réduites aux plus essentielles ;
de même pour les communications internationales, chemins de
fer et lignes ou câbles télégraphiques. Nous recommandons très
volontiers cette publication, spécialement aux maisons d'édu-
cation. Très claire, facile à lire même d'assez loin, agréable à la
vue, elle sera très utile pour le premier enseignement de la
REVUE DES LIVRES 713
géographie, et elle peut même servir à décorer des murs de
collège : les élèves y prendront, presque sans effort, une con-
naissance juste de la charpente générale de notre globe, de ses
principales divisions physiques, ethniques et politiques, enfin de
tous les grands traits de la face du monde terrestre.
J. B., S. J.
"What -was the Gunpovrder plot? The traditional
story tested by original évidence (« Qu'était-ce que
la conspiration des poudres ? L'histoire traditionnelle
contrôlée par les documents originaux »), par John
Gérard, S. J. Londres, Osgood, 1897. In-12, pp. xiv-288.
Figures. Prix : 6 sh.
Ce remarquable travail est digne h tous égards d'attirer l'atten-
tion. 11 se recommande notamment par l'importance des docu-
ments que l'auteur a mis en lumière. Ses recherches vengent
péremptoirement l'honneur des catholiques anglais des odieuses
accusations portées contre eux, h propos de la « conspiration des
poudres ». Désormais, il est très vraisemblable que tout ce
prétendu complot a été organisé par le sectaire ministre de
Jacques I*"", Robert Cecil, comte de Salisbury, dont les pre-
mières victimes, tous hommes exaltés, avaient été, le sachant ou
non, les instruments. Cette conclusion est fondée sur les papiers
mêmes de Cecil, la folie de l'entreprise, les contradictions
nombreuses entre le récit oflTiciel et les faits certains, etc. En
étudiant l'exposé présenté par le P. Gérard, il est impossible de
douter du fait d'inventions mensongères mises en circulation
par le puissant ministre pour amener une nouvelle persécution
des catholiques, et surtout des prêtres et des jésuites. Le P.
Gérard s'abstient de prononcer un jugement formel sur un autre
point, à savoir, si la fameuse conspiration des poudres a eu un
commencement d'exécution ; mais du moins, comme il le démon-
tre, jusqu'ici on n'a aucune preuve certaine qu'il y ait eu une
seule livre de poudre placée de fait sous la Chambre du parle-
ment à Westminster. En résumé, jamais l'axiome is fecit cui
prodest n'a reçu une application mieux motivée, et Robert Cecil,
comte de Salisbury, mérite d'être désormais regardé comme
l'auteur véritable de la conspiration dos poudres. Très proba-
714 ÉTUDES
bleraent il en a tenu tous les fils, et un mystère encore inson-
dable plane sur le fait même de l'exécution, c'est-à-dire la mise
en place de la poudre. De nombreuses illustrations, toutes bien
choisies, mettent sous les yeux du lecteur le théâtre et les acteurs
du drame.
Nous devons, pour le moment, nous borner h ces indications
sur un ouvrage digne d'une analyse plus approfondie.
A. HAMY, S. J.
I. — Entretiens sur la règle du tiers-ordre séculier de
Saint-François d'Assise, par Charles de Montenon.
Paris, Oudin, 1897. In-i2, pp. xlvii-244.
II. — Les Religieuses franciscaines. Notice sur les
diverses congrégations de sœurs du tiers-ordre ré-
gulier de Saint- Franc ois établies actuellement en
France. Paris, Poussielgue, 1897. In-18, pp. xvi-478.
Prix : 3 fr. 50.
I- — Le Saint-Père a célébré, le 30 mai, le vingt-cinquième anni-
versaire de son entrée dans le tiers-ordre de Saint-François. A cette
occasion, deux travaux ont paru qui présentent un égal intérêt.
M. Charles de Montenon, auteur du premier, s'adresse surtout à ses
cotertiaires ; mais en même temps qu'il leur explique la lettre et l'es-
prit de leurs règles, il offre aux gens du monde qui seraient désireux de
s'y soumettre ou seulement de les connaître, un exposé simple et clair,
écrit avec distinction et enrichi de documents utiles.
Il a raison de reproduire en tête la belle encyclique Auspicato du
17 septembre 1882, par laquelle Léon XIII engagea vivement les
fidèles, à propos du sept centième anniversaire de la naissance de saint
François d'Assise, à entrer dans le tiers-ordre qui vit encore de son
esprit. Mais Léon XIII, avec sa largeur de vues habituelles, ne s'est
pas contenté de recommander au peuple chrétien d'aujourd'hui cette
institution religieuse du treizième siècle, il a voulu l'adapter aux temps
modernes. Dans une constitution apostolique donnée l'année suivante
(30 mai 1883), il a accommodé à notre époque et adouci des prescrip-
tions qui seraient de nature à détourner nos contemporains de lois et
de pratiques devenues difficilement applicables.
M. de Montenon s'efforce de faire ressortir ces différences entre l'an-
cien et le nouveau régime et il s'en acquitte avec méthode et sûreté. Nous
ne lui adresserons qu'un reproche en commentant la règle des pères
de famille — car il s'agit du tiers-ordre séculier — qui leur interdit
I
REVUE DES LIVRES 715
« de laisser entrer dans leur maison les livres et les journaux pouvant
porter quelque atteinte à la vertu » et leur défend d'en permettre la
lecture à leurs subordonnés, il déclare « inutile d'insister longuement
sur la convenance d'une telle prescription » (p. 120). M. de Montenon
qui écrit dans la bonne presse, sait pourtant quels ravages exerce la
mauvaise, et lui-même s'en plaint ici en excellents termes ; peut-être
était-ce le cas de développer davantage, car le bon saint, né dans les
montagnes de l'Ombrie, au moyen-âge, n'avait point prévu ce péril
social.
Dans la première partie, l'auteur examine successivement la Règle,
la Vocation, la Réception, l'Habit et le Noviciat. Dans la seconde,
consacrée aux devoirs et aux obligations, il passe en revue les conseils
concernant la vie dans le monde, les rapports avec Dieu, la charité
fraternelle et l'aumône. La troisième s'occupe de l'organisation hiérar-
chique.
C'est un manuel complet, à la fois théorique et pratique, tel que
pouvait lui dicter sa double expérience des choses franciscaines et de
la société du jour.
II. — Dans le précédent ouvrage il est question d'hommes et de
laïques (on sait que l'ex-ministre Turquet s'est fait tertiaire de Saint-
François) ; dans le volume du P. Norbert, au contraire, il s'agit de
religieuses. Le tiers-ordre dont il traite est régulier et non séculier.
Son livre est une sorte d'Annuaire complété par des notices histo-
riques. Grâce à son enquête, nous apprenons qu'il existe en France,
sans compter les Clarisses, plus de 7.600 religieuses franciscaines,
réparties en cinquante congrégations indépendantes et quatre cent
cinquante et une maisons. Dans le monde entier, elles sont 35.000.
Elles s'appliquent à toutes les œuvres de miséricorde en France et au
Levant, au Dahomey et au Congo, aux Indes et en Chine, enfin dans
1«» deux Amériques. Il ne leur manquait qu'une histoire. Elles la
possèdent désormais. Amis et ennemis s'y instruiront et peut-être se
rapprocheront-ils .
H. CHÉROT, S. J.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
Mai 9. — A Brest (1'® circonscription), M. Pichon, républicain
modéré, est élu député, en remplacement de l'amiral Vallon, radical,
décédé.
li. — Mgr l'Évêque de Clermont est déféré comme d'abus au
Conseil d'Etat, pour sa lettre du 16 avril aux Supéi'ieures des Congré-
gations religieuses attaquées par le fisc. (Cf. Études, 5 mai, p. 429).
— A Rome, en l'église de Saint-Louis-des-Français, service solen-
nel pour les victimes du Bazar de la charité. S. E. le cardinal Perraud
prononce un discours, éloquent et plein de tact, sur les fruits du sacri-
fice accompli par tant d'âmes généreuses.
12. — L'ambassadeur de Russie à Paris remet au Président de la
République une lettre autographe du Tsar, offrant à son « très cher et
grand ami » les condoléances de l'impératrice et les siennes, pour la
catastrophe du 4 mai.
13. — A Constantinople, les ambassadeurs ont remis à la Porte un
mémorandum dans lequel ils offrent la médiation des puissances et
notifient l'adhésion de la Grèce. La Porte a simplement accusé
réception.
15. — A Paris, obsèques de la duchess» Sophie-Charlotte-Augus-
tine de Bavière, épouse de S. A. R. le duc d'AIençon, sœur de l'impé-
ratrice d'Autriche, morte victime de son dévoûment, le 4 mai, au Bazar
de la charité.
— Le Souverain Pontife publie une Encyclique sur la dévotion au
Saint-Esprit. En voici l'analyse :
JésuB-Christ a transmis au Saint-Esprit la mission sanctificatrice qu'il
avait reçue de Dieu le Père ; le Pape continue sur la terre l'œuvre du Christ
qui a deux buts : 1" restaurer l'esprit chrétien dans la société et la famille ;
2° réconcilier avec l'Eglise catholique ceux qui en sont séparés pour une
question de foi ou d'obéissance. Cette œuvre est celle du Saint-Esprit.
a Nous Nous sommes continuellement efforcé, dit le souverain Pontife,
avec le secours du Christ conservateur des hommes, prince des pasteurs et
gardien de nos âmes, d'imiter les exemples qu'il nous a donnés. Nous Nous
sommes religieusement attaché à la fonction qu'il a conCée aux apôtres, et
particulièrement à Pierre, « dont la dignité, même dans un héritier indigne,
ne défaillit pas.» (Léo Mt serm. II in anniv. ass. suse). Pénétré d^e dessein,
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE 717
Non» avons voulu que tous No8 travaux entrepris et poursuivis par Nous
durant Notre pontificat dëjà si long, conspirassent h deux fins principales :
en premier lieu, la restauration de la vie chrétienne dans la société civile et
domestique, tant chez les princes que chez les peuples, parce que, chez tous
les hommes, il n'y a pas de véritable vie qui ne découle du Christ ; en
second lieu la réconciliation de tous ceux qui, par la foi où par l'obédience,
se trouvent séparés de l'Église; puisque très certainement l'intention du
Christ est de les réunir tous dans un seul bercail sous un seul Pasteur.
« Aujourd'hui que Nous voyons s'approcher le terme de Notre vie, Nous
éprouvons, plus vivement que jamais, le désir de recommander à l'Esprit-
Saint, qui est Amour vivifiant, l'œuvre de Notre Apostolat, telle que Nous
l'avons conduite jusqu'ici, afin que cet Esprit la rende féconde et on fasse
mûrir les fruits. Nous avons résolu, pour que ces fruits soient meilleurs et
plus abondants, de vous adresser la parole aux environs des fêtes de la
Pentecôte, en vous parlant de la présence et de la vertu merveilleuse de
l'Esprit-Saint, et en vous rappelant combien, soit dans l'Église en général,
soit dans chaque âme. Il agit et exerce d'heureuses influences, grâce k
l'admirable abondance de ses dons supérieurs. De là vient — chose que
Nous désirons avec ardeur — que la foi en le mystère de l'auguste Trinité
s'entretient et se ranime dans les esprits, et que surtout la piété augmente
et s'embrase k l'égard de l'Esprit divin, & qui tout homme doit principale-
ment rendre grâce toutes les fois qu'il obtient de suivre les voies de la vérité
et de la justice. Car, comme l'a dit saint Basile, « qui niera que les dons faits
h. l'homme par Dieu et par Notre Sauveur Jésus-Christ selon la bonté de
Dieu, produisent leurs fruits par la grâce de l'Esprit ? (De Spiritu Sancto,
c. XVI, n» 39.) »
Avant d'aborder ce sujet, il est utile de donner certaines notions précises
sur le mystère de la Sainte-Trinité. Car il est facile, en ce sujet, d'errer dans
le culte ou dans la foi, en confondant les trois personnes ou en dirisant la
nature divine.
C'est pour ce motif qu'Innocent XII a refuse une fête spéciale pour Dieu
le Père. Si on célèbre les mystères du Verbe Incamé, il n'y a pas de fête
pour le Verbe en tant que seconde Personne de la Trinité. Enfin, la Pente-
côte honore la mission extérieure du Saint-Esprit. C'est aussi pour cela que
l'Église a institué en l'honneur de la Trinité une fête rendue obligatoire par
Jean XXII.
La Rédemption est la principale des oeuvres extérieures de Dieu. Cette
oeuvre étant toute de charité, a été confiée, après Jésus-Christ, nu Saint-
Esprit.
La colombe du Jourdain signifiait la mission extérit-yre du Saint-Ksprit
dans l'Église; Il la manifesta clairement pour la première fois au jour de la
Pentecôte par les langues de feu.
Cette elTusion lumineuse indiquait l'assistance dogmatique permanente du
Saint-Esprit dans l'Église. C'est par le Saint-Esprit que se fait la consécra-
tion des évèques et l'ordination des prêtres.
Le Saint-Esprit a habité \c* personnages de l'Ancien Testament, mais son
718 ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
effusion n'a été vraiment abondante que dans la nouvelle loi. C'est par elle
que nous devenons fils adoptifs de Dieu.
Cette régénération commence par le Baptême et se fortifie par la Confir»
mation où le Saint-Esprit se donne lui-même. Nous devenons ainsi se»
temples. Il joue dans notre âme le rôle du cœur dans le corps humain.
Ces largesses réclament de notre part docilité et zèle.
Cette influence est ignorée de nos jours ; les prédicateurs doivent la.
rappeler aux fidèles.
A chacune de nos inclinations mauvaises correspond un don du Saint-
Esprit; nous devons donc les demander avec instance ainsi que nous l'en»-
seigne l'Eglise au jour de la Pentecôte : Veni, Sancte Spiritus.
Le Souverain Pontife termine en ordonnant une neuvaine de prières pré-
paratoire aux solennités de la Pentecôte ; elle devra être célébrée dans toutes
les églises paroissiales et, si les évêques le jugent à propos, dans toutes le»
églises.
Une indulgence de sept ans et de sept quarantaines est accordée pour
chaque jour.
Une indulgence plénière peut être gagnée un des jours de la neuvaine oa
de l'octave aux conditions ordinaires.
Pour les fidèles qui diraient des prières spéciales durant l'octave jusqu'à
la fête de la Trinité, les mêmes indulgences sont accordées que pour la.
neuvaine préparatoire à la Pentecôte.
17. — A Paris, obsèques de S. A. R. le Prince Henri-Eugène-
Philippe-Louis d'Orléans, duc d'Aumale.
18. — A Paris, reprise des travaux parlementaires.
M. Brisson, président de la Chambre des députés, croit devoir pro—
tester contre le discours prononcé à Notre-Dame le 9 mai et il le fait,
en ouvrant la séance par une sortie brutale contre Dieu et contre la
doctrine catholique de l'expiation et de la rédemption des coupables
par le sacrifice de victimes pures. Dans un moment de surprise, la
Chambre se laisse entraîner par une manœuvre préparée, et vote l'affi--
chage de l'allocution présidentielle.
M. le comte Albert de Mun, qui était absent de la séance, a adressé à
M. Brisson la lettre suivante :
Paris, le 20 mai 1897.
Monsieur le président.
Je n'étais pas présent à l'ouverture de la séance de mardi et je n'ai pas
entendu votre allocution. Si j'avais été là j'aurais certainement protesté contre
vos paroles, en combattant la proposition d'affichage de votre discours^
J'espérais le faire aujourd'hui à l'occasion du procès-verbal de la dernière
séance : mais vous m'avez observé qu'aucun usage parlementaire ne pouvait
vous autoriser à me donner la parole dans ces conditions.
Il m'est impossible cependant de ne pas faire entendre publiquement la.
déclaration que j'aurais voulu porter à la tribune.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAIIiE 719
Le président de la Chambre me parait^ en effet, «voir outrepasse son droit
en opposant à la thèse formulée hors de cette assemblée, et, du fauteuil où
sa parole est soustraite à toute discussion, une réponse directe qui est elle-
même une thèse doctrinale présentée dans une forme blessante pour la foi
catholique.
Un tel langage ne pouvait, à mes yeux, être tenu au nom de la Chambre.
L'a(Gchage de votre discours, monsieur le président, en aggravant cette
manifestation, en fait une offense contre les sentiments chrétiens d'une
grande partie de la natlott.
Elle appelle une ferme protestation.
La catastrophe du 4 mai était un malheur assez grand pour n'éveiller dans
les âmes que de douloureuses pensées et des méditations dont la conscience
de chacun peut seule dicter l'inspiration.
Les familles qu'elle a cruellement frappées ne trouvent leur consolation que
dans la foi qui les soutient, et si la compassion publique leur est de quelque
soulagement, c'est à la condition qu'elle ne s'exprime pas dans une sorte
d'injure à leurs croyances qui n'en ferait pour elles qu'une douleur de
plus.
Veuillez agréer, monsieur le président, l'assurance de mes sentiments
respectueux.
A. DE MUN.
— Le Tsar écrit au sultan une lettre personnelle, pour lui demander
de favoriser les n«':gocîations relatives à l'armistice et à la paix.
— La Porte, qui avait différé de répondre aux puissances, afin de
faire occuper à ses troupes les positions de Domokos et dinvoquer le
fait accompli en faveur d'un accroissement territorial, commence les
négociations en vue d'un armistice.
— Au Reischtag allemand, après une discussion très vive, la pro-
position portant que « la fédération des sociétés politiques, quelles
qu'elles soient, est autorisée sur tout le territoire de l'empire », et que
« toutes les législations particulières contraires À ce principe sont et
demeurent abolies », est adoptée par 207 voix contre 53.
C'est là un coup droit porté au gouvernement, qui cherchait à obte-
nir du Landtag prussien le vote d'une loi restrictive de la liberté
d'association.
19. — A Châtellerault (Vienne), bénédiction solennelle de la cloche,
offerte par le Tsar à l'église Saint-Jean, en souvenir de l'accueil fait
aux officiers russes, chargés de surveiller la fabrication de 500.000
fusils.
20. — Au Vatican, le Souverain Pontife tient le dernier des consis-
toires préparaluircs h. la canonisation des BB. Fourier et Zaccaria.
— A Paris, imposition de la barette cardinalice aux trois nouveaux
princes de l'Église. Le cardinal Coullié harangue le Président de la
République.
720- ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
— L'Armistice est signée entre les Grecs elles Turcs.
21. — Mgr Denêchau, évêque de Tulle, est définitivement acquitté
du délit de procession.
— A Mostaganem (Algérie), une bande de juifs ayant maltraité un
groupe de cyclistes, les maisons et boutiques Israélites ont été attaquées
par la population en fureur. Le mouvement antijuif s'étend dans le
département d'Oran ; des mesures doivent être prises par les autorités.
23. — A la Chambre Française, interpellation de M. Gauthier (de
Clagny) sur la « politique orientale » du ministère. M. Hanotaux renou-
velle les déclarations déjà faites, et on passe à l'ordre du jour.
24. — Le Souverain Pontife publie une Lettre apostolique relative
à la prochaine canonisation.
Le 25 Mai 1897.
Le gérant: G. BERBESSON
Imp. Yrert ol Tellier, Calorie du Commerce, 10, k Amiens.
UN JUBILÉ ROYAL (1837-1897)
I
Soixante ans ont donc passé depuis ce jour du 21 juin 1837
où, dans le palais de Kensington, on dut réveiller la prin-
cesse Victoria, fille de la duchesse de Kent, pour la saluer
du nom de reine et de majesté. Le roi Guillaume IV venait
de mourir dans la nuit. A peine avait-il expiré, Tarchevéque de
Cantorbéry et le grand chambellan marquis de Gonyngham
avaient quitté Windsor pour se rendre à Kensington, et les
deux dignitaires porteurs d'une couronne étaient obligés de
frapper à coups redoublés à la grille du palais pour se faire
ouvrir; il était cinq heures du matin. Une fois entrés, ils
avaient presque à user de violence envers une dame de
service qui ne voulait pas troubler le repos de sa maî-
tresse. 11 fallut parlementer, invoquer l'intérêt de l'État ; et
ce n'est qu'après quelques instants que la princesse apparut,
enveloppée d'un long peignoir blanc, les cheveux encore
en désordre, les pieds nus dans des pantoufles, pour
recevoir et écouter les deux graves personnages. Elle s'était
endormie princesse royale ; elle se réveillait souveraine.
Peu après, elle donnait audience au premier minisire,
lord Melbourne, homme aimable et libéral, pour qui elle a
gardé une préférence, tant qu'il a vécu. Dès la matinée, elle
présidait le conseil privé, qu'elle charmait par sa bonne
grâce, par sa dignité simple et aisée. ^C'était la jeunesse
arrivant au trône dans l'éclat de la dix-huitième année ;
Victoria avait î^tteint sa majorité, dix-huit ans, depuis moins
d'un mois, le 24 mai 1837. i
Le 20 novembre, elle se rendait à la Chambre haute afin
de procéder à l'ouverture du nouveau Parlement.
Le 28 juin 1838, eut lieu la cérémonie du couronnement.
Après une suite de rois peu populaires et qui ne méritaient
LXXI. — 46
722 UN JUBILÉ ROYAL
pas de Fêtre, le peuple anglais ne se lassait pas de saluer
avec enthousiasme Faurore radieuse d'un règne dont il ne
pouvait cependant pressentir alors ni Fétendue ni la gran-
deur. La journée fut splendide. On sait que par une inspi-
ration originale ethardie, que Févénement devait justifier, le
gouvernement de Juillet se fit représenter à cette fête, où
toutes les dynasties de FEurope s'étaient donné rendez-vous,
par un soldat de fortune, et envoya à cette occasion, comme
anïbassadeur extraordinaire, dans la patrie de Wellington,
le général qui avait été, en Espagne et en France, Fadver-
saire souvent heureux du vainqueur de Waterloo. Fêté par
Faristocratie, acclamé par la foule, le maréchal Soult fut,
pendant plusieurs jours, l'objet d'une de ces ovations
comme il ne s'en voit que sur les bords de la Tamise. Au
défilé du cortège, sa voiture « qui était en forme de gondole,
d'un fond bleu avec des ornements d'argent et surpassait en
richesse celle des autres diplomates », fut accueillie sur tout
le parcours par des hourras frénétiques. Le succès du vieux
soldat se confondait, pour le rehausser, avec celui de la
jeune reine.
L'antique abbaye de Westminster avait été le digne
théâtre de la grande solennité.
Toutes les formalités préliminaires étaient accomplies.
Depuis lors la reine Victoria a régné, elle règne encore ;
elle a traversé ces deux tiers de siècle non sans avoir eu
ses épreuves, épreuves privées et épreuves publiques ; mais
sans avoir été exposée à ces crises violentes qui s'appellent
des révolutions, sans avoir été menacée ou méconnue dans
son autorité, sans cesser d'être respectée comme souveraine
et comme femme.
ê
Plus encore que ses noces d'or d'il y a dix ans, son jubilé
de diamant, auquel toute FEurope s'intéresse, sera pour
I l'Angleterre une vraie fête populaire, caractérisée par la
spontanéité du sentiment public. Trop souvent ces sortes de
manifestations gardent, en dépit de toutes les apparences,
quelque chose de la froideur officielle, et ressemblent
toujours plus ou moins à une représentation organisée
d'avance par les pouvoirs, intéressés à amuser le populaire.
UN JUBILÉ ROYAL * 723
A cette heure, en Angleterre, rien qu'à voir la fièvre des
préparatifs il était déjà impossible de s'y méprendre, c'est
bien Ig sentiment d'un peuple libre qui éclate, sans distinc-
tion dans toutes les classes, qui jaillit de lui-même du fond
des masses nationales, sans suivre aucun mot d'ordre.
Demain toutes les affaires y seront suspendues pour un jour ;
et partout où il y a un anglais dans le monde, de l'Europe
. au fond de l'Asie, de Gibraltar à l'Australie, il y aura unani-
mité d'enthousiasme; le jubilé delà reine sera le jubilé de
la nation britannique.
Non pas que les Anglais obéissent en cette circonstance à
un entraînement de loyalisme naïf et superstitieux pour la
royauté. Le temps n'est plus des chevaleresques dévoue-
ments à la façon de Flora Macdonald et de Glaverhouse. La
dynastie de Hanovre est dépourvue de ce je ne sais quoi qui
achève les physionomies royales, de ce prestige supérieur
de la race qui est indépendant du mérite ou de la valeur
personnelle, que possédaient un Jacques III et un Charles-
Edouard, et qui pouvait seul inspirer les héroïques attache-
ments des Jacobites et des Cavaliers. Les Anglais de nos jours
n'ont ni le culte ni le goût de la politique sentimentahî qui
ne sert à rien. Ce qu'ils voient dans la reine Victoria, c'est
la souveraine strictement et fidèlement constitutionnelle qui
n'a^gèné en rien leur liberté, qui est restée comme la média-
trice supérieure et impartiale des opinions, qui a laissé
toujours au pays et au Parlement le dernier mot dans toutes
les grandes questions pour lesquelles ils se passionnent.
Par dessus tout, ce qu'ils respectent, ce qu'ils saluent dans
la personne royale, c'est l'incarnation vivante des intérêts
permanents de la Grande-Bretagne, la personnification inva-
riable de la puissance anglaise. Et certes ce règne de plus
d'un demi-siècle représente assez de sécurité et d'e.xtension
extérieure, assez de liberté et de progrès de toute sorte pour
que l'Angleterre en éprouve quelque fierté au milieu des
révolutions et des mobilités de tant d'autres pays.
II
Ce sentiment éclatera avec d'autant plus de force que
724 * UN JUBILÉ ROYAL
l'Angleterre, ainsi qu'il arrive dans les jours de noces et de
jubilé, est bien décidée à voir tout en rose, dans la grande
journée du 21 juin 1897. Elle fermera volontairement les
yeux à tout ce qui pourrait lui gâter son mirage. îllle ne
songera ni aux 9 millions d'Irlandais qui, pendant ces
soixante dernières années, sont morts par la famine, par
l'expatriation, par la prison, ont péri dans les émeutes ou
sur l'échafaud ; ni aux massacres de soldats anglais dans
l'Afghanistan, ni à l'extinction d'une race entière dans l'Aus-
tralasie. Elle oubliekra les misères du paupérisme à Londres,
rendues plus aiguës par le contraste d'un luxe insolent, ain-
si que les menaces grandissantes du socialisme. Elle ne se
demandera pas si un jour ou l'autre, dans un avenir plus ou
moins lointain, elle ne risque pas de voir se briser l'union
des trois royaumes, s'affranchir le Dominion du Canada, se
séparer les colonies du Cap et de l'Australie, l'Inde enfin re-
conquérir son indépendance. Que la puissance maritime et
continentale de la Russie continue à s'accroître, que la con-
currence commerciale des Etats-Unis continue à se déve-
lopper, que se lève à l'horizon une nouvelle nation commer-
çante elle aussi et colonisatrice, plus colonisatrice et plus
commerçante par tempéi-ament qu'aucune autre, sur la-
quelle on n'avait pas compté, la nation allemande : pour un
jour au moins, les Anglais n'en prendront point ombrage.
Ils ne voudront voir qu'une chose : les progrès accomplis
chez eux, leur expansion sur le globe, la stabilité de leur
gouvernement, le bonheur enfin d'avoir, comme disait
Sieyès, « vécu m pendant que d'autres mouraient.
Le parti en étant pris, les Anglais peuvent en effet avoir
sujet de beaucoup se réjouir. Ils peuvent se dire, par exem-
ple, qu'en 1837 la population du Royaume-Uni n'était que
de 27 millions, et que, malgré le dépeuplement de l'Irlande,
on peut l'évaluer de nos jours à 40 millions; — que leur
commerce d'importation et d'exportation s'est élevé, dans le
même espace de temps, de 3 milliards de francs à 18 mil-
liards ; que la seule industrie métallurgique a crû dans la
proportion de 1 à 10, celle qui se rapporte à la filature et au
tissage de la laine de 1 à 8 ; — que le revenu public,.
UN JUBILÉ ROYAL * 725
sujet à l'impôt, tel qu'on peut l'établir par le cadastre et
par le rendement de Y income-tax ^ mode d'évaluation qui
. reste toujours au-dessous de la réalité, est monté de 6 mil-
liards à 18 ; en sorte que, tandis que la population du pays
augmentait de 1 à 1 1/2, sa richesse augmentait de 1 à 3.
lis peuvent se dire encore que les tronçofis de voies fer-
rées qui, cinq ans après l'avènement de la Reine, ne trans-
portaient encore par année que 18000000 de voyageurs ne
sont rien auprès du réseau actuel de 7000 lieues, repré-
sentant un capital de 25 milliards, employant 400000 per-
sonnes, rapportant 2 milliards et transportant annuellement
900000000 de voyageurs, les 8/9 en 3* classe, avec plus de
confort et de célérité que les premières de 1837, et le plus
souvent pour moins d'un penny, deux sous, par mille.
Ils peuvent se dire que, grâce au développement des ser-
vices et à l'abaissement parallèle des prix, le télégraphe expé-
die 70 millions de dépêches par an au lieu de 10 millions ; et
l'administration des postes 3 milliards de lettres au lieu de
100 millions, au tarif uniforme de deux sous.
Ils peuvent se dire que leur marine de guerre est de taille
à se mesurer avec les marines réunies de tous les autres
états de l'Europe ; que le tonnage de leur marine marchande
a triplé; que le bois y est remplacé par le fer et l'acier,
comme matériaux de construction ; la voile par la vapeur,
pour les 2/3 de la forco motrice; qu'avec leurs 21000 bâti-
ments d'une contenance de 9 millioos de tonnes, avec leurs
docks jjabyloniens, ils sont devenus les maîtres du transit
entre les diverses parties du monde ; et, avec leurs câbles
et leurs lignes transatlantiques, les pricipaux agents de com
munication entre les points habités du globe.
D'ailleurs presque partout, c'est à des terres anglaises que
▼ont aborder vapeurs et voiliers. Vous les avez vues, sur la
couverliire du dernier livre de M. Demolins, ces teintes qui
marquent les parties occupées dans Us deux hémisphères par
l'anglo-saxon ; avec quelle insolence elles étalent, grandes
et petites, leurs plaies de pourpre, d'un bout à l'autre de;
la planète. La domination britannique s'étend sur la sixième
partie de la terre habitable ; les possessions maritimes réu-
nies des autres nations européennes forment tout au plus
726 UN JUBILÉ ROYAL
le cinquième de ce vaste empire. La reine Victoria, rien que
dans rinde, est reconnue par 202 millions de sujets directs
et 52 millions de protégés ; dans les autres parties du
monde, 13 millions d'hommes acceptent sa suzeraineté. Seul
l'empire continental de la Russie est aussi vaste, seul l'em-
pire chinois est ftussi peuplé ; mais avec quelles différences !
Comme colonies d'agriculture, c'est-à-dire en terres
situées dans les zones tempérées où la race anglo-saxonne
peut vivre et se multiplier, l'Angleterre possède les plus
salubres et les plus fertiles; dans l'Amérique du Nord, un
territoire quinze ou seize fois grand comme la France ; en
Océanie, presque la même proportion ; dans l'Afrique aus-
trale, une étendue supérieure de plus de 1^0000 kilomètres
carrés à celle de notre pays. Comme colonies de plantation,
c'est-à-dire en terres où la race britannique peut vivre
encore, mais à la condition de ne pas se livrer personnelle-
ment au travail agricole, elle a quelques-unes des meilleures
îles du golfe du Mexique, elle nous a enlevé dans l'Océan
Indien notre meilleure possession, l'île Maurice. Surtout elle
possède l'Inde. Comme postes militaires, elle occupe, dans
toutes les mers, les positions qui commandent le passage de
tous les détroits, l'entrée .de tous les golfes, la direction de
toutes les routes maritimes.
La puissance anglaise est un phénomène inouï dans l'his-
toire ; l'empire anglais est quatre fois et demi plus considé-
ral^le que l'empire romain aussi bien comme étendue que
comme population ; et celui-ci n'a jamais eu la vingtième
partie des richesses de celui-là.
Or, c'est au règne actuel que se rattachent les grands pro-
grès de la colonisation anglaise. Le Canada, l'Inde, le Cap,
l'Australie ont vu doubler, tripler, durant l'ère victorienne,
Je nombre de leurs habitants ou la superficie de leurs terri-
toires. En Asie, Aden^ Périm, Hongkong, Bornéo septen-
trional, Labouan, Birmanie, États indiens tributaires; en
Afrique, Basoutoland, Griqualand, Gambie, Côte-d'Or, Lagos,
Zambézie et Nyassaland, Zanzibar, Est-africain, Établisse-
ment du Niger ; en Amérique, les îles Falkland; en Europe,
Chypre avec le droit de surveillance sur l'Anatolie ; en
UN JUBILÉ ROYAL 727
Océanie, Nouvelle-Guinée, Nouvelle-Zélande, Queensland,
Victoria, West-Australia, ont leur date d'annexion comprise
entre 1837 Qt 1897.
III '
Vers Tannée 1862, il se produisit chez nos voisins, au
sujet de leurs possessions d'outre-mer, une opinion inouïe
jusque là, dont M. Goldwin Smith fut le hardi promoteur, à
savoir que l'empire anglais est un fardeau pour l'Angleterre,
aussi funeste aux colonies qu'à la Métropole, qu'il ne peut
manquer de se dissoudre et que le plus tôt sera le mieux.
Le parti libéral, le parti radical ne paraissaient pas désa-
vouer les conclusions du docte professeur de l'Université
d'Oxford. C'était à ne plus reconnaître la vieille Angleterre.
Mais tandis que l'on discutait en théorie, dans les livres et les
journaux, pour ou contre la sécession des colonies de sang
britannique et l'abandon des autres, pratiquement, dans la
réalité, whigs et torys, à mesure qu'ils se succédaient au
pouvoir, rivalisaient de zèle pour de nouveaux accroisse-
ments.
Au moment le plus chaud de la dispute, le second ministère
Palmerston (juin 1859 à juin 18GG), qui avait déjà fait la guerre
de Chine et commencé une guerre au Mexique, continuait
activement la guerre contre les Maoris de la Nouvelle-
Zélande, faisait une expédition dans le Boutan, étendait le
protectorat britannique sur le royaume de Lagos. Le minis-
tère Derby, qui lui succède en 1866, s'engage hardiment dans
l'aventureuse expédition d'Abyssinie qui se termine par la
prise de Magdala ; ajoute en Afrique le pays des Bassoutos
à la colonie du Cap, et en Océanie, permet aux Australiens
d'occuper les îles Fidji. «
En décembre 1868, c'est le chef même du parti libéral,
Gladstone, qui devient premier ministre, et, parmi ses
collaborateurs, il compte un des radicaux les pms en vue,
M. Bright. Va-t-on cette fois liquider l'empire colonial de la
Grande-Bretagne? Tout au contraire: en 1872, une expédi-
tion est dirigée dans le nord-est de l'Hindoustan ; la même
année on achète aux Hollandais leurs établissements de la
728 UN JUBILÉ ROYAL
Côte-d'Or, et la conséqutence c'est une guerre avec les
Achantis, qui se termine en 1874 par l'entrée de Tarmée
anglaise dans leur capitale Goumassie.
Les conservateurs reviennent au pouvoir en février 1874,
avec lord Beaconsfîeld. Leur administration de six années
(1874-1880) est le trio^mphe de la politique coloniale, de la
politique impériale. En 1876, la reine Victoria est couronnée
impératrice des Indes. Partout de nouveaux protectorats
s'établissent et d'anciens protectorats se transforment en
ann<pxions. Partout les agressions anglaises provoquent des
conflits : en 1875, conflit avec le Portugal sur la côte ouest
d'Afrique, assoupi un instant par l'arbitrage du président de
la République française, mais destiné à renaître en 1891 et
à fai»e prévaloir une fois de plus la force sur le droit; en
1878, guerre avec les Boers; deux ans après, guerre avec
Gettivayo, le belliqueux roi des Zoulous ; en 1879, deuxième
guerre d'Afghanistan, qui coûte une masse énorme d'efforts
et d'argent et recule encore de ce côté la frontière militaire
de l'Inde; à l'occasion des stipulations draconiennes de San-
Stephano, menace de rupture avec la Russie, contre qui
l'intérêt colonial prescrivait alors de défendre l'intégrité de
l'Empire Ottoman; comme résultat de la crise, occupation
de l'île de Chypre et tutelle de l'Angleterre sur les provinces
asiatiques de la Turquie, consacrée par le traité du 4 juin
1878 avec la Porte. En même temps l'achat des actions du
Khédive annonce une politique plus active en Egypte et une
tendance à s'emparer du canal de Suez. Ainsi affirmée par
les actes, la politique impériale est soutenue dans les dis-
cours au Parlement, dans les allocutions au pays, en un
langage magnifique et pompeux. Lord Beaconsfîeld, au
banquet du lord maire, le 10 décembre 1879, donnait pour
devise au peuple anglais celle des Romains : Imperium et
libellas .
Gependafit le ministère Disraeli, par les difficultés qu'il
s'est mises de tous les côtés sur les bras, dans le sud-africain
avec les Boers et les Zoulous toujours en armes, en Egypte
avec la France, dans le Turkestan et l'Afghanistan avec la
Russie, a fatigué l'opinion ; il est mis en minorité. Le pre-
mier soin du troisième ministère Gladstone est de donner
UN JUBILE ROYAL 729
satisfaction au parti libéral en abandonnant rattitude offen-
sive dans l'Afghanistan, en signant avec les Boers le traité
de Pretoria, en essayant la pacification du Zoulouland par la
mise en liberté de Gettivayo. Ce qui n'empêche pas que,
sous le même ministère Gladstone, l'Angleterre intervient
en Egypte, Alexandrie est bombardée, une armée anglo-
indienne livre la bataille de Tel-el-Kébir et entre victorieuse
au Caire, la dangereuse aventure du Soudan est engagée et
de nouveaux territoires sont occupés sur la mer Rouge.
Depuis un demi-siècle l'Angleterre n'a consenti que deux
renonciations : celle des îles ioniennes, celle du rocher d'Hi-
ligoland.
Pour le reste, ses-ministres les plus libéraux se sont
contentés d'ajourner des annexions prématurément tentées.
En ce moment même, la reprise de la campagne du Sou-
dan, la querelle du Transvaal, l'ajournement sine die de
l'évacuation de l'Egypte, le projet d'un empire anglo-africain
s'étendant d'Alexandrie au Cap, suffisent à montrer que nous
sommes loin encore de cette Angleterre sagement désinté-
ressée, rêvée par M. Goldwin Smith.
La nouvelle doctrine avait cependant produit un résultat.
Elle s'était traduite par une politique plus libérale dans le
régime des colonies; les liens qui les unissaient h la métro-
pole s'étaient systématiquement relâchés; et alors, grâce à
des mesures graduelles d'émancipation, on avait vu se former
et grandir dans l'Amérique du Nord, dans l'Afrique du Sud,
dans l'Australie comme trois dominions, trois nations dis-
tinctes, avec leurs franchises parlementaires, leur autonomie
administrative, leurs douanes indépendantes, leurs visées et
leurs ambitions particulières, leur armée et leur marine lo-
cales. N'était-ce point, par une voie détournée, la réalisation
de la pensée de Goldwin Smith, et l'indice d'une sécession
prochaine? Non; les colonies américaines, africaines, aus-
traliennes, quelque progrès qu'elles aient fait, sont loin en-
core de réunir toutes les conditions nécessaires h la vie des
peuples autonomes; de plus, à cette heure, on ne constate
chez elles aucune tendance séparatiste à l'égard d'un protec-
torat qui leur est désormais une sauvegarde bien plus qu'une
entrave; moins tendu, le lien menace beaucoup moins de se
730 UN JUBILÉ ROYAL
rompre. Et enfin voici qu'une idée plus haute, plus compré-
hensive commence à se faire jour, où se concilie, de la
manière la plus heureuse, l'affranchissement complet des
j colonies, avec l'intégrité, avec l'accroissement de la puis-
sance anglaise.
Au lieu d'états dispersés, pourquoi pas un état? au lieu
de toutes ces confédérations isolées, pourquoi pas une vdste
confédération, embrassant à la fois la métropole et toutes
les colonies de sang britannique ou de sang européen.
Qu'on laisse même de côté ces vieilles appellations de
n^étropole et de colonies; elles ont fait leur temps, elles
se rapportent à un état de choses qui a pris fin avec la chute
du monopole colonial. 11 n'y a plus un peuple dominant et
des peuples dominés ; au Canada, da'ns l'Afrique centrale,
en Australie, dans les îles anglaises du golfe du Mexique, à
l'île Maurice aussi bien que dans les îles métropolitaines, il
y a partout également des sujets de la Reine, des citoyens
'britanniques qui, tous, doivent avoir les mêmes droits et
les mêmes devoirs. Laissons de côté, si l'on veut, l'Inde et
les autres territoires où la race anglaise, dominant par le
droit de conquête, est en infime minorité et qui resteront
simplement des possessions. Des autres colonies, euro-
péennes par l'origine de leurs habitants, pourquoi ne pas
former une seule patrie? En vain, entre les provinces de cet
unique empire, s'étendent les océans; avec la vapeur et
Félectricité qui suppriment les distances, le Canada, le Cap,
l'Australie sont à peine plus éloignés des îles britanniques
que rirlande ne l'était autrefois de la Grande-Bretagne;
l'Atlantique est à peine un fossé plus large aujourd'hui que
ne l'étaient autrefois le canal du Nord et le canal de Saint-
Georges. Cet état nouveau, vaste comme le monde, emprun-
terait son nom à un livre déjà ancien, publié en 1868, par
M. Charles Dilke, à la suite d'un voyage autour du globe qu'il
avait exécuté presque sans sortir du monde anglo-saxon; ce
serait la « plus grande Bretagne, greater Britain, rempla-
çant la Grande-Bretagne, great Britain,
Telles sont actuellement et sous leur dernière forme les
aspirations coloniales des Anglais; combattues par quelques-
i
UN JUBILE ROYAL 731
uns, qui les taxent de chimériques, soutenues avec Irdeur
par d'autres, par des hommes éminents comme M. Seeley,
professeur d'histoire moderne à l'Université de Cambridge,
par M. Forster, membre du Parlement, auteur de la loi de
1870 sur l'instruction primaire, accueillies avec enthou-
siasme par le chauvinisme britannique, elles manifestent,
par la discussion même dont elles sont l'objet, quoiqu'il en
soit de leur réalisation future, la haute idée que les Anglais
se font de leur grandeur.
Et demain, 21 juin 1897, cette idée ne trouvera-t-elle pas sa
traduction vivante dans ce cortège de nations naissantes, dans
cette troupe des filles déjà grandes et fortes de la vieille
Angleterre, se groupant autour de la mère-patrie, lui faisant
une couronne de jeunesse et une ceinture de puissance ?
Qu'on s'imagine le spectacle vraiment émouvant des
représentants de toutes ces colonies, rajahs de l'Inde,
princes nègres et potentats océaniens, ministres des
démocraties américaines ou australiennes, rassemblés
autour du trône, le jour du jubilé, marchant côte à côte
avec les membres du gouvernement, le haut clergé, les
grands seigneurs, les fidèles communes, le lord maire... ;
qu'on se représente le tableau unique de la réunion, dans
un même sentiment de loyalisme, de ces hommes venus des
quatre points cardinaux, et l'on comprendra ce que c'est
que cette idée de Y impérialisme^ sa force, et comment des
nations, des classes, des races, des sectes si diverses peuvent
y trouver, d'un bout du monde à l'autre, leur principe
d'unité.
Et l'on comprendra aussi que l'Angleterre, à certaines
heures, paraisse défier le reste du monde ; qu'elle poursuive
son œuvre sans s'inquiéter aucunement des autres, vivant
sur elle-même, à l'écart des combinaisons d'alliances, dans
un isolement majestueux, comme si elle était de taille à
lutter, elle seule, contre la coalition de l'Europe latine,
slare et germanique.
IV
Tout cela sans contredit est très propre à flatter l'imagi-
732 UN JUBILE ROYAL
nation et à chatouiller agréablement l'orgueil national, en
ce soixantième anniversaire de Tavènement de la reine Victo-
ria. On pourrait objecter que la prospérité matérielle et le
succès de la politique d'annexion ne doivent pas être confon-
dus avec le progrès moral, qui est le seul véritable. Heureu-
sement les Anglais ont sur ce point de quoi répondre. La pré-
dominance territoriale dont ils s'enorgueillissent n'a-t-elle
pas précisément pour cause la supériorité morale ? Et n'est-on
pas obligé d'en convenir, ailleurs même que dans la Grande-
Bretagne! Vous n'avez pas seulement contemplé la couverture,
vous avez feuilleté les pages du livre instructif de M. Demo-
lins; « livre douloureux » dit M. Jules Lemaître, doulourelix
pour nous autant qu'il est flatteur pour nos voisins; qui
arrive juste à son heure, à la veille du royal jubilé, sans avoir
été commandé pour la circonstance, et qui n'en sera que
plus goûté au-delà du détroit.
Vous connaissez la thèse. Si ranglo»6axon possède ou
possédera bientôt le monde, la raison en est qu'il est d'une
trempe, d'une formation tout autre et bien meilleure que la
nôtre, « la formation particulariste «, dit M. Demolins, en
vertu de laquelle chacun ne compte que sur soi ; tandis que
nous sommes, nous, de « formation communautaire « en
vertu de laquelle chacun compte sur les autres ; c'est que
chez nous, l'organisation de la famille réduit la natalité par
la nécessité où est le père de pourvoir tous ses enfants et
d'amasser autant de fortunes qu'il a de filles ; tandis que là-
bas, chez eux, elle prépare à la lutte pour la vie, pousse aux
entreprises agricoles, commerciales, industrielles, et par
suite ne redoute pas la multiplicité des naissances ; c'est
que, chez les Anglais, les parents sont bien convaincus qu'ils
ne doivent à leurs enfants que l'éducation, mais une éduca-
tion solide ; les enfants bien convaincus qu'ils doivent se
suffire à eux-mêmes, et tout attendre de l'initiative indivi-
duelle, au lieu de rester, comme chez nous, les infirmes
parasites de la richesse paternelle ou les paresseux nourris-
sons du budget gouvernemental ; en un mot, c'est qu'en pays
anglo-saxon tout est fait pour développer l'énergie libre et
virile, l'activité indépendante et spontanée, le sentiment du
UN JUBILÉ ROYAL 733
devoir aussi bien que du droit; tandis qu'en pays latin la
minutieuse sollicitude de l'autorité familiale ou civile qui
évite à l'enfant, puis à l'homme fait tout dérangement et les
décharge de toute responsabilité, tue en eux du même coup
l'esprit de dévouement et de sacrifice, énerve leur vigueur,
les condamne à une minorité perpétuelle.
On s'est demandé si l'auteur de ce livre cruel et décou-
rageant n'avait peut-être pas exagéré, si son tableau parallèle
et violemment antithétique n'était pas un peu forcé, s'il
n'avait pas cédé à ce penchant qui nous porte tour à tour à
nous exalter ou à nous déprimer sans mesure. Le Saxon a
tout, nous n'avons rien : des énoncés aussi absolus ne sont-
ils pas de nature à exciter la défiance ?
On a soulevé le problème psychologique de cette race
anglo-saxonne, chez qui les vertus individuelles peuvent être
vraiment grandes et fortes, mais que l'on a pu justement
accuser, en certaines occasions, d'hypocrisie publique et dont
les actes nationaux ont été souvent égoïstes jusqu'à la scélé-
ratesse. On s'est demandé encore si le rôle de chevaliers
errants de la justice et de l'humanité n'était pas après tout
plus honorable, sinon plus lucratif, que ce rôle de peuple de
proie que l'Angleterre a plus d'une fois joué dans l'histoire.
Car, enfin, si elle est en train de conquérir la terre, elle le
doit sans doute à ses bonnes qualités ; mais il faut avouer
que Tâpreté de ses convoitises, l'instabilité intéressée de ses
alliances, la brutalité de ses agressions, l'abus de sa propre
force, son mépris odieux pour la faiblesse d'autrui, son
indifférence absolue pour la justice, quand cette justice ne
lui offre pas d'intérêt à servir ou de force contraire à respec-
ter, y sont bien aussi pour quelque chose.
Négligeons ce côté extérieur de la politique anglaise, et,
nous renfermant dans les limites du grand empire dont nous
avons essayé de mesurer l'étendue, voyons si le progrès
moral y a marché du même pas que le progrès matériel.
Nous ne savons s'il faut compter parmi les progrès mo-
raux de notre époque l'avènement aux affaires de la démo-
cratie. Mais à coup sûr, des deux manières dont s'y prend la
734 UN JUBILÉ ROYAL
démocratie pour amener son triomphe, Tune violente et qui
fait de la vie des peuples un orage perpétuel, l'autre lente
et mesurée, respectueuse jusqu'en ses combats et ses vic-
toires, de la légalité, il faut convenir que celle-ci l'emporte
et constitue par comparaison un avantage et un progrès. Or
précisément on pourrait l'appeler la manière anglaise.
L'Angleterre est le seul état de l'Europe qui ait traversé
le xix^ siècle sans révolution. Elle a conservé intactes les
formes extérieures de son gouvernement, la royauté, les
lords héréditaires. Toutefois, sous ces dehors restés fixes,
la transformation profonde des corps électoraux, opérée
par les lois de 1832, 1866, 1867, 1877, 1884, qui ont rendu le
suffrage quasi-universel, a donné à l'ancien mécanisme un
caractère, lui a imprimé une direction tout autre que dans
les siècles passés. La chambre des Communes, qui était un
corps législatif aristocratique, est devenue l'Assemblée des
représentants de la nation ; elle a peu à peu soustrait les
affaires à l'influence de la royauté et des lords jusqu'à deve-
nir presque une assemblée souveraine; du ministère qui
était jadis le conseil du roi, elle a fait son comité exécutif, à
elle. L'Angleterre a ainsi passé, en grande partie sous le
règne de Victoria, du régime constitutionnel à un régime
parlementaire ; et son régime parlementaire évolue vers le
régime de la Convention, une république gouvernée par
une assemblée élue démocratiquement.
Dans aucun pays d'Europe, la démocratie ne commença
aussitôt son travail de transformation. C'est en Angleterre
qu'a été formulé pour la première fois au xix" siècle, par
les radicaux de 1819, quinze années avant l'avènement de la
reine Victoria, le programme politique adopté ensuite par
les partis avancés des autres états. Dans aucun pays d'Eu-
rope, la démocratie ne remua des masses aussi nombreuses,
Chartistes, Irlandais d'O'Connell', manifestants ouvriers de
1866 ; l'Angleterre a été le pays des agitations et des démons-
trations gigantesques.
Mais, avec leurs meetings monstres, les démocrates
anglais ne se sont pas portés à briser d'un seul coup, par la
force, la tenace résistance que le gouvernement aristocra-
tique opposait aux innovations; ils ont conquis le terrain
UN JUBILÉ ROYAL 735
pied à pied, s'arrêtant parfois et se laissant contenir par les
emprisonnements, les lois d'exception, les déploiements de
troupes, pour reprendre ensuite leur mouvement et donner
une nouvelle poussée. Plutôt que de recourir à la guerre
civile. Irlandais et radicaux ont mieux aimé s'allier, se
subordonner au parti libéral, sauf à le pénétrer peu à peu, à
lui faire consentir des compromis, à lui imposer graduelle-
ment leur plan de réformes. Cette tactique a réussi; le parti
conservateur lui-même ne s'est-il pas laissé à son tour péné-
trer, jusqu'à prendre l'initiative de mesures démocratiques?
Cette tactique a réussi ; mais on comprend avec quelle len-
teur ; l'ancien régime se détruit fragment par fragment ; le
nouveau régime s'établit de même. Les débris des vieilles
institutions se combinent avec les amorces des nouvelles
dans un ensemble confus où l'on ne peut prévoir sûrement
ce qui va s'écrouler et ce qui restera debout.
Et ceci n'est nullement un reproche ; au contraire. On ne
reconstruit pas une société comme un édifice après avoir
commencé par tout jeter à terre. Victoria a vu la supré-
matie politique passer d'une aristocratie libérale et sage à
une bourgeoisie enrichie, cultivée et ambitieuse ; puis l'hé-
gémonie de celle-ci faire place au règne des classes labo-
rieuses; les changements les plus considérables se sont
accomplis dans l'équilibre des pouvoirs et des forces ; à
cette heure il n'est pas de pays où la démocratie coule h
plus pleins bords que dans le Royaume-Uni ; c'est le privi-
lège de son long règne que tout cela se soit opéré sans
aucun de ces cataclysmes soudains qui courront lo soi do
la patrie de sang et de ruines.
Du mouvement démocratique qui entraîne l'Angleterre,
dérive le caractère des améliorations sociales qu'elle s'ef-
force de réaliser; elles ont pour objet le bien-être matériel
et moral du peuple ; la réforme du régime du travail a été
la première conséquence de la réforme politique.
L'Angleterre avait été le berceau et elle était devenue
promptement le foyer le plus actif de la grande industrie
736 UN JUBILÉ ROYAL
moderne; elle fut aussi le théâtre des grandes souffrances
, industrielles ; la trace en est restée dans la littérature; deux
romans célèbres, Temps difficiles de Dickens, Sybil de Dis-
raeli en ont décrit l'excès. Pour remédier au mal, les réfor-
mateurs n'hésitèrent pas à faire brèche au système de
l'autorité absolue du patron dans l'intérieur de la mine ou
de l'usine ; de la sorte, dans la terre classique du self-help
et de la liberté individuelle, depuis plus de soixante ans,
c'est-à-dire avant qu'il n'en fût question dans aucune autre
contrée, a été mise en pratique l'idée de la protection légale
des intérêts ouvriers.
Les ouvriers et employés anglais avaient su déjà se grouper
en associations coopératives d'achat ou de crédit, en syndi-
\cats professionnels ; il y avait sur le territoire plus de 1500
de ces sociétés de tout ordre, maçons, laboureurs, mécani-
ciens, etc., qui comptaient leurs adhérents par centaines de
mille. L'intervention de l'Etat vint s'ajouter à la puissance
de la libre association pour s'efforcer d'établir dans le
monde du travail le régne de l'humanité et la justice. On
commença par les travailleurs les plus misérables et les
plus incapables de se défendre, les enfants ; interdiction
complète pour eux du travail de nuit et du travail des mines,
fixation d'un minimum d'âge pour l'admission dans les ate-
liers et les manufactures, établissement d'une journée
maxima, en vertu des lois de 1842, 1844, 1847, 1878. La
loi de 1878 réunit toutes les mesures partielles et succes-
sives en une sorte de code. Avec les enfants, plusieurs de
ces lois protègent les femmes ; et, comme dans les ateliers
qui emploient à la fois des femmes et des hommes, la durée
du travail est limitée uniformément par le maximum légal
de 10 heures, il se trouve que pratiquement les hommes
aussi en profitent. La loi de 1896, dès maintenant mise en
vigueur, a régularisé et fortifié le droit d'inspection.
Est-ce un bien que l'Angleterre ait pris l'initiative de ce
mouvement en faveur des femmes, qui leur a ouvert l'exer-
cice de la médecine et l'accès aux grades universitaires ? On
peut le contester. Ce que tout le monde approuvera, c'est la
loi de 1839, complétée par la loi de 1886, qui restitue à la
UN JUBILE ROYAL 737
femme, en cas de séparation ou de survivance, le droit de
tutelle sur ses enfants; c'est la loi de 1870 qui accorde à la
femme mariée le droit de gérer ses biens à elle, et la pro-
priété de ses gains personnels.
Des enquêtes officielles il résultait que l'entassement dans
des logements étroits faisait de certains quartiers de
Londres, de Liverpool ou de Manchester des foyers perma-
nents d'épidémie et de mortalité ; de là, une série de me-
sures pour la démolition des habitations insalubres, pour
la construction de maisons convenables et saines, pour
l'aération, pour l'approvisionnement de l'eau, etc., etc.
Aces prescriptions administratives, il faudrait ajouter les.
inHombrables institutions de prévoyance et de patronage
qui couvrent le pays, les hôpitaux, les hospices, les asiles
de toute nature créés et dotés par l'Etat ou bien fondés et
entretenus par des souscriptions volontaires : supported hy
voluntary subscription^ selon la fière et noble devise qu'on
lit sur un grand nombre de ces édifices. Il n'y a pas de pays
dans le monde où il ail été plus fait depuis un demi-siècle
en faveur des faibles et des pauvres. Peut-être n'y avait-il
pas où il y eût plus à faire.
Est-ce à dire que tout y soit désormais pour le mieux ?
Non, certes. A côté des « palais du peuple » il y a toujours
un nombre considérable de gin-palaces; les sociétés de
tempérance n'ont pas aboli les ravages de l'alcoolisme ;
l'amélioration des Workhouses et la réorganisation de
l'assistance publique n'ont pas encore supprimé le paupé-
risme ; la prospérité de l'industrie et du commerce a pour
ombre les souffrances de l'agriculture ; la constante ascen-
sion des classes ouvrières a pour contre-partie l'appari-
tion du socialisme, soutenu par des ligues nombreuses et
redoutables, et qui demande déjà la restitution ou la nationa-
lisation de la terre ; les assainissements ou embellissements
de Londres sont loin d'avoir transformé Whitechapel ou
Bethnal-Green en Eldorado; comme au temps déjà lointain
ou ces sombres quartiers de l'East-End étaient A^isités par
Tainc ou Théophile Gautier, on y trouve encore « de ces
ruelles auxquelles un rideau de fumée acre dérobe ce dernier
LXXI. — 47
738 UN JUBILÉ ROYAL
bien des malheureux qu'on appelle poétiquement la lumière
des cieux où sèchent des haillons et des linges, où
grouillent des troupeaux d'enfants, échelonnés par cinq ou
six sur les marches ; figures pâles, cheveux blanchâtres
et éJ)ourifFés, guenilles trouées «
Mais enfin il n'en est pas moins évident que les masses sont
dans des conditions d'existence incomparablement meilleures
qu'autrefois et qu'elles en profitent dans une très large
mesure. Le paupérisme, depuis l'année 1842 où il avait
atteint son maximum, n'a pas cessé de décroître. Nous
croyons que la reine trouvera, à se rappeler ce fait, une des
plus douces joies de son jubilé.
•
VI
Les besoins de l'hygiène et du confort ne devaient pas
faire oublier le souci de la culture intellectuelle. 11 y aurait
un brillant chapitre à écrire sur les gloires littéraires, artis-
tiques, scientifiques de l'Angleterre, pendant le règne de
Victoria ; sur ce courant continu de poésie qui va de
Wordsvvorth et de Southey encore vivant, à Arnold et à
Tennyson ; sur la belle floraison du roman avec Dickens,
Thackeray, Bulwer Lytton, George Eliot, Brontë ; sur les
grands travaux historiques des Macaulay, des Grote, des
Freemann, des Lecky, des Gardiner; s'ur les doctrines philo-
sophiques des Stuart Mill, des Baine, des Spencer ; sur les
œuvres ou les découvertes scientifiques des Tyndall, des
Maxwell, des Huxley; sur tant d'autres domaines où l'esprit
anglo-saxon a fait preuve d'une vitalité, d'une puissance,
d'une fécondité qui ne redoutent aucune comparaison.
En 1867, M. Demogeot avait été chargé avec son collègue
M. Montucci, professeur de sciences au lycée Saint-Louis,
d'une mission officielle en Angleterre, pour y étudier le
fonctionnement de l'enseignement secondaire et supérieur.
'Dans les remarquables rapports qu'ils ont publiés au
retour, ils nous ont initiés au mécanisme et à la vie de ces
grands collèges, Eton, Harrow, de ces grandes universités,
Oxford, Cambridge, si dissemblables des institutions qui,
UN JUBILÉ ROYAL 739
chez nous, portent le même nom. A côté des misères qu'ils
ne dissimulent pas, les rapporteurs français relèvent et
mettent en lumière ce qu'il y a de fécond dans le régime
scolaire de nos voisins et que nous pourrions utilement leur
emprunter, en particulier cet esprit d'initiative qui fait de
la vie de collège, pour le jeune anglais, l'apprentissage de
la vie publique.
Eton et Harrow, Oxford et Cambridge sont des legs de
la vieille Angleterre. C'est là que, depuis des siècles, ont
passé les membres du clergé anglican, les héritiers de la
pairie et de la grande propriété, les légistes et les gens de
lettres, les hommes politiques ; c'est là que les pères de
famille, enrichis par le commerce et l'industrie se hâtent
d'envoyer leur^fils et que se forme la classe dirigetinte du
pays.
L'organisation de l'enseignement primaire est de date beau-
coup plus récente. Sur ce point il y avait énormément à faire :
l'instruction était entièrement abandonnée à l'industrie
privée, et la plupart des enfants du peuple n'allaient pas à
l'école. L'Etat commença d'intervenir en 1839, sous la forme
de subventions accordées aux sociétés d'enseignement. Puis
la loi de 1870, présentée par M. Forster, posa le principe de
l'obligation ; la gratuité ou du mohis l'a'ssistance pécuniaire
fut votée et généralisée en 1891, sur la proposition de
M. Goschen. Actuellement le budget de l'enseignement pri-
maire s'élève à six millions de livres sterling. L'État alloue
10 schellings par tète d'élève, aux établissements qui
acceptent ses conditions de programme, d'inspection, et de
neutralité religieuse.
Hâtons-nous d'expliquer ce dernier mot. Les Anglais n'en-
tendent pas du tout la neutralité ou laïcité scolaire de la
même manière qu'un trop grand nombre de républicains
français. Sans parler des écoles confessionnelles que chaque
cultapeut entretenir à ses frais, dans les écoles non confes-
sionnelles et rétribuées par l'Etat, l'explication de la Bible,
c'est-à-dire du livre qui sert aux anglais de catéchisme, est
obligatoire ; et le clergé de l'Eglise établie travaille énergi-
quement à les maintenir sous sa surveillance et à paralyser,
740 UN JUBILÉ ROYAL
dans ce qu'elle peut avoir parfois de fâcheux, Tinfluence dea
hoard-schools.
L'école nous conduit ainsi à l'Eglise. Que de choses il y
aurait à dire sur les évolutions du problème religieux, ecclé-
siastique, durant les soixante années du règne de Victoria ;
multiplication indéfinie des confessions dissidentes, qui
dénote chez l'Anglais, avec le besoin d'avoir un culte, le
besoin de se le créer à lui-même ; affaiblissement des liens
qui, depuis Henri Mil, unissaient à l'État l'Église officielle ;
disestablishment et disendowment de l'Église anglicane
d'Irlande, c'est-à dire abolition de son caractère et de ses
prérogatives d'église d'État et retrait d'une notable partie
de ses riches domaines ; mouvement d'Oxford et essai de
régénération de la Haute-Église ; restauration de l'influence
du prestige et de la puissance conquérante du catholicisme ;
rétablissement de la hiérarchie ; conversion à cette église
romaine des principaux Tractarians qui, après avoir tenté
«n vain de catholiciser l'anglicanisme, ont fini par confesser
la vérité totale. Saluons en passant ces hommes éminents,
les Manning, les Newman, les Faber, les Ward, les Wilber-«
force, les Oakley, les Allies, etc., les premiers par la vertu,
îe talent, la science, de l'aveu même de ceux qui ne les ont
pas suivis dans leur glorieux exode, et qui resteront parmi
les plus belles figures du long règne. Ce sera l'éternel hon-
neur de l'Église catholique, au dix-neuvième siècle, que
d'avoir su conquérir de telles âmes par le seul fruit de la
conviction et de l'étude. Ce sera aussi l'éternel honneur de
la race anglaise que d'avoir enfanté de telles recrues à la
vérité, et d'avoir donné, dans un temps si fécond en palino-
dies, le spectacle des plus généreux sacrifices faits à la cons-
cience vaincue et illuminée par la foi.
L'espace nous manque pourachever comme il conviendrait
cette revue sommaire. 11 faudrait, après avoir vu l'Angleterre
progresser chez elle dans toutes les directions ouvertes à
l'activité humaine, examiner comment elle a fait progresser
les peuples de culture inférieure soumis à sa domination, et
racheté ainsi par les bienfaits de la civilisation l'avidité de
ses accaparements.
UN JUBILÉ ROYAL 741
Qu'il nous suffise d'indiquer le colossal empire de l'Inde,
et l'exploitation pacifique dont il est le théâtre et le béné-
ficiaire. On peut affirmer hardiment que l'histoire n'offre
pas l'exemple d'une conquête qui ait si complètement tourné
au profit de la race conquise. Que l'on songe à l'effroyable
condition de ces populations timides et industrieuses livrées
pendant tant de siècles sans défense à la rapacité, à la dé-
bauche des Mogols, des Afghans, des Mahrattes, et qu'on la
compare au sort des 200 millions d'âmes qui, à cette heure,
vivent en paix à l'ombre du drapeau anglais : les arts, les
lois, les mœurs honnêtes et simples de l'Occident implantées
sur les rives du Gange sans violence et par la seule force
expansive du bien ; l'anéantissement des rites sanguinaires
de l'idolâtrie, des sacrifices humains, de l'infanticide pour-
suivi avec une prudente mais féconde lenteur ; la liberté
de la vérité assurée aux missionnaires chrétiens ; la régu-
larité et la modération des impôts substituées aux extorsions
de la fiscalité asiatique, et le jugement par le jury à l'arbi-
traire ; l'égalité légale établie graduellement entre les
Anglais et les Hindous, ouvrant à ceux-ci la porte des écoles,
des emplois et des dignités, et préparant ainsi les éléments
d'une grande fédération future, qui sera peut-être pour l'Asie
entière le berceau d'une rénovation incalculable.
Il y a là, en dépit des imperfections inhérentes à toute
création humaine, une œuvre vraiment belle, dont doivent se
réjouir tous les amis de l'humanité, et dont il convient
d'autant plus de louer les Anglais que leurs procédés de
colonisation n'ont pas toujours été empreints de la même
douceur ni couronnés des mêmes fruits. La seule tristesse
que puisse en éprouver un Français, c'est de songer com»^
bien il s'en est fallu de peu que ce rôle civilisateur ne fût
échu à sa patrie, avec la perspective d'un succès plus com-
plet encore, grâce à la nature plus sympathique de notre
tempérament et à la supériorité d'influence de la religion
catholique.
Arrêtons ici cette esquisse, déparée par trop de lacunes ;
mais qui, telle qu'elle est, suffira, nous l'espérons, pour
742 UN JUBILE ROYAL
donner une idée de la grandeur, de la richesse, de la beauté,
de la variété de tous le^s souvenirs que le jubilé de 1897
évoque d'un seul coup ; dont il rassemble en quelque sorte
le glorieux faisceau, pour le remettre sous les yeux de
l'Angleterre et de l'Europe. La circonstance nous commandait
de glisser légèrement sur les ombres du tableau. Mais les
eut-on mises davantage en relief, encore faudrait-il convenir
que c'est une grande histoire que le peuple anglais célèbre
en ce moment. La vénérable figure de la reine Victoria,
avec la double majesté de l'âge et du rang dont elle est
investie, nous en est apparue comme le centre. Prochaine-
ment nous verrons de plus près la part d'action que la sou-
veraine y a prise.
(A suivre). H. PRÉLOT, S. J.
LE DOGME DE L'EXPIATION
I
Dans la soirée du 4 mai, un incendie éclatait au Bazar de
la charité, installé rue Jean Goujon, à Paris; en quelques
minutes il dévorait le frêle édifice, avec ses planches de
sapin, son vélum, ses rideaux, ses toiles goudronnées, et
roulait dans son linceul de flammes plus de 130 victimes. Ce
qui donnait à l'événement lugubre un caractère plus émou-
vant encore, c'était, en dehors du nombre, le choix de ceux
qui avaient succombé, Thorreur et la rapidité de leur mort,
à Theure même où ils pratiquaient la vertu, la plus agréable
à Dieu et la plus admirée des hommes.
Le premier moment de stupeur passé, le peuple qui croit
à la providence divine, s'est demandé pourquoi Dieu n'a pas
détourné l'épouvantable catastrophe. Plusieurs réponses
sont venues de divers côtés. On a prononcé le mot d'expia-
tion. Des incroyants ont pris prétexte de quelques applica-
tions trop précises, et, croyons-nous, un peu hasardées, pour
blasphémer contre la bonté et la justice de Dieu. En môme
temps, quelques écrivains catholiques, déconcertés devant
le portrait un peu sombre qu'on leur traçait d'une providence»
vengeant sur des innocentf des crimes nationaux, non seu-
lemeht ont refusé de reconnaître à de tels coups le Dieu de
l'évangile ; mais il se sont oubliés jusqu'à nier que, dans le
plan divin, l'innocent puisse expier pour le coupable.
Si nous rappelons un accident, dont le souvenir pèse
encore sur nos imaginations comme un effrayant cauchemar,
ce n'est pas seulement afin d'indiquer les leçons providen-
tielles qui s'en dégagent, c'est aussi, et surtout, pour exposer
à la lumière de la raison et de la foi, la doctrine chrétienne
sur l'expiation ; doctrine que l'émotion suscitée par le tragi-
que événement et la vivacité des polémiques ont quelque
peu obscurcie.
744 LE DOGME DE L'EXPIATION
Avant d'entrer dans le vif de la discussion, précisons-en
bien les termes. En défendant ce principe, que Tinnocent
peut expier pour le coupable, nous ne voulons pas dire que
Dieu déchaîne comme tout exprès les catastrophes où suc-
combent ses amis, qu'il pousse en quelque manière les causes
libres ou nécessaires à les produire. Un tel langage, que
MM. Berthelot, Bourgeois et Brisson prêtent trop libérale-
ment aux théologiens catholiques, serait aussi odieux que
faux. Nous soutenons simplement ceci : Dieu peut agréer
les épreuves que lui offrent des âmes généreuses, en expia-
tion des fautes d'autrui ; il peut aussi faire servir certaines
catastrophes, amenées par le cours des lois naturelles, à Tex-
piation de crimes soit privés soit sociaux. Dans ce cas, encore,
il laisse aux causes secondes, qu'elles soient libres ou néces-
saires, leur jeu régulier. Il se borne à ne point arrêter leur
marche, à ne point faire dévier leur activité, lors même
qu'elle aboutit, d'après ses prévisions, aune sanglante catas-
trophe.
II
•
Contester que Dieu ait le droit d'accepter les souffrances
d'une âme innocente, en expiation des fautes d'un criminel,
ce n'est pas seulement lui refuser un domaine souverain sur
la vie humaine, c'est aussi mettre en doute sa puissance et
sa bonté, comme s'il n'était ni assez riche ni assez libéral
pour rendre au centuple à ses amis les biens dont il les prive.
Quand MM. Berthelot et Brissop ont dénoncé à l'indigna-
tion de leurs confrères en irréligion, le Dieu de « haine »
et de « vengeance » qu'adorent les chrétiens, ont-ils seule-
ment songé aux compensations qu'il réserve dans la vie
future, à ceux qu'il éprouve ? Ils ignorent, sans doute, que
le souverain juge remettra bientôt chaque chose et chacun à
sa place. Cette ignorance ne les excuse pourtant pas. Quand
on fait parade de science positive ; quand on affecte de ne
raisonner que sur des faits expérimentalement constatés, on
est tenu tout au moins d'étudier la doctrine catholique avant
de la juger. Si on la connaissait mieux, on ne s'aviserait
probablement pas de placer fort au dessus dqs sentiments
LE DOGME DE L'EXPIATION 745
que nous prêtons à la Providence, les sentiments de commi-
sération et de solidarité humaipe pour les victimes d'une
catastrophe et leurs amis...
Le mot de solidarité, sinon la chose, est aujourd'hui fort
en honneur. Il a été prononcé bien des fois durant ces der-
nières semaines, et dans les milieux les plus divers. Si l'on
en croit certains libres-penseurs, là seulement est la base de
la morale de l'avenir. Eh bien, ce dogme : l'innocent peut
expier pour le coupable, repose sur le double principe de la
solidarité naturelle et surnaturelle. Restreindre la solidarité
à quelques sentiments de sympathie fondés sur l'humanité,
en borner la manifestation à quelques marques fugitives de
douleur et de commisération, n'y voir qu'une vibration des
âmes à l'unisson de celles qui sont frappées, un simple appel
à une assistance matérielle, c'est ne tenir aucun compte des
mille liens qui nous rattachent au monde invisible, c'est
briser pour n'en garder qu'un fragment, la loi admirable qui
unit les hommes les uns aux autres et les enchaîne à leur
premier auteur.
Ayant une commune origine, participant à une même
nature, appelés à une fin identique, nous entrons tous, à
divers points de vue, dans une double société, Tune natu-
relle, l'autre surnaturelle. Le genre humain, et plus stricte-
ment la chrétienté, forme ainsi une immense famille dont
Dieu est le père, le législateur et le justicier. Pourquoi
^serait-il injuste que des frères souffrent l'un pour l'autre,
quand la souffrance est de courte durée, et doit procurer
à celui qui la subit une ample compensation?
Cette loi de solidarité que la raison proclame, nous la
voyons sanctionnée par la Révélation. Tout l'Evangile en est
la plus éloquente attestation. On y lit que celui qui est la
sainteté absolue s'anéantit, souffre et meurt pour expier les
péchés du genre humain. Si le Christ a satisfait à la justice
de Dieu pour les fidèles qui sont les membres de son corps
mystique, pourquoi x:eux-ci ne souffriraient-ils pas l'un pour
l'autre, et ne supporteraient-ils pas quelque chose du poids
qui accabla leur chef?
I
746 LE DOGME DE L'EXPIATION
III
Les protestants nous répondent que le Christ ayant payé
pleinement la rançon des fautes humaines, toute expiation de
la part des hommes est désormais superflue ^. Sans aucun
doute, si N.-S. sollicite ou accepte notre collaboration, pour
réparer les ravages causés par le péché, ce n'est pas qu'il ait
besoin de ce concours. Une goutte de sang, une larme, un
soupir, moins que cela, le plus léger signe, expression de
ses désirs, avait assez de prix pour satisfaire à la justice de
Dieu ; car la dignité du Verbe leur donnait une valeur
infinie.
Pourquoi donc le Christ a-t-il voulu descendre beaucoup
plus avant dans l'abîme de l'expiation ? Voulant nous donner
des gages plus douloureux de son amour et nous inspirer
une plus vive horreur du péché, il a épuisé toutes les souf-
frances humaines. Le paiement pour les dettes du genre
humain a été surabondant. En considération de la passion de
son fils unique, Dieu ofTre à tous les hommes les grâces et les
secours surnaturels dont ils ont besoin pour revenir à lui et
lui rester fidèle.
Cependant, si puissant que soit le secours d'en haut, il
n'empêche ni l'usage ni l'abus de notre liberté. L'amour qui
déborde du cœur de Jésus nous prévient et nous attire ; mais
il ne nous dispense pas de tout effort pour aller à sa ren-
contre. La grâce étant l'aliment de nos âmes, nous ne pou-
vons nous l'approprier que par une sorte d'assimilation
volontaire et libre.
Le Christ en a usé envers nous, comme un homme au
cœur généreux, mais élevé et délicat en use à l'égard de
ceux qui l'entourent ; il a dédaigné de reconnaître pour amis
ceux qui ne se livrent qu'à demi, par contrainte, et se
montrent incapables de s'associer à son dévouement 2.
Ainsi, le Christ après avoir rendu possible et facilité à tous
les hommes le repentir et l'expiation de leurs fautes, a exigé
1. Revue Chrétienne, \" juin 1897, p. 476.
2. Epist. ad Rom., viii, 17.
LE DOGME DE L'EXPIATION 747
qu'ils apportassent au moins à ces actes un actif concours. Il
nous a montré par là quel cas il fait du choix de notre cœur
et de nos œuvres, du moment qu'elles ont vivifiées par la
grâce. Notre collaboration est une consolation autant qu'un
honneur. Où sont, d'ailleurs, dans les conditions actuelles de
l'humanité, la vertu et le mérite sans lutte et sans sacrifices?
L'effort est l'une des conditions essentielles de la grandeur
morale ; et nulle part il n'apparaît mieu.x que dans le sacri-
fice.
La passion du Christ ne dispense donc pas les hommes de
souffrir avec lui. Quelque chose manque encore à ses dou-
leurs, remarquait saint Paul. Et cette lacune, l'apôtre
s'employait à la combler, adimpleo ea quas désuni passioni'
bus christi[Coloss.y i. 24).
Mais, ces actes qui sont, toutes choses égales d'ailleurs,
d'autant plus méritoires qu'ils coûtent davantage à la nature
humaine et qu'ils s'inspirent d'une plus parfaite abnégation,
à qui profitent-ils ? Sans aucun doute, d'abord à leurs auteurs.
Toutefois le Christ ne se borne pas à nous attacher indi-
viduellement à lui. Il veut que ses disciples — et tous sont
appelés à le devenir — forment une société spirituelle dont
les membres soient étroitement unis, comme les enfants
d'une môme famille. Dans une famille, parents et enfants sont
étroitement liés les uns aux autres, parce qu'ils participent
à la môme chair et au môme sang. De là, naît souvent pour
eux le devoir non seulement de se prodiguer mutuellement
les témoignages d'intérôt et de sympathie, mais aussi de se
porter caution l'un pour l'autre, de se venir mutuellement
en aide, de se prêter une assistance matérielle ou morale,
comme de plaider une cause ou de payer une dette.
La mesure de la solidarité des hommes, dans l'ordre sur-
naturel comme dans l'ordre naturel, dépend de leur degré
d'union. C'est en vertu de leurs étroits rapports que les
membres d'un môme corps peuvent être considérés comme
un modèle de parfaite solidarité. Un organe éprouve-t-il de
la douleur, les autres en ressentent le contre coup. Et nous
n'hésitons pas à porter ou à laisser appliquer le fer et le feu
à un membre intact, pour guérir ou soulager une autre
partie du corps malade.
748 LE DOGME DE L'EXPIATION
Reproduire l'union et imiter la solidarité des parties d'un
même organisme, c'est précisément l'idéal que J.-C. nous a
recommandé par testament : son Eglise est une vigne ; il en
est le cep ; les chrétiens en sont les rameaux. Le vigneron
taille-t-il quelques branches, chez les autres la vie redouble
avec la fécondité.
De tout temps, les plus parfaits imitateurs du Christ ont
tenu à suivre de près ses leçons et ses exemples d'immola-
tion pour le salut des hommes. Selon la recommandation de
son Maître, saint Paul considérait comme ses frères ceux
auxquels il disait : « Qui de vous est dans l'affliction sans que
je m'afflige avec lui ? » Il faisait un pas de plus dans la voie
du sacrifice, et il expiait pour les autres, à l'exemple du
Sauveur, quand il s'écriait : te Je complète ce qui manque aux
souff'rances du Christ (6*0/., i, 24), je désire être anathème
pour mes frères » {Rom., ix, 3).
En parlant ainsi, saint Paul s'offrait réellement en victime
expiatoire pour les péchés de ses frères ; il souhaitait, par
son sacrifice, de les sauver corps et âme, de subir à leur
place le châtiment qu'ils avaient mérité, non toutefois sans
les avoir réconciliés au préalable avec Dieu.
IV
Il y a en effet dans tout péché, une infraction à la loi
morale, et de plus, une offense contre le souverain législa-
teur qui ordonne de l'observer et défend de l'enfreindre.
La justice divine, gardienne incorruptible de l'ordre moral,
exige absolument que le désordre soit réparé, que l'équi-
libre rompu soit rétabli au moyen d'un châtiment. Cette
peine revêt en quelque sorte un caractère tout objectif, et
peut, à la rigueur, être subie par d'autres que le délinquant.
Nous en voyons une preuve jusque dans la législation
humaine, où cependant les sacrifices consentis en faveur des
autres ne sauraient trouver de grandes compensations : 11
est maints délits qui entraînent une dette envers l'Etat ou
envers la société. On les punit d'une amende ; et cette amende,,
le juge n'exige pas qu'elle soit payée par le coupable ; un.
LE DOGME DE L'EXPIATION 749
parent, un ami, un étranger même peut l'acquitter à sa
place. — De même, tout pécheur contracte une dette vis-à-vis
de Dieu. Cette dette varie avec l'importance de la loi morale
qui a été lésée et de l'écart dans l'équilibre à rétablir.
Grande ou petite, le pécheur est obligé de la payer soit par
lui-même soit par un autre, dans ce monde ou dans la vie
future.
La peine accompagne le péché ; elle est comme la réaction
de Tordre violé. Toutefois, le caractère principal du péché,
ce qui en fait la malice, c'est qu'il est une offense envers
.Dieu, un mépris de ses ordres. A ce point de vue, il implique
l'inimitié de Dieu contre le pécheur, la rupture d'une rela-
tion que celui-ci, et non un autre, doit renouer librement avec
lui. Tant qu'il n'a point demandé et obtenu Je pardon de ses
fautes, les souffrances qu'endure le criminel, celles même
qu'une âme sainte offre pour lui, ne sont point agréées de
Dieu, comme l'expiation des peines qu'il a méritées. Elles
sont dépourvues, à cet égard, de toute valeur vraiment satis-
factoire. Loin pourtant d'être inutiles, elles attirent peu à
peu les grâces de Dieu, elles inclinent vers lui la volonté
rebelle du pécheur et facilitent sa réconciliation. Quand il a
ouvert son cœur à la grâce par le repentir, la valeur de ses f
épreuves est, dès ce moment, surélevée. Et si d'autres per-
sonnes offrent en sa faveur les souffrances qu'elles endurent,
ce sont pour lui autant d'acomptes qui diminueront et amor-
tiront peut-être la dette dont il est redevable à la justice
divine.
Les âmes que Dieu choisit ou accepte pour victimes des
péchés d'autrui sont donc des privilégié^, celles que d'or-
dinaire il aime davantage, puisque pour être vraiment expia-
toire une œuvre doit être accomplie en état de grâce. Voilà
pourquoi, dans les premiers siècles de l'Eglise, quand un
chrétien, qui avait faibli devant le martyre, venait implorer
son pardon, il était dispensé d'une partie de la pénitence à
subir, en se recommandant de l'un des confesseurs qui
■avaient souffert pour la foi. On supposait que celui-ci, du
750 LE DOGME DE L'EXPIATION
superflu de ses souffrances, acquittait, en partie du moins, la
dette de Tapostat repentant.
On voit que nul acte méritoire ne se perd, dans l'économie
du christianisme. Nos épreuves et nos bonnes œuvres, qui
ne servent pas immédiatement à expier nos fautes ou celles
des autres, passent dans le trésor de l'Église, d'où N.-S. et
ses ministres les tirent, en temps opportun, pour les déver-
ser sur des âmes souvent fort éloignées de nous et que nous
ne connaissons pas : tels ces ruisseaux qui semblent courir
inutiles vers la mer, contribuent à former les nuages et
vont retomber en ondées vivifiantes sur une terre dessé-^
chée.
A plus forte raison, le chrétien ne perd-il rien, en défi-
nitive, à souffrir pour les autres. Ses sacrifices, en effet,
ayant Dieu pour principe et pour fin, c'est la charité, la
reine des vertus, qui mesure l'étendue et l'intensité de
leur effet et leur donne son prix inestimable. Ce mérite est
tout personnel ; on ne l'aliène pas. Par une sorte de flux et
de reflux il va toujours grandissant, en raison des sacrifices
offerts ou acceptés, et il rejaillit jusqu'à la vie éternelle, où
Dieu en se donnant à une âme généreuse lui rend infini-
ment plus qu'elle n'a quitté.
D'ailleurs, toujours libéral jusque dans l'exercice de sa jus-
tice, Dieu ne choisit guère pour les unir à son sacrifice ex-
piatoire les âmes peu généreuses qui pourraient le repous-
ser. Il veut alors que sa croix soit librement embrassée et
portée avec amour. Et certes, depuis dix-huit siècles, son
appel a été entendu. Ils ne manquent pas, les cœurs qui se
vouent spontanément à la souffrance en réparation des
outrages faits à leur Maître bien-aimé. A l'heure qu'il est, il
y a dans l'univers des milliers de chrétiens qui prient, tra-
vaillent, pâtissent non pour expier leurs crimes, innocents
qu'ils sont eux-mêmes, mais pour faire oublier, s'il est pos-
sible, les fautes de ceux qui leur sont unis par quelque lien
et leur obtenir des grâces de conversion.
Libre à ces âmes généreuses d'offrir en holocauste leur
vie de chaque jour, pour expier les fautes de pécheurs
qu'elles ne connaissent même pas. Dieu ne leur interdit pas
de faire profiter qui bon leur semble des trésors de leur in-
LE DOGME DE L'EXPIATION 751
nocence et de leur amour. Le Christ n'a-t-il pas traité en
amis jusqu'à ses bourreaux ?
Il en va autrement quand Dieu lui-même envoie ou laisse
venir les infirmités, la maladie, la mort en vue d'une expia-
tion déterminée. Il est bien difficile, hors le cas d'une révé-
lation, de discerner avec certitude si telles catastrophes
sont spécialement permises, à titre d'expiation. Il est plus
difficile encore de préciser les crimes dont la mort d'in/io-
centes victimes est destinée à payer la dette. En ce cas, pour
autoriser une affirmation, il faut que le dessein de Dieu
perce d'une manière non équivoque, et qu'il apparaisse au
moins entre les prévaricateurs et les victimes qui leur sont,
substituées, un lien sensible de solidarité.
Par exemple, qu'une nation donne à l'univers l'exemple
d'une apostasie publique ; qu'elle s'acharne contre la
religion révélée et ses ministres; qu'elle s'efforce de chasser
Dieu de ses souvenirs comme du cœur de ses enfants, et de
le pousser à la frontière comme un étranger ou un impor-
tun. Si, sur ces entrefaites, elle est soudainement frappée
dans sa puissance, dans ses ressources, son honneur et son
influence, il y aura quelque raison de voir au-dessus de la
catastrophe où croule sa prospérité matérielle, la main d'un
Dieu justicier. Des esprits aussi pieux que clairvoyants
n'ont-ils pas vu, dans la ruine de l'empire romain, le châti-
ment de ses vices et de ses cruautés envers les chrétiens ?
Néanmoins on risque fort de se méprendre sur les inten-
tions de la Providence, en disant qu^elle permet tel malheur
soit public, soit privé, en vue de faire expier tels crimes.
N.-S. nous a mis en garde contre tout jugement trop préci-
pité, quand il a dit de l'aveugle-né: «Cet homme n'est point
puni pour ses péchés, ni pour ceux de ses parents; il est
éprouvé afin d^ manifester les merveilles de la Providence
(/o.,ix,3). » Les desseins de Dieu sont multiples; parles épreu-
ves il*convertit les pécheurs, sanctifie les justes, augmente
et raffermit la foi. Ce que nous entrevoyons, d'ailleurs, n'est
qu'un aperçu des vues divines, dont la profondeur reste
insondable.
752 LE DOGME DE L'EXPIATION
VI
On nous permettra d'indiquer ici une conclusion qui s'im-
pose : selon nous, aucun indice infaillible n'autorise à
supposer que Dieu ait laissé succomber 132 victimes, préci-
séiyient pour leur faire expier des crimes nationaux. Il y avait
là bien des âmes d'élite, bien des cœurs préparés de longue
date à unir volontairement leurs souffrances à celles du
Christ. Mais on ne distingue pas aussi nettement le lien
d'étroite solidarité qui rattache l'horrible accident aux fautes
de la nation. Plus soigneusement encore, écarterons-nous
l'hypothèse que Dieu, par un décret éternel, inexorable,
aurait poussé les volontés humaines aux imprudences qui ont
déterminé la catastrophe. Non, il n'a pas préparé la suite des
événements en vue d'amener ce désastre. Ce qui est vrai, c'est
que l'ayant prévu, il n'a pas voulu l'empêcher.
Pourquoi ne l'a-t-il pas voulu ?
Notons bien tout d'abord que Dieu, pour de hautes rai-
sons, que nous comprendrons mieux au ciel, ne veut pas
violenter la liberté humaine, d'où procèdent tant d'impru-
dences et de criminels attentats ; de plus, il n'interrompt
que rarement l'activité des causes secondes dont le jeu
normal et stable entretient d'ordinaire l'ordre, l'harmonie
et la sécurité dans l'univers. Exiger que Dieu sauve ses
amis de toute épreuve et d'une mort soudaine ou préma-
turée, c'est vouloir qu'il intervienne à chaque instant d'une
manière sensible. A ce compte, le miracle est son action
habituelle, et non le signe extraordinaire par lequel il se
manifeste.
Et puis, en donnant aux justes une garantiç de prospérité
temporelle et de longévité, Dieu renverserait entière-
ment l'orientation du monde moral. L'abnégation n^ serait
plus nécessaire. La foi des uns cesserait d'être libre et mé-
ritoire ; celle des autres s'évanouirait. L'un des principaux
motifs qui soutiennent le croyant n'est-ce pas l'espoir en la
vie future ? Or, mettez, ici-bas, toutes les récompenses du
côté des justes, et les châtiments du côté des méchants,
LE DOGME DE L'EXPIATION 753
la base de notre espérance est désormais voilée, si elle no
s'écroule pas.
En laissant fondre sur ses amis la plus terrible des épreu-
ves, Dieu a donc voulu attirer vers le monde invisible nos
esprits et nos cœurs. S'il les a laissé périr de la mort la
plus rapide et la plus effrayante, c'est qu'il a voulu dépren-
dre nos âmes d'une attache excessive pour la vie présente,
fortifier en nous la conviction qu'il existe une vie future,
et nous rappeler à quel point les biens impérissables l'em-
portent sur les joies éphémères de ce monde.
Voici une illusion que Dieu, pensons-nous, a voulu dé-
truire : du moment qu'un homme s'attache à la vertu, on
croit qu'il doit être récompensé dès ici-bas, par des béné-
dictions temporelles. La religion chrétienne n'encourage
pas ces espoirs dont se berçaient les juifs de l'ancien Testa-
ment. L'évangile ne nous dit pas que le disciple du Christ
sera mis à couvert des épreuves temporelles, son maître
n'a point pris l'engagement de lui aplanir à chaque instant
le chemin du ciel, d'écarter de ses pieds tous les obstacles
qui peuvent le blesser. La piété la plus éclairée, la charité
la plus sublime ne sont pas une garantie de prospérité ter-
restre. Elles sont mieux que cela; elles demeurent une
preuve de grandeur morale, un gage ordinaire de paix inté-
rieure pour la vie présente et une garantie inOnllibic do
bonheur pour la vie future.
Sur la terre n'attendons rien do plus^ avec certitude du
moins, tant que cette parole : « heureux ceux qui pleurent »
ne sera pas rayée des Evangiles.
D'ailleurs, tout ce que nous savons des attributs do
Dieu nous force à penser qu'il a été, jusque daas les tour-
ments atroces qu'elles ont soufferts, particulièrement clé-
ment envers les âmes rappelées à lui. C'est un horrible
blasphème de comparer à l'idole Moloch le Père tendre qui
n'abandonne personne qu'il n'en soit d'abord abandonné.
Molocli dévore pour jamais les vies qu'on lui offre en sacri-
fice. Quant au Dieu de la science préconisé par Bourgeois
et Bcrthelot, il ne sait que montrer à des parents éplorés
une poignée de cendres, uniques restes de ce qu'ils ont
aimé. Le Dieu des chrétiens, au contraire, compense au
LXXI. — 48
754 LE DOGME DE L'EXPIATION
centuple les sacrifices qu'il sollicite et qu'on accepte pour
lui plaire.
Oui, de ses mystérieux desseins le trait le plus saillant est
une pensée de miséricorde envers les héroïnes que toute
la France pleure. Pas une blessure, pas un soupir, pas une
larme, qui ne doive se changer en bénédiction pour elles.
Une autre marque de la divine miséricorde, c'est d'avoir
rappelé à lui ces âmes qu'il aimait, au moment précis où un
double rayon d'amour pour Dieu et de commisération pour
ses pauvres donnait à leur vie entière un plus vif éclat. Il
semble qu'à l'heure où la flamme consumait les liens
qui les retenaient sur la terre, la charité a dû leur prê-
ter ses ailes pour les faire monter tout droit au sein de
Dieu.
VII
Quelle que soit, d'ailleurs, la fin plus spéciale que Dieu se
soit proposée, en le permettant, nous n'hésitons pas à
croire qu'un tel holocauste attirera d'abondantes bénédic-
tions sur la France entière. Que faut-il pour cela ? Que les
victimes n'aient pas rétracté la pensée généreuse qui les
conduisait là où elles ont succombé, et qu'elles se soient,
devant une mort inévitable, abandonnées au bon plaisir de
Dieu. Or, la plupart étaient habituées à lui offrir fréquemment
leurs peines, leurs travaux, leur vie ; ce jour-là, d'elle
même, leur offrande montait au ciel, en odeur de suavité.
11 en est, peut-être, qui étaient plus généreuses que pieuses.
Mais encore la pensée de faire l'aumône pour remplir un
devoir et plaire à Dieu, ne devait pas être étrangère à leur
dernier acte de libéralité. Et puis, quand la mort la plus
affreuse s'est dressée devant elles, en plein exercice d'une
œuvre de miséricorde, quand elles ont vu les plus pieuses
de leurs compagnes attendre la flamme à genoux en implo-
rant le pardon céleste, nous sommes en droit de présumer
qu'elles ont reçu, à cet instant, toutes les grâces nécessaires
pour accepter généreusement l'immolation qui leur était
imposée. Et, en partie, inutile pour expier leurs propres fau-
tes, le surcroît de leur sacrifice doit tourner à l'avantage de
LE DOGME DE L' EXPIATION 755
leur famille et de leur patrie, pour lesquelles, implicitement
au moins, il a été offert.
11 est des fleuves qui, franchissant leurs rives et dé-
bordant à travers la campagne, semblent d'abord tout
ensevelir dans la mort ; mais bientôt après, quand ils se
retirent et reprennent leur cours ordinaire, on s'aperçoit
qu'ils ont laissé après eux la vie et la fécondité. Ainsi de la
catastrophe qui a frappé tant de nobles victimes, sortira peu
à peu une source abondante de grâces, de dévouements, de
consolations. On s'estimera honoré de compter un membre
de sa famille au nombre des personnes tombées au champ
de la charité. Du vaste bûcher continuera longtemps de
s'élever une voix plus éloquente que celle des prédicateurs,
invitant les privilégiés du rang et de la fortune, aussi bien
que les plus humbles, à la pratique de la foi, de l'abnégation^
delà charité. On saura que les martyres aimaient tendrement
les malheureux, parce qu'elles étaient croyantes, autant que
bonnes ; qu'elles voyaient en eux des frères, mais plus
faibles et moins favorisés, auxquels, par conséquent, il fallait
venir en aide.
On se rappellera les admirables exemples de dévouement
qui ont été donnés par les plus pauvres comme par les plus
riches... Dams quelques années, quand on viendra prier
dans la chapelle dédiée à la mémoire des victimes de la
charité, déjà les membres séparés d'une môme famille,
commenceront à se retrouver pour n'être plus désunis. Mais
le souvenir des défunts continuera d'exercer son charme
sur notre société. Et peut-être que plus d'un indifférent,
jusqu'ici réfraclaire à la pensée religieuse, obtiendra par
leur intercession des grâces de conversion. Il sentira que
la douleur et la mort des amis de Dieu est féconde, et d'au-
tant plus qu'elle s'accomplit en des circonstances plus
épouvantables; qu'elles portent en elles une vertu divine
qui fortifie et console ceux qui en sont témoins; enfin qu'elles
manifestent au ciel comme sur la terre, plus encore que sa
justice, la miséricorde de Dieu.
F. TOURNEBIZE, S. J.
LE DUC D'AUMALE
II. — L'HOMME DE LETTRES '
III
Nous avons regret d'avoir laissé l'homme de guerre à la
Smala, sans nous attacher plus longtemps à le suivre dans
une carrière deux fois brisée, en 1848 et en 1883. Mais
nous allons le retrouver dans ses ouvrages où, à son insu, il
s'est plus d'une fois raconté lui-même '-.
1. Voir Études, 5 juin 1897.
2. Voici la liste authentique des ouvrages du duc d'Anmalc, telle qu'on a
bien voulu nous la communiquer :
"i. Notes sur deux petites bibliothèques françaises du xv^ siècle, petit in-4*
de 64 pages. Londres, 1854.
2. Les Zouaves et les Chasseurs à pied, esquisses historiques, in-12 de
177 pages. Paris, Michel Lévy, 1855. — 4" édition, 1859. Nouvelle édition
in-18 en 1886. C'est celle que nous citons.
D'abord dans la Bévue des Deux Mondes sous la signature V. de Mars.
Zouaves, 15 mars 1855 ; Chasseurs, 1^'' avril,
3. Notes et documents relatifs à Jean, roi de France, et à sa captivité en
Angleterre, petit in-4° de 190 pages. Londres, 1855.
■*. Nouveaux documents relatifs à Jean roi de France, 1858, petit in-4° de
24 pages.
5. Alesia, étude sur la septième campagne de César en Gaule, in-8o de
245 pages. Paris, Michel Lëvy, 1859.
D'abord dans la Revue des Deux Mondes, l""" mai 1858. Signé: V. de Mars.
6. Discours prononcé au dîner anniversaire de la fondation du « Royal
Ijterary Fund », le 15 mai 1861, in-8'» de 24 pages. Londres, 1861.
'^, Lettre sur l'histoire de France adressée au prince Napoléon, in-S»
de 31 pages. Paris, 1861. — Diverses éditions, Londres, Bruxelles, etc. 1861.
8. Inventaire de tous les meubles du cardinal Mazarin, dressé en 1653,
et publié d'après l'original conservé dans les archives de Coudé, in-8'> de 404
pages. Londres, 1861.
9. Description sommaire des objets d'art faisant partie des collections du
duc d'Aumale, exposés pour la visite du « Fine Arts Club », le 21 mai 1862,
petit in-4o de 83 pages.
LE DUC D'AUMALE 757
Les Zouaves et les chasseurs à pied parurent d'abord en
articles dans la Revue des Deux Mondes, (15 mars et 1" avril
1855), puis quelques jours après en volume. Croirait-on que
Tauteur avait dû se couvrir de la signature du gérant!
L'Empire longtemps proscrit, proscrivait à son tour. Mais
ce n'est pas une pensée de vengeance qui guide le duc
d'Aumale, l'ancien gouverneur d'Algérie devenu l'hôte de
l'Angleterre. L'universelle bienveillance qui était le fond
de cette nature vraiment princière, perce à chaque ligne. 11
ne murmure ni contre les événements ni contre les hommes.
Le premier des événements qui déchira sa vie, la catas-
trophe de Neuilly, ne lui inspira, en arrachant à son affec-
*". Information contre Isabelle de Limeuil (mai-août i56i), petit in-4o de
106 pages. Londres, 1863.
". Discours prononcé à la réunion agricole d'Evesham, în-8« de 16 pages.
Bnixelic», 1863.
^2. Les Institutions militaire» de la France, Louvois, Carnot, Saint-Cyr.
Paris, Michel L<5vy, 1867. In-8» de 193 page».
^3, I.a question algérienne, à propos de la lettre adressée par l'empereur
au maréchal de Mac-Mahon. Pari», Michel Lôvy^ 1866, in-8" de 31 pages.
D'abord dansla/fevue des Deux Mondes, \" mars 1867. Signé: A. LaugeL
Puis dans le Courrier du Dimanche.
'••. Histoire des princes de Condé pendant tes xvi* et xvii* siècles. Paris,
Michel (puis Calmann) Lëvy, 1869-1896. Sept vol. in-8o avec Index et Alla».
*''. Discours sur la réorganisation de l'armée prononcé le 28 mai i872 à
l'Assemblée nationale, in-S» de 22 pages. Paris, 1872.
<•. La Sx'ite des evvres poetiqve» de Vatel. En tôle figure une Notice par
le duc d'Aumalc, en fac-similé anlographe de 21 pages, in-fol. C'est la
reproduction du manuscrit de Chantilly, faite en 1881 par la Société des
Bibliophiles français et tirée à 40 exemplaires.
*''. Notice sur M. Cuv'illier-Fleury , 1888. Dans le Centenaire du Journal
des Débats. Paris, Pion, 1889. In-fol., pages 219-226.
"'. Louis-Philippe et le droit de grâce. 1897, Brochure in-8» de 42 pages.
TRAVAUX ACADÉMIQUES :
'. Discours de réception à l'Académie française, 3 avril 1873.
*. Notice sur le comte dr CdidniUac. lue h l'Académie des Beaux-Arts,
le 17 juillet 1880.
3. Discours prononce n i Actiavimc française le 7 avril 1881 pour la récep"
tion de M. Housse. Paris, Calmann-Lévy. In-8'' de 27 pages.
*. Notice sur Bosseeuiv-.Saint-IIilaire, lue à l'Acadëmie des sciences mora»
les et politiques, le 26 octobre 1889.
COLLABORATIOK l
Bévue des Deux Mondes, depuis 1855.
758 LE DUC D'AUMALE
tion un frère bien-aimé, que cette parole résignée : « Il plut à
Dieu, dans ses impénétrables desseins, de nous ravir le
prince sur lequel reposaient de si légitimes espérances. »
(P. 150). Et cependant combien il Taimait ce frère qui joi-
gnait au tour d'esprit le plus vif la parole la plus animée et
les qualités les plus séduisantes unies au plus solide mérite
(p. 138). Il ne tarit pas sur son éloge et il y revient encore
(p. 148) tout pénétré qu'il est des services que le prince
royal était appelé à rendre à l'armée et au pays.
Avec la même sympathie affectueuse ici, respectueuse
ailleurs, il a tracé dans ce petit volume plein d'idées, de
choses et de portraits, le caractère des officiers les plus
vaillants sortis de l'école, selon lui incomparable, que fut
la guerre d'Afrique. Successivement nous voyons défiler
La Moricière, capitaine puis commandant aux zouaves, un
des créateurs du régiment, organisateur du premier bureau
arabe, esprit prompt, montrant à la fois beaucoup d'audace
et de prudence, beaucoup de finesse et de loyauté, avec une
ardeur infatigable et une valeur admirée d'Abd-el-Kader
(p. 27).
Plus loin, c'est Cavaignac, le chef de corps au caractère
énergique, à l'esprit plein de ressources, au courage calme
toujours et quand même entraînant (p. 49). Le duc est peut-
être le seul des historiens de l'Algérie à ne pas signaler les
dissentiments de Changarnier et de Bugeaud. C'est une
besogne qu'il a laissée à Camille Rousset, à Pélissier et à
Trochu. 11 ferme également les yeux sur les défauts de
Canrobert qui pour lui est un des meilleurs officiers de
l'armée, possédant l'habitude du commandement et ayant
livré de beaux combats (p. 81). Trochu en jugera tout
autrement.
S'il salue avec tant de bonne grâce les renommées nais-
santes, c'est presque avec vénération qu'il mentionne les
grands princes et les généraux fameux d'autrefois, Henri IV,
Gustave-Adolphe, Vauban, Gouvion-Saint-Cyr, Soult, ce
dernier faisant revivre encore sous Louis-Philippe les tra-
ditions de Napoléon V.
Il aime passionnément les corps d'élite de l'armée nou-
vellement établis : les zouaves et les chasseurs à pied. Ce
L'HOMME DE LETTRES 759
sont les zouaves qui, deux heures après la charge fantas-
tique de la Smala, arrivaient ayant franchi trente lieues en
trente-six heures, « sans eau, par le vent du désert, marche si
dure que le sang colorait leurs guêtres blanches », et
sifflant des fanfares comme pour railler les chevaux fatigués
de leurs rivaux de gloire (p. 68). A l'heure où il écrit, il les
voit de loin au siège deSébastopol, renouvelant à l'Aima et à
Inkermann les prodiges de Laghouat ou de Zaatcha, et il
répète avec l'Europe de 1855 : « Ce sont les premiers
soldats du monde ! » (p. 69).
Les chasseurs à pied, ces anciens tirailleurs de Vincenncs,
ne lui semblent guère inférieurs aux ZouaouaSy Kabyles de
1830 convertis en nos zouaves français d'Algérie et de Crimée.
« Les chasseurs, écrit-il, sont agiles, prompts dans l'action,
ardents dans les attaques, solides dans les retraites, mar-
cheurs infatigables; ils profitent des accidents de terrain
avec une rare intelligence, se gardent, s'éclairent à mer-
veille, et tirent de leurs armes un admirable parti. » (p. 16'K
Aussi, chasseurs ou zouaves, comme il est fier de com-
mander à ces troupes vaillantes et aguerries! Un jour sur-
tout il sentit son cœur battre d'orgueil en les passant en
revue. L'année 1845 avait été terrible pour la colonie. Une
insurrection générale l'avait mise à feu et à sang. Les zouaves,
partagés entre la frontière du Maroc et la province d'Alger,
supportèrent six mois de combats et de marches sans trêve.
Ils ne rentrèrent à Blidah qu'au mois d'avril 1846. Le grand-
duc Constantin, fils de l'empereur régnant 'de Russie
Nicolas 1", à peine débarqué à Alger, demanda à voir le pre-
mier bataillon. Le lendemain, les zouaves qui, dans la nuit,
avaient reçu des uniformes neufs, attendaient le prince,
rangés en bataille à BoufTarik. Lorsqu'on descendant de
voiture il les aperçut, rangés dans la prairie entre deux esca-
drons de spahis, il ne put contenir sa surprise.
Le site d'ailleurs était charmant : la Mitidja était dans tout l'éclat
de sa parure du printemps, et aucun nuage ne tr()ul)Iait l'harninnic des
belles lignes de 1 Allas ; mais le grand-duc n'avait d'yeux que pour les
souaves ; et quel ne fut pas son étonnement lorsqu'il apprit que cette
troupe d'un aspect si original, pourtant si compacte et si bien paqueice,
était rcnlrcc la veille et avait fait six lieues le matin, quand enfin il sut
760 LE DUC D'AUMALE
que ces hommes à l'air si martial et si robuste ne connaissaient, depuis
six mois, d'autre lit que la terre et d'autre toit que le ciel! (p. 78).
Le duc d'Aumale se plaisait à espérer que la campagne de
Crimée n'avait pas effacé chez le grand-duc Constantin les
impressions de cette revue algérienne. Lui-même l'oublia
moins que personne. Le 10 octobre 1895, — un demi-siècle
après ! — il présidait, en qualité de directeur de l'Académie
française, une séance exceptionnelle à laquelle étaient invités
le grand-duc Constantin, directeur de l'Académie impériale
des sciences de Pétersbourg, et la grande-duchesse Elisa-
beth. Il fit aux illustres hôtes de la France les compliments
d'usage, puis s'adressant au grand-duc :
Permettez-moi de quitter un moment le terrain académique pour
apporter ici un souvenir personnel.
Il y a bien des années, le maréchal Bugeàud rappelait un de ses
lieutenants des confins du désert et le chargeait de présenter quelques-
unes de nos troupes à un fils de l'empereur de Russie qui venait de
débarquer à Alger.
Le soleil de juin, déjà brûlant, avait cependant laissé à la Mitidja sa
parure de printemps. C'est sur un tapis de verdure que le grand-duc,
lieutenant de vaisseau, passa une revue qui ne manquait pas d'origi-
nalité. Les zouaves, rentrés la veille d'une longue et laborieuse cam-
pagne, avaient conservé leurs haillons de guerre K
Le jeune officier de marine était le père de Votre Altesse Impériale
et celui qui avait l'honneur de lui présenter ses glorieuses bandes
africaines a aujourd'hui le plaisir. Madame et Monseigneur, de vous
inviter à prendre séance au milieu de l'Académie française ^.
Le duc d'Aumale, sans descendre aux façons familières du
Père Biigeaiid, aimait donc le soldat. Il croyait à la beauté
et à la supériorité de nos armes. Le dernier chapitre de son
livre est un dithyrambe. Il salue la création des bataillons
de chasseurs comme « un événement important dans l'his-
toire militaire »; il remonte à la légion romaine pour trouver
un terme de comparaison à notre division, et trouve complet
« cet admirable ensemble de l'infanterie française qui réunit
1. Le prince avait-il oublié de relire la page des Zouaves où il parle de»
uniformes neufs reçus pendant la nuit ?
2. Le Soleil, 11 oct. 1895.
L'HOMME DE LETTRES 761
les qualités des races du nord et des races du midi, la soli-
dité, la fermeté des unes, Télan et Tardeur des autres! »
Quelle différence avec les insinuations ironiques du jeune
Trochu qui, à pareille époque, admirait lui aussi nos gro-
gnards d'Afrique, mais tout en se demandant et en deman-
dant à Bugeaud et aux autres officiers aveuglés ce que
feraient bien ces quelques bataillons de troupes légères
dans une grande guerre continentale. Un historien futur
pourra seul trancher le débat et se prononcer définitivement
pour ou contre.
Le duc d'Aumale d'alors, sans être routinier, était plutôt
partisan de la conservation que de la transformation. Il
jugeait trop graves les changements apportés aux institu-
tions militaires, à l'organisation du personnel, au matériel,
pour qu'un mûr examen ne fût pas indispensable. Une
lacune cependant l'avait frappé. Il reconnaît que jusque vers
1840 l'instruction du tir avait été « toujours nulle et insigni-
fiante » (p. 129). Dans l'infanterie on la négligeait complè-
tement. (( Le soldat brûlait tous les ans devant une cible un
certain nombre de cartouches à balles ; mais on ne lui don-
nait aucun principe, aucune règle : pour faire de son fusil
l'emploi le plus décisif, le plus meurtrier, il était abandonné
à son intelligence, à son adresse naturelles, n (p. 167;. L'école
de tir de Vincennes dont le prince était sorti lui-même, y
avait en partie remédié en formant pour chaque régiment un
noyau de tirailleurs.
IV
Tel est ce petit livre de Zouaves et Chasseurs. Il eut sa
quatrième édition en 1859 et son succès dure encore aujour-
d'hui. Mais une simple brochure sortie do la plume du
prince exilé allait avoir, peu après la guerre d'Italie et les
annexions, un retentissement qui fut européen. Le 2\ no-
vembre 1860, un décret avait modifié la constitution de
1852 en faveur de la liberté des Chambres. Le l*' mars sui-
vant, dans la discussion de l'adresse par le sénat au palais
du Luxembourg, le prince Napoléon intervint. 11 prononça
durant trois heures le plus violent des réquisitoires, au su-
762 LE DUC D'AUMALE
jet de la question romaine. Le roi de Naples qui venait de
s'illustrer par l'héroïque défense de Gaëte, fut pris à partie,
avec La Moricière, le glorieux vaincu de Gastelfîdardo.
Pie IX, Cadoudal et la reine Caroline de Naples essuyèrent
le feu du prince, plus vaillant à la tribune que sur les champs
de bataille. Ce qui n'empêcha pas Cavour de lui écrire
avec sa bassesse ordinaire : « Le discours de votre Altesse
est pour le pouvoir temporel du Pape ce que Solférino a été
pour la domination autrichienne *. »
Le prince Napoléon, dans ses insultes à tous les gouver-
nements qui avaient précédé le second Empire, avait eu le
malheur de parler des divisions des Bourbons et de l'union
des Bonaparte. C'en fut trop. Fils d'une Bourbon de Naples,
Marie-Amélie, le duc d'Aumale avait épousé en 1844 Caro-
line de Bourbon-Siciles. Il défendit la royale maison dont
l'honneur était le sien.
Le 15 mars, paraissait sa Lettre sur VHi^toire de France
adressée au prince Napoléon. Dans le genre satirique, c'est
un chef-d'œuvre qui laisse loin Paul-Louis Courier et tous
les pamphlétaires de notre temps. La noblesse et l'émo-
tion du langage, la justesse irritante et la portée profonde
des allusions, la sûreté de la riposte et la vivacité de l'at-
taque révélèrent au grand public un écrivain de race dans
la famille d'Orléans.
Le prince Napoléon avait erré à travers l'histoire romaine
et l'histoire d'Angleterre ; le duc d'Aumale le ramène à
l'histoire de France, et, commençant par celle du cousin de
l'empereur, il lui rappelle admirablement les bontés du roi
Louis-Philippe envers la reine Hortense et son fils, envers
le roi Jérôme et lui-même.
Passant en revue toutes les lâchetés du personnage si peu
napoléonien par le caractère, il remonte au fondateur de
cette dynastie des Bonaparte, et dans une page superbe il
venge Louis XIV que le prince avait immolé à Napoléon I".
« Vous n'aimez pas Louis XIV, dites-vous, à cause du mal
qu'il a fait à la France : quel sentiment avez-vous donc pour
votre oncle ? Louis XIV était, dites-vous, un orgueilleux
\. Histoire du second Empire, par Pierre de La Gorcc, t. III, p. 456.
L'HOMME DE LETTRES 763
despote, son royaume à sa mort était appauvri d'hommes et
d'argent; mais je ne crois pas qu'à cet égard Napoléon ait
rien à lui envier. » (p. 17). Puis ramenant le petit neveu du
grand homme, de Leipsick et de Waterloo aux récentes affai-
res d'Italie, il lui rappelle que Napoléon à Sainte-Hélène, loin
de montrer de l'aversion pour la papaiité, avait recommandé
aux siens de s'établir à Rome.
Le duc ne s'oppose pas à l'unité italienne, mais pourvu
qu'elle « rassure les consciences catholiques justement alar-
mées, et garantisse l'indépendance réelle, efïicace du chef
vénéré de notre Eglise. » (p. 24). Quelle peinture de ces
honteuses manœuvres adoptées par les Piémontais de conni-
vence avec Napoléon III, au mépris de tous les traités, contre
le roi de Naples François II et le Pape Pie IX!
Je goûte peu, je Tavoue, les moyens employés depuis dix-huit mois
pour arriver à ce but Je confesse n'aimer guère ni les expéditions
secrètement encouragées,- publiquement désavouées et dont on s'em-
presse ensuite de recueillir les fruits ; ni ces invasions soudaines que
n'accompagne aucune des formalités salutaires et prolectrices consa-
crées par le droit des gens ; ni cet acharnement contre un jeune roi,
dont on tient à précipiter la chute dès qu'on le voit entrer dans la voie
des réformes, et dont on se hâte de consommer la ruine dès qu'on le
voit dispo.sé à se défendre. Et surtout, je le déclare, je ne puis m'in-
cliner et battre des mains, quand je vois le général piémontais qui
venait de complimenter l'Empereur en Savoie, accourir de Chambéry,
la main encore chaude de l'étreinte du chef de l'Etat, pour écraser
cette poignée de Français autorisés par lui à défendre les Etats du
pape (p. 24).
Parmi ces héro'iques défenseurs de Castelfidardo, il y en
avait un dont le nom était resté aux yeux des soldats d'.Vfri-
quc synonyme de vaillance et d'honneur. Le duc d'Auniale
avait encore présent à l'esprit cette soirée de décembre 1847
où le vainqueur d'Abd-el-Kader lui avait amené l'émir en
personne dans une petite baraque fumeuse de la côte d'Oran.
Le gouverneur avait ratifié les promesses faites au pri-
sonnier par le général, et ces trois noms Aumale, La
Mocicière, Abd-el-Kader, avaient été associés en cette
scène historique, grandiose épilogue de la conquête d'.M-
764 LE DUC DAUMALE
gérie. Or le prince Napoléon s'était permis de traiter La
Moricière de « général séparé du gouvernement de son
pays ». Le duc lui répondit :
Il faut un étrange sang-froid à ceux qui tiennent un tel langage,
pour faire semblant d'ignorer que La Moricière, placé sous la double
sauvegarde de son mandat de représentant et d'une vie intègre, glo-
rieuse, pure de toute tache, a été arraché de son lit une belle nuit ; que
perclus de douleurs, résultat non des plaisirs des grandes villes mais
de dix-huit ans de bivacs et de campagnes incessantes, il a vu ses
membres assujettis dans une de ces étroites cellules où l'on enferme
les galériens quand on les conduit au bagne ; de la prison mené en
exil ; et qu'en mettant son retour au prix de son honneur, on l'a retenu
sur la terre étrangère jusqu'à ce que son fils unique soit mort loin de
lui. Voilà ce qu'où appelle, dans ce temps de confusion et de mensonge
où nous sommes, « un général séparé du gouvei'nement de son
pays » ! (P. 25.)
Ces allusions visaient les épisodes -déjà anciens du coup
d'état. D'autres tableaux remettaient sous les yeux la poli-
tique à double face de l'Empire qui trompait à la fois les
catholiques et les révolutionnaires; aux catholiques montrait
Rome rendue au Pape par nos armes ; aux révolutionnaires,
la lettre à Edgar Ney. « Vous avez deux faces, s'écrie le duc
d'Aumale, et vous les montrez toutes deux tous les jours. »
(p. 26.)
Ceci s'adressait au gouvernement de Napoléon III. Quel-
ques traits plus cruels atteignaient en plein visage son triste
cousin. Le duc d'Aumale raillait ce prétendu gouverneur
d'Algérie qui n'avait jamais quitté le Palais-Royal, ce géné-
ral revenu de Sébastopbl avant la fin du siège et qui pen-
dant Magenta et Solférino, était retenu loin des engagements
u par le soin de rechercher le matériel de guerre de la
duchesse de Parme » (p. 28).
Le prince Napoléon reçut le soufflet et n'y répondit pas.
Dans cette Lettre sur Vhistoire de France l'auteur maniait
la plume comme autrefois l'épée. Dans Zouaves et chas-
L'HOMME DE LETTRES 765
seurs plus jeune et plus enthousiaste, il avait sans ton
agressif, sans amertume ni colère, raconté les exploits d'une
époque meilleure. Dans les Institutions militaires de la
France il va unir la sérénité de jugement qui apprécie les
choses du passé, et la sévérité mêlée d'appréhension qui
envisage les faits du présent non sans effroi de l'avenir. Il
ne décrit plus en sacrifiant parfois au pittoresque ; il Juge et
il sonne l'alarme.
On est au lendemain de Sadowa. Un éclair vient de déchi-
rer la nuée. « Il y a environ cent ans, l'Europe apprit quelle
comptait une grande puissance militaire de plus, et que
cette puissance s'était d'emblée placée au premier rang...
C'était la plus petite, la plus pauvre, la plus récente des
monarchies qui battait successivement les armées les plus
célèbres. » Ainsi s'exprime le duc d'Aumale, au début de
ces considérations parues en mars 1867. C'est un cri d'an-
goisse s'échappant de la poitrine d'un français qui vient
d'assister à un recommencement historique. Guillaume va-
t-il être un second Frédéric-le-Grand ? Tout le monde est
inquiet. Le succès de la Prusse a été écrasant et il n'est pas
dû au hasard. Quelles en sont les causes? De môme que la
grande intelligence de Frédéric ne donne pas à elle seule la
raison de Rosbach et de nos désastres de la guerre de Sept
ans, tout n'est pas expliqué dans la défaite tic l'Autriche par
les mouvements tournants de ses adversaires, l'emploi du
télégraphe vi des chemins de fer, Tusage du fusil à aiguille,
l'organisation de la landwohr.
Le duc d'Aumale constate d'abord que « certains observa-
teurs superficiels méconnaissent l'élasticité et la force » da
cette armée nouvelle, et que Sadowa est « le triomphe le
plus éclatant que l'histoire ait depuis longtemps enregistré »
(p. 4) ; mais, il faut bien le reconnaître, il n'admet pas que
les victoires des Prussiens soient dues exclusivement à leur
système militaire et il croirait « faire injure au vainqueur »
en cherchant dans l'excellence de ce système l'unique expli-
cation des événements de l'été de 1866. Ce qu'il ne fait pas
diflicullé d'admettre, c'est que la Prusse « a pu presque
instantanément mettre en ligne une armée considérable,
très instruite, bien commandée, complètement pourvue, et,
766 . LE DUC DAUMALE
à défaut d'expérience, animée du plus vif sentiment de
l'honneur » (p. 6).
Les autres causes ne lui paraissent pas suffisamment
connues ; mais, pour qui a lu ses œuvres, il semble bien
qu'il accuse l'insuffisance de notre diplomatie.
Pour en revenir sur le terrain spécial de son livre, il
avoue que la Prusse a des institutions militaires et qu'elle
leur doit ses principaux avantages. De là il est naturellement
amené à se demander si la France en possède également.
Trochu le niait. Avec Trochu il reproche au premier
Empire de n'en avoir pas fondé, faute il est vrai de temps et
de durée ; mais chose bizarre il parait croire que le second
Empire a été plus heureux. Ceux qui accusent le duc d'Au-
male d'avoir fait à Napoléon 111 une opposition systématique
se trompent donc complètement ici. 11 trouve que depuis
1852 « l'initiative du chef de l'État a fait introduire dans le
matériel de l'artillerie de grands perfectionnements dont le
dernier mot n'est pas dit encore » (p. 177); on a accru le
nombre des chasseurs à pied, des zouaves, des tirailleurs
algériens ; on s'est occupé de l'instruction individuelle et
de la remonte des troupes à cheval ; la cavalerie de réserve
a été augmentée et « nos illustres cuirassiers plus maltraités
depuis quelque temps dans la presse qu'ils ne l'ont été sur
les champs de bataille d'Eylau ou de la Moskowa «, n'ont
pas été sacrifiés à l'opinion.
Ainsi, môme après Sadowa, tout en perdant de sa confiance
juvénile, le duc d'Aumale partageait encore les sentiments
de la majorité de nos généraux ; il a encore foi à la faria
francese. L'armée que Gouvion-Saint-Cyr nous avait
donnée en 1816 et qu'avaient perfectionnée les lois de 1832,
lui semble « une armée vaillante, unie, leste, désintéressée,
sobre, intelligente, nationale » (p. 171). S'il presse l'organi-
sation de la garde mobile, il ne parait point partisan de ces
contingents qui ne font que passer par les rangs sans avoir
le temps d'acquérir l'esprit militaire. 11 se demande avec
anxiété qui saura entretenir et mettre en mouvement les
armées immenses que l'on rêve. 11 appelle l'attention
sur l'étude du rôle des chemins de fer, des voies parallèles
ou perpendiculaires aux frontières et sur une disposition
LHOMME DE LETTRES 767
nouvelle des dépôts. Enfin il voudrait à la France des insti-
tutions libres qui ne permettent plus à un empereur de la
mener à Madrid ou à Moscou. Trois ans après, il aurait pu
écrire : et à Sedan.
VI
Mais avant de raconter comment la défaite de la France le
remplit d'étonnement et d'indignation et quels remèdes il
proposa pour le relèvement de notre situation militaire
effondrée, nous devons achever l'examen de ses idées de
la veille.
Il les exprima de nouveau dans sa Question algérienne^ à
propos de la fameuse lettre, adressée par Napoléon 111 à
Mac-Mahon, alors gouverneur général d'Algérie, sur notre
grande colonie d'Afrique.
Le souverain, en utopiste qu'il était, imaginait tout un
nouveau système d'administration. Le plus curieux est que
lui-mèmc dénonçait les abus, comme un simple journaliste
d'opposition. Tout lui semblait à réformer, sinon à boule-
verser de fond en comble : impôts, justice, domaines et
forêts, travaux publics, condition des indigènes et des
Européens, commandement des troupes.
Avec une fine courtoisie, le duc d'Aumale critique pièce
à pièce le document impérial. Napoléon rêvait d'être l'em-
pereur des Arabes comme il l'était déjà des Français. Mais
était-ce la peine d'avoir fait quinze ans de guerre à Abd-el-
Kader, pour reconstituer l'indépendance des indigènes sous
la suzeraineté de la France ? A quoi bon tant de combats,
pour rétablir les Makhzen ou milices héréditaires et privi-
légiées, qu'il faudrait nourrir de razzias?
Par (juolle anomalie proposait-on en même temps de
décréter tous les Arabes non pas encore citoyens français
(cet honneur était réservé aux Juifs par l'avocat Crémieux
pour le jour de nos désastres), mais Français tout court ?
Et quel paradoxe, dans une colonie de ne plus vouloir
de colons! Napoléon III entend réduire et arrêter, au profit
des indigènes, l'immigration européenne. Les arabes
mettront-ils donc à notre place les terres en valeur? Était-ce
768 LE DUC D'AUMALE
la peine d'arroser ce sol de notre sang et de faire chaque
année des sacrifices d'argent? L'empereur a pourtant son
plan. L'Algérie reconnaissante produira quelque chose.
« Que produira-t-elle enfin ? Des soldats, w répond l'empereur.
Des soldats : nous pensions que c'était la denrée dont notre patrie
avait le moins besoin; toute notre histoire et de glorieux exemples
contemporains l'ont prouvé au monde entier. Amis ou ennemis de la
France sont unanimes à cet égard. Notre surprise est donc grande en
apprenant que pour tout produit net TAlgérie nous donnera 20.000
Turcos.
Et ce n'est pas donner, qu'il faut dire, c'est échanger. Les 20.000
Turcos que nous aurons peut-être, mais que nous n'avons pas encore,
et qui pourraient porter les armes à côté de nos soldats dans une
guerre européenne, ne feraient que remplacer 20.000 des combattants
français retenus en Afrique. Or, les tirailleurs indigènes (pour les ap-
peler de leur nom légal), conduits par dès officiers d'élite, sont une
fort bonne troupe, mais à aucun égard supérieure à nos troupes natio-
nales ; l'empereur le proclame, et nous sommes heureux de nous trou-
ver, en cela, d'accord avec lui (p. 22).
Il croit encore moins aux spahis, ces « membres du Jockey-
Club du désert ».
Quelle verve caustique dans tous ces traits ! Mais le senti-
ment est ici plus vif encore que la pensée. Le prince ne
peut oublier qu'il a été sous la monarchie de Juillet le der-
nier gouverneur de l'Algérie et qu'à ses pieds Abd-el-
Kader, — le Vercingétorix arabe, — était venu faire sa sou-
mission, conduisant son plus beau cheval noir, comme le
vaincu d'Alesia aux pieds de César. Dans les quelques mois
de son administration, a écrit Pélissier, « le duc d'Aumale
s'était déjà occupé d'une foule de questions dont, en prin-
cipe, la solution qui est arrivée plus tard, lui est due ^ «.
Et il n'aimait pas qu'on remît tout cela en question.
En 1895 encore il se souvenait. Ce jour-là, il était reçu à
l'Elysée par M. Félix Faure et appelait le bienveillant inté-
rêt du président de la République sur les Mokrani, ces chefs
arabes condamnés pour faits insurrectionnels en 1871, et
1. Pellissier de Raynaud, Annales algériennes, t. III, p. 307.
L'HOMME DE LETTRES 769
qui, malgré ramnistie de 1880, étaient détenus encore à la
Nouvelle-Calédonie ^
VII
Le rôle du prince pendant et après les événements de 1870
a prouvé combien était ardent son amour de la mère-patrie.
Débarqué à Calais après nos premiers désastres pour offrir
son épée à la France, il dut se rembarquer aussitôt. Le
prince de Joinville et le duc de Chartres parvinrent plus
tard à suivre incognito l'armée de la Loire. Quant à lui, il
dut dévorer son chagrin. M. Claretie a raconté comment il
le rencontra à Bruxelles, au lendemain de Sedan, brisé par
les malheurs de la France et sans doute aussi par le spec-
tacle de l'impéritie gouvernementale et de l'aveuglement
général -. Il ne perdait pourtant pas tout espoir. « La France
est cassée, disait-il, mais les morceaux en sont bons. » On en
jugeait autrement en haut lieu, et ce n'est pas lui qu'on avait
jamais songé à appeler pour les raccommoder.
Trochu a relaté, dans son récit poignant du Sic^c de
Paris, sa propre entrevue avec l'impératrice en cette nuit
historique du 18 août 1870 qui suivit la conférence de
Chftlons. Il a peint l'impératrice « debout, l'œil ardent,
nerveuse, les joues vivement colorées ». « Général, me dit-
elle en me regardant fixement, et avec une inflexion de voix
où se révélait l'ironie interrogative, je vous demande un
conseil. Ne pensez-vous pas qu'en C extrême péril oîi nous
sommes, il conviendrait d'appeler en France les princes
d'Orléans ^ ? » Trochu fut abasourdi et esquissa une réponse
évasive.
C'est deux ans après.
Dans l'Assemblée nationale, à Versailles, siègent le duc
d'Aumale et Trochu. Le projet de loi lentement élaboré par
la commission de réorganisation de l'armée arrivait en dis-
cussion. Le pays entier demandait, à tort ou à raison, une
réforme radicale de nos institutions militaires et la création
1. Le 5o/ci7, 22 d«5c. 1895.
2. Le Duc d'Aumale, par Claretie, p. 231, et le Temps, 8 mai 1897.
3. Trochu, Œuvres posthumes, t. I, p. 142.
LXXL — 49
770 LE DUC DAUMALE
d'un système nouveau élaboré de toutes pièces. La commis-
sion avait touché à tout : temps de service, écoles militaires,
instruction. Le principal débat avait porté entre ses membres
sur la durée du service. Les uns avaient proposé cinq ans
pour tous les jeunes gens avec autorisation de renvoi dans
les foyers après instruction constatée ; d'autres se conten-
taient de trois ans ; d'autres enfin ne demandaient qu'une
année de présence sous les drapeaux à tous les hommes du
contingent, avec tirage au sort pour un nombre annuel de
soldats destinés ensuite à rester plus ou moins longtemps au
régiment.
La discussion générale commença devant l'Assemblée le
27 mai 1872 et occupa trois longues séances. Le général de
Cissey, ministre de la guerre, représentait le gouverne-
ment. Le premier jour on entendit Jean Brunet et le géné-
ral Trochu ; les jours suivants, le colonel Denfert, Chan-
garnier, le duc d'Aumale, Mgr Dupanloup, le général du
Temple et d'autres moins connus.
Le duc d'Aumale se prononça pour le service obligatoire.
Déjà dans ses Institutions militaires qu'il résuma supérieu-
rement, il avait déclaré que le service devait être désormais
envisagé non comme un impôt, — l'impôt du sang, suivant
le mot du général Foy, — mais comme un devoir social et
national. 11 demanda donc l'abolition du remplacement,
quatre ans de service pour la première portion du contin-
gent et un an pour la seconde. La loi de 1832, qu'il vanta
pour l'époque, ne nous donnait que de 340 à 350 mille hom-
mes prêts à marcher sur la frontière, bien que 500 mille
fassent théoriquement à la disposition du pouvoir exécutif.
Il nous fallait désormais davantage. 11 nous fallait surtout
ôtre à l'abri des improvisations militaires. N'est-il pas vécu
ce tableau de nos mobiles ?
Messieurs, rappelez-vous le spectacle douloureux que vous avez eu
sous les yeux pendant la dernière guerre ; rappelez-vous ces régiments
de marche, qu'il était indispensable de former sans doute. — et certes
loin de moi la pensée de blâmer ceux qui ont voulu tenter ce dernier
effort pour défendre et sauver le pays, — mais enfin, rappelez-vous
ces régiments de marche, amalgame d'officiers de toute provenance, de
soldats de toute origine, inconnus les uns aux autres, des officiers vail-
L'HOMME DE LETTRES 771
lants, sans doute, instruits, aussi bons que d'autres, des soldats ayant ces
qualités que le soldat français gardera toujours, j'en ai la foi et l'es-
poir, soldats braves dans le danger, patients dans la misère et dans les
privations, résignés et dévoués toujours... Mais enfin il a bien fallu
s'apercevoir qu'il ne suffisait pas de mettre un numéro sur les boutons
des uniformes pour faire des régiments'.
Quelques mois après (octobre 1872) le prince présidait le
procès du maréchal Bazaine en qualité de plus ancien géné-
ral de division.
En même temps qu'il avait repris ses fonctions militaires^
le duc d'Aumale était entré dans la plus pacifique de nos
sociétés, bien que chaque membre y porte l'épée au côté.
Le dernier jour de 1871 il avait été élu à l'Académie française
en remplacement du comte de Montalembert. On a prétendu
qu'il y eut de longs débats sur la question de savoir si le
nouvel élu serait salué du titre de « Monseigneur » ou de
l'appellation égalitaire de « Monsieur n. Le fait est que sa
réception solennelle n'eut lieu que le 3 avril 1873. Le prince
avait de lui-même renoncé au « Monseigneur ». Mais dans
l'intervalle un événement cruel, — vraie cause sans doute du
retard, — avait suivant sa propre expression, « éteint la der-
nière flamme de son foyer domestique ». Le dernier de ses
fils et de ses six enfants, le jeune duc François de Guise
riait mort, le 25 juillet 1872, à l'âge de dix-huit ans, suivant,
après six ans, dans la tombe, son frère aîné le prince de
Condé, emporté par la fièvre en Australie, 6 vingt ans.
Dans son déchirement, le père infortuné, veuf depuis 1869
(le sa pieuse épouse Caroline de Bourbon, ne trouva pour
exprimer sa douleur qu'une page de Montalembert, si belle
et si (îhrélienne qu'avec lui nous demandons à la citer tout
entière. Après l'ami et le panégyriste de Lacordaire, il parla,
avec une tristesse résignée à la volonté divine, de
Cet amour qui est de tous le plus pur et le plus ardent, le plus tendre
et le plus légitime, qui né le dernier, l'emporte sur tout et survit à tout.
C'est la passion du père pour l'enfant, pour la jeune Âme bienheureuse
qu'il voit éclore sous ses yeux... Rien, non rien dans la religion elle-
1. L'Avenir militaire, La loi militaire de 1877, in-4», 1872, p. 14.
[
772. LE DUC DAUMALE
même n'attire vers Dieu, ne révèle Dieu, comme la foi et la bonne foi
de l'enfant, comme son cœur, sa voix et son regard ; ce cœur si innocent
et si passionné, qui veut tout avoir parce qu'il se donne tout entier, et
tout savoir parce qu'il n'a rien à cacher : cette voix d'une mélodie si
candide et si suave, qui parle à l'homme comme il faudrait toujours
parler à Dieu.
Je m'arrête de peur que ces lignes n'aillent navrer quelque cœur
désespéré de n'avoir pas connu cette félicité, ou, l'ayant connue, de
l'avoir perdue sans retour.
Son éloge de Montalembert est à la fois d'un catholique,
mais d'un catholique libéral, et d'un artiste. Catholique, il
chercha à pénétrer, jusqu'au fond l'âme de « cet intrépide
soldat du Christ ». Libéral, il le montra fidèle toute sa vie,
malgré d'apparentes contradictions, à la cause que tout jeune
il avait juré de servir : l'alliance de l'Eglise et de la liberté.
On sait que le duc d'Aumale, aux séances publiques de
l'Académie, aimait à occuper la place dominée par la statue
de Bossuet, En ce jour de son entrée sous la coupole, il
eut des phrases qui révélaient cette attraction, pour celui
qui a été appelé « le dernier des Pères de l'Eglise » et reste
notre plus grand orateur. « Déjà, disait-il, s'il m'est permis
d'emprunter à nos théologiens l'expression dont ils se
servent pour définir le plus auguste et le plus impénétrable
des mystères du christianisme, déjà on voit deux natures
se confondre en Montalembert, il est et il sera toujours non
seulement catholique et libéral, mais catholique et libéral
tout ensemble. » (p. 14). Ailleurs il prend directement le
style de l'homélie et compare Montalembert au « juste » de
l'Ecriture, qui croît pareil au palmier du désert : Justiis ut
palma florebit (page 16). Peut-être vante-t-il en lui une tolé-
rance exagérée, en lui prêtant plus loin pour l'amiral de
Coligny une sympathie qui aurait dépassé celle du duc
d'Aumale lui-même pour certains huguenots du xvi" siècle.
Sur le terrain des arts, le prince était un critique digne
de rappeler les efforts tentés par Montalembert pour réhabi-
liter les primitifs italiens, moins célébrés alors que de nos
jours. A la suite du voyageur curieux et instruit, il nous
promène en connaisseur à travers les cités de l'Italie, Rome,
Florence, Venise, Sienne surtout, et il nous explique en
L'HOMME DE LETTRES 773
maître la passion de Montalembert pour le moyen âge
religieux, son dédain des quattrocenti et de la Renaissance
païenne.
Dans ce discours, le duc d'Aumale, soldat de profession,
s'était excusé de juger un orateur. C'est encore un orateur
que près de dix ans plus tard, il fut appelé à recevoir.
Le 7 avril 1881, étant directeur de la Compagnie, il
répondit à M" Rousse qui prenait séance en s'asseyant au
fauteuil de Jules Favre. Le récipiendaire était de ceux dont
un prince peut être fier de prononcer Téloge. Bâtonnier des
avocats de Paris en 1870, M. Edmond Rousse avait ofi'ert le
secours de sa parole aux otages de la Commune. Incapable
de déserter ce qu'il appelait le plus sacré de ses devoirs, il
avait réclamé « sa place auprès des victimes ». Dans une
occasion récente il avait publié, en faveur des Congrégations
religieuses frappées par les décrets du 29 mars 1880, une
Consultation qui était un autre acte d'indépendance.
Le duc d'Aumale se fit une fête d'honorer en lui, avec
l'Académie tout entière, « l'art de bien dire et le courage de
bien faire ». Se piquant de littérature, il sema son discours
de jugements sur M' Rousse, Jules Favre, Chaix d'Est- Ange,
Bossucït et Massillon, Demosthène et Cicéron, Il joua au
parallèle, donna son sentiment sur l'art oratoire en général,
— qu'il veut à la manière des hommes d'état Anglais, basé
sur le savoir, — et sacrifia les grecs aux romains. « Athé-
niens par nos tendances d'artistes, par notre tempérament
politique, nous sommes restés Latins par nos habitudes
littéraires ; les lettres grecques nous sont restées peu fami-
lières. » (p. 17). Mais le prince s'était aperçu qu'il parlait
devant Barthélemy-Saint-Hilaire et il esquissa une spirituelle
rétractation destinée à apaiser le traducteur d'Aristote.
Dans cette course primesautière à travers tant de sujets
difl*ércnts, il avait parlé des jansénistes, en collectionneur
qui possède les portraits des abbesses de Port-Royal par
Philippe de Champagne, et des jésuites avec une discrète
bienveillance, oubliant qu'à Chantilly il garde aussi le
bureau de Choiscul.
Parti de Henri IV et de ses gasconnades, il était arrivé à
Saint-Evremont et au cardinal de Retz, à Turenne et à Condé.
774 LE DUC DAUMALE
Il s'en excusait par cette belle sentence : « Nous voici rame-
nés au xvii^ siècle, et on y revient naturellenient quand on
cherche de grandes idées exprimées en beau langage. «
C'était avoir profité à cette école que de savoir s'y plaire
ainsi et de la faire agréer à des auteurs du xix" siècle.
En parfait académicien, le duc d'Aumale ne se déroba
jamais à aucun de ses devoirs professionnels. 11 imitait en
cela son prédécesseur, le comte de Montalembert qui se
reposait de la politique au sein de la docte Compagnie et
contribuait au travail du Dictionnaire avec des mots de
Bossuet copiés par sa fille religieuse au Sacré-Cœur. Plus
instruit qu'homme de France, et de plus charmant causeur,
le prince était prêt à soutenir une conversation sérieuse
sur les sujets les plus variés, même sur les questions de
lexicologie et de grammaire. Avec une exactitude de roi, il
devançait la plupart de ses collègues aux séances privées ;
avec une tenue militaire et une attention bienveillante, il
écoutait dans les séances publiques rapports et discours.
La dernière réception où je le vis fut celle de M. Costa de
Beauregard (25 février 1897). 11 avait bien voulu servir de
parrain au récipiendaire. Tous les yeux se fixèrent sur le
noble vieillard, tout roidi et tout cassé par la goutte mais
toujours digne et souriant, quand le nouvel académicien
rappela qu'en 1870, à la première heure de nos désastres, le
général Henri d'Orléans avait ofTert ses services au gouver-
nement impérial qui ne lui répondit pas. Le prince ému
caressait légèrement sa moustache blanche, tandis que sur
sa poitrine on regardait briller sa première croix d'Algérie.
Mais il est temps de nous demander quels travaux lui
avaient ouvert les portes de l'Académie française. Les mili-
taires n'y pénètrent guère et les princes y sont encore plus
rares, sauf ceux de la pensée et de l'esprit.
IX
Deux publications historiques furent les principaux titres
du duc d'Aumale : Alesia, travail d'érudition paru pour la
première fois dans la Revue des Deux-Mondes en 1858, et
L'HOMME DE LETTRES 775
Yllistoire des princes de Coudé dont les premiers volumes
virent le jour en France Tannée 1869, et les derniers vingt-
sept ans plus tard. Nous ne pouvons qu'indiquer brièvement
leur contenu et rappeler quelques-unes des circonstances
qui marquèrent leur apparition.
Peu de questions ont rempli autant de rayons de biblio-
thèques que celle de remplacement d'Alesia '.L'origine de
la discussion remonte au Mémoire de M. Delacroix lu à la
Société d'émulation du Doubs, le 10 novembre 1855. L'au-
teur y substituait Alaize-lès-Salins à Alise-Sainte-Reinc.
Jules Quicherat fit la fortune de cette opinion en lui donnant
l'autorité de son nom et de sa plume dans une brochiire
retenlissî^nte (1857). L'année suivante, le duc d'Aumaio
intervenait par son article, et au moyen d'une triple série
de considérations tirées de la stratégie, de la topographie et
de la philologie, il détruisait les raisons de son adversaire.
Mais Quicherat était homme à se défendre. Il répondit
vigoureusement au duc d'Aumalc, sans nouvelles preuves,
il est vrai, mais se maintenant sur ses premières positions
et en attaquant le prince sur les siennes ♦. 11 lui reprochait
notamment « de n'avoir pas vu les lieux ». Adressées au
noble exilé, ces paroles étaient plus qu'une maladresse. Le
duc d'Aumale répliqua qu'il ne dépendait malheureusement
pas de lui de les visiter, mais qu'il avait les cartes d'état-
major et savait depuis longtemps s'en servir.
La vérité est que le prince avait montré des connaissances
topographiques si précises et si détaillées qu'une légende
enveloppa bientôt la genèse de son travail.
\»Mir. avi»:/. si l>ii.n v\ >\ iiiinutieuscment décrit ii> i.iiiii,.;» »ur Ii-s-
qucllcs portait votre enquête, lui dira Cuvillier-Fleury, qu'on ne
pouvait croire a une simple étude dans les livres. Vous étiez venu,
disait-on, en Franche-Comté, affrontant les risques d'une législation
hostile, pour reconnaître le pays. Vous changiez de gtte chaque nuit.
1. Géographie historique et admim.\(rati\c de la Gaule romaine, par
Emcst DeHJardinji, de 1 Institut. Paris, 1893, in-8", t. I, p. 5t et t. II.
p. 695.
2. La Question d'Alesia dans la Ttevue des Deux-Monde», par J. Quiche-
rat. In-8».
776 LE DUC D'AUMALE
On vous vo3'^ait passer, on ne vous revoyait plus. De braves curés de
campagne vous logeaient... ^
Si la légende a disparu, la thèse est restée. Dix ans après,
en 1867, un empereur qui se piquait lui aussi d'écrire, s'y
ralliait formellement. « Alise-Sainte-Reine, dans le départe-
ment de la Côte-d'Or, lit-on dans Y Histoire de Jules César
par Napoléon III, est sans aucun doute YAlesia des Commen-
taires. L'examen des raisons stratégiques qui ont déterminé
la marche de César, la juste interprétation du texte, enfin les
fouilles faites récemment, tout concourt à le prouver 2. »
Une gigantesque statue de Vercingétorix domine aujourd'hui
la place où l'empereur a vu et a bien vu Alesia. Un des
meilleurs juges de ce long débat, le regretté Arthur Desjar-
dins, partisan d'abord de Quicherat au début de cette lutte
archéologique, s'est déclaré, depuis les fouilles et après une
étude plus attentive, en faveur de l'ancienne opinion.
L'honneur du duc d'Aumale aura été d'avoir soutenu celle-ci
dès la première heure.
Il n'eut à s'en repentir qu'une fois. Nommé général com-
mandant du 1^ corps, en décembre 1873, il se rendit aussi-
tôt à Besançon. Là il apprit qu'il était membre-né de la So-
ciété d'émulation du Doubs. Il ne recula point devant le feu
et parut à la première séance. On le harangua. Il remercia
le président et confessa qu'il n'était pas d'accord avec ses
collègues de la savante société sur la question d'Alesia.
« Quoi qu'il en soit, ajouta-t-il, vous ne m'avez pas gardé
rancune; et vous avez bien fait ; car je n'ai jamais songé à
détacher un fleuron de la couronne guerrière de cette vail-
lante province, dont plus que jamais aujourd'hui je dois sa-
voir apprécier le mâle et patriotique courage 3. «
Quand même le duc d'Aumale se fût trompé sur l'empla-
cement du fameux oppidum, son livre n'en offrirait guère
aujourd'hui encore un moindre intérêt. Nous en avons déjà
cité l'admirable page où le prince s'est incliné devant le hé-
ros arverne, le chef suprême de la défense nationale des
1. Réponse de Cuvillier-Fleury , p. 60.
2. Histoire de Jules César, t. II, p. 257.
3. Notes niss. de M. le Chanoine Suchet.
L'HOMME DE LETTRES 777
Gaules, le défenseur malheureux d'Avaricum et le vain-
queur de Gergovie, le soldat vaincu de la Vingcanne(?) et
le patriote d'Alesia se livrant aux Romains, pour périr, après
six ans de cachot, sous la hache du bourreau le jour môme
du triomphe de César (46 av. J.-G.)- Son livre est une re-
marquable histoire de la septième campagne des Gaules,
celle de l'année 702, qui est une des plus belles campagnes
connues. Il Tétudie en érudit et en soldat. Son érudition
claire et large, s'écarte sensiblement, sur la question des
effectifs, des plus récentes hypothèses de l'érudition alle-
mande, mais elle est appuyée sur l'expérience de l'état réel
d'une armée en guerre.
Des rapprochements saisissants avec la retraite de 1812 et
les combats d'Algérie entre Français et Arabes, jettent sou-
vent une vive et chaude lumière sur le texte froid ou obscur
de César. Mais surtout on pénètre le cœur et l'intelligence
du grand capitaine et de son adversaire. « Parfois, écrit-il,
l'émotion du combat me gagnait, et mon imagination s'en-
flammait au spectacle des deux armées qu'elle croyait voir
aux prises sur le terrain de leur lutte stipr«'^me, » Telles
sont aussi les impressions du lecteur.
L'ouvrage capital du duc d'Aumale est Vllistoirc des
princes de Conde' pendant tes xvii" et wui' siècles, on sept
volumes plus un atlas et un volume de tables. Trop souvent
nous en avons entretenu les lecteurs des Études pour y
revenir ici longuement. Ce serait plutôt l'occasion de rap-
peler riiistoire extérieure du livre. L'impression des deux
premiers tomes avait été mise en train vers 1862. Au moment
où les feuilles encore humides du tirage sortaient, après
doux années presque, des ateliers de l'imprimeur, les Condé
furent mis sous clef par l'empire. Il s'en suivit un procès
célèbre plaidé en 1863 par M" Hébert et Dufaurc. Mais le
séquestre continua. En 1869 seulement les feuillets jaunis
par le temps parurent au jour et le prince y ajouta une
courte préface datée de Palerme. Les tomes III et IV ne
renouèrent la chaîne interrompue qu'après dix-sept ans
778 LE DUC D'AUMALE
consacrés aux commencements de l'histoire du grand
Gondé, ils furent donnés au public en l'année 1886, pour le
troisième centenaire de la mort du vainqueur de Rocroy.
Les autres suivirent moins lentement et s'espacèrent de 1889
à 1896. Ils furent couronnés par un Index qui à lui seul est
un trésor et que l'on peut attribuer aujourd'hui, sans crainte
de se tromper, à M. Gustave Maçon, le distingué archiviste
de Ghantilly.
L'exil d'Angleterre et la police impériale avaient entravé
l'œuvre à son début. L'exil de Belgique (1886-1889) a projeté
sur la suite la même ombre de désenchantement et de tris-
tesse. Par une étrange coïncidence, l'auteur avait à raconter
les années que le prince de Gondé proscrit et condamné à
mort avait passées aux Pays-Bas à guerroyer, uni aux Espa-
gnols contre la France. 11 exhala son amertume dans cette
tirade qui clôt le cinquième volume paru en 1888 :
Je continue ce livre comme je l'ai commencé, aux mômes lieux, dans
la disgrâce et sous le poids d'un exil que je crois immérité. Et me voici
arrivé au moment ciùtique : il me faut montrer le coupable dans le
héros. Avant de poursuivre ce récit, je m'expliquerai sur cette faute,
que rien ne peut effacer. Les coups qui me frappent ne troublent pas
la sérénité de mon jugement, et je tiens à conserver vis-à-vis de ceux
qui prendront la peine de me lire, la liberté d'appréciation que je
retrouve au fond de mon cœur. Ce point acquis, je pourrai traverser
cette époque douloureuse, louer le capitaine, admirer l'énergie
déployée dans une mauvaise cause, sans craindre que les éloges
adressés à l'homme de guerre incomparable ne ressemblent à une
défense du prince coupable, à une apologie que ma conscience
repousse.
Gondé finit par faire sa paix avec Louis XIV, au traité des
Pyrénées (1661). Le duc d'Aumale rentra en France, en vertu
d'un décret signé Garnot (7 mars 1889). Le président de la
République se montrait-il personnellement reconnaissant
des éloges décernés à son aïeul par l'auteur des Institutions
militaires ? Un pareil trait honorerait sa mémoire. En tout
cas l'on ne peut pas supposer à l'auteur qui comparait, en
1867, Garnot à Louvois et à Gouvion-Saint-Gyr, d'avoir prévu
qu'un jour il aurait besoin du petit-fils.
L'HOMME DE LETTRES 779
A Chantilly le prince écrivit la retraite de Condé et ses
dernières guerres, comme à Bruxelles il avait raconté ses
années de révolte. Une fois de plus il se retrouvait dans le
cadre historique et naturel. Entouré d'honneurs, heureux
de se retrouver dans la terre de France, il oublia les
rigueurs de la politique à son égard et composa dans Tapai-
semcnt et la sérénité la fin de cet ouvrage qui représente la
vie d'un homme et d'un homme tel que lui. Il en faisait
paraître des chapitres dans la Revue des DeiLt-Mondes ^ en
lisait des extraits à l'Académie.
Le dernier chapitre eut un auditoire exceptionnel. En
mars 1895, tandis que le duc d'Aoste et la princesse Hélène
d'Orléans, sa future épouse, réunis au château, avaient entre
eux l'entrevue décisive d'où résulta leur consentement, le
duc d'Aumale convoqua, dit-on, tous les invités dans le salon
d'honneur. Là, pour laisser plus de liberté aux deux fiancés,
il lut à l'assistance son beau récit de la conversion et de la
mort de Condé. Quand, de sa voix vibrante, il eut achevé la
lecture, ordre fut porté aux jeunes gens de rentrer pour dire
leur dernier mot. C'était : oui. L'Histoire des Con-^' -»• t»'niii-
nait par un chapitre de roman!
Hélas ! pourquoi un meilleur souvenir n'y est-il pas attaché ?
Le duc avait promis à Dieu d'imiter jusqu'au bout le héros
dont fiossuet avait célébré avant lui le retour à la pratique
entière de la religion. Lors d'une première crise d« sa mala-
die de cœur, il s'était confessé et avait reçu l'extréme-onc-
tion. Sur la promesse de faire ses Pâques le jour de l'Ascen-
sion, il partit en Sicile et il n'en est pas revenu vivant '.
Il eut toujours des sentiments de respect sincère envers le
catholicisme, et, si l'on peut reprocher à ses études sur le
XVI" siècle trop de complaisance pour le protestantisme,
partout ailleurs dans ses écrits il a rendu à In foi (]r son
aïeul saint Louis un fidèle hommage.
1. Voir, pour les dëtaiU, les deux articles de l'Univers des 15 et 25 mai
1897, dont le premier, envoyé par le P. Tennit^rc, c»l intitulé : Les Sentiments
religieux du duc d'Aumale. Lire aussi l'Oraison funcbre du duc d'Aunialc
prononcée A Paris, on l'ëglisc S.-Gcrmain-des-Près, par le cardinal Perraud,
le jeudi, 10 juin.
H. CUÉROT, S. J.
LES FONCTIONS DE L'ÉTAT
DANS LA SOCIÉTÉ CIVILE
L'homme est fait pour vivre en société. Il y est poussé
par un double besoin : besoin de sécurité et besoin de per-
fectionnement. Isolé ou confiné dans le groupe familial, il
ne pourrait lutter avec avantage contre ses ennemis ; il
n'aurait ni le loisir ni les moyens de développer suffisam-
ment ses facultés. Sous l'empire de ces pressantes nécessités
les familles s'associent. Plusieurs familles, associées pour
cette œuvre commune de défense et de progrès, forment
ensemble une tribu. Forte de cette union, la tribu, pour peu
que les circonstances lui soient propices, tient en respect
ceux qui menacent sa tranquillité ; puis, à la faveur de la
paix et avec le secours du temps, elle grandit, travaille,
prospère : le clan est devenu un peuple civilisé.
Voilà ce qu'attestent l'histoire et l'étude psychologique de
l'homme. Aucun pacte n'apparaît à l'origine de la société
civile. Le Contrat social est un mythe éclos dans l'imagination
féconde de Rousseau. La société civile est un fruit de la
nature humaine : « Antérieurement à tout libre vouloir, la
condition naturelle des hommes est de vivre en commun.
C'est ce que prouvent avec évidence et le don du langage,
instrument par excellence du commerce qui s'échange entre
eux, et la communauté des désirs et celle des besoins que
l'homme isolé ne saurait satisfaire, que l'homme associé à
ses semblables réussit à contenter^ ».
1. Léon XIII. Encycl. Diuturnum. — Cf. aussi Encycl. Iinmortale Dei :
« Iiisitum homini natura est ut in civili societate vivat ; is enim necessarium
vitae cultum et paratum, itemque ingenii atquc animi perfectionem cum in
solitudine adipisci non possit, provisum divinitus est ut ad conjunctionem
congregationemque hominum nasceretur, cum domesticam, tum etiam civi-
1cm, quœ suppeditare vitse sufflcientiam perfectain sola potest. »
LES FONCTIONS DE L'ÉTAT 781
L'homme entre en société pour obtenir un bien qui doit
suppléer à rinsuffisance des activités particulières, un bien
qui lui permette d'acquérir le vrai bonheur temporel. C'est
pour cette raison que ce bien est appelé bien commun, bien
public, bien social. La fin prochaine de la société civile est
donc d'aider les individus et les groupements inférieurs
(familles, associations particulières) dans la poursuite du
bonheur temporel*.
Comment la société pourra-t-elle réaliser cette fin? Le
grand moyen dont elle dispose c'est l'autorité sociale,
l'État. Car « une société ne peut subsister ni même se con-
cevoir, s'il ne s'y rencontre un modérateur pour fondre en
une seule les volontés éparses et les faire converger vers
le but commun ; Dieu a donc voulu qu'il y eût dans la société
civile une autorité commandant à la multitude ". » Léon XIII
dit encore dans la même Encyclique sur l'origine du pouvoir:
« que dans toute société, dans toute communauté il y ait des
hommes qui commandent, c'est là une nécessité, si l'on ne
veut que la société, dépourvue de principe et de chef qui la
dirige, tombe en dissolution et se trouve dans l'impossibilité
d'atteindre la fin pour laquelle elle existe ^. » L'Etat, dépo-
sitaire de l'autorité politique, est donc bien le moyen néces-
saire et principal pour que la société puisse arriver au but
qu'elle vise : la prospérité temporelle publique.
Mais tout moyen doit être proportionné à la fin désirée ;
toute fonction doit être en rapport avec le but à atteindre.
Or, nous l'avons établi, les hommes se constituent en société
pour jouir en paix de l'exercice de leurs droits et pour
développer plus pleinement leurs aptitudes. L'Etat aura donc
1. Encycl. Nobilissima Gallorum : « Qucmadmodum cnim du(c Hunt in
terris socictatcs roaxitno;, altéra civilis, cujus proximus finit est humano
generi bonum compararc temporale et mundanum . . . »
2. Léon XIII, Encycl. Diitturnum : « Nunc %-cro. nequc existcre, ncque
intclligi sociclas potcst, in qua non aliquis tcmpcrct singtilorum volunlaloa
ut vclut unum fiat ex pluribus, casque ad commune bonum rocte atquc ordinc
impellat ; voluit igitur Dcus at in civili aocteUte csscnt, qui mullitudini im-
perent. »
3. Ibid. a Prsctsc aliquos in omni contociationc hominum et commuoitatc
cogit ipsa nécessitas ; ne principio vel capite, a quo regatur, destituta sociotas
dilabalur et Gnem consequi prohibcatur, cujus gratia nata et constituta est. »
782 LES FONCTIONS DE L'ETAT
pour rôle de répondre à cette double exigence, de pourvoir
à ce double besoin.
Il satisfera au besoin d'ordre et de sécurité, en protégeant
les droits de chacun des associés : c'est là sa fonction de
justice, sa mission tutélaire, comme disent les Allemands.
11 satisfera au besoin de progrès, en aidant les citoyens
dans leur perfectionnement physique, intellectuel et moral :
c'est là sa fonction d'utilité publique, sa mission civilisatrice.
Telle est, en deux mots, d'une façon générale, la sphère
d'action de l'Etat : garantir à chacun ses droits, favoriser les
intérêts de tousK
Cette sphère d'attributions, pour être vaste, n'est pas
illimitée; et ses limites mêmes ne sont pas arbitrairement
tracées. Elle a pour bornes les droits naturels et antérieurs
des associés. L'autorité n'a donc aucun pouvoir direct sur
le bien privé des individus et des familles. Elle n'existe
qu'en vue de l'intérêt général : le bien public par conséquent
doit être le principe régulateur de son action. « 11 en résulte
que l'Etat est chargé de pourvoir aux besoins communs de la
nation, c'est-à-dire à ceux qui ne peuvent être satisfaits
convenablement sous le régime de l'initiative individuelle,
qui réclament le concours absolu et préalable de tous
les citoyens ?. »
De ces généralités il nous faut maintenant descendre aux
détails de la double fonction, que doit exercer l'autorité
sociale. Après ce travail d'analyse, il nous sera plus facile
d'indiquer les limites qu'il convient d'assigner à l'activité
de l'Etat moderne, tel qu'il existe en Europe et spéciale-
ment en France. La conclusion de cette étude offrira peut-
être aux catholiques, divisés sur cette délicate question de
l'intervention du pouvoir dans la société civile, un terrain
d'entente et de conciliation. C'est du moins notre vœu.
1. Taparelli d'Azcglio, S. J. Saggio teoretico di diritto naturale, L. II,
C. 5, 7, 8; L. IV, C. 1 à 4. Il cfxiste une traduction française. — R. Ro-
driguez de Cepeda, Eléments de droit naturel, (traduction d'Auguste Onclair),
51e leçon. — De Pascal, Philosophie morale et sociale, L. III, 3« sect., ch. 2.
— Voir surtout le récent ouvrage de Charles Antoine, S. J. Cours d'Economie
sociale, ch. 3, p. 67-80.
2. Paul Leroy-Beaulieu,r^fa^ moderne et ses fonctions, L. III, ch. 1.
DANS LA SOCIÉTÉ CIVILE 783
I
Jouir pacifiquement de ses droits est pour Thomme un
besoin fondamental, un besoin de première nécessité. Pour
lui donner satisfaction, il n'hésite pas à mettre en commun
ses forces et ses ressources, il ne balance même pas à
sacrifier une part de sa liberté. A quoi lui servirait d'être
propriétaire d'immenses domaines, si ces biens sont à la
merci d'un coup de main? A quoi lui servirait d'être doué
de facultés intellectuelles, brillantes, voire même de génie,
s'il vit au milieu du trouble, sans cesse inquiet du côté de
l'avenir, n'ayant de sa fortune qu'un usage précaire, traînant
une existence toujours plus ou moins menacée? On ne songe
à se perfectionner, on ne peut déployer une activité puissante
et ordonnée, on ne saurait vaquer aux travaux de la haute
culture intellectuelle, que si l'on est sûr du lendemain :
c'est la condition préalable de tout progrès et de toute civi-
lisation. Autrement toutes les forces vives seront dépensées
à sauvegarder le moment présent. ,
C'est pourquoi le devoir primaire, indispensable de
l'Etat, c'est de procurer à ses sujets la possession tranquille
et le libre exercice de leurs droits.
Comment remplira-t-il efficacemenl ce devoir dt j-t..;..-
tion ? En garantissant la sécurité tant à l'intérieur qu'à l'ex-
térieur.
L'impérieux besoin de sécurité, qui avait donné naissance
au groupement des familles et des tribus en société, persiste
au sein des races civilisées, depuis qu'elles se sont consti-
tuées en nationalités distinctes. Qui maintiendra les lois de
la justice dans les rapports internationaux? Qui assurera à
chaque peuple l'usage paisible de ses droits? Le gouver-
nement de chaque pays, évidemment, car c'est là un service
d'intérêt général, qui exige l'action de la coniiminaulé nu^nie
et le concours effectif de tous les citoyen^
L'armée, la marine et la diplomatie sont les grands moyens
dont l'État dispose pour s'acquitter de cette lourde et
périlleuse mission. La diplomatie a pour tâche de prévenir
784 LES FONCTIONS DE L'ETAT
les conflits ou d'en réparer les suites fâcheuses; la marine
et l'armée les tranchent, à la dernière extrémité, par la force.'
Ce sont là des services dont la nécessité s'imposera long-
temps encore, sinon toujours, du moins comme remède
préventif, même dans le cas où les congrès de la paix réus-
siraient à faire accepter de toutes les puissances belligé-
rantes le bienfait d'un arbitrage international présidé par le
Pape. Il est triste, en attendant, de constater, après de longs
siècles de civilisation, dans un temps où l'on parle san& cesse
de la fraternité des peuples, que l'Europe au port d'armes
ressemble à un vaste camp retranché, où chaque nation
bardée de fer monte anxieusement la garde pour épier les
moindres mouvements des pays voisins. On a trouvé un
euphémisme charmant pour exprimer, en le voilant, ce
retour à la barbarie des tribus guerrières toujours en éveil :
c'est la paix armée.
Le rôle protecteur de l'autorité se fait sentir aussi à l'in-
térieur : ici encore elle doit sauvegarder les droits de tous
et, dans ce but, maintenir la sécurité matérielle et morale,
car c'est elle seule, ppuvoir souverain, dominant toutes les
résistances particulières, c'est elle seule qui peut maintenir
efficacement les conditions générales d'existence et de sta-
bilité de l'ordre social.
La sécurité intérieure est menacée par des ennemis nom-
breux. Le danger vient de deux côtés à la fois, du côté des
hommes et du côté des éléments.
L'un des premiers droits des citoyens et l'un des plus
précieux, c'est le droit à la libre circulation à travers le pays.
A rÉtat de défendre la voie publique contre les voleurs et
les assassins. La police et la force armée, mises à sa dispo-
sition, sont destinées à cette fonction tutélaire, dont on ne
sent toute la valeur que dans les temps et les contrées où elle
est mal remplie. Qui le croirait? Certains gouvernements
contemporains ne sont pas encore parvenus à protéger
partout suffisamment la vie, les biens et la libre allure de
leurs sujets. On n'a qu'à se rappeler les histoires encore
récentes de ces détrousseurs de grands chemins, qui ont
effrayé la Sicile.
C'est là, du reste, une fonction difficile à bien organiser.
DANS LA SOCIÉTÉ CIVILE 785
Longtemps l'Etat, dont c'est pourtant la mission propre,
s'en est assez médiocrement acquitté. Par exemple, quand
les routes étaient rares et rudimentaires, il lui était presque
impossible de mobiliser à temps des troupes pour porter
secours. Aussi a-t-on vu l'initiative privée faire effort pour
suppléer à l'insuflisance du pouvoir central. En France, les
petits propriétaires d'alleux se groupèrent sous le patronage
de seigneurs puissants; en Espagne, la Sainte-Hermandad;
en Italie, en Angleterre, en Flandre, en Espagne, des
associations particulières s'ap'pliquèrent à garantir la sécurité
(les communications. « Ces combinaisons des âges primitifs
(lU troublés laissent encore certaines traces: en Angleterre
et aux États-Unis, les constablcs spéciaux, dans le Far- West
américain, surtout les lyncheurs, sont les héritiers inter-
mittents de toutes ces associations libres faites en vue de la
sécurité'. »
La nature est souvent aussi une terrible ennemie de la
sécurité. L'État aura la charge de prémunir les citoyens
contre les fléaux qui peuvent compromettre la santé publique*
<l le bien-être général ♦.
Il lui appartient donc de prendre en main la défense de
la société : contre les inondations^ par des précautions
appropriées; c'est ainsi qu'on a institué des veilleurs de
nuit eu Russie, construit des digues en Hollande, fait des
levées de terre dans les vallées de la Loire et du Pô;
<-ontre la sécluresse^ en s'occupant du régime des eaux et
dos forêts 3, qui a une influence si notable sur le climat
<runc contrée et, par contre-coup, sur l'état sanitaire de ses
habitants : c'est ainsi que le déboisement des Alpes est
nuisible à toute la Provence; contre les incendies^ en orga-
nisant des secours en permanence : les corps de pompiers,
gens professionnels, sont préférables aux pompiers volon-
1. I*. Loroy-Bcaulica, Op. cit., p. 43.
2. Taparelli d'Azcglio, S. J. Op. cit.. L. III, e. 4, n* 770.
3. « Que Bc passe-t-il aousnos yeux? Un miniatrc de l'agriculture emploie
«on temps à détruire la belle ordonnance de Colbert aur les eaux et foréta...
Le miniatèrc de ce politicien (M. Yictte) a montré ce qu'il advient des
richesses nationales quand on se place uniquement au point de rue électoral. •
P. Lcroy-Beaulicu, Ibid, p. !27.
LXXI. — 50
786 LES FONCTIONS DE L'ETAT
taires, comme on en voit encore en Angleterre ; enfin
contre les épidémies^ en assurant la propreté des rues par
une bonne administration de la voirie, qui vaut mieux que la
ressource plus ou moins aléatoire des balayeurs spontanés,
comme on en rencontre encore à Londres; en assainissant
les quartiers privés d'air et de soleil; en drainant les eaux
sales; en desséchant les marais pestilentiels; en éta])lissant
des cordons sanitaires et des quarantaines; bref, en prenant
pour entretenir la salubrité publique des mesures d'hygiène
préventive ou répressive. Voilà pour la sécurité matérielle.
Le rôle de l'Etat est plus important et plus nécessaire
encore si l'on s'élève à la considération des moyens de
garantir la sécurité morale. On pourrait, ce semble, le
résumer dans un triple devoir: faire respecter les droits de
chacun par une bonne administration de la justice ; les
interpréter et les préciser, en cas d'indétermination, par
une sage législation ; réprimer enfin par une active
vigilance les atteintes portées à la morale publique.
Le pouvoir judiciaire est tout entier ordonné à la protection
des droits des particuliers en exigeant le redressement des
torts. C'est une fonction qui, de l'avis de tous, revient à
l'autorité souveraine, car elle est avant tout ciistos justi. Ce
n'est pas à dire que la magistrature doive être entre les
mains du pouvoir central un instrument de règne, ce qui
signifie, d'oppression intolérable pour les uns, d'impunité
scandaleuse pour les autres. On attend d'elle des arrêts et
non pas des services. L'Etat doit donc, en vue môme d'une
impartiale gestion de la justice, assurer l'indépendance
des magistrats. Nous n'avons pas à entrer ici dans la discus-
sion des moyens propres à la sauvegarder : les principaux
semblent être un concours au seuil de la carrière, puis
l'inamovibilité.
Cette indépendance supposée, comment le pouvoir judi-
ciaire remplira-t-il son office ? Il doit d'abord dirimer ce que
l'on appelle les conflits de droit, qui peuvent s'élever entre
particuliers. Mais, comme en réalité, cette collision n'est
qu'apparente, puisqu'il n'y a pas de droit contre le droit, il
s'agit pour lui de décider lequel des réclamants, dans
DANS LA SOCIÉTÉ CIVILE 787
l'espèce donnée, est vraiment Tayant-droiti II doit ensuite,
en cas d'intérêts lésés : biens, réputation, vie, fixer la
quotité de la réparation due, en la proportionnant à la
gravité de la lésion, dans les limites tracées par la loi. En
s'acquittant de ce double rôle, la magistrature ne fait
qu'appliquer aux cas spéciaux qui se présentent les dispo-
sitions du Code pénal et du Code civil, protectrices des
faibles et des opprimés.
Il ne suffit pas de faire respecter le droit, il faut encore le
déterminer. L'Etat est en effet le définisseur des responsa-
bilités juridiques. L'organe dont il use, c'est la loi.
Sans doute la loi civile ne crée pas le droit ; elle le
constate, le précise, le sanctionne. La loi c'est le droit écrit,
formulé, garanti. Partout le droit non écrit, le droit
coutumier a précédé, préparé les formules et les textes
légaux. L'individu d'ailleurs et la société domestique
ne sont-ils pas, comme le remarque Léon XIII, plus anciens
que l'État? Est homo rcpiiblica senior \ Leur droit, droit
naturel, ainsi appelé parce qu'il dérive de la nature même
des choses, est donc logiquement et chronologiquement
antérieur à celui de l'Etat. Par conséquent TÉtat et son
instrument la loi civile ne sont pas, comme le prétendent
bruyamment les modernes héritiers des légistes de l'ancien
régime, la source d'où découle le droit. Sacrifier cette
prééminence, cette inviolabilité du droit naturel, serait
immoler l'individu et la famille à la toute puissance dévo-
rante de l'État. En le rendant omnipotent on l'acheminerait
à un despotisme sans frein, sans contrepoids. « Il ne faut
pas que l'individu et la famille soient absorbés par l'État ;
il est juste que l'un et l'autre gardent la faculté d'agir
librement, autant que cela se peut faire sans préjudice du
bien commun et sans dommage pour personne'. » Cette
1. Encyclique De eonditione opificum : « En igitur familia tcu socie-
tas domostica, pcrparva illa quidem tcd vcra socictas, cademquc omni civt-
tatc antiquior ; oui proptcrea sua quKdamjuraoflîciaque esseneccsse est, quae
minime pcndcant a rcpublica. » Cf. H. Martin, Études. 1891, t. III, p. 380-2.
2. Lëon XIII, encycl. De eonditione opificum : « Non civcm, ut diximus,
non familiam absorber! a rcpublica rectum est ; suam utriquc facultatcm
agcndi cum libcrtate pcrmittcrc acquum est, quantum incolumi bono com-
mun! et sine cujusquam injuria potcst. »
788 LES FONCTIONS DE L'ÉTAT
absorption, qui est la tendance caractéristique de l'État
moderne, s'acharnant à tout centraliser, serait la mort de
toute liberté civile, FétoufFement de toute initiative privée.
Mais alors, dira-t-on, la loi n'a donc rien à voir dans les
matières du droit naturel : par exemple l'éducation des
enfants, la faculté déposséder, la possibilité de s'associer...
etc.. Pardon. Assurément ces droits primordiaux ne sont
pas octroyés par le bon plaisir de l'Etat ; ils n'ont pas pour
fondement les prescriptions législatives. Cependant, notons
tout d'abord qu'ils sont laissés par la nature même dans
une certaine indétermination : c'est à la loi d'en préciser les
contours. De plus, il est manifeste que les individus et les
familles, du seul fait de leur entrée en société, forment des
groupements plus considérables, et acquièrent, par ces
points de contact nouveaux, de nouveaux rapports, qu'il faut
fixer et circonscrire. Il est impossible, en effet, sous peine
de condamner leur association à une prochaine dissolution,
que ceux qui se rapprochent ainsi pour s'unir en corps
social, jouissent d'une liberté sans limites et sans contrôle.
Il appartiendra donc au pouvoir législatif de définir les de-
voirs et les droits réciproques des citoyens, seulement dans
la mesure où cette délimitation est nécessaire au bien géné-
ral ; car l'autorité n'est pas faite pour restreindre arbitraire-
ment le déploiement de l'activité des associés, mais pour en
faciliter le plus possible le libre jeu. Procurer le maximum
de sécurité avec le minimum d'entraves, telle est la règle
qui doit présider à l'élaboration des lois. Apportons quel-
ques exemples.
L'autorité paternelle est évidemment un droit naturel.
Contrairement à la monstrueuse doctrine de Danton qui
osait dire : « Les enfants appartiennent à l'Etat avant d'ap-
partenir à leur famille, » c'est au père et à la mère que
revient l'éducation. Mais si des parents manquent gravement
à ce devoir essentiel, s'ils abusent de leur pouvoir et de
leur influence pour maltraiter ou pervertir leurs enfants, le
législateur peut intervenir, sans encourir le reproche d'em-
piétement' . Dans ce cas, en effet, il maintient les droits incon-
1. Léon XIII.Encycl. De conditione opificum: « S'il existe quelque part un
DANS LA SOCIÉTÉ CIVILE 789
testables des enfants à la conservation de la vie et à la cul-
ture morale contre la brutale tyrannie des parents ou leur
flagrante perversité.
Sans doute le mur de la vie familiale est et doit rester
sacré, impénétrable. Aussi n'est-ce que sur des indices
publics que l'Etat peut en venir à des visites domiciliaires *.
Il y a en France, d'après les statistiques de l'assistance pu-
blique, probablement au-dessous de la triste réalité, 75,000
enfants complètement délaissés ou plus ou moins corrompus
par leurs familles. Une loi du 24 juillet 1890 prévoit les cas,
où l'on pourra priver de la puissance paternelle lès parents
qui se sont rendus indignes de l'exercer et pourvoit, en
conséquence, à la protection des mineurs. L'Angleterre,
pourtant si chatouilleuse sur l'inviolabilité du home, nous
avait devancés en cette matière. Le Parlement a voté une loi
répressive, le 23 août 1889, à la suite d'une enquête qui
révéla des actes d'abominable cruauté. Les descentes à do-
micile sont autorisées et les enfants sont onlovés aux parents
dénaturés.
Le droit de propriété est aussi un droit antérieur à
l'organisation de la société politique. On dit que c'est la loi
qui crée le droit de propriété : il n'est pas de proposition plus
frivole et plus contraire à l'histoire. M. Paul Leroy-Beaulicu
le prouve longuement par des arguments historiques
irrécusables et arrive à cette conclusion : « Partout le
fait instinctif, inconscient, généralisé, a précédé la loi*. »
Cependant l'Etat ne sort pas de la sphère de ses attributions
en r«''glant par une législation s.ige l'exercice des droits
nombreux, que Tusage de la propriété comporte : achats,
ventes, donations, successions. Le pouvoir législatif
foyer domestique, qui «oit le thëdtre de grarea Tiolalions des droits mutuels,
que le pouvoir public y rende son droit à chacun. Ce n'est point là usurper
sur les attributions des citoyens, c'est »>rr. t-mii- lours droits, les pro(<^gor, les
défendre, comme il cqnvient. »
1. Los journaux ont récemment signale « 1 itxiignation publique la conduite
de parents indignes, qui ont torturé un petit enfant de deux ans, mort à la
suite d'afTreux traitements. Si l'autorité avait été prévenue à temps par les
voisins do l'innorontc victime, non dovoir aurait été d'intervenir én' rc-ÏM'i'^-
ment.
2. P. Leroy-Beaulicu, op. cit. p. 113.
790 LES FONCTIONS DE L'ETAT
intervient ici pour fixer nettement les limites de ces droits
divers, que la nature a laissés dans un état plus ou moins
vague d'indétermination et de généralité. Mais ici encore,
comme précédemment, les restrictions imposées doivent
avoir pour principe modérateur le bien commun et être
réduites au minimum nécessaire '. Ces mesures restrictives
apportent d'ailleurs avec elles une compensation appréciable :
toutes les transactions de la fortune mobilière et immobilière
sont garanties par la force publique, qui en assure le respect,
en réprimant les contestations malhonnêtes ou les évictions
brutales. Les lois sévères promulguées naguère contre les
socialistes ont pour but de protéger sans doute la vie, mais
aussi les propriétés des citoyens paisibles, contre les énergu-
mènes qui ne reculent pas devant la « propagande par le fait »,
délicat euphémisme pour désigner la dynamite et autres
explosifs ejusdem farinas.
Le droit d'association 2 est encore un droit primordial,
inhérent à l'individu, car il n'est qu'une extension naturelle
de sa personnalité. Mais chacun comprend que la société
est intéressée à surveiller l'exercice de ce droit, qui, pas
plus que les autres, ne saurait être illimité. Aussi l'autorité
peut formuler les conditions auxquelles les citoyens doivent
se soumettre pour se réunir et combiner leurs efforts. Par
exemple, elle a le droit et le devoir de ne pas laisser les
sociétés secrètes naître et se développer ; car un but poursuivi
dans l'ombre et le mystère, n'étant pas avouable, doit être
réputé déshonnête. Ici, comme toujours, les intrusions de
l'autorité ne seront pas à craindre, si elle prend, comme
mesure de son intervention, le bien public. On sait assez
combien la loi française, s'inspirant de l'esprit individualiste
de la Révolution, est défiante, soupçonneuse, étroitement
restrictive à l'égard du droit d'association.
Le dernier devoir de l'Etat est de faire respecter la morale
et la religion. Assurément le sanctuaire de la vie privée et
le for intérieur échappent à son action coercitive. Mais il
1. Le pouvoir de l'État, en pareille matière, s'étend jusqu'à l'expropriation
pour cause d'utilité publique.
2. H. Prélot, Études, juillet et août 1893.
DANS LA SOCIÉTÉ CIVILE 791
doit réprimer énergiquement ce qui porte une grave atteinte
à la moralité publique, ce qui outrage la religion. A lui
incombe la police des rues, des théâtres, des réunions et
fêtes publiques, de la presse, des affiches, du colportage.
Trop souvent hélas ! le pouvoir, tristement complice, cède
et fléchit sur ce point. L'initiative privée doit stimuler son
indolence, et, au besoin suppléer à son apathie. C'est ainsi
qu'il y a quelques années une ligue s'est formée à Paris
contre la licence de la rue et la liberté de la pornographie,
pourexercersurle gouvernement,trop enclin à laisser passer
sans entraves ce torrent fangeux, une pression puissante
q«ii l'oblige à lui barrer le chemin. Le président du comité
était un libéral impénitent, M. Jules Simon. Les listes
d'adhésion sont singulièrement bigarrées au point de vue
des croyances religieuses et des convictions politiques.
Cette unanimité d'hommes si divergents à tant d'égards n'a
rien d'étrange. C'est la protestation de l'âme naturellement
chrétienne ; c'est l'instinct de la conservation et de la dignité
sociales qui se réveille et s'affirme avec éclat. Tous ces
honnêtes gens se sont réunis sur un terrain commun : la
sauvegarde de la moralité publique. C'est pour la société
un cas de légitime défense contre l'invasion de ces malfai-
teurs artistiques et littéraires, qui gâtent et flétrissent la
jeunesse en sa fleur. Les coupables crient à l'intolérance,
protestent, s'indignent au nom des droits sacrés du talent
et de l'indépendance de l'art, qui purifie tout ce qu'il tou-
ch<'. Mais quiconque a le respect de soi-même et des autres
a|)prouvera toute mesure répressive, qui réduira ces misé-
rables à l'impuissance de nuire et les fera rentrer dans
l'ombre d'où ils n'auraient jamais dû sortir*.
1. Nous sommes heureux de relever, dans an article tout rëccnt de
M. Fouill<5c, cotte ferme protestation : t Oubliant que la litt(5rature « façonne
petit h petit l'idéal d'un peuple » notre gouvernement est l'unique au monde,
(]ui, 80U» prétexte de liberté, s'abstienne d'attaquer les publications immo-
rales. Le» libres pays d'Amérique ne tolèrent pas ces outrages par écrit k
la pudeur publique. Et cependant, on l'a maintes fois montré, c'est le goaver»
nemcnt seul qui pourrait ici agir avec efficacité : livrés k leurs seules forces,
les parliculicrs sont impuissants contre la vaste action, d'un caractère essen-
tiellement social, exercée par le quatrième état. » (Revue des Deux-Mondcê,
les Jeunes criminels, 15 jan. 1897, p. 440). Et plus bas : c La complète
792 LES FONCTIONS DE L'ÉTAT
Telle est, dans ses grandes lignes, la mission protectrice
de l'Etat, c'est avant tout une mission de justice ; car elle
consiste principalement à garantir à chaque citoyen la paisi-
ble jouissance de ses droits et, si cette jouissance vient
à être troublée, à la rétablir môme par la force. Pour la bien
remplir la société remet aux mains de l'État des instruments
nombreux et puissants : l'armée, la marine, la diplomatie,
la police, la magistrature, les lois, les finances, les travaux
publics. Ce sont là des moyens positifs. Et cependant Ton
doit dire que ce premier rôle de l'Etat, bien qu'il s'exerce
par des actes réels, est plutôt un rôle négatif, car il tend
surtout à écarter les obstacles, qui peuvent gêner le libre»et
légitime déploiement de l'activité privée : individuelle ou
collective; il 'est, comme dirait l'Ecole, removens prohihcns .
C'est là, d'ailleurs, la fonction primaire de l'Etat : sa rai-
son d'être est de perpétuer l'association en assurant le res-
pect mutuel des droits. Dans ce but, il est revêtu d'une au-
torité souveraine, supérieure aux volontés particulières; il
est armé d'un pouvoir coercitif pour contraindre les volon-
tés rebelles au bien commun. Cette fonction de justice est
absolument nécessaire : sans doute elle n'a pas comporté
partout et toujours les multiples services, que nous venons
de passer en revue et qu'exige la complication croissante
de la civilisation moderne. Mais sans elle, à l'envisager
dans son service essentiel, qui est la sécurité collective de
la nation et des particuliers, aucune société ne peut ni se
concevoir, ni se maintenir, ni progresser.
Aussi, sur ce point vital, l'Etat ne saurait abdiquer sans
entraîner dans sa déchéance et sa ruine le peuple qu'il a
pour mission de protéger. Or il abdique « quand, par opti-
misme ou faiblesse, il livre aux sociétés locales une portion
du domaine public, quand il les charge de recouvrer ses
impôts, de nommer les juges et les commissaires de police,
d'employer la force armée, bref quand il leur délègue des
fonctions qu'il doit lui-même exercer chez elles, parce qu'il
en est l'entrepreneur spécial et responsable, seul bien pla-
liberté politique, scientifique et religieuse de la presse ne saurait entraîner
ni le droit de diffamation, ni le droit d'excitation aux crimes ou délits punis
par la loi, ni le droit de publications pornographiques. » {Ibid. p. 442).
DANS LA SOCIÉTÉ CIVILE 793
cé, compétent, outillé et qualifié pour les remplira » L'expé-
rience a été tentée pendant la grande Révolution ; l'autorité
centrale avait à peu près donné sa démission : « Sous sa
souveraineté presque nominale, il y avait en France qua-
rante-quatre mille petits Etats presque souverains en droit,
et, le plus souvent, en fait-. » Les conséquences de cette
abdication se firent bientôt et vivement sentir : « Anarchie
universelle, persistante, incurable, impuissance du gouver-
nement, violation des lois, anéantissement des recettes,
vide du Trésor, arbitraire des forts, oppression des faibles,
émeute dans la rue, brigandage dans les campagnes, dila-
pidations et concussions aux hôtels de ville, usurpations ou
abdications municipales, ruine de la voie publique et de
toutes les œuvres et bâtisses d'utilité publique, ruine et dé-
tresse des communes '. »
II
Protéger eflicacement les droits, là ne se borne pae la
fonction de TÈtat. A cette fonction de justice vient s'ajouter
une mission civilisatrice, une mission d'utilité publique.
Sans doute, sous peine de verser dans l'erreur socialiste,
il ne faut pas faire de l'État la Providence universelle des
particuliers, chargée de leur procurer directement le bon-
heur temporel. L'autorité n'est pas la pourvoyeuse attitrée
des citoyens : elle n'est point faite pour les élever, les
nourrir, les soigner, les enrichir. Non ; cependant la peur
d'un mnl ne doit pas nous conduire dans un autre. II ne
convient pas de confiner l'Etat dans le rôle de gendarme,
qui monte la garde pour faire respecter la justice, et de
lui donner, pour le reste, comme mot d'ordre : laisser faire,
laisser passer. La vérité semble être dans un juste tempé-
rament : « La règle n'est pas de laisser faire, comme le sou-
tiennent les économistes absolus, mais elle n'est pas
davantage de faire dans le sens complet du mot. Elle est,
1. Taine, I^ Régime moderne, t. I, 1. lY, c. i, p. 368.
2. Ibid., p. 369.
3. Ibid., p. 370.
794 LES FONCTIONS DE L'ETAT
suivant une formule excellente de M. Baudrillart à^ aider a
faire ^ »
Ce devoir d'assistance, entendu largement, n'est plus
guère contesté aujourd'hui, comme l'observe M. Michel
Chevalier : « En fait, une réaction s'opère dans les meilleurs
esprits ; dans les théories d'économie sociale qui prennent
faveur, le pouvoir cesse d'être considéré comme un ennemi
naturel ; il apparaît de plus en plus comme un infatigable et
bienfaisant auxiliaire, comme un tutélaire appui. On recon-
naît qu'il est appelé à diriger la société vers le bien et à la
préserver du mal, à être le promoteur actif et intelligent des
améliorations publiques, sans prétendre au monopole de
cette belle attribution -. »
Ainsi donc, l'Etat ne peut ni ne doit être le facteur et
l'agent général du progrès ; mais il peut et doit être, un
aide, un auxiliaire, un appui, bref un ministre, un promoteur
du progrès pour le bien commun : Dei enim mijiister est tibi
in bonum^.
Cette seconde mission ressort, comme la première, de la
nature même des choses. Les hommes, nous l'avons montré,
entrent en société non seulement pour mettre en sûreté
l'exercice de leurs droits, mais encore pour atteindre la plé-
nitude de leur développement. Dès que la sécurité des per-
sonnes et des biens est solidement garantie, quand l'homme
peut compter sur un lendemain paisible, son premier instinct
celui de la conservation^ est satisfait; à son tour l'inclination
fondamentale qui le complète, celle de l'accroissement de
l'être, s'éveille et réclame satisfaction : chaque jour le be-
soin de progresser s'accentue davantage, les travaux les plus
variés, qui aboutiront, dans un avenir plus ou moins lointain,
à l'épanouissement d'une brillante civilisation, surgissent de
toutes parts à l'abri de l'ordre social et de la paix publique.
Le rôle du pouvoir n'est pas de procréer lui-même ce magni-
fique ensemble de richesses idéales et matérielles, qui
forment l'apanage des peuples cultivés ; mais c'est à lui d'en
1. E. Beaussire : Les principes du droit, p. 101.
I 2. M. Chevalier : Cours d'économie politique, t. II, 6^ leçon.
3. S. Paul» Ep. ad Rom., xiii, 4.
DANS LA SOCIÉTÉ CIVILE 795
faciliter la production. Comment cela? En mettant, par un
concours positif, les citoyens dans des conditions favorables
à leur complet développement, en leur ménageant un milieu
social propice au perfectionnement physique, intellectuel
et moral. Par là, il contribuera, d'une façon, indirecte sans
doute, mais très efficace, à la prospérité générale.
C'est pour lui la source de deux grands devoirs.
Le premier consiste à aider au progrès des intérêts maté-
riels et des forces productives du pays. On ne lui demande
pas d'être agriculteur, industriel, métallurgiste. Qu'il laisse
aux particuliers le soin de faire rendre le plus possible au
sol et aux richesses naturelles qui gisent cachées dans son
sein. Mais il ne suffit pas de produire du blé, du vin, de
l'huile, du lin, etc., même en abondance, d'extraire du minerai
de fer, de cuivre, d'argent, etc., même en grande quantité.
Il faut en outre, sous peine de disette ou de ruine, que ces
produits bruts ou manufacturés circulent et se répandent au
loin. M"' de Sévigné notait déjà dans ses lettres qu'elle
voyait en Bretagne de belles récolles se gâter sur place,
faute de moyens de transport. M. Rocquain, dans son livre
sur VÉtat de la France au 18 brumaire (1799), cite un rap-
port significatif de Fourcroy: « Une quantité de blé, valant
18 francs à Nantes, coûte une égale somme pour être trans-
portée à Brest. J'ai vu des rouliers ne pouvant marcher que
par caravanes de sept ou huit, ayant chacun de six à huit
forts chevaux attelés à leur voilure, aller les uns après les
autres se prêtant alternativement leurs chevaux pour sortir
des ornières où leurs roues sont engagées.... Dans beaucoup
d'endroits, j'ai vu avec douleur les charrettes et les voitures
quittant la grande route et traversant, dans des espaces de
cent à deux cents mètres, les terres labourées, où chacun
se fraye un chemin... Les rouïters ne font parfois que trois
ou quatre lieues entre deux soleils. » Par suite, disette à
Brest : w On assure qu'on y est depuis longtemps à demi-
ration et peut-être au quart de ration. Cependant, il y a
maintenant en rivière, à Nantes, quatre cents à cinq
cents vaisseaux chargés de grains : il y sont depuis plu-
sieurs mois et leur nombre augmente tous les jours; les
796 LES FONCTIONS DE L'ÉTAT
matières qu'ils renferment se détériorent et s'avarient ^ . »
C'est pourquoi il appartient à l'État de pourvoir, soit par
lui-même, soit en secondant l'initiative privée, à la circulation
des richesses en leur ouvrant des voies de communication
sûres, faciles et nombreuses : construction de routes, creu-
sement de ports et de canaux, percement d'isthmes, établis-
sement de postes, de télégraphes, de téléphones, pose de
câbles transmarins. A lui d'encourager l'agriculture, le com-
merce et l'industrie par des concours régionaux et des récom-
penses appropriées. A lui de leur préparer des débouchés
lointains en fondant des colonies bien placées et bien entre-
tenues, qui rendront à la mère-patrie ce qu'elles en auront
reçu, et au centuple, en denrées et produits exotiques de
toutes sortes. A lui de les soutenir par une législation sage-
ment protectrice, proportionnée aux besoins et aux circons-
tances.
Tout cela ressortit à l'État. Qu'on ne crie pas à l'ingé-
rence injuste et stérile! Elle n'est point injuste, car nous la
supposons restreinte aux nécessités de l'intérêt commun.
Pour se convaincre de sa fécondité, on n'a qu'à voir à
l'œuvre le pays du Self Help. L'Angleterre doit certainement
sa situation florissante à l'activité industrieuse et persévé-
rante de ses habitants, mais aussi pour une bonne part, à
l'aide intelligente que leur prête le gouvernement. Son
intervention bienfaisante se fait sentir de mille manières : il
conclut des traités de commerce avantageux, il consolide et
étend ses colonies, si bien disséminées dans les deux
hémisphères que partout sa marine marchande trouve des
ports de refuge et de ravitaillement; il multiplie les
comptoirs qui facilitent les échanges ; il accrédite d'innom-
brables agents consulaires, couvrant ses nationaux du dra-
peau britannique, avec une fermeté fière qui rappelle la
manière romaine ; il subvefitionne de grandes compagnies
qui servent de pionniers à l'influence de la Métropole. En
agissant ainsi, le gouvernement anglais reste sur son
terrain ; il n'empiète pas, car il travaille pour le bien public.
L'Etat doit ensuite concourir au progrès intellectuel et
1. Cité par Taine, op. cit. p. 362.
DANS LA SOCIÉTÉ CIVILE 797
moral. Ici surtout son action est indirecte. Favoriser dans
de sages limites l'instruction publique*, récompenser les
chefs-d'œuvre de l'art et les recherches de la science, sub-
ventionner des voyages d'exploration, ouvrir des musées et
des bibliothèques, organiser des expositions universelles,
encourager, non seulement par des paroles mais par des sub-
sides, les œuvres moralisatrices dues au dévouement de
quelque âme généreuse, accorder des primes et des privi-
lèges aux inventions recommandables, distribuer des déco-
rations, déclarer d'utilité publique certaines associations
scientifiques, littéraires, artistiques, bienfaisantes, etc.,
voilà un aperçu du nouveau champ ouvert à l'activité civili-
satrice du pouvoir. Il faut ajouter à ces charges le devoir
plus honorable encore de protéger les missionnaires, ces
héroïques propagateurs de la foi et de la civilisation chré-
tiennes.
Veut-on un fait actuel? Au mois u .loui 1895 se clôturait à
Londres le congrès géographique : on y vit accourir des
représentants autorisés des principales sociétés de géogra-
phie fondées par des particuliers dans les capitales des
deux mondes. L'une des plus importantes résolutions,
prise à l'unanimité, a été de décider la confection d'une
carte géographique internationale du globe terrestre, dressée
avec toute la rigueur scientifique désirable, pour faciliter
les communications commerciales-. Demande-t-onaux divers
États de la dresser eux-mêmes? Pas le moins du monde. On
1. (I Le sophisme de l'ëgalitë dans l'instraction est aussi chimërique que
le sophisme de l'ëgalitë dans la richesse. Notre plus ardent dësir serait de
prucuror à tous nos concitoyens le plus large savoir possible; mais ce dësir
n'est réalisable que si vous enseignez un moyen de remplacer l'esclave
antique. Nous ne concevons un peuple de bacheliers qu'avec l'esclave
au-dessous. Qui voudra continuer le travail manuel quand on l'aura sacré
candidat au travail du cerveau? Et comment foomira-t-on du travail rëmu-
nérë à tous les cerveaux? La diffusion indëfinie de l'instruction secondaire
fait trop de malheureux. Devant les eflcts d'une plëthore funeste aux indi-
vidus et à la nation, on entend déjà s'ëlever un concert d'interrogations
inquiètes et de cris d'alarme chez les dëmocrates les moins suspects, lea
plus engoues, hier encore, de la dëcevante chimère.» E. Melchior de Yogûë,
Bévue des Deux Mondes 1" avril 1894.
2. De Lapparent, Le Congrès géographique de Londres. Correspondant,
août 1895, p. 633.
798 LES FONCTIONS DE L'ÉTAT
accueillera avec reconnaissance les subventions qu'il leur
plaira d'octroyer : c'est un simple concours pécuniaire.
Telle est, en bref, la seconde fonction de l'Etat : aider à
l'avancement de la prospérité nationale. Ce rôle, on le voit,
par le mot lui-même, est un rôle supplétif. L'Etat n'a donc,
ni en principe ni en fait, à intervenir là où l'initiative privée
(et par elle nous entendons toujours l'initiative, soit indivi-
duelle, soit collective d'un ou plusieurs groupes associés,)
est assez efficace par elle-même pour atteindre le but pro-
posé. Il ne doit pas la supplanter; car on entre en société
non pour y perdre le bénéfice du libre jeu de son activité
personnelle, mais pour remédier à sa faiblesse, fruit de l'iso-
lement, par l'union des forces et la convergence des efforts.
Dans un corps bien organisé chaque organe doit remplir sa
fonction propre : l'empiétement de l'un entraînerait l'atro-
phie des autres.
Ainsi donc, là où l'initiative privée est languissante, il
appartient à l'Etat de la stimuler, d'en secouer la torpeur:
c'est un excitateur. Là où l'initiative privée est insuffisante,
il appartient à l'État de la compléter : c'est un adjudant. Là
où l'initiative privée est impuissante, il appartient à l'État
de la remplacer : c'est un substitut; mais il doit se considé-
rer comme un « substitut provisoire » et être toujours prêt
à donner sa démission. Là où l'initiative privée est suffi-
sante, l'État n'a qu'à la laisser agir en l'encourageant : c'est
un spectateur bienveillant et bienfaisant. 11 ressort de ce qui
précède que la seconde fonction de l'État n'est pas aussi
absolue que la première; elle est secondaire, relative et
varie avec les temps, les lieux et les personnes.
Apportons un exemple pour concréter notre pensée : soit
la question de l'instruction. L'Élat par rapport à l'enseigne-
ment peut prendre trois attitudes : Vabstention, il n'enseigne
pas ; le monopole, il enseigne seul ; la concurrence, il ensei-
gne en même temps que les particuliers.
De ces trois attitudes la première est légitime, la seconde
est illégitime, la troisième peut être légitimée par les cir-
constances. En effet l'Etat, n'étant pas une autorité doctri-
nale, ne saurait avoir par lui-même une mission enseignante.
L'enfant appartient d'abord à la famille, et non à l'État, comme
DANS LA SOCIÉTÉ CIVILE 799
le veut la doctrine révolutionnaire renouvelée du paga-
nisme 1. C'est aux parents qu'échoit la mission d'élever leurs
descendants ; si le temps ou la capacité leur fait défaut, ils
délèguent leurs pouvoirs à ceux qu'ils jugent les plus dignes
de tenir leur place. « L'autorité paternelle ne saurait être
abolie ni absorbée par l'Etat, car elle a sa source là où la
vie prend la sienne. Les fils sont quelque chose de leur père ^
filii sunt aliquid patris ; ils sont en quelque sorte une
extension de sa personne 2. »
Aussi le monopole est-il un empiétement monstrueux sur
le droit naturel des familles. Il a été entre les mains de ceux
qui l'ont manié un instrument politique. La contrainte qu'il
a fait si longtemps peser sur les consciences lui a bien
mérité le nom flétrissant de « conscription des âmfcs », que
lui a infligé l'indignation des honnêtes gens.
C'est à l'initiative particulière qu'il revient de faire face
aux nécessités de l'instruction. Si les associations privées
leur donnent ample satisfaction, l'abstention est de rigueur
pour l'État : il n'a point le droit d'ouvrir d'écoles. Son
intervention doit se borner à faire la police des établis-
sements scolaires et à encourager les plus méritants par
des subventions réparties d'une façon intelligente et impar-
tiale. C'était la situation de renseignement sous l'ancien
régime : point de monopole universitaire, mais plusieurs
universités distincte"s, fondées par l'Eglise, soutenues par
l'État.
Si au contraire l'activité privée, individuelle ou collective,
ne suflit pas à la tâche, l'État a le droit et le devoir de
combler ce déficit en organisant des écoles publiques; car
la distribution de l'instruction dans de sages limites est
d'un intérêt majeur pour l'avenir de la société. Mais ces
écoles publicjues ne doivent pas être favorisées au détri-
ment des écoles libres particulières; les unes et les autres
doivent être traitées sur le pied d'égalité; par conséquent,
les allocations, les bourses, lesbicnfaits administratifs seront
équitablement distribués.
1. Platon. République, 1. V cl VI.
2. Léon XIII, Encycl. De conditione opificum.
800 LES FONCTIONS DE L'ETAT
La raison fondamentale est toujours la même; dans ce cas
et dans les cas semblables, l'Etat remplit, par nécessité, un
emploi pour lequel il n'est pas fait; il ne peut le remplir
aussi bien que les particuliers, car il n'est pas stimulé,
comme eux, par l'aiguillon de l'intérêt personnel, ni quand
il exerce un monopole, par l'émulation de la concurrence.
D'ailleurs, l'administration de l'Etat est une machine très
compliquée, aux rouages multipliés à l'excès, qui entravent
la bonne et prompte expédition des affaires : lourde, lente,
coûteuse, routinière, impersonnelle, elle manque de sou-
plesse et d'initiative. On a pu dire ^, l'histoire en main, que
la plupart des inventions sont dues à des « individualités
sans mandat ». Cette fonction surnuméraire de l'Etat est donc
un pis-aller : elle doit cesser dès que les associations pri-
vées sont en mesure de s'acquitter des services que l'Etat,
vu leur impuissance momentanée, a été contraint d'assumer
par intérim. Le pouvoir se heurte là à une tentation bien
séduisante; il n'y a que trop souvent succombé, car sa nature
envahissante le porte à transformer le provisoire en définitif.
C'est une des causes les plus actives du développement
exagéré de notre centralisation administrative. Raison de
plus pour circonscrire nettement le domaine légitime de son
ingérence.
On vient de le constater, la seconde fonction de l'Etat :
contribuer au progrès social, n'a pas un caractère aussi rigide
que la première : protéger les droits. Cette part contributive
est naturellement assez élastique. Dans une société, où l'acti-
vité des individus et des groupes sociaux, intermédiaires
entre la famille et l'Etat, serait très florissante, le rôle de
l'administration se réduirait à peu près au rôle de surveil-
lance générale et d'encouragement honorifique ou pécu-
niaire. Dans un pays au contraire où l'activité privée est
presque éteinte, très languissante, l'intervention positive
1. P. Leroy-Beaulieu, Op. cit. p. 49. — A ce défaut inséparable de toute
vaste administration, l'Etat moderne ajoute des défauts particuliers, qui
fournissent un nouvel argument pour restreindre ses attributions : par
exemple, il est devenu le gouvernement du parti en possession plus ou moins
précaire du pouvoir et il fait de la bureaucratie un instrument, de règne et
de vexation. Ibid., L. II, p. 55-93.
DANS LA SOCIETE CIVILE 801
du pouvoir sera forcément plus étendue et plus pressante.
Il y a là une question délicate de limite, une appréciation
morale qui ne peut être qu'approximative. On conçoit donc,
sans peine, que les catholiques, tout en defant rester
d'accord sur le principe, puissent être plus ou moins divisés
sur la nature et l'extension de ses applications, puisque
l'action civilisatrice de l'Etat est subordonnée aux circons-
tances changeantes des ixiilieux historiques.
Ainsi, ce qui convenait au xvii* siècle peut ne pas conve-
nir du tout au xix* ; ce qui actuellement est expédient en
Belgique et en Allemagne peut fort bien ne l'être pas en
France. Autres temps, besoins différents ; autres pays, né-
cessités nouvelles. C'est donc une façon de raisonner fausse
et dangereuse que de dire : les anciens théologiens accor-
daient telle et telle attribution à TÉtat ; l'Allemagne décrète
telle et telle mesure pour assurer une retraite aux ouvriers;
donc il faut accorder la même attribution au gouvernement
français et décréter chtîz nous les mômes mesures.
L'imitation du passé, comme le goût de V exotisme peut
entraîner bien loin, s'il n'est pas éclairé. Les anciens théolo-
giens étaient enclins plutôt à accroître qu'à restreindre le rôle
de l'Etat en matière d'aide et d'assistance. Pourquoi ? Parce
qu'autrefois l'Etat, étant en principe et souvent en fait l'allié
de l'Église, se laissait plus docilement diriger par elle. Sans
vouloir préjuger aucunement la question des caisses de
retraite obligatoires, ce système peut avoir son utilité en
Allemagne à cause des progrès toujours grandissants du socia-
lisme. Le seul exemple de l'étranger n'est pas un motif suf-
fîsant pour en tenter l'acclimatation en France ^
En résumé, tout en accordant à l'État, en général, en théo-
rie, in abstracto comme dit l'École, le droit de coopérer au
progrès social par un concours réel, il faut reconnaître en
même temps que la détermination pratique de ce droit est
mobile et changeante. Cette conclusion se ramène en défi-
nitive à la distinction fameuse entre la thèse et Xhypothèse.
1 . Le dernier congrès catholique autrichien, tenu à Salzbourg en août
1896, a formule plusieurs vœux qui tendent à limiter rintcr>-entiou de l'État.
Cv changement s'est optVé sous l'empire des circonstances. C'est une nou-
Yoile preuve de la flexibilité de la seconde fonction de l'État.
LXXI. — 51
802 LES FONCTIONS DE L'ETAT
La thèse plane dans la région calme, simple, inflexible des
principes ; l'hypothèse s'applique à la région agitée, com-
plexe, contingente des circonstances et des intérêts.
III
Qu'il me soit permis, en finissant, de faire à une ques-
tion actuelle, la question du régime du travail, l'application
des considérations abstraites qui précédent.
L'Etat a-t-il le droit de réglementer le travail ? Même
ceux qui redoutent comme suspecte et dangereuse l'immix-
tion de l'Etat ne peuvent s'empêcher de l'admettre en prin-
cipe et en fait dans une certaine mesure \ par exemple en
ce qui regarde l'obligation du repos hebdomadaire domini-
nical, l'interdiction du travail de nuit pour les femmes, la
limitation des heures de travail pour les enfants. Mais con-
vient-il d'aller plus loin ? Convient-il de demander aux pou-
voirs publics d'étendre aux adultes cette limitation des
heures, de fixer un minimum de salaire, d'établir des assu-
rances obligatoires contre les accidents, les maladies, d'im-
poser des caisses de retraite pour la vieillesse ? Convient-il
enfin de provoquer les divers gouvernements à une entente
internationale ?
On s'accorde généralement à dire qu'il y a des abus à
réformer et des douleurs à guérir dans le monde du travail :
douleurs et abus qui proviennent du régime économique
basé sur l'individualisme, fruit amer de la Révolution. Le
mal existe ; non pas qu'il s'étende également à toutes les
branches de l'industrie et du commerce ; mais il est très
répandu ; il est actuel et il est grave. 11 faut donc trouver
un remède efficace et immédiat.
1. Comte d'Haussonville : Faut-il faire la charité? Bévue des Deux-
Mondes, l^"" mars 1894. « Je ne parle pas de cette intervention restreinte à la
protection des femmes et des mineurs, dont le principe ne peut souffrir au-
cune difficulté, mais dont l'application est singulièrement délicate, l'expé-
rience des dernières mesures adoptées en leur faveur ayant, tout le monde
semble d'accord sur ce point, tourné jusqu'à présent à leur détriment, a
P. 48-49. — P. Leroy-Beaulieu, op. cit. Livre VI.
DANS LA SOCIÉTÉ CIVILE 803
Le remède le plus efficace serait assurément de consti-
tuer des .corporations de patrons et d'ouvriers réglant
eux-mêmes leurs intérêts et terminant à l'amiable leurs
différends, parce que cet organisme n'a rien d'artificiel.
Fonctionnant en pleine connaissance de cause, mues par le
puissant ressort de l'intérêt personnel, les corporations
peuvent s'adapter, avec la précision et la souplesse des
organes naturels, aux exigences spéciales des diverses
branches de l'industrie et du commerce, aux besoins parti-
culiers de chaque région. Ce point paraît évident et n'est
contesté par personne parmi les catholiques, mais par per-
sonne moins que par l'œuvre des Cercles d'ouvriers, qu'on a
bien à tort accusée de renoncer au remède corporatif, après
avoir été la première à le préconiser.
Malheureusement, ce remède, quoique le meilleur en soi,
n'est pas à la disposition du malade ; il est encore à fabri-
quer, car les syndicats professionnels ne sont qu'une
ombre pftle de la véritable association corporative. Frustrés
du droit d'acquérir et de posséder à leur gré, ils ne peu-
vent que languir et végéter, tant la vie que leur a infusée
la loi est parcimonieuse, anémique. Mais en attendant l'avè-
nement de cette institution réparatrice, que faut-il tenter?
Suffit-il de pallier le mal par les efforts de l'initiative privée
ou faut-il recourir sans retard et sans scrupule à l'inter-
vention de l'État pour réaliser tout de suite certaines
réformes indiquées plus haut : limitation des heures de tra-
vail étendue aux adultes, etc.?
C'est ici que le désaccord s'accentue. Pounjuoi s en don-
ner? Quand on passe des généralités de la théorie aux
détails compliqués de la pratique, ce partage des esprits
semble parfaitement explicable.
Les uns disent: gardons-nous bien de faire encofb inter-
venir l'Etat dans celte matière : son immixtion serait un
remède pire que le mal. C'est-là un moyen extrême, dan-
gereux. Qui oserait en faire courir le risque à la société ?
L'État, en France du moins, est plus ou moins sectaire ; il
manque d'impartialité ; représentant d'un parti il gouverne
pour un parti, au lieu de servir les intérêts de tous. Est-il
prudent, est-il sage de lui forger nous-mêmes et de lui
804 LES FONCTIONS DE L'ÉTAT
mettre en main de nouvelles armes pour'nous tracasser par
une ingérence hostile et vexatoire ?
Bien plus, ajoutent-ils, quand même le gouvernement
français, comme tout pouvoir digne de ce nom, se montre-
rait équitable envers tout les partis et respectueux de tous
les droits, il serait encore peu raisonnable de confier ce
surcroît de besogne à son activité absorbante. Le motif, qui
commande cette abstention, ne vaut pas seulement pour la
France. Ce serait aggraver une plaie dont souffre et languit
plus d'une nation européenne : la plaie d'une centralisation
administrative excessive, qui fait pulluler les bureaucrates,
race coûteuse, irresponsable, plus ou moins inerte, comme
tous les parasites qui vivent aux dépens du budget ; ce serait
déprimer de plus en plus l'initiative individuelle déjà si
engourdie. Voilà pourquoi, concluent-ils, quand môme la
justice serait intéressée dans la question, quand même l'Etat
aurait le droit d'agir ici comme protecteur des faibles, il
faudrait répudier dans l'espèce son intervention ; car cette
intervention, pour s'exercer légitimement, doit être toujours
subordonnée au bien commun, qui en est le principe et le
régulateur; or, présentement du moins, pour les raisons
alléguées, toute nouvelle immixtion de l'État serait inop-
portune et dommageable aux intérêts qu'on veut servir.
Ce sont là, il faut l'avouer, des motifs qui méritent d'être
pris en sérieuse considération. L'autre groupe les a exa-
minés, mais n'a pas été pleinement convaincu de leur
valeur. Il répond, en substance, à ses honorables contra-
dicteurs : le mal, dont gémit la classé ouvrière, est grave ;
ce n'est pas un mal à venir, imminent ; c'est un mal actuel,
présent. Nous convenons volontiers avec vous que le
meilleur remède consiste dans les associations librement et
fortement constituées. Mais comme elles n'existent pas
encore, comme elles n'existeront peut-être pas avant vingt
ou trente ans, comme leur action, une fois qu'elles seront
bien constituées, aura encore besoin d'un certain laps de
temps, pour produire son bienfaisant effet, que faire d'ici
là ? Ce que fait un médecin quand son malade est incapable
de se procurer ou de supporter le médicament le plus
efficace : il lui administre, et il y est obligé, celui qui est
DANS LA SOCIÉTÉ CIVILE 805
présentement applicable sans être le meilleur en soi, alors
même qu'il y aurait quelque risque à courir, car le mal
n'attend pas. Nous faisons de même : le patient, c'est-à-dire
l'ouvrier, n'a pas non plus le temps d'attendre le spécifique
excellent qui lui conviendrait. Pour sauver le malade, ou
du moins pour calmer ses douleurs et empêcher le mal
d'empirer, nous prescrivons, forcés par les circonstances
pressantes du moment, le seul remède qui reste à notre
portée : l'intervention de l'Etat. Nous ne méritons pas pour
cela l'épithète flétrissante de socialistes, par laquelle on
tâche d'ameuter l'opinion contre nous, pas plus que vous
ne méritez le qualificatif de libéraux ; car nous, nous n'ad-
mettons pas une intervention illimitée de l'Etat et nous la
voulons proVtsoire, et vous, vous ne rejetez pas toute inter-
vention*. Nous ne cesserons pds de travailler avec vous à
améliorer la situation de la classe ouvrière par les œuvres
de charité ; nous ne cesserons pas do réclamer une bonne
organisa^on corporative qui mettra fin à cette immixtion de
l'État, pis' aller transitoire, regrettable sans doute, mais
rendue nécessaire par l'acuité de la crise présente. Bref, ou
attendant le mieux, nous tâchons de faire le bien.
Ces raisons semblent convaincantes à de bons esprits.
Sans trancher le débat entre les deux groupes opposés,
nous estimons qu'une sage discussion, nourrie de preuves
et de faits, purgée de toute attaque personnelle, aurait
l'avantage d'éclaircir cette complexe question de l'inter-
vention de l'Etat en général et dans le régime du travail en
particulier. Un débat ainsi conduit, laissant intacte Tunion
des volontés toutes dirigées vers le bien social, amènerait
un jour un accord plus complet des esprits. Pour atteindre
1. Nous avons peine à comprendre pourquoi .M. le comte d'IIausKonTilIe,
d'ordinaire si courtois, s'obstine À qualifier de socialistes certains catho-
liques. (Cf. loc. cit. p. 47). N'est-ce pas pure incons<^quence ? Ce nom mal»
sonnant convient aussi k l'éminent académicien, puisqu'il accepte, nous
l'avons citd textuellement, une certaine Intervention «1c TÊtât dam la rëgTè'^
mentatiou du travail. Entre lui et eux ce n'est qu'une différence de degré : Il
admet uno « intervention restreinte à la protection des femmes et des
mineurs » ; ils veulent une intervention plus étendue. S'ils sont socialistes, il
l'est lui-môme, quoique un peu moins.
806 LES FONCTIONS DE L'ETAT
un but si désirable, les polémistes ne devraient jamais
perdre de vue cette maxime de saint Augustin, qui résume
admirablement les règles de la controverse chrétienne :
In necessariis unitas^ in dubiis libertas, in omnibus
caritas.
G. SORTAIS, S. J.
'^i<ri>M>iiiii'i«»-^;^-.
JUIFS ET ROMAINS
COMMENTAIRE HISTORIQUE d'uN CHAPITRE DES MACCHABEES *.
Prise dans son ensemble, notre civilisation procède de la
Grèce, de Rome et de la Judée : on Ta dit depuis longtemps,
et tous, catholiques ou incroyants, en sont d'accord. Dans le
trésor commun, la force romaine et la pensée grecque ont
mis à peu près tout ce que la nature humaine peut tirer de
ses propres ressources ; la Judée a communiqué au monde
un don meilleur, qu'elle tenait de Dieu môme, le rayon de
vérité et d'amour venu du ciel. Pour unir et combiner des
apports si divers, il a fallu un travail d'action, de réaction,
de fusion et d'élimination, dont les premières origines
remontent bien haut dans l'histoire, et qui, à certains égards,
n'est pas encore achevé. Cependant, po^ marquer par des
dates le temps de la plus active élaboration, le monde
nouveau s'est formé des éléments de l'ancien monde, surtout
durant les siècles qui vont d'Alexandre à Constantin. Au
début de cette période, le conquérant macédonien, mort en
323 avant notre ère, soumet l'Orient à l'influence grecque ;
au centre, apparaît Jésus-Christ, qui dojt tout dominer et
tout réunir ; à la fin, l'empereur de Rome donne, en 313, la
liberté à l'Eglise, et assiste, en 325, au grand concile où
s'affirme la foi nouvelle de l'univers. A travers les révolu-
tions sanglantes, les combats de la pensée, et aussi les luttes
de l'âme, qui remplissent tout cet espace, le grand ouvrage
de l'unification politique et intellectuelle du monde par la
Grèce et par Rome, et de sa rénovation religieuse par le
christianisme, met un lien d'unité et fait rinté;*ét de l'histoire.
Si chaque épisode de ces temps lointains arrête encore notre
attention, c'est à cause de sa place dans l'ensemble, et de
1, /. Mac, VIII.
808 JUIFS ET ROMAINS
ses rapports avec le mouvement général de l'humanité.
C'est pour cela que mérite d'être raconté l'événement qui mit
en contact, pour la première fois, la Judée et Rome: le traité
d'alliance conclu entre les deux peuples, sur la demande de
Judas Macchabée, l'an 161 avant Jésus-Christ.
I
Durant bien des siècles, Israël fut à peu près sans rapports
avec le monde occidental. Quand ses relations ou ses
préoccupations dépassaient le cercle de ses voisins immé-
diats, c'était pour se tourner au sud vers l'Egypte, ou à
l'orient, vers les grands empires de Ninive, de Babylone, et
plus tard des Perses. Pour explorer les régions de l'ouest,
il aurait fallu avoir une marine sur la Méditerranée, et le
littoral de la Palestine était occupé au sud par les Philistins,
au nord par les villes phéniciennes. Sans doute, par les
traditions, les antiques généalogies i, et par les récits des
voyageurs de Tyr ~, on connaissait quelques noms de
contrées et de peuples, mais bien confusément. La plupart
du temps, chez 1«b écrivains hébreux, les archipels et les
côtes septentrionales de la grande mer intérieure se confon-
dent dans les contours flottants d'une terre inexplorée. C'est
le pays des « îles » et des « Kittîm ^, «, et ces mots prennent
parfois une signification presque aussi large que ceux d'Inde
et d'Indiens, dans la langue de nos pères. Et pourtant, de
cette terra incogmta, devaient sortir, à un siècle et demi
d'intervalle, les deux peuples destinés à bouleverser l'Asie.
Les Grecs se montrèrent les premiers, et leur apparition
fut soudaine. « Celui qui d'abord régna sur la Grèce fut
Alexandre, fils de Philippe, le Macédonien. Sorti de la terre
des Kittîm, il vainquit Darius, roi des Perses et des Mèdes;
il livra de nombreuses batailles, s'empara partout des for-
1 Gen. X, et alibU
2. Ezech. XXVII, et alibi. C'est en s'unissant aux Tyriens que les Israélites
eurent une marine sous le règne de Salomon,
3. Cf. les exemples dans Gesenius, Thésaurus ling. Jiehr, aux mots 'iyjîm
et Kittîm, et dans le Dictionnaire de la Bible, au mot Cethim (transcription
de Kittim usitée dans la Vulgate.)
UN CHAPITRE DES MACCHABEES 809
m
teresses, tua les rois de la terre, passa jusqu'aux confins du
monde, dépouilla une multitude de nations, et la terre se tut
devant lui... Ensuite, il s'affaissa sur sa couche, et vit qu'il
allait mourir... Il avait régné douze ans ^ »
Ces quelques années avaient suffi pour déplacer l'axe du
monde. Après Alexandre, ce n'est plus vers la Perse, mais
vers la Grèce, que regardait l'Asie. Les généraux du conqué-
rant, qui « se firent des couronnes après sa mort * », fon-
dèrent partout des royautés grecques, et propagèrent la
langue et les mœurs de l'Occident. Les monarchies orien-
tales d'Egypte et d'Assyrie ou de Perse, entre lesquelles
Israël avait été si longtemps enserré, se trouvaient rempla-
cées maintenant par deux monarchies grecques, au sud celle
des Ptolémées, au nord celle des Sélcucides de Syrie.
Il fallut payer tribut tantôt aux uns, tantôt aux autres, voir
passer par la Judée bien des armées, et, plusieurs fois,
souffrir des luttes de ces puissants voisins. Toutefois, s'il y
eut de durs n\oments, il y eut aussi des temps de paix et môme
de faveur; et, durant plus d'un siècle, le peuple juif conserva
au moins la liberté nécessaire à sa mission providentielle,
la liberté religieuse. Ce fut seulement la cent trente-septième
anTiée du règne des Grecs, en 176 avant JésusrChrist, que de
la terre des Séleucides « germa la racine pécheresse », An-
tiochus IV Epiphane, fils d'Antiochus le Grand '. On sait
par quelles violences et par quelle sanglante persécution il
s'efforça d'implanter les mœurs païennes dans le peuplé de
Dieu. On sait aussi comment Matathias et ses fils se lovèrent,
pleins du zèle de la loi *. Dieu bénit leur héroïque résis-
tance, et leur donna le succès. En six ans, de 167 à 161, Judas
le Macchabée avait* remporté d'éclatants triomphes sur les
1. /. Mac, t., 1, 2, 3.6, 8. *
2. Ibid., 10.
^.Und.,\\. On a longuement discuta, pour Gxcr le point de d<(part de
l'ère du « règ^c des Grecs », ou ère des Sëlcucidos. D'après les tra%'auz
modernes les plus exacts, l'auteur du premier livre des Macchabées compte
à partir du printemps (nisan) de l'an 312 avant J.-C; l'auteur du second
livre à partir de l'automne de la même année. Les dates données dans cet
article sont calculées d'après cette hypothèse. Ainsi la 137* année dont parle
/. Mac, va du printemps de 176 au printemps de 175.
4. /. Mac, II,
810 JUIFS ET ROMAINS
•m
généraux d'Antiochus IV, de son fils Antiochus V et de
Démétrius Soter, reconquis la liberté de servir le vrai Dieu,
et même commencé l'œuvre de Taffranchissement politique
de son pays. Sa dernière victoire, celle d'Adasa, avait coûté
la vie à l'un des plus fameux ennemis des Juifs, Nicanor. On
avait rapporté en triomphe et suspendu aux murs de Jéru-
salem la tète et le bras du général syrien. L'anniversaire de
cet événement devait être fêté chaque année, le 13 d'adar;
c'était, dans le calendrier juif, le a jour de Nicanor », veille
joyeuse du « jour de Mardochée * ». Ainsi, la persécution et
la guerre semblaient momentanément apaisées, et Israël
croyait pouvoir se promettre une période de glorieux repos.
C'est durant cet instant de tranquillité que Judas tourna les
yeux vers Rome, et songea à solliciter son appui contre de
nouvelles tentatives, toujours à craindre de la part des Grecs.
Depuis quelque temps en effet, les Romains, ces autres
Kittim dont de vieilles prophéties annonçaient la venue ^,
avaient pénétré en Orient, et des deux côtés à la fois. Après
des alliances répétées avec l'Egypte, le sénat avait accepté,
en 201, la tutelle de Ptolémée V. En 190, les légions avaient
chassé de Grèce et poursuivi jusqu'en Asie Mineure Antio-
chus 111, l'hôte présomptueux d'Annibal. Depuis lors, les rois
de Syrie avaient appris à céder au plus fort. Ils connaissaient
la puissance romaine : plusieurs des successeurs d'Antio-
chus III avaient passé leur jeunesse à Rome comme otages;
le persécuteur des Juifs, Antiochus IV, avait dû évacuer
rapidement l'Egypte, sur la hautaine sommation de Popilius
Lénas; dans les relations entre Ptolémées et Séleucides, le
sénat s'interposait sans cesse, et réglait tout à son gré.
Déjà même, ses ambassadeurs avaient fait leur possible
pour intervenir dans la question juive. Au printemps de 164,
deux légats de Rome, nommés dans la Vulgate Q. Memmius
et T. Manilius 3, abordaient à la côte phénicienne au moment
1. L'IMac, vu, 47-50; //. Mac, xv, 30-38. Cf. Esih., ix, 17 et seq.
2. Cf. Num., XXIV, 24, et Dan., xi, 30, où le mot Kittim est traduit dans la
Vulgate par Italia et par Romani.
3. //. Mac, XI, 34-38. Pour les noms, il y a de nombreuses variantes entre-
les différents textes et manuscrits, et ces deux personnages sont difficiles à
identifier.
UN CHAPITRE DES MACCHABÉES 811
même où le jeune roi Antiochus V, ou plutôt Lysias, son
tuteur, entrait en accommodements avec Israël. Aux lettres
du roi et du ministre ils en joignirent une, écrite au nom de
la République : ils déclaraient consentir eux-mêmes à toutes
les concessions faites par la Syrie, et offraient de s'entre-
mettre, dès qu'ils seraient arrivés à Antioche, pour faire
régler à l'avantage des Juifs les points qui restaient encore
à débattre. L'auteur sacré, qui rapporte cette lettre parmi
d'autres documents, ne dit pas si on l'avait sollicitée, ni quelle
réponse on y fit. L'initiative pourrait bien être venue des
Romains seuls ; et peut-être le Conseil des Juifs apprit-il avec
étonnement que les édits du roi avaient besoin de l'agré-
ment de ces étrangers, ou qu'il avait lui-môme besoin d'eux
pour s'arranger avec ses voisins. Ce fut seulement trois ans
plus tard, pendant la trêve de 161, qu'on vit clairement
quelle place les nouveaux venus avaient déjà prise en Asie,
et combien il devenait difficile de se passer d'eux.
A cette époque, en effet, d'après le récit biblique, « Judas
apprit le nom des Romains* » : ce qui ne veut pas dire qu'il
l'entendit prononcer pour la première fois, mais qu'il com-
^ prit tout ce que ce nom disait de force et de grandeur. Le
bruit de la gloire romaine, confus tout d'abord, puis dominé
quel(|ue temps par le tumulte des armes de Syrie, se fai-
sait distinctement entendre pendant les jours de calme, et
s'imposait à l'attention. On redisait « leurs forces puissantes,
et leur bienveillance envers tous ceux qui s'attachaient à
eux; ils avaient fait amitié avec tous les peuples qui étaient
venus à eux », et, répétait-on, « ils sont puissamment forts ».
Comme preuve, on racontait, non sans quelques erreurs
ou amplifications *, « tout ce qu'on venait d'apprendre sur
1. /. Mac, VIII, 1. — Toutes les citations suivantes, mises entre guillemets
et sans renvoi spécial, sont tirées de ce mime huitième chapitre, qui est
commenté ici. Je traduis sur le grec (on sait que l'original hébreu du
!•' livre des Macchabées est perdu) ; au reste, le grec ne présente que de
très légères différences avec la Yulgate.
2. II est diflîcilc, en effet, de soutenir la parfaite exactitude de tout ce que
rapportait le bruit public sur les victoires de Rome et sur sa constitution.
C'est donc le cas d'appliquer les principes bien connus de l'exégèse sur les
dicta atlerius. Ce qui concerne Rome n'est pas dit par l'auteur inspiré,
mais par ceux qui racontaient tout cela au Macchabée; il peut donc y a%-oir
812 JUIFS ET ROMAINS
leurs combats et leurs exploits », depuis le temps où ils
avaient conquis Tltalie elle-même, jusqu'aux jours présents
où ils menaçaient d'envahir l'univers. « Les terres Gau-
loises » de la région du Pô et des Alpes leur avaient résisté^ :
« ils les avaient assujetties et rendues tributaires. Que
n'avaient-ils pas fait encore dans la terre d'Espagne? Ils
avaient pris possession des mines d'or et d'argent qui s'y
trouvent, et occupé toute la région par leur conseil et leur
patience, et ce pays était cependant fort éloigné du leur.
Des rois étaient venus les attaquer des extrémités de la
terre », c'est-à-dire sans doute les généraux et les auxi-
liaires de Cartilage, au renom desquels se mêlait peut-être
le souvenir plus lointain de Pyrrhus : tous ces ennemis, les
Romains « les avaient frappés d'un grand coup et broyés;
ceux qui avaient survécu leur payaient le tribut chaque
année. Ils avaient également broyé dans la guerre et soumis
Philippe, et » son fils « Persée, roi des Kittîm, et les autres
qui avaient pris les armes contre eux^; broyé encore An-
tiochus le Grand, roi d'Asie, qui avait marché contre eux et
qui avait cent vingt éléphants ^, de la cavalerie, des chars »
armés de faulx, « et des forces immenses » ; ils passaient
même pour « l'avoir pris vivant 5, et lui avaient imposé »
les plus dures conditions; on l'avait obligé « à verser, par
lui-même et par ceux qui lui succéderaient, vine somme
énorme, à donner des otages, à subir d'autres conventions
des erreurs dans les propos rapportés ici, et le livre saint est infaillible
en assurant qu'on tenait véritablement ces propos. Un historien est parfaite-
ment véridique en rapportant les légendes qui ont cours dans un pays.
1. Les expressions de l'auteur sacré, et la place donnée dans l'énuméra-
tion à cette guerre de Galatie, semblent se rapporter à la Gaule cisalpine
mieux qu'à la Galatie d'Asie-Mineure.
2. Vivement disputée entre les Romains et les Carthaginois pendant la
seconde guerre punique, l'Espagne avait enfin été abandonnée aux vainqueurs
par le traité de janvier 201 ; mais elle ne fut asservie que par de longs et
patients efforts.
3. Philippe, en 197; Persée, en 167 seulement, c'est-à-dire, dans l'ordre
des faits, après Antiochus.
4. Il en mit en ligne cinquante-quatre à la bataille de Magnésie, qui ter-
mina la guerre (190).
5. C'est là bien probablement une exagération; car les historiens racontent
qu'Antiochus III prit la fuite après Magnésie.
UN CHAPITRE DES MACCHABÉES 813
encore, à céder « enfin le pays des Ioniens, des Mysiens*
« et des Lydiens, et d'autres de ses meilleures terres : et
toutes ces régions prises sur les Syriens, Rome les avait
données » en récompense à son fidèle allié u Eumène II, roi »
de Pergame. « Ceux de la Grèce aussi », les Etoliens alliés
avec Antiochus III, et, comme lui, excités par Annibal,
avaient un instant « voulu passer » en Italie « et exterminer
les Romains; ceux-ci l'avaient appris, et avaient envoyé un
général combattre les Grecs; ils en avaient tué un grand
nombre, avaient emmené en captivité leurs femmes et leurs
enfants, pris du butin, occupé le pays, détruit les forteresses,
réduit enfin les Grecs à l'état d'asservissement où ils étaient
encore au temps même^ » de Judas. Bref « tous les autres
royaumes, toutes les îles qui avaient jamais voulu résister,
les Romains les avaient exterminés et asservis. Mais avec
leurs alliés, et ceux qui se reposaient sur eux, ils avaient
toujours gardé l'amitié. Ils s'étaient ainsi rendus maîtres
des royaumes, voisins ou éloignés; car tous ceux qui enten-
daient leur nom, tremblaient devant eux. Ceux qu'il leur
plaisait d'aider à régner, ceux-là régnaient; et ceux qu'ils
voulaient, ils les dépossédaient du pouvoir; et ils étaient
au comble de la puissance. »
Avec quelques inexactitudes peut-être dans les détails, le
tableau est parfaitement fidèle. C'est bien ainsi que Rome,
échappée à la crise carthaginoise où elle avait failli périr,
dominait déjà suc l'Occident, et apparaissait à l'Asie dans
toute la vigueur de sa jeune force. On comprend l'émotion
1. Ces mots ne sont pas mis entre guillemets, car le grec et la Yulgate
porlcut « des Indiens et des Mèdes ». Mais nous savons par l'histoire (Cf.
Tite-Live, XXXVIII, 39) que les pays cëdés par Antiochus «5taient ses pos-
sessions d'Asie-Mincurc; et la confusion de noms a pu facilement ôtrc faite,
soit par le traducteur grec, soit par des copistes.
2. Le général envoyé en 191 est Acilius Glabrion. Mais les bruits rappor-
tés ici semblent mêler k l'expédition de Glabrion le souvenir de malheurs
survenus aux Grecs en d'autres temps. Ce qui est dit des destructions des
Tilles et des ventes d'esclaves pourrait se rapporter en partie k la violente
Mpression des Épirotes par Paul-Emile, après Pydna (167/ On peut suppo*
•er aussi une part d'exagération. Main il semble peu conforme à la vérité du
texte, de voir ici le souvenir d'événements postérieurs à 161. En réalité, la
Grèce ne fut complètement asservie qu'en l'i6, après la prise de Corinthe.
814 JUIFS ET ROMAINS
de la Judée au récit de tant de victoires. Et l'on n'était pas?
moins frappé de ce qui se disait sur la constitution d'un si
puissant empire ; les esprits, habitués au faste des monarques
orientaux, trouvaient dans les mœurs républicaines un
genre tout nouveau de grandeur. Car, au milieu de tant de
gloire, « personne à Rome ne portait le diadème, et ne se
revêtait de la pourpre, pour paraître avec magnificence.
Mais on avait établi une assemblée, où chaque jour trois
cent vingt hommes tenaient conseil ^ ; ils délibéraient sur
les affaires de la multitude, afin de la gouverner dignement.
Chaque année, les Romains confiaient à un seul homme le
pouvoir, pour commander dans tous leurs états ; tous
obéissaient à un seul, et il n'y avait ni enVie, ni jalousie
parmî eux. »
Qu'on pensât à Jérusalem qu'il y avait seulement un
consul, parce que les affaires ne mettaient généralement en
relations qu'avec un seul, cela s'explique ; qu'on crût les
âmes romaines supérieures aux jalouses ambitions, c'est où
l'admiration excédait un peu. Mais il est clair qu'on était sous
le charme. On courait au devant de ces victorieux, secou-
rables à tous et fidèles dans l'amitié, sans voir, derrière le
traité d'alliance, le protectorat hautain, et bientôt la conquête.
Aussi bien, on ne pouvait plus éviter d'entrer en rapports
avec Rome ; si on ne l'avait prise pour amie, on l'aurait eue
pour ennemie à la première occasion. Fascination ou violence,
le passereau juif était désormais trop près du monstre pour
pouvoir, à moins d'un miracle, éviter de devenir sa proie.
Il est vrai que Dieu avait habitué Israël à tous les prodiges,
lorsque son peuple était fidèle, et se confiait en lui. Judas
lui-même, au cours de ses campagnes, n'avait-il pas été
vingt fois miraculeusement secouru ? Dans la circonstance
présente, n'eût-il pas montré une foi plus digne du fils de
Matathias en comptant sur Dieu seul, pour achever son œuvre
1. On ne voit pas que le nombre des sénateurs ait jamais été fixé à 320.
Toutefois, le chiffre officiel de 300 était parfois dépassé, quand le nombre
des magistrats, admis en vertu de leur charge, l'emportait sur le nombre de»
membres décédés depuis la dernière lectio senatus. « Chaque jour » est un
détail inexact, si l'on entend chaque jour de l'année ; peut-être pourrait-oa
expliquer chaque fois qu'il y avait séance.
UN CHAPITRE DES MACCHABEES 815
contre la Syrie, au lieu de s'appuyer sur les païens d'Occident ?
La question est difficile à résoudre, à la distance où nous
sommes des événements ; mais, d'après l'idée que rÉcriture
Sainte nous donne du Macchabée, il semble pl^ sûr
d'approuver sa conduite que de la censurer. Si les alliances
avec les gentils avaient été le plus souvent blAmées par les
prophètes, on aurait pu toutefois citer quelques circonstances
où le Seigneur avait approuvé de pareils traités, et ordonné
lui-même à son peuple de se soumettre à une puissance
supérieure. Depuis surtout qu'Israël n'avait plus sa complète
indépendance politique, y avait-il de graves inconvénients
à chercher la protection d'une nation païenne contre la
suzeraineté des Syriens idolâtres ? Enfîn, la superstition
romaine n'était pas des plus dangereuses, car elle ne
s'imposait à personne, et respectait chez tous les peuples,
les croyances et les rites qu'elle trouvait établis.
Dieu n'envoya pas de prophète à Judas pour lui révéler
l'avenir, ni pour lui dicter sa conduite; et, laissé à «es
lumières naturelles, il semble que le chef des Juifs, en
s'adressant à "Rome, ait prudemment agi et n'ait pps iailli
dans sa foi.
II
« Judas choisit donc Eupolémos, Gis de Jean, fils d'Accos,
et Jason, fils d'Éléazar, et il les envoya à Rome^ afin d'y
conchire un traité d'amitié et d'alliance ; et afin que les
Romains les délivrassent du joug, car ils voyaient bien que
le royaume des Grecs faisait peser une dure servitude sur
Israël. »
Jean, père d Kupolémos, avait bien servi .ses concitoyens,
en obtenant des prédécesseurs d'Épiphane des édils favora-
bles à l'état juif ^ Le nom d'Eléazar est trop commun dans
les familles sacerdotales pour nous permettre de conclure
que Jason fût le fils soit du vieillard, martyrisé dans la
persécution d'Antiochus ^, soit du frère de Judas ^, Hls
1. II Mac, IV, 11.
2. // Mac, Ti, 18 et suiv.
3. I Mac, 11,5.
816 JUIFS ET ROMAINS
raisons positives manquent également soit pour affirmer,
soit pour nier, Tidentification d'Eupolémos avec l'écrivain
hellénistique de même nom ^, ou de Jason avec ce Jason de
Cyrène qui raconta en cinq livres l'histoire de cette époque ^.
Du ^oins, les noms Sfrecs que les deux ambassadeurs
b
qu(
portaient, ou qu'ils avaient pris pour la circonstance,
montrent en eux des hommes capables de se prêter, dans la
mesure permise, aux usages et aux manières helléniques.
C'est par le monde grec en efFet qu'ils allaient se mettre en
relations avec Rome. Deux siècles plus tôt, on aurait pu
songer à rejoindre, par les vaisseaux de Tyr, quelque
comptoir phénicien de Sicile, et à passer de là en Italie.
Maintenant, le plus simple était de s'embarquer dans quelque
port grec d'Asie, ou d'aller en chercher un en Egypte, pour
être moins remarqué des Syriens.
Quelle qu'ait été la route choisie, le narrateur biblique
note que ce fut « un très long voyage ». C'était la première
fois peut-être que des Juifs s'aventuraient, dans le mystérieux
Occident, jusqu'à cette ville de Rome, dont leurs descendants
devaient si vite apprendre le chemin. Ils la trouvaient
païennej comme le reste du monde, étalant moins toutefois
son idolâtrie que les cités d'Orient ; envahie déjà parle luxe,
et cependant plus simple et plus pure encore dans ses
mœurs qu'Antioche ou Alexandrie; guerrière surtout, et
d'un aspect qui éveillait les idées de force, de courage
persévérant, et d'inflexible domination.
Le sénat, auquel les deux étrangers venaient demander
audience, était alors au plus haut point de sa grandeur. Les
périls des guerres puniques avaient fait sentir à tous la néces-
sité et l'efficacité de son action ; à mesure que les affaires
devenaient plus nombreuses, et que les citoyens se multi-
pliaient, il devenait aussi plus difficile de consulter sans
cesse l'assemblée populaire ; et, par un consentement tacite,
celle-ci abandonnait à la haute assemblée un certain nombre
de graves décisions, sans trop regarder au droit strict et
1. Cf. Schûrer, traduction anglaise, A History of the jewish people in the
time of Jésus Christ, div. IL vol., III, p. 204.
2. II Mac.,ïï,2i.
UN CHAPITRE DES MACCHABÉES 817
aux exactes limites de chaque pouvoir. Et le sénat était
digne de la confiance qu'on lui montrait. Jamais il ne fut
plus brillamment composé qu'à l'époque dont il s'agit '.
La gens Cornelia, celle des Scipions, est de beaucoup celle
qui occupait le plus de sièges ; près d'elle se groupaient
les rejetons du vieux patriciat ; et déjà, la majorité était
à ces familles de souche plébéienne, que de hautes charges
exercées et d'importants services î^vaient égalées à la vieille
noblesse. Qu'on parcoure ce qui reste des listes sénatoriales
d'alors : les noms qu'on rencontre, noms connus depuis les
premiers jours de Rome ou récemment devenus fameux,
sont au second siècle ceux des vainqueurs de rois, des gou-
verneurs de provinces, des magistrats, des ambassadeurs,
qui établissaient par le monde la puissance des armes et
des lois romaines. Revenus de leurs expéditions, ou de leurs
■ missions lointaines? ces personnages apportaient au sénat,
sinon toujours une parfaite honnêteté dans le choix des
moyens, du moins la connaissance des hommes et des affai-
res, l'énergie dans l'action, l'esprit de conquête et de com-
mandement.
Le puissant conseil se laissait volontiers voir et approcher
par les«députés des nations étrangères. Les alliés étaient
reçus dans la Curia Ilostilia, lieu ordinaire des séances, les
ennemis, hors des murailles, dans le temple de Bellone.
Ceux qui, n'ayant pas eu encore de relations avec Rome,
venaient pour rechercher son alliance, étaient assez vrai-
semblablement reçus comme les ennemis, hors du pomœ-
rium. Au second siècle, on ne communiquait encore avec
les visiteurs qu'en langue latine ; si'les ambassadeurs ne la
parlaient pas, ils se servaient d'interprètes ♦.
C'est donc-au temple de Bellone, probablement du moins,
que furent reçus les négociateurs envoyés par Judas. Ils
1. M. Willcms [Le Sénat de Rome, t. I, voir en particulier p. 303 et suiv.) •
recueilli et groupi! de pn^cieux renseignements sur la composition du sdnat,
étudiant chaque Icctio autant que les documents le permettent, et recons-
tituant en entier l'asscmblëc de 179 avec ses 304 membres. Je suis ici ses
indications.
2. Le premier auquel on permît de s'adresser directement en grec au
sénat fut le rhéteur Molon. Val^rc-Maxime, II, ii, § 3.
LXXI. — 52
818 JUIFS ET ROMAINS
s'exprimaient sans doute en grec, et un interprète traduisait
leurs paroles en latin. Eupolémos et Jason, raconte le nar-
rateur biblique, « entrèrent dans le sénat, parlèrent et
dirent : « Judas le Macchabée, ses frères, et le peuple des
Juifs nous ont envoyés vers vous, pour conclure avec vous
union et paix, et pour nous inscrire au nombre de vos alliés
et de vos amis. « Et cette parole plut aux Romains. »
Le livre des Macchabées résume toute la séance en ces
quelques mots. C'est que l'affaire dut en effet se régler sans
longue discussion. Le sénat avait, dans le cas présent, des
raisons spéciales de se montrer favorable aux Juifs. Le roi
alors régnant en Syrie, Démétrius Soter, n'avait pas ses
bonnes grâces : otage à Rome, il s'était nuitamment enfui
pour aller s'emparer du trône. Rien n'était donc plus naturel
que de prendre contre lui le parti de ses sujets opprimés.
L'alliance étant acceptée, il n'y avait plus qu'à en dresser
l'acte, et à informer Démétrius que, désormais, s'attaquer à
Israël, c'était s'exposer à la vengeance de Rome.
Les clauses du traité nous ont été conservées par l'auteur
du premier livre des Macchabées et par Josèphe i . La re-
cension de l'historien profane présente une phrase .^mise
par l'écrivain sacré : « Ce décret a été écrit par les soins
d'Eupolémos, fils de Jean, et de Jason, fils d'Eléazar, Judas
étant grand-prêtre de sa nation, et Simon, son frère, étant
stratège. » Si cette formule était authentique, nous serions
par là même certains que Judas fut revêtu du souverain
sacerdoce ; mais elle ne l'est probablement pas^ , et, sur le
prétendu pontificat du grand Macchabée, nous n'avons, en
différents endroits de Josèphe, que d'incohérentes indica-
tions. A part cette phrase suspecte, l'auteur des Antiquités
judaïques ne fait que résumer et abréger les clauses du
traité, et n'ajoute rien à la recension biblique.
Dans cette recension même, bien que nos Livres saints
nous aient très certainement conservé la substance de l'acte,
l'auteur ne nous en a pas transmis, ni voulu transmettre, le
1. Antiq. jud., L. XII, c. x, § 6.
2. Cf. L. Mendelssohn, dans les Acta societatis philologicx Lipsiensis,
t. V (1873), p. 96, et d'autres. Les modernes, en général, ne croient guère
au pontificat de Judas.
UN CHAPITRE DES MACCHABÉES 819
mot à mot. La date a été supprimée, aussi bien que les noms
de magistrats romains ou de témoins du titre — scribendo
adfueruiit — qui devaient figurer dans l'original '. C'est en
latin qu'on dut rédiger l'acte, quitte à expliquer en grec aux
ambassadeurs ce qu'il contenait ^ ; l'écrivain sacré le tra-
duisit en hébreu ; de là, il fut retraduit en grec, dans l'an-
cienne version qui remplace pour nous l'original perdu du
premier livre des Macchabées ; de cette version grecque
dérive notre Vulgate. Il est clair que ces changements de
langue ont du modifier bien des manières de dire. Ainsi, la
formule romaine du début était sans doute : « Pour le bon-
heur, la prospérité et la félicité du peuple romain et de la
nation des Juifs^. » En passant par l'hébreu, ce souhait a pris
un tour plus oriental : « Bonheur aux Romains et à la na-
tion des Juifs, sur terre et sur mer, pour toujours ; que le
glaive et l'ennemi soient loin d'eux ! « Dans le résumé de la
lettre à Démétrius, inséré à la suite du traité, c'est encore ,
le traducteur juif, et non le sénat, qui reproche au roi de
Syrie de « faire peser son joug » sur Israël.
Mais, quelques expressions mises à part, dans les clauses
mém^s de l'acte, on reconnaît bien Rome et sa manière
d'agir avec « ses alliés et ses amis. » C'est elle qui parle
d'un ton souverain, et règle tout en donnant pour raison
son bon plaisir. C'est elle encore qui comprend l'alliance
comme une promesse réciproque de secours, prout tempus
permiserit ; c'est-à-dire que, d'après les circonstances, elle
1. Pouf contrôler le texte tel qu'il est dans Joièphc et dans les Maccha-
bées, nous nvons les traités analogues rapportés par les historiens, et,
mieux encore, ceux que nous ont conservés les inscriptions. Les plus im-
portants, dans la question présente, sont le sénatusconsulte de Asclepiade,
Polystrato, Menisco, in amicorum formulant refertndis ^Mommsen, Inscriptio-
nés latinx anliquissim», t. I., p. iiO), la lex Antonia de Termeasiùus (ibid.,
p. 11 4), cl le traité avec Aslypalée {Corpus inscriptiâfium grxcarum, 2'i85).
2. Nous manquons de fondements pour penser qu'en 161 on fît déjà, à
Rome môme, une rédaction officielle en grec des traités destinés aux hellé*
nisants. Cela se pratiquait moins d'un siècle plus tard (Mommsen, Inscrip-
tiones antiquissimx, p. 112).
3. Quod bonum, faustum felixque s'U populo lîomano et genti Jud.rorum.
On trouve plusieurs remarques de Mommsen, sur le traité étudié ici, dans
une dissertation de W. Grimm (Ililgcnfeld's Zeitschrift fur wissenschaftl.
Theoi, 1874, p. 231 et suiv.).
820 JUIFS ET ROMAINS
jugera ou qu'elle ne peut aider les autres, ou que les autres
peuvent et doivent l'aider. Rien que de conforme enfin à l'or-
ganisation des armées romaines, dans cette clause que les
troupes alliées seront aux ordres du peuple qu'elles vien-
nent secourir, mais sans pouvoir exiger de lui ni solde, ni
vivres, ni munitions. Voici au reste « la copie même du
décret, qu'on transcrivit sur des tables d'airain, et qu'on
envoya à Jérusalem 1, pour y être un monument de la paix
et de l'alliance :
« Bonheur aux Romains et à la nation des Juifs, sur mer
et sur terre, à jamais ; que le glaive et l'ennemi soient loin
d'eux !
« Si la guerre survient aux Romains d'abord, ou à quel-
qu'un de tous leurs alliés, dans l'étendue de leur domina-
tion : la nation des Juifs portera secours de tout cœur, selon
que les circonstances le lui permettront ; et [ceux qu'on
.aidera ainsi] ne donneront ni ne fourniront aux combattants
ni blé, ni armes, ni argent, ni vaisseaux, suivant la volonté
des Romains ; et [les auxiliaires juifs] obéiront à leurs ordres,
sans rien recevoir d'eux. Et de même, si la guerre survient
d'abord à la nation des Juifs, les Romains les aideront de
bon cœur, selon que les circonstances le leur permettront ;
et à ceux qui les aideront ainsi, il ne sera donné ni blé, ni
armes, ni argent, ni vaisseaux ; et les [auxiliaires romains],
obéiront aux ordres [des Juifs], sans aucune fraude -.
1. On gravait les traités de ce genre sur deux tables d'airain ; l'une restait
aru Capitule, l'autre était envoyée à la nation alliée.
2. Pour rendre intelligibles en français les versets 26 et 28, il a fallu
mettre entre crochets quelques mots additionnels. Le texte latin et le grec,
avec leurs verbes sans sujet exprimé, et leurs pronoms sans antécédent
facile à retrouver, prêtent à l'amphibologie. Comme les obscurités de ce
genre sont fréquentes dans les langues sémitiques, on peut affirmer sans
crainte que le texte hébreu des Macchabées n'était pas plus clair. Pour
déterminer le sens, j'ai suivi la majorité des commentateurs. Le verset 28
du grec et de la Vulgate, à cause des mots employés, ne peut guère se
traduire autrement que je n'ai fait, et du verset 28 on peut conclure par
analogie pour le verset 26. On comprend toutefois que quelques-uns inter-
prètent autrement, et puissent même se fonder sur des témoignages anciens.
Par exemple, la version syriaque (et Josèphe s'en rapproche) donne le sens
suivant : « 26. Aux ennemis qui combattront contre les [Romains], [les Juifs]
ne fourniront pas de subsistance, et ils leur refuseront le blé, les armes,
UN CHAPITRE DES MACCHABEES 821
« Suivant ces clauses, les Romains ont traité avec la
nation des Juifs. Si, à l'avenir, les uns ou les autres veulent
y ajouter ou en retrancher quelque chose, ils le feront à
leur gré * ; et leurs additions ou leurs retranchements
seront ratifiés.
« Quant aux maux que le roi ièémétrius cause [aux Juifs],
nous lui avons écrit, disant : Pourquoi as-tu fait peser ton
joug sur les Juifs, nos amis et nos alliés ? Si donc ils s'adres-
sent de nouveau à nous contre toi, nous leur ferons justice,
et nous te ferons la guerre sur terre et sur mer. »
On voit aisément que ces dernières lignes ne font pas
partie du traité. L'auteur y résume en style direct un mes-
sage, écrit ou oral, que les ambassadeurs avaient charge de
rapporter à Jérusalem. Le sénat voulait rassurer les Juifs,
en les informant qu'il avait fait connaître au roi de Syrie sa
volonté à leur sujet.
III
Mais la lellre à Démétrius, et le traité lui-même, arrivè-
rent trop tard pour empêcher la guerre de se rallumer. La
grande victoire sur Nicanor avait été remportée le 13 adar
de l'an 151 des Séleucides, c'est-à-dire à la fin de février ou
au commencement de mars 161. Avant la fin du mois sui-
vant, ou tout au plus deux mois après, en nisan 152*, le roi
avait déjà mis en campagne contre Jérusalem Bacchide avec
l'argent, les vaiH8caux, scion le bon plaisir des Romains ; et [les Juifs auxi-
liaires] obc^ront aux ordres [des Romains], sans en rien recevoir... 28. Et à
ceux conibaUnnl et faisant la guerre contre eux [aux ennemis attaquant les
Juif»], il ne sera pas fourni [par les Romains] du blé, des armes, de l'argent,
ou des vaisseaux, selon le bon plaisir des Romains; et les [les Romains
auxiliaires] obc'ironl aux ordres [des Juifs], sans en rien recevoir : ol cela
sans fraude. »
i. Il est clair que CCS mot» : ci propusito suo, i\ aifioiw; «ù-«v, doivent
s'entendre du bon plaisir commun des deux peuples.
2. /. Mac, IX, 3. Nisan 152 suivait immédiatement adar 151, si l'année était
ordinaire ; mais on sait que, tous les trois ans, entre adar et nisan, on
intercalait le mois dit second adar. L'hypothèse de ce mois supplémentaire
peut élrc utile pour expliquer la succession, bien rapide en apparence, des
événcmcnlj^ — Schûrcr, Traducl. angl., div. I, vol. I, p. 232.
822 JUIFS ET ROMAINS
de nouvelles troupes. 1^ ce moment, les ambassadeurs juifs
pouvaient tout au plus être arrivés à Rome.
Judas ne vit pas leur retour. Dans une des premières
rencontres, àEléasa, il avait péri au milieu d'une lutte héroï-
que. Toute la nation le pleura « durant bien des jours », et
sans doute, quand revinrent Eupolémos et Jason, on répétait
encore le chant de deuil : « Gomment est tombé le fort qui
sauvait le peuple d'Israël ^ ? » Le héros mort, la faction juive
favorable aux Syriens avait repris le dessus. Aux maux de
la guerre et de la trahison s'ajoutaient les souffrances de la
famine. « C'était une tribulation, telle qu'il n'y en avait pas
eu, depuis le jour où nul prophète ne paraissait plus en
Israël 2 . »
Dans de telles circonstances, l'alliance conclue avec Rome
ne put guère être fêtée. Elle n'apportait d'ailleurs, malgré
la clause d'alliance défensive, aucun secours efficace aux maux
présents. Il y avait cependant, dans la table de bronze rap-
portée de Rome par les ambassadeurs, de quoi consoler la
fierté nationale des Juifs fidèles. Le sénat traitait directe-
ment avec eux, non comme avec des sujets de la Syrie, mais
comme avec une nation indépendante ; les maîtres du monde
appelaient les Israélites « leurs amis et leurs alliés » ; et,
malgré les marques trop évidentes de l'omnipotence romaine,
l'acte gardait les apparences d'un « traité égaP. »
Aussi, quand la situation fut redevenue meilleure, les Juifs
tinrent à cette amitié. Ils y trouvaient un appui moral. Dix-
sept ans après la mort de Judas, Jonathas prit soin de faire
renouveler l'alliance ^. Son frère Simon en fit autant, quand
il lui eut succédé. C'était dans le temps même où il obtenait,
des compétiteurs au trône de Syrie, les larges concessions
qui amenèrent enfin la Judée à se constituer en état indé-
pendant, sous le principat héréditaire des Asmonéens. La
1. /. 3Iac., IX. 21
2. /. Mac, IX. 27. C'est-à-dire depuis le temps deMalachie, après le retour
de l'exil.
3. Entre Rome et la Judée, il y avait amicitia, et, théoriquement, fœdus
sequum. Cf. Daremberg et Saglio, Dict. des Antiq., art. amicitia et fœdus,
en particulier p. 1209.
4. //. Mac, xii. _^
UN CHAPITRE DES MACCHABÉES 823
faveur témoignée alors par Rome aux ambassadeurs juifs
servit à rendre plus condescendants les monarques syriens, et
à faire reconnaître dans le monde oriental la nouvelle situa-
tion d'Israël *. Hélas ! plus tard encore, les relations nouées
avec le sénat devaient naturellement amener l'intervention
de la République dans les affaires de Judée, et le joug de
Rome au lieu du j oug syrien.
Si le traité de 161 était, pour la politique juive, un événe-
ment important par lui-môme et dans ses conséquences, il
était bien peu de chose pour la politique romaine. L'acte
original, gardé au Capitole, prit rang parmi quelques cen-
taines d'autres, accordés aux rois, aux peuples et aux villes,
sans que rien attirât sur lui une spéciale attention. Si l'on
avait consenti à cette amitié, c'est que mieux valait ne négli-
ger aucune o(*tasion et aucun avantage ; mais qui pouvait pré-
voir qu'il y eût de là beaucoup à craindre ou beaucoup à
espérer? Fallait-il détruire Garthage vaincue, mais encore
debout, ou bien y avait-il quelque raison de la conserver ?
C'était la question du jour, débattue entre Caton et les Sci-
pions,*et qui partageait les habiles du sénat; la prévoyance
humaine n'allait pas plus loin. C'est à nous, qui voyons dans
son ensemble l'histoire accomplie, et qui aimons à y retrou-
ver les desseins de Dieu, que la négociation entreprise par
Judas présente un particulier intérêt. La première arrivée à
Rome d'Eupolémos et de Jason nous fait rôver à tout ce qui
devait suivre. Dans le lointain, nous entrevoyons Pompée,
revenant vainqueur de Syrie, et traînant à son ichar Arislo-
bule, un des descendants de Matathias. Plus loin encore,
nous apercevons les armées romaines enserrer Jérusalem
dans le plus affreux des sièges, incendier le Temple, et rui-
ner la nationalité d'Israël. Mais, vers le même temps, est
parti de Sion un ambassadeur, plus faible encore que ceux
du Macchabée, mais moins tinlidc; il^wiarche vers Rome, non
pour implorer son secours, mais avec le dessein avoué de la
conquérir. Aujourd'hui, le tombeau de Pierre domine la ville
que la Judée a fini par vaincre, ou plutôt qu'elle a renouvelée,
agrandie, et rendue éternelle.
1. /. Mac.fXiY (remarquer le t. 40) et xr. •
R. M. DE LA BROISE.
LE BULLETIN PAROISSIAL
Les Études ont salué avec une très vive sympathie la publica-
tion des premières feuilles diocésaines dites Semaines religieuses.
Dès 1864, le R. P. Toulemont se réjouissait de voir leur nombre
se multiplier, et émettait le vœu de -les voir élargir leur cadre,
afin que leur action devînt plus puissante et plus efficace ^ Le
R. P. Matignon, en 1866, dans un article consacré aux Feuilles
diocésaines, émettait quelques vues fort sages ïur le but que
doivent poursuivre ces recueils 2. Nosseigneurs les évêques ont
beaucoup encouragé la publication des Semaines religieuses qui
ont déjà fait un bien considérable ; parfois même ils en ont fait
leur Moniteur officiel, ou du moins officieux. Plusieurs de ces
revues hebdomadaires ne se bornent pas à fournir les comptes-
rendus des cérémonies religieuses, mais elles font la chronique
des œuvres et du mouvement catholique général; et ce sont sur-
tout celles qui ont donné une plus large part à cette chronique
de l'action religieuse qui sont les plus intéressantes et les plus
appréciées du clergé et des fidèles. Il est d'autres publications
diocésaines que les Semaines religieuses hebdomadaires, ce sont
les calendriers ou almanachs diocésains, les livres de mes§e
spéciaux à tel ou tel diocèse, etc.
Mais voici que depuis quelques années le zèle de plusieurs
excellents prêtres a fait naître une nouvelle série de publications,
non plus seulement diocésaines, mais paroissiales. Le bien que
font les publications diocésaines à tout le diocèse, ils désirent le
rendre plus intensif par ^es publications rédigées spécialement
pour leur paroisse, et veulent se servir de la presse au bénéfice
immédiat des fidèles qu'ils sont chargés d'instruire, de diriger,
de défendre, de soulager : de ce désir si légitime sont nées bien
1. Études, août 1864. 'Pc V de la 3" séric^ p. 112.
2. Etudes, décembre 1866. T. XI de la 3° série, p. 567.
LE BULLETIN PAROISSIAL 825
des histoires et descriptions de la paroisse, des calendriers ou
almanachs paroissiaux, des notices sur les œuvres locales, des
livres de messe paroissiaux et même des bulletins périodiques
appelés bulletins paroissiaux. Dans les siècles précédents, on
avait déjà des livres de messe ou d'offices spéciaux à telle ou à
telle paroisse, des calendriers spirituels locaux faisant connaître
la date et l'heure des offices de toutes les paroisses et commu-
nautés d'une ville, mais on ne trouve pas, que nous sachions,
d'exemple de bulletin paroissial proprement dit.
En 1890, paraît le premier bulletin paroissial que nous connais-
sions. C'est M. l'abbé Gibier, le vaillant curé de la paroisse
Saint-Paterne d'Orléans, qui l'envoie h ses chers paroissiens.
Comme un vrai père de famille, il veut être en communication
avec eux. Il leur ouvre son cœur de prêtre et exprime devant
eux ses émotions et ses craintes : « une immense paroisse à gou-
verner, des pauvres qu'il faut visiter, des pécheurS qu'il faut
convertir, des milliers d'enfants dont il faut assurer l'éducation
chrétienne et la persévérance, et enfin, une église à construire...
quelle tâche! » Il voudrait s'asseoir au foyer de chacun de ses
paroissiens et converser avec eux. « Mais comment, dans une
paroisse qui compte près de quatre mille foyers, comment trouver
le temps de faire h chaque famille cette visite individuelle, qui
serait pourtant si consolante pour le pasteur et si fructueuse
pour les brebis? » Pour suppléer à cette visite, pour se mettre
en communication avec ses ouailles, et pour solliciter le concours
de toutes les bonnes volontés, car ses œuvres paroissiales seront
les œuvres de tous, M. l'abbé Gibier envoie à chaque foyer son
Bulletin paroissial. « Puisque la presse est trop souvent l'instru-
ment de l'erreur et du mal, qu'elle soit donc aussi, dit le zélé
pasteur, l'instrument du bien et du vrai. Nous multiplions les
billets et lettres d'invitation, les programmes de nos fêles reli-
gieuses et scolaires, les cartes pour nos conférences à l'église et
hors de l'église, les règlements et statuts de nos œuvres, les
calendriers et horaires de nos catéchismes. Toutes les familles
ont entre les mains l'intéressante brochure qui raconte le passé
de la paroisse Saint-Paterne. Chaque année, enfin, le Bulletin
paroissial est envoyé dans toutes les maisons. Il est comme
le messager du pasteur, dont il exprime les pensées, les désirs et
826 LE BULLETIN PAROISSIAL
les conseils. Il note les moindres faits; il éveille l'attention de
tous sur les détails inaperçus ou oubliés de l'existence parois-
siale, et par l'intermédiaire du Bulletin, ceux-là même qui ne
viennent pas à l'église, savent ce qui s'y passe et se disposent
secrètement h y venir un jour ou l'autre*. »
Nous ne voulons pas nous arrêter ici à la merveilleuse orga-
nisation des œuvres de la paroisse Saint-Paterne. Sans sortir
de notre sujet, nous ferons remarquer que lorsqu'un prêtre veut
organiser des œuvres dans sa paroisse, en demandant le concours
de tous, c'est-à-dire non-seulement en faisant ces œuvres lui-
même, mais en sachant les faire faire, le Bulletin paroissial est
de la pjus haute importance pour intéresser tous les membres
de la paroisse à ces œuvres communes.
Le curé d'un modeste village de trois cent soixante âmes,
M. l'abbé Maudet, curé de Marigny, dans le diocèse de Moulins,
fut vivement frappé de l'exemple que lui avait donné le zélé
pasteur de la grande paroisse d'Orléans. Lui aussi voulait aller à
ses brebis, les écarter des mauvais pâturages, et les conduire aux
sources de la vie chrétienne. Mais comment combattre la mau-
vaise presse ? Comment enseigner la bonne doctrine à des
paroissiens dont plusieurs ne venaient pas écouter la parole de
Dieu? Le moyen ne serait-il pas de leur envoyer un modeste
bulletin paroissial? Ce vaillant prêtre achète donc une petite
presse 'typographique, et se met à imprimer lui-même un petit
bulletin à format restreint, et limité à quatre pages de texte.
Deux pages étaient consacrées à l'historique de la paroisse, sous
ce titre : Autrefois! Deux étaient réservées à la partie pratique :
AujourcVhuil Le bulletin paraissait une fois par mois. Le Petit
journal de M. le Curé, ainsi l'appelaient les paroissiens, fut très
bien accueilli. La première année, il avait été envoyé gratui-
tement ; lorsqu'à la seconde année, M. le Curé demanda deux
francs d'abonnement, les paroissiens furent très heureux de
venir en aide à leur curé-journaliste. A la vue du bien que
faisait son bulletin, M. l'abbé Maudet aufjmenta successivement
le nombre des pages de sa charmante revue : elle a maintenant
seize pages et paraît le premier dimanche de chaque mois. Sa
1. Paroisse Saint-Paterne. Bulletin paroissial pour l'année 1896, 'p. 15.
LE BULLETIN PAROISSIAL 827
Grandeur Monseigneur de Moulins a vivement encouragé cet
apôtre de la presse paroissiale, et lui a demandé de publier un
petit rapport sur l'origine, la composition et l'impression de ce
bulletin'. En approuvant ce rapport, Sa Grandeur écrivait : «La
publication du Bulletin paroissial \om\, de toutes nos sympathies et
a droit q tous nos encouragements. Nous la regardons comme un
instrument efficace de bien, et nous verrions avec bonheur cette
forme d'apostolat, qui existe à Marigny et à Saint-Menoux, s'établir
également dans les autres paroisses de notre diocèse *. »
Mais quelle peut donc être la matière d'une revue paroissiale ?
A cette question, M. l'abbé Maudet répond en énumérant les
sujets que le passé et le présent fournit aux rédacteurs.
Toutes les paroisses ont leur histoire. Sans grande recherche
on trouvera, nous dit le zélé'curé, mainte chose à publier :
1** Sur l'église paroissiale : style, construction, restaurations,
objets précieux ou antiques, mobilier, comme aussi sur le cime-
tière : date d'érection, monuments, translation, etc. ;
2** Sur la paroisse elle-même : )iom, origine, circonscriptions,
confréries, fondations, etc. ;
3** Sur les précédents pasteurs et leurs auxiliaires des commu-
nautés religieuses ;
4° Sur les établissements religieux ou autres : prieurés^
vicairies, hôpitaux, écoles;
5** Sur les personnes ayant illustré à quelque titre la localité,
surtout au point de vue religieux;
G" Sur les grandes et anciennes familles dont l'histoire se lie
si étroitement parfois avec l'histoire religieuse d'un pays ;
7** Sur les autres familles ayant habité la paroisse, et dont il
f^ste des rejetons;
8** Enfin sur l'aspect général de la population : caractère, fêtes,
mœurs et coutumes ; sur les divers événements, monuments, anti-
quités, productions du commerce, de l'industrie ou de l'agri-
culture.
1. Un cxiMTiplairo du Bulletin paroissial, accompagne du Rapport sur
l'œuvre, se vend 0 fr. 60 franco. S'adresser à M. l'abbé Maudet, cur«5 de
Marigny, par Souvigny (Allier).
2. Moulins, 16 janvier 1895.
828 LE BULLETIN PAROISSIAL
Le présent offre aussi de multiples sujets à l'activité productrice
d'un journaliste paroissial : chronique paroissiale proprement
dite, chronique générale ou diocésaine pouvant intéresser la
paroisse ; paroles d'évangile ; séries d'exemples ; réponses aux
objections courantes ; Ordo paroissial ou le mois religieux avec
mention des fêtes, heures des cérémonies ; avis et exhortations
convenables ; coutumier ou mémento pour la paroisse, gardant
et fixant le souvenir des événements les plus importants de la
vie paroissiale ; visites de l'évêque, mission, retraite, bénédic-
tion d'église; événements heureux ou tristes un peu importants,
voire même quelques poésies, statistiques, récréations, an-
nonces, etc.
Si le Bulletin n'est pas trop exigu, on pourra y enseigner la
doctrine, comme saint Paul l'enseignait en écrivant aux chrétiens
de Corinthe et de Rome, etc. Tous les genres d'enseignements
de nature à édifier et à instruire les fidèles peuvent prendre
place dans la modeste feuille. On peut y traiter ce qui
concerne :
1° Le culte divin, le soin de l'église et de tout ce qui touche à
l'édifice sacré, les saints offices, le bon emploi du dimanche, les
fêtes, les pratiques de dévotion.
2" L'instruction religieuse par les catéchismes, les polémiques
religieuses, les exemples et toutes bonnes lectures.
3° Les sacrements et pratiques diverses de piété.
4" Les œuvres et confréries utiles à l'entretien de la piété
chez les différentes classes de fidèles.
"Etc., etc.
Nous ne voulons pas étudier ici les questions que soulève la
rédaction du bulletin. Tout le monde conviendra qu'elle est des
plus faciles pour un prêtre déjà habitué à la composition de ses
sermons. Il n'est pas nécessaire d'ailleurs de rédiger soi-même
tous les articles. On peut, en les adaptant au goût de ses lec-
teurs, les extraire souvent d'autres revues périodiques ou des
divers ouvrages que l'on trouve, soit dans sa propre bibliothèque,
soit dans celle d'un confrère voisin.
Un vaillant curé du Nord, rédacteur d'une revue paroissiale,
M. l'abbé Hégo, de Sin-Ie-Noble, dans un rapport lu au Congrès
des catholiques du Nord en novembre 1895 sur les Publications
LE BULLETIN PAROISSIAL 829
paroissiales^ y s'écriait avec ardeur : « Plusieurs hésitent à entrer
dans cette voie par suite d'un excès de modestie : ils s'imaginent
n'avoir pas assez de talent, de facilité, pour s'astreindre à écrire
périodiquement quelque chronique d'intérêt général, quelque
causerie religieuse. C'est une pure illusion. Essayez seulement,
et vous serez étonné du peu de temps qu'il vous faudra pour
vous plier à ce genre de travail. N'avez-vous pas fait de longues
et fortes études ? N'avez-vous pas toujours une plume à la main ?
N'écrivez-vous pas des homélies que vous jugez convenables et
que vos paroissiens trouvent pleines d'onction et d'éloquence ?
Les écrivains impies n'ont pas de ces scrupules, et si les grands
journaux sont rédigés généralement par des hommes de talent,
on trouve, dans les petites villes, des feuilles maçonniques qui sont
des chefs-d'œuvre d'ignorance et de stupidité. Les ecclésiastiques
les moins familiers avec les lettres humaines seraient toujours
au-dessus des ineptes mais dangereux folliculaires qui les rédi-
u Le manque de temps est un inconvénient plus sérieux. Mais
on peut y suppléer en s'enlr'aidant. S'il existait un certain
nombre de Semaines ou de Quinzaines paroissiales^ ne pour-
raient-elles pas s'emprunter mutuellement ce qu'elles auraient
de mieux ? Entre nous tous, ouvriers de Jésus-Christ, le droit
d'auteur consiste à être pillé : honneur à celui qui le sera le
plus. »
Jl serait facile h plusieurs curés de s'entendre pour avoir une
partie commune qui pourrait s'imprimer chez le mc^hie éditeur ;
alors le travail personnel de rédaction se réduirait à écrire une
feuille ou deux pour la partie spéciale à chaque paroisse.
Nous recevons un bulletin paroissial, celui du Val - d'Or,
organe des intérêts religieux des paroisses d'Avenay, Mutigny,
Taiijrièrcs-Mutry, Fontaine et Ambonnay (diocèse de Reims).
Les curés de ces paroisses se sont entendus pour publier un
bulletin qui est commun au Val d'Or dans lequel leurs paroisses
sont situées. L'un d'eux centralise les informations locales que
ses confrères veulent bien lui transmettre. Le tout form« un
1. M. l'abbë Hégo envoie son rapport sur les Publications paroissiales
aux personnes qui lui transmettent une légère offrande pour ses œuvres
paroissiales.
830 LE BULLETIN PAROISSIAL
bulletin de nouvelles bien appétissantes, qui intéressent vivement
les familles de paroisses différentes, il est vrai, mais voisines.
Le bulletin du Val d'Or est un modèle dû genre à adopter pour
un bulletin paroissial *.
Vu la facilité de composition et aussi la modicité des frais
d'impression, couverts parfois par une légère rétribution, les bul-
letins paroissiaux semblent devoir se multTplîer. Nous avons vu
le Message!' paroissial mensuel de Millery dans le diocèse de
Lyon, la Quinzaine paroissiale de Sin-le-Noble (diocèse de Cam-
brai), et aussi la curieuse petite Croix de l'île de Groix, supplé-
ment à La Croix de Paris et à La Croix du Morbihan. M. l'abbé
Noël, curé de l'île de Groix, rédige lui-même son bulletin, et, au
moyen d'une petite presse h la main, l'imprime lui-même avec
l'aide de ses enfants de chœur. Il envoie gratuitement son
journal dans les 800 familles qui forment sa paroisse ; il estime
que ces 800 numéros lui reviennent, papier compris, à une
dépense de 1 fr. 50.
Nous savons que des Bulletins paroissiaux se publient encore
à Yerres (Seine-et-Oise), à Pont-en-Royans (Isère), h Izieux (Loire).
E'exemple de nos curés-journalistes commence même à être imité
en Amérique. Le Révérend Thomas Conaty, curé de l'église du
Sacré-Cœur de la ville de Worcester (Massachusetts, Etats-
Unis), a entrepris, en 1891, la publication d'un bulletin parois-
sial qui a pour titre : Monthly Calendar of the Church of the
sacred Heai't^ Calendrier mensuel de l'église du Sacré-Cœur. ,.
La capitale de la France ne pouvait rester en arrière de ce
mouvement apostolique. Là plus qu'ailleurs il est difficile à un
pasteur de se mettre en contact avec ses nombreux paroissiens;
là plus qu'ailleurs, surtout dans les quartiers populaires, il est
nécessaire d'employer tous les moyens pour éclairer les âmes
que tant d'ignorance et de préjugés tiennent éloignées de l'église ;
là plus qu'ailleurs il faut établir des œuvres paroissiales et par
la voix d'un journal les porter à la connaissance des paroissiens.
1. Il est imprimé à Balan-Sedan, imprimerie du Patronage; A. Gérard,
directeur. Il est distribué gratuitement à toutes les familles des cinq paroisses.
On serait étonné d'apprendre à quel prix modique s'élève l'imp'ression de
cette feuille bimensuelle. ,
LE BULLETIN PAROISSIAL 831
.Ces motifs ont déterminé le Curé de Notre-Dame de Plai-
sance, M. l'abbé Soulange-Bodin, à entreprendre la publication
d'un bulletin mensuel qui a pour titre : UEcho de Plaisance ^.
Nous avons sous les yeux les quatre premiers numéros de ce
journal. Rien de plus édifiant et de plus touchant : le cœur du
chef de la famille paroissiale, dans une série de lettres à ses
paroissiens et d'articles vivants et vibrants, fait sentir à tous
combien il s'intéresse h leur bien-être spirituel et temporel.
Le premier article, sous la forme paternelle d'une lettre, éta-
blit une communication cordiale entre le pasteur et le troupeau.
Le deuxième s'occupe de la construction d'une spacieuse église
dédiée à Notre-Dame du Travail. Le troisième est la chro-
nique du Salon paroissial^ ou Salle Jeanne d'Arc, où toutes
les œuvres de la paroisse trouvent un abri, où des séances ré-
créatives diverses sont offertes, et de multiples conférences don-
nées aux paroissiens de Notre-Dame de Plaisance. Le quatrième
donne des nouvelles des écoles, des catéchismes, des patronages
et des œuvres de jeunesse. Le cinquième est consacré aux
, études sociales. Enfin V Horaire des criivresj quelques faits divers
et les annonces commerciales du quartier fournissent la matière
qui remplit \e reste du journal.
A notre humble avis, il y a dans ces publications paroissiales
un moyen puissant pour préparer le renouvellement d'une pa-
roisse et pour assurer sa persévérance dans la pratique reli-
gieuse. Trop souvent une modestie excessive empoche le prêtre
d'employer ces moyens nouveaux d'enseignement par la presse,
que Notre Seigneur n'a parf exclus de son programme de l'action
sacerdotale, lorsqu'il a dit: « //e, docete Luceat lux vestrà
coram hominibtis, » Trop souvent le clergé français cache ses
œuvres aux regards des hommes. Alors que les ennemis de
l'Eglise font tapage de quelques œuvres philanthropiques ou so-
ciales, qu'ils organisent au bénéfice de leur popularité tout autant
qu'au bénéfice des miséreux, le prêtre parait moins actif et moins
généreux que ces charlatans de philanthropie, parce qu'il ne
fait pas assez connaître les œuvres que son zèle a créées. Ne
prend-on pas d'ailleurs mille mesures pour les empêcher de
1. Abonnement, 1 franc. Bureaux et rédaction, 10, rue Schomer, Paris.
832 LE BULLETIN PAROISSIAL
naître, et, alors qu'elles existent, pour les faire disparaître ?
Bien des fidèles ignorent l'existence de belles œuvres, insti-
tuées par leurs propres pasteurs au sein de la paroisse ; et, les igno-
rant, ne se servent pas de ces œuvres comme d'un pont qui les
ramènerait à la maison paternelle. Le bulletin paroissial peut
rétablir les communications entre le pasteur et les brebis et bri-
ser les barrières qui les séparent. Partout il excitera une vive
sympathie pour le zèle de nos curés-apôtres, et leur attirera le
concours de ceux qui peuvent mettre à leur disposition des
ressources d'argent et d'activité personnelle. Aussi faisons-nous
des vœux ardents pour que ce genre de publications soit adopté,
sous une forme ou sous une autre, dans toutes les paroisses de
France.
H. WATRIGANT, S. J.
REVUE DES LIVRES
Die Hûgel von Jérusalem. Neue Erklanmg der Beschrei-
bung- Jerusalems bei Josephus, Bell. Jud. V, 4, 1 und 2.
(Les collines de Jérusalem. Nouvelle interprétation de la
description de Jérusalem par Josèphé^, par Georg Gatt.
Freiburg i. B., Herder, 1897. In-S^de viii-66p. Prix: 1 mk. 50.
La question que M. l'abbé G. Gatt discute dans cette brochuye
est une des plus épineuses de toute la topographie palestinienne.
Quelle est la situation des collines de Jérusaleiy nommées dans
la Bible et dans Josëphe, voilà Ténigme dont on a en vain jusqu'à
présent cherché une solution satisfaisante.
Don Gatt, qui croit avoir été plus heureux, a passé plus de vingt-
cinq années en Terre-Sainte comme Supérieur de Saint-Pierre à
Jérusalem, Directeur de l'Hospice austro-hongrois dans la même
ville, enfin Missionnaire apostolique à Gaza. Pendant tout ce
temps il a spécialement étudié la topographie de Jérusalem. Déjà
en 1877 il publiait une Description de Jérusalem et de ses
environs (39G pages). Plusieurs fois depuis il a traité le môme
sujet dans différentes revues. Il connaît donc à fond la matière et
il est sans doute bien compétent pour la discuter.
La vraie cause des erreurs des différents systèmes c'est, pense-
t-il, qu'on a mal interprété la description de Jérusalem donnée
par Thistorien juif Josèphe (Dell. jud. y V, 4, 1 et 2). Il en propose
donc une nouvelle interprétation qui lui parait résoudre suflisam-
menl toutes les diflicultés.
Après un court préambule sur les changements et la configu-
ration actuelle de l'emplacement de Jérusalem, il donne le texte
de Josèphe, avec traduction (p. 1-12) ; puis il discute l'explication
« traditionnelle « de ce texte, en réfutant dix-huit systèmes prin-
cipaux (p. 12-32); enfin il expose la vraie interprétation (p. 33-49),
et il rf'pond aux objections des adversaires (p. 49-64).
Dans un problème si compliqué il n'est pas facile de satisfaire
tout, le monde sur tous les points. Cependant, pour le principal,
LXXI. — 53
834 ÉTUDES
l'auteur, me semble-t-il, donne une solution plus probable que
celle de ses devanciers et son opuscule marque un vrai progrès
de la question.
Il distingue dans la description de Josèphe une partie générale
et une autre spéciale. La partie générale nous dit ce qu'on doit
trouver dans toute bonne description de la ville sainte : à savoir
.qu'elle est située sur deux collines opposées, dont l'une est
.beaucoup plus haute et, dans le sens de sa longueur, suit plus
la ligne droite que l'autre ; que ces deux collines sont séparées
par une vallée profonde, appelée Tyropoeon, et qu'elles sont
entourées par ailleurs d'autres vallées profondes, qui rendent la
ville inabordable de ces côtés. C'est ce que nous disent aussi sur
Jérusalem, par exemple Tacite [Hist. 5,11) et le Tasse (Gerusa"
lemme liberata^ c. 3). On ne peut supposer que Josèphe ait omis
ce premier point caractéristique dans la description de sa ville
natale.
Mais s'il parle de ces deux collines principales de Jérusalem,
Don Gatt nous fait bien remarquer qu'il faut les prendre dans
toute leur extension, et non seulement dans une petite partie,
comme on l'a fait trop souvent. Car c'est sur ces deux collines
tout entières que la ville sainte était située, et on ne peut
raisonnablement comparer que les deux collines prises dans
toute leur longueur, quand on dit que l'une suivait plus la ligne
droite que l'autre (xb [jiîjxoç lôuTepoç).
Les deux collines principales de la ville sont donc ; à l'occident,
le Sion traditionnel et ses contreforts avec le Calvaire et ses
contreforts ; et à l'orient, la colline du temple avec Ophel et
Bezétha.
On admettra alors facilement que la grande vallée du Tyropoeon,
séparant ces deux collines, est le Wad qui traverse la ville
actuelle de la porte de Damas au nord jusqu'à la piscine de Siloé
au sud-est. Il est certain aussi que les autres vallées qui entourent
encore les deux collines, sont celle de Hinnom [Wadi el-Rabàbi)
à l'ouest et au sud, celle du Cédron (Wadi Sitti Maryam)
à l'est.
A cette vue d'ensemble Josèphe a mêlé la vue de détail,
quand, outre les deux collines principales dont nous venons de
parler, il distingue quatre collines secondaires, sur lesquelles
se trouvaient les différents quartiers de la ville. D'après Don
REVUE DES LIVRES 835
Catt ce sont deux collines à l'ouest et deux autres ^ l'est du
Tyropoeon. La première, située au sud-ouest, est le 'Sion
traditionnel, nommé par David « forteresse » (çpcypisv), et qui
était au temps de Josèphe « le haut marché » (i^ avw 3c\'opi).
L'autre est la colline nommée « Acra » ["Av.px), qui portait
autrefois la forteresse des Syriens ; Don Gatt la trouve dans les
contreforts du Calvaire à l'ouest du Tyropoeon et du temple. La
troisième est la colline du temple avec l'Ophel et toute la colline
au sud-est, qui n'en est que le contrefort. Enfin la quatrième est
la colline de Bezétha (Be^sOâ) au nord-est du temple.
Pour la première et les deux dernières collines on admettra
facilement les déterminations de l'rfuleur, pourvu qito la cjueslion
de Sion-Ophcl reste en dehors de la discussion.
La colline spécialement controversée est l'Acra. Des savants
distingués veulent la placer à l'angle nord-ouest du temple ;
d'autres, au sud-est, d'autres, à l'ouest du temple, mais h l'est du
Tyropoeon ; d'autres enfin l'identifient avec la colline de la
citadelle près de la porte de Jafla. Un examen sérieux du pour et
du contre me paraît trancher la question en faveur de la position
assignée par Don Gatt, ou du moins rendre cette solution la
plus probable.
Pour ceux qui admettent la véracité de Josèphe — Taulcur ne
la discute pas, et je ne veux pas la discuter non plus u présent —
il me parait absolument impossible de chercher son Acra ou sur
la place de la ckadcUe ou sur celle de l'Antonia. U me semble
également impossible de voir la description de l'historien juif
vérifiée dans la colline du sud-est. Comment trouver là, entre
cette colline et celle du temple, la « large vallée » de Josèphe
(izXatefa çipay^i îietpYSjxïvs;) ? Malgré le petit enfoncement, où
M. Guthe voulait trouver le « Hasmoniier-Thal (ZDPV. V (1882),
321 ss.), il me paraît très peu probable que cette large vallée y
ait jamais existi^ Et sur la partie qui resterait de cette petite
pente, dont la plus haute terrasse se trouve maintenant quarante
mètres au-dessous du rocher de l'ancien temple, comment sup-
poser l'existence d'une colline,* déjà par elle-même plus haute
que celle du temple, et le dominant complètement par son acro-
pole? Ce serait une vraie monstruosité sur ce plateau étroit, dont
l'étendue ne dépasse pas 100 <i 150 mètres et qui s'abaisse. de
plus de cinquante mètres en pente régulière et naturelle vers la
836 ÉTUDES
piscine de Siloé. le; ne veux pas en appeler aux dernières décout-
vertes de M. Bliss ; il vaut mieux en attendre les résultats défi-
nitifs. •
En particulier ceux qui placent et le Sion biblique et l'Acra de
Josèphe sur cette pente, mettent l'historiographe en contradic-
tion formelle avec la Bible : car d'une part avec l'Ecriture, ils
font monter les rois d'Israël de Sion au temple, et ils prouvent
par là que la forteresse des Jcbuséens et de David se trouvait sur
la colline du sud-çst, inférieure à celle du temple ; d'autre part
avec Josèphe {Ant., xii, 10, 5 ; éd. Niese n. 406), ils font descendre
Nicanor de la même place au sanctuaire, et ils y supposent une
hauteur dofmnant le temple.
L'unique position possible de l'Acra, d'après Josèphe, est donc
à l'ouest du temple, et là, d'après la nature du terrain, l'unique
point qui remplisse toutes les conditions, c'est le contrefort du
Calvaire à l'ouest du Tyropoeon. Sa hauteur est actuellement un
peu inférieure à celle du temple ; mais autrefois, avant la démo-
lition par Simon (Jos., Ant., xiii, 6, 7. BelL, i, 1,4; 2, 2), il pou-
vait très bien dominer le sanctuaire.
Si l'on doit, dans cette question difficile, se contenter d'une
solution qui laisse . le moins possible de difficultés (v. Klaiber,
ZDPV. XI (1888), 13), il me semble que la solution proposée par
Don Gatt peut être regardée comme satisfaisante, au moins dans
les points principaux.
Quelques* remarques maintenant sur des détails secondaires.
Don Gatt affirme (p. 1, 8) que, près de la porte de Damas, le troi-
sième mur de la ville s'étendait de 220 mètres environ plus au
nord ; c'est ce qui est indiqué sur le plan joint à la brochure et
dont on n'a pas voulu d'ailleurs faire un chef-d'œuvre. L'auteur
n'ajoute aucune preuve, et je ne sais si on tombera d'accord avec
lui si facilement. Pour l'identification du Sion biblique avec la
colline traditionnelle de l'ouest, il insiste avec faison (p. 43) sur
le passage où Josèphe dit que cette colline avait été appelée for-
teresse par David. C'est là sans doute un argument qui a sa
valeur, attendu que Josèphe devait bien connaître la situation du
tombeau de David près de l'ancienne acropole, et que, pour le
temps de David, il ne peut parler que d'une seule forteresse à
Jérusalem. Cependant on dira peut-être que cet argument ne
tranche pas la question, et que, pour la résoudre, quelques affir-
REVUE DES LIVRES 887
mations de Topuscule sont un peu trop absolues. Du reste l'auteur
n'a voulu toucher ce point qu'en passant.
Les réponses aux objections ne me semblent pas toujours très
heureuses, par exemple la septième (p. 56) et la dernière (p. 63).
Pour ce?le-ci, l'auteur propose, comme unique expédient pos-
sible, une correction du texte biblique, IMac, xiii, 52, où il veut
lire : « (Simon fortifia) l'acropole à côté de la colline du temple »
au lieu de « la colline du temple à côté de l'acropole ». La cor-
rection, tout ingénieuse qu'elle soit, ne me paraît ^las nécessaire;
elle n'est d'ailleurs appuyée sur aucun manuscrit et aucune ver-
sion. Sans nulle correction le texte ne peut-il pas s'expliquer ?
L'auteur de I Mac. désigne le temple avec son quartier par diffé-
rentes expressions. Ordinairement il l'appelle « les saints
(lieux) » (-ri avia), ou « le sanctuaire »(ts àviaa;ja), quelquefois « le
temple » (4 vaiç), ou « la maison » (5 cTxsç), une fois « le saint »
(t5 (îpsv). Pour désigner la colline du îemple il dit huit fois « le
mont Sion » (ts spsç Siwv), une fois « le mont de la maison »
(tï Spcç TcO oïxsu) et une fois « le mont saint » (5poç tb affiov).
L'expression « la colline du Hiéron » (tb cps; tsj tepsj), que l'on
trouve dans notre passage, xiii, 52 et aussi xvi, 20, n'est donc
pas restreinte par l'usage de l'auteur pour désigner seulement
la hauteur qui porte le sanctuaire. Dans l'endroit en question
nous y trouvons ajouté « à côté de^l'Acropole «(TO'Trapà Tt;v
âv.px'f), pour déterminer la position de cette hauteur. Plus de
quarante fois l'auteur sacré avait déjà parlé du temple sans ajou-
ter une détermination semblable, complètement superflue par
rapport à la colline du sanctuaire. Enfin la circonstance que
Simon M fortifiait celte colline pour y fixer sa demeure », nous
montre clairement que ce n'est pas la hauteur du temple que
l'auteur veut désigner. Mais s'il y avait une autre colline près du
sanctuaire, et si elle était considérée comme appartenant au
quartier du temple, elle pouvait bien être appelée une « colline
du Hiéron ». Or, il y a en effet tout près du sanctuaire une autre
colline, celle de la forteresse Antonia, et elle était considérée
par les juifs comme faisant partie du quartier sacré ^omp. l'an-
cienne liste des jours sans jeune [Mégillath ta^anilh) ix, 1). C'est
donc probablement cette ancienne forteresse {Bïrày^II Esdr., ii, 8;
VII, 2) que Simon a établie pour y fixer sa demeure. Elle est
appelée « la colline du Hiéron », et, pour la distinguer de
838 ÉTUDES
l'autre colline du temple, l'auteur sacré a ajouté « celle qui se
trouve à côté de l'acropole, )) car il avait parlé dans les trois ver-
sets précédents (49-51) de cette acropole des Syriens, prise par
Simon. Quoique celle-ci se trouvât de l'autre côté de la vallée,
elle était néanmoins tout près de l'Antonia, et l'auteur* pouvait
donc dire : « la colline du Hiéron à côté de l'acropole. » Ainsi
le mot « acj'a » garde le même sens qu'il a dans les versets pré-
cédents, et tout s'explique naturellement.
Pour ce texte«et pour l'autre / Mac, xiv, 36, on désirerait peut-
être que Don Gatt eût encore expliqué la contradiction appa-
rente qu'ils offrent avec le récit de Josèphe sur la destruction de
l'Acra.
Mais ces desiderata, auxquels je pourrais ajouter quelques
points de détail, n'empêchent pas que l'auteur n'ait mérité la
reconnaissance de tous ceux qui s'occupent de topographie
biblique.
LÉOPOLD FONCK, S. J.
La mosaïque de Madaba.
Le retour d'une population chrétienne sur l'emplacement de
l'antique ville moabite de Madaba a donné lieu récemment à di-
verses découvertes archéologiques, dont la plus remarquable est
celle d'une carte en mosaïque qui décorait le pavé d'une basi-
lique. Le R. P. Cléophas, bibliothécaire du couvent grec du
Saint-Sépulcre à Jérusalem, qui a, le premier, reconnu et fait
dégager ce précieux monument, en décembre 1896, en donne
une courte description dans une brochure en grec, publiée par
les soins et à l'imprimerie des PP. Franciscains de Jérusalem
('0 Iv Ma5'/;(3à ixo>aaiy.bç /.ai yeiiiyp(X(fiY.oq izs-pl Supiaç, riaXaiaTivriç
xod AhcjTZT-zou yipzr,!;. 26 pages in-8). Un dessin réduit de la carte,
avec la transcription des légendes et quelques notes provisoires,
dues à la collaboration du même P. Cléophas et du R. P. La-
grange, dominicain, a paru dans la Revue biblique d'avril 1897.
Enfin, les RR. Pères Assomptionistes ont publié la photographie
complète et* très soignée du document original, exécutée par le
R. P. Germer-Durand, qui y a joint également la transcription
et la traduction des légendes avec quelques observations. (La
carie mosaïque de Madaba. Découverte importante, 1897. Paris,
Maison de la Bonne Presse, 12 planches in-4°. Prix : 5 fr.). Nous
REVUE DES LIVRES 839.
ne pouvons actuellement que signaler ces intéressantes publica-
tions. En attendant que nous donnions une étude plus détaillée
de la carte, disons que, malgré ses dimensions (près de 18 mè-
tres carrés), ce n'est plus qu'un fragment; elle devait mesurer
danS son intégrité au moins 80 m. c. Elle comprenait à l'origine
toute la Palestine, ^le désert du Sinaï et la Basse-Egypte avec le
delta du Nil ; la partie conservée s'étend depuis l'Egypte jusqu'à
Naplouse, mais non sans lacunes. Quant à la date où elle a été
exécutée, le R. P. Cléophas la fait remonter jusqu'au milieu
du v' siècle ; le R. P. Germer-Durand ne la croit pas antérieure
au commencement du vi*. Quoi qu'il en soit, et bien qu'il ne
faille point chercher dans cette mosaïque la précision mathéma-
»tique des cartes modernes, il y a là toujours une source inestimable
d'informations, non seulement sur la topographie réelle de la
Terre-Sainte au temps de Justinien, mais encore sur les « tra-
ditions » qui existaient ii la même époque concernant les loca-
lités bibliques. l
J. B., S. J.
I L'Avocat du Clergé, par P. Caulet, avocat, docteur en
droit. Paris, Lethiellcux, 1897. In-12, pp. xxiv-947.
Prix : 5 fr. 85.
Voici assurément un livre utile, un livre d'actualité, à notre époque
où la persécution religieuse s'efforce d'emprunter le cai'actère de la
légalité, à l'heure où les ressources du droit sont trop souvent
employées contre les institutions catholiques, c'est faire une œuvre du
plus haut intérêt pratique que de faciliter l'étude des questions législa-
tives et contentieuses concernant la religion et le clergé. — Et
c'est bien un avocat du clergé que cet ouvrage, mais un avocat qui
s'interdit les polémiques, et se renferme dans son rôle de conseil tech-
nique : un avocat consultant et non point un avocat plaidant. L'auteur
fait remarquer avec grande raison qu'il est indispensable aux ecclésias-
tiques d'être exactement fixés sur leur situation juridique, afin de
pouvoir revendiquer avec énergie les Aroits que leur confèrent la légis-
lation et la jurisprudence, mais aussi pour éviter de s'engager à la
légère, sans avoir la certitude d'être suffisamment armés, dans une
lutte où la défaite serait exploitée par les ennemis de la religi^. Les
laïques, qui sont chargés des intérêts temporels du culte, ont eux-mêmes
le devoir d'étudier sérieusement cette partie difficile du droit adminis-
tratif qui règle les rapports de l'Église et de l'État. Prêtres et laïques
840 ÉTUDES
trouveront dans cet ouvrage le code complet de la matière. Aux juris-
consultes professionnels, il offre, avec tous les renseignements néces-
saires, les éléments de plus amples recherches, grâce à de nombreuses
indications de sources et à des notes très documentées ; pour les
prêtres, pour les personnes peu versées dans l'étude du droit, il cons-
titue un excellent manuel de vulgarisation, sans cesser par là d'être un
traité juridique très sérieux. — Ce livre sera précieux surtout pour
ceux qui, loin des conseils et des bibliothèques spéciales, se trouvent,
sans renseignements et sans défense, en face de difficultés exigeant une
solution immédiate; on peut citer dans cit ordre d'idées ce qui a rap-
port aux inhumations et aux pompes funèbres, sujet fort bien étudié par
M. Caulet ; il donne notamment le commentaire de la loi du 25 novembre
1887, dite loi sur la liberté des funérailles, mais qui serait mieux inti-
tulée : loi sur la laïcisation des enterrements. ,
Après un examen attentif de ce volume, nous croyons pouvoir dire
qu'il renferme vraiment l'ensemble du droit ecclésiastique, et qu'il ne
néglige aucune des questions ayant un intérêt direct ou indirect pour
les membres du clergé dans leurs rapports avec la loi civile et les auto-
rités administratives. Nous signalerons spécialement à titre d'exemples
les études sur les processions et les manifestations extérieures du culte,
sur les traitements du clergé, les recours pour abus, les presbytères et
autres édifices religieux, sur les fabriques et leur comptabilité, les sémi- '
naires, les libéralités aux établissements publics ecclésiastiques, et enfin
tout un livre sur l'enseignement libre ^ , dans ses trois degrés, oii l'on
trouve un chapitre sur les patronages au point de vue légal. — Une
table analytique facilite les recherches dans cet ensemble de matières si
nombreuses et si variées.
Nous étions tentés de regretter que l'auteur n'eût pas réservé une
place aux questions contentieuses concernant les Congrégations ; et
voilà qu'il prévient l'objection en nous laissant espérer un travail spé-
cial sur ce sujet. De la sorte, tous les intérêts que M. P. Caulet tient à
cœur de servir auraient complète satisfactioi?. Nous ne pouvons donc
que rendre hommage à la somme considérable de travail que représente
ce premier volume, à la science dont il témoigne, aux intentions qui
l'ont inspiré. L'auteur déclare qu'il a voulu faire une œuvre utile au
clergé de France; nous pensons, qu'il a réussi, et, avec lui, nous for-
mons le vœu que cet avocat du clergé puisse gagner plus d'une cause
pour Dieu et la Religion.
1. Nous formulerons quelques réserves sur ce que M. P. Caulet semble
enser de V obligation, tout en approuvant ce qu'il dit de la gratuité et de la
laïcité de l'enseignement primaire.
L. T.
REVUE DES LIVRES ȉd
La Russie et le Saint-Siège. Études diplomatiques, par
le ,P. PiERLiNG, S. J. Ton* II. Arbitrage pontifical.
Projets militaires de Bathory contre Moscou. Le tsar Fédor
et Boris Godounov. In-8° de xii-416 p., 1897. Paris, Pion.
Prix : 7*fr. 50.
Je ne m'écrierai point tout d'abord en style de réclame « Ce
livre est une révélation. » Le compliment serait, j'imagine, peu
flatteur pour le P. Pierling, puisqu'il prend la peine de nous dire
lui-même, dans son avant-propos^ que son livre n'est qu'une
nouvelle édition de l'ouvrage, publié par lift, en 1890, sous le
titre : Papes et Tsars. Il en a seulement retouché quelques cha-
pitres, en les enrichissant de renseignements nouveaux ; mais de
son propre aveu, « les grandes lignes sont restées partout les
mème^» et la révélation date au moins de quelques années.
De cette réédition, l'auteur a fait le second tome du gr&nd
ouvrage qu'il a emrepris. Ouvrage curieux et même actuel ; car
en nous iipprcnant les relations antiques de la Russie avec le
Saint Siège, il nous éclaire sur l'origine lointaine des intérêts
complexes que l'on résume ordinairement d'un mot : la question
d'Orient. La dernière phrase du livre semble être posée comme
une pierre d'attente pour le prochain volume : il sera désiré et
s'impose d'avance h l'attention de tous ceux qui ont lu les deux
premiers. On peut dire cela sans nulle exagération, ils le savent
bien. Un mouvement d'attention marquée, comme disent les sténo-
graphes de la Chambre, a souvent plus de valeur que des salves
d'applaudissements ; or, le P. Pierling est de ceux qui forcent
l'attention, simplement en parlant de ce qu'ils savent. Les diffé-
rents ouvrages qu'il a publiés sur les choses de Rome et de
Moscou l'ont préparé de longue mai^i à écrire celui-ci, et les
nombreux documents qu'il y met en œuvre, après les avoir
recueillis de toutes parts, nous révéleront sans doute plus qu'une
chose nouvelle. Il y a dans l'histoire d'Orient au xvii* et au xviii^
siècle de quoi nous ménager encore des surprises.
Mais c'est sur les rappprts' du Saint Siège avec les Slaves au
XVI* siècle que le P. Pierling a surtout écrit jusqu'à présent. Il a
rassemble sur celte époque de nombreux documents inédits qui
forment une collection précieuse. Ce n'était pas trop de deux
volumes pour en tirer parti. Le présent volume raconte entre
842 ETUDES
autres une histoire qui lui tient au cœur : celle de Bathory et de
Possevino. Un jésuite italien, devenu, au nom du pape, arbitre
entre la Pologne et la Russie, devait attirer l'attention du
P. Pierling. On ne pourra plus se passer de ses ouvrages quand
on voudra écrire la biographie de ce personnage historique ; ils
* en fournissent tous les éléments. Et c'est une figure bien curieuse
à évoquer dans son activité diplomatique. Ce diplomate religieux,
« ayant consacré ses efforts et sa vie à la plus grande gloire de
Dieu et au salut des âmes, s'intéressait à tous les événements,
embrassait du regard l'Europe entière depuis Londres et
Stockholm jusqu'à (îonstantinople en passant par Moscou, n'ou-
bliait jamais l'Orient, poursuivait les fondations de son ordre en
Pologne et en Transylvanie, étreignait une masse de choses à la
fois et même se répandait trop au dehors. « (p. 210). Peut-être
aussi avait-il trop confiance dans son génie des affaires et livrait-il
un peu naïvement «les archives de son cœur », selon son
expression originale. Mais il fut écouté à fa cour d'Ivan le
Terrible comme à celle de Stéphane Bathory, il connut tous les
secrets des chancelleries de ce temps-là, il présida un congrès
où il imposa l'arbitrage pontifical, il parvint, sinon à unir les
nations irréconciliables du monde slave et à créer la ligue anti-
ottomane, du moins à gagner l'entière confiance du héros
chrétien que Sixte Quint allait pousser par Moscou vers Constan-
tinople. Mais, Stéphane Bathory mort, Possevino demande à se
retirer et son général, Acquaviva, ne lui permet plus de rentrer
dans le maniement des grandes affaires. Il n'en avait pas moins été
l'homme qui résumait dans ses projets toute la question d'Orient
au xvi" siècle, et l'on avait pu croire un moment que l'idéal pour-
suivi par Bathory et son inspirateur était « la création, sur les
ruines du Kalifat, d'un grand empire slave gouverné par un nou-
veau Charlemagne » (p. 300). Le panslavisme catholique tourna
bientôt au panrussisme, mais les Papes ne perdirent pas de vue la
tnonarchie des tsars dont ils étaient loin sans doute d'entrevoir
les futurs grandeurs.
Tout cela est raconté avec amour parole P. Pierling. Il a, dans
son récit, un perpétuel souci des documents, et ne craint pas
d'affronter les redites pour les faire valoir. S'il raconte une dis-
cussion diplomatique, il résume tous les arguments avec netteté,
il y insiste même au point de ne pas reculer, à force de cons-
REVUE DES LIVRES 843
cience, devant les détails, où son style sobre et ferme ne saurait
pourtant se» noyer jamais. Sa conscience d'historien lui interdit
également les éloges excessifs habituels aux biographes et lui
donne le sentiment des réserves nécessaires. Bathory et Posse-
vino eux-mêmes ne lui inspirent qu'un enthousiasme relatif, et
leurs défauts apparaissent au lecteur clairvoyant à travers l'admi-
ration que suggèrent leurs desseins. Il en est de même pour
Komulovic et les autres jésuites diplomates, pour les princes
chrétiens et pour les papes eux-mêmes. Les projets les plus
beaux n'empêchent pas les misères de là réalité et l'auteur ne
perd pas de vue les unes plus que les autres. Il est trop fin pour
confondre les intentions avec les faits ; à l'étude de l'hi^oire
diplomatique il a appris le sens pratique de la valeur des hommes
et des choses. Quand la diplomatie ne servirait qu'à faire
connaître la figure changeante de ce monde, à montrer que la
réalité est moins belle que le rêve, elle aurait encore l'avantage
de fournir un thème de méditation qui se rencontre avec les plus
hautes leçons de la morale chrétienne.
A. BOUE.
»
Onze publications récentes de M. Pli. Tamizey de
Larroque, correspondant de l'Institut. — I. Le Bap-
tistaire de Peiresc. — 11. Notes inédites de Peiresc
sur quelques points d'histoire naturelle. — III. Deux
jardiniers émérites, Peiresc et Vespasien Robin. —
IV. Lettre de M. A. Régnier à M. le docteur Hamy
sur le Styrax. — \. Frédéric Fournet. — VI. Béné-
dictins méridionaux, Dom B. de Montfaucon, Dom
J. Vaissette, Dom J. Pacotte. Documents inédits
de la collection "Wilhelm. — Vil. Le cardinal d'Ar-
magnac et François de Seguins. — \\\\. Les Corres-
pondants de Peiresc, Jean et Pierre Bourdelot.
Lettres inédites écrites de Paris et de Rome (1634-
1636). Paris, Colin, 1897. — IX à XI. Lettres de
Peireso, tomes IV-VI. Paris, Imprimerie nationale. 3 vol.
in-4».
Nous n'aurions pas mentionné ces mémoires, dont quelques
uns offrent un intérêt de pure curiosité, s'ils ne se groupaient la
844 ÉTUDES
plupart autour du nom de Peiresc, le grand érudit du commen-
cement du xvii" siècle. Que son acte Baptistaire ait €té exhumé
du registre paroissial de Belgentier, cela n'a pas une impor-
tance majeure, puisqu'il contient seulement la date du baptême
et non celle de la naissance. Un fragment de livre de raison a
comblé la lacune en indiquant, pour l'entrée au monde de
Nicolas-Claude Fabri de Peiresc, le l"*" décembre 1580. On le
savait déjà par ailleurs, mais avec moins de certitude.
On suit avec plus d'intérêt les Notes sur l'histoire naturelle,
car on s'y trouve transformé en compagnon de promenade de
Peiresc faisant, lui le plus chercheur de tous les hommes, de
charmantes excursions aux environs d'Aix, avec un certain prieur
de La Valette et le savant Gassendi. Il y est question d'un
« animal estrange « nommé l'alzaron, de la formation des cailloux,
des limaces, des momies et d'un monstre marin à forme humaine
paru aux environs de Belle-Isle en Bretagne.
Ce grand promeneur était aussi un grand jardinier et avait
pour ami un autre jardinier fameux, quoique très oublié, Vespa-
sien Robin, arboriste du Roy, premier sous-démonstrateur de
botanique du Jardin royal des plantes (1635-1662).
Cependant, s'il faut en croire M. Alfred Régnier, dans sa
Lettre à M, le docteur Hamy, à propos de la plaquette de M. T.
de Larroque sur le jardinier amateur que fut Peiresc, le Styrax
n'aurait pas été introduit par lui en Provence, où il existait depuis
des siècles. Erreur semblable au sujet de la Tubéreuse, celle-ci
relevée par le docteur Hamy. C'est Robin encore, le célèbre col-
laborateur du médecin Guy de La Brosse, qui en aurait envoyé un
plant à Peiresc, alors qu'on la cultivait depuis dix-huit ans au
Jardin des plantes. La Tubéreuse est décrite déjà dans une planche
de 1608 [Soleil, 16 novembre 1896). Le jasmin, le lilas de Perse et
le laurier rose suffisent à la gloire de Peiresc.
Ce Peiresc correspondait avec tous les gens du monde des
plantes et des simples, jardiniers, apothicaires, médecins, chirur-
giens. Il fallait donc s'attendre à trouver les Bourdelot parmi
ceux qui lui payaient le tribut de leurs fleurs de bel-esprit.
Ce sont deux singuliers personnages, mais le second ne vaut pas
cher. Tout le monde en a parlé; personne ne les a connus aussi
bien que M. T. de Larroque, précédé pourtant par le Duc
d'Aumale. Un jour la correspondance de Pierre Bourdelot, le
REVUE DES LIVRES • 845
facétieux familier de Chantilly, sera peut-être publiée. Ce jour-là
oa, videra le» bas-fonds du grand siècle.
Où Peiresc nous apparaît sympathique et humain (ailleurs il est
trop savant pour n'être pas un peu pédant), c'est dans le tome VI
de sa Correspondance. Ce recueil est composé de» lettres à sa
famille et principalement à son frère Palamède, sieur de Valavez
(1608-1637). La dernière est datée de la veille de sa mort. On y
trouve de tout et d'autres choses encore. Il y est question des
pères Séguiran, Coton, Sirmond, et même de Bellarmin. Ces
révélations bibliographiques sur l'illustre cardinal sont des plus
nouvelles. Personne n'avait mentionné jusiju'icî le traité qu'il
aurait écrit de sa main, « que Christus non fuit rex temporalis »,
traité qu'on n'aurait pas voulu laisser imprimer à Rome (p. 575).
Un autre traité. Contra nepolismunij n'était pas moins ignoré.
Peiresc insiste sur le premier (p. 587). Que sont-ils devenus?
Ont-ils vraiment existé? Assurément le jîremier serait «bien
notable, venant principalement de cette main-là ». Attendons
qu'on le retrouve.
H. CHÉROT, S. J.
Cours d'astronomie à l'usage des étudiants des facultés
des sciences, par M. B. Haillacd, doyen honoraire de
la Faculté des sciences de Toulouse, directeur de l'Obser-
vatoire. Seconde partie : Astronomie sphérique. Mouve-
ments dans le système solaire. Éléments géographiques.
Éclipses. Astronomie çioderne. — PariSf Gauthier-Villars
et fils, 1896. 1 vol. in-8, pp. vi-520.
Le premier volume de cet ouvrage a déjà été signalé aux
lecteurs tles Etudes [Partie bibliographique, 1893, p. 261) ; il
renfermait les études préliminaires à l'astronomie : procédés de
calculs, instruments'd'observations, méthode pour la discussion
des résultats. Le tome II est un fort volume contenant 508 pages
de texte distribué en 304 numéros ; le tout suivi d'une table
Boignée renvoyant au texte numéro par numéro. A cette table
l'auteur a dû employer huit pages compactes. Pour le coup, et
vu le peu d'espace dont je dispose ici, me voilà dispensé de faire
l'analyse détaillée d'un livre, où le seul énoncé des matières
occupe tant de place. Aussi bien, la chose l'est pas nécessaire
846 • ÉTUDES
pour renseigner ceux qu'un cours d'astronomie peut intéresser»
Comme on doit s'y attendre, on rencontrera dans ce volume
les matières habituelles de ces sortes de traités : systèmes de
coordonnées célestes, réfractions, parallaxe, aberration des fixes
et des planètes, précession, mesure du temps, calendrier ;
théories de la terre, de la lune, des planètes, des comètes, etc
Mais le cachet particulier du livre de M. Baillaud est l'extrême
concision de la rédaction. Dans la préface l'auteur ne cache pas
la volonté formelle de condenser les résultats, et n'eût-il pas
prévenu, son œuvre reflète assez son intention. Dans les neuf
premiers chapitres, par exemple, les calculs se suivent entre-
coupés seulement par les explications strictement nécessaires.
C'est bien un peu sec ; aussi, pour diminuer l'aridité de ce
désert, l'auteur y a semé quelques oasis : il a eu l'idée de
commencer en général ses chapitres par un exposé sommaire de
la question : on ne peut que l'en féliciter, et si j'ai un regret à
formuler, c'est celui de ne pas voir ce sommaire plus développé :
rien ne rend attrayant un calcul, comme la connaissance lumineuse
de la nature du sujet et du but à atteindre.
L'intérêt de l'ouvrage va d'ailleurs en croissant ; car M.
Baillaud n'a pas craint de dépasser un peu le cadre des matières
ordinaires. Les premières notions de la mécanique céleste sont
entrevues, non sans charme. L'historique succinct de l'étude de
la forme de la terre, du géoïde, un aperçu sur les opérations de
la haute géodésie viennent ensuite. Et quant au chapitre complé-
mentaire où sont indiqués les problèmes si curieux que soulèvent
la variabilité des étoiles, la spectroscopie, la photographie céleste,
il semble en terminant l'ouvrage, guider le regard de l'étudiant
avide de savoir vers l'horizon immense où s'agitent les recherches
de l'astronomie moderne.
B. BERLOTY, S. J.
Leçons sur les Applications géométriques de l'Ana-
lyse (Éléments de la théorie des Courbes et des Surfaces. )y
par Louis Raffy, chargé de cours à la Faculté deâi
sciences de Paris, maître de Conférences à l'Ecole nor-
male supérieure. 1 vol. grand in-S", 247 pages. Gau-
thier-Villars, 1897. Prix : 7 fr. 50.
C'est avec un singulier plaisir que nous avons lu ces leçons
REVUE DES LIVRES 847
professées à la Faculté des sciences pour les candidats à la
licence. Le professeur expérimenté s'y dévoile en effet à chaque
page, et dans l'ordonnance des matériaux, et dans la limpidité
de l'exposition, et surtout dans certaines petites phrases émi-
nemment suggestives, jetées comme par hasard, mais destinées^
à résoudre la difficulté qui germe sournoisement dans le cerveau
de l'élève. Ceux qui ont le don de l'enseignement ont seuls de
ces attentions maternelles.
Faut-il dans un cours, numéroter les paragraphes, et renvoyer
fréquemment le lecteur au point déjà lointain où gît, sous une
couche d'oubli, le théorème présentement invoqué? D'aucuns
mépriseraient ces procédés; mais l'auteur n'est pas de ceux-là,
et il a mille fois raison. Aussi remet-il à chaque instant ce fil
d'Ariane entre les mains des jeunes auditeurs qu'il introduit au
labyrinthe mathématique. Combien de temps épargné par cette
précaution!
Les récréations ne manquent pas non plus dans ce livre, nous
voulons parler des exemples qui, disséminés à propos, jouent, en
ces traités austères, le rôle des anecdpteset des estampes. Ici, ils
sont nombreux et bien choisis; aussi éclairent-ils heureusement,
en précisant, ce que la théorie générale pouvait avoir laissé de
nuageux dans un esprit novice.
L'auteur s'est proposé de grouper, dans son ouvrage, les
éléments de la théorie des surfaces. Les élèves plus avancés, déjà
aventurés sur la haute mer des spéculations géométriques,
pourront par conséquent retrouver là aisément quelques notions
oubliées. Je ne sais si ce groupement se trouve ailleurs. Si non,
le service rendu par M. Raflfy est double.
• Un regret cependant et une requête... pour la prochaine édi-
tion. Pourquoi n'avoir pas fait un index méthodique et détaillé,
où l'on trouverait groupés sous le nom de chaque surface, les
énoncés de celles de ses propriétés qui sont établies dans ce
livre? Les élèves goûteraient vivement ce secours offert à leur
mémoire surchargée; mais ceux-là surtout l'apprécieraient qui,
ayant depuis longtemps cessé de fréquenter cette région de
l'analyse, ont besoin de retrouver promptement une propriété
d'un^ surface donnée. Il nous semble que nombre de professeurs
de spéciales, de physique et de descriptive, voire môme certains
ingénieurs, sont parfois dans ce cas. Nous souhaitons que la
84« ÉTUDES
nécessité d'une seconde édition fournisse bientôt à l'auteur
l'occasion de réaliser notre désir.
A. REGNABEL, S. J.
L'art d'écrire un livre, de l'imprimer et de le publier,
par Eugène Mouton. Un vol. petit in-4**. 410 pages. Paris,
Welter, 1896.
N'étaient çà et là quelques éloges trop indulgents, d'ailleurs en
désaccord avec les doctrines générales de l'auteur, je louerais presque
sans réserve le livre de M. Mouton. C'est un charmant volume de par-
faite exécution typographique et de lecture aussi attrayante qu'instruc-
tive. Qu'il s'agisse de grammaire ou de littérature, de psychologie ou
de morale, de considérations théoriques ou d'informations toutes pra-
tiques, la langue y est partout alerte et distinguée, à la fois sobre et
imagée, traduisant d'allure vive des idées toujours claires où l'amusante
boutade n'empêche pas la justesse. L'un ou l'autre des aperçus litté-
raires de M. Mouton pourra bien être contesté ; mais on rendra cer-
tainement hommage à sa bonne foi et à son bon sens ; et quel profit
pour l'honnêteté publique si ses franches leçons de bonne morale pou-
vaient assainir dorénavant la République des lettres ! A quiconque
entreprend de faire métier d'écrivain ou simplement de devenir auteur
sans prétention professionnelle, il faut conseiller ces intéressantes
pages. Elles renferment, d'ailleurs, pour le travail intellectuel et pour
la production littéraire, des conseils hygiéniques et des renseignements
techniques qui seront utiles à tout le monde. Voici la liste des vingt-
deux chapitres de l'ouvrage : L'inspiration de la liberté. — Du sujet. —
De l'imitation. — Des genres. — Des lieux communs. — Vertus et
vices littéraires. — La phrase, lois géométriques musicales de la
pensée. — Des mauvaises phrases. — Installation, outils et habitudes.
— Hygiène du travail. — Le travail de composition. — Règles graphi-
ques pour la rédaction du manuscrit. — Des div'îsions de l'ouvrage. —
Éditions et éditeurs. — Traité, propriété littéraire. — Des épreuves. —
De la lecture et de la correction des épreuves. — Des coquilles. —
L'impression du livre. — La composition typographique. — La vie et la
mort du livre. — La carrière.
Cette énumération montre au mieux quel programme s'est tracé l'au-
teur ; on verra qu'il a été loyalement rempli, avec compétence et bonne
humeur, jusqu'au bout. Seule, la conclusion, trop stoïque, est un peu
triste. Au « Vir bonus scribendi peritus », dont M. Mouton propose
l'idéal à son lecteur, pourquoi présenter seulement comme récompense
finale, la guérison a des désirs et des espérances », ou même le simple
REVUE DES LIVRES 849
témoignage d'une bonne conscience. De bon cœur je souhaite quelque
chose de meilleur encore à l'auteur du présent livre.
J. DELARUE, S. J.
Lia Russie économique et sociale à l'avènement de
S. M. Nicolas H, par le V*® Combes de Lestrade. In-8,
pp. x-459. Paris, Guiilaumin, 1896. Prix : 6 fr.
Tout ce qui parle de la Russie nous attire. Nous accourons
dans l'espoir d'apprendre à mieux connaître cette puissante
nation dont l'alliance nous est une garantie contre les entreprises
de voisins peu scrupuleux ; dont la prospérité financière et
écononyque nous intéresse au titre précieux de bailleurs de
fonds.
Hommes curieux des problèmes politiques, ou capitalistes,
trouveront dans le livre du V* Combes de Lestrade ce qu'ils
désirent savoir. Ce volume est bourré de renseignements sur les
finances, la Banque de l'État, l'industrie, le commerce, l'agri-
culture, sur les voies de communication, sur la politique douanier <
de l'empire, etc. Il nous fait également entrevoir ce qu'est cette
« autocratie » qui constitue tout le gouvernement de l'immense
Russie. Il nous montre le rôle du Conseil de l'empire, du Sénat,
du Saint-Synode, des ministres. Un chapitre est consacré aux
quatre classes « taillablcs et non taillabics » ; à la noblesse et
aux manières d'y entrer ; au tableau des rangs Et nous nous
trouvons en tout cela dans un monde à tous points de vue si
dificrent du nôtre, qu'il devient bien évident que pour comprendre
les choses de Russie et en parler équitablement, il faut une
certaine largeur d'esprit. De quelle justice serait ici capable un
grave doctrinaire, accoutumé à tout juger à la lumière des
« immortels principes » ?
Ce qui est aussi indispensable pour parler avec compétence
d'institutions qui contrarient à ce point nos idées reçues, c'est
de s'être longuement familiarisé avec elles et d'avoir ainsi appris
à découvrir peu à peu ce qu'elles offrent d'avantages, tout au
moins ce qui fait qu'elles sont à leur place dans un milieu
autrement construit (^e celui où nous vivons. Cette patiente
préparation n'a pas manqué à M. de Lestrade, grâce « à un long
séjour en Russie et à des liens chers et nombreux qui l'attachent
à ce pays ».
LXXI. — 54
850 ÉTUDES
M. de Lestrade ne condamne donc pas tout ce qui en Russie
diffère de ce qui se voit en France, Et tels de ses jugements
étonneront peut-être plusieurs de ses lecteurs. Mais cet étonne-
ment lui-même, les menant à réfléchir sur leurs propres opinions,
leur sera salutaire, puisque, s'il est nécessaire d'avoir de fermes
principes, il est non moins nécessaire de ne pas s'en faire de
de faux, en attribuant le caractère d'axiome absolu à des vérités
de tout point contingentes.
En matière d'économie politique et de politique combien
d' « honnêtes gens » tiennent mordicus à des ombres de principes.
P. FORTIN, S. J.
«•
I. Un curé breton au XIX^ siècle. Vie de M. Huchet^ par
le T. R. P. Ollivier, O. P. Paris, Lethielleux, 1897.
In-12, pp. 11-312. Prix : 3 fr. 50.
II. La Mère Marie de Jésus. T. Il, Lettres. Paris,
Lecoffre, s. d. In-12, pp. xxiv-391.
III. La Révérende Mère Fanny de TEucharistie
Bruxelles, Schepens, 1897. In-8, pp. 324.
I. C'est bien le titre qui convient à cette biographie écrite con amore,
avec l'afTection respectueuse du disciple chéri pour son premier maître.
M. l'abbé Huchet était né «aupoint de partage, ou mieux de rencontre,
de deux époques et de deux sociétés dont la double empreinte marque-
ra toute sa vie ». Ordonné prêtre le 10 avril 1819, — le même jour que
Pie IX — professeur, puis vicaire pendant quelques années, il est nom-
mé à 38 ans curé de Saint-Malo, la plus grande paroisse du diocèse, et
pendant quarante-cinq années, c'est-à-dire jusqu'à sa mort, c'est l'uni-
que poste qu'il remplit.
Après avoir décrit la vie extérieure du cuz'é, occupé à restaurer et
embellir le temple matériel de sa cathédrale, ainsi qu'à édifier le temple
spirituel de son troupeau au moyen àHœuvres diverses, l'éloquent au-
teur nous introduit (et nul mieux que lui ne le pouvait faire) dans l'inti-
mité du presbytère où il se laisse aller avec abandon au charme des
souvenirs d'antan. En juge compétent et avec un tact parfait il applique
à son héros a«e que disait le P. Chocarne du P. Lacordaire. M Huchet
était de ces âmes « aussi timides en public qjjj' expansives dans l'inti-
mité, d'autant plus généreuses dans le don d'elles-mêmes qu'elles s'ou-
vrent à un petit nombre. » Qui mieux que le conférencier d'aujour-
d'hui, connût ce prêtre « à l'apparence grave et au premier abord un
peu froid » qui, « sans appellation nobiliaire, était gentilhomme jusqu'au
REVUE DES LIVRES 861
bout des ongles » et « avait réellement pris place dans toutes les âmes,
à ce coin du foyer .intime où ne peuvent s'asseoir que le père et
l'ami » ; ce a cœur peu pressé de s'ouvrir, mais où l'on découvrait bien-
tôt des trésors de tendresse et de simplicité » ? Qui fut plus à même
d'apprécier en M. Huchet l'homme de bonne société qui savait apporter
dans les salons « cet art éminemment français, où l'ancien clergé excel-
lait : une familiarité de bon aloi, pleine de dignité et de réserve, rap-
prochait (les prêtres) des gentilshommes, des magistrats, des gens de
lettres, et même des dames auxquelles ils apportaient des hommages
qui ne compromettaient en rien leur autorité » ?
On lit sans s'arrêter les pages qui dépeignent « l'une des plus belles
vies sacerdotales dont il soit pei'mis d'admirer et de bénir la persistante
fécondité ».
II. — « On ne connaît jamais mieux (les) âmes d'élite qu'à les enten-
dre elles-mêmes vibrer sous l'action de la grâce et rendre ces accents
héroïques que seul inspire le Saint-Esprit. » Aussi l'auteur estimé de
la Vie de Marie Deluil-Martiny complète-t-il très heureusement par la
publication de ses Lettres, ce premier volume qui reçut ici-même un
éloge mérité (Études, partie bibliogr., 1894, p. 766). Déjà la biographie
de Marie de Jésus avait soulevé un coin du voile, et cette vie de renon-
cement couronnée par une mort tragique était pour notre siècle un
exemple utile, une éloquente prédication. Mais la fondatrice de la Ser-
vianne qui n'a vécu que de sacrifice et d'immolation devait être entiè-
rement révélée à notre génération trop attachée aux aises et aux com-
modités de la vie, pourtant pas insensible aux entraînements généreux
dont la victime du Sacré-Cœur lui offre le modèle.
« A l'heure où tant d'autres ne s'occupent que de toilette, de vanités
et de plaisirs vulgaires, cette jeune flile ne travaille qu'à étendre le
règne de Jésus-Christ dans les cœurs... (avec) une ardeur de conviction
et une flamme de charité vraiment dignes d'une Ame d'ap6tre. » Puis la
fondation des Filles du Cœur de Jésus est son œuvre : la maîtresse des
novices, la mère, la supérieure rappelle sans cesse à ses sœurs qu'elle
veut les voir dévorées « non point d'un amour de désirs et de senti-
ments inféconds, mais d'un amour en œuvre et en vérité... qui se laisse
porter par le Bien-Aimé jusqu'aux dernières extrémités de l'immola-
tion » (p. 340). « La règle adoptée est celle de saint Ignace, qui «uvrira
ainsi l'accès à la vie contemplative à un grand nombre d'âmes dont les
corps sont trop faibles pour supporter les austères règles anciennes,
et qui permettra aux robustes d'aller aussi loin que le Saint-Esprit et
l'obéissance le régleront. » (p. 105).
III. — Le cardinal Dechamps que Marie de Jésus regardait comme
le père de son institut, a été aussi l'âme de la congrégation de Fanny
852 ÉTUDES
de l'Eucharistie. On ne saurait détailler ici par quelles attentes M"* Kes-
tre dut passer avant de réaliser son projet, ni suivre la fondatrice des
Apostolines du T. S. Sacrement dans ses mystérieuses et fécondes
douleurs.
Le rapporteur chargé de faire connaître l'œuvre au congrès de Lille
fut vraiment inspiré dans l'idée « de représenter l'institut sous l'image
d'un ostensoir au triple cercle de flammes : le premier figurerait la com-
munauté qui puise directement au foyer divin l'ardeur du zèle eucha-
ristique ; le deuxième cercle figurerait les dames associées auxquelles
ce zèle se communique ; et le troisième, les personnes affiliées qui
répandent au loin la clarté reçue ; enfin les rayons qui émaneraient de
ce triple centre lumineux, seraient le symbole des œuvres propres à
l'institut : l'adoration du T. S. Sacrement, les catéchismes et les
retraites. » C'est sous le même emblème que « Dieu s'était plu à révéler
à la fondatrice, trente-cinq ans auparavant, le plan complet de l'ins-
titut. »
P. P., S. J.
Ame Vaillante, par Aylicson. Paris, Firmin-Didot. Prix :
3fr.
Tous ceux qui se sont occupés de bibliothèques populaires, parois-
siales ou autres, pour les familles, et surtout pour les jeunes filles,
savent combien il est difficile de trouver des livres inoffensifs, pouvant
être mis dans les mains de tout le monde et qui aient en même temps
de la valeur.
Aussi est-on heureux de mettre la main sur un roman honnête, bien
pensé, bien ordonné et bien écrit. Et c'est alors un plaisir d'en signa-
ler l'existence, sûr que l'on est de rendre ainsi à plusieurs un véritable
service.
Or, tel est, sans contredit. Ame Vaillante, ■ à' Ky\\csor\. Je l'ai lu d'un
trait, et il m'a charmé. Sans doute, il ne faut pas être bien exercé pour
y deviner, dès les premières pages, la main d'une femme et d'une femme
profondément chrétienne. Mais cette femme est en même temps une
âme très distinguée et un esprit très observateur. Elle possède une
sensibilité de bon aloi, une imagination brillante et pondérée, et elle
écrit en' un français clair, limpide, naturel, un récit bien ordonné, où
tout se lient et s'enchaîne, qui va droit au dénoûment, sans longueurs,
sans hésitation, sans descriptions oisives, sans prédications.
Une qualité surtout, que l'on reproche généralement aux femmes
auteurs de ne point posséder, brille en ce gentil volume : les carac-
tères des personnages ressortent bien du récit, très vivants, très nets,
toujours constants avec eux-mêmes, très sympathiques. Et ce récit lui-
mm
REVUE DES LIVRES 853
même est simple, rapide, intéressant, non par l'extraordinaire des
événements, procédé banal dont on a vraiment trop abusé, mais par la
délicatesse des détails. Ml finesse des observations, la vivacité des dia-
logues, le fini des descriptions.
Du reste, l'auteur d'Ame vaillante n'en est pas à ses débuts. Admise
dans plusieurs revues de valeur, et dont quelques-unes, comme par
exemple le Correspondant, sont plutôt difficiles, elle a déjà publié
toute une série de romans, tous dans le ton du dernier paru, et
qui d'ailleurs ont déjà été pour la plupart loués ici même '. Je recom-
manderais encore davantage un autre volume qui va paraître dans
quelques jours, et que je voudrais voir dans toutes les bibliothèques
chrétiennes, dane toutes les mains de femmes ou de jeunes filles pieuses,
que je voudrais voir donner en livre de prix dans toutes nos écoles
libres de jeunes filles, Olga Nylander. Ce n'est plus un roman ; c'est
une histoire vraie, et que l'auteur a vue, à laquelle elle a même un peu
participé, si je ne me trompe, et qu'elle raconte très bien ; l'histoire
d'une jeune Suédoise, une âme vaillante, vivante celle-là, que Dieu a
amenée à la vraie religion, par des voies merveilleuses, pour la trans-
planter bien vite loin de la Suède, sa terre natale, loin de la France, sa
patrie d'adoption, dans sa dernière et définitive patrie, pour laquelle
elle était déjà mûre.
J. B. PIOLET, S. J.
L'Esprit souffle où 11 veut, par Jean de la Brète. — Paris,
Pion. In-18, pp. 319.
Voici un spécimen de la haute bohème, des gens qui, tout en
gardant certaines apparences de distinction, traînent leur blason
dans toutes les compromissions et toutes les aventures, et
finissent par la police correctionnelle et la prison. Dans ce
milieu tare, une jeunQ fille, sans aucune éducation religieuse ni
morale et déjà exposée par sa mère à tous les entraînements de
la vie d'artiste. Mais, au fond de son être, s'éveillent de toutes
autres aspirations; elle se débat, elle lutte énergiquement contre
les influences qui l'entourent; et, après avoir accepté le bonheur
sous la forme d'une union honnête et d'une existence modeste et
calme, elle voit s'évanouir son rêve et comprend que sa vocation
1. La fille du Cacique, prix : 2 fr. 50 ; Gina, prix : 2 fr. ; l'Ame russe, Pari»,
Dclbomme et Briguct, prix : 2 fr. — Le Carême de Sylvie, prix : 2fr. ; Jeune
fille, Pari», Dclaruc, prix : 3 fr. ; Olga Nylander, Paris, Bloud et Barrai,
prix : 3 fr.
854 ÉTUDES
est d'expier par le travail et le dévouement le déshonneur des
siens.
Il V aurait beaucoup à louer dans ce roThan, une étude de vie
contemporaine bien menée, des caractères bien dessinés et que
le contraste fait ressortir, une leçon morale excellente. Puisque
l'on a pris pour titre un mot de l'Evangile, on aurait pu accen-
tuer plus nettement la note chrétienne; cette histoire de
l'épanouissement d'une âme n'en serait que plus vraie et plus
touchante. Le style, généralement bon, est gâté ça et là par
des formules de métaphysique quintessenciée : « Comme c'est
beau dans sa tristesse! dit Alielte (qui est dans ses dix-huit ans).
Jamais je n'ai mieux compris ni plus aimé la pensée de corré»
lation entre la vie morale agissante et celle de la nature. »
Oh ! Mademoiselle.
J. DE BLACÉ, S. J.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
Mai 26. — Publication d'une Lettre apostolique, datée du 18
avril, sur les Privilèges de l'Amérique latine. Après en avoir résumé la
première partie, nous donnons le dispositif.
Le Souverain Pontife rappelle d'abord que, de tout temps, les ouvriers
apostoliques ont eu besoin de facultés particulières et de privilèges, pour
travailler fructueusement au salut des peuples de l'Amérique latine. Les
Papes usèrent libéralement, en leur faveur, de la puissance apostolique.
Mais des doutes et des difficultés s'élant élevés au sujet des privilèges
anciens et des pouvoirs spéciaux conférés plus récemment aux missionnaires,
Léon Xlll commit à une Congrégation de cardinaux Texamen de la question.
Cet examen s'est terminé par l'établissement d'un catalogue de privilèges
anciens à confirmer ou nouveaux à promulguer. En conséquence, « par cette
Lettre, dans la plénitude du pouvoir apostolique nous accordons, pour
trente ans, à chacun des diocèses et à chacun des pays de l'Amérique latine
les privilèges énumérés ci-dessous
L — Après réception des lettres de promotion, Icsditcs lettres n'en
ordonnant pas autrement, les évéques élus résidant dans les pays de
l'Amérique latine, pourront recevoir la consécration des mains de tout
ëvèquc catholique de leur choix, en gr<Ace et communion, avec le Siège
apostolique. Si d'autres évèqucs assistants ne peuvent être trouvés sans
grande difficulté, le sacre pourra avoir lieu après convocation et avec
l'assistance de deux ou trois prêtres constitués en dignité ecclésiastique, ou
chanoines de l'église cathédrale..
II. — La tenue du Concile provincial pourra être différée pendant douze
ans, le métropolitain conservant le droit de le réunir plus souvent si la
nécessité le demande et \ moins que le Siège apostolique n'en ordonne
autrement dans la suite.
IIL — Les évèqucs auront le pouvoir de faire le Saint-Chrème — pour
lequel il est licite d'employer du baume indien, pourvu qu'il soit naturel —
et les Saintes-Huiles en présence des prêtres qui pourront assister, et, s'il
y a nécessité urgente, en dehors du Jeudi-Saint.
IV. — Ils pourront employer môme des Saintes-Huiles anciennes, ce
datant pas cependant de plus de quatre années, pourvu qu'elles ne soient
pas corrompues, que, toute diligence faite, il soit impossible de s'en procurer
de nouvelles ou de plus récentes.
V. — Dans tous les pays ou lieux, et dans ces seuls endroits, où, soit à
cause des distances, soit à cause d'un autre grave empêchement, il est trop
difficile aux curés ou aux missionnaires allant conférer le «aeremcnt de
baptême, de prendre aux fonts baptismaux où on la conserve, et d'emporter
avec eux de l'eau bénite le Samedi-Saint ou à la Pentecôte, les Ordinaires
pourront, au nom du Saint Siège, accorder aux susdits curés et missionnaires
la faculté de bénir l'eau baptismale par la formule plus brève que le Sou-
856 ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
verain Pontife Paul III a autorisée pour les missionnaires du Pérou, et qui
se trouve à l'appendice du rituel romain.
VI. — Si,^aute de temps, ou à cause de grandes fatigues ou pour tout
autre grave motif, il est trop difficile d'observer toutes les cérémonies pres-
crites pour le baptême des adultes, les curés et missionnaires, avec le
consentement préalable de l'Ordinaire, pourront user seulement des rites
indiqués dans la constitution Altitudo de Paul III, du !<"• juin 1537. En outre,
dans ces mêmes circonstances, les Ordinaires pourront, au nom du Saint
Siège, accorder aux curés et aux missionnaires l'usage du rite du baptême
des enfants, leur conscience demeurant juge, sous sa responsabilité, de la
gravité des motifs qui peuvent justifier cette faculté.
VII. — Dans tous les pays de TAmérique latine, sans exception, tous les
prêtres tant séculiers que réguliers, aussi longtemps qu'ils séjourneront
dans ces pays, mais non ailleurs, pourront chaque année, le 2 novembre ou
le lendemain, selon les rubriques du Missel romain qui assigne à cette date
la commémoration par l'Eglise universelle de tous les fidèles défunts, célé-
brer chacun trois messes, sous la réserve de ne recevoir qu'une seule
aumône, à savoir pour la première messe seulement, et sans dépasser le
taux ordinaire prescrit par les constitutions synodales, ou par la coutume
du lieu. Quant au fruit de la seconde et de la troisième messe, ils l'appli-
queront, non à un défunt particulier, mais, à tous les fidèles défunts, selon la
Constitution du Souverain Poûtife Benoît XIV, Quod expensis, du 26 août 1748.
VIII. — Tous les fidèles pourront satisfaire au précept* de la confession
et de la communion annuelle depuis le dimanche de la Septuagésime jusqu'au
jour octave de la Fête-Dieu inclusivement. •
IX. — Tous les fidèles qui habitent en des endroits où il est impossible ou
difficile de se confesser pourront gagner les indulgences et les jubilés qui
exigent la confession, la communion et le jeûne, en remplissant seulement
cette dernière condition, pourvu qu'ils soient contrits de cœur et fermement
résolus à se confesser le plus tôt possible, ou tout au moins dans le délai
d'un mois.
X. — Les Indiens et les nègres pourront contracter mariage au troisième
et au quatrième degré, tant de consanguinité que d'affinité.
XI. — Les Indiens et les nègres pourront recevoir à toute époque de l'année
la bénédiction nuptiale, pourvu qu'aux époques ©ù les noces sont prohibées
par l'Église, ils s'abstiennent de pompe solennelle à leur mariage.
XII. — Les Indiens et le» nègres ne seront tenus au jeûne que les vendredis
de carême, le Samedi-Saint et la vigile de la Nativité de N.-S. J.-C.
XIII. — En outre, les Indiens et les nègres pourront user, sans charge ni
aumône, de l'induit dit quadragésimal, accordé par le Siège apostolique aux
fidèles de leur diocèse ou pays respectif. Ils pourront donc user d'aliments
gras, d'oeufs et de laitages aux jours où ces aliments sont interdits par
l'Église. L'interdiction des aliments gras reste toutefois maintenue aux jours
indiqués ci-dessus, paragraphe XII.
XIV. — Dans toutes les causes criminelles ou autres qui relèvent de la
juridiction ecclésiastique, lorsqu'appel aura été interjeté de» sentences por-
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE 857
tëes pro tempore, si la première sentence émane de l'évêque, on en appel-
lera au métropolitain; si elle émane du métropolitain lui-môme, on en
appellera à l'Ordinaire le plus voisin sans rescrit du Siège apostolique.
Si la seconde sentence est conforme à la première elle aura force de
chose jugée et sera rendue exécutoire par celui qui l'aura portée, nonobs-
tant tout autre appel. • - - *-w»-^.^-.
Si les deux sentences portées soit par l'Ordinaire et le métropolitain, soit
par le métropolitain et l'Ordinaire le plus voisin, ne sont pas conformes, on
en appellera à un autre métropolitain ou à l'évêque de la même province le
plus voisin de celui qui a porté la première sentence, et le dernier juge
rendra exécutoire, sur trois sentences, les deux qui auront été conformes, et
auxquelles nous voulons qu'il soit donné force de chose jugée, nonobstant
tout appel.
Néanmoins, comme le recours au Siège apostolique, même immédiat, soit
avant, soit après la sentence des juges inférieurs, doit demeurer entier, selon
la règle du droit, l'exercice de ce privilège devra être subordonné aux condi-
tions suivantes : 1° dans chaque cause, chacune des deux parties aura la
faculté de recourir au Siège apostolique même après la première sentence;
2° dans tous les actes, devra être mentionnée expressément la déhégatioa
apostolique ; 3° les causes majeures demeurent réservées au Siège aposto*
lique, selon la règle du Saint Concile de Trente; 4o dans les causes matri-
moniales, on observera ce qui est prescrit par la constitution Dei miscra-
tione de Benoit XIV.
Tous les privilèges accordés antérieurement, sous quelque nom ou sous
quelque forme que ce soit, aux Indes occidentales par le Saint Siège, sont
abrogés et révoqués par Notre autorité, nonobstant toutes dispositions
contraires, mêmes celles qui exigent une mention spéciale et nominative. »
27. — A Saint-Pierre de Rome, canonisation solennelle des BB.
Pierre Fourier, curé de Mattaincourt, et Antoine-Marie Zaccaria, fonda-
teur des Barnabitcs. Depuis 1867, la basilique vaticane n'avait point
revu pareille pompe ; cependant, vu son grand âge, le Souverain Pon-
tife n'a pu célébrer la messe pontificale.
29. — A la Chambre française, M. Delcassé juxtapose une inter-
pellation sur la politique générale du gouvernement à celle de M. G.
Berry sur les responsabilités encourues dans l'incendie du 4 mai. Mal-
gré les efforts de l'extrême gauche et des radicaux, 60 voix de majorité
affirment la confiance de la Chambre, et déclarent qu'il ne lui déplaît
pas de voir le ministère Méline souvent appuyé par les hommes d'or-
dre..%. même de la droite.
— A Rome, Acciarito, l'auteur de l'attentat du 22 avril contre le roi
d'Italie, est condamné à la détention perpétuelle.
30. — Dans le Doubs, M. le D' Saillard, opportuniste, est élu séna-
teur, en remplacement de M. Oudet, décédé.
— Dans l'Aube, M. Renaudat, opportuniste, est élu sénateur.
858 ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
— A Saint-Gaudens (Haute-Garonne), M. Ruau, radical, est élu
député, en remplacement de M. Abeille, nommé sénateur.
— A Lannion (Gôtes-du-Nord), M. Derrien, monarchiste, est élu
député, en remplacement de M. de Kergariou.
Juin 2. — La Porte fait savoir aux puissances qu'elle accepte un
armistide sans échéance fixe, de même durée que les négociations pour
la paix.
— A Madrid, M. Canovas, après avoir lu le décret de clôture du
Parlement, remet à la Régente la démission du ministère. Cette réso-
lution est»motivée par la vive opposition des libéraux, dirigés par
M. Sagasta.
3. — Le Souverain Pontife a désigné les membres de la mission
extraordinaire chargée de le représenter aux fêtes jubilaires de la reine
d'Angleterre. Ce sont Mgr Sambucetti, archevêque titulaire de Gorin-
thé^, secrétaire de la S. C. du Cérémonial ; Mgr Granito di Belmonte,
conseiller à la nonciature de Paris ; Mgr de Vay, camérier d'honneur,
et le garde noble comte Muccioli.
4. — Au Vatican, réception du roi de Siam par le Souverain Pontife.
5. — A Paris, la séance de la Chambre est marquée par de violenta
incidents. A propos d'une interpellation de MM. Basly et Lamendin
sur la grève des mineurs de la Grand'Combe, les députés socialistes se
livrent à de graves intempérances de langage qui amènent l'expulsion
de l'un d'eux, M. Gérault-Richard.
— A Voiron (Isère), pendant la nuit une trombe cause de grands
ravages. Le nombre des victimes est encore inconnu ; beaucoup d'ou-
vriers vont se trouver sans travail par suites des dégâts causés dans
les usines.
6. — A Madrid, M. Canovas et le ministère conservateur restent au
pouvoir. Au moment de prendre la place, M. Sagasta ne s'est point
senti de force à porter le poids de la situation coloniale et financière,
7. — A Saint-Quentin (Aisne), le Président de la République inau-
gure le monument commémoratif de la défense de cette ville contre les
Espagnols en 1557.
8. — En Hongrie, de graves désordres se produisent, dûs, pense-
t-on, ^des menées socialistes. Il en est de même en Galicie où les
juifs sont attaqués.
10. — h' Osservatore romano publie, en tête de son numéro, la note
suivante :
Nous sommes à même de publier ci-après un communiqué autorisé dont
l'importance ne peut échapper à personne.
Sur la conduite que doivent tenir les catholiques de France
yis-à-vis du pouvoir existant, le Saint-Père a, déjà exprimé sa
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE 859
pensée et son jugement dans divers actes et de la façon la plus
claire. Ce nonobstant, il-y a quelque-uns, et c'est un sujet de
douloureuse surprise, qui, abusant de la bonne foi d'autrui et
profitant des moindres incidents cherchent à obscurcir la vraie
signification de ces actes en recourant, à l'occasion, aux induc-
tions, aux conjectures et à des moyens de tout genre, pour don-
ner à ces actes l'interprétation conforme à leurs idées person-
nelles ; tandis que le Saint-Père a parlé de Jui-môme et a
lui-même expliqué et développé plusieurs fois sa pensée.
De toutes façons, le sujet est trop important, le but auquel
vise le Saint-Père est trop noble, l'afiection qu'il porte à la
nation française est trop grande, pour qu'il ne prenne pas soin
d'éclairer de plus en plus les esprits, en dissipant les équivoques
que d'autres cherchent obstinément à accumuler.
Mais il serait inutile de répéter tout ce qui a été dit, conformé-
ment à la doctrine de l'Eglise, aux traditions du Siège aposto-
lique et aux théories des grands docteurs, concernant les diver-
ses formes de gouvernement et l'obéissance due aux pouvoirs
constitués. Nous rappellerons seulement quelques points qui ont
un rapport plus étroit avec la conduite pratique des catholi-
ques et qui peuvent leur servir principalement de lumière pour
comprendre la pensée du Saint-Père.
Avant tout, on n'a voulu inculquer une préférence et encore
moins une prédilection quelconque ni pour la forme républicaine
ni pour la forme monarchi({Uc, attendu que ni l'une ni l'autre
jji'est opposée aux principes de la saine raison et aux maximes
de la doctrine chrétienne.
Partant, il est libre aux catholiques comme à tous les ci-
toyens, de préférer, dans l'ordre spéculatif, une forme de gou-
vernement h l'autre.
On n'a jamais voulu non plus offenser les sentiments intimes,
ni le respect dû aux souvenirs du passé.
On a rappelé en outre que l'Église seule a les promesses di-
vines d'immutabilité par rapport à sa forme de gouvernement;
mais que les sociétés humaines, relativement à la durée de leurs
institutions politiques, sont sujettes aux changements et aux vi-
cissitudes du temps, et surtout à l'action de la Providence di-
vine, de laquelle dépendent les destinées futures des nations.
D'autre part, il a été montré aux catholiques français, que la
860 ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
considération suprême du bien commun, de la conservation so-
ciale et de la tranquillité publique impose, dans l'ordre pratique,
l'acceptation de ces nouveaux gouvernements qui se trouvent éta-
blis de fait à la place des gouvernements antérieurs, qui, de fait,
n'existent plus.
Cette doctrine, pleinement conforme à la saine raison, le Pape
a été amené à la rappeler aux catholiques français, parce que
les intérêts sacrés de la religion se trouvant en péril, c'est Lui
qui a le droit et le devoir d'indiquer les moyens les mieux appro-
priés aux lieux et aux temps, par lesquels la cause de la religion
doit être défendue ou avancée.
De là il résulte que les catholiques français ne doivent combat-
tre ni directement, ni indirectement, le gouvernement constitué
de fait, et qu'ils doivent se placer, au contraire, sur le terrain
constitutionnel et légal, soit pour obtenir l'union compacte de
leurs forces, soit pour enlever aux adversaires tout motif de les
signaler comme ennemis des institutions en vigueur (motif qui,
largement exploité, diminuait auprès du peuple l'efficacité de
leur action), soit pour que la cause suprême de la religion ne
paraisse pas s'identifier avec celle d'un parti politique.
Tout autre terrain, dans les circonstances actuelles de la
France, ne serait ni solide ni avantageux aux intérêts de la religion.
Les catholiques doivent donc s'unir étroitement entre eux, en
mettant de côté tout dissentiment politique, et employer tous les
moyens honnêtes et légaux pour améliorer graduellement la
législation ; car maintes fois on a fait observer la difTérence
essentielle qui existe entre le pouvoir .et les lois. Le pouvoir est
toujours respectable et sacré, tandis que les lois si elles lèsent
les droits de la conscience, doivent être amendées.
Pour atteindre ce noble but et mettre un frein à ceux qui vou-
draient déchristianiser la France et détruire dans le peuple les
notions sur lesquelles reposent l'ordre et la tranquillité sociale,
il a été fait appel aux hommes honnêtes et impartiaux de toute
nuance ^, attendu que, assurer le respect dû aux droits souve-
rains de Dieu, promouvoir la concorde entre tous les citoyens,
sauvegarder le patrimoine moral d'où émane la vraie grandeur et
la prospérité d'une nation est un devoir d'intérêt vital et commun ;
1. Ces trois mots sont en français dans le texte italien.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE 861
et sur ce terrain tous les hommes de bien et de bon sens peuvent
se trouver unis et déployer d'accord leur activité et leur énergie.
Les catholiques ont même un devoir plus spécial que les autres
de contribuer de toutes leurs forces à cette œuvre de salut, atten-
du que, pour eux, le bien de la religion, auquel est lié celui de la
patrie, doit être l'objectif principal de leur vie. En conséquence,
concourir à cette œuvre avec tiédeur et indifférence, et surtout,
y faire opposition, serait chose très coupable de leur part.
A eux incombe de plus le strict devoir d'écouter avec le res-
pect voulu la voix de leur Chef suprême, chargé par Dieu de la
défense et de la sauvegarde de la religion. Or, ils manquent à ce
respect ceux qui, malgré leurs protestations d'attachement au
Saint Siège, présentent sous un mauvais jour les conseils du
Saint-Père, et beaucoup plus ceux qui les combattent ; ceux qui
sciemment travaillent à les dénaturer ou à les mettre en contra-
diction avec les conseils de ses prédécesseurs ; ceux qui préten-
dent éluder les directions pontificales sous le futile et irrévéren-
cieux prétexte qu'elles entrent dans le domaine politique ou
qu'elles représentent non la pensée du Pape, mais celle de ses
ministres; ceux qui, se basant sur des lettres particulières et
des appréciations de personnages, bien qu'élevés en dignité, vou-
draient circonscrire et atténuer les claires instructions du Saint
Siège ; ceux enfin qui, au lieu d'aider à l'œuvre de la pacification
religieuse et de la concorde des esprits, visent plutôt à créer des
difficultés et à semer la défiance et le découragement.
Le Pape n'est guidé par aucun intérêt humain et secondaire,
mais uniquement par le bien des âmes et par l'affection grande
et constante qu'il nourrit pour la nation française, dont il connaît
le cœur magnanime et la noble ardeur pour toutes les œuvres de
foi, de charité et de religion.
Le Pape a la confiance que, les passions calmées, sa parole sera
comprise et accueillie docilement par tous, et II ne doute pas que
les bénédictions de Dieu ne descendent d'autant plus abondantes
sur ceux qui auront su offrir avec générosité au bien de la religion,
non seulement leur activité, mais aussi le sacrifice de leuca vues
propres et de leurs tendances individuelles.
Le 10 Juin 1897.
Le gérant: C, BERBESSON.
TABLE DES MATIERES
DU TOME 71
LIVRAISOiN DU 5 AVRIL 1897
I. — UNE PROCHAINE CANONISATION. LE BIEN-
HEUREUX PIERRE FOURIER P. H. Chérot . . 5
II. — AURONS-NOUS lX PESTE ? P. H. Martin . . 34
III. — FRANCE ET RUSSIE. LA QUESTION D'ORIENT
AU XVIIIo SIÈCLE (dernier article) P. H. Prélot . . 54
IV. — A CHEVAL A TRAVERS L'ISLANDE (fin) . . . P. J. Svelnsson. . 68
V. — LA QUESTION RELIGIEUSE A MADAGASCAR . P. J. Brucker . . 87
VI. — HERMIAS PP. A. et H. B. . 98
VII. — REVUES : QUESTIONS D'EXÉGÈSE P. F. Prat .... 108
VIII. — LIVRES : Prxlcctiones dogmatica-, t. III, IV, VI, C. Pesch, S. J. — Primauté de S.
Joseph d'après l'épiscopat catholique et la théologie, C. M. — Des vocations saccr^
dotales et religieuses dans les collèges ecclésiastiques, P. J, Delbrel, S. J. — La
Résurrection de N.-S. J.-C, abbé H. Solo. — Institutiones philosophiez. Psycholo-
gix pars secunda, J.-J. Urràburu, S. J. — La Viriculture, G. de Molinari. — Cenni
sul l'origine et sul progresso délia musica liturgica, F. Consola. — Projet de tables
de triangulaires de 1 à 1000, etc., A. Arnaudeau. — Les nombres triangulaires,
G. de Rocquigny Adanson. — La politique du Sultan, V. Bérard. — Cours de zoo-
logie J Dissections et manipulations de zoologie, L. Boutan. — Cours de botanique ;
Dissections et manipulations de botanique, J. Colomb. — Vie charitable du vicomte
de Melun, A. Chevalier. — Mémoires de Madame de Chastenay (1771-1815), t. II,
A. Roserot. — Les Carmélites de Compiègne, abbé A. Odon. — Lettres de Marie-
Antoinette, t. II, M. de la Rocheteric et Marquis de Beaucourt. — L'Abyssinie en 1896,
P. Combes. — Phénix et Fauvette, A. Céline 117
IX. — ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE 141
LIVRAISON DU 20 AVRIL 1897
I. — CLASSIQUE OU MODERNE ? P. J. Burnlchon . . 145
II. — UNE PROCHAINE CANONISATION. LE BIEN-
HEUREUX PIERRE FOURIER (deuxième article) P. H. Chérot ... 166
III. — MONTALEMBERT P. É. Comut ... 194
IV. — LA NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLI-
QUE SUR L'INDEX (suite) P. G. Desjardlns . 208
V. — AURONS-NOUS LA PESTE ? (fin) P. H. Martin ... 220
VI. — UN COLLÈGE CATHOLIQUE DANS L'INDE
ANGLAISE P. P. B 230
VIL — REVUES : QUESTIONS DE THÉOLOGIE. . . P.X.-M.LeBachelet 240
VIII. — LIVRES : Poètes et Poèmes : Tombeau, S. Mallarmé ; Premiers vers, J. de Pesqui-
doux ; Œuvres complètes, t. V., G. Le Vavasseur ; Tharcisius, abbé Maigret ; La
TABLE DES MATIERES 863
mort de Roland, abbé L.-M Dubois ; Guillaume d'Orange, G. Gourdon ; Les Picco-
lomint, M. de Freydane ; Jeanne d'Arc, abbé M. Garnier ; Histoire poétique de Ut
Bienheureuse Marguerite-Marie, une Clarisse ; Martyrs et Poètes ; Le petit savoyard,
Guiraud. — Esprit et vertus du Vénérable Bénigne Joly, R. P. Petitalot. — Le mois
des Roses, R. P. Pages, O. P. — Le Rosaire à Lille en i896. — Impressions d'Egypte,
L. Malosse. — Le désert de Syrie, comte de Perthuis. — Les sélections sociales,
G. Vacher de Lapouge. — L'ordre de Malte, L. de La Briére. — Hypnotisme-Religion,
D'' F. RegnauU. — Une famille vendéenne pendant la Grande Guerre, Boutillier de
Saint-André. .- 256
IX. — ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE . 286
LIVRAISON DU 5 MAI 1897
I. — MULIEn AMICTA SOLE. ESSAI EXÉGÉTIQUE P. R,-M. de la Broise 289
n. — L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS DE MADA-
GASCAR P. É. Colin 308
IIL — DÉMONS ET DÉMONIAQUES P. H. Leroy 332
IV. ^ MONTALEMBERT (deuxième article) . . . P. É. Cornut 348
V. — LA NOUVELLE CONSTITUTION APOSTO-
LIQUE SUR L'INDEX P. O. De«Jardins ... 361
VL — L'INFANTICIDE EN CHINE, D'APRÈS UN
DOCUMENT OFFICIEL * . . P. S. Adlgard 377
Vn. *- REVUES : QUESTIONS DHISTOIRE ... P. H. Chérot .... 384
VIII. — LIVRES : Philosophie : ^^ Blanc, Histoire de la Philosophie ; J. Gardair, La Sature
humaine ; P. Janet, Principes de Métaphysique et de Psychologie. — Ch. Makèe,
Instltutioncs jurti eecletiastlct tum publici tum privatl. —H. M'elschingtr, Le Roi
de Rome. — Ch. d'Hèricautl, Les amis des Saints. — J.-B.-J. Ayroles, La vraie
Jeanne d'Arc, t. lU. La libératrice. — M. Antar, En .imaala. — L. Viansson-Ponlé,
Les Jésuites à Mets. — Vn Pire S. J., Mes Parents. — P. Rocfer, Souvenirs d'un
Prélat romain sur Rome et la Cour Pontificale au temps de Pie IX. — P. Tombes,
L'Abyssinie en i896. — S. Couvreur, S. J., Cheu-King. — P. É. ff, S. J., Variétés
tlnologiques. — C. Strylcnski, Mémoires de la Comtesse Potocka. — Mermeix, Le
Transvaat et la Chartered. — L. Levrault, Auteurs grecs, latins, français. — É.
Rod, là-Uaut • iOO
IX. — ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE 42y
LIVRAISON DU 20 MAI 1897
I. — UN MONUMENT DE LA FOI DU SECOND SIÈ-
CLE. LÉPITAPHE D'ABEKCIUS P. L. de G. . . . 433
n. — UNE PROCHAINE CANONISATION. LE BIENHEU-
REUX PIERRE FOURIER (troisième articlo). . . P. H. Chérot . . 462
III. — SAVANTS ET MYSTIFICATEURS. LE ROI DES
FAUSSAIRES P. P. Prat ... 491
IV. — LA GENÈSE DES EXERCICES SPIRITUELS Dtf*
SAINT IGNACE DE LOVOLA P. H. VTatrlgant. , 506
V. — FORMATION MÉCANIQUE DU SYSTÈME DU
MO.NDE (premier aTticlf) P. J. de Joannls. 530
VI. — SURSUM CORDA (poésie) P. V. Delaporte . 5i6
YII. — LE CARDINAL DESPREZ, ARCHEVÊQUE DE TOU-
LOUSE P. G. Deajardlns. 549
Vin. — REVUES : QUESTIONS DE CÉRÉBROLOGIE . , D' Surbled ... 555
IX. — LIVRES: A. Van Gestel, S. J., De justitia et lege civili. — Dr Briick, Histoire de l'É-
glise à l'usage des séminaires. — L. Audiat, l'Instruction primaire gratuite et
obligatoire avant i789. — Th. Rogers, Travail et salaires en Angleterre depuis le
XJII' siècle. — A. Tilloy, Le Péril judéo-maçonnique. Le mal, le remède. — F. J.,
Exercices de géométrie. — É. Pouvillon, L'Image. — il. P. Dehon, La retraite du
Sacré-Coeur. — P. V. Vieille, S. J., La sainte Vierge et la jeune fille . . , 561
X. — ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE 574
TABLE DES MATIERES
LIVRAISON DU 5 JUIN 1897
864
I. —
II. —
III. —
IV. —
V. —
VI. —
VII. —
VIII. —
LE THÉÂTRE CHRÉTIEN P. V. Delaporte . 577
LE PROBLÈME DE LA FOI CHEZ M. PAUL JANET. P. L. Roure. . . 601
UNE VIEILLE QUESTION DE COLLÈGE .... P. J. Burnichon. 623
FORMATION MÉCANIQUE DU SYSTÈME DU
MONDE (deuxième article) P. J. de Joannls. 648
LE DUC D'AUMALE P. H. Chérot . • 670
LA PLUS ANCIENNE REPRÉSENTATION DU
SACRIFICE EUCHARISTIQUE : ffl^cr/O i'yliVW . P. G. Sortais . . 688
LIVRES : Tesnière, Somme de la Prédication eucharistique. Le cœur de Jésus-Christ,
t. II. — Yan'Kéravic, Mineur des mines de houille du Pas-de-Calais et agriculteur
du Pas-de-Calais. — Ch. Méray, Leçons nouvelles sur l'Analyse infinitésimale et
ses applications géométriques. — Abbé Profillet, Le martyrologe de l'I'glise du
Japon, i5i9-i6i9. — H. de Borny, La Pologne héroïque. — H. Beaudouin, L'occu-
pation d'Alcnçon par les Prussiens en 1871. — M. H. Allies, Plus the seventh (Pie VU),
1800-1823. — Notre-Dame de Laus et la vénérable sœur Benoîte. — Abbé V. Mourot,
Domrcmy et le monument national de Jeanne d'Arc. — L. de Crousaz-Crétet, Le
duc de Richelieu en Russie et en France (1766-1822). — L. de Lanzac de Laborie,
Mémorial de J. de Norvins. — J. T. de Miramont, André Denjoy. — G. Bizet, Le
connétable de Bourbon. — F. Simon, L'entrevue de Péronne ; Trouvère et Trouba-
dour. — Abbé Vincent, Principes raisonnes de littérature. — Général Niox, Planis-
phère mural. — J. Gérard, S. J., What was the Gunpowder plot ? (Qu'était-ce que la
conspiration des poudres?) — C. de Montenon, Entretiens sur la règle du tiers-
ordre séculier de saint François d'Assise. — Les religieuses franciscaines . , 695
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE 716
LIVRAISON DU 20 JUIN 1897
p. H. Prélot . . .
P. P. Tourneblze.
P. H. Cterot . . .
721
743
756
I. — UN JUBILB ROYAL (1837-1897) . . .
II. — LE DOGME DE L'EXPIATION ....
III. — LE DUC D'AUMALE (deuxième article).
IV. — LES FONCTIONS DE L'ÉTAT DANS LA*
SOCIÉTÉ CIVILE P. G. Sortais 780
V. — JUIFS ET ROMAINS P. R.-M. de la Broise. 807
VI. — LE BULLETIN PAROISSIAL P. H. Watrlgant ... 824
VII. — LIVRES : Georg Gatt, Die lliigel von lerusalem. — La Mosaïque de Madaba. — P.
Caulet, l'Avocat du Clergé. — R. P. Pierling, S. J., La Russie et le Saint Siège, t. II :
Arbitrage pontifical. — Ph. Tamizey de Larroque, Onze publications récentes. —
B. Baillaud, Cours d'astronomie à f usage des étudiants d«s facultés des sciences.—
L. Raffy, Leçons sur les applications géométriques de l'analyse. — E. Mouton, L'art
d'écrire un livre, de l'imprimer et de le publier. — Vicomte Combes de Lcstrade, La
Russie économique et axiale a l'avènement de S. M. Nicolas II. — T. R. P. Ollivier,
O. P., Un curé breton au XIXe siècle. — La Mère Marie de Jésus, t. II. Lettres. — La
R. M. Fannydt l'Eucharistie. — Aylicson, Ame vaillante. — J. de la Brète, L'Esprit
souffle ou il veut 833
VIII. — ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE , . . . . 855
IX. — TABLE DU TOME 71 862
FIN DU TOME 71
Imp. Yvcrt et Tellicr, Galerie du Commerce, 10, à Aniieiu.
> V
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
*.. /j
a^^^
"-î^^
i:>^^^>:'5iiç-