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Full text of "Études"

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oe  PARIS 


ETUDES 

PUBLIÉES  PAR  DES  PÈRES  DE  LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS 


TOME  71 


AMIENS 
IMPRIMERIE    YVERT   ET    TELLIER 

10,    GALERIE    DU    COMMERCE,    10 


ÉTUDES 


PUBLIEES 


PAR  DES  PÈRES  DE  LA.  COMPAGNIE  DE  JESUS 


REVUE    BIMENSUELLE 


PARAISSANT  LE  5  ET  LE  20  DE  CHAQUE  MOIS 


34»   ANNEE 


TOME    71.    —    AVRIL  -  MAI  -  JUIN    1897 


PARIS 

ANCIENNE     MAISON    RETAUX-BRAY 

VICTOR    RETAUX,    LIBRAIRE- ÉDITEUR 

82,    RUE    BONAPARTE,    82 

Tous  drotu  de  traduction  et  de  reproduction  réservés 


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NE  PROCHAINE  CAMISÂTIO^ 


Le  Bienheureux  Pierre  FOURIER,  de  Mattaincourt 

d'après  sa  correspondance  * 


I.  —  L'ECOLIER  DE  PONT-A-MOUSSON 

Le  vingt-sept  mai  sera  solennellement  célébrée  à  Rome, 
en  vertu  chi  décret  rendu  le  quatorze  février,  la  canonisation 
du  l)ienheureux  Pierre  Fourier.  11  y  a  quelques  années,  la 
Savoie  donnait  à  la  France,  en  la  personne  de  François  de 
Sales,  un  notiveau  docteur  de  TEglise  ;  la  Lorraine  lui  offrira 
bientôt  un  saint  de  plus.  Et  ce  n'est  pas  là  une  pure  coïnci- 
dence ;  le  vertueux  curé  de  Mattaincourt  est  moralement  si 
apparenté  au  pieux  évéque  d'Annecy  qu'on  a  pu  le  surnom- 
mer «  le  François  de  Sales  de  la  Lorraine  »  *.  Connue 
François,  Pierre  eut  à  un  degré  héroïque  l'esprit  de  zèle  et 
de  douceur  si  bien  exprimé  par  sa  devise  :  neniini  nocere, 
prodesse omnibus,  ne  nuire  à  personne,  servir  tout  le  monde. 
Comme  lui,  il  fut  l'apôtre  dévoué  des  populations  rurales  : 
comme  lui  enfin,  le  père  et  le  directeur  d'une  congrégation 
icligieuse  vouée  à  l'enseignement.  Il  serai*  même  aisé  d<' 
leur  trouver  une  ressemblance  physique  :  physionomie 
large  et  bienveillante,  encadrée  dans  la  longue  barbe  des 
liommcs  d'Eglise  à  cette  époque  ;  front  pur  et  élevé, 
rayonnant  d'iïitelligence  et  éclairé  par  un  reflet  d'en  haut. 

La  France  «hrétienne  ne  peut  que  se  réjouir  de  voir  pro- 
«•hainement  Pierre  Fourier  inscrit  au  catalogue  de  ses  saints, 
qui  sont  ses  meilleurs  grands  hommes  à  elle.  Pour  entrer 
(\;\r\<    sps    sentiments,    nous   allons    essayer  de  faire  mieux 

1.  Ixttres  du  Bienheureux  Pierre  Fourier,  recueillies  et  classées  par  1«- 
P.  Rogie.  Verdun,  1878,  6  vol.  in-'i°.  (Autographie  tirée  à  80  exemplaires^ 

2.  Introduction  aux  F.aitres,  p.  '«. 


6  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

connaître  la  vie  de  cet   humble   héros  du  bien,   à  la   veille 
d'être  à  jamais  glorifié. 

Entre  les  divers  aspects  sous  lesquels  il  se  présente  à 
notre  admiration,  nous  nous  arrêterons  successivement  à 
l'écolier  de  l'Université  de  Pont-à-Mousson,  à  l'instituteur 
d'une  des  premières  congrégations  de  femmes  pour  l'éduca- 
tion gratuite  des  filles,  au  curé  et  au  missionnaire  de  cam- 
pagne, au  réformateur  et  au  Général  des  chanoines  de  Notre- 
Sauveur,  au  patriote  lorrain  mort  loin  de  son  pays  natal,  à 
Gray,  ville  de  Franche-Comté  alors  espagnole  ;  mais  depuis, 
sa  tombe  est  devenue  française  comme  son  berceau.  Dans 
Rome  oîi  le  bienheureux  garde  son  vieil  autel  à  Saint-Nicolas 
des  Lorrains,  le  saint  sera  fêté  à  Saint-Louis  des  Français. 

I 

Pierre  Fourier  naquit  à  Mirecourt,  au  diocèse  de  Toul, 
dans  le  bailliage  de  Vosge  en  Lorraine,  le  trente  novembre 
1565,  sous  le  pontificat  de  Pie  IV  et  le  règne  du  duc 
Charles  III.  C'était  deux  ans  avant  la  naissance  de  saint 
François  de  Sales,  et  onze  avant  celle  de  saint  Vincent  de 
Paul.  Saint  Pie  V  allait  monter  sur  le  trône  des  papes.  Ainsi 
l'Eglise  marche  à  travers  les  siècles,  reliant  anneau  par 
anneau  la  chaîne  d'or  de  ses  saints.  Son  père.  Démange  ou 
Dominique  Fourier,  fils  d'un  autre  Dominique  Fourier  qui 
vécut  cent-vingt  ans,  était  un  des  notables  de  la  petite  ville. 
Il  avait  abandonné  la  culture  pour  exercer  la  profession  de 
marchand  dans  ce  milieu  riche  et  commerçant.  Sa  mère  se 
nommait  Anne  Nacquart.  «  Tous  deux,  écrit  le  P.  Bedel, 
disciple  et  premier  historien  de  notre  saint,  étoient  médio- 
crement pourveus  des  richesses  de  la  terre,  mais  libérale- 
ment avantagez  de  celles  du  Ciel  K  «  Ces  bonnes  gens 
craignaient  Dieu  et  le  servaient  fidèlement.  Dieu  les  en 
récompensa  en  multipliant  autour  d'eux  les  joies   du  foyer 

1.  Petit  Bcdcl,  édit.  de  Toul,  1674,  p.  2.  Tout  en  aimant  à  citer  cette  Vie 
qui  en  son  genre  est  un  chef-d'œuvre  par  sa  grâce  archaïque  et  son  origi- 
nalité pleine  de  saveur,  nous  avons  dû  tenir  compte  de  l'excellente  disserta- 
tion critique  dont  M.  l'Abbé  Chapelier  a  fait  suivre  son  savant  mémoire 
intitulé  :  Le  R.  P.  Bedel.  Sa  vie  et  ses  œuvres.  Nancy,  1885,  in-8°. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  7 

domestique.  Ils  eurent  cinq  enfants  dont  il  leur  resta  quatre, 
trois  garçons  et  une  fille.  Les  garçons  Pierre,  Jacques  et 
Jean,  avaient  reçu  les  noms  des  trois  apôtres  privilégiés  de 
Jésus.  Marie  portait  celui  de  la  Vierge. 

Pierre  nous  a  appris  peu  de  chose  sur  ses  parents.  Mais  de 
sa  tendre  amitié  avec  son  frère  Jacques,  demeuré  dans  le 
monde  et  chef  de  la  famille  à  Mirecourt,  nous  avons  une 
preuve  touchante.  C'est  la  lettre  que,  parvenu  à  Tâge  de 
soixante-quinze  ans,  le  bienheureux  adresse  à  la  veuve  de 
«  feu  son  bon  frère  »,  dame  Anne  Martin.  Avec  quelle  sincère 
et  cordiale  affection,  il  s'y  souvient  de  son  cadet  Jacques,  si 
aimable  parent  et  si  bon  catholique,  lequel  n'avait  jamais  eu 
qu'un  désir,  voir  Pierre  parfait  dans  sa  vocation.  L'un  avait 
demandé  d'être  regardé  comme  mort  au  monde  et  l'autre  y 
avait  consenti,  en  l'encourageant. 

J'ai  million  de  fois  admiré  et  admire  encore  présentement  teti» 
sienne  action,  son  bon  conseil,  ses  exhortations,  ses  saints  désirs  et  sa 
<  onstance  à  mortifier  ainsi  pour  l'amour  de  Dieu  et  de  mon  salut, 
l'ardente  affection  de  frère  (ju'il  m'avoit  portée  et  me  portoit  encore. 

Nous  avons  cela  de  nature,  et  comme  héréditaire  entre  nous  tous, 
de  nous  aimer  très  parfaitement  les  uns  les  autres,  à  l'exemple  de  nos 
pieux  ancêtres  ;  mais  mon  très  cher  frère  et  moi  y  avions  surajout/ 
entre  nous  deux  quelque  chose,  ce  me  semble,  pardessus  ce  que  la 
nature  et  nos  prédécesseurs  nous  avoient  donné.  Pour  plaire  à  Dieu  et 
à  mon  frère,  il  me  fallut  par  nécessité,  modérer  les  effets  de  cette 
mienne  chanté  fraternelle  et  les  soumettre  à  ce  qui  est  des  règles  et  de 
la  bienséance  d'une  religion  '. 

Pierre,  lorsqu'il  écrivait  ces  lignes,  était  à  quelques  mois 
de  la  mort;  pressentait-il  qu'il  allait  bientôt  rejoindre  son 
frère  Jacques,  ce  «  vrai  frère  »  qu'il  aimait  à  se  représenter 
comme  le  céleste  protecteur  de  la  petite  famille  laissée  par 
lui  sur  la  terre,  trois  enfants  «  si  modestes,  si  dévots,  si 
respectueux,  si  pontiuellement  obéissants,  si  souples,  si 
dociles,  si  sujets  à  leur  très  chère  mère,  si  aimables  les  uns 
avec  les  autres  et  d'un  si  bel  accord  que  ce  n'est  qu'un  cœur 
et  qu'une  dme  d'eux  tous,  et  si  diligents  au  reste  à  travailler 
pour  le  bien    du  ménage    et    le    contentement   de  Dieu  et 

1.  Lettres,  t.  VI,  p.  632. 


8  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

de  leur  bonne  mère,  qu'ils  feroient  conscience  de  laisser  en 
toute  leur  journée  un  seul  demi  quart  d'heure,  voire  môme 
un  petit  moment  qui  ne  fût  employé.  «  ^ 

Ce  spectacle  d'un  intérieur  de  famille  chrétienne,  unie  et 
laborieuse,  présenté  par  ses  neveux  et  nièces  en  1640,  et 
dont  la  pensée  consolait  sa  vieillesse  exilée,  Pierre,  enfant 
et  adolescent,  avait  dû  FofTrir  lui-même  autrefois  avec  ses 
frères  et  sœurs,  en  la  maison  patriarcale  de  Mirecourt. 

Son  éducation  y  fut  d'autant  plus  soignée  que  par  une 
habitude  trop  fréquente  à  l'époque,  il  avait  été  «  dès  le  ber- 
ceau destiné  aux  autels.  «  -  Mais  s'il  y  avait  abus  dans  les 
familles  nobles  qui,  pratiquant  au  rebours  la  loi  des  prémices, 
donnaient  l'aîné  au  monde  et  faisaient  les  autres  d'Eglise, 
Dominique  Fourier  et  Anne  Nacquart  avaient  voulu  au  con- 
traire consacrer  leur  premier-né  au  Seigneur.  La  suite 
prouva  qu'ils  étaient  inspirés. 

Une  innocence  instructive  qui  rappelle  celle  de  son  angé- 
lique  contemporain  Louis  de  Gonzague,  plus  jeune  que  lui 
de  trois  ans,  une  maturité  précoce,  l'horreur  de  la  moindre 
parole  légère  et  de  la  moindre  action  malséante,  un  carac- 
tère doux  et  presque  timide,  ennemi  des  querelles  et  plus 
porté  à  recevoir  qu'à  donner  les  injures  ou  les  coups,  tels 
furent  d'après  Bedel  qui  en  recueillit  le  souvenir  encore 
vivant,  les  promesses  de  vertu  offertes  par  cette  heureuse 
enfance.  Un  jour,  instruisant  deux  petits  garçons  de  Vie,  le 
bienheureux  vieilli  d'un  demi-siècle,  leur  demandait  s'ils 
juraient /?«/•  leur  foy.  Ils  répondirent  que  oui.  «  J'en  suis 
vràyement  marry,  reprit-il;  je  suis  maintenant  âgé  de  soixante 
ans,  et  si  je  ne  me  souviens  pas  de  l'avoir  jamais  juré.  »  -^ 

Le  christianisme,  a  dit  Donald,  est  une  grande  école  de 
respect.  La  société  d'alors,  aussi  imprégnée  de  christianisme 
que  la  nôtre  de  maximes  et  de  mœurs  toutes  différentes, 
inculquait  le  respect  aux  enfants.  Il  leur  était  môme  défendu 
d'être  des  enfants  terribles.  Je  me  souviens,  racontera 
encore  Pierre  au  déclin  de  sa  vie,  que  «  mon  pauvre  père 
me  disoit  que  jamais  il  ne  falloit  se  mocquer,  quoyqu'en  riant 

1.  Lettres,  t.  VI,  p.  633. 

2.  Petit  Bedel,  p.  5. 

3.  Ibid.,  p.  8. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  9 

d'un  bourgeois  de  la  ville  en  présence  d'un  estranger,  ny  d'un 
domestique  en  la  compagnie  d'un  externe,  "parceque  ces 
Messieurs  ne  prendront  pas  en  jeu  ceste  raillerie,  mais  croi- 
ront que  les  défauts  que  vous  avés  remarqué  en  cest  homme 
dans  la  conversation  journalière  sont  cause  du  peu  d'estat 
que  vous  en  faictes,  et  le  mespriseront  après  vous,  et  serés 
cause  qu'ils  n'en  tiendront  compte.  »  ' 

Un  enfant  si  bien  élevé  avait  été  envoyé  à  l'école  de  bonne 
heure.  On  l'y  mit  dès  qu'il  sut  parler.  Déjà  il  s'y  distinguait 
et  toujours  il  demeura  le  premier.  Une  part  du  mérite  en 
revenait  à  ses  parents  qui  le  suivaient  de  près.  Au  retour 
de  classe  on  ne  manquait  pas  de  l'interroger  et  de  lui  deman- 
der raison  de  sa  conduite  ;  «  de  quoy  il  s'acquitoit  avec  une 
parfaite  naïveté,  témoignant  un  grand  désir  d'être  repris,  et 
de  sçavoir  si  c'étoit  ainsi  qu'il  faloit  se  comporter,  ou  s'il 
avoit  failli,  de  s'en  corriger,  qui  étoit  une  belle  disposition 
pour  être  lin  jour  un  grand  homme.  »  -  11  le  devint  en  eflet. 
Pierre  Fourier  n'était  pas  seulement  prédestiné  à  la  sainteté; 
ce  fut  un  des  personnages  les  plus  distingués  de  son  temps 
riche  en  hommes  de  valeur. 

Tous  ces  traits  ne  dépasseraient  pas  la  mesure  d'un  héros 
de  Plutarque.  Mais  la  religion  ennoblis.sak  encore  et  élevait 
à  son  niveau  supérieurces  indices  d'un  avenir  voué  à  Dieu. 
Aîné  de  la  famille,  Pierre  en  est  presque  le  pontife.  C'est  lui 
qui  bénit  la  table  où  il  prend  ses  repas  avec  ses  père  et 
mère.  A  cette  table,  d'où  la  pensée  de  Dieu  n'e.st  point  ban- 
nie, la  bonne  éducation  règne  en  souveraine.  Pierre  est 
petit-fils  de  cultivateur  et  fils  de  marchand.  Gela  ne  l'em- 
pêche pas  d'être  formé  aux  manières  des  gens  de  condition. 

Le  repas  pris  suivant  toutes  les  règles  de  la  civilité  pué- 
rile et  honnête,  Pierre  se  retirait  dans  une  chambre  trans- 
formée en  oratoire,  afin  de  prier.  11  y  jouait  même,  mais 
w  à  faire  le  petit  prêtre,  »  à  parer  d'images  saintes  un  aut<'l 
en  miniature,  et  à  en  changer  les  ornements  suivant  la  cou- 
leur du  jour.  Les  domestiques  de  la  maison  ne  peuvent 
quelquefois  se  tenir  de  sourire  en  le  voyant  revêtu  desaubos 


1.  Griiiicl  Hcih'I,  r<''impr«>ssion  «le  Mirocoiirt  1869,  p.  8. 

2.  Petit  Bcdcl.  p.  8. 


10  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

et  des  chasubles  qu'il  s'est  confectionnées  lui-môme.  Plus 
d'un  saint  n'a  pas  commencé  autrement  :  saint  Ambroise, 
saint  Bernardin  de  Sienne,  le  bienheureux  de  La  Salle,  le 
vénérable  curé  d'Ars  ;  on  lit  maint  trait  analogue  dans 
l'Histoire  du  Cardinal  Pie  et  dans  la  Jeunesse  de  Léon  XIII. 
Mais  commencer  n'est  pas  finir.  Tant  d'enfants  se  sont 
adonnés  aux  mêmes  pieux  divertissements,  ont  reproduit 
les  rites  sacrés  devant  leurs  frères  et  sœurs,  récité  le  prône 
devant  leurs  bonnes  !  Aussi  n'aurions-nous  point  rapporté 
ces  simples  présages  si  Pierre  Fourier  n'avait  gardé  toute 
sa  vie  pour  les  choses  du  culte  et  de  la  liturgie  une  sorte 
de  passion.  On  butinerait  à  travers  sa  correspondance  mille 
passages  qui  rappellent  dans  le  curé  de  paroisse,  directeur 
de  religieuses  et  général  de  chanoines  réguliers,  les  goûts 
du  naïf  et  grave  enfant  de  chœur,  pour  la  pompe  des  céré- 
monies et  la  beauté  des  offices. 


II 


Cependant  les  petites  écoles  de  Mirecourt  ne  pouvaient 
mener  Pierre  bien  loin  dans  ses  études  littéraires.  A  la 
rentrée  de  l'année  1578,  il  allait  avoir  ses  treize  ans  accom- 
plis et  il  était  capable  d'entrer  en  quatrième.  ^  Où  l'envoyer 
pour  achever  son  éducation  ?  Où  le  préparer  par  une  ins- 
truction solide  au  ministère  ecclésiastique  ?  Dix  ans  plus 
tôt  la  famille  eût  sans  doute  éprouvé  un  légitime  embarras. 
Si  elle  rêvait  pour  Pierre  l'auréole  du  sacerdoce,  elle  n'en- 
tendait pas  en  faire  uri  prêtre  à  l'image  de  ceux  qui,  trop 
nombreux  dans  ces  temps  d'ignorance  et  d'hérésie,  désho- 
noraient publiquement  leur  caractère  et  leurs  fonctions. 

Paris  était  loin,  et  la  Sorbonne  un  moment  sortie  de  sa 
torpeur  pour  condamner  Luther,  s'endormait  dans  un  com- 
plet discrédit,  à  la  suite  des  troubles  civils  et  des  guerres  de 
religion.  Dans  les  terres  de  Lorraine    à   peine    s'il    existait 

1.  Histoire  du  Bienheureux  Pierre  Fourier,  par  le  P.  Rogie.  Verdun, 
1887,  3.  vol.  in-8.  T.  I,  pp.  15  et  18. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  11 

quelque  collège,  et  rinstitution  des  séminaires  décrétée  par 
le  concile  de  Trente  n'y  avait  pas  encore  été  acclimatée.  * 

De  ce  manque  d'établissements  d'instruction  secondaire 
ou  supérieure  étaient  naturellement  résultées  les  plus  fâ- 
cheuses conséquences.  Dans  les  ordres  monastiques,  dépour- 
vus même  de  scolasticats,  l'ignorance  était  à  son  comble.  A 
l'abbaye  de  Saint- Vanne,  pas  un  professeur  de  quatrième 
pour  les  novices  ;  le  prieur  devait  en  demander  un  au  célè- 
bre évoque  de  Verdun,  Nicolas  Psaume,  fondateur  dans  son 
diocèse  du  premier  collège  de  la  Compagnie  de  Jésus  en 
Lorraine.  L'état  du  clergé  séculier  n'était  guère  plus  bril- 
lant. Hugues  des  Hazards,  évèque  de  Toul,  s'était  plaint 
dans  ses  Statuts  synodaux  (1515),  de  ne  rencontrer  en  ses 
ordinands  que  «  fort  petite  science  et  moult  cler  semée,  car 
de  di.x,  à  grand'peine  en  trouve-on  ung  qui  sache  ce  qu'il 
est  tenu  de  sçavoir,  ne  grammaire  ne  aultres  sciences  par 
quoy  ils  n'entendent  rien  de  ce  qu'ils  lisent^.   » 

On  devine  si  la  Réforme  avait  tiré  parti  de  la  situation.  A 
Metz,  en  1564,  les  hérétiques  possédaient  des  écoles,  un 
collège,  une  imprimerie"^.  Mais  de  l'excès  du  mal  était  sorti 
le  bien.  Le  roi  de  France,  Charles  IX,  étant  venu  dans  celle 
ville,  avait  été  effrayé  de  la  puissance  '  des  prolestants. 
Charles  111,  duc  de  Lorraine,  dit  le  Grand,  épou.x  de 
madame  Claude  de  France,  seconde  fille  de  Henri  H  et  de 
Catherine  de  Médicis,  n'était  pas  moins  inquiet  pour  ses 
états,  à  la  pensée  des  troubles  que  fomentaient  partout  les 
sectaires.  Son  oncle,  le  grand  cardinal  de  Lorraine,  était  à  la 
fois  légat  apostolique  dans  les  duchés  de  Lorraine  et  de 
Har,  archevêque  de  Reims  et  administrateur  de  l'évèché  de 
Metz.  Le  duc  et  le  cardinal  se  concertèrent.  La  fondation 
d'un  collège  et  d'une  université  fut  résolue.  Le  siège  en  fut 
érigé  par  la  bulle  de  Grégoire  XllI  (5  décembre  1572),   au 

1.  Mœurs  et  usages  des  étudiants  de  i Université  de  Pont-à-Mousson,  par 
M.  Favicr,  dans  les  Mémoires  de  la  Société  d'Archéologie  de  Lorraine  1878, 
p.  302.  —  L  Université  de  Pont-h- Mousson  (Î57Q-Î768).  par  M.  rabbc- 
Eug.  Martin.  Paris,  1891,  p.  26'«. 

2.  Abbc  Martin,  op.  cit.,  p.  4. 

3.  Ihid.,  p.  9.  —  Favier,  loc.  cit.  — L'Université  de  Pont-ù-Mousson,  par 
le  P.  Abram,  <5dit.  Carayon.  Pari»,  1870,  pp.  1  et  7. 


12  UNE  PROCHAINE    CANONISATION 

centre  des  Trois-Evêchés,  à  Pont-à-Mousson,  ville  du  duché 
de  Lorraine.  ^ 

Deux  ans  après,  en  octobre  1574,  avait  lieu  la  première 
ouverture  des  classes.  Ce  n'était  encore  que  quelques  cours 
de  lettres  suivis  par  quelques  écoliers,  mais  la  fondation 
eut  vite  prospéré.  Les  princes  y  payaient  de  leur  personne 
et  de  leur  exemple;  en  tète  des  humanistes  était  un  Charles 
de  Lorraine,  fils  du  grand  duc  :  «  ce  prince  fut  le  premier 
immatriculé  sur  le  catalogue  des  escoliers  de  l'université  et 
qui  prit  Fhabit  et  la  cape  d'escolier  pensionnaire.  «  ~  Parmi 
les  plus  jeunes  se  trouvait  Charles,  fils  du  comte  de  Yaudé- 
mont.  3  Trois  ans  plus  tard  ils  étaient  rejoints  par  Charles 
de  Guise,  Taîné  des  fils  du  duc  de  Guise,  et  par  Henri 
de  Gondi,  Toncle  du  trop  fameux  cardinal  de  Retz. 

Le  duc  Charles  III  qui  appelait  l'Université  «  sa  fille  », 
visitait  l'établissement  naissant,  assistait  aux  argumentations 
qui  se  faisaient  pour  lui  en  français,  s'asseyait  à  la  table, 
trop  maigre  à  son  gré,  des  régents  et  témoignait  son  intérêt 
au  progrès  littéraire  des  écoliers  en  honorant  de  sa  présence 
le  7  septembre  1580,  une  représentation  dramatique  restée 
fameuse  :  V Histoire  tragique  de  la  Pucelle  de  Doni  Remy, 
autrement  d'Orléans  nouvellement  repartie  par  actes  et 
représentée  par  personnages,  du  P.  Fronton  du  Duc.  ^  Le  père 
recteur  prononçait  des  harangues  latines  ;  le  P.  Richeome, 
surnommé  le  Ciceron  françois  et  si  connu  par  ses  contro 
verses  avec  les  ministres  réformés,  était  principal  des  pen- 
sionnaires. 5  Le  Père  Maldonat,  de  passage  en  1578, 
encourageait  maîtres  et  élèves.  *^ 

1.  Le  Cardinal  de  Lorraine.  Son  influence  politique  et  religieuse  au 
XVI'^  siècle,  par  J.-J.  Guillemin.  Paris,  1847,  p.  445  sqq. 

2  Dcuxicnie  fils  du  duc  Charles  III,  né  en  1567,  évoque  de  Metz  en  1573 
à  sept  ans  ;  cardinal  en  1578  à  onze  ans  ;  évoque  de  Strasbourg  en  1592. 
Cf.  Favicr,  op.  cit.,  pp.  303  et  412. 

3.  Evèque  de  Toul  et  cardinal.  Il  soutint  des  thèses  sur  l'Eglise  à  l'Uni- 
versité die  Pont-à-Mousson  en  1580.  L'abbé  Martin  le  proclame  «  digne 
d'être  comparé  à  saint  Charles  Borromée  ».  Université,  p.  410. 

4.  Voir  l'article  du  P.  V.  Delaporte,  dans  les  Etudes,  octobre  1890,  p. 
235  sqq.,  et  Abram,  p.  150. 

5.  Abbé  Martin,  p.  32.  —  Abram,  p.  137. 

6.  Maldonat  et  les  commencements  de  l'Université  de  Pont-à-Mousson,  par 
l'abbé  Hyvcr.  Nancy,  1873,  in-S»,  pp.  45-46. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  13 

Dès  1575,  trois  cent  vingt-trois  écoliers  figuraient  sur  la 
matricule  du  préfet  des  classes,  sans  compter  ceux  qui  sui- 
vaient les  cours  de  théologie  morale.  Six  ans  plus  tard,  le 
nombre  était  tellement  augmenté  qu'il  fallait  bâtir  ;  il  mon- 
ta jusqu'à  huit  cents  et  ne  s'arrêta  qu'en  1589  ', 

Il  ne  serait  pas  sans  intérêt  de  reconstituer  année  par 
année  l'éducation  de  l'enfant  qui  éclipse  aujourd'hui  dans 
la  mémoire  des  hommes  le  souvenir  des  protecteurs  et  des 
maîtres  de  cette  florissante  université.  Mais  nous  ne  pou- 
vons ici  qu'en  retracer  le  cadre  et  les  grandes  lignes. 

Dominique  Fourier  en  amenant  son  fils  au  collège,  ne 
l'avait  pas  quitté  sans  lui  faire  de  sérieuses  recommanda- 
tions. 11  lui  avait  rappelé  les  intentions  paternelles  sur  son 
avenir,  avec  cette  sage  réserve  qu'il  se  soumettrait  à  la 
volonté  de  Dieu,  quelle  qu'elle  fût,  dès  qu'elle  se  serait 
manifestée  clairement.  Sur  cette  déclaration,  il  avait  laissé 
Pierre  non  au  collège,  déjà  rempli  de  pensionnaires  et 
mémo  de  pensionnaires  presque  gratuitement  admis,  mais 
en  ville,  dans  la  maison  d'un  bourgeois  nommé  Munier.  On 
la  voit  encore,  au  n*  21  de  la  rue  du  Camp  ♦.  La  plupart  des 
écoliers,  faute  de  place  dans  les  bâtiments,  ou  pour  d'autres 
motifs,  logeaient  ainsi  en  chambre  chez  les  professeurs  ou 
chez  les  bourgeois  de  Ponl-à-Mousson.  Ils  en  recevaient 
groupés  ou  isolés,  le  vivre  et  le  couvert,  moyennant  une 
rétribution  légère  ^.  A  cinquante  ans  de  là,  le  petit  écolier 
<le  cet  Age  d'or,  chargé  de  séminaristes  à  entretenir,  se 
plaindra  de  la  cherté  de  toutes  choses  accrue  démesurément 
de  1581  à  1028. 

En  lan  1581  que  le  R.  P.  Louis  Richdme  éloit  principal  au  collège 
Ju  l*<)iit,  il  y  avoit  K^-dedans  deux,  sortes  de  tables  pour  les  pension- 
naires. Kn  celle  de  trente  on  elort  traité  comme  on  l'y  est  présente- 
ment et  néanmoins  on  y  paye  soixante  écus  à  cinq  francs  pièce,  ce 
crois-je,  si  bien  qu'en  quarante-sept  ans  ou  environ  les  pensions  ont 

1.  Favicr.  p.  323. 

2.  Abh»'  Martin,  p.  2'iO,  n.  1. 

3.  Favicr  assure  qu'avec  la  suite  des  temps  ils  furent  très  cxploitds  par 
les  bourgeois,  dont  ils  étaient  «  le  seul  trafic  »,  d'après  un  document  du 
xvMi'-  siècle  cité  par  Rogc'ville.  Cf.  Abram,  pp.  169-170. 


14  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

remonté  de  plus  du  double.  En  ces  premières  années  ce  n'étoient  que 
cent  trente-cinq  francs,  et  présentement  ce  sont  trois  cents.  Ce  n'est 
point  pour  taxer  ces  saints  Pères,  ce  que  j'en  dis,  car  ils  ne  font  point  de 
mal,  mais  c'est  pour  montrer  comme  d'âge  en  âge  les  pensions  remon- 
tent. Le  même  se  voit  par  toute  la  ville.  On  voyoit  lors  des  tables  de 
soixante  francs  par  an  et  de  soixante-dix  ;  maintenant  on  n'en  voit  plus 
qu'à  huit  ou  neuf  vingt  francs,  et  je  tiens  que  les  enfants  de  bonne  mai- 
son qui  étudioient  avant  l'année  1581  à  Paris  et  ailleurs,  ne  payoient 
pas  la  moitié  de  ces  trente  écus-là  * . 

Le  bon  marché  n'était  pas  le  seul  beau  côté  de  cette  instal- 
lation des  externes  chez  des  gens  honnêtes  ;  les  enfants 
n'étaient  pas  séquestrés  de  la  vie  de  famille  et  pouvaient 
s'initier  plus  insensiblement  aux  devoirs  de  la  société.  Mais 
le  système  avait  aussi  des  inconvénients.  Malgré  la  surveil- 
lance vigilante  du  Père  préfet,  tout  péril  n'était  pas  écarté 
de  la  part  des  logeurs  eux-mêmes.  Pierre  avait  ce  qu'il  faut 
pour  plaire  :  une  belle  taille,  une  mine  avantageuse,  un 
visage  franc  et  modeste  exprimant  à  la  fois  l'énergie  et  la 
délicatesse,  un  nez  aquilin,  le  teint  frais  et  rose.  Ses  grâces 
d'adolescent  inspirèrent  au  dehors  une  passion,  et  son 
hôtesse  s'oublia  jusqu'à  jouer  auprès  de  lui  le  rôle  d'entre- 
metteuse. La  peine  du  vertueux  écolier  fut  extrême.  Il  blê- 
mit d'indignation  et  n'eut  plus  de  repos  que  ces  poursuites 
n'eussent  cessé. 

Il  n'avait  pas  au  reste  attendu  cette  expérience  pour  se 
dérober  moralement  au  monde  et  faire  spontanément  l'essai 
du  régime  le  plus  ascétique.  Des  personnages  d'une  autorité 
irrécusable,  témoins  édifiés  de  ce  genre  d'existence  si 
étrange  pour  un  jeune  homme  de  quinze  à  vingt  ans,  ont 
rapporté  au  P.  Bedel  l'extraordinaire  spectacle  qu'il  leur 
donnait  quotidiennement  :  nuits  passées  sur  le  plancher  ou 
étendu  sur  des  fagots;  dos  armé  de  la  haire,  épaules  meur- 
tries par  la  discipline.  Un  coin  dans  le  grenier  de  la  maison, 
loin  des  regards  indiscrets  de  ses  compagnons,  était  le 
théâtre  de  ces  macérations  infligées  à  une  chair  innocente. 

D'ailleurs  Pierre  voyait  peu  de  camarades  et  n'en  fréquen- 
tait que  de  bons.  La  nouvelle  de  ses  austérités  n'en  parvint 

1.  Lettres,  t.  III,  p.  397. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  15 

pas  moins  à  vingt  lieues  de  là,  chez  ses  parents,  à  Mire- 
court.  En  apprenant  que  son  fils  ne  fait  plus  qu'un  repas 
par  jour  vers  huit  heures  du  soir,  qu'un  morceau  de  salé  de 
deux  livres  suffit  à  sa  consommation  de  viande  pour  cinq 
semaines,  et  qu'il  ne  boit  jamais  de  vin,  le  père  part  aussitôt, 
va  le  trouver,  lui  donne  de  vifs  reproches  et  lui  commande 
de  se  modérer  dans  ses  privations  imprudentes. 

Pierre  avait  fait  de  son  temps  deux  parts  iTune  consacrée 
à  la  prière,  l'autre  à  l'étude.  Le  matin,  il  servait  une  messe 
ou  deux.  Chaque  quinzaine,  il  se  confessait,  «  règlement  » 
dit  son  biographe  en  accentuant  ce  dernier  mot  qui  est  la 
note  caractéristique  de  la  dévotion  comme  de  toutes  les 
idées  du  xvii*  siècle  s'annonçant  déjà.  Pour  insister  davan- 
tage sur  cet  esprit  d'habitude  régulière  et  de  méthode 
invariable,  «  Pierre  Fourier,  ajoute-t-il,  prioit  Dieu,  non 
point  par  boutades,  tantôt  peu,  tantôt  beaucoup,  mais  il 
avoit  assigné  certaines  heures,  léquellcs  n'étoient  pas  si  tôt 
sonnées,  qu'incontinent  il  quitoit  toutes  sortes  d'occupations 
pour  aller  en  sa  petite  retraite,  et  là,  faisoit  offrande  à  Dieu 
de  ses  prières,...  façon  de  vivre  qu'il  gardoit  constamment.  »* 

Ici  encore  l'homme  ne  perce-t-i!  pas  dès  l'enfant?  Et 
dans  cet  écolier  qui,  à  l'âge  où  le  caractère  est  tout  au  ca- 
price et  à  la  fantaisie,  se  montre  plus  rangé  qu'un  anacho- 
rète, ne  peut-on  pas  pressentir  le  futur  curé  de  Mattain- 
court,  réformant  à  la  fois  sa  paroisse  et  des  abbayes,  rédi- 
geant règles  et  statuts  pour  chanoines  et  religieuses.  Qu'on 
parcoure  seulement  ses  lettres.  On  sera  tenté,  à  le  voir  des- 
cendre dans  les  plus  minutieux  détails  d'administration,  de 
l'accuser  d'esprit  étroit  et  méticuleux.  Rien  n'est  plus  large 
au  contraire  que  sa  manière  d'envisager  les  hommes  et  les 
choses,  mais  il  est  rompu  aux  habitudes  d'ordre  et  de  dis- 
cipline et  il  entend  les  faire  régner  partout.  D'autres  que  lui 
en  donnèrent  l'exemple  à  Pont-à-Mousson.  On  y  vit  Erric  de 
Lorraine,  frère  de  la  reine  de  France,  Louise  de  Vaudémont, 
épouse  de  lîenri  III,  non  seulement  se  soumettre  aux  règles 
de  la  maison,  mais  encore  adopter  le  genre  de  vie  de  la 
communauté  -. 

i.  Petit  Biodel.  p.  17. 
2.  Favicr,  p.  303. 


16  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

L'exercice  systématique  des  vertus  et  la  société  assidue 
des  livres,  voilà  donc  ce  qui  dans  sa  pension  bourgeoise 
occupe  Pierre  et  le  captive.  A  ces  pratiques  morales  et  à  ce 
commerce  intellectuel,  le  «  petit  solitaire  au  milieu  de  la 
grande  ville  «  ^  devint,  on  le  serait  à  moins,  non  seulement 
un  écolier  modèle,  mais  aussi  un  excellent  humaniste.  Dès 
sa  classe  de  seconde  (1580-1581),  d'après  la  déposition  du 
P.  Jean  Etienne,  insérée  aux  actes  de  béatification,  il  lisait 
couramment  saint  Ghrysostome  qui  était  avec  saint  Basile 
un  des  deux  auteurs  à  expliquer  par  le  professeur  dans  le 
premier  semestre,  si  toutefois  celui-ci  se  conformait  au  Ratio 
studiorum^  avant  la  lettre.  Le  grec  était  devenu  pour  lui 
une  sorte  de  langue  maternelle  -.  Ce  qui  n'est  pas  moins 
rare,  il  possède  toutes  les  combinaisons  de  la  métrique 
grecque.  »  Il  est  vrai,  s'empresse  d'ajouter  l'abbé  Eug. 
Martin  auquel  nous  sommes  redevables  du  renseignement, 
que  «  c'était  un  élève  hors  ligne.  »  ^ 

Cette  connaissance  profonde  des  chefs-d'œuvre  des  Pères 
de  l'Église  grecque  ne  fut  pas  perdue  aussitôt  qu'acquise. 
Pierre  Fourier  la  conserva  et  la  développa  toute  sa  vie. 
Bedel  nous  le  montre  dans  ses  classes  supérieures  comme 
ce  ravy,  lorsqu'on  quelque  bibliothèque  il  trouvoit  un 
saint  Chrysostome,  un  saint  Basile,  un  saint  Grégoire 
Nazianzène  qu'il  pût  lire  sans  interprètes  »  ^.  Et  ce  n'est  pas 
ici  une  exagération  de  biographe  enthousiaste.  La  corres- 
pondance entière  du  saint  témoigne  du  degré  auquel  par  un 
usage    continu    il  s'était   assimilé   ces  écrits   de   l'antiquité 

1.  Petit  Bedcl,  p.  14.  —  Favier  estime  à  dix-sept  mille  le  nombre  des 
bourgeois  de  Pont-à-Mousson  au  commencement  du  xvii''  siècle  op.  cit. , 
p.  308. 

2.  Beatificationis  et  canonizationis  summarium.  ex processu  Tidlensi.  pp  7 
et  8,  M.  l'Abbé  Chevalier  ne  pouvait  pas  connaître  encore,  quand  il  publiait  son 
Jean  Bedel  (Nancy  1885),  l'exemplaire  des  Actes  de  béatification  et  de  cano- 
nisation signalé  par  les  Bollandistes  (Analecta  Bollandiana,  1886,  p.  156) 
et  qui  se  trouve  à  la  Bibliothèque  nationale  (Imprimés,  H.  1299  et  1300). 
L'exemplaire  de  la  Bibliothèque  de  Nancy  n'est  pas  le  seul  qui  existe  en 
France.  Les  soldats  de  Napoléon  I"  en  avaient  rapporté  un  du  Vatican,  et  il 
oublia  d'y  retourner  en  1815. 

3.  Abbé  Martin,  p.  294,  note  1. 

4.  Petit  Bedel,  p.  18. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  17 

chrétienne.  Tout  ce  que  la  critique  moderne  a  dit  sur 
Bossuet  et  les  Pères  de  TEglise,  pourrait  luiôtre  justement 
appliqué,  sauf  que  Tévéque  de  Meaux  s'inspire  plutôt  des 
latins;  le  curé  de  Mattaincourt  sans  négliger  saint  Jérôme 
ni  saint  Augustin,  ni  saint  Bernard,  car  le  latin  lui  était 
également  familier,  s'inspirera  de  préférence  des  grecs. 
Dans  ses  conseils  spirituels  il  s'appuie  sur  leur  doctrine, 
dans  ses  controverses  il  invoque  leur  témoignage;  tantôt  il 
les  cite  directement,  tantôt  il  les  imite,  les  paraphrase  et  va 
jusqu'à  les  mettre  en  scène.  Il  se  les  est  tellement  appro- 
priés que,  sans  effort  et  comme  de  source,  les  réminiscences 
coulent  de  sa  plume  et  viennent  se  ranger  à  leur  place  na- 
turelle, quoique  sujet  qu'il  traite. 

Cet  amour  des  Pères  et  surtout  des  Pères  grecs  avait  sans 
aucun  doute  encore  été  excité  chez  lui  par  son  professeur 
d'humanités  et  de  rhétorique.  Il  fit  ces  deux  classes  sous  un 
des  savants  les  plus  illustres  du  temps,  l'immortel  Jacques 
Sirmond.  Ce  jésuite  qui  avait  passé  comme  étudiant  par 
l'université  de  Pont-à-Mousson,  y  était  maintenant  régent 
de  seconde  et  de  rhétorique,  encore  que  simple  scolastique 
non  parvenu  à  la  prêtrise  (1581-1583)  K  «  Je  suis  en  estai, 
écrivait  Sirmond  à  son  provincial,  en  1580,  de  lire  et 
d'<'Npli(|uer  tous  les  auteurs  grecs.  «'^  Le  souvenir  que  Pierre 
garda  de  ce  maître  éminent  fut  impérissable.  II  se  rappelait 
longtemps  après  jusqu'aux  jeux  d'esprit  et  aux  énigmes  qu'il 
avait  composés  sous  la  direction  du  futur  éditeur  de 
Thcodorel  de  Cyrrha,  de  Théodore  Slydile  et  des  Concilia 
galliœ.  Mais  laissons-lui  la  parole  : 

me  revient  en  m<''moire  que  durant  le  temps  de  mes  sottises  df 

classe  de  rh«!!torique,  je  fis  un  vers  iambique  qui  se  renverse  et  rend 
les  mêmes  mots  en  prenant  les  lettres  à  reculons 

1.  Abram,  p.  319  et  165.  —  Sirmond  fut  ensuite  prorcsscur  i  Paris,  au 
collège  de  -Clcrmont  (1583-1586)  ;  c'est  là  qu'il  eut  pour  «élèves  S.  François 
de  Sales  et  le  duc  d'Aiigoulème.  L'auteur  de  VElogium  Jacobi  Sirmondi.  .<t.  j. 
(1651)  ne  distingue  pas  les  professorats  des  deux  collèges.  Le  P.  de  La 
Baune,  dans  la  Notice  en  tète  des  Opéra  varia,  a  le  tort  encore  plus  grare 
de  faire  du  Bienheureux  Fourier  avec  S.  François  de  Sales,  l'élère  de  Sii>' 
inond  à  Paris  (Communication  du  P.  Le  Gènisscl.) 

2.  Recueil  Ms. 

VXXI.—    2 


18  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

Une  chose  me  déplaît  en  ce  vers  :  c'est  qu'au  troisième  lieu  est  un 
tribrachus,  pied  fort  rare  en  ce  lieu-là,  un  iambe  ou  spondée  ou 
anapeste  y  serait  bien  meilleur,  mais  patience  !  cela  se  peut  excuser. 
Et  ces  vers-là,  vous  savez,  sont  de  telle  nature  qu'en  écrivant  seulement 
la  moitié,  ils  sont  écrits  tout  de  leur  long,  sans  qu'il  en  faille  une 
seule  lettre 

Gela  me  servit  à  faire  un  petit  épigrarame  de  deux  vers  au-dessous 
(duquel  je  ne  me  souviens  plus),  où  je  mettois  qu'en  ces  deux  mots  et 
demi   qui  ne   faisoient  qu'un   demi  vers  étoit  un  vers  entier,  priant   le 

lecteur   qu'il  le    lût  tout   du   long Gela  fut  trouvé  bien  fait  et  bien 

agréable  au  R.  P.  Sirmond  qui  lors  étoit  Maître  Sirmond  tout  jeune  ^. 

Il  paraît  que  ce  précieux  tour  de  force  obtint  les  honneurs 
de  Taffichage  et  fut  proposé  en  énigme,  avec  cette  épi- 
gramme  pour  légende  que  Bedel  nous  a  traduite  : 

Passant,  arreste  et  lis  icy  un  vers  entier  puisqu'il  y  est  escript,  tu 
l'estonnes  et  dis  qu'il  n'y  est  qu'à  demy  ;  n'arreste  donc  plus,  mais 
recule,  et  tu  trouveras  ce  que  je  dis.  Tu  t'estonnes  encore  plus,  ne 
t'arreste  donc  ny  recule,  mais  passe,  et  dis  que  les  escolliers  de  nostre 
(îlasse  sont  sçavants  jusqu'au  miracle,  puis  qu'ils  font  que  la  moitié  soit 
égale  à  son  tout  ^. 

C'était  beaucoup  d'ingéniosité  ;  mais  il  n'y  faut  voir  que 
le  petit  côté  du  sévère  enseignement  littéraire  distribué  par 
le  P.  Sirmond.  L'esprit  souple  de  Pierre  qui  s'ouvrait  avec 
une  égale  facilité  à  toutes  les  sciences,  ne  se  trouva  pas 
moins  à  Taise,  quand,  l'année  suivante  (1582-83),  l'élève  de 
lettres  entra  en  philosophie  et  devint  écolier  de  la  faculté 
des  arts. 

11  se  livra  tout  entier  à  Aristote,  sa  connaissance  du  grec 
lui  permettant  de  lire  ses  œuvres  dans  le  texte  original  ■^.  Et 
il  eut  trois  ans,  et  non  pas  seulement  deux,  comme  on  l'a 
avancé  à  tort,  pour  savourer  à  son  aise  les  œuvres  du  Maître. 
Le  mot  du  P.  Abram  decursis  philosophiœ  spatiis  indique 
en  effet  qu'il  suivit  la  filière.  D'autre  part  les  cours  réguliers 
ne  comprenaient  pas    une   moindre  durée.  Les  matières  se 

1.  Lettres,  l.  III,  p.  235. 

2.  Grand  Bedcl,  p.  27. 

3.  Petit  Bcdel,  p.  18. 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  19 

divisaient  en  trois  parties  dont  chacune  remplissait  une 
année  :  logique,  physique,  métaphysique  '.  Pierre  s'impré- 
gna à  fond  de  ces  sciences  abstraites.  Lorsque,  près  de 
cinquante  ans  pins  tard,  il  dirigera  les  premiers  étudiants  du 
séminaire  de  Saint-Nicolas,  il  trouvera  encore  le  temps  de 
joindre  à  ses  multiples  fonctions  de  supérieur  et  d'économe 
celles  de  répétiteur  de  philosophie.  H  passera  par  exemple 
ses  récréations  à  expliquer  l'Introduction  à  la  logique  à 
des  élèves  comme  Bedel,  son  futur  historiographe,  peu 
épris  de  «  ces  termes  qui  assomment  les  apprentifs  par  leur 
pesanteur  et  les  estourdissent  par  leur  nouveauté.  »  Les 
jeunes  chanoines,  ajoute  le  disciple  devenu  auteur,  s'éton- 
naient avec  raison  «  qu'étant  sorti  depuis  quarante  ans  de  sa 

philosophie il  en  eust  t'onservé  les  espèces  aussi  récentes 

que  s'il  eust  sorti  depuis  avant-hier  de  ceste  escoUe.»  ^.  Ces 
élèves  improvisés  et  retardaires  rattrapèrent,  grâce  à  l'aide 
dévouée  de  Pierre  Fourier,  le  temps  perdu.  Mais  d'autres 
infortunés  restaient  réfractaires.  Le  conseil  qu'ils  recevaient 
alors  était  de  lire  sans  comprendre. 

Le  maître  auquel  Fourier  était  redevable  d'une  philosophie 
si  féconde  en  résultats  utiles  et  prolongés,  a  un  nom  dans 
l'histoire  de  ces  temps  malheureux.  C'était  le  père  Jean 
Guignard.  Encore  quelques  années  et  le  samedi  7  janvier 
1595,  Guignard,  régent  du  collège  de  Clermont  à  Paris, 
«  homme  docte  »  comme  le  qualifie  Lestoille  ',  sera  par 
ordre  du  Parlement  pendu  et  étranglé  en  place  de' Grève.  *  Le 
crime  de  Chatel  en  fut  l'occasion,  mais  Guignard  en  était  fort 
innocent.  Tout  ce  qu'on  put  lui  reprocher  fut  d'avoir  en  sa 
possession  certains  «  escrits  injurieux  et  difl'amatoires  contre 
l'honneur  du  feu  Roy  (Henri  III)  et  de  cestui-ci  (Henri  IV), 
trouvés   dans  son  estude,  dit  le  même   chroni(ju«Mir.  «»s<Tits 


1  Abram,  p.  319.  —P.  Rogie,  l.  I,p.  30.  —  Abbë  Martin,  p.  317.  —Abbé 
Chap«*lior,  p.  15. 

2.  Grand  Hcdel,  p.  29. 

3.  Journal  de  Henri  IV,  t'-ciit.  de  la  collection  Michaud,  1881,  t.  XV,  p.25'i. 

4.  Nou8  avons,  outre  l'adirniatiou  du  père  Abram,  p.  319,  des  preuves 
que  Guignard  se  trouvait  à  Pont-à-Mounson  en  158^i.  Il  y  était  encore  en 
1.^87,  apr^s  avoir  enseigné  cinq  ans  la  philosophie,  donc  &  partir  de  1582, 
année  où  y  entrait  Pierre  Fourier.  Son  enseignement  fut  apprécié. 


20  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

de  sa  main  et  faits  par  lui.  «  Telle  est  raccusation.  Mais  les 
soi-disant  écrits  n'ont  jamais  été  produits  et  Ton  n'en  est 
encore  à  se  demander  s'ils  n'ont  pas  été  supposés  ^ .  Guignard 
protesta  jusqu'au  bout  de  son  attachement  au  roi  pour  lequel 
depuis  sa  conversion  il  avait  toujours  prié  Dieu,  ne  l'ayant 
jamais  oublié  au  Mémento  de  sa  messe.  11  mourut  en  exhor- 
tant le  peuple  «  à  la  crainte  de  Dieu,  obéissance  du  Roy  et 
révérence  du  magistrat  ». 

Sans  vouloir  trancher  un  débat  qui  restera  toujours  obscur 
en  l'absence  des  pièces  à  conviction,  un  rapprochement  s'est 
souvent  présenté  à  notre  esprit  en  lisant  la  correspondance 
du  saint  élève  de  Guignard,  Pierre  Fourier.  Dans  ses  lettres 
comme  dans  les  constitutions  de  ses  religieuses,  celui-ci  ne 
recommande  rien  tant  à  tous  les  siens  que  de  prier  et  de 
faire  prier  «  pour  la  conservation  et  prospérité  de  leurs 
princes  »  ^.  S'adrcsse-t-il  en  personne  à  ces  mômes  princes, 
c'est  dans  un  langage  où  le  respect  confine  à  la  servilité,  et 
le  sentiment  religieux  à  l'adoration.  Dès  là  est-il  bien  invrai- 
semblable de  supposer  que  Fourier,  si  docile  à  l'enseigne- 
ment de  ses  maîtres,  reflète  ici  les  doctrines  tombées  de  la 
chaire  de  Guignard  à  Pont-à-Mousson  ?  Dans  tous  les  cas, 
c'est  aussi  logique  que  d'avoir  prêté  au  professeur  les  idées 
de  l'exécrable  Chatel. 

Le  supplice  fait  rarement  tort  au  supplicié.  Sur  les  regis- 
tres de  l'Université  de  Pont-à-Mousson  Guignard  fut  inscrit 
comme  un  martyr.  Le  dernier  historien  de  la  Lorraine  dénon- 
çant sa  condamnation  «  aussi  injuste  que  barbare  «,  rappelle 
que  ce  religieux  avait  été  un  des  premiers  professeurs  de 
l'Université...  et  que  ses  savantes  leçons  contribuèrent  à 
attirer  des  élèves  ^.  Le  dernier  apologiste  de  l'Université  de 
Paris  contre  la  Compagnie,  avoue  «  que  les  Jésuites  ne  furent 
pas  appelés  à  se  défendre  et  que  les  formes  de  la  justice  ne 
furent  pas  observées  »  ^. 

Sismondi  avait  déjà  écrit  que  de  la  part  du  Parlement  ce 
fut  «  une  scandaleuse  iniquité  et  un  grand  acte  de  lâcheté  «. 

1.  P.  Prat,  Recherches  sur  le  P.  Coton,  t.  I,  p.  189. 

2.  Conduite  de  la  Proi'idence,  t.  II,  p.  189. 

3.  Digot,  Histoire  de  Lorraine,  t.  IV,  p.  214.  —  Abram,  p.  306. 

4.  Douarche,  L'Université  et  les  Jésuites.   Paris  1888,  in-8o,  p.  132. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  •  21 

Le  meilleur  défenseur  du  père  Guignard  devant  la  postérité 
nous  semble  être  désormais  son  élève  :  le  bienheureux 
Fourier  de  Mattaincourt. 

III 

Sous  la  conduite  d'un  tel  maître  Pierre  était  parvenu  à 
dominer  assez  les  matières  pour  communiquer  son  savoir 
et  enseigner  autrui.  Il  se  trouva  ainsi,  en  même  temps  qu'il 
achevait  ses  études  de  philosophie,  transformé  en  répétiteur 
d'enfants  de  grandes  familles  groupés  autour  de  lui  et  com- 
posant sans  doute  la  petite  pension  bourgeoise  dont  il  deve- 
nait comme  le  chef  moral  et  le  surveillant. 

Pendant  trop  longtemps,  les  historiens,  égarés  à  la  suite 
de  Bedel  sur  ce  fait  important,  l'ont  présenté  sous  un  faux 
jour.  On  a  cru  voir  le  jeune  Pierre,  âgé  de  vingt  ans,  quitter 
Pont-à-Mousson  après  le  cours  de  troisième  année  (1585) 
pour  «  se  retirer  momentanément  à  Mirecourt.  »  '  Là  il 
aurait  obtenu  de  sa  mère,  devenue  veuve,  la  permission  de 
se  livrer  à  l'enseignement  et  de  recevoir  à  son  domicile  des 
écoliers  et  des  j)ensionnaires.  Les  choses  durent  se  passer 
autrement.  D'abord  Pierre  avait  perdu  non  pas  son  père, 
mais  sa  mère  Anne  Nacquart.  Dominique  Fourier  s'était 
remarié  avec  Michelle  Guerin  «  nourrice  de  la  princesse 
Christine  de  Lorraine  qui  fut  depuis  grande  duchesse  de 
Toscane  ».  *  L'heureux  bourgeois  de  Mirecourt  voyait  naître 
et  grandir  à  son  foyer  une  nouvelle  petite  famille  de  deux 
fds  et  trois  filles.  La  providence  qui  veille  sur  ceux  qui 
s'abandonn{!nl  à  ses  soins,  transformait  la  modeste  existence 
du  digne  marchand.  Dominique  était  nommé  contrôleur 
ordinaire  des  domaines  de  la  princesse  et  officier  de  la 
maison  de  S.  A.  le  duc  Charles  111.  On  n'entrait  guère  alors 
dans  le  palais  des  princes,  même  par  une  humble  porte,  sans 
en  sortir  anobli.  Encore  quelques  années,  et,  le  2  janvier 
1591,  Doininiquo  Fourier  sera  seigneur  de  Xaronval,  por- 
tant blason  aux  bandes  d'or  sur  azur,  à  la   tête    de  lion  de 

1.  Histoire  du  Bienheureux  Pierre  Fourier,  par  Tabbd  Chapia,  Paris  1850, 
in-S",  p.  45. 

2.  Ibid.,  p.  22. 


22  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

gueules  sur  chef  d'argent  entre  deux  roses  pointées  d'or. 
Le  bourgeois  aura  été  fait  gentilhomme,  mais  il  n'en  res- 
tera pas  un  moins  fervent  chrétien. 

On  a  souvent  admiré  le  trait  de  Louis  XV  à  l'agonie, 
découvrant  devant  le  Saint-Sacrement  sa  tête  chargée  de 
hontes.  Le  monarque  est  bien  inférieur  au  bonhomme 
Fourier  qui  ôta  son  bonnet  devant  les  approches  du  trépas 
et  répondit  aux  siens  inquiets  qu'il  ne  prît  froid  :  «  Mes 
chers  parens  et  amis,  vous  n'oseriés  donner  une  lettre,  ny 
faire  le  moindre  présent  à  un  prince  que  la  tête  découverte, 
et  le  corps  à  demy  courbé,  en  signe  de  révérence  ;  et  c'est 
toute  autre  chose  que  la  grandeur  de  mon  Dieu,  qui  voit 
tout  au-dessous  de  luy.  Il  y  a  tant  d'années  qu'il  m'a  prêté 
l'âme  que  je  possède;  permettez  que  je  luy  fasse  un  présent 
de  telle  importance,  en  la  posture  la  plus  humble  et  la  plus 
respectueuse  qu'il  me  sera  possible.  «  ^  Ce  disant,  le  mou- 
rant tenait  ses  mains  jointes  sur  la  poitrine,  les  yeux  fixés 
au  ciel,  et  attendant  sa  fin. 

Il  n'y  songeait  encore  pas,  à  la  période  de  la  vie  de  son 
fils  où  nous  nous  sommes  arrêtés.  Pierre  obtint  de  lui  l'au- 
torisation d'être  précepteur  ou  répétiteur  à  Pont-à-Mousson 
tout  en  continuant  son  cours  de  philosophie. 

IV 

Le  jeune  homme  venait  de  rencontrer  là  sa  véritable  voie. 
Ses  aptitudes  d'éducateur  avaient  été  remarquées  ;  lui-même 
en  avait  conscience  :  «  il  avoit  beaucoup  d'inclination,  dit 
Bedel,  à  servir  le  public  et  particulièrement  à  instruire  la 
jeunesse.  »  Le  mélange  de  douceur  exquise  et  d'indomp- 
table énergie  formant  le  fond  de  son  caractère,  le  dispo- 
sait merveilleusement  à  ce  rôle  qui  requiert  à  la  fois  l'affec- 
tion pour  se  faire  aimer,  la  vigueur  pour  se  faire  craindre. 

Ses  élèves  appartenaient  à  la  première  noblesse  de  la 
province,  les  Haraucourt,  les  Gournay,  les  Ludres.  Ces  fils 
de  famille  eussent  pu  lui  rapporter  de  belles  rentes,  mais 
son  but  était  différent  :  se  rendre  utile  au  prochain  était  la 

1.  Petit  Bcdcl,  p.  3. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION      .  23 

seule  ambition  de  cet  étudiant  en  qui  se  révélait,  sous  la 
forme  d'un  attrait  supérieur,  le  dévouement  qui  fait  les 
grandes  vies. 

Tout  ce  que  les  historiens  du  bienheureux  peuvent  racon- 
ter, n'approche  pas  des  élans  enthousiastes  qu'on  rencontre 
dans  ses  lettres,  pour  les  petits  enfants  chers  au  Sauveur  et 
chers  à  lui-môme  par  amour  du  divin  maître.  Citons  ces 
réflexions  que  nous  recueillons  au  hasard,  dans  une  lettre 
sur  la  manière  d'ériger  une  confrérie  de  l'Enfant-Jésus. 

L'aise,  le  plaisir,  le  contentement  indicible  que  je  ressens  à  pailt-r 
à  écrire  de  ces  matières,  me  transportent  et  me  font  oublier  de 
moi-même  et  de  plusieurs  autres  choses  aussi.  Si  me  souviens-je 
en  écrivant  ceci,  d'un  petit  traité  que  je  tirai  des  œuvres  du  chancelier 
Gerson,  sont  environ  trente  ans,  intitulé  :  De  parviilis  trahcndis  nd 
Christum...  J'envoie  une  image  de  N.-D.  pour  étrennes  à  votre  con- 
frérie. II  y  a  un  petit  S. -Jean  qui  embrasse  Notre-Seigneur,   et  est  au 

réciproque  embrassé  de  lui Mes  chers  enfants,  aimez  Jésus  afin 

qu'il  vous  aime.  Kmbrassez  de  cœur  et  d'affection  au  profond  de  vos 
âmes  le  bon  Jésus,  afin  qu'il  vous  embrasse,  comme  vous  voyez  ce 
petit  enfant  en  cette  image-là,  afin  qu'il  vous  prenne  entre  ses  bras, 
comme  les  petits  enfants  qu'il  bénissoit.  * 

C'est  au  contact  de  l'Evangile  que  Fourier  avait  senti 
s'allumer  en  lui  la  vive  flamme  du  dévouement  à  la  jeu- 
nesse ;  combien  celte  ardeur  était  pure,  on  en  jugera  par  la 
conduite  qu'il  se  traça.  Dans  l'Évangile  encore,  il  avait  lu 
les  anathèmes  du  Christ  h  quiconque  scandalise  le  moindre 
des  petits  et  des  humbles.  Avant  de  songer  à  réformer  les 
autres,  il  songea  en  conséquence  à  se  réformer  lui-môme. 
Descendant  au  fond  de  sa  conscience,  il  s'examina  sur  tout 
«e  qui  eût  été  capable  de  diminuer  aux  yeux  des  enfants 
confiés  à  sa  vigilance  le  prestige  de  son  autorité.  Sa  résolu- 
tion fut  de  garder  en  tout  la  plus  sévère  circonspection,  de 
ne  laisser  échapper  ni  une  parole  mal  pesée,  ni  un  geste 
moins  grave,  ni  une  action  tant  soit  peu  répréhensible  ^. 

Cette  prudence  était  avisée.  Il  ne  faisait  que  prévenir  par 
son  propre  examen  celui  de  ses  élèves.   L'œil   des  écoliers 

1.  Lettres,  t.  V.  p.  431. 

2.  Petit  Bcdel,  p.  2. 


24  UNE  PROCHAINE    CANONISATION 

est  doué  d'une  intuition  pénétrante  pour  saisir  les  défauts 
du  maître  Leur  loyauté  native  veut  se  rendre  compte  du 
premier  coup  d'œil  si  ceux  qui  leur  prêchent  la  vertu,  com- 
mencent par  la  pratiquer  eux-mêmes.  Peut-être  aussi  espè- 
rent-ils rencontrer  la  revanche  de  leurs  propres  défaillances 
dans  celles  des  autres.  Parmi  les  élèves  de  Fourier  se  trou- 
vait un  certain  M.  Clément,  depuis  maire  de  Lunéville.  La 
curiosité  naturelle  aidant,  il  mit  un  art  particulier  à  obser- 
ver s'il  avait  affaire  à  un  maître  pratiquant  la  vertu  par  con- 
viction intime  ou  par  convention  extérieure. 

Je  vous  diray,  a-t-il  déposé  dans  le  procès-verbal  de  béatification, 
que  trois  ou  quatre  des  plus  aagés,  entre  lesquels  j'estois,  voyant  qu'on 
l'appeloit  du  nom  de  sainct,  et  qu'on  en  faisoit  tant  d'estime,  nous  fismcs 
un  complot  de  l'espier  partout,  afin  de  voir  s'il  en  estoit  autant  qu'on  en 
disoit.  Nous  le  guettions  donc  en  ses  parolles,  en  ses  gestes,  en  ses 
actions,  aux  corrections  qu'il  nous  faisoit,  pour  voir  s'il  n'y  auroit 
point  quelque  aigreur  d'esprit,  quelque  esmotion  de  colère,  une  parole 
injurieuse,  comme  il  se  comportoit  en  compagnie,  en  sa  chambre, 
à  table,  au  boire  et  au  manger,  en  ses  habits  et  par  tout.  Mais 
bien  que  nostre  enqueste  fût  passionnée,  avec  une  certaine  déman- 
geaison d'y  trouver  quelque  défaut,  pour  nous  consoler  en  nos  imper- 
fections, et  nous  servir  d'excuse  quand  il  nous  corrigeroit,  je  vous  pro- 
teste et  le  signeray  de  mon  sang,  ^ue  nous  n'y  trouvasmes  jamais  une 
faute  qui  peust  monter  à  un  péché  véniel,  mais  toute  sorte  de  perfection  ^ . 

Il  n'avait  pu  remarquer  ni  un  mot  oiseux,  ni  une  perte  de 
temps. 

La  méthode  de  Fourier  était  simple.  Elle  roulait,  pour 
employer  la  figure  du  magistrat  élevé  à  si  bonne  école,  sur 
deux  pivots,  comme  le  ciel  sur  ses  deux  pôles.' Le  premier 
était  la  punition  du  vice  ;  le  second,  l'encouragement  à  la 
vertu.  Mais  ses  punitions  n'avaient  rien  de  banal.  En  un 
temps  où  l'on  fouettait  à  propos  de  tout,  Pierre  Fourier 
réservait  ce  châtiment  pour  les  actes  contraires  à  la  reli- 
gion ou  aux  mœurs.  Il  ne  combattait  le  mensonge  que  par 
l'honneur.  Avec  quel  art  il  savait  adapter  cette  haute  leçon 
au   tempérament  fier   et  à    la    susceptibilité  d'écoliers   qui 

1.  Grand  Bedel,  p.  32. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  25 

étaient  «  les  plus  signalez  de  la  Noblesse  et  du  pays  ^  »  C'est 
encore  M.  Clément  qui  parle. 

Ecoutés,  nous  disoit-il,  puisque  Dieu  a  mis  de  la  différence  entre  les 

hommes,  vous  souffrirés  bien  que  j'y  en  mette Mais   que  pensés- 

vous  sera  mon  gentilhomme  ?  le  mieux  couvert  ?  le  plus  riche,  et  celuj' 
qui  est  de  meilleure  maison  ?  Non,  la  vraye  noblesse  consiste  en  la 
vertu,  et  partant  les  plus  vertueux  seront  mes  gentilshommes  et  les 
vitieux  seront  les  roturiers,  et  entre  les   vitieux  le   menteur  sera   le 

plus   roturier il     sera   soubs    les   pieds    de    tous    les    autres,  il 

sera  le  valet  de  tous,  se  lèvera  le  premier,  fera  du  feu,  allumera  la 
chandelle  baliera  la  chambre,  donnera  à  laver  à  ses  compagnons,  et 
les  servira  à  table,  teste  nue — 

Tête  nue  !  comme  Jean  sire  de  Joinville  tranchant  les 
viandes  devant  le  bon  roi  Louis  IX  à  Sauniur  !  Mais  l'appel- 
lation de  «  petite  République  »  donnée  par  Bedel  à  cette 
école  modèle  ne  nous  reporte-t-elle  pas  plus  haut,  jusqu'à 
cette  république  idéale  de  Platon  où  commandent  les  bons 
que  servent  les  méchants  ? 

Doux  et  bon  envers  l'écolier  sage,  Pierre  ne  poussait  pas 
ces  qualités  jusqu'à  l'excès  qui  dégénère  en  faiblesse. 
Le  courage  no  lui  manquait  pas  pour  redresser  ceux  qu'on 
nommait  «  les  esprits  farouches  »,  et  pour  remettre  à  la  rai- 
son ceux  qui  s'écartaient  du  devoir. 

En  élevant  les  autres  il  se  formait  à  son  insu  lui-même.  II 
acquérait  pour  des  tâches  plus  ardues  la  connaissance  com 
plexe  des  caractères  et  le  maniement  délicat  des  âmes. 


Mais  réforme  ou  fondation  sont  des  œuvres  tellement  dilli- 
ciles  que  peu  d'hommes  ont  eu  eux-mêmes  une  énergie  assez 
puissante  pour  y  réussir  par  leurs  seules  forces.  Dans  la  mai- 
son (1(^  la  ru(;  du  Camp,  Pierre  avait  eu  l'avantage  de  se  lier 
d'amitié  avec  deux  jeunes  hommes  plus  âgés  que  lui  et  des- 
tinés à  être  l'un  pour  les  Prémonlrés  de  Lorraine,  l'autre 
pour   les   Bénédictins   de   Saint- Vanne  suivis   par   ceux  de 

I.  Petit  Bcdel,  p.  19. 


26  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

Gluny  et  de  Saint-Maur,  ce  que  lui-même  serait  aux  cha- 
noines réguliers.  L'un  d'eux  arrivait  à  Pont-à-Mousson  en 
1580.  Il  avait  vingt  ans  et  se  nommait  Servais  de  Lairuelz. 
Avant  d'entrer  au  noviciat  des  Prémontrés  de  Verdun,  il 
avait  d'abord  embrassé  l'état  militaire.  Quatre  années  du- 
rant, il  suivit  les  cours  de  l'Université  du  Pont,  fît  ses  hu- 
manités avec  le  P.  Jean  Bordes,  sa  rhétorique  avec  le 
P.  Fronton  du  Duc,  sa  philosophie  avec  le  P.  Balthazar 
Chavasse.  Ces  études  furent  couronnées  par  la  théologie 
dont  il  alla  suivre  les  cours  à  Paris.  Rentré  chez  les  Pré- 
montrés de  Lorraine,  il  eut  la  pensée  de  les  réformer,  mais 
vaincu  par  la  grandeur  de  l'obstacle,  il  trouva  plus  facile  de 
s'abandonner  au  courant  que  de  lutter  contre  le  flot.  De 
dramatiques  péripéties  et  les  conseils  d'un  jésuite  de  Pont- 
à-Mousson  lui  rendirent  le  courage  de  la  lutte.  Dans  son 
abbaye  de  Sainte-Marie-aux-Bois,  où  son  prédécesseur, 
l'abbé  Picart,  avait  été  empoisonné  par  les  moines,  il  déclara 
simplement  qu'il  se  laisserait  «  enterrer  vif  »  par  ces  mé- 
créants plutôt  que  de  ne  pas  ramener  la  discipline  religieuse 
dans  leur  cloître.  Les  uns  avaient  déjà  pris  la  fuite  et  passé 
à  l'hérésie;  les  autres  se  courbèrent  sous  la  crosse  de  fer 
du  nouvel  élu  K 

Servais  parcourut  l'Allemagne  et  la  Lorraine  pour  mettre 
ses  couvents  à  l'ordre;  mais  il  comprit  bien  vite  que  s'il 
était  bon  de  coucher  sur  la  paille  et  de  se  lever  de  granct 
matin  afin  de  donner  l'exemple  de  l'austérité,  il  avancerait 
davantage  la  réforme  morale  en  préservant  les  nouvelles^ 
recrues  d'une  honteuse  ignorance.  Pour  atteindre  ce  but  il 
ne  vit  qu'un  moyen,  les  retirer  de  la  campagne  et  de  leur 
vie  perdue  dans  les  champs,  et  les  jeter,  dans  une  ville 
d'études,  en  plein  foyer  intellectuel.  Là,  l'émulation  les  sti- 
mulerait. Il  n'hésita  pas  à  transférer  son  abbaye  de  Sainte- 
Marie-aux-Bois,  dans  un  monastère  neuf,  Sainte-Marie-Ma- 
jeure, accolé  à  l'Université  de  Pont-à-Mousson.  Les  jeunes 
religieux  y  eurent  leur  scolasticat,  bâti  de  1608  à  1611,  et 
furent  d'autant  plus  assidus  qu'une  longue  galerie  unissait 
la  maison  abbatiale  à  la  cour  des  classes.  Servais  de  Lairuelz 

1.  Martin,  p.  412.  —  Rogie,  t.  I,  p.  41.  —  Abram,  p.  316. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION       •  27 

pouvait  mourir  vingt  ans  après  (1631).  La  pépinière  donnait 
de  bons  rejetons.  Douze  monastères  de  Prémontrés  avaient 
adopté  sa  réforme. 

Le  «  bon  Monsieur  de  Sainte-Marie  »,  c'est  ainsi  que  l'ap- 
pelait Fourier*,  en  proclamant  toutes  les  obligations  qu'il 
lui  a,  sera  des  premiers  à  lui  demander  quelques-unes  de 
ses  religieuses  au  nom  de  la  ville  de  Pont-à-Mousson,  se 
chargeant  de  leur  procurer  une  habitation  convenable*.  11 
lui  prêtera  également  des  chambres  aux  premiers  postulants 
de  la  réforme  des  chanoines  réguliers  et  les  logera  dans  sa 
chapelle  ronde,  construite  dans  une  vieille  tour  de  la  ville 
sur  le  modèle  du  Panthéon  d'Agrippa  ;  il  relèvera  enfin 
de  sa  présence  la  réforme  de  Saint-Nicolas  de  Verdun;  mais 
pour  un  vieux  soldat  il  ne  s'y  montrera  pas  le  plus  brave; 
pendant  le  chant  des  vêpres  solennelles,  on  vient  annoncer 
à  Pierre  Fourier  que  les  «  anciens  »  courent  aux  armes. 
«  Le  bon  M.  de  Sainte-Marie  »  lui  fait  mander  par  son  prieur 
qu'on  doit  «  les  apaiser  quoi  qu'il  coûte,  que  c'est  bien 
le  plus  court  ^.  »  Bedel  appelle  emphatiquement  Servais  de 
Lairuelz  «  l'Athlas  de  l'Ordre  de  Prémonlré.  » 

Le  deuxième  réformateur  dont  la  «  liaison  providentielle 
décida  sans  doute,  écrit  l'abbé  Chapelier,  la  vocation  de 
Pierre  4  »,  fut  celle  du  Vénérable  Didier  de  La  Cour.  Venu 
se  loger  à  Pont-à-Mousson  en  1577,  un  an  avant  le  futur 
général  des  chanoines  réguliers,  il  avait  quinze  ans  de  plus 
que  celui-ci.  Né  à  Monzeville,prè8  Verdun,  en  1550,  de  gen- 
tilshommes campagnards  qui  labouraient  leurs  propres 
terres,  son  éducation  avait  été  si  négligée  que,  reçu  à  dix- 
huit  ans  à  l'abbaye  bénédictine  de  Saint-Vanne,  il  savait  tout 
juste  lire  et  écrire;  il  lui  fallut  bien  aller  faire  ses  études 
ailleurs.  A  trois  reprises  il  fut  élève  de  l'Universifé  de  Pont- 
à-Mousson,  d'abord  en  classes  de  littérature,  puis  à  partir 
de  1577,  en  philosophie  sous  le  P.  Clément  l)u|)uy;  sept  ans 
plus  tard,  il  y  achevait  avec  succès  sa  théologie.  De  retour 
au  milieu  des  moines  dissolus  de  Saint-Vanne,  il  ne  songeait 

i.  Lettres,  t.  I,  p.    3. 

2.  Rogio,  t.  I.  p.  230. 

3.  Lettres,  t.  II,  p.  244-245. 

4.  Chapelier,  p.  104.  —  Abram,  pp.  312-314   —  Martin,  p.  412. 


28  UNE  PROCHAINE  CANONISATION 

qu'à  se  retirer  dans  la  solitude.  Élu  providentiellement 
prieur,  il  ne  recula  pas  devant  sa  lourde  charge  et  trans- 
forma son  abbaye.  «  Cette  admirable  réforme,  écrit  Abram, 
donna  une  nouvelle  vie  en  France  à  l'Ordre  de  Saint-Benoît  ». 
Mais  pourquoi  au  xviii*  siècle  a-t-elle  versé  dans  le  jansé- 
nisme et  le  gallicanisme? 

Grande  était  à  Pont-à-Mousson  l'amitié  des  trois  étudiants 
Pierre  Fourier,  Didier  de  La  Cour  et  Servais  de  Lairuelz  : 
<c  ils  conversoient  fort  souvent  ensemble,  et  entretenoient 
leur  piété  par  la  communication  des  vertus  que  chacun  pra- 
tiquoit  à  l'envie.  »  *  On  croit  communément,  mais  nous  n'en 
avons  pas  rencontré  la  preuve,  que  Pierre  fut  admis  dans 
un  cénacle  plus  large  et  fit  partie  de  la  société  d'élite, 
connue  sous  le  nom  de  Congrégation  de  la  Sainte-Vierge-. 
S'il  en  fut  vraiment  ainsi,  comme  on  le  lit  couramment,  son 
nom  s'ajouterait  et  a  été  ajouté  déjà  aux  nombreux  fonda- 
teurs d'Ordre  qui,  avec  François  de  Sales,  préfet  de  congré- 
gation à  Paris,  le  Vénérable  Jean  Eudes,  M.  Olier  et  le 
Bienheureux  de  Montfort  ont  puisé  dans  cette  pieuse  asso- 
ciation un  amour  de  Marie  qu'ils  ont  su  faire  rayonner  à  tra- 
vers d'innombrables  générations.  Et  ne  pourrait-on  pas  lui 
appliquer  ce  que  le  P.  Crasset  écrivait  de  saint  François  de 
Sales  :  «  Père    et  Patriarche   d'une  sainte    Congrégation  de 

Vierges qu'il  a  pris  plaisir  d'attacher  par  mille  devoirs 

particuliers  au  service  de  la  Reine  du  Ciel,  de  qui  il  leur  a 
fait  porter  le  nom.  ^  » 

VI 

« 

Cependant  Pierre  avait  vingt  ans.  L'heure  sonnait  de 
choisir  un  état  de  vie.  Il  se  décida  pour  le  cloître.  Mais,  par 
un  dessein  qui  surprit  tout  son  entourage,  il  ne  se  présenta 
pas  dans  un  ordre  fervent.  La  porte  des  très  irréguliers  cha- 
noines de  l'abbaye  de  Chaumoussey,  à  cinq  lieues  de  Mire- 
court,  fut  celle  où  il  frappa.  Son  séjour  y  dura  quatre  ans.  Ce 

1.  Petit  Bedel,  p.  28. 

2.  Rogie,  t.  I,  p.  20.  —  Martin,  p.  262.  —  Delplace,  Histoire  des  Congréga- 
tions, Lille,  1884,  p.  119.  —  Sengler,  p.  1'*. 

3.  Crasset,  Histoire  abrégée  des  Congrégations,  édt.  Carayon,  p.  121. 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  29 

que  le  novice  souffrit  de  la  part  de  ses  anciens,  nous  aurons 
à  le  raconter  plus  tard  quand  nous  en  viendrons  à  ses 
réformes. 

Le  vingt-quatre  septembre  1588,  il  était  ordonné  diacre 
dans  la  collégiale  de  Saint-Siméon,  à  la  Porte-Noire  de 
Trêves.  Le  25  février  1589,  il  recevait  en  la  môme  église 
des  mains  de  Pierre,  évêque  dWzot  et  suffragant  de  l'arche- 
vêque, la  consécration  sacerdotale.  Comme  saint  Ignace  de 
Loyola  et  la  plupart  des  prêtres  de  ce  temps,  il  ne  se  crut 
pas  digne  de  monter  aussitôt  au  saint  autel.  Le  24  juin  sui- 
vant le  voyait  célébrer  sa  première  messe  dans  la  chapelle 
abbatiale  de  Chaumoussey. 

Mais  sa  théologie  n'était  pas  faite.  Il  retourna  à  Pont-à- 
Mousson,  et,  durant  six  années  consécutives  (1589-159G),  il 
se  plongea  dans  l'étude  des  sciences  sacrées. 

L'Université  en  était  encore  à  sa  période  de  splendeur  ; 
des  éclipses  rcndaicntpourtant  cet  éclat  intermittent.  Lapeste 
et  les  guerres  forçaient  périodiquement  les  écoliers  à  se 
disperser.  Leur  nombre  en  avait  souffert.  L'introduction  du 
Ratio  (1591-92),  l'ouverture  des  cours  de  médecine,  l'inau- 
guration de  la  distribution  des  prix,  l'adjonction  d'un  sémi- 
naire, l'attribution  de  bénéfices  aux  gradués,  compensaient 
moralement  les  pertes  par  de  constants  succès.  II  n'y  eut 
pas  jusqu'à  l'arrivée  des  jésuites  expulsés  de  Paris  en  1595, 
après  l'attentat  de  Ghatel,  qui  ne  valut  un  renfort  de  profes- 
seurs de  marque.  Hélas  !  Il  y  manquait  Guignard. 

Pierre  fut  l'étudiant  qu'il  avait  été  déjà,  distingué  entre 
tous  par  sa  vertu  et  son  savoir.  Laquelle  des  deux  qualités 
l'emportait^  on  se  le  demandait  publiquement.  II  n'y  avait  de 
changé  que  son  livre  de  chevet.  Saint  Thomas  commenté  par 
Gajetan  avait  remplacé  Aristote.  Nous  avons  encore,  dit  Bedel, 
l'exemplaire  dont  il  se  servait  «  que  nous  gardons  soigneuse- 
ment en  une  de  nos  bibliothèques,  comme  un  précieux 
trésor  ;  [il]  prêche  sa  diligence  d'une  langue  muette,  en  ce 
que,  d'un  bout  à  l'autre,  il  est  marqué  de  sa  main  aux  ma- 
tières qui  revenoient  mieux  à  son  esprit.  ^  »  Mais  quelles 
étaient  ces  matières  ? 

1.  Petit  Bcdel,  p.  29. 


30  UNE  PROCHAINE  CANONISATION 

Un  meilleur  témoignage  est  celui  du  jésuite  Etienne 
Voirin  qui  vécut  dans  son  intimité  et  resta  en  relation  avec 
lui,  *  Il  assurait  que  si  la  Somme^  cet  incomparable  monument 
du  Docteur  Angélique,  s'était  perdu,  Pierre  Fourier  eût  été 
capable  de  la  reconstituer  de  mémoire,  question  par  ques- 
tion et  article  par  article  -. 

Entendons  un  témoin,  encore  plus  direct,  ce  Jean  Midot, 
archidiacre  de  Toul,  que  Bedel  déclare  «  un  des  habiles 
hommes  de  son  âge  »  et  qui  fut  condisciple  de  Pierre  en 
théologie.  Il  racontait  plus  tard  que  celui-ci  se  levant  ou  pour 
argumenter  contre  la  doctrine  de  son  maître  ou  pour  la 
soutenir. 

Il  se  faisoit  un  silence  si  général  dans  toute  la  classe,  qu'on  auroit 
dit  que  les  âmes  des  auditeurs  avoient  quitté  toutes  les  autres  parties 
du  corps  pour  se  retirer  aux  oreilles,  afln  de  l'escouter  avec  plus  de 
liberté  ;  et  la  raison  de  ceste  avidité  était  qu'argumentant,  il  proposoit 
des  difficultés  si  bien  choisies  et  si  rares,  qu'on  ne  pouvoit  concevoir 
où  il  avoit  puisé  ces  objections,  les  livres  n'ayans  rien  de  semblable, 
et  les  poursuivoit  jusqu'à  réduire  son  homme  dans  l'impossible,  qui 
est  la  dernière  batterie  contre  laquelle  il  n'y  a  point  de  retranchement, 
et  avec  une  telle  vivacité  d'esprit  qu'il  n'y  avoit  respondant  si  bien  fondé 
qui  ne  tremblast  dans  la  peur  de  succomber  et  d'en  avoir  du  pire.  Que 
s'il  estoit  soustenant,  il  espuisoit  une  difficulté  jusqu'au  fond,  avec  des 
responses  si  nettes  qu'il  ne  laissoit  aucun  doute  en  l'esprit  des  auditeurs, 
qui  trouvoient  tousjours  ses  disputes  trop  courtes,  et  ne  le  quittoient 
jamais  qu'avec  un  désir  de  l'entendre  de  nouveau  ^. 

Midot  qui  vingt  années  (1637-57)  gouverna  Téglise  de 
Toul  privée  d'évêque,  était  un  prêtre  aussi  capable  que  zélé. 
Son  témoignage  mérite  d'être  pris  en  considération. 

Les  hautes  études  ecclésiastiques  veulent  être  prolongées. 
Six  ans  de  suite,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  et  non 
quatre,  chiffre  réduit  qui  prévalut  avec  le  Ratio,  —  y  furent 

1.  Etienne  Varin,  né  au  diocèse  de  Befançon  en  1589,  entré  au  noviciat  \g 
8  novembre  1606,  profès  le  10  décembre  1623  à  Pont-à-Mousson,  mourut 
recteur  du  collège  d'Auxerre  le  16  septembre  1631.  Avant  d'être  mission- 
naire à  Nancy  et  de  prendre  part  à  la  fameuse  mission  de  Badonviller,  il 
avait  fait  sa  théologie  à  Pont-à-Mousson  de  1616  à  1620. 

2.  Summarium.  p.  8. 

3.  Grand  Bedel,  p.  25. 


UNE  PROCHAINE  CANOMSATIOX  ,  31 

consacrés  par  Pierre  Fourier  dans  la  plénitude  de  sa  jeunesse 
et  de  ses  forces,  de  sa  vingt-quatrième  à  sa  trentième  année.  ' 
Il  convient  d'ajouter  que  ce  temps  ne  fut  pas  exclusivement 
occupé  par  la  pure  scolastique.  Des  classes  de  théologie 
morale  et  d'écriture  sainte  se  faisaient  parallèlement  aux 
deux  cours  de  dogme.  Parmi  les  professeurs  de  morale  qui 
professèrent  au  Pont  à  la  fin  du  xvi*  siècle,  mentionnons 
en  passant  le  P.  Gordon,  futur  confesseur  de  Louis  XIII 
et  auteur  d'un  Traité  de  cas  de  conscience  resté  manuscrit. 
Le  bienheureux  faisait  grand  cas  de  ce  recueil  qu'il  essaya 
de  se  procurer  plus  tard.  *  Il  s'initia  en  môme  temps  au 
droit  canon,  et  cette  partie  de  l'enseigncnent  ne  fut  pas 
regardée  par  lui  comme  un  accessoire  auquel  il  est  loisible 
de  s'appliquer  ou  non.  Toute  sa  correspondance  qui  est  celle 
d'un  canoniste,  atteste  sa  connaissance  claire  et  approfondie 
de  cette  science  ardue.  Elle  devait  lui  être  fort  utile  dans 
les  démêlés  soulevés  par  ses  réformes  et  par  ses  fonda- 
tions. 

Pierre  étudiait  en  vue  de  l'acquisition  du  savoir  et  non 
pour  l'obtention  des  grades.  On  a  conjecturé  qu'il  avait 
affronté  les  examens  de  licence  et  même  ceux  du  doctorat.  ' 
L'opinion  contraire  nous  semble  plus  plausible.  *  Le  réfor- 
mateur des  chanoines  réguliers  aurait  eu  quelque  mauvaise 
grAce  à  défendre  à  ses  disciples  de  conquérir  le  bonnet  de 
docteur,  si  lui-môme  s'en  était  coiffé  en  son  temps.  Dans 
son  humilité,  il  se  contenta,  comme  faisaient  plusieurs  éco- 
liers par  modestie  ou  par  pauvreté,  d'un  simple  certificat 
d'études.  Ces  lettres  testimoniales  lui  furent  délivrées  par 
le  père  Christophe  Brossard,  «  un  de  ses  régents  »  ;  •''  elles 
attestent  que  par  son  travail,   sa  piété   et  sa  vertu  il    s'était 


I    Martin,  p   3'«0.  n.  3 

2.  Lettres,  t.  I,  p.  227. 

3.  Rogio,  t.  I.  p.  53. 
't.  Martin,  t    I,  p   53. 

5.  Christophe  BroHsard  nô  h  Anfçcra,  le  25  juillet  1561,  entré  danH  la  Com- 
papnio  le  13  septoinbro  158'i,  enseigna  successivement  la  scolastique,  la  posi- 
tive et  la  morale.  Il  demeura  à  Pont-à-Mousson  du  commencement  de  sa  vie 
religieuse  à  la  fondation  du  collège  d«  La  Flèche  (1606)  qu'il  ne  quitta  point 
jusqu'à  sa  mort,  2  mars  1629. 


32  UNE  PROCHAINE  CANONISATION 

rendu  recommandable  à  tous  ;  eum  theologiae  sediilam  operam 
dédisse,  tum  etiam  pietate  ac  modestia  morumque  reUgioso- 
rum  probitate  cunctis  conspicuum  fuisse.  '  Si  cette  pièce  a  été 
conservée,  comment  expliquer  la  disparition  des  autres  plus 
importantes  ?  Pierre  avait  mieux  que  des  parchemins  ;  il 
emportait  l'estime  universelle. 

Il  avait  aussi  dans  son  bagage  littéraire  un  instrument  que 
les  méthodes  classiques  d'alors  n'apprenaient  guère  à 
forger  par  principes,  mais  que  par  l'usage  il  affina  lui-même 
avec  soin,  c'était  une  bonne  plume  française.  Pierre  Fourier 
écrivait  notre  langue  aussi  agréablement  que  saint  François 
de  Sales  et  partageait,  à  l'endroit  de  l'orthographe,  la  passion 
de  Vaugelas. 

Mais  ses  plus  riches  trésors  étaient  sa  pureté  et  son 
abnégation.  Jusqu'ici  nous  n'avons  pas  nommé  le  jésuite 
son  parent  qui  fut  son  régent  de  théologie,  son  recteur 
d'université  et  son  guide  dans  les  voies  du  progrès  spirituel. 
Il  est  temps  de  nommer  ce  religieux  qui  eut  sur  d'autres 
théâtres  la  gloire  de  préparer  François  de  Sales  à  l'onction 
épiscopale,  de  lui  faire  publier  Vlntroduction  de  la  vie 
dévote  et  de  l'assister  à  sa  dernière  heure  :  le  père  Jean 
Fourier. 

Fils  d'un  frère  de  Dominique  Fourier  resté  à  Xaronval,  il 
avait  passé  deux  ans  comme  écolier  au  collège  des  Pères 
à  Pont-à-Mousson,  avant  d'entrer  le  19  décembre  1577,  au 
noviciat  de  Verdun,  pour  de  là  aller  compléter  ses  études  à 
Rome  et  revenir  enseigner  la  philosophie  à  Dijon.  En  1690, 
il  reparaissait  à  l'Université  et  montait  dans  la  chaire  de 
scolastique  avec  son  cousin  Pierre  pour  auditeur.  Tour  à 
tour  principal  des  pensionnaires  et  chargé  du  gouvernement 
général  de  l'établissement,  il  dirigeait  encore  une  congréga- 
tion et  s'occupait  avec  une  sollicitude  infatigable  de  la  for- 
mation morale  des  jeunes  religieux.  Pierre,  plus  qu'aucun 
autre,  subit  sa  douce  et  forte  influence  ;  il  lui  remettait 
«  son  âme  toute  entière,  voulant  dépendre  de  sa  direction, 
comme  un  enfant  des  avis  de  son  père.  —  De  vray  il  y 
profita  tellement  que  son  directeur-  s'étonnoit luy-méme  de 

1.  Petit  Bedel,  p.  30. 

2.  Ibid.,  pp.  28  et  35. 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  '  33 

le  voir  courir  au  chemin  de  la  perfection,  tant  il  alloit  vite 
à  la  conquête  des  vertus.  » 

Aux  âmes  viriles  Jean  Fourier  n'hésitait  pas  à  proposer 
pour  idéal  le  sacrifice.  Un  jour,  Pierre  ne  pouvant  plus 
demeurer  parmi  les  chanoines  de  Chaumoussey,  redevenus 
ses  persécuteurs,  annonça  au  père  Jean  qu'il  hésitait  entre 
trois  bénéfices,  et  lui  demanda  conseil.  «  Si  vous  cherchez 
les  richesses  et  les  honneurs,  lui  répondit  le  directeur, 
choisissez  un  des  deux  premiers,  Nomény  ou  Saint-Martin 
de  Pont-à-Mousson  ;  si  vous  voulez  plus  de  peine  que  de 
récompense,  prenez  Mattaincourt.  »  Pierre  opta  pour  le 
troisième  le  27  niai  1597;  c'est  au  trois  centième  anniversaire 
de  ce  jour  qu'auront  lieu  les  fêtes  de  sa  canonisation. 

Désormais  il  n'est  plus  récolier  de  Pont-à-Mousson, 
mais  celui  que  l'histoire  a  si  bien  nommé  :  le  bon  père  de 
Matlaincourt. 

{A  suivre.)  H.  CHÉROT,  S.  J. 


VXXI.  —  3 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 


I 

S'il  faut  en  croire  cette  providence  de  second  ordre  qui, 
dans  l'Etat,  s'appelle  le  Ministre  de  l'Intérieur,  nous  avons 
lieu  d'être  tranquilles  :  nous  n'aurons  pas  la  peste.  M.  Bar- 
thou  l'a  dit  formellement  aux  sénateurs  ;  le  conseil  d'hy- 
giène fonctionne,  une  conférence  internationale  se  réunit  à 
Venise,  l'Angleterre  finira,  peut-être,  par  comprendre  que  la 
vie  humaine  vaut  iDien  quelques  balles  de  coton,  et  les 
quarantaines  de  rigueur  fermeront  l'accès  de  nos  ports  à 
toute  marchandise  de  provenance  suspecte. 

Et  cependant,  si  nous  avions  la  peste  il  ne  faudrait  pas 
s'en  étonner  outre  mesure.  Voilà  pourquoi  il  y  a  quelque 
intérêt  à  faire  connaissance  avec  cette  visiteuse,  avant  qu'elle 
ne  frappe  à  nos  portes,  et  ne  nous  force  à  les  ouvrir. 

D'où  vient-elle  d'abord  ?  quelles  routes  a-t-elle  coutume 
de  suivre  sur  la  carte  du  monde  ?  quelles  ont  été,  à  travers 
les  siècles,  ses  points  de  départ  ordinaires,  et  quelles 
contrées  ont  attiré  ses  prédilections  et  subi  ses  ravages  ? 
Elle  a  partout  laissé,  de  son  passage,  des  traces  trop  pro- 
fondes pour  que  les  siècles  les  aient  effacées,  et  que 
le  souvenir  n'en  demeure  pas  vivant  dans  la  mémoire  des 
hommes.  Du  reste  celle-ci  n'est  pas  une  peste  quelconque, 
mais  bien  la  vraie,  l'authentique,  celle  qui  prête  son  nom 
à  tous  les  fléaux  ravageurs  de  Fhumanitw. 

Si  haut  que  nous  remontions  dans  l'histoire,  nous  trouvons 
consigné,  dans  les  traditions  et  les  annales  des  peuples,  le 
souvenir  de  ce  mal  mystérieux,  qui  faisait  subitement  son 
apparition,  et  s'éloignait  après  avoir  fait  périr  des  milliers 
de  victimes.  C'est  de  la  peste  que  Dieu   menace  son  peuple 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  35 

quand  il  est  infidèle,  et  c'est  la  peste  qu'il  lui  envoie  afin  de 
le  châtier  et  de  Tamener  au  repentir.  Nous  ne  prétendons 
pas  affirmer  par  là  qu'Israël  fut  affligé  de  la  peste  bubonique. 
Nous  n'assurons  pas  non  plus  le  contraire.  Ce  qu'il  y  a  de 
certain  c'est  que  le  fléau  procédait  avec  une  effrayante 
vitesse,  puisque  David  vit  périr  en  trois  jours  soixante-dix 
mille  de  ses  sujets. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  cependant  que  tous  les  fléaux 
meurtriers,  décrits  par  les  historiens  ou  les  poètes  sous  le 
nom  de  peste,  aient  avec  la  maladie  qui  va  nous  occuper 
des  relations  d'identité  ou  même  de  famille.  Il  y  a  des 
pestes,  célèbres  en  littérature,  qui  ne  sont  pas  des  pestes. 
Si  elles  ont  tué  bétes  et  gens  en  quantité  respectable,  c'est 
au  moyen  de  procédés  fort  distincts  de  ceux  qu'emploie  le 
fléau  bubonique.  On  parle  souvent  de  la  peste  d'Athènes. 
Thucydide  en  a  fait  \u\  tableau  devant  lequel  il  e.st  de  mode, 
en  critique  littéraire,  d'épuiser  le  vocabulaire  de  l'admira- 
tion. Lucrèce  a  mis  en  vers  latins  la  prose  de  l'historien  grec, 
et  des  générations  d'écoliers  ont  cru  connaître  la  peste. 
])arce  qu'ils  avaient  péniblement  traduit  les  vers  du  poète 
ou  la  prose  de  l'historien.  La  précision  même  de  l'écrivain 
dans  sa  description  de  l'épidémie,  qui  désola  r.Vltique  et  tua 
Périclès,  suffit  à  corriger  l'erreur.  .Aucun  des  caractères 
minutieusement  relevés  par  Thucydide  ne  convient  à  la 
{)este  bubonique,  mais  ils  concordent  tous  avec  ce  que  nous 
savons  du  typhus,  et  des  phases  par  lesquelles  il  a  coutume 
de  faire  passer  ses  victimes.  Lucrèce  et  Thucydide  ne  nous 
ont  servi  qu'un  typhus  exanihématique  au  lieu  d'une  vraie 
peste  d'Athènes. 

On  parle  bien  aussi  de  maladies  très  meurtrières  qui, 
deux  ou  trois  cents  ans  avant  l'ère  chrétienne,  auraient 
ravagé  la  Libye,  l'Egypte,  la  Syrie.  Un  fragment  de  Rufus, 
écrit  sous  Trajan,  et  conservé  par  Orosius,  donne  une 
description  d'épidémie  assez  semblable  à  la  vraie  peste. 
Les  Carthaginois  devant  Syracuse,  l'Empire  sous  Marc- 
Aurèle,  les  Antonins  et  Galien,  subirent  les  atteintes  de 
fléaux  plus  ou  moins  désastreux,  désignés,  eux  aussi,  sous 
1(^  nom  de  peste.  Toutefois  il  faut  arriver  à  l'an  542  de 
notre  ère,  pour  rencontrer  dans  l'histoire  les  traces  incon- 


35  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

testables  de  la  preriiière  grande   épidémie  de    peste  bubo- 
nique européenne. 

On  Va  appelée  peste  de  Justiiiie/t,  parce  que,  sous  cet 
empereur,  elle  ravagea  Constantinople.  Partie,  croit-on,  de 
Péluse,  dans  le  delta  du  Xil,  elle  visita  tout  le  littoral 
Méditerranéen.  La  Grèce,  Tltalie  et  les  Gaules  furent  atteintes. 
Suivant  Grégoire  de  Tours  en  590,  Paris  fut  désolé  par  le 
fléau,  qui  fit  périr  un  grand  nombre  d'habitants. 

Plusieurs  contemporains  ont  raconté  l'histoire  de  cette 
peste  de  Justinien.  Ils  en  ont  décrit  la  marche,  les  symp- 
tômes, le  mode  de  propagation,  les  ravages,  sous  des  couleurs 
si  frappantes  de  vérité,  et  d'une  telle  exactitude  de  détails, 
qu'il  n'est  pas  sans  intérêt  de  citer  quelques  passages  de  ces 
descriptions,  que  ne  désavoueraient  pas  nos  observateurs  et 
nos  médecins  d'aujourd'hui. 

Voici  d'abord  comment  en  parle  Procope,  qui  fut  témoin 
oculaire,  se  trouvant,  comme  il  le  dit,  par  aventure  à  Cons- 
tantinople au  moment  où  sévissait  le  fléau. 

«  Vers  le  môme  temps,  écrit-il,  c'est-à-dire  en  542,  éclata  une  épi- 
démie qui  consuma  presque  tout  le  genre  humain.  Il  peut  se  faire  que 
des  esprits  subtils  s'avisent  d'en  rapporter  l'origine  à  quelque  influence 
occulte  provenant  du  ciel.  Ceux  qui  ont  la  prétention  d'être  familiers 
avec  ces  problèmes  se  livrent  souvent  à  de  grands  flux  de  paroles  pour 
démontrer  l'intervention  de  certaines  causes  qui  dépassent  la  portée  de 
lintelligence;  et  en  énonçant  des  théories  puisées  dans  leur  imagination 
bien  plus  que  dans  l'observation  de  la  nature,  ils  savent  bien  que  tout 
ce  verbiage  est  sans  valeur.  Mais  ils  sont  satisfaits  s'ils  ont  pu  en  im- 
poser à  quelques  interlocuteurs  crédules.  Quant  à  moi,  il  me  paraît 
impossible  d'attribuer  cette  maladie  à  une  autre  cause  qu'à  Dieu  lui- 
même.  Car  elle  ne  sévit  ni  dans  une  partie  limitée  de  la  terre,  ni  sur 
une  seule  race  d'hommes,  ni  dans  un  temps  déterminé  de  l'année,  ce 
qui  aurait  pu  insinuer,  sur  sa  génération,  quelques  conjectures  plus  ou 
moins  spécieuses  ou  probables.  Elle  parcourut  le  monde  entier,  frap- 
pant cruellement  les  peuples  les  plus  divers,  n'épargnant  ni  sexe  ni 
âge.  Les  différences  d'habitation,  de  régime,  de  tempérament,  de  pro- 
fession, ou  de  toute  autre  nature,  ne  l'arrêtaient  point.  Ceux-ci  étaient 
atteints  en  été,  ceux-là  pendant  l'hiver  ou  dans  les  autres  saisons.  Que 
le  philosophe  disserte  gravement,  que  le  météorologiste  prononce, 
chacun  suivant  son  point  de  vue!  Mon  but  à  moi  est  de  faire  connaître 
le  lieu  de  naissance  et  les  caractères  particuliers  de  cette  épidémie. 


AURONS-XOUS  LA  PESTE  ?  •  37 

«  Elle  commença  par  la  ville  de  Péluse  en  Egypte,  d'où  elle  s'étendit 
suivant  un  double  courant,  d'une  part,  sur  Alexandrie  et  le  reste  de 
l'Egypte  ;  de  l'autre,  sur  la  Palestine  qui  touche  à  lEgypte.  Après  quoi 
elle  envahit  l'univers  marchant  toujours  par  intervalles  réguliers  de 
temps  et  de  lieux.  Elle  semblait,  en  effet,  obéir  à  une  loi  prescrite 
d'avance,  et  s'arrêtait  dans  chacune  de  ses  stations  un  nombre  flxe  de 
jours,  respectant,  chemin  faisant,  les  populations  intermédiaires,  et  se 
propageant  dans  toutes  les  directions  jusqu'aux  extrémités  du  monde, 
comme  si  elle  craignait  d'oublier,  sur  son  passage,  le  moindre  coin  de 
terre.  Pas  dîle,  pas  de  caverne,  pas  de  sommité  habitée  par  Ihomme, 
qu'elle  ne  visitât.  Si  elle  dépassait  quelque  Heu  sans  y  toucher  ou  eu 
se  contentant  de  l'effleurer,  elle  y  revenait  bientôt,  dédaignant  cette  fois 
les  populations  voisines  qu'elle  avait  déjà  ravagées  ;  et  elle  ne  se  reti- 
rait qu'après  avoir  prélevé,  dans  cette  étape,  un  tribut  de  victimes  pro- 
portionné à  celui  qu'elle  avait  imposé  antérieurement  aux  localités 
ambiantes.  Elle  débutait  toujours  par  les  côtes  maritimes,  et  s'avançait 
de  là  progressivement  dans  l'intérieur  des  terres,  » 

Le  narrateur  passe  aux  symplôines  précurseurs  de  la 
maladie.  Il  en  donne  qui  ne  sont  autre  chose  que  des  hallu- 
cinations, provoquées  à  la  fois  jiar  la  terreur  et  par  les  pre- 
luicrs  frissons  de  la  fièvre.  Tels  sont  les  fantômes,  que  les 
malades  croyaient  voir  se  dresser  menaçants  devant  eux. 
Leur  description  donne  au  récit  un  vif  intérêt  dramaticiue, 
mais  elle  n'a  (ju'une  importance  secondaire  dans  rensend)le 
du  tableau.  (]e  qu'il  faut  surtout  admirer,  c'est  la  précision  et 
la  rigueur  scientifique  des  détails  qui  suivent.  Voici,  en  effet, 
comment  Procope  décrit  l'attaque  et  l'invasion  des  individus 
par  l'épidémie. 

«  La  fièvre  les  prenait  Uml  .»  t  tmp.  Us  uns  au  iu«tuientd«'  leur  réveil, 
les  autres  à  la  promenade,  plusieurs  au  milieu  de  leurs  occupations 
habituelles.  Leur  corps  ne  changeait  pas  de  couleur,  et  leur  tempéra- 
ture n  était  pas  celle  de  l'état  fébrile.  On  n'apercevait  aucun  indice 
d'inflanimatton.  Du  matin  au  soir,  la  fièvre  était  si  légère  qu'elle  ne 
faisait  pressentir  rien  de  grave  soit  au  malade,  soit  au  médecin  qui  tâtait 
le  pouls.  Aucun  de  ceux  qui  présentaient  ces  symptômes  ne  paraissait 
en  danger  de  mort.  Mais,  dès  le  premier  jour,  chez  les  uns,  le  lende- 
main, chez  d'autres,  ou  quelques  jours  après,  chez  plusieurs,  on 
voyait  naître  et  s'élever  un  bubon,  non  seulement  à  la  région  inférieure 
de  l'abdomen  qu'on  appelle  les  aines,  mais  encore  dans  le  creux  de» 
aisselles  ;  parfois  derrière  les  oreilles  ou  sur  les  cuisses. 


38  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

«  Les  caractères  principaux  de  Tinvasion  étaient  à  peu  près  les  mêmes 
chez  tous  ceux  que  je  viens  d'indiquer.  Pour  le  reste,  je  ne  puis  rien 
préciser,  soit  que  les  variations  qui  survenaient  tinssent  au  tempérament 
des  sujets,  soit  que  l'Auteur  suprême  de  la  maladie  lui  imprimât,  par 
un  acte  exprès  de  sa  volonté,  ces  modifications  accidentelles.  Les  uns, 
plongés  dans  un  profond  assoupissement,  d'autres  en  proie  à  un  délire 
furieux,  présentaient  les  divers  symptômes  observés  en  pareil  cas. 
Ceux  qui  étaient  assoupis  restaient  dans  cet  état,  comme  ayant  perdu  le 
souvenir  des  choses  de  la  vie  ordinaire.  Sils  avaient  auprès  d'eux  quel- 
qu'un pour  les  soigner,  ils  prenaient  de  temps  en  temps  les  aliments 
qu'on  leur  ollrait.  S'ils  étaient  abandonnés,  ils  ne  tardaient  pas  à  mourir 
d'inanition.  Les  délirants,  privés  de  sommeil  et'  sans  cesse  poursuivis 
par  leurs  hallucinations,  se  figuraient  voir  devant  eux  des  hommes 
prêts  à  les  tuer,  et  ils  prenaient  la  fuite  en  poussant  d'horribles  hurle- 
ments. Les  individus  qui  étaient  attachés  à  leur  service,  se  trouvaient 
dans  une  situation  des  plus  pénibles,  et  n'inspiraient  pas  moins  de 
pitié.  Ce  n'est  pas  qu'ils  fussent  plus  exposés  à  contracter  la  maladie 
dans  l'intimité  de  ces  rapports  ;  car  ni  médecin,  ni  toute  autre  personne 
ne  la  gagnèrent  par  le  contact.  Ceux  mêmes  qui  lavaient  et  ensevelis- 
saient les  morts  restaient  contre  toute  attente  sains  et  saufs  pendant 
leur  besogne.  » 

L'historien,  parlant  en  vrai  médecin,  cherche  la  cause  du 
mal  ;  il  décrit  ses  progrès  et  son  issue  fatale,  avec  une 
précision  que  Ton  pourrait  presque  appeler  technique  : 

«  Comme  on  ne  comprenait  rien,  dit-il,  à  cette  étrange  maladie, 
certains  médecins  pensèrent  que  Sa  source  secrète  résidait  dans  les 
bubons,  et  ils  prirent  le  parti  de  pratiquer  l'ouverture  des  cadavres. 
La  dissection  des  bubons  mit  à  nu  des  charbons  sous-jacents,  dont  la 
malignité  amenait  la  mort  soudainement  ou  après  quelques  jours.  Il  ne 
manqua  pas  de  malades  dont  le  corps  entier  se  couvrit  de  taches  noires 
de  la  dimension  d'une  lentille.  Ces  malheureux  ne  vivaient  pas  même 
un  jour,  et  expiraient  tous  dans  une  heure.  D'autres,  en  assez  grand 
nombre,  mouraient  tout  à  coup  en  vomissant  du  sang.  Ce  que  je  puis 
affirmer,  c'est  que  les  plus  savants  médecins  avaient  condamné  bien 
des  malades  qui  furent  bientôt  sauvés  contre  toute  espérance.  A  l'inverse 
on  en  vit  succomber  beaucoup  au  moment  même  où  on  leur  promettait 
la  guérison.  C'est  que  les  causes  de  la  maladie  dépassaient  les  bornes 
de  la  raison  humaine,  et  l'événement  trompait  toujours  les  prévisions 
les  plus  naturelles.  Le  bain  qui  avait  été  utile  aux  uns  était  nuisible  aux 
autres.  Parmi  ceux  qui  étaient  abandonnés  et  restaient  sans  secours,  un 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  •  39 

grand  nombre  perdaient  la  vie  ;  mais  beaucoup  aussi  se  tiraient  d'affaire 
contre  toute  probabilité.  Quant  au  traitement  essayé,  les  efiets  en  étaient 
très  variables  suivant  les  sujets.  En  somme,  on  n'avait  découvert  aucun 
moyen  efficace,  soit  pour  prévenir  à  temps  l'invasion  de  la  maladie,  soit 
pour  en  conjurer  la  terminaison  funeste  quand  elle  s'était  déclarée.  On 
ne  savait  en  effet  ni  pourquoi  l'on  tombait  malade,    ni  pourquoi  l'on 

guérissait 

«  Ceux  dont  le  bubon  prenait  le  plus  d'accroissement  et  mûrissait  en 
suppurant,  réchappèrent  pour  la  plupart,  sans  doute  parce  que  la  pro- 
priété maligne  du  charbon  déjà  bien  affaiblie  avait  été  annihilée. 
L'expérience  avait  prouvé  que  ce  phénomène  était  un  présage  presque 
assuré  du  retour  de  la  santé.  Ceux,  au  contraire,  dont  la  tumeur  ne 
changeait  pas  d'aspect  depuis  son  éruption,  étaient  frappés  des  acci- 
dents redoutables  que  j'ai  signalés.  » 

Cette  épidémie,  si  bien  décrite  par  Procope,  dura  quatre 
mois  à  Constantinople,  et  pendant  trois  mois  elle  sévit  avec 
violence.  D'après  le  même  auteur,  le  chilTre  des  morts  s'ac- 
crut d'abord  jusqu'à  cinq  mille  chaque  jour,  pour  s'élever 
enfin  à  dix  mille,  ou  même  davantafi^e. 

\Jn  autre  écrivain  de  l'époque,  Evagre  le  Scholastique,  a 
consigne  dans  son  histoire  ecclésiastique  un  tableau  de  la 
peste  de  Justinien  qui  n'est  pas  non  phis  sans  intérêt'. 

«  Je  rappellerai  ici,  dit-il,  cette  peste  qui,  chose  inouTe  jusqu'à  ce 
jour,  dura  cinquante-deux  ans  et  ravagea  presque  le  monde  entier.  Ce 
fléau  éclata  deux  années  après  la  prise  d'.\ntioche  par  les  Perses.  Sem- 
blable ,  par  certains  côtés,  à  celui  dont  Thucydide  a  donné  la  descrip- 
tion, il  en  différait  par  d'autres.  Il  venait,  disait-on,  d'Ethiopie,  et  il  se 
répandit    rapidement    dans  le   monde  entier.    Certaines  villes    furent 

éprouvées   au  point  de  perdre  tous  leurs  habitants Ce  n'était  pas 

toujours  à  la  même  époque  de  l'année  que  le  fléau  commençait  ses 
ravages.  Il  débutait  tantôt  aux  premiers  jours  de  l'hiver,  tantôt  au  prin- 
temps, tantôt  en  été  ou  en  automne.   » 

Evagre  donne  à  l'épidémie  son  vrai  nom  de  peste  ingui- 
nale ou  bubonique,  il  en  signale  parfaitement  le  caractère 
contagieux.  Son  récit  a  d'autant  plus  d'autorité  qu'il  fut 
lui-niêine  atteint  de  la  maladie,  et  qu'il  vit  périr  sous  ses 
yeux  sa  femme,  plusieurs  de  ses  ej 

1.  Kvu^rii  Scholaslici.  Ilist.  cccles,  Lib.  I 


40  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

«  Chez  quelques-uns,  dit-il,  des  abcès  s'ouvraient  à  l'aine,  et  une 
fièvre  violente  les  emportait  en  deux  ou  trois  jours,  tandis  qu'ils  jouis- 
saient de  toutes  leurs  facultés  intellectuelles  et  corporelles.  D'autres 
mouraient  après  avoir  perdu  toute  connaissance.  Un  grand  nombre 
succombaient  sous  l'action  des  charbons  dont  leur  corps  était  couvert. 

«  Le  mode  de  contagion  était  variable,  et  défiait  toute  prévision.  Les 
uns  mouraient  par  le  seul  fait  d'habiter  ensemble,  ou  d'être  entrés 
dans  une  maison  contaminée.  Les  autres  contractaient  le  mal  sur  la 
place  publique.  Il  en  est  qui,  fuyant  les  villes  atteintes,  communiquaient 
la  peste  aux  lieux  où  ils  se  réfugiaient,  et  demeuraient  eux-mêmes  à 
l'abri  du  fléau.  On  en  vit  qui,  mêlés  aux  malades,  en  contact  même 
avec  les  cadavres,  ne  furent  jamais  atteints.  Souvent  ceux  qui  avaieut 
vu  mourir  leurs  proches  et  leurs  amis,  pour  ne  pas  leur  survivre 
cherchaient,  au  milieu  des  malades,  à  contracter  le  germe  de  la  mort. 
Le  fléau  refusait  de  seconder  leur  désir,  et  il  les  épargnait.   » 

Telle  fut  cette  peste  de  Justinien  qui  fournit  à  Fhistoire  et 
à  la  science  les  premiers  documents  et  les  premières  descrip- 
tions authentiques  de  Tépidémie  bubonique. 


II 


De  la  fin  du  vi"  siècle  au  milieu  du  xiv",  le  silence  paraît 
se  faire  autour  de  Tépidémie  pestilentielle.  Ses  apparitions 
se  font  rares,  ou  peu  graves,  et  limitées  quant  aux  territoires 
envahis.  Mais  en  1347  éclata  cette  formidable  peste  noire 
«  dont  bien  la  tierce  part  du  monde  mourut  )>,  dit  le  chroni- 
(jueur.  Elle  fut  terrible,  à  la  fois,  par  sa  violence  sur  chaque 
point  contaminé,  et  par  le  grand  nombre  de  contrées  qui 
furent  envahies.  Elle  partit  de  Chine,  comme  celle  d'aujour- 
d'hui, visita  l'Inde,  la  Perse,  la  Russie  et  pénétra  en  Europe. 
La  Pologne,  l'Allemagne,  la  France,  l'Italie,  l'Espagne,  puis 
l'Angleterre  et  la  Norvège  subirent  ses  ravages.  Ils  furent 
terribles.  D'après  le  rapport,  dressé  par  ordre  du  pape 
Clément  Yl,  le  chiffre  des  décès  atteignit  dans  le  monde 
entier  quarante-deux  millions.  L'Italie  perdit  la  moitié  de  sa 
population,  l'Allemagne  compta  un  million  et  demi  de  vic- 
times, chiffre  qui,  pour  l'Europe  entière,  atteignit  vingt-cinq 
millions. 

On  ajustement  fait  remarquer  que  l'état  social  et  politique 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  .  41 

du  nipnde,  au  xiv"  siècle,  dut  exercer  une  grande  influence 
sur  la  diffusion  de  la  peste,  et  sur  la  violence  du  fléau.  Le 
genre  humain  fut  rarement  plus  misérable  qu'à  cette  époque. 
La  guerre  était  partout,  entraînant  avec  elle  tout  ce  qu'il  faut 
pour  faire  éclater  et  pour  répandre  une  épidémie  :  les  agglo- 
mérations d'hommes,  les  souffrances  morales  et  physiques, 
et  le  mélange  des  peuples.  En  Chine,  où  débuta  la  peste 
après  la  famine,  les  Chinois  et  les  Tartares  sont  aux  prises, 
dans  cette  lutte  qui  doit  aboutira  un  changement  de  dynastie. 
L'effervescence  mongolique  agite  toute  l'Asie  centrale,  et 
Tamerlan  va  conduire  ses  hordes  jusques  sur  les  côtes  de 
la  Méditerranée.  La  guerre  civile  est  en  Perse,  et  la  nation 
turque  travaille  au  milieu  des  révoltes  et  des  exécutions 
sanglantes  à  l'enfantement  de  sa  puissance.  L'empire  d'Orient 
subit  une  vraie  révolution.  Cantacuzène  se  voit  contraint 
d'appeler  à  son  secours  les  Turcomans,  et  il  se  fait  couron- 
ner, tandis  que  son  fils  Andronic  meurt  de  la  peste.  L'Occident 
n'est  ni  plus  tranquille,  ni  plus  heureux.  De  la  Pologne  à 
l'Espagne  la  guerre  est  partout  :  en  Russie,  en  Allemagne, 
en  Hongrie,  en  Italie  on  se  bat,  comme  en  Danemark,  en  Suède 
et  en  Norvège.  La  France  et  l'.Vngleterre  sont  aux|)rises  dans 
cette  guerre  de  Cent  ans,  qui  forme,  peut-être,  la  plus  triste 
page  de  notre  histoire.  On  conçoit  aisément  que  la  peste  ait 
trouvé  une  proie  facile,  parmi  ces  populations  nécessainv 
ment  misérables. 

Historiens,  médecins,  et  même  poètes  du  temps,  n'ont 
pas  manqué  de  consigner  dans  leurs  écrits,  chacun  à  sa 
façon,  les  détails  d'un  événement  aussi  grave  <jue  la  peste 
ou  mort  noire.  L'empereur  Jean  Cantacuzène  en  a  donné  une 
description  célèbre,  et  d'autant  plus  fidèle  qu'il  fut  témoin 
oculaire  des  faits  qu'il  se  chargea  de  raconter.  '  Pour  lui  la 
maladie  était  incurable,  elle  frappait  indistinctement  les 
gens  robustes  ou  débiles,  riches  ou  pauvres.  Les  médecins 
se  déclaraient  impuissants,  et  les  malades  succombaient,  les 
»ms  subitement,  dès  la  première  heure,  les  autres  après 
deux  ou  trois  jours.  En  observateur  exact,  l'historien  impé- 
rial ne  manque  pas  de  signaler  les  bubons,  les  abcès  et  les 

i.  Joaun.  Cantacuzcni.  Ilisi.  libr.  IV,  C.  VIII. 


42  AUROxNS-NOUS  LA  PESTE  ? 

taches  livides.  Il  remarque  môme  que  l'ouverture  des  abcès 
exerçait  une  action  salutaire  sur  l'issue  de  la  maladie. 
Quelques-uns  guérissaient  ainsi,  contre  toute  attente. 

Guillaume  de  Machaut,  tout  poète  qu'il  était,  n'oublie  pas 
dans  ses  vers  de  signaler,  lui  aussi,  les  bubons  caractéris- 
tiques de  la  peste. 

Car  tuit  estaient  maltraitic, 
Descouluré  et  dcshaitié, 
Boces  avaient,  et  gransclos 
Dont  on  morait,  et  briés  mos. 

La  description  de  Guy  de  Chauliac,  qui  pratiquait  alors 
la  médecine  à  Montpellier,  unit,  à  l'exactitude  médicale, 
une  note  qui  ne  manque  pas  d'un  certain  pittoresque. 

«  La  maladie  étoit,  dit-il,  qu'on  n'a  ouy  parler  de  semblable  mor- 
talité, laquelle  apparut  en  Avignon,  l'an  de  Nostre  Seigneur  1348, 
en  la  sixième  année  du  Pontificat  de  Clément  VI,  au  seruice  duquel 
j'estois  pour  lors,  de  sa  grâce  moy  indigne. 

Et  ne  vous  déplaise  si  je  le  racompte  pour  sa  merveille  et  pour  y 
pourvoir,  si  elle  aduenoit  derechef. 

La  dite  mortalité  commença  à  nous  au  mois  de  Janvier,  et  dui^a 
l'espace  de  sept  mois. 

Elle  fust  de  deux  sortes  :  la  première  dura  deux  mois,  auec  fièure 
continue  et  crachement  de  sang  ;  et  on  en  mouroit  dans  trois  jours. 

La  seconde  fust,  tout  le  reste  du  temps,  aussi  auec  fièvre  continue, 
et  apostèmes  et  carboncles  es  parties  externes,  et  principalement  aux 
aisselles  et  aisnes  ;  et  on  en  mouroit  dans  cinq  jours.  Et  fust  de  si 
grande  contagion  (spécialement  celle  qui  étoit  auec  crachement  de 
sang)  que  non  seulement  en  séjournant,  ains  aussi  en  regardant,  l'un 
la  prenoit  de  l'autre  ;  en  tant  que  les  gens  mouroient  sans  seruiteurs, 
et  estoient  ensevelis  sans  prestres. 

Le  père  ne  visitoit  pas  son  fils,  ne  le  fils  son  père.  La  charité  estoit 
morte  et  l'espérance  abattue. 

Je  la  nomme  grande,  parce  qu'elle  occupa  tout  le  monde,  ou  peu 
s'en  fallut. 

Car  elle  commença  en  Orient,  et  ainsi  jettant  ses  flesçhes  contre  le 
monde,  passa  par  nostre  région  vers  l'Occident. 

Et  fust  si  grande,  qu'à  peine  elle  laissa  la  quatriesme  partie  des 
gens... 

Par  quoy  elle  fust  inutile  et  honteuse   pour   les   médecins  ;    d'autant 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  43 

qu'ils  n'osoient  visiter  les  malades  de  peur  d'être  infects  ;  et  quand  ils 
les  visitoient,  n'y  faisoient  guières  et  ne  gaignoient  rien,  car  tous  les 
malades  mouroient,  excepté  quelque  peu,  sur  la  fin,  qui  en  eschappè- 
rent  auee  les  bubons  meurs.  » 


Bocace  a  donné,  lui  aussi,  un  tableau  de  la  peste  noire.  Il 
a  même  eu  la  singulière  idée  de  le  faire  servir  de  prétexte 
et  d'introduction  à  son  trop  célèbre  Décameron.  Nous  ne 
citerons  pas  ici  cette  page  du  conteur  licencieux,  mais  nous 
ferons  remarquer  que,  même  dans  cette  œuvre  plus  litté- 
raire que  scientifique,  les  traits  caractéristiques  de  Tépi- 
démie,  sa  contagion  et  sa  violence,  ont  conservé  leur  exac- 
titude rigoureuse.  En  sorte  que  la  peste  noire  est  une  de 
ces  épidémies  qu'il  est  facile  de  reconnaître  h  travers  l'his- 
toire, et  dont  le  caractère  spécifique,  toujours  en  relief,  ne 
permet  pas  de  la  confondre  avec  les  autres  fléaux,  plus  ou 
moins  similaires  qui,  à  des  époques  diverses,  ont  frappé 
Thumanilé. 

Du  milieu  du  xiv"  siècle  au  milieu  du  xix*,  la  peste  subit 
un  mouvement  de  recul,  lent  d'abord,  mais  progressif  et 
continu.  Elle  fait  encore  des  incursions  en  Europe,  et  elles 
ne  sont  pas  sans  gravité.  Ce  que  l'on  observe  cependant, 
c'est  une  diminution  de  puissance  et  d'étendue  dans  la  dis- 
sémination du  fléau.  Il  visite  le  Danemark  en  1G54,  la  Suède 
en  1657,  r.\ngleterre  en  1605,  la  Suisse  en  1668,  les  Pays-Bas 
vn  1GG9,  rEsj)agne  en  1681. 

L'Occident  pouvait  se  croire  désormais  à  l'abri  de  la  peste. 
Elle  ne  persistait  guère  plus  que  dans  quelques  foyers  endé- 
ini(jues  peu  étendus,  dans  l'Europe  Orientale  et  en  Syrie, 
lorsque,  en  1720,  elle  éclata  à  Marseille.  Elle  y  fut  apportée 
|)ar  le  navire  le  Grand-Sain t'Antoine,  que  commandait  le 
capitaine  (]hataud.  Il  venait  du  Levant,  avec  une  cargaison  de 
soie,  qui  avait  été  embarquée  à  Sa'ïda,  dans  un  temps  de 
peste.  Les  matelots  et  les  portefaix,  employés  au  déchar- 
gement, contractèrent  l'épidémie,  et  bientôt  la  disséminèrent 
dans  les  divers  quartiers  de  la  ville.  En  quinze  mois,  elle  y 
lit  périr  quarante  mille  victimes.  La  Provence  toute  entière 
fut  envahie  et,  sur  une  population  de  247,000  âmes,  elle  en 
perdit  87,000.  Une  lettre  de  l'époque,  communiquée  au  Temps, 


[ 


44  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

par  M.  Dehins-^Montaud,  ne  laisse  aucun  doute  sur  la  nature 
de  la  maladie,  et  son  mode  de  propagation. 

«  Quant  à  la  nature  du  mal,  dit  l'auteur  anonyme,  il  n'y  a  pas  lieu  de 
douter  qu'il  ne  soit  peste  raffinée,  ce  qui  est  caractérisé  par  les  char- 
bons, bubons  et  tâches  pourprées,  comme  par  la  promptitude  avec 
laquelle  elle  enlève  les  malades,  qui  périssent  ordinairement  dans  deux 
ou  trois  jours  ou  dans  vingt-quatre  heures,  et  quelquefois  subitement, 
sans  aucuns  avant-coureurs.  Les  symptômes  qui  paraissent  d'abord 
sont  la  douleur  de  tête  gravatine,  la  consternation,  la  vue  troublée,  et 
comme  égarée,  la  voix  tremblante,  la  face  cadavéreuse,  le  froid  des 
extrémités,  le  poulx  concentré  et  inégal,  des  grands  maux  de  cœur,  des 
nausées  et  envies  de  vomir,  à  quoi  succèdent  les  assoupissements,  les 
délires,  et  enfin  des  convulsions  ou  des  hémorragies,  avant-coureurs 
d  une  mort  prochaine. 

«  Pour  ce  qui  concerne  les  causes,  tout  le  monde  convient  que  le  uial 
n'a  commencé  à  se  faire  sentir  qu'à  l'arrivée  d'un  vaisseau  venant  des 
Indes  sur  lequel  avaient  péri  dans  le  trajet  cinq  à  six  matelots  d'un  même 
genre  de  maladie,  et  dont  quelques  marchandises  furent  transportées 
furtivement  et  sans  précautions  dans  une  des  rues  de  la  ville  remplie  de 
menu  peuple  et  qui  a  été  infectée  la  première,  en  sorte  que  les  habitants 
de  cette  rue  aïant  trafiqué  dans  les  autres  quartiers  ont  répandu  la 
contagion.  Les  portefaix  qui  remuèrent  les  premiers  les  marchandises 
dans  l'infirmerie  moururent  tous  subitement'.   » 

La  peste  de  Marseille  fut,  pour  la  France,  comme  le  der- 
nier épisode  des  luttes  de  nos  pères,  aux  prises  avec  ce 
redoutable  fléau.  Constantinople,  la  Russie,  le  littoral  de 
FAdriatique  et  la  Grèce,  sont  encore  ravagés  sur  la  fin  du 
xvii"  siècle  ;  mais  à  partir  de  1783  jusqu'en  1844,  la  peste  se 
retire  en  Egypte,  où  elle  demeure  à  l'état  endémique.  On 
sait  que  l'armée  française,  en  1798-1799,  n'envahit  pas  impu- 
nément le  sol  Egyptien.  Elle  y  contracta  la  peste,  qui  lui 
enleva  deux  mille  hommes,  et  la  suivit,  pour  continuer  ses 
ravages,  pendant  la  campagne  de  Syrie.  C'est  encore,  selon 
toute  probabilité,  des  bords  du  Nil  que  l'épidémie  partit,  en 
1803  et  en  1813,  pour  ravager  Constantinople  en  y  faisant 
périr  plus  de  deux  cent  mille  personnes.  C'est  aussi  de  ce 
foyer  qu'elle  sortit  en  1816  pour  désoler  encore  le  littoral  de 

1.  Le  Pelil-Teiups,  30  Janvier  1897. 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  'i5 

TAdriatique,  mais  c'est  Constantinople  qui,  pendant  la  guerre 
de  182'i,  contamina  l'Albanie,  la  Valachie  et  la  Morée.  Enfin, 
à  partir  de  1844,  l'Egypte  semble  devenir  indemne,  et  se 
trouve  désormais  à  l'abri  du  fléau.  11  avait  reculé  et,  pensait- 
on,  définitivement  terminé  son  rôle  actif  en  Europe  et  même 
en  Syrie. 

Pour  avoir  perdu  une  partie  de  son  terrain,  la  peste 
n'avait  pas  cependant  disparu  du  globe.  A  partir  de  1845  elle 
s'était  limitée  à  quelques  régions  choisies  comme  ses  foyers 
permanents,  toujours  capables  de  projeter  autour  d'eux  le 
germe  infectieux,  quoique  avec  une  diminution  de  puissance 
dans  sa  force  d'expansipn.  Mais  elle  pouvait  encore  opérer 
(juclquc  retour  ofl'ensif,  comme  on  le  vit  en  1877  sur  le 
N'oli'a,  et  comme  nous  sommes  menacés  de  le  voir  dans  un 
prochain  avenir. 

Qu()i(ju'il  en  soit,  voici  quelle  est  aujourd'hui  la  situation 
géogrnpjîique,  et  l'importance  de  ces  foyers  pestilentiels 
|)ermanents. 

En  Afri(|ue  la  peste  parait  se  circonscrire  à  la  (lyrenaicjuc. 
l'ne  première  fois  elle  éclata,  en  185(),  à  Benghazi,  pour  se 
|)r()pager  de  là  jusqu'à  Mourzouk,  parcourir  le  littoral,  et 
s'éteindre,  en  1859,  à  Derna. 

L'Asiesemble  être  devenuedéfinitivtuunl  la  terre  préférée 
de  l'épidémie,  tellement  sont  nombreux  les  foyers  où  elle 
s'eTst  établie  à  l'état  endémique.  C'est  d'abord  TAssyr,  cette 
|).'irtie  de  la  côte  occidentale  de  l'Arabie,  qui  longe  la  mer 
Ilouge  et  s'étend  de  l'Yemen  au  lledjaz.  De  1844  à  1881)  «-e 
territoire  a  subi  neuf  fois  répidcmie,  et  le  foyer  pestilentiel 
s'est  encore  rallumé  en  1805.  Pour  se  faire  une  idée  du  <laii- 
ger  qu'il  fait  courir  au  restedu  monde,  il  faut  se  souvenir  (|ue 
la  Mec(jue  est  voisine  de  l'Assyr.  Le  fléau  peut  être  facile- 
ment im|)orté  par  les  musulmans  à  l'époque  du  pèlerinage, 
«t  les  pèlerins  peuvent,  à  leur  tour,  le  répandre  sur  t«)us  les 
points  d'oii  ils  sont  venus,  (^est  donc  avec  prudence  et  jus- 
tice que  le  Gouvernement  a  interdit  les  départs  d'Algérie  et 
de  Tunisie  pour  la  Mecque. 

L'irak-Arabi,  cette  plaine  située  entre  le  Tign*  et  l'Eu- 
|)hrate,  où  se  trouvent  les  villes  de  Bagdad,  llillah,  Divanieh, 


46  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

Bassorah,  paraît  avoir  été  le  foyer  endémique  des  nombreuses 
épidémies  qui  n'ont  cessé,  dans  ces  dernières  années, 
d'exercer  leurs  ravages  en  Mésopotamie. 

Les  provinces  septentrionales  de  la  Perse  ont  aussi  le 
triste  privilège  de  conserver  la  peste  à  l'état  permanent.  De 
1865  à  1875  on  n'a  pas  compté  moins  de  quinze  apparitions 
du  fléau  dans  le  Kurdistan,  l'Aberbaïdjan  et  le  Ghilan.  C'est 
de  là  que  partit  en  1878  l'épidémie  qui,  après  avoir  longé  les 
côtes  de  la  mer  Caspienne,  atteignit  Astrakan  et,  remontant 
le  Volga  s'établit  à  Wetlianka,  d'où  elle  se  répandit  sur  les 
deux  rives  du  fleuve.  La  mortalité  s'éleva  à  la  proportion 
effrayante  de  95  0/0.  i 

Le  Turkestan  et  l'Afghanistan  paraissent  aussi  des  foyers 
épidémiques,  moins  importants  sans  doute,  que  ceux  dont 
nous  venons  de  parler,  mais  dont  l'activité  s 'est  fait  sentir 
encore  en  1884  et  en  1887. 

Si  nous  passons  aux  Indes  nous  rencontrerons  deux  points 
principaux,  où  la  peste  règne  à  l'état  endémique  de  temps 
immémorial.  Ils  sont  placés  sur  le  versant  méridional  de 
l'Himalaya.  Ce  sont  les  districts  de  Gurhwal  et  de  Kurmaon. 
Le  fléau,  connu  sous  le  nom  de  Mahamiirree^  y  débute  ordi- 
nairement vers  la  fin  des  pluies,  continue  jusqu'en  décembre 
et  subit  un  arrêt  pour  reprendre  de  mars  jusqu'en  mai.  II 
semble  peu  envahissant,  mais  il  n'en  constitue  pas  moins 
une  menace  permanente  pour  l'Europe. 

Enfin  la  peste  règne  en  Chine  sur  les  hauts  plateaux  de  la 
province  du  Yun-Nan.  Depuis  au  moins  1850  elle  s'y  mani- 
feste en  permanence.  Les  chaleurs  de  l'été  diminuent  sa 
violence,  mais,  au  printemps  elle  subit  une  recrudescence, 
qui  double  sa  force  d'expansion,  et  menace  les  provinces 
voisines  jusqu'aux  frontières  de  nos  possessions  du  Tonkin. 

Ainsi  le  domaine  de  la  maladie  pestilentielle  parait  s'être 
réduit  depuis  cinquante  ans.  Il  s'étendait  autrefois  sur 
l'Europe,  l'Asie-Mineure,  la  Syrie,  l'Arabie,  la  Cyrénaïque, 
le  littoral  même  de  l'Afrique.  Aujourd'hui  il  se  limite  aux 
plateaux  élevés  qui  vont  de  l'Arménie  au  Yun-Nan,  en  passant 
par  la  Perse,  l'Afghanistan  et  l'Himalaya.    Lorsque  la  peste 

1.  La  Veste  d'Astrakan  en  1878-79,  par  le  D"-  Zuber. 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  47 

reparaît  sur  les  points  abandonnés  par  elle,  ce  n'est  plus  que 
par  le  fait  d'une  nouvelle  importation,  mais,  dans  l'inter- 
valle de  ses  réapparitions,  des  années  s'écoulent  sans  qu'un 
seul  cas  soit  signalé,  en  ces  mêmes  lieux  où  le  fléau  se 
manifestait  autrefois  en  permanence. 

III 

D'où  vient  donc  l'épidémie  dont  l'Europe  est  aujourd'hui 
menacée  ?  Quel  est  le  foyer  d'où  elle  est  partie  ?  Peut-on 
suivre  sa  trace  jusqu'à  Bombay,  et  de  Bombay  pout-on  prévoir 
par  quel  chemin  elle  arrivera  jusqu'à  nous?  Enfin  que  faut- 
il  faire  pour  éloigner  le  fléau,  ou  pour  le  vaincre,  si  nous  en 
sommes  atteints  ? 

D'après  M.  Yersin,  directeur  de  l'Institut  Pasteur  de  Nha- 
Trang  en  Annam,  les  hauts  plateaux  du  Yun-Nan  seraient  le 
foyer  de  l'épidémie  actuelle.'  En  1882  elle  se  montra  à 
Pakhoï.  Au  mois  de  Mars  1894  Canton  fut  frappé,  et  perdit 
100.000  habitants,  le  dixième  de  sa  population  totale.  Des 
faTuilles  éniigrées  de  Canton  apportèrent  la  peste  à  Ilon-Kong. 
Elle  y  régnait  encore  en  1896  et  M.  Yersin,  qui  se  rendit 
dans  cette  ville  pour  étudier  le  fléau,  estime  à  95  p.  100  la 
mortalité  chez  les  pestiférés.  A  la  même  époque  l'épidémie 
éclatait  dans  l'Assyr.  Enfin  au  mois  de  septembre  189G  elle 
faisait  son  apparition  à  Bombay,  où  elle  sévit  encore  avec 
une  extrême  violence,  menaçant  de  pénétrer  en  Europe  par 
deux  portes  qui  lui  sont  ouvertes  :  le  golfe  Persiqueet  la  mer 
Bouge.  Déjà  même  elle  aurait  manifesté  sa  présence  à 
Kamaran  dans  la  partie  méridionale  de  la  mer  Rouge,  et  Ton 
se  demande  si  ce  sera  sa  dernière  étape. 

Que  faut-il  donc  faire  pour  défendre  un  pays  de  la'peste? 
Avant  de  dire  ce  que  la  science  actuelle  met  en  nos  mains 
d'arines  protectrices  contre  le  fléau,  il  ne  sera  pas  sans 
intérêt  de  rappeler  brièvement  ce  que  pensaient  nos  pères 
de  la  terrible  épidémie,  et  par  quels  moyens  ils  essayaient 

1.  Annales  de  l'Institut  Pasteur,  Août  1894  et  25  Janvier  1897. 


48  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

de  se  défendre  contre  elle.  Pas  plus  en  médecine  qu'en  poli- 
tique, nous  ne  sommes  partisan  de  cette  école  qui  croit  avoir 
tout  découvert,  et  tient  volontiers  en  pitié  la  science  dont 
elle  n'est  pas  la  source  immédiate.  En  examinant  de  près  les 
méthodes  de  diagnostic  et  la  thérapeutique  de  la  médecine 
ancienne,  on  rencontre  souvent  des  observations  et  des 
procédés  singulièrement  conformes  à  ce  que  la  science 
moderne  qualifie  de  découvertes.  Nous  reconnaissons  cepen- 
dant que  nos  bons  aïeux  mettaient  quelque  naïveté  dans  leur 
manière  de  concevoir  la  maladie,  et  que  leur  empirisme 
était  souvent  assez  peu  raisonnable. 

D'abord  ils  essayèrent  d'expliquer  l'origine  de  la  peste. 
Gomme  ils  croyaient  en  Dieu  et  en  sa  Providence,  et 
n'étaient  pas  pour  cela  plus  sots  que  leurs  petits-fils,  ils 
admettaient  que  le  ciel  pouvait  bien  susciter  le  fléau  «  pour 
punir  les  crimes  de  la  terre.  «  Ils  disaient  donc  avec  l'Eglise  : 
A  peste,  famé  et  bello,  libéra  nos  Domine.  Il  y  avait  môme  de 
bons  saints  du  paradis  qu'ils  invoquaient  en  temps  d'épi- 
démie. Tel  St-Roch  de  Montpellier  et  St-Sébastien. 

Sire,  Saint  Roch,  de  Dieu  ami, 
Moult  dévotement  je  te  prie. 
Que  moi,  ton  humble  serviteur, 
Me  gardes  de  ce  haut  périr 
De  la  peste  que  vois  courir. 

C'est  un  médecin  habile,  paraît-il,  et  fort  dévoué  aux  ma- 
lades, qui  mit  en  vers  cette  prière  à  St-Roch  K 

Parce  qu'ils  avaient  foi  en  la  puissance  des  saints  auprès 
de  Dieu,  nos  pères  ne  négligeaient  pas  pour  cela  de  mettre 
en  œuvre  les  moyens  fournis  par  la  science,  telle  qu'ils  la 
connaissaient.  Il  faut  bien  avouer  qu'ils  donnaient  aux  astres 
une  influence  dont  ils  sont,  sans  aucun  doute,  fort  innocents. 
Pour  n'en  citer  pas  d'autres,  les  iiiédecins  de  la  Faculté  de 
Paris,  ayant  reçu  en  1348,  l'ordre  du  roi  de  dresser  un  mé- 
moire sur  la  peste,  ils  ne  manquèrent  pas  de  signaler, 
parmi  les  causes  du  fléau,  «  la  conjonction  des  planètes  et, 

1.  Le  Traité  de  la  peste,  par  M.  Fr.  R.a>'chin,  chancelier  et  juge  de  la 
Faculté  de  Médecine  à  Montpellier. 


I 


AURONS-NOUS  LA   PESTE  ?  .  49 

surtout  de  Jupiter  et  de  Mars  ».  Ils  attribuaient  aux  divers 
phénomènes  astronomiques  une  influence  sur  le  chaud  et 
l'humide  capable  de  corrompre  Tair  et  d'empoisonner  les 
humains.  Mais,  cette  conception  naïve  mise  de  côté,  l'idée 
qu'ils  se  faisaient  des  maladies  épidémiques  ne  différait  pas 
essentiellement  de  notre  manière  d'expliquer  leur  genèse  et 
leur  propagation. 

Ils  parlent  souvent  de  «  levain  pestilentiel,  de  poison, 
corpuscule  étranger,  d'où  dépend  tout  ce  qui  est  peste  ».  La 
corruption  de  l'air  leur  semble  due  «  à  une  sorte  de  fermen- 
tation, d'où  résulte  un  esprit  volatile  très  agité,  capable  de 
produire  un  mouvement  analogue  au  sien  dans  les  autres 
liquides  où  il  s'introduit,  et  par  conséquent  d'en  déranger 
l'économie  et  la  tissure*  ».  Ils  supposent  que  l'action  de  ce 
venin  est  «  de,  déterminer  la  matière  morbifique^  qui  était 
dans  la  personne  à  se  mettre  sur  le  champ  en  action-.  »  Ils 
font  observer  que  la  cause  de  la  peste  quelle  qu'elle  soit, 
«  n'agirait  jamais  et  ne  produirait  jamais  la  maladie,  si  elle 
ne  trouvait  des  sujets  disposés  ou  capables  de  rompre,  pour 
ainsi  dire,  son  enveloppe  et  de  la  mettre  en  jeu  ^  ». 

Un  bon  capucin,  le  P.  Maurice  de  Tolon,  qui,  paraît-il, 
travailla  pendant  vingt-cinq  ans  au  soulagement  des  pauvres 
dans  les  villes  atteintes  de  la  peste,  résume  en  quelques 
lignes  ce  mélange  d'oDservations  vraies  et  d'imaginations 
chimériques,  qui  constituait  de  son  temps  la  notion  du  fléau. 
«  Je  tiens,  dit-il,  avec  les  médecins,  que  la  peste  est  un  venin 
engendré  en  nos  corps  tant  de  la  corruption  des  humeurs, 
que  de  celle  de  l'air  ;  non  simple  et  élémentaire,  mais  com- 
posé, et  mêlé  de  certains  atomes  et  corpuscules,  qu'IIipocrate 
appelle  souillures  morbifiques,  conçues  bt  procrées  des  ex- 
halaisons putrides  de  la  terre,  ou  de  la  maligne  influence 
dos  astres,  qui  s'insinuent  avec  l'air  que  nous  respirons... 
Et  ,  pour  parler  plus  clairement,  que  c'est  une  maladie  épi- 
démique,  contagieuse,  pernicieuse  et  venimeuse*.  » 

1.  Avis  de  précaution  contre  la  maladie  contagieuse  de  Marseille,  par 
M.  Pcstalossi.  Lyon,  chez  les  frères  Bruyset. 

2.  Traité  de  la  peste  par  le  Sieur  Manget.  G<^nes,  1721 

3.  Avis  et  remèdes  contre  la  peste,  A.  Bezicrs,  chez  Etienne  Barbut.  1721. 

4.  Le  Capucin  charitable,  par  le  P.  Maurice  de  Tolon.  Bruyset,  Lyon,  1721. 

VXXI.  —  4 


j,„  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

Nos  anciens,  on  le  voit,  avaient  une  conception  assez  juste 
de  la  peste.  En  dégageant,  en  effet,  du  m.lieu  de  tant  de 
'ot  on'  confuses  ou  puériles,  la  pensée  fondamentale  qu. 
revient  partout  dans  leurs  écrits,  nous  trouvons  toujours 
Zéed-L  poison,  ou  virus,  à  l'état  d'atome,  de  corpuscule 
ou  d  esprit  subtil,  pénétrant  l'organisme  et  le  dissolvant,  par 
voie  de  corruption  ou  de  putréfaction.  Chez  eux  le  miasme 
::  b  Jn  un  cl rps  solide,  aussi  ténu  que  l'on  voudra,  qm 
vient  du  dehors.  Us  ne  conçoivent  pas  la  malad.e  comme  une 
affection  spontanée. 

En  ce  qui  regarde  la  peste,  en  f'^''^f''\\^°^l 
reconnu  très  exactement  le  caractère  contag.eux.  MM.  Ch. 
coinêau  Verny  et  Soulier,  dans  leurs  observations  sur  la 
rn^adTe  de  Marseille,  assurent  bien  que  le  «éau  n  es  pas 
mnsmissible  par  contact,  mais  leur  sentiment  est  loin  d  e  re 
partagé  par  le  irs  collègues,  et  les  mesures  qu  ils  conseillent 
^:x'mêm'es  pour  l'éviter  sont  en  contradiction  avec  eu 
propre  doctrine'.  Le  médecin  anglais  Mead  eerit  en  1721 
que'la  peste  se  transmet  «  par  le  moyen  de  corpuscu  espro^ 

^Lant'des  malades  =  ».    U  observe  ^'^^^''^^Xl^lZérî 
suffit  pas  pour  communiquer  le  virus,  mais  qu  .1  faut  un  veri 
able 'contact.  Tandis    que  quelques-uns  de    ses    collègues 
expliquaient  le  transport  du  fléau  par  les  marchandises  in- 
fectées «  au  moyen  des  œufs  de  certains  insectes,  lesquels 
portés  d'un  endroit  à  un  autre,  s'ouvraient  et  faisaient  eclorc 
[e  vek  »,  il  dit  tout  simplement  que  la  matière  contagieuse 
se  Io<.e  et  ^e  conserve  dans  les  substances  molles,  poreuses, 
pliées  et  empaquetées,  telles  que  peaux,  plumes   soie   four^ 
rures     coton     etc.   Noire   bon  capucin,  déjà   cite,  résume 
pTco  ;  de  son  temps,  quand  il  dit  :  «  11  se  fait  un  transport 
du  venin  immédiatement  du  corps  malade  dans  le  corps  sam 
tut  ainsi   que  de  la  morsure  du  chien  enragé  le  v^nin 
porté  dans  le  corps   de  la  personne  mordu.,  ou  tout  ains 
'ue  d'une  matière' pourrie,  les  semences  de  pourriture  sont 
portées  par  contagion  en  celle  qui  lui  est  contigue.  » 
'En  effet,  on  .gissait  alors  avec  la   peste  comme  avec  un 

1.  Observations  et  ri/le^ions,  etc.  Lyon,  Bruiset,  1^1, 

2.  Dissertatio  a,  peslif,r<e  contagionis  nalura.  La  Hayo,  l/«. 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  51 

poison  dont  il  fallait  éviter  les  atteintes  immédiates:  Les 
quarantaines,  les  cordons  sanitaires,  les  désinfections  étaient 
pratiqués,  quelquefois  avec  une  rigueur  qui  dépassait  les 
bornes  de  l'humanité.  «  Tout  peuple  et  tout  pays,  écrit  le 
médecin  !Manget,  qui  veut  se  conserver  en  état  de  santé,  doit 
nécessairement  faire  attention  à  ce  qui  se  passe  chez  les 
peuples  ses  voisins,  et  aux  maladies  qui  y  régnent,  et  si  le 
bruit  court  que  le  mal  contagieux  commence  à  s'y  faire  sen- 
tir, il  faut  sur  le  champ  rompre  toute  communication  avec* 
eux,  et  défendre  sous  peine  de  la  vie  aux  habitants  des  deux 
provinces,  savoir  de  V infectée  et  de  la  saille^  d'avoir  à  l'avenir 
aucune  communication,  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit,  et, 
pour  faire  observer  cette  loi  religieusement,  l'on  aura  soin  de 
mettre  sur  les  frontières,  des  soldats  bien  armés,  et  de 
dresser,  dans  tous  les  chemins  publics,  des  potences,  pour 
faire  pendre  sans  rémission  ceux  qui  auraient  comr<«v(Mni  l\ 
la  défense,  » 

S'il  s'agit  de  garantir  non  plus  seulement  un  pays,  mais 
les  différentes  maisons  d'une  ville,  le  même  auteur  veut 
«  que  toute  habitation  infectée  de  peste  soit  entourée  de 
gardes  bien  armés,  lesquels  tirent  sur  toutes  les  personnels 
(jui  voudront  sortir'.  »  D'après  Richard  Mead,  à  Londres, 
(juand  la  peste  se  déclarait  dans  quelque  maison,  «  les  ma- 
gistrats en  faisaient  mivquer  la  porte  d'une  grande  croix 
rouge,  accompagnée  de  cette  inscription  :  Miserere  Domine. 
On  gardait  cette  porte  jour  et  nuit;  l'entrée  et  la  sortie  en 
étaient  égalenient  interdit<'s  à  tout  autre  qu'aux  médecins, 
chirurgiens,  apothicaires,  nourrices.  »  Cela  durait  au  moins 
pendant  un  mois,  «  c'est-à-dire  jus(|u'à  ce  c|ue  toute  la  famillff 
fût  ou  morte  ou  guérie-  ».  L'auteur  convient  qu'un  tel  pro- 
cédé n'était  pas  fait  pour  réjouir  les  gens  sains,  et  pour 
donner  du  courage  aux  malades.  Nous  sommes  assez  de  son 
avis. 

Quant  aux  systèmes  de  désinfection,  autrefois  enipiovés, 
ils  ne  diffèrent  pas  essonlirllement  de  ceux  qui  sont  usités 
de  nos  jours.  C'est  le  feu,  l'eau  bouillante,   l'exposition    à 

1.  Traité  de  la  peste,  pur  le  nieur  Manget.  Gt^nc»,  1721. 

2.  Dissertation  sur  la  ptstw,  par  Richard  Mcad,  La  Ha^e,  1721. 


52  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

Tair  et  au  soleil,  l'usage  des  parfums,  des  fumigations.  Les 
recettes,  recommandées  par  les  formulaires  du  temps,  sont 
bien  un  peu  bizarres  quelquefois,  mais  elles  contiennent 
toujours  une  série  de  substances  minérales  ou  végétales, 
de  plantes,  de  racines  ou  de  fleurs,  que  nous  reconnaissons 
aujourd'hui  comme  de  puissants  antiseptiques.  Telles  sont 
le  souff're,  la  poix  résine,  l'arsenic,  le  cinabre,  le  sel-ammo- 
niac, le  benjoin,  la  canelle,  la  lavande,  la  sauge,  le  genièvre, 
etc.,  etc. 

Enfin  nos  pères  avaient-ils,  contre  la  peste,  des  remèdes 
vraiment  efficaces  ?  Leur  pharmacie  est  remarquable,  au 
moins  par  la  quantité  numérique  de  .recettes  et  de  sub- 
stances, combinées  pour  former  des  thériaques,  des  cor- 
diaux, des  alexithères,  des  pilules  ou  des  cataplasmes.  On  y 
mêle  tous  les  sels  possibles,  même  celui  de  vipère,  la  corne 
de  cerf,  l'huile  de  scorpion,  les  oignons  cuits,  l'aloës  et  la 
myrrlie.  Il  ne  faut  pas  moins  de  vingt  plantes  diverses  pour 
composer  les  pilules  antipestilentielles.  La  purge  et  la  sai- 
gnée sont  mises  en  pratique,  mais  la  Faculté  se  divise  beau- 
coup sur  l'utilité  de  la  seconde.  On  attaque  le  mal  à  l'inté- 
rieur par  les  potions  et  les  pilules,  à  l'extérieur  par  des  em- 
plâtres posés  sur  les  bubons.  De  ce  fatras  de  formules  et 
de  cette  multiplicité  de  drogues  une  vérité  cependant  se 
dégage.  C'est  que  l'ancienne  médecine  avait  parfaitement 
compris  qu'il  importait,  par-dessus  tout,  de  favoriser  la  résis- 
tance de  l'organisme  par  des  excitants  ou  des  toniques,  et 
par  la  conservation  de  l'équilibre  moral.  Signalons  en  ter- 
minant les  mémoires  sur  la  peste  du  docteur  russe  Samoïlo- 
witz.  Outre  les  frictions  glaciales  dont  il  faisait  usage,  il  son- 
gea à  l'inoculation  comme  moyen  préventif.  Il  prétend  que 
lui-même,  ayant  été  inoculé  par  le  fréquent  contact  de  ses 
doigts  avec  le  pus  des  bubons,  il  ne  subit  que  de  légères 
attaques  du  mal,  «  bien  qu'il  eût  été  trois  fois  empesté  ». 
Ce  qu'il  faut  remarquer  encore,  c'est  qu'il  semble  avoir  eu 
une  idée  exacte  de  l'atténuation  des  virus.  11  recommande 
en  eff'et  de  ne  le  prendre  que  sur  des  bubons  déjà  parfaite- 
ment mûrs^  Quoiqu'il  en  soit,  la  peste  a  défié  tous  leseff'orts 

1.  Mémoire  sur  l  inoculation  de  la  peste.  Strasbourg,  1777. 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  53 

de  Tancienne  médecine  pour  la  vaincre,  et  c'est  par  un  aveu 
d'impuissance  que  finissent  les  plus  belles  promesses  des 
disciples  d'Hippocrate  et  de  Galien, 

{A  suivre.)  H.  MARTIN,  S.  J. 


FRANCE    ET   RUSSIE 

LA  QUESTION  D'ORIENT  AU  DIX-HUITIÈME  SIÈCLE 

(Dernier  article  1) 


V 

La  Russie  ne  s'était  enrichie  des  dépouilles  de  la  Pologne 
et  de  la  Turquie  qu'en  ruinant  notre  influence  dans  ces 
deux  pays,  et  en  nous  faisant,  pendant  plus  de  douze 
années,  une  guerre  acharnée,  quoiqu'indirecte.  Un  moment 
vint  cependant  où  elle  parut  plus  occupée  de  consolider  ses 
conquêtes  que  de  les  accroître  ;  où  après  avoir  été  une  des 
puissances  les  plus  révolutionnaires  de  l'Europe,  elle  sembla 
vouloir  en  devenir  une  des  puissances  conservatrices.  Ce 
n'est  plus  Catherine  qui  aspire  alors  à  continuer,  à  travers 
le  monde,  la  politique  des  démembrements  et  des  annexions 
violentes  ;  c'est  le  fantasque  Joseph  II,  avec  ses  tentatives 
inconsidérées  d'agrandissement  sur  toutes  les  frontières 
de  la  monarchie  autrichienne  régénérée  à  l'intérieur  ;  c'est 
le  vieux  Frédéric  II  et  son  successeur  Frédéric-Guillaume  II, 
le  premier  groupant  les  princes  de  l'Allemagne  sous 
l'hégémonie  de  la  Prusse,  pour  les  opposer  à  l'Autriche  ;  le 
second  méditant,  dans  un  esprit  de  conquête,  avec  son 
ministre  Hertzberg,  des  plans  de  guerre  universelle  ;  c'est 
l'Angleterre,  sortie  de  ses  luttes  intestines,  convoitant  dès 
lors  les  colonies  de  tous  les  peuples  et  la  suprématie  de  la 
mer.  Puisque  la  Russie  et  la  France  n'ont  plus,  l'une  et 
l'autre,  qu'un  même  but,  le  maintien  du  nouvel  équilibre 
européen,  compromis  par  tant  d'appétits  inassouvis,  pour- 
quoi n'essaierait-on  pas  de  les  rapprocher  et  de  combiner 
leurs  efforts  ? 

Tant  que  Louis  XV  avait  vécu,  d'une  part  les  préjugés, 
les  ressentiments  personnels  du  Roi,  les  blessures  faites  à 

1.  Voir  Études,  t.  LXIX,  p.  91  et  545,  t.  LXX,  p.  472  et  721. 


FRANCE  ET  RUSSIE  55 

son  amour-propre  par  les  échecs  de  sa  diplomatie  tant 
officielle  que  secrète  ;  d'autre  part  les  rancunes  de  l'Impé- 
ratrice étaient  encore  trop  vivaces,  pour  que  l'éloignement 
des  deux  cours  pût  cesser  ;  il  était  nécessaire  que  l'un  des 
deux  antagonistes  disparût  de  la  scène.  La  mort  de  Louis 
XV,  l'avènement  de  Louis  XVI,  firent  tomber  l'obstacle. 

Alors  une  nouvelle  situation  se  dessine;  France  et  Russie 
se  donnent  la  main  et  marchent  de  concert  ;  des  faits  écla- 
tants révèlent  l'accord  des  deux  diplomaties.  Si  la  Turquie, 
par  exemple,  se  refuse  à  exécuter  les  conditions  de  la  paix 
de  Kainardji,  si  une  nouvelle  guerre  est  sur  le  point  d'em- 
braser rOrient,  l'ambassadeur  français  à  Gonstantinople,  le 
comte  de  Saint-Priest,  unit  ses  représentations  à  celles  de 
l'envoyé  russe,  et  la  Turquie  consent  à  remplir  ses  engage- 
ments. Ravie  de  ces  procédés,  Catherine  II  adresse  ses 
remerciements  à  Louis  XVI  et,  avec  son  autorisation, 
accorde  à  Saint-Priest  l'étoile  en  diamants  de  Saint-André. 

Bientôt  après,  l'Autriche  et  la  Prusse  sont  sur  le  point 
d'en»  venir  aux  mains  pour  la  succession  de  Bavière  ;  la 
Russie  ne  veut  l'agrandissement  ni  de  la  Prusse  ni  de  l'Au- 
triche ;  elle  se  porte  médiatrice;  mais  c'est  avec  le  concours 
de  la  France  qu'elle  assemble  le  congrès  de  Teschen,  où 
est  aplani  le  différend  des  deux  puissances  allemandes. 
Après  avoir  pacifié  cette  querelle  continentale,  la  France  et 
la  Russie  s'entendent  pour  assurer  le  calme  et  la  sécurité 
sur  l'Océan  ;  ensemble  elles  proclament,  à  l'encontre  de  la 
tyrannie  maritime  de  rAngleterre,  la  neutralité  armée.  Le 
sceau  de  la  réconciliation  entre  les  deux  gouvernements 
est  le  mémorable  séjour  en  France  de  l'héritier  présomptif 
du  trône  de  Russie,  le  grand-duc  Paul,  plus  tard  Paul  I", 
lors  de  son  voyage  dans  l'Europe  occidentale. 

Le  Comte  et  la  Comtesse  du  Nord  —  c'est  sous  ce  nom 
que  voyageaient  le  fils  et  la  belle-fille  de  Catherine  —  avaient 
quitté  Pétersbourg  le  19  septembre  1781.  Ils  se  rencontrent 
à  Wischnevatz,  en  Pologne,  avec  Stanislas  Poniatowski,  à 
Troppau  et  à  Vienne,  avec  Joseph  II. 

Ils  passent  à  Trieste,  Venise,  Rome,  Naples,  Rome  pour 
la  seconde  fois,  où  ils  demeurent  trois  semaines  ;  c'est  le 
moment  même  où  Pie  VI  de  son  côté  passait   les  Alpes  'et 


56  FRANCE  ET  RUSSIE 

se  rendait  à  Vienne  pour  essayer  de  ramener  le  roi- 
sacristain  au  respect  des  droits  de  l'Église.  Florence, 
Turin  reçoivent  les  augustes  voyageurs.  Le  26  avril  1782, 
ils  sont  à  Lyon,  le  7  mai  enfin  à  Paris.  Le  roi,  la  reine,  qui 
vient  d'accoucher  du  dauphin,  le  futur  Louis  XVII,  les 
familles  d'Orléans  et  de  Gondé,  toute  la  Cour  les  accueillent 
avec  de  grands  honneurs  ;  la  foule  leur  fait  de  longues 
ovations.  Au  bout  d'un  mois,  le  7  juin,  ils  quittent  la  capi- 
tale de  la  France,  s'arrêtent  encore  à  Brest,  à  Lille  ;  et,  après 
avoir  visité  Bruxelles,  Francfort,  s'être  reposés  dans  la 
principauté  de  Montbéliard,  à  Etupes,  lieu  de  naissance  de 
la  grande-duchesse,  font  leur  retour  par  la  Suisse  et  l'Alle- 
magne. C'est  Paris  et  Versailles  qui  les  avaient  gardés  le  plus 
longtemps. 

Tandis  que  le  prince  Bariatinski  (1773-1783),  le  comte 
Markof  (1783-1789),  M.  de  Simoline  (1789-1791)  occupent 
successivement,  en  qualité  de  ministres  plénipotentiaires, 
la  légation  russe  à  Paris,  la  France  est  représentée  à  Péters- 
bourg  par  le  marquis  de  Juigné  (1776-1777),  par  M.  Bourée  de 
Corberon  (1777-1780),  par  le  marquis  de  Vérac  (1780-1783), 
par  le  comte  de  Ségur  (1783-1789).  C'est  l'âge  d'or  de  la 
diplomatie  franco-russe.  A  Versailles,  on  commence  à 
comprendre  les  inconvénients  du  système  autrichien  ;  ce 
n'est  pas  encore  ce  déchaînement  d'impopularité  qui, 
quelques  années  plus  tard,  poursuivra  l'alliance  même,  et 
se  résumera  dans  un  mot  équivalent,  pour  la  fille  de  Marie- 
Thérèse  et  la  sœur  de  Joseph  II,  à  un  arrêt  de  déchéance  et 
de  mort  :  l'Autrichienne;  mais  le  gouvernement  de  Louis 
XVI  tient  à  se  montrer  moins  servilement  docile  au  Cabinet 
de  Vienne  que  celui  de  Louis  XV  ;  il  aspire  à  supprimer 
entre  lui  et  Pétersbourg  cet  intermédiaire  de  la  Hofburg 
qui  est  moins  un  lien  qu'un  obstacle.  Le  rapproche- 
ment entre  la  France  et  la  Russie,  dont  Versailles  avait 
largement  fait  les  frais,  atteignit  son  point  culminant  dans 
la  conclusion  du  traité  de  commerce  du  11  janvier  1787,  et 
dans  les  négociations  pour  la  quadruple  alliance,  destinée  à 
réunir  les  deux  Maisons  de  Bourbon  (France  et  Espagne), 
la  Russie  et  l'Autriche  contre  l'accaparement  de  l'Océan  par 
l'Angleterre  et  la  turbulente  ambition  de  la  Prusse. 


FRANCE  ET  RUSSIE  57 

Malheureusement  ces  projets  n'étaient  plus  de  saison  pour 
nous.  La  France  avait  achevé  d'épuiser  ses  finances  dans  la 
glorieuse  guerre  de  l'Indépendance  Américaine  ;  en  môme 
temps  que  le  déficit  et  la  dette  ne  cessaient  de  grandir    le 
pays  entrait  dans  cette  terrible    période    de    transformation 
intérieure  qui  allait  achever  de  paralyser  pour  un  temps  tous 
nos  moyens  d'action  au  dehors.  Le  comte  de  Montmorin  suc- 
cedait,comme  ministre  des  affaires  extérieures,  au  comte  de 
Vergennes,  mort  au  mois  de  février  1787.   D'une   prudence 
timorée,  il  pousse  la  neutralité  de   la  France  jusqu'à   l'effa- 
cement dans  les  conflits  qui  surgissent  en    Europe.    Cathe- 
rine n  ayant  ni  à    espérer  notre   concours,    ni    à    redouter 
notre  opposition,  reprend  sa  liberté  d'action  pour  l'accomplis- 
sement des  desseins,  dont  au  fond  elle  n'a  jamais  abandonné 
la  pensée,  dont  elle  s'est  contentée  de  différer  l'exécution 
La  Turquie  l'attirait  toujours.    Déjà  en   1784,   Catherine, 
profitant  des  troubles   sans    cesse    renaissants   du  Kouban 
et  de  la  Crimée,  s'était  annexé  ces  régions.  La  famille   des 
Khans  était  divisée  contre  elle-même.  Le  Khan  Chayn,  pour 
réduire  ses  deux  frères  que  la  Turquie  poussait  à  la  révolte 
avait  invoqué  le  secours  de  la  Russie,  protectrice  oflicielle' 
en  vert,,  du  traité  de  Kaïnardji,  de  l'indépendance  du   Kha- 
nat.  Le  8  avril  1783,  au  moment  de  faire  passer  la   frontière 
à  ses  troupes,  la  Tsarine    publiait   «n    manifeste,    où    elle 
déclarait  «  réunir  à  son  empire  la  Grimée,  Vile  de  Taman,  le 
Kouban,  comme  une  juste  indemnité  des  pertes  et  dépenses 
supportées  pour  le  rétablissement   de   l'ordre.»  Livrée  par 
un  autre  Poniatowski,    la    Crimée    fut   aisément  conquise, 
Chayn  obligé  d  abdiquer,  ses  étals  incorporés  à  la  Russie,  la 
dernière  trace  des  invasions  mongoles  effacée.   Le  dernier 
souverain  tatar,  après  avoir  suivi  un  instant,  comme  un  cour- 
tisan dépaysé,  la  cour  de  Potemkin,    se  réfugia  à  Constanti- 
nople    Abdul-llamid  1-  le  chargea  de  fers,  l'envova  en  exil 
à  Rhodes;  les  bourreaux  l'y  attendaient:  ainsi  finit  en  Europe 
le  sang  de  Gengis-Khan 

L'occupation  de  la  Crimée  n'était,  dans  l'esprit  de  Cathe- 
rine, qu  un  acheminement  à  de  plus  importantes  conquêtes. 
G  était  peu  pour  elle  d'avoir  pris  aux  Polonais  la  Russie  blan- 
che et  aux  Turcs  la  Crimée,  d'avoir  fait  boire  les  chevaux 


58  FRANCE  ET  RUSSIE 

des  Russes  dans  le  Danube  et  promené  victorieusement 
leurs  vaisseaux  dans  la  Méditerranée,  l'Adriatique  et  TArchi- 
pel,  d'avoir  appelé  les  Grecs  à  la  guerre  sainte  et  de  s'être 
érigée  en  protectrice  des  chrétiens  assujettis  au  Sultan; 
Catherine  voulait  pousser  jusqu'à  son  terme  le  dessein  tra- 
ditionnel des  tsars,  réaliser  le  rêve  du  peuple  russe,  expul- 
ser l'infidèle  de  l'Europe,  rendre  à  l'orthodoxie  sa  métropole 
purifiée.  Pour  cela  elle  avait  son  plan;  elle  avait  imaginé  de 
rétablir  l'ancien  Empire  de  Byzance  et  de  placer  un  de  ses 
petits-fils  sur  le  trône  restauré  de  Gonstantinople.  Cet  empire 
s'étendrait  jusqu'au  Danube.  La  Russie  proprement  dite  s'ar- 
rêterait au  Dniester;  entre  le  Dniester  et  le  Danube,  un  état 
intermédiaire  serait  formé,  qui  prendrait  le  nom  de  Dacie  et 
aurait  pour  premier  souverain  le  favori  du  moment,  Potem- 
kin.  Tel  était  la  vaste  combinaison  connue  sous  le  nom  de 
projet  grec  et  qui  devait  rester,  après  Catherine,  la  grande 
idée  d'avenir  de  la  Russie. 

Cette  idée  s'était  emparée  de  l'imagination  de  l'Impéra- 
trice au  moment  de  la  seconde  grossesse  de  lagrande  duchesse 
sa  belle-fille,  vers  la  fin  de  l'année  1778.  Paul  Pétrovitch, 
celui  dont  nous  venons  de  rappeler  le  voyage  en  Europe, 
était-il  vraiment  le  fils  de  l'infortuné  Pierre  111  ?  On  connait 
les  soupçons  répandus  sur  la  légitimité  de  sa  naissance,  et 
qu'un  passage  des  mémoires  de  Catherine  elle-même  sem- 
ble autoriser.  A  ne  consulter  que  les  affinités  du  caractère, 
les  similitudes  de  bizarrerie  et  de  monomanie,  entre  lui  et 
le  duc  de  Ilolstein  devenu  Pierre  III,  il  n'y  avait  pas  lieu  de 
douter  de  sa  filiation.  Quand  il  s'était  agi  de  le  marier,  en 
1773,  l'Impératrice  avait  fait  venir  à  Pétersbourg  la  land- 
grave de  Hesse-Darmstadt  avec  ses  trois  filles.  On  en  avait 
choisi  une,  qui  devint  la  grande-duchesse  Nathalie  Alexievna. 
Cette  princesse  mourut  en  couches,  le  26  avril  1776.  Le  len- 
demain même,  27,  Catherine  destinait  à  son  fils  une  autre 
femme  ;  d'ordre  de  l'Impératrice,  le  prince  Henri  de  Prusse 
écrivait  ce  jour  là  à  sa  nièce,  la  grande-duchesse  de  Wur- 
temberg, qu'elle  amenât  à  Berlin  ses  deux  filles  pour  un  nou- 
veau choix.  Le  6  Juillet,  Paul,  veuf  depuis  deux  mois,  par- 
tait pour  Berlin  avec  le  prince  Henri  et  en  ramenait  l'aînée 
des  princesses  de  Wurtemberg;  le  26   Septembre,   on  les 


FRANCE  ET  RUSSIE  59 

mariait  à  Pétersbourg.  Le  12  décembre  1777,  la  grande 
duchesse  Marie  Fédorovna  mettait  au  monde  un  fils,  qui 
reçut  le  nom  d'Alexandre.  En  1779,  elle  allait  devenir  mère 
une  seconde  fois. 

Ce  fut  alors  que  Catherine  décida  dans  son  esprit  que 
l'enfant  à  naître,  s'il  était  un  prince,  serait  destiné  au  trône 
de  Constantinople.  En  prévision  de  sa  future  souveraineté, 
il  s'appellerait  Constantin  ;  il  serait  baptisé  à  la  grecque, 
appVendrait  à  parler  dans  la  langue  grecque,  serait  nourri 
de  lait  grec;  déjà  on  avait  fait  venir  six  nourrices  des  îles 
de  l'archipel.  Ce  fut  d'un  fils  que  la  grande  duchesse  accou- 
cha, le  27  avril  1779.  Comme  le  ministre  du  palais  impérial 
demandait  à  Catherine  s'il  fallait  affecter  à  l'entretien  du 
nouveau-né  la  même  somme  qui  avait  été  fixée  pour  son 
frère  Alexandre:  «Certainement,  répondit  Catherine,  car  le 
cadet  est  dès  son  enfance  le  grand  Seigneur  que  l'autre  ne 
deviendra  qu'après  la  mort  de  deux  personnes  (Catherine  et 
Paul).  »  Des  médailles  furent  frappées;  l'une  où'  l'on  voyait 
une  femme,  la  Russie,  portant  entre  ses  bras  un  enfant 
marqué  au  front  d'une  étoile,  k  droite  et  à  gauche  la  Reli- 
gion et  l'Espérance,  dans  le  fond  la  coupole  de  Sainte-Sophie  ; 
l'autre,  où  Ton  voyait  l'enfant  prédestiné  tenant  en  main  le 
drapeau  de  Constantin,  avec  l'inscription  célèbre  :  in  hoc 
signo  i'inces. 

Pour  réussir  dans  sa  grande  entreprise,  Catherine  comp- 
tait d'une  part  sur  la  connivence  des  Grecs,  d'autre  part 
sur  l'alliance  autrichienne.  Du  côté  des  Grecs,  les  grands 
moyens  révolutionnaires  d'autrefois  ne  furent  pas  négligés. 
Si  par  égard  pour  l'Autriche  et  sa  sphère  d'intérêts  qui  déjà 
se  dessinait  dans  la  direction  de  la  Sava  et  de  la  Drina,  on 
laissa  cette  fois  de  côté  les  habitants  de  la  Serbie,  de  l'Her- 
zégovine, de  la  Tsernagora,  on  redoubla  par  contre  d'efforts 
auprès  des  populations  helléniques.  La  Morée  saignait 
encore  des  blessures  reçues  lors  de  l'expédition  d'Alexis 
Orlof;  les  agents  de  Catherine  opérèrent  surtout  dans 
l'ouest  de  la  Grèce  ;  Souli  devint  le  centre  du  mouvement. 

Du  côté  de  l'Autriche,  Catherine  n'eut  pas  de  peine  à 
gagner  l'ardent  Joseph  11,  aux  yeux  de  qui,  dans  l'entrevue 
de  Mahilev  comme  durant   le  séjour  que   l'Empereur  fit  à 


60  FRANCE  ET  RUSSIE 

PétersboLirg  en  1780,  elle  fit  miroiter  la  perspective  d'une 
part  considérable  dans  les  bénéfices.  En  1781,  un  traité  était 
signé  qui  resserrait  les  liens  des  deux  cours  impériales,  et 
stipulait,  pour  la  mise  en  mouvement  des  troupes  autri- 
chiennes,  le  casus  fœderis. 

VI 

Les  deux  alliés,  dont  chaque  année  fortifiait  l'amitié, 
n'attendaient  que  le  vent  favorable  pour  entreprendre  la 
conquête  de  cette  nouvelle  toison  d'or. 

Ils  l'attendirent  jusqu'à  l'automne  de  1787.  Catherine  était 
à  peine  rentrée  à  Tsarkoé-Selo  de  son  fameux  voyage  dans 
les  pays  du  Midi,  qui  avait  duré  du  17  janvier  au  22  juillet. 
Cette  fastueuse  promenade,  qui  rappelait  celle  de  Cléopatre 
sur  les  mers  de  Syrie,  n'avait  pas  seulement  pour  but 
d'éblouir  ses  nouveaux  sujets  par  l'étalage  d'une  pompe 
asiatique.  Montrer  de  près  l'Empire  ottoman  aux  rois,  aux 
représentants  des  cours  d'Occident  qui  formaient  le  cortège 
de  la  Souveraine,  engager  en  quelque  sorte  leur  responsa- 
bilité dans  ces  perspectives,  obtenir  enfin  d'eux  la  permis- 
sion au  moins  tacite  d'accomplir  en  Turquie  ce  que  l'on  avait 
fait  en  Crimée,  tel  était  l'objet  politique  de  cette  démonstra- 
tion. Les  Tatars,  fascinés  par  Catherine,  devenaient  l'avant- 
garde  des  Russes  contre  un  empire  du  même  sang  qu'eux. 
Une  inscription  prophétique  gravée  sur  une  borne  milliaire 
de  la  Chersonèse-Taurique  disait  aux  Russes  :  «  C'est  ici  le 
chemin  de  Byzance.  » 

Les  Turcs  ne  s'y  trompèrent  pas.  Menacés  dans  la  mer 
Noire  et  dans  l'archipel,  ils  résolurent  de  prévenir  l'explo- 
sion. Dix  ans  auparavant,  la  diplomatie  moscovite  avait  déjà 
eu  l'habileté  de  tourner  les  pauvres  Turcs  en  agresseurs.  La 
ruse  se  renouvelle.  Le  26  juillet,  le  Divan  adressait  un  ulti- 
matum à  la  Russie;  le  13  août,  l'envoyé  de  Catherine,  Bulgo- 
kof,  sommé  de  signer  la  restitution  de  la  Crimée,  était,  sur 
son  refus,  envoyé  aux  Sept-Tours.  Aussitôt  après,  l'armée 
Turque  entrait  en  campagne. 

Obligé  de  faire  face  à  deux  puissances  militaires  de  premier 
ordre,   miné  à  l'intérieur  par  une  insurrection  des  Rayas, 


FRANCE  ET  RUSSIE  •  61 

l'Empire  ottoman  parut  voué  à  une  perte  certaine.  Mais, 
comme  il  était  arrivé  déjà,  comme  il  devait  arriver  encore, 
l'événement  trompa  tous  les  calculs  :  les  Turcs  se  défen- 
dirent avec  courage,  souvent  avec  succès.  La  guerre  dura 
cinq  ans,  comme  celle  de  1768.  L'Autriche  qui  avait  mis  sur 
pied  une  armée  de  180,000  hommes,  le  plus  grand  effort  que 
jusque  là  eut  fait  la  maison  d'Autriche,  y  employa,  sans 
compter  Joseph  II,  ses  meilleurs  généraux,  Laudon  le  vété- 
ran des  guerres  de  Marie-Thérèse,  Cobourg,  Clairfoyt, 
Wartenslcben,  Mack,  dont  les  noms  allaient  revenir  dans  les 
campagnes  contre  la  France  républicaine  ou  napoléonienne. 
Chez  les  Russes,  c'était  Potemkin,  satrape  plutôt  que  capi- 
taine, Romansof,  Souvorof ;  Souvorof,  dont  la  sauvage  éner- 
gie emporte  par  de  furieux  assauts  les  villes  d'Oczokof  et 
d'Isniaïl,  brise  à  la  bataille  de  Focsani  les  régiments  turcs  ; 
et,  dans  celle  du  Rimnik,  sauve,  avec  30,000  soldats,  l'armer 
autrichienne  enveloppée  par  les  200,000  hommes  du  grand 
vizir  :  ce  qui  lui  vaut  le  surnom  de  Rimnisky,  les  titres  de 
comte  du  saint  empire  Romain  et  do  comte  de  Tempiro 
Russe. 

La  flotte  russe  du  Nord  ne  quitte  pas  les  eaux  de  la  Bal- 
tique pour  venir,  une  seconde  fois,  après  un  aventureux 
voyage  de  circumnavigation,  apporter  la  guerre  sur  les 
côtes  de  la  Morée.  Elle  est  occupée  à  tenir  tète  aux  vais- 
seaux do  Gustave  III.  Seul,  parmi  les  rois  de  l'Europe,  Gus- 
tave III  a  uni  ^C8  armes  à  celles  des  Turcs.  Le  17  juillet  i78S, 
une  bataillé  sangfantc,  indécise,  s'engage  près  de  l'Ile  de 
llogland,  entre  les  flottes  russe  et  stiédoise.  Les  détonations 
de  l'artillerie  des  deux  escadres  s'entendent  de  Pétersbourg. 
«  Je  vous  écris  au  bruit  du  canon  qui  fait  trembler  les  vitres 
de  mon  palais,  mandait  Catherine  au  prince  de  Ligne,  et  ma 
main  ne  tremble  pas.  »  Bientôt  Une  conspiration  découverte 
dans  l'armée  suédoise  obligeait  Gustave  III  à  regagner  sa 
capitale. 

En  Gri'i  c  loul  se  l»wii,*  <4  ua*)  gu<!ri'«'  «i  >-.->i  .iiniouches.  Les 
corsaires  de  l'archipel,  commandés  par  Lambr'ôCanscani,  le 
héro  du  Corsaire  de  lord  Ryron,  arborent  le  pavillon  russe, 
courent  les  mers  enlevant  les  bâtiments  de  commerce,  et 
parfois  les  vaisseaux  des  Turcs.  Les  montagnards  souliotes 


62  FRANCE  ET  RUSSIE 

fondent  clans  la  plaine  sur  les  Albanais  du  fameux  Ali,  pacha 
de  Janina,  et,  le  coup  de  main  accompli,  regagnent  leur  cita- 
delle de  rochers.  A  la  suite  d'un  de  ces  combats,  une  bril- 
lante armure,  que  Ton  disait  enlevée  sur  le  fils  du  pacha,  fut 
remise  à  trois  députés  grecs  qui  vinrent  l'apporter  aux  pieds 
de  Catherine,  avec  les  hommages  et  les  vœux  de  la  nation, 
u  Donnez-nous  pour  chef  votre  petit-fils  Constantin,  disaient-ils 
dans  leur  harangue,  puisque  la  famille  de  nos  empereurs  est 
éteinte.  »  Introduits  auprès  du  jeune  grand-duc,  ils  lui  adres- 
sèrent un  discours  en  grec,  et  Constantin  leur  fit  en  peu  de 
mots  son  remercîment  dans  la  même  langue. 

C'était  la  Prusse  de  concert  avec  l'Angleterre,  qui  avait 
armé  les  Suédois  contre  les  Russes,  et  procuré  à  la  Turquie 
le  secours  de  cette  diversion.  Usurpant  à  Constantinople  le 
rôle  de  protectrice,  si  longtemps  exercé  par  la  France,  elle 
héritait  en  partie  de  notre  influence  auprès  du  Divan.  Bien- 
tôt, détachant  l'Autriche  de  la  Russie,  elle  obligera  une 
seconde  fois  Catherine  à  borner  ses  conquêtes,  et,  comme 
à  Kaïnardji,  retiendra  l'Empire  Ottoman  sur  le  bord  de 
l'abîme. 

Joseph  11  était  mort  le  20  février  1790,  trompé  dans  toutes 
«es  illusions  de  réforme,  de  guerre  et  de  gloire,  et  commen- 
çant à  douter  du  résultat  de  ses  complaisances  envers  Cathe- 
rine contre  les  Turcs.  Léopold  II,  son  successeur,  prince 
grand  sur  un  petit  théâtre,  petit  sur  une  grande  scène,  avait 
quitté  Florence  pour  venir  gouverner  l'Allemagne.  Il  aspi- 
rait à  la  paix  avec  la  Porte,  pour  reporter  toute  son  attention 
et  toutes  ses  armes  vers  les  Pays-Bas,  que  la  révolution  fran- 
çaise entraînait  dans  son  orbite.  Les  conférences  qu'il  pro- 
voque à  Sistowa  aboutissent  à  la  paix  du  4  avril  1791.  La 
Porte  recouvrait  tout  ce  que  les  armées  impériales  lui  avaient 
enfevé,  à  l'exception  de  Chœzim,  laissé  en  gage  jusqu'à  la 
paix  avec  les  Russes. 

Catherine,  d'abord  indignée  de  cette  défection,  finit  par  cé- 
der à  la  lassitude  de  la  guerre  plus  qu'à  la  modération.  Les  ha- 
biles instances  de  la  diplomatie  prussienne  l'amènent  à  signer 
à  son  tour  la  paix  de  lassy,  au  mois  de  janvier  1792.  Comme 
le  trhité  de  Kaïnardji,  dont  il  était  la  confirmation,  le  traité 
de  lassy  assurait  à  la  Russie  moins  d'accroissement  terri- 


FRANCE  ET  RUSSIE  .  63 

torial  que  d'influence  politique.  De  leurs  conquêtes,  les 
Russes  se  contentaient  de  retenir  Oczokof  et  ce  continent 
disputé  entre  le  Dniester  et  le  Boug,  où  ils  allaient  bientôt 
construire  Odessa,  la  Smyrne  de  la  mer  Noire. 

Le  fameux  projet  grec  subissait  une  éclipse  ;  il  n'était  point 
pour  cela  destiné  à  périr.  Il  reparut  au  bout  de  deux  lustres, 
à  la  suite  d'événements  qui  dépassaient  toutes  les  prévisions 
humaines  ;  il  porta  alors  le  nom  de  politique  de  Tilsit.  Sur 
le  radeau  légendaire  construit  au  milieu  du  Niémen  où  les 
deux  maîtres  de  la  France  et  de  la  Russie  se  rencontrèrent 
pour  la  première  fois  et  s'embrassèrent  à  la  vue  de  leurs 
armées  (25  juin  1807),  en  face  de  Napoléon  et  à  côté  d'A- 
lexandre, se  tenait  le  Tsarévitch  Constantin,  comme  l'expres- 
sion vivante  de  «  la  grande  idée  »  qu'avait  léguée  Catherine, 
et  qui  semblait  maintenant  appelée  à  une  fortune  éclatante. 
Mais  il  n'avait  conçu,  en  grandissant,  aucune  ambition  per- 
sonnelle, le  nourrisson  des  six  Amalthées  grecques  ;  loin  de 
viser  au  trône  des  Paléologues,  il  devait  renoncer  un  jour,  de 
son  plein  gré  et  en  faveur  d'un  frère  cadet,  au  trône  même 
des  Romanof  qui  lui  revenait  de  droit,  ne  se  reconnaissant, 
ainsi  qu'il  le  déclara  dans  un  document  mémorable  a  ni  le 
génie,  ni  les  talents,  ni  la  force  nécessaire  pour  être  jamais 
élevé  à  la  dignité  souveraine.  »  Aussi,  à  Tilsit,  Alexandre 
demandc-t-il  directement  pour  l'empire  russe  lui-même  cet 
héritage  ottoman  que  son  aïeule,  par  un  euphémisme  diplo- 
matique, avait  prétendu  ériger  seulement  en  une  «  monar- 
chie indépendante  »  sous  une  branche  cadette  de  la  famille 
des  Romanof.  On  connaît  la  réponse  du  César  français,  et  la 
scène  où  le  vainqueur  de  Friedland,  posant  le  doigt  sur  une 
carte  en  présence  d'Alexandre,  s'écria  à  plusieurs  reprises  : 
«  Constantinople,  jamais  !  Constantinople,  c'est  l'empire  du 
monde  !...  » 

VII 

Tandis  que  la  Turquie,  soutenue  par  les  armes  suédoises, 
par  les  intrigues  anglaise  et  prussienne,  luttait  contre  la  coa- 
lition austro-russe,  la  France  avait  appuyé  la  Russie  autant 
que   le  permettait  TeiTacement   auquel    la   réduisaient    ses 


64  FRANCE  ET  RUSSIE 

embarras  intérieurs.  On  avait  vu  accourir  les  volontaires 
français, «non  pas  comme  ils  l'eussent  fait  autrefois,  au  camp 
ottoman,  mais,  par  une  nouveauté  singulière,  dans  les  rangs 
et  sur  les  vaisseaux  des  Russes.  Au  cours  de  la  campagne 
maritime  de  la  Baltique,  le  prince  de  Nassau-Siegen,  un  ami 
de  Ségur  et  de  la  France,  leur  avait  rendu  d'éminents  ser- 
vices contre  la  flotte  suédoise.  Dans  la  campagne  du  Danube, 
les  Roger  de  Damas,  les  Langevor,  les  Fronsac  (futur  duc  de 
Richelieu),  les  Yilnau,  avaient,  en  mainte  rencontre,  signalé 
leur  valeur.  Mais  avec  les  premières  agitations  de  la  Révo- 
lution, un  nouveau  revirement  s'opère  dans  les  esprits.  Dans 
la  lutte  entre  la  France  de  l'ancien  régime  et  la  France 
moderne,  Catherine  devait  nécessairement  prendre  parti 
pour  la  première  :  sa  propre  sécurité,  l'amitié  qu'elle  avait 
vouée  au  Roi,  la  dette  de  reconnaissance  qu'elle  avait  con- 
tractée envers  nos  gentilshommes,  l'orgueil  de  protéger  une 
dynastie  déchue  et  des  princes  proscrits  firent  d'elle  une 
ennemie  déclarée  de  la  Révolution.  Le  11  octobre  1789, 
M.  de  Ségur  était  parti  en  congé  ;  il  ne  devait  plus  revenir. 
La  légation  de  France,  réduite  à  un  simple  chargé  d'affaires, 
M.  Genêt,  fut  en  butte  d'abord  à  la  froideur,  puis  au  mépris, 
enfin  à  l'insulte.  Le  traité  de  commerce  de  1787  fut  violé 
dans  toutes  ses  dispositions.  Le  pavillon  de  France,  de  blanc 
devenu  tricolore,  fut  amené.  Enfin  nous  cessons  d'avoir  en 
Russie  aucun  représentant  attitré,  jusqu'au  moment  où,  après 
les  campagnes  de  Souvorof  en  Italie  et  en  Suisse,  les  rela- 
tions diplomatiques  seront  reprises  par  Bonaparte  et  Paul  I^^ 

Catherine  ne  mobilise  pas  ses  troupes  contre  nous  comme  la 
Prusse,  l'Autriche,  l'Angleterre,  la  Hollande,  l'Espagne  ; 
elle  nous  fait  la  guerre  à  coup  de  rescrits  prohibitifs,  et  de 
mesures  vexatoires  décrétées  contre  nos  nationaux.  Au  fond 
elle  n'oubliait  pas  ses  intérêts.  Rapprochée  de  l'Autriche  et 
de  la  Prusse  (traités  du  14  juillet  et  du  7  août  1792),  elle 
s'étudiait  à  les  engager  sans  s'y  engager  elle-même,  dans 
la  lutte  à  main  armée  contre  les  jacobins  de  France,  se 
réservant  pour  le  châtiment,  beaucoup  moins  dangereux, 
et  plus  lucratif,  des  «  jacobins  »  de  Turquie  et  de  Pologne. 

La  malheureuse  Pologne  allait  une  fois  encore  payer  la 
"ni'tvdération  plus  ou  moins    volontaire  que  Catherine  venait 


FRANCE  ET  RUSSIE  65 

de  montrer  en  Turquie.  Depuis  la  mort  du  grand  Frédéric,  les 
Polonais  avaient  cherché  un  appui  perfide  dans  la  Prusse.  De 
plus  ils  avaient  promulgué,  à  l'imitation  de  la  France,  une 
constitution  de  1791  qui  les  émancipait  de  l'étranger.  Ces  deux 
prétextes  décidèrent  l'Impératrice  à  leur  déclarer  la  guerre. 
La  diète  et  le  roi  Poniatovvski  lui-même  parurent  s'élever 
un  moment  à  1»^  hauteur  du  danger  ;  mais  avant  que  la 
Pologne  eût  le  temps  de  réunir  les  cinquante  mille  hommes 
qui  composaient  son  armée  nationale,  cent  mille  Russes 
inondaient  ses  provinces.  Le  nombre  écrasa  le  courage. 
Kosciusko,  Ignace  Potocki,  Zajonezek,  Niemeewitz,  poète  et 
soldat,  se  firent  leur  premier  nom  de  patriotes  et  de  héros 
dans  ces  luttes  inégales  qui  eurent  pour  conséquence  un 
second  démembrement  de  leur  patrie.  C'est  alors  que  l'on 
vit  la  Prusse,  joignant  la  fourberie  à  la  violence,  prendre  une 
part  des  dépouilles  de  ce  même  allié,  qu'elle  s'était  solennel- 
lement engagée  à  défendre.  Tandis  que  la  Russie  mettait  la 
main  sur  ce  qui  restait  de  la  Lithuanie,  la  Prusse  s'adjugeait 
Thorn  et  Dantzick,  depuis  si  longtemps  convoitées  et  en 
outre,  Gnesen,  Posen,  Kalisz,  Czenslochowa,  etc.;  autrement 
dit,  c'était  le  pays  d'origine  de  la  nation  polonaise,  c'étaient 
ses  plus  anciennes  capitales  qu'on  incorporait  insolemment 
à  coAU'  Prusse  qui,  cent  cinquante  ans  auparavant,  était  un 
hund^le  fief  de  la  république. 

Tout  ce  qu'il  y  avait  encore  de  patriotes  en  Pologne  essaya 
de  protester  par  les  armes  contre  un  pareil  brigandage,  et 
se  réunit  sous  le  drapeau  insurrectionnel  déployé  par 
Kosciusko  ;  mais  sa  défaite  par  les  Russes  à  Maciowice 
(10  octobre  1794)  fut  suivie  trois  semaines  plus  tard  de  la 
prise  de  Praga  (4  novembre  1794).  Souvorof,  que  le  massacre 
d'Ismaïl  désignait  à  Catherine  comme  l'exterminateur  sans 
pitié  des  capitales,  emporta  d'assaut  le  faubourg  révolté. 
Varsovie  le  reçut  le  lendemain,  couvert  du  sang  de  trente 
nnlle  victimes.  Alors  les  dernières  provin<'es  polonaises 
furent  .i  leur  tour  partagées  entre  les  trois  grandes  puissances 
Russie,  Autriche  et  Prusse,  qui  avaient  simultanément  fait 
march<M*  leurs  troupes  contre  les  fauteurs  de  désordre. 

La  Pologne  disparut  de  la  carte  d'Europe,  et,  de  l'ancienne 
barrière   de  l'Est,  il   ne  resta  plus  que  deux  États  mutilés, 

YXXI  —  5 


66  FRANCE  ET  RUSSIE 

l'un  refoulé  vers  le  Pôle,  Fautre  rejeté  sur  le  Danube. 
Ainsi  la  Révolution,  à  ses  débuts,  précipita  l'accomplissement 
du  plan  machiavélique  dont  les  ennemis  de  la  Russie  avaient 
déjà  attribué  la  paternité  à  Pierre  le  Grand  ;  la  ruine  des  petits 
États,  que  le  roi  de  France  avait  réussi  à  retarder,  tantôt  en 
combattant  la  Russie,  tantôt  en  recherchant  son  alliance, 
s'accomplit  définitivement. 

Catherine  ne  survécut  pas  longtemps  à  ses  cruels  exploits. 
Le  17  avril  1796,  elle  mourait  d'une  attaque  d'apoplexie. 
Cette  année  là,  un  nom  plus  retentissant  que  le  sien  commen- 
çait sa  prodigieuse  ascension  vers  la  gloire  et  retenait  déjà 
l'attention  du  monde  ;  un  grand  acteur  inaugurait  un  grand 
drame  ;  c'était  l'année  de  Rivoli  et  d'Arcole  ;  l'histoire  était 
partout  en  travail  et  annonçait  pour  le  dix-neuvième  siècle 
des  bouleversements  plus  grands  encore  que  ceux  qui  avaient 
marqué  le  cours  du  dix-huitième. 


Nous  avons  essayé  de  montrer  les  deux  courants  d'idées 
qui,  au  temps  de  l'ancien  régime,  tendirent  constamment  l'un 
à  éloigner,  l'autre  à  rapprocher  la  France  de  la  Russie.  Les  faits 
d'une  importance  capitale,  qui  ont  presque  annihilé  le  premier 
de  ces  courants  et  donné  à  l'autre  une  force  irrésistible,  sont 
dans  toutes  les  mémoires.  Du  choc  réitéré  des  peuples  est  sor- 
tie une  Europe  nouvelle.  C'est  un  autre  échiquier,  disposé  tout 
autrement,  que  nous  avons  sous  les  yeux,  et  moins  nous 
avons  déguisé  les  difficultés  qui  s'opposèrent  jadis  à  une 
communauté  d'intérêts  et  d'action  entre  les  deux  pays,  plus 
nous  sommes  autorisés  dans  la  position  actuelle  des  pro- 
blèmes européens,  à  affirmer  la  possibilité,  la  nécessité 
pour  eux  de  lier  leur  politique  et  d'associer  leurs  efforts. 

Contre  le  nouvel  empire  allemand,  bien  plus  redoutable 
que  ne  l'étaient  autrefois  celui  des  Othon  ou  des  Habsbourg, 
la  Russie  peut  seule  nous  fournir  dans  l'Est  une  diversion 
utile,  un  contrepoids  nécessaire.  Elle  remplacera  cette 
ceinture  de  puissances  secondaires,  formée  par  le  soin  de 
nos  Rois,  autour  des  frontières  de  l'Allemagne,  toujours 
prêtes  à  prendre  nos  ennemis  à  revers,  pour  affaiblir  leur 
action  en   divisant  leurs  forces.  Elle  nous  sert  à   maintenir 


FRANCE  ET  RUSSIE  67 

l'équilibre  si  précaire  de  TEiirope.  Arc-boutée  (l'un  côté 
par  la  Triple-alliance,  la  paix  parait  plus  solide,  quand  elle 
Test  de  Tautre  par  la  France  et  la  Russie,  dont  l'union 
empoche  qu'il  y  ait  dans  un  sens  une  poussée  plus  forte  que 
dans  l'autre. 

Des  petits  états  qui  jadis  formaient  notre  système,  nous 
n'avons  pas  su,  nous  n'avons  pas  pu  suspendre  la  décadence 
ou  empêcher  la  ruine.  La  Suède  a  depuis  longtemps  renoncé 
à  tenir  en  Europe  un  rang  disproportionné  à  ses  forces.  On 
ne  pose  même  pas  de  nos  jours  la  question  de  savoir  si  les 
lambeaux  de  l'infortunée  Pologne  se  rejoindront  jamais 
pour  former  encore  une  nation,  tant  l'espoir  en  parait 
chimérique. 

Reste  la  Turquie,  dont  les  rivalités  européennes  prolon- 
gent la  décrépitude,  et  dans  les  limites  de  laquelle  s'est 
concentrée  au  xix"  siècle,  la  question  d'Orient.  Qu'eu 
Turquie  les  sphères  d'influence  de  la  France  et  de  la  Russie 
confinent  l'une  à  l'autre,  et  risquent  de  se  heurter  :  il 
serait  puéril  de  le  nier.  Quand  la  France  et  la  Russie  ont  été 
en  guerre,  c'est  le  Levant  qui  leur  a  mis  les  armes  à  la 
main;  et,  quoi  qu'on  dise,  il  y  avait  là  autre  chose  qu'une 
méprise  regrettable  ou  une  fantaisie  napoléonienne,  sans 
antécédent  historique.  Mais  d'autre  part,  la  Russie  et  la 
France  ont  montré  plus  d'une  fois  h  l'Orient,  en  Grèce,  en 
Syrie,  au  Monténégro,  en  Egypte,  qu'elles  savent  s'en- 
tendre ;  et  puisqu'il  y  a  en  .ce  moment  des  ambitions 
inquiètes  qui  ne  reculeraient  pas  devant  les  plus  sanglants 
bouleversements  dans  l'espérance  d'y  trouver  profit,  ce  que 
l'on  peut  désirer  de  meilleur  c'est  que  les  deux  grandes 
puissances  se  tiennent  plus  unies  que  jamais  pour  n'fréner 
ces  convoitises  et  limiter  l'action  de  l'Europe  à  l'émanci- 
pation graduelle  des  peuples  chrétiens,  à  la  résurrection 
des  nationalités  ensevelies  depuis  des  siècles  sous  la 
tyrannie  musulmane. 

H    PRÉLOT, S    J 


A  CHEVAL  A  TRAVERS  L'ISLANDE 

(Fin  1) 


Nos  excellents  hôtes  ne  nous  laissent  point  partir  sans 
nous  régaler  de  tout  ce  qu'ils  ont  de  meilleur. 

Après  avoir  chevauché  pendant  deux  heures  environ,  nous 
arrivâmes  à  la  ferme  de  Lang,  située  à  200  mètres  du  Geyser. 
C'est  là  qu'habite  Sigurdr  de  Lang  :  c'est  un  vieillard  de 
80  ans,  fort,  très  alerte  pour  son  âge,  et'connu  dans  tout  le 
pays  pour  sa  grande  complaisance.  Il  est  propriétaire  de 
trois  fermes  situées  de  ce  côté  du  Geyser.  Il  y  a  deux  ans, 
au  grand  chagrin  des  Islandais,  il  vendit  le  Geyser,  qui  lui 
appartenait  également,  à  un  Anglais,  pour  la  somme  de  3,000 
couronnes.  L'intention  de  l'acquéreur  est  de  l'entourer  d'un 
grand  mur,  et  chaque  voyageur  qui  voudra  le  visiter  devra 
payer.  Vraiment  les  Anglais  s'entendent  aux  affaires  ! 

Ceci  a  sans  doute  quelque  rapport  avec  ce  qu'on  nous  a 
dit  à  Reykjavik  :  Un  agent  d'une  société  anglaise  y  était  venu 
pour  faire  un  arrangement  avec  les  autorités  au  sujet  d'iui 
chemin  de  fer  qu'on  voulait  établir  entre  la  capitale  et  le 
Geyser.  Une  ligne  de  steamers  ferait  en  môme  temps  le 
service  entre  Liverpool  et  l'Islande  ;  on  s'engageait  à  payer 
100,000  couronnes  par  an,  pour  le  terrain,  pendant  30  ans,  et 
à  l'expiration  de  ce  laps  de  temps,  le  chemin  de  fer  serait  la 
propriété  de  la  compagnie.  On  espère  pouvoir  commencer 
les  travaux  l'année  prochaine  (1895). 

Nous  ne  vîmes  personne  aux  abords  de  la  ferme  ;  je  des- 
cendis de  cheval  et  avec  un  bâton  je  frappai,  selon  l'usage, 
trois  coups  sur  le  mur  près  de  la  porte  d'entrée  ;  c'est  ainsi  que 
les  voyageurs  annoncent  leur  arrivée  pendant  la  journée  ; 
après  le  coucher  du  soleil  il  faut  monter  sur  le  toit  et  crier 

1.  Y.  Études,  20  Mars  1897,  p.  764. 


A  CHEVAL  A  TRAVERS  L'ISLANDE  .  69 

à  la  fenêtre  :  «  Dieu  soit  ici  !  »  et  Ton  reçoit  invariablement 
la  réponse  :  «  Que  Dieu  vous  bénisse  !  » 

A  peine  avais-je  frappé  les  trois  coups  qu'une  femme  sortit 
de  la  maison.  Après  les  salutations  d'usage,  je  demandai  à 
parler  au  maître  de  la  maison  ;  elle  alla  tout  de  suite  l'ap- 
peler. Je  voulais  prier  Sigurdr  de  vouloir  bien  nous  servir 
de  guide  jusqu'à  AV////wr//?r^.ç/w//o^rt,  une  ferme  située  au  milieu 
d'un  désert,  de  l'autre  côté  de  la  montagne  devant  nous.  II 
nous  faudrait  huit  heures  à  cheval  pour  y  arriver;  et  pendant 
cette  longue  étape  à  travers  des  champs  de  lave,  il  n'y  a 
pas  une  seule  habitation,  à  peine,  par-ci  par-là,  quelques 
brins  d'herbe.  Le  plus  grand  danger  pour  nous,  c'était  le 
torrent  rapide  et  puissant  du  JôkeleLv  lli'itày  avec  ses  treize 
branches  qu'il  fallait  passer  à  cheval.  On  ne  pouvait  songer 
à  le  faire  sans  un  guide  sûr  et  expérimenté.  II  n'y  avait  que  trois 
hommes  (jui  connussent  bien  le  chemin,  c'étaient  :  Sigurdr 
de  Lang,  son  fils  fireipr  à  1lanUadali\  et  Gudjon,  un  fermier 
du  voisinage.  Malgré  son  grand  Age,  Sigurdr  était  le  meil- 
leur guide  (les  trois. 

Le  vieillard  vint  bientôt  à  nous  ;  c'était  un  homme  d'une 
belle  prestance,  dont  la  figure  était  couverte  d'une  barbe 
blanche  coupée  très  court.  Je  le  saluai  ;  il  me  regarda  sans 
répoiulre,  puis  il  se  pencha  vers  un  jeune  garçon  qui  rac- 
compagnait ;  l'enfant  lui  cria  à  l'oreille  :  «  Le  monsieur  von** 
salue  :  Sivlir  vevid  per!  »  II  nous  a  dit  alors  :  «  Soyez  les 
bienvenus!  — Je  viens  V()us  prier,  lui  <lis-je  aussi  haul  que 
possible,  de  vouloir  bien  n<ius  accompagner  jusqu'à  AV///- 
moustunga  ».  Je  n'avais  pas  parlé  assez  haut,  l'enfant  dut 
répéter  ce  que  j'avais  dit  ;  le  vieillard  réfléchit  quelques 
instants  et  répondit  :  «  Je  <*rains  que  je  ne  puisse  moi-même 
y  aller;  mais  mon  fils,  Cireipr,  ira  volontiers  avec  vous,  et 
s'il  ne  le  peut  pas,  j'irai  alors  moi-même,  n  II  me  prit  par  le 
bras  et  me  fit  mille  questions  auxquelles  je  répondis  en 
criant  à  tue-téte.  L'interrogatoire  fini,  il  dit  au  garçon  de 
nous  conduire  au  Geysei\  de  nous  montrer  les  environs,  et 
ensuite  de  nous  mener  à  la  ferme  de  lîankadalr^  où  demeu- 
rait son  fils  Greipr. 

Nous  allions  donc,  pour  la  première  fois,  contempler 
ce  Grand  Geyser  dont  nous  avions  tant  entendu  parler  ! 


70  A  CHEVAL 

Nous  arrivâmes  bientôt  au  pied  d'une  large  et  ronde  colline 
de  rochers  ;  du  sommet  sortait  une  épaisse  vapeur,  comme 
s'il  y  eût  eu  une  douzaine  de  cheminées  d'usine.  L'air  était 
imprégné  d'une  odeur  nauséabonde,  comme  provenant  d'un 
mélange  de  soufre,  de  salpêtre  et  de  vapeur  d'eau  bouil- 
lante ;  on  entendait  un  bruit  étrange,  semblable  à  celui  d'un 
liquide  en  ébullition  ;  en  effet,  l'eau  bout  là-haut  dans  ces 
immenses  marmites  de  pierre. 

Le  garçon  alla  devant  nous,  et  nous  le  suivîmes  ;  les  che- 
vaux manifestaient  de  l'inquiétude,  ils  flairaient  les  rochers 
sur  lesquels  ils  marchaient  ;  ils  finirent  par  s'arrêter,  dres- 
sèrent les  oreilles  et  jetèrent  des  regards  inquiets  autour 
d'eux.  Nous  dûmes  employer  la  force  pour  les  faire  avancer  ; 
mais  ils  marchaient  avec  beaucoup  de  précaution  et  parais- 
saient fort  effrayés.  Arrivés  à  une  certaine  hautevir,  nous 
vîmes  devant  nous  une  ouverture  ronde,  d'où  s'échappait 
une  épaisse  vapeur,  qui  s'élevait  à  une  grande  hauteur  ;  les 
chevaux  se  regardent  terrifiés,  contemplent,  pendant 
quelques  instants,  cet  étrange  spectacle,  puis  se  détournent 
résolument  pour  s'en  aller.  Nous  dûmes  mettre  pied  à  terre 
et  les  mener  par  la  bride.  Nous  continuâmes  à  gravir  la 
colline  jusqu'au  Grand  Geyser^  qui  est  au  sommet.  En  route 
nous  passons  plusieurs  de  ces  trous  béants  et  fumants,  près 
desquels  les  pierres  sont  brûlantes,  quoique  le  sol  ait  la 
température  normale.  Ces  pierres  font  entendre  un  bruit 
semblable  à  celui  de  la  soupape  d'une  machine  à  vapeur. 
Les  chevaux  deviennent  de  plus  en  plus  terrifiés,  et  mar- 
chent comme  s'ils  traversaient  un  brasier  ardent. 

Enfin,  nous  voilà  au  Grand  Geyser.  Quel  spectacle  extraor- 
dinaire !  Nous  voyons  un  bassin  d'eau  claire  et  limpide,  il  a 
80  pieds  de  circonférence  ;  l'eau  est  en  ébullition,  mais  elle 
bout  plus  légèrement  aux  bords  qu'au  milieu.  J'y  plonge  un 
doigt,  mais  pour  le  retirer  aussitôt,  car  je  m'étais  brûlé. 
Plusieurs  savants  ont  mesuré  la  température  de  cette  eau. 
A  la  surface  elle  n'a  que  86°  centigrades  ;  à  20  mètres  de 
profondeur,  elle  atteint  125°.  11  nous  tardait  de  voir  l'eau 
jaillir,  mais  notre  curiosité  ne  fut  pas  satisfaite.  Notre 
guide  ne  comprenait  rien  au  grand  intérêt  que  nous  prenions 
à  ce  merveilleux  phénomène  de  la  nature.  Pour  lui  c'était 


A    TRAVERS   L'ISLANDE  '  71 

chose  toute  naturelle.  Il  est  né  à  côté  de  ce  monstre  dont  il 
a  maintes  fois  vu  les  colères,  et  il  y  est  habitué.  Je  lui 
demandai  s'il  y  avait  du  danger  à  rester  si  près  du  bassin  ; 
car,  en  cas  d'une  éruption,  nous  aurions  été  inondés  par 
cette  eau  bouillante  !  «  Oh  î  cela  n'arrive  pas  ainsi,  répondit- 
il  ;  quand  l'eau  va  jaillir,  on  est  averti  par  un  grondement 
souterrain  accompagné  d'un  tremblement  de  terre  ;  il  faut 
alors  se  mettre  à  l'écart,  en  ayant  soin  d'aller  contre  le  vent.  » 
Je  demandai  comment  l'éruption  avait  lieu  ;  il  répondit  : 
«  Toute  la  masse  d'eau  se  soulève,  elle  est  lancée  tout  droit 
en  l'air  à  une  hauteur  de  200  pieds,  plus  ou  moins,  et  cela 
quatre  ou  cinq  fois  de  suite.  La  plus  grande  partie  de  l'eau 
retombe  dans  le  bassin  ;  une  partie  est  jetée  dehors,  surtout 
lorsqu'il  y  a  beaucoup  de  vent,  et  le  reste  se  dissipe  en  vapeur. 
—  Et  quand  a  eu  lieu  la  dernière  éruption  ?  —  Cette  nuit.  — 
Cela  arrive-t-il  souvent  ?  —  Oh  !  les  accès  sont  très  irrégu- 
liers ;  parfois  cela  arrive  deux  ou  trois  fois  par  jour,  parfois 
il  n'y  a  qu'une  seule  éruption  en  trois  semaines  ;  mais  durant 
ce  dernier  printemps,  il  y  en  a  eu  presque  toutes  les  vingt- 
quatre  heures.  » 

.Nous  visitâmes  ensuite  les  autres  sources,  surtout  celle  de 
Stokkr,  dont  l'eau  bouillait  plus  furieusement  que  celle  du 
Grand  Geyser;  on  en  entendait  le  mugissement  de  très  loin  ; 
mais  elle  est  plus  petite,  et  ressemble  à  un  puits  de  deux 
mètres  de  diamètre,  creusé  dans  le  rocher  ;  les  parois  sont 
de  pierre  rouge  et  polie.  L'eau  n'arrive  pas  jusqu'au  bord  ; 
en  regardant  dans  ce  trou  on  voit  Teau  en  ébuUition  lancée  à 
un  demi-mètre  de  hauteur.  II  nous  fut  impossible  de  faire 
approchc^r  nos  chevaux  de  cette  source  :  le  bruit  et  la  vapeur 
qui  en  sortaient  les  effrayaient  horriblement.  Quand  nous 
eûmes  assez  contemplé  ces  cratères  bouillonnants,  nous 
descendîmes  la  colline  pour  nous  rendre  à  I/ankadalr,  où 
nous  voulions  passer  la  nuit. 

Nous  traversâmes  une  rivière  à  gué  ;  nos  chevaux  furent 
plongés  dans  ce  bain  froid  jusqu'aux  flancs.  A  llankadalr 
nous  frappâmes  trois  coups  sur  le  mur  selon  la  coutume,  et 
le  fermier  Greipr  vint  aussitôt  vers  nous.  C'est  un  jeune 
homme  grand  et  fort  ;  il  nous  reçut  très  poliment,  surtout 
lorsqu'il  apprit  que  nous  venions  de  la  part  de  son  père. 


72  A  CHEVAL 

On  nous  introduisit  dans  la  chambre  des  étrangers,  cette 
fois-ci  elle  est  bien  simple,  et  modestement  meublée,  mais 
tout  y  est  propre.  On  fit  nos  lits  sur  des  coffres  et  des  caisses. 
Nos  draps  et  couvertures  étaient  des  plus  grossiers. 

Nos  hôtes  nous  servirent  de  leur  mieux.  Ils  ont  une  nom- 
breuse famille  ;  l'aîné  des  enfants  n'a  que  13  ans  ;  après  lui 
il  y  en  a  de  tous  les  âges. 

Dans  la  soirée,  nous  étions  tous  réunis  sur  le  gazon  devant 
la  maison,  causant  ensemble  et  jouissant  du  spectacle  que  la 
nature  déroulait  devant  nous,  lorsque  tout  à  coup,  nous 
vîmes  un  homme  à  cheval  venant  à  la  ferme  ;  nous  recon- 
nûmes bientôt  le  vieux  Sigurdr  de  Lang.  Nous  allâmes  à  sa 
rencontre  ;  il  descendit  de  cheval,  et  embrassa  son  fils.  Ce 
bon  vieillard  s'était  donné  la  peine  de  venir  s'assurer  si  son 
fils  pouvait  nous  accompagner  le  lendemain  à  Kallmanstunga. 
Ils  causèrent  longuement  ensemble.  Il  paraît  que  Greipr 
n'avait  jamais  fait  plus  que  la  moitié  du  chemin,  et  il  nous 
fallait  un  guide  qui  connût  parfaitement  toute  la  route.  Car, 
si  le  brouillard  survenait  pendant  que  nous  étions  sur  la 
montagne,  nous  pourrions  facilement  nous  tromper  de 
chemin,  et  rester  une  nuit  ou  deux  sans  abri. 

Il  fut  donc  décidé  que  Greipr  ferait  demander  à  Gudjôn 
s'il  pouvait  nous  accompagner,  et,  dans  le  cas  contraire, 
Sigurdr  irait  lui-môme.  Cette  décision  prise,  le  bon  vieillard 
dit  bonsoir,  et  s'epi  retourna  chez  lui.  On  envoya  le  message 
à  Gudjôn,  mais  il  était  absent.  Il  fallut  nous  résigner  à  rester 
à  Hankadalr  tout  le  lendemain. 

Jeudi  2  août  1894. 

Nous  profitâmes  de  ce  délai  pour  visiter  les  environs  et 
faire  une  petite  collection  de  pierres  et  autres  minéraux  pour 
notre  musée  à'Ordrupshoj. 

Cette  partie  de  l'Islande  abonde  en  sources  d'eau  chaude, 
dont  plusieurs  portent  encore  les  anciens  noms  catholiques. 
Près  de  la  ferme,  il  y  a  la  source  Saint-Martin;  son  eau  claire 
et  saine  sert  à  faire  la  cuisine.  Tout  autour  de  l'ouverture  on 
voit  des  bouilloires,  des  casseroles,  etc.  Les  bonnes  gens  du 
voisinage  viennent  là  préparer  leur  repas;  ils  épargnent  ainsi 
le  bois  et  le  charbon  ;  le  feu  souterrain  donne  ses  services 
gratis,  l'été  comme  l'hiver. 


A    TRAVERS   L  ISLANDE  73 

Nous  plongeâmes  dans  l'eau  bouillante  une  de  nos  boîtes 
de  conserves,  et  un  quart  d'heure  après  nous  eûmes  un  déli- 
cieux bifteck.  A  côté  de  ce  cratère,  on  a  creusé  un  bassin 
dans  lequel  on  laisse  couler  l'eau  bouillante,  qui  se  refroidit 
aussitôt,  et  c'est  là  que  les  bestiaux  viennent  se  désaltérer 
pendant  l'hiver,  quand  Teau  est  gelée  partout  ailleurs. 

Dans  l'après-midi,  nous  fîmes  une  excursion  à  la  plus 
grande  cascade  de  l'Islande,  la  Relie  gulfoss.  Le  fleuve  IlK'ilà 
jette  là  toute  sa  masse  d'eau  par-dessus  une  haute  muraille 
de  rochers  ;  c'est  ce  même  fleuve,  avec  ses  treize  branches, 
que  nous  devons  traverser  le  lendemain.  De  très  loin  on 
entend  le  mugissement  du  torrent,  et  à  plusieurs  milles  de 
distance  on  voit  une  immense  colonne  de  vapeur  s'élever 
au-dessus  de  la  cascade. 

De  retour  à  la  maison,  Frédérik  se  mil  à  jouer  à  cache- 
cache  avec  les  enfants  :  j'étais  vraiment  étonné  de  la  facilité 
avec  laquelle  ces  enfants  se  comprenaient  ;  plus  tard,  dans 
toutes  les  fermes  où  nous  nous  arrêtâmes,  Frédérik  organi- 
sait des  parties  de  cache-cache,  à  la  grande  joie  des  enfants, 
et  des  parents  aussi  ;  nulle  part  il  ne  manqua  de  camarades, 
car  les  enfants  fourmillent  dans  cette  partie  de  l'Islande. 

On  avait  réussi  à  trouver  notre  guide  ;  il  demandait  vingt 
couronnes  pour  sa  peine  :  c'est  le  prix  ordinaire.  II  allait 
perdre  deux  jours  de  travail,  et  devait  prendre  deux  chevaux, 
à  cause  des  chemins  difficiles  et  fatigants. 

Nous  ji.irlons  (Iciii.'iin  rii.ifin  à  H  heures. 

Vendredi  3  ac^ût  189V 
Le  lendi'iiiaiii,  au  iiioiiiciil  du  départ,  je  voulus  régler  mon 
compte  avec  notre  hôte,  mais  il  refusa  tout  paiement, 
quoique  nous  eussions  passé  deux  jours  et  deux  nuits  chez, 
lui.  (]e  ne  fut  qu'après  l'avoir  beaucoup  supplié  qu'il  consentit 
à  prendre  une  petite  rémunération,  pour  laquelle,  lui  et  sa 
femme,  me  remercièrent  avec  tant  d'expressions  de  gratitude 
que  j'en  étais  tout  confus.  Partout  les  braves  gens  de  la 
campagne,  en  Islande,  regardent  l'hospitalité  exercée  envers 
les  étrangers  comme  un  devoir  sacré,  et  reçoivent  de  leur 
mieux  tous  ceux  que  le  Seigneur  leur  envoie. 

Je  fus  très  peiné  d'apprendre  que,  parfois,  certains  voya- 


74  A  CHEVAL 

geurs  se  conduisent  fort  mal  vis-à-vis  de  leurs  charitables 
hôtes.  Une  fermière  me  dit  un  jour  :  «  Oh  !  les  étrangers  ne 
sont  jamais  contents  de  ce  que  nous  faisons  pour  eux.  Ils 
disent  qu'ils  s'attendaient  à  être  mieux  servis,  que  ce  que 
nous  leur  donnons  est  mauvais,  que  nous  ne  sommes  pas 
propres,  et  que  nous  faisons  payer  nos  services  trop  cher. 
Une  fois  nous  demandâmes  deux  couronnes  par  tête  :  ils 
trouvèrent  ce  prix  exorbitant  ;  pourtant  nous  avions  perdu 
toute  une  journée  de  travail,  et  nous  leur  avions  donné  tout 
€e  que  nous  avions  de  mieux.  » 

Ces  voyageurs  exigeants  ne  réfléchissent  pas  combien  la 
moindre  chose  coûte  cher  à  ces  pauvres  gens.  Le  café,  le 
sucre,  la  farine,  Fhuile,  tout  enfin,  doit  être  apporté  d'une 
grande  distance  sur  le  dos  des  chevaux. 

Entre  6  et  7  heures  du  matin,  nous  quittâmes  Ilankadalr 
avec  cinq  chevaux.  Pendant  que  nous  gravissions  la  pre- 
mière montagne,  nous  vîmes  le  Grand  Geyser  jaillir.  Quel 
dommage  que  nous  ne  fussions  pas  plus  près  ! 

Notre  route  est  des  plus  mauvaises.  Tantôt  c'est  une 
montée  raide  et  difficile,  tantôt  il  faut  descendre  dans  une 
profonde  vallée,  ensuite  traverser  un  aride  désert  jonché  de 
grosses  pierres,  puis  gravir  de  nouveau  une  haute  mon- 
tagne. Il  en  fut  ainsi  toute  la  journée;  nous  traversâmes  la 
vallée  de  Kaldadal,  serrée  entre  des  glaciers  imposants  qui 
descendent  jusqu'au  sentier,  nous  chevauchions  dans  la 
neige  ;  le  temps  était  magnifique  pourtant.  Cette  locomotion 
lente  et  pénible  avait  duré  près  de  quatorze  heures,  lorsqu'à  9 
heures  du  soir  nous  nous  engageâmes  dans  un  chemin  où  le 
terrain  était  au  moins  égal,  et  nous  pûmes  aller  bon  train 
pendant  quelque  temps. 

Ensuite  il  fallut  ralentir  le  pas  :  nous  descendions  dans 
une  vallée  large  de  plusieurs  milles.  Entre  1  et  2  heures  de 
la  nuit,  nous  arrivâmes  au  gué  de  la  rivière  Hvità.  Nous 
regardâmes  avec  stupeur  ce  torrent,  roulant  ses  eaux 
blanches  avec  fracas  sur  d'innombrables  rochers.  Notre 
guide  s'arrêta,  regarda  le  fleuve  et  dit  :  «  Impossible  de 
traverser  à  cet  endroit;  ce  serait  trop  dangereux.  « 

Nous  longeâmes  le  rapide  pendant  quelque  temps,  puis 
nous  nous  arrêtâmes  de  nouveau.  Le  guide  voulut  d'abord 


A    TRAVERS   L'ISLANDE  ,  75 

traverser  le  fleuve  seul,  sur  son  meilleur  cheval;  malgré  les 
violents  coups  de  fouet  qu'il  donna  au  pauvre  animal,  celui-ci 
refusa  d'entrer  dans  cette  eau  glaciale.  Mais  il  dut  se  rendre 
enfin,  et  y  fut  plongé  jusqu'aux  flancs.  Le  courant  l'entraîna, 
et  soudain,  il  s'enfonça  dans  un  trou;  il  avait  la  tête  et  le 
train  de  devant  sous  l'eau,  et  le  guide  était  mouillé  jusqu'à 
la  ceinture. 

Nous  étions  épouvantés:  si  notre  guide  périssait  qu'allions- 
noiis  devenir?  nous  étions  nous-mêmes  inévitablement  per- 
dus! Heureusement  le  cheval  parvint  à  reprendre  pied;  mais 
il  dut  revenir  sur  ses  pas.  Le  guide  paraissait  fort  embar- 
rassé; il  nous  proposa  de  continuer  à  longer  la  rivière  jtis- 
qu'à  ce  que  nous  eussions  trouvé  un  endroit  plus  sûr  pour 
traverser.  Au  bout  de  quelque  temps  il  fil  une  autre  tenta- 
tive, mais  également  sans  succès  :  le  cheval  ne  pouvait  ré- 
sister à  la  force  du  rapide,  et  le  fond  était  extrêmement  iné- 
gal. Avec  beaucoup  d'efforts,  il  réussit  à  revenir  vers  nous. 
Il  fallut  continuer  à  chercher  un  endroit  guéablc.  Notre 
pauvre  guide,  fatigué  et  mouillé,  ne  se  découragea  pour- 
tant pas  :  il  essaya  une  troisième  fois,  et  réussit  enfin  à  ga- 
gner l'autre  rive.  II  revint  à  nous  bien  vile,  et  prit  Frédorik 
sur  son  cheval;  encore  cette  fois,  le  pauvre  animal  eut 
beaucoup  de  peine  à  lutter  contre  le  courant.  .\u  miliiMi  du 
fleuve  il  s'enfonça,  comme  la  première  fois,  dans  un  creux 
quelconque;  il  s'en  tira,  fort  heureusement,  et  je  fus  bien 
soulagé  quand  je  les  vis  arriver  sains  et  saufs  à  la  rive 
opposée.  Frédérik  mit  pied  à  terre,  et  le  bon  guide  revint 
me  chercher;  il  me  fit  monter  sur  son  cheval  et  prit  le  mien, 
nous  attachâmes  les  autres  ensemble,  l'un  derrière  l'autre, 
par  la  queiu'  et  la  bride.  Le  guide  alla  en  avant,  et  j'allai  le 
dernier;  nous  fûmes  emportés  un  bon  bout  par  le  courant, 
mais  une  fois  au  milieu  du  fleuve,  nous  pûmes  mieux  résis- 
ter au  rapide,  et  la  petite  caravane  gagna  le  rivage  sans 
accident.  Plus  que  jamais  nous  appréciâmes  la  force  r«t  la 
sûreté  de  nos  chères  petites  montures. 

On  nous  a  dit  que  les  chevaux  ne  se  noient  jamais,  et  si 
les  cavaliers  savent  bien  se  cramponnera  eux,  ils  sont  sûrs 
d'arriver  à  l'autre  bord.  Le  danger  n'est  donc  r<'"ll<fn('nt  pas 
aussi  grand  qu'il  le  paraît. 


76  A  CHEVAL 

Restait  à  passer  les  douze  autres  branches.  A  chaque  tra- 
versée je  me  mis  à  côté  de  Frédérik,  et  le  tins  par  le  bras. 
On  prend  facilement  le  vertige  en  traversant  ces  rapides. 
Ce  doit  être  une  vue  magnifique  au  printemps,  quand  les 
eaux  débordant  ne  forment  plus  qu'un  torrent  immense, 
remplissant  tout  le  lit  du  fleuve  et  charriant  d'énormes  gla- 
çons. 

Nous  traversâmes  ensuite  un  désert  aride,  sans  chemin 
d'aucune  sorte.  Le  guide  ne  savait  pas  au  juste  où  était 
située  la  ferme  de  Kallmannstunga.  11  fallait  la  chercher. 
Quelle  affreuse  pensée,  que  celle  que  nous  serions  peut-être 
obligés  de  passer^  le  reste  de  la  nuit  à  cheval,  errant  à  l'aven- 
ture! Notre  joie  fut  donc  bien  grande  lorsqu'à  3  h.  du  ma- 
tin nous  nous  trouvâmes,  soudain,  sur  ime  belle  pelouse, 
comme  on  en  voit  d'ordinaire  devant  les  fermes  bien  entre- 
tenues. En  effet,  nous  étions  arrivés  à  Kallmannstunga. 
Nous  descendîmes  de  cheval  ;  notre  guide  monta  sur  le  toit 
de  la  maison  et  cria  le  «  Her  vœre  Gudl  «  traditionnel;  de 
l'intérieur  on  répondit  aussitôt  :  «  Que  Dieu  vous  bénisse  !  » 
On  ne  tarda  pas  à  ouvrir  la  porte,  et  on  nous  fit  le  plus 
bienveillant  accueil.  Dans  toutes  les  fermes  où  nous  nous 
arrêtâmes  dans  la  suite,  on  nous  reçut  toujours  avec  beau- 
coup de  cordialité. 

Samedi  4  août  1894. 

Nous  restâmes  à  Kallmannstunga  tout  le  lendemain  pour 
nous  reposer  et  faire  reposer  nos  chevaux.  Nous  avions  à 
parcourir  le  jour  suivant  une  étape  des  plus  fatigantes,  et 
que  nous  n'oublierons  jamais.  Notre  séjour  à  Kallmanns- 
tunga fut  comme  celui  que  nous  fîmes  k  Ilanhadair ; ']&  ne 
m'arrêterai  donc  pas  à  en  faire  la  description.  De  Kall- 
mannstunga nous  devions  nous  rendre  à  Grimstunga,  et 
pour  y  arriver  il  fallait  traverser  Y Arnarvatusheide,  région 
ravissante  sous  le  rapport  des  beautés  de  la  nature,  mais 
entièrement  inhabitée,  et  la  distance  à  parcourir  était  encore 
plus  grande  que  celle  que  nous  avions  parcourue  la  veille. 

Nous  eûmes  la  bonne  chance  de  rencontrer  deux  voya- 
geurs qui  allaient  dans  la  même  direction  que  nous  :  un  étu- 
diant de  Reykjavik  et  une  vieille  dame.  Le  jeune  homme 
avait  fait  ce  voyage  déjà  plusieurs  fois,  et  nous  assura  qu'il 


A  TRAVERS  L'ISLANDE  77 

connaissait  la  route] comme  sa  poche.  Nous  pouvions  donc 
nous  fier  à  lui,  d'autant  plus  que  la  vieille  dame  avait  été 
confiée  à  ses  soins. 

Dimanche  5  août  1894. 

Nous  nous  levâmes  à  3  h.  du  matin.  Avant  de  partir  nous 
demandâmes  à  notre  hôte  ce  que  nous  lui  devions;  il  répon- 
dit :  «  Quinze  couronnes.  »  C'est  le  seul  endroit  où  Ton  ait 
spécifié  le  prix  que  nous  devions  payer.  A  4  h.  nous  quit- 
tâmes la  ferme,  espérant  arriver  à  Grimstunga^  si  tout  mar- 
chait bien,  vers  11  h.  du  soir.  Notre  hôte  nous  accompagna 
pendant  trois  heures  pour  nous  aider  à  traverser  le  fleuve 
de  Nardlinga.  La  route  est  une  longue  suite  de  paysages 
plus  admirables,  plus  terrifiants  les  uns  que  les  autres; 
tantôt  d'immenses  masses  de  rochers  s'élèvent  verticalement 
à  plus  de  5,000  pieds,  et  leurs  sommets,  couverts  de  glace, 
étincellenl  de  mille  feux  aux  rayons  du  soleil;  tantôt  ce  sont 
de  hautes  montagnes  bleuâtres,  au  milieu  desquelles  sont 
enchâssés  des  lacs  charmants,  où  de  beaux  cygnes  prennent 
leurs  ébals. 

Au  milieu  de  la  journée,  nous  nous  reposâmes  pendant 
une  heure  près  d'un  de  ces  lacs,  dans  lequel  tombait  une 
jolie  cascade.  Nous  dinânics  sur  l'herbe  ;  il  faisait  un  temps 
superbe,  le  soleil  brillait  dans  toute  sa  magnificence.  Les 
chevaux  broutaient  l'herbe  à  l'cnvi.  Pauvres  petites  bétes  ! 
ils  allai<>nt  avoir  besoin  de  toutes  leurs  forces  pour  la  longue 
marche  (|ui  était  devant  eux  ;  car  notre  guide,  se  trompant 
de  <*hemin,  nous  fit  faire  un  grand  détour  à  travers  un 
afl*reux  désert;  et  au  lieu  d'atteindre  Grimstunga  à  11  h. 
du  soir  comme  nous  comptions,  ce  n'est  qu*à  5  h.  le  lende- 
main matin  que  nous  y  arrivâmes.  Notre  chevauchée  noc- 
turne fut  pleine  d'aventures.  Une  fois  nous  nous  sommes 
trouvés  sur  un  rocher  élevé  entre  deux  rivières  ;  tout  ii 
coup  nous  vîmes  devant  nous  une  pente  rapide,  presque  à 
pic,  qui  conduisait  tout  droit  dans  un  abime  ;  des  deux  côtés 
les  rivières  tombaient  avec  un  grand  bruit  par-dessus  le  mur 
de  rocher.  Il  fallut  rebrousser  chemin  ;  nous  ne  pouvions 
nous  arréicr  longlemps  à  contempler  ce  spectacle  grandiose. 
Tu  peu  plus  tartl  nous  traversâmes  un  terrain  njaré<ageux, 
où  nos  chevaux  enfonçaient  jusqu'au  ventre,   et   ce  ne   fut 


78  A  CHEVAL 

qu'après  de  ;Ç,Tands    efforts  que   nous    pûmes    sortir  de   ce 
dédale. 

Lundi  6  août  1894. 
-  Jamais  je  ne  pourrai  décrire  le  gracieux  accueil  qu'on 
nous  fit  à  Grimstunga.  Nos  hôtes  nous  aidèrent  à  ôter  nos 
bottes  et  nos  manteaux,  et  on  nous  fit  boire  du  laid  chaud. 
Un  peu  plus  tard  on  nous  servit  un  excellent  déjeuner.  C'est 
un  riche  fermier  qui  habite  Grimstunga  ;  il  est  député  pour 
cette  partie  de  l'île.  Bientôt  après  notre  repas  nous  allâmes 
prendre  un  peu  de  repos  :  nous  en  avions  tant  besoin  !  A 
peine  Frédérik  avait-il  mis  la  tète  sur  son  oreiller,  qu'il 
s'endormit  profondément.  Je  ne  tardai  pas  à  en  faire  autant. 
Je  ne  pense  pas  que  nous  ayons  jamais  de  la  vie  joui  d'un 
si  rafraîchissant  sommeil. 

Nous  nous  éveillâmes  fort  tard  dans  l'après-midi  ;  nous 
nous  sentions  si  bien  reposés  que  nous  pouvions  alors  nous 
réjouir  de  notre  long  tour  de  la  veille  avec  ses  mille 
péripéties. 

Jamais  je  n'aurais  cru  qu'on  pût  endurer  tant  de  fatigues  : 
vingt-quatre  heures  à  cheval,  sans  que  la  santé  en  fût 
ébranlée;  eh  bien  !  tout  au  contraire,  nous  nous  portions  à 
merveille  ;  et  nous  avions  plutôt  gagné  que  perdu  des  forces. 

A  cause  de  nos  chevaux,  qui  avaient  plusieurs  écorchures 
au  dos,  nous  passâmes  la  nuit  à  Grimstunga.  Nous  n'avions 
plus  besoin  de  guide.  Désormais  le  chemin  était  à  travers 
des  plaines  riantes,  longeant  des  vallées  fertiles  parseitiées 
de  maisonnettes.  Je  passe  rapidement  sur  le  reste  du 
voyage,  autrement  mon  récit  s'allongerait  trop.  Gomme  je 
l'ai  déjà  dit,  on  nous  témoigna  partout  la  môme  bonté.  Les 
fermiers  dans  le  nord  de  l'île  sont,  en  général,  plus  riches 
que  ceux  du  sud;  ils  peuvent,  par  conséquent,  exercer  plus 
largement  l'hospitalité. 

Mardi  7  août  1894. 

Le  lendemain  nous  quittâmes  Grimstunga  et  nous  che- 
vauchâmes à  travers  le  très  pittoresque  Vastursdal.  Cette 
vallée  est  entre  deux  chaînes  de  montagnes  ;  une  grande 
rivière  coule  au  milieu,  et  sur  ses  bords  il  y  a  une  rangée 
de  maisons.  Partout  on  voit  les  faucheurs  coupant  l'herbe 
dans  les  prairies.  Dans  le  recueil  des  vieilles  traditions  et 


A    TRAVERS   L  ISLANDE  79 

légendes,   il  y  a  une  belle  relation  des  faits  et  gestes  des 
premiers  habitants  de  cette  vallée. 

Nous  nous  arrêtâmes  pour  la  nuit  à  une  habitation  appelée 
Karusà.  Nous  y  reçûmes  le  plus  charmant  accueil  du  maître 
de  la  maison,  qui  est  un  jeune  étudiant  en  théologie  du  col- 
lège de  Reykjavik^  et  de  sa  sœur,  qui  tient  son  ménage. 

Mercredi  8  août  189'i. 
Nous  prenons  gîte  à  la  ferme  «le  Iluansum.  Le  propriétaire 
est  un  homme  instruit,  qui  a  beaucoup  voyagé  ;  il  nous  tient 
longuement  compagnie  et  sa  conversation  est  très  intéres- 
sante. On  nous  donna  deux  chambres,  et  pour  la  première 
fois  je  couchai  dans  ce  qu'on  appelle  un  lit  «  fermé  «  ;  on  en 
voit  un  tout  semblable  dans  le  musée  des  antiquités  du  .Nord, 
à  Copenhague. 

Jeudi  9  août  189'i 

Le  lendemain,  notre  hôte  nous  fit  accompagner  par  son  fils 
une  bonne  partie  de  la  route;  nous  avipns  à  traverser  une 
chaîne  de  nionlagnes,  et  Tenfant  ne  nous  quitta  que  lorsque 
nous  pûmes  voir  de  loin  la  ferme  de  Solheimor  où  nous 
devions  passer  la  nuit.  Nous  côtoyâmes  un  lac  charmant, 
long  do  plusieurs  milles  danois,  mais  pas  très  large  ;  il  nous 
rappelait  lo  Tjych  Lomond  dans  les  montagnes  de  l'Ecosse, 
avec  celle  différence  que  ce  dernier  est  entouré  de  belles 
forêts,  tandis  qu'ici  il  n'y  a  pas  trace  d'arbres. 

A  Solhcimar  aussi,  on  nous  fit  un  gracieux  accueil. 

Vendredi  10  août  1894. 

Le  lendemain  nous  devions  sortir  de  la  vallée  et  passer  le 
rapide  de  Jilanda,  qui  est  beaucoup  plus  profond  que  celui 
du  //vità  (|ue  nous  avions  eu  tant  de  peine  à  traverser.  Il 
fallait  ensuite  passer  une  autre  chaîne  de  montagnes  afin 
d'arriver  le  même  soir  à  la  ferme  de  Vidimyri.  Le  fermier 
de  Solhcimar  envoya  un  garçon  avec  nous  potir  nous  nu\vv  à 
traverser  le  rapide. 

Arrivés  au  bord  du  fleuve,  le  garçon  monta  sur  une  hau- 
teur el  cria  très  fort:  «  Ferja  !  n^  c'est-h-dire  :  «  Le  bac!  » 
11  en  fut  ici  comme  aux  îles  Vestmann  ;  il  <lut  crier  bien  des 
fois  avant  qu'on  l'entendit.  L'écho  des  montagnes  d'alentour 


80  A  CHEVAL 

répétait  son  cri  à  Finfini,  mais  rien  n'y  répondait.  Enfin  nous 
vîmes  un  vieillard  descendre  d'une  montagne  voisine  et 
s'avancer  lentement  vers  nous  :  c'était  le  batelier.  Il  parais- 
sait avoir  une  force  prodigieuse  et  il  avait  une  très  grosse 
voix.  11  mit  les  selles,  le  bât  et  les  caisses  dans  le  bateau, 
puis  il  chassa  les  chevaux  dans  la  rivière  où,  pour  la  première 
fois,  ils  allaient  nager. 

Les  pauvres  animaux  résistèrent  d'abord  de  toutes  leurs 
forces  ;  mais  à  la  fin  il  fallut  obéir.  Bientôt  on  ne  vit  plus 
que  leurs  tètes  ;  l'eau  était  glaciale  et  le  courant  les  empor- 
tait malgré  eux.  Plusieurs  fois  ils  essayèrent  de  revenir  vers 
nous,  mais  le  sévère  vieillard  criait  tellement  après  eux,  en 
leur  jetant  des  pierres,  qu'ils  finirent  par  se  résigner  à  leur 
sort,  et  ils  gagnèrent  l'autre  rive,  Le  bateau  nous  y  amena 
aussi  bientôt  après  ;  la  traversée  nous  coûta  une  couronne 
seulement. 

Il  est  bon  de  prendre  de  l'exercice  après  un  bain  froid,  et 
nos  petites  montures  paraissaient  en  avoir  quelque  idée,  car 
elles  partirent  à  fond  de  train,  et  furent  bientôt  couvertes 
de  sueur.  Avant  d'arriver  à  Vidimyri,  nous  nous  trouvâmes 
sur  le  rivage  de  la  mer  vis-à-vis  de  l'île  de  Draiig^  célèbre 
dans  les  Sagas.  C'est  un  grand  rocher  qui  s'élève  à  pic  au- 
dessus  des  flots,  à  quelque  distance  de  la  côte.  Le  proscrit 
Grettir  y  vécut  pendant  vingt  ans  ;  c'est  là  qu'il  fut  enfin 
surpris  par  ses  ennemis  et  assassiné,  après  la  plus  coura- 
geuse résistance  ;  nous  passâmes  aussi  l'endroit  où  sa  tête 
fut  enterrée  par  son  meurtrier. 

Samedi  11  août  1894. 

De  Vidimyri  nous  devions  nous  rendre  à  Silfrastathir. 
Entre  ces  deux  fermes  se  trouve  Hèradsi'dtiiin^  fleuve  très 
profond  avec  plusieurs  branches  ;  les  chevaux  durent  en 
traverser  une  à  la  nage,  et  nous  la  passâmes  en  bateau  ;  nous 
traversâmes  les  autres  à  cheval. 

Une  fois  nous  eûmes  beaucoup  de  diflîculté  à  trouver  le 
gué.  Une  petite  fille  était  justement  à  s'ébattre  sur  l'autre 
rive  ;  nous  l'appelâmes,  et  je  lui  demandai  où  nous  pouvions 
passer.  Sans  répondre,  elle  dirigea  son  cheval  fringant  vers 
l'endroit  où  nous  étions  et  nous  dit  de  la  suivre  :  nous  obé- 
îmes sans  hésiter.  Quand  nous  fûmes  de  l'autre  côté,  Frédérik 


A    TRAVERS   L'ISLANDE  81 

donna  une  jolie  image  à  la  bonne  petite  ;  et  nous  nous 
séparâmes.  En  pareil  cas,  on  se  dit  ordinairement  :  «  Bon 
voyage  !  »  ;  mais  en  Islande,  à  ces  endroits  dangereux,  on 
dit  :  «  Bon  fleuve  !  »  Avec  ce  souhait  Tenfant  partit  au 
galop. 

Nous  arrivâmes  sans  accident  à  SUfrastathir  et  nous  y 
passâmes  la  nuit. 

Dimanche  12  août  1894 

A  partir  de  SUfrastathir  la  route  est  ravissante  ;  elle  tra- 
verse les  gorges  pittoresques  à'O.rnadaL  Au  soir  nous 
traversâmes  la  profonde  rivière  de  Uorgara^  qui  arrose  la 
vallée  Horgnasdal^  et  nous  arrivâmes  à  la  ferme  de  Modru- 
vollunij  qui  est  connue  au  loin.  C'est  la  ferme  la  plus  impor- 
tante que  nous  ayons  encore  vue.  Une  excellente  école  y  est 
attachée;  à  présent  les  enfants  sont  en  vacances. 

Mardi  !'•  aoiU  1894 

Le  lendemain  notre  hôtesse,  madame  Slephensen,  nous 
donna  un  guide  pour  nous  conduire  jusqu'à  notre  dernière 
station,  Hjalteyri^  un  petit  bourg  marchand,  situé  au  fond 
de  la  jolie  baie  (ÏOfjord.  C'est  là  que  demeure  le  négociant 
Gunnar  Einarsson  avec  sa  famille,  les  seuls  catholi(|ues  qui 
soient  en  Islande. 

Quand  on  pen.se  qu'ils  ne  peuvent  avoir  les  .secours  de 
notre  sainte  religion  que  tous  les  deux  ans,  on  comprendra 
facilement  quelle  fut  leur  joie  en  voyant  un  prêtre. 

Nous  devions  rester  huit  jours  chez  eux  :  temps  de  grâces 
et  de  consolation  pour  ces  âmes  pleines  de  foi,  si  isolées 
là-bas  ! 

Une  des  chambres  de  la  maison  fut  tout  de  suite  transfor- 
mée en  chapelle  ;  tous  les  jours  je  pus  célébrer  la  .sainte 
messe,  et  donner  une  petite  instruction  sur  les  vérités  de 
notre  sainte  religion.  Tous  les  membres  de  la  famille 
reçurent  plusieurs  fois  la  sainte  communion  avec  une 
ferveur  vraiment  toiu*hanle. 

Je  n'oublierai  jamais  les  bontés  que  celle  excellente 
famille  eut  pour  nous.  Partout  dans  notre  voyage,  nous 
avions  été  reçus  avec  cordialité  par  v*y\\\  qui  n'étaient  pas 
nos    IVjtcs    dans   la    foi  ;   qu<'    <Iir<'    (I«>îi<-    <!ii    généreu.x    et 

V.XXL  —  6 


82  A  CHEVAL 

affectueux    accueil    que    nous    trouvâmes     chez    ces    bons 
catholiques  ! 

Nous  les  quittâmes  bien  à  regret,  le  23  août,  pour  nous 
rendre  à  Akureyri,  d'où  le  vapeur  Tliyra  devait  nous  ramener 
à  Copenhague,  en  passant  par  les  îles  Féi'oë  et  Grantin.  Nous 
devions  aussi  vendre  nos  chevaux  à  Akureyri  ;  ces  bons 
petits  chevaux  qui  nous  avaient  si  bien  servis  !  Nous  les 
vendîmes  avantageusement,  avec  l'aide  de  notre  cher  hôte 
Gunnar.  Il  nous  avait  accompagnés  jusqu'à  Akureyri.,  et 
quoique  la  Thyra  se  fit  attendre,  il  ne  nous  quitta  pas 
avant  de  nous  avoir  conduits  sains  et  saufs  à  bord  du  vapeur. 

Nous  retrouvâmes  plusieurs  de  nos  compagnons  de 
voyage,  tous  enchantés  de  leur  séjour  en  Islande  ;  la 
plupart  nous  dirent  qu'ils  y  retourneraient  bien  certainement. 
Nous  nous  racontâmes  nos  nombreuses  aventures  ;  nous 
apprîmes  que  plusieurs  voyageurs  avaient  été  plus  de 
dix-sept  jours  à  cheval  :  nous  croyons  pourtant  avoir  fait 
quelque  chose  d'extraordinaire  !  Quelques-uns  avaient 
voyagé  à  cheval  pendant  trois,  quatre,  et  même  cin(| 
semaines,  et  avaient,  par  conséquent,  visité  beaucoup  plus 
d'endroits  que  nous.  Tous  avaient  excellente  mine,  cependant; 
plusieurs  n'étaient  plus  reconnaissables.  On  se  félicitait 
réciproquement  sur  le  changement  opéré  en  si  peu  de 
temps. 

Parmi  les  passagers,  j'eus  le  bonheur  de  rencontrer  un 
prêtre  catholique  anglais  :  il  est  professeur  de  droit  canoai 
et  de  théologie  morale  au  collège  d'Oscott.  Avant  son  voyage, 
il  souffrait  d'insomnie  à  tel  point  qu'il  en  était  devenu 
malade.  Les  médecins  l'envoyèrent  se  reposer  en  Islande  ; 
il  m'a  dit  que  depuis  lors  il  avait  dormi  profondément  toutes 
les  nuits,  et  se  portait  parfaitement  bien. 

Tous  les  touristes  étaient  d'avis  que  pour  regagner  la 
santé  et  les  forces,  il  n'y  a  rien  de  tel  qu'un  voyage  en 
Islande,  surtout  lorsque  l'été  est  aussi  beau  que  cette  année. 
Cette  chevauchée  journalière  est  un  excellent  exercice  ; 
l'attention  et  l'intérêt  sont  toujours  tenus  en  éveil  par  le 
continuel  changement  de  scènes.  Tout  ce  que  l'on  voit  sort 
de  la  routine  et  de  la  monotonie  de  la  vie  ordinaire.  Ce 
voyage,    disait-on,    vaut  mille    fois    mieux   qu'un  voyage  en 


A    TRAVERS   L  ISLANDE  m 

Ecosse,  malgré  les  paysages  ravissants  de  ce  pays,  ses  lacs 
et  ses  montagnes,  parce  que  là  on  jouit  de  tous  les  conforts 
de  la  vie  civilisée,  on  sait  d'avance  ce  qu'on  va  voir,  il  n'y  a 
donc  rien  d'inprévu  ;  tandis  qu'en  Islande  on  est  toujours 
en  plein  air,  et  l'on  marche  de  surprise  en  surprise.  Fré- 
dérik  et  moi  étions  à  même  de  juger  de  la  vérité  de  ces 
appréciations,  ayant  fait  le  voyage  dans  les  montagnes  de 
l'Ecosse  l'année  précédente.  Là  nous  voyagions  dans  le» 
confortables  voitures  des  chemins  de  fer  ;  nous  allions  sur 
les  lacs  en  bateau  à  vapeur,  et  nous  faisions  l'ascension  des 
montagnes  en  omnibus  !  Et  partout  nous  trouvions  de 
somptueux  hôtels,  avec  le  luxe  et  le  confort  moderne.  En 
Islande,  il  n'y  a  ni  hôtels,  ni  locomotives,  ni  vapeur  ;  pas  dr 
bruit,  pas  de  fumée,  si  non  le  sourd  grondement  des  Gei/sers, 
et  la  fumée  des  sources  bouillantes.  On  y  respire  un  air  dos 
plus  sains,  des  plus  fortifiants,  et  on  jouit  de  la  plus  grandi- 
liberté  de  mouvements  ;  on  part  quand  on  veut,  il  n'y  a  pas 
de  billet  à  prendre,  pas  d'indicateur  à  suivre,  et  la  nuit  n'est 
jamais  à  craindre,  car  il  fait  toujours  clair,  et  le  calme  et  la 
tranquillité  régnent  sur  toute  la  nature.  Quanta  la  nourriture 
il-n'y  a  pas  non  plus  à  s'inquiéter,  car  on  prend  avec  soi  tout 
ce  dont  on  aura  besoin;  et  partout  on  est  assuré  de  parfaite 
hospitalité.  Parfois  on  prend  son  repas  sur  l'herbe,  on  boit 
l'eau  des  sources  des  montagnes. 

Quand  à  cette  eau,  un  médecin  danois  nous  a  dit  (lu'elle 
est  <les  plus  pures  et  des  plus  salubres,  et  qu'il  vaudrait  la 
peine  d'en  faire  l'exportation.  En  plusieurs  endroits  elle  a  un 
arôme  prononcé. 

Nous  quittâmes  la  baie  CCOfjord  le  26  août  ;  nous  longeâmes 
la  côte  pendant  quelques  jours,  nous  arrêtant  à  une  demi- 
douzaines  de  ports  et  de  Oords  où  nous  devions  prendre 
des  passagers  ou  des  marchandises. 

Chaque  soir,  le  firmament  était  illuminé  par  les  splendeurs 
des  aurores  boréales.  Parmi  les  passagers  il  y  avait  environ 
cent  habitants  des  lies  Féroë,  qui,  après  avoir  péché  sur  les 
côtes  <rislande  pendant  deux  mois,  retournaient  à  leurs 
petites  lies.  Tous  étaient  d'excellente  humeur,  et  chaque 
soir,  à  la  tombée  de  la  nuit,  et  pendant  que  les  flots  murmu- 
raient doucement  autour  de  nous,  ils  chantaient  quelques- 


84  A  CHEVAL 

unes  des  nombreuses  et  touchantes  mélodies  de  leur  pays 
qui  est  si  riche  en  chansons  populaires. 

Aux  îles  Féroë  ie  visitai  encore  la  vieille  femme  de  Hvide- 
naes,  et  je  pus,  cette  fois,  célébrer  la  sainte  messe  pour  elle, 
et  lui  donner  la  sainte  communion  ;  mais  le  capitaine  ne  me 
donna  guère  le  temps  de  faire  une  plus  longue  visite  que 
la  première  fois. 

Nous  rentrâmes  à  Copenhague  le  6  septembre  au  soir. 

Qu'il  me  soit  permis  de  terminer  par  quelques  lignes  sur 
la  mission  catholique  d'Islande.  11  est  bien  frappant  et  bien 
consolant  de  voir  combien  les  Islandais  sont  restés  religieux 
dans  leurs  épreuves  de  tout  genre,  malgré  le  luthéranisme 
qui  leur  a  étié  imposé.  L'amour  pour  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ,  surtout  pour  Jésus  souffrant,  s'est  toujours  montré 
chez  le  peuple  islandais  de  la  manière  la  plus  touchante.  Un 
magnifique  poème  sur  la  Passion  de  Notre-Seigneur  fut  com- 
posé par  un  lépreux,  le  ministre  Hallgrimr  Pétursson.  On  le 
chante  encore  aujourd'hui  par  toute  l'Islande,  dans  chaque 
famille,  pendant  le  carême.  Un  des  évoques  luthériens  les 
plus  célèbres  par  sa  science,  Brynjôlfr  Sveinsson,  avait  une 
dévotion  toute  particulière  envers  la  Ste  Vierge.  11  a  com- 
posé beaucoup  de  poèmes  latins  en  son  honneur.  Les  auto- 
rités n'en  permirent  naturellement  pas  l'impression.  Un 
évêque  protestant  tendrement  dévot  envers  Marie,  on  con- 
viendra que  ceci  n'est  guère  protestant! 

La  religion  catholique  fut,  au  xvi®  siècle,  complètement 
abolie  en  Islande.  La  première  tentative  pour  reconquérir 
l'île  à  la  vraie  foi  a  été  faite  en  1854  par  deux  Français, 
l'abbé  Bernard  du  diocèse  de  Tours,  et  l'abbé  Baudoin,  du 
diocèse  de  Reims.  A  cette  époque,  il  n'y  avait  pas  encore  de 
liberté  de  conscience.  Ils  ne  réussirent  donc  à  convertir 
qu'une  personne,  un  jeune  homme  de  bonne  famille,  Gunnar 
Einarsson,  dont  nous  venons  de  parler.  En  1874,  la  liberté 
de  conscience  fut  accordée,  mais  aussitôt  après  le  vaillant 
abbé  Baudoin  mourut  ;  l'abbé  Bernard  était  depuis  long- 
temps vicaire  apostolique  en  Norwège.  Personne  ne  succéda 
à  l'abbé  Baudoin. 

En  arrivant  à  Reykjavik,    capitale  de   l'île,    l'idée  m'était 


A    TRAVERS   L  ISLANDE  85 

venue  de  voir  la  «  cathédrale  »  luthérienne,  qui  m'intéressait 
tout  particulièrement.  Mon  cicérone,  le  sacristain,  après 
m'avoir  montré  Téglise,  me  conduisit  à  la  fin  dans  une 
petite  chambre  près  de  l'entrée.  Là  il  ouvrit  une  vieille 
armoire  et  en  retira  une  chape  d'une  richesse  et  d'une 
beauté  merveilleuses,  mais  si  vieille  qu'elle  ne  tenait  presque 
plus.  Je  me  mis  tout  de  suite  à  examiner  de  près  cette  inté- 
ressante relique.  —  Ne  me  trompais-je  pas  ?  Je  voyais  des 
figures  de  Saints  merveilleusement  brodées  en  or  sur  fond 
de  soie  rouge,  le  tout  d'un  goût  artistique  exquis.  C'était 
bien  une  relique  des  anciens  temps  catholiques  !  —  Le 
sacristain  me  dit  que  cette  chape  avait  été  envoyée  par  le 
Pape  vers  l'an  1550  à  Jôn  Arason,  le  dernier  évéque  catho- 
lique de  l'Islande.  —  «  Mais  à  quoi  lafait-on  servir  maintenant, 
lui  demandai-jc  ?  —  Elle  ne  sert  qu'une  fois  par  an,  me  dit-il, 
le  jour  ou  notre  évoque  ordonne  le»  nouveaux  ministres.  Il 
s'en  revêt  pendant  la  cérémonie.  C'est  un  usage  qui  existe  de 
temps  immémorial.  » 

Le  fait  est  vrai.  Le  pape  Paul  III  avait  envoyé  ce  présent  à 
Jôn  Arason  comme  récompense  de  son  zèle  pour  la  foi  catho- 
lique. Deux  ans  plus  tard,  en  1552,  l'évéque  fut  pris  et  déca- 
pité par  les  réformateurs  danois.  Il  est  intéressant  de  voir 
avec  quelle  vénération  les  protestants  de  cette  Ile  lointaine 
ont  conservé  ce  précieux  souvenir  d'un  pape. 

Notre  Saint-Père  Léon  XIII  vient  de  faire  à  ce»  insulaires 
des  mers  arctiques  un  présent  encore  bien  plus  grand  :  il  a 
ordonné  à  Mgr  J.  d'Euch,  vicaire  apostolique  du  Danetnark. 
de  fonder  sans  retard  une  mission  en  Islande. 

En  1895,  deux  jeune»  missionnaires  partirent  de  Copen- 
hague, afin  d'aller  prêcher  h  Heykjavik  la  même  foi  pour 
laquelle  Jôn  Arason  fut  mis  h  mort.  On  les  reçut  avec  beau 
coup  de  sympathie.  Avant  de  commencer  à  prêcher,  il»  vou- 
lurent apprendre  l'islandais  ;  mai»  les  indigène»  les  pressèrent 
si  fort  de  commencer  immédiatement  en  danois  qu'ils  durent 
céder.  Jusqu'ici  leur  chapelle  est  pleine  tous  le»  diman<'hes 
(environ  150  personnes  chaque  fois).  En  1896,  4  sœurs  (dont 
deux  françaises)de  la  congrégation  de  St-Joseph  de  Chambéry» 
sont  parties  de  Copenhague  pour  la  nouvelle  mission.  Ces 
religieuses,  tout  en  donnant  leurs  soin»  aux  Islandais,  s'oc- 


86  A  CHEVAL  A  TRAVERS  L'ISLANDE 

cuperont  aussi  de  leurs  compatriotes,  les  pécheurs  français 
qui  souvent  tombent  malades  dans  ces  parages. 

Une  misère  spéciale  appelle  aussi  le  dévouement  des 
prêtres  catholiques  de  ce  pays.  La  lèpre,  ce  fléau  épouvan- 
table, qui  semblait  avoir  à  peu  près  disparu  de  l'Europe,  a 
fait  de  nos  jours  sa  lugubre  apparition  dans  File  d'Islande. 
O»  Tient  de  constater  avec  effroi  que,  sur  une  population  de 
75,000  âmes,  il  y  a  déjà  plus  de  300  lépreux!  Et  jusqu'ici, 
hélas  !  rien  n'a  été  fait  pour  ces  infortunés. 

Les  missionnaires  danois  qui,  sur  l'ordre  exprès  de 
Léon  XIII,  ont  entrepris  la  nouvelle  mission  d'Islande,  vont 
tout  particulièrement  se  consacrer  au  soin  des  lépreux,  en 
bâtissant  pour  eux  une  léproserie,  si  la  charité  privée  ne 
leur  fait  pas  défaut.  Ils  font  appela  la  générosité  de  tous  les 
catholiques  pour  les  aider  dans  leur  rude  tâche. 

J.   SVEINSSON,  S.  J. 
Collège  St-Aiidré.  Ordrupshoj,  près  Copenhague. 


LA 

LIBERTÉ     RELIGIEUSE 

A     MADAGASCAR 


Quelques  pasteurs  protestants  s'cfTorccnt,  en  ce  moment,  de 
faire  croire  à  la  France  qu'il  se  passe  à  Madagascar  les  choses 
les  plus  invraisemblables  ;  que  les  missionnaires  jésuites,  avec 
Tappui  de  la  République,  ressuscitent  les  plus  tristes  scènes  de 
rinquisition  et  des  dragonnades. 

Tant  que  ces  étrangctés  n'ont  été  colportées  que  dans  des 
conférences  et  dans  la  presse  radicale  ou  sectaire,  nous  avons 
cru  pouvoir  les  dédaigner,  persuadés  que  le  bon  sens  public 
suffirait  h  en  faire  justice.  Mais  voici  ({u'on  nous  les  montre 
étalées  tout  au  long  dans  un  factum,  qui  vient  d'être  soumis  au 
Parlement  par  la  Société  des  Missions  évangéliqiics  de  Paris  '  ; 
et  elles  sont  prises  au  sérieux  dans  des  publications  telles  que  la 
fieviie  hleue,  '  ii  qui  son  antipathie  pour  les  jésuites  laisse 
d'ordinaire  plus  de  clairvoyance. 

Nous  sommes  donc  obligés  de  faire  quelques  observations, 
simplcnuMit  pour  mettre  en  lumière  le  caractère  et  le  but  de 
cette  campagne  protestante. 

T(mt  le  monde  sait  ((ue,  jusqu'à  ce  jour,  les  seules  missions 
françaises  existant  à  Madagascar  étaient  celles  des  Jésuites,  qui 
évangéliscnt  le  pays  depuis  1861.  Le  protestantisme  y  est  prêché 
par  des  Anglais  depuis  1820,  et  par  des  Norvégiens  luthériens 

1.  f.a  liberté  religieuse  à  Madagascar.  Rapport  de  la  Socitfld  des  Misaions 
45vang«'Iiqucs  de  Paris  sur  la  mianion  accomplie  à  iMadagaacar  en  1896  par 
MM.  Lauga,  pasteur,  et  F.  H.  Krùger,  professeur.  In-'io  de  35  pages. 

2.  Numëro  du  13  Mars  1897  :  /.a  liberté  de  conscience  à  Madagascar,  par 
M.  R.  Allier,  professeur  de  philosophie  à  la  Faculté  de  théologie  proles- 
tante de  Paris. 


88  LA  LIBERTE  RELIGIEUSE 

depuis  1869.  Les  plus  anciennes  et  les  plus  nombreuses  missions 
anglaises  dépendent  de  la  «  Société  Missionnaire  de  Londres 
(London  Missionary  Society)  »  ;  au  commencement  de  1895, 
elle  avait  dans  l'île  33  de  ses  membres  européens  avec  1048 
pasteurs  indigènes.  Huit  autres  missionnaires  anglais  apparte- 
naient à  la  Société  des  Amis  ou  Quakers,  et  neuf  à  la  Société 
de  la  propagation  de  VEvangile,  qui  comptait  en  outre  16  pas- 
teurs indigènes  et  qui  avait  un  évêque  à  Tananarive.  Les 
missionnaires  norvégiens,  à  la  même  date,  étaient  au  nombre 
de24,avec  58  auxiliaires  malgaches.  Le  chiffre  total  des  adhérents 
protestants  était  évalué  à  394.099,  dont  288.834  relevant  de  la 
L.  M.  s.  et  80.000  de  la  Société  norvégienne.  Enfin  les  écoles 
protestantes  comptaient  un  peu  plus  de  125.000  élèves,  dont 
74.796  formés  par  la  l.  m.  s.  et  37.241  par  les  Norvégiens.  ^ 
Ajoutons  que  depuis  l'année  1869,  où  la  reine  Ranavalo  II  a 
reçu  le  baptême  de  la  main  des  missionnaires  de  Londres,  le 
protestantisme  est  la  religion  des  classes  dirigeantes  de  l'ile. 

Les  auteurs  du  factum  protestant  et  leur  écho  dans  la  Revue 
bleue  affirment  que  ce  sont  les  Jésuites  qui  ont  «  fabriqué  », 
comme  une  machine  de  guerre  contre  leurs  concurrents  à  Mada- 
gascar, la  formule  :  «  Qui  dit  Français  dit  catholique  ;  qui  dit 
protestant  dit  Anglais.  »  La' vérité,  manifeste  pour  quiconque  a 
étudié  l'histoire  de  Madagascar  dans  ce  siècle,  c'est  que  les 
Anglais,  et  spécialement  les  missionnaires  anglais,  ont  été  les 
inspirateurs  de  toutes  les  insultes  aux  droits  de  la  France  dans 
la  grande  île,  depuis  plus  de  cinquante  ans  ~.  Il  est  également 
avéré  que  ces  missionnaires  et  les  élèves  formés  par  eux  ont 
fomenté  chez  les  Hovas  la  résistance  à  la  dernière  action  de  la 
France,  tant  que  celle-ci  leur  a  paru  pouvoir  être  arrêtée  d'une 
manière  quelconque.  Mais  quand  ils  ont  vu  la  conquête  faite  et 
la  résolution  bien  arrêtée  de  la  France  de  garder  Madagascar  et 
de  n'y  plus  tolérer  aucune  influence  contraire  à  son  autorité,  il  a 
bien  fallu  changer  de  système.  Tout  à  coup  donc  les  missionnaires 
anglais  ont  affecté  un  véritable  zèle  pour  l'enseignement  du 
français  dans  leurs   écoles.   Ils   ont  fait   plus  :    ils  ont  offert  à  la 

1.  Tous  ces  chiffres  sont  tirés  du  Rapport  de  la  Société  des  Missions 
Évangéliques  de  Paris.  Annexe  n°  1. 

2.  Voir  dans  les  Études  d'octobre  1894,  La  Question  de  Madagascar, 
par  le  P.  Piolet. 


A  MADAGASCAR  89 

Société  des  Missions  protestantes  franç.iises  leurs  écoles  primaires 
de  l'Emirne,  au  nombre  d'environ  800  et  comptant  de  30.000  à 
40.000  élèves. 

La  Société  française  a  accepté.  Quelles  ont  été  les  conditions 
de  la  cession  ?  Nous  ne  savons  ;  mais  il  n'est  pas  à  croire  que  la 
transaction  ait  été  un  don  purement  gracieux,  du  côté  des  mis- 
sionnaires anglais.  S'ils  ont  sacrifié  quelque  chose,  c'est  apparem- 
ment pour  mieux  conserver  ce  qu'ils  se  réservent  et  qu'ils  crai- 
gnent de  perdre  :  il  est  à  remarquer,  en  effet,  que  la  cession  ne 
comprend  pas  leurs  écoles  en  dehors  de  la  province  centrale 
(presque  la  moitié  du  total),  ni  leurs  institutions  d'enseignement 
secondaire  ou  supérieure,  à  Tananarive,  ni  surtout  les  nombreux 
établissements  religieux  qu'ils  possèdent  dans  toutes  les  provin- 
ces ;  enfin,  dans  les  écoles  mêmes  qu'ils  cèdent,  ils  garderont 
une  influence  prépondérante,  tous  les  maîtres  ayant  été  formés 
par  eux  et  la  Société  protestante  française  n'ayant  encore  aucun 
personnel  à  elle,  préparé  pour  sa  tâche. 

Mais  une  des  fins  certainement  visées  par  les  pasteurs  anglais,  «M 
peut-être  la  principale,  c'a  été  d'intéresser  leurs  collègues  fran- 
çais à  la  guerre  qu'ils  ont  toujours  faite  aux  missionnaires  catho- 
liques, et  qui  devient  de  plus- en  plus  pour  eux  une  affaire 
capitale. 

Jusqu'à  la  conquête,  leur  influence  sur  les  classes  dirigeantes 
à  Madagascar,  influence  dont  ils  ne  craignaient  pas  d'user  et  d'à 
buser,  leur  donnait  un  avantage  immense  sur  leurs  rivaux.  Leur 
religion  étant  celle  de  la  reine,  de  l'aristocratie  et  des  fonction- 
naires, la  fréquentation  de  leurs  écoles  était  presque  forcée  pour 
la  plus  grande  partie  de  la  population.  Et  pour  assurer  ii  tout 
jamais  leur  prcpotence,  ils  avaient  fuit  insérer  dans  le  code  mal- 
gache une  loi,  la  296*,  interdisant  u  tout  élève  inscrit  dans  une 
école  de  passer  dans  une  autre,  sous  peine  d'amende  pour  lui  et 
pour  le  professeur  qui  le  recevrait.  Il  faut  savoir  d'ailleurs  que 
l'inscription  dans  une  école  quelconque  était  obligatoire  et 
comme  elle  se  faisait  par  les  soins  des  autorités,  en  général 
toutes  dévouées  aux  prédicants,  c'était  tout  un  système  de  pres- 
sions organisées  qu'avaient  n  vaincre  ceux  qui  osaient  préférer 
les  écoles  non  ofllcielles.  Mais,  a  mesure  que  les  Malgaches  se 
sont  sentis  libres  -~  ce  qui  n'a  guère  commencé   qu'avec  l'ar- 


90  LA  LIBERTE  RELIGIEUSE 

rivée  du  général  Gallieni  —  les  écoles  anglaises  ont  été  déser- 
tées en  grande  partie  pour  les  écoles  françaises  catholiques.  C'est 
ainsi  que  les  Jésuites  ont  vu,  en  quelques  mois,  le  chiffre  de 
leurs  écoliers  monter  de  25.000  à  85.000,  et  il  leur  serait  facile 
d'augmenter  beaucoup  ce  nombre,  s'ils  disposaient  de  ressources 
matérielles  plus    considérables. 

Aucune  intimidation,  aucune  pression  de  qui  que  ce  soit  n'a 
été  nécessaire  pour  cela.  Les  Malgaches  ont  tout  intérêt  dans 
les  circonstances  présentes  à  se  montrer,  à  s'afficher  français  ; 
ils  ont  pensé  qu'il  serait  utile,  à  cet  effet,  de  s'éloigner  des 
À:i"lrr's  et   des  Noi'cémens   et  d'aller  aux  Français.  On  leur  dit 

oc  ■> 

que  désorma  s  ils  devront  apprendre  le  français  :  ils  vont  aux 
écoles  dirigées  par  des  Français.  Il  est  vrai  que  les  écoles 
anglaises  et  norvégiennes  ont  ouvert  et  ouvriront  des  cours 
de  français  ;  il  le  fallait  bien  :  mais,  encore  une  fois,  comment 
s'étonner  que  le  Malgache  préfère  l'école  des  Français  ? 

Nul  besoin  donc  de  chercher  dans  des  agissements  déloyaux 
la  raison  des  gains  faits  par  les  écoles  des  Jésuites  aux  dépens 
des  autres.  Mais  on  conçoit  le  dépit  des  pasteurs  devant  cette 
débandade  de  leurs  ouailles. 

C'est  pourquoi  nos  pasteurs  français  sont  partis  en  guerre 
contre  les  Jésuites  de  Madagascar.  Il  leur  faut  à  tout  prix  arrêter, 
paralyser  la  concurrence,  qui  menace  de  leur  enlever  à  bref  délai 
l'héritage  qu'ils  ont  à  peine  commencé  de  recueillir.  Voilà  ce 
qu'il  y  a  sous  les  grands  mots  de  «  liberté  religieuse  en  péril  », 
et  au  fond  des  doléances  sur  les  prétendues  persécutions  que 
les  protestants  de  Madagascar  ont  à  souffrir  de  la  part  des 
Jésuites. 

Personne,  parmi  ceux  qui  sont  un  peu  au  courant  des  affaires 
de  ce  pays-là,  ne  s'y  est  trompé.  Pour  preuve  on  n'a  qu'à  lire  le 
Temps,  dont  on  connaît  les  attaches  avec  les  sommités  protes- 
tantes et  qui  n'est  certes  pas  suspect  de  tendresse  pour  les  Jé- 
suites. Voici  en  quels  termes  il  fait  allusion  au  factum  des 
pasteurs   : 

On  sait  les  complications  et  les  conflits  de  toute  nature  qu'ont  susci- 
tés les  rivalités  confessionnelles  sur  cette  terre  africaine  évangélisée 
par  diverses  sociétés  de  missions.  Nous  ne  pouvons  nous  faire  ici  juges 
de  toutes  les  plaintes  formulées.  Personne  ne  met  en  doute  les  loyales 
intentions  ni  l'esprit  libéral  du  général  Gallieni.  Les  missionnaires  pro- 


A  MADAGASCAR  91 

testants  sont  les  premiers  à  lui  rendre  hommage.  Le  protest?nlisme  élait 
la  religion  de  la  cour,  presque  une  religion  d'État.  Rien  détonnant 
que  les  missionnaires  catholiques  aient  tout  fait  pour  dépouiller  leurs 
rivaux  de  ce  privilège,  et  que  ceux-ci  aient  lutté,  d'autre  part,  pour  en 
sauvegarder  au  moins  l'apparence.  On  peut  donc  bien  reconnaître  qu'il 
y  a  eu  dans  la  lutte,  comme  dans  toutes  les  luttes  religieuses,  des  torts 
réciproques. 

On  ne  peut  attendre  du  Temps  qu'il  donne  tous  les  torts  aux 
protestants,  même  anglais  ;  mais,  à  travers  les  circonlocutions 
qu'il  emploie  pour  les  ménager,  on  voit  cependant  clairement  sa 
pensée,  à  savoir  que  les  pasteurs  protestants  défendent  contre 
leurs  rivaux,  non  la  liberté  religieuse,  mais  leurs  «  pri••il^ges  », 
la  possession  où  ils  étaient  jusqu'à  présent  de  faire  régner  le 
protestantisme  cfimrae  «  religion  d'Ktat  »  à  Madagascar. 

Pour  |>iiMiM  I  i|tie  la  campagne  des  pasteurs  n*a  pas  d  iiiihr 
justification,  nous  n'avons  pas  plus  besoin  que  le  Temps  d'exa- 
miner en  détail  les  «  plaintes  »  qu'ils  ont  formulées  contre  les 
missionnaires  Jésuites.  L'invraisemblance  de  ces  accusations  dans 
leur  ensemble  est  trop  évidente.  Quel  homme  de  sang-froid  peut 
croire  que  «  les  Jésuites  ont  entrepris  l'extirpation  systématique 
et  violente  du  protestantisme  »  de  l'Ile  ?  De  quelle  force  dispo- 
sent-ils donc  pour  cela  ?  Veut-on  dire  que  la  République  met  à 
leur  service  ses  soldats  et  ses  fonctionnaires  pour  ces  nouvelles 
dragonnades  ?  On  n*ose  émettre  cette  absurdité  ;  à  peine  on 
insinue  que  quel(|ue8  représentants  subalternes  de  l'autorité  se 
sont  faits  les  exécuteurs  des  projets  des  Jésuites  ;  on  écrit  que 
les  violences  commises  contre  la  liberté  religieuse  des  Malgaches 
ont  été  perpétrées  «  ti  Tinsu  du  général  Gallieni,  n  qui  s'est 
toujours  empressé  de  mettre  ordre  aux  abus  qui  lui  ont  été 
signalés.  Comment  donc  les  Jésuites,  même  s'il»  en  avaient  les 
moyens,  pourraient-ils  se  livrer  contre  les  protestants  ii  une  per- 
sécution systématique  et  générale,  sans  que  le  dépositaire  du  pou- 
voir civil  en  fût  infctrmé  et  sans  s'attirer  une  sév«"T««  r«''prcs- 
sion  ? 

Nous  ne  prétendons  pas,  au  rest»-,  qiw,  (Lins  celle  nouvelle 
phase  d'une  lutte  déjà  si  ancienne,  et  aujourd'hui  peut-être  plus 
aigOe  que  jamais,  entre  le  protestantisme  et  le    catholicisme  à 


92  LA  LIBERTE  RELIGIEUSE 

Madagascar,  il  n'y  ait  aucun  tort  du  côté  des  catholiques.  Si  ceux- 
ci,  après  avoir  eu  tant  à  souffrir  des  sectateurs  et  des  prêcheurs 
de  la  religion  «  anglaise,  »  avaient  profité  de  leur  liberté  toute 
récente  pour  exercer  quelques  représailles,  il  n'y  aurait  là  rien 
de  bien  étonnant.  Toutefois,  avant  d'admettre  que  cela  en  effet  a 
eu  lieu,  il  faut  d'autres  preuves  que  les  racontars  recueillis  par 
MM.  Lauga  et  Kruger,  et  qui  ne  reposent  en  dernière  analyse 
que  sur  des  témoignages  malgaches,  traduits  à  ces  Messieurs  par 
les  missionnaires  protestants. 

Il  suffit  de  lire  quelques-uns  de  ces  témoignages,  pour  voir 
combien  le  tout  a  besoin  d'être  contrôlé.  Voici,  par  exemple,  ce 
qu'écrit  le  pasteur  indigène  Rajoela: 

Le  «  Père  »  nous  occasionne  en  ce  moment  beaucoup  de  difficultés.  Il 
répète  à  tout  le  monde  que  le  résident  Alby  a  été  chassé  d'Antsirabé  et 
mis  aux  fers  parce  qu'il  était  favorable  aux  protestants  et  que  le  pas- 
teur Lauga,  qui  nous  a  dit  que  la  France  nous  laissait  libres  de  rester 
protestants  pourvu  que  nous  restions  soumis  aux  lois  de  la  Répu- 
blique, a  été  envoyé  à  Paris  où  il  sera  décapité,  que  le  général  Gallieni 
et  l'évêque  doivent  à  l'avenir  gouverner  ensemble,  avec  les  mêmes  pou- 
voirs, etc.  ^. 

Et  un  pasteur  norvégien  écrit  de  Betafo  : 

La  population  est  terrifiée  par  le  P.  Félix.  Un  jour,  il  leur  dit,  et 
cela  publiquement,  que,  s'ils  ne  se  joignent  pas  à  son  église,  ils  seront 
fusillés  ;  un  autre  jour,  que  la  prison  et  les  fers,  ainsi  que  la  confisca- 
tion de  leurs  biens,  attendent  tous  ceux  qui  ne  se  feront  pas  catholiques'. 

On  a  beau  être  compatriote  d'Ibsen  (M.  Allier  essaie  en  effet 
de  faire  servir  le  nom  d'Ibsen  à  rendre  sympathiques  les  mis- 
sionnaires luthériens  de  Madagascar),  on  ne  fera  pas  croire  îi  des 
Français  que  nos  missionnaires  recourent  à  ces  manœuvres  encore 
plus  ridicules  que  violentes. 

En  attendant  que  les  accusés  aient  pu  faire  parvenir  en  France 
leur  version  des  faits  allégués,  il  ne  sera  pas  inutile  de  rappeler 
d'autres  incidents  un  peu  plus  anciens,  pour  mettre  dans  un  plus 
grand  jour  le  caractère  des  apôtres  du  protestantisme  h  Madagas- 

1.  Eevue  bleue,  p.  327. 

2.  Même  Revue,  p.  326. 


A  MADAGASCAR  93 

car  et  achever  d'éclairer  toute  la  situation.  Négligeant  une  quan- 
tité de  faits  typiques,  que  nous  offriraient  les  années  antérieures, 
nous  ne  remonterons  pas  plus  haut  que  Tannée  dernière.  On  va 
voir  ce  que  le  protestantisme  pouvait  encore  oser,  après  l'occupa- 
tion française,  sous  le  gouvernement  débonnaire  de  M.  Laroche. 
Voici  donc  quelques  extraits  d'une  lettre  de  Mgr  Cazet,  écrite  de 
Tananarive,  le  16  juin  1806,  et  qu'on  ne  peut  par  conséquent 
supposer  rédigée  en  vue  de  répondre  au  factum  protestant,  bien 
qu'elle  le  réfute  parfaitement,  à  l'avance. 

Aujourd'hui  je  vous  parlerai  des  difficultés  que  les  protestants  anglais 
et  norvégiens  ont  suscitées  aux  catholiques  depuis  l'occupation  de 
Madagascar  par  la  France.  Elles  ne  vous  étonneront  pas, mais  elles  vous 
feront  voir  à  quels  moyens  ils  osent  recourir  pour  entraver  nos  oeuvres 
et  l'influence  française. 

Une  des  armes  les  plus  puissantes  dont  les  protestants  se  servirent 
longtemps,  ce  fut  la  loi  296*,  qui  défendait  à  tout  élève  inscrit  dans  une 
école  de  passer  dans  une  autre,  sous  peine  d'amende  pour  lui  et  pour 
le  professeur  qui  le  reçoit.  Tout  le  monde  savait  et  voyait  pratiquement 
que  cela  voulait  dire  que  tout  élève  inscrit  chez  les  protestants  ne  pou- 
vait pas  venir  chez  les  catholiques  :  c'est  le  but  que  s'étaient  proposé  les 
Anglais  en  faisant  promulguer  cette  loi  en  1881. 

Trois  semaines  après  l'occupation  de  Tananarive  par  les  troupes 
françaises,  le  H.  P.  Bardon  arriva  â  la  capitale  et  pria  le  Générai  en  chef 
d'abroger  cette  fameuse  lot  contre  laquelle  nous  avions  si  souvent  pro- 
testé. Le  Général  lui  répondit:  «  Klle  n'existe  plus;  désormais  il  y  a 
liberté  pour  tous.  •  Malheureusement  ce  n'était  qu'une  parole,  et  quel- 
que sincère  qu'elle  fût  dans  la  bouche  du  brave  général  Durhesne,  clin 
n'avait  rien  d'ofliciel  :  aussi  resta-t-ellc  sans  résultat  dans  la  province 
des  Bcisiléos,  aussi  bien  que  dans  l'Imérina. 

Dans  les  premiers  jours  de  janvier,  on  écrivait  de  Pianarantsoa  : 
«  Les  dificultés  surgissent  tous  les  jours.  Il  est  évident  que  les  Betsiléos 
se  portent  en  masse  vers  nous,  mais  les  Anglais  et  les  Norvégions 
surtout  font  tous  leurs  efforts  pour  arrêter  ce  mouvement.  Ils  procla- 
ment de  nouveau  la  défense  de  changer  d'école  et  disent  des  Français 
tout  le  mal  qu'ils  peuvent.  Ils  ne  se  contentent  pas  de  parler,  mais  ils 
se  livrent  à  des  actes  de  violence.  Quatre  fois  au  moins  leurs  envoyés 
sont  entrés  dans  nos  emplacements,  pour  enlever  de  vive  force  des 
élèves  qui  viennent  librement  étudier  chez  nous.  Dernièrement  du  cûté 
d'Ambohitrandra/.ana,  ils  ont  enfoncé  notre  porte  et  ont  blessé  à  la 
tète  Casimir,  notre  maître  d'école,  et  un  chef  de  la  réunion  catho- 
lique. » 


94  LA  LIBERTE  RELIGIEUSE 

Quelques  jours  après,  un  autre  missionnaire  m'écrivait  :  «  Les  dix 
à  douze  attentats  déjà  commis,  soit  contre  nos  maîtres  d'école,  soit  contre 
le  P.  Delmont,  sont  tous  restés  impunis.  Depuis,  une  bande  d'une 
quarantaine  d'élèves  des  Anglais  a  parcouru  la  campagne  d'Ambohiba- 
rahena,  garrottant  les  élèves,  frappant  le  maître  d'école  catholique, 
etc.  Nous  avons  porté  plainte  au  Gourerneur  hova  ;  mais  il  ne  bouge 
pas.   » 

Des  Betsiléos,  passons  à  Betafo,  chef-lieu  d'une  province  dont  on 
vient  d'augmenter  l'importance  ;  on  y  a  placé  un  Résident  français  et 
un  Gouverneur  général  malgache,  dont  la  juridiction  s'étend  sur  plu- 
sieurs petites  provinces.  Quand,  après  l'expédition,  le  P.  Félix  alla  re- 
prendre possession  de  ce  poste  central,  duquel  dépendent  environ 
soixante  autres  postes,  les  luthériens  de  Norvège  recommencèrent  leur 
persécution  avec  plus  d'audace  que  jamais.  Les  deux  faits  suivants  suf- 
firont pour  bien  faire  connaître  les  apôtres  du  pur  Evangile  à  Mada- 
gascar. 

Dans  un  village  appelé  Ankabahova,  notre  professeur  faisait  la  classe 
à  ses  élèves  dans  la  chapelle  catholique;  tout-à-coup  une  foule  de  gros 
gaillards  luthériens  envahissent  la  chapelle  pour  saisir  un  ou  deux 
de  leurs  élèves  passés  chez  nous,  et  ils  les  frappent  brutalement;  les 
nôtres  se  défendent;  on  sort  de  la  chapelle.  Bientôt  le  combat  recom- 
mence de  plus  belle  dans  la  rue.  Informé  par  plusieurs  témoins  oculai- 
res, le  P.  Félix  s'empresse  de  m'écrire  les  détails  de  cette  attaque. 
J'envoie  sa  lettre  au  Résident  général  et  celui-ci  fait  partir  pour  Betafo 
un  fonctionnaire,  chargé  d'examiner  l'affaire.  Ce  fonctionnaire  se  rend 
à  Ankabahaba,  où  il  avait  convoqué  les  deux  partis.  Nos  élèves  racontent 
simplement  comment  les  choses  s'étaient  passées;  ils  répondent,  sans 
se  contredire,  aux  questions  inattendues  qui  leur  sont  posées.  De  leur 
côté  les  ennemis,  fidèles  au  mot  d'ordre  reçu,  nient  tout;  ils  ne  sont 
pas  entrés  dans  la  chapelle,  ils  n'ont  frappé  personne,  il  n'ont  pas  engagé 
de  lutte  dans  la  rue;  tout  le  monde  sans  doute  a  été  témoin,  n'importe: 
tout  le  monde  ment  ;  eux  seuls  disent  vrai  !  On  les  troit  et  on  les  ren- 
voie impunis  ! 

Cette  impunité  fut  un  vrai  triomphe  pour  l'hérésie.  «  Hier,  dimanche, 
15  mars,  écrit  le  P.  Félix,  six  postes  luthériens  étaient  réunis  a  Man- 
dritsara  pour  se  réjouir  de  l'heureuse  issue  de  leur  mauvaise  affaire. 
Pourquoi  ce  grand  jour  de  réjouissance  ?  C'est  parce  qu'ils  avaient 
échappé  à  une  condamnation  tellement  méritée,  qu'ils  n'avaient  aucun 
espoir  de  l'éviter.  » 

Trois  jours  après  cette  manifestation  victorieuse,  le  Père  Félix  m'en- 
voyait le  récit  d'un  nouvel  exploit.  Voici  sa  lettre  du  18  mars  :  «  Hier 
matin,  un  nommé  Rainivonialimanga  allait  à  Ambohibary  pour  affaires, 


A  MADAGASCAR  95 

et  il  conduisait  avec  lui  son  fils  Kotovao,  enfant  âgé  de  dix  à  onze  ans, 
notre  élève,  qui  se  rendait  en  classe.  En  chemin,  il  est  accosté  par 
Ravoiiirnbahatra,  pasteur  luthérien.  «  Pourquoi,  lui  demande  celui- 
ci,  ton  fils  n*étudie-t-ils  pas  chez  nous  ?  —  Mon  fils  est  élève  chez 
les  catholiques.  —  Je  veux  qu'il  étudie  chez  nous.  —  Je  t"ai  dit 
que  mon  fils  est  élève  chez  les  catholiques  ;  il  y  restera.  Avant  de 
venir  dans  ce  pays,  nous  étions  à  Vinaninkarena,  et  nous  nous  réuni»- 
sions  chez  les  catholiques.  Depuis  notre  arrivée  ici,  il  y  a  plu.sieurs 
années,  nous  avons  toujours  été  avec  les  Pères  ;  nous  ne  sommes  pas  en- 
trés, même  une  seule  fois,  dans  ton  temple,  et  mon  enfant  n'est  jamais  allé 
dans  ta  classe  ;  nous  ne  voulons  pas  changer.  »  Alors  Ravonimbahatra 
furieux  se  jette  sur  ce  pauvre  homme,  et  l'assomme  à  coups  de  poings. 
A  la  fin  il  prend  un  bâton  et  en  assène  un  coup  violent  au-dessus  de 
l'œil,  où  il  lui  fait  une  blessure  que  j'ai  vue  moi-même.  Sur  ce,  il  prend 
l'enfant  et  l'emmène  de  force  chez  lui.  —  La  terreur,  inspirée  par  les 
luthériens  dans  tout  le  pays  et  surtout  dans  cette  contrée  par  ce  faux 
pasteur,  est  telle  que  notre  homme  n'a  pas  osé  résister.  Ce  matin,  six 
ou  sept  personnes  m'ont  raconté  celte  histoire.  J'ai  adressé  une  plainte 
&  Rabanona,  gouverneur  d'Antsirabc  dont  dépend  Uempona.  Mais  quoi 
que  fasse  ce  gouverneur,  qui  sera  sûrement  un  peu  enjbarrassé,  je 
veux,  dès  à  présent  vous  faire  conn.iii?-»-  ii^  f.iii  .ifin  (jur  von-i  |iiiiv^i./ 
en  suivre  les  diverses  phases*.   » 

J'aurais  bien  des  détails  à  vous  doitiifr  sur  le  district  d'Anilxi^itia  , 
vous  y  verriez  la  môme  audace,  la  même  mauvaise  foi  chez  les  proles- 
tants, la  même  mauvaise  volonté  chez  les  officiers  hovas,  pour  terminer 
les  affaires  conformément  à  la  justice  ;  mais  ces  détails  ni'amènrraient 
trop  loin  ;  je  me  b»)rne  donc  à  v«»us  citer  une  lettre  du  P.  Fal>re  :  «-Ile 
se  passe  de  tout  commentaire. 

«  Anihoaitra,  {"avril.  —  Je  crois  vous  avoir  dit  que  le  (Jouvi-nieur 
avait  fait  des  avances  ptjur  renouer  nos  bons  rapports,  promettant  de 
traiter  sur  le  même  pied  catholiques  et  pniteslants.  J'avais  accepté  avec 
joie  ce  rapprochement...  Pendant  une  semaine,  <m  m'accabla  d'égards  et 
de  démonstrations  d'amitié.  Tout  cela  n'était  que  de  l'eau  bénite  de  cour 
et  n'avait  pour  but  que  de  cacher  tous  les  embarras  que  les  protestants 
su.scitaient  sous  main,  et  ce  qu'ils  faisaient  pour  décourager  et  efTraycr 
en  public  nos  maîtres  d'école  et  nos  adhérents.  L'inscription  des  élèves 
se  faisait  pendant  que  notre  amitié  semblait  la  plus  sincère.  Mais  ils 
avaient  eu  soin  auparavant  de  faire  circuler  le  bruit  que  les  Français 
conduisaient  en  France  tous  leurs  élèves  et  leurs  adhérents,  que  la  guerre 
éclaterait  entre  Français  et  Anglais,  et  que  ces  derniers  seraient  à  la  fin 

1.  Après  bien  des  h<5Ritalionii,  le  gouvcmear  s'eM  enfin  décide  à  punir  K- 
coupable. 


96  LA  LIBERTÉ  RELIGIEUSE 

maîtres  de  Madagascar.  Ce  bruitapresque  vidé  nos  deux  écoles  d'Imady. 

«  Un  Malgache,  nommé  Andriantsilaozana,  très  ardent  à  donner  corps 
à  ces  bruits  mensongers,  s'était  faitprendre  ;  j'avais  trois  témoins.  Cette 
affaire  fournit  l'occasion  de  mettre  en  pleine  lumière  l'hostilité  du  gou- 
verneur, de  Ratsimba,  10*  honneur,  et  de  Ranaivo,  10*  honneur.  »  Le 
Père  raconte  ensuite  comment  il  lui  a  été  impossible  d'obtenir  la  moin- 
dre satisfaction. 

«  Voici,  continue-t-il,  ce  qu'une  demoiselle  anglaise,  maîtresse  d'école 
à  Ambositra,  a  dit,  en  plein  temple,  dans  son  prêche  du  dimanche  15 
mars,  et  cela,  en  présence  du  gouverneur  et  des  officiers  hovas  :  a  Main- 
tenant la  Reine  donne  pleine  liberté  ;  chacun  peut  passer  où  il  veut,  soit 
les  adhérents,  soit  les  élèves.  Cependant  examinez  par  ses  œuvres  quelle 
est  la  vraie  religion.  Nous  sommes  venus  ici,  nous  Anglais,  après  avoir 
fait  avec  vous,  Malgaches,  un  traité  d'amitié  :  nous  ne  l'avons  pas  violé. 
Les  Français  sont  venus  aussi,  et  deux  fois  ils  ont  rompu  leur  traité,  et 
à  la  fin  le  pays  est  tombé  en  leur  pouvoir  ;  par  conséquent  pensez-y  !  » 
A  ces  mots,  tous  les  Malgaches  s'écrièrent  d'une  seule  voix  :  «  C'est 
vrai  !  »  J'atteste  l'authencité  de  ces  paroles.  » 

Dans  la  province  de  l'Imérina  du  moins,  en  présence  des  autorités 
française  et  malgache,  avons-nous  trouvé  plus  de  liberté,  plus  de  bonne 
foi,  plus  de  tranquillité  ?  Pas  toujours,  pas  partout,  tant  s'en  faut,  et 
l'exécution  de  la  fameuse  loi,  qui  défendait  à  tout  élève  inscrit  dans  une 
école  d'étudier  dans  une  autre,  était  urgée  avec  une  rigueur  qu'elle  ne 
comportait  pas,  Ainsi,  pour  ne  citer  qu'un  fait,  le  9  mars,  on  nous  écri- 
vait que  dans  un  village,  assez  près  de  la  capitale,  le  gouverneur  empê- 
chait les  grandes  personnes,  aussi  bien  que  les  élèves,  de  passer  chez 
les  catholiques.  «  N'embrassez  pas,  disait-il  à  ses  administrés,  une 
religion  qui  n'est  pas  celle  de  la  Reine  :  ce  serait  une  honte  pour  nous 
tous,  et  ne  laissez  pas  vos  enfants  passer  chez  les  catholiques.  Du  reste 
quiconque  passera  chez  eux,  sera  condamné  à  une  amende  de  trois  bœufs 
et  de  trois  piastres  (quinze  francs).  »  Les  Malgaches,  crédules  et  timides 
à  l'excès,  sont  effrayés  par  un  pareil  langage,  surtout  quand  il  est  tenu 
par  l'autorité  militaire  ou  administrative. 

Ces  choses  se  passaient,  en  partie,  au  moment  même  où  les 
deux  pasteurs  français  faisaient  leur  enquête  à  Madagascar. 
S'ils  avaient  bien  regardé,  ils  auraient  donc  vu  que  la  liberté  reli- 
gieuse des  Malgaches  avait  d'autres  ennemis  plussérieux  que  les 
Jésuites. 

Malgré  l'appui  que  la  campagne  protestante  trouve  dans  cer- 
tains préjugés  et  même  dans  les  passions  politiques,  nous  osons 
espérer  qu'elle  avortera.  Les  esprits  honnêtes  y  démêleront  sans 


A  MADAGASCAR  97 

peine  une  inspiration  anti-patriotique  et  anti-française.  Que  la 
Société  des  Missions  Evangéliques  ait  des  intentions  pures,  nous 
ne  voulons  pas  le  nier  ;  qu'elle  s'efforce  de  fonder  h  Madagascar 
un  protestantisme  français,  nous  ne  demandons  pas  qu'on  l'en 
empêche.  Ce  qui  n'est  pas  admissible,  ce  que  le  Parlement 
lui-môme  ne  souffrira  pas,  nous  aimons  encore  à  le  penser, 
c'est  qu'elle  couvre  de  son  nom  et  du  pavillon  français  des  entre- 
prises de  prosélytisme  dirigées  contre  la  France  autant  que  contre 
le  catholicisme  ;  c'est  qu'elle  cherche  à  ruiner  par  la  calomnie 
une  œuvre  qui,  depuis  trente-cinq  ans,  a  fait  honorer,  aimer  le 
nom  de  la  France  à  Madagascar  ;  une  œuvre  qui  nous  a  donné  les 
amis  les  plus  solides,  pour  ne  pas  dire  les  seuls  amis  que  nous 
possédions  en  ce  pays  ;  enfin,  une  œuvre  qui,  par  les  services 
rendus  dans  un  passé  difficile,  a  prouvé  abondamment  qu'elle 
peut  encore  en  rendre  de  plus  grands  dans  Pavcnir  nouveau  qui 
s'ouvre  pour  notre  belle  colonie. 

« 

J.   BRLCKER.  S.  J. 


1.  Cet  article  était  déjà  souh  preHnc  quand  le  courrier  de  Madagascar  nous 
a  apporté  un  document  qui  en  conGrine  pleinement  les  conclusion».  Nos 
lecteurs  le  trouveront  dans  les  •  Événements  de  la  Quinzaine  •  i  \»  date  du 
25  Mars. 


vxxf  -: 


HERMIAS 


FANTAISIE 


I 


Hermias  vivait  seul  clans  sa  froide  mansarde  avec  ses  livres  et 
son  chat.  C'était  un  petit  homme  vieilli  et  courbé  avant  l'âge, 
aux  membres  grêles  et  sans  proportions,  craintif  et  gauche  dans 
son  habit  étriqué  et  râpé.  Cependant  il  n'avait  pas  l'air  rogue  et 
déplaisant  des  cuistres  de  profession.  Derrière  les  lunettes  rondes 
qui  surchargeaient  son  nez,  ses  yeux  doux  et  myopes  brillaient 
souvent  de  jeunesse  et  d'enthousiasme.  Quand,  à  la  lecture  d'un 
auteur  favori,  le  démon  de  la  poésie  s'emparait  de  lui,  il  redres- 
sait sa  petite  taille,  et,  d'une  main  levant  le  livre  sacré,  de  l'autre 
il  décrivait  des  gestes  harmonieux.  Si  vous  l'aviez  surpris  dans 
cette  attitude,  loin  de  vous  sembler  grotesque,  il  vous  eût  inspiré 
son  délire  et  vous  l'auriez  vénéré,  comme  les  Grecs  d'Homère, 
leurs  aèdes  favoris  des  dieux. 

Hermias  autrefois  avait  été  célèbre.  La  jeunesse  s'était  pressée 
autour  de  sa  chaire  et  toute  une  génération  de  jeunes  littérateurs 
avait  été  par  lui  initiée  aux  mystères  des  vieux  maîtres  si  pleins 
de  substance,  de  sagesse  et  de  poésie.  Mais  ses  disciples  avaient 
grandi,  et  c'était  leur  tour  à  présent  d'attirer  la  jeunesse  par 
l'attrait  de  l'érudition  et  des  nouvelles  méthodes.  Hermias  voyant 
le  public  déserter  sa  chaire,  avait  dû  la  céder  à  un  jeune  imper- 
tinent qui,  je  ne  sais  comment,  avait  su  inspirer  aux  autres,  avec 
le  mépris  des  vieilles  choses,  l'estime  démesurée  qu'il  avait  de 
lui-même. 

Hermias  souffrit  longtemps  de  sa  disgrâce  imméritée.  Son 
cœur  cependant  n'était  pas  aigri.  Il  continuait  paisiblement  son 
existence  pauvre  et  studieuse.  Ses  livres  lui  restaient,  il  n'était 
pas  malheureux.  Mais  un  soir,  dans  le  silence  de  sa  mansarde,  il 
lui  advint  quelque  chose  de  bien  triste  et  que  je  vais  vous  raconter. 


HERMIAS  99 

Il  lisait  une  jeune  revue;  Ctir  il  n'était  pas  exclusif;  il  admettait 
les  idées  nouvelles,  quand  elles  étaient  neuves  et  qu'elles  lui  sem- 
blaient justes,  et  il  ne  refusait  pas  d'admirer  chez  les  poètes  et 
les  romanciers  de  son  temps  les  mêmes  beautés  qui  le  frappaient 
dans  les  vieux  et  chers  auteurs.  Un  article  sur  Racine  le  surprit. 
Le  critique  y  semblait  dire  avec  quelque  suflisance  que  le  vrai 
mérite  du  poète  était  depuis  deux  siècles  inconnu,  et  il  s'offrait 
à  le  révéler  à  ses  lecteurs.  Hermias  se  mit  à  lire  avec  curiosité. 
Il  découvrit,  chemin  faisant,  que  Racine,  contrairement  à  l'opinion 
de  son  ami  La  Fontaine,  n'avait  rien  du  génie  lyrique,  et  que  les 
chœurs  (VAt/ialie  étaient  ce  que  le  poète  avait  écrit  de  plus  faible, 
vers  sans  inspiration,  pauvres,  banals,  digues,  tout  au  plus,  do 
Lefranc  de  Pompignan  et  de»  lyriques  du  siècle  dernier.  Le  vieux 
professeur  modeste  et  naïf  se  sentit  ébranlé  par  le  ton  décisif  de 
l'article.  D'ordinaire,  quand  il  lisait  les  chœurs  de  Racine,  une 
lyre  mystérieuse  répondait  en  lui  aux  vers  du  poète,  il  ne  les 
lisait  pas,  il  les  chantait:  ce  transport  était-il  l'efFet  de  l'habitude 
et  du  préjugé  ? 

Absorbé  dans  cette  pensée,  il  regardait  se  jouer  sur  le  mur 
d'en  face  les  ombres  insaisissables  du  foyer,  quand  il  vit  se  dessiner 
une  ombre  plus  ferme  et  plus  arrêtée,  une  grosse  tête  surmonté  * 
de  deux  oreille»  courtes  et  pointues.  Kn  même  temps,  il  sentit 
deux  pattes  se  poser  silencieusement  sur  ses  épaules  et  un  museau 
humide  et  frais  lui  frotter  la  joue. 

«  Ah  !  c'est  toi,  Puss,  mon  fidèle  ami,  «  dit  Hermias. 

Le  chat  commença  un  ronron  plaintif,  comme  pour  avertir  son 
maître  que  le  feu  mourait  et  que  Puss  avait  froid.  Hermias  se 
leva,  mit  une  bâche  dan»  le  foyer,  attisa  la  flamme  et  fit  jaillir 
des  gerbes  d'étincelles.  O  spectacle  réjouit  Puss,  qui,  le  visage 
illuminé,  vint  s'arrondir  au  coin  du  foyer  en  face  de  son  maître, 
ferma  les  yeux  et  continua  ii  ronronner  harmonieusement.  Et  j(* 
ne  sais  par  <|uel  mystère,  Hermias  comprit  ce  langage. 

M  Ron,  ron, mon  vieux  maître,  tu  comprends,  il  présent,  que  tu 
poursuivais  une  chimère.  Il  est  bien  tard  pour  t'en  apercevoir. 
Pauvre  ami  !  Que  ne  fais-tu  comme  moi?  Dans  ma  folle  jetinesse. 
j'étais  poète  à  ma  manière  et  j'allais  rêver  aux  étoiles,  Je  m*  sais 
quel  démon  m'agitait  et  m'attirait  sur  les  toits,  la  nuit.  Je  miau- 
lais alors  lugubrement  et  je  trouvais  des  charmes  à  ma  chanson, 
comme  tu  en  trouvais  »  tes  vers.  Mes  confrères  venaient  se  joindre 


100  HERMIAS 

à  moi,  et  nous  avons  fait  de  beaux  concerts.  Mais,  un  jour,  à  ma 
toilette  du  matin,  je  m'aperçus  avec  effroi,  en  me  léchant  l'abdo- 
men, que  j'avais  grossi  et  que  je  devenais  un  bon  vieux  matou. 
D'ailleurs  j'avais  des  tiraillements  dans  les  pattes,  et  quand  je 
voulais  grimper,  les  chatons  que  j'avais  vus  naître  me  devançaient 
d'un  bond,  et  j'arrivais  péniblement,  tout  haletant,  longtemps 
après  eux.  Alors,  j'ai  pris  le  parti  de  ne  plus  quitter  le  coin  du 
feu,  et  d'engraisser  là  tout  à  mon  aise,  en  laissant  à  de  plus  jeunes 
de  miauler  à  la  lune  et  de  faire  du  sentiment  sur  les  toits.  Imite- 
moi,  Hermias,  repose-toi;  il  est  temps,  et  abandonne  sans  regret 
les  vaines  chimères.  Rien  n'est  doux  comme  la  chaleur  du  foyer, 
le  sommeil,  et  les  rêves  indécis  et  charmants.  C'est  une  poésie 
encore,  qui  passe  et  s'en  va  et  revient  fidèle  toutes  les  nuits, 
flatter  ma  cervelle  sans  la  fatiguer. 

—  Puss,  mon  ami,  un  chat  vulgaire  ne  parlerait  pas  ainsi. 
Je  soupçonne  quelque  secret  dans  votre  existence. 

—  Que  t'importe,  Hermias,  qui  je  suis,  si  mes  paroles  sont 
sages  ?  Écoute  mes  conseils  et  suis  mon  exemple. 

—  Oh,  Puss,  le  calme  et  le  repos  d'une  vie  bourgeoise  ne 
sont  pas  mon  fait.  La  consolation  de  ma  vieillesse  sera  ce  qui  fut 
le  labeur  constant  de  ma  vie,  l'art  et  le  beau,  la  poésie  et  les 
divins  chefs-d'œuvre,  ne  me  demandez  pas  d'y  renoncer. 

—  Poésie,  chefs-d'œuvre,  l'art  et  le  beau,  balivernes  !  jeux 
de  l'imagination  des  hommes.  Tout  cela  n'a  rien  de  réel.  Je  t'ai 
vu,  Hermias,  au  temps  de  ta  jeunesse,  prolonger  tes  veilles  bien 
avant  dans  la  nuit  au  détriment  de  ton  sommeil  et  de  ta  santé. 
En  proie  à  ce  que  tu  appelais  le  feu  sacré,  tu  voulais  rivaliser 
avec  les  maîtres  et  tu  faisais  des  vers.  Quelle  misère,  mon  pauvre 
ami,  que  de  peines  perdues  pour  étirer  un  vers  ou  le  rétrécir, 
pour  amener  à  la  rime  un  mot  sonore,  ou  tendre,  ou  voilé  !  Vanité, 
te  dis-je,  et  pour  t'en  convaincre,  aie  le  courage  à  présent  de 
relire  tes  propres  œuvres.  » 

Hermias  alla  chercher,  dans  un  coin  de  sa  bibliothèque,  un 
carton  plus  vieux  que  les  autres  et  qu'il  touchait  avec  plus  d'amour. 
C'était  son  œuvre  à  lui,  ses  manuscrits,  son  cours,  ses  articles  et, 
au  milieu,  connues  de  lui  seul  et  d'autant  plus  chéries,  des  impres- 
sions personnelles,  cueillies  au  jour  le  jour  et  fixées  dans  la  for- 
me délicate  d'une  élégie  ou  d'un  sonnet.  Il  le  relut  et,  comme  ses 
impressions  s'étaient  depuis  longtemps  effacées  et   que  son  cœur 


HERMIAS  101 

s'était  refroidi,  le  sentiment  de  ces  pièces  légères  ne  lui  disait 
plus  rien.  Il  ne  retrouvait  que  la  forme,  puérile  et  gauche,  qui  le 
faisait  rougir  de  lui  même  et  de  sa  frivole  ambition.  Il  voulut  un 
instant  déchirer  ses  pauvres  essais;  mais  ému  de  je  ne  sais  quelle 
tendresse,  il  se  retint  et  dit  humblement  : 

«  J'ai  eu  le  tort  de  me  croire  poète,  mais  Dieu  qui  m'a  donné 
le  don  de  goûter  les  beaux  vers  m'a  refusé  celui  d'en  composer 
moi-même.  Et  pourquoi  me  plaindrais-je  ?  la  plus  belle  part 
me  reste,  la  lecture  et  l'admiration  des  grands  chefs-d'œuvre. 
Cela  suffira  sans  doute  à  remplir  mes  vieux  jours  et  à  me  conduire 
jusqu'au  seuil  de  la  mort. 

—  Tu  te  trompes,  llermias,  reprit  le  chat  avec  la  persistance 
cruelle  d'un  mauvais  génie,  tu  es  aussi  poète  que  les  plus  grands, 
car  le  poète  n'est  qu'un  sot  et  son  œuvre  néant.  Tes  vers  valent 
autant  que  ceux  d'Homère,  qui  ne  valaient  rien.  Les  plus  beaux 
poèmes  et  les  plus  admirés  étaient  bons  ii  charmer  une  heure  de 
loisir,  il  fallait  les  brûler  ensuite.  Quelques  pédants  les  ont  con- 
servés et  ont  feint  d'y  découvrir  des  mystères,  et  le  vulgaire  im- 
bécile les  a  crus.  Mais  ce  qui  prouve  que  ces  œuvres  n'ont 
pas  de  valeur  réelle,  c'est  que  leurs  plus  fervents  admirateurs  ne 
sont  pas  d'accord  sur  leurs  mérites.  Les#uns  admirent  sans  réserve 
ce  que  les  autres  condamnent  comme  dépourvu  d'art  et  de 
génie.  Kt  pour  ne  parler  que  des  œuvres  contemporaines,  que 
nous  devons  cependant  mieux  connaître  et  mieux  comprendre, 
trouve-m'en  une  seule  qui  soit  jugée  de  la  même  manière  par  deux 
maîtres  de  la  criti(|ue.  Chacun  suit  son  impression  et  cette  im- 
pression même  est  changeante.  L'homme  est  dégoûté  aujourd'hui 
de  ce  qu'il  aimait  hier  avec  passion.  Il  ne  peut  se  fixer  sur  aucun 
objet  et  son  erreur  est  de  croire  que  l'impression  du  moment  est 
définitive. 

—  O  Puss,  ne  dite»  pas  ce»  chose»,  je  conviens  que  le»  œu- 
vres modernes  s«int  jugées  diversement,  mais  il  en  est  d'autres 
plus  anciennes  et  plus  v^'in'rabh's  fjiif»  t«uit  le  m«tinlf  dans  tous  les 
temps  a  admirées. 

—  Les  chœurs  AWlhaliCf  par  exemple...  ?  Mais  admettons  que 
cela  soit.  Cette  admiration  universelle  est  une  ignorance  univer- 
selle; et  «lans  le  très  petit  nombre  de  ceux  qui  louent  les  chefs- 
d'œuvre,  aucun  ne  les  juge  d'après  les  mêmes  principes  et  n'admire 
les  mêmes  chose».  Si  l'on  faisait  la  somme  de  toutes  les   néga- 


102  HERMIAS 

tions  dans  les  livres  des  critiques  les  plus  sages,  les  plus  conser- 
vateurs des  gloires  passées,  il  ne  resterait  rien,  rien,  te  dis-je, 
d'Homère  et  de  Sophocle.  Hermias,  Hermias,  abandonne  ces 
bagatelles  à  ceux  qui  en  ont  besoin  pour  gagner  leur  vie. 
Approche  du  feu  tes  petites  jambes  engourdies.  La  bonne  et 
douce  chaleur  du  foyer  !  elle  est  réelle  celle-là  et  depuis  que  le 
monde  existe,  tout  le  monde  est  d'accord  sur  les  plaisirs  du  coin 
du  feu.  Puss,  Hermias,  est  plus  sage  que  toi;  désabusé  depuis 
longtemps,  il  s'est  fixé  dans  l'immuable  sagesse,  celle  de  la  satis- 
faction des  sens,  douce  et  modérée.  » 

Le  chat  continuait  son  ronron  tentateur,  mais  Hermias 
absorbé  dans  ses  pensées  ne  l'interrogea  plus.  Il  ne  se  deman- 
dait pas  s'il  était  dupe  d'une  illusion  et  s'il  prêtait  à  l'inoffensif 
animal  des  paroles  imaginaires.  Cette  pensée  du  néant  de  l'art  et 
des  belles-lettres  l'obsédait.  Il  chancelait  comme  un  homme  qui, 
après  une  longue  route  pleine  de  fatigues  et  d'espoir  vers  un  but 
désiré,  arrive  sur  le  bord  d'un  précipice.  Il  voulait  se  retenir  à 
quelque  chose,  sauver  du  naufrage  de  ses  convictions  littéraires 
une  épave,  une  idée,  une  œuvre,  mais  tout  lui  échappait.  11  refai- 
sait avec  plus  de  rigueur  le  compte  des  vérités  esthétiques  univer- 
sellement admises,  et  il  n'en  trouvait  aucune,  aucune.  Les 
systèmes  les  plus  divers,  dont  les  uns  étaient  la  négation  des 
autres,  étaient  soutenus  tour  à  tour,  et  par  les  plus  habiles.  Her- 
mias était  réduit  à  n'en  plus  croire  que  son  propre  goût.  Mais, 
là  encore,  en  s'étudiant,  il  ne  trouvait  qu'incertitude  et  déception. 

«  Combien  de  fois,  lui  soufflait  son  mauvais  génie,  tes  impres- 
sions ont  elles  changé!  As-tu  deux  jours  de  suite  admiré  la  même 
œuvre  et  de  la  même  manière  ?  Tu  n'as  fait  que  voler  de  fleur  en 
fleur,  tour  à  tour  enivré  ou  dégoûté  d'un  nouveau  parfum.  Et  à 
présent  rien  ne  te  dit  plus  rien.  Ton  goût  s'est  émoussé,  ton  cœur 
s'est  desséché  ». 

Et  Hermias  revit  les  jours  de  sa  première  enfance,  quand  dans 
une  vaste  étude,  seul  à  sa  table  et  perdant  le  sentiment  de  tout 
ce  qui  l'entourait,  il  se  redisait  avec  de  vraies  larmes  les  vers  de 
Casimir  Delavisfne  : 

o 
Pour  qui  prcparc-t-on  ces  apprêts  meurtriers,   etc. 
Ah  !  pleure  fille  infortunée  ! 

Combien  de  fois,  depuis,  s'était-il  moqué  de  celte  œuvre  banale 


HERMIAS  103 

et  comme  il  avait  ri  de  son  admiration  naïve  !  Mais  s'il  voulait 
aller  au  fond  des  choses,  ce  goût  de  son  enfance,  sincère  et 
spontané,  était  sans  doute  plus  pur  et  plus  vrai. 

Il  arriva  ainsi  à  cette  conclusion,  qu'il  n'y  avait  rien  de  beau 
dans  les  œuvres  humaines  que  ce  qu'y  mettait  l'imagination  des 
hommes.  Et  cette  imagination  une  fois  flétrie,  la  source  des 
larmes  une  fois  tarie,  tout  était  bien  fini,  l'art  et  le  beau  pouvaient 
bien  exister  pour  d'autres  ;  pour  le  malheureux  désenchanté  ce 
n'était  plus  même  l'ombre  d'un  rêve. 

Ah  !  l'homme  épris  du  beau  et  des  arts,  qui  a  passé  par  ces 
cruels  moments  du  doute,  pourra  seul  comprendre  le  désespoir 
d'ilermias.  C'était  sa  vie,  sa  raison  d'être  qui  s'échappait  et  il  ne 
lui  restait  plus  qu'à  mourir.  11  prit  un  livre  machinalement  et  le 
feuilleta,  puis  le  rejeta,  dégoûté. 

Oh!  belles  années  perdues,  joies  de  la  famille,  douceur,  repos 
sacrifié  a  ce  rêve  fatal  qui  s'évanouissait  ii  présent  et  pour  jamais, 
llermias,  vieux  fou,  relis  maintenant  tes  livres  jaunis,  respire  ii 
plein  nez  leur  vénérable  poussière.  Qu'y  trouves-tu?  néant,  vieux 
contes  qui  ont  bercé  ta  trop  longue  enfance.  I^e  parfum  subtil 
qui  s'en  dégageait,  cette  fraîcheur  d'images  et  cette  tendresse 
c'est  toi  qui  les  y  mettais,  toi,  ton  imagination  toujours  jeune 
malgré  les  ans,  ton  cœur  ridiculement  sensible  à  des  chimères. 
Respectables  héros  !  Adieu,  vieux  manne({uins,  Ajax,  Achille, 
pieux  Knée,  pleureur  éternel,  et  vous  marionnettes  défraîchies, 
Hélène  et  Didon,  Ismène,  Antigone,  adieu,  adieu!  Non,  je  ne  vous 
ouvrirai  plus,  livres  trompeurs.  Je  vous  vendrai  à  mon  bouqui- 
niste au  poids  du  papier,  car  vous  ne  valez  pas  davantage,  adieu, 
adieu,  je  veux  finir  seul  ma  vie  misérable  et  dégoûtée,  seul  près 
de  mon  vieux  chat  plus  sage  que  moi  et  plus  heureux.  C'est  bien 
fait,  puisque  je  l'ai  voulu. 

Et  l'on  dit  qu'il  ces  blasphèmes,  jetés  d'une  voix  saccadée,  un 
frémissement  courut  dans  les  feuilles  jaunies  des  grands  elzévirs 
in-octavo.  Mais,  près  de  ces  graves  pers<»nnages,  un  impertinent  ii 
couverture  jaune,  œuvre  d'un  sceptique  et  d'un  moqueur,  ne  se 
tenait  pas  d'aise  et  répondait  par  un  bruissement  sardonique  au 
murmure  indigné  de  ses  voisins.  llermias  s'était  levé,  et  mainte- 
nant silencieux,  il  se  promenait  à  grands  pas  dans  la  mansarde, 
convulsif  ;  il  ne  savait  que  faire,  rire  ou  pleurer  et  sa  main  crispée 
froissait  le  dernier  nuiiéro  d'une  revue  littéraire. 


104  HERMIAS 

Le  mouvement  le  soulagea.  Peu  à  peu  ses  nerfs  se  calmèrent  ; 
à  une  sorte  de  rage  succédait  une  tristesse  plus  apaisée.  Et  même 
insensiblement  l'âme  du  poète  se  faisait  à  cette  angoisse,  il  trou- 
vait encore  une  poésie  austère  dans  cet  abandon  désespéré  de 
toute  poésie,  et  la  grande  pensée  de  la  vanité  de  toute  chose  finit 
par  bercer  son  cœur  d'une  mélancolie  plutôt  douce. 

La  nuit  était  avancée,  le  vieux  chat  s'était  endormi  près  du 
foyer  et,  chaudement  enroulé  sur  lui-même,  il  ne  laissait  plus 
voir  de  sa  physionomie  de  sage  que  son  museau  rose  et  ses  yeux 
clos.  Ilermias  contempla  un  instant  ce  repos  paisible  et  l'envia.  Il 
ouvrit  la  fenêtre  pour  dire  un  dernier  adieu  aux  étoiles  et  la 
majesté  lumineuse  des  nuits  surprit  encore  une  fois  son  âme. 


II 


Cédant  à  la  fatigue  de  ses  émotions,  Hermias  s'était  endormi; 

une  vision  nouvelle  vint  suspendre  son  regard  et  sa  pensée.  Il  se 

croyait    dans   les  jardins    d  Académus    et    assistait   à  l'entretien 

d'aimables  philosophes  qui  avaient  banni  loin  d'eux  la  contrainte 

et  le  pédantisme.  Hermias  les  connaissait  de  longue  date,   mais 

il  ne  se  mêlait  pas  à  leur  conversation  avec  l'abandon  et  le  plaisir 

d'autrefois.  Le  bruit  harmonieux  de  leurs   paroles    ailées    vibrait 

plutôt  à  son  oreille  avec  la  monotonie    fatigante  d'un  concert  de 

cigales,  quand  l'un  d'eux  se  détachant  du  groupe  et  l'entraînant 

à    l'écart  :    «  Jeune  homme,    dit-il,  qui  es-tu,    et  d'où  viens-tu  ? 

Tu  semblais  triste  tout  à  l'heure,  et  tu  ne  parlais  pas.    L'homme 

dans  sa  vie  mortelle  est  sujet  à  des  maux  nombreux  et  la  volonté 

des  dieux  n'est  pas  qu'il  goûte  toujours  un  bonheur  parfait,  mais 

si  ta    douleur  est  de  celles  qui  peuvent  se   consoler,  montre-la 

moi  sans  défiance,  et  je  tâcherai   de  l'adoucir.    «    Séduit  par    cet 

air   engageant   et    cette     noble    familiarité,    Hermias     reconnut 

Platon. 

«  Je  suis,  dit-il,  Hermias,  je  cultive  les  arts  et  la  poésie,  et 
dans  Paris,  ma  ville  natale,  j'ai  passé  longtemps  pour  un  favori 
des  muses,  mais  j'ai  découvert  que  tout  était  vanité  dans  les 
œuvres  et  les  discours  des  hommes,  que  j'avais  poursuivi  une 
chimère  insaississable,  et  c'est  pour  cela  que  vous  me  voyez  à 
présent  triste  et  découragé. 


HERMIAS  105 

—  Hermias,  les  écrits  des  hommes  sont  vains,  comme  leurs 
discours  et  tu  as  raison  de  ne  pas  t'y  plaire  ;  mais  que  t'a  fait  la 
muse  pour  l'abandonner  aussi  ? 

—  La  muse  qu'est-ce  autre  chose  qu'un  spectre  fugitif,  le  sym- 
bole d'un  idéal  que  les  hommes  poursuivent  sans  l'atteindre  jamais, 
parce  qu'il  n'existe  pas  ?  Un  de  vos  philosophes  qui  avait  pris  la 
figure  d'un  chat  me  l'a  bien  fait  comprendre.  Le  beau,  la  muse 
et  l'idéal,  tout  cela  n'est  qu'un  jeu  de  l'imagination  des  hommes, 
aiguillonnée  par  je  ne  sais  quel  besoin  d'espérance  et  d'illusion. 
Il  n'y  a  de  réel  que  le  bien-Mre  et  la  satisfaction  modérée  des 
sens.  J'ai  connu  cela  trop  tard,  et  il  n'est  plus  temps  aujourd'hui 
de  commencer  une  nouvelle  vie.  » 

Platon  répondit  :  «  L'homme  a  beau  nier,  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  qu'il  garde  en  son  âme  le  type  d'une  beauté  merveilleuse;  ce 
type  il  voudrait  le  retrouver  dans  la  nature,  et,  n'y  parvenant  pas, 
il  en  crée  lui-même  d'imparfaites  images,  dont  ni  lui,  ni  les  autres 
ne  peuvent  être  satisfaits  pleinement;  car  si  les  artistes  excellent 
à  manier  le  ciseau,  le  pinceau  ou  la  plume,  leur  {'«me...  que 
dis-je...  l'âme  du  plus  humble  et  du  plus  ignorant  des  hommes, 
cache  une  poésie  plus  belle  que  tous  les  chefs-d'œuvre.  Ne 
t'ét()nne  donc  pas  de  voir  ces  chefs-d'œuvre  appréciés  diversement 
et  de  ne  pouvoir  toi-même  te  fixor  »  aiu-nn  objet  liM-restre.  Ton 
idéal  n'est  pas  de  ce  monde. 

—  ()  divin  Platon,  je  ne  connais  pas  de  chant  plus  harmonieux 
que  vos  paroles  familières,  mais  je  crains  que  votre  voix  ne  soit 
comme  celle  des  sirènes,  séductrice  et  trompeuse.  Car  enfin  ce 
type  merveilleux  que  nous  portons  en  nous-mêmes  et  que  nous 
ne  pouvons  ni  trouver  dans  la  nature,  ni  réaliser  par  les  moyens 
de  l'art,  rien  ne  me  dit  encore  que  ce  n'est  pas  le  jeu  de  notre 
imagination  vagabonde. 

—  Ilermias,  ne  calomnie  pas  ta  nature  et  celui  qui  l'a  créée;  ce 
type  je  ne  sais  pas  ce  que  c'est,  mais  mon  cœur  me  dit  cepen- 
dant (|u'il  existe,  et  qu'il  est  plus  réel  que  toutes  les  apparences 
de  ce  monde  terrestre.  Ici-bas  nous  ne  voyons  que  des  ombres, 
mais  la  recherche  du  beau  véritable  n'en  est  pas  moins  la  seule 
occupation  digne  de  l'homme.  Que  des  beautés  corporelles  il 
s'élève  de  degré  en  degré  à  la  beauté  des  vertus  humaines,  puis 
à  celle  des  grandes  vérités.  Peut-être  lui  sera-t-il  donné,  en 
récompense  de  ses  efforts,  do^contempler  un  jour  la  beauté  réelle 


106  HERMIAS 

et  infinie,  le  beau  immatériel,  éternel,  immuable,  source  de 
toute  beauté  humaine  et  terrestre...  Oh!  bienheureux  l'homme 
qui  pourra  jouir  de  ce  spectacle,  bienheureux  et  vraiment  digne 
d'être  immortel. 

—  Mais  vous,  ô  Platon,  cette  beauté  infinie  l'avez-vous  trou- 
vée à  la  fin  de  votre  carrière  ?  » 

Le  front  du  philosophe  s'assombrit  et  il  demeura  pensif.  Puis 
il  reprit  avec  tristesse  :  «  Nos  dieux  ne  l'ont  pas  voulu,  car  nos 
dieux  étaient  cruels  et  sourds.  Mais  pourquoi  me  demandes-tu 
cela,  Hermias  ?  Un  des  premiers  docteurs  de  la  foi  chrétienne 
n'a-t-il  pas  dit  que  le  Verbe  incréé,  fils  de  Dieu  et  Dieu  lui-même, 
avait  revêtu  une  forme  humaine  pour  se  mêler  aux  hommes  et 
converser  avec  eux.  C'est  lui,  sans  doute,  le  Beau  suprême.  Mais 
hélas  !  il  ne  m'a  pas  été  donné  de  le  voir  et  de  le  contempler.  » 
Et  la  vision  s'évanouit  avec  un  gémissement. 

Hermias  se  réveilla  comme  à  une  vie  nouvelle.  Son  cœur  était 
simple  et  droit  et  il  n'eut  pas  de  peine  à  revenir  à  la  foi  de  son 
enfance,  qu'il  avait  trop  longtemps  oubliée.  Il  y  trouva  la  source 
d'une  poésie  plus  haute  et  plus  pure.  D'ailleurs  il  ne  renonça  pas 
à  ses  chères  études.  Mais  il  se  résigna  à  ne  voir  dans  les  œuvres 
humaines  qu'un  reflet  incertain  d'un  idéal  surnaturel.  Il  eut 
moins  de  goût  pour  les  artifices  de  mots  et  de  phrases,  de 
rythmes  et  de  rimes,  qu'il  avait  pris  autrefois  pour  la  poésie 
elle-même,  et  fut  désormais  plus  sensible  aux  simples  beautés 
dont  tout  le  monde  est  touché.  Il  bannit  de  sa  bibliothèque  les 
critiques  et  leurs  vaines  disputes,  mais  il  garda  Racine  et  les 
chœurs  à'Athalie.  Et  maintenant  dans  l'attente  de  l'éternel 
repos,  qui  sera  en  même  temps  la  contemplation  du  beau 
suprême,  il  aime  à  redire  ces  beaux  vers  que  seule  une  âme  chré- 
tienne est  digne  de  goûter  : 

D'un  cœur  qui  t'aime 
Mon  Dieu  qui  peut  troubler  la  paix  ? 
Il  cherche  en  tout  ta  volonté  suprême 

Et  ne  se  cherche  jamais. 
Sur  la  terre,  dans  le  ciel  même, 
Est-il  d'autre  bonheur  que  la  tranquille  paix 
D'un  cœur  qui  t'aime  ? 

Puss,    le    chat  sceptique,  de   jour  en  jour  plus  gros   et    plus 


HERMIAS  107 

sédentaire,  sent  la  vieillesse  s'appesantir  sur  sa  tête.  Tousseux 
et  rhumatisant  il  n'a  plus  même  la  force  de  ronronner.  Il  se 
plaint  qu'Hermias  le  néglige  et  trouve  que  son  maître  n'a  fait  que 
changer  de  folie.  La  philosophie  le  console-t-elle  de  ses  infirmi- 
tés croissantes  ?  Je  ne  sais.  Paisible  cependant  au  coin  du  foyer 
et  résigné  en  apparence,  il  attend  la  mort. 

A    et   H    B..  S     J 


REVUE    DES    PÉRIODIQUES 


QUESTIONS  D'EXÉGÈSE 


Études   scripturaires    en    Allemagne^. 

Ce  n'est  point  en  Allemagne  qu'on  peut  accuser  les  savants  catho- 
liques d'être  arriérés  ou  rétrogrades.  Leurs  travaux  dans  tous  les 
domaines  des  sciences  sacrées  sont  assez  connus,  même  en  France, 
pour  qu'il  soit  superflu  de  les  rappeler.  Il  leur  manquait  seulement 
un  recueil  exclusivement  consacré  aux  études  scripturaires.  Ils 
viennent  de  combler  cette  lacune  en  publiant  la  Revue  biblique 
dont  nous  annonçons  les  quatre  premiers  fascicules.  Revue  n'est 
peut-être  pas  le  mot  propre,  car  les  Biblisclie  Stiidien  se  suc- 
cèdent sans  date  fixe,  et  chaque  fascicule,  plus  ou  moins  volumi- 
neux suivant  l'importance  du  sujet,  roule  tout  entier  sur  une 
seule  question.  La  notoriété  du  directeur,  le  D""  Bardenhewer, 
et  de  ses  collaborateurs  principaux,  leur  situation  dans  l'Eglise 
ou  dans  l'enseignement,  leur  compétence  spéciale  dans  les  sujets 
choisis  par  eux,  leur  orthodoxie  reconnue,  tout  assure  aux 
Bihlische  Studien  un  succès  sérieux  en  Allemagne  comme  à 
l'étranger.    En    les    présentant    aujourd'hui    aux    lecteurs    des 

1.  Bihlische  Studien,  «Etudes  bibliques  ».  Herder,  Fribourg-en-Brisgau, 
1896.  —  Fascic.  I.  Der  Naine  Maria,  Geschichte  der  Dcutung  dessclben,  «  Le 
nom  de  Marie.  Histoire  de  son  interprétation  »,  par  le  Prof.  O.  Barden- 
hewer, —  pp.  X-160,  prix  :  3  fr.  25  ;  —  II.  Das  Alter  des  Menschengeschlechts, 
nach  der  heiligen  Schrift,  der  Profangeschichte  und  der  Vorgcschichte, 
«  L'Age  du  genre  humain»,  par  le  Prof.  P.  Schanz, — pp.  XI-100,  prix:  2  fr.  ;  — 
III.  Die  Sclbstvertheidigung  des  heiligen  Paulus  im  Galaterbriefe,  «  L'apo- 
logie de  S.  Paul  dans  l'Épître  aux  Galates  »  parle  Prof.  J.  Belser,  pp.  VI-149, 
prix  :  3  fr.  75  ;  —  IV.  Die  Prophetische  Inspiration,  biblisch-patristische 
Studie,  ((L'inspiration  prophétique»,  par  le  D""  F.  Leitner,  —  pp.  IX-195,prix: 
4  fr.  75.  —  Ces  quatre  fascicules,  dont  le  dernier  est  double,  forment  le  pre- 
mier volume  des  Bihlische  Studien. 


REVUE  DES  PÉRIODIQUES  109 

Etudes  nous  n'avons  pas  l'intention  d'en  faire  un  compte  rendu 
en  règle,  encore  moins  une  analyse  complète.  Nous  signalerons 
seulement,  en  les  discutant  au  besoin,  les  points  les  plus  inté- 
ressants ou  les  plus  controversés. 

I.  Le  nom  de  Marie.  —  Les  Etudes  bibliques  s'ouvrent  par  un 
travail  du  savant  directeur.  En  le  lisant,  on  est  tenté  de  regretter 
que  tant  d'érudition,  de  méthode,  de  clarté  et  de  critique  ait  été 
dépensé  sur  un  sujet  si  restreint.  «  Le  nom  de  Marie  n'est  pas 
un  nom  ordinaire;  il  est  doux  à  l'oreille  et  cher  au  cœur  de  tout 
catholique  ».  Sans  doute  ;  mais  la  dévotion  des  fidèles  ne  repose 
pas  sur  une  étymologie;  et  c'est  fort  heureux,  car  l'auteur  nous 
prouvera,  souvent  avec  évidence,  que  les  étymologies  reçues  jus- 
qu'à ce  jour,  sans  en  excepter  les  plus  populaires  et  les  plus 
autorisées,  sont  fausses  et  arbitraires. 

Du  reste,  l'intérêt  de  cet  opuscule  ne  se  borne  pas,  tant  s'en 
faut,  aux  conclusions  finales.  La  route  qui  mène  au  but  décrit 
plusieurs  méandres  et  le  lecteur  n'ose  s'en  plaindre,  tant  il 
admire  l'expérience  et  la  sûreté  de  son  guide.  Parmi  ces  digres- 
sions, l'une  des  plus  instructives  est  rhi8tori(}ue  du  sens  Stella 
Maris  attribué  au  nom  de  Marie.  En  1880,  Sleininger  émettait 
l'avis  que  saint  Jérôme,  à  qui  l'on  fait  souvent  honneur  de  cette 
étymologie,  avait  dft  écrire  Stilla  Maris  au  lieu  de  Stella  Maris. 
D'autres  érudits  avant  lui  avaient  fait  indépendamment  la  nu^me 
découverte,  dont  la  priorité  semble  appartenir,  en  définitive,  au 
vieil  Estius. 

M.  Bardcnhcwer  nous  fait  suivre  si  travers  les  siècles  les  pro- 
grès de  cette  étymologie  reposant  probablement  sur  une  faute  de 
copie  ou  de  lecture,  car  saint  Jérôme  qui  savait  son  hébreu,  ne 
peut  guère  en  /^tre  l'auteur. 

Le  nom  de  Marie  si  commun  dans  le  Nouveau  Testament  et 
porté  seulement,  dans  l'Ancien,  par  la  sœur  de  Moïse,  n'est  com- 
posé ni  de  deux  substantifs,  ni  d'un  substantif  el  d'un  adjectif, 
ni  d'un  substantif  et  d'un  pronom  sullixe.  Il  ne  saurait  donc 
signifier,  ni  myrrhe  de  la  mer,  ni  mer  amère,  ni  contumavia 
eoriim  selon  l'hypothèse  de  Gesenius  dans  la  première  édition  de 
son  Dictionnaire  :  hypothèse  malheureuse  ((ui  fut  longtemps  en 
vogue,  mc^me  après  avoir  été  répudiée  par  le  savant  philologue. 

Si  nous  éliminons  les  radicaux  rîm  et  rwm,  avec  mend  forma- 


MO  REVUE  DES  PERIODIQUES 

tif,  —  élimination  faite  un  peu  lestement  peut-être  —  il  ne  nous 
reste  plus  à  choisir  qu'entre  les  deux  racines  mara'  et  maràh. 
Cette  dernière,  à  laquelle  on  penserait  tout  d'abord,  donnerait 
avec  la  terminaison  nominale  àm  un  mot  qu'il  faudrait  traduire 
par  rébellion  ou  rebelle,  sens  assurément  peu  convenable  à  un 
nom  de  femme,  comme  M.  Bardenhewer  le  fait  remarquer.  On  est 
donc  rejeté,  à  bout  d'hypothèses,  sur  le  radical  mara  .  L'alef  final 
est  une  difficulté  réelle,  mais  pas  insurmontable.  Miriam  signi- 
fierait alors  «  corpulent,  gras,  et  selon  les  idées  de  l'esthétique 
orientale,  beau  «. 

Nous  n'avons  pas  d'objection  capitale  à  formuler  contre  cette 
hypothèse  que  le  docte  écrivain  réussit  à  rendre  vraisemblable. 
Nous  ne  comprenons  pas,  à  vrai  dire,  pourquoi  il  défend  avec 
tant  d'insistance  la  prononciation  massorétique  Miriciin.  Les  Sep- 
tante et  le  Targum,  sans  parler  des  autres  versions,  s'accordent  à 
lire  Mariain.  Devant  ces  autorités,  celle  de  la  massore  pâlit  et 
s'éclipse;  et  nous  ne  sachons  pas  que,  soit  en  hébreu  soit  dans  les 
langues  congénères,  la  terminaison  ain  entraîne  le  son  i  sous  la 
première  radicale.  En  second  lieu,  les  noms  propres  du  Penta- 
teuque  appartenant  aux  couches  préhistoriques  de  la  langue,  on 
ne  saurait  en  rendre  compte  avec  les  seules  ressources  de  l'hébreu 
classique.  11  faut  remonter  au  sens  originaire  des  racines  et  la 
comparaison  avec  les  idiomes  apparentés,  l'assyrien,  le  syriaque, 
l'arabe,  s'impose.  Nous  trouvons  ainsi  pour  le  radical  mara  les 
acceptions  suivantes:  être  sain,  robuste,  brave,  prospère,  puissant. 
Le  mot  homme,  en  arabe,  et  le  mot  seigneur,  en  syriaque,  vien- 
nent de  cette  racine.  C'est  sans  doute  à  ce  fonds  primitif  qu'il 
faudrait  recourir  pour  expliquer  le  nom  de  Marie. 

11.  L'dge  de  l'humanité.  — Les  manuels  élémentaires  fixent-ils 
toujours  la  création  de  l'homme  à  l'an  4004  avant  l'ère  chrétienne? 
Je  ne  sais;  en  tout  cas,  cette  date  fatidique,  due  aux  calculs  de 
l'évêque  protestant  Usher,  n'avait  nul  droit  à  devenir  classique 
ou  à  le  rester.  Si  le  docteur  Schanz  se  proposait  seulement  d'en 
montrer  le  mal-fondé  et  l'arbitraire,  mince  serait  son  mérite; 
mais  tout  autre  est  son  but,  et  dans  cette  étude  claire,  concise, 
méthodique,  un  peu  dépourvue  peut-être  de  vues  originales  et 
d'arguments  nouveaux,  il  a  voulu  rassembler  et  contrôler  tous 
les  éléments  de  la  question,  épars  chez  les  écrivains  catholiques. 


QUESTIONS  D'EXEGESE  111 

Après  avoir  constaté  les  variantes  des  textes  sacrés,  lesquelles 
donnent  une  certaine  latitude  et  permettent  de  reporter  l'appa- 
rition de  l'homme  sur  la  terre  à  6000  ans  environ  avant  Jésus- 
Christ,  l'auteur  aborde  franchement  la  question  maîtresse  de  son 
travail.  Cette  limite  extrême  de  6000  ans  suflfît-elle  a  la  science  ? 
(►u  plutôt  —  car  le  problème  ainsi  énoncé  serait  mal  posé  — 
la  Bible  impose-t-elle  au  croyant  cette  limite  extrême;  en  d'autres 
termes  peut-on  tirer  des  écrits  révélés  cette  aflirmation  expresse  : 
l'homme  ne  sîinrait  remonter  à  plus  de  6000  ans  avant  l'ère 
chrétienne  ? 

Avec  un  grand  nombre  de  savants  catholiques  contemporains, 
M.  Schanz  croit  pcmvoir  répondre  négativement;  car  non  seule- 
ment la  chronologie  biblique  est  incertaine,  mais  il  n'y  a  pas  même 
dans  la  Bible  les  éléments  d'une  chronologie.  11  faudrait  pour  cela 
que  les  listes  généalogiques,  soit  avant  soit  après  le  déluge,  fus- 
sent complètes  ;  or  il  est  possible  (|u'il  y  ait  des  lacunes.  Dès  lors, 
l'âge  de  l'homme  devient  une  question  purement  scientifique,  dans 
laquelle  la  Bible  n'intervient  plus;  on  doit  s'adresser  pour  la 
résoudre  à  l'histoire,  h  la  paléontologie,  à  la  préhistoire,  ii  la 
linguistique. 

Ici  encore,  les  indications  flottent  incertaines  :  nul  point  do 
repère,  nulle  base  assurée,  pas  de  chronomètre.  Faisant  bonne 
justice  des  fantaisies  de  IacH  et  de  Mortillet,  le  docteur  Schanz 
estime  qu'une  durée  maximum  de  8,000  ans  —  soit  6,000  ans 
avant  notre  ère  —  suflUt,  pour  le  moment,  h  rendre  compte  de 
tous  les  fait<<  dûment  constatés. 

L'hypothèse  des  lacunes  permet  de  rejeter  sans  plus  d'examen 
les  préadamites,  ainsi  que  les  précurseurs  anthropomorphes  de 
l'espèce  humaine.  M.  Schanz  ne  s'en  fait  pas  faute;  ponr([Uoi 
juge-t-il  nécessaire  de  maintenir  l'opinion  restreignant  l'uni- 
versalité du  déluge,  opinion  fondée,  elle  aussi,  sur  des  difïlcultés 
chrtniologiqnes? 

Mais  cette  hypothèse  des  lacunes,  dans  les  listes  des  patriarches 
antédiluviens  ou  postdiluviens,  est-elle  bien  solide  et  bien  ortho- 
doxe? L'auteur  le  suppose  plus  qu'il  ne  le  prouve,  ou,  s'il  h' 
prouve,  c'est  (l'une  façon  bien  sommaire.  Il  se  réfère  à  des  omis- 
sions analogues  dans  divers  livres  de  la  Sainte  Kcriture,  et  rap- 
pelle l'usage  où  sont  les  orientaux  quand  ils  dressent  des  tableaux 
généalogiques  de  supprimer  les  noms  les  moins  connus.  Dans  les 


112  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

généalogies,  comme  celles  de  saint  Luc  ou  de  saint  Mathieu,  où 
les  membres  sont  reliés  par  les  mots  genuit  ou  filins,  cela  ne  fait 
pas  l'ombre  d'une  difficulté  ;  mais  il  faut  bien  avouer  que  la  for- 
mule stéréotypée  de  la  Genèse  est  totalement  différente  :  «  Seth 
vécut  105  ans  et  il  engendra  Enos;  et  Seth  vécut  après  avoir 
engendré  Enos  807  ans  ».  Comment  glisser  dans  une  trame  si 
serrée  des  anneaux  intermédiaires,  et  comprendre  qu'à  l'âge  de 
105  ans  Seth  engendra,  non  pas  Enos  lui-même,  mais  bien  son 
père  ou  son  aïeul  ?  Nous  ne  déclarons  pas  la  chose  impossible, 
mais  il  vaut  la  peine  de  l'établir. 

D'après  M.  Schanz,  les  chiffres  donnés  dans  les  trois  textes  les 
plus  anciens  —  hébreu,  grec  et  samaritain  —  différant  entre  eux, 
sans  qu'il  soit  possible  de  les  concilier,  tout  le  passage  devient 
douteux  et  nous  ne  sommes  plus  astreints  h  nous  en  tenir  même 
aux  nombres  les  plus  élevés,  ceux  des  Septante.  Peut-être,  mais 
qu'y  gagnerons-nous?  L'âge  où,  dans  les  Septante,  chaque  pa- 
triarche engendre  son  successeur,  est  trop  avancé  pour  qu'il  soit 
facile  de  l'augmenter  beaucoup. 

Une  dernière  raison  de  M.  Schanz  trancherait  net  la  question 
si  elle  ne  prêtait  à  une  équivoque  et  même  à  une  fausse  interpré- 
tation :  «  11  est  très  vraisemblable,  dit-il,  que  dans  les  faits  d'ordre 
purement  historique  ou  scientifique  les  écrivains  sacrés  s'en  rap- 
portent à  leurs  sources.  Ils  n'avaient  nullement  l'intention  de 
nous  fournir  une  chronologie  complète.  La  doctrine  de  l'inspira- 
tion ne  l'exige  pas,  car  il  n'entrait  point  dans  les  desseins  de 
l'Esprit  de  Dieu  de  révéler  des  choses  qui  ne  touchent  pas  ou  ne 
touchent  que  de  loin  la  voie  du  salut.  « 

Faut-il  entendre  que  l'auteur  inspiré  peut  se  tromper  avec  ses 
sources,  ou  plutôt  que  ses  sources,  pourvu  qu'il  les  reproduise 
fidèlement,  porteront  toute  la  responsabilité  de  l'erreur  ?  Peut- 
être,  s'il  est  bien  avéré  que  dans  tel  ou  tel  texte  l'écrivain  sacré 
n'entend  que  produire  son  document  sans  vouloir  s'en  porter 
garant.  Mais  est-ce  bien  le  cas  dans  les  chapitres  V  et  XI  de  la 
Genèse  ? 

Citons  en  terminant  la  conclusion  du  docteur  Schanz.  «  Com- 
me la  question  de  l'ancienneté  de  l'homme  ne  met  en  péril  ni  la 
foi,  ni  la  véracité  de  l'Ecriture,  ni  l'infaillibilité  de  l'Eglise,  l'exé- 
gète  et  l'apologiste  peuvent  faire  bon  accueil  aux  résultats  cer- 
tains de  la  science.  Sur  ce  terrain,  un  conflit  n'est  pas  à  craindre 


QUESTIONS  D  EXEGESE  113 

entre  la  fol  et  la  science,  mais  seulement  entre  la  science  et  l'Ecri- 
ture mal  expliquée.» 

III.  L'apologie  personnelle  de  saint  Paul  dans  Vépître  aux 
Calâtes.  —  Cet  opuscule  est  un  excellent  commentaire  de  trente- 
cinq  versets  de  saint-Paul  (Gai.  I,  Il -II,  21).  Un  commentaire 
par  sa  nature  même,  échappe  à  l'analyse.  Contentons-nous  de 
signaler  les  trois  points  principaux  que  l'auteur  met  surtout  en 
lumière. 

1°  Quels  sont  les  destinataires  de  l'épître  ?  Sont-ce  les  habitants 
de  la  province  romaine  de  Galatie  (Pisidiens,  Lycaoniens)  évangi- 
lisés  par  saint  Paul  durant  ses  deux  premiers  voyages  apostoli- 
ques, comme  l'ont  cru  Ramsay,  Zahn  et  le  P.  Cornely  ? 
M.  Belser  ne  le  pense  pas  :  il  s'en  tient  à  la  vieille  opinion  qui 
voit  dans  les  Calâtes  ces  descendants  des  Celtes,  émigrés  des 
Gaules  vers  le  temps  d'Alexandre,  et  se  taillant,  après  de  lon- 
gues luttes,  un  vaste  territoire  dans  le  Nord  de  l'Asie  mineure. 
Son  plaidoyer  est  des  meilleurs,  et  s'il  ne  réussit  pas  ii  pulvériser 
les  arguments  des  adversaires,  il  montre  du  moins  que  rien 
n'oblige  ii  délaisser  l'ancienne  théorie. 

2°  L'assemblée  des  apôtres,  tenue  à  Jérusalem  pour  terminer 
les  discussions  relatives  ti  l'observation  de  la  loi  mosaïque  et  à 
laquelle  saint  Paul  fait  allusion  dans  son  épitre  (Gai.  II,  1-10), 
est  bien  colle  dont  nous  trouvons  le  récit  détaillé  au  chapitre  W 
des  Actes.  Dans  ces  derniers  temps,  un  pasteur  protestant,  Spitta, 
l'a  nié.  Il  prétend  faire  corncider  le  voyage  décrit  par  saint  Paul 
avec  celui  dont  les  Actes  font  mention  au  chapitre  XI  (27-30). 

Le  docteur  Belser  réduit  \\  néant  ce  paradoxe  et  nous  lui 
reprocherions  de  lui  donner,  en  le  réfutant,  trop  d'importance, 
s'il  n'en  prenait  occasion  d'établir  l'accord  parfait  entre  les  deux 
récits  du  concile  apostolique. 

3*  Au  sujet  de  la  dispute  d'Antioche,  notre  auteur  réfute  assez 
longuement  l'opinion  étrange  de  Zahn  qui  voudrait  la  placer 
plusifuirs  années  avant  la  réunion  de  Jérusalem.  Ce  dernier  se 
dit  incapable  de  comprendre  (ju'un  désaccord  ait  pu  éclater,  au 
sujet  de  la  loi  mosaïque,  si  peu  de  semaines  après  le  décret 
réglant  avec  tant  de  netteté  les  libertés  et  les  devoirs  des 
chrétiens  de  Syrie.  L'objet  du  conflit  entre  les  deux  grands 
apôtres,  examiné  sans  passion  et  sans  parti-pris  et  ramené  à  ses 

VXXI.  —  8 


114  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

justes  proportions,    fait  évanouir    la    difficulté.    C'est,   crovons- 
nous,  le  meilleur  passage  de  cette  dissertation. 

A  propos  du  codex  de  Bèze  dont  il  étudie  plusieurs  leçons 
remarquables,  l'auteur  est  amené  à  se  prononcer  sur  l'hypothèse 
de  Blass.  On  sait  que  ce  jeune  savant  dans  son  édition  des  Actes, 
publiée  à  Gœttingue  en  1895,  a  émis  le  premier  l'idée  que  le 
texte  du  célèbre  codex  pourrait  bien  représenter  le  brouillon  de 
saint  Luc,  tandis  que  le  texte  reçu  en  serait  la  copie  et  la  mise 
au  net.  Il  est  certain  que  l'origine  du  codex  de  Bèze,  est,  plus 
que  jamais,  une  énigme  pour  les  critiques  ;  mais  le  D*"  Blass  en 
donne-t-il  la  clef?  M.  Belser  incline  à  le  croire  :  «  Pour  qui 
sait  voir  et  entendre,  dit-il,  il  est  impossible  de  méconnaître  que 
cette  hypothèse  gagne  tous  les  jours  du  terrain,  et  si  tous  les 
indices  ne  nous  trompent  pas,  l'idée  de  Blass  remportera  bientôt 
de  nouveaux  triomphes.  »  L'histoire  du  codex  de  Bèze  est  si 
mal  connue,  ses  rapports  avec  les  autres  documents  si  peu  étudiés 
encore,  qu'un  pareil  jugement  nous  semble  au  moins  prématuré. 

IV.  L'inspiration  des  Prophètes.  —  Le  présent  traité  se  dis- 
tingue des  travaux  qui  portent  un  titre  à  peu  près  semblable, 
en  particulier  de  la  savante  dissertation  de  Dausch  intitulée  :  Die 
Schriftinspiration  («  L'inspiration  des  Ecritures  »).  Des  deux 
côtés  la  doctrine  est  la  même,  la  science  égale,  la  marche  ana- 
logue ;  mais  le  point  de  vue  diffère  du  tout  au  tout.  M.  Dausch 
étudie  l'inspiration  écrite,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  le  doc- 
teur Leitner  l'inspiration  parlée,  et  voilà  ce  qui  fait  l'originalité 
de  son  livre. 

«  L'inspiration  prophétique  est  une  action  surnaturelle  et 
extraordinaire  de  Dieu  sur  l'intelligence  et  la  volonté  de  l'homme, 
en  vertu  de  laquelle  l'homme  reçoit  la  mission  ot  la  faculté  d'an- 
noncer les  vérités  divines.  Sous  le  nom  général  de  prophètes 
nous  entendons,  avec  les  prophètes  de  l'ancienne  loi,  les  apôtres, 
et  les  fidèles  de  la  primitive  Église  favorisés  du  don  de  pro- 
phétie. » 

Nous  ne  dirons  rien  de  la  dernière  partie  qui  est  un  résumé 
succinct  et  néanmoins  assez  complet  de  la  tradition  des  Pères, 
surtout  en  opposition  avec  les  théories  gnostiques  et  monta- 
nistes.  Nous  passons  aussi  sur  le  concept  de  l'inspiration  prophé- 
tique d'après  l'ancien  testament,  bien  qu'il  ait  fourni  au  docteur 


QUESTIONS  D  EXEGESE  115 

Leitner  des    pages  suggestives,    pour  nous   arrêter  à    ce    même 
concept  clans  le  Nouveau  Testament. 

Ici  nous  voudrions  pouvoir  assurer  que  l'auteur,  en  éveillant 
notre  curiosité,  l'a  pleinement  satisfaite  :  «  L'enseignement  oral 
des  Apôtres,  dit-il,  ne  suppose  ni  le  même  degré  ni  la  même 
étendue  d'inspiration  que  la  composition  des  livres  sacrés.  Car, 
pour  exposer  les  vérités  du  salut  dans  un  but  de  pure  édification, 
il  n'est  besoin  d'aucune  influence  théopnenslique  (kann  die  Noth- 
wendigkeit  cines  F^influsses  der  Theopneustie  nicht  bchauptet 
werden)  ».  Qu'entend  l'auteur  par  Theopneustie  dans  ce  passage? 
Est-ce  révélation  ou  inspiration  ?  Sri  c'est  révélation,  en  <juoi  la 
troisième  épître  de  saint  Jean,  par  exemple,  exige-t-elle  davan- 
tage une  révélation  particulière  ?  Si  c'est  inspiration,  la  théorie 
de  l'auteur  revient  à  dire  que  l'apôtre,  que  le  prophète,  ne  sont 
pas  toujours  inspirés  même  quand  ils  parlent  des  vérités  du  salut: 
ce  qu'on  pouvait  exprimer  beaucoup  plus  clairenient.  Mais  alors 
comment  reconnaître  dans  Tapôtrc  l'inspiration  actuelle  ?  Est-ce 
par  son  propre  témoignage,  par  la  nature  du  sujet  qu'il  traite, 
par  la  manière  de  l'envisager  ?  Et  quand  il  parle  sous  l'action 
inspiratrice,  Dieu,  dont  il  est  l'organe,  le  préserve-l-il  de  toute 
défaillance  de  mémoire  ou  de  raisonnement,  de  la  moindre  erreur 
enfin  portant  sur  un  simple  chilTre,  sur  une  date,  sur  un  détail 
historicjue  insignifiant  ?  L'auditeur  est-il  obligé  de  tout  croire, 
ou  peut-il  séparer,  dans  le  prédicateur,  l'homme  faillible  du 
porte-voix  infaillible  de  Dieu  ? 

Pour  transformer  les  orateurs  inspirés  en  écrivains  inspirés  il 
fallait,  suivant  M.  Leitner  d'accord  avec  un  grand  nombre  de 
théologiens  catholiques,  une  inspiration  nouvelle  et  distincte. 
Fort  bien  ;  mais  si  un  discours,  prononcé  sous  l'influence  actuelle 
de  l'inspiration,  était  reproduit  mot  pour  mot,  soit  par  un  des 
assistants  soit  par  le  prédicateur  lui-même,  que  lui  faudrait-il 
de  plus  pour  rester  inspiré?  L'autorité  divine  qui  s'imposait  ii 
la  foi  de  l'auditeur,  ne  s'imposera-l-elle  pas  tt  celle  du  lecteur  ? 
Et  la  parole  de  Dieu  cessera-t-elle  d'être  parole  de  Dieu  par  le 
fait  seul  d'être  couchée  par  écrit  ?  Et  si  elle  est  parole  de  Dieu 
que  lui  manque-t-il  donc  pour  être  inspirée  ? 

L'auîeur  nous  répondra  sans  doute  (ju 'on  exige  de  lui  plus  (ju'il 
ne  prétend  donner.  Il  traite  de  l'inspiration  prophétique  d'après 
rÉcriturc  et  les  Pères  et  s'arrête  net,  là  où   ses  guides   l'aban- 


116  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

donnent.  Nous  croyons  cependant  qu'un  parallèle  soutenu  entre 
l'inspiration  de  l'orateur  et  celle  de  l'écrivain  aurait  éclairé  et 
affermi  sa  marche. 

Malgré  cette  légère  lacune,  la  monographie  du  docteur  Leitner 
sera  lue  avec  autant  d'intérêt  que  de  profit  par  tous  ceux  que 
préoccupe  la  question  si  actuelle  de  l'inspiration  ;  elle  clôt 
dignement  le  premier  volume  des  Bihlische  Studien. 

F.  PRAÏ.  S.  J. 


REVUE   DES   LIVRES 


Praelectiones  dogmaticœ,  auctore  Christiano  Pesch. 
S.  J.,  t.  III.  —  \.  De  Deo  créante.  De  peccato  original i.  De 
angelis.  —  II.  De  Deo  fine  ultinio.  De  aclibus  humanis.  Fri- 
boiirg-en-Brisgau,  Herder,  1895.  In-8,  pp.  xii-370.  Prix  : 
G  l'r.  25.  —  T.  IV.  —  I.  De  Verbo  Incarnalo.  —  W.De  Deata 
virgine. —  III.  De  cuUii  sanclorum^pp.  xii-350.  —  T.  VI.  — 
De  sacra  mentis  in  génère.  De  Baptismo.  De  confirmatione. 
De  SS.  Eiicharistiâ^  pp.  xviii-396. 

Nous  tivuns  upprécic  ailleurs  les  deux  premiers  volumes  de  ce 
cours  en  voie  de  publication,  {htndes.  Partie  bibliogr.^  31  juillet 
1895,  p.  481).  Il  comprendra  huit  vtdumes.  le  cinquième,  sur 
la  grâce,  ne  paraîtra  ({u'après  le  tome  septième,  qui  traite  des 
quatre  derniers  sacrements.  Le  huitième  sera  consacré  aux  traités 
des  vertus,  du  péché,  des  fins  dernières. 

I.  —  Le  P.  Pesch  donne  une  large  place  à  la  théologie  positive. 
Par  contre,  il  s'arrête  peu  à  quelques  discussions  fort  subtiles, 
auxquelles  s'attardaient  les  anciens  scolastiques.  Ainsi,  ce  qu'il 
dit  de  u  la  lumière  de  gloire  »  et  de  son  rôle  dans  In  vision 
bcatifique  des  élus  ne  tient  pas  plus  de  deux  lignes. 

Chez  lui,  on  ne  retrouve  pas  davantage  ces  longues  séries 
d'objections,  tantôt  enchaînées,  tantôt  s'égrenant  l'une  îi  la  suite 
de  l'autre  aiix((uelles  beaucoup  de  maîtres  scolastiques  nous  ont 
habitués.  Chacun  des  points  qu'il  traite  est  tout  d'abord  exposé 
clairenicnl.  Crâce  a  celte  méthode,  on  embrasse  plus  facilement 
du  regard  tout  le  sens  compris  dans  l'énoncé  d'une  thèse  ;  on 
voit  mieux  le  dogme  sortir  vivant  de  rÉcriture  et  de  la 
tradition.  Inutile  ensuite  de  résoudre  une  à  une  des  objections 
dont  une  explication  précise  et  profonde  nous  a  déjà  livré  la 
clef. 

Le  souci  de  recueillir  tous  les  échos  des  anciennes  écoles, 
avec  les  témoignages  de   la  tradition  n'empêche  pas  l'auteur  de 


118  ETUDES 

prêter  l'oreille  aux  débats  théologiques,  soulevés  ou  ravivés 
de  nos  jours.  Il  ne  repousse  pas  une  explication,  par  la  raison  seule 
qu'elle  est  neuve  ou  rajeunie.  Ainsi,  dans  son  traité  sur  la 
création  il  admet  que  les  jours  désignés  par  la  Sainte-Ecriture  ne 
sont  pas  des  jours  de  vingt-quatre  heures.  La  saine  érudition 
dont  il  donne  des  preuves,  en  bien  des  circonstances,  nous  fait 
vivement  regretter  qu'il  songe  si  rarement  à  nous  renseigner  sur 
la   doctrine    des   chefs  actuels  du  protestantisme  allemand. 

II.  — L'Uftion,  qui  rattache  la  nature  humaine  au  Verbe  dans 
l'unité  d'une  seule  personne,  est  le  fondement  du  culte  que  -nous 
rendons  à  l'humanité  du  Christ.  Le  P,  Pesch  sait  déduire  de  ce 
principe  fécond  toutes  ses  conséquences.  lien  fait  une  application 
particulièrement  heureuse  au  culte  du  Sacré-Cœur.  Cette  belle 
dévotion,  née  avec  le  christianisme,  mais  dont  l'épanouissement 
était  réservé  à  ces  derniers  siècles  ne  repose  pas,  au  point  de 
vue  théologique,  sur  la  révélation  privée  qui  a  été  faite  à  la 
bienheureuse  Marguerite-Marie.  Là  est  seulement  l'occasion  ou 
mieux  encore  le  stimulant  qui  a  poussé  l'Église  à  la  propager. 
Si  le  cœur  de  Jésus  s'impose  à  notre  adoration,  c'est  qu'il  fait 
partie  de  son  humanité  et  que  celle-ci  est  hypostatiquement  unie 
au  Verbe. 

Si  ce  même  cœur  de  Jésus  est  honoré  d'un  culte  spécial,  de 
préférence  par  exemple  à  ses  mains  et  h  ses  pieds  sacrés,  c'est 
que  le  cœur  est  le  centre  où  retentissent  et  se  manifestent. les  plus 
généreuses  passions,  particulièrement  l'amour.  Aussi  devons- 
nous  adorer,  non  seulement  le  cœur  physique  de  Notre-Seigneur 
transpercé  d'une  lance,  resserré  par  le  souvenir  de  nos  ingra- 
titudes, dilaté  par  son  ardent  amour  pour  nous,  mais  encore  et 
surtout  l'amour  inexprimable  et  pourtant  dédaigné,  dont  le  cœur 
est  l'emblème,  mérite  mieux  encore  nos  hommages. 

Jusqu'ici  nous  sommes  d'accord  avec  le  R.  P.  Pesch.  Mais 
nous  ne  sommes  point  convaincu  de  ce  qu'il  avance  un  peu  plus 
loin,  que  l'humanité  du  Christ  ne  peut  être  considérée  en  elle- 
même,  abstraction  faite  de  la  divinité,  ni  honorée  par  conséquent 
d'un  hommage  inférieur  à  l'adoration  — d'un  culte  de  dulie,  pour 
parler  avec  les  théologiens.  Il  nous  semble  que  nous  sommes  ici 
avec  saint  Thomas. 

Nous   n'accuserons   pourtant    pas    l'auteur    de    n'avoir   point  à 


REVUE  DES  LIVRES  119 

cœur  de  suivre  l'ange  de  l'école.  Il  se  glorifie  au  contraire  de  lui 
être  habituellement  fidèle.  Sa  docilité  est  même  d'autant  plus 
louable  qu'elle  est  exempte  de  superstition.  Il  essaie,  en  effet,  de 
découvrir  par  lui-même  et  non  en  se  fiant  aveuglément  aux  inter- 
prétations thomistes,  la  pensée  du  grand  docteur.  Puis,  si  le 
point  qu'il  examine  est  objet  de  controverse,  il  évoque  et  com- 
pare toutes  les  opinions  sérieuses  qui  s'y  rapportent.  Il  conclut 
ensuite,  après  avoir  pesé  les  raisons  bien  plus  que  le  nom  de  leur 
auteur. 

En  dépit  de  cette  juste  indépendance  de  jugement,  on  pourra 
trouver  qu'il  y  a  dans  le  cours  du  P.  Pesch  un  bien  grand  étalage 
de  noms  scolastiques.  La  science  théologique  y  perdrait-elle 
réellement,  si  plusieurs  d'entre  eux  étaient  passés  sous  silence  ? 
Il  est  juste  d'observer  que  les  systèmes  de  ces  théologiens  peu 
recommandables  n'éblouissent  point  le  P.  Pesch.  Il  aime  les 
solutions  franches  et  qui  ont  déjà  fait  leurs  preuves.  En  voulons 
nous  des  exemples,  ils  abondent. 

L'opinion  d'après  laquelle  les  sacrements  seraient  la  cause 
physique  de  la  grâce  et  la  formeraient  dans  une  âme,  comme 
le  ciseau  de  l'artiste  sculpte  une  figure  sur  la  pierre  ou  le  marbre, 
ne  lui  plait  pas.  Leur  action,  selon  lui,  est  toute  morale.  En 
d'autres  termes,  ils  toni  comme  des  lettres  que  le  Christ  a 
signées  de  son  sang  et  qui  confèrent  à  celui  qui  les  présente  le 
droit  d'obtetiir  de  Dieu  la  faveur  sollicitée. 

m.  — Dans  son  traité  sur  l'Eucharistie,  le  P.  Pesch  montre  la 
même  défiance  pour  les  solutions  subtiles  ou  compliquées  à 
l'excès.  Le  mystère  de  la  transubstantiation  ne  s'opère  pas, 
pense-t-il,  par  une  sorte  de  reproduction  du  Christ,  comme  le 
croit  Suarez  ;  son  corps  et  son  sang  acquièrent  simplement  une 
nouvelle  relation  de  présence,  en  s'introduisant  sous  les  espèces 
eucharistiques  à  peu  près  comme  l'âme  humaine  occupe  de 
nouveaux  espaces  à  mesure  que  grandit  le  corps. 

Ce  n'est  pas  lui  qui  favorisera  les  diverses  hypothèses  imaginées 
ou  renouvelées  de  nos  jours  pour  expliquer  la  persistance 
des  accidents  eucharistiques.  Il  est  persuadé  que  l'enseignement 
traditionnel  n'a  jamais  vu  dans  ceux-ci  des  phénomènes  purement 
subjectifs  ou  un  simple  jeu,  réel  il  est  vrai,  mais  dont  Dieu  seul 
serait  l'auteur.   Il    préfère  s'en   tenir    au   vieux  système,  d'après 


120  ETUDES 

lequel  la  quantité  du  pain  et  du  vin  persiste  après  la  disparition 
de  la  substance,  et  sert  elle-même  de  support  aux  autres 
accidents  eucharistiques.  Cependant,  si  recommandable  que  soit 
cette  dernière  opinion,  nous  nous  garderons  de  dire  qu'elle  est 
seule  admissible. 

Autre  question  délicate  :  en  quoi  consiste  l'essence  du  sacrifice 
de  la  Loi  nouvelle  ?  Elle  n'est  autre  chose,  selon  le  P.  Pesch,  que 
l'immolation  mystiquedu  Christopérée  par  laconsécration  :  comme 
un  glaive  spirituel,  les  paroles  prononcées  alors  par  le  prêtre  sur 
le  pain  et  le  vin,  séparent,  autant  qu'il  est  en  elles,  le  corps  du 
sang  divin,  et  reproduisent  d'une  manière  non  sanglante 
l'immolation  du  calvaire.  On  sait  que  de  Lugo  et  Franzelin 
voient  au  contraire  la  caractéristique  du  sacrifice  dans  l'état 
d'amoindrissement  du  Christ,  qui  le  rend  propre  à  devenir 
notre  nourriture.  Nous  ne  trancherons  pas  cette  difficile  contro- 
verse ;  mais  nous  croyons  que  l'opinion  exposée  par  le  P.  Pesch 
est  aujourd'hui  adoptée  de  la  plupart  des  théologiens. 

F.     TOURNEBIZE,     S.    J. 

Primauté  de  Saint  Joseph  d'après  l'épiscopat  catho- 
lique et  la  théologie,  par  G.  M.,  professeur  de  théologie. 
In-8,  513  pp.  Paris,  LecofFre,  1897. 

Nous  sommes  heureux  de  signaler  cet  ouvrage,  un  des  meil- 
leurs qui  aient  été  écrits  sur  les  prérogatives  éminentes  de  Saint 
Joseph  et  sur  le  culte  spécial  qui  lui  est  dû,  après  la  Sainte 
Vierge,  au-dessus  de  tous  les  autres  saints.  Neuf,  solide,  ce 
volume  se  recommande  surtout  aux  membres  du  clergé,  qui  y 
trouveront  méthodiquement  groupés  les  enseignements  de  la  tra- 
dition et  de  la  théologie  sur  le  rôle  exceptionnel  du  grand  Patron 
de  l'Eglise.  j.  h.,  S.  J. 

Des  Vocations  sacerdotales  et  religieuses  dans  les 
collèges  ecclésiastiques,  par  le  P.  J.  Delbrel,  de  la 
Compagnie  de  Jésus.  Paris,  Poussielgue,  1897.  In-12, 
pp.  128.  Prix  :  1  fr.  50  [Alliance  des  maisons  d'éducation 
chrétienne). 

Quand  la  dix-neuvième  assemblée  générale  de  l'Alliance  tenue 
à  Versailles  en  août  1896  n'aurait  abouti  qu'à  attirer  l'attention  du 


REVUE  DES  LIVRES  121 

personnel  catholique  enseignant  sur  la  question  vitale  des  voca- 
tions, ses  débats  n'auraient  pas  été  stériles.  Depuis,  le  problème 
a  été  agité  dans  diverses  revues  ;  nous  osons  espérer  que  le  pré- 
sent volume  ralliera  tous  les  suffrages.  11  serait  difficile  d'être  plus 
complet  et  plus  méthodique,  d'exposer  des  idées  modérées  et 
sûres  dans  une  langue  plus  juste  et  plus  élégante,  de  présenter 
enfin  des  conseils  plus  pratiques  avec  autant  d'expérience  person- 
nelle. 

Depuis  longtemps  —  les  plaintes  de  Joseph  de  Maistre  datent 
de  1817,  —  on  gémit  en  France  de  la  pénurie  de  vocations  sacer- 
dotales   dans   les  classes   dirigeantes,    noblesse    et   bourgeoisie. 
Monlalembert,  Mgr  Pie,  Mgr  Bougaud,  Mgr  Besson  et  tant  d'autres 
ont  fait  entendre  tour  à  tour  leur  appel  à  cette  jeunesse  dorée 
qui  s'empressait   davantage  autour  des  autels  quand  on  trouvait 
dans  le  sanctuaire  honneurs  et  fortune.  Maintenant  que  les  car- 
rières dites  libérales  se  ferment  devant  eux,  obstruées  qu'elles 
sont  par    la  poussée   des   foules,   les   fils    de  famille   vont-ils  se 
retourner  vers  l'Kglise  ?  L'auteur  voudrait  le  croire.   Mais  avant 
de  s'adonner  à  des  espérances  peut-être  décevantes,   il  examine 
d'abord  avec  impartialité  les  causes  de  l'état  actuel.  Et  courageu- 
sement, au  lieu  de  rejeter  la  faute  sur  les  enfants  et  les  jeunes 
gens,  il  se  demande  :  nous,  maîtres  catholiques,  n'avons-nous  rien 
à  nous  reprocher  ?  Ne  serions-nous  pas  les  premiers  coupables  ? 
Son  cnquj^te  est  loyale  ;  ses  conclusions  sont  douloureuses.  C'est 
un  prêtre  qui  lui  écrit  (p.  48)  :  «  Nos  professeurs,  quoique  prêtres 
à  peu  près  tous,  donnent  un  enseignement  plutôtneutre,  autant  dire 
païen.    Ils    s'y  montrent  très  forts,    érudits,    fins    lettrés,    mais 
nullement  apôtres.  Ils  ne  se  sont  pas  contentés  de  demander  à 
l'université  des  grades,  ce  qui  est  excellent  ;   ils  lui  ont  emprunté 
sa  façon  de  comprendre  l'enseignement,  son  genre,  son  esprit, 
son  âme  essentiellement  laïque,  dans  le  sens  actuel  de  ce  mot.  « 
Or,  sans  enseignement  chrétien,  pas  d'esprit  surnaturel  dans  un 
collège,  et  encore  moins  de  vocations.  Mais  on  a  peur  de  passer 
pour  un  petit  séminaire,  et  alors  on  aime  mieux  ressembler  à  un 
lycée.  * 

Il  faudrait  pourtant  des  prêtres  \\  l'heure  actuelle,  et  pour  nos 
œuvres  ouvrières  qui  seules  peuvent  arracher  la  démocratie  à  la 
Révolution,  et  pour  nos  missions  étrangères  qui  s'étendent  avec 
nos  coruinAf»";.   Nos  villages  de  Franco  ne  commencent-ils  pas  à 


122  ETUDES 

manquer  de  prêtres  ?  Qu'en  adviendra-t-il  ?  a  Laissez  une  paroisse 
dix  ans  sans  prêtre,  disait  le  curé  d'Ars,  et  on  y  adorera  les 
bêtes.  »  Pour  recruter  l'armée  catholique  nécessaire  à  tous  ces 
postes,  formons  dans  nos  collèges  des  âmes  pures,  fières  et 
dévouées  ;  préparons  le  terrain  à  la  divine  et  mystérieuse 
semence  ;  développons-la  avec  persévérance  et  délicatesse.  Dieu 
fera  le  reste. 

Ce  livre  est  avant  tout  écrit  pour  les  maîtres.  Ceux  qui  l'auront 
lu  ne  se  sentiront  pas  seulement  plus  désireux  de  faire  épanouir 
autour  d'eux  des  fleurs  exquises  qui  orneront  un  jour  l'autel, 
ils  auront,  grâce  aux  conseils  précieux  de  l'auteur,  l'art  expéri- 
mental de  cette  culture  idéale  et  difficile.  Sans  violenter  les  carac- 
tères ni  les  tendances,  ils  sauront  guider  les  aspirations  géné- 
reuses et  au  besoin  les  faire  naître.  H.   CHÉROT,    S.    J. 

La  Résurrection  de  N.-S.  J.-C,  par  l'abbé  Henry  Bolo. 
Paris,  Haton,  1896.  In-16,  pp.  328.  Prix  :  2  fr.  50. 

La  Résurrection  de  N.-S.  J.-C.  n'est  pas  loin  d'échapper  à  la  critique. 
Le  grand  miracle  sur  lequel  repose  notre  foi,  y  est  mis  en  pleine 
lumière  avec  toutes  ses  preuves  et  toutes  ses  conséquences.  C'est  clair, 
c'est  attachant  ;  bien  des  âmes  pourront  en  fermant  ce  petit  volume  se 
trouver  plus  croyantes. 

Les  dévots  de  la  Sainte-Vierge  en  voudront  pourtant  à  l'auteur 
d'avoir  fait  plutôt  mauvais  accueil  à  la  pieuse  croyance  qui  dirige  vers 
cette  Divine  Mère  les  premiers  pas  du  Ressuscité,  (pp.  96,  117.) 

Pourquoi  faut-il  que  M.  l'abbé  Bolo  tienne  si  fort  à  glisser  encore  çà 
et  là  dans  ses  livres  décidément  sérieux,  quelques  souvenirs  de  sa  pre- 
mière manière  :  le  terme  familier  à  l'excès,  le  rapprochement  qui 
étonne,  l'expression  outrée  à  dessein,  la  demi-page  de  poésie  trop 
jeune,  les  citations  de  l'Ecriture  un  peu  louches  et  autresprocédés,  qui 
semblent  viser  à  saisir  le  lecteur  par  la  curiosité  et  par  les  nerfs? 

H.  G.,  S.  J. 

Institutiones  philosophicae,  quas  Romse  in  pontificia 
Universitate  tradiderat  P.  Joannes- Josephus  Urrâ- 
buru,  S.  J.  Volumen  quintum,  Psychologiae  pars  secunda, 
Valladolid  Cuesta;  Paris,  Lethielleux,  1896.  Gr.  in-8  pp. 
viii-1203.  Prix  :  12  fr. 

La  Philosophie  du  R.  P.  Urrâburu  vient  de  s'augmenter  d'un  volume, 
le  cinquième  de  tout  l'ouvrage,  le  deuxième  de  la  psychologie  :  c'est  un 


REVUE  DES  LIVRES  123 

traité  de  la  connaissance  humaine  qui  s'ajoute  à  la  Logique,  à  l'Onto- 
logie, à  la  Cosmologie,  à  la  Psychologie  inférieure,  publiées  ces  der- 
nières années.  Un  troisième  volume  de  psychologie,  réservé  aux  ques- 
tions de  la  volonté  et  de  la  substance  de  l'ûme,  ne  lardera  pas  à  pa- 
raître. Le  savant  professeur  de  l'Université  Grégorienne  veut  enrichir 
la  philosophie  d'un  cours  complet  dans  la  force  du  mot  :  ce  sera  une 
source,  un  arsenal,  où  se  trouveront  réunies  l'exposition,  les  preuves, 
la  défense  de  la  philosophie  traditionnelle.  Ce  plan  explique  le  nombre 
des  volumes  et  leur  forte  dimension. 

Le  traité  comprend  trois  parties  :  la  première  explique  la  connais- 
sance en  général,  sa  nature,  son  terme,  ses  principes  ;  la  deuxième 
considère  la  connaissance  sensible  de'  l'homme,  son  acte,  son  objet,  ses 
facultés  ;  la  troisième  étudie  la  connaissance  intellectuelle ,  dans  son 
objet,  ses  fonctions,  ses  actes. 

Aristote,  comme  dit  Bossue!,  a  parlé  divinement  de  la  connaissance  ; 
plus  divinement  encore  en  a  parlé  saint  Thomas.  Il  suffit  do  rassemlilcr 
ses  formules  créatrices,  qui  en  peu  de  mots  ouvrent  de  si  vastes  hori- 
zons, pour  voir  s'édifier  à  peu  près  de  toutes  pièces  la  théorie  scholas- 
tique  de  la  connaissance,  la  plus  belle  des  théories  de  l'Kcole  et  la  plus 
achevée.  Nous  caractériserons  bien  ce  traité  du  R.  P.  Urraburu,  en 
disant  qu'il  est  un  lumineux  commentaire  des  textes  de  saint  Thomas, 
recueillis,  expliqués  pour  résoudre  les  problèmes  de  la  connaissance 
humaine  ;  commentaire  vraiment  personnel  en  ce  qu'il  découvre  la 
portée  du  texte,  que  les  esprits  ordinaires,  laissés  à  eux-mêmes,  n'aper- 
cevraient pas.  Après  avoir  signalé  ce  mérite  général  de  l'œuvre,  nous 
analyserons  les  points  travaillés  avec  plus  de  soin. 

l/auteur  établit  d'abord  la  spiritualité  de  l'intelligence  humaine,  et 
réfute  le  matérialisme  par  huit  chefs  d'argtimenls.  Il  met  heureusement 
à  profit  les  sciences  physiologiques,  en  particulier  les  récentes  études 
sur  le  cerveau  et  tourne  plus  d'une  fois  contre  le  savant  matérialiste 
ses  propres  découvertes.  Les  preuves  sont  appuyées  par  de  nombreuses 
citations  d'auteurs  modernes.  —  Nous  aurions  désiré  une  thèse  qui  mit 
en  lumière  le  concept  de  spiritualité,  en  expliquant  les  mots  «  matériel  » 
et  0  immatériel  »,  la  simplicité  propre  à  l'esprit,  son  mode  d'activité  et 
de  présence,  etc.,  notions  qui  d'ordinaire  ne  sont  pas  assez  nettement 
définies  dans  les  psychologie».  Nous  trouverons  sans  doute  cette  thèse 
dans  le  troisième  volume. 

Une  excellente  analyse  expose  la  nature  de  la  connaissance  humaine. 
C'est  une  forme  inhérente  à  l'âme  et  en  même  temps  objective,  â  deux 
faces  dont  l'une  regarde  le  sujet,  l'autre  l'objet;  en  rapport  direct  avec 
l'objet,  elle  voit;  inhérente  au  sujet,  elle  fait  voir.  Notre  connais.sance 
directe  n'est   donc  pas  robjet  connu,  «    id  quod  cognoscitttr  »,  mais  un 


124  ETUDES 

moyen  de  connaître  l'objet  «  id  quo  cognoscitur  ».  Cette  distinction 
expressive  écarte  le  subjectivisme  et  fait  disparaître  l'abîme  creusé  par 
le  cartésianisme  entre  le  sujet  et  l'objet  extérieur.  Le  P.  Urraburu  in- 
siste avec  raison  sur  cette  solution  et  la  présente  avec  une  vive  clarté. 

Le  caractère  intime  de  la  connaissance  est  encore  approfondi  dans  la 
question  du  «  verbe  mental.  »  Cette  question  a  soulevé  des  controverses 
que  l'auteur  discute  avec  sagacité.  C'est  une  étude  faite  au  microscope: 
il  ne  faut  pas  s'étonner  d'y  découvrir  des  points  subtils.  On  se  de- 
mande par  exemple,  si  l'immanence  vitale  est  essentielle  à  toute  connais- 
sance ;  si  Dieu,  par  miracle,  ne  pourrait  pas  nous  donner  une  connais- 
sance infuse  que  lui  seul  produirait  en  nous  :  cette  question  n'est  pas 
inutile  au  philosophe,  au  théologien;  elle  peut  servir  à  préciser  une 
définition,  à  montrer  jusqu'où  s'étend  la  puissance  divine. 

Le  chapitre  sur  les  principes  de  la  connaissance  traite  avec  érudition 
des  «  espèces  impresses  »,  de  «  l'intellect  agent  et  possible  ».  On  y 
voit  un  exposé  détaillé  des  opinions,  une  bonne  explication  de  la  termi- 
nologie scolastique  si  souvent  défigurée  par  les  adversaires.  —  11  fau- 
drait mieux  séparer  les  arguments  qui  établissent  la  réalité  des  «  espèces 
sensibles  »  et  celle  de  «  l'espèce  intelligible  ».  La  preuve  de  celle  der- 
nière offre  une  difficulté  spéciale,  qui  n'est  pas  résolue  par  la  distinction 
entre  l'intellect  agent  et  l'intellect  possible,  attendu  que  les  adversaires 
de  l'espèce  contestent  la  nécessité  de  cette  distinction.  —  Le  P.  Urra- 
buru soutient  avec  saint  Thomas,  que  l'image  sensible  concourt  à  la 
production  de  l'espèce  immatérielle,  comme  un  instrument  actif  élevé 
par  l'intellect  agent. 

La  question  de  l'objet  des  sens  externes,  qui  intéresse  l'objectivité 
de  toutes  nos  connaissances,  est  traitée  à  fond.  Nos  sens  ne  connaissent 
pas  seulement  de  simples  modifications  du  sujet,  qui  seraient  tout  au 
plus  le  signe  indirect  de  mouvements  conjecturés  au  dehors  :  leur 
connaissance  est  un  signe  formel,  une  image  directe  de  qualités  sensibles 
extérieures.  La  couleur,  par  exemple,  existe  en  dehors  de  l'œil,  non 
seulement  comme  cause  déterminante  de  notre  vision,  mais  aussi  comme 
un  terme,  un  objet  vu  directement  en  lui-même.  —  Réduire  l'objet  des 
sens  à  de  simples  mouvements  mécaniques,  ce  serait  enlever  aux  sens 
leur  objet  :  car  le  mouvement  local  n'est  pas  perceptible  en  lui-même, 
mais  à  raison  d'une  réalité  qui  se  déplace.  Or  cette  réalité,  qui  doit 
être  perçue  tout  d'abord  en  elle-même,  primo  et  per  se,  ne  peut  être  ni 
la  substance,  ni  l'étendue.  Supprimez  les  qualités  sensibles,  il  ne  reste 
plus  rien  à  l'extérieur,  que  l'on  puisse  voir  ou  entendre.  Que  si  l'objet 
de  nos  sens  est  supprimé,  ou  faussé  par  des  témoins  menteurs  de  leur 
nature,  l'objectivité  de  toutes  nos  connaissances  est  compromise;  car 
les  sens  offrent  à   l'intelligence  son  premier  objet;  et  si  la  nature  elle- 


REVUE  DES  LIVRES  '  125 

même  est  prise  en  flagrant  délit  de  mensonge,  nous  ne  pouvons  nous 
fier  à  elle  en  aurun  cas.  Nous  tonil)ons  ainsi  dans  l'idéalisme  sceptique 
de  Kant.  L'auteur  prouve  que  sa  thèse  n'a  rien  d'opposé  aux  sciences 
physiques,  si  elles  restent  dans  leur  sphère,  et  que  le  veto  du  physicien 
serait  une  conclusion  qui  dépasserait  les  prémisses. 

Ce  travail  du  R.  P.  Urral)uru  suria  réalité  des  qualités  sensibles, 
intéressera  tous  ceux  qui  cherchent  une  solution  dans  cette  question 
difficile.  Sans  doute  le  fond  des  preuves  n'est  pas  nouveau,  mais  la 
manière  pleine,  vigoureuse  et  claire  de  les  proposer,  ainsi  que  la  solu- 
tion décisive  des  difficultés   offrent  un  caractère   marqué  d'originalité. 

Le  chapitre  sur  l'objet  de  l'intelligence  renferme  bon  nombre  de 
notions  instru<-tives,  de  solutions  qu  (»n  chereherail  en  vain  dans  les 
auteurs  élémentaires  et  qu'on  aurait  de  la  peine  à  trouver  dans  les 
grands  auteurs,  où  elles  sont  plus  ou  moins  dispersées.  Notre  intel- 
lig«'iice  a  pour  objet  l'être,  mais  sa  condition  d'esprit  uni  à  la  matière, 
l'oblige  à  percevoir  en  premier  lieu  cet  ol>jet  dans  les  accidents  que  lui 
présiMitent  les  sens.  De  cette  surface  elle  pénètre  dans  le  fond,  et 
acquiert  une  notion  distincte  de  la  substance  et  des  natures;  puis,  au 
moyen  de  concepts  épurés  par  l'abstraction  et  la  négation,  complétés 
par  la  conqiaraison  et  le  raisimnement,  elle  s'élève  jusqu'à  la  connais- 
sance des  es|irits  et  de  Dieu.  Le  P.  l'rraburu  «>nseigne  avec  saint  Tho- 
mas, que  le  prejuier  objet  de  notre  intelligence  n'<?st  pas  le  singulier, 
mais  l'universel.  Nous  appelons  l'attention  du  lecteur  sur  celte  ana- 
lyse approfondie,  qui,  par  degrés,  rend  compte  de  toute  notre  manière 
de  cotinaitre. 

Dans  la  question  de  l'origine  tle.N  i«i<  «s.  le  .système  scola>li<pi«-  est 
traité  brièvement  :  c'est  que  ses  principales  thèses  ont  été  déveUqipées 
dans  la  première  partie,  sous  le  litre  de  la  connaissance  en  général. 
Nous  aurions  préféré  une  division  qui  insistât  moins  sur  les  principes 
généraux,  pour  présenter  avec  plus  d'ensemble  la  théorie  scolastique 
de  l'origine  de  nos  idées. 

La  question  de  l'hypnotisiiM'  -,  im  l'objet  d'une  éltjde  Irèx  spéciale 
réservée  au  volume  suivant. 

Cette  atialyse,  bien  que  restreinte,  suffira,  je  l'espère,  pour  donner 
une  i«lé<'  de  la  valeur  du  traité.  On  ne  doit  pas  y  voir  seulement  un 
recueil  vaste  et  savant  de  philosophie  ancienne  :  il  met  à  profit  les 
leçons  di?  la  science  moderne,  et  présente  un  nombre  considérable 
d'explications  personnelles,  lumières  propres  à  éclairer  même  ceux  qui 
sont  versés  dans  «-es  matières.  Le  P.  l'rraburu  est  sans  au<Min  doute 
un  précieux  auxiliaire  pour  les  professeurs  de  théologie  et  de  philoso- 
phie. Ses  ouvrages  ont  la  spécialité  fort  pratique  de  faciliter  l'étude 
immédiate    d'une   question,  en    tncttant    sous    les  yeux  dans  tout  leur 


126  ETUDES 

ensemble  les  opinions,  les  preuves,  les  difficultés  et  leur  solution,  les 
références,  un  heureux  choix  de  textes,  une  doctrine  toujours  solide, 
fidèle  aux  principes  de  saint  Thomas.  La  lucidité  du  style  permet  aux 
esprits  quelque  peu  exercés  de  saisir  dès  la  première  lecture. 

Telle  est  l'impression  que  nous  a  laissée  ce  volume,  après  un  examen 
attentif.  Nous  nous  croyons  donc  bien  autorisés  à  recommander  l'étude 
de  ce  traité  et  l'ensemble  dont  il  fait  partie  aux  théologiens  et  aux  phi- 
losophes. Cet  ouvrage  doit  avoir  sa  place  dans  toute  bibliothèque 
sérieuse,  par  la  raison  qu'il  représente,  à  lui  seul,  une  légion  d'auteurs. 

C.  DELMAS,  S.  J. 

La  Viriculture.  Ralentissement  du  mouvement  delà  popu- 
lation. Dégénérescence.  Causes  et  remèdes,  par  G.  de 
MoLiNARi,  Paris,  Guillaumin,  1897.  ln-18,  p.  250.  Prix  : 
3  fr.  50. 

La  science  économique,  dont  M.  de  Molinari  est  un  des  plus  brillants 
représentants,  ne  veut  rester  étrangère  à  rien  de  ce  qui  touche  à 
l'homme  et  s'égare  quelquefois  dans  des  domaines  où  elle  perd  pied. 
C'est  ce  qui  lui  arrive  pour  la  viriculture,  ou  art  de  procréer  les 
hommes.  Elle  en  fait  un  commerce  vulgaire  et  prétend  lui  appliquer  la 
loi  brutale  de  l'offre  et  de  la  demande.  Erreur  déplorable  qui  a  contre 
elle  non  seulement  la  foi,  mais  la  raison  et  la  science. 

Au  point  de  vue  rationnel,  nul  ne  saurait  approuver  que  le  mariage, 
base  fondamentale  des  sociétés,  soit  détourné  de  sa  fin  naturelle  et 
nécessaire.  La  science  physiologique  enseigne  également  que  la  géné- 
ration est  le  but  voulu  par  la  nature.  A  ce  dernier  point  de  vue,  M.  de 
Molinari  n'a  pas  de  défense  :  il  manque  d'arguments  pour  appuyer  sa 
malheureuse  thèse  ou  il  invoque  des  écrivains  sans  autorité.  C'est  ainsi 
qu  il  voit  encore  dans  le  cervelet  «  l'organe  de  la  reproduction  en 
même  temps  que  celui  de  la  locomotion  »  (p.  156),  alors  que  la  science 
garde  une  très  prudente  réserve  sur  les  fonctions  encore  inconnues  du 
petit  cerveau.  Ajoutons  que  les  traits  perfides  décochés  par  notre 
auteur  contre  la  religion  et  ses  ministres  (clergé  ignorant  et  cupide, 
casuistes  malpropres)  ne  rachètent  pas  son  défaut  de  science.  Tout  le 
monde  sait  bien  que  la  viriculture  n'est  possible  qu'avec  les  bonnes 
mœurs  qui  protègent  le  mariage,  et  que  la  foi  catholique  est  l'école  de 
la  moralité. 

Toutes  réserves  ainsi  faites,  nous  aimons  à  reconnaître  que  l'ouvrage 
de  M.  de  Molinari  se  lit  avec  facilité  et  renferme  des  aperçus  intéres- 
sants. Il  ne  croit  pas  plus  que  nous  à  la  vertu  des  lois  civiles  pour 
accroître  le  nombre  des  mariages  et  des  naissances. 

D>    SURBLED. 


REVUE  DES  LIVRES  127 

Cenni  sull'origine  e  sul  progresse  délia  musica  litur- 
g^ca,  coii  appendice  iiitorno  all'origine  dell'organo  —  di 
Fredehico  Gonsolo.  —  Florence,  Le  Monnier,  1897.  In-8, 
p.  104.  Prix:  5  francs. 

Bien  qu'appartenant  à  la  religion  juive,  M.  Consolo  pense  que 
les  anciennes  mélodies  de  la  synagocrue  de  Jérusalem  se  retrou- 
veraient dans  le  plain-chant  plutôt  que  dans  la  liturgie  actuelle 
des  rabbins. 

Voici  les  raisons  qu'il  donne  ii  l'appui  de  sa  thèse.  Les  accents 
toniques  de  la  Bible  hébraïque  passent  pour  contenir  des  indica- 
tions musicales,  et  de  fait,  les  juifs  les  traduisent  par  des  voca- 
lises déterminées.  Mais  chaque  pays  a  sa  traduction  mélodique 
et  le  résultat  oflre  une  telle  diversité  qu'il  faut  en  conclure  que 
nulle  part  on  ne  possède  l'air  primitif.  M.  Consolo  pense  qu'il 
faut  attribuer  la  cause  de  ces  divergences  ii  ce  que  les  juifs  de 
chaque  région  ont  inthiduit  dans  leurs  chants  la  musique  des 
peuples  chez  qui  ils  habitaient. 

(]ela  étant,  l'auteur  passe  au  plain-chant.  Il  vient  de  Jérusa- 
lem, puisque  dès  le  commencement  de  l'Eglise  les  fidèles  eurent 
des  chants  et  des  cantiques  religieux.  De  lii  les  chrétiens  se 
répandirent  par  tout  le  monde,  emportant  avec  eux  les  mélodies 
de  la  ville  sainte.  Leur  première  notation  fut  la  notation  neuma- 
ti(|ue  qui  a  plus  d'un  rapport  avec  les  accents  toniques  des 
hébreux  et  doit  avoir  la  même  origine.  Or  la  traduction  des 
neumes  s'est  conservée  identique  dans  tous  les  pays.  Il  faudrait 
donc  en  conclure  que  la  tradition  catholique  possède  encore  les 
anciens  chants  de  la  Synagogue. 

Telle  est  la  thèse  soutenue  par  l'auteur.  Elle  est  brillante 
mais  bien  fragile.  Qu'il  soit  resté  dans  notre  plain-chant  quchpieH 
fragmetits  de  l'art  hébraïque,  c'est  possible,  mais  pour  sur  ils  ne 
seraient  'qu'en  petit  nombre  ;  car  le  répertoire  de  nos  chants 
d'église  actuels  n'a  été  entrepris  ii  Rome  que  vers  la  fin  du  m* 
siècle  et  la  notation  ncumatique  ne  daterait  que  du  sixième.  Il 
est  îi  croire  que  l'art  romain,  contemporain  de  leur  composition 
a  eu  autrement  d'influence  sur  ces  mélodies  que  les  souvenirs  de 
Jérusalem,  si  tant  est  que  les  juifs,  comme  d'autres  peuples 
d*Asie,  n'aient  pas  eu  un  système  musical  incompatible  avec  le  dia- 
tonisme    de  nos  échelles    d'Europe.  liCS   comparaisons    établies 


128  ETUDES 

par  M.  Consolo  entre  certaines  mélodies  juives  et  chrétiennes, 
ne  sont  pas  heureuses  pour  sa  thèse  ;  car  on  pourrait  démontrer 
historiquement  que  phisieurs  des  morceaux  de  phiin-chant  cités 
par  lui,  n'ont  pas  l'ancienneté  nécessaire  pour  marquer  une  com- 
munauté d'origine  entre  les  deux  classes  d'airs.  Leur  ressem- 
blance, qui  est  loin  d'être  parfaite,  ne  serait  donc  qu'une  coïnci- 
dence fortuite. 

E.  SOULLIER.  S.  J. 

I.  — Projet  de  Table  de  triangulaires  de  1  à,  100.000, 

suivie  cVuiie  Table  de  réciproques  des  nombres  à  cinq 
chiffres  de  1  à  100.000  et  d'une  Table  de  sinus  et  tan- 
gentes naturels  variant  de  30"  en  30",  de  0"  à  90",  avec 
texte  explicatif,  par  A.  Arnaudeau,  ancien  Élève  de 
l'École  Polytechnique,  Membre  agrégé  de  l'Institut  des 
Actuaires  français.  Membre  de  la  Société  de  Statistique 
de  Paris.  Paris,  Gauthier-Yillars,  Grand  in-8,  pp.  xx-41, 
1896.  Prix  :  2  fr. 

II.  —  Les  Nombres  triangulaires,   par  G.  de  Rocquigny 
Adaxso]\.   Moulins,  Et.  Auclaire,  1896.  In-8,  pp.  32. 

I.  —  On  sait  que  les  actuaires,  c'est-à-dire  les  mathématiciens  qui 
s'occupent  de  calculs  d'assurances,  ne  peuvent  souvent  se  contenter  des 
tables  ordinaires  de  logarithmes.  Celles-ci,  en  eflet,  ne  permettent 
d'obtenir  que  7  chiffres  exacts  pour  le  nombre  correspondant  à  un 
logarithme  donné.  S'il  s'agit  du  produit  de  deux  facteurs  de  5  chiffres 
chacun,  produit  pouvant  avoir  jusqu'à  10  chiffres,  on  voit  que  les 
3  derniers  ne  seront  pas  connus  avec  certitude. 

En  raison  de  cet  inconvénient,  on  s'est  servi  jusqu'ici,  pour  ces  cal- 
culs exacts  de  la  formule  d'Euclide  : 

^b-  — 4  k~ 

Des  tables  spéciales  donnent  les  quarts  de  carrés  jusqu'à  200.000  ; 
on  pourra  donc  calculer  le  produit  ab  de  deux  nombres  de  5  chiffres 
en  faisant  deux  lectures  tabulaires,  une  addition  et  deux   soustractions. 

M.  Arnaudeau  propose  une  autre  solution,  basée  sur  les  propriétés 
des  nombres  triangulaires.  On  appelle  triangulaire  d'un  nombre  n,  la 
somme  des  entiers  depuis  1  jusqu'à  ce  nombre  : 

1  +  2+3 +.  =  "-^^^ 


REVUE  DES  LIVRES  129 

M.  Arnaudeau  établit  facilement  la  formule  suivante  : 

ab  =  Sa  -j~  Sb-i  —  Sa-b 
qui  permet  évidemment,  si  l'on  a  une   table    des   triangulaires  jusqu'à 
100.000,  de  calculer  le  produit  ab,  au  moyen  de  trois  lectures  tabulaii'es, 
d'une  addition  et  de  deux  soustractions. 

La  formule  se  transforme  d'ailleurs  entre  les  mains  de  l'habile  cal- 
culateur, ce  qui  permet,  en  certains  cas,  de  se  contenter  de  deux 
entrées. 

La  table  des  triangulaires  permet  aussi  d'effectuer  les  carrés,  cubes  et 
racines  correspondantes,  et  surtout  la  division.  Pour  faciliter  cette 
dernière  opération,  l'auteur  a  dressé  une  table  dite  de  réciproques, 
donnant  la  valeur  de  ^   quand  n  varie  de  1  à  100.000. 

Kniin,  séduit  par  l'idée  de  mettre  ses  tables  à  la  portée  de  ceux  qui 
ne  sont  pas  familiarisés  avec  Tusage  des  logarithmes,  M.  Arnaudeau 
ajoute  des  tal)les  de  sinus  et  tangentes  naturels,  variant  de  30"  en  30", 
de  0"  à  90°.  Il  montre  comment  avec  leur  aide  et  celle  des  tables  de 
triangulaires,  on  peut  résoudre  tous  les  triangles. 

Nous  n'appn'cierons  pas  la  valeur  de  cette  méthode  de  triangulaires 
comparée  à  celle  des  quarts  de  carrés.  Les  virtuoses  du  chiffre  verront 
seuls  à  l'usage,  laquelle  est  préférable,  et  peut-être  les  avis  se  parta- 
geront-ils, selon  le  genre  de  tempérament  de  chacun. 

Ajoutons  que,  lorsque  parut,  dans  les  derniers  mois  de  1890,  la  bro- 
chure dont  nous  rendons  compte  un  peu  tardivement,  les  tables  étaient 
calculées,  mais  non  encore  imprimées  en  entier. 

L'auteur  faisait  appel  aux  Sociétés  savantes,  financières  et  autres, 
pour  l'aider  pécuniairement  à  faire  cette  impression.  Nous  reproduisons 
bien  volontif-rs  cet  appel,  s'il  en  est  temps  encore. 

II.  —  C'est  aussi  des  nombres  triangulaires  que  s'occupe  M.  de  Rocqui- 
gny  Adansoii.  Apn'.'s  une  courte  préface,  il  démontre  le  théorème  suivant: 
tout  multiple  de  3  est  la  somme  d'au  plus  trois  nombres  triangulaires 
multiples  de  3.  Puis  il  énonce  105  propositions  sur  ces  nombres, 
extraites  de  ses  «  Questions  d'Arit/iniologie  ».  Il  nous  semble  qu'un 
professeur  pourrait  tirer  de  plusieurs  d'entre  elles  de  quoi  varier  l'or- 
dinaire des  exercices  de  calcul  de  ses  élèves,  en  même  temps  qu'il  leur 
ouvrirait  une  perspective  sur  une  région  peu  connue  généralement  des 
mathématiques.  A.  REGNABEL,  S.  J. 

La  Politique  du  Sultan,  par  Victor  Bérard.  Paris,  Calinaa- 
Lcvy,  1897,  pp.  xix-363.  Prix  :  3  fr.  50. 

Ce  livre  appellerait  autre  chose  qu'un  compte  rendu  ordinaire. 
Nous    y  reviendrons   peut-être.  En    attendant    nous    devons   le 

VX-XI.  —  9 


130  ETUDES 

signaler.  C'est  jusqu'à  ce  jour  la  publication  la  plus  complète  et 
la  plus  autorisée  qui  ait  paru  chez  nous  sur  la  question  des 
massacres  d'Arménie. 

Cette  épouvantable  histoire  commence  enfin  à  se  dégager  des 
ombres  dont  on  l'a  systématiquement  enveloppée.  Tout  n'est  pas 
dit  encore  et  vraisemblablement  le  mystère  d'iniquité  ne  sera 
jamais  complètement  éclairé.  M.  Bérard  se  croit  en  mesure 
d'établir  que,  l'égorgement  de  la  nation  arménienne  n'est  pas  tant 
le  fait  d'un  peuple  que  celui  d'un  gouvernement,  ou  plutôt 
d'un  homme  qui  est  parvenu  à  faire  du  gouvernement  sa  chose 
personnelle.  C'est  l'idée  maîtresse  du  livre  résumée  dans  son 
titre.  Mais  si  les  auteurs  responsables  sont  peu  nombreux,  s'ils 
pourraient  «tenir  à  l'aise  sur  un  divans,  il  y  a  des  complices;  ces 
complices  sont  les  grandes  puissances,  toutes  les  grandes  puis- 
sances, «  France  et  Russie  comprises  »,  comme  dit  M.  Lavisse 
dans  la  Préface.  C'est  ensuite  la  Presse,  «  cette  bavarde  », 
disait  Mgr  d'Hulst  à  Notre-Dame,  qui  clame  aux  quatre  vents 
du  ciel  les  prouesses  d'un  cheval  ou  les  élégances  d'une  danseuse, 
et  qui  a  su  garder  le  silence  devant  les  fleuves  de  sang  qui  ont 
inondé  l'Anatolie  pendant  près  de  trois  ans.  M.  Bérard  affirme 
très  nettement  que  dix-sept  journaux  ont  été  gagés  pour  se 
taire  ;  il  ne  dit  pas  les  noms  ;  mais  il  serait  aisé  de  le  faire  à 
sa  place.  Il  est  clair  que  l'ambassade  ottomane  n'allait  pas  ache- 
ter ceux  qui  ne  comptent  pas. 

Les  bons  apôtres  jettent  maintenant  la  pierre  au  gouvernement. 
Pourquoi  le  ministre  ne  publiait-il  pas  les  rapports  de  ses  con- 
suls ?  On  dirait  vraiment  que,  avant  le  Livre  jaune.,  nous  ne 
savions  rien  en  France  de  ce  qui  se  passait  en  Orient.  A  défaut 
du  ministère,  le  P.  Charmetant  avait  pourtant  publié  à  20.000 
exemplaires  le  Martyrologe  de  la  nation  Arménienne  ;  il  compre- 
nait tout  d'abord  le  rapport  officiel  des  six  ambassadeurs  sur  les 
massacres  de  1895.  Combien,  parmi  les  grands  journaux  qui 
forment  l'opinion,  ont  daigné  le  reproduire  ou  seulement  s'en 
occuper  ?  Presque  toute  la  presse  catholique  a  dénoncé  les  atro- 
cités qui  se  commettaient  là-bas.  Ailleurs  la  conspiration  du  silence 
a  été  assez  habilement  organisée  et  surtout  assez  grassement 
payée  pour  que  l'œuvre  d'extermination  pût  s'accomplir  sans 
troubler  la  quiétude  du  pays  qui  exerçait  jadis  le  patronage  des 
chrétiens  d'Orient. 


REVUE  DES  LIVRES  131 

Il  y  aurait  quelques  réserves  à  faire  sur  certains  jugements  ou 
aiïirmations  de  l'auteur  en  matière  religieuse,  où  sa  compoteiuM» 
laisse  à  désirer  ;  mais  nous  ne  voulons  point  nous  arrêter  à  relo- 
ver quelques  taches  dans  un  livre  qui  est  par  ailleurs  un  grand 
acte  de  courage  et  de  franchise  et  auquel  la  conscience  française 
devra  d'être  un  peu  soulagée  de  relTroyable  hypocrisie  qui  l'étouf- 
fait.  J.  BURNICHON,  S.  J 

I.  Cours  de  zoologie,  par  L.  Boutax,  Paris,  Ocfavo 
Doin,  1897.  In-12,  pp.  510.  Prix:  5  fr.  —  H.  Dissections 
et  manipulations  de  zoologie,  par  L.  Boltan,  Paris.  Oc- 
tave Doin,  18117.  In-I2,pp.  2m.  Pri.x  :  2  fr.  50.  —  m.  Cours 
de  botanique,  par  G.  Colomb.  Paris,  Octave  Doin.  1807. 
In- 12.  Prix  :  2  fr.  50.  —  IV.  Dissections  et  manipula- 
tions de  Botanique,  par  (i.  r«MoMO.  P;<ris.  Ocfavr  i^  ■'•". 
1897.  In-12.  Prix:  2  fr.  50. 

I^a  librairie  Ortave  Doin  ayant  eu  rexrellente  idée  de  publier  un  cours 
coiriplet  d'enseignement  pour  le  certificat  des  Rciences  physiques,  dii- 
miques  et  naturelles,  je  suis  heureux  de  pouvoir  présenter  aux  lech-urs 
des  Etudes  les  (|ii;ilr<'  v<iIiiMi<'<i  «^c  r.ipjinriaiil  à  la  section  des  srifu.  •••; 
naturelles. 

I.  —  Ceux  qui  liront  d'un  ail  distrait  la  zoologie  de  M.  Boutan  seront 
tentés  de  ne  lui  accorder  d'autre  vah'ur  que  relie  d'un  Précis  bien  tait. 
Mais  le  jeune  mailre  de  conférences  de  la  Faculté  des  sciences  de  l'aris 
ne  s'est  nullement  proposé  de  faire  une  zoologie  purement  descriptive  ; 
il  n'a  pas  cru  devoir  exposer  tous  les  faits,  discuter  toutes  les  tlu'tirie.s 
et  étudier  à  fond  toutes  les  questions.  Il  a  préféré  procéder  par  tri.i^e 
et,  comme  il  nous  l'apprend  lui-même  dans  sa  courte  introduction,  il  • 
cherché  à  établir  une  sorte  de  hiérarchie,  de  manière  i  ne  mettre  en 
évidence  que  les  faits  les  plus  importants.  Kn  un  mot,  il  s'est  a]»|i!iqué 
à  jalonner  la  route  que  doit  suivre  l'étudiant  pour  ne  pas  risqu<T  <!•• 
s'égarer  dans  ce  vaste  domaintr  de  rAfiatortiie  comparée  et  «le  la 
zoologie. 

Nous  aurions  cependant  su  gré  à  M.  lioutan  de  nous  expliquer,  dès 
la  première  page,  le  plan  qu'il  s'était  proposé  de  suivre.  Cela  dispense- 
rait de  retourner  plusieurs  fois  les  feuillets  de  l'ouvrage  et  de  reemirif 
à  la  table  des  matières  pour  reconnaître  qu'il  est  harmonieusrm.'iii. 
divisé  en  trois  parties  :  l'Homme,  les  Invertébrés  et  les  Vertébrée. 

J'ajouterai  que  la  rédaction  en  est  claire  et  que  la  disposition  typo- 
graphique en  rend  la  lecture  facile. 


132  ETUDES 

Toutefois,  il  y  a  une  critique  que  je  ne  puis  m'empêcher  d'adresser 
à  M.  Boutan  :  il  sait,  mieux  que  tout  autre,  combien  les  figures  sché- 
matiques sont  nécessaires  pour  l'intelligence  d'un  cours  de  zoologie  : 
or,  les  schémas  sont  rares  et  je  le  regrette  d'autant  plus  que  ceux  qu'on 
y  trouve  sont  excellents  et  permettent  de  juger  des  services  apprécia- 
bles qu'on  aurait  pu  nous  rendre  en  se  montrant  moins  économe.  Mais 
c'est  là  une  lacune  de  détail  qu'il  suffît  du  reste  de  signaler  pour  être 
sûr  que  les  éditions  suivantes  nous  offriront  un  texte  enrichi  de  figures 
plus  nombreuses. 

II.  —  Voici  un  livre  absolument  nouveau  et  qui  rendra  les  plus 
grands  services  non  seulement  aux  candidats  au  certificat  des  sciences 
physiques,  chimiques  et  naturelles  auxquels  il  est  destiné,  mais  encore 
à  tous  ceux  qui  veulent  s'initier  aux  connaissances  techniques  à  acquérir 
en  vue  de  l'épreuve  des  travaux  pratiques  pour  les  examens  de 
licence. 

Les  procédés  des   trente-deux  manipulations  que  l'auteur  nous  ex- 
pose,  forment  pour  ainsi   dire  le  bagage  obligatoire  de  tout  candidat. 
Ce  serait  cependant  une  singulière   erreur  de  croire   que   la  lecture  de 
"  l'ouvrage  peut  dispenser  des  séances  du  laboratoire.   La  théorie,   c'est 
bien  ;  mais,  en  pareil  cas,  la  pratique  vaut  encore  mieux. 

Quoiqu'il  en  soit,  j'ose  prédire  aux  Dissections  et  Manipulations  de 
Zoologie  un  succès  bien  mérité  dont  je  me  réjouis  d'autant  plus  qu'il 
nous  vaudra  bientôt  une  nouvelle  édition  considérablement  augmentée. 

III.  —  M.  Colomb  nous  prévient  dans  son  introduction  que  son 
livre  n'est  pas  fait  pour  les  savants  :  il  ne  faut  voir  là  qu'une  de  ces 
formules  habituelles  de  modestie,  que  les  auteurs  ont  souvent  sur  les 
lèvres,  tout  en  pensant  intérieurement  le  contraire. 

Il  est  vrai  qu'on  n'y  lit  ni  discussions  savantes,  ni  considérations 
philosophiques  ;  mais  eût-ce  bien  été  leur  place  ?  Par  contre,  j'y  ai 
trouvé  un  exposé  simple  et  claire  de  l'état  actuel  de  nos  connaissances 
en  Botanique.  Du  reste,  M.  Colomb,  mieux  que  tout  autre,  pouvait  nous 
mettre  cette  science  au  point.  Sous-Directeur  du  Laboratoire  des  recher- 
ches botaniques  à  la  Faculté  des  Sciences  de  Paris  et  associé  aux  tra- 
vaux du  savant  professeur  Bonnier,  il  lui  a  suffit  de  nous  résumer  les 
doctes  leçons  professées  à  la  Sorbonne. 

Après  quelques  pages  sur  la  cellule  et  les  tissus  végétaux,  l'auteur 
fait  une  étude  spéciale  d'une  plante  Phanérogame  et  nous  donne  les 
caractères  généraux  des  principales  familles  de  cet  embranchement.  La 
dernière  partie  du  volume  est  consacrée  aux  Cryptogames  vasculaires, 
aux  Muscinées  et  aux  Thallophytes. 

Comme  il  est  aisé  de  le  voir,  le  plan  général  de  l'ouvrage  a  été  fort 
bien  compris  et  j'ajouterai  qu'il  a  été  non  moins  bien  exécuté. 


REVUE  DES  LIVRES  133 

IV.  —  Ce  volume  est  le  complément  du  cours  de  Botanique  :  il  est 
au  précédent  ce  que  la  pratique  est  à  la  théorie.  Ne  voulant  pas  faire  un 
traité  complet  de  technique  microscopique,  l'auteur  s'est  contenté  d'in- 
diquer à  ceux  qui  désirent  voir  par  eux-mêmes,  les  procédés  à  suivre 
pour  obser\'er  les  différentes  particularités  de  l'organisme  des  plantes. 
Après  quelques  généralités  sur  les  dissections  sous  la  loupe,  la  manière 
de  faire  une  coupe,  de  la  colorer, —  etc.,  il  nous  donne  la  description 
de  vingt-quatre  manipulations,  parmi  les  plus  habituelles  que  l'étu- 
diant ou  l'amateur  peuvent  être  appelés  à  pratiquer. 

L'ouvrage  se  termine  sur  quelques  conseils  pratiques  concernant 
l'herborisation  et  la  confection  d'un  herbier,  suivis  de  quelques  pages 
de  Géographie  botanique,  indiquant  la  distribution  des  plantes  à  la 
surface  du  globe. 

J.  MAUMUS. 

"Vie  charitable  du  Vicomte  de  Melun,  par  Alexis  Cheva- 
lier. Tours,  A.  Marne.  MDCCCXCV.  In. -8,  pp.  3^4,  avec 
gravures. 

Mgr  Bnunnrd  avait  déjà  publié,  dès  i880,  une  vie  de  M.  de 
Melun  ;  après  ({uinze  ans  et  plus,  M.  Alexis  Chevalier  rcprtMid  ii 
nouveau  ro  hoau  et  vaste  sujet.  11  donne  de  sa  hardiesse  des  rai- 
sons qui  la  justifieraient  pleinement,  si  elle  avait  besoin  d'être  jus- 
tifiée. D'abord  Mgr  Bauiiard  écrivait  pour  les  gens  du  monde  ; 
lui  il  s'adresse  aux  jeunes  gens  des  patronages.  Cette  raison 
n'est  pas  la  meilleure  ;  car  le  récit  de  M.  A.  Chevalier  sera  encore 
plus  utile  aux  hommes  du  monde  qu'aux  jeunes  ouvriers  et  ou- 
vrières. Ceux-ci  y  admireront  sans  doute  les  hautes  vertus  et  le 
dévouement  d'un  homme  qui  les  a  beaucoup  aimés  ;  mais  les 
autres  y  trouveront  un  modèle  it  imiter.  Une  seconde  raison  qui 
vaut  mieux,  c'est  que  depuis  l'apparition  du  livre  de  Mgr  Baunard 
on  a  publié  les  Mémoires  et  une  partie  considérable  de  la  cor- 
respondance de  M.  Armand  de  Melun,  et  ces  documents  ont  per- 
mis de  mieux  saisir  la  physionomie  intime  de  ce  grand  homme 
de  bien.  M.  .\.  Chevalier,  ayant  été  son  collaborateur  dans  plu- 
sieurs de  ses  œuvres  les  plus  importantes,  était  mieux  à  inAiiu>  c|ue 
personne  d'écrire  la  vie  charitable  de  M.  de  Melun. 

Au  reste  la  vie  charitable,  c'est  toute  la  vie  d'un  homme  qui  a 
fait  de  la  charité  sa  carrière,  qui  a  donné  à  la  charité 
pendant  plus  de  cinquante  uns  toute  l'énergie  de  sa  volonté  et 
toutes  les  forces  de  sa  belle  intelligence.   C'est  à  ce  titre  surtout 


134  ETUDES 

(|uc  le  Vicomte  de  Melun  mérite  d'être  proposé  comme  exemple. 
Ses  écrits  comme  ses  actes  témoignent  d'une  élévation  de  vues 
remarquable.  II  ne  s'est  pas  borné  à  rechercher  des  misères  et  à 
les  secourir  ;  il  a  étudié  les  causes  qui  les  engendrent,  il  est  allé 
à  la  racine  du  mal  ;  il  a,  un  des  premiers,  dénoncé  cet  individua- 
lisme résultant  de  la  désorganisation  du  monde  du  travail  ;  il  a 
compris  que  le  remède  était  dans  l'association  principalement, 
mais  aussi  que  la  Société  avait  des  devoirs  envers  les  ouvriers. 
Lui  aussi  il  fut  traité  de  socialiste,  parce  qu'il  protestait  contre 
des  abus  et  réclamait  des  réformes,  et  surtout  parce  qu'il  relu- 
sail  d'admettre  qu'il  fallût  «  laisser  chacun  se  débattre  comme  il 
peut...  sous  une  loi  inflexible,  supérieure  à  toutes  les  combinai- 
sons humaines  «.  «  Je  crois,  écrivait-il,  à  une  économie  politique 
cJiréticnne  qui  n'est  pas  celle  des  économistes,  encore  moins 
celle  des  socialistes.  » 

Toujours  en  quête  de  bien  à  faire,  dans  la  vie  publique  comme 
dans  la  vie  privée,  le  Vicomte  Armand  de  Melun  s'est  placé  an 
premier  rang  parmi  les  hommes  dévoués  aux  classes  laborieuses  ; 
son  nom  restera  particulièrement  attaché  à  deux  grandes  œuvres  : 
celle  des  Sociétés  de  Secours  Mutuels,  dont  il  fut  le  promoteur 
le  plus  ardent,  et  celle  des  Patronages  pour  les  jeunes  gens, 
({ui,  grâce  à  l'aide  intelligente  et  dévouée  des  Frères  de  la  Doc- 
trine chrétienne,  a  pris  dans  toute  la  France  de  si  rapides  et  si 
meiveilleux  développements. 

J.  DE  BLACÉ,  S.  J. 

Mémoires   de   madame    de  Chastenay  (1771-1815), 

publiés  par  Alphonse  Roseuot.  Tome  II.  L'Empire,  la 
Restauration,  les  Cent  Jours.  Paris,  Pion,  1897. 
ln-8,  pp.  518.  Prix  :  7  fr.  50. 

Si,  pour  faire  connaître  le  second  volume  de  ces  mémoires, 
je  me  contentais  de  renvoyer  à  ce  que  j'ai  dit  précédemment  du 
tome  premier,  on  aurait  lieu  de  m'accuser  de  parcimonie  dans 
1  éloge.  L'intérêt,  en  effet,  a  notablement  grandi.  Rarement  pages 
plus  attrayantes,  plus  instructives,  toutes  parsemées  d'expres- 
sions piquantes,  d'anecdotes  inconnues,  d'aperçus  nouveaux,  de 
jugements  curieux  et  modérés.  Les  hommes  comme  les  événe- 
ments de  cette  terrible  époque  nous  sont  montrés  avec  un  saisis- 


REVUE  DES  LIVRES  135 

sant  relief.  C'est  de  l'histoire  à  la  façon  de  Plutarque  :  un  mot, 
un  trait  et  h  l'instant  une  figure  s'illumine  devant  nous. 

Voyez  Napoléon.  Ici  nous  apparaît  le  prince  sans  cœur  qui  ose 
dire,  en  apprenant  la  douleur  poignante  de  l'un  de  ses  bons  ser- 
viteurs, privé  subitement  d'une  fille  tendrement  aimée  :  «  Quoi  ! 
il  est  désespéré,  mais  je  le  croyais  homme  d'esprit,  je  le  croyais 
homme  supérieur  !  Que  de  fois,  moi,  j'ai  vu  partir,  que  de  fois 
j'ai  fait  partir  des  braves,  que  j'envoyais  au  feu  ;  ils  ne  pou- 
vaient en  revenir,  et  pourtant  je  n'étais  pas  du  tout  ému.  » 
Là  le  comédien  lugubre  qui,  revenu  depuis  quelques  jours  seule- 
ment à  Paris  après  la  campagne  de  Russie,  répondait  cynique- 
ment à  M.  de  Hémusat  se  plaignant  du  malheur  des  temps  : 
«  Oui,  Madame  Barilli  est  morte,  et  je  conçois  que  ce  malheur 
ait  pu  être  senti.  »  Or  Madame  Barilli  était  une  cantatrice  en 
vogue.  Plus  loin,  c'est  l'ambitieux  incorrigible  qui  au  soir  de  la 
stérile  victoire  de  Montcreau,  se  croyait  plus  près  de  Vienne  que 
de  Paris.  Ailleurs,  l'artiste  de  génie  définissant  la  tragédie  «  non 
l'histoire  d'une  passion,  mais  la  crise  d'une  passion  ». 

N'est-ello  pas  encore  bien  inspirée,  cette  délicate  et  fine  nar- 
ratrice, quand  elle  écrit  que  La  Fayette  fut  toujours  «  présomp- 
tueux et  dupe  »  ;  niûchcr,  «  la  raison  d'une  maison  de  commerce»  ; 
quand  elle  dit  que  Carnut  se  jugeait  «  austère  potir  s'«^fro  con- 
centré dans  une  société  bourgeoise  et  obscure  »  ? 

Et  quels  tableaux  parlants  que  ces  pages  où  Madame  de  Chas- 
tenay  nous  dessine  la  physionomie  des  événements,  Pétat  d'âme 
des  diverses  classes  de  la  société  !  Avec  elle,  nous  sommes  vrai- 
ment présents  ti  la  réception  enthousiaste  de  Ixiuis  XVIII  et  des 
princes  ;  nous  comprenons  comment  le  monarque  put  affirmer 
dans  sa  proclamation  qu'il  revenait  rappelé  par  le  va>u  de  son 
peuple.  Avec  elle,  nous  touchons  du  doigt  les  fautes  de  la  Res- 
tauration, les  sourdes  manifestations  d'un  mécontentement  gran- 
dissant. 

Mais  il  faudrait  tout  citer. 

Souvent  les  vivants  récits  de  Madame  de  Chastenav  iront  à 
rencontre  des  thèses  acceptées  jusqu'ici  ;  ce  sera  pour  l'historien 
sérieux  un  motif  d'étudier  avec  plus  de  soin.  Dans  cette  œuvre, 
en  effet,  nous  avons  la  déposition  d'un  témoin  avisé,  prudent,  sin- 
cère, sans  passion  violente,  avouant  avec  candeur,  lorsque  la 
vérité  Pexi^^e,  <\\\W  ne  lui  est  point  possible  de  garantir  le  fon- 


136  ETUDES 

dément  de  telle  ou  telle  anecdote,  reconnaissant  les  fautes  de  ses 
amis,  comme  les  qualités  de  ses  adversaires. 

Rien  d'ailleurs  dans  ces  Mémoires  qui  empêche  de  les  mettre 
entre  toutes  les  mains.  A  peine  çà  et  là  quelques  idées  contes- 
tables ou  inexactes.  On  regrette,  par  exemple,  que  Madame  de 
Chastenay  applaudisse  à  la  création  de  VUniversité.  Mais  s'il  lui 
eût  été  donné  de  voir  h  l'œuvre  cette  néfaste  institution,  de  cal- 
culer les  millions  pris,  pour  la  faire  vivre  grassement,  dans  la 
poche  de  ceux-là  mêmes  qu'elle  voudrait  écraser  sous  le  poids  de 
ses  exorbitants  privilèges  ;  si  elle  avait  pu  compter  le  nombre  des 
programmes  toujours  plus  perfectionnés  qu'elle  impose  à  nos 
pauvres  écoliers,  constater  quelle  floraison  d'éducation,  de  digni- 
té morale  elle  produit  dans  notre  pays,  il  n'est  pas  téméraire  de 
penser  que  son  enthousiasme  se  fût  singulièrement  attiédi. 

P.  BLIARD,  S.  J. 

Les  Carmélites  de  Gompiègne,  mortes  pour  la  foi  sur 
l'échafaud  révolutionnaire,  par  M.  l'abbé  A.  Odon,  curé 
de  Tilloloy  (Somme).  Lille-Paris,  Désolée,  1897.  In-18,  pp.  95. 

Dans  un  des  derniers  tableaux  de  Thermidor  qui  émeut,  paraît- 
il,  même  les  habitués  du  théâtre,  V.  Sardou  fait  paraître  et  défiler 
un  groupe  d'Ursulines,  qui  s'en  vont  à  l'échafaud  en  chantant.  Ce 
n'est  pas  là  une  simple  fiction  dramatique  :  c'est  un  fait.  Mais 
les  religieuses  qui,  le  17  juillet  1794,  dix  jours  avant  le  d  tlier- 
midor,  s'en  allant  couvertes  de  manteaux  blancs,  vers  la  guillo- 
tine dressée  à  la  Barrière  du  Trône,  chantèrent  tour  à  tour  le 
Miser-ère,  le  Salve  Regina  et  le  Te  Deum,  et  qui,  devant  le  fatal 
instrument,  chantèrent  le  Veni  Creator,  n'étaient  point  des 
Ursulines  :  c'étaient  les  «  Seize  Carmélites  de  Compiègne  ».  Des 
Ursulines  eurent  aussi  l'honneur  de  mourir  sur  l'échafaud  ;  mais 
non  point  en  juillet  à  Paris. 

Le  procès  de  béatification  des  seize  filles  de  Sainte-Thérèse 
s'instruit  à  Paris,  depuis  quelques  mois  ;  et  M.  l'abbé  Odon 
résume  en  cette  pieuse  brochure  les  souvenirs  de  leur  vie,  de 
leurs  vertus,  de  leur  martyre.  Parmi  elles,  il  y  avait  14  religieuses 
de  chœur,  dont  deux  octogénaires  et  une  novice  ;  puis  deux  tou- 
rières.  La  Prieure  avait  été  la  protégée  de  l'autre  admirable 
Carmélite,  Louise  de  France,  et  sa  dot  avait  été  payée  par  la  reine 


REVUE  DES  LIVRES  137 

Marie-Antoinette.  Une  des  sœurs,  née  de  Croissy,  était  petite- 
nièce  de  Colbert.  Les  motifs  de  leur  condamnation  furent  des 
images  de  piété,  dont  un  scapulaire  du  Sacré-Cœur,  une  relique 
de  sainte  Thérèse  et  un  cantique  au  Sacré-Cœur  que  l'on  suppliait 
contre  «  les  tyrans  »,  et  les  «  vautours  »  dévorant  la  France. 

La  veille  de  leur  supplice,  une  de  ces  généreuses  victimes  com- 
posa sur  un  chiffon  de  papier,  avec  un  morceau  de  charbon,  un 
antre  cantique,  pour  s'exhorter,  elle  et  ses  sœurs,  à  u  l'allégresse, 
en  ce  jour  de  gloire  ».  C'était  juste  en  ce  même  moment  qu'André 
Chénier  écrivait  les  fameux  ïambes  :  Comme  un  dernier  rayon... 
Est-il  besoin  de  faire  remarquer  que  l'inspiration  des  deux  poèmes 
n'a  rien  de  commun.  Le  poète  maudit  ses  bourreaux  «  barbouil- 
leurs de  lois  »  ;  la  Carmélite  chante  : 

Pr«?paron8-nous  h  la  victoire 

Sous  les  drapeaux  d'un  Dieu  mourant... 

La  novice,  avant  de  gravir  les  marches  sanglantes,  s'agenouilla 
devant  sa  Prieure,  lui  demanda  la  «  permission  de  mourir  »  et 
monta,  la  première,  en  chantant  le  Laudatc  Dominum  omnes 
genfes,  qu'elle  acheva  en  Paradis. 

Jusqu'ici,  on  n'avait  que  des  détails  ^pars  sur  cette  pléiade  de 
vierges  vraiment  sublimes,  que  le  P.  Bouix,  en  sa  Vie  de  sainte 
Thérèse  (préface),  appelle  «  martyres  d'impérissable  mémoire, 
montant  radieuses  comme  des  anges  ù  l'échafaud  dressé  par  les 
ennemis  de  l'autel  et  du  trône  dans  la  capitale  de  la  France  ». 
Grâce  à  Mgr  de  Teil,  vice-postulatcur  de  la  cause,  et  à  M.  le  curé 
de  Tilloloy,  on  connaîtra  mieux  les  u  Seize  Carmélites  de  Com- 
piègne  »,  et  les  fidèles  puiseront  en  cet  excellent  ouvrage  la 
confiance  qui  sollicite  et  obtient  lés  miracles. 

V.    DELAPORTE,    S.   J. 

Lettres  de  Marie- Antoinette,  recueil  des  lettres  aiitheu- 
tiques  de  la  reine,  publié  pour  la  Société  d'histoire  conleni- 
poraine,  par  Maxime  de  la  Rocheterie  et  le  Marquis  de 
Beaucourt.  Paris,  Picard,  1896.  T.  II,  in-8°  de  x-472 
pages.  Prix  :  10  fr. 

Le  premier  volume  de  cette  précieuse  correspondance,  éditée 
avec  tant  de  soin  et  de  compétence  par  MM.  de  la  Rocheterie  et 
de  Beaucourt,  a  paru  il  y  a  deux  ans  et  nous  l'avons  loué  dans 


138  ETUDES 

les  Etudes  ^  D'où  vient  le  retard  apporté  à  la  publication  du 
second  volume  ?  Les  éditeurs  ont  cru  devoir  l'expliquer.  Ils  ne 
voulaient  insérer  dans  leur  recueil  «  que  des  lettres  vraiment 
authentiques  «  (page  X)  et  ne  point  se  traîner  sur  les  brisées  plus 
ou  moins  suspectes  de  MM.  d'IIunolstein  et  Feuillet  de 
Conches. 

Or,  il  y  avait  une  trentaine  de  lettres  adressées  par  la  reine 
au  comte  de  Mercy-Argenteau,  ambassadeur  d'Autriche  à  la  cour 
de  France,  que  les  éditeurs  ne  pouvaient  contrôler  qu'aux 
Archives  impériales  de  Vienne.  Ils  ont  pris  le  temps  d'en  solliciter 
la  permission  et  d'attendre  cette  faveur.  Peine  et  temps  perdus. 
«  Les  portes  des  Archives  impériales  sont  restées  systématiquement 
fermées  y>  devant  eux  ;  et  cela  malgré  une  intervention  de 
l'ambassade  de  France.  Force  a  été  de  publier  les  lettres  à  Mercy, 
sans  avoir  pu  les  collationner  avec  l'original.  De  là,  le  retard  ; 
de  là  aussi,  l'impression,  en  caractères  différents,  de  ces  quelques 
lettres  —  34  sur  386. 

Le  second  volume  est  compris  entre  les  deux  dates  :  20  jan- 
vier 1781  et  16  octobre  1793.  De  1781  à  1789,  la  reine  ne  s'occupe 
guère  que  des  nouvelles  ordinaires  de  la  Cour  ;  sauf,  en  1785, 
où  il  est  question  de  la  malheureuse  affaire  du  Collier.  La  nais- 
sance, la  santé  de  ses  enfants,  la  mort  du  fils  aîné  et  de  la  fille 
cadette,  voilà  le  thème,  plein  d'espérance  ou  de  larmes.  «  Pour  le 
cadet,  écrivait-elle  le  22  février  1788,  c'est  un  vrai  enfant  de 
paysan,  grand,  frais  et  gros...  »  Hélas  !  ce  devait  être  Louis  XVIÏ. 

De  1789  au  milieu  de  1792,  les  déplorables  événements,  les 
journées^  trouvent  là  un  douloureux  écho.  Puis  les  lettres, 
chiffrées  ou  en  clair,  deviennent  de  longs  mémoires,  où,  cette 
noble  femme,  grandie  par  le  malheur,  expose  la  situation  faite  à 
la  royauté  et  à  la  France,  avec  une  hauteur  de  vues  digne  d'un 
diplomate,  avec  la  fermeté  courageuse  d'une  reine  de  France.  Au 
reste,  peu  de  récriminations  ;  excepté  à  j'endroit  des  émigrés, 
dont  la  place  était  auprès  du  roi  et  non  à  la  frontière  ;  des  Jaco- 
bins «  horde  de  scélérats  et  de  factieux  »  (31  oct.  1791)  ;  enfin 
des  honixêtes  gens  «  magistrature,  clergé,  noblesse,...  qui  ne 
peuvent  s'accorder  «  (janvier  1792).  —  «  Il  n'y  a,  ditMarie-Antoi- 
nette  dans  une  phrase  qui  résume  toute  l'histoire  de  la  Révolu- 

1.  Parlie  Bibliographique,  fév.  1895. 


REVUE  DES  LIVRES  139 

tlon,  il  n'y  a  que  violence  et  rage  d'un  côté,  faiblesse  et  inertie 
de  lautre.  »  (4  juill.  1792). 

Après  le  crime  du  21  janvier,  la  correspondance  de  la  reine 
prisonnière  se  réduit  à  des  billets  de  quelques  lignes  ;  presque 
tous  adressés  au  chevalier  de  Jarjayes  qui  essayait  de  sauver  la 
reine  et  ses  enfants.  Et  à  propos  de  l'un  de  ces  billets,  je  hasarde 
une  conjecture.  Il  en  est  un,  de  février  1793,  qui  commence  par 
ces  mots  :  «  Prenez  garde  à  M™"  Archi...  »  Les  éditeurs  ignorent 
de  quelle  dame  il  s'agit  et  croient  qu'il  s'agit  d'une  femme  de 
service.  La  reine  aurait-elle  appelé  madame  une  femme  de  ser- 
vice ?  Ne  faudrait-il  pas  plutôt  lire  :  «  M™"  Atchy...  »  ;  et  alors  il 
s'agissait  de  M'""  Atky  (ns),  cette  anglaise  dont  nous  avons  parlé 
dans  les  Etudes^  et  qui  multipliait  ses  démarches  hasardeuses, 
pour  délivrer  Marie-Antoinette  *. 

De  ces  386  lettres,  aucune  n'est  comparable  ii  la  diMuière, 
écrite  le  IG  octobre  1793,  h  4  heures  et  demie  du  malin.  Quelques 
heures  avant  de  mourir,  la  Reine  fit,  comme  le  Roi,  son  testament. 
Rlle  confia  ses  enfants  à  Madame  Klisabeth  ;  elle  les  bénissait, 
leur  demandant  de  ne  point  se  venger  ?  Klle  pardonnait  à  ses 
ennemis  et  implorait  le  pardon  de  Dieu  :  «  Je  meurs  dans  la  reli- 
gion catholique,  apostolique  et  romaine...  »  Elle  ajoutait  que  si 
on  lui  amenait  un  prêtre  constitutionnel,  elle  le  traiterait  comme 
«  un  «^tre  absolument  étranger  n  (page  444).  Klle  tint  parole.  Mais 
MM.  de  la  Rocheteric  et  de  Beaucourt  déclarent  «  respectable  et 
appuyée  sur  des  témoignages  sérieux  »,  la  tradition  d'après 
laqnell(>  Marie -Antoinette  se  confessa  et  communia  dans  sa  prison. 

V.    DELAPORTE.    S.    J. 

L'Abyssinie  en  1896.  Ij'  pf^f/s,  les  hahilanls,  la  lullc 
ilalo-ahyssinc,  par  Paul  (>)MnKs.  In-Pi,  179  pages  avec  une 
carie.  Paris,  Librairie  Africaine  et  Coloniale  de  Jo.scph 
André  et  G". 

I^a  conduite  chevaleresque  du  Negus  Ménélik  II,  roi  des  rois  d'Abys- 
sinie,  hîs  voyages  prochains  de  M.  Lagarde,  gouverneur  d'Ohock,  de 
M.  Gabriel  Bonvalot,  du  prince  Henri  d'Orléans,  ainsi  que  le  retour 
à  la  côte  des  prisonniers  italiens  mettent  l'Abyssinie  i  l'ordre  du  jour, 
pour  ne  pas  dire  à  la  mode.  M.  P.  Combes  a  donc  été  heureusement 

1    Études,  Oct.  1893. 


140  ETUDES 

inspiré  de  donner  au  public  une  sorte  de  compendiura,   lui   permettant 

de   s'informer,  par  une  lecture  de  quelques  heures,  sur  tout  ce  qu'il 

importe  de  connaître  de  ce  très  intéressant  pays. 

Ceux  qui  voudront  approfondir  le  sujet  n'auront  qu'à   consulter   les 

ouvrages  de  fond  qui  sont  indiqués  à  la  fin  du  volume  dans  un  chapitre 

spécialement  consacré  à  la  bibliographie. 

A.  A.  FAUVEL. 

Phénix  et  Fauvette,  par  A.  Géline.  Paris,  Téqui,  33,  rue 
du  Cherche-Midi. 

Phénix  et  Fauvette  n'est  pas  un  roman  «  fait  de  rien  »,  suivant  la  for- 
mule de  la  tragédie  racinienne.  Nombreux  sont  les  Phénix,  c'est  à 
savoir,  dans  la  famille  Vanneau,  les  esprits  où  la  physique,  la  chimie, 
les  dates,  les  nomenclatures  ont  tué  le  bon  sens,  le  tact,  toute  délica- 
tesse; nombreuses  aussi,  les  Fauvettes,  c'est  à  savoir,  dans  la  famille 
Doryenne,  les  intelligences  fermes,  les  cœurs  aimants,  les  âmes  rayon- 
nantes de  pure  allégresse.  Le  contraste  est  bien  marqué  ent^e  les  deux 
familles  et  beaucoup  de  scènes  enfantines  sont  prises  sur  le  vif  de  la 
réalité  ;  mais  comment  s'intéresser  à  tant  de  personnages  divers,  à 
trois  ou  quatre  générations  de  Vanneau  ou  de  Doryenne.  Au  début, 
voici  le  grand-père;  à  la  fin,  les  petits-fils,  voire  les  arrière-petits-fîls, 
conservant  tous  fidèlement  leurs  traditions  respectives.  Thèse  d'ailleurs 
excellente  :  la  famille  ne  vit  pas  seulement  de  pain,  non  pas  même  du 
pain  de  la  science,  et  l'astronomie,  les  mathématiques,  les  collections 
de  vieilles  médailles  égyptiennes  ne  peuvent  remplacer  au  foyer  domes- 
tique la  simplicité  chrétienne  et  l'amour  de  Dieu. 

L.  CHERVOILLOT,  S.  J. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 


Mars  11.  —  a  Sur  la  proposition  du  ministre  des  aflaires  étrangères, 
est  nommé  dans  l'ordre  national  de  la  Légion  d'honneur,  au  grade  de 
Chevalier,  Mgr  Biet  (Félix),  évêque  de  Diana,  vicaire  apostolique  du 
Thihet;  vingt-huit  ans  de  services  dévoués  en  Extrême-Orient:  s'est 
attaché  de  la  manière  la  plus  efficace  à  répandre  l'influence  française  au 
Thibet.  Fondateur  d'écoles,  d'orphelinats  et  de  colonies  agricoles  » 
(Journal  Officiel). 

—  Les  Ârchevôqnes  anglicans  de  Cantorbéry  et  d'York  publient 
en  latin  et  en  anglais  une  réponse,  respectueuse,  à  la  Lettre  Apos- 
tolique sur  1rs  Ordinations  Ani-Iirnnps.  Les  Etudes  en  parl«M*onl 
bientôt. 

—  A  Noisy-le-Sec,  entrevue  de  la  Heine  d'Angleterre  et  du  Prési- 
dent de  la  Hépuhlique  française. 

12.  —  On  confirme  que  la  Reine  de  Madagascar  a  été  déposée  et 
exilée  à  l'île  Bourbon  vers  la  fin  de  février.  Un  gouverneur  général 
indigène  a  été  institué  à  Tananarive. 

—  En  Suisse,  grève  générale  du  personnel  de  la  Compagnie  des 
Chemins  de  fer  du  Nord-Est.  Les  services  nationaux  cl  internationaux 
se  trouvent  suspendus. 

13.  —  De  Crète,  les  amiraux  réclament  et  obtiennent  des  troupes 
de  relève,  pour  remplacer  celles  que  les  derniers  événements  ont  sur- 
menées. 

14.  —Dans  le  Finistère,  M.  de  Chamaillard,  catholique,  est  élu 
sénateur,  en  remplacement  de  M.  Rousseau,  décédé. 

—  A  Aix  (Bouches-du-RhAn«'),  M.  Baron,  progressiste,  est  élu  dé- 
puté, en  remplacement  de  M.  Leydet,  devenu  sénateur. 

—  A  Béziers  (Hérault),  M.  Auge,  radical  progre.'^.sistc,  est  eiu 
député,  en  remplacement  do  M.  Cot,  démissionnaire. 

—  A  Beauvais,  M.  le  D'  Baudon,  radical,  est  élu  député,  en  rem- 
placement de  .M.  le  D'  Lesage,  décédé. 

—  A  Auxcrre,  M.  Bienvenu-Martin,  radical,  est  élu  député,  en 
remplacement  de  M.  Doumer,  démissionnaire. 

15.  —  A  la  Chambre  française,  interpellations  de  MM.  Goblet, 
Delafossc  et  Millerand  sur  les  affaires  d'Orient.  Sur  la  déclaration  de 
M.    Hanotaux,    affirmant  que   les   puissances  veulent   énergiquemcnl 


142  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 

accorder  l'autonomie  à  la  Crète,  et  imposer  les  réformes  à  la  Turquie, 
un  ordre  du  jour  de  confiance  est  voté  par  350  voix  contre  147. 

—  En  Crète,  une  formidable  explosion  se  produit  à  bord  du  croiseur 
russe  Sissoy-Velicky.  17  hommes,  dont  9  officiers,  sont  tués  sur  le 
coup,  et  20  autres,  blessés. 

17.  —  En  Angleterre,  la  Chambre  des  Communes  adopte  en 
troisième  lecture  le  bill  sur  les  écoles  libres. 

18.  —  Sur  la  recommandation  de  l'administrateur  apostolique  de 
Crète,  le  Souverain  Pontife  a  nommé  commandeurs  ou  chevaliers 
de  Saint-Grégoire  huit  officiers  de  marine  français  et  le  chancelier  du 
consulat  de  France,  qui  se  sont  particulièrement  signalés  en  protégeant 
et  sauvant  les  chrétiens. 

—  En  Crète,  les  amiraux  font  afficher  et  promulguer  une  procla- 
mation annonçant  que  l'autonomie  est  accordée. 

—  De  New-York  on  télégraphie  que  le  paquebot  La  Ville-de- 
Saint-Nazaire,  faisant  le  service  de  New-York  aux  Antilles,  a  fait 
naufrage  le  8  courant.  Quatre  personnes  ont  été  sauvées  sur  quatre- 
vingts  matelots  ou  passagers. 

19.  —  La  flotte  grecque  commence  à  quitter  les  eaux  Cretoises. 

20.  —  L'Empereur  d'Allemagne  avait  obligé  l'amiral  Hollmann, 
secrétaire  d'état  à  la  marine,  à  présenter  au  Reichstag  une  demande  de 
crédits  pour  l'augmentation  de  la  marine  de  guerre  allemande.  La  com- 
mission du  budget  ayant  repoussé  cette  demande,  l'amiral  donna  sa 
démission  que  l'empereur  n'accepta  pas.  Aujourd'hui,  le  Reichstag, 
adoptant  les  conclusions  de  la  commission,  repousse  lui  aussi  les  cré- 
dits, et  se  met,  dit-on,  en  conflit  avec  l'empereur. 

21.  —  Le  Blocus  de  la  Crète  commence  à  8  heures  du  matin 
aux  conditions  suivantes  : 

Il  s'étend  dans  les  limites  comprises  entre  le  23"  24'  et  le  26"  30'  de 
longitude  Est  d'une  part,  le  35°  48' et  le  34°  45'  de  latitude  Nord,  d'autre 
part.  Aucun  navire  grec  ne  pourra  accoster  les  côtes  Cretoises  ni  s'en  appro- 
cher au-delà  des  limites  fixées. 

Quant  aux  navires  des  grandes  puissances  et  à  ceux  des  Etals  neutres, 
ils  devront  obtenir  l'autorisation  des  amiraux  pour  débarquer  leurs  cargai- 
sons qui,  en  aucun  cas,  ne  pourront  être  destinées  aux  troupes  grecques  ni 
aux  insurgés. 

—  A  Berlin,  commencement  des  fêtes  en  l'honneur  du  centenaire 
de  la  naissance  de  Guillaume  I*'. 

23.  —  A  Tokat  (Arménie),  les  Musulmans  ont  envahi  léglise  et 
massacré  les  Arméniens. 

24.  —  Aux  Philippines,  le  maréchal  Primo  Rivera  remplace, 
comme  commandant  en   chef,  le  général  Polavieja,  malade. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE  143 

25.  —  L'article.  La  Question  religieuse  à  Madagascar  (ci-dessus 
p.  87)  était  déjà  sous  presse  quand  le  courrier  nous  a  apporté  le  docu- 
ment suivant.  Il  conflrme  pleinement  les  affirmations  de  notre  collabo- 
rateur et  répondait  à  l'avance  au  Rapport  des  pasteurs  Lauga  et  Kriiger. 

Lettre-circulaire  de  Mgr.  Cazet 
aux  membres  de  la  mission  catholique. 

Tananarivc,  19  février  1897. 
Mes  révérend»  pères, 

Par  la  circulaire  du  général  Galliéni  en  date  du  13  février,  vous  avez  vu 
avec  quelle  énergie  il  insiste  auprès  des  autorités  françaises  et  indigènes 
pour  qu'elles  observent  fidèlement  la  neutralité  religieuse,  qu'elles  n'exercent 
aucune  pression  et  qu'elles  laissent  les  Malgaches  libres  d'embrasser  la  reli- 
gion qu'il  leur  plaira.  Le  général  s'appuie  sur  le  passage  suivant  d'une 
récente  dépèche  de  M.  le  Ministre  des  colonies  :  ■  Je  ne  saurais  admettre 
que  les  querelles  Religieuses  puissent  être  une  occasion  de  troubles  dans  la 
colonie,  et  je  blâmerais  les  autorités  locales  qui  hésiteraient  i  réprimer 
immédiatement  les  fauteurs  de  désordre,  k  quelque  confession  qu'ils  appar- 
tiennent. 9 

Nous  ne  saurions  trop,  mes  révérends  pères,  entrer  dans  l'esprit  de  cette 
circulaire  et  de  cette  dépèche  au  sujet  de  la  liberté  de  religion  et  d'ensei- 
gnement ;  c'est  vers  cette  liberté  que  nous  avons  longtemps,  mais  en  vain, 
aspiré.  Maintenant  qu'on  nous  l'a  accordée,  usons-en.  mais  dans  un  esprit 
de  douceur  et  de  paix,  évitant  et  faisant  éviter  avec  soin  par  nos  adhérents, 
comme  nous  avons  fait  jusqu'ici,  tout  ce  qui  serait  de  nature  à  occasionner  le 
moindre  trouble  parmi  les  Malgaches. 

Entrant  d'avance,  il  y  a  plusieurs  semaines,  dans  1rs  intentions  du  gouver- 
nement français,  je  vous  ai  recommandé  de  ne  jamais  écrire  aux  autorilT'H 
locales  pour  ce  qui  concerne  les  questions  d'ordre  purement  spirituel,  ques- 
tions dans  lesquelles  il  leur  est  défendu  de  s'immiscer.  Dans  notre  réunion 
mensuelle  du  17  février,  j'ai  renouvelé  cette  recommandation  avec  plus 
d'insistance,  et  je  vous  ai  vivement  exhortés  k  vous  pénétrer  de  plus  en  plus, 
au  milieu. des  dilfirnltés  qui  peuvent  se  présenter,  d'un  esprit  de  douceur,  de 
patience,  de  bonté  h  l'égard  de  tous.  C'est  dans  cet  esprit  que  vous  ave/ 
agi  jusqu'ici,  et  sans  que  nous  nous  en  doutions,  on  en  a  été  frappé.  Voici  en 
effet  ce  que  m'écrivait,  le  25  octobre  dernier,  un  capitaine,  qui  après  avoir 
fait  l'expédition  et  séjourné  plusieurs  mois  à  Tananarire,  a  été  rappelé  en 
France  :  «  Votre  patience  pendant  le  temps  d'épreuves  que  vous  venez  de 
traverser,  vous  a  encore  grandis  dans  l'estime  générale,  et  c'est  avec  respect 
que  les  officiers  du  corps  expéditionnaire  parlent  des  Pères  qu'ils  ont  pu 
apprécier  et  aimer.  ■ 

Continuons,  mes  révérends  pères,  à  pratiquer  cette  patience  et  cette  lon- 
ganimité et  h  ne  nous  occuper  en  rien  des  affaires  publiques,  si  ce  n'est  pour 
demander  à  Dieu  qu'elles  progressent  pour  le  bien  de  la  Franco  et  de  .Mada- 
gascar.   Nous  nous  conformerons   ainsi  k  une  maxime  de  saint  Ignace  qui 


144  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 

disait  :  «  Le  moindre  bien  fait  avec  calme  et  édification  me  semble  préférable 
à  de  plus  grandes  choses  propres  à  entraîner  du  trouble  et  du  scandale.  » 

Vous  me  demanderez  peut-être  ce  que  vous  devez  faire,  quand  il  se 
passe  des  faits  dans  le  genre  de  ceux  que  me  signale  le  R.  P.  Dupuy  dans 
sa  lettre  du  17  de  ce  mois  :  «  Les  pasteurs  luthériens  malgaches  (district 
d'Antsirabe)  continuent,  dit-il,  leurs  exploits  de  jadis.  Depuis  quinze  jours, 
ils  ont  dispersé  trois  de  nos  classes,  frappe  nos  instituteurs  et  emmené  de 
force  plusieurs  élèves.  »  Dans  des  cas  analogues,  vous  recommanderez  à 
vos  adhérents,  élèves  ou  autres,  de  ne  jamais  mettre  le  tort  de  leur  côté  ; 
ensuite,  après  vous  être  assurés  des  circonstances  du  fait,  vous  tâcherez 
d'obtenir  des  opposants,  par  vos  aides  malgaches  ou  par  vous-même,  qu'ils 
respectent  la  liberté  des  catholiques,  comme  ceux-ci  respectent  celle  des 
protestants.  Si  vos  démarches  échouent,  vos  adhérents  porteront  plainte  à 
l'autorité  locale  qui,  conformément  aux  instructions  de  M.  le  ministre, 
«  n'hésitera  pas  à  réprimer  immédiatement  les  fauteurs  de  désordre,  à 
quelque  confession  qu'ils  appartiennent  ». 

S'il  est  nécessaire  que  vous  interveniez  par  écrit,  vous  ne  le  ferez  qu'après 
m'avoir  informé  de  tout  ce  qui  s'est  passé,  et  reçu  ma  réponse. 

Telles  sont,  mes  révérends  pères,  les  recommandations  que  jai  cru  devoir 
vous  renouveler  en  vue  de  la  paix  commune  et  de  l'avancement  des  œuvres 
de  la  mission. 

-{-  Jean-Baptiste,  s.  j.  ,  Vie.  Apost.  de  Madagascar  Sept. 


Le  25  mars  1897, 


Le  {Térant  :   C.  BERBESSON. 


Imp.  Yvert  et  Tcllior,  Galerie  du  Commerce,  10,  à  Amiens. 


CLASSIQUE  OU  MODERNE  ? 


En  18U1,  M.  Léon  Bourgeois  étant  grand-mailre  de  TUni- 
vcrsité  de  France,  V enseignement  spécial  fut  érigé  en  ensei- 
gnement secondaire  moderne.  C'est-à-dire  que,  en  vertu  de 
son  omnipotence  à  laquelle  rien  n'échappe,  l'Etal,  incarné  en 
la  personne  d'un  ministre,  décrétait  que  les  jeunes  Français 
aspirant  à  prendre  rang  parmi  l'élite  intellectuelle  de  la 
nation,  n'auraient  plus  besoin  d'aller  à  l'école  des  Grecs  et 
des  Romains  ;  l'anglais  et  l'allemand  pourraient  remplacer 
les  langues  classiques  comme  instrument  de  cette  disci- 
pline élevée  et  libérale  de  l'esprit  qui  a  pour  but  de  déve- 
lopper, d'assouplir  et  d'alliner  toutes  les  facultés  sans  se 
préoccuper  d'aucune  préparation  professionnelle.  Sans 
abolir  les  humanités  traditionnelles,  on  intronisait  à  côté 
d'elles,  sur  le  pied  d'égalité,  un  nouveau  système  de  culture, 
regardé  jusque-là  comme  d'ordre  inférieur  ;  on  le  parait 
du  même  titre,  on  lui  attribuait  la  même  vertu,  en  attendant 
de  lui  conférer  les  mêmes  prérogatives. 

Nous  avons  raconté  cette  innovation  et  t  \jm.?,i-  iî.ui>  uik*  lon- 
gue étude  notre  manière  de  voir  sur  les  principes  qui  l'ont 
inspirée  et  les  résultats  qu'on  en  peut  attendre  '.  Cette  opi- 
nion se  résume  en  un  petit  nombre  de  points  très  clairs. 
Assurément  il  est  bon,  il  est  nécessaire  même,  que,  au- 
dessus  de  l'instruction  primaire  et  parallèlement  aux  huma- 
nités gréco-latines,  nous  ayons  un  enseignement  qui  fasse 
une  plus  large  place  aux  langues  vivantes  et  aux  sciences 
naturelles  et  mathématiques,  qui,  par  cela  même,  prépare  plus 
directement  le  jeune  homme  aux  diverses  carrières  indus- 
trielles et  commerciales.  Cet  enseignement  existe,  forte- 
ment   organisé,   chez    toutes   les    nations    de    l'Europe  ;    il 

1.   Cf.   Études,  U  LV.  p.  2^1  et  p.  3i5. 

LX.M   —  10 


146  CLASSIQUE  OU  MODERNE  ? 

répond  aux  exigences  de  la  vie  moderne.  Ce  que  Ton  peut 
concéder  encore,  c'est  que  les  humanités  classiques  ne 
conviennent  pas  indifféremment  à  tous  et  que  mieux  vaut  ne 
pas  soumettre  à  une  discipline  tout  à  la  fois  trop  délicate  et 
trop  forte  des  esprits  incapables  d'en  profiter.  Mais  ce  que 
nous  avons  cru  devoir  repousser  et  combattre  de  toutes  nos 
forces,  c'est  la  complète  assimilation  que  l'on  prétend  faire 
de  ces  deux  systèmes  de  formation  intellectuelle  ;  assimila- 
tion injuste  en  soi  et  funeste  dans  ses  conséquences,  en  tète 
desquelles  viendrait  infailliblement  la  ruine  des  humani- 
tés classiques.  Voilà  pourquoi,  avec  une  foule  d'hommes  de 
savoir  et  d'autorité,  de  ceux  dont  le  témoignage  compte, 
nous  avons  pensé  qu'on  s'engageait  sur  une  pente  dange- 
reuse et  nous  avons  crié  :  Casse-cou. 

Nous  ne  songeons  pas  à  recommencer  la  démonstration 
([ue  nous  avons  faite,  il  y  a  six  ans.  Nous  nous  permettons 
d'y  renvoyer  nos  lecteurs  ;  la  question  est  de  celles  qu'il 
ne  faut  pas  trancher  à  la  légère,  d'inspiration  ou  d'instinct, 
et  où  malheureusement  on  est  porté  à  se  laisser  prendre  à 
de  vulgaires  sophismes.  Mais,  sans  examiner  à  nouveau  les 
droits  ou  les  torts  des  contendants,  nous  nous  proposons  de 
signaler  les  phases  de  la  lutte  poursuivie  pendant  ces  der- 
nières années  entre  les  classiques  et  les  modernes.  Nous 
ajouterons  quelques  observations  personnelles  recueillies  au 
cours  de  cette  petite  excursion  rétrospective. 


I 


Dès  son  entrée  dans  la  vie,  le  nouvel  enseignement, 
favorisé  par  les  maîtres  du  jour,  était  déjà  libéralement 
doté.  Le  baccalauréat  moderne  héritait  naturellement  de 
tous  les  droits  de  son  prédécesseur,  le  baccalauréat  de 
l'enseignement  spécial.  On  y  ajouta  encore,  si  bien  que 
toutes  les  grandes  écoles,  y  compris  la  section  scientifique 
de  l'Ecole  normale  supérieure,  lui  furent  ouvertes.  Seules 
les  Facultés  de  droit  et  de  médecine  lui  fermaient  encore 
leurs  portes.  Certains  compartiments  de  l'Administration 
des  Finances  refusèrent  également  de  s'ouvrir.  C'était  pour 


CLASSIQUE  OU  MODERNE?  147 

le  nouveau  venu  une  amertume  qui  empoisonnait  son 
joyeux  avènement,  un  stigmate  d'infériorité  dont  il  se 
sentait  profondément  humilié  et  auquel  il  ne  devait  jamais 
se  résigner.  Dès  sa  naissance,  ses  parrains  avaient  nettement 
déclaré  que  rien  n'était  au-dessus  ni  de  son  mérite  ni  de 
ses  ambitions.  Toutefois,  du  côté  de  l'Université,  il  y  avait 
peu  d'espoir  ;  la  grande  majorité  de  ce  grand  corps 
accueillait  ses  prétentions  de  façon  peu  sympathique. 
C'est  pourquoi  il  se  tourna  tout  d'abord  vers  la  Presse  et  le 
Parlement.  Là,  il  compte  des  patrons  ardents,  entreprenants 
et  bruyants. 

L'enseignement  moderne  avait  deux  ans,  —  comme  ce 
siècle,  quand  naquit  le  poète  immense  —  lorsque  fut  livré 
(în  sa  faveur  le  premier  assaut  à  l'Ecole  de  médecine.  Le 
gouvernement  aurait  pu  se  contenter  de  dire  :  Ouvrez-vous, 
portes  rebelles,  —  et  introduire  son  client.  Il  est  à  peu  près 
c(>rtain  (|ue  les  choses  se  passeront  ainsi  dans  un  prochain 
avenir.  Mais,  en  1893,  il  ne  crut  pas  devoir  procéder  ainsi. 
Les  Facultés  furent  invitées  à  donner  leur  avis.  C'était  une 
manière  polie  de  leur  laisser  ro<lieux  du  refus  qtn  allait 
être  opposé  à  des  revendications  prématurées. 

La  réponse  de  la  Faculté  de  Paris  fut  rédigée  par  le 
I)^  Polain  : 

A  l'unaniniitc',  Usons-nous  au  début  de  cette  pièce,  la  Commission 
(Irclare  que  le  programme  d'études  rorrespondant  au  hacralauréat 
moderne  ne  constitue  pas,  suivant  rlle,  une  prt-parati<m  appropriée  à 
l'étude  de  la  médecine  et  qu'il  ne  convient  pas  de  l'admettre  comme  y 
donnant  accès. 

Le  rapport  s'appuie  spécialement  sur  ce  qui  fait  la 
caractéristique  de  l'enseignement  moderne,  la  std^stitution 
des  langues  vivantes  au  grec  et  au  latin.  La  science  médicale 
a  noue  avec  les  deux  langues  classiques  une  alliance  trop 
intime  pour  qu'elle  puisse  s'en  affranchir.  Sans  doute,  la 
connaissance  de  l'anglais  ou  de  l'allemand  sera  d'un  grand 
secours  aux  praticiens  français  pour  se  tenir  au  courant  des 
travaux  de  leurs  confrères  étrangers,  mais  elle  ne  saurait 
suppléer  à  l'ignorance  des  langues  qui  ont  fourni  h  la 
médecine  tout  son  vocabulaire  technique.  Cette  Musc  «  en 


148  CLASSIQUE  OU  MODERNE  ? 

français  parle  grec  et  latin  «  ;  c'est  un  fait  sur  lequel  on 
peut  gloser,  mais  c'est  un  fait. 

D'autre  part,  Téminent  professeur  estime  que  le  tour 
d'esprit,  créé  par  la  prédominance  des  sciences  mathéma- 
tiques, n'est  pas  celui  qui  convient  pour  l'étude  des  questions 
physiologiques  et  pour  la  pratique  de  l'art  médical. 

Un  autre  rapport  qui  fut  particulièrement  remarqué, 
fut  celui  du  D'"  Renaut,  présenté  au  nom  de  la  Faculté  de 
Lyon.  Il  complétait  celui  de  Paris,  car  il  insistait  sur  des 
arguments  que  le  D""  Potain  n'avait  fait  qu'effleurer. 

Le  D""  Renaut  envisage  la  question  d'un  point  de  vue  plus 
élevé.  Le  médecin  n'exerce  pas  seulement  un  métier;  alors 
même  qu'il  posséderait  parfaitement  la  technique  de  son 
art,  il  ne  serait  pas  pour  cela  à  la  hauteur  de  sa  tâche.  La  nature 
de  ses  fonctions  et  l'efficacité  même  de  son  ministère  exige 
qu'il  possède  l'autorité  morale,  et  par  conséquent  la  supé- 
riorité que  l'homme  tient  d'une  plus  haute  culture  intellec- 
tuelle. Le  savant  rapporteur  avertit  que  cette  considération 
pourrait  se  développer  beaucoup  «  sans  devenir  de  la 
rhétorique  »  et  il  semble  bien  qu'il  ait  raison.  Or,  cette  supé- 
riorité, que  pour  son  compte  il  croit  réelle,  l'opinion  l'attri- 
bue exclusivement  à  ceux  qui  ont  reçu  la  culture  classique. 
Des  médecins  qui  en  seraient  dépourvus  se  verraient  par 
cela  seul  classés  dans  un  rang  inférieur.  Leur  crédit  en 
serait  atteint  et  par  contre  coup  la  dignité  de  la  profession 
elle-même.  Le  D""  Renaut  conclut  par  ces  graves  paroles 
où  il  ne  ménage  plus  l'expression  de  sa  pensée  à  l'endroit 
de  l'enseignement  moderne  : 

Nous  sommes  d'avis  que  l'intérêt  bien  entendu  des  hautes  études 
médicales  consiste  non  pas  à  ouvrir  trop  grande  la  porte  des  Facul- 
tés de  médecine,  pour  les  encombrer  de  sujets  munis  d'une  culture  de 
second  ordre,  manifestement  inférieure  à  celle  reflétant  des  études  clas- 
siques, mais  qu'il  importe,  au  contraire,  d'établir  à  l'entrée  même  de 
la  carrière  une  sélection  suffisante  pour  éviter  cet  immense  inconvé- 
nient :  l'abaissement  forcé  des  études,  des  examens  et  de  la  valeur  des 
diplômes. 

Toutefois  pour  ne  pas  décourager  complètement  le  solli- 
citeur, la  Faculté  de  Lyon  déclarait  qu'elle   n'entendait  pas 


CLASSIQUE  OU  MODERNE  ?  149 

engager  l'avenir.  «  L'institution  du  baccalauréat  moderne  est 
à  ses  débuts  ;  elle  n'a  pas  donné  sa  mesure,  ou  plutôt  elle  a 
donné  une  mauvaise  mesure.  «  Plus  tard  peut-être  méritera- 
t-elle  un  accueil  moins  sévère. —  C'estune  traduction  de  la  for- 
mule connue  :  Pas  aujourd'hui,  mon  ami,  repassez  une  autre 
fois.  ^ 

Une  autre  Faculté,  celle  de  Nancy,  s'en  tira  de  la  même 
façon.  Les  autres,  Lille,  Montpellier  et  Toulouse  répon- 
dirent par  un  non  catégorique.  Bordeaux  seul  se  déclarait 
prêt  à  recevoir  les  inscriptions  des  modernes  dès  la  rentrée 
prochaine. 

La  consultation  du  corps  médical  souleva  dans  une  partie 
de  la  presse  des  clameurs  furibondes.  Ce  fut  pendant  plu- 
sieurs semaines  un  concert  où  l'ironie,  le  sophisme  et  l'injure 
firent  leur  partie,  mais  où  manquaient  absolument  l'har- 
monie et  la  mesure.  11  n'est  pas  bien  didicile  de  tourner 
des  plaisanteries  sur  le  compte  des  médecins  et  d'exécuter 
des  variations  sur  le  Dignus  es  intrare  de  Molière  ;  mais  ce 
qui  l'est  davantage,  c'est  de  répondre  aux  raisons  qu'ils  invo- 
quent pour  motiver  leur  refus  par  des  raisons  meilleures.  A 
notre  aVis,  on  ne  Ta  pas  fait  jusqu'ici. 

Quelques  mois  plus  laid,  nouvel  as.saut.  M.  (tombes,  qui 
depuis  est  entré  au  Cabinet  sous  le  ministère  radical  de 
M.  Bourgeois,  porta  le  23  mai  1894,  à  la  tribune  du  Sénat, 
une  int(>rp('lIation  «  Sur  la  nécessité  de  réviser  les  règle- 
ments universitaires  ou  administratifs  qui  ferment  à  l'ensei- 
gnement secondaire  moderne  certaines  carrières  libérales 
ou  publiques,  notamment  la  médecine.  »  Ce  fut  vraiment 
une  très  belle  joute  oratoire,  qui  rappelait  celle  de  1890,  où 
M.  Jules  Simon,  après  avoir  lui-même  porté  de  si  rudes 
coups  aux  études  classiques,  employait  à  les  défendre  toutes 
les  ressources  de  son  admirable  talent. 

M.  Combes,  un  des  champions  les  plus  autorisés  de 
l'enseignement  moderne,  est  lui-même  un  médecin.  Il 
plaida  la  cause  de  son  client  avec  beaucoup  de  chaleur  et 
un  talent  incontestable,  dans  une  harangue  très  longue  et 
très  étudiée.  Il  se  plaignit  surtout  de  la  malveillance  qu'on 
lui  témoignait  dans  l'Université,  prit  à  partie  de  façon  très 


150  CLASSIQUE  OU  MODERNE  ? 

vive  les  arguments  du  Docteur  Potain  'qui  n'était  pas  là 
pour  les  défendre,  remua  pas  mal  de  lieux  communs  et 
se  plaignit  que  l'on  enfermât  méchamment  l'enseignement 
moderne  dans  un  cercle  vicieux.  Vous  dites  :  Il  ne  nous 
donne  pas  de  garanties  suffisantes,  il  se  recrute  mal,  ce 
sont  les  rebuts  de  l'enseignement  classique  qui  viennent  à 
lui.  Donc,  nous  ne  pouvons  lui  accorder  les  sanctions  que 
vous  réclamez  pour  lui.  Mais,  précisément,  s'il  se  recrute 
mal,  s'il  n'arrive  pas  à  son  plein  épanouissement,  c'est  que 
les  carrières  les  plus  enviées  lui  sont  interdites.  Qu'on 
le  mette  en  état  de  donner  sa  mesure,  et  on  n'aura  plus 
de  reproches  à  lui  faire.  En  attendant,  il  ressemble  à  une 
plante  à  qui  on  refuse  l'air  et  le  soleil.  A  qui  s'en  prendre 
si  elle  végète  ? 

L'attaque  avait  été  habile  ;  la  rispote  le  fut  davantage.  Le 
ministre  d'alors  était  M.  Spuller,  un  classique  fervent,  qui 
terminait  volontiers  ses  discours  sur  les  questions  scolaires 
par  cette  formule  poétique  :  «  Si  vous  me  demandez 

Qui  nous  délivrera  des  Grecs  et  des  Romains  ? 

Je  VOUS  répondrai  franchement  :  ce  n'est  pas  moi.  « 

M.    Spuller    retourna   tout    d'abord    très   ingénieusement 

contre  la  thèse  de  son  collègue  son  propre  mérite  littéraire. 

On  n'est  pas  plus  académique  que  cela.  Si  tous  nos  débats 

parlementaires  étaient  sur  ce  ton  ! 

Il  m'est  impossible  de  ne  pas  dire  que  cette  défense  de  l'enseigne- 
ment moderne  a  pris,  cette  année,  une  forme  élevée,  supérieure,  à 
laquelle  je  veux  rendre  hommage. 

Je  pense  que  cette  forme  est  due  non  seulement  au  talent  de  l'orateur, 
mais  aux  études  premières  qui  l'ont  formé  (Rires  et  applaudissements) . 
Je  doute  que  M.  Combes  eût  pu  s'exprimer  si  bien,  si  littérairement,  avec 
tant  de  finesse  et  de  goût,  sur  le  caractère  artiste  des  littératures 
anciennes,  s'il  n'avait  pas  commencé  par  les  bien  étudier,  et  je  me  per- 
suade que  si  tout  à  coup,  disparaissant  de  ce  monde,  —  ce  qu'à  Dieu  ne 
plaise  !  —  il  revenait  au  bout  de  cinquante  ans  dans  une  société  qui 
n'aurait  plus  étudié  ni  grec  ni  latin,  il  ne  rencontrerait  pas  beaucoup 
de  gens  disposés  à  lui  donner  les  applaudissements  qu'il  a  recueillis 
tout  à  l'heure.  (Très  bien  !  Très  bien  !) 

Puis  le  ministre  se  déclarait  modestement  hors  d'état  de 


CLASSIQUE  OU  MODERNE  ?  151 

suivre  son  contradicteur  «  dans  la  conférence  si  brillante  » 
qu'il  venait  de  donner  au  Sénat  sur  l'étude  des  grands 
auteurs  allemands,  anglais,  italiens  ou  espagnols,  poursuivie 
dans  un  but  désintéressé,  purement  littéraire,  vraiment 
humaniste.  Protestant  contre  toute  imputation  de  malveil- 
lance à  l'endroit  de  l'enseignement  moderne,  il  suivait,  au 
contraire,  avec  beaucoup  d'attention  et  de  sollicitude  une 
expérience  intéressante.  Mais  enfîn,  disait-il,  l'expérience 
date  d'hier  ;  l'enseignement  moderne,  que  vous  le  vouliez 
ou  non,  est  issu  de  l'enseignement  spécial  d'assez  triste 
mémoire,  et  jusqu'à  présent  il  ne  s'en  distingue  guère  que 
par  une  appellation  plus  décorative.  11  est  encore  trop  jeune  ; 
attendons  qu'il  ait  atteint  toute  sa  croissance  et  fait  ses 
preuves.  On  verra  alors  à  lui  accorder  les  sanctions  (|u*il 
réclame. 

L'interpellateur  revint  à  la  charge,  répétant  que  l'expé- 
rience ne  se  faisait  pas  dans  de  bonnes  conditions  ;  mais 
décidément  il  n'avait  pas  l'oreille  du  Sénat.  Cette  belle  passe 
d'armes  fut  sans  résultat  ;  il  n'y  eut  pas  même  de  vole. 

Vers  la  fin  de  cette  même  année  1894,  le  Rapport  à 
la  Chambre  des  Députés  sur  le  Budget  de  l'Instruction 
publique  consacrait  un  paragraphe  discret  aux  revendica- 
tions de  l'enseignement  moderne.  Il  constatait  des  progrès 
considérables  au  point  de  vue  de  sa  clientèle  ;  48  0/0  de  la 
population  totale  des  lycées  et  collèges  lui  appartenaient 
déjà,  après  trois  ans  d'existence.  C^est  la  même  proportion 
qui  a  été  donnée  dans  les  discussions  de  novembre  dernier; 
il  y  a  tout  lieu  de  croire  qu'elle  est  encore  plus  élevée. 
Mais  en  même  temps  le  rapporteur  n'hésitait  pas  à  signaler 
les  défauts  d'organisation,  les  tâtonnements  et  aussi  la 
qualité  inférieure  du  recrutement,  toutes  choses  qui 
laissaient  peser  des  inquiétudes  sur  l'avenir  de  l'institution. 
-Néanmoins  vers  ce  même  temps  on  apprenait  que  le  Minis- 
tère des  Finances  venait  de  capituler.  Les  trois  divisions 
qui  jus({ue  là  s'étaient  montrées  intraitables  venaient  d'ouvrir 
leurs  portes  aux  bacheliers  de  l'enseignement  moderne.  Il 
ne  restait  donc  plus  désormais  que  les  deux  citadelles  du 
droit  et  de  la  médecine. 

Chose  curieuse,  pendant  les  sept  à  huit  mois  que  dura  le 


152  CLASSIQUE  OU  MODERNE  ? 

ministère  radical,  alors  que  le  gouvernement  avait  à  sa  tête 
riiomme  que  les  humanités  modernes  salueraient  comme 
leur  père,  si  elles  ne  craignaient  d'être  appelées  de  son  nom, 
les  humanités  bourgeoises,  alors  que  le  plus  dévoué  et  le 
plus  verbeux  de  leurs  patrons,  M.  le  sénateur  Combes, 
présidait  à  l'Instruction  publique,  on  ne  voit  pas  que  leur 
cause  ait  fait  le  moindre  progrès,  ni  même  que  le  ministre 
ait  rien  tenté  en  leur  faveur.  C'est  à  se  demander  si  la 
question  ne  serait  pas  de  celles  que  Ton  pousse  quand  on 
est  dans  l'opposition,  mais  qu'on  se  garde  de  résoudre  quand 
on  est  au  pouvoir. 

II 

Enfin,  au  mois  de  novembre  dernier,  une  nouvelle  bataille 
a  été  livrée  au  Parlement.  Le  Rapport  de  M.  Bouge  qui 
nous  a  apporté  des  révélations  si  intéressantes,  s'exprimait 
quelque  part  d'une  façon  assez  désobligeante  pour  l'enseigne- 
ment moderne.  Parmi  les  causes  de  la  dépopulation  des 
lycées  et  collèges,  il  n'hésitait  pas  à  placer  la  concurrence 
des  écoles  primaires  supérieures. 

La  lecture  du  programme  des  deux  enseignements,  disait-il,  ne 
permet  pas  de  les  différencier.  Entre  les  deux  il  est  temps  que  l'adminis- 
tration choisisse  et  se  prononce  ;  ils  ne  peuvent  pas  impunément  se 
perpétuer  et  se  nuire  réciproquement. 

L'honorable  rapporteur  aurait  pu  appuyer  son  dire  sur  des 
arguments  de  fait,  puisque  nombre  d'écoles,  soit  ofiicielles, 
soit  libres,  qui  ne  sont  point  classées  comme  établissements 
d'enseignement  secondaire,  font  recevoir  leurs  élèves  au 
baccalauréat  moderne. 

Mais  c'était  piquer  au  vif  les  promoteurs  des  humanités 
nouveau  modèle  ;  on  dirait  qu'ils  éprouvent  pour  elles  quel- 
que chose  des  sentiments  du  parvenu  qui  rougit  de  sa 
parenté  avec  des  gens  de  condition  modeste. 

M.  Legrand,  un  député  professeur,  riposta  par  un  amende- 
ment ainsi  conçu  :  «  La  Chambre  invite  le  gouvernement 
à  préparer  un  projet  de  décret  accordant  à  tous  les  baccalau- 
réats des  sanctions  identiques.  «  La  harangue  qu'il  débita  à 


CLASSIQUE  OU  MODERNE  ?  153 

l'appui  de  sa  motion  remit  en  mouvement  toute  l'argumen- 
tation déjà  connue.  L'enseignement  moderne  ne  se  développe 
pas  faute  de  débouchés  ;  il  n'y  a  pas  de  raison  pour  lui 
interdire  l'accès  du  Droit  et  de  la  Médecine  ;  d'autres 
carrières  qui  n'exigent  pas  moins  de  culture  lui  sont 
ouvertes,  etc.,  etc.  Le  seul  élément  nouveau  versé  au  débat 
était  une  sorte  de  statistique  comparative  des  points  obtenus 
par  les  élèves  des  deux  ordres  d'enseignement  dans  des 
concours  établis  entre  eux,  et  de  laquelle  il  semble 
résulter  qu'ils  sont  d'égale  force,  avec  cette  singularité 
toutefois  que  les  classiques,  naturellement  inférieurs  pour 
les  sciences  physiques  et  mathématiques,  l'emporteraient 
au  contraire  pour  les  langues  vivantes. 

La  réponse  du  ministre  actuel,  M.  Rambaud,  fut  un  écho 
affaibli  mais  fidèle  de  celle  que  M.  Spuller  avait  faite  à  la 
tribune  du  Sénat  deux  ans  auparavant  :  Attendons,  ne  juV'ci- 
pitons  rien  ;  la  question  est  grave. 

Songez  qu'un  vote  comme  celui  que  vous  demande  M.  Legrand, 
peut  avoir  de  très  grandes  conséquences  sur  toute  notre  organisation 
de  renseignement  secondaire.  H  peut  avoir  pour  conséquence  d'éclaircir 
les  rangs  de  nos  élèves  de  l'enseignement  classique. 

Toutefois,  ajoutait  en  substance  le  ministre  aux  abois, 
comme  vos  raisons  me  paraissent  très  sérieuses,  je  promets 
de  soumettre  votre  résolution  à  l'examen  du  Conseil  supé- 
rieure de  l'Instruction  publique  et  de  demander  aux  Facultés 
si  elles  ne  seraient  pas  disposées  à  revenir  sur  leur  premier 
avis. 

Kt  là-dessus,  M.  Rnmbaud  suppliait  l'auteur  de  la  propo- 
sition de  vouloir  bien  la  retirer.  Mais  le  terrible  universitaire 
ne  l'entendait  pas  ainsi  :  Nous  connaissons  d'avance  la 
réponse  du  Conseil  supérieur  et  des  Facultés.  Le  siège  de 
ces  Messieurs  est  fait,  et  c'est  pourquoi  nous  en  appelons  au 
Parlement,  et  nous  demandons  à  la  Chambre  de  briser  par 
son  vote  les  résistances  de  l'Université. 

Jusqu'à  ce  moment,  le  débat  avait  été  assez  terne,  en  tout 
cas,  beaucoup  moins  brillant  que  celui  de  1894,  lorsque  l'in- 
tervention de  M.  Jaurès  vint  lui  donner  une  tout  autre 
physionomie.   Jamais   peut-être   l'orateur  socialiste  n'avait 


154  CLASSIQUE  OU  MODERNE  ? 

cinglé  plus  cruellement  cette  société  bourgeoise  à  laquelle 
il  est  censé  faire  la  guerre,  en  attendant  d'y  conquérir  une 
place  en  rapport  avec  ses  talents  et  son  ambition.  C'était  du 
môme  coup,  sous  une  forme  très  imprévue,  un  plaidoyer 
triomphant  en  faveur  des  humanités  classiques.  Cette  tirade 
vaut  d'être  citée  :  au  fond  la  note  est  juste,  seulement  elle 
a  peut-être  trop  d'éclat  parce  que  l'instrument  est  trop  sonore. 
L'orateur  déclare  que  lui  et  ses  amis  les  socialistes  vont  voter 
tous  l'amendement,  c'est-à-dire  en  faveur  de  l'enseignement 
moderne,  mais  dans  un  tout  autre  sentiment  que  celui  qui 
l'a  inspiré. 

Nous  le  voterons,  parce  qu'il  nous  paraît  impossible  d'imposer  artifi- 
ciellement le  culte  de  la  grande  beauté  antique  à  des  classes  dirigeantes 
qui  déclarent  perpétuellement  qu'elles  n'en  veulent  plus. 

Il  faut  qu'on  se  rende  bien  compte  de  la  conséquence  de  la  proposi- 
tion de  M.  Legrand.  Quoi  qu'il  veuille,  en  établissant  une  égalité  de 
sanction  entre  tous  les  baccalauréats,  entre  le  baccalauréat  classique  et 
le  baccalauréat  moderne,  il  porte  aux  études  classiques  grecques  et 
latines  un  des  plus  rudes  coups  qu'elles  puissent  recevoir. 

Au  centre.  C'est  évident  ! 

Et  voici  pourquoi  :  c'est  que  dans  la  société  affairée  d'aujourd'hui, 
où  tous  les  producteurs,  tous  les  citoyens  sont  obligés  de  se  disputer 
des  débouchés  qui  tous  les  jours  se  resserrent,  dans  une  société  où  l'on 
est  incessamment  contraint  de  lutter  pour  la  vie  et  de  se  procurer  le 
plus  tôt  possible  les  moyens  de  devancer  les  rivaux  dans  les  carrières 
encombrées,  —  dans  cette  société-là,  si  vous  ne  maintenez  pas  aux 
études  classiques  une  sorte  de  prime  sociale,  il  est  bien  évident  qu'elles 
disparaîtront  devant  des  études  plus  faciles,  de  même  qu'en  matière 
de  circulation  monétaire  c'est  la  mauvaise  monnaie  qui  chasse  la  bonne. 

Nous,  nous  aurions  préféré  qu'au  travers  de  toutes  ces  agitations, 
de  ces  luttes  qui  mettent  aux  prises  toutes  les  classes  sociales,  et  dans 
chacune  de  ces  classes  sociales  tous  les  intérêts  concurrents  et  tous  les 
antagonismes,  nous  aurions  préféré  qu'on  pût  maintenir,  au  moins 
comme  un  ressouvenir  de  la  culture  désintéressée,  l'étude  des  lettres 
grecques  et  latines,  en  attendant  l'heure  où  une  humanité  plus  noble  et 
moins  absorbée  par  les  nécessités  brutales  de  la  lutte  pour  la  vie  pour- 
rail  faire  une  plus  large  place  à  cette  culture. 

Ce  que  nous  demandions  à  la  bourgeoisie  actuelle,  c'était,  malgré 
son  dégoût  forcé  pour  les  études  désintéressées,  d'en  continuer  la 
tradition  jusqu'à  l'heure  où  elles  redeviendraient  possibles,  comme  un 
aveugle  chargé  de  transmettre  un  flambeau.  Puisqu'elle  ne  le  veut  pas, 


CLASSIQUE  OU  MODERNE  ?  155 

puisquelle  déclare  périodiquement  qu'elle  est  incapable  de  supporter 
dans  la  lutte  pour  la  vie  le  souci  des  hautes  cultures,  puisque  ce  sont 
des  représentants  de  l'Université  elle-naéme  qui  viennent,  comme  les 
prêtres  révoltés  contre  Tidole,  dénoncer  l'inutilité  des  études  clas- 
siques  

M.  J.  Legrand.  Mais  je  n'ai  pas  dit  cela. 

M.  Jaurès.  Monsieur  Legrand,  vous  ne  l'avez  pas  dit,  parce  qu'on 
ne  dit  jamais  ces  choses-là. 

M.  J.  Legrand.  Et  je  ne  les  pense  pas. 

M.  Jaurès.  Lorsqu'on  sacrifie  les  idées  les  plus  nobles  de  la  culture 
humaine,  on  ne  dit  pas  qu'on  les  sacrifie  volontairement.  Mais  quoi 
que  vous  fassiez,  vous  préparez  la  suppression  des  études  classiques. 

M.  J.  Legrand.  Mais  pas  du  tout,  je  veux  les  renforcer  au  contraire. 

M.  Jaurès...  Et  la  Chambre  tout  entière  a  dû  être  frappée  de  la  sin- 
gulière contradiction  qu'il  y  avait  dans  vos  paroles. 

D'une  part  vous  avez  prétendu  que  l'enseignement  moderne  était 
capable  comme  l'enseignement  cla.ssique  de  donner  une  noble  culture 
désintéressée,  et  si  on  n'avait  institué  l'enseignement  moderne  avec 
d'autres  arrière-pensées,  si  on  ne  s'y  jetait  pas  pour  échapper  aux 
nécessités  de  la  culture  désintéressée,  je  ne  le  contesterais  pas.  Mais 
en  même  temps,  mon  cher  collègue,  que  vous  déclarez  qu'il  résulte 
des  examens,  des  copies,  des  moyennes  de  baccalauréat,  —  comme  si 
on  mesurait  la  valeur  des  civilisations  par  des  moyennes  de  baccalau- 
réat — ,  que  l'enseignement  moderne  avait  la  même  valeur  aujourd'hui 
que  l'enseignement  classique,  d'autre  part  vous  êtes  venu  dans  votre 
réplique  à  cette  tribune  déclarer  que,  si  vous  vouliez  l'enseignement 
moderne,  c'était  pour  soutirer  toutes  les  non-valeurs  qui  encombrent 
l'enseignement  classique  ;  —  en  sorte  que  voire  idéal  va  devenir  le 
refuge  de  toutes  ces  non-valeurs. 

Je  conclus  d'un  mot.  Lorsque,  il  y  a  cinquante  ou  soixante  ans,  sous 
Louis-Philippe,  la  bourgeoisie  est  arrivée  au  pouvoir,  au  gouverne- 
ment, aux  aifaires,  elle  avait  compris  alors  que  le  prestige  de  la  seule 
richesse  ne  lui  suffirait  pas,  et  elle  essayait,  en  appelant  à  sa  tête  des 
hommes  imprégnés  de  la  culture  antique,  en  la  défendant  partout, 
d'ajouter  pour  elle  au  presiijçe  grossier  de  l'argent  le  prestif^r  d'iine 
noble  culture. 

Vf)us  faites  de  singuliers  pr<»grès  dans  la  décadence,  Messieurs.  El 
vous  paraissez  croire  aujourd'hui  que,  dépouillés  de  ce  prestige  de  la 
culture  antique,  n'ayant  plus  que  le  prestige  grossier  de  la  richesse, 
vous  pourrez  vous  défendre.  Non,  Messieurs,  vous  vous  désarmez, 
vous  vous  dépouillez,  vous  vous  découronnez  vous-mêmes,  et  voilà 
pourquoi  nous  votons  avec  vous. 


156  CLASSIQUE  OU  MODERXE  ? 

On  ne  trouve  dans  cette  virulente  sortie,  ni  un  argument 
nouveau  ni  une  idée  originale  ;  si  richement  doué  qu'il  soit, 
un  homme  qui  aborde  au  pied  levé  tous  les  sujets  les  plus 
disparates,  qui  traite  successivement  la  question  des  sucres 
comme  celle  des  humanités,  les  affaires  d'Arménie  comme 
celles  du  socialisme,  la  marine  aussi  bien  que  les  douanes, 
ne  saurait  évidemment  aller  que  par  les  chemins  battus. 
Mais  le  leader  socialiste,  avec  son  accent  agressif,  avait  mis 
en  relief  les  deux  ou  trois  points  qui  résument  la  thèse  et 
on  ne  peut  contester  qu'il  ait  donné  à  la  défense  des  huma- 
nités classiques  un  tour  très  vif  et  très  personnel. 

La  suite  de  la  discussion  ne  pouvait  manquer  d'être  pas- 
sionnée. M.  Léon  Bourgeois,  ainsi  accusé  de  pousser  la 
bourgeoisie  sur  la  pente  de  la  décadence,  essaya  de  justifier 
son  œuvre.  Déjà  nous  avons  eu  l'occasion  de  nous  arrêter 
devant  certaines  élucubrations  pédagogiques  de  ce  person- 
nage, qui  est  pourtant  une  très  grande  autorité  en  la  matière. 
A  notre  avis  il  est  difficile  de  mieux  réussir  dans  le  genre 
amphigourique.  En  voici  un  nouveau  spécimen.  Le  fondateur 
de  l'enseignement  moderne  déclare  que,  lui  aussi,  il  veut 
une  culture  générale,  mais  que  ce  n'est  pas  de  l'étude  du 
grec  et  du  latin  qu'il  l'attend;  et  d'où  l'attend-il?  —  Ici  que 
le  lecteur  veuille  bien  lui-même  redoubler  d'attention  : 

Cette  cuhure  générale,  nous  l'attendons  de  la  formation  de  l'esprit 
telle  que  notre  temps  la  conçoit  et  la  veut.  La  formation  de  l'esprit  en 
notre  temps,  qu'est-ce,  sinon  celle  qui  naît  de  la  considération  générale 
des  lois  de  la  nature  dans  le  domaine  du  beau  comme  dans  le  domaine 
du  vrai?  Qu'est-ce,  sinon  celle  que  donne  la  méthode  d'observation  et 
d'induction,  base  de  toutes  les  sciences  physiques,  naturelles  ou  his- 
toriques? La  méthode  qui  seule  mène  à  la  vérité  scientifique,  qui  est  la 
règle  de  toute  conquête  de  l'esprit,  est  la  seule  qui  puisse  en  même 
temps  prétendre  à  la  formation  complète  de  l'esprit.  Or,  cette  méthode 
scientifique,  qui,  née  de  l'expérience,  conduit  à  la  culture  générale  par 
la  vue  libre  des  choses,  n'est-elle  pas  au  fond  de  tous  les  programmes 
de  notre  enseignement  d'aujourd'hui,  et  la  science  de  notre  temps 
n'est-elle  pas  aujourd'hui  assez  étendue,  assez  générale,  pour  la  com- 
muniquer aux  esprits  par  l'enseignement  moderne  tout  aussi  bien  que 
par  l'enseignement  classique  ? 

Le  Journal  Officiel  marque  à  cet  endroit:  Applaudissements 


CLASSIQUE  OU  MODERNE  ?  157 

sur  un  grand  nombre  de  bancs.  Ces  Messieurs  ont  sans 
doute  voulu  affirmer  par  là  qu'ils  avaient  compris,  ce  qui 
leur  fait  beaucoup  d'honneur.  Mais,  pour  les  gens  de  sens 
rassis  qui  aiment  à  trouver  quelque  chose  sous  le  fracas  des 
mots,  une  cause  qu'on  est  réduit  à  plaider  de  la  sorte  res- 
semble bien  à  une  cause  perdue. 

Cette  fois,  il  fallut  bien  aller  aux  voix,  et  Ton  ne  se  con- 
tenta pas  de  l'épreuve  sommaire  de  la  main  levée;  il  y  eut 
scrutin;  mieux  que  cela,  on  dut  procéder  au  pointage.  Fina- 
lement il  sortit  de  l'urne  législative  251  Pour  et  256  Contre. 
Les  humanités  classiques  avaient  la  vie  sauve  grâce  à  cinq 
voix  de  majorité.  Un  instituteur-député,  M.  Lavy,  disait  le 
mot  de  la  (in  : 

C'est  une  victoire  qui  sera  bien  passagère. 


\  (tihi  «Ml  nous  en  sommes.  Le  h-iomphc  do  r»iisri^ne- 
ment  moderne  a  tenu  à  un  déplacement  de  trois  voix  dans 
une  assemblée  politique,  où  il  se  trouve  assurément  des 
hommes  qui  ont  quchpie  compétence  dans  la  question,  mais 
où  un  bon  nombre  d'autres  aiir»î«'fit  pu  tir«'r  I"  -»'/'■  mii  le 
non  à  la  courte  paille. 

C'est  là  une  première  réflexion  qui  s'impose,  et  certes  elle 
n'est  pas  de  nature  à  nous  rassurer  pour  l'avenir,  non  plus 
qu'à  nous  faire  admirer  beaucoup  le  régime  sous  lequel 
nous  avons  le  bonheur  de  vivre.  Un  journal,  très  dévoué  à 
ce  même  régime,  écrivait  dans  son  Premier-Paris,  au  lende- 
main de  cette  discussion  : 

Certes,  la  Chambre  a  tous  les  droits.  D'ailleurs,  quand  ciU-  iw  l<-«t  a 
pas,  elle  les  prend.  On  peut  néanmoins  se  demander  si  le  débat  qui 
s'est  engagé  hier  entre  les  défenseurs  de  l'enseignement  moderne  et 
les  défenseurs  de  l'enseignement  classique  était  bien  à  sa  place...  Au 
risque  de  manquer  de  respect  aux  représentants  du  pays,  nous  n'hési« 
tons  pas  à  dire  que  leur  compétence  en  cette  matière  est  très  contes- 
table. Vouloir,  au  pied  levé,  faire  résoudre  des  problèmes  aussi  com- 
plexes par  une  assemblée  d'hommes  politiques,  c'est  méconnaître  les 
viais  principes  et  faire  trop  bon  marché  de  l'enseignement  public  '. 

1.  Le  Journal,  25  novembre  1896. 


158  CLASSIQUE  OU  MODERNE  ? 

C'était  à  prévoir,  et  sans  vouloir  nous  attribuer  beaucoup 
de  perspicacité,  nous  avions  prédit  en  1891  que,  d'universi- 
taire qu'elle  était  au  début,  la  question  deviendrait  parle- 
mentaire, et  qu'elle  finirait  un  beau  jour  par  être  tranchée 
au  hasard  du  scrutin.  Au  cours  de  la  discussion  du  budget, 
un  député  glisse  un  amendement  qui  tient  en  deux  lignes  ; 
•on  discute  plus  ou  moins;  on  a  hâte  d'en  finir,  il  y  a  tant 
d'autres  amendements  qui  attendent  leur  tour  ;  on  vote  bleu 
ou  blanc,  ceux-ci  pour  soutenir  le  gouvernement,  ceux-là 
j)our  lui  faire  pièce,  quelques-uns  pour  précipiter  la  bour- 
geoisie à  sa  perte,  d'autres  enfin  sans  trop  savoir  pourquoi  ; 
et  voilà  comment  peut  se  trouver  décidée  une  mesure  qui 
entraînera,  disait  le  grave  journal  Le  Temps,  «  une  grande 
révolution  morale  et  littéraire  «. 

C'est  partie  remise  ;  encore  une  charge  comme  celle  du 
24  novembre  et,  pour  parler  comme  un  député  radical,  M. 
Henry  Maret,  la  Béotie  l'emportera  haut  la  main.  Les  défen- 
seurs des  humanités  classiques  sentent  bien  que  le  gros 
public,  celui  qui  est  la  force,  parce  qu'il  est  le  nombre,  se 
tourne  contre  eux.  C'est  lui,  après  tout,  qui  siège  en  la  per- 
sonne de  ses  mandataires,  sur  les  bancs  de  la  Chambre  ; 
c'est  à  lui  qu'on  en  appelle,  lui  qui  prononcera  la  sentence 
définitive  ;  c'est  pourquoi  ils  ne  se  font  guère  d'illusion  sur 
l'issue  de  la  lutte  qu'ils  soutiennent.  Une  telle  cause  portée 
à  un  tel  tribunal  est  une  cause  désespérée. 

On  n'en  est  pas  encore  au  découragement,  mais  manifeste- 
ment la  résistance  mollit.  On^laisse  à  l'adversaire  tout  le 
bénéfice  de  l'attaque,  pour  se  retrancher  de  plus  en  plus 
dans  la  pure  défensive,  ce  qui,  d'après  les  règles  de  la 
stratégie,  est  l'attitude  des  vaincus  de  demain,  quand  ce 
n'est  pas  celle  des  vaincus  d'aujourd'hui.  Les  grands-maîtres 
de  l'Université,  gardiens-nés  des  institutions  scolaires  du 
pays,  font  comme  le  sultan  sous  la  pression  des  grandes 
puissances  qui  demandent  des  réformes  ;  ils  tâchent  à  ga- 
gner du  temps.  L'expérience  se  poursuit  ;  laissons-la  s'ache- 
ver; encore  un  peu  de  temps  et  de  patience.  Nous  ne 
<^ontestons  point  le  bien  fondé  de  vos  réclamations  ;  il  ne 
faudrait  pas  beaucoup  insister  pour  nous  faire  dire  que  vous 
avez  raison.   Mais  l'afî'aire  est  de   conséquence.    Permettez- 


CLASSIQUE  OU  MODERNE  ?  i59 

nous  donc  d'attendre  encore  ;  on  jugera  renseignement 
moderne  à  ses  résultats,  comme  l'arbre  à  ses  fruits  ;  si  vrai- 
ment ses  élèves  ont  la  même  valeur  que  ceux  qui  ont  reçu 
la  culture  classique,  on  ne  leur  refusera  pas  les  mêmes 
droits. 

Voilà,  en  somme,  la  dernière  position  où  de  leur  plein  gré 
nos  ministres  se  sont  laissé  acculer.  Il  s'en  faut  qu'elle  soit 
inexpugnable. 

!Mais  qu'est-ce  donc,  après  tout,   que  cette  expérience  ? 
(^)uand  on   aura   fait   composer  ensemble  les  classiques  et 
les   modernes    sur  les    matières   qui   leur   sont  communes 
comme    on   l'a    fait  déjà,  quelle    lumière   sorlira-t-il    de    ce 
choc    pour    éclairer   la   question  ?  Quand   môme    il    sei*nit 
établi   que   les    nourrissons    des  Muses  modernes  font  un 
devoir  aussi    bon  que    leurs    camarades  qui  ont    fréquenté 
chez  les  Grecs  et  les  Latins,  qu'est-ce  que  cela  prouverait? 
Prendre  de   tels  résultats  comme  critérium  pour  juger  la 
valeur  éducalrice  de  deux  disciplines  intellectuelles,  prou- 
verait seulement  qu'on  envisage   la  question   par  les  petits 
côtés  et  qu'on  n'en  a  compris  ni  l'importance  ni  la  grandeur. 
D'abord  ce  n'e.st  pas  à    TAge  où    ils  font  des  devoirs  que 
les  hommes  donnent  leur  mesure;  ensuite  et  surtout,  il  y  a 
beaucoup  de  choses  qui  ne  se  reflètent  pas  dans  un  devoir, 
par  exemple,  une  certaine  élévation  d'idées  et  de  sentiments, 
une  certaine  habitude  de  ne  pas  trop  regarder  au  profit  et 
n  l'intérêt;  un  je  ne  sais  quoi  de  libéral,  dans  le  sens  noble 
du  mot,  qui   imprègne  toute  la  personne  et  toute  la  vie,  et 
(|ui  fait  que  jusqu'ici  on  a  toujours  distingué  l'homme  qui  a 
reçu  In  culture  désintéressée  dans  l'enseignement  cla.ssique 
de  ceux  (|ui  l'ont  ignoré.  Notre  conviction  est  que  sans  hu- 
manités grecques  et  latines  on  n'aura  jamais  le  sens  complet 
et  délicat  de  notre  langue  et  de  notre  littérature;  il  y  a  des 
gens  de  savoir  et  de  talent  qui  ne  les  ont  pas  faites  et  qui 
écrivent  honnêtement  en   français  ;  il  n'est  pas  nécessaire 
d'aller  au  bout  de  la  première  page  pour  s'apercevoir  que  la 
formation  classique  leur  a  manqué.  Mais  ce  n'est  pas  seule- 
iiiciil  la  langue  française  qui  court  risque   à   perdre    contact 
avec  les  Grecs  et  les   Latins  ;  le  jour  où  dans  notre   pays 
toute    une   génération,   l'élite  comme    la   masse,  aurait  eu 


160  CLASSIQUE  OU  MODERNE  ? 

Fesprit  façonné  par  des  études  purement  utilitaires,  comme 
le  seront  fatalement  celles  qui  aspirent  à  remplacer  les  hu- 
manités, il  y  aura  chez  nous  bien  d'autres  abaissements  que 
celui  du  beau  langage  et  du  goût  littéraire. 

Les  champions  de  renseignement  moderne  se  défendent 
de  vouloir  du  mal  aux  humanités  traditionnelles.  A  les  en 
croire,  ils  veulent  au  contraire  les  fortifier  et  les  relever  de 
l'état  affligeant  où  elles  sont  tombées.  En  détournant  vers 
renseignement  de  leurs  préférences  une  partie  de  leur 
clientèle  qui  n'est  pas  la  meilleure,  ils  lui  rendent  le  plus 
signalé  service.  C'est  vrai,  et  à  condition  que  ce  courant 
d'émigration  n'entraîne  pas  les  bons  élèves,  on  ne  peut  que 
s'applaudir  d'être  débarrassé  d'un  poids  encombrant.  Mais 
puisque  le  nouveau  type  d'enseignement  convient  aux 
esprits  moins  doués  qui  ne  peuvent  profiter  de  la  culture 
gréco-latine,  puisque  c'est  même  là  une  des  raisons  de  sa 
création,  comment  ose-t-on  revendiquer  pour  lui  la  parfaite 
ég-alité  avec  son  rival?  La  contradiction  est  manifeste  et  on 
n'a  pas  manqué  d'en  tirer  argument.  Mais  il  y  en  a  une  autre 
non  moins  flagrante,  dont  nous  ne  voyons  pas  que  l'on  songe 
à  se  servir. 

D'après  les  promoteurs  de  l'enseignement  moderne,  les 
études  gréco-latines  préparent  mal  aux  exigences  de  la  vie 
moderne;  elles  sont  un  exercice  élégant  pour  les  dilettanti 
et  les  désœuvrés  ;  les  jeunes  gens,  au  sortir  de  la  palestre 
classique,  ne  comprennent  rien  aux  réalités  qui  les  étrei- 
gnent,  ils  ne  savent  pas  se  débrouiller,  ils  n'ont  pas  d'ini- 
tiative, ils  sont  gens  impratiques^  incapables  de  se  faire  à 
eux-mêmes  une  situation.  Et  voilà  pourquoi  ils  se  ruent  sur 
les  carrières  dites  libérales,  où  il  y  a  déjà  encombrement,  et 
plus  encore  se  disputent  les  places  de  fonctionnaires  où  il 
n'y  a  qu'à  se  laisser  vivre.  Cette  surproduction  de  lettrés 
qui  ne  trouvent  pas  d'emplois  en  rapport  avec  leurs  goûts  et 
leurs  prétentions,  devient  une  plaie  sociale  et  un  danger. 
M.  Léon  Say  avait  écrit  sur  ce  sujet  une  brochure  dont  le 
titre  Socialisme  et  baccalauréat  était  à  lui  seul  tout  un 
réquisitoire. 

Le  remède  est  dans  une  orientation  nouvelle  de  l'ensei- 


CLASSIQUE  OU  MODERNE  ?  161 

gnement  secondaire.  Donnez  aux  jeunes  gens  des  connais- 
sances moins  spéculatives,  qu'ils  apprennent  les  langues 
vivantes  et  les  sciences  mathématiques  et  naturelles  ;  ce 
sont  là  des  instruments  avec  quoi  on  peut  agir.  Ainsi  vous 
préparerez  les  véritables  ouvriers  de  la  grandeur  et  de  la 
fortune  nationales,  des  industriels  entreprenants,  des  com- 
merçants avisés,  des  agriculteurs  instruits;  en  un  mot,  à  la 
légion  des  parasites  vous  substituerez  la  légion  des  produc- 
teurs. 

Voilà  le  thème  sur  lequel  économistes,  publicistes  et 
hommes  d'Etat  de  toutes  nuances  ne  cessent  d'exécuter  des 
variations,  chacun  selon  ses  moyens.  L'an  dernier,  lors  de  la 
discussion  sur  le  budget  de  l'Instruction  publique,  ce  fut 
l'occasion  d'un  débat  très  animé,  dans  lequel  d'ailleurs, 
phénomène    bien  rare,  tous  les   orateurs  étaient  d'accord. 

Trop  de  candidats-fonctionnaires,  trop  de  prétendants  aux 
carrières  libérales,  trop  de  médecins  et  surtout  trop 
d'avocats  î 

Voilà  ce  que  tout  le  monde  dit,  et  les  promoteurs  de 
l'enseignement  moderne  plus  haut  que  personne.  En  consé- 
quence, il  faut  qu'on  se  hôte  d'ouvrir  aux  élèves  de  l'ensei- 
gnement moderne  les  portes  des  Facultés  de  droit  et  do 
médecine.  Pourquoi  restent-elles  fermées  à  celte  intéres- 
sante jeunesse  qui  représente  la  moitié  de  la  population  des 
lycées  et  collèges  universitaires?  L'usine  classique,  disait 
méchamment  un  journal  de  la  démocratie  avancée,  fabriquait 
déjà  en  surabondance  des  étudiants  et  des  fonctionnaires  ; 
naturellement  on  va  autoriser  l'usine  moderne  à  en  fabri- 
quer aussi.  —  Oui,  mais  qui  se  chargera  du  placement  des 
produits?  Combien  de  ces  demi-lettrés,  pourvus  de  diplômes 
mais  incapables  de  se  faire  une  place  au  soleil  iront  grossir 
les  rangs  de  cette  caste  miséreuse  et  dangereuse  qu'on 
appelle  le  prolétariat  intellectuel,  armée  de  déclassés,  de 
mécontents,  fatalement  ennemis  d'une  société  qui  leur  a 
donné  beaucoup  d'appétits  et  pas  de  moyens  de  les  satis- 
faire ! 

Mais  nous  avons  déjà  signalé  dans  notre  étude  précédente 
les  inconvénients  et  les  contradictions  que  les  auteurs  de  la 
grande  réforme  de  1891  ont  semées  dans  leurs  plaidoyers  ; 

LX.\I  —  11 


162  CLASSIQUE  OU  MODERNE  ? 

nous  avons  dit  que  la  ruine  des  études  classiques  était 
l'aboutissant  nécessaire  de  cette  réforme  et  que  cette  ruine 
en  entraînerait  bien  d'autres.  C'est,  pour  nous  servir  encore 
du  langage  un  peu  cru  de  M.  Henry  Maret,  «  le  dernier 
coup  de  pied  à  notre  décadence  ».  Nous  ne  voulons  pas 
recommencer  cette  trop  facile  et  douloureuse  démonstration. 
Nous  ne  pouvons  que  renvoyer  au  beau  livre  de  M.  Alfred 
Fouillée,  V Enseignement  au  point  de  vue  national,  où  la 
question  a  été  exposée  avec  une  ampleur  et  une  maîtrise 
qui  ne  laissent  rien  à  désirer. 

IV 

Toutefois,  il  y  aurait  à  écrire  un  chapitre  complémentaire 
auquel  le  philosophe  libre-penseur  n'a  pas  songé.  La  ruine 
des  études  classiques,  vers  laquelle  on  nous  achemine  lente- 
ment mais  sûrement,  constitue  pour  l'Eglise  un  péril  dont 
on  paraît  ne  pas  se  préoccuper  dans  les  discussions  parle- 
mentaires ou  universitaires,  mais  sur  lequel  il  ne  nous  est 
pas  permis,  à  nous,  de  fermer  les  yeux.  La  campagne  qui 
aboutira  à  remplacer  dans  l'enseignement  secondaire  le  latin 
et  le  grec  par  des  langues  vivantes,  est-elle  d'inspiration  anti- 
cléricale et  maçonnique?  11  serait  peut-être  téméraire  de 
l'affirmer,  bien  que,  à  en  juger  par  ceux  qui  la  conduisent, 
on  en  ait  assurément  le  droit.  Du  moins,  il  est  certain,  que 
si  la  question  était  soumise  aux  Loges,  l'enseignement 
gréco-latin  aurait  vécu. 

Quand  la  langue  de  l'Eglise  ne  sera  plus  l'idiome  savant 
plus  ou  moins  familier  à  l'élite  des  esprits  cidtivés,  l'Eglise 
elle-même  sera  plus  isolée  encore  et  plus  étrangère  au 
milieu  des  peuples  qui  se  détachent  d'elle.  Sa  langue  relé- 
guée dans  les  programmes  d'enseignement  parmi  les  curio- 
sités philologiques  à  côté  du  sanscrit  ou  du  phénicien,  l'in- 
stitution elle-même  se  trouvera  classée  parmi  les  restes  véné- 
rables d'un  passé  disparu.  Au  point  de  vue  du  recrutement 
du  clergé,  le  péril  est  plus  frappant  encore,  parce  qu'il  est 
plus  immédiat.  La  chose  est  de  toute  évidence  et  il  serait 
superflu  d'y  insister. 

INIais  n'y  aurait-il  pas  là  une  indication  providentielle  ?  Ne 


CLASSIQUE  OU  MODERNE  ?  163 

serait-ce  pas  l'occasion  pour  le  clergé  de  prendre  enfin  un 
grand  parti,  de  restaurer  chez  lui,  dans  ses  maisons  de 
recrutement  et  de  formation,  les  études  classiques,  de 
renouer  la  tradition  si  malheureusement  brisée  des  belles 
et  fortes  humanités  ?  Nous  avons  subi  dans  notre  prépara- 
tion scolaire  la  déchéance  universelle,  parce  que  nous  nous 
sommes  astreints  à  ces  déplorables  programmes  universi- 
taires qui  ont  ruiné  les  études  gréco-latines  et  rendu  plau- 
sibles toutes  les  attaques  maintenant  dirigées  contre  elles. 
Nous  ne  savons  plus  le  latin  ;  on  en  est  réduit  dans  la  plu- 
part des  séminaires  à  donner  en  français  l'enseignement  de 
la  philosophie  et  même  de  la  théologie.  Des  prêtres  instruits 
d'ailleurs,  qui  écrivent  dans  des  Revues  critiques,  se  plai- 
gnent qu'on  publie  encore  des  cours  en  latin  ;  tout  dernière- 
ment un  rédacteur  de  la  Revue  du  Clergé^  dans  un  article  sur 
la  restauration  des  études  sacerdotales,  demandait  qu'on 
supprimi\t  définitivement  le  latin  dans  les  leçons  de  théologie. 

Pourquoi  ne  s'affranchirait-on  pas  nettement  des  pro- 
grammes officiels?  On  n'arriverait  pas  au  baccalauréat,  mais 
où  serait  1<"  mal  ?  Ce  malheureux  diplôme  est  un  écueil  où 
vient  sombrer  la  vocation  d'une  multitude  de  jeunes  gens 
sur  lesquels  l'Eglise  avait  le  droit  de  compter.  Il  y  a 
nombre  de  Petits  Séminaires  d'où  il  sort  beaucoup  de 
bacheliers,  mais  pres(jue  pas  de  prêtres.  Au  reste,  il  n'y  a 
pas  de  formation  de  l'esprit  possible  avec  la  tyrannie  actuelle 
du  baccalauréat;  c'est  ropinion  des  maîtres  les  plus  auto- 
risés, au  dedans  de  l'Université  comme  au  dehors.  Son 
unique  avantage,  si  c'en  est  un,  c'est  d'obliger  le.«k élèves 
pendant  deux  ou  trois  ans  à  donner  une  somme  de  travail 
considérable  ;  hormis  cela,  tout  dans  cette  institution  est 
funeste.  Dans  les  Petits  Séminaires  on  a  d'autres  mobiles 
pour  obtenir  l'application  h  l'étude. 

Pourquoi  l'administration  ccclésiasliqne  ne  ré<ligerait-elle 
pas  à  leur  usage  des  programmes  raisonnables,  allégés  du 
fatras  de  l'omniscience,  organisant  à  la  base  de  solides 
éludes  classiques  grecques  et  latines,  et  tout  autour,  avec 
discrétion  et  bon  sens,  le  quod  juslum  des  connaissances 
accessoires?  A  ceux  qui  vomiraient  savoir  ce  qu'il  convient 
de  faire  entrer  d'histoire  et  de  sciences  diverses  dans  le  pro- 


164  CLASSIQUE  OU  MODERNE  ? 

gramme  de  renseignement  secondaire,  nous  indiquerions 
volontiers  les  articles  si  remarqués  et  si  pleins  de  justesse  et 
de  malicieuse  bonhomie  de  M.  E.  Gebhart,  professeur  à  la 
Sorbonne^ 

Eh!  mon  Dieu,  s'il  faut  aux  jeunes  élèves  du  sanctuaire  la 
gloriole  d'un  parchemin,  pourquoi  l'enseignement  ecclésias- 
tique n'aurait-il  pas  son  baccalauréat?  Déjà  dans  plusieurs 
diocèses  on  a  institué  des  certificats  d'études  primaires  pour 
les  écoles  libres.  Pourquoi  ne  monterions-nous  pas  un 
degré  de  plus  ?  Si  nous  étions  habitués  à  compter  davantage 
sur  nous-mêmes,  si  nous  avions  davantage  les  mœurs  de  la 
liberté,  le  clergé  de  France  n'aurait  vraisemblablement  pas 
attendu  jusqu'aujourd'hui  pour  organiser  par  lui-même  l'en- 
seignement qui  convient  aux  futurs  clercs,  et  ce  n'est  pas  à 
l'État  qu'il  demanderait  la  consécration  de  leur  savoir. 
L'Alliance  des  Maisons  chrétiennes  d'éducation  avec  l'aide  des 
Universités  catholiques,  pourrait  fort  bien  faire  passer  dans 
la  réalité  ce  qui  pour  le  moment,  hélas!  n'est  qu'un  beau 
rêve.  Mais  qui  sait?  De  grands  et  utiles  desseins  ont  été  mis 
à  exécution  qui,  à  l'origine,  paraissaient  plus  chimériques 
que  celui  que  nous  esquissons  ici.  Notre  temps  voit  bien 
d'autres  révolutions,  et  puisque  les  pouvoirs  publics  s'ap- 
prêtent à  en  accomplir  une  qui  marque  une  étape  vers  la 
décadence,  pourquoi  désespérer  d'en  voir  une  autre  qui 
serait  la  contre-partie  et  le  remède  de  la  première,  l'œuvre 
et  l'honneur  du  clergé  de  France,  la  restauration  de  la 
grande  culture  classique,  à  laquelle  nous  devons  le  meilleur 
de  notr^  génie  national. 

C'est  une  mission  que  nous  avons  déjà  remplie  dans  le 
passé  et  qui  nous  revient  de  droit.  L'Eglise  a  sauvé  l'esprit 
humain  contre  l'invasion  de  la  barbarie  ignorante;  le 
moment  vient  où  elle  devra  le  protéger  contre  les  progrès 
de  la  barbarie  scientifique.  Nos  adversaires  eux-mêmes  pres- 
sentent que  ce  rôle  sera  le  nôtre,  et  parfois  même  ils  nous 
l'envient.  Voici  comment  M.  Henry  Maret  terminait  l'article 
dont  nous  avons  parlé  déjà  et  où  il  prédisait  que  «la  Béotie» 
finirait  bientôt  par  l'emporter  : 

1.  Cf.  Journal  des  Débats,  13  et  16  août,  2  et  7  septembre  1896. 


CLASSIQUE  OU  MODERNE  ?  165 

Alors  il  y  aura  quelqu'un  qui  rira  fort.  C'est  le  jésuitisme.  Déjà  ses 
élèves  manifestent  en  tout  genre  une  supériorité,  que  l'on  cherche  jus- 
tement à  combattre.  Ce  sera  la  lui  concéder  à  genoux  et  pour  toujours. 
Car  il  se  gardera  bien,  lui,  d'abandonner  les  fortes  études  idéales  au 
profit  de  la  mesquine  pratique,  et,  tandis  que  nous  ferons  des  fabri- 
cants, des  industriels,  des  mathématiciens  et  des  collecteurs  d'impôts, 
lui  seul  fera  encore  des  hommes. 

De  tels  compliments  et  de  tels  pronostics  nous  dictent 
notre  devoir. 

J.   BURNICHON,   S.   J. 


UNE  PROCHAI^^E  CANONISATION 


Le  Bienheureux  Pierre  FOURIER,  de  Mattaincourt 


D  APRES    SA    CORRESPONDANCE 


II.  —  LE  PROMOTEUR  ET  LE  LEGISLATEUR 

DE 

L'INSTRUCTION    PRIMAIRE    GRATUITE    AU    XVII«    SIÈCLE 

VII 

Ce  qu'était  la  paroisse  de  Mattaincourt  où  fut  installé  le 
nouveau  curé  Jean  Fourier  en  Tété  de  1597,  nous  aurons  à 
faire  plus  tard  ce  triste  tableau  quand  nous  la  montrerons 
transformée  par  son  zèle.  Mais  par  quels  moyens  devait-il 
amener  cette  métamorphose  ?  Par  où  commencer  ?  Le  vice 
s'étalait  partout.  Comment  le  refréner  et  le  bannir  ?  S'en 
prendre  aux  «  vieux  pécheurs  qui  pour  lors  occupoient  la 
terre  »,  ne  serait-ce  pas  œuvre  stérile  et  bientôt  à  refaire  ? 

Pierre  n'eut  pas  à  chercher  beaucoup  dans  ses  souvenirs. 
Toute  sa  jeunesse  d'écolier  lui  rappelait  le  changement  radi- 
cal opéré  à  Pont-à-Mousson  et  avec  Pont-à-Mousson  dans  la 
Lorraine  et  au  delà,  par  la  réforme  de  l'éducation.  L'effort 
que  le  cardinal  et  le  duc  avaient  tenté  pour  les  Trois-Evôchés 
et  qui  en  avait  déjà  renouvelé  la  face,  pourquoi  lui,  l'humble 
prêtre  de  campagne,  ne  l'essaierait-il  pas  sur  un  plus  petit 
théâtre  ?  Pourquoi  ne  pas  réaliser  dans  l'enseignement 
primaire  et  parmi  les  enfants  des  paysans  les  progrès 
introduits  dans  l'enseignement  secondaire  et  supérieur  par, 
l'Université  ?  En  quinze  ans  Pont-à-Mousson  était  devenu 
<(  la  bastille  contre  l'hérésie  ».  En  faudrait-il  beaucoup  plus 
pour  faire  de  Mattaincourt  le  modèle  des  paroisses  chré- 
tiennes? Les  vieillards  qui  le  déshonoraient  n'étaient  que  le 

1.  V.  Études,  5  avril  1897. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  167 

passé.  Les  enfants  qui  étaient  l'avenir,  auraient  vite  grandi, 
et,  grâce  à  eux,  la  transformation  complète  ne  demanderait 
pas  un  quart  de  siècle.  Que  de  fois  Pierre  avait  entendu  dire 
à  son  directeur  le  père  Jean  Fourier,  dont  c'était  la  maxime 
favorite,  que  le  cœur  de  l'enfant  est  une  cire  molle  suscep- 
tible de  recevoir  toutes  les  empreintes  !  A  quoi  bon,  quand 
on  pouvait  y  inculquer  en  traits  indélébiles  le  goût  du  bien 
et  l'horreur  du  mal,  user  sa  peine  et  son  temps  sur  des 
êtres  endurcis  ? 

Fourier  visera  donc  à  s'emparer  de  l'enfance  et  par  elle  il 
se  tient  assuré  de  régénérer  à  bref  délai  toute  la  population. 
Mais  comment  l'attaquer?  Le  prêtre  a  recours  au  ciel.  Il 
prie,  jeûne,  se  couvre  d'instruments  de  pénitence,  et  la 
lumière  lui  vient  d'en  haut.  Jamais  il  n'y  mettra  trop  d'empres- 
sement :  «  il  crût  qu'il  n'y  avoit  pas  de  meilleur  expédient 
que  de  prendre  la  jeunesse  dés  la  sortie  du  berceau,  la 
sevrer  soigneusement  du  péché,  et  arroser  son  cœur  d'in- 
fluences de  la  vertu  au  même  instant  que  le  laict  cesse  de 
rafraîchir  ses  lèvres  '. 

Mais  qui  rompra  le  pain  de  vie  à  ces  petits? 

Dès  les  vacances  scolaires  de  1597,  les  premières  qu'il 
passAt  dans  sa  cure,  Fourier  réunit  quatre  ou  cinq  jeunes 
gens  qui,  dit-on,  se  destinaient  au  sacerdoce.  Il  les  installe 
à  son  presbytère  et  tout  en  leur  donnant  des  leçons  de  théo- 
logie ou  de  liturgie,  il  expose  à  leurs  yeux  l'importance  de 
l'enseignement  des  petits  garçons,  il  fait  briller  à  leurs 
regards  la  beauté  d'une  existence  qui  serait  vouée  à  cette 
œuvre  par  zèle  des  âmes. 

Les  saints  ne  réussissciil  pa^  dan^  looles  leurs  entre- 
prises, Fourier  échoua.  En  trois  mois  le  noyau  de  sa  future 
école  normale,  peut-être  de  sa  congrégation  de  religieux 
instituteurs,  fut  dissous.  Pour  divers  motifs  tous  ses  jeunes 
»gens  se  dispersèrent  sans  avoir  commencé  à  faire  la  classe. 
En  oette  même  année  1597,  saint  Joseph  Calazanz  ouvrait  à 
Rome  les  écoles  pies  ou  petites  écoles  pour  les  fils  du 
peuple.  La  Lorraine  et  la  France  attendront  encore  un  siècle 
avant  que  le   bienheureux  Jean-Baptiste  de  La  Salle  fonde 

1.  Pclit  Bcdcl,  p.  89. 


168  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

les  Frères  des  écoles  chrétiennes,  les  vrais  maîtres  encore 
aujourcriiui  après  deux  siècles  de  Téducation  populaire  K 

La  vocation  de  Fourier  était  ailleurs.  Les  écoliers  lui 
échappent.  Il  sera  Tapôtre  et  l'instituteur  des  écolières.  La 
Providence  qui  avait  permis  l'échec  de  sa  première  tentative 
ne  faisait  que  le  réserver  pour  une  tâche  encore  plus  ur- 
gente. Des  écoles  de  garçons,  quelles  qu'elles  fussent,  il  y 
en  avait  un  certain  nombre.  Les  écoles  de  filles  manquaient 
presque  totalement.  Aujourd'hui  que  les  congrégations 
enseignantes  pour  l'un  et  l'autre  sexe  se  sont  indéfiniment 
multipliées,  nous  nous  représentons  mal  l'état  scolaire  de 
la  fin  du  XVI®  siècle.  Ne  perdons  pas  de  vue  que  les  Visitan- 
dines  datent  de  1610,  furent  fondées  par  saint  François  de 
Sales  pour  le  soulagement  des  pauvres  et  des  malades  et 
ne  reçurent  des  pensionnaires  que  plus  tard.  C'est  vers  1610 
également  que  INIadame  de  Sainte-Beuve  établit  à  Paris  sa 
première  communauté  d'Ursulines,  adonnées  en  vertu  d'un 
vœu  spécial  à  l'éducation  des  jeunes  personnes.  Les  essais 
de  Françoise  de  Bermond  à  Avignon,  de  la  nièce  de  Mon- 
taigne, madame  de  Montferrand,  à  Bordeaux,  de  madame 
de  Xaintonge  en  Bourgogne,  ne  nous  reportent  guère  plus 
haut,  si  toutefois  ils  ne  nous  font  pas  descendre.  Au  temps 
où  le  cri  général  de  Réforme  avait  secoué  la  chrétienté,  on 
avait  entendu  avec  raison  les  prédicateurs  catholiques  les 
plus  pieux  et  les  plus  orthodoxes  sonner  l'alarme  sur  le 
péril  social  créé  par  l'ignorance  et  la  mauvaise  éducation 
des  filles  2.  Et  pourtant  l'influence  de  la  femme  dans  le  rôle 
de  mère  de  famille  et  de  maîtresse  naturelle  de  ses  enfants 
n'est-elle  pas  plus  grande  et  d'une  portée  plus  considérable 
encore  que  celle  de  l'homme?  Fourier  le  comprit  bien  vite 
et  voici  comment  il  s'en  exprime  dans  son  «  Règlement  pro- 
visionnel que  gardent  les  filles  de  la  Congrégation  Notre- 
Dame  avant  qu'elles  fussent  religieuses  »,  Après  un  court 
préliminaire  sur  l'honneur  qu'il  y  a  pour  Dieu  et  le  profit 

1.  Cf.  Le  Bienheureux  J.-B.  de  La  Salle,  par  Armand  Ravclet.  Tours, 
Marne,  1888,  in-4o,  p.  76,  sqq. 

2.  Voir  notre  étude  sur  la  Société  au  commencement  du  XVI^  siècle, 
d'après  les  Homélies  de  Josse  Clichtoue  (l^T2-15i3),  dans  la  Revue  des 
questions  historiques,  le»"  avril  1895,  p.  538-539. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  169 

pour  le  prochain  à  «  dresser  des  écoles  publiques  et  y  en- 
seigner gratuilement  les  filles  à  lire  et  à  écrire,  à  besogner 
de  l'aiguille,  et  l'instruction  chrétienne  »,  il  ajoute  ses  do- 
léances sur  les  endroits  w  où  la  jeunesse  est  ignorante  et 
corrompue  en  ses  mœurs,  adonnée  à  jurer,  maudire,  injurier, 
désobéir,  dire  et  écouter  propos  et  chansons  déshonnétes, 
et  conclut  à  la  nécessité  d'arracher  les  filles  à  une  corruption 
précoce  que  devenues  mères  elles  transmettraient  à  d'autres  : 

II  est  entièrement  nécessaire  et  requis  qu'elles  soient  instruites  de 
bonne  heure  en  toute  diligence  et  fidélité,  vu  signamment  '  qu'elles 
sont  de  leur  condition  plus  infirmes  et  simples,  et  ne  peuvent  si  bien 
s'enseigner  d'elles-mêmes  et  que  leur  malice  ou  piété  peut  quelque 
jour  porter  coup  pour  plusieurs  autres,  attendu  que  lorsqu'elles  seront 
plus  âgées  et  mères  de  famille,  elles  demeureront  d'ordinaire  au 
ménage  pour  y  gouverner  leurs  enfants,  serviteurs  et  servantes,  et 
conduire  toute  la  maison,  et  quant  et  quant  '  donner  aux  petits,  soit 
fils  ou  filles,  la  première  nourriture  '  et  des  impressions  et  exemples 
ou  de  bien  ou  de  mal  qui  pourront  s'enraciner  en  leurs  âmes  et  par 
aventure  y  persévérer  pour  toute  la  vie. 

Or  par  le  moyen  d'une  bonne  instruction  diligente  et  fidèle,  sera  don- 
né quelque  ordre  k  tout  ceci,  et  la  paix,  le  repos,  l'obéissance  et  crainte 
de  Dieu  mises  par  toutes  les  maisons  èsquelles  commanderont  ci-après 
des  femmes  auparavant  dressées  en  ces  écoles  *. 

VllI 

La  Congrégation  Notre-Dame  pour  qui  Fourier  écrivait 
ces  considérations  résumant  la  raison  d'être  de  sa  fonda- 
tion, est  tout  entière  l'œuvre  du  curé  de  Mallaincourl.  Ses 
premiers  sermons  avaient  touché  le  cœur  de  quelques 
jeunes  filles.  L'une  d'elles,  la  future  fondatrice,  se  nommait 
Alix  Le  Clerc.  Née  à  Remiremont,  le  2  février  1575,  en  la 
fête  de  la  Purification  de  la  sainte  Vierge,  et  baptisée  le  même 
jour,  elle  appartenait  à  une  famille  honorable,  mais  qui 
rêvait  pour  elle  un  avenir  selon  le  monde.  Au  milieu  d'un 

1.  Particulièrement. 

2.  En  m<^mc  temps.  j 

3.  Education. 

4.  Lettrée,  t.  III,   p.  1%. 


170  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

banquet  de  noces,  le  spectacle  de  ces  joies  profanes  lui  en 
inspira  ra\  ersion  ;  elle  dit  au  retour  à  ses  parents  de  ne 
plus  songer  à  lui  chercher  un  parti.  Nature  idéale  portée  à 
la  contemplation  et  amie  de  la  solitude,  elle  n'avait  qu'une 
santé  délicate  et  était  venue  à  Hymont,  annexe  de  Mattain- 
court,  pour  s'y  retremper,  sur  l'avis  des  médecins,  dans  l'air 
pur  et  vif  des  champs.  C'était  la  Marie  de  l'Évangile.  La 
seconde  postulante,  aussi  célèbre  dans  les  origines  de  la 
Congrégation,  rappelait  plutôt  le  tempérament  de  Marthe. 
Ganthe  André,  robuste  fille  de  Mattaincourt,  avait  les  réso- 
lutions énergiques,  le  caractère  ardent,  le  courage  presque 
viril. 

Au  mois  d'août,  elles  déclarent  à  Pierre  Fourier  leur 
attrait  vers  la  vie  religieuse  ;  le  curé,  en  guise  de  réponse, 
leur  propose  d'aller  satisfaire  chez  les  Clarisses  de  Pont-à- 
Mousson  leur  goût  pour  les  austérités.  Mais  Alix  veut  fon- 
der une  maison  nouvelle  de  filles.  —  «  Et  vous  n'êtes  que 
deux  ?  «  leur  répond  Fourier.  Elles  cherchent,  elles  trouvent 
trois  compagnes  :  Isabeau  de  Louvroir,  Claude  Chauvenel 
et  Mademoiselle  Barthélémy.  Maintenant  qu'elles  sont  cinq, 
elles  croient  pouvoir  représenter  leur  requête,  et,  en  atten- 
dant qu'elle  soit  agréée,  elles  font  comme  si  elle  l'était. 

Ces  filles,  écrivait  Fourier  trente  ans  après,  sont  les  premières  de 
notre  âge  (au  moins  en  ces  quartiers)  qui  se  sont  avisées  de  prendre 
comme  dot  et  principale  fonction  de  leur  Religion  *  le  devoir  d'instruire 
fidèlement  et  gratuitement  les  petites  filles  en  la  crainte  de  Dieu,  etc., 
ayant  commencé  cette  dévotion  nouvelle  en  l'année  1597,  lorsque  per- 
sonne n'y  avoit  encore  pensé  au  moins  que  nous  sachions^. 

En  la  fête  de  Noël,  à  la  messe  de  minuit,  cette  solennité 
plus  touchante  encore  dans  les  campagnes  que  dans  les 
villes,  les  cinq  jeunes  maîtresses  entrèrent  à  l'église  toutes 
vêtues  et  coiffées  de  noir.  Dans  la  crèche  du  Dieu  fait  enfant 
leur  ordre  avait  élu  son  berceau. 

On  en  parla  au  village,  car  elles  avaient  été  naguères  «  des 
premières  à  mettre  les  compagnies  en  belle  humeur  »,   et 

1.  C'est-à-dire  :  congrégation. 

2.  Lettres,  t.  III,  p.  101. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  171 

Alix  avant  de  porter  habituellement  sur  sa  tète  le  voile  blanc 
que  mettent  pour  communier  les  simples  filles  de  la  campa- 
gne, avait  aimé  la  danse  et  le  son  du  tambourin. 

Cependant  il  était  urgent  de  former  à  la  vie  religieuse  ces 
jeunes  aspirantes  qui  n'avaient  pas  vingt  ans.  La  chose  était 
difficile  si  elles  continuaient  à  vivre  dans  leurs  familles.  Le 
père  d'Alix  mécontent  de  voir  sa  fille  s'associer  à  des  villa- 
geoises, l'avait  obligée  d'entrer  à  Ormes  au  couvent  des 
Sœurs  Grises  ou  Franciscaines  hospitalières  de  Sainte-Elisa- 
beth. Fourier  ne  se  laissa  point  troubler  pour  si  peu  dans 
des  projets  qui  venaient  de  recevoir  en  l'intime  de  son  âme 
une  consécration  surnaturelle.  La  veille  du  20  janvier  1598, 
fête  de  Saint-Sébastien,  depuis  la  tombée  de  la  nuit  jusqu'à 
i\vu\  heures  du  matin,  prosterné  dans  une  «  chambre  haute  », 
<!t  la  face  baignée  de  larmes,  il  avait  interrogé  Dieu  dans  le 
silence  de  l'oraison.  Quand  il  se  releva,  la  lumière  s'était 
faite  et  son  parti  était  pris.  Au  retour  de  cet  anniversaire,  il 
écrira  aux  religieuses  de  Verdun,  en  1613,  ces  lignes  datées 
d(?  Malt.'iiiK-oiirt  : 

...  J(»iir  iiiiiiir  ijue  le»  premières  iii^pirations  ou  pensées  vinrent  de 
dresser  un  monastère,  et  faire  chose  qui  pût  servir  à  d'autres  des 
nAtre.s  après  vous.  Ce  fut  justement  le  matin  du  jour  de  Saint-Sébastien, 
sont  aujourd'hui  quinze  ans.  Loué  soit  Dieu  '. 

Ce  ton  humble  et  modeste  est  celui  d'un  saint.  D'autres  y 
préféreront  les  accents  lyriques  d'un  Pascal  écrivant  sur  son 
amulette,  après  une  nuit  du  même  genre,  le  lundi  23  novem- 
bre 1654,  fête  de  Saint-Clément  :  «  Feu....  certitude,  joye, 
certitude,  sentiment,  veue,  joyc,  paix...  joye,  joye,  joye  et 
pleurs  de  joye,  Jésus-Christ,  Jésus-Christ...  »  Peut-être  les 
vraies  inspirations  de  la  grâce  comportent-elles  une  manifes- 
tation plus  calme. 

Restait  donc  à  trouver  un  monastère  d'emprunt  pour  le 
postulat.  A  une  lieue  de  Mattaincourt,  au-delà  de  Mirecourt, 
se  dressait  dans  son  aristocratique  splendeur  l'abbaye  anti- 
que de  Portas  suavis  ou  Portsais,  aujourd'hui  Poussay.  Là 
où  quelques  paysans  ont  à  présent  leurs  chaumières  parmi 

1    Lettres,  t.  I,  p.  88. 


172  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

des  ruines,  vivaient  plus  en  séculières  qu'en  religieuses  les 
dames  d'un  chapitre  noble.  Pour  être  chanoinesse,  il  ne  fal- 
lait pas  moins  de  seize  quartiers  authentiques  de  noblesse 
du  côté  paternel  et  du  côté  maternel.  Point  de  vie  com- 
mune. Prébendes  à  part.  Liberté  entière,  sauf  l'obligation  de 
l'office  en  chœur.  La  Lorraine  possédait  plusieurs  de  ces 
chapitres  :  Remiremont,  Epinal,  Bouxières.  Le  P.  Dorigny, 
écrivant  au  xviii^  siècle,  vante  leur  piété  et  leur  exactitude 
au  service  divin.  «  Il  y  a  peu  de  filles  de  qualité  en  Lorraine, 
ajoute-t-il,  de  celles  qui  veulent  se  retirer  du  grand  monde, 
mais  qui  ne  se  sentent  point  assez  de  vocation  pour  s'enfer- 
mer dans  un  cloître,  qui  ne  se  fassent  honneur  d'être  admises 
dans  quelqu'un  de  ces  chapitres  ^  w  A  Poussay  et  au  temps 
de  ce  récit,  plusieurs  de  ces  chanoinesses  de  haute  lignée 
savaient  patronner  et  encourager  autour  d'elles  le  bien 
qu'elles  ne  pouvaient  ou  n'osaient  faire  par  elles-mêmes. 
Mesdames  Judith  d'Aspremont  et  Catherine  de  Fresnel 
s'étaient  mises  sous  la  direction  du  saint  curé  de  la  contrée  ; 
elles  allaient  devenir  ses  meilleures  auxiliaires  dans  Ih 
période  toujours  critique  des  débuts  d'une  congrégation.  La 
sœur  de  Judith,  Esther  d'Aspremont,  mariée  à  Jean  Porcelet 
de  Maillane,  maréchal  de  Lorraine  et  bienfaiteur  des  Carmes, 
était  une  femme  également  distinguée  par  son  intelligence 
et  sa  vertu  ;  son  fils  Jean,  futur  évêque  de  Toul,  hérita  de 
la  bienveillance  de  sa  vénérée  tante  Judith  envers  les  nou- 
velles religieuses.  Fourier  le  proclame  aussi  «  le  principal  au- 
teur de  la  congrégation  de  N.-S.  après  Dieu-.  »  Citons  encore 
deux  chanoinesses,  mesdames  de  Choiseul  et  de  Séraucourt, 
dont  la  première  abandonnera  un  jour  sa  prébende  pour 
entrer  au  Carmel  de  Nancy,  et  la  seconde  regrettera  de  n'avoir 
pas  eu  le  courage  d'adopter  la  vie  humble  et  dévouée  des 
filles  de  Notre-Dame. 

La  maison  de  Catherine  de   Fresnel,  à  Poussay,  s'ouvrait 

1.  Histoire  de  l'institution  de  la  Congrégation  de  N.  Dame.  Où  l'on  voit 
l'Abrégé  de  la  Vie  du  Vénérable  Père  Pierre  Fourrier,  de  Mataincourt,  qui  en 
est  le  Fondateur  ;  et  de  celle  de  la  Mère  Alexis  Le  Clerc,  première  Fille  de 
la  même  congrégation,  par  le  R.  P.  J.  Dorigny,  de  la  Comp.  de  Jesvs. 
Nancy,  1719,  in-16,  pp.  50-51. 

2.  Lettres,  t.  V,  p.  390. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  173 

aux  aspirantes.  Judith  d'Aspremont  compléta  leur  instruc- 
tion spirituelle.  Leur  entrée  dans  l'abbaye  en  la  fête  du  Saint- 
Sacrement  de  Tannée  1598  fut  suivie  d'une  retraite  mémora- 
ble où  Fourier  vint  prêcher  la  clôture.  Son  discours  qui  a 
été  conservé,  trahit  dans  le  développement  de  la  pensée  des 
habitudes  de  forte  dialectique.  Avec  un  art  gradué,  il  pro- 
cède de  déduction  en  déduction  pour  arriver  à  une  dernière 
conséquence  et  atteindre  son  but.  Lentement  et  savamment, 
il  élève  ces  âmes  ingénues  et  pleines  de  bons  désirs  à  la 
hauteur  de  la  mission  rêvée  par  lui  pour  leur  zèle.  «  Vous 
voyés  comme  Dieu  ne  vous  veut  pas  tourmenter  »,  leur  avait- 
il  dit  au  début  avec  bonhomie.  Puis,  fortement  il  conclut 
ainsi  : 

Etans  religieuses,  vous  pourriez  vous  contenter  de  faire  vdtrc  salut  ; 
mais  parce  que  vous  plairez  davantage  si  vous  sauviez  les  autres,  il  y 
faudra  tlcher,  et  d'autant  qu'il  n'y  a  pas  moyen  pour  vous  de  sauver 
plus  de  personnes  qu'en  instruisant  les  jeunes  filles,  il  me  semble, 
si  vous  en  vouliez  prendre  la  peine,  qu'il  vous  faudroit  ri^soudre  à  les 
enseigner,  et  faire  en  sorte  que  les  prenans  toutes  innocentes  comme 
elles  sortent  du  baptême,  vous  les  conserviez  dans  celle  netteté  tout  le 
long  de  leur  vie,  et  parce  que  Dieu  a  plus  agréable  que  l'on  soit  obligé 
à  cette  instruction,  en  sorte  qu'on  ne  puisse  jamais  la  quiter,  que 
d'enseigner  aujourd'huy  et  cesser  demain,  il  faudra,  s'il  y  a  moyen, 
trouver  (piclipie  façon  de  s'y  engager  irrévocablement,  et  pour  tou- 
jours. Et  f/i/i/i.  attendu  qu'il  aéra  plug  agréable  à  Dieu  d'enseigner 
sans  aucune  récompense  et  pour  i  amour  de  luy  que  de  prendre  de  l  ar- 
gent, il  faut  ensriffnrr  pour  rien  paui-res  et  riches  indifféremment.  • 

Tout  le  plan  et  pour  ainsi  dire  le  programme  de  la  Congré- 
gation Notre-Dame  avait  tenu  dans  le  discours  :  vie  reli- 
gieuse, active,  vouée  à  l'enseignement  gratuit. 

En  juillet  1598,  les  premières  classes  gratuites  furent  ou- 
vertes à  Poussay.  Les  maltresses  n'étaient  pas  des  savantes  ; 
écolières  en  même  temps  qu'institutrices,  elles  recevaient 
elles-mêmes  les  leçons  de  Madame  Judith  d'Aspremont. 
Les  matières  à  l'enseigner  étaient  d'ailleurs  fort  simples  : 
lecture,  écriture,  travaux  manuels.  La  chanoinesse  eut   plus 

1.  Petit  Bcdcl.  p.  103. 


174  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

de  peine  à  apprendre  aux  futures  religieuses  le  bréviaire   et 
les  rubriques  du  chœur. 

IX 

Cependant  Pierre  Fourier  avait,  au  prix  d'un  travail  de 
quarante  jours,  rédigé  les  statuts  de  la  Congrégation  nais- 
sante. C'est  le  Règlement  provision  nel,  qui,  durable  comme 
beaucoup  de  choses  provisoires,  restera  en  vigueur  près  de 
vingt  ans.  En  1617,  il  sera  remplacé  par  les  Petites  Cons- 
titutions, et,  à  sa  mort  (1640)  par  les  Grandes.  Tout  est  en 
germe  dans  ces  dix-neuf  articles.  Indiquons-en  Tesprit. 

Le  but,  ou,  comme  il  s'exprime  lui-même,  «  la  première 
et  principale  intention  «  de  Fourier  est  l'éducation  chré- 
tienne. La  vie  religieuse  n'est  pour  lui  qu'un  but  secondaire^ 

Le  moyen  qu'il  adopte  parce  qu'il  le  regarde  comme  plus 
efficace,  est  l'institution  de  congréganistes  ou  filles  congré- 
gées'. 

Il  veut  des  filles  pour  institutrices,  et  par  là  il  entend  sur- 
tout exclure  les  instituteurs  dirigeant  les  écoles  mixtesou  com- 
posées d'enfants  des  deux  sexes.  Les  abus  que  l'expérience  lui 
a  révélés  sur  ce  point  ont  été  sa  raison  déterminante  et  c'est 
le  motif  qu'il  a  le  plus  allégué -^  Indépendamment  des  con- 

1.  «J'ai  toujours  estimé  qu'il  étoit  nécessaire  de  dire  que  1°  elles  étoicnf 
maîtresses  d'école  et  que  pour  être  plus  resserrées  (disciplinées)  elles  ont 
désiré,  demandé  et  poursuivi  avec  instance  d'être  religieuses,  de  peur  que 
l'on  ne  pensât  qu'elles  étoient  1°  religieuses  et  auroient  par  après  demandé 
des  écoles.  »  Fourier  à  Guinet,  17  septembre  1627.  Lettres,  t.  III,  p.  193. 

2.  Lettres,  t.  III,  p.  197. 

3.  Le  triste  incident  qui  le  détermina  a  été  raconté  au  procès  de  la  béatifi- 
cation. Summarium,  p.  257.  De  ces  o  escholes  gouvernées  es  villes  et 
villages  par  des  hommes  et  femmes  séculières  qui,  pour  gagner,  reçoivent 
pèlc-mèle  les  garçons  et  les  filles,  et  le  plus  souvent  n'osent  les  reprendre 
ou  châtier,  de  peur  de  les  déchasser  et  n'avoir  en  ce  moyen  tant  de  pratiques  », 
il  avait  vu  depuis  longtemps  sortir  la  jeunesse  qu'il  a  décrite  dans  son 
Règlement  provisionnel.  Voir  Fourier  à  Guinet,  20  août  1626,  d'après 
M.  l'abbé  Pierfîtte,  curé  de  Portieux,  article  du  Vosgien,  10  octobre  1883.  Nous 
nous  inspirerons  souvent  de  ces  excellents  travaux  présentés  au  congrès  de 
l'Association  française  pour  l'avancement  des  sciences,  à  Blois  en  1884,  et 
parus  en  brochure  sous  ce  titre:  I/Acte  de  naissance  de  l'Inslruclion  primaire 
eu  Lorraine,  in-S».  Une  réimpression  plus  complète  se    public    actucllcniont 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  175 

sidérations  morales  qui  ont  agi  sur  son  esprit,  d'autres  rai- 
sons non  moins  évidentes  sautent  aux  yeux.  Aux  petites 
filles,  il  faut  Tédiication  quasi  maternelle  d'une  maîtresse; 
aux  garçons,  dès  1  âge  de  quatre  ans,  il  faut  la  poigne  virile 
du  maître,  parfois  sa  férule. 

Il  veut  des  filles  congrégéeSy  c'est-à-dire  en  communauté. 
Elles  ne  seront  pas  mariées,  parce  que  le  soin  de  la  famille 
les  absorberait  au  détriment  des  écolières.  Elles  seront 
plusieurs,  parce  qu'une  seule  ne  peut  ni  tout  savoir  ni  pos- 
séder toutes  les  aptitudes.  A  plusieurs,  la  division  du  tra- 
vail aidant,  elles  se  compléteront. 

Ces  M  filles  congrégées  »  seront  tâchantes  a  bien  vivre. 
L'amour  de  Dieu  pour  qui  elles  agiront,  sera  un  stimulant  à 
leur  diligence  et  à  leur  fidélité.  L'exemple  de  leurs  vertus 
sera  plus  efficace  encore  sur  leurs  petites  élèves  que  les 
paroles  et  les  raisons. 

Leurs  classes  seront  gratuites,  ici  nous  citons  textuelle- 
ment, «  à  <*e  d'inviter  toutes  à  y  aller  et  que  pas  une  n'en 
puisse  être  exclue  par  chicheté  ou  autrement,  et  signam- 
ment,  que  les  pauvres  y  soient  charitablement  reçues  et  bien 
instruites  et,  parce  moyen,  préservées  des  dangers  csquels 
leur  disette  et  la  corruption  de  ce  siècle  les  pourroient 
autrement  précipiter.  A'/,  pour  l'égard  de  nous  qui  enseignons, 
que  Dieu  soit  notre  salaire  et  payeur,  et  ait  plus  d'occasion 
de  bénir  et  faii'e  prospérer  nos  labeurs. 

Enfin  elles  seront  montrantes  l'instruction  chrétienne  cl 
piété.  En  plusieurs  endroits  le  catéchisme  n'est  pas  expliqué 
h  la  jeunesse  ;  elles  suppléeront  ici  ceux  qui  manquent  îi  ce 
devoir  ;  ailleurs,  le  catéchisme  est  fait  par  le  curé  ou  quelque 
autre  personne  ;  elles  prolongeront  là  cet  enseignement  trop 
espacé  pour  être  efficace  et  pénétrera  fond  l'àme  de  l'enfant.  Sur 

dans  le  Bulletin  de  la  canonisation,  k  Matlaincourt.  Il  est  <ftonnant  que  cou 
études  aient  échappe  h  M.  Buisaon,  dans  l'arliclc  FOURIICR  (Pierrr)  de  son 
Dictionnaire  pédagogique  |I887|.  Il  est  vrai  qu'on  y  a  oulilié  aussi  dr  dire 
un  spui  mol  de  la  gratuité  qui  raractérisc  l'instruclion  «établie  par  le  ciiré 
de  Matlaincourt,  et  mi^mo  de  mentionner  son  titre  de  Bienheureux.  Mais,  à 
la  suite  de  son  maifçre  parn^^raphe,  on  a  consacré  quatre  colonnes  aux 
extravagances  pédagogiques  de  Charles  Fourier  s'applaudissant  a  que  les 
petits  garçons  soient  turbulents,  mutins,  hargneux,  orduriers.  enclins  à 
tout  fracasser,  etc.,  •  et  faisant  de  \' opéra  le  principal  resaort  de  l'éducation. 


176  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

ce  chapitre  Pierre  Fourier  qui  ne  prévoyait  pas  l'école  neutre 
et  n'en  imaginait  sans  doute  même  pas  la  possibilité,  exprime 
des  idées  fort  justes  et  qui  sont  la  condamnation  de  cette  ins- 
titution moderne.  Une  heure  ou  deux  de  catéchisme  faites  en 
dehors  du  local  scolaire  peuvent  apprendre  à  l'enfant  un  peu 
de  doctrine  chrétienne  et  occuper  pour  un  temps  son  esprit  ; 
la  volonté  ne  sera  pas  atteinte  et  par  suite  la  vie  ne  sera  pas 
dirigée.  «  Pour  les  enfants  qui  sont  simples  et  grossiers,  dit- 
il,  est  entièrement  nécessaire  qu'outre  les  prédications  ou 
discours  ordinaires  et  publics  des  pasteurs,  il  y  ait  d'autres 
personnes  qui  leur  expliquent  familièrement,  de  près  et 
souvent  ce  qui  est  de  leur  salut.  Chose  qui  ne  se  peut  aisé- 
ment faire  par  un  curé  principalement  pour  des  filles, 
lesquelles  doivent  être  instruites  par  autres  filles,  ainsi  que 
les  garçons  par  des  hommes.  »  Encore  ses  griefs  contre 
l'école  mixte  qui  reparaissent. 

Les  filles  congrégées  montreront  à  lire  et  à  écrire.  Il  n'est 
pas  question  ici  d'autre  chose  et  il  semble  que  les  parents 
n'en  demandent  pas  davantage,  puisqu'on  a  en  vue  de  «  con- 
tenter les  pères  et  mères.  »  Mais  Fourier  ne  vise  pas  seule- 
ment à  fonder  un  établissement  particulier.  Son  école  sera 
une  sorte  d'école  normale  ou  de  pépinière  d'institutrices 
laïques.  On  y  dressera  «  plusieurs  maîtresses  des  externes 
qui  pourront  par  après  aller  ouvrir  des  petites  écoles  es 
villages  et  moindres  lieux  ou  es  bourgs  et  môme  es  villes 
pour  y  enseigner  la  piété  et  autres  choses  qu'elles  auront 
apprises  sous  les  nôtres,  qu'elles  pourront  imiter  en  méthode 
et  dévotion.  Et  parce  moyen,  sera  bien  instruite  la  jeunesse 
partout.  ))  Ces  derniers  mots  prouvent  que  son  ambition, 
comme  le  zèle  de  tous  les  apôtres,  ne  connaissait  pas  de 
limite,  et  aussi  qu'au  zèle  il  savait  allier  la  largeur  d'esprit, 
n'excluant  pas  les  laïques  honnêtes. 

La  lecture  et  l'écriture  forment  la  base  de  l'enseignement 
rudimentaire  à  donner  aux  enfants  ;  mais  le  travail  à  l'aiguille 
a  nécessairement  aussi  sa  place.  Ici  le  but  est  double  : 
1"  initier  la  femme  aux  occupations  de  son  état.  Elle 
devra    savoir  «  coudre    et    besogner    en    nuance    ^,    linges, 

1.  Tapisserie. 


UNE  PROCHAINE   CANuMSAlIuN  177 

lassv  ^  point-coupé  %  et  auhes  ouvrages  semblables  propres 
à  des  filles.  »  2"  procurer  aux  écolières  quelque  profit.  Fourier 
espère  par  cette  utilité  iminédiate  «  amorcer  »  les^  petites, 
heureuses  de  se  procurer  déjà  quelques  menues  ressources 
par  elles-mêmes,   mais  aussi  et  surtout  lorsqu'elles  auront 
grandi,   avoir  donné   «  matière    et    commodité  à    plusieurs 
pauvres  filles  de  gagner  honnêtement  leur  vie,   lesquelles 
auparavant  n'avoient  moyen  de  rien  apprendre  à  raison  de 
leur  pauvreté  et  de  là  pouvoient  tirer  occasion  de  s'exposer  à 
plusieurs    hasards     et     danger>>.     <  I     pourront    désormais 
apprendre  en  nos  écoles  dans  peu  de  temps  et  sans  frais  à 
gagner  aisément  ce  qui  est  nécessaire  pour  leur  entretien.  » 
Ce   système    très   pratique  qui  fournissait  à  Tenfant  des 
connaissances  suffisantes  pour  l'époque  et  l'habituait  à  vivre 
honnêtement    de   son   travail,   ne   demeura   pas  à    l'état   de 
lettre   morte.  Nous  avons   retrouvé  le  mémorial  de  la  visite 
faite  un  siècle  après,  en  161)6,  par  Mgrde  Noailles,  archevêque 
de  Paris,  à  l'école  de  la  rue  des  Morfondus  devenue   la  rue 
Neuve  Saint-Etienne-du-Mont.  On  y  voit  que    la  mesure   de 
l'instruction    donnée   aux   petites   filles    du    peuple    n'avait 
guère  changé  et  que  l'excellent  usage  de  tirer  parti  des 
travaux  à  l'aiguille  était  toujours  en  vigueur.  Les  religieuses 
qui   n'étaient  guère  plus  riches  que  leurs  élèves,  trouvaient 
aussi  dans  ces  ouvrages  un  moyen  d'existence.  Ce  document 
inconnu,  croyons-nous,  mérite  d'être  rapporté: 

Les  ouvrages  que  les  écolières  feront,  seront  vendus  à  mesure  qu'ils 
seront  achevé/.,  et  l'argent  qui  en  proviendra  sera  mis  entre  les  mains 
de  la  seconde  procureuse,  pour  e>tre  employé  de  mesmc  que  celuy  qui 
proviendra  du  travail  des  scrurs,  à  fournir  a  la  communauté  les  besoins 
dont  elle  manque  présentement. 

1.  Lacis,  «  ouvrage  de  fil  ou  de  soye  fait  en  forme  de  filet  ou  do  rcxeuil. 
dont  loM  brin»  5ont  ontrolari'n  le»  un»  dan»  lo»  aulro».  Rpzeuil  on  roziMiil  t«e 
(lit  (li>  certains  ouvrages  de  (il  travaillez  à  jour  qui  «ervoient  d'ornement  à  du 
litige,  comme  à  des  pentes  de  lit,  de»  tavayole»,  etc.  On  en  voit  encore  chez 
le»  païsans.  Les  ta%'ayolc8  sont  dc>  toilcttcD  ou  petites  toiles  bord'-(>«  rir  Hm- 
l.cUe.  I)  Furelière,  2«  ëdit.  1701. 

2.  Point-coupé,  «  dentelle  à  jour  qu'on  faiitoit  autrefui»  en  collant  du  lîlet 
sur  du  quintiu  (toile  fine)  et  puis  en  perçant  et  emportant  la  toile  qui  étoit 
entre  deux.   »  Ibid. 

K.WI    —12 


178  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

On  en  pourra  néant  moins  employer  une  partie  à  faire  quelques 
gratiffications  aux  escolières  pour  les  encourager  à  travailler  suivant 
que  les  maistresses  le  jugeront  à  proposa 

Ce  système  avait  Favantage  de  préparer  des  ménagères 
industrieuses  et  économes,  non  des  déclassées  et  des  bas- 
bleus. 

Le  bâtiment  scolaire.  —  C'est  le  triomphe  de  notre 
époque,  et  si  la  célèbre  parole  u  quand  le  bâtiment  va,  tout 
va  »,  a  ici  son  application,  nous  devons  jouir  en  France  à 
riîeure  actuelle  des  premières  écoles  du  monde.  De  Tair,  de 
la  lumière,  de  l'espace  ;  on  prodigue  ces  biens  essentiels  à 
profusion.  Par  surcroit  on  y  ajoute  les  façades  tapageuses 
construites  avec  des  manières  d'hôtel  de  ville  sur  les 
places  publiques  ou  les  voies  les  plus  fréquentées.  Les  com- 
munes veulent  montrer  au  grand  jour  qu'elles  n'ont  pas  lési- 
né. Fourier  obéissait  à  d'autres  préoccupations;  il  estimait 
que  le  recueillement  et  la  tranquillité  sont  des  conditions 
indispensables  de  l'étude.  11  lui  faut  des  écoles  expressément 
bâties  et  préparées  pour  les  petites  filles,  par  conséquent 
adaptées  à  leurs  convenances  ;  seulement  elles  «  ne  pren- 
dront point  de  jour  sur  la  rue,  ny  sur  aucun  jardin,  ou  cour,  ou 
autre  place...  mais  sur  une  cour  particulière  et  spécialement 
affectée  au  service  desdites  écoles,  et  qui  ne  soit  hantées  par 
aucune  autre  personne  de  dehors  2.  «  Il  tient  beaucoup  à 
cet  isolement  qui  protège  les  fdlettes  si  curieuses  et  si 
légères  de  leur  nature,  contre  ces  distractions  extérieures  : 
que  si,  dit-il,  «  la  nécessité  du  lieu  contraint  à  prendre 
jour  ))  sur  un  endroit  qui  puisse  leur  apporter  quelque  cause 
de  dissipation,  ces  jours  devront  être  établis  «  de  manière 
que  les  écolières  externes  ne  puissent  voir  ...  ni  rien  enten- 
dre de  ce  qui  s'y  démêllera.  » 

1.  Procès-verbal  de  la  visitte  du  Monastère  de  la  Congrégation  de  Notre- 
Dame,  faubourg  St-Victor-lez-Paris.  en  l'année  1696.  Archives  nationales, 
L  1041. 

2.  Les  Vraies  constitutions  des  Religieuses  de  la  Congrégation  de  Nostre- 
Dame,  faites  par  le  Vénérable  serviteur  de  Dieu  Pierre  Fourier,  leur  Institu- 
teur, et  Général  des  Chanoines  réguliers  de  la  Congrégation  de  nôtre  Sau- 
veur, approuvées  par  nôtre  Saint  Père  le  Pape  Innocent  X.  2^  édition,  Toul, 
1694,  3e  partie,  p.  5. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  179 

Certains  détails  que  nous  ne  pouvons  tous  rapporter  ici, 
traduisent  encore  des  préoccupations  plus  pratiques.  En  voi- 
ci une.  Pour  éviter  le  tumulte  et  la  confusion  à  l'arrivée,  il 
V  aura  dans  la  cour,  près  de  la  porte  d'entrée,  «  une  chambre, 
ou  lieu  capable  (et  abrité)  pour  contenir  les  écolières  qui 
s'assembleront  en  attendant  l'ouverture  des  classes.  «. 

L'ameublement  scolaire.  —  Qui  n'a  pas  visité  de  nos  jours 
un  asile,  une  crèche,  une  école  maternelle  ou  enfantine,  ne 
se  douterait  pas  du  degré  de  raffinement  auquel  on  est  venu 
pour  les  tableaux,  les  cartes,  les  pupitres  et  les  sièges. 

Dans  les  classes  de  la  Congrégation  Notre-Dame  on  trou- 
vait, au  temps  du  bienheureux  Fourier,  une  chaire  pour  la 
maîtresse  et  des  bancs  pour  les  écolières,  avec  des  livres 
«  imprimés  et  manuscrits  »,  des  tableaux,  des  ardoises,  des 
jects^  correspondant  à  ce  qu'on  appelle  maintenant  le  bou- 
lier-compteur, enfin  des  plumes,  lesquelles  n'étant  pas  mé- 
talliques comme  de  nos  jours,  réclamaient  un  indispensable 
auxiliaire,  le  canivet  ou  petit  canif  pour  les  tailler.  Ce  n'était 
pas  luxueux,  mais  cela  suffisait  au  moins  aux  «  petites  abé- 
cédaires ».  Et  puis,  si  le  tout  n'était  pas  considérable,  Fou- 
rier tenait  à  ce  que  ce  tout  fut  prêt  dès  la  première  heure  de 
la  rentrée  : 

Que  notre  sœur  Jeanne  prépare  des  bonnes  plumes  bien  taillées,  un 
bon  canivet,  une  règle  à  régler  pour  les  exemples',  et  de  la  bonne 
encre  pour  elle,  car  cela  donne  du  lustre  à  récriture. 

Dans  le  local  ainsi  pourvu  de  tous  ses  instruments  de 
travail,  la  sœur  devait  ouvrir  solennellement  la  classe  par  un 
discours. 

Surtout  enseignez  le  catéchisme  et  la  piété  aux  filles;  montrez  leur  à 
se  confesser  proprement  ;  dire  le  Bénédicité  et  les  grâces  en  la  maison; 
l'obéissance  et  le  respect  aux  pères  et  mères;  et  commencez  votre  école 
par  ces  points  et  leur  faites  une  exhortation  le  premier  jour  par  laquelle 
vous  protesterez  que  vous  ne  voulez  point  entretenir  ni  montrer  de 
mauvaises   fliles   (et   que  partant   elles   s'amendent   et  quittent  leurs 

1.  Jetons. 

2.  Lettres,  t.  I,  p.  4. 


180  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

mauvaises   accoutumances)   et   que  votre    dessein  principal  est  de   les 
enseigner  à  être  bien  sages,  à  gagner  le  ciel  et  devenir  des  saintes,  etc. 

Ces  pieux  et  sages  conseils  ne  meublaient-ils  pas  Tesprit 
et  Tâme  des  enfants  ?De  nos  classes  neutres  si  bien  outillées 
plus  d'une  ne  sort-elle  pas  au  contraire,  la  mémoire  bourrée, 
mais  Fesprit  et  le  cœur  vides.  Mais  surtout  leurs  murailles 
couvertes  de  pancartes  sont  froides  et  nues;  il  y  manque  le  ta- 
bleau parlant  par  excellence  :  le  crucifix  i. 

Le  personnel.  — L'école  est  bâtie  et  aménagée.  Quel  per- 
sonnel la  dirigera?  Avant  de  recevoir  les  petites  écolières 
dans  la  maison  qui  leur  a  été  préparée,  w  il  faudra  trouver  et 
tenir  toutes  prêtes  des  personnes  capables  pour  les  y  traiter 
ainsi  qu'il  appartient.  »  ^  Toutes  les  religieuses  qui  com- 
posent la  Congrégation  pourront-elles  être  indifféremment 
employées  à  l'enseignement?  Non,  répond  le  saint  fondateur, 
qui  sait  combien  ces  fonctions  d'institutrice,  humbles  en 
apparence,  exigent  de  qualités  et  d'aptitudes.  La  supérieure 
devra  donc  «  choisir  entre  ses  sœurs  celles  qui  luy  semble- 
ront les  plus  propres  et  les  mieux  disposées  à  prendre  cette 
charge  «.  Et  comme  les  aptitudes  ne  s'acquièrent  ou  ne  se 
développent  que  pendant  la  jeunesse,  il  ajoute  qu'elle  devra 
les  discerner  de  bonne  heure  et  les  former  le  plus  tôt  pos- 
sible à  leur  oflice. 

D'après  quels  principes  fera-t-elle  ce  triage  ? 

D'abord  elle  éliminera  les  infirmes  et  celles  dont  la  cons- 
titution est  trop  délicate  «  de  peur  de  ruiner  leur  santé  tout 
à  fait,  y)  Le  bienheureux  se  montrait  difficile  sur  ce  point 
pour  l'admission  dans  l'ordre.  Sa  correspondance  en  témoi- 
gne constamment.  Il  écarte  de  même  celles  qui  auraient 
«  quelque  difformité  de  corps  m  paraissant  à  l'extérieur  et  de 
nature  à  diminuer  leur  autorité  auprès  des  enfants. 

1.  Inventaire  de  la  classe  du  pensionnat  :  «  Un  christ,  une  tapisserie  de- 
papier  velouté,  quatre  tables  bois  de  chaîne,  six  banquettes  velour  d'Utreck, 
une  chaise  idem,  deux  petites  banquettes  en  toile,  six  rideaux  blancs,  quatre 
jalousies,  un  poêle  et  tuyeau  de  fayance,  un  fort  piano,  douze  écritoires,  six 
chandelliers  de  cuivre  ».  État  des  biens  mobiliers  et  immobiliers  des  Reli- 
gieuses de  la  Congrégation  Notre-Dame  pour  l'Instruction  gratuite  de  la 
jeunesse.  Arch.  nat.,  S  4639-40. 

2.  Constitutions,  loc.  cit.  p.  8. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  181 

Au  moral  il  est  plus  sévère  encore  que  pour  le  physique. 
«  Point  pour  tout',  écrit-il,  de  celles  qui  se  laisseroient 
emporter  parfois,  quoyque  très  rarement,  à  quelque  traict  ou 
(l'impatience  ou  de  colère  ou  de  superbe,  ou  de  désobéis- 
sance, ou  qui  en  quelque  autre  manière  pourroient  être  capa- 
bles de  mal  édifier  leurs  petites  disciples.  » 

Ceci  n'est  encore  que  le  côté  négatif  et  l'absence  de 
défauts.  Mais  il  veut,  chez  ces  maîtresses  saines  de  corps  et 
d'esprit,  des  qualités  positives  :  courage,  bonne  volonté, 
zèle  intense,  humilité,  modestie,  travail,  discrétion,  et  ce  don 
sans  lequel  les  autres  servent  de  peu  :  l'adresse  unie  à  la 
prudence,  c'est-à-dire  le  savoir-faire  joint  au  bon  sens. 

l^nfin  qualités  et  aptitudes  natives  ne  se  constatant  sûre- 
ment que  par  l'expérience,  il  demande  encore  qu'elles  aient 
été  M  reconnues  pour  telles,  déjà  plusieurs  années,  j)ar 
toutes  leurs  compagnes,  n  II  y  a  plus.  On  nous  rcbat  les 
<»reilles  aujourd'hui  iVejramens  et  de  brevets  de  capacités, 
voire  de  certificats  d'aptitudes  pédagogiques  qui  se  confèrent 
après  des  épreuves  prati(jues  très  sérieuses  dans  le  genre 
des  classes  d'agrégation.  C'est  fort  beau;  est-ce  bien  nou- 
veau? Fourier  veut  que  chacune  de  ses  maltresses  avant 
d'être  employée  soit  «  diligemment  examinée  par  la  mère 
Supérieure  »;  que  de  plus  elle  soit  instruite  soigneusement, 
nous  dirions  aujourd'hui  entraînée  «  par  la  mère  Intendante, 
et  dressée,  .rendue  bonne  ouvrière  et  capable  d'enseigner 
proprement...  tout  ce  qu'on  fera  profession  de  montrer  en  hi 
classe  à  laquelle  on  voudra  l'envoyer.  »  La  principale  diffé- 
rence entre  autrefois  et  aujourd'hui,  c'est  donc  que  mainte- 
nant les  aspirantes  institutrices  reçoivent  brevets  et  examens 
des  fonctionnaires  de  l'Université  constitués  leurs  examina- 
teurs. Mais  eux-mêmes  ont-ils  bien  toute  la  compétence 
désirable  pour  en  bien  juger? 

—  Mais  nous  avons  inventé  les  inspecteurs. 

—  Eh  bien,  Pierre  Fourier  avait  ses  inspectrices.  Je  viens 
de  nommer  la  mère  Intendante.  C'est  elle,  qui  d'après  ces 
règleni«Mif»i  r-«'m|)Iit  «rt  ofIi««>  : 

Aflîn  qur  tout  cj-la  soit  mioux  gouvcrno  n  pour  l  cngard  des  maistrcsscs 
1.  Point  du  tout. 


182  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

et  pour  celuy  des  escholières,  et  pour  tout  ce  qui  peut  au  reste  de  ce 
côté-là  toucher  à  la  discipline  régulière et  à  l'avancement  et  perfec- 
tion de  ces  escholes,  il  y  aura  une  mère  Intendante  d'icelles,  qui  prendra 
garde  à  tout,  et  en  aura  la  charge  et  la  conduite  sous  l'autorité  de  la 
mère  Supérieure.  Elle  s'estudiera  à  maintenir  les  dites^escholes  en  bon 
état,  et  les  promouvoir  en  bien  toujours  de  plus  en  plus  ^ . 

Ici  encore  la  différence  est-elle  à  Tavantage  de  notre  temps  ? 
Les  inspecteurs  apparaissent  dans  les  écoles  d'ordinaire 
une  fois  l'an  ;  et  en  gens  fort  affairés  s'esquivent  rapidement. 
L'Intendante  ayant  moins  à  courir,  était  tenue  à  plus 
d'observation  : 

Elle  communique  souvent,  au  moins  d'huit  jours  à  autres,  à  la  mère 
supérieure,  ce  qu'elle  aura  vu  et  appris  de  l'état  des  escholes,  du 
profict  qui  s'y  fait,  du  nombre  et  qualité  des  escholières  et  de  l'avance- 
ment d'icelles,  du  debvoir  des  maîtresses  et  de  la  parfaite  observance 
des  règles.  Pour  de  quoy  se  rendre  plus  asseurée,  elle  se  trouvera 
souvent  es  escholes,  parmy  le  temps  des  leçons,  tantôt  plus,  tantôt 
moins  ;  tantost  en  l'une,  tantôt  en  l'autre,  selon  qu'elle  le  jugera 
nécessaire  ou  expédient.  Elle  verra  comme  les  maistresses  s'y  com- 
portent, et  les  escholières  aussi,  et  pourra  parfois  en  interroger 
quelques  unes,  à  ce  de  recongnoistre  combien  elles  profitent,  et  donner 
quelque  petite  louange  en  passant  aux  plus  diligentes  et  modestes,  et 
aux  autres  qui  le  mériteront. 

S'il  existe  quelque  part  un  Manuel  du  parfait  inspecteur, 
que  peut-il  bien  dire  de  plus  ? 

Nous  écrivons  ceci  sans  parti-pris  et  dans  le  seul  but 
d'exposer  ce  que  nous  croyons  être  la  vérité  historique. 
Nous  ne  ferions  aucune  dificulté  de  reconnaître  la  supériorité 
du  présent  sur  le  passé  si  elle  nous  était  démontrée.  L'on 
nous  a  signalé,  au  cours  de  nos  recherches,  une  institution 
moderne  qui  serait  d'une  réelle  utilité  :  la  conférence 
mensuelle  entre  maîtresses  d'école  d'un  canton.  On  y  met 
en  commim  ses  lumières,  son  expérience,  ses  petites  indus- 
tries afin  de  s'y  prendre  de  mieux  en  mieux  avec  les  enfants. 
Les  congréganistes  du  bienheureux  Fourier  vivant  en  com- 
munauté, n'avaient,  sans  doute  pas  Jbesoin  de  se  réunir  pour 

1.  Constitutions,  p.  9. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  i83 

mettre  en  commun  le  résultat  de  leurs  expériences  et  se 
suggérer  des  améliorations  dans  les  méthodes.  Nous  n'en 
félicitons  pas  moins  les  maîtresses  laïques  qui  éloignées  par 
la  distance  se  rapprochent  par  la  charité  et  s'entr'aident  par 
la  communication  réciproque  de  leurs  méthodes  et  de  leurs 
succès ^ 

Les  écolières.  —  Nous  connaissons  le  personnel  dirigeant. 
Quel  était  le  personnel  dirigé  ?  Le  saint  n'y  vient  qu'en 
troisième  lieu.  Au  premier  chapitre  de  ses  constitutions,  il 
a  bâti  son  école  ;  au  deuxième  il  y  a  mis  des  maîtresses. 
Reste  à  l'ouvrir.  Mais  à  qui  c'est  ?  le  sujet  du  troisième 
chapitre  intitulé  :  Des  filles  qui  pourront  estre  reçues  es 
escholes  exlerneSy  nous  laissons  de  côté  à  dessein  les  écoles 
internes  ou  pensionnats. 

Il  fixe  ainsi  les  conditions  générales  d'admissibilité  :  point 
de  filles  incapables  d'apprendre;  pas  de  malades,  surtout  de 
celles  qui  ont  des  afTections  contagieuses  ou  répugnantes, 
notamment  celles  «  (|ui  ont  autrefois  esté  travaillées  du  mal 
des  escrouelles  »>.  Maison  ne  demandait  pas  encore  la  preuve 
(fu'on  a  été  vacciné  ou  qu'on  a  eu  la  petite  vérole.  Point 
d'enfants  mal  famées  pour  les  nueurs.  Cependant  tout  en  sacri- 
fiant ici  au  bien  général  l'intérêt  de  quelques-unes,  il  semble 
(jue  Fourier  fasse  violence  à  son  cuMir  en  fermant  ainsi  la 
porte  de  son  école.  Et  bien  que  son  époque  soit,  d'après  le 
jargon  de  nos  réformateurs  modernes,  «  le  règne  de  l'arbi- 
traire ».  il  regarde  l'exclusion  comme  une  mesure  trop  grave 
pour  l'enfant,  trop  dure  envers  la  famille,  pour  la  laisser  à 
l'application  de  la  maltresse  d'école.  Il  exige  une  décision  du 
conseil,  sorte  de  commission  scolaire. 

La  condition  d'âge  ti  remplir  pour  entrer  comme  élève  a 
été  tranchée  par  le  bienheureux  Fourier  d'une  manière  très 

1.  DiiilIcMini  Kourior  dit  rxprrsormfnt  à  propos*  «loi»  rcrrcnlioiiH  ou 
conférence»  :  «  Afin  de  procurer  tounjoùri»  de  plus  en  plu»  «il  e»l  potmiblc 
la  gloire  de  Dieu  dan»  ret  eniploy.  Elles  (le»  maîtresses)  «entretiendront 
souvent  dann  les  conférences  den  inventions  que  l'on  pourroit  trouver  pour 
faire  avancer  les  enfans.  •  Arch.  nat.  LL  1630.  Ce  Ms.  qui  paraît  l'original 
de  la  Coutume  de  Paris,  a  ftâ  imprim<?  au  xv!!"*  sic'cle  :  Reglemena  ou  esclair- 
cissemens  sur  les  Constitutions  des  Religieuses  de  la  Congrégation  de 
N.  Dame.  Paris,  Coignard,  1674,  in-12. 


184  UNE  PROCHAINE  CANONISATION 

précise.  Depuis  1855,  en  France,  les  enfants  des  deux  sexes 
de  deux  à  sept  ans  sont  admis  dans  ce  qu'on  appelait  naguère 
des  salles  d'asile  et  maintenant  les  écoles  maternelles  ;  Tâge 
minimum  requis  pour  les  écoles  primaires  publiques  est  de 
six  ans  au  moins,  Tàge  maxijuum  de  treize  ans.  Mais  il  peut 
être  établi  des  écoles  primaires  communales  pour  les  adultes 
au-dessus  de  dix-huit  ans.   Enfin  la  loi  de  1881  a  créé  une 
nouvelle  institution  scolaire,  Vécole  enfantine,  intermédiaire 
entre  la  salle  d'asile  et  l'école  primaire,  qui  peut  garder  les 
enfants,  de  quatre  ou  cinq  ans  à  sept  ou  huit.  Aucune  inno- 
vation  n'a   été   plus    célébrée    que   ces    classes    enfantines 
«  riante  préface  d'un  livre  qui  aura  tant  de  pages  sévères.  » 
Mais  nous  n'examinons  que  la  question  d'âge.  Les  adminis- 
trations françaises  se  félicitent  de  ce  que  chez  nous  les  degrés 
successifs  de  la  première  éducation  sont  mieux  subdivisés 
que    partout   ailleurs.    Fourier   prenait    pour    limites   d'âge 
extrêmes  quatre  ans  et  dix-huit  ans.  Il  abaisse  YAge  minimum 
à  quatre  ans,    parce  que   les  salles  d'asile  n'existaient   pas 
encore.  Or  il  avait  remarqué  que  lés  enfants  «  sont  jà  pleins 
de  mauvaises  paroles  et  perverses  impressions...    pour  les 
mauvais  exemples  et  propos  déréglés  qu'ils  ont  entendus,  les 
uns  chez  leurs  pères  et  mères,  les  autres  par  les  rues.  »  S'il 
élève  l'âge  maximum  jusqu'à  dix-huit   ans,  c'est  que  dans 
l'ensemble   on   était   alors   un   peu    retardataire.   En   toutes 
choses  on  était  moins  pressé  et  Ton   allait  moins  vite.   La 
lièvre  des  concours  était  inconnue.  Les  écolières  ne  suivant 
pas  les  classes  tout  l'été,  mais  seulement  l'hiver,  leur  année 
scolaire  n'était  que  les  deux  tiers  de  la  nôtre  et  leur  temps 
d'étude  se  prolongeait  davantage.  Comme  de  nos  jours  il  y 
avait  pourtant  des  exceptions,  et  le  bienheureux  recommande 
quelque  part  un  cours  pour  les  adultes  même  de  vingt-cin([ 
ans,  ce  qu'il  regarde  comme  «  une  belle  charité.  « 

Ainsi  réglée,  l'admission  était  l'objet  de  formalités  écrites 
c|ui  ne  laissent  guère  à  envier  à  notre  bureaucratie  paperas- 
sière. Le  registre  matricule  qu'il  avait  vu  fonctionner  à  l'Uni- 
versité de  Pont-à-Mousson,  fut  introduit  dans  ses  écoles. 
Lorsque  l'enfant  y  était  présentée  par  sa  mère  ou  un  autre 
des  siens,  la  maîtresse  consultait  le  vœu  des  parents  sur  ce 
qu'on  prétendait  ou  désirait  lui  faire  apprendre,   puis  elle 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  i85 

<M  rivait  t'  dans  un  gros  livre,  préparé  tout  exprès  à  cest 
eflect,  le  nom  de  la  fille,  le  nom  et  le  surnom  du  père, 
Taage  d'icelle,  le  lieu  de  sa  demeure,  et  le  jour  et  Tan  de 
s(m  entrée  es  escholes  pour  la  première  fois.  » 

L'on  m'assure  qu'aujourd'hui  l'on  doit  inscrire  encore 
d'autres  indications.  C'est  le  progrès  des  registres. 

Matières  de  l'enseignement.  —  Déjà  plusieurs  fois  nous 
avons  eu  l'occasion  de  toucher  cette  question.  Aucun  n'a 
suscité  plus  de  débats  dans  notre  siècle.  L'instruction  dite 
intégrale  a  prévalu  en  théorie.  Plus  même  de  distinction 
entre  les  matières  facultatives  et  les  matières  obligatoires 
<lepuis  la  loi  du  18  mars  1882.  Nos  con.scrits  dont  plusieurs 
arrivent  encore  au  régiment  sans  savoir  lire  et  écrire,  ont 
passé  par  tiuites  les  branches  des  connaissances  humaines. 
On  peut  préférer  et  l'on  préfère  lô-dessus  les  idées  de 
MM.  Victor  Duruy  et  Jides  Ferry  à  celles  de  Napoléon  l"  et 
de  Fontanes.  Nous  ne  faisons  que  de  Thistoirc  documentaire* 
Voici  ce  <pi«*,  un  siècle  après  la  fondation  des  sœurs  de  la 
(^)ngrégati«)n  Notre-Dame,  le  cardinal  de  Noailles  leur  faisait 
enseigner  aux  externes  de  leur  école  de  Paris  (1696).  Pour 
l'intelligence  du  texte,  nous  prévenons  qu'il  y  avait  quatre 
classes  :  la  grand»'.  In  première,  la  seconde  •  t  in  troi- 
siènu"  ^ 

Dans  la  grande  et  la  première  claRse,  on  y  a|>prendra  à  escrire,  k 
travailler  aux  ouvrage»  manuels,  à  lire  dans  len  livres  imprimez  et  dann 
l«'s  papiiM's  «'strits  à  la  main  ;  on  y  enseignera  aussi  trois  fois  la  se- 
maine l'orthographe  et  l'arithmétique. 

Les  écolières  de  ces  deux  classes  seront  également  soumises  aux 
deux  prjMnièn-s  tnaltresses. 

La  pr«.Mni«Mv  uiailresse  fera  l'instruction,  distribuera  les  ouvrages  ri 
montrera  l'orthographe  et  l'arithmétique,  quand  ce  sera  les  jours  mar- 
qués pour  {"«'nsfigner.  On  monstn-ra  dans  les  deux  petites  classes, 
s(;avoir  aux  plus  petites,  à  connoistrc  les  lettres  et  sonner  les  syllabes. 
Kt  aux  autres  qui  seront  un  peu  plus  avancées,  à  lire  en  latin  et  mesme 
en  françois.  A  noter  cette  lecture  latine  avant  la  lertun-  française,  pour 
s'assurer  que  l'enfant  ne  devine  pas  le  mot,  mais  le  lit  méthodique- 
mnit. 

I .  Fourier  n  ailmcUait  que  trois  classes,  syslèoie  qui  •  prévalu  dans  l'en- 
Hcigiicmenl  primaire  ofCcicl. 


186  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

Résumé  :  lecture,  écriture,  orthographe,  calcul,  travaux  à 
Faiguille. 

Noailles  n'avait  à  rappeler  pour  des  filles  ni  la  religion,  ni 
la  morale,  ni  la  civilité,  qu'il  savait  tenir  bonne  place  dans 
les  constitutions  de  Fourier  avec  a  la  bienséance  en  leurs 
gestes,  en  leurs  paroles  et  en  leurs  actions...  et  quelques 
autres  choses  qui  puissent  aider  à  vivre  et  à  bien  vivre.  » 
C'est  vague,  mais  cela  dit  beaucoup.  Nous  avons  bien  chan- 
gé tout  cela,  puisque  nous  avons  ajouté  des  notions  usuelles 
de  droit  et  d'économie  non  domestique  mais  politique.  Que 
penserait  >s'apoléon  P*"  devant  qui  la  reine  Hortense  avait 
peur  de  paraître  savoir  un  seul  mot  de  droit  ! 

Tenue  de  la  classe.  —  «  En  tout  temps,  écrivait  Fourier,  les 
escholières  entreront  en  leurs  classes  le  matin  à  huit  heures.  » 

Né  à  la  campagne,  il  en  avait  les  habitudes  matinales.  Les 
Parisiens  se  levant  moins  tôt,  même  au  dix-septième  siècle, 
avant  les  progrès  de  l'éclairage,  le  cardinal  de  Noailles  leur 
avait  fait  grâce  d'une  demi-heure,  mais  il  ne  transigeait  pas 
sur  l'exactitude  : 

Comme  l'instruction  des  enfans  est  un  des  principaux  points  et  des 
principales  obligations  de  l'Institut,  la  mère  Intendante  des  classes 
prend  garde  que  l'instruction  se  fasse  comme  elle  se  doit  faire,  que 
les  maîtresses  se  trouvent  à  huit  heures  et  demyc  précises  le  matin, 
pour  entrer  en  classe,  et  l'après-midy  à  une  heure  et  demj-e. 

Une  demi-heure  avant  l'entrée  en  classe,  on  donne  un  si- 
gnal de  la  cloche  pour  les  avertir  de  se  tenir  prêtes  et  de  se 
rassembler  dans  la  cour  ou  dans  le  vestibule. 

En  classe,  les  écolières  se  divisent  en  plusieurs  ordres  ou 
bancs,  ou  bandes.  Chaque  ordre  en  contient  de  seize  à  vingt. 

Dans  chaque  banc,  les  places  sont  distribuées  suivant  la  di- 
ligence, la  modestie  et  le  talent.  Rien  à  la  faveur,  tout  au  mé- 
rite et  à  l'émulation.  C'est  le  système  préconisé  et  vulgarisé 
par  le  Ratio  studiorum  dans  l'enseignement  secondaire  des 
garçons.  Pierre  Fourier  n'aurait-il  pas  agi  sous  l'empire  de 
quelque  réminiscence  de  ses  années  de  collège,  quand  il 
engageait  les  maîtresses  à  faire  gagner  aux  élèves  qui  sont 
plus  bas  «  contre  une  autre  par  dispute  quelque  place  plus 
haute  »,  ou  à  les  faire  «  parfois   disputer  banc    contre   banc 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  187 

pour  emporter  le  titre  de  l*""®  ou  2^»,  ou  encore  à  établir  deux 
bancs  spéciaux,  Tun  d'honneur  et  l'autre  de  punition. 

Le  banc  d'honneur  sera  appelé  banc  de  la  vwtoire^  il  por- 
tera une  belle  couronne  et  une  image  de  la  Vierge.  Il  rece- 
vra les  «  écholières  qui  durant  une  semaine  entière,  n'auront 
fait  aucune  faute  en  disant  leurs  leçons,  et  qui  outre  cela 
n^auront  manqué  de  venir  à  toutes  les  leçons  par  l'espace 
d'un  mois  ou  qui  auront  faict  en  autre  manière  quelque 
grande  vaillance.  » 

Le  banc  de  la  punition  s'appellera  le  banc  pénitencier.  Si 
avant  le  terme  la  pénitente  s'amende  ou  fait  seulement 
tt  quoique  petite  vaillance  »,  on  lui  pardonnera. 

Méthode  pédagogique.  —  Nous  ne  saurions  descendre  ici 
aux  détails  réglementés  par  le  bienheureux  Fourier  pour 
l'enseignement  de  l'écriture  :  manière  dont  les  maltresses 
doivent  tracer  les  modèles,  distribution  d'exemples  faits  à  la 
main  ou  imprimés;  non  plus  que  nous  n'avons  à  redire  ses 
préceptes,  curieux  et  sensés,  pour  apprendre  l'orthographe. 
11  pousse  presque  jusqu'à  la  minutie  ses  avis  relatifs  à  la 
ponctuation  et  aux  abréviations,  est  en  garde  contre  les  inno- 
vations et  tient  pour  l'usage.  Il  est  positif  et  pratique;  on 
sent  qu'il  est  né  dans  une  maison  de  commerçants,  a  grandi 
chez  des  bourgeois^  a  vécu  parmi  des  cultivateurs.  Que  Ton 
choisisse  donc  les  dictées  dans  ce  même  onire  d'idées  et  que 
les  maîtresses  donnent  quelque  fois  «  pour  orthographe  des 
formes  de  quittance,  de  récépissé,  de  parties  pour  marchan- 
dises vendues  ou  pour  argent  preste,  et  pour  diverses  autres 
choses  qui  se  rencontrent  tous  les  jours  parmi  les  affaires 
du  monde,  et  qui  ont  besoin  de  «'escrire  pour  plus  grande 
assurance.  »  Ce  n'est  pas  assez  de  mettre  les  futures  ména- 
gères ou  négociantes  sorties  de  ses  écoles  à  même  de  signer 
un  acte  et  de  prendre  des  sûretés  par  écrit;  il  souhaite 
presque  d'en  faire  des  comptables  et  enjoint  aux  maltresses 
de  leur  donner  des  notions  de  tenue  des  HiTciy  en  leur  mon- 
trant M  la  façon  d'escrirc  article  par  article  distinct,  de  tirer 
des  sommes  de  chacun,  les  mettre  en  sommes  grosses,  et  y 
observer  au  reste  toutes  autres  circonstances  requises.  »  Lui- 
même,  ses  lettres  en  font  foi,  savait  tenir  ses  comptes  <*t  ••••ii\ 
de  toutes  ses  maisons  à  un  franc  barrois  près. 


188  UNE  PROCHAINE   CANONISATION 

Son  meilleur  titre  pédagogique,  en  matière  de  méthode, 
est  d'être  le  premier  promoteur  connu  de  renseignement 
^//«wZ/««e  remplaçant  l'enseignement  individuel.  Avant  lui  un 
seul  maître  enseignait  tous  les  élèves  successivement.  De  là 
des  lenteurs  et  des  pertes  de  temps.  Pierre  Fourier  réalisa 
son  système  nouveau  au  moyen  du  tableau  et  de  V unité  de 
livre  classique.  Cette  réforme  a  été  attribuée  au  bienheureux 
de  La  Salle.  Sans  vouloir  lui  ravir  cette  gloire  ni  entrer 
dans  le  débat,  signalons  Fhypothèse  émise  par  M.  Fabbé 
Pierfitte.  Jean-Baptiste  de  La  Salle  n'imprima  sa  méthode 
qu'en  1680,  et  celle  de  Fourier  a  vu  le  jour  en  1640.  Il  est 
improbable  que  dans  Tintervalle  le  fondateur  des  Frères  des 
écoles  chrétiennes  qui  s'enquérait  beaucoup  des  institutions 
scolaires  en  usage,  n'ait  pas  été  en  rapport,  à  Reims,  avec  la 
maison  de  la  Congrégation  Notre-Dame.  Ce  procès  entre 
deux  bienheureux  est  pendant. 

Mais  il  n'est  pas  impossible  non  plus  que  Fourier  ait  em- 
prunté à  d'autres,  car  il  avait,  lui  aussi,  étudié  les  régimes 
en  vigueur  avant  d'en  adopter  un.  Lorsqu'il  rédigeait  défini- 
tivement ses  constitutions,  il  envoya  deux  de  ses  religieuses, 
sœur  Martine  et  la  future  supérieure  sœur  Alix,  visiter  les 
Ursulines  de  Paris  (1615).  Les  deux  Lorraines  furent  cordia- 
lement accueillies  par  madame  de  Sainte-Beuve  qui  venait 
d'établir  la  communauté  au  faubourg  Saint-Jacques.  Sous  sa 
direction  elles  s'instruisirent  des  pratiques  de  l'observance 
régulière  et  «  se  pénétrèrent  bien  des  méthodes  d'éducation 
et  d'enseignement.  »  ^  Le  «  Mémoire  pour  les  deux  sœurs 
envoyées  aux  Ursulines  »  est  venu  jusqu'à  nous.  Peu  de  do- 
cuments témoignent  à  un  égal  degré  de  l'esprit  d'observa- 
tion et  d'enquête  du  bienheureux  Fourier.  Dans  les  quatre 
grandes  pages  de  cette  liste  de  questions  qui  touche  à  tout, 
il  n'oublie  aucune  des  choses  de  l'administration  intérieure 
ou  extérieure  d'une  communauté,  d'un  pensionnat,  d'un  ex- 
ternat. 

Sauront  combien  de  maîtresses  pour  les  classes  et  quelles;  qui  les 
établit,  qui  les  change  et  dispose;  quelles  sont  les  règles  et  devoirs  de 
chacune  ;  combien  de  temps  elles  sont  en  charge... 

1.  Rogie,  t.  I,  p.  294. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  189 

Les  écolières,  pensionnaires,  quelles  en  âge,  qualité,  nombre, 
comment  nourries  (élevées)  et  instruites,  en  quoi  et  par  combien  de 
maîtresses 

Enseigner  les  pensionnaires  et  les  externes,  qui,  par  (pii,  quoi,  com- 
bien de  temps  avant  le  dîner,  combien  après,  et  comment  pour  la  piété, 
pour  la  lecture  et  écriture,  pour  les  ouvrages  ;  sous  quelles  conditions 
et  les  unes  et  les  autres  sont  admises,  retenues,  renvoyées,  et  notamment 
si  l'école  est  gratuite  pour  les  e.rternes.  Donner  les  punitions,  à  quels 
jours,  heures  et  occasions,  où,  par  qui,  comment  et  quelles  à  chacune 
sorte  de  faute... 

Los  filles  mettront  par  écrit  tout  ce  qu'elles  auront  appris  et  remarqué 
touchant  les  points  ci-dessus,  ou  par  adresse  d'autrui  :  Kt  mettront 
la  différence  qui  se  retrouve  en  chacun  des  sept  chefs  ci-spécifiés,  pour 
les  saisons  d'été,  d'hiver,  carême,  d'après  PAques  et  autres  '. 

L'on  se  comprit  si  bien  de  part  et  d'autres  entre  religieuses 
des  deux  ordres  que  TafTaire  faillit  tourner  tout  autrement 
que  ne  le  souhaitait  le  bienheureux.  Les  Ursulines  édifiées 
des  vertus  des  deux  enqui^teuscs  leur  offrirent  de  fondre 
ensemble  leurs  congrégations.  Sœur  Alix,  réciproquement 
charmée,  allait  peut-être  s'y  prêter.  Heureusement  elle 
consulta  M.  de  Bérulle.  Le  cardinal  vint  lui  apporter  cette 
sage  réponse  «  qu'il  croyait  que  Dieu  ne  demandait  pas  cette 
union  et  qu'elle  n'y  pensât  plus.  »  Au  bout  de  deux  mois  les 
deux  sœurs  prenaient  congé  de  leurs  bienfaitrices  et  rentraient 
à  Verdun  fjuin  1615),  non  sans  rapporter  sans  doute  quelque 
profit  de  tout  ce  qu'elles  avaient  vu  et  entendu. 


Nous  voici  loin  de  la  petite  école  provisoirement  installée 
à  Poussay  en  1598.  Cet  essai  ne  pouvait  avoir  qu'un  temps. 
Fouricr  avait  hâte  de  revoir  ses  religieuses  à  Mattaincourt. 
Les  nobles  chanoinesses  jalousaient  ces  pauvres  filles  et  les 
virent  partir  sens  regret.  L'abbesse  Edmonde  d'Amoncourt 
était  une  trop  grande  dame  pour  comprendre  ces  humbles  et 
ces  petites.  Mais  Madame  d'Aspremont,  intelligente  des 
choses  de  Dieu  et  dévouée  aux  bonnes  œuvres,  alla  jusqu'à 

i.  Lettres,  t.  I  p.  114.  —  Ce  Mémoire  eut  reproduit  dans  la  Révérende 
Mère  Françoise  de  Bermond,  par  une  Ursulinc.  Paris,  1897,  p.  379  tqq. 


190  UNE  PROCHAINE  CANONISATION 

engager  son  argenterie  pour  leur  acheter  une  «  petite 
maisonnette  •»  à  Mattaincourt  ^  C'est  la  première  école 
proprement  dite.  Elle  fut  bénite  en  la  Fête-Dieu  de  1599  et 
bientôt  inaugurée.  Désormais  les  fondations  se  suivirent 
sans  interruption 

Tous  les  seigneurs  évêques  de  par  ici  alentour,  de  Toul,  de  Metz, 
de  Verdun,  de  Châlons,de  Soissons,  de  Laon,  Vitry,  Sainte-Menehould, 
etc.,  et  Son  Altesse  (de  Lorraine)  en  la  plupart  des  siennes,  Nancy, 
Saint-Mihiel,  Bar,  Saint-Nicolas,  Mirecourt,  Epinal,  Châtel,  Dieuze, 
l'archiduchesse  qui  est  es  Pays-Bas,  en  a  demandé  pour  sa  ville  de 
Luxembourg. 

Ainsi  écrivait  Fourier  en  1627.  ~ 

En  1634,  la  Congrégation  Notre-Dame  s'établissait  à  Paris. 
L'histoire  de  ce  monastère  est  encore  à  écrire.  Nous  en  avons 
eu  sous  les  yeux  les  matériaux  conservés  aux  Archives  na- 
tionales*^, et  nous  faisons  des  vœux  pour  qu'un  érudit  en  tire 
un  ouvrage  semblable  à  la  belle  monographie  publiée  sur 
la  maison  de  Reims  par  Mgr  Péchenard,réminent  recteur  de 
l'Université  catholique  de  Paris.  * 

Nous  ne  pouvons  qu'indiquer  quelques  dates.  Le  9  Juin 
1643,  trois  ans  après  la  mort  du  bienheureux  Pierre  Fourier, 
les  religieuses  de  Paris  obtenaient  l'autorisation  de  l'arche- 
vêque, Mgr  de  Gondi,  et,  le  19  mars  1644,  le  consentement 
des  prévôt  et  échevins  de  la  ville  qui  ne  cessèrent  jamais  de 
leur  être  favorables,  d'autant  qu'elles  étaient  «  sans  charge 
au  public  «  et  même  de  quelque  utilité  pour  lui  «  par  l'instruc- 
tion qu'elles  donnent  gratuitement  aux  jeunes  filles  et  qu'elles 
sont  obligées  de  continuer  par  leurs  vœux  et  leur  institut.  » 

1.  Lettres,  t.  V,  p.  62, 
,2.  Lettres  t.  III,  p.  134 

3.  Nous  signalons,  outre  les  documents  auxquels  nous  nous  référons  les 
Livres  des  actes  capitulaires,  les  Livres  des  supérieures  allant  du  6  mars 
1646  au  23  janvier  1792,  date  de  l'élection  de  la  mère  Saint-Augustin  qui 
devait  quelques  mois  après  être  expulsée  avec  ses  religieuses  et  se  retirer 
au  Rungis  ;  enfin  le  lAvre  des  confesseurs  donnant  aussi  les  noms  des 
supérieurs,  et  le  Livre  des  deffuntes  qui  s'arrête  en  1750.  Arch.  nat.,  LL 
1628-1629,  1635-1637.  Il  y  a  aussi  des  Livres  de  comptes,  etc. 

4.  Histoire  de  la  Congrégation  de  Notre-Dame  de  Reims,  par  l'abbé  P.-L. 
Péchenard,  Reims,  1886,  2  vol.  in  S». 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  191 

En  jaiivirT  1645,  des  lettres  patentes  leur  étaient  délivrées, 
mais  paraissent  n'avoir  pas  été  vériûées  K  En  1671  leurs 
privilèges  étaient  confirmés,  et,  le  7  septembre  suivant,  enre- 
gistrés. Le  document  le  plus  important  et  qui  leur  fait  le 
plus  d'honneur,  ce  sont  les  lettres  patentes  données  par 
Louis  XIV  en  1680,  contresignées  Colbert  et  Le  Tellier, 
portant  confirmation  de  leur  établissement,  avec  éloge  des 
services  rendus  par  elles  à  l'instruction  gratuite^.  Le  gouver- 
nement était  d'accord  à  cette  époque  avec  la  Municipalité 
de  Paris,  et  ce  n'était  pas  pour  laïciser  ni  pour  confisquer 
ou  désaffecter.  En  1731,  elles  célébrèrent  la  béatification 
de  leur  fondateur  Pierre  Fourier  ^.  Mais  le  dix-huitième 
siècle,  siècle  ruineux  pour  les  congrégations,  ne  leur  permit 
pas  de  se  développer.  Elles  durent  vendre  des  immeubles  et 
finalement  recourir  à  la  charité  de  l'archevêque  de  Paris  et 
de  l'Assemblée  du  clergé. 

Le  cardinal  de  Luynes,  archevêque  de  Sens,  était  alors 
président  du  Bureau  de  secours  du  Clergé,  appelé  la 
Commission  des  Hégulier».  Sa  charité  et  l'intérêt  qu'il 
témoignait  aux  congrégations  étaient  bien  connus.  Elles  lui 
adressèrent  la  lettre  suivante  qui  est  le  meilleur  exposé  de 
leur  situation  h  la  veille  de  la  Révolution  française. 

Monseigneur, 
LcH  Ut'ligiruscs  du  monastère  de  la  Congn'-gation  de  Notre-Dame 
^;tabli  à  Paris  rue  Neuve  et  paroisHe  Saint-Ktienne-du-Mont,  sont  aux 
pies  d«'  Votre  Éminence,  et  ont  l'honneur  de  vous  représenter  très 
respectueusement,  Monseigneur,  que  placées  sur  un  des  flancs  de  celte 
capitale,  (juartier  habité  principalement  par  le  plus  petit  peuple,  avec 
peu  de  secours  pour  l'instruction  des  Enfants  de  la  pauvreté,  eUet 
s'applif/urnt,  suivant  le  voeu  de  leur  Inêtitut.  gratuitement  à  l'éducation 
des  petites  filles  qui  fréquentent  tous  les  Jours  en  grand  nombre  leurs 
classes  extérieures  :  qu'elles  ne  se  bornent  pas  à  leur  enseigner  à  lire, 
et  à  écrire,  et  à  les  catéchiser  :  qu'elles  s'occupent  aussi  k  leur 
apprendre  à  travailler,  en  sorte  qu'elles  ont  la  consolation  depuis  long- 
temps de  voir  sortir  de  leur  école  des  jeunes  filles  non  seulement 

1.  Arch    nat.,  Q«  1354. 
.  2.  Arch.  nat.,  L  1059. 

3.  Voir  cette  int«.'rc8Bante  relation  dans  le  Livre  des  bienfacteurs  de  noslre 
maison  commençants  le  1*'  Janvier  Î656  à  1739.  Arch.  jiat.  L  1041,. 


UNE  PROCHAINE   CANONISATION  192 

instruites  des  maximes  de  religion  et  des  principes  de  vertu  qui 
doivent  régler  leur  conduite  pendant  le  reste  de  leur  vie;  mais  encore 
capables  de  gagner  leur  vie  par  un  travail  convenable  à  leur  état  : 
qu'elles  osent  croire  être  par  là  dune  utilité  qui  exigeroit  qu'on  les 
suppléât,  si  leur  maison  venoit  à  être  détruite  ;  que  la  modicité  de 
leurs  revenus,  malgré  la  pauvreté  dans  laquelle  elles  vivent,  ne  peut 
suffire  au  plus  nécessaire  depuis  que  les  circonstances  des  tems 
rendent  toutes  les  denrées  beaucoup  plus  chères  qu'autrefois  :  qu  elles 
ont  été  contraintes  de  contracter  avec  leurs  fournisseurs  des  dettes  qui 
les  écrasent  et  qui  achèveront  de  les  ruiner,  si  elles  ne  sont  prochai- 
nement secourues  ;  que  dans  l'extrême  besoin  où  elles  sont  réduites, 
elles  puissent  trouver  une  ressource  dans  la  charité  d'un  vertueux 
cardinal,  dont  le  cœur  formé  sur  l'Evangile  ne  se  permet  que  de 
bonnes  œuvres. 

Celle  de  la  conservation  des  suppliantes  en  est  une,  Monseigneur, 
digne  de  Votre  Eminence.  En  continuant  leur  existence  ou,  plutôt,  en 
leur  en  donnant  une  nouvelle,  vous  perpétuerez  le  bien  qu'elles 
s'efforcent  de  faire  par  les  services  qu'elles  rendent  au  public,  et  la 
bonne  odeur  de  Jésus-Christ  qu'elles  n'ont  cessé,  par  la  grâce  de  Dieu, 
de  répandre,  jusqu'à  présent. 

Nos  vœux  pour  la  conservation  de  vos  précieux  jours  seront, 
Monseigneur,  de  tous  les  instants  de  notre  vie  et  c'est  à  vos  pies  cpie 
nous  nous  disons. 

De  Votre  Eminence, 
Monseigneur, 

Les  très  Inimbles,  très  obéissantes  servantes, 

S--  de  St  BERNARD,  supérieure, 
S'  de  S"  CLOTILDE,  dépositaire  de  la 
Congrégation  de  Paris, 

Ce  23  janvier  1784.  < 

Le  vieux  cardinal  apostilla  leur  supplique  de  sa  main 
tremblante,  et,  par  délibération  du  7  mars  1786,  il  leur  fut 
accordé  vingt-quatre  mille  francs  en  six  ans. 

On  n'avait  oublié  qu'un  point  :  c'était  de  prévoir  la  Révo- 
lution. Les  trois  premières  annuités  seules  leur  furent 
payées,  dont  la  dernière  en  1789. 

Puis  ce  fut  le  décret  de  l'Assemblée  nationale  du  13 
novembre  1789,  ordonnant  la  déclaration  des  biens,  et 
bientôt  il   fut  procédé  à  la  liquidation.  Une  pension    déri- 

1.  Arch.,nat.  G9  651, 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  193 

soire  fut  accordée  à  la  trentaine  de  religieuses  qui  se 
croyaient  autorisées  à  réclamer  «  au  nom  de  la  justice  et 
de  l'humanité  »  parce  qu'elles  étaient  «  vouées  par  état  à 
l'instruction  gratuite  de  la  jeunesse.  »  * 

La  nation  libre  s'obligeait  par  la  constitution  de  1791  à 
créer  et  organiser  son  instruction  publique  gratuite.  L'idée 
eût  été  grande  et  vraiment  nationale,  si  dès  lors  la  scission 
entre  l'Eglise  et  l'Etat,  la  religion  et  la  morale,  n'eût  été 
le  but  des  législateurs.  Cent  ans  de  tâtonnements  ont  abouti 
à  la  gratuité,  à  l'obligation  et  à  la  laïcité  de  l'enseignement 
primaire.  L'école  neutre  est  devenue  l'école  athée,  et 
l'école  sans  Dieu  l'école  contre  Dieu.  Pour  faire  accepter  ce 
déplorable  système  on  a  fait  sonner  bien  haut  son  caractère 
gratuit.  Mais  la  gratuité  a  son  origine  plus  loin  dans  notre 
histoire  que  la  Révolution  française  ;  elle  peut  se  réclamer 
il'un  saint.  ^ 

Aujourd'hui,  les  religieuses  de  la  Congrégation  Notre- 
Dame,  chanoinesses  de  Saint-.Vugustin,  possèdent  à  Paris 
trois  florissantes  maisons  d'éducation,  les  Oiseaux,  l'Ab- 
baye-au-Bois,  le  Roule  ;  on  y  a  conservé,  comme  partout  en 
province,  les  généreuses  traditions  du  fondateur  :  à  côté  du 
pensionnat  s'«'-lt'Vf'  Trcole  gratuite. 

1.  Arch.  liât.  S  4637- 'lO. 

(A  suivre).  H.    CHÉROT.   S.   J. 


L.\.\I.  —  13 


MONTALEMBERT 


I 

L'opinion  publique  revient  à  Montalembert  avec  une  sym- 
pathie croissante.  Ce  n'est  pas  seulement  un  chef  que  les 
catholiques  regrettent  et  une  gloire  qu'ils  revendiquent, 
c'est  un  modèle  qu'ils  sentent  le  besoin  d'étudier  et  d'imiter. 
Ses  livres  sont  un  arsenal  où  l'on  trouve  d'excellentes  armes 
pour  les  combats  présents,  et  sa  vie  est  pleine  de  leçons 
pratiques.  * 

Charles,  comte  de  Montalembert,  petit-fils  de  M.  James 
Forbes,  tenait  à  l'Angleterre  par  le  sang  maternel  et  par  la 
première  éducation  ;  mais  «  ce  fils,  des  Croisés  »,  de  race 
très  française,  rentra  de  bonne  heure  dans  sa  patrie 
pour  y  recevoir  l'instruction  que  l'Université  donnait  à  ses 
contemporains.  Il  fît  ses  études  à  Sainte-Barbe,  où  il  se 
lia  d'une  profonde  amitié  avec  Léon  Cornudet. 

On  a  publié  la  correspondance  échangée  entre  ces  deux 
amis  de  collège,  si  différents  par  le  caractère  et  par  la  desti- 
née, semblables  par  l'élévation  des  sentiments  et  la  vivacité 
de  la  foi.  On  admire  dans  ces  lettres  la  sincérité  des  enthou- 
siasmes et  l'état  d'esprit  public  qui  s'y  révèle.  La  jeunesse 
d'alors  était  dévorée  du  désir  de  faire  quelque  chose  d'utile; 
elle  comptait  peu  de  blasés. 

Montalembert  est  écœuré  par  le  «  doute  contagieux,  l'im- 
piété froide  et  tenace,  l'immoralité  la  plus  flagrante,  la  plus 
monstrueuse,  la  plus  dénaturée  »  qui  régnent  dans  les  écoles 
publiques  où  il  est  jeté.  L'Université,  «  voilà  la  source  où 
les  générations  successives  vont  boire  le  poison  qui  des- 
sèche jusque  dans  ses  racines  la  disposition   naturelle  de 

1.  Voir  tout  particulièrement  :  Montalembert,  sa  jeunesse  (1810-1836), 
par  le  R.  P.  Lecanuet,  Prêtre  de  l'Oratoire.  Paris,  Poussielgue,  1895. 


MONTALEMBERT  195 

l'homme  à  servir  Dieu  et  à  Tadorer.  »  Il  Ta  constaté  ;  c'est 
ce  qui  le  pousse  à  combattre  sans  merci  cette  école  d'irré- 
ligion, à  dévouer  sa  vie  pour  défendre  l'Eglise,  les  âmes  et 
la  vérité  contre  leurs  pires  ennemies. 

Plein  de  cette  noble  ambition,  il  veut  acquérir  à  tout  prix 
le  plus  de  science  possible.  C'est  un  spectacle  touchant  que 
celui  de  ce  jeune  gentilhomme  à  la  poursuite  passionnée  de 
connaissances  nouvelles,  mettant  à  profit  tous  les  instants 
et  toutes  les  occasions.  Langues,  histoire,  philosophie, 
littérature,  beaux-arts,  il  se  jette  sur  tout  avec  une  avidité 
qui  ne  se  rassasie  pas. 

On  souffre  de  voir  cette  ardeur  courir  le  risque  de  s'égarer, 
car  les  guides  manquent  ou  sont  plus  dangereux  encore  que 
l'inexpérience.  C'est  Cousin  et  son  école,  Kant,  Schelling, 
les  sophistes  allemands,  en  attendant  Lamennais  et  l'Avenir. 
Mais  Dieu  qui  voyait  la  droiture  de  cet  esprit  curieux  et  le 
désintéressement  de  ce  cœur  pur  ne  permit  pas  qu'il  fit, 
comme  tant  d'autres,  un  douloureux  naufrage. 

Après  Dieu,  il  le  dut  à  ses  amis,  parmi  lesquels,  outre 
Cornudet,  il  faut  signaler  Rio  et  Lcmarcis. 

Les  voyages,  transformés  en  excursions  scientifiques  et 
en  sources  neuves  d'informations  et  d'expériences,  donnent 
un  extraordinaire  intérêt  à  ces  premières  années  d'un  grand 
homme.  Nous  suivons  d'abord  Montaicmbert  en  Suède,  où 
il  rejoint  sa  famille   transportée    ]h  par   les    hasards    de    lu 
carrière  diplomatique.  Grâce  h  ses  lettres,    nous  saisissons 
sur  le  vif,  dès  leur  éclosion,   les  impressions  qu'il   éprouve 
et  les  jugements  qu'il  forme  à  la  vue  des  hommes,  des  cho- 
ses et  des  événements.  Ni  la  cour  de    Rernadotte,  ce  Béar- 
nais improvisé  roi,  ni  les  salons  de  Stockholm  ne  le  sédui- 
sent. Il  se  tient  au  courant  du  mouvement  politique,   reli- 
gieux et  littéraire;  il  interroge  ses  amis  sur  Chateaubriand, 
il  demande  le  résumé  des  cours  faits  à  Paris  par  M.  Cousin 
et  les  discute  avec  Cornudet  et  Rio.  Il  apprend  le    suédois, 
se  préoccupe  de  l'avenir  du   catholicisme   dans   les   régions 
du  Nord  où  son  état  est  si  précaire;  il  projette  d'écrire  une 
histoire  constitutionnelle   de  l'Europe.    Déjà   la    liberté    lui 
semble  la  meilleure  alliée  de  la  religion,  le  grand   chemin 


196  MONTALEMBERÏ 

qui  doit  ramener  à  FEglise  les  générations  de  Tavenir.  Il 
rêve  d'apprendre  «  aux  catholiques  des  siècles  froids  et 
civilisés  »  ,  de  cette  civilisation  «  qui  nous  énerve  et  nous 
ennuie  »  ,  quels  sont  leurs  devoirs  dans  les  temps  présents 
et  «  ce  que  peut  la  foi  quand  elle  sait  être  libre.  )> 

La  maladie  de  sa  sœur  Elise,  pour  laquelle  il  ressentait 
une  affection  profonde  mêlée  de  vénération,  le  ramène  en 
France  par  l'Allemagne.  Il  a  le  regret  de  la  perdre  en  arri- 
vant à  Besançon,  mais  il  trouve  un  consolateur  délicat  et 
inespéré  dans  le  jeune  Henri  de  Bonnechose,  alors  avocat- 
général  à  la  cour  de  Besançon,  plus  tard  cardinal  et  arche- 
vêque de  Rouen.  C'est  à  la  mémoire  de  cette  chère  morte 
que  l'hagiographe  dédiera  son  premier  chef-d'œuvre,  VFIis- 
toire  de  sainte  Elisabeth  de  Hongrie. 

II 

Ce  deuil  ravive  la  piété  de  Montalembert  et  son  besoin  de 
se  dévouer  aux  intérêts  catholiques.  Pour  tropiper  son  iso- 
lement, il  resserre  les  liens  qui  l'unissent  à  ses,  amis,  en 
recherche  de  nouveaux  et  redouble  d'acharnement  pour 
l'étude.  Il  suit  les  cours  de  Villemain  et  de  Guizot,  entre  en 
relations  plus  intimes  avec  Cousin,  fait  la  connaissance  d'Al- 
fred de  Vigny  et  de  Sainte-Beuve,  voit  Lamartine  et  Victor 
Hugo  qui  lui  communique  son  enthousiasme  pour  l'archi- 
tecture gothique  et  le  moyen-âge.  Toute  cette  semence 
lèvera,  fleurira  et  portera  des  fruits  en  son  temps. 

Il  venait  de  partir  pour  l'Angleterre,  lorsque  la  Révolu- 
tion de  juillet  le  rappelle  en  France.  Il  est  d'abord  enthou- 
sifiste  de  cette  victoire  des  masses  qui  lui  semble  le 
triomphe  de  la  Charte,  du  droit  et  de;  la 'liberté  ;  mais  ses 
appréciations  se  modifient  vite,  en  voyant  l-e^  excès  des  répu- 
blicains. Il  comprend  que  la  tolérance  et  le  respect  ne  peu- 
vent sortir  de  l'émeute  et  du  pillage. 

-C'est  un  spectacle  bien  différent  que  Moijtalembert  con- 
temple peu  après  en  Irlande,  où  •  la  parole  d'O'Connell 
soulève .  les  foules  etjette  dans  les  âmes  -des  germes 
d'affranchissement,  parce  qu'à  la  ,  pas&ioii/de  la  liberté  et 
de  l'égalité,  elle  unit  le  souci  de  la  légalité.. Les  forces  disci- 


MONTALEMBERT  197 

plinées  sont    les    seules    qui    aboutissent    à  de    salutaires 
résultats;  les  autres  ne  sont  puissantes  que  pour  détruire. 

Il  nous  est  difficile  aujourd'hui  de  comprendre  ce  que  ce 
voyage  à  travers  l'Irlande  souleva,  dans  le  cœur  de  Mon- 
talembert,  de  viriles  résolutions  et  de  poétiques  attendrisse- 
ments. Voici  une  page  que  pourraient  méditer  ceux  qui 
tremblent  en  pensant  à  la  suppression  du  budget  des 
cultes  : 

«  Je  n'oublierai  jamais  la  première  messe  que  j'entendis  dans  une 
chapelle  de  campagne.  J'arrivai  un  jour  au  pied  d'une  éminence  dont 
la  base  était  revêtue  de  sapins  et  de  chênes,  je  mis  pied  à  terre  pour  y 
monter.  A  peine  avais-je  fait  quelques  pas,  que  mon  attention  fut  atti- 
r«'e  par  un  homme  agenouillé  au  pied  d'un  de  ces  sapins  ;  j'en  vis  bien- 
tôt plusieurs  autres  dans  la  même  posture.  Plus  je  montais,  plus  ce 
nombre  de  paysans  prosternés  était  considérable.  Enfin,  au  sommet  de 
la  colline,  je  vis  s'élever  un  édifice  en  forme  de  croix,  construit  en 
pierres  mal  jointes,  sans  ciment,  et  couvert  de  chaume.  Tout  autour 
une  foule  d'hommes  grands,  robustes  et  énergiques,  était  à  genoux,  la 
tète  découverte,  malgré  la  pluie  qui  tombait  par  torrents  et  la  boue  qui 
fléchissait  sous  eux.  Un  profond  silence  régnait  partout. 

«  C'était  la  chapelle  catholique  de  Dlarney,  et  le  prêtre  y  disait  la 
messe.  J'arrivai  au  moment  de  l'é|évati<»n  et  toute  cette  fervente  popu- 
lation se  prosterna  le  front  contre  terre.  Je  m'efforçai  de  pénétrer  sou» 
le  toit  de  l'étroite  chapelle  qui  regorgeait  de  monde.  Pas  de  sièges,  pas 
d'ornements,  pas  même  de  pavé  :  pour  tout  plancher,  la  terre  humide 
et  pierreuse,  un  toit  ft  jour,  des  chandelles  en  guise  de  cierges.  J'en- 
tendis le  prêtre  annoncer,  en  irlandais,  dans  la  langue  du  peuple  catho- 
lique, que  tel  jour  il  irait,  pour  abréger  le  chemin  de  ses  paroissiens, 
dans  cette  cabane  qui  deviendrait,  pendant  ce  temps  li,  la  maison  de 
Dieu,  qu'il  y  distribuerait  les  sacrements  et  qu'il  y  recevrait  le  paiu 
dont  le  nourrissent  ses  enfants. 

«r  Bientôt  le  Saint-Sacrifice  fut  terminé  ;  le  prêtre  monta  à  cheval  et 
partit  ;  puis  chacun  se  leva  et  se  mit  lentement  en  route  pour  ses  foyers  ; 
les  uns,  laboureurs  itinérants,  portant  avec  eux  leur  faulx  de  moisson- 
neur, se  dirigèrent  vers  la  chaumière  la  plus  voisine  pour  y  demander 
une  hospitalité  qui  est  un  droit  ;  les  autres,  prenant  leurs  femmes  en 
croupe,  regagnèrent  leurs  lointaines  demeures.  Plusieurs  restèrent 
pour  prier  plus  longtemps  le  Seigneur,  prosternés  dans  la  boue,  dans 
cette  silencieuse  enceinte,  choisie  par  le  peuplé  pauvre  et  fidèle,  au 
temps  des  anciennes  persécutions.  » 

Quel  mal  y  aurait-il  à  voir  de  pareilles  scènes  se  reproduire 


198  MOXTALEMBERÏ 

chez  nous,  si  la  France  chrétienne  en  est  encore  capable  ? 
Montalembert,  qui  s'était  agenouillé  au  milieu  de  ces  pauvres 
gens,  se  releva  fier  de  cette  religion  qui  ne  meurt  pas.  Il  se 
jura  devant  Dieu  de  travailler  toute  sa  vie  à  «  affranchir 
l'Eglise  du  joug  temporel  par  des  moyens  légaux  et  civiques 
et  en  même  temps  à  séparer  sa  cause  de  toute  cause  poli- 
tique )). 

A  vrai  dire  cependant,  le  grand  agitateur,  qu'il  entrevit 
dans  le  négligé  de  la  vie  familiale,  lui  parut  inférieur  à  sa 
réputation.  Ce  n'est  que  plus  tard,  quand  il  eut  été  mûri  lui- 
même  par  l'expérience,  qu'il  rendit  pleinement  justice  à  ce 
qu'il  y  avait  de  fort  dans  cette  ])onhomie  populaire  et  dans 
cette  éloquence  pleine  d'humour,  essentiellement  vivante 
parce  qu'elle  s'inspirait  des  temps  et  des  lieux  et  allumait 
sa  flamme  au  coeur  des  auditeurs.  Chaque  homme,  chaque 
peuple  a  son  idéal  et  c'est  étroitesse  d'esprit  que  de  vouloir 
tout  plier  à  des  règles  uniformes. 

Au  retour  de  Montalembert  en  France,  le  journal  V Avenir 
était  fondé.  Jusqvi'alors  les  catholiques  se  cachaient;  non- 
seulement  on  les  regardait  comme  une  quantité  négligeable 
dans  la  vie  publique,  mais  on  les  méprisait  et  ils  semblaient 
s'y  résigner.  Les  plus  optimistes  n'espéraient  sortir  de 
cette  humiliation  que  par  la  faveur  du  pouvoir.  Protégés  ou 
persécutés,  ils  croyaient  qu'il  n'y  avait  pas  de  milieu. 

Telle  était  la  situation  des  esprits,  lorsque  le  journal 
dirigé  par  l'abbé  de  Lamennais  fit  retentir  son  coup  de 
clairon.  Il  proclamait  hautainement,  bruyamment,  que  les 
catholiques  n'étaient  et  ne  voulaient  être  ni  des  parias,  ni 
des  ilotes  sur  la  terre  de  France  ;  qu'ils  entendaient  vivre 
au  grand  soleil  de  la  patrie,  non-seulement  en  vertu  du 
droit  divin  et  des  privilèges  de  l'Église,  mais  en  vertu  de 
la  Charte  et  des  libertés  conquises  par  un  demi-siècle  de 
révolutions.  Sans  oublier  ou  renier  le  passé,  ils  ne  voulaient 
lier  leur  cause  à  celle  d'aucun  parti,  d'aucune  institution; 
ils  ne  voulaient  d'exception  ni  pour  eux  ni  contre  eux,  mais 
réclamaient  le  droit  commun,  «  Dieu  et  la  liberté  !  « 

Un  tel  langage  jeta  tout  le  monde  dans  la  stupeur  ;  il 
devait  faire  tressaillir  Montalembert  dans  ses  fibres  les  plus 
fières  et   les   plus  intimes.   C'était  l'annonce   de  la  bataille 


MONTALEMBERT  199 

pour  ce  qu'il  avait  rêvé  de  déiendre  :  l'honneur  et  la  liberté 
de  l'Église  ;  et  cette  bataille  allait  se  livrer  en  plein  jour,  à 
visage  découvert,  à  armes  égales.  Ne  pouvant  combattre 
avec  le  fer,  comme  tous  ses  aïeux,  il  vint  mettre  au  service 
de  Lamennais  ce  que  la  nature  et  l'étude  avaient  réuni  en  lui 
de  puissance  par  la  plume  et  par  la  parole  :  «  Tout  ce  que 
je  sais,  tout  ce  que  je  peux,  je  le  mets  à  vos  pieds.  »  C'était 
beaucoup. 

On  connaît  les  jeunes  gens  de  talent  et  de  générosité  qui 
se  groupèrent  à  la  Chênaie  autour  du  maître  :  Lacordaire, 
Gerbet,  Montalembert,  Rohrbacher,  de  Coux,  Maurice  de 
Guérin.  La  bonne  foi  et  la  bonne  volonté  surabondaient  chez 
tous  ;  c'est  pourquoi  pas  un  seul  ne  suivit  dans  sa  chute  le 
prêtre  de  génie  qui  les  avait  rassemblés. 

Quelques-uns  des  articles  parus  dans  VAvenir  nous  émeu- 
vent encore,  tant  il  y  bouillonne  d'audace,  de  verve  et  d'in- 
dignation. Leur  apparition  fut  un  événement  ;  amis  et 
ennemis  étaient  déconcertés  par  cette  fière  et  provocante 
attitude  que  les  catholiques  ne  connaissaient  plus.  Par  mal- 
heur, au  zèle  impétueux  mais  sincère  de  ses  disciples,  La- 
mennais mêlait  déjà  le  fiel  d'une  Ame  orgueilleuse  ;  parmi 
des  idées  fort  justes  se  glissaient  des  exagérations  et  des 
erreurs  qui  devaient  tout  perdre.  Montalembert  et  Lacor- 
daire,  dont  Tamitié  récente  devait  être  si  intime  et  si  fidèle, 
étaient  les  plus  fougueux  et  les  plus  éloquents. 

Leur  tort  fut  de  prendre  pour  un  dogme  et  un  idéal  ce  qui 
ne  peut  être  qu'un  expédient  ou  un  pis-aller  ;  et  puisque  le 
pouvoir  civil  n'usait  de  sa  force  que  pour  opprimer  et  désho- 
norer l'Église,  d'appeler  l'indépendance  et  la  séparation, 
quand  il  n'aurait  fallu  proclamer  que  la  subordination,  ne 
réclamer  que  la  liberté,  sans  bravades  et  sans  anathèmes. 
Mais  comment  faire,  dans  l'effervescence  de  la  lutte  et  l'em- 
portement de  l'improvisation,  ces  distinctions  nécessaires  qui 
nous  paraissent  aujourd'hui  si  faciles,  mais  que  les  plus  clair- 
voyants d'alors  ne  soupçonnaient  que  d'une  manière  confuse  ? 
Comment  retenir  des  paroles  amères  en  présence  de  dénis  de 
justice  où  l'ineptie  et  la  mauvaise  foi  éclataient  avec  évidence? 

Dans  cette  première  ébullition  des  esprits  et  des  cœurs, 
le  but  fut  dépassé.  Il  n'y  eut  pas  seulement  erreur  de  date 


200  MONTALEMBERT 

et  manque  d'à  propos,  comme  on  voudrait  parfois  Tinsinuer 
aujourd'hui  ;  les  limites  de  l'orthodoxie  et  de  la  vérité  furent 
franchies.  Grégoire  XVI  ne  fut  ni  imprudent  ni  étroit;  il  fut 
patient  et  paternel,  mais  ferme  et  fidèle  dans  son  devoir  de 
docteur  et  de  souverain.  Rome  prise  pour  juge  et  sommée 
de  se  prononcer  condamna,  tout  en  accompagnant  son  arrêt 
de  ménagements  qui  témoignaient  de  ses  regrets.  Lacor- 
daire  le  sentit  et  se  soumit  aussitôt  ;  de  sombres  fureurs 
s'amassèrent  dans  le  cœur  de  Lamennais  ;  Montalembert 
passa  par  de  terribles  crises.  Il  répugnait  à  son  âme  aimante 
et  fière  d'abandonner  dans  le  malheur  le  maître  et  le  père 
auquel  il  s'était  librement  dévoué  et  qui  le  fascinait  par  le 
génie  et  la  bonté.  Pendant  longtemps  ses  yeux  ne  virent 
pas  un  devoir  qui  ressemblait  à  une  ingratitude.  Il  fallut  la 
publication  des  Paroles  d'un  Croyant  et  des  Affaires  de 
Rome  pour  les  dessiller  ;  mais  les  avis,  les  prières  et  les 
sacrifices  de  ses  amis,  de  Lacordaire,  en  particulier,  et  d'Al- 
bert de  la  Ferronnays,  triomphèrent  enfin.  Rien  n'est  poi- 
gnant comme  les  péripéties  de  ce  drame  intérieur  ;  Lamen- 
nais seul  devait  s'obstiner  et  devenir  victime. 

Bien  avant  ce  dénouement  avait  eu  lieu  le  procès  de 
l'école  libre,  dont  les  débats  à  la  Chambre  des  pairs  avaient 
mis  en  relief  le  talent  oratoire  de  Montalembert.  Du  coup, 
cet  adolescent  avait  laissé  bien  loin  derrière  lui  la  pru- 
dence des  vieillards,  comme  Gondé  à  Rocroi,  et  vaincu 
les  maîtres  de  la  tribune.  Que  pouvait  l'harmonieuse  phra- 
séologie de  Villemain  contre  cette  parole  de  feu  qui 
brillait  et  brûlait  en  même  temps  ?  L'art  le  plus  consommé 
se  trouvait  déconcerté  par  ces  accusations  précises,  par  cette 
loyauté  qui  rendait  inutiles  les  faux-fuyants.  Cette  condam- 
nation fut  une  victoire  et  le  prélude  encourageant  de  tous 
les  combats  que  le  jeune  «  maître  d'école  «  devait  livrer 
pour  la  liberté  de  l'enseignement.  Mais  n'anticipons  pas. 

III 

Tandis  que  le  malheureux  Lamennais  harcelait  à  Rome  la  mi- 
séricordieuse lenteur  de  Grégoire  XVI,  Montalembert  mettait 


MONTALEMBERT  201 

à  profit  son  séjour  en  Italie  pour  étudier  les  chefs-d'œuvre 
qui  font  de  la  ville  des  papes  la  cité  incomparable  et  de 
la  patrie  des  Médicis  la  terre  promise  des  artistes.  Son  goût 
déjà  très  vif  acheva  de  se  perfectionner.  C'est  ainsi  que,  sans 
le  savoir,  il  se  préparait  à  faire  la  guerre  au  Vandalisme  qui 
détruisait  ou  défigurait  les  monuments  de  l'ancienne  France  : 
églises  gothiques  aux  voûtes  hardies,  vieux  couvents  aux 
cloîtres  merveilleux,  vitraux  éblouissants,  pierres  fantasti- 
quement brodées.  Déjà  Hugo  et  Michelet  avaient  écrit  des 
pages  célèbres  sur  les  beautés  de  l'architecture  gothique; 
mais  la  foi,  mère  du  véritable  enthousiasme,  leur  fait  défaut. 
Elle  déborde  dans  les  opuscules  et  les  discours  de  Mon- 
talembert  et  leur  communique  avec  une  indignation  véhé- 
mente une  tristesse  attendrie.  On  sent  qu'il  vénère  ces 
monuments  dont  il  comprend  le  symbolisme  et  dont  il 
pleure  la  mutilation  ou  la  ruine  : 

«  Le  vieux  sol  de  la  patrie,  surchargé,  comme  il  l'était,  des  créations 
les  plus  merveilleuses  de  rimaginatton  et  de  la  foi  devient  chaque  jour 
plus  nu,  plus  uniforme,  plus  pelé.  On  n'épargne  rien  :  la  hache 
dévastatrice  atteint  également  les  forêts  et  les  églises,  les  châteaux  et 
les  hôtels  de  ville  ;  on  dirait  une  terre  conquise  d'où  les  envahisseurs 
barbares  veulent  effacer  jusqu'aux  dernières  traces  des  générations 
qui  l'ont  habitée.  On  dirait  qu  ils  veulent  se  persuader  que  le  monde 
est  né  d'hier  et  qu'il  doit  finir  demain,  tant  ils  ont  hâte  d'anéantir  tout 
ce  qui  semble  dépasser  une  vie  d'homme.  » 

Les  reproches  et  les  sarcasmes  de  Montalembcrt  atteignent 
tous  les  genres  de  Vandales,  démolisseurs  et  badigeonneurs^ 
marteau  municipal  et  brosse  fabricicnne,  grands  seigneurs 
qui  mettent  à  l'encan  ces  reliques  de  leurs  aïeux  et 
bourgeois  enrichis  qui  les  achètent  pour  les  exploiter  ou 
s'y  pavaner,  curés  plus  zélés  qu'habiles  et  surtout  perintres, 
architectes  ou  sculpteurs  du  gouvernement.  Chacun  reçoit 
ce  qu'il  mérite.  Cette  campagne  a  contribué  beaucoup  à  la 
rénovation  de  l'art  religieux  en  France. 

L'âme  endolorie  par  l'inutilité  de  ses  efTorts  pour  sauver 
Lamennais  dont  les  Paroles  d'un  croyant,  écho  démesuré- 
ment agrandi  de  la  préface  du  Livre  des  Pèlerins  Polonais^ 
éclataient  comme  un  cpup  de  foudre,  la  conscience  préoccu- 
pée par  le  souci  de  sa  soumission  personnelle  à  l'encyclique 


202  MONTALEMBERT 

Mirari  vos,  Montalembert  partit  pour  T Allemagne.  Ce 
voyage  calma  son  angoisse  et  étendit  le  cercle  de  ses 
connaissances.  Il  étudia  de  près  les  idées  philosophiques, 
religieuses,  esthétiques  et  sociales  dans  les  diverses  princi- 
pautés d'outre-Rhin.  A  Munich,  où  il  passa  Fhiver,  il  se 
mit  en  relation  avec  Schelling  et  avec  Gorres  et  se  lia  avec 
Tabbé  Dollinger.  Vainement  Lamennais  tente,  à  plusieurs 
reprises,  de  le  faire  revenir  à  la  Chênaie;  ce  sont  les  suppli- 
cations enflammées  de  Lacordaire,  les  graves  avis  de  Madame 
Swetchine  et  les  sacrifices  héroïques  d'Albert  de  la  Ferronnays 
qui  l'emportent.  Il  avait  accepté  déjà  le  blâme  infligé  à  sa 
traduction  du  Livre  des  Pèlerins  Polonais  du  poète  Mickié- 
vitz  ;  il  se  sépare  enfin  définitivement,  après  l'Encyclique 
Singulari  nos  et  reçoit  les  félicitations  du  cardinal  Pacca, 
pour  son  adhésion  aux  actes  pontificaux.  Ces  combats 
l'avaient  épuisé  ;  il  repart  pour  l'Italie  et  tombe  malade  à 
Florence. 

Mais  en  quittant  le  sol  de  l'Allemagne,  Montalembert 
emportait  dans  l'âme  le  projet  d'écrire  la  vie  de  la  «  chère 
sainte  Elisabeth  >>  qu'il  avait  découverte  à  Marbourg,  où  il 
s'était  arrêté  quelques  heures,  afin  d'étudier  w  l'église  go- 
thique qu'elle  renferme,  célèbre  à  la  fois  par  sa  pure  et 
parfaite  beauté  et  parce  qu'elle  fut  la  première  de  l'Alle- 
magne où  l'ogive  triompha  du  plein  cintre  dans  la  grande 
rénovation  de  l'art  au  xiii®  siècle  «.  C'était  la  récompense 
de  sa  docilité. 

Ce  travail  entrepris  et  poursuivi  avec  amour  l'occupa  trois 
ans.  \J Introduction,  où  il  résume  admirablement,  à  l'usage 
des  Français,  ses  propres  découvertes  et  les  études  de 
Hurter  et  des  érudits  allemands,  accéléra  l'impulsion  donnée 
par  sa  brochure  contre  le  Vandalisme,  en  faveur  du  moyen- 
âge.  Il  en  révéla  non  plus  le  décor  matériel  et  le  pittoresque 
extérieur,  mais  l'âme  même,  c'est-à-dire  l'esprit  de  foi  vive 
qui  avait  dompté  et  transfiguré  ces  énergiques  natures. 

Le  livre  produisit  une  révolution  dans  l'hagiographie  ; 
il  y  faisait  entrer  les  méthodes  et  les  procédés  nouveaux  de 
l'histoire,  telle  que  la  comprenaient  Augustin  Thierry  et 
Michelet.  C'était  une  «  résurrection  ».  Au  lieu  des  biogra- 
phies ternes,  sèches,  artificielles    et   compassées,  dont    la 


MOXTALEMBERT  203 

piété  catholique  avait  dii  trop  souvent  se  contenter  jusque- 
là,  on  vit  surgir  une  floraison  de  livres  où  les  saints  revivent 
avec  leur  physionomie,  dans  le  cadre  que  la  Providence  leur 
a  destiné.  C'est  de  la  suave  et  savante  Histoire  de  sainte 
Elisabeth  de  Hongrie  par  Montalembert  qu'est  sortie  cette 
branche  de  la  littérature  catholique,  Tune  des  plus  riches 
au  XIX*  siècle. 

IV 

L'étude  avait  développé  le  talent  de  Montalembert  et 
l'épreuve  trempé  son  caractère.  Il  était  prêt  pour  les  grandes 
luttes  qui  allaient  se  livrer  sur  la  liberté  d'enseignement, 
sur  le  pouvoir  temporel  des  papes,  sur  l'existence  des 
Ordres  religieux  et  sur  les  Jésuites. 

C'est  peut-être  dans  cette  cause  capitale  de  l'éducation 
qu'il  a  rendu  les  plus  signalés  services  et  qu'il  a  déployé  le 
plus  d'éloquence,  de  courage  et  d'habileté  parlementaire. 
Les  nombreux  discours  qu'il  a  prononcés  à  diverses  reprises 
sur  la  question  et  les  brochures  qu'il  a  publiées  pour  faire 
comprendre  aux  catholiques  leurs  devoirs,  contiennent  tout 
c(^  (jui  peut  être  dit  en  faveur  des  droits  respectifs  de  Dieu, 
de  l'Église,  des  pères  de  famille,  de  la  société  et  de  l'enfant. 
La  théologie,  la  philosophie,  l'histoire,  le  droit  positif  ecclé- 
siastique et  civil,  le  droit  naturel  social  et  domestique,  sont 
invoqués  tour  à  tour  et  fournissent  à  l'orateur  d'invincibles 
armes.  Nous  ne  pensons  pas  que  les  champions  qui  sont 
venus  depuis  aient  beaucoup  ajouté  à  son  argumentation. 
On  ne  nous  contredira  pas,  si  nous  avançons  qu'aucun  de 
ses  successeurs,  pas  même  Mgr  Freppel,  n'a  fait  entendre 
des  revendications  plus  fîères  en  plus  beau  langage. 

Pour  bien  apprécier  cette  campagne  de  vingt  ans,  il  ne 
faut  pas  oublier  quels  étaient  les  adversaires  que  Monta- 
lembert avait  à  combattre  et  quels  auditeurs  il  avait  à 
convaincre.  Devant  les  grands-maîtres  de  l'Université, 
Villemain,  Cousin,  Guizot,  Salvandy;  devant  les  membres 
des  Chambres  ;  devant  le  pays  lui-même,  auquel  il  s'adres- 
sait par-dessus  les  assemblées  oflicielles,  les  raisons  tirées 
des  droits  imprescriptibles  de  l'Église  sur  ceux  qui  lui  ont 


204  MONTALEMBERT 

été  incorporés  par  le  baptême  n'auraient  pas  même  été  com- 
prises. Les  droits  de  l'enfant  à  la  connaissance  de  la  vérité 
et  aux  moyens  d'arriver  à  sa  fin  surnaturelle  et  dernière  ; 
les  droits  des  parents,  antérieurs  et  supérieurs  aux  droits 
de  l'Etat  :  tout  cela  risquait  de  paraître  des  fictions  méta- 
physiques et  des  empiétements  de  la  théologie  à  des  gens 
idolâtres  de  la  légalité  et  saturés  de  préjugés  contre  l'in- 
fluence cléricale.  Ce  qu'il  fallait  surtout  rappeler,  c'était  le 
texte  même  de  la  loi  française  précisant  le  droit  naturel, 
c'était  la  promesse  formellement  inscrite  dans  la  Charte 
d'organiser  au  plus  tôt  et  de  garantir  à  tous  l'exercice  de 
la  liberté  d'enseignement. 

Montalembert  n'ignorait  pas  que  ces  raisons  politiques 
n'étaient  ni  les  plus  hautes  ni  les  plus  profondes;  mais  il 
s'accommodait  aux  faiblesses  et  aux  exigences  de  ses  contem- 
porains qu'il  connaissait.  Peu  à  peu,  d'ailleurs,  par  la  pous- 
sée même  des  choses,  la  question  s'élargissait  et  s'élevait  ; 
le  demi-jour  s'épanouissait  en  pleine  lumière. 

On  serait  injuste  en  donnant  une  valeur  absolue  à  ce  qui 
n'était  qu'une  tactique  de  circonstance,  en  accusant  l'ora- 
teur catholique  d'avoir  appuyé  souvent  ses  réclamations  sur 
des  conventions  humaines,  au  lieu  de  les  fonder  sur  des 
bases  éternelles,  c'est  à  dire  sur  le  droit  inaliénable  et  le 
devoir  strict  qu'a  toute  créature  dé  connaître,  d'aimer  et  de 
servir  son  créateur  ;  droit  et  devoir  représentés,  de  fait,  par 
l'Eglise  et  contre  lesquels  ne  peuvent  rien  ni  la  raison  d'Etat 
ni  même  l'autorité  paternelle. 

L'erreur  et  le  vice  ne  peuvent  avoir  aucun  droit  véritable. 
Ce  serait  donc  exagérer  non  seulement  la  puissance  de 
l'Etat,  dont  la  mission  se  borne  à  procurer  la  paix  et  la  sécu- 
rité extérieures,  mais  encore  la  puissance  du  père  et  de  la 
mère,  que  de  prétendre  qu'ils  sont  libres  de  faire  donner  à 
l'enfant  une  éducation  qui  l'éloigné  de  la  vérité  catholique 
et  de  l'observation  des  commandements  de  Dieu. 

Montalembert  le  savait  et  il  l'a  répété  bien  souvent;  mais 
il  aurait  perdu  sa  cause  en  alléguant  avec  trop  d'insistance 
les  droits  de  Dieu,  les  droits  de  l'Église,  les  droits  du  père 
et  de  l'enfant,  en  les  faisant  valoir  trop  directement  et  trop 
exclusivement,  surtout  en  les  mettant  au-dessus  de  tous  les 


\ 

MONTALEMBERT  205 

autres  droits.  Ceux  qui  lui  reprochent  cette  manière  d'agir 
oublient  qu'il  avait  à  raisonner  avec  des  indifférents  ou  des 
incrédules  et  que  pour  arriver  à  quelque  résultat  il  fallait 
partir  de  vérités  admises  par  eux.  Qu'il  ait,  dans  ce  désir 
légitime  do  condescendance,  laissé  tomber  quelques  for- 
mules équivoques  ou  d'un  libéralisme  trop  large,  si  on  les 
examine  isolément  et  avec  peu  de  bienveillance,  c'est  possi- 
l)l(;  ;  mais  l'équité  demande  qu'on  les  interprète  dans  le  sens 
favorable  et  orthodoxe  que  leur  donnent  le  contexte,  les 
circonstances,  les  autres  écrits  et  la  vie  bien  connue  de 
l'auteur.  On  a  pu  oublier  cette  règle  de  justice  et  de  charité 
dans  la  chaleur  des  polémiques  ;  on  serait  inexcusable  de 
s'obstiner  encore  dans  des  récriminations  imméritées. 

A  la  liberté  d'enseignement  .se  rattache  toujours  la  ques- 
tion des  congrégations  enseignantes,  en  général,  et  celle  des 
Jésuites,  en  particulier.  Pour  s'a.ssurer  le  monopole,  il  faut* 
supprimer  les  rivaux;  or  l'abnégation  religieuse  peut  seule 
essayer  eflicacement  de  lutter  contre  le  budget  de  l'Étal. 
Montalembert  prit  la  défense  de  ces  éternels  proscrits, 
comme  il  avait  pris  la  défenac  de  l'Irlande  martyrisée,  de  la 
«  Pologne  en  deuil  »,  comme  il  prendra  celle  de  la  Suisse 
catholique.  Les  causes  impoj)uIaires  et  en  apparence  vain- 
<'UC8  semblaient  avoir  un  attrait  pour  sa  chevaleresque  nature. 
11  a  trouvé  pour  soutenir  celle-ci  des  clans  niagnifuiues  de 
i^plendeur,  de  force  et  d'ironie. 

La  loi  de  IH.SO,  votée  sous  le  ministère  de  M.  de  Falloux, 
est  due  en  bonne  partie  aux  efforts  de  Montalembert.  Elle 
a  été  diversement  jugée.  Des  esprits  droits,  comme  Louis 
Veuillf)t,  en  ont  durement  parlé,  croyant  qu'elle  ne  donnait 
pas  aux  catholiques,  à  l'Église  et  à  la  liberté  tout  ce  qui 
leur  est  dû  et  nécessaire.  D'autres,  au  contraire,  y  ont  vu 
non  pas  la  perfection  absolue  et  le  succès  total,  mais  le 
<*heCrd'œuvre  de  la  patience  et  de  l'habileté  pratique,  le  cou- 
ronnement suffisant  de  toutes  les  batailles  (jui  avaient  été 
livrées.  Suivant  ces  derniers,  on  a  conquis  sur  l'État  et  sur 
l'Université,  qui  est  u  l'Etat  maitre  de  pension  »,  tout  ce 
qu'il  était  possible  de  leur  arracher  et   tout  ce  qu'il   était 


206  MONTALEMBERÏ 

raisonnable  d'espérer.  Refuser  ce  bien  incomplet,  sous 
prétexte  d'un  mieux  chimérique,  eût  été  une  folie.  Ce  qui 
prouve  les  bienfaits  de  cette  loi  pour  les  catholiques,  ce  sont 
les  efforts  que  Ton  a  multipliés  depuis  pour  la  retirer  ou  la 
modifier. 

Nous  n'avons  pas  à  nous  prononcer  sur  ce  dissentiment. 
Ce  qu'il  y  a  d'incontestable,  c'est  que,  grâce  à  cette  loi,  les 
collèges  libres  ont  joui  pendant  un  tiers  de  siècle  d'une 
liberté  suffisante  et  ont  pu  faire  beaucoup  de  bien.  Grâce  à 
elle,  nos  grandes  écoles  ont  vu  tomber  leur  esprit  irréli- 
gieux et  une  foule  de  jeunes  hommes,  bien  trempés  contre 
le  respect  humain  et  connaissant  mieux  les  dogmes  et 
l'histoire  du  christianisme,  ont  pris  rang  dans  toutes  les 
carrières  et  forment  dans  le  pays  un  noyau  solide. 

Quant  à  dire  ce  qui  serait  advenu,  si  les  catholiques 
avaient  poussé  plus  loin  leurs  revendications  et  lutté 
jusqu'au  bout,  il  faudrait  être  prophète  pour  le  savoir  et 
c'est  une  question  oiseuse  qui  ne  peut  amener  que  des 
divisions.  Il  vaut  bien  mieux  méditer  ce  que  Montalembert 
écrivait  en  1846  du  Devoir  des  catholiques  dans  les  élec- 
tions en  les  appelant  aux  armes  et  en  leur  donnant  pour 
mot  d'ordre  de  voter  pour  le  plus  off'rant  et  dernier 
enchérisseur  en  fait  de  liberté  : 

«  Nous  le  disons  donc  sans  détour,  à  nos  adversaires  d'abord,  puis  à 
ceux  qui  se  font  les  conaplices  de  nos  adversaires  par  amour  du  repos  : 
Non,  vous  ne  l'aurez  pas,  ce  repos  ;  non,  vous  ne  dormirez  pas  tran- 
quilles entre  une  Eglise  asservie  et  un  enseignement  hypocritement 
démoralisateur  ;  non,  vous  ne  nous  empêcherez  plus  de  vous  réveiller 
par  nos  plaintes  et  par  nos  assauts.  Les  dents  du  dragon  sont  semées, 
il  en  sortira  des  guerriers  !  Une  race  nouvelle,  intrépide,  infatigable, 
aguerrie,  s'est  levée  du  milieu  des  mépris,  des  injures,  des  dédains  ; 
elle  ne  disparaîtra  plus.  Nous  sommes  assez  d'ultramontains,  de  jésuites, 
de  néo-calholiqucs  dans  le  monde,  pour  vous  promettre  de  troubler  à 
jamais  votre  repos  jusqu'au  jour  où  vous  nous  aurez  rendu  notre  droit. 
Jusqu'à  ce  jour,  il  y  aura  des  intervalles,  des  haltes,  de  ces  trêves  qui 
suivent  les  défaites,  qui  précèdent  les  revanches;  il  n'y  aura  pas  de 
paix  définitive  et  solide.  Nous  avons  mordu  au  fruit  de  la  discussion, 
de  la  publicité,  de  l'action  ;  nous  avons  goûté  son  âpre  et  substantielle 
saveur  ;   nous  n'en  démordrons   pas.    Croire   qu'on   pourra  désormais 


MONTALEMBERT  207 

nous  confiner  dans  ces  béates  satisfactions  de  sacristie,  dans  ces  vertus 
d'antichambre  que  pratiquaient  nos  pères  et  que  nous  prêche  la  bureau- 
cratie qui  nous  exploite,  c'est  méconnaître  à  la  fois  et  notre  temps,  et 
notre  pays,  et  notre  cœur.  » 

Ces  nobles  paroles  de  protestation  et  de  défi  réveillèrent 
un  long  écho  sur  la  terre  catholique  de  France.  Évéques, 
prêtres,  religieux  et  simples  fidèles  se  jetèrent  dans  la  lutte 
avec  le  courage  et  l'unanimité  qui  préparent  les  victoires. 

(A  suivre.)  ET    CORNUT,  S.  J. 


LA 

NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE 


SUR  L'INDEX 

(Deuxième  article  ') 


Poursuivant  la  série  des  prohibitions  générales,  sous  le 
titre  très  étendu  :  De  quelques  livres  traitant  de  sujets  spé- 
ciaux, la  Constitution  réunit  un  certain  nombre  d'ouvrages  de 
nature  bien  différente. 

Ce  sont  d'abord  les  œuvres  impies,  qui  s'attaquent  à  Dieu, 
à  la  Sainte  Vierge  et  aux  saints,  à  l'Eglise  catholique,  à  son 
<:ulte,  aux  sacrements  et  au  Saint  Siège  apostolique.  Cet 
ensemble  de  livres  n'était  pas  signalé  dans  les  règles  primi- 
tives du  Concile  de  Trente.  C'est  qu'à  la  fin  du  xvi^  siècle 
de  tels  scandales  étaient  inconnus.  Les  pouvoirs  chrétiens 
mettaient  un  frein  aux  audaces  de  l'impiété  ;  et  même  dans 
le  protestantisme  naissant,  on  ne  tolérait  pas  les  blasphèmes, 
au  moins  contre  les  mystères  les  plus  sacrés  de  notre  foi  : 
c'était  le  temps  où  Calvin  livrait  au  bûcher  Michel  Servet 
pour  s'être  attaqué  au  dogme  de  la  Trinité.  Les  libertins 
qui  tentèrent  en  France,  sous  le  règne  de  Louis  XIV, 
d'introduire  l'athéisme,  ne  furent  pas  mieux  traités. 

Nos  doctrines  modernes  sur  la  liberté  ont  permis  aux 
écrits  les  plus  pervers  de  se  donner  carrière,  et  l'Eglise 
par  ses  sages  prescriptions  doit  apporter  remède  à  des 
maux  que  ne  connurent  pas  nos  ancêtres. 

A  côté  de  ces  livres  sont  également  condamnés  ceux  qui 
de  parti^pris  attaquent  la  hiérarchie  ecclésiastique  et  injurient 
l'état  clérical  et  religieux.    Réprobation  bien  opportune  de 

1.  V.  Études,  t.  LXX,  p.  737. 


LA  NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE  209 

nos  jours  surtout.  Depuis  qu'une  politique  impie  a  lancé 
contre  l'Église  son  cri  de  guerre  :  Le  cléricalisme  c'est 
l'ennemi^  les  écrits  attaquant  la  divine  hiérarchie  se  sont 
multipliés,  l'état  religieux  est  vilipendé  ;  et  dans  beaucoup 
de  livres,  les  institutions  religieuses  sont  représentées 
comme  un  fléau  pour  la  société.  Ne  pouvant  soumettre  à  son 
jugement  chacune  de  ces  mauvaises  publications,  il  était 
sage  de  la  part  de  l'Église  de  porter  contre  elles  une 
condamnation  générale. 

De  même  sont  condamnés  en  ce  chapitre  V  de  la  Consti- 
tution, tous  livres  enseignant  que  le  duel,  le  suicide  et  le 
divorce  sont  choses  licites  ;  ceux  qui  représentent  les  sectes 
maçonniques  et  autres  sociétés  secrètes  comme  utiles, 
inoffensives  pour  l'Église  et  la  société  civile  ;  enfin  ceux 
qui   patronnent  les  erreurs  condamnées  par  le  Saint  Siège. 

VI 

Une  autre  série  d'ouvrages,  condamnés  en  général, 
mérite  d'attirer  notre  attention  ;  ils  se  rapportent  à  des 
erreurs  nées  du  protestantisme,  qui  ont  grandi  avec  lui,  et 
qui  revêtent  de  nos  jours  des  formes  nouvelles  et  d'appa- 
rence plus  scientifique  ;  ce  sont  les  écrits  attaquant  l'inspi- 
ration des  saintes  Écritures. 

En  quoi  consiste  l'inspiration  des  livres  canoniques  ?  Et  jus- 
qu'où s'étend-elle  ?  Deux  points  sur  lesquels  les  écoles  pro- 
testantes, celles  d'Allemagne  surtout,  ont  peu  à  peu  renié 
les  traditions  des  premiers  siècles  de  rÈglise  ;  celles  même 
de  la  réforme  primitive. 

Pour  elles,  l'inspiration  n'est  plus  cette  action  immédiate 
de  Dieu  qui  prenant  le  prophète  pour  organe,  parle  par  sa 
bouche,  écrit  par  sa  plume,  en  un  mot,  se  fait  l'auteur 
principal  du  livre  sorti  de  ses  mains.  Elle  n'est  plus  que  le 
produit  d'une  vague  sentimentalité  religieuse,  un  instinct 
mystique,  un  enthousiasme  irréfléchi,  qui  n'autorisent  guère 
à  regarder  comme  parole  de  Dieu  les  élans  du  prétendu 
voyant. 

Or  ce  genre  nouveau  d'inspiration  ne  s'étendrait  pas 
même  à  tout  le  corps  des  Écritures  ;  mais  seulement  à  telle 

LXXI.  —  14 


210  LA  NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE 

ou   telle  partie,   arbitrairement   déterminée  par  la  critique. 

Les  théories  rationalistes  ont  malheureusement  exercé 
une  influence  délétère  sur  certains  exégètes  catholiques. 
Dans  un  désir  imprudent  de  conciliation,  quelques-uns  en 
sont  venus  à  détruire  la  notion  même  de  l'inspiration,  en 
réduisant  Faction  divine  à  Tapprobation  d'un  livre  dû  à  la 
seule  initiative  de  l'homme,  comme  si  un  simple  témoignage 
de  vérité  suffisait  à  transformer  cette  œuvre  en  parole  de 
Dieu.  Cette  erreur  a  reçu  sa  condamnation  du  concile  du 
Vatican.  D'autres,  reconnaissant  l'impulsion  et  la  direc- 
tion de  Dieu  dans  la  composition  des  saints  livres,  ont 
limité  l'étendue  de  l'inspiration,  et  l'ont  restreinte  aux 
articles  relatifs  à  la  foi  et  aux  mœurs  ;  ils  l'ont  exclue 
des  parties  historiques,  scientifiques,  ou  philosophiques  : 
erreur  que  notre  souverain  pontife,  Léon  XIII,  a  réprouvée 
dans  l'Encyclique  citée  plus  haut  :  Providentissimus  Deus 
(18  novembre  1893). 

Les  livres  qui  soutiendraient  cette  doctrine  erronée  tom- 
bent donc  sous  la  condamnation  générale  dans  les  nouvelles 
règles  de  Y  Index.  L'Eglise  met  ainsi  à  couvert  des  témérités 
d'une  fausse  critique  le  fondement  principal  de  notre  foi, 
l'autorité  des  Ecritures. 

VII 

Elle  prémunit  également  les  fidèles  contre  le  danger  des 
superstitions,  toutefois  en  abrégeant  les  dispositions  des 
anciennes  règles. 

Celles-ci,  dans  une  énumération  assez  longue,  condam- 
naient les  diverses  formes  de  divination  alors  en  cours, 
géomancie,    hydromancie,    astrologie  judiciaire   et  autres. 

Quoique  moins  pratiquées  que  par  le  passé,  ces  sortes  de 
superstitions  se  retrouvent  encore  de  nos  jours,  dans  le 
peuple  surtout,  mais  même  dans  les  classes  plus  élevées. 
C'est  pourquoi  au  n**  9  de  la  nouvelle  Constitution,  il  est  fait 
défense  de  publier,  de  lire  et  de  garder  les  livres  enseignant 
et  recommandant  les  sortilèges,  la  divination,  la  magie, 
l'évocation  des  esprits  et  toute  autre  sorte  de  superstitions. 

De  toutes  ces  formes  de  vaines  observances,  notons  plus 


SUR  L'INDEX  21i 

particulièrement  l'évocation  des  esprits.  Qui  ne  connaît  les 
ravages  causés  depuis  un  certain  nombre  d'années  par  le 
spiritisme  ?  Ce  qui  n'avait  paru  d'abord  qu'un  amusement  de 
curiosité,  donna  bientôt  naissance  aune  secte  très  répandue, 
qui  mêlant  quelques  notions  de  spiritualité  et  de  religion,  a 
composé  comme  un  nouveau  dogme  et  entraîné  loin  des 
pratiques  de  notre  foi  un  grand  nombre  d'âmes  malheureu- 
sement séduites.  Cette  secte  a  ses  journaux,  ses  revues  et 
ses  livres  doctrinaux,  sorte  de  catéchismes  à  l'usage  des 
afGliés.  Ce  sont  là  autant  d'écrits  condamnés  par  le  nouvel 
Index,  avec  défense  de  les  publier,  de  les  lire  et  de  les  gar- 
der. Quant  aux  anciennes  superstitions  énumérées  dans  les 
règles  de  Trente,  leurs  manuels,  sans  être  ici  mentionnés 
formellement,  restent  proscrits  soit  par  le  droit  naturel, 
soit  de  droit  positif  et  spécial,  car  beaucoup  sont  nommé- 
ment prohibés  dans  \ Index  ;  et  s'ils  ne  le  sont  pas,  ils  tom- 
bent toujours  sous  la  clause  générale  qui  termine  la  présente 
énumération  :  et  autres  superstitions  du  même  genre. 

Les  papes  avaient  joint  à  ces  livres,  condamnés  pour  cause 
de  superstition,  les  livres  des  juifs,  notamment  le  Talmud, 
la  Kabbale  et  «  autres  livres  pervers  des  juifs  ».  La  nouvelle 
Constitution  ne  les  nomme  pas  ;  mais  ils  se  trouvent  dans 
le  catalogue  des  ouvrages  spécialement  prohibés. 

VIII 

Si  rÉglise  redoute  pour  ses  enfants  les  mensonges  de 
Timpiété,  les  séductions  de  Timmoralité,  les  sacrilèges  de 
la  magie,  il  est  un  autre  danger,  tout  opposé  en  apparence, 
contre  lequel  elle  ne  doit  pas  moins  les  mettre  en  garde  : 
c'est  l'exagération  de  la  piété  et  les  illusions  auxquelles  elle 
entraîne  souvent  les  âmes  éprises  de  mysticisme.  Appari* 
lions  célestes,  révélations,  visions,  prophéties,  miracles,  et 
toutes  autres  opérations,  supérieures  aux  forces  naturelles, 
fréquentes  dans  la  vie  des  saints  et  que  Dieu  peut  renouve- 
ler quand  il  lui  platt,  mais  que  la  prudence  défend  d'accep- 
ter sans  preuves  solides.  N'y  a-t-il  pas  en  effet  à  craindre, 
en  pareille  matière,  les  excès  d'imaginations  ardentes,  la 
précipitation  des  jugements  en  face  d'un   fait   inusité,  l'en- 


212  LA  NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE 

thousiasme  populaire,  parfois  la  fourberie  des  exploiteurs, 
et  même  les  prestiges  du  démon  ?  C'est  donc  avec  grande 
sagesse  que  les  Pères  du  concile  de  Trente,  dans  leur  25™® 
session,  ont  défendu  de  publier  de  nouveaux  miracles,  avant 
qu'ils  eussent  été  examinés  et  approuvés  par  l'autorité  ec- 
clésiastique ;  et  c'est  avec  sagesse  que  le  Souverain  Po'ntife 
interdit  de  publier  et  de  garder  les  ouvrages  contenant  des 
récits  d'apparitions  nouvelles,  de  visions,  de  révélations, 
de  prophéties  ou  de  miracles,  sans  l'autorisation  des  supé- 
rieurs ecclésiastiques.  Non  qu'il  soit  défendu  de  donner 
dans  un  livre  ou  dans  toute  autre  publication,  le  simple 
récit  d'un  fait  merveilleux  intéressant  la  piété  des  fidèles, 
mais  c'est  à  condition  qu'on  ne  prévienne  pas  le  jugement  de 
l'Eglise  sur  la  nature  véritable  de  ce  qui  apparaît  comme  une 
manifestation  sensible  et  extraordinaire  de  l'action  divine. 
De  ces  apparitions  ou  visions  à  des  dévotions  auparavant 
inconnues,  le  passage  est  facile  ;  et  dans  ces  formes  nou- 
velles de  la  piété  les  illusions  ne  sont  pas  moins  à  craindre 
que  dans  les  révélations  mêmes  ;  sans  compter  l'abus  qu'il 
y  aurait  à  multiplier  outre  mesure  les  dévotions  nouvelles. 
Pour  obvier  à  ces  inconvénients,  l'Eglise  se  réserve  de  juger 
si  ces  pratiques  sont  bonnes  en  elles-mêmes,  et  s'il  est  oppor- 
tun d'en  autoriser  la  propagation.  Aussi  au  nombre  des 
livres  condamnés  par  décret  général,  la  nouvelle  Constitu- 
tion met-elle  ceux  qui  introduisent  de  nouvelles  dévotions, 
même,  est-il  ajouté,  celles  qui  sont  proposées  seulement  au 
culte  privé.  Il  se  peut  sans  doute  que  ces  formes  de  la  piété 
soient  bonnes,  utiles,  salutaires  en  elles-mêmes  ;  qu'elles 
puissent  être  légitimement  pratiquées  en  particulier  ;  mais 
pour  bonnes  qu'elles  soient,  l'Eglise  a  le  devoir  d'en  arrê- 
ter la  diffusion  parmi  les  fidèles  tant  qu'elle  n'en  a  pas  re- 
connu elle-même  et  l'orthodoxie  et  l'opportunité. 

Après  le  livre,  c'est  l'image  qui  appelle  ses  sollicitudes. 
Que  de  condamnations  elle  aurait  dû  porter  s'il  eût  fallu 
proscrire  cette  multitude  d'images  et  de  représentations 
impures  ou  irréligieuses  qui  s'étalent  derrière  les  vitrines, 
et  souillent  les  demeures,  depuis  les  plus  modestes  jus- 
qu'aux plus  aristocratiques  !  Mais  elle  a  jugé  suffisante  la  loi 


SUR  L'INDEX  J13 

naturelle  pour  bannir  des  foyers  chrétiens  ces  œuvres  immo- 
rales, et  son  soin  s'est  porté  spécialement  sur  Timagerie 
religieuse. 

Inutile  de  dire  quelle  large  place  celle-ci  a  toujours  occu- 
pée dans  l'usage  chrétien,  et  combien  son  importance  s'est 
accrue  depuis  quelques  années.  Il  a  donc  paru  nécessaire  de 
tracer  quelques  règles  générales  pour  diriger  les  artistes 
et  prémunir  les  fidèles  contre  les  abus  dans  cette  branche 
de  l'art  et  du  commerce  religieux.  C'est  un  point  qui  n'était 
pas  prévu  dans  les  anciennes  règles,  mais  qui,  à  diverses 
reprises,  avait  été  l'objet  de  décrets  de    la    Cour  romaine. 

Le  Souverain  Pontife  Léon  XIII,  dans  sa  constitution, 
ordonne  donc  deux  choses  :  la  première,  que  les  images  de 
IS'otre-Seigneur,  de  la  sainte  Vierge,  des  anges  et  des  saints, 
de  quelque  manière  qu'elles  soient  exécutées,  gravures, 
lithographies,  photographies,  etc.,  soient  conformes  aux  sen- 
timents et  aux  décrets  de  TEglise,  et  aux  types  généralement 
reçus  parmi  les  fidèles  ;  et  la  seconde  que,  si  l'on  publie  de 
nouveaux  dessins,  avec  ou  sans  prières,  ils  ne  soient  pas 
édités  sans  permission  de  l'autorité  ecclésiastique. 

Sont  absolument  condamnés  les  livres  et  écrits  quel- 
conques propageant  des  indulgences  apocryphes  réprouvées 
par  le  Saint  Siège,  ou  par  lui  révoquées.  Et  ordre  est  donné 
de  retirer  ceux  qui  se  trouveraient  dans  les  mains  des  fidèles. 
Pour  prévenir  tout  abus  sur  ce  point,  il  est  défendu  de 
publier  sans  permission  des  livres,  des  sommaires,  des 
brochures,  même  de  simples  feuilles  contenant  des  conces- 
sions d'indulgences.  Cette  défense  est  ancienne.  Déjà  le 
concile  de  Trente,  en  sa  21"*  session,  réservait  aux  évéques 
le  droit  de  publier  les  nouvelles  indulgences.  Et  quant  aux 
recueils  qu'on  en  pourrait  faire,  ils  étaient  interdits  d'avance 
par  la  Sacrée  Congrégation  des  Indulgences,  s'ils  étaient 
imprimés  sans  son  autorisation. 

Avec  le  même  soin,  l'Eglise  condamne  les  altérations  des 
livres  liturgiques,  qu'elles  atteignent  le  Missel,  le  Bréviaire, 
le  Rituel,  le  Cérémonial  des  évéques,  le  Pontifical  romain,  ou 
tout  autre  livre  liturgique  approuvé  par  le  Saint  Siège  apos- 


214  LA  NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE 

tolique  :  par  exemple,  les  liturgies  orientales,  les  propres 
approuvés  pour  les  diverses  églises,  les  graduels,  antipho- 
naires,  vespéraux,  et  autres  semblables.  Toutes  les  éditions 
ainsi  altérées  tombent  de  droit  sous  les  condamnations 
de  Vlndex,  et  doivent  être  retirées  de  l'usage  des 
fidèles. 

Parmi  les  prières  qu'affectionne  la  piété  chrétienne,  il  faut 
compter  les  litanies.  Les  principales,  les  plus  anciennes  sont 
les  litanies  des  saints,  et  celles  qui  font  partie  des  prières  de 
la  recommandation  de  l'âme.  Elles  rentrent  dans  la  caté- 
gorie des  prières  liturgiques,  et  sont  insérées  dans  le  Missel 
ou  le  Bréviaire. 

Celles  que  l'on  connaît  sous  le  nom  de  litanies  de  la  sainte 
Vierge,  ou  de  Lorette,  et  celles  du  saint  nom  de  Jésus, 
sans  faire  partie  de  la  liturgie,  sont  autorisées  expressément, 
et  le  chant  en  est  permis  durant  les  offices  sacrés. 

Sur  le  modèle  de  ces  pieuses  formules  par  lesquelles 
nous  honorons  les  prérogatives  spéciales  du  nom  adorable 
de  Jésus  et  de  la  sainte  Vierge,  la  dévotion  des  fidèles  a 
composé  des  litanies  en  vue  d'honorer  soit  le  cœur  sacré  de 
Jésus,  soit  les  principaux  saints,  par  exemple  saint  Joseph, 
sainte  Anne,  et  beaucoup  d'autres  que  l'on  retrouve  dans  les 
livres  de  prières. 

L'Eglise  soucieuse  de  conserver  la  pureté  de  sa  liturgie, 
ne  permet  pas  que  ces  sortes  de  litanies  soient  introduites 
dans  la  prière  publique.  Mais  elle  ne  les  condamne  pas  en 
elles-mêmes.  Il  est  permis  de  les  imprimer,  de  les  réciter 
en  particulier,  de  les  propager,  mais  à  condition  qu'elles 
aient  été  revisées  et  approuvées  par  l'évèque  ou  l'ordinaire 
du  lieu  où  elles  sont  publiées. 

Même  règle  est  imposée  pour  la  publication  des  livres  ou 
opuscules  de  prières,  de  dévotion,  de  doctrine  et  d'ensei- 
gnement religieux,  moral,  ascétique,  mystique  et  autres 
semblables.  S'ils  ne  portent  pas  l'approbation  ecclésiastique, 
ils  sont  prohibés,  on  ne  peut  donc  ni  les  lire,  ni  les  garder, 
lors  même  qu'ils  paraîtraient  propres  à  entretenir  la  piété 
du  peuple  chrétien. 


SUR  L  INDEX  215 

C'est  la  loi  générale  du  cinquième  concile  Latran,  abrogée 
en  beaucoup  de  points,  mais  conservée  en  ce  qui  regarde 
les  livres  de  piété.  Et  c'est  avec  raison.  Les  ouvrages  de  ce 
genre  sont  entre  les  mains  de  tous  les  fidèles.  Des  erreurs 
de  doctrine,  des  directions  peu  sûres,  des  formules  peu 
convenables  de  prières  se  glisseraient  facilement,  si  TEglise 
n'en  surveillait  pas  soigneusement  l'impression.  Il  est  donc 
nécessaire  de  maintenir  sur  ce  point  la  rigueur  de  l'ancienne 
législation. 

IX 

L'énumération  des  condamnations  générales  se  termine 
par  un  article  tout  à  fait  nouveau,  relatif  aux  journaux, 
feuilles  et  revues  périodiques.  C'est  un  genre  de  publications 
ignoré  de  nos  maîtres,  et  qui  a  pris  dans  les  temps  modernes 
un  immense  développement.  Le  journal,  la  feuille  périodique 
pénètre  aujourd'hui  jusque  dans  le  plus  humble  hameau. 
Quel  est  l'ouvrier  et  le  cultivateur  qui  ne  reçoive  quotidien- 
nement la  gazette  et  ne  se  nourrisse  de  ses  doctrines  ?  Si  le^ 
journal  est  bon,  il  exerce  une  grande  influence  pour  le  bien; 
mais  s'il  est  mauvais,  quel  ravage  ne  produira-t-il  pas  ? 

Publiées  au  jour  le  jour,  ces  feuilles  semblent  échapper 
à  la  censure  de  l'Église.  Comment  savoir  ce  que  publiera 
demain  tel  ou  tel  journal,  et  de  quel  droit  porter  une  sen- 
tence de  proscription  contre  des  articles  qui  sont  encore 
inconnus  ?  Et  pourtant  l'Église  peut-elle  rester  désarmée 
en  présence  d'un  tel  danger  ?  Beaucoup  de  pasteurs  ne  l'ont 
pas  cru,  et  l'on  a  vu  plus  d'une  fois  de  vaillants  évèques 
interdire  dans  leurs  diocèses  des  journaux  faisant  profession 
de  combattre  la  religion  ou  de  propager  l'immoralité. 

Ce  qui  avait  été  jusqu'ici  mesure  particulière  est  main- 
tenant transformé  en  loi  générale.  Le  Souverain  Pontife 
déclare  prohibés,  non  seulement  en  vertu  de  la  loi  naturelle, 
mais  aussi  par  l'autorité  du  droit  ecclésiastique,  les  jour- 
naux, feuilles  publiques  ou  revues  périodiques  qui  font 
profession  d'attaquer  la  religion  ou  les  bonnes  mœurs;  et 
il  charge  les  évèques  d'avertir  les  fidèles,  quand  il  en  sera 
besoin,  du  danger  de  ces  publications. 


216  LA  NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE 

Il  ajoute  à  cette  défense  un  avertissement  de  la  plus 
haute  importance.  C'est  que  les  catholiques,  et  principale- 
ment les  ecclésiastiques,  doivent  s'abstenir  de  rien  publier 
dans  de  tels  journaux,  à  moins  d'y  être  déterminés  par  une 
cause  juste  et  raisonnable.  Il  est  de  toute  évidence  qu'un 
chrétien  ne  saurait  avoir  aucune  raison  légitime  de  contri- 
buer au  succès  de  semblables  publications,  je  ne  dis  point 
par  des  travaux  anti-religieux  et  immoraux,  mais  même 
par  des  articles  indifférents,  s'ils  sont  propres  à  achalander 
le  mauvais  journal. 

Il  est  pourtant  des  circonstances  dans  lesquelles  laïques 
pieux  et  ecclésiastiques  peuvent  très  légitimement  écrire 
dans  ces  sortes  de  feuilles.  Serait-il  défendu  à  un  prêtre  d'y 
répondre  à  des  attaques  injurieuses,  de  réfuter  des  calom- 
nies? L'empêcherait-on  de  soutenir  dans  ces  feuilles  les 
intérêts  de  la  religion  et  de  la  morale,  s'il  pouvait  trouver 
accès  dans  leurs  colonnes?  Assurément,  non.  Telle  est  la 
pensée  du  Souverain  Pontife,  quand  à  la  suite  de  cette  pro- 
hibition, il  ajoute  :  «  à  moins  de  cause  juste  et  raisonnable  ». 

XI 

Ici  se  termine  la  série  des  prohibitions  générales  de 
livres  ou  mauvais,  ou  soumis  à  la  surveillance  de  l'Eglise. 
Viennent  ensuite  deux  chapitres,  relatifs,  le  premier  aux 
autorisations  de  garder  et  de  lire  les  ouvrages  prohibés;  le 
second,  à  la  dénonciation  des  livres  mauvais  ou  dangereux. 

Il  faut  ici  avant  tout,  se  rappeler  que  les  règles  de  V Index 
sont  obligatoires  pour  tout  chrétien,  et  qu'en  règle  géné- 
rale elles  le  sont  sous  peine  de  péché  mortel,  car  elles  sont 
^dictées  par  l'autorité  suprême  de  l'Église,  et  elles  ont  rap 
port  à  une  matière  de  haute  importance.  Ce  n'est  donc  que 
par  accident  et  par  suite  d'ignorance  qu'on  les  trangresse- 
rait  sans  commettre  une  faute  grave. 

Mais  elles  rentrent  dans  la  catégorie  des  lois  positives;  et 
par  conséquent  de  celles  dont  le  législateur  peut  dispenser. 
Mais  lui  seul  en  a  le  pouvoir. 

De  là  la  règle  23™*  de  la  nouvelle  Constitution,  décla- 
rant   que    ceux-là    seulement   peuvent   lire    et  retenir  les 


SUR  L'INDEX  217 

livres  condamnés  par  décrets,  soit  spéciaux,  soit  généraux, 
qui  en  ont  obtenu  la  permission  du  Souverain  Pontife  ou  de 
ceux  à  qui  il  a  délégué  ses  pouvoirs  en  cette  matière. 

Or  ces  pouvoirs  ont  été  délégués  par  les  pontifes  romains 
à  la  S.  Congrégation  de  YJndex,  et  à  celle  du  Saint  Office  ; 
ils  l'ont  été  également  à  la  Congrégation  de  la  Propagande 
pour  les  pays  soumis  à  sa  juridiction;  enfin  le  maître  du 
Sacré  Palais  jouit  de  la  même  faculté  en  faveur  des  habitants 
dé  Rome. 

Quant  aux  évoques,  ils  ne  l'ont  pas,  même  dans  leur  dio- 
cèse. C'est  en  effet  un  principe  canonique  que  l'évêque, 
législateur  envers  ses  subordonnés,  est  astreint  lui-même 
aux  lois  générales;  qu'il  n'a  pas  le  droit  d'en  dispenser  ses 
diocésains,  sauf  dans  des  cas  particuliers  et  urgents.  Les 
prescriptions  de  VIndeXy  rentrant  dans  la  catégorie  des  lois 
universelles,  ne  font  pas  exception  à  cette  règle  du  droit. 
Le  pouvoir  propre  de  l'évêque  se  borne  donc  à  autoriser  pour 
de  justes  raisons,  la  lecture  de  tel  ou  tel  livre  prohibé. 

Mais  au  nombre  des  facultés  que  reçoivent  les  cvêques 
par  délégation  du  Saint  Siège,  se  trouve  souvent  celle  de 
permettre  la  lecture  des  ouvrages  condamnés,  faculté  que 
le  Saint  Père  leur  accorde  avec  recommandation  de  n'en  user 
qu'avec  discernement  et  pour  de  sérieux  motifs,  en  avertis- 
sant les  fidèles  auxquels  ils  accordent  cette  dispense,  de 
soustraire  soigneusement  les  mauvais  livres  aux  regards  de 
leur  entourage. 

Chargés  de  faire  exécuter  dans  leurs  diocèses  les  lois  de 
Y  Index,  comme  toutes  les  autres  qui  sont  portées  pour  l'uni- 
versalité des  fidèles,  les  évêques  conservent  en  outre  leur 
droit  de  veiller  sur  les  productions  de  la  presse  dans  l'éten- 
due de  leur  juridiction.  Comme  le  Souverain  Pontife,  ou  les 
Congrégations  romaines  pour  tout  l'univers,  ils  possèdent 
dans  leurs  diocèses  le  droit  déjuger  les  livres,  soit  pour  en 
approuver  la  publication,  soit  pour  interdire  ceux  qui 
mettent  en  danger  la  foi  ou  les  mœurs.  Et  tel  est  leur  pou- 
voir au  sein  de  leurs  troupeaux  que  nul,  sauf  le  pape  et  les 
congrégations  de  Rome,  ne  peut  autoriser  sur  leur  territoire 
la  lecture  des  livres  qu'ils   ont  condamnés  ;    la   permission 


218  LA  NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE 

même  donnée  par  \ Index  ne  comprend  pas  ces  livres,  à  moins 
que,  par  exception,  usant  de  son  pouvoir  suprême  sur  tous 
les  autres  évêques,  le  pape  ou  la  congrégation  en  son  nom, 
n'étende  la  permission  jusqu'à  ces  ouvrages.  C'est  ce  que 
fait  remarquer  expressément  la  Constitution  de  Léon  XllI 
(n"  26.) 

Ce  droit  de  l'évêque  devrait  avoir  pour  résultat  d'alléger 
les  charges  du  Saint  Père  et  des  cardinaux.  Aussi  Pie  IX 
recommandait-il  aux  ordinaires  l'usage  de  ce  pouvoir.  Mais 
il  faut  bien  le  dire,  c'est  un  droit  dont  on  n'abuse  pas  de  nos 
jours,  et  peut-être,  dans  les  circonstances  où  nous  vivons, 
l'exercice  n'en  serait-il  pas  souvent  sans  difficulté. 

Naguère,  dans  certains  pays  où  existait  l'Inquisition, 
comme  l'Espagne  et  le  Portugal,  ce  tribunal  érigé  canoni- 
quement,  avait  aussi  son  Index,  à  l'exemple  de  Rome  ;  il  y  ins- 
crivait les  livres  qu'il  jugeait  dangereux  ou  mauvais  ;  et  ses 
sentences  avaient  force  obligatoire  dans  ces  contrées.  Mais 
avec  l'abolition  de  l'Inquisition,  les  Index  particuliers  ont 
été  supprimés;  le  Saint  Office,  consulté  par  l'archevêque  de 
Valladolid  sur  l'autorité  de  VIndex  espagnol,  répondit  le 
17  août  1892,  qu'on  devait  s'en  tenir  uniquement  à  VIndex 
romain  et  à  ses  règles,  et  qu'il  "fallait  interdire  toute  nou- 
velle édition  de  celui  d'Espagne.  11  faut  dire  la  même  chose 
d'autres  catalogues  de  livres  prohibés  qui  ont  été  publiés, 
en  plusieurs  provinces,  par  des  évêques  ou  des  universités, 
avec  l'assentiment  du  Saint  Siège  ;  ce  qui  n'abroge  pas  cepen- 
dant les  condamnations  de  livres  particuliers,  portées  par 
les  ordinaires  pour  leurs  églises. 

Mais,  si  dans  l'exercice  de  leur  droit  de  surveillance, 
ceux-ci  sont  souvent  gênés  par  les  circonstances  présentes, 
ils  peuvent  arriver  au  même  but  en  déférant  à  la  S.  Congré- 
gation de  VIndex  les  ouvrages  qu'ils  jugent  dangereux  pour 
les  fidèles. 

C'est  en  effet  d'ordinaire  par  voie  de  dénonciation  que  le 
tribunal  pontifical  est  mis  en  mouvement  ;  car  il  n'est  pas 
possible  à  ses  membres  de  surveiller  par  eux-mêmes  toutes 
les  publications  suspectes.  Or,  à  qui  appartient-il  de  signa- 
ler aux  juges  légitimes  les  ouvrages  dignes  de  censure  ?  De 


SUR  L'INDEX  219 

droit  commun,  tous  les  catholiques  en  ont  la  liberté  ;  et 
l'on  ne  peut  nier  que  ceux  qui  le  font  par  zèle  pour  la  saine 
doctrine  et  les  bonnes  mœurs,  ne  fassent  acte  méritoire 
devant  Dieu.  Il  est  pourtant  des  personnes  à  qui  il  appar- 
tient plus  spécialement  de  veiller  sur  un  point  de  telle 
importance  ;  et  la  nouvelle  Constitution,  au  n"  29,  en  donne 
la  charge  aux  délégués  apostoliques,  aux  ordinaires  et  aux 
universités  recommandables  par  leur  renom  de  science. 

Et  comme  toute  dénonciation  est  chose  délicate,  pouvant 
entraîner  de  fâcheuses  conséquences  pour  ceux  qui  la  font, 
même  quand  ils  remplissent  en  cela  une  obligation  sacrée, 
le  Saint  Père,  au  n°  28,  rappelle  combien  religieusement 
le  secret  doit  être  gardé  par  ceux  à  qui  elle  est  déférée. 

Ici  se  termine  la  première  partie  de  la  Constitution,  qui 
est  relative  aux  règles  générales  portant  condamnation  des 
livres.  On  passe  ensuite  à  la  censure,  c'est-à-dire  à  l'examen 
préalable  des  livres,  aux  conditions  de  leur  publication  et 
enfin  aux  peines  spirituelles  portées  contre  les  transgres- 
seurs  de  la  Constitution. 

{A  suivre.)  G.  DESJARDINS,  S.  J, 


AURONS-NOUS  LA  PESTE? 

(Deuxième  article  ^) 


IV 

Sommes-nous  aujourd'hui  pratiquement  plus  avancés  que 
nos  pères,  et  s'il  plaisait  à  la  peste  de  nous  visiter,  saurions- 
nous  mieux  lui  fermer  nos  portes,  ou  l'expulser  du  territoire 
envahi?  Oui  ;  mais,  chose  singulière,  ce  n'est  pas  aux  méde- 
cins que  nous  devons  les  armes  dont  nous  sommes  munis 
contre  un  ennemi  aussi  redoutable.  Si  Pasteur  n'avait  pas 
ouvert  les  horizons  de  la  bactériologie,  nos  écoles  médicales, 
à  l'exemple  de  l'école  Belge,  en  seraient  encore  à  la  concep- 
tion hippocratique  de  la  maladie.  11  n'y  a  que  des  malades, 
dirions-nous,  c'est-à-dire  des  individus  dont  l'organisme 
fonctionne  d'une  façon  anormale  sous  l'application  d'une 
cause  morbifique.  Avec  ce  bagage  médical  on  fait  du  dia- 
gnostic, du  pronostic,  de  la  thérapeutique  pathologique, 
symptomatique  à  perte  de  vue,  mais,  s'il  s'agit  de  guérir, 
on  revient  au  vieil  empirisme  plus  ou  moins  raffiné.  Il  ne 
peut  en  être  autrement,  tant  qu'on  ignore  la  nature  de 
l'agent  morbifique,  et  les  conditions  de  son  développe- 
ment. Aussi,  depuis  le  commencement  du  siècle,  sur  les 
divers  points  où  la  médecine  s'est  trouvée  aux  prises  avec 
l'épidémie,  a-t-on  dû  constater  l'insuccès  complet  de  la  thé- 
rapeutique. Il  n'en  est  plus  ainsi.  Les  journaux  anglais 
annoncent  qne  la  sérothérapie  produit  à  Bombay  des  effets 
merveilleux.  Et  c'est  un  disciple  de  Pasteur  qui  lutte  ainsi 
victorieusement  contre  un  fléau  réputé  jusqu'ici  invincible. 

Lorsque,  en  1894,  la  peste  éclata  à  Hong-Kong,  le  D""  Yer- 
sin,  de  l'Institut  Pasteur,  reçut,  nous  dit-il,  du  ministre  des 
colonies,  l'ordre  de  se  rendre  sur  le  territoire  contaminé, 

1.  V.  Études,  5  avril  1897,  p.  34. 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  221 

pour  y  étudier  la  nature  du  fléau,  les  conditions  dans  les- 
quelles il  se  propage,  et  rechercher  les  mesures  les  plus 
efficaces  pour  l'empêcher  d'atteindre  nos  possessions. 
Quand  il  arriva,  au  mois  de  juin,  dans  la  ville  chinoise,  l'épi- 
démie était  dans  toute  sa  violence.  Son  premier  soin  fut  de 
procéder  à  l'étude  expérimentale  de  la  maladie,  et  de  cons- 
tater la  présence  du  bacille  caractéristique.  Les  sujets 
d'expérience  ne  manquaient  pas.  Outre  les  hommes,  les  ani- 
maux, tels  que  les  souris,  les  rats,  les  buffles  et  les  porcs, 
chez  lesquels  le  fléau  sévit  avec  violence,  off*raient  à  l'expé- 
rimentation un  champ  aussi  varié  que  facile.  Le  microbe  fut 
vite  découvert.  Il  se  présentait  en  telle  abondance,  dans  la 
pulpe  des  bubons,  qu'il  formait  une  sorte  de  purée.  C'était 
un  bacille  court,  trapu,  à  bouts  arrondis,  assez  facile  à  colo- 
rer par  les  couleurs  d'aniline.  Les  extrémités  se  coloraient 
plus  fortement  que  le  centre,  de  sorte  qu'il  présentait  sou- 
vent un  espace  clair  en  son  milieu.  Très  abondant  dans  les 
bubons  et  les  ganglions  des  malades,  il  l'était  peu  dans  le 
sang,  sauf  dans  les  cas  rapidement  mortels.  * 

Le  bacille  une  fois  découvert,  l'expérience  démontra  qu'il 
était  bien  l'agent  infectieux,  le  germe  pestilentiel.  Inoculé 
aux  cobayes,  aux  rats,  aux  lapins,  il  les  tua  rapidement,  et 
ces  animaux  présentèrent,  à  l'autopsie,  les  lésions  caracté- 
ristiques de  la  peste.  Continuant  ses  expériences,  l'habile  et 
patient  docteur  obtint  facilement  des  cultures  du  bacille,  et 
par  conséquent  des  toxines  ou  des  virus  atténués,  qui  per- 
mettraient l'immunisation,  et  renouvelleraient  les  merveilles 
de  la  sérothérapie. 

Mais,  en  attendant,  ces  premières  découvertes  fixaient 
déjà  la  science  sur  l'étiologic  et  la  transmissibilité  de  la 
peste.  Avec  une  intuition  et  une  prescience  de  génie,  Pas- 
teur avait  écrit  à  propos  de  l'épidémie  de  Benghazi  en  1856 
et  en  1858  :  «  Supposons,  guidés  comme  nous  le  sommes 
par  tous  les  faits  que  nous  connaissons  aujourd'hui,  que  la 
peste,  maladie  virulente  propre  à  certains  pays,  ait  des 
germes  de  longue  durée.  Dans  tous  ces  pays,  son  virus  atté- 
nué doit  exister,  prêt  à  reprendre  sa  forme  active  quand  des 

1.  Annales  de  l  Institut  Pasteur,  1894,  p.  664. 


222  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

conditions  de  climat,  de  famine,  de  misère  s'y  montrent  de 
nouveau*.  » 

M.  Yersin,  en  effet,  a  trouvé  le  microbe  à  quatre  ou  cinq 
centimètres  de  profondeur,  dans  le  sol  d'une  maison  infec- 
tée, et  où  cependant  on  avait  fait  des  tentatives  de  désinfec- 
tion. Il  est  dès  lors  facile  d'expliquer  comment  le  bacille, 
peu  ou  point  du  tout  virulent  tant  qu'il  reste  enfoui  dans  la 
terre,  reprend  son  activité,  sous  des  conditions  dont  toutes 
ne  sont  pas  connues,  mais  dont  la  principale  doit  être 
son  passage  dans  le  corps  de  certains  animaux.  Or,  c'est  un 
fait  bien  vérifié  en  Indo-Chine  et  en  Hindoustan,  que  l'appa- 
rition de  la  peste  est  précédée  d'une  véritable  hécatombe  de 
rats.  Ces  rongeurs,  habitants  ordinaires  des  sous-sols  qu'ils 
visitent  dans  tous  les  sens,  contractent  la  maladie  par  voie 
de  contagion.  Le  bacille,  cultivé  dans  leur  organisme, 
reprend  toute  sa  virulence,  et,  comme  dit  M.  Roux  dans  sa 
note  à  l'académie  de  médecine,  «  la  peste,  qui  est  d'abord 
une  maladie  du  rat,  devient  bientôt  une  maladie  de 
l'homme  -.  «  Aussi  regarde-t-on  en  Chine  ces  animaux 
comme  des  messagers  du  diable,  et  les  indigènes  prennent 
la  fuite,  quand  ils  commencent  à  semer  leurs  cadavres  dans 
les  maisons  ou  dans  les  rues.  A  Canton  et  à  Hong-Kong, 
«  dans  certains  quartiers,  on  compta  jusqu'à  vingt  mille 
cadavres  de  rats.  Dans  une  seule  rue  on  en  a  ramassé  plus 
de  quinze  cents.  Un  mandarin  ayant  offert  dix  sapèques  pour 
chaque  rat  mort  qui  lui  serait  apporté,  posséda  en  quelques 
jours  trois  mille  cadavres  de  rats,  qu'il  fit  aussitôt  placer 
dans  des  urnes  ou  jarres  pour  les  enterrer^.  » 

Cette  mortalité  parmi  les  rats  a  précédé,  à  Bombay  comme 
en  Chine,  l'invasion  de  l'épidémie.  Les  chiens,  les  chacals,  les 
porcs,  les  poules,  les  serpents,  eux  aussi,  ont  été  frappés,  et 
l'on  a  observé  que  les  vautours  ne  dévoraient  pas  les  cadavres 
livrés,  suivant  la  coutume  des  Parsis,  à  leur  voracité. 
M.  Yersin  a  retrouvé  le  bacille  en  abondance  dans  les 
organes  ou  les  bubons  des  rats  crevés,  il  l'a  observé  chez 
les  mouches  mortes  dans  son  laboratoire,  et  jusque  dans  le 

1.  Académie  des  Sciences.  Févr.  1881. 

2.  Académie  de  Médecine,  séance  du  26  janvier  1897. 

3.  Proust.  Rapport  à  l'Académie  de  Médecine,  séance  du  26  jan-v.  1897. 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  223 

corps  des  fourmies  qui  s'étaient  attablées  aux  détritus  des 
victimes  de  la  peste.  Il  lui  a  été  facile  de  reproduire  une 
épidémie  expérimentale,  en  enfermant  dans  la  môme  cage 
des  rats  sains  et  des  sujets  contaminés.  La  contagion  n'a 
pas  tardé  à  se  produire  et  la  peste  les  a  tous  emportés. 

Cette  première  étape  de  la  science  bactériologique  nous 
avait  conduits  à  la  cause  immédiate  de  la  peste,  le  bacille 
infectieux.  Nous  savions  désormais  le  cultiver  et  reproduire 
expérimentalement  la  maladie.  Nous  connaissions  son  mode 
de  transmission,  et  les  voies  par  lesquelles,  comme  tous  ses 
semblables,  le  microbe  pénétrait  dans  l'organisme.  Voies 
respiratoires,  voies  digestives  ou  blessures,  autant  de 
portes  par  le  moyen  desquelles  s'exerce  la  contagion.  Si  la 
science  s'en  était  tenue  là,  elle  aurait,  sans  aucun  doute, 
satisfait  amplement  notre  désir  de  pénétrer  le  mystère  des 
grands  fléaux  qui  atteignent  l'humanité.  Mais  elle  ne  s'est 
pas  arrêtée  à  la  satisfaction  de  notre  désir  de  savoir 
pourquoi  et  comment  on  meurt  de  la  peste.  Elle  a  voulu  nous 
apprendre  comment  on  l'évite,  et  par  quels  moyens  on  en 
guérit. 


Après  avoir  ainsi  observé  la  peste  à  Hong-Kong,  en  1894, 
étudié  et  cultivé  le  microbe,  M.  Yersin  revint  à  Paris  «  pour 
faire,  dit-il,  à  l'Institut  Pasteur,  une  étude  plus  détaillée  du 
bacille,  et  surtout  pour  essayer  d'immuniser  des  animaux.  » 
Il  s'agissait,  en  effet,  de  renouveler  pour  la  peste  ce  que 
l'on  avait  obtenu,  avec  tant  de  succès,  pour  la  diphtérie,  et 
de  préparer  un  sérum  qui  fût,  à  la  fois  préventif  et  curatif. 
Nous  avons  eu  l'occasion  de  décrire  dans  cette  Revue  le 
procédé  d'immunisation,  et  l'application  de  la  sérothérapie 
h  la  guérison  du  croup  *.  Nous  ne  reviendrons  pas  sur  les 
détails  techniques.  Nous  nous  contenterons  d'enregistrer 
ici  les  résultats  obtenus,  pour  la  peste,  par  MM.  Yersin,  Roux 
et  leurs  collègues  de  l'Institut  Pasteur. 

Lorsque  M.  Yersin  arriva  à  Paris,  MM.  Calmette  et  Borel, 

1.    Cfr.    Études,    Mars    et  Avril  1896. 


224  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

SOUS  la  direction  de  M.  Roux,  avaient  déjà  préparé  le 
terrain  par  des  essais  d'immunisation  sur  les  cobayes  et  les 
lapins.  On  attaqua  le  cheval,  cette  source  abondante  de 
sérum,  et  on  arriva  à  Timmuniser.  Une  injection  de  culture 
récente  fut  faite  sous  la  peau  de  l'animal.  Après  divers 
accidents  de  fièvre,  de  frissons,  de  gonflements  articulaires, 
il  supporte  des  injections  répétées  avec  des  doses  plus 
fortes,  mais  conduites  avec  de  grands  ménagements,  carie 
sujet  maigrit  beaucoup. 

«  Le  premier  cheval,  ainsi  immunisé,  fut  saigné  trois 
semaines  après  la  dernière  injection,  et  son  sérum  fut 
essayé  sur  des  souris.  Ces  petits  rongeurs  meurent  toujours 
lorsqu'on  leur  inocule  le  bacille  virulent  de  la  peste,  et  en 
faisant  des  passages  de  souris  à  souris  on  entretient  un 
virus  très  actif.  Les  souris  qui  recevaient  1/iO  de  centimètre 
cube  de  sérum  de  cheval  immunisé  ne  devenaient  point 
malades,  quand,  12  heures  après,  elles  étaient  infectées 
avec  la  peste.  Ce  sérum  était  donc  préventif....  Pour  guérir 
les  souris,  déjà  inoculées  de  la  peste  depuis  12  heures, 
il  fallait  employer  un  centimètre  cube  à  un  centimètre 
cube  et  demi  de  sérum.  Les  petits  rongeurs  traités  avec 
ces  doses  guérissaient  constamment,  tandis  que  les  témoins 
mouraient.  Le  sérum  avait  donc  des  propriétés  cura- 
tives  manifestes.  ^  « 

Ceci  se  passait  en  1895.  Une  fois  en  possession  de  la 
précieuse  découverte,  M.  Yersin  repartit  pour  l'Indo-Chine, 
avec  l'espoir  que  la  sérothérapie  pourrait  être  appliquée  à 
l'homme  pestiféré.  Elle  le  fut  bientôt,  en  effet,  à  Canton, 
sur  un  jeune  Chinois  de  10  ans,  grâce  à  Mgr  Chausse, 
évéque  missionnaire  qui  prit  sur  lui  toute  la  respon- 
sabilité. Trois  injections  de  10  c.  c.  chacune  suffirent  pour 
guérir,  avec  une  rapidité  surprenante,  ce  cas  de  peste  mani- 
festement grave. 

L'expérience  était  faite,  et  ses  résultats,  non  seulement 
calmaient  toutes  les  craintes,  mais  encore  dépassaient  les 
espérances.  M.  Yersin  se  rendit  de  Canton  à  Amoy  où  la 
peste  faisait  de  nombreuses  victimes.   En  dix  jours   il  put 

1.  Annales  de  l'Institut  Pasteur.  Janvier  1897,  p.  84. 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  225 

traiter  vingt-six  malades,  dont  deux  seulement  moururent. 
Il  ne  fallait  que  quelques  heures  pour  voir  disparaître  les 
symptômes  les  plus  alarmants,  surtout  quand  l'injection 
était  faite  peu  de  temps  après  la  première  attaque  de  la 
maladie.  Il  importe,  en  efl'et,  d'intervenir  aussi  vite  que 
possible,  parce  que  la  peste  dure  peu  et,  si  Tempoison- 
nement  est  trop  avancé,  le  sérum  devient  impuissant. 

Quand  il  eut  épuisé  sa  provision  de  sérum  anli-pesteux, 
M.  Yersin  dut  quitter  Amoy  ;  mais,  on  peut  dire  qu'il  avait 
fixé  d'une  manière  définitive  la  thérapeutique  de  la  peste. 

tt  Vingt-six  cas,  dit-il  avec  la  modestie  du  vrai  savant, 
c'est  peu  assurément  pour  établir  qu'un  remède  est  spéci- 
fique et  efficace.  J'en  conviens  facilement  et  je  suis  le 
premier  à  déclarer  qu'il  faut  de  nouvelles  expériences.  Mais 
si  l'on  considère  que  la  peste  est  parmi  les  plus  meurtrières 
des  maladies  humaines,  que  tous  ceux  qui  l'ont  observée 
estiment  que  la  mortalité  qu'elle  cause  n'est  pas  inférieure 
à  80  p.  100  et  que  les  patients  que  j'ai  traités  avaient  pour  la 
plupart  des  symptômes  très  alarmants,  ou  conviendra  que 
nos  vingt-six  observations  prennent  une  valeur  parti- 
culière »  *. 

Les  nouvelles  expériences,  M.  Yersin  les  fait  actuellement 
à  Bombay  sur  une  plus  vaste  échelle,  et,  comme  nous  Tavons 
déjà  dit,  les  journaux  anglais  annoncent  que  les  effets  de  la 
sérothérapie  appliquée  à  la  peste  tiennent  du  merveilleux. 
Ajoutons  encore  avec  M.  Yersin  que,  jusqu'ici,  le  sérum 
anti-pesteux  n'a  été  employé  que  dans  le  cas  de  maladie 
confirmée.  Mais  il  y  a  lieu  de  croire,  d'après  ce  que  l'on  a 
observé  chez  les  animaux,  qu'il  serait  plus  efficace  encore 
pour  prévenir  la  peste  que  pour  la  guérir.  Nous  ne  tarde- 
rons pas  à  connaître  le  résultat  des  expériences,  qui  seront 
faites  sûrement  à  Bombay,  où  l'épidémie  sévit  avec  tant  de 
violence. 

VI 

Ainsi  la  microbiologie  a  mis  aux  mains   de   l'homme   une 
arme  merveilleuse  pour  se  défendre  contre   la  peste.  C'est 

1.  Annales  de  l'Institut  Pasteur.  Janvier  1897,  p.  88. 

LXXI.  —  15 


226  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

là  une  défense  directe.  Mais,  la  même  science  n'a  pas 
moins  éclairé  le  champ  assez  obscur  de  la  prophylaxie,  en 
fixant  le  caractère  contagieux  du  fléau,  son  mode  de  trans- 
mission et  les  circonstances  qui  favorisent  ou  qui  arrêtent 
son  développement.  Tous  les  conseils  d'hygiène  nationale 
ou  internationale,  ont  pu  asseoir  sur  des  bases  rationnelles 
leurs  règlements  et  les  mesures  adoptées  pour  éloigner 
Tépidémie. 

S'il  s'agit  d'hygiène  privée  et  publique,  l'étiologie  de  la 
peste,  telle  que  nous  l'ont  révélée  les  disciples  de  Pasteur, 
nous  avertit  que  la  question  de  race  ne  joue  ici  aucun  rôle  et 
ne  donne  aucune  immunité.  Les  blancs,  les  jaunes  et  les 
noirs  sont  également  accessibles  à  l'infection.  Tout  ce  qui 
peut  aff'aiblir  la  résistance  de  l'organisme,  comme  la  famine, 
la  disette,  la  mauvaise  alimentation,  la  misère,  la  dépression 
morale,  exerce  une  influence  fatale.  L'encombrement  faci- 
lite l'expansion  du  fléau,  en  multipliant  les  surfaces  de  con- 
tact, mais  il  ne  le  crée  pas,  comme  il  semble  qu'on  l'ait  cru 
autrefois.  La  malpropreté,  surtout,  favorise  à  la  fois  le  dé- 
veloppement des  germes  et  leur  dissémination.  On  com- 
prend ainsi  que  la  peste  sévisse  si  souvent  parmi  les  Chinois, 
essentiellement  réfractaires  aux  mesures  d'hygiène  et  de  dé- 
sinfection. Aux  Indes,  la  masse  de  la  population  indigène  est 
misérable  et,  comme  l'a  dit  avec  raison  le  D*"  Francis,  la 
peste  y  trouve  l'habitat  qui  lui  convient.  Les  grandes  villes, 
telles  que  Bombay  et  Calcutta,  conservent  dans  leur  sein 
d'abominables  cloaques.  Le  lieutenant-gouverneur  du  Ben- 
gale, sir  A.  Mackensie,  s'en  est  vivement  plaint  dans  un  dis- 
cours qui  a  produit  une  grande  sensation.  Il  est  allé  jusqu'à 
dire  :  «  Il  faut  percer  de  larges  voies  à  travers  ces  quartiers 
et  remplacer  ces  immondes  porcheries  (où,  à  la  vérité,  un  porc 
normalement  constitué  serait  dans  l'impossibilité  de  vivre)  par 
des  habitations  aérées  et  saines.  »  La  famine  venant  s'ajouter 
à  ces  déplorables  conditions  hygiéniques,  il  n'est  pas  éton- 
nant que  l'épidémie  ravage  Bombay,  Kurrachee  et  Poonah. 

Les  conditions  météorologiques  favorables  au  développe- 
ment de  la  peste  ont  cela  de  particulier  que,  s'il  faut  une 
certaine   élévation   de  température   pour  son   éclosion,  les 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  227 

chaleurs  élevées  la  contrarient,  et  généralement  arrêtent  sa 
marche.  Les  recherches  bactériologiques  ont  confirmé  et 
mis  hors  de  doute  ce  fait  de  l'extinction  de  la  peste  à  l'ap- 
proche des  grandes  chaleurs.  Pour  l'Irak-Arabi,  on  a  observé 
qu'elle  disparaissait  avec  une  précision  mathématique  dès 
que  le  thermoniètre  marquait  45  ou  50*,  c'est-à-dire  vers  la 
fin  de  Juin.  En  1812,  ce  fut  pendant  l'hiver  que  le  fléau  rava- 
gea Gonstantinople.  Il  mourait  jusqu'à  deux  mille  personnes 
par  jour,  et  la  neige  était  couverte  de  cadavres  abandonnés 
aux  chiens.  Voilà  pourquoi  la  peste  n'a  pas  de  tendance  à 
descendre  vers  le  Sud.  Elle  n'a  jamais  franchi  l'équateuret 
si,  sur  quelques  points  elle  a  dépassé  le  tropique  Nord, 
comme  dans  l'Assyr  et  le  Yun-Nan,  la  latitude  est  largement 
compensée  par  l'altitude  de  ces  pays  montagneux.  Elle  a  une 
prédilection  pour  la  saison  froide  et  les  régions  à  tompéra- 
ture  modérée. 

Il  ne  nous  reste  plus  qu'à  dire  un  mot  sur  ce  qu'on  pt-ul 
appeler  la  prophylaxie  nationale  et  internationale.  M.  Proust 
et  M.  Monod  ont  fait  l'un  à  l'Académie  de  médecine',  l'autre 
au  nom  du  comité  consultatif  d'hygiène  publique  de  France', 
un  rapport  que  nous  allons  résumer  en  quelques  mots. 

11  est  incontestable  que  la  peste  à  Bombay  est  une  menace 
pour  l'Europe,  et  que  les  nations  doivent  mettre  en  œuvre 
tous  les  moyens  pour  s'en  défendre.  Or  le  fléau,  pour  nous 
atteindre,  peut  prendre  soit  la  voie  de  terre,  soit  la  voie  <lc 
mer,  et  peut-être  toutes  les  deux  à  la  fois.  La  défense,  de 
son  côté,  peut  s'organiser  sur  trois  points  :  à  Bombay  même, 
pays  de  répidémie  actuelle,  aux  frontières  de  l'Europe,  et 
aux  frontières  de  France.  Cela  constitue  comme  trois  Iign(>s 
qu'il  importe  de  ne  point  laisser  franchir  au  fléau. 

La  première  ligne,  celle  qui  limite  les  contrées  où  sévit 
actuellement  la  peste,  exige,  pour  être  protégée,  des  mesures 
restrictives  énergiques.  Empêcher  le  départ  des  pèlerins  des 
Indes  pour  la  Meccpie,  arrêter  l'embarquement  de  toute 
personne  suspecte,  soumettre  les  voyageurs  à  un**  visite  et  à 

1.  Académie  de  médecine.  Séance  du  26  Janvier  1897. 

2.  Journal  Officiel.  1"  Mars  1897. 


228  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ? 

une  désinfection  rigoureuse,  voilà  certes  des  mesures  élé- 
mentaires, réclamées,  du  reste,  par  les  représentants  des 
puissances  aux  diverses  conférences  internationales  d'hy- 
ariène.  Seuls  les  Anglais  et  les  Turcs  ont  refusé  de  s'associer 
à  ces  mesures,  et  leur  étrange  obstination  est  pour  l'Europe 
une  perpétuelle  menace  d'invasion  par  les  ports  de  l'Inde. 
En  quelques  jours  la  peste  peut  être  portée  dans  la  mer 
Rouge,  au  canal  de  Suez,  en  Egypte  enfin,  pour  rayonner  de 
là  sur  tout  le  littoral  méditerranéen. 

La  seconde  ligne,  si  elle  n'est  pas  défendue,  ouvre  à  l'épi- 
démie l'entrée  de  l'Europe  par  la  voie  de  mer  et  par  la  voie 
de  terre.  La  mer  Rouge  et  le  golfe  Persique  lui  permettent 
d'atteindre,  l'une  la  Méditerranée,  l'autre  la  Mésopotamie, 
la  Syrie  et  la  Perse,  par  l'Euphrate.  De  ces  deux  voies  de 
pénétration,  celle  de  la  mer  Rouge  est  munie  de  lazarets,  et 
d'une  série  de  postes  secondaires,  qui  forment,  comme  l'a 
dit  M.  Proust  à  l'Académie  de  médecine,  «  un  filet  gigan- 
tesque, posé  sur  toute  la    côte  Africaine    d'Egypte,  depuis 
Bab-el-Mandeb  jusqu'à  Port-Saïd,  dont  les  mailles  ne  doivent 
rien   laisser   passer  de  suspect.  »   Mais  il   n'en  est  pas  de 
même  sur  le  golfe  Persique.  Pour  établir  là  le  même  réseau 
protecteur,  il  fallait  le  concours  de  l'Angleterre,  et  l'entente 
entre  la  Perse  et  la  Turquie.  Or,  ni  l'un  ni  l'autre  n'ont  été 
jusqu'à  ce   jour  pleinement  obtenu.   Et  voilà  comment  les 
frontières  de  la  Russie  et  le  littoral  oriental  de  la  Méditer- 
ranée,   demeurent   exposés    à    l'invasion  de    la    peste.    Le 
concert  européen,   qui  s'occupe   de  tant  d'intérêts,  devrait 
bien  ne  pas  oublier  celui-là. 

Les  voies  de  terre  offrent,  peut-être,  un  danger  plus  grand 
que  les  voies  maritimes,  et  leur  protection  présente  des 
difficultés  encore  plus  sérieuses.  La  marche  de  l'épidémie 
est  lente,  sans  doute,  jusqu'au  moment  où  elle  atteint  les 
points  d'où  partent  les  voies  de  communication  rapide.  Ces 
voies  sont  le  chemin  de  fer  trancaspien  et  les  bateaux  à 
vapeur  de  la  mer  Caspienne.  Le  gouvernement  des  Indes  ne 
défendant  pas  les  points  limitrophes  de  la  frontière,  le  Tur- 
kestan  et  l'Afghanistan  étant  incapables  d'organiser  une 
défense  efficace,  c'est  à  la  Russie  qu'incombe  la  protection 
de    l'Europe    contre    la    peste.    Nous    souhaitons    que    les 


AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?  229 

mesures  prises   tardent   un   peu    moins  que  les    réformes 
imposées  au  grand  Turc. 

Quant  à  la  troisième  ligne  de  défense  elle  nous  appartient 
à  nous  seuls,  puisque  c'est  notre  frontière.  Nous  sommes 
donc  les  maîtres  sur  ce  terrain-,  et  nous  pouvons  prendre 
toutes  les  mesures  de  protection  qui  paraîtront  nécessaires, 
ou  seulement  utiles. 

Du  côté  de  la  mer,  outre  le  règlement  de  police  sanitaire 
maritime  de  1896,  nous  sommes  protégés  par  trois  décrets, 
pris  le  20  et  le  28  janvier,  et  le  9  février  de  cette  année,  qui 
règlent  les  conditions  dans  lesquelles  certaines  marchan- 
dises seront  prohibées  et  d'autres  acceptées  après  examen 
et  désinfection.  11  faut  croire  que  l'administration  appli- 
quera avec  vigueur  les  règlements  établis,  et  que  l'intérêt 
privé  ne  compromettra  pas  la  santé  publique,  en  se  dérobant 
aux  exigences  qui  peuvent  le  gêner. 

Du  côté  de  nos  frontières  terrestres  la  iKlfiiM-  iia  pas 
encore  eu  l'occasion  de  mettre  en  ligne  ses  moyens.  L'Eu- 
rope n'est  pas  envahie,  et,  si  l'épidémie  se  déclare  sur  un 
point  de  son  territoire,  on  aura  toujours  le  temps  de  fermer 
les  portes,  et  de  faire  bonne  garde  contre  l'envahisseur. 

Voilà  où  nous  en  sommes,  en  face  d'une  épidémie,  qui, 
si  elle  atteignait  l'Europe,  exercerait  des  ravages  bien  autre- 
ment redoutables  que  la  plus  cruelle  des  guerres.  Nul  ne 
peut  dire  ce  qu'il  adviendra  de  ce  fléau  qui  décime  les 
Indes.  Dans  tous  les  cas,  nous  devons  bénir  la  Providence 
(|ui  nous  a  mieux  traités  que  nos  pères,  et  ne  nous  a  plus 
condamnés,  devant  la  peste,  à  une  impuissance  désespé- 
rante. Et  c'est  encore  à  Pasteur,  c'est-à-dire,  à  la  science 
qui  croit  en  Dieu,  que  nous  devons  de  connaître  l'ennemi, 
et  d'être  eflicacement  armés  pour  le  combattre. 

H.    MARTIN,  S.  J. 


MISSIONS  DES  PERES  JESUITES  DE  LA  PROVINCE  DE  TOULOUSE 


MADURÉ 


UN  COLLÈGE  CATHOLIQUE  DANS  L'INDE  ANGLAISE 


Collège  Saint  Joseph,  Trichinopoly,  Novembre  1896. 
Pour  donner  d'abord  une  idée  générale  du  collège  Saint- 
Joseph,  nous  ne  pouvons  mieux  faire  que  de  transcrire  un  fragment 
du  dernier  rapport  présenté  au  Gouvernement  par  M.  Duncan, 
directeur  de  l'Instruction  publique  pour  la  présidence  de  Madras. 
Nous  l'empruntons  à  un  article  du  Journal  de  l'Education,  rédigé 
par  M.  Hall,  principal  du  Training  Collège  (Ecole  normale)  de 
Madras.  Avertissons  que  M.  Duncan  et  M.  Hall  sont  tous  deux 
indifférents  en  matière  de  religion. 

Le  collège  semble  en  progrès  sous  tous  les  rapports.  Les  résultats 
des  examens,  comparés  à  la  moyenne  des  résultats  obtenus  dans  la  pré- 
sidence, sont  très  satisfaisants.  Pour  le  B.  A.  (baccalauréat  ès-arts)  59 
ont  passé  en  anglais,  sur  90  présentés  ;  pour  la  seconde  langue,  48  sur 
59  ;  et  en  sciences,  les  succès  atteignent  57,  3  0/0.  En  F.  A.  ^  41  sur 
70,  dont  6  en  première  classe  ;  et  en  matriculation,  le  succès  n'est  pas 
inférieur,  54  sur  94,  avec  4  parmi  les  sept  premiers.  Sans  aucun  doute, 
le  mérite  du  personnel  enseignant  est  suffisant  pour  expliquer  de  si 
brillants  succès.  Le  Collège  Department  compte  366  élèves  et  VUpper 
Secondary  567.  Il  y  a  9  professeurs  européens  ;  et,  parmi  le  personnel 
indigène,  5  ont  le  degré  de  Licentiated  in  teaching  (licencié  en  enseigne- 
ment). En  conséquence,  le  collège  est  très  populaire,  même  parmi  les 
Brahmes.  Un  quart  du  nombre  des  étudiants  vient  du  district  de  Tanjore, 
bien  que  celui-ci  possède  déjà  deux  collèges,  l'un  à  Kombakônam, 
l'autre  à  Tanjore... 

Il  y  a  un  établissement  très  important  attaché  au  collège  :  c'est  un 
musée  bâti  aux  frais  en  partie  du  collège,  en  partie  du  gouvernement. 

1.  First-arts.  Ce  terme  et  d'autres,  difficiles  à  traduire  en  français,  seront 
expliqués  un  peu  plus  loin. 


MADURE  231 

Les  Hostels  (pensions)  semblent  bien  fonctionner  ;  cependant  il  y  a  une 
plainte  permanente,  c'est  qu'on  ne  peut  arriver  à  satisfaire  les 
élèves  pour  la  nourriture  et  la  cuisine.  Un  Technical  Department 
dépendant  du  collège,  ne  compte  pas  moins  de  181  élèves,  fils 
d'employés,  de  marchands,  d'artisans...,  appartenant  aux  districts 
circonvoisins.  Sur  ce  nombre,  75  0/0  réussissent  aux  examens,  et  les 
deux  seuls  candidats  qui  furent  admis  pour  le  télégraphe  dans  toute 
la  présidence,  appartenaient  à  ce  collège. 

M.  Duncan  termine  en  offrant  ses  vives  félicitations  au  P. 
Recteur,  au  P.  Préfet  et  aux  professeurs,  pour  la  bonne  et 
heureuse    administration    du   collège   pendant   l'année    écoulée. 

Ce  rapport  est  on  ne  peut  plus  flatteur.  Ajoutons,  comme 
confirmation  de  ses  éloges,  que  le  gouvernement  de  Madras, 
sur  la  recommandation  du  même  M.  Duncan,  a  accordé,  en 
juin  1896,  à  la  mission  catholique  française  du  Maduré  la 
dispense  des  degrés  universitaires  et  des  examens  pédagogi- 
ques pour  les  professeurs  jésuites  de  son  collège  de  Trichi- 
nopoly.  Le  même  privilège  a,  du  reste,  été  concédé  en  même 
temps  aux  Jésuites  de  la  province  de  Venise,  desservant  la 
mission  de  Mangalore,  pour  leur  collège  de  Saint-Louis  de 
Gonzague  à  Mangalore.  Et  cette  double  dispense  a  été  insérée 
dans  le  nouveau  Règlement  d'Éducation  de  la  présidence  de 
Madras,  avec  des  considérants  très  honorables  pour  la  Com- 
pagnie  de  Jésus. 

En  lisant  le  rapport  du  Directeur,  on  se  sera  demandé  le  sens 
de  certains  mots  tels  que  Collège  Department,  Upper  Secondary, 
Technical  Department^  Hostels^  etc.  Expliquons-les  aussi  claire- 
ment et  aussi  brièvement  que  possible  ;  ce  sera  du  reste  une 
introduction    au    système    d'enseignement   suivi  au   collège. 

Le  B.  A.  est  le  baccalauréat  anglais  ;  on  peut  donc  s'attendre 
à  y  retrouver  la  diff'crence  entre  l'esprit  anglais  et  l'esprit 
français  ;  l'un  aime  l'analyse,  l'autre  la  synthèse  ;  le  premier 
s'étend  beaucoup  sur  les  faits  particuliers  et  vous  laisse  le 
soin  de  résumer  les  données  éparses  et  de  généraliser  ;  le 
français  commence  par  peser  les  principes  généraux  et 
s'occupe  moins  d'embrasser  tous  les  faits  et  tous  les  cas  par- 
ticuliers. Conclusion  :  les  programmes  d'examen  sont  peut- 
être  à    peu  près    aussi  chargés    en  France   qu'en   Angleterre  ; 


232  MADURÉ 

il  y  a  néanmoins  cette  différence  que  dans  l'examen  anglais, 
il  faut  être  prêt  à  répondre  dans  le  détail,  ce  qui  demande 
une  préparatioa  minutieuse  ;  de  là  surcroît  de  travail. 

Le  B.  A.  doit  être  précédé  de  deux  ans  de  préparation 
au  moins  ;  et  ce  n'est  pas  trop,  comme  on  peut  s'en  convaincre. 
On  doit  préalablement  avoir  passé  le  F.  A.,  examen  qui  exige 
aussi  deux  ans  de  préparation.  Le  F.  A.  est  à  son  tour  précédé 
de  la  matriculation,  qui  est  comme  l'entrée  de  la  carrière 
universitaire.  D'où  son  nom  de  Entrance  examination  (examen 
d'entrée).  Trois  ans  d'études  y  préparent,  correspondant  à 
trois  classes  qui  sont,  par  ordre  d'importance  la  quatrième, 
la  cinquième  et  la  sixième  ou  matriculation,  ou,  comme  nous 
disons  ici  the  4*^*,  5^**  anà  6***  forms. 

Les  classes  de  B.  A.  et  de  F.  A.  forment  ce  qu'on  appelle  le 
Collège  Department,  la  matriculation  ou  les  deux  classes  anté- 
rieures constituent  le  High  School  ou  Upper  Secondary,  bien 
que  ces  deux  noms  ne  représentent  pas  identiquement  la 
même  chose.  Descendant  jusqu'au  bas  de  l'échelle,  nous  avons 
la  troisième,  la  seconde  et  la  première,  formant  le  Lower 
Secondary,  enfin  l'école  primaire  et  Yinfant  School.  Outre 
cela,  il  y  a  en  ville  plusieurs  petites  succursales  appelées 
feeders,  qui  fournissent  un  certain  contingent  aux  basses  classes 
du  collège. 

Le  Technical  Department,  qui  suggère  le  nom  français  d'école 
des  arts  et  métiers,  est  un  département  tout  à  fait  distinct  par 
son  fonctionnement  et  son  personnel,  bien  qu'il  relève  direc- 
tement du  manager  du  collège.  Nous  allons  revoir  tous  ces 
différents  départements  un  à  un.  , 

I.  —  Le  B.  A.  renferme  3  parties,  appelées  les  3  branches  : 
1**  anglais  ;  2°  seconde  langue  au  choix  ;  3"  sciences. 

L'anglais  comprend  :  grammaire,  littérature,  composition, 
traduction  d'une  autre  langue  et  généralement  sept  auteurs. 

La  grammaire  devrait  plutôt  être  nommée  philologie  et 
histoire  de  la  langue  anglaise,  car  l'examen  ne  porte  ni  sur 
l'orthographe  ni  sur  la  construction  d'une  phrase,  comme  le  nom 
semblerait  l'indiquer.  Exemple  :  Rendez  compte  des  lettres 
soulignées  dans  les  mots  suivants  :  former,  brother,  slumber,  etc. 
Donnez  l'historique,  et  le  sens  ancien  et  moderne  des  différentes 


MADURÉ  233 

terminaisons  en  ing.  Quelle  est  la  dérivation  des  mots  suivants  : 
wizard...  etc.  ?  A  quelle  époque  tel  et  tel  mot  a-t-il  été  intro- 
duit dans  la  langue  anglaise  ?.. 

En  littérature,  outre  les  noms  et  les  dates  qui  ne  sont 
qu'affaire  de  mémoire,  il  faut  pouvoir  donner  un  résumé  des 
principaux  ouvrages,  critiquer,  comparer  leur  mérite,  rendre 
compte  de  l'influence  qu'un  auteur  a  exercé  sur  son  siècle, 
etc.  Les  textes  sont  généralement  au  nombre  de  sept,  trois 
en  poésie,  quatre  en  prose. 

L'examen  sur  toutes  ces  matières  dure  deux  jours  :  la  poésie 
et  la  prose  ont  chacune  un  examen  de  trois  heures,  sur  une 
moyenne  de  dix  questions,  avec  subdivisions  ;  grammaire  et 
littérature,  trois  heures;  composition,  deux  heures;  traduction, 
une  heure. 

La  seconde  langue,  quoique  formant  une  branche  séparée, 
est  moins  importante,  elle  ne  compte  que  pour  le  sixième  du 
B.  A.  L'université  donne  le  choix  entre  sanscrit,  tamoul  et 
autres  langues  indiennes,  persan,  arabe,  grec,  latin  et  français. 
Le  tamoul  réunit  la  majorité  des  aspirants,  le  sanscrit  un 
peu  moins  que  le  tamoul.  Le  latin  n'a  guère  d'autres  dévots 
que  les  catholiques,  les  Européens  et  les  east-indiens.  Les 
hellénistes  se  comptent  par  un  ou  deux,  quand  il  y  en  a.  Les 
programmes  sont  chargés  comme  partout. 

Cette  seconde  branche  est  celle  que  le  succès  favorise  le 
plus,  et  cela  surtout  pour  deux  raisons  :  la  première  est  que 
c'est  la  branche  la  plus  courte  ;  la  seconde  est  que  beaucoup 
d'élèves  apprennent  leur  traduction  par  cœur  ;  et  cela  leur 
sufllit  pour  passer,  sans  qu'ils  aient  à  se  soucier  fort  du  reste. 

Mais  la  branche  sans  contredit  la  plus  importante,  est  la 
troisième,  celle  des  sciences  :  elle  constitue  à  elle  seule  la 
moitié  du  B.  A.  On  consacre  à  l'anglais  une  heure,  et  demie 
de  classe  par  jour;  à  la  seconde  langue  une  heure,  et  à  la 
troisième  deux  heures  et  demie. 

L'université  laisse  le  choix  entre  cinq  sujets:  1.  mathéma- 
tiques ;  2.  physique  et  chimie,  ou  chimie  et  physique,  la  chi- 
mie étant  secondaire  dans  un  cas  et  la  physique  dans  l'autre  ; 
3.  Biologie  ;  4.   Philosophie  ;  5.   Histoire. 

Vous  avez  peut-être  déjà  entendu  dire    que   les    Indiens   ont 


234  MADURE 

une  aptitude  marquée  pour  les  mathématiques.  C'est  vrai, 
mais  il  faut  s'entendre.  D'abord  il  ne  faut  pas  conclure  que 
cette  aptitude  se  rencontre  chez  tous,  ni  que  tous  ceux  qui  la 
possèdent  soient  des  Archimède  ou  des  Newton  ;  il  s'en  faut 
bien.  Ce  qu'on  doit  entendre  par  là,  c'est  qu'en  général  les^ 
Indiens  ont  une  grande  facilité  pour  s'assimiler  le  sujet  et 
surtout  pour  faire  des  problèmes  ;  il  y  en  a  qui  sont  de  véri- 
tables machines  à  problèmes. 

Il  y  en  a  certainement  qui  sont  remarquables  comme  mathé- 
maticiens ;  mais  même  ceux-là  sont  encore  un  peu  superficiels, 
comparés  aux  Européens.  De  fait,  l'européen  étudie  avec  un 
but  en  vue  ;  il  se  prépare  à  une  carrière  ;  il  pose  les  fonde- 
ments de  son  avenir.  L'Indien  n'étudie  pas  pour  se  préparer 
à  une  carrière  ;  les  carrières  ne  sont  pas  nombreuses  dans 
ce  pays  ;  l'armée,  la  marine,  les  diverses  industries  modernes 
n'existent  pas  pour  lui  ;  il  n'y  a  guère  que  1'  «  art  de  l'ingé- 
nieur »  engeneeringy  qui  réussisse  à  attirer  quelques  étudiants 
de  mathématiques.  Ainsi,  un  jeune  homme  choisit  la  branche 
dans  laquelle  il  espère  réussir  le  mieux  et  l'on  voit  de 
curieux  phénomènes  :  par  exemple,  un  bachelier  en  mathé- 
matiques entrer  à  l'école  de  droit  ;  un  bachelier  en  histoire 
s'engager  dans  le  département  des  forêts,  etc.  L'étudiant  n'a 
donc  pas  à  cœur  de  faire  une  étude  approfondie  du  sujet 
qu'il  choisit  ;  il  lui  suflit  d'en  savoir  assez  pour  réussir  à 
l'examen  ;  voire  au  premier  rang,  pour  la  gloire.  C'est  là  une 
des  raisons  qui  expliquent  la  stérilité  de  ces  études  si  longues 
et  des  qualités  intellectuelles  des  Indiens. 

Un  exemple  entre  autres  de  cette  facilité  dont  je  parle.  Dans 
l'âge  héroïque,  où  les  aspirants  professeurs  de  la  Compagnie  de 
Jésus'  avaient  à  passer  les  examens  universitaires,  ils  allaient  en 
classe  s'asseoir  à  côté  des  petits  bambins  de  14  ou  15  ans  ou 
moins,  en  matriculatîon.  Le  professeur  dicte  un  problème.  Après 
une  minute  ou  une  minute  et  demie,  le  professeur  demande  :  qui 
a  fini  ?  Aussitôt  10,  15,  20,  bras  se  lèvent,  en  même  temps  que 
les  têtes  se  tournent  et  que  les  yeux  se  dirigent  vers  les  Fathers 
«  les  pères  »  ;  les  voisins  jettent  un  regard  sur  leurs  cahiers 
pour  voir  ce  qu'ils  ayaient  écrit.  Les  pauvres  Fathers  en 
étaient  souvent  encore  a  se  demander  par  quel  bout  il  fallait 
prendre  le  problème. 


MADURÉ  235 

Cette  facilité  se  trouve  assez  communément  dans  l'examen 
du  B.  A.  Chaque  année,  parmi  ceux  qui  sont  admis,  il  y  en  a  en 
moyenne  deux  ou  trois  en  première  classe,  c'est-à-dire  qui 
obtiennent  au  moins  7  1/2  des  points  ;  une  trentaine  en 
seconde  classe,  c'est-à-dire  qui  gagnent  environ  la  moitié,  et 
autant  qui  en  obtiennent  au  moins  un  tiers.  En  tout,  plus  de 
la  moitié  des  candidats  réussissent. 

La  physique  est  une  branche  très  populaire  chez  nos 
étudiants,  non  pas  qu'ils  y  soient  portés  par  leur  esprit 
pratique  ;  mais  c'est  peut-être  celle  où  on  passe  le  plus 
facilement. 

La  philosophie  a  trois  subdivisions  : 

1°  Logique  déductive  et  inductive,  avec  un  programme  très 
développé  ; 

2*  Psychologie  avec  deux  appendices.  L'appendice  prélimi- 
naire est  une  étude  détaillée  des  systèmes  musculaires  et 
nerveux,  et  spécialement  du  cerveau.  De  là  on  passe  à  la 
psychologie  des  phénomènes,  et  par  manière  de  corollaire,  à 
la  discussion  des  rapports  entre  les  phénomènes  physiologiques 
et  psychologiques,  l'âme  et  le  corps.  Le  second  appendice, 
qui  suit  la  psychologie,  porte  le  nom  de  philosophie  générale, 
inventé  pour  éviter  le  nom  de  métaphysique.  Sous  ce  titre 
donc  sont  à  discuter  les  opinions  principales  sur  l'origine  des 
idées,  la  perception  des  objets  extérieurs  et  la  valeur  objective 
de  ces  perceptions,  enfin  sur  la  question  de  l'absolu. 

Ce  dernier  terme  est  encore  un  déguisement  sous  le  couvert 
duquel  on  fait  entrer  la  théologie  dans  le  programme  sans 
la  nommer  (théologie  naturelle).  Cette  dernière  question  se 
divise  en  deux  parties  :  1*  prouver  qu'il  est  possible  de 
concevoir  un  être  absolu  et  infini  avec  les  perfections  qu'il 
suppose,  sans  qu'il  y  «it  contradiction  entre  ses  divers  attri- 
buts ;  2°  discuter  les  preuves  de  son  existence,  ainsi  que  les 
critiques  de  ces  preuves. 

3*  Ethique  ou  théorie  de  la  morale,  comprenant  les  fonde- 
ments de  la  morale,  le  bien,  le  devoir,  la  responsabilité,  la 
relation  de  la  morale  avec  Dieu  et  la  religion. 

Outre  cela,  on  donne  chaque  année  deux  sujets  historiques 
spéciaux,  l'un  sur  la  psychologie  ou  philosophie  générale,  l'autre 


236  MADURE 

sur  la  morale.  C'est  une  théorie  ou  une  comparaison  critique 
des  théories  sur  un  point  spécial.  Par  exemple,  cette  année, 
il  faut  comparer  et  critiquer  les  diverses  théories  de  Berkeley,  de 
Hume,  de  Kant,  sur  les  perceptions,  et  exposer  l'épicurisme. 

Le  programme  est  passablement  vaste  ;  on  songe  encore 
à  l'élargir,  en  y  introduisant  une  étude  spéciale  de  la  méta- 
physique, de  la  nature  et  de  la  destinée  de  l'âme  et  la 
théologie  naturelle,  autant  dé  questions  traitées  déjà  maintenant 
il  est  vrai,   mais  plutôt  par  manière  de  simples  corollaires. 

Avec  deux  heures  et  demie  de  classe  par  jour  pendant  deux 
ans,  il  semble  qu'on  pourrait  faire  une  bonne  philosophie,  salu- 
taire pour  nos  Indiens.  Mais  il  n'en  est  pas  de  la  philosophie 
comme  des  mathématiques.  Elle  touche  à  des  questions  plus 
intimes;  elle  a  contre  elle  tout  un  autre  genre  d'obstacles  et  de 
préjugés.  Evidence  et  conviction  sont  deux;  c'est  un  fait  qu'on 
touche  du  doigt  ici;  on  voit  la  vérité,  on  ne  peut  y  échapper; 
cependant  la  volonté  reste  indécise;  si  elle  admet  la  vérité,  elle 
se  refuse  à  nier  son  contraire.  Cela  semble  une  contradic- 
tion et  cependant  c'est  un  fait.  D'ailleurs,  cela  n'étonne  plus 
quand  on  a  pénétré  la  perversité  intellectuelle  et  morale, 
que  produisent  une  religion  toute  sensuelle  et  une  littéra- 
ture d'où  le  bon  sens  paraît  banni  et  où  règne  à  la  place 
l'imagination  la  plus  dévergondée.  Ajoutez  à  cela  la  peur  de 
la  vérité,  une  peur  qui  croît  à  mesure  que  la  vérité  se  fait 
jour,  et  vous  pourrez  vous  expliquer  cette  force  de  volonté 
pour  persévérer   dans   l'erreur. 

Aussi,  le  plus  prudent  pour  un  professeur  de  philosophie 
en  ce  pays,  est  de  faire  sortir  un  système  de  philosophie 
de  ce  qu'admettent  même  les  auteurs  de  fausses  théories; 
de  l'offrir  comme  seul  moyen  d'éviter  les  contradictions  ou 
d'expliquer  les  faits  évidents  de  l'expérience  ;  et  cela  sans 
insister  sur  les  conséquences,  comme  si  on  ne  pouvait  passer 
outre  sans  que  les  élèves  admettent  au  préalable  la  fausseté 
de  telle  et  telle  opinion  qui  leur  est  chère.  Ils  sont  assez 
fins  d'ailleurs  pour  comprendre  souvent  que  le  mieux  pour 
eux,  s'ils  ne  veulent  pas  accepter  une  conclusion,  est  de  se 
taire  et  d'être  reconnaissants  à  leur  professeur  de  ce  qu'il 
n'insiste  pas  davantage.  De  cette  façon,  leur  esprit  de 
contradiction    est    moins    porté    à    réagir    et,    sans    qu'ils    s'en 


MADURE  237 

aperçoivent,     ils    avalent   bien   des    vérités   qui,     tôt    ou    tard, 
porteront    leurs    fruits. 

La  cinquième  et  dernière  branche,  l'histoire,  comprend 
aussi   trois    parties  : 

1"  Histoire  proprement  dite,  c'est-à-dire  l'histoire  de 
l'Inde,  l'histoire  d'Angleterre  et  une  période  de  l'histoire 
d'Furope    désignée   par    l'Université; 

2°  Science  politique,  embrassant  la  théorie  de  l'origine  et 
de  la  fin  de  l'état  social,  et  la  critique  historique  des 
diverses  formes  de  société.  On  y  fait  entrer  aussi  l'éco- 
nomie politique,  traitée  au  point  de  vue  théorique  surtout, 
mais    assez   en   détail; 

3"  Deux  sujets  spéciaux  qui  seront  le  plus  souvent  choi- 
sis parmi  les  suivants  :  Origine  du  droit  d'après  Maine; 
ethnologie  (origine,  classification,  distribution  et  histoire  dos 
diverses  races);  philologie  (origine  et  développement  du  lan- 
gage ;  phonologie,  classification  des  langues;  étymologie,  origine 
des  diverses  parties  du  langage). 

II.  —  Voilà  un  bien  long  aperçu  sur  le  B.  A.  Nous  ne  nous 
étendrons  pas  autant  sur  le  F.  A.  ;  ce  n'est  du  reste  qu'un 
examen  préparatoire  au  B.  A.,  il  a  donc  moins  d'impor- 
tance. En  voici  le  programme  :  1°  Anglais  :  trois  auteurs, 
quelquefois  quatre  ou  cinq,  prose  et  poésie,  grammaire,  com- 
position, traduction;  2°  seconde  langue  au  choix  :  deux  ou 
trois  auteurs,  grammaire;  3°  mathématiques  ;  géométrie, 
algèbre  jusqu'au  binôme  de  Newton,  trigonométrie  plane  jus- 
qu'à l'aire  du  cercle,  et  les  rayons  des  cercles  inscrits,  etc.  ; 
4"  Physiologie  :  squelette,  organes  et  sens  avec  leurs  fonc- 
tions, de  manière  à  donner  une  bonne  idée  de  la  machine 
humaine;  ou  bien  physiographie;  cléments  de  géologie,  cos- 
mogonie, météorologie,  etc.  ;  5"  Histoire  romaine  et  histoire 
frrpcquc. 

m.  —  La  matriculation  qui  précède  le  F.  A.  comprend  à  son 
tour  :  anglais,  mathématiques  (arithmétique  et  éléments  d'algèbre 
et  de  géométrie),  éléments  de  physique  et  de  chimie,  histoire 
d'Angleterre,  histoire  de  l'Inde  et  géographie. 


238  MADURE 

Avant  de  quitter  ce  collège,  nous  devrions  ajouter  un  mot 
sur  les  laboratoires  de  physique  et  de  chimie,  sur  le  musée,  la 
bibliothèque,  etc.  Pour  être  bref,  il  suffira  de  dire  que  les 
visiteurs  sont  agréablement  surpris  de  rencontrer  tant  de 
choses.  Nous  entendons  invariablement  se  renouveler  les  inter- 
jections :  «  On  ne  s'attendrait  pas  à  cela.  —  C'est  mieux  que 
nos  Facultés.  —  Il  faudrait  deux  jours  pour  visiter  tout  cela, 
etc.  »  Ces  phrases  pourraient  être  accompagnées  des  noms  de 
leurs  auteurs. 

Le  musée  possède  de  bonnes  collections  de  papillons,  coléop- 
tères, arachnides,  serpents,  hyménoptères,  coquillages,  etc.,  et 
divers  spécimens  intéressants  dans  d'autres  genres  ;  en  outre, 
un  rucher,  où  l'on  a  réussi,  non  sans  peine,  à  garder  des 
abeilles  du  pays  ;  enfin,  un  jeune  boa  vivant  (huit  pieds  de 
long),  qui  de  la  meilleure  grâce  du  monde,  pour  faire  plaisir 
aux  visiteurs,  consent  à  engloutir  un  lapin,  etc.,  etc. 

La  bibliothèque  des  élèves  renferme  environ  4,000  volumes, 
sur  les  différentes  matières  qu'on  enseigne  dans  les  divers 
cours.  L'abonnement  est  d'une  roupie  et  demie  par  an;  c'est  la 
science  à  bon  marché. 

Un  mot  sur  le  «  Technical  Department  w.  On  y  enseigne  la 
télégraphie,  la  sténographie,  le  dessin,  la  comptabilité,  l'im- 
primerie, etc.,  etc.  Les  maîtres  sont  des  laïques. 

Les  Hostels  sont  des  espèces  de  pensions,  où  les  païens 
reçoivent  le  logement  et  la  nourriture  ;  nous  avons  des  hostels 
pour  chacune  des  différentes  castes  et  divisions  de  castes, 
pourvu  qu'il  y  ait  un  nombre  suffisant  d'élèves.  Le  tout  est 
sous  la  haute  direction  du  P.  Préfet,  mais  le  pouvoir  exécutif 
est  surtout  entre  les  mains  d'un  Brahme  qui  se  trouve  dans 
l'heureuse  nécessité  d'être  honnête  et  sur  lequel  on  peut 
compter. 

Vous  demanderez  peut-être  quel  esprit  règne  parmi  un  si 
grand  nombre  d'élèves  païens.  Grâces  à  Dieu,  on  peut  dire 
qu'il  est  bon  ;  depuis  bien  des  années  (1888),  le  gouvernement 
du  collège  n'a  pas  offert  de  difficultés  à  ce  point  de  vue.  Les 
relations  extérieures  sont  correctes.  Même  h  l'époque  des 
conversions    de    brahmes,  alors    que    les    païens,    en    ville    et 


MADURE  239 

ailleurs,  étaient  furieux,  nos  élèves  ne  bougèrent  pas  ;  la  sur- 
face resta  calme  comme  à  l'ordinaire.  De  là  à  la  conversion,  il 
y  a  encore  bien  du  chemin.  Mais  avant  de  penser  à  la  conver- 
sion, il  faut  avoir  avec  eux  de  bonnes  relations  et  gagner 
leurs  bonnes  grâces.  Les  résultats  seraient  plus  satisfaisants,  si 
on  pouvait  mettre  des  religieux  comme  professeurs  dans  toutes 
les  basses  classes  ;  car  les  enfants,  même  païens,  s'attachent 
facilement  à  leurs  maîtres,  l'expérience  le  preuve,  et  on  peut 
aisément  les  corriger  de  leurs  défauts  et  des  préjugés  qui  sont 
les  plus  grands  obstacles  à  la  grâce. 

F.  B.,  S.  J. 


REVUE    DES    PÉRIODIQUES 


'questions  de  théologie 

La  Condamnation  des  Ordres  Anglicans  et  la  Presse  Anglaise. 
—  Assez  de  travaux  ont  paru  sur  la  grave  controverse  tranchée 
définitivement  par  la  bulle  Apostolicse  curae  du  13  Septembre 
1896,  pour  qu'il  soit  inutile  de  revenir  sur  le  fond  même  de  la 
question  ;  mais  il  peut  être  utile  de  résumer  l'attitude  des  par- 
ties intéressées  en  face  de  cette  décision  finale  du  Pontife  romain  : 
«  Nous  prononçons  et  déclarons  que  les  ordinations  anglicanes 
conférées  selon  le  rite  anglican,  ont  été  et  sont  absolument  inçali- 
des  et  entièrement  nulles.  » 

I.  —  L'attitude  des  vrais  fidèles  ne  pouvait  être  douteuse.  Les 
revues  catholiques  qui  avaient  pris  part  à  la  lutte,  ont  salué  le 
document  pontifical  avec  joie  et  reconnaissance,  en  répétant  le 
vieil  adage  :  Roma  locuta  est,  causa  finita  est.  Plusieurs  ont  pu 
se  féliciter  de  retrouver  dans  la  bulle  Apostolicse  curse  la  consé- 
cration des  raisons  qui  leur  avaient  paru  vraiment  concluantes 
contre  la  validité  des  ordres  anglicans.  * 

Grande  surtout  a  été  la  consolation  des  catholiques  anglais  ; 
ils  avaient  lutté  avec  une  conviction  sincère  et  une  vigoureuse  per- 
sévérance pour  ce  qu'ils  regardaient  comme  la  vérité,  accusés  ce- 
pendant de  parti  pris  et  d'égoïsme  confessionnel  par  leurs 
nombreux  adversaires  ;  enfin  le  chef  a  parlé  et  vengé  ses  sol- 
dats, ils  n'avaient  pas  fait  fausse  route.  Et  l'on  comprend  ces 
lignes  du  Tablet  (26  Septembre  1896,  p.  484)   : 

En  présence  de  ce  décret  du  Saint  Siège,  notre  premier  devoir  est 
de  manifester  l'expression  de  notre  filiale  reconnaissance  envers  le 
vicaire  du  Christ  pour  le  zèle  paternel  avec  lequel  il   a   daigné    entre- 

1.  Citons,  entre  autres,  The  Month,  octobre  1896,  p.  153-156;  les  Études, 
décembre  1896,  p.  651  ;  Zeitschrift  fur  KathoUsche  Théologie  (d'Innsbruck) 
I.  Quartalheft,  1897,  p.  198-200. 


REVUE  DES  PERIODIQUES  241 

prendre  de  résoudre  une  affaire  si  grave  et  d'une  si  haute  portée  ;  pour 
le  soin  consciencieux  et  la  perfection  qu'il  a  mis  à  l'examiner  ;  pour 
la  charité  et  l'équité  dont  il  a  fait  preuve  dans  tout  le  cours  du  débat  ; 
enfin,  et  surtout,  pour  la  sincérité  de  vue  vraiment  apostolique  et  l'ad- 
mirable clarté  avec  laquelle  il  a  donné  aa  monde  son  jugement  suprême 
et  définitif.  Nous  avons  confiance  que  notre  gratitude  envers  le  Saint 
Père  pour  la  solution  dune  question  si  compliquée,  sera  partagée  non 
seulement  par  les  catholiques  d'Angleterre  et  des  pays  de  langue  an- 
glaise, mais  encore,  dans  une  certaine  mesure,  par  tout  l'univers 
catholique. 

Deux  jours  plus  tard,  le  congrès  catholique  réuni  à  Hanley 
sous  la  présidence  du  Cardinal  Vaughan,  faisait  écho  en  émettant, 
aux  acclamations  unanimes  des  assistants,  un  vote  d'actions  de 
grâces  au  Souverain  Pontife. 

II.  —  Le  jugement  de  Rome  ne  pouvait  trouver  le  ni6me  accueil, 
joyeux  et  unanime,  chez  nos  frères  séparés.  Toutefois,  chose 
remarquable,  la  grande  majorité  de  la  presse  anglicane  a  reconnu 
dans  la  décision  de  Léon  XIII  un  acte  de  haute  dignité,  de  par- 
faite franchise  et  de  pure  Iogi(}ue  catholique.  Nous  choisissons 
à  dessein  nos  exemples  parmi  des  revues  ou  des  journaux  de 
nuances  fort  diverses. 

Voici  comment  une  feuille,  qui  peut  nous  représenter  à  peu 
près  indifféremment  l'attitude  des  Dissidents  ou  \on-conformistes 
et    celle    des  anglicans    de    la    Basse    Eglise,  '    The    Heview    of 

1.  On  peut  lire,  &  l'appai  de  notre  assertion,  deux  articles  très  caractë» 
ristiqucs,  traduits  par  le  R.  P.  Ragcy  à  propos  de  l'Anfçlo-Catho- 
licisme,  (.Science  Catholique,  15  Février  1897,  pp.  201-208).  Le  premier 
tiré  de  la  feuille  protestante  The  Indépendant  and  Non-eonformiat,  est  une 
conversation  fictive,  roai»  tré^s  humoristique,  entre  un  clerg^'man  de  la  Haute 
Église  et  un  laïque  de  la  Ban^c  Église  ;  celui-ci  se  permet  des  questions  de 
ce  g^nre  :  «  Mais  qu'est-ce  qu'on  aurait  gagne  si  le  Pape  avait  reconnu  la 
validité  de  nos  ordres  ?..  Et  si,  en  lin  de  compte,  il  se  trouve  que  l'ordina» 
tion  de  Parker  est  invalide,  qu'est-ce  que  cela  fait  ?...  »  Le  second  article  est 
du  Rév.  Fillingham,  curé  de  Hexton,  dans  la  revue  The  Echo,  di^cembre 
1896.  Yoici  des  idées-spécimens  :  n  Tout  naturellement,  pour  nous  protestants, 
la  question  n'a  aucune  importance.  Nous  ne  croyons  pas  posséder  des  or- 
dres dans  le  sens  catholique...  La  première  question  à  se  poser  est  celle-ci  : 
les  fondateurs  de  l'Église  d'Angleterre  étaient-ils  vraisemblablement  hom- 
mes à  s'inquiéter  de  la  conservation  des  ordres  ?  Certainement  non.  Ils  pa- 
raissent s'ôtrc  donné  beaucoup  de  peine  pour  se  débarrasser  de  l'idée  de 
prêtre  et  de  sacrifice.  » 

LXXI.  —  16 


242  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

Reviews,  accueillait  la  bulle  pontificale  dans  son   numéro  du    15 
octobre  (p.  292-293)  : 

Si  jamais  un  solide  protestant  évangélique  a  dû  se  sentir  disposé  à 
crier  :  «  Vive  le  Pape,  »  c'est  assurément  en  lisant  la  lettre  du  Pape  sur 
les  ordinations  anglicanes.  En  même  temps,  à  moins  qu'un  protestant 
évangélique  ne  soit  plus  insensible  que  ne  l'est  le  commun  des  mortels, 
il  a  dû  éprouver  une  vive  angoisse  à  la  pensée  de  l'amère  déception 
que  la  bulle  a  causée  à  Lord  Halifax  et  à  toutes  ces  excellentes  gens, 
victimes  de  leurs  illusions,  qui  vont,  acteurs  d'une  vaine  parade,  con- 
sumant leur  vie  à  chercher  à  se  convaincre  et  à  convaincre  tout  le  monde 
que  la  Réforme,  en  Angleterre,  n'avait  rien  moins  en  vue  qu'une  rupture 
avec  Rome.  Le  Pape  en  homme  honnête  et  courageux  et  qui  comprend 
très  bien  sa  position,  a  mis  le  pied  sur  toutes  ces  absurdités  avec  une 
fermeté  inexorable  et  absolue.  Nul  ne  peut  lire  sans  admiration  cette 
bulle  où  il  retrace  avec  une  logique  calme  et  inflexible  les  phases  di- 
verses de  la  séparation  de  l'Eglise  anglicane  d'avec  la  communion  de 
Rome.  Si  l'association  formée  en  vue  de  soutenir  l'Eglise  anglicane 
(Church  Association)  existe  encore  et  si  elle  a  vraiment  l'intelligence 
de  ses  intérêts,  elle  devrait  réimprimer  cette  bulle  sur  les  ordres  an- 
glicans et  la  répandre  à  profusion  dans  toutes  les  paroisses  où  le  pas- 
teur manifeste  des  tendances  à  se  rapprocher  de  Rome.  Ce  serait, 
naturellement,  une  chose  grande  et  très  désirable  que  Romains,  An- 
glais et  Grecs  s'accordassent  à  ne  former  qu'un  seul  bercail  et  à  recons- 
tituer l'unité  de  la  chrétienté.  Mais  c'est  folie  de  prétendre  que  les 
choses  sont  ce  qu'elles  ne  sont  point,  et  le  premier  pas  à  faire  vers 
une  entente  vraie  et  efficace,  —  appelez-la  modus  vivendi  ou  de  quelque 
nom  qu'il  vous  plaira,  —  c'est  que  chaque  communauté  sache  exacte- 
ment sur  quel  terrain  elle  se  trouve  et  qu'elle  ne  se  flatte  pas  d'une  iden- 
tité illusoire  avec  d'autres  communions.  La  mission  de  Lord  Halifax  au 
Vatican  n'a  été  que  la  dernière  d'une  longue  série  de  démarches,  toutes, 
destinées  à  démontrer  que  cette  union  avec  l'Eglise  romaine  était  au 
moins  commencée.  Mais  le  Pape,  lui  du  moins,  a  pris  à  l'égard  de  la 
Réforme  une  attitude  plus  loyale  que  celle  d'un  grand  nombre  de  Ré- 
formés. Il  signale  les  changements  qu'on  a  faits  au  Prayer-Boock,  à 
l'époque  de  la  Réforme  ;  il  insiste  sur  la  signification  de  ces  change- 
ments, et  affirme  de  nouveau,  de  la  manière  la  plus  intransigeante,  le 
jugement  antérieurement  prononcé  par  le  Vatican,  que  les  ordres  an- 
glicans sont  absolument  et  complètement  nuls  et  sans  effet.  Au  point 
de  vue  de  l'Eglise  latine,  les  saints  ordres  si  vantés  du  clergé  angli- 
can, n'ont  pas  plus  de  valeur  que  n'en  ont  les  «  ordres  »  quels  qu'ils 
soient,  de  n'importe  quel  prédicateur  dissident  d'Angleterre. 


QUESTIONS  DE  THEOLOGIE  243 

Voilà,  il  faut  l'avouer,  un  langage  net.  Les  dissidents  n'en 
ont  pas  eu  le  privilège  ;  il  s'est  retrouvé  dans  la  grande  presse 
anglicane  «  séculière  »,  nous  voulons  dire  ces  grands  Journaux 
qui,  tout  en  se  rattachant  à  l'Eglise  établie,  gardent  une  certaine 
indépendance  à  l'égard  des  partis  et  peuvent  à  ce  titre  nous 
donner  la  note  à  peu  près  dominante  de  \  Eglise  large.  Tel,  et 
en  première  ligne,  le  Times,  dans  ses  numéros  des  19  et  21 
Septembre,  dont  nous  extrayons  ces  passages  significatifs  : 

Elles  sont  enfin  venues  du  Vatican  les  lettres  apostoliques  sur  la 
question  si  agitée  de  la  validité  ou  non-validité  des  ordres  anglican^;. 
On  n'y  a  mis  aucune  précipitation.  Sous  la  direction  du  Pape,  on  a 
soumis  les  points  essentiels  de  la  question  à  une  étude  longue  et  à  un 
minutieux  examen,  et  le  résultat  cest  que  le  Pape  se  trouve  autorisé  à 
confirmer  tous  les  décrets  de  ses  prédécesseurs,  et,  en  les  renouve- 
lant de  sa  propre  autorité,  à  proclamer  absolument  invalides  les  ordi- 
nations faites  selon  le  rite  anglican...  Si  les  lettres  apostoliques  du 
Pape  ne  servent  qu'à  mettre  fin  à  des  espérances  illusoires  et  à  clore 
une  discussion  qu'il  eût  été  mieux  de  ne  jamais  soulever,  elles  n'au- 
ront pas  été  sans  utilité.  Le  parti  qui  a  fait  écrire  ces  lettres,  aura 
appris,  mais  trop  tard,  la  sagesse  du  vieux  proverbe  :  Xe  réveillez  pas 

le  chat  qui  dort Mais  nous  n'en  sopimes  pas  moins  reconnaissants 

au  Pape  d'avoir  si  clairement  défini  sa  propre  position  et  celle  de 
l'Église  anglicane,  et  cela  dans  un  langage  tel  qu  'aucun  parti  dans 
l'Église  ne   pourra  plus  jamais   alléguer  de  malentendu   ou  de   fausse 

interprétation Désormais  il  apparaît  évident  que  quiconque  veut 

être  catholique  et  avoir  les  sacrements,  tels  que  les  catholiques  les 
entendent,  avec  tous  les  pouvoirs  surnaturels  du  sacerdoce,  doit  s'unir 
et  se  soumettre  à  Rome.  La  voie  moyenne  inventée  par  les  uns,  et 
l'union  rêvée  par  les  autres  sans  la  soumission  à  la  juridiction  de 
Rome,  sont  choses  mises  au  rebut.  Tant  mieux  !  Nous  autres  Anglais 
nous  n'avons  jamais  prétendu  avoir  des  ordres  valides  dans  le  sens  du 
Pape,  c'est-à-dire,  tels  qu'ils  confèrent  les  pouvoirs  mystérieux  du 
sacerdoce  catholique.  Nous  restons  donc  ce  que  nous  étions 

Terminons  cette  première  série  de  témoignages  par  une  cita- 
tion empruntée  k  la  Revue  The  Rock  '  ,  organe  de  l'école  éras- 
tienne,  qui  compte  tant  d'adhérents  dans  la  Haute-Église  elle- 
même  : 

Le  Pape  a  parlé  sur  la  question  des  ordinations  anglicanes  avec  une 

1.    The  Roci,  25  Septembre  1696,  Article  «  Poor  Lord  Halifax  !  » 


244  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

promptitude  et  une  résolution  auxquelles  beaucoup  ne  s'attendaient 
point.  ...  Nous  sommes  pleinement  d'accord  avec  le  Pape  en  cette 
matière,  et  nous  pouvons  souscrire  à  presque  tous  ses  arguments.  Ce 
que  nous  avons  toujours  soutenu,  en  effet,  c'est  qu'avec  la  Réforme  les 
chefs  de  l'Église  d'Angleterre  se  sont  séparés  de  propos  délibéré  et 
effectivement  de  l'Eglise  de  Rome  ;  ils  ont  répudié  son  enseignement 
sur  le  sacerdoce  et  sur  l'épiscopat  ;  et  en  conséquence  ils  n'ont  jamais 
eu  dans  les  ordinations  l'intention  de  conférer  un  «  sacerdotium  », 
puisqu'ils  regardaient  le  sacerdotalisme  comme  une  injure  faite  au 
sacerdoce  du  Christ,  sans  fondement  dans  l'Ecriture,  en  contradiction 
avec  toutes  les  doctrines  capitales  de  l'Evangile. 

m.  —  Ces  exemples  suflîsent  pour  indiquer  l'attitude  de  la 
majorité  de  la  presse  anglaise.  Du  reste,  dans  un  article  polé- 
mico-critique  paru  dans  la  Contemporanj  Review,  Décembre 
1896,  sous  ce  titre  :  The  Sources  ofthe  Bull,  le  Rév.  T.  A.  Laeey 
constatait  lui-même  tout  d'abord  ce  fait,  que  la  condamnation 
pontificale  des  ordinations  anglicanes  avait  été  accueillie  par  un 
concert  général  d'applaudissements,  «  with  a  gênerai  murmur 
of  complacency  ».  Toutefois,  ajoutait-il,  «  une  petite  minorité  a 
exprimé  sa  surprise  et  son  désappointement».  Cette  minorité, 
on  le  devine,  c'est  principalement  cette  fraction  distinguée  de  la 
Haute-Église,  dont  les  convictions  et  les  espérances  étaient  pro- 
prement en  jeu  dans  cette  grave  question  de  la  validité  des 
ordres  anglicans,  et  qu'on  désigne  souvent  sous  le  nom  d'anglo- 
catholicisme. 

Que  le  coup  ait  été  rudement  senti,  rien  d'étonnant  ;  avec  la 
bulle  Apostolicse  curse,  c'était  non  seulement  la  désillusion,  mais 
encore  l'évanouissement  d'un  beau  rêve,  le  rêve  de  Vunion  en 
corps  de  l'Église  anglicane  à  l'Eglise  romaine.  «  Qui  peut  douter, 
avait  dit  lord  Halifax  dans  une  assemblée  de  VEnglish  Church 
Union  tenue  à  Londres,  le  20  avril  1896,  qui  peut  douter  que,  si 
comme  conséquence  d'un  entier  examen  des  faits,  l'Église 
romaine  allait  reconnaître  l'injustice  dont  elle  a  été  coupable,  et 
admettre  la  validité  de  nos  ordres,  un  grand  obstacle  à  la  réu- 
nion serait  enlevé  ?  »  Et  plus  récemment,  dans  une  assemblée 
de  la  même  société,  au  mois  de  juillet,  après  avoir  fait  remarquer 
que  les  deux  questions  sur  lesquelles  il  est  le  plus  difficile  aux 
anglicans  de  s'entendre  avec  les  catholiques,  sont  celles  de  la 
validité    des  ordinations  anglicanes  et  celles  des  prétentions   du 


QUESTIONS  DE  THÉOLOGIE  245 

Pape,  le  Rév.  P.  W.  Puller  s'exprimait  ainsi  :  «  Pour  ce  qui 
touche  à  la  première  de  ces  questions,  le  Pape  et  les  cardinaux 
sont  occupés  en  ce  moment  à  l'examiner.  Personne  ne  sait  quelle 
sera  leur  décision.  Sans  aucun  doute,  si  jamais  il  y  a  une  réu- 
nion en  corps,  la  Cour  de  Rome  devra  être  arrivée  à  reconnaître 
que  nos  ordres  sont  valides.  Si  elle  ne  peut  en  conscience  arri- 
ver à  cette  conclusion,  alors  il  ne  peut  plus  être  question  d'union 
en  corps.  Au  moins  telle  est  mon  opinion...  Pour  moi  je  ne 
pense  pas  que  Rome  décide  contre  nous.  Tout  naturellement,  si 
elle  le  fait,  ce  sera  la  fin  de  la  réunion  en  corps.  « 

Rome  décidant  comme  elle  l'a  fait,  la  conséquence  est  claire  ; 
le  rêve  si  longtemps  caressé  de  la  réunion  en  corps  disparaissait. 
Le  froissement,  le  mécontentement  était  inévitable,  et  naturelle- 
ment il  s'est  produit.  Mais  on  pouvait  espérer  que  les  mêmes 
hommes^  qui  peu  de  temps  auparavant  proclamaient  si  haut  la 
sagesse,  la  sincérité,  l'esprit  large  et  l'indépendance  de  caractère 
de  Léon  XIII,  garderaient  dans  l'expression  de  leurs  regrets 
cette  courtoisie  dont  le  Souverain  Pontife  lui-même  faisait  honneur 
à  la  nation  anglaise  au  début  de  la  lettre  Apostolicse  curie.  En 
a-t-il  été  ainsi  ?  Nous  voudrions  pouvoir  l'affirmer,  mais  les  faits 
sont  là  :  New^man,  s'il  eût  vécu,  aurait  peut-être  pu  rééditer  son 
joli  mot  à  l'auteur  de  YEirenicon  :  «  Excusez  moi  ;  votre  branche 
d'olivier,  vous  la  lancez  comme  une  charge  de  catapulte.  «  Qu'on 
en  juge  plutôt  par  le  ton  des  deux  grands  organes  de  l'anglo- 
catholicisme,  le  Church  Times  et  le  Guardian. 

Le  premier,  dans  son  numéro  du  25  septembre,  s'expiiiiuiil 
ainsi  : 

Ceux  qui  dans  tout  le  cours  de  ce  récent  mouvement  vers  la  réuniem 
ont  constamment  cru  que  la  diplomatie  rusée  de  la  Cour  Romaine  ne 
faisait  qu'exploiter  les  espérances  du  clergé  anglais  et  de  quelques 
ecclésiastiques  français,  peuvent  maintenant  se  féficiter  de  leur 
perspicacité. 

Le  ton  du  Guardian^  25  Novembre,  était  encore  plus  expressif  : 

C'est  un  sentiment  traditionnel  parmi  nous  que  Rome  ne  va  jamais 
droit,  n'est  jamais  sincère,  mais  qu'elle  ourdit  sans  cesse  des  complot.» 
et  prépare  ses  plans  dans  l'ombre.  La  «Bulle  et  l'histoire  de  ses 
préliminaires  donneront  une  nouvelle  force  à  cette  défiance.  Le  Pape» 


246  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

dans  un  document  officiel,  s'adresse  au  peuple  anglais  avec  des  paroles 
de  paix,  de  bonté  et  de  sympathie,  et  l'exhorte  simplement  à  la  prière  et 
au  désir  de  l'unité.  Cette  lettre  est  suivie  d'une  autre  qui  indique,  dans 
un  langage  clair  et  modéré,  quelles  doivent  être,  au  point  de  vue  papal, 
les  conditions  de  l'unité.  Puis  soudain,  paraît  une  bulle  flétrissant,  en 
pratique,  les  membres  du  clergé  anglican  comme  des  imposteurs. 
Quest-ce  que  tout  cela  veut  dire  ?  Les  prémisses  ne  semblent  pas 
conduire  à  la  conclusion.  Le  ton  doux  et  modéré  des  deux  premiers 
documents  était-il  simplement  un  biais  pour  nous  empêcher  de  nous 
tenir  sur  nos  gardes,  afin  que  le  coup  qu'on  se  proposait  de  porter  en 
face  pût  produire  un  plus  grand  effet  ?  On  voudrait  ne  pas  le  penser  ; 
mais  si  les  faits  ne  signifient  pas  cela,  que  signifient-ils  ? 

Voilà  donc  Léon  XIII  travesti  en  un  Machiavel  de  haute  taille. 
Dans  la  réunion  annuelle  de  VEnglish  Chiirch  Union,  tenue  à 
Shrewsbury  les  5  et  6  octobre,  les  plus  hautes  personnalités  du 
parti  nous  l'ont  présenté  à  leur  tour  comme  un  diplomate,  mais 
d'allure  moins  imposante,  commençant  d'abord  de  bonne  foi  et 
avec  des  intentions  conciliantes,  puis  se  laissant  enfin  dominer 
par  le  parti  anglo-romain  et  cédant  ainsi  à  une  politique  de 
mauvais  aloi,  dans  le  but  de  favoriser  les  conversions  individuelles 
et  de  rendre  meilleure  la  position  de  l'Eglise  catholique  romaine 
en  Angleterre,  au  détriment  de  l'établissement  anglican. 

Après  avoir  encouragé  l'œuvre  bénie  de  ceux  qui  cherchaient  l'union 
en  corps,  Léon  XIII  a  fini  par  céder  aux  traditions  du  Saint  Office  et 
aux  représentations  de  ceux  qui  considèrent  «  l'union  en  corps  comme 
un  piège  du  démon.  »  Les  motifs  cachés  derrière  la  Bulle  sont  apparents. 
Le  Mémorandum  présenté  au  Pape  par  Dom  Gasquet  et  le  chanoine 
Moyes,  publié  dans  le  Guardian  et  dans  le  Church  Times  \  les  discours 
du  cardinal  Vaughan,  et  les  préparatifs  faits  en  vue  de  la  moisson  de 
convertis  qu'on  attend  comme  un  conséquence  de  la  Bulle,  parlent 
d'eux  mêmes. 

Ainsi  s'exprimait  Lord  Halifax  lui-même,  et  l'archevêque 
d'York  complétait  sa  pensée. 

1.  Ce  «  Mémorandum  »  n'était  qu'une  réponse  «  Riposta  »,  destinée  à 
redresser  les  assertions  inexactes  d'un  mémoire  :  De  re  anglicana,  composé 
par  le  Rév.  Lacey  et  répandu  secrètement  parmi  les  cardinaux  dans  le  but 
d'obtenir  une  décision  favorable  à  la  validité  des  ordres  anglicans.  Le  R.  P. 
Ragey  donne  l'histoire  de  ce  Mémorandum,  qu'il  ne  faut  pas  lire  seulement 
dans  les  revues  anglicanes.  [Science  catholique,  15  Janvier  1897,  pp.  135-138. 


QUESTIONS  DE  THEOLOGIE  247 

La  voix  se  fait  entendre  de  Rome,  mais  elle  vient  d'Angleterre.  La 
source  de  son  inspiration,  ainsi  que  certaine  partie  de  son  expression 
actuelle,  se  fait  assez  reconnaître  grâce  aux  documents  qui  sont  en  ce 
moment  en  cours  de  publication  et  qui  ont  été  envoyés  au  Pape  par  les 
catholiques  Romains  d'Angleterre,  afin  de  l'influencer  dans  son  juge- 
ment sur  la  question Il  est  aisé  de  comprendre  que  la  situation  des 

catholiques  en  Angleterre  appelait  une  déclaration  du  genre  de  celle 
contenue  dans  la  lettre  du  Pape.  Elle  a  été  écrite  dans  l'intérêt  de  ceux 
qui,  pendant  les  cinquante  dernières  années,  ont  créé  un  schisme 
Romain  dans  le  royaume  d'Angleterre.  Une  reconnaissance  quelconque 
des  ordres  anglicans  aurait  établi  la  position  anglicane,  et  par  voie  de 
conséquence  enlevé  le  prétexte  dont  se  couvre  l'intrusion  Romaine'. 

Quant  à  la  Bulle  prise  en  elle-même,  on  l'a  représentée  comme 
un  document  superficiel,  ressassant  de  vieux  arguments  sans 
tenir  compte  des  nouvelles  positions  de  TEglise  anglicane,  esqui- 
vant les  vraies  difTicultés,  comme  sont  celles  qu'on  tire  des  an- 
ciennes formes  sacramentelles  ou  des  ordinations  éthiopiennes, 
renfermant  des  choses  insoutenables,  en  un  mot,  vrai  désastre 
pour  l'infaillibilité  papale. 

Heureusement  pour  nous,  a  dit  l'archevêque  d'York  dans  son  discours 
de  Shrewsbury,  le  Pape  n'a  pas  seulement  donné  sa  dérision,  il  a  donné 
aussi  ses  raisons.  Il  y  en  a  qu'on  hésite  à  prendre  au  sérieux,  tant  elles 
sont  susceptibles  d'une  réfutation  immédiate.  On  trouverait  à  peine 
dans  la  lettre  pontificale  un  argument,  une  supposition,  auxquels  on  ne 
puisse  opposer  positivement  la  Sainte  Écriture  et  l'Église  primitive. 
Ces  raisons  ont  été  discréditées  par  les  théologiens  de  l'Église  Romaine 
elle-même. 

Même  appréciation  de  la  part  de  l'archevêque  de  Cantorbéry, 
le  D'  Benson,  [The  Times,  october  22)  : 

Cette  fois,  heureusement,  l'infaillibilité  s'est  aventurée  à  donner  des 
raisons.  Mais  le  sujet  des  Ordres,  nécessaires  qu'ils  sont  i  une  Église 
parfaitement  constituée,  a  été  examiné  en  Angleterre  avec  un  soin 
aussi  jaloux  qu'à  Rome,  et  avec  une  plus  grande  connaissance  des  faits. 

1.  On  serait  étonne  de  rencontrer  dea  insinuations  du  même  genre  dans 
un  article  de  la  Contemporary  lieview  (décembre  1896),  intitulé  :  The  Policy 
ofthc  Bull,  et  signé  :  Catholicus,  si  le  fond  des  idées  et  le  style  ne  rappelaient 
l'auteur  des  articles  médiocrement  catholiques,  parus  il  y  a  deux  ans  dans  la 
même  revue,  sur  la  «  Politique  u  de  Léon  XIII. 


248  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

Jusqu'à  ces  derniers  temps,  des  autorités  de  son  parti  ont,  en  tout  cas, 
enseigné  des  fables  simplement  ridicules  au  sujet  des  Ordres  angli- 
cans, et  le  dernier  document  papal  laisse  voir  des  ignorances  dont  les 
savants  et  les  critiques  catholiques  sont  aussi  bien  au  fait  que  nous- 
mêmes. 

Ces  récriminations  restent  dans  le  vague.  L'article  du  Rév. 
T.  A.  Lacey  entre  dans  quelques  détails.  A  ses  yeux,  la  Bulle 
ne  porte  pas  ces  marques  d'étude  soigneuse  et  approfondie  qu'on 
était  en  droit  d'attendre.  L'argument  historùpie  contient  des 
«  bévues  «,  inconcevables  dans  un  document  de  ce  genre  l.  Du 
reste,  la  sentence  de  Léon  XllI  n'est  qu'une  réédition  de  la  dé- 
cision donnée  par  Clément  XI,  en  1704,  dans  le  cas  de  Gordon. 
Dès  lors,  à  quoi  bon  une  nouvelle  enquête?  Et  quelle  est  la 
valeur  réelle  de  cette  ancienne  décision,  dont  les  motifs  sont 
imparfaitement  connus,  qui  semble  même  impliquer  des  erreurs 
de  fait,  comme  celle  qui  consisterait  à  prendre  pour  la  forme 
anglicane  les  seules  paroles  :  Receive  the  Holy  Ghost  P  —  L'ar- 
gument théologique,  apporté  par  Léon  XIII,  n'est  pas  mieux 
accueilli  que  l'argument  historique.  L'auteur  de  l'article  le  trouve 
«   très    nébuleux.   Ses  défenseurs  ne  sont  pas    sûrs    de    ce   qu'il 

1.  «  The  historical  argument  conisXns  extraordinary  hlunderSfSXiTXey  oni  of 
place  in  the  finished  vvork  of  experts  ».  Comme  exemple  de  ces  «  bévues 
extraordinaires  »,  l'auteur  cite,  dans  le  cours  de  son  article,  cette  assertion 
de  la  Bulle  relative  à  la  sentence  donnée  par  la  Suprema  et  Clément  XI  lui- 
même,  l'an  1704,  en  la  cause  de  Gordon:  «  Cette  sentence,  il  importe  de  le 
remarquer,  ne  s'appuie  pas  non  plus  sur  le  défaut  de  tradition  des  instru- 
ments :  auquel  cas  il  était  prescrit  par  la  coutume  que  l'ordination  fût 
conférée  sub  conditione.  »  Et  le  critique  de  s'écrier  :  Mais,  comment  une 
telle  réordination  aurait-elle  été  prescrite  yjor  la  coutume  en  1704,  puisque 
la  coutume  en  question  n'existait  pas  encore  à  cette  époque?  Benoît  XIV, 
autorité  classique  en  cette  matière,  lui  assigne  pour  origine  une  résolution 
de  la  Sacrée  Congrégation  du  Concile  qui  fut  adoptée,  dit«il,  «  priusquara 
huic  operi  extremam  manum  admoveremus  ».  Ce  qui  donne,  comme  date, 
l'espace  de  temps  compris  entre  1731  et  1740.  {De  Synodo,  lib.  8,  c.  10,  §§  1, 
12,  13).  —  Sans  entrer,  au  sujet  du  témoignage  allégué  de  Benoît  XIV,  dans 
une  discussion  qui  sortirait  du  cadre  d'un  compte  rendu  sommaire,  nous 
nous  contenterons  de  renvoyer  le  lecteur  soucieux  de  s'édifier  sur  la  valeur 
de  l'objection,  à  l'article  de  la  Civiltà  cattolica  du  2  janvier,  pp.  45-48.  S'il  y  a 
«  bévue  »,  ce  n'est  pas  de  la  part  de  Léon  XIII;  la  coutume  invoquée  existait 
bel  et  bien  en  1704,  de  nombreux  documents  tirés  des  archives  du  Saint- 
OfTice  en  font  foi. 


QUESTIONS  DE  THÉOLOGIE  2i9 

signifie...  Les  deux  arguments  (défaut  de /br/we  et  défaut  d'in- 
tention) réunis  feront  un  excellent  cercle.  Pris  séparément,  ils 
nous  laissent  en  suspens  sur  ce  que  la  Bulle  signifie  réellement.  » 

IV.  — Nous  avons  tenu  à  préciser  l'attaque.  Il  était  du  devoir  de 
la  presse  catholique  d'y  répondre  ;  elle  n'a  pas  failli  à  la  tache. 
Une  longue  étude  parue  dans  la  Civiltà  Cattolica,  les  articles  du 
R.  P.  Sydney  F.  Smith  dans  les  deux  revues  The  Montli  et  The 
Contemporary  Review,  la  série  des  nombreuses  expositions, 
discussions  ou  citations  qui  se  sont  accumulées  dans  le  Tahlet 
et  le  Catholic  Times  depuis  la  publication  de  la  Bulle  Aposto- 
licae  curœ^  sont  autant  de  justifications  pleinement  décisives  ^ 

Une  différence  fondamentale  de  principes  théologiques  et  de 
suppositions  historiques  peut  seule  expliquer  qu'on  ait  traité  de 
superficiel,  et  représenté  comme  le  résultat  d'une  enquête  plus 
fictive  que  sincère,  un  document  dont  la  préparation  soigneuse 
est  de  notoriété  publique,  et  dont  Léon  XIII  lui-même  rappelle 
ainsi  les  origines  : 

Il  nous  a  donc  plu  de  consentir,  avec  bienveillance,  à  remettre  la 
cause  en  jugement,  afin  que,  grâce  à  une  discussion  nouvelle  et  appro- 
fondie, tout  prétexte  au  moindre  doute  fût  éloigné  pour  l'avenir.  C'est 
pourquoi,  choisissant  un  certain  nombre  d'hommes  éminents  par  leur 
science  et  par  leur  érudition,  et  dont  nous  connaissions  les  opinions 
divergentes  sur  ce  sujet,  nous  les  avons  chargés  de  rédiger  par  écrit 
les  arguments  à  l'appui  de  leur  opinion  ;  les  ayant  ensuite  mandés 
auprès  de  nous,  nous  leur  avons  ordonné  de  se  communiquer  leurs 
écrits,  et,  s'il  fallait,  pour  juger  en  connaissance  de  cause,  des  infor- 
mations supplémentaires,  de  les  rechercher  et  de  les  peser  avec  soin. 
Nous  avons  pourvu,  en  outre,  à  ce  qu'ils  pussent  librement  revoir, 
dans  les  archives  du  Vatican,  les  documents  déjà  connus,  et  y  recher- 
cher des  documents  inédits.  Nous  avons  voulu  de  même  qu'ils  eussent 
sous  la  main  tous  les  actes  de  notre  conseil  sacré,  dit  Suprema,  qui   se 

1.  Civiltà  Cattoliea  :  «'  La  condanna  dcllc  Ordinazioni  anglicane,  »  7  et 
21  novembre,  19  dëcemhrc  1896.  2  janvier  1897  (articles  du  R.  P.  Brandi  ; 
publie  auBsi  à  part,  broch.  de  80  p.,  Rome)  ;  —  Month,  novembre  1896  : 
«  The  Condamnation  of  Anglican  Order»  »,  by  the  Rev.  Sydney  F.  Smith;  — 
Contemporary  Neview,  janvier  1897  :  a  The  Papal  Bull  »,  par  le  m^me.  Voir 
encore  les  articles  du  R.  P.  Rag^y  post<5ricurB  k  la  publication  de  la  Bulle, 
dîna  la  Science  catholique,  15  janvier  et  15  février  1897. 


250  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

rapporteraient  à  la  question,  et  tout  ce  qui  avait  été  publié  jusqu'à  ce 

jour  par  les  savants  pour  les  deux   opinions Nous   avons  prescrit 

que  l'ordinal  anglican  sur  lequel  repose  principalement  tout  le  débat, 
soit  de  nouveau  examiné  avec  beaucoup  de  soin. 

Sans  doute  Léon  XIII  ne  discute  pas  en  détail  tous  les  points 
sur  lesquels  s'appuient  les  défenseurs  des  ordres  anglicans. 
Pourquoi  l'aurait-il  fait  ?  Ce  n'est  pas  un  traité  théologique  qu'il 
voulait  publier,  mais  une  Bulle,  et  les  Bulles,  comme  les  actes 
d'un  Parlement,  donnent,  en  général,  les  grandes  lignes  des 
principes  qui  fondent  leurs  prescriptions. 

L'argument  théologique  n'est  nullement  «  nébuleux  «,  ou  s'il 
l'est,  c'est  uniquement  pour  ceux  qui  l'étudient  sans  tenir  compte 
ou  sans  se  rendre  assez  compte  des  principes  catholiques  sur 
les  éléments  essentiels  du  signe  sacramentel,  et  particulièrement 
de  la  forme.  Quoiqu'il  en  soit  des  explications  privées  de  tel  ou 
tel  théologien,  l'argument  en  lui-même  ne  mérite  point  le  repro- 
che de  «  cercle  »  vicieux  ;  ce  qui  consisterait,  si  les  vieilles  défi- 
nitions valent  encore,  à  prouver  le  défaut  de  forme  par  le  défaut 
d'intention,  et  le  défaut  d'intention  lui-même  par  le  défaut  de 
forme.  Rien  de  pareil  ne  se  trouve  dans  la  Bulle. 

Le  défaut  de  forme  se  tire  directement  de  l'indétermination 
des  paroles  que  l'on  considère  communément,  et  à  bon  droit, 
comme  la  forme  anglicane.  Si  l'on  prend  ces  paroles  en  elles- 
mêmes,  l'indétermination  est  manifeste  au  point  de  vue  catholique 

Quant  aux  mots  qui,  jusqu'à  l'époque  la  plus  récente,  ont  été  regar- 
dés généralement  par  les  anglicans  comme  la  forme  propre  de  l'ordi- 
nation sacerdotale,  à  savoir  :  Recevez  le  Saint-Esprit,  ils  ne  désignent 
nullement  d'une  façon  définie  le  sacerdoce  ou  sa  grâce  et  son  pouvoir, 
qui  est  surtout  le  pouvoir  de  consacrer  et  d'offrir  le  vrai  corps  et  le 
vrai  sang  du  Seigneur,  dans  le  sacrifice  qui  n'est  pas  une  simple  comme-' 
moration  du  sacrifice  accompli  sur  la  croix. 

L'indétermination  est-elle  levée  par  le  contexte  ?  Nullement. 
L'est-elle  par  les  circonstances  historiques  auxquelles  la  nouvelle 
forme  dut  son  origine  ?  Encore  moins...  Tel  est  l'argument  dans 
sa  marche  logique  et   régulière  ^  Au    défaut  de    forme    s'ajoute 

1.  Pour  la  discussion  de  fait,  relative  aux  formes  sacramentelles  d'ordi- 
nation des  anciennes  liturgies  et  au  prétendu  décret  du  Saint-Office  sur  les 
ordinations  abyssiniennes,  on  peut  lire  avec  fruit  le  résumé  clair  et  succinct 
de  la  question  dans  l'article  de  la  Civiltà  du  19  décembre  1896,  pp.  671-681, 


QUESTIONS  DE  THÉOLOGIE  251 

«nsuitc,  non  comme  partie  intégrante  de  l'argument,  mais  comme 
preuve  distincte,  simplement  connexe  avec  la  précédente,  le 
défaut  d'intention  : 

Si  le  rite  est  modifié  dans  le  dessein  manifeste  d'en  introduire  un 
autre  non  admis  par  l'Église,  et  de  rejeter  ce  que  fait  l'Eglise  et  ce  qui 
par  l'institution  du  Christ  appartient  à  la  nature  du  sacrement,  il  est 
alors  évident  que  non  seulement  l'intention  nécessaire  au  sacrement 
fait  défaut,  mais  encore  qu'il  existe  une  intention  contraire  et  opposée 
au  Sacrement. 

A  l'histoire  impartiale  de  montrer  laquelle  répond  vraiment  à 
la  réalité,  des  deux  thèses  incompatibles  des  catholiques  romains 
et  des  anglo-catholiques,  sur  le  caractère  anti-eucharistique  et 
anti-sacerdotal  de  ceux  qui,  sous  le  roi  Edouard  VI,  ont  modifié 
l'antique  Ordinal.  Indépendamment  du  jugement  du  Siège  aposto- 
lique, compétent  à  leurs  yeux  en  matière  de  faits  dogmatiques^ 
les  catholiques  romains  ont  pour  eux  cette  présomption,  que  la 
grande  majorité  des  anglicans,  loin  de  s'offenser  de  leur  thèse,  y 
reconnaît  au  contraire  l'expression  de  la  vérité  historique.  Après 
les  témoignages  déjà  cités,  nous  n'avons  pas  à  justifier  cette 
assertion. 

Mieux  vaut  attirer  encore  une  fois  l'attention  sur  une  équi- 
voque de  première  importance.  Il  semblerait  à  première  vue 
qu'il  y  ait  unanimité  de  sentiments  dans  le  corps  épiscopal  angli- 
can au  sujet  de  la  bulle  Apostolicw  curw.  Pour  tous,  n'est-ce 
pas  une  condamnation  injuste  et  erronée,  par  suite  non  avenue, 
de  ces  ordres  qu'eux-mêmes  considèrent  comme  valides  ?  Tous 
ne  pensent-ils  pas  ce  que  l'évAque  de  Liverpool  a  dit  clairement 
dans  sa  conférence  annuelle  du  3  novembre  1896  ?  «  Je  m'in- 
quiète peu  du  récent  décret  du  Pape  au  sujet  des  ordres  angli- 
cans. Je  me  contente  de  croire  qu'ils  sont  parfaitement  valides  : 
ce  dont  je  n'ai  jamais  douté  î  »  Fort  bien,  mais  ne  nous  arrêtons 
pas  à  la  surface.  Tous  les  évèques  anglicans,  en  revendiquant 
des  ordres  valides,  se  placent-ils  sur  le  même  terrain  ?  Ce  que  le 
parti  le  plus  avancé  demandait  h  Rome,  c'était  la  reconnaissance 
d'Ordres  au  sens  catholique,  d'un  Sacerdoce  proprement  dit, 
sacrificateur  et  consécrateur,  donnant  le  pouvoir  d'absoudre  les 
péchés,  .\utrement  il  ne  sagit  plus  du  pouvoir  d'ordre^  mais  du 
pouvoir  de y/zm/u/Zo/i  ;  la  controverse  est   toute    différente.    Or, 


252  REVUE    DES    PÉRIODIQUES 

est-ce  ce  caractère  de  prêtres  au  sens  catholique,  de  prêtres 
sacrifiant,  consacrant  et  absolvant,  que  tous  les  évêques  de  la 
Haute-Eglise  revendiquent  et  reprochent  au  Souverain  Pontife 
de  leur  avoir  dénié  ?  Il  suffit,  pour  répondre,  de  reprendre  la 
citation  du  D""  Ryle,  et  de  la  continuer. 

Je  m'inquiète  peu  du  récent  décret  du  Pape  au  sujet  des  ordres 
anglicans.  Je  me  contente  de  croire  qu'ils  sont  parfaitement  valides  : 
ce  dont  je  n'ai  jamais  douté  !  Mais  notre  conception  d'un  ministre  chré- 
tien est  tout  à  fait  différente  de  celle  du  Pape.  D'un  côté,  l'ecclésiastique 
de  l'Eglise  Romaine  est  un  wai  prêtre  «  a  real  priest  »,  dont  la  grande 
affaire  est  d'offrir  le  sacrifice  de  la  messe.  De  l'autre  côté,  l'ecclésias- 
tique de  l'Eglise  anglicane  n  est  pas  prêtre  du  tout  «  nota  priest  at  ail  », 
bien  qu'on  lui  donne  ce  nom.  Il  est  simplement  un  ancien  «  only  a  pres- 
byter  »,  dont  la  principale  fonction  est,  non  pas  d'offrir  un  sacrifice 
matériel,  mais  de  prêcher  le  Verbe  de  Dieu  et  d'administrer  les  Sacre- 
ments. 

Dès  lors,  le  Tahlet  ne  pouvait-il  pas,  dans  son  numéro  du  14 
novembre,  résumer  ainsi  le  débat  ? 

Nous  avons  entendu  les  évêques  anglicans  protester  chacun  à  leur 
tour  contre  la  récente  Bulle.  Nous  avons  attendu  en  vain  qu'il  s'en 
trouvât  un  qui  eût  le  courage  de  dire  en  bon  anglais  que  les  membres 
du  clergé  anglican  sont  des  prêtres  sacrificateurs  dans  le  sens  où 
l'entend  l'Eglise  Romaine...  Pourquoi  cherchent-ils  querelle  au  Pape 
pour  avoir  dit  non,  dans  une  question  où  ils  n'ont  point  le  courage  de 
dire  oui  ? 

Aura-t-on  du  moins  le  droit  de  considérer  ce  nouveau  juge- 
ment de  Rome  comme  une  provocation  injustifiable,  comme  une 
agression  arbitraire  à  l'égard  de  l'Église  anglicane  ?  La  réponse 
ressort  clairement  de  l'ensemble  des  circonstances  qui  ont  amené 
la  reprise  de  la  question  et  forcé  moralement  Léon  XIII  à  se  pro- 
noncer nettement.  Ceux  qui  ont  suivi  de  près  cette  grave  et  inté- 
ressante affaire,  se  sont  parfaitement  rendu  compte  de  ce  que 
signifiait  l'article  signé  :  Fernand  Dalbus,  et  le  plan  de  campagne 
commun  à  l'auteur  et  au  noble  président  de  VEnglish  Cliurch 
Union.  Et  le  discours  [de  Bristol  avec  une  phrase  comme  celle- 
ci  :  «  Il  peut  sembler  hasardeux,  de  la  part  d'un  laïque  comme 
moi,   de  suggérer  une  idée  personnelle  sur  une  question  aussi 


QUESTIONS  DE  THEOLOGIE  253 

grave,  et  pourtant,  ce  me  semble,  si  le  Pape  actuel  inaugurait  à 
l'égard  de  l'Angleterre  une  telle  politique  (de  rapprochement)  en 
faisant  des  démarches  pour  une  étude  complète  des  ordres  angli- 
cans, il  pourrait  amener  une  reprise  de  relations  dont  le  résultat, 
sans  aucun  doute,  ne  serait  autre  que  la  réunion  de  la  chrétienté 
d'Occident,  »  Et  l'ouvrage  des  Révérends  Denny  et  Lacey  :  De 
Hierarchia  Anglicana  disse/ tado  apologelica,  enrichi  d'une  pré- 
face de  l'évêquc  de  Salisbury,  où  cette  conclusion  se  lisait  en 
toutes  lettres  : 

Il  a  donc  semblé  à  quelques-uns  d'entre  nous  (dont  nous  voyons  avec 
joie  le  sentiment  partagé  par  des  amis  auparavant  presque  inconnus, 
surtout  en  France)  que  le  temps  était  venu  pour  nous  de  faire  de  nou- 
veau connaître  la  vérité  sur  les  ordinations  anglicanes  à  nos  frères  sépa- 
rés de  nous  depuis  le  xvi*  siècle,  surtout  principalement  à  ceux  de 
l'Eglise  latine  *. 

Et  la  mission  romaine  des  Révérends  Puller  et  Lacey.  Rien  de 
tout  cela,  il  est  vrai,  ne  constituait  une  démarche  oiïicielle  de  la 
part  de  l'Eglise  anglicane,  mais  (|ui  s'est  mépris  sur  le  vrai  sens 
et  la  portée  de  tous  ces  préambules  insinuants,  et  plus  qu'insi- 
nuants ?  2 

On  peut  soupçonner  sans  témérité  que,  si  la  solution  avait  été 
favorable  à  leur  thèse,  aucun  anglican  n'aurait  fait  entendre  des 
récriminations  contre  l'intrusion  papale.  Malheureusement  dans 
ceux-là  même  qui  allaient  le  plus  de  l'avant,  la  disposition 
d'acquiescement  au  jugement  de  Rome  n'était  que  partielle  et  con- 
ditionnelle :  «  Notre  amour  pour  notre  Eglise,  avait  dit  Lord 
Halifax  dans  le  discours  déjà  cité  du  20  avril  1896,  et  la  confiance 
que  nous  avons  en  elle  resteront  ce  qu'ils  sont  et  ne  feront  même 
qu'augmenter,  si  une  condamnation  survient  ?  »  Dans  son  Essai 
sur  le  développement  de  la  doctrine  chrétienne,  Newman  a  dit 
quelque  part  :  «  Ne  décidez  pas  que  telle  chose  est  vraie  par  cela 

1.  Visutn  est  crgo  nonnullis  inlor  noti  (quibuRCtim  amicos  antchac  picnc 
ignotoff,  prwscrtîm  in  Gallia,  in  hoc  conscntirc  ciim  gaudio  vidcmus)  con- 
griium  jam  adcsse  tcmpus  ut  Tcritatcm  do  ordinationibuR  Anglicanis  fratibus 
nostris.  praccipuc  Ecclcsiip  Latina;,  a  nobis  usque  ex  sccalo  decimo  setto 
separatis,  denuo  proponamns. 

2.  Le  Tablct  a  parfaitement  poȎ  la  question  dans  l'article  du  31  octobre, 
-p.  690  :  The  Anglican  overtures  to  Rome  on  Anglican  order^ 


254  REVUE    DES    PERIODIQUES 

seul  que  vous  désirez  qu'il  en  soit  ainsi  ;  ne  vous  faites  pas  une 
idole  d'espérances  chéries.  » 

Il  nous  paraît  superflu  de  répondre  à  l'accusation  de  politique 
tortueuse,  machiavélique.  Ceux  qui  ont  parlé  ainsi  du  Pape  qui 
a  nom  Léon  XIII,  avaient  à  l'avance  infirmé  la  valeur  de  leur 
témoignage,  en  reconnaissant  plus  d'une  fois,  en  exaltant  même 
non  seulement  la  loyauté,  mais  le  caractère  noblement  person- 
nel et  indépendant  du  grand  Pontife. 

Dire  qu'il  a  bien  commencé  sous  l'impulsion  de  son  bon  cœur, 
et  qu'il  a  mal  fini  sous  la  pression  violente  et  finalement  triom- 
phante des  Congrégations  romaines  et  des  évêques  catholiques 
anglais  guidés  par  le  Cardinal  Vaughan,  est-ce  sérieux  ?  En  tout 
cas,  comme  les  vues  des  Congrégations  romaines  et  de  l'épisco- 
pat  catholique  pouvaient  être  aux  yeux  du  Souverain  Pontife 
l'expression  de  la  vérité,  l'accusation  revient  à  dire  que  Léon 
XIII  a  changé  tout  à  coup  de  caractère  et  d'autorité  par  la  seule 
raison  qu'il  n'a  pas  résolu  dans  le  sens  anglican.  La  preuve  est 
insuffisante. 

Quant  aux  vrais  motifs  qui  ont  porté  le  Pape  à  ne  pas  se  con- 
tenter de  former  son  jugement,  mais  à  vouloir  le  promulguer,  la 
Bulle  les  indique  brièvement  : 

Considérant  ensuite  que  ce  point  de  discipline,  quoique  déjà  défini 
canoniquement,  est  remis  en  discussion  par  quelques-uns,  quel  que 
soit  leur  motif,  et  qu'il  en  pourrait  résulter  une  cause  de  pernicieuse 
erreur  pour  plusieurs,  qui  penseraient  trouver  le  sacrement  de 
l'Ordre  et  ses  fruits  là  où  il  ne  sont  aucunement,  il  nous  a  paru  bon 
dans  le  Seigneur  de  publier  notre  sentence. 

V.  —  Au  reste,  Léon  XIII  a  jugé  qu'il  était  de  sa  dignité  d'affir- 
mer solennellement  sa  loyauté  et  la  pureté  de  ses  intentions.  Le 
V^  Mars,  dans  son  allocution  au  Sacré  Collège,  réuni  pour  l'anni- 
versaire de  son  couronnement,  il  s'est  exprimé  ainsi  : 

Nous  n'avions  pas  d'autre  intention  que  d'écarter  un  des  obstacles  à 
l'union  désirée,  lorsque  naguère  nous  avons  porté  notre  jugement  sur 
la  valeur  théologique  des  Ordinations  anglicanes.  Il  s'agissait  d'une 
chose  déjà  résolue  avec  autorité  quant  à  la  subtance.  Mais  il  y  a  eu 
des  hommes  qui  ont  entrepris,  ces  dernières  années,  de  la  remettre  en 
question.  Des  polémiques  intempestives  engendrèrent  le  doute,  et  le 
doute  fomentait  des  illusions  chez  les  uns,  delà  confusion  et  du   trou- 


QUESTIONS  DE  THÉOLOGIE  255 

ble  de  conscience  chez  les  autres.  A  vrai  dire,  pour  faire  cesser  de 
tels  inconvénients,  il  eût  suffi  de  s'en  tenir  à  rinterprétation  ordinaire 
et  loyale  des  jugements  antérieurs.  Toutefois,  afin  de  fournir,  d'un 
côté,  plus  de  lumière  à  ceux  qui  erraient  de  bonne  foi,  et  pour  couper 
court,  de  l'autre,  aux  tortuosités  du  sophisme.  Nous  décidâmes  de  re- 
commencer l'examen  des  faits  et  des  circonstances.  Cette  étude,  entre- 
prise d'après  des  documents  irréfragables,  a  été  longue,  impartiale, 
soigneuse,  comme  on  devait  l'attendre  du  Saint  Siège  dans  une  affaire 
d'aussi  grande  importance.  Donc,  si  ces  paroles  pouvaient  arriver  à  ceux 
des  fils  de  l'empire  britannique  qui  ne  participent  pas  à  Notre  foi,  Nous 
voudrions  les  conjurer,  par  les  entrailles  de  Jésus-Christ,  de  ne  pas 
accueillir  en  leur  âme  des  appréhensions  non  fondées  et  des  soupçons  ; 
mais  de  se  persuader  que  la  seule  inflexibilité  du  devoir  a  dicté  Notre 
sentence,  laquelle  n'est  autre  chose  que  l'énoncé  sincère  et  définitif  de  la 
vérité. 

Moins  de  deux  semaines  après  cette  allocution,  paraissait  la 
Réponse  des  archevêques  d'Angleterre  à  la  lettre  apostolique  du 
Pape  Léon  XIII  sur  les  ordinations  anglicanes.  Nous  ne  sau- 
rions nous  permettre  de  traiter  à  la  légère  un  document  d'une 
telle  importance  ;  il  mérite  une  étude  à  part.  Ce  que  nous  avons 
le  devoir  et  ce  que  nous  sommes  heureux  de  remarquer,  c'est 
le  ton  général  de  cette  réponse,  sensiblement  différent  de  celui 
que  nous  avons  dû  relever  au  cours  de  ce  compte  rendu  his- 
torique. Les  archevêques  de  Cantorbéry  et  d'York  regardent,  il 
est  vrai,  la  décision  pontificale  comme  injuste  en  elle-même, 
mais  ils  reconnaissent  la  loyauté  de  Léon  XIII,  sa  bonne  volonté 
parfaite  et  sa  pureté  d'intention  dans  la  poursuite  des  intérêts 
de  l'Eglise  et  de  la  vérité  ;  ils  proclament  sa  personne  digne 
d'amour  et  de  respect  ;  ils  recommandent  l'esprit  de  douceur  et 
l'ardent  désir  de  l'unité.  Tout  ceci  est  noble  et  consolant,  et  nous 
nous  unissons  de  grand  cœur  au  souhait  final  :  «  Dieu  nous  ac- 
corde que  cette  controverse  môme  soit  la  source  d'une  plus 
grande  connaissance  de  la  vérité,  d'une  plus  grande  patience  et 
d'un  plus  large  désir  de  paix  dans  l'Eglise  du  Christ,  Sauveur  du 
monde  !  » 

X.  M.  LE  BACHELET.  S.  J. 


REVUE   DES   LIVRES 


Poètes   et   Poèmes.  —  I.  Tombeau,   par    S.  Mallarmé.  — 

II.  Premiers  Vers,  par  Jos.  de  Pesquidoux;  Lemerre. — 

III.  T.  V  des  Œuvres  complètes  {Senilia),  de  Gust. 
Le  Vavasseur;  Lemerre.  —  IV.  Tharsicius,  tragédie  en 
trois  actes,  en  vers,  par  Tabbé  Maigret;  Sueur-Gharruey, 
Arras.  —  V.  La  mort  de  Roland,  par  Tabbé  L.-M.  Dubois; 
Retaux.  —  VI.  Guillaume  d'Orange,  poème  dramatique, 
par  Georg.  Gourdon;  Lemerre.  — VII.  Les  Piccolomini, 
traduction  de  Michel  Freydane;  Retaux.  — VIII.  Jeanne 
d'Arc,  par  Pabbé  M.  Garnier;  Paquet,  Lyon.  —  IX.  His- 
toire poétique  de  la  Bienheureuse  Marguerite-Marie, 
par  une  Clarisse;  Villefranche,  Bourg.  —  X.  Mar- 
tyrs et  poètes;  Téqui.  —  XI.  Le  Petit  Savoyard,  édi- 
tion illustrée,  par  Guiraud;  Lemerre. 

La  poésie  se  meurt;  la  poésie  est  morte  :  c'est  entendu.  Mais 
les  vers  pullulent  ;  les  volumes  de  vers  éclosent  comme  les 
feuilles,  ou  même  plus  vite.  L'an  passé,  environ  trois  cents  fai- 
seurs de  vers  conduisaient  h  sa  dernière  demeure  leur  pauvre 
maître  Verlaine.  A  l'arrière-saison,  il  y  eut' —  peut-être  vous  en 
souvient-il  —  une  explosion  de  poèmes  et  de  strophes  en  l'hon- 
neur du  Tsar  et  de  la  Tsarine.  Tonnerre  des  canons,  frémisse- 
ment de  lyres  ;  tout  ce  qui  versifie,  chez  les  Quarante,  se  hâta 
d'assembler  des  rimes  et  d'égrener  des  odes,  sur  la  route  du 
jeune  autocrate.  Poésie  et  rimes  d'occasion;  desquelles  il  n'est 
pas  plus  question,  aux  premières  heures  du  printemps,  que  des 
floraisons  surprenantes,  dont  on  habilla  les  marronniers  de  Paris. 

A  part  deux  petites  stances  de  Coppée,  et  une  ou  deux  de 
Paul  Déroulède,  ces  vers-là,  même  ceux  de  l'Académie,  étaient 
d'une  indigence  bruyante  et  essouflée  —  y  compris  ceux  que 
M.  deHérédia,  le  poète  de  l'or,  débita  sous  «  les  peupliers  d'or  «, 


ÉTUDES  257 

disant  à  l'empereur   de  toutes  les  Russîes,  avec  une  familiarité 
voisine  de  la  prose  : 

Étale  le  mortier  sous  la  truelle  d'or. 

Aujourd'hui,  je  ne  présente  aux  lecteurs  des  Études  aucun 
poète  en  habit  vert.  Par  contre,  il  ne  figurera  dans  notre  liste 
que  des  œuvres  honnêtes;  pour  plus  d'une,  c'est  leur  mérite 
principal,  presque  le  seul.  Dans  le  nombre,  il  se  trouve  des 
drames  ;  mais  point  d'adultères,  point  de  divorces,  aucune  de  ces 
ignominies  morales,  qui  se  font  applaudir,  en  ce  moment,  sur 
les  deux  rives  de  la  Seine.  Leur  tour  viendra. 

Nous  ne  nous  occuperons  que  de  poèmes  écrits  en  français  ; 
laissant  de  côté  les  ouvriers  du  symbole,  de  la  décadence,  des 
((  nouveaux  moules  »,  et  du  charabia  obnubilé. 

I.  —  Néanmoins,  pour  ceux  de  nos  lecteurs  qui  n'auraient  point 
rencontré  ce  chef-d'œuvre,  et  qui  auraient  des  loisirs,  voici  un 
petit  jeu  de  patience  en  rimes  riches.  Je  l'emprunte  au  succes- 
seur couronné  de  Verlaine,  au  maître  de  la  jeunesse  qui  s'acharne 
à  renouveler  les  moules,  à  Stéphane  Mallarmé.  Ce  sont  les 
étrennes,  que  le  prince  des  symbolistes  a  daigné  offrir  au  peuple 
chevelu  qu'il  gouverne 

Et  par  droit  de  eonquôtc  et  par  droit  de  suffrage. 

C'est  un  sonnet,  où  Ton  est  censé  pleurer  Verlaine.  Je  ne  vous 
dirai  point  en  quelle  langue  ces  choses-là  sont  mises;  je  préfère 
vous  laisser  le  plaisir  de  la  découverte  : 

Devine,  si  tu  peux,  et  comprends,  si  tu  l'oses. 

TOMBEAU 

Anniversaire  —  Janvier  1897. 

Le  noir  roc  courrouce  que  la  biso  le  roule 
Ne  s'arrî^tera  ni  sous  de  pieuses  mains 
TiUant  sa  ressemblance  avec  les  maux  humains 
Comme  pour  en  bënir  quelque  funeste  moule. 

Ici  presque  toujours  si  le  ramier  roucoule 
Cet  immat<5riel  deuil  opprime  de  maints 
Nubiles  plis  l'astre  mûri  des  lendemains 
Dont  un  scintillement  argcntera  la  foule. 

LXXL  —  17 


258  ETUDES 

Qui  cherche,  parcourant  le  solitaire  bond 
Tantôt  extérieur  de  notre  vagabond  — 
Verlaine?  Il  est  caché  parmi  l'herbe,  Verlaine 

A  ne  surprendre  que  naïvement  d'accord 
La  lèvre  sans  y  boire  ou  tarir  son  haleine 
Un  peu  profond  ruisseau  calomnié  la  mort. 

Pour  vous  reposer,  relisez  chez  Molière  le  discours  du  grand 
Turc  à  M.  Jourdain  ;  (on  pouvait  rire  du  grand  Turc,  en  ce 
temps-là)  :  Acciam  croc  soler  onch  alla  moustaph  gidelum...  et  le 
reste.  N'est-ce  pas  que  le  grand  Turc  parlait  déjà,  à  ravir,  le 
mallarméen^  deux  siècles  avant  qu'il  eût  cours  à  Paris  ?  Un  de 
ces  bons  jeunes  gens,  qui  haussent  les  épaules  quand  on  leur 
parle  de  Racine  et  soupirent  en  secouant  leur  crinière  :  Racine 
n'était  pas  ciseleur  !  un  de  ceux  qui  trouvent  Hugo  d'une  limpi- 
dité désespérante  et  absurde,  nous  faisait  naguère  cette  confi- 
dence, ou  cet  aveu:  «Je  suis  désolé;  tout  ce  que  j'écris,  se 
comprend  à  première  vue.  «  De  fait,  c'est  désolant.  N'est  pas 
Mallarmé  qui  veut;  et  puis  écrire  pour  être  compris,  quelle 
sottise,  quelle  lâcheté,  quelle  misère! 

II.  —  L'auteur  de  Premiers  Vers,  quoique  jeune,  est  un  de 
ces  arriérés,  qui  croient  que  les  bons  vers,  comme  le  bon  vin, 
doivent  être  clairs.  M.  J.  de  Pesquidoux  a  l'honneur  d'être 
arriéré  sur  beaucoup  d'autres  points;  il  croit,  ce  jeune,  à  une 
foule  de  vieilles  choses  :  à  la  vieille  foi  du  Credo,  à  notre  vieille 
France,  à  son  vieil  Armagnac,  petite  province  mais  généreuse 
comme  le  jus  de  ses  vignes  ;  et  il  la  chante  en  fiers  alexandrins, 
coulés  dans  les  vieux  moules  : 

Non!...  tu  n'es  pas  un  sol  semblable  aux  autres  terres. 

C'est  peu  de  nous  donner  le  pain  sacré  du  corps  : 

On  puise  en  toi  le  goût  des  vertus  salutaires, 

Tes  hommes  sont  toujours  des  vaillants  et  des  forts. 

Oui,  quand  on  erre  au  sein  de  tes  vagues  espaces, 

La  boue  encombre  encore  et  routes  et  ravins  ; 

Mais  elle  n'a  jamais  rejailli  sur  nos  faces  : 

La  fange,  en  Armagnac,  reste  dans  les  chemiss. 

M.  de  Pesquidoux  est  fils  de  cette  comtesse  Olga,  qui  écrit 
elle-même  de  bons  et  beaux  livres,  et  dont  la  plume  est  un 
burin.  Lui  aussi,  il  grave  d'une  main  vigoureuse  les  portraits  des 


REVUE  DES  LIVRES  259 

braves  travailleurs  de  sa  terre  d'Armagnac;  portrait  des  Fau- 
cheurs, qui  parcourent  la  prairie,  «  torse  en  avant  et  jambes 
écartées  »  : 

Et  l'on  voit,  prolongeant  leurs  gestes  sûrs  et  prorapts, 
Leur  ombre  qui  les  suit  sur  l'herbe  où  rien  ne  bouge. 

Portrait  du  Laboureur  f\m  crée,  avec  Dieu,  «  le  pain  qui  fait  la 
race  »  virile  de  France  : 

Et  tandis  que,  sans  fin,  le  soc  passe  et  repasse. 
On  voit,  au  fond  du  ciel,  le  sourire  de  Dieu. 

Portrait  du  Moissonneur,  qui  abat  sur  le  sillon  et  met  en  gerbe 
les  épis  blonds,  d(mt  le  grain  deviendra  une  double  vie,  vie 
humaine  et  vie  divine, 

Sur  la  table  de  l'homme  et  sur  l'autel  de  Dieu. 

Enfin,  portrait  de  V Ivrogne  (y  en  a-t-il  en  Armagnac?),  qui. 
dans  une  ignoble  ripaille,  seul,  au  fond  de  sa  cave,  boit  à  son 
tonneau,  jusqu'à  en  crever,  et  trouve  dans  l'orgie  même  un 
hideux  châtiment.  Tirons  le  rideau. 

Le  jeune  poète  glisse  sur  les  horreurs,  et  il  fait  bien.  Il  s'at- 
tarde surtout  à  chanter  les  grands  lutteurs  du  passé  :  Mutse, 
luttant  contre  le  veau  d'or  ;  saint  Jean  \e Précurseur,  luttant  contre 
la  «  race  de  vipères  »  ;  puis,  Dèmoslhèncs  (c'est  une  actualité) 
et  les  ((  aïeux  tombés  au  champ  de  Marathon  ».  Les  fils  d'ilellas 
qui  n'ont  point  oublié  les  Thermopyles,  ou  Salamine,  et  qui  se 
souviennent  de  Navarin,  pourraient  traduire  en  leur  langage 
harmonieux,  ces  pages  écrites  sous  notre  soleil  d*Armagnac  : 

La  cendre  des  hëros   a  toujours  une  flamme, 
Et  c'est  à  ta  clarté  que  marche  l'univers. 

Pour  des  premiers  i>ers,  voilà  certes  de  nobles  inspiration^^,  ♦» 
des  alexandrins  d'une  allure  bien  française.  Voilà  un  «  jeune  » 
qui  promet  et  qui  donne,  à  pleines  mains,  selon  sa  devise  :  pro 
Deo,  Palria  et  domo.  M.  de  Pes(|uid<uix  a  en  lui  le  voidoir  et  la 
force  ;  parfois  même  —  çt  c'est  l'effet  de  la  jeunesse,  du  a  vin 
fumeux  »  dont  parle  Bossuct  —  cette  force  déborde  et  éclate. 
Par  exemple,  dans  ce  poème  qu'il  intitule  Avortenient,  dont  le 
réalisme  senfoncc  en  des  images  trop  crues. 


260  ETUDES 

Hercule,  dieu  de  la  force,  devait  être  passablement  maladroit 
et  gauche,  quand  il  tournait  le  fuseau  chez  la  reine  de  Lydie  ;  son 
fil  devait  se  brouiller  et  se  casser  à  chaque  minute.  La  force 
exclut  ou  gêne  la  grâce.  On  s'en  aperçoit  aux  Epithalames  et 
chansons  où  s'essaie  l'auteur  de  Premiers  Vers.  Il  n'est  point  fait 
pour  roucouler  les  ballades  au  clair  de  lune.  Les  bons  coups 
d'épée  jyro  jDeo,  Patiia  et  domo  lui  vont  mieux;  voire,  comme  il 
dit  en  un  de  ses  poèmes,  les  bons  coups  de  cognée.  Qu'il  en  donne  ; 
et  qu'il  soigne  ses  rimes;  se  souvenant,  qu'en  cette  matière, 
pauvreté  n'est  pas  vertu. 

IIL  —  Après  les  Premiers  Vers  qui  nous  viennent  des  vigno- 
bles d'Armagnac,  louons  des  Senilia  et  Ultima  verha,  très  riche- 
ment rimes  sous  les  pommiers  de  Normandie  —  aimable,  spiri- 
tuelle, hélas  !  et  dernière  publication  de  M.  Gustave  Le  Vavasseur, 
qui  a  écrit  cinq  grands  volumes,  pleins  de  verve,  de  belle  humeur, 
de  cœur  et  de  foi.  Ce  cinquième  volume,  paru  il  y  a  quelques 
mois,  s'achève  par  un  dialogue  entre  le  corps  tout  brisé  du  véné- 
rable poète  et  son  âme  chrétienne  toujours  vaillante.  L'âme 
exhorte  son  «  souffre-douleurs  »  et  s'exhorte  elle-même  à  tra- 
vailler, à  chanter,  jusqu'au  dernier  souffle  : 

...  En  attendant  la  mort, 
Reste  debout,  vivante,  au  seuil  du  grand  mystère... 
C'est  ainsi  que  mon  âme  et  mes  sens  sont  d'accord, 
Et  que  le  serviteur  obéit  à  son  maître. 
Il  travaille,  (dût-il  succomber  sous  l'effort)  ; 
Et  quand  on  vous  dira,  sans  grand  regret  peut-être  : 
«  Le  poète  se  tait!...   »  répondez  :  «  Il  esi  mort.   » 

A  quelques  semaines  de  là,  le  9  septembre  1896,  le  poète  se 
taisait  ;  il  avait  76  ans.  Sur  le  souvenir  mortuaire  distribué  à  ses 
nombreux  amis,  on  a  eu  l'heureuse  pensée  de  faire  graver  cette 
phrase  de  l'abbé  Perreyve  :  «  Mourir,  en  se  disant  qu'on  n'a  jamais 
étendu  d'un  pouce  l'empire  du  mal  sur  la  terre  ;  mais  qu'on  a 
étendu  au  contraire  les  limites  sacrées  de  l'empire  du  bien, 
quelle  joie  et  quelle  consolation  !  quelle  ferme  assurance  au  milieu 
des  ombres  du  dernier  moment  !  quel  honneur  devant  les  hommes, 
quelle  protection  devant  Dieu  !  » 

Les  amis  de  Gustave  Le  Vavasseur  peuvent  rendre  témoignage 
qu'il  mérita  cet  éloge  —  bien  peu  envié  de  la  foule  qui  entasse 


REVUE  DES  LIVRES  261 

des  rimes,  des  rêves  et  de  la  boue,  sous  les  couvertures  jaunes  du 
Passage  Choiseul,  et  dans  les  boîtes  grises  des  quais  de  la  Seine. 
Parmi  l'innombrable  cohue  des  faiseurs  de  vers  qui,  depuis  cent 
ans,  ont  noirci  assez  de  papier  pour  en  bâtir  une  tour  EifTel,  com- 
bien ont  songé  qu'ils  auraient  à  répondre,  non  point  de  leurs 
vers  faux  ou  de  leurs  solécismes,  mais  de  leur  vie,  de  leurs  livres, 
des  âmes  que  ces  livres  ont  salies  et  perdues? 

Gustave  Le  Vavasseur,  qui  fut  un  très  habile  tréfileur  de  stro- 
phes et  sonneur  de  rimes,  ne  sera  point  un  des  fameux  poètes  du 
xix"  siècle  et  il  n'était  pas  même  académicien.  Mais  il  reste  de  lui 
une  œuvre  et  des  Œuvres  complètes^  pour  lesquelles  il  n'a  pas  eu 
à  rougir,  ni  à  trembler,  «  au  milieu  des  ombres  du  dernier 
moment.  »  Il  fut  de  ces  hommes  droits  et  fermes  qui,  dans  leurs 
écrits,  leur  conduite,  leurs  espérances,  ont  pour  but  suprême  la 
vérité  : 

Kt  fils  de  la   lumière,  ils  vont  ft   la  Iiimi«^ro 

Dans  un  toiist  aux  poètes  de  l'Orne  ^touto  uno  piriiulc  ,  qui 
fêtèrent  ce  primiis  inter  pares,  le  G  juin  1890,  il  terminait  par 
ces  deux  vers,  sincère  écho  de  son  âme  : 

A  la  grAce  du  ciel  qui  nous  a  faits  poètes, 

A  la  gloire  de  Dieu  qui  nous  a  faits  Normands  ! 

Et  ailleurs,  dans  un  récit  humoristique  à  l'honneur  de  Jean  de 
Domfront,  dit  Courte-cuisse,  le  digne  poète  s'est  défini  en  ces 
douze  syllabes  : 

Sur  Ions  les  Imis,  ;ivrr  uii  luxe  éblouissant  (If  ronsonnancrs  et 
d'images,  avec  la  langue  et  le^  mots  choisis  du  terroir,  Gustave 
Le  Vavasseur  a,  pendant  plus  d'un  demi-siècle,  célébré  la  Nor- 
mandie, le  pays  qui  lui  a  donné  le  jour.  Les  pommiers  aux  têtes 
blanches  et  roses,  le  cidre  blond,  le  blé  roux  ;  les  bœufs  qui 
ruminent,  le  poitrail  dans  l'herbe  ;  la  ferme  avec  tous  les  habi- 
tants de  l'étable  et  de  la  basse-cour  ;  les  laboureurs,  faneurs,  bat- 
teurs en  grange  :  tout  le  vrai  peuple  qui  travaille  en  chantant  six 
jours  la  semaine,  prie  le  bon  Dieu  le  dimanche,  vit  et  meurt  au 
foyer  de  famille  ;  Gustave  Le  Vavasseur  a  tout  décrit,  glorifié,  en 
ses  Géorgiques  normandes.  Il  est  le  Virgile  du  pays  des  pommes. 


262  ETUDES 

Ses  poèmes  sont  des  églogues  de  toute  forme  :  ce  sont  aussi  de 
vigoureux  appels  au  devoir,  au  courage  ;  témoin  ce  couplet,  un 
des  derniers  que  le  poète  ait  laissé  tomber  de  sa  plume  et  de  son 
cœur  : 

La  terre  nourricière,  obstinés  paysans, 

Qu'il  vous  faut  arroser  de  sueurs  tous  les  ans, 

Est  un  morceau  de  la  patrie  ; 
Salut  vaillant  semeur,  salut  lier  moissonneur. 
Le  champ  que  vous  foulez  est  votre   champ  d'honneur  : 

Qui  laboure,  combat  et  prie. 

Mais  les  bucoliques,  odes  et  odelettes  de  G.  Le  Vavasseur 
s'égaient  de  satires,  de  portraits  ou  croquis  normands,  de  toasts 
où  pétillent  le  bon  cidre  et  la  gaieté  du  poète  qui  excite  ses  amis  à 
aimer  le  pays,  les  vieux  souvenirs,  les  belles  et  bonnes  choses  et 
Diçu  qui  les  a  faites  ;  enfin  le  franc  rire  qui  dilate  les  braves 
cœurs,  fidèles  au  sol  natal  : 

Étant  toujours  Normands  et  parfois  gentilshommes, 
Les  convives  sont  gais  au  doux  pays  des  pommes. 

De  l'œuvre  saine,  joyeuse,  élégante  et  étincelante  de  G.  Le 
Vavasseur,  je  ne  veux,  pour  finir,  détacher  qu'un  sonnet.  Mes 
lecteurs  pourront  le  comparer  avec  les  quatorze  vers  du  prince 
des  symbolistes,  cité  plus  haut.  Le  sujet  du  moins  est  neuf  ;  il  a 
bien  rarement  tenté  les  nourrissons  des  muses,  depuis  qu'Ovide 
en  a  touché  un  mot,  dans  les  Aventui^es  de  Philémon  et  Baucis  : 

Unicus  anscr  erat  minimœ  custodia  villaj. 

Notre  bon  La  Fontaine,  en  traduisant  Ovide,  n'a  pas  osé 
nommer  le  volatile  que  Baucis  fit  cuire  pour  Jupin.  Il  en  a  eu 
honte  et  il  l'a  métamorphosé  en  perdrix,  oiseau  plus  digne  d'un 
dieu.  Il  s'agit  du  gros  palmipède  qui,  sans  le  savoir,  joua  un 
grand  rôle  dans  l'histoire  romaine,  du  temps  de  Manlius  ;  de 
l'oiseau  sur  le  foie  duquel  les  gourmets  et  les  poètes  s'abattent 
avec  autant  d'acharnement  que  l'antique  vautour  sur  le  foie  de 
Prométhée  ;  de  l'oie,  puisqu'il  faut  l'appeler  par  son  nom  ;  de 
l'oie,  que  les  gens  de  lettres  ont  fort  négligée  ;  encore  qu'il  aient, 
pendant  des  siècles,  écrit  leurs  chefs-d'œuvres  avec  ses  plumes  — 
ses  plumes  dont  Louis  Veuillot  disait  qu'elles  sont  si  bien  faites 
pour  traduire  les  sentiments  humains  : 


REVUE  DES  LIVRES  263 

LES  OIES. 

Gravement,  à  la  file,  elles  vont  au  pâtis, 
Le  jabot  consterné,  lourdes,  mais  empressées  ; 
D'un  rêve  d'herbe  tendre  elles  semblent  bercées 
Et  pétrissent  la  fange  à  pas  appesantis. 

Elles  ont  le  bec  rude  et  de  grands  appétits  ; 
Il  semble  que,  parfois,  au  fond  de  leurs  pensées 
Revient  le  souvenir  de  leurs  gloires  passées. 
Ah  !  si  le  Capitole  avait  fait  des  petits  ! 

Elles  causent  sans  cesse  entre  elles,  les  commères. 
Se  font-elles  encor  de  nouvelles  chimères  ? 
Parlent-elles  toujours  des  grandeurs  d'autrefois  ? 

Elles  battent  de  l'aile  en  se  faisant  des  signes... 

Je  ne  comprends  pas  bien  leur  langue  ;  mais  je  croîs 

Qu'elles  passent  leur  vie  à  médire  des  cygnes. 

Ah  !  poète,  comme  vous  connaissez  bien  le  cœur  de  l'homme 
et...  de  l'oie  î 

IV.  —  Après  les  églogues,  le  drame.  —  Tharsicîus!  le  nom 
seul  de  l'acolyte  martyr  est  un  poème  ;  le  pape  saint  Damase  com- 
posa, pour  les  Catacombes,  l'épitaphe  de  l'angélique  enfant,  por- 
teur et  témoin  de  l'Eucharistie,  lequel  aima  mieux  mourir  sous 
les  coups  de  pierre  et  de  bâton,  que  de  livrer  le  corps  du  Christ 
à  la  fureur  des  chiens  : 

Ipse  antmam  potîus  rolait  dimittere  ccsot, 
Prodcre  quam  canibus  rabidis  caelcstia  mcmbra. 

Le  cardinal  Wiscman  a  conté,  dans  Fahiola^  cette  légende 
du  ciel  ;  et  bon  nombre  de  nos  lecteurs  savent  avec  quel  charme 
le  sculpteur  Falguicres  l'écrivit  en  un  marbre  qui  figura  au  Salon 
de  1873.  Toutefois,  le  plus  beau  monument  qui  honore  la 
douce  mémoire  de  Tharsicius,  ce  sont  les  sept  ou  huit  lignes 
du  Martyrologe  romain,  à  la  date  du  15  août.  11  est  très  peu 
de  martyrs  qui  aient  obtenu  une  aussi  longue  notice  et  plus 
élogieuse.  En  ces  lignes,  le  chroniqueur  sacré  résume  la  vie 
du  pieux  acolyte,  sa  mort  glorieuse  sur  la  Voie  Appia,  le 
miracle  de  l'Eucharistie  disparue  de  ses  mains  et  de  ses  vête- 
ments. 

Cette  histoire  admirable    méritait  d'être  traduite  non  seule- 


264  ETUDES 

ment  dans  le  marbre,  mais  en  un  drame  vivant.  Quelle  leçon 
pour  des  jeunes  âmes,  qui  luttent  et  qui  portent,  elles  aussi, 
parmi  les  foules  païennes,  haineuses,  sacrilèges,  le  pain  de 
vie  reçu  dans  la  communion.  Je  ne  m'étonne  point  qu'on  ait 
essayé  ce  drame  plein  d'enseignements  et  d'espérances.  J'ai 
même  pu  croire,  un  instant,  que  ce  drame  existait,  quand  j'ai 
lu  (Acte  I,  scène  7  )  le  dialogue  de  Tharsicius  avec  un  de  ses 
amis  qu'il  veut  convertir  : 

Cœcilius 
Entre  notre  amitié  toujours  même  barrière  : 
Tu  méprises  nos  dieux. 

Tharsicius 

Toi,  les  adores-tu  ? 
Cœcilius 
Leur  culte,  à  dire  vrai,  fait  rougir  la  vertu. 

Tharsicius 
Ne  pourrai-je  haïr  ce  que  ton  cœur  méprise  ? 

Cœcilius 
Nos  dieux  me  font  pitié  ;  pourtant  j'ai  l'âme  éprise 
D'un  céleste  idéal  pour  la  divinité. 

Tharsicius 
Élan  d'un  noble  cœur  qui  veut  la  vérité. 

N'y  a-t-il  pas  là  quelque  chose  de  ferme,  de  sobre,  de  vif, 
qui  rappelle  Néarque  et  Polyeucte  ?  Si  vraiment  la  pièce  en- 
tière était  de  cette  allure,  nous  serions  tenté  de  crier  :  au  chef- 
d'œuvre  !  Cette  demi-douzaine  de  vers  est  comme  un  éclair  dra- 
matique, à  travers  ces  trois  actes,  qui  se  passent  à  Rome, 
puisqu'on  y  parle  du  Tibre,  des  Catacombes,  et,  en  passant, 
de  Tusculum  et  d'Aricia  —  où  Horace  fit  une  halte  en  allant  à 
Brindes  :  Egressum  magna...  On  y  parle  aussi  des  lions,  de 
l'Amphithéâtre  sur   lequel  se   déploie 

Le  riche  velabrum  comme  un  drapeau  sanglant. 

Évidemment  il  s'agit  du  vélum  ou  velarium,  que  l'on  éten- 
dait au-dessus  des  spectateurs,  pour  les  garantir  du  soleil  ou 
de  la  pluie.  Mais  velabrum  signifie  une  halle,  ou  cette  place 
des  halles  romaines,  située  au  pied  du  Mont  Aventin^.  Evi- 
demment aussi,   les  trois  actes    de   Tharsicius  sont  remplis    de 

1.  Hor.,  Sat.  II,  3,  Cum  Velabro  omne  macallum. 


REVUE  DES  LIVRES  265 

belles,  généreuses,  très  chrétiennes  pensées.  On  y  rencontre  de 
très  saints  personnages,  et,  pour  le  contraste,  un  Juif  parfai- 
tement hideux  :  un  juif,  dans  un  tableau  dramatique,  cela 
sert  si  bien  de  repoussoir  !  Les  chœurs,  les  tirades,  les  bons 
vers  se  succèdent  et  s'entremêlent.  Mais  je  crains  bien  que  la 
pièce  soit  encore  à  faire. 

V.  —  Des  Acta  Martyrum,  allons  aux  Chansons  de  Geste  ; 
de  l'acolyte  Tharsicius  au  paladin  Roland.  Roland  aussi  est 
un  nom  qui  vaut  un  poème  ;  et  vous  savez  si  les  poètes  lui 
ont  fait  faute,  depuis  Turoldus  et  «  Taillefer  ki  moult  bien 
cantait  »,  jusqu'à  M.  de  Bornier  de  l'Académie  française,  ki 
moult  bien  cante. 

La  Mort  de  Roland^  de  l'abbé  Dubois,  c'est  la  mise  en 
scène  de  la  Chanson  de  Roland^  depuis  les  premières  lueurs 
de  jalousie  et  de  trahison  de  Gane,  jusqu'aux  suprêmes 
appels  de  l'oliphant  d'ivoire,  jusqu'aux  suprêmes  eflorts  du 
paladin  mourant,  essayant  de  briser  Durandal,  sur  les  roches, 
et  tendant  son  gant  à  l'archange  qui  emporta  au  Paradis  le 
gant  et  l'âme. 

Le  drame  pourrait  s'intituler,  à  la  façon  espagnole  :  Pre- 
mière journée  de  la  Fille  de  Roland.  Il  y  a,  de  plus,  chez 
M.  Dubois  comme  chez  M.  de  Bornier,  un  fils  de  Ganelon, 
qui  est  une  fleur  de  chevalerie,  et  qui,  dans  toute  la  pièce, 
joue  un  rôlo  plein  d'enthousiasme,  d'espoir,  de  vaillance,  et  à 
la  fin,  plein  de  larmes.  Tout  ainsi  que  dans  la  Geste,  que 
«  Turold  declinet  »,  et  dans  les  quatre  actes  de  la  Fille  de 
Roland,  nous  sommes  en  la  plus  royale  compagnie  du  monde  : 
Roland,  Olivier,  le  duc  Nayme,  les  douze  Pairs,  Turpin,  le 
digne  archevêque,  lequel,  en  guise  de  crosse,  tient  et  brandit 
loyaument  son  épée  Almace,  en  regard  de  Durandal,  de 
Joyeuse,  de  Haute-Claire  et  de  la  félonne  Murclès.  Ah  !  les  braves 
gens  !  et  combien  seraient-ils  dépaysés  ii  cette  heure,  en  cette 
«  doulce  France  »,  au  nom  de  laquelle  ils  s'en  allaient  pour- 
fendre les  Sarrasins,  mécréants  et  impurs  fils  de  Mahon   ! 

A  leur  tète,  chez  M.  Dubois,  comme  chez  les  trouvères  et 
chroniqueurs,  marche  le  grand  Empereur  Charles  à  la  barbe 
fleurie.  Hélas  !  et  les  érudits  de  notre  morne  fin  de  siècle 
ont  juste    découvert  (Dieu   leur    pardonne  !)  que  Charlemagne 


266  ETUDES 

n'avait  point  de  barbe  ;  qu'il  portait  à  peine  une  moustache 
relevée  aux  deux  pointes.  Et  l'un  des  documents,  l'une  des 
pièces  à  conviction,  est  une  mosaïque  du  Triclinium  de  saint 
Jean  de  Latran,  qui  représente  un  Charlemagne  avec  mous 
tache,  vis-à-vis  d'un  saint  Pierre  qui  a  des  cheveux  touffus 
et    une  couronne  de   moine.    Laissons   dormir   la    science. 

Les  cinq  actes  de  la  Mort  de  Roland,  malgré  le  titre,  sont 
moitis  un  drame  antique,  et  du  ix*  siècle,  que  de  l'épopée 
moderne,  du  lyrisme  moderne,  de  l'éloquence,  du  patriotisme, 
je  dirais  presque  du  chauvinisme  tout  ensemble  rétrospectif 
et  moderne,  mais  sincère.  Le  brave  Nadaud  avouait,  sur  ses 
vieux  jours,  qu'il  n'avait  plus  de  goût  à  versifier,  parce  que 
France  ne  rimait  plus  à  espérance.  S'il  avait  lu  la  pièce  de 
M.  Dubois,  il  aurait  vu  que  cela  rime  toujours  et  assez  souvent. 
L'action  n'est  point  serrée  et  liée  à  des  ressorts  cachés,  comme 
s'exprimerait  Corneille  ;  mais  tout  le  drame  marche,  marche, 
marche.  Il  semble  que  l'on  chevauche  sur  le  dos  de  Veil- 
lantif  au  travers  des  rocs,   ravins  et  cascades. 

Les  nobles  sentiments,  les  hardis  chevaliers,  les  bons  vers, 
les  Sarrasins,  les  tirades  sonores,  les  scènes  vives,  les  strophes 
vibrantes,  les  «  Dieu  le  veut  »,  les  Montjoye  !  les  sons  de  cor  et 
d'oliphant,  tout  se  tient  et  se  suit,  tout  se  précipite,  comme  les 
eaux  de  l'Adour  dévalent  du  Trémoula  ;  comme  les  Gaves  bon- 
dissent, roulent  et  sautent  le  long  des  pentes  vertes  des  Pyrénées, 
qui  sont 

Comme  d'un  heaume  blanc,  de  neige  couronnées  (page  63). 

Si  M.  Dubois  laisse  à  peine  le  temps  d'admirer,  il  ne  laisse 
pas  davantage  le  temps  de  s'ennuyer.  Et  j'entends  d'ici  les 
battements  de  mains  qui  feront  l'accompagnement  de  ses 
alexandrins,  chez  la  jeunesse  chrétienne  qui  croit  non  moins 
que  Roland  et  Olivier  à  «  doulce  France  »  ;  après  quoi,  elle  y 
croira  un  peu  plus  encore. 

VI.  —  Ceux-là  y  croiront  aussi,  jeunes  ou  d'âge  mûr,  qui 
liront  le  Guillaume  d^ Orange  de  M.  Georges  Gourdon.  On  y 
entend,  au  second  acte,  un  jongleur  chanter  sous  les  fenêtres 
du  bon  sire    Guillaume    et    de    la    bonne    dame    Guibour,    ces 


REVUE  DES  LIVRES  267 

petites    strophes    qui    ne    sont    ni     d'un     désespéré,     ni     d'un 

découragé  : 

Au  bon  droit  la  France  fidèle 
Est  le  vrai  chevalier  de  Dieu  ; 
Et  sur  son  passage  en  tout  lieu 
On  voit  des  bras  tendus  vers  elle... 
Qu'il  en  faudrait,  des  Roncevaux, 
Pour  tarir  le  sang  de  tes  veines, 
O  terre  des  lys  et  des  chônes, 
Terre  des  saints  et  des  héros  ! 

Ce  jongleur,  c'est  Tauteur  du  Sang  de  France^  de  poèmes 
vaillants  que  nous  avons  loués.  Aujourd'hui,  M.  Gourdon  va 
chercher  des  héros,  non  point  à  travers  tous  les  âges,  mais 
aux  seules  Gestes  du  cycle  carlovingien.  Il  choisit  dans  cette 
floraison  de  preux  et  de  prouesses  :  il  y  prend  des  carac- 
tères, de  hauts  faits  d'armes  et  des  pensées  chevaleresques  ; 
il  y  ajoute  ses  pensées  à  lui,  qui  ne  déparent  point  celles  du 
temps  jadis.  Et  avec  des  éléments  discrètement  empruntés 
aux  trouvères,  il  compose  et  crée  un  héros  superbe,  Guillaume 
d'Orange. 

Le  drame  de  M.  Gourdon  esy  précédé  d'une  lettre  ou  pré- 
face de  M.  Gaston  Paris,  de  l'Académie.  Les  lecteurs  feront 
sagement,  à  mon  avis,  de  ne  lire  la  préface  qu'après  le 
drame.  Le  vestibule,  bâti  par  le  savant,  ne  les  disposerait 
point  h  trouver  superbe  et  solide  l'édifice  voulu  par  le  poète. 
Avec  tout  le  respect  que  je  dois,  et  que  je  porte  à  la  science, 
j'ose  trouver  que  M.  Gaston  Paris  regarde  de  trop  près  et 
à  la  loupe  un  monument  qu'il  faut  regarder  d'une  certaine 
distance.  En  lisant  sa  Préface  de  philologue,  je  m'imagine 
un  docteur  en  us  ou  en  es,  qui  aurait  saisi  le  bon  Turoldus, 
au  moment  où  le  brave  jongleur  aurait  achevé,  sur  sa 
vielle  le  dernier  aoi  de  la  Chanson  de  Roland  et  qui  se 
serait  mis  à  débiter  ce  discours  :  «  Très  bien,  jongleur. 
Mais  en  vérité,  votre  (ieste  néglige  trop  les  découvertes  des 
philologues  ;  elle  fourmille  d'invraisemblances,  ou  d'er- 
reurs de  chronologie,  de  généalogie,  de  mythologie,  de 
géographie,  d'ethnographie,  et  de  costume.  Vous  faites  de 
Roland  un  neveu  de  Charlcmagne  ;  et  l'on  ne  sait,  de  ce 
Hruodlandus,  qu'une  chose  bien  précise,  d'après  Einhardt, 
c'est   qu'il   fut   «  préfet   des    marches   de   Bretagne  i>. 


268  ETUDES 

«  Vous  affirmez  que  Charlemagne  avait  la  barbe  fleurie  ;  outre 
que  l'expression  manque  de  clarté,  il  est  acquis  aujourd'hui  que 
ce  roi  des  Franks  portait  la  moustache  et  rien  plus.  Vous  contez 
que  les  Maures  d'Espagne  adoraient  Apollo  ;  c'est  une  bévue, 
haute  comme  le  pic  du  midi.  Vous  croyez  que  les  ennemis  des 
Franks  qui  attaquèrent  l'arrière-garde  du  roi  Karl  le  Grand, 
c'étaient  des  Sarrasins  venus  de  Saragosse  ;  quelle  méprise  ! 
ce  furent  les  Gascons  des  Pyrénées,  autrement  dit,  les  Basques. 
Vous  prétendez  qu'on  entendit  le  cor  de  Roland  «  à  trente 
lieues  »  ;  cela  prouve  que  vous  avez,  sur  les  lois  de  l'acous- 
tique, des  données  étranges  et  invraisemblables...  Kai  Ta 
)wf::à...  » 

M.  G.  Paris,  toute  proportion  gardée,  traite  un  peu  de  ce  ton 
l'excellent  poème,  dont  M.  Gourdon  a  pris  l'idée  première  chez 
les  trouçeurs  du  xii®  siècle.  Le  Charlemagne,  le  Louis  le  débon- 
naire, le  Guillaume,  dramatisés  par  M.  Gourdon,  ne  sont  pas 
assez  exactement  jeconstitués  ;  «  ils  ont  les  sentiments  et  la  con- 
duite de  barons  du  temps  de  Philippe  I*""  «,  bien  qu'ils  portent 
«  l'armure  des  premiers  temps  carlovingiens  ».  L'auteur  de 
Guillaume  d'Orange  construit  pour  ses  héros  «  des  châteaux- 
forts  qui  n'existaient  pas  au  temps  où  ils  vivaient  »  ;  il  admet 
«  qu'au  commencement  du  ix"  siècle,  le  midi  de  la  France  était 
occupé  par  les  Sarrazins...  «Et  ainsi  du  reste.  Cela  revient  à 
dire  :  le  poète  a  mêlé  la  fantaisie  de  nos  épopées  héroïques  à 
l'histoire.  Est-ce  une  si  grande  faute,  quand  on  est  poète  et  non 
professeur  au  collège  de  France  ?  Au  demeurant,  M.  G.  Paris, 
qui  est  de  bonne  composition,  avoue  que  Shakespeare  n'aurait  eu 
aucun  scrupule  à  cet  égard,  et  aurait  laissé  là  l'histoire  pour 
l'épopée. 

Les  poètes  ont  des  privautés,  que  les  érudits  ne  peuvent 
s'octroyer.  Aristote,  un  philosophe,  estimait  que  la  poésie  vaut 
souvent  mieux  que  l'histoire  ;  et  Horace  donne  aux  poètes, 
comme  aux  peintres,  le  droit  d'oser.  Est-ce  que  Corneille  ne 
faisait  pas  des  romans  plus  grands  que  nature  ?  Est-ce  que 
Racine  n'habillait  pas  ses  Grecs  et  ses  Turcs  à  la  Française  ? 
Est-ce  que,  dans  la  Fille  de  Roland,  il  y  a  beaucoup  d'histoire 
exacte  et  documentée  ?  Et  si  un  élève  de  l'Ecole  des  Chartes 
épluchait  la  Légende  des  siècles,  il  n'en  resterait  que  de  la  pous- 
sière :  il  ne   resterait  rien  diAymerillot,  du  Mariage  de  Roland, 


REVUE  DES  LIVRES  269 

deux  poèmes   absolument   vrais,    peut-être  les  seuls  vrais  de  tout 
le  volume,  encore  bien  qu'ils  soient  très  faux. 

Au  théâtre,  l'idéal  et  le  réel  doivent  aller  de  pair  :  et  M.  G. 
Gourdon  a  eu  raison  d'aller  chercher  l'idéal  chez  nos  vieux 
épiques  et  d'avoir,  par  un  procédé  tout  personnel,  pris  la  fleur  — 
oh  !  rien  que  la  fleur  —  des  épopées  de  chevalerie.  Il  n'a  point, 
que  je  sache,  lu  d'un  bout  à  l'autre  les  117,000  vers,  dont  se 
compose  la  Geste  complète  de  Guillaume  d'Orange,  autrement 
appelé  Guillaume  au  court-nez,  Guillaume  Fierabrace,  voire 
saint  Guillaume  de  Gellone.  Il  a  cueilli  dans  les  jardins  plus 
explorés  du  Couronnement  Louys,  des  Enfances  Vivien,  d'Alis- 
tans  ;  peut-être  dans  la  Prise  d'Orange,  où  se  trouve  la  légende 
de  la  belle  Sarrazine  Orable,  qui  devient  la  parfaite  chrétienne 
Guibour  ;  et  peut-être  enfin,  dans  la  mort  d'Aimeri.  Car  Guil- 
laume d'Orange  était  fils  d'Aimeri  de  Narbonne,  du  fameux 
Aymerillot,  chanté  jadis  par  un  trouvère  inconnu  et  naguère  par 
V.  Hugo,  dans  ce  poème  très  connu,  où  l'homme-immense  fait 
dire  ceci  par  Charlemagnc  à  l'un  de  ses  compagnons  : 

Tu  rôvcs  (dit  le  roi)  comme  un  clerc  en  Sorbonne  ; 
Faut-il  donc  tant  songer   pour  accepter  Narbonne  ? 

Les  belles  rimes  !  quel  dommage  que  la  Sorbonne  ait  été  fon- 
dée en  1252,  c'est-à-dire  474  ans  après  ce  petit  discours  du  grand 
empereur. 

Aux  trouvailles  rencontrées  chez  ses  pairs  du  xii*  siècle, 
M.  G.  Gourdon  ajoute  les  siennes  ;  entre  autres,  il  crée  de  toutes 
pièces  un  Guy  de  Mayence,  qui  est  un  nouveau  Ganelon  très 
audacieux  et  non  moins  heureusement  puni  que  l'ancien.  Le 
poète  groupe  autour  du  très  féal  chevalier  Guillaume,  les  nobles 
légendes  que  chacun  sait  ;  par  exemple,  le  refus  que  fait  Gui- 
bour d'ouvrir  le  castel  d'Orange  à  Guillaume  que  les  Sarrazins 
vont  atteindre  ;  et  la  première  communion  de  Vivien  sur  le 
champ  de  bataille  d'Aliscans  : 

J'ai  grand  faim  de  ce  pain  ;  c'est  Dieu  qui  vous  envoie... 

Vivien  est  le  jeune  chevalier  idéal,  intrépide,  fidèle,  pur 
comme  les  anges  de  paradis.  M.  Gourdon  l'embellit  encore.  Au 
surplus,  ses  héros  sont  tous  plus  beaux  que  l'antique.  Quelle 
œuvre  utile,  noble  et  française   ce  serait  de  montrer  ces  fières  ou 


270  ETUDES 

gracieuses  figures  de  vitrail,  sur  une  scène  de  grand  théâtre,  au 
lieu  des  pourritures  humaines  qu'on  y  jette  par  tombereaux  !  La 
langue  de  Guillaume  d'Orange  est  sobre  et  ferme  ;  j'y  voudrais 
néanmoins,  de  temps  à  autre,  un  peu  plus  de  nerf,  ou  de 
sonorité,  surtout  aux  finales  de  tirades  trop  sourdes  et  voilées. 
Que  M.  Gourdon,  si  habile  poète,  demande  à  son  ami  Paul 
Déroulède  comment  on  s'y  prend  pour  sonner  des  coups  de  clai- 
ron avec  des  alexandrins  qui  vibrent  et  éclatent. 

YIl.  —  Après  le  drame  français  jetons  un  coup  d'œil  sur  un 
drame  allemand  traduit  en  vers  français  ;  il  s'agit  des  Piccolo- 
mini  de  Schiller  ;  la  traduction  est  de  M.  Michel  Freydane. 
Travail  consciencieux  d'un  homme  patient  ;  mais  est-ce  bien  un 
service  rendu  à  l'œuvre  de  Schiller?  hes Piccolomini  sont,  comme 
chacun  sait,  le  deuxième  drame  de  la  fameuse  trilogie  de  Wal- 
lenstein.  C'est  un  drame  de  transition,  qui  explique  et  prépare  le 
suivant.  Mais  au  fond,  est-ce  un  drame  ?  N'a-t-on  pas  trop  vanté 
cette  sorte  de  tapisserie  tragique,  sur  laquelle  Schiller  a  cousu 
des  épisodes  qui  se  suivent  et  des  scènes  sans  relief  qui  se  tien- 
nent par  un  fil  ? 

J'ai  peur  de  passer  pour  un  blasphémateur  du  génie.  Mais,  en 
toute  franchise,  les  Piccolomini,  pour  les  trois  quarts  de  la  pièce, 
me  semblent  de  l'ennui  à  haute  dose.  En  fait  de  tragédie,  c'est 
une  nuit  noire  et  glacée,  où  passent  à  peine  deux  ou  trois  éclairs 
qui  n'illuminent  pas  grand  chose  et  qui  n'échauffent  rien.  Les 
personnages  sont  des  ombres  ;  les  ombres  viennent,  parlent,  et 
défilent  sans  laisser  de  trace.  Pas  un  caractère  dramatique  vivant 
et  profondément  tracé  ;  sauf  peut-être  Max,  qui  deviendrait 
aisément  intéressant  ;  et  son  père  Octavio,  un  renard  habile, 
mais  qui  se  cache  et  dont  on  ne  voit  que  la  peau. 

Les  deux  premiers  actes  n'ont  aucun  intérêt;  et  l'on  n'y 
avance  qu'à  tâtons,  surtout  si  l'on  ne  connaît  à  fond  la  guerre 
de  Trente  ans.  L'on  ne  commence  h  entrevoir  une  action,  un 
mouvement  quelconque,  qu'au  milieu  du  troisième  acte,  à 
l'arrivée  de  Max  Piccolomini  et  de  Thécla.  Cela  ne  vit  pas, 
cela  ne  remue  pas,  cela  ne  marche  pas.  Mettez  les  Piccolomini 
sur  une  scène  française  ;  au  bout  d'une  heure,  la  salle  sera 
vide  ;  il  faudrait   plus  que    du    courage     pour    attendre    la    fin. 

Evidemment,  les   Piccolomini  ne  peuvent  offrir  à  des  specta- 


REVUE  DES  LIVRES  271 

teurs  français  l'attrait  historique  et  national  que  des"  Allemands  y 
trouveront.  Evidemment  aussi,  toute  traduction,  même  exacte, 
est  une  trahison.  Les  alexandrins  assez  vifs  et  hachés  de 
M.  Freydane,  mais  frottés  de  prose,  vers  de  conversation  non 
soulignés  par  des  rimes  neuves  et  sonores,  ne  sauraient  rendre 
la  marche  grave  et  accentuée  des  phrases  allemandes.  Il  faut,  je 
lé  sais,  lire  les  poètes  étrangers  dans  leur  langue.  Toutefois, 
d'autres  étrangers  et  d'autres  pièces  de  Schiller,  même  faible- 
ment traduites,  nous  empoignent,  nous  émeuvent  ;  les  Piccolomini 
nous  endorment. 

VIII.  —  Personne  n'ignore  que  Schiller  a  écrit,  un  ou  deux 
ans  après  la  trilogie  de  \Vallenstein,  une  Pticelle  d'Orléans,  abso- 
lument invraisemblable  ;  où  il  ose  faire  mourir  notre  sainte 
héroïne,  l'épée  à  la  main,  sur  un  champ  de  bataille  qu'il  invente. 
(Que  dirait  M,  Gaston  Paris  de  cette  histoire-là  ?)  Voici,  non  plus 
un  drame,  mais  une  épopée  de  Jeanne  d'Arc  ;  l'auteur,  M.  l'abbé 
Maurice  Garnier,  l'intitule  :  Jeanne  d'Arc,  histoire  et  poésie. 

Dans  son  Livre  d'Or^  paru  en  1894,  M.  Lanéry  d'Arc  comptait 
46  épopées  de  la  bonne  Lorraine.  La  liste  continue  de  s'enrichir, 
ou  de  s'allonger.  Chapelain  se  croyait  l'Homère  de  Jeanne  d'Arc  ; 
près  de  50  rivaux  déjà  lui  disputent  la  palme,  sans  y  avoir  cueilli 
le  moindre  brin  de  verdure  épique.  Combien  s'y  emploieront 
encore,  avec  un  pareil  succès  !  L'histoire  est  si  belle  !  et  l'tm 
s'imagine  qu'il  est  si  aisé  d'y  accoler  des  vers,  d'y  accrocher  dos 
rimes.  M.  l'abbé  Garnier  a  été  saisi  de  ce  noble  tourment,  et  il 
faut  l'en  féliciter  ;  s'il  n'emporte  le  prix 

Il  a  du  moins  l'honneur  de  l'avoir  entrepris 

Félicitons-le  également  de  n'avoir  rien  ajouté  à  l'histoire.  Il 
suit  la  pastourelle,  la  guerrière,  la  martyre,  pas  à  pas.  Le  voyage 
est  superbe,  le  poème  tout  simple  ;  d'une  simplicité  toute  primi- 
tive. Point  d'effort,  point  de  mètres  savants  ;  douze  pieds  et  une 
rime.  La  rime,  il  est  vrai,  vient  toute  seule  ;  le  poète  n'y  met 
point  tant  de  façon  ;  choisissons  celles-ci,  qui  sont  juste  l'opposé 
des  meilleures  et  qui  sont,  j'ai  hûte  de  le  dire,  extrêmement  rares 
dans  ce  long  poème  : 

Tous  ceux  do  Domrdmy  tiennent  pour  Armagnac 
Contre  ceux  de  Maxcy.  Plusieurs  fois  Jeanne  d'Arc... 


272  ETUDES 

Mais  après  tout,  dit-on,  voyager  sans  péril, 
Reconnaître  le  roi,  c'est  peu,  c'est  bien  futil[e]. 
...  La  marche  des  guerriers  ;  et  pour  plaire  au  soleil, 
Avril  ne  laisse  pas  un  seul  nuage  au  ciel. 

Je  conçois  que  l'auteur  de  cette  Histoire  et  poésie  fasse  rimer 
Cauchon  à  révélation  ;  Cauchon,  n'étant  qu'un  misérable,  ne 
mérite  pas  mieux.  D'autre  part,  la  Pucelle  n'était  pas  riche  ;  mais 
est-ce  bien  une  raison  de  lui  infliger  des  consonnances  si  misé- 
reuses ?  Quant  aux  noms  propres,  semés  sur  la  route,  noms 
d'hommes,  noms  de  villes,  l'auteur  ne  les  a-t-il  pas  lus  en  cou- 
rant ?  Il  écrit,  au  petit  bonheur  Gladstale,  Siiffolck  ;  puis  Jargau, 
Meyun  (pour  Mehun-sur-Yèvre),  Beaiijency  et  Croton  qui  est  là, 
selon  toute  apparence,  pour  le  Crotoy.  Glissons  sur  ces  vétilles  ; 
répétons  que  l'histoire  de  Jeanne  est  bien  belle  ;  et  disons  avec 
l'Ancien  :  Historia  quoquo  modo  scripta  delectat.  Du  reste,  le 
volume  est  orné  de  deux  ou  trois  jolies  gravures. 

IX.  —  C'est  aussi  par  une  jolie  gravure,  que  débute  VHistoire 
poétique  de  la  Bienheureuse  Marguerite-Marie  ;  qui  est  la  vie 
admirable  de  la  servante  de  Dieu,  mise  en  vers,  en  vers  de  toute 
allure  :  quinze  chapitres  ;  un  volume  bien  imprimé,  qui  charme 
l'œil  et  invite  à  la  lecture.  L'auteur  ne  signe  point  ;  on  s'est  con- 
tenté d'imprimer  au  titre  :  «  par  une  pauvre  Clarisse  du  monastère 
de  V Ave-Maria  de  Talence  »,  près  de  Bordeaux. 

Une  Clarisse  qui  chante  une  Visitandine,  une  fille  de  saint  Fran- 
çois d'Assise  qui  passe  ses  veilles  à  glorifier  une  fille  de  saint  Fran- 
çois de  Sales,  à  orner  de  pieuses  rimes  cette  vie  toute  céleste, 
n'est-ce  pas  une  bien  gracieuse  merveille  ?  Les  habiles,  les  cise- 
leurs^ les  gens  à  «  écriture  artiste  »,  ne  trouveraient  guère  leur 
compte  à  cette  poésie  de  couvent,  et  l'auteur  de  VHistoir-e  poétique 
n'a  guère  cultivé  les  raffinements  de  la  métrique  moderne  ;  elle 
avait  mieux  à  faire.  Elle  écrit  avec  l'abondance,  la  rapidité  mur- 
murante et  courante  d'une  source  qui  s'épand  à  travers  l'herbe 
fleurie.  Elle  versifie,  comme  elle  psalmodie.  Il  semble,  à  la  lec- 
ture de  ces  pages,  qui  content  ingénieusement  des  choses  si 
belles,  qu'on  entend  dans  le  lointain,  par  delà  les  murs  du  cloître 
et  les  grilles  du  chœur,  l'écho  gémissant  des  mélodies  graves  et 
douces  ;  un  va-et-vient  de  voix  pures  qui  disent  les  antiennes, 
sous  des  ogives  à  peine  éclairées  ^ 


REVUE  DES  LIVRES  273 

On  lit,  dans  les  pages  en  prose  qui  servent  de  préface  à  V His- 
toire poétique  :  «  La  pauvre  Clarisse  a  accordé  sa  lyre  au  diapason 
des  chantres  du  Paradis».  Je  me  garderai  soigneusement  d'ajouter 
à  cette  louange,  qui  monte  jusqu'au  ciel. 

X.  —  Voici  un  autre  petit  livre  tout  plein  de  chants  du  ciel  ;  il 
a  pour  titre  :  Martyrs  et  poètes  ;  et  il  répond  bien  à  son  titre. 
Encore  un  volume  de  vers,  que  les  poètes  du  boulevard  connais- 
sent peu  et  qu'ils  ne  comprendraient  point  !  Il  y  a  là  une  tren- 
taine de  poèmes  ;  plusieurs  sont  signés  avec  du  sang  ;  tous  sont 
lus,  médités  ou  chantés  aux  Missions  étrangères^  près  des  reliques 
sanglantes  et  glorieuses  de  ceux  qui  les  ont  écrits.  Quelques-uns 
de  ces  poètes,  après  avoir  confessé  Jésus-Christ  dans  les  supplices 
et  la  mort,  ont  été  déclarés  Vénérables  par  la  Sainte  Église  ; 
on  les  prie  et  on  dit  leur  gloire,  en  se  servant  de  leurs  propres 
cantiques  ;  c'est  une  autre  gloire  qui  n'est  point  banale. 

Les  plus  illustres  auteurs  de  ces  incomparables  «  chants  du 
départ  »  sont  Mgr  Berneux,  Mgr  Retord,  M.  Théophane  Vénard, 
M.  Just  de  Bretcnière».  Ces  poèmes  ont  été  écrits,  soit  ii  la  rue  du 
Bac,  en  face  du  Bon  Marché  ;  soit  au  fond  des  Indes,  du  Japon, 
de  la  Mandchourie,  en  face  des  cangues,  des  chaînes,  ou  même 
dans  la  prison.  Entre  ces  feuilles  grises  et  de  médiocre  apparence, 
on  trouve  un  peu  de  tout  :  des  élans  de  l'âme  vers  l'apostolat  des 
peuples  méprisés  ou  féroces  ;  des  vivats  à  l'adresse  de  ceux  qui 
sont  tombés  et  de  l'heureuse  terre  qui  a  été  rougie  de  leur  sang  ; 
des  appels  h  la  douleur  bénie  et  féconde  : 

Do  J(5bus  que  l'amer  calice 
Abreuve  mon  dernier  «oupir! 
Que  je  succombe  dans  la  lice, 
Martyr,  Martyr,  Martyr  ! 

Ailleurs,  ce  sont  des  récits  de  l'Evangile,  des  strophes  émou- 
vantes, par  exemple,  ce  Chant  de  la  mère  du  missionnaire  ;  des 
hymnes  à  Jésus  et  à  Marie,  Notre-Dame  des  aspirants  ;  puis,  de 
ci,  de  là,  des  cris  de  joie  :  Vive  la  joie  quand  même!  Des  refrains 
très  gais,  que  les  futurs  missionnaires  répètent  dans  les  sentiers 
des  bois  de  Meudon,  où  naguère  (s'il  vous  en  souvient)  on  tirait 
sur  eux  des  coups  de  fusil,  comme  s'ils  avaient  traversé  une  forêt 
du  Tonkin. 

LXXI.  — 18 


274  ÉTUDES 

Enfin,  dans  ce  recueil,  il  y  a  le  chant  immortalisé  par  la 
musique  de  Gounod  et  qui  a  fait  couler  tant  de  larmes  :  Partez, 
hérauts  de  la  bonne  noui>elle;  et  le  dithyrambe  de  V Anniversaire, 
dont  l'air  magnifique,  également  de  Gounod,  est  aujourd'hui 
connu  de  tout  le  monde  : 

O  Dieu,  de  tes  soldats  la  couronne  et  la  gloire  !... 

Il  fut  composé  en  1866,  par  M.  Ch.  Dallet,  missionnaire  du 
Maïssour,  qui  le  dédia  à  son  «  bien  cher  ami  Théophane  Yénard  » 
poète  comme  lui  et  couronné  du  martyre,  depuis  cinq  ans,  au  pied 
des  collines  de  l'Annam  qu'il  avait  chantées. 

Dans  une  page  vibrante  de  Çà  et  là,  Louis  Veuillot  a  raconté 
les  poignantes  et  chrétiennes  émotions  des  adieux  auxquels  il 
assista,  un  jour  de  carnaval.  Il  y  avait  sept  partants,  on  leur  bai- 
sait les  pieds,  et  on  pleurait  tandis  que  les  masques  s'agitaient 
dans  la  rue.  Parmi  cette  foule,  au  flux  et  reflux  toujours  houleux 
qui  se  presse  en  cette  étroite  rue  du  Bac,  parmi  ces  hommes 
fiévreux  qui  vont  à  leurs  affaires  et  à  leurs  plaisirs,  combien  son- 
gent que  là,  derrière  ces  murailles  sombres,  autour  d'une  pieuse 
catacombe  riche  d'ossements  broyés  pour  la  foi  de  Jésus-Christ, 
vit,  se  fortifie  et  prie  une  légion  de  jeunes  Français,  de  vingt  ans, 
dont  l'espérance  est  l'exil,  dont  la  joie  est  la  pensée  constante  de 
la  souffrance  et  de  la  mort,  dont  la  seule  ambition  est  de  gagner, 
non  de  l'or,  mais  des  âmes  ?  Bien  peu  s'en  inquiètent  :  et  pour- 
tant sur  leur  porte,  où  la  Vierge  règne,  on  pourrait  écrire  :  «  Ici, 
on  fait  des  sauveurs.  «  Et,  Dieu  aidant,  ceci  sauvera  cela. 

XI.  —  Je  vous  présente,  pour  finir,  et  pour  clore  cette  longue 
série  de  poèmes  plus  récents,  le  Petit  Savoyard,  le  bon  petit 
savoyard  d'antan,  avec  sa  marmotte  et  ses  outils.  Oh  !  n'ayez  pas 
de  crainte  !  Tel  que  le  voilà,  le  «  pauve  petit  qui  part  pour  la 
France  »  peut  entrer  même  dans  un  salon  doré  :  c'est  encore  le 
ramoneur  de  1830  ;  mais  on  lui  a  fait  une  si  gentille  toilette  !  Sa 
figure  n'est  plus  couverte  de  plaques  rousses  et  noires  ;  quant  à 
ses  outils,  on  les  a  si  bien  frottés  qu'ils  en  reluisent. 

Au  surplus,  le  petit  savoyard  ne  vous  demande  point  «  un 
petit  sou  ))  pour  vivre.  Il  ne  réclame  qu'un  regard  et  un  sourire; 
lui  qui  a  jadis  tant  fait  larmoyer  les  braves  gens.  Son  histoire 
racontée  par  le  baron  Guiraud,  vient  d'être  éditée  par    M™®  de  la 


REVUE  DES  LIVRES  /     275 

Prade,  avec  une  quinzaine  de  gravures  par  M.  Jean  de  Waru  ; 
lesquelles  racontent  la  même  chose,  a  leur  façon  qui  est  char- 
mante comme  l'autre. 

Mais  pourquoi  le  petit  savoyard  s'avise-t-il  de  revenir  à  Paris 
en  1897  ?  Y  a  t-il  encore  à  Paris  des  petits  ramoneurs  comme 
autrefois  ?  Hélas  !  on  n'en  voit  plus  guère.  Mais,  à  Paris,  la 
Savoie  fait  parler  d'elle.  La  Savoyarde,  du  haut  de  Montmartre, 
domine  toutes  les  voix,  tous  les  bruits.  Et,  en  février,  sous  la 
Coupole  de  l'Institut,  un  savoyard  prenait  place  au  nombre  des 
Quarante.  Or,  précisément  ce  savoyard  de  l'Académie  a  enrichi 
de  sa  belle,  bonne  et  aimable  prose,  la  plaquette  de  l'ancien 
Petit  Savoyard.  Oyez  plutôt.  M.  le  Marquis  Costa  de  Beaure<(artl 
écrit  à  M'"*  de  la  Prade  : 

....  Voilà  que,  depuis  bientAt  quarante  ans,  nos  vieilles  fronli»— 
res  ont  disparu;  et  la  légende  créée  par  voire  père  demeure 
vivante  comme  au  jour  où  il  la  rimait... 

Bien  sot  après  cela,  qui  ne  porterait  gaiement  la  suie  originellp 
dont  ni  Vaugelas,  ni  saint  François  de  Sales,  ni  J.  de  Maistn* 
n'ont  pii  nous  débarbouiller. 

N'est-ce  pas  que  le  «  pauvre  enfant  de  la  Savoie  »  est  très 
présentable  et  gracieusement  présenté.  Faites-lui  bon  visage.  Et 
puis  relisez  au  moins  quatre  vers  de  la  vieille  élégie  ;  par  exem- 
ple, ceux  de  l'avant-dernière  page,  encadrés,  d'une  part,  dans  une 
vue  des  Alpes  neigeuses,  au  bas  desquelles  un  méchant  loup  mange 
un  innocent  agnelet  ;  d'autre  part,  dans  un  coin  de  chaumirre  oii 
l'enfant,  de  retour,  est  ii  genoux  près  de  sa  mère,  sous  un 
crucifix  : 

C'est  le  Christ  du  foyer  que  les  mère»  implorent. 
Qui  8au%'c  nos  enfants  du  froid  et  de  la  faim  ; 
Nous  gardons  nos  agneaux,  et  les  loups  les  dévorent  : 
Nos  fils  s'en  vont  tout  seuls...  et  reviennent  enfin. 

Et  dire  que  pas  un  quatrain  de  décadent,  pas  un  alexandrin  de 
treize  ou  (juinze  pieds  aligné  et  ciselé  par  un  disciple  de  Verlaine 
ou  de  Mallarmé,  ne  seront  lus  en  France,  aussi  longtemps  que 
ces  bons  vieux  vers  de  douze  syllabes,  écrits  en  bon  vieux  fran- 
çais, par  un  honnête  homme  de  l'Académie  î 

V.  DELAPORTE.  S.  J. 


276  ETUDES 

Esprit  et  vertus  du  Vénérable  Bénigne  Joly,   par  le 

R.    P.  Petitalot,   de  la  Société  de  Marie.  Paris,  Retaiix, 
1897.  In-18,  pp.  viii-260.  Prix  :  2  francs. 

«  Ilyadeux  manières,déjà  vieilles,  point  surannées  pourtant,  d'écrire 
la  vie  des  saints.  L'une,  plus  explicite,  encadre  le  sujet  dans  les  faits 
généraux  de  l'histoire...  L'autre,  plus  brève,  analyse  les  traits  du 
caractère,  les  épisodes,  et  les  présente  groupés  en  plusieurs  faisceaux 
distincts...  Vous  avez  cru  bon  de  choisir  cette  deuxième  méthode,  et 
vous  avez  été,  si  je  ne  me  trompe,  sagement  inspiré.  » 

Ces  lignes,  extraites  d'une  approbation  motivée  de  Mgr  Oury,  indi- 
quent la  physionomie  de  cet  opuscule.  Bénigne,  né  le  22  août  1644, 
n'a  que  huit  ans  quand  il  perd  sa  mère;  ses  trois  sœurs  entrent  pour 
n'en  plus  sortir,  au  couvent  des  Dominicaines  de  Beaune.  Pour  lui, 
chanoine  à  treize  ans,  placé  d'abord  chez  un  ecclésiastique,  ensuite 
successivement  au  Collège  des  Oratoriens  de  Beaune,  à  celui  des 
Jésuites  de  Dijon  (que  venait  de  quitter  un  autre  Bénigne),  puis  de 
Reims,  il  prend  ses  grades  à  l'Université  de  Paris,  et  rentre,  après  dix 
ans  d'absence,  «  dans  la  ville  de  Dijon  qui  allait  être  jusqu'à  la  mort  le 
principal  théâtre  de  ses  bonnes  œuvres  ».  L'éducation  des  jeunes  clercs, 
les  fonctions  d'archidiacre,  le  soin  de  confréries  diverses,  les  hôpitaux 
et  prisons,  l'œuvre  des  servantes,  la  direction  et  même  la  réforme  des 
communautés  religieuses,  surtout  la  fondation  des  Hospitalières  rem- 
plissent la  vie  de  ce  «  saint  Vincent  de  Paul  dijonnais  ». 

C'est  avec  «  le  goût  des  choses  divines  »  et  aussi  avec  «  un  art 
simple  et  délicat  »  que  le  R.  P.  Petitalot  fait  revivre  la  noble  figure  de 
ce  Père  des  pauvres,  en  groupant  sous  les  titres  des  principales  vertus 
les  traits  de  cette  vie  admirable  de  dévouement  et  de  charité. 

P.  P.,  S.  J. 

Le  Mois  des  Roses,  par  le  R.  P.  Pages,  des  Frères  Prê- 
cheurs. Un  volume  in-12  de  251  pages.  Paris,  Ch.  Douniol, 
et  aux  bureaux  de  l'Année  Dominicaine,  1897. 

Le  Mois  des  Roses,  comme  le  chantent  les  bons  vieux  Canti- 
ques, (c  c'est  le  mois  le  plus  beau  »,  c'est  le  mois  de  Marie.  En  ce 
mois-là  surtout,  on  offre  des  gerbes  de  roses  à  l'autel  de  la 
Vierge,  et  l'on  égrène  à  ses  pieds  les  Ai'e  du  Rosaire. 

Le  Rosaire  !  Marie  le  donna  à  saint  Dominique  pour  arme  contre 
l'Albigeois  ;  elle  le  portait  naguère  à  sa  ceinture  dans  la  grotte 
de  Lourdes,  tandis  qu'elle  foulait  sous  ses  pas  l'humble  rosier  de 


REVUE  DES  LIVRES  277 

la  roche  massabielle.  Il  convient  spécialement  à  un  fils  de  saint 
Dominique  de  l'expliquer  et  de  le  prêcher  :  c'est  ce  que  fait  le 
R.  P.  Pages,  en  cet  aimable  livre  ;  en  ces  trente  et  une  médi- 
tations ou  courtes  lectures  pour  chaque  jour  du  mois  de  mai. 

Le  Rosaire  «  ne  consiste  pas  à  formuler,  sans  autre  souci, 
des  Pater  et  des  Ave  Maria  »  (page  8)  ;  c'est  à  la  fois  une  prière 
filiale  à  Marie,  et  un  rapide  souvenir  de  tout  l'Evangile  ;  c'est  le 
bréviaire  des  fidèles  ;  et,  «  aux  jours  mauvais,  l'épée  du  chrétien  >> 
(page  17).  Après  de  brèves  considérations  d'ensemble  sur  le 
Rosaire,  le  R.  P.  Pages  examine  les  prières  qu'on  y  murmure, 
les  Mystères  de  joie,  de  douleur  et  de  gloire  qu'on  y  médite  et 
les  divines  personnes  qui  y  jouent  un  rôle.  Le  Mois  des  Roses 
n'est  point  une  série  d'études  profondes  et  serrées  comme  le  livre 
de  Mgr  Gay,  Ce  sont  des  pages  qu'on  effeuille  simplement,  dou- 
cement, pieusement  ;  tout  ainsi  que  le  jeune  Dominique  de 
Guzman  effeuillait  des  pétales  d'églantier  fleuri,  dans  les  sentiers 
de  Vieille  Castille,  en  descendant  de  son  manoir  féodal  pour  s'en 
aller  à  Gumiel  (page  15).  C'est  une  attrayante  lecture,  qu'il  noiis 
est  fort  agréable  de  recommander. 

V.  DELAPORTE,  S.  J. 

Le  Rosaire  à  Lille  en  1896.  Inauguration  de  Tégliso 
Dominicaine  de  Notre-Dame  du  Rosaire.  Description,  Compte 
rendu,  Discours.  In-8  de  112  p.  Lille,  imprimerie  Salésicnne, 
1896. 

'  Le  25  octobre  1896,  Mgr  l'archevêque  de  Cambrai  bénissait  solen- 
nellement la  belle  église  des  Pères  Dominicains  de  Lille,  récemment 
édifiée  sous  le  vocable  de  Notre-Darae  du  Rosaire.  Pendant  tout  le 
mois  spécialement  consacré  à  la  dévotion  si  chère  au  peuple  catholique 
et  si  vivement  recommandée  par  Léon  XIII,  les  fêtes  et  les  exercices 
pieux  se  sont  succédé  dans  le  nouveau  sanctuaire,  trop  étroit  encore 
pour  l'assistance  empressée.  Afin  de  rehausser  l'éclat  de  ces  journées 
saintes,  on  a  fait  appel  aux  orateurs  les  plus  appréciés  de  Tordre  de  saint 
Dominique  ;  et  ils  se  sont  hâtés  d'apporter  l'hommage  de  leurs  voix 
à  la  glorieuse  Reine  du  Rosaire.  Il  était  bon  de  conserver  le  sou- 
venir de  CCS  fêtes  de  la  piété  et  de  l'éloquence  :  de  là  cette  brochure, 
où  l'on  trouve,  après  la  description  de  l'église  et  le  compte  rendu  des 
solennités,  le  texte  des  discours  des  PP.  Ollivier,  Feuillette,  Monsabré 
et  Gaffrc  sur  le  Rosaire,  avec  une  anaivse  de   celui   du   P.    Didon  sur 


278  ETUDES 

l'Eglise  militante.  Les  nombreux  lecteurs  que  ces  noms  seuls  suffiraient 
à  attirer,  n'auront  pas  de  déception  :  ils  seront  édifiés  et  charmés. 

J.  B.,  S.     J. 

I.  Impressions  d'Egypte,  par  Louis  Malosse.  Paris, 
A.  Colin,  1896.  In-i8,  pp.  357.  —  IL  Le  Désert  de  Syrie  ; 
r Euphrate  et  la  Mésopotamie^  par  le  comte  de  Perthuis. 
Paris,  Hachette,  1896.  In-18,  pp.  xvi-255,  et  une  carte. 

L  —  Ce  livre  sur  l'Egypte  comprend  deux  parties.  La  pre- 
mière, consacrée  aux  souvenirs  de  voyage,  est  assez  incomplète. 
D'Alexandrie  au  Caire  en  chemin  de  fer,  du  Caire  à  Louqsor  en 
dahabich  sur  le  Nil,  et  retour,  le  tout  dans  l'espace  de  trois 
semaines,  on  n'appelle  pas  cela  visiter  l'Egypte.  Il  est  vrai  que 
l'Egypte,  du  moins  au  point  de  vue  topographique  et  pittoresque, 
c'est  toujours  la  même  chose.  Le  correspondant  du  Temps  ne 
pouvait  recueillir  du  neuf  sur  ce  parcours  obligé  de  tous  les 
excursionnistes.  Quand  on  a  cette  ambition,  il  faut  se  résigner  à 
aller  là  où  les  autres  ne  vont  pas.  En  revanche,  M.  Malosse  s'est 
appliqué  à  mettre  dans  son  récit  une  note  bien  personnelle,  et 
dit  ses  impressions,  à  lui,  ce  qu'il  sent  plus  encore  que  ce  qu'il 
voit,  et  par  là  il  échappe  à  la  banalité  du  journal  de  voyage  plus 
ou  moins  inspiré  du  guide  Bœdeker.  Pour  une  âme  méditatrice 
le  pays  des  Pharaons  est  un  thème  inépuisable.  Le  jeune  écrivain 
s'abandonne  peut-être  un  peu  trop  au  charme  de  ses  rêveries 
mélancoliques  et  vaporeuses;  il  écrit  dans  la  langue  de  Loti  :  «  Je 
songe  aux  délices  d'une  soirée  pareille,  s'écoulant  dans  l'enchan- 
te<nent  du  passé  remémoré,  dans  l'émerveillement  subi  au  spec- 
tacle de  tout  ce  que  la  nature  ou  la  main  de  l'homme  a  créé  aux 
environs  de  ce  palais.  J'envie  les  heures  qui  pourraient  être 
vécues...  Je  les  envie,  hélas  !  sans  espérance  de  les  vivre.  «  Notons 
à  ce  sujet  qu'il  se  fait  une  idée  étrange  de  la  vie  monastique, 
laquelle  se  passerait  surtout  à  rêver.  Les  solitaires  de  la  Thé- 
baïde  auraient  été  les  plus  heureux  moines  de  tous  les  temps, 
parce  que  là-bas  la  rêverie  devait  être  exquise.  M.  L.  Malosse 
connaît  mal  les  choses  de  la  religion  ;  cela  se  voit  du  reste  ici  et 
là  ;  mais  il  en  parle  toujours  respectueusement.  Pas  un  mot  non  plus 
qui  choque  les  lecteurs  délicats.  C'est  un  mérite  assez  rare  chez 
les  impressionistes  en  voyage  comme  al  home. 


REVUE  DES  LIVRES  279 

La  seconde  partie  comprend  une  série  de  chapitres  sur  l'his- 
toire contemporaine  et  la  situation  actuelle  de  l'Egypte.  L'œuvre 
de  l'Angleterre  est  jugée  sévèrement,  nous  ne  dirons  pas  injuste- 
ment ;  mais  un  écrivain  anglais  ne  serait  pas  embarrassé  pour 
riposter. 

En  somme,  ce  livre  est  assurément  l'un  des  meilleurs  que  nous 
ayons  sur  l'Egypte  d'aujourd'hui.  En  rendant  cet  hom- 
mage à  l'auteur  nous  regrettons  d'avoir  à  le  déposer  sur  sa 
tombe. 

IL  —  M.  le  comte  de  Perthuis  —  un  nom  bien  connu  de  qui- 
conque a  foulé  du  pied  le  sol  de  la  Syrie  —  publie  des  notes  de 
voyage  un  peu  anciennes  ;  elles  datent  de  trente  ans.  Aussi  ne 
trouvera-t-on  pas  la  fraîcheur  et  la  vivacité  d'impression  du  tou- 
riste qui  raconte  ce  qu'il  vient  de  voir.  Mais  cette  relation  n'en  a 
pas  moins  sa  valeur  et  même  son  intérêt.  Le  désert  de  Syrie  n'est 
guère  plus  visité  aujourd'hui  par  les  Européens  qu'il  ne  l'était  en 
1866,  et  d'autre  part  si  la  région  Méditerranéenne  subit  l'in- 
fluence de  la  civilisation,  pour  peu  qu'on  avance  vers  l'intérieur 
on  se  trouve  bien  vite  en  plein  dans  cet  Orient  où  rien  ne  change. 
A  quelques  heures  au  delii  de  Damas  nous  voyons  aujourd'hui  les 
us  et  coutumes  décrits  dans  ce  livre,  la  vie  sous  la  tente,  l'hospitalité 
antique  des  Nomades,  les  convives  accroupis  autour  du  plateau' ou 
repose  sur  une  montagne  de  blé  cuit,  arrosé  de  lait  caillé,  un 
mouton  que  l'on  dépèce  avec  les  doigts.  La  razzia  et  la  vendetta  bé- 
douine sont  des  institutions  séculaires  sur  lesquelles  le  temps  passe 
sans  les  altérer.  M.  de  Perthuis  allait  négocier  un  accord  entre 
les  tribus  ;  il  a  été  mieux  à  même  que  personne  de  les  étudier, 
d'autant  plus  que  son  voyage  a  duré  sept  mois.  Palmyre,  la  vallée 
de  l'Euphrate,  Bagdad,  Mossoul,  Orfa,  l'ancienne  Édessc,  Mardin, 
Alep,  marquent  les  principales  étapes  de  cet  itinéraire  qui  de 
longtemps  encore  ne  figurera  pas  sur  les  progi'ammes  de  l'agence 
Cook  and  C. 

J.  BURNICHON.  S.  J. 

Les  Sélections  sociales,  cours  libre  de  science  politique, 
par  G.  Vachkh  dk  Lapouge.  Pariî*,  Fontemoing.  In-8,  pp. 
xii-503.  Prix  :  10  fr.  \ 

Nous   sommes  bien  en  retard  avec  M.  G.  Vacher  de  Lapouge,  sans 


280  ETUDES 

doute  parce  que  son  «  Cours  libre  de  science  politique,  professé  à 
l'Université  de  Montpellier  (1888-1889)  »,  appartient  à  la  catégorie 
des  livres  qu'on  pourrait  sans  inconvénient  laisser  d'eux-mêmes  som- 
brer dans  l'oubli  ;  car,  s'il  est  mauvais,  employé  à  la  laide  besogne  des 
démolisseurs  prétentieux,  en  revanche  nous  le  croyons  assez  inoffensif, 
rien  n'indiquant  en  lui  les  allures  d'un  ouvrage  destiné  à  faire  époque. 
M.  Vacher  de  Lapouge  s'avance,  couvert  d'une  armure  scientifique, 
bien  faite  pour  impressionner  le  public,  mais  plutôt  tapageuse,  l'épée 
haute,  la  parole  menaçante  pour  quiconque  se  permettrait  de  ne  point  par- 
tager son  avis.  «  Quand  il  est  nécessaire  de  se  faire  entendre,  on  ne  frappe 
jamais  trop  fort  »,  nous  dit-il  (viii).  La  vraie  sociologie  commence  à 
lui.  «  C'est  dans  ces  leçons  mêmes  qu'il  faut  chercher  la  première 
doctrine  générale  des  sélections  sociales  »  (Préface).  Comme  modestie, 
on  peut  souhaiter  mieux  ;  mais  il  paraît  que  la  «  science  »  autorise  de 
ces  audaces. 

Abrité  derrière  une  Introduction  hérissée  de  grands  mots,  encom- 
brée de  théories  fort  tranchantes  sur  les  races,  les  langues,  etc.,  l'auteur 
se  décide  enfin  à  entrer  dans  son  sujet  par  cette  formule  qui  résume  et 
présente  bien  tout  le  système  :  «  Les  nations  naissent,  vivent  et  meurent 
comme  des  animaux  ou  des  plantes.  »  Voilà  «  la  thèse  fondamentale  de 
la  sociologie  darwinienne,  le  credo  de  l'école  sélectionniste  »  (61). 

Dès  lors,  tout  le  reste  suit  logiquement.  Prenez  les  principes  du 
Darwinisme,  appliquez-les  aux  diverses  sélections  :  vous  avez  le 
présent  livre  avec  ses  affirmations  gratuites,  ses  erreurs  multiples,  ses 
omissions  intéressées,  ses  décisions  souveraines,  le  tout  sous  un  faux 
air  de  nouveauté  qui  déguise  mal  des  banalités  déjà  vieillies. 

On  devine  ce  que  peut  être  la  philosophie  de  l'histoire  pour  un 
homme  qui  se  proclame  «  zoologiste  avant  tout  »,  et  ne  voit  dans  la 
société  qu'un  organisme  soumis  à  des  évolutions  fatales.  Impossible  de 
poursuivre,  inutile  de  réfuter  en  détail  toutes  les  conséquences  de 
prétendues  lois  plus  que  sujettes  à  caution  :  «  les  Sélections  sociales  »  ne 
méritent  point  cet  excès  d'honneur. 

Qu'il  nous  suffise  d'avoir  dénoncé  leur  détestable  esprit  :  nos  lecteurs 
sauront  que  penser  d'un  auteur,  qui  tient  avant  tout  à  se  réclamer  du 
singe  comme  d'un  grand'père,  et  prononce  sentencieusement  : 
«  D'après  toutes  les  données  de  la  zoologie,  le  premier  homme  est  né 
«  d'une  femelle  qui  avait  son  mâle,  dans  une  bande  qui  avait  son  chef, 
«  sur  un  sol  qui  était  le  pays  et  la  propriété  des  siens  »  (199). 

M.  Vacher  de  Lapouge  n'attaque  point  la  Bible,  il  ne  la  discute  pas,  il 
l'ignore.  Que  lui  importe,  puisque  «  la  raison  »  triomphe  dans  son 
livre?  Beaucoup,  pensant  qu'il  se  flatte,  lui  répéteront  sa  dernière 
phrase  :  «  Trêve  d'orgueil,  toutefois.  Si  l'homme  est  un  dieu  en  forma- 


REVUE  DES  LIVRES  281 

«  tion,  le  dieu  est  mortel  »  (490).  Que  «  le  dieu  mortel  »,  je  veux  dire, 
M.  Vacher  de  Lapouge,  ne  l'oublie  pas  :  il  aura  beau  employer  «  la  force 
«  formidable  de  l'hérédité  à  combattre  ses  propres  ravages,  et  opposer 
«  une  sélection  systématique  à  la  sélection  destructrice  et  déréglée  qui 
«  met  l'humanité  en  péril  »  (458)  ;  malgré  ses  négations,  le  Christia- 
nisme fera  plus  que  lui,  sinon  pour  «  refondre  »,  du  moins  pour 
perfectionner  l'humanité. 

J.  ROCHETTE.  S.  J. 

L'Ordre  de  Malte;  le  Passé,  le  Présent^  par  L.  de  la  Brièrp. 
Paris,  L.  Chailley,  1897.  In-12  de  262  pages. 

L'Ordre  des  Hospitaliers,  chevaliers  de  Saint-Jean  de  Jérusalem, 
de  Rhodes  et  de  Malte,  a  laissé  un  grand  nom  dans  rhistoire  et 
des  traînées  lumineuses  dans  les  annales  de  la  chrétienté,  depuis 
les  Croisades  jusqu'à  la  Révolution.  Tout  le  monde  se  souvient 
de  ces  noms  fameux  :  Pierre  d'Aubusson,  Jean  de  la  Vallette, 
Villiers  de  TIsle-Adam  ;  et  le  fait  du  chevalier  Dieudonné  de 
Gozon,  tuant  le  serpent  de  Rhodes,  a  été  gravé  dans  toutes  les 
honnêtes  mémoires  par  le  digne  abbé  de  Vertot. 

Un  français,  le  Bienheureux  Gérard  Tom,  avait  fondé  cette 
chevalerie  ;  pas  un  autre  royaume,  pas  une  autre  lan^uSy  ni 
fourni,  autant  de  héros  que  la  France,  à  cette  glorieuse  milice. 
Mais  en  1798,  Bonaparte  passa  par  Malte  et  détruisit  le  petit 
Etat  des  chevaliers  :  ce  fut  un  de  ses  premiers  exploits,  et  certes, 
l'un  des  plus  déplorables,  comme  le  prouve  M.  de  la  Brière,  au 
chapitre  de  la  Capitulation.  Depuis,  l'Ordre  a  cherché  un  refuge 
en  Italie,  auprès  des  Papes. 

Existe-t-il  encore  ?  ou  n'est-ce  plus  que  l'ombre  d'un  grand 
nom?  M.  de  la  Brière  vous  répond  par  ce  très  intéressant  volume, 
dédié  au  Grand  Maître  en  «  hommage  de  très  fidèle  obédience  »; 
où  il  raconte  rapidement  le  Passé;  où  il  expose  le  Présent,  c'est- 
à-dire  l'existence  actuelle  des  chevaliers,  répartis  en  langue 
d'Italie,  langue  d'Allemagne,  langue  d'Espagne  ;  où  il  se  plaint 
de  l'injuste  ignorance  où  nous  sommes  en  France,  à  l'égard  de 
cet  Ordre  éminemment  français.  L'Ordre  existe  ;  il  possède,  il 
s'aflirme,  il  travaille,  même  en  France.  A-t*on  déjà  oublié  l'am* 
bulance  établie  à  Epernay,  en  1870,  par  le  chevalier  de  Malte, 
comte  Chandon  de  Briailles?  Et  tout  récemment,  aux  fêtes  de  la 


282  ETUDES 

Croisade,  à   Clermont,  n'a-t-on  pas  vu  figurer  de  vrais  chevaliers 
de  Malte,  avec  leur  croix  d'émail  blanc  et  le  collier  de  moire  ? 

L'Ordre  administre  des  hôpitaux  en  Europe  et  en  Terre  Sainte. 
A  Paris,  encore  peuplé  de  Vestiges  et  Souvenirs  des  chevaliers, 
il  tient  un  dispensaire  des  pauvres,  à  Montmartre,  suivant  sa 
tradition,  puisque  l'Ordre  fut  d'abord  fondé  pour  «  nos  seigneurs 
les  malades  »  et  les  pauvres  pèlerins.  Bien  plus,  il  compte,  en 
France,  parmi  les  «  chevaliers  d'honneur  et  de  dévotion  »,  envi- 
ron quatre-vingts  membres,  appartenant  à  la  plus  haute  aristo- 
cratie. 

Tout  cela  est  en  quelque  sorte  une  révélation;  comme,  du 
reste,  presque  tout  le  volume  de  M.  de  la  Brière  :  quinze  cha- 
pitres alertes,  pleins  de  faits  et  de  noms  ;  pleins  de  leçons 
consolantes,  surtout  au  chapitre  de  la  Sainteté  dans  l'Ordre; 
pleins  aussi  d'espérance  ;  car,  même  en  nos  temps  si  peu  cheva- 
leresques, M.  de  la  Brière  croit  un  peu  à  l'avenir  :  cette  vie  de 
l'Ordre,  qui  se  perpétue  et  se  rajeunit,  lui  semble  peut-être 
encore  «  destinée  par  la  Providence  »  à  de  nobles  tâches.  Espé- 
rons-le, avec  ce  chevalier  qui  conte  si  bien. 

V.  DELAPORTE,  S.  J. 

Hypnotisme  Religion,  par  le  D*"  Félix  Regnault,  préface 
de  Camille  Saint-Saëns,  membre  de  l'Institut,  1  vol.  in-18 
de  viii-317  pages.  Paris,  Schleicher  frères,  1897.  Prix  : 
3  fr.  50. 

Notre  confrère,  le  D'  Félix  Regnault,  a  beaucoup  lu  et  beaucoup 
retenu.  Son  livre  est  un  modèle  de  compilation  :  pourquoi  manque-t-il 
absolument  de  critique  ?  Il  nous  est  impossible  d'analyser  une  œuvre 
où  tout  le  surnaturel  est  travesti  et  combattu  et  où  les  erreurs  abondent. 
Vingt  et  un  chapitres  dont  le  texte  très  concis  a  l'apparence  de  simples 
notes,  nous  parlent  de  sujets  vastes  comme  un  monde  :  la  religion, 
l'au-delà,  la  sorcellerie,  la  prière,  le  culte,  l'hystérie,  le  juiferrantisme, 
la  léthargie,  le  mauvais  œil,  les  possessions,  les  prophéties,  les 
miracles,  le  magnétisme,  les  médiums,  les  tables  tournantes,  la  télépa- 
thie, la  lévitation,  etc.,  etc.  Deux  chapitres  intéressants  sont  consacrés 
à  la  guerre  et  à  la  suggestion,  mais  tout  n'y  est  pas  à  l'abri  de  la  cri- 
tique. Signalons  à  la  fin  quelques  bonnes  pages  contre  le  spiritisme. 
Le  reste,  c'est-à-dire  presque  tout  le  volume  ne  supporte  pas  l'examen. 

M.  le  D'  Regnault  ne  distingue  pas  entre  prêtres  et  sorciers  (p.  55). 


REVUE  DES  LIVRES  283 

Pour  lui,  les  miracles  trouvent  leur  naturelle  explication  dans  l'hyp- 
notisme (p.  136).  Nos  martyrs  n'ont  bravé  les  tortures  et  la  mort  que 
grâce  à  leur  anesthésie  d'hystériques  (p.  122"i.  L'auteur  va  jusqu'à 
poser  cette  inepte  question  :  «  Jésus  était-il  hystérique?  b  et  hésite  à 
conclure  fp.  100,.  Il  avoue  que  «  des  malades,  regardés  par  les  méde- 
cins comme  incurables,  ont  parfaitement  guéri  dans  un  pèlerinage  » 
(p,  14)  mais  il  met  le  «  miracle  »  au  compte  de  la  suggestion.  Notons 
enfin  cette  juste  proposition  :  «  La  religion  est  le  ciment  de  l'édifice 
social  »  [p.  25).  Elle  est  malheureusement  en  absolue  contradiction 
avec  l'esprit  matérialiste  et  sectaire  du  mauvais  livre  de  notre  confrère. 
Nous  allions  oublier  de  signaler  la  grave  préface  donnée  par 
M.  Camille  Saint-Saëns,  qui  partage  les  sentiments  de  l'auteur.  «  Le 
surnaturel,  déclare-t-il,  s'est  évanoui-  en  fumée  sur  tous  les  points  où 
il  s'est  rencontré  avec  la  science.  »  Toute  la  préface  est  sur  ce  ton  : 
elle  ne  fera  pas  vendre  le  livre.  Illustre  maître,  pour  être  écouté  quand 
vous  «  philosophez  »,  il  faudrait  écrire  en  musique! 

Dr  SURBLED. 

Une  Famille  vendéenne  pendant  la  Grande  Guerre 
(1793-1795),  par  Boltillier  de  S\int-A>dué,  avec 
introduction,  notes  et  piècetj  justificatives,  par  M.  l'abbé 
Eugène  Bossard,  docteur  ès-lettres.  Paris,  Pion,  1896. 
In-8  de  liv-375  p.  Prix  :  7  fr.  50. 

Ces  Mémoires  sont  l'œuvre  de  Jacques  Bouiillier  père,  guillo- 
tiné h  Nantes  en  1794  ;  et  de  Jacques  Boutillier  fds,  qui  dans  son 
enfance,  pendant  la  Grande  Guerre,  avait  servi  de  secrétaire  a  son 
père.  Nous  en  avons  le  témoignage  de  ce  dernier  :  u  Tous  les  faits 
d'armes  que  j'ai  rapportés  sur  la  prise  de  Saumur,  mon  père  qui 
les  redisait  et  me  les  faisait  copier,  les  tenait  de  M.  d'Elbée  et  de 
Cathelineau,  qui  les  lui  donnaient  pour  servir  de  matériaux  à  son 
histoire  de  la  Vendée  »  (page  137).  —  Environ  quarante  ans  plus 
tard,  M.  Boutillier  de  Saint-.\ndré  fds  recueillit  tous  ces  souve- 
nirs gravés  dans  sa  mémoire  et  les  écrivit  pour  ses  propres 
enfants.  M.  l'abbé  Bossard  les  a  enrichis,  appuyés,  éclairés,  par- 
fois rectifiés,  de  notes  très  détaillées  —  véritables  commentaires 
au  bas  des  paffcs  et  il  la  fin  du  livre. 

M.  Boutillier  de  Saint-André,  le  père,  était  un  digne  magis- 
trat, tout  dévoué  de  cœur  à  la  cause  de  Dieu  et  du  roi  ;  mais  plus 
enclin  à  rédiger  les  annales  des  héros  vendéens,  qu'à  tenir  un 
fusil.  Il  était  même  fort  prudent  ;  savait  se  cacher  i»  propos  «  dans 


284  ÉTUDES 

les  branches  d'un  arbre  touffu  ;  »  mais  au  besoin,  il  sut  exposer 
sa  vie  pour  les  siens,  ou  même  pour  le  salut  des  bleus  prisonniers. 
Il  fut  admirable  sur  l'échafaud,  où  il  monta  «  tête  découverte, 
tenant  son  chapeau  d'une  main  et  donnant  l'autre  à  une  vieille 
dame  qui  avait  quelque  peine  à  gravir  les  marches.  »  —  Bref,  il 
y  avait  en  lui  l'étoffe  d'un  héros,  mais  doublé  d'un  légiste  qui 
calcule  le  pour  et  le  contre  des  choses  ;  type  parfait  et  loyal  «  de 
la  bourgeoisie  des  petites  villes  vendéennes,...  honnête  mais 
timide  ;  »  qui  ne  fut  à  la  peine  que  malgré  lui,  et  ne  fut  à  l'hon- 
neur que  par  échappée.  Ce  qu'il  a  raconté,  son  fils  l'a  retenu  et 
couché  par  écrit,  avec  ses  impressions  personnelles. 

Nous  n'avons  donc  point  ici  les  mémoires  d'un  brigand,  qui  ait 
fait  le  coup  de  feu  contre  les  «  citoyens  »,  bourreaux  de  son  pavs. 
Le  caractère  du  volume,  M.  l'abbé  Bossard  le  définit  d'un  mot 
pittoresque  :  «  c'est  la  guerre  de  Vendée  vue  au  travers  d'une 
âme  d'enfant.  »  Par  suite,  c'est  la  guerre  de  Vendée  vue  en  petit, 
en  détail,  et  d'un  côté  ;  peu  ou  point  de  grands  coups  de  pinceau, 
ni  de  tableaux  d'ensemble.  Style  pompeux  du  xviii"  siècle,  légè- 
rement sensible,  et  déclamatoire.  Mais  ce  qui  est  dit,  est  clair  ;  les 
jugements  vrais  et  fondés  en  raison  ;  celui-ci,  entre  autres,  sur  le 
mouvement  de  1789,  que  tant  de  braves  gens  admirent  de  con- 
fiance :  «  Le  véritable  motif  (de  ce  mouvement)  fut  de  changer  le 
gouvernement  de  la  France  ;  mais  il  n'y  avait  que  les  adeptes,  les 
chefs  de  la  franc-maçonnerie  qui  fussent  initiés  dans  le  mystère  n 
(page  26).  —  Tel  encore  ce  résumé  des  causes  qui  provoquèrent 
le  soulèvement  en  masse  de  la  Vendée  :  ce  furent  «  le  méconten- 
tement général  produit  par  les  entreprises  contre  la  Religion  et 
ses  ministres,  le  changement  de  gouvernement,  la  mort  effroyable 
du  Roi  et  surtout  la  levée  extraordinaire  de  tous  les  hommes 
depuis  vingt  ans  jtisqu'à  quarante  ans...  Nous  préférons,  disaient 
les  Vendéens,  mourir  pour  notre  Religion  et  notre  Roi,  sans 
sortir  de  nos  foyers  »  (pages  48  et  52). 

Les  Mémoires  de  Boutillier  de  Saint-André  et  les  notes  de 
M.  l'abbé  Bossard  ressemblent,  en  maint  endroit,  à  un  double 
plaidoyer  :  l"  plaidoyer  ou  apologie  en  faveur  du  brave  d'Elbée, 
«  qui  vécut  en  sage,  commanda  en  héros  et  mourut  en  martyf .  » 
Charette,  par  contre,  est  un  peu  mis  à  l'écart.  2°  Plaidoyer  (fau- 
drait-il ajouter  pro  domoP)  en  l'honneur  de  la  Vendée  angei^ine, 
aux  dépens  de  la  Vendée  poitevine.  M.  Bossard  n'est  pas  extrême- 


REVUE  DES  LIVRES  285 

ment  tendre  pour  les  Chouans  du  bas  Poitou.  Mais  il  l'est  beau- 
coup moins  encore,  lorsqu'il  s'agit  des  historiens  de  la  Grande 
Guerre  qui  ont  écrit  avant  1877  —  même  de  M™*  de  la  Roche- 
jacquelein,  laquelle,  en  ses  admirables  Mémoires^  «  n'a  écrit,  en 
somme,  que  l'histoire  de  la  guerre  dans  le  Poitou  »  et  trop 
négligé  la  Vendée  angevine  ;  enfin  M.  Bossard  fonce  sur  tout  «  le 
parti  poitevin  »,  composé  bonnement  de  «  moutons  de  Panurge  », 

Pour  les  autres  historiens  de  la  Vendée,  ce  w  troupeau  », 
M.  Bossard  les  extermine  en  bloc,  après  avoir  frotté  leurs  bles- 
sures de  sel  et  de  vinaigre  :  «  quant  au  troupeau.  Muret,  Mor- 
tonval,  Johannet,  Crétineau-Joly,  «  l'Homère  de  la  Vendée  », 
selon  l'expression  malheureuse,  si  elle  n'est  ironique,  de  M"*  de 
la  Rochejacquclein  —  Eugène  Loudun,  Eugène  Veuillot,  Edmond 
Stoffet,  de  Brem,  etc.,  etc.,  ils  auront  la  foi  du  charbonnier  : 
erreurs,  vérités,  contradictions,  absurdités,  appréciations  men- 
songères, faits  controuvés,  sont  acceptés  (par  eux)  comme  parole 
d'Evangile...  »  Et  M.  Bossard  revient  à  Crétineau-Joly,  dont 
l'histoire  est  un  «  méchant  livre  »  ;  puis  il  court  sus  au 
P.  Drochon  de  l'Assomption  (un  poitevin?)  qui  a  eu  le  grand 
tort  de  rééditer  ce  méchant  livre,  de  s'embarquer  «  sur  cette 
galère  vermoulue  ». 

Evidemment  Crétineau-Joly  (un  vendéen  du  bas  Poitou,  né  à 
Fontenay-lc-Comte)  n'a  pas  utilisé,  en  1840,  les  documents  iné- 
dits et  inconnus  publiés,  en  1888,  par  M.  C.  Port,  dans  sa  Vendée 
angevine  ;  ni  les  autres  documents  parus  depuis  1877,  presque 
tous  en  l'honneur  de  la  Vendée  angevine.  Mais  M.  Bossard  n'est-il 
pas  un  peu...  sévère  (j'adoucis  l'épithète)  pour  ces  anciens? 

Malgré  tout  et  malgré  les  lacunes  de  Crétineau-Joly,  je  crois 
qu'on  lira  longtemps  encore  V/fistoire  de  la  Vendée  militaire» 
Et  en  toute  franchise,  je  le  souhaite  fort,  pour  la  gloire  de 
l'incomparable  héroïsme  des  Vendéens,  soit  du  Poitou,  soit  de 
l'Anjou,  qui  furent  —  ceux-ci  et  ceux-là  —  un  véritable 
u  peuple  de  géants  ». 

V.    DELAPORTE,   S.    J. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 

Mars  25.  —  Voici,  d'après  les  journaux,  même  non  catholiques,  le 
résultat  des  élections  au  Reichsrath  autrichien  ;  les  premières  qui 
aient  eu  lieu,  depuis  l'extension  du  droit  de  suffrage. 

1°    Succès  du  catholicisme  et  de  Tantiséraitisme  sur  le  libéralisme  ; 

2°  Insuccès,  au  moins  partiel,  du  polonisme,  atteint  dans  l'unité  et 
la  solidarité  du  «  club  polonais  »  ; 

3°    Succès  du  nationalisme  et  en  particulier  des  Jeunes-Tchèques  ; 

4°    Entrée  en  scène  du  socialisme. 

26.  —  Lord  Salisbury,  chef  du  cabinet  anglais  arrrive  à  Paris  où  il 
a  une  entrevue  avec  M.  Hanotaux,  ministre  des  affaires  étrangères. 

—  Arrivée  à  Paris  de  M.  Fridjof  Nansen,  explorateur  norvégien  qui 
s'est  avancé  jusqu'au  87°  de  latitude  nord.  Pendant  son  séjour,  il 
donne  une  conférence  publique  au  Trocadéro,  parle  dans  plusieurs 
réunions  et  assiste  à  une  séance  de  l'Académie  des  Sciences,  dont  il 
est,  depuis  deux  ans,  correspondant  étranger. 

—  En  Crète,  les  insurgés  attaquent  Malaxa  et  Halepa.  Ils  sont 
repoussés  du  second  point,  mais  emportent  et  détruisent  les  construc- 
tions du  premier,  qu'ils  doivent  néanmoins  abandonner  sous  la  canon- 
nade des  croiseurs  internationaux. 

27.  —  Le  prince  héritier  de  Grèce  quitte  Athènes  et  se  rend  à  la 
frontière  de  Thessalie.  Ce  départ  est  l'occasion  de  manifestations  reli- 
gieuses et  populaires. 

29.  —  En  Crète,  les  insurgés  et  les  troupes  du  colonel  Vassos  sont 
entrés  en  hostilités  ouvertes  avec  lés  troupes  internationales. 

—  A  Vienne,  ouverture  du  Reichsrath.  Le  discours  du  trône  exprime 
la  confiance  dans  l'union  des  puissances,  en  ce  qui  concerne  les  affaires 
de  Grèce. 

—  30.  —  Le  T.  H.  F.  Gabriel-Marie,  élu  le^  19  mars  supérieur 
général  des  Frères  de  la  Doctrine  chrétienne,  est  nommé  membre  du 
conseil  supérieur  de  l'instruction  publique  en  remplacement  du 
T.  H.  F.  Joseph,  décédé. 

31.  —  Mgr  Bonnet,  évéque  de  Viviers,  est  privé  de  traitement  pour 
s'être  élevé,  dans  son  mandement  de  carême,  contre  la  prétention  de 
placer  le  mariage  civil  sur  le  même  pied  que  le  sacrement  de  mariage 
et  contre  la  loi  autorisant  le  divorce. 

Avril  1.  —  A  l'Académie  française,  élection  du  comte  Albert  de 
Mun  au  fauteuil  de  Jules  Simon,  et  de  M.  Gabriel  Hanotaux,  ministre 
des  affaires  étrangères,   à   celui    de    Challemel-Lacour. 

2.  —  Le  Reichstag  allemand  vote  de  nouveau  l'abolition  de  la  loi 
contre  les  jésuites. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE  287 

3.  —  Pendant  deux  jours,  le  Sénat  français  a  écouté  des  discours 
contre  l'ingérence  cléricale.  M.  Joseph  Fabre,  sénateur  de  l'Aveyron, 
voudrait  que  le  Souverain  Pontife  fût  blâmé  d'avoir  appelé  les 
catholiques  français  sur  le  terrain  de  l'union  constitutionnelle.  M. 
Maxime  Lecomte  reconnaît  aux  prêtres  le  droit  d'être  «  électeurs  et 
éligibles,  »  mais  ils  ne  doivent  pas  se  mêler  de  politique.  Distinction 
subtile.  M.  de  Lamarzelle  réclame  pour  eux  la  liberté  pleine  et  entière. 
Et  MM.  Darlan,  ministre  des  cultes,  et  Méline,  président  du  Conseil, 
tout  en  se  déclarant  opposés  au  «  cléricalisme  »,  écartent  toute  idée  de 
persécution  et  obtiennent  un  vote  de  conGance. 

—  A  la  même  heure,  on  publiait  la  lettre  suivante  du  Souverain 
Pontifd  à  Mgr  Mathieu,  archevêque  de  Toulouse.  Elle  est  écrite  on 
français  : 

A  Notre  Vénéra hle  Frère  François- Désiré  Mathieu, 
archevêque  de  Toulouse. 

LEO  PP.  xin. 

Vénërable  Frère,  salut  et  bënëdiction  apostolique. 

Nous  avons  reçu  votre  Lettre  pastorale  pour  le  Carême  de  l'année 
courante,  et  Nous  vous  félicitons  des  leçons  si  justes,  si  modérées,  si  afTec» 
tueuses,  si  bien  adaptées  aux  circonstances  présentes,  que  vous  y  donnez  à 
vos  diocésain»,  particulièrement  dans  le  paragraphe  huitième,  relatif  aux 
recommandations  et  aux  enseignements  émanés  de  Notre  autorité  suprême. 
Vous  l'avez  compris  et  vous  le  faites  bien  entendre  dans  votre  Lettre,  Nous 
n'avons  jamais  voulu  rien  ajouter  ni  aux  appréciations  des  grands  docteurs 
sur  la  valeur  des  diverses  formes  de  gouvernement,  ni  k  la  doctrine  catho- 
lique et  aux  traditions  de  ce  Siège  apostolique  sur  le  degré  d'obéissance  dû 
aux  pouvoirs  constitués.  En  appropriant  aux  circonstances  présentes  ces 
maximes  traditionnelles,  loin  de  Nous  ingérer  dans  les  questions  d'ordre 
temporel  débattues  parmi  vous,  Notre  ambition  était,  est.  et  sera  de  contri- 
buer au  bicMi  moral  et  au  bonheur  de  la  France,  toujours  fdle  ainée  de 
l'Egliso,  on  conviant  les  hommes  de  toute  nuance,  qu'ils  aient  pour  eux  la 
puissance  du  nombre,  ou  la  gloire  du  nom,  ou  le  prestige  des  dons  de  l'esprit 
ou  l'influence  pratique  de  la  fortune,  k  se  grouper  utilement  à  cette  fin,  sur 
le  terrain  des  institutions  en  vigueur.  Et  en  vérité,  s'associer  à  l'action  mys- 
térieuse de  la  Providence,  qui,  pour  tous  les  siècles,  toutes  les  sociétés, 
toutes  les  phases  de  la  vie  d'un  peuple,  a  des  ressources  inouïes,  lui  donner 
son  concours  en  sacrifiant  sans  réserve  le  respect  humain,  l'intérêt  propre, 
l'attachement  aux  idées  personnelles;  arriver  ainsi  k  diminuer  le  mal,  k  réa- 
liser dans  une  certaine  mesure  le  bien  dès  aujourd'hui,  et  à  le  préparer  plus 
étendu  pour  demain  :  c'est  infiniment  plus  avisé,  plus  noble,  plus  louable 
que  de  s'agiter  dans  le  vide,  ou  de  s'endormir  dans  le  bien-être  au  grand 
préjudice  des  intérêts  de  la  religion  et  de  l'Eglise. 

En  vous  appliquant,  'Vénérable  Frère,  par  la  netteté  de  votre  langage,  k 
faire  comprendre  dans  ce  sens  Nos  intentions  et  Nos  exhortations,  en  sorte 


288  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 

qu'on  ne  puisse  y  trouver  ni  prétexte  aux  insinuations  malveillantes,  ni 
recommandation  abusive  pour  des  théories  propres  à  compromettre  la  con- 
corde, non  à  la  consolider,  vous  faites  une  œuvre  agréable  à  Notre  cœur;  et 
Nous  avons  la  confiance  que  votre  voix  trouvera  de  l'écho,  non  seulement 
dans  votre  catholique  diocèse,  mais  au  delà,  puisqu'il  s'agit  de  vérités  amies, 
qui  méritent  d'être  partout  bien  accueillies.  Et  nous  souhaitons  que  tous  les 
hommes  honnêtes  et  droits  inclinent  l'oreille  et  réfléchissent,  comprenant,  à 
vos  accents,  tout  ce  que  le  patriotisme  emprunte  à  la  religion  de  clairvoyance 
et  de  dévouement..  De  fait,  quand  l'esprit  de  mensonge  et  de  révolte  a  pu 
asseoir  son  trône  et  recruter  dans  toutes  les  classes  de  la  société  des  ouvriers 
et  des  fauteurs,  il  est  bien  nécessaire  que  les  enfants  de  la  lumière,  les  Pas- 
teurs des  âmes  surtout,  sachent  mettre  une  entente  et  une  constance  majeu- 
res pour  affermir  le  règne  de  la  justice  sur  les  larges  bases  de  la  vérité  et 
de  la  charité.  En  vous  encourageant.  Vénérable  Frère,  à  poursuivre  infati- 
gablement par  vos  paroles  et  par  vos  actes  ce  noble  but,  Nous  vous  accor- 
dons pour  vous,  pour  votre  clergé  et  pour  tous  vos  fidèles,  la  bénédiction 
apostolique, 

Rome,  du  Vatican,  le  26  mars  1897. 
LEO  PP.  XIIL 

4. — DansTIsère,  M.  Saint-Romme,  radical,  est  élu  sénateur,  en 
remplacement  de  M.  Théry,  décédé. 

—  Dans  rindre-et-Loire,  M.  Bidault,  radical,  est  élu  sénateur  en 
remplacement  de  M.  Gordier,  décédé. 

5.  —  En  Crète,  les  troupes  européennes  ont  désarmé  les  bachi- 
bouzouks  et  les  volontaires  musulmans,  qui  attaquaient  les  Cretois  et 
entravaient  la  pacification. 

—  A  Rome,  ouverture  du  Parlement  italien.  Rien  de  saillant  dans  le 
discours  du  trône,  qui  constate  la  nécessité  de  porter  remède  à  la 
situation  économique 

6.  —  A  Athènes,  la  fête  pour  l'anniversaire  de  l'indépendance,  est 
marquée  par  des  manifestations  belliqueuses  et  quelques  désordres. 

7.  —  Les  puissances  ont  notifié  aux  gouvernements  grec  et  otto- 
man que  celui  des  deux  qui  prendrait  l'initiative  des  hostilités,  en  sup- 
porterait les  responsabilités,  et  qu'en  aucun  cas  elles  ne  permettraient 
qu'il  en  retirât  le  profit  d'un  accroissement  territorial. 

8.  —  En  Crète,  les  Turcs  incendient  des  maisons  chrétiennes. 

9.  —  A  la  frontière  gréco-turque,  un  premier  engagement  a  lieu 
entre  des  bandes  grecques  et  les  troupes  ottomanes. 

10.  —  Aujourd'hui  ce  sont,  dit-on,  les  avant-postes  grecs  et 
turcs    qui   en  sont  venus    aux   mains. 

Le  10  avril  1897. 

Le  gérant:   G.  BERBESSON. 


Imp.  Yvert  et  Tellier,  Galerie  du  Conimerce,  10,  à  Amiens. 


MULIER    AMICTA    SOLE 
ESSAI  EXÉGÉTIQUE 

I 

«  Un  grand  signe  parut  dans  le  ciel  :  une  femme  revêtue 
du  soleil;  la  lune  était  sous  ses  pieds,  et  sur  sa  tète  une 
couronne  de  douze  étoiles  '.  » 

Ainsi  commence,  dans  l'Apocalypse  de  saint  Jean,  l'épisode 
de  la  lutte  entre  la  femme  et  le  dragon.  L'Eglise,  dans  un 
office  récemment  approuvé,  fait  à  Marie  l'application  du 
chapitre  entier  2;  elle  lui  applique  le  premier  verset  plus 
solennellement  encore,  dans  la  fête  même  de  l'Immaculée 
Conception  ^.  Au  reste,  la  piété  chrétienne  n'a  jamais  hésité 
à  reconnaître  dans  la  femme  céleste  les  traits  de  Marie. 

«  N'est-ce  pas  elle,  disait  saint  Bernard,  la  femme  revêtue 
du  soleil?  Sans  doute,  la  suite  même  de  la  vision  prophé- 
tique prouve  qu'il  faut  entendre  ce  passage  de  l'Église 
terrestre;  soit,  mais  nous  voyons  assurément  aussi  qu'on 
peut  en  toute  convenance  le  rapporter  à  Marie...  A  bon 
droit,  on  la  montre  revêtue  du  soleil,  puisqu'elle  est  entrée 
plus  avant  qu'on  ne  peut  s'en  faire  l'idée,  dans  le  très  pro- 
fond ahinie  de  la  sagesse  divine;  autant  que  le  permet  la 
condition  de  créature,  et  à  l'union  personnelle  près  *,  elle 

parait    toute    plongée    dans  cette    inaccessible   lumière 

Combien  vous  avez  été  familière  au  Seigneur  Jésus,  ô 
Reine!  combien  proche,  combien  intime  vous  avez  mérité 
de  lui  devenir,  quelle  grâce  vous  avez  trouvée  devant  lui!  Il 
demeure  en  vous,  et  vous  en  lui  ;  vous  le  revêtez,  et  vous 
en    êtes   revêtue.   Vous  le   revêtez  de   la   substance  de   la 

1.  Apoc.  XII,  1. 

2.  Office  concédé  k  U  Coogrëgation  de  U  Mission,  en  l'honneur  de  la 
Médaille  miraculeuse  (27  novembre),  épîlre  et  leçons  du  premier  nocturne. 

3.  Sixième  répons  de  matines  et  capitule  de  none. 

4.  C'esl-à-dire,  à  un  degré  moindre  que  l'humanité  du  Christ,  person- 
ncUcmcnt  unie  à  Dieu. 

LXXI.  —  19 


290  MULIER  AMICTA  SOLE 

chair,  et  il  vous  revêt  de  la  gloire  de  sa  majesté.  Vous 
revêtez  le  soleil  d\m  nuage,  et  vous-même  êtes  revêtue  du 
soleil 

«  Sur  sa  tête,  dit  le  texte,  une  couronne  de  douze  étoiles... 
Pourquoi  les  astres  ne  couronneraient-ils  pas  celle  que 
revêt  le  soleil?  Comme  aux  jours  du  printemps,  est-il  dit 
ailleurs,  l'entouraient  les  roses  en  fleurs  et  les  lis  des 
vallées  \..  Mais,  qui  estimera  ces  perles?  qui  nommera  ces 
étoiles,  dont  est  formé  le  diadème  royal  de  Marie?  11  n'appar- 
tient pas  à  riiomme  d'expliquer  ce  qu'est  cette  couronne, 
d'en  faire  connaître  la  composition^...  » 

Bernard  essaie  pourtant,  et,  de  douze  brillantes  préroga- 
tives de  la  mère  de  Dieu,  il  forme  un  des  plus  beaux 
joyaux  qu'on  ait  jamais  consacrés  à  Marie. 

Ce  fameux  discours,  par  une  association  facilement  expli- 
cable d'images  et  d'idées,  m'a  toujours  rappelé  le  triomphe 
de  la  Vierge,  sculpté  dans  l'église  abbatiale  de  Solesmes. 
C'est  là  une  composition  célèbre,  bien  qu'elle  n'ait  pas  la 
haute  valeur  de  la  sépulture  du  Christ,  qui  lui  fait  pendant. 
Dans  la  chapelle  de  la  Vierge,  l'artiste  apprécie  quelques 
statues  d'un  beau  travail,  mêlées  à  d'autres  médiocres,  et 
plus  encore  les  encadrements  et  les  détails  d'ornemen- 
tation ;  pour  l'archéologue  chrétien,  l'intérêt  est  surtout 
dans  la  puissance  et  la  richesse  de  l'inspiration.  Le  bon 
prieur,  dom  Jean  Bougler,  et  les  artistes  inconnus  qui 
travaillèrent  sous  ses  ordres  vers  le  milieu  du  seizième 
siècle,  ont  répandu  à  profusion  les  richesses  de  l'Ecriture 
et  de  la  tradition.  Pour  représenter  aux  yeux  et  à  l'âme  le 
trépas  de  Marie,  sa  sépulture,  sa  victoire  sur  les  puissances 
infernales  et  son  assomption,  ils  ont  rassemblé  et  groupé 
personnages  historiques  ou  légendaires,  anges  et  saints, 
figures  de  l'Ancien  Testament,  emblèmes  et  symboles; 
quand  la  pierre  ne  parle  pas  assez  d'elle-même,  des  inscrip- 

1.  Accommodation  de  Eccli.  l,  8.  Cf.  office  de  la  Sainte  Vierge,  respons.  5. 

2.  S.  Bernard,  Sermo  in  dominica  infra  octavam  Assumptionis,  de  duode- 
cim  prserogativis  B.  V.  Mariœ,  3,  6,  7;  Migne,  t.  CLXXXIII,  col.  430  et 
suiv.  On  voit  assez  que,  dans  le  passage  cité  ici,  il  y  a  beaucoup  de  cou- 
pures. Les  développements  complets  sont  fort  beaux,  bien  que  les  applica- 
tions symboliques  deviennent  parfois  un  peu  subtiles  et  compliquées. 


ESSAI  EXEGETIQUE  291 

lions  latines  viennent  lui  prêter  une  voix.  Dans  cet  ensemble, 
une  place,  et  une  large  place,  revient  à  la  femme  de  l'Apo- 
calypse, et  au  dragon  qui  déploie  contre  elle  toute  sa  fureur. 
Et  l'une  des  inscriptions  dit  :  «  Cette  femme  mystique  est 
l'Eglise,  qui,  par  la  Vierge,  a  enfanté  le  Fils  promis  à 
Abraham  et  aux  patriarches,  et  conçu  en  Marie  par  la  foi.  » 
Près  de  là  sont  quatre  docteurs,  qui  regardent  avec  amour 
Notre-Dame  monter  au  ciel.  L'un  d'eux  est  Bernard,  et 
l'inscription  placée  au-dessous  de  lui  résume  précisément  le 
sermon  super  Signum  magnum;  d'autres  inscriptions  accom- 
pagnent les  trois  autres  statues,  redisant  la  gloire  et  la 
pureté  de  la  femme  céleste,  et  indiquant  la  signification 
symbolique  des  étoiles  qui  la  couronnent. 

Cependant,  après  que  nous  avons  goûté  les  pieuses  et 
artistiques  conceptions  de  nos  pères,  vient  le  temps  de  la 
réflexion.  Notre  esprit  moderne  ne  peut  rien  accepter  sim- 
j)lem('nt.  11  a  noté  au  passage  quelques  mots,  où  le  vieux 
prieur  de  Solesmes  aussi  bien  que  l'abbé  de  Clairvaux  insi- 
nuent que  la  vision  de  saint  Jean  pourrait  bien  convenir  à 
l'Église,  au  moins  autant  qu'à  Marie  ;  et  c'est  là-dessus 
qu'il  vient  maintenant  demander  des  explications  nettes. 
C'est  son  malheur  de  déflorer  les  plus  belles  choses  par  des 
pourquoi  et  des  comment.  11  est  vrai  que,  si  l'on  peut  donner 
à  ses  questions  une  réponse  satisfaisante,  il  admire  les 
belles  choses  d'autant  plus  vivement  qu'il  voit  mieux  en 
elles  la  «  splendeur  du  vrai  n. 

Il  s'agit  donc,  dans  le  cas  présent,  de  savoir  si,  au  dou- 
zième chapitre  de  l'Apocalypse,  il  est  vraiment  question  de 
la  Sainte  Vierge;  et,  pour  parler  en  termes  techniques,  si 
elle  est  l'objet  du  sens  littéral,  du  sens  figuratif,  ou  d'une 
simple  accommodation  *. 

A  vrai  dire,  il  y  a  bien  du  vague  sous  ces  trois  divisions 
classiques  des  «  sens  de  l'Ecriture  ».  Car  ce  n'est  pas  la 
même  chose  de  parler  d'un  personnage  directement  et  expli- 
citement, ou  d'en  parler  par  allusion;  dans  les  deux  cas 
«ependant,    on    peut  en  parler  au  sens  littéral.  Quant  aux 

1.  L'uHAgo  liturgique  du  paHsagc  ne  suffit  pan  à  ri^Roiidre  la  question. 
Car  il  est  certain  que  1  Eglise,  dan»  se»  office»,  emploie  de»  passages  de 
l'Ecriture  sainte  dans  un  sens  purement  accommodatice. 


292  MULIER  AMICTA  SOLE 

«  figures  «,  elles  sont  loin  d'être  toutes  de  même  espèce; 
de  sorte  qu'on  pourrait  faire  bon  nombre  de  distinctions  sur 
l'emploi  du  sens  figuratif.  Du  moins,  le  sens  littéral  et  le 
sens  figuratif,  avec  toutes  leurs  variétés,  se  ressemblent  en 
un  point  :  ils  représentent  la  pensée  même  de  l'auteur  ;  ils 
n'y  ajoutent  pas  ;  c'est  bien  là  ce  que  l'Esprit-Saint  a  voulu 
dire  par  la  parole  inspirée.  Par  ce  caractère,  ces  deux  sens 
se  distinguent  nettement  de  l'accommodation.  Celle-ci  est  une 
application,  faite  par  nous,  du  texte  sacré;  elle  représente  une 
pensée  que  nous  trouvons  dans  notre  propre  esprit  à  propos 
d'un  passage  de  l'Écriture,  non  la  pensée  même  que  Dieu 
a  prétendu  nous  communiquer  dans  ce  passage. 

Au  reste,  ces  principes,  codifiés  par  les  théologiens  pour 
l'exégèse  biblique,  sont  tout  naturellement  reconnus  et 
appliqués  dans  l'interprétation  des  œuvres  humaines.  Racine 
représente  Esther,  qui  réunit  dans  son  palais  de  jeunes 
Israélites,  met  «  son  étude  et  ses  soins  »  à  les  élever  dans 
la  crainte  du  Seigneur,  et  goûte  au  milieu  d'elles  «  le  plaisir 
de  se  faire  oublier».  De  quelque  nom  qu'on  appelle  ces  allu- 
sions ou  ces  figures,  le  poète  a  évidemment  pensé  à  la  fonda- 
trice de  Saint-Gyr  autant  ou  plus  qu'à  la  femme  de  Xerxès. 
La  cour,  qui  savait  applaudir  à  propos,  n'ajoutait  pas  à  la 
pensée  de  l'auteur;  elle  la  retrouvait  et  la  faisait  remarquer. 
Si,  par  impossible.  Racine  n'avait  songé  qu'à  ses  antiques 
personnages,  sans  voir  leur  ressemblance  avec  les  person- 
nages présents,  et  si  la  cour  avait  elle-même  trouvé  et  signalé 
cette  ressemblance,  la  cour  eût  fait  une  accommodation  K 

1.  A  Erfurt,  en  1808,  on  jouait  YOEdipe  de  Voltaire.  A  ce  vers,  dit  par 
Philoctète  au  sujet  d'Hercule  : 

L'amitié  d'un  grand  homme  est  un  bienfait  des  dieux, 
Alexandre  I"""  se  tourna  vers  Napoléon  et  lui  tondit  la  main.  C'était  une 
délicate  accomniodation. —  Il  est  vrai  que,  d'un  texte  profane,  on  peut  faire 
un  usage  auquel  l'auteur  n'a  pas  songé,  tandis  que  l'Esprit-Saint  a  prévu 
toutes  les  applications,  même  tous  les  abus,  qu'on  pourrait  faire  de  sa  parole. 
Mais  autre  chose  est  de  prévoir  le  sens  ou  le  contresens  qu'on  pourra  tirer  de 
tel  passage,  autre  chose  de  vouloir  exprimer  tel  sens  et  communiquer 
aux  hommes  telle  vérité.  L'accommodation  n'est  pas  un  sens  que  Dieu  n'a 
pas  prévu,  mais  un  sens  dont  Dieu  n'a  pas  voulu  faire  l'objet  de  sa  parole 
révélatrice.  C'est  par  les  règles  traditionnelles  de  l'interprétation  qu'on 
distingue  ce  que  Dieu  a  voulu  dire. 


ESSAI   EXEGETIQUE  293 

Ainsi,  pour  nous,  la  question  vraiment  importante  est  de 
savoir  si  Dieu  même,  en  inspirant  le  douzième  chapitre  de 
l'Apocalypse,  a  voulu  nous  faire  penser  à  Marie  et  nous 
parler  d'elle,  ou  si  l'application  faite  à  Marie  de  la  vision 
céleste  vient  seulement  de  l'esprit  de  l'homme  et  de  la 
piété  des  fidèles. 

Pour  répondre,  il  faut  bien  tenter  une  interprétation  de 
<;e  chapitre.  Mais  il  y  aurait  trop  de  témérité  à  vouloir  com- 
plètement l'expliquer  :  il  est  trop  plein  de  mystères,  et  trop 
intimement  lié  aux  épisodes  voisins  et  à  l'ensemble  même 
du  livre.  La  seule  chose  possible  est  de  chercher  uniquement, 
dans  cette  vision,  le  rôle  de  la  Sainte  Vierge,  en  écartant  de 
son  mieux  toutes  les  autres  questions;  et,  sur  le  rôle  même 
de  la  Sainte  Vierge,  de  dire  des  choses  vraies,  sans  être 
assuré  de  découvrir  toute  la  vérité. 

II 

La  femme,  qui  paraissait  dans  le  ciel,  et  semblait  en 
refléter  la  paix,  est  soudain  dans  les  angoisses  de  l'enfante- 
ment; et  devant  elle  se  tient  un  dragon,  portant  les  insignes 
du  «  prince  de  ce  monde'  »,  et  avide  de  dévorer  l'enfant  qui 
va  naître.  Or,  la  femme  <levint  mère  «  d'un  enfant  mâle,  qui 
devait  gouverner  toutes  les  nations  avec  un  sceptre  de  fer, 
et  son  fils  fut  enlevé  à  Dieu  et  à  son  trône.  Et  la  femme  s'en- 
fuit dans  le  désert,  où  elle  avait  une  retraite  que  Dieu  lui 
avait  préparée,  pour  y  rMre  nourrie  mille  deux  cent  soixante 
jours'-.  » 

Le  lieu  de  la  scène  change  donc.  La  femme  s'enfuit  au 
désert.  Le  «  grand  dragon,  l'ancien  serpent,  appelé  le 
(lial)le  et  Satan*  »  est  lui-même  précipité  en  terre,  et  ses 
anges  avec  lui*;  et  c'est  sur  la  terre  que  se  passe  la  suite  du 

1.  Joan.  XIV,  30. 

2.  Apoc.  XII,  5,  6.  Traduction  de  Bossuct,  ici  et  pour  les  fragment»  qui 
Ruivent,  cites  entre  guillcmetB. 

3.  Ibid..9. 

4.  Ici  so  place  (T-I2)  le  combat  de  «aint  Michel  contre  le  dra^çon.  La 
lutte  dôcrile  par  saint  Jean  fait  partie  de»  épisodes  de  l'Apocalypse;  elle  se 
rapporte  donc,  vraisemblablement,  «u  m^roe  temps  que  le  reste  de  la  pro- 


294  MULIER  AMICTA  SOLE 

drame.  Le  dragon  se  met  à  poursuivre  «  la  femme  qui  avait 
enfanté  un  mâle.  Et  on  donna  à  la  femme  deux  ailes  d'un 
grand  aigle,  afin  qu'elle  s'envolât  au  désert,  au  lieu  de  sa 
retraite,  où  elle  est  nourrie  un  temps,  des  temps,  et  la  moi- 
tié d'un  temps^  hors  de  la  présence  du  serpent.  Alors,  le 
serpent  jeta  de  sa  gueule  comme  un  grand  fleuve  après  la 
femme,  pour  l'entraîner  dans  ses  eaux.  Mais  la  terre  aida  la 
femme;  elle  ouvrit  son  sein,  et  elle  engloutit  le  fleuve  que  le 
dragon  avait  jeté  de  sa  gueule.  Et  le  dragon  s'irrita  contre  la 
femme,  et  alla  faire  la  guerre  à  ses  autres  enfants  qui  gardent 
les  commandements  de  Dieu,  et  qui  rendent  témoignage 
à  Jésus-Christ.  Et  il  s'arrêta  sur  le  sable  de  la  mer-.  » 

Pour  reconnaître  la  femme  qui  soutient  ce  combat,  le 
signe  le  plus  clair,  au  premier  aspect,  c'est  la  désignation 
précise  de  son  ennemi.  Ici,  le  doute  n'est  pas  possible. 
C'est  «  l'ancien  serpent  ^  »,  c'est-à-dire  évidemment  le 
tentateur  de  l'Eden.  C'est  à  lui  qu'il  a  été  dit:  «  Je  mettrai 
l'inimitié  entre  toi  et  la  femme,  entre  ta  race  et  la  sienne  ^.  •>■> 
Lorsqu'il  cherche  à  dévorer  l'enfant  qui  va  naître,  lorsqu'il 
poursuit  la  femme  au  désert,  lorsqu'il  fait  la  guerre  «  à  ses 
autres  enfants  »,  ou,  plus  littéralement  «  aux  autres  de  sa 
race  ^  »,  il  accomplit  l'ancien  oracle.  Cette  lutte  à  laquelle 
prennent  part  le  ciel  et  la  terre,  c'est  bien  la  même  qui  est 
esquissée  en  deux  traits  dès  la  premier©  page  de  la  Genèse. 
Ce  qui  fut  alors  prédit,  saint  Jean  le  montre  en  action  ;  ou 
plutôt  l'Esprit-Saint,  unique  auteur  de  l'Ecriture,  continue  sa 
pensée  de  Moïse  à  saint  Jean,  et  déroule  devant  nous  b; 
plan  divin,  depuis  l'origine  de  l'humanité,  jusqu'aux  luttes 
du  christianisme,  et  probablement  jusqu'à  la  fin  des  temps. 

phétie;  mais  elle  rappelle,  par  allusion,  la  révolte  et  le  châtiment  des  mau- 
vais anges. 

1.  Un  an,  deux  ans,  et  la  moitié  d'un  an,  ce  qui  équivaut,  en  chiffres 
ronds,  aux  mille  deux  cent  soixante  jours  du  verset  6.  Pour  la  manière  de 
dire,  cf.  Dan.  iv,  22  et  vu,  25.  Bossuet  a  excellemment  montré  (Apocalypse, 
xi)  que,  dans  la  langue  de  l'Ecriture  Sainte,  trois  ans  et  demi  (moitié  d'une 
semaine  d'années)  expriment  symboliquement  le  temps  de  la  persécution. 

2.  Apoc.  xn,  13-18. 

3.  Ibid.,  9.  Le  mot  est  répété,  Apoc.  xx,  2. 

4.  Gen.  m,  15. 

5.  Apoc.  XII,  17. 


ESSAI   EXEGETIQUE  295 

La  femme  de  l'Apocalypse  correspond  donc  à  celle  de  la 
Genèse  ;  la  prophétie  de  Patmos  dépend,  pour  Tinterpré- 
tation,  de  celle  de  l'Eden.  Or,  dans  le  troisième  chapitre 
de  la  Genèse,  Pères,  théologiens  et  exégètes  s'accordent  à 
voir  la  première  et  la  plus  générale  des  promesses  messia- 
niques. C'est  le  M  protévangile  »,  la  première  annonce  du 
Rédempteur,  de  ses  luttes  et  de  son  triomphe.  Il  y  a  comme 
plusieurs  points  de  vue,  pour  contempler  les  mystères  que 
cet  oracle  montre  en  perspective  ;  mais,  de  quelque  point 
qu'on  regarde,  on  voit  toujours  les  mêmes  choses. 

Si  l'on  peut  résumer  en  quelques  lignes  les  conclusions 
de  tant  de  savantes  études,  et,  au  risque  de  sacrifier  bien 
des  nuances,  simplifier  résolument  les  systèmes,  on  parta- 
gera les  interprètes  en  deux  groupes. 

Suivant  les  uns.  Dieu,  après  la  chute,  promet  directement 
et  immédiatement  le  Sauveur  *.  Il  dit  à  Satan,  chef  des 
anges  rebelles  :  «  Je  mettrai  l'inimitié  entre  toi  et  celle  qui 
sera  la  femme  par  excellence,  la  mère  du  Rédempteur  et  de 
rhumanilé  rachetée,  entre  ta  race,  tes  adhérents,  tes 
auxiliaires,  et  le  Fils  de  cette  femme  bénie  ;  il  t'écrasera  la 
tète,  et  tu  feras  effort  contre  son  talon  ♦.  »  Au  reste,  si  la 
femme  et  sa  race  sont  directement  et  immédiatement  Marie 
et  le  Christ,  c'est  aussi  et  secondairement  toute  l'humanité, 
moralement  unie  au  Sauveur  et  à  la  corédemptrice. 

D'après  les  autres  •'',  Dieu,  dans  l'Eden,  parle  d'abord  aux 
personnages  présents,  et  prononce,  à  leur  sujet,  un  oracle 
qui  embrasse  tous  les  siècles.  Il  dit  au  serpent  qui  est  là,  et 
en  lui  à  Satan  qui  s'en  est  servi  comme  d'un  instrument 
pour  tenter  la  femme  :  u  Je  mettrai  l'inimitié  entre  toi  et 
Eve,  entre  ta   race  et  la  sienne  ;  la  race  de  la  femme  obser- 

1.  On  peut  Toir  Patrizi,  <fe  interpretalione  Scripturarum  sacranim,  Rome, 
1844,  t.  II,  p.  46  et  nuiv.  Mais  le  très  Inr^çe  rëaumë  donne  ici  ne  vise  pas  à  être 
l'expression  exacte  du  système  particulier  de  Palrisi  ;  c'est  plulôt  une  vue 
d'ensemble  sur  les  systèmes  qui  mettent  le  Christ  et  sa  mère  au  premier 
plan  <lo  la  vision  propht^tique. 

2.  Gcn.  III,  15.  Sur  ipae  ou  ipsa,  sujet  de  conteret,  voir  les  dissertations 
spéciales. 

3.  On  peut  voir  (avec  les  r^'acrvcs  indiquées  sur  les  nuances)  le  P.  Cor- 
luy,  Spicilegium  dogmatico-hiblicum,  Gand,  1884,  t.  I,  p.  347  et  suiv.  ; 
le  V.  de  Hummclaucr,  Commentarius  in  Genesim,  1895,  p.  159  et  suiv. 


296  MULIER  AMICTA  SOLE 

vera  ta  tête  pour  l'écraser,  et  tu  observeras  son  talon  pour 
le  mordre  i.  Telle  sera  en  effet  la  fortune  de  ce  long  combat: 
tu  infligeras  à  l'humanité  bien  des  blessures,  mais  elle 
cependant  triomphera  de  toi,  en  te  broyant  la  tête.  Cette 
victoire,  les  crimes  de  la  terre  le  montreront,  on  ne  peut 
l'attendre  de  l'ensemble  de  l'humanité,  blessée  par  toi.  Le 
triomphe  sera  le  partage  d'un  unique  vainqueur,  chef  et 
représentant  du  genre  humain,  sur  qui  tu  n'auras  aucun 
avantage.  Ces  mots  «  la  race  de  la  femme  «  lui  conviennent 
mieux  qu'atout  autre,  car  une  Vierge  aura  seule  part  à  sa 
naissance.  « 

Ainsi,  les  uns  prennent  pour  objet  direct  et  immédiat  de 
la  parole  divine,  le  Christ  et  sa  mère,  et,  pour  objet  secon- 
daire et  éloigné,  l'humanité.  Les  autres  prennent  Eve  et 
l'humanité  pour  objet  immédiat  et  direct,  mais  ils  tiennent 
que  le  Christ  et  sa  mère,  montrés  dans  le  lointain,  sont 
cependant  l'objet  principal  -.  De  toute  manière,  au  point 
culminant  où  se  résument  la  lutte  et  la  victoire,  il  y  a  Marie 
et  le  Rédempteur,  broyant  la  tête  du  serpent.  Dans  le 
prolongement  séculaire  de  l'action,  il  y  a  d'un  côté  Satan  et 
ses  auxiliaires  ;  de  l'autre,  l'humanité  entière  et  chacun  des 
hommes,  et  surtout  la  portion  fidèle  de  l'humanité,  repré- 
sentée comme  «  la  race  de  la  femme  »  :  la  femme  pouvant 
être  encore  Marie,  ou  Eve,  ou  l'Eglise,  ou  même  chacune 
des  femmes,  en  un  mot  tout  personnage  réel  ou  symbolique 
auquel  revient,  à  des  titres  et  à  des  degrés  divers,  le  rôle 
de  «  mère  du  genre  humain  ». 

Lors  donc  qu'on  nous  parle  de  la  femme  et  du  serpent, 
il  faut,  pour  comprendre,  chercher,  parmi  les  épisodes 
d'une  longue  et  gigantesque  lutte,  celui  dont  il  est  question. 
Est-ce  l'épisode  central,  la  femme  sera  certainement  Marie. 

1.  Pour  se  rendre  compte  des  mots  employés  ici,  voir  les  dissertations 
spéciales  sur  le  sens  de  shouf,  rendu  dans  les  Septante  par  Tr.ptïv,  dans  la 
Vulgate  par  conterere . 

2.  Cela  reste  vrai,  même  pour  ceux  qui  pensent  que  la  Sainte  Vierge  est 
désignée  seulement  au  sens  typique  :  car  le  personnage  figuré  est  souvent 
l'objet  principal  d'une  prophétie.  Plusieurs  psaumes,  par  exemple,  se 
rapportent  littéralement  à  David,  et  typiquement,  mais  principalement,  au 
Messie. 


ESSAI   EXÉGÉTIQUE  297 

Est-ce  un  épisode  secondaire,  la  femme  pourra  être  l'un  des 
personnages  indiqués,  et  les  circonstances  diront  lequel.  Il 
faut  donc  considérer  de  plus  près  encore  la  scène  décrite 
dans  TApocalypse. 

Certains  traits  paraissent  tout  d'abord  se  rapporter  au 
principal  épisode,  et  au  groupe  sauveur  lui-même.  La 
femme  vue  par  saint  Jean  met  au  monde  un  fils  «  qui  doit 
gouverner  toutes  les  nations  avec  un  sceptre  de  fer'  ».  Le 
premier  mouvement  est  de  reconnaître  le  Messie,  et  par 
suite  sa  mère. 

Mais  il  faut  tenir  compte  de  toutes  les  données  du  pro- 
blème. Quand  Dieu  nous  propose  des  énigmes,  il  nous 
fournit  le  moyen  de  les  interpréter,  autant  du  moins  que 
cela  nous  est  utile,  mais  à  condition  de  nous  rendre  attentifs 
à  tous  les  détails  de  sa  parole.  Dans  cette  môme  Apoca- 
lypse, le  Fils  de  l'homme  dit  à  l'évèque  de  Thyatire  :  «  Celui 
qui  sera  victorieux,  et  gardera  mes  œuvres  jusqu'à  la  fin, 
je  lui  donnerai  puissance  sur  les  nations.  II  les  gouvernera 
avec  un  sceptre  de  fer,  et  elles  seront  brisées  comme  un 
vase  d'argile.  Tel  est  ce  que  j'ai  reçu  de  mon  Père*.  » 
L'autorité  sur  les  nations  appartient  donc  en  propre  au 
Messie,  mais  peut  être  communiquée  à  ses  fidèles  •''.  Le 
«  sceptre  de  fer  »  peut  être  l'insigne  non  seulement  du 
Christ,  mais  aussi  de  son  corps  mystique. 

Et,  dans  le  cas  présent,  il  y  a  une  raison  décisive  de 
penser  qu'il  s'agit  en  effet  du  corps  mystique  ;  c'est  bien  lui 
que  la  femme  met  au  monde,  et  que  le  dragon  cherche  à 
dévorer.  Car  la  douleur  qui  accompagne  l'enfantement*  ne 
convient  en  aucune  façon  à  la  naissance  du  Messie  ;  c'est 
dans  l'allégresse  que  Marie  devint  mère  du  Sauveur  et 
«  répandit  sur  le  monde  la  lumière  éternelle^  ». 

1.  Apoc.  XII,  5.  Cf.  Paaim.  ii,  9. 

2.  Apoc.  Il,  26-28. 

3.  Le  non»  P8l  ici,  comme  dan»  d'autre»  patma^çeR,  que  Dieu  gouverne  le 
monde  en  faveur  de»  juste»,  que  ton»  le»  «'vc^nement»  sont  diriges  par  une 
insondable  Providence  en  vue  du  nalut  et  de  la  perfection  de»  âme»,  et  que 
le»  »aints  sont  associes  à  Dieu  dan»  son  jugement  sur  le  monde. 

4.  Apoc.  XII,  2. 

5.  Pra-fatio  B.  V. 


298  MULIER  AMICÏA  SOLE 

Pourtant,  il  reste  encore  un  doute.  L'enfant  mâle,  qui 
dominera  sur  les  peuples,  n'est  pas  le  Christ  ;  il  représente 
les  fidèles  en  général,  ou  plutôt  une  catégorie  spéciale  de 
fidèles  et  d'élus^.  Il  n'est  pas  sûr  encore  que  sa  mère  soit 
l'Eglise,  et  non  la  Sainte  Vierge.  Car  Marie  a  sa  part,  non 
seulement  dans  l'œuvre  rédemptrice,  mais  dans  toutes  les 
applications  de  la  rédemption,  et  à  tous  les  moments  du 
grand  combat.  Elle  donne  la  vie  aux  fidèles  ;  et,  joyeuse 
lorsqu'elle  donna  le  jour  à  son  premier-né,  elle  a  souffert 
pour  enfanter  les  frères  du  Christ. 

La  dernière  réponse  doit  se  tirer  de  l'ensemble  du  pas- 
sage. La  femme,  vue  d'abord  dans  le  ciel,  est  bien  la  même 
qui  descend  sur  la  terre,  reçoit  des  ailes  pour  fuir  au  désert, 
est  poursuivie  par  le  démon,  aidée  par  les  puissances  ter- 
restres, et  providentiellement  soutenue  par  Dieu  dans  sa 
retraite  2.  Ce  n'est  pas  là  Marie.  Déjà  victorieuse  et  élevée 
au  ciel,  elle  règne  près  de  son  Fils  ;  le  rôle  de  protectrice 
lui  conviendrait  ;  elle  n'est  pas  la  femme  poursuivie,  dont 
le  ciel   et  la  terre   viennent  secourir  la  faiblesse. 

Au  contraire,  rien  qui  ne  s'applique  aisément  à  l'Église. 
«Protégée  par  la  splendeur  de  la  suprême  lumière,  la  sainte 
Eglise  est  comme  revêtue  du  soleil  ;  dédaigneuse  de  toutes 
les  choses  temporelles,  elle  tient  la  lune  sous  ses  pieds. -^  » 
On  la  montre  d'abord  dans  le  ciel,  car  elle  est  toute  céleste 
dans  son  origine  et  dans  sa  fin.  D'ailleurs,  dans  l'Apoca- 
lypse, le  ciel  désigne  non  seulement  la  demeure  de  Dieu, 
mais  le  monde  surnaturel  de  la  grâce,  auquel  l'Eglise 
appartient.  La  terre  et  les  flots  agités  de  la  mer  sont  le 
symbole  de  ce  monde.  C'est  au  milieu  de  ce  monde  que  vit 
maintenant  l'Eglise,  venue  du  ciel  ;  c'est  ici-bas  qu'elle  lutte 

1.  Car  l'enfant  qui  naît  au  v.  5  ne  représente  pas  collectivement  tous  les 
fils  de  la  femme.  Il  faut  le  distinguer  des  «  autres  de  sa  race  »,  mentionnés 
au  V.  17.  Certains  commentateurs  voient  dans  le  fils  aine  le  peuple  juif,  dans 
les  autres,  les  fidèles  de  la  gentilité  ;  d'autres  interprètes  distinguent  la  pre- 
mière génération  chrétienne,  les  antiques  témoins  du  Christ  (cf.  v.  5,  10,  11), 
et  les  fidèles  qui  se  succèdent  après  eux  dans  l'Église.  Mais  la  discussion  de 
ces  systèmes,  et  des  autres  qu'on  peut  proposer,  rentre  dans  l'interprétation 
d'ensemble  de  l'Apocalypse. 

2.  Apoc.  XII,  6,  14-17. 

3.  S.  Grégoire  pape,  Moral.,  XXXIV,  xiv,  §  25,  M.,  LXXVI.  731. 


ESSAI   EXÉGÉTIQUE  299 

iontre  le  démon,  tantôt  près  d'être  engloutie  par  les  flots 
de  la  persécution  ^  tantôt  secourue  par  Dieu  même  -,  ou 
par  les  pouvoirs  humains  •^,  suivant  Tordre  de  la  Providence 
d(;  Dieu. 

C'est  donc  bien  l'Eglise,  qui  est  directement  montrée  à 
saint  Jean  dans  le  personnage  de  la  femme  céleste.  Le  recon- 
naître, c'est  accepter  l'opinion  commune  des  Pères  et  des 
exégètes.  Et  les  premiers  siècles  chrétiens  étaient 
accoutumés  à  voir  sous  les  traits  de  la  femme  l'Eglise 
opprimée  et  confiante.  Quand  Hermas,  après  avoir  trouvé 
sur  son  chemin  un  monstre,  symbole  de  la  persécution, 
rencontre  ensuite  une  vierge  parée  de  vêtements  blancs  et 
voilée,  il  n'hésite  pas  :  «  D'après  mes  précédentes  visions, 
je  connus  qu(;  c'était  l'Eglise,    et  je  devins  joyeux  *.  » 


III 


Pourtant,  dans  la  littérature  «îI  l'art  symbolicpies  de  ces 
t<Mnps  lointains,  la  femme  ne  désignait  pas  seulement  l'Eglise. 
Tne  femme  debout,  les  bras  étendus  et  les  yeux  élevés  vers 
le  ciel,  pouvait  aussi  représenter  l'âme  chrétienne.  La  Vierge- 
nu>re  était  peinte  à  peu  près  sous  les  mêmes  traits.  ^'oiIà 
pour(jiu)i,  devant  les  frescjues  des  Catacombes,  on  s'arrête 
parfois  hésitant.  Et  qui  sait  si  l'artiste  lui-même,  en  don- 
nant à  son  œuvre  cette  expression  de  pureté,  de  force,  et 
de  céleste  désir,  ne  confondait  pas  dans  son  idéal  les  tntifs 
de  la  mère  et  ceux  de  l'épouse  du  Christ  ? 

Devant  quelques-uns  des  plus  beaux  tableaux  de  l'Ecri- 
ture, nous  éprouvons  le  même  sentiment  que  devant  les 
anti(|ues  orantes.  Par  exemple,  devant  les  symboles  de 
l'arche  d'alliance,  et  de  la  miraculeuse  toison,  devant  les 
scènes  de  chaste  amour  du  j)saume  quarante-quatrième  ou 
<Iii  C;uili«|u<'  (]r<.  ^•;\\\\\(\\\r<,  fiifiii  (b'vnnt  <M'ft«'  f<*mnu;  revêtue 

1.  Apoc.  XII,  15. 

2.  Ibid.,  6.  l'i. 

3.  Ibid.,  16. 

4.  Le  Pasteur,  vision  iv,  i  ;  Kiinck,  Patres  apostoiici,  t.  I,  p.  380. 


300  MULIER  AMICTA  SOLE 

du  soleil  et  couronnée  d'étoiles.  Une  observation  exacte 
nous  a  conduits  à  dire  :  «  C'est  TEglise  »  ;  mais  quelle 
attention  n'a-t-il  pas  fallu  pour  distinguer  les  traits  et  l'at- 
titude de  l'Eglise  d'avec  ceux  de  Marie,  tant  est  grande  la 
ressemblance  ! 

C'est  qu'en  effet  la  ressemblance  existe,  non  seulement 
grâce  à  la  façon  dont  le  peintre  a  conçu  les  personnages, 
mais  dans  les  personnages  eux-mêmes.  Il  y  a  longtemps 
que  la  tradition  chrétienne  a  signalé  une  étroite  analogie 
entre  Marie  et  l'Eglise  «  ces  deux  mères*  «.  Les  plus  an- 
ciens et  les  plus  illustres  docteurs  se  sont  plu  à  les  comparer-; 
aucun  ne  l'a  fait  avec  plus  d'autorité  ni  avec  plus  de 
profondeur  que  saint  Augustin  : 

«  L'Eglise,  dit-il,  imite  la  mère  du  Christ,  son  époux  et 
son  Seigneur.  Car  l'Eglise  aussi  esta  la  fois  mère  et  vierge. 
Sur  la  pureté  de  qui  veillons-nous,  si  elle  n'est  pas  vierge  ^  ? 
et  aux  enfants  de  qui  parlons-nous,  si  elle  n'est  pas  mère  ? 
Marie  a  mis  au  monde  corporellement  le  chef  de  ce  corps  ; 
l'Eglise  enfante  spirituellement  les  membres  de  ce  chef. 
Chez  toutes  deux,  la  virginité  n'empêche  point  la  fécondité  ; 
chez  toutes  deux,  la  fécondité  n'altère  point  la  virginité  — 
Toutefois,  à  une  seule  femme,  à  Marie,  il  appartient  d'être, 
et  spirituellement  et  corporellement,  mère  et  vierge  à  la 
fois.  Spirituellement,  elle  est  mère  non  de  notre  chef,  non 
du  Sauveur,  de  qui  bien  plutôt  elle-même  est  née  en  esprit... 
mais,  à  coup  sûr,  elle  est  mère  de  ses  membres,  c'est-à-dire 


1.  «  Conferamus,  si  placet,  lias  duas  maires...  »  S.  Césairc  d'Arles,  hom. 
II  (Migne,  t.  LXVII,  col.  1048).  Pour  ce  parallèle  entre  Marie  et  l'Eglise, 
j'emprunte  d'utiles  indications  au  P.  Bainvel,  de  Ecclesia  (schéma  lithogra- 
phie), p.  72  et  suiv. 

2.  Outre  saint  Augustin  et  saint  Césaire,  on  peut  citer  saint  Pierre  Chry- 
sologue,  serm.  cxvii  (M.,  LU,  521)  ;  saint  Fulgence,  epist.  m,  ad  Prohain, 
cap.  IV  et  V  (M.,  LXV,  326)  ;  saint  Épiphane,  Adv.  hœns,,  lxxviii,  19  (M., 
P.  G.,  XLII,  730)  ;  tous  les  Pères  qui  ont  comparé  le  lîdèle,  naissant  par  le 
baptême  dans  le  sein  de  l'Eglise,  au  Christ  naissant  en  Marie  par  l'opéra- 
tion de  l'Esprit-Saint  (voir  quelques  citations  dans  Hurtcr,  Opuscula  selecta 
sanctorum  Patruni,  t.  X,  p.  92,  n.  2)  ;  enfin,  ceux  qui  seront  cités  dans  la 
quatrième  partie  de  cet  article. 

3.  La  pureté  de  la  foi,  ici  comme  dans  plusieurs  autres  passages  du  Nou- 
veau Testament  et  des  Pères. 


ESSAI   EXEGETIQUE  301 

notre  mère  à  nous  ;  car  elle  a  coopéré  par  son  amour  '  à 
faire  naître  dans  TEglise  les  fidèles,  qui  sont  les  membres 
du  chef.  Corporellement,  elle  est  mère  du  chef  lui-même.  11 
fallait  en  eft'et  que,  par  un  insigne  miracle,  notre  chef  naquît 
corporellement  d'une  vierge,  afin  de  signifier  que  ses  mem- 
bres naîtraient  spirituellement  de  l'Eglise  vierge.  Seule 
donc,  Marie  est,  d'esprit  et  de  corps,  mère  et  vierge  : 
mère  du  Christ  et  vierge  du  Christ.  Quant  à  l'Eglise,  en  la 
personne  des  saints  qui  posséderont  le  royaume  de  Dieu, 
elle  est  en  esprit  tout  entière  mère  du  Christ  *,  et  tout 
entière  vierge  du  Christ;  mais  de  corps,  elle  n'est  pas  tout 
entière  l'une  et  l'autre  :  en  quelques  fidèles,  elle  est  vierge 
du  Christ;  en  d'autres,  elle  est  mère,  mais  non  du  Christ^.  » 

Dans  cette  page  magistrale,  il  y  a  en  germe  toute  la  doc- 
trine catholique  sur  les  rapports  entre  l'Eglise  et  Marie.  Ce 
sont,  on  le  voit,  des  rapports  de  ressemblance  :  ressem- 
blance de  la  sainteté,  de  la  virginité,  de  la  maternité.  Mais 
il  y  a  plus  que  ressemblance  :  il  y  a  réelle  et  intime  con- 
nexion. 

Ce  qui  relie  Marie  à  l'Église  —r  comme  ce  qui  fait  toutes 
ses  grandeurs  —  c'est  son  rôle  môme  de  mère  de  Dieu.  En 
acceptant,  avec  pleine  conscience  de  toute  la  portée  de  son 
acceptation,  d'être  la  mère  du  Verbe,  incamé  pour  sauver  le 
inonde,  elle  s'est  associée  à  toute  l'œuvre  du  Rédempteur; 
avec  lui  et  par  lui,  toujours  dans  un  rang  secondaire,  mais 
cependant  toujours  unie  au  médiateur,  elle  a  vaincu  le  démon, 
obtenu  la  grâce,  réconcilié  l'humanité  avec  Dieu.  Elle  est  en 
même  temps  devenue  mère  des  hommes,  et  très  spéciale- 
ment des  élus.  Car  vouloir  la  naissance  du  chef,  sachant 
(|iril  serait  le  chef  de  l'humanité  régénérée,  et  afin  qu'il  le 
devint,  c'était  vouloir  et  causer  en  même  temps  la  naissance 

1.  C'est  le  fameux  cooperata  caritate,  texte  patristiquc  de  la  plus  haute 
importance,  que  Bosauet  s'est  plu  k  développer  dans  plusieurs  de  ses  ser- 
mons sur  la  Sainte  Vierge. 

2.  Dans  ce  membre  de  phrase  (voir  le  contexte  non  cite  ici),  la  pensée  de 
saint  Augu»ttin  n'est  pa»  que  l'Eglise  est  m^re  dv»  membres  du  Christ  ;  il  l'a 
dit  plus  haut  ;  ici,  il  rappelle  que  les  fidèles  qui  font  la  volonté  de  Dieu  sont 
comparés  à  la  mère  du  Christ  (Matt.  xii,  50). 

3.  De  sancta  Virginitate,  cap.  ii  et  vi,  M.,  XL,  397,  399. 


302  MULIER  AMICTA  SOLE 

des  membres.  Or,  l'Eglise  n'est  sur  la  terre  que  pour  con- 
tinuer la  même  œuvre  à  laquelle  Marie  a  coopéré,  pour 
aider  les  hommes  à  profiter  des  grâces,  acquises  par  Jésus 
et  secondairement  par  Marie,  pour  les  faire  participer  à 
l'adoption  divine,  méritée  par  la  rédemption.  La  charité  de 
l'Eglise  a  donc  le  même  objet,  et  s'étend  aux  mêmes 
sujets  que  la  charité  de  Marie,  et  c'est  également  une  cha- 
rité maternelle.  Nous  appelons  Marie  notre  mère,  parce 
que,  grâce  à  elle,  nous  sommes  moralement  un  avec  le 
Christ,  son  Fils  unique.  Nous  appelons  aussi  l'Eglise  notre 
mère,  parce  que,  par  la  prédication  de  l'Evangile  et  par  les 
sacrements,  ses  pasteurs  contribuent,  eux  aussi,  à  nous 
imir  au  Christ,  et  à  nous  faire  jouir  de  cette  vie  surnatu- 
relle, que  nous  devons  à  Jésus  et  à  Marie  ^ 

Dans  toutes  ces  relations,  on  le  voit,  la  supériorité  est 
toujours  du  côté  de  Marie-.  Elle  est  unie  au  vainqueur,  et 
triomphe  avec  lui  au  point  central  de  l'action;  l'Eglise  vient 
ensuite,  pour  le  prolongement  de  la  lutte.  Marie  a  son  rôle 
dans  l'œuvre  de  la  rédemption  tout  entière,  dans  l'acquisition 
et  la  distribution  des  grâces  ;  l'Eglise  a  part  seulement  à 
leur  distribution.   Dans  l'acquisition  et  la   distribution   des 

1 .  Le  P.  Jcanjacquot  développe  la  comparaison  entre  la  maternité  de  la 
Sainte  Vierge  et  celle  de  l'Église  par  rapport  aux  fidèles,  Simples  explica- 
tions sur  la  coopération  de  la  T.  S.  Vierge  à  l'œuvre  de  la  rédemption  et 
sur  sa  qualité  de  mère  des  chrétiens,  n.  52  et  suiv.,  édit.  1868,  p.  164  et 
suiv. 

2.  Lorsque,  dans  les  comparaisons  de  ce  genre,  on  met  d'un  côté  l'Eglise, 
et  de  l'autre  côté  Marie,  on  ne  veut  pas  dire  que  Marie  soit  en  dehors  de 
l'Église  ;  mais  on  la  considère  à  part,  comme  distincte  du  reste.  La  même 
chose  arrive  pour  Notre-Seigneur  ;  tantôt  on  parle  de  lui  comme  étant  de 
l'Église,  etla  partie  la  plus  essentielle  derÉglisc,tantôton  le  représente  comme 
distinct  de  l'Église,  et  exerçant  sur  elle  son  autorité.  C'est  ainsi  qu'on  peut 
considérer  la  tête,  tantôt  comme  faisant  partie  du  corps,  et  tantôt  comme 
distincte  du  corps,  c'est-à-dire  des  autres  membres  qu'elle  gouverne.  Et, 
toutes  les  fois  qu'il  y  a  un  tout  et  des  parties,  on  peut  faire  la  même  chose  : 
voir  chaque  partie  dans  le  tout,  ou  la  mettre  à  part  pour  la  comparer  à 
l'ensemble  des  autres.  Si  l'on  met  ainsi  Marie  à  part,  elle  est  supérieure  à 
l'Église;  si  on  la  considère  dans  l'Église,  alors  tous  les  privilèges  de  Marie 
conviennent  à  l'Église,  mais  par  Marie.  On  peut  dire  ainsi,  avec  une  inscrip- 
tion de  Solesmes  citée  plus  haut,  que  «  par  la  Vierge,  l'Eglise  a  enfanté  le 
Messie  ». 


ESSAI   EXEGÉTIQUE  303 

grAces,  Marie  est  associée,  dans  un  rang  inférieur,  à  Jésus- 
Christ,  cause  principale  et  source  de  tout  mérite  ;  dans  la 
distribution  des  grâces,  TEglise  ne  sert  que  d'instrument 
pour  appliquer  aux  âmes  les  fruits  de  la  rédemption,  Marie 
est  totalement  mère  du  Christ,  du  corps  physique  et  du 
corps  mystique,  du  Sauveur  et  de  ses  membres  ;  l'Église  est 
mère  des  membres  seuls.  L'Eglise,  répète  saint  Augustin, 
ne  fait  qu'«  imiter  Marie,  lorsque  chaque  jour  elle  enfante 
les  membres  du  Christ'  ».  Par  sa  maternité  divine,  Marie 
dépasse  de  loin  la  maternité  de  l'Eglise  ;  par  sa  maternité  à 
l'égard  de  tous  les  fidèles,  elle  est  mère  de  l'Eglise  elle- 
même  ;  en  Marie,  mère  de  Dieu  et  mère  des  hommes, 
l'Eglise  est  unie  au  Christ,  qui  est  à  la  fois  «  son  frère  et 
son  époux 2  ». 

Enfin,  on  voit  en  quel  sens  Marie  est  la  figure  ou  le 
H  type  »  de  l'Eglise.  Ce  n'est  pas  ici  un  personnage  de  rang 
inférieur,  pris  pour  symbole  d'un  plus  grand,  qui  doit 
venir  après  lui  ;  c'est  plutôt  un  personnage  supérieur,  pris 
pour  modèle  de  tous  ceux  qui  doivent  le  suivre.  Marie  n'est 
pas  figure  de  l'Eglise,  de  la  façon  dont  Melchisédech  était 
figure  (lu  Christ,  prêtre  éternel,  mais  plutôt  de  la  façon 
dont  le  Christ,  au  cénacle  ou  sur  la  rr«»ix.  était  le  type  du 
sacerdoce  chrétien. 

Ce  n'est  pas  non  plus  un  personnage  que  des  circons- 
tances, fortuites  ou  variables,  amènent  k  représenter  une 
société  ;  c'est  plutôt  un  personnage  qui,  par  la  nature 
même  des  choses,  porte  en  lui-même  la  société  tout  entière. 
Marie  ne  représente  pas  l'Eglise,  comme  l'ambassadeur  ou 
le  général  se  trouve  parfois  amené  à  représenter  la  nation, 
mais  plutôt  comme  le  souverain,  qui  réunit  habituellement 
en  lui-même  les  forces  et  les  volontés  de  la  nation  tout 
entière.  Lorsque  de  fait,  au  calvaire  par  exemple,  elle  agis- 
sait au  nom  de  toute  l'humanité,  offrant  à  Dieu  la  victime 
et  recueillant  son  sang,  elle  remplissait  non  un  office  extra- 
ordinaire, mais  le  rôle  même  qui  lui  revenait  de  droit. 


1.  Ecclcsia.  «  qua',    imitans  cjus  niatrcm,  quotidic  parit   mcmbra   cjus,  et 
▼irgo  est.  »  Enchiridion,  34,  M.,  XL,  249.  —  Gf.  Ce  passnpr  cité  plu»  haut. 

2.  Gant,  iv,  9,  !0;  viii,  1. 


304  MULIER  AMICTA  SOLE 

C'est  par  sa  dignité  même  et  sa  place  dans  le  plan  divin 
que  Marie  est  figure  de  FEglise,  et  elle  dépasse  de  toutes 
laçons  la  chose  figurée.  Sa  maternité  est  le  modèle  de 
celle  de  l'Eglise  ;  sa  victoire,  celui  de  nos  luttes  ;  sa 
sainteté,  celui  de  toute  vei'tu  chrétienne  ;  son  intercession 
réunit,  complète  et  rend  agréable  à  Dieu  par  Jésus-Christ  la 
prière  de  tous  les  fidèles  et  de  tous  les  saints.  Elle  n'est 
pas  l'ébauche  de  l'Eglise,  elle  en  est  un  type  idéal. 

IV 

L'auteur  d'un  très  ancien  sermon,  souvent  attribué  à 
saint  Augustin,  disait  aux  catéchumènes  :  «  Vous  avez  reçu 
le  symbole  ;  c'est,  contre  le  venimeux  serpent,  la  sauvegarde 
de  la  femme  qui  enfante.  Ce  dont  je  parle  est  écrit  dans 
l'Apocalypse  de  l'apôtre  Jean  :  le  dragon  se  tenait  devant  la 
femme  qui  allait  devenir  mère,  afin  de  dévorer  son  fils,  dès 
qu'il  serait  né.  Le  dragon  est  le  diable,  aucun  de  vous  ne 
l'ignore.  La  femme  signifiait  la  Vierge  Marie,  qui,  sans 
souillure,  a  mis  au  monde  notre  chef  immaculé,  et  qui,  de 
plus,  a  présenté  en  elle-même  la  figure  de  la  sainte 
Eglise  ^...  » 

Le  vieil  orateur  chrétien  semble  dire  que,  dans  la  vision 
de  saint  Jean,  la  Sainte  Vierge  est  directement  montrée  ;  en 
cela,  il  se  sépare  de  l'ensemble  de  la  tradition  et  de  l'exé- 
gèse. Mais  il  indique  avec  une  parfaite  sûreté  de  vue  que, 
dans  ce  passage,  la  pensée  de  l'Eglise  et  celle  de  Marie 
s'appellent  et  se  complètent,  et  que  les  deux  personnages  se 
tiennent  comme  la  figure  et  la  chose  figurée.  Et  c'est  là  sans 
doute  ce  que  veulent  dire  tant  de  Pères,  de  théologiens,  de 
commentateurs  ^,  et  la  liturgie  elle-même,  en  appliquant  à 


1.  Sermo  iv  de  Symholo  ad  catechumenos,  parmi  les  œuvres  douteuses  de 
saint  Augustin,  M.,  XL,  661.  Inséré  dans  le  bréviaire  romain,  à  la  vigile  de 
la  Pentecôte.  Même  vue  sur  la  Sainte  Vierge  type  de  l'Église,  dans  l'apo- 
cryphe de  saint  Ambroise  intitulé  In  Apocalypsin  expositio,  M.,  XVII,  876 
et  877. 

2.  Voir  Cornélius  a  Lapide,  et  les  nombreuses  sources  auxquelles  il  ren- 
voie. Je  ne  fais  ici  que  préciser  des  idées  indiquées  par  lui,  M.  l'abbé  Drach 
se  sert,  moins    heureusement  semble-t-il,  du  terme  à' accommodation,  pour 


ESSAI  EXÉGÉTIQUE  305 

la  Sainte  Vierge  le  douzième  chapitre  de  l'Apocalypse.  Il 
n'est  pas  question  ici  de  rien  changer  à  ce  qui  a  été  compris 
depuis  des  siècles,  mais  seulement  de  formuler  en  termes 
plus  précis  l'interprétation  traditionnelle. 

Ce  n'est  pas  par  une  simple  accommodation  que  con- 
viennent à  la  Sainte  Vierge  les  plus  beaux  traits  de  cet 
épisode.  Elle  y  est  mêlée  par  d'intimes  relations,  qui,  indé- 
pendamment de  toute  pensée  humaine,  existent  dans  l'ordre 
même  des  choses  et  dans  le  plan  divin.  L'Esprit-Saint  vovait 
ces  relations,  en  inspirant  l'Apocalypse,  et  voulait  qu'elles 
fussent  remarquées  de  nous.  Quand  saint  Jean  contemplait 
dans  le  ciel  la  femme  revêtue  du  soleil,  il  trouvait  en  elle  la 
ressemblance  de  celle  qu'à  un  titre  tout  spécial  il  avait 
appelée  sa  mère. 

L'histoire  prophétique  immédiatement  révélée,  c'est  celle 
de  l'Eglise  et  de  ses  luttes.  Mais  cette  histoire  en  suppose 
constamment  une  autre,  rappelée  par  d'évidentes  allusions  '. 
L'Eglise,  mère  des  saints,  donne  le  jour  à  un  fils  «  qui  doit 
gouverner  les  nations  avec  un  sceptre  de  fer  »  ;  voilà  qui 
n'a  de  sens  que  si  l'on  se  reporte  à  la  naissance  du 
Sauveur  ;  ce  n'est  vrai  que  par  analogie  avec  la  maternité 
de  la  Sainte  Vierge  ;  c'est  dire,  en  d'autres  termes,  que 
l'Eglise  «  imite  la  mère  du  Christ  ».  L'Eglise  est  «  la  femme  n, 
les  fidèles  sont  <«  sa  race  »,  le  dragon  est  «  l'ancien  serpent  >»  ; 

designer  l'applicalion  de  ce  passage  il  la  Sainte  Vierge.  Au  reste,  on  trouve 
dans  KOD  abondant  commentaire  (Lethielleux,  1873)  de  très  nombreux  et  très 
utiles  renvois  aux  ext^gètes  anciens  et  modernes. 

1.  Cornélius  a  Lapide  dit  très  nettement  (in  Apoc.  xii,  \)  de  la  lutte  de  la 
Sainte  Vierge  contre  le  dëmon  :  «  Tertius  sensus,  de  pugna  Virginia  et 
diaboli,  hintoricun  ent.  et  quasi  originalis  et  fundamenlalis.  •  C'est  ainsi  que 
les  choses  sont  comprises  ici.  I/histoire  de  la  Sainte  Vierge  est  rappeh'e 
par  dVvidentos  allu«tions,  et  ces  allusions  font  partie  du  sens  littéral.  Il  y 
a  des  cas  analogues  dans  la  Bible.  La  chute  du  roi  de  Tyr  est  décrite 
d  une  façon  qu'on  ne  peut  comprendre  que  par  une  allusion  historique  au 
fait  de  la  chute  des  anges  (Ezech.  xxviii;  cf.  le  commentaire  du  P.  Knaben- 
bauer).  Certainn  «jugements  de  Dieu»  sur  divers  peuples,  dc^crits  dans  les 
prophètes,  supposent  le  fait  à  venir  du  jugement  dernier,  et  lui  emprunte 
d'avance  quelques  traits.  Dans  ce  môme  chapitre  de  l'Apocalypse,  le  combat 
de  saint  Michel  contre  le  dragon  rappelle  la  chute  des  anges  par  une  allusion 
semblable  à  celle  d'Ézëchicl  (voir  la  note  suivante  et  une  autre  note  dans  la 
première  partie  de  cet  article). 

LXXI.  —  20 


306  MULIER  AMICTA  SOLE 

c'est  dire  que  TEglise  et  ses  enfants  prennent  part  à  la 
même  lutte  dans  laquelle  le  Messie  et  sa  mère  ont  le  rôle 
principal.  Commencée  très  certainement  dès  les  jours  de 
l'Éden,  cette  lutte  remonterait-elle  encore  plus  haut  ?  En 
montant  dans  le  ciel  la  femme  qui  va  devenir  mère,  et, 
devant  elle,  le  dragon  haineux  et  jaloux,  TEsprit-Saint 
voulait-il  rappeler  en  même  temps  Tépreuve  des  anges  ; 
rincarnation  découverte  dans  le  lointain  ;  Torgueil  et  la 
révolte  d'une  partie  des  armées  du  ciel?  Qui  oserait 
TafTirmer  ?  mais  aussi,  qui  oserait  le  nier,  quand  on  sait 
combien  de  souvenirs  peut  évoquer  une  même  parole, 
lorsque  c'est  la  parole  de  Dieu  *  ? 

Le  personnage  immédiatement  et  directement  présenté, 
c'est  l'Eglise.  Mais  les  traits  sous  lesquels  elle  est  peinte 
sont  ceux  de  la  Vierge.  S'il  y  a  des  différences,  c'est  que 
Marie  est  plus  belle,  plus  grande,  plus  puissante,  soit 
comme  mère,  soit  comme  triomphatrice  -.  S'il  y  a  intime 
ressemblance,  c'est  que  l'Eglise  participe  à  la  maternité  de 
Marie,  et  à  son  inimitié  contre  l'ancien  serpent.  Marie  n'est 
pas  vue,  mais  on  la  sent  présente,  comme  le  modèle  de  ce 
qu'on  voit  ;  c'est  à  peu  près  ainsi  que,  pour  Platon,  les 
ombres  terrestres  faisaient  deviner  les  éternelles  réalités  ; 
l'image  fait  reconnaître  le  type  idéal  ^. 

Nous  pouvons  donc  hardiment,  avec  la  confiance  de  répon- 
dre à  la  pensée  divine,  attribuer  à  la  mère  de  Dieu  les  plus 
belles  parures  de    la  femme   céleste.    Elle   est    revêtue  du 

1.  Les  allusions  à  la  maternité  de  Marie  et  à  la  prophétie  de  l'Eden  sont 
absolument  certaines.  Au  contraire,  celle  qui  est  ici  indiquée  dépend  d'un 
bon  nombre  d'hypothèses  dogmatiques  et  exégétiques.  C'est  donc  assez  de 
l'avoir  insinuée  en  hésitant.  Je  pensais  surtout  à  cet  aspect  de  la  question 
quand  j'écrivais,  au  début  de  l'article  qu'en  m'efforçant  de  dire  des  chose» 
vraies,  je  ne  pénétrerais  peut-être  pas  jusqu'au  fond  des  mystères  renfermés 
dans  ce  chapitre.  On  peut  voir,  à  ce  sujet,  un  paragraphe  de  Cornélius  a 
Lapide,   sur  Apoc.  xii,  4. 

2.  Sur  l'avantage  de  Marie  dans  sa  maternité,  cf.  Primase,  évoque  d'Adru- 
mète,  au  vi^  siècle,  dans  son  commentaire  sur  l'Apocalypse,  in  hune  locum, 
M.,  LXVIII,  874. 

3.  En  termes  techniques,  j'admets  qu'il  y  a  ici,  outre  l'allusion  littérale,  un 
sens  figuratif,  dans  lequel  la  copie  représente  le  modèle.  Ce  sens  figuratif 
peut  fort  bien  coexister  avec  l'allusion  littérale,  et  on  voit  que  l'un  et  l'autre 
ont  le  même  fondement. 


ESSAI  EXEGETIQUE  307 

soleil,  c'est-à-dire  intimement  unie  à  Dieu  par  «  les  grandes 
choses  que  le  Tout-Puissant  a  faites  en  elle  »,  par  les 
splendeurs  de  sa  divine  maternité,  par  ses  inefiables  relations 
avec  toute  la  Trinité  Sainte.  Elle  lient  sous  ses  pieds  la  lune, 
symbole  de  ce  monde  inférieur  et  changeant,  qu'elle  a 
méprisé  pour  se  reposer  en  Dieu.  La  piété  peut  librement 
choisir,  parmi  les  grâces  que  Dieu  lui  a  faites,  ou  parmi  les 
merveilles  du  ciel  et  de  la  terre,  les  étoiles  dont  est  formée 
sa  couronne.  Mais  le  symbolisme  habituel  de  l'Ecriture  nous 
invite  à  chercher  surtout  ces  étoiles  dans  le  monde  des 
saints.  Joseph,  fils  de  Jacob,  alors  qu'il  errait  avec  ses 
troupeaux  d'ilébron  à  Sichem,  vit  en  songe  le  soleil,  la  lune 
et  onze  étoiles,  qui  l'adoraient  '.  Depuis  lors,  ce  symbole,  et 
d'autres  semblables,  désignent  les  patriarches,  et  par  eux 
les  douze  tribus  choisies,  ou,  dans  la  nouvelle  loi,  les  apôtres, 
et  par  eux  TEglise  tout  entière.  Si  Marie  est  couronnée  de 
douze  étoiles,  c'est  qu'elle  est  reine  des  patriarches  et  des 
apôtres,  et  par  eux  de  toute  la  multitude  des  saints. 

1.  Gen.  XXXVII,  9.  Les  symboles  semblables  sont  les  douze  pierres 
prOcicutieM  surle  ralional  du  grand  prùlre,  les  douze  portes  de  la  nouvclk* 
Jérusalem,  et  une  foule  d'autres.  —  On  voit  assez  pourquoi,  dans  le  songe 
de  Joseph,  il  y  a  seulement  onze  étoiles.  —  Il  faut  remarquer  que,  dans 
l'Apocalypse,  les  (étoiles  figurent  plusieurs  fois  les  hommes  ou  les  anges  en 
grAce  avec  Dieu  ;  celles  qui  tombent  sont  les  hommes  ou  les  anges  pécheurs. 

R..M.    DE  LA  BROISE,  S.    J. 


L'OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 

DE    MADAGASCAR 

I.  —  PENDANT  LA  GUERRE 

Après  la  rupture  des  relations  entre  les  gouvernements 
français  et  malgache,  au  mois  d'octobre  1895,  colons  et 
missionnaires  reçurent  Tordre  de  quitter  Tananarive. 
L'évêque,  Mgr  Cazet,  demanda  au  premier  ministre  Raini- 
laiarivony,  de  vouloir  bien  prendre  sous  sa  haute  protection 
l'observatoire  d'Ambohidempona  appartenant  à  la  mission 
catholique,  ainsi  que  le  matériel  des  instruments  météoro- 
logiques, astronomiques  et  magnétiques. 

Cette  requête  reçut  un  accueil  favorable.  Les  deux 
indigènes  employés  comme  calculateurs  reçurent  l'ordre 
de  continuer  la  série  des  observations  météorologiques 
commencée  en  1889. 

UNE   ALERTE 

Neuf  mois  s'écoulent  au  milieu  d'une  tranquillité  parfaite. 
Soudain,  une  grave  nouvelle  circule  dans  la  capitale,  et 
jette  l'alarme  parmi  les  paisibles  habitants  d'Ambohidem- 
pona. 

Un  Indien,  sujet  anglais,  habitant  Mahanoro,  affirmait 
qu'avant  leur  départ,  les  Français  avaient  caché,  dans  les 
sous-sols  de  l'observatoire,  tout  un  matériel  de  guerre.  Il 
indiquerait  l'endroit  précis  où  se  trouvait  le  dépôt,  pourvu 
qu'on  lui  permît  de  monter  à  la  capitale. 

Or,  les  sous-sols  de  l'établissement,  —  si  l'on  peut  ainsi 
appeler  un  espace  de  50  centimètres  de  hauteur  compris 
entre  le  parquet  et  le  terrain  de  la  montagne,  —  renfer- 
maient en  effet  une  batterie...  mais  électrique,  composée  de 
huit  éléments  Leclanché  pour  les  sonneries  et  les  télé- 
phones.   En    guise    de    projectiles,    des    restes    de    vieux 


L  OBSERVATOIRE  FRANÇAIS  309 

saucissons  pendus  aux  traverses  du  plancher,  au  bas  de  la 
tour  de  l'Est. 

Le  calomniateur  obéissait-il  à  un  sentiment  de  rancune 
nationale  ;  agissait-il  dans  un  but  d'escroquerie  ?  Les  deux 
hypothèses  paraissent  fort  probables.  Dans  tous  les  cas, 
son  histoire  lancée  juste  au  moment  où  les  soldat*  français 
approchaient  de  Tananarive,  eut  un  succès  complet. 

En  témoignage  du  service  rendu,  le  gouvernement  mal- 
gache gratifia  ce  sauveur  de  la  patrie  d'une  somme  de 
500  francs.  Sa  proposition  de  voyage  fut  jugée  toutefois 
inutile.  Tananarive  possédait  des  indigènes,  anciens  élèves 
de  ré<'ole  de  Saint-Maixent,  très  capables  de  découvrir  et 
d'utiliser  un  tel  matériel  de  guerre. 

PERQUISITIONS.   —    RÉCOLTE   DE   SOUVENIRS 

Le  2  août,  le  gouvernement  hova  délègue,  en  (pinlité 
d'inspecteur,  un  certain  Ramarosaona,  employé  au  ministère 
des  affaires  étrangères.  Celui-ci  s'acquitte  consciencieuse- 
ment de  sa  mission,  visite  coins  et  recoins  de  l'observatoire, 
et  aperçoit  à  la  tour  du  Nord,  destinée  à  abriter  une  lunette 
photographicjue  solaire,  six  caisses  avec  cette  inscription  en 
français  gravée  sur  le  couvercle  :  Produits  chimiques  rt 
photographiques.  /Graver  frères,  Paris. 

Evidemment,  se  dit-il  à  lui-même,  voilà  les  munitions, 
voilà  la  inélinite. 

Et  les  canons  ?  Justement  les  voici.  Notre  homme  met  la 
main  sur  deux  lunettes  montées  en  cuivre.  Puis,  fier  de  sa 
découverte  qui  lui  vaudra  sûrement  quelques  honneurs,  il 
court  l'annoncer  au  premier  ministre. 

Cette  inspection,  passée  sans  ordre  écrit  émané  de  l'auto- 
rité royale,  parait  suspecte  à  l'un  des  calculateurs  nommé 
Robert.  En  conséquence,  il  suit  Ramarosaona  jusqu'au 
palais,  et  y  pénètre  à  son  tour. 

Le  premier  ministre  mis  au  courant  du  résultat  des  per- 
quisitions, interroge  Robert  sur  ses  travaux:  «  Excellence, 
répond  l'employé,  nous  continuons  d'après  vos  ordres,  les 
observations  météorologiques  exécutées  depuis  1880  ;  nous 
notons  à    certaines   heures,    la   pression    barométrique,    la 


310  L'OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 

température,  la  direction  et  la  vitesse  du  vent,  la  hauteur 
de  la  pluie  tombée,  afin  de  connaître  la  marche  du  temps  à 
Tananarive.  » 

Peu  ferré  en  météorologie,  le  premier  ministre  comprend 
cependant  qu'on  lui  a  apporté  non  des  canons,  mais  des 
lunettes  ;  et  il  veut  du  moins  y  regarder.  Robert  prend 
donc  une  des  lunettes  déjà  munie  de  son  système  redresseur, 
et  met  au  foyer  une  montagne  située  à  l'ouest  de  la 
capitale.  Étonnement  de  son  Excellence  qui  aperçoit  tant  de 
détails  si  éloignés  !  Une  idée  lui  pousse  alors.  Du  palais  et 
des  postes  hovas  il  va  faire  observer  les  signaux  optiques, 
les  mouvements,  les  positions  des  soldats  français.  Raini- 
laiarivony  congédie  donc  Robert,  avec  la  formule  usitée  en 
pareille  circonstance  :   «  La  reine  a  besoin  de  ces  lunettes.  » 

Le  lendemain,  3  août,  Ramarosaona  revient  à  l'observa- 
toire. Impossible  d'utiliser  la  deuxième  lunette  astronomique 
avec  son  pied  parallactique,  son  attirail  de  leviers  de  trans- 
mission de  mouvement,  et  son  oculaire  qui  renverse  les 
objets.  La  reine  demande  une  autre  longue-vue.  L'envoyé 
indique  celle  avec  laquelle  on  lisait  à  distance  le  cadran  de 
l'anémomètre. 

Désormais,  lorsque  les  observateurs  voudront  noter  la 
vitesse  du  vent,  ils  devront  grimper  au  sommet  d'une  des 
coupoles  au  risque  de  se  rompre  le  cou. 

«  Ne  reste-t-il  pas  encore  d'autres  lunettes  que  puisse 
utiliser  l'armée  malgache,  demande  Ramarosaona.  —  Oui, 
répond  ironiquement  Robert,  il  y  a  la  lunette  méridienne 
qui  servira  aux  soldats  à  connaître  l'heure,  et  le  grand 
équatorial  dont  le  transport  dans  les  campements  exigera 
au  moins  une  cinquantaine  de  porteurs.  » 

Trois  jours  plus  tard,  autre  visite  peu  rassurante.  Un 
millier  de  soldats  hovas  campés  au  nord  de  l'édifice,  vient 
fourrager  dans  l'emplacement.  En  un  clin  d'œil,  le  bois  de 
chauffage  disparaît,  les  branches  des  arbres  sont  coupées, 
les  pommes  de  terre  du  potager  sont  récoltées,  les  plates- 
bandes  de  citronnelles  et  de  vétiver  arrachées,  un  thermo- 
graphe Richard,  trois  géothermomètres  et  un  pluviomètre 
recueillis.  Bonne  aubaine  !  le  récipient   de  ce   dernier  ins- 


DE  MADAGASCAR  311 

trument  a  sa  place  toute  indiquée  comme  marmite  à  riz.  Le 
pillage  eût  certainement  continué  sans  l'arrivée  de  quelques 
officiers,  qui  se  contentent  de  renvoyer  au  campement  les 
heureux  voleurs. 

Que  voulez-vous  ?  Le  soldat  malgache,  déjà  peu  fortuné, 
ne  reçoit  de  sa  gracieuse  reine  ni  solde,  ni  nourriture,  ni 
habillement.  Souvent,  il  est  réduit  à  payer  lui-même  ses 
propres  chefs.  Ne  faut-il  pas  qu'il  vive  au  dépens  de 
quelqu'un  ? 

Survient  un  nouveau  larron.  C'est  le  prince  Rakotomena, 
très  connu  pour  avoir  bâtonné  quelques  soldats  français  de 
l'escorte,  en  1893.  Il  se  rappelle  avoir  entendu  jadis  à 
l'observatoire  les  sons  d'un  harmonium,  et  éprouve  une 
irrésistible  envie  déjouer  encore  sur  un  instrument  français. 
Qui  donc  s'opposerait  aux  goûts  de  virtuose  du  propre 
neveu  de  la  Reine  ?  En  conséquence,  Robert  reçoit  l'ordre 
de  donner  l'harmonium  «  pour  que  le  prince  le  garde  contre 
les  voleurs  »  î 

Un  beau  matin,  trois  grands  du  royaume  entrent  dans 
l'observatoire  ;  à  leur  tète  s'avance  M.  Philippe  Razafiman- 
dimby,  ancien  élève  des  missionnaires  catholiques,  qui  lui 
apprirent  le  français,  envoyé  plus  tard  à  l'école  militaire  de 
Saint-Maixent  par  M.  le  Myre  deVilers;  au  demeurant, 
animé  envers  ses  bienfaiteurs  des  sentiments  de  reconnais- 
sance qu'on  est  en  droit  d'attendre  d'un  apostat. 

Le  ministre  des  affaires  étrangères,  .Vndriamifidy  et  un  12" 
honneur,  Rafamoharana,  l'accompagnent.  Ces  Messieurs  inter- 
rogent les  employés  sur  les  travaux  exécutés  pour  les 
Français  et  sur  le  contenu  des  six  fameuses  caisses. 

L'enquête  ne  révèle  rien  de  neuf.  Des  aides-de-camp 
procèdent  alors  è  des  fouilles  dans  les  fameux  sous-sols  du 
bâtiment. 

L'étroit  espace  dans  lequel  sont  emprisonnés  les  travail- 
leurs ne  facilite  pas  leur  besogne.  Couchés  à  plat  ventre,  à 
la  lueur  de  deux  ou  trois  bougies,  ils  cherchent,  creusent 
avec  l'angady  la  bêche  malgache)  maugréant  à  cause  de  leur 
gênante  position,  et  de  la  poussière  qu'ils  avalent  à  flots. 
On  soulève  beaucoup  de  terre,  de  gneiss,  de  granit,  et  de 


812  L  OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 

canons point.    En   revanche,    Philippe    met  de    côté   la 

batterie  de  piles  Leclanché,  les  fils  conducteurs,  les  son- 
neries, les  flacons  de  chlorydrate  d'ammoniaque engins 

dangereux,  disait-il,  avec  lesquels  il  se  chargeait  de  réduire 
en  cendres  Tananarive.  Enfin  il  prend  à  la  bibliothèque  un 
ouvrage  de  du  Moncel  sur  l'électricité.  Toute  la  prise  est 
envoyée  à  la  reine. 

Ensuite  on  fait  ouvrir  les  six  caisses  avec  autant  de 
précautions  qu'en  emploie  M.  Girard,  au  laboratoire  muni- 
cipal de  Paris,  pour  démonter  les  bombes  à  la  dynamite. 
Cruel  désenchantement,  lorsqu'on  aperçoit  entourés  de  foin 
des  flacons  d'hydroquinone,  d'iconogène,  de  carbonate  et 
d'hyposulfite  de  soude,  d'oxalate  de  potasse  ou  de  sulfate 
de  fer 

Caisses  et  contenu  prennent  cependant  le  chemin  du 
palais,  vers  10  heures  du  soir,  heure  à  laquelle  ces  Messieurs 
ont  terminé  leurs  perquisitions.  Le  lendemain,  tout  Tana- 
narive parlait  de  canons,  munitions  et  mélinite  trouvés  à 
l'observatoire  et  transportés  au  palais  de  la  Reine. 

Les  membres  du  gouvernement  s'obstinent  pourtant  à 
vouloir  découvrir  notre  matériel  de  guerre.  Ils  envoient  un 
cinquième  inspecteur.  Onlenomme  Rakotovao.  Notre  homme 
s'installe  à  l'observatoire,  tâche  de  soutirer  habilement  des 
employés  quelques  renseignements  nouveaux,  promet  de 
la  part  de  ses  chefs  toute  sorte  d'honneurs  et  de  dignités  à 
quiconque  lui  indiquera  la  fameuse  cachette,  et  menace  de 
mort  si  on  ne  lui  révèle  pas  où  se  trouve  le  dépôt. 

Agacés  par  le  refrain  dont  on  les  assomme  depuis  plusieurs 
jours,  Robert  et  son  compagnon  certifient  à  Rakotovao, 
jurent  même  sur  leur  propre  vie,  que  jamais  il  n'y  a  eu  à 
Ambohidempona  ni  canons,  ni  munitions,  ni  mélinite. 

Mais  l'inspecteur  est  blasé  sur  la  valeur  d'un  serment  de 
Malgache,  il  n'y  ajoute  nulle  foi  et  réitère  ses  menaces  et 
ses  promesses.  La  nuit  arrive  ;  il  fait  cerner  l'emplacement 
par  un  peloton  de  soldats.  Le  lendemain,  changement  de 
scène  :  il  chasse  les  deux  gardiens  ;  et  ordonne  à  quatre 
soldats  de  les  surveiller  rigoureusement,  de  les  empêcher 
de  communiquer  avec  n'importe  qui. 


DE  MADAGASCAR  31g 

Les  deux  employés  sont  là,  à  la  belle  étoile,  gardés  à 
vue  durant  toute  la  journée  et  la  nuit  suivante.  On  les 
relâcha  le  lendemain,  faute  de  preuves  suffisantes  de  culpa- 
bilité. 

Enfin,  le  gouvernement  hova  s'aperçoit  de  la  mystification 
dont  il  a  été  la  victime.  Rendu  sans  doute  plus  furieux,  il 
décide  la  destruction  de  Tobservatoire.  D'après  le  propre 
aveu  de  Philippe  Razafimandimby,  lui-môme  aurait  forte- 
ment contribué  à  cette  décision,  et  cela  «  par  dévouement 
pour  la  mission  catholique  »  ! 

Une  belle-fille  du  premier  ministre,  vraiment  dévouée 
celle-là  à  la  cause  française,  avait  dépêché  à  Robert  plusieurs 
de  ses  esclaves  chargés  d'emporter  les  objets  les  plus 
pré(*ieux  du  mobilier,  et  de  les  mettre  en  sûreté  dans  sa 
propre  maison. 

Je  ne  saurais  assez  la  remercier  de  ses  services  qui, 
dans  la  suite,  la  rendirent  suspecte  et  faillirent  compro- 
mettre sa  vie. 

DESTRUCTION    DE   l'oBSEHVATOIBE.  —  PILLAGE  GÉNÉHAL 

On  était  au  18  septembre.  Les  chefs  de  caste  et  les 
gouverneurs  convoquent  sur  la  montagne  d'Ambohidempona 
les  habitants  des  villages  d'Ambohipo,  d'Ambolokandrina, 
de  Faliarivo  et  la  Caste  noire.  Les  gens  de  Faliarivo  arrivent 
les  premiers  et  annoncent  aux  deux  gardiens  stupéfaits 
qu'ils  viennent  démolir  l'édifice. 

Robert  se  rend  aussitôt  chez  Andriamifidy,  ministre  des 
aff'aires  étrangères,  et  lui  demande  si  la  nouvelle  est  vraie. 
Il  reçoit  une  réponse  affirmative.  Vers  11  heures  du  matin, 
en  eff'et,  l'on  transmet  au  peuple  assemblé  l'ordre  de  la 
Reine  :  «  L'observatoire  sera  démoli,  afin  que  les  Français 
qui  approchent  de  la  capitale  ne  puissent  pas  trouver  dans  le 
voisinage  un  seul  gîte!  Les  habitants  d'Ambohipo  et  d'Am- 
bolokandrina porteront  les  instruments  et  le  mobilier  au 
collège  d'Ambohipo;  les  autres  renverseront  l'édifice.  » 

Robert  et  son  compagnon  démontent  à  la  hâte  les  instru- 
ments astronomiques.  Roulons,    crapaudines,  grosses  vis, 


314  L'OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 

vis  micrométriques,  engrenages...  s'entassent  dans  une 
caisse.  En  trois  heures,  les  différentes  pièces  peuvent  être 
transportées. 

La  conduite  de  nos  employés  fut,  en  ces  -circonstances^ 
digne  de  tout  éloge.  Malgré  des  tracasseries  sans  nombre, 
ils  n'ont  cessé  les  observations  météorologiques  qu'au 
moment  où  le  bâtiment  a  été  livré  à  la  pioche  des  démolis- 
seurs. Leur  vrai  dévouement  mérite  d'être  signalé  aux  amis 
de  la  science. 

Essayons  maintenant  de  retracer  la  scène  sauvage  de  la 
destruction  et  du  pillage,  d'après  le  récit  de  témoins 
oculaires. 

La  Caste  noire  munie  de  barres  de  fer,  de  haches,  de 
marteaux,  a  déjà  envahi  les  quatre  coupoles;  les  feuilles 
de  tôle  cèdent,  se  déchirent  sous  la  pression  des  leviers  la 
charpente  de  bois  vole  en  éclats;  la  cuisine,  le  pavillon 
magnétique,  la  baraque  en  planches  qui  avait  servi  de  pre- 
mier observatoire,  l'abri  météorologique  sont  renversés 
rapidement.  Une  foule  de  pillards,  composée  surtout  de 
soldats,  emporte  dans  toutes  les  directions  des  rails,  des 
roues  de  coupoles,  des  pièces  de  charpente,  portes,  fenêtres, 
escaliers,  paratonnerres  avec  câbles  conducteurs,  pluvio- 
mètres et  instruments  de  toute  sorte.  Fidèles  sujets,  ils 
exécutent,  à  leur  façon,  les  ordres  de  la  Reine. 

Les  gens  qui  se  dirigent  vers  Ambohipo  rencontrent  sur 
leur  chemin  un  employé  des  affaires  étrangères,  nommé 
Etiennne  Tomahenina,  ancien  élève  de  la  Mission;  celui-ci 
les  contraint  de  déposer  leur  butin  au  collège. 

Un  chronomètre  appartenant  au  dépôt  de  la  marine,  une 
boussole  d'inclinaison  du  magnétographe  Mascart,  un  ané- 
momètre—  etc..  etc..  disparaissent  à  tout  jamais.  Une 
pendule  de  précision,  deux  fusils  de  chasse,  deux  revolvers 
sont  emportés  par  un  nommé  Ratsimamanga,  ci-devant  pho- 
tographe de  profession,  employé  pour  le  moment  aux  affaires 
étrangères.  La  pendule  sidérale  jugée  inutile  à  cause  des 
heures  discordantes  qu'elle  indiquait,  est  du  moins  arrosée 
de  mercure  durant  le  transport;  les  baromètres,  thermo- 
mètres, actinomètres  brisés  ne  se  comptent  plus.  Le  pied 


DE  MADAGASCAR  315 

en  fonte  de  la  grande  lunette  équatoriale,  paraît  trop  lourd 
pour  être  emporté  jusqu'au  collège;  on  le  roule  dans  une 
misérable  case  sans  toit,  et  on  l'enfouit  sous  terre. 

Peu  à  peu,  l'édifice  est  débarrassé  de  ses  instruments  et 
de  son  UKfbilier  ;  la  Caste  noire  attaque  alors  à  coups  d'angady 
les  murs  et  les  pierres  de  taille  des  corniches.  Le  travail  de 
démolition  dure  cintj  jours,  à  cause  de  la  grande  épaisseur 
des  murailles  du  pavillon  central.  L'on  essaie  de  faire  sauter, 
avec  de  la  poudre  de  mine,  le  pilier  massif  de  8  mètres  de 
hauteur  sur  lequel  reposait  la  lunette  équatoriale;  heureu- 
sement le  feu  ne  prend  pas.  Du  reste,  d'après  la  rumeur 
publique,  des  fils  électriques  invisibles  communiqueraient 
avec  des  gargousses  et  des  torpilles  placées  sous  le  Palais 
de  la  Reine.  En  conséquence,  on  n'ose  trop  y  toucher. 

Enfin,  l'œuvre  de  destruction  est  accomplie;  il  ne  reste 
plus  que  quelques  débris  de  tours  démantelées,  de  fenêtres 
éventrées  jusqu'au  niveau  du  sol,  de  pans  de  murs.  Alors  le 
gouvernement  malgache  charge  le  chef  de  la  Caste  noire 
Rainiasitera,  d'annoncer  au  peuple  qu'il  peut  se  retirer. 
L'envoyé  part  à  cheval.  Arrivé  à  moitié  chemin,  sur  les 
rochers  d'Ambatoroka,  il  tombe  de  sa  monture  et  se  brise 
une  jambe,  accident  dont  il  n'a  pu  guérir  jusqu'à  ce  jour. 

Décidément,  la  destruction  de  l'édifice  ne  portait  pas 
bonheur  au  démolisseur  en  chef. 

UNE  PROCESSION  FETICHISTE  A  l'oBSEHVATOIIIE 

Cinq  jours  s'écoulent,  et  du  collège  d'.Xnibohipo  où  se 
sont  réfugiés  les  anciens  employés  d'Ainbohidempona,  on 
aperçoit  à  l'ouest  longeant  les  crêtes  des  collines,  une  pro- 
cession grotesque  composée  de  huit  hommes  habillés  de 
rouge.  L'n  grand  prêtre  porte  enveloppée  de  toute  sorte  de 
chiffons,  l'ancienne  idole  Kelimalaza  que  l'on  croyait  naïve- 
ment avoir  été  brûlée  par  ordre  de  la  Reine  Ranavalona  II. 
Les  habitants  des  villages  voisins  ont  défense  de  se  mêler 
au  cortège,  ils  se  «'ontentent  de  saluer  l'idole,  en  signe  de 
respect.  Le  convoi  s'arrête  sur  les  ruines,  fait  des  vœux 
pour  que  Kelimalaza  reprenne  possession  de  cette  montagne. 


316  L'OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 

profanée  par  rhabitation  des  Français,  et  lui  demande  pro- 
tection contre  les  envahisseurs  qu'on  aperçoit  là-bas,  dans 
la  plaine. 


ATTAQUE  DE  L  OBSERVATOIRE  PAR  LES  SOLDATS  FRANÇAIS 

L'emplacement  de  l'observatoire  constituait  une  position 
stratégique  des  plus  importantes. 

Tout  l'ouest  de  Tananarive  se  compose  d'une  immense  et 
basse  plaine  couverte  de  rizières  que  traverse  le  fleuve 
Ikopa.  Par  ce  côté,  il  eût  été  diflîcile  à  la  colonne  volante 
de  s'emparer  de  la  capitale.  A  l'est,  au  contraire,  s'étend 
parallèlement  au  massif  de  la  ville,  une  chaîne  dont  le  point 
culminant,  l'observatoire,  se  dresse  à  2  kilomètres  de  dis- 
tance. Cette  place  semblait  donc  toute  désignée  comme 
point  de  défense  et  d'attaque.  Les  Malgaches  avaient  élevé, 
au  nord  des  ruines,  des  retranchements  formés  de  pierres 
de  taille,  de  monceaux  de  briques,  de  plaques  d'acier  de 
fabrication  anglaise,  et  avaient  traîné  jusque  là  une  batterie 
et  des  Hotchkiss. 

Le  30  septembre  au  matin,  les  canons  français  délogent 
successivement  l'artillerie  hova  placée  sur  les  crêtes  de 
l'est.  A  11  heures  45  minutes,  l'ennemi  abandonne  le  piton 
d'Ankatso  situé  à  1.500  mètres  est  d'Ambohidempona.  La 
9''  batterie  française  et  une  section  de  la  16",  placées  en  con- 
trebas du  sommet,  ouvrent  un  feu  rasant  sur  la  batterie 
hova  établie  à  l'observatoire.  Le  tir  de  nos  pièces  est 
admirablement  réglé  comme  l'attestent  les  empreintes  de 
projectiles  que  l'on  aperçoit  encore  sur  les  pans  de  mur. 
La  position  de  l'ennemi  commence  à  devenir  intenable.  Du 
reste,  un  bataillon  de  tirailleurs  escalade  déjà  le  flanc  sud 
de  la  montagne.  Aussitôt,  les  artilleurs  malgaches  cachent 
sous  terre  leurs  munitions,  brisent  la  hausse  de  deux  canons 
et  des  mitrailleuses  qu'ils  abandonnent,  et  s'enfuient  vers 
Tananarive. 

Les  officiers  français  du  bataillon  s'emparent,  dès  leur 
arrivée,  de  ces  mêmes  pièces,  les  chargent  avec  les  muni- 
tions qu'ils  ont  découvertes,  les  braquent  contre  le  palais  de 


DE  MADAGASCAR  317 

la  Reine,  pointent  approximativement,  et,  cruelle  ironie, 
les  premiers  obus  qui  tombent  sur  la  capitale  proviennent 
des  canons  malgaches.  Après  chaque  coup,  on  rectifie  le  tir  ; 
les  projectiles  éclatent  au  milieu  d'un  groupe  de  soldats 
assis  sur  une  muraille  au  nord  du  palais,  et  font  plusieurs 
victimes. 

Les  9'  et  16*  batteries  qui  occupaient  TAnkatso  éprouvent 
du  retard  dans  leur  marche  vers  l'observatoire,  à  cause  du 
manque  de  chemins,  de  la  descente  très  escarpée,  et  des 
rizières  boueuses  qui  baignent  le  bas  de  la  montagne.  Elles 
se  mettent  en  position  sur  la  terrasse  de  l'ancien  bâtiment 
vers  2  heures  40  minutes,  au  moment  même  où  déjà  toutes 
les  crêtes  voisines  de  Tananarive  sont  tombées  au  pouvoir 
de  nos  troupes. 

Alors,  commence  le  bombardement  de  la  capitale. 

Des  obus  à  la  mélinite  lancés  sur  la  cour  du  palais  cou- 
verte de  soldats  malgaches,  produisent  un  résultat 
terrifiant  :  35  hommes  tués  d'un  premier  coup,  2't  d'un 
second.  Les  projectiles  atteignent  la  flèche  du  temple,  la 
tour  N.-E.  et  la  varangue  du  grand  bâtiment  dans  lequel  les 
Malgaches  ont  accunudé  une  quantité  de  barils  de  poudre. 
Si,  par  malheur,  un  obus  avait  éclaté  en  cet  endroit,  une 
{•atastrophe  épouvantable  s'en  serait  ensuivie.  Population  et 
soldats  s'enfuient  épouvantés  vers  les  régions  de  l'ouest.  La 
Reine  éperdue,  démoralisée,  ordonne  de  hisser  le  drapeau 
blanc  ;  bientôt  elle  signe  la  capitulation. 

RESTITUTIONS 

Au  lendemain  de  l'occupation  de  Tananarive,  le  général 
de  Torcy,  chef  d'Etat-major,  voulut  bien  s'intéresser  à  ce 
qui  restait  encore  de  l'observatoire.  Il  envoya  à  Ambohipo  le 
commandant  de  la  brigade  topographique,  M.  le  chef  d'esca- 
dron Bourgeois,  avec  ordre  d'examiner  l'état  des  instruments 
déposés  au  collège.  L'oflicier  constata  que  la  majeure  partie 
des  instruments  avait  été  endommagée  durant  le  transport  ; 
il  concluait  à  la  nécessité  de  les  renvoyer  en  France  pour 
être  réparés,  ou  d'en  acheter  d'autres. 

Le   général    essaya    ensuite   de   faire   rentrer    les   objets 


318  ,  L'OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 

emportés  par  les  pillards.  La  Reine  s'exécuta  d'abord,  du 
moins  en  partie,  et  renvoya  par  l'intermédiaire  de 
Ramarosaona  la  lunette  Bardou  et  la  longue  vue.  A  la  place 
du  petit  équatorial  Cauchoix,  précieux  souvenir  d'un  célèbre 
explorateur  et  géographe,  M.  Antoine  d'Abbadie,  de  l'Ins- 
titut, sa  Majesté  remit  une  épave  de  lunette  avec  oculaire 
brisé,  et  comme  compensation,  150  francs.  Les  six  caisses  et 
leur  contenu,  les  sonneries  électriques,  les  piles,  fils  con- 
ducteurs n'ont  point  encore  reparu. 

Le  jeune  prince  Rakotomena  rapporte  à  son  tour  l'harmo- 
nium, dont  il  a  cassé  deux  languettes  et  percé  le  soufflet. 

Le  photographe  Ratsimamanga  avait  déjà  vendu  la  pendule 
de  précision,  il  restitue  150  francs,  un  seul  fusil  et  deux 
revolvers. 

Le  P.  Roblet  découvre  et  fait  transporter  au  collège  le 
pied  de  la  grande  lunette  équatoriale.  Interrogé  au  sujet  de 
cet  enfouissement  contraire  aux  ordres  de  la  Reine,  le  gou- 
verneur du  village  donne  comme  excuses  qu'on  Ta  déposé 
en  cet  endroit  «  par  crainte  des  voleurs  »  ! 

La  belle  fille  du  premier  ministre  avait  été  la  première  à 
rapporter  les  objets  mis  en  dépôt  chez  elle. 

Malgré  tout,  la  majeure  partie  du  butin  reste  encore 
aujourd'hui  entre  les  mains  des  pillards. 

Ainsi  finit  l'observatoire  de  Tananarive.  Durant  les  six 
années  et  sept  mois  de  son  fonctionnement,  il  avait  fourni 
au  monde  savant  d'importants  travaux  météorologiques, 
astronomiques,  magnétiques  et  géodésiques,  qui  lui  ont 
valu  de  hautes  récompenses  soit  de  l'Académie  des 
Sciences,  soit  du  gouvernement  français. 

Dieu  en  a  permis  la  destruction  ;  entrerait-il  dans  ses 
desseins  que  sur  ce  dernier  champ  de  bataille  de  la  colonne 
volante,  s'élève  un  nouveau  monument  destiné  à  le  remer- 
cier de  la  victoire,  et  dédié  à  la  mémoire  des  soldats 
français  morts  à  Madagascar  ? 


DE  MADAGASCAR  319 


II.  —  APRES  LA  GUERRE 

Plusieurs  mois  après  la  capitulation,  je  revenais  de  France 
à  Madagascar,  résolu  de  reconstituer  l'observatoire  si  les 
indemnités  à  recevoir  me  le  permettaient. 

Par  une  de  ces  belles  soirées,  communes  sous  les  tro- 
piques, notre  caravane  est  en  vue  de  la  capitale  Malgache. 
Sa  physionomie  n'a  guère  changé,  malgré  les  horreurs  de  la 
guerre.  Toujours  ces  mêmes  grandes  bicoques  qui  menacent 
de  s'écrouler  sur  la  tète  des  passants,  et  qu'on  s'obstine  à 
décorer  du  nom  de  palais  ;  toujours  ces  maisons  rouges 
disposées  en  amphithéâtre,  sans  aucun  ordre,  sur  le  flanc, 
en  haut,  en  bas  du  massif.  Et  comme  pour  fêter  ironique- 
ment notre  arrivée,  le  soleil  couchant  empourpre  les  ruines 
de  l'observatoire.  Je  les  contemple  avec  tristesse.  Son  passé, 
ses  gloires,  ses  revers  se  présentent  à  ma  mémoire.  Là 
s'arrêta  victorieuse,  après  un  magnifîque  élan,  l'héroïque 
colonne  volante.  Et  en  voyant  flotter  au  dessus  de  ces  pans 
de  mur  le  drapeau  de  la  patrie,  un  rayon  d'espérance  tra- 
verse mon  cœur. 

Je  tente  quelques  démarches  auprès  de  M.  Laroche, 
résident-général,  dans  l'espoir  de  trouver  en  lui  le  bien- 
veillant appui  que  m'avaient  accordé  ses  prédécesseurs, 
MM.  le  Myre  de  Vilers,  Bompard,  Larrouy.  Il  semble  vouloir 
prendre  à  cœur  cette  œuvre  française.  En  attendant  sa  déci- 
sion, je  m'occupe  de  réparer  les  instruments  détériorés,  de 
remonter  la  grande  lunette  équatoriale,  dont  les  pièces 
gisent  çà  et  là  dans  un  pèle-méle  indescriptible.  Lorsqu'il 
s'agit  de  l'élever  sur  son  pied  parallactique,  deux  parties 
importantes  manquent  à  l'appel:  les  coussinets  inférieurs 
qui  supportent  l'axe  du  cercle  d'ascension  droite,  et  la 
console  du  mouvement  d'horlogerie.  J'installe  dans  l'enclos 
delà  Mission  des  instruments  météorologiques;  nous  conti- 
nuerons du  moins  la  série  des  observations  malheureusement 
interrompue  durant  cinq  mois. 


320  L'OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 


AVEC   LA   BRIGADE  TOPOGRAPHIQUE.  CERNE    PAR   LES   FAHAVALO. 

Sur  ces  entrefaites,  le  général  Voyron  commandant  le 
corps  d'occupation,  s'apprête  à  envoyer  à  la  côte  est  la  bri- 
gade topographique,  en  vue  du  tracé  d'un  chemin  de  fer. 
Mis  au  courant  des  travaux  que  j'avais  accomplis  avec  le  P. 
Roblet  dans  ces  mômes  parages,  il  me  propose  d'accom- 
pagner la  brigade  pour  l'exécution  de  la  partie  géodésique, 
astronomique  et  magnétique;  les  quatre  capitaines  topogra- 
phes relèveront,  eux,  les  détails  du  terrain. 

Le  fonctionnement  de  la  station  météorologique  me  paraît 
désormais  assuré  ;  d'autre  part,  aucune  réponse  au  sujet  de 
la  reconstruction  de  l'observatoire  ne  me  parvient  de  la 
Résidence  générale;  j'accepte  donc  la  proposition  du  géné- 
ral, heureux  de  pouvoir  me  rendre  utile. 

Nous  partons  le  5  septembre  1896.  Le  voyage  de  la 
première  étape  s'accomplit  sans  incident.  Le  lendemain 
notre  convoi  composé  en  tout  de  près  de  200  porteurs  se 
met  en  route,  avec  une  escorte  de  20  soldats,  10  tirailleurs 
algériens  à  l'avant-garde,  10  tirailleurs  haoussas  à  l'arrière. 

Après  une  heure  et  demie  de  marche,  nous  pénétrons 
dans  la  région  habitée  par  les  rebelles.  Les  Haoussas  mon- 
trent avec  fierté  une  tète  de  fahavalo  qu'ils  ont  fraîchement 
plantée  sur  un  pieu,  au  sommet  du  chemin,  par  manière  de 
représailles.  Spectacle,  en  vérité,  fort  dégoûtant  !  Pendant  la 
descente,  les  porteurs  signalent  sur  les  hauteurs  voisines, 
un,  puis  deux,  puis  trois  groupes  d'ennemis  qui  se  dirigent 
vers  nous.  Allons  !  ça  va  chauffer!  On  me  donne  un  revolver 
d'ordonnance  chargé  de  six  balles,  dont  je  n'userai  évi- 
demment qu'à  la  dernière  extrémité;   et à    la  garde   de 

Dieu! 

Des  coups  de  fusil  arrêtent  les  Algériens  à  quelques 
mètres  du  village  en  ruines  d'Antalatakely  qui  borde  le 
chemin.  Je  traversais  en  ce  moment  avec  l'arrière  le  ruis- 
seau de  l'iadiana.  Nous  pressons  le  pas  ;  le  convoi  se  rallie 
au  milieu  de  ce  pâté  de  cases  dont  les  murs  en  pisé  offrent 
un  abri  assez  sûr  contre  l'ennemi. 


DE  MADAGASCAR  321 

Les  fahavalo  nous  cernent,  envoient  à  notre  adresse  des 
balles  qui  passent  au-dessus  de  nos  tètes.  Pour  la  première 
fois,  j'entends  leur  sifflement  aigu.  Il  cause  d'abord  une 
impression  désagréable.  Bientôt,  on  prend  philosophique- 
ment son  parti,  en  constatant  qu'il  faut  beaucoup  de  poudre 
et  de  plomb  pour  tuer  un  homme. 

Désireux  de  voir  nos  adversaires,  je  me  place  à  un  endroit 
élevé  et  regarde  vainement.  «  Sortez  de  là,  me  crie  le  capi- 
taine Delcroix,  chef  de  la  brigade,  vous  n'y  êtes  pas  en 
sûreté.  »  Je  me  retire  et  vais  alors  visiter  les  postes  de 
défense.  Les  dix  tirailleurs  haoussas  occupent  le  bas  du 
village.  Une  section  envoie  des  feux  de  salve  dans  la  direc- 
tion du  ruisseau  que  nous  avons  franchi  tout  à  l'heure  ;  la 
deuxième,  vers  un  groupe  de  maisons  distant  de  500  mètres 
dont  les  habitants  s'acharnent  à  tirer  sur  nous.  Fusillade 
incessante  dans  ce  poste  des  Haoussas;  je  serais  curieux  de 
savoir  si  le  nombre  des  victimes  est  en  raison  directe  du 
tintamarre.  Ces  soldats  noirs  ont  la  réputation  d'être  excel- 
lents à  la  baïonnette  ;  par  contre,  mauvais  tireurs. 

A  l'autre  bout  du  village,  les  Algériens  ménagent  mieux 
leurs  munitions  et  tirent  beaucoup  plus  méthodiquement. 

Les  porteurs  se  blottissent  dans  l'intérieur  des  maisons, 
derrière  des  pans  de  murs  ;  eux  d'ordinaire  si  gais,  ils 
gardent  un  morne  silence  et  ne  paraissent  pas  du  tout 
rassurés. 

Pendant  que  je  fais  les  cent  pas  au  milieu  de  ce  concert, 
me  demandant  depuis  tantôt  une  heure  quand  la  bagarre 
finira,  un  tirailleur  algérien  m'arrive  baïonnette  au  canon  : 
«  Capitaine  blessé  !  crie-t-il,  capitaine  blessé  !  »  Je  cours  et 
trouve  en  effet  le  capitaine  Delcroix  perdant  son  sang 
d'une  blessure  au  bras  droit.  Voici  comment  avait  eu  lieu 
l'accident. 

Il  avait  aperçu  un  groupe  d'ennemis  caché  dans  une  tran- 
chée à  500  mètres;  il  rectifie  la  hausse  des  fusils  placée  sur 
800,  précise  à  ses  hommes  le  but,  commande  le  feu,  se 
retourne,  et  reçoit  au  môme  instant  une  balle  Snider. 

Un  médecin  de  la  guerre  se  trouve  par  bonheur  dans  notre 
convoi.  De  plus,  nous  avons  dans  les  bagages  de  la  brigade 

LXXI.  —  21 


322  L  OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 

une  petite  pharmacie.  Vite,  un  porteur  protégé  par  un 
soldat,  se  dévoue  et  va  chercher  de  l'eau  au  ruisseau  voisin  ; 
un  autre  apporte  un  mortier  à  riz  sur  lequel  s'asseoit  le  capi- 
taine. Je  lui  enlève  sa  veste  avec  mille  précautions.  Afin 
d'aller  plus  vite,  nous  coupons  avec  des  ciseaux  la  manche 
de  la  chemise.  Ma  soutane  est  inondée  de  sang.  Le  docteur 
examine  la  plaie,  constate  que  les  tissus  et  plusieurs  nerfs 
ont  seuls  été  déchirés  par  la  balle  qui  a  traversé  le  gras  du 
bras  à  la  hauteur  du  sein  ;  il  lave  la  blessure  avec  de  Feau 
phéniquée  et  applique  un  pansement. 

Pendant  l'opération,  le  capitaine  montre  une  énergie  peu 
commune. 

A  nos  côtés,  la  fusillade  ne  discontinuait  pas.  L'un  des 
officiers  de  la  brigade,  excellent  tireur,  posté  à  l'endroit 
même  que  j'avais  ordre  de  quitter  précédemment,  aperçoit 
un  rebelle,  qui  de  la  fenêtre  d'une  maison  fait  feu  sur  nous 
à  la  distance  de  800  mètres.  Il  lui  expédie  deux  balles 
Lebel,  qui  ont  dû  arriver  à  destination  ;  l'adversaire  trouve 
bon  de  s'éclipser. 

Depuis  deux  heures  et  demie,  nous  sommes  en  détresse. 
Les  120  cartouches  dont  chaque  soldat  avait  approvisionné 
ses  cartouchières,  commencent  à  s'épuiser  ;  faute  de  muni- 
tions, l'ordre  circule  de  ralentir  le  feu.  Tout  à  coup,  l'on 
voit  poindre  au  sommet  de  la  côte  où  était  plantée  la  tête 
du  fahavalo,  une  reconnaissance  qui  s'avance  dans  cette 
direction.  Nous  braquons  nos  jumelles  et  distinguons 
quinze  tirailleurs  algériens  commandés  par  un  capitaine  à 
cheval. 

Les  deux  postes  militaires  voisins  entendaient  la  fusillade, 
et  les  commandants  inquiets  sur  notre  sort,  nous  envoyaient 
du  secours. 

Il  était  temps  ! 

Le  lieutenant  Duruy,  fils  de  l'ancien  ministre,  arrive  avec 
ses  hommes.  Il  a  vu  du  haut  de  la  montagne  toutes  les  posi- 
tions qu'occupe  l'ennemi  :  «  A  quatre  pas  les  uns  des  autres, 
crie-t-il  ;  en  avant  !  m  Armé  de  son  revolver  et  un  bâton  à 
la  main,  il  s'élance  le  premier,  charge  vigoureusement  les 


DE  MADAGASCAR  323 

assaillants.  Quelques  minutes  plus  tard,  vive  fusillade; 
puis,  la  riposte  parvient  par  intervalles  et  dans  une  direc- 
tion de  plus  on  plus  éloignée.  Culbutés  par  les  quinze 
algériens,  les  rebelles  avaient  jugé  prudent  de  déguerpir. 
Du  reste,  à  Topposé^tle  la  route,  la  deuxième  reconnaissance 
du  poste  voisin  leur  envoyait  des  feux  de  salve  à  la  distance 
de  1000  mètres. 

Enfin,  nous  sommes  débloqués.  Malheureusement,  Tes- 
corte  a  subi  quelques  pertes.  Outre  le  capitaine  blessé,  un 
tirailleur  algérien  avait  reçu  une  balle  au  front  et  avait  été 
tué  roide. 

Les  porteurs  sortent  de  leurs  refuges  et  reprennent  cou- 
rage. Nous  continuons  notre  chemin,  emportant  le  cadavre 
du  tirailleur. 

A  notre  droite,  j'aperçois  sur  une  éminence  la  brave 
colonne  Duruy  qui  tient  Tennemi  à  distance  ;  à  notre 
gauche,  la  deuxième  reconnaissance  nous  protège  contre  les 
bandes  dispersées  à  l'opposé. 

Au  poste  de  Manjakandriana,  le  docteur  renouvela  le 
pansement  du  blessé,  et  s'assura  que  la  plaie  n'était  pas 
dangereuse. 

Nous  eûmes,  le  soir  môme,  l'explication  de  cet  engage- 
ment, le  plus  sérieux  qu'on  ait  eu  sur  la  ligne  d'étapes,  au 
dire  tics  officiers  du  poste. 

Des  espions  avaient  précédemment  annoncé  la  jonction 
de  trois  bandes  de  fahavalo  qui  tenteraient  un  coup  de 
main  sur  les  convois;  or,  justement,  ces  gaillards  s'étaient 
réunis  le  jour  de  notre  passage,  au   nond)re  de  500  environ. 

REPRÉSAILLES.    —    CONVOI    FUNÈBRE.   EN    ROUTE. 

Le  lendemain  matin  au  point  du  jour,  nous  entendions 
assez  près  du  poste,  le  grondement  du  canon.  Le  comman- 
dant du  cercle  infligeait  aux  fahavalo  de  terribles  repré- 
sailles. La  veille  au  soir,  il  avait  ordonné  à  un  déta«-hement 
de  soldats  de  se  rendre  à  l'endroit  par  où  passeraient  les 
rebelles.  Pendant  qu'il  balayait  à  coups  de  canon  les  villages 
qui  nous  nvai<'nl  attaqués  la  Vfilb'.  les  habitants  s'enfuyaient 


324  L'OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 

dans  la  direction  de  rembuscade;  plusieurs  d'entre  eux  tom- 
baient foudroyés  sous  les  balles  de  nos  soldats. 

La  compagnie  des  tirailleurs  algériens  s'apprête  ici  à 
rendre  les  derniers  devoirs  à  leur  can^arade  tué  la  veille 
dans  rengagement.  Un  peloton  rend  les  honneurs  militaires. 
Quatre  hommes  portent  sur  une  civière  le  corps  enveloppé 
d'un  linceul,  au-dessus  duquel  on  a  fixé  la  chéchia,  le 
manteau  bleu,  le  ceinturon  et  le  sabre-baïonnette  du  défunt. 
Les  officiers  en  grande  tenue  précèdent  le  convoi  ;  parmi 
eux,  je  remarque  des  vétérans  africains  dont  la  poitrine  est 
ornée  de  la  croix  d'honneur  et  de  médailles.  Moi,  prêtre 
catholique,  je  n'ai  pour  toute  décoration  que  ma  soutane 
largement  tachetée  de  caillots  de  sang,  et  récitant  tout  bas 
un  De profundis  pour  ce  pauvre  musulman,  mort  victime  du 
devoir,  je  suis  le  cortège  avec  un  des  officiers  de  la  brigade 
topographique.  Quand  le  cadavre  est  descendu  dans  la  fosse, 
chacun  jette  sa  pelletée  de  terre  ;  je  le  fais,  nu  tète.  Le 
commandant  du  poste  me  remercie  au  nom  des  algériens, 
d'avoir  bien  voulu  honorer  de  ma  présence  cette  triste 
cérémonie  :  «  Mon  capitaine,  lui  répondis-je  à  haute  voix, 
lorsqu'un  soldat  meurt  ainsi  loin  de  sa  patrie  défendant  le 
drapeau  de  la  France,  mon  titre  de  Français  m'oblige  à 
venir  saluer  les  restes  de  ce  brave  et  à  lui  adresser  un 
dernier  adieu.  » 

A  l'issue  de  la  cérémonie,  m'a-t-on  rapporté,  les  Arabes 
chuchotaient  entre  eux,  faisant  allusion  à  mon  grade  d'offi- 
cier assimilé  :  «  Ce  capitaine  marabout  n'est  pas  comme 
tous  les  autres.  » 

Le  capitaine  Delcroix  rentre  à  Tananarive  escorté  par  des 
soldats.  Nous,  nous  prenons  la  direction  de  Tamatave.  En 
route,  on  aperçoit  par  ci  par  là  quelques  habitants  errants 
dans  les  vallées.  Ils  ne  nous  inquiètent  pas  ;  nous  leur 
laissons  la  paix. 

Le  voyage  se  continue  ;  treize  jours  plus  tard,  nous 
arrivions  au  village  d'Ampanotomaizina  entre  Andevorante 
et  Tamatave,  région  que  nous  avions  mission  de  relever. 


DE  MADAGASCAR  325 


OPERATIONS     SUR    LE     TERRAIN 


Les  instructions  écrites  du  chef  du  service  géographique, 
M.  le  commandant  Verrier,  prescrivaient  la  mesure  d'une 
base  à  Ampanotomaizina  ou  dans  les  environs,  ensuite  Texé- 
(Hition  des  levés  géodésiques  et  topographiques  de  la 
région  située  à  l'ouest  de  cette  localité. 

Une  reconnaissance  préliminaire  nous  démontra  l'impos- 
sibilité de  mesurer  la  base  à  Ampanotomaizina  même.  La 
vue,  soit  dans  le  village,  soit  sur  les  bords  de  la  mer 
s'étend  tout  au  plus  à  200  mètres  et  se  limite  à  une  zone  de 
forêts. 

Au  delà  de  la  forêt,  deux  lacs,  unis  entre  eux  ^ar  un 
étroit  goulet,  coulent  parallèlement  à  la  côte  sur  une  lon- 
gueur de  20  kilomètres.  Une  bande  sablonneuse  couverte 
d'arbustes,  de  strychnoses,  de  pandahus,  etc..  les«  sépare 
de  l'Océan  Indien.  Les  bords  sinueux  du  lac  Rasoamasay 
offrirent  <'n  un  endroit  une  sorte  de  sentier  étroit  et  relati- 
vement long  ;  nous  le  choisîmes  pour  base.  Le  sol  une  fois 
(iébroussaillé,  nivelé  et  jalonné,  je  fis  planter  aux  deux 
extrémités  deux  niAts  ;  l'un  situé  au  pied  d'une  falaise  om- 
bragée d^nrania  speciosa,  arbre  du  voyageur,  fut  surmonté 
d'une  grosse  boule  nickelée  sur  laquelle  se  réfléchissaient 
les  rayons  solaires,  l'autre,  aboutissant  à  une  pointe  dénudée 
du  lac,  avait  un  simple  drapeau  blanc. 

Nous  mesurAmes  la  base  avec  un  ruban  d'acier  long  de  20 
mètres.  Après  chaque  portée,  nous  enfoncions  la  fiche,  non 
point  directement  dans  le  sable,  mais  à  frottement  dur  dans 
le  trou  d'une  planchette  posée  à  terre.  Pour  donner  une 
plus  grande  stabilité  à  la  planchette,  un  Malgache  appuyait 
ses  deux  pieds  par  dessus,  et  demeurait  immobile  jusqu'à 
ce  qu'on  eut  appliqué  l'extrémité  du  ruban  sur  la  partie 
intérieure  de   la   fiche. 

La  longueur  totale  de  la  base  mesurée  égalait  349  mètres 
à  l'aller,  et  348  mètres  69  centimètres  au  retour.  Différence  : 
31  centimètres. 

Cette  erreur  provenait  de  ce  que»  ce  jour  là,  la  marée 
plus  haute  que  d'ordinaire  avait  envahie  une  fraction  de  la 


326  L'OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 

ligne  jalonnée.  Nous  remédiâmes  à  cet  accident  en  prenant 
hors  de  l'eau  une  parallèle  à  la  base  durant  une  portée. 

L'on  sait,  du  reste,  que  la  mesure  d'une  base  sur  un  sable 
mouvant  est  sujette  à  des  erreurs,  malgré  toute  sorte  de 
précautions. 

Autour  du  lac  s'élèvent  des  dunes  et  des  falaises  dont 
les  sommets  surmontés  de  drapeaux,  nous  servirent  à  for- 
mer les  premiers  triangles.  J'observais  avec  un  théodolite 
de  reconnaissance,  les  trois  angles  azimutaux  ainsi  que  les 
distances  zénithales  de  chacune  des  stations,  dans  les  deux 
positions  directe  et  inverse  du  cercle. 

Nous  avons  uni  Amponotomaizina  avec  le  réseau  formé 
autour  du  lac,  de  la  manière  suivante.  D'un  point  du  village, 
où  nous  avons  arboré  ensuite  le  mât  de  pavillon,  je  pus 
découvrir  à  travers  une  étroite  échappée  de  la  forêt,  un 
sommet  de  colline  appelé  Anjanamborona,  distant  de  2  kilo- 
mètres et  demi,  déjà  placé  dans  le  réseau.  Pour  compléter 
le  triangle,  on  planta  au  sommet  d'un  des  plus  hauts  arbres 
de  la  foret,  un  drapeau  visible  à  la  fois  et  du  mât  de  pavil- 
lon et  de  la  colline.  Je  mesurais  ce  signal  de  ces  deux  points 
soit  en  azimut,  soit  en  hauteur  ;  par  conséquent,  Ampanoto- 
maizina,  station  du  mât  de  pavillon  fut  placé  sur  la  feuille 
minute  au  moyen  d'un  triangle  de  troisième  ordre,  c'est-à- 
dire,  avec  un  angle  déduit. 

NIVELLEMENT    TOPOGRAPHIQUE 

Jusque  là,  les  cotes  de  niveau  obtenues  avaient  pour  point 
de  repère  la  plage  du  lac.  D'après  les  instructions,  nous 
devions  les  mesurer  par  rapport  au  niveau  de  la  mer.  En 
d'autres  termes,  le  problème  à  résoudre  revenait  à  connaître 
la  hauteur  du  lac  au  dessus  du  niveau  de  la  mer. 

Nous  exécutâmes  un  nivellement  topographique  depuis 
l'Océan  Indien  jusqu'au  mât  de  pavillon,  distant  d'une  cen- 
taine de  mètres.  L'altitude  à  partir  du  pied  du  mât  égalait 
3  mètres  7  centimètres.  Ensuite,  je  déterminais  géodési- 
quement  de  cette  dernière  station,  la  hauteur  d'Anjanambo- 
rona  et  du  drapeau  de  la  forêt  ;  la  comparaison  des  résultats 
obtenus  avec  l'altitude  déjà  prise  du  niveau  du  lac,    donna 


DE  MADAGASCAR  327 

deux  vérifications.  Les  hauteurs  réciproques  d'Anjanambo- 
rona  et  du  mât  de  pavillon  fournirent  comme  cotes  de  niveau 
du  lac  :  4  mètres  98  centimètres,  d'autre  part,  5  mètres  21 
centimètres  au  moyen  d'une  simple  distance  zénithale  du 
drapeau.  Erreur,  23  centimètres,  attribuable  à  la  réfraction. 
Nous  avons  adopté  comme  hauteur  moyenne  5  mètres, 
quantité  que  nous  ajoutâmes  à  toutes  les  cotes  obtenues  de 
la  plage  du  lac. 

Ajoutons  en  terminant  ce  paragraphe,  que  de  tous  les 
sommets  principaux,  nous  observions  l'hypsomètre  et  la 
distance  zénithale  de  l'horizon  de  la  mer,  afin  de  contrôler 
les  résultats  géodésiques. 

ORIENTATION  DU   RESEAU.   COORDONNÉES  GÉOGRAPHIQUES. 

L'on  sait  que,  dans  rexécutioivfl^une  carte,  il  ne  suffît  pas  de 
disposer  sur  son  canevas  des  points  trigonométriques  et  des 
cotes  de  niveau,  il  faut  de  plus  orienter  ce  réseau,  et,  s'il 
n'est  pas  relié  à  une  triangulation  antérieure  complète,  la 
détermination  par  observation  astronomique  d'une  ou  plu- 
sieurs stations  importantes  devient  de  rigueur. 

Ce  fut  au  pied  du  mât  de  pavillon  d'Ampanotomaizina  que 
j'exécutai  ces  opérations,  classiques  en  géodésie. 

J'observais  la  nuit,  avec  le  théodolite,  les  hauteurs  corres- 
pondantes de  l'étoile  e  Carène.  Le  méridien  obtenu  fournit 
l'azimut  orienté  de  la  colline  d'Anjanamborona,  du  drapeau 
de  la  forêt,  et  par  ces  deux  points  du  réseau  tout  entier, 
ainsi  que  la  déclinaison  magnétique  du  lieu,  comme  nous  le 
verrons  plus  loin. 

La  recherche  des  coordonnées  géographiques  comprend 
deux  opérations  distinctes,  la  détermination  de  la  longitude 
et  de  la  latitude.  Puisque  le  service  géographique  ne  possé- 
dait pas  de  cercle  méridien,  et  que  celui  de  l'observatoire 
se  trouvait,  nous  l'avons  dit,  en  mauvais  état,  je  choisis  la 
méthode  de  la  longitude  par  le  chronomètre.  A  mon  pas- 
sage à  Andevorante,  dont  nous  avions  fixé  la  longitude  en 
1892,  je  me  rendis  à  la  station  d'Ambatojahanary  afin  de 
prendre  l'heure  locale  par  des  hauteurs  du  soleil,  au  moyen 
du  théodolite  et  du  chronomètre.  Vingt-quatre  heures  plus 


328  L'OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 

tard,  dès  mon  arrivée  à  Ampanotomaizina,  je  déterminais  de 
la  même  manière  l'heure  locale  avec  le  même  chronomètre 
et  le  théodolite.  Comparée  avec  celle  de  la  veille,  toutes 
corrections  de  marche  du  chronomètre  faites,  la  différence 
d'heure  des  deux  stations  égalait  23'  2  en  temps,  ou  5'  45'  3 
en  arc.  Or,  Andevorante  se  trouvant  à  46"  45'  34"  de  longi- 
tude est  de  Paris,  il  s'ensuivait  que  Ampanotomaizina  situé 
à  l'est  d' Andevorante  était  situé  à  46"  51'  19". 

La  latitude  fut  obtenue  par  la  méthode  ordinaire  des  hau- 
teurs circumméridiennes  du  soleil. 

OBSERVATIONS    MAGNÉTIQUES 

Les  officiers  topographes  emportent  généralement  dans 
leurs  opérations  sur  le  terrain  la  boussole  à  éclimètre,  avec 
laquelle  ils  placent  leurs  stations  sur  la  feuille  minute, 
d'après  trois  ou  plusieurs  points  géodésiques  donnés,  et 
relèvent  avec  le  cercle  vertical  de  l'instrument  quelques 
cotes  de  niveau  par  rapport  à  des  altitudes  déjà  fixées.  Leur 
boussole  doit  préalablement  être  réglée  d'après  la  décli- 
naison du  lieu. 

Or,  à  Madagascar,  et  en  particulier  sur  la  côte  est,  la 
déclinaison  magnétique  varie  très  inégalement,  comme  je 
l'avais  déjà  constaté  en  1892.  Non  loin  d'Ampanotomaizina, 
les  employés  des  ponts  et  chaussées  faisaient  creuser  les 
dunes  de  sable  qui  séparent  le  village  des  lacs,  et  y  décou- 
vraient des  sources  sulfureuses  et  des  pyrites  de  fer.  En 
allant  exécuter  un  tour  d'horizon  sur  la  colline  d'Anja- 
namborou,  je  trouvais  sur  mon  chemin,  des  pyrites  de  fer 
mêlées  avec  des  cristaux  de  quartz  amorphe;  sur  la  plage 
des  lacs,  j'observais  également  des  amas  de  fer  oxydulé 
rejeté  par  les  vagues.  Indices  très  probables  de  perturbation 
magnétique. 

En  effet,  déterminée  au  pied  du  mât  de  pavillon  et  loin 
des  habitations,  au  moyen  du  théodolite-boussole  Brunner, 
la  déclinaison  égale  :  8°  5'  34",  NW.  A  Andevorante,  station 
d'Ambitojahanary,  j'avais  obtenu  13"  36'  1"  NW,  alors  qu'en 
1892,  j'avais  trouvé  14"  40'  42". 

Ajoutons  que  cette  anomalie  magnétique  cesse  à  mesure 


DE  MADAGASCAR  329 

qu'on  pénètre  à  Touest  dans  Tintérieur  des  terres.  Ainsi, 
à  Sahamarivo,  à  11  kilomètres  d'Ampanotomaizina,  sur  les 
bords  de  la  rivière  Rongo  Rongo,  la  déclinaison  est  de 
9°  46'  34". 

QUELQUES    NOTES    SUR    LA.    RÉGION 

Le  levé  de  cette  région  peu  connue  et  qu'on  n'avait  pas 
sérieusement  étudiée  jusqu'à  ce  jour,  nous  révéla  quelques 
particularités  dignes  d'être  signalées. 

1°  La  bande  étroite  de  sable  quartzeux  qui  sépare  Ampa- 
notomaizina  des  lacs,  se  termine  sur  leurs  bords;  au-delà,  le 
sous-sol  est  formé  d'argile  rouge,  recouverte  d'une  légère 
couche  de  grains  de  quartz;  l'Océan  Indien  se  retirerait  donc 
très  lentement  en  cet  endroit  sous  l'effet  du  grand  courant 
marin. 

2"  Les  .nnomalies  de  la  boussole  et  la  constitution  géolo- 
gique du  sol  prouvent  que  cette  région  a  été  un  centre  secon- 
daire d'activité  volcanique,  et  confirmeraient  l'hypothèse 
qui  place  sur  le  versant  est  de  Madagascar  le  point  d'ori- 
^'ne  des  soulèvements  de  nie. 

3°  Ce  bouleversement  a  formé  une  ligne  de  partage  des 
eaux  assez  singulière;  au  village  d'Ampanotomaizina,  la 
rivière  se  jette  dans  l'Océan  Indien  au  nord-est,  à  3  kilo- 
mètres; au-delà  de  la  zone  des  forêts,  les  lacs,  alimentés 
uniquement  par  de  nombreux  ruisseaux  qui  prennent  leur 
source  dans  les  falaises  de  l'ouest,  se  déversent  dans 
la  mer,  à  l'opposé,  vers  le  S.  SW;  enfin  les  eaux  qui  coulent 
dans  les  vallées,  des  falaises  les  plus  élevées,  se  rendent  vers 
l'ouest,  perpendiculairement  aux  directions  précédentes, 
dans  la  rivière  du  Rongo  Rongo,  affluent  du  Vohitra,  lequel 
se  jette  dans  l'Iaroka  à  4  kilomètres  d'Andevorante. 

4"  Les  lignes  de  faite  sont  dirigées  parallèlement  à  la 
côte,  et  il  est  curieux  de  voir  la  rivière  du  Rongo  Rongo  et 
les  lacs  couler  dans  le  même  sens,  mais  à  des  altitudes 
difrércntes,  séparés  entre  eux  par  une  muraille  de  8  kilo- 
mètres de  largeur,  20  de  longueur  et  100  mètres  de  hauteur, 
foute  cette  région  des  falaises  était  boisée  jusqu'à  une  date 
récente,   ainsi  que  l'attestent  les  nombreux  troncs  d'arbres 


330  L'OBSERVATOIRE  FRANÇAIS 

calcinés  qui  s'élèvent  de  toutes  parts  sous  forme  de  mâts. 
Les  villages  y  sont  très  rares,  et  les  habitants  interrogés  sur 
le  motif  du  déboisement,  nous  répondaient  :  «  Nous  préfé- 
rons pour  nos  bœufs  des  pâturages  à  des  arbres.  » 

5°  Au  versant  du  Rongo  Rongo,  la  falaise  descend  sur  les 
bords  de  la  rivière  par  une  pente  escarpée.  De  nombreux 
villages  Betsimisaraka  s'élèvent  sur  les  berges  du  Rongo 
Rongo. 

6°  Protégée  des  vents  de  S.-E.  par  la  muraille  de  100  mètres 
de  hauteur,  la  région  jouit  d'une  température  exception- 
nellement élevée;  dans  une  saison  où  la  chaleur  est  à  sa 
moyenne,  j'avais  dans  ma  case,  à  l'ombre,  jusqu'à  36°.  Le 
sol  marécageux  composé  de  limon,  d'argile  et  d'humus, 
produit  sans  grands  efforts  de  culture,  du  riz,  des  cannes  à 
sucre,  du  café,  des  bananes,  patates...  La  principale  indus- 
trie des  habitants  consiste  dans  la  fabrication  du  rafia  qu'ils 
transportent  à  Andevorante  par  pirogues. 

En  résumé,  le  tracé  d'un  chemin  de  fer  traversant  la 
vallée  marécageuse  du  Rongo  Rongo,  gravissant  une  rampe 
de  80  à  100  mètres  de  différence  de  niveau,  pour 
redescendre  dans  la  région  des  lacs  et  rejoindre  le  littoral  à 
Ampanotomaizina,  parut  offrir  d'énormes  difficultés  de 
construction  et  nécessiter  de  fortes  dépenses. 

RENTRÉE    A    TANANARIVE 

Depuis  bientôt  trois  semaines,  la  saison  des  pluies  a  fait 
son  apparition.  Le  séjour  sous  latente  n'a  guère  de  charmes. 
Sous  les  rayons  du  soleil  on  éprouve  une  chaleur  étouffante  ; 
avec  la  pluie,  on  est  pénétré  par  l'humidité  due  à  l'évapo- 
ration.  Une  misérable  case  malgache  est  encore  préférable. 

La  fièvre,  compagne  inséparable  de  la  saison  pluvieuse, 
sévit  depuis  quelque  temps  dans  la  caravane.  Nous  ressentons 
tous  plus  ou  moins  les  effets  de  l'anémie  et  de  l'infection 
paludéenne,  après  un  séjour  de  trois  mois  sur  la  côte.  Déjà, 
un  porteur  et  un  soldat  indigène  de  l'escorte  sont  morts  d'un 
accès  pernicieux. 

Aussi  l'ordre  de  rejoindre  Tananarive  ne  nous  trouve  pas 
indifférents.  Nous  partons. 


DE  MADAGASCAR  331 

Le  long  de  la  ligne  d'étapes,  la  pacification  s'opère  grâce  à 
l'énergie  de  notre  nouveau  Résident.  Les  habitants  des 
villages  voisins  d'Antalitakely  ont  remis  armes  et  munitions 
au  commandant  du  secteur  et  se  sont  soumis.  Au  moment  de 
notre  passage,  ils  cultivent  leurs  rizières,  et  nous  tirent  cette 
fois  un  coup  de  chapeau,  non  sans  un  petit  air  goguenard. 
On  leur  rend  le  salut  sur  le  même  ton.  Le  surlendemain, 
nous  arrivions  à  Tananarive. 

Ma  mission  de  géodète  se  termine  pour  le  moment  par 
une  lettre  de  remerciements  et  d'éloges.  Le  commandant 
chef  du  service  géographique  me  rapporte  cette  phrase 
pleine  d'espérances  prononcée  par  le  général  Gallieni  :  «  Les 
Hovaont  détruit  l'observatoire,  ils  le  rebâtiront.  »  Je  fais  des 
vœux  pour  que  cette  parole  se  réalise. 

.E.  COLIN.  S.  J. 


DÉMONS  ET  DÉMONIAQUES' 


Dans  un  gros  livre,  sérieux  d'allure  et  de  format,  léger 
d'idées  et  de  raisonnements,  œuvre  d'un  médecin  connu, 
j'ai  cueilli  cette  phrase  :  «  Personne,  parmi  les  gens  sensés, 
n'admet  plus  l'intervention  du  Diable  dans  les  affaires 
humaines.  «  2. 

Voilà  ce  qui  s'appelle  une  exécution  sommaire  :  ou 
manquer  de  bon  sens,  ou  rejeter  la  croyance  au  démon  et  à 
son  action  dans  le  monde.  L'auteur  n'a  pas,  je  pense,  la 
prétention  que  chez  lui  tout  se  dise  aimablement.  Nous  le  lui 
pardonnerons  à  raison  de  sa  naïveté  :  il  en  faut  bien  une  cer 
taine  dose  pour  décréter  ainsi  de  non-sens  la  foi  de  tous  les 
catholiques  !  Aucune  vérité  peut-être  n'est  affirmée  plus  nette- 
ment dans  la  Sainte  Ecriture  que  l'intervention  du  diable  dans 
les  choses  humaines.  Justement  la  suite  de  l'Evangile 
m'amène  à  vous  raconter  comment  Notre-Seigneur  chassa  le 
démon  du  corps  d'un  possédé  dans  la  synagogue  de  Caphar- 
naiim,  et  de  toutes  les  actions  du  démon  sur  nous  aucune 
ne  se  montre  par  des  signes,  par  des  manifestations  plus 
apparentes,  plus  étranges,  que  la  possession.  Aussi  est- 
elle  l'objet  spécial  des  railleries  et  des  négations  du  scep- 
ticisme. 

Pour  ce  motif,  il  m'a  paru  bon  de  faire  précéder  l'exposé 
du  récit  évangélique  d'une  étude  sur  la  possession  diabo- 
lique que  je  définis  :  la  présence  du  démon  dans  le  corps 
d'une  personne  vivante,  présence  par  suite  de  laquelle  pou- 
voir   est  laissé  au  démon  d'agir  sur  ce  corps. 

Je  diviserai  ce  que  j'ai  à  vous  dire  en  trois  parties,  qui 
seront  la  réponse  aux  trois  questions  suivantes  :  Le  démon 
existe-t-il  réellement  et  quelle  est  sa  place  dans  l'œuvre  de 

1.  Conférence  donnée  dans  l'église  du  Gcsù,  à  Paris,  le  Dimanche  17  Jan- 
vier 1897. 

2.  Ch.  Richet.  L'homme  et  l'Intelligence  2*^    éd.,  p.  391. 


DEMONS  ET  DEMONIAQUES  333 

Dieu,  la  création?  La  possession  est-elle  un  fait  réel?  Enfin, 
comment  s'explique  la  possession  ? 

N'attendez  pas  de  moi  que  je  vous  parle  de  manifestations 
diaboliques  autres  que  la  possession,  telles  que  :  obsessions, 
maléfices,  sabbat,  nécromancie,  spiritisme,  etc.  L'occasion 
pourra  s'en  présenter,  mais  à  elle  seule  la  possession  est  un 
sujet  assez  vaste  et  assez  important,  pour  occuper  nos  trois 
quarts  d'heure  d'entretien, 

I 

En  1215,  le  quatrième  concile  œcuménique  de  Latran, 
formulait  le  décret  suivant  :  «  11  n'est  qu'un  seul  Dieu  éternel 
et  tout  puissant.  C'est  lui  qui  a  formé  du  néant  la  nature 
spirituelle  et  la  nature  corporelle,  l'ange  et  le  monde,  et  entre 
les  deux,  tenant  des  deux,  l'homme,  formé  de  corps  et  d'âme. 
Le  démon  et  ses  anges  ont  été  créés  dô  Dieu  bons  par 
nature  ;  eux  seuls  se  sont  rendus  mauvais  K  » 

Ce  décret  a  été  confirmé  en  1870  par  le  Concile  du 
Vatican. 

Ainsi,  au  sommet,  dans  une  sphère  à  part,  Dieu,  incréé, 
éitiinel,  tout  puissant;  Dieu  portant  en  lui-même  la  raison 
nécessaire  de  sa  propre  existence  et  la  raison  sufllsante  de 
l'existence  de  toutes  les  créatures;  Dieu  infini  dans  ses 
perfections,  se  sufiisant  pleinement  à  lui-même  et,  par 
conséquent,  ne  pouvant  avoir  d'autre  raison  de  produire 
des  êtres  en  dehors  de  lui  que  le  désir  de  leur  communi- 
quer quelques  efiluves  de  ses  perfections  et  de  son  bonheur; 
Dieu  créateur  et  maître  souverain  de  l'Univers,  à  qui  tout 
obéit  et  sans  lequel  rien  ne  peut  ni  être,  ni  vivre,  ni  se 
mouvoir,  ni  sentir,  ni  penser,  ni  vouloir. 

En  bas,  la  créature;  être  contingent,  qui  peut  exister  ou 
ne  pas  exister;  être  créé,  non  pas  sorti  de  Dieu,  mais  tiré 

1.  Firmïter  crodimus  et  simplicitcr  conHlcmur,  quod  unus  solus  est  verus 
Deus,  œternus,  imtncnsus  et  incomniutabilis,  incomprehcnsibilis,  omnipo- 
tens...  qui  sua  omnipotcnti  virtuto  simul  ab  inilio  tcmporis  utranique  de 
iiihilo  condidil  creaturam,  spiritualetii  et  corporalem  :  angelicam  vidclicct 
et  miindanain  :  ne  deiiide  hunianam,  quasi  eommuncm  ex  spiritu  et  corpure 
conslitutam.  Diabolus  eiiiin  et  alii  da'moncs  a  Deo  qutdcm  naturâ  creati  suot 
boni,  8ed  ipsi  per  se  facti  sunt  niali. 


334  DEMONS  ET  DÉMONIAQUES 

du  néant  par  Dieu;  être  fini  dans  ses  perfections,  dans  sa 
puissance,  laquelle  s'exerce  toujours  dans  un  champ  limité 
et  sous  le  contrôle  de  Dieu. 

Le  monde  créé  comprend  deux  règnes  très  distincts: 
Fesprit  et  la  matière.  L'esprit,  actif  par  lui-même,  doué 
d'intelligence,  de  volonté,  de  liberté;  la  matière,  inerte,  ne 
pouvant  par  elle-même  ni  se  mettre  en  mouvement,  ni  reve- 
nir au  repos,  encore  plus  incapable  de  penser  et  de  vouloir. 
Entre  l'esprit  et  la  matière,  l'homme,  tenant  des  deux.  Par 
son  corps,  il  est  matière  ;  par  son  âme,  il  est  esprit. 

Le  monde  des  esprits  comprend  les  anges  et  les  démons; 
entre  les  deux,  pas  de  distinction  essentielle.  A  l'origine, 
Dieu  créa  tous  les  esprits  bons,  leur  donna  la  grâce  sancti- 
fiante et  les  destina  au  bonheur  de  la  vision  intuitive.  Mais 
il  voulut  attacher  la  conservation  de  cette  grâce  et  l'acquisi- 
tion de  ce  bonheur  au  bon  usage  de  leur  liberté,  dans  une 
épreuve  à  laquelle  il  les  soumit  et  dont  nous  ignorons  la 
nature. 

Ces  esprits  se  comptaient  par  milliards.  Les  uns  obéirent, 
les  autres  se  révoltèrent,  nombreux  dans  les  deux  camps. 
Les  obéissants  furent  établis,  par  leur  libre  choix,  dans 
l'amour  du  vrai  bien,  et  mis  en  possession  d'un  bonheur 
éternel.  Les  rebelles  se  trouvèrent  fixés,  pour  l'avoir  voulu, 
dans  l'horreur  de  la  vérité,  dans  la  haine  du  bien,  et  condam- 
nés à  des  tourments  éternels.  Les  premiers  sont  les  anges, 
les  seconds  s'appellent  les  démons. 

Les  démons  se  sont  dépouillés  eux-mêmes  des  biens  de 
la  grâce  et  de  la  gloire;  mais  ils  ont  gardé  les  biens  de  la 
nature,  leurs  facultés  natives,  intelligence,  volonté,  puis- 
sance d'agir.  En  eux  ces  facultés  sont  supérieures  à  ces 
mêmes  facultés  telles  que  nous  les  possédons.  Une  nature 
supérieure  a  nécessairement  des  facultés  supérieures.  Or 
une  nature  spirituelle,  dégagée  de  la  matière,  comme  est 
la  nature  angélique,  n'ayant  nul  besoin  pour  agir  du  con- 
cours de  la  matière,  est  supérieure  à  une  nature  spirituelle 
engagée  dans  la  matière,  comme  est  notre  âme,  obligée  pour 
agir  d'appeler  à  son  aide  des  organes  matériels. 

Du  fait  que  l'homme  se  compose  d'un  corps  et  d'une  âme 
et  que  Tâmc  n'agit  pas  sans  le  corps,  il   suit   que   le   monde 


DEMONS  ET  DEMONIAQUES  335 

matériel  est  le  champ  propre  de  son  activité.  Cet  univers 
sensible  qui  nous  entoure  est  notre  domaine,  nous  y  sommes 
chez  nous,  Dieu  nous  Ta  livré,  nous  pouvons  en  user  et  en 
abuser,  sous  notre  responsabilité. 

Du  fait  que  les  anges  et  les  démons  sont  de  purs  esprits, 
il  suit  que  leur  activité  s'exerce  principalement  et  première- 
ment sur  le  monde  spirituel,  sur  les  substances  immaté- 
rielles. Gardons-nous  toutefois  d'en  conclure  que  la  matière 
est  placée  hors  de  leur  pouvoir.  Il  est  en  effet  dans  Tordre 
qu'un  être  supérieur  puisse  agir  sur  des  êtres  inférieurs. 
Aussi  les  anges  et  les  démons  ont-ils  le  pouvoir  d'imprimer  à 
la  matière  l'action  dont  elle  est  capable,  le  mouvement  local. 
u  Si  Dieu  ne  retenait  leur  fureur,  dit  Bossuet  parlant  des 
démons ^  nous  les  verrions  agiter  le  monde  comni<'  nous 
tournerions  une  petite  boule.  » 

Seulement,  dans  ce  monde  corporel,  sensible,  ils  ne  sont 
pas  chez  eux  comme  nous  ;  ce  monde  n'est  pas  leur 
domaine  comme  il  est  le  nôtre.  Ils  ne  peuvent  y  entrer  qu'a- 
vec l'ordre  ou  la  permission  de  Dieu,  et  à  des  titres  particu- 
liers. Les  anges  y  sont  ses  ambassadeurs,  les  exécuteurs  de 
Kc.s  volontés;  les  démons, des  ennemis,  des  intrus,  cherchant 
à  y  semer  le  trouble,  le  désordre,  et  toujours  pour  nous 
entraîner  au  mal. 

Dans  ces  corKlilit>ii>,  depuis  roiigintr  du  monde,  les  anges 
et  les  démons  ont  toujours  été  mêlés  très  intimement  à 
Thistoire  humaine,  et  ils  le  seront  ju.squ'à  la  fin  des  siècles. 
u  Le  démon,  dit  saint  Pierre,  rôde  partout,  cherchant  une 
proie  à  dévorer  —  circuit  quxrens  quem  devoret"^.   » 

Telle  est  la  doctrine  catholique.  Je  ne  la  prouve  pas,  je 
l'expose,  mais,  si  je  ne  me  trompe,  l'exposer  c'est  déjà  la 
faire  accepter,  tant  il  y  a  dans  cette  hiérarchie,  et  cette 
harmonie  des  différents  mondes,  d'ordre,  de  sagesse,  de 
beauté,  de  grandeur. 

Si  nos  philosophes  incrédules  trouvaient  celte  page  dans 
les  œuvres  de  Platon,  ils  tomberaient  à  genoux  ravis 
d'admiration.  Il  est  vrai  qu'admirer  Platon  n'oblige  à  rien  î 


1.  Deuxième  sermon  pour  le  premier  dimanche  de  Cartime. 

2.  I.  Pt'tr.  V. 


336  DEMONS  ET  DEMONIAQUES 

II 

,  Ces  fondements  posés,  j'arrive  à  la  seconde  question  qui 
va  nous  permettre  de  serrer  davantage  notre  sujet  :  La  pos- 
session est-elle  un  fait  réel  ? 

Pour  nous,  chrétiens,  la  réponse  affirmative  n'est  pas 
douteuse.  L'Evangile  affirme  la  réalité  d'un  grand  nombre 
de  possessions  diaboliques  et  cette  réalité  l'Église  l'enseigne, 
d'une  manière  générale,  par  la  voix  de  son  magistère 
infaillible. 

Nier  purement  et  simplement  ou  la  possibilité  ou  l'exis- 
tence de  la  possession  diabolique,  c'est  pécher  contre  la 
foi. 

Voyons  d'abord  la  pensée  de  l'Église.  Parmi  les  fonctions 
hiérarchiques  dont  l'ensemble  constitue  le  sacrement  de 
l'Ordre,  nous  trouvons  établi,  dès  les  premiers  siècles,  l'ordre 
des  exorcistes.  Le  ministère  propre  de  l'exorciste  est  de 
chasser  les  démons  du  corps  des  possédés  ;  c'est  pour  cette 
fonction  unique  qu'il  est  choisi  et  consacré  par  une  ordina- 
tion spéciale. 

«  Reçois,  lui  dit  l'évêque,  le  pouvoir  d'imposer  les  mains 
sur  les  énergumènes  et,  par  l'imposition  des  mains,  de 
chasser  les  démons  ^  »  L'Eglise  ensuite  lui  trace  des  règles 
pour  l'exercice  de  ce  ministère  épineux  et  délicat,  lui  remet 
entre  les  mains  des  formules  de  prières  dont  il  devra  se 
servir  et  portant  ce  titre  :  «  De  l'exorcisme  des  possédés  du 
démon^.  » 

Cette  conduite  équivaut  évidemment  à  une  définition  dog- 
matique. Soutenir  que  l'Église  peut  établir  des  cérémo- 
nies, des  prières,  un  ordre  même,  pour  combattre  des 
bnnemis  chimériques,  des  possessions  imaginaires,  c'est  l'ac- 
cuser  d'erreur  dans  une    matière    grave,   une  matière  qui 

1.  Accipe...  potestatem  imponcndi  manus  super  energumenos.  Per  impo- 
sitionem  manuum  tuarum...  pclluntur  spiritus  immundi  a  corporibus 
obsessis.  (Pontificale  Romanum  :  De  ordinatione  exorcist^e . 

2.  Rituale  romanum.  De  exorcizandis  obsessis  a  dsemonio.  Le  mot 
«  obsessis  »  doit  être  traduit  par  n  possédés  »  ;  le  lecteur  peut  s'en  convaincre 
en  parcourant  les  instructions  et  les  prières  annoncées  par  ce  titre. 


DEMONS  ET  DEMONIAQUES  337 

touche  à  la  croyance,  à  la  révélation,  aux  mœurs;  c'est  nier 
son  infaillibilité. 

J'ajoute  que,  depuis  l'origine  du  christianisme,  les  saints 
Pères,  les  Conciles,  les  théologiens,  les  auteurs  ecclésias- 
tiques ont  ou  affirmé  formellement  -pu  supposé  nettement 
l'existence  des  possessions  diaboliques.  Or  la  voix  unanime 
de  ces  maîtres,  c'est  la  voix  môme  de  l'Eglise,  son  enseigne- 
ment habituel  et  traditionnel.  Il  ne  peut  nous  tromper. 

Du  reste,  c'est  de  Notre-Seigneur  lui-même  que  l'Eglise  a 
appris  la  réalité  des  possessions  diaboliques.  J'ai  compté  dans 
l'Évangile  38  passages  où  il  est  question  de  possessions  et  de 
possédés.  Dans  les  uns  Notre-Seigneur  parle  au  démon  ;  il 
l'interroge,  le  gourmande,  le  menace,  lui  commande  de 
sortir  du  corps  des  possédés,  déclare  qu'une  fois  sorti  il  peut 
rentrer;  que  tel  démpn  ne  peut  être  chassé  que  par  le  jeûne 
et  la  prière  ;  que  lui  le  chasse,  non  pas  au  nom  de  Beelzé- 
buth,  prince  des  démons,  mais  par  le  pouvoir  de  l'esprit  de 
Diou.i 

Dans  ces  textes  le  démon  possesseur  est  clairement  dis- 
tingué do  l'homme  possédé.  Le  démon  est  présent  dans  le 
«orps,  puisqu'il  y  entre  et  en  sort.  Il  agit  sur  le  corps, 
puisqu'il  parle  par  sa  bouche.  En  d'autres  termes,  dans  ces 
faits  nous  retrouvons  tous  les  éléments  de  la  possession  dia- 
bolique. 

D'autres  textes  opposent  nettement  entre  eux  les  malades 
et  les  possédés. 

Un  jour,  les  apôtres  reviennent  tout  joyeux  :  «  Maître, 
disent-ils,  non  seulement  nousavons  guéri  les  malades,  mais 
encore  nous  avons  chassé  les  démons.  —  C'est  vrai,  leur 
répond  le  Sauveur,  Satan  et  ses  anges  vous  sont  soumis  '.  » 
Durant  sa  vie  publique,  Jésus  envoie  ses  apôtres  prêcher 
dans  les  villes  et  les  villages  et  leur  dit  :  «  Guérissez  les 
malades, chassez  les  démons'.  »  Après  sa  résurrection  :  «  Allez 
par  toute  la  terre,  enseignez  l'Evangile  à  tous  les  peuples. 
Voici    les  prodiges  qu'accompliront    ceux  qui    croiront    en 

1.  Matth  VIII,  32;  xii.  27,  28;  xvii,  20.  Marc.  i.  34;  v.  8;  vu,  29.  30;  m.  22, 
«qq.  Luc  iv,  33  sqq.  ;  xi,  26,  etc. 

2.  Luc,  X,  17,  sqq. 

3.  Matth,  X,  1.  Marc,  m,  15.  Luc,  tx,  1. 

LXXI.  —  22 


338  DEMONS  ET  DÉMONIAQUES 

moi  :  ils  chasseront  les  démons  ;  ils  imposeront  les  mains  sur 
les  malades  et  les  malades  seront  guéris^.  » 

Inutile,  je  pense,  de  faire  remarquer  davantage  cette  oppo- 
sition absolue  entre  malades,  d'un  côté,  et  possédés,  de 
l'autre.  Quand  il  s'agit  des  malades,  c'est  toujours  le  verbe 
«  guérir  »  qui  est  employé  ;  s'il  s'agit  des  possédés,  c'est 
toujours  le  verbe  «  chasser  ».  Un  enseignement  technique 
ne  serait  pas  plus  formel. 

Enfin,  il  est  d'autres  textes  dans  lesquels  l'Evangile  affirme 
que  tel  homme  a  un  démon,  qu'un  démon  possède  tel 
homme,  qu'il  le  saisit,  l'agite,  le  renverse  par  terre-.  En 
d'autres  termes,  l'Evangile  déclare  explicitement  qu'un 
démon  est  présent  dans  un  homme,  qu'il  agit  sur  son  corps, 
ce  qui  est  la  possession. 

On  chercherait  en  vain  dans  la  Sainte  Ecriture  une  vérité 
plus  nettement  accusée.  Oh  !  je  sais  bien  quelle  est  la 
réponse  des  rationalistes.  Les  uns  disent  :  Jésus  et  les 
Apôtres  ont  partagé  les  erreurs,  les  préjugés  de  leur  temps  ; 
comme  tout  le  monde  alors,  ils  ont  pris  pour  possessions 
diaboliques  des  cas  pathologiques,  des  maladies  encore  mal 
étudiées,  mal  connues  ;  les  possédés  de  l'Evangile  étaient 
tout  simplement  de  pauvres  fous  ou  de  pauvres  ma- 
lades. 

Non,  disent  les  autres,  Jésus  ne  s'est  point  trompé  ;  les 
Apôtres  seuls  ont  cru  aux  possessions.  Jésus  avait  l'esprit 
trop  élevé,  trop  ouvert^  pour  croire  à  ces  niaiseries.  Mais, 
sous  peine  de  compromettre  son  œuvre,  il  a  dû  ménager 
l'opinion  publique,  faire  de  1'  «  opportunisme  »,  parler  le 
langage  de  ses  auditeurs.  » 

Voilà  bien  des  affirmations.  Où  est  la  preuve  ?  Il  est  très 
facile  d'accuser  les  apôtres  ou  Notrc-Seigneur  de  cré- 
dulité, de  superstition,  d'erreur,  de  connivence  avec 
l'erreur  ;  mais,  encore  une  fois,  où  sont  les  preuves  ?  Des 
personnes  soulagées  par  le  Sauveur  les  Evangélistes  disent  : 
«  Les  uns  étaient  des  malades,  les  autres,  des  possédés.  )> 
Vous,    vous    dites  :     «  Non,    il    n'y   avait    aucun    possédé,. 


1.  Marc  XVI,  15,  sqq. 

2.  MaUh.  VIII,  16.  ix,  32.  Luc  iv,  35.  ix,  42. 


DÉMONS  ET  DÉMONIAQUES  339 

tous  étaient  des  malades,  m  Comment  le  savez-vous  ?  Et 
comment  le  prouvez-vous  ? 

Je  n'ignore  pas  que  nos  adversaires  se  croient  dispensés 
de  nous  fournir  leurs  preuves.  A  leurs  yeux,  le  démon  est 
un  mythe,  la  possession,  par  là  même,  un  rêve,  une  chimère. 
Mais  c'est  justement  ce  qu'il  faudrait  démontrer.  La  raison 
ne  l'a  jamais  fait,  elle  ne  le  fera  jamais. 

Et  puis,  les  adversaires  de  l'Evangile  devraient  bien  se 
mettre  un  peu  d'accord  avec  eux-mêmes. 

Hier,  on  nous  disait  :  La  gloire  de  Jésus  de  Nazareth,  le 
secret  de  cette  influence  prodigieuse,  unique,  qui  a  trans- 
formé le  monde,  c'est  qu'il  n'a  été  l'homme  d'aucun  temps, 
d'aucun  pays.  Il  s'est  élevé  au-dessus  des  préjugés,  des 
idées  de  son  époque.  Il  portait  en  lui  les  aspirations  les 
])his  saintes,  les  plus  pures  de  l'humanité.  Il  a  été  le  type 
idéal  de  la  noblesse  de  caractère,  de  la  grandeur  d'Ame,  de 
l'élévation  de  l'intelligence,  un  modèle  achevé  de  désinté- 
ressement, de  loyauté,  de  droiture. 

Et  aujourd'hui,  on  nous  dit  :  Ce  Jésus  de  Nazareth,  il  a 
partagé  la  plupart  des  opinions  et  des  préjugés  de  son  temps 
ni,  alors  même  qu'il  en  connaissait  la  fausseté,  par  faiblesse, 
par  respect  humain,  par  calcul  intéressé,  ouvertement, 
j)ul)liquement,  il  a  paru  les  approuver,  appuyant  ainsi  de  son 
autorité  des  erreurs  qu'en  .son  ftme  et  conscience  il  réprou- 
vait et  <'ondainnait. 

A  qui  devons-nous  croire  ?  Et,  encore  une  fois,  où  sont 
les  preuves  de  ces  assertions  contradictoires  ?  C'est 
l'honneur  de  l'Evangile  que  jamais  ses  ennemis  n'ont  pu 
s'entendre  sur  le  côté  faible  de  la  place.  Leurs  sy.stèmes 
d'attaque  se  combattent,  se  renversent  les  uns  les  autres,  et 
sur  leurs  ruines,  après  vingt  siècles  de  combat,  le  Livre 
sacré  reste  debout  dans  la  majesté  du  triomphe  et  la  splen- 
d<Mir  de  la  vérité. 

Ces  preuves  de  la  réalité  des  possessions,  je  le  reconnais, 
supposent  la  foi,  elles  s'adressent  à  des  chrétiens  comme 
vous. 

11  en  est  d'autres,  d'ordre  rationnel,  historique,  valables 
même  pour  les  incroyants.  En  effet,  à  plusieurs  reprises, 
après  les  examens  les  plus  minutieux,  par  des  témoins  les 


340  DEMONS  ET  DEMONIAQUES 

plus  dignes  de  foi,  des  faits  ont  été  constatés  avec  certi- 
tude, inexplicables  autrement  que  par  la  présence  et  l'action 
du  démon  dans  le  corps  d'une  personne. 

En  voici  quelques-uns. 

Une  personne  est  étendue  par  terre,  privée  de  sentimen 
et  de   mouvement  ;    dans    cet    état,  dix  hommes    des    plus 
robustes  ont  peine  à  la  soulever  et  à  la  mouvoir  quelque  peu. 

Une  autre  se  renverse  en  arrière,  de  manière  que  la  tète 
s'approche  des  talons,  sans  cependant  toucher  le  sol  et, 
dans  cette  posture,  contrairement  à  toutes  les  lois  de  l'équi- 
libre, elle  marche  et  court  avec  la  même  agilité  que  dans  la 
situation  ordinaire. 

Une  autre  encore  s'élève  brusquement  jusqu'à  la  voûte 
de  l'Eglise,  s'y  tient  fixée  la  tête  en  bas  uniquement  par 
l'application  de  la  plante  des  pieds  ;  dans  cet  état,  ses  vête- 
ments ne  subissent  pas  le  moindre  désordre  ni  le  moindre 
dérangement,  tout  à  coup,  elle  tombe  sur  le  pavé  sans  se 
faire  aucun  mal. 

Tout  homme  sensé  reconnaîtra  que  de  pareils  faits  ne 
peuvent  pas  être  le  résultat  de  causes  physiques  en  activité 
dans  notre  monde.  Ils  sont  évidemment  produits  par  une 
cause  d'ordre  supérieur  et  malfaisante,  disons  le  mot,  par 
l'esprit  mauvais,  par  le  démon. 

Autre  fait.  Une  personne,  qu'on  a  quelque  raison  de 
croire  possédée,  est  assise,  très  calme  ;  rien  absolument 
n'indique  ni  malaise,  ni  surexcitation.  On  approche  d'elle 
un  objet  consacré  à  Dieu,  une  relique,  de  l'eau  bénite,  sou- 
dain elle  entre  en  convulsions,  blasphème,  se  débat,  pousse 
des  hurlements  de  douleur,  crie  qu'elle  se  sent  blessée, 
brûlée. 

Je  le  demande  :  Où  est  le  siège  de  ces  impressions  ?  Dans 
le  corps?  mais  l'eau  bénite  ne  brûle  pas.  L'approche,  le 
contact  d'un  morceau  d'étoffe,  d'un  ossement  desséché,  ne 
saurait  causer  ni  blessure,  ni  douleur.  Cette  impression 
serait-elle  dans  l'imagination?  Mais  pourquoi  les  objets  de 
piété  seuls  ont-ils  pouvoir  de  l'exciter?  De  plus  l'imagina- 
tion ne  peut  agir  qu'à  la  suite  d'une  perception  quelconque 
des  sens,  ou  de  l'intelligence,  et,  dans  plusieurs  cas  la  per- 
sonne n'a  rien  vu,  n'a  rien   su,  n'a  rien  pu  soupçonner. 


DÉMONS  ET  DÉMONIAQUES  341 

L'être  intelligent  qui,  sans  voir,  sans  toucher,  perçoit  ces 
objets  sacrés,  que  ces  objets  irritent,  qu'ils  font  souffrir 
parce  qu'ils  sont  opposés  aux  dispositions  de  sa  nature 
rivée  au  mal,  c'est  l'esprit  révolté  contre  Dieu,  c'est  le 
démon. 

Enfin,  autre  catégorie  de  faits.  On  a  vu  des  personnes 
n'avant  pas  la  moindre  notion  ni  de  la  lecture,  ni  de  l'écri- 
ture, lire  et  écrire  couramment,  soit  leur  propre  langue, 
soit  des  langues  inconnues.  On  a  vu  des  personnes  sans 
culture  intellectuelle,  répondre  pertinemment  à  des  ques- 
tions sur  des  matières  difficiles  d'art,  de  littérature,  de 
sciences.  On  a  vu  de  pauvres  femmes,  n'ayant  jamais  appris 
<|ue  leur  langue  maternelle,  tout  à  coup  comprendre  parfai- 
tement l'allemand,  l'anglais,  l'italien,  l'espagnol,  le  turc  et 
même  parler  toutes  ces  langues  avec  facilité,  et  correction'. 

Je  le  demande  de  nouveau  :  comment  expliquer  ces  faits, 
réels,  historiques? 

Voulez-vous  entendre  l'explication  de  l'auteur  que  je 
vous  citais  au  commencement  de  cet  entretien  ?  Ecoutez  : 
<'  C'est    aussi    le    propre    du    démon    de    parler  plusieurs 

langues De  fait,  dans  le  délire  hystérique,  l'intelligence 

étant  surexcitée,  il  peut  y  avoir  par  suite  de  souvenirs  in- 
conscients des  réminiscences  inconnues.  »  Comprendre  et 
parler  des  langues  parfaitement  inconnues  ne  peut  être  le 
fait  de  souvenirs  inconsci<M>ts  T-n  répf>n^«'  <•'<!  totit  <'nti«''r«'  à 
côté  de  la  question. 

L'auteur  continue  :  «<  Quelques  aiiénistes  ont  observé  des 
faits  analogues.  Cela  n'avait  pas  échappé  aux  médecins  du 
xvi"  siècle.  «  Ceux  qui  ont  fréquenté  les  malades  et  les  fré- 
(juentent  journellement  trouveront  vraisemblable  qu'on 
puisse  parler  langue  étrange,  comme  grec,  latin,  hébreu, 
encore  qu'on  ne  soit  possédé  d'aucun  malin  esprit.  Cela 
peut  procéder  des  humeurs  si  véhémentes  que,  sitôt  qu'elles 
sont  enflammées,  la  fumée  d'icelles  étant  montée  au  cerveau 

I.  Cf.  Gœrre».  La  mystique  divine,  naturelle  et  diabolique.  Lit.  7».  — 
Ribel.  [.a  mystique  divine  distinguée  des  contrefaçons  diaboliques,  Tom.  III» 
chap.  10<".  —  J.  do  Boniiiol.  I.c  miracle  et  ses  contrefaçons.  Chap.  Vil", 
2''  seclioQ.  —  Jaufçoy.  Dictionnaire  apologétique,  article  Possession,  où  l'oa 
trouvera  de  nombreuses  réfërences. 


342  DEMONS  ET  DÉMONIAQUES 

fait  parler  un  langage  étrange,  comme  nous  voyons  aux 
ivrognes  (Louis  Guyon  cité  par  Simon  Goulard).  » 

Et  notre  auteur  ajoute  :  «  Un  si  grand  bon  sens  était 
rare^.  « 

Ainsi,  on  se  montre  homme  de  bon  sens,  et  de  grand  bon 
sens,  lorsqu'on  admet  que  l'acquisition,  la  possession  com- 
plète d'une  on  de  plusieurs  langues  étrangères  est  produite 
par  l'ivresse  ou  la  folie.  Autrefois,  paraît-il,  ce  grand  bon 
sens  était  très  rare  ;  il  est  devenu  très  commun  parmi  les 
représentants  de  la  science  contemporaine.  C'est  l'un  d'eux 
qui  nous  l'affirme.  Certes  voilà  un  progrès  qui  mérite  toutes 
nos  félicitations. 

Pour  nous,  nous  croyons  rester  homme  de  bon  sens  en 
déclarant  que  de  pareils  phénomènes  ne  peuvent  être  pro- 
duits par  les  forces  naturelles  de  l'intelligence  humaine.  Ils 
sont  le  fait  d'une  intelligence  d'ordre  supérieur,  présente, 
il  est  vrai,  dans  ce  corps  qu'elle  n'anime  point  comme  l'âme, 
mais  dont  elle  se  sert,  parlant  au  moyen  de  ses  organes. 
Par  ailleurs  cette  intelligence  ne  peut-être  ni  un  ange  ni 
Dieu,  son  action  étant  toujours,  par  quelque  côté,  ridicule 
ou  malfaisante.  Elle  est  le  démon. 

Remarquez-le,  je  ne  soutiens  pas  que  des  phénomènes 
aussi  certains  aient  été  constatés  dans  tous  les  cas  réputés 
possession  diabolique.  Je  dis  que  plusieurs  fois  ces  faits 
ont  été  établis  de  la  manière  la  plus  évidente,  la  plus  indé- 
niable, et  cela  suffit.  Un  seul  cas  de  possession  tranche  le 
débat  entre  les  croyants  et  les  incroyants. 

III 

J'arrive  a  la  troisième  question,  la  plus  importante. 

Comment  s'explique  la  possession?  Elle  s'explique  par 
une  action  du  démon  sur  le  corps,  action  dont  le  résultat 
est  un  mouvement  local  et  le  sujet  immédiat  le  système  ner- 
veux. Cette  action  comporte  une  double  opération.  D'abord 
le  démon  soustrait  à  l'influence  de  l'âme  le  système  ner- 
veux et,  par  le  système  nerveux,  les  sens  et  leurs  organes. 

1.  Richet.  L'Homme  et  l'Intelligence,  2'ne  édit.,  p.  320,  321. 


DEMONS  ET  DEMONIAQUES  34a 

Ensuite,  il  se  substitue  à  Fâme  et,  sans  animer  le  corps,  le 
meut,  soit  d'une  manière  semblable  à  Tâme,  comme  lorsqu^il 
parle  en  se  servant  des  organes  vocaux,  soit  d'une  manière . 
différente,  comme  lorsqu'il  soutient  un  corps  en  l'air,  sans 
appui,  ou  que  brusquement  il  le  transporte  à  une  grande 
distance. 

Évidennnent,  ces  actions  sur  le  corps  doivent  avoir  leur 
contre-coup  dans  l'âme.  Notre  imagination,  notre  sensibilité 
sont  des  facultés  mixtes,  constituées  par  l'union  de  l'âme  et 
du  corps.  La  possession  doit  donc  y  jeter  le  trouble,  le  dé- 
sordre, puisque  le  démon  est  maître  des  organes  qui  sont  l'un 
de  leurs  éléments  constitutifs.  De  plus  nos  opérations  intel- 
lectuelles, toutes  spirituelles  qu'elles  sont,  ne  peuvent  s'exer- 
cer sans  le  concours  d'organes  matériels,  les  nerfs,  les  sens, 
le  cerveau.  Or,  dans  la  possession,  ces  organes  sont  au  pou- 
voir du  démon.  L'intelligence,  la  volonté»  ne  pourront  donc 
avoir  leur  jeu  normal,  régulier. 

Vous  voyez  immédiatement  la  conséquence  d'un  pareil 
état.  La  possession  doit  produire  nécessairement  des  per- 
turbations analogues  aux  perturbations  produites  par  les 
maladies  nerveuses,  par  le  chloroforme,  la  morphine, 
l'alcool,  tous  les  excitants  et  les  narcotiques,  par  l'hypno- 
tisme, le  magnétisme,  la  suggestion.  En  effet,  dans  un  cas 
le  démon,  dans  l'autre  les  causes  naturelles,  agissent  direc- 
tement sur  le  système  nerveux.  Dans  les  deux  cas,  nous 
devons  avoir  des  symptômes,  sinon  identiques»  au  moins 
semblables. 

Et  de  fait,  chez  les  possédés  comme  chez  les  névropathes, 
les  alcooliques,  les  morphinomanes,  les  hypnotisés,  les 
suggestionnés,  nous  retrouvons  la  surexcitation,  de  l'imagi- 
nation et  des  sens,  l'agitation,  les  tremblements,  les  convul- 
sions, les  contorsions,  la  catalepsie,  l'anesthésie,  l'ataxie, 
l'aphasie,  tous  les  symptômes  nerveux.  Je  ne  sais  si  jamais 
possession  a  produit  une  pneumonie,  une  fièvre  typhoïde  ou 
quelque  autre  maladie  entraînant  l'altération  intime  et  pro- 
fonde des  organes  ou  des  humeurs.- 

Autre  conclusion  :  Le  possédé  devra  nécessairement 
présenter  des  symptômes  d'aliénation  mentale.  L'aliénation 
est  un  état  dans  lequel  l'âme  ne  tient  plus  le  gouvernail  de 


344  DEMONS  ET  DÉMONIAQUES 

ses  sens  et  de  ses  facultés.  Dans  la  possession  le  démon  a 
pris  la  barre  en  mains  ;  ce  n'est  pas  Tâme,  c'est  lui  qui 
gouverne.  Le  pauvre  aliéné  est  un  homme  qui  ne  se  possède 
pas  ;  le  démoniaque  ne  se  possède  pas  davantage,  il  est 
possédé. 

Par  là  même  les  rationalistes  ne  gagnent  absolument 
rien,  lorsqu'ils  nous  font  remarquer  —  et  ils  le  font  avec  une 
insistance  agaçante  —  des  analogies  entre  les  symptômes 
de  la  possession  et  les  symptômes  des  affections  et  ébranle- 
ments du  système  nerveux.  Ils  enfoncent  une  porte  ouverte, 
ils  découvrent  l'Amérique  !  Ces  analogies,  nous  les  connais- 
sons aussi  bien  qu'eux  et  les  théologiens  les  ont  fait  remar- 
quer avant  eux*.  Pour  être  logiques,  ils  devraient  dire  : 
«  Tous  les  symptômes,  sans  exception  aucune,  constatés  dans 
des  cas  réputés  possessions  diaboliques  se  sont  retrouvés 
identiques  dans  les  maladies  et  les  affections  du  système 
nerveux.  Donc,  tous  les  possédés  sont  des  malades.  Dans  ce 
cas ,  l'argument  serait  concluant.  Mais  il  faut  d'abord 
prouver  l'affirmation  sur  laquelle  il  repose  tout  entier.  Ils 
ne  l'ont^jamais  prouvée,  et  ils  ne  la  prouveront  jamais.  J'ai 
montré  le  contraire.  Jamais  ni  le  magnétisme,  ni  l'hypno- 
tisme, ni  la  suggestion,  ni  une  maladie  nerveuse  n'ont 
produit  un  seul  des  phénomènes  cités  plus  haut  en 
preuve    de  la  réalité  des  possessions  diaboliques. 

L'Eglise  est  bien  plus  sage,  et  sa  méthode  bien  autre- 
ment scientifique.  «  Avant  tout,  dit-elle  à  l'exorciste,  ne 
croyez  pas  facilement  aux  possessions,  et  sachez  bien  à 
quels  signes  on  distingue  les  possessions  des  maladies. 
Voici  quelles  sont  les  marqnes  de  la  possession  :  parler  ou 
comprendre  une  langue  inconnue;  révéler  des  choses  éloi- 
gnées ou  occultes;  déployer  des  forces  au-dessus  de  son 
âge  ou  de  la  nature  humaine,  et  autres  faits  semblables 
dont  la  force  probante  est  d'autant  plus  grande  qu'ils  sont  plus 
nombreux^.  «  Ecrites  dans  un  siècle  taxé  aujourd'hui  d'igno- 
rance et  de  superstition,  ces  lignes  répondent  à  tous  les  vo- 
lumes de  nos  incrédules.  L'Eglise  dit  :  Dans  certains  cas,  vous 

1.  Cf.  Thyreus,  de  Dsemoniacis,  part.  2,  cap.  xxii  et  sqq.  Benedictus  xiv, 
de  servorum  Dei  heatif.  et  canonis.  lib.  iv,  p.  1,  cap.  xxix. 

2.  Rituale  Romanum,  loc.  cit. 


DÉMONS  ET  DÉMO^'UQUES  345 

ne  trouverez  que  des  symptômes  naturels  ;  vous  conclurez 
à  une  maladie.  Dans  d'autres,  il  vous  sera  impossible  de 
juger  si  les  phénomènes  observés  sont  explicables  par  les 
causes  naturelles,  ou  s'ils  exigent  une  cause  supérieure; 
vous  resterez  dans  le  doute.  Mais  il  est  des  cas  où  vous 
constaterez  avec  certitude  des  phénomènes  qui  ne  peuvent 
s'expliquer  que  par  la  présence  et  l'action,  dans  le  corps 
d'une  personne,  d'une  intelligence  supérieure,  malfaisante, 
du  démon.  Alors  vous  conclurez  à  la  possession.  C'est 
logique,  c'est  sage,  c'est  clair  comme  le  bon  sens. 

Contre  cette  explication  une  seule  objection  me  paraît 
mériter  quelque  attention.  On  peut  dire  :  Un  être  spirituel, 
par  sa  nature  môme,  est  empêché  d'agir  sur  la  matière.  Être 
esprit,  mouvoir  la  matière,  sont  deux  propositions  qui  s'ex- 
cluent mutuellement. 

La  raison  démontre  le  contraire  ;  suivez  bien,  s'il  vous 
plaît,  ce  raisonnement.  Tous  les  savants  reconnaissent  que 
la  njatière  par  elle-même  est  inerte,  c'est-à-dire  qu'elle  ne 
peut  se  mettre  d'elle-même  en  mouvement.  Et  cependant  ce 
monde  matériel  où  nous  sommes  est  en  mouvement.  D'où 
l'a-t-il  reçu  ?  D'un  être  matériel  ?  Soit.  Et  celui-ci  ?  D'un  être 
matériel  encore  ?  Je  le  veux  bien.  Mais  il  est  impossible  de 
marcher  ainsi  à  l'infini  et  il  faut  de  toute  nécessité  arriver  à 
celte  conclusion.  Le  premier  moteur  immobile  de  la  matière 
est  un  esprit.  Donc  l'esprit  p«Mil  a^ir  sur  la  matière. 

J'ai  hâte,  pour  terminer,  de  rassurer  vos  esprits  en  vous 
indiquant  comment  s'explique  la  possession,  non  plus  au 
point  de  vue  physique,  —  ce  que  je  viens  de  faire  —  mais 
au  point  de  vue  moral,  c'est-à-dire  comment  la  possession 
rentre  dans  l'ordre  actuel  de  la  Providence  et  s'accorde  avec 
la  justice  et  la  bonté  de. Dieu.  La  possession  est  à  la  fois  un 
mal  physique  et  un  mal  moral.  Un  mal  physique  :  elle  tor- 
ture le  corps,  elle  est  une  souffrance,  une  humiliation  pour 
le  possédé,  pour  ses  parents,  pour  ses  amis.  Un  mal  mo- 
ral :  d'ordinaire  elle  pousse  au  blasphème,  à  la  révoltiî  et  à 
d'autres  actes  coupables. 

Examinons-la  sous  ce  double  rapport.  En  tant  qu'elle  e«t 
un  mal  physique,  la  possession  n'a  pas  de  conséquences  plus 


346  DÉMONS  ET  DÉMONIAQUES 

fâcheuses  qu'une  foule  d'accidents  dont  l'homme  est  tous  les 
jours  la  victime.  Un  père  de  famille  est  écrasé  par  une  voi- 
ture, poignardé  par  un  assassin,  atteint  d'une  folie  à  jet 
continu  ou  à  jet  intermittent,  frappé  de  paralysie,  d'ataxie  ; 
son  travail,  je  le  suppose,  était  le  gagne-pain  de  sa  famille. 
Avec  la  mort,  la  maladie,  c'est  la  misère  et  son  cortège  de 
maux  qui  s'installent  au  foyer. 

Un  autre  se  rend  cougable  d'un  crime  puni  par  la  loi;  il 
est  condamné  à  la  prison,  à  la  déportation,  à  l'échafaud. 
Pour  les  siens,  c'est  la  ruine,  le  déshonneur,  une  ruine  et 
un  déshonneur  immérités. 

En  quoi,  je  vous  le  demande,  la  possession  est-elle  plus 
redoutable  que  ces  mille  accidents  de  la  vie  humaine?  Elle 
est  plus  effrayante  pour  l'imagination,  soit.  La  cause  en  est 
plus  inconnue,  plus  étrange,  soit.  Mais  ce  n'est  pas  avec 
l'imagination,  c'est  avec  la  raison  que  nous  devons  juger. 

Subjectivement,  le  démon  est  une  cause  libre  et  coupable  ; 
mais  l'assassin,  le  calomniateur,  très  souvent,  n'auront  ni 
moins  de  liberté,  ni  moins  de  culpabilité. 

Objectivement, le  démon  est  une  cause  nécessaire;  l'homme 
ne  peut  s'y  soustraire.  Mais  peut-il  davantage  se  soustraire, 
dans  beaucoup  de  cas,  à  un  incendie,  à  un  cyclone,  à  un 
tremblement  de  terre  ? 

Vous  le  voyez  donc,  entre  la  possession,  d'un  côté,  et  une 
foule  d'accidents  très  communs,  de  l'autre,  il  n'y  a  pas  de 
différences  essentielles.  Donc,  puisque  Dieu  peut  permettre 
ceux-ci,  il  peut  également  permettre  celle-là,  sans  cesser 
d'être  juste  et  bon. 

Au  point  de  vue  moral,  la  question  est  encore  moins 
difficile.  Deux  hypothèses  seulement  sont  possibles;  ou  bien 
le  possédé  perd  l'usage  de  sa  liberté,  ou  bien  il  le  garde. 
S'il  le  perd,  il  ressemble  à  un  homme  privé  de  sentiment 
et  de  raison;  il  n'y  a  plus  pour  lui  ni  bien,  ni  mal  moral,  il 
est  irresponsable.  S'il  le  conserve,  il  a  le  pouvoir  de  résister 
aux  suggestions  de  l'ennemi^  et  sa  responsabilité  sera  exac- 
tement mesurée  par  Dieu  au  degré  de  liberté  qu'il  aura  con- 
servé. Dans  ce  cas,  la  possession  devient  une  simple  tenta- 
tion, et,  pour  mon  compte,  je  suis  convaincu  qu'il  est 
nombre   de  tentations  plus    dangereuses  pour    la  vertu   et 


DÉMONS  ET  DEMONIAQUES  347 

pour  le  salut.  La  possession  fournit  alors  Toccasion,  pour 
le  malheureux  ainsi  dominé  par  le  démon,  de  pratiquer  jus- 
qu'à l'héroïsme  la  patience,  la  résignation,  l'humilité,  la  con- 
fiance en  Dieu,  l'amour  de  Dieu,  les  vertus  les  plus  belles  et 
les  plus  méritoires.  Elle  est,  comme  la  tentation,  l'épreuve 
de  notre  fidélité  et  la  source  de  notre  bonheur. 

Et,  remarquez-le,  dans  toutes  ces  réflexions  je  me  suis 
placé  sur  le  terrain  le  plus  défavorable  ;  j'ai  supposé  que  les 
possédés  étaient  des  innocents.  Cela  arrive,  ce  n'est  pas  le 
cas  ordinaire.  Souvent  les  possédés  sont  des  coupables,  des 
criminels  qui  ont  commis  ce  crime  abominable  de  vouloir 
eux-mêmes  se  mettre  en  rapport  avec  le  démon  et  de  l'appeler 
h  leur  secours,  dans  un  but  coupable.  Dans  ce  cas,  évidem- 
ment, la  Providence  de  Dieu  s'explique  plus  facilement 
encore.  L'homme  appelle  le  démon.  Dieu  permet  à  celui-ci 
de  répondre  à  cet  appel,  il  donne  un  pouvoir  plus  grand  à 
l'ennemi  sur  cet  homme  qui  lui-même,  librement,  s'est  livré 
entre  ses  mains.  C'est  justice,  et,  vous  le  savez,  malgré  des 
exagérations  incontestables,  des  mensonges  bien  constatés 
de  publicistes  sans  conscience  et  sans  pudeur,  il  est  hors 
de  doute  qu'il  existe  aujourd'hui  des  réunions  dans  lesquelles 
l'évocation  du  diable,  de  Satan,  est  à  l'ordre  du  jour. 

En  tout  cas,  ne  l'oublions  jantais,  ici-bas,  même  lorsqu'il 
nous  éprouve  et  nous  châtie,  Dieu  est  toujours  notre 
Père  ;  il  agit  pour  notre  bien.  Le  démon  est  toujours  —  le 
mot  est  de  saint  Augustin  —  le  chien  que  Dieu  tient  en  laisse. 
11  ne  s'avance  qu'autant  que  la  corde  lui  est  lâchée  ;  il  mord 
ceux-là  seulement  dont  son  maître  lui  permet  d'approcher. 
Pour  le  <*hrétien  fidèle,  ses  morsures  sont  les  blessures 
reçues  par  un  vaillant  soldat  un  jour  de  bataille  couronnée 
par  la  victoire.  Leurs  cicatrices  restent  le  témoignage  de  sa 
bravoure  et  le  gage  de  sa  récompense. 

H.  LEROY.  S.  J 


MONTALEMBERT 

(Deuxième  article  *) 


Si  Montalembert  réclamait  la  liberté  pour  tous  et  pour 
tout,  même  pour  la  presse,  dans  une  très  large  mesure,  c'est 
parce  qu'il  pensait  que,  dans  nos  sociétés  modernes,  ce 
régime  est  celui  qui  profite  le  plus  au  vrai  et  au  bien.  Il  la 
voulait  entière  pour  FEglise  et  pour  toutes  les  manifes- 
tations de  son  énergie  divine. 

Il  n'a  cessé  de  la  demander  pour  les  fidèles,  pour  les 
prêtres,  pour  les  ordres  religieux,  pour  les  évoques,  pour 
les  œuvres  d'éducation,  de  propagande  et  dé  charité.  Elle  lui 
paraissait  surtout  nécessaire  et  sacrée  pour  le  Saint-Siège, 
dans  la  personne  du  Pontife  chargé  du  magistère  et  du 
gouvernement  de  l'Eglise  universelle. 

Pour  que  cette  indépendance,  qui  a  sa  racine  dans  l'ins- 
titution même  de  Jésus-Christ,  dans  l'histoire  dix  fois 
séculaire  de  la  France  et  dans  la  nature  des  choses  ;  pour 
que  cette  liberté  de  parler  et  d'agir,  de  commander,  de 
conseiller  et  de  réprimer,  soit  éclatante  et  souveraine,  il 
faut  que  le  Pape  jouisse  avec  assurance  du  domaine  tempo- 
rel que  lui  ont  donné  la  foi  des  peuples  et  le  travail  provi- 
dentiel des  siècles.  Si  le  Pape  cesse  d'être  libre,  les  catho- 
liques du  monde  entier  ne  le  sont  plus.  Leur  premier 
besoin  c'est  qu'il  ne  subisse  le  contrôle  et  l'inspiration 
d'aucune  puissance  ;  il  ne  convient  même  pas  qu'on  puisse 
le  soupçonner. 

Montalembert  prit  toujours  la  défense  du  Pape  et  il  parla 
souvent,  un  jour  surtout,  de  la  Souveraineté  pontificale,  de 

1.  Voir  Études,  20  Avril  1897. 


MONTALEMBERT  349 

Rome,  de  Pie  IX  et  des  bienfaits  de  la  papauté  avec  tant 
d'énerg^ie,  de  noblesse  et  de  chaleur  qu'il  souleva,  dit  le 
Journal  des  Débats,  des  «  applaudissements  tels  qu'on  ne  se 
souvient  pas  d'en  avoir  entendu  dans  les  assemblées  déli- 
bérantes. »  On  se  rappelle  sa  fameuse  réplique  à  Victor  Hugo, 
où  il  nous  montre  dans  l'Eglise  non  pas  seulement  «  une 
femme,  mais  une  mère  ».  La  force  qui  entre  en  lutte  avec 
cette  faiblesse  divine  est  certaine  d'être  vaincue  et  désho- 
norée : 

C'est  une  mère,  c'est  la  mère  de  l'Europe,  c'est  la  mère  de  la  société 
moderne,  c'est  la  mère  de  l'humanité  moderne.  On  a  beau  être  un  fils 
dénaturé,  un  fils  révolté,  un  fils  ingrat,  on  reste  toujours  fils,  et  il  vient 
un  moment,  dans  toute  lutte  contre  l'Eglise,  où  cette  lutte  devient 
insupportable  au  genre  humain,  et  où  celui  qui  l'a  engagée  tombe  acca- 
blé, anéanti,  soit  par  la  défaite,  soit  par  la  réprobation  unanime  de 
l'humanité. 

Ce  n'est  pas  seulement  à  Rome  que  la  liberté  des  catho- 
liques a  été  menacée  et  étouflTée  ;  elle  Ta  été  en  Pologne 
par  l'autocratie  et  le  schisme  russes  ;  elle  l'a  été  en  Irlande 
par  la  rapacité  des  landlords  et  «  des  révérends  pillards  » 
de  l'Angleterre  ;  elle  l'a  été  en  Syrie  et  en  Orient  par  les 
Turcs  ;  elle  l'a  été  en  Suisse,  où  la  ligue  défensive  des  sept 
cantons  conservateurs,  Lucerne,  Uri,  Schwytz,  Unterwalden, 
Zug,  Fribourg  et  le  Valais,  ligue  connue  sous  le  nom  de 
Sonderbund,  fut  brutalement  écrasée  par  le  parti  radical. 

A  la  suite  de  cette  dernière  victoire  de  la  Révolution, 
victoire  qui  était  une  humiliation  et  une  menace  pour  le 
parti  de  l'ordre  dans  toute  l'Europe,  les  biens  des  associations 
religieuses  et  charitables  furent  confisqués,  les  membres 
des  congrégations  d'hommes  et  de  femmes  forcés,  dans  les 
trois  jours,  de  quitter  le  territoire  des  cantons  vaincus; 
enfin  les  plus  odieux  excès  furent  commis,  malgré  les 
termes  exprès  de  la  capitulation.  Montalembert  intervint 
alors,  comme  il  était  intervenu  l'année  précédente,  à  propos 
des  événements  de  Cracovie,  et  ce  discours  du  14  janvier 
1848  est  peut-être  un  de  ses  plus  beaux.  L'aiglon,  ce  jour-là, 
devint  aigle.  Sainte-Beuve,  très  sévère  pour  Montalembert, 
ne  cache  pas  son  admiration  : 


350  MONTALEMBERT 

On  a  souvent  dit  de  la  puissance  de  la  parole  qu'elle  transporte  ; 
jamais  le  mot  ne  fut  plus  applicable  que  dans  ce  cas.  Il  n'y  eut  jamais 
de  discours  plus  transportant.  La  noble  chambre  fut  près  d'oublier  un 
moment  sa  gravité  dans  un  enthousiasme  jusqu'alors  sans  exemple; 
toutes  les  arrière-pensées,  d'ordinaire  prudentes  et  voilées,  reconnais- 
sant tout  d'un  coup  leur  expression  éclatante,  se  révélèrent.  On  peut 
dire  que  la  Chambre  des  pairs  eut  son  chant  du  cygne  dans  ce  dernier 
discours  de  M.  de  Montalembert. 

La  révolution  de  1848  trouva  le  parti  catholique  et  Mon- 
talembert, son  chef,  environnés  d'une  auréole  de  libéralisme 
et  de  popularité  qu'ils  n'ont  jamais  plus  retrouvée.  Cette 
faveur  ne  fut  pas,  au  reste,  de  longue  durée.  Effrayé  par  les 
grondements  du  socialisme  qui  montait,  trompé  par  les 
promessesde  décentralisation  administrative  etdeliberté  reli- 
gieuse et  politique  prodiguées  par  le  prince-président, 
séduit  par  son  bon  accueil  et  son  silence,  derrière  lequel 
on  soupçonnait  volontiers  de  profondes  pensées,  retenu 
par  des  scrupules  qui  ne  lui  permettaient  pas,  croyait-il,  de 
combattre  un  gouvernement  de  fait  qui  paraissait  solidement 
établi  et  animé  de  bonnes  dispositions,  entraîné  enfin  par 
l'exemple  de  l'épiscopat  presque  entier,  Montalembert  se 
rangea  du  parti  de  Louis  Napoléon,  comme  s'y  rangeait 
Louis  Veuillot,  et  contribua  ainsi,  sans  le  vouloir,  à  pré- 
parer le  coup  d'Etat  et  l'Empire. 

Quand  il  s'aperçut  de  son  erreur,  il  était  trop  tard,  et  ses 
efforts  pour  la  réparer  ne  firent  que  hâter  son  exclusion  du 
Parlement.  Aux  élections  de  1856,  il  eut  contre  sa  candida- 
ture toutes  les  influences  officielles  et  ne  fut  pas  réélu.  Le 
Corps  législatif  fut  ainsi  privé  de  cette  grande  voix,  qui 
avait  si  longtemps  retenti  avec  honneur  dans  nos  assem- 
blées délibérantes  et  remué  le  pays  par  ses  généreux 
accents. 

Montalembert  n'avait  désormais  pour  soutenir  ses  idées  et 
communiquer  avec  ses  concitoyens  que  la  ressource  des 
journaux,  des  revues  et  des  brochures,  ressource  alors  bien 
moindre  qu'elle  ne  serait  aujourd'hui.  Il  en  usa  souvent  et 
jamais  en  vain;  mais  c'était  la  tribune  et  les  orages  des 
grandes  discussions  qu'il  fallait  à  sa  vaillante  ardeur. 


MONTALEMBERT  151 


VI 


C'est  dans  une  de  ces  brochures  :  Lettres  à  Monsieur  de 
Cavour,  qu'il  exposa  pour  la  première  fois  cette  théorie  de 
«  l'Église  libre  dans  l'État  libre  »,  qu'il  devait  reprendre  au 
Congrès  de  Malines  et  qui  fut  si  mal  interprétée,  consciem- 
ment d'abord  par  M.  de  Cavour,  inconsciemment  ensuite 
par  beaucoup  de  catholiques. 

Qui  l'aurait  jamais  cru,  si  la  passion  n'était  essentielle- 
ment injuste  et  aveugle?  On  voulut  découvrir  dans  cette 
laconique  formule,  parmi  beaucoup  d'autres  erreurs,  la 
doctrine  gallicane  flétrie  si  spirituellement  jadis  par  M.  de 
Montalembert  répondant  à  M.  Dupin,  et  celle  de  la  subor- 
dination de  l'Église  à  l'Etat.  Il  aurait  fallu,  suivant  certains 
adversaires,  défenseurs  farouches  de  l'exactitude  théolo- 
gique, renverser  la  phrase  et  demander  «  les  étals  libres 
dans  l'Eglise  libre  ».  Faute  de  cette  correction,  l'auteur 
présentait  «  un  contenu  plus  grand  que  le  contenant  ».  Et 
cette  remarque  ingénieuse  lancée,  on  faisait  pleuvoir  les 
protostations  et  les  sarcasmes. 

Au  fond,  qu'avait  voulu  dire  Montalembert?  Il  avait 
voulu  tout  simplement  réclamer  la  liberté  politique  et  la 
liberté  religieuse  et  assurer  aux  catholiques,  vivant  sous 
des  régimes  constitutionnels,  le  bénéfice  du  droit  com- 
mun, parce  que  c'est  désormais,  pensait-il,  ce  qu'il  y  a 
de   plus  assuré,  de  plus   durable  et  de  plus  pratique. 

Il  n'a  jamais  voulu  attribuer  à  l'Etat  et  au  pouvoir  civil 
une  suprématie  quelconque  sur  l'Eglise  et  le  pouvoir  spi- 
rituel. L'idée  ne  lui  vint  jamais  de  répudier  aucun  des 
privilèges,  aucune  des  immunités  de  l'Église. 

Il  n'a  jamais  prétendu,  qu'en  droit,  l'État  et  l'Églisr  sonl 
égaux,  indépendants  et  doivent  être  séparés,  quoi  qu'ils 
aient  leur  sphère  bien  distincte.  Il  reconnaissait  parfaite- 
ment l'obligation  pour  tous  les  hommes  d'embrasser  la  foi 
romaine  et  d'y  conformer  leur  conduite  publique  et  pri- 
vée. 

Il  n'a  jamais  nié  aucun  des  droits  que  l'Eglise,  société 
parfaite,    supérieure   et  surnaturelle,  tient  de  Jésus-Christ 


352  MONTALEMBERT 

sur  ses  membres  et  ses  sujets,  soit  directement,  soit 
indirectement.  Jamais  il  n'a  dissimulé  ou  diminué  l'obli- 
gation où  est  le  pouvoir  civil  de  se  subordonner  à  la 
puissance  ecclésiastique  dans  les  matières  purement  spiri- 
tuelles ou  mixtes  et  de  lui  prêter  un  appui  positif.  Tolé- 
rer n'est  pas  approuver  ou  protéger,  et  personne  aujour- 
d'hui ne  s'y  trompe.  L'Etat  peut  imiter  Dieu  qui  concourt 
physiquement  aux  actions  mauvaises,  qu'il  défend  et  qu'il 
châtiera. 

Mais,  tout  en  professant  ces  axiomes  théoriques,  Monta- 
lembert  a  pu  croire,  dire,  écrire  que  de  nos  jours,  avec 
nos  mœurs  et  l'ensemble  des  idées  en  cours  chez  la 
plupart  des  nations,  il  valait  mieux,  dans  l'intérêt  même 
des  catholiques  et  de  l'Eglise,  renoncer  à  l'exercice  des 
droits  qu'on  ne  pouvait  faire  valoir,  à  des  mesures  prohi- 
bitives et  coercitives  qui  attireraient  des  représailles 
désastreuses  et,  enfin,  à  une  protection  que  les  pouvoirs 
absolus  ont  fait  payer  cher  et  qui  a  presque  toujours 
dégénéré  en  oppression. 

S'il  y  a  eu  en  cela  illusion,  tendance  périlleuse,  il  n'y 
a  eu  rien  de  révolutionnaire  ou  de  schismatique.  Nous 
ne  ferons  d'ailleurs  aucune  difficulté  d'avouer  que  Monta- 
lembert,  dans  la  défense  d'une  politique  qui  lui  était 
chère,  parce  qu'il  la  croyait  souverainement  utile,  a 
quelquefois  confondu  l'expédient  et  le  droit,  la  tolérance 
et  l'approbation,  la  thèse  et  l'hypothèse;  il  a  P'.-ancé  des 
raisons  et  des  faits  peu  convaincants  et  donnant  prise  à 
ses  adversaires  par  leur  exagération  et  même  par  leur 
manque  de  fondement.  C'est  l'inconvénient  de  toute  polé- 
mique ardente  et  les  tempéraments  oratoires  y  sont  expo- 
sés plus  que  d'autres. 

On  peut  trouver  que  ce  n'est  pas  là  l'idéal  d'un  gouver- 
nement et  d'une  société;  que  ce  n'est  pas  faire  à  l'Eglise 
de  Jésus-Christ  la  place  qui  lui  convient  ;  mais  il  faut 
prendre  les  choses  humaines  comme  elles  sont,  tout  en 
s'efforçant  de  les  améliorer  et  ne  pas  dédaigner  le  bien 
possible  sous  prétexte  d'un  mieux  chimérique.  Tout  ou 
rien!  c'est  une  tactique  déplorable.  Mieux  vaut  imiter  la 
douceur  et  la  longanimité   du   gouvernement  divin. 


MONTALEMBERT  353 

Cette  transformation  qui  emporte  le  monde  vers  la 
démocratie,  Montalembert  l'annonçait  depuis  longtemps 
avec  une  assurance  prophétique,  et  tout  en  redoutant  ses 
déviations,  il  ne  la  regrettait  pas  et  ne  la  maudissait 
pas.  Sans  tomber  dans  les  exagérations  de  Lamennais, 
il  y  voyait  une  étape  de  l'humanité  dans  sa  marche  pro- 
gressive. Il  voulait  plutôt  que  l'Eglise  se  hâtât  de  se 
mettre  à  la  tète  de  ce  mouvement  irrésistible  pour  le 
diriger.    11   disait  au  Congrès  de  Malines,  en  1863  : 

Je  ne  suis  point  un  démocrate,  mais  je  suis  encore  moins  absolu- 
tiste. Je  tâche  surtout  de  n'être  pas  aveugle.  Plein  de  déférence  et 
d'amour  pour  le  passé,  en  ce  qu'il  avait  de  grand  et  de  bon,  je  ne 
méconnais  pas  le  présent  et  je  cherche  à  étudier  l'avenir.  Je  regarde 
donc  devant  moi,  et  je  ne  vois  partout  que  la  démocratie.  Je  vois  ce 
déluge  monter,  monter  toujours,  tout  atteindre  et  tout  recouvrir.  Je 
m'en  effraierais  volontiers  comme  homme  ;  je  ne  m'en  effraie  pas 
comme  chrétien  :  car  en  même  temps  que  le  déluge,  je  vois  l'arche. 

Sur  cet  immense  Océan  de  la  démocratie  avec  ses  abtnies,  ses  tour- 
billons, ses  écueils,  ses  calmes  plats  et  ses  ouragans,  l'Kglise  peut 
s'aventurer  sans  défiance  et  sans  peur.  Elle  seule  n'y  sera  pas  engloutie. 
Elle  seule  a  la  boussole  qui  ne  varie  point  et  le  pilote  qui  ne  fait  jamais 
défaut. 

Lacordaire,  beaucoup  plus  avancé  que  son  ami.  lui  écri- 
vait le  20  septembre  1839  : 

Personne  plus  que  moi  n'est  convaincu  de  la  sincérité  et  du  désin- 
téressement de  ta  vie.  Dès  que  tu  es  persuadé  comme  moi  que  c'est  un 
crime  d'unir  aujourd'hui  la  cau.se  de  Dieu  et  de  son  Eglise  à  un  parti 
politique  quelconque  soit  monarchique,  soit  aristocratique,  soit  démo- 
cratique, il  est  impossible  que  nos  dissentiments,  s'il  y  en  a,  soient  de 
quelque  valeur.  Nous  avons  toujours  mis  l'Eglise  avant  tout  et  au-dessus 
de  tout,  et  n'avons  accepté  du  libéralisme  que  des  principes  généraux, 
ou  vrais  en  eux-mêmes  absolument,  ou  relativement  nécessaires. 

Il  ne  faudrait  jamais  perdre  de  vue  cette  distinction 
essentielle  et  fondamentale,  quand  Lacordaire  et  Montalem- 
bert parlent  de  libertés.  La  liberté  de  l'Église,  la  liberté 
d'enseignement,  la  liberté  d'association,  la  liberté  du 
travail,  la  liberté  de  conscience,  la  liberté  des  cultes,  la 
liberté  de  la  presse,  etc.,  ne  sont  pas  mises  au  même  rang 

LXXI.  —  23 


354  MONTALEMBERT 

et  réclamées  au  même  titre  ;  les  unes  sont  des  droits,  les 
autres  sont  des  nécessités  ;  les  unes  sont  pures  de  tout 
mélange  et  inaliénables,  les  autres  sont  équivoques  et  à 
deux  tranchants  ;  mais  il  est  permis  et  louable  de  se  servir 
de  ce  qu'elles  ont  de  bon  pour  empêcher  les  ennemis  de  la 
vertu  et  de  la  vérité  d'abuser  de  ce  qu'elles  ont  de  mauvais, 
surtout  quand  il  est  difficile  d'espérer  mieux. 

VII 

Les  articles  insérés  dans  le  Correspondant,  les  bro- 
chures, les  discours  dans  les  congrès,  les  lettres  échangées 
entre  amis,  les  honneurs  académiques,  ne  consolaient  pas 
Montalembert  de  son  exil  de  la  tribune.  Pour  tromper  sa 
douleur  qui  s'aigrissait  de  jour  en  jour  et  pour  occuper 
ses  loisirs  forcés,  il  se  mit  avec  toute  l'activité  de  sa  nature 
et  une  constance  de  bénédictin  à  son  histoire  des  Moines 
d'Occident.  Ce  long  ouvrage,  resté  inachevé,  n'était  lui-même 
qu'une  préparation  à  Y  Histoire  de  Saint  Bernard  que  l'auteur 
de  Sainte  Elisabeth  de  Hongrie  avait  rêvé  d'écrire.  Les  sept 
volumes  qui  ont  paru  supposent  d'immenses  recherches, 
surtout  pour  une  époque  où  les  sources  qu'il  fallait  aborder 
n'étaient  pas  aussi  connues  et  aussi  largement  ouvertes 
qu'aujourd'hui. 

L'introduction  est  magnifique  et  d'une  éloquente  solidité. 
Chacune  de  ces  fondations  monastiques  est  minutieusement 
racontée.  Quoi  de  plus  poétique,  par  exemple,  et  de  plus 
attachant  que  l'épisode  de  saint  Colomba  ?  S'il  y  a  quelque 
monotonie  dans  cette  longue  suite  de  récits,  de  portraits, 
de  descriptions,  avec  leur  cortège  ordinaire  de  dévouement, 
de  piété,  de  travail  et  de  miracles,  c'est  la  nature  même  du 
sujet  qui  en  est  cause.  L'auteur  l'a  prévu  et  s'en  excuse  dans 
sa  préface  : 

Parmi  tant  d'écueils,  il  en  est  un  que  ne  peut  manquer  de  signaler 
la  critique  la  moins  sévère,  et  que  j'ai  la  conscience  de  n'avoir  pas  su 
éviter  :  celui  de  la  monotonie.  Toujours  les  mêmes  incidents  et  tou- 
jours le  même  mobile  !  Toujours  la  pénitence,  la  retraite,  la  lutte  du 
bien  contre  le  mal,  de  l'esprit  contre  la  matière,  de  la  solitude  contre 
le  monde  ;  toujours  le  dévouement,  le   sacrifice,  la   générosité,  le  cou- 


MONTALEMBERT  355 

rage,  la  patience  !  Cela  finit  par  fatiguer  jusqu'à  la  plume  de  l'écrivain 
et  à  plus  forte  raison  l'attention  du  lecteur.  Toutefois,  qu'on  veuille 
bien  remarquer  que  toutes  ces  vertus,  si  fréquemment  évoquées  dans 
les  récits  qui  vont  suivre,  ne  laissent  pas  d'être  assez  rares  dans  le 
monde  et  comparaissent  moins  souvent  qu'on  ne  voudrait  devant  le  tri- 
bunal ordinaire  de  l'histoire. 

Ces  ardentes  recherches  n'empêchaient  pas  l'amertume 
d'envahir  quelquefois  le  cœur  de  Montalembert  et  d'en 
déborder.  A  la  fin  de  cette  même  préface,  il  se  plaint  d'une 
u  critique  hargneuse  et  oppressive  qui  s'est  installée  au  sein 
même  de  l'orthodoxie,  dont  elle  prétend  se  réserver  le  mono- 
pole ».  11  s'attend  bien  à  se  voir  infliger  par  elle  la  note 
infAmaute  de  libéralisme,  de  rationalisme  et  surtout  de  natu- 
ralisme, et  il  s'en  réjouit  presque  : 

Cette  triple  note  m'est  acquise  de  droit.  Je  serais  surpris  et  même 
affligé  de  n'en  être  pas  jugé  dig^e  :  car  j'adore  la  liberté,  qui  seule, 
à  mon  sens,  assure  à  la  vérité  des  triomphes  dignes  d'elle  ;  je  tiens  la 
raison  pour  l'alliée  reconnaissante  de  la  foi,  non  pour  sa  victime  asser- 
vie et  humiliée  ;  enfin,  animé  d'une  foi  vive  et  simple  dans  le  surnatu- 
rel, je  n'y  ai  recours  que  quand  l'Kglise  me  l'ordonne  ou  quand  toute 
explication  naturelle  à  des  faits  incontestables  fait  défaut  .  Ce  doit  être 
assez  pour  mériter  la  proscription  de  nos  modernes  inquisiteurs, 
dont  il  faut  toutefois  savoir  braver  les  foudres,  à  moins,  comme  disait 
.Mabillon  à  l'encontrc  de  certains  dénonciateurs  monastiques  de  son 
temps,  «  à  moins  qu'on  ne  veuille  renoncer  i  la  sincérité,  k  la  bonne  foy 
et  à  l'honneur  ». 

VIII 

Les  dernières  années  de  Montalembert  laissent  une  im- 
pression de  tristesse.  Ozanam,  Lacordairc  et  les  grands 
combattants  de  1830  sont  morts  ou  vieillis.  Le  parti  catho- 
li(|uc  est  profondément  divisé.  La  liberté  n'existe  plus  ou 
tourne  à  la  licence  révolutionnaire. 

C'est  dans  d'autres  idées  (ju'est  élevée  la  jeunesse  catho- 
lique, et  si  ceux  qui  font  profession  de  religion  sont  plus 
nombreux  qu'avant  1850,  ils  sont  peut-être  moins  enthou- 
siastes et  moins  bien  trempés  pour  la  lutte.  Une  fausse  paix 
et  la  soif  des  jouissances  ont  amolli  les  meilleurs;  le  travail 


356  MONTALEMBERT 

les  effraie.  Il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler,  Tabandon  se  fait 
autour  des  survivants  de  l'âge  héroïque. 

Et  pour  aggraver  encore  ces  causes  de  mélancolie,  la 
maladie  faisait  sentir  au  lutteur  solitaire  de  la  Roche-en- 
Brenil  ses  premières  et  âpres  morsures. 

C'est  dans  ces  dispositions  que  l'annonce  du  Concile 
œcuménique,  depuis  longtemps  préparé  par  Pie  IX,  trouva 
Montalembert.  On  sait  trop  comment  il  se  rangea  parmi  les 
membres  les  plus  violents  de  l'opposition  et  quelles  expres- 
sions pleines  de  mépris  et  d'aigreur  tombèrent  de  ces 
lèvres  et  de  cette  plume  qui  avaient  tant  de  fois,  si  coura- 
geusement, si  éloquemment  et  si  tendrement  célébré  la 
sainteté,  l'infaillibilité,  la  gloire  et  les  bienfaits  de  l'Église 
et  des  papes.  Mais  ces  mots  que  l'on  voudrait  pouvoir  effa- 
cer et  qui  rappellent  quelques-unes  des  plus  sombres 
paroles  de  Lamennais,  n'exprimaient  pas  le  fond  du  cœur 
de  l'illustre  malade.  Son  malheur  fut  d'avoir  pour  conseillers 
et  pour  inspirateurs,  à  ce  moment  solennel,  des  amis  pas- 
sionnés, engagés  avec  acharnement  dans  la  lutte  et  qui  vou- 
laient faire  servir  à  leurs  projets  de  résistance  l'autorité  de 
ce  nom  cher  et  vénéré.  Les  vrais  coupables,  s'il  y  en  a,  sont 
ceux-là.  «  L'idole  »  contre  laquelle  Montalembert  lançait  ses 
invectives  était  un  fantôme  suscité  par  leurs  rapports  exa- 
gérés ;  elle  n'exista  jamais  au  Vatican. 

Aux  approches  du  concile  il  écrivait  :  «  Je  suis  de 
l'opposition  autant  qu'on  peut  l'être  ;  mais  je  suis  bien 
résolu,  quoi  qu'il  arrive  et  quoi  qu'il  m'en  coûte,  à  ne 
jamais  franchir  les  limites  inviolables.  y>  Et  à  quelqu'un  qui 
lui  demandait  ce  qu'il  ferait,  si  l'infaillibilité  était  pro- 
clamée et  comment  il  arrangerait  sa  soumission  avec  ses 
convictions  :  «  Je  n'arrangerai  rien  du  tout,  répliqua-t-il 
vivement  ;  je  soumettrai  ma  volonté,  comme  on  se  soumet 
en  matière  de  foi.  Le  bon  Dieu  ne  me  demandera  pas  de 
combiner  quoi  que  ce  soit  ;  il  me  demandera  de  soumettre 
mon  intelligence  et  ma  volonté,  et  je  les  soumettrai.  « 

C'est  là  le  fond  de  l'âme  et  le  cri  spontané  de  l'homme 
tout  entier.  Mais  il  n'eut  pas  le  temps  de  donner  au  monde 
ce  grand  exemple  et  à  l'Eglise,  qu'il  avait  aimée  plus 
encore  que  la  liberté  et  qu'il  avait  si  bien  servie  depuis  sa 


MONTALEMBERT  357 

jeunesse,  cette  suprême  joie.  Le  28  février,  il  mourait 
brusquement,  la  tète  appuyée  contre  le  crucifix.  Dieu 
l'admettait  dans  sa  paix  sans  lui  faire  voir  les  épreuves 
terribles  par  lesquelles  allaient  passer  la  France  et  la 
papauté  ;  son  cœur  en  aurait  été  brisé. 

IX 

Toute  sa  vie,  en  effet,  Montalembert  avait  prouvé  par  ses 
discours  et  par  ses  actes  qu'il  n'était  pas  seulement  le 
champion  de  l'Eglise  catholique,  mais  qu'il  suivait  d'un  œil 
attentif  et  passionné  les  affaires  qui  intéressaient  la  liberté, 
l'honneur  et  la  fortune  de  son  pays. 

En  réalité,  toutes  les  questions  du  temps,  la  question 
romaine,  la  question  polonaise,  la  question  espagnole,  la 
question  belge,  la  question  grecque,  la  question  d'Orient, 
l'émancipation  des  noirs,  la  loi  sur  les  aliénés,  le  travail  des 
enfants  et  des  femmes  dans  les  manufactures,  tout  ce  qui 
touchait  aux  intérêts  publics  ou  privés,  politiques  ou  reli- 
gieux, économiques  ou  sociaux,  tout  le  ramenait  à  la  tribune. 

Il  se  faisait  toujours  écouter  par  la  noblesse  de  ses  pen 
sées,  la  vigueur  de  sa  langue,  et  la  sincérité  de  ses  convic- 
tions, par  la  solidité  de  ses  raisonnements  et  la  richesse  de 
ses  aperçus  et  de  ses  exposés,  par  sa  courtoisie  habituelle 
et,  au  besoin,  par  la  véhémence  de  ses  apostrophes  et  l'es- 
prit aristocratique  de  ses  ripostes. 

S'il  savait  charmer,  enthousiasmer,  faire  frissonner  son 
auditoire,  il  savait  aussi  écraser  ses  adversaires  sous  une 
hautaine  et  fine  ironie  ;  Victor  Hugo,  Cousin,  Dupin,  Ville- 
main  l'éprouvèrent  à  leurs  dépens.  Les  applaudissements 
et  les  rires  alternent  dans  le  compte  rendu  officiel  de  ces 
discours  et  plusieurs  de  ces  reparties  sont  restées  classi- 
ques. Sa  voix  nette,  harmonieuse  et  sympathique,  son 
geste  rare,  mais  noble  et  expressif,  servaient  admirablement 
sa  pensée  et  son  tempérament  oratoire. 

Cet  orateur  si  complet  et  si  beau  à  la  tribune  était  en 
même  temps  un  écrivain  limpide  et  un  érudit  profond,  un 
penseur  et  un  historien,  un  poète  et  un  homme  d'État.  Il 
y  a  peu  de  déclamation    et   de  vide  dans  ses  harangues.  Si 


358  MONTALEMBERT 

le  souffle  est  moins  puissant,  Timagination  moins  brillante, 
la  pensée  moins  originale,  l'ensemble  moins  opulent  que 
dans  Lacordaire,  le  style  est  plus  pur,  le  ton  plus  noble,  le 
goût  plus  sûr  et  la  science  plus  étendue. 

C'est  un  des  très  rares  orateurs  qui  ne  perdent  pas  beau- 
coup à  être  lus  et  qui  nous  passionnent  encore.  Les  mor- 
ceaux l.es  plus  célèbres  de  ses  coijtemporains,  de  Berryer, 
de  Cousin,  de  Villemain,  de  Guizot,  pour  ne  citer  que  les 
plus  fameux,  ressemblent  trop  souvent  à  des  brûlots  éteints  ; 
la  flamme  qui  éclairait  et  échauff'ait  les  discours  de  Monta- 
lembert  est  encore  vivante  et  brûlante,  parce  qu'elle  s'em- 
brasait, s'attisait  et  s'alimentait  à  ce  qu'il  y  a  de  durable  et  de 
généreux  dans  la  nature  humaine  :  le  sentiment  religieux, 
la  passion  de  l'honneur,  l'amour  de  la  liberté,  la  haine  de 
l'injustice,  la  sympathie  pour  les  faibles,  les  opprimés  et  les 
vaincus.  Il  s'adressait  à  l'homme  tout  entier  et  à  ce  qu'il  y  a 
de  meilleur  et  de  plus  élevé  dans  l'homme. 

C'est  là  ce  qui  donne  à  cette  carrière  oratoire  et  littéraire 
sa  beauté  et  son  unité.  Quelques  nuages  flottant  cà  et  là 
sur  ce  fier  ensemble  n'en  détruisent  pas  l'aspect  grandiose 
et  l'harmonieuse  ordonnance. 

Nous  ne  voulons  rien  dire  ici  de  l'homme  privé.  C'est  là 
qu'est  le  faible  de  nos  grands  contemporains  ;  les  indiscré- 
tions posthumes,  qui  se  multiplient  autour  de  leur  mémoire, 
diminuent  l'estime  et  le  respect  que  l'on  serait  htuireux  de 
joindre  à  l'admiration  pour  leur  talent  et  quelquefois  à  la 
sympathie  pour  leurs  soufl'rances.  Dans  la  vie  domestique 
et  dans  l'intimité  du  foyer,  Montalembert  montrait  le  cœur 
tendre,  délicat  et  dévoué  qui  avait  dicté  les  pages  suaves 
de  Sainte  Elisabeth  de  Hongrie. 

Il  suffit  de  citer  les  noms  de  Lacordaire,  d'Ozanam,  de  Mgr 
Dupanloup,  du  P.  Gratry,  de  Lamoricière,  de  Donoso  Cer- 
tes, d'Augustin  Cochin,  de  Foisset,  d'Albert  de  la  Ferron- 
nays,  de  Rio,  de  Cornudet,  de  Falloux,  d'Albert  de  Broglie, 
de  Madame  Swetchine,  pour  faire  comprendre  combien  il 
eut  d'amis  et  combien  il  fut  fidèle  à  l'amitié.  Si  un  devoir 
impérieux  de  conscience  le  sépara  de  Lamennais  révolté, 
la  reconnaissance  pour   les    services,    l'admiration  pour  le 


MONTALEMBERT  359 

génie  et  la  pitié  pour  le  malheur  conservèrent  toujours 
leurs  droits.  Des  dissentions  regrettables  s'élevèrent  entre 
l'auteur  des  Intérêts  catholiques  au  dix-neuvième  siècle  et  le 
rédacteur  en  chef  de  VUnivers;  mais  Louis  Veuillot  ne  put 
jamais  s'empêcher  d'aimer  le  collaborateur  et  le  frère  d'ar- 
mes dont  il  avait  pu  apprécier  la  foi,  le  caractère  et  le  talent. 
Ce  serait  donc  faire  injure  à  l'un  autant  qu'à  l'autre  et  mon- 
trer une  étrange  étroitesse  dans  la  rancune  que  de  prendre 
à  la  lettre  quelques  éclats  de  mauvaise  humeur  ou  quelques 
traits  de  caricature,  qu'il  eût  mieux  valu  rejeter  dans  l'ombre. 
Ce  n'est  là  ni  le  jugement  de  l'esprit,  ni  le  cri  de  l'âme. 

«  Je  n'ai  pour  arme  qu'une  triste  et  froide  plume,  et  je 
suis  le  premier  de  mon  sang  qui  n'ai  guerroyé  qu'avec  la 
plume.  »  C'est  avec  un  frémissement  de  douloureuse  émo- 
tion que  Montalembert  poussait  cette  plainte  en  achevant 
l'introduction  aux  Moines  d'Occident.  Nous  osons  dire  qu'il 
avait  tort.  Cette  plume  était  le  meilleur  des  glaives  ot,  par 
elle,  l'écrivain  a  conquis  une  gloire  qui  rejaillit  sur  ses 
ancêtres  batailleurs.  Nul  des  siens  n'a  plus  loyalement  et 
plus  bravement  guerroyé  contre  les  mécréants,  contre  la 
violence,  la  ruse,  le  mensonge  et  le  mal. 

Il  a  été  un  des  premiers  et  des  plus  habiles  capitaines 
dans  les  combats  modernes  pour  l'Eglise  et  pour  la  liberté; 
l'on  ne  dira  jamais  assez  ce  que  lui  doivent  l'art  chrétien, 
l'enseignement  catholique,  la  papauté,  les  idées  romaines 
et  la  patrie  française.  Il  a  créé  ou  du  moins  révélé  la  force 
des  catholiques  et  par  là  il  a  été  l'initiateur  d'un  mouve- 
ment qui  se  poursuit  sous  nos  yeux;  c'est  peut-être  ce  qu'il 
est  donné  à  un  homme  de  faire  de  plus  utile  et  de  plus 
grand. 

La  victoire  qu'il  a  remportée  sur  le  despotisme  et  sur 
l'impiété  n'a  été  ni  complète  ni  définitive  ;  il  ne  faut  pas  en 
espérer  de  pareilles  ici-bas  pour  l'Eglise  militante;  mais  il 
a  montré  comment  il  faut  combattre.  Que  de  fois,  en  son- 
geant à  lui  et  à  ses  compagnons  de  bataille,  ne  se  sur- 
prend-on pas  à  dire  :  «  S'il  était  là  !  »  Il  ne  faut  pas 
s'arrêter  à  cette  admiration  et  à  ce  regret  stériles  ;  il  faut 
ajouter  virilement  :  «  Puisqu'il  n'est  plus  là,  faisons  ce  qu'il 


360  MONTALEMBERT 

eût  fait  lui-même  et  ce  qu'il  eût  conseillé.  «  Ainsi  son  sou- 
venir peut  encore  susciter  des  efForts  et  peut-être  gagner 
des  victoires  pour  la  Vérité  et  pour  la  Liberté. 

ET.    CORNUT,    S.    J 


LA 

NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE 


SUR  L'INDEX 

(Troisième   article  *) 


XII 

Nous  abordons  la  seconde  partie  de  la  Constitution  de 
Léon  XIII  sur  VIndex.  Après  que,  dans  la  première,  ont  été 
successivement  énumérées  les  diverses  classes  de  livres 
dont  la  lecture  est  interdiîe  aux  fidèles,  dans  la  seconde,  sont 
formulées  les  lois  de  la  censure.  C'est  là  un  nom  odieux  au 
libéralisme  moderne.  Il  y  voit  avec  la  négxition  de  la  liberté 
de  la  presse,  une  entrave  au  progrès  humain.  11  admet  bien 
(pTon  punisse  les  abus  <le  la  presse,  qu'on  l'oblige  à  réparer 
les  dommages  qu'elle  a  causés  ;  mais  il  ne  souffre  pas  qu'on 
les  prévienne  en  assujettissant  les  publications  à  un  examen 
préalable. 

L'Eglise  n'a  pas  suivi  la  société  moderne  dans  cette  voie. 
Elle  sait  trop  les  dangers  que  crée  à  la  foi  et  aux  mœurs  la 
diffusion  des  mauvais  livres,  et  combien  il  est  difficile  de 
ramener  aux  saines  doctrines  les  intelligences  égarées  par 
le  sophisme  et  l'erreur.  Aussi,  loin  de  laisser  libre  cours  à 
toute  élucubration,  elle  n'a  cessé  de  condamner  la 
liberté  de  la  presse,  aussi  bien  que  celle  de  la  parole. 
Témoins  l'encyclique  de  Grégoire  WX^Mirari  vos^  et  le  Syl- 
labus  de  Pie  IX. 

Fidèle  aux  traditions  du  Saint  Siège,  Léon  XIII  maintient 
le  principe  de  la  censure,  mais  en  pratique  il  l'adapte  aux 
conditions  de  la  société  moderne.  C'est  l'objet  de  la  seconde 
partie  de  la  Constitution,  dans  laquelle  il  déclare  en   cinq 


1.  V.  ÉtudcB,  t.  LXX,  p.  737,  t.  LXXI,  p.  208. 


362  LA  NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE 

chapitres,  à  qui  appartient  le  droit  de  censure,  quels  sont  les 
devoirs  des  censeurs  chargés  de  Fexamen  des  livres,  quels 
sont  les  écrits  qui  tombent  sous  l'obligation  de  la  censure, 
à  quoi  sont  obligés  les  imprimeurs  et  éditeurs,  enfin  quelles 
peines  encourrent  les  transgresseurs  de  la  Constitution. 

Sur  tous  ces  points,  des  adoucissements  notables  ont  été 
apportés  à  Fancienne  législation,  sans  pourtant  rien  sacrifier 
des  principes  qui  de  tout  temps  ont  dirigé  FEglise  en  ma- 
tière si  importante. 

XIII 

A  qui  appartient  le  droit  de  censure  dans  FEglise  ?  Au 
Pape,  aux  congrégations  romaines,  aux  évêques  et  ordinaires 
des  lieux,  au  cardinal-vicaire  et  au  maître  du  sacré  palais 
pour  la  ville  de  Rome  ;  enfin  aux  supérieurs  réguliers  pour 
les  écrits  de  leurs  sujets.  Mais  ce  droit  est  loin  d'appar- 
tenir à  tous  dans  la  même  mesure. 

Et  d'abord  pour  ce  qui  touche  aux  Saintes  Ecritures,  il  a 
été  dit  déjà  dans  la  première  partie  à  quelles  conditions  il 
est  permis  aux  évêques  d'en  autoriser  les  éditions  ainsi  que 
les  traductions,  accompagnées  de  notes  tirées  des  Pères  ou 
d'écrivains  doctes  et  catholiques. 

Viennent  ensuite  les  livres  condamnés  par  le  Siège  apos- 
tolique ;  et  sous  ce  titre  sont  compris  tant  les  ou /rages  ré- 
prouvés directement  par  acte  du  Souverain  Pontife,  que  ceux 
qui  ont  été  censurés  par  les  congrégations  des  cardinaux. 

Il  est  des  cas  pourtant  où  l'indulgence  prévaut  sur  l'in- 
flexible rigueur.  Quoiqu'il  soit  toujours  interdit  de  rééditer 
tel  quel  un  ouvrage  condamné  par  le  Saint  Siège,  il  arrive 
cependant  qu'un  livre,  ainsi  frappé  justement  pour  quelque 
point  de  doctrine  erroné,  soit  excellent  dans  le  reste,  et 
qu'après  être  expurgé  de  ces  taches,  il  puisse  édifier  le 
peuple  chrétien. 

En  ce  cas  les  règles  données  par  le  Pape  Benoit  XIV,  dans 
sa  bulle  Sollicita  et  provida ^  qui  demeure  en  force,  prescri- 
vent d'ajouter  à  la  sentence  de  prohibition  la  formule  :  Doiiec 
corrigatur,  «jusqu'à  correction.  » 


SUR  L  INDEX  363 

D'autres  fois  la  condamnation  est  absolue  ;  mais  l'auteur 
de  l'ouvrage  prohibé  obtient  du  Saint  Siège  la  permission 
de  le  remettre  en  circulation,  après  qu'il  a  été  suffisamment 
corrigé. 

Dans  l'un  et  l'autre  cas,  les  corrections  ne  sont  pas  abandon- 
nées au  jugement  de  l'auteur;  elles  sont  soumises  à  l'examen 
de  la  congrégation  de  Ylndcr,  qui,  après  avoir  indiqué  les 
modifications  requises,  verra  si  elles  ont  été  fidèlement 
exécutées,  et  donnera  Y  imprimatur. 

Pour  des  raisons  bien  différentes  le  Saint  Siège  et  les 
congrégations  se  réservent  le  droit  d'autoriser  certaines 
publications  qui,  loin  d'être  dangereuses  pour  la  foi  ou  les 
maurs,  peuvent  au  contraire  contribuer  beaucoup  à  l'édifi- 
cation des  lecteurs. 

Tels  sont  d'abord  les  documents  relatifs  aux  procès  de 
béatification  et  de  canonisation  des  serviteurs  de  Dieu.  Ces 
<'auses  sont  de  la  plus  haute  importance,  puisqu'il  s'agit  de 
proposer  à  l'imitation  du  peuple  chrétien  et  à  son  culte  des 
modèles  parfaits  des  vertus  évangéliques.  Des  procès  de  ce 
genre  s'instruisent  dans  le  silence  et  le  recueillement,  en 
dehors  des  discussions  publiques.  Les  témoins  déposent 
sous  le  secret  devant  les  juges  délégués  du  Saint-Siège; 
pour  prévenir  toute  infiuence  nuisible  à  la  vérité,  ils  sont 
<'iil('ndus  isolément,  après  avoir  fait  serment,  non  seulement 
de  dire  la  vérité,  mais  aussi  de  ne  révéler  à  personne  ce 
(ju'ils  auront  attesté  devant  le  tribunal.  Ce  secret  doit  être 
religieusement  gardé  jusqu'au  jour  où,  le  procès  étant 
|)leinement  instruit,  on  peut  sans  inconvénient,  et  même 
avec  avantage  pour  l'édification  des  chrétiens,  livrer  à  la 
publicité  les  dépositions  des  témoins,  les  plaidoyers  des 
avocats  et  les  autres  pièces  intéressant  la  cause.  Alors  a 
lieu  ce  que  le  droit  canon  appelle  la  publication  du  procès; 
la  congrégation  des  Rites  en  autorise  et  en  surveille  l'impres- 
sion jusque-là  interdite. 

Pour  empêcher  à  l'avenir  des  fraudes  qui  rappelleraient 
trop  les  fausses  décrétales,  défense  est  faite  aussi  de  publier 
des  recueils   de  décrets  des  congrégations    romaines   :    du 


364  LA  NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE 

Saint-Oflîce,  du  Concile,  des  Rites,  des  Évêques  et  Régu- 
liers, des  Indulgences,  de  Vliidex.  Il  est  bien  permis  à  un 
auteur  de  citer  dans  le  cours  de  son  ouvrage  telle  ou  telle 
décision  particulière,  au  risque  de  citer  des  textes  apo- 
cryphes, comme  il  ne  s'en  rencontre  que  trop,  même  chez 
des  théologiens  ou  des  canonistes  de  renom;  mais  les 
collections,  soit  complètes,  soit  partielles,  ne  peuvent 
paraître  sans  l'autorisation  de  la  congrégation  compétente; 
celle  de  Tévêque  ne  suffirait  pas.  A  moins  toutefois  qu'il  ne 
s'agisse  de  quelque  manuel  de  piété,  relatant  d'après  les 
recueils  authentiques  les  indulgences  accordées  à  quelque 
confrérie  ou  à  des  prières  spéciales.  Ce  n'est  pas  là  ce  que 
l'on  nomme  une  collection. 

Des  règles  spéciales  relatives  à  la  publication  des  livres 
dans  les  missions  sont  portées  par  la  congrégation  de  la 
Propagande;  la  Constitution  rappelle  aux  vicaires  aposto- 
liques et  aux  missionnaires  l'obligation  de  s'y  conformer. 

En  dehors  des  cas  ci-dessus  énoncés,  la  censure  préalable 
des  livres  appartient  aux  évèques;  non  à  tout  évèque,  mais 
à  celui  de  la  ville  où  se  publie  l'ouvrage.  En  ce  point, 
l'ancienne  discipline  est  quelque  peu  modifiée.  Autrefois 
c'était  à  l'ordinaire  du  lieu  où  se  faisait  l'impression,  qu'il 
fallait  s'adresser  pour  l'autorisation  canonique.  C'est  qu'alors 
on  connaissait  peu  la  distinction  entre  l'imprim'^-ur  et  l'édi- 
teur. De  nos  jours,  le  typographe  reste  le  plus  souvent  étran- 
ger à  la  propagation  du  livre;  il  est  comme  un  simple  entre- 
preneur au  service  de  l'éditeur.  Aussi  l'usage  s'était-il  déjà 
introduit  de  solliciter  V imprimatur  de  l'évèque  du  lieu  où  se 
publie  l'ouvrage;  cet  usage  est  formellement  confirmé  par 
la  nouvelle  Constitution. 

Une  seule  exception  est  faite  à  cette  règle  en  faveur  d'un 
auteur,  résidant  à  Rome,  qui  aurait  obtenu  pour  son  livre 
l'approbation  du  cardinal-vicaire  et  du  maître  du  sacré 
palais.  Il  peut  le  publier  où  il  voudra,  sans  nouvelle 
permission. 

La  Constitution   rappelle   enfin   le    décret   du  Concile  de 


SUR  L'INDEX  365 

Trente  (Sess.  4,  décret,  de  Editione  sacrorum  librorum) 
défendant  aux  religieux  de  faire  imprimer  des  livres  traitant 
de  choses  sacrées  (libros  de  rébus  sacris)  avant  d'avoir 
obtenu,  outre  l'approbation  de  l'Ordinaire,  celle  des  supé- 
rieurs de  leur  ordre,  suivant  la  forme  de  leurs  constitu- 
tions. 

Que  faut-il  entendre  par  ces  livres  traitant  de  choses 
sacrées  dans  le  décret  du  Concile  de  Trente?  Nous  aurons 
bientôt  à  le  dire.  Remarquons  ici  que  le  privilège  d'exemp- 
tion conféré  par  les  canons  aux  ordres  réguliers,  ne  s'étend 
pas  à  la  publication  des  livres.  Elle  reste  soumise  à  l'auto- 
rité épiscopale,  tout  comme  l'oflice  de  la  prédication  en 
dehors  des  églises  de  religieux.  La  raison  en  est  claire.  On 
<om|)rcndrait  diffîcilement  qu'en  matière  si  importante  pour 
la  religion,  l'autorité  de  l'évéque  fût  écartée. 

Ce  passage  de  la  Constitution  ne  parait  se  rapporter 
cju'aux  ouvrages  signalés  en  ce  décret  du  Concile  de  Trente, 
ceux  qui  traitent  des  matières  sacrées.  Pour  les  autres 
genres  d'écrits,  l'autorisation  des  supérieurs  n'est  requise 
que  dans  les  limites  où  elle  est  prescrite  par  les  règles  de 
l'Institut. 

()l)scrvons  enfin  que  cette  règle  de  la  Constitution 
regarde  seulement  les  ordres  à  vœux  solennels,  les  seuls 
qui,  dans  le  droit  ecclésiastique,  soient  compris  sous  la 
dénomination  de  réguliers. 

Mais  si  les  congrégations  à  vœux  simples  ne  sont  pas 
<Iésignécs  dans  cette  loi  générale,  la  même  obligation  leur 
est  imposée  le  plus  souvent  par  les  règles  de  leur  institut, 
ou  du  moins  par  la  profession  d'obéissance  qui  soumet  leur 
ordre  à  la  direction  de  leurs  supérieurs. 

XIV 

La  permission  ou  le  refus  d'imprimer  sont  choses  trop 
importantes  pour  ne  pas  exiger  un  examen  approfondi  du 
travail  soumis  à  la  censure.  Mais  on  ne  saurait  attendre  d'un 
évèque  qu'il  fasse  ce  travail  par  lui-môme.  Il  faut  donc  qu'il 
ait  auprès  de  lui  des  censeurs  doués  à  la  fois  de  science  et 
de  prol)ilé. 


366  LA  NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE 

Dans  sa  bulle  sur  Y  Index  j  Benoit  XIV  insiste  beaucoup  sur 
le  choix  des  correcteurs  à  employer  par  la  Sacrée  Congréga- 
tion ;  il  leur  trace  minutieusement  les  devoirs  qu'ils  ont  à 
remplir,  évitant  une  trop  grande  facilité  qui  compromettrait 
le  bien  des  fidèles,  et  une  excessive  rigueur  qui  violerait  la 
justice  due  aux  écrivains. 

Ces  mêmes  principes  sont  posés  par  le  pape  Léon  XIII 
dans  la  nouvelle  Constitution,  au  deuxième  chapitre  de  la 
seconde  partie,  intitulé  :  Du  devoir  des  censeurs  dans 
l'examen  préalable  des  livres. 

Vient  d'abord  le  choix  des  examinateurs.  Les  évèques 
doivent  confier  cet  emploi  à  des  hommes  de  haute  piété  et 
doctrine,  des  hommes  dont  la  foi  et  l'intégrité  garantissent 
qu'ils  ne  donneront  rien  à  la  faveur  ou  à  l'inimitié,  mais  qui, 
mettant  de  côté  tout  sentiment  humain,  n'auront  en  vue  que 
la  gloire  de  Dieu  et  l'utilité  du  peuple  fidèle. 

Puis,  pour  juger  équitablement  des  opinions  et  des  doc- 
trines, le  censeur  doit  apporter  à  son  œuvre  un  esprit 
dégagé  de  préjugé  :  c'est  la  recommandation  expresse  que 
fait  Benoît  XIV  aux  censeurs  de  la  congrégation  de  V Index. 
Ils  doivent  donc  se  tenir  en  garde  contre  les  sympathies 
de  nation,  de  famille,  d'école,  d'institut,  mettre  de  côté 
l'esprit  de  parti  ;  avoir  uniquement  devant  les  yeux  les 
dogmes  de  la  sainte  Eglise,  et  l'enseignement  catholique, 
contenu  dans  les  décrets  des  conciles  généraux,  dans  les 
constitutions  des  Pontifes  romains  et  le  consentement  des 
docteurs. 

C'est  là  une  règle  de  sagesse  et  de  justice.  Serait-il  équi- 
table en  effet  de  la  part  d'un  probabilioriste  ou  d'un  équi- 
probabiliste  de  rejeter  un  livre  dont  tout  le  tort  serait  de 
soutenir  le  pur  probabilisme  ?  De  môme  le  thomiste  pour- 
rait-il sans  injustice  rejeter  un  écrit  en  haine  du  molinisne  ? 

Finalement,  la  revision  ainsi  faite,  si  rien  ne  paraît 
s'opposer  à  la  publication  du  livre,  l'évèque  doit  donner  par 
écrit  la  permission  d'imprimer,  et  celle-ci  doit  être  repro- 
duite au  commencement  ou  à  la  fin  de  l'ouvrage.  Cette 
approbation  est  donnée  gratuitement,  c'est-à-dire  sans  frais 
de  chancellerie  ;  ce  qui  n'exclut  pas  la  rémunération  légi- 
time due  au  travail  du  censeur. 


SUR  L  INDEX  367 


XV 


Mais  quels  sont  les  livres  soumis  à  la  censure  ?  En  ce  point 
surtout  rÉglise  a  mitigé  les  anciennes  lois.  Primitivement 
c'était  tout  ouvrage  qu'on  voulait  livrer  au  public.  Règle 
depuis  longtemps  abrogée  par  la  coutume.  Mais  le  texte  en 
restait  toujours  parmi  les  lois  ecclésiastiques.  Ne  valait-il 
pas  mieux  l'abroger  formellement,  puisque  l'exécution  en 
devenait  de  plus  en  plus  impossible  ?  C'est  ainsi  qu'en  jugea 
le  pape  Pie  IX. 

En  date  du  2  juin  1848,  il  adressait  une  encyclique  aux 
évoques  d'Italie  relativement  à  cette  question.  Après  avoir 
rappelé  les  décrets  si  rigoureux  du  concile  de  Latran  et  la 
règle  X  du  concile  de  Trente,  il  montrait  comment  de  nos 
jours,  avec  la  multiplication  des  livres  et  autres  écrits,  ces 
lois  sont  devenues  à  peu  près  inapplicables,  les  censeurs  ne 
pouvant  apporter  le  soin  nécessaire  à  la  revision  d'un  si 
grand  nombre  d'ouvrages.  C'est  pourquoi,  il  statuait  que 
dans  les  diocèses  soumis  au  gouvernement  temporel  du 
Saint  Siège,  et  jusqu'à  ce  qu'il  en  fût  ordonné  autrement  par 
le  souverain  Pontife,  seraient  seuls  soumis  à  la  censure 
ecclésiastique  «  les  livres  qui  traitent  des  divines  Ecritures, 
de  la  théologie  sacrée,  de  l'histoire  ecclésiastique,  du  droit 
canonique,  de  la  théologie  naturelle,  de  Téthique  et  d'autres 
matières  religieuses  ou  morales  du  môme  genre;  et  en 
général  tous  les  écrits  dans  lesquels  sont  principalmicnt 
intéressées  la  religion  et  l'honnêteté  des  mœurs.  » 

Cependant  Pie  IX  réservait  encore  l'obligation  de  la  cen- 
sure préalable  pour  les  articles  de  journaux  relatifs  à  la  reli- 
gion et  à  la  morale. 

Léon  XIII,  dans  la  nouvelle  Constitution,  abroge  formelle- 
ment pour  tout  l'univers  et  définitivement,  les  dispositions 
des  anciens  canons  que  son  prédécesseur  avait  révoquées 
ou  mieux  suspendues  provisoirement,  pour  les  seuls  dio- 
cèses des  États  pontificaux.  Mais  il  conserve  les  lois 
anciennes  rclaliv<'nient  aux  ouvrages  mentionnés  par  Pie  IX 
dans  son  oncv(li<jue. 


368  LA  NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE 

Ce  sont  d'abord  les  livres  saints,  ainsi  que  les  commen- 
taires et  les  annotations  sur  le  texte  sacré.  Déjà  dans  la 
première  partie  de  sa  Constitution,  il  avait  défendu  aux 
fidèles  de  lire  ou  de  garder  ces  ouvrages,  s'ils  n'étaient 
approuvés  parle  pape  ou  les  évêques. 

Il  ordonne  ensuite  de  soumettre  au  jugement  de  l'Église 
les  ouvrages  de  théologie,  soit  dogmatique  soit  morale, 
prescription  bien  justifiée  par  la  place  que  tiennent  ces 
livres  dans  la  formation  du  prêtre,  et  la  conduite  des  âmes, 
et  conséquemment  par  l'influence  capitale  qu'ils  exercent 
sur  le  peuple  chrétien.  Sont  soumis  à  la  même  loi,  et  pour 
des  raisons  semblables,  les  traités  d'histoire  ecclésiastique 
et  de  droit  canon.  Ces  sciences  touchent  de  trop  près  à 
l'enseignement  révélé,  et  aux  pratiques  du  christianisme, 
pour  que  l'autorité  ecclésiastique  se  dessaisisse  du  droit  d'en 
surveiller  la  publication. 

Non  content  de  veiller  sur  les  livres  qui  ont  trait  à  la 
doctrine  révélée,  la  constitution  assujettit  à  la  censure  des 
livres  purement  philosophiques,  comme  ceux  qui  ont  pour 
objet  la  théodicée  ou  théologie  naturelle,  et  l'éthique  ou 
morale  naturelle.  Ces  matières,  en  effet,  quoique  comprises 
dans  le  domaine  de  la  raison,  ont  un  rapport  très  étroit  avec 
la  science  de  la  révélation.  Les  erreurs  sur  l'existence  ou 
les  attributs  de  Dieu  rejaillissent  facilement  sur  toutes  les 
vérités  de  la  révélation,  puisque  celles-ci  reposent  sur  les 
enseignements  de  la  théodicée,  comme  sur  le  motif  premier 
de  crédibilité. 

De  même  la  morale  fondée  sur  les  seules  lumières  de  la 
raison,  peut  aisément  s'écarter  des  préceptes  évangéliques, 
et  introduire  des  pratiques  perverses  ou  du  moins  dange- 
reuses parmi  les  fidèles.  Or,  l'Eglise  qui  doit  veiller  non 
seulement  au  dépôt  de  la  révélation,  mais  aussi  à  la  bonne 
vie  de  ses  enfants,  a  reçu  avec  le  privilège  de  l'infaillibilité 
la  mission  de  conserver  intact  les  principes  de  la  morale. 

Enfin  la  Constitution  apostolique  comprend  généralement 
sous  le  précepte  de  la  censure,  tout  livre,  tout  écrit  concer- 
nant les  enseignements  religieux,  intéressant  la  religion  et 
l'honnêteté  des  mœurs. 

En  ce  chapitre  ne  sont    pas    énumérés   de    nouveau   les 


SUR  L  INDEX  369 

ouvrages  dont  il  a  été  question  dans  la  première  partie,  les 
livres  de  piété,  de  visions,  d'apparitions  ou  de  miracles, 
de  dévotions  nouvelles.  Ils  avaient  été  suffisamment  indi- 
qués comme  devant  porter  le  témoignage  de  l'approba- 
tion ecclésiastique.  11  n'était  pas  besoin  de  les  signaler 
encore. 

Deux  règles  concernant  spécialement  les  ecclésiastiques 
terminent  ce  chapitre. 

Par  la  première  on  leur  recommande  de  ne  pas  livrer  à 
l'impression  des  ouvrages  de  science,  même  purement  natu- 
relle, sans  consulter  leur  évèque,  en  témoignage  de  leur 
déférence  envers  lui.  Ce  paragraphe  contient-il  un  précepte 
formel,  ou  une  simple  recommandation  de  convenance? 
Nous  admettrions  plutôt  ce  dernier  sens. 

L'autre  règle,  strictement  impérative,  défend  aux  ecclé- 
siastiques de  prendre,  sans  permission  de  leur  évèque,  la 
direction  de  journaux  ou  de  feuilles  périodiques.  Il  s'agit 
ici  de  toute  sorte  de  journal  ou  de  revue,  même  purement 
littéraire  ou  scientifique,  puisque  la  prohibition  est  absolue. 
Ne  violerait-il  pas  cette  loi  le  prêtre  qui,  laissant  à  un  laïque 
la  signature  d'une  feuille  périodique  avec  la  responsabilité 
légale,  s'en  réserverait  en  réalité  la  rédaction  ?  Nous  ne 
voyons  pas  comment  ce  détour  mettrait  en  sûreté  sa 
conscience. 

XVI 

La  législation  de  Yindex  pouvait-elle  omettre  les  devoirs 
des  imprimeurs,  dt-s  éditeurs  et  des  libraires  ?  Plus  que 
personne  ils  contribuent  à  la  propagation  des  livres  bons 
ou  mauvais  ;  ils  en  partagent  donc  la  responsabilité  avec  les 
auteurs.  Les  anciennes  règles  ne  faisaient  pas  mention  des 
éditeurs.-  C'était  même  une  industrie  presque  inconnue 
autrefois.  En  général,  l'imprimeur  débitait  lui-même  le 
produit  de  ses  presses  ;  on  le  voyait,  aux  premiers  temps  de 
la  renaissance,  parcourir  les  grands  marchés  de  l'Europe, 
et  là,  aussi  bien  qu'au  lieu  de  son  domicile,  étaler  les 
livres    sortis    de    ses    ateliers.     Il   répondait    donc    devant 

LXXI.  —  24 


370  LA  NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE 

TEglise    de    tous    les  désordres  que  pouvaient  engendrer  la 
diffusion  des  mauvais  écrits. 

C'est  pourquoi,  dès  le  début  du  xvi"  siècle,  les  autorités 
ecclésiastiques  imposèrent  à  l'imprimerie  des  lois  rigou- 
reuses, pour  prévenir  une  dangereuse  propagande.  Dans  ce 
but,  le  cinquième  concile  de  Latran,  tenu  sous  Léon  X, 
portait  défense,  aux  imprimeurs,  sous  peine  d'excommunica- 
tion et  même  de  peines  temporelles,  d'imprimer  aucun 
livre  qui  n'eût  été  examiné  par  l'évêque  et  l'inquisiteur  et 
approuvé  par  eux  ;  et  l'approbation  signée  de  leur  main, 
devait  être  reproduite  au  commencement  ou  à  la  fin  du 
volume.  La  règle  dixième  de  l'ancien  Index^  et  celles  qu'y 
avait  ajoutées  le  Pape  Clément  VIII,  commandèrent  en  outre 
de  marquer  au  titre  le  nom  de  Fauteur  et  sa  patrie,  avec 
les  noms  de  l'imprimeur  et  du  lieu  où  avait  paru  le  livre. 

Ces  prescriptions  sont  depuis  longtemps  abrogées  par  la 
coutume  ;  et  désormais  elles  le  sont  en  grande  partie  par  la 
nouvelle  Constitution.  L'obligation  de  V imprimatur  reste 
pour  tous  les  ouvrages  énumérés  dans  l'article  précédent  ; 
et  il  doit  se  trouver  en  tête  du  livre  ainsi  que  les  nom  et 
prénoms  de  l'auteur,  celui  de  l'éditeur,  le  lieu  et  l'année  de 
l'impression  et  de  l'édition.  Que  si,  pour  de  justes  raisons, 
le  nom  de  l'auteur  est  passé  sous  silence,  ce  ne  doit  être 
qu'avec  la  permission  de  l'Ordinaire,  qui  sera  juge  des 
raisons  pouvant  motiver  cette  omission. 

Les  éditeurs  et  imprimeurs  sont  avertis  que  les  nouvelles 
éditions  doivent  porter  une  nouvelle  approbation  ;  de  même 
pour  les  traductions  d'un  livre  autorisé.  C'est  une  mesure  de 
précaution,  une  édition  pouvant  différer  de  celles  qui  l'ont 
précédée,  et  les  traductions  s'écartant  souvent  du  texte 
primitif. 

Il  est  enfin  interdit  de  réimprimer  en  quelque  langue  que 
ce  soit  un  livre  condamné,  à  moins,  comme  il  a  été  dit  plus 
haut,  que  le  livre  n'ait  été  corrigé  suivant  les  indications  de 
la  congrégation  de  VIndexet  approuvé  par  elle. 

Autant  et  plus  que  les  imprimeurs  et  les  éditeurs,  les 
libraires  ont  leur  part  dans  la  propagation  des  livres.  Leurs 


SUR  L  INDEX  371 

devoirs  n'avaient  pas  été  omis  dans  les  règles  tracées 
autrefois  par  les  délégués  du  Concile  de  Trente  et  approu- 
vées par  le  pape  Pie  IV,  et  dans  les  décrets  de  Clément  VIII. 
Les  librairies  devaient  être  visitées  par  Tévèque  ou  l'inqui- 
siteur pour  s'assurer  qu'il  ne  s'y  débitait  pas  d'ouvrages 
interdits.  Le  catalogue  de  tous  les  livres  en  vente  était 
affiché  dans  l'officine,  avec  défense  d'en  ajouter  aucun  autre 
sans  permission,  sous  peine  de  confiscation,  et  autres  châti- 
ments au  jugement  de  l'Ordinaire.  Que  si  les  libraires  étaient 
autorisés  à  vendre  quelques-uns  des  ouvrages  à  Y  Index,  ils 
ne  pouvaient  le  faire  indistinctement  à  toutes  sortes  d'ache- 
teurs, mais  à  ceux-là  seulement  qui  exhibaient  par  écrit  la 
permission  de  se  les  procurer.  La  même  loi  exigeait  de  tout 
imprimeur  ou  libraire  qu'au  début  de  son  entreprise  il  prtHAt 
entre  les  mains  de  l'évéque  le  serment  d'exercer  son  art  en 
chrétien,  avec  sincérité  et  fidélité  ;  de  se  conformer  aux 
prescriptions  de  VIndex.,  ainsi  qu'aux  ordonnances  des 
évéques  et  des  inquisiteurs,  et  de  ne  pas  employer  d'ouvriers 
suspects  d'hérésie. 

Ces  règles,  très  sages  au  temps  où  elles  furent  édictées, 
étaient  devenues  impraticables  de  nos  jours.  Aussi  la  nou- 
velle Constitution  les  réduit-<'lle  à  trois,  qui  tiennent  nu^me 
plus  de  la  loi  naturelle  que  de  la  loi  ecclésiastique.  Elles  ont 
surtout  pour  but  de  réprimer  l'insouciance  avec  laquelle  trop 
souvent  de  nos  jours  imprimeurs  et  libraires  livrent  indille- 
remment  au  public  toute  sorte  d'écrits,  sans  considérer  la 
responsabilité  qu'ils  assument  devant  Dieu. 

Elle  leur  rappelle  donc,  premièrement,  (ju'il  n'est  pas 
permis,  surtout  à  des  catholi(|ues,  de  vendre  ou  i\v  j)rèter 
des  livres  obscènes,  ni  môme  de  les  tenir  dans  leurs  maga- 
sins. La  règle  est  portée  sans  auctme  exception.  Cependant  s'il 
s'agit  de  classi(|ues,  nous  pensons  qu'il  est  permis  aux 
libraires  de  les  vendre  à  cvxw  qui  sont  autorisés  à  les  lire, 
c'est-à-dire  aux  professeurs  et  aux  hommes  de  lettres.  Mais 
même  en  ce  cas,  ils  ne  pourraient  les  étaler  avec  les  autres 
ouvrages,  ni  les  vendre  à  toute  sorte  de  personnes. 

Secondement,  la  Constitution  défend  de  mettre  eh  vente 
des   livres   condamnés,    à    moins    d'une    permission    de    la 


372  LA  NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE 

congrégation  de  VIndex  que  Ton  obtient  par  rintermédiaire 
de  Févèque. 

Enfin,  si  le  libraire  a  cette  permission,  il  n'en  doit  cepen- 
dant user  qu'à  Tégard  de  personnes  qu'il  peut  prudemment 
croire  autorisées  à  se  les  procurer.  Condition  très  délicate 
sans  doute,  qui  remplace  l'ancienne  obligation  de  la  permis- 
sion écrite,  mais  qui  rappelle  aux  libraires  chrétiens  les  pré- 
cautions qu'ils  doivent  apporter  dans  leur  commerce  pour 
éviter  de  devenir  complices  du  mal. 

XVII 

Toute  loi  humaine  doit  avoir  sa  sanction.  La  violation  n'en 
saurait  demeurer  impunie.  Le  droit  canon,  comme  la  loi 
civile,  a  ses  pénalités  ;  et  les  délits  de  la  presse  n'en  sont 
pas  exemptés. 

Aux  temps  anciens,  quand  on  reconnaissait  à  l'Eglise  un 
pouvoir  coercitif,  même  au  ressort  temporel,  quand  elle 
pouvait  en  appeler  au  bras  séculier  pour  faire  exécuter  ses 
sentences,  elle  avait  porté  deux  sortes  de  peines  contre  les 
transgresseurs  des  lois  de  VIndex,  les  unes  purement  spiri- 
tuelles, les  autres  temporelles.  C'était  d'abord  l'excommuni- 
cation infligée  à  l'imprimeur  coupable  d'avoir  mis  sous 
presse  des  livres  non  approuvés  par  l'ordinaire  ;  c'était  en- 
suite la  perte  de  ces  ouvrages,  qui  devaient  être  livrés  aux 
flammes,  puis  une  amende  pécuniaire  (le  concile  de  Latran 
la  fixait  à  100  ducats  appliqués  à  la  fabrique  de  la  basilique 
de  S. -Pierre)  et  la  suspension  de  son  industrie  pendant  un  an 
entier.  Que  si  le  coupable  se  montrait  contumace,  il  devait 
être  puni  selon  la  rigueur  du  droit,  pour  servir  d'exemple. 
Or,  au  nombre  de  ces  peines  se  trouvaient  même  celles  que 
l'on  infligeait  alors  aux  hérétiques.  Ainsi  l'avait  décrété  le 
cinquième  concile  de  Latran.  Quelque  peu  mitigée,  cette 
rigueur  se  retrouve  dans  les  décrets  du  Concile  de  Trente, 
dans  les  anciennes  règles  de  VIndex  et  dans  celles  de  Clé- 
ment VU  I. 

Les  circonstances  sont  aujourd'hui  totalement  changées. 
Nous  ne  sommes  plus  au  temps  où  l'Eglise  peut  menacer  les 


SUR  L'IXDEX  373 

coupables  de  châtiments  temporels.  De  ceux-là  donc  il  n'est 
fait  aucune  mention  dans  la  nouvelle  Constitution. 

Les  peines  spirituelles  ont  reçu  elles-mêmes  de  notables 
adoucissements.  Elles  se  réduisent  à  trois,  qui  d'ailleurs 
existeraient  indépendamment  de  la  Constitution  sur  V Index. 

La  première  est  d'une  grande  sévérité  ?  c'est  l'excommu- 
nication spécialement  réservée  au  Souverain  Pontife  par  l'ar- 
ticle second  de  la  constitution  Apostollcœ  sedis.  Cette  excom- 
munication frappe  tous  ceux  qui  lisent  sciemment  et  sans 
fiulorisation  du  Saint  Siège  les  livres  des  apostats  et  des  héré- 
tiques soutenant  l'hérésie,  ou  tous  autres  livres  de  quelque 
auteur  que  ce  soit,  nommément  prohibés  par  lettres  aposto- 
liques ;  elle  frappe  également  ceux  qui  détiennent  ces  livres, 
qui  les  impriment,  ou  prennent  leur  défense  de  quelque 
manière  que  ce  soit. 

Cet  article  a  été  l'objet  de  nombreux  commentaires.  Nous 
en  donnons  un  court  résumé. 

Les  livres  qu'il  défend  avec  une  si  grande  rigueur  sont 
premièrement  ceux  des  apostats  ou  des  hérétiques  qui  ensei- 
gnent ex  professa  l'hérésie,  non  ceux  où  l'erreur  se  ren- 
contre accidentellement  et  en  passant  ;  secondement  les  ou- 
vrages prohibés,  non  par  simple  décret  des  congrégations 
romaines,  mais  par  lettres  du  Pope,  pourvu  toutefois  qu'ils 
soient  prohibés  sous  peine  d'excommunication  réservée  au 
Souverain  Pontife  ;  car  cette  peine  n'y  est  pas  toujours  por- 
tée. 

Quant  aux  personnes,  1  excommunication  atteint  non  seu- 
lement ceux  qui  lisent  ces  livres,  mais  aussi  ceux  qui  les 
détiennent.  11  y  a  donc  pour  eux  obligation  de  s'en  défaire. 
Autrefois  on  devait  les  remettre  à  l'évéque  ou  à  l'inquisi- 
teur. Cette  obligation  n'est  pas  exprimée  dans  la  nouvelle 
Constitution.  On  peut  donc  ou  les  détruire  soi-même,  ou  les 
livrer  à  son  confesseur,  à  son  supérieur,  ou  à  quelque  per- 
sonne qui  ait  permission  de  les  garder  et  de  les  lire. 

Cette  censure  atteint  de  plus  l'imprimeur  ou  les  impri- 
meurs, en  latin  imprimentes^  ceux  qui  impriment.  Expres- 
sion (jui  a  donné  lieu  à  des  discussions  ;  car  les  uns  lui  attri- 
buent une  portée  peut-être  excessive,  et  comprennent  sous 


374  LA  NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE 

ranathème  non  seulement  les  chefs  de  Timprimerie,  mais 
les  simples  ouvriers,  même  celui  qui  étend  l'encre  sur  les 
caractères,  ou  <jui  tourne  la  roue  ;  d'autres  restreignent  la 
rigueur  dé  la  sentence  au  propriétaire  ou  du  moins  au 
gérantou  directeur  de  l'imprimerie. 

Encourent  ehfin  la  même  peine  ceux  qui  prennent  la 
défense  du  livre  hérétique,  soit  qu'ils  cherchent  à  en  justi- 
fier la  doctrine,  soit  qu'ils  travaillent  à  le  soustraire  aux 
légitimes  sentences  de  la  justice,  ou  qu'ils  le  soutiennent 
de  toute  autre  manière. 

L'excommunication  est  ensuite  portée  contre  ceux  qui 
impriment  ou  font  imprimer  sans  l'autorisation  de  l'ordinaire 
les  livres  de  l'Ecriture  sainte  ou  des  annotations  et  des 
commentaires,  sur  ces  mêmes  livres  ;  cette  excommunica- 
tion nest  résen'ée  à  personne. 

Cette  pénalité  a  son  origine  dans  le  décret  de  la  4" 
session  du  Concile  de  Trente  qui  l'appliquait  en  outre  aux 
vendeurs  de  ces  livres  et  à  ceux  qui  les  détiennent.  Pie  IX, 
dans  la  bulle  Apostolicœ  sedis,  en  avait  exempté  les  vendeurs 
et  les  détenteurs,  mais  l'avait  maintenue  contre  ceux  qui  les 
impriment  et  les  font  imprimer. 

La  peine  atteint  tout  imprimeur  qui,  sans  permission  de 
l'autorité  ecclésiastique,  donnerait  une  édition  de  la  Bible, 
du  Nouveau  Testament,  ou  même  de  quelque  livre  isolé  ; 
ou  qui  imprimerait  des  annotations  ou  des  commentaires  sur 
les  saints  livres. 

L'excommunication  atteint  également  ceux  qui  font 
imprimer  ces  livres.  Encore  ici  un  doute.  Que  faut-il 
entendre  par  celui  qui  fait  imprimer  ?  Ce  n'est  pas  toujours 
l'auteur,  qui  peut  demeurer  étranger  à  la  publication  de 
son  œuvre  ;  mais  bien  celui  qui  par  ses  ordres,  par  ses  soins 
en  procure  l'impression,  qu'il  soit  autçur,  éditeur,  ou  toute 
autre  personne. 

11  est  à  propos  de  relever  ici  une  différence  entre  le  décret 
du  Concile  de  Trente,  la  constitution  Apostolicœ  sedis  de- 
Pie  IX,  et  celle  de  Léon  XIII.  Le  Concile  de  Trente  avait 
<léfendu-  sous   peine    d'excommunication   d'imprimer    sans 


SUR  L'INDEX  375 

permission  aucun  livre  traitant  de  choses  sacrées  (de  rébus 
sacris).  Cette  même  expression  avait  été  retenue  dans  la 
bulle  de  Pie  IX.  D'où  différentes  interprétations.  Les  ufls 
prétendaient  que  ce  terme  «  choses  sacrée^  »  devait 
s'entendre  seulement  des  livres  saints  et  des  commentaires  ■ 
ou  annotations  sur  ces  livres  ;  d'autres,  qu'il  comprenait 
toute  science  sacrée,  comme  théologie,  droit  canon,  histoire 
ecclésiastique,  etc. 

La  Constitution  de  Léon  XIII  précise  davantage,  et  ne 
punit  d'excommunication  que  la  publication  indue  de 
l'Ecriture  sainte  et  des  commentaires.  .N'y  a-t-il  pas  là  une 
interprétation  autorisée  du  décret  du  Concile  de  Trente  ? 

A  ces  deux  degrés  de  pénalités  se  réduisent  les  sanctions 
portées  par  la  nouvelle  Constitution  contre  les  violateurs 
des  lois  de  V Index.  C'est  donc  par  erreur  que  bon  nombre 
de  fidèles  croient  l'excommunication  attachée  d'une  manière 
générale  à  la  lecture  des  livres  à  V Index.  Ouoi  que  l'on 
pèche  gravement  en  violant  la  loi  de  l'église  ;  cotte  peine 
n'est  encourue  que  dans  les  cas  que  nous  venons  d'énoncer. 

Le  dernier  paragraphe  maintient  le  droit  de  l'évéquc  en 
<;ette  matière.  11  y  estditque  par  rapportatix  autres  transgres- 
sions des  décrets  généraux  de  V/ndex,  les  fidèles  doivent 
<'^tre  sérieusement  avertis  par  l'évi'^que  suivant  la  gravité  de 
la  faute;  et  il  est  ajouté  que  celui-ci  pourra  au  besoin 
recourir  aux  peines  canoniques,  c'est  à  dire  à  l'excommuni- 
cation, ou  à  la  suspense  si  le  coupable  est  dans  la  déricature. 

XVII! 

La  (^onsliliilioii  se  (i-nnine  par  les  clauses  ordiniiircs 
déclarant  qu'elle  est  obligatoire  pour  tous  les  fidèles, 
nonobstant  toute  coutume  contraire.  Ce»  derniers  mots 
résolvent  la  (juestion  souvent  posée,  à  savoir  si  V Indcr  est 
en  vigueur  dans  certaines  contrées,  notamment  en  France. 
Pour  ce  qui  est  des  décrets  généraux,  la  réponse  ne  semble 
plus  douteuse.  C'est  une  loi  nouvelle,  solennellement 
promulguée,    abolis.sant    toute    coutume     contraire.     Donc 


376  LA  NOUVELLE  CONSTITUTION  APOSTOLIQUE 

l'usage  en  vertu  duquel  on  a  pu  se  croire  jusqu'à  présent 
exempté  de  la  rigueur  des  règles  de  VIndex  ancien,  ne  peut 
désormais  légitimer  la  transgression  de  la  nouvelle  Consti- 
tution. Elle  oblige  certainement  tous  les  chrétiens,  sous 
peine  de  péché  plus  ou  moins  grave,  selon  la  gravité  de  la 
violation. 

Concluons  notre  travail.  11  ressort  de  la  bulle  Officiorumy 
que  nous  venons  de  commenter,  premièrement,  que  la 
Sainte  Eglise  maintient  fortement  son  droit  de  veiller  sur 
les  productions  de  la  presse,  pour  empocher  la  propagande 
des  livres  suspects  et  mauvais,  et  régulariser  la  publication 
de  ceux  qui  peuvent  ou  contribuer  à  l'édification  des  fidèles, 
ou  présenter  quelque  danger. 

11  en  ressort  ensuite  que  dans  l'usage  de  son  autorité, 
l'Eglise  sait  tenir  compte  des  nécessités  du  temps  et  des 
conditions  variables  de  la  société.  Aux  règlements  rigides 
des  temps  antérieurs,  règlements  alors  très  salutaires,  elle 
en  substitue  de  moins  rigoureux,  d'une  application  mieux 
proportionnée  à  la  faiblesse  d'une  société  qui  ne  supporte 
plus  les  anciennes  sévérités. 

Fidèlement  observées,  les  dispositions  de  la  nouvelle 
Constitution  seraient  un  préservatif  efficace  contre  ce  déluge 
de  livres  pervers  qui  cause  la  perte  de  tant  de  pauvres 
âmes,  l'essentiel  est  que  ces  règles  soient  bien  gardées. 

Espérons  qu'elles  le  seront.  Si  jusqu'à  présent  on  s'était 
cru  dispensé  d'obéir  à  des  lois  qui  n'étaient  plus  adaptées 
à  nos  besoins  actuels,  désormais  on  ne  pourra  plus  prétexter 
cette  excuse.  Les  adoucissements  sont  tels  qu'il  faudra 
beaucoup  de  mauvaise  volonté  aux  délinquants  pour  ne  pas 
se  soumettre  à  des  prescriptions  si  justes  et  si  mesurées. 
Par  la  publication  de  cette  bulle  le  Pape  Léon  XIII  a 
donné  une  nouvelle  preuve  de  sa  sagesse  et  de  sa  sollici- 
tude pour  le  salut  de  son  peuple. 

G.    DESJARDINS,   S.  J. 


L'INFANTICIDE    EN    CHINE 

D'APRÈS    UN    DOCUMENT    OFFICIEL    RÉCENT 


Tout  a  été  dit  sur  la  question  de  l'infanticide  en  Chine  ;  livres 
et  mémoires  richement  documentés,  récits  des  missionnaires, 
lettres  des  religieuses  dévouées  à  la  magnifique  œuvre  de  la 
Sainte-Enfance,  tout  atteste  .  avec  abondance  de  preuves,  la 
fréquence  du  meurtre  des  petits  enfants  par  leurs  parents  païens, 
et  la  facilité  avec  laquelle  il  se  commet  surtout  à  l'égard  des 
petites  filles. 

Sans  parler  des  cas  où  les  chrétiens  s'empressent  d'apporter 
et  de  présenter  au  saint  baptême  de  pauvres  petits,  encore 
vivants  malgré  leurs  blessures  ou  leur  extrême  faiblesse,  pas 
n'est  besoin  d'avoir  vécu  longtemps  au  milieu  de  la  population 
chinoise  pour  rencontrer  des  cadavres  d'enfants  jetés  parmi  les 
immondices  avant  ou  après  la  mort,  et  sur  lesquels  s'acharnent 
chiens,  pourceaux  ou  oiseaux  de  proie  *. 

L'opinion  publique  n'absout  pas  sans  doute  complètement 
ces  horribles  pratiques  ;  mais  elle  y  est  trop  habituée  pour  en 
concevoir  grande  horreur.  D'ailleurs,  elle  exagère  la  puissance 
paternelle  au  point  d'accorder  aux  parents  un  droit  de  vie  et 
de  mort  sur  leurs  enfants.  Un  missionnaire  voyageait  sur  une 
de  ces  barques  chinoises  où  naissent,  vivent,  meurent,  des 
générations  entières.  Une  petite  fille  se  mit  à  pousser  des  cris 
que  les  objurgations  de  son  père  ne  rendirent  que  plus  aigus. 
Furieux,  le  batelier  saisit  son  enfant  par  les  pieds,  en  un  clin 
d'œil,  lui  brisa  la  tète  sur  le  plat-bord  du  bateau  et  jeta  le 
petit  cadavre  dans  l'eau.  Ce  n'est  là,  direz-vous,  qu'un  accès  de 
brutalité  qui  peut  se  voir  ailleurs.  Eh  bien  !    voici   qui   exprime 

1.  Un  missionnaire  étudiait  dans  sa  chambre.  Il  entend  un  bruit  dans  le 
foyer  :  c'était  un  bras  sanglant  d'enfant  qui  tombait.  Un  milan  l'avait  arraché; 
pois,  perché  sur  le  toit  pour  dévorer  sa  hideuse  proie,  il  l'avait  laissé 
tomber  par  l'ouverture  de  la  cheminée. 


378  L'INFANTICIDE  EN  CHINE 

mieux  les  idées  païennes  à  cet  égard.  Le  missionnaire  indigné 
menaça  le  meurtrier  de  le  dénoncer  aux  autorités,  et  prit  à 
témoin  l'équipage  du  bateau.  Mais  ses  paroles  furent  accueillies 
avec  la  plus  grande  indifférence  :  «  Il  a  mal  fait,  disaient  froi- 
dement ces  hommes,  mais  enfin  c'est  sa  fille  :  en  la  tuant  il  ne 
fait  tort  à  personne.   »  Et  ce  fut  tout. 

11  serait  inutile  de  revenir  sur  de  semblables  faits,  n'était  la 
singulière  persistance  avec  laquelle  des  écrivains  européens  les 
nient  où  les  réduisent  aux  proportions  de  ce  qui  se  passe  partout. 

Parfois,  c'est  dessein  manifeste  de  s'attaquer  aux  mission- 
naires, aux  œuvres  catholiques;  de  jeter  le  discrédit  jusque  sur 
l'Œuvre  de  la  Sainte-Enfance  et  de  faire  passer  pour  exploitation 
de  la  crédulité  publique  l'admirable  dévouement  de  tant  de  reli- 
gieuses qui  ont  sacrifié  patrie  et  famille,  afin  d'aller  recueillir  et 
élever  chrétiennement  les  petits  orphelins  païens.  Malice  sata- 
nique,  devant  laquelle  ne  reculent  pas  toujours  des  sectaires 
baptisés. 

Ce  sont  aussi  des  touristes  amateurs  déclarant  avec  assurance 
que  dans  leurs  nombreux  voyages,  ils  n'ont  jamais  vu  flotter  sur 
les  eaux  des  fleuves  et  des  canaux  ces  prétendus  cadavres  d'en- 
fants. Je  le  crois  bien  !  le  procédé  est  beaucoup  plus  simple.  On 
ne  noie  presque  jamais  les  enfants  dans  une  rivière  ou  dans  un 
étang  :  un  simple  baquet,  le  récipient  des  immondices  de  la 
maison  y  suffisent  amplement;  il  n'y  a  plus  qu'à  enfouir  le 
cadavre  dans  un  coin,  à  le  jeter  au  milieu  de  détritus  de  toute 
nature,  si  l'on  n'aime  mieux  le  porter  aux  endroits  destinés  à 
recevoir  les  corps  des  petits  enfants.  Parfois  on  les  apporte 
encore  vivants  :  ils  y  meurent  bientôt. 

D'autres  écrivains  enfin  en  appellent  aux  sentiments  les 
plus  profonds  de  la  nature  humaine  :  ce  sont  les  sentimentaux. 
Ils  refusent  de  croire  h  une  cruauté  que  les  animaux  mêmes  n'ont 
pas  à  l'endroit  de  leurs  petits  !  Bel  argument  humanitaire,  qui 
oublie  la  déchéance  humaine  surtout  parmi  les  païens,  à  qui  le 
sang  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  n'a  pas  encore  révélé  le  prix 
de  la  vie  humaine  et  la  dignité  de  l'âme  ;  raisonnement  a  priori, 
qui  perd  toute  valeur  en  face  de  faits,  qu'il  est  puéril  de 
contester,  comme  il  serait  fâcheux  de  les  exagérer. 

Il  n'est  pas  rare  que  les  magistrats  chinois,  dans  des  procla- 
mations officielles  où  les  «  pères,  et  mères  du  peuple  »  rappellent 


D'APRÈS  UN  DOCUMENT  OFFICIEL  RÉCENT  379 

leurs  administrés  à  la  pratique  de  la  morale  et  des  lois, 
réprouvent  l'infanticide  en  l'attestant  du  même  coup.  C'est  un 
des  points  souvent  touchés  par  les  préfets  et  sous-préfets  dans 
des  morceaux  soigneusement  élaborés  et  écrits  en  style  élégant. 

La  pièce  dont  nous  offrons  la  traduction  aux  lecteurs  des 
Études  est  de  ce  genre.  Elle  a  été  publiée  en  chinois  dans  le  jour- 
nal catholique  de  Chang-Haï,  I-iven-lon,  le  9  janvier  1897.  Elle 
ne  porte  pas  de  date  précise;  mais  elle  venait  de  paraître  lorsque 
le  journal  chinois  l'a  insérée  :  elle  ne  remonte  certainement  pas 
plus  haut  que  les  deux  ou  trois  derniers  mois  de  1896.  C'est  donc 
un  document  absolument  contemporain,  et  aussi  officiel  qu  on 
peut  le  désirer.  L'auteur  est  le  préfet  de  \an-Tchang,  capitale 
de  la  province  du  Kiang-Si.  Il  rappelle  discrètement  les  faits, 
invoque  les  lois,  formelles  quand  il  s'agit  du  meurtre  des  petits 
garçons,  mais  muettes  sur  celui  des  filles;  eu  sorte  «pie  le  ma- 
gistrat est  obligé  de  conclure  a  pari  de  l'un  à  l'autre.  Che- 
min faisant,  il  multiplie  les  allusions  aux  coutumes  et  aux  supers- 
titions populaires  :  quelque»  notes  sndiroiit  ;i  «mi  donnor  la  clef 
au  lecteur. 

Certes  ce  n'est  pas  un  monument  rare  de  l'éliMpience  officielle 
en  Chine;  c'en  est  du  moins  un  spécimen  intéressant  à  plus  d'un 
titre;  il  est  d'ailleurs  écrit  en  fort  bon  style  chinois,  au  juge- 
ment des  connaisseurs;  surtout,  nous  le  répétons,  il  est  récent, 
et  d'une  autorité  indiscutable. 

Puisse-t-il  aider  ii  faire  mieux  comprendre  l'anivre  des  mis- 
sionnaires et  le  dévouement  de  nos  religieuses  au  milieu  de  l'an- 
tique empire  païen  -que  tous  souhaitent  si  ardemment  de  voir 
s'ouvrir  aux  lumières  du  saint  Évangile  et  à  la  civilisation 
chrétienne  î 

Chine.  Février  1897.  S.  ADIGARD.  S.  J. 

PROCLAMATION 

COXTnS    LA    COITIMK    DE    XOYEH    DES    FILLES 

Nous,  Kinrtfj,  préfet  de  Nnn-tch  nng  <  et  iVo/i^',  soiis-pr,  |.;i  de  .SV/i- 
Kicn,  dans  le  but  de  prohiber  sévèrement  le  crime  de  noyer  les  petites 
tilles,  et  d'exhorter  à  l'institution  de  l'auvre  dite   «   Contribution  de  six 

1.  Nftn-tch'ang,  capitale  de  la  province  du  Kiang-Si.    La  sous-préfecture 

Hc  Sin-Kien  en  di'pcnd. 


380  L'INFANTICIDE  EN  CHINE 

sapèques  pour  élever  des  orphelins,  »  et  a\issi  de  réformer  les  mauvaises 
mœurs  du  peuple  et  de  sauver  la  vie  des  enfants,  faisons  cette  procla- 
mation. 

Nous  savons  que  le  devoir  de  conserver  la  vie  aux  petits  orphelins 
et  d'élever  les  petits  enfants,  se  trouve  exprimé  dans  les  livres  canoniques, 
et  que  le  crime  de  donner  la  mort  aux  petits  et  de  procurer  l'avorte- 
ment,  même  lorsqu'il  ne  s'agit  que  des  animaux,  est  défendu  dans  un 
de  ces  mêmes  livres  ;  d'où  l'on  peut  conclure  que,  s'il  faut  conserver 
et  élever  les  petits  enfants  des  autres,  et  s'il  ne  faut  pas  détruire  pré- 
maturément les  petits  des  animaux,  ni  procurer  leur  avortement, 
comment  serait-il  permis  de  nuire  aux  petites  filles  que  vous-mêmes 
avez  engendrées  ?  Nous,  préfet  de  Nan-tcliang  et  sous-préfet  de  Sin- 
Kien,  à  notre  entrée  en  charge,  nous  nous  sommes  renseignés  sur  les 
mœurs  des  habitants  et  nous  avons  appris  qu'elles  étaient  vertueuses,  à 
l'exception  de  cette  coutume  de  noyer  les  petites  filles,  qui  n'a  pas 
encore  été  extirpée. 

Dans  la  capitale  et  autres  villes  de  la  province  on  a  bien  établi  des 
orphelinats  ;  mais  dans  les  campagnes  et  dans  les  localités  peu  habi- 
tées à  quelque  distance  des  villes,  ce  crime  de  noyer  les  petites  filles 
est  encore  pratiqué  :  or,  rien  de  plus  cruel  et  de  plus  contraire  à  la 
droite  raison  que  ce  crime.  Nous  avons  réfléchi  minutieusement  pour 
en  découvrir  l'origine,  et  nous  avons  trouvé  que  de  fait  cela  ne  procède 
pas  d'une  absence  de  tendresse  chez  les  parents  pour  leurs  enfants, 
mais  que  cela  provient  des  trois  causes  suivantes  : 

En  premier  lieu,  si  dans  une  famille  pauvre  une  fille  vient  prendre 
place,  il  faudra  dépenser  beaucoup  d'argent  et  se  donner  beaucoup  de 
peine  pour  pourvoir  à  sa  nourriture  et  à  son  habillement  ;  puis,  quand 
elle  aura  atteint  l'âge  de  seize  ou  dix-sept  ans,  elle  sera  mariée  dans 
une  autre  famille,  dont  elle  fera  partie  et  où  elle  reportera  toutes  ses 
afîections.  A  quoi  bon  se  donner  tant  de  peine  au  profit  des  autres  ? 

En  second  lieu,  on  noie  la  fille  parce  qu'on  désire  ardemment  avoir 
un  garçon.  La  mère,  n'allaitant  plus,  pourra  plutôt  devenir  enceinte. 

En  troisième  lieu,  on  redoute  la  dépense  pour  le  trousseau  et  pour 
la  noce.  Avec  beaucoup  de  filles,  si  l'on  veut  faire  les  choses  économi- 
quement, on  se  sent  humilié,  et  si  l'on  veut  les  faire  grandement,  on  a 
le  chagrin  de  n'en  avoir  pas  les  moyens. 

Pour  toutes  ces  raisons  on  préfère  noyer  les  filles,  afin  d'éviter  les 
embarras.  Mais,  même  dans  une  famille  pauvre,  la  mère  nourrissant 
son  enfant,  il  n'y  a  pas  lieu  de  dépenser  de  l'argent  pour  acheter  du 
lait  ;  et,  quant  au  vêtement,  de  vieux  habits,  des  robes  déchirées, 
peuvent  être  taillés  pour  habiller  l'enfant  sans  qu'on  puisse  nullement 
dire  que  ses  parents  le  traitent  mesquinement. 


D  APRÈS  UN  DOCUxMENT  OFFICIEL  RECENT  381 

On  dit  que  la  fille  doit,  en  fin  de  compte,  devenir  membre  d'une  autre 
famille.  Pourquoi  donc  ne  pas  la  donner  en  bas-âge,  soit  comme  fiancée 
élevée  chez  son  futur,  soit  comme  fille  adoptive  *  ?  Ce  serait  un  moyen 
dé  lui  conserver  la  vie. 

On  dit  encore  que,  si  la  mère  n'allaite  pas,  elle  pourra  plus  tôt  de- 
venir enceinte.  Or  de  tout  temps  ceux  qui  ont  eu  le  plus  de  fils  sont 
ceux  qui  ont  pratiqué  la  vertu.  C'est  pourquoi  celui  qui  prie  pour 
avoir  des  garçons  doit  absolument  accumuler  des  mérites  secrets  ;  il 
doit  môme  acheter  des  animaux  pour  leur  rendre  la  liberté  ;  mais  il  ne 
lui  faut,  en  aucune  manière,  ôter  la  vie  à  une  petite  fille  qu'il  a  lui- 
même  engendrée,  pour  aller  ensuite  prier  les  esprits  de  lui  accorder 
un  héritier.  Vraiment  les  Poussas  '  voudront-ils  favoriser  de  leur  pro- 
tection ceux  qui  ont  recours  à  de  tels  procédés  pour  avoir  des  gar- 
çons ?  Du  reste,  si,  après  avoir  noyé  une  fille,  on  engendre  un  garçon, 
ce  sera  l'àme  de  la  fille  qui  viendra  occuper  le  corps  de  l'enfant  afin  de 
se  venger  et  en  grandisssant,  le  plus  souvent  il  tournera  mal  '. 

Quant  à  l'afTaire  du  trousseau  et  de  la  noce,  il  faut  consulter  ses 
moyens.  A  quoi  bon  faire  plus  ou  moins  ?  D'autant  plus  que  ces  habi- 
tudes de  prodigalité  et  de  luxe  étant  interdites  par  la  loi,  il  n'est  pas 
permis  de  faire  parade  de  sa  richesse  et  de  rivaliser  avec  les  autres. 
Mais  malheureusement,  quand  une  action  est  autorisée  par  une  longue 
coutume,  le  peuple  ignorant  ne  sait  pas  en  rougir  et  s'en  repentir. 

Nous,  préfet  de  Nan-tc/i'anfj  et  sous-préfet  de  Sin-Kicn,  nous  sommes 
comme  les  pères  et  mères  du  peuple.  Si  nous  ne  prenions  pas  sérieu- 
sement à  tâche  de  vous  exhorter  et  de  vous  détourner  de  vos  mauvaises 
pratiques,  serait-ce  faire  cas  de  la  vie  des  enfants  et  réformer  vos 
mauvaises  coutumes  ?  C'est  pourquoi  nous  vous  adressons  cette  pro- 
clamation si  pressante,  dans  l'espoir  que  vous,  nos  subordonnés,  tant 
civils   que  militaires,    vous  arriverez  à  bien  connaître  votre   devoir. 

1.  Souvent,  en  Chine,  le»  enfant»  ont  à  peine  quelque»  jours  que  leurs 
parent»  le»  fiancent.  Parfois  la  petite  fille  passe  clans  la  maison  de  son 
fiance,  et  y  est  lUevëe  avec  lui.  On  devine  les  inconvénients  au  point  de  vue 
de  la  moralité  ;  mais  les  païen»  n'y  regardent  pas  de  si  prés. 

L'adoption  donne  de  meilleurs  résultats,  lorsque  le»  familles  sont  bonnes, 
et  ne  réduisent  pas  l'adoptée  à  une  condition  voisine  de  l'esclavage. 

2.  Poussas  :  divinités  païennes. 

'.\.  Allusion  à  une  croyance  superstitieuse  fort  répandue.  L'Ame  des  enfants 
maltraités  ou  tués  cherche  à  se  venger.  Elle  tAche  dans  ce  but  de  s'emparer 
du  premier  enfant  conçu  par  la  suite.  En  l'animant,  ou  bien  elle  lui  commu- 
nique son  sexe,  et  ce  sera  encore  une  fille  :  ou  bien  l'enfant  aura  une  Ame  de 
femme  dans  un  corps  d'homme,  et  il  fera  la  honte  de  sa  famille.  C'est  d'une 
semblable  vengeance  que  le  zélé  préfet  menace  les  meurtriers  des  petites 
filles. 


382  L'INFANTICIDE  EN  CHINE 

Sachez  bien  que  vos  mandarins  aiment  le  peuple  comme  des  enfants  ; 
que  chaque  garçon  ou  fille  engendrés  dans  leur  juridiction  est  pour  eux 
comme  leur  propre  enfant,  qu'ils  ne  peuvent  s'empêcher  d'aimer  ten- 
drement. Nous  avons  appris  qu'il  y  avait  des  enfants  traités  avec  cruau- 
té, et  nous  employons  toutes  nos  forces  pour  les  protéger  et  les  sau- 
ver. Vous,  pères  et  mères  qui  avez  engendré  des  enfants,  comment 
avez-vous  le  cœur  de  les  traiter  d'une  façon  si  barbare  ?  Rappelez- 
vous  comment,  dans  votre  enfance,  vos  parents  vous  aimaient  tendre- 
ment. S'ils  vous  avaient  grondés  et  frappés  sans  raison,  vous  auriez  dit 
qu'ils  ne  vous  aimaient  pas.  Et  maintenant  que  vous  êtes  vous-mêmes 
pères  et  mères,  vous  avez  le  cœur  de  noyer  des  petites  filles  que  vous 
avez  engendrées  !  Rentrez  en  vous-mêmes  et  interrogez-vous  :  pou- 
vez-vous  ne  pas  avoir  honte  de  votre  conduite  et  vous  en  repentir  ? 
Surtout  si,  vous,  mères,  vous  vous  rappelez  comment  vous  avez  sup- 
porté toutes  les  incommodités  de  dix  mois  de  grossesse  *  et  les  douleurs 
de  l'enfantement.  Si  votre  petite  fille  a  été  conçue,  ce  n'a  pas  été  de 
son  propre  mouvement.  Gomment  pouvez-vous  endurcir  votre  cœur  et 
la  noyer  ?  Vous-mêmes  aussi,  dans  votre  enfance,  pour  votre  mère, 
vous  étiez  une  petite  fille.  Si  alors  elle  vous  avait  noyée,  comment  y 
aurait-il  pour  vous  le  jour  d'aujourd'hui  ? 

Si  l'on  dit  qu'il  faut  noyer  les  petites  filles  et  que  tout  le  monde  le 
fasse,  au  bout  de  quelques  dizaines  d'années  le  genre  humain  aura  dis- 
paru. De  plus,  il  y  a  dans  les  lois  un  article  fort  clair  contre  le  meurtre 
d'un  fils  ou  d'un  petit-fils.  Or  l'acte  de  noyer  une  fille  n'en  diffère  pas, 
et  la  peine  par  suite  est  la  même^. 

On  dira  peut-être  que  les  crimes  de  cette  sorte  sont  surtout  du  fait 
des  femmes  ^.  Mais  ne  savez-vous  pas  que,  si  une  femme  commet  un 
crime,  son  mari  est  passible  de  la  peine  ?  Que  les  maris  ne  cessent  pas 
d'exhorter  leurs  femmes  ;  dans  l'occasion  qu'ils  emploient  la  force  pour 
empêcher  un  crime.  Comment  pouvez-vous  rester  .spectateurs  indiffé- 
rents et  permettre  à  vos  femmes  de  commettre  de  si  mauvaises  actions? 

1.  Les  Chinois  comptent  pour  une  unité  entière  toute  fraction  de  temps. 
Un  enfant  est  né  le  dernier  jour  de  l'an  chinois;  le  lendemain,  premier  jour 
de  l'année  suivante,  vous  demandez  son  âge  ;  on  vous  répondra  sans  hésiter  : 
Deux  ans.  —  Ce  n'est  pas  en  Chine  que  les  locutions  bibliques  larges  comme 
«  trois  jours  et  trois^  nuits  »  feraient  difficulté. 

2.  L'argumentation  a  pari,  tirée  de  la  loi  qui  punit  le  meurtre  des  «  fils 
et  pctits-fds  »  n'en  constate  pas  moins  le  silence  du  texte  officiel  :  il  a  sim- 
plement oublié  de  sauvegarder  la  vie  des  filles.  Lacune  assez  significative, 
et  d'autant  plus  fâcheuse  qu'en  matière  pénale  la  parité  ne  vaut  qu'imparfai- 
tement. 

3.  Il  est  à  remarquer  que  les  mères  elles-mêmes  sont  signalées  comme  les 
plus  coupables. 


D'APRES  UiN  DOCUMENT  OFFICIEL  RECENT  383 

A  partir  de  ce  moment,  après  avoir  reçu  nos  instructions  dans  cette 
proclamation,  il  faut  absolument  que  chacun  montre  de  la  tendresse  de 
cœur  et  réforme  entièrement  ses  mauvaises  coutumes.  Mais  si,  sans 
repentir,  vous  persistez  dans  le  mal  et  commettez  le  crime  avec  déli- 
bération comme  par  le  passé,  soyez  sûrs  que  Ton  fera  des  recherches, 
et  que  l'on  prendra  les  coupables  qui  seront  jugés  et  punis  sans  misé- 
ricorde. Que,  dans  les  mariages  qui  ont  lieu  parmi  vous,  l'on  s'efforce 
de  pratiquer  l'économie  et  qu'on  ne  cherche  pas  inutilement  la  prodiga- 
lité et  le  luxe,  pour  ainsi  tomber  dans  les  inconvéni<'nts  maintenant 
attachés  à  la  naissance  des  filles. 

Quant  aux  notables  du  pays,  ils  sont  tous  des  hommes  instruits. 
Quoiqu'ils  ne  soient  pas  en  charge,  cependant  l'amour  de  tous  les 
êtres  est  une  chose  de  leur  devoir.  C'est  pourquoi  plus  que  les  autres 
ils  doivent  se  rendre  propres  les  intentions  bienveillantes  et  pressantes, 
de  leurs  mandarins  ;  qu'à  l'occasion  ils  exhortent  le  peuple  à  bien  faire 
et  qu'ils  s'efforcent  de  le  retirer  du  mal.  Peut-être  ainsi  les  principes 
seront  rectifiés,  les  mœurs  purifiées  et  les  mauvaises  coutumes  abolies, 

Vos  mandarins,  dans  leur  pitié  pour  les  petits  enfants,  ne  craignent 
pas  de  se  fatiguer  à  vous  parler  et  à  vous  exhorter  longuement.  Ils 
espèrent  que  le  mari  mettra  sa  f«*mnie  en  garde,  que  le  père  instruira 
ses  filles  et  que  les  frères  exhorteront  leurs  sœurs,  en  sorte  que  tous 
sachent  se  repentir  et  que  les  coutumes  cruelles  fassent  place  à  une 
heureuse  tendresse.  On  pourra  alors  jouir  d'un  grand  bonheur,  attein- 
dre un  âge  avancé  et  voir  prospérer  ses  enfants  et  ses  petils-enfants. 
Ils  espèrent  aussi  que  les  notables  vertueux,  dans  tous  les  districts  et 
dans  tous  les  villages,  feront  leur  possible,  chacun  chez  soi,  pour  réu- 
nir les  volontés,  promouvoir  l'établissement  d'une  association  chari- 
table', à  six  sapèques  par  tête,  pour  l'éducation  des  petits  enfants. 
Qu'ils  en  discutent  mûrement  les'  constitutions  et  nous  fassent  connaître 
le  résultat  de  leurs  délibérations,  puis  nous  établirons  clairement  la 
manière  de  procéder.  Alors  les  petits  enfants  voués  à  la  mort  trouve- 
ront le  moyen  d'arriver  heureusement  à  une  bonne  vieillesse.  Alors 
aussi  les  mœurs  deviendront  vertueuses,  et  ce  sera  pour  vous,  no- 
tables, la  joie  du  bien  accompli.  Pour  nous,  vos  mandarins,  c'est  notre 
ferme  espérance.  Partagez  tous  notre  ardeur  pour  ceit»'  friivrc.  o\ 
n'allez  pas  agir  contre  les  ternies  de  cette  proclamation. 

1.  L«^  s  associalion»  recummaïuK-cs  par  lo  magistrat  sont  des  associations 
païennes.  Les  admirables  œuvres  chrétiennes  de  la  Sainte-Enfance  n'cusscnt- 
clles  d'autre  résullnt  que  do  provoquer  un  commencemonl  d  ômulation,  ce 
leur  serait  dt^jA  un  fort  ^[rand  honneur.  J<^sus-Enfant  peut  seul  apprendre  le 
prix  d'une  Ame  d'enrant,  et  inspirer  la  charité  persévérante  qui  en  fait  une 
âme  de  chrétien  cl  de  saint. 


REVUE    DES    PÉRIODIQUES 


QUESTIONS  D'HISTOIRE 

I.    —   Revue    des   questions   historiques,    1®""   avril    1897.    — 
M.  Raguenault  de  Puchesse,  dans  un  article  intitulé  Catherine  de 
Médicis  et  les  Conférences  de  Nérac,  relève,   d'après  la  corres- 
pondance de  la  reine,  nombre  de  lacunes  ou  d'erreurs  commises 
par   les    histoires   de  France,  depuis  le   P.  Daniel,   qui  néglige 
l'événement,  jusqu'à  Henri  Martin  qui  le  dénature  et  à  V Histoire 
générale  de  MM.  Lavisse  et  Rambaud,  qui  omet  cette  intéressante 
question.  En   1578,  Catherine  de  Médicis,  que  certains  auteurs 
représentent  bien  à  tort  comme  n'ayant  eu  aucune  influence  sous 
Henri  III,  se  rendit  dans  le  midi  de  la  France  pour  pacifier  la 
Guyenne  et  le  Languedoc,  encore  dans  l'anarchie  comme  au  plus 
vilain  temps  de  la  guerre  civile.  Jour  par  jour  elle  écrivait  au  roi 
son   fils,  dans  des  lettres   qui  sont  conservées,    le  récit  de  son 
voyage  et  de  ses  négociations.  L'assemblée  de  Nérac,  en  février 
1579,  marqua  l'étape  la  plus  importante.   Pour  la  première  fois 
on  y  vit  la  religion  et  l'hérésie  en  présence  «  avec  la  prétention 
de  traiter  d'égale  à  égale   »  (p.  354).    Les  huguenots  réclamaient 
des  places  de   sûreté,  des  troupes  et  de  l'argent.  Par  les  vingt- 
sept   articles    arrêtés    finalement,     dix-sept    places    leur    furent 
accordées.  Ce  fut  une  sorte  de  prélude  de   l'édit  de  Nantes.  La 
reine,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  ne  chercha  pas  à  ramener  au  catho- 
licisme son  gendre  Henri  de  Bourbon,  roi  de  Navarre,  et  notre 
futur   Henri  IV.    L'opinion   de   M.    Raguenault  de  Puchesse  est 
cependant  que  Catherine  fut  «  toujours  sincère  sur  deux  points  : 
son  désir  de  maintenir  iiîTactes  les  croyances  catholiques   et  sa 
passion   de   la   paix.   »     (p.   339).   Lui   attribuer    de    si    louables 
■desseins,  c'est  peut-être  lui  faire  beaucoup  d'honneur. 

M.  G.  Clément-Simon  étudie  la  Vie  seigneuriale  sous  Louis  XIII 
à  propos  du  vicomte  de  Pompadour  et  de  sa  femme  Marie  Fabry. 
Le  château  de  Pompadour,  en  Limousin,  avant  d'être  déshonoré  par 


REVUE  DES  PERIODIQUES  385 

la  favorite  de  Louis  XV,  avait  abrité  de  vaillantes  races.  En  1618 
il  appartenait  à  Philibert  de  Pompadour  qui,  pour  redorer  son 
blason,  épousa  une  fille  de  la  haute  et  riche  bourgeoisie  pari- 
sienne, «  une  Fabry  »,  dit  dédaigneusement  Saint-Simon.  Le 
mari  était  dépensier  et  prodigue  à  l'excès,  réduit  à  emprunter  à 
ses  domestiques,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  mener  grand 
train,  ne  voyageant  qu'à  dix  chevaux,  et  aussi  d'être  brillant 
capitaine  (p.  368).  Quant  à  Marie  Fabry,  Tallemant,  qui  ne  fut 
qu'un  Saint-Simon  d'antichambre,  l'a  calomniée. 

Cette  étude  se  recommande  à  ceux  qui  s'occupent  de  la  vieille 
société  dans  les  livres  de  raison  et  dans  les  archives  privées'. 

M.  Alfred  Spont  consacre  un  article  a  la  Milice  des  francs- 
archers  instituée  par  les  lettres  patentes  du  28  avril  1448.  Les 
succès  de  cette  troupe  nouvelle,  lors  de  la  revanche  de  la  France 
contre  l'.Angleterre,  sont  bien  connus.  L'auteur  entre  dans  les 
plus  minutieux  et  les  plus  curieux  détails  sur  son  armement  et 
son  organisation  jusqu'à  la  fin  du  xv"  siècle. 

Existait-il  une  scola  palatina  ou  Ecole  du  palais  à  la  cour  des 
rois  mérovingiens,  en  entendant  par  ce  mot  une  école  littéraire  ? 
Dom  Pitra  l'a  cru,  et,  dans  sa  Vie  de  saint  Léger^  il  a  donné  des 
reni^eigncmcnts  complets  sur  le  personnel  et  le  programme  des 
études.  Fustel  de  (^)ulanges  a  encore  renchéri.  M.  l'abbé 
Yacandard  reprend  l'analyse  des  textes  sur  lesquels  s'appuyait 
cette  théorie  et  il  n'en  laisse  pas  subsister  un  seul,  sinon  une 
phrase  du  ix"  ou  x*  siècle,  trop  postérieure  pour  avoir  la  moindre 
autorité.    Ses  conclusions  fort  bien  établies  sont  les  suivantes  : 

1"  Aucun  document  ne  permet  d'allirmer  l'existence  d'une 
école  de  lettres  latines  ou  autres  dans  les  cours  mérovingiennes. 

2°  Los  fils  de  nobles  ne  se  rendaient  au  palais  qu'après  avoir 
achevé  dans  les  monastères  ou  ailleurs  leurs  études  scolastiques. 
Au  palais,  on  les  nommait  les  nourris  du  roi  (nutriti)  ;  ils  étu- 
diaient le  droit  et  l'administration. 

1.  Cet  article  a  éXà  tire  à  part.  Paria,  bureaux  de  la  Revue,  5,  rue  Saint- 
Simon.  II  rormc  une  brochure  in-S"  de  79  pages  :  La  Vie  seigneuriale  sous 
Louis  XIII,  d'après  des  correspondances  inédites.  Le  vicomte  de  Pompadour 
lieutenant  général  du  roi  en  Limousin  et  Marie  Fabry,  vicomtesse  de  Pom- 
padour, par  Gustave  Clément-Simon. 

LXXI.  —  25 


386  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

3"  La  scola,  connue  par  un  vers  de  Fortunat  et  les  inscriptions 
des  monnaies,  comprenait  tous  les  fonctionnaires  de  la  cour  ; 
c'était  la  maison  officielle  du  roi. 

M.  Tamizey  de  Larroque  étudie,  d'après  les  publications  qui 
se  sont  multipliées  en  ces  dernières  années  et  auxquelles  lui- 
même  a  fourni  son  contingent  de  découvertes  et  d'érudition, 
les  Bénédictins  de  Saint-Maur.  Sur  plusieurs  points  il  complète 
et  rectifie  avec  bonheur  tous  ses  devanciers. 

M.  le  vicomte  de  Richemont  nous  apprend  qu'il  a  retrouvé  et 
va  faire  paraître  chez  Pion  la  correspondance  de  l'abbê  de 
Salamon,  internonce  à  Paris  sous  la  Révolution  (1790-1801). 
L'authenticité  des  Mémoires  publiés  il  y  a  quelques  années  par 
l'abbé  Bridier,  se  trouve  ainsi  pleinement  confirmée.  Si  tout  le 
recueil  est  aussi  vivant  et  bien  informé  que  les  pages  citées  ici, 
ce  sera  une  nouvelle  source  pour  l'histoire  extérieure  de  la 
Révolution.  Cette  fête  offerte  aux  soldats  de  Châteauvieux,  en 
avril  1792,  par  seize  mille  brigands  campés  dans  Paris,  n'est 
plus  r  «  idée  magnanime  «  saluée  par  Louis  Blanc,  ni  la  «  noble 
réconciliation  «  vantée  par  Michelet.  C'est  simplement  le  prologue 
de  la  journée  du  10  août. 


IL  —  Revue  historique,  janvier-février  1697.  —  M.  Imbart 
de  La  Tour  nous  donne  la  deuxième  partie  de  son  étude  très 
documentée  sur  les  Paroisses  rurales  dans  l'ancienne  France.  Il 
étudie  ici  l'organisation  de  la  paroisse  à  l'époque  carolingienne, 
au  moment  où  elle  est  définitivement  constituée  et  où  les  sources 
deviennent  assez  nombreuses  pour  la  bien  connaître.  Première 
question  :  Quel  est  le  territoire  de  la  paroisse  ?  Où  est-elle 
établie  ?  D'après  les  documents,  c'est  dans  la  villa  que  se  fonde 
l'église  rurale.  Il  y  en  a  trois  types  :  1°  la  paroisse  formée  par 
un  groupe  de  villse  ;  2°  la  paroisse  identique  à  la  villa  ;  3°  la 
paroisse  issue  du  démembrement  d'une  villa.  Le  premier  type 
est  le  plus  ancien  ;  il  s'est  substitué  à  la  paroisse  mérovingienne 
du  viens,  celle  de  l'archiprêtre,  qui  était  plus  considérable.  Le 
deuxrème  mode  de  formation  territoriale  apparaît  h  la  fois  dans 
les  régions  du  nord,  la   Septimanie  et  la  Marche  d'Espagne.    Le 


QUESTIONS  D'HISTOIRE  387 

troisième  système  est  fréquemment  employé  dans  le  midi.  L'au- 
teur essaie  ensuite  de  constater  si  ces  paroisses  étaient  très 
étendues  et  plus  étendues  que  nos  paroisses  ou  nos  communes 
modernes.  Le  seul  fait  certain  est  que  la  villa  dut  bientôt  dispa- 
raître, absorbée  par  la  paroisse,  et  ce  fait  est  un  des  moins 
connus  encore  de  l'histoire  de  nos  institutions.  En  d'autres 
termes  l'Eglise  devient  le  véritable  centre  ;  on  se  groupe  autour 
d'elle  comme  autour  du  château-fort,  et  en  règle  générale  c'est 
dans  les  vieilles  limites  de  nos  paroisses  que  s'est  établie  la 
commune  moderne  (p.  14).  L'auteur  passe  ensuite  au  personnel. 
Il  se  compose  d'un  recteur  chargé  du  culte  et  assisté  du  diacre 
pour  le  soin  du  patrimoine  ecclésiastique,  des  écoles  et  des 
malades,  de  clercs  pour  l'office.  Chaque  curé  doit  avoir  son 
école.  Ce  dernier  point  est  étudié  dans  un  intéressant  chapitre 
sur  les  établissements  d'enseignement  ou  de  charité  de  la 
paroisse.  L'instruction  était  gratuite.)  mais  non  obligatoire.  «  Par 
toutes  ces  institutions,  conclut  l'auteur,  par  le  nombre  de  ses 
clercs,  la  richesse  de  son  patrimoine,  ses  œuvres  d'éducation, 
de  bienfaisance,  l'Eglise  avait  donc  peu  à  peu  transformé  les 
conditions  de  la  vie  humaine  »  (p.  41).  La  décadence  allait  venir 
du  jour  où  l'Eglise  enfrornit   dans  le  régime  féodal. 

Mars-avril  1897.  —  M.  L.  Battifol  clôt  par  un  quatrième 
article  son  étude  ;  le  CluUelet  de  Paris  vers  liOO.  Le  sujet  qu'il 
examine  est  des  plus  intéressants.  Successivement  il  passe  en 
revue  l'audience  et  la  question,  les  crimes  et  les  peiaes,  l'appel, 
l'oxécntion,  et  il  tire  ses  conclusions.  L'audience  était  présidée, 
({uand  il  n'était  pas  absent,  par  le  prévôt  de  Paris;  la  compo- 
sition du  tribunal  était  très  variée,  sans  ordre  ni  présence  obli- 
gatoires. Amené  par  un  sergent,  le  prévenu  entendait  rarement 
des  témoins  déposer  contre  lui.  Il  était  presque  toujours 
condamné  à  la  torture  qui  théoriquement  était  la  voie  d'infor- 
mation extraordinaire,  mais  pratiquement  l'ordinaire  et  presque 
la  seule.  Les  magistrats  se  faisaient  en  eflTet  ce  raisonnement  fort 
simple  :  ou  le  prévenu  a  avoué,  et  alors  étant  malfaiteur  il  peut 
bien  avoir  commis  d'autres  crimes  ;  ou  il  n'a  pas  avoué  et  alors 
il  faut  l'amener  à  confesser  ses  fautes.  Deux  sortes  de  tortures 
sont  employées  :  le  grand  et  le  petit  tréteau,  c'est-à-dire  la 
suspension  et    l'allongement   du  corps   au   moyen    de    cordes  et 


388  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

quelquefois  l'ingurgitation  d'eau  froide.  Le  nombre  des  malfai- 
teurs jugés  (128  affaires  criminelles  en  trois  ans)  est  minime  par 
rapport  au  nombre  de  crimes  commis,  car  au  moment  du  supplice 
les  condamnés  qui  font,  par  crainte  de  l'enfer,  des  aveux  com- 
plets, se  reconnaissent  coupables  de  quantité  de  vols  ou  d'assas- 
sinats anciens  et  impunis.  La  pénalité  est  terrible,  parce  qu'elle 
est  exemplaire.  Les  hommes  sont  le  plus  souvent  pendus,  et  s'ils 
sont  meurtriers,  traînés  sur  la  claie  avant  la  pendaison.  Parfois 
on  les  décolle  ;  c'est  la  décapitation.  Les  femmes  ne  sont  jamais 
pendues,  mais  brûlées  ou  enfouies  vives.  Au  premier  blasphème 
un  homme  est  mis  au  pilori  ;  au  second,  il  a  la  lèvre  supérieure 
fendue  d'un  fer  chaud  ;  au  troisième,  la  lèvre  inférieure  ;  au 
quatrième,  toute  la  lèvre  est  fendue  ;  au  cinquième,  on  la  coupe. 
Mais  il  faut  remarquer  que  M.  Battifol  décrit  ici  la  pénalité  telle 
qu'elle  est  édictée  dans  les  Ordonnances.  D'après  le  Registre 
criminel  qui  sert  de  base  à  son  étude,  on  voit  le  blasphémateur 
tourné  au  pilori,  puis  mis  en  prison  au  pain  et  à  l'eau  jusqu'à 
nouvel  ordre. 

L'appel  n'existait  guère  dans  la  pratique.  L'exécution  avait 
lieu  au  gibet  de  Montfaucon,  entre  la  Bastille  et  la  porte  Saint- 
Denis.  Cette  construction  appelée  alors  «  la  justice  du  Roy  «,  est 
très  bien  peinte  dans  les  miniatures  de  Jean  Fouquet,  et 
M.  Battifol  la  décrit  en  détail.  Sa  conclusion  est  que  le  Châtelet 
ou  tribunal  de  la  prévôté  de  Paris  n'était  encore  qu'une  «  justice 
à  l'état  d'ébauche  ».  (p.  283). 


m.  —  Le  Coruespondant  a  commencé  le  10  janvier  1897  une 
étude  terminée  dans  la  livraison  du  25  suivant,  sur  le  vaillant 
député  de  la  Loire-Inférieure,  Edouard  de  Cazenove  de  Pradine, 
d'après  des  correspondances  et  des  souvenirs  de  famille.  L'auteur 
de  cette  esquisse  biographique,  M.  Baguenault  de  Puchesse, 
remonte  au  père  d'Edouard  qui  fut  un  gentilhomme  des  plus 
lettrés,  sachant  encore  par  cœur  à  soixante  ans  passés  tous  ses 
classiques  grecs,  latins  et  français.  Ce  fervent  de  l'antiquité 
troussait  même  des  petits  vers  badins  comme  au  xviii"  siècle 
et  appartenait  par  le  raffinement  et  la  délicatesse  de  sa 
culture  intellectuelle  à  la  génération  qui  précéda  le  premier 
Empire. 


QUESTIONS   D  HISTOIRE  389 

Edouard  naquit  à  la  fin  de  décembre  1838.  Il  reçut  non  seule- 
ment l'éducation,  mais  encore  une  instruction  assez  avancée 
du  fin  humaniste  qu'était  son  père. 

A  dix  ans,  Edouard  expliquait  les  passages  les  plus  techniques 
et  les  plus  arides  des  Gèorgiques  et  le  Moineau  de  Catulle.  A 
onze,  il  traduisait  à  première  vue  des  odes  entières  d'Horace 
«  précisément  à  l'âge,  remarque  son  père,  où  nous  commencions 
VEpilome  »  (p.  76).  Quant  aux  Métamorphoses  d'Ovide,  il  les 
lisait  couramment.  On  lui  gardait  l'Knéide  pour  la  bonne  bouche, 
afin  qu'il  la  lût  aussi  aisément  qu'une  tragédie  de  Corneille.  11  ne 
l'aborda  ([u'après  Térence  et  Tacite. 

Ce  système  d'éducation  qui  se  rapproche  tant  de  celui  du 
xvi"  siècle,  méritait  d'être  exposé,  tel  qu'il  fut  pratiqué  au  dix- 
neuvième,  dans  le  château  de  La  Garenne  près  Agen  ou  dans  la 
petite  ville  de  Marmande,  par  un  vieux  représentant  de  l'aristo- 
cratie française  boudant  la  politique  contemporaine  et  se  réfu- 
giant dans  les  belles-lettres, 

Edouard  fut  bachelier  et  il  faillit  devenir  poète.  M.  Baguenault 
de  Puchesse  estime  qu'il  aurait  pu  conquérir  sans  peine  un  rang 
distingué  parmi  les  littérateurs  de  son  temps.  I^es  vers  qu'il  cite 
<!(>  lui  donnent  plutôt  l'idée  d'un  esprit  facile  et  précoce  que 
profond  et  puissant. 

Mais  voici  Edouard  transplanté  des  rives  de  la  Garonne  sur 
les  bords  de  la  Seine.  Arrivé  ii  Paris  au  commencement  de 
l'année  scolaire  1856,  il  parait  s'imaginer  que  ce  qu'il  y  a  de 
plus  important  dans  la  capitale  c'est  la  Sorbonne,  et  dans  la  Sor- 
bonne  le  cours  de  Saint-Marc-Girarilin  sur  la  poésie  sacrée  au 
xvi"  siècle.  Il  suit  avec  le  mémo  enthousiasme  les  réceptions  \\ 
l'Académie  française,  Nisard  répondant  ii  Ponsard,  c'était  un 
événement  î 

Il  concourut  aux  jeux  floraux  en  cette  même  année  et  fut 
couronné. 

La  passion  littéraire  n'eut  qu'un  temps.  En  cette  année  1857, 
son  père,  M.  Léon  de  Cazenove,  mandé  en  Suisse  par  le  comte 
de  Chambord,  s'y  éprenait  d'admiration  pour  le  représentant 
légitime  de  la  monarchie.  A  son  audience  de  congé  le  prince  lui 
dit  :  «  Votre  fils  est  donc  bien  royaliste  ?  —  Plus  ardent  que  moi, 
parce  (ju'il  est  plus  jeune.  —  Dites-lui  de  ma  part  que  je  veux 
(juil  le   soit   tont-à-fait  comme   son   père   ».  L'entrevue  avait  eu 


390  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

lieu  à  Genève.  M.  de  Cazenove  en  rapporta  en  France  une 
impression  qui  n'alla  point  s'affaiblissant.  Comment  oublier  «  la 
beauté  de  cette  figure,  la  sérénité  de  ce  pur  regard  ?  C'est  un 
roi,  c'est  un  père  ;  c'est  un  ami  qui  cause  avec  vous.  Il  vous 
anéantit  par  sa  dignité,  et,  par  son  affabilité  vous  met  parfaite- 
ment à  votre  aise  (p.  80)  ».  M.  de  Cazenove  ne  changea  point 
son  train  de  vie  de  gentilhomme  lettré  doublé  d'un  campagnard. 
Ses  préoccupations  se  concentrèrent  encore  plus  que  par  le 
passé  autour  des  comices  agricoles,  et,  s'il  ruminait  un  projet  de 
loi,  c'était  de  faire  donner  dans  les  écoles  primaires  un  ensei- 
gnement agricole  et  pratique.  Mais  un  rêve  plus  élevé  le  travail- 
lait. Son  fils  Edouard  unissait  à  l'agrément  de  l'esprit  un  carac- 
tère chevaleresque.  Qu'en  faire  ?  En  1860,  le  jeune  homme  avait 
senti  battre  son  cœur  au  nom  de  La  Moricière  qu'il  avait  songé 
à  suivre  comme  volontaire,  et  en  même  temps  il  était  entré 
au  Correspondant  par  un  article  sur  VEsprit  gaulois  dans  la 
poésie  française.  Un  voyage  en  Allemagne  et  en  Autriche 
l'orienta  vers  sa  voie.  Le  comte  de  Chambord  le  retint  dans 
son  service  d'honneur,  en  attendant  qu'il  se  l'attachât  comme 
secrétaire. 

Quelques  années  après,  Edouard  de  Cazenove  épousait  M""  de 
Bouille,  arrière  petite-fille  du  général  vendéen  Bonchamp.  Les 
Bouille  habitaient  Nantes  et  le  château  voisin  de  Casson.  Par 
cette  union,  le  nouveau  marié  devenait  vendéen  d'adoption.  Sa 
carrière  politique  appartiendra  tout  entière  au  conseil  général 
et  à  la  députation  de  la  Loire-Inférieure. 

La  bataille  de  Loigny  a  illustré  les  deux  noms.  M.  de  Bouille, 
son  fils  Jacques,  et  son  gendre  Edouard  de  Cazenove  s'étaient 
enrôlés  dans  les  zouaves  pontificaux.  Le  père  et  le  fils  payèrent 
de  leur  vie  leur  héroïque  courage.  Cazenove  fut  blessé  au  bras 
droit  en  reprenant  des  mains  de  M.  de  Vertamon  l'étendard  du 
Sacré-Cœur. 

Député  à  l'Assemblée  nationale,  réélu  en  1884,  1889  et  1893; 
l'ancien  ami  du  comte  de  Chambord  mourut  au  printemps  de 
1896,  au  Pouliguen,  âgé  de  cinquante-huit  ans.  «  Catholique  et 
royaliste  avant  tout,  il  était  trop  perspicace  et  trop  bon  observa- 
teur pour  se  faire  des  illusions.  »  Il  avait  combattu  le  général  Bou- 
langer ;  il  luttait  pour  la  monarchie  sans  espoir.  Une  fin  édifiante 
(13  août  1896)  a  couronné  sa  noble  existence. 


r 


QUESTIONS   D'HISTOIRE  ^  391 

IV.  —  Revue  du  Clergé  Français.  —  Déjà  l'an  dernier  (15  avril 
1896)  nous  avions  eu  le  plaisir  de  lire,  sous  la  plume  de  M. 
Julien  un  article  consacré  au  Curé  de  Mattaincourt  étudié  dans 
son  rôle  social  au  commencement  du  xvii*  siècle.  Le  n"  du  15 
mars  de  cette  année  nous  propose  le  Bienheureux  Pierre  Fourier 
comme  gloire  et  modèle  du  clergé  français.  L'auteur  de  cette 
étude,  M.  l'abbé  Eugène  Martin,  qui  a  dû  il  y  a  quelques  années 
son  titre  de  docteur  ès-lettres  à  une  thèse  très  solide  sur  V Uni- 
versité de  Pont-à-Mousson,  connaît  à  fond  l'histoire  de  la  Lorraine  ; 
il  était  préparé  à  résumer  en  quelques  pages  serrées  et  précises 
l'admirable  vie  du  futur  saint  dont  non  seulement  sa  province 
natale,  mais  encore  la  France  entière  devenue  sa  patrie  s'apprêtent  à 
célébrer  prochainement  la  canonisation.  L'auteur  considère  sur- 
tout le  saint  prêtre,  le  curé  plein  d'initiative  et  de  zèle  qui  trans- 
forme sa  paroisse  «  au  lieu  de  gémir  sur  la  difficulté  des  temps 
et  sur  l'ingratitude  des  hommes  »  (p.  144).  Il  couronne  son  tra- 
vail par  un  parallèle  suggestif  entre  le  bienheureux  Fourier  et 
saint  François  de  Sales. 

Signalons,  à  l'occasion  de  ces  articles,  une  modeste  mais  inté- 
ressante revue  de  circonstance,  le  Bulletin  de  la  Canonisation, 
paraissant  ii  Mattaincourt.  Les  abbés  Didiot,  Chapelier,  Pier- 
iitte  et  Barcth  y  ont  traité  des  points  particuliers  de  la  biographie 
<lu  bienheureux,  avec  un  amour  de  compatriotes  et  Une  érudition 
de  spécialistes. 


V.  —  Revue  des  Deux  Mo.noes,  15  janvier  1897.  —  M.  Kmilc 
Ollivicr  continue  son  étude  sur  Louis-Xapoléon,  commencée  dans 
la  même  revue  en  décembre  1896.  Avec  une  indulgence  visible  pour 
le  prince  président,  il  raconte  l'intervention  de  celui-ci  en  faveur 
du  Piémont  contre  l'Autriche  victorieuse  ii  Novare.  Comme  l'his- 
torien italien  Luigi  Chiala,  l'éditeur  des  Lettere  di  Cavour,  il 
reconnaît  pourtant  que  Louis-Xapoléon  agit  u  au  delà  de  ce 
qu'aurait  exigé  l'intérêt  seul  de  la  France  »  (p.  300).  Est-il  bien 
vrai,  comme  on  le  lit  plus  loin,  que,  à  Modcne  et  à  Parme,  Fran- 
çois II  et  Charles  III,  après  leur  restauration  «dépassèrent  en 
férocité  ce  qu'on  a  raconté  des  plus  horribles  tyrans  »  ? 

Le  prince  qui  faisait  ainsi  déjà  présager  sa  politique  d'alliance 
avec    les    unitaires     Italiens,     fournissait   à   un  autre    bout    de 


392  REVUE    DES    PÉRIODIQUES 

l'Europe  un  indice  de  sa  future  attitude  vis-à-vis  du  tsar.  Il  sou- 
tenait contre  Nicolas  I*""  les  réfugiés  hongrois  accueillis  par  la 
Turquie.  Lord  Palmerston  aida  la  France  de  sa  diplomatie, 
et  «  pour  la  première  fois,  le  grand  empereur,  le  dominateur  obéi 
s'arrêtait  devant  une  résistance.  L'Europe  en  fut  stupéfaite;  et  elle 
commença  h  regarder  et  h  écouter  du  côté  de  Paris  »  (p.  303). 

Le  rétablissement  du  gouvernement  pontifical  h  Rome,  Vinté- 
rim  des  trois  cardinaux,  ou  triumvirat  rouge  jusqu'au  retour 
de  Pie  IX,  la  lettre  de  Napoléon  à  Edgar  Ney  fournissent  à  M. 
Emile  Ollivier  l'occasion  d'exposer  ses  idées  sur  le  pouvoir  tem- 
porel. A  ses  yeux  Pie  IX  eût-il  voulu  adopter  le  régime  constitu- 
tionnel, il  ne  le  pouvait  pas  ;  mais  en  outre  il  ne  le  voulait  pas 
et  il  avait  raison  de  ne  pas  le  vouloir. 

On  parle  incidemment  du  manque  d'égards  des  trois  cardinaux 
envers  la  France.  Nous  avons  déjà,  à  l'occasion  de  l'ouvrage  de 
M.  Thirria,  défendu  le  gouvernement  romain  du  reproche  d'in- 
gratitude envers  la  France  [Etudes,  partie  bibliographique,  1896, 
p.  450). 

Le  changement  de  ministère  et  l'arrivée  aux  affaires  de  deux 
débutants  destinés  à  de  grands  rôles,  Rouher  et  M.  de  Parieu, 
ont  inspiré  à  M.  Emile  Ollivier  deux  portraits  finement  ciselés 
de  ces  personnages  (pp.  311-312).  Rouher  débarquait  de  Riom 
à  Paris,  «  tout  prêt  à  se  donner  au  plus  fort,  à  celui  qui  le  place- 
rait sur  le  théâtre  où  il  pourrait  déployer  ses  rares  facultés.  Il 
crut  d'abord  que  ce  serait  Lamartine.  Il  se  précipita  vers  lui... 
Lamartine  effondré,  il  se  tourna  vers  Cavaignac  et  vota  pour  lui. 
Cavaignac  battu,  il  se  fit  conduire  à  l'Elysée  par  Morny.  » 
Esquirou  de  Parieu,  né  à  Aurillac,  ne  possédait  pas  la  flexibilité 
de  Rouher,  mais  autant  de  doctrine  que  l'autre  en  avait  peu  ; 
avec  cela  une  réserve  morose,  une  finesse  renfrognée,  un 
esprit  dédaigneux  et  une  éloquence  vigoureuse. 

15  février  1897.  —  Dans  un  nouvel  article,  M.  Emile  Ollivier 
montre  en  germe  au  fond  de  la  politique  du  président,  vis-à-vis 
du  Piémont  et  de  la  Prusse,  les  tristes  fruits  de  la  politique  de 
l'empereur  en  Italie  et  en  Allemagne.  La  sympathie  de 
Napoléon  III  pour  ces  deux  nations  rivales  ou  ennemies  de  la 
nôtre,  était  une  aberration  ;  M.  Emile  Ollivier  semble  n'y  voir 
pas  même  une  erreur,  et  cependant  il  intitule  son  étude  sur  1850: 
le  Prologue  de  1810-    Le   rapprochement    des  deux  dates    n'en 


QUESTIONS   D'HISTOIRE  393 

dit-il  point  assez  long?  L'auteur  se  montre  plus  qu'indulgent 
envers  la  persécution  religieuse  ouverte  dans  le  Piémont  dès 
1849  par  la  loi  dite  du  Foro,  proposée  par  le  comte  Siccardi, 
soutenue  par  d'Azeglio  et  Santa-Rosa.  Si  tant  est  qu'il  y  eût  des 
abus,  on  pouvait  s'entendre  avec  Rome,  pour  les  réformer.  On 
tenta  des  négociations,  c'est  vrai,  mais  étaient-elles  sincères  ? 
Qu'on  relise  sur  ces  épisodes  diplomatiques  ce  qu'en  a  écrit 
M.  de  La  Gorce,  dans  sa  belle  Histoire  du  Second  Empire,  t.  11, 
p.  274  :  «  Une  pensée  dominait  de  plus  en  plus  dans  la  curie 
romaine,  c'est  que  le  gouvernement  du  Roi  poursuivait  un  seul 
but  :  provoquer  le  Saint-Père  à  des  refus,  les  constater  bruyam- 
ment, prendre  l'Italie  à  témoin  de  l'obstination  du  Pontife  et 
agir  ensuite  seul,  pour  le  plus  grand  profit  de  sa  popularité  ou 
de  son  ambition.  »  Le  fameu.v  mot  de  Maxime  d'Azeglio  :  «  avec 
l'Église  il  faut  surtout  du  fait  accompli  »,  donne  à  entendre  que 
la  cour  de  Rome  et  celui  que  M.  Emile  Ollivier,  traite  d'  «  abo- 
minable ministre  »,  le  cardinal  Antonelli,  n'était  pas  tellement 
dans  le  faux.  L'auteur  montre  Pie  IX,  bienveillant  pour  les 
jésuites  (p.  841),  mais  après  en  avoir  «  parfois  médit  ».  Il  ressert  ii 
ce  propos  la  petite  histoire  de  Faugère  [Biaise  Pascal^  t.  1. 
p.  CXLVIl),  laquelle  pourrait  bien  contenir  un  contresens  de 
traduction.  Le  P.  J.  Brucker  (Bihliographie  catholitjuey 
t.  LXXVI,  p.  33J,  a  proposé,  non  sans  vraisemblance,  une  tout 
autre  signification  au  Anch'egli  avea  veduto 


VI.  —  Revue  de  Paris,  1"^  décembre  1896.  —  Très  remar- 
quable article  de  M.  Alfred  Rébelliau  sur  Anne  de  Gonzagrte.  Il 
est  ù  signaler  it  tous  ceux  qui  s'occupent,  ct»mme  il  l'a  fait  pour 
liossuet,  historien  du  protestantisme,  de  retrouver  la  trame  des 
faits  sous  la  couleur  oratoire  et  littéraire.  Combien  il  est  h 
regretter  que  Mgr  Freppel,  dans  ses  deux  volumes  posthumes 
sur  Bossuet,  ait  précisément  omis  l'étude  de  l'oraiscm  funèbre  de 
la  Palatine.  Quelle  conversion  que  celle  de  cette  femme  étrange, 
en  qui  reparut  à  la  fin  de  sa  vie,  «  comme  il  arrive  dans  l'âme 
vieillissante...  les  germes  lointains  de  ferveur  surnaturelle  et 
d'imagination  mystique  venus  de  ces  Gonzagues  d'Italie  parmi 
lesquels  il  v  avait  eu  plusieurs  saints  »  (p.  558).  Le  seul  de  ces 
saints  que  j'ai  étudié  à  fond,  est  saint  Louis  de  Gonzague,  et  je 


394  REVUE    DES    PÉRIODIQUES 

puis  garantir  à  M.  Rébelliau  que  c'est  le  saint  le  moins  imagi- 
natif  et  le  plus  positif  du  monde.  Mais,  cette  inexactitude  à  part, 
je  ne  puis  que  féliciter  l'auteur  d'avoir  dessiné  son  héroïne  d'un 
crayon  si  vif  et  si  original.  Le  cadre  historique  est  restitué  avec 
beaucoup  de  précision,  h  l'aide  des  documents  inédits  conservés 
à  la  Bibliothèque  nationale  et  surtout  à  Chantilly.  Aucune  femme 
de  la  haute  société  n'exerça  une  plus  grande  influence  sur  Condé, 
influence  malheureusement  néfaste  au  point  de  vue  de  la  religion. 
Des  liens  de  famille  les  rapprochèrent  après  la  communauté  de 
goût  et  la  ressemblance  de  caractère,  puisque  la  seconde  fille  de 
la  Palatine,  Anne  de  Bavière,  épousa  le  duc  d'Enghien.  Anne  de 
Gonzague  et  Louis  de  Bourbon,  après  une  vie  mouvementée, 
revinrent  à  la  pratique  de  la  vie  chrétienne  et  furent  immorta- 
lisés par  Bossuet.  La  Palatine  se  convertit  dès  1672.  Avait-elle 
vraiment  avec  Condé  et  Bourdelot  brûlé  un  morceau  de  la  vraie 
croix,  par  curiosité  scientifique?  J'en  voudrais,  bien  que  l'anec- 
dote traîne  partout,  d'autre  preuve  que  le  racontar  de  Saint- 
Simon.  Mais  ce  que  je  ne  sache  pas,  c'est  que  «  la  tradition 
chrétienne  déclare  incombustible»  ce  bois  sacré,  (p.  555).  Dieu 
n'a  pas  de  miracle  à  faire  h  tout  propos.  D'ailleurs  il  paraît  que 
la  relique  serait,  dans  la  circonstance,  sortie  victorieuse  de 
l'épreuve.  Nous  souhaitons  que  M.  Rébelliau  consacre  à  chaque 
oraison  funèbre  de  Bossuet  une  étude  analogue. 

15  décembre.  —  M.  L.  Battifol  reprend  la  question  souvent 
agitée  de  Louis  XIII  journaliste.  Il  analyse  consciencieusement 
et  critique  avec  finesse  la  copie  que  le  roi  fournissait  à  Renaudot 
pour  la  Gazette.  La  Bibliothèque  nationale  possède  un  recueil  de 
ces  articles  en  écriture  originale.  M.  Battifol  en  examine  l'ortho- 
graphe et  le  style,  le  fond  et  la  forme.  L'orthographe  est  celle 
des  gens  de  condition  qui  n'en  avaient  pas  ;  le  style  est  froid  et 
sec,  car  le  style  était  déjà  l'homme  ;  puis  on  nous  explique  par 
quel  intermédiaire  Sa  Majesté  faisait  passer  ses  compositions  à 
Renaudot,  qui,  sans  plus  de  respect,  les  reléguait  souvent  dans 
la  [correspondance  étrangère.  M.  Battifol  a  eu  la  bonne  pensée, 
pour  mettre  le  lecteur  à  même  de  contrôler  son  jugement,  de 
citer  intégralement  un  des  articles  du  roi  ;  cet  article  qui  a 
quatre  pages,  est  le  récit  de  la  fameuse  entrevue  de  Richelieu 
avec  le  duc  Charles  IV  de  Lorraine,  à  Charmes. 


QUESTIONS   D  HISTOIRE  395 

15  janvier.  —  M.  Frédéric  Masson  qui  préparait  encore  son 
grand  ouvrage  Napoléon  et  sa  famille,  a  donné  en  primeur  dans 
ce  numéro  de  revue  une  étude  sur  Bonaparte  et  le  dix-huit  bru- 
maire. Le  rôle  de  chacun  des  personnages  «  ces  petits  corses,  qui 
six  années  auparavant  débarquaient  à  Toulon  en  si  mince  équi- 
page »  et  qui  maintenant  (1799)  sont  de  grands  seigneurs  avec 
hôtels  et  châteaux,  est  mis  en  plein  jour,  avec  dates,  chiffres  de 
fortune,  adresses  de  rues,  etc.  C'est  d'un  énorme  travail.  L'au- 
teur qui  a  écrit  aussi  Napoléon  et  les  femmes,  dépeint  vivement 
l'affection  de  Bonaparte  pour  Joséphine,  la  femme  qu'il  avait 
aimée  «  de  l'amour  le  plus  passionné  qui  fut  jamais  »  (p.  328). 
I^a  politique  l'occupe  également.  Il  montre  comment  les  idées 
constitutionnelles  de  Sieyès  se  fondirent  w  sous  la  pression 
chaque  jour  plus  forte  de  la  nation,  lasse  des  ambiguïtés  parle- 
mentaires »  et  demandant  un  général. 


VII.  —Revue  hlklk,  18  juillet  et  12  septembre  1896,  2  et  9 
janvier  1897.  —  M.  Guillaume  Depping  que  la  publication  de 
la  Correspondance  administrative  sous  le  règne  de  Louis  XIV  ù 
familiarisé  avec  les  hommes  et  les  choses  de  la  fin  du  gran<l 
siècle,  vient  de  présenter  aux  lecteurs  français  la  nouvelle  série 
,de  lettres  de  la  Palatine  récemment  mise  au  jour  en  Allemagne. 
Klisabeth  Charlotte  de  Bavière,  deuxième  femme  de  Monsieur, 
frère  du  roi,  passait  ses  journées  à  écrire.  Au  premier  recueil  de  ses 
lettres  qui  formait  déjà  huit  ou  dix  volumes,  se  sont  jointes  celles 
qu'elle  adressait  à  une  sœur  de  son  père,  Sophie,  électrice  de 
Hanovre.  M.  Kdouard  Bodeman,  bibliothécaire  à  Hanovre,  vient 
il'en  donner  la  collection  c<miplète. 

Le  genre  de  la  Palatine  est  connu.  Ce  n'est  point  une  Sévigné  ; 
elle  jette  ses  pensées  sans  réflexion,  avec  précipitation,  souvent 
au  milieu  d'un  salon  rempli  d'invités.  Les  tables  de  jeu  touchent 
sa  table  de  travail  ;  elle  s'interrompt  ii  l'occasion  pour  donner 
un  conseil,  entretenir  ceux  qui  lui  font  la  cour,  saisir  au  vol  les 
chansons  de  corps-de-garde  ou  les  anecdotes  de  la  chronicjue 
scandaleuse  qu'on  fredonne  ou  raconte  derrière  elle.  Loin  de 
rien  contrôler  quand  elle  entend  ces  cancans,  elle  se  hâte 
d'interrompre  le  sujet  commencé  pour  les  insérer  tout  chauds 
dans  sa  lettre.  Il  faut  donc  se  méfier  beaucoup  de  ses  insinuations 


396  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

souvent  très  méchantes,  et  aussi  de  ses  grosses  médisances  sur 
certains  personnages,  peut-être  même  sur  tous.  Le  décousu 
n'est  pas  le  seul  défaut  de  ses  lettres.  La  légèreté  du  fond, 
sinon  du  style,  est  un  tort  plus  grave.  Cela  flotte  entre  le  Rabelais 
et  le  Tallemant. 

Les  ministres  qui  la  connaissaient  et  qu'elle  détestait  cor- 
dialement, sauf  Pontchartrain  et  Chamillard,  ne  se  privaient  pas 
du  plaisir  de  faire  passer  ses  lettres  au  cabinet  noir  ;  on  les 
traduisait  de  l'allemand,  puis  après  le  retard  nécessité  par 
l'opération,  on  les  lui  remettait  ou  on  les  faisait  suivre  mal 
recachetées.  Parfois,  pour  se  venger,  elle  écrivait  en  français, 
ou  bien  elle  confiait  ses  missives  à  des  courriers  sûrs. 

La  société  qu'elle  dépeint  est  plus  sombre  encore  que  la 
galerie  déjà  si  noire  de  Saint-Simon.  Dédaignée  de  son  mari» 
peu  respectée  de  sa  fille,  spectatrice  impuissante  des  débauches 
de  son  fils,  le  futur  régent,  elle  voit  le  monde  de  la  cour  en  laid. 
La  France  ne  lui  agrée  pas  plus  que  Versailles.  Née  allemande, 
elle  est  restée  allemande  par  le  cœur,  par  les  goûts,  par  toutes  ses 
manières  d'être,  de  penser  et  de  sentir.  Qu'elle  soit  demeurée 
fidèle  à  la  soupe  au  vin  ou  à  la  bière,  au  boudin  et  à  la  salade 
au  lard,  en  haine  du  bouillon  qui  la  rend  malade,  on  comprend 
qu'elle  n'ait  pas  pu  changer  son  estomac  ;  mais  n'eût-il  pas  été 
de  son  devoir  de  s'attacher  à  sa  nouvelle  patrie,  de  ne  pas 
applaudir  à  nos  défaites,  de  ne  pas  sauter  de  Joitt  à  la  nouvelle 
du  désastre  de  Créqui  à  Consarbruck  (1675)  ?  Il  semble  aussi 
qu'elle  voie  les  Français  avec  des  yeux  d'allemande  ;  quand  elle 
nous  représente  le  grand  dauphin  s'enivrant  tous  les  soirs,  M.  le 
Duc  (petit-fils  de  Condé)  ne  faisant  que  s'enivrer.  «  Le  duc  de 
Bourgogne,  ajoute-t-elle,  est  un  véritable  monstre  (p.  69),  pire 
que  n'était  le  cousin  Lutz  von  Landsberg,  sauf  qu'il  ne  bégaie 
pas  comme  lui  ;  il  se  grise  d'une  manière  inouïe  ;  il  est  emporté, 
violent  et  nullement  poli.  »  Voilà  portraités  les  trois  élèves  de 
Bossuet,  La  Bruyère  et  F"énelon  !  Les  caricatures  qu'elle  trace  de 
l'entourage  de  Louis  XIV,  sont  à  l'avenant.  Elle  n'aimait  guère 
que  ses  chiens  et  ses  perroquets. 

Cependant  elle  sait  aussi  voir  le  bien  et  le  reconnaître  même 
dans  le  mal.  Si  Louis  XIV  lui  a  enlevé  sa  demoiselle  d'honneur, 
lyjue  (|g  Fontanges,  elle  n'en  défend  pas  moins  la  sincérité  de  la 
religion    du    roi    et    le   traite    de    «  dévot   »,    mais  non  d'  «  hy- 


QUESTIONS  D  HISTOIRE  397 

pocrite  ».  Envers  M™®  de  Maintenon  seule,  «  la  vieille  »  comme 
elle  l'appelle,  sa  rancune  est  implacable.  Envers  M'""  de  Montes- 
pan  elle  est  plus  indulgente  :  «  sur  la  fin  de  sa  vie,  écrit-elle,  la 
dame  est  devenue  très  dévote  ;  mais  ce  qu'elle  a  fait  de  bien,  c'est 
qu'elle  n'a  employé  son  argent  qu'en  aumônes  ;  elle  a  habillé 
quantité  de  pauvres,  fait  soigner  des  malades  sans  ressources, 
marié  et  doté  des  jeunes  filles  pauvres  de  la  noblesse  ;  on 
ne  peut  être  plus  charitable.  Elle  a  eu  aussi  un  grand  repentir 
de  sa  vie  passée.  Je  sais  des  gens  qui  l'ont  trouvée  quelquefois 
en  pleurs  étendue  par  terre  et  criant  :  «  Mon  Dieu  ayez  pitié  de 
moy  ;  je  suis  la  plus  grande  pécheresse  du  monde  »  (p.  70). 

M.  Depping  a  complété  ces  extraits  si  intéressants  par  d'autres 
tirés  de  deux  publications  analogues  ;  l**  la  correspondance  de  la 
princesse  S(q)hie  avec  sort  frère  l'Électeur  palatin,  père  de 
Madame  ;  2"  Les  Mémoire»  de  cette  princesse.  Lettres  et 
Mémoires,  écrits  en  français,  ont  paru  dans  les  Puhlicationen  ans 
den  K.  Preiissischen  Staats  Archiven.  C'est  un  tableau  nouveau 
et  fort  curieux  de  la  cour  de  Louis  XIV  «  sans  flatterie  l'homme 
de  son  royaume  le  plus  agréable  et  le  plus  honnête  »  (p.  7). 
Sophie  voyait  plus  juste  que  la  Palatine. 


VllI.  —  Dans  la  Revue  des  Pyrénées  (janvier-ft'vrier  1896), 
M.  l'abbé  Douais  qui  depuis  1891  a  tiré  tant  de  publications  intéres- 
santes des  archives  du  château  de  Fourcjuevaux  (Haute-Garonne), 
a  publié  quarante  et  une  lettres  inédites  de  la  reine  Elisabeth  de 
Valois,  femme  de  Philippe  II,  au  baron  de  Fourquevaux,  ambas- 
sadeur de  France  ii  Madrid,  deux  adressées  par  la  même  à  Ca- 
therine de  Médicis  sa  mère,  et  deux  par  la  reine  de  France  ù  sa 
fille.  Elles  vont  de  novembre  1565  à  septembre  1568.  D'après  ces 
lettres  et  aussi  d'après  les  dépêches  du  même  ambassadeur  dont 
il  publiait  on  même  temps  le  tome  I*"^  (Paris,  Leroux,  1896),  M. 
l'abbé  Douais  retrace  d'abord  les  années  heureuses  de  la  «  grande 
française  »,  puis  sa  mort  touchante  (3  sept.  1568),  moins  de  deux 
mois  après  la  fin  tragi(jue  de  Don  Carlos.  Il  espère  avoir  pénétré,  à 
l'aide  de  ces  correspondances,  les  vrais  sentiments  de  la  reine 
d'Espagne  \\  l'égard  du  malheureux  prince  et  il  se  demande  s'il 
n'y  a  pas  là  le  dernier  mot  de  ce  dramatique  épisode,  «  le  plus 
sombre  de  tout  le  xvi*  siècle.  » 


398  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

Le  malheur  est  que  le  théâtre  et  le  roman  s'en  soient  emparés. 
Saint-Réal,  Chénier,  Alfieri,  Schiller  ont  exagéré  ou  dénaturé 
les  faits  à  plaisir.  Ils  ont  ainsi  créé  des  légendes,  parmi  lesquelles 
l'amour  d'Elisabeth  pour  don  Carlos.  Peu  aimée  de  Philippe  II, 
qui  par  son  âge  aurait  pu  être  son  père,  elle  aurait  cherché  et 
trouvé  des  consolations  auprès  de  l'infant  auquel  elle  avait  d'abord 
été  destinée. 

Née  à  Fontainebleau  le  2  avril  1545,  Elisabeth  avait  été  mariée 
à  quatorze  ans  (22  juin  1559)  au  roi  d'Espagne  âgé  de  trente 
deux  ans  et  déjà  deux  fois  veuf.  Cependant  Philippe  II  eut  pour 
elle  un  vrai  cœur  de  mari.  La  reine  lui  donna  deux  fdles  et  mou- 
rut en  accouchant  d'une  troisième  qui  ne  vécut  pas.  Le  roi  eût 
préféré  un  héritier,  mais  ce  regret  ne  modifia  en  rien  ses  senti- 
ments. Il  s'estimait  trop  heureux  de  posséder  une  épouse  féconde 
à  avoir  bientôt  «  la  maison  pleine  d'enfants  ».  Le  25  juin  1568, 
Fourquevaux,  très  informé  grâce  au  facile  accès  qu'il  trouvait 
toujours  auprès  de  la  reine,  envoie  encore  à  la  cour  du  Louvre  un 
ferme  témoignage  de  l'union  intime  entre  le  roi  et  sa  femme. 
Cependant  à  cette  date.  Don  Carlos  était  déjà  interné  par  son  ter- 
rible père,  et  il  n'y  avait  plus  guère  d'illusion  à  se  faire  sur  son 
sort. 

Les  origines  de  cette  étrange  disgrâce  remontaient  à  bien 
loin.  Carlos  était  né  absolument  contrefait  (1545).  A  dix-sept  ans, 
il  avait  été  gravement  malade  (1562).  Des  symptômes  inquiétants 
ne  tardèrent  pas  à  se  produire.  Le  roi  ne  lui  trouve  plus  «  capa- 
cité et  suffizance  pour  le  debvoir  laisser  roy  et  héritier  de  tant 
d'estatz  ».  En  avril  1567,  on  remarque  qu'il  est  «  ung  peu  déso- 
béissant ».  Son  père  lui  reprochait  ses  désordres.  Il  y  avait  plus  : 
Fourquevaux  écrivait  que  «  nonobstant  les  receptes  de  trois  mé- 
decins pour  le  rendre  habille  d'espouzer  femme,  c'estoit  temps 
perdu  d'en  espérer  lignée  ».  En  août,  on  ne  fait  plus  «  estât  »  de 
lui.  A  Noël,  il  ne  communia  pas.  On  chuchotait  qu'il  avait  déli- 
béré de  «  faire  ung  mauvais  tour  à  son  père  ».  Dans  la  nuit  du 
18  au  19  janvier  1568,  Philippe  II  pénétra  dans  sa  chambre  et  le 
fit  arrêter.  Fourquevaux  apprit  de  la  bouche  de  la  reine  que  l'in- 
fant avait  conçu  le  projet  de  se  rendre  à  Gênes  pour  y  former  un 
parti  contre  son  père.  Don  Juan,  à  qui  il  s'en  était  imprudemment 
ouvert,  le  priant  d'inscrire  le  premier  son  nom  sur  la  liste  de  ses 
partisans,  le  dénonça  à  Philippe  II.  Il  voulut  assassiner  don  Juan. 


r 


QUESTIONS  D'HISTOIRE  399 

Après  avoir  passé  de  la  folie  au  repentir,  Don  Carlos,  tenu  à 
un  rigoureux  secret  dans  une  tour,  mourut  de  consomption  (24 
juillet).  Lui-même  avait  été  son  propre  bourreau,  ne  voulant  plus 
prendre  que  «  de  l'eau  avec  la  neige  et  des  prunes  crues...  se 
couchant  nud  sur  les  carreaux  et  faisant  encore  d'autres  desor- 
dres ». 

Tout  naturellement  il  s'était  dès  les  premiers  temps  de  sa  dis- 
grâce tourné  vers  la  reine  :  «  de  tant  que  le  dit  filz  hait  son  père, 
écrit  l'ambassadeur,  de  tant  augmente  son  affection  envers  la 
Royne  sa  belle  mère,  car  c'est  à  elle  qu'il  a  tout  son  recours  ;  et 
Sa  Majesté  est  si  saige  que  elle  se  gouverne  discrètement  au  gré  du 
mary  et  du  beau  filz.  »  La  reine  pleura  beaucoup,  à  cette  arresta- 
tion, car  le  prince  l'aimait  u  merveilleusement  ».  «Je  ne  ressents 
moins  son  infortune,  écrivait-elle  à  Fourquevaux,  que  s'il  estoît 
mon  propre  fils,...  en  récompense  de  l'amitié  qu'il  me  porte. 
Dieu  a  voulu  qu'il  est  declairé  ce  qu'il  est,  h  mon  grand  regret.  » 
Mais  u  l'honneur  de  la  reine,  conclut  M.  l'abbé  Douais,  est  ici 
hors  de  cause  ;  personne  ne  trouvait  le  plus  léger  mal  dans  ces 
relations  de  famille.  S'il  en  eût  été  autrement,  l'histoire  aurait 
le  droit  de  ne  pas  comprendre.  »  La  fille  de  Henri  II  n'avait 
cherché  à  consoler  le  petit-fils  de  Jeanne  la  Folle  que  par  dé- 
vouement et  par  vertu. 

H.  CHÉROT,  S.  J. 


REVUE   DES   LIVRES 


Philosophie.  —  I.  Histoire  de  la  Philosophie  et  particu- 
lièrement de  la  philosophie  contemporaine,  par  Élie 
Blanc,  professeur  de  philosophie  aux  Facultés  catholi- 
ques de  Lyon.  Lyon,  Vitte;  Paris,  Vie  et  Amat,  1896.  3  vol. 
in -12  pp.  656,  660,  656.  Prix:  3  fr.  50  chaque  volume. 
—  II.  La  Nature  humaine,  par  J.  Gardair.  Paris,  Lethiel- 
leux,  1896.  in-12  pp.  416.  Prix  :  3  fr.  50.  —  III.  Princi- 
pes de  Métaphysique  et  de  Psychologie.  Leçons  pro- 
fessées à  la  Faculté  des  Lettres  de  Paris  (1886-1894),  par 
Paul  Janet.  Paris,  Delagrave,  1897.  2  vol.  in-8,  pp. 
viii-650,  620.  Prix  :  les  deux  volumes,  15  fr. 

I,  — C'est  un  livre  longtemps  attendu  et  vivement  désiré  du 
public  philosophique  en  France  que  nous  donne  aujourd'hui 
M.  l'abbé  Elie  Blanc.  On  avait  sans. doute  déjà  âes  Histoires  de  la 
philosophie  ;  mais  elles  étaient  ou  incomplètes,  ou  trop  élémentai- 
res, ou  trop  anciennes,  ou  conçues  dans  un  esprit  trop  particulier. 
L'histoire  écrite  par  le  Cardinal  Gonzalès  et  traduite  par  le  P.  de 
Pascal  passe  pour  la  meilleure  ;  de  fait,  elle  contient  d'excellentes 
parties,  par  exemple  celle  qui  traite  du  moyen-âge,  mais  elle  ne 
saurait  suffire  pour  la  période  contemporaine  de  la  philosophie 
en  France. 

A  cet  important  travail  M.  l'abbé  Blanc  se  trouvait  excellem- 
ment préparé  par  son  remarquable  Traité  de  philosophie  scolasti- 
{jue.  Cette  histoire  en  forme  le  complément  naturel.  «  Les  mêmes 
doctrines  et  les  mêmes  opinions  qui  ont  été  exposées  dans  le 
Traité  pour  y  être  justifiées  ou  combattues,  se  retrouvent  ici,  non 
plus  dans  un  ordre  abstrait  et  didactique,  mais  dans  l'ordre 
vivant  de  leur  apparition  et  de  leur  développement.  «  D'ailleurs 
l'histoire  de  la  philosophie  ne  se  réduit  pas  à  une  simple  no- 
menclature d'hommes  et  d'idées.  A  l'historien  aussi  il  faut  une 
doctrine,  et  M.  Elie  Blanc   trouve  dans    la  doctrine   scolastique 


ÉTUDES  401 

une  règle  sûre  d'appréciation,  un  point  solide  pour  appuyer  ses 
jugements.  Son  livre  en  reçoit  de  la  fermeté  et  de  l'unité  sans 
rien  perdre  de  l'impartialité  nécessaire. 

M.  l'abbé  Blanc  fait  sienne  cette  pensée  féconde  que  la  philo- 
sophie Qsi  perpétuelle  et  progressive.  Aussi,  la  lecture  de  son  ou- 
vrage ne  produit  pas  l'impression  de  chaos,  ne  laisse  pas  la  ten- 
tation de  scepticisme  qui  restent  de  la  lecture  de  livres  sembla- 
bles. A  travers  mille  incertitudes  et  mille  variations  de  systèmes, 
on  suit  le  mouvement  de  l'esprit  humain,  on  juge  de  ses  gains 
et  de  ses  pertes  ;  et  grâce  à  la  ferme  doctrine  de  l'auteur,  on  sait, 
tout  en  marchant,  dans  quelle  mesure  on  s'approche  de  la  vérité, 
dans  quelle  mesure  on  s'en  éloigne. 

Quel  est  le  plan  de  l'ouvrage  ?  L'auteur  suit  l'ordre  chronolo- 
gique, mais  sans  s'y  astreindre  d'une  manière  absolue.  Il  y  déroge 
de  temps  en  temps  pour  réunir  les  œuvres  et  les  systèmes  sem- 
blables. Cette  nécessité  s'imposait.  Nous  aurions  même  accentué 
davantage  la  division  systématique. 

Trois  parties  dans  l'ouvrage.  La  première  embrasse  l'histoire 
ancienne,  c'est-à-dire  l'histoire  de  la  philosophie  avant  l'ère 
chrétienne  (philosophie  juive,  orientale,  grecque,  romaine).  La 
deuxième  s'étend  de  l'ère  chrétienne  aux  xvii"  siècle  (éclectisme 
alexandrin,  philosophie  des  Pères,  scolastiquc  ;  philosophes  ara- 
bes et  juifs;  renaissance).  La  troisième  comprend  la  philosophie 
moderne,  c'est-à-dire  celle  qui  commence  au  xvii"  siècle  et  se  pour- 
suit jus(ju'à  nos  jours.  Deux  volumes  entiers  sont  consacrés  à 
cette  troisième  période.  «  On  y  observe  les  rapports  de  la  philo- 
sophie avec  les  autres  connaissances.  On  insiste  en  particulier 
sur  les  doctrines  sociales  et  éc:)nomique8  au  xix"  siècle  et  sur  la 
renaissance  de  la  scolastiquc,  <jui  parait  devoir  caractériser  la 
fin  du  xix"  siècle  et  le  commencement  du  xx".  » 

Notons  (juehjues  idées  de  l'auteur  :  Si  la  philosophie  chré- 
tienne est  sortie  de  l'Kvangile,  la  philosophie  primitive  est  née 
de  la  religion. — Les  anciens  juifs  ont  eu  une  vraie  philosophie. — 
Le  caractère  essentiel  et  générateur  de  la  scolastiquc  fut  de  tendre 
constamment  à  s'harmoniser  avec  la  foi  :  elle  ne  cessa  d'échanger 
avec  elle  de  mutuels  services.  Cet  accord  réel  et  toujours  poursuivi 
consistait  à  démontrer  philosophiquement  toutes  les  vérités  reli- 
gieuses d'ordre  naturel  et  à  pénétrer  autant  que  possible  le  sens 
des  mystères  (I,  p.  380).  L'œuvre  des  scolastiques    ^st  imparfaite. 

LXXI   —26 


402  ETUDES 

Mais  elle  ne  l'est  que  par  ce  qui  lui  manque  ;  elle  n'est  pas  à  dé- 
truire ni  à  reprendre,  il  faut  seulement  la  continuer.  Il  suffit  de 
comprendre  leur  plan  et  de  le  poursuivre  avec  intelligence  : 
ainsi  faudrait-il  faire  d'une  cathédrale  gothique  laissée  inachevée 
(I,  p.  383). 

Il  y  aurait  lieu  de  citer  le  jugement  d'ensemble  de  l'auteur  sur 
la  philosophie  du  xtii®  et  celle  du  xix®. 

Deux  grands  faits,  dit-il,  dominent  (de  nos  jours)  tous  les  autres  dans 
l'ordre  philosophique  et  permettent  de  concevoir  les  plus  grandes  espé- 
rances. C'est  d'abord  l'importance  extrême  qu'a  prise  la  philosophie 
sociale,  à  la  suite  des  développements  extraordinaires  de  l'industrie  et 
du  commerce  et  de  l'accroissement  prodigieux  de  la  population  dans 
certaines  contrées.  C'est  ensuite  la  renaissance  de  la  philosophie  sco~ 
lastique,  qui  a  retrouvé  partout  de  nombreux  partisans  et  combat  dans 
toutes  les  langues  les  erreurs  contemporaines.  De  ces  deux  faits,  il  en 
ressort  un  troisième  :  c'est  l'influence  nouvelle  et  prépondérante  que 
la  philosophie  est  appelée  à  exercer.  Mieux  que  jamais  peut-être,  elle 
est  redevenue  universelle  :  elle  ne  peut  désormais  rester  étrangère  ni 
aux  sciences  de  la  nature,  ni  aux  sciences  sociales  et  à  l'économie  po- 
litique, ni  à  l'histoire,  aux  belles  lettres  et  aux  arts,  ni  surtout  à  la  reli- 
gion et  à  l'éducation  nationale.  Ceux-là  mêmes  qui  l'ont  combattue 
avec  le  plus  d'ardeur  et  essayé  de  la  supplanter  par  les  sciences 
de  pure  observation,  ont  travaillé  à  son  triomphe.  C'est  ainsi  que 
les  œuvres  d'un  Auguste  Comte  ou  d'un  Spencer  attestent  l'univer- 
salité et  l'extrême  importance  de  la  philosophie,  alors  même  qu'elles 
tendent  à  la  dénaturer  et  à  la  détruire.  En  sorte  que  le  xix^  siècle 
tout  entief ,  dont  l'histoire  est  bien  faite  d'ailleurs  pour  montrer  l'im- 
puissance de  la  philosophie,  atteste  également  sa  nécessité,  son  univer- 
salité, son  importance  incalculable,  le  bien  immense  dont  elle  sera 
capable  le  jour  où,  fidèle  à  sa  mission,  elle  accordera  la  raison  avec  la 
foi  chrétienne.  (II,  p.  441-442). 

A  cet  accord  et  à  ce  triomphe,  M.  Elie  Blanc  aura  la  gloire 
d'avoir  vaillamment  travaillé. 

Si  précis  et  si  complet  qu'ait  voulu  être  M.  Elie  Blanc,  il 
était  impossible  que  quelque  omission  ou  quelque  inexactitude 
ne  se  gli&sât  point  dans  un  ouvrage  où  il  est  question  de  plus 
de  mille  philosophes. 

La  vie  de  Henri  de  Gand  renferme  encore  plus  d'une  obscurité 


REVUE  DES  LIVRES  403 

après  les  recherches  du  P.  Ehrle.  Cependant  plusieurs  points 
ont  été  éclairés  dans  un  travail  qui  semble  avoir  échappé 
h  l'auteur  :  Recherches  critiques  sur  la  biographie  de  Henri  de 
Gand.  (Caâterman,  1887). 

A  propos  de  Bacon,  on  aurait  pu  citer  l'ouvrage  non  sans 
valeur  de  Charles  de  Rémusat  :  Bacon,  sa  vie,  son  temps,  sa 
philosophie.  Il  n'est  indiqué  que  plus  loin.  —  Aux  autres 
ouvrages  sur  la  philosophie  en  France  pendant  la  Révolution,  il 
conviendrait  d'ajouter  celui  de  M.  E.  Joyau.  —  Le  R.  P. 
Rozaven  dans  son  Examen  a  réfuté  plus  directement  M.  l'abbé 
Gerbet  que  Lamennais.  —  Parmi  les  apologistes  contemporains, 
nous  aurions  insisté  davantage  sur  la  valeur  philosophi(]ue 
d'Auguste  Nicolas,  comme  parmi  les  philosophes  spiritualistes 
nous  aurions  mieux  indiqué  le  mérite  de  Ludovic  Carrau.  — 
Le  nom  du  P.  Taparelii  n'est  cité  que  dans  une  incidente. 
Celui  du  cardinal  Franzclin  est  passé  sous  silence.  Ses  traités, 
tout  théologi(jne  qu'en  soit  l'inspiration,  appartiennent  cependant 
plus,  croyons-nous,  à  la  philosophie  que  VJIistoire  de  sainte 
Chantai  par  Mgr  Bougaud  (111,  p.  104)  ou  les  pamphlets  de 
M.  Drumont(III,  p.  195). 

M.  de  Chambrun  a  bien  créé  une  chaire  d'économie  politique 
au  Collège  de  France.  Mais  il  n'est  pas  le  fondateur  du  Collège 
libre  des  Sciences  sociales.  Ce  collège  doit  son  existence  à  des 
souscriptions  diverses  d'ailleurs  insullisantes  au  point  de  mettre 
•  Il  (|uestion  la  continuation  de  l'œuvre.  —  Si  quelques  journaux 
ont  fait  mourir  en  181.KÎ  Pierre  LafTitte,  le  patriarche  du  positi- 
visme n'en  continue  pas  moins  son  cours  au  Collège  de  France, 
sans  exciter  au  reste  grand  émoi. 

M.  Klie  Blanc  nous  pardonnera  de  nous  être  arrêté  \n  ces 
inlininient  petits.  La  critique  est  heureuse  quand,  dans  un 
ouvrage  de  telle  proportion,  elle  trouve  si  peu  ii  reprendre  et 
tant  à  louer. 

II.  —  M.  Gardair  a  interrompu  cette  année  ses  cours  libres ii  la 
Sorbonne,  afin  de  consacrer  plus  de  temps  ii  la  publication  de  ses 
ouvrages.  Si  ses  auditeurs  peuvent  regretter  pareille  décision, 
ses  lecteurs  assurément  s'en  féliciteront.  Ce  nouveau  livre,  La 
Nature  humaine,  reprend  certaines  questions  déjà  traitées  dans 
Corps  et  Ame  et  les  complète,  en  même  temps  qu'il  ouvre  la  voie 


404  ETUDES 

à  deux  études  précédemment  parues,  La  Connaissance  (N .  Etudes, 
partie  hibliog.  1895,  juil.  p.  493),  Les  Passions  et  la  Volonté. 

Le  chapitre  d'introduction  sur  la  Philosophie  de  saint  Thomas 
paraîtra  à  quelques-uns  un  hors-d'œuvre.  En  tous  cas,  il  est  loin 
d'être  sans  actualité  :  M.  Brunetière  aurait  peut-être  profit  à 
lire  ces  pages  qui  expliquent  en  termes  si  nets  l'accord  de  la 
raison  et  de  la  foi. 

Au  suiet  des  changements  substantiels,  l'auteur  se  contente  de 
dire  :  «  Rien  ne  nous  interdit  de  regarder  au  moins  comme 
probable  la  génération  de  substances  proprement  dites  dans  les 
combinaisons  chimiques  »  (p.  51).  Il  attribue  aux  puissances  de 
l'âme  «  une  réalité  distincte,  bien  que  dépendante  et  émanée 
de  la  source  profonde  d'où  vient  la  vie  »  (p.  95).  Saint  Thomas 
tire,  en  faveur  de  la  spiritualité  de  l'âme,  un  argument  de  ce  fait 
que  l'intellect  humain  peut  connaître  les  natures  de  tous  les 
corps  ;  d'où  il  conclut  que  l'intellect  ne  participe  à  la  nature 
d'aucun  corps,  autrement  sa  connaissance  serait  bornée  aux  corps 
de  cette  nature  déterminée.  Après  avoir  exposé  cet  argument, 
l'interprète  du  grand  docteur  ajoute  :  «  Je  le  dirai  sans 
réticence,  cet  argument,  s'il  était  seul,  me  laisserait  dans  le 
doute.  Est-il  bien  certain  que,  si  l'intelligence  tenait  à  un 
organe  corporel,  elle  ne  pourrait  connaître  tous  les  corps  ?  Saint 
Thomas  n'enseigne-t-il  pas  lui-même  que  le  sens  central,  attaché 
au  cerveau  comme  à  son  organe,  connaît  toutes  les  qualités 
sensibles  et  par  conséquent  en  quelque  manière  tous  les  corps  ?  » 

(p-187)- 

La  doctrine  qui  fait  de  l'âme  la  forme  substantielle  du  corps 
peut  faire  naître  contre  la  spiritualité  de  l'âme  une  objection  qui 
se  résumerait  dans  ce  dilemme  :  «  Ou  l'âme  est  forme  du  corps, 
et  alors  elle  n'est  pas  spirituelle  ;  ou  l'âme  est  spirituelle,  et 
alors  elle  n'est  pas  forme  du  corps.  »  M.  Gardair  se  pose  l'ob- 
jection et  la  résout  avec  beaucoup  de  finesse  (p.  272-279). 

Qu'on  nous  permette  de  citer  en  finissant  quelques  mots  sur 
l'état  des  âmes  séparées: 

11  serait  intéressant  de  savoir  quelle  empreinte  a  pu  laisser  dans 
lame,  après  la  mort,  son  union  précédente  avec  la  matière.  Nous 
.savons  que  c'est  dans  cette  union  qu'elle  a  pris  son  individualité  ;  sa 
substance  est  devenue  individuelle  parce  qu'elle  a  été  adaptée  à  ce 
corps    qu'elle  animait,   plutôt  qu'à  tout  autre  :   il  s'est   fait   ainsi  dans 


REVUE  DES  LIVRES  405 

l'âme  ce  que  saint  Thomas  appelle  une  commensuration  avec  son  corps, 
elle  a  été  proportionnée  à  cet  organisme,  et,  comme  c'est  dans  son 
être  qu'elle  a  acquis  cette  proportion  particulière,  elle  l'a  conservée 
dans  son  existence  isolée.  On  ne  peut  prétendre,  en  effet,  que  cette 
individualité  soit  perdue,  parce  qu'elle  ne  serait  qu'une  relation  acci- 
dentelle à  une  matière  et  à  un  corps,  et  qu'elle  devrait  disparaître  en 
l'état  d'immatérialité  séparée.  L'âme  ne  s'unit  pas  au  corps  accidentel- 
lement, mais  substantiellement  :  c'est  donc  bien  sa  substance  qui  doit 
prendre  l'adaptation  d'individualité  ;  et  elle  doit  la  garder,  en  subsis- 
tant à  part,  comme  un  caractère  gravé  sur  son  fond  même  (p.  381-382j. 

Tout  le  livre  a  d'ailleurs  cette  allure  ferme  et  nette,  d'un  dog- 
matisme à  la  fois  fier  et  mesuré,  d'une  originalité  prudente,  qui 
fait  le  mérite  de  ses  aines. 

III.  —  M.  Paul  Janet,  un  des  vétérans  de  l'enseignement  supé- 
rieur en  France,  donne  aujourd'hui  au  public  ce  qu'il  appelle 
son  «  testament  philosophique  ».  —  «  Lorsque  nous  avons  pu- 
blié en  1880,  dit- il,  notre  Traité  élémentaire  de  philosophie,  nous 
avions  cru  pouvoir  promettre  un  cours  complet  et  développé  en 
quatre  volumes:  Nous  avions  trop  présumé  de  nos  forces  :  ce 
plan,  h  l'exécution,  a  dépassé  nos  efforts.  Nous  avons  dû  y 
renoncer-  De  tout  ce  que  nous  avions  promis,  nous  donnons  au 
moins  une  partie  importante,  à  savoir  un  essai  de  Méfaphysif/tie 
mêlé  de  Psijchologic  et  précédé  d'une  Introduction  à  la  science. 
C'est  ce  qui  fait  aujourd'hui  le  plus  défaut  dans  les  traités  de  ce 
genre.  »  Il  ajoute  :  «  J'ai  cru  devoir  conserver  à  ces  leçons  leur 
forme  primitive,  avec  les  imperfections  <|u'olle  entraîne,  le  né- 
gligé, les  lacunes,  les  répétitions;  la  refonte  sous  forme  de 
livre  eût  exigé  un  travail  dont  je  n'étais  plus  capable.  » 

Quoique  «  refroidi  par  l'âge  »,  M.  Paul  Janet  se  montre 
dans  CCS  leçons,  ce  qu'il  a  été  toute  sa  vie,  spiritualiste  convain- 
cu et  fervent,  disciple  à  la  fois  zélé  et  personnel  des  doctrines 
cartésiennes  comme  aussi  de  la  tradition  cousinienne.  Dans  le 
présent  recueil,  il  aborde  des  (juestions  assez  diverses  :  la  nature 
de  la  philosophie,  l'esprit,  les  passions,  la  volonté  et  la  liberté. 
Dieu,  l'existence  du  monde  extérieur,  l'idéalisme,  plus  quebpies 
doctrines  contemporaines.  Et  lors  même  qu'on  ne  partage  pas 
toutes  ses  opinions  ou  qu'on  le  trouve  incomplet,  toujours  on 
l'écoute  ou  on  le  lit  avec  Intérêt. 


406  ÉTUDES 

M.  Paul  Janet  est  assez  défiant  à  l'endroit  des  nouveautés 
philosophiques,  et  nous  ne  lui  en  faisons  pas  un  grief.  De  la 
thèse  criticiste,  de  la  doctrine  de  l'hérédité,  de  celle  de  la  con- 
tingence, il  prend  cependant  ce  qu'il  croit  pouvoir  en  garder, 
ce  qui  n'est  pas  bien  gros.  Il  n'ignore  pas  tout  ce  que  la  posi- 
tion de  défenseur  des  doctrines  traditionnelles  a  de  défavorable, 
et  il  dénonce  au  public  ce  qu'il  appelle  une  illusion  d'optique. 
«  Les  défenseurs  du  libre  arbitre  (et  des  doctrines  analogues), 
remarque-t-il,  ont  à  leur  charge  de  soutenir  une  vérité  simple, 
absolue,  qui  est  ou  qui  n'est  pas  une  vérité  tant  qu'elle  n'est 
pas  démontrée,  mais  qui,  lorsqu'elle  est  reconnue  pour  telle, 
est  tout  de  suite  connue,  tout  de  suite  prouvée,  et  ne  prête  à 
aucun  développement...  Il  semble  qu'une  science  doive  nous 
apprendre  quelque  chose,  qu'elle  doive  toujours  avoir  à  nous 
dire  quelque  chose  de  nouveau.  «  Or  dans  toutes  ces  questions, 
nous  n'apprenons  rien  que  nous  ne  sachions  d'avance.  Au  con- 
traire, les  objections  qui  se  tirent  de  l'infinie  variété  des  con- 
naissances humaines  donnent  aux  hommes  l'illusion  qu'ils  ap- 
prennent aujourd'hui  ce  qu'ils  ne  savaient  pas  hier. 

Mais  si  Paul  Janet  est  peu  amoureux  des  nouveautés,  il  salue 
avec  empressement  l'esprit  nouveau.  Car  M.  Paul  Janet  croit, 
lui  aussi,  à  l'avènement  d'un  esprit  nouveau  qui,  d'ailleurs,  ne 
serait  qu'un  retour  h  l'esprit  ancien,  à  l'esprit  plus  sage  d'autre- 
fois. «  Je  ne  sais,  dit-il  à  propos  du  Disciple  de  M.  Paul  Bour- 
get,  si  je  me  fais  illusion,  mais  il  me  semble  qu'il  se  produit 
dans  le  monde  cultivé  et  pensant  je  ne  sais  quelle  lassitude  des 
idées  subversives,  nihilistes,  négatives,  qui  ont  envahi  la  philo- 
sophie depuis  vingt  ans.  Il  me  semble  que  l'on  commence  à 
sentir  que  ces  idées,  poussées  à  l'extrême,  peuvent  devenir  dan- 
gereuses, et  que,  pour  qu'elles  ne  soient  pas  poussées  à 
l'extrême,  il  est  bon  qu'elles  soient  corrigées,  tenues  en  échec 
par  d'autres  idées.  On  commence  à  entrevoir  les  lacunes,  les 
vides  (il  serait  plus  juste  de  dire  le  vide)  que  laisse  dans  l'âme  la 
philosophie  sceptique,  matérialiste  et  athée.  On  en  a  quelque 
peu  assez  de  cette  philosophie  aimable  et  brillante  qui  vous  dit, 
en  se  jouant,  que  rien  n'est  vrai  et  rien  n'est  faux  ;  que  le  Créa- 
teur s'est  moqué  de  nous  ;  que,  malgré  tout,  cependant,  le 
monde  est  une  comédie  assez  agréable,  lorsqu'on  a  la  chance 
d'être  bien  placé  pour  en  jouir.  » 


REVUE  DES  LIVRES  407 

Cette  condamnation  du  grand  bateleur  qui  fut  Renan  n'est  pas 
la  seule  qu'on  trouve  chez  M.  P.  Janet,  et  on  aime  à  la  rencontrer 
sur  les  lèvres  d'un  professeur  de  la  Sorboune.  Un  autre  nom 
qui  revient  souvent  dans  ces  leçons  est  celui  de  J.-J.  Rousseau. 
Et  cela  même  marque  la  date  de  la  formation  des  idées 
philosophiques  de  M.  P.  Janet.  Si  l'influence  de  Rousseau 
persiste  chez  certains  philosophes  et  surtout  chez  les  politiciens, 
il  faut  avouer  cependant  que  son  autorité  est  bien  démodée. 

L'existence  de  Dieu  compte  parmi  les  vérités  que  M.  Paul 
Janet  proclame  et  défend  avec  le  plus  d'énergie.  Il  déplore  que 
«  depuis  un  certain  nombre  d'années,  le  mot  et  l'idée  de  Dieu 
aient,  pour  ainsi  dire,  disparu  de  la  philosophie.  On  peut  dire 
qu'il  s'est  fait  à  cet  égard  une  conspiration  du  silence.  Dans  la 
science  pure,  dans  la  métaphysique,  il  s'est  établi  une  sorte 
de  loi  d'après  laquelle  il  semble  que  l'expression  de  Dieu  n'est 
pas  philosophique,  n'est  pas  scientifique.  On  en  cherchera  peut- 
être,  on  en  donnera  récjuivalent  ;  mais  on  craindra  de  prononcer 
ce  mot.  Nous  voudrions,  pour  notre  part,  rompre  avec  ces 
habitudes  pusillanimes.  L'idée  de  Dieu  est,  selon  nous,  une 
idée  essentiellement  philosophique  dont  il  est  impossible  de  se 
passer.   » 

Ce  sont  là  de  nobles  et  courageuses  paroles.  Elles  feront 
pardonner  telles  ou  telles  inexactitudes  et  lacunes  fl^ns  lu 
philosophie  de  l'auteur.  Elles  feront  aussi  regretter  que  M  Paul 
Janet  n'ait  pas  été  chercher  le  moyen  de  les  éviter  ou  <le  les 
combler  dans  une  étude  plus  approfondie  des  doctrines 
scolastiqucs. 

Nous  aurions  quelques  observations  à  faire  sur  sa  théologie  : 
nous  nous  réservons  de  les  présenter  prochainement  avec  un 
peu  plus  d'étendue  h  nos  lecteurs. 

L     ROURE.    S    J. 

Institutiones  Juris  Ecclesiastici  tum  publici  tum 
privati,  auctore  P.  Ch.  Makke.  2  vol.  in-12,  de  pp.  iv-500 
et  r>(J5.  Paris,  Roger  et  Chernoviz,  1897.  Prix  :  5  fr.  50. 

C'est  un  préjugé  aujourd'hui  assez  répandu  que  l'Eglise  de 
France  vit  en  dehors  des  lois  canoniques  ;  que,  par  suite,  les 
études  de  droit  canon  sont  devenues  chez   nous  un  objet  de  luxe. 


408  ETUDES 

Comme  si  les  mœurs  et  les  institutions  nouvelles,  en  rendant 
impossible  sur  plusieurs  points,  l'application  des  lois  ecclésiasti- 
ques, avaient  emporté  en  entier  l'ancien  droit  pontifical   ! 

Et,  pourtant,  nous  voyons  paraître  chaque  jour,  en  France^ 
de  nouveaux  traités  de  droit  canon  ;  cette  partie  de  la  science 
ecclésiastique  est  enseignée  avec  soin  dans  tous  les  séminaires  ; 
nos  étudiants  français,  soit  h  Rome,  soit  dans  nos  Universités, 
ont  à  honneur  de  conquérir  le  doctorat  aussi  bien  en  droit 
canon  qu'en  théologie.  L'Académie  de  Saint  Raymond  de  Penna- 
fort,  fondée  sous  les  auspices  du  cardinal-archevêque  de  Paris, 
tend,  de  son  côté  à  promouvoir,  au  sein  du  clergé,  cette  étude 
des  lois  de  l'Eglise,  qu'il  n'est  permis  à  aucun  prêtre  d'ignorer  : 
«  nulli  sacerdotum  liceat  canones  ii^norare.  Can.  5,  dist.  38. 

A  ce  point  de  vue,  il  n'est  pas  indifférent  de  voir  apparaître 
un  nouveau  manuel  classique,  d'une  doctrine  irréprochable  et 
mis  au  courant  des  plus  récentes  décisions  de  Rome. 

L'auteur,  un  docteur  romain,  M.  l'abbé  Makée,  dont  les 
Etudes  appréciaient  naguère  avec  éloge  le  Dioit  social  de 
VEglise  et  ses  applications,  ne  prétend  sans  doute  pas  donner 
dans  ses  2  vol.  in-12  de  500  pages  chacun,  un  traité  complet 
de  la  jurisprudence  ecclésiastique.  Son  but  est  plus  modeste  :  il 
vise  l'enseignement  sommaire  et  pratique  des  séminaires.  Il 
laisse  aux  professeurs  des  Universités  l'explication  approfondie 
du  texte  des  décrétales,  la  préparation  h  la  licence  et  au 
doctorat,  et  se  contente,  lui,  de  mettre  le  jeune  étudiant  à 
même  de  subir  les  épreuves  du  baccalauréat,  et  de  pouvoir 
suivre  avec  fruit  les  explications  du  texte,  quand  il  se  rendra  à 
Rome  ou  dans  nos  Universités,  pour  y  suivre  les  cours  plus 
développés  de  la  science  canonique. 

C'est  pourquoi,  fidèle  aux  usages  de  l'école,  il  intitule  son 
ouvrage  :  Institutions.  Le  droit  public,  particulièrement  recom- 
mandé par  Léon  XIII,  y  est  exposé  d'une  façon  succinte,  mais 
didactique,  selon  l'enchaînement  des  principes,  les  erreurs 
modernes  s'y  trouvent  victorieusement  réfutées.  Pour  le  droit 
privé,  l'auteur  suit  l'ordre  logique,  mais  tout  en  se  rapprochant 
le  plus  possible  de  l'ordre  adopté  par  les  décrétales. 

Comme  dans  le  droit  public  et  le  droit  privé  de  l'Eglise,  se 
rencontrent  bon  nombre  de  questions  communes  à  la  théologie 
et  au  droit  canon,  il  omet  celle  que  les  séminaristes  doivent  voir 


REVUE  DES  LIVRES  409 

dans  les  cours  de  dogme  et  de  morale,  leur  épargnant  ainsi  des 
redites  qui  ne  manqueraient  peut-être  pas  d'utilité,  mais  qui 
absorberaient  un  temps  précieux. 

M.  l'abbé  Makée  a  eu  l'heureuse  pensée  de  reproduire,  à  côté 
des  lois  canoniques,  les  lois  ou  règlements  portés  par  l'autorité 
séculière  sur  les  matières  religieuses,  comme  les  articles  orga- 
niques du  Concordat,  les  lois  sur  les  Fabriques  avec  tous  les 
règlements  édictés  de  nos  jours,  et  autres  semblables. 

Ce  n'est  pas  que  notre  auteur  leur  reconnaisse  aucune  légiti- 
mité, aucune  valeur  canonique.  Il  sait  bien  que  tous  ces  arrêtés 
sont  de  manifestes  empiétements  de  l'autorité  civile  sur  le 
domaine  ecclésiastique.  Mais,  puisque  le  Pouvoir,  abusant  de  la 
force,  les  impose  à  l'Kglise,  il  faut  bien  que  les  ministres  de  la 
Religion  en  aient  connaissance  pour  régler  leur  conduite. 

L'ouvrage  de  M.  Makée  mérite  tous  les  éloges  :  il  est  substan- 
tiel ;  la  doctrine  en  est  sûre;  la  division  excellente  et  complète; 
la  rédaction  claire  et  précise.  Il  nécessitera,  toutefois,  les  expli- 
cations du  professeur,  h  cause  de  la  brièveté  de  l'exposition.  Ce 
manuel  sera  de  grande  utilité  aux  maîtres  et  aux  élèves  des 
séminaires,  aux  candidats  aux  grades  académiques.  Il  a  été  exa- 
miné d'abord  à  l'archevêché  de  Paris,  en  vue  de  V imprima (itr 
qu'il  porte  en  tète  ;  puis  à  Rome,  où  il  a  reçu  l'approbation  du 
maître  du  sacré  Palais  et  de  son  socitis.  Cela  lui  assure  un 
excellent  accueil  du  public  ecclésiastique. 

G.   DESJARDINS,   S.  J. 
ProfcRBCur  de  droit  canonique  i  l'Institut  catholique  de  Toulouse 

Le  Roi  de  Rome  (1811-1832),  par  Henri  Welschinger. 
Avec  portrait  d'après  Isabey.  Paris,  Pion,  1897.  ln-8", 
pp.  vin-493.  Prix  :  8  francs. 

L'auteur  du  Duc  cTEn^hien,  du  Divorce  de  Napoléo/tf  du  Maré- 
chal Ney,  pour  ne  citer  que  les  plus  connus  de  ses  ouvrages  sur 
le  premier  Kmpire,  vient  d'en  ajouter  à  la  série  un  nouveau, 
digne  en  tout  de  ses  aînés.  Ce  n'est  pas  seulement  la  personne 
d'un  enfant  intéressant  par  ses  malheurs  qui  revit  sous  la  plume 
de  M.  Henri  Wclschinger.  Auprès  du  berceau  du  roi  de  Rome, 
c'est  l'Kmpire  tout  entier  avec  ses  splendeurs;  auprès  du  carrosse 
de  l'exil,  c'est  le  régime  déchu  avec  ses  misères,  qui  apparaissent 


410  ETUDES 

à  la  manière  des  grandes  fresques  historiques,  pleines  de  person- 
nages et  de  scènes  diverses. 

Le  fils  de  Napoléon  1"  a  porté  bien  des  titres  :  Roi  de  Rome, 
Napoléon  II,  prince  de  Parme,  duc  de  Reichstadt.  Pour  la  posté- 
rité, il  est  resté  le  roi  de  Rome.  Mais  l'auteur  n'a  pas  inscrit  ce 
nom  en  tête  de  son  volume  parce  que  c'est  le  nom  populaire  du 
petit  prince  ;  une  raison  plus  grave  l'a  guidé  :  il  voulait  en 
dégager  une  leçon  morale.  Napoléon  P"",  à  l'apogée  de  sa  puis- 
sance, avait  confisqué  les  Etats  du  Saint-Siège,  et  ce  nom  était  la 
consécration  de  cette  spoliation  sacrilège.  Il  avait,  par  ambition 
pour  son  fils,  violé  le  plus  sacré  des  droits  ;  son  fils  a  porté  le 
plus  dur  des  châtiments  et  ce  châtiment  à  été  partagé  par  le 
père. 

M.  Welschinger  qui  aime  à  émailler  son  histoire  diplomatique 
de  récits  aux  couleurs  romantiques  et  de  tableaux  à  grands 
contrastes,  n'a  pas  manqué  de  rapprocher  souvent  ces  deux 
époques  si  différentes  et  qui  d'ailleurs  se  sont  suivies  de  si  près, 
celle  de  la  gloire  insolente  et  celle  de  l'écrasement  le  plus  humi- 
liant. Joie  de  l'Empereur  au  jour  de  la  naissance  (22  mars  1811), 
fêtes  de  la  Nation  au  jour  du  baptême  (9  juin),  manifestations  de 
la  foule,  compliments  des  grands  de  l'Etat,  banquet  à  l'Hôtel  de 
Ville,  nous  assistons  à  tout.  La  vieille  basilique  de  Notre-Dame, 
naguère  profanée  par  le  culte  de  la  Raison,  avait  été  décorée  par 
les  soins  du  complaisant  cardinal  Maury,  les  architectes  avaient 
cherché  des  inspirations  dans  le  souvenir  des  cérémonies  en 
l'honneur  des  dauphins  de  France.  Puis  un  cortège  merveilleux 
s'avança,  composé  de  grands  officiers  et  de  hauts  dignitaires  de 
la  couronne,  de  dames  d'honneur  et  de  duchesses  portant  les 
plus  anciens  noms  de  la  monarchie  ou  les  titres  sonores  des 
récentes  victoires.  L'enfant  impérial  était  dans  les  bras  de  la 
comtesse  de  Montesquiou,  le  cardinal  Fesch  lui  versa  l'eau  sainte 
sur  le  front,  et,  l'élevant  au-dessus  des  tètes,  le  héraut  d'armes 
cria  trois  fois  :  «  Vive  le  Roi  de  Rome  !  »  Dans  la  pénombre, 
loin  de  ce  rayonnement  du  magique  décor,  l'auteur  nous  montre 
aussitôt  le  petit  appartement  de  Fontainebleau,  une  prison  dans 
un  palais,  et  Pie  VII  à  qui  l'on  a  enlevé  jusqu'à  son  anneau  et  à  son 
bréviaire,  y  raccommodant  lui-même  sa  pauvre  soutane, 

Les  premières  années  s'écoulent,  bien  rapides.  Déjà  se  pré- 
pare  la  campagne  de  Russie.  Napoléon  reverra  encore  son  fils  au 


REVUE  DES  LIVRES  4H 

retour,  mais  ce  sera  pour  la  dernière  fois.  Les  infidélités  de 
Marie-Louise,  la  femme  égoïste  et  lâche,  commençaient  pour  ne 
pas  finir.  Au  lieu  de  se  poser  en  régente,  de  défendre  Paris 
contre  les  alliés  et  d'assurer  la  couronne  sur  la  tète  du  petit 
Napoléon  II,  elle  se  retire  à  Blois,  «  Louis  XVIII  a  chassé 
papa  et  ma  pris  mes  joujoux,  disait  l'enfant,  mais  je  le  forcerai 
bien  à  me  les  rendre  ».  Ce  fut  lui  qu'on  força  à  partir  de  France. 
Marie-Louise  n'eut  pas  le  courage  de  rejoindre  l'Empereur  à 
l'île  d'Elbe,  et  le  chagrin  qu'en  éprouva  Napoléon  fut,  M.  Wels- 
chinger  le  démontre,  une  des  causes  principales  des  Cent- 
Jours. 

Le  Congrès  de  Vienne,  les  intrigues  de  Talleyrand,  la  trahison 
de  Fouché,  s'étalent  en  de  curieux  chapitres,  avec  leurs  dessous 
les  moins  éclairés  encore  et  les  plus  tristes  pour  quiconque  croit 
les  peuples  menés  par  des  souverains  épris  de  leur  bonheur  et 
accessibles  à  la  justice  ou  à  la  pitié.  Marie-Louise  vivait  dans 
les  bras  du  comte  de  Neippcrg,  son  futur  mari  et  se  contentait 
de  régner  à  Parme,  pourvu  qu'on  ne  lui  parlât  plus  du  grand 
homme  au(|uel  la  Providence  avait  associé  sa  vie. 

Napoléon  11.  devenu  prince  autrichien,  mourut  prénjalurément, 
et  l'Europe  fut  indifférente  h  sa  fin.  «  Tu  es  roi  de  Home,  lui 
disait  son  grand-père  François  II,  comme  je  suis  roi  de  Jérusa- 
lem. »  Mais  pourquoi  lui  avoir  mis  ce  hochet  entre  les  mains  ? 

H     CHÉROT.  S.  J 

Les  Amis  des  Saints,  par  Ch.  d'HéricauIt.  Paris,  Gaiimc, 

1897. 

Voici  un  livre  à  la  fois  intéressant  et  édifiant.  En  rapprochant  de 
nous  la  douce  physionomie  des  saints  il  nous  encourage  à  nous  élever 
jusqu'à  eux  par  liniitation  de  leurs  vertus  et  l'invocation  de  leur  patro- 
nage. M.  Ch.  d'IIéricault,  dont  la  plume  toujours  jeune  et  si  imprégnée 
d'esprit  clirélien  s'assouplit  à  tous  les  sujets  qu'elle  traite,  a  voulu  nous 
montrer  dans  ce  livre  que  la  grâce  ne  détruit  aucun  des  sentiments 
nobles  et  légitimes  de  la  nature  humaine,  niais  qu'elle  les  purifie,  les 
exalte,  les  divinise  en  quelque  sorte  et  leur  donne  ainsi  une  profondeur 
et  une  intensité  nouvelle.  Pouvait-il  en  être  autrement  de  V Amitié, 
quand  on  songe  que  la  religion  de  Jésus-Christ  est  basé  sur  l'amour  de 
Dieu  et  du  prochain  et  que  Jésus-Christ  a  dit  de  lui-même  :  «  Apprenez 
de  moi  que  je  suis  doux  et  humble  de  cœur.   »  Aussi,  l'écrivain  n'a-t-il 


412  ETUDES 

même  pas  parlé  de  ces  saints  qui  sont  restés  comme  des  types  de  la 
mansuétude  et  de  la  bonté  affectueuse,  d'un  Vincent  de  Paul  ou  d'un 
François  de  Sales  ;  il  a  choisi  ces  géants  de  la  sainteté,  les  fondateurs 
des  grands  ordres  religieux,  qui,  par  l'énergie  de  leur  action  exté- 
rieure et  le  maniement  des  volontés  humaines,  semblaient  plutôt  pré- 
destinés à  l'inflexible  austérité  du  commandement.  Il  nous  montre 
l'amitié  dans  saint  Augustin,  saint  Benoît,  saint  Bruno,  saint  Dominique, 
saint  François  d'Assise  et  saint  Ignace. 

Puisse  ce  livre,  à  une  époque  d'égoïsme  et  de  fausse  interprétation 
de  l'esprit  de  l'Eglise,  éclairer  et  charmer  bien  des  esprits  et  les 
rapprocher  de  N.-S.  Jésus-Christ,  l'ami  fidèle  entre  tous. 

L.S.,  S. J. 

La  Vraie  Jeanne  d'Arc  :  III.  La  libératrice,  d'après  les 
chroniques  et  les  documents  français  et  anglo-bourgui- 
gnons et  la  Chronique  inédite  de  Morosini,  par  Jean- 
Baptiste-Joseph  Ayroles,  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Paris, 
Gaume,  1897.  In-8,  pp.  694. 

Le  R.  P.  Ayroles  continue  avec  une  rare  ardeur  le  monument 
qu'il  élève  à  la  «  Vraie  Jeanne  d'Arc  ».  Le  troisième  volume  vient 
de  paraître  ;  nous  lui  souhaitons  le  même  succès  qu'à  ses  aînés. 
Il  le  mérite. 

Son  titre  indique  ce  qu'il  contient.  Analyser  les  sept  cents 
pages  de  ce  beau  livre  serait  une  fois  de  plus  raconter  la  vie  de 
l'héroïne.  Rappelons  plutôt  quel  est  le  but  poursuivi  parle  savant 
auteur  :  mettre  à  la  portée  de  tout  homme  instruit  les  sources 
mêmes  de  cette  merveilleuse  histoire.  C'est  h  la  fois  œuvre  de 
science  et  de  haute  vulgarisation,  de  discussion  et  de  recherches. 

J.  Quicherat  avait  publié  un  grand  nombre  de  textes  authen- 
tiques ;  mais  son  recueil  déjà  ancien  est  incomplet,  défectueux 
et  peu  abordable.  L'illustre  paléographe  a  commis  des  omissions 
regrettables.  Il  ne  faut  pas  s'en  étonner.  Quicherat  ne  croyait 
pas  à  la  mission  surnaturelle  de  Jeanne  d'Arc,  comme  le  prouvent 
les  Nouveaux  aperçus^  où  il  a  consigné  ses  idées  philosophiques. 
Egaré' par  cette  erreur  capitale,  l'érudit  était  logiquement  conduit 
à  négliger  des  documents  qui  sont,  en  réalité,  de  premier  ordre. 
Les  défaillances  de  détail,  inévitables  dans  un  travail  si  considé- 
rable, sont  ainsi  aggravées  systématiquement. 

A   ce  travail  de   Quicherat  repris,   redressé  et  mis  au  point, 


REVUE  DES  LIVRES  413 

l'infatigable  religieux  ajoutera  de  nombreuses  pièces  dispersées 
jusqu'ici  dans  diverses  collections.  Mais  ce  n'est  là  que  le  côté 
matériel  et  le  plus  facile  de  sa  tâche. 

Les  chroniques  écrites  en  latin  du  moyen-âge  ou  même  en  vieux 
français  ne  sont  pas  d'une  lecture  aisée.  Pour  en  saisir  le  sens 
exact  et  précis,  il  faut  être  familiarisé  de  longue  date  avec  les 
mœurs,  les  faits,  les  institutions,  les  noms  propres,  la  langue 
civile,  ecclésiastique  et  militaire  de  l'époque.  La  culture  générale 
et  la  sagacité  naturelle  ne  peuvent  suppléer  à  la  préparation 
technique  ;  c'est  ce  que  constate  vite  quiconque  se  met  à  l'œuvre. 
Le  secours  des  glossaires  ne  suffît  pa«  ;  car  la  diflTjculté  ne  vient 
pas  uniquement  de  l'ancienneté  des  mots,  de  l'étrangeté  de 
l'orthographe  et  des  variations  du  sens  ;  elle  vient  aussi  de 
l'agencement  des  phrases  où  les  incises  mal  liées  s'accumulent  et 
s'enchevêtrent. 

Le  R.  P.  Ayroles  a  jeté  de  la  lumière  dans  ces  obscurités  par 
de  substantielles  notices  et  par  une  fidèle  traduction.  Ce  dernier 
travail  présentait  deux  écueils  :  altérer  les  textes  ou  leur  enlever 
leur  pittoresque  et  leur  saveur,  I/un  et  l'autre  ont  été  évités  avec 
un  soin  minutieux  et  un  rare  succès.  De  ces  vénérables  documents 
la  rouille  seule  a  disparu.  Par  surcroît  d'exactitude,  les  passages 
ambigus,  les  expressions  particulièrement  caractéristiques  se 
retrouvent  dans  leur  forme  originale  au  !>as  des  pages,  s'ils  sont 
courts,  h  l'appendice,  s'ils  ont  une  certaine  étendue.  Toute»  les 
inquiétudes  seront  ainsi  calmées,  toutes  les  objer»!ofi<*  on»  été 
prévenues. 

Pour  mettre  de  l'ordre  dans  cet  entassement,  l'auteur  a  divisé 
les  chroniques  en  deux  séries  :  d'abord  les  documents  du  parti 
français,  qui  donnent  la  suite  des  faits  jusqu'au  siège  de  Paris  ; 
ensuite  les  documents  du  parti  anglo-b(uirguignon,  tantôt  peu 
hostiles  dans  leur  froideur,  tantôt  manifestement  haineux  et  qui 
s'étendent  principalement  sur  la  seconde  partie  de  la  guerre. 
Sans  dislocation  trop  violente  et  sans  mutilation  on  a  ainsi 
l'ordre  chronologique. 

Le  R.  P.  Avroles  ajoute  îi  tous  les  documents  déjà  coniuis  In 
Chronique  inédite  de  Morosini,  dont  il  est  inutile  de  parler 
longuement,  puisque  les  Études  en  ont  eu  la  primeur  ;  mais  le 
texte  et  la  traduction  ont  été  beaiicoup  amendés.  Non  seule- 
ment   les    lettres   qui    la    composent    sont    r«'\pT'<"i>iiori    du    sen- 


414  ETUDES 

timent  que  la  Pucelle  produisait  clans  la  chrétienté  et  de  ce  que 
la  renommée  publiait  sur  son  compte,  mais  elles  confirment  ce 
qui  est  écrit  ailleurs  et  donnent  quelques  nouveaux  détails.  On 
y  voit  notamment  que  la  mission  de  Jeanne  ne  devait  pas  se 
terminer  à  Reims,  après  le  sacre,  mais  qu'à  cette  première 
phase  devait  en  succéder  une  seconde  plus  profitable  à  la  chré- 
tienté, à  condition  que  le  roi,  les  grands  et  le  peuple  suivraient 
les  conseils  de  l'Inspirée.  Cette  partie  conditionnelle  n'a  pas 
été  réalisée  par  la  faute  des  contemporains,  comme  il  est  arrivé 
pour  quelques  prophéties  bibliques.  Gerson  avait  prévu  cette 
hvpothèse  et  déclaré  hautement  que  l'insuccès  de  la  fin  ne 
prouvait  rien  contre  la  réalité  de  la  mission. 

Un  exposé  sommaire  des  événements  qui  ont  précédé,  de  l'art 
de  la  guerre  au  commencement  du  xv''  siècle  et  des  deux  partis  en 
lutte,  une  carte  de  la  France  à  l'arrivée  de  Jeanne  et  un  plan 
de  la  ville  d'Orléans,  de  précieuses  notes  aident  à  l'intelligence 
des  chroniques. 

Grâce  à  tous  ces  secours  la  lecture  de  ces  larges  pages,  où 
revit  la  vraie  Jeanne  d'Arc,  est  facile,  entraînante  et  lumineuse. 
On  a  la  joie  de  respirer  l'atmosphère  où  se  meut  l'angélique 
Libératrice  et  de  suivre  pas  à  pas  la  radieuse  apparition  depuis 
Chinon  jusqu'à  Orléans,  autour  de  cette  ville  miraculeusement 
délivrée  et  pendant  les  trois  campagnes  de  la  Loire,  du  sacre  et 
d'après  le  sacre.  Rien  n'est  plus  émouvant  pour  un  Français  que 
ce  poème  commencé  par  une  virginale  idylle,  continué  par  une 
épopée  guerrière  et  terminé  par  un  drame  qui  est  un  martyre. 
Aucun  récit  moderne,  si  habile  qu'il  soit,  ne  donne  l'impression 
des  faits  et  des  âmes  et  surtout  du  surnaturel  qui  rayonne  sur  la 
France,  comme  ces  naïfs  témoignages. 

En  résumé,  le  R.  P.  Ayroles  a  voulu  recueillir  avec  une  géné- 
reuse abondance  et  une  scrupuleuse  fidélité  ce  qui  a  été  écrit 
d'important  sur  Jeanne  d'Arc  et  le  mettre  en  si  belle  et  si 
pleine  lumière  que  tous  puissent  directement  y  contempler  et  y 
admirer  la  Pucelle.  Son  œuvre  complète  formera  une  Somme  qui 
pourra  tenir  lieu  des  travaux  antérieurs.  Si  l'on  peut  discuter 
plusieurs  détails  de  la  mise  en  œuvre,  l'on  ne  pourra  que  louer 
le  zèle,  la  science  et  la  bonne  foi  du  traducteur  et  de  l'érudit. 
A  l'usage,  on  se  convaincra  de  plus  en  plus  que  les  textes  de  la 
Vi'aie  Jeanne  cVArc  ne   sont  jamais  autre  chose  que  des  textes 


REVUE  DES  LIVRES  415 

authentiques,  et  quiconque  voudra  parler  ou  écrire  de  la  Libéra- 
trice y  viendra  puiser  à  pleines  mains. 

C'est  d'ailleurs  ce  que  l'on  fait  déjà  ;  beaucoup  de  discours, 
de  brochures  et  de  livres,  en  le  disant  ou  en  le  sous-entendant, 
empruntent  ses  traductions,  ses  aperçus,  ses  exposés,  ses  conclu- 
sions et  parfois  ses  phrases.  Nous  sommes  persuadé  que  l'auteur 
voit  dans  ces  emprunts  un  hommage,  un  encouragement  et  une 
récompense,  car  il  n'a  voulu  qu'une  chose  en  poursuivant  cette 
entreprise  colossale  :  être  utile  à  la  France  et  à  l'Église  en 
glorifiant    dans   la    Vraie    Jeanne   d'Arc   l'une    des   plus    belles 

apparitions  du  surnaturel  sur  la  terre. 

ET.  CORNUT.   S.  J. 

En   Smaala,    par  Michel   Antar.   Paris,  Pion,  1897.  Iii-12, 
pp.  xii-267. 

Fragment  du  journal  d'un  jeune  officier  «  mauvaise  tôle  mais  bon 
cœur  »  que  d'énormes  perles  de  jeu  ont  envoyé  là-bas,  aux  Spahis,  à 
Blad-Tafua  et  Adjeroud,  sur  les  frontières  du  désert  africain.  C'est 
la  notation  quotidienne  de  la  monotone  existence  du  Bordj,  avivée  ça 
et  là  par  le  récit  plus  alerte  d'une  randonnée  dans  le  désert  ou  de 
quelque  bruyante  fétc  de  douar. 

A  c<î  petit  volume,  écrit  avec  facilité  mais  sans  prétentions,  il  ne 
faut  demander  ni  les  poétiques  envolées  de  P.  de  Molènes,  ni  les 
éblouissants  paysages  de  Fromentin  ;  l'on  y  percevrait  plutôt  à 
certains  moments  —  quand  l'aile  de  la  mort  vient  à  passer  sous  le  ciel 
bleu  d'Afrique  —  connue  un  rappel  de  la  mélancolie  de  Loti.  De  ces 
quelques  pages  se  dégage  surtout  le  charme  intime  des  choses  vécues  ; 
c'est,  en  un  croquis  pris  sur  le  vif,  la  vie  au  désert,  militaire  et 
patriarcale  tout  à  la  fois.  Algérie  sans  fonctionnaires  où  les  Spahis, 
grands  enfants  «  chapardeurs  »  et  insouciants,  défdent  dans  la  claire 
lumière  d'Afrique,  devant  la  justice  militaire  qui  siège  à  l'ombre  des 
palmiers.  A  cette  vie  de  plein  air,  salutaire  au  corps  et  à  l'àme,  le 
lieutenant  Goubet  est  venu  demander  le  refuge  et  l'oubli. 

Parfois  quelques  aperçus  risqués  sur  la  vie  facile  d'Algérie  se  glissent 
en  ce  récit  intime  ;  il  renferme,  en  revanche,  une  leçon  de  saine  morale; 
celle  de  l'expiation  acceptée  avec  bonne  volonté  et  des  privations 
supportées  —  à  la  française  —  avec  crânerie  et  belle  humeur. 

ED.    GALLuu. 

Les  Jésuites  à  Metz.  Collège  Saint- Louis  (1622  1 762). 
Collège  Saint-Clément  (1852-1872),  par  L.  Viaxssox- 


416  ETUDES 

Ponté.    Strasbourg,  Le  Roux,  1897.  In-8°,  pp.  xi-446.  Prix  : 
7  francs. 

Ce  livre  a  fait  parler  de  lui  récemment  dans  les  journaux 
ailleurs  que  sous  les  rubriques  bibliographiques.  Le  10  avril, 
une  dépêche  de  l'agence  Havas  apprenait  que  le  P.  Paul 
Mury,  auteur  de  la  Préface,  venait  d'être  expulsé  pour  ce  fait  de 
la  ville  de  Metz.  Ancien  rédacteur  aux  Eludes^  lors  de  leur  réta- 
blissement à  Paris  en  1888,  le  P.  Mury  n'est  pas  un  étranger 
pour  nos  lecteurs,  encore  moins  pour  nous.  Aussi  avons-nous 
relu  avidement  ces  quelques  pages  d'Introduction  si  durement 
punies.  Nous  y  avons  vu  simplement  ce  que  personne  n'ignore  à 
Metz  et  à  Strasbourg,  voire  en  France  et  en  Allemagne,  que  les 
jésuites  furent  expulsés  par  le  Kulturkampf  en  1872,  et  prirent 
le  chemin  de  l'exil.  L'auteur  se  demande,  c'est  là  sans  doute  son 
tort,  ce  qu'avaient  fait  les  victimes  pour  mériter  un  pareil  trai- 
tement, et  il  découvre,  après  d'autres,  que  leur  crime  était  de 
se  dévouer  aux  œuvres  de  l'apostolat  chrétien,  d'élever  la  jeu- 
nesse, d'évangéliser  les  campagnes  et  de  secourir   les   pauvres. 

Le  corps  de  l'ouvrage  n'est  que  le  développement  de  cette 
pensée.  Ici,  c'est  M.  Viansson-Ponté,  un  ancien  élève  du  collège 
Saint-Clément,  que  nous  avons  le  plaisir  d'entendre  nous 
raconter  en  détail  l'histoire  des  deux  maisons  dont  l'une,  celle 
de  l'ancien  régime,  disparut  sous  la  haine  des  Parlements,  l'autre, 
celle  de  notre  siècle,  fut  supprimée  par  les  conquérants  trans- 
formés en  administrateurs. 

Cette  période  moderne,  si  intéressante  qu'elle  soit  par  les 
péripéties  du  siège  de  Metz  en  1870  et  des  adieux  en  1872,  ne 
nous  arrêtera  pas.  C'est  un  terrain  brûlant.  Félicitons  seule- 
ment M.  Viansson-Ponté  d'avoir  eu  le  courage  de  dire  avec 
impartialité  la  vérité  historique,   rien  que  cela,  mais  tout  cela. 

L'ancien  collège,  placé  sous  le  vocable  de  Saint-Louis,  fut 
fondé  en  1622.  Nulle  part  peut-être,  en  France,  l'hérésie  ne 
s'était  développée  aussi  facilement  qu'à  Metz,  dans  la  haute  classe 
et  dans  la  bourgeoisie.  Le  peuple  seul  restait  attaché  à  l'ancienne 
foi.  Les  classes  dirigeantes,  dirigées  elles-mêmes  par  un  ramas 
de  réfugiés  apostats,  avaient  songé  à  faire  de  cette  ville  épisco- 
pale  une  seconde  république  protestante  de  Genève.  Au  temps 
de  la  Ligue,  Metz  demeura  neutre.  Lors  des  vengeances  univer- 


REVUE  DES  LIVRES  417 

sitaires  qui  suivirent  l'attentat  de  Châtel,  la  ville  laissa  ses 
Jésuites  qui,  depuis  1582,  y  avaient  une  résidence,  se  retirer  à 
Pont-à-Mousson  sur  les  terres  de  Lorraine. 

Peu  d'événements  durant  les  xvii®  et  xviii*  siècles.  On  recevait 
les  gouverneurs  avec  des  séances  littéraires,  on  fêtait  les  canoni- 
sations, on  changeait  souvent  de  local  et  l'on  formait  de  bons 
élèves  qui,  sans  être  devenus  des  grands  hommes,  remplissent 
une  liste  aussi  longue  qu'honorable.  Les  trois  ordres  favorisaient 
le  collège;  la  pension  ne  montait  qu'à  25  sols  par  an  pour  frais 
de  balayage  et  éclairage,  l'instruction  étant  gratuite  ;  enfin  une 
certaine  tolérance  facilitait  les  rapports  entre  cathoIi([ues  et 
protestants.  Les  enfants  des  hérétiques  aussi  bien  que  ceux  des 
catholiques  avaient  droit  it  suivre  les  cours  de  philosophie.  Le 
célèbre  ministre  Ferry  qui  gouverna  cinquante  ans  les  réformés 
de  Metz  et  disputa  avec  Bossuet,  se  montrait  des  plus  conci- 
liants. De  leur  côté,  les  Jésuites  prétendaient  se  servir  do  la 
persuasion  et  non  de  la  violence.  Le  P.  Polonceau,  prédicateur 
des  controverses,  avait  fondé  pour  les  convertis  une  maison  de 
refuge  sous  le  patronage  de  saint  François  de  Sales  ;  c'est  assez 
dire  quel  en  était  l'esprit. 

Les  congrégations  unissaient  les  classes  diverses  de  In  société; 
les  institutions  charitables  et  religieuses  étaient  florissantes  ;  les 
luttes  entre  familles  s'apaisaient  ;  seule  la  révocation  de  l'Fdit 
de  Nantes  vint  entraver  ces  progrès,  en  faisant  passer  sept  mille 
protestants  messins  chez  l'électeur  de  Brandebourg.  Dans  les 
jinnées  (jui  précédèrent,  on  avait  compté  douze  mille  abjurations. 
Metz  catholi((ue,  c'était  Metz  assuré  il  la  France.  Metz  protestant, 
c'était  Metz  inféodé  à  Berlin. 

H.  CHÉROT,  S    J. 

1811-1895.  Mes  Parents,  par  un  Père  de  la  Compagnie 
de  Jésus.  Paris,  Téqiii,  18*J7,  in- 12,  pp.  271.  —  Prix  :  3  fr. 

Un  fils  rassemblant  ses  souvenirs  personnels,  et  ceux  (|ui  lui 
ont  été  légués,  sur  son  père,  sa  mère,  ses  frères  et  sauirs,  et  les 
livrant  au  public,  n'y  a-t-il  pas  là  de  quoi  mettre  en  garde  le 
lecteur?  Oui,  sans  doute,  si  le  narrateur  cédait  à  la  vanité  et  à 
la  gloriole  en  racontant  les  faits  et  gestes  des  siens,  «'il  cher- 
chait à  forcer  les  traits  de  ces  portraits  de  famille  pour  les  rendre 

LXXI.  —  27 


418  ETUDES 

ou  plus  imposants   ou   plus  attrayants,  si  de  ceux  qu'il  a  connus 
et  aimés  il  faisait  des  héros  ou  des  héroïnes. 

Mais  rien  de  semblable  dans  ces  pages  que  je  trouve  simple- 
ment délicieuses.  On  les  dirait  arrachées  d'un  de  ces  Lwj-es  de 
raison,  où  se  consignaient  les  événements  journaliers  de  nos 
vieilles  familles,  nobles  ou  bourgeoises,  qui  se  transmettaient  de 
génération  en  génération,  perpétuant  les  sentiments  de  foi  et 
d'honneur  des  ancêtres.  Ce  qui  fait  le  charme  de  ces  registres 
domestiques,  c'est  surtout  leur  ton  de  naïve  sincérité.  Cette  qua- 
lité règne  dans  Mes  Parents  du  commencement  à  la  fin  et  suffit 
pour  empêcher  de  confondre  ce  livre  avec  les  ouvrages  de  pure 
imagination  ;  car  ces  derniers,  si  vécus  que  semblent  être  leurs 
récits,  ne  peuvent  soutenir,  sans  faiblir  quelque  part,  les  allures 
de  la  simple  vérité. 

Mais  j'aime  à  croire  que  notre  auteur  anonyme  ne  se  serait  pas 
.  décidé  à  soulever  le  voile  qui  recouvrait  ces  tableaux  d'intérieur, 
s'il  n'avait  cru  pouvoir  y  trouver  un  moyen  d'apostolat.  Mettant 
donc  de  côté  toutes  les  grandes  qualités  littéraires  de  son  livre, 
je  le  signale  comme  une  œuvre  de  grande  édification  et  d'éloquent 
enseignement.  Deux  leçons  me  semblent  s'en  dégager  et  primer 
les  autres  :  l'influence  de  la  femme  et  de  la  mère  chrétienne 
dans  la  famille  ;  la  sublime  résignation  des  âmes  chrétiennes  en 
face  de  l'épreuve.  Madame  X.  mit  en  pratique  un  conseil  qu'elle 
donnait  à  une  amie  :  «  La  femme  peut  beaucoup,  mais  à  la  condi- 
tion que  rien  n'en  paraîtra.  Ceci  est  vrai  surtout  pour  vous,  qui 
êtes  fille  et  sœur.  Epouse  et  mère,  c'est  presque  cela  encore.  » 
Voilà,  en  deux  lignes,  toute  sa  vie,  toute  sa  politique  :  les  âmes 
de  son  père,  de  son  mari,  de  ses  enfants,  furent,  ou  ses 
conquêtes,  ou  le  fruit  de  ses  prières  et  de  ses  larmes  et  de  son 
héroïque  patience.  Oh  !  des  mères  chrétiennes,  quand  jamais 
plus  que  maintenant  en  avons-nous  eu  besoin!  C'est  encore  la 
mère  qui  donnait  aux  siens  l'exemple  de  la  patience  et  de  la  sou- 
mission à  la  volonté  de  Dieu.  Cette  famille,  si  chrétienne,  connut 
des  épreuves  bien  cruelles  pour  la  nature  ;  les  deuils  s'y  succé- 
dèrent ;  quand  le  père,  vénérable  vieillard  de  plus  de  quatre- 
vingt-trois  ans,  s'endormait  pour  toujours  dans  le  baiser  de 
Dieu,  il  n'avait  plus  pour  l'assister  qu'un  fils,  celui  qui  nous  a 
conservé  le  souvenir  de  ses  vertus  ;  la  pieuse  compagne  de  sa  vie 
l'avait  précédé   au  ciel  de  quinze  ans.  Mais  à  côté  de  ces  deuils, 


REVUE  DES  LIVRES  419 

que  d'autres  épreuves  visitèrent  ces  solides  chrétiens!  Le  Père  X. 
les  raconte  dans  leur  navrante  réalité  ;  dégagées  de  tout  artifice, 
elles  nous  font  pénétrer  dans  l'insondable  mystère  de  l'action  de 
Dieu  sur  les  âmes  par  la  souffrance,  et  dans  celui  non  moins  pro- 
fond de  l'âme  chrétienne  soutenant  héroïquement  la  lutte  contre 
l'apparente  rigueur  du  Dieu  qu'elle  aime  et  dont  elle  se  sent 
aimée. 

C.    SOMMERVOGEL,  S.  J. 

Souvenirs  d'un  Prélat  Romain  sur  Rome  et  la  Cour 
pontificale  au  temps  de  Pie  IX,  recueillis  par  Pierre 
RociEH.  —  Paris,  Pulois-Cretté,  1896,  in-8,  178  pp. 
Prix  :  3  fr.  50. 

Ce  volume  n'est  point  ce  que  l'on  peut  appeler  un  livre,  il  n'en  a  ni 
l'allure,  ni  l'équilibre  de  cornposilion.  Ce  n'est  pas  une  galerie  de 
portraits,  ce  qui  supposerait  que  les  tableaux  sont  tous  Gnis  et  repré- 
sentent fidèlement  ceux  dont  on  a  voulu  retracer  l'image.  Ce  serait 
plut«5t  une  exposition  de  silhouettes  impressionnistes  où  l'auteur  a 
caractérisé  par  quelques  traits  la  figure  du  personnage,  non  tel  qu'il  est, 
mais  tel  qu'il  l'a  vu  ou  voulu  voir.  Le  mot  souvenir  est  exact,  car 
ce  volume  a  tous  les  charmes  et  tous  les  défauts  des  souvenirs.  II  en  a 
le  charme,  car  il  met  en  lumière  des  figures  dont  quelques  unes 
ont  disparu  de  la  scène,  et  d'autres  qui  s'y  trouvent  encore,  mais  dont 
on  a  oublié  les  débuts.  II  en  a  les  défauts.  Ces  souvenirs  bien  que 
toujours  intéressants,  sont  souvent  inexacts  et  parfois  d'une  inexac- 
titude qu  il  est  difficile  de  croire  involontaire.  Quand  Mgr  Chaillot 
trace  le  portrait  du  cardinal  d'Andréa  (page  113),  il  ne  laisse  pas 
transpirer  le  soupçon  de  sa  révolte  contre  Pie  IX  et  donne  sur  le 
Dimittatiir  de  Rosmini  une  opinion  déjà  condamnée  alorsqu'il  racontait 
ses  souvenirs;  d'autres  fois  cette  inexactitude  est  un  défaut  de  mémoire. 
Par  exemple,  le  cardinal  Pitra  a  vécu  quatre  ans  avec  son  collègue 
l'Eme.  de  Villecourt  (page  109);  il  fait  voter  rontre  l'infaillibilité  page 
162)  à  la  IV"  session  du  Concile  du  Vatican  Mgr  de  Mérode.  Mgr 
Chaillot  avait  d'ailleurs  jugé  prudent  à  cette  époque  de  mettre  la 
frontière  entre  lui  et  les  états  pontificaux  et  ne  revint  dans  la  ville 
éternelle  que  lorsque  l'occupation  italienne  lui  permit  de  braver 
impunément  les  justes  ressentiments  devant  lesquels  il  avait  fui.  C'est 
en  1870  que  s'arrêtent  les  souvenirs.  Pourquoi  ?  Ajout(uis  (|u'aux 
défaillances  de  mémoire  de  Mgr  Chaillot,  il  se  pourrait  que  M.  Hocfer 
eiit  jdint  les    siennes  ;   ainsi,   (page   2(>)   de   l'étoupe  qu'il    fait   l)rûler 


420  ETUDES 

devant  le  Pape,  non  à  son  couronnement,  mais  à  ladoralion  des  cardi- 
naux (page  33)  ;  et  les  fiochetd  qui  sont  non  pas  verts,  mais  violets,  etc. 

Ces  réserves  faites,  et  il  fallait  les  faire,  le  livre  est  attachant  malgré 
son  décousu  et  ses  renseignements  incomplets.  C'est  un  kaléidoscope 
qui  évoque  tout  un  passé  déjà  lointain,  et  fait  revivre,  agir,  pai'ler  des 
Français,  actuellement  presque  tous  oubliés  et  dont  quelques  uns  ont 
eu  une  existence  qui  semblerait  tenir  plus  du  roman  que  de  l'histoire. 
L'odyssée  de  M.  Perret  à  la  recherche  de  sa  vocation  artistique  (page 
100)  les  pérégrinations  de  Balesteros  (page  121)  pour  aboutir  à  dire  la 
messe  à  Sainte-Marie  du  Peuple  sont  des  récits  presque  homériqiies. 
Mgr  Chaillot  ne  se  borne  pas  à  des  souvenirs  personnels,  il  fait  de  la 
haute  politique.  Sans  rappeler  son  appréciation  peu  bienveillante  de 
Consalvi,  tantôt  il  nous  parle  de  la  décision  des  loges  de  donner  la 
royauté  à  Louis-Philippe  à  certaines  conditions  (page  128)  et  des  plans 
de  Napoléon  III  (page  132)  ;  tantôt,  serrant  de  plus  près  son  sujet,  il 
nous  met  au  courant  des  trahisons  qui  se  glissaient  jusqu'au  pied  du 
trône  de  Pie  IX,  comme  Judas  auprès  de  Jésus  au  jardin  des  oliviers 
(page  149  et  suiv.),  et  qui  ont  amené  la  ruine  du  pouvoir  temporel. 
Mais  tout  cela  est  raconté  comme  un  souvenir,  quand  on  aimerait  voir 
ces  relations  mieux  documentées. 

Ces  quelques  lignes  indiquent  l'intérêt  que  présente  ce  volume,  mais 
si  l'on  veut  en  tirer  profit,  il  faudra  pratiquer  en  le  lisant  le  précepte  de 
Saint  Paul  «  Oinnia  autcin  probatc,  qiiod  bontim  est  tende. 

ALBERT    BATTANDIER. 

Li'Abyssinie  en  1896.  Le  pays,  les  hahilants,  la  lutte 
italo-abyssine^  par  Paul  Combes.  In-12,  179  pages  avec  une 
carte.  Paris,  Librairie  Africaine  et  Coloniale  de  Joseph 
André  et  C. 

La  conduite  chevaleresque  du  Negus  Ménélik  II,  roi  des  rois  d'Abys- 
sinie,  les  voyages  prochains  de  M.  Lagarde,  gouverneur  d'Obock,  de 
M.  Gabriel  Bonvalot,  du  prince  Henri  d'Orléans,  ainsi  que  le  retour 
à  la  côte  des  prisonniers  italiens  mettent  TAbyssinie  à  l'ordre  du  jour 
pour  ne  pas  dire  à  la  mode.  M.  P.  Combes  a  donc  été  heureusement 
inspiré  de  donner  au  public  une  sorte  de  compendium,  lui  permettant 
de  s'informer,  par  une  lecture  de  quelques  heures,  sur  tout  ce  qu'il 
importe  de  connaître  de  ce  très  intéressant  pays. 

Ceux  qui  voudront  approfondir  le  sujet  n'auront  qu'à  consulter  les 
ouvrages  de  fond  qui  sont  indiqués  à  la  fin  du  volume  dans  un  chapitre 
spécialement  consacré  à  la  bibliographie. 

A.  A     FAUVEL. 


REVUE  DES  LIVRES  421 

I.  —  Cheu-King.  Texte  chinois  avec  une  double  traduction  en 
français  et  en  latin,  une  introduction  et  un  vocabulaire,  par 
S.  Couvreur,  S.  J.  In^"  xxxii  et  556  pages.  Ho-Kien-Fou, 
Imprimerie  de  la  mission  catholique,  1896.    — ^"^ 

II.  —  Variétés  Sinolog^ques.  Pratique  des  examens  mili- 
taires en  Chine,  par  le  P.  Etienne  Zi  (Sin).  S.  J.  Chang-Hai, 
Imprimerie  de  la  mission  catholique  :  orphelinat  de  Ton- 
sè-wè.  In-4"  ii  et  132  pages,  avec  planches  et  42  figures 
dans  le  texte. 

I.  —  Le  Révérend  Père  S.  Couvreur,  dont  nous  avons  étudié 
ici,  lors  de  leur  publication,  les  principaux  ouvrages,  entr'autres 
les  dictionnniies  et  le  choix  de  documents  chinois,  vient  d'ajou- 
ter une  nouvelle  et  importante  pierre  d'angle  au  monulnent  qu'il 
élève  à  la  hmgue  chinoise.  Nous  n'avons  pas  besoin  de  faire 
l'éloge  du  savant  sinologue,  dont  le  choix  de  documents  a  conquis 
en  1895  le  prix  Stanislas  Julien  à  l'Institut.  Nous  le  remercions 
cependant,  tout  particulièrement,  au  nom  des  étudiants  de  la 
langue  mandarine,  de  leur  avoir  singulièrement  facilité  une 
besogne  toujours  ardue,  en  mettant  ii  côté  du  texte  chinois  la  pro- 
nonciation figurée.  Le  latin  mis  au-dessus  de  la  traduction  française 
est  encore  un  aide  considérable,  car  il  permet  de  suivre  de  béaii- 
coiq)  plus  près  (pie  toute  langue  vivante  la  forme  de  la  phrase 
<*binoise.  Aussi  avons-nous  souvent  conseillé  à  nos  cidlègues 
désireux  d'avancer  rapidement  dans  l'étude  des  textes  classiques 
chinois,  de  traduire  d'abord  mot  à  mot  le  chinois  en  latin,  puis 
de  transformer  ce  di-rnier  rn  friineais.  ;iiiirl:ii<  on  allemand  sui- 
vant leur  nationalité. 

I>e  P.  Couvreur  nous  permettra  seulement  une  légère  critque  : 
Pourcpioi  n'a-t-il  pas  fait  usage  de  la  liste  des  noms  d'arbres  et 
di>  plantes  soigneusement  dressée  avec  leurs  noms  latins  exacts 
dans  le  Cursus  litteraturw  sinicie,  par  son  très  savant  confrère  en 
sinolo«ri(»,  jo  R.  P.  Zottoli,  avec  l'aide  des  non  moins  savants 
naturalistes,  RR.  PP.  Ileucleset  Rathouis  ?  Nous  saurions  ainsi, 
sans  avoir  besoin  de  recourir  à  cet  ouvrage,  que  le  Triao  est  le 
Zanthoxijlon  et  non  le  poivrier  qui  ne  pousse  pas  en  Chine^  et 
que  «  le  K*ao  ((/ni)  croit  sur  les  montagnes  »  est  l'ailante  ou 
il  liant  us  gland  itlosa . 


422  ETUDES 

L'impression  de  l'ouvrage  fait  le  plus  grand  honneur  à  l'impri- 
merie de  la  mission,  à  Ho  Kien  Fou.  La  bonne  idée  qu'on  a  eue 
d'adopter  un  caractère  spécial  et  fort  élégant  pour  chacun  des 
textes,  en  rend  la  lecture  des  plus  agréables  et  sans  aucune  fatigue 
pour  les  yeux,  ce  qui  est  une  considération  des  plus  importantes 
surtout  quand  il  s'agit  d'un  texte  chinois.  L'index  des  caractères 
chinois  placé  à  la  fin,  ajoute  encore  une  facilité  de  plus  à  l'étude 
de  cet  excellent  ouvrage,  qui  est  déjà  fort  apprécié  des  sino- 
logfues. 

IL  —  Le  père  Zi  qui  nous  avait  déjà  donné  en  1894  une  excellente 
étude  sur  la  «  pratique  des  examens  littéraires  en  Chine  «  a  com- 
plété dernièrement  sa  monographie  des  études  chinoises  par  un 
autre  travail  non  moins  approfondi  et  d'une  égale  valeur  sur  la 
pratique*  des  mœurs  militaires.  La  traduction  des  documents 
officiels  traitant  de  la  matière  est  accompagnée  de  caractères 
chinois  dans  le  texte  partout  où  cela  a  paru  utile.  Le  tout  est 
enrichi  d'une  série  de  planches  à  part  et  de  42  dessins  dans  le 
texte. 

Les  illustrations,  sauf  quelques  croquis  extraits  des  ouvrages 
chinois  ou  japonais,  sont  dues  à  l'habile  crayon  du  P.  L.  Gaillard 
et  le  P.  C.  de  Bussy  a  mis  en  français  le. texte  composé  en  latin 
par  l'auteur,  ainsi  que  celui-ci  prend  soin  de  nous  le  faire  savoir. 

Nous  ne  pouvons  que  donner  des  éloges  à  cette  excellente 
monographie  sur  ce  sujet  qui  n'avait  encore  jamais  été  traité. 
Aussi  le  travail  du  P.  Zi  vient-il  combler  une  lacune  importante 
dans  les  études  sinologiques.  Nous  profitons  de  l'occasion  pour 
féliciter  les  savants  missionnaires  jésuites  des  missions  du  Kiang- 
Nan  et  du  Tchili  sud-est  sur  leurs  nombreux  et  intéressants  travaux 
concernant  les  arts,  sciences  et  lettres  du  Céleste  Empire.  Nous 
notons  en  effet  que  les  Variétés  Sinologiques  dont  le  présent 
ouvrage  forme  le  numéro  9  promettent  de  nous  donner  sous  peu 
neuf  volumes  nouveaux,  actuellement  en  préparation,  et  dont  les 
plus  prochains  contiendront  l'étude  du  P.  Ilavret  sur  l'inscription 
chrétienne  Syro-Chinoise  de  Si-nganfon.  Une  série  Sino-Orien- 
tale  nous  promet  aussi  un  fascicule  sur  «  les  Lolos  »  par  M.  Paul 
Yial,  du  séminaire  des  missions  étrangères,  missionnaire  au 
Yunnan. 

A.   A.    FAUVEL. 


REVUE  DES  LIVRES  423 

Mémoires  de  la  comtesse  Potocka  (1794-1820),  pu- 

l)liés  par  Casimir  Stryienski,  avec  un  portrait  en  hélio- 
gravure et  un  fac-similé  crautographe.  Paris,  Pion,  1897. 
In-8",  pp.  xxxi-424. 

Cet  ouvrage,  l'un  des  derniers  venus  parmi  les  nombreux 
mémoires  évocateurs  de  l'épopée  impériale,  nous  permet  déjuger 
Xapoléon  et  son  temps  avec  un  «  recul  »  auquel  nous  ne  sommes 
guère  accoutumés,  car  si  le  cœur  de  la  comtesse  Potocka,  par 
ses  sympathies,  et  son  style,  par  son  élégance,  sont  vraiment 
français,  elle  n'en  reste  pas  moins  polonaise,  petite  nièce  d'un 
roi  de  Pologne  et  profondément  attachée  à  ses  traditions  natio- 
nales. 

M.  Casimir  Stryienski  nous  présente  le  livre  et  l'auteur  dans 
une  introduction  si  consciencieuse  et  si  documentée  qu'elle  déflo- 
rerait une  œuvre  moins  intéressante;  mais,  dès  les  premières 
pages,  l'on  est  captivé  par  la  grâce  aisée  du  style  et  l'intérêt  des 
souvenirs  évoqués.  Fraîches  impressions  de  jeunesse,  paysages 
(h'  la  (hf-ro  Pologne,  traits  de  mœurs,  portraits  familiers  et  his- 
toricjucs  jaillissent  sous  la  plume  de  l'auteur.  Les  portraits  sur- 
tout abondent  faisant  revivre  cette  Société  composite  de  l'Europe 
impériale  dont  le  faisceau  de  nations  se  nouait  et  se  dénouait  au 
gré  des  alliances  sous  la  main  puissante  de  Napoléon.  Les  uns 
(Mit  la  grâce  légère  d'un  pastel  d'antan,  d'autres,  plus  appuvés, 
sont  burinés  d'un  trait  énergique  :  tel  celui  du  Prince  de  Talley- 
rand  «  malsain  d'âme  comme  de  figure  ».  Le  czar  .Mexandre, 
Murât  et  ses  poses  plastiques,  la  maréchale  Davout,  le  spirituel 
prince  de  Ligne,  les  Bassompierre,  émigrés  en  Pologne,  Ponia- 
towski,  les  Borghèse  et  vingt  autres  seraient  a  citer;  dans  tous, 
la  mise  en  valeur  du  trait  caractéristique  décèle  en  la  comtesse 
Potocka  r  «  artiste  »  dont  le  portrait  par  Angelica  Kaufl'mann 
orne  le  frontispice  du  volume. 

Pour  Napoléon,  il  semble  (jue  la  comtesse,  éblouie,  n'ait  pu 
le  fixer  de  sang-froid,  et  ses  souvenirs  nous  parlent  moins  de 
l'empereur  que  de  la  profonde  émotion  où  la  jetait  chaque  entre- 
vue avec  lui.  Klevéeau  milieu  des  détracteurs  du  régime  impérial 
et  attachée  étroitement  aux  anciennes  traditions  monarchiques, 
cette  étrangère,  fille  de  maison  souveraine,  voue  un  tel  culte  au 
«  parvenu    de   génie  »  qu'elle    s'écrie   en   repoussant  un   projet 


424  ETUDES 

d'alliance  avec  le  duc  de  Berry  :  «  Comment  sauter  de  joie  aux 
victoires  de  Napoléon,  étant  la  femme  d'un  Bourbon!  « 

Un  voyage  en  France  permit  à  madame  Potocka  de  prendre 
contact  avec  sa  seconde  patrie  et  fournit  à  son  esprit  observateur 
une  ample  moisson  de  souvenirs.  Si  les  disparates  de  la  société 
nouvelle  font  parfois  sourire  la  grande  dame,  sa  plume  alerte 
reste  toujours  bienveillante  en  les  soulignant. 

Rappelée  dans  ses  domaines  par  les  devoirs  de  la  maternité, 
elle  quitte  Paris  après  un  dîner  à  Saint-Cloud  qui  combla  ses 
désirs  et  apprit  subitement  à  la  foule  des  courtisans  —  voire  à 
Talleyrand  lui-même  —  le  chemin  de  sa  demeure. 

Bientôt  la  nouvelle  de  l'abdication  de  Fontainebleau  retentit 
douloureusement  en  Pologne  et  dans  le  cœur  de  la  comtesse, 
mais  son  culte  fidèle,  un  peu  désenchanté  devant  l'écroulement 
des  espérances  patriotiques  fondées  par  la  polonaise  sur  les 
vagues  promesses  de  Napoléon,  survécut  à  la  chute  de  l'Empire. 
L'on  ne  peut  s'empêcher  d'établir  un  parallèle  entre  la  fidélité  de 
ce  souvenir  désintéressé  et  les  mémoires  acrimonieux  où  se  tra- 
hit r  «  indépendance  de  cœur  »  de  madame  de  Rémusat. 

Les  malheurs  croissants  de  sa  patrie  venant  lui  ôter  «  non 
seulement  le  désir  mais  encore  la  faculté  de  s'occuper  de  ses  sou- 
venirs »  la  comtesse  Potocka  laisse  tomber  sa  plume  en  arrêtant 
brusquement  ses  «  notes  »  par  un  mélancolique  épilogue. 

Ces  mémoires,  écrits  par  une  femme  douée  d'une  rare  instruc- 
tion dont  le  livre  de  chevet,  à  quinze  ans,  était...  l'Iliade,  n'ont 
rien  de  prétentieux  ni  de  pédant.  La  comtesse  Potocka  en  deve- 
nant écrivain  a  le  rare  mérite  de  rester  complètement  femme  — 
et  honnête  femme,  autre  mérite  en  ce  temps  de  mœurs  faciles,  s'il 
faut  en  croire  la  franchise  qui  éclate  dans  toutes  les  pages  de  son 
œuvre.  Soucieuse  de  sa  propre  vertu,  elle  semble  l'être  beaucoup 
moins  de  celle  de  ses  contemporaines  et  sa  franchise  ne  va  pas 
sans  quelque  indulgence  pour  leurs  faiblesses  les  plus  regret- 
tables; de  là  certaines  peintures  trop  complaisantes,  sinon  sca- 
breuses, des  vices  élégants  de  son  époque.  A  part  cette  conces- 
sion faite  aux  mœurs  du  temps,  son  jugement  est  d'ordinaire 
solide  et  sûr. 

Mais  cette  impartialité  qui  juge  avec  indépendance  les  défauts 
de  ses  compatriotes  et  n'épargne  pas  même  le  roi  Stanislas- 
Auguste,  son  grand  oncle,  ne  ressemble  nullement  à  la  rudesse 


REVUE  DES  LIVRES  425 

de  la  princesse  palatine  ou  de  la  margrave  de  Baireuth,  et  sans 
penser  trouver,  comme  Delille,  dans  la  Pologne  du  xvin®  siècle, 
«  des  Sarmates  habillés  en  peau  d'ours  »,  nous  ne  laissons  pas 
d'être  surpris  d'y  rencontrer  une  iirbanité  si  délicate  et  des  grâces 
si  «  françaises  ». 

Aucune  tournure  exotique  ou  bizarre  ne  se  glisse  en  ces  sou- 
venirs dont  le  style,  pourrait-on  dire,  «  n'a  pas  d'accent  »  ;  si 
parfois  leur  origine  se  laissait  deviner,  ce  serait  moins  par  une 
incomplète  assimilation  des  ressources  de  notre  langue,  que  par 
certain  bonheur  d'expressions  qu'une  plume  française  n'eût  peut- 
être  pas  rencontré. 

Lire  le  livre  de  la  comtesse  Potocka,  c'est  faire,  sous  la  con- 
duite d'un  séduisant  conteur,  une  instructive  promenade  à  tra- 
v<Ms  les  hommes  et  les  faits  du  commencement  de  ce  siècle,  en 
y  découvrant  parfois,  de  ci,  de  là,  quelques  petits  côtés  ignorés 
de  rilistoire. 

ÉD.    GALLOO. 

Le  Transvaal  et  la  Chartered,  par  Meumeix.  In-12,;il8  pp. 
Paris,  Ollcndoiir,   \S\)1. 

Livre  curieux  et  intéressant  compte  rendu  de  deux  voyages  faits  au 
Transvaal  par  l'auteur.  On  y  trouvera  sur  la  situation  politique  ri  éi-o- 
nomique  du  Transvaal,  sur  les  raines  d'or,  sur  l'avenir  du  pays.  im. 
foule  de  détails,  pris  sur  le  vif,  qu'on  chercherait  vainement  aillcur.s. 

J.  FORBES.  S.  J. 

Auteurs  grecs,  latins,  français.  Éludes  critiques  et  ana- 
lyses |)ar  L.  Levhailt,  professeur  au  Lycée  d'Angers.  /. 
Auteurs  grrrs.  Paris.  P.  Dolaplane,  1  vol.  de  viii-^V^'f 
pages. 

A  peine  appli(|ue-t-on  dans  l'Université  les  programmes  de 
1895,  et  voici  déjà  des  manuels  en  vue  du  nouveau  baccalauréat. 
Heureusement,  ils  paraissent  meilleurs  que  ceux  des  programmes 
antérieurs  ;  mais  ce  sont  toujours  des  manuels,  et  il  resterait  u  se 
demander,  avant  d'en  parler,  si  ce  sont  des  livres  utiles  ou  nuisi- 
bles, et  si  les  connaissances  qu'y  puLsent  les  bacheliers  suihscnl 
à  leur  donner  l'intelligence  des  beautés  antiques. 


426  ETUDES 

Après  tout,  ce  n'est  là  qu'une  très  vieille  discussion,  et  je  ne 
m'y  engage  pas  après  tant  d'autres. 

Le  volume  de  M.  Levrault  relatif  aux  auteurs  grecs  est  certaine- 
ment aussi  bon  que  peut  l'être  un  ouvrage  de  cette  sorte.  Ce  n'est  pas 
un  livre  savant  ;  ce  n'est  pas  même  toujours  un  livre  très  au  cou- 
rant de  la  science  la  plus  récente  ;  mais  qu'importe  aux  futurs 
bacheliers  ?  Il  s'y  trouve  des  analyses,  ces  précieux  résumés,  si 
commodes  à  qui  n'a  pas  eu  le  temps  de  préparer  un  auteur,  si 
utiles  pour  les  dissertations  écrites,  si  propres  enfin,  pendant 
l'oral,  à  laisser  croire  à  l'examinateur  que  le  candidat  a  lu  tout 
son  programme.  Et  ces  résumés,  je  me  plais  à  le  reconnaître, 
sont  clairs,  sobres  et  faciles  à  lire  ;  un  peu  trop  rapide,  cepen- 
dant, celui  de  l'Odyssée  :  trente  lignes  pour  les  quatre  premiers 
chants,  c'est  presque  l'analyse  des  sommaires  de  l'édition  Pierron. 
En  revanche,  d'autres  résumés  me  semblent  excellents:  par  exem- 
ple celui  de  Médée  (p.  125  et  suiv.)  fort  bien  divisé  selon  les 
parties  dramatiques  de  la  pièce  ;  celui  de  VAnabase,  etc. 

A  ces  analyses,  je  préfère  de  beaucoup  encore  les  études  litté- 
raires qui  les  accompagnent  ;  on  y  trouve  du  goût,  de  la  méthode  ; 
l'exposition  est  faite  en  bon  style,  et  agrémentée  de  citations 
amenées  à  propos.  Ceci  sent  moins  que  les  analyses  le  manuel  de 
baccalauréat,  et  rendra  aux  élèves  des  services  plus  réels,  non 
seulement  pour  la  fabrication  de  leurs  devoirs,  mais  surtout  pour 
la  connaissance  et  l'appréciation  des  œuvres  grecques.  Quelques- 
unes  de  ces  «  études  littéraires  »  inspireront  peut-être  même  aux 
candidats  le  désir  de  lire  le  texte. 

Des  notices  biographiques,  pas  trop  sèches,  quoique  très 
brèves,  commencent  les  différents  chapitres  du  livre  ;  des  sujets 
de  devoirs  les  complètent:  on  le  voit,  M.  Levrault  s'adresse 
même  aux  professeurs,  et  ceux-ci  lui  seront  reconnaissants  de 
leur  fournir  des  textes,  souvent  nouveaux  et  ingénieux. 

Une  petite  remarque  en  terminant.  M.  Levrault  analyse  dans  son 
dernier  chapitre  le  Songe  on  le  Coq  de  Lucien  :  il  y  a  là  une  légère 
erreur,  commune  à  quelques  éditeurs.  Ce  n'est  pas  de  ce  dialogue 
qu'il  s'agit  dans  les  programmes,  mais  bien  de  l'autobiographie  de 
Lucien,  où  il  nous  raconte  ses  débuts,  et  qui  est  aussi  intitulée  le 
Songe.  Il  est  vrai  que  le  texte  de  l'arrêté  ministériel  de  1895 
prête  à  l'ambiguité. 

P.  M. -T. 


REVUE  DES  LIVRES  427 

Xià-Haut,  par  Edouard  Rod.  Paris,  Perrin,  1897.  In-18,  pp. 
364.  Prix:3fr.  50. 

A  lire  le  volume  de  M.  Rod  il  semble  que  la  brise  piquante  et 
salubre  des  glaciers  passe  soudain  à  travers  la  littérature  malsaine 
et  faisandée  des  «  romans  parisiens  ».  Des  romans,  peu  ou  point 
dans  ce  livre,  mais  en  quelque  sorte  la  «  monographie  »  —  très 
littéraire  —  d'un  agreste  village  de  la  Suisse  ignorée.  L'intrigue 
qui  se  noue  à  travers  ces  superbes  descriptions  des  Alpes  valai- 
sanes  est  d'une  extrême  ténuité  et  les  personnages  principaux, 
perdus  dans  les  grandioses  paysages  de  «  Là-Haut  »,  n'ont  guère 
qu'un  caractère  épisodique. 

Julien  Sterny,  triste  héros  d'un  drame  passionnel  dénoué  en 
cour  d'assises,  vient  promener  et  calmer  ses  douleureux  souvenirs 
en  un  séjour  à  Vallanches,  pittoresque  coin  du  Valais  encore 
oublié  par  les  brasseurs  d'affaires,  les  ingénieurs  et  les  hôteliers. 
Les  hasards  d'une  table  de  pension  le  rapprochent  d'une  jeune 
fdle,  Madeleine  Vallée,  w  trésor  »  gardé  par  une  vieille  tante 
égoïste  et  rapace  qui  lorgne  la  fortune  de  sa  charmante  nièce  et 
reçoit  à  coups  de  boutoir  les  prétendants  possibles  à  sa  main. 
Après  quelques  mois  de  séparations,  de  malentendus  et  de  luttes 
intimes,  l'idylle  se  dénoue,  selon  la  formule  obligée,  par  le 
mariage  attendu. 

Plus  intéressants,  parce  qu'ils  touchent  de  plus  près  au  vérita- 
ble sujet  du  livre,  sont  les  autres  personnages  qui  gravitent  en  ce 
cadre  alpestre,  notables  habitants  du  petit  village  valaisan,  parmi 
lesquels:  David  Clevoz,  dit  Vieille-Suisse,  montagnard  endurci, 
fidèle  aux  antiques  traditions  et  aux  mœurs  d'autrefois  ;  le  pro- 
fesseur Volland,  alpiniste  déterminé  et  amoureux  passionné  de 
la  montagne;  M.  de  Ravogne,  descendant  des  anciens  seigneurs 
du  pays,  capitaliste  entreprenant,  lanceur  d'hôtels  à  succès  qui 
médite  de  faire  de  ce  paisible  coin  de  Suisse  une  nouvelle  station 
à  la  mode. 

La  conquête  de  Vallanches,  tel  pourrait  être  le  titre  du  volume 
et  l'on  comprend,  devant  le  spectacle  de  cette  lutte  du  présent 
contre  celle  du  passé,  le  culte  fervent  de  M.  Rod  —  qu'il  est 
permis  de  reconnaître  sous  les  traits  de  Volland  —  pour  ces 
belles  Alpes  inviolées  menacées  par  l'invasion  du  «  progrès  » 
moderne.  Nous  souffrons  avec    lui  en  voyant  l'immorale  griserie 


428  ETUDES 

de  l'or  s'emparer  des  frustes  intelligences  des  montagnards, 
gens  simples  et  droits,  réduits  par  la  faconde  et  la  «  poudre  aux 
veux))  du  faiseur  d'affaires.  Soudainement  favorisé  par  un  incen- 
die, Ravogne  voit  les  naïfs  Valaisans  transformer  leurs  chidets 
en  «  maisons  de  rapports  ))  et  Vieille  Suisse  lui-même  consentir 
à  édifier  un  hôtel  sur  les  ruines  du  chfdet  des  ancêtres  ;  Ravogne, 
«l'homme  de  proie  ))  le  laisse  s'endetter  jusqu'à  la  ruine,  mène 
l'affaire  tambour  battant  et,  le  tenant  par  l'argent  prêté,  rachète 
l'hôtel  à  vil  prix.  Désormais,  Yallanches  est  conquise  ! 

Les  coups  de  cognée  sous  lesquels  ces  bûcherons  du  progrès 
font  disparaitrelesvestiges  du  passé retentissentmélancoliquement 
dans  le  cœur  de  M.  Rod  qui  défend  «  ses  belles  Alpes  »  avec  une 
véritable  éloquence. 

De  style  nerveux  et  solide,  quelquefois  un  peu  compact,  son 
livre  renferme  d'admirables  pages,  vrais  «  morceaux  choisis  » 
dignes  de  quelque  anthologie.  Avec  quelle  ferveur  il  chante  ses 
montagnes  inspiratrices  des  nobles  passions  ;  quel  charme  agreste 
dans  certains  passages  ciselés  avec  une  tendresse  particulière  sur 
le  ((  noble  vin  ))  du  Valais,  les  légendes  de  l'Alpe  et  les  traditions 
des  bergers  valaisans,  les  fêtes  du  pays  où  revivent  des  coutumes 
séculaires  et  surtout,  et  toujours,  les  Alpes  qui  lui  inspirent  des 
descriptions  d'une  étendue  et  d'une  clarté  merveilleuses,  tout 
imprégnées  de  la  pénétrante  poésie  de  la  montagne. 

Dans  cette  éloquente  protestation  contre  la  Suisse  des  mercanti 
et  des  tenanciers  de  casinos,  c'est  vraiment  «Là-Haut  »  que  l'au- 
teur nous  conduit,  loin  des  vices  élégants  et  de  la  corruption 
cosmopolite,   dans  la  fortifiante  atmosphère  des  sommets. 

ED.  GALLOO. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 


Avril  11.  —  A  Vouziers  (Ardennesl,  M.  Hubert,  républicain,  est 
élu  député,  en  remplacement  de  M.  Bourgoin,  décédé. 

—  A  Mamers  i  Sarthe),  M.  d'AilIières,  conservateur,  est  élu  député, 
en  remplacement  de  son  neveu,  M.  d'AilIières,  décédé. 

—  A  la  nouvelle  de  l'entrée  des  insurgés  thessaliens  sur  le  territoire 
turc,  le  Sultan  avait  envoyé  à  Edhem-Pacha  l'ordre  de  passer  la 
frontière.  Les  ambassadeurs  des  puissances  ont  obtenu  le  retrait  de  cet 
ordre,  mais  la  Porte  leur  adresse  une  protestation  où  elle  attribue  à  la 
Grèce  l'initiative  de  la  guerre. 

12.  —  Au  Vatican,  le  Souverain  Pontife  reçoit  l'envoyé  extraordi- 
naire, qui  vient  lui  aimoncer  l'avénenient  du  nouveau  Scliah  de  Perse. 

13.  —  Trois  officiers  allemands,  le  général  de  division  Grumkow, 
le  général  Hrockdorf  et  l'amiral  von  Hofe,  reçoivent  ofnciellement, 
après  autorisation  de  l'empereur,  des  postes  importants  dans  l'armée 
et  la  flotte  turques. 

14.  —  On  a  des  nouvelles  de  la  mission  Lagarde  en  Abyssinie.  Le 
négus  lui  a  fait  le  meilleur  accueil  et  a  exprimé  chaleureusement  ses 
sympathies  pour  la  Krance. 

15.  —  Des  soldats  Marocains  ayant  violé  la  frontière  algérienne  et 
tiré  sur  des  goums  arabes,  le  gouvemenr  général  de  l'Algérie  a  dû 
envoyer  des  troupes  et  demander  réparation  au  Sultan.  Après  quel- 
ques hésitations  celui-ci  a  donné  toute  satisfaction  ;  une  ambassade 
marocaine  se  rendra  prochainement  à  Paris. 

l(î.  —  Mgr  Belmont,  évéque  de  Clermont-Fcrrand,  adresse  aux 
communautés  rdigifuscs  victimes  du  fisc,  la  lettre  suivante  d'un  carac- 
tère tout  épiscopal  : 

Aux  Supérieures  des  Sœurs  de  la  f'isilation,  de  Sainte- Ursule,  de 
Saint-Joseph,  du  Bon-Pasteur,  de  la  Miséricorde,  de  Notre-Dame 
et  du  Bon-Secours  de    Ciermont. 

Mes  bonnes  Sœurs, 

Vous  m'informez  de  la  condamnation  de  vos  Congrégations,  par  le  tribunal 
civil  do  Clcrmonl.  k  payer  pour  droit  d'accroissement  et  d'abonnement 
divcrsoH  sommos  formant  un  total  exorbitant. 

Celle  nouvrllo  m'afflige  parce  cpi'ellc  cbI  humiliante  pour  mon  pays;  mais 
clic  ne  me  surprend  pa»,  malgré  la  justice  cvidcnlc  de  votre  cause. 

Vous  pensiez  qu'en  France  on  ne  saurait  dtrc  tenu  à  un  impôt  spécial  à 


430  EVENEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 

raison  de  ses  rapports  de  conscience  avec  Dieu.  Le  jugement  qui  vous  frappe 
suppose  le  contraire. 

Comment  une  loi  a-t-elle  pu  être  faite  de  telle  sorte  qu'un  tribunal  puisse 
en  tirer  de  pareilles  sentences?  Le  spectacle  auquel  nous  habituent  nos 
assemblées  délibérantes  ne  nous  permet  pas,  hélas!  de  nous  en  étonner. 
Maïs  est-ce  bien  là  le  dernier  mot  de  la  justice  ?  Je  ne  le  crois  pas. 

Notre  époque  a  la  tristesse  de  voir  succomber,  par  la  faute  des  puissants, 
les  causes  les  plus  justes.  Tandis  qu'en  Orient  le  Turc  musulman,  protégé 
par  les  navires  de  l'Europe,  écrase  dans  le  sang  l'Arménie  chrétienne,  la 
cause  des  Congrégations,  qui  est  celle  de  l'égalité  et  de  la  liberté,  succombe 
en  France  sous  une  législation  qui  méconnaît  tous  les  principes  de  la  Cons- 
titution et  du  droit  public.  Mais  ce  ne  saurait  être  la  fin  du  christianisme  en 
Orient,  ni  des  Congrégations  en  France. 

Tout  ce  qui  est  chrétien  suit  la  loi  de  son  chef.  De  sa  condamnation,  de  ses 
souffrances,  de  sa  mort,  Jésus-Christ  a  fait  le  principe  de  toute  civilisation 
et  de  tout  salut  pour  le  monde.  Dans  les  épreuves  actuelles,  vos  Congréga- 
tions puiseront  une  nouvelle  sainteté,  une  nouvelle  puissance  pour  le  bien. 
Je  compte  pour  cela  sur  la  vertu  divine  de  la  Croix;  je  compte  aussi  sur  la 
générosité  et  le  bon  sens  français  qui  ne  savent  pas  s'obstiner  dans  la  voie 
de  l'injustice,  de  l'oppression  du  faible,  de  la  violence  contre  de  saintes 
femmes. 

L'opinion  publique  comprend  de  plus  en  plus  que  si  vous  refusez,  avec  un 
tel  ensemble,  de  payer  les  impôts  spéciaux  établis  pour  vous  écraser,  ce 
n'est  point  par  révolte  contre  des  institutions  dont  la  forme  vous  est  par- 
faitement indifférente,  mais  c'est  uniquement  parce  que  vous  savez  bien  n'avoir 
rien  fait  pour  mériter  d'être  écrasées,  et  que  vous  avez  foi  au  règne  final 
de  la  justice  en  France. 

Pour  avoir  le  droit  de  vous  reprocher  de  ne  pas  payer  les  droits  d'accrois- 
sement et  d'abonnement,  sans  parler  de  l'impôt  sur  le  revenu,  il  faudrait 
d'abord  les  payer  soi-même,  or  on  sait  bien  que  personne  ne  les  paye. 

L'opinion  publique  flétrirait,  alors  même  que  l'Eglise  ne  les  excommu- 
nierait pas,  vos  spoliateurs  et  leurs  complices.  Nul  ne  voudrait,  en  mettant 
la  main  sur  vos  biens  qui  sont  ceux  de  l  Eglise  et  des  pauvres,  encourir  les 
malédictions  terribles  qui  s'attachent  aux  personnes  et  aux  familles  des 
injustes  détenteurs  du  bien  d' autrui. 

Votre  cause  est  trop  noble  et  trop  juste  pour  que  j'ose  vous  plaindre;  j'ai 
plutôt  lieu  de  louer  votre  fermeté  et  de  vous  féliciter  de  la  sympathie  uni- 
verselle que  la  présente  épreuve  excite  en  votre  faveur. 

Le  Sauveur,  à  pareil  jour,  priait  pour  ses  bourreaux  :  ils  ne  savent, 
disait-il,  ce  qu  ils  font.  Comme  lui,  vous  prierez  pour  vos  persécuteurs,  ce 
sera  toute  votre  vengeance,  et  Dieu,  en  vous  protégeant,  leur  épargnera,  je 
l'espère,  un  grand  sujet  de  remords  et  de  honte. 

C'est  dans  cette  confiance  que  je  vous  bénis. 

Clermont,  Vendredi-Saint,   16  avril  1897. 
■j-  Pierre-Marie, 
Evêque    de    Clermont. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE  431 

On  a  fait  courir  le  bruit  que  le  ministre  des  cultes  allait  déférer 
l'évêque  de  Clermont  au  Conseil  d'Etat.  Aucun  document  officiel  n'est 
venu  confirmer  cette  rumeur. 

17.  —  On  conçoit  quelques  inquiétudes  du  côté  du  Siam.  Les 
Siamois  se  sont  livrés  à  des  violences,  non  seulement  sur  des  Cambod- 
giens, nos  protégés,  mais  sur  des  consuls  étrangers. 

18.  —  La  guerre  est  officiellement  déclarée  entre  la  Grèce  et  la 
Turquie.  Les  gouvernements  grec  et  ottoman  remettent  aux  puissances 
des  notes  dans  lesquelles  ils  se  renvoient  l'accusation  d'avoir  rendu  les 
hostilités  nécessaires.  Les  premiers  succès  sont  pour  les  Grecs,  grâce 
à  leqr  artillerie. 

19.  —  Au  Vatican,  tenue  d'un  consistoire  secret  et  semi-public, 
dans  lequel  le  Souverain  Pontife  crée  quatre  cardinaux  :  LL.  EE.  José- 
Maria-Martin  de  Herrera  y  de  la  Iglesia,  archevêque  de  Saint-Jacques 
de  Corapostelle;  Pierre-Hercule  Coullié,  archevêque  de  Lyon;  Joseph- 
Guillaume  Labouré,  archevêque  de  Rennes;  Guillaume-Marie  Romain 
Sourrieu,  archevêque  de  Rouen.  Sa  Sainteté  pourvoit  ensuite  des 
sièges  métropolitains  et  épiscopaux  parmi  lesquels  :  \a  Eglise  métropo^ 
litainc  de  Bourges,  pour  Mgr  Pierre-Paul  Servonnet,  transféré  de 
l'évêché  de  Digne;  et  les  Eglises  cathédrales  de  Séez,  pour  Mgr  Hardel, 
évêque  titulaire  de  Parium,  ancien  auxiliaire  de  Bourges;  de  Rodez, 
pour  Mgr  Germain,  curé  de  Saint-lîaudile,  à  Nîmes;  de  Digne,  pour 
Mgr  Hazera,  curé  de  Sainte-Marie  de  la  Bastide,  à  Bordeaux. 

—  Le  Président  de  la  République  française  part  pour  un  voyage 

officiel  au  cours  ducjiid  il  visitera   La   Horhe-sur-Yon,   Nantes,   Saint- 
Nazaire,  les  Sables  d'OIonne,  Rochefort,  Saintes  et  La  Rochelle. 

—  Ce  soir,  dans  la  salle  de  la  Société  de  Géographie  à  Paris,  se 
trouvait  réuni  un  public  nombreux,  international,  en  majorité  catholi- 
que. Beaucoup  comptaient  assister  à  la  confusion  dès  PP.  Gruber  et 
Portalié,  S.  J.,  ot  do  MM.  G.  Bois,  E.  Tavernier  et  autres  négateurs  de 
l'existence  de  Miss  Diana  Vaughan,  célèbre  palladiste  convertie.  Les 
autres  voulaient  voir  de  leurs  yeux  quelle  fantasmagorie,  plus  ou 
moins  ingénieuse,  aurait  imaginée  Léo  Tazil  pour  mettre  fin  à  sa  mys- 
tification, en  gardant  du  moins  la  réputation  d'un  comédien  habile. 
Déception  générale.  Avec  une  impudence  achevée,  ou  plutôt  avec  une 
absence  totale  de  sens  moral,  M.  Gabriel  Jogand-Pagès,  dit  Léo  Taxil, 
a  déclaré  que  toute  sa  vie  d'apparence  chrétienne,  depuis  sa  con\'crsion 
jusqu'à  la  préparation  de  la  séance  actuelle  ainsi  que  toutes  ses  pro- 
ductions «  anti-maçonniques  »,  y  compris  le  Diable  au  X/.V  siècle  et 
les  Mémoires  de  Diana  Vaughan,  n'avait  été  qu'une  infâme  imposture. 

20.  —  L'empereur  d'Allemagne  se  rend  à  Vienne  sous  prétexte 
d'assister  à  une  grande  revue,  en    fait  pour   conférer  avec   l'empereur 


432  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 

d'Autriche;  au  moment  où  celui-ci  va  se  rendre   à  Saint-Pétersbourg. 

—  La  Guerre  :  Les  Turcs  ont  repoussé  les  Grecs  des  postes 
avancés  qu'ils  avaient  d'abord  occupés  sur  le  territoire  ottoman,  du 
côté  d'Elassonaet  ont  pénétré,  à  leur  suite,  sur  le  territoire  hellène. 

21.  —  Le  comte  Mouraview,  gérant  du  ministère  des  affaires  étran- 
gères de  Russie,  adresse  aux  autres  puissances  une  circulaire  deman- 
dant l'entente  sur  trois  points  :  1°  Maintien  des  décisions  déjà  prises  à 
l'égard  de  la  Crète  ;  —  2"  La  résolution  de  ne  pas  permettre  que 
l'agresseur,  grec  ou  turc,  tire  avantage  de  son  agression  ;  —  3'^  Aucune 
intervention  d'une  puissance  quelconque  ne  devra  se  produire,  qui  ne 
soit  réclamée  par  un  des  belligérants. 

Ce  troisième  point  soulève  quelques  difficultés  de  la  part  de  l'Angle- 
terre. 

22.  —  En  se  rendant  aux  courses,  le  roi  d'Italie  est  assailli  par  un 
anarchiste,  nommé  Acciarito.  Le  roi  a  pu  heureusement  éviter  le  coup 
de  poignard. 

—  La  flotte  Turque,  ne  pouvant  tenir  la  mer  regagne  le  Bosphore  ; 
en  revanche  l'armée  de  terre  avance  sur  toute  la  ligne  en  Thessalie. 

23.  —  Aujourd'hui  a  lieu  la  remise  de  la  calotte  rouge  aux  trois 
nouveaux  cardinaux  français. 

—  Osman-Pacha,  le  vainqueur  de  Plewna,  est  nommé  général  en 
chef  de  l'armée  ottomane. 

24.  —  Les  Grecs  évacuent  Larissa.  Les  Turcs  prennent  l'offensive 
en  Épire. 

—  Hier  et  aujourd'hui,  avec  l'autorisation  du  ministre  de  l'Instruc- 
tion publique,  s'est  tenu,  à  Paris,  un  Congrès  des  Professeurs  de 
l'Université.  Les  décisions  principales  se  réfèrent  à  la  périodicité 
annuelle  de  ces  réunions  ;  au  maintien  du  baccalauréat  ;  à  l'importance 
à  donner  au  livret  scolaire. 

25.  —  L'Empereur  d'Autriche  se  rend  à  Saint-Pétersbourg. 


Le  25  avril  1897. 

Le  gérant:   C.  BERBESSON 


Imp.  Yvcrt  e  Tcllier,  Galerie  du  Commerce,  10,  k  Amiens. 


UN  MONUMENT  DE  LA  FOI  DU  SECOND  SIÈCLE 

L'ÉPITAPHE  D'ABERGIUS' 


L'édification  des  fidèles,  comme  la  foi  de  TÉglise,  n'a 
besoin  que  de  la  vérité.  C'est  ce  que  n'a  pas  toujours  com- 
pris le  zèle  indiscret  des  hagiographes  byzantins,  qui  ont 
enjolivé  à  leur  mode  —  faisant  droit  en  cela  au  goût  de 
leurs  contemporains  —  la  vénérable  nudité  des  Actes  pri- 
mitifs. D'où  ces  récits  chargés  d'incidents  romanesques, 
ou  auréolés  d'un  merveilleux  de  mauvais  aloi,  qui  trahissent 
d'abord  leur  origine  ap'ocryphe.  Mais  cette  végétation 
parasite  cache  presque  toujours  les  matériaux  authenti- 
ques des  vieux  édifices,  et  c'a  été  la  gloire  de  la  nouvelle 
école  d'archéologie  chrétienne  d'en  reconnaître  et  d'en 
reconquérir  les  assises  au  moyen  des  découvertes  épigra- 
phiques  ou  monumentales.  C'est  un  fait  désormais  établi 
qu'il  n'est  guère  d'Actes  de  martyrs  don^  l'histoire  n'ak  à 
profiter. 

11  ne  faut  pas  trop  en  vouloir  cependant  aux  érudits  des 
siècles  derniers,  si,  privés  des  secours  archéologiques  dont 
nous  disposons,  ils  ont  rejeté  en  bloc  certains  récits  qu'une 
critique  mieux  outillée  sait  utiliser.  Ce  fut  le  cas  de  Tille- 

1.  La  bibliographie  serait  iiiGnic.  Je  cite,  comme  m'ayant  surtout  servi 
dans  celte  élude  :  Acta  Sanclorum  Octobr.  To.  IX,  p.  485  sqq  ;  Pitra  : 
Spicilegium  Solesm.  To.  III,  p.  499-545;  de  Rossi  :  Inscriptiones  christiarue 
sec.  VII  antiquior.  II.  1  (1888),  p.  XII  sqq.  —  Abbé  Duchcsne  :  Revue  Quest. 
Ilist.  (Juillet  1883)  p.  5-34,  Mélanges  de  l'École  de  Home  (1895)  tiré  ii  part 
35  p.  ;  Lightfoot  :  The  ApostoUc  Fathers  (2  éd.  1889)  p.  493  sqq.,  725  scjq.  ; 
Wilpcrt: /<>ac/io  ^anj5  (1896);  Marucchi  :  Nuove  Osservazioni  sulla  iscrizionc 
di  Abercio  [Nuovo  Bullettino...  1895,  p.  17-41).  —  Harnack  :  Zur  Abcrcius 
Inschrifl  (Texte  und  Untersuchungen  XII.  4,  1895)  ;  Albrecht  Dielerich  : 
Die  Grabschrift  des  Aberkios  (Leipzig  1896,  54  p.)  ;  plu»  nombre  darliclcs 
qa'oD  trouvera  cités  plus  bat. 

LXXI.  —28 


434  UN  MONUMENT  DE  LA  FOI  DU  SECOND  SIECLE 

mont  en  face  de  la  Vie  d'Abercius.  Ce  morceau,  fort 
ancien  dans  sa  rédaction  primitive*,  a  été  vers  le  x"  siècle 
introduit,  avec  des  remaniements  sans  doute,  par  le  célèbre 
logothète  Syméon  Métaphraste  dans  la  vaste  collection, 
hagiographique  à  laquelle  il  n'a  manqué  que  la  critique  pour 
être  la  première  ébauche  des  Acta  Sanctorum  de  nos  Bollan- 
distes.  Telle  quelle,  et  quoiqu'il  en  soit  de  l'époque  où  l'on 
doive  placer  sa  rédaction  définitive,  ^  la  pièce  est  inté- 
ressante. 

En  voici  la  substance  ^  :  Abercius  était  évêque  d'Hiérapolis 
en  Petite-Phrygie  quand  un  édit  de  l'empereur  Marc  Aurèle, 
{161-180),  ordonnant  de  sacrifier  aux  dieux,  fut  publié  dans 
sa  ville  épiscopale.  A  cette  nouvelle  le  saint,  exalté  par  un 
songe  céleste,  va  droit  au  temple  et  brise  les  idoles.  On 
devine  l'émotion  populaire.  Abercius  averti  de  fuir,  non 
seulement  s'y  refuse,  mais  sort -sur  la  place  publique  et 
prêche  ouvertement  la  foi  chrétienne.  Sa  hardiesse  va  lui 
coûter  cher,  quand  trois  possédés  détournent  l'attention  de 
la  foule  par  leurs  cris  lamentables.  Abercius  les  délivre,  et 
par  ce  prodige,  calme  le  peuple  qui  se  convertit  en  masse. 
Suit  le  narré  d'autres  miracles,  au  cours  desquels  un  démon 
prédit  au  saint  le  ^voyage  de  Rome. 

En  effet,  Lucilla,  fille  de  Marc  Aurèle,  est  obsédée  par  le 
malin  esprit.  L'empereur,  averti  surnaturellement,  mande 
Abercius  par  lettre  et  lui  envoie  des  messagers  qui  pas- 
sent à  «  Synnade,  métropole  de  Phrygie,  «  emmènent  le 
saint  évêque  et  le  conduisent  à  Rome.  Il  y  guérit  Lucilla,  et 
pour  affirmer  son  pouvoir  sur  les  démons,  leur  ordonne  de 
transporter  à  Hiérapolis  un  autel  de  pierre  qui  se  trouvait 

1.  Le  professeur  W.  Ramsay,,.se  fondant  sur  le  contenu  de  la  Vie,  et  la 
mutilation,  d'après  lui  intentionnelle,  de  l'inscription,  date  ce  premier  récit  de 
380  environ  (Lightfoot  :  S.    Ignatius,  p.  499-500). 

2.  On  sait  que  la  chronologie  de  Syméon  est  fort  obscure,  et  que  les  nou- 
velles recherches,  en  ébranlant  l'opinion  jusque-là  admise,  d'Allatius,  ne 
lui  ont  rien  substitué  de  certain.  Voir  H.  Delehaye  :  Revue  Quest.  Ilistoriq. 
Avril  1893,  p.  73-85,  —  Comment  un  savant  tel  que  M.  Harnack,  qui  date 
«  vraisemblablement  »  la  Vie  d'avant  le  F<^  siècle,  peut-il  en  attribuer  la  rédac- 
tion au  Métaphraste  ?  [Zur  Ahercius-Inschrift -ç.  5,  et  note). 

3.  Je  résume  d'après  l'édition  des  Bollandistes  (To.  IX  Oclobr.,  p.  491 
sqq.)  qui  ont  amendé  le  texte  des  Anecdota  de  Boissonade. 


L  EPITAPHE  D'ABERCIUS  435 

là.  Lui-même  quitte  Rome,  traverse  la  Mésopotamie  en 
extirpant  sur  son  passage  Thérésie  de  Marcion  des  villes  où 
elle  s'était  implantée.  Revenu  à  Hiérapolis  il  y  prépare*  son 
tombeau,  dicte  une  épitaphe  à  graver  sur  la  pierre  merveil- 
leusement transportée  —  épitaphe  transcrite  à  cette  place 
par  le  biographe  —  et  meurt  saintement. 

Ces  faits  dans  leur  ensemble,  et  beaucoup  plus  certains 
détails  que  j'ai  élagués,  semblèrent  justement  suspects  aux 
critiques.  Baronius  hésite,  Tillemont  passe  condamnation, 
motivant  son  verdict  sur  des  considérants  qui  pouvaient 
sembler  invincibles  alors  *.  Il  a  beau  jeu  en  effet  quand  il 
note  les  «  circonstances  qu'on  ne  saurait  guère  regarder  que 
comme  des  impertinences  et  des  fables».  Quant  à  la  subs- 
tance même  de  l'histoire,  il  croit  la  ruiner  par  ce  fait  qu'on 
ne  saurait  trouver  de  place  pour  Abercius  sur  le  siège  épis- 
copal  d'iliérapolis,  entre  Papias  et  saint  Apollinaire.  On  verra 
plus  bas  qu'en  penser.  L'épitaphe  l'inspire  plus  mal  encore. 
Guidé  par  des  raisons  subjectives  2,  il  la  rejette,  comme 
cadrant  mal  avec  l'humilité  d'un  vieil  évoque  et  d'un  saint. 

La  cause  cependant  ne  finit  pas  là,  et  le  texte  épigraphi- 
que,  qui  avait  scandalisé  le  docte  Janséniste,  continua  d'in- 
téresser les  savants.  Dom  Pitra,  lui  trouvant  une  saveur  de 
symbolisme  primitif  inconnue  aux  apocryphes,  l'isola, 
l'étudia,  y  découvrit  avec  son  habituelle  sagacité  une  pièce 
grossièrement  versifiée,  et  finalement  publia,  en  collabora- 
tion avec  F.  Di'ibner,  un  texte  amendé  qui  pouvait  sembler 
définitif  ^.  La  critique  textuelle  avait  dit  en  effet  son  dernier 
mot,  mais  les  monuments  allaient  parler. 

En  1882  un  jeune  voyageur  écossais  en  mission  scienti- 
fique, M.  W.  Ramsay,  trouva  dans  une  vallée  de  la  Petite- 
Phrygic,  près  du  site  de  l'antique  Synnade,  une  inscription 
sur  laquelle  il  put  déchiffrer  ces  mots  :  * 

1.  Le  Nain  de  Tillemont  :  Mémoires  sur  l'Hist.  EccU.  (éd.  Bruxelles 
1732,  To.  II  p.  137,  298-299). 

2.  C'est  la  remarque  des  Bollandistes.  To.  IX  OctObr.  p.  491.  F. 

3.  Spicilcgiuni^olesmcnse,  III,  533. 

4.  On  peut  voir  une  reproduction  phototypîque  de  la  pierre  originale, 
d'après  un  estampage,  dans  Duchesne  :  L'épitaphe  d'Abcrcius,  (1895)  pi.  I 
du  tiré  à  part.  ^ 


436  UN  MONUMENT  DE  LA  FOI  DU  SECOND  SIECLE 

Citoyen  d'une  ville  distinguée,  j'ai  édifié  ceci 

Vivant,  afin  d'avoir. . .  une  place  pour  mon  corps.  * 

Mon  nom  est  Alexandre,  fils  d'Antoine,  disciple  d'un  saint  Pasteur. 

Que  nul  ne  superpose  une  autre   tombe  à  la  mienne, 

Sinon  il  versera  au  fisc  Romain  deux  mille  pièces  d'or. 

Et  à  ma  chère  patrie  Hieropolis  mille  pièces  d'or. 

J'écrivais  l'an  300,  le  sixième  mois,  vivant. 

La  paix  aux  passants  qui  se  souviennent  de  moi  ! 

Cette  épitaphe  à  claùsiile  chrétienne  fut  publiée  dans  le 
Bulletin  de  l'École  Française  d'Athènes.  M.  Tabbé  Duchesne 
et  M.  de  Rossi  remarquèrent  aussitôt  qu'elle  reproduisait 
une  partie  de  la  fameuse  inscription  d'Abercius.  Le  plagiat, 
en  pareille  matière,  n'était  pas  sans  exemple-  et  la  preuve- 
que  la  copie  était  du  côté  d'Alexandre  fut  établie  par  ce  fait 
que  son  nom  forme  une  énormité  prosodique  là  où  celui 
d'Abercius  cadre  sans  peine  avec  le  vers.  ^  Mais  l'inscription 
déchiffrée  par  M.  Ramsay  était  datée  de  Fan  300  (ère  Phry- 
gienne, c'est-à-dire  216  après  Jésus-Christ).  Ce  monument 
atithentiquait  donc  d'une  manière  éclatante  l'épitaphe 
d'Abercius,  et  du  même  coup  rendait  probable  la  véracité 
du  noyau  primitif  des  Actes.  Antérieure  notablement  à  celle 
d'Alexandre-,  l'inscription  funéraire  de  l'évêque  phrygien  se 
plaçait  naturellement  aux  environs  de  l'époque  de  Marc 
Aurèle,  assignée  aux  gestes  d'Abercius  par  le  biographe 
anonyme. 

La  cause  de  l'authenticité,  si  bien  servie  par  cette  décou- 
verte, fut  définitivement  gagnée  l'année  suivante.  Par  une 
bonne  fortune,  à  laquelle  il  osait  lui-même  à  peine  croire,  ^ 
le  même  explorateur  trouva  près  d'Hiéropolis,  encastrée  dans 
le  mur  intérieur  du  passage  conduisant  aux  bains  des 
hommes,  une  pierre  sur  laquelle  il  lut  une  partie  de  l'ins- 
cription même  d'Abercius.  Ceci  tranchait  la  controverse,  et 
résolvait  en  même  temps  la  difficulté  qui  justifiait  le  plus  les 

é 

1.  Ce  vers  est  complété  par  la  cheville  cpavîpw;  qu'on  pourrait  peut-être 
traduire  par  :  au  su  de-  tous. 

2.  Duchesne  :  Revue  Quest.,  Historiq.  Juillet  1883,  p.  15^ 

3.  Lightfoot  :  S.  Ignatius  (2.  éd.),  p.  495,  note. 

4.  On  peut  voir  un  fragment  de  la  lettre  qu'il  écrivit  alors  à  M.  S.  Reinach, 
dans  la  Revue  Critique,  14  Dec.  1896,  p.  448. 


L'ÉPITAPHE  D'ABERCIUS  437 

défiances  des  anciens  critiques.  Abercius  était  évêque 
d'Hiéropolis,  *  dans  la  vallée  du  Lycus,  près  de  Synnade, 
en  Phrygi'î  salutaire  :  il  n'y  avait  donc  pas  à  lui  trou- 
ver de  place  sur  le  siège  épiscopal  d'Hiérapolis,  en 
Phrygie  pacatienne.  ^  Abercius  était  contemporain  d'Apol- 
linaire, nullement  intermédiaire  entre  lui  et  Papias.  Un 
autre  détail,  apparemment  presque  insignifiant,  confirmait 
la  justesse  des  indications  de  la  Vie.  L*hagiographe  parle 
des  thermes  sis  auprès  de  la  ville  d'Hiérapolis.  On  voyait  là 
une  erreur  parce  que,  dans  la  ville  bien  connue  d'Hiérapolis, 
les  bains  chauds  sont  dans  l'enceinte  des  murs  ;  or,  M. 
Ramsay  constata  qu'à  Hieropolis,  les  bains  se  trouvaient 
non  pas  à  l'intérieur,  mais  auprès  de  la  ville.  ^  , 

Cependant  les  trouvailles  de  l'heureux  chercheur  mettaient 
en  émoi  le  monde  savant.  L'importance  de  l'épitaphe,  dont 
l'authenticité  désormais  était  certaine,  fut  mise  en  relief 
par  l'abbé  Duchesne  et  le  commandeur  de  Rossi,  qui  la 
baptisa,  dans  son  enthousiasme,  du  nom  de  «  Reine  de^  ins- 
criptions chrétiennes  ».  Au  moment  du  jubilé  épiscop^al  de 
Léon  Xlll,  sa  Ihrutesse  Abdul-Hamid  II,  cédant  gracieuse- 
ment aux  suggestions  qui  lui  furent  faites,  offrit  au  pape  le 
précieux  fragment.  Mgr  Azarian,  patriarche  des  Arméniens 
catholiques,  le  présenta  en  ces  termes  au  Saint-Père,  le  21 
février  1893  :  «  Sa  Majesté  impériale  le  Sultan  a  daigné 
accueillir  favorablement  la  prière  que  je  lui  adressai  d'en- 
voyer cette  pierre,  en  son  auguste  nom,  à  Votre  Sainteté. 
J'ai  donc  l'insigne  honneur  de  présenter  à  Votre  Sainteté 
cette  pierre  importante  qui  sera  la  Vasilissa^  la  reine  du  Mu- 
sée Chrétien.  »*  M.  Ramsay,  qui  avait  emporté  à  Aberdeen 
le  premier  fragment  retrouvé  par  lui,  eut  la  courtoisie  de 
s'en  dessaisir,  et  les  deux  morceaux  rapprochés  occupent 
aujourd'hui  une  place  d'hpnneur  dans  le  musée  Pio-Late- 

1.  j>I.  Ramsay  croit  que  le  nom  primitif  de  cette  ville  ëtait  aussi  HiërapoUs, 
mais  que  la  prononciation  semi-barbare  des  habitants  l'avait  modifié. 
[Expositor  :  1889,  p.  253  sqq.) 

2.  Sur  les  deux  Phrygics,  et  leurs  métropoles  respectives  de  Laodicëe  et 
de  Synnade,  voir  Duchesne  :  Revue  Quest.  Uistoriq.,  juillet  1883,  p.  16  sqq. 

3.  Lightfoot:  S.  Ignatius  (2.  éd.),  p.  495. 

4.  Revue  des  Quest.  actuelles.  5  Mars  1893,  p.  293.  , 


438  UN  MONUMENT  DE  LA  FOI  DU  SECOND  SIECLE 

ranense^   parmi  les   plus  vénérables   monuments   des   pre- 
miers âges  chrétiftis. 

II 

Tel  est  l'historique  de  cette  pierre  fameuse,  qu'il  nous 
faut  maintenant  déchiffrer.  On  sera  heureux  d'en  trouver  ici 
le  texte  intégral,  restitué  avec  tout  le  soin  possible  par 
M.  l'abbé  Duchesne.  Les  majuscules  indiquent  les  lettres 
subsistantes  de  l'inscription  originale,  et  l'exactitude  du 
reste,  emprunté  aux  divers  manuscrits  des  Actes,  est  suffi- 
samment garantie  par  les  parties  qu'on  a  pu  contrôler.  J'ai 
ajouté  en  note  les  variantes  principales  des  éditeurs  les  plus 
récents,  et  les  leçons  notables  des  manuscrits,  relevant  sur- 
tout les  lectures  où  se  fonde  l'interprétation  païenne  que  je 
discuterai  plus  bas.  Dans  la  traduction  qui  suit,  et  pour 
laquelle  je  suis  très  redevable  à  M.  l'abbé  Duchesne,  j'ai 
gardé  l'ordre  des  vers  de  l'original*. 

'EîtXsXTTjç  x6Xe(i)Ç    h   TCoXlTYJÇ   TOUT*    èîwOlYjja 

Çwv  t'v*  î-^ù  xaipw  ffwjxaxoç  è'vôa  Oicriv.  «•• 

ouvofj!.'  'Aélpxtoç  wv,  h  [ji.a6Y;T7jç  rot[ji.évoç  «yvoîî 
ûç  ^'oQy.ti  Trpo6âT(i)v  à-^i\<x<;  lç)tcvf  xs^ioiç  xe, 
s     èçGaXp-oùç  oç  tyt\  [xsyaXouç  xâvTT)  xaôopwvTaç' 
ouTOç  Y^P  H-'  sSiSa^s •^çiÔL]x}^ot.i!X  xiaxa,  • 

1.  On  peut  voir  une  très  belle  photographie  de  la  pierre,  à  la  grandeur  de 
l'original,  dans  le  Nuovo  Bullettino  di  Archeologia  Cristiana,  1895,  tav.  III 
—  VI.  La  reproduction  a  été  dirigée  par  le  professeur  O.  Marucchi. 

Codd  =  manuscrits,  A  =  inscription  d'Alexandre,  Ro  =  de  Rossi  (/«s- 
cript.  Christianœ  II.  ii,  p.  XII  sq.),  Du  =  Duchesne  {L'épitaphe  d'Abercius 
p.  5),  Ra  =  Ramsay  (ap.  Dieterich  loc.  cit.),}  Li  =  Lightfoot  [The  apostolic 
Fathers,  2  éd.,  II.  I,  p.  478  sqq.),  M  =  Marucchi  [Nuove  Osservazioni..  p.  22 
sqq.),  W  =  Wilpert  [Fractio  Partis  p.  116-117),  Lg.  =  L'mgens[Zeitschrift  fur 
Kath.  Theolog.  1896,  p.  314),  H  =  Harnack  [Zur  Abercius-Inschrift  p.  4), 
Di  =  Dieterich  [Die  Grabschrift  des  Aberkios  p.  6  sqq.) 

Vers  1.  nOAlîlTDî  A. 

2.  xaipw  Codd,  <I>ANE[pw;]Â.. 

3.  o3v6[x'  'AXéÇavîpo;  'Avt[w]v{ou  A. 

5.  Quelques  Codd.  ont  Trâvr*. 

6.  Après  Pitray,M.  Lg.  W  etc.  suppléent  [rà  Çw^;]  ifpau.p.aT*.  ;  Ra  [ît^âuxtûv]. 


LÉPITAPHE  D'ABERCIUS  439 

EIS  PDMHv  cq  £Z£H.'}£v  EMEN  BASIAetav  âepy;c7ai 
KAI  BASIAIScrav  l$£îv  -/?u^a  TOAON  XPuwtcéSiàov. 
AAON  AEIAON  èxsi  lo^^ir^pk'*  2:<ï)PArEIAAN  Exsv-ra 

10    KAI  2TPIIIS  nE5cv  eT^ov  KAI  A2TEA  HAvTa,  viWiv 
ET'î>PATHN  AIA6iç-  -::avTH  AESXON  STNOTraBsûç 

naTAON  EXQN  EnO zISTIS  zivTYi  ZlT,pzf,^e, 

KAI  nAPE0HKE  Tpcî^rjv  HANTH  IXOTN  Azb  7:Y;-r>5ç 
nANMErE0H  KA0apbv,  iv    EAPAEATO  HAPeEvo;  à^^-^i 

15    KAI  TOYTON  EIlE^toxi  çiAOIS  E20£iv  Su  TravTCî, 
cîvcv  )rpT;(7-bv  é}(OU(ja,  xépaffjxa  îiîcuaa  ji.6t'  âptoy. 
TajTa  -ape(r:à)î  eî-ov  'A6fpxtoî  wîs  Ypaçïjvai. 
.  é65cp.r,xc!r:3»  Itcç  xai  îsÛTEpsv  -^^sv  àXT^OtÔç. 
Ta!30'  ô  vcoiv  eO^aiô'  ûrsp  'ASîpxt'ou  ::5î  ê  auvwîs;- 

30     Oîi  |/fvT5i  TJix6ci)  Tiç  £iaû  2Tspcv  Èravo)  ÔT^^aei' 
€'.  5'  CUV,  'Pwjxaiwv  TajjLefo)  Oi^,jei  2i7j(0.ia  ^puTa 
xai  XP^i"^'?)  7î3f:pt?i  'lepsziXet  "/Oaa  ^(puaà. 

Citoyen  d'une  ville  distinguée  j'ai  édiflé  ceci 
Vivant,  afin  d'y  avoir  un  jour  la  place  de  mon  corps  ; 
Mon  nom  est  Abcrcius,  disciple  du  saint  Pasteur 
Qui  pait  ses  troupeaux  de  brebis  par  monts  et  plaines, 
s    Qui  a  de  grands  yeux  atteignant  partout  : 

C'est  lui  qui  m'enseigna...  les  écritures  sincères, 

Lui  qui  m'envoya  à  Home  contempler  la  majesté  royale 

Et  voir  une  Reine  à  la  robe  d'or,  aux  sandales  d'or  : 

7.  Les  Codd.  ont  0sotÀ<i9iv  ou  PsffOiitxv.  Ramsay  avait  lu  BAZTAH..  La  pierre 
ne  porte  que  BXSIA..  et  permet  par  conat^quent  de  retenir  la  lecture  des  ma- 
nuscrits. BAXIAiixv  Du.  M.  Lg.  W..  BAZIAH.  H.  Ra..  BÀXIAtj»  Ro.  Li.  (d'après 
la  lecture  de  Ramsay)  Di. 

9.  Aaôv  tous  les  éditeurs,  sauf  Hîrschfcld  et  Dl  :  Aicv. 

11.  ovvcur.iûpcu;  Codd,  mivc|AÎXou(  Li  (?).  Ro,  «uvo^irsc  Di. 

12.  n»ôX6v  fduOiv  •  iTtin;  etc.  Codd  ;  —  Li.  et  Ra.  suppl(5cnt  Enu[)*ii«],  EIIO- 
[%<»•*]  (iff'  ix**"*)  Hirschfcld,  EDOirruv  Hilgcnfcld,  Eno{piû4ii'»]  L^.  arec  quelque 
vraisemblance.  Je  préfère  avec  Du.  H.  M.  W.  laisser  en  blanc.  Là  où  le  bio- 
p^aphe  a  lu  niZTl£  le  bas  des  lettres  2Tl£  reste  seul  apparent  sur  la  pierre, 
miTM  Ra.  Ro.  Li.  Du.  M.  W.  Lg.  Zahn.  Codd.  sans  exception,  (UITIZ)  H. 
NUmz  ou  MZTIZ  Di. 

15.  JoAttiv  Codd. 

19.  iSÇxio  unip  (MU  Pitra.  iû^its  ûirip  p^u  Lf  ;  H.  Dî.  Lg.  M.  Ro.  comme  Du. 

22.  'Ufxiiù,i\  Codd.  lEPOnOAEl  A. 

Vers  7.  Lui  qui  m'envoya  contempler  la  Rome  royale..  Li. 

Lui  qui  m'envoya  i  Rome  contempler  le  Roi..  H.  Di. 


440  UN  MONUMENT  DE  LA  FOI  DU  SECOND  SIECLE 

Là  j"ai  vu  un  peuple  marqué  d'un  sceau  brillant, 
10    Et  j'ai  vu  la  plaine  Syrienne  et  toutes  les  villes,  Nisibe 

Par  delà  l'Euphrate  :  partout  j'avais  des  confrères, 

Avec  Paul la  Foi  partout  me  guida 

Et  partout  m'offrit  en  aliment  un  Poisson  de  source 

Très  grand,  immaculé,  que  prit  une  Vierge  pure  ; 
15    La  Foi  le  donnait  sans  cesse  à  manger  aux  amis. 

Elle  possède  yn  vin  exquis,  qu'elle  mélange  et  donne  avec   le  pain. 

Moi,  Abercius  j'ai  dit  d'écrire  ainsi  ces  choses 

Etant  dans  ma  soixante-douzième  année,  sans  faute. 

Que  tout  confrère  comprenant  ceci  prie  pour  Abercius  ! 
20     Que  nul  ne  superpose  un  autre  tombeau  au  mien. 

Sinon  il  versera  deux  mille  pièces  d'or  au  fisc  Romain 

Et  mille  à  ma  chère  patrie  Hieropolis  * . 

A  qui  lit  sans  idée  préconçue  cette  inscription,  et  se  sou- 
vient des  symboles  chers  entre  tous  à  la  piété  de  l'Église  pri- 
mitive —  le  bon  Pasteur,  le  Poisson  figuratif  du  Christ,  le  pain 
et  le  vin  eucharistiques,  le  sceau  baptismal,  —  son  origine 
chrétienne  saute  aux  yeux.  L'exégèse  de  certaines  parties  a 
sans  doute  ses  difficultés,  que  j'examinerai  plus  bas,  mais 
l'ensemble  est  clair.  Ainsi  l'ont  compris  les  savants  les  plus 
au  fait  de  Tépigraphie  et  de  l'archéologie  chrétienne  \ 
MM.  Th.  Zahn,  Lightfoot,  V.  Schultze,  Ramsay,  le  comman- 
deur de  Rossi,  l'abbé  Duchesne,  — je  me  borne  à  quelques 
noms  illustres.  Quant  au  résumé  de  leur  interprétation,  je 
l'emprunterai,  pour  plus  de  désintéressement,  au  mieux 
qualifié  en  France  des  adversaires  du  christianisme  d' Aber- 
cius. «  Tous  ceux,  dit  M.  Salomon  Reinach  2,  qui,  jusqu'à 
M.  Ficker,  se  sont  occupés  de  ce  texte,  catholiques,  protes- 

9.  L^  j'ai  vu  une  pierre  marqude  d'un  sceau  brillant..  Hirschfeld.  Dî. 
12.  Avec  Paul  [j'ai  poursuivi  ma  route]  Partout  la  foi  me  guida..  Li. 
Paul  était  mon  [compagnon.]  Partout  Nestis  me  guida..  Di. 

1.  Le  seul  qui  ait  élevé,  depuis  Tillcmont,  des  doutes  motivés  sur  certaines 
parties  de  l'inscription  est  le  P.  R.  Garucci.  Les  découvertes  de  Ramsay  lui 
eussent  fait  sans  doute  changer  d'avis.  Les  raisons  qu'il  allègue,  réfutées 
victorieusement  par  les  Bollandistcs,  sont  d'ailleurs  «  futiles  ».  Duchesne  : 
l'Épitaphe  d'Ahercius,  p.  7-8. 

2.  Revue  Critique,  14  Décembre  1896,  p.  449. 


L'ÉPITAPHE  DABERCIUS  441 

tants  ou  juifs,  ont  admis,  avec  des  divergences  insignifiantes, 
les  explications  que  voici  : 

i"  Abercius  a  été  à  Rome  et  y  a  vu  la  majesté  de  l'Eglise 
romaine,  reine  du  monde  chrétien;  2°  il  y  a  vu  aussi  le 
peuple  des  fidèles,  marqué  du  sceau  éclatant  du  baptême  ; 
3^  il  a  trouvé  partout  d«s  chrétiens;  4**  la  foi  lui  a  servi  de 
guide;  5°  elle  Ta  nourri  du  poisson  (J.-G.)  né  de  la  Sainte 
Vierge';  6"  Abercius  et  les  autres  fidèles  recevaient  Jésus- 
Christ  sous  les  espèces  du  pain  et  du  vin. 

Ainsi,  la  primauté  du  siège  de  Rome,  le  symbolisme  du 
Poisson,  le  baptême,  l'Eucharistie,  tout  cela  était  attesté  par 
l'inscription  d'Abercius  pour  le  milieu  du  ii*  siècle 
après  2  J.-G.  » 

On  ne  saurait  mieux  dire,  ni  donner  idée  plus  nette  de 
l'importance  apologétique  du  monument  qui  nous  occupe. 
Est-il  superflu  néanmoins  de  faire  remarquer  que  la  foi  de 
l'Eglise  n'est  solidaire  à  aucun  degré  de  la  teneur  de  notre 
inscription?  Fût-elle  païenne,  les  dogmes  et  les  points  fon- 
damentaux de  symbolisme  qu'elle  semble  impliquer  reste- 
raient prouvés  par  des  documents  «  bien  autrement  clairs  et 
autorisés'.  »  La  question,  exclusivement  scientifique,  ne 
relève  donc  que  de  la  critique,  et  se  pose  en  ces  termes  : 
Cette  position,  qui  n'est  point  nécessaire  à  la  défense  du 
dogme,  est-elle  tenable,  ou  forte,  ou  même  inexpugnable? 
Pouvons-nous,  prédicateurs  et  catéchistes,  faire  fonds  sur 
l'épitaphe  d'Abercius  pour  confirmer  nos  dires  et  illustrer 
notre  enseignement? 


III 


Ce   droit,    on   ne   le   contestait  guère,    quand    un  jeune 
savant  allemand,  M.  Gerhard  Ficker,  présenta  un  mémoire 

•  1.  Notons  pourtant  que  Lighlfoot,  qui  Toît  la  Vierge  Marie  dans  la 
HapOivc;  àfrn,  admet  cependant  comme  probable  l'identification  de  cette 
Vierge  avec  l'Eglise  (S.  Ignatius,  2«  éd.,  p.  497).  F.  W.  Farrar  (Livcs  of  the 
Fathers.  Edinburgh,   1889.  To.  I,  p.  10)  n'admet  que  la  seconde   hypothèse. 

2.  Le  texte,  par  une  faute  évidente,  porte  :  avant. 

3.  Duchcsnc  :  lÉpilaphe  d'Abercius,  p.  9,  note. 


442  UN  MONUMENT  DE  LA  FOI  DU  SECOND  SIECLE 

de  sa  façon  à  TAcadémie  Royale  de  Berlin.  Ce  travail  eut  la 
chance  de  trouver  un  patron  en  là  personne  de  M.  A. 
Harnack,  qui  le  lut  en  séance  du  11  janvier  1894.  L'auteur 
appliquait  à  Tarchéologie  chrétienne  cette  critique  radicale 
dont  les  excès  avaient  discrédité  naguère  l'école  de  Tubin- 
gue.  L'épitaphe  était  païenne,  et  Abercius  myste  d'Attis  et 
de  Cybèle.  Le  divin  «  Poisson  «  n'est  autre  qu'Attis,  que 
certaines  histoires  mythologiques  font  recueillir  par  Cybèle 
sur  les  bords  d'une  rivière  où  il  aurait  été  exposé,  et 
«  repêcher  »  par  elle  dans  une  aventure  où  la  morale  n'a 
rien  à  voir.  Le  reste  de  l'exégèse  valait  ce  trait.  Cette  hypo- 
thèse «  a  reçu  presque  partout  l'accueil  qu'elle  méritait  :  on 
en  a  ri^  »  M.  l'abbé  Duchesne  releva  vivement  la  témérité 
du  jeune  érudit  dans  des  critiques  que  M.  de  Rossi  fit 
siennes,  en  y  ajoutant  ce  corollaire,  paru  dans  le  dernier  fasci- 
cule du  Bullettino  auquel  l'illustre  maître  ait  mis  la  main  : 
«  Ces  paroles  sont  piquantes  et  sévères,...  mais  comment  trai- 
ter sur  un  ton  sérieux,  et  discuter  comme  dignes  de  contro- 
verse scientifique,  de  tels  rêves?  ...  ^  »  L'essai  fantaisiste 
de  M.  Ficker  ne  s'en  releva  pas  :  aussi  bien,  avoue  M.  S. 
Reinach,  «  ne  tient-il  pas  debout  3.  » 

Cependant  la  jeune  école  critique  ne  s'avoua  pas  battue.  II 
serait  désobligeant  de  supposer  que  l'espoir  d'arracher  à 
l'épigraphie  chrétienne  un  de  ses  plus  nobles  joyaux  fût  pour 
quelque  chose  dans  l'acharnement  qu'on  mit  à  pousser  la 
campagne.  J'aime  mieux  penser  que  M.  Harnack,  qui  avait 
couvert  de  sa  haute  autorité  le  mémoire  de  M.  Ficker,  en  le 
faisant  insérer  dans  les  compte-rendus  de  l'Académie,  ne 
voulut  pas  rester  sur  cette  éclatante  défaite. 

II  reprit  donc  la  thèse,  mais  avec  plus  de  tact  et  de  mesure, 
et  en  se  bornant  au  rôle  d'  «  assembleur  de  nuages  ^.  »  — 
La  stèle  qui  portait  l'inscription  était  carrée  :  n'est-ce  pas  un 

1.  Analecta  Bolland.  VIII,  402  (1894).  Les  Bollandistes,  pas  plus  que 
M.  l'abbé  Duchesne,  ne  contestent  l'érudition  dont  a  fait  preuve  M.  G.  Ficker 
dans  des  travaux  d'un  caractère  moins  aventureux. 

2.  Bullettino  di  Arch.  Crist.  1894,  p.  69, 

3.  Revue  Critique  .-14  décembre  1896,  p.  449. 

4.  Zur  Abercius-Inschrift.  28  p.  (Texte  und  Untersuchungen,  XII.  4, 
Leipzig.  1895.) 


L'EPITAPHEL  D'ABERCIUS    *  443 

indice  de  son  origine  païenne  ?  ^  —  Le  texte  lui-même  ne 
fait  allusion  aux  croyances  chrétiennes  que  dans  une  partie 
de  sa  teneur  :  c'est  bien  étrange  !  Abercius  parle  de  «  sa 
chère  patrie  Hieropolis,  ville  distinguée  »  :  comment  con- 
cilier ceci  avec  la  catholicité  revendiquée  par  les  premiers 
chrétiens,  et  qui  les  fait  se  proclamer  «  citoyens  du 
monde  ?  ^  »  —  Le  Pasteur  dont  parle  Abercius  n'a  pas 
l'épithète  dont  le  qualifie  l'Evangile  (xa/iç).  Ces  «  grands 
yeux,  atteignant  partout  »  qu'on  lui  attribue  conviendraient 
bien  à  un  mythe  solaire'.  Puis  comment  croire  que  ce  Pasteur, 
s'il  s'agit  du  Christ,  envoie  Abercius  à  Rome  voir  un  Roî 
—  M.  Harnack  lit  sans  hésitation,  d'après  un  estampage- 
certainement  fautif*,  et  contredit  par  tous  les  manuscrits, 
BASIAHa,  —  et  une  Reine  céleste  ?  On  doit  convenir  que 
«  sceau  »  est  le  mot  consacré  dans  l'ancienne  langue 
chrétienne  pour  le  baptême,  mais  le  trouve-t-on  ainsi 
accolé  à  l'épithète  Xaurpa  ?  * 

Arrivant  aux  vers  où  l'inspiration  chrétienne  dicte  le  plus 
manifestement  les  mots  de  l'inscription,  M.  Ilarnack  multi- 
plie les  défiances  et  les  hypothèses.  Pistis  pourrait  bien  être 
un  nom  propre  de  femme  ^;  le  Poisson  dont  il  s'agit  est-il 
certainement  VIchtys  mystique?  Où  trouver  le  mot  çOvCi 
appliqué  aux  fidèles?'  Le  pain  et  le  vin  sont-ils  donc  des 
symboles  exclusivement  chrétiens?  Et  quand  tout  cela  serait, 
il  reste  de  l'ensemble,  remarque  M.  Ilarnack,  une  impres- 
sion mêlée.  On  ne  peut  guère  nier  sérieusement  le  caractère 
chrétien  d'une  partie  de  l'épitaphe,  mais  le  reste  y  contredit. 
Concluons  que  l'inscription  est  le  produit  d*un  syncrétisme 
entre  les  religions  solaires  de  Phrygie  et  les  mygtères  chré- 

1.  Adolf  Ilarnack,  op.  cit.  p.  5. 

2.  Harnack,  op.  cit.  p.  6. 

3.  Id.  ibid.  p.  7,  8. 

4.  Ducbcsne  :  l'Épitaphe  d' Abercius,  p.  19  ;  Wilpert  :  Fractio  Partis 
p.  104. 

5.  Harnack.  op.  cit.  p.  9. 

6.  Id.  ibid.,  p.  13. 

7.  Id.  ibid.  p.  14-16.  Jésus-Christ  justifie  ce  mot  par  la  communication 
faite  à  ses  disciples  de  ses  doctrines  divines  :  Ouâ;  iï  ifpmx  ^^îXcuc,  on  irocvra 
4  7;^'Ma(t  itxpi  Toj  HxTpo;  jM'j  U^iA^\9x  iaî».  (Joa.  XV,  15).  Cf.  plus  bas  l'inscrip- 
tion d'Autun  au  vers  3. 


444  UN  MONlTMENT  DE  LA  FOI  DU  SECOND  SIÈCLE 

tiens.  Et  l'on  nous  renvoie  pour  trouver  un  analogue  à  un 
fragment  tiré  dç  l'Histoire  (perdue  aujourd'hui)  de  Philippe 
Sidetes,  et  écrit  vers  400  M) 

Entre  temps,  des  critiques  novateurs  essayaient  de  nou- 
velles lectures.  C'est  ainsi  que,  pour  IlfaTtç  M.  Hilgenfeld 
lisait  *I(jtç2,  pour  Aaôv  M.  Hirschfeld proposait  Xacv (pierre).  Le 
texte  audacieusement  remanié  perdait  ainsi  peu  à  peu  sa 
couleur  chrétienne,  et  justifiait  de  plus  en  plus  les  doutes  de 
M.  Harnack.  Heureusement  des  archéologues  se  trouvèrent-^ 
pour  rassurer  sa  conscience  scientifique  en  montrant  com- 
bien peu  ses  scrupules  étaient  fondés. 

n  faut  noter  d'abord  que  l'inscription  est  versifiée,  et  parle 
un  langage  symbolique,  intelligible  aux  seuls  initiés  : 

Que  tout  confrère  comprenant  ceci  prie  pour  Abercius. 

Ces  deux  remarques  suffisent  à  lever  presque  toutes  les  diffi- 
cultés accumulées  par  l'érudition  de  M.  Harnack.  La  proso- 
die, si  imparfaite  qu'on  voudra,  imposait  dès  lors  (comme 
depuis,  hélas!)  des  sacrifices  d'expression  à  ceux  qui  vou- 
laient y  plier  leurs  confidences.  Tel  mot  qui  eût  mieux  cadré 
avec  le  sens  était  éliminé  par  le  rythme,  et  remplacé  par  un 
équivalent  souvent  incolore. 

La  poésie  grecque  suggérait  d'ailleurs  aux  auteurs  un 
certain  nombre  d'expressions,  consacrées  par  le  double 
avantage  qu'elles  offraient  de  faciliter  la  forme  métrique  et 
de  rendre  une  impression  connue.  Il  ne  faut  pas  être  grand 
clerc  pour  avoir  remarqué  que  l'idée  d'éclat  appelle  chez 
tous  les  poètes  grecs  un  composé  de  «  Xpuao...  ;  »  ce   qui 

1.  Op.  cit.,  p.  17  sqq.  Il  s'agit  dans  ce  fragment  d'un  roman  pseudo-histo- 
rique qui  n'a  de  commun  avec  notre  épitaphe  que  «  le  nom  de  tetqri..  employé 
dans  un  tout  autre  sens.  »  Duchesne  :  L' Epitaphe,  p.  27,  28  et  note. 

2.  «  L'Isis  d'Hilgenfeld  est  absolument  impossible  (gauzlich  unmoglich) 
d'après  la  pierre.  »  Dieterich  :  Die  Grahschrift  des  Aberkios,  p.  9,  note.  — 
Aussi  malheureux  en  cela  que  M.  Harnak,  M.  Hilgenfeld  attribue  au  Méta- 
phraste  (vers  le  x"  siècle)  un  récit  composé  vers  la  fin  du  iv^.  Voir  Lingens  : 
Zcitschrift  fur  Kath.  Theolog.  1896,  p.  310,  note. 

3.  Duchesne  :  l'Épitaphe  d' Abercius,  p.  14-30;  Wilpert  :  Fractio  Partis, 
p.  96-112. 


L'ÉPITAPHE  DABERCIUS  445 

nous  invite  à  ne  pas  presser  outre  mesure,  dans  notre  épi- 
taphe,  les  épithètes  attribuées  à  la  «  Reiîie  chamarrée  d'or, 
chaussée  d'or.  »  Enfin  la  tournure  symbolique  du  morceau 
conseillait  l'emploi  de  certains  termes  vagues,  insuffisam- 
ment clairs  aux  profanes. 

Cette  réponse  générale  pourrait  sufiire.  Mais  on  peut 
résoudre  directement  les  diflicultés.  Et  pour  la  forme  incri- 
minée du  cippe  funéraire,  il  est  vrai  que  les  stèles  carrées, 
sans  être  introuvables  ^  sont  rares  parmi  les  monument3 
chrétiens  de  Rome  :  l'habitude  des  enterrements  souterrains 
explique  assez  cette  rareté.  Mais  en  Asie  Mineure  c'est 
autre  chose  :  la  fameuse  inscription  chrétienne  de  Sandukly 
de  Phrygie,  commençant  par  ces  mots  : 

Paix  à  tous  passants  de  par  Dieu  '... 

est  gravée  sur  cippe  carré.  De  même  l'inscription  du  diacre 
phrygien  Abirkios,  trouvée  par  M.  Ramsay  à  Prymnessos, 
tout  près  d'IIiéropolis. 

Moins  sérieuse  encore  est  la  difficulté  qu'on  tire  de 
l'aljscnce  de  tout  indice  chrétien  dans  des  vers  entiers  de 
l'épitaphe  :  c'est  un  fait  que  nombre  d'inscriptions  chré- 
tiennes ne  se  manifestent  telles  que  par  un  mot,  un'symbole 
gravé,  ou  même  le  lieu  qui  les  contient^. 

Venons  au  texte  :  Abercius  parle  de  «  sa  chère  ville  d'IIié- 
ropolis »,  et  menace  d'une  amende  ceux  qui  profaneraient 
sa  tombe.  Renie-t-il  pour  cela  la  grande  fraternité  chré- 
tienne (qu'il  affirme  d'ailleurs  au  vers  11)?  Le  prétendre 
serait  condamner  ces  chrétiens  du  temps  d'Abercius  que 
des  textes  formels  *  nous  représentent  comme  tout  dévoués 

^1.  Wilpcrt  (Fractio  Panis,  p.  97)  en  cite  trois. 

2.  C.  I.  G.  IV.  9266. 

3.  Wilpcrt  :  Fractio  Panis,  p.  98. 

4.  Rien  de  plus  fréquent  dans  la  liturgie  primitive  que  les  prières  «  pour 
nos  princes,  pour  ceux  qui  nous  gouvernent  sur  la  terre...  »  (Cf.  I.  Clément, 
Ch.  Lx;  TerluUicn  :  Apologie,  ch.  xxxix,  etc.)  Saint  Justin  rapporte  que  les 
fidèles  de  son  temps  demandaient,  entre  autres  grâces,  dans  les  prières  qui 
pr«5ccdaient  la  consécration  eucharistique,  «  à  èlre  jugés  effectivement  de 
bons  citoyens...  »  (2ii«*$  xaTaÇi(»0<â>(i.iv..  Ji' t^^uv  di^aO»  ncXtriuTzi).  Apol.,  c.  lxv. 
(Migne,  P.  G.,  VI,  428). 


446  UN  MONUMENT  DE  LA  FOI  DU  SECOND  SIECLE 

à  leur  patrie  terrestre,  sans  être  pour  si  peu  négligents  de 
la  grande  patrie  du  ciel.  Et  quant  à  la  clause  comminatoire 
qui  avait  étonné  Tillemont  avant  M.  Harnack,  elle  était  à  ce 
point  justifiée  par  l'usage  des  sépultures  chrétiennes  de 
Phrygie,  qu'une  seule  petite  ville  de  cette  province,  Apamée 
Gibotos,  en  fournit  trois  ou  quatre  exemples  *. 

Au  Pasteur  Abej;cius  accole  l'épithète  de  pur  (aYvoç)  :  le 
vers  n'eût  pas  souffert  Y.oclhq.  La  description  qui  suit  est 
poétique,  et  rappelle  ces  peintures  dont  on  cite  déjà  quinze 
exemples  dans  les  catacombes  2.  Le  pasteur  y  est  représenté 
assis  ou  debout,  tenant  en  main  sa  houlette  et  paissant  ses 
brebis  (on  en  compte  jusqu'à  treize)  «  par  monts  et  plaines  ». 
Nul  besoin  donc  de  recourir  aux  mythes  solaires  de  Phrygie 
pour  expliquer  ces  vers. 

L'objection  tirée  du  mot  (îaaiXîia  tombe  avec  la  mauvaise 
lecture  qui  l'a  suggérée.  L'épithète  de  brillant  (Xa[jLzpa) 
appliquée  au  sceau  du  baptême  a  son  équivalent,  dans  un 
document  de  la  première  partie  du  11®  siècle  ^.  Les  autres 
doutes  de  M.  Harnack  trouveront  leur  solution  dans  les 
arguments  qui  établiront  directement  l'origine  chrétienne 
de  notre  épitaphe.  Je  note  seulement  en  finissant  que  ces 
doutes  ne  portent  que  sur  les  qualificatifs,  abandonnés  plus 
aisément  aux  exigences  du  rythme  :  tous  les  substantifs  sont 
des  mots  consacrés  dans  la  langue  chrétienne  primitive. 

*  IV 

Ces  doutes,  aussi  bien,  laissaient  subsister,  pour  une 
partie  de  l'inscription  au  moins,  l'inspiration  chrétienne  de 
l'auteur.  Un  autre  savant  allemand  ne  s'en  contenta  pas,  et, 
reprenant  la  question,  prétendit  la  clore  par  une  discussion 
concluant  nettement  au  paganisme  d'Abercius.  Ce  travail, 
dans  lequel  M.  Dieterich  adapte  ses  lectures  et  hypothèses 
propres  à  celles  qu'on  avait  déjà  proposées,  peut  être  consi- 
déré comme  l'effort   positif  le  plus  sérieux  pour  expliquer 

1.  On  peut  les  voir  dans  Duchesnc  :  l'Epitaphe  d'Abercius,  p.   16,  17. 

2.  Wilpert  :  Fractio  Panis,  p.  99. 

3.  T/îpriaaTî  Ty,v  oçpa-yïS'a  àdTttXcv,  (Gardez  pur  et  brillant  le  sceau  de  votre 
baptême),  //  Cor.  Ps.  Clem.,  VIII,  6.  (Ed.  Funk,  To.  I,  p.  154). 


L'ÉPITAPHE  DABERCIUS  447 

dans  un  sens  païen  Tinscription  d'Hiéropolis.  C'est  là  sans 
doute  ce  qui  justifie  la  faveur  qui  Ta  accueilli  :  M.  Salomon 
Reinach,  dont  la  compétence  en  épigraphie  grecque  est 
incontestée,  débute  ainsi  dans  le  compte  rendu  qu'il  a 
donné  à  la  Revue  Critique  de  cet  opuscule  :  «  C'est  M.  Diete- 
rich  qui  a  raison  :  il  a  mis  dans  le  mille.  Archéologues, 
théologiens,  épigraphistes,  nous  avons  tous  pataugé  depuis 
quinze  ans  :  l'inscription  d'Abercius  est  restée  un  mystère 
jusqu'au  jour  où  M.  D.  l'a  expliquée  ^.  »  —  Et  nul  n'aura 
d'esprit!...  Osons  cependant  examiner  ce  système  si 
heureusement  trouvé  2. 

M.  Dieterich  commence  par  déblayer  les  entours  de 
l'inscription  pour  rester  en  face  du  texte  tout  seul,  plus 
facile  alors  à  solliciter.  Pour  cela  il  faut  se  débarrasser  : 
1"  de  la  légende  et  de  l'identification  d'Abercius  avec  l'Avir- 
cius  Marcellus  d'Eusèbe;  2°  des  monuments  épigraphiques 
analogues,  et  surtout  de  l'épitaphe  d'Alexandre.  L'exécution 
est  prestement  faite. 

L'histoire  d'Abercius  a  tout  entière  pris  naissance  autour 
de  l'inscription  malcomprise  :  les  habitants  d'HiéropoMs 
ont  vu  (les  bonnes  gens!)  un  chrétien,  un  évoque,  l'apôtre  et 
le  patron  de  leur  ville,  dans  le  sectateur  d'Attis  qui  avait 
fait  graver  le  cippe  primitif  '.  Autour  de  cette  méprise 
fondamentale  s'est  formée  la  légende,  se  modelant  pour  le 

1.  Revue  Critique  :  14  décembre  1896,  p.  447.  Rendons  cette  justice  à 
M.  Rcinnch  qu'il  a  ou  des  scrupules  de  cette  enthousiaste  adhésion,  et  s'est 
gardé,  dans  une  note  finale,  une  ligne  de  retraite  :  «  Depuis  que  cet  article 
est  écrit,  j'ai  pu  m'assurcr  que  M.  D.  n'a  pas  convaincu  plusieurs  des 
connaisseurs  les  plus  émincnts  des  choses  chrétiennes.  Pour  le  moment...  je 
me  sens  forcé  de  maintenir  mon  adhésion.  »  Ibid.,  p.  452,  note. 

2.  Cet  article  était  écrit  quand  a  paru  dans  le  Bulletin  Critique  (25  février 
1897]  une  réponse  pércmptoirc  de  M.  l'abbé  Duchesne  &  MM.  Dieterich  et 
Reinach.  On  ne  s'étonnera  pas  de  me  voir,  par  des  notes  fréquentes,  corro« 
borcr  de  l'autorité  d'un  maître  mes  propres  arguments. 

3.  a  On  ne  remarque  pas  assez  que  le  culte  d'Abercius  est  antérieur  k 
la  légende  et  qu'il  n'a  pu  être  créé  par  elle;  on  oublie  que  ces  cultes 
locaux  se  rattachaient  toujours  aux  tombeaux  des  morts.  Il  est  très  piquant 
de  constater  que  les  chrétiens  ont  commis  d'énormes  bévues...  Mais  il  ne 
faudrait  pas  abuser  de  ces  petits  jeux  ni  confondre  les  temps.  L'erreur  qui 
aurait  eu  lieu  pour  Abcrcius  se  placerait  à  une  époque  très  ancienne,  au  iv« 


448  UN  MONUMENT  DE  LA  FOI  DU  SECOND  SIECLE 

détail  sur  certaines  vies  de  saints  particulièrement  popu- 
laires. L'identification  d'Abercius  avec  l'évêque  Avircius  * 
croule  du  même  coup. 

Quant  aux  monuments  chrétiens  analogues,  l'inscription 
de  Pectorius  d'Autun  par  exemple,  M.  Dieterich  les  passe 
simplement  sous  silence.  Il  ne  peut  cependant  prendre 
cette  liberté  avec  le  titre  funéraire  d'Alexandre  :  C'est  un 
fait  qu'il  est  daté  de  216,  que  tout  le  monde  jusqu'ici  l'a  cru 
chrétien  et  postérieur  à  celui  d'Abercius.  Tout  le  monde  s'est 
trompé.  La  clausule  prétendue  chrétienne  est  en  réalité 
païenne,  —  pourquoi,  l'auteur  néglige  de  le  dire  ;  —  et 
l'inscription  d'Alexandre,  moins  longue  et  moins  chargée, 
doit  être  considérée  comme  antérieure  à  celle  d'Abercius  ~. 

Voilà  bien  des  postulats  :  cette  erreur  générale  des 
savants  les  plus  compétents  n'est  sûrement  pas  impossible, 
mais  encore  faudrait-il  l'appuyer  sur  autre  chose  que  des 
hypothèses.  Acceptons-les  cependant  pour  un  instant,  et 
voyons  si  l'exégèse  directe,  jetant  sur  le  texte  une  lumière 
éclatante,  justifiera  ces  hardiesses. 

C'est  ici  que  le  procédé  critique  de  M.  Dieterich  tourne 
véritablement  au  roman.  Il  commence  par  lire,  en  dépit  de 
tous  les  manuscrits  et  des  travaux  antérieurs  :  Xaov,  [îaaiXTja, 
N>5aTi;,  au  lieu  de  Xaôv,  paaiXetav,  zi'axtç.  ^ 

siècle  pour  le  moins,  c'est-à-dire  dans  un  temps  où  païens  et  chrétiens 
vivaient  encore  ensemble,  se  connaissant  parfaitement,  sachant  bien  surtout 
où  étaient  les  différences  entre  les  deux  religions.  »  L.  Duchesne  :  Jiul- 
letin  Critique,  25  février  1897,  p.  105,  106. 

1.  Admise  pourtant  comme  presque  certaine  par  M.  Harnack  lui-même  : 
Geschichte  der  Altchristlichen  Litteratur,  I,  1,  1893,  p.  259. 

2.  Die  Grahschrift  des  Aherkios,  p.  16  sq. 

3.  Id.,  ibid.  p.  8,  9  ;  12.  14.  —  «  J'ai  vu  et  revu  la  pierre,  avec  beaucoup 
d'attention,  avec  mes  yeux  et  avec  des  loupes  ;  diverses  autres  personnes 
l'ont  examinée  aussi  et  m'ont  fait  part  de  leur  expertise.  Nous  sommes  tous 
d'accord  sur  deux  points  :  1°  après  BAIIA  la  pierre  offre  une  cassure  qui 
s'étend  à  plusieurs  lignes  ;  2»  de  l'autre  mot,  il  n'y  a  de  visible,  avant  les 
lettres  2TI2,  que  la  partie  inférieure  de  deux  jambages  verticaux  ;  la  ligne 
oblique  où  M.  Dieterich  voit  l'indication  d'un  N  est  une  cassure  de  la  pierre 
en  dehors  de  l'alignement  horizontal  des  lettres.  Ainsi  le  marbre  ne  donne 
ni  DA2IAHAN  ni  NHIllS.  Pour  savoir  ce  que  portait  l'inscription  nous  n'avons 
d'autre  ressource  que  de  consulter  la  Vie  d'Abercius.  Or  celle-ci  donne 
BAIlAEIANet  Dims.  »  L.  Duchesne.  Bulletin  Critique.  1897,   I,  p.  101,  102. 


L'ÉPITAPIIE  D'ABERCIUS  449 

Puis  il  rappelle  ce  fait  que  rcmpereur  Avitus,  —  plus  con- 
nu sous  le  nom  du  dieu  syrien  Elagabal,  dont  il  était 
prêtre,  —  emmena  son  idole  d'Emèse  à  Rome,  quand  les 
intrigues  de  sa  mère  Julia  Soœmias  l'eurent  fait  proclamer 
impcrator  par  les  ipldats  des  légions  d'Asie.  Cette  idole 
était  une  pierre  noire,  de  forme  conique,  d'origine  peut- 
être  sidérale,  et  qui  portait  gn  relief,  d'après  Hérodien,  des 
marques  en  saillies.  Iléliogahale  lui  soumit  tout  le  panthéon 
romain,  et  fit  venir  de  Carthage,  pour  la  fiancer  avec  son 
dieu,  la  statue  de  «  liera  Caelestis  »,  très  révérée  dans 
toute  l'Afrique.  Le  mariage  fut  célébré  en  grande  pompe,  et 
à  ce  propos  le  jeune  fou  qui  présidait  l'orgie  impériale 
exigea  des  présents  de  noces  de  toutes  les  provinces  de 
l'empire  (220). 

C'est  là-dessus  que  M.  Dicterich  édifie  son  conte  mytholo- 
gique *  :  Abercius,  délégué  d'une  confrérie  vouée  au  culte 
d'Attis,  vient  à  Rome  assister  au*mariagc  du  Roi  —  c'est-à- 
dire  de  la  pierre  noire  d'Emèsc  —  et  de  la  Junon  Céleste  de 
Carthage.  11  voit  à  RoTne  une  pierre  (Xasv)  marquée  d'un 
sceau  brillant  —  c'est-à-dire  de  saillies  luisantes,  • —  ornée 
peut-être  d'un  diamant  ou  d'un  aigle  métallique.  Le  «  saint 
Pasteur  «  do  l'inscription  est  Attis,  mythe  solaire  phrygien, 
qualifié  parfois  de  pasteur,  de  saint,  d'œil  du  monde...  *  Les 
«  écritures  sincères  »  sont  des  caractères  magiques  du 
culte  d'Attis;  ^  les  «  confrères  »  que  rencontre  Abercius,  les 
adeptes  du  même  culte.  Le  Pjiulos  dont  il  s'agit  est  peut- 
être  (?)  un  délégué  de  la  province  aux  noces  de  la  pierre 
d'Emèse.  Au  lieu  de  la  foi  (::C<rriç)  il  faut  lire  Nestis,  *  nom 
<rune  divinité  sicilienne  qui  a  pu  passer  en  Asie  Mineure. 

1.  Die  Grahschrifl  des  Aherkios,  28  sqq. 

2.  Id.,  ibid.  p.  20,  21  note.  Allis  est  en  cflct  qualifit^  de  ^cux^Xc;,  ainoXat, 
une  seule  fois  :  ir&ijAr.vXrjxûvâdrpMv,  pasteur  des  astres  brillants.  Qu'on  se  sou- 
vienne qu'il  s'agit  d'un  mythe  rcprt'scnlant  le  soleil.  —  J'écris  avec  M. 
Dielorich  Attis  :  en  français  l'on  trouve  plus  souvent  Atys." 

3.  Id..  ibid.  p.  3'i,  note.  ^ 

4.  «  J'y  ai  été  amené  (à  lire  Nf.vn;)  sans  savoir  ce  que  Nestis  pouvait  Olre, 
et  ce  complément  nécessaire  d9  reste  nous  pousse  logiquement  plus  loin. 
ISrati;  doit  ôlrc  le  nom  d'une  déesse..  »  Ibid.  p.  43.  Malheureusement  pour 
M.  D.  ce  (I  complément  nécessaire  »  (notwendigc  Ergœnzung)  n'est  nuUe- 
tncnt  appuyé.  Voir  ci-dessus  la  note  de  l'abbé  Duchesnc. 

LXXI.  —  29 


450  UN  MONUMENT  DE  LA  FOI  DU  SECOND  SIÈCLE 

Cette  Nestis,  déesse  des  eaux,  a  dû  être  identifiée  par  les 
Grecs  à  la  déesse  orientale  Derceto,  qui  avait  la  forme  d'un 
poisson  1.  Ceci  posé,  Nestis  a  nourri  Abercius  de  ses  pois- 
sons sacrés.  Le  pèlerin,  ascète  païen  (??)  —  Nestis  signifie 
encore  jeûne  ^  —  s'est  nourri  de  poiss^,  de  pain  et  de  vin. 
Ici,  des  formules  obscures,  analogues  à  celles  des  mystères 
d'Eleusis,  mais  d'où  il  semble  ressortir  qu'une  prêtresse 
(la  «  Vierge  sainte  «)  péchait  les  poissons  destinés  à  la  nour- 
riture d' Abercius  3.  Et  voilà  comment  on  explique  l'obscur 
par  les  pures  ténèbres! 

L'exposé  du  système  me  semble  commencer  sa  réfutation. 
Quel  échafaudage  subtil  d'hypothèses  pour  rendre  compte 
de  la  possibilité  d'une  interprétation  païenne  !  Non  seule- 
ment on  isole  le  texte,  mais  on  le  torture.  On  appuie  sur 
une  lecture  plus  que  risquée  le  mot  ^aatXyjav  *  —  forme  d'ail- 
leurs inconnue  et  arbitrairement  dérivée.  Au  lieu  de  la  très 
claire  leçon  Aacv,  on  imagine  un  «  sens  insolite,  mal  attesté, 
presque  barbare.  »  ^  L'on  fait  d'une  pierre  un  roi,  on  l'orne 
d'un  sce*au  brillant  sous  prétexte  d'empreinte  ou  d'orne- 
ment. Hypothèses,  ces  caractères  cabalistiques  que,  par 
analogie  avec  d'autres  cultes  antiques,  on  prête  aux  secta- 
teurs d'Attis.  Hypothétique,  ce  Paulos  qu'on  nous  propose 
comme  compagnon  d'Abercius.  — Quant  à  Nestis,  c'est  vrai- 
ment ici  que  l'exégèse  dépasse  toute  mesure  :  il  nous  faut 
admettre  :  1"  que  le  nom  de  cette  déesse  très  peu  connue  •* 

1.  Id.,  ibid,  p.  38  sqq.  surtout  45. 

2.  Id.,  ibid.  p.  46. 

3.  là.,  ibid.  p.  47. 

4.  Id.,  ibid.  p.  22,  note,  coll.  Bulletin  Critiq.,  1.  c.  p.  102. 

5.  Duchesne  :  l'Epitaphe  d'Abercius,  p.  23.  L'unique  exemple  de  AA02 
dans  le  sens  de  pierre,  relevé  dans  ^pute  la  littérature  grecque  (Œdipe  à 
Colone,  V.  196),  est  contesté. 

6.  P.  Decharmc  dans  sa  :  Mythologie  de  la  Grèce  antique  (Paris,  1879, 
626  pages  in-8°)  ne  mentionne  même  pas  Nestis.  Le  seul  passage  antique 
auquel  renvoient  les  rares  scholiastes  ou  hérésiologues  qui  en  ont  parlé, 
particulièrement  Hippolyte,  que  cite  M.  Diet*ich,  est  ce  vers  d'Empédocle, 
(Frag.  Empedocl.,  éd.  MuUach-Didot,  vers  161)  : 

NxuTt;   6'  tÎ  Jaxpûwv    TSf^tt   xpoûvwjAX  Pporticv 
où  Nestis  est  prise  certainement  pour  la  personnification  de  l'eau,  opposée 


L  ÉPITAPHE  D'ABERCIUS  451 

figurait  sur  notre  pierre,  alors  qu'on  ne  peut  citer  un  seul 
exemple  d'inscription  où  Ton  doive  le  retrouver  *,  2°  que 
Nestis  a  passé  de  Sicile  où  l'on  nous  la  signale  —  et  com- 
bien vaguement 2! —  en  Asie  Mineure;  3°  qu'elle  a  été 
identifiée  avec  une  déesse-poisson,  4°  que  l'abstinence  était 
imposée  aux  mystes  sectateurs  d'Attis,  et  que  le  poisson^, 
le  pain  et  le  vin  étaient  les  mets  sacrés  dont  on  les  nourrissait  ; 
mets  5"  servis  exclusivement  ou  principalement  par  des 
prêtresses  qualifiées  de  vierges.  Et,  tous  ces  postulats 
admis,  *  «  on  ne  peut  pas  dire,  assurément,  que  tout  s'expli- 
que.. »  ^ 

Il  resterait  à  expliquer  en  effet,  entre  beaucoup  d'autres 
traits,  le  vers  19  dans  lequel  Abercius  demande  des  prières 
pour  son  Ame.  Consulté  par  Mgr  Wilpert  sur  le  fait  de 
l'existence  d'inscriptions  païennes  «  où  soit  exprimée  la 
prière  pour  des  défunts,  »  M.  le  professeur  Gatlî,  l'un  des 
maîtres  de  l'épigraphie  classique,  a  répondu  «  qu'il  n'en 
connaissait  aucune  qui  dût  s'entendre  dans  le  sens  indiqué..  »® 
Mais  rien  n'est  plus  conunun  au  contraire,  dans  les  inscrip- 
tions païennes,  que  la  conviction  de  la  vanité  de  toute 
intercession  pour  les  morts.  Dans  celle  d'Aurélius  Antonius, 

aux  trois  autres  ('It'monls  (ZoUcr-Boutrotix  :  la  Philosophie  des  Grecs  I.  2, 
206,  note).  C'est  bien  ainsi  du  reste  que  1  .ui.iwl  Hippolyte  {Adv.  Jlxr.,  VII, 
29). 

*  1.  Le  Corpus  Tnscriptionttm  de  Bœckh-l-iirtnis  (éd.  1877),  dans  sa  table  des 
noms  mythologique»,  n'a  rien  k  Nestis.  Le  silence  de  M.  l)ieterich  m'auto- 
rise h  dire  qu'on  n'a  trouvé  ce  nom  depuis  sur  aucune  inscription. 

2.  Eustathe,  scholiaste  d'Uomcrc  (in  T  Iliad.  p.  1180.  1,  14)  parle  de 
Nestis,  qui  est,  dit-on  (fsoi),  une  certaine  diviniliS  sicilienne,  identique, 
d'après  quelques-uns,  à  Proserpine. 

3.  On  sait  qu'un  des  points  les  mieux  attestas  du  culte  de  Cybèle,  intime- 
ment uni  à  celui  d'Atlis  ('A-j}îaTti{  6ut)  était  la  prohibition  du  poisson  comme 
nourriture. 

4.  Je  dis  postulats,  ne  reconnaissant  pas  pour  preuves  les  similitudes  loin* 
taincs  et  obscures  apportées  par  M.  Dietcrich  k  l'appui  de  sa  thèse.  Qu'il  y  ait 
eu  dans  divers  mystères  païens  des  jeûnes,  des  prêtresses  (parfois  appelées 
vierges),  des  formules  sacrées,  qui  en  doute  ?  Il  faudrait  encore  montrer 
que  tout  ceci  s'applique  précisément  au  culte  d'Attis. 

5.  Salomon  Reinach  :  Revue  Critique  16,  déc.  1896,  p. '451. 

6.  Wilpert:  Fractio  Partis,  p.  110,  note.  Voir  là  dessus  Kaufmann  :  Die 
Légende  dcr  Aberkiosstclc  iin  Lichle  urchristlichcr  Eschatologie,  dans  le 
Katholik  de  Mayence,  mars  1897,  p,  245.  * 


452 


UN  MONUMENT  DE  LA  FOI  DU  SECOND  SIECLE 


pauvre  enfant  de  sept  ans,  «  initié  à  tous  les  mystères  des 
dieux  yy,  ses  parents  se  plaignent  queHeur  fils  ait  «  quitté  la 
douce  lumière  »,  et  constatent  avec  tristesse  que  rien  ne  lui 
sert  d'avoir  observé  avec  une  exacte  piété  (HEMNQI!)  les 
rites  des  mystères  sacrés  ^.  Même  affirmation  calme  et  déso- 
lée dans  cette  épitaphe  d'un  enfant  de  Garthage  : 

Aux  dieux  mânes  ! 
Je  n'indique  pas  son  nom,  ni  le  nombre  de  ses  années 
De  peur  qu'en  les  lisant  la  douleur  ne  nous  reste  au  cœur. 
Doux  enfant  tu  Ctais,  mais  combien  peu  de  temps  ! 
La  mort  triomphante  t'a  empêché  d'arriver  à  l'âge  de  la  liberté. . 
Maintenant  la  mort  éternelle  t'a  rendu  libre  ^. 

En  face  du  fragile  système  de  M.  Dietericl^,  il  n'est  pas 
inutile  de  se  rappeler  que  c'est  pourtant  ce  qu'on  oppose 
•  de  plus  fort  ^  à  l'interprétation  traditionnelle,  jusqu'alors 
universelle,  et  combien  satisfaisante  et  claire,  à  quel  point 
appuyée  sur  les  écrits  et  monuments  contemporains,  c'est  ce 
qui  nous  reste  à  voir. 


V 

Le  premier  des  arguments  qui  vont  à  établir  le  sens  chré- 
tien de  notre  épitaphe  est  le  récit  reproduit  par  le  Méta- 
phraste.  Beaucoup  des  traits  qu'il  renferme  sont  assuré- 
ment apocryphes  :  s'en  suit-il  qu'on  ne  puisse  faire  quelque 

1.  De  Rossi  :  Inscriptiones,  II.  1,  p.  XXVII.  Voir  la  réplique  chrétienne 
dans  rinscription  des  Catacombes  citée  plus  bas,  page  30.  L'inscription 
d'Aurélius  Antonius  est  contemporaine  de  colle  d'Abercius. 

2.  Revue  des  publications  épigraphiques,  par  R.  Cagnat,  dans  la  Revue 
Archéologique,  mai-juin  1894,  p.  421,  §90, 

3.  La  Berlin«r  philologisclie  Wo c lions c lu-if t  (1897,  n"  13)  déclare  inaccep- 
table l'interprétation  de  M.  Dicterich,  mais  veut  qu'il  s'agisse,  dans  notre 
épitaphe,  d'Isis.  Sans  discuter  au  long  cette  hypothèse,  je  rappelle  :  1°  qu'il 
est  impossible  de  lire  ^loi;  dans  le  texte  de  l'inscription,  2"  que  le  document 
antique  le  plus  complet  qui  nous  reste  sur  le  culte  d'Isis  au  temps  de  sa 
contamination  avec  les  cultes  mystiques  grecs,  —  ce  serait  le  cas,  — men- 
tionne formellement  l'abstinence  totale  du  poisson  pratiquée  par  les  mytcs 
d'Isis  :  0\  8'  lepsï;  airs'yovrat  Trâvrwv  (t/_6'JMv).  (Plutarchi  :  De  Iside  et  Osiride 
§  7.  Ed.  Didot  I.  432).  Or  Abercius  déclare  non  moins  formellement  que  la 
Foi  «  lui  a  servi  partout,  cn^ourriture ,  un  poisson  de  source.  » 


L'EPITAPHE  D'ABERCIUS  453 

fond  sur  le  noyau  premier  de  l'histoire  ?  Ce  qu'on  lui  objec- 
tait de  plus  sérieux  a  disparu  devant  la  distinction  des  deux 
Hiérapolis,  et  l'exploration  soigneuse  de  M.  Ramsay  a  justi- 
fié d'éclatante  façon  certains  détails  qu'on  aurait  facilement 
attribués  à  la  fantaisie  du  chroniqueur —  la  place  des  thermes, 
par  exemple.  Enfin,  quoi  qu'il  en  soit  des  remaniements  ', 
c'est  un  fait  que  le  rédacteur  primitif,  au  iv*  ou  v"  siècle, 
considérait  l'épitaphe  comme  celle  d'un  chrétien,  d'un 
évêque,  d'un  personnage  influent  reconnu  par  la  tradition 
locale  comme  patron  spécial  du  pays.  Que  celte  mémoire 
ait  été  embellie  à  l'aide  de  traits  empruntés  aux  lieux  com- 
muns de  l'hagiographie  d'alors  ',  accordons-le  :  encore  faut- 
il  reconnaître  qu'elle  existait  et  que  l'application  même,  à 
celui  qui  en  était  l'objet,  des  légendes  les  plus  célèbres, 
témoigne  de  la  vénération  que  les  gens  d'Hiéropolis  avaient 
pour  leur  apôtre.  A  qui  persuadera-t-on  que  cette  mémoire 
n'avait  pour  la  fonder  d'autre  document,  d'autre  tradition 
qu'une  épitaphe  païenne,  interprétée  comme  certainement 
ciirétienne  dans  son  lieu  d'origine  ? 

Qu'il  ait  existé  d'ailleurs  en  Phrygie,  au  temps  que  le  rédac- 
teur anonyme  assigne  à  notre  inscription,  un  évèque  chrétien 
i'onsidérable  nommé  Abercius,  c'est  ce  dont  on  fie  saurait 
douter.  Eusèbe  nous  a  conservé  des  fragments  d'un  écrit 
antimontaniste  adressé  par  un  de  leurs  collègues  en  sacer- 
doce, îi  Avircius  Marcellus  ctàZotique  d'Otrous'.  OrOtrous, 
aussi  bien  qu'Ilicropolis,  a  été  identifié  par  M.  Ramsay  :  ces 
deux  villes  sont  en  Phrygie  salutaire  et  dépendent  également 
de  la  métropole  de  Synnadc.  L'écrit  cité  par  Eusèbe  se  rap- 
porte vraisemblablement  au   temps  de  Caracalla  (211-214)*. 

Voici  donc  à  Hieropôlis,  à  une  époque  s'accordant  avec  les 

1.  On  pont  voir  sur  ce  point  un  bon  article  du  P.  Tharston  dans  le  Month, 
juillot  IS'JO,  p.  339  8q  :  Tho  slory  of  S.  Abercius,  a  Byzantine  Forgery  ? 

2.  Diclcrich  :  Die  Grabschrift  do»  Aborkios  p.  3,  4. 

3.  Hist.  Eccl.  V.  16.  Le  texte  porte  'Acuipx:i  MapxtUi.  Le  concile  de  Chalcd- 
doinc  porte  comme  l'infcription  'ACt^xio;,  que  donnent  en  outre  plusieurs 
manuscrits  d'Eusèbe. 

4.  C'est  la  date  assignée  par  l'abbé  Duchesue  :  Revue  des  Quest.  Historiq. 
T.  XXIV,  p.  27  sqq.  M.  de  Rossi  préfère  avec  Ligbtfoot  la  date  de  193  (Ins- 
cript. Christianœ,  II.  1,  XVIII,  note).  Cette  légère  divergence  ne  fait  rien  A 
la   thèse. 


454  UxN  MONUMENT  DE  LA  FOI  DU  SECOND  SIÈCLE 

données  chronologiques  de  la  «  Vie  »,  un  évèque  influent, 
—  on  prend  ses  exhortations  pour  des  oadres,  —  du  nom 
d'Abercius.  A  cette  identification  s'opposait  la  succession 
connue  des  évêques  d'Iïierapolis.  Depuis  qu'on  a  replacé 
Abercius  sur  son  siège  d'Hieropolis,  l'opinion  qui  voit  en 
lui  le  héros  des  actes  et  l'auteur  de  l'inscription  touche,  au 
jugement  de  M.  Harnack^  à  la  certitude. 

L'épitaphe  d'Alexandre  confirme  encore  cette  conclusion  : 
La  dépendance  mutuelle  des  deux  inscriptions  est  tout 
d'abord  indéniable  :  plusieurs  vers  de  l'une  sont  textuelle- 
ment reproduits  dans  l'autre,  avec  leurs  fautes  môme  de 
quantité.  La  stèle  de  216  est  d'ailleurs  certainement  chi'é- 
tienne;  la  région  où  elle  a  été  trouvée  est  riche  en  monu- 
ments épigraphiques  portant  des  formules  comme  celle-ci  : 
«  des  chrétiens  à  un  chrétien  »,  ou  les  monogrammes  A  Q, 
:|;  ~.  Quant  au  texte  môme,  «  le  salut  adressé  aux  passants  et 
l'invitation  à  se  souvenir  du  défunt,  est  de  style  liturgique. 
C'est  l'EîprjVY;  zaav,  le  Pax  vobis  des  liturgies  grecque  et 
latine  »3. 

Reste  à  prouver  la  priorité  de  l'inscription  d' Abercius. 
Elle  est  plus  longue,  et  donc  postérieure,  objecte  M.  Die: 
terich.  Le.  contraire  semble  plus  naturel,  car  l'on  conçoit 
bien  que  les  amis  d'Alexandre  aient  emprunté  à  l'épitaphe 
déjà  existante  d'un  homme  illustre  des  fragments  applicables 
à  tout  chrétien  et  complétés  par  les  indications  strictement 
personnelles  au  mort  obscur;  mais  voit-on  Abercius  inter- 
caler dans  une  composition  poétique  d'une  certaine  impor- 
tance, et  neuve  dan s^  sa  teneur  presque  entière,  la  citation 
textuelle  de  formules  prises  d'un  travail  antérieur  de  valeur 
moindre  ? 

Il  y  a  mieux  d'ailleurs  que  cette  invraisemblance  :  la  forme 
seule  des  lettres  (la  remarque  est  du  commandeur  de  Rossi)^ 
atteste  l'antériorité  de  l'inscription  d'Abercius.  Les  lettres 
E,  S  y  sont  constamment  gravées  d'après  la  forme  antique, 
tandis  que  les  formes  rondes  ou  carrées  apparaissent  déjà 

1.  Harnack  :  Geschichte  der  Altchristlichen  Litteratur,  I.  1,  (1893),  p.  259. 

2.  Lightfoot  :  S.  Ignatius  (2  éd.),  p.  501. 

3.  Duchesnc  :  l'Epitaphe  d'Abercius,  p.  12. 

4.  Rossi  :  Inscript.  Christianse,  II.  1,  p.  XVII,  XVIII. 


L'ÉPITAÏiHE  D'ABERCIUS  455 

dans  l'épitaphe  d'Alexandre.  Enfin  le  vers  3,  qu'une  légère 
substitution  de  mots  rend  aisément  correct  dans  l'autobio- 
graphie poétique  de  l'évêque  phrygien,  devient  impossible 
à  scander  par  la  substitution  brutale,  à  son  nom,  de  celui 
d'Alexandre,  fils  d'Antoine  ('AÀÉ;avspcç  'Avtwviîu).  La  main  des 
plagiaires  est  surprise  ici  en  flagrant  délit,  et  ce  fait  me 
semble  péremptoire.  ' 


Voici  enfin  une  inscription  du  même  temps,  celui  de 
Septime  Sévère.*  Elle  a  été  trouvée  à  Autun,  et  son  caractère 
chrétien,  d'ailleurs  incontesté,  est  clair  à  la  première  lecture. 
Je  traduis  vers  pour  vers  cette  naïve  et  belle  prière  d'un 
fils  aimant,  sur  la  restitution  de  Pohl,  qui  a  profité  de  tous 
les  travaux  antérieurs,  et  dont  le  texte  a  été  accepté  par  M. 
de  Rossi  dans  ses  Inscriptions  Chrétiennes  : 

Race  divine  du  Poisson  (iXeTi)  céleste,  en  ton  cœur  pur 
Prends  force,  toi  qui  puises  parmi  les  mortels  la  source  immortelle 
Des  eaux  divines.  Ami,  réjouis  ton  âme 
-    Par  les  eaux  intarissables  de  la  Sagesse  riche  en  dons  : 

Prends  la  nourriture  douce  comme  miel  du  Sauveur  des  saints, 
Mange  ardemment,  tenant  en  main  le  Poisson  (ixeïPi). 
Rassasie  toi  du  Poisson,  c'est  mon  vœu,  sauveur  et  iiiaitrc, 

1.  C'est  aussi  l'opinion  de  Lightrool:  Saint  Ignatius  (2  éd.),  p.  'i95  et  note. 
A  ces  raisons,  déjà  bien  fortes,  M.  l'abbc'  Duchcsne  (Bulletin  Critique,  25 
février  1897,  p.  103  sq)  en  ajoute  trois  autres  :  l'une  est  tirée  de  la  substitu- 
tion, dans  l'épitaphc  d'Alexandre,  de  l'incolore  fsxi^M;  au  signidcatif  (mais 
impossible  dans  le  cas  d'une  rédaction  posthume)  x*t9M  ;  1  autre  de  la  cou- 
tume, constatée  dans  les  épilaphes  métriques,  de  faire  suivre  le  début  oûvcux 
d'assez  longs  développements.  On  ne  cite  qu'un  seul  cas,  explicable  par  un 
artifice  visible  de  composition,  où  il  en  soit  autrement.  Or  c'est  l'épitaphc 
d'Abcrcius  qui  répond  seule  à  celte  condition  :  elle  est  donc  seule  complète 
et  l'archétype  de  celle  d'Alexandre.  —  Enfin  l'expression  de  «  disciple  d'un 
saint  Pasteur  o,  obscure  en  elle-même,  n'est  expliquée  que  par  Abcrciua.  Il 
faut  conclure  que  les  amis  d'Alexandre  ont  composé  son  épitaphc  de  ccn- 
tons  empruntés  à  un  monument  préexistant,  l'inscription  d'Abercius. 

2.  C'est  l'opinion  de  M.  Le  Blant,  de  F.  Lenormant,  de  J.  B.  de  Rotsi,  quant 
au  contenu  de  l'inscription,  quoi  qu'il  en  soit  de  l'époque  controversée, 
mais  qu'on  ne  saurait  reculer  après  le  III"  siècle,  &  laquelle  l'inscription 
retrouvée  a  été  gravée.  (Rossi  :  Inscriptiones  Christianjel,  II,  I,  p.  XXI, 
note). 


456  UN  MONUMENT  DE  LA  FOIJ)U  SECOND  SIÈCLE 

Et  repos  à  ma  raèi'e,  je  t'en  prie,  Lumière  des  morts  ! 

Ascandius,  mon  père,  père  chéri 

Avec  ma  douce  mère  et  mes  frères 

Dans  la  paix  du  Poisson,  souviens-toi  de  ton  Pectorius.  * 

N'est-ce  pas  là,  dans  runitô  de  foi  à  l'Ichtys  divin,  Jésus- 
Christ,  Fils  de  Dieu,  Sauveur  2,  dans  la  communion  des 
sacrements  dont  il  était  le  mystérieux  symbole,  la  réplique 
gauloise  de  Tinscription  du  Phrygien  Abercius  ?  Gela  sem- 
blera plus  certain  encore  si  Ton  se  souvient  que  les  actes 
des  martyrs  de  Lyon,  contemporains  d' Abercius,  men- 
tionnent un  Phrygien  du  nom  d'Alexandre^,  et  que  les  chré- 
tientés gauloises  de  la  vallée  du  Rhône  ont  été  fondées  et 
gouvernées  au  second  siècle  par  des  Grecs  venus  d'Asie 
Mineure. 

Ges  preuves  extrinsèques  à  notre  monument  sont  déjà 
solides,  d'aucuns  diraient  convaincantes  à  elles  seules.  Que 
s'il  restait  des  doutes,  l'étude  directe  de  l'inscription  va, 
j'espère,  les  dissiper. 

Comparons  notre  texte  aux  monuments  figurés  de  la  même 
époque,  —  fin  du  11",  commencement  du  m®  siècle.  Nul 
besoin  de  rapprochements  hasardeux  ou  d'exégèses  raflinées  : 
«  pour  trouver  l'illustration  de  l'épitaphe  d'Hiéropolis,  il 
sufiit  de  descendre  aux  Catacombes*.  »  Durant  son  voyage 
de  Rome,  Abercius  avait  pu  voir  dans  les  chambres  du 
cimetière  de  Galliste,  dans  la  «  Gapella  Greca  »,  monuments 
du  second  siècle,  les  purs  et  poétiques  symboles  que  rap- 
pelle son  inscription. 

Voici   le    pasteur   paissant  ses  troupeaux  de  brebis   par 

1.  Voir  sur  la  découverte  et  le  texte  de  l'inscription  Dom  F.  Cabrol  :  Jlis- 
toire  du  Cardinal  Pitra  (1893),  p.  30  sqq.  —  O.  Pohl  :  Das  Ichtys-monument 
von  Autiin  (1880);  F.  Lcnormant  dans  les  :  Mélanges  d'Archéologie  de  Cahier 
et  Martin,  IV,  115  sqq;  et  surtout  Pilra  :  Spicilegium  Solesmense,  I,  554  sqq. 

2.  En  plus  de  l'insislance  à  mettre  en  relief  le  mot  1X0Ï2,  clef  symbolique 
de  toute  l'inscription,  on  peut  noter  avec  M.  de  Rossi  que  les  cinq  premiers 
vers  de  l'inscription  forment  par  leurs  premières  lettres  le  célèbre  acrostiche 
1X0Y2  ('Iniiii;  Xpioro;  0ioù  ÏÎî;  Scorinp). 

3.  Eusèbe,  Hist.  Eccl,  V.  1. 

4.  Paul  Allard  :  Bulletin  d'archéologie  chrétienne,  dans  la  Science  Catho- 
lique, 1889,  p.  364. 


LEPITAPHE  D'ABERCIUS  457 

monts  et  plaines,  ou  ramenant  sur  ses  épaules  la  pauvrette 
égarée  :  lumière  du  jponde,  atteignant  partout,  éclairant 
tout  homme  venant  ici-bas  ^  il  enseigne  à  ses  disciples  les 
«  écritures  sincères.  »  Les  voici,  gravées  sur  les  tombes 
en  beaux  caractères,  ou  déposées  à  ses  pieds  dans  un 
scrlniiim,  ces  écrilures  du  Pasteur  infrangible  dont  se 
glorifiait  Tertullien^.  Voici  surtout  et  sous  toutes  les  formes, 
et  sur  les  monuments  les  plus  divers,  avec  les  attributs  de 
rimmortalité  ou  les  représentations  eucharistiques  qui 
déterminent  sa  signification,  voici  Tlchtys  sacré,  le  Poisson 
mystique,  gage  et  signe  de  vie  éternelle  3. 

Suivons  au  cimetière  de  Callisle,  le  cycle  mystique  des 
peintures  sacramentelles  :  voici  d'abord  la  fontaine  de  l'ini- 
tiation baptismale.  Un  pécheur  tire  de  ses  eaux  un  poisson, 
tandis  qu'un  enfant  y  est  plongé.  Tertullien  va  nous  com- 
menter cette  fresque  :  l'enfant  est  le  catéchumène  immergé 
dans  les  ondes  régénératrices  du  sacrement;  il  en  sort  chré- 
tien, car  nous,  petits  poissons,  nous  sortons  du  bain  sauveur 
réformés  à  l'image  du  Christ,  le  Poisson  (IXBTi))  par  excel- 
lence*. Chrétien  désormais,  il  sera  «  la  race  du  Poisson 
céleste  »,  selon  la  belle  formule,  renouvelée  de  saint  PauP, 
de  l'inscription  d'Autun;  il  entrera  dans  un  «  peuple  >> 
d'orantes,  marqués  «  du  sceau  divin  »  du  baptême.  Car  «  le 
sceau  est  Tcau,  nous  aflirme  Hcrmas  à  la  même  époque  :  on 

1.  Joa.  I,  9. 

2.  a  At  ego  cjus  Pastoris  Scripttiras  haurio  qui  non  potest  frangi.  •  De 
Pudicit.  X  (od.  ReifTcrschcid,  p.  2'i0).  Tertullien  oppoBC  Ici  le»  «  écriture» 
sincères  »  du  vrai  Pasteur  aux  doctrines  laxes  (selon  lui)  du  Pasteur  d'Her» 
mas,  —  doctrines  que  l'on  appuyait  sur  la  représentation  du  Bon  Pasteur 
peint  au  fond  des  vases  chrétiens,  —  et  fait  allusion  h  la  fragilité  de  ces 
images.  Il  reste  qu'il  attribue  au  Pasteur  Jésus-Christ  les  écritures  véritables. 
On  peut  donc,  légilinieraent,  quoi  qu'en  dise  M.  llarnack  (Zur  Ahercius- 
Inschrift,  p.  7,  note  2)  alléguer  ici  ce  texte  de  Tertullien.  —  Quant  au  mol 
•]fp«|A{«,«7x  appliqué  aux  Écritures,  il  est  pris  souvent  en  ce  sens  dans  le 
Nouveau  Toslaiiicut  (Joa.  v,  'i7  ;  vu,  15,  —  II  Tim.  iif,  15,  Act.  xxvr,  2\)  et 
dans  Josèphc  :  «  tx  îiji  ^•fau.u.xrx  »  {Ant.  Juit.,  m,  7,  6.). 

3.  Voir  de  Ross!  :  De  innniini.'ntiK  rhfl>iti,ÊÊ>l':  ix<4TN  erhilit^nùlnts.  Spio. 
Solesm.,  III,  545  sq. 

4.  «  ..Scd  nos  pisclculi  scciiiKltiin  IXhy.n  iiostniiu  IcsuiD  Christum  in  aqua 
nascimur.  »  De  Baptismo,  i  (Ed.  ReifTcrscheid,  p.  201). 

5.  Act.  Apost,,  xvit,  28. 


45ff  UN  MONUMENT  DE  LA  FOI  DU  SECOND  SIÈCLE 

descend  dans  Feau  mort  et  Ton  en  remonte  vivante  »  — 
Désormais  la  Foi  (ni2TIS)  guide  l'initié,  et  Tamène  au  ban- 
quet Eucharistique  que  voici  représenté  dans  une  seconde 
peinture  :  le  poisson  et  le  pain  sont  servis,  et,  dans  une 
attitude  de  prière,  une  Vierge  pure,  l'Eglise,  convie  le  néo- 
phyte à  manger,  avec  une  faim  spirituelle,  Taliment  divin. 
Dans  une  autre  chambre  du  même  cimetière  de  Calliste,  le 
«  Poisson  très  grand  et  pur  m  soutient  une  corbeille  de 
joncs  renfermant  les  pains  sacrés  et  le  vase  empli  de  vin 
mêlé  d'eau  que  chante  l'évèque  phrygien  ~. 

Voici  enfin  représentée  dans  la  «  Gapella  Greca  »  la  Frac- 
tion du  Pain  elle-même  :  les  sept  corbeilles  symboliques 
forment  une  couronne  à  la  scène.  Le  prêtre,  à  la  place 
d'honneur,  rompt  l'aliment  divin  :  le  poisson,  le  vin  euch*- 
ristique  sont  sur  la  table  et  complètent  la  signification  de 
l'ensemble^. 

Ces  allusions  transparentes  aux  mystères  chrétiens,  tous 
les  auteurs  du  temps  s'accordent  pour  nous  les  expliquer. 
Le  Christ  est  en  effet,  dit  Origène,  «  celui  qui  en  figure  est 
appelé  Poisson  (1XQT2])*.  »  Les  fidèles  incorporés  par  leur 
baptême  à  l'ichtys  Jésus-Christ  sont  appelés  par  Tertullien 
de  petits  poissons  '^ y  par  l'inscription  de  Pectorius  la  race  de 
VIchtys  divin.  Un  siècle  plus  tard,  quand  on  ne  craignit  plus 
de  trahir  des  frères  en  expliquant  les  signes  distinctifs  de 
l'initiation  chrétienne,  les  Pères  suppléeront  à  la  brièveté  de 
ces  allusions  par  des  expositions  en  règle^. 

Pour  Abercius,  instruit  de  ces  mystérieux  symboles,  il  ne 
sera  nulle  part  étranger;    il  l'affirme  dans  son  épitaphe,  et 

1.  «  'H  açpa^î;  cuv  ri  ôîwp  iariv...  îtxv  îà  Xâ?ip  tt,v  oçsa^îîa,  àTTonfliTai  rr.v 
vixpuotv  xal  âvaX«|Aëâ''tt  rf.v  X,<ùr,'«.  »  Pastor  Ilermx,  Sim.  ix,  16.  (Ed.  Funk, 
I,  532). 

2.  On  peut  voir  de  belles  reproductions  de  ces  peintures  dans  la  Roma 
Sotteranea  de  Rossi,  t.  I,  pi.  viii  ;  t.  II,  pi.  xvi  ;  et  aussi  dans  le  Spicilegium 
de  Pitra  III,  pi.  i  et  ii. 

3.  Voir  la  reproduction  dans  Wilpcrt  :  Fractio  Partis,  pi.  m  (ensemble)  ; 
xiii-xiv  (scène  principale). 

4.  Origène  in  Matth.,  xiii,  10  (Migne,  P.  G.  xiii,  1120). 

5.  De  Baptismo,  I,  (éd.  RcifTerscheid,  p.  201). 

6.  Sur  la  rareté  relative  d'explications  aux  premiers  siècles,  voir  de  Rossi  : 
De  Christianis  monumentis  IX0TN  exhibentibus,  §  15. 


L'ÉPITAPHE  D'ABERCIUS  459 

Tertullien  lui  fait  écho  :  «  Dans  toutes  les  églises  on  lui 
donnera  la  paix,  on  l'appellera  frère,  on  le  reconnaîtra  au 
moyen  du  signe  commun  d'hospitalité  ^  :  droits  qu'aucune 
loi  ne  règle,  hors  la  tradition  de  la  même  doctrine  sacrée-.  » 
A  la  lumière  de  ces  documents  contemporains  qu'il  serait 
aisé  de  multiplier,  notre  inscription  n'apparaît-elle  pas  cer- 
tainement chrétienne  ? 

A  l'exemple  de  ses  saints  confrères  d'épiscopat  de  l'Asie 
Mineure,  Ilégésippe,  Polycarpe,  Polycrate  d'Ephèse,  Aber- 
cius,  sous  une  inspiration  qu'il  tient  pour  surnaturelle,  est 
allé  voir  Rome,  la  Cité  Reine.  La  splendide  parure  de  ses 
monuments  profanes  l'a  frappé  d'admiration,  mais  sans 
éclipser  à  ses  yeux  l'intime  beauté  de  l'Eglise  chrétienne 
qu'il  y  a  vue,  de  celte  église  qui,  presqu'un  siècle  aupara- 
vant, méritait  d'être  saluée  par  Ignace  d'Anlioche  «  l'église 
digne  de  Dieu,  digne  de  gloire  et  d'éloges,  digne  du  nom 
de  bienheureuse  et  d'immaculée,  et  présidant  à  l'universelle 
assemblée  de  la  dilection..  »'  C'est  tout  un  peuple  déjà 
marqué  au  sceau  baptismal,  célébrant  ses  rites  sacrés  dans 
dos  cryptes  et  des  oratoires  ornés  de  nobles  peintures  où 
se  détache,  à  la  place  d'honneur,  la  douce  vision  du  Bon 
Pasteur. 

En  revenant  à  sa  chère  Iliéropolis,  l'évêque  a  traversé  les 
villes  Mésopotamiennes.  Partout  son  initialion  aux  mystères 
chrétiens  lui  a  fait  trouver  des  frères,  détenteurs  des 
mêmes  Écritures,  lecteurs  assidus  des  lettres  de  Paul,  man- 
geant, sous  les  espèces  du  pain  et  du  vin  mélangé  d'eau,  le 
même  Poisson  mystique,  Jésu.s-Christ.  Aussi,  à  son  retour, 
il  veut  immortaliser  ses  souvenirs  dans  une  épitaphe  qui, 
u  sans  livrer  aux  chiens  le  pain  des  enfants  »  rappellera  aux 

1.  R  Contesseratio  »..  On  sait  que  la  testera  ëtait  un  petit  objet,  souvent  un 
anneau,  orné  d'Inscriptions  ou  de  gravure»,  et  destiné  h  servir  de  signe  de 
reconnaissance  durant  le»  voyages.  Clément  d'Alexandrie  dit  positivement 
que  le»  anneaux  chrétien»  portaient  souvent,  comme  signe  de  contesseratio 
une  repré»entation  de  l'îx,*w;.  {Paedagog.  m.  11.  Migne,  P.  G.  tiii,^33).  De 
nombreux  spécimens  nous  en  ont  d'ailleurs  été  conservés  :  on  peut  voir^a 
gravure  de  quelques-un»  dan»  Kraus  :  Geschichte  der  christlichen  Kunat 
(1895-1896)1,  p.  94,  95. 

2.  Tertullien  :  De  Prœscriptionibus  xx  (Mignc  P.  L.  ii,  32). 

3.  Ignat.  ad  Rom.  Inscript,  (éd.  Funk  i,  213). 


UN  MONUMENT  DE  LA  FOI  DU  SECOND  SIÈCLE 

fidèles  d'Hiéropolis  le  voyage  de  leur  évêqiie  au  tombeau 
des  Saints  Apôtres  et  la  grande  leçon  d'unité  qui  s'en 
dégage.  Ce  sera  surtout  un  mémorial  qui  sollicitera  leurs 
prières.  Mais  l'Eucharistie  n'est-elle  pas  le  signe  efficace  de 
l'union  de  tous  dans  le  Christ?^  N'est-elle  pas  «  le  remède 
d'immortalité,  l'antidote  de  la  mort?*  »  N'a-t-elle  pas  un  lien 
étroit  avec  la  vie  glorieuse  à  venir  3? 

Il  suffira  donc  au  but  d'Abercius  de  faire  rayonner,  au 
milieu  du  récit  poétique  de  ses  voyages,  et  déterminé  par  le 
contexte  au  sens  eucharistique,  le  symbole  sacré  de  l'Ichtys. 
Unité  de  l'Eglise,  vie  glorieuse  par  le  Christ  ne  se  résument- 
elles  pas  en  ce  symbole,  qu'il  a  vu  gravé  sur  tant  de  tombes 
chrétiennes  de  ses  frères  de  Rome,  sur  celle-ci,  peut-être, 
trouvée  au  cimetière  de  Priscille': 


MAPITIMA  SEMNH  TAYREPON  ^>AOS  OY  KATEAEH^AS 

(poissonv 
ancre    1 
poisson/ 


ESXES  FAP  META  20Y  CTntT)  nANA0ANATON  KATA 


[HANTA] 
Maritima  Semné,  tu  n'as  pas  quitté  la  douce  lumière, 
Car  tu  avais  avec  toi  l'Ichtys  toujours  immortel  —  ?  ■•. 


C'est  ainsi  que.  sans  violence,  et  avec  une  vraisemblance 
que  les  monuments  chrétiens  du  temps  élèvent  à  la  certi- 
tude morale,  s'explique  l'épitaphe  du  vieil  évêque  phrygien. 
Quelques  mots  obscurs  n'y  justifient  pas  l'intrusion  de  je  ne 

1.  «  Comme  les  éléments  de  ce  pain,  épars  sur  les  montagnes,  se  sont 
réunis  en  un  seul  tout,  de  même  puisse  ton  Eglise  se  rassembler  des  extré- 
mités de  la  terre  dans  ton  royaume!  »  Doctrina  xii  Apost.,  x.  (éd.  Funk,  i, 
cLix).  Traduction  de  M.  l'abbé  Duchesne  :  Origines  du  culte  chrétien,  p.  51. 

2.  Ignat.  ad.  Ephes.  xx  (éd.  Funk,  i,  190). 

3.  «  Comme  le  pain  terrestre,  après  l'invocation  du  Seigneur,  n'est  plus  un 
pain  vulgaire,  mais  l'Eucharistie,  ainsi  nos  corps,  nourris  du  pain  eucharis- 
tique, deviennent  incorruptibles  par  l'espérance  qu'ils  possèdent  de  rcssus- 
<^er.  »  Irenaîus  :  adv.  Ilxres.,  iv,18.  (Migne,  P.  G.  vu,  1027).  —  On  remar- 
quera que  saint  Irénéc,  Asiate  comme  Abcrcius,  était  son  contemporain, 
écrivant  vers  190. 

4.  Wilpert  :  Fractio  panis,  p.  79.  Sur  l'Ancre  et  l'Ichtys  géminé  voir  de 
Rosei  :  De  Christianis  monumentis...  18. 


L'EPITAPHE  »'ABERCIUS  461 

sais  quel  amalgame  mythologique,  incompatible  avec  les 
passages  très  clairs  de  sa  poétique  teneur,  Nul  besoin 
d'échafauder  de  fragiles  hypothèses  sur  les  mystes  de 
Gybèlc  ou  d'Attis.  Leur  science,  leur  sens' des  choses  chré- 
tiennes n'ont  pas  trompé  les  savants  illustres  qui  ont  lu 
dans  ces  frustes  vers  la  communion  à  la  même  foi  et  aux 
mêmes  rites  des  fidèles  du  ii"  siècle  ;  et  les  fragments  de 
cette  pierre  illustre  peuvent  rester  au  musée  de  Latran, 
avec  répigraphe  composée  pour  eux  par  un  digne  élève  du 
commandeur  de  Rossi  '  : 

FRAGMENTVM.  TITVLI.    SEPVLCRALIS 

EX.    ASIA.   ADVECTUM 

IN.    QVO  ABERCIUS.  HIEROPOL.    EPISC.  SAEC.    II 

VNIVERSAE.  ECCLESIAE.    CONSENSVM. 

IN.   VNAM.  FI  DEM.   TESTATUR. 

1.  O.  Marucchi  :  Nuove  Osservazioni ,  p.  20. 

L.   DE   G.,  S.  J. 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION 


Le  Bienheureux  Pierre  FOURIER,  de  Mattaincourt 

d'après  sa.  correspondance  * 


III.  —  LE  CURE,  LE  REFORMATEUR,  LE  PATRIOTE 

XI 

L'œuvre  nous  a  fait  oublier  l'ouvrier;  l'histoire  de  la 
Congrégation  IVotre-Dame  nous  a  détournés  de  la  biographie 
du  curé  et  du  missionnaire.  Quittons  les  écoles  gratuites 
fondées  en  tant  d'endroits  par  Pierre  Fourier,  et  entrons 
dans  son  presbytère  de  Mattaincourt.  Si  plusieurs  de  ses 
monastères  ne  furent  jamais  bien  riches,  même  et  surtout  la 
maison  de  Paris,  que  dire  de  sa  maison  curiale  ? 

l^attaincourt  et  son  annexe  Hymont,  unis  par  une  bulle 
du  13  mars  1486  au  chapitre  d'Haussonville,  rapportaient  au 
curé  pour  tout  son  revenu,  la  somme  de  deux  cents  francs, 
à  charge  encore  de  prélever  sur  ce  maigre  bénéfice  l'entre- 
tien de  son  modeste  logis.  Quelque  chose  comme  les  neuf 
cents  francs  de  nos  desservants  actuels. 

Fourier  l'avait  voulu.  Quand  son  directeur  le  P.  Jean 
Fourier  le  déterminait  à  ce  choix  du  troisième  degré 
d'humilité,  il  n'y  avait  eu  aucune  illusion  de  la  part  de 
l'acceptant.  Ce  n'est  pas  que  toute  prospérité  matérielle  fût 
absente  à  Mattaincourt.  Avant  les  ravages  des  Suédois,  la 
bourgade  valait  une  petite  ville.  On  y  cultivait  sa  vigne  ou 
son  champ;  on  fabriquait  draps  et  dentelles  exportés  en 
France,  en  Italie,  en  Allemagne.  Mais  l'état  moral  était  en 
raison  inverse  de  la  situation  commerciale.  Tous  ces  trafics 
se  faisaieni  au  moyen  de  foires.  On  sait  si  l'Église  qui  avait 
au  moyen  âge  encouragé   ces   marchés  cosmopolites,  eut  à 

1.  V.  Études,  5  et  20  avril  1897. 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  463 

en  souffrir  à  partir  de  la  Réforme.  Ce  n'était  pas  seulement  à 
la  foire  de  Francfort  que  paraissaient  les  primeurs  des 
pamphlets  protestants  contre  Téglise  romaine.  Maint  concile 
provincial  du  seizième  siècle  se  plaint  de  la  désastreuse 
propagande  de  brochures  hérétiques  qui  se  faisait  sous  le 
couvert  d'autres  marchandises  ^  Mattaincourt  avait  été 
surnommé  la  petite  Genève.  L'hérésie  ou  l'athéisme  se 
partageaient  les  esprits  ;  le  libertinage  y  régnait  dans  la 
conduite.  Beaucoup  de  ceux  qui  entendaient  encore  la 
messe,  n'y  assistaient  qu'aux  fêtes,  et  ces  jours  étaient 
consacrés  au  désordre  plus  qu'au  repos  ou  à  la  sanctification. 
Ceux  qui  communiaient,  se  contentaient  d'accomplir  leur 
devoir  à  Pâques.  L'église  était  déserte  ;  les  tavernes 
remplies. 

Le  1"  juin  1597,  Pierre  Fourier  faisait  son  entrée  dans  la 
paroisse.  11  recommandera  plus  tard  aux  prêtres  de  rendre 
cette  journée  «  illustre  et  éclatante  »,  parce  que  les  premières 
impressions  sont  les  plus  vives -.  Il  mit  en  œuvre  sa  maxwne  ; 
la  cérémonie  qui  coïncidait  avec  la  fête  de  la  Sainte-Trinité  et 
la  Translation  de  saint  Epvre,  patron  de  l'église,  eut  toute  la 
solennité  désirable.  Après  sa  première  messe,  il  rentra 
chez  lui  et  écrivit  par  articles  ses  résolutions  pour  l'avenir  ; 
c'était  entre  autres  ne  jamais  faire  payer  ses  services  au 
tabellion  du  pauvre  bourg,  «  pour  ce  qu'il  étoit  venu  de  la 
part  de  Dieu,  ce  me  sembloit  alors,  et  de  tout  le  peuple  qui 
l'envoyoit,  me  demander  en  l'abbaye^.  » 

Quelques  jours  plus  tard,  à  la  procession  de  la  Fête-Dieu, 
Fourier  ofïiciait  avec  une  dignité  et  une  modestie  qui  lui 
conciliaient  l'estime  générale.  Son  sermon  acheva  de  lui 
conquérir  les  fidèles  ainsi  prévenus  en  sa  faveur.  H  y  pro- 
testait de  son  désintéressement  et  de  son  dévoùment,  leur 
disant  que  «  comme  Dieu  se  donnoit  aux  hommes  sous  les 
espèces  sacramentelles,  sans  chercher  autre  interest  que  le 
bien  de  ceux  qui  le  reçoivent,  aussi  se  donnoit-il  ce  jour-là  à 

1.  Voir  notre  article  :  Un  Curé  de  Saint-Jacques  de  Tournai  au  XVI'  siècle. 
Josse  Clichtoue,  dans  la  Semaine  religieuse  du  diocèse  de  Tournai,  2  mars 
1895,  p.  138. 

2.  Petit  Bcdel,  p.  77. 

3.  Lettres,  t.  V.  p.  483. 


464  UNE  PROCHAINE  CANONISATION 

eux  non  pas  pour  Fhonneur  qu'il  en  pouvoit  espérer,  ny 
Fattente  de  leurs  richesses,  mais  simplement  pour  le  salut 
de  leurs  âmes,  léquelles  résolument  il  vouloit  sauver, 
quand  il  y  devroit  perdre  le  sang  et  la  vie  ».  * 

Bientôt  on  le  vit  à  Fœuvre,  Ce  qu'il  avait  promis,  il  le 
tint.  Au  milieu  de  ces  paysans  attachés  à  la  terre,  ou  de  ces 
petits  commerçants  âpres  au  gain,  il  pratiqua  la  pauvreté 
comme  un  moine.  Deux  presbytères  sont  restés  fameux  dans 
notre  siècle  par  leur  dénùmcnt,  celui  du  vénérable  Vianney 
à  Ars  et  celui  de  l'abbé  Gorini  à  la  Tranclière.  Fourier  en 
avait  fourni  la  première  image.  Sa  m.aison  presbytérale  ne 
fut  jamais  meublée.  Dans  sa  chambre  composée  de  quatre 
murailles  nues  et  d'un  plancher  en  haut  comme  en  bas,  on 
voyait  une  table  grossière  recouverte  de  livres,  quelques 
sièges  de  bois  et  un  large  banc.  L'alcôve  renfermait  bien  un 
lit  ;  mais  ce  lit  n'était  là  que  pour  la  montre,  car  le  maître 
de  céans  dormait  sur  la  table  ou  sur  le  banc  avec  un  livre 
pouB  oreiller  ~.  Quelque  temps  il  essaya  de  donner  le 
change  en  défaisant  son  lit  le  matin  pour  faire  croire  qu'il 
y  avait  couché.  Puis  il  le  transporta  de  maison  en  maison, 
le  prêtant  à  des  malades  étendus  sur  la  .dure  ;  mais  l'un 
garda  la  couverture,  l'autre  les  draps,  et  le  bois  lui-môme 
resta  chez  un  troisième  ^. 

En  fait  de  linge  et  de  vêtements  il  n'avait  que  le  strict 
nécessaire  :  une  seule  soutane  d'étoffe  grossière  et  de  façon 
commune,  qu'il  usait  jusqu'au  dernier  fil.  Par-dessus  sa 
soutane  il  portait  un  surplis  blanc  destiné  à  en  dissimuler 
la  pauvreté.  11  avait  aussi  des  instruments  de  pénitence  et  des 
plaies  vives  à  dérober.  Au  contact  des  miséreux  ou  sous  le 
frottement  du  cilice,  il  avait  contracté-des  infirmités  dont  la 
pensée  soulève  le  cœur.  Certains  traits  rappellent  le  bien- 
heureux Labre,  le  sublime  pèlerin  d'Amettes  *. 

Dès  le  premier  jour,  les  indigents  et  les  déshérités  furent 
en  effet  ses  meilleurs  amis  ;  il  fut  le  Père  des  pauvres  en 
attendant  qu'on  le  surnommât  le  bon  Père.  Son  système  était 

1.  Petit  Bcdel,  p.  38. 

2.  Summarium,  p.  271  et  278, 

3.  Petit  Bedel,  p.  62. 

4.  Summarium,  p.  269,  270,  271,  276.  - 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  465 

simple.  Il  donnait  tout.  «  Mes  biens  sont  les  vôtres,  avait-il 
dit  à  ses  paroissiens,  prenez  chez  moi  comme  dans  vos 
coffres.  »  Et  c'était  une  file  de  mendiants  venant  demander 
qui  de  la  farine,  du  beurre,  du  sel,  qui  une  chemise,  des 
.souliers,  un  pourpoint,  qui  du  bois,  de  Targent,  du  pain. 
Personne  n'était  refusé  complètement,  et  la  manière  de 
donner  rehaussait  encore  le  prix  de  l'aumône. 

En  dehors  des  secours  extraordinaires,  il  y  avait  distri 
bution  régulière  de  pain  bis  deux  fois  par  semaine,  dans  la 
cour  du  presbytère,  et  une  autre  le  dimanche,  de  pain  blanc, 
pour  attirer  aux  ollices.  Il  y  joignait  même,  pour  les  vieux, 
du  lard  ou  du  vin.  Quant  à  lui,  il  ne  buvait  guère  que  de 
l'eau.  Un  tonneau  de  vin  qu'on  lui  donna  de  force  pour  son 
usage  demeura  deux  ans  dans  sa  cave  à  se  couvrir  de  toiles 
d'araignées.  Il  faisait  par  jour  un  unique  repas  '. 

Comme  ceux  qui  aiment  à  donner,  il  se  laissait  parfois 
conter  des  histoires.  Aux  grandes  fêtes  de  Pâques,  de  Noël, 
de  la  Pentecôte,  il  augmentait  presque  jusqu'à  la  bonne 
chère  l'ordinaire  de  sa  clientèle  de  malheureux. 

Parmy  laquelle,  dit  Bcdcl,  se  trouva  un  jour  un  pauvre  soldat 
retournant  de  la  guerre,  avec  plus  d'appétit  que  de  rentes.  Le  Père 
l'abordant  luy  demanda  quelle  aumône  luy  seroit  propre.  —  a  C'est 
I^Âques,  Monsieur,  dit-il  ;  pour  bien  faire  il  me  faudroit  quelques 
4Kufs  ».  Il  luy  en  donna  deut.  a  Hélas,  dit  ce  passant,  je  croyois  qu'un 
homme  de  votre  sorte  ne  m'en  donncroil  pas  moins  qu'une  demie  dou- 
zaine. »  Le  Père,  se  donnant  tort,  en  ajouta  quatre  autres,  et  luy 
demanda  s'il  étoit  content.  —  «  11  me  faudroit  encore  un  morceau  de 
pain  pour  les  manger.  »  —  «  Oûy,  oûy,  dit  le  Père,  vous  en  aurés,  »  et 
courut  vite  à  un  plus  hlanc  et  du  meilleur,  s'informant  s'il  ne  luy  faloit 
plus  rien.  Ce  camarade  voyant  qu'il  avoit  un  bon  hôte,  luy  dit  hardi- 
ment :  a  Monsieur,  il  me  faudroit  un  petit  verre  de  vin  pour  une  si 
bonne  fête  ».  Le  Père  tout  rempli  de  joye  d'avoir  trouvé  celte  occasion 
non  espérée  d'exercer  la  charité,  et  de  semer  icy  bas  pour  moissonner 
là  haut,  luy  alla  quérir  du  vin,  et  luy  versa  luy-même  à  boire,  ne  vou- 
lant le  quitter  qu'il  n'eût  dit  qu'enfin  il  étoit  content  et  qu'il  prioit  Dieu 
de  bon  cœur  pour  l'honneur  de  son  église  et  le  soulagement  des  pau- 
vres, que  tous  les  curez  du  monde  lui  ressemblassent'. 

i.  Summarium,  p.  2'i9. 
2    Petit  Bcdcl,  p.  57. 

L.WI.  —  :jo 


466  UNE  PROCHAINE  CANONISATION 

Combien  il  dut  se  passer  de  ces  jolies  scènes  !  Quelque- 
fois c'était  lui-même  qui  jouait  ses  paroissiens.  Un  jour  de 
Saint-Epvre,  la  fête  du  pays,  au  sortir  de  la  messe,  il  les  con- 
duit sous  un  prétexte  au  cimetière,  et  là,  à  l'imitation  du  diacre 
Laurent  découvrant  aux  persécuteurs  les  trésors  de  l'Eglise, 
il  leur  montra  réunis  tous  les  pauvres  de  la  paroisse.  «  Tenez, 
leur  dit-il,  voilà  le  Jésus-Christ  que  je  vous  ai  promis, 
prenez-le,  menez-le  à  la  fête  et  traitez-le  selon  ses  mérites.  « 
Et  chacun  en  invita  plusieurs  à  sa  table. 

Fourier  n'interdisait  pas  la  mendicité  ;  il  Téteignait.  Ses 
aumônes,  précédées  d'enquêtes  soigneuses  et  intelligentes, 
allaient  à  leur  but  avec  discernement,  distinguant  les  pau- 
vres honteux  des  pauvres  ordinaires.  Mais  ce  n'était  pas 
assez  à  lui  de  donner,  il  faisait  donner  sa  paroisse  et  tâchait 
d'organiser  les  ressources. 

Aux  services  on  allait  à  la  messe  avec  des  bouts  de  cierges 
qu'on  y  laissait.  Fourier  trouva  cette  offrande  trop  peu 
rémunératrice  et  pria  ses  paroissiens  de  remettre  plutôt 
quelque  argent  aux  commis  de  la  fabrique.  Le  paysan  aime 
peu  à  se  défaire  de  ses  espèces  sonnantes,  mais  en  nature 
il  est  plus  généreux.  Dès  le  premier  enterrement,  une 
grande  table  avait  été  déposée  près  de  l'autel  ;  elle  fut 
aussitôt  recouverte  de  pains,  de  pots  de  vin,  de  viande,  et 
même  de  rôtis.  Le  commis  recueillit  toutes  ces  provisions  et 
les  distribua  aux  pauvres  à  la  porte  de  l'église.  Dans  main- 
tes paroisses  du  pays  de  Lorraine,  si  chrétien  encore  et  si 
fidèle  aux  vieux  usages,  la  tradition  s'est  conservée  jusqu'à 
nos  jours,  et  quelques-uns  se  demandent  si  elle  ne  remonte 
pas  au  bon  Père  de  Mattaincourt. 

Mais  voyant  qu'on  ne  mourait  pas  assez  dans  la  paroisse, 
l'ingénieux  curé  désigna  l'autel  de  Notre-Dame  pour  rece- 
voir plus  souvent  ces  présents  de  la  charité.  Lui-même  avait 
donné  le  signal  en  y  déposant  de  grand  matin  un  gros  pain 
blanc  d'un  bichet. 

Après  les  enterrements,  il  exploita  les  mariages.  A  la 
campagne  le  repas  des  «  épousailles  »  se  préparait  de  loin  ; 
il  y  pensait  comme  les  autres,  et,  trois  ou  quatre  dimanches 
avant  la  noce,  il  en  parlait  à  ses  gens  au  prône.  Pour  ne  pas 
troubler  la  fête,  il  ne  leur  demandait  rien,  disait-il,  le  jour 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  467 

du  banquet  ;  mais  il  les  priait  de  faire  le  lendemain  largesse 
des  restes  aux  malheureux.  Cette  coutume  s'établit  comme 
la  précédente. 

Le  bienheureux  Pierre  Fourier  est  l'inventeur  d'une  ins- 
titution de  crédit  et  de  secours  mutuel  qui  a  une  portée  plus 
grande.  On  l'appela  la  Bourse  de  Saiiit-Epvre.  Ayant  remar- 
qué combien  le  manque  de  capitaux  était  préjudiciable  aux 
petits  commerçants  de  Mattaincourt,  marchands  ou  drapiers, 
exposés  aux  accidents,  tels  que  celui  d'être  détroussés  par 
les  voleurs,  et  aux  fluctuations  des  prix,  il  créa  en  leur 
faveur  une  sorte  de  caisse  de  prévoyance  ou  de  mont.  C'est 
la  charité  organisée  et  fondée  sur  la  puissance  de  l'associa- 
tion, celle  que  prônent  les  économistes  et  qu'ils  n'ont  point 
partout  ni  toujours  imaginée  de  toutes  pièces.  Dans  la 
Bourse  de  Saint-Epvre,  dit  Bedel,  qui  ne  vise  pas  au  langage 
technique,  mais  rend  bien  compte  des  avantages  de  l'insti- 
tution. 

Il  mettoit  les  donations,  les  legs  pieux...  les  amandes.  Et  lorsque 
quelqu'un  étoit  fort  mal  en  ses  aflaires,  on  tiroit  de  là  quelques  cent  francs 
pour  luy  donner  moyen  de  retourner  au  traficq,  à  condition  de  les 
rendre  s'il  devenoit  plus  riche,  sinon  c'étoit  pour  luy  ;  ce  qui  reiissit 
avec  tant  de  bonheur  que  de  cet  argent  on  a  fait  un  fond,  le  rapport 
duquel  est  encore  affecté  au  soulagement  de  semblables  personnes  * . 

C'était  donc  une  bourse  de  prôt,  sans  intérêt,  et  avec  faci- 
lités de  remboursement,  une  banque  rurale  et  populaire 
favorisant  le  crédit  et  préservant  de  l'usure. 

Pour  l'administration  de  la  justice,  Fourier  rêvait  une  ins- 
titution analogue.  Depuis  son  enfance  il  avait  été  témoin 
d'un  abus  qui  dure  encore  en  France  malgré  les  Lamoignon 
et  les  Plaideurs  sous  Louis  XIV,  malgré  la  révolution  et  les 
nouveaux  codes  :  les  lenteurs  de  la  procédure  et  la  durée 
des  procès.  Mais  partout  aussi  et  de  tout  temps  l'initiative 
personnelle  l'emporte  quelquefois  sur  les  habitudes  les  plus 
invétérées.  Il  avait  vu  dans  son  bailliage  de  Vosge  un  avocat 
lequel  à  lui  tout  seul  sous  une  halle  «  vidoit  plus  d'affaires 

1.  Polit  Bcdcl,  p.  60.  —  Le  Bienheureux  Pierre  Fourier,  curé,  réformateur 
d'ordre  et  fondateur,  par  Edouard  de  Bazelairc,  1853,  in-12,  p.  18. 


468  UNE  PROCHAINE  CANONISATION      ' 

en  an  jour  que  nos  formalistes  n'en  achèvent  clans  un  an  ^  ». 
L'idée  se  présenta  à  son  esprit  que  si  l'on  groupait  plu- 
sieurs bonnes  volontés  semblables,  le  résultat  serait  plus 
considérable  encore  et  étendu  à  plus  de  personnes.  Il  réunis- 
sait dans  son  association  ou  confrérie  les  personnages  les 
plus  distingués  du  pays  «  les  comtes  et  les  marquis,  se  fiant 
assez  sur  la  bonté  de  quelques  uns  qu'ils  ne  refuseroient 
point  cette  occasion  de  mériter.  «  Deux  d'entre  eux,  assistés 
chacun  d'un  avocat  et  de  vieillards  expérimentés  en  aflaires,' 
travailleraient  certains  jours  de  la  semaine  à  régler  à  l'amia- 
ble les  difficultés  et  les  procès.  Ici  encore  il  y  aurait  eu  une 
bourse  pour  les  frais,  et  les  plaideurs  les  plus  opiniâtres  ne 
se- fussent  pas  ruinés.  Les  guerres  qui  bouleversèrent  la 
Lorraine  l'empêchèrent  de  réaliser  ce  projet  qui  eût  ramené 
les  fidèles  de  Mattaincourt  aux  coutumes  de  la  primitive 
église. 

Mais  sans  attendre  autrui,  il  s'était  mis  à  l'œuvre  pour  sa 
part.  Sa  situation  était  toute  différente  de  celle  d'un  curé 
moderne,  soi-disant  fonctionnaire  de  l'Etat  souverain.  11 
était  à  la  fois  supérieur  spirituel  et  temporel,  et  reconnu 
pour  chef  de  justice.  A  ce  titre,  les  habitants  s'adressaient 
à  lui  «  pour  adjournement^,  reqiiérit^et  plaintif^  ».  C'était 
un  rôle  social  qui  lui  était  offert  par  la  Providence  ;  il  n'eut 
garde  de  le  récuser  ou  d'en  atténuer  l'importance  par  son 
inertie  à  le  faire  valoir^.  Il  devait  avoir  son  siège  de  juge 
devant  la  maison  de  cure,  avec  son  échevin  et  son  doyen,  et 
là  imposer  les  amendes  basses  et  moyennes.  Tous  les  matins, 
quelque  temps  qu'il  fît  et  par  les  froids  les  plus  rigoureux 
de  l'hiver,  il  était  à  son  poste  de  justicier  et  aussi  d'arbitre 
et  d'avocat  consultant''.  Chacun  lui  demandait  conseil  sur 
ses  affaires  d'intérêt  et  il  s'en  oubliait  si  bien  lui-même  qu'il 
eut  les  deux  pieds  gelés  dans  ces  longues  séances. 

1.  Petit  Bedel,  2"  partie,  p.  99. 

2.  Assignation. 

3.  Requcstc, 

4.  Plainte. 

5.  Rogie,  t.  I,  p.  93. 

6.  Pas  plus  que  saint  Louis  il    r.e  confondait   les  rôles,  celui  de  la  miséri- 
corde et  celui  de  la  justice  :  «    Car  encore  bien   que   hors    du  Tribunal  il  fut 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  469 

Sa  principale  tactique  était  de  prévenir  les  procès  ;  mais 
pour  avoir  autorité  en  ces  matières,  il  comprit  qu'il  devait 
avoir  une  véritable  science.  Déjà  très  fort  sur  le  droit  canon 
il  se  rendit  «  très  capable  en  la  connoissance  des  Coutumes 
du  pays  et  des  lois  civiles  reçues  en  pratique  ^  »  Si  donc  il 
n'avait  pu  amener  les  plaignants  à  se  désister,  et  mettre  la 
concorde  entre  les  parties,  il  se  faisait  pour  eux  solliciteur 
et  se  constituait  en  haut  lieu  l'avocat  des  pauvres;  des  veuves 
et  des  orphelins. 

II  eut  une  fois  à  défendre  sa  paroisse  tout  entière  dans  des 
circonstances  qui  peignent  bien  les  mœurs  du  temps.  La 
circulation  des  grains  et  des  denrées  était  alors  entourée  de 
toutes  les  entraves.  La  première  était  l'égoïsme,  chacun  cher- 
chant à  faire  avant  les  autres  ses  provisions  pour  Tannée.  Les 
gens  de  Mirecourt,  quoique  ses  compatriotes  et  ses  obligés, 
s'avisèrent  en  1G19  d'interdire  à  leurs  voisins  de  Mattain- 
court  d'acheter  du  blé  à  leur  marché  tant  qu'eux-mêmes  ne 
se  seraient  pas  fournis  et  n'auraient  pas  levé  un  panonceau 
posé  sur  la  place  dès  le  matin.  Les  paroissiens  du  bon  Père 
qui  ne  produisaient  que  du  drap  ou  de  la  dentelle,  se  trou- 
vaient gravement  lésés  par  cette  loi  du  premier  occupant.  Il 
essaya  pour  y  parer  tous  les  moyens  de  persuasion;  puis* 
n'ayant  pas  abouti,  il  en  appela  au  duc  et  alla  lui-même  se 
concerter  durant  un  mois  à  Nancy  avec  un  défenseur.  A  ses 
religieuses  il  demandait  des  prières  pour  triompher  de  «  ceux 
de  Mirecourt  qui  sont  forts  et  puissants  et  tAchent  de  nous 
gourmander  et  haïssent  Icsdits  de  Mattaincourt  pour  ce  qu'ils 
se  mettent  en  défense  contre  eux  pour  la  conservation  de 
leurs  droits.  '  »  Après  un  an  de  démarches,  il  gagna. 

A  de  pareils  procédés  ses  ouailles  se  sentaient  aimées  de 
leur  pasteur.  Lui-même  s'alTectionnait  à  elles  d'autant  plus 
qu'il  se  donnait  davantage. 

d'un  naturel  fort  tendre  et  fort  facile  &  émouvoir  &  la  compassion,  ndanmoind. 
faisant  les  fonctions  de  juge,  il  traitoit  selon  les  ordonnances  des  loix,  et 
selon  lYquitc'.  b  Petit  BcHcl,  2«  partie,  p.  103. 

1.  Ibid.,  l'"  partie,  p.  65. 

2.  Rogic,  t.  I,  p.  351.  —  Voir  aussi  le  Cuvé  de  Mattaincourt.  rôle  social 
d'un  curé  au  commencement  du  XVII*  siècle,  par  M.  Julien,  dans  la  Revue 
du  Clergé  Français,  15  avril  1896,  p.  308. 


470 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION 


Si  vous  n'êtes  curé,  écrit-il,  vous  ne  comprendrez  jamais  quelle 
affection  je  porte  à  mes  pauvres  paroissiens,  en  quelle  peine  je  me 
trouve  quand  je  les  vois  affligés  et  combien  je  mérite  d'être  excusé,  si 
pendant  qu'ils  sont  tous  ensemble  sans  en  excepter  pas  un,  travaillés 
injustement  et  en  danger  et  de  leurs  corps  et  de  leurs  âmes,  je  me  dis- 
pense de  vaquer  à  d'autres  affaires  *. 

Mais  il  ne  faudrait  pas  s'y  méprendre;  si  par  ses  soins  et 
sa  bonté  toujours  en  action  la  paroisse  fut  bientôt  métamor- 
phosée, sa  sainteté  fut  le  principal  agent  du  changement. 
En  tout  il  se  montrait  ce  qu'il  croyait  Fidéal  de  ses  fonc- 
tions :  un  homme  de  Dieu.  Après  ses  labeurs  du  jour,  il 
priait  la  nuit  ou  il  étudiait,  ne  connaissant  pas  d'autres  livres 
que  la  Bible  et  les  Pères.  Il  passait  parfois  jusqu'à  trois 
jours  et  trois  nuits  de  suite  à  écrire,  ou  à  prier  ~. 

Deux  fléaux  avaient  ravagé  sa  paroisse  :  l'ignorance  et  le 
vice.  Il  combattit  le  premier  par  ses  sermons,  ses  catéchis- 
mes et  ses  visites  aux  écoles.  Il  transformait  les  enfants 
eux-mêmes  en  petits  prêcheurs,  leur  faisant  donner  de 
pieuses  représentations  sur  un  théâtre  devant  leurs  parents. 
Envers  le  vice  il  fut  presque  implacable.  Le  dimanche  et 
*  les  jours  de  fête,  on  le  craignait  tellement  qu'on  attendait 
pour  se  livrer  au  plaisir  le  temps  des  offices  où  on  le 
croyait  retenu  ;  mais  lui,  se  faisant  remplacer  par  son  vicaire, 
sortait  revêtu  de  son  aube,  et  comme  Jésus  chassant  de  son 
fouet  vengeur  les  vendeurs  du  temple,  il  pénétrait  dans  les 
tavernes  et  les  cabarets,  renversait  pintes  et  pots,  tables  et 
verres,  brûlait  cartes  et  dés. 

Ainsi  Mattaincourt  changea  entièrement  de  face.  L'église, 
naguère  une  espèce  de  ruine  sur  laquelle  Bedel  eût  proposé 
d'inscrire  Au  dieu  inconnu,  regorgea  de  fidèles  exemplaires. 
Elle  eut  ses  confréries,  ses  vases  sacrés,  des  ornements 
de  prix  et  de  toute  couleur.  Le  culte  y  retrouva  ses  splen- 
deurs, tandis  qu'au  foyer  de  la  famille  et  dans  la  vie  publi- 
que les  mœurs  avait  recouvré  l'honnêteté  avec  la  foi  des 
anciens  jours.  11  faudrait  intituler  ce  chapitre  :  Ce  que  peut 

1.  Lettres,  t.  I,  p.  247. 

2.  Summarium,  p.  276. 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  471 

un  bon  curé  dans  une  mauvaise  paroisse.  Mais  que  ne  peut- 
il  pas  ?  Ce  fut  une  résurrection. 

XII 

La  réputation  de  Pierre  Fourier  devait  franchir  les  limites 
de  son  village;  son  zèle  à  lui  seul  Teùt  porté  à  ne  pas  s'y 
renfermer.  Sans  accepter  à  la  lettre  certaines  inexactitudes 
de  Bedel  qui  le  nomme  de  sa  propre  autorité  «  visiteur  » 
du  diocèse  de  Toul,  il  faut  admettre  que  le  curé  de  Mattain- 
court  entreprit  des  courses  évangéliques  au  milieu  des 
Vosges  dans  plusieurs  paroisses  de  la  montagne,  probable- 
ment du  côté  de  Bruyères  K  Ce  fut  vers  1607  et  à  la  prière 
de  Mgr  Christophe  de  La  Vallée.  Est-ce  dans  cette  première 
mission  que  le  rencontra  le  père  Sébastien  Beudot  ?  La 
date  est  moins  importante  que  le  témoignage  lui-même  qui 
nous  montre  dans  le  bon  Père  de  Mattaincourt  un  mission- 
naire digne  du  pasteur.  Ne  dirait-on  pas  S.  François  de  Sales, 
évangélisant  le  Chablais  ? 

Il  y  a  plus  de  trente-deux  ans,  rapporte  le  jésuite,  que  je  fls  une  mis- 
sion avec  luy  en  la  Vosge  pour  y  prêcher  et  confesser,  avec  patents 
de  l'Eniinentissime  cardinal  légat,  et  de  Monsieur  l'Evêque  de  Toul  ; 
il  alloit  à  pied,  vêtu  d'une  grosse  robbe,  un  gros  bréviaire  sous  son  bras  ; 
et  quoyque  pauvre  n'ayans  pas  du  revenu  pour  se  nourir  en  simple 
preslre,  il  payoit  les  dépens  du  voyage  qui  dura  deux  mois  pour  luy, 
poui^on  compagnon  et  pour  moy,  et  ne  voulut  recevoir  aucune  chosfî 
des  vilageois  ;  il  couchoit  toujours  sur  la  dure,  ou  sur  la  terre,  ou  sur 
un  banc,  comme  il  faisoit  en  sa  maison  ' 

Une  autre  mission,  mieux  connue  celle-là,  quoique  pas 
encore  assez,  est  celle  qu'il  donna  à  Badonviller,  dans  la 
province  de  Salm  en  1625.  Nouveau  trait  de  ressemblance 
avec  le  saint  évéque  de  Genève,  il  s'attaquait  ici  à  un  pays 
protestant.  Enclavés  en  Lorraine,  la  principauté  et  le  comté 
de  Salm  avait  été  entraînés  dans  l'hérésie  par  le  rhingrave 
Jean-Philippe.  L'apostasie  de  ce  prince,  suivie  de  celle  de 
ses  sujets,  datait  de  1540.  La  réforme  avait  fait  tache  d'huile. 

1.  Chapelier,  p.  112. 

2.  Pelit  Bcdel,  p.  84-5. 


472  UNE  PROCHAINE  CANONISATION 

Les  ministres  de  Metz  venus  à  Badonviller,  capitale  de 
la  principauté,  avaient  prêché  d'abord  dans  les  jardins,  puis 
sous  les  halles,  puis  dans  l'église  catholique  dont  Fusage 
leur  avait  été  en  partie  concédé,  enfin  ils  avaient  usurpé  les 
revenus  de  la  cure  *. 

Mais  l'heureuse  influence  de  la  très  catholique  maison  de 
Lorraine  avait   ramené   la  maison  hérétique    de   Salm  à   la 
religion  des  aïeux.  En   1691,   le  rhingrave  Philippe   Othon 
s'étant  rendu  à  Rome  avec  le  jeune  cardinal  de  Lorraine  y 
avait  fait  son   abjuration.  Au  retour,  il  travailla  à  la  conver- 
sion des  gens  de  ses  domaines.  11  lança  môme  un  premier 
mais    inutile    édit  de  proscription   contre  les    dévoyés  qui 
refuseraient    de    rentrer    dans  le  giron   de   FEglise.    Cette 
mesure  de  rigueur  n'avait  alors  rien  d'anormal.  La  tolérance 
existait  encore  moins  chez  les  huguenots  que  chez  les  catholi- 
ques. Dans  la  principauté  de  Salm,  les  prétendus  réformés 
n'étaient  guère  regardés   que  comme  des  intrus,  violateurs 
de  leurs  privilèges  et  coupables  de  nombreux  attentats.  En 
1575,  ils  avaient  ignominieusement  égorgé,  en  haine  de  la 
vraie  foi,  un  franciscain  nommé  le  père  Claude  Rolet.  Un 
aiHre    religieux  de  saint   François  avait   eu  aussi   la  gorge 
coupée  et  la  langue  tirée  par  la  plaie  ^.  En  vain,  en  1604, 
François  de  Lorraine,  comte   de   Vaudémont,  marié   depuis 
sept  ans  avec  Christine  de  Salm  qui  lui  apportait  le  comté 
en  dot,  avait  uni  ses  efforts  à  ceux  du  rhingrave.  La  torpeur 
du    clergé,    l'insuccès    des     missionnaires     n'avaient    fait 
qu'encourager  les    hérétiques.    Puissants    et    hautains,    ils 
commettaient  de  si  odieux  désordres  dans  l'église  mixte  que 
les  catholiques  avaient  préféré  leur  construire  un  temple   à 
leurs  propres  frais.  Le  pape  et  l'empereur  finirent  par  inter- 
venir. Un   vicaire  apostolique  fut   nommé  en   1618,    et,  en 
vertu  d'un  ordre  impérial  du  28  novembre  1624,  le  prince  et 
le   comte  publièrent,    le    12  mars   1625,   un    édit  prohibant 
l'exercice    du    calvinisme,     fermant    les    temples,    pronon- 
çant le  bannissement  immédiat    contre    les  pasteurs  et  les 
maîtres  d'école  et  accordant  aux  habitants  le  délai  d'une  année 

1.  Rogic,  t.  II,  p.  81.  —  Sur  laction  protestante   du   pays  messin,  voir  les 
Jésuites  à  Metz,  par  L.  Yiansson- Ponté,  1897,   in-S",  p.  3  sqq. 

2.  Chapelier,  p.  111,  n.  2. 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  473 

pour   se    faire  instruire,  sous    menace  de    la    même  peine. 

Mais,  afin  de  ne  point  violenter  les  consciences,  le  comte 
de  Vaudémont  et  les  jésuites  organisèrent  une  grande 
mission.  Ils  firent  appel  à  la  bonne  volonté  de  Pierre 
Fourier  et  songèrent  môme  à  lui  faire  abandonner  sa  cure 
de  Mattaincourt  pour  Tétablii*  à  Badonviller.  Le  bienheureux 
protesta  que  jamais  il  ne  quitterait  sa  chère  paroisse,  mais 
accepta  de  venih  collaborer  quelque  temps  aux  travaux  des 
missionnaires.  Ceux-ci  l'avaient  tous  en  vénération.  L'un 
d'eux,  le  P.  Nicolas  Fagot,  lui  devait  même  sa  guéri.son 
miraculeuse.  ',  et,  avec  le  P.  Jean  Guéret,  fort  mêlé  à  la 
fondation  de  la  Congrégation  Notre-Dame,  il  avait  eu  cette 
pensée  de  recourir  au  serviteur  de  Dieu. 

Un  autre  des  missionnaires  était  le  P.  Abram,  bien  connu 
aussi  de  Fourier.  Le  futur  historien  de  Pont-à-Mousson,  le 
commentateur  de  Cicéron  et  de  Virgile,  aimait  à  couper  ses 
travaux  d'humaniste  et  de  professeur  par  ces  rudes  labeurs 
de  l'apostolat  dans  les  campagnes.  Né  en  1589  à  Xaronval,  il 
avait  alors  trente-six  ans.  Depuis  plusieurs  années  déjà,  il 
dépensait  volontiers  sa  surabondante  activité  soit  dans  le 
ministère  auprès  des  populations  de  la  montagne,  soit  dans 
les  Exercices  spirituels  donnés  aux  communautés.  «  Nous 
attendons  d'heure  à  autre,  écrivait  Fourier  aux  religieuses 
de  Nancy  le  26  septembre  1622,  les  Rév.  Pères  Dagoncl  et 
Abram  qui  moissonnent  à  grosses  brassées  par  les  Vosges 
où  ils  avoient  jà  confessé  et  communié  la  semaine  passée 
jusques  à  quinze  ou  seize  cents  personnes^.  Quelques 
jours  après,  il  parle  de  la  retraite  préchée  aux  religieuses 
par  ces  deux  pères,  à  Épinal  où  il  se  trouve  lui-même  :  «  Nos 

sœurs  sont  extrêmement  contentes (elles)  ne  se  trouvent 

plus  sur  la  terre  et  ge  baignent  es  cieux  parmi  ces  Exer- 

<'ices Ces  deux  (pères)  sont  très  bons,  très  doux,  très 

aisés  à  contenter  '.  » 

La  population  de  Badonviller  était  un  milieu  moins  abor- 

1.  Voir  dans  Rofçic,  t.  II,  p.  60  sqq^  le  rc'cit  diHaillé  de  celle  gucrison. 

2.  Lettres,  t.  I,  p.  447. 

3.  Ibid.,  p.  449-450.  —  Le  bienheureux  Pierre  Fourier  qui  faisail  si  volon- 
tiers donner  les  Exercices  de  sainl  Ignace  aux  sœurs  de  la  Congrégation 
Notre-Dame  et  aux   chanoines   rërormés  de  Nolrc-Sauveur  par  les  jésuites, 


474  UNE  PROCHAINE  CANONISATION 

dable.  A  l'arrivée  de  Foiirier  (10  août  1625),  les  jésuites 
missionnaires  lui  dépeignirent  la  population  sous  les  plus 
tristes  couleurs;  la  masse  était  grossière,  pleine  de  préjugés 
et  entêtée  ;  les  catholiques,  privés  depuis  longtemps  de 
pasteurs,  croupissaient  dans  Tignorance;  les  hérétiques,  qui 
formaient  l'élément  bourgeois,  se  montraient  obstinés  dans 
Terreur.  La  maison  du  curé  n'était  qu'une  masure  ;  l'église 
vide  complétait  le  tableau  de  cette  désolation.  Le  bon  Père 
de  Mattaincourt  avait  eu  son  heure  de  découragement,  et  sa 
première  lettre  contenait  ce  sincère  aveu  de  sa  défaillance  : 
«  Enfin,  je  suis  à  Badonvillers  entièrement  contre  mon 
gré,  contre  mon  inclination,  contre  ma  volonté,  contre  mon 
opinion.  Mais,   par  nécessité,  il  falloit  y  venir...  «  ^.    Nous 

avait-il  fait  lui-même  ces  Exercices  ?  Le  témoignage  du  P.  Abram  ne  laisse 
planer  aucun  doute  sur  cette  première  question.  Le  voici  :  «  Didier  de 
Là  Cour,  bénédictin,  Servais  de  Lairuelz,  prcmontré,  et  Pierre  Fourier, 
encore  séculier,  vivaient  tous  trois  ensemble  dans  la  plus  grande  intimité... 
Dans  la  suite  ils  devinrent  de  saints  et  habiles  réformateurs....  Plus  tard  un 
autre  de  nos  élèves,  Philippe  Tibault,  réforma  les  religieux  connus  en  Franco 
sous  le  nom  de  Carmes  mitigés.  Tous  ces  hommes  ont  été  formés  dans  notre 
Université  ;  tous  se  sont  liés  d'aficction  avec  nos  pères  ;  ils  ont  reçu  leur 
direction,  et  c'est  après  avoir  fait  les  Exercices  spirituels  de  saint  Ignace 
que  leur  zèle  s'est  enflammé  ;  c'est  là  qu'ils  ont  posé  le  fondement  des  grandes 
œuvres  qu'ils  ont  exécutées  dans  la  suite.  »  Abram,  Université  de  Pont-à- 
Mousson,  p.  312.  — On  s'est  demandé  en  outre  si  le  bienheureux  P'ouricr 
donnait  les  Exercices.  Nous  avons  sous  les  yeux  un  ms.  d'une  écriture 
ancienne,  mais  différente  de  la  sienne  et  plus  moderne,  appartenant  à  la 
collection  du  P.  Watrigant  et  intitulé  :  Exercice  spirituel  des  Saints  Offices 
rendus  à  l Enfant  Jésus  dans  l'estahle  de  Bethléem  par  les  vertus  opposées 
aux  vices  capitaux  qui  empeschent  et  deslruiscnt  en  nous  la  vie  de  Jésus- 
Christ.  Ces  méditations  n'ont  point  de  rapport  direct  avec  les  Exercices  pro- 
prement dits.  Mais  il  suffit  de  parcourir  la  grande  publication  autographiéc 
intitulée  Opuscules  du  D.  P.  Four'ier  concernant  la  Congrégation  de  Notre- 
Dame,  Verdun,  1881,  1  vol.  in-fol.,  pour  y  constater  presque  à  chaque  page 
combien  Pierre  Fourier  s'inspire  souvent  du  texte  de  saint  Ignace  dans  les 
sujets  de  méditation  qu'il  propose  et  développe.  Signalons  en  particulier  la 
Section  III,  p.  57,  sqq.  On  y  retrouve  le  fondement,  les  péchés,  les  éten- 
dards, etc.,  avec  les  mêmes  divisions  et  subdivisions  que  dans  saint  Ignace. 
Le  bienheureux  en  possédait  à  fond  et  l'esprit  et  la  lettre  ;  il  voulait  que  les 
chanoines  de  Notre-Sauveur  en  fussent  également  pénétrés  dans  les  retraites 
spirituelles  ou  recollections  qu'ils  seraient  appelés  à  prêcher  dans  les  monas- 
tères «nouveaux  bien  policés.  » 
1.  Lettres,  t.  II,  p.  232. 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  475 

citons  pour  ceux  qui  croient  les  saints  d'une  autre  nature 
que  le  commun  des  hommes.  Mais  comme  les  Ames  géné- 
reuses, en  présence  de  l'obstacle,  au  lieu  de  perdre  courage, 
il  se  ressaisit:  «  Vous  me  faites,  répondit-il,  venir  l'appétit.  »  ' 
A  l'œuvre  le  lendemain  môme,  il  va  droit  à  ses  privilégiés 
les  pauvres,  les  malades,  les  humbles.  Il  visite  jusqu'aux 
servantes  et  aux  valets,  console  les  affligés  et  se  montre  aux 
Calvinistes  fort  de  sa  parole  éloquente  et  de  ses  exemples 
qui  le  sont  encore  plus.  Obligé  de  repartir  le  22  août  pour 
les  affaires  de  ses  religieuses  et  de  ses  chanoines  réformés, 
il  est  de  retour  le  9  ou  10  octobre.  Les  semences  précieuses 
qu'il  a  déposées  dans  les  âmes  et  qui  ont  germé  en  son 
absence,  s'épanouissent  durant  les  deux  mois  de  son  second 
séjour.  Avec  lui  il  a  amené  le  père  Bedel,  encore  jeune  et 
débutant  dans  le  ministère  sacré.  Il  a  retrouvé  ]es  PP.  Fagot 
et  Abram  avec  un  scolastique  de  la  Compagnie.  Bedel  est 
ravi  d'être  à  l'école  d'un  saint  qu'il  surprend  la  nuit  en 
extase.  Il  nous  a  laissé  une  relation  enthousiaste.  Abram 
est  confus  devant  l'humilité  du  vieux  curé  qui  s'efface 
presque  devant  lui. 

Kii  raniiôe  1625,  raconle-t-il,  je  me  trouvais  avec  le  P.  Fourier  à 
Badonviller,  et  nous  travaillions  ensemble  à  ramener  les  hérétiques  au 
sein  de  l'Kglise.  Quoiqu'il  fût  plus  âgé  que  moi  de  vingt-quatre  ans,  il 
me  traitait  avec  les  mômes  égards  que  si  j'eusse  été  son  supérieur  et  je 
dus  lullcr  pendant  longtemps  pour  Irionipher  de  sa  modestie.  Voyant 
enOn  que  ni  prières,  ni  sollicitations  ne  réussissaient,  je  rais  en  avant 
l'amour  même  qu'il  professait  pour  notre  Compagnie  ;  lui  rappelant 
qu'elle  passait,  aux  yeux  des  hérétiques,  et  même  d'un  grand  nombre 
de  catholiques  mal  éclairés,  pour  être  ambitieuse  et  pleine  de  hauteur 
à  l'égard  des  autres  Ordres  religieux,  tandis  que  lui,  au  contraire, 
jouissait  auprès  de  tous  d'une  réputation  de  sainteté,  mal  fondée  peut- 
être,  mais  réelle;  que,  du  reste,  ses  cheveux  blancs  commandaient  le 
respect.  Enfin,  lui  disais-je,  que  pensera  le  monde  en  voyant  un  jésuite 
jeune  encore,  prendre  le  pas  en  toute  circonstance  sur  un  vieillard,  un 
religieux,  un  curé  vénéré  de  tous.  Ces  observations  le  convainquirent, 
et  il  voulut  bien  se  relâcher  un  peu  de  son  excès  d'humilité  à  mon 
égard. 

1.  Petit  Bcdcl,  2»  partie,  p.  5. 


476  UNE  PROCHAINE  CANONISATION 

Pendant  les  six  mois  ^  que  je  passai  dans  sa  compagnie,  j'admirai  en 
lui  tant  de  vertu,  tant  de  grandeur  d'âme,  de  constance,  de  douceur, 
d'humilité,  de  mépris  pour  les  honneurs  du  monde,  et  surtout  de  fami- 
liarité et  d'union  avec  Dieu,  que  son  biographe  à  mon  sens  n'a  rien  dit 
de  trop  et  qu'il  est  plutôt  demeuré  au-dessous  de  la  vérité  en  racontant 
de  lui  tant  de  choses  merveilleuses,  qui  ont  paru  exagérées  à  des 
hommes  qui  mesurent  tout  à  leur  propre  mesure.  ^ 

Le  bienheureux  était  seul  à  ne  point  s'admirer  et  même  à 
s'ignorer,  se  proclamant  serviteur  indigne  et  inutile,  et  se 
plaignant  de  ne  faire  rien  au  monde  à  Badonviller  que 
perdre  son  temps.  ^  Autour  de  lui  on  était  loin  de  penser 
ainsi  et  une  curieuse  preuve  de  Timpression  qu'il  produi- 
sait nous  a  été  conservée  par  hasard.  Ce  sont  les  aimables 
malices  que  le  scolastique  de  la  Compagnie  aimait  à  infliger 
à  son  humilité.  Un  soir  qu'en  l'absence  des  PP.  Fagot  et 
Abram,  ce  jeune  religieux  se  trouvait  seul  à  table  avec  le 
P.  Fourier  et  Bedel,  il  lui  fit  subir  cet  assaut  : 

Je  pense  qu'il  en  coûte  bon  au  R.  Père  de  Mattaincourt  d'être  saint 
comme  il  est  ;  mais  aussi  c'est  un  grand  honneur  d'être  réputé  en  terre, 
par  les  grands  et  les  petits,  comme  le  sont  les  bienheureux  au  ciel... 

Instituteur  des  religieuses,  réformateur  des  religieux,  restaurateur  de 
la  cure  de  Mattaincourt  et  de  celle  de  Badonviller  :  ce  sont  des  titres 
plus  glorieux  que  toutes  les  qualités  des  César  et  des  Alexandre... 

Gomme  il  est  doux  d'être  montré  au  doigt,  et  d'entendre  le  peuple  qui 
dit  :  Venez,  courez,  hâtez-vous  !  Voilà  le  saint  Père  qui  passe  !... 

...  Il  n'appartient  qu'à  vous  de  faire  des  miracles.  Emprunter  la 
toute-puissance  de  Dieu  pour  en  faire  ce  qu'il  vous  plaît  !...  Je  me  con- 
tenterais bien  de  ce  métier... 

—  Bien,  bien,  répondait  Fourier  confus  et  hors  de  lui,  vous  voulez 
faire  la  guerre  à  ma  sottise...  Vous  vous  moquez  de  moi  par  des 
fictions...  ■* 

Mais,    au    sortir   de    cette    petite  séance,   il  fut  pris    de 

1.  Bedel  dit  aussi  «  presque  six  mois  »  ;  mais  en  réalité  le  bienheureux  fit 
seulement  à  Badonviller  deux  séjours  inégaux  repartis  sur  les  dix  derniers 
mois  de  1625  :  l'un  du  10  au  20  août  ;  l'autre  du  9  ou  10  octobre  au  18  décem- 
bre. Chapelier,  p.  111,  d'après  la  Correspondance. 

2.  Abram,  p.  325. 

3.  Lettres,  t.  II,  p.  264. 

4.  Rogie,  t.  II,  p.  112. 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  477 

remords,  envoya  Bedel  réciter  un  Veni  creator  pour  que  le 
scolastique  ne  prît  pas  au  sérieux  les  reproches  qu'il  avait 
faits  à  son  «  incivilité  ».  Il  en  quota  un  autre  auprès  de  ses 
religieux  de  Lunéville  : 

Nos  bons  Pères,  je  dis  hier  soir,  après  le  souper  un  mot  sans  y 
penser  qui  offensa  des  personnes  que  J'adore,  à  l'occasion  de  quoi  par 
aventure  dira-on  l'un  de  ces  jours  :  facla  est  disshnsio  inter  illos,  ita 
ut  disccdcrent  ab  invicem,  comme  jadis  au  xv*  des  Actes  des  apôtres; 
si  donc  vous  n'y  obviez  par  un  bon  Veni  creator  que  je  mendie  de 
chacun  de  vous,  à  ce  que  cette  disgrâce  se  rapaise  bientôt,  et  qu'une 
autre  fois  je  n'y  retombe  plus  et  pense  à  l'avenir  de  plus  près  à  ce  que 
je  dois  dire.  * 

Sa  douceur  égalait  son  humilité.  Ces  deux  vertus  évangé- 
liques  luf  concilièrent  l'estime  et  bientôt  l'afTection  des  réfor- 
més. Jamais  il  ne  voulait,  par  crainte  de  les  froisser,  les 
appeler  hérétiques,  mais  il  leur  donnait  le  nom  cVétrangers. 

La  plupart  quittèrent  leur  erreur  et  quelques-uns  le  pays. 
Le  temple  fut  consacré  à  Dieu  sous  l'invocation  de  la  sainte 
Vierge  et  Fourier  eut  la  consolation,  avant  son  départ 
(18  décembre),  de  monter  dans  la  chaire  de  l'hérésie  devenue 
la  chaire  de  vérité.  ^  Signe  de  la  sincérité  de  ces  conver- 
sions :  elles  furent  durables.  Le  P.  Fagot  qui  vit  la  mission 
avant,  pendant  et  après  les  prédications  du  bienheureux,  se 
félicitait  de  la  lui  avoir  fait  imposer  par  les  princes,  comme 
de  la  meilleure  action  de  sa  vie.  ^  Deux  ans  après,  le  P. 
Voirin,  parti  de  Nancy  trop  tôt  pour  y  être  sans  doute 
associé  *,    alla    y   récolter   ce   que   ses  devanciers   avaient 

1.  Lettres,  t.  II,  p.  261. 

2.  «  J'ôtois  si  afTairë  à  chanter  k  l'ëfçlisc,  &  bëgaycr  en  une  chaire  de 
prédicant  et  à  m'y  prt'parcr,  samedi,  dimanche,  lundi  cl  mercredi,  et  à  répon- 
dre conlinucllement  tantôt  à  celui-ci,  tantôt  à  celui-là  ».  Fourier  aux  religieux 
de  Verdun.  Badonviller,  11  décembre  1625.  Lettres,  t.  II,  p.  288. 

3.  Petit  Bcdcl,  2"  partie,  p.  8.  — Sur  le  P.  Fagot,  voir  Abram,  |>  'i()i), 
qui  vante  «  sa  dextérité  dans  ses  rapports  avec  les  hérétiques  ». 

4.  Le  P.  Voirin,  alors  ministre  au  collège  de  Nancy,  partit  conuno  préfet 
dés  éludes,  pour  le  collège  d'Auxcrre.  Pierre  Fourier  écrit  a  son  sujet,  le 
25  août  1625  :  «  Le  révérend,  le  bon  et  le  très  bon  père  Voirin  (que  je  ne  peux 
nommer  maintenant  sans  soupirer)  nous  a  été  pauvrement  dérobé  pour  être 
envoyé  bien  loin,  où  il  ne  fera  pas  tant  de  proCt,  ce  crois-jc,  comme  il  eût  fait 


478  UNE  PROCHAINE  CANONISATION 

semé  ^  Aujourd'hui  les  habitants  de  Badonviller  entièrement 
et  franchement  catholiques,  ont  gardé,  avec  le  souvenir 
légendaire  du  bienheureux,  la  foi  qu'il  fit  revivre  parmi  leurs 
pères. 

XIII 

Lorsqu'on  lit  les  longues  lettres  écrites  par  Pierre  Fourier 
durant  ses  veilles  de  Badonviller,  on  constate  avec  étonne- 
ment  qu'en  dehors  de  ses  œuvres  extraordinaires  d'apostolat 
ou  d'administration  ordinaire  de  sa  paroisse,  il  portait  la 
sollicitude  de  ses  nombreuses  écoles  de  religieuses  et  aussi 
d'une  congrégation  nouvelle  de  chanoines  réguliers.  C'était 
la  congrégation  de  Notre-Sauveur  dont  le  moment  est  venu 
de  parler. 

Nous  avons  dit  qu'à  la  surprise  générale,  Pierre,  au  sortir 
de  sa  philosophie  à  Pont-à-Mousson  en  1585,  entra  comme 
novice  à  Chamousey.  Ce  n'était  pas  la  seule  abbaye  possédée 
en  Lorraine  par  les  chanoines  réguliers.  Saint-Léon  de  Toul, 
Saint-Nicolas-des-Prés  de  Verdun,  Saint-Pierremont  au  pays 
de  Metz,  Saint-Remi  à  Lunéville,  la  Trinité  à  Belchamps, 
Saint-Sauveur  à  Domèvre,  Saint-Hubert  à  Autrey  se  vantaient 
d'être  autant  de  fondations  abbatiales  remontant  à  la  fin  du 
xi"  ou  au  commencement  du  xii®  siècle.  A  l'époque  où  les 
hommes  de  guerre  partaient  pour  les  croisades,  elles  avaient 
abrité  les  hommes  d'étude  et  de  prière.  Mais  avec  cinq  siècles 
d'existence  l'âge  du  dépérissement  et  de  la  décadence  était 
venu.  L'ignorance,  le  jeu,  la  chasse,  la  table  étaient  les  occu- 
pations de  ces  clercs  dégénérés.  Quelques-uns  à  peine  hono- 

du  côtéde  Lunéville  et  par  toute  notre  Congrégation,  dont  nous  sommes  tous 
extrêmement  marris. ..  Au  Pont-à-Mousson,  sans  lunettes  et  sans  esprit,  et 
presque  sans  loisir  et  sans  encre.  >>  Lettres,  t.  II,  p.  238.  —  A  propos  de  ces 
derniers  mots,  l'on  peut  se  demander  si  l'encre  était  tellement  rare,  ou  si 
Pierre  Fourier  en  faisait  une  trop  grande  consommation.  On  voit  ailleurs  l'ar- 
rivée dune  bouteille  d'encre,  apportée  par  Bedel  à  la  mission  de  Badonviller, 
saluée  comme  un  événement.  Quand  il  écrivit  les  règles  de  la  Congrégation 
Notre-Dame  «  il  venait  mendier,  à  notre  noviciat  de  Nancy,  dit  Abram,  l'en- 
cre dont  il  avait  besoin.  »  (p.  324.) 

1.  Le  P.  Voirin,    revenu  d'Auxerre   en  1627,    fut  attaché    à  la   mission  de 
Badonviller  qui  dépendait  du  collège  de  Nancy. 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  479 

raient  encore  leur  vocation  par  la  pratique  des  observances 
religieuses. 

On  était  donc  loin  du  pieux  abbé  SéhêVus  qui,  en  1090, 
avait  fondé  l'abbaye  de  Chaumousey,  à  la  prière  de  Thiéry 
et  d'Hadelwide,  puis,  en  1094,  avait  dédié  son  couvent  au 
Saint-Sauveur;  loin  des  abbés  ses  successeurs,  qui  longtemps 
firent  fleurir  les  vertus  monastiques,  à  Tombre  de  l'église 
Notre-Dame,  dans  le  petit  vallon  solitaire. 

Mais  l'Église  a  la  vie  en  elle,  et,  sous  l'action  des  saints, 
ses  œuvres  rajeunissent  à  l'heure  où  on  les  croit  au  tombeau. 
Vers  la  fin  de  1585,  Pierre  s'était  présenté  à  l'abbé,  le  Révé- 
rendissime  père  Gérard  du  Haultoy.  Pour  être  reçu  novice, 
il  n'avait  eu  à  passer  ni  par  «  la  porte  dorée  »,  ni  par  celle  de 
la  faveur.  Son  mérite  et  sa  réputation  lui  avaient  suffi.  On  le 
revêtit,  suivant  l'usage,  de  la  soutane  noire  coupée  du  petit 
rmîhet  de  lin  ',  et,  embrassant  en  même  temps  que  l'habit 
l'esprit  de  saintAugustin,  il  ferma  les  yeux  sur  les  défauts  des 
autres  pour  les  ouvrir  sur  l'idéal  que  ce  grand  nom  faisait 
briller  à  ses  yeux.  Les  anciens  traitaient  durement  les  jeu- 
nes. Fiers  d'avoir  franchi  les  difficultés  du  début,  ils  laissaient 
les  nouveaux  venus  s'en  tirer  à  leur  tour.  «  Je  le  sais,  écrit 
Bedel,  de  la  bouche  de  ceux  qui  en  ont  fait  l'épreuve  :  ser- 
vir à  table,  ne  ronger  que.  des  os,  comme  les  chiens, 
coucher  au  coin  d'une  cuisine,  sonner  les  cloches  et  relaver 
la  vaisselle,  telle  était  l'occupation  ordinaire  des  ces  pauvres 
aspirants.  »  Pierre  exagéra  encore  ce  régime,  et  y  ajouta 
des  austérités  volontaires. 

Comme  la  fin  de  son  noviciat  approchait,  l'abbé  Gérard 
mourut  (30  août  1586),  et  un  compatriote  de  Pierre,  le  père 
Paticier,  de  Mirecourt,  fut  élu  en  sa  place.  Entre  ses  mains 
Pierre  prononça,  dans  l'église  abbatiale,  les  trois  vœux 
solennels  de  pauvreté,  chasteté  et  obéissance.  Un  an  d'épreu- 
ve avait  suffi  ;  il  était  profès.  L'ordre  canonial  possédait  son 
futur  réformateur. 

Cependant  il  poursuivait  obscurément  ses  études  à  Pont- 

1.  Ce  petit  rochct,  ou  banderole,  ëtait  large  d'environ  cinq  doigts  et  ses 
cxlrémilés  se  rejoignaient  du  côté  gauche  en  forme  d'ëcharpc.  On  y  ajoutait 
au  chœur,  pour  l'étc,  le  surplis  et  l'auniusse  :  pour  l'hiver  le  f^raïul  rochct 
et  la  cbappc  noire. 


480  UNE  PROCHAINE  CANONISATION 

à-Mousson,  tandis  que  de  hauts  personnages  ecclésiastiques 
semblaient  destinés  par  leur  situation  en  vue  à  mettre  avant 
lui  la  main  à  cette  œuvre  de  régénération.  Le  jeune  prince 
Charles  de  Lorraine,  cardinal-évêque  de  Strasbourg  et  de 
Metz,  l'avait  tentée  en  1595.  Une  assemblée  de  principaux 
abbés,  s'était  tenue  aux  Cordeliers  de  Nancy  et  Ton  avait 
arrêté  de  réunir  en  une  seule  congrégation  tous  les  monas- 
tères de  l'ordre  ju'sque-là  indépendants.  Peut-être  Pierre 
Fourier  rentré  à  Ghaumousey,  après  avoir  achevé  ses  études 
au  Pont,  assista-t-il  à  ces  séances  presque  stériles,  et  enten- 
dit-il formuler  ce  premier  projet  de  réforme  qu'il  réalisera 
en  son  temps  d'une  manière  plus  efïicace. 

Toujours  est-il  que  pour  l'heure  présente  rien  n'avait 
changé  parmi  ses  confrères.  Ils  semblèrent  même  redoubler 
de  mauvaises  dispositions  envers  lui.  Sans  le  vouloir,  et  par 
la  seule  différence  de  sa  conduite  avec  la  leur,  il  avait  des 
airs  de  réformateur  qui  les  irritaient.  On  le  traitait  d'hypo- 
crite. On  ne  le  regardait  que  pour  le  menacer.  On  ne  lui 
parlait  que  pour  se  moquer  de  lui. 

A  son  insu,  l'abbé  Paticier  fournil  un  prétexte  de  plus  à 
ces  odieuses  vexations  en  lui  confiant  deux  emplois  de 
quelque  importance.  Il  fut  nommé  pitancier,  c'est-à-dire 
économe  du  monastère,  et  par  surcroît  administrateur  de  la 
paroisse  de  Ghaumousey  qui  était  à  la  nomination  de 
l'abbaye. 

Gomme  économe,  Pierre  prit  à  cœur  de  traiter  aussi  bien 
les  novices  qu'on  l'avait  autrefois  maltraité  lui-même. 
Gomme  desservant  de  la  cure,  il  commença  en  quelque  sorte 
un  second  noviciat,  celui  de  la  vie  curiale,  qu'il  continuera 
à  Mattaincourt.  Il  se  prive  pour  donner  aux  pauvres  ;  il  prê- 
che, il  catéchise,  il  s'entretient  avec  ses  paroissiens  dans 
leurs  maisons  et  sur  les  chemins;  il  gagne  les  cœurs,  il  sau- 
ve les  âmes. 

Cependant  Jean  Marius,  abbé  de  Saint-Pierremont,  et, 
visiteur  ou  général  de  cette  congrégation  des  chanoines 
réguliers  de  Lorraine  dont  nous  avons  vu  décréter  l'établis- 
sement à  Nancy  en  1595,  intima  à  Ghaumousey  l'ordre  de 
se  conformer  aux  nouveaux  règlements.  Injonction  de 
reprendre  la  vie  commune  et  de  séparer  les  menses.    L'irri- 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  481 

talion  des  chanoines  prébendes,  ainsi  réformés  malgré  eux, 
atteignit  alors  son  paroxysme,  Pierre  Fourier  qui  en  était 
pourtant  bien  innocent,  devint  pour  eux  l'ennemi  ;  on  mêla 
des  substances  nauséabondes  à  sa  pauvre  pitance  ;  on  tenta 
de  l'empoisonner.  «  Ces  friponneries,  dit  Bedel,  se  faisaient 
à  l'insu  du  seigneur  abbé  ».  Paticier  en  eut  finalement 
connaissance  et  jugeant  la  situation  intenable  pour  la  victime 
expiatoire,  lui  proposa  au  dehors  les  trois  cures  dépendantes 
de  l'abbaye  parmi  lesquelles  Pierre  choisit  Mattaincourt. 
Pierre  devenait  donc  curé  tout  en  demeurant  chanoine.  Ce 
genre  de  vie  le  ramenait  au  régime  des  clerici  regulares  ou 
premiers  disciples  de  saint  Augustin,  qui  avaient  été  des 
prêtres  menant  la  vie  commune  sous  une  règle  uniforme  et 
se  livrant  en  même  temps  aux  fonctions  du  ministère.  Leurs 
successeurs  du  moyen  âge,  chanoines  plutôt  que  clercs  régit- 
liers,  avaient  fait  une  moindre  part  à  la  vie  active  afin  d'en 
donner  une  plus  grande  à  la  contemplative  '.  Mais  avec  la 
secousse  imprimée  au  monde  par  la  Renaissance,  l'action 
reprenait  partout  sa  revanche  sur  la  contemplation,  et  ce 
mouvement  allait  s'accentuer  avec  sa  nécessaire  accélération 
pour  aboutir  à  la  fièvre  des  temps  modernes.  Pierre  Foufier 
(|ui  est  un  vrai  précurseur*,  regarde  déjà  vers  ces  horizons 
nouveaux  et  y  orientera  bientôt  les  autres.  On  a  dit  qu'il  ne 
fut  jamais  de  l'Église  dormante. 

Eût-il  cependant,  maintenant  qu'il  s'était  donné  tout  entier 
à  ses  gens  de  Mattaincourt  et  que  tout  entiers  ils  s'étaient 
donnés  à  lui  en  retour,  songé  à  entreprendre  une  réforme 
de  ses  confrères  plus  radicale  que  les  précédentes  ?  Le  par- 
don de  leurs  injures  et  l'oubli  de  leurs  torts  eussent  sans 
doute  limité  dans  son  âme  l'clfort  de  sa  reconnaissance  et 
de  sa  rh»rité  envers  leur  mémoire,  si  un  prélat^  inca- 
pable de  son  côté  de  rien  faire  sans  appui,  n'avait  trouvé 
dans    Fourier  son  instrument  et  son  bras  drçit.  Nous  avons 

1.  Rojçic,  t.  I,  p.  38. 

2.  «  Un  dos  premiers,  Fourier  eut  l'idée  de  ces  grandes  institutions  qui 
font  la  gloire  des  sociétés  modernes  :  caisse  d'épargne,  associations  de 
secours  mutuels,  justice  de  paix,  création  d'écoles  d'enseignement  pour  les 
jeunes  lillcs.  >>  Paroles  de  Doulay  de  La  Mcin^be  citées  par  Besauccnet, 
p.  96. 

LXXI.  —  31 


482  U.\E  PROCHAINE  CANONISATION 

nommé  Tévêque  de  Toiil,  Mgr  Porcelet  de  Maillane  '. 
Un  bref  de  Grégoire  XV,  en  date  du  10  juillet  1621,  avait 
enjoint  à  l'évoque  d'en  finir  avec  toutes  les  réformes  sans 
lendemain  et  de  renouveler  une  bonne  fois  l'état  des  cha- 
noines réguliers  de  Saint-Augustin  dans  les  duchés  de  Bar  et 
de  Lorraine.  ~  En  même  temps,  Maillane  est  nommé  abbé 
commendataire  de  Saint-Pierremont  ;  c'est  là  le  point  d'appui 
sur  lequel  il  soulèvera  la  grande  famille  augustinienne  ; 
le  levier  sera  Pierre  Fourier.  Une  deuxième  assemblée 
tenue  à  Nancy  en  1604  n'avait  pas  mieux  réussi  que  celle  de 
1595  ;  les  deux  collaborateurs,  l'évêque  et  le  curé,  prennent 
le  parti  d'abandonner  les  anciens  demeurés  incorrigibles  ; 
on  rassemblera  de  jeunes  clercs  ou  des  laTfcs  en  nombre 
suffisant,  et  ces  recrues  remplaceront  dans  toutes  les  maisons 
de  l'ordre,  les  générations  incurables  des  réfractaires. 
Ceux-ci  seront  invités  à  se  retirer. 

On  est  en  1622.  La  mère  Alix  Le  Clerc  vient  de  mourir, 
mais  la  Congrégation  Notre-Dame,  déjà  solidement  enra- 
cinée par  l'extension  et  par  le  succès,  est  sortie  de  la 
période  critique  des  essais.  Fourier  qui  a  cinquante-sept  ans, 
peiîT  se  donner  encore  à  une  nouvelle  œuvre,  sans  négliger 
sa  cure  et  il  s'y  jette  avec  la  même  ardeur  qu'il  mettait  en 
1578  à  recruter  ses  premières  religieuses.  Constitutions  à 
élaborer,  novices  de  bonne  volonté  à  réunir  et  à  former, 
aucune  difficulté  ne  l'arrête  ;  il  mène  tout  de  front,  rédige  un 
Summarîum  des  statuts  qu'il  remet  à  l'évêque  deToul  et  force 

Lunéville  à  lui  ouvrir  ses  portes pour  cinq  novices.  ^ 

C'est  le  grain  de  sénevé  de  la  future  moisson.  Le  jésuite 
Janel  leur  prêche  la  retraite  ;  la  vêture  a  lieu  le  2  février 
1623.  Un  ancien  se  joint  aux  cinq  jeunes,  et  à  eux  six,  ils 
représentent  quatre  abbayes. 

Mais  enfin  quelle  était  l'idée  de  cette  réforme  qui  ressem- 
blait plus  à  une  fondation  qu'à  une  restauration  ?  Le  9  no- 

1.  Voii*  le  Gallia  chrisliana,  t.  XIII,  col.  1051  :  a  Morum  depravationem 
supinamque  ignorantiain  induxcrant  bella  et  hscresis.  Viros  itaque  diver- 
sorum  ordinum  religiosos  ad  erudiendam  plebem  direxit  in  dioecesim, 
collapsamque  in  monasleriis  disciplinam  ul  instauraret  nihil  prœtermisit.  » 

2.  Rogie,  t.  I,  p.  45'i  et  pi^s  justificatives. 

3.  Id.,  t.  I,  p.  467. 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  483 

vembre  1623,  en  la  dédicace  du  Saint-Sauveur,  le  bienheu- 
reux s'en  déclarait  ouvertement  devant  deux. 

Le  service  divin  sera  célébré  avec  ferveur  et  dignité  -, 
mais  le  temps  à  y  consacrer  sera  réduit  et  les  cérémonies 
simplifiées. 

La  vie  étant  plus  active  que  par  le  passé  présentera  des 
dangers  spéciaux  auxquels  on  obviera  par  des  moyens 
nouveaux. 

La  sanctification  du  prochain  sera  poursuivie  avec  plus  de 
zèle  et  de  dévouement  qu'autrefois.  Les  anciens  chanoines 
se  contentaient  jusqu'ici  de  remplir  strictement  leurs  obli- 
gations dans  quelques  bénéfices  à  charge  d'âmes.  Les  nou- 
veaux ne  rechercheront  plus  de  bénéfices  ;  leur  ministère 
sera  gratuit,  diversifié  suivant  les  besoins  et  les  circons- 
tances :  missions  dans  les  campagnes,  éducation  des  clercs 
dans  les  séminaires,  formation  d'instituteurs  chrétiens, 
enseignement  primaire  des  garçons,  instruction  secondaire 
des  aspirants  au  sacerdoce  ou  aux  universités,  soin  des 
apprentis  et  des  futurs  artisans. 

Avec  sa  pointe  habituelle  d'esprit,  Fouricr  définis.sait 
toutes  ces  fonctions  d'un  zèle  encore  trop  rare  dans  le  clergé  : 
les  bénéfices  vacants.  Il  insistait  surtout  sur  rouverture  des 
écoles  :  ludnm  litterarium  apen'ent,  et  sur  la  gratuité.  Voici 
vingt-sept  ans,  disait-il,  que  j'y  songe.  Sans  doute  il  se  rap- 
pelait son  premier  essai  infructueux  h  Mattaincourt.  Ilélas  ! 
le  second  devait  rappeler  le  premier.  Et  pourtant  quelle  con- 
viction il  avait  su  engendrer  dans  l'Ame  de  ses  disciples  ! 

Bedcl  a  des  accents  que  certains  conservateurs  eussent  pu 
lui  emprunter,  au  lieu  de  confondre  dans  des  débats  restés 
célèbres  la  gratuité  qui  est  d'esprit  démocratique  et  chré- 
tien, avec  la  laïcité  qui  est  d'esprit  révolutionnaire  et  anti- 
religieux, au  moins  dans  les  intentions. 

Il  est  vrai,  dit-il,  que  de  toutes  les  religions  qui  se  trouvent  dans  le 
monde,  il  n'y  en  a  pas  une  qui  pourvoye  plus  soigneusement  à  l'ins- 
truction de  la  jeunesse  que  la  catholique,  si  est-ce  qu'il  seinbloit  y  man- 
quer quelque  chose,  car  dans  les  escoles  que  nous  voyons,  ou  les  régents 
exigent  quelque  salaire  pour  récompenses  de  leurs  peines,  ou  l'on 
enseigne  gratuitement.  Demander  de  l'argent  à  un  pauvre,  c'est  luy 
fermer  les  portes  de  la  science  et  le  condamner  aux  ténèbres  pour  sa 


484  UNE  PROCHAINE  CANONISATION 

vie,  faute  de  quatre  doubles  par  sepmaine,qui  est  une  grande  cruauté. 
L'instruction  gratuite  ne  se  voit  que  dans  les  grands  collèges  et  uni- 
versités, où  il  faut  desja  sçavoir  quelque  chose  avant  d'estre  escolier. 
Si,  que  voila  un  pauvre  garçon  un  Sixte  quatriesme,  un  Edmond 
Auger,  lequel  doué  d'un  bon  esprit  seroit  un  jour  capable  de  rendre 
mille  services  au  public,  s'il  estoit  poli  par  les  lettres,  lequel  faute  de 
trouver  une  personne  qui  l'enseigne  gratuitement,  est  contraint  de 
passer  le  reste  de  ses  jours  dans  l'ignorance,  qui  est  une  des  cruautés 
les  plus  inhumaines  que  Julian  l'Apostat  aye  peu  inventer  pour  tour- 
menter les  hommes.  Le  père  en  prend  pitié,  et  sans  jeter  notre  faucille 
en  la  moisson  des  autres,  mais  comme  pour  glaner  ce  qu'il  ont  négligé 
il  veut  qu'ouvrans  nos  escoles,  nous  y  recevions  pauvres  et  riches, 
aussi  tost  qu'ils  ont  l'usage  de  raison,  et  les  enseignions  à  lire  et  escrire, 
et  autant  de  latin  qu'il  en  faut  pour  être  reçeus  dans  les  collèges,  où  ils 
continueront,  sans  autres  frais  que  celuy  de  leur  vivre,  ce  qu'ils  auront 
heureusement  commencé  chez  nous.  ^ 

De  cette  manière,  la  philosophie  et  même  la  théologie 
seront  accessibles  à  tous,  quelles  que  soient  leurs  ressources. 

Cette  idée  de  faciliter  l'instruction  dès  les  premiers  degrés 
à  ceux  qui  veulent  parvenir  jusqu'aux  derniers  échelons,  et 
atteindre  au  seuil  des  études  ecclésiastiques,  pourrait  pa- 
raître étroite  encore  et  intéressée.  Or,  Pierre  Fourier  songe 
bien  à  ceux  qui  ont  «  dessein  d'estre  Eglise  «  pour  leur  faire 
apprendre  en  temps  voulu  le  chant  grégorien,  la  pratique 
des  ordres  et  l'administration  des  sacrements  ;  mais  son 
dévouement  à  la  jeunesse  n'exclut  personne.  S'il  rôve  de 
petites  écolçs,  de  petits  et  de  grands  séminaires,  ne  songe-t-il 
pas  à  créer  des  écoles  professionnelles? 

Que  si  quelques-uns,  continue  Bedel,  se  contentent  de  moins  d'estude, 
et  que  sçachant  lire  et  escrire,  ils  se  portent  à  prendre  condition  dans 
le  monde,  il  veut  que  l'on  s'informe  d'eux  et  de  leurs  parents,  quel 
d'entre  tous  les  métiers  ils  veulent  choisir,  et  qu'on  leur  enseigne  les 
mois  entiers,  comme  ils  s'y  doivent  comporter  pour  y  vivre  en  gens 
de  bien,  et  d'un  rnesme  travail  gagner  la  vie  temporelle  et  l'éternelle. 

Le  plan  exposé  par  Fourier  à  ses  novices  est  donc  uni- 
versel quant  aux  classes  de  la  société  :  à  tous  l'enseignc- 

1.  Grand  Bedcl,  p.  177. 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  485 

ment  gratuit.  Il  est  universel  aussi  quant  aux  contrées  à 
doter  du  bienfait  de  cette  instruction  libérale.  Il  ne  veut 
plus  seulement  «  la  reforme  de  neuf  ou  dix  maisons  es- 
parses  çà  et  là  en  divers  cantons  du  pays  »  ;  mais  il  a  formé 
le  dessein  de  retirer  «  tout  un  monde  »  du  déluge  des 
maux  déversés  sur  la  société  par  les  vices  d'une  jeunesse 
ignorante.  Rêve  grandiose  !  La  Lorraine  n'eût  pas  enfermé 
l'action  ambitieuse  de  son  zélé.  Comme  ses  religieuses 
en  avaient  déjà  franchi  les  frontières,  ses  religieux  la  pas- 
seraient à  leur  tour.  Mais  cène  fut  qu'un  rêve.  Fourier  qui 
était  le  François  de  Sales  de  son  pays,  n'en  devait  pas  être 
le  Jean-Baptiste  de  La  Salle. 

L'obtention  des  bulles  se  heurtait  dans  les  congrégations 
romaines  à  de  graves  difficultés.  Ses  deux  représentants, 
les  pères  Guy  Lemulier,  prieur  de  Lunéville,  et  Guinet, 
prieur  de  Saint-Pierremont,  firent  bien  comprendre  à  ceux 
qui  regardaient  du  côté  du  moyen  âge  plutôt  que  dans  la 
direction  de  l'avenir,  qu'il  n'y  avait  pas  incompatibilité  pour 
les  religieuses  entre  la  clôture  et  la  tenue  de  classes  exter- 
nes. Mais  n'était-il  pas  trop  hardi  de  transformer  par  l'in- 
•troduction  de  nouveautés  peut-être  sans  précédents  un  ordre 
aussi  ancien  que  celui  des  Chanoines  réguliers? 

Fourier  en  avait  le  pressentiment. 

Si  d'aventure,  écrivait-il,  on  faisoit  quelque  difficuUé  sur  les  écoles 
des  petits  enfants,  comme  sic'étoit  une  chose  trop  basse  pour  des  reli~ 
gieux,  me  semble  que  l'on  pourroit  bien  à-propos  leur  apporter  ce  trait 
de  saint  Glirysostome  :  Ars pucrorum  moderatoris  caetcris  prxstantior,  et 
leur  demander  s'ils  trouvent  mauvais  que  nous  fassions  pour  les  garçons 
ce  que  saint  Jérôme  avec  toute  sa  doctrine  et  ses  autres  ouvrages  dési- 
roit  et  demandoit  de  pratiquer  à  l'endroit  de  la  petite  Paula...  ce  que 
faisoit  saint  Cassien...  ce  que  faisoit  saint  Euchcr  en  la  ville  de  Toul... 
ce  que  faisoit  saint  Prologène  en  son  exil....  ce  que  faisoit  le  père  d'O- 
rigènequi  enseignoit  à  ce  petit  garçon  les  lettres  dès  le  berceau. 

Après  tous  les  saints  du  martyrolologe,  Cicéron  vient, 
sans  être  attendu,  figurer  auprès  de  saint  Grégoire.  Le  bien- 
heureux ainsi  appuyé  ne  veut  pas  désespérer  du  succès  de  sa 
cause  et  formule  ce  vœu  qui  avec  les  Constitutions  des  reli- 
gieuses de  Notre-Dame  reste  le  plus  bel  honneur  de  sa  vie  : 


486  UNE  PROCHAINE  CANONISATION 

On  désire  de  prévoir  (pour  les  Chanoines  réformés)  au  mieux  que 
l'on  pourra  par  des  écoles  et  petits  catéchismes  en  cette  Congrégation 
qui  épouse  volontiers  ce  soin  pour  l'amour  de  Dieu  et  désiré  et  de- 
mande à  Sa  Sainteté  qu'il  lui  plaise  lui  laisser  en  partage  ce  devoir, 
comme  pour  une  partie  de  son  dot  et  principale  occupation,  voyant 
qu'il  n'y  a  point  de  religieux  qui  se  soient  encore  présentés  dans  cette 
belle  et  plantureuse  moisson  du  moins  en  ce  pays  ^ . 

Les  temps  n'étaient  pas  miirs  et  Fourier  avait  trop  préju- 
gé ~.  Bientôt  d'affreuses  calamités  désolaient  la  Lorraine.  Il 
ne  restait  plus  à  Fourier,  après  avoir  souhaité  d'être  le 
maître  des  petits,  que  de  se  montrer  le  conseiller  des 
grands  et  le  sauveur  d'une  dynastie.  Le  prêtre  et  le  reli- 
gieux se  montrera  un  sujet  fidèle  et  un  patriote  éclairé. 

XIV 

Cette  partie  de  l'histoire  de  notre  bienheureux  est  la 
plus  connue.  L'agréable  étude  d'Alfred  de  Besancenet  n'est 
pas  plus  à  refaire  3  que  les  chapitres  de  la  magistrale  his- 
toire du  comte  d'Haussonville  \  Nous  esquisserons  simple- 
ment quelques  traits  des  dramatiques  épisodes  qui  précipi- 
tèrent au  xvii"  siècle  la  ruine  de  la  Lorraine  et  mirent  le  curé 
de  Mattaincourt  en  contact  avec  ses  ducs.  Charles  III  avait  tou- 
jours favorisé  Fourier  et  ses  œuvres.  Prince  ami  des  lettres 
et  réformateur,  il  donna  à  son  duché  d'heureuses  années 
de  tranquillité  et  de  progrès  intellectuel,  fonda  Pont-à-Mout- 
son,  codifia  les  coutumes,  commença  la  reconstruction  de 
sa  capitale.  Il  mourut  le  13  mai  1608.^ 

1.  Lettres,    t.  III,  p.  133. 

2.  Rome  n'a  pas  cessé  de  regarder  l'éducation  des  petits  enfants  comme 
incompatible  avec  le  ministère  sacré  du  prêtre.  Benoît  XIII  en  approuvant 
les  règles  de  l'Institut  des  Frères  des  Ecoles  chrétiennes,  par  sa  bulle  du 
26  janvier  1725,  déclara  qu'ils  ne  pourraient  aspirer  aux  ordres  sacrés. 
liavelei,  p.  441. 

3.  Le  bienheureux  Pierre  Fourier  et  la  Lorraine.  Etude  historique,  XVI" 
et  XVII^  siècles,  par  Alfred  de  Besancenet.  Paris,  1864,  in  12. 

4.  Histoire  de  la  réunion  de  la  Lorraine  à  la  France,  par  le  c'"  d'Haus» 
sonville.  Paris,  1854,  in-12,  t.  I. 

5.  Voir  les  Oraisons  funèbres  sur  le  trespas  de  feu  Monseigneur  très- 
hault,  très  illustre  et  seremiss.  Prince  Charles  III,  par  la  grâce  de  Dieu  Duc 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  487 

Henri,  l'aîné  de  ses  fils,  lui  succéda.  Il  se  montra  «  le  plus 
doux  des  hommes  et  le  plus  paternel  des  princes  ».  Le 
deuxième,  Françî^s  de  Vaudémont  épousa  Christine  de 
Salm,  et  nous  l'avons  vu  favoriser  le  retour  de  son  petit 
état  au  catholicisme  par  la  mission  de  Badonviller. 

De  Marguerite  de  Gonzague,  sa  seconde  femme,  Henri 
eut  deux  filles,  Nicole  et  Claude.  Le  mariage  de  ces  héri- 
tières devait  amener  les  complications  intérieures  d'où  sor- 
tit l'invasion  étrangère.  Après  un  règne  bienfaisant  de  seize 
années,  Henri  II  se  mourait.  Auprès  de  son  lit,  Fourier  à 
qui  il  n'avait  donné,  comme  son  père,  que  des  marques  de 
vénération,  se  fondait  en  larmes  et  en  prières.  Dans  la  foule 
on  entendait  crier  vers  le  ciel  :  «  Seigneur,  sauvez  le  moult 
gentil  duc  !  »  L'homme  de  Dieu  se  releva  et  s'approchant  de 
la  duchesse  :  *  Du  courage.  Madame,  lui  dit-il,  Dieu  ne  veut 
pas  qu'il  vive.  »  Le  31  juillet  1624,  le  glas  funèbre  annon- 
ça le  trépas  du  bon  duc  et  la  fin  des  beaux  jours  de  la  Lor- 
raine '. 

Par  testament,  Henri  II  avait  hgué  son  trône  à  sa  fille  Ni- 
cole. Mais  la  question  de  la  loi  salique,  dans  cette  petite  na- 
tion qui  prétendait  continuer  l'ancien  royaume  des  Francs 
d'Austrasio,  n'avait  jamais  été  tranchée.  Déjh  au  siècle  pré- 
cédent, une  succession  seniblablcment  ouverte  avait  ame- 
né dans  les  murs  de  Nancy  le  roi  de  France,  Henri  II.  Sui- 
vant les  intérêts  du  moment  les  maisons  rivales  d'Autriche 
et  de  France  se  prononçaient  dans  un  sens  ou  dans  l'autre. 

Charles  IV,  cousin  et  mari  do  Nicole,  avait  vingt  ans.  II 
ne  l'avait  épousée  que  par  obéissance  ;  il  résolut  de  la  détrô- 
ner pour  régner  en  son  propre  nom. 

Les  états  sont  assemblés  à  Nancy.  Charles  fait  proclamer 
la  loi  salique,  et  reconnaître,  pour  un  jour,  duc  de  Lorraine, 
son  père,  François  de  Vaudémont,  fils  de  Charles  III.  Puis 

de  Calabre,  Lorraine,  Bar,  («u«/<frtf«,  prononcées  &  Nancy,  en  l'ëglisc  collégiale 
de  Saint-Gcorgc's,  et  en  la  convcnlucllc  des  RR.   Pères  Cordelicrs,  les  18,  19 
et  21  jours  de  juillet  1608,  par  le  P.   Léonard  Perrin  delà  Compagnie   de* 
Jësus  de  Pont-à-Mousson.  —  Voir  aussi  la  fin  du  cours  de  M.  Pfisler  à  Nancy 
dans  le  Journal  de  la  Meurthe  cl  Moselle,  mardi  6  avril  1897. 

1.  Nous  laissons  à  Besancenet  la  responsabilité  de  ce  r«5cit  qui  ne  concorde 
pas  pour  les  détails  avec  celui  du  P.  Rogie. 


488  UNE  PROCHAINE  CANONISATION 

le  père  abdique  et  dépose  le  lendemain  sur  la  tête  du  jeune 
Charles  IV  la  couronne  fermée,  signe  de  Tindépendance  de 
sa  souveraineté.  * 

Nicole  accepte  sa  déchéance.  Mais  sa  sœur  Claude  refuse 
de  signer  aucune  renonciation.  Claude  avait  douze  ans. 
Elle  trouva  un  consolateur  dans  son  cousin,  Nicolas-Fran- 
çois de  Lorraine,  pourvu  de  Tévéché  de  Toul,  à  quatorze  ans, 
après  la  mort  de  Mgr  de  Maillane  (14  septembre  1624),  dont 
il  avait  été  nommé  coadjuteur  à  six  ans  ^  Encore  deux  ans 
et  il  sera  cardinal  (1627),  mais  sans  être  jamais  entré  dans 
les  ordres.  Il  n'administre  son  évêché  qu'au  temporel,  et 
reçoit,  pour  suffragant  au  spirituel,  Mgr  de  Gournay, 
évêque  de  Scythie.  Nicolas-François,  brillant  élève  de  l'uni- 
versité de  Pont-à-Mousson,  est  sérieux  et  ami  de  l'étude.  11 
se  réserve. 

Au  contraire,  Charles  IV,  chevaleresque  et  actif,  mais 
bizarre  et  léger,  va  de  projet  en  projet  et  de  faute  en  faute. 
11  veut  divorcer  avec  Nicole.  Fourier  s'y  oppose. 

L'entrée  solennelle  de  Charles  IV  à  Nancy  (1*""  mars  1626), 
fut  magnifique  et  séduisit  son  peuple  qui  lui  restera  fidèle 
dans  les  mauvais  jours.  Le  duc  semble  déjà  hâter  volontai- 
rement sa  ruine.  Il  reçoit  à  sa  cour  les  ennemis  de  Riche- 
lieu et  les  brouillons  de  la  cour  de  France,  Mme  de 
Chevreuse  et  Gaston  d'Orléans.  Avec  Gaston,  son  futur 
beau-frère,  il  arme  en  secret  contre  Louis  Xlll.  Mais  il  n'y 
avait  pas  de  secret  en  Europe  pour  Richelieu  qui  masse 
bientôt  les  troupes  françaises  sur  les  frontières  de  la 
Lorraine  et  dans  les  Trois-Evêchés.  En  vain,  Charles  IV 
prétexte  vouloir  défendre  les  catholiques  d'outre-Rhin 
contre  la  ligue  protestante  du  Nord  2.  Louis  Xlll  le  somme 
de  licencier  ses  soldats  et  de  passer  le  Rhin.  Le  6  janvier 
1632,  Charles  IV  qui  a'a  rien  fait  en  Allemagne  est  réduit  à 
signer  le  traité  de  Vie.  Il  s'y  déclare  le  vassal  du  roi  de 
France,  promet  de  renvoyer  les  réfugiés  et  remet  Marsal 
en    dépôt.    Seulement,   trois  jours  auparavant,    il    a    laissé 

1.  Gallia  Ckristiana,  loc.  cit.  —  Note  sur  l'éducation  d'un  jeune  cardinal 
de  Lorraine  à  l'Université  de  Pont-à-Mousson,  par  Favier,  dans  les  Mémoirea 
de  la  société  d'Archéologie  Lorraine,   1888,  p.  102  sqq. 

2.  Rogie,  t.  II,  p.  469, 


UNE  PROCHAINE  CANONISATION  489 

Marguerite  de  Lorraine  sa  sœur,  épouser  Gaston  d'Orléans. 
C'était  braver  Richelieu  qui  ne  perdait  pas  de  vue  Nicole  et 
comptait  bien  faire  valoir  un  jour  ses  droits  pour  s'emparer 
de  la  Lorraine.  Or  le  tout-puissant  ministre  ne  pardon- 
nait jamais. 

Si  Charles  eût  été  sage,  il  eût  scrupuleusement  observé 
le  traité  de  Vie,  car  il  n'avait  plus  une  faute  à  commettre.  Une 
neutralité  absolue  entre  la  France  alliée  à  Gustave-Adolphe 
et  les  Impériaux  unis  aux  Espagnols,  eût  seule  pu  le  sauver. 
Il  préféra  courir  au  devant  de  sa  perte,  maintint  ses  régi- 
ments sous  les  drapeaux,  mit  ses  places  en  état  de  défense 
et  prépara  avec  Monsieur  une  invasion  en  Champagne,  en 
Picardie  et  en  Languedoc.  Le  curé  de  Mattaincourt  pré- 
voyait et  prédisait  les  malheurs  qui  allaient  suivre.  Il  faisait 
prier  pour  ses  «  bons  et  pieux  princes  »  et  engageait  ses 
religieux  à  n'épargner  ni  leurs  peines,  ni  leurs  biens,  ni 
leurs  messes,  ni  leurs  abstinences,  ni  leurs  veilles,  ni  leurs 
remontrances  au  peuple  «  ni  môme  de  leur  peau,  s'il  étoit 
nécessaire  *  ».  Rien  n'arrêta  les  Français,  ni  après  eux  les 
Suédois.  Disette,  guerre,  peste.  Toute  la  Lorraine,  comme 
la  Pologne  dépeinte  par  Bossuel,  fut  littéralement  «  en 
proie  ».  Louis  XIII  est  entré  à  Nancy  et  Charles  IV  a  été 
fait  prisonnier  par  Richelieu.  Après  un  long  entretien  avec 
Fourier,  il  abdique  en  faveur  de  son  frère  Nicolas-François. 
Mais  François,  clerc  tonsuré  et  cardinal,  ne  saurait  assurer 
à  la  maison  de  Lorraine  d'héritier  après  lui.  D'autre  part, 
'Richelieu  qui  espérait  faire  valoir  après  Nicole  les  droits 
de  sa  sœur  Claude,  ne  va-t-il  pas  faire  enlever  la  jeune 
princesse,  lui  donner  pour  époux  un  prince  français  et 
accaparer  la  Lorraine  par  voie  de  succession  ?  Il  n'y  a 
qu'un  moyen  de  déjouer  ses  calculs  :  Nicolas-François 
renoncera  à  l'état  ecclésiastique  et  épousera  sa  cousine 
Claude. 

Le  cardinal  et  la  princesse  sont  réunis  à  Mirecourt. 
Fourier  vient  de  recevoir  à  Mattaincourt  les  adieux  de 
Charles  IV.  Que  s'est-il  passé  dans  leur  dernier  entreticjj  ? 
Déjà  toutes  les   craintes  se   réalisent.   Le  maréchal  de  La 

1.  Lettres,  t.  V,  p.  61. 


490  UNE  PROCHAINE  CANONISATION 

Force  essaie  d'enlever  Nicolas-François  et  Claude  de  Lor- 
raine. Il  faut  le  prévenir.  Dans  la  nuit  du  17  au  18  février 
1634,  le  Père  Maretz,  chanoine  réformé  de  Lunéville,  bénis- 
sait le  mariage.  Nicolas-François,  en  sa  qualité  d'évêque, 
s'était  dispensé  lui-même  des  bans  et  s'était  accordé  la  dis- 
pense de  parenté,  puis  il  renvoya  à  Rome  son  chapeau  de 
cardinal.  L'on  a  des  raisons  de  croire  que  le  bienheureux 
Pierre  Fourier  avait  tout  su  d'avance  et  tout  approuvé  sans 
réserve.  Cependant  il  ne  faudrait  pas  exagérer  ici  son  inter- 
vention. 

Le  nouveau  duc  et  la  nouvelle  duchesse  de  Lorraine 
furent  faits  prisonniers  par  les  Français,  puis  s'évadèrent. 
Ils  ont  été  la  tige  des  derniers  ducs  de  Lorraine,  et  de  la 
maison  régnante  d'Autriche.  Fourier  s'exila  à  Gray.  Il 
n'avait  plus  qu'à  mourir.  Le  9  décembre  1640,  il  rendait  son 
âme  à  Dieu  en  baisant  son  crucifix.  Avant  d'entrer  dans  sa 
patrie  céleste,  comme  le  Sauveur  il  avait  pleuré  sur  sa  patrie 
de  la  terre. 

La  Lorraine  ne  lui  a  pas  été  ingrate  ;  mais  aujourd'hui  il 
appartient  à  la  France  et  à  l'Eglise. 

II.    CHÉROT,    S.    J. 


SAVANTS  ET  MYSTIFICATEURS 

LE  ROI  DES  FAUSSAIRES 


La  colossale  mystification  dont  certains  catholiques,  très 
respectables  sans  doute,  mais  un  peu  naïfs  ou  trop  préci- 
pités dans  leurs  jugements,  ont  été  victimes,  a  valu  aux 
catholiques  en  général,  de  la  part  des  libres  penseurs  de 
toute  nuance,  des  conseils  plus  empressés  que  nécessaires. 
«  Vous  manquez,  dit-on,  de  critique  ;  vous  tournez  au 
fidéisme  :  c'est  la  source  de  votre  infériorité  intellectuelle. 
Vous  faites  un  métier  de  dupes;  croyez-nous,  changez  de 
système,  la  critique  vous  sauvera.  Jusque-là  vous  serez  le 
jouet  du  premier  fumiste  venu.  »  Ce  ne  sont  pas  seulement 
les  pontifes  de  la  presse  qui  débitent  ces  oracles;  les  plus 
maigres  plumitifs,  dans  les  feuilles  les  plus  légères,  nous 
])rodiguont  ces  graves  avis. 

Mon  Dieu!  la  critique  est  excellente;  loin  de  moi  l'idée  de 
la  déconseiller  à  personne.  Mais  si  on  la  considérait  comme 
un  antidote  assuré  contre  les  mystifications  et  les  fraudes, 
oh  !  alors  on  se  bercerait  d'une  vaine  espérance  et  l'on  se 
montrerait  réfractaire  à  la  véritable  critique. 

Les  catholiques  qui  se  sont  laissé  tromper  par  un  des 
fourbes  les  plus  impudents  de  notre  siècle,  sont  d'ailleurs 
peu  nombreux;  ceux  qui  avaient  pu  juger  en  connaissance 
de  cause  et  asseoir  leur  assentiment  sur  une  étude  person- 
nelle des  faits  se  compteraient  sur  les  doigts;  s'ils  ont 
donné  parfois  l'impression  du  nombre,  c'est  qu'ils  parlaient 
plus  haut  et  plus  souvent  que  les  autres.  A  eux  de  voir  si,  et 
dans  quelle  mesure,  ils  doivent  profiter  des  conseils  qui 
pleuvent  autour  d'eux. 

Les  Études  n'en  ont  que  faire;  elles  renverraient  leurs 
charitables  conseillers  à  certains  articles  qu'elles  ont  publiés, 


492  SAVANTS  ET  MYSTIFICATEURS 

articles  trop  actuels  et  trop  remarqués  en  leur  temps  pour 
qu'on  les  oublie  de  si  tôt.  Personnellement,  nous  avons 
toujours  été  surpris  qu'un  prêtre,  awné  d'un  peu  de  théo- 
logie, de  bon  sens  et  d'expérience,  se  laissât  prendre  aux 
rêveries  grotesques  et  mal  sonnantes  d'un  Léo  Taxil. 

Ceci  n'est  donc  pas  une  apologie  détournée,  un  plaidoyer 
pro  domo  :  c'est  un  hommage  désintéressé  rendu  à  la  vérité  ; 
ce  sera  pour  les  uns  une  explication,  et,  au  besoin,  une 
consolation  pour  les  autres.  11  n'est  peut-être  pas  inutile  de 
noter  que  tout,  dans  ces  pages,  est  historique  jusqu'au 
dernier  iota  :  ce  n'est  pas  notre  faute  si  le  vrai  peut  quelque- 
fois n'être  pas  vraisemblable. 


I 


La  lutte  pour  l'existence  est  la  loi  des  êtres  vivants.  Nul 
n'y  échappe  et  le  roi  de  la  création  lui-même  est  menacé  à 
chaque  instant  par  une  armée  de  monstres  imperceptibles, 
jaloux  de  vivre  aux  dépens  de  sa  vie.  Le  ver  rongeur, 
l'oïdium,  le  microbe  de  l'érudition  moderne,  c'est  le  faus- 
saire. 11  faut  que  la  science  extermine  le  faussaire;  sinon  le 
faussaire  étouffera  la  science,  ou  du  moins  la  couvrira  d'une 
flétrissure  pire  que  la  mort. 

Notre  siècle  de  fer,  quel  âge  d'or  pour  le  faussaire  !  Ce  ne 
sont  pas  seulement  des  touristes  anglais,  des  amateurs 
trois  fois  millionnaires,  qui  achètent  au  poids  de  l'or  un 
débris  de  l'arche  de  Noé,  ou  une  branche  de  l'arbre  de  vie;  ce 
sont  des  spécialistes  estimés,  des  archéologues  de  marque, 
membres  de  plusieurs  académies  et  de  je  ne  sais  combien  de 
sociétés  savantes,  qui  reçoivent  à  bras  ouverts  de  jeunes 
antiquités  et  les  étalent  avec  orgueil  dans  leurs  collections 
privées  ou  dans  les  musées  publics.  La  science  redevient 
crédule  avant  d'avoir  été  sceptique  ;  car  les  extrêmes  se 
touchent  et  l'on  sait  assez  que  l'enfance  est  placée  aux  deux 
points  opposés  de  la  vie  humaine. 

Grâce  à  l'appui  des  savants,  les  faussaires  pullulent  et 
fleurissent.  Jamais  les  empereurs  romains  ne  frappèrent 
tant   de    médailles  ;   jamais    Nabuchodonosor    n'estampilla 


LE  ROI  DES  FAUSSAIRES  493 

tant  de  cylindres  ;  jamais  les  Pharaons  ne  gravèrent  tant  de 
scarabées. 

Dans  une  grande  ville  d'Orient,  —  il  n'y  a  pas  bien  long- 
temps de  cela  —  un  jeune  écolier  racontait  à  ses  camarades 
les  prouesses  de  sa  famille.  Son  père  avait  fait  ceci,  son 
cousin  avait  été  là  ;  quant  à  son  oncle,  il  était  fabricant  d'an- 
tiquités et  gagnait  gros  au  métier. 

«  Fabricant  d'antiquités  !  s'écria  l'un  des  auditeurs.  Est- 
il  possible  ?  Les  antiquités  sont  de  vieilles  choses  et,  s'il 
les  fabrique,  elles  ne  sont  pas  vieilles.  —  Pardon,  répliqua 
l'espiègle,  c'est  qu'il  sait  les  vieillir.   » 

Vieillir  déjeunes  antiquités,  art  admirable  dans  lequel  les 
Orientaux  do  nos  jours  n'ont  pas  leurs  pareils.  Sans  avoir 
jamais  étudié  la  chimie,  ils  connaissent,  comme  par  instinct, 
tous  les  acides  capables  de  donner  aux  objets  fabriqués  par 
eux  un  faux  air  antique.  Faute  de  mieux,  ils  font  avaler  les 
anneaux,  les  pierres  précieuses  aux  habitants  de  leur  basse- 
cour  et  quelques  heures  passées  dans  l'estomac  de  ces 
volatiles  valent  des  siècles  d'existence.  D'autres  fois,  c'est 
le  feu  et  l'humidité  qui  remplacent  raction  du  temps  ;  mais 
quand  toutes  ces  précautions  sont  insuffisantes,  une  bonne 
inscription  phénicienne  ti(j!nt  lieu  de  tout.  Quel  est  l'anti- 
quaire digne  de  ce  nom  qui  ne  se  laisse  point  fasciner  par 
une  inscription  phénicienne  ! 

A  Naplouso,  dans  la  petite  synagogue  samaritaine  qui  a 
succédé  au  célèbre  temple  du  mont  Garizim,  on  nous  ofl'rait 
pour  (jualre  ou  cinq  louis  une  stèle  déterrée  dans  le  puits  de 
Jacob  et  ornée  d'une  longue  inscription  hébraïque  en  carac- 
tères anciens  ou  carrés,  je  ne  sais  plus  lesquels,  mais 
toujours  d'une  valeur  exceptionnelle,  vu  l'extrême  rareté 
des  monuments  de  ce  genre.  Quatre  louis,  c'était  trop  pour 
notre  bourse  de  missionnaire.  O  pauvreté,  quel  trésor  tu 
nous  ravis  !  C'était  peut-être  le  traité  d'Abraham  avec  les 
cinq  rois  de  la  mer  Morte,  ou  le  contrat  de  Jacob  avec  les 
fils  d'IIémor.  Nous  l'apprendrons  un  jour  en  retrouvant  notre 
stèle  dans  quelque  musée,  où  elle  fera  bonne  figure  à  côté 
d'autres  pièces  tout  aussi  authentiques.  Qui  sait  même  si  au 


494  SAVANTS  ET  MYSTIFICATEURS 

Louvre,  oui  en  plein  Louvre,  un  chercheur  curieux  et  défiant 
ne  découvrirait  pas  quelque  têt  de  vase  étrusque,  quelque 
fragment  de  brique  assyrienne,  ou  quelque  scarabée  égyp- 
tien digne  de  faire  pendant  à  la   pierre  du  puits  de  Jacob  ? 

Dans  un  opuscule  intitulé  :  Les  fausses  antiquités  de 
l'Assyî'ie  et  de  la  Chaldée  ^  M.  Menant  signale,  aux  environs 
de  Paris,  un  musée  composé  de  fausses  antiquités  assyro- 
chaldéennes  de  toute  provenance.  11  rappelle  Tofficine 
de  Kerbella,  occupée  à  fabriquer  ces  produits  au  rabais, 
d'où  sont  sorties  deux  tablettes  provenant,  disait-on,  de 
Warka  et  contemporaines  de  la  fameuse  stèle  des  Vautours, 
à  laquelle  son  inventeur,  M.  de  Sarzec,  attribue  soixante 
siècles  d'existence. 

On  s'explique  dès  lors  pourquoi  dans  nos  musées  publics 
—  et  je  ne  parle  pas  seulement  des  musées  préhistoriques  — 
on  voit  disparaître  tout-à-coup  certaines  pièces  sans  qu'il  soit 
possible  d'en  suivre  la  trace.  L'explication  est  toute  simple  : 
un  faux  vient  d'être  reconnu  et  éliminé. 

Une  histoire  raisonnée  des  falsifications  archéologiques  ne 
manquerait  pas  de  piquant.  Par  malheur  cette  histoire  est 
impossible,  car  pour  décrire  le  faux,  on  doit  pouvoir  à  coup 
sûr  le  distinguer  du  vrai  ;  or  tous  les  antiquaires  savent 
trep  bien,  hélas  !  combien  nous  sommes  encore  loin  de  cet 
idéal.  Aussi,  au  lieu  de  procéder  par  principes  et  par  déduc- 
tions, mieux  vaut  adopter  la  méthode  empirique  et  surprendre 
le  faussaire  à  l'œuvre,  comme  on  suit,  au  microscope,  les 
vibrions  et  les  bacilles  pour  s'initier  aux  mœurs  de  ces 
tribus  redoutables. 

Le  roi  des  faussaires  voudra  bien  se  prêter  à  cette  analyse. 
Le  roi  des  faussaires  ce  n'est  pas  Taxil-Jogand,  comme  cer- 
tains lecteurs  pourraient  peut-être  le  supposer,  c'est  le 
grand  Schapira  de  Jérusalem,  personnage  un  peu  oublié 
aujourd'hui,  comme  son  émule  de  Paris  le  sera  tout-à-fait 
dans  dix  ou  quinze  ans.   Il    importe  de  faire   revivre   cette 

1.  Paris,  E.  Leroux,  1888.  —  Voir  aussi  :  Forgeries  of  Bahylonian  and 
Assyrian.  Antiquities,  dans  Y  American  Journal  of  Archœology,  Baltimore,  T. 
III,  p.  14,  juin  1889. 


LE  ROI  DES  FAUSSAIRES  495 

curieuse  figure  du  passé,  qui  est  une  leçon  pour  le  présent 
et  sera  un  préservatif  pour  l'avenir. 


II 

Le  sieur  Schapira  n'est  pas  un  de  ces  escrocs  vulgaires 
qui  vont  finir  au  bagne  ou  à  la  potence  ;  il  ressemble  plutôt 
aux  dévots  de  la  Bourse,  étalant  dans  le  temple  de  la 
Fortune  un  front  sans  remords  et  une  toilette  irréprochable. 
Converti  un  peu  tard  du  judaïsme  au  culte  protestant,  il 
édifiait  la  petite  église  réformée  de  Jérusalem  par  son  assi- 
duité et  sa  tenue.  Dans  ses  heures  de  loisir,  il  ramassait  des 
choses  antiques,  non  pas  en  érudit,  notez-le  bien,  mais 
plutôt  en  amateur  et  en  curieux.  Parfois  môme  il  cédait, 
pour  de  l'argent,  aux  savants  d'Europe,  une  partie  de  ses 
trésors  et  l'on  ne  peut  dire  combien  de  musées  célèbres  il 
enrichit  en  se  dépouillant. 

Les  chalands  affluant  de  plus  en  plus,  l'atelier  Schapira 
devint  une  usine.  Edifié  de  reste  sur  la  bonhomie  des 
archéologues,  il  se  mit  à  créer  des  dieux  moabites,  figuri- 
nes obscènes  ou  grotesques,  parsemées  au  hasard  de 
lettres  phéniciennes  dont  le  déchiffrement  et  l'explication  ' 
devaient  coûter  tant  de  veilles  aux  savants  d'Europe.  Tout 
un  panthéon,  fort  de  plus  de  quinze  cents  sujets,  sortait  ainsi 
de  ses  fourneaux,  et  ce  n'était  encore  qu'un  début. 

Les  dieux  de  Moab,  dirigés  sur  Londres  pour  y  soutenir 
l'e.xamen  de  la  critique,  s'y  présentèrent  sans  embarras, 
munis  qu'ils  étaient  des  plus  pressantes  recommandations 
de  MM.  Conder  et  Drake,  ^  les  illustres  explorateurs  à  qui 
l'archéologie  et  la  topographie  de  la  Palestine  sont  si 
redevables.  Un  autre  érudit  suppliait  le  Musée  Britannique 
de  ne  pas  laisser  échapper  ce  fonds  précieux,  dont  toutes 
les  pièces,  assurait-il,  étaient  d'une  authenticité  p:\rfiiitc.  Le 

1.  Elles  furent  intcrpr<5(<5cs  par  le  Rév.  Dunbar  Hcath  dans  le  journal 
Anthropoi.  Instil.,  t.  II,  p.  331. 

2.  Voir  :  Drakc,  Athenseum,  2  nov.  1872;  Conder,  Palestine  exploration 
Fund,  Quartcrly  stataments,  1873,  pp.  13,  15,  79,  88. 


496  SAVANTS  ET  MYSTIFICATEURS 

Musée  Britannique  hésitait  :  ce  n'était  pas  à  lui,  c'était  au 
Musée  de  Berlin  que  Schapira  offrait  ses  découvertes,  et 
détourner  frauduleusement  des  trésors  destinés  à  d'autres 
était  un  procédé  discourtois  peu  d'accord  avec  l'honneur 
anglais. 

Cependant  les  experts  de  Berlin,  deux  des  hommes  les 
plus  compétents  de  l'Europe,  MM.  Fleischer  et  Schlott- 
mann,  s'étaient  prononcés  à  leur  tour  en  faveur  des  dieux 
moabites  ^  et  le  gouvernement  allemand  s'empressait  de  les 
acquérir  pour  la  modique  somme  de  vingt  mille  thalers  ~. 
C'était  donné  ;  mais  il  y  avait  d'autres  lots  à  vendre  et 
rhonnôte  Schapira  savait  le  proverbe  :  «  N'est  pas  marchand 
qui  toujours  gagne.  » 

Sur  ces  entrefaites  M.  Clermont-Ganneau,  notre  compa- 
triote, qui  s'était  mis  avec  ardeur  à  la  piste  du  fabricant, 
réussit  à  découvrir  l'artiste  ^  qui  modelait  les  idoles,  le  potier 
qui  les  faisait  cuire,  et  le  petit  garçon  qui  les  portait  clandes- 
tinement vers  minuit  de  l'atelier  au  four  et  du  four  à  l'atelier. 
Pour  convaincre  un  voleur  il  n'est  que  de  le  surprendre  la 
main  dans  le  sac  :  aussi  la  démonstration  de  M.  Ganneau 
parut  suffisante  et  les  défenseurs  les  plus  résolus  des  fausses 
divinités  battirent  en  retraite,  lentement  cependant  pour 
sauver  l'honneur  et  les  apparences. 

Déjà  M.  Conder  hésitait  ;  M.  Drake  avouait  que  dans  le 
Musée  Schapira  il  pouvait  bien  y  avoir  quelques  pièces 
suspectes.  En  Amérique,  où  l'on  s'était  moins  compromis,  la 
conversion  fut  beaucoup  plus  prompte.  Tout  en  protestant  de 
leur  profond  respect  pour  la  science  allemande  ^,  les  savants 

1.  Zeitschrift  der  deutschen  morgenl'àndiachen  Gesellschafl  t.  XXVI, 
p.  393,  t.  XXVIII,  p.  171,  etc. 

2.  Environ  75.000  francs.  Voir  Academy,  11  mars  1876. 

3.  Cet  artiste  avait  nom  Sélîm-cl-Qiri.  Il  n'était  pas  à  ses  débuts.  On 
l'avait  vu  répandre  un  certain  émoi  parmi  les  antiquaires  en  annonçant  la 
trouvaille  des  corps  pétriGés  des  sept  frères  dormants.  —  Nation  de  New- 
York  :  The  Shapira  Swindle,  W.  H.  V\''ard,  12  fév.  1874.  —  Athenœum  de 
Londres,  24  janv.  et  7  mars  1874. 

4.  Nation  de  New- York,  12  fév.  1874:  The  Shapira  Swindle  par  W.  Haycs 
Ward.  Le  12  mars,  la  même  revue  publiait  un  article  signé  B.  F.  (Chicago, 
25  fév.),   où   l'auteur   soutenait   que  tous  les  savants  allemands  n'avaient  pas 


LE  ROI  DES  FAUSSAIRES  497 

américains  demandaient  à  faire  cause  à  part  dans  la  question 
moabite. 

Ainsi  trois  ans  après  l'enquête  de  M.  Ganneau,  les  dieux  de 
Moab  n'avaient  plus  guère  de  fidèles  qu'en  Allemagne.  Même 
dans  ce  dernier  pays,  où  l'on  avait  tout  d'abord  attribué  les 
objections  de  M.  Clermont-Ganneau  au  parti  pris  et  au  chaii- 
vinisme\  la  foi  chancelait,  le  zèle  se  refroidissait  peu  à  peu  - 
et  lorsque,  le  IG  mars  1876,  le  docteur  Pétri,  en  plein  Landtag, 
demanda  au  ministère  des  explications  sur  l'achat  du  fonds 
moabite,  l'illustre  Mommsen  ne  fit  pas  difficulté  de  confesser 
l'erreur  :  «  Le  gouvernement  n'était  pas  antiquaire  :  il  s'était 
adressé  à  ce  que  la  science  allemande  comptait  de  plus  com- 
pétent, MM.  Fleischer  et  Schlottmann,  et  s'en  était  tenu  à  leurs 
décisions  3.  »  Le  savant  professeur  regrettait  ensuite  que  la 
controverse  eût  été  menée,  du  côté  allemand,  avec  une  si 
indigne  inconvenance.  De  quelque  côté  qu'ils  viennent,  les 
gros  mots  ne  font  pas  de  mal,  mais  l'on  aime  toujours  à 
recueillir  de  nobles  paroles. 


III 


Tout  autre  que  Schapira  aurait  cédé  au  destin  contraire  et 
renoncé  pour  jamais  à  une  industrie  si  pleine  de  hasards  ; 
mais  Schapira  n'était  point  de  ces  âmes  timides  qu'un  échec 
déconcerte.  L'embarras  était  de  trouver  un  nouveau  filon. 

<5lé  induits  en  erreur,  comme  les  correspondants  de  la  yation,  de  X'Athc- 
noeum  et  de  l'Acadciny  le  donnaient  à  entendre.  Il  citait  à  l'appui  de  son  dire 
Albert  Soc  in  de  Bâie  dans  l'Allgemeine  Zeitung,  Tûbingcn,  20  mars  1872. 
Nous  aussi  nous  admettons  volontiers  quelques  exceptions. 

1.  Nord-deutscho  allgeineine  Zeitung  (12  avril  1874):  Der  Chauvinismus  in 
der  Alterthumswissenschafl.  (Le  chauvinisme  dans  l'archéologie). 

2.  En  1876  la  brochure  intitulée  :  Moabilisch  odcr  Selimisch,  Stuttgard 
1876  (5  planches),  est  favorable  aux  antiquités  moabitcs  ;  la  brochure  de 
MM.  Kautzsch  et  Socin  :  Die  Aechtheit  der  moabilischen  Alterthûmer,  Stras- 
bourg 1876  (2  planches),  est  contraire.  —  Le  baron  de  Mûnchhausen, 
consul  d'Allemagne  à  Jérusalem,  défend  encore  cette  cause  désespérée  le 
1"  nov.  1877  (Athcnaiim,  t.  II,  p.  699). 

3.  National-Zeitung,  17  mars  1876  (Discussion  au  Landtag  du  16  mars). 

LXXI.  —  32 


498  SAVANTS  ET  MYSTIFICATEURS 

Non  seulement  les  dieux  de  Moab  avaient  fait  leur  temps, 
mais  ils  avaient  encore  jeté  le  discrédit  sur  les  autres  idoles. 
Les  inscriptions  égyptiennes  ne  payaient  plus  la  façon  ;  les 
pierres  émaillées  de  Ninive,  c'était  trop  coûteux;  les  briques 
de  Babylone,  trop  vulgaire  ;  les  tombes  phéniciennes,  trop 
encombrant.  Eurêka  !    Des   manuscrits  préhistoriques  ! 

Plus  d'une  fois  déjà  notre  héros  s'était  essayé  dans  la 
confection  des  vieilles  écritures  et  ses  parchemins  avaient  été 
accueillis  avec  estime,  pour  ne  pas  dire  avec  faveur.  A  la  vé- 
rité plusieurs  de  ses  grimoires,  entre  autres  deux  manuscrits 
arabes-hébreux^,  payés  généreusement  par  la  Bibliothèque 
Impériale  de  Berlin,  éveillaient  déjà  quelques  doutes,  mais 
seulement  des  doutes  ;  et  Schapira  savait  par  expérience  que 
les  critiques  de  nos  jours  ont  la  foi  robuste  et  que,  une  fois 
convaincus  de  leur  méprise,  ils  ne  vont  pas  la  chanter  sur 
les  toits. 

Il  mûrissait  donc  dans  le  silence  et  le  recueillement  une 
idée  de  génie,  dont  l'exécution  exigeait  toutes  les  res- 
sources de  l'exégèse,  de  la  paléographie  et  de  la  linguis- 
tique. 11  ruminait  une  bible,  la  plus  ancienne  sans  compa- 
raison qui  fût  connue  du  monde  savant,  une  bible  du  temps 
du  roi  Josias.  Le  sieur  Schapira  avait  assez  de  lecture  et 
d'érudition  pour  savoir  que  l'exégèse  rationaliste  fait 
remonter  à  cette  époque  reculée  le  seul  Deutéronome. 
C'est  donc  un  Deutéronome  primitif  qu'il  résolut  de  fabri- 
quer, mais  un  Deutéronome  corrigé  et  abrégé  suivant  les 
données  de  la  critique.  M.  Wellhausen  avait  déjà  publié  ses 
recherches  sur  la  composition  de  l'Hexateuque;  on  connais- 
sait donc  au  juste  les  remaniements  subis  dans  le  cours 
des  siècles  par  l'œuvre  originale  :  surtout  on  s'abstiendrait 
de  raconter  des  miracles,  car  le  miracle  est  au  ban  de  la 
science.  La  première  condition  de  succès,  au  jugement 
de  Schapira,  était  de  caresser  les  faiblesses  et  les  travers  de 
la  critique  rationaliste.  Le  malin  ! 

Pour  un  paléographe  de  sa  taille,  l'exécution  matérielle 
n'était  rien.  Quand  il  fréquentait  encore  la  synagogue,  il  avait 

1.  Hebr'dische  Bibliographie,  Berlin,  1873  p.  54. 


LE  ROI  DES  FAUSSAIRES  499 

pu  remarquer  ces  volumes^  au  sens  étymologique  du  mot,  for- 
més de  bandes  de  cuir  cousues  bout  à  bout  et  où  des  livres 
entiers  de  TAncien  Testament  sont  écrits  en  colonnes 
parallèles.  Comme  dans  le  célèbre  Pentateuque  samaritain 
de  Xaplouse,  ces  longues  bandes  s'enroulent  autour  d'un 
cylindre  et,  quand  on  les  déroule  pour  les  lire,  les  colonnes 
verticales  passent  successivement  sous  les  yeux  du  lecteur. 
Au  bas  des  colonnes,  sur  toute  la  longueur  de  la  bande, 
règne  une  marge  libre,  plus  ou  moins  spacieuse,  qui  peut 
atteindre  jusqu'à  huit  ou  dix  centimètres.  C'est  justement 
cette  marge  non  écrite  que  Schapira  résolut  d'utiliser.  Il 
sacrifia  donc  deux  rouleaux,  magnifiques  de  vétusté,  et, 
choisissant  de  préférence  les  endroits  les  plus  fripés,  il  en 
détacha  quinze  ou  seize  lambeaux  où  il  se  mit  à  barbouiller 
son  Deutéronome. 

Ce  n'était  pas  tout  que  de  fabriquer  un  Deutéronome,  il 
fallait  lui  créer  une  histoire.  Rien  ne  fut  plus  aisé.  Les  lanfl- 
bcaux  de  cuir  avaient  été  découverts  par  certain  bédouin, 
dans  certaine  caverne  de  l'Arnon  [Wadi  Modjeb).  Ils  avaient 
d'abord  pas&é  entre  les  mains  de  certain  paysan,  puis,  grâce 
à  l'appui  de  certain  chef  de  tribu,  entre  celles  de  Scha- 
pira. Le  cheik  était  mort,  le  premier  propriétaire  était 
mort  etle  bédouin, auteur  de  la  découverte, errait  maintenant 
dans  les  désert  d'Arabie.  Schapira  se.  trouvait  donc  être  le 
seul  témoin  de  cette  merveilleuse  histoire,  —  témoin  sus- 
pect, puisque  l'authenticité  du  manuscrit  le  rendait  vingt- 
cinq  fois  millionnaire. 

M.  Schapira  destinait  son  chef-d'œuvre  aux  représentants 
les  plus  autorisés  de  la  science  moderne,  aux  docteurs  de 
Leipzig  et  de  Berlin  :  c'étaifsur  ces  plages  qu'il  avait  plu- 
sieurs fois  déjà  rencontré  la  fortune  ;  qui  sait  si  cette 
déesse,  amante  de  la  gloire,  ne  hantait  plus  ces  lieux?  Il 
vint  donc  frapper  à  la  porte  du  docteur  Schlottmann, 
celui-là  môme  qui  l'avait  si  bien  secondé  dans  l'afTaire  des 
dieux  moabites.  O  inconstance  des  affections  humaines  ! 
M.  Schlottmann  n'était  plus  le  Schlottmann  d'autrefois;  les 
seuls   noms  d'Arnon   et  de  Moab  le  faisaient  frissonner.  Il 


500  SAVANTS  ET  MYSTIFICATEURS 

répondit  sans  ambages  que  le  Deutéronome  était  archifaux 
et  qu'il  n'entendait,  ni  de  près  ni  de  loin,  être  associé  à  son 
histoire.  Schapira  vit  que  sa  démarche  était  trop  hâtive,  et 
le  souvenir  des  poteries  moabites  encore  trop  frais.  Il  laissa 
dormir,  cinq  ans  entiers,  son  projet  et  son  Deutéronome  :  le 
temps,  espérait-il,  porterait  remède  à  la  chose. 

En  1882,  il  était  devenu  sujet  allemand  et  put  à  ce  titre 
présenter  son  manuscrit  au  consul  général  de  Bey.routh, 
Î3on  orientaliste,  qui  l'approuva  sans  réserve  et  l'envoya  en 
Prusse  avec  le  meilleur  certificat  d'authenticité.  Ce  qui 
devait  encore  faciliter  les  négociations,  c'est  que  les  pré- 
tentions de  l'auteur  étaient  on  ne  peut  plus  modestes.  Son 
trésor  était  inestimable,  mais  en  faveur  de  ses  coreligion- 
naires et  compatriotes  d'adoption  il  consentait  à  le  céder 
pour  rien...  pour  vingt  millions  de  marcs. 

Vingt  millions  de  marcs!  durent  répondre  les  amateurs;  y 
Songez-vous,  Ilerr  Schapira?  Enfant  d'Israël  et  sujet  do 
rislani,  nous  vous  avons  enseigné  la  pure  doctrine  de 
Luther  et  octroyé  la  bourgeoisie  prussienne  et  vous  voulez 
nous  rançonner  comme  un  Turc  ou  gruger  comme  un 
Juif?  Soyons  raisonnables,  seigneur  Schapira. 

Schapira  fut  intraitable;  il  voulait  tout  ou  rien.  Homme 
d'honneur  et  savant  de  mérite,  il  n'était  pas  venu  mar- 
chander comme  un  vulgaire  courtier.  11  replia  avec  dignité 
ses  rouleaux  graisseux,  mais  laissa  aux  linguistes,  avides 
de  contempler  son  manuscrit,  toute  liberté  d'en  rassasier 
leurs  regards.  Bien  plus,  il  les  pressa  de  l'étudier  à  loisir 
et  de  formuler  leur  jugement  sans  flatterie  et  sans  passion. 
Plusieurs  se  récusèrent  sur  leurs  occupations,  sur  leur  vue 
faible,  que  sais-je?  D'autres  acceptèrent  de  bonne  grâce. 
Quant  à  prononcer  immédiatement  leur  verdict,  oh  non  !  La 
science  procède  avec  lenteur;  il  fallait  des  semaines,  des 
mois  d'étude.  Le  bon  Schapira  se  prêta  aux  séances  les  plus 
prolongées  et  ne  quitta  l'Allemagne  que  vers  la  fin  de 
juillet  1883.  Il  savait  Paris  chicaneur  et  économe;  il  fila 
droit  sur  Londres. 

La  nouvelle  de   son  arrivée  produisit  une    émotion  bien 


LE  ROI  DES  FAUSSAIRES  -  501 

extraordinaire  et  bien  prolongée,  pour  un  siècle  où  l'oubli 
ensevelit  si  vite  les  faits  les  plus  retentissants.  Le  Times, 
ÏAtheiiœum  et  toutes  les  feuilles  qui,  à  tort  ou  à  raison,  se 
piquent  d'érudition,  ouvrirent  largement  leurs  colonnes  à  la 
chronique  du  manuscrite  Deux  fragments  étaient  déposés 
au  Musée  Britannique,  dans  une  vitrine  que  les  curieux 
assiégeaient  sans  relâche.  Les  savants  étaient  aussi  invités 
à  venir  contempler  cette  merveille  et  Ton  peut  bieîi  croire 
qu'ils  n'y  manquèrent  pas. 

Le  Musée  Britannique  trouvait  bien  le  prix  un  peu  fort 
—  c'était  un  million  de  livres  sterling  ;  néanmoins  il  conti- 
nuait à  négocier  et  avait  chargé  un  des  premiers  hébraïsants 
de  notre  époque  de  lui  faire  un  rapport.  M.  Ginsburg, 
auteur  d'un  ouvrage  estimé  sur  la  Massore,  poursuivait  len- 
tement sa  tâche,  publiant  parfois  des  extraits  pour  défrayer 
la  curiosité  du  public  savant. 

Cependant  M.  Clermont-Ganncau,  celui-là  même  qui 
avait  joué  un  rôle  si  honorable  dans  la  question  moabite, 
écrivait  le  1"  août  1883  au  ministre  de  l'instruction 
publique,  pour  lui  communiquer  ses  doutes;  le  7,  il  recevait 
mission  d'aller  examiner  le  fameux  manuscrit;  le  15,  il 
arrivait  à  Londres  et  demandait  à  «ontempler  le  Deuté- 
ronomc  primitif.  Schapira  qui  se  défiait  de  lui  —  et  pour 
cause  —  lui  en  refusa  l'autorisation,  mais  deux  fragments 
exposés  au  public  sous  une  vitrine  profonde  et  peu  éclairée 
lui  permirent  de  constater  la  fraude.  Le  18  août,  il  adressa 
au  Times  une  lettre,  publiée  le  21,  qui  changea  d'un  coup 
la  fortune  du  Deutéronome.  Il  faut  le  dire  cependant,  pour 
être  juste,  M.  Ganneau  avait  été  prévenu  p^r  deux  savants 
d'Oxford,  M.  Neubaucr  et  le  Rév.  Sayce,  qui  se  prononçaient 
contre  l'authenticité  dans  VAcademy  du  18  août  (lettre  datée 
du  13). 

Dès  ce  moment,  l'hésitation  des  philologues  cessa  comme 
par  enchantement,  et  les  adhésions  affluèrent.  Les  spé- 
cimens exposés  au  public  (fTsparurcnt;  leTlocteur  Ginsburg 

1.  Traductions  dans  le  Times,  8,  17  cl  22  août;  texte  en  caractères 
hébreux  dans  VAthemeum,  11,  18  et  25  août  1883. 


502  •  SAVANTS  ET  MYSTIFICATEURS 

hâta  son  rapport  qu'on  peut  lire  dans  le  Times  du  28.  Il 
concluait  au  faux  et  la  presse  anglaise  '  lui  attribua  géné- 
reusement rhonneur  de  la  découverte. 


IV 


A  peine  la  lettre  de  M.  Ganneau  eut-elle  paru  dans  le 
Times,  qu'il  arriva  de  Berlin  un  télégramme  ~  non  signé  qui 
expliquait  et  justifiait  l'attitude  de  la  science  allemande  en 
face  du  Deutéronome.  Les  illustres  orientalistes,  disait 
l'anonyme,  avaient  en  effet  examiné  le  trop  fameux  manus- 
crit, mais  il  leur  avait  suffi  d'une  heure  et  demie  pour  en 
apprécier  la  valeur  et,  depuis  un  mois,  ils  s'amusaient 
excessivement  des  gaucheries  et  des  faux  pas  de  leurs 
confrères  de  Londres. 

Les  feuilles  anglaises  avaient  trouvé  que  M.  Clermont- 
Ganneau  parlait  trop  tôt,  avec  une  légèreté  toute  française; 
mais  elles  furent  unanimes  à  déclarer  que  les  oracles  de 
Berlin  se  prononçaient  trop  tard.  En  effet,  Schapira  publiait 
très  haut  que  la  science  allemande  était  pour  lui,  et  faisait 
entendre  sans  détour  que  la  difficulté  venait  uniquement  du 
côté  des  pistoles.  N'était  les  vingt-cinq  millions,  le  docteur 
Schrader  aurait  acheté  le  précieux  manuscrit;  le  docteur 
Erman  y  croyait  ainsi  que  le  professeur  Guthe;  Lepsius, 
ajoutait  candidement  Schapira,  ne  se  prononçait  point.  Ces 
vanteries  étaient  publiées  par  le  Times  et  reproduites  par 
tous  les  journaux.  Pas  de  démenti.  Leur  protestation  arrive 
tout  juste  après  la  déconfiture  du  Deutéronome  :  étrange 
coïncidence  et  qui  donne  à  réfléchir  à  leurs  partisans  les 
plus  dévoués. 

\ .  Daily  news  :  ^cho  de  Liverpool,  22  août  ;  Écho  de  Londres,  23  août; 
Manchester  Guardian,  27  août.  D'après  cette  dernière  feuille,  toutes  les 
conclusions  de  M.  Ganneau  avaient  étémsoupçonnées  par  l'érudition  britan- 
nique. 

2.  Reproduit  par  le  Times,  28  août  1883.  —  Voir  les  réflexions  de 
VAthenieum,  l»""  septembre  :  «  The  tclegram  addressed  to  the  Times  from 
Berlin  will  be  read  with  considérable  scepticism.  » 


LE  ROI  DES  FAUSSAIRES  503 

M.  Neubauer,  le  savant  bibliothécaire  d'Oxford,  vint  au 
secours  de  ses  compatriotes.  «  Le  10  juillet,  racontait-il 
d'après  le  récit  d'un  témoin  oculaire,  Lepsius  avait  présenté 
les  lambeaux  de  cuir  aux  professeurs  Dillmann,  Erman, 
Sachau,  Schrader  et  au  docteur  Steinschneider.  Aucun  d'eux 
ne  proféra  un  seul  mot  en  faveur  de  leur  authenticité.  S'ils 
s'abstinrent  de  relever  les  injurieuses  affirmations  de  Scha- 
pira,  c'est  qu'ils  les  ignorèrent  :  ils  étaient  alors  en  vacances, 
époque  où  ils  usent  plus  sobrement  que  jamais  des  journaux 
et  autres  feuilles  légères.  » 

Ils  les  avaient  lus  assez  cependant  (selon  l'anonyme  de 
Berlin)  pour  s'amuser  excessivement  de  l'embarras  du 
Musée  britannique  et  de  l'importance  accordée  au  Deutéro- 
nome  primitif  par  la  presse  et  le  public  anglais.  Or  ils 
devaient  absolument  choisir  entre  le  plaisir  d'avoir  ri  et 
l'avantage  d'avoir  ignoré;  car  s'ils  riaient  ils  n'ignoraient 
pas  et,  s'ils  ignoraient,  comment  pouvaient-ils  rire  ? 

Il  y  avait  bien  dans  tout  cela  d'autres  points  obscurs  dont 
la  presse  anglaise  tirait  parti  *.  Les  orientalistes  allemands, 
c'était  un  fait  avéré  et  reconnu  par  eux-mêmes,  après  avoir 
renoncé  à  l'acquisition  de  l'œuvre  entière,  dont  le  prix 
—  on  ne  l'a  pas  oublié  —  élait  de  vingt-cinq  millions,  conti- 
nuaient à  négocier  pour  obtenir  des  fragments  au  rabais. 
Se  donne-ton  tant  de  mal  pour  une  imposture  ?  Quoi  !  s'écriait 
VAlhen.vu/n,  les  savants  professeurs  de  Berlin  auraient  vu 
le  Musée  britannique  sur  le  point  d'acheter  si  cher  une  pièce 
dont  la  fausseté  leur  était  connue,  et  ils  n'auraient  pas  envoyé 

1.  Le  scepticisme  des  ërudils  anglais  dura  longtemps  et  persiste  pcut-ôtrc 
encore.  Pendant  ces  ddbats,  M.  Hermann  Gulhe  publiait  un  travail  sous  ce 
titre  :  Fragmente  einer  Lederhandschrift  enthaltend  Afose'a  letzte  Itede  an 
die  Kinder  Israël,  Leipzig,  1883,  «  Fragments  d'un  manuscrit  sur  cuir  con- 
tenant le  dernier  discours  de  Moïse  aux  enfants  d'Israël  ».  Au  début,  on 
s'attend  à  un  verdict  favorable,  tout  &  coup  le  vent  tourne,  les  gricis  s'accumu- 
lent et  on  assiste  à  la  fin  à  une  condamnation  sévère.  Une  courte  préface  sur 
feuille  séparée  est  datée  du  i^i  aoâl,  veille  de  l'arrivée  de  M.  Ganneau  & 
Londres.  M.  Guthc  aurait  donc,  le  premier,  découvert  la  fraude.  Mais  les 
Anglais  sont  défiants  et  ils  conservent,  comme  une  relique,  l'enveloppe 
constatant  que  la  brochure  n'est  partie  de  Prusse  que  le  11  septembre. 
Nous  l'avons  vue  à  la  Bibliothèque  nationale  de  Londres. 


SAVANTS  ET  MYSTIFICATEURS 


à  Londres  un  mot  d'avis!  Voulaient-ils  se  consoler  des  pote- 
ries moabites?  Serait-ce  l'histoire  du  renard  ayant  la  queue 


coupée  ? 


La  controverse  tourne  à  l'aigre  ;  nous  ne  la  suivrons  pas 
plus  avant  ^  Quant  au  docteur  Schapira  lui-même,  on  ne 
doit  plus  guère  s'intéresser  à  sa  personne.  11  se  réfugia  en 
Hollande,  végéta  quelques  mois  à  Rotterdam,  et  s'y  fît  jus- 
tice dans  le  courant  de  mars  1884. 


V 


Telle  est  en  résumé  l'histoire  du  grand  Schapira.  Il  faut 
la  rappeler  de  temps  en  temps  aux  étudiants  inexpérimentés, 
aux  jeunes  séminaristes,  devant  lesquels  on  agite  sans 
cesse,  comme  un  épouvantail,  les  grands  mots  de  science  et 
de  critique  modernes.  Lorsqu'ils  voient  les  licenciés  de 
Berlin  ou  de  Tubingue,  en  quête  d'un  diplôme,  dépecer  le 
texte  sacré,  disséquer  jusqu'aux  versets  et  aux  phrases, 
attribuer  ce  membre  à  Jérémie,  cette  incise  à  Esdras,  ce  mot 
à  quelque  interpolateur  inconnu  du  temps  d'Antiochus, 
cette  particule  aux  massorètes,  ils  ne  doivent  pas  s'effrayer 
outre  mesure,  comme  si  toutes  les  falsifications  de  la  Bible 
étaient  désormais  percées  à  jour  et  son  authenticité  impos- 
sible à  défendre. 

1,  En  Angleterre,  comme  ailleurs,  tout  finit  par  des  chansons.  Voici  deux 
couplets  parus  le  8  septembre  1883  dans  la  revue  satirique  bien  connue, 
The  Punch  : 

Aaron  dit  :  Le  monde  est  fou  depuis  longtemps, 
Et  ses  docteurs  aussi,  dupes  ou  charlatans 

Dont  tout  le  fait  n'est  que  sottise. 

Je  ferai  danser  à  ma  guise 

Ulémas,  pandits  et  savants. 

—  Ce  n'est  pas  malin,  dit  Moïse. 
Aaron  dit  :  Un  cuir  âgé  de  trois  mille  ans, 
Saupoudré  d'écriture  aux  traits  ébouriffants, 

Fruste  et  de  couleur  indécise... 

Qu'en  pensez-vous  ?  la  marchandise. 

M'est  avis,  aurait  des  chalands. 

^-  Oh  çà  !  j'en'réponds,  dit  Moïse. 


LE  ROI  DES  FAUSSAIRES  •  505 

Il  faut  la  rappeler  encore  à  ceux  qui  s'étonnent,  ou  fei- 
gnent de  s'étonner,  qu'on  puisse  être  dupe  d'un  imposteur 
et  prêter  l'oreille  à  un  vulgaire  charlatan. 

Parmi  les  faussaires  de  profession,  Schapira  est  un  phé- 
nomène hors  de  pair.  Auprès  de  lui  Léo  Taxil  ne  serait 
qu'un  pygmée.  Celui-ci  a  mystifié  des  âmes  candides,  des 
femmes,  des  gens  peu  versés  dans  les  études -critiques  et 
qui  ne  font  pas  métier  de  démasquer  les  fraudes.  L'autre 
s'adresse  aux  titans  de  la  critique  ;  il  déroule  devant  eux  ses 
lambeaux  de  cuir  et  leur  dit  avec  confiance  :  «  Voyez  et 
jugez.  »  Les  juges  sont  les  premiers  spécialistes  de  l'uni- 
vers, ceux  dont  tous  les  élèves  sont  en  état  de  relever  dans 
le  Pentateuque,  ici  un  anachronisme,  là  un  néologisme,  là 
encore  un  trait  de  mœurs  mal  réussi  qui  trahit  le  faussaire  ; 
la  question  est  de  savoir  si  le  manuscrit  en  litige  représente 
le  grifi'onnage  de  Schapira  ou  l'écriture  du  grand  prêtre 
Helcias,  le  baragouin  d'un  Juif  moderne  ou  le  dialecte  en 
usage  à  la  cour  de  Jérusalem,  s'il  date  du  roi  Josias  ou  de 
l'empereur  Guillaume.  Or  ces  juges,  mis  en  demeure  de  se 
prononcer,  hésitent,  se  récusent  ou  se  taisent,  attendant  les 
lumières  du  temps  et  de  la  discussion. 

Grande  leçon  pour  les  critiques.  Vantez-vous,  dirait  Mon- 
taigne, vantez-vous  d'avoir  trouvé  la  fève  au  gâteau.  Col- 
lectionnez des  idoles  moabites  ;  marchandez  des  Deutéro- 
nomes  primitifs.  Tant  que  vous  remplacerez  la  méthode  par 
le  caprice,  le  bon  sens  par  l'imagination,  l'élude  impartiale 
des  faits  par  le  préjugé,  vous  divertirez  le  monde  par 
vos  culbutes  et  vous  préparerez  de  nouveaux  triomphes 
aux  Schapiras  de  l'avenir. 

F.  PRAT,  S.  J. 


LA    GENESE    DES    EXERCICES 

DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA 


C'est  une  recherche  pleine  d'attraits,  lors  même  qu'elle 
est  la  plus  épineuse,  que  d'essayer  de  remonter  aux  ori- 
gines d'un  chef-d'œuvre,  pour  saisir,  s'il  est  possible,  l'idée 
première  de  l'auteur,  la  source  de  son  inspiration,  les  se- 
cours qu'il  a  pu  trouver  chez  des  prédécesseurs;  en  un  mot, 
pour  déterminer  ce  qui  appartient  en  propre  à  son  génie, 
soit  comme  création  originale,  soit  du  moins  comme 
combinaison  nouvelle  des  données  préexistantes. 

Rien,  d'ailleurs,  de  plus  légitime.  De  même  qu'on  ne  dé- 
nigre pas  notre  siècle  en  soutenant  qu'il  doit  beaucoup  au 
passé,  on  peut,  sans  devenir  ni  injuste,  ni  ingrat  pour  les 
grands  esprits,  montrer  comment  des  conquêtes,  qui 
n'étaient  possibles  qu'à  eux,  leur  ont  été  facilitées  dans  une 
certaine  mesure  par  les  tentatives  antérieures. 

Plus  le  retentissement  et  l'influence  d'une  œuvre  ont  été 
considérables,  plus  la  recherche  de  ses  origines  est  intéres- 
sante ;  il  faut  ajouter,  plus  il  est  nécessaire  de  la  conduire 
avec  conscience  et  sans  parti  pris. 

Le  petit  livre  des  Exercices  spirituels  de  saint  Ignace  de 
Loyola  est,  sans  contredit,  un  des  ouvrages  qui  ont  exercé 
l'action  la  plus  puissante  et  la  plus  profonde  sur  la  vie  reli 
gieuse  des  temps  modernes.  Cette  action  n'étonne  pas  ceux 
qui  ont  étudié  l'œuvre  avec  le  sérieux  qu'il  y  faut.  L'éton- 
nant, c'est  que  des  pages  si  fécondes  dans  leur  simplicité 
aient  pour  auteur  un  homme  qui  semblait  si  peu  préparé  à 
les  écrire.  Aussi  la  question  de  la  genèse  des  Exercices  offrc- 
t-elle  un  intérêt  particulier,  et  a-t-elle  été  souvent  discutée, 
autrefois  et  de  nos  jours. 

L'amour  de  la  vérité  ou  la  curiosité  scientifique  n'ont  pas 


LA  GENESE  DES  EXERCICES  SPIRITUELS  507 

toujours  présidé  à  cet  examen  :  des  adversaires  et  des  ri- 
vaux de  la  Compagnie  de  Jésus  ont  surtout  obéi  à  la  passion 
en  disputant  au  saint  fondateur  la  paternité  de  ses  Exer- 
cices. 

Nous  n'avons  pas  l'intention  de  réfuter  à  nouveau  ces  at- 
taques, dont  l'écho  est  aujourd'hui  éteint.  Notre  seul  but, 
dans  ce  travail,  est  d'approfondir  plus  qu'on  n'a  fait  jusqu'à 
présent  une  belle  question  d'histoire  littéraire.  Nous  croyons 
en  effet  que  tous  les  documents,  qui  peuvent  éclairer  les 
sources  du  livre  d'Ignace,  n'ont  pas  été  utilisés,  et  que  de 
ceux  qui  ont  été  le  plus  exploités,  notamment  des  indications 
fournies  par  le  saint  auteur  lui-même,  il  y  a  encore  de  nou- 
velles lumières  à  faire  jaillir. 


Avant  d'entrer  dans  notre  sujet,  quelques  observations 
préalables  sont  nécessaires.  Tout  d'abord,  il  faut  à  ceux  qui 
veulent  nous  suivre,  une  idée  nette  de  ce  qui  constitue  l'es- 
sence du  livre  des  Exercices  ;  il  est  clair  en  effet  que  la  ques- 
tion des  origines  n'aura  pas  du  tout  la  môme  importance, 
suivant  qu'il  s'agira  elc  la  substance  même  de  l'œuvre  et  des 
parties  qui  lui  donnent  son  caractère  propre,  ou  seulement 
d'accessoires  et  de  détails  plus  ou  moins  secondaires. 

Quel  est  donc  le  caractère  spécifique  de  ce  livre  ?  Un 
ministre  protestant,  le  Rév.  Orby  Shipley,  éditeur  d'Exer- 
cices spirituels  de  saint  Ignace  à  l'usage  de  l'Église  angli- 
cane, remarque  avec  justesse  que  le  livre  des  Exercices 
n'est  pas  tant  un  manuel  de  piété  qu'une  méthode  spiri- 
tuelle '.  On  se  méprendrait  en  effet  singulièrement,  si  l'on 
n'y  voyait  qu'un  manuel  de  méditations  bien  ordonnées,  en- 
chaînées les  unes  aux  autres  par  le  développement  d'un 
plan  rigoureux,  et  formant  un  tout  complet  et  pratique.  Il  y 
a  cela  dans  les  Exercices  de  saint  Ignace,  mais  il  n'y  a  pas 
([ue  cela  :  ce  livre  fournit  sans  doute  aux  hommes  de  bonne 
volonté  la  matière  de  l'exercice,  mais  surtout  et  avant  toyt  il 

1.  Spiritual  Exercises  of  St  Ignatius  of  Loyola,  Edited  by  the  Rev.  Orhy 
Shipley,  M.  A.  Londres,  Longmans  1870.  Voir  Introduction.  —  La  môme 
pcnsdc  est  dcWcIoppdc  par  le  P.  Louis  de  la  Palma.  Via  spiritttalis .  Ed.  Bar- 
celone 1887.  T.  IL,  p.  (3  et  suivantes  ;  p.  39  et  suiv. 


508  LA  GENESE  DES  EXERCICES  SPIRITUELS 

• 

leur  fournit  les  méthodes  de  travail  spirituel  :  la  méthode  gé- 
nérale et  les  méthodes  particulières  adaptées  aux  besoins  et 
aux  dispositions  de  chacun.  C'est  une  sorte  de  formulaire  ou 
de  guide  de  l'action  spirituelle,  apprenant  à  l'homme  l'art 
d'employer  les  forces  de  son  âme  avec  Dieu,  sous  l'action 
du  saint  Esprit  et  sous  la  direction  de  ses  représentants 
autorisés. 

Si  l'on  nous  permet  d'emprunter  une  comparaison  à  l'ar- 
chitecture, nous  dirons  qu'il  ne  faut  pas  se  borner  à  considé- 
rer dans  les  Exercices  les  matériaux  de  la  bâtisse,  les  dé- 
tails de  construction  et  de  décoration,  il  faut  y  voir  le  type 
d'édifices  semblables,  et  surtout  y  étudier  les  règles  pra- 
tiques qui  nous  y  sont  tracées  pour  nous  diriger  dans  les 
créations  analogues.  C'est  l'idée  générale,  ce  sont  les  prin- 
cipes généraux  qui  caractérisent  un  livre  spirituel,  comme 
en  architecture  ils  caractériseront  le  genre  adopté  par  l'ar- 
chitecte. Si  cette  méthode  ,  si  ces  principes  sont  dus  au  gé- 
nie d'un  écrivain  ou  d'un  artiste,  l'œuvre  leur  est  de  droit 
attribuée  en  propre. 

Nous  tirons  de  ce  qui  précède  une  conclusion  importante 
pour  le  sujet  qui  nous  occupe  :  nous  ne  devons  pas  craindre 
de  faire  tort  à  la  réputation  de  l'auteur  des  Exercices  en 
admettant  bien  franchement  que,  s'il  a  été  vraiment  l'archi- 
tecte de  son  œuvre,  il  n'a  pas  été  le  carrier  qui  a  extrait  les 
pierres,  le  maçon  qui  les  a  placées,  le  sculpteur  qui  a  sculpté 
tous  les  chapiteaux  des  colonnes  de  l'édifice.  Nos  auteurs 
du  XVI®  et  du  xvii®  siècle  ont  eu  à  défendre  la  spiritualité  de 
saint  Ignace  contre  l'accusation  de  nouveauté.  Ils  cherchaient 
alors  à  prouver  que  le  livre  des  Exercices  plonge  par  ses 
racines  dans  la  tradition  catholique  ;  non  seulement  la 
matière  n'a  pas  été  inventée  par  lui,  mais  même  les  méthodes 
de  méditer,  de  prier,  d'agir  qu'il  conseille,  sont  en  harmonie 
avec  la  doctrine  des  Pères.  Et  en  efi*et  l'on  pourrait,  avec 
des  phrases  et  des  méditations  tirées  des  Pères  de  l'Eglise, 
composer  un  livre  qui  aurait  pour  titre  :  Les  Exercices  de 
saint  Ignace  avant  saint  Ignace  ;  on  a  même  déjà  publié  la 
concordance  des  Exercices  de  saint  Ignace  avec  la  doctrine 
de  saint  Augustin,  avec  celle  de  saint  Anselme,  avec  celle 
de  l'Imitation  de  Jésus-Christ,  etc.  Le  P.  Nigronius,  dans 


DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA  509 

son  Tractatus  de  secessu  et  exercitiis  spiritualibus  ^  après 
avoir  affirmé  et  prouvé  que  saint  Ignace  est  bien  l'auteur  de 
l'art  des  Exercices,  de  cette  discipline  spirituelle  dont  il  a 
donné  la  méthode  pratique,  montre  que  les  éléments  de 
cette  méthode  se  trouvaient  déjà  dans  les  auteurs  spirituels 
antérieurs,  et  qu'ils  avaient  été  mis  en  usage  par  divers 
saints  :  c'est  ainsi  qu'on  trouve  avant  saint  Ignace  l'union  de 
la  retraite  avec  la  méditation,  la  prescription  d'un  certain 
nombre  de  jours  de  retraite,  la  direction  du  Père  spirituel, 
un  certain  ordre  de  méditations  çu  d'exercices  suivant  les 
trois  voies  purgative,  illuminative,  unitive.  Mais  on  avait 
tous  ces  éléments  sans  qu'ils  fussent  unis  dans  une  syn- 
thèse claire  et  précise  ;  surtout  on  n*avait  pas  la  direction 
méthodique  et  pratique  que  donne  saint  Ignace.  Aussi  l'ori- 
ginalité du  livre  vient-elle  principalement  de  cette  systéma- 
tisation puissante  et  féconde,  que  saint  Ignace  a  réalisée 
dans  son  livre  ;  elle  ne  vient  pas  de  la  présence  dans  ses 
Exercices  de  telle  ou  telle  matière  de  réflexion,  de  telle  ou 
telle  méthode  particulière  qui  a  pu  fort  bien  être  en  usage 
avant  lui. 

Saint  Thomas  d'Aquin,  pour  avoir  réduit  la  théologie 
sous  une  forme  méthodique  parfaite,  a  été  appelé  ajuste  titre 
lo  prince  de  la  théologie,  quoiqu'il  n'ait  pas  inventé  la 
théologie. 

De  môme  saint  Ignace  pourrait  être  considéré  comme 
l'auteur  des  Exercices,  alors  même  qu'il  en  aurait  pris  les 
méthodes  particulières  et  les  éléments  matériels  dans  des 
auteurs  antérieurs. 

D'ailleurs  les  hommes  de  génie  qui  trouvent  une  méthode 
générale,  s'ils  empruntent  en  même  temps  aux  anciens  des 
méthodes  particulières,  rendent  souven*t  celles-ci  plus 
claires,  plus  précises,  plus  pratiques,  et  les  éléments  qu'ils 
adoptent  paraissent  neufs  dans  le  cadre  qu'ils  leur  donnent. 
Ainsi  le  mosaïste,  sans  créer  les  pierres  dont  il  compose 
ses  tableaux,  donne  aux  matériaux  qu'il  emploie  un  aspect 
et  un  prix  tout  nouveai^.  «  Qu'on  ne  dise  pas,  disait  Pascal, 

1.  Nigronius.  Cap.  i,  n,  m,  ir.  —  Cf.  Suarcz,  Tractatus  de  reiigione  socie- 
tatis  Jesu.  Lib.  IX,  cnp.  v,  n»  4.  De  Doctrinâ  Exercitiorum . 


510  LA  GENESE  DES  EXERCICES  SPIRITUELS 

«  que  je  n'ai  rien  dit  de  nouveau.  Quand  on  joue  à  la  balle, 
«  c'est  une  même  balle  dont  on  joue  l'un  et  l'autre,  mais 
«  l'un  la  place  mieux  ))^. 

Enfin,  il  n'appartient  qu'aux  grands  penseurs  et  aux  grands 
observateurs  de  transformer  leurs  réflexions  et  leurs  expé- 
riences individuelles  en  principes  lumineux,  qui  éclaireront 
la  voie  de  beaucoup  d'autres.  Telle  a  été  aussi  l'œuvre  de 
saint  Ignace.  -. 

Une  seconde  observation  que  nous  tenons  à  faire,  concerne 
ce  qu'on  peut  appeler  en  .un  sens  plus  ou  moins  large  l'ins- 
piration, du  livre  des  Exercices.  Nous  ne  traiterons  pas  direc- 
tement cette  question.  Il  suffira  de  faire  observer  que  l'ins- 
piration, ou  l'influx  spécial  de  Dieu  dans  la  composition  d'un 
ouvrage  n'exclut  ni  le  travail  personnel  de  l'écrivain,  ni  les 
emprunts  à  diverses  sources.  Si  donc  nous  constatons  que 
certaines  règles,  certaines  méthodes  de  saint  Ignace  sont  le 
fruit  naturel  de  son  expérience,  et  que  d'autres  ont  pu  lui 
être  suggérées  par  les  livres  ou  les  maîtres  qu'il  a  consultés, 
il  n'y  aura  pas  lieu  d'en  rien  conclure  contre  l'intervention 
spéciale  du  ciel  dans  la  création  de  son  œuvre. 

1.  Pensées  choisies  de  Biaise  Pascal.  Éd.  Faugèrc,  5«  éd.   Delalain,  p.  6. 

2.  Suarez  dit  avec  raison  :  In  his  autem  meditationihus  duo  animadvertenda 
sunt,  materia  et  forma  :  Materia  consistit  in  re,  qiwe  in  meditandum  datur, 
forma  in  modo  et  directione,  qrne  ad  recte  et  fructuose  meditandum  traditur. 
Et  hoc  posterius  est,  inquo  maxime  lahoravit  Ignatius,  et  rêvera  fuit  donum 
speciali  gratiâ  illi  concessum,  et  non  sine  magno  usu  et  experientiâ 
comparatum  cum  gratiâ  divinâ  (Suarez,  de  Reli.  Lib.  IX,  c.  vi,  n°  7).  Giorgi 
a  très  bien  traité  le  même  sujet.  Voir  page  26  et  suiv.  du  t.  V.  de  Opère 
morali  predicabili  e  Thcologiche  Dell  Ahate  Vincenzo  Giorgi,  ex-Gesuita. 
Venezia.  1801. 

Un  Bénédictin,  D.  Gohl,  a  fait  la  même  remarque  :  Nihilominus  dicet  forte 
aliquis,  ante  hxc  Exercitia,  et  ante  S.  Ignatium  multi  Sancti  utriusque  sexûs 
fuerunt,  sancteque  et  vixerunt,  et  scripserunt  :  quid  ergo  magni  prsestitit 
per  illa?  Multum  per  omnem  modum  :  selectum,  compendium,  claritatem, 
hrevitatem,  ordinem  pulcherrimum,  usum  frequentiorem,  perpetuam  consue- 
tudinem  eorum  omnium,  quse  ad  malorum  conversionem,  bonorum  profectum 
sanctorumque  perfectionem  utilissima  sunt  et  efficacissima  (Voir  p.  xi  do 
l'ouvrage  :  Concordantia  Meditationum  S.  Anselmi  Archiepiscopi  Cantua- 
riensis  cum  Exercitiis  S.  Ignatii  Loyolx. ..  a  P.  Honorato  Gohl,  Pvofesso 
Otturano.  Augustœ  Vindcl.  Rieger.  1706.  Pour  être  complet  et  précis,  il 
faudrait  ajouter  que  saint  Ignace  formula  surtout  l'art  et  la  méthode  générale 
des  Exercices  spirituels. 


DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLI  511 

Pour  commencer  maintenant  notre  examen,  nous  avons  à 
rechercher  d'abord  ce  que  le  saint  auteur  a  pu  nous  appren- 
dre lui-même  sur  la  composition  de  son  livre.  Les  rensei- 
gnements directs  qu'il  a  fournis  là-dessus  et  qu'on  a  conser- 
vés, se  réduisent  à  quelques  mots  dits  au  P.  Louis  Gonzalez. 

Je  demandai,  raconte  celui-<4,  au  Pèlerin  (nom  que  se  donnait  saint 
Ignace),  comment  il  avait  écrit  les  Exercices.  II  répondit  :  «  Je  n'ai  pas 
composé  tout  d'un  trait  les  Exercices.  A  mesure  que,  par  suite  de  ma 
propre  expérience,  une  chose  me  paraissait  devoir  être  utile  aux  autres, 
j'en  prenais  note.  Comme  par  exemple,  la  méthode  de  marquer  sur  des 
lignes  le  résultat  de  l'examen  particulier,  et  autres  choses  de  ce  genre.  » 
Il  m'aflirma  en  particulier  qu'il  avait  rédigé  ce  qu'il  dit  des  méthodes 
d'élection,  d'après  l'action  diverse  des  esprits  qu'il  avait  lui-même 
éprouvée  à  Loyola  *. 

On  doit  regretter  sans  doute  que  le  saint  ne  se  soit  pas 
étendu  davantage  sur  cet  intéressant  sujet  ;  mais  le  peu  qu'il 
dit  est  suggestif,  en  ce  qu'il  nous  montre  dans  les  Exercices 
avant  tout  le  produit  des  éludes  qu'il  a  faites  sur  lui-même. 
Tout  le  livre  a  été  vécu  avant  d'être  écrit.  Les  crises  morales 
et  spirituelles  du  saint,  les  états  d'âme,  par  lesquels  il  passe, 
et,  au  milieu  de  tout  cela,  l'activité  de  son  esprit  observateur 
et  généralisateur,  qui,  aidé  de  la  lumière  divine,  déduit  de 
ses  expériences  les  lois  de  la  psychologie  spirituelle  et  les 
règles  pratiques  utiles  à  tous,  voilà  donc  la  source  pre- 
mière, voilà  les  grands  facteurs  de  son  livre.  Et  de  là  on 
prévoit  que,  s'il  a  reçu  quelque  chose  d'un  autre  auteur,  il 
ne  l'a  reçu  qu'après  l'avoir  contrôlé  sur  lui-même  et  en  le 
transformant  par  une  assimilation  personnelle. 

Ce  que  nous  venons  de  constater  par  l'aflirmation  d'Ignace, 
nous  est  également  attesté  par  les  témoins  et  les  conGdents 
les  plus  intimes  de  sa  vie.  Contentons-nous  de  deux  témoi- 
gnages. 

1.  «  Acta  quœdam  P.  N.  Ignatii  de  Loyola  Priinarii  secundum  Deum  insli- 
tuloris  Socielatis  Jesu  a  Ludovico  Gonsalvo  et  ejusdem  ore  sancti  excerpta. 
Parisiis.  Lcclère,  1873,  p.  132.  Ces  Acta  qtuedam  ont  été  rédigés  par  le 
P.  Louis  Gonzalez  de  Camara  qui  les  écrivait  pour  ainsi  dire  sous  la  dictée 
du  saint;  celui-ci  lui  Gt,  sur  les  instances  répétées  de  ses  coropagnoos,  le 
récit  abrégé  de  sa  vie.  (Voir  Proamium  des  Acta).  Ils  ont  été  d'abord 
imprimés  par  les  Bollandistes,  t.  VII  de  juillet. 


512  LA  GBNESE  DES  EXERCICES  SPIRITUELS 

Voici  ce  que  le  P.  Polanco,  secrétaire  du  saint,  écrivit,  en 
1548,  dans  la  préface  de  la  première  édition  des  Exercices, 
sous  les  yeux  et  avec  l'autorisation  de  l'auteur  :  «  Ces  ensei- 
gnements et  ces  Exercices  spirituels,  notre  Père  en  Jésus- 
Christ,  maître  Ignace  de  Loyola,  les  a  composés,  moins  en 
consultant  les  livres  qu'instruit  par  l'onction  du  saint  Esprit, 
par  l'expérience  intime  et  par  M  pratique  de  la  direction 
des  âmes  ^.  » 

Le  pape  Paul  III,  dans  l'approbation  solennelle  qu'il  a 
donnée  aux  Exercices  par  le  hreî  Pas toralis  officii,  imprimé 
aussi  en  tête  de  la  première  édition,  dit  qu'Ignace  «  a  tiré 
ces  Exercices  des  saintes  Ecritures  et  des  expériences  de 
la  vie  spirituelle  ~.  » 

Ainsi,  d'après  tous  les  témoignages  les  plus  autorisés, 
c'est  bien  l'expérience  porsonnelle  de  l'auteur  qui  est 
la  source  principale  des  Exercices  ;  toutefois,  ces  mômes 
témoignages  n'excluent  pas  l'influence,  à  titre  secondaire, 
d'autres  livres,  non  seulement  des  livres  sacrés  (cela  va 
de  soi  quant  à  ceux-ci),  mais  encore  des  ouvrages  ascétiques. 

Reste  à  voir  quels  ouvrages  de  ce  genre  ont  été  connus 
d'Ignace  et  dans  quelle  mesure  il  peut  leur  être  redevable. 
Grâce  à  l'autobiographie  déjà  citée,  et  en  comparant  le  texte 
des  Exercices  avec  celui  des  livres  qu'il  a  pu  ou  dû  trouver 
à  sa  portée,  il  n'est  pas  impossible  d'élucider  ces  deux  points 
et,  par  suite,  de  décrire  la  genèse  des  Exercices  spirituels 
d'une  manière  assez  complète.  Nous  allons  l'essayer,  en 
suivant  la  vie  même  d'Ignace,  que  nous  étudierons  dans  ses 
trois  phases  :  I.  Avant  Montserrat  et  Manrèse  ;  —  II.  ^ 
Montserrat  et  à  Manrèse  ;  —  III.  Après  Manrèse.  Nous  ne 
toucherons  qu'aux  événements  qui  ont  trait  directement  à 
notre  sujet. 

1.  Hœc  documenta,  ac  spiritualia  exercitia,  quse  non  tain  a  libris,  quant 
ab  unctione  sancti  Spiritus,  et  ab  interna  experientiâ,  et  usu  tractandorum 
animorum  edoctus,  noster  in  Christo  Pater,  Magister  Ignatius  de  Loyola... 
composuit.  » 

2.  Cum  dilectus  filius  Ignatius  de  Loyola...  qusedam  documenta,  sivc  exer- 
citia spiritualia  ex  sacris  Scripturis,  et  vitse  spiritualis  experimcntis  elicita, 
composaerit,  et  in  ordinem,  ad  pie  movendos  fidelium  animos,  aptissiinum 
redegerit,  etc.  » 


DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA  513 


I.   AVANT   MONTSERRAT   ET  MA>'RESE 

L'autobiographie  donne  peu  tle  détails  sur  la  vie  d'Ignace 
antérieurement  à  sa  conversion.  Nous  les  citons  tels  quels, 
parce  qu'ils  peuvent  servir  à  expliquer  en  partie  le  ton  guer- 
rier ou  mieux  chevaleresque  de  certaines  parties  des  Exer- 
cices. Voici  donc  ce  que  le  saint  raconte  au  P.  Gonzalez,  en 
parlant  de  lui-même  à  la  troisième  personne. 

1,  —  «  Jusqu'à  l'ûge  de  vingt-six  ans,  il  s'adonnait  aux  vanités  du 
monde;  il  se  plaisait  surtout  au  maniement  des  armes;  il  était  dominé 
en  même  temps  par  le  vain  désir  d'en  tirer  plus  tard  quelque  honneur. 
Pendant  qu'il  était  dans  la  forteresse  de  Pampelune  assiégée  par  les 
Français,  *  et  que  tous  ses  compagnons  étaient  d'avis  de  se  rendre  sous 
la  condition  de  se  retirer  librement  —  car  la  place  était  vraiment  à  bout 
de  résistance  —  il  présenta  au  commandant  de  si  nombreux  et  de  si 
forts  arguments,  qu'il  l'amena  à  continuer  la  défense.  Son  courage  était 
réellement  si  grand  que 'son  enthousiasme  et  son  désir  de  combattre 
rendirent  confiance  aux  assiégés.  Lorsqu'arriva  le  jour  où  l'on  s'atten- 
dait à  l'assaut  de  la  citadelle,  il  fit  sa  confession  à  un  de  ses  frères 
d'armes,  contre  lequel  il  avait  souvent  lutté  dans  les  tournois,  et 
celui-ci  à  son  tour  se  confessa  à  lui.  11°  fut  d'une  extrême  vaillance 
dans  le  combat,  et  résista  même  après  que  les  murs  furent  renversés 
jusqu'à  ce  qu'un  boulet  vint  lui  briser  la  jambe. 

2.  —  CoHime  le  projectile  avait  passé  entre  les  deux  jambes,  il  en 
résulta  que  la  seconde  fut  aussi  très  endommagée.  En  le  voyant  tomber, 
les  autres  défenseurs  se  rendirent  aux  Français.  Aussitôt  maîtres  de  la 
place,  ceux-ci  s'intéressèrent  à  lui,  et  le  traitèrent  avec  une  grande 
bienveillance.  Après  avoir  séjourné  pendant  douze  à  quinze  jours  à 
Pampelune,  il  fut  transporté  en  litière  au  château  de  Loyolar.    » 

Dans  CQ  courage  indomptable  et  presque  téméraire,  qui 
refuse  de  s'avouer  vaincu  et  d'abandonner  son  poste  de  com- 
bat, tant  qu'il  lui  reste  des  armes  et  la  faculté  de  s'en  servir, 
on  reconnaît  le  pur  esprit  de  l'ancienne  chevalerie,  fait  du 
sentiment  de  l'honneur  au  plus  haut  degré.  La  conversion 
d'Ignace  n'a  pas*détruit  chez  lui  cet  esprit;  elle  lui  a  seule- 

1.  D'après  un  document  qui  vient  d'être  publié,  Ignace  avait  le  grade  de 
capitaine. 

LXXI.  —  33 


514  LA  GENÈSE  DES  EXERCICES  SPIRITUELS 

ment  donné  un  but  plus  élevé  et  un  plus  noble  emploi. 
Chevalier  de  Dieu,  à  la  suite  de  Jésus-Christ,  toute  son 
ambition  désormais  sera  de  se  rendre  le  plus  semblable 
possible  à  son  Chef  et  de  se  dépenser  sans  mesure  pour  la 
plus  grande  gloire  de  son  souverain  Seigneur. 

Et  c'est  la  même  disposition  que  ses  Exercices  tendent  à 
produire  chez  tous  ceux  qui  les  font,  comme  il  le  désire, 
«  d'un  cœur  magnanime  et  libéral  envers  la  divine  Majesté.  » 

Nous  nous  bornons  à  indiquer  ce  point,  comme  nous 
devons  aussi  nous  contenter  de  signaler  ce  qui  suit  immé- 
diatement dans  Tautobiographic.  La  constance  avec  laquelle 
le  blessé  de  Pampelune  se  soumit  à  des  tortures  répétées 
pour  corriger  les  effets  de  la  maladresse  de  ses  chirurgiens, 
est  encore  un  trait  de  cette  vigoureuse  nature,  dont  la  grâce 
n'aura  qu'à  spiritualiser,  qu'à  diriger  vers  un  idéal  surhu- 
main les  admirables  énergies.  Tout  cela  n'est  pas  indifférent 
pour  l'explication  des  Exercices"  à  un  point  de  vue  plus 
général  ;  mais  nous  n'avons  à  nous  occuper  ici  que  de  leurs 
sources  litiéraires. 

Reprenons  donc  l'autobiographie  là  où  elle  nous  montre 
Ignace  condamné  à  un  long  repos  sur  son  lit,  pour  donner 
à  sa  jambe,  brisée  et  remise  trois  fois,  le  temps  de  se  conso- 
lider. Nous  allons  voir  que  deux  volumes,  qu'il  lit  pour  passer 
le  temps,  produisent  un  changement  complet  dans  son  âme. 
Rien  n'est  à  négliger  dans  la  relation  détaillée  qu'il  nous 
fait  de  cette  grande  crise  intérieure. 

Comme  il  était  fort  adonné  à  la  lecture  des  ouvrages  frivoles  et 
mensongers  qui  racontent  les  hauts  faits  des  hommes  célèbres,  ^  dès 
qu'il  sentit  ses  forces  revenir,  il  demanda  comme  passe-temps  quelques- 
uns  de  ces  livres.  Mais  il  ne  se  trouva  point  au  château  de  livre  de  ce 
genre  :  on  lui  en  apporta  deux  autres  :  «  le  premier  était  intitulé  : 
Vita  Christi.  («  Vie  de  Jésus-Christ  »),  le  second  Flos  sanctorum  (a  La 
Fleur  des  Saints  »);  ces  deux  livres  étaient  en  langue  espagnole. 

6.  —  «  Une  fréquente  lecture  l'afFectionnait  peu  à  peu  aux  choses 
contenues  dans  ces  livres;  mais  parfois  son  esprit  s'en  détournait  pour 
se   reporter  aux  choses   qu'il   avait  lues  auparavant,   et  aux  pensées 

1.  Il  s'agit  des  romans  de  chevalerie,  tels  que  VAmadis  de  Gaule, 
mentionne  plus  loin  dans  l'autobiographie  (n°  17). 


DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA  515 

vaines  où  il  avait  coutume  de  se  complaire.  Il  y  en  avait  une  qui,  de 
préférence,  occupait  son  cœur,  à  tel  point  que,  sans  qu'il  s'en  aperçût, 
elle  l'absorbait  pendant  deux,  trois  et  quatre  heures,  c'était  de 
chercher  ce  qu'il  pourrait  bien  faire  pour  plaire  à  une  illustre  dame  ; 
comment  il  pourrait  aller  à  la  ville  où  elle  demeurait  ;  quel  discours 
il  lui  adresserait  ;  de  quelles  spirituelles  saillies  il  l'égayerait  ;  quelle 
prouesse  guerrière  il  ferait  en  son  honneur.  Cette  idée  le  dominait 
tellement  qu'il  ne  voyait  plus  combien  ce  qu'il  souhaitait  était  hors  de 
sa  portée  ;  car  il  s'agissait  d'une  dame  de  la  plus  illustre  origine  et  de  la 
plus  haute  noblesse. 

Cependant  la  divine  miséricorde  ramenait  son  esprit  à  d'autres 
pensées  suggérées  par  la  lecture  récente.  Après  avoir  lu  la  vie  du 
Christ  Notre-Seigneur,  et  des  saints,  il  se  disait  en  lui-môme  :  «  Eh 
quoi!  si  je  faisais,  moi  aussi,  ce  qu'a  fait  saint  François?  Eh  quoi!  si 
je  faisais  ce  qu'a  fait  saint  Dominique?  »  Et  il  roulait  dans  son  esprit 
maints  projets,  se  proposant  toujours  des  choses  grandes  et  difficiles; 
et,  en  y  réfléchissant,  il  croyait  sentir  en  lui  la  facilité  de  les  accomplir, 
sans  autre  motif  que  celui-ci  :  saint  Dominique  l'a  fait,  je  le  ferai  donc; 
saint  François  l'a  fait,  je  le  ferai  aussi. 

Ces  idées  persistaient  assez  longtemps  ;  puis  à  propos  d'autre  chose 
revenaient  les  vains  souvenirs  du  monde,  qui  duraient  à  leur  tour. 
Cette  succession  de  réflexions,  les  unes  sur  Dieu,  les  autres  sur  le 
monde,  occupaient  son  âme  jusqu'à  ce  que,  lassé  de  leur  continuité,  il 
s'en  détournât  pour  penser  à  autre  chose. 

8.  —  Les  impressions  cependant  étaient  très  différentes  suivant  la  nature 
des  pensées  auxquelles  il  se  livrait.  Lorsqu'il  se  laissait  aller  aux 
rêveries  mondaines,  il  ressentait  une  grande  satisfaction  ;  mais  dès 
que  la  fatigue  les  lui  faisait  abandonner,  il  tombait  dans  la  tristesse  et 
la  sécheresse.  Au  contraire,  le  bien-être  moral  persistait  même  après 
la  réflexion,  lorsque  son  imagination  s'était  complue  dans  l'idée  d'un 
pèlerinage  à  Jérusalem,  oti  dans  l'idée  de  rudes  austérités  corporelles 
semblables  à  celles  que  de  saints  personnages  avaient  pratiquées.  A  la 
vérité,  il  ne  remarqua  pas  d'abord  cette  difTérence,  et  il  n'en  tenait 
aucun  compte  jusqu'à  ce  qu'un  jour  les  yeux  de  son  Ame  s'ouvrirent 
à  la  lumière,  et  où  avec  étonnement  il  constata  par  cette  expérience 
personnelle  que  tel  ou  tel  genre  de  pensée  produi.sait  la  joie  ou  la 
tristesse.  Ce  fut  là  la  première  observation  raisonnée  qu'il  fit  sur  les 
choses  de  Dieu. 

9.  —  Mais  plus  tard,  lorsqu'il  fût  entré  dans  les  Exercices  spirituels, 
cette  expérience  lui  fut  une  première  lumière  qui  lui  fit  comprendre 
ce  qu'il  enseigna  depuis  aux  siens  sur  la  diversité  des  esprits. 

Ayant  donc  appris  de  cette  façon  à  discerner  les  divers  esprits  qui 


516  LA  GENESE  DES  EXERCICES  SPIRITUELS 

l'avaient  agité,  celui  de  Dieu  d'une  part,  et  celui  de  Satan  de  l'autre, 
ayant  de  plus  reçu  de  grandes  lumières  spirituelles  dans  la  lecture  des 
livres  de  piété,  il  commença  à  réfléchir  sérieusement  sur  le  passé  de  sa 
vie,  et  à  rechercher  quelle  pénitence  il  pourrait  bien  faire  pour  expier 
ses  crimes;  il  en  conçut  naturellement  le  pieux  désir  d'imiter  les  saints, 
et  il  se  promit  de  faire,  avec  la  grâce  de  Dieu,  ce  que  ceux-ci  avaient 
fait  eux-mêmes.  En  attendant,  il  souhaitait  vivement  d'aller  à  Jéru- 
salem dès  le  rétablissement  de  sa  santé,  et  en  outre,  de  se  donner  fré- 
quemment la  discipline,  et  de  pratiquer  des  jeûnes  nombreux  autant  que 
le  veut  d'ordinaire   un    cœur  généreux  enflammé  de  l'amour  de  Dieu. 

10.  —  Grâce  à  ces  désirs,  les  vaines  pensées  allaient  en  s'afiaiblis- 
sant,  et  finissaient  même  par  disparaître  complètement. 

Ces  pieux  désirs  ne  furent  pas  peu  fortifiés  par  l'apparition  suivante  : 
une  nuit  qu'il  veillait,  il  vit  distinctement  l'image  de  la  Bienheureuse 
Vierge  Mère  de  Dieu  avec  le  saint  Enfant  Jésus;  et  cette  apparition, 
qui  dura  assez  longtemps,  lui  procura  une  consolation  ineffable  ;  en 
même  temps  il  conçut  un  tel  dégoût  de  sa  vie  passée,  et  surtout  des 
grossières  satisfactions  des  sens,  qu'il  lui  sembla  que  toutes  les  ten- 
dances de  ce  genre  avaient  complètement  disparu  de  son  âme  ;  et  de 
fait  depuis  ce  moment  jusqu'à  l'époque  où  ce  récit  fut  écrit,  en  août 
1555,  il  ne  donna  jamais  le  moindre  consentement  à  quelque  inclina- 
tion de  ce  genre.  D'où  l'on  peut  conclure  que  cette  apparition  fut 
divine,  quoiqu'il  ne  le  prétende  pas  lui-même,  et  qu'il  se  contente 
d'affirmer  ce  qui  a  été  relaté.  En  attendant,  son  frère  et  les  autres  habi- 
tants remarquèrent  fort  bien  à  des  signes  manifestes,  le  changement 
qui  s'était  opéré  dans  son  âme. 

11.  —  Mais  lui,  ne  s'inquiélant  plus  de  rien,  continuait  sa  lecture,  et 
conservait  soigneusement  au  fond  de  son  âme  les  résolutions  qu'il  avait 
prises.  Il  remplissait  par  des  conversations  pieuses  le  temps  qu'il 
passait  en  compagnie  des  gens  du  château,  et  de  celte  façon  rendait 
grand  service  à  leurs  âmes.  Gomme  il  prenait  goût  de  plus  en  plus  à 
ses  lectures,  il  lui  vint  à  l'esprit  de  faire  des  extraits  de  ce  qui  lui 
paraissait  le  plus  important  dans  la  vie  de  Notre  Seigneur  et  des 
Saints.  Il  commençait  à  se  lever  de  temps  en  temps  ;  il  se  mit  donc  à 
l'œuvre,  et  parvint  ainsi  à  écrire  un  volume  de  300  feuillets  in-quarto. 
Les  paroles  de  Notre-Seigneur  y  étaient  transcrites  en  encre  rouge, 
et  celle  de  la  Très-Sainte  Vierge  en  encre  bleue  ;  le  papier  était  bien 
lisse  et  réglé  ;  les  lettres  étaient  très  bien  tracées  ;  car  il  était  excellent 
calligraphe.  Pendant  qu'il  était  occupé  à  ce  travail  il  passait  alternati- 
vement de  la  prière  à  l'écriture,  de  l'éci'iture  à  la  prière.  » 

Nous  ne  pensons  pas  qu'on  puisse  voir,  comme  quelques- 


DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA  517 

uns  l'ont  fait,  dans  ce  volume  écrit  avec  tant  de  soin  par 
Ignace,  une  première  ébauche  des  Exercices.  Il  y  avait  là 
tout  au  plus  quelques  matériaux,  qu'il  a  en  partie  utilisés 
plus  tard. 

Telles  furent,  d'après  son  propre  témoignage  déjà  cité,  les 
observations  qu'il  commença  de  faire  sur  les  impressions 
des  pensées  diverses  dans  son  âme.  Ces  observations  res- 
taient pour  ainsi  dire  à  l'état  direct;  la  réflexion  méthodique 
n'était  pas  encore  venue  pour  les  transformer  en  lois  géné- 
rales: elles  devaient  un  jour  servir  de  première  base  pour 
ces  Règles  du  discernement  des  esprits,  qui  ont  une  si 
grande  importance  dans  la  spiritualité  des  Exercices  ;  mais, 
en  attendant,  ce  n'était  que  des  pierres  isolées,  et  rien 
n'indiquait  leur  destination  future. 

Par  suite,  les  deux  ouvrages  qui  ont  déterminé  un  si 
grand  changement  dans  le  chevalier  de  Loyola,  ne  sont  pas 
j)our  cela  des  sources  des  Exercices.  —  à  moins  que  leur 
influence  ne  se  soit  prolongée  au-delà  de  cette  période  initiale. 
('ctte  dernière  hypothèse  mérite  d'être  examinée.  Mais 
d'  '!>'>''l  il  s'agit  de  savoir  quels   étnicnt  n\\  juste  ces  livres. 

.\ous  avons  peu  de  chose  à  dire  du  Flos  snnctorum.  Il 
s'agit  évidemment  d'un  recueil  d'extraits  de  la  vie  des 
sninis,  peut-être  de  celui-là  même  qui  est  mentionné  par  les 
bibliographes  comme  un  des  premiers  produits  de  l'impri- 
merie en  Espagne'.  On  voit  assez  par  l'autobiographie,  que 
nous  venons  de  citer,  combien  le  rôle  de  cet  ouvrage  dans 
la  transformation  d'Ignace  a  été  considérable.  C'est  en  effet 
le  Fias  sanctoruni  qui  lui  fit  connaître  des  héros  phisgrands 
(ju<;  VQ\\\  des  «  livres  de  chevalerie  »;  et  de  cette  connais- 
sance son  Ame  généreuse,  préparée  à  la  fois  par  ses  aspi- 
rations vers  l'idéal  chevaleresque  et  par  les  invitations  de 
la  grâce,  devait  passer  aussitôt  au  désir  de  l'imitation.  Cette 

1.  Flos  aanctorum  A  honor  y  alahan^a  de  Jlro  seJlor  tkU  Xpo  aqui  eomïêea 
el  /los  sanctorum  cou  .tus  rfliiniologias  ;  în-folio,  caraclfros  gothiques.  Voir 
Knsayo  de  una  Biblioleca  Espanola  par  ï).  \o»i  Ciallardo,  coordonne  et 
[iiiblî<5  par  D.  Zarco  del  Vallc  et  D.  Sancho  Rayon,  tome  I"*,  col.  8H. —  Sous 
le  mt^mo  titre  de  «  Fleur  des  saints  »,  le  P.  Pierre  Ribadoneyra  a  compose 
un  nouveau  recueil  hagiographique,  souvent  réimprimé  et  traduit. 


518  LA  GENESE  DES  EXERCICES  SPIRITUELS 

influence  a  certainement  continué  d'agir  sur  Ignace  dans 
Télaboration  des  Exercices;  mais  elle  ne  s'y  manifeste,  à 
notre  connaissance,  par  aucun  emprunt  direct  au  texte 
même  du  livre  en  question.  Il  faut  du  moins  signaler  la  note 
avertissant  le  retraitant  qu'il  est  «  très  utile,  dans  la  seconde 
semaine  et  après,  de  lire  parfois  quelque  chose  des  Vies  des 
saints  )>;  il  y  a  là,  sans  doute,  un  ressouvenir  de  l'impres- 
sion puissante  que  l'auteur  avait  reçue  d'une  lecture 
semblable. 

Le  second  des  livres  indiqués  a  laissé  des  traces  plus 
faciles  à  reconnaître.  Quelle  était  donc  cette  Vie  de  Jésus- 
Christ?  Le  P.  Bartoli  affirme  déjà,  mais  sans  en  donner  aucune 
preuve,  que  c'était  l'ouvrage  de  Ludolphe  le  Chartreux. 
Depuis  Bartoli,  les  bibliographes  ont  découvert  plusieurs 
ouvrages  qui  avant  1500  avaient  été  imprimés  en  Espagne 
sous  le  nom  de  Vita  Christi. 

Ce  sont  d'abord  des  recueils  de  chants  composés  sur  la 
vie  de  Notre-Seigneur.  Mendez,  dans  sa  Tipografia  espaîiola, 
cite  deux  volumes  de  ce  genre.  Ils  renferment  principa- 
lement des  compositions  de  Fray  Ynigo  de  Meudoza  et  de 
Juan  de  Mena^  Saint  Ignace  a  pu  entendre  chanter  les 
mystères  de  la  vie  de  Notre-Seigneur  par  les  juglares 
d'Espagne,  ou  même  par  des  campagnards  de  la  vallée 
d'Azpeitia  :  ces  chants  célébraient  plus  particulièrement  la 
Cène,  la  Passion,  la  Résurrection  de  Notre-Seigneur,  les 
Sept  Douleurs  et  les  Sept  Allégresses  de  Notre-Dame  ;  par- 
fois ils  avaient  trait  aux  dix  commandements,  aux  sept 
péchés  capitaux  ou  aux  sept  vertus  qui  leur  sont  opposées, 
aux  quatorze  œuvres  de  miséricorde  spirituelle  et  corpo- 
relle. Quelques-uns  de  ces  chants  rappellent  assez  bien  les 
matières  indiquées  dans  la  première  manière  de  prier  de 
saint  Ignace. 

Une  Vita  Xpti,  par  Fray  Francisco  de  Ximenez,  franciscain, 

î.  «  Copias  de  Vita  Christi.  De  la  Cena  cola  passiô,  y  de  la  Veronica 
cola  resurrecciô  de  nuestro  redêtor.  E  la  siete  angustios  e  siete  gozos  de 
nuestra  seTiora,  con  ohras  otras  mucho  provechosas,  »  in-folio  de  cxv  ff. 
Imprimé  à  Sarragosse  en  1492.  —  Las  CCC  (copias)  de  Juan  de  Mena, 
Séville,  1496.  (Mendez,  p.  99). 


DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA  519 

fut  imprimée  à  Grenade  en  1496,   par  les  soins  de  l'arche- 
vêque Fray  Fernando  de  Talavera^. 

Une  autre  est  indiquée  par  Mendez  {Tipografia  espanola^ 
p.  44),  sous  ce  titre  :  Vita  Cliristi  de  la  Révèrent  Abadessa 
de  la  Trinidad  (Sor  Isabel  de  Villena,  en  el  siglo  Dona 
Leonor  Manuel  do  Villena).  En  Valencia  por  Lope  de  Roca 
Alenian  à  22  de  Agosto  1^97. 

Les  méditations  de  saint  Bonaventure  sur  la  Vie  de  Jésus- 
Christ  sont  appelées  aussi  Vita  Christi  ;  on  en  trouve  une 
traduction  espagnole  imprimée  probablement  à  Montserrat 
ou  à  Barcelone  par  Rosembach-.  Ce  livre  fut  certainement  im- 
primé aussi  en  latin  à  Montserrat;  mais,  comme  saint  Ignace 
ne  savait  pas  le  latin  au  temps  de  son  séjour  à  Montserrat, 
nous  n'avons  pas  à  nous  préoccuper   des  éditions  latines. 

Enfin,  il  y  avait  la  «  Vita  Christi  »  de  Ludolphe  le  Char- 
treux. Elle  avait  été  traduite  en  catalan  et  publiée  à  Valence, 
dès  1495;  elle  parut  en  espagnol,  à  Alcala,  de  1502  à  1503'. 

Nous  avons  la  conviction  que  saint  Ignace  eut  à  Loyola 
l'ouvrage  de  Ludolphe,  et  que  c'est  dans  cette  Vita  Christi 
qu'il  puisa  divers  extraits  de  la  vie  de  Notre-Seigncur  pour 
en  former  son  beau  manuscrit  de  600  pages  in-4". 

En  tout  cas  la  confrontation  des  Exercices  avec  l'ouvrage 
de  Ludolphe  fournit  la  preuve  manifeste  que  saint  Ignare  a 
utilisé  largement  ce  dernier  ;  mais  elle  montre  en  mémo 
temps  qu'il  l'a  fait  avec  beaucoup  de  liberté,  en  omettant 
ce  (jui  ne  convenait  pas  à  son  but,  en  abrégeant  toujours, 
en  modifiant  parfois  la  matière  de  ses  emprunts. 

Cette  lecture  assidue  de  l'auteur  Chartreux  peut  aussi 
avoir  contribué  à  la  velléité  que  saint  Ignace  nourrit 
quelque  temps  à  Loyola  d'entrer  dans  l'ordre  de  Saint- 
Bruno,  pour  lequel,  en  tout  cas,  il  conserva  toujours  la 
plus  vive  sympathie. 

1.  Voir  Mendcz,  Tipografia  espanola,  p.  168. 

2.  Contcmplacions  sobre  la  vida  de  nostre  senyor  Jesu  Criât  ordenades 
per  lo  devotissimy  seraphico  doctor  Sant  Johan  Bonavcntura.  Traliadat  de 
lati  en  romane  per  un  indigne  religion.  (Mcndcz,  p.  266). 

3.  Vita  Xpti  Cartuxano  romanzado  por  fr  :  Amhrosio.  Le  traducteur  fut 
le  franciscain  Ambroise  de  Montcsino.  (Voir  Mcndez,  p.  163  ;  Brunct, 
Manuel  du  libraire.  5*  éà\X.,  t.  III,  1227). 


520  LA  GENÈSE  DES  EXERCICES  SPIRITUELS 

Nous  sommes  étonné  d'avoir  été  le  premier  à  faire 
une  comparaison  suivie  entre  la  V^ita  Christi  de  Ludolphe 
et  le  texte  des  Exercices  de  saint  Ignace.  Plusieurs  auteurs, 
il  est  vrai,  paraissent  soupçonner  les  relations  entre  les 
deux  auteurs,  mais  sans  en  apprécier  toute  Tétendue  ^. 

Avant  de  donner  ici  en  abrégé  le  résultat  de  nos  recher- 
ches, il  ne  sera  pas  inutile  de  faire  connaître  Ludolphe  le 
Chartreux  et  le  milieu  dans  lequel  il  a  vécu. 

On  sait  peu  de  chose  de  sa  vie.  Né  en  Saxe  vers  la  fin 
du  treizième  siècle,  il  entra  jeune  encore  dans  Tordre  de 
Saint-Dominique,  environ  Tan  1300,  et  il  y  resta  près  de 
trente  ans.  Cet  ordre  était  alors  le  principal  foyer  d\m 
grand  mouvement  mystique  ;  les  dominicains  Jean  Tauler, 
Henri  Suso,  Nicolas  de  Strasbourg,  propageaient  et  soute- 
naient par  leurs  prédications,  leurs  lettres  et  leurs  ouvrages, 
la  pieuse  association  des  «  amis  de  Dieu,  «  répandue 
surtout  en  Alsace,  en  Suisse,  en  Bavière,  à  Cologne  et 
dans  les  Pays-Bas.  Ludolphe  dut  recevoir  Tinfluence  de  ce 
mouvement  ;  et  c'est  apparemment  sous  cette  influence, 
dans  le  désir  de  se  séparer  plus  complètement  du  monde  et 
de  vaquer  plus  librement  à  la  contemplation,  qu'il  passa, 
vers  1326,  de  l'ordre  de  Saint-Dominique  à  celui  de  Saint- 
Bruno.  Il  y  devint  prieur,  probablement  de  la  Chartreuse 
de  Strasbourg,  où  il  paraît  avoir  terminé  ses  jours  -. 

Parmi  les  écrits  qu'il  laissa,  le  plus  important  et  de 
beaucoup  le  plus  connu  est  sa  Vita  Christi.  Cet  ouvrage, 
dont  la  première  impression  datée  que  l'on  connaisse  est  de 
Strasbourg  1474,  a  été  très  souvent  réédité  jusqu'à  nos 
jours  et  traduit  dans  la  plupart  des  langues  de  l'Europe 
moderne.  C'est  l'histoire  de  N.-S.  Jésus-Christ  d'après  les 
quatre  Evangélistes  fondus  ensemble,  accompagnée  de 
commentaires  assez  étendus  et  souvent  empruntés  textuelle- 
ment aux  Pères  de  l'Eglise.  Mais  par  le  caractère  de  ses 
développements  surtout  moraux,  par  la  variété  et  l'étendue 

1.  M.  Joly,  dans  un  article  paru  dans  la  Quinzaine,  15  septembre  1896,  sur 
/.es  Sources  de  Saint  Ignace  a  insisté  un  peu  plus  que  les  écrivains  anté- 
rieurs sur  les  emprunts  faits  par  saint  Ignace  à  Ludolphe,  mais  sans 
pousser  bien  loin  la  confrontation  critique  des  deux  écrivains. 

2.  Voir  le  Kirchenlexicon  de  Fribourg,  2«  édition,  t.  VIII,  col.  225. 


DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA  521 

des  applications  pratiques,  l'œuvre  du  pieux  Chartreux 
est  moins  un  travail  d'exégèse  littérale,  qu'un  cours 
complet  d'ascétisme,  toutefois    sans    l'ordonnance    logique. 

Pour  en  venir  aux  rapports  entre  cette  l'ita  Christi  et 
les  Exercices,  notre  attention  avait  été  éveillée  d'abord  par 
certaines  particularités,  peu  importantes  en  elles-mêmes, 
mais  où  l'accord  entre  Ludolphe  et  Ignace  ne  laisse  pas 
que  d'être  assez  frappant  et  s'explique  difficilement  sans 
l'hypothèse  d'un  emprunt.   En  voici  deux  exemples  : 

Dans  le  «  second  point  »  du  premier  exercice  de  la 
première  semaine,  saint  Ignace  écrit  :  postquam  Adam 
creatiis  esset  in  campo  DamasccnOj  «  après  qu'Adam  eût 
été  créé  dans  le  champ  de  Damas.  »  Ludolphe  avait  dit,  en 
rappelant  la  création  du  premier  homme  :  (.\dam)  in  agro 
Damasceno  jiLVta  llebron  de  terra  formato\  «  Adam  ayant 
été  formé  de  la  terre  dans  le  cJiamp  de  Damas  près  d'Hé- 
bron.  »  La  légende  orientale  d'après  laquelle  Adam  a  été 
créé  dans  un  lieu  appelé  «  le  champ  de  Damas  »  et  situé 
près  de  la  ville  d'Hébron,  parait  avoir  été  apportée  en 
Occident  pour  la  première  fois  par  le  dominicain  voyageur 
Brocard  ou  mieux  Hurchard,  dit  du  Monl  de  Sion,  vers  la 
fin  du  treizième  siècle.  C'est  de  lui  presque  certainement 
que  Ludolphe  a  dû  la  recevoir,  comme  beaucoup  d'autres 
détails  qu'il  donne  sur  la  Palestine  et  les  lieux  saints-. 

La  relation  du  pèlerinage  de  lirocard  a  été  imprimée  en 
1474  à  Liil)eck  et  en  1519  à  Venise,  les  deux  fois  en  latin  ; 
et  en  dehors  de  ce  livre  qu'Ignace  apparemment  ne  connais- 
sait pas  et  qu'il  n'aurait  pu  lire  au  moment  où  il  rédigeait 
ses  points  de  méditation,  il  n'y  a  guère  que  Ludolphe  qui 
ait  pu  lui  fournir  celte  idée. 

Autre  exemple  :  dans  le  premier  point  de  la  contem- 
j)Iation  sur  les  «  mystères  accomplis  sur  la  Croix  »,  saint 
Ignace  dit  qu'à  la  suite  du  cri  de  Notre-Seigneur:  «  J'ai  soif  », 
on  lui  donna  «  du  fiel  et  du  vinaigre.  »  Or,  l'Évangile  ne 

1.  Part.  I,  cap.  ii. 

2.  La  preuve  de  celle  opinion,  que  nous  n'avons  pas  encore  vue  incliquëe 
ailleurs,  sérail  facile  &  faire,  ninit«  nous  dloigtierait  trop  de  notre  sujet.  — 
Sur  Burchard,  v.  Kirchenlexicon,  t.  II,  col.  1520. 


522  LA  GENESE  DES  EXERCICES  SPIRITUELS 

parle  pas  de  fiel  à  cet  endroit;  mais  Liidolphe  l'avait  aussi 
joint  au  vinaigre  offert  au  Sauveur  sur  la  Croix,  i 

Poussant  plus  loin  notre  examen  comparatif,  nous  avons 
pu  constater  bientôt  que  les  points  de  bon  nombre  de 
contemplations  qui  font  partie  des  Exercices,  reproduisent 
les  idées  et  parfois  les  termes  mêmes  de  la  Vita  Christi  du 
Chartreux.  Mais  ne  nous  attardons  pas  sur  ces  rapports  : 
une  fois  averti  de  leur  existence,  chacun  peut  les  vérifier 
sans  peine  ;  d'ailleurs,  quelque  nombreux  qu'ils  soient,  ils 
ne  peuvent  avoir  qu'une  importance  minime  dans  la  ques- 
tion des  origines  des  Exercices.  Il  est  clair,  en  effet,  que 
ces  «  points  »  ne  forment  qu'un  élément  très  secondaire 
dans  l'œuvre  d'Ignace,  à  moins  qu'on  ne  les  considère  dans 
le  plan  général  dont  ils  font  partie,  dans  leur  coordination 
méthodique  en  vue  du  but  des  Exercices  :  or,  ce  plan  et 
cette    coordination    manquent    totalement    chez  Ludolphe. 

Ignace  a  donc  fait  plusieurs  emprunts  à  l'auteur  Chartreux 
surtout  pour  la  partie  de  la  matière  de  ses  Exercices  qui 
a  trait  aux  Mystères  de  la  Vie  de  Notre  Seigneur.  En  outre, 
il  lui  est  redevable  sans  doute  pour  certaines  méthodes 
particulières,  par  exemple  pour  sa  méthode  de  contempla- 
tion. En  effet,  sa  recommandation  de  contempler  les 
mystères  de  la  vie  de  Notre-Seigneur  comme  s'ils  se  passaient 
actuellement  et  comme  si  nous  y  étions  présents,  est  entiè- 
rement conforme  à  la  direction  que  Ludolphe  donne  longue- 
ment au  début  de  son  ouvrage.  En  cela,  du  reste,  le 
Chartreux  n'avait  fait  que  répéter  les  conseils  de  saint 
Bonaventure  dont  d'ailleurs  il  s'inspire  souvent. 

Les  indications  disséminées  dans  la  Vita  Christi  sur  la 
différence  des  opérations  de  Dieu  et  des  anges  d'avec  celles 
des  démons  ont  pu  être  utiles  pour  la  rédaction  des  «  Règles 
du  discernement  des  esprits.  » 

Voilà  donc  à  quoi  se  borne  l'influence  de  Ludolphe  sur  le 
livre  des  Exercices.  Elle  n'est  pour  rien  dans  ce  qui  fait 
surtout  la  valeur  et  la  puissance  de  ce  livre,  à  savoir  le 
choix  et  l'ordonnance  méthodique  des  divers  exercices  par 
lesquels  l'homme  est  amené  graduellement  à  reconnaître  et 

1.    Vila  Christi,  2»  part.,  cap.  lxiii. 


DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA  523 

à  rejeter  les  empêchements  qui  paralysent  sa  vie  spirituelle, 
et  à  entrer  avec  toutes  les  forces  de  son  âme  dans  la  voie 
où  Dieu  l'appelle  et  où  il  trouvera  son  salut. 

Il  ne  s'agit  pas,  —  nous  le  répétons,  de  peur  qu'on  ne 
nous  taxe  d'une  sorte  d'ingratitude,  —  de  ce  que  saint  Ignace 
doit  pour  ainsi  dire  personnellemei/P^  Ludolphe.  Si  la  Vita 
Christi,  qui  a  tant  contribué  avec  la  grâce  divine  à  faire  de 
lui  un  homme  nouveau,  n'est  autre  que  l'ouvrage  du  pieux 
Chartreux, comme  nous  le  croyons,  c'est  là  toujours  un  fait 
capital  pour  l'histoire  d'Ignace  et,  par  suite,  au  moins 
indirectement  pour  la  composition  des  Exercices. 

Mais  pour  trouver  des  influences  plus  directes,  plus  pro- 
fondes que  celles  que  nous  venons  d'étudier,  il  faut  reprendre 
l'autobiographie  d'Ignace  cl  le  suivi'c  à  Montscrrat  et  à 
Manrèse. 

II.    —    A    MOÎÎTSERR.VT    ET    A    MANnÈSK. 

Dès  qu'il  eut  recouvré  quelques  forces,  le  plus  pressant 
désir  d'Ignace  fut  le  pèlerinage  de  Jérusalem.  11  avait  un 
double  l)ut  :  satisfaire  sa  dévotion  en  vénérant  les  lieux 
consacrés  par  !e  passage  du  Sauveur,  et  commencer  dans 
ce  long  et  pénible  voyage  la  vie  de  pénitence  qu'il  se  pro- 
posait de  mener  à  ravénir.  Mais  avant  de  se  rendre  à 
Barcelone  pour  s'y  embarquer,  il  veut  mettre  ses  projets 
sous  le  patronage  de  Notre-Dame  de  Montserrat. 

Ce  qu'il  nous  dit  de  ses  dispositions  intérieures  au  mo- 
ment de  son  départ  de  Loyola,  montre  bien  que,  si  les  lec- 
tures et  les  méditations  qu'il  avait  faites  sur  son  lit  de 
malade  avaient  totalement  changé  ses  aspirations  et  lui 
avaient  déjà  donné  quelque  teinture  de  la  science  spiri- 
tuelle, celte  science  toutefois  était  encore  dans  son  esprit  à 
l'état  rudimenlairc  et,  pour  ainsi  dire,  chaotique. 

14.  —  a  ...  Son  âme  était  aveugle  encore,  bien  qu'cnnauiniée  de 
grands  désirs  de  servir  Dieu  dans  ce  qu'elle  savait    (in  iis  qux  nosact). 

En  conséquence,  il  se  proposait  de  rigoureuses  pénitences,  non  plus 
tant  pt)ur  expier  ses  péchés,  que  pour  être  agréable  à  Dieu.  Bien  plus, 
quoi  qu'il  eût,  disait-il,  une  grande  horreur  de  ses  fautes  passées,  le  dé- 
sir d'entreprendre  de  grandes  choses  pour  Jésus-Christ  était  si  vif  en  son 


524  LA  GENESE  DES  EXERCICES  SPIRITUELS 

âme  que  dans  la  pratique  des  pénitences,  il  ne  pensait  pas  spéciale- 
ment à  ses  péchés,  bien  qu'il  ne  crût  pas  qu'ils  lui  fussent  déjà  pardon- 
nés.  Chaque  fois  qu'il  se  souvenait  d'une  pénitence  pratiquée  par  un 
saint,  il  se  sentait  porté  à  vouloir  égaler  ou  surpasser  cette  pénitence. 
Là  était  toute  sa  consolation,  sans  qu'il  se  préoccupât  de  son  intérieur; 
car  il  ne  savait  pas  encore  ce  que  c'était  que  l'humilité,  la  charité,  la 
patience  et  la  discrétion  qui  donne  à  ces  vertus  leur  juste  mesure.  Il 
ne  visait  qu'à  une  chose,  c'était  d'accomplir  de  grandes  actions,  uni- 
quement parce  que  les  saints  les  avaient  accomplies  pour  la  gloire  de 
Dieu.  » 

Dieu  devait  bientôt  éclairer  de  lumières  supérieures  cette 
âme  de  bonne  volonté,  qui  allait  se  consacrer  à  lui  d'une 
façon  définitive  près  de  l'autel  de  Marie. 

Nous  n'avons  pas  à  raconter  les  divers  incidents  du  voyage 
de  saint  Ignace  de  Loyola  à  Montserrat.  Les  principaux 
lurent  le  pèlerinage  à  Notre-Dame  d'Aranzazu  et  la  rencon- 
tre d'un  maure  dont  les  blasphèmes  contre  la  pureté  de  la 
Sainte  Vierge  faillirent  faire  oublier  la  douceur  chrétienne 
au  néophyte  plus  fervent  qu'éclairé. 

Ignace  arriva  vers  le  milieu  de  mars  1522,  au  sommet  de 
la  montagne  sur  laquelle  s'élève  l'église  où  est  honorée  la 
célèbre  image  de  Notre-Dame  de  Montserrat. 

Comme  il  avait  la  tête  remplie  de  tout  ce  qui  a  été  écrit  par  Amadis 
de  Gaule  *  et  par  des  écrivains  de  ce  genre,  plusieurs  pensées  analo- 
gues à  celles  qu'on  lit  dans  pareils  livres  lui  vinrent  en  esprit  ;  il  réso- 
lut donc  de  faire  la  veillée  des  armes,  comme  on  dit  en  style  de  cheva- 
liers, sans  s'asseoir  et  sans  se  coucher,  mais  en  se  tenant  alternative- 
ment debout  ou  à  genoux,  et  cela  devant  l'autel  de  Notre-Dame  de 
Montserrat,  là  ou  il  avait  dessein  de  se  défaire  des  habits  qu'il  portait 
pour  se  revêtir  des  armes  de  Jésus-Christ... 

Lorsqu'il  fut  arrivé  à  Montserrat,  tout  d'abord  il  récita  quelques 
prières,  puis  avec  le  consentement  de  son  confesseur,  il  fit  par  écrit 
une  confession  générale  qui  dura  trois  jours.  Il  convint  aussi  avec  son 
confesseur,  qu'il  ferait  emmener  sa  mule,  mais  que  son  épée  et  sa  dague 
seraient  suspendues  dans  l'église,  auprès  de  l'autel  de  la  Très-Sainte 

1.  Le  texte  latin  porte  :  AIj  Ainad-eo  de  Gaula  conscriptx  et  ah  ejus  generis 
scriptoribus.  Il  y  a  évidemment  ici  une  méprise  du  traducteur  ou  du  rédac- 
teur de  l'autobiographie  :  Amadis  de  Gaule  est  le  héros  et  non  l'auteur  du 
livre  qu'Ignace  avait  lu. 


DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA  525 

Vierge.  Ce  confesseur  était  de  tous  les  hommes  le  premier  auquel  il 
révéla  sa  résolution  ;  car  jusque-là  il  ne  l'avait  communiquée  à  auiun 
de  ses  confesseurs. 

La  veille  de  l'Annonciation  de  l'année  1522,  quand  il  fut  nuit,  il  alla, 
le  plus  secrètement  possible,  trouver  un  mendiant,  se  dépouilla  de  ses 
habits,  les  lui  donna,  et  se  revêtit  de  ses  chers  habits  de  pèlerin,  puis 
il  retourna  se  prosterner  devant  l'autel  de  la  bienheureuse  Mère  de 
Dieu.  11  y  passa  la  nuit  tantôt  à  genoux,  tantôt  debout,  le  bdton  à  la 
main.  Le  matin  venu,  il  reçut  la  Sainte  Eucharistie  et  s'éloigna  pour  ne 
point  être  reconnu. 

Il  ne  prit  point  la  route  directe  qui  conduisait  à  Barcelone,  parce 
qu'il  y  aurait  été  rencontré  par  bien  des  gens  qui  l'auraient  reconnu  et 
honoré  ;  il  suivit  au  contraire  un  chemin  latéral  qui  le  menait  dans  une 
petite  ville  nommée  Manrèse  ;  il  comptait  y  passer  quelques  jours  dans 
un  hôpital,  et  aussi  y  noter  plusieurs  choses  dans  son  livre  qu'il  em- 
portait avec  lui  avec  grand  soin  et  avec  consolation  *. 

Suspendons  ici  les  citations  de  l'autobiographie,  pour 
faire  quelques  remarques.  Il  ressort  clairement  de  ce  récit 
<jue  le  séjour  de  saint  Ignace  à  Montserrat  fut  très  court. 
C'est  ce  qu'ont  observé  ses  historiens,  à  l'encontre  de  quel- 
ques auteurs,  qui  ont  imaginé  sur  ce  séjour  des  fables  que 
les  Rollandistcs  ont  pris  la  peine  de  réfuter -. 

Le  confesseur  d'Ignace  à  Montserrat  fut  Jean  Chanones, 
saint  religieu.x,  ancien  vicaire  général  de  Mircpoix  en 
France,  qui  avait  quitté  cette  dignité  à  l'âge  de  trente-deux 
ans  pour  entrer  dans  l'ordre  de  Saint  Benoit.  Les  rapports 
de  Dom  Chanones  avec  son  nouveau  pénitent  ne  finirent  pas 
avec  le  départ  de  celui-ci  pour  Manrèse.  Cependant  on  a  écrit 
(jue  les  Jésuites,  pour  mieux  sauvegarder  l'originalité  du 
livre  des  E.vercices,  «  passaient  sous  silence  les  relations 
de  leur  bienheureux  P^re  avec  Chanones,  durant  son  séjour 
à  Manrèse  ».  On  peut  se  convaincre  du  contraire  rien  qu'à 
lire  le  plus  connu  des  historiens  de  saint  Ignace,  Hartoli; 
parlant  en  effet  de  l'humilité  avec  laquelle  Ignace,  malgré 
les  lumières   surnaturelles  dont  il  était  inondé  à  Manrèse, 

1.  Acla  quxdain,  n'**  17,  18. 

2.  Acla  SS.  Julii,  t.  VIL  —  Voir  aussi  Dicrlins  (Ign.)  S.  J.,  Historia  Exer- 
citiorum  spirituaimm  S.  P.  Jgnatii  de  Loyola.  Nouvelle  t-dilioii.  Lille.  1887, 
p.  229,  230,  n»»  36  et  37. 


526  LA  GENESE  DES  EXERCICES  SPIRITUELS 

demandait  conseil  à  ses  directeurs,  il  écrit  :  «  Le  saint  reli- 
gieux qui  avait  déjà  reçu  sa  confession  générale,  dom  Jean 
Chanones,  était  celui  auquel  il  s'adressait  de  préférence;  il 
allait  le  voir  à  des  temps  réglés,  et  lui  ouvrait  tout  son 
cœur^.  » 

11  ne  suit  pas  de  là,  néanmoins,  comme  on  a  voulu 
conclure,  que  Chanones  ait  eu  une  réelle  influence,  du 
moins  une  influence  directe,  sur  la  composition  des 
Exercices.  Que  le  vénérable  Bénédictin  ait  communiqué  à 
son  pénitent,  outre  les  consolations  sacramentelles,  des  ins- 
tructions, des  règles  spirituelles,  dont  il  aura  fait  quelque 
usage  dans  son  livre,  cela  est  possible  et,  si  Ton  veut,  assez 
probable.  Mais  on  n'a  aucune  donnée  sur  la  nature  et 
l'étendue  de  ces  communications,  ni  sur  le  rapport  qu'elles 
pouvaient  avoir  avec  les  Exercices.  D'ailleurs,  Chanones  pou- 
vait être  un  excellent  confesseur,  comme  il  l'était  apparem- 
ment, sans  être  à  même  de  donner  des  conseils  autorisés  et 
vraiment  utiles  pour  un  pareil  ouvrage.  Il  n'est  pas  sûr  que 
son  zèle  et  ses  vertus  religieuses  fussent  accompagnés 
d'un  don  de  direction  éminent.  Dans  les  terribles  crises  de 
scrupules,  qui  torturèrent  si  longtemps  son  pénitent,  Dom 
Jean  Chanones,  pas  plus  que  les  autres  «  hommes  spiri- 
tuels »  que  le  saint  consulta,  ne  lui  dit  jamais  le  mot  qui 
aurait  suffi  (lui  le  sentait  bien)  pour  mettre  fin  à  son  sup- 
plice-. On  serait  donc  plutôt  téméraire  d'aflîrmer  que  les 
leçons  de  l'excellent  bénédictin  aient  été  une  source  des 
Exercices.  Nous  verrons  plus  loin,  s'il  faut  l'admettre  au 
moins  pour  les  livres  qu'il  put  prêter  à  Ignace. 

Le  séjour  d'Ignace  à  Manrèse,  qui  dura  près  d'un  an,  fut 
pour  lui  un  véritable  noviciat.  Jusque-là,  malgré  les  lectures 
qu'il  avait  faites  à  Loyola  et  les  instructions  qu'il  avait 
reçues  à  Montserrat,  il  était  encore,  selon  sa  propre  expres- 
sion, «  sans  aucune  connaissance  des  choses  intérieures^.  » 

1.  Bartoli  (Daniel),  s.  j.,  Saint  Ignace  de  Loyola,  liv.  I,  chap.  iv,  n°  4^ 
(Traduction  du  P.  J.  Terrien.  Paris,  1893,  t.  I,  p.  57). 

2.  Acta  quxdain,  n"  22. 

3.  Acta,  n°  20. 


DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA  527 

A  Manrèse  même,  il  n'alla  pendant  assez  longtemps*  guère 
au-delà  des  pratiques  extérieures  d'humilité,  des  pénitences 
qu'il  s'infligeait  avec  une  rigueur  excessive,  des  prières 
vocales  et  de  l'assistance  aux  offices  de  l'église  pendant  de 
longues  heures. 

Mais  peu  à  peu  Dieu  l'attirait  à  l'oraison  mentale,  et  enfin 
il  commença  à  parcourir  avec  une  application  extraordinaire, 
que  la  grâce  stimulait  et  dirigeait,  toutes  les  étapes  des 
grandes  considérations  que  résumera  le  livre  des  Exercices. 
Des  tentations  diaboliques  répétées,  des  luttes  et  des  peines 
intérieures  douloureuses  achevèrent  d'éprouver  et  de 
purifier  sa  vertu,  en  même  temps  qu'elles  lui  donnaient  une 
expérience  indispensable  pour  compléter  sa  science  spi- 
rituelle. 

Des  illuminations  extraordinaires  d'en  haut  éclairèrent  et 
fécondèrent  ce  travail  profond  de  l'Ame  d'Ignace.  Il  y  en  eut 
une  surtout,  dont  l'influence  fut  capitale.  Le  saint  lui-même, 
d'ordinaire  si  bref  et  si  réservé  sur  les  faveurs  surnaturelles 
qu'il  a  reçues,  l'a  décrite  avec  des  détails  qui  en  prouvent 
bien  l'importance.  Voici  ses  paroles,  d'après  le  P.  Gonzalez: 

30.  —  «  Il  allait  un  jour,  poiir  faire  ses  dévolions,  dans  une  église 
distante  de  Maurèse  de  plus  de  mille  pas,  et  dédiée,  si  je  ne  me  trompe, 
à  saint  Paul.  Le  chemin  qui  y  conduit  serpente  le  long  d'un  cours  d'eau. 
Lorsqu'il  eut  njan-hé  pendant  quelque  temps,  abtmé  dans  des  pensées 
de  piété,  il  s'assit  les  yeux  fixés  sur  le  torrent  qui  mugissait  dans  le 
ravin.  Tandis  qu'il  était  assis  de  la  sorte,  les  yeux  de  Tesprit  lui  furent 
ouverts,  non  pas  qu'il  eût  quelque  vision,  mais  il  recevait  l'intelligence 
de  choses  spirituelles  concernant  tant  les  mystères  de  la  foi  que  les 
Écritures.  Cette  lumière  lui  fut  accordée  avec  une  telle  clarté  qu'à 
partir  de  ce  moment  tout  lui  apparaissait  dans  un  jour  entièrement 
nouveau.  Cependant  il  ne  peut  pas  rapporter  distinctement  chacune  des 
nombreuses  vérités  qu'il  comprit  alors,  mais  il  peut  seulement  aflirroer 
que  son  esprit  fut  rempli  d'une  lumière  extraordinaire  et  d'une  façon 
t<'lle  que  s'il  réunissait  toutes  les  grâces  que  Dieu  lui  accorda  jusqu'à  la 
02"  année  et  toutes  ses  connaissances  acquises,  il  ne  croirait  pas 
cependant  avoir  appris  par  tout  cela  autant  qu'il  apprit  en  cette  seule 
occasion. 

Depuis  ce  temps  son  intelligence  était   éclairée,  comme  s'il   était 

1.  Quatre  moin,  d'après  le  P.  Polanco. 


528  LA  GENÈSE  DES  EXERCICES  SPIRITUELS 

devenu  un  autre  homme.  Cette  action  surnaturelle  dura  assez  longtemps, 
puis  il  se  jeta  à  genoux  devant  la  croix  qui  était  proche,  et  rendit  grâce 
à  Dieu.   » 

Les  historiens  ne  sont  pas  entièrement  d'accord  sur  le 
moment  précis  de  cette  grande  vision;  les  uns  croient 
qu'elle  fut  comme  le  couronnement  des  Exercices  faits  pour 
la  première  fois  par  Ignace  ;  d'autres  au  contraire  parmi 
lesquels  le  P.  Polanco,  dont  nous  connaissons  les  relations 
d'intimité  avec  le  saint,  la  placent  au  début,  de  manière 
qu'elle  aurait  été  comme  le  foyer  lumineux  qui  montra  a 
voie  au  retraitant  et  illumina  tous  ses  pas  dans  sa  nouvelle 
et  difficile  carrière. 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  sous  les  rayons  de  cette  riche 
lumière  d'en  haut,  que  l'ensemble  et  les  détails  des  Exercices 
se  précisèrent  et  prirent  leur  ordre  définitif  dans  1  espri 
■  d'I-nace.  Alors  seulement  les  observations  qu  il  avait 
recueillies  dans  ses  lectures  et  ses  expériences  laborieuses 
lui  livrèrent  toute  leur  signification  et  purent  recevoir  une 
place  dans  l'œuvre  qu'il  allait  rédiger. 

C'est  de  Manrèse  môme,   on  n'en  saurait  douter,  que  date 
la   rédaction    même    des  Exercices  dans  leur  fond  et   leur 
forme  essentielle.  On  conçoit  facilement  ce  qui  a  détermine 
lo-nace    à    l'exécuter.    Conserver    pour     sa    propre    utilité 
spirituelle  la  substance  des  leçons  reçues  dans  ses  longues 
méditations  et  ses  visions,  tel  a  pu  èlre  son  premier  but 
Mais    ensuite    et   surtout,    c'est    l'expérience   du    bien  que 
faisaient  à  d'autres  les  pratiques,  les  exercices,  àonl  il  avait 
d'abord    éprouvé   l'efficacité    sur   lui-même,  c  est    le    desir 
d'étendre     encore     plus     les     mômes     bienfaits,    qui      1^ 
persuadèrent  d'en  fixer  les  brèves  formules  par  écrit,  ^ous 
savons  par  les  historiens  que   dès  Manrèse  il  «  donna   les 
Exercices  «  avec  grand  fruit   à  beaucoup  d  âmes  de   bonne 
volonté. 

Dans  ce  travail  de  rédaction,  il  se  servit  beaucoup  de  ses 
notes  prises  dans  Ludolphe  le  Chartreux.  Mais  ne  iut-il  pas 
aussi  aidé  par  un  autre  ouvrage  que  D.   Ghanones  dut  h 
remettre  :  le  Directorium  horarum  canomcarum  et  surtout 
YExercitatorium  vitx  spiritualis  du  Bénédictin  Garcia  de  Lis- 


DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA  529 

neros  ?   C'est   la   question    que    nous    avons    maintenant  à 
examiner. 

Avec  le  P.  Ribadencira  et  plusieurs  autres  auteurs,  nous 
sommes  convaincu  que  le  saint  a  eu  entre  les  mains  l'écrit  de 
Cisneros.  Mais  on  a  singulièrement  exagéré  l'influence  qu'il 
en  aurait  reçue.  Nous  allons  dire  ce  qui  nous  paraît  la  vérité, 
sans  parti  pris. 

(A  suivre).  H.  WATRIGANT,  S.  J. 


LXXI.  —  34 


FORMATION    MÉGANIQUE 

DU  SYSTÈME  DU  MONDE 

(Premier  Article). 


Le  problème  de  Torigine  du  monde  a  toujours  préoccupé 
les  penseurs.  Longtemps,  des  opinions  fantaisistes,  enfan- 
tines, furent  seules  émises  sur  ce  sujet  et  leur  souvenir  ne 
mérite  même  pas  d'être  gardé.  Mais  avant  de  parler  des  sys- 
tèmes plus  sérieux,  il  est  indispensable  de  préciser  quelque 
peu  la  matière. 

Avant  tout,  il  n'est  pas  question,  à  proprement  parler,  du 
fait  de  la  création  du  monde.  Sans  doute,  plus  d'un  athée  a 
pensé,  ou  semblé  penser,  qu'il  ne  s'agissait  ici  ni  plus  ni 
moins  que  de  supprimer  la  création  et,  avec  elle,  le  Créateur  ; 
chimère  insensée,  op.  peut  reculer  la  création,  on  ne  la 
supprime  pas.  Dieu  est  intervenu  pour  tirer  les  choses  du 
néant  ;  cette  vérité  s'impose  à  tout  esprit  libre  de  préjugé  ; 
mais  qu'a-t-il  créé,  ou,  mieux,  dans  quel  état  a-t-il  créé 
l'univers  et,  plus  spécialement,  notre  petit  monde  solaire  ? 
A-t-il  créé  huit  grosses  boules  à  peu  près  rondes,  les  planètes, 
sans  compter  de  nombreuses  petites,  tournant  dans  l'espace 
comme  les  chevaux  d'un  cirque  autour  d'un  gros  fanal 
central,  le  soleil  ?  Ou  bien  cet  état  actuel  n'est-il  que  le 
résultat  des  transformations  de  quelque  autre  état  anté- 
rieur, plus  simple,  où  la  matière  aurait  été  répartie  par  la 
main  de  Dieu  d'une  façon  plus  uniforme,  sans  groupements 
possédant  de  mouvement  d'ensemble  ? 

Question  délicate  et,  en  un  sens,  insoluble.  Dieu  voulant 
montrer  à  Job  que  sa  science  était  courte  ne  lui  disait-il  pas  : 
«  Où  étais-tu  lorsque  je  posais  les  fondements  de  la  terre  ?  » 

Toutefois  sans  vouloir  pénétrer  le  mystère  ni  prétendre 
imposer  des  lois  à  la  souveraine  liberté  du  Créateur,  il  n'est 
pas     téméraire     de     considérer     comme    beaucoup     plus 


FORMATION  MECANIQUE  531 

vraisemblable  l'opinion  qui  fait  dériver  l'état  actuel  d'un 
état  primordial  plus  simple.  N'est-ce  pas,  en  effet,  le 
caractère  ordinaire  de  l'activité  divine  de  poser  les  principes 
des  choses  et  de  laisser  les  conséquences  s'épanouir  par  le 
jeu  spontané  des  forces  naturelles  ?  Bien  entendu,  il  ne 
s'agit  ici  que  de  la  partie  inorganique,  minérale,  du  monde, 
la  vie  ne  pouvant  point  sortir  d'une  telle  évolution. 

Mais  où  s'arrêter  dans  cette  ascension  rétrospective?  La 
seule  réponse  rationnelle  est  celle  que  formule  ainsi 
M.  le  vicomte  du  Ligondès,  dans  un  récent  et  remarquable 
ouvrage  auquel  j'ai  emprunté  le  titre  de  cet  article  *  : 

Que  demande-t-on  à  une  théorie  cosmogonique?  C'est  de  nous  faire 
remonter  jusqu'à  un  état  initial  de  la  matière  tel  qu'on  ne  puisse  conce- 
voir un  état  antérieur  ni  même  plus  simple. 

Et  quelques  lignes  plus  bas  : 

Lorsqu'on  étudie  les  mouvements  des  corps  célestes,  on  est  frappé 
des  complications  variées  qu'ils  présentent,  bien  qu'ils  n'obéissent 
qu'à  une  loi  simple  et  immuable,  la  gravitation  universelle.  Cette  diver- 
sité des  mondes  semble  être  la  conséquence  du  jeu  des  forces  naturelles 
agissant  depuis  l'origine  des  temps  sur  la  matière  dont  les  qualités 
inhérentes  sont  la  transformation  et  le  changement.  Et  si  ces  transfor- 
mations se  sont  multipliées  depuis  le  commencement,  on  doit,  en  remon- 
tant assez  haut  dans  le  passé,  revenir  successivement  à  des  états  de 
plus  en  plus  simples  jusqu'à  un  état  initial  qui  ne  puisse  lui-même 
dériver  d'un  autre  plus  sinq)le  et  pour  lequel  on  soit  obligé  de  recourir 
à  l'intervention  divine,  c'est-à-dire  la  Création.  Une  hypothèse  cosmo- 
gonique, pour  être  complète,  doit  pouvoir  nous  conduire  jusque-là 
et  nous  ramener  ensuite  mécaniquement,  si  j'ose  le  dire,  à  l'état  actuel. 

i 

On  sait  ce  qu'il  s'agit  d'expliquer,  je  lo  rappellerai  cepen- 
dant en  quelques  mots,  surtout  pour  mettre  en  évidence  la 
façon  dont  varient  divers  éléments  du  système  solaire. 

Celui-ci  se  compose  d'un  astre  central,  le  soleil,  autour 

1.  Formation  m<5caDiquc  du  sj^tcaïc  du  moodc.  —  Pari*,  Gauthier  Yil- 
lars,  1897.  p.  II. 


532 


FORMATION   MÉCANIQUE 


duquel  circulent  les  planètes  et  comètes,  qui,  toutes 
ensemble,  ne  représentent  guère,  comme  masse,  que  la 
750*  partie  du  soleil. 

Les  planètes  tournent  toutes  dans  le  même  sens  (on 
l'appelle  sens  direct),  sur  leurs  orbites  respectives,  sensi- 
blement dans  le  même  plan  (à  quelques  degrés  près),  en 
décrivant  des  courbes  presque  rondes,  sans  l'être  exac- 
tement ^  On  en  compte  huit  principales  dont  les  noms 
sont  connus  ;  mais  entre  Mars  et  Jupiter  circulent  un  nombre 
considérable  de  très  petites  planètes,  dont  la  première  fut 
découverte  dans  la  nuit  du  l®'  janvier  1800  et  la  417*,  le 
6  mai  1896. 

Voici  maintenant  un  tableau  résumant  les  propriétés 
principales  de  ces  astres  : 

Dans  les  trois  premières  colonnes,  la  terre  est  prise  pour 
unité;  qu'il  suffise  d'ajouter  ici  que,  en  nombres  ronds,  la 
distance  de  la  terre  au  soleil  est  évaluée  à  149.000.000  de 
kilomètres,  et  le  rayon  de  la  terre  est  à  peu  près 
6.370  kilomètres. 


Nom 

Distance 

Densité 

Darfe  de  la  rotation 

des  , 

moyenne 

Volume 

Masse 

par  rapport 

de  la  planète 

planètes 

au   soleil 

à  l'eau 

sur  elle-même 

j.    h.  m.   s. 

Mercure 

0,387 

0,052 

0,061 

6,45 

88? 

Vénus 

0,723 

0,975 

0,787 

4,44 

225? 

La  Terre 

1,000 

1,000 

1,000 

5,50 

23  56    4 

Mars 

1,524 

0,147 

0,105 

3,91 

24  37  23 

Petites  planètes 

2,08  à  4,26 

a 

Jupiter 

5,203 

1279,412 

309,816 

1,33 

9  55  37 

Saturne 

9,539 

718,883 

91,919 

0,70 

10  14  24 

Uranus 

19,183 

69,237 

13,518 

1,07 

p 

Neptune 

80,055 

54,955 

16,469 

1,65 

? 

11  résulte  de  ce  tableau  que  les  volumes  et  les  masses  des 


1.  Les  deux  axes  de  l'orbite  la  moins  ronde,  celle  de  Mercure,  sont  à  peu 
près  dans  le  rapport  de  98  à  100. 

2.  Le  diamètre  des  petites  planètes  varie  entre  513  kilomètres  (Vesta)  et 
20  kil.  (Ménippe),  d'après  cela,  le  volume  de  Vesta  serait  un  quinze  mil- 
lième de  celui  de  la  terre. 


DU  SYSTEME  DU  MONDE  533 

quatres  premières  planètes  sont  très  faibles  relativement  aux 
quatre  plus  éloignées  du  soleil,  tandis  que  les  densités  va- 
rient en  sens  inverse.  Voilà  une  division  naturelle  en  oeux 
groupes  dont  les  systèmes  cosmogoniques  doivent  au  moins 
laisser  entrevoir  la  raison.  —  Comme  on  le  voit  aussi,  la  dis- 
tance d'une  planète  à  la  suivante  croît  sans  cesse  à  mesure 
que  Ton  s'éloigne.  Le  cortège  des  satellites  est  aussi  très 
variable  :  Mercure  et  Vénus  n'en  ont  point,  la  Terre  en 
possède  un,  Mars  deux,  Jupiter  cinq,  Saturne  huit  avec  ses 
merveilleux  anneaux  ;  puis  le  nombre  décroît,  Uranus  n'a 
plus  que  quatre  satellites  et  Neptune  un  seul. 

Un  point  des  plus  importants  à  signaler  est  le  sens  de 
la  rotation  des  planètes.  Tandis  que  de  Mercure  à  Saturne 
inclusivement  les  planètes  tournent  sur  elles-mêmes  dans 
le  môme  sens  qu'elles  circulent  autour  du  soleil,  c'est-à- 
dire  dans  le  sens  direct,  le  sens  de  la  rotation  d'Uranus  et 
de  Neptune  est  rétrograde,  et,  chose  remarquable,  le  sens 
de  circulation  des  satellites  autour  de  leurs  planètes  respec- 
tives est  toujours  le  même  que  celui  de  la  rotation  propre 
de  celle-ci,  rétrograde  par  conséquent  pour  les  deux  der- 
nières,   direct  pour  toutes  les  autres. 

Disons  enfin  que  les  comètes  sont  beaucoup  plus  capri- 
cieuses dans  leurs  mouvements,  la  moitié  étant  animée  d'un 
mouvement  direct,  l'autre  d'un  mouvement  rétrograde,  sur 
leurs  orbites,  et  celles-ci,  extrêmement  allongées,  présentent 
les  inclinaisons  les  plus  variables  sur  le  plan  moyen  de  cir- 
culation des  planètes. 

Tels  sont  quelques-uns  des  principaux  faits  dont  tout  sys- 
tème cosmogonique  doit  rendre  compte. 

II 

Le  plus  ancien  de  ces  systèmes  digne  d'être  mentionné 
est  celui  de  Kant  proposé  en  1775;  et  il  est  de  toute  justice 
de  reconnaître  que  plusieurs  des  traits  généraux  de  ce 
système  sont  encore  admis. 

Exposant  ses  idées  sur  l'état  primitif  du  monde  :  «  Je 
suppose,  dit-il,  que  tous  les  matériaux  dont  se  composent 
les  sphères,  planètes  et  comètes,  qui  appartiennent  à  notre 


534  FORMATION    MÉCANIQUE 

monde  solaire,  décomposés  à  Torigine  des  choses  en  leurs 
éléjnents  primitifs,  ont  rempli  alors  Tespace  entier  dans 
lequel  circulent  aujourd'hui  ces  astres.  Cet  état  de  la 
nature,  lorsqu'on  le  considère  en  soi  et  en  dehors  de  toute 
préoccupation  de  système  parait  être  le  plus  simple  qui  ait 
pu  succéder  au  néant  ^.  » 

Très  simple,  en  effet,  et  même  trop  simple,  comme  nous 
allons  le  voir.  Kant  suppose  les  éléments  créés  au  repos, 
mais,  ajoute-t-il,  «  le  repos  ne  dure  qu'un  instant.  Les  élé- 
ments possèdent  par  essence  les  forces  qui  peuvent  les 
mettre  en  mouvement.  «  Les  plus  denses  exerçant  une 
attraction  prépondérante,  il  en  résulte  des  concentrations; 
aussi  Kant  dit-il,  que  Tespace  a  été  «  nettoyé  »  par  l'attrac- 
tion qui  u  a  rassemblé  la  matière  diffuse  en  masses  isolées.  » 

Or  le  monde  solaire  ne  se  compose  pas  simplement  de 
«  masses  isolées  »  et  la  concentration  de  la  matière  n'est 
pas  le  seul  fait  à  expliquer  ;  les  masses  circulent  toutes 
dans  le  même  sens  autour  du  centre  du  système.  Kant 
essaie  bien  d'en  rendre  raison.  D'après  lui,  les  particules 
matérielles  amenées  à  petite  distance  se  repoussent;  sup- 
posons donc  une  molécule  attirée  par  le  soleil  et  se  diri- 
geant vers  lui,  il  arrivera,  dans  beaucoup  de  cas,  qu'elle 
rencontrera  sur  son  passage  d'autres  molécules  qui  la 
repousseront,  lui  feront  subir  une  déviation  latérale,  et  si 
l'attraction  du  soleil  s'équilibre  exactement  avec  cette  répul- 
sion, la  molécule  sera  déviée  à  angle  droit  et  se  mettra  à 
décrire  une  ligne  courbe  autour  du  soleil  par  «  la  combi- 
naison de  l'attraction  centrale  et  de  l'impulsion  latérale  w  ; 
puis  ces  mouvements  se  régulariseront  et  il  s'établira  un 
tourbillon  circulaire  autour  du  soleil. 

Seulement  Kant  oublie  de  nous  dire  pourquoi  ces  mou- 
vements tourbillonnaires  se  feront  tous  dans  le  même  sens. 
Son  point  de  départ  ne  suffit  aucunement  à  rendre  compte  de 
cette  particularité,  primordiale  cependant.  Il  y  a  en  effet 
autant  de  chances  pour  les  déviations  à  droite  que  pour  les 
déviations    à   gauche,   la  résultante  de  toutes  les  rotations 

1.  Ces  citations  sont  empruntées  à  la  traduction  de  la  Théorie  du  ciel 
de  Kant  donnée  par  M.  Wolf,  dans  Les  hypothèses  cosmogoniques,  Paris, 
1886,  voir  p.  149  et  suiv. 


DU  SYSTEME  DU  MONDE  535 

devrait  donc  être  rigoureusement  nulle  tout  comme  au 
moment  initial.  Un  tel  défaut  est  radical  et  suffît  à  établir 
que  les  hypothèses  de  Kant  sont  insuffisantes  et  les  causes 
auxquelles  il  a  recours  impuissantes  à  produire  les  effets 
observés  ;  ce  système  doit  donc  être,  nécessairement  com- 
plété. 

Je  n'examinerai  pas  les  autres  points  où  le  système  de 
Kant  se  trouve  en  contradiction  avec  les  faits.  Il  en  est  un 
cependant  dont  il  faut  dire  un  mot.  C'est  la  façon  dont 
Kant  comprenait  comment  le  soleil  «  a  dû  devenir  un  corps 
en  feu  tandis  que  les  autres  globes  compris  dans  sa  sphère 
d'activité  sont  restés  des  astres  obscurs  et  froids.  »  Cela 
tient  tout  simplement,  d'après  lui,  à  ce  que  par  suite  de 
circonstances  spéciales,  dont  le  détail  importe  peu  ici, 
V  certaines  particules  mobiles  d'une  extraordinaire  légè- 
reté »  ont  été  «  précipitées  toutes  ensemble  vers  le  corps 
central  »  et  que  «  ces  parties  les  plus  légères  et  les  plus 
subtiles  sont  en  même  temps  les  plus  actives  pour  entre- 
tenir le  feu  ». 

Cette  solution  n'en  est  pas  une,  mais  à  une  époque  où  la 
thermodynamique  n'était  pas  née,  où  la  chimie  était  dans 
les  langes,  il  ne  faut  pas  s'étonner  de  rencontrer  des 
explications  aussi  puériles. 

III 

En  1790,  Laplace,  dans  la  première  édition  de  son  Expo- 
sition du  système  du  mondes  formula  de  son  côté  sur 
l'origine  du  monde  solaire  une  hypothèse,  très  différente 
à  plusieurs  points  de  vue  de  celle  de  Kant,  que  d'ailleurs  il  ne 
connaissait  pas.  Cette  théorie  célèbre,  développée  peu  à 
peu  dans  les  éditions  ultérieures,  a  été  longfemps  consi- 
dérée comme  le  dernier  mot  de  la  science...  mais  la  science 
dit-elle  jamais  son  dernier  mot  ? 

L'opposition  de  cette  théorie  avec  celle  de  Kant  est 
presque  complète,  sauf  en  ce  qui  concerne  l'état  de  raré- 
faction de  la  matière,  idée  qui  naturellement  s'impose  à 
tous.  Kant  partait  d'une  matière  désagrégée,  pulvérulente, 
une  sorte  de  poussière  solide,  primitivement  au  repos,  sur 


536  FORMATION   MECANIQUE 

la  température  de  laquelle  il  n'avait  que  des  idées  vagues, 
ce  qu'il  en  dit  de  plus  net  c'est  que  les  planètes  telles  que 
la  terre  sont  restées  obscures  et  froides  :  d'après  Kant  la 
matière  était  donc  froide  au  début. 

Au  contraire,  Laplace  frappé  du  rôle  prédominant  du 
soleil  et  de  l'identité  du  sens  de  circulation  des  planètes 
autour  de  lui,  sens  qui  pour  toutes  les  planètes  étudiées  de 
son  temps  était  aussi  celui  de  leur  rotation  propre,  fut 
amené  à  considérer  ces  dernières  comme  des  sortes  de 
résidus  que  le  soleil,  jadis  énormément  dilaté,  aurait,  en 
se  contractant,  laissés  çà  et  là  dans  l'espace. 

«  La  considération  des  mouvements  planétaires  nous 
conduit  donc  à  penser  qu'en  vertu  d'une  chaleur  excessive, 
l'atmosphère  du  soleil  s'est  primitivement  étendue  au-delà 
des  orbes  de  toutes  les  planètes,  et  qu'elle  s'est  resserrée 
successivement  jusqu'à  ses  limites  actuelles  ».  * 

C'est  l'inverse  de  l'idée  de  Kant  et,  il  faut  le  dire  aussi, 
de  la  plupart  des  auteurs  modernes  qui  font  au  contraire 
débuter  le  monde  par  le  froid  presque  absolu.  Il  y  a  en  effet 
un  abîme  entre  la  nébuleuse  gazeuse  de  Laplace  et  la  nébu- 
leuse pulvérulente  admise  actuellement  ;  sans  doute  dans  un 
cas  comme  dans  l'autre  la  matière  est  très  divisée,  très 
rare,  mais  une  molécule  gazeuse  et  chaude  et  une  molécule 
solide  et  froide  diffèrent  radicalement,  non  par  la  substance, 
mais  par  l'énergie  qu'elles  possèdent.  Le  corps  solide  pour 
devenir  liquide,  puis  gazeux,  exige  en  effet  qu'on  lui  four- 
nisse de  la  chaleur,  et  à  cette  absorption  correspond  un 
emmagasinement  de  force,  d'énergie  ;  aussi  tandis  que  la 
molécule  solide  et  froide  est  dans  un  état  d'inertie  presque 
absolu,  la  molécule  gazeuse  est  au  plus  haut  degré  de 
développement  de  ses  facultés,  pour  ainsi  parler. 

La  nébuleuse  brûlante  de  Laplace  était,  de  plus,  animée 
d'un  mouvement  originel  de  rotation  sur  elle-même,  tandis 
que  celle  de  Kant  était  au  repos.  Tout  en  tournant  ainsi,  elle 
se  serait  refroidie,  et  par  suite  contractée,  puis  au  cours  de 
cette  transformation  elle  aurait  abandonné  des  sortes  de 
bourrelets    ou    anneaux    de     vapeur     concentriques.     Ces 


1.  Exposition  du  système  du  monde,  6°  édition,  1836,  t.  II,  p, 


550, 


DU  SYSTEME  DU  MONDE  537 

anneaux  continuant  à  tourner,  en  même  temps  que  la  masse 
centrale,  se  seraient  rompus  et  ramassés  en  globes,  les 
planètes,  sauf  pour  Tanneau  des  astéroïdes  entre  Jupiter  et 
Mars  où  les  amas  gazeux  se  seraient  formés  et  solidifiés 
chacun  séparément.  Laplace,  qui  considérait  la  formation 
des  satellites  comme  une  répétition  en  petit  de  celle  des 
planètes,  trouvait  tout  naturellement  dans  Tanneau  de 
Saturne  une  confirmation  de  Texistence  des  anneaux  qui 
avaient,  d'après  lui,  formé  les  planètes  ;  le  cas  de  Saturne 
probablement  qui  est  très  rare,  unique  dans  notre  sys- 
tème, est  celui  où  l'anneau  se  serait  condensé  sans  se 
briser. 

Tel  est  le  point  de  départ  du  système.  Laplace  le  proposait 
d'ailleurs  avec  la  plus  grande  réserve  :  «  J'exposerai  sur 
cela,  dit-il,  dans  la  note  qui  termine  cet  ouvrage,  une  hypo- 
thèse qui  me  paraît  résulter  avec  une  grande  vraisemblance 
des  phénomènes  précédents  ;  mais  que  je  présente  avec  la 
défiance  que  doit  inspirer  tout  ce  qui  n'est  point  un  résultat 
de  l'observation  ou  du  calcul.  »  *  Cette  défiance  était  justifiée; 
personne  n'admet  plus  cette  théorie  telle  qu'elle  a  été 
formulée  par  son  auteur.  On  a  dû  la  retoucher  et  on  l'a  ainsi 
transformée  complètement. 

IV 

Indiquons  rapidement  quelques-unes  des  lacunes  de  ce 
système.  Tout  d'abord,  le  fait  considéré  par  Laplace  comme 
la  base  de  tout  son  édifice  était  la  rotation  dans  un  sens 
unique  des  planètes  autour  du  soleil  et  sur  elles-mêmes, 
ainsi  que  des  satellites  autour  de  leurs  planètes  respectives. 
Or  ce  fait  est  faux  :  Uranus  et  Neptune  tournent  bien  autour 
du  soleil  dans  le  sens  direct,  mais  elles  tournent  sur  elles- 
mêmes  dans  le  sens  rétrograde  et  leurs  satellites  tournent 
autour  d'elles  de  la  même  façon.  Or  le  système  de  Laplace  ne 
permettait  de  prévoir  que  des  rotations  d'un  seul  et  mêAe 
sens,  il  croule  donc  par  la  base. 
'Une  réflexion  se  présente  ici  qui  permet  de  préciser  l'une 

1.  Loc.  cit.,  p.  510. 


538  FORMATION  MECANIQUE 

des  conditions  auxquelles  devra  satisfaire  toute  hypothèse 
^cosmogonique. 

Toutes  les  planètes  circulent  autour  du  soleil  dans  le 
même  sens,  il  n'y  a  pas  d'exception  à  cette  loi  (du  moins  pas 
d'exception  connue).  Nous  avons  donc  le  droit  de  voir  dans 
ce  fait  l'indice  d'une  cause  d'ordre  universel  qui  s'est  étendue 
à  tout  le  système  solaire,  cause  résultant  d'un  fait  absolu- 
ment primordial.  Il  y  a  bien  les  comètes  dont  quelques-unes 
parcourent  leurs  trajectoires  en  sens  rétrograde  ;  Laplace  les 
considérait  comme  ayant  leur  origine  hors  de  notre  système 
planétaire,  il  évitait  ainsi  la  difficulté,  mais  par  une  hypo- 
thèse gratuite  et  peu  vraisemblable  ;  il  est  beaucoup  plus 
simple  de  les  considérer  comme  ayant  môme  origine  que 
les  planètes,  mais  résultant  d'un  mode  de  formation  absolu- 
ment à  part  et  tout  différent  de  celui  qui  a  présidé  à  la  cons- 
titution des  orbites  des  planètes,  ainsi  que  nous  le  dirons 
plus  loin. 

Au  contraire,  le  sens  de  la  rotation  des  planètes  sur  elles- 
mêmes  et  de  leurs  satellites  autour  d'elles  changeant  pour  les 
deux  dernières  planètes,  indique  que  la  cause  déterminante 
de  ces  mouvements  n'était  pas  d'ordre  aussi  général,  puisque 
cette  cause  a  produit  des  effets  divers  sous  certaines 
influences.  Malheureusement  Laplace  n'a  rien  mis  dans  sa 
nébuleuse  qui  lui  permette  de  fournir  par  évolution  des  con- 
ditions si  opposées  ;  toute  théorie  cosmogonique,  au  con- 
traire, qui  voudra  avoir  des  chances  de  vie  devra  montrer 
comment  ont  dû  intervenir  deux  causes,  l'une  uniforme  dans 
ses  effets,  l'autre  sujette  à  varier,  principalement  avec  la  dis- 
tance de  la  planète  au  centre  du  système. 

Il  existe  encore  une  difficulté  qu'il  faut  signaler  ici. 
Comment  comprendre  le  pelotonnement  de  ces  immenses 
anneaux  de  vapeur  détachés  du  soleil,  qui  se  contractent 
chacun  en  un  seul  et  unique  globe  planétaire  ?  Il  semblerait 
que  le  cas  ordinaire  de  condensation  ait  dû  être  celui  des 
as'^éroïdes  :  beaucoup  de  petits  globes,  de  globules,  tournant 
sans  se  gêner  le  long  d'une  sorte  de  piste  commune.  Est-ce 
que  ces  petits  astres  se  réunissent?  ils  s'influencent  sans 
aucun  doute,  mais  ils  ne  se  réunissent  pas  pour  cela.  Pour- 
quoi donc  avons-nous  des  grosses  planètes  huit  fois  sur  neuf? 


DU  SYSTEME  DU  MONDE  539 

M.  Wolf  déclare  cette  objection  «  capitale  »  et  comme  il 
le  remarque  très  justement,  elle  s'applique  h  tout  système 
dans  lequel  les  planètes  dérivent  d'anneaux  circulant  dans 
le  même  sens.  Le  temps  nécessaire  pour  accomplir  ces  évo- 
lutions dépasse,  et  de  très  loin,  tout  ce  que  les  géologues 
les  plus  exigeants  demandent  pour  rendre  compte  des  for- 
mations terrestres. 


Enfin  il  est  encore  un  autre  point,  des  plus  faibles,  dans 
le  système  de  Laplace.  Kant  ne  donnait  aucune  raison 
sérieuse  de  la  chaleur  solaire  ;  Laplace  y  va  plus  simple- 
ment. Pour  lui,  la  chaleur  solaire  est  une  donnée  du  pro- 
blème. 11  prend  une  nébuleuse  chaude  ;  c'est  même  cette 
température,  extrêmement  élevée,  qui  dilatait  l'atmosphère 
solaire  jusqu'au  delà  des  limites  du  monde  planétaire.  La 
thermodynamique  a  changé  tout  cela  et  elle  a  eu  raison. 

C'est  un  singulier  problème  que  celui  de  la  chaleur  du 
soleil.  Cet  astre  énorme,  sphère  dont  le  rayon  est  à  peu  près 
double  de  la  distance  qui  sépare  la  terre  de  la  lune,  rayonne 
incessamment  dans  l'espace  un  nombre  de  calories  tellement 
formidable  que  l'écrire  ici  en  chiffres  n'aurait  d'autre  effet 
sur  l'imagination  que  de  la  laisser  interdite.  Est-il  plus  à 
notre  portée  de  dire  que,  d'après  des  calculs  sérieux,  à 
chaque  seconde,  la  chaleur  émise  par  le  soleil  est  égale  à 
celle  qui  résulterait  de  la  combustion  complète  de  onze 
quatrillions,  six  cent  mille  milliards  de  tonnes  de  charbon 
de  terre  (en  chiffres  ronds  bien  entendu)  ?  D'où  vient  cette 
chaleur?  Comment  ne  s'épuisc-t-elle  pas?  Un  système  cos- 
mogonique  ne  peut  rester  étranger  à  ces  questions.  Et  l'on 
pourrait  encore  se  demander  :  que  devient-elle  ?  car  ce  côté 
de  la  question  n'est  pas  moins  fertile  en  mystères  que  les 
autres.  La  quantité  de  chaleur  solaire  arrêtée  par  les  pla- 
nètes est  en  effet  d'une  petitesse  stupéfiante.  Toutes  les  pla- 
nètes réunies  ensemble  en  arrêtent  au  maximum  la  moitié 
d'un  cent-millionnième,  et  là-dessus  la  terre  en  reçoit  pour 
,  son  compte  à  peine  le  dixième,  soit  quatre  dix-milliardièmes. 
Cette  proportion  se  comprend  aisément  si  l'on  réfléchit  que 


540  FORMATION  MÉCANIQUE 

l'espace  intercepté  sur  la  sphère  céleste  par  toutes  les  pla- 
nètes vues  du  soleil,  est,  comme  proportion,  celui  de  la 
moitié  d'un  centimètre  carré  sur  un  immense  carré  d'un 
kilomètre  de  côté.  En  dehors  de  ce  minuscule  écran,  le 
rayonnement  solaire  chevauche  au  loin  à  travers  les  espaces. 
—  Que  devient-il  ?  je  n'en  sais  rien  et  personne  ici-bas  non 
plus,  et  ce  n'est  pas  là  un  des  points  d'interrogation  les  moins 
déconcertants  pour  les  physiciens. 

Mais  revenons  à  Laplace.  Bien  qu'il  ne  se  rendit  proba- 
blement pas  un  compte  exact  de  ces  chiffres,  il  vit  claire- 
ment qu'un  système  cosmogonique  devait  expliquer  la  pré- 
sence d'une  quantité  considérable  de  chaleur  ;  il  la  mit 
donc,  d'avance,  par  construction,  dirais-je,  dans  son  uni- 
vers. Depuis  lors,  on  a  mieux  compris  les  lois  qui  président 
à  la  production  de  la  chaleur,  par  exemple  par  le  choc  ou 
le  frottement,  même  entre  corps  froids,  et  l'on  a  trouvé 
dès  lors  une  source  bien  plus  naturelle,  bien  plus  vraisem- 
blable, de  la  chaleur  solaire  et  planétaire,  en  particulier  dans  le 
choc  des  éléments.  Et  alors  que  Laplace  supposait  que  la  né- 
buleuse se  refroidissait  en  se  contractant,  la  théorie  nouvelle 
trouve,  et  avec  raison,  dans  cette  contraction  même  une 
source  de  chaleur  ^  tandis  que  cette  contraction,  cette  con- 
vergence des  matériaux,  a  elle-même  pour  cause  la  gravita- 
tion universelle  qui  ramasse  peu  à  peu  sur  elle-même  toute 
la  matière  dispersée  dans  l'espace. 

Ainsi  le  système  de  Laplace  n'expliquait  point  la  rotation 
rétrograde  des  deux  dernières  planètes  et  celle  de  leurs 
satellites,  non  plus  que  le  pelotonnement  en  un  seul  globe 
des  anneaux  de  vapeur  détachés  successivement  de  la 
nébuleuse,  et  pas  davantage  la  provenance  de  la  provision  de 
chaleur  du  monde.  J'aurai  plus  loin  occasion  de  signaler 
une  autre  lacune  que  j'omets  pour  le  moment. 

L'une  des  principales  tentatives  pour  réformer  ce  système 
défectueux  et  le  transformer  en  le  complétant  est  celle  de 
M.  Paye  dans  son  ouvrage   Sur   l'origine   du  monde  y  publié 

1.    Probablement   la   constance   très    approchée    de    la   radiation   solaire    * 
n'est  pas  due  à  une  cause  différente. 


DU  SYSTEME  DU  MONDE  541 

pour  la  première  fois  en  1884  *.  Mais  avant  de  passer  à  cette 
nouvelle  phase  de  la  théorie,  je  veux  faire  une  digression. 

VI 

Laplace  est  souvent  cité  comme  un  type  de  savant  athée. 
M  Dieu  est  une  hypothèse  dont  je  n'ai  pas  besoin,  »  aurait-il 
dit  un  jour  avec  une  suffisance  impie.  Le  malheur,  ou  plu- 
tôt le  bonheur  est  qu'il  n'a  jamais  prononcé  cette  parole  ni 
aucune  autre  équivalente,  du  moins  il  n'en  existe  aucune 
preuve,  et  qu'il  faut  absolument  cesser  de  calomnier  ainsi 
l'un  de  nos  plus  illustres  savants.  Il  ne  faut  point  assuré 
ment  pour  cela  le  citer  comme  un  type  d'esprit  chrétien. 

Laplace  se  piquait  de  philosophie  ;  en  guise  de  profes- 
sion de  foi,  il  déclare  que  :  «  Tout  bon  esprit  doit,  sur  les 
objets  inaccessibles,  dire  avec  Montaigne,  que  l'ignorance 
et  l'incuriosité  sont  un  mol  et  doux  chevet  pour  reposer  une 
tête  bien  faite^  »  ;  mais  si  l'extension  qu'il  donne  à  cette 
maxime  est  visiblement  abusive,  du  moins  qu'on  ne  parle 
plus  d'athéisme. 

^  Et  ce  ne  sont  pas  seulement  les  orateurs  en  quête  d'anec- 
dotes qui  ont  ajouté  foi  à  cette  triste  légende,  M.  Barthélé- 
my Saint-Hilaire,  dans  la  préface  de  sa  traduction  du  Traité  du 
ciel  d'Aristote,  a  pris  énergiquement  Laplace  à  partie  à  ce 
sujet,  et  tout  récemment  M.  Paul  Janet,  dans  ses  Principes 
de  métaphysique  et  de  psychologie  ',  citait  cette  parole  légè- 
rement modifiée  et  cherchait  à  l'expliquer,  en  lui  attribuant 
un  sens  qui  exagère  et  dénature  encore  la  vraie  portée  du 
«  mot  célèbre  de  Laplace  ». 

C'est  M.  Faye  qui,  le  premier,  je  crois,  a  réclamé  contre 
ces  regrettables  confusions.  Voici  comment  il  raconte  la 
fameuse  anecdote*  : 

Comme   le   citoyen   Laplace   présentait   au   général    Bonaparte    la' 
1*"*  édition  de  soq  Exposition  du  Système  du  monde,  le  général  lui  dit  : 

1.  La  troisième  ëdition,  que  je  suivrai,  a  paru  en  1896.  —  Paris,  Gau- 
thier  Yillars. 

2.  Exposition  du  Système  du  monde,  6*  édition,  t.  II,  p.  459,  note. 

3.  T.  I,  p.  44, 

4.  5«r  l'origine  du  monde,  p.  131.  •  ~ 


542  FORMATION  MECANIQUE 

«  Newton  a  parlé  de  Dieu  dans  son  livre.  J'ai  déjà  parcouru  le  vôtre 
et  je  n'y  ai  pas  trouvé  ce  nom  une  seule  fois.  »  A  quoi  Laplace  aurait 
répondu  :  «  Citoyen  premier  Consul,  je  n'ai  pas  eu  besoin  de  celte 
hypothèse.  »  Dans  ces  termes  Laplace  aurait  traité  Dieu  d'hypothèse. 
S'il  en  avait  été  ainsi,  le  premier  Consul  lui  aurait  tourné  le  dos.  Mais 
Laplace  n'a  jamais  dit  cela.  Voici,  je  crois,  la  vérité.  Newton  croyant 
que  les  perturbations  séculaires  dont  il  avait  ébauché  la  théorie  fini- 
raient à  la  longue  par  détruire  le  système  solaire,  a  dit  quelque  part 
que  Dieu  était  obligé  d'intervenir  de  temps  en  temps  pour  remédier  au 
mal  et  remettre  en  quelque  sorte  ce  système  sur  ses  pieds.  C'était  là 
une  pure  supposition  suggérée  à  Newton  par  une  vue  incomplète  des 
conditions  de  stabilité  de  notre  petit  monde.  La  science  n'était  pas 
assez  avancée  à  cette  époque  pour  mettre  ces  conditions  en  évidence. 
Mais  Laplace  qui  les  avait  découvertes  par  une  analyse  profonde,  a  pu 
et  dû  répondre  au  premier  Consul  que  Newton  avait,  à  tort,  invoqué 
l'intervention  de  Dieu  pour  raccommoder  de  temps  en  temps  la 
machine  du  monde,  et  que  lui  Laplace  n'avait  pas  eu  besoin  d'une  telle 
supposition.  Ce  n'était  pas  Dieu  qu'il  traitait  d'hypothèse,  mais  son 
intervention  en  un  point  déterminé  *. 

Dira-t-on  que,  somme  toute,  ce  n'est  là  qu'une  supposition 
et  que  la  pensée  de  Laplace  allait  peut-être  beaucoup  plus 
loin  ?  Ecoutons  donc  Laplace  lui-môme  -. 

Discutant  les  idées  de  Newton,  il  rapporte  d'abord  un 
passage  du  célèbre  scolie  qui  termine  l'ouvrage  des  Prin- 
cipes. 

«  Tous  ces  mouvements  si  réguliers  (y  dit  Newton),  n'ont  point  de 
«  causes  mécaniques,  puisque  les  comètes  se  meuvent  dans  toutes  les 
a  par^ties  du  ciel  et  dans  des  orbes  fort  excentiùques...  Cet  admirable 
a  ai-rangement  du  soleil,  des  planètes  et  des  comètes,  ne  peut  être  que 
a  l'ouvrage  d'un  être  intelligent  et  tout  puissant  ». 

La  pensée  de  Newton  est  claire,  il  voulait  d'abord  éli- 
miner du  système  du  monde  toute  cause  seconde  d'ordre 
purement  mécanique.  C'est  sur  ce  point  que  Laplace  va  le 

1.  M.  Faye  ajoute  en  note  :  «  Je  tiens  de  M.  Aragoque  Laplace,  averti  peu 
avant  sa  mort  que  cette  anecdote  allait  être  publiée  dans  un  recueil  biogra- 
phique, l'avait  prie  d'en  demander  la  suppression  à  l'éditeur.  II  fallait  en 
effet  l'expliquer,  ou  la  supprimer.  Ce  second  parti  était  le  plus  simple  ; 
malheureusement  elle  n'a  été  ni  supprimée  ni  expliquée.  » 

2.  exposition  du  système  du  monde,  6"  édition,  t.  2,  p.  514  et  suiv. 


DU  SYSTEME  DU  MONDE  5i3 

» 

désapprouver  tout  à  l'heure,  et  avec  raison.  Puis,  de  l'ordre 
de  l'univers  il  concluait  à  l'existence  d'une  cause  première, 
«  d'un  être  intelligent  et  tout  puissant,  »  Laplace  va-t-il 
aussi  réclamer  contre  cette  seconde  partie  ?  "Va-t-il  du  moins 
laisser  paraître  quelque  scepticisme  à  cet  égard,  ou  tout  au 
moins  garder  le  silence  ?  Il  suffit  de  continuer  la  citation  : 

Il  (Newton)  reproduit  à  la  fin  de  son  Optique,  la  même  pensée  dans 
laquelle  il  serait  encore  plus  confirmé,  s'il  avait  connu  ce  que  nous 
avons  démontré,  savoir  que  les  conditions  de  l'arrangement  des 
planètes  et  des.  satellite»,  sont  précisément  celles  qui  en  assurent  la 
stabilité. 

Ainsi  non  seulement  Laplace  ne  critique  point  ici  Newton, 
mais  il  lui  présente  de  nouvelles  preuves  de  l'existence  de 
l'intelligence  qui  a  donné  à  l'univers  non  seulement  l'ordre 
mais  la  stabilité.  Puis  il  continue  citant  d*abord  Newton  : 

a  Un  destin  aveugle,dit-il,nepouvait  jamais  faire  mouvoir  ainsi  toutes 
u  les  planètes  à  quelques  inégalités  près  à  peine  remarquables  qui 
«  peuvent  provenir  de  l'action  mutuelle  des  planètes  et  des  comètes, 
u  et  qui  probablement  deviendront  plus  grandes  par  une  longue  suite 
<(  de  temps,  jusqu'à  ce  qu'enfin  ce  système  ait  besoin  d'être  remis  en 
«  ordre  par  son  auteur.  »  Mais  cet  arrangement  des  planètes,  ne  peut- 
il  pas  être  lui-même  un  effet  des  lois  du  mouvement  ;  et  la  suprênie 
intelligence  que  Newton  fait  intervenir  ne  peut-elle  pas  l'avoir  fait 
dépendre  d'un  phénomène  plus  général  ?  Tel  est,  suivant  nos  conjectures, 
celui  d'une  matière  nébuleuse  éparse  en  amas  divers  dans  l'immensité 
des  cieux.  Peut-on  encore  affirmer  que  la  conservation  du  système 
planétaire  entre  dans  l'œuvre  de  l'auteur  de  la  nature  ?  etc. 

Et  Laplace  continue  en  disant  que  s'il  est  prouvé  que 
l'attraction  ne  peut,  par  elle  même,  compromettre  cet  ordre, 
il  resterait  à  examiner  si  certaines  autres  causes  physiques 
ne  pourraient  intervenir. 

Puis  il  ajoute  : 

Leibnitz  dans  sa  querelle  avec  Newton  sur  l'invention  du  calcul 
infinitésimal,  critique  vivement  l'intervention  de  la  divinité,  pour 
remettre  en  ordre  le  système  solaire.  «  C'est,  ctt-il,  avoir  des  idées 
bien  étroites  de.la  sagesse  et  de  la  puissan:e  de  Dieu.  >  Newton  réplique 


544  FORMATION   MECANIQUE 

par  une  critique  aussi  vive  de  l'Harmonie  préétablie  de  Leibnitz,  qu'il 
qualifiait  de  miracle  perpétuel.  La  postérité  n'a  point  admis  ces  vaines 
hypothèses;  mais  elle  a  rendu  la  justice  la  plus  entière  aux  travaux 
mathématiques  de  ces  deux  grands  génies,  etc. 

Quelles  sont  «  ces  vaines  hypothèses  »?  —  Ce  sont  évi- 
demment l'harmonie  préétablie,  et  «  l'intervention  de  la 
divinité  pour  remettre  en  ordre  le  système  solaire  ». 

Ainsi  l'examen  du  texte  de  Laplace  vient  à  l'appui  de  l'ex- 
plication de  M.  Faye.  Rien  absolument  n'autorise  donc  à  dire 
que  Laplace  ait  traité  Dieu  d'hypothèse  ;  il  parle  de  l'auteur 
de  la  nature,  de  la  divinité,  de  la  suprême  intelligence,  d'une 
façon  absolument  correcte  et  sans  que  l'on  puisse  jamais 
remarquer  le  moindre  mot  déplacé,  sceptique  ou  railleur  sur 
ce  point. 

Mais  outre  le  texte  de  Laplace  nous  avons  encore  son 
exemple,  et  la  remarque  me  semble  piquante. 

Il  raconte  en  effet  quelque  part*  l'anecdote  d'Alphonse  X, 
roi  de  Castille.  Ce  prince,  aussi  célèbre  par  son  amour  pour 
les  sciences  que  par  les  malheurs  de  son  règne,  avait  confié 
à  des  astronomes  juifs  et  maures  la  rédaction  de  ses  Tables 
astronomiques  surnommées  alphonsines^  mais,  s'il  consentait 
à  faire  d'énormes  dépenses  pour  l'exécution  de  ce  travail, 
il  paraît  ne  pas  avoir  été  convaincu  de  l'exactitude  des 
théories  astronomiques  alors  en  cours. 

«  Doué  d'un  esprit  juste,  dit  Laplace,  Alphonse  était 
choqué  de  l'embarras  des  cercles  et  des  épicycles  dans 
lesquels  on  faisait  mouvoir  les  corps  célestes  :  Si  Dieu, 
disait-il,  m'avait  appelé  à  son  Conseil,  les  choses  eussentlété 
dans  un  meilleur  ordre.  Par  ces  mots  qui  furent  taxés 
d'impiété,  il  faisait  entendre  que  l'on  était  encore  loin  de 
connaître  le  mécanisme  de  l'univers  ». 

N'est-il  pas  frappant  de  voir  Laplace  expliquer,  et  fort 
justement,  une  parole  qui  prise  au  pied  de  la  lettre  aurait  pu 
faire  accuser  Alphonse  d'impiété  ?  et  n'est-il  pas  juste,  dès 
lors,  d'user  envers  lui  du  même  procédé  bienveillant  ? 

On  entend,  vraiment,  trop  facilement  mettre  la  science  et 
la  foi  en   opposition;   laissons   cette   arme   rouillée   à  nos 

1.  Exposition  du  Système  du  monde,  6<=  éd.  livre  V,  chap,  IV.  p.  426. 


DU  SYSTEME  DU  MONDE  555 

ennemis,  ils  font  preuve  ainsi  qu'ils  ne  connaissent  pas  les 
enseignements  de  la  foi.  Mais,  surtout,  pour  taxer  les  gens 
d'athéisme,  on  devrait  y  regarder  à  deux  fois  et  "ne  pas  se 
contenter  des  commentaires  naïfs  ou  suspects  des  diction- 
naires biographiques.  Il  aurait  sufli  de  lire  quelques  phrases 
de  l'un  des  ouvrages  les  plus  connus  de  Laplace  pour  éviter 
cette  calomnieuse  méprise. 

Revenons   maintenant    aux    améliorations    apportées    par 
M.  Faye  aux  idées  cosmogoniques  de  Laplace. 

(A  suivre).  J.    DE  JOANNIS.  S.  J. 


LX.\I.  —  35 


SURSUM  CORDA! 

AUX  VICTIMES  DU  4  MAI  1897 


En  haut  les  cœurs  !  Plus  haut  que  le  temps  et  l'espace  ; 

Plus  haut  que  cette  terre  où  Ton  pleure,  où  Ton  passe 

Comme  des  exilés  ployant  sous  le  fardeau  ; 

Plus  haut!  même  en  pleurant,  chantons  notre  Credo. 

C'est  d'en  haut  que  nous  vient  lumière  et  délivrance, 

Que  les  phares  du  ciel  illuminent  nos  pas. 

A  genoux  dans  ton  deuil  pleure  tes  morts,  ô  France, 

Mais  relève  ton  front  vers  Dieu  qui  ne  meurt  pas  ! 


Chrétiens,  en  haut  les  cœurs  et  les  regards  de  TAme  ; 

Plus  haut  que  ce  brasier,  que  ces  vagues  de  flamme 

Où  sombra  tant  d'espoir,  de  vertus,  d'avenir  : 

Voyons  dans  l'éternel  ce  qui  vient  de  finir. 

Votre  douleur  est  juste  et  vos  cris  légitimes  ; 

Mais  Dieu  sait  ce  qu'il  veut  ;  seul  juge  de  ses  droits. 

Il  permet  le  martyre,  il  bénit  les  victimes. 

Lui  qui  s'est  fait,  pour  tous,  victime  de  la  croix. 


0  France,  il  a  choisi,  dans  sa  bonté,  sévère, 
Le  sang  de  l'holocauste  et  le  lieu  du  calvaire  : 
Pour  frapper  d'un  grand  coup  les  peuples  haletants. 
Il  a  choisi  ce  jour  de  fleurs  et  de  printemps. 
Paris  au  boulevard  versait  ses  avalanches. 
Le  long  du  gai  décor  où  s'éveilla  le  feu  ; 
Les  arbres  au  soleil  dressaient  leurs  têtes  blanches.. 
Et  l'ombre  de  la  mort  planait  dans  un  ciel  bleu. 


SUUSUM  CORD.¥  !  ^47 

Partout,  flux  et    reflux  de  la  foule  vivante...  i'.  ■  dij 

Quand  voici  l'étincelle,  et  voici  l'cpouvantp  :  r.u'nO 

Voici  les  bras  toWitiv-les  appels  déchirants 
Dans  la  flamme  qtii  monte  et  qiii  rouie  à  torrents,   -  >  '"-^i'Ci 
Puis... plus  rien...  c'«st  fini.   NoTi  pas!    Tout   re^ontltf^^^. 
En  haut  les  cceursj,  pehchés  sur  ce  funèbre  lieu  .f-'i-'dnv.V. 
La  justice  a  passé  :  rheiire  est ^ à  lia  clémence  :  •'^' 

La  mort  n'a  qu'un  instant  ;>1«9  sïèdes'sont  à  Dieu,  ' 


Quandj,^j'.â|n[^^,.P[  P^^isXessor,  qujimporte  où  le  cqrpë . tQ.nG^i)é^ ! 
Des  yeux  de  votre  foi  <;ontemplez  l'hécatombe, 
Au  sol  noirci  de,  pendre  çtionçhé  de  lambeaux; 
Comptez  l(Çs,QP|U>.s  des,  iiïor^---des  élûs..vQii'i.(s  !5op^.)?e?iu^! 
Ils  disent  :  Dcvoxj.cnient,  honneur*  grâce,  riche8se«  a 

Amour  de  l'orphelin  et  du  déshérité  ;      .  f  .      /     •^ 

Ces  morts,  de  l'humble  Sœur  à  la  mainte  Duchesse»  ,    '"    '^ 
N  ont  là  qu  une  devise,  un  blason  :  charité. 


Fille  de  saint  Louis,  nobles  femmes  de  France, 
Vous  semiez  du  bonheur,  en  semant  Tespérance  ; 
Pour  la  douleur  assise  au  bord  de  tout  chemin. 
Vous  récolliez  l'aumône  et  vous  tendiez  la  main. 
Donner  de  l'or,  c'est  peu  :  le  Christ  veut  davantage  ; 
Quand  la  mort,  dans  vos  rangs,  fauchait  cette  moisson, 
De  chacune  de  vous  il  s'est  fait  un  otage, 
Du  prix  de  votre  vie  il  fait  notre  rançon. 


Oui,  vous  payez  pour  nous;  pour  un  monde  frivole, 
Pour  ce  monde  oublieux  d'où  votre  âme  s'envole, 
Monde  égaré,  ssmis  but  comme  sans  repentir, 
Et  que  d'un  coup  de  foudre  il  fallait  avertir. 
La  foudre  a  confondu  l'orgueilleuse  ignorance. 
Elle  a  touché  les  cœurs  et  courbé  les  genoux... 
Sur  l'horizon,  renaît  l'étoile  et  l'espérance  : 
Et  nous  vous  acclamons,  vous  qui  payez  pour  nous. 


548  «URSUM  CORDA  ! 

Oh  !  non,  ne  plaignons  pas,  chrétiens,  leur  mort  bénie  ! 
Qu'un  chant  de  paix  succède  aux  cris  de  Tagonie 
Où  le  même  martyre  a,  dans  des  nœuds  étroits. 
Saisi  Fenfant  du  pauvre  et  la  fille  des  rois. 
Peuple  uni  dans  le  deuil,  que  rien  ne  nous  divise  ; 
Marchons,  d'un  pas  égal,  dans  un  effort  puissant, 
Avec  la  môme  foi,  sous  la  même  devise. 
Frères  du  même  nom  et  fils  du  même  sang. 


Quand,  pour  la  France  et  Dieu,  dans  un  linceul  de  flamme, 

Criant  :  «  Jésus  !  Jésus  !  »  Jeanne  d'Arc  rendait  Tâme, 

Le  bûcher  s'écroula,  mais  on  vit  au-dessus. 

Écrit  en  traits  de  feu,  ce  mot  sauveur  :  Jésus. 

Sur.  cette  autre  fournaise  et  sur  tant  de  souffrance, 

Pour  qui  sait  lire,  un  mot  rayonne  en  vérité  ; 

En  haut  les  cœurs  !  lisons,  Français,  au  ciel  de  France, 

Ce  mot  de  l'avenir  et  de  Dieu  :  charité. 

V.  DELAPORTE,  S.  J. 


LE    CARDINAL    DESPREZ 

ARCHEVÊQUE    DE    TOULOUSE  *. 


Dans  la  nuit  du  21  janvier  1895  s'éteignait  doucement  à 
Toulouse,  après  quelques  jours  de  maladie,  le  vénérable  cardinal 
Desprez,  archevêque  de  cette  ville.  Né  h  Ostricourt,  petite 
paroisse  du  diocèse  de  Cambrai,  d'une  modeste  famille  de  culti- 
vateurs, il  avait  aspiré  dès  son  enfance  aux  honneurs  du  sacer- 
doce, dans  le  désir  de  se  consacrer  au  salut  des  âmes,  et  se  dou- 
tant peu  des  hautes  dignités  que  lui  réservait  l'avenir.  Le  minis- 
tère paroissial  reniplit  ses  premières  années  de  prêtrise,  et 
Houbaix  garde  en  vénération  le  souvenir  de  ce  pasteur  dévoué, 
infatigable  au  travail,  qui  exposa  si  bravement  sa  vie  pendant 
l'épidémie  du  choléra.  Mais,  de  bonne  heure,  les  honneurs  de 
l'épiscopat  vinrent  l'arracher  h  ses  modestes  fonctions.  Il  entrait 
dans  la  voie  où  le  voulait  la  divine  Providence  ;  et  comme  cet 
évèque  des  anciens  temps,  à  qui  lut  eût  demandé  ce  qu'il  était,  il 
aurait  pu  répondre  :  «  Je  suis  évéque.  »  Durant  près  d'un  demi- 
siùclc,  il  porta  le  fardeau  de  l'épiscopat  et  en  remplit  dignem&ut 
les  devoirs. 

11  n'eut  pas,  il  est  vrai,  ces  dons  éclatants  qui  frappent  le  monde 
d'admiration  ;  une  timidité  qu'il  ne  put  jamais  dominer,  paraly- 
sait au  dehors  les  ([ualités  très  réelles  de  son  esprit,  sans  atteindre 
les  énergies  de  son  âme.  Mais  ce  qui  fit  de  lui  un  grand  évoque, 
ce  fut  avec  une  tendre  piété,  un  immense  amour  pour  l'Eglise 
et  son  Chef  suprême,  un  zèle  constant  pour  les  saines  doctrines, 
une  bonté  inaltérable  envers  tout  son  troupeau,  les  petits  aussi 
bien  que  les  grands,  une  vigilance  infatigable  pour  faire  fleurir 
dans  son  diocèse  la  discipline  ecclésiastique,  une  charité  inépui- 
sable pour  les  pauvres,  de  sorte  qu'après  quarante-cinq  ans  d'épis- 

I.  Vie  de  S.  E.  le  Cardinal  Desprez,  archevêque  de  Toulouse,  par  M.  Jules 
Lacointa,  ancien  membre  de  la  Cour  de  cassation.  Lille,  Dcscléc. 


550  LE  CARDINAL  UESPREZ 

copat  il  mourut  pauvre  lui-même,  laissant  à  peine  de  quoi  subvenir 
à  ses  funérailles. 

Trois  didcë^eé'ont  eu  successivement  le  bonheur  de  l'avoir  pour 
évêque  :  Saint-Denis  de  la  Réunion,  Limoges  et  Toulouse.  Il  fut 
le  fondateur  du  premier  ;  et  c'était  bien  le  pasteur  qu'il  fallait  à 
l'église  naissante  de  notre  île  africaine.  Européens  et  créoles, 
blancs  et  noirs  nouvellement  affranchis,  saluèrent  avec  transport 
ce  prélat  h  la  belle  prestance,  tout  brillant  de  jeunesse,  que  pré- 
cédait la  réputation  de  son  zèle  et  de  sa  bonté.  Et  il  ne  trompa 
point  leurs  espérances.  Les  six  années  qu'il  passa  au  milieu  d'eux 
furent'  un  véritable  apostolat.  11  organisa  son  diocèse,  forma  son 
clergé,  visita  les  paroisses,  donna  des  statuts  à  ses  prêtres, 
publia  un  catéchisme  aisé  à  comprendre  pour  les  enfants,  qu'il 
se  plaisait  à  catéchiser  lui-même.  Débiteur  envers  tous,  comme 
autrefois  le  grand  apôtre,  sans  même  en  excepter  les  lépreux. 

En  un  recoin  de  son  diocèse,  végétait  une  colonie  de  malheu- 
reux affligés  de  cette  hideuse  maladie,  séquestrés  du  reste  du 
monde,  privés  de  tout  secours  religieux,  sans  confession,  sans 
communion,  sans  mariage,  parfois  sans  baptême.  Le  bon  pasteur 
ne  se  résigna  pas  à  abandonner  cette  classe  infortunée  de  ses 
ouailles.  On  vit  le  jeune  évêque  venir  seul  au  milieu  d'eux,  les 
consoler,  les  instruire,  les  baptiser,  les  communier,  les  marier; 
et,  pour  assurer  les  fruits  de  sa  visite,  pourvoir  à  l'adminis- 
tration spirituelle  de  la  léproserie. 

Six  ans  passés  dans  ce  fructueux  apostolat  établirent  entre 
l'évêque  et  son  peuple  les  liens  de  la  plus  étroite  amitié,  et  volon- 
tiers Mgr  Desprez  se  fût  fixé  à  Bourbon  pour  toujours.  Sa  santé 
ne  le  lui  permit  pas.  Sa  vue,  gravement  compromise  par  le  soleil 
trop  brillant  des  tropiques,  le  força  h  accepter  en  France  le  siège 
de  Limoges.  Mais  ce  ne  fut  pas  sans  un  vrai  déchirement  qu'il  se 
sépara  de  ses  chers  insulaires  ;  il  en  conserva  le  souvenir  et 
lorsque,  bien  des  années  après,  quelqu'un  de  ses  premiers  diocé- 
sains venait  le  visiter  à  Toulouse,  c'était  pour  le  cœur  du  bon 
prélat  une  vraie  fête  de  famille. 

Bien  court  fut  le  passage  de  Mgr  Desprez  sur  le  siège  de 
saint  Martial.  Mais  les  deux  ans  de  son  épiscopat  à  Limoges 
firent  époque  dans  l'histoire  de  cette  église.  Clergé  et  fidèles  le 


ARCHEVÊQUE  DE  TOULOUSE  551 

virent  s'éloigner  avec  de  vifs  regrets  ;  et   son  nom  y  est    resté 
entouré  de  respect. 

Informé  de  ses  belles  qualités  par  les  récits  de  Bourbon  et  de 
Limoges,  Toulouse  accueillit  avec  bonheur  son  nouvel  arche- 
vêque, qui  devait,  pendant  plus  de  trente-cinq  ans,  gouverner  son 
église.  11  serait  diflTicile  de  retracer  sommairement  les  œuvres 
qui  ont  rempli  un  si  bel  épiscopat.  Ni  les  épreuves,  ni  les  joies, 
ni  les  luttes  n'y  manquèrent.  La  canonisation  de  sainte  Germaine 
de  Pibrac  et  les  incomparables  fêtes  qui  la  suiyirent,  furent  au 
premier  rang  de  ses  joies  épiscopales,  auxquelles  il  faut  ajouter 
les  nombreux  pèlerinages  du  diocèse  provoqués  par  lui  à  N.-D. 
de  Lourdes,  celui  surtout  qui,  sous  sa  conduite,  amena  à  la  sainte 
grotte  11,000  hommes. 

Le  vénérable  archevêque,  malgré  sa  réserve  que  plus  d'un 
jugea  excessive,  fut  un  des  vaillants  combattants  qui  luttè- 
rent pour  la  Sainte  Kglise,  pour  le  Saint-Siège,  pour  les 
libertés  catholiques.  Respectueux  toujours  envers  le  pouvoir,  il 
n'hésita  jamais  à  s'opposer  aux  invasions  du  laïcisme  sur  le 
terrain  spirituel.  Quand  le  second  empire,  trompant  les  espé- 
rances qu'il  avait  données  ii  ses  débuts,  livra  à  la  révolution 
italienne  les  domaines  pontificaux,  il  adressa  a  Napoléon  III  ses 
vives  protestations.  Plus  lard,  avec  la  même  énergie,  il  combattit 
les  lois  scolaires  ;  et  l^oi  militaire  qui  arrachait  au  recueille- 
ment du  séminaire  les  aspirants  au  sacerdoce  pour  les  envoyer 
dans  les  licences  des  casernes  ;  et  les  règlements  des  fabriques 
qui  consommaient  la  spoliation  des  églises  ;  et  les  décrets 
impies  de  1890  chassant  au  nom  de  la  liberté  les  religieux  de 
leurs  couvents  ;  et  les  arrêtés  municipaux  qui  toujours  au  nom 
de  la  liberté  interdisaient  les  manifestations  pnblicjues  de  la 
religion.  Kn  un  mot,  pas  un  des  attentats  d'un  pouvoir  persécu- 
teur ne  passa  que  l'énergique  pontife  n'élevât  sa  voix  pour 
défendre  les  droits  de  l'Kglise  ;  et  ses  protestations,  pour  n'être 
pas  toujours  livrées  aux  échos  de  la  publicité,  n'en  furent  pas 
moins  vigoureuses. 

Que  d'œuvres  pieuses  prospérèrent  dans  le  diocèse  de  Toulouse 
grâre  à  l'appui  du  bon  cardinal  !  Combien  lui  durent  leur 
fondation     !    En    particulier    celle    de    l'université    catholique. 


552  LE  CARDINAL  DESPREZ 

devenue  l'Institut  catholique  grâce  à  l'intolérance  de  nos  libres- 
penseurs,  qui  ne  purent  laisser  à  cette  grande  institution  une 
dénomination  d'origine  tout  ecclésiastique. 

Faut-il  s'étonner  qu'après  un  pareil  épiscopat  la  mort  inopinée 
du  pieux  cardinal  ait  excité  de  si  vifs  regrets  parmi  ses 
diocésains  ?  Dans  la  galerie  des  évêques  qui  depuis  saint 
Saturnin  ont  gouverné  cette  belle  église,  son  image  vénérée 
brillera  d'un  éclat  tout  particulier,  et  sa  mémoire  sera  en 
éternelle  bénédiction. 

Une  vie  si  bien  remplie  devait  avoir  un  historien.  Elle  l'a 
trouvé  dans  un  de  ces  hommes  qui  joignent  au  talent  le  mérite 
►  de  sacrifices  héroïques  ;  un  grand  chrétien  qui,  parvenu 
aux  sommets  de  la  magistrature,  descendit  noblement  de  son 
siège,  plutôt  que  de  se  faire  le  complice  des  prévarications  du 
pouvoir,  en  se  prêtant  à  l'exécution  des  décrets  de  1880  contre 
les  ordres  religieux.  M.  Lacointa  était  enfant  de  Toulouse  ;  des 
liens  d'intimité  existaient  depuis  longtemps  entre  le  vénérable 
cardinal  et  le  digne  magistrat.  Aussi  quand  Dieu  eut  rappelé  à 
lui  le  saint  prélat,  il  ne  voulut  céder  à  personne  le  soin  de 
retracer  une  si  belle  carrière.  Nul  n'était  plus  à  môme  d'exécuter 
cette  œuvre.  Car,  outre  les  écrits  dans  lesquels  étaient  consignés 
presque  jour  par  jour  les  actes  de  l'administration  épiscopale, 
il  était  en  possession  d'une  correspondance  intime  dans  laquelle 
le  bon  cardinal  aimait  à  se  reposer  en^'amicales  causeries  des 
fatigues  des  longues  cérémonies,  à  redire  les  douces  joies  de 
son  ministère  apostolique  parmi  les  populations  si  chrétiennes 
de  son  diocèse,  à  raconter  ses  voyages  à  Rome  et  l'accueil 
toujours  si  bienveillant  qu'il  avait  reçu  du  vicaire  de  Jésus-Christ 
et  les  splendides  solennités  auxquelles  il  avait  pris  part. 

Riche  de  ces  précieux  matériaux,  M.  Jules  Lacointa  s'est  mis 
à  l'œuvre  et  a  écrit  la  vie  du  cher  archevêque.  Son  récit  est 
d'une  exactitude  parfaite  ;  mais,  faut-il  le  dire,  il  n'est  pas  écrit 
à  la  manière  ordinaire  des  historiens.  Le  savant  jurisconsulte 
s'est  affranchi  des  lois  tracées  par  les  humanistes  pour  ce  genre 
d'ouvrages.  Il  raconte  très  complètement  les  faits  ;  mais  il  s'est 
peu  préoccupé  de  ces  transitions  habiles  qui  relient  entre  eux 
les  événements.  Dans  son  livre  ils  se  suivent  selon  l'ordre  des 
temps,    sans   rien    qui    les    enchaîne    les    uns   aux  autres.    On 


ARCHEVÊQUE  DE  TOULOUSE  553 

dirait  plutôt  des  mémoires  sur  la  vie  et  l'épiscopat  du  cardi- 
nal. 

Genre  d'autant  plus  marqué  que  l'auteur  mêle  volontiers  les 
souvenirs  personnels  aux  faits  et  gestes  de  son  héros. 

Lui  en  ferons-nous  un  reproche  ?  Non,  sans  doute,  et  dût  la 
correction  littéraire  en  souffrir,  nous  aimons  à  le  voir  rattacher 
quelques  événements  de  sa  propre  vie  à  la  mémoire  d'un  si  haut 
personnage.  Et  puis  ces  personnalités  ne  sont-elles  pas  une 
assurance  de  plus  de  l'exactitude  du  récit?  Et  ces  fragments  de 
lettres  qui  s'étalent  en  note  au  bas  des  pages,  ne  rendent-ils  pas 
en  toute  sa  vérité  la  nature  si  douce  du  prélat  ? 

Quel  intérêt  ne  présentent  pas  un  grand  nombre  de  ces  pages? 
Comme  on  aime  à  suivre  le  futur  évèque  dans  ses  humbles  fonc- 
tions de  curé  de  village  d'abord,  ensuite  sur  un  plus  grand 
théâtre  ;  tellement  chéri  de  la  population  ouvrière  qu'il  dirigeait, 
qu'il    fallut  l'arracher  à   sa   tendresse  pour  en  faire  un   évoque. 

Quel  charmant  récit  de  la  première  traversée  de  l'évêque  de 
Saint-Denis,  si  bon  pour  les  marins  dont  il  se  faisait  l'apôtre, 
d'une  si  douce  cordialité  avec  le  digne  commandant  de  Plas, 
qui  après  avoir  longtemps  servi  noblement  sa  patrie,  consacra 
au  service  de  Dieu  ses  dernières  années  et  mourut  saintement 
sous  la  soutane  du  jésuite  ! 

Comme  on  aime  à  suivre  dans  ses  détails  les  li.ix.iti.v  «U- 
l'évêque  missionnaire  durant  les  années  de  son  apostolat  à 
Bourbon  ! 

Avec  quoi   intérêt  on  lit   1rs  belles  pages  consacrées  à  la  glo- 

«rification    de    l'humble  bergère    de    Pibrac    et   aux    miicrrurujuos 

solennités  de  Toulouse  en  son  honneur  !  • 

Avec  l'historien  on  suit  le  vénérable  prélat  au  concile  du 
Vatican  où  il  mérite  les  félicitations  du  grand  Pontife  Pie  IX,  et 
où  il  se  fit  remarquer  entre  les  plus  fermes  défenseurs  des 
prérogatives  du  Saint-Siège  ! 

Dans  la  suite  de  ces  récils,  vient  celte  terrible  catastrophe 
qui  fit  périr  sous  les  eaux  un  grand  quartier  de  la  ville  archi- 
épiscopale avec  plusieurs  centaines  de  ses  habitants.  On  ne  peut 
lire  l'histoire  de  ce  désastre  sans  être  profondément  ému  et 
sans  admirer  la  charité,  le  zèle  et  l'intelligence  avec  lesquels  le 
saint  prélat  s'employa  ii  réparer  un  malheur  que  nulle  puissance 


554  LE  CARDINAL  DESPREZ 

humaine  n'avait  pu  prévenir.  Combien  d'autres  faits  intéressants 
trouvera  le   lecteur,  qu'il  serait  trop  long  d'indiquer  ici  ! 

Nous  ne  pouvons  cependant  passer  sous  silence  le  chapitre  si 
intéressant  à  la  fois  et  si  édifiant  où  M.  Lacointa  retrace  la  vie 
intime  du  cardinal  :  cette  vie  de  prière,  de  méditation,  de  recueil- 
lement, de  travail,  mêlée  aux  fonctions  extérieures  du  ministère 
et  aux  relations  toujours  si  douces  avec  son  clergé  ou  les  séculiers, 
rappelle  les  vertus  de  ces  grands  évêques  qui  ont  embaumé  le 
monde  de  la  bonne  odeur  de  Jésus-Christ. 

L'épiscopat  de  Son  Eminence  le  cardinal  Desprez  restera  une 
des  belles  pages  de  l'histoire  de  l'Église  de  Toulouse.  En  en 
retraçant  minutieusement  tous  les  détails,  M.  Jules  Lacointa  a 
bien  mérité  de  ses  compatriotes.  Ils  lui  en  garderont  une  vive 
reconnaissance. 

G.  DESJARDINS,  S.  J. 


REVUE    DES    PÉRIODIQUES 


QUESTIONS  DE  CÉRÉBROLOGIE 

Longtemps  les  questions  aussi  difliciles  qu'importantes  de  la 
oérébrologie  ont  été  le  monopole  de  la  science  matérialiste,  et  c'est 
avec  plaisir  que  nous  enregistrons  les  travaux  des  savants  indé- 
pendants qui  commencent  à  s'en  préoccuper.  Le  plus  récent  et 
le  plus  intéressant  est  celui  qui  vient  de  paraître  dans  la  Hcvtte 
des  Questions  Scientifiques  de  Bruxelles  '  :  La  Structure  du  Tè- 
lencèphale  ;  centres  de  projection  et  centres  d'association.  11  ost 
dû  à  la  plume  d'un  jeune  professeur  de  l'Université  catholique 
de  Louvain,  M.  A.  Van  Gehuchtcn. 

Il  ne  faut  pas  chercher  dans  cette  étude  la  clef  du  problème 
psycho-physijilogique.  L'auteur  nous  avertit  que  le  donuiine  dQ 
la  philosophie  n'est  pas  de  sa  compétence. 

M.  Van  Gehuchten  prétend  donc  se  tenir  sur  le  terrain  tles 
faits.  Peut-être  cependant  s'en  écarte-t-il  encore  trop  en  soute- 
nant des  hypothèses  moins  sôres,  en  donnant  comme  avérés  dos 
faits  très  douteux.  Suivons-le  dans  sa  description  du  tclencéphaley 
c'est-à-dire  du  cerveau  terminal,  partie  supérieure  du  système 
nerveux  ou  névraxe,  qu'il  considère  comme  le  centre  de  la  vin 
consciente,  de  la  vie  intellectuelle,  des  fonctions  psychiques.  Son 
guide  est  un  savant  (natérialiste,  Flechsig,  professeur  de  psy- 
chiatrie à  l'Université  de  Leipzig. 

L'écorce  cérébrale  présenterait  deux  /.i.ui»  distinctes.  «  Une 
zone  comprenant  toutes  les  régions  de  l'écorce  reliées  par  des 
fibres  de  projection  à  des  centres  nerveux  inférieurs  :  c'est  la 
zone  des  centres  de  projection  ou  zone  des  sphères  sensorielles  ; 
et  une  zone  comprenant  toutes  les  parties  de  l'écorce  dépourvues 
de  fibres  de  projection,  mais  reliées   par   de   nombreuses  fibres 

1.  20  janvier  1897. 


556  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

d'association  aux  sphères  sensorielles  :  c'est  la  zone  des  centres 
d'association.  »  (p.  29).  L'existence  de  ces  deux  zones  est  très 
contestable,  l'étude  histologique  du  cerveau  étant  à  peine  com- 
mencée ;  mais  il  est  difficile  de  croire  qu'aucune  fibre  ne  relie  la 
seconde  zone  aux  centres  inférieurs,  en  présence  du  témoignage 
contraire  de  nombreux  observateurs. 

La  zone  des  centres  de  projection  correspond  h  la  zone  des 
centres  moteurs  etsensitifs  qui  est  connue  et  indiscutable.  Est-elle 
constituée,  comme  l'affirme  trop  hardiment  notre  auteur,  par 
quatre  sphères  :  tactile,  auditive,  visuelle,  olfactive  ?  En  fait, 
deux  centres  seulement  sont  bien  établis  :  ce  sont  ceux  de  la  vue 
et  de  l'ouïe.  Le  centre  olfactif  est  problématique.  Quant  au  centre 
tactile,  la  plupart  des  auteurs  refusent  de  l'admettre  pour  des 
raisons  péremptoires  qu'il  serait  trop  long  d'indiquer  ici.  A 
entendre  M.  Van  Gehuchten,  cette  zone  serait  bien  délimitée  et 
connue  ;  or,  nul  physiologiste  n'ignore  que  son  étude  est  loin 
d'être  terminée. 

La  zo?ie  des  centres  d'association  qui  sont,  aux  yeux  de  Flcchsig, 
les  centres  intellectuels,  les  organes,  ou  plutôt  les  instruments,  de 
là  pensée,  est  purement  hypothétique.  Notre  confrère  belge  s'é- 
tonne que  le  professeur  Pitres  en  ignore  l'existence  et  enregistre 
avec  peine  cette  récente  déclaration  du  savant  doyen  de  la  Faculté 
de  Bordeaux  :  «  Les  fonctions  psychiques  ne  sont  pas  localisables. 
C'est  vraisemblablement  courir  après  une  chimère  que  de  recher- 
cher le  siège  de  l'intelligence,  de  la  mémoire,  du  jugement,  de 
la  volonté.  »  Ces  paroles  sont  dignes  de  toute  approbation  et 
montrent  que  la  science  française  tient  plus  compte  des  faits  et 
de  la  logique  que  la  science  allemande  tant  vantée. 

Il  faut  toujours  en  revenir  à  l'observation  et  reconnaître  que 
les  lobes  frontaux  du  cerveau  constituent  une  zone  latente  ou 
silencieuse.  Les  matérialistes  y  ont  vu  de  tout  temps  une  zone 
intellectuelle,  mais  la  clinique  a  si  bien  démontré  leur  erreur  que 
les  savants  dignes  de  ce  nom,  les  Laborde,  les  Pitres  refusent 
aujourd'hui  de  les  suivre. 

M.  Van  Gehuchten  qui  prétendait  rester  dans  le  domaine  des 
faits,  a  tenté  des  incursions  malheureuses  sur  le  terrain  de  la 
philosophie.  C'est  ainsi  qu'il  paraît  attribuer  aux  centres  d'asso^ 
dation  le  pouvoir  de  résister  aux  excitations  des  sens  venues  des 
centres  de  projection.   «  Par  leur  jeu,  dit-Il,   l'homme   gouverne 


QUESTIONS  DE  CÉRÉBROLOGIE  557 

les  instincts  aveugles.  C'est  clans  notre  écorce  cérébrale,  c'est 
entre  nos  centres  d'association  et  nos  centres  de  projection  que 
se  Iwre  en  quelque  sorte  le  combat  journalier  entre  le  bien  et  le 
mal.  »  Voilà,  ce  nous  semble,  de  bien  larges  aperçus  sur  la  psy- 
chologie et  la  morale,  à  propos  du  tclencéphale  !  Ne  sont-ils  pas 
prématurés,  pleins  d'illusions  et  de  périls  .... 

Notre  confrère  de  Louvain  est  plus  heureux  dans  la  question 
histologiqne  qu'il  traite  à  la  fin  de  son  article,  et  nous  nous  met- 
tons docilement  à  son  école.  Il  a  étudié  le  développement  em- 
bryologique de  la  fibre  nerveuse  et  déclare  «  que  le  prolongement 
cylindraxile  d'une  cellule  nerveuse  ne  s'entoure  de  sa  gaine  de 
myéline  que  lorsqu'il  est  arrivé  ix  l'état  de  maturité  complète, 
c'est-à-dire  quand,  les  connexions  anatomiques  se  trouvant 
établies,  il  est  arrivé  à  ce  stade  précis  de  son  développement 
qui  le  rend  apte  à  remplir  sa  fonction  de  conduction.  La  myéli- 
nisation  d'une  fibre  nerveuse  est  donc  pour  nous  la  preuve 
matérielle  de  son  entrée  en  fonction.  »  (p.  41).  Or,  pendant  le 
premier  mois  de  l'existence,  la  zone  des  centres  de  projection 
serait  seule  pourvue  des  fibres  myélinisées.  Au  second  mois,  on 
verrait  ces  fibres  partir  des  sphères  sensorielles,  pour  pénétrer 
dans  les  sphères  dites  intellectuelles.  Ces  recherches  sont  des 
plus  intéressantes  et  demandent  à  être  complétée  et  multi- 
pliées ;  mais  elles  ne  prouvent  pas  que  Yintelligcnce  réside  dans 
les  centres  d'association. 


L'intelligence  ne  saurait  se  localiser  dans  le  cerveau.  C*cst  ce 
que  déclarait  récemment  M.  le  D*"  Ferrand  dans  son  article, 
L'autonomisme psychologique  '.  «  Qui  dit  fonctions  intellectuelles, 
écrit  justement  notre  confrère,  dit  toute  une  série  d'opérations 
dont  les  idées  sensibles  ont  pu  être  le  point  de  départ,  mais  qui 
évoluent  dans  un  domaine  tout  difTérent,  et  auxquelles  il  est  impos- 
sible d'attribuer  un  siège  anatomique  distinct.  Par  exemple  la 
généralisation  ou  l'abstraction  et  la  formation  de  l'idée  générale  et 
les  opérations  qu'elle  sert  à  efiectuer,  les  hypothèses  mêmes 
auxquelles  elle  donne  lieu,  les  raisonnements  qu'elle  permet,  tout 
cela  échappe  au  domaine  organique  et  s'accomplit  sans  que  rien 

1.  Annales  de  philosophie  chrétienne,  d<5ccmbrc  1896. 


558  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

nous  permette  d'en  déterminer  le  siège.  »  (p.  280).  Malheureu- 
sement notre  confrère  n'est  pas  toujours  aussi  net.  Ne  qualiHe-t-il 
pas  l'image  d'idée  sensible  P  Ne  parle-t-il  pas  de  volonté  animale  ? 
N'est-ce  pas  perpétuer  entre  les  fonctions  intellectuelles  et  les 
fonctions  sensibles  la  confusion  qu'il  est  si  nécessaire  d'éviter  et 
qu'il  s'attache  précisément  à  écarter  ?  Dans  les  difficiles  ques- 
tions de  la  psycho-physiologie,  il  est  important  de  mesurer  ses 
ternies  et  d'avoir  la  précision  du  langage  philosophique.  Il 
semble  aussi  faire  de  la  sensation  et  du  sentiment  une  chose 
purement  reçue,  purement  passive.  Mais  là  où  il  y  a  vie,  il  y  a 
toujours  une  certaine  activité. 

M.  le  D*"  Ferrand  est-il  encore  absolument  exact  quand, 
reprenant,  pour  la  combattre,  la  pensée  de  ceux  qui  font  de 
l'intelligence  le  résultat  du  fonctionnement  du  système  nerveux 
supérieur,  il  écrit  :  «  Non,  l'intelligence  n'est  pas  une  faciiltéy 
elle  est  bien  autre  chose.  Elle  est  tout  un  monde,  disons-mieux 
toute  une  vie  ;  une  vie  dans  laquelle  on  retrouve  tous  les 
éléments  des  vies  inférieures,  mais  avec  une  caractéristique 
nouvelle*.  » 

N'est-ce 'j)as  confondre  l'intelligence  avec  l'îime  intellectuelle, 
principe  en  même  temps  de  la  vie  végétative  ? 

Nous  nous  permettrons  de  faire  à  notre  savant  confrère  un 
autre  reproche  :  celui  de  ne  pas  tenir  un  compte  suffisant  des 
récentes  découvertes  de  la  cérébrologie.  11  ne  se  contente  pas. 
des  faits  acquis,  tels  qu'ils  résultent  d'innombrables  expériences, 
tels  qu'ils  sont  reconnus  par  M.  Van  Gehuchten  lui-même. 
L'existence  des  centres  moteurs  et  sensitifs  de  l'écorce  ne  lui 
suffit  pas.  Il  croit  qu'il  y  a  pour  toute  sensation,  «  trois  sièges 
distincts  :  celui  de  l'impression  périphérique,  celui  de  la  sensa^ 
tiott  pure  à  la  base  du  cerveau,  et  celui  des  images  actuelles  ou 
remémorées,  dans  l'écorce.  »  Cette  hypothèse,  qui  a  beaucoup 
d'analogie  avec  les  théories  des  anciens  auteurs,  de  Luys  par 
exemple,  n'a  plus  de  raison  d'être  :  les  faits  la  condamnent.  Le 
siège  de  l'imagination  est  absolument  inconnu,  et  les  couclies^ 
optiques   ou  autres  organes  de  la  base  du  cerveau  ne  président 

1.  Le  cerveau  et  la  psychologie,  dans  La  Quinzaine  du  15  novembre 
1896,  p.  196.  .h,r-.:.  .i 


QUESTIONS  DE  CÉRÉBROLOGIE  559 

pas  plus  à  la  sensibilité  qu'au  mouvement.  Les  organes  périphé- 
riques des  sens  sont  les  agents  essentiels  de  la  sensation,  autant 
du  moins  que  leurs  connexions  fibrillaires  demeurent  entières 
avec  les  centres  sensitifs  de  l'écorce  cérébrale.  Voilà  ce  qui 
résulte  des  derniers  travaux  de  la  sj^ience. 

Les  centres  corticaux,  sont  loin  d'être  tous  connus.  Nous 
avons  dit  que  deux  centres  sensitifs  seulement  étaient  établis. 
Les  centres  moteurs  que  l'on  est  parvenu  h  délimiter  sont  plus 
nombreux,  mais  l'avenir  nous  réserve  encore  de  ce  côté  plus 
d'une  découverte,  plus  d'une  surprise.  Un  des  centres  que  les 
auteurs  admettaient  et  que  M.  Ferrand  accepte  encore,  le 
centre  graphique,  n'existe  pas  :  Q.'est  simplement  une  dépendance 
du  centre  moteur  du  membre  supérieur. 


Un  de  nos  confrères  de  Nantes,  le  D**  Bécigneul,  a  publié  dans 
les  Annales  de  philosophie  chrétienne^  une  remarquable  étude  de 
psycho-physiologie  sur  le  développement  des  facultés  intellectuelles 
chez  l'enfant.  La  philosophie  y  vient  très  utilement  au  secours 
de  la  science,  et  de  leur  accord  naît  une  claire  compréhension 
des  choses.  Malheureusement  le  sujet  est  obscur,  difTlcilc  ;  et 
l'auteur,  en  voulant  le  pénétrer,  donne  ample  matière  a  1»  cri- 
tique. C'est  ainsi  qu'il  croit  trouver  dans  l'histologie  nerveuse  la 
raison  du  fonctionnement  cérébral,  l'e&plication  de  la  mémoire. 
Les  neurones,  les  fibres  d'association  ne  sont  pas  encore  capables 
d'une  telle  merveille,  cl  M., Van  Gehuchten  lui-même  se  plait  à 
le  reconnaître.  La  mémoire  n'est  connue  ni  dans  son  siège,  ni 
dans  son  mécanisme.  Quant  aux  «  ébranlements  des  cellules 
psychiques  »  dont  il  est  question,  M.  Bécigneul  nous  permettra 
de  ne  pas  y  croire. 

Le  développement  des  éléments  nerveux  du  cerveau  est  loin 
d'être  connu,  mais  ce  qu'on  en  sait  se  concilie  avec  le  dévelop- 
pement corrélatif  de  la  sensibilité  infantile.  Comme  le  remarque 
judicieusement  le  D'  Bécigneul,  l'enfant  n'arrive  que  par  degrés 
il  la  raison,  et  le  langage  articulé,  qui  lui  sort  ii  traduire  sa  pen- 
sée, exige  une  véritable  éducation.  Mais  qui  nous  dira  l'heure  où 
la  première  idée  apparaît?  «  Il  y  a  une  corrélation  intime  entre 

1.  Janvier  et  fëvricr  1897. 


560  REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

le  mot  et  l'idée.  »  Si  «  sa  cause  doit  rester  toujours  mysté- 
rieuse «,  pourquoi  notre  confrère  afïirme-t-il  que  «  l'enfant 
apprend  le  mot  avant  d'avoir  l'idée  »  ?  Il  est  permis  de  mettre 
cette  assertion  en  doute,  comme  de  ne  pas  croire  que  «  la  parole 
est  à  l'intelligence  ce  que  la  lumière  est  à  l'œil.  »  La  philosophie, 
de  même  que  la  science,  exige  une  rigoureuse  précision  dans  les 
termes.  Nous  aimons  à  conclure  avec  notre  confrère  de  Nantes 
que  la  parole  est  le  privilège  de  l'homme,  sa  marque  caractéris- 
tique, ce  qui  creuse  un  abîme  infranchissable  entre  lui  et  la 
bête.  Le  singe  a,  comme  l'homme,  une  troisième  circonvolution 
frontale,  un  centre  de  Broca,  et  cependant  il  ne  parle  pas.  Pour- 
quoi? Parce  qu'il  ne  pense  pas.- 

D'   SURBLED. 


REVUE   DES   LIVRES 


De  justitia  et  lege  civili.  Praclectiones  theologicœ  de 
principiis  juris  et  justitiac  deque  vi  legum  civilium  in 
materia  justiliae  jiixta  S.  Thomam  doctoresque  scholas- 
ticos.  Editio  altéra  pliirimiim  aiuta.  Auctore  Adriano  Van 
Gestel,  s.  J.,  lectore  theologiae  moralis  in  coUegio  theo- 
logico  Soc.  Jes.  Mosae  Trajeclensi.  Gronin^ae,  typis  J.-B. 
Wolters.  In-8»,  pp.  236. 

Dans  sa  modestie,  l'auteur  paraît  surpris  d'avoir  à  rééditer 
ce  traite  quelques  années  après  sa  première  apparition  :  «  Pra»ter 
omnem  expectationem,  dit-il,  accidit  ut  quidam  viri  doeti  Romse 
et  in  Gallia,  Austria,  Germania,  imo  et  in  Anglia  et  America, 
hune  librum  cxpetiverint.  »  Nous  n'en  sommes  pas  étonné  pour 
notre  part.  Les  questions,  abordées  et  résolues  dans  ces  prélec- 
tions  théologiques  à  la  lumière  de  la  doctrine  de  saint  Thomas 
et  des  docteurs  scholastiques,  sont  pleines  d'à-propos  et  intéres- 
santes pour  tous  les  esprits  sérieux. 

Le  R.  P.  Van  Gestel  voudrait  être  lu,  non  seulement  par  les 
jeunes  théologiens,  mais  aussi  par  les  étudiants  en  droit  civil. 
Les  uns  et  les  autres,  en  effet,  peuvent  s^instriiire  chez  lui  sur  la 
notion  de  la  justice,  sur  les  fondements  du  droit,  l'étendue  et 
les  limites  du  pouvoir  des  lois  civiles  en  matière  de  justice,  et 
ils  trouveront  toujours  dans  son  ouvrage  une  doctrine  sûre, 
exposée  avec  une  grande  précision  et  une  clarté  parfaite.  Mais, 
ayant'  dcjîï  fait  l'éloge  du  volume  dans  sa  première  édition, 
nous  nous  contentons  d'ajouter  que  l'auteur  en  a  revu  et  retouché 
toutes  les  parties,  de  manière  à  rendre  l'exposé  des  questions 
encore  plus  large,  plus  clair  et  plus  solide. 

L.   BOUSSAC.  S.  J. 

Histoire  de  l'Église  à  l'usage  des  Séminaires,  par  le  D' 
HnïcK,  professeur  (rhistoiro  ecclésiastique  au  grand  sénii- 
naijj^    de  Maycnce.   Deuxième  édition  française,  publiée 

LXXI.  —  36 


562  ETUDES 

d'après  la  sixième  édition  allemande.   2  vol.  in-8.  Paris, 
Letliiell^ux.  Prix  :  12  fr.  1 

Le  plan  de  ce  manuel  est  des  plus  simples.  Toute  l'histoire  de 
l'Eglise  s'y  partage,  depuis  les  origines  jusqu'à  nos  jours,  en  trois 
époques  ;  chaque  époque,  à  son  tour,  en  deux  périodes  ;  et 
l'étude  de  chaque  période  comprend  uniformément  deux  parties. 
Voici,  dans  leur  ordre  constant,  les  subdivisions  de  chacune  : 

Première  partie  :  1"  Propagation  religieuse  ;  expéditions  chré- 
tiennes (pacifiques  ou  armées)  chez  les  infidèles.  2*^  Rapports  de 
l'Église  et  de  l'État. 

Seconde  partie  :  1°  Constitution  de  l'Eglise,  histoire  de  la  hié- 
rarchie ;  les  ordres  religieux.  2**  Développement  doctrinal  :  litté- 
rature ecclésiastique;  luttes  contre  le  schisme  et  l'hérésie.  3°  Le 
culte  et  la  discipline. 

On  voit  déjà  par  là  que  l'auteur  s'est  préoccupé  de  faire  dans 
son  exposé  large  place  au  «  développement  interne  »  de  l'Église. 
Nul  ne  s'en  plaindra;  car  les  «  victoires  et  conquêtes  »,  c'est-à- 
dire  les  événements  plus  ou  moins  retentissants  de  la  politique 
extérieure,  lés  contacts  amicaux  ou  violents  des  sociétés  entre 
elles,  ne  sont  pas  le  seul,  ni  même  le  plus  intéressant  objet  de 
l'histoire  profane  ou  sacrée.  Autant  et  mieux  qu'aucun  autre,  le 
"peuple  chrqiien  a  une  existence  propre  ;  il  a  son  gouvernement 
central  et  local,  son  administration  spirituelle  et  temporelle,  ses 
institutions  multiples,  son  activité  intellectuelle,  ses  œuvres 
sociales,  ses  coutumes,  toutes  manifestations  d'une  vie  intérieure 
qui  mérite  bien  d'être  étudiée  pour  elle-même,  dans  ses  prin- 
cipes, ses  progrès,  ses  évolutions  fécondes.  Qui  se  flatterait, 
d'ailleurs,  de  pouvoir  expliquer  justement  et  pleinement  l'action 
extérieure  de  l'église  sans  bien  connaître  son  organisme  ?  On  ne 
regrettera  donc  pas  que  le  D*"  Brûck  ait  consacré  à  l'I^stoire 
intime  du  catholicisme  la  moitié  de  son  texte  et  plus  (517  pages 
sur  1027). 

Malgré  son  apparente  simplicité,  l'ordonnance  du  livre  trou- 
vera peut-être  moins  d'approbateurs.  Si  l'édit  de  Milan  et  l'avé- 
nement  de  la  Réforme  sont  bien  deux  faits  de  valeur  générale, 
marquant  incontestablement  deux  grands  tournants  de  l'histoire, 
on  ne  voit  pas  du  tout,  par  contre,  l'importance  universelle  de 
dates  comme  680  ou  692.  C'est  pur  arbitraire  que  de  choisir  le 


REVUE  DES  LIVRES  563 

sixième  concile  œcuménique  ou  son  pseudo-complément,  le  qui- 
niscxte,    pour    couronner   d'une  part  l'époque  ouverte    par  les 
apôtres  et  pour  inaugurer  d'autre  part  celle  que  finira  Luther. 
La  preuve  qu'en    réalité  cette   prétendue   limite  ne  limite  rien, 
c'est  que  tous  les  auteurs  qui  l'adoptent  (M.  Brûck  n'est  pas  seul 
en  Allemagne)  sont  obligés,  sitôt  qu'ils  l'ont  atteinte,   de  rétro- 
grader d'un  bond  jusqu'à  plus  ou  moins  476  pour   nous  expli- 
quer la  première  rencontre  de  l'Kglise  avec  les  barbares,  et  nous 
faire  assister  ainsi,  longtemps  avant  la  condamnation  du  mono- 
thé4isme,    à   la    naissance  du    moyen-âge  occidental.   Quant    au 
moyen-âge  oriental,  caractérisé  par  la  main-mise  plus  ou  moins 
heureuse  de  l'État  sur  les  choses  d'église,  il  est  né  avec  Cons- 
tantin,  et  il  est  si  peu   clos  avec  Justinien  II  que  les  querelles 
iconoclastes  et  la  rupture  définitive  avec  Rome  deviennent  inex- 
plicables à  qui    n'y  voit  point  la  continuation    très  logique  des 
anciennes  hérésies  et  des  premiers  schismes,  le  fruit  naturel  et 
inévitable  du  césaro-papisme.  Le  côté  vraiment  fâcheux  de  cette 
division  mal  fondée,  c'est  l'éclipsé  à  peu  près  totale  qu'elle  fait 
subir  à  l'histoire  byzantine  après  la  série  des  hérésies  christolo- 
glques.  Au  grand  détriment  de  la  clarté  générale,  les  proportions 
des  faits  ecclésiastiques  d'Orient  sont,  dès  lors,  faussées  :  la  pros- 
cription» ot  le  rétablissement  des  images,  le  schisme  de  Photius, 
celui  de  Michel   Cérulaire,   etc.,  n'apparaissent    plus  qu'à    titre 
épisodique   dans   l'histoire   d'Occident  ;   parfois  même   ils    sont 
rejetés    hors    des    chapitres    qui    traitent    des    c    Rapports    de 
l'Église  avec  l'État  n  et  obscurément  relégués  au  «  Développe- 
ment de  la  doctrine  »,  comme  s'il  ne  s'était  agi  dans  ces  évé- 
nements parfois  si  tragiques,  toujours  si  gros  de  conséquencei 
polili([ues,  que  de  pures  controverses  intellectuelles.  Il  devient, 
après  cela,  bien  dillicile  à  l'étudiant  d'en  retrouver  exactement  le 
point  de   départ,   d'en  suivre  renchaînement,  d'en   pénétrer  la 
juste  signification  ek  l'importance. 

11  faut  encore  relever,  dans  les  diverses  phases  du  recil  ilc 
l'auteur,  Tinconvénient  d'une  marche  obstinément  uniforme. 
J'ai  dit  plus  hayt  quelle  était  pour  chaque  période  l'invariable 
ordonnance  de  ses  développements.  La  régularité  est  une  belle 
chose.  Mais  s'il  arrive,  par  hasard,  que  l'expansion  du  christia- 
nisme, les  fondations  nouvelles  d'évôchés,  le  grand  apostolat 
des  missions,  soient  l'heureuse  conséquence  du  bon  accord  des 


564  ETUDES 

deux  pouvoirs  ou  bien  d'un  épanouissement  nouveau  de  vie  reli- 
gieuse, voilà  le  lecteur  d'avance  condfimné,  par  l'opiniâtre 
symétrie  de  son  livre,  à  n'entendre  parler  des  causes  qu'après 
avoir  vu  le  défilé  des  effets.  Il  devra,  par  exemple,  étudier  la  con- 
version   des    Saxons    ou    l'établissement    de    l'Église    chez   les 

o 

Slaves  d'Allemagne,  avant  d'avoir  pris  connaissance  de  la  puis- 
sance et  des  idées  de  Charlemagne  ou  d'Othon  ;  de  même,  toute 
l'histoire  des  huit  croisades  passera  devant  ses  yeux,  sans  qu'on  lui 
ait  encore  expliqué  un  seul  des  événements  qui  ont  rendu  ces 
grandes  expéditions  possibles  :  l'action  de  Grégoire  VII,  la 
guerre  des  investitures,  l'afFranchissement  des  papes,  désormais 
capables  d'inspirer  et  de  diriger  la  chrétienté.  Même  illogisme, 
et  dû  h  la  même  cause,  pour  la  période  suivante  :  les  conquêtes 
apostoliques  de  saint  François  Xavier,  les  missions  de  Mozam- 
bique, du  Pérou,  du  Paraguay,  du  Canada,  etc.,  seront  encore 
longuement  présentées,  120  pages  avant  qu'il  soit  question  de  la 
fondation  des  jésuites  et  des  capucins.  Et  ainsi  de  suite.  C'est  là, 
pour  un  livre  de  travail,  un  défaut  de  méthode  qui  fera  tort  à 
de  très  bonnes  pages. 

M.  Brûck,  composant  son  manuel  en  vue  des  étudiants  d'outre- 
Rhin,  y  a  naturellement  donné  plus  de  relief  aux  choses  reli- 
gieuses d'Allemagne  :  il  a  passé  au  contraire  plus  rapidetnent  sur 
notre  histoire  ecclésiastique  et  quelque  peu  sacrifié  la  bibliogra- 
phie française  ^.  Pour  n'avoir  pas  été  complètement  adapté  aux 

1.  V.  par  ex.,  p.  41,  les  dix  lignes  consacrées  à  l'évangélisation  des  Gaules. 
Encore  faut-il  en  retrancher  la  moitié,  car  c'est  faire  erreur  que  de  distin- 
guer dans  les  Gaules  «   une  partie  soumise   aux  Romains  »   et  «   la  libre 
Bretagne  ».  Les  n  Britannorum  inaccessa  Romanis  loca  »  de  TertuUien  doi- 
vent être  cherchés  ailleurs.  Et  puis,  il  ne  faudrait  pas  s'appuyer  sur  Tertul- 
licn  pour  démontrer  le  grand  nombre   des  martyrs  de  cette  libre   Bretagne 
sous  Dioclétien.  A  ce  passage  est  attachée  une  note  qui  mentionne  l'existence 
de    «   très    intéressantes  publications  »    relatives  au    sujet.    Mais    de    cette 
innombrable  littérature,  pourquoi  ne  citer  que  l'ouvrage  faible  du  seul  abbé 
Brémenson  ?  —  De  même,  p.  289-290,  on  trouvera  bien  court  le  paragraphe 
accordé  à  l'église  mérovingienne.  Théodore  n'a  jamais  été  l'équivalent  fran- 
çais  de  Thierry-,  —   Pour  toute  l'histoire   carolingienne,  pas  un  seul  travail 
français  n'est  indiqué  ;  même  lacune  à  très  peu  de  chose  près  pour  l'histoire 
capétienne  jusqu'à   1270.  Du  règne  et  du  rôle   de  Louis  IX,  pas  un  mot,  dix 
lignes  seulement  sur  ses  deux  croisades.  A  partir  de  Boniface  VIII  la  biblio- 
graphie française  est  un  peu  mieux  représentée  ;  mais  il  y  a  encore  bien  des 
lacunes. 


REVUE  DES  LIVRES  565 

exigences  spéciales  de  notre  enseignement  et  aussi  à  cause 
d'inexactitudes  regrettables  et  d'incorrections  nombreuses  ',  son 
excellent  livre  ne  sera  peut-être  pas  apprécié  clvez  nous  selon  tout 
son  mérite.  Il  le  sera,  pourtant,  ou  mieux  il  l'est  déjà,  témoin 
cette  deuxième  édition  française  qui  a,  sur  sa  devancière  de 
188G,  l'avantage  d'avoir  été  revue  sur  une  sixième  édition  alle- 
mande et  d'avoir  été  condensée  en  deux  volumes  plus  maniables. 

1.  Impossible  de  tout  relever.  Voici  quelques  indications.  Page  31,  plu- 
sieurs points  semblent  confondus  dans  la  note  6  ;  l'authenticité  de  la  statue 
de  Simon  n'est  pas  dëmontrëc  même  par  les  textes  allégués.  —  Page  35,  le 
titre  de  «  secrétaire  particulier  •  n'est  pas  celui  qui  répond  au  rôle  ùe 
«  Philocale  w  près  du  pape  Damase.  —  P.  50,  «  Trajan  fit  poursuivre  les  chré- 
tiens comme  conspirateurs  »  ;  assertion  doublement  erronée  :  «  conquirondi 
*  non  sfRit  ».  —  P.  52,  il  est  également  faux  que  Marc  Aurèle  ait  ordonné  In 
recherche  des  chrétiens  et  les  «  ait  fait  mettre  tous  en  demeure  de  choisir 
entre  l'apostasie  et  la  mort  ».  On  peut  croire  ici  Tertullien  (ApoL,  5),  mais 
non  quaud  il  parle  d'un  édil  de  tolérance  signé  par  le  môme  empereur.  — 
P.  52,  il  est  inexact  de  dire  que  saint  Justin  •  rapporte  »  l'édit  d'A»(cmin  ad 
commune  Asix.  Cette  pièce  fausse  ct.t  eclucllement  dans  les  oeuvres  ^e  Jus- 
tin par  suite  d'une  insertion  postérieure.  —  P.  57,  entre  l'avéncment  de 
Dioclétien  et  son  premier  édit  de  persécution,  il  n'y  «  pat  eu  «  une  trttn- 
quillité  ffui^ura  quarante  ans  ». —  P.  54,  Léonidas  pour  Léonide. —  P.  151. 
lÀcin  pour  Licinius.  —  P.  92  et  107,  Tatian  pour  Tatien.  —  P.  320,  Pépin  na 
pas  reçu  le  titre  de  patricien  romain,  mais  de  pntrice.  —  P.  32I,n  Aujour- 
d'hui on  admet  sans  discussion  l'authenticité  »  de  la  Donatio  Constantini  ; 
c'cslle  contraire  qui  est  vrai.  —  Il  ne  faudrait  pas  écrire  tentât  Galériu*  et 
tantôt  Galère  (p.  56-58)  ;  tantôt  Liutprand ci  tantôt  Uudprand ;  Pascal {y»\h.) 
et  Paschal  ;  Chobard  pour  Chotard  (t.  II,  p.  361,  note  k);Abogard  pour 
Agubard  (ib.,  p.  69),  Delabord,  pour  Delaborde  |p.  180,  note  8)  ;  Augier  i^onr 
Auger  (p.  246,  note  3).  Pierre  P'uber  ou  Lcfèvre  n'était  pas  de  Paris,  mais 
de  la  Savoie  (p.  244,  note  8)  ;  S.  François  de  Borgia  n'était  pas  duc  de 
CandfP  (p.  246),  mais  de  Gandie.  Le  cardinal  Pitra  n'a  jamais  été  abbé  de 
Solesmes  (p.  463).  Danton  fut  exécuté  en  1794,  non  en  1797  (p.  356,  note  5). 
Radet  était  général  et  non  cardinal  (p.  361 1.  —  P.  352,  note  I,  l'auteur 
indique  comme  une  des  causes  principales  de  la  Révolution  française,  que 
a  l'église,  en  lutte  avec  eux  (les  Huguenots),  s'engagea  dans  l'absolutisme 
religieux  ».  Cette  pbrlse,  d'ailleurs  très  obscure,  ne  parait  pas  juste.  —  Je 
n'oublie  pas  le  cours  d'éloquence  chrétienne  au  /V*  siècle  ;  mais  compter 
Villomain  (p.  463)  parmi  ceux  qui  a  se  sont  distingués  par  leurs  travaux 
palrologiques  et  patristiques  »,  c'est  vraiment  bien  de  la  bonté.  —  Etc. 

J.  DELARUE.  S.  J. 

L'Instruction  primaire  gratuite  et  obligatoire  avant 
1789,  par  M.    Louis   AtbiAT.   Paris,  Picard,    189C.    In-S", 


566  ETUDES 

pp.  494.  (Tome  XXV  des  Archives  historiques  de  la  Sain- 
tonge  et  de  Vxiunis.)  Prix  :  15  francs. 

Voici  une   monographie  de  plus,  et  des  meilleures,  à  ajouter 
aux  nombreux  travaux  d'enquête  sur  l'enseignement  primaire  en 
France    aA'ant  la  Révolution.    Si    nous    n'avions  déjà  récemment 
entretenu  les   lecteurs   des   Etudes  de    ces   questions,  à  propos 
du   bienheureux  Pierre  Fourier   et   des    religieuses  de  la    Con- 
grégation    Notre-Dame,   nous  aurions  analysé  pour  eux  ce  beau 
volume,  si  plein  de  choses,  de  chiffres,  de  dates,   de  statistiques 
et  d'excellentes   idées.    Les  sottes   déclamations    des   politiciens 
anticléricaux  et  laïcisateurs  auront  eu  cela  de  bon  qu'elles  auront 
provoqué    des    recherches    qui    aboutissent    à   des    conclusions 
diamétralement     contraires      à      leurs      affirmations     erronées. 
L'instruction  était  partout  avant  89.   On   tua  les   écoles    par    le 
décret  du  22  août    1792,  qui    interdisait  l'enseignement    public 
aux  ci-j^evant  congrégations,  et  par    celui  du  10  mars  1793  sur 
les  biens  des  établissements.  La  Convention  avait  tout  promis  ; 
elle  ne  tint  rien.  Et  après  elle,  l'ignorance  s'étendit  sur  le  pays. 
C'est  ce  qui  a  permis  à  M.   de   Salvandy,  à  Duruy,  hj^errj,  de 
proclamer  qu'ils  avaient  créé  l'instruction  primaire  et  qu'elle  date 
au  plus  de  1833.  «  Il  n'est  pas  vrai,  écrit  pièces  en  main  M.  Louis 
Audiat,  que  nos  pères  aient  été  aussi  illettrés  qu'on  affecte  de  le 
croire.   Il  n'est  pas  vrai  que  le  peuple  ait  été  systématiquement 
tenu  dans  l'ignorance.  Loin  de  là  ;  tous,  église  et  royauté,  noblesse 
et    bourgeoisie,   ont   fait  des    efforts    constants    pour    procurer 
l'instruction    aux  ouvriers,    aux   paysans,  pour    leur    apprendre 
au  moins  les  éléments  de  religion,   de  lecture,  d'écriture   et  de 
calcul.  »  (P.  4).    Mais  M.   Audiat   qui  se  méfie  de  la  synthèse  à 
moins  qu'elle  ne  soit  précédée   de  l'analyse,  évite,  le  plus  qu'il 
peut,  les    généralités.    Si    volontiers    il    mentionne    les    études 
antérieures  à  la  sienne,  c'est  pour  servir  de  cadre  à  ses  exemples 
particuliers   et   locaux,    en    même    temps    que   pour    fournir  un 
terme  de  comparaison  à  ses  rapprochements  fort  instructifs. 

Veut-on  une  idée  de  sa  manière  de  procéder  ?  Il  s'agit  de 
savoir  combien  de  paysans  savaient  signer.  Il  commence  par 
citer  les  statistiques  de  la  Haute-Marne,  un  des  départements 
les  plus  étudiés,  grâce  à  M.  Fayet  dont  les  Recherches,  parues 
en  1879,  peuvent  servir  de  type  ;  puis  il  passe  à  l'arrondissement 


REVUE  DES  LIVRES  567 

de  Saintes  et  nous  apprend  qu'à  Barzan,  de  1700  à  1750,  sur 
230  mariages,  ont  signé  :  époux  73,  épouses  40  ;  à  Pisany  sur  178 
mariages,  61  époux  et  28  épouses,  etc.  Il  y  en  a  des  pages  ;. toutes 
les  communes  y  passent. 

Un  des  chapitres  les  plus  intéressants  est  celui  des  fondfftions 
d'ordres  enseignants  au  xvii*  siècle  :  les  sœurs  Grises,  les 
sœurs  de  la  Sagesse,  les  Forestière»  de  la  Rochelle,  instituées 
par  Anne  Le  Forestier,  et  les  Ursulines.  Ces  fondations  se 
maintinrent.  En  1791,  à  la  Rochelle,  toutes  les  maisons  religieuses 
de  femmes,  sauf  les  Clarisses,  se  livraient  à  l'éducation  (p.  73). 
Dès  1689,  cette  ville  possédait  trente-six  écoles  (p.  76).  Compara- 
tivement à  l'état  actuel,  on  constate  que,  eu  égard  à  l'augmenta- 
tion des  habitants,  le  chiffre  des  garçons  ne  s'est  pas  sensiblement 
élevé  et  que  celui  des  filles  a  fait  très  peu  de  progrès  (p.  80).  Le 
niveau  de  Tlnstruction  a  monté  (c'est-à-dire,  la  dilliculté  des 
programmes),  mais  le  nombre  des  maîtres  et  des  écoles  a 
diminué-  "* 

Le  chapitre  sur  les  écoles  mixtes  est  des  plus  curieux  et  justifie 
l'institution  du  bienheureux  Pierre  Fourier,  qui  ne  fonda  d'abord 
sa  Congrégation  que  pour  parer  aux  conséquences  du  mélange. 

Les  conclusions  de  M.  Audiat  sont  modérées  et  justes  : 
point  de  dédain  pour  le  présent,  pas  d'engouement  pour  le 
passé  ;  mais  qu'on  imite  ce  qu'il  y  avait  de  bon  en  remplaçant  ce 
qu'il  y  avait  de  défectueux  et  qu'on  aille  plus  avant,  s'il  est 
possible,  u  dans  la  voie  de  la  liberté,  de  la  justice,  de  la  science 
et  de  Dieu  »  (p.  327).  Malheureusement  on  bifTe  le  nom  de  Dieu 
jnsfjiic  dans  les  fables  de  La  Fontaine. 

Parmi  les  pièces  justificatives  se  trouve  le  premier   Livre  du 

préfet  d'église  du  collège  des  Jésuites  à  Saintes  avec  l'indication 

des  prières  ordonnées  pour  les   bienfaiteurs  de   '•    Compagnie. 

Dans  ce    document,   unique  en  son  genre,    figure   (p.    393)    la 

comtesse  de  Saint-Paul. 

H.  CHÉROT.  S.  J. 

Travail  et  Salaires  en  Angleterre  depuis  le  Xm' 
siècle,  par  Thorold  Rogers.  —  Paris,  Guillauniin,  1897. 
ln-8",  pp.  xv-491.  Prix  :  7  fr.  50. 

(^omme  son  titre  l'annonce,  V Histoire  du  Travail  et  des  Salaires 
en  Angleterre  est  une  œuvre  plutôt  historique  où  le  lecteur  trou- 


568  ETUDES 

vera  le  plus  vigoureux  tableau  d'ensemble  que  nous  possédions, 
de  l'évolution  économique  et  sociale  du  peuple  anglais  depuis  la 
fin  du  XIII*  siècle.  D'après  les  recherches  personnelles  de  Tho- 
rold  Rogers,  à  partir  de  la  43"  année  du  règne  de  Henri  III 
(1258)T  ^^  condition  de  l'ouvrier  alla  toujours  en  s'améliorant 
jusqu'au  règne  de  Henri  VIII,  durant  lequel  elle  demeura  presque 
complètement  stationnaire  h  un  niveau  élevé.  Mais  à  la  mort  de 
ce  dernier  prince  (1547),  commence  une  ère  d'avilissement  pro- 
gressif de  la  main-d'œuvre  et,  hormis  pendant  la  première  moitié 
du  XVIII®  siècle,  les  salaires  ne  représentent  plus  que  l'équivalent 
du  strict  minimum  nécessaire  à  la  subsistance.  Ce  n'est  que 
de  nos  jours  que  la  condition  de  la  main-d'œuvre  s'est  considéra- 
blement relevée  pour  certaines  professions.  Il  est  intéressant  de 
constater  avec  l'auteur  (p.  46G)  qu'à  Londres  quelques  corps  de 
métiers,  principalement  ceux  qui  depuis  longtemps  ont  subi 
l'éducation  de  l'association,  ont  regagné  —  sauf  sur  quelques 
points  —  le  niveau  relatif  des  salaires  du  xv"  siècle.  Le  savant  et 
regretté  professeur  d'Oxford  ne  se  laisse  point  fasciner  par  le 
spectacle  de  l'opulence  et  de  la  richesse  dans  la  seconde  moitié 
du  XIX*  siècle.  «  Je  suis  convaincu,  dit-il,  que  l'avenir  jugera 
notre  civilisation,  non  seulement  par  ce  qu'elle  a  fait,  mais 
encore  par  ce  qu'elle  n'a  pas  fait  ;  non  seulement  par  les  maux 
qu'elle  a  guéris,  mais  encore  par  ceux  qu'elle  n'a  pas  soulagés, 
en  un  mot,  par  ses  défauts  comme  par  ses  victoires.  Je  me 
demande  si  le  relèvement  des  uns  n'a  pas  été  acheté  au  prix  des 
souffrances  des  autres  ;  si  l'opulence  et  le  pouvoir  étalés  en  haut  ne 
constituent  pas  une  dérision  du  dénûment  de  la  misère  d'en  bas  (p. 
166).  »  Dans  les  deux  derniers  chapitres,  l'auteur  recherche  la  thé- 
rapeutique efficace  contre  le  mal  dont  souffre  la  classe  ouvrière  et 
il  indique,  comme  remède  principal,  l'association  professionnelle. 
Nous  souscrivons  très  volontiers  h  cette  conclusion,  conforme 
aux   enseignements  de  l'histoire,   de  la  science  sociale  et  de  la 

philosophie. 

en.    ANTOINE,    S.    J. 

Le  Péril  judéo-maponnique.  Le  mal,  le  remède,  par 
A.  TiLLOY.  Paris,  librairie  antisémite,  14,  boulevard  Mont- 
martre, 1897.  In-12,  pp.  xxxii-245.  Prix  :  3  francs. 

Ce  volume,  honoré  du  premier  prix  ex-xquo  dans  un  concours 


REVUE  DES  LIVRES  569 

resté  célèbre  sur  les  moyens  pratiques  d'arriver  à  l'anéantisse- 
ment de  la  puissance  juive  en  France,  est  un  ouvrage  sérieux 
Il  fallait  le  dire  dès  le  début,  tant  d'autres  sur  la  même  question 
prennent  le  judaïsme  ou  la  franc-maçonnerie  par  leurs  petits 
côtés  !  Rien  donc  des  facéties  de  Diana  Vauglian  ni  des  mystifica- 
tions à  la  Taxil.  L'auteur  qui  sait  étudier  un  sujet,  le  diviser  et 
le  présenter,  expose  froidement,  mais  nettement  et  courageuse- 
ment, les  grandes  vérités  sur  lesquelles  on  ferme  les  yeux  pour 
n'avoir  pas  h  en  pleurer,  ni  surtout  ii  agir.  Le  mal  une  fois  misa 
nu,  dans  la  même  langue  calme  et  sévère,  avec  le  même  bon 
sens  tranquille  et  avisé,  il  propose  des  remèdes  praticables. 

Dans  sa  remarquable  introduction  il  sépare  sans  ambages  le 
vrai  jiidaïsnic,  religion  divine  révélée  ii  Moïse  et  expression  de 
la  loi  éternelle,  du  faux  judaïsme  onjuiveric  qui  est  la  déformation 
de  la  religion  mosaïque  et  constitue  à  l'heure  actuelle  dans  les 
nations  chrétiennes  un  péril  public.  En  face  de  ce  péril,  M.  Tilloy 
ne  fait  pas  œuvre  de  pamphlétaire,  ni  de  dénonciateur,  ni 
d'adversaire  systématique  et  intolérant.  Répudiant  tout  esprit 
de  parti  et  toute  passion  religieuse,  il  parle  au  nom  de  la  vérité 
et  de  la  justice,  se  présente  en  humble  et  loyal  serviteur  de  la 
défense  nationale.  «  C'est  bien  le  moins,  dit-il,  que  nous  ne  nous 
laissions  pas  exproprier  de  notre  patrie,  sans  résistance  et  sans 
combat,  par  une  bande  de  cosmopolites  avides  et  rapaces  » 
(p.  xxx). 

Dans  la  première  partie,  il  étudie  successivement  la  nature, 
retendue  et  la  gravité  du  mal  qu'il  s'agit  de  combattre.  A  la  base 
de  cette  enquête  il  place  d'excellentes  notions  philosophiques  et 
historiques  sur  la  Psychologie  du  juif,  l'Idée  juive  et  les  Moyens 
de  conquête  de  la  race,  qui  se  résument  dans  la  ruse  et  la  fraude. 
Cette  morale  de  l'intérêt  repose,  il  le  démontre,  sur  le  Talmud. 
Passant  ensuite  aux  moyens  de  conquête,  il  examine  successive- 
ment deux  des  mieux  organisés  et  des  plus  puissants  :  V Alliance 
Israélite  internationale,  qui  exerce  son  action  sur  la  politique  des 
gouvernements,  et  la  Franc-maçonnerie  qui,  par  les  loges,  cherche 
aussi  h  agir  sur  les  pouvoirs  publics.  Ici  les  faits  abondent  a 
l'appui  de  la  thèse  :  Lessing  propageant  la  Maçonnerie  en 
Allemagne  et  donnant  la  main  aux  Juifs;  Mirabeau  lié  avec  les 
Illuminés  et  se  faisant  l'avocat  de  l'émancipation  des  Juifs,  etc. 

Le  résultat  le  plus   tangible  de  ces  efforts  a  été  Ja  conquête 


570  ■  ETUDES 

économique  et  la  constitution  de  la  féodalité  financière.  La 
comparaison  avec  la  féodalité  militaire  du  moyen-âge  qui  se  faisait 
pardonner  sa  puissance  territoriale  à  force  de  patriotisme  et 
d'honneur,  rappelle  les  plus  brillantes  pages  de  la  France  juiçe. 
L'énumératlon  des  lois  scélérates  dues  à  l'initiative  ou  à  la  pres- 
sion des  Juifs,  sur  la  presse,  les  chambres,  l'opinion,  achève 
d'éclairer  le  tableau  (p.  85).  De  la  laïcisation  des  écoles  h  la 
taxe  d'abonnement  rien  n'est  omis.  Ce  qui  s'en  va  est,  sous  la 
plume  de  l'auteur,  le  tableau  des  progrès  de  la  décadence  reli- 
gieuse, morale  et  politique  de  notre  patrie.  «  Ce  qui  s'en  va,  » 
c'est  la  moralité  publique,  c'est  le  respect  de  la  justice,  le  culte 
de  l'honneur,  c'est  la  famille,  c'est  la  propriété  avec  la  notion 
môme  de  sa  légitimité  et  de  ses  droits.  J'aurais  souhaité  comme 
contraste  et  comme  complément  un  chapitre  intitulé  :  Ce  qui 
vient.  On  y  aurait  vu  le  progrès  de  la  criminalité,  du  suicide, 
du  divorce,  de  l'irréligion,  de  la  ruine  publique,  de  l'abaisse- 
ment des  caractères,  etc. 

La  deuxième  partie  est  consacrée  aux  remèdes  C'est  la  plus 
neuve  et  la  plus  importante.  Nous  en  recommandons  vivement  la 
lecture  à  tous  ceux  qui  ont  à  cœur  de  faire  quelque  chose  pour 
arracher  la  France  à  ses  pires  ennemis  qui  sont  aussi  les  ennemis 
de  l'Eglise.  Ici  l'auteur  se  révèle  non  plus  seulement  un  vaillant 
citoyen,  mais  encore  un  catholique  zélé.  Serait-ce  un  prêtre? 

H.  CHÉROT,  S.  J. 

Exercices  de  Géométrie,  par  F.  J.,  3*  édition,  grand  in-12 
de  ix-1136  pages.  Poussielgue  et  Marne,  1897.  Prix  :  13  fr.  75. 

La  presse  mathématique  a  été  unanime  à  louer  cet  ouvrage. 
Inutile  de  recommencer  ces  éloges,  tant  il  est  évident  que  ce 
recueil  de  2.000  questions  résolues  est  au-dessus  des  livres  ana- 
logues. Ajoutons  seulement  que  cette  troisième  édition  se  tient 
à  jour  pour  les  nouvelles  découvertes.  Ainsi  elle  renferme 
119  pages  sur  la  nouvelle  géométrie  du  triangle.  Le  volume  se  ter- 
mine par  quatre  tables  très  utiles  :  un  lexique  des  termes  de 
géométrie  qui  sont  moins  connus;  la  liste  des  théorèmes  ou 
problèmes  historiques  ;  et  deux  index,  l'un  biographique,  l'autre 
bibliographique . 

Le  savant  et  patient  auteur  de   ce  recueil    est  le  F.   Gabriel- 


REVUE  DES  LIVRES  571 

Marie  qui,  le  19  mars,  a  été  élu  général  des  Frères  des  Écoles 
chrétiennes.  Les  géomètres  ne  peuvent  qu'acclamer  cette  nomi- 
nation. D'ailleurs,  il  n'est  pas  sans  intérêt  de  l'observer  en  passant, 
le  F.  Gabriel-Marie  appartient  à  une  famille  de  savants.  Son  frère, 
M.  Brunhes,  est  mort,  l'an  passé,  doyen  de  la  Faculté  des  sciences 
de  Dijon.  Un  de  ses  neveux  est  professeur  de  physique  dans  la 
même  Faculté  ;  il  a  attiré  l'attention  par  ses  articles  sur^escartes, 
dans  la  Quinzaine  et  dans  la  Revue  de  mclajj/iysifjue,  et  par  des 
conférences  sur  l'électricité  dont  les  Etudes  ont  rendu  compte. 
Un  autre  neveu  est  sorti  ingénieur  de  l'École  Polytechnique.  Un 
troisième  enfin,  M.  Jean  Brunhes,  ancien  élève  de  l'École  nor- 
male, est  professeur  d'histoire  à  -l'Université  catholique  de  Fri- 
bourg,  tout  en  gardant  son  titre  de  maître  de  conférences  à  la 

l'acuité  de  Lille. 

A.   POULAIN.   S.  J. 

Limage,  par  Emile  Pouvillon.    1    vol.  Paris,   Ollendorff, 
1897  (3«  édition). 

Encore  que  M.  Lmile  Pouvillon  occupe  un  rang  fort  distingué 
parmi  les  romanciers  contemporains,  son  nom,  pour  bien  des 
lecteurs,  est  demeuré  attaché  au  souvenir  de  cette  gracieuse 
u  Dernadelte  de  Lourdes» y  qui  l'a  rendu  populaire  dans  un 
milieu  d'habitude  peu  accessible  au  roman  moderne.  Ceux  (pii 
ouvriraient  son  dernier  ouvrage  sur  cette  seule  recommandation, 
pourraient  bien  éprouver  quelque  mécompte.  U/ma^e  qui  hante 
le  cerveau  et  le  cœur  du  héros  de  ce  livre  n*a  rien  de  mystique  ; 
l'idylle  d'André  Lavcrnose  et  de  Thérèse  Romée  qui  s'y  déroule 
à  travers  les  paysages  pyrénéens  ou  sur  les  bords  de  la  Garonne, 
n'est  ni  plus  ni  moin^  édifiante  que  la  plupart  des  idylles,  avec 
cette  supériorité  toutefois  sur  tant  d'autres  qu'elle  ne  se  termine 
pas  dans  la  bouc  ou  dans  le  sang.  Mais  cela  sullit-il  pour  recom- 
mander le  livre  à  tous  les  lecteurs  ?  Cet  André  Lavcrnose  est  un 
incompris  de  sous-préfecture  dont  le  caractère  inspire  peu  de 
sympathie,  et  il  se  dégage  de  l'analyse  fort  étudiée  qu'il  nous 
présente  de  son  aventure  de  cœur,  une  immoralité  d'autant  plus 
dangereuse  qu'il  n'a  pas  l'air  de  s'en  douter.  Voilà  nos  lecteurs 
avertis  ;  moyennant  quoi,  il  ne  nous  en  coûte  nullement  de  rendre 
justice  au  talent  de  M.  Pouvillon,  à  la  grâce  de  ses  descriptions, 
au  charme  de  ses  paysages.    11  y  en  a  de  délicieux.  Mais  pour- 


572  ETUDES 

quoi  M.  Pouvillon  va-t-il  sacrifier  à  un  certain  goût  en  nous  par- 
lant de  «  la  vastitude  des  plaines  »,  de  «  la  cernure  des  yeux 
brillantes  de  fièvre  ?  «  Etait-il  bien  nécessaire  de  créer  le  verbe 
«  enlinceider  »  ?  Flaubert  avait  imaginé  le  silence  énorme  ;  Delille 
nous  a  fait  accepter  le  silence  qu'on  entend  ;  M.  Pouvillon  a  trouvé 

le  silence  visible Et  cependant  mieux  que  personne  il  sait  que 

sa  phrase  tlaire  et  bien  française  n'a  rien  h  gagner  à  ces  effets 
de  style,  heureusement  assez  rares. 

Je  ne  sais  plus  quel  critique  parlait  de  ces  bons  mauvais  livres 
dont  il  faut  se  défier.  Placerai-je  parmi  eux  Vlmage  !  Mauvais 
livre  par  la  rêverie,  l'égoïsme,  l'oubli  du  devoir  et  de  la  famille 
en  face  de  la  passion  ;  —  bon  livre  par  ses  sérieuses  qualités 
littéraires  et  encore,  si  l'on  veut,  par  un  certain  esprit  d'idéa- 
lisme, qui  n'est  plus  fréquent.  M.  Pouvillon  a  montré  jadis  qu'il^ 
savait  faire  cette  chose  rare  :  une  œuvre  de  pure  imagination 
qui  n'offense  aucune  susceptibilité  ;  souhaitons  de  voir  son 
talent  s'y  appliquer  encore,  et  il  nous  fournira  un  roman  qu'il 

sera  possible  de  louer  sans  réserves. 

L.  T. 

La  Retraite  du  Sacré-Cœur,  par  le  R.  P.  Dehon,  supérieur 
général  des  prêtres  du  Sacré-Cœur  de  Jésus.  In-18,  pp. 
416.  Paris,  L.  Gasterman.  Prix:  2  fr. 

Cet  opuscule  renferme  quarante  méditations  sur  les  grandes  vérités 
de  la  religion  et  les  mystères  de  la  vie  et  de  la  passion  du  Sauveur. 

Bien  que  la  marche  à  suivre  dans  les  exercices  d'une  retraite  ne  soit 
pas  indiquée,  il  est  aisé  de  découvrir  le  dessein  de  l'auteur,  qui  est 
d'amener  l'âme  à  la  vie  d'union  parfaite  avec  Dieu,  en  la  faisant  passer 
successivement  par  les  exercices  de  la  vie  purgative  et  illuminative 
sous  l'influence  constante  du  cœur  de  Jésus. 

La  méthode  adoptée  est  simple,  pratique  et  très  propre  à  faciliter  le 
travail  du  retraitant. 

Chaque  méditation  est  précédée  de  sa  préparation  à  faire  la  veille. 
Elle  consiste  invariablement  dans  la  lecture  d'un  passdge  du  saint  Evan- 
gile que  l'auteur  propose  en  latin  et  en  français,  et  d'un  sommaire  indi- 
quant la  suite  et  l'enchaînement  des  principales  vérités  à  méditer  le 
lendemain. 

Les  méditations  elles-mêmes  sont  sous  forme  d'entretiens,  où  le 
Sauveur,  adressant  la  parole  au  retraitant,  développe  les  deux  ou  trois 
points  du  sujet,  et  le  fidèle  termine  par  de  pieuses  affections  et  des  réso- 


REVUE  DES  LIVRES  573 

lutions.  La  doctrine  et  l'onction  caractérisent  ces  méditations.  Les  dis- 
cours prêtés  à  Notre-Seigneur  sont  remarquables  par  la  dignité  du  ton, 
la  précision  du  langage  et  la  vigueur  pleine  de  tendresse  des  exhorta- 
tions. On  aime  à  entendre  le  divin  Maître  exposer  lui-même  les  vérités 
de  notre  sainte  religion,  raconter  sa  vie,  sa  mort,  exprimer  ses  senti- 
loents  et  ses  désirs,  en  appeler  au  témoignage  de  ses  apôtres  et  de  ses 
saints.  Cette  manière  de  procéder  donne  aux  vérités  et  aux  raisonne- 
ments déjà  coi^us  un  charme  nouveau  et  une  délicieuse  efficacité  pour 
toucher  et  changer  les  cœurs.  Dans  chacun  des  exercices,  l'attention  du 
fidèle  est  attirée  et  concentrée  vers  le  cœur  de  Jésus.  Plusieurs  médi- 
tations sont  exclusivement  consacrées  à  cette  dévotion. 

P.  L.  BOUSSAC,  S.  J. 

La  Sainte  Vierge  et  la  jeune  fille.  —  Conseils  de  persé- 
vérance par  le  P.  Victor  \'ieille,  S.  J.  In-32  de  pp.  vi-250. 
Limoges,  Dalpayrat  et  Depelley. 

L'auteur  veut  qu'on  lise  son  livre  non  seulement  avec  fruit  mais 
encore  avec  plaisir,  et  il  a  bien  raison.  Format  d'une  élégance  moderne, 
gracieuses  vignettes,  caractères  elzéviriens,  en  font  un  charmant  petit 
volume,  tout  attrayant.  Ouvrons-le.  Les  devoirs  de  la  vie  chn'^- 
tienne  enseignés  par  la  Sainte-Vierge  à. une  jeune  fille  passent  sous 
nos  yeux  et  forment  le  fond  de  ce  livre  de  «  persévérance  ».  Devoirs 
religieux,  devoirs  de  famille  et  de  société,  devoirs  personnels,  telles 
sont  les  divisions  naturelles  de  l'ouvrage.  Il  est  difficile  d'être  plus 
doctrinal  et  plus  complet.  L'auteur  n'est  pas  seulement  substantiel 
théologien  ;  il  a  fréquenté  chez  les  auteurs  ascétiques  et  s'est  assimilé 
le  meilleur  de  leur  suc.  Il  a  de  plus  pour  lui  l'expérience  d'un  long 
ministère,  ayant  pris  la  plume  pour  se  reposer  de  la  parole  et  perpé- 
tuer son  apostolat  auprès  des  âmes.  Aussi  la  jeune  fille  pénétrée  de  ces 
graves  enseignements  sera-t-elle,  l'heure  venue,  épouse  fidèle  et  mère 
irréprochable.  A  moins  qu'attirée  à  la  parfaite  imitation  de  sa  céleste 
Reine,  elle  ne  revête  pour  toujours  l'austère  parure  de  la  virginité.. 

J.   ADAM,   S.  J. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 


Avi'il  27.  —  Le  P.  Hacquard,  des  missionnaires  d'Afrique,  est  nommé 
Chevalier  de  la  Légion  d'honneur.  Titres:  «  S'est  distingué  dans  la 
mission  d'Attanoux,  dans  le  sud  algérien;  s'est  adjoint,  avec  un  complet 
désintéressement,  à  la  mission  Hourst  et  lui  a  apporté  un  dévoûment 
absolu  et  le  concours  le  plus  précieux.  » 

—  A  New-York,  inauguration  du  monument  élevé  au  général  Grant, 
vainqueur  de  la  guerre  de  Sécession,  et  Président  des  Etats-Unis  de 
1863  à  1877. 

28.  —  A  Athènes,  la  nouvelle  de  la  défaite  des  Grecs  a  provoqué  une 
vive  agitation,  qui  parut,  un  moment,  tendre  aune  révolution.  Le  calme 
s'est  rétabli  ;  mais,  sans  que  M.  Delyannis  ait  donné  sa  démission,  sans 
qu'il  ait  été  révoqué,  un  décret  royal  annonce  la  constitution  d'un  nou- 
veau ministère. 

29.  —  On  annonce  qu'en  Chine,  à  Loli  (Kouang-Si),  M.  Mazel,  des 
Missions  Étrangères,  à  été  massacré  et  l'église  pillée. 

30.  —  A  Athènes,  le  nouveau  ministère,  composé  de  membres  des 
différents  partis,  est  constitué  sous  la  présidence  de  M.  Ralli. 

Mai  1.  —  Une  lettre  du  Cardinal  Préfet  de  la  S.  C.  des  Évoques  et 
Réguliers  approuve,  au  nom  du  Souverain  Pontife,  l'union  des  quatre 
branches  franciscaines,  sous  la  direction  d'un  seul  ministre  général. 

Le  premier  mai,  que  précédemment  les  socialistes  fêtaient  par  des 
manifestations  plus  ou  moins  tumultueuses,  s'est  passé  cette  année  à 
peu  près  sans  incident,  en  France  et  à  l'Etranger. 

2.  —  ^L  Vuillod,  député  de  Saint-Claude,  radical-sociali^ste,  est  élu 
sénateur  du  Jura. 

4.  —  M.  Tolain,  sénateur  de  la  Seine,  est  mort  à  Paris,  chez  les 
Frères  de  Saînt-Jean-de-Dieu. 

—  A  Paris,  terrible  catastrophe  au  Bazar  de  la  Charité.  Ce  bâtiment 
léger,  ayant  pris  fieu  par  un  accident  encore  mal  expliqué,  est  dans 
qutlqué's  instants  réduit  en  cendres;  117  personnes  périssent  dans  les 
flammes  ;  quelques  autres  ont  siic«oi»feé  depuis  à  leurs  blessures.  Les 
victimes  sont  presque  toutes  des  femmes  et  des  jeunes  filles,  apparte- 
nant à  la  haute  société  de  Paris  et  xélatrices  de  toutes  les  œuvres  de 
bienfaisance  chrétienne.  La  plus  illustre,  comme  la  plus  héroïque  dans 
la  mort,  est  M™''  la  duchesse  d'Alen'çon. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE  575 

5.  —  La  catastrophe  qui  a  rais  Paris  en  deuil  provoque  un  vif  et 
unanime  mouvement  de  sympathique  commisération  en  France  et  à 
l'Étranger.  Tous  les  souverains  ou  chefs  d'Etats  envoient  des  dépêches 
de  condoléance  au  gouvernement  français. 

7.  —  A  Zûcco,  en  Sicile,  mort  du  duc  d'Aumale,  quatrième  fils  du 
roi  Louis-Philippe.  Né  à  Paris,  le  16  janvier  1822,  il  s'était  couvert  de 
gloire  à  23  ans,  dans  la  campagne  d'Algérie  ;  exilé  de  France  en  1848, 
il  n'y  put  revenir  qu'en  1871,  après  avoir  été  élu  député  de  l'Oise  ;  en 
1873,  il  présida  le  conseil  de  guerre  qui  jugea  le  maréchal  Bazainc  ; 
exilé  de  nouveau  par  un  décret  de  M,  Grévy  en  date  du  13  juillet  1880, 
il  rentrait  le  11  mars  1889.  Ses  travaux  d'écrivain  et  surtout  sa  grande 
Histoire  des  Princes  de  Condé  lui  avaient  mérité  d'être  élu  en  1871 
membre  de  l'Académie  française,  en  remplacement  de  Montalembert. 
Par  testament  daté  du  3  juin  1884  et  notifié  en  1886,  il  a  légué  à  l'Insti- 
tut de  France  son  magnifique  domaine  de  Chantilly  avec  ses  collections" 
historiques  et  artistiques. 

8.  —  A  Notre-Dame  de  Paris,  service  funèbre  pour  les  victimes  de 
l'incendie  du  Bazar  de  la  Charité.  Y  sont  présents  :  M.  Félix  Faure,  Pré- 
sident de  la  République,  et  ses  ministres,  S.  E.  le  Nonce  et  les  membres 
du  corps  diplomatique,  le  prince  Radziwil,  que  l'empereur  d'Allema- 
gne a  envoyé  comme  ambassadeur  extraordinaire  pour  le  représenter  à 
cette  cérémonie,  le  lord-maire  de  Londres,  les  présidents  du  Sénat  et 
de  la  Chambre,  etc.  Allocution  du  R.  P.  Ollivier,  dominicain,  qui 
montre  dans  la  catastrophe  la  main  de  Dieu  se  choisissant  parmi  ce  que 
la  France  a  de  plus  noble  et  de  plus  pur  des  victimes  d'expiation  pour 
nos  péchés  nationaux.  Après  la  cérémonie  religieuse,  au  parvis  do 
Notre-Dame,  autre  discours  de  M.  Barthou,  ministre  de  l'Intérieur. 

Le  même  jour,  S.  È.  le  cardinal  Richard  a  adressé  au  Président  de 
la  République  la  belle  lettre  qui  suit  : 

Paris,  le  8  mai  1897. 
Monsieur  le  Président  de  la  Rtfpobliquo, 

J?nc  puis  laisser  passer  cotte  grande  journée,  sans  vous  prier  d'agri'er 
l'expression  do  ma  vive  reconnaissance,  pour  l'hommage  que  le  gouvernement 
do  la  République  a  bien  voulu  rendre  aux  victimes  de  la  douloureuse  cata- 
stropho,  qui  a  si  profondément  ému  Paris,  la  France,  l'Europe  entière. 

En  voyant  réunis,  à  Notre-Dame,  auprès  de  vous,  Monsieur  le  Président, 
les  membres  do  votre  gouvernement,  le  parlement,  la  magistrature,  l'armée, 
tous  les  pouvoirs  publics,  nous  étions  consolés,  au  milieu  de  notre  immense 
douleur.  Autour  des  restes  des  femmes  héroïques,  mortes  dans  rexcrcicc  de 
la  charité,  c'est  la  France  elle-même  qui  se  retrouvait  une,  forte  ef  prando, 
dans  la  communauté  des  mêmes  larmes  et  des  mômes  prières. 

Pcrmcttez-n^oi  aussi,  Monsieur  le  Président,   d'offrir  au  corps  diploma- 


576  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 

tique,  qui  s'est  si  noblement  associé  à  notre  deuil,  l'hommage  de  notre  pro- 
fonde gratitude. 

La  cérémonie  de  Notre-Dame,  j'en  ai  la  confiance,  marquera  une  date  :  celle 
de  l'union  de  tous  dans  le  dévouement  à  la  patrie. 

C'est  le  vœu  le  plus  cher  de  Léon  XIII,  sur  les  lèvres  du<jpel  je  viens  de 
retrouver  l'expression  de  son  inaltérable  attachement  à  la  France. 

Les  âmes  saintes,  que  nous  pleurons,  travailleront  avec  nous  à  cette  œuvre 
commune. 

Le  malheur.  Monsieur  le  Président,  a  réuni  toutes  les  âmes  françaises  ; 
aucun  dissentiment  ne  les  séparera  plus. 

Je  suis,  avec  un  profond  respect,  Monsieur  le  Président  de  la  République, 
De  Votre  Excellence,  le  très  humble  et  obéissant  serviteur, 

-j-  François,  cardinal  Richard, 
archevêque  de  Paris. 

—  La  Grèce,  devant  les  progrès  de  plus  en  plus  menaçants  des 
Turcs  en  Thessalie,  s'est  enfin  décidée  à  demander  la  médiation  de 
l'Europe  pour  mettre  fin  à  la  guerre.  Elle  fait  savoir  en  même  temps 
aux  puissances  qu'elle  rappelle  le  colonel  Vassos  et  ses  troupes  de  la 
Crète.  Les  six  grandes  puissances  déclarent  consentir  à  exercer  leur 
médiation. 

—  La  Chambre  autrichienne,  après  deux  jours  de  débats  très  ani- 
més et  par  moments  violents,  sur  la  demande  de  mise  en  accusation  for- 
mulée par  les  députés  allemands  contre  une  partie  du  ministère,  au  sujet 
des  récentes  ordonnances  en  faveur  de  la  langue  techèque  en  Bohême  et 
en  Moravie,  a  passé  à  l'ordre  du  jour  par  203  voix  contre  163. 

—  La  souscription  ouverte  dans  un  journal,  pour  remplacer  les  res- 
sources que  22  œuvres  attendaient  des  ventes  de  charité  si  douloureuse- 
ment arrêtées  par  le  malheur  du  4  mai,  a  produit  en  quatre  jours  750.000 
francs.  D'autre  part,  un  anonyme  catholique  a  assuré  au  Comité  de 
direction  du  Bazar  détruit  un  don  royal  de  937,438  francs  qui,  avec  les 
45,000  francs  recueillis  au  premier  jour  de  vente,  parfait  une  somme 
égale  au  produit  des  ventes  de  1896. 

Le  10  mai  1897. 

Le  gérant:   C.  BERBESSON. 


Inip.  Yvert  et  Tcllicr,  Galerie  du  Co  iinierce,  10,  k  Amiens. 


LE  THÉÂTRE  CHRÉTIEN 


I 

De  temps  à  autre,  il  est  question  de  réformer  le  théâtre, 
comme  de  réformer  l'orthographe,  les  classiques,  le  bacca- 
lauréat ;  —  avec  cette  difTérencc  qu'il  s'agit  de  réformer  le 
baccalauréat,  tous  les  ans,  ou  tous  les  six  mois,  à  la  nais- 
sance et  à  la  chute  des  feuilles  :  les  autres  réformes  ne 
sont  mises  à  l'ordre  du  jour  que  tous  les  quinze  ou  vingt 
ans  :  Grande  mortalis  œvl  spaliuin. 

Non  certes,  que  le  besoin  de  réformer  le  théâtre  se  fasse 
moins  sentir,  que  la  nécessité  de  radouber  la  galère  qui 
m»;ne  les  Argonautes  de  rhétorique  à  la  conquête  de  la 
Toison  d'or,  je  veux  dire  de  la  peau  d'âne. 

Une  réforme  du  théâtre  s'impose  ;  de  bons  esprits  s'en 
préoccupent;  et  l'autre  jour,  pendant  le  carême,  il  n'était 
bruit  que  d'une  crise  du  théâtre.  Les  directeurs  s'agitaient, 
.tremblaient,  poussaient  les  hauts  cris,  avec,  des  larmes 
dans  la  voix.  La  crise  les  menaçait,  eux  et  leur  commerce  : 
elle  venait  d'une  concurrence  active  et  non  patentée;  les 
recettes  allaient  baissant  ;  le  danger  allait  grandissant.  La 
banqueroute,  la  hideuse  banqueroute  frappait  à  leurs  portes  ; 
et  ils  délibéraient  sur  leur  commune  misère,  au  Théâtre  de 
la  Gaieté  :  l'endroit  du  moins  était  choisi. 

Ces  messieurs,  dans  leurs  plaintes  et  leurs  considérants 
désolés,  négligeaient  naturellement  la  cause  de  la  morale 
publique  ;  c'est  un  point  de  vue  spécial,  si  peu  en  rapport 
avec  M  nos  mœurs  »  !  On  se  bornait  à  quelques  phrases 
bien  senties  sur  le  péril  de  l'art  national;  car^nfin  il  faut 
de  ces  mots-là  pour  la  galerie  et  si  l'on  ne  joue  plus  guère 
M.  Joseph  Prud/iomme,  on  le  copie  toujours  un  peu.  Mais 
jugez  donc  !  les  directeurs  de  théâtre  avaient  découvert  que 
leurs  habitués,  peut-être  môme  (6  crime  impardonnable  !) 
leurs  abonnés,  et  beaucoup  d'autres  qui  pouvaient  le  deve- 

LXXI.  —  37 


578  LE  THÉÂTRE  CHRÉTIEN 

nir,  s'en  allaient,  au  lieu  d'encourager  Tart  national  dans 
les  théâtres  de  Paris,*  faire  l'école  buissonnière  à  travers 
les  bouges  de  Montmartre.  Montmartre  fourmillait  de  caba- 
rets, sous-sols  et  autres  réduits,  où  Ton  profane  l'art 
national;  où  l'on  remplace  par  des  chansons  qui  n'ont  rien 
d'artistique  et  des  représentations  qui  n'ont  rien  de 
national,  les  nobles  ébats  de  la  scène  parisienne.  Dans  ces 
cabarets  et  sous-sols,  des  Paulus  de  tous  étages,  des  Taba- 
rins  de  toute  provenance,  se  substituaient  aux  Goquelin, 
aux  Mounet-Sully,  à  tous  les  ouvriers  du  grand  art.  Bref,  le 
pauvre  peuple,  à  qui  l'on  doit  fournir  une  éducation  artis- 
tique et  nationale,  se  portait  avec  fureur  vers  ces  débits 
sans  nom  d'une  littérature  abjecte  et  nauséabonde  :  et  ne 
venait  plus  s'attendrir  ou  se  divertir  aux  beaux  adultères, 
aux  ingénieux  divorces,  aux  merveilleuses  apothéoses  du 
vice,  dont  les  scènes  brevetées  offrent  le  réconfortant 
spectacle. 

Notez,  pour  comble,  que  dans  les  14  cafés-concerts  et 
les  40  caveaux  de  la  Butte  ^  on  s'acharne  à  corrompre  l'art 
national,  sous  l'œil  bienveillant  de  la  police.  La  police  sait, 
ta  police  voit,  la  police  tolère,  la  police  sourit.  Les  gardiens 
de  la  paix  étendent  l'ombre  pacifique  de  leur  sabre  sur  les 
profanateurs  du  grand  art  :  et  pendant  ce  temps-là,  le  public 
payant  désapprend  le  chemin  des  théâtres  du  boulevard, 
où  flamboient  en  pure  perte  les  becs  de  gaz  et  le  génie  des 
dramaturges. 

Un  seul  remède,  au  dire  de  ces  messieurs,  pouvait 
conjurer  la  ruine  de  leurs  institutions  si  utiles  au  relèvement 
de  l'art,  du  sentiment  national  et  de  la  fortune  des  directeurs  ; 
un  seul  :  supprimer  la  censure  pour  les  théâtres,  comme 
pour  les  bouges.  Des  gens  naïfs  auraient  compris  et  conclu 
qu'il  faudrait  plutôt  établir  une  censure  sérieuse  et  sévère 
à  l'endroit  des  14  bouges  et  des  40  caveaux.  Fi  donc  !  Le 
point  est  de.soustraire  aux  ciseaux  d'Anastasie  les  drames, 
comédies,  vaudevilles  et  autres  travaux  d'art  qui  s'étalent 
sur  les  planches  des  grands  et  moyens  théâtres.  La  censure 
est  la  cause  de  tout  le  mal.  La  censure  taille  dans  le  vif  des 

1.  Le  Matin,  20  mars  1897. 


LE  THÉÂTRE  CHRÉTIEN  579 

œuvres  ;  elle  rogne  les  ailes  de  l'art  :  et  le  public  court  aux 
œuvres  qui  volent  avec  des  ailes  intactes. 

Que  la  censure  s'occupe  encore  de  tailler  et  couper  quel- 
que chose  dans  les  pièces  des  théâtres  réguliers,  je  ne  sais 
si  leljlublic  payant  s'en  aperçoit;  mais  le  public  qui  veut  être 
respecté  ne  s'en  aperçoit  point.  A  peine,  de  loin  en  loin, 
a-t-on  ouï  dire  que  la  censure  avait  interdit,  non  pas  des 
drames  où  l'on  réhabilite  et  glorifie  le  vice,  mais  bien  des 
œuvres  de  haute  valeur  ;  par  exemple  la  Moabite  de  Paul 
Déroulède,  qui  était  une  thèse  hardie  contre  l'impiété 
sacrilège  ;  et  le  Mahomet  du  vicomte  de  Bornier,  où  l'on 
indiquait,  encore  bien  qu'avec  grande  précaution  et  réserve, 
certains  petits  côtés  de  la  vie  intime  du  prophète  que  vénère 
le  grand  Turc.  Jouer  Mahomet  sur  une  scène  française, 
c'eût  été  chagriner  le  grand  Turc,  un  si  bon  homme  et  digne 
de  tant  d'égards  ;  et  c'eût  été  manquer  de  respect  pour  un 
culte  reconnu  par  notre  gouvernement  athée.  Vers  le  même 
temps,  la  censure,  toujours  aux  aguets  pour  mériter  les 
sourires  du  grand  Turc,  partit  en  guerre  contre  Molière,  et 
interdit  la  représentation  du  Bourgeois  gentilhomme^  à  cause 
de  la  cérémonie  finale  où  l'on  se  moque  si  lestement  du 
grand  Turc,  beau-père  de  M.  Jourdain.  Molière  avait  ri  du 
Coran  ;  à  bas  Molière  ;  vive  le  Coran  et  Tartuffe  ! 

En  ces  trois  ou  quatre  rencontres,  la  censure  déploya  son 
zèle  et  ses  ciseaux;  elle  protégea  la  libre-pensée  et  Mahomet. 
Par  contre,  le  vendredi-saint,  sur  un  théâtre  de  Paris,  on 
jouait  une  imbécile  et  blasphématoire  parodie  de  la  Résur- 
rection de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  ;  mais  ce  jour-lh,  I9 
censure  se  reposait.  Elle  venait  de  supprimer  deux  innocents 
couplets  où  l'on  avait  osé  sourire  du  Président  Félix  Faure  ; 
la  censure  était  à  bout  de  forces  :  elle  dormait. 

Toujours  est-iJ  que,  malgré  la  liberté  que  les  théâtres 
prennent  et  qu'on  leur  octroie,  il  y  a  une  crise  du  théâtre.  Nous 
ne  sommes  point  de  ceux  qui  s^en  plaignent  ;  et  nous  nous 
en  réjouirions^iieaucoup  plus  si,  comme  il  arrive,  la  crise 
amenait  j^ne  réforme. 

La  réforme  est  indispensable  ;  non  point  au  nom  de  l'art 
qui  n'a  rien  à  voir  en  toute  cette  friperie  ;  mais  au  nom  de 
l'honnêteté  publique  et  de  la  morale,  cette  vieille  sainte  qu'on 


580  LE  THÉÂTRE  CHRÉTIEN 

ne  chôme  plus  du  tout,  et  qu'on  traîne  dans  toutes  les  boues, 
au  plein  jour  de  la  rampe,  sur  les  grandes  scènes  des 
boulevards,  comme  sur  les  tréteaux  de  Montmartre,  ou 
autres  lieux  circonvoisins. 

Examinez,  si  le  cœur  vous  en  dit,  les  pièces  qui  tie^pent 
l'affiche,  les  pièces  en  vogue,  celles  où  va  le  monde  :  car  s'il 
y  a  une  crise  qui  ne  nous  fait  point  pleurer,  il  y  a  d^s  succès  qui 
affligent.  Je  ne  sache  pas  que  l'on  joue,  à  l'heure  où  j'écris  ^  une 
seule  comédie,  un  seul  drame,  qui  n'ait  pour  thème,  pour 
intrigue,  pour  enseignement,  l'impudicité  sous  toutes  ses 
formes.  Choisissons-en  quelques  unes,  dans  le  tas,  et  dont 
on  peut  au  moins  citer  le  titre. 

Sans  plus  parler  de  Spiritisme,  qui  était  une  histoire 
d'adultère  pardonné  —  ce  qui  est  vieux  jeu  et  qui  n'a  point 
réussi,  —  voici  le  Terre-neuve  qui  pourrait  s'intituler  :  vingt 
ans  d'adultère,  avec  suite.  —  Voici  la  Loi  de  l'Homme,  qui 
est  un  plaidoyer  en  règle  pour  l'adultère  ;  une  thèse  sauvage, 
empruntée  à  feu  Alexandre  Dumas  fils,  et  démontrant  aux 
bourgeois  émus  que  le  mariage  est  l'unique  fléau"  social, 
que  la  femme  mariée  est  une  brute  enchaînée  dans  une  geôle 
sans  issue.  —  Voici  la  Douloureuse  qui  est,  comme  on  l'a 
justement  appelée,  une  «  cascade  d'adultères  ».  —  Voici  le 
Chemineau  qui  a  fait  grand  bruit  et  longue  recette  à  l'Odéon. 
Les  feuilletons  et  les  revues  ont  frémi  d'aise,  à  l'apparition 
du  Chemineau  de  Jean  Richepin  ;  parlons-en  un  peu  plus  au 
long  pour  dire  quelle  moralité  s'en  exhale. 

Le  Chemineau  est  une  prétendue  idylle,  fausse  comme  toutes 
les  idylles  ;  où  le  beau  rôle  est  celui  d'un  polisson,  vagabond 
sentimental  —  chiff'onnier  rêvant  de  l'azur,  —  qui  a,  pendant 
vingt  ans,  oublié  une  fille  de  ferme,  sa  complice  et  un  de 
ses  bâtards  ;  qui  par  hasard  les  retrouve  et,  du  même  coup, 
révèle  tout  un  trésor  d'admirables  sentinients,  lesquels 
Sfisaient  au  fond  de  sa  belle  âme.  Car  c'est  évidemment  une 
belle  âme  que  ce  polisson,  chevalier  errant  de  la  gueuserie; 
belle  âme  comme  tous  les  gens  si  estimables  ifui  jouissent  de 
bâtards,  et  comme  tous  les  sublimes  bâtards  quijpeuplent 
les  drames  où  ils  font  grand'honte  aux  enfants  légitimes. 

1.  Fin  avril  1897. 


^  LE  THEATRE  CHRETIEN  581 

Le  héros  du  Chemineau  est  une  façon  de  Zanetto  du 
Passant,  mais  très  grossi;  le  dr^me  est  la  contrepartie  des 
Fourchambault  d'Augier,  où  le  bâtard,  type  idéal  de  toute 
vertu,  sauve  son  gredin  de  père  qui  Ta  jadis  abandonné.  Ici, 
le  bâtard  est  bien  encore  un  modèle  de  la  jeunesse...  drama- 
tique, une  fleur  des  champs,  un  lys;  mais  le  père  qui  Ta 
aussi  abandonné  sans  plus  y  songer  pendant  quatre  lustres, 
est  néanmoins  le  parangon  de  toute  probité,  un  gaillard  de 
belle  humeur,  un  cœur  généreux,  un  esprit  fécond  en  res- 
sources; et  il  vient  juste  à  point,  sans  le  savoir,  tirer  d'un 
mauvais  pas  son  bon  jeune  homme  de  bâtard.  Voilà  le 
Chemineau,  qui  fut  le  grand  succès  de  cet  hiver  et  de  ce 
printemps  sur  la  seconde  scène  française;  devant  lequel  les 
bonnes  gens  de  la  critique  se  pâment,  tandis  que  les  entiers 
et  les  bourgeoises  ont  envie  de  larmoyer.  Ces  choses-là  sont 
contées  avec  tant  de  verve  et  en  rimes  sonores,  quoique  en 
vers  boiteux.  Le  talent  et  les  rimes  ne  servent  qu'à  embellir 
la  débauche,  à  orner  la  bâtardise.  Larmoyez,  mesdames; 
battez  des  mains,  messieurs  :  voilà  les  héros  que  vous  êtes 
capables  de  comprendre  ;  il  n'y  a  rien  de  plus  beau  que  des 
bâtards,  sauf  pourtant  leurs  magnanimes  auteurs. 

Ailleurs,  c'est-à-dire  partout,  on  justifie  et  glorifie  le 
divorce,  suivant  les  leçons  d'Alexandre  Dumas  fils  et  suivant 
le  code  du  juif  Naquet.  Partout  le  suicide  est  prôné,  comme 
l'apogée  du  courage  et  comme  le  seul  dénouement  des 
grandes  douleurs.  C'est  si  héroïque  de  se  tuer,  quand  on 
n'a  plus  autre  chose  à  faire  !  La  prostitution  est,  comme 
l'adultère,  la  source  des  vertus  dramatiques  :  rien  de 
plus  transparent  que  les  perles  du  fumier.  Le  théâtoi^actuel, 
sur  toute  la  ligne,  c'est  la  réhabilitation  du  fumier.  Le  fumier 
n'est  pas  ce  qu'un  vain  peuple  pense;  le  fumier  est  pur,  le 
fumier  est  fleuri;  la  femme  perdue  est  chaste  et  sainte.  Par 
contre,  les  bons  pères  et  bonnes  mères  de  famille  sont  des 
imbéciles,  des  êtres  méprisables  et  ridicules.  «  Bon  père  £t 
bon  époux!  »  cela  se  gravait  autrefois  sur  la  tombe  des 
marguilliers.  Aujourd'hui  l'honneur  prêché  par  tous  les 
dramaturges  c'est  de  n'être  ni  l'un  ni  l'autre.  Une  femme 
dévouée,  fière  et  fidèle  peut  figurer  dans  les  contes  de  ma 
Mère  l'Oie;  mais  quel  triste  personnage  dans  un  drame!  et 


582  LE  THEATRE  CHRETIEN 

■♦ 

comme  cela  ferait  maigre  recette  !  et  comme  les  rares  bour- 
geoises du  parterre  hausseraient  les  épaules  ! 

Si  j'en  crois  les  chroniq'ueurs,  il  n'y  aurait  pas  jusqu'au 
théâtre  enfantin,  et  foncièrement  moral,  des  Guignol^  qui  ne 
serait  frotté  de  morale  laïque^  comme  les  théâtres  des  grandes 
personnes;  Guignol  aurait  changé,  lui  aussi,  ses  dénoue- 
ments d'antan.  On  compte  à  Paris  cinq  ou  six  Guignol  aux 
Champs-Elysées,  un  au  jardin  des  Tuileries;  au  bas  mot,  une 
demi-douzaine  de  Guignols,  au  centre  de  Paris;  et  il  y  en 
a  d'autres.  Il  faut  bien  qu'on  forme  la  toute  petite  jeunesse 
de  France  aux  grands  théâtres  :  c'est,  n'est-ce  pas,  une 
éducation  nationale  et  artistique  à  faire.  Or,  j'ai  lu  quelque 
part  que,  à  tel  ou  tel  Guignol,  le  voleur  qui  tue  le  gen- 
darme n'est  plus  happé  par  le  diable.  Il  n'y  a  plus  de 
diable;  le  voleur  réussit  atout;  le  vice  n'est  plus  puni,  la 
vertu  n'est  plus  récompensée.  C'est  neuf,  c'est  aussi  instruc- 
tif qu'amusant,  et  non  moins  fin-de-siècle,  pour  ces  parterres 
d'auditeurs  et  auditrices  de  quatre  à  sept  ans. 

Pour  les  autres  parterres,  il  faut  des  divorces,  des  adul- 
tères, des  impudeurs,  des  hardiesses  qui  effarouchent  même 
les  critiques  blasés  et  nullement  prudes.  Au  rez-de-chaussée 
du  Temps  officieux  et  semi-huguenot,  Sarcey  réclame  et  se 
fâche;  il  déclare  que  c'est  trop  fort,  qu'on  va  trop  loin;  qu'il 
n'assisterait  jamais  à  ces  exhibitions  d'ordure,  n'était  que 
le  devoir  l'y  oblige  et  qu'il  faut  bien  encourager  le  talent. 
Un  jour,  Sarcey,  parlant  abouche  ouverte  des  fournisseurs  du 
Théâtre-Libre^  s'écriait  :  «  Ce  sont  les  porcherons  de  la 
littéi^ture  dramatique  !  »  C'était  faire  tort  aux  porcherons  qui 
fournissant  l'abattoir;  mais  les  autres,  ceux  de  la  littérature 
dramatique,  pullulent.  Et  Sarcey,  tantôt  septuagénaire,  qui 
en  a  tant  vu,  est  tout  marri  de  ne  plus  voir  sur  les  planches 
que  des  femmes  éhontées,  des  maris  adultères,  des  bâtards, 
tout  l'égout  social;  et  il  conte,  dans  le  Temps j  sa  peine  amère, 
aux  vertueux  députés  ou  sénateurs  qui  dévorent,  chaque 
soir,  cette  feuille  ministérielle.  Pauvre  don  Diègue  du  feuil- 
leton! N'a-t-il  donc  tant  vécu  que  pour  cette  infamie! 

Cette  misère  morale  de  nos  théâtres  grands  et  petits  frappe 
même  des  étrangers  qui,  pour  leur  propre  compte,  ne  sont 
point  précisément  les  champions  de  la  vertu,  mais  qui  s'impa- 


LE  THÉÂTRE  CHRÉTIEN  583 

tientent  de  heurter  tant  d'immondices  à  côté  de  nos  boule- 
vards si  bien  balayés.  Voici  comment  un  écrivain  belge, 
M.  Georges  Rodenbach,  racontait,  en  février,  au  Patriote^ 
ses  impressions  touchant  la  scène  française  et  les  produc 
tions  qui  s  y  étalent  :  • 

«  ...  Les  auteurs  savent  que  le  meilleur  moyen  de  réussir  et  de 
s'enrichir  est  de  spéculer  sur  la  bêtise  de  la  foule  ou  sur  ses  vices.  Ses 
vices,  surtout!  Et  ils  le  font. 

a  De  plus  en  plus,  il  deviendra  impossible  de  présenter  devant  un 
public  parisien  une  comédie  ou  un  drame  basés  sur  autre  chose  que 
sur  un  débat  d'amour.  Et  quel  amour!  Toujours  l'éternel  adultère,  avec 
ifne  cQmpIication  plus  ou  moins  monotone  des  personnages. 

(T  Un  homme  entre  deux  femmes  ou  une  femme  entre  deux  hommes, 
quand  l'intrigue  n'est  pas  plus  nombreuse  encore.  Cela  se  dispose  et  se 
joue  comme  une  partie  d'échecs.  Et  on  saupoudre  le  tout  d'un  peu 
(J^esprit  boulevardier,  des  mots  spirituels,  des  mots  drôles,  des  mots 
«  rosses  ».  Toutes  les  pièces  qu'on  joue  au  long  d'un  hiver  sont  dans 
cette  esthétique  et  se  ressemblent,  même  les  meilleures,  comme  la 
Douloureuse  qu'on  vient  de  donner  avec  grand  succès  au  Vaudeville  et 
la  Loi  (le  i Homme,  au  Théâtre  PVançais... 

a  Quant  à  des  idées,  il  n'en  faut  à  aucun  prix.  Voilà  ce  dont  il 
importe  de  se  garer  avec  soin.  Le  public  qui  va  maintenant  au  spectacle 
ne  veut  pas  penser,  surtout.  La  religion,  les  idées  sociales,  l'orgueil, 
la  misère,  la  douleur,  la  mort,  la  philosophie,  tout  cela  qui  fait  la 
matière  des  hauts  drames  est  exclu. 

«  Aussi  quand,  par  hasard,  on  a  représenté  un  chef-d'œuvre,  comme 
le  Don  Carlos  de  Schiller  à  l'Odéon,  l'effort  aboutit  à  cinq  représen- 
tations. Même  on  a  renoncé  aux  adaptations  de  Shakespeare.  Et  quant 
à  la  tragédie,  ou  répertoire  classique,  il  ne  se  joue  plus  qu'en  matinée, 
devant  des  vieillards  et  des  lycéens. 

«  Il  faut  convenir  que  c'est  le  café-concert  qui  a  vicié  ainsi  la  concep- 
tion qu'on  se  fait  du  théâtre.  Ailleurs,  en  Allemagne,  en  Norwège,  on 
va  au  spectacle  comme  à  une  fête  grave,  tout  intellectuelle,  pour  goûter 
un  plaisir  noble,  pour  s'émouvoir,  penser,  rêver,  s'améliorer  peut-être. 

«  Le  public  parisien  ne  va  plus  au  spectacle  que  pour  s'amuser, 
pour  «  rigoler  »,  comme  dit  l'argot.   » 

Ces  témoignages  suffisent.  Le  théâtre  est  une  plaie  ;  M.  le 
sénateur  Bérenger  en  faisait  presque  l'aveu  devant  ses  col- 
lègues, dans  la  séance  du  8  avril;  et  les  comédiens  sont  un 
fléau,  surtout  depuis  que  l'État  les  décore.  Et  ce  ne  sont  ni 


584  LE  THEATRE  CHRETIEN 

les  ciseaux  de  la  censure,  ni  le  sabre  de  la  police  qui  arrê- 
teront cette  gangrène,  capable  d'écœurer  même  les  étran- 
gers. Mais  alors  que  faire?  Si  nous  avions  des  Bossuet  et 
des  Bourdaloue,  ils  tonneraient  contre  ce  débordement  de 
.pourriture  et  contre  tout  ce  qui  s'y  vautre.  Bossuet  signa- 
lait aux  chrétiens  de  son  siècle,  avec  le  dédain  foudroyant 
de  son  génie,  «  les  impiétés  et  les  infamies  dont  sont  pleines 
les  comédies  de  Molière^».  Bourdaloue  frappait  comme  un 
sourd  sur  les  «  spectacles  où  l'impudence  lève  le  masque 
et  qui  corrompent  plus  de  cœurs  que  jamais  les  Prédica- 
teurs de  l'Evangile  n'en  convertiront  ~  ».  Mais  où  est 
Bossuet?  où  Bourdaloue? 

Je  n'oublie  pas  que  le  grand  évoque  d'Angers,  Mgr  "Fi^cp- 
pel,  a  flétri  les  hontes  du  théAtre  contemporain.  11  estimait 
avec  raison  que  l'œuvre  de  Molière  était  une  littérature 
presque  chaste  auprès  de  ces  écoles  publiques  d'adultèr^ 
ouvertes  à  Paris  et  dont  la  liberté  est  reconnue  par  le  gou- 
vernement qui  les  subventionne  :  «  Les  faiseurs  de  drames, 
disait-il,  vont  fouiller  dans  les  bas-fonds  de  la  société  pour 
en  retirer  un  monde  de  turpitudes,  qui  jusqu'ici  n'avait 
paru  sur  aucune  scène  et  que  Molière  lui-même,  peu  scru- 
puleux en  pareille  matière,  aurait  rougi  de  recueillir  dans 
ses  pièces  ^.  » 

^lais  l'écho  de  la  forte  voix  de  Mgr  Freppel  se  fait  déjà 
lointaine;  et  les  turpitudes  qu'il  condamnait,  il  y  vingt-cinq 
ou  trente  ans,  ont  été  dépassées,  de  combien  de  coudées  ! 

II 

Parmi  les  audaces  dramatiques  qu'ils  dénonçaient,  ni 
Bossuet,  ni  Bourdaloue,  ni  Mgr  Freppel,  n'ont  pu  com- 
prendre —  ne  les  ayant  pas  connues  —  les  profanations 
sacrilèges,  les  odieux  travestissements  de  l'Evangile.  Depuis 
quatre  ou  cinq  ans,  on  effeuille. l'Evangile  sur  tous  les  tré- 
teaux; et  là  où  tous  les   soirs,  on  se   moque   des  dix  com- 

1.  Maximes  et  réflexions  sur  la  Comédie. 

2.  Cf.  A.  Feugère,  Bourdaloue  :  page  438. 

3.  A  propos  du  Traité  des  spectacles  de  Terlullicn. 


LE  THÉÂTRE  CHRÉTIEN  585 

mandements  de  Dieu,  on  joue,  pour  parler  comme  Sarcey, 
«  le  drame  sacré  selon  saint  Renan  '  ifi  Les  persécuteurs  des 
premiers  âges  livraient  les  chrétiens  aux  bêtes;  en  cette  fin 
de  siècle,  on  livre  Jésus-Christ,  sa  Mère,  sa  croix  et  sa 
doctrine  aux  histrions.  Qu'on  juge  de  ces  entreprises  et  de 
ce  scandale,  par  cette  simple  énumération  des  prétendus 
mystères,  représentés  pendant  la  semaine  sainte,  sur  les 
scènes  parisiennes  où,  quelques  heures  auparavant,  on  glo- 
rifiait l'ignoble  luxure  : 

La  Passion,  de  Haraucourt  ; 

La  Samaritaine,  évangile  en  trois  tableaux,  de  Rostand  ; 

L'Enfant  Jésus,  de  Grandmougin  ; 

La  Mère  de  Judas,  du  comte  de  Larmandie  ;  . 

Le  Chemin  de  la  Croix,  d'Armand  Sylvestre  ; 

Joseph  d'Arimathie,  de  ïrarieux; 

Rédemption,  de  Charles  Vincent. 

Je  mets  à  part  cette  dernière  œuvre,  qui  est  d'un  chrétien 
respectueux  et  convaincu  ;  et  qui  a  seulement  le  tort  de 
donner  le  beau  rôle  au  diable.  Mais  que  dire  du  reste*?  La 
presse  libre-penseuse,  boulevardière,  olTicielle,  s'égayait  à 
ftîuilles  éployées,  de  celte  floraison  subite  d'Evangile  en  des 
lieux  où  l'on  est  si  peu  accoutumé  à  entendre  parler  du  ciel 
et  de  l'enfer.  VÉcho  de  Paris,  feuille  très  édifiante  comme 
chacun  sait,  rendait  compte  d'une  répétition  de  la  Samari- 
taine, au  long  d'une  colonne  flamboyante,  d'où  nous  déta- 
chons ce  qui  suit  : 

J'ai  vu  un  Christ  majestueux  et  tout  blanc  (M.  Bréraont),  prêchant 
une  Samaritaine  sauvage,  repentante,  enthousiaste  (M**  Sarah  Bcr- 
nhardt),  au  milieu  d'une  foule  richement  bariolée  de  Pharisiens,  de 
Juifs,  d'Ap6tres,  de  Romains  ;  encadrée  dans  deux  décors  tout  pareils 
à  des  toiles  de  mattre,  le  Puits  de  Jacob  et  la  Porte  d'une  ville  de 
Judée.  J'ai  vu  plus  de  150  costumes  tous  diflérents,  tous  pittoresques 
et  qui  font  avec  l'azur  vif  des  toiles,  la  plus  délicieuse  harmonie  de 
bleu  et  de  jaune,  de  gris,  de  vert  et  de  rose... 

Bref  c'était  si  beau,  que  le  Président  Félix  Faure  n'a  pu 

1.  Le  Temps,  19  avril  1897. 

2.  Nous  avons  entretenu  les  lecteurs  des  Études  de  la  déplorable  Passion 
d'IIaraucourt  (juin  1892,  drames  sacrés.) 


586  LE  THÉÂTRE  CHRÉTIEN 

se  tenir  d'aller  applaudir  cet  Évangile  en  trois  tableaux; 
qui  ressemble  à  TÉvairgile,  comme  le  Virgile  de  Scarron  res- 
semble à  YÉnéïde;  où  Jésus,  selon  le  critique  des  Débats^ 
n'est  «  qu'un  comparse  un  peu  niais  »,  adressant  à  la  Sama- 
ritaine «  non  des  paroles  de  prophète,  mais  des  propos  de 
dilettante  à  un  salon  de  peinture,  et  des  platitudes  de 
romance.  Ce  Jésus,  quand  il  n'est  pas  insignifiant,  ne  cesse 
pas  d'être  ridicule  ^  »  Ajoutez  à  cela  que  les  vers  de  la 
Samaritaine  sont  exécrables,  quand  ils  ne  sont  pas,  eux 
aussi,  insignifiants  et  ridicules.  Un  ou  deux  échantillons. 
Voici,  par  exemple,  le  discours  qu'on  ose  prêter  au  Sauveur 
assis  près  du  puits  de  Jacob  et  regardant  venir  la  Samaritaine: 

•  Elle  s'approche  assez  déjà  pour  que  je  voie 

Le  triple  collier  d'or,  la  ceinture  de  soie 
Et  les  yeux  abaissés  sous  le  long  voile  ombreux. 
Que  de  beauté  mon  Père  a  mis  sur  ces  Hébreux  (!) 
J'entends  tinter  les  grands  bracelets  des  chevilles. 
Voilà  bien,  ô  Jacob,  le  geste  dont  tes  filles 
Savent,  en  avançant  d'un  pas  jamais  trop  prompt. 
Soutenir  noblement  l'amphore   sur  leur  front. 
Elles  vont  avec  un  sourire  taciturne, 
Et  leur  forme  s'ajoute  à  la  forme  de  l'urne 
Et  tout  leur   corps  n'est  plus  qu'un  vase  svelte,  auquel 
Le  bras  levé  dessine  une  anse  sur  le  ciel. 

Point  n'est  besoin,  je  pense,  de  répéter,  avec  M.  Emile 
Faguet,  que  ce  ne  sont  point  là  «  des  vers  de  Dieu  ».  A  titre 
de  document,  document  lamentable,  voici  en  quel  gali- 
matias on  a  traduit  la  divine  prière  du  Pater  ;  un  marchand 
de  mirlitons  refuserait  ces  alexandrins-là  et  nous  deman- 
dons à  nos  lecteurs  humblement  pardon  de  leur  servir  cette 
littérature  : 

Père  que  nous  avons  dans  les  cieux,  que  l'on  fête 
Ton  nom  ;  qu'advienne  ton  royaume  ;  que  soit  faite 
Ta  volonté  sur  terre  ainsi  que  dans  le  ciel. 
Notre  pain  aujourd'hui,  suprasubstantiel. 
Donne-le-nous  :  acquitte-nous  des  dettes  nôtres  ; 
Comme  envers  nous  des  leurs  nous  acquittons  les  autres  ; 
Ne  laisse  pas  nos  cœurs  tentés  par  le  péril, 
Mais  nous  libère  du  malin.  Ainsi  soit-il. 

1.   Emile  Faguet,  Débats,  19  avril  1897, 


LE  THÉÂTRE  CHRÉTIEN  587 

De  cette  traduction  en  haut  charabia,  il  n'y  a  pas  un  critique 
qui  n'ait  souri. 

M.  Jules  Lemaître  va  plus  outre.  En  homme  qui  s'y  con- 
naît, il  découvre,  dans  cet  Évangile  en  trois  tableaux,  (qu'il 
intitule  plus  exactement  :  La  «  Samaritaine  aux  Camélias  »), 
je  ne  sais  combien  de  perles  renaniennes,  enchâssées  par 
un  artiste  «  subtil  et  voluptueux  »,  ici  en  de  «  coquets 
petits  vers  »  imités  de  Voltaire  et  de  Parny,  là  en  des 
alexandrins  qui  ne  sont  imités  de  personne  et  ne  ressem- 
blent à  rien  du  tout.  Selon  M.  Jules  Lemaître,  le  Jésus  de 
M.  Rostand  «  parle  tantôt  comme  Gautier,  tantôt  comme 
Renan....  tantôt  comme  Catulle  Mendès  »  —  toutes  façons 
de  parler  qui  sont  pour  le  moins  indécentes.  Et  le  critique 
des  Deux-Mondes  condamne,  en  ces  termes,  les  déplorables 
traductions  des  divines  paroles  du  Sauveur. 

...  Elles  sont  augustes,  elles  sont  uniques  ;  n'y  touchez  pas.  Coudre 
des  rimes  à  ces  paroles  sacrées,  les  ajuster  à  la  mesure  de  l'alexandrin 
par  le  moyen  d'ingénieux  synonymes  et  de  chevilles  industrieuses,  me 
semble  une  besogne  indiciblement  puérile  ;  et  chercher  à  inventer  des 
paroles  a  analogues  »  à  celles-là  me  semble  un  attentat  et  une  incon- 
gruité... * 

Je  me  reprocherais  de  ne  point  citer  encore  un  ou  deux 
petits  alinéas  de  Sarcey,  qui,  pour  de  bon,  est  indigné  de  ces 
profanations,  voulues  ou  inconscientes  : 

...  Je  n'ai  pas  été  trompé  dans  mon  attente.  Edifié  ?  non,  je  ne  l'ai 
pas  été.  Je  suis  réfractaire,  en  un  degré  que  je  ne  saurais  dire,  à  ce  genre 
d'émotion.  Je  ne  suis  pas  de  croyance  fervente  ;  oh  !  cela,  non.  Eh 
bien  !  il  m'est  insupportable  de  voir  Jésus  figuré  sur  la  scène  par  un 
acteur,  qui  la  veille  prodiguait  des  déclarations  d'amour  à  Jeanne 
Granier... 

Je  ne  puis  l'écouter  sans  une  sorte  de  malaise.  Ce  qu'il  dit  me  gène 
autant  que  sa  personne.  Je  sens  dans  ses  discours,  l'eiFort  de  l'auteur 
à  reproduire  par  art  la  naïveté  des  paroles  sacrées,  et  le  commentaire 
qu'il  en  donne  me  paraît  puéril  ou  faux.  Derrière  Jésus,  je  vois  Bré- 
mont,  et  derrière  I^rémont,  j'entends  M.  Rostand...  ' 

1.  Revue  des  Deux-Mondes,  l'ornai  1897. 

2.  Le  Temps,  19  avril. 


"588  LE  THÉÂTRE  CHRÉTIEN 

Et  en  ces  quatre  ou  cinq  lignes,  le  bon  sens  du  vieux 
critique  fait  le  procès  de  toute  cette  littérature,  lamentable 
au  point  de  vue  de  Fart,  et  révoltante  au  point  de  vue  de  la 
foi.  Idiot,  à  tout  point  de  vue,  est  le  factum  qu'un  M.  Tra- 
rieux  intitule  :  Joseph  d'Arimathie  :  cela,  ce  n'est  plus 
seulement  de  l'inconscience,  c'est  un  blasphème  hébété 
contre  le  fait  évangélique  de  la  Résurrection.  C'est  du 
Renan  tout  pur,  mis  en  vers  ;  et  quels  vers  !  On  y  représente 
les  apôtres  comme  des  fous  qui  ont  cru  à  la  résurrection, 
par  la  seule  raison  qu'ils  n'ont  plus  trouvé  le  corps  du  Sau- 
veur dans  le  sépulcre,  d'où  Joseph  d'Arimathie  l'avait 
enlevé.  Et  voilà  ce  qui  se  joue,  en  pays  chrétien,  un  soir  de 
vendredi-saint  ou  de  veille  de  Pâques. 

Est-ce  qu'il  ne  s'élèvera  pas  enfin  une  voix  autorisée, 
pour  clouer  au  pilori  ces  hideuses  parodies  ;  pour  faire 
entendre  aux  chrétiens  baptisés  qu'il  ne  peuvent  en  cons- 
cience assister  à  ces  exhibitions  de  blasphème  ;  ni  encoura- 
ger des  cabotins  qui  prennent  le  rôle  et  le  nom  divin  de 
Jésus-Christ  ;  ni  applaudir  des  courtisanes  qui  osent  singer 
les  personnages  de  l'Evangile,  voire  même  s'affubler  de  la 
robe  immaculée  de  Marie  toujours  Vierge  et  Mère  de 
Dieu  ? 

Trois  ou  quatre  journaux  conservateurs  ont  dénoncé  et 
flétri,  comme  il  convient,  ces  impiétés  qui  encombraient  les 
théâtres  parisiens,  pendant  que  les  chrétiens  chantaient  VO 
crux  ave  !  Mais  chose  curieuse  :  les  feuilles  et  revues  libres- 
penseuses  blâmaient  avec  autant  ou  plus  d'énergie  ces 
scandaleuses  sottises.  Peut-être,  des  chrétiens,  pour  qui 
presque  toutes  les  vérités  sont  diminuées,  seront-ils  tentés 
de  crier  à  l'exagération  en  nous  lisant  ;  peut-être  aussi 
seront-ils  plus  enclins  à  croire  un  écrivain  d'une  revue  très 
peu  cléricale.  Servons-leur  quelques  phrases  de  la  Revue 
Bleue,  où  M.  J.  du  Tillet  raconte  la  genèse  de  ces  entrepri- 
ses théâtrales  qui,  dit-il,  «  pendant  la  Semaine  Sainte,  nous 
édifient  à  qui  mieux  mieux  »,  — et  qui  «travestissent  l'Évan- 
gile avec  opiniâtreté  ».  Les  directeurs  de  théâtre,  dit  M.  du 
Tillet,  ont  flairé  là  un  moyen  de  remplir  leur  salle  et  de 
faire  recette  pendant  ces  quelques  jours  de  chômage  drama- 
tique : 


LE  THÉÂTRE  CHRETIEN    *  589 

Et  l'on  eut  ce  spectacle  savoureux  d'entrepreneurs  souvent  Israéli- 
tes s'efibrçant  de  ramener  la  foi  au  point  où  elle  était  jadis,  quand  elle 
commandait  de  les  brûler  ou  de  les  pendre.  Consultez  les  affiches  :  ce 
ne  sont  que  Christ  et  que  Passion,  ceux  qui  ne  seraient  pas  édifiés, 
pendant  cette  semaine,  c'est  assurément  qu'ils  y  mettraient  de  la  mau- 
vaise volonté.  • 

La  transition,  il  faut  le  reconnaître,  est  parfois  un  peu  rapide.  Là  où 
le  colonel  Roquebrune  pérorait  avec  intempérance,  on  entend  la  voix 
de  Jésus;  le  Golgotha  s'élève  sur  les  mêmes  planches  où  coulait  le  canal 
qui  faillit  engloutir  les  Deux  Gosses  ;  et  parfois  c'est  l'escarpe  de  la 
veille  qui  figure  le  Sauveur,  tandis  que  les  saintes  Femmes  d'aujour- 
d'hui rappellent  étrangement  les  pierreuses  dhier —  ^ 

C'est  indécent  ;  et  les  gens  de  lettres  les  moins  dévots 
en  ont  des  haut-le-cœiir.  Jésus-Christ  chassait  du  Temple  à 
cpups  de  fouet  les  vendeurs  de  colombes  ;  n'y  a-t-il  donc 
plus  en  France  de  quoi  faire  un  fouet  qui  cingle  les  fabri- 
cants de  ces  christs  dérisoires,  et  qui  déblaie  la  scène  de 
tous  ces  cabotins  drapés  dans  des  lambeaux  d'Evangile  ? 


III 


A  défaut  d'un  pouvoir  honnête,  énergique,  chrétien,  qui 
déblaierait  et  assainirait  les  théâtres,  plusieurs  bons  Fran- 
çais, bien  intentionnés,  se  sont  mis  à  l'œuvre  et  ils  ont, 
selon  leurs  moyens,  essayé  la  réforme.  En  quoi  faisant  ? 
En  créant  un  théâtre  de  plus  ;  un  théâtre  aussi  bon  que 
neuf,  qui  serait  le  remède  infaillible  à  cqté  du  mal  trop 
évident.  Tout  ainsi  que,  dans  l'ancienne  thérapeutique,  on 
tirait  de  la  vipère  je  ne  sais  combien  d'antidotes,  ne 
pourrait-on  pas  trouver,  dans  le  théâtre  même,  le  contre- 
poison nécessaire  ?  D'aucuns  l'ont  cru  et  il  y  aurait  quehjue 
injustice  à  les  en  blâmer. 

On  songeait  à  celte  réforme,  voilà  tantôt  un  quart  do 
siècle.  L'excellent  Breton  et  poète  Achille  du  Clézieux  mar- 
chait à  la  tète  de  cette  croisade  ;  et  Paul  Féval  fut  invité  à 
à  déduire  dans  une  conférence  les  raisons  de  cette  création 
jugée   indispensable  et  pratique.  La  conférence  fut  un  feu 

1.  Revue  Bleue,  16  avril  1897  :  Spectacle  édifiant. 


590  •  LE  THÉÂTRE  CHRÉTIEN 

d'artifice  d'esprit  et  de  bon  sens  :  mais  après  le  feu  d'arti- 
fice, chacun  s'en  fut  chez  soi.  Et  l'on  n'entendit  plus  parler 
du  théâtre  moral,  ou  chrétien.  Aujourd'hui,  on  en  parle,  on 
en  écrit,  on  y  travaille  :  de  très  honorables  gens  de  lettres 
s'y  emploient.  ^ 

Par  malheur  les  premiers  essais,  qui  remontent  à  dix  ou 
douze  mois,  ne  furent  pas  du  plus  favorable  augure. 
Naguère  encore,  les  Débats  profitaient  de  la  déconvenue  des 
réformateurs  de  1896,  pour  rire,  par  avance,  des  déboires  qui, 
suivant  les  Débats,  attendent  les  réformateurs  de  1897.  Le 
journal  rose  traite  d'  «  hommes  bien  pensants  et  d'âmes 
ingénues  »  —  termes  choisis,  pour  dire  poliment  des  niais 
et  des  sots  —  les  gens  qui  ont  conçu  le  «  généreux  des- 
sein d'assainir,  de  désinfecter  le  théâtre,  de  transformer  ce 
foyer  de  corruption  en  un  lieu  de  distraction  honnête  «. 
Après  cet  effort  d'esprit,  les  Débats  racontent  avec  quelque 
gaieté  l'aventure  du  théâtre  moral,  imaginé  par  une  dame 
qui,  juste  au  moment  psychologique  de  la  fondation,  dis- 
parut dans  la  brume  du  soir,  avec  les  bons  et  beaux  écus 
glanés  de  ci  et  de  là  : 

En  1896...,  le  théâtre  chrétien,  représenté  par  une  dame,  dont  le 
nom  reste  encore  un  secret,  du  moins  pour  le  public,  remercia  ses 
protecteurs  et  puisa  largement  dans  ces  por.te-monnaie  qui  s'offraient 
d'eux-mêmes  ;  puis,  la  recette  encaissée,  elle  se  dirigea  vers  une  gare, 
monta  dans  un  wagon  ;  et  depuis,  on  ne  l'a  plus  revue.  C'est  par  là 
qu'elle  ressemble  à  cette  femme  inconnue  dont  il  est  question  dans 
Athalic  ^ . 

Seulement  cette  femme  inconnue,  d'AthaliCy  ne  dit  point 
son  nom  :  et  la  femme  inconnue,  du  théâtre  moral  et  chré- 
tien, s'appelait,  pour  le  public,  M"^  d'Élan  ;  et  le  Figaro 
faisait  grand  éloge  de  l'œuvre  conduite  par  cette  dame 
d'Élan  —  éloge  qui,  venant  de  là,  gâtait  beaucoup  cette 
affaire  d'un  théâtre  moral  et  chrétien. 

L'affaire  fut  complètement  gâtée  par  la  disparition  de  la 
dame  et  de  la  caisse  :  ceci  s'évanouit  avec  cela. 

Mais  la  réforme  vient  d'être  entreprise  à  nouveau,  dans 

1.  Débats,  13  février  1897. 


LE  THEATRE  CHRETIEN  591 

d'autres  conditions  et  avec  d'autres  apparences.  Elle  a  un 
commencement  d'existence  ;  il  y  a  un  théâtre  ;  le  théâtre  a  un 
nom  ;  il  s'intitule  :  Théâtre  Corneille  ;  noble  enseigne,  et  qui 
ne  saurait  effaroucher  personne.  Corneille  a  fait  Polyeucte, 
mais  il  a  fait  le  Cid  et  même  le  Menteur  ;  le  sévère  et  le  plai- 
sant. Corneille  !  cela  veut  dire  :  courage,  fierté,  enthousiasme, 
grandeur,  leçons  viriles  dans  une  langue  sonore  ;  c'est  la 
foi,  c'est  l'honneur,  c'est  tout  ce  qui  fut  et,  malgré  tout, 
demeure  français.  Et  rien  qu'à  entendre  le  nom  du  créateur 
de  tant  de  héros,  je  me  sens  tout  enclin  à  répéter  les  stances 
de  Paul  Déroulède  : 

O  France,  ëcoulc  bien  celui-là,  c'est  Corneille  ! 
Un  autre  est  orateur,  poète,  historien  ;    ^ 
Il  te  forme  l'esprit  ou  te  charme  l'oreille  : 
Celui-là,  c'est  Corneille  !  ô  France,  écoute  bien  ! 

Au  Théâtre  Corneille  on  a  déjà  réuni  deux  ou  trois  fois 
un  public  trié  sur  le  volet  ;  et  je  croirais  même  volontiers 
que  des  spectateurs  en  ont  franchi  le  seuil^  qui  n'avaient 
jamais  posé  les  pieds  dans  un  théâtre.  Bref,  le  Théâtre 
Corneille  semble  naitre  sous  des  astres  favorables  ;  le  succès» 
je  le  lui  souhaite  ;  le  succès  viendra-t-il  ?  L'avenir  répondra  ; 
je  n'ose  lui  prédire,  n'étant  point  prophète,  les  lauriers 
cornéliens,  ni  le  «  beau  trépas  »  qui  est  cornélien  aussi.  Je 
crains  plutôt  le  beau  trépas  :  mais  je  me  garde  d'en  lire  les 
funestes  présages 

A  la  pfllc  clart(5  qui  tombe  des  dtoiles  ; 

et  dans  les  pages  qui  vont  suivre,  je  mets  le  Théâtre  Cor- 
neille hors  de  cause.  On  veut  réformer  le  théâtre  :  je  bats  des 
mains  ;  on  rêve  d'une  création  dramatique  où  l'on  n'insul- 
tera ni  la  foi,  ni  les  mœurs,  où  l'on  pourra  écouter  et  voir  sans 
rougir  ;  bref,  un  théâtre  modèle  et  idéal  : 

La  nièce  en  permettra  le  spectacle  à  «a  tante  ! 

Le  but  est  digne  de  toute  louange  ;  l'entreprise  mérite- 
rait, si  elle  était  possible,  aide  et  protection.  Mais  n'est-ce 
pas  le  lieu   d'examjper  les  difficultés   multiples  et  grandes 


592  LE  THÉÂTRE  CHRÉTIEN 

que  rencontrerait,  à  Theiire  où  nous  vivons,  ce  que  l'on 
est  convenu  d'appeler  un  théâtre  chrétien  ;  ailleurs,  bien 
entendu,  que  dans  les  maisons  d'éducation  catholique,  où 
il  peut  y  avoir  un  théâtre  comme  moyen  d'éducation,  et  où 
le  théâtre  ne  saurait  être  que  chrétien  ^. 

Trouver  une  salle  où,  de  temps  à  autre,  des  acteurs  d'élite 
joueront,  devant  un  parterre  d'élite,  une  pièce  morale,  un 
drame  chrétien,  un  vrai  mystère^  conforme  à  l'Evangile  ou 
à  la  Vie  des  Saints,  cela  se  voit.  Cela  s'est  vu,  par  exemple, 
au  théâtre  de  la  Galerie  Vivienne,  sorte  de  halle  dramatique 
où,  moyennant  finance,  on  peut  étaler  toute  espèce  de  den- 
rées, méchantes  et  bonnes.  Mais  établir  un  théâtre  chrétien 
à  poste  fixe,  avec  une  direction,  une  troupe  d'acteurs  et 
d'actrices,  avec  tout  ce  qui  constitue  la  Comédie-Française 
ou  le  Vaudeville,  hoc  opus,  hic  labor  est.  Pour  n'envisager 
les  choses  que  de  loin  et  par  les  côtés  les  plus  saillants,  la 
difliculté  viendrait  des  acteurs  à  prendre  et  à  garder  ;  du 
public  à  réunir  ;  des  pièces  à  choisir,  à  monter,  à  faire 
réussir. 

Je  ne  parle  point  de  l'argent  à  encaisser  pour  vivre.  Il  est 
de  toute  évidence  que  les  millions  de  l'Etat,  qui  coulent  de 
la  poche  des  contribuables  dans  la  tirelire  des  danseuses, 
ne  rouleront  jamais  dans  les  coffres  d'un  théâtre  moral  —  à 
moins  que,  mais  c'est  une  supposition  gratuite,  l'Etat  ne 
déverse  sur  cette  pente  l'or  que  les  agents  du  fisc  auront 
découvert  chez  les  Petites-Sœurs  des  Pauvres.  Les  Juifs  et 
autres  millionnaires  ne  songeront  jamais  à  placer  là  leur 
petit  avoir.  D'où  viendra  l'argent  ?  Je  ne  le  sais  ;  et  la  ques- 
tion des  gros  sous  me  préoccupe  assez  peu.  On  en  trouve 
toujours  pour  les  œuvres  qui  n'ont  que  la  moitié  de  l'éti- 
quette chrétienne  :  cette  dame  de  l'an  passé,  pour  glaner 
des  billets  de  banque,  n'avait  eu  qu'à  montrer  son  étiquette 
et  à  tendre  la  main.  S'il  s'agissait  de  fonder  une  école  catho- 
lique, pM  un  asile  de  vieillards,  de  soutenir  des  mission- 
naires qui  peinent  au  bout  du  monde,  on  y  regarderait  à 
deux  et  trois  fois.  Pour  un  théâtre,  l'argent  sortira,  comme 
par  enchantement,  des  mines  et  des  bourses. 

1.  Cf.  Théâtre  chrétien,  parle  P,  G.  Longhaye,  t.  J»;  Préface. 


LE  THEATRE  CHRETIEN  593 

Mais  le  public,  d'où  viendra-t-il  ?  et  combien  ae  temps  ? 
à  ce  théâtre  honnête,  moral,  chrétien.  Ici  une  réflexion  qui 
se  présente  sans  aucun  effort.  Quelqu'un  disait  naguère  : 
«  Le  théâtre  chrétien  ferait  aller  au  théâtre  les  braves  gens 
qui  n'y  vont  pas.  »  Si  c'était  vraiment  le  but  et  l'effet  de 
cette  entreprise,  mieux  vaudrait  déployer  son  zè]^  à  dépaver 
les  rues  qui  aboutiraient  là.  Il  est  vrai  qu'aujourd'hui  le 
monde  est  petit  des  braves  gens  qui  ne  vont  à  aucun  théâtre  : 
et  nous  sommes  déjà  loin  de  l'époque  où  le  jeune  Garcia 
Moreno,  étudiant  à  Paris,  se  gardait  du  théâtre  comme  du 
feu.  C'est  un  besoin,  une  fièvre  de  la  société  frivole,  affairée 
et  surmenée;  le  théâtre  dévore  le  temps  qui  pèse  ;  c'est 
comme  la  torture,  au  jugement  du  bonhomme  Dandiu  : 

Bon  !  cela  fait  toujours  passer  une  heure  ou  deux. 

On  fréquentait  le  théâtre,  au  siècle  de  Bossuet  pour  «  s'é- 
tourdir et  s'oublier  soi-même,  pour  calmer  la  persécution 
de  cet  inexorable  ennui  qui  fait  le  fond  de  la  vie  humaine, 
depuis  que  l'homme  a  perdu  le  goût  de  Dieu  '  ».  Aujourd'hui 
on  y  court,  on  s'y  rue,  pour  fuir  le  même  ennui  toujgurs 
inexorable,  et  pour  éviter  toute  pensée  sérieuse  dont  on  if 
peur. 

Le  théâtre  est,  pour  certains  Français,  presque  aussi 
nécessaire  que  le  manger,  le  boire  et  le  dormir.  ^ 

Les  Espagnols  en  arrivant 
Dans  un  pays  nègre  ou  mulâtre 
Bâtissent  d'abord  un  couvent, 
Les  Japonais  un  pararcnt, 
Les  Anglais  un  comptoir,  les  Français  un  théâtre. 

Voilà  tantôt  27  ans,  pendant  le  siège,  il  y  avait  à  Paris  un 
monde  assez  blasé,  assez  fou,  pour  chercher  cette  diversion 
aux  soucis  de  l'heure  présente,  et  qui  au  seuil  de  la 
comédie,  aurait  enjambé  des  cadavres.  Quand  on  mourait 
de  faim  et  de  misère,  à  quelques  pas  du  théâtre,  quand  nos 
soldats  exténués  agonisaient  sur  les  remparts,  on  jouait 
Bataille  de  dames  de  Scribe  et  le  tout  Paris  d'alors  était  là. 
En  vérité  il  fallait  un  certain  courage  aux  acteurs  et  aux 

1.  Lettre  au  P.  CaCTaro  sur  la  comc'die. 

LXXI.  —  38 


594  LE  THEATRE  CHRETIEN 

afFamés  de  spectacle  pour  prêter  leur  attention  à  des  scènes 
qu'une  bombe  pouvait  interrompre.  On  eut  ce  courage  ;  et  les 
cabotins  méritent  le  ruban  rouge  ;  ils  ont  été  au  feu,  ces 
héros  *  ! 

La  fureur  du  théâtre  était  montée  à  ce  paroxysme  en  1871  ; 
elle  n'a  pas.diminué  ;  loin  de  là  :  et  peut-être  les  créateurs 
du  théâtre  chrétien  comptent-ils  sur  cet  état  d'âme  de  la 
société,  pour  garnir  les  fauteuils  de  leur  salle  édifiante.  Mais 
ce  n'est  pas  seulement  pour  fuir  l'ennui  et  le  poids  de  la  vie, 
pour  passer  quelques  heures  à  ne  point  penser,  que  l'on  se 
précipite  au  théâtre.  Il  y  eut  un  temps  où,  des  habiles 
pouvaient  croire  leur  soirée  bien  remplie,  s'ils  avaient 
constaté  que,  dans  telle  ou  telle  tragédie  de  Corneille,  la 
règle  des  trois  unités  suivant  Aristote  et  d'Aubignac  était 
exactement  gardée  ;  M"®  de  Sévigné  allait  à  Andromaque^ 
pour  y  verser  «  cinq  ou  six  larmes  ».  Nous  sommes  à  plus  de 
deux  siècles  de  ces  naïvetés  d'ancien  régime  ;  et  si  M™" 
Pipelet  va  pleurer  au  théâtre  sur  les  Deux  gosses,  l'immense 
majorité  y  cherche  des  émotions  moins  innocentes.  S'ima- 
gine-t-on  que  ce  monde-là,  le  monde  friand  des  pièces 
d'adultère  et  de  divorce,  envahira  le  parterre  d'un  théâtre 
dont  l'enseigne  sera  chrétienne  et  morale  —  même  ce 
monde  semi-chrétien  qui  n'a  pas  désappris  tout  à  fait  le 
chemin  de  l'église  ?  On  l'y  prendra  peut-être,  pour  la 
curiosité  et  la  nouveauté  de  la  chose,  une  fois  ou  deux  — 
comme  il  va  aux  drames  bibliques  ou  prétendus  tels  de  la 
Semaine  Sainte  ;  comme  il  va  encore  à  certains  offices  de 
paroisse,  quand  le  journal  donne  le  titre  des  morceaux  que 
ce  monsieur  ou  cette  dame  de  l'Opéra  daignent  exécuter 
pour  l'édification  des  fidèles.  Mais  cela  durera-t-il  ?  par  le 
seul  fait  qu'on  leur  annoncera  un  théâtre  honnête,  un 
drame  honnête,  de  l'esprit  honnête,  des  sentiments  honnêtes 
ou  chevaleresques,  l'envie  les  saisira  d'aller  au  spectacle 
voisin  ;  quelques-uns,  parce  qu'ils  auront  peur  de  ne  point 
se  divertir  ;  plusieurs,  parce  qu'ils  auront  peur  d'être  plai- 
santes par  leurs   amis  ;   tous   parce  qu'ils  auront  peur  de 

1.  Voir  L.  Veuillot,   Paris  pendant  les  deux  sièges,  t.  II,  page  101  ;  9 
janvier  1871. 


LE  THÉÂTRE  CHRÉTIEN  595 

quelque  chose.  Il  leur  suffira  de  lire  rafïîche,  de  savoir  que 
ce  théâtre  respecte  le  sixième  commandement  de  Dieu,  qu'il 
n'y  a  point  de  ballet  dans  les  entr'actes,  pour  les  faire 
courir  aussi  vite  que  le  chien  de  Nivelle.  Ah  !  ce  théâtre-là 
est  moral  !  donc,  on  n'y  joue  que  le  Monde  où  l'on  s'ennuie, 
et  certes  point  celui  de  Pailleron  ! 

Le  théâtre  honnête  ne  fera  perdre  aucun  abonné  au 
Vaudeville,  ni  au  Palais-Royal,  ni  aux  Bouffes,  ni  à  l'Ambigu, 
ni  à  aucun  établissement  où  l'on  s'amuse,  et  qui  est  nanti 
soit  d'acteurs  fameux,  soit  d'actrices  trop  fameuses. 

Quels  seront  les  acteurs  et  les  actrices  du  théâtre  moral 
et  chrétien  ?  J'espère  avant  tout  que  le  personnel  sera  con- 
forme à  l'enseigne  de  la  maison  ;  et  il  le  faut  ;  sans  quoi, 
des  chrétiens  sérieux  ne  sauraient,  en  conscience,  donner 
leur  clientèle  à  cette  maison-là.  Sur  une  scène  morale,  il  ne 
faut  à  aucun  prix,  ni  homme  ni  femme  de  renommée 
compromise  ou  douteuse.  Sur  une  scène  honnête,  une  Jeanne 
d'Arc  ne  saurait  être  figurée  par  une  courtisane.  Supposez  • 
une  Pauline  qui  serait  une  Grille-d'Égout,  et  dont  le  géné- 
reux martyr  Polyeucte  dirait  avec  conviction  :  Elle  a  trop  de*- 
vertus...  Ce  ne  serait  pas  seulement  ridicule  ;  ce  serait 
indécent. 

Mais  où  et  comment  recruter  ce  pejrsonnel  moral  du  théâtre 
moral  ?  Probablement,  sans  aller  fouiller  les  recoins  de  Nan- 
terre,  on  trouverait  quelques  rosières  disposées  à  monter 
sur  les  planches.  Mais  quel  prêtre,  quelle  mère  de  famille, 
oseront  conseiller  à  une  jeune  fille  chaste  une  profession 
qui  n'a  rien  de  commun  avec  une  confrérie  ?  Sans  doute,  le 
théâtre  qui  s'intitulerait  chrétien  ne  serait  pas  un  bourbier 
où  se  détériorent  les  perles.  Les  pièces  —  dont  nous  allons 
parler  tout  à  l'heure  —  seront  toutes,  sinon  héroïques  et 
pieuses,  du  moins  bienséantes  ;  même  dans  les  comédies, 
on  mariorn  toujours,   comme  dans  l'église   verte   de  Hugo, 

Un  œillet  nommé  Cidalisc 
Avec  un  chou  nommé  Jacquot. 

Mais  enfin,  si  ce  théâtre  existe,  il  y  aura  un  public,  il  y 
aura  une  troupe,  il  y  aura  des  coulisses.  Puisse-t-il  n'y 
avoir  point  de  scandales  ;  un  scandale,  dans  un  théâtre  dit 


596  LE  THÉÂTRE  CHRÉTIEN 

chrétien,  ferait  plus  de  bruit  que  dans  les  établissements 
dramatiques  du  voisinage,  où  ces  choses-là  sont  de  la  mon- 
naie courante. 

Suivant  un  proverbe  qui  est  presque  un  axiome,  femme 
da  théâtre  c'est  femme  perdue  ;  les  rares  exceptions 
confirment  la  règle.  Souhaitons  que  dans  un  théâtre, 
chrétien  par  exception,  il  n'y  ait  que  des  exceptions  ;  c'est 
possible,  mais  est-ce  probable  ?  Les  créateurs,  directeurs, 
acteurs  feront  sagement  de  méditer  là-dessus,  avant  d'allumer 
leurs  chandelles. 

Quelles  pièces  jouera-t-on  dans  un  théâtre  moral  et 
chrétien  ?  A  théâtre  tout  neuf  il  faudrait  un  tout  nouveau 
répertoire  ;  et  ce  ne  serait  point  la  moindre  des  difficultés, 
que  d'avoir  sous  la  main  des  tragédies  et  comédies  parfaite- 
ment orthodoxes,  parfaitement  irréprochables  à  tout  point  de 
vue,  et  d'un  intérêt  parfaitement  soutenu. 

On  ne  peut  plus  demander  et  je  suis  éloigné  de  demander 
au  théâtre,  qu'il  soit,  comme  au  moyen  âge,  le  prolongement 
•de  l'église  ;  et  que  les  dramaturges  soient  les  arrière-petits- 
neveux  des  frères  Greban.  Il  conviendrait  beaucoup  plus 
q^u'on  éliminât  d'une  scène  profane  ce  qui  ne  peut  guère  se 
voir  que  sur  une  scène  de  collège  catholique  ou  de  patronage  : 
des  mystères.  Au  collège,  au  patronage,  le  théâtre  est  comme 
une  annexe  de  la  chapelle  ;  on  est  tout  préparé  à  y  voir  figurer 
des  personnages  bibliques,  à  écouter  des  souvenirs  et  des 
leçons  de  l'Evangile  :  tout  s'y  passe  avec  le  respect  dû  aux 
choses  saintes.  Ailleurs,  en  peut-il  être  de  même  ?  L'acadé- 
micien Claretie,  directeur  de  la  Comédie  Française,  riait 
naguère,  dans  le  Temps,  de  certaines  représentations  de  la 
Passion  pendant  lesquelles,  pour  se  remettre  des  émotions 
austères,  on  avait  la  ressource  de  se  glisser  à  la  buvette. 
Les  boulevards  de  Paris  n'ont  rien  qui  ressemble  aux  pieuses 
rues  d'Oberammergau,  où  le  théâtre  est  presque  une  église 
et  dont  les  acteurs  sont  des  chrétiens  authentiques,  qui  se 
confessent  et  communient  avant  de  remplir  leurs  rôles  — 
fût-ce  même  les  rôles  de  Pilate  et  de  Judas. 
'  Du  moins,  que  jamais  le  Théâtre  chrétien  n'ofi're  à  ses 
spectateurs  une  Passion  d'Haraucourt,  un  Christ  de  Grand- 
mougin,  un  Chemin  de  croix  d'Armand  Sylvestre  ;  autrement, 


LE  THÉÂTRE  CHRÉTIEN  597 

le  devoir  des  spectateurs  serait  de  protester  et  de  siffler  — 
les  pommes  cuites  du  temps  jadis  n'étant  plus  tout  à  fait  de 
mode.  Donc,  peu  ou  point  de  mystères  :  il  y  en  a  déjà  trop. 
Point  du  tout  de  ces  fausses  pièces  chrétiennes  du  genre  de 
V abbé  Constantin,  \(ic[\\e\niisi  pas  un  abbé,  mais  un  bour- 
geois, et  un  chrétien  fort  médiocre  puisqu'il  exhorte  son 
neveu  à  pourfendre  en  duel  son  adversaire.  Très  peu  de  sou- 
tanes sur  les  planches.  Mais  alors  quoi  ?  Ce  n'est  plus  le 
temps  des  tragédies  ;  à  peine  le  temps  des  drames  héroï- 
ques. Toutefois  les  grands  drames  que  vivifie  un  vrai  souffle 
d'honneur  et  de  patriotisme  chrétien,  comme  il  en  passe 
par  endroits,  dans  les  quatre  actes  de  la  Fille  de  Roland, 
trouveraient  un  écho  dans  un  bon  nombre  d'âmes  que  les 
défaites  n'abattent  point  et  que  révoltent  les  hontes  journa- 
lières. Le  théâtre  n'a  jamais  rien  corrigé  ;  mais  il  peut  forti- 
fier les  nobles  pensées  dans  les  nobles  cœurs.  Le  grand 
Condé  pleurait  aux  tragédies  Aw  grand  Corneille  ;  et  il  n'en 
était  que  plus  dispos  à  gagner  une  bataille  le  lendemain. 
P'aitcs-nous  des  pièces  qui,  au  lieu  d'amollir  les  courages, 
les  rafraîchissent  et  les  relèvent  :  alors,  nous  croirons  à 
votre  théâtre  moral  et  chrétien. 

C'était  l'utile  réforme  que  proposait  Paul  Févai,  voilà 
quelque  vingt  ans  : 

Jamais  plus  la  tragédie  ne  s'éveillera  tout  à  fait  ;  à  moins  que,  par 
un  miracle  ardemment  souhaité,  la  tragédie  ne  s'éveille  un  jour,  mo- 
derne, française,  chrétienne,  priant  ou  blasphémant  le  vrai  Dieu, 
cherchant  son  amour  et  sa  haine,  trouvant  son  héroïsme  et  ses  fureurs, 
toute  sa  passion,  toute  sa  fièvre  dans  les  entrailles  de  notre  histoire. 
Alors  elle  cessera  d'être  pour  nous  ce  fantôme  qui  glisse  hors  du  réel, 
dans  un  rayon  incertain.  Elle  sera  ce  qu'était  la  fille  d'Eschyle  aux 
jours  de  sa  jeunesse  ;  elle  aura  notre  sang  plein  ses  veines,  elle  vivra 
de  la  vie  même  de  la  patrie  *. 

Un  poète  de  talent,  M.  Charles  Vincent,  rêve  une  autre 
réforme,  utile  aussi  et  digne  de  tout  éloge  ;  mais  combien 
hasardeuse  !  Avec  les  scènes  patriotiques,  tirées  des  en- 
trailles   de    notre    histoire    sincèrement    comprise,    qu'on 

1.  Paul  Féval,  souvenirs,  par  Charles  Buet  ;  page  299. 


598  LE  THÉÂTRE  CHRÉTIEN 

essaye  la  satire  des  misères  qui  rongent  la  société  contem- 
poraine. Au  lieu  de  mettre  toujours  en  scèap,  dit  M.  Charles 
Vincent,  un  seul  des  péchés  capitaux,  et  ses  variétés 
immondes,  qu'on  y  flagelle  les  autres  : 

4» 

M   ...   Qu'on  nous  montre  le  Pharisien   superbe,  le  savant  Orgueil-' 
leux,  foudroyés  dans  leur  cœur  ou  dans  leur  raison  par  la  justice  divine; 

L'Avare  moderne,  qui  n'est  plus  l'Harpagon  de  Molière,  mais  l'abo- 
minable usurier,  pillard  du  denier  de  la  veuve  et  de  l'orphelin  des 
Assistances  publiques  ; 

L'Envieux,  surgissant  de  son  bouge  pour  briguer  le  mandat  de 
député  et  rouler  carrosse  sous  la  cocarde  de  ministre  tricolore  ; 

Le  Gourmand,  goinfre  du  budget,  attirant  à  lui  l'assiette  au  beurre  ; 
'  Le  Colérique  sectaire,  expulsant   les  religieux  de  leurs  cellules,   ou 
fusillant  des  femmes  à  Châteauvillain  ; 

Le  Paresseux  enfin,  vautré  dans  les  sinécures  d'en-deçà  et  d'au-delà 
des  mers,  se  faisant  des  rentes  avec  l'argent  des  contribuables...  *  » 

m 

Bravo,  poète  ;  mais  y  songez-vous  ?  Le  théâtre  qui  aurait 
ces  audaces,  ou  ce  courage,  serait  traité  comme  un  couvent; 
les  ministres,  la  police,  les  crocheteurs,  la  franc-maçonne- 
rie, la  juiverie,  tous  les  pratiquants  des  six  péchés  capitaux, 
se  mettraient  en  branle  contre  ce  théâtre-là,  qui  serait  une 
tribune  et  un  pilori.  Ils  ne  souffriraient  pas  cette  façon 
d'Ancienne  Comédie^  qui  les  jouerait  sous  des  masques 
transparents  :  et  chose  lamentable,  vous  verriez  des  cen- 
taines de  braves  gens  déserter  votre  parterre  moral,  par 
crainte  de  se  compromettre  eux-mêmes,  puis  leurs  cousins, 
puis  leur  caisse. 

Malgré  ces  prévisions  qui  n'ont  rien  de  trop  chimérique, 
nous  applaudissons  de  bon  cœur  au  projet  que  formule 
M.  Charles  Vincent,  et  à  l'honnête  Aristophane  qui  le  réali- 
sera. Une  réforme  dans  ce  sens-là  serait  une  revanche  du 
bon  sens,  du  bon  droit,  de  la  probité  et  du  patriotisme, 
contre  les  lâchetés  qui  avilissent  un  pays,  contre  les  vile- 
nies qui  le  ruinent.  Que  M.  Charles  Vincent  et  d'autres 
gens  de  cœur  et  d'esprit  se  mettent  à  l'œuvre  :  nous  ne  leur 
ménagerons  point  nos  louanges.  Quand  le  théâtre  chrétien 

1.   Gazette  de  France,  15  février. 


LE  THÉÂTRE  CHRÉTIEN  599 

m 

aura  fourni  cette  preuve  et  produit  cette  merveille,  nous 
croirons  à  ce  théâtre  ;  bien  plus,  nous  corons  fortement 
induits  à  crier  :  Ce  théâtre  est  une  institution  d'utilité 
publique  ;  on  y  fait  de  bonne  besogne  ;  allez-y  ! 

En  attendant,  si  nous  avions  l'occasion  de  répéter  la 
conférence  de  Paul  Féval  devant  une  assemblée  de  mes- 
sieurs et  de  dames,  bien  convaincus  de  la  nécessité  d'une 
réforme  pour  le  théâtre,  et  sérieusement  résolus  à  tenter 
ladite  réforme,  nous  leur  tiendrions  à  peu  près  ce  langage  : 

Mesdames,  Messieurs, 

Vous  entreprenez  de  fonder  une  Ligue  contre  la  licence 
du  théâtre;  j'y  applaudis  des  deux  mains  :  cette  ligue  fera 
le  digne  pendant  de  celle  qui  existe  déjà  contre  la  licence 
des  rues.  Soyez  sûrs,  qu'avec  le  témoignage  de  votre 
conscience,  vous  aurez  l'approbation  et,  qui  sait?  l'appui  de 
tous  les  honnêtes  gens  qui  ne  fréquentent  point  dans  ces 
maisons-là  ;  c'est  quelque  chose. 

Vous  voulez  réformer  le  théâtre  ;  eh  bien,  réformez-vous. 
Ce  sera  plus  utile  assurément,  et  plus  aisé  peut-être,  que  do 
créer  un  théâtre  de  plus,  auquel  vous  imposeriez  l'étiquette 
de  chrclieii,  auquel  vous  feriez  des  rentes,  mais  qui  vous 
donnerait  pas  mal  de  soucis,  et  peu  de  profit. 

Réformez-vous.  Vous  allez,  tous,  ou  presque  tous,  au  théâ- 
tre. Je  ne  vous  en  félicite  point;  néanmoins  je  n*ose  vous 
dire  ce  que  Racine,  un  homme  qui  connaissait  assez  bien 
le  théâtre,  écrivait  à  son  fils  atné,  en  le  suppliant  de  fuir  les 
les  Opéras  et  les  Comédies  de  Marly  '.  Vous  traiteriez  Racine 
de  dévot  et  de  bigot  :  ce  qui  serait  deux  fois  désobligeant 
pour  l'auteur  d*Athatie.  Mais  souffrez  un  conseil.  N'assistez 
jamais  à  un  spectacle  où  l'on  insulte,  sciemment  ou  non, 
votre  foi  ;  où  l'auteur  méprise  les  lois  élémentaires  de  la 
morale;  où  acteurs  et  actrices  oublient  les  lois  élémentaires 
de  la  pudeur  et  des  convenances. 

Que  s'il  vous  arrive,  sans  le  savoir,  sans  le  vouloir,  de 
tomber  sur  une  pièce  indécente,  sur  un  vaudeville^  un  drame, 

1.  Lettre  du  3  juin  1697. 


600  LE  THÉÂTRE  CHRÉTIEN 

une  conTédie,  qui  serait  une  glorification  de  l'adultère,  du 
divorce,  ou  d'autres  ignominies,  plaignez-vous  ;  sifflez  har- 
diment : 

C'est  un  droit  qu'à  la  porte  on  achète  en  entrant. 

Si  cela  ne  suffît  point  à  émouvoir  le  directeur,  ou  à  ré- 
veiller la  censure,  criez  plus  fort.  Empruntez  la  voix  de  la 
presse.  Cette  voix,  on  l'entend  toujours.  Il  y  a  encore.  Dieu 
merci,  quelques  journaux  indépendants  et  vaillants  ;  trop 
peu  sans  doute,  mais  il  y  en  a.  Invitez-les,  par  des  récla- 
mations motivées,  nombreuses,  pressantes,  à  combattre  avec 
vous  ;  à  soulever  contre  les  hontes  dramatiques,  l'indigna- 
tion et  le  dégoût.  Soyez  sûrs  que,  bon  gré  mal  gré,  les  gens 
de  théâtre  en  seront  émus  et  remués. 

Vous-mêmes,  combattez  de  la  voix  et  de  l'exemple  auprès 
de  vos  amis  et  de  vos  proches.  Vous  êtes  indignés  :  qu'on  le 
sache  autour  de  vous. 

Par  contre,  applaudissez  les  auteurs,  très  rares,  qui  ont 
du  talent,  qui  s'en  servent,  qui  ne  le  traînent  point  dans 
l'égout. 

Mesdames,  Messieurs,  vous  voulez  une  réforme  ;  faites-la. 

V.  DELAPORTE,  S.  J. 


I 


LE  PROBLÈME  DE  LA  FOI 

CHEZ  M.  PAUL  JANET 


M.  Paul  Janet  est,  en  France,  un  des  vétérans  de  rensei- 
gnement philosophique.  En  1862,  il  débutait  à  la  Sorbonne 
comme  suppléant  d'Adolphe  Garnier.  Depuis,  il  n'a  cessé 
d'apporter  à  la  défense  des  doctrines  spiritualistes  le  secours 
de  sa  parole  et  de  sa  plume.  Sa  philosophie   se  distingue 
par  un  Ijon  sens  moyen  qui  l'incline  à  accepter  les  vérités 
communes  et  traditionnelles  et  le  met  en  défiance  à  l'endroit 
des  nouveautés    révolutionnaires.  Au  reste,  il   aime   à  se 
rendre  compte  des  choses  et  des  mots.  Et,  s'il  est  peu  fami- 
liarisé avec  l'art   de  donner  de  l'éclat  à    sa  pensée,  il  ne 
manque  pas  de  souplesse  dans  sa  dialectique.  C'est  un  des 
derniers  survivants  de  l'école  qui  compta  Adolphe  Garnier, 
Amédée  Jacques,  Efhilc  Saisset,  Jules  Simon,  et  que  repré- 
sente encore  M.  Francisque  Bouillier.  Il  recherche  comme 
cette  école  les  idées  claires  et  distinctes,  mais  il  en  a  aussi 
les  vues  un  peu  courtes.   On  sent  vite  qu'il  s'inspire  avant  . 
tout  de  Descartes  et  de  Cousin.  Pour  lui,  la  scolastiquc  est 
lettre  close.  Il  en  hasardera  parfois  un  timide  éloge,  tempéré 
de   nombreuses   réserves;  mais,  à  coup  sûr,  il  ne  l'a  pas 
comprise.  Et  c'est  dans  cette  ignorance  ou  cette  méconnais- 
sance, à  notre  avis,  qu'il   faut  chercher,  en   grande  partie, 
l'explication  des  lacunes,  des  méprises  et  des   confusions 
que  présente  l'œuvre    d'un    esprit    naturellement  droit  et 
élevé. 

Ces  méprises  et  ces  incertitudes  nous  ont  particulièrement 
frappé  dans  ce  qu'on  peut  appeler  le  problème  de  la  foi.  Les 
éléments  de  cette  question,  telle  que  l'entend  M.  Paul 
Janet,  sont  épars  dans  son  dernier  ouvrage,  intitulé  Prin- 
cipes de  métaphysique  et  de  psychologie^.  Là  sont  réunies 

1.  Paris,  Dclagravc,  1897.  2  vol.  in-8». 


602  LE  PROBLÈME  DE  LA  FOI 

les  leçons  professées  à  la  Sorbonne  de  1888  à  1894,  ainsi 
qu'un  certain  nombre  d'articles  précédemment  publiés 
dans  la  Revue  des  Deux-Mondes  ou  la  Revue  philosophique. 
Nous  pouvons  ainsi  embrasser  d'ensemble  la  doctrine  de 
l'auteur.  Il  nous  donne  d'ailleurs  ce  livre  comme  son 
testament  philosophique  et  l'expression  dernière  de  sa 
pensée. 

Voyons  donc  comment  M.  Paul  Janet  pose  et  cherche  à 
résoudre  le  problème  de  la  foi.  Cette  étude  présente  d'autant 
plus  d'intérêt  que  nous  sommes  ici  en  face  d'une  question 
qui  occupe  de  plus  en  plus  les  esprits  et  tourmente,  à 
l'heure  présente,  les  penseurs  les  plus  éminents  et  les  plus 
sincères  ^ 

I 

Qu'est-ce  que  la  foi  pour  M.  Paul  Janet? 

L'état  d'esprit  exprimé  par  le  mot  opinion^  dit-il  dans  son 
premier  volume,  et  l'état  exprimé  par  le  mot  croyance  se 
rapportent  tous  deux  à  un  point  discuté  et  discutable.  Mais 
ce  qui  dans  les  autres  sciences  reste  opinion,  en  philosophie 
devient  croyance.  Le  savant  est  indifférent,  au  fond,  sur  la 
réalité  objective  de  son  hypothèse.  Qu'il  y  ait  un  seul  fluide 
ou  deux,  ou  même  qu'il  n'y  en  ait  pas  du  tout,  que  la  lumière 
se  propage  par  émission  ou  par  ondulation,  «  tout  cela  lui 
est  absolument  égal  ».  Il  n'en  est  pas  de  même  en  philoso- 
phie. Les  doctrines  philosophiques  existaient  précédem- 
ment, en  grande  partie,  sous  forme  de  croyances  reli- 
gieuses. «  En  passant  de  la  religion  à  la  philosophie,  ces 
croyances  sont  restées  croyances,  c'est-à-dire  tenant  au  fond 
de  l'âme,  aux  intérêts  de  l'âme,  liées  au  sentiment  et  à 
toute  la  vie  morale  -.  » 

Le  caractère  de  croyances,  dit  un  peu  plus  loin  M.  Paul  Janet,  tient  à 
l'âme  plus  qu'à  la  raison  pure...  L'homme  est  un  être  vivant,  sentant, 
social,  historique,  composé  de  toutes  sortes  d'éléments  :  il  ne  peut  pas 
guider  sa  vie  uniquement  par  la  raison  pure;  une  ataraxie  absolue  est 

1.  M.  Brunetière  et  la  psychologie  de  la  foi.  Études,  5  et  21  mars  1897. 

2.  Ouvrage  cité,  tome  I^"",  p.  43. 


CHEZ  M.  PAUL  J4NET  603 

impossible  et  illégitime;  tout  le  monde  reconnaît,  même  les  incroyants, 
qu'il  faut  croire  à  quelque  chose;  personne  ne  voudrait  être  considéré 
comme  un  homme  sans  conviction  *. 

La  croyance  se  confondrait  donc  avec  l'opinion  par  le 
caractère  problématique  de  son  objet;  elle  en  différerait 
par  la  fermeté  de  Tadhésion.  Cette  fermeté  naîtrait  de  la 
nécessité,  des  exigences  pratiques  de  la  vie  en  même  temps 
que  du  milieu,  de  l'hérédité,  de  l'éducation.  Par  son  côté 
instinctif  et  inconscient,  elle  serait  l'œuvre  des  circons- 
tances, ile  nos  antécédents  surtout,  plutôt  que  notre  œuvre 
personnelle.  Par  ce  qu'elle  a  de  libre  et  de  volontaire,  elle 
serait  la  création  de  chacun.  D'une  et  d'autre  façon,  l'esprit 
dans  son  affirmation  dépasserait  la  valeur  de  l'évidence. 

L'auteur  ajoute  : 

Même  au  point  de  vue  naturel  et  toute  religion  positive  mise  à  part, 
ils  reste  toujours  deux  besoins  :  savoir  et  croire  ;  le  besoin  spéculatif 
et  le  besoin  pratique.  Comme  savant,  j'ai  du  temps  devant  moi  pour 
«  ajuster  mes  opinions  au  niveau  de  la  raison  »,  comme  dit  Descartes. 
Comme  homme,  j'ai  besoin  immédiatement  de  règles  et  de  principes 
pour  agir  et  pour  donner  un  sens  et  un  but  à  ma  vie. 

Pour  éviter  toute  équivoque,  je  n'entends  pas  seulement,  par  croire, 
admettre  des  vérités  morales  et  religieuses  plus  ou  moins  semblables  h 
celles  que  nous  ont  enseignées  les  religions  positives  ;  j'entends  par  là 
toute  forme  de  conviction  qui  ne  dépend  pas  exclusivement  de  la  raison 
et  de  l'examen,  et  qui  est  l'œuvre  commune  de  la  raison,  du  sentiment 
et  de  la  volonté...  Ainsi  l'opinion  politique  de  chacun  n'est  pas  exclusi- 
vement une  œuvre  rationnelle  et  scientifique  ;  mais  chacun,  suivant  sa  si- 
tuation, son  éducation,  les  données  de  son  expérience  propre,  choisit 
librement,  entre  les  doctrines  régnantes,  celle  qui  lui  agrée  le  plus.  II  en 
est  de  même  des  doctrines  sociales  ou  antisociales,  religieuses  ou  antire- 
ligieuses, des  diverses  conceptions  qu'on  se  fait  de  la  moralité,  enfin-ct 
même  des  doctrines  littéraires  et  esthétiques.  Dans  tous  ces  cas,  l'adhé- 
sion à  telle  ou  telle  doctrine  n'est  pas  un  acte  de  science  ;  c'est  encore, 
et  la  plupart  du  temps  c'est  surtout  un  acte  de  foi,  parce'qu'elle  ne 
dépend  pas  exclusivement  de  l'examen,  mais  qu'elle  est  un  résultat 
complexe  dans  lequel  entrent  l'instinct,  l'éducation,  le  milieu,  la  rénexion^ 
la  sensibilité,  l'imagination,  en  un  mot  l'homme  tout  entier'. 

1.  Ouvrage  cite,  tome  I»"",  p.  62, 

2.  Ouvrage  cité,  tome  I",  p.  70-73.  Voir  tome  II,  p.  'i91. 


604 


LE  PROBLEME  DE  LA  FOI 


On  voit  le  départ  que  M.  Paul  Janet  fait  entre  la  science 
et  la  foi  ;  il  attribue  la  première  à  la  spéculation,  la  seconde 
à  la  vie  pratique.  On  se  fait  des  croyances  parce  qu'il  faut 
prendre  un  parti.  Ces  croyances  forment  «  une  morale  par 
provision  »,  assez  semblable  à  la  morale  de  Descartes.  Sans 
doute,  la  croyance  n'exclut  pas  la  raison  ;  la  raison  entre 
même  comme  élément  dans  ce  mélange  complexe  dont  la 
résultante  est  la  foi.  Mais  la  foi  s'oppose  à  la  science  en  ce 
qu'elle  n'est  pas  établie  méthodiquement,  que  toutes  ses 
assises  ne  sont  pas  rationnelles.  Par  suite,  l'examen  criti- 
que doit  nécessairement  dissoudre  la  foi,  et  mettre  à  sa 
place  la  science. 

Dans  le  second  volume,  M.  Paul  Janet  va  donner  plus  de 
précision  à  sa  pensée.  Il  examine  la  doctrine  exposée  par 
M.  OUé-Laprune  dans  son  livre  De  la  certitude  morale,  et, 
à  ce  propos,  il  fait  une  étude  directe  de  la  croyance. 

Je  crois  qu'il  y  a  une  ville  appelée  Rome,  dit-il  ;  je  crois  qu'il  y  a  eu 
un  homme  appelé  César.  Je  crois  que  le  progrès  a  été  la  loi  de  l'huma- 
nité ;  je  crois  que  la  forme  républicaine  ou  la  forme  monarchique  est 
la  meilleure  forme  de  gouvernement.  Je  crois  que  mes  amis  ne  me 
trompent  pas.  Je  crois  qu'il  y  aura  une  autre  vie  ;  je  crois  qu'il  y  a  un 
Dieu.  Voilà  bien  des  cas  où  j'afllrme  des  vérités,  non  par  une  connais- 
sance directe,  mais  par  un  acte  spécial  et  différent,  que  j'appelle 
croyance  ^. 

Mais  quel  est  le  type  de  la  croyance  ?  Quel  est  le  procédé 
intellectuel  qui  sert  de  point  de  départ  et  d'exemple  à  ces 
différents  emplois  du  mot  foi.  «  Admettre  ce  qu'un  témoin 
«  révèle,  répond  M.  Ollé-Laprune,  c'est  (proprement)  croire; 
«  admettre  une  vérité  évidente,  c'est  connaître.  On  connaît, 
«  on  sait  proprement  quand  on  voit  une  chose  ou  en  elle-même 
«  ou  par  quelque  autre  chose  ayant  avec  elle  une  naturelle 
«  relation  ;  on  croit  quand  la  chose  affirmée  demeure  cachée 
«  et  que,  par  conséquent,  la  raison  de  l'assentiment  est,  d'une 
«  certaine  manière,  extérieure  à  ce  qu'on  affirme.  » 
♦Sur  quoi  M.  Paul  Janet  écrit  : 

Nous  ne  pouvons  admettre  cette  théorie  du  témoignage  humain.  Sans 
1.  Ouvrage  cité,  tome  II,  p.  467. 


CHEZ  M.  PAUL  JANET  605 

doute,  on  peut  bien  convenir  d'appeler  foi  l'acte  par  lequel  nous  affir- 
mons sur  la  parole  d'aulrui,  au  lieu  d'affirmer  par  nous-même  ;  mais  ce 
n'est  là  qu'une  question  de  mots,  et,  dans  le  fond,  le  témoignage  se 
ramène  à  toutes  les  lois  ordinaires  de  la  connaissance  et  ne  vient  nulle- 
ment d'un  acte  surérogatoire  de  la  volonté.  Si  je  crois  à  la  parole  des 
hommes,  c'est  en  raison  d'une  induction  parfaitement  légitime,  et 
égale  en  autorité  à  toute  induction  scientifique...  C'est  là  une  véritable 
connaissance,  et  l'on  n'emploie  le  mot  de  croyance  que  par  équivoque' . 

Tachons  de  débrouiller  toute  cette  doctrine,  et  voyons  en 
môme  temps  d'où  vient  la  tendance  des  penseurs  modernes 
à  ramener  la  croyance  au  sentiment. 


II 


Tout  d'abord,  est-ce  vraiment  une  équivoque  que  l'usage 
du  mot  de  croyance  ou  de  foi  pour  désigner  l'adhésion  à 
une  vérité  sur  le  témoignage  d'autrui  ? 

Nous  pensons,  au  contraire,  que  c'est  là  le  sens  propre 
de  cette  expression.  Dans  son  Traité  élémentaire  de  philoso^ 
phicy  M.  Paul  Janet  lui-même,  parlant  de  la  foi,  cite  cette 
définition  de  Bossuet  et,  semble-t-il,  la  fait  sienne  :  «  La 
foi  est  un  état  de  l'esprit  qui  consiste  à  croire  sur  le  témoi- 
gnage d'autrui  ".  »  Le  dictionnaire  de  l'Académie  donne 
pour  premier  sens  au  mot  foi  :  «  croyance  aux  vérités  de 
la  religion.  »  Mais  cette  croyance  est  fondée  sur  le  témoi- 
gnage. Et  on  peut  souscrire  à  ces  paroles  de  saint 
Thomas  :  «  Donner  son  assentiment  à  une  chose  à  cause  du 
témoignage  d'autrui,  c'est,  à  proprement  parler,  croire '.  » 

En  tous  cas,  si  on  laisse  de  côté  la  question  du  sens  pri- 
mitif et  originaire,   il   est    certain  que  le  langage   courant 

1.  Ouvrage  cit<5,  tome  II,  p.  473-474. 

2.  Voici  le  texte  de  Bossuet  :  «  Parmi  les  choses  qu'on  ne  sait  pas,  il  y 
«n  a  qu'on  croit  sur  le  ti'moignage  d'autrui,  c'est  ce  qui  s'appelle  la  foi... 
Lorsqu'on  croit  quelque  chose  sur  le  tëmoignage  d'autrui,  ou  c'est  Dieu  qu'on 
«D  croit,  et  alors  c'est  la  foi  divine,  ou  c'est  l'homme,  et  alors  c'est  la  foi  hu- 
maine. »  Traité  de  la  conn.  de  Dieu  et  de  soi-même.  Chap.  I,  §  14. 

3.  De  veritate,  q.  XIV,  a.  9.  —  Saint  Augustin  avait  d««jà  dit  :  «  Com- 
prendre est  afTairc  de  raison,  croire  est  alTairc  d'autorit<(.  »  De  utilitate 
credendi,  n°  25. 


606  LE  PROBLEME  DE  LA  FOI 

emploie  dans  cette  acception  le  mot  foi  comme  les  mots 
croire  et  croyance.  Il  dit  :  je  le  crois  puisque  vous  me  l'afTir- 
mez  ;  je  le  crois  sur  votre  parole  ;  le  témoignage  de  cet 
homme  est  digne  de  foi  ;  j'ai  foi  en  votre  parole.  Cet  emploi 
est  si  fréquent,  si  peu  discuté  qu'il  ne  donne  lieu,  quoi  que 
semble  craindre  M.  Paul  Janet,  à  aucune  «  équivoque  ». 
Pour  appeler  foi  l'acte  par  lequel  nous  affirmons  sur  la 
parole  d'autrui,  il  n'est  nullement  besoin  aux  gens  de 
«  convenir  »  entre  soi  de  ce  sens.  Ce  sens  n'a  rien  de 
conventionnel,  d'arbitraire  ou  de  forcé.  En  user  ce  n'est  pas 
détourner,  d'une  manière  plus  ou  moins  abusive,  un  mot  de 
sa  signification  reçue.  Quiconque  l'emploie  ainsi  est  certain 
de  se  faire  entendre. 

Mais,  dira-t-on,  le  langage  populaire,  comme  le  langage 
savant,  se  sert  de  ces  expressions  foi  et  croyance  dans  des 
locutions  où  n'entre  pas  l'idée  de  témoignage  d'autrui.  On 
dira  à  la  vue  d'objets  portés  par  les  flots  :  je  crois  que  ce 
sont  bâtons  flottants  ;  ou  bien  :  jecrot5  que  c'est  un  vaisseau. 
On  dit  :  je  crois  vous  avoir  aperçu  hier  au  loin  sur  le  boule- 
vard ;  ou  encore  :  je  crois  arriver  demain  ;  de  même  :  je  crois 
à  l'âme,  au  devoir,  à  l'existence  de  Dieu.  —  Nous  ne  nions 
pas  tout  cela.  Il  s'agit  de  rechercher  ce  qu'il  y  a  de  commun 
dans  ces  diverses  expressions. 

L'élément  commun,  à  notre  avis,  est  l'indication  d'une 
certaine  hésitation,  suspension,  agitation,  incomplète  satis- 
faction de  l'esprit.  Mais  il  y  a  là  une  notion  délicate  qu'il 
importe  de  préciser  tout  de  suite  pour  prévenir  tout  mal- 
entendu. 


Certaines  opérations  intellectuelles  laissent  l'esprit  com- 
plètement en  suspens,  dans  l'état  de  doute  proprement  dit  : 
«  Est-ce  un  vaisseau  ?  Sont-ce  bâtons  flottant  sur  l'onde  ?  » 
Je  ne  puis  me  déclarer;  j'ai  autant  de  raisons  pour  admettre 
une  hypothèse  que  l'autre,  pour  croire  l'une  que  l'autre.  Par- 
fois il  arrivera  que  les  motifs  perçus  feront  plutôt  incliner 
l'esprit  d'un  côté;  mais  ils  seront  insuffisants  à  lui  faire  pren- 
dre une  décision  ferme.  Une  alternative  est  probable,  mais 
l'autre  n'est  pas  dépourvue   de  vraisemblance.  L'esprit   se 


CHEZ  M.  PAUL  JANET  607 

forme  une  opinion,  opinion  qui  adopte  un  parti  sans  exclure 
la  possibilité  de  Thypothèse  contraire.  «  Tout  bien  considère*, 
dira  l'un,  je  crois  que  ce  ne  sont  que  bâtons  flottants  ;  cepen- 
dant je  ne  jurerai  de  rien.  —  Somme  toute,  dira  l'autre,  je 
crois  i\\xe  c'est  un  vaisseau  qui  vient  à  nous;  mais  je  n'en 
donnerai  pas  ma  main  à  couper.  —  Le  monsieur  que  j'ai 
aperçu  de  loin  sur  le  boulevard,  avait  votre  taille,  votre 
démarche  ;  je  crois  bien  que  c'était  vous-même  ;  cependant 
j'ai  pu  être  trompé  parla  distance.  — Je  me  propose  d'arri- 
ver demain,  mes  préparatifs  sont  achevés  ;  je  crois  donc  que 
j'aurai  le  bonheur  de  vous  entretenir;  toutefois,  au  dernier 
mçment,  un  obstacle  peut  se  présenter  ;  je  ne  dirai  donc  pas  : 
j'arriverai  5«/i5/rtM/e.  » 

Mais  l'esprit  n'est  pas  toujours  réduit  à  se  contenter  du 
doute  ou  de  l'opinion  ;  il  peut  aller  jusqu'à  l'assentiment 
absolu.  11  lui  arrive  d'avoir  l'assurance  qu'il  perçoit  le  vrai, 
que  les  choses  sont  ainsi  et  ne  sont  pas  autrement.  Il  tient 
que  cela  est  ;  il  l'aflîrme  sans  balancer,  sans  hésiter.  Il  se  dit 
certain.  Cet  état  subjectif  de  certitude  ne  répond  pas  toujours 
nécessairement  à  la  réalité  :  les  apparences  peuvent  tromper, 
l'esprit  peut  errer  par  précipitation  à  décider.  Mais  d'ordi- 
naire, la  certitude  naît  de  Vévidence  de  la  vérité,  des  motifs 
clairs  d'affirmation. 

Ces  motifs  appartiennent  tantôt  à  l'ordre  métaphysique  : 
«  tout  ce  qui  commence  a  une  cause,  le  tout  est  plus  grand 
que  la  partie  ;  »  —  tantôt  à  l'ordre  physique,  au  cours  ordi- 
naire de  la  nature  :  «  les  corps  laissés  à  eux-mêmes  tendent 
au  centre  de  la  terre  ;  »  —  tantôt  à  l'ordre  moral,  au  témoi- 
gnage humain  et  aux  lois  qui  le  régissent  :  «  Louis  XIV  a 
existé.  »  De  cette  triple  espèce  de  motifs  découle  une  triple 
espèce  de  certitude  :  certitude  métaphysique,  certitude  phy- 
sique, certitude  morale.  Mais  ce  ne  sont  pas  trois  certi- 
tudes d'essence  difl'ércnte  ni  trois  degrés  de  certitude.  La 
différence  qui  les  distingue  n'est  pas  prise  de  la  fermeté  plus 
ou  moins  grande  avec  laquelle  l'esprit  se  prononce.  Elle  est 
étrangère  à  la  fermeté  de  l'adhésion,  par  suite  à  l'essence 
même  de  la  certitude.  Cette  différence  se  rapporte  unique- 
ment au  motif  déterminant.  Je  suis  aussi  certain  de  l'exis- 
tence de  Louis  XIV  que  de  la  pesanteur  de  tous  les  corps. 


608  LE  PROBLEME  DE  LA  FOI 

que  de  Tapplication  universelle  du  principe  de  causalité. 
Sfir  chacun  de  ces  points,  mon  affirmation  est  exempte  de 
toute  crainte  d'erreur.  En  ce  sens,  la  certitude  morale  ne 
diffère  nullement  de  la  certitude  métaphysique  ou  de  la  cer- 
titude physique,  et  M.  Paul  Janet  a  raison  de  dire  :  «  Il  n'y  a 
pas  là  une  certitude  spéciale  d'un  genre  nouveau,  mais  la 
même  certitude  que  dans  les  sciences  expérimentales.  » 


L'expression  certitude  morale  reçoit  parfois  une  autre  ac- 
ception. Elle  indique  encore  l'assentiment  ferme  de  l'es- 
prit, le  choix  définitif  entre  deux  alternatives  ou  deux  partis; 
mais  cet  assentiment  n'est  pas  arraché  par  l'évidence  impé- 
rieuse de  la  vérité,  ce  choix  n'est  pas  tellement  catégorique 
qu'il  exclut  toute  appréhension  et  toute  crainte.  Il  reste  ou 
il  s'élève  dans  l'esprit  certains  doutes  ;  seulement  ces 
doutes  ne  sont  pas  assez  sérieux  pour  empêcher  un  homme 
_  de  se  décider  spéculativement  ou  d'agir  dans  le  cours  ordi- 
naire de  la  vie  selon  les  règles  de  la  prudence  morale.  De 
là  le  nom  de  certitude  morale  donné  à  cet  état  d'esprit. 

De  nouveau,  ces  doutes  peuvent  être  de  deux  sortes.  Les 
uns  sont  vraiment  fondés;  il  s'agit  de  difficultés  réelles.  Ce- 
pendant je  ne  m'y  arrête  pas,  et  en  passant  outre,  je  ne  mérite 
pas  d'être  taxé  d'imprudence.  Par  exemple,  je  sais  mon  ami 
exact  ;  il  m'annonce  son  arrivée  pour  demain  :  je  l'attends 
avec  sécurité.  La  pensée  me  viendra  :  «  Après  tout,  un  obs- 
tacle peut  surgir  qui  l'empêche  de  partir.  »  Mais  j'écarte 
cette  pensée,  et  je  me  dispose  à  le  recevoir.  A  ce  genre  de 
certitude  morale  appartiennent  un  certain  nombre  de  ces 
décisions  pratiques  où  M.  Paul  Janet  a  vu  des  actes  de 
croyance  :  il  s'agit  de  prendre  un  parti,  il  est  nécessaire 
d'agir,  l'esprit  ne  peut  rester  toujours  en  suspens.  —  H  y  a 
un  autre  doute  qui  ne  repose  que  sur  des  apparences  de 
raisons,  des  fantômes  de  difficultés.  Ces  raisons,  ces 
difficultés  sont  vaines;  soumises  à  l'examen  et  à  la  cri- 
tique, elles  s'évanouissent.  Cependant  elles  se  présentent 
à  l'esprit;  et  bien  que  je  puisse,  que  je  doive  les  écar- 
ter, encore  suis-je  dans  la  nécessité  de  faire  cet  effort  pour 
me  mettre  l'esprit   pleinement  en  repos.    Les  théologiens 


CÏftz  M.  PAUL  JANET  609 

ont  donné  à  ce  doute  le  nom  d'imprudent,  parce  que  ce  se- 
rait faire  preuve  de  peu  de  prudence  ou  de  sagesse  que  de 
s'y  embarrasser.  Ce  doute  est  compatible  avec  la  certitude. 
Comme  dit  Leibnitz,  en  certains  cas  «  on  ne  saurait  douter 
sans  mériter  d'être  fort  blî\mé  ».  Et  M.  Ollé-Laprune  observe 
sur  ces  paroles  :  «  II  y  a  certitude  si  douter  est  blâmable. 
L'indice  de  la  certitude,  ce  n'est  pas  toujours  cette  liaison 
nécessaire  entre  les  idées,  qui  rend  le  doute  absolument  et 
métaphysiquement  impossible  :  là  où  cette  contrainte  lo- 
gique n'existe  pas,  il  est  possible  de  douter;  mais  le  doute 
n'est  point  par  cela  môme  permis,  légitime,  raisonnable.  Or 
ce  qui  suffit  à  la  certitude,  c'est  précisément  que  l'on  ne 
puisse  douter  sans  se  rendre  digne  de  blâme,  sans  se  blâ- 
mer soi-même,  sans  encourir  les  reproches  secrets  de  la  rai- 
son, sans  avoir  le  sentiment  que  l'on  fait  tort  à  la  vérité  en 
hésitant  à  la  reconnaître'.  » 

Certaines  vérités  ne  donnent  pas  lieu  à  ce  doute,  par 
exemple  l'existence  de  ma  pensée,  les  axiomes  fonda- 
mentaux des  mathématiques  et  de  la  philosophie.  Mais,  à 
parler  franc,  ces  vérités  ne  sont  pas  tellement  nombreuses. 
Contre  quelle  affirmation  n'a-t-on  élevé  aucune  objection? 
Quelle  doctrine  philosophique  ou  scientifique  est  admise 
sans  conteste  ?  Or  il  suffît  qu'on  ait  formulé  contre  une  vérité 
quelconque  une  objection  qui  présente  un  sens,  pour  que 
cette  vérité  soit  susceptible  de  ce  doute  imprudent^  pour 
qu'on  sente  le  besoin,  à  de  certains  moments,  de  dissiper  le 
nuage  qui  altère  la  sérénité  de  notre  certitude.  Ce  ne  seront 
que  vapeurs  sans  consistance,  feux-follets,  bulles  de  savon, 
mais  encore  faudra-t-il  souffler  dessus  pour  n'en  pas  être 
importuné.  L'objection  sera  sophistique,  mais  encore  faudra- 
t-il  l'écarter.  La  vérité  ne  s'imposera  pas  avec  une  évidence 
géométrique  et,  pour  ainsi  dire,  brutale.  C'est  le  cas  de  ce 
que  les  théologiens  appellent  la  certitude  morale  au  sens 
strict. 

La  certitude  de  l'existence  de  Dieu  n'échappe  pas  à  ces 
éclipses  possibles.  Les  théologiens  admettent  que  la  néga- 
tion de  Dieu  peut  être  unie  à  la  bonne  foi  pendant  un  certain 

1.  De  la  certi(u4c  morale,  2«  ëdit.  1892,  p.  244. 

LXXI.  —  39 


610  LE  PROBLEME  DE  LA  FOI 

temps.  Tout  a-t-il  commencé  par  un  acte  pur  et  absolu  ou  par 
l'évolution  d'un  être  en  puissance?  S'il  est  absurde  de  dire 
que  ce  qui  existe  est  sans  cause,  est-il  plus  raisonnable  de 
penser  avec  Descartes  que  l'Être  suprême  s'est  produit  lui- 
même?  Puis  viennent  les  attributs  moraux  :  Comment  conci- 
lier la  bonté  de  Dieu  avec  l'existence  du  mal,  sa  liberté  avec 
la  nécessité  qui  l'enchaîne  au  plus  parfait?  A  toutes  ces 
interrogations  il  y  a  des  réponses;  à  tous  ces  problèmes  il  y 
a  des  solutions.  Mais  réponses  et  solutions  sont  à  chercher; 
elles  ne  sont  pas  immédiates  pour  tous  les  esprits. 

Et  qu'on  ne  dise  pas  que  dans  ces  questions  qui  intéressent 
la  conduite  morale,  le  doute  ne  vient  que  de  la  passion,  que 
ce  sont  uniquement  les  vapeurs  d'en  bas  qui  obscurcissent 
l'intelligence.  D'où  qu'il  vienne,  provoqué  ou  subi,  le  doute, 
une  fois  entré  dans  l'âme,  existe  et  demande  un  effort  pour 
être  expulsé.  Puis,  peut-être  des  esprits  nourris  dans  un 
dogmatisme  continuel  et  absolu  sont-ils  portés  à  suspecter 
trop  vite  la  sincérité  de  ceux  qui  ne  pensent  pas  en  tout 
comme  eux.  L'éducation,  le  milieu,  l'application  de  tout 
l'esprit  dans  une  seule  direction  exagèrent  certains  besoins 
natifs  de  la  raison,  atrophient  certaines  facultés,  amènent 
certains  états  intellectuels  où  des  arguments  qui  nous 
paraissent  évidents  ne  rendent  plus  aucun  son,  mais  tombent 
dans  l'esprit  comme  une  monnaie  de  plomb  sur  le  marbre. 
Les  uns  n'entendent  que  les  faits,  les  autres  que  les  raison- 
nements; les  uns  vous  répondent  :  c'est  du  sentiment;  les 
autres  :  c'est  de  la  métaphysique.  On  ne  convainc  pas  tous 
les  esprits  par  les  mêmes  arguments  ;  ou  mieux,  on  ne  prend 
pas  deux  esprits  de  la  même  manière.  Bref,  il  n'est  pas  de 
vérité  qui,  sous  certains  aspects,  ne'  donne  lieu  à  des  doutes 
plus  ou  moins  fondés,  plus  ou  moins  tenaces.  D'ailleurs  les 
vérités  d'ordre  moral,  à  cause  de  leur  complexité,  de  leurs 
ramifications  multiples,  présentent  plus  facilement  le  flanc 
aux  objections  que  des  vérités  plus  simples  de  l'ordre  méta- 
physique ou  de  l'ordre  physique. 

Quand  il  s'agit  du  témoignage  humain,  le  doute  avec  toute 
sa  gamme  de  gradations  et  de  nuances  variées,  surgit  plus 
fréquemment  encore.  C'est  que  nombreuses  sont  les  condi- 
tions  dont  l'ensemble  assure  au   témoignage  une  autorité 


CHEZ  M.  PAUL^JANET  611 

incontestable.  Celui  qui  me  parle  s'est-il  bien  rendu  compte 
de  ce  qu'il  rapporte?  N'est-il  pas  victime  de  quelque  illusion 
involontaire  ?  Et  si  le  témoignage  n'est  pas  immédiat,  l'exac- 
titude du  récit  en  passant  de  bouche  en  bouche,  d'écrit  en 
écrit,  n'a-t-elle  pas  subi  quelque  atteinte,  n'a-t-elle  pas  fait 
place  ou  donné  entrée  en  chemin  à  la  légende,  au  mythe, 
aux  mille  créations  de  la  fantaisie  ou  de  l'imposture? 

Voilà  de  nombreux  cas  où  peut  se  glisser  le  doute,  doute 
souvent  réductible,  apparence  plutôt  que  réalité,  doute  fugi- 
tif, instantané.  Mais  enfin  l'esprit  n'est  pas  subjugué,  de 
prime  abord,  par  une  raison  rigoureusement  démonstrative, 
par  une  preuve  de  tous  points  catégorique.  L'affirmation  sera 
une  affirmation  de  foi,  de  croyance. 

III 

Mais  précisément  de  l'existence  de  ce  doute  naît  l'inter- 
vention de  la  volonté.  Quel  sera  ce  rôle?  Sera-ce  de  nous 
amener  à  «  afïirmer,  par  une  sorte  de  saltus,  des  consé- 
quences non  contenues  dans  les  prémisses,  des  causes 
disproportionnées  aux  effets,  le  plus  en  partant  du  moins  », 
de  «  constituer  un  supplément  de  preuves  »  et  de  «  conférer 
une  certitude  qui  lui  soit  propre  »  ?  M.  Paul  Janct  '  prête 
cette  doctrine,  —  à  tort,  croyons-nous,  — à  M.  Ollé-Laprune, 
et  il  semble  supposer  que  la  volonté  ne  peut  intervenir 
autrement  dans  la  croyance.  Mais  tel  n'est  pas  le  rôle  que 
les  théologiens  et  les  philosophes  scolastiques  lui  attribuent 
et  que  nous  lui  attribuons  à  leur  suite.  Ce  rôle,  il  s'agit  de 
l'expliquer. 

Pourquoi  M.  Paul  Janet  dénature-t-il  rintcrvenlion  de  la 
volonté  et  juge-t-il  que  celte  intervention,  étant  illégitime, 
doit  être  écartée?  C'est  qu'il  ramène  tout  acte  de  croyance  à 
une  simple  induction. 

Si  je  crois,  écrit-il,  à  la  parole  des  hommes,  c'est  en  vertu  d'un5 
induction  parfaitement  légitime,  et  égale  en  autorité  à  toute  induction 
scientifique.  C'est  que  l'expérience  m'a  appris,  soit  chez  moi-même, 
soit  chez  les  autres,   que   l'homme  ne  trompe  jamais  quand  il  n'a  pas 

1,  Ouvrage  cit(5,  II,  p.  475  et  473. 


612  LE  PROBLEME  DE  LA  FOI 

d  intérêt  à  le  faire,  ou  quand  on  a  des  raisons  de  supposer  qu'il  n'est 
pas  trompé  lui-même.  Les  règles  du  témoignage  et  de  la  critique 
scientifique  sont  des  règles  très  précises,  qui  ne  sont  que  des  cas  par- 
ticuliers des  lois  générales  de  l'induction.  Je  conclus  des  paroles  du 
témoin  aux  faits  attestés  avec  la  même  certitude  et  en  vertu  des  mêmes 
pi'incipes  qui  me  font  conclure  en  général  du  signe  à  la  chose  signifiée, 
par  exemple  des  vestiges  fossiles  laissés  par  les  plantes  qu'il  y  a  eu 
une  flore  à  telle  ou  telle  période  géologique.  Il  n'y  a  pas  là  une  certi- 
tude spéciale  d'un  genre  nouveau,  mais  la  même  certitude  que  dans  les 
sciences  expérimentales  ;  seulement,  les  signes  étant  plus  douteux  et 
plus  difficiles  à  interpréter,  il  y  a  beaucoup  plus  de  part  à  faire  à  la 
probabilité  qu'à  la  certitude  * . 

Il  y  a  du  vrai  dans  cette  explication.  II  existe  certainement 
de  Tanalogie  entre  Tadhésion  au  témoignage  et  l'induction 
scientifique.  On  pourra  même  dire  que,  dans  certains  cas, 
Tinduction  est  stricte  et  donne  lieu  à  une  conclusion  rigou- 
reuse. Je  n'ai  pas  connu  personnellement  Jules  César  et  nul 
de  notre  génération  ne  l'a  connu,  cependant  j'en  affirme 
l'existence  avec  une  absolue  certitude.  Elle  nous  est  attes- 
tée par  des  témoignages  si  multiples  et  si  concordants  ; 
cette  existence  ainsi  attestée  se  trouve  mêlée  à  la  trame 
d'événements  si  graves  et  d'une  valeur  historique  éga- 
lement si  bien  établie  que  tout  soupçon  d'erreur  ou  de 
supercherie  est  impossible.  Un  doute  même  passager  ne 
peut  se  présenter  à  un  homme  de  bon  sens.  Nous  admettons 
avec  M.  Paul  Janet  qu'il  y  a,  dans  ce  cas,  «  une  véritable 
connaissance  »,  où  la  volonté  n'a  que  faire  d'intervenir. 

Mais  il  n'en  va  pas  toujours  de  la  sorte.  Le  doute  se 
glisse  souvent  dans  le  témoignage  humain,  nous  l'avons  vu, 
doute  de  pure  apparence  en  bien  des  cas,  fantôme  de  doute, 
mais  enfin  doute  à  écarter  pour  arriver  à  un  assentiment  de 
calme  certitude.  A  qui  revient  le  rôle  de  chasser  ces  mou- 
ches importunes  ?  à  la  volonté.  Certes  en  cela,  elle  agira 
sagement,  mais  c'est  elle  qui  agira.  Elle  forcera,  elle  amè- 
nera l'intelligence  à  considérer  avec  plus  d'attention  la 
valeur  des  motifs  d'assentiment,  la  frivolité  des  raisons 
contraires.    Ainsi   elle    l'empêchera   de    se  laisser   impres- 

1.  Ouvrage  cite,  II,  p.  474. 


CHEZ  M.  PAUL  JANET  .  613 

sionner,  influencer  par  ces  difficultés  vaines  ;  elle  rendra 
au  regard  de  la  raison  toute  sa  limpidité,  et  toute  son  indé- 
pendance à  son  jugement. 

Sur  le  récit  de  Nansen,  je  crois  qu'il  n'y  a  pas  de  mer 
libre  au  pôle.  L'intelligence,  la  loyauté  de  l'explorateur  me 
sont  un  sûr  garant  de  sa  parole.  Cependant  il  n'est  pas 
métaphysiquement  impossible  qu'il  ait  voulu,  en  niant 
l'existence  de  cette  mer  libre,  justifier  le  succès  seulement 
partiel  de  son  expédition.  La  fatigue,  les  privations,  un  long 
isolement  ont  pu  altérer  l'usage  de  ses  sens,  la  perspicacité 
ou  la  rectitude  de  son  esprit.  II  n'a  fait  le  voyage  qu'une 
fois,  peut-être  en  une  saison  défavorable  ou  en  une  année 
exceptionnellement  froide,  etc.,  etc.  Dès  qu'on  tourne  son 
attention  du  côté  des  objections,  on  en  voit  surgir  de  toutes 
parts.  C'est  un  gibier  très  abondant,  et  il  en  sort  de  tous 
les  buissons.  A  la  volonté  de  mettre  tout  cela  en  fuite,  de 
rétablir  l'intelligence  dans  la  sécurité  de  son  assentiment; 
et  dans  le  cas  de  ces  doutes  dits  imprudents,,  la  volonté  en 
intervenant  agira  avec  pleine  sagesse,  et  l'assentiment 
qu'elle  assurera  à  l'intelligence  sera  d'absolue  certitude. 
Celle-ci  n'en  sera  pas  réduite,  comme  le  veut  M.  Paul  Janot, 
à  des  «  signes  douteux  »,  u  difliciles  à  interpréter  »,  par 
suite  obligée  de  faire  «  beaucoup  plus  de  part  h  In  pro])a- 
bilité  qu'à  la  certitude  ». 

La  contradiction  où  tombe  M.  Paul  Jancl  montre  le  i oh; 
faible  de  son  explication.  Il  attribue  d'abord  à  la  croyance 
toute  la  rigueur  d'une  induction,  pouvant  donner  lieu  à  une 
corlitude  absolue,  à  la  même  certitude  qui  me  fait  conclure 
«  du  signe  à  la  chose  signifiée,  par  exemple  des  vestiges  . 
fossiles  laissés  par  les  plantes  »  à  l'affirmation  «  qu'il  y  a 
eu  une  flore  à  telle  ou  telle  période  géologique  ».  Puis  il 
enseigne  que  le  témoignage  ne  conduit  guère  qu'à  la  proba- 
bilité, n'engendre  guère  que  la  vraisemblance. 

Et  plus  loin  :  «  La  croyance  n'est  pas,  selon  nous,  un  acte 
essentiellement  difl'érent  de  la  connaissance.  C'est  une 
induction,  mais  une  induction  incomplète  et  imparfaite.  La 
croyance  court  toujours  quelque  risque  ;  elle  n'ofi*re  jamais 
qu'une  certitude  insuffisante  au   point  de  vue  absolument 


614  LE  PROBLEME  DE  LA  FOI 

stricte  «  Non  :  le  témoignage  peut  offrir  une  certitude  abso- 
lument rigoureuse,  et  d'autre  part,  cette  certitude  peut 
demander  l'intervention  de  la  volonté.  Tout  s'explique  par 
l'existence  de  ces  doutes  imprudents.  Les  irrésolutions  de 
doctrine  chez  M.  Paul  Janet  viennent  de  ce  qu'il  a  négligé 
cette  considération. 


Il  y  un  autre  caractère  à  envisager  dans  la  croyance.  «  Je 
conclus,  dit  M.  Paul  Janet,  des  paroles  du  témoin  aux  faits 
attestés  avec  la  même  certitude  et  en  vertu  des  mêmes 
principes  qui  me  font  conclure  en  général  du  signe  à  la 
chose  signifiée,  par  exemple  des  vestiges  fossiles  laissés 
par  les  plantes,  qu'il  y  a  eu  une  flore  à  telle  ou  telle  période 
géologique.   » 

On  doit  au  moins  accorder  que  le  rapport  à  la  chose 
signifiée  n'est  pas  le  même  de  part  et  d'autre.  D'un  côté, 
il  s'agit  d'un  lien  intrinsèque  et  nécessaire;  de  l'autre,  le 
lien  est  extérieur,  le  rapport  n'est  pas  tiré  de  l'essence 
même  des  choses.  De  l'existence  de  vestiges  fossiles,  je 
conclus  à  l'existence  d'une  flore  antérieure,  comme  je 
conclus  de  l'effet  à  la  cause,  ou  mieux  du  même  au  même 
sous  un  premier  état  qui  a  nécessairement  précédé  le  second. 
Ainsi  quand  je  vois  un  homme  mort,  je  me  dis  qu'autrefois 
il  a  été  en  vie  ;  quand  je  vois  un  vieillard,  je  puis  affirmer 
qu'autrefois  il  a  été  enfant.  Il  y  a  eu  un  lien  d'ordre  onto- 
logique. 

Dans  le  témoignage,  le  lien  appartient  à  l'ordre  logique. 
De  là  précisément  ces  doutes  plus  ou  moins  fondés  •.  L'es- 
prit a  besoin  de  connaître  les  choses  soit  en  elles-mêmes, 
soit  dans  leurs  raisons  ou  l^urs  conséquences  intimes.  Une 
connaissance  qui  ne  les  atteint  que  par  l'extérieur,  pour 
ainsi  dire,  ne  le  satisfait  pas.  Il  a  peine  à  se  mettre  parfai- 
tement en  repos  et  cherche  à  pénétrer  l'objet  par  le  dedans. 
A  bout  d'arguments  contre  la  vérité  d'un  fait  qui  les  gêne  et 
qui  leur  est  attesté  par  des  témoignages  écrasants,  il  se 
trouve  des  gens  qui  répondent  :  Après  tout,  je  n'y  étais  pas  ! 

1.  Ouvrage  cité,  II,  p.  478, 

2.  Saint  Thoi«»as,  De  veritate,  q.  xiv,  a.  1  ad  finem. 


CHEZ  M.  PAUL  JANET  615 

Et  cette  réponse,  la  passion  aidant,  endort  peu  à  peu  dans 
leur    conscience    le    sentiment    de    l'obligation    de    croire. 

Je  suppose,  continue  M.  P.  Janet,  que  je  suis  forcé  d'agir;  de  là, 
la  nécessité  de  prendre  un  parti.  Dès  lors,  quoi  de  plus  raisonnable 
que  de  s'adressera  un  homme  que  l'on  croit  plus  capable  que  soi?  Quoi 
de  plus  conforme  aux  règles  d'une  légitime  induction  que  de  se  dire, 
par  exemple  :  «  Un  homme  plus  âgé  que  moi,  a  plus  d'expérience; 
il  doit  savoir  ce  que  je  ne  sais  pas  moi-même  ;  »  ou  encore  :  «  Un 
homme  connaît  mieux  les  affaires  qu'une  femme;  je  m'en  fierai  donc 
au  jugement  d'un  homme  ?  »  C'est  de  là  que  vient  la  pratique  du  man- 
dat dans  tous  les  genres.  Je  ne  puis  pas  me  soigner  moi-même,  ne 
sachant  pas  la  médecine  :  je  m'adresse  au  médecin.  Ne  sachant  pas  le 
droit,  je  m'adresse  à  l'avocat.  Même,  s'il  s'agit  de  morale,  je  puis 
croire  qu'un  sage,  un  saint  homme,  un  prêtre  qui  fait  son  état  d'étudier 
les  consciencesL,  en  sait  plus  que  moi,  homme  du  monde,  sur  les  délica- 
tesses et  surtout  les  sévérités  de  la  morale.  C'est  donc  une  opération 
très  légitime  et  conforme  à  toutes  les  lois  de  la  logique  que  de  s'adres- 
ser en  tout  à  plus  savant  que  soi  '. 

Sans  doute,  cela  est  très  logique  et  très  sage,  et  nous  te- 
nons que  la  foi  est,  dans  bien  des  cas,  chose  très  rai- 
sonnable. Mais  ce  que  Texpéricnce  seule  prouve,  c'est  qu'on 
ne  conclut  pas  toujours  de  l'attestation  d'un  témoin  comme 
l'on  conclut  des  prémisses  d'un  syllogisme.  L'absence  dans 
le  témoignage  d'un  lien  intrinsèque,  lien  qui  existe  dans  la 
seconde  opération,  fait  que,  s'il  y  a  de  part  et  d'autre  induc- 
tion, l'induction  n'est  qu'analogue.  L'esprit  inclinéou  convain- 
cu par  le  témoignage  garde  un  besoin  :  percevoir  lui-même 
l'objet,  ou  faire  lui-même  la  démonstration. 

M.  Paul  Janet  ajoute  : 

Et  ce  qui  prouve  bien  qu'il  ne  s'agit  pas  ici  d'une  certitude  spéciale, 
fondée  sur  des  principes  différents  de  ceux  qui  fondent  la  certitude  en 
général,  c'est  que,  dans  tous  les  cas  cités,  le  conseiller  que  j'ai  choisi 
peut  se  tromper  et  nie.  tromper  '. 

Nous  adinotlons  aussi,  —  et  nous  l'avons  dit  plus  haut,  — 
qu'il  n'y  a  en  réalité  qu'une  certitude,  fondée  sur  un   prin- 

1.  Ouvrage  citi?,  II,  p.  475-476. 

2.  Ouvrage  cit(5,  tome  II,  p.  475-476. 


616  LE  PROBLEME  DE  LA  FOI 

cipe  unique,  l'évidence  de  l'objet,  que  la  distinction  qu'on 
établit  entre  la  certitude  métaphysique,  la  certitude  phy- 
sique et  la  certitude  morale  est  tirée  seulement  du  motif 
prochain  qui  la  détermine.  Mais  nous  ne  voyons  pas  comment 
l'erreur  possible  du  conseiller  démontre  l'unité  de  certitude. 
La  remarque  de  M.  Paul  Janet  prouve  seulement  qu'après 
avoir  attribué  à  la  croyance  la  pleine  certitude,  il  ne  lui 
accorde  ensuite  que  la  probabilité.  Bien  plus,  dès  qu'il  y  a  cer- 
titude, il  n'y  a  plus  croyance  :  l'existence  de  Rome,  l'exis- 
tence de  César  ne  sont  pas  objet  de  croyance,  mais  de 
science.  C'est  la  confusion  déjà  indiquée,  confusion  inévi- 
table, si  l'on  ramène  la  croyance,  en  tous  points,  à  une  induc- 
tion purement  logique  où  la  volonté  n'a  pas  à  intervenir, 
ne  peut  légitimement  intervenir. 

IV 

Dans  son  procédé  intellectuel,  la  foi  divine  ne  diffère  pas 
de  la  foi  humaine. 

Soit  ce  dogme  chrétien  :  en  Dieu,  il  a  trois  personnes. 
Comment  connaissons-nous  cette  vérité  ?  Par  révélation^ 
c'est-à-dire  par  témoignage.  Les  écrivains  évangéliques, 
pour  ne  point  parler  de  la  tradition,  nous  ont  transmis  cet 
enseignement  qu'ils  ont  eux-mêmes  reçu  de  leur  maître. 
Les  Evangiles  sont  un  livre  historique  auquel  s'appliquent 
toutes  les  règles  de  la  critique  historique.  Or  la  critique, 
après  l'enquête  la  plus  minutieuse,  établit  que  ce  livre  a 
été  écrit  au  premier  siècle  de  l'ère  chrétienne,  au  temps 
des  faits  qu'il  rapporte,  que  ces  faits  se  sont  réellement 
passés  et  sont  exactement  racontés.  Mais  ces  faits  sont  de 
nature  telle  que  leur  auteur  doit  être  en  possession  de  la 
nature  divine,  comme  lui-même  l'a  d'ailleurs  affirmé.  Donc 
Jésus-Christ,  qui  est  cet  auteur,  est  Dieu.  Par  suite,  il  parti- 
cipe à  l'infaillibilité  divine  et  ses  enseignements  ne  sau- 
raient être  que  vrais.  Et  comme  dans  cet  enseignement  se 
trouve  compris  le  dogme  de  la  Trinité,  ce  dogme  est  digne 
de  ma  créance.  Le  jugement  que  je  formule  ainsi  est  appelé 
par  les  théologiens yw^emerti  de  crédibilité.  Tout  ce  qui  le 
prépare  constitue  ce  qu'ils  nomment  préambules  de   la  foi. 


CHEZ  M.  PAUL  JANET  617 

Reste  à  formuler  l'acte  de  foi  lui-même  :  je  crois  à  un  Dieu 
en  trois  personnes. 

L'acte  est  sage,  prudent,  raisonnable.  Et  cependant  cette 
conclusion  peut-elle  être  assimilée  à  la  conclusion  d'un 
théorème  de  géométrie  ?  Sommes-nous  en  présence  d'une 
induction  strictement  et  rigoureusement  scientifique  ? 
L'affirmation  finale  sort-elle  des  préliminaires  comme  de 
prémisses  logiques,  au  sens  précis  du  mot? 

Tout  certains  que  sont  ces  préambules,  ils  rentrent  dans 
cet  ordre  de  vérités  dont  la  certitude  laisse  flotter  autour 
d'elle  les  doutes  réductibles,  les  objections  solubles,  les 
difficultés  apparentes  dont  nous  avons  parlé.  Ces  doutes,  ces 
objections,  ces  difïicultés,  le  croyant,  ou  l'homme  qui  cher- 
che à  s'éclairer  sur  les  fondements  de  la  foi,  les  a  dissipées 
après  sérieux  examen.  Cependant  il  arrivera  que  son  esprit 
en  est  de  nouveau  harcelé,  importuné.  Si  nombreuses  sont 
les  controverses  qui  ont  été  accumulées  par  les  critiques  de 
tous  les  siècles  autour  des  Evangiles  !  Ces  controverses  ae 
présentent  plus  ou  moins  confusément  à  sa  pensée.  Puis  les 
préliminaires  à  admettre  forment  un  ensemble  dont  la  com- 
plexité est  de  nature  à  rendre  moins  nette  la  perception  de 
l'intelligence,  moins  ferme  son  adhésion  :  science  et  exacti- 
tude des  narrateurs,  intégrité  de  la  transmission  de  leur 
témoignage  ;  impossibilité  de  toute  explication  naturelle 
des  miracles  attribués  à  Notre-Scigneur,  même  du  miracle 
de  sa  résurrection  ;  enseignement  formel  de  la  distinction 
des  trois  personnes  en  Dieu.  Enfin,  dans  le  cas  présent, 
bien  qu'il  s'agisse  d'une  question  de  fait,  Jésus-Christ  a-t-il, 
oui  ou  non,  enseigné  le  dogme  de  la  Trinité?  ce  fait  se 
rapporte  à  une  doctrine.  Or,  en  pareils  cas,  par  une  con- 
fusion comme  instinctive  et  souvent  inconsciente,  l'esprit  s^ 
surprend  à  vouloir  examiner  la  doctrine  en  elle-même.  A 
chaque  instant,  il  est  tenté  de  dévier  de  la  critique  histori- 
que pour  faire  de  la  critique  philosophique.  L'obscurité  du 
mystère  projette  son  ombre  sur  l'évidence  du  fait. 

Il  n'est  pas  jusqu'aux  conséquences  morales  et  pratiques, 
qu'on  entrevoit  au  bout  de  la  croyance  à  la  révélation,  qui 
n'altèrent  la  sérénité  du  jugement.  Non  qu'il  y  ait,  à  propre- 
ment parler,  dans  cette   disposition,   mauvaise   foi,  manque 


618  LE  PROBLÈME  DE  LA  FOI 

de  loyauté  ;  non  que,  dans  la  crainte  d'être  obligé  à  changer 
sa  vie,  on  ferme  de  propos  délibéré  les  yeux  à  la  lumière. 
Mais  c'est  le  bloc,  depuis  la  véracité  des  Évangélistes 
jusqu'au  signe  de  croix  et  à  la  confession,  qu'on  voit  d'en- 
semble et  qui  trouble  le  jugement.  Il  faut  que  la  volonté 
intervienne  pour  mettre  l'ordre  et  la  méthode  dans  la  mar- 
che de  l'esprit,  pour  le  forcer  à  réduire  la  difficulté  graduel- 
lement et  par  parties,  pour  l'empêcher  de  se  laisser  prendre 
aux  tromperies  de  vaines  apparences  ou  de  revenir  à  des 
difficultés  déjà  résolues. 

Dans  la  série  des  déductions  qui  préparent  l'acte  de  foi, 
il  n'y  a  pas  de  lacune  ou  de  fissure.  Il  faut  bien  le  penser, 
puisque  des  esprits  aussi  exigeants  que  saint  Augustin, 
saint  Thomas  d'Aquin,  Bossuet,  Gauchy,  Pasteur,  n'en  ont 
pas  trouvé.  Cependant  comment  se  fait-il  que  tous  ceux  qui 
instituent  le  même  examen,  dans  des  conditions  favorables 
d'intelligence,  ne  tirent  pas  la  même  conclusion?  Sinon  que 
cette  conclusion  n'est  pas  simple  affaire  de  logique,  que  les 
préliminaires  sont  à  l'égard  de  cette  conclusion  plutôt  des 
quasi-prémisses  que  des  prémisses  strictes,  que  la  foi  est 
chose  de  raison  sans  être  la  conséquence  d'un  pur  raison- 
nement^, qu'il  lui  faut  la  détermination  finale  de  la  volonté, 
et  que  la  volonté,  étant  libre,  échappe  aux  lois  uniformes  et 
fatales  de  la  nécessité.  Chose  digne  de  remarque  :  saint 
Thomas,  dans  les  articles  qu'il  consacre  à  la  foi,  soit  dans  la 
Somme,  soit  dans  les  Questions  disputées,  insiste  plus  sur  le 
rôle  de  la  volonté  que  sur  celui  du  témoignage  :  tant  ce  rôle 
de  la  volonté  est  capital  et  délicat  à  mettre  en  lumière. 

Dans  l'acte  de  foi,  la  volonté  a  un  autre  rôle  plus  direct 
^t  plus  intime.  Non  seulement  elle  empêche  l'esprit  de  se 
laisser  arrêter  par  de  vaines  objections,  mais  elle  l'incline 
positivement  à  adhérer  à  la  vérité.  Par  ce  côté,  la  foi  se 
rapproche,  dans  son  procédé,  de  l'opinion.  En  présence  de 
deux  propositions  probables,  c'est-à-dire  dont  les  raisons 
adverses  se  balancent  d'une  façon  plus  ou  moins  égale,  la 

1.  Comparant  la  foi  avecla  science,  saint  Thomas  dit,  après  saint  Augustin, 
que  dans  la  science  l'assentiment  suit  de  l'examen,  dans  la  foi  l'examen 
accompagne  l'assentiment.  —  De  vtritate,  q.  xit,  a.  1. 


CHEZ  M.  PAUL  JANET  619 

volonté  décide  rassentiment  en  un  sens  ;  non  qu'elle  dicte 
à  la  raison  son  jugement,  mais  elle  la*livre  à  l'influence 
d'une  des  alternatives.  De  même  dans  la  foi.  La  volonté 
place  l'intelligence  en  face  de  certains  objets  et  laisse  ces 
objets  agir  sur  elle  de  tout  leur  poids. 

Et  quel  est  cet  objet  ?  Sont-ce  les  préliminaires,  les  rai- 
sons de  croire  ?  Non,  c'est  la  véracité  divine  elle-même. 
Soit  la  proposition  :  Il  y  a  trois  personnes  en  Dieu.  La 
volonté  laisse  la  véracité  divine  projeter  sur  cet  enseigne- 
ment toute  sa  lumière,  c'est-à-dire  toute  sa  valeur  d'attesta- 
tion, toute  la  garantie  de  son  témoignage.  Elle  écarte  l'écha- 
faudage de  preuves  par  lequel  l'intelligence  s'était  démontré 
à  elle-même  le  bien  fondé  du  fait  de  la  révélation  ;  elle 
prend  le  fait  de  la  révélation  pour  établi,  —  ce  qu'elle  peut 
légitimement,  —  et  elle  laisse  la  souveraine  autorité  de  la 
véracité  divine  emporter  un  assentiment  victorieux  au 
dogme  de  la  Trinité.  Ainsi  la  volonté  détermine  ou  com- 
mande^ comme  disent  les  théologiens,  l'acte  d'adhésion  au 
moyen  de  l'objet.  Dan»  cet  acte  d'adhésion,  l'intelligence  n'est 
plus  poussée  comme  d'en  bas  par  la  force  des  raison» 
perçues;  elle  est  saisie  d'en  haut  par  la  toute-puissante  et 
triomphante  valeur  de  l'afllrmation  divine.  Si  la  poésie  était 
de  mise  en  théologie  et  en  philosophie,  nous  dirions  qu'ici 
rintolligence  ressemble  à  l'aigle  qui  ne  s'élève  avec  effort 
jusqu'au  plus  haut  sommet  que  pour,  de  là,  se  laisser  em- 
porter par  un  souiïle  plus  puissant. 

Aussi  l'adhésion  de  foi  ne  participe  pas  seulement  à  la 
fermeté  des  raisons  humaines  :  elle  a  la  solidité  du  témoi- 
gnage de  Dieu  pris  en  soi,  solidité  souveraine,  assiette 
inébranlable,  certitude  qui  surpasse  toute  certitude.  De  là, 
naît  la  sécurité  parfaite,  le  repos  calme  et  paisible,  en  même 
temps  que  l'intrépide  constance  de  celui  qui  croit.  De  là 
vient  aussi  que  la  foi  religieuse  a  été  prise  pour  le  type  de 
la  certitude,  de  la  certitude  parfaite  sans  hésitation  ni 
trouble. 

Et  précisément  parce  que  cette  solidité  n'est  pas  fondée 
immédiatement  sur  les  raisons  préalables  de  croire,  elle  ne 
dépend  pas  de  la  perspicacité  qui  a  fait  pénétrer  plus  ou  moins 
ces  raisons  ;  elle  peut  être  et  elle  est  égale  chez   le  savant 


620  LE  PROBLEME  DE  LA  FOI 

et  chez  l'ignorant.  La  foi  du  charbonnier  se  trouve  être 
aussi  inébranlable  Çt  en  même  temps  aussi  raisonnable  que 
la  foi  du  critique.  Par  éducation  d'esprit,  par  besoin  intel- 
lectuel, peut-être  par  devoir  de  profession,  le  critique  se 
reprendra  de  temps  en  temps  à  examiner  si  toutes  les 
pièces  de  l'échafaudage  sont  étroitement  agencées,  si  rien 
ne  risque  de  céder  ici  ou  là.  Le  charbonnier  se  contentera 
comme  préliminaires  de  l'affirmation  de  son  curé,  sommai- 
rement appuyée  de  quelques  faits  qu'il  ne  songera  pas  à 
discuter,  se  reposant  d'ailleurs  dans  la  pensée  que  son  curé 
est  en  communion  de  foi  avec  toute  l'Eglise  croyante.  Foi  de 
part  et  d'autre  raisonnable,  et  foi  qu'on  pourrait  appeler, 
de  part  et  d'autre,  aveugle,  si  l'on  ne  craignait  l'équivoque 
du  mot.  En  un  sens,  toute  foi  est  aveugle.  Car  si  le  croyant 
ne  croit  pas  sans  raisons,  au  moment  où  il  croit  il  ne  regarde 
pas  aux  raisons  de  croire,  c'est-à-dire  aux  raisons  préalables 
de  croire,  à  la  critique  historique  du  témoignage.  Dieu  a 
parlé  ;  il  croit  :  c'est  là  tout  l'acte  de  foi. 

Nous  avons  dit  plus  haut  qu'en  général  on  peut  appliquer 
à  la  foi  divine  ce  qui  est  vrai  de  la  foi  humaine.  Cependant 
ce  parallélisme  ne  doit  pas  aller  jusqu'à  une  assimilation 
complète,  et  il  est  un  point  où  il  cesse  de  se  vérifier.  Dans 
le  témoignage  humain,  le  point  où  porte  la  principale  diffi- 
culté, le  point  qui  s'impose  surtout  à  l'examen,  c'est  la 
véracité  du  témoin,  la  valeur  de  son  témoignage,  les  garan- 
ties que  son  affirmation  présente.  La  question  de  savoir  s'il 
a  vraiment  affirmé  telle  chose  ne  se  pose  que  dans  le  cas 
du  témoignage  médiat  ou  transmis,  et  il  est  facile  de  se 
rendre  compte  que  si  les  critiques  ne  négligent  pas  cette 
considération,  ce  n'est  cependant  pas  là-dessus  que  se 
porte  leur  principal  effort.  Dans  le  problème  de  la  foi  divine, 
c'est  au  contraire  le  point  où  se  concentre  toute  la  critique. 
Pour  qui  admet  l'existence  de  Dieu,  sa  véracité  ne  saurait  faire 
doute.  Mais  Dieu  a-t-il  parlé  ?  C'est  ce  qui  est  à  examiner.  Et 
ce  point  une  fois  établi,  le  croyant  peut  s'abandonner  en  toute 
confiance  à  la  véracité  divine.  Assurément,  c'est  par  le 
témoignage  humain  que  la  révélation  nous  est  transmise,  et 
ainsi,  chez  le  croyant,  la  foi  divine  se  superpose  en  quelque 


CHEZ  M.  PAUL  JANET  621 

sorte  à  la  foi  humaine.  Mais  la  foi  humaine  reste  dans  le 
vestibule  du  temple  ;  c'est  à  la  véracité  divine  seule  que 
le  croyant,  dans  son  acte  de  foi,  fait  hommage. 

Car  la  foi  est  un  hommage  ;  elle  reconnaît  et  proclame  la 
véracité  ou  la  loyauté  de  celui  à  qui  elle  donne  sa  confiance. 
Les  hommes  l'ont  toujours  entendu  de  la  sorte.  Pour 
emprunter  un  exemple  à  M.  Paul  Janet,  lorsque  Alexandre 
buvait  la  potion  présentée  par  son  médecin  Philippe,  qui 
lui  était  dénoncé  comme  voulant  l'empoisonner,  il  lui  attes- 
tait l'assurance  qu'il  avait  en  sa  fidélité.  Aussi  les  hommes 
savent-ils  gré  à  ceux  qui  ont  foi  en  leur  parole.  Nouvelle 
preuve,  pour  le  dire  en  passant,  de  l'intervention  de  la 
volonté  dans  la  croyance.  Un  élève,  sur  la  démonstration  de 
son  professeur,  admet  le  théorème  du  carré  de  l'hypoténuse  : 
le  professeur  ne  se  sent  pas  tenu  de  reconnaissance  envers 
son  élève.  L'élève  admet  un  récit  sur  la  parole  du  maître  : 
celui-ci  verra  dans  cette  docilité  une  marque  de  confiance. 

La  foi  religieuse  est  donc  aussi  un  hommage  rendu  à  la 
véracité  divine,  et  la  théologie  parle  du  culte  de  l'intelli- 
gence rendu  à  Dieu  par  la  foi.  Par  la  foi,  dit  saint  Paiil,  l'in- 
telligence se  «  met  en  captivité  »;  c'esl-à-dire,  comme  l'ex- 
plique saint  Thomas,  elle  s'enchaine  non  par  les  liens  qui 
lui  sont  propres  et  naturels,  la  vue  de  la  connexion  logiqiic 
des  objets,  mais  par  des  liens  qui  lui  sont  imposés  du 
dehors,  l'attestation  de  Dieu'.  Comme  cet  hommage  est 
volontaire  et  libre,  il  y  a  lieu  aussi  de  parler  du  mérite  de  la 
foi,  et  c'est  avec  raison  que  le  christianisme  a  fait  de  la  foi 
une  vertu.  Mais  en  môme  temps  combien  cet  hommage  est 
raisonnable  et  sûr!  Combien  est  fondée  la  confiance  du 
croyant!  Après  tout,  Philippe  aurait  pu  être  un  malhonnête 
homme.  Dieu,  comme  le  dit  la  formule  de  nos  catéchismes, 
ne  peut  se  tromper  ni  nous  tromper.  C'est  en  toute  sécurité 
que  le  croyant  se  repose  en  lui  et  s'en  repose  de  la  réalisa- 
tion de  ses  promesses  sur  lui.  On  ne  comprend  pas  qti'un 
homme  avisé  comme  M.  Paul  Janet  ait  pu  admettre  ou  attri- 
buer h  M.  Ollé-Laprune  cette  théorie  de  la  foi  chrétienne  : 
«  S'il  y  a  un  Dieu,  sans  doute  j*aurai  du  mérite  auprès  de  lui 

1.  Saint  Thomas.  De  veritatt,  q.  xiv,  a.  1. 


622  LE  PROBLEME  DE  LA  FOI 

de  l'avoir  cru  sans  preuves  sufïisantes  ;  cette  confiance  est 
belle;  mais  elle  ne  fait  pas  qu'il  y  ait  un  Dieu,  et  elle  ne 
peut  rien  ajouter  aux  raisons  qui  le  démontrent ^  »  Comme 
si  le  chrétien  croyait  sans  preuves  suffisantes!  Comme  s'il 
était  beau  de  donner  sa  confiance  sans  garanties  suffisantes  ! 
Comme  si  la  foi  prétendait  établir  l'existence  de  Dieu  qu'elle 
suppose! 

La  foi  admet  la  raison,  mais  elle  la  dépasse.  Le  croyant  se 
fait  honneur  à  lui-même  en  même  temps  qu'il  fait  honneur  à 
Dieu. 

Nous  verrons,  dans  un  prochain  article,  ce  que  M.  Paul 
Janet  pense  de  la  théologie,  en  particulier  dans  ses  relations 
avec  la  philosophie. 

1.  Ouvrage  cité,  II,  p.  477. 

L.  ROURE,  S.  J. 


UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLÈGE 


I 

Si  la  cause  du  cantique  populaire  avait  encore  besoin 
d'être  plaidée,  il  n'y  aurait  pas  de  meilleur  argument  à  faire 
valoir  en  sa  faveur  qu'une  solennité  comme  celle  qui  eut  lieu 
dans  la  basilique  de  Montmartre  le  17  janvier  de  cette  année. 

Les  noces  d'argent  de  l'Œuvre  du  Vœu  national  avaient 
attiré  une  foule  énorme  pour  l'olTice  du  soir.  Seuls,  les 
privilégiés,  munis  de  cartes,  purent  pénétrer  à  l'intérieur. 
Si  vastes  que  soient  les  dimensions  du  monument,  elles 
seront  toujours  insuffisantes  pour  des  circonstances  comme 
celle-là.  Au  reste,  on  sait  que  presque  la  moitié  du  vaisseau 
est  occupée  par  le  chœur  et  les  chapelles  rayonnantes.  Cette 
disposition,  heureuse  d'ailleurs  au  point  de  vue  du  recueil- 
lement, de  la  piété  et  de  l'effet  architectural,  ne  laisse  guère 
à  la  disposition  de  l'assistance  que  la  partie  antérieufe  des 
nefs.  Six  à  sept  mille  hommes  s'y  pressaient  ce  jour-là.  On 
peut  dire  que  tous  firent  leur  partie  au  lutrin. 

On  avait  pris  soin  de  distribuer  un  petit  imprimé  renfer- 
mant l'ordre  et  le  détail  delà  cérémonie.  Après  le  chant  des 
Vêpres  exécuté  à  deux  chœurs  par  les  tribunes  et  par  la  nef, 
le  cantique  Pitiés  mon  Dieu,  fut  dit  par  toute  la  masse  des 
voix,  avec  accompagnement  de  grand  orgue  et  de  musique 
militaire.  De  distance  en  distance,  des  maîtres  de  chœur, 
debout  sur  des  estrades,  marquaient  le  mouvement. 
l/enscrnblc,  si  difficile  à  obtenir  en  pareil  cas,  était  presque 
irrc'prochable  et  l'effet  général  était  d'une  puissance  irrésis- 
lil)K;. 

Après  quelques  strophes  chantées  de  la  sorte,  il  y  a 
comme  du  frisson  dans  l'air,  les  ftmes  vibrent  et  le  plus  blasé 
dilettante  se  défendrait  vainement  de  l'émotion  envahissante. 
Ce  cantique  si   simple,   si    peu   prétentieux,    que    tout   un 


624  *     UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLÈGE 

peuple  peut  dire,  voilà  bien  la  vraie  musique  qui  conviejit  à 
ces  grandes  manifestations  religieuses.  Mettez  à  la  place  le 
maestro  le  plus  illustre,  celui  qu'on  acclame  frénétiquement 
à  rOpéra  ;  qu'il  vienne  faire  entendre  un  chef-d'œuvre. 
Gomme  ce  sera  froid  et  comme  on  en  aura  vite  assez! 

Mais  à  quoi  bon  prêcher  une  doctrine  à  laquelle  nous 
sommes  tous  convertis?  La  question  est  d'amener  les  fidèles 
à  prendre  part  au  chant  à  l'église.  Nous  en  avons  perdu 
l'habitude.  Ce  n'est  pas  de  bon  ton.  On  ne  se  représente  pas 
l'assistance  de  nos  grandes  paroisses  de  Paris  chantant  les 
psaumes,  les  hymnes  ou  les  cantiques,  moins  encore  le 
Kyrie  eleison  ou  VAgnus  Dei.  On  y  reviendra  peut-être.  11  y  a 
telle  paroisse  de  grande  ville,  que  je  pourrais  citer,  où  tout 
le  peuple  dit  les  pièces  de  chant  usuelles  et  où  les  femmes 
alternent  avec  les  hommes  pour  les  parties  de  l'ofiice  qui  se 
chantent  à  deux  chœurs.  Dans  les  missions,  il  est  d'usage  de 
faire  chanter  des  cantiques,  dont  toute  l'assistance  dit  au 
moins  le  refrain  ;  on  y  réussit  sans  trop  de  peine,  et  c'est  pour 
les  ouvriers  apostoliques  un  instrument  d'une  puissance 
incalculable.  Je  me  souviens,  pour  ma  part,  d'avoir  entendu 
dans  la  grande  et  magnifique  église  de  Saint-Nizier  de  Lyon 
une  assemblée  de  plusieurs  milliers  de  personnes  chanter 
chaque  soir  du  mois  de  mai  les  cantiques  à  la  Sainte  Vierge. 
Un  vicaire  se  tenait  en  chaire  et  battait  la  mesure.  Au  pre- 
mier coup  d'œil  on  esquissait  un  sourire,  mais  on  était  vite 
enlevé. 

Gela  se  voit  encore  sans  doute  dans  quelques  églises 
isolées,  peut-être  même  dans  quelques  heureuses  régions. 
Mais  la  règle  dans  notre  pays,  c'est  que  le  peuple  se  tient 
coi  à  l'église.  Quelques  chantres,  quand  on  peut  en  avoir, 
martèlent  tant  bien  que  mal,  plutôt  mal  que  bien,  les  chants 
liturgiques.  Dans  les  villes,  où  l'on  a  plus  de  ressources, 
c'est  encore  supportable  ;  dans  les  campagnes,  hélas!  c'est  la 
plupart  du  temps,  grotesque.  Quant  à  l'assemblée  des  fidèles, 
elle  est  là  comme  au  parterre,  elle  écoute.  Soit  respect 
humain,  soit  insouciance  ou  manque  d'initiative  du  clergé, 
l'usage  s'est  établi  et  enraciné.  A  quelque  point  de  vue  qu'on 
se  place,  il  est  déplorable.  Le  peuple  qui  ne  prend  aucune 
part  aux  cérémonies  du  culte  s'en  lasse  vite,  s'en  dégoûte  et 


UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLEGE  625 

y  renonce.  Tout  a  été  dit  sur  ce  sujet,  mais  n.ulle  part  avec  ' 
plus  de    conviction  et  d'énergie  que  dans  les  Rapports  de 
M.  le  chanoine  Gravier  et  la  belle  introduction  qu'il  a  mise 
en  tête  de  ses  recueils  de  cantiques. 

Depuis  quelques  années  on  s'est  beaucoup  préoccupé  de 
la  restauration  du  chant  religieux.  Des  hommes  de  zèle  et 
de  talent,  prêtres  et  laïques,  se  sont  dévoués  à  cette  œuvre 
et  s'en  sont  faits  partout  les  apôtres.  Livres,  journaux, 
revues  ',  conférences  et  congrès,  rien  n'a  été  négligé  par 
eux  pour  donner  à  leurs  efforts  plus  de  cohésion  et  d'effi- 
cacité. Des  résultats  très  appréciables  ont  été  obtenus.  Sans 
entrer  ici  dans  des  discussions  d'école,  on  ne  peut  qu'ap- 
plaudir à  l'impulsion  partie  de  l'ordre  bénédictin,  et  qui  ont 
abouti  en  bien  des  endroits  a  transformer  complètement 
l'allure  lente  et  lourde  du  chant  ecclésiastique.  Puisse  cette 
salutaire  réforme  pénétrer  au  sein  de  la  corporation  des  chan- 
tres de  paroisse  parisiens,  terriblement  réfractaires  jusqu'à 
ce  jour  ! 

Beaucoup  d'autres.  Dieu  merci,  se  sont  mis  à  exécuter 
le  plain-chant  d'une  façon  sinon  très  scientifique,  du  moins 
plus  raisonnable  et  moins  fatigante  pour  les  écoutants. 
Ils  ont  renoncé  à  égrener  pesamment  un  chapelet  de  grosses 
notes  toutes  semblables,  et,  grâce  à  un  mouvement  plus  déga- 
gé, la  mélodie  du  Pange  lingua  ou  de  VAdoro  te  se  dessine 
et  se  laisse  enfin  saisir.  Aux  amateurs  qui  auraient  roccasion 
de  traverser  Paris,  je  me  permettrai  de  signaler  une  commu- 
nauté religieuse  toute  voisine  des  htudeSj  les  Bénédictines 
du  Saint-Sacrement  de  la  rue  Monsieur.  Les  offices  de  leur 
chapelle  ont  été  l'objet  d'une  mention  honorable  dans  le 
fameux  livre  de  Iluysmans.  Là  se  déroule  chaque  jour  toute 
la  liturgie  monastique  ;  le  chœur  est  bien  nourri,  les  voix 
fermes  n'ont  rien  qui  rappelle  les  gémissements  de  la  colom- 
be ;  le  chant  grégorien  interprété  avec  une  grande  précision 
et  une  allure  vive,  presque  rapide,  devient  éminemment 
expressif  et  on  ne  se  lasse  pas  de  l'entendre. 

1.  Qu'il  nous  soit  permis  de  mentionner  ici  la  Muaiea  sacra,  excellente 
publicationmensuellc,  fondëc  à  Toulouse  par  le  regretté  Aloys  Kunc,  et  qui, 
après  une  (éclipse  de  quelques  mois,  vient  de  reparaître  sous  la  direction  du 
R.  P.  Comire. 

LXXI.  —  40 


626  UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLEGE 

Le  plain-chant  doit  avoir  la  première  place  dans  les  céré- 
monies religieuses  ;  sous  aucun  prétexte  on  ne  saurait  l'en 
déposséder.  Les  pièces  communes  de  la  messe,  les  psaumes, 
les  hymnes  liturgiques,  certaines  antiennes  usuelles  et 
motets  constituent  un  répertoire  qui  doit  rester  sacré,  dans 
tous  les  sens  du  mot.  C'est  là  le  bien  propre  de  l'église  ; 
c'est  sa  langue  et  son  chant. 

Mais,  cette  place  d'honneur  réservée,  il  en  reste  une  assez 
large  pour  le  chant  en  langue  vulgaire.  Des  promoteurs 
ardents  du  cantique  français  voudraient  même  l'introduire 
partout,  sans  en  excepter  la  grand'messe.  On  ne  voit  pas 
pourquoi,  disent-ils,  un  cantique  français  ne  pourrait  pas 
remplacer  un  morceau  d'orgue  pendant  l'Offertoire  ou  l'Élé- 
vation. Ils  ont  contre  eux  l'article  7  du  règlement  de  1894, 
d'après  lequel  seule  «  la  langue  du  Rite  peut  être  employée 
dans  les  chants  pendant  les  fonctions  solennelles  stricte- 
ment liturgiques  ».  D'ailleurs  l'article  suivant  fait  au  can- 
tique populaire  la  part  assez  large,  puisqu'il  déclare  que  la 
«  langue  vulgaire  »  peut  se  faire  entendre  dans  toutes  les 
autres  cérémonies,  pourvu  qu'on  choisisse  «  des  composi- 
tions pieuses  et  approuvées  ».  Un  décret  du  27  février  1882 
spécifiait  même  que  l'on  pouvait  chanter  des  cantiques 
devant  le  Saint-Sacrement  exposé.  Il  serait  aisé  de  citer  des 
églises  de  tel  grand  diocèse  où  l'on  observe  très  scrupuleu- 
sement les  règles  liturgiques,  et  où  cependant  on  ne  se 
fait  pas  faute  d'alterner  les  cantiques  français  avec  les  chants 
latins  aux  saluts  des  plus  grandes  solennités. 

II 

Parmi  les  apôtres  de  la  restauration  du  chant  populaire, 
plusieurs  pensent  que  c'est  avec  le  cantique  seulement  que 
l'on  peut  avoir  des  chances  de  succès.^G'est  la  thèse  chaleu- 
reusement soutenue  par  M.  le  chanoine  Gravier.  Je  n'ai  garde 
de  la  contredire  ;  en  s'y  prenant  bien,  peut-être  arriverait-on 
à  faire  exécuter  aussi  convenablement  les  pièces  usuelles  du 
plain-chant  ;  mais  il  n'importe.  Il  est  certain  que  le  jour  où 
nous  serions  parvenus  à  faire  chanter  à  l'église  par  toute  l'as- 
semblée des  fidèles  les  refrains  de  nos   cantiques   français 


UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLÈGE  627 

nous  aurions   réalisé   un  grand  progrès  qui   en    amènerait 
bien  d'autres  à  sa  suite. 

C  est  par  les  enfants  qu'il  faut  commencer.  Du  reste,  c'est 
pour  eux  tout  d'abord  que  le  chant  des  cantiques  à  l'église 
est    chose  d'importance.   Pauvres  enfants  !   On  ne  devrait 
jamais  les  immobiliser  sur  leurs  bancs  pendant  les  cérémo- 
nies religieuses,  sans  les  faire  chanter.  La  messe  basse  est 
déjà  bien  longue  pour  eux.  Il  faudrait  couper  le  temps  par 
des  prières  récitées  à  haute  voix.  Mais  ce  qui  vaut  mieux 
encore,  c'est  le  cantique.  Dans  les  maisons  ecclésiastiques  ou 
religieuses,  l'usage  est  généralement  établi;  on  chante  beau- 
coup et  il  reste  fort  peu  de  temps  pour  la  méditation  soli- 
taire. Mais  dans  les   paroisses,  c'est  tout  autre  chose.   On 
oblige   les  enfants  des  écoles  catholiques    à   assister  à  la 
grand'messe,  parfois  même  aux  vêpres  ;  on  y  tient  ;  il  faut 
leur  donner  de  bonnes  habitudes.  Ils  sont  là,  sous  la  surveil- 
lance   de   leurs   maîtres,   silencieux,    dévorant   leur  ennui, 
comptant    les    minutes,    attendant   qu'on    sorte.    Eh  !    mon 
Dieu,  que  veut-on  qu'ils  fassent  ?  S'ils  se  dissipent,  on  les 
punit,  et  voilà  une  amertume  de  plus  au  fond  de  leur  cœur. 
On  Tie  sait  pas  ce  qui  s'amoncelle  de  mécontentement  et  de 
dégoût  pour  les  cérémonies  religieuses  dans  ces  pauvres 
Ames  d'enfants  contraints  de  les  subir  de  celte  façon  inintel- 
ligente. Cela  se  retrouvera  plus  tard,  hélas  ! 

Les  jeunes  filles  elles-mêmes,  plus  douces  cependant,  plus 
calmes  par  nature,  et  à  qui  il  en  coûte  moins  de  rester  à  la 
même  place,  ne  sont  pas  pourtant  soumises  sans  inconvé- 
nient à  ce  régime  qui  n'est  pas  de  leur  Age.  Leurs  pieuses 
maîtresses  ne  se  doutent  pas  de  ce  qui  s'élabore  dans  leur 
cerveau  pendant  les  trop  longues  et  surtout  trop  silencieuses 
séances  à  la  chapelle.  Le  chant  des  cantiques  couperait  court 
à  l'ennui  et  arrêterait  la  rêverie  dangereuse  qui  se  dissimule 
sous  l'apparence  du  recueillement  et  de  la  prière.  C'est  là  le 
remède  ;  tous  les  prêtres  qui  ont  un  peu  d'expérience  des 
enfants  le  savent. 

Le  problème  à  résoudre  n'est  pas  aussi  simple  qu'il  paraît 
de  prime  abord.  Pour  arriver  au  résultat  que  nous  entre- 
voyons et   que   nous  souhaitons  tous,  il  faudrait  avoir  un 


628  UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLEGE 

recueil  de  cantiques  de  tout  point  irréprochable,  qui  serait 
chez  nous  comme  le  répertoire  classique,  officiel.  Les  catho- 
liques allemands  possèdent,  dit-on,  ce  recueil  idéal  de  chants 
populaires  nationaux  que  tout  le  monde  connaît  et  chafite 
par  cœur.  Nous  ne  pouvons  en  dire  autant.  Il  en  est  à  cet 
égard  comme  du  catéchisme  ;  ce  formulaire  unique  de  la 
doctrine  chrétienne  pour  toute  la  France,  en  attendant  qu'il 
existe  pour  toute  l'Église,  nous  ne  l'avons  pas  ;  il  varie  d'un 
diocèse  à  l'autre  et  l'on  sait  trop  quels  inconvénients  résultent 
de  cette  diversité.  Ainsi  en  est-il  du  cantique  populaire, 
en  dépit  d'un  vieux  fond  que  sa  vénérable  antiquité  ne 
suffit  même  plus  à  protéger  contre  de  trop  justes  critiques. 

En  ces  derniers  temps  on  a  beaucoup  travaillé  à  combler 
cette  lacune.  Musiciens  et  poètes  se  sont  évertués,  et  certes 
on  ne  peut  se  plaindre  que  la  louange  du  Seigneur  manque 
en  notre  langue.  Nous  avons  à  deux  reprises  payé  un  juste 
tribut  d'éloges  à  l'œuvre  considérable  de  M.  le  chanoine 
Gravier  ;  les  Frères  des  Ecoles  chrétiennes  ont,  eux  aussi, 
publié  un  recueil  qui  a  son  mérite.  Celui  du  P.  Garin, 
mariste,  est  déjà  un  peu  plus  ancien.  Il  y  en  a  d'autres  encore 
assurément. 

En  voici  un  nouveau,  qui  a  fait  son  apparition,  il  y  a 
quelques  mois  et  qui  lui  aussi,  sans  doute,  va  aspirera  l'hon- 
neur de  devenir  un  classique  du  genre*.  Nous  éviterons  de  lui 
donner  beaucoup  d'éloges  ;  car  on  pourrait  nous  reprocher  de 
faire  l'article  pour  un  produit  de  la  maison.  Nous  laissons  cette 
partie  de  la  critique  à  ceux  du  dehors  ;  ils  la  feront,  et  l'ont 
déjà  faite 2  avec  plus  d'autorité  et  sans  s'exposer  au  même 
soupçon.  Mais  ce  qu'il  est  permis  de  dire  avec  assurance, 
voire  avec  une  modestie  quelque  peu  fière,  —  les  auteurs  ne 
me  démentiront  pas,  —  c'est  que  ce  recueil  de  cantiques 
populaires  représente  une  somme  de  travail  qu'on  aurait 
peine  à  croire  sans  quelques  explications. 

1.  Recueil  de  cantiques  et  de  chants  latins  :  Ouvrage  spëcialement  destiné 
à  la  jeunesse  catholique  et  aux  maisons  d'éducation.  (Paroles  des  cantiques 
rythmées);  parle  P.  A.  F.,  S.  J.  Paris,  Poussielgue,  1896.  In-18,  pp.  vii- 
795.  Prix  broché  :  2  fr.  75.  Cartonnage  ou  reliure  en  sus. 

2.  Voir  spécialement  l'article  de  M.  l'abbé  Vantroys,  aumônier  du  lycée 
Hoche  (Versailles),  dans  l'Univers  du  6  janvier  1897. 


UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLÈGE  629 

III 

En  tout  genre  de  connaissance  humaine,  il  n'y  a  rien  de 
plus  difficile  à  faire  qu'un  bon  manuel  ;  ceux-là  seuls  y 
peuvent  réussir  qui  possèdent  à  fo^  la  partie.  Le  manuel  de 
chants  populaires  religieux,  que  nous  n'avons  pas  eu  jusqu'à 
présent  et  que  nous  n'aurons  peut-être  jamais,  n'échappe 
pas  à  la  règle  générale.  Je  veux  essayer  de  dire  comment, 
pour  ma  part,  je  le  conçois. 

D'abord,  il  ne  saurait  être  l'œuvre  d'un  homme  seul.  Si 
richement  doué  que  l'on  soit,  on  ne  peut  songer  à  tirer  de 
son  fonds  un  répertoire  qui  devienne  populaire.  Quand 
im  maître  a  créé  une  demi-douzaine  de  ces  chants  que 
le  peuple  adopte,  qu'on  se  transmet  de  proche  en  pro- 
che, et  qui  passent  d'une  génération  à  une  autre,  il  a  lieu 
de  se  féliciter.  Cela  n'arrive  pas  à  tous  ceux  qui  font  des 
opéras. 

Notre  recueil  sera  donc  tout  d'abord  un  choix.  Celui  qui 
l'entreprend  pourra  même  n'y  rien  mettre  du  sien;  il  n'en 
sera  peut-être  pas  plus  mauvais.  En  tout  cas,  son  premier  soin 
sera  d'aller  d'ici  de  là  explorer  les  collections  anciennes  et 
nouvelles,  prenant  un  peu  et  laissant  beaucoup,  examinant 
tout  et  ne  retenant  que  ce  qui  est  bon,  ou  plutôt  excellent. 
Omnla  probate  ;  quod  bonum  est  tenele.  Co  triage  est  sou- 
vent fort  malaisé  ;  il  demande  du  discernement,  du  goût  et 
de  l'érudition.  On  se  heurte  à  des  dilTicultés  d'espèces  très 
disparates.  II  y  a  chez  les  anciens  des  pièces  qui  paraissent 
de  valeur,  auxquelles  on  tient  par  habitude,  que  l'on  vou- 
drait conserver,  et  qu'il  faut  cependant  sacrifier  pour  des 
raisons  d'ordre  supérieur.  Il  y  a  chez  les  modernes  quantité 
de  compositions  exquises;  mais,  pour  un  motif  ou  pour  un 
autre,  hi  plupart  ne  sauraient  convenir.  Puis,  détail  misé- 
rable, elles  sont  la  propriété  d'auteurs  et  surtout  d'éditeurs 
qui  ne  vous  permettent  pas  d'y  toucher.  Les  auteurs  du 
Recueil  ont  inséré,  dans  leur  avant-propos,  un  Avisv[\i\  en  dit 
long  pour  qui  est  un  peu  au  courant  des  usages  de  librairie. 
C'est  une  longue  liste  de  numéros  appartenant  à  telle  ou 
telle  maison  et  qu'ils  n'ont  pu  insérer  qu'en  se  ménageant 


630  UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLEGE 

ragrément  des  propriétaires.  Pour  certains  cantiques,  ils 
ont  même  dû  se  borner  à  indiquer  dans  une  petite  note 
l'adresse  de  l'éditeur  chez  qui  on  trouve  la  musique. 

Mais  encore,  quelles  sont  donc  les  règles  dont  on  devra 
s'inspirer  pour  le  choix  des  cantiques  qui  doivent  entrer 
dans  le  recueil  idéal?  Bn  d'autres  termes,  quelles  sont  les 
qualités  que  doit  réunir  le  cantique  qui  aspire  à  l'honneur 
d'y  prendre  place  ? 

Le  cantique,  tel  que  nous  l'entendons  ici,  est  une  poésie 
religieuse  destinée  à  être  chantée  par  le  peuple,  ou  du 
moins  par  un  nombre  considérable  de  voix.  Il  y  faut  donc 
distinguer  trois  éléments,  la  poésie,  la  musique  et  l'adapta- 
tion ou  la  convenance  de  l'une  avec  l'autre. 

Et  d'abord,  la  poésie.  Il  y  a  quelques  années,  à  propos  de 
la  béatification  de  Louis  Grignion  de  Montfort,  j'ai  esquissé 
dans  les  Études^  d'après  ce  vieux  maître,  la  théorie  du  can- 
tique  populaire ^.   Je  me  permets  d'y  renvoyer  le  lecteur. 

Oh  !  ce  n'est  pas  à  dire  que  les  pieuses  chansons  du  vieil 
apôtre  de  la  Vendée  soient  un  modèle  à  copier  servilement. 
Le  temps  a  marché  et  la  simplicité  de  nos  aïeux  s'en  est 
allée  avec  bien  d'autres  choses.  11  est  certain  qu'on  peut 
faire  autrement  et  mieux.  Mais  les  principes  demeurent. 
Saint  Bernard  les  formulait,  il  y  a  huit  cents  ans;  il  faut 
s'y  conformer  en  tenant  compte  des  exigences  raisonnables 
du  goût  contemporain.  Que  la  strophe  énonce  une  pensée 
religieuse  dans  une  langue  correcte,  limpide  et  d'une 
médiocre  élégance  ;  c'est  tout  ce  qu'on  est  en  droit  de  lui 
demander.  Mais  que  la  muse  n'aille  pas  prendre  ses  envo- 
lées des  grands  jours,  qu'elle  nous  fasse  grâce  des  méta- 
phores hardies  et  s'interdise  tout  cliquetis  de  mots  et  toute 
recherche  d'effets  ;  qu'elle  ne  se  mette  pas  en  frais  de  rimes 
riches  ;  c'est  un  luxe  dont  n'a  que  faire  une  personne  simple 
qui  vit  avec  le  peuple  et  pour  le  peuple.  Nous  savons,  ici 
peut-être  mieux  qu'ailleurs,  combien  la  rime  riche  est  en 
honneur  au  parnasse  contemporain,  et  toutes  les  magnifi- 
■cences  que  nos  artistes  savent  lui  faire  produire.  Mais  le 

1.  Études,  avril  1888,  t.  XLIII,  p.  500. 


UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLÈGE  631 

genre  dont  nous  nous  occupons  a  d'autres  visées  et,  comme 
on  le  verra  plus  loin,  il  est  soumis  par  état  à  des  assujettis- 
sements assez  nombreux  pour  qu'il  ait  le  droit  de  s'affranchir 
de  la  mode  du  jour. 

Quant  à  la  musique,  c'est  également  la  définition  même 
du  cantique  qui  nous  servira  de  pierre  de  touche  pour  dis- 
cerner ce  qu'il  faut  prendre  et  ce  qu'il  faut  laisser.  Deux 
mots  résument  tout  ce  qu'elle  doit  être  et  mieux  encore  ce 
qu'elle  ne  doit  pas  être  :  La  musique  de  nos  cantiques  sera 
religieuse  et  populaire. 

Quand  on  dit  religieuse,  on  ne  dit  pas  lourde  ni  mon% 
lone.  La  prière  ne  chante  pas  toujours  dans  le  même  mode; 
elle  passe  par  toute  la  gamme  des  sentiments  du  cœur 
humain.  La  musique,  qui  est  par  excellence  la  langue  du 
sentiment,  se  prêtera  à  ces  diverses  inspirations  ;  elle 
pourra  donc,  sans  cesser  d'être  religieuse,  exprimer  tour  à 
tour  la  joie  ou  la  tristesse,  la  plainte  ou  lelriomphe,  la 
terreur  ou  l'enthousiasme,  l'ardeur  belliqueuse  aussi  bien 
<{ue  les  élans  de  l'amour,  u  Toute  composition  musicale 
conforme  à  l'esprit,  au  sens  et  aux  paroles  de  la  liturgie 
inspire  de  la  dévotion  aux  fidèles,  et  partant  elle  est  digne 
de  la  maison  de  Dieu'.  »  A  s'en  tenir  à  cette  règle,  on  voit 
que  la  porte  de  l'église  est  largement  ouverte  ;  la  musique 
peut  y  entrer  avec  toutes  ses  ressources  et  y  faire  entendre 
des  accents  très  divers.  Comme  les  mêmes  sentiments 
peuvent  être  informés  par  la  piété  ou  par  la  passion,  il 
ne  sera  pas  toujours  aisé  de  définir  si  la  musique  qui  les 
traduit  est  exclusivement  religieuse;  mais  quand  elle  no 
l'est  plus  du  tout,  on  s'en  aperçoit  assez  vite,  pour  peu 
qu'on  ait  le  sens  du  quod  decet.  Celle-là  évidemment  devra 
être  impitoyablement  écartée.  Mais  on  verra  tout  à  l'heure 
que  les  règles  ecclésiastiques  poussent  la  délicatesse  plus 
loin. 

La  musique  de  nos  cantiques  sera  populaire.  Tout  le 
monde  comprend  ce  que  cela  veut  dire.  De  même  qu'il  y  a 
de  très  beaux  vers  qui  sonneraient  faux  dans  ce  genre  de 
poésie,  il  y  a  aussi  de  très  belle  musique  qui  ne  saurait  lui 

1.  Décret  de  U  S.  Congrégation  des  Rites,  6  juillet  1894. 


632  UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLEGE 

convenir.  Il  nous  faut  une  mélodie  simple,  chantante,  facile 
à  saisir,  point  chargée  de  modulations  savantes,  qui  n'exige 
pas  de  nuances  et  d'expression,  en  un  mot,  qui  n'ait  pas 
besoin  d'être  interprétée.  Les  masses  n'interprètent  pas. 

A  ce  point  de  vue,  il  y  a  un  grand  nombre  de  chants  exquis  et 
bien  connus  que  l'on  ne  peut  songera  insérer  dans  le  recueil 
des  cantiques  populaires.  Telle  par  exemple,  la  ravissante 
mélodie  de  Gounod  :  Le  ciel  a  visité  la  terre.  Il  en  faut  dire 
autant  de  la  plupart  des  compositions  du  P.  Hermann,  autant 
encore  de  celles  du  P.  Gomire.  Ge  n'est  certes  pas  qu'elles 
^ent  moins  de  valeur  qu'un  air  de  chanson.  Tout  au 
contraire,  mais  on  ne  porte  pas  une  toilette- de  gala  comme 
un  veston  de  travail.  Les  auteurs  du  Recueil  ont  cru  devoir 
y  admettre  le  Noël  d'Adam  :  Minuit.,  chrétiens.  J'estime  que 
ce  n'est  pas  sa  place.  Voici  une  autre  perle.  C'est  au  n"  68, 
la  traduction  de  l'hymne  O  luce  qui  îiiortalibus,  par  Louis 
Veuillot.  Le  P.  Gomire  a  écrit  une  mélodie  d'une  inspiration 
mélancolique  et  douce  qui  s'adapte  admirablement  au  sens 
des  strophes.  On  prie  et  on  pleure  en  murmurant  cette 
musique.  Faites-la  dire  par  notre  petit  peuple  des  collèges, 
ce  sera  plat  et  insignifiant. 

Enfin,  troisième  élément  à  considérer,  l'adaptation  de  la 
musique  aux  paroles.  Gette  question  a,  par  rapport  à  nos 
cantiques  français,  une  importance  exceptionnelle  et  elle  se 
présente  sous  des  aspects  divers.  Et  d'abord  que  penser  de 
l'ajustement  d'un  air  profane  à  des  couplets  pieux? 

On  a  beaucoup  disserté  sur  ce  point.  L'argument  biblique 
des  dépouilles  de  l'Egypte  emportées  par  le  peuple  de 
Dieu,  ou  bien  encore  celui  de  l'or,  des  diamants  et  des 
étoffes  précieuses  enlevées  à  la  vanité  pour  le  service  et  la 
parure  de  l'autel,  a  été  tourné  et  retourné  en  tout  sens.  On 
peut  également  invoquer  la  pratique  bien  connue  de  quan- 
tité d'ouvriers  apostoliques.  Ils  se  sont  emparés  des  airs 
familiers  aux  populations  qu'ils  évangélisaient,  et,  à  des 
paroles  souvent  fort  peu  édifiantes,  en  ont  substitué  d'autres 
pleines  de  dévotion.  En  soi  le  procédé  est  irréprochable; 
c'est  de  bonne  guerre.  Mais  il  faut  tenir  compte  des  cir- 
constances et  de  l'état  des  esprits.  Ge  qui  réussit  dans  un 


UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLEGE  633 

cas  peut  fort  bien  avoir  des  conséquences  déplorables  dans 
un  autre.  L'Église  a  formulé  à  cet  égard  des  règles  qui  sont 
celles  du  bon  sens  lui-même.  D'après  l'article  9  du  Décret  de 
1894,  «  est  sévèrement  prohibée  dans  l'église  toute  musique 
vocale  ou  instrumentale  de  caractère  proJane,  surtout  si  elle 
s'inspire  des  motifs,  variations  et  réminiscences  de  théâtre  ». 
Mais  il  est  clair  que  de  telles  défenses  doivent  être  inter- 
prétées dans  l'esprit  qui  les  a  dictées.  Les  termes  mêmes 
semblent  avo]r  été  ménagés  de  façon  à  permettre  certaines 
latitudes.  Caractère  profane  n'est  pas  synonyme  d'origine 
profane.  Il  ne  suflira  donc  pas  de  dire  :  cet  air  est  celui 
d'une  chanson  ou  d'une  romance,  pour  que  <i  tout  jamais  il 
lui  soit  interdit  de  franchir  le  seuil  de  l'église.  Il  y  en  a  sur 
le  nombre  qui  ont  un  caractère  aussi  religieux  que  profane 
et  qui  «  s'adaptant  religieusement  au  sens  et  aux  paroles  » 
d'un  cantique,  ne  sont  pas  indignes  de  la  maison  de  Dieu. 

La  question  est  de  savoir  si  cette  accommodation  peut 
devenir  un  sujet  de  scandale.  Si  l'air  est  connu,  s'il  doit 
évoquer  des  réminiscences  et  fournir  aux  mauvais  plaisants 
l'occasion  de  parodies  indécentes,  il  faut  évidemment  le  pros- 
crire 8an.s  pitié.  En  ce  cas,  la  proscription  atteindra  non  pas 
seulement  les  airs  de  chansons  grivoises,  mais  encore  des 
chants  de  caractère  grave  et  religieux  que  l'on  entend  même 
au  théâtre.  A  l'heure  qu'il  eçt,  chanter  le  Tantum  crgo  sur 
l'air  de  l'hymne  russe  serait  une  inconvenance.  Mais  il  y  a 
vingt  ans,  alors  que  personne  chez  nous  ne  le  connaissait, 
personne  non  plus  n'eût  été  choqué  d'entendre  h  l'église 
une  musique  aussi  profondément  religieuse. 

Rien  n'autorise  à  rejeter  a  priori  toute  adaptation  d'une 
musique  d'origine  profane  aux  paroles  d'un  cantique;  on  ne 
saurait  donc  ériger  cette  proscription  en  principe  absolu. 
Dans  la  pratique,  il  faudra  distinguer.  S'il  s'agit  d'airs 
primitivement  appliques  à  des  paroles  licencieuses  ou 
impies,  soit,  qu'on  les  écarte  sans  merci.  Il  y  a  des  taches 
que  les  lessives  les  plus  énergiques  ne  sauraient  enlever. 
Mais  en  dehors  de  là,  je  ne  vois  pas  pour  ma  part,  pourquoi 
on  se  montrerait  impitoyable.  On  peut  aflirmer  (jue,  sauf 
quelques  rares  exceptions,  nos  vieux  cantiques  populaires 
se  chantent  sur  des  airs  qui  n'ont  pas  été  faits  pour  eux,  ni 


634  UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLEGE 

même  pour  être  chantés  à  Téglise.  Veut-on  les  excommunier 
en  bloc  ?  Il  est  permis  de  croire  que  ce  serait  un  tort.  Il  y 
en  a  dans  le  nombre  qui  sont  bien  inoffensifs,  qui  ne  sont 
entachés  d'aucun  péché  originel,  qui  n'ont  jamais  pénétré 
dans  les  mauvais  Ueux,  ni  fait  de  mal  à  personne,  qui,  par 
ailleurs,  ont  bien  leur  mérite,  et  qu'il  ne  sera  peut-être  pas 
facile  de  remplacer. 

Mais  ici  évidemment,  tout  le  monde  ne  saurait  être  du 
même  avis.  Quand  on  voit  dans  les  vieilles  éditions  du 
Recueil  de  Saint-Sulpice  figurer  en  tête  des  cantiques  ces 
indications  :  «  Sur  l'air  :  Femme  sensible...  Je  t'aime  encore... 
Du  serin  qui 'te  fait  envie...  Heureux  amants^  cueillez  des 
fleurs...  Partant  pour  la  Syrie...  Tout  est  charmant  chez 
Aspasie...  A  l'amour,  livrez  vos  cœurs...  et  ainsi  des 
autres,  cela  vous  fait  l'effet  de  la  Cle'  du  Caveau  arrangée 
à  l'usage  des  églises,  et  l'envie  vous  prend  de  jeter  à  la  rue 
tous  ces  rossignols.  Le  Père  A.  F...  a  cédé  à  cette  tentation 
qui,  après  tout,  est  celle  d'un  zèle  sévère  pour  l'honneur  de 
la  maison  de  Dieu  :  Dilexi  decorem  domus  tuœ.  Quelques- 
uns  lui  en  voudront  d'avoir  supprimé  tels  vieux  airs  qui 
allaient  si  bien  et  que  l'on  avait  chantés  avec  tant  de  dévo- 
tion, par  exemple  :  O  Fontenay  qu  embellissent  les  roses, 
dans  le  cantique  pour  la  première  communion  :  O  saint 
autel  qu'environnent  les  Anges,  ou  bien  encore  Femme  sen- 
sible, dans  Reviens,  pécheur,  à  ton  Dieu  qui  t'appelle..  On 
voit  du  moins  que,  si  ces  airs  traditionnels  ont  été  éliminés, 
ce  n'est  pas  uniquement  pour  le  plaisir  de  les  remplacer 
par  d'autres. 

IV 

L'adaptation  de  la  musique  aux  paroles  dags  le  cantique 
populaire  comporte  un  autre  problème  non  pas  plus  grave, 
mais  d'une  solution  plus  laborieuse,  je  veux  dire  l'exacte 
concordance  du  rythme  syllabiquc  et  du  rythme  musical. 
Expliquons-nous. 

11  y  a  dans  la  phrase  parlée,  et  à  plus  forte  raison  dans  la 
phrase  versifiée,  une  succession  de  syllabes  longues  et 
de    syllabes   brèves,    de    sons    forts    et    de    sons   faibles; 


UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLEGE  635 

il  y  a  de  plus  des  mots  tellement  unis  de  leur  nature 
qu'ils  ne  tolèrent  pas  qu'on  les  sépare  ;  il  y  a,  par  contre,  des 
coupes  et  des  repos  marqués  par  le  sens  et  plus  ou  moins 
obligatoires.  Tous  ces  éléments  divers  contribuent  à  former 
le  rythme  de  la  phrase.  De  son  côté,  la  mélodie  a  son 
rythme,  c'est-à-dire  une  succession,  dans  un  ordre  régulier, 
de  notes  brèves  et  de  notes  longues,  de  temps  forts  et  de 
temps  faibles,  avec  des  repos  plus  ou  moins  accentués.  Or,  il 
faut  qu'il  y  ait  concordance  entre  l'un  et  l'autre  rythme. 
Sinon,  qu'arrive-t-il?  C'est  que  la  phrase  est  outrageusement 
disloquée,  coupée,  hachée  ;  le  pronom  est  séparé  de  son 
verbe  et  l'article  de  son  substantif;  les  mots  eux-mêmes 
sont  tranchés  par  le  milieu  du  corps,  tandis  que  d'autre  part 
il  se  fait  des  liaisons  étranges  de  syllabes  étonnées  de  se 
trouver  réunies  dans  des  mots  qui  n'appartiennent  à  aucune 
langue.  Le  rj'thme  mélodique,  allant  son  train  avec  une 
superbe  insouciance  du  sens  des  paroles,  en  vient  parfois  à 
former  des  assemblages  capricieux  qui  offensent  également 
le  bon  sens  et  les  oreilles  pies.  Ne  se  permet-il  pas  un  blas- 
phème à  faire  dresser  les  cheveux  sur  la  tôle  dans  le  can- 
tique au  Saint-Sacrement  :  Par  les  chants  les  plus  magni- 
fiques^ sur  l'air  de  V Officier  de  fortune,  quand  il  fait  les  déplo- 
rables pauses  que  voici  : 

Il  change,  ô  prodige  admirable! 
Le  pain  en  «on  |  corps  adorable, 
Le  vin  en  son  |  aang  généreux. 

Le  respectable  cantique  de  la  Passion  :  Au  sang  qu'un 
Dieu  va  répandre  se  chante  sur  l'air  d'une  vieille  complainte 
assez  canaille  :  Que  ne  suis-je  la  fougère  !  Je  cite  le  second 
couplet  tel  qu'il  est  scandé  par  le  rythme  de  la  mélodie. 

Dann  un  jar  |    din  solitaire 
^        11  sent  de  |     rudes  combats  ; 
11  prie,  il  I     craint,  il  espère  ; 
Son  cœur  veut  |     et  ne  veut  pa.t. 
Tantôt  la  |     crainte  est  plus  forte, 
Tantôt  l'a  |    mour  est  plus  fort.  • 

Mais  enfin  |     l'amour  l'emporte 
Et  lui  fait  I    choisir  la  mort. 


636  UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLEGE 

L'exemple  est  topique.  Le  mouvement  de  la  mélodie  unit 
pour  ainsi  dire  en  un  seul  mot  les  trois  premières  syllabes 
de  chaque  vers  avec  un  repos  sur  la  troisième  :  Dansunjai\ 
Tantotla.  Or,  le  sens  des  paroles  ne  tolère  évidemment  ce 
repos  que  trois  fois  sur  veut^  fin  et  fait.  Dans  les  cinq  autres 
vers,  la  coupe  qui  a  lieu  en  cet  endroit  est  absurde. 

Sans  doute,  avec  un  peu  d'attention  et  de  goût,  on  peut 
atténuer  ce  qu'il  y  a  de  trop  choquant  dans  ces  fâcheuses 
agrégations  de  syllabes  ;  on  glisse  au  lieu  d'appuyer.  Le 
soliste  s'arrange  pour  ne  pas  leur  imposer  d'unions  contre 
nature  ni  de  séparations  trop  violentes.  11  oblige  la  mélo- 
die à  se  conformer  à  l'allure  de  la  phrase  ;  il  les  fait  aller  au 
pas.  Il  lui  suffira  d'ordinaire  pour  cela  d'une  légère  modifi- 
cation ;  une  noire  se  résoudra  en  deux  croches,  ou  vice  ver-- 
sa.  Ainsi  il  ne  commencera  point  les  vers  de  notre  couplet 
par  ces  mots  baroques  :  Dansunjar,  Ilsentde,  Tantotla;  mais, 
moyennant  une  petite  complaisance  du  rythme  musical,  qui 
n'altère  point  la  mélodie,  il  scandera  d'un  façon  raison- 
nable : 

Dans  un  |    jardin  solitaire 
Il  sent  (     de  rudes  combats.... 
Tantôt  I     la  crainte  est  plus  forte.... 

Dans  les  romances  imprimées,  la  musique  est  notée  pour 
chaque  strophe,  et  lé  compositeur  lui-même  prend  soin  de 
faire  ces  petits  ajustements. 

Mais  si  simple  et  facile  qu'elle  soit,  l'opération  n'est  plus 
pratique  du  moment  qu'il  s'agit  d'un  chant  populaire.  Irez- 
vous  recommander  à  trois  cents  élèves  réunis  à  la  chapelle, 
ou  à  l'assemblée  des  fidèles  à  la  paroisse,  de  faire  les  coupes 
d'une  manière  intelligente  ?  Évidemment  il  n'y  faut  pas  pen- 
ser. Quand  même  tous  les  couplets  seraient  notés  dans  le 
livre  qu'ils  ont  sous  les  yeux,  quand  même  vous  feriez  des 
répétitions,  ce  serait  peine  perdue,  le  torrent  suivra  son 
cours,  et  la  masse  des  voix  emportée  par  le  mouvement 
continuera  à  chanter  de  tout  cœur  :  «  Dansunjar...  Tantotla. 

Alors  quoi?  Ne  reste-t-il  qu'à  se  résigner  et  laisser  faire 
comme  on  a  toujours  fait?  C'est  assurément  le  parti  le 
plus  commode.  D'ailleurs  on  y  est  habitué  et  l'accoutumance 


UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLÈGE  637 

rend  tout  supportable.  Il  y  a  si  longtemps  que  nous  enten- 
dons entonner  avant  le  sermon  Esprit  Saint  dé  ...,  qu'il 
nous  manquerait  quelque  chose  si  Ton  arrangeait  cela 
autrement.  Mais  ce  n'est  pas  là  une  solution.  Que  faire  donc? 

Voici  un  vôtement  confectionné  qui  n'est  pas  à  votre  me- 
sure et  dont  il  faut  pourtant  vous  accommoder.  Il  y  a  deux 
moyens  d'y  pourvoir.  Ou  bien  il  faut  que  le  tailleur 
retouche  le  vêtement  pour  l'ajuster  à  vos  membres,  ou 
bien  que  vous  ajustiez  vos  membres  à  la  mesure  du  vête- 
ment. 11  faut  choisir.  Il  semble  que  c'est  à  l'habit  de  se 
mettre  à  la  taille  de  votre  corps  ;  c'est  votre  opinion  appa- 
remment ;  vous  n'avez  nulle  envie  de  vous  faire  raccourcir 
bras  et  jambes  pour  que  votre  habit  vous  aille  bien.  Suppo- 
sez que  la  mélodie  soit  le  vêtement,  et  le  couplet  le  person- 
nage à  habiller.  Le  poète  se  hâte  de  déclarer  que  c'est  la 
mélodie  qui  doit  se  modeler  sur  les  vers.  Sans  doute,  et 
nous  avons  dit  tout  à  l'heure  qu'elle  ne  manque  pas  de  se 
plier  à  ses  exigences  quand  la  chose  est  possible.  Mais  du 
moment  qu'il  s'agit  de  cantique  populaire,  il  n'en  va  plus 
de  même.  L'habit  est  de  bronze,  il  faut  le  prendre  comme 
il  est  ;  on  n'y  change  rien.  S'il  ne  sied  pas  très  bien  à  vos 
vers,  s'il  les  gêne  aux  entournures,  s'il  leur  donne  des  en- 
torses, s'il  les  blesse  et  les  déforme,  c'est  à  eux  de  se 
mettre  à  sa  mesure.  Il  faut  s'y  résigner. 

Formulons  la  conclusion  en  langage  ordinaire.  Quand  une 
fois  une  mélodie  a  été  adaptée  à  une  strophe,  de  façon  que 
le  rythme  de  l'une  cadre  avec  le  rythme  de  l'autre,  que  les 
temps  forts  portent  sur  des  syllabes  capables  de  les  recevoir, 
que  les  coupes  et  les  pauses  se  fassent  là  où  elles  doivent 
se  faire,  cette  strophe,  ou  si  l'on  veut,  ce  couplet,  sera  le 
patron  d'après  lequel  tous  les  autres  devront  être  confec- 
tionnés ;  c'est-à-dire  que  dans  tous,  les  syllables  longues  et 
brèves,  sonores  ou  hphones,  se  succéderont  autant  que 
possible  dans  un  ordre  identique  ;  au  moins  les  césures 
et  les  repos  voulus  par  le  sens,  se  présenteront  aux  mêmes 
endroits. 

Voilà  en  perspective  un  travail  formidable.  Tous  les  cou- 


638  UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLEGE 

plets  de  nos  cantiques  à  remettre  sur  le  métier  Tun  après 
l'autre.   Parfois    il  suffira    de    changer    quelques  mots  ;    la 
plupart  du  temps,  c'est  toute  l'économie  dfe  la  strophe  qu'il 
faudra  bouleverser.  La  besogne  est  singulièrement  ingrate, 
et  tel  qui  s'y  est  attelé  avec  courage,  après  s'être  furieuse- 
ment gratté  le  front   et   rongé  les  ongles  jusqu'au  sang,   a 
fini  par  jeter  le  manche  après  la  cognée.  Nous  avons  sincè- 
rement félicité  dans  les  Études  M.  le  chanoine  Gravier,  pour 
avoir  exécuté  ce  tour  de  force  d'un  bout  à  l'autre   du  volu- 
mineux recueil  qu'il  a  presqu'entièrement  tiré  de  son  fond. 
Le  Père  A.  F.  et  ses  collaborateurs  ont  eux  aussi   accom- 
pli jusqu'au  bout  cette  laborieuse  tâche;  tous  nos  cantiques 
traditionnels,    sauf  de   rares    exceptions,    ont    été   mis  au 
point,  et  d'après  le  témoignage  de  l'honorable  critique  cité 
plus  haut,   «  sans  diminuer   en    rien  le  mérite  des  travaux 
similaires  parus   depuis   une  trentaine   d'années,   on    peut 
dire  que  ce  nouveau  recueil  consacre  définitivement  l'évo- 
lution   si  ardemment    souhaitée  et   de   la   dignité    des   airs 
religieux  populaires  et  de  la  correction  rythmique  et  artis- 
tique des  paroles  ». 

Il  faut  bien  s'attendre  d'autre   part  à  des  récriminations. 
Cette  refonte  du  texte  de  nos  cantiques  ne  peut  manquer  de 
heurter    des    susceptibilités    plus    ou   moins    respectables. 
Gomme  toutes  les  vieilles  choses  nos  vieux  cantiques  ont 
leurs  amis  ;  pour  eux  les  vieux  couplets  ne  font  qu'un  avec 
les  vieux  airs  ;   paroles  et  musique  résonnent  ensemble  à 
leurs   oreilles  ;  tout  changement  les  déroute   et  volontiers 
ils   diraient  que  c'est  une   profanation.    Imaginez  que   l'on 
retouche  les  couplets  de  Au  sang  qu'un  Dieu  va  répandre. 
Autant  vaudrait  corriger  une  statue  gothique  du  xiii^  siècle  ; 
elle  est  gauche,  voire  quelque  peu  contrefaite,  mais  elle  est 
sacrée  comme  cela.  On  ne  retouche  pas   des  vers  commu- 
nément attribués  à  Fénelon.  Mais  nos  vieux  cantiques  n'ont 
malheureusement  pas  tous  une  aussi  noble  origine,  et  com- 
bien d'entre  eux  n'ont  guère  d'autre  mérite  que  leur  anti- 
quité !  On  pourrait  les  conserver  tels  quels  comme  curiosités, 
mais  si  l'on  veut  s'en  servir,  il  faut  de  toute  nécessité  les 
décrasser  et  les  mettre  en  état  ;    l'opération  n'aura   rien  de 
sacrilège  ;  au  contraire. 


UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLÈGE  639 

Fort  bien,  si  les  auteurs  sont  morts;  mais  supposez  un 
poète  vivant  qui  voit  ses  chères  strophes  soumises  à  cette 
orthopédie  jugée  nécessaire,  évidemment  un  tel  spectacle 
ne  peut  que  lui  causer  de  mortels  déplaisirs.  Elles  le  feront 
penser  à  ces  pauvres  enfants  dont  les  saltimbanques  brisent 
les  membres  pour  les  assouplir.  Il  faut  pourtant  savoir 
en  prendre  son  pqrti.  Le  cantique  est  une  poésie  qui  se 
chante,  et  le  cantique  populaire  une  poésie  destinée  à  être 
chantée  par  une  masse  de  voix  réunies.  Si  vous  ne  vous 
résignez  pas  à  mettre  vos  strophes  à  l'ordonnance,  ce  sont 
les  exécutants  eux-mêmes  qui  se  chargent  de  les  dépecer  de 
lamentable  façon  ;  ou  plutôt  non,  faites  les  lire,  faites  les 
déclamer,  mais  ne  les  faites  pas  chanter,  car  elles  ne  sont 
\)^?,  chnn tables. 


Au  reste,  la  poésie  du  cantique  entendue  comme  on  vient 
de  le  dire,  a  droit,  semble-t-il,  de  réclamer  certaines 
franchises.  On  prétend  que  Malebranche,  un  homme  d'esprit 
pourtant,  ne  put  dans  toute  sa  vie  mettre  sur  leurs  pixels 
que  ces  deux  alexandrins: 

Il  fuit  en  ce  beau  jour  le  meilleur  temps  du  monde 
Pour  aller  &  cheval  sur  la  terre  et  sur  l'onde. 

Poésie  faible  à  plusieurs  points  de  vue.  Comme  on  lui  en 
faisait  l'observation  :  «  Il  faut  bien,  répondait-il,  passer 
quelquechosc  en  faveur  de  la  rime.  » 

Je  ne  garantis  pas  l'authenticité  de  l'anecdote  ;  il  importe 
assez  peu.  Mais  je  tiens  qu'il  faut  passer  aussi  quelque  chose, 
et  môme  beaucoup,  en  faveur  du  rythme  auquel  doit  s'as- 
treindre l'homme  de  goût  qui  arrange  des  strophes  pour 
être  chantées  par  le  populaire.  Ces  exigences  sont  nom- 
breuses et  compliquées  ;  elles  vont  bien  au-delà  de  la  simple 
concordance  des  coupes  de  la  phrase  avec  les  temps  forts  et 
les  pauses  de  la  mélodie.  Le  P.  A.  F...  a  exposé  ici  même  la 
théorie  du  rythme  dans  la  poésie  chantée  '. 

1.  Études,  1893.  t.  IX,  p.  326  frù. 


640  UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLÈGE 

Le  poète  fidèle  observateur  de  ces  règles  qui  sont  dans  la 
nature  des  choses,  aurait  certes  le  droit  de  s'affranchir 
d'autres  tyrannies  plus  ou  moins  conventionnelles.  Remar- 
quez en  effet  que  ces  vers  sont  assujettis  tout  à  la  fois  aux 
principes  fondamentaux  de  la  prosodie  latine  et  de  la 
prosodie  française.  La  strophe  latine  aligne  l'un  à  la  suite  de 
l'autre  ses  vers  composés  de  pieds  rigoureusement  mesurés 
et  disposés  dans  un  ordre  savant  ;  mais  elle  n'est  pas  obligée 
de  les  terminer  par  des  mots  qui  rendent  le  môme  son  ;  elle 
a  pour  base  le  rythme,  elle  ignore  la  rime.  Au  moyen-âge, 
quand  on  fit  des  hymnes  latines  en  vers  rimes,  on  secoua  les 
autres  chaînes  du  mètre  classique. 

La  poésie  française  attache  beaucoup  d'importance  à  la 
rime;  c'est  un  de  ses  éléments  constitutifs.  Par  contre,  elle 
se  préoccupe  médiocrement  de  la  disposition  symétrique  et 
nombreuse  des  longues  et  des  brèves  ;  elle  compte  non  par 
pieds,  mais  par  syllabes,  et  depuis  qu'elle  a  mis  sa  gloire 
dans  la  rime  riche,  elle  a  relâché  d'autant  ses  autres  obliga- 
tions, celles  de  la  césure  par  exemple.  Un  petit  nombre  de 
rimeurs,  ceux  qui  ont  l'oreille  musicale,  s'inquiètent  de 
mettre  du  rythme  dans  leurs  vers.  La  poésie  de  nos  cantiques, 
elle,  est  bien  obligée  d'en  avoir  souci  ;  elle  est  tout  ensemble 
rythmique  et  rimée  ;  tous  les  asservissements  à  la  fois.  Au 
moins  qu'on  ne  lui  demande  pas  de  marcher  à  travers  toutes 
ces  entraves  avec  la  même  élégance,  les  mômes  grâces  que 
celles  qui  en  prennent  plus  à  leur  aise.  Ou  plutôt  qu'on  la 
laisse,  elle  aussi,  prendre  quelques  libertés  nécessaires  pour 
mieux  rçmplir  sa  destinée.  Qu'on  lui  permette  d'être  moins 
rimée  pour  ôtre  plus  rythmique.  C'est  là  pour  elle  l'impor- 
tant. 

On  a  fait  autrefois  chez  nous  des  vers  blancs,  c'est-à 
dire  sans  rimes,  mais  mesurés  comme  des  vers  latins  ou 
grecs.  Pourquoi  les  appelait-on  des  vers  blancs,  je  l'ignore  ; 
les  administrateurs  du  Parnasse  français  ont  déclaré  que 
ce  produit  était  sans  valeur  ;  évidemment  c'est  parce  que  la 
rime  en  était  absente,  puisque  par  ailleurs  on  admet 
n'importe  quel  nombre  de  syllabes  depuis  un  jusqu'à  douze. 
Soit,  la  rime  gardera  sa  place  au  bout  des  vers  rythmés  ; 
personne    n'oserait   congédier   une  personne    aussi   consi- 


UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLEGE  641 

dérable.  Mais  quand  bien  même  on  s'affranchirait  de  quelques- 
uns  de  ses  caprices,  où  serait  le  mal  ?  Si,  par  exemple,  de 
temps  à  autre,  dans  telle  strophe  où  le  rythme  musical 
s'accommode  mal  d'une  désinence  féminine,  si  on  osait 
passer  par  d^sus  l'inflexible  loi  de  l'alternance,  serait-ce  une 
audace  tellement  déraisonnable  et  criminelle  ?  On  suppri- 
merait du  moins  par  là  quelques-unes  de  ces  portées 
prolongées  de  la  voix  sur  des  e  muets,  qui  parfois  ne  sont 
qu'un  signe  orthographique,  et  que  le  chant  oblige  à 
transformer  en  syllabes  fortes  : 

Salut,  ô  Vierge  immaculé  e... 
Quel  spectacle  s'offre  à  ma  vu  c... 

Mais  non,  nous  ne  sommes  pas  révolutionnaires  à  ce  point  ; 
jusqu'ici  il  est  convenu  que  seuls  les  poètes  décadents  se 
permettent  semblables  licences.  Nos  auteurs  ont  cru  devoir 
se  montrer  plus  respectueux  des  règles  classiques.  Au  lieu 
de  diminuer  les  difïicultés,  ils  ont  augmenté  le /a tori/n/?ro^M5 
qui  vient  à  bout  de  tout  ;  ils  ont  mis  sur  leurs  pieds 
quelques  milliers  de  vers  honnêtement  tournés,  presque 
toujours  fort  présentables,  qui  pourront  être  chantés  sans 
accroc  sur  des  airs  auxquels  ils  s'ajustent  exactement,  et  qui 
néanmoins  pourront  se  lire  et  se  dire  en  dépit  de  la  règle 
de  rOpéra-comique  d'après  laquelle  on  chante  ce  qui  ne 
peut  pas  être  dit. 

VI 

La  rénovation  du  cantique  populaire  soulève  encore  une 
question  dont  il   faut   dire    quelque   chose   avant   de    finir. 

De  temps  en  temps,  dans  la  notation  des  airs  du  Recueil,  au 
refrain  surtout,  on  voit  ge  dessiner  une  ébauche  d'harmo- 
nisation ;  une  seconde  partie  vient  doubler  le  chant  à  la 
tierce  ou  h  la  sixte.  C'est  quelque  chose,  mais  ce  n'est  pas 
assez.  ^ 

Voilà  \\n  cho^  de  cantiques  bien  faits  ;  airs  et  paroles, 
tout  y  est  digne  de  la  maison  de  Dieu;  un  grand  nombre 
d'entre  eux  sont  déjà  connus  et  goûtés  ;  ils  sont  de  ceux 
(jni    restent  ;   l'œuvre    de    rajeunissement   et  d'adaptation 

LXXI.  —  41 


642  UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLÈTîE 

rythmique  dont  ils  ont  été  l'objet  ajoute  à  leur  valeur  un 
appoint  considérable.  Il  reste  à  préparer  une  édition  complète 
du  Recueil  à  trois  ou  quatre  voix. 

Mais  à  quoi  bon  ?  Il  s'agit  de  cantique  populaire,  et  le 
cantique  populaire  se  chante  à  l'unisson.  —  Ôiest  vrai,  et 
quand  on  ne  peut  pas  mieux  faire,  il  faut  s'en  contenter.  Du 
reste,  avec  une  grande  masse  de  voix,  il  n'y  a  peut  être  rien 
de  plus  beau  que  l'unisson.  Mais,  dans  nos  maisons  d'éduca- 
tion, ne  pourrait-on  essayer  quelque  chose  de  meilleur 
encore,  amener  nos  élèves  à  chanter  en  chœur  les  cantiques 
usuels,  ceux  qu'ils  disent  tous  les  jours  pendant  la  messe  ? 

Je  demande  en  grâce  qu'on  ne  se  hâte  pas  de  crier  à 
l'impossible.  La  réponse  est  dans  le  vieil  adage  de  la  logique  : 
Ah  actu  ad  posse  valet  consecutio.  La  preuve  que  l'idée 
n'est  point  chimérique,  c'est  qu'elle  est  mise  à  exécution 
dans  un  bon  nombre  d'établissements  ;  on  pourrait  citer  en 
particulier  le  petit  séminaire  de  Langres,  toutes  les  maisons 
ecclésiastiques  du  diocèse  de  Lyon  et  d'autres  encore.  Si  l'on 
n'avait  pas  si  mauvaise  grâce  à  parler  dé  soi  et  de  ses 
affaires,  j'en  appellerais  à  une  expérience  personnelle,  et 
j'ajouterais  que  sur  ce  point  je  parle  avec  une  conviction 
raisonnée    et  profonde. 

Par  ailleurs,  les  avantages  du  système  sont  tels  qu'ils 
méritent  bien  d'être  achetés  au  prix  de  quelques  efforts.  Ce 
n'est  qu'à  la  condition  de  faire  chanter  les  élèves  à  plusieurs 
voix  que  vous  les  mettez  à  même  de  chanter  chacun  dans  le 
registre  qui  leur  est  propre.  Dans  nos  maisons  d'éducation, 
les  âges  s'échelonnent  depuis  huit  ou  dix  ans  jusqu'aux 
approches  de  la  vingtième  année.  Il  y  a  par  conséquent  des 
voix  d'enfants,  c'est-à-dire  des  voix  de  femmes,  et  des  voix 
d'hommes  ;  les  quatre  degrés  de  ]]échelle,  soprano,  alto, 
ténor  et  basse,  sont  représentés  par  un  nombre  plus  ou  moins 
considérable  d'enfants  et  de  jeunes  hommes.  S'ils  chantent 
à  l'unisson,  il  est  impossible  de  pr«idre  un  ton  qui  leur 
convienne  à  tous.  De  là  des  inconvénients  sérieux  et  de  plus 
d'une  sorte.  Tous  ceux  qui  ont  eu  à  s'occuper  pratiquement 
de  la  question  savent  combien  il  est  difficile  de  modérer  les 
jeunes  enfants  dont  la  voix  n'a  pas  encore  mué.  Leur  voix 


UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLEGE  643 

de  tête,  douce  et  légère,  n'est^aas  assez  bruyante  à  leur  gré; 
instinctivement  ils  lancent  à  plein  gosier  ce  que  nous 
appelons  la  voix  de  gamin.  Ils  crient  au  lieu  de  chanter. 
L'échelle  de  ces  notes  éclatantes  est  très  peu  étendue;  pour 
peu  que  Ton  monte,  ils  ont  beaucoup  de  peine  à  garder  le 
ton;  ils  baissent  et  entraînent  dans  la  glissade  toute  la  bande. 
Aussi  est-il  souvent  absolument  impossible  de  les  accom- 
pagner. Beaucoup  arrivent  par  là  à  se  fausser  irrémédia- 
blement et  la  voix  et  l'oreille.  En  attendant,  il  faut  plaindre 
ceux  qui  sont  condamnés  à  subir  des  chants  exécutés  de  la 
sorte. 

Supposez  au  contraire  que  les  élèves  chantent  en  chœur, 
ces  jeunes  enfants  ont  la  partie  de  dessus,  trop  élevée  pour 
•que  la  voix  criarde  y  puisse  atteindre;  ils  ne  peuvent  plus 
faire  entendre  que  le  timbre  argentin  de  la  chanterelle.  Là 
il  n'y  a  rien  à  craindre  ni  pour  les  organes  des  petits  chan 
teurs,  ni  pour  l'oreille  des  écoutants  ;  les  notes  les  plus  hautes 
sont  de  toute  façon  les  meilleures.  Je  ne  sais  rien  pour  ma 
part  de  plus  charmant  qu'un  ensemble  de  cinquante  à 
soixante  jeunes  garçons  lançant  à  pleine  gorge  leurs  voix 
de  soprano,  moins  moelleuses,  il  est  vrai,  moins  veloutées 
<que  celles  des  femmes,  mais  aussi  plus  limpides  et  plus 
vibrantes. 

Est-il  besoin  de  dire  que  les  cantiques  de  tous  les  jours 
chantés  en  chœur  à  plusieurs  voix  auraient  pour  les  élèves 
tout  autrement  d'attrait  que  le  chant  à  l'unisson?  Ils  seraient 
du  même  coup  obligés  de  chanter  avec  attention  et  do 
fi'écouter  les  uns  les  autres;  par  suite,  la  délicatesse  de 
l'oreille,  le  sens  de  l'harmonie,  le  goût  musical  se  dévelop- 
perait chez  eux  comme  à  leur  insu.  Et  ce  résultat  n'est  pas 
à  dédaigner.  Cela  fait  partie  de  la  culture  générale  de  FAow- 
nête  homme.  Chose  singulière,  des  jeunes  gens  qui  ont  fait 
toute  leur  éducation  dans  un  collège  catholique,  en  sortent 
l'oreille  absolument  inculte,  incapables  de  chanter  juste 
Au  clair  de  la  lune.  Sans  doute  il  y  a  des  natures  réfractaires 
à  l'harmonie,  mais  il  semble  pourtant  que  bien  peu  résiste- 
raient jusqu'à  ce  point,  si  l'on  s'étaftmis  en  peine  de  rendre 
plus  intéressant  le  chant  quotidien  des  cantiques;  celles-là 
devraient  être  classées  parmi  les  phénomènes. 


644  UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLEGE 

Est-il  donc  si  difficile  de  faire  chanter  les  cantiques  à  plu- 
sieurs voix  par  tous  les  élèves  réunis?  Pas  beaucoup  plus 
que  de  les  faire  chanter  à  l'unisson,  et  l'on  peut  ajouter  avec 
assurance  que,  si  quelques-uns  doivent  rester  muets,  il  n'y 
en  aura  pas  plus  dans  un  cas  que  dans  l'autre.  Les  plus 
jeunes  enfants  ont  pour  leur  part  la  mélodie  elle-même,  par 
conséquent  la  partie  la  plus  chantante  et  la  plus  facile;  les 
parties  d'accompagnement  reviennent  aux  aînés  par  le  fait 
môme  de  leur  âge.  Dans  le  nombre,  il  s'en  trouvera  bien 
toujours  quelques-uns  qui  auront  des  notions  de  solfège  ; 
ceux-là  mènent  les  autres.  Avec  quelques  quarts  d'heure 
d'exercice  de  temps  en  temps  on  se  sera  bientôt  fait  un 
répertoire.  Nos  enfants  ont  plus  d'instinct  musical  qu'on  ne 
croit  et  ils  s'accoutumeront  à  chanter  convenablement  à 
plusieurs  voix  avec  une  promptitude  dont  on  sera  étonné. 

Il  faudra  sans  doute  avoir  soin  de  les  placer  à  la  chapelle 
d'après  la  partie  qu'ils  ont  à  faire.  Mais,  que  les  préfets  de 
discipline  et  surveillants  se  rassurent;  il  n'y  aura  pas  beau- 
coup de  changements  à  faire  dans  l'ordre  établi,  puisque  le 
registre  des  voix  est  à  peu  près  déterminé  par  l'Age.  Les 
petits,  soprani  et  alti,  formeront  les  deux  premiers  groupes 
en  haut  de  la  nef;  les  grands,  ténors  et  basses,  viendront  à 
la  suite.  Le  maître  de  chapelle  circulera  dans  le  passage  qui 
les  sépare;  il  n'aura  pas  besoin  de  battre  la  mesure  avec 
son  bâton  d'orchestre  ;  ce  n'est  nullement  nécessaire,  et  il 
faut  éviter  tout  ce  qui  pourrait  faire  croire  que  l'on  emploie 
le  temps  de  la  messe  à  une  répétition  de  musique.  L'orgue 
soutiendra  les  voix  de  son  accompagnement  et  dirigera  le 
mouvement,  en  marquant  plutôt  le  rythme  que  la  mesure» 
et  surtout  par  des  pauses  nettement  accentuées. 

IL  est  clair  qu'il  ne  saurait  être  question  ici  de  chœurs 
savants  ni  d'harmonie  compliquée  ;  pas  d'accords  délicats,  ni 
de  chassé-croisé  des  parties.  Que  tout  soit  aussi  simple  et 
naturel  que  possible.  Le  choral  allemand  est  peut-être 
le  type  du  genre  :  avec  son  allure  grave  et  régulière,  sa 
mesure  carrée,  son  dessin  mélodique  passablement  mono- 
tone, il  se  prête  à  une  «harmonisation  que  l'on  saisit  vite  et 
que  l'on  applique  ensuite  par  habitude.  Les  Anglais,  eux 
aussi,  jusque  dans  de  modestes  chapelles  de  village,  chantent 


UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLEGE  645 

à  plusieurs  voix  leurs  psaumes  tournés  en  cantiques  du 
même  style  que  le  choral  allemand.  Cette  nation  ne  se  dis- 
tingue pas  précisément  par  un  sens  esthétique  supérieur. 
Nous  avons  en  tout  genre  plus  d'artistes  éminents  que  nos 
voisins  d'outre-Manche  ;  mais  peut-être  bien  y  a-t-il  chez  eux 
une  culture  artistique  moyenne  beaucoup  plus  commune 
que  chez  nous.  Nous  ne  connaissons  pas  ces  chœurs 
comme  en  possèdent  toutes  les  villes  d'Angleterre,  où  les 
voix  se  chiffrent  par  centaines  et  qui  donnent  tous  les  ans 
plusieurs  auditions.  Nous  ne  sommes  pas  en  mesure  non 
plus,  hélas!  d'exécuter  sans  préparation  des  chants  religieux, 
comme  ceux  que  les  Anglais  peuvent  aborder,  paraît-il,  à 
livre  ouvert.  Qu'on  me  permette  de  placer  ici  un  petit 
souvenir  personnel  qui,  ce  me  semble,  ne  manque  ni  de 
charme  ni  d'à-propos.  , 

C'était  à  Port-Saïd,  par  un  beau  soir  de  printemps,  à  bord 
de  Ylraoïiaddyj  un  grand  paquebot  des  Messageries  mari- 
times. Nous  venions  de  traverser  le  canal  et  nous  allions 
faire  route  vers  Jaffa  ;  la  mer  était  parfaitement  calme,  l'air 
transparent  et  d'une  douceur  exquise.  Comme  toujours,  on 
ne  voyait  guère  parmi  les  passagers  que  des  Anglais.  C'était 
une  de  ces  inévitables  bandes  Cook  and  Son  qui,  après  le 
Caire,  les  Pyramides  et  les  cataractes,  continuait  la  tournée 
obligatoire  par  la  Terre  Sainte  et  la  Syrie.  Un  essaim  de 
jeunes  misses  fohUraient  sur  le  pont  avec  la  désinvolture  et 
le  sans-gène  des  filles  d'Albion.  Tout  à  coup  l'une  d'elles 
s'assied  à  un  piano  qui  se  trouvait  là  et  attaque  vaillamment 
un  air  de  danse.  Déjà  les  jambes  frétillaient,  on  esquissait 
des  pas  en  attendant  des  cavaliers  qui  ne  devaient  pas  se 
trouver  bien  loin.  Assis  sur  nos  pliants  le  long  des  bastin- 
gages, nous  allions  manifestement  nous  trouver  engagés 
sans  Je  vouloir  dans  les  figures  d'un  bal  de  tritons  et  de 
naïades  britanniques.  Quand  voici  venir  un  personnage 
grave,  de  noir  tou^habillé,  avec  le  collet  blanc  du  clergy- 
man  :  * 

—  «    Petites    folles,   y  pensez-vous  ?    Oubliez-vous    que 
c'est  dimanche  ?  » 
•  Cela  nous  rappelait  le  quos  ego  classique,  mais  un  quos 


646  UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLÈGE 

ego  tout  paternel.  Immédiatement  le  piano  se  tait,  le 
tourbillon  s'arrête,  les  rires  perlés  s'éteignent  ;  on  se 
rapproche,  on  chuchotte  ;  des  personnes  mûres,  ladies  et 
gentlemen,  arrivent  à  la  file.  On  distribue  des  livres  ;  le 
piano  frappe  l'accord  et  on  entonne  un  cantique  à  quatre 
voix.  Après  celui-là,  un  autre,  et  ainsi  pendant  près  d'une 
heure,  dans  le  calme  idéal  de  cette  nuit  que  pas  un  souffle 
ne  troublait,  pendant  que  le  navire  glissait  comme  une 
grande  ombre  sur  la  mer  endormie,  nos  touristes  anglais 
chantèrent  les  louanges  du  Seigneur  avec  ce  sérieux  qu'ils 
mettent  à  tout  ce  qu'ils  font.  A  vrai  dire,  on  avait  beau 
tourner  les  pages  et  changer  de  numéro,  c'était  bien  un  peu 
toujours  la  même  chose;  leurs  airs  religieux  n'ont  décidé- 
ment pas  la  variété  de  mouvement  et  de  dessin  mélodique 
/les  nôtres.  Mais  ce  chant  d'allure  grave,  avec  son  har- 
monie simple  et  facile  qui  permettait  à  toutes  les  voix  de 
déployer  leurs  ressources,  n'en  avait  pas  moins  son  caractère 
et  sa  beauté. 

Quand  ce  fut  fini,  un  de  nos  compatriotes  qui  avait,  je 
crois,  trouvé  le  concert  spirituel  un  peu  long,  s'empara  à 
son  tour  du  piano  et  nous  donna  une  sérénade  dans  un  tout 
autre  mode.  11  sifflotait,  en  s'accompagnant,  une  musique 
très  brillante  et  très  rapide  ;  on  aurait  dit  qu'il  avait  un 
flageolet  entre  les  dents.  C'était  agréable  et  fort  curieux. 
Notre  soirée  de  dimanche  à  bord  nous  avait  valu  deux  spé- 
cimens d'art  très  diff'érents  :  Si  l'un  était  bien  anglais, 
l'autre,  hélas  !  n'était  que  trop  français. 

Pour  revenir  à  notre  sujet,  nous  pourrions  très  avanta- 
geusement faire  entrer  dans  le  répertoire  de  chants  à 
plusieurs  voix,  quelques-uns  de  ces  chorals  anglais  ou  alle- 
mands, les  plus  mélodiques  et  les  mieux  appropriés  à  notre 
goût  national.  Ils  s'adaptent  très  bien  aux  strophes,  des 
hymnes  latines,  liturgiques  ou  semi-liturgiques. 

Mais  je  n'ai  ni  le  loisir,  ni  l'intention  de  traiter  la  ques- 
tion du  chant  des  cantiques  à  plusieurs  voix  avec  tout  le 
détail  et  l'ampleur  qu'elle  comporte.  Pareille  innovation 
peut  sembler  bien  hardie  ;  mais  qu'on  veuille  bien  ne  pas  la 
condamner  de  prime-saut.  Tout  ce   qui   est   nouveau   n'est 


UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLÈGE  647 

pas  pour  cela  déraisonnable.  —  «  Je  sais  bien,  disait  un  véné- 
rable supérieur,  que  cela  ne  s'est  point  fait  chez  nous  jus- 
qu'ici ;  mais  je  n'ai  pas  pour  principe  que  l'on  ne  saurait  rien 
faire  de  mieux  que  ce  que  nous  avons  toujours  fait.  » 

Dans  nos  établissements  catholiques,  les  cérémonies  reli- 
gieuses se  placent  au  premier  rang  parmi  les  instruments 
d'éducation.  La  piété  n'entre  pas  dans  le  tempérament  de 
nos  élèves  par  la  spéculation  métaphysique  ;  nos  exhorta- 
tions elles-mêmes  n'ont  à  cet  égard  qu'une  efficacité  très 
limitée.  Mais  qui  dira  l'influence  produite  dans  ces  jeunes 
âmes  par  une  belle  solennité  religieuse  ?  Entre  autres  irré- 
parables lacunes  de  l'éducation  des  collèges  universitaires, 
il  faut  précisément  compter  l'absence  de  ces  fêtes  à  la 
chapelle  qui  tiennent  une  si  grande  place  dans  la  vie  chré- 
tienne de  nos  enfants  et  laissent  dans  leur  souvenir  des 
traces  incfl'açables. 

Mais  dans  les  pompes  religieuses  elles-mêmes,  rien  ne 
peut  remplacer  le  chant  d'ensemble,  et  c'est  pourquoi  il 
importe  plus  qu'on  ne  pense  qu'il  soit  toujours  convenable 
et  digne.  Ce  n'est  pas  sans  détriment  qu'on  se  néglige  sur 
un  point  que  dans  certaines  maisons  on  serait  tenté  de 
regarder  comme  accessoire.  Et  cela  est  vrai  spécialement 
pour  les  cantiques  de  tous  les  jours.  Si  l'on  parvient  à  les 
faire  chanter  d'une  façon  tin  peu  agréable,  et,  tranchons 
le  mot,  un  peu  artistique,  les  élèves  s'y  intéresseront  et  ce 
sera  un  excellent  exercice  de  piété  ;  sinon,  ils  s'en  dégoûtent 
très  vite  et  se  dispensent  volontiers,  les  grands  surtout,  d'y 
prendre  part.  La  manière  dont  on  chante  les  cantiques 
chaque  matin  dans  un  collège  catholique  est  une  sorte  de 
baromètre  qui  marque  assez  exactement  le  degré  de  bon 
esprit  (|ui  y  règne.  Q)u'on  ne  craigne  donc  pas  d'y  consacrer 
un  peu  de  temps  et  de  peine  ;  ce  ne  sera  ni  temps  ni  peine 
perdue. 

J.  BURNICHON,  S.  J. 


FORMATION    MÉCANIQUE 

DU  SYSTÈME  DU  MONDE 

(Second  Article  *) 


VII 

M.  Faye  a  considéré  le  problème  de  l'origine  du  monde 
de  la  façon  la  plus  large. 

Le  système  solaire  n'est  pas  seul  dans  l'espace  ;  autour  de 
chaque  étoile  se  groupe  un  système  plus  ou  moins  analogue 
au  nôtre  ;  les  lunettes  commencent  à  en  déchiffrer  quelques 
détails.  Ces  divers  mondes  sont  séparés  par  des  distances 
colossales  dont  il  est  utile  de  se  faire  une  idée.  Prenons  un 
exemple. 

Nous  avons  vu  que  la  distance  de  la  terre  au  soleil  est  de 
149000000  de  kilomètres  et  que  celle  de  Neptune  au  soleil 
est  trente  fois  plus  grande  ;  c'est  là  le  rayon  de  notre 
monde. 2  Réduisons  ces  dimensions  quarante-cinq  milliards 
de  fois,  tout  notre  système  tiendra  dans  un  cercle  de  cent 
mètres  de  rayon  ;  plaçons  maintenant,  par  la  pensée,  ce 
cercle,  ainsi  réduit,  au  centre  de  Paris  et  demandons-nous 
où  se  trouverait,  à  la  même  échelle,  l'étoile  la  plus  proche 
du  soleil.  Cette  étoile  notre  voisine,  a  du  Centaure,  qui  nous 
envoie  sa  lumière  en  4  ans  et  4  mois,  se  trouverait  alors 
quarante  kilomètres  au  delà  de  Marseille,  —  et,  pour  garder 
la  même  proportion,  la  lumière  ne  devrait  plus  faire  que 
deux  mètres  en  cinq  minutes  ^.  —  On  conçoit  que  dans  ces 
conditions  les   divers  systèmes  de  l'univers  ne   se  gênent 

1.  V.  Études,  20  mai  1897,  p.  530. 

2.  Abstraction  faite  des  planètes  ultraneptuniennes  dont  l'existence  est 
problématique. 

3.  Ajoutons  que  certaines  étoiles,  encore  perceptibles,  sont,  suivant  toute 
apparence,  près  de  mille  fois  plus  éloignées. 


FORMATION  MECANIQUE  649 

guère  les  uns  les  autres  et,  s'ils  échangent  leur  lumière,  il 
-est  à  croire  que  toute  autre  espèce  d'influence  réciproque 
est  absolument  négligeable  à  de  pareilles  distances. 

Mais  ont-ils  toujours  été  ainsi  indépendants  ?  Rien  n'oblige 
à  l'admettre.  A  la  vérité,  M.  Wolf  n'est  pas  tendre  pour  ceux 
qui  prétendraient  expliquer  comment  les  diverses  concentra- 
tions sidérales  se  seraient  formées  aux  dépens  d'un  chaos 
primordial  universel.  «  La  première  partie  du  problème  cos- 
mogonique,  dit-il,  quelle  est  la  matière  primitive  du  chaos 
et  comment  a-t-elle  donné  naissance  aux  étoiles  et  au  soleil, 
reste  donc,  aujourd'hui  encore,  dans  le  domaine  du  roman  et 
de  l'imagination  pure.  »  *  Mais  sans  chercher  à  préciser  les 
détails  de  cette  formation,  on  peut,  je  crois,  admettre  comme 
beaucoup  moins  romanesque  la  possibilité,  la  vraisemblance 
même,  du  fait  envisagé  d'une  manière  générale.  C'est  ce 
que  M.  Faye  n'hésite  pas  à  faire  et,  comme  il  le  remarque, 
celte  idée  n'est  môme  point  entièrement  neuve  ;  suivons-le 
donc  et  admettons  l'existence  d'un  chaos  primitif  unique. 

L'observation  nous  montre  les  divers  mondes  animés 
de  mouvements  gigantesques  ;  mouvements  de  translation, 
d'abord  :  le  système  solaire,  on  le  sait,  se  dirige  en  bloc  vers 
la  constellation  d'Hercule  au  train  d'environ  15  kilomètres  h 
la  seconde  ;  Sirius  s'éloigne  de  nous  à  raison  de  32  kilo- 
mètres à  la  seconde,  en  môme  temps  qu'il  se  déplace  latérale- 
ment ;  bref,  les  étoiles,  si  longtemps  déclarées  fixes,  sont 
toutes  en  mouvement  et,  lentement,  les  constellations  se 
déforment;  et  cette  mobilité  universelle  des  mondes  n'est  pas 
un  des  arguments  les  moins  favorables  à  l'idée  du  chaos  pri- 
mitif commun.  Chaque  monde  possède,  de  plus,  des  mouve- 
ments de  circulation  internes  ;  or  ces  rotations  n'ont  pu  surgir 
du  néant,  pour  ainsi  parler;  aussi,  conclut  M.  F'aye,  «  puisque 
nous  voyons  les  étoiles  doubles,  ainsi  que  notre  propre 
monde,  tourner  en  marchant,  autour  de  leur  centre  de  gra- 
vité, il  faut  en  conclure  que  ces  rotations,  ces  circulations 
datent  de  l'origine  non  sous  leur  forme  actuelle,  mais  sous 
celle  de  gyrations  équivalentes  ». 

La   première   phase   d'organisation  fut  la  division  de  ce 

1.  Les  hypothèses  cosmogoniques,  p.  5. 


650  FORMATION  MÉCANIQUE 

chaos,  la  segmentation  de  la  grande  masse  unique  primor- 
diale. Cette  segmentation  se  fit  sous  l'influence  des  centres- 
d'attraction  qui  se  développaient,  par  suite  de  l'hétérogé- 
néité de  la  matière,  en  divers  points  de  cette  immense  nébu- 
losité. Il  en  résulta  des  concentrations  en  certaines  régions 
privilégiées,  lentes  d'abord,  puis  s'accentuant  au  fur  et  à 
mesure  que  le  centre  d'attraction  prenait  de  l'importance  par 
l'accumulation  des  matériaux  qui  venaient  y  affluer.  Gomme 
conséquence  nécessaire,  les  zones  placées  aux  limites  com- 
munes des  divers  champs  d'attraction  se  raréfiaient,  se 
vidaient  de  matière,  ce  qui  produisait  des  déchirures  dans  le 
chaos  et,  peu  à  peu,  ces  divisions  s'accusant  de  plus  en  plus, 
la  masse  primitive  se  trouva  décomposée  en  masses  par- 
tielles, en  lambeaux,  ainsi  que  les  nomme  M.  Faye,  dont  les 
contours  étaient  encore  très  imparfaitement  arrêtés. 

Par  leur  évolution,  ces  lambeaux  ont  donné  lieu  à  la 
variété  infinie  d'éclosions  sidérales  qui  embellissent  la 
voûte  céleste  et  parmi  lesquelles  notre  petit  système  plané- 
taire n'est  qu'une  unité,  un  cas  particulier.  C'est  là  ce  que 
M.  Faye  résume  dans  cette  proposition  fondamentale  : 

A  l'origine,  l'univers  se  ^'e'diiisait  à  un  chaos  général 
excessivement  rare,  formé  de  tous  les  éléments  de  la  chimie 
terrestre  plus  ou  moins  jnêlés  et  confondus.  Ces  matériaux, 
soumis  d'ailleurs  à  leurs  attractions  mutuelles,  étaient  dès  le 
commencement  animés  de  mouvements  divers  qui  en  ont  pro' 
vogué  la  séparation  en  lambeaux  ou  nuées.  Ceux-ci  ont  conservé 
une  translation  rapide  et  des  gyrations  intestines  plus  ou 
moins  lentes.  Ces  myriades  de  lambeaux  chaotiques  ont  donné 
naissance,  par  voie  de  condensation  progressive,  aux  divers 
mondes  de  l'univers  *. 

Quelle  forme  avaient  ces  lambeaux,  quels  mouvements 
agitaient  leurs  éléments?  La  plus  grande  variété  a  dû  régner 
en  tout  cela  et  la  meilleure  preuve  en  est  la  diversité  de 
structure  et  de  constitution  que  nous  révèlent  les  observa- 
tions faites  sur  les  systèmes  stellaires  analysés,  en  partie  du 
moins,  jusqu'à  présent,  amas  d'étoiles,  nébuleuses,  étoiles 
simples,    doubles,   triples,    etc.    S'il   s'agit   d'un    système 

1.  Sur  l'origine  du  monde,  p.  260. 


DU  SYSTEME  DU  MONDE  651 

déterminé,  du  nôtre  par  exemple,  la  réponse  devient  plus 
possible  :  il  est  bien  clair,  en  effet,  que  la  masse  chaotique 
primitive,  qui  a  fourni  le  monde  solaire  tel  que  nous  le 
voyons,  devait  contenir  en  germe  quelque  chose  d'équivalent, 
la  môme  matière  tout  d'abord,  puis  des  mouvements  capables 
de  se  transformer  en  ceux  qui  animent  actuellement  les 
astres  qui  le  composent.  C'est  toujours  la  même  chose  et 
comme  partout,  il  faut  bien  prendre  un  lièvre  pour  faire  un 
civet  et  c'est  précisément  àquoiKant  ne  pensait  point,  lors- 
qu'il ne  mettait  rien  dans  sa  nébuleuse  d'où  pût  sortir  la 
rotation  de  toutes  les  planètes  dans  le  même  sens.  Mais  de 
môme  que  le  chasseur  goûtera  délicieusement  le  civet  s'il  a 
lui-môme  tué  le  lièvre  au  lieu  de  l'acheter  tout  préparé  chez 
le  traiteur,  de  même  aussi  l'esprit  désire  prendre  le  système 
solaire  à  l'état  sauvage,  en  quelque  façon,  le  plus  rudimen- 
taire  possible  et  c'est  cet  état  qu'il  faut  ici  cherchera  définir. 

VIII 

Laplace,  nous  l'avons  vu,  faisait  tourner  en  bloc  une  atmos- 
phère dilatée  autour  d'un  même  axe,  l'axe  de  rotation  du 
soleil  lui-même;  c'était  excessif,  trop  artificiel,  pas  assez 
inculte,  on  peut  remonter  plus  haut.  M.  Faye  suppose  seu- 
lement que  «  le  chaos  partiel  »  qui  a  fourni  le  système  solaire 
a  «  possédé,  dès  l'origine,  un  lent  mouvement  tourf)iIlon- 
naire  affectant  une  partie  de  ses  matériaux  »  (p.  268). 

Toutefois  il  ne  faudrait  pas  croire  qu'il  s'agit  là  d'un  mou- 
vement tonrl)illonnaire  d'ensemble,  ce  serait  partir  du  même 
point  que  Laplace;  M.  Faye  admet  à  l'origine  des  tourbillons 
multiples,  mais  de  même  sens,  et  il  établit  que  a  les  mou- 
vements tourbillonnaires  de  même  sens,  dont  ce  chaos  pri- 
mitif était  animé  dans  une  partie  de  sa  masse,  n'ont  pas  tardé 
h  se  réunir,  à  se  composer  en  une  vaste  gyration  régulière  ». 
(p.  270). 

Ily  a  cependant  une  autre  hypothèse  à  faire;  elle  est  rela- 
tive à  la  forme  générale  primitivement  affectée  par  le  lam- 
beau chaotique  au  sein  duquel  existaient  ces  tourbillons. 
Le  monde  solaire  actuel  est  plat,  toutes  les  planètes  tournant 
sensiblement  dans    le  même    plan,  et,  dans  ce  plan,  il  est 


652  FORMATION    MÉCANIQUE 

rond  :  devrons-nous  donc  supposer  au  chaos  générateur  la 
forme  d'une  immense  galette?  Ce  n'est  pas  nécessaire  et 
cela  semble  trop  particularisé  ;  il  suffît  d'admettre  qu'il  était 
à  peu  près  sphérique,  il  s'est  aplati  et  ramassé  dans  le  plan 
dia^nétral  perpendiculaire  aux  axes  de  rotations  des  tour- 
billons, et  ce  qui  doit  nous  confirmer  dans  cette  vue,  c'est 
que,  parmi  les  comètes,  astres  errants  aux  allures  bizarres, 
plusieurs  circulent  encore  perpendiculairement  au  plan  des 
planètes,  perpétuels  témoins  de  la  répartition  ancienne  de  la 
matière  en  ces  régions,  épaves  toujours  flottantes  dans  cet 
océan  vide,  tandis  que  les  autres  débris  du  chaos  sont  venus 
se  fondre  et  se  grouper  en  formant  les  planètes. 

Résumons  maintenant  en  quelques  traits  la  façon  dont 
notre  monde  va  sortir  de  là. 

Dans  cet  immense  amas  de  matière  clairsemée  s'établissent 
peu  à  peu  des  circulations  plus  régulières;  parmi  les  molé- 
cules, les  unes  se  mettent  au  pas,  et  se  groupent  en  grands 
anneaux  plats  tournant  autour  du  centre  d'abord  vide. 
D'autres,  qui  n'ont  pas  été  englobées  dans  ce  mouvement 
d'ensemble,  se  dirigent  vers  le  centre  et  viennent  s'y  accu- 
muler. De  la  sorte,  les  anneaux  se  sont  formés  au  sein  même 
de  la  nébulosité  générale  et  bien  avant  que  la  masse  centrale 
ait  acquis  la  prépondérance  qu'elle  possède  actuellement. 
Dans  l'idée  de  Laplace,  la  nébuleuse  abandonnait  a  l'exté- 
rieur^ par  suite  de  sa  contraction,  des  anneaux  de  vapeur  ; 
ici  ces  anneaux,  anneaux  de  poussière  plutôt,  s'organisent, 
s'individualisent  à  l'intérieur  en  même  temps  que  la  concen- 
tration s'accentue. 

Bientôt  dans  ces  anneaux  se  développent  des  centres 
d'attraction,  la  matière  y  étant  inévitablement  distribuée 
d'ime  façon  quelque  peu  inégale  ;  aux  régions  les  plus 
denses  afflue  peu  à  peu  ce  qui  se  trouve  dans  celles  qui  sont 
^  moins  bien  garnies  et  chaque  anneau  se  transforme  ainsi  en 
une  masse  unique,  en  une  planète. 

Dans  quel  sens  vont  tourner  les  planètes  ainsi  formées? 
D'après  Laplace,  nous  l'avons  dit,  les  anneaux  qui  se  déta- 
chaient de  l'extérieur  de  la  nébuleuse,  donnaient  naissance 
à  des  planètes  animées  d'une  rotation  directe.  M.  Faye  con- 
teste la   valeur  de  cette  conclusion  ;  suivant  lui  la  rotation 


DU  SYSTEME  DU  MONDE  653 

d'une  planète  se  formant  dans  un  semblable  anneau  aurait 
été  nécessairement  rétrograde,  il  fallait  donc  ici  corriger 
radicalement  l'œuvre  de  Laplace. 

La  convergence  de  la  matière  vers  le  centre  et  la  forma- 
tion des  anneaux  marchant  de  pair,  on  conçoit  facilement 
que  les  anneaux  les  plus  éloignés  se  trouveront  les  premiers 
dégagés  de  la  nébulosité  générale.  Aussi,  tandis  que  les 
anneaux  les  plus  voisins  du  centre  se  pelotonneront  en 
planètes,  alors  qu'ils  seront  encore  baignés  dans  la  masse 
solaire  incomplètement  concentrée,  ceux  qui  en  sont  le  plus 
écartés  subiront  cette  évolution  lorsqu'ils  seront  déjà 
complètement  dégagés,  et  cette  diversité  de  conditions  aura 
sur  la  formation  des  planètes  la  plus  décisive  influence.  Des 
considérations  mécaniques  très  simples  montrent  en  effet 
que  la  loi  de  circulation  des  molécules  des  anneaux  est 
absolument  différente  dans  les  deux  cas  et  que  si  la  planète 
prend  naissance  à  l'intérieur  de  la  nébuleuse,  elle  acquiert 
en  môme  temps  une  rotation  dont  le  sens  est  direct,  tandis 
qu'il  est  rétrograde  si  elle  se  forme  à  l'extérieur.  Il  suflit 
donc  d'admettre  que  les  deux  anneaux  extrêmes,  d'où  sont 
sortis  Ncptime  et  Uranus,  se  sont  ainsi  mis  en  boule  hors  de 
la  nébuleuse,  tandis  que  les  autres  y  étaient  encore  compris 
quand  ils  ont  éprouvé  cette  transformation.  Remarquons-le 
en  passant,  la  nébuleuse  qui  se  concentre  ainsi  peu  à  peu 
c'est  le  soleil;  ainsi  les  planètes  les  plus  proches  de  cet 
astre,  la  terre  entre  autres,  se  sont  formées  avant  que  le 
soleil  ait  eu  sa  complète  indivi(kialité,  sa  forme  et  ses  dimen- 
sions définitives  ;  la  terre  est  ainsi  plus  ancienne  que  le  soleil. 
Ce  résultat  ne  manque  pas  d'intérêt  et  s'accorde  d'une  façon 
remarquable  avec  plusieurs  faits  géologiques  importants. 

Quant  aux  satellites,  ainsi  que  Laplace,  M.  Faye  considère 
leur  formation  comme  une  répétition  en  petit,  une  réduction 
de  celle  du  système  entier;  les  globes  planétaires  encore 
imparfaîloment  condensés  ont  donc  donné  naissance  eux 
aussi  à  des  anneaux  plats  qui  se  sont  ultérieurement  réunis 
en  boule,  sauf  dans  le  cas  de  Saturne  où  quelques  anneaux, 
(omposés  de  corpuscules  circulant  autour  de  la  planète,  ont 
réussi,  grAcc  à  des  conditions  exceptionnelles  d'équilibre,  à 
se  maintenir  dans  leur  état  primitif,  témoins  permanents, 


654  FORMATION  MECANIQUE 

semble-t-il,  de  ce  que  furent  jadis  les  autres  satellites  et  les 
planètes  elles-mêmes. 

IX 

A  cette  théorie,  bien  incomplètement  résumée  dans  ce 
qui  précède,  M.  Wolf  répondit  *  en  montrant  qvie  le  système 
de  Laplace  lui  paraissait  susceptible  de  réformes  moins  radi- 
cales, suffisant  cependant  à  le  rendre  «  presque  entièrement 
satisfaisant.  » 

Sous  sa  forme  primitive  le  système  de  Laplace  donnait 
prise  en  effet  à  bien  des  difficultés.  On  pouvait  se  demander 
par  exemple  pourquoi  les  anneaux  se  formaient  séparés  les 
uns  des  autres  ?  Si  l'atmosphère  solaire  *en  se  contractant 
abandonnait  une  partie  de  ses  matériaux,  ce  phénomène  ne 
devait-il  pas  se  produire  d'une  façon  continue  ?  Comment 
prévoir  aussi  la  classification  naturelle  des  planètes  ?  Les 
quatre  dernières  ayant  un  volume  et  une  masse  considérables 
ainsi  qu'une  faible  densité,  alors  que  les  quatre  plus  voi- 
sines du  soleil  sont  petites  et  lourdes  et  ces  deux  groupes 
séparés  par  l'anneau  confus  des  astéroïdes,  voilà  quelque 
chose  qui  ne  semble  point  dû  au  hasard. 

Or,  dans  une  série  de  travaux  remarquables,  M.  E.  Roche 
a  répondu  à  plusieurs  de  ces  questions  2.  Une  analyse  mathé- 
matique approfondie  des  formes  d'équilibre  de  l'atmosphère 
solaire  lui  permet  de    prévoir,    entre    autres,  la  formation 

1.  Les  hypothèses  cosmogoniques.  Paris,  1886. 

2.  Mémoires  de  l'Académie  des  sciences  et  lettres  de  Montpellier  I8i9-i88d. 
Yoir  aussi  un  rapport  de  M.  Tisserand,  Comptes  rendus  de  l'Académie  des 
sciences,  t.  96,  23  avril  1883. 

L'ouvrage  de  M.  du  Ligondès  déjà  cité,  débute  par  un  résumé  de  la  théorie 
de  l'auteur  dû  à  M.  l'abbé  Moreux.  Celui-ci  énonce,  p.  m,  quelques-unes 
des  principales  objections  faites  au  système  de  Laplace  ;  il  faut  observer 
.que  M.  E.  Roche  avait  précisément  répondu  à  quelques  unes  d'entre  elles.  A 
ce  propos,  et  en  ce  qui  concerne  les  satellites,  je  crois  intéressant  de  citer 
un  résultat  remarquable  obtenu  par  M.  Roche.  Celui-ci  avait  annoncé 
qu'aucun  satellite  ne  pouvait  être  à  une  distance  de  sa  planète  inférieure  à 
2,44,  le  rayon  de  la  planète  étant  pris  pour  unité.  Or  ceci  s'est  trouvé  vérifié 
par  la  découverte  des  satellites  de  Mars  dont  le  plus  voisin  de  la  planète, 
Phobos,  est  à  une  distance  égale  à  2,77  et  par  celle  du  cinquième  satellite 
de  Jupiter  qui  se  trouve  à  la  distance  2,55. 


DU  SYSTEME  DU  MONDE  655 

d'anneaux  séparés^  provenant  de  retraits  brusques,  succes- 
sifs, de  la  nébuleuse,  en  même  temps  qu'il  se  formait  des 
anneaux  intérieurs  à  cette  nébuleuse  elle-même.  De  plus  la 
classification  naturelle  des  planètes  peut  aussi  se  prévoir  et 
môme  M.  Roche  avait,  par  avance  répondu  à  l'objection  de 
M.  Faye  d'après  laquelle  les  anneaux  de  Laplace  n'auraient 
dû  fournir  que  des  planètes  à  rotation  rétrograde. 

Mais  ces  réponses  ne  concernent,  somme  toute,  que  des 
détails  et  il  semble  bien  qu'il  faille  renoncer  à  toute  théorie 
qui  ne  transformera  pas  radicalement  les  principes  fonda- 
mentaux eux-mêmes  de  la  cosmogonie  de  Laplace  *.  On 
éprouve  en  effet  une  bien  grande  difficulté  à  comprendre 
comment  chacun  de  ces  imnwnses  anneaux  s'est  réuni  en 
une  seule  et  unique  masse.  Cette  difficulté  est  «  capitale  », 
ainsi  que  le  dit  M.  Wolf  et  menace  toute  théorie  qui  fait 
dériver  les  planètes  d'anneaux  composés  de  particules  cir- 
culant toutes  dans  le  même  sens.  Supposons  que  sur  l'orbite 

1.  Au  moment  de  nous  séparer  déCnitircment  de  ce  grand  géomètre  je  veux 
rendre  justice  complète  à  sa  mémoire.  D'après  des  renseignements  qui 
m'ont  él<5  fournis  tout  récemment,  Laplace  a  fait  une  mort  chrétienne.  Le 
fait  est,  si  je  ne  me  trompe,  bien  peu  connu.  Voici  comment  le  journal 
La  Quotidienne  du  mercredi  7  mars  1827  (n"  66),  p.  2,  annonce  la  mort  de 
Laplace  : 

Paris,  6  mars. 

M.  le  marquis  de  Laplace,  pair  de  France,  membre  de  l'Institut,  auteur 
de  la  Mécanique  céleste  et  de  plusieurs  autres  ouvrages  qui  l'ont  fait  placer 
parmi  les  plus  grands  géomètres  de  ces  derniers  temps,  est  mort  hier  dans 
son  hôtel,  rue  du  Bac,  entre  les  bras  de  ses  deux  pasteurs,  M.  le  curé  des 
Missions  étrangères  et  M.  le  curé  d'Arcueil,  qu'il  avait  fait  appeler  pour  en 
recevoir  les  derniers  secours  de  la  religion.  Nous  aurons  à  publier  uno 
notice  sur  la  vic^e  ce  savant  célèbre;  mais  nous  devons  dès  ce  moment  faire 
remarquer  ce  que  sa  mort  a  présenté  d'édiGant  &  sa  famille,  à  ses  amis  et 
A  ses  admirateurs.  C'est  an  contraste  que  nous  aimons  à  opposer  au  récit 
de  morts  scandaleuses  qui  font  la  joie  des  enjiemis  de  la  religion.  Ses 
obsèques  auront  lieu  demain  mercredi,  7,  en  l'église  des  Missions  étran- 
gères. Lo  fils  de  M.  de  Laplace,  qui  hérite  de  la  pairie,  est  chef  de  bataillon 
de  l'artillerie  de  la  garde. 

L'Ami  de  la  Religion  et  du  Roi^  du  même  jour,  donne  la  même  nouvelle  (il 
confond  cependant  Auteuil  avec  Arcueil)  et  ajoute  :  Il  nous  est  doux  de 
pouvoir  annoncer  avec  assurance  que  l'auteur  de  V Exposition  du  sYstbme  du 
monde  et  du  Traité  de  mécanique  céleste  n  rendu  hommage  dans  se^emiers 
jours,  à  des  croyances  entourées  de  tant  de  preuves  irrécusables. 


656  FORMATION  MÉCANIQUE 

de  Neptune  deux  agrégations  indépendantes  commencent 
à  se  former  aulx  deux  extrémités  d'un  même  diamètre  de 
Torbite,  elles  continueront  à  circuler  sans  s'influencer  et 
sans  aucune  tendance  à  se  réunir;  il  semble  donc  qiffe,  en 
général,  on  aurait  dû  voir  se  produire  tout  au  plus  des 
concentrations' multiples  dans  un  même  anneau  comme  sont, 
par  exemple,  les  astéroïdes  et  Ton  ne  saisit  pas  bien  pour- 
quoi le  cas  de  l'anneau  de  Saturne  aurait  dû  se  réaliser  si 
exceptionnellement. 

Puis  de  quel  droit  assimile-t-on  la  formation  des  satellites  à 
celle  des  planètes?  L'analogie  de  forme  se  complique  en  effet 
ici  de  différences  tellement  profondes,  que  l'on  pevit  se 
demander  si  l'on  n'est  pas,  en«faisant  ce  rapprochement,  vic- 
time d'une  simple  illusion.  Et  l'inclinaison  des  axes  de  rota- 
tion des  divers  astres  sur  leur  plan  de  circulation,  voilà 
encore  un  point  que  l'on  abandonne,  en  général,  dans  une 
indétermination  absolument  regrettable.  Enfin  l'on  peut  se 
demander,  si  l'on  ne  peut  rien  imaginer  de  plus  simple,  de 
plus  primitif  qu'une  nébuleuse  dont  la  matière  est  déjà  ani- 
mée de  gyrations  internes. 

Telles  sont  quelques-unes  des  difficultés  qui  s'ofi*rent  à 
l'esprit  lorsque  l'on  vient  à  réfléchir  quelque  peu  sur  le 
fond  des  choses,  et  M.  R.  du  Ligondès  a  cherché  si  l'on  ne 
pouvait  y  porter  remède.  Or  nous  allons  le  voir,  il  nous  paraît 
bien  qu'il  a  su  faire  entrer  la  question  dans  une  voie  toute 
nouvelle  où,  sans  rejeter  rien  des  résultats  positifs  obte- 
nus par  ses  prédécesseurs,  il  peut  espérer  établir  la  théorie 
sur  une  base  plus  définitive. 


La  première  préoccupation  de  M.  du  Ligondès  est  de  cher- 
cher à  remonter  vraiment  jusqu'à  l'origine.  La  rotation 
d'ensemble  de  Laplace,  les  tourbillons  eux-mêmes  de 
M.  Paye  peuvent  être  considérés  comme  le  résultat  d'un  état 
antérieur  et,  en  ce  qui  concerne  ces  derniers,  M.  du  Ligon- 
dès en  apporte  une  raison  frappante.  Les  tourbillons  qui, 
d'après  M.  Paye,  ont  donné  les  systèmes  de  satellites  autour 
des  pîânètes  se  sont  développés  dans  la  nébuleuse  solaire  ; 


DU  SYSTÈME  DU  MONDE  657 

on  ne  saurait  donc  considérer  comme  un  état  primordial  de 
la  matière  celui  où  de  semblables  tourbillons  existeraient 
déjà;  or,  toujours  d'après  M.  Faye,  tel  était  l'état  du  lambeau 
chaotique,  d'où  est  sorti  notre  monde,  «  dès  l'origine  »,  c'est- 
à-dire  dès  l'époque  où  il  s'est  constitué  en  monde  partiel 
isolé  du  reste  du  chaos  primitif;  il  est  donc  possible  d'ima- 
giner pour  notre  système  une  origine  plus  reculée,  un  état 
plus  primordial. 

Notons  tout  de  suite  que  si,  sur  ce  point  et  sur  quelques 
autres,  M.  du  Ligondès  se  sépare  de  M.  Faye,  il  n'hésite  pas 
à  reconnaître  l'influence  considérable  que  les  idées  du  savant 
astronome  ont  exercée  sur  ses  propres  conceptions  :  «  Bien 
que  notre  théorie,  dit-il,  diffère  de  la  sienne  en  plusieurs 
points,  la  vérité  nous  oblige  à  déclarer  que  l'idée  première 
en  a  été  prise  dans  «  L'Origine  du  Monde  *.  » 

Voici  donc  comment  M.  du  Ligondès  énonce  son  point  de 
départ  : 

A  l'origine^  l'univers  se  réduisait  à  un  chaos  général  extrêmement 
rare,  formé  d'éléments  ^/c'""-  ""•'  -n  '^-/s  srn<t  rt  soumis  à  leurs  attrac- 
tions mutuelles. 

Puis  nous  ajoutons  immédiatement,  comme  conséquence  de  cet  état 
initial  : 

Ce  chaos  s'est  partagé  en  lambeaux  qui  ont  donné  naissance,  par  voie 
de  condensation  progressive,  à  tous  les  mondes  de  l'univers  *. 

Cette  hypothèse  ne  diffère  de  celle  de  M.  Faye,  dit  l'auteur, 
que  par  la  suppression  des  gyrations  intestines,  mais  cette 
suppression  est  fondamentale  et  l'on  en  verra  bientôt  les 
conséquences.  M.  du  Ligondès  observe  ensuite  que  l'on  ne 
peut  concevoir  «  un  état  antérieur  à  ce  chaos  ni  môme  un 
état  plus  simple  »,  puis  il  ajoute  : 

«  A  l'exemple  de  tous  ceux  qui  ont  voulu  remonter  aux 
origines,  nous  avons  dû  demander  à  Dieu  la  matière  en 
mouvement,  disséminée  dans  l'espace,  et  les  forces  qui  la 
régissent  ;  mais  nous  ne  lui  avons  demandé  que  cela.  Nous 
ne  faisons  aucune  hypothèse  sur  la  nature    de  ces  mouve- 

1.  Formation  mécanique  du  système  du  monde.  Préface,  p.  ij. 

2.  Ibid.,  p.   14. 

LXXl.  —  42 


658  FORMATION  MECANIQUE 

ments  ;   nous  les  abandonnons  entièrement  à  ce  qu'on  est 
convenu  d'appeler  le  hasard  *.  » 

Voila  qui  est  fort  bien  dit  ;  unç  petite  observation  se  pré- 
sente cependant.  Les  mots  chaos,  hasard^  semblent,  au 
premier  abord,  exclure  toute  idée  d'ordre  et  de  plan,  il  ne 
faudrait  pas  prendre  cela  avec  trop  de  rigueur  et  M.  du 
Ligondès  remarque  justement,  en  note,  que,  suivant  l'obser- 
vation de  M.  J.  Bertrand,  «  le  hasard  n'est  pas  l'antithèse 
de  toute  loi  ». 

Par  rapport  à  Dieu,  en  effet,  rien  n'est  chaos  ni  hasard  et 
les  positions  comme  les  vitesses  initiales  des  molécules  du 
chaos  étaient  aussi  clairement  connues  et  voulues  que  leur 
existence  même.  Ne  pas  l'admettre  serait  priver  Dieu  de 
l'un  ou  de  l'autre  de  ses  attributs  de  sagesse  ou  de  puissance. 
C'est  par  rapport  à  nous  seuls  que  le  terme  de  hasard 
conserve  un  certain  sens. 

Je  jette  à  terre  une  poignée  de  grains  sans  chercher  à  les 
disposer  dans  un  ordre  déterminé  quelconque  ;  ils  tombent 
au  hasard,  dira-t-on;  au  hasard  par  rapport  à  moi  trop  borné 
pour  connaître  d'une  façon  complète  et  certaine  la  position 
de  chaque  grain  dans  ma  main,  sa  forme  et  son  volume,  son 
poids  et  ses  propriétés  élastiques,  et  qui  par  suite  ne  puis 
calculer  avec  rigueur  la  vitesse  et  la  direction  que  vont 
prendre  ces  grains  ;  mais  une  intelligence  créée  supérieure 
à  la  mienne  pourrait  connaître  tout  cela  ;  mais  Dieu  surtout 
ne  pouvait  pas  ne  pas  le  connaître,  et  dès  lors  tout  se  réduit  à 
une  simple  question  de  mécanique  ayant  des  données  pré- 
cises, qui  se  développe  et  se  résout. 

Bien  plus,  il  faut  être  une  créature  finie  et  imparfaite  pour 
pouvoir  abandonner  quelque  chose  au  hasard.  Dieu  ne  peut 
rien  abandonner  ainsi,  sa  puissance  n'agissant  jamais,  ne 
pouvant  agir,  indépendamment  de  sa  sagesse.  Ainsi  dans  le 
chaos  primordial  tout  était  jeté  au  hasard  par  rapport  à  nous, 
en  ce  sens  que  nous  n'y  eussions  vu  aucun  mouvement 
d'ensemble,  aucune  régularité  permettant  à  une  faible  intel- 
ligence d'homme  de  saisir,  à  première  vue  du  moins,  une 
idée,  un  plan  se  déroulant  ;  il  y  avait  pourtant   bien    là  un 

1.  Formation  mécanique,  p.  25. 


DU  SYSTEME  DU  MONDE  659 

plan  qui  se  déroulait,  et  la  preuve  c'est  qu'il  s'est  effective- 
ment déroulé  jusqu'au  point  où  nous  sommes  et  que  nous 
continuons  d'assister  à  son  développement. 

L'état  mécanique  actuel  du  monde,  dans  ses  grandes  lignes^ 
offre  aux  regards  un  ordre  évident  ;  or  l'état  originel 
n'en  différait  que  par  les  valeurs  diverses  prises  par  certaines 
variables  :  donc,  en  son  état  originel,  le  monde  ne  contenait 
ni  plus  ni  moins  de  hasard  aô^o/m  que  le  monde  actuel,  bien 
que  l'on  puisse  dire  que,  par  rapport  à  nous,  il  contenait 
plus  de  hasard  relatif. 

Tel  est,  ramenée  à  sa  juste  valeur,  la  portée  véritable  de 
ces  mots  de  chaos  et  de  hasard. 

On  pourrait  encore  se  demander  si  une  telle  définition  de 
l'état  primitif  du  monde  correspond  nécessairement  à  un  état 
unique.  Je  veux  dire  :  si  partant  de  notre  état  actuel,  nous 
remontons,  par  la  pensée,  l'histoire  mécanique  de  l'univers, 
nous  verrons  peu  à  peu  les  lignes  précises  s'effacer,  les 
mondes  se  confondre,  les  courants  et  tourbillons  s'éteindre, 
nous  voilà  revenus  au  chaos  :  seulement,  comme  cette  pro- 
priété de  chaos  est  relative,  il  semble  difficile  de  fixer  un 
état  précis  qui  doive  servir  de  point  de  départ  ;  car  l'orga- 
nisation de  l'univers  commençant  insensiblement  et  sans 
transition  brusque,  on  peut  imaginer  une  période  chaotique 
d'une  certaine  durée.  Quoiqu'il  en  soit,  et  sans  chercher  à 
choisir  entre  chaos  et  chaos,  nous  admettrons  qu'à  l'origine 
la  matière  était  disséminée  dans  l'espace,  extraordinairement 
raréfiée^  en  mouvement,  mais  sans  aucune  coordination 
d'ensemble  dans  ses  mouvements. 

C'est  en  effet  grâce  aux  mouvements  d'ensemble  qu'il  nous 
devient  possible  de  nous  orienter  dans  la  confusion. Regar- 
dez, d'un  étage  un  peu  élevé,  une  grande  place  noire  de 
monde,  tout  y  paraît  sans  ordre,  on  se  déplace,  on  va  et  l'on 
vient,  mais  impossible  de  dire  dans  quel  sens  prédomine  le 
mouvement.  Bientôt,  un  passant,  plus  fort  ou  plus  habile  à 
profiter  d'une  éclaircie  momentanée,  perce  résolument  la 
foule,  on  le  suit  et  voici  que  s'établit  une  file  d'individus 
marchant  tous  dans  le  même  sens,  d'autres  files  parallèles  se 
forment,  s'accolent  à  la  première  et  dessinent  un  courant  ; 
par  réaction,  des  files  en  sens  contraire  s'accentuent;  voilà 


660  FORMATION   MÉCANIQUE 

le  mouvement  qui  se  régularise,  on  peut  y  voir  quelque 
chose.  Telle  est  Thistoire  des  mondes  :  au  début  Ton  n'y 
voit  rien,  puis  l'attraction  groupe  les  molécules,  leurs 
vitesses  et  leurs  directions  se  modifient,  se  coordonnent,  et 
l'ordre,  jusqu'alors  latent,  apparaît. 

XI 

La  première  organisation  du  chaos  amena  donc  sa  sépara- 
tion en  lambeaux  qui  devaient  s'élaborer  ultérieurement  en 
mondes,  ainsi  que  M.  Faye  l'exposait.  Portons  désormais  notre 
attention  sur  le  lambeau  chaotique  qui  devait  un  jour  donner 
le  système   solaire,  et  tâchons  de  reconstituer  son  histoire. 

Pour  déduire  ses  conditions  primitives  il  faut  partir  de 
celles  qu'il  possède  actuellement.  Tout  d'abord  :  «  11  semble 
bien  prouvé,  dit  M.  du  Ligondès,  que  lé  système  solaire  ne 
peut  provenir  que  d'une  nébuleuse  ayant  eu  la  figure  d'un 
sphéroïde  plus  ou  moins  aplati  ;  c'est  la  seule  manière  d'ex- 
pliquer les  mouvements  circulaires  des  planètes.  )i  Voilà 
pour  la  forme.  Si  l'on  se  demande  comment  un  semblable 
lambeau  à  peu  près  sphérique  a  pu  se  trouver  isolé  du  chaos 
primitif,  il  suffît  d'admettre  que  la  matière  se  trouvait,  dans 
une  certaine  région,  répartie  d'une  façon  à  peu  près  homo- 
gène et  que  les  mouvements  qui  y  agitaient  cette  matière 
avaient  lieu  presque  également  dans  tous  les  sens,  en  sorte 
qu'ils  ne  modifiaient  pas  notablement  la  disposition  générale 
de  l'ensemble  des  éléments  :  dans  ces  conditions,  toutes  les 
directions  étant  équivalentes,  la  masse  isolée  devait  néces- 
sairement être  sensiblement  sphérique. 

Mais  il  faut  préciser  ces  mouvements  primitifs,  ils  doivent 
en  effet  permettre  de  comprendre  pourquoi  les  planètes 
tournent  toutes  dans  le  même  sens. 

M.  Faye  rejetant,  avec  raison,  la  rotation  d'ensemble 
admise  par  Laplace,y  avait  substitué  des  gyrations  intestines 
existant  dès  l'origine.  Or  il  faut  s'entendre  sur  ces  mouve- 
ments tourbillonnaires,  et  il  paraît  bien  que  si  l'on  cherche  à 
serrer  la  question,  ils  méritent  à  peine  ce  nom. 

Dans  un  système  indépendant,  comme  le  devint  notre 
monde  solaire  bientôt  après  la  division  du   chaos,   il   existe 


DU  SYSTEME  DU  MONDE  661 

une  certaine  équivalence  constante  dans  Tensemble  des 
rotations  qui  animent  ces  éléments.  La  mécanique  apprend 
à  calculer  exactement  la  quantité  qui  doit  rester  constante 
lorsque  les  conditions  de  rotation  varient  '.  On  peut  évaluer, 
d'une  part,  cette  quantité  pour  notre  système  solaire,  tenant 
compte  des  masses  des  planètes  et  de  leur  distance  au  soleil. 
Or,  d'autre  part,  supposons  toute  cette  matière  de  notre 
système  disséminée  quasi  uniformément  dans  une  sphère 
s'étendant  jusqu'aux  limites  où  l'action  du  soleil  se  fait 
sentir,  c'est-à-dire  jusqu'aux  limites  que  dut  avoir  la  nébu- 
leuse primitive,  nous  verrons  que  si  toutes  les  molécules 
se  mouvaient  dans  le  même  sens  à  l'intérieur  de  cette 
masse,  l'ensemble  de  leurs  rotations  (calculées  en  tenant 
compte  de  la  troisième  loi  de  Kepler)  fournirait  un  total 
30  000  fois  trop  fort.  Que  conclure  de  là  ?  Que  sur  30  000 
molécules,  il  n'y  en  avait  qu'une  à  tourner,  toutes  les  autres 
étant  immobiles  ?  Non,  car  tout  devait  être  en  mouvement  ; 
mais  qu'il  existait  deux  circulations  de  sens  contraires  se 
compensant  de  telle  façon  que,  par  exemple,  pour  15  000 
molécules  tournant  dans  un  sens  il  y  en  avait  15  001  tournant 
dans  l'autre.  Or  cela  ne   ressemble  guère  à  un  tourbillon. 

Ainsi  les  éléments  de  la  nébuleuse  se  mouvaient  en  tous 
sens  ;  au  lieu  de  tourbillons,  c'est-à-dire  de  rotations  déjà 
régularisées,  nous  ne  voyons  que  des  molécules  indisci- 
plinées courant  à  tort  et  à  travers  ;  de  telle  façon  toutefois 
qu'il  y  ait  un  petit  excès  en  faveur  d'un  certain  sens  de 
rotation.  Tel  est  le  point  le  plus  fondamental  de  la  théorie 
de  M.  du  Ligondès,  celui  qui  lui  fournira  les  explications  les 
plus  importantes  de  l'évolution  de  la  nébuleuse  ;  cette  idée 
est  bien  à  lui  et,  comme  Archimède,  il  peut  s'écrier  :  «  J'ai 
trouvé.  » 

Essayons  maintenant  d'exprimer  quelques-uns  des  traits 

1.  Voici  comment  M.  du  Ligondès  exprime  ce  principe  dans  le  cas  actuel: 
«I  Si  pour  chaque  lambeau  en  particulier,  on  projette  aur  un  plan  quelconque 
les  aires  décrites  par  les  rayons  vecteurs  allant  de  son  centre  de  gravités  à 
toutes  SCO  molécules,  et  si  l'on  en  fait  la  somme  algébrique  ;  le  plan  pour 
lequel  cette  somme  est  maximum  conserve  une  direction  fixe  dans  l'espace,  et 
le  maximum  reste  constant,  quelles  que  soient  les  transformations  ultérieure», 
du  système.  »  F.  i8. 


662  FORMATION   MÉCANIQUE 

qui  semblent  les  plus  originaux  dans  cette  nouvelle  théorie  ; 
il  va  sans  dire  que,  dans  ce  qui  va  suivre,  le  lecteur  ne 
pourra  souvent  avoir  le  dernier  mot  qu'en  recourant  à 
Touvrage  lui-même  et  que,  dans  bien  des  cas,  nous  devrons 
nous  contenter  d'admettre  comme  démontrées  des  proposi- 
tions que  l'auteur  a  bien  soin  d'établir  par  le  calcul. 

XII 

La  nébuleuse  presque  sphérique  se  transforma  d'abord 
en  un  disque  sensiblement  plat.  Pour  rendre  compte  de 
cette  première  phase,  nous  avons  dit  qu'il  suffisait  de 
supposer  un  léger  aplatissement  du  sphéroïde  primitif.  Les 
molécules  circulant  au  hasard  ne  peuvent  en  effet  manquer 
de  se  rencontrer  de  temps  à  autre  et  ces  chocs  mutuels  les 
font  converger  vers  le  centre  ;  l'intérieur  de  la  nébideuse 
s'enrichit  ainsi  aux  dépens  des  régions  superficielles.  Or  il 
n'est  pas  difficile  de  voir  qu'à  toute  condensation  de  ce 
genre,  correspond  un  accroissement  de  pesanteur  au  pôle 
de  la  nébuleuse  et  une  diminution  à  son  équateur.  L'attrac- 
tion vers  le  centre  croissant  aux  pôles,  les  orbites  des 
molécules  qui  tendaient  à  s'éloigner  dans  cette  direction 
subiront  une  sorte  de  raccourcissement  et  l'aplatissement  pri- 
mitif ira  en  s'accentuant  constamment,  tandis  que  les  orbites 
tracées  dans  l'équateur  s'étaleront  plus  à  l'aise  ;  bientôt 
toute  la  masse  prendra  la  forme  d'une  immense  lentille  '. 

Or,  tandis  que  la  figure  extérieure  de  la  nébuleuse  s'alté- 
rait ainsi,  une  autre  catégorie  de  modifications  avait 
commencé  à  se  produire.  Au  cours  de  leurs  voyages,  de 
nombreuses  molécules  s'étaient  rapprochées,  puis  réunies 
en  petits  groupes,  en  amas  de  matière  répartis  un  peu 
partout.  Parmi  ces  amas,  les  uns  situés  dans  l'équateur  ou 

1.  Cette  concentration  est-elle,  actuellement,  complètement  achevée?  On 
peut  en  douter.  Il  existe  en  effet  une  vaste  nébulosité  diffuse  qui  entoure  le 
soleil,  on  la  nomme  lumière  zodiacale  ;  fortement  aplatie  dans  un  sens,  c'est 
à  peu  près  dans  le  plan  del'écliptique  qu'elle  s'étale.  N'est-il  pas  permis  d'y 
voir  un  résidu  des  matériaux  de  la  lentille  primitive  ayant  échappé,  jusqu'ici, 
à  une  chute  définitive  vers  le  centre  ?  M.  du  Ligondès  le  pense  et  ce  ne  serait 
pas  l'une  des  conséquences  les  moins  intéressantes  de  sa  théorie. 


DU  SYSTEME  DU  MONDE  663 

dans  son  voisinage  s'aggloméreront  et  formeront  les  pla- 
nètes mais    nous    devons   d'abord    dire    adieu    aux   autres. 

Ceux-ci,  circulant  dans  des  plans  obliques  par  rapport  à 
Téquateur,  verront  d'abord  leurs  orbites  se  déformer  et  de 
circulaires  devenir  elliptiques,  par  suite  de  l'aplatissement 
général.  Les  uns  plus  voisins  du  centre  viendront  s'y  perdre 
et  auront  la  gloire  de  concourir  à  la  formation  du  soleil. 
D'autres,  dont  l'orbite  est  assez  longue  pour  que  leurs 
excursions  s'étendent  bien  loin  hors  de  la  lentille,  déjà 
ramassée  quelque  peu  sur  elle-même,  pourront  échapper  à 
cette  absorption  destructive  de  leur  individualité,  ils  conti- 
nueront leur  course  à  travers  le  ciel,  ce  sont  les  comètes, 
et  nous  les  voyons  encore  circuler  dans  tous  les  sens  et  sous 
toutes  les  inclinaisons.  Abandonnons  donc  ces  astres  extra- 
vagants et  revenons  au  disque  qui  va  produire  les  planètes. 

Dans  la  région  centrale  où  s'exerce  l'attraction  conver- 
gente qui  formera  le  soleil,  la  matière  qui  peut  conserver 
des  mouvements  circulaires  se  fait  rare,  aussi  la  portion  de 
la  lentille  nébulaire  qui  doit  se  résoudre  en  planètes  a-t-elle 
la  forme  d'un  immense  disque  presque  vide  au  centre,  qui 
va  en  s'épaississant  lorsqu'on  s'en  éloigne,  pour  se  raréfier 
de  nouveau  jusqu'au  vide  quand  on  s'approche  des  derniers 
confins  du  monde.  Il  existe  par  conséquent,  à  une  certaine 
distance,  une  région  circulaire  présentant  un  maxi- 
mum de  densité.  Cette  zone  plus  dense  exerce  néces- 
sairement une  attraction  sur  la  matière  avoisinante  qui  vient 
y  allluor  et  la  renforcer  encore.  Les  régions  limitrophes  se 
vident  donc  ainsi  peu  à  peu  et,  de  môme  que  les  champs 
d'attractions  qui  se  développèrent  dans  le  chaos  primordial 
déterminèrent  sa  rupture  en  lambeaux,  de  même,  ici, 
cette  zone  circulaire  d'attraction  va  amener  la  rupture  du 
disque  lenticulaire  en  trois  anneaux. 

L'anneau  intermédiaire,  où  la  matière  s'est  ainsi  accu- 
mulée, donnera  la  planète  Jupiter  ;  l'anneau  central  contien- 
dra les  matériaux  des  petites  planètes  plus  voisines  du 
soleil  et  dont  l'une  nous  porte  k  travers  l'espace  ;  le  grand 
anneau  extérieur,  enfin,  va  bientôt  se  scinder  à  son  tour  en 
donnant  les  trois  dernières  grosses  planètes. 

On  voit  déjà  ce  que  cette  théorie  présente  de  neuf  et  d'in- 


664  FORMATION   MÉCANIQUE 

génieux,  et  comment  elle  montre  pourquoi  il  existe  dans 
notre  système  une  planète  d'importance  aussi  prépondérante, 
Jupiter,  qui,  à  elle  seule,  renferme  près  des  trois  quarts 
de  la  matière  que  le  soleil  n'a  pas  engloutie.  Quelle  est 
la  théorie  qui  permettait  de  rendre  ainsi  compte  des  faits  ? 

Mais  voici  qu'une  nouvelle  cause  de  division  intervient 
qui  va  pousser  plus  loin  la  décomposition  du  disque  en  an- 
neaux concentriques. 

Au  fur  et  à  mesure  que  la  concentration  s'opère,  l'homo- 
généité de  la  nébuleuse  va  s'altérant  de  plus  en  plus  et,  par 
suite,  la  loi  suivant  laquelle  l'attraction  de  la  pesanteur 
s'exerce  en  chaque  point  se  modifie  d'une  façon  correspon- 
dante. Or,  l'étude  mathématique  de  cette  variation  montre 
qu'il  existe  constamment  une  région  annulaire  où  l'intensité 
de  l'attraction  reste  la  môme  au-dessus  et  au-dessous  de 
l'équateur  jusqu'à  une  certaine  distance,  tandis  que,  partout 
ailleurs,  l'attraction  change  de  valeur  dès  que  l'on  s'écarte 
de  l'équateur  d'un  côté  ou  de  l'autre.  Dans  cette  région  à 
pesanteur  constante  formant  une  bande  d'une  certaine 
largeur,  les  molécules  circulant  avec  la  même  vitesse  et 
s'accompagnant  ainsi  sur  des  orbites  parallèles  peuvent 
plus  facilement  s'agglomérer  ;  la  matière  s'y  condensera 
donc,  il  s'y  exercera,  conséquemment,  une  attraction,  une 
sorte  d'aspiration,  sur  les  particules  des  régions  voisines. 

De  plus,  cette  région  annulaire,  le  calcul  le  montre  encore, 
va  constamment  en  se  rétrécissant,  partant  des  limites  de  la 
nébuleuse  et  se  rapprochant  peu  à  peu  du  centre.  Il  en  ré- 
sultera donc  une  sorte  de  bourrelet,  de  renflement  où  la 
matière  afflue  et  qui  marche  vers  le  centre  comme  une 
onde  concentrique  qui  passe  au  travers  de  la  masse.  Ce 
mouvement  est  d'ailleurs  très  lent  ;  aussi  la  matière  a-t-elle 
tout  le  temps  de  s'accumuler  suffisamment  pour  déterminer 
une  raréfaction  dans  la  région  voisine  capable  d'amener  de 
nouvelles  ruptures,  comme  nous  l'avons  vu  dans  le  cas  de 
Jupiter.  La  masse  va  donc  se  décomposer  en  anneaux  con- 
centriques. Lorsqu'un  de  ces  anneaux  s'est  formé,  le  bour- 
relet, l'onde  mobile  n'en  continue  pas  moins  à  se  rapprocher 
du  centre  et  de  nouveaux  anneaux  en  résultent  à  leur  tour. 

Bien  entendu  nous  ne  pouvons  qu'indiquer  ici  ces  prin- 


DU  SYSTEME  DU  MONDE  665 

cipes,  assez  pour  montrer  combien  la  théorie  de  M.  du  Li- 
gondès  se  prête  à  l'étude  détaillée  des  faits. 

Nous  voici  donc  parvenus  à  la  division  de  la  nébuleuse  en 
anneaux  concentriques,  mais  combien  ils  sont  différents  de 
ceux  de  Laplace  et  de  M.  Faye  ?  Ceux-ci  étaient  constitués 
par  un  rapide  courant  entraînant  toute  la  matière  dans  un 
seul  et  même  sens  ;  dans  les  nôtres,  au  contraire,  ainsi  qu'il 
résulte  des  conditions  énoncées  au  début  de  cette  rapide 
analyse,  existent  deux  circulations  de  sens  opposés,  se  com- 
pensant presque  exactement.  On  conçoit  sans  peine  ce  qui 
va  résulter  de  là.  Si  des  voitures  tournent  dans  le  même 
sens  sur  une  large  piste  circulaire,  il  n'y  a  guère  à  parier 
qu'ellesfinissentpar  se  réunir  en  un  seul  groupe,  tandis  que 
la  chose  est  certaine  si  la  circulation  a  lieu  dans  les  deux 
sens.  Une  première  rencontre  se  produira;  et,  contre  ce  pre- 
mier groupe  viendront  se  heurter  et  s'arrêter  peu  à  peu 
toutes  les  autres  voitures.  Mais  il  y  a  ici  une  différence 
capitale  avec  le  cas  de  nos  anneaux  :  les  voitures  une  fois 
groupées  s'arrêtent,  tandis  que  les  amas  de  molécules  con- 
tinuent à  circuler  avec  une  vitesse  qui  est  la  résultante  de 
celles  des  éléments  groupés,  et  comme  la  prédominance 
des  circulations  est  toujours  dans  un  seul  et  même  sens, 
la  résultante  finale  aura,  dans  tous  les  cas,  également  ce 
même  sens.  Telle  est,  en  deux  mots,  l'explication  du  fait  capi- 
tal de  la  transformation  de  chaque  anneau  en  un  globe  unique, 
dont  on  cherchait  vainement  une  explication  dans  les  autres 
théories. 

Il  est  facile  de  voir  aussi  comment  ces  principes  éclairent 
la  question  de  Tâge  des  planètes.  Jupiter  est  le  plus  ancien, 
puis  le  bourrelet  qui  part  du  bout  du  monde,  forme  en  pre- 
mier lieu  Neptune  qui  peut,  d'après  cela,  être  contemporain 
de  Jupiter,  puis  Uranus,  Saturne,  enfin  les  quatre  petites  pla- 
nètes intérieures  ;  la  Terre  a  d'ailleurs  dû  se  former  avant 
Mars  dont  la  condensation,  ainsi  que  celle  des  astéroïdes, 
a  dû  être  profondément  troublée  et  retardée  par  le  voisinage 
de  Jupiter,  puis  Vénus  et  Mercure  en  dernier  lieu. 

Nous  ne  suivrons  pas  M.  du  Ligondès  dans  la  justification* 
détaillée  de  cet  ordre  d'antiquité;  signalons  seulement,  au 
passage,  les  remarquables  relations  qu'il  indique  entre  l'âge 


666 


FORMATION  MÉCANIQUE 


des  planètes  et  leur  distance  au  soleil.  Omettant  bien 
d'autres  points  également  intéressants,  disons  quelques 
mots  seulement  sur  deux  questions,  le  sens  de  rotation  des 
planètes  et  la  formation  des  satellites. 


XIII 


Au  début  de  l'existence  de  la  nébuleuse,  l'intensité  de  la 
pesanteur  était  maximum  à  la  surface  ;  actuellement  ce 
maximum  est  au  centre  ;  ceci  est  une  simple  conséquence 
de  la  répartition  différente  de  la  matière.  On  déduit  aisément 
de  là  que  ce  maximum  a  dû  se  déplacer  progressivement 
avec  le  temps  de  la  surface  au  centre.  En  même  temps  avait 
lieu  une  autre  variation.  La  vitesse  des  molécules  qui  décri- 
vaient des  orbites  circulaires  croissant  avec  l'intensité  de  la 
pesanteur,  la  région  où  cette  vitesse  était  maximum  s'est  aussi 
peu  à  peu  rapprochée  du  centre.  Or,  si  l'on  considère  des 
molécules  parcourant  des  orbites  concentriques  avec  des  vi- 
tesses décroissantes  de  Vextérieur  à  l'intérieur^  on  voit  très 
facilement  que  les  amas  de  matière  qu'elles  pourront  former 
auront  une  tendance  à  tourner  dans  le  sens  direct,  c'est-à- 
dire  dans  le  sens  même  de  la  circulation  générale,  puisque 
ce  sont  les  molécules  extérieures  qui,  plus  rapides,  tendront 
à  déborder  les  autres. 

C'est  là  ce  qui  se  produisit  au  début  de  l'organisation  de 
notre  système  ;  alors  la  matière  qui  convergeait  lentement 
vers  le  centre  dépassait  encore  de  toutes  parts  les  anneaux 
déjà  formés  et  les  planètes  prenaient  toutes  une  rotation  de 
sens  direct.  Mais  bientôt  les  choses  changèrent,  le  maxi- 
mum de  vitesse  se  rapprocha  du  centre  et  les  amas  nou- 
veaux qui  s'adjoignaient  aux  planètes  tendirent  à  les  faire 
tourner  dans  le  sens  rétrograde.  C'était  alors  en  effet  ceux 
qui  rencontraient  l'amas  planétaire  à  l'intérieur  de  son 
orbite  qui  possédaient  la  plus  grande  vitesse. 

Les  planètes  extrêmes,  Neptune,  Uranus,  furent  les  pre- 
mières soumises  à  cette  influence  rétrograde  ;  elles  n'y 
résistèrent  pas  et  leur  rotation  finit  par  s'inverser.  Les 
autres  planètes  au  contraire  avaient  déjà  pris  un  développe- 
ment assez  avancé  pour  que  cette  môme  influence,  qui  les 


DU  SYSTExME  DU  MONDE  667 

atteignit  toutes  successivement,  ne  changeât  pas  le  sens 
de  leur  rotation.  Toutefois  elle  ne  fut  pas  sans  effet 
sur  elles  et  Ton  doit  certainement  attribuer  à  ces  chocs 
antagonistes  l'inclinaison  que  possèdent  les  axes  de  rotation 
des  planètes  sur  leur  orbite.  Aucune  théorie  n'avait  jus- 
qu'ici proposé  d'explication  rationnelle  de  ce  fait  si  impor- 
tant. Et  encore  ici,  il  faudrait  pouvoir  descendre  au  détail 
pour  montrer  la  parfaite  cohérence  du  système  ;  un  seul 
exemple  :  Jupiter,  le  plus  anciennement  formé,  le  plus 
massif  de  tous,  dut  subir  bien  peu  d'altération  de  la  part  de 
ces  amas  tendant  à  le  faire  tourner  en  sens  rétrograde  ; 
effectivement  l'axe  de  ses  pôles  n'est  incliné  que  de  quel- 
ques degrés  sur  son  orbite. 

XIV 

C'est  à  des  considérations  analogues  qu'il  faut  denmndor 
l'explication  de  la  formation  des  satellites. 

On  avait  toujours  considéré  cette  phase  de  l'organisation 
du  ifionde  comme  une  réduction  de  la  formation  des  pla- 
nètes elles-mômes  ;  celte  analogie  est  trompeuse  et  môme, 
au  point  de  vue  géométrique,  on  peut  dire  que  la  similitude 
n'existe  pas. 

Les  systèmes  planétaires  partiels  présentent  en  effet  une 
différence  radicale  avec  le  système  solaire  envisagé  dans 
son  ensemble  :  c'est  l'extrême  petitesse  relative  de  leurs 
dimensions.  Le  système  de  Saturne  est  le  plus  étendu  de 
tous,  or  il  ne  dépasse  pas  soixante  fois  le  rayon  de  la  pla- 
nète centrale  ;  tandis  que  le  rayon  du  système  solaire,  la 
distance  de  Neptune  au  soleil,  est  six  mille  quatre  cents  fois 
plus  grand  que. le  rayon  de  l'astre  central,  le  soleil. 

Ainsi  les  globes  qui  circulent  autour  du  soleil  sont 
répartis  dans  un  espace  plus  de  cent  fois  supérieur,  en  pro- 
portion, à  celui  qui  est  occupé  par  le  plus  vaste  des  systèmes 
planétaires.  Cette  seule  considération  montre  quel'on  a  affaire 
à  deux  modes  de  formation  complètement  distincts.  Voyons 
donc  comment  M.  du  Ligondès  comprend  l'origine  des 
satellites. 

Reportons-nous  à   l'histoire    des   planètes.  Nous  savons 


668  FORMATION  MÉCANIQUE 

qu'elles  résultèrent  d'une  sorte  d'embarras,  d'amoncelle- 
ment provenant  du  conflit  des  deux  circulations  opposées 
le  long  de  l'anneau  ;  et  la  vitesse  de  cette  masse  se  ralentis- 
sait en  même  temps  par  rapport  à  celle  des  petits  amas  qui 
couraient  encore  le  long  de  l'orbite.  Parmi  ceux-ci,  quelques- 
uns,  en  entrant  dans  l'agglomération  planétaire  encore  vague 
et  déjà  en  rotation  directe,  purent  se  trouver  dans  des  con- 
ditions assez  favorables  de  vitesse  pour  pouvoir  prendre  un 
mouvement  de  révolution  circulaire  au  sein  même  de  cette 
masse,  et  n'être  pas  saisi  par  le  mouvement  de  concentration 
qui  formait  le  noyau  de  la  planète.  Ces  amas  s'individuali- 
sèrent donc,  ils  firent  boule  de  neige,  dirait-on  volontiers, 
c'étaient  les  germes  des  satellites  futurs. 

Tout  d'abord  il  est  aisé  de  comprendre,  d'après  cela, 
pourquoi  cette  formation  dut  être  d'autant  plus  abondante, 
toutes  choses  égales  d'ailleurs,  que  le  système  planétaire 
partiel  se  formait  dans  une  zone  plus  étendue  ;  aussi  le 
nombre  des  satellites  va-t-il  en  croissant  à  mesure  que  l'on 
s'éloigne  du  soleil.  Jupiter  n'en  a  que  cinq,  à  cause  de  la 
grandeur  du  globe  central  qui  exerça  nécessairement  une 
attraction  prédominante  sur  les  amas  qui  venaient  s'y 
adjoindre.  Saturne  en  a  huit,  sans  parler  de  ses  anneaux  (sur 
la  genèse  desquels  nous  ne  pouvons  nous  arrêter  ici)  qui 
«  ne  sont  sans  doute  qu'une  agglomération  d'innombrables 
satellites  dans  un  espace  restreint  ».  Au  delà,  malgré  l'im- 
portance des  globes  d'Uranus  et  de  Neptune,  le  nombre  des 
satellites  tombe  avec  une  rapidité  extrême  (4  pour  Uranus, 
1  pour  Neptune).  La  cause  en  est  bien  simple.  Ces  planètes 
furent  les  premières  atteintes  par  la  période  rétrograde  :  or 
celle-ci  est  éminemment  défavorable  à  la  formation  des 
satellites,  et  tout  le  résultat  des  nouvelles  acquisitions  de 
l'encombrement  planétaire,  consistait  dans  le  mouvement  de 
bascule  de  l'axe  et  le  changement  de  sens  de  rotation  de  la 
planète. 

Tels  sont  quelques-uns  des  principaux  points  de  la 
théorie  de  M.  du  Ligondès,  on  voit  qu'elle  se  prête  à  de 
nombreux  développements,  à  de  nombreuses  vérifications, 
et  je  ne  puis  omettre  de  mentionner,  au  moins  en  passant,. 


DU  SYSTEME  DU  MONDE  669 

sa  remarquable  concordance  avec  les  exigences  des  géolo- 
gues pour  l'ancienneté  de  formation  du  globe  terrestre.  La 
chaleur  nécessaire  à  l'accomplissement  des  phénomènes 
géologiques  est  ici  le  résultat  principalement  des  chocs 
des  molécules,  et  la  provision  de  chalôur  que  la  terre  put 
accumuler  par  ce  moyen  permet  aux  géologues  de  «  faire 
remonter,  s'ils  le  veulent,  le  début  de  la  période  primaire 
jusqu'à  100  millions  d'années  et  même  au  delà  ». 

«  En  résumé,  conclut  M.  du  Ligondès,  la  formation  des 
mondes  de  l'univers,  celle  du  système  solaire  en  particu- 
lier, le  seul  dont  nous  connaissions  quelque  peu  les  détails, 
peut  s'expliquer  sans  le  secours  d'un  tourbillonnement 
initial  et  par  une  simple  hypothèse  sur  la  forme  du  lambeau 
générateur.  »  (p.  167).  Toutefois  il  ne  faut  pas  oublier  qu'il 
est  également  nécessaire  de  supposer  que  les  mouvements 
des  molécules  se  compensaient  d'une  façon  seulement 
approchée.  Cette  hypothèse  est  distincte  de  celle  qui  con- 
cerne la  forme,  elle  s'impose  d'ailleurs,  la  chose  est  claire, 
mais  il  est  utile  de  la  rappeler  explicitement. 

a  Certes,  dit  encore  M.  du  Ligondès,  la  théorie  dont 
nous  avons  essayé  d'indiquer  les  principes  fondamentaux, 
ne  saurait  prétendre  à  donner  du  premier  coup  la  genèse 
complète  du  système.  »  Et  plus  loin  :  «  Quelques  détails 
seront  peut-être  reconnus  faux,  il  n'importe,  nous  aurons 
ouvert  la  voie  aux  astronomes  et  aux  chercheurs  en  montrant 
la  possibilité  de  concevoir  la  formation  des  planètes  autre- 
ment que  par  la  rupture  d'anneaux  nébuleux.  C'est  pour 
n'avoir  pas  osé  s'affranchir  de  cette  idée  préconçue  que  la 
plupart  des  auteurs  ont  échoué  dans  leurs  tentatives  cosmo- 
goniques.  » 

Je  ne  saurais  mieux  terminer  qu'en  empruntant  les  expres- 
sions de  M.  Maurice  Fouché,  rendant  compte  à  la  Société 
astronomique  de  France  de  l'ouvrage  que  j'ai  essayé  de 
faire  connaître  aux  lecteurs  :  «  Nous  pensons  que  le  travail 
très  consciencieux  de  M.  du  Ligondès  apporte  sur  la  question 
de  l'origine  du  système  solaire  des  idées  neuves  et  fé- 
condes. >» 

J.    DE    JOANNIS,    S.  J. 


LE   DUC   D'AUMALE  ' 


I.—    L'HOMME     DE     GUERRE 

Le  vendredi  7  mai,  la  France,  déjà  frappée  au  cœur  trois 
jours  plus  tôt  par  la  catastrophe  si  douloureuse  du  Bazar  de 
la  charité,  était  atteinte  au  front  par  un  nouveau  deuil.  La 
mort  de  la  duchesse  d'Alençon  avait  eu  pour  contre-coup 
celle  du  duc  d'Aumale.  Les  détails  ajoutaient  à  la  tristesse. 
Le  prince  s'était  éteint  là-bas,  à  l'étranger,  dans  ses  terres 
de  Zucco,  près  de  Palerme.  Ses  dernières  volontés  même 
n'avaient  pas  pu  être  respectées.  Lui  qui  avait  souhaité  de 
descendre  au  cercueil  en  uniforme  de  général  de  division^ 
avec  le  grand  cordon  de  la  légion  d'honneur  et  sa  première 
croix  de  simple  chevalier,  ne  fut  recouvert  pour  tout 
insigne  militaire  que  du  drapeau  tricolore  jeté  sur  le  drap 
noir. 

Et  quand  le  vendredi  suivant,  14  mai,  sa   dépouille   mor- 

1.  —  Principaux  ouvrages  consultés  :  Les  Commencements  d'une  conquête 
et  La  Conquête  de  l'Algérie,  par  Camille  Roussct.  Paris,  Pion,  1887-89.  4  vol. 
in-8  avec  atlas.  —  Le  Duc  d'Aumale  et  l'Algérie,  par  René  de  Grieu.  Paris, 
Blériot,  1884,  in-12.  —  Le  Duc  d'Aumale,  par  Boyer  d'Agen.  [Des  ILommes, 
2"  série).  Paris,  Savine,  in-16,  1891.  —  Le  Duc  d'Aumale,  par  Jules  Claretie 
[Portraits  contemporains).  Paris,  Librairie  illustrée,  1875  in-S».  —  Le  Duc 
d'Aumale,  par  Paul  Hippeau.  (Extrait  de  la  Galerie  Contemporaine,  litté- 
raire et  artistique)  1878,  4  pp.  in-fol.  —  Le  Duc  d'Aumale,  par  Ernest  Dau- 
det. (Célébrités  contemporaines).  Paris,  Quantin,  1883,  in-16.  — Le  Duc  d'Au- 
male, par  Alphonse  d'Alais.  (Extrait  des  Encyclopédies  biographiques). 
Paris,  Imprimerie  des  Encyclopédies,  1896,  in-16.  —  Histoire  de  la  Monar- 
chie de  Juillet,  par  Thureau-Dangin.  Paris,  Pion,  1888-1892,  7  vol.  in-8".  — 
Histoire  de  la  Monarchie  de  Juillet,  par  Victor  du  Bled.  Paris,  Dentu,  1879, 
2  vol.  in-8o.  —  Mœurs  et  coutumes  de  l'Algérie,  par  le  général  Daumas, 
38  édition.  Paris,  Hachette,  1858,  in-12.  —  Annales  algériennes,  nouvelle 
édition,  par  Pellissier  de  Reynaud.  Paris,  Dumaine,  1854,  3  vol.  in-8°.  — 
Discours  académiques,  etc. 


LE  DUC  DAUMALE  671 

telle  entrait  à  Paris  aux  dernières  heures  du  soir,  la  marche 
du  cortège  à  peine  reconnu  dans  les  ténèbres,  ne  fut  pas 
celle  que  Ton  rêvait  pour  le  vainqueur  de  la  Smala  (1843).  Le 
dimanche  16  mai,  il  y  avait,  par  une  curieuse  coïncidence, 
cinquante-quatre  ans  accomplis  depuis  ce  grand  fait  d'armes. 
Ce  jour  là  foute  l'élite  de  la  population  parisienne  défila 
devant  le  sarcophage,  dans  la  chapelle  souterraine  de  la 
Madeleine.  Puis  le  lendemain,  les  funérailles  furent  une 
revanche  de  l'opinion  publique,  vengeant,  par  la  sympathie 
et  le  respect  universels,  le  noble  soldat  qui  passait  une  der- 
nière fois  parmi  nous.  Si,  au  milieu  des  témoins  de  ces  ma- 
gnifiques obsèques,  se  trouvait  quelqu'un  ayant  acclamé,  en 
1841,  le  jeune  prince  arrivant  de  Marseille  à  Paris  à  la  tète 
du  17*  léger,  il  a  pu  constater  que  les  générations  mo- 
dernes ne  se  font  pas  vite  oublieuses  et  que  les  Français 
se  souviennent,  à  défaut  de  leurs  gouvernements,  des  bons 
et  loyaux  serviteurs  du  pays. 

Le  duc  d'Aumale  fut  de  ces  hommes  qui  ont  fait  en  notre 
siècle  quelque  chose  de  grand  pour  leur  patrie,  l'ont  honorée 
par  leurs  talents,  ont  accru  son  patrimoine  de  gloire. 
Nous  allons  essayer  ie  le  rappeler,  en  parcourant  tour  à  tour 
la  carrière  du  prince  comme  homme  de  guerre  et  comme 
écrivain. 

I 

Henrî-Eugène-Philippe-Louis,  duc  d'Aumale,  né  à  Paris 
le  16  janvier  1822,  était  le  quatrième  fils  du  duc  Louis- 
Philippe  d'Orléans  et  de  la  duchesse  Marie-Amélie.  Bien 
que  son  père  eût  combattu  à  Jemmapes  et  son  aïeul  à 
Ouessant,  ses  ancêtres  n'avaient  point  conquis  dans  l'armée 
leur  principale  illustration.  C'est  jusqu'à  Henri  IV  qu'il 
faut  rcmonhr  pour  retrouver  le  type  militaire  et  l'esprit 
gaulois  du  duc  d'Aumale,  en  vertu  du  môme  atavisme  qui 
avait  donné  à  son  frère  aine,  le  duc  de  Nemours,  le  portrait 
physique  du  Béarnais. 

Comme  ses  quatre  frères  Chartres,  Nemours,  Joinvillc  et 
Montpensicr,  Aumale  fit  ses  classes  au   collège  Henri  IV. 


672  LE  DUC  D'AUMALE 

On  aurait  pu  lui  souhaiter  d'autres  maîtres  que  ceux  de 
l'Université;  mais  cette  éducation  qui  mettait  le  jeune 
prince  en  contact  journalier  et  direct  avec  les  fils  de  la 
bourgeoisie  et  du  peuple,  répondait  à  une  idée  juste  et 
moins  révolutionnaire  qu'on  ne  l'a  prétendu.  La  maxime  prê- 
tée à  Louis-Philippe  qu'il  faut  élever  les  princes  comme  s'ils 
ne  l'étaient  pas  S  rappelle  Jean-Jacques  et  M™^  de  Genlis; 
elle  est  pourtant  susceptible  d'une  meilleure  interprétation. 
Et  de  fait  le  premier  roi  des  Français  ne  faisait  pas  élever 
ses  fils  autrement  que  ne  l'avaient  été  au  dix-septième 
siècle,  en  pleine  monarchie  de  Louis  XIII  et  de  Louis  XIV, 
le  grand  Gondé,  alors  duc  d'Enghien,  son  fils  et  son  petit- 
fils.  Cette  éducation  commune  est  le  premier,  mais  non  le 
seul  trait  de  ressemblance  que  présentera  avec  le  vainqueur 
de  Rocroy  le  prince,  héritier  de  ses  domaines  (1830),  et  son 
futur  historien. 

Le  3  avril  1873,  Guvillier-FIeury,  douze  ans  précepteur 
du  duc  d'Aumale,  pouvait  lui  dire,  en  le  recevant  à  l'Aca- 
démie française  :  «  Vous  aviez  connu  l'égalité  au  collège  ; 
vous  l'aviez  pratiquée,  avec  une  simplicité  naturelle,  entre 
camarades  -.  »  Ils  étaient  cependant  bien  mêlés  ces  cama- 
rades !  Qu'on  en  juge  par  une  anecdote  qui  a  couru  les 
journaux  l'an  dernier. 

Elle  fut  rappelée  à  propos  du  concours  général  où  l'élève 
de  Guvillier-FIeury  remporta  en  rhétorique  le  prix  d'honneur 
d'histoire  et  celui  de  discours  français. 

Parmi  les  lauréats  du  temps  passé,  il  en  est  un  dont  les  succès 
produisaient  quelque  effet  sur  l'assistance  :  c'est  le  duc  d'Aumale. 

Nous  étions  habitués  à  le  voir,  tous  les  ans,  à  la  salle  de  travail, 
simplement  vêtu,  portant  ses  dictionnaires,  ses  papiers  dans  un  filet  ; 
à  la  main  un  panier  dans  lequel  était  son  déjeuner  :  flacon  de  vin  vieux, 
aile  de  poulet,  quelques  fruits.  Il  arrivait  toujours  escorté  de 
M.  Cuvillier-Fleury,  son  précepteur,  et  de  Pellat,  son  condisciple 
d'Henri  IV. 

C'était  un  jour,  en  troisième.  Le  père  Taillefer,  président  du  bureau, 

1.  Discours  de  réception  de  M.  le  duc  d'Aumale.  Réponse  de  Cuvillier- 
Fleury  (^  avril  1873),  Édit.  in-S»,  p.  50. 

2.  Page  48. 


L  HOMME  DE  GUERRE  673 

venait  de  lire  avec  une  solennelle  componction  le  texte  de  la  compo- 
sition envoyée  par  le  «  Grand-Maître  ». 

Chacun  s'est  rais  au  travail,  et,  pendant  deux  heures  les  plumes 
crient  sur  le  papier.  Bientôt  l'ardeur  diminue,  on  ouvre  les  filets,  on 
débouche  les  pots  de  confitures.  D'Aumale  se  met  comme  les  autres  à 
faire  linventaire  de  son  panier. 

Il  avait  une  pêche  splendide  ;  il  la  coupa  en  deux  et,  comme  il  le 
faisait  chaque  fois,  il  offrit  la  moitié  du  fruit  à  l'élève  qui  était  à  côté  de 
lui.  C'était  un  externe  de  Charlemagne,  à  la  figure  rébarbative;  il  saisît 
la  pèche  brutalement,  la  jeta  par  terre  et  l'écrasa  du  pied. 

—  «  Pour  votre  père  et  pour  vous,  »  dit-il  avec  rage. 

Chacun  était  indigné.  Le  pauvre  d'Aumale  devint  pâle,  puis  rouge, 
de  grosses  larmes  brillèrent  à  ses  yeux;  alors  il  courba  la  tète  et  se 
remit  silencieusement  à  écrire.  Pour  la  première  fois,  sans  doute, 
l'enfant  s'apercevait  que  le  métier  de  fils  de  Roi  n'est  pas  sans 
amertume  '. 

Son  professeur  de  rhétorique,  à  Henri  IV,  fut  M.  Da- 
veluy  ;  ses  professeurs  d'histoire,  Poulain  de  Bossay  et 
Victor  Duruy.  Les  deux  premiers  sont  oubliés'.  Mais 
combien  de  fois,  dans  les  discours  de  réception  à  l'Académie 
française  et  les  séances  annuelles,  récipiendaires,  répon- 
dants et  rapporteurs  ont-ils  rivalisé  de  Hattcuscs  ou  ingé- 
nieuses allusions  pour  redire  à  Duruy  que  parmi  ses 
anciens  élèves  présents  il  comptait,  avec  Sardou  et  .\ugier, 
le  cardinal  Perraud  et  le  duc  d'Aumale.  L'ancien  ministre 
de  l'empire,  l'historien  des  grecs  et  des  romains,  en  entrant 
sur  le  tard  de  sa  laborieuse  carrière  (18  juin  1885),  comme 
successeur  de  Mignet,  dans  le  cénacle  de  nos  immortels, 
n'avait  pas  eu  de  plus  douce  confidence  à  faire  à  ses  nou- 
veaux collègues.  11  regardait  derrière  lui  la  longue  route 
parcourue  et  il  se  retrouvait  parla  pensée  dans  la  «  modeste 
chaire  de  collège  où  il  enseignait  l'histoire  à  ces  grands 
écoliers,  aujourd'hui  l'honneur  de  la  Compagnie'  ».  A  quoi 
l'évèque  d'Autun  répondait  délicatement  :  «  Quelle  fètc  de 
l'esprit    potir   cette  assemblée  d'élite,  si,   après  vous,   elle 

1.  1/ Événement,  d'aprî-B  le  Figaro  du  't  juillet  1896. 

2.  Poulain  de  Bossay  (1800-1876)  est  auteur  d'ouvrages  de  classe  :  Atlas, 
Histoire  de  France,  etc. 

3.  Discourt  de  réception  de  M.  Duruy,  p.  31. 

LXXI.  —  43 


674  LE  DUC  D'AUMALE 

avait  entendu  louer  M.  Mignet  par  l'écrivain  militaire  qui  a 
fait  revivre  dans  une  histoire  de  famille  les  grandes  actions 
du  héros  de  Rocroy  ^  » 

Frotté  de  latin  et  de  culture  classique  par  l'Université  à 
laquelle  il  dut  l'éducation  de  son  esprit,  le  jeune  duc  suivit, 
après  sa  sortie  de  Henri  IV,  un  cours  de  poésie  française  à  la 
Sorbonne.  Ceci  ne  dura  guère  et  ne  pouvait  durer.  Le  goût 
de  l'histoire  dominait  déjà  en  lui  tous  les  autres.  Cuvillier- 
Fleury  avait  pu  lui  apprendre  les  finesses  du  beau  langage  ; 
Victor  Duruy  l'avait  marqué  plus  profondément  de  son 
enipreinte.  Dans  la  trame  confuse  des  événements,  son  élève 
allait  non  aux  phrases  des  historiens,  mais  aux  caractères 
des  héros  «  peu  sensible  au  bruit  et  peu  touché  du  spectacle, 
mais  cherchant  dans  les  labyrinthes  du  passé  les  faits  décisifs 
et  les  vrais  hommes  ^  ».  Cette  passion  pour  les  grands  capi- 
taines nous  serions  peut-être  tenté  de  la  traiter  d'instinct 
juvénile,  si  dans  le  vieillard  ami  de  Condé  nous  n'avions 
simplement  retrouvé  l'enfant  ami  de  César  et  aussi  de 
Vercingétorix.  Sa  passion  ne  varia  point  d'un  bout  de  sa  vie 
à  l'autre.  Mais  laissons-le  nous  raconter  lui-même  comment 
il  admira  d'emblée  le  premier  héros  de  notre  indépendance. 

...  Tout  barbare  qu'il  était,  je  fais  le  plus  grand  cas  de  son  caractère 
et  de  son  mérite  ;  j'en  suis  fier  comme  d'une  de  nos  gloires  nationales. 
Je  me  souviens  encore  de  l'émotion  que  me  causait,  dès  mon  enfance,  le 
récit  de  sa  lutte  contre  César.  Quoique  le  temps  ait  modifié  mes  idées 
sur  bien  des  points,  quoique  la  conquête  romaine  ne  m'inspire  plus  la 
môme  indignation  et  que  je  reconnaisse  tout  ce  que  lui  doit  notre  France 
moderne,  j'ai  conservé  la  même  chaleur  d'enthousiasme  pour  lé  héros 
arverne.  A  mes  yeux,  c'est  en  lui  que  se  personnifie  pour  la  première 
fois  notre  indépendance  nationale  ;  et  s'il  était  permis  de  comparer  un 
héros  païen  avec  une  vierge  chrétienne,  je  verrais  en  lui,  au  succès 
près,  comme  un  précurseur  de  Jeanne  d'Arc.  L'auréole  du  martyre  ne 
lui  manque  même  pas  :  six  ans  de  captivité  et  la  mort  reçue  de  la  main 
d'un  esclave  dans  la  froide  étuve  de  la  prison  Mamertine  valent  bien  le 
bûcher  de  Rouen.  Assurément,  comme  homme  de  guerre,  on  ne  saurait 
le  mettre  sur  le  même  rang  que  César  ;  mais  il  fut  souvent  bien  inspiré 

1.  Réponse  de  Mgr  Perraud,  p.  34.  —  Voir  encore  le  Discours  de  récep~ 
tion  de  M.  Jules  Lemaitre,  16  janvier  1895. 

2.  Réponse  de  Cuvillier-Fleury,  p.  51. 


L'HOMME  DE  GUERRE  675 

par  son  ardent  patriotisme,  il  possédait  de  rares  facultés  d'organisation 
et  de  commandement,  il  se  montra  toujours  persévérant,  actif,  intrépide. 
Bien  qu'il  eût  parfois  poussé  la  rigueur  jusqu'à  des  extrémités  qui 
révoltent  nos  idées  modernes  et  chrétiennes,  il  eut  de  ces  mouvements 
généreux  qui  ne  manquent  jamais  aux  vrais  grands  hommes.  Quand  je 
le  vois,  malgré  sa  résolution  bien  prise,  céder  aux  larmes  et  aux  prières 
des  habitants  de  Bourges  qui  le  suppliaient  d'épargner  leur  ville,  je 
sens  le  cœur  battre  dans  sa  poitrine.  Et  quand,  au  dernier  jour  de  sa 
puissance,  il  se  dévoue  au  .salut  de  ses  compagnons,  que,  paré  de  sa 
plus  riche  armure,  monté  sur  son  plus  beau  cheval,  il  va  s'offrir  avec 
tant  de  fierté  et  de  bonne  grâce  à  un  vainqueur  dont  il  n'avait  pas  de 
pitié  à  attendre,  je  salue  en  lui  le  premier  des  Français.  Je  ne  suis  pas 

un  détracteur  de  César Mais  un  petit  chef  de  clan  de  l'Auvergne, 

qui  parvient  à  réunir  en  un  faisceau  national  des  tribus  éparses,  hostiles 
les  unes  aux  autres,  et  qui  tient  un  moment  en  échec  la  fortune  de  César, 
n'a-t-il  pas  droit  aussi  à  notre  admiration'  ? 

Quand  on  écrit  ainsi  Thisloirc,  on  est  digne  un  jour  de  la 
faire.  La  carrière  des  armes  s'ouvrait  d'elle-même  aux  espé- 
rances du  jeune  Henri  d'Orléans.  Avant  quinze  ans  (!•'  jan- 
vier 1837),  il  entra  dans  l'armée  comme  sous-lieutenanl.  Sous 
le  gouvernement  de  juillet  l'opposition  se  plaignit  parfois  des 
grades  conférés  si  tôt  aux  fils  du  roi.  Mais  sans  aller  en 
Autriche  où  le  roi  de  Rome  avait  commandé  un  régiment 
avant  vingt  ans,  le  duc  de  Nemours  avait  été  nommé  colonel 
du  1"'  régiment  de  chasseurs  à  quatorze  ans,  et  cela  r.ous  la 
Restauration  (17  septembre  1826).  En  une  année  le  duc 
d'Aumale  devint  lieutenant,  puis  le  l^janvier  1839,  capitaine 
dans  ce  même  régiment  du  4*  de  ligne  qu'il  n'avait  pas  quitté. 
Son  éducation  militaire  s'était  poursuivie  durant  ces  débuts. 
Successivement  il  avait  été  chef  de  section  à  Fontainebleau, 
puis  directeur  de  l'Ecole  de  tir  de  Vincennes.  Entre  deux 
exercices  au  polygone,  plus  d'une  fois  il  dut  promener  ses 
réflexions  du  fossé  du  duc  d'Enghien  au  cachot  de  Condé. 
Souvent  dans  ses  écrits  il  évoquera  ces  scènes  historiques 
qui  avaient  dû  sur  place  frapper  de  bonne  heure  son  imagi- 
nation. 

Son  séjour  à  l'Ecole  fut  court.  Il  rêvait  de  l'Algérie.  Déjh 
son  frère  aîné,  le  duc  d'Orléans,  s'y  était  distingué.  11  sollicita 

i,Alesia  [parle  duc  d'Aumale].  Paris,  1859,  in-S,  p.  233. 


676  LE  DUC  DAUMALE 

d'y  être  envoyé  à  ses  côtés,  et,  en  1840,  il  le  rejoignait  avec  le 
grade  de  chef  de  bataillon  au  4®  léger  et  la  qiralité  d'olBcier 
d'ordonnance. 

Pendant  huit  années,  sur  cette  terre  encore  si  disputée  à 
nos  armes,  il  va  s'illustrer  au  milieu  de  généraux  et  d'offi- 
ciers tels  que  Bugeaud,  La  Moricière,  Bedeau,  Saint- 
Arnaud,  Changarnier;  comme  eux  il  sera  devant  la  postérité 
un  de  nos  Africains. 

II 

ce  Si  l'on  eût  en  août  1830,  écrit  le  duc  d'Aumale,  proposé  de 
conquérir  parles  armes  ce  vaste  empire  que  la  France  possède 
aujourd'hui  au  delà  de  la  Méditerranée,  les  esprits  les  plus 
aventureux  eussent  reculé  ^.  »  L'engrenage  de  la  nécessité, 
au  contact  d'un  peuple  barbare,  incapable  de  vivre  en  paix 
avec  la  civilisation,  avait  entraîné  nos  soldats  toujours  plus 
en  avant.  Ce  n'est  pas  qu'on  eût  encore  pénétré  bien  loin. 
La  prise  de  Constantine  datait  de  1837,  l'année  même  où 
par  le  traité  de  la  Tafna  nous  avions  cédé  à  Abd-el-Kader 
presque  toute  la  province  d'Oran,  celle  de  Tittery  compre- 
nant Médéah  et  Milianah,  et  môme  une  grande  partie  de 
celle  d'Alger.  En  vain  le  maréchal  Valée  et  le  duc  d'Orléans 
avaient  franchi  les  Bibans  ou  Portes-de-Fer.  L'émir  prê- 
chait la  guerre  sainte,  soulevait  les  Kabyles,  massacrait  les 
Français  dans  la  Mitidja,  cette  Mère  du  pauvre  par  sa  ferti- 
lité, et  ses  rouges  inondaient  la  plaine.  Ainsi  à  peine  avait-on 
chassé  les  derniers  Turcs  qu'il  fallait  repousser  les  Arabes. 
Ce  nouvel  ennemi  était  plus  difficile  à  réduire  parce  qu'il 
était  plus  insaisissable.  L'artillerie  de  Danrémont  avait  eu 
raison  du  bey  de  Constantine;  comment  atteindre  l'émir 
aussi  prompt  à  se  dérober  qu'a  attaquer  et   à  surprendre? 

L'hiver  de  1840  fut  pénible.  Nos  garnisons  étaient  blo- 
quées dans  les  places.  Avec  l'été  les  Français  se  firent  as- 
saillants à  leur  tour  et  envahirent  le  pays  arabe.  Le  duc 
d'Aumale  allait  connaître  la  vraie  guerre  d'Algérie. 

1.  Les  Zouaves  et  les  Chasseurs  à  pied,  par  M.  le  duc  d'Aumale.  Nouvelle 
(■dit.  Paris,  1886,  in-16,  p.  16. 


L'HOMME  DE  GUERRE  677 

Deux  combats  lui  offrirent  Toccasion  de  se  signaler. 

Le  27  avril,  au  combat  de  l'Oued-Jer  et  de  TAffroun,  le 
duc  d'Orléans  Tenvoie  porter  au  1"  chasseurs  d'Afrique 
Tordre  de  charger.  Aumale  voyait  la  bataille  pour  la  première 
fois.  Il  part  au  galop,  transmet  Tordre,  puis  au  lieu  de 
revenir  vers  son  frère,  il  met  sabre  au  clair  et  fond  sur 
Tennemi  à  la  tète  d'un  escadron.  Il  avait  reçu  le  baptême  du 
feu  K 

Quelques  jours  après  (12  mai),  dans  ce  col  de  la  Mouzaia 
déjà  pris  et  repris  en  1830  et  1836,  il  parvient  l'un  des 
premiers,  au  milieu  d'une  grèlc  de  balles,  à  la  plus  haute 
redoute  et  il  y  entre  Tépée  à  la  main  '.  Gherchell,  Médéah, 
Milianah  furent  occupés  par  nos  troupes. 

Sa  belle  conduite  lui  avait  valu  la  croix  de  la  légion  d'hon- 
neur (10  juin  1840),  celle-là  même  qu'il  eût  voulu  emporter 
dans  son  cercueil  ! 

Mis  à  Tordre  du  jour  de  Tarmée  d'Afrique,  il  revient  en 
France  après  l'expédition  et  reçoit  le  grade  de  lieutenant- 
-colonel  au  24"  de  ligne  stationné  à  Alger. 

En  même  temps  l'homme  destiné  à  jouer  le  rôle  prépon- 
dérant dans  la  conquête  et  la  colonisation,  était  nommé  gou- 
verneur général.  Bugeaud,  un  des  derniers  vétérans  des 
guerres  de  TEmpire,  succédait  à  Valée.  Il  allait  combattre 
à  outrance  Abd-el-Kader  et  assurer  l'exploitation  do  ces 
immenses  régions  ouvertes  à  notre  activité.  Sa  devise  était  : 
Ense  et  aratro.  A  son  école  le  duc  d'Aumale  deviendra  un 
soldat  et  un  administrateur. 

Dès  le  début  ils  se  comprirent. 

Avant  do  s'embanjucr,  le  jeune  lieutenant-colonel  lui  écrit  : 

Je  vous  prierai,  mon  général,  de  ne  ra'épargncr  ni  fatigues  ni  quoi 
que  ce  soit.  Je  suis  jeune  et  robuste,  et,  en  vrai  cadet  de  Gascogne,  il 
faut  que  je  gagne  mes  éperons.  Je  ne  vous  demande  qu'une  chose, 
c'est  de  ne  pas  oublier  le  régiment  du  duc  d'Aumale,  quand  il  y  aura  des 
coups  à  recevoir  et  à  donner.  ' 

1.  De  Grieu,  p.  35.  —  Roussel,  CommencemenU  d'un*  conquête,  t.  II, 
pp.  422-423. 

2.  De  Gricu,  p.  40.  —  Roussct,  ibid.,  p.  435. 

3.  Aumalc  à  Bugcatul.  Paris,  25  Terrier  1841.  De  Grieu,  p.  44,  d'après  /« 
Maréchal  Bugeaud,  par  II.  d'idevillc. 


678  LE  DUC  D'AUMALE 

Biigeaud  lui  répond  : 

Vous  ne  voulez  pas  être  ménagé,  mon  prince  !  Je  n'en  eus  jamais  la 
pensée.  Je  vous  ferai  votre  juste  part  de  fatigues  et  de  dangers  ;  vous 
saurez  faire  vous-même  votre  part  de  gloire. 

Bugeaud  a  débarqué  à  Alger  le  22  février  1841.  La  guerre 
prit  aussitôt  de  grandes  proportions.  La  conquête  définitive 
de  l'Algérie  commençait. 

Les  moyens  d'opération  étaient  aussi  largement  fournis  au 
nouveau  gouverneur  qu'ils  avaient  été  mesurés  à  ses  prédé- 
cesseurs. On  a  vu  là  un  calcul  du  roi  Louis-Philippe  fondant 
déjà  sur  ce  chef  populaire  des  espéj'ances  que  les  journées 
de  février  en  1848  ne  justifièrent  pas.  Mais  on  peut  lire  dans 
les  récents  Mémoires  de  Trochu  que  la  faute  n'en  fut  pas  au 
général. 

La  campagne  de  1841  s'ouvre  par  le  ravitaillement  de 
Médéah.  Le  combat  du  Bois  des  Oliviers  en  fut  le  prologue' 
mémorable  (l*""  avril).  Aumale,  à  la  tête  de  trois  bataillons 
des  24%  28"  et  48®  de  ligne  et  sux  côtés  du  colonel  Gentil, 
exécute  contre  les  Arabes  en  masse  une  brillante  charge 
à  la  baïonnette  qui  refoule  l'ennemi  avec  beaucoup  de 
pertes  *.  Cette  petite  expédition  de  dix  jours,  suivie  d'un 
plein  succès  avait  mis  une  fois  de  plus  en  relief  ses  qualités 
sérieuses.  Voici  comme  les  avait  appréciées  Ducrot,  alors 
lieutenant  au  24°,  dans  une  lettre  à  sa  famille  : 

Il  est  impossible  de  trouver  un  jeune  homme  plus  aimable,  plus  gra- 
cieux que  Henri  d'Orléans.  Comme  lieutenant-colonel,  il  est  parfait  : 
administration,  comptabilité,  discipline,  il  s'occupe  de  tout  et  ce  qui 
paraîtra  plus  extraordinaire,  en  homme  entendu.  Il  est  brave  autant 
qu'un  Français  peut  l'être  et  désireux  de  prouver  à  la  France  qu'un 
prince  peut  faire  autre  chose  que  parader.  En  expédition,  il  n'emmène 
aucune  suite  et  vit  avec  nos  officiers  supérieurs.  Avec  un  régiment 
comme  le  nôtre,  personne  ne  peut  rester  en  arrière  ^. 

Le  ravitaillement  de  Milianah  fut  une  affaire  plus  labo- 
, rieuse  que  celui  de  Blidah.  Abd-el-Kader  en  défendait  les 
abords  avec  vingt  mille  combattants.  Bugeaud  prit  des  dis- 

1.  De  Grieu,  p.  47. 

2.  Roussel,  Conquête,  t.  I,  p.  16, 


L'HOMME  DE  GUERRE  679 

positions  stratégiques  en  vue  d'attirer  Témir  dans  un  piège 
savamment  organisé.  Nemours  et Changarnier  commandaient 
la  division  dans  laquelle  Aumale  avec  le  colonel  Gentil  se 
partageaient  les  bataillons  du  24°.  Ces  troupes  se  Lancèrent 
trop  tôt  sur  l'ordre  de  Changarnier  et  l'ennemi  prit  la  fuite 
en  laissant  quelques  prisonniers.  Bugeaud  regretta  toujours 
sa  grande  victoire  trop  facilement  escomptée.  Abd-el-Kader 
ne  s'était  pas  laissé  prendre  à  ses  ruses  de  guerre.  Cet  arabe 
tenait  à  la  fois  d'Annibal  et  de  Jugurtha. 

Bugeaud  qui  voulait  toujours  tenir  sa  bataille,  depuis  long- 
temps attendue,  marcha,  dans  l'expédition  suivante,  sur 
Takdemt  qu'il  détruisit  et  sur  Mascara  qu'Abd-el-Kader  no 
défendit  pas.  La  tactique  de  l'émir  était  de  harceler  avec  sa 
nombreuse  cavalerie  et  par  une  fusillade,  peu  meurtrière 
heureusement,  l'arrière-garde  et  les  flancs  de  nos  colonnes. 
Dans  une  de  ces  affaires  se  distingua  un  nouveau  venu  dont 
Bugeaud  devait  faire  bientôt  son  élève  favori  :  le  lieutenant 
Trochu. 

Le  3  juin,  le  corps  expéditionnaire  rentrait  à  Mostaganem. 
Nemours  .s'embarquait  pour  la  France.  Changarnier  et  La 
Moricière  avançaient  dans  la  légion  d'honneur.  Le  colonel 
Bedeau  était  promu  maréchal  de  camp  et  cédait  son  régiment 
au  duc  d'Aumalc  nommé  colonel  (27  mai  1841). 

Ce  régiment  superbe  et  justement  réputé  entre  tous  était 
le  17"  léger.  Il  venait  de  passer  six  années  consécutives  sur 
le  sol  algérien,  toujours  à  la  peine.  On  résolut  de  le  mettre 
enfin  à  l'honneur.  En  juillet  1841,  il  était  désigné  pour 
rentrer  en  France,  son  colonel  en  tête.  Dans  le  ravitaillement 
de  Milianah  le  jeune  prince  avait  dépassé  la  mesure  de  ses 
forces.  Avec  son  instinct  militaire  et  aussi  sa  noblesse  de 
sentiments,  il  avait  voulu  partager  les  privations  des  simples 
soldats,  subir  les  intempéries,  coucher  sur  la  dure. 
Durant  dix-neuf  heures  de  marche,  on  l'avait  vu  à  pied 
marchant  à  la  tête  du  24".  Les  fièvres  l'avaient  pris,  et  très 
alarmée,  la  reine  Marie-.Amélie  avait  obtenu  le  rappel  de 
son  fils  en  France.  La  fierté  de  la  souveraine  dut  consoler 
le  cœur  de  la  mère,  à  la  nouvelle  des  ovations  qui  accueil- 
lirent le  17'  léger  d'étape  en  étape. 

La  note  gaie  ne  manqua  pas  au  milieu  de  ces  manifesta- 


680  LE  DUC  DAUMALE 

tions.  Le  prince  était  jeune.  Pas  plus  que  Henri  IV  et  Condé 
il  n'aimait  les  harangues.  Henri  IV  se  tirait  du  supplice  de  les 
entendre  par  un  bon  mot  qui  coupait  court  aux  compli- 
ments. Condé,  agile  comme  au  manège,  sautait  à  cheval  par 
dessus  la  tête  du  discoureur  ébahi.  Aumale  imagina,  dit-on, 
le  stratagème  suivant  : 

Un  jour  il  fit  venir  le  tambour-major  et  lui  parla  ainsi  :  «  Quand  vous 
me  verrez  froncer  le  sourcil,  vous  roulerez  à  tour  de  bras.  » 

La  consigne  fut  rigoureusement  exécutée  :  toutes  les  fois  quun  ora- 
teur menaçait  le  voyageur  princier,  vite,  les  tambours  se  mettaient  en 
posture.  Après  le  premier  jet  d'éloquence,  sur  le  signal  convenu,  les 
caisses  faisaient  tapage  :  Brrrrrrr!  Pendant  une  minute,  c'était  un  oura- 
gan d'enfer.  Le  bavard  ainsi  troublé  dans  son  exercice,  s'égosillait, 
s'époumonnait,  se  congestionnait  ;  puis,  à  bout  de  force,  il  s'arrêtait 
piteux  et  colère.  Alors  le  duc  saluait,  remerciait  du  geste  et  le  tour  était 
joué  ^ . 

Ces  innocentes  comédies  faillirent  se  terminer  par  un 
acte  de  sanglante  tragédie.  Le  13  septembre,  le  duc 
d'Aumale  faisait  sa  rentrée  à  Paris  avec  son  régiment.  Ses 
frères,  Orléans  et  Nemours,  et  plusieurs  officiers  généraux 
étaient  venus  à  sa  rencontre  à  la  Barrière  du  Trône.  Le 
17°  léger  s'avançait  précédé  de  cet  état-major,  les  visages 
fiers,  le  teint  bronzé,  les  habits  en  loques,  le  drapeau 
déchiré  et  noirci,  entre  deux  haies  de  parisiens  émus  et 
sympathiques.  Au  coin  de  la  rue  du  faubourg  Saint-Antoine  et 
de  la  rue  Traversière,  une  détonation  de  pistolet  retentit  et  le 
cheval  du  lieutenant-colonel  tombe  raide  mort  devant  le  duc 
d' Aumale.  Si  Tanimal  n'avait  relevé  la  tête  au  moment  où  le 
coup  partait,  le  prince  recevait  la  balle  à  bout-portant.  «  A 
moi,  les  amis!  »  criait  l'assassin.  Ce  misérable  était  un 
scieur  de  long,  nommé  Quénisset.  La  foule  voulait  l'échar- 
per.  Aumale  continua  sa  route  au  milieu  des  acclamations 
qui  redoublaient.  Dans  la  cour  des  Tuileries,  Louis-Philippe 
descendit  à  la  rencontre  de  son  fils  et  l'embrassa  devant  le 
régiment  qui  s'était  rangé  sur  deux  lignes  par  un  mouve- 
ment  rapide  et  respectueux  -.  J'ai  entendu  un    témoin  de 

1.  La  Patrie,  8  juillet  1896. 
.   2.  Thureau-Dangin,  t.  V,  p.  9. 


L'HOxMME  DE  GUERRE  681 

cette  scène  me  la  raconter  il  y  a  quelques  années.  Le  duc 
4'Aumale,  en  costume  de  colonel  algérien,  dans  tout 
l'épanouissement  de  la  jeunesse,  le  front  hAlé  par  le  soleil 
d'Afrique,  les  traits  amaigris  par  la  fièvre,  fascinait  les 
regards  invinciblement  attirés  sur  sa  figure  mâle  et  douce, 
aux  yeux  bleus  profonds  et  bienveillants,  à  la  moustache 
d'un  blond  doré,  à  l'expression  de  physionomie  intelligente 
et  vive.  Sa  sérénité  au  sortir  de  l'attentat  lui  faisait  une  nou- 
velle auréole. 

Les  fièvres  qu'il  avait  rapportées  étaient  un  ennemi  pire 
que  Quénisset.  Le  prince  fut  une  année  à  s'en  remettre.  Il 
la  passa  à  la  caserne  Courbevoie  occupé  à  compléter  son 
instruction  militaire. 

Nonuué  maréchal  de  camp,  le  7  septembre  1842,  le  prince 
repartit  j)our  l'Afrique.  Les  espérances  que  fondait  désor- 
mais sur  lui  la  famille  royale  se  doublaient  de  cruels  regrets. 
Le  duc  d'Orléans  venait  de  périr  dans  l'accident  de  Neuilly 
(13  juillet).  Nulle  part  ce  prince  ne  fut  pleuré  plus  qu'en 
Afrique  où  depuis  1835  il  avait  fait  ses  preuves  de  courage. 
«  J'ai  vu  des  larmes  dans  tous  les  yeux,»  écrivait  de  Milianah 
le  lieutenant-colonel  Saint-Arnaud  '. 

Aumale  chérissait  son  frère  aîné,  il  fut  ailligé  plus  qu« 
personne  de  cette  perte  qui  lui  ravissait  son  premier  et  son 
meilleur  compagnon  d'armes.  II  remit  à  Bugeaud  celte 
lettre  du  roi  : 

II  va  reprendre,  sous  vos  ordres,  disait  Louis-Philippe,  le  servie» 
que  vous  lui  avez  fait  commencer  si  glorieusement.  Quelle  que  soit  la 
peine  que  j'éprouve  de  voir  mes  enfants  s'éloigner  de  moi,  peine 
douloureusement  aggravée  par  la  perte  de  ce  fils  chéri  qui  avait  aussi 
glorieusement  et  tant  de  fois  combattu  en  Afrique,  leur  zèle  et  leur 
empressement  à  rejoindre  partout  où  ils  peuvent  s'associer  à  la  gloire 
de  notre  brave  armée  sont  une  des  plus  douces  consolations  que  je 
puisse  trouver  au  malheur  qui  m'accable.  J'espère  que  l'armée 
d'Afrique  reportera  sur  mon  fils  d'Aumale  l'afTection  si  vive  qu'elle 
avait  vouée  à  son  frère  aîné. 

Pour  répondre  aux  recommandations  de  Louis-Philippe, 
1.  Rousset,  Op.  cit.,  p.  128. 


682  LE  DUC  D'AUMALE 

Bugeaud  épargna  moins  que  jamais  le  jeune  prince.  Ce 
vieux  grognard  d'Austerlitz  avait  parfois  des  mots  méchants. 
Changarnier,  au  lendemain  de  Milianah,  en  avait  su  quelque 
chose;  la  comparaison  de  sa  personne  avec  le  mulet  du  maré- 
chal de  Saxe  avait  fait  le  tour  de  l'armée.  Bugeaud  ne  se 
gênait  pas  pour  rappeler  au  duc  d'Aumale  que  lui  avait 
acheté  son  grade  de  capitaine  au  prix  de  quatorze  assauts 
et  il  ajoutait  :  «  Je  n'étais  même  pas  décoré.  » 

Le  prince  lui  prouva  bientôt  que  les  qualités  naturelles 
développées  par  l'application  suppléent  vite  au  nombre  des 
années. 

En  1843,  il  est  chargé  du  commandement  de  Médéah 
menacé  par  Abd-el-Kader.  Sa  mission  est  de  contenir  les 
tribus  du  Boghar  fanatisées  par  Ben-Allal.  11  pénètre  dans  le 
Boghar,  enlève  troupeaux  et  tentes,  et  Ben-Allal  assiste  de 
loin,  immobile  et  impuissant  à  la  razzia. 

De  retour  à  Médéah  Aumale  reçoit  du  gouverneurl'ordre  de 
lier  SCS  mouvements  avec  La  Moricière  afin  de  poursuivre  la 
Smala. 

En  quelques  années  Abd-el-Kader  venait  de  perdre  les 
cinq  sixièmes  de  ses  Etats,  tous  ses  forts  ou  dépôts  incendiés 
par  les  Français  ou  par  lui-môme  à  leur  approche,  et  la  plus 
grande  partie  de  son  armée  régulière  composée  d'indigènes 
formés  par  nous  puis  déserteurs.  Mais  il  restait,  aux  yeux 
des  Arabes,  le  chef  de  la  guerre  sainte  auquel  nul  sacrifice 
d'hommes  ni  d'argent  ne  peut  être  refusé,  à  qui  est  due 
l'obéissance  passive.  A  la  fois  prophète  et  sultan,  il  enflam- 
mait ses  guerriers  par  ses  prédications  ardentes  et  les 
envoyait  à  la  mort  sous  nos  balles,  ou  brusquement  les 
ramenait  avec  des  populations  entières,  dans  les  profon- 
deurs du  désert.  «  Le  pays,  écrit  le  duc  d'Aumale,  se  vidait 
à  notre  approche  et  nous  n'y  trouvions  que  des  combattants. 

Pour  réduire  ces  populations ,  il  fallait  être  plus  mobile 

que  les  nomades,  plus  agile  que  les  kabyles,  plus  fort  et 
plus  valeureux  que  tous  *.  » 

La  prise  de  la  Smala  présentait  donc  des  difficultés  d'un 
ordre  exceptionnel.  Nos  troupes  allaient-elles  battre  encore 

1.  Zouaves  et  chasseurs,  pp.  54-55. 


L'HOMME  DE  GUERRE  683 

le  pays,  en  marches  et  en  contremarches  presque  stériles, 
comme  dans  les  précédentes  campagnes? 

Le  prince  ne  laissa  rien  à  la  fortune  des  armes  de  ce  qu'il 
pouvait  lui  enlever  par  prévoyance.  A  Boghar  il  établit  une 
base  d'opération  solide  et  y  laisse  outre  un  grand  dépôt  de 
vivres,  des  moyens  de  transport  pour  les  lui  amener  au 
besoin.  On  sait  que  cette  question  des  approvisionnements 
et  des  transports  était  capitale  dans  ce  genre  de  guerre. 
Bugeaud  éleva  ce  service  à  la  hauteur  d'une  institution  mi- 
litaire et  d'un  moyen  de  conquête.  Sans  vivres  assurés,  il 
fallait  après  très  peu  de  jours  battre  en  retraite,  et  alors 
l'ennemi  d'abord  invisible  reparaissait  subitement,  pour 
assaillir  nos  soldats  mourants  de  faim  et  de  soif  ou  ayant 
épuisé  leur  dernière  cartouche. 

Le  10  mai,  en  quittant  Boghar,  le  jeune  général  emmenait 
avec  lui  1.300  hommes  d'infanterie,  —  son  arme  favorite,  — 
550  cavaliers,  chasseurs  d'Afrique,  spahis  et  gendarmes,  une 
section  d'artillerie  de  montagne,  un  goum  de  200  ou  300 
chevaux  conduits  par  l'agha  des  Ayad,  un  convoi  de 
800  chevaux  chargés  de  biscuit,  orge  et  eau.  Dirigée  sur 
Goudjila,  la  colonne  y  arriva  le  14.  D'après  des  renseignements 
trompeurs,  on  se  lança  ensuite  sur  une  fausse  piste  et  l'on 
descendit  trop  vers  le  sud-ouest.  Toute  la  nuit  du  14  au  15 
on  marcha  dans  celte  direction.  Vers  midi  seulement  on 
apprit  d'un  négrillon  que  l'immense  caravane  d'Abd-cl-Kader 
s'était  reportée  de  l'ouest  à  l'est,  vers  Taguine.  Si  La  Mori- 
cièrc  qui  venait  par  l'ouest,  en  partant  de  Tiarot,  n'eût  point 
perdu  du  temps  à  arranger  des  affaires  de  tribu,  la  Smala 
tout  entière  eût  été  prise  entre  deux  feux  et  la  guerre  ter- 
minée. 

Dans  la  soirée  du  15,  une  rumeur  parcourut  les  quarante  à 
soixante  mille  hommes  qui  formaient  la  grande  cité  mou- 
vante. Les  courriers  de  Ben-Allal  annonçaient  des  cavaliers 
français  aperçus  vers  l'est.  El-Djelali,  conseiller  d'Abd-el- 
Kader,  ne  connaissait  que  la  colonne  venant  de  Tiaret;  il 
donna  de  bonnes  assurances,  et,  en  l'absence  de  l'émir  parti 
au  loin  avec  des  cavaliers,  il  rassura  la  population  qui  grouil- 
lait sous  les  tentes  dans  la  mobile  et  vaste  enceinte.  Lais- 
sons la  parole  au  duc  d'Aumale. 


684  LE  DUC  D'AU  MALE 

Ma  colonne,  dit-il  dans  son  rapport,  avait  passé  de  la  fausse  direc- 
tion d'Ousserk  à  celle  deTaguine,  soit  pour  y  atteindre  la  smala,  si  elle 
y  était  encore,  soit  pour  lui  fermer  la  route  de  l'est  et  la  rejeter  forcé- 
ment sur  le  Djebel-Amour,  où,  prise  entre  les  deux  colonnes  de  Mas- 
cara et  de  Médéah,  il  lui  était  difficile  d'échapper;  car,  dans  ces  vastes 
plaines,  où  l'eau  est  si  rare,  les  routes  sont  toutes  tracées  par  les 
sources  si  pi'écieuses  que  l'on  y  rencontre.  Ce  plan  était  simple  ;  mais 
il  fallait  pour  l'exécuter  une  grande  confiance  dans  le  dévouement  des 
soldats  et  des  officiers.  Il  fallait  franchir  d'une  seule  traite  un  espace 
de  20  lieues,  où  l'on  ne  devait  pas  rencontrer  une  goutte  d'eau;  mais  je 
comptais  sur  l'énergie  des  troupes;  l'expérience  a  montré  que  je  ne 
m'étais  pas  trompé. 

Cette  reconnaissance  avait  laissé  les  zouaves  en  arrière. 
On  marchait  sous  un  soleil  de  feu,  sur  un  terrain  brûlant 
balayé  par  le  vent  sec  et  violent  du  désert,  à  travers  une 
succession  monotone  de  rideaux  dessinés  par  des  dunes  de 
sable. 

Vers  neuf  heures  du  matin,  dans  la  journée  du  16  mai,  le 
lieutenant-colonel  Morris  vint  au  prince  et  lui  dit  : 

On  voit  bien  que  vous  êtes  officier  d'infanterie,  mon  général  ;  vous 
n'avez  aucune  pitié  pour  la  cavalerie  ;  vous  ne  voyez  seulement  pas 
que  nos  chevaux  ont  besoin  de  souffler  et  d'autre  chose  encore.  —  Je 
suis  plus  soigneux  que  vous  ne  pensez,  répondit  le  prince  ;  nous  ne 
savons  pas  ce  qui  se  passera  dans  la  journée  ;  faites  mettre  pied  à  terre 
et  donner  deux  jointées  d'orge. 

Ici  le  lecteur  nous  permettra  d'introduire  l'admirable 
récit  d'un  témoin,  celui  du  général  du  Barail,  alors  simple 
lieutenant  et  qui  a  dépeint  cette  journée  dans  une  page  de 
ses  Souvenirs  désormais  classique. 

Vers  onze  heures  et  demie,  nous  marchions  sur  deux  colonnes,  les 
spahis  à  droite  et  les  chasseurs  d'Afrique  à  gauche.  Le  prince  était  en 
léte  des  chasseurs  d'Afrique.  Nos  escadrons  n'étaient  pas  régulièrement 
formés  en  échelons,  mais  —  les  longs  éperons  arabes  animent  toujours 
les  chevaux  —  les  spahis  avaient  gagné  beaucoup  de  terrain  et  étaient 
sensiblement  en  avant  des  chasseurs. 

Tout-à-coup,  devant  nous,  nous  voyons  les  cavaliers  du  goum  faire 
un  tête-à-queue  subit.  Ils  arrivent  sur  nous,  en  criant  :  «  La  smala  !  la 
smala  !  Il  faut  du  canon.  » 


L'HOMME  DE  GUERRE  685 

L'agha  Araar  ben  Ferrahit  arrive  le  dernier,  et  annonce  au  colonel 
Yusuf  que  la  smala  toute  entière  est  campée  près  de  la  source  de  Ta- 
guine.  Guidé  par  l'agha,  le  colonel  Yusuf,  accompagné  du  lieutenant 
rieury,  d'un  maréchal-des-logis  indigène,  nommé  lien  Aïssa  Ould  el 
Caïd  el  Aïoun,  son  porte-fanion,  soldat  d'un  courage  incomparable  ; 
d'un  autre  maréchal-des-logis,  Bou  ben  Hameda,  et  de  moi,  se  porte 
au  galop  sur  une  petite  éminence,  d'où  nous  pouvons  embrasser,  dun 
coup  d'oeil,  toute  la  smala. 

Le  spectacle  était  invraisemblable.  Imaginez,  au  milieu  d'une  plaine 
légèrement  creusée  où  coulent  les  eaux  de  la  source  Taguine,  arrosant 
un  fin  gazon,  un  campement  s'étendant  à  perte  de  vue  et  renfermant 
toute  une  population  occupée  à  dresser  les  tentes,  au  milieu  des  allées 
et  venues  d'innombrables  troupeaux,  de  bêtes  de  toute  espèce,  de  quoi 
remplir  plusieurs  escadres  darches  de  Noé. 

C'était  grandiose  et  terrifiant. 

Notre  goum  s'était  évanoui.  Il  ne  restait  plus  que  lagha,  qui, 
d'ailleurs,  ne  quitta  plus  le  prince  de  toute  la  journée. 

La  reconnaissance  définitive  ne  fut  pas  chose  aisée.  Tant 
de  fois  Ton  avait  été  trompé  ce  jour-là  même  à  de  décevants 
mirages.  Cependant  le  duc  d'Aumale,  monté  sur  son  grand 
et  fort  cheval  irlandais,  s'était  approché  et  demandait  au 
colonel  Yusuf  des  informations  plus  détaillées.  Le  capitaine 
Marguenat  fut  envoyé  à  la  découverte  et  eut  des  yeux  pour 
ne  rien  voir.  Yusuf  y  retourna  ;  l'erreur  n'était  plus  possible. 
«  Monseigneur,  dit-il  au  retour,  c'est  effrayant,  mais  il  n'y  a 
plus  moyen  de  reculer.  » 

«  On  ne  recule  pas  dans  ma  race,  »  dit  le  prince.  Vous 
allez  charger.  » 

—  Oh  !  oh  !  dit  le  capitaine  de  Bcaufort,  assez  fort  pour  que  le 
prince  l'entendit,  vous  allez  charger  ;  c'est  bientôt  dit,  mais  on  a  fait 
assez  de  bêtises  aujourd'hui  pour  que  maintenant  on  prenne  le  temps 
de  réfléchir. 

—  Capitaine  de  Beaufort, 'riposta  le  prince,  si  quelqu'un  a  fait  des 
bêtises  aujourd'hui,  c'est  moi,  car  je  commande  et  j'entends  être  obéi. 
Colonel,  vous  allez  charger  ;  prenez  vos  dispositions. 

Et  sur  le  terrain,  le  prince,  le  colonel  Yusuf  et  le  colonel  Morris 
tinrent  un  rapide  conseil  de  guerre  pour  fixer  ces  dispositions. 

Les  spahis  devaient  se  précipiter  sur  la  smala.  Quant  aux  chasseurs 
d'Afrique,  Yusuf  demandait  que  leurs  escadrons  en  fissent  rapidement 
le  tour,  pour  couper  la  retraite  aux  fuyards  et  mettre  cette  population 


686  LE  DUC  D'AUMALE 

entre  deux  feux.  Mais  le  prince,  trouvant  les  spahis  trop  peu  nombreux, 
décida  tout  d'abord  qu'il  les  soutiendrait  avec  tout  le  reste  de  la  cava- 
lerie. Ce  ne  fut  que  plus  tard,  en  voyant  notre  charge  couronnée  de 
succès  et  en  constatant  que  nous  n'avions  pas  besoin  de  soutien,  qu'il 
ordonna  le  mouvement  tournant  conseillé  par  Yusuf.  Toutes  choses 
étant  ainsi  arrêtées,  notre  colonel  se  porta  en  tête  de  ses  escadrons, 
les  déploya  sur  une  seule  ligne  et  commanda  la  charge. 

Nous  étions  environ  trois  cent  cinquante  cavaliers-  Nous  nous  préci- 
pitâmes à  fond  de  train,  et  tête  baissée,  dans  cette  mer  mouvante,  en 
poussant  des  cris  féroces  et  en  déchargeant  nos  armes.  Je  réponds 
qu'aucun  de  nous  n'était  plus  fatigué,  et  que  nos  chevaux  eux-mêmes 
avaient  oublié  les  trente-deux  heures  de  marche  qu'ils  avaient  dans 
les  jambes.  A  vrai  dire,  il  n'y  eut  pas  de  résistance  collective  organisée. 
Il  restait,  pour  la  défense  de  la  smala,  la  valeur  de  deux  bataillons 
réguliers.  Ils  furent  surpris  dans  leurs  tentes  sans  pouvoir  se  mettre  en 
défense  ni  faire  usage  de  leurs  armes.  Nous  aurions  même  traversé 
rapidement  l'immense  espace  occupé  par  la  smala,  si  nos  chevaux 
n'avaient  pas  été  arrêtés  à  chaque  pas  par  un  inexplicable  enchevê- 
trement de  tentes  dressées  ou  abattues,  de  cordages,  de  piquets, 
d'obstacles  de  toutes  sortes,  qui  permirent  à  quelques  hommes  de 
courage  de  ne  pas  mourir  sans  avoir  défendu  leur  vie. 

Il  y  eut  de  nombreuses  rencontres,  où  l'on  joua  de  toutes  les  armes. 
Pour  ma  part,  je  faillis  y  rester.  Je  galopais  droit  devant  moi,  cherchant  à 
gagner,  comme  l'ordre  en  avait  été  donné,  l'autre  extrémité  du  campement, 
quand  un  cavalier  arabe,  superbement  vêtu  et  monté  sur  un  beau  cheval 
noir,  arriva  sur  moi  et,  m'appliquant  le  canon  de  son  fusil  sur  le  flanc 
droit,  pressa  la  gâchette.  Le  fusil  ne  partit  pas;  mais,  d'un  coup  de 
pointe  en  arrière  porté  en  pleine  poitrine,  j'abattis  le  cavalier  et  lui  arra- 
chai des  mains,  au  moment  où  il  tombait,  le  fusil  qui  avait  failli  m'être 
fatal. 

Le  cheval  noir,  richement  harnaché,  fut  pris  par  un  de  mes  spahis. 

Le  colonel  Yusuf  «tait  à  quelques  pas  de  là  et,  tout  en  galopant,  me 
jeta  un  bref  compliment. 

Je  renonce  à  décrire  la  confusion  extraordinaire  que  notre  attaque 
produisit  au  milieu  de  cette  foule  affolée  et  hurlante. 

On  a  raconté  que  la  mère  et  la  femme  d'Abd-el-Kader  avaient  été 
quelque  temps  prisonnières  de  nos  spahis  qui  leur  avaient  rendu  respec- 
tueusement la  liberté. 

Je  n'ai  pas  assisté  à  cet  épisode.  D'ailleurs,  pendant  que  nous  parcou- 
rions en  tous  sens  le  campement  dont  les  habitants,  en  proie  à  la  pani- 
que, ne  pouvaient  soupçonner  notre  petit  nombre,  par  tous  les  points 
dç  la  périphérie  de  la  smala,  quantité  de  fuyards  s'échappaient  les  uns 


L'HOMME  DE  GUERRE  687 

à  pied,  les  autres  sur  des  chevaux  ou  des  chameaux  et  s'enfonçaient 
sans  direction  dans  l'immensité.  C'était  inévitable,  il  eût  fallu  une  armée 
pour  les  cerner  et  les  prendre. 

En  arrivant  vers  les  dernières  tentes  de  la  smala,  traversée  de  part 
en  part,  les  spahis,  débandés,  éprouvèrent  tout  à  coup  une  vive  anxiété, 
car  ils  voyaient  venir  sur  eux  une  troupe  de  cavalerie  rangée  en  bon 
ordre  de  combat,  qu'ils  prirent  de  loin  pour  les  cavaliers  réguliers  de 
l'émir,  accourant  à  la  rescousse. 

C'étaient  heureusement  les  chasseurs  du  colonel  Morris  qui  venaient 
d'accomplir  leur  mouvement  tournant  et  qui  nous  accueillaient  par  leurs 
acclamations. 

La  smala  était  à  nous,  bien  à  nous  * . 

Ce  récit  est  superbe  de  vie  et  d'entrain.  Il  n'ôte  pas  son 
intérêt  au  rapport  que  le  duc  d'Aumalc  fit  officiellement  au 
général  Changarnier  et  auquel  les  historiens  sérieux  comme 
Camille  Rousset  aiment  toujours  à  revenir.  C'est  clair 
comme  les  ordres  du  jour  de  Napoléon  et  simple  comme  le 
ton  d'un  général  grand  seigneur.  Le  duc  s'efface  derrière 
tous  ses  officiers  et  soldats.  «  Nous  n'étions  que  cinq  cents 
hommes,  dit-il  en  terminant,  et  il  y  avait  cinq  mille  fusils 
dans  la  Smala.  On  ne  tua  que  des  combattants  et  il  resta 
trois  cents  cadavres,  sur  le  terrain.  » 

Bugeaud  a  vanté  la  décision,  l'impétuosité,  l'à-propos  dont 
son  brave  et  habile  lieutenant,  déjà  passé  maître,  avait  fait  si 
brillante  preuve.  Et  Saint-.\rnaud  écrivait  :  «  Avec  la  prise 
de  Constanline  c'est  le  fait  saillant  de  la  guerre  d'Afrique.  Il 
fallait  un  prince  jeune  et  ne  doutant  de  rien...  Vingt-quatre 
heures  plus  tôt  ou  plus  tard,  il  ne  revenait  pas  un  français 
do  la  colonne  -.  » 

Le  3  juillet  suivant,  le  vainqueur  de  la  Smala  était  nommé 
lieutenant-général.  Mais  rien  n'ajoutera  plus  désormais  à 
sa  gloire.  Le  16  mai  1843  l'avait  sacré  pour  toujours  un  de 
nos  grands  hommes  de  guerre. 

1.  Mes  Souvenirs,  par  le  gt'n«5ral  du  Barail,  Pari»,  Pion,  3  toI.  in-8», 
1891-%,  t.  l,  pp.  196-207. 

2.  Rousset,  t.  l,  p.  199.  • 

(A  suivre.)  H.    CHÉROT.  S.  J. 


LA  PLUS  ANCIENNE  REPRÉSENTATION 

DU   SACRIFICE   EUCHARISTIQUE 

FRÂCTIO  PÂNIS' 


Celui  qui  visite  la  catacombe  de  Sainte  Priscille,  sur  la  voie 
Salaria  Niiova,  rencontre,  h  quelques  pas  de  l'entrée  moderne, 
une  chapelle  souterraine,  appelée  Cappella  greca.  Sa  forme 
architectonique  excite  vivement  l'attention  :  c'est  une  basilique  à 
une  seule  nef,  comprenant  trois  niches.  La  niche  de  gauche  a 
une  voûte  en  berceau  ;  la  niche  du  milieu  et  celle  de  droite  ont 
des  absides.  La  lumière  pénétrait  dans  la  chapelle  par  un  grand 
lucernaire  en  forme  de  fer  à  cheval,  ouvert  dans  la  voûte  au-dessus 
des  niches  :  il  est  aujourd'hui  obstrué. 

N'allez  pas  vous  imaginer  une  vaste  basilique  :  elle  mesure 
6™98  de  long  sur  2™24  de  large.  Ces  dimensions  restreintes 
s'expliquent  par  sa  destination  :  elle  était  réservée  au  clergé  pour 
la  célébration  des  saints  Mystères.  Elle  renfermait  dix  tom- 
beaux; mais  ce  n'est  pas  une  chambre  sépulcrale  ordinaire;  elle 
fait  partie,  cas  unique  dans  les  Catacombes,  d'une  église  cimité- 
riale,  dont  elle  constitue  \e  preshyl&rium. 

Les  fidèles  se  réunissaient  dans  une  grande  salle  attenant  à  la 
Cappella,  sorte  d'atrium  rectangulaire  de  13™74  sur  3^72,  que 
recouvrent  cinq  voûtes  en  arêtes.  Cette  vaste  salle  est  entourée  de 
cryptes  ou  chapelles  latérales,  qui  servaient  à  l'ensevelissement 

1.  Fractio  panis  —  la  plus  ancienne  représentation  du  sacrifice  eucharis- 
tique à  la  Cappella  greca,  découverte  et  expliquée  par  Mgr  Joseph  Wilpert^ 
avec  17  planches  et  20  figures  dans  le  texte.  In-4o,  pp.  xii-130,  Paris, 
Firmin-Didot,  1896.  —  L'édition  est  admirablement  soignée.  —  Cette 
monographie  est  une  traduction  de  l'original  allemand  ;  cette  traduction,  faite 
par  Mgr  Wilpert  lui-même  avec  l'aide  de  M.  Eug.  Aubcrt,  a  été  revue  par 
M.  Albert  Dufourcq,  membre  de  l'Ecole  française  de  Rome.  —  Sur  d'autres 
peintures  «  christologiques  »  découvertes  par  Mgr  Wilpert  dans  les  cata- 
combes, voir  les  Études  d'octobre  1892,  p.  330-6. 


LA  PLUS  ANCIENNE  REPRESENTATION  689 

des  martyrs  et  à  la  célébration  du  sacrifice.  Ces  cryptes  et  la 
Céippella  ^reca  sont  donc,  avec  l'atrium,  dans  le  môme  rapport 
que  \e  presbyterium,  destiné  au  clergé,  avec  la  nef  de  l'église  qui 
est  affectée  aux  simples  fidèles. 

Cette  église  cimitériale,  qui  se  compose  de  l'atrium  avec  ses 
chapelles  particulières  et  de  la  Cappella  greca  ',  ne  forme  pas 
un  ensemble  régulièrement  tracé.  C'est  que  le  plan  a  été  commandé 
par  la  nature  et  1p  disposition  du  terrain  :  on  a  utilisé  les  galeries 
préexistantes  d'une  carrière  de  tuf  en  les  transformant  en  lieux 
de  sépulture  et  de  culte. 

Les  cryptes  de  l'atrium  étaient  ornées  de  peintures  ;  mais  il  n'en 
reste  que  des  vestiges  insignifiants.  Les  fresques  de  la  Cappella 
greca  au  contraire  sont  assez  bien  conservées  ;  et  quelques-unes, 
par  leur  mérite,  rappellent  les  bonnes  fresques  de  Pompéi.  Les 
peintures  des  parois  de  la  nef  étaient  déjà  connues  et,  pour  la 
plupart,  publiées.  Mais  les  voûtes  elles-mêmes  n'auraient-elles  pas 
été  peintes  également  ?  La  réponse  à  cette  intéressante  question 
était  difficile,  car  les  voûtes  étaient  recouvertes  d'une  couche 
épaisse,  faite  de  stalactites  ainsi  que  de  terre  fangeuse  qui  avait 
pénétré  par  le  lucernaire.  Aucun  indice  ne  trahissait  l'existence 
de  décorations  picturales. 

Cependant  Mgr  Wilpert  était  depuis  longtemps  poursuivi  par 
l'idée  qu'on  n'avait  pas  dû  laisser  ces  parois  sans  ornements. 
Pour  vérifier  cette  hypothèse  il  résolut  enfin  d'enlever  la  strati- 
fication accumulée  et  durcie  par  les  siècles,  qui  dérobait  sans 
doute  au  regard  d'antiques  fresques.  A  l'aide  de  grattages  et  de 
lavages  persévérants,  l'infatigable  archéologue,  après  quinze 
jours  d'un  délicat  travail,  vint  à  bout  de  son  entreprise.  S« 
peines  furent  amplement  payées,  car  il  eut*  la  joie  de  faire 
revivre  une  série  de  fresques  inconnues,  dont  la  principale, 
Fractio  partis,  sert  de  titre  à  la  monographie,  qu'il  a  écrite  pour 
exposer  cette  magnifique  découverte. 

« 

Le  commandeur  de  Rossi  a  nommé  la  Fractio  partis  la  «  perle 
des  fouilles  ».  C'est  en  effet  une  représentation  unique  dans  les 

1.  Ce  Dom  n'a  aucune  signification  historique  :  il  fut  donné  k  la  chapelle  par 
les  aateurs  des  fouilles,  k  cause  des  deux  inscriptions  grecques  peintes  sar 
le  stuc  de  la  troisième  niche.  Cf  p.  18-19. 

LXXI.  —  M 


690  LA  PLUS  ANCIENNE  REPRESENTATION 

Catacombes.  En  voici  la  description.  Des  convives,  au  nombre 
de  six,  sont  couchés  sur  une  espèce  de  sofa  en  forme  de  dem»- 
cercle.  Seul,  le  personnage  qui  rompt  le  pain,  porte  la  barbe  et 
est  assis  sur  un  escabeau  ;  il  fait  face  au  convive  qvii  occupe  la 
place  d'honneur  :  c'est  le  président  du  repas. 

Mais  de  quel  repas  peut-il  s'agir  ?  Serait-ce  de  la  dernière 
.Cène?  Non;  car  on  aperçoit  sur  la  table  deux  assiettes,  dont 
l'une  contient  deux  poissons  et  l'autre  cinq  pains  ;  on  remarque 
en  outre  des  paniers  où  sont  recueillis  les  restes  du  banquet; 
enfin  on  distingue  une  femme  parmi  les  convives.  Le  peintre  a 
voulu  figurer  le  repas  qui  suivit  la  multiplication  miraculeuse 
des  pains.  C'était,  au  témoignage  des  Pères  et  d'après  les  monu- 
ments de  l'antiquité  chrétienne  \  le  symbole  de  la  Cène  eucha- 
ristique et  de  la  sainte  communion. 

L'artiste  a  représenté  le  moment  du  sacrifice,  où  le  président 
des  Mystères,  l'évêque  célébrant,  divise  le  pain  consacré  pour 
le  distribuer  aux  fidèles.  Cette  fraction  du  pain,  Fractio  partis, 
donna  son  nom  à  la  célébration  entière  du  sacrifice,  ut  pars  pro 
tolo,  pendant  l'âge  apostolique,  jusqu'au  second  siècle.  A  l'épo- 
que de  saint  Justin  ce  nom  était  déjà  hors  d'usage  et  remplacé 
par  celui  d'action  de  grâces,  Eù^apiaTia,  Eucharistie^. 

La  fresque  de  la  Fractio  partis  est  placée  au-dessus  même  de 
l'autel,  qui,  selon  le  bel  usage  de  ces  temps  héroïques,  était 
formé  par  le  tombeau  d'un  martyr.  L'ensemble  des  fresques  de 
la  Cappella  greca  compose  tout  un  cycle  pictural,  dont  la  Fractio 
partis  est  comme  le  centre  et  le  point  de  ralliement.  Les  divers 
sujets  sont  reliés  entre  eux  par  un  lien  logique  qu'il  importe  de 
dégager. 

L'idée  dominante  du  symbolisme  funéraire  dans  l'antiquité 
chrétienne,  c'est  l'espérance  de  la  résurrection  et  de  la  félicité 
éternelle.  Les  représentations  des  Catacombes  l'attestent;  les 
fresques  de  la  Cappella  greca  le  confirment  d'une  façon  éclatante. 

La  première  condition  essentielle  pour  assurer  la  réalisation 
de  cet  espoir  d'une  vie  future  réside  dans  la  réception  du  Bap- 

1.  Chap.  II,  p.  8-13. 

2,  Chap.  vu.  L.e  sacrifice  eucharistique  au  temps  de  saint  Justin  martyr. 
Tout  l'ouvrage,  mais  notammeilt  ce  chapitre  vu,  est  admirablement  docu- 
menté. 


DU  SACRIFICE  EUCHARISTIQUE  691 

tome.  Aussi  le  Baptême  est-il  fréquemment  peint  sur  les  murs 
des  Catacombes  et,  le  plus  souvent,  d'une  manière  embléma- 
tique. La  guérison  du  paralytique  à  la  piscine  de  Bethsaïda  fut 
choisie  comme  l'une  des  figures  du  Baptême,  paFce  que  l'ange  du 
Seigneur  communiquait  aux  eaux  de  cette  piscine  une  vertu 
curative.  Un  second  symbole  adopté  était  le  jaillissement,  sous 
la  baguette  de  Moïse,  de  l'eau  du  rocher,  que  Tertullien  * 
appelle  «  aquas  Baptismi  »,  car  Jésus-Christ  est  la  pierre^  d'où 
s^échappe  la  «  source  de  grâces  »  3.  La  Cappella  greca  contient 
précisément  deux  fresques,  dont  l'une  a  pour  sujet  la  guérison 
du  paralytique  et  l'autre  le  miracle  du  rocher. 

Dans  les  chapelles  des  Catacombes  dites  des  Sacrements^  les 
représentations  eucharistiques  suivent  immédiatement  celles  du 
Baptême.  Ici,  une  fresque  sert  de  transition.  Elle  a  pour  but  de 
montrer  la  divinité  du  Christ  et  son  Incarnation  dans  le  sein  de  la 
Vierge  Marie.  Les  disciples  des  Apôtres,  spécialement  saint  Ignace 
d'Antioche,  réfutent  constamment  le  docéfisme,  erreur  des  héré- 
tiques qui  jfrétendent  que  le  Verbe  n'a  pris  que  l'apparence  d'un 
corps  :  «  Ils  s'abstiennent  de  l'Eucharistie  et  de  la  prière,  par  ce 
qu'ils  ne  confessent  pas  que  cette  Eucharistie  est  la  chair  de 
notre  Sauveur  Jésus-Christ,  laquelle  a  souffert  pour  nos  péchés 
et  a  été  ressuscitée  par  Dieu  dans  •«  clémence  *.  »  La  Cappella 
greca  nous  offre  le  mystère  de  l'Incarnation  sous  la  forme  de  l'Épi» 
phonie,  parce  que  l'Adoration  des  Mages  et  leurs  dons  généreux 
sont  le  premier  hommage  rendu  par  le  paganisme  au  fils  de  Dieu, 
nouveau-né,  que  la  Vierge-Mère  tient  sur  ses  genoux  :  Et 
f'ntranfcs  domum  invenerunt  pttentm  cnm  Maria  matre  ejtiSy  et 
procidentos  adoraverunt  eum^.  Cette  peinture  est  encore  une 
preuve  manifeste,  h  l'encontre  des  affîrmations  protestantes,  de 
la  dévotion  de  l'Église  primitive  envers  Marie. 

Après  avoir  mis  en  lurfllèrc,  par  l'adoration  des  Mages,  le 
dogme   fondamental  de  l'Incarnation,    après   avoir   indique   par 

1.  De  Bapt.,  Cap.  x. 

2.  Corinth  ,  x,  4. 

3.  Inscription  d'Abercius.  —  Le  troisième  appendice  de  cet  ouvrage 
renferme  une  excellente  dissertation  sur  l'inscription  d'Abercius  pour  la 
venger  des  attaques  rationalistes  d'outrc-Rhin.  Appendice  III,  p.  95-117. 

4.  Epist,  ad  Smyrn. 

5.  Matb. ,  II,  11. 


692  LA  PLUS  ANCIENNE  REPRESENTATION 

là  même  la  nature  de  la  chair  et  du  sang  donnés  aux  fidèles  en 
nourriture  et  en  breuvage,  l'artiste  peut  logiquement  passer  à  la 
représentation  du  sacrifice  eucharistique.  Il  a  peint,  nous  l'avons 
vu,  l'acte  de  la  fraction  du  pain,  qui  précédait  la  communion  et 
qui,  de  son  temps,  donnait  encore  son  nom  à  toute  la  cérémonie 
liturgique. 

Il  y  a  entre  le  sacrifice  de  la  Messe  et  le  sacrifice  de  la  Croix 
des  liens  intimes.  On  doit  donc  s'attendre,  si  cet  ensemble  de 
peintures  est  vraiment  inspiré  par  une  idée  directrice,  à  voir 
près  de  la  Fi^actio  panis  une  représentation  relative  à  la  Passion. 
Dans  les  premiers  temps  de  l'Eglise,  on  le  sait,  le  mystère  de  la 
Croix  était  prêché  d'une  façon  détournée.  «  Il  avait  fallu  se 
servir,  dans  les  prédications,  de  sujets  qui  exprimassent,  comme 
un  symbole,  le  mystère  de  la  Passion  :  plus  il  était  incroyable, 
plus  il  aurait  soulevé  àk  scandale,  prêché  sans  figures;  plus  il 
était  magnifique,  plus  il  fallait  le  voiler,  afin  que  l'esprit,  embar- 
rassé, eût  recours  à  la  grâce  de  Dieu  ^  »  A  l'imitation  des  prédi- 
cateurs, les  artistes  représentèrent  la  Passion  sous  divers 
symboles.  Le  principal  emblème  en  usage  était  le  sacrifice 
d'Abraham.  C'est  justement  cette  figure  qu'on  trouve  ici  à  côté 
de  la  Fractio  panis. 

Le  peintre  n'avait  plus  qu'à  retracer  les  effets  de  la  sainte 
Eucharistie  pour  achever  son  cycle.  Or,  l'Eucharistie  est  le  pain 
des  forts  et  le  vin  qui  fait  germer  les  vierges,  elle  est  le  gage  de 
la  résurrection  :  Qiiid  enim  bonum  ejus  est,  et  quid  pulchrum 
ejiis,  nisi  frumentum  electorum  et  nniim  germinans  ç>irgines  ^  P 
Qui  manducat  meam  carnem  et  bibit  meum  sanguinem,  habet 
vitam  œternam,  et  ego  resuscitabo  eum  in  novissimo  die^. 
L'Eucharistie  est  figurée,  à  la  Cappella  greca,  comme  source  de 
la  force,  dans  la  fresque  de  Daniel  orante  au  milieu  des  lions  et 
dans  celle  des  trois  jeunes  Hébreux  au  milieu  de  la  fournaise. 
Quelles  leçons  parlantes  à  cette  époque  d'atroces  persécutions  ! 
L'Eucharistie  nous  apparaît  ensuite  comme  sauvegarde  de  la 
pureté  dans  la  peinture  de  la  chaste  Suzanne.  L'Eucharistie  nous 
est  enfin  montrée  comme  gage  de  résurrection  :  cette  idée,  étant 
capitale,  a  été  exprimée  par  un  triple  emblème  :  le  miracle   de 

1.  TertuUien,  Contra  Judseos,  cap.  x. 

2.  Zach.,  IX,  17. 

3.  Joan.,  VI,  55. 


DU  SACRIFICE  EUCHARISTIQUE  693 

Lazare  ;  Noé  avec  la  colombe  qui  lui  apporte  le  rameau  d'olivier, 
symbole  de  la  paix  éternelle  ;  et,  aux  quatre  coins  de  la  voûte  de 
la  nef,  les  quatre  saisons  dont  il  n'est  resté  que  l'été. 

Ce  dernier  symbolisme  exige  une  courte  justification.  A 
l'exemple  de  saint  PauP,  les  Pères  aiment  à  employer  cette 
image  des  quatre  saisons  afin  de  faire  entrevoir  la  possibilité  de 
la  résurrection.  Saint  Irénée,  par  exemple,  suit  l'évolution 
du  grain  de  froment,  à  travers  les  différentes  saisons,  depuis  sa 
semence  et  sa  germination  jusqu'à  son  emploi  eucharistique  ; 
puis  il  déduit  de  ces  transformations  merveilleuses  celle  du 
corps  dans  la  résurrection.  «  Comme  le  cep  planté  en  terre 
produit  en  son  temps  des  fruits,  et  comme  le  petit  grain  de 
froment,  après  sa  décomposition  dans  la  terre,  revit  par  l'Esprit 
du  Dieu  tout-puissant,  et  ensuite  par  la  sagesse  de  Dieu  vient  à 
l'usage  des  hommes,  puis  enfin  par  la  parole  de  Dieu  devient 
Eucharistie,  c'est-à-dire  le  corps  et  le  sang  du  Christ;  de  môme 
nos  corps,  nourris  de  celle-ci,  mis  dans  la  terre  et  s'y  décompo- 
sant, revivront,  en  leur  temps,  alors  que  la  parole  de  Dieu 
les  ressuscitera  dans  la  gloire  de  Dieu  le  Père,  qui  donne  l'im- 
mortalité à  ce  qui  est  mort  et  l'incorruptibilité  à  ce  qui  est 
corruptible  »  '. 

Tel  est  l'ensemble  de  cet  admirable  cycle  pictural  :  le 
Baptême,  premier  pas  dans  la  voie  de  la  justification,  —  l'Epi- 
phanie qui  atteste  la  réalité  de  l'Incarnation,  —  l'Eucharistie 
comme  sacrifice  et  comme  repas  ;  les  effets  de  la  nourriture 
eucharistique  :  la  force,  la  chasteté  et  la  résurrection.  Une  série 
si  bien  conduite  demanderait,  comme  conclusion,  une  peinture 
représentant  les  défunts  parvenus  à  la  félicité  du  ciel.  Or,  au- 
dessus  de  la  Fractio  panisj  nous  voyons  des  oranles  alternant 
avec  des  figures  d'hommes.  Ces  orantes  sont  les  a  saints  qui  prient 
pour  les  survivants,  afin  que  ceux-ci  atteignent  également  la  vie 
éternelle  ^  ». 

D'après  le  rapide  exposé  qui  précède,  on  peut  juger  de 
l'importance  de  la  trouvaille  due  à  la  perspicacité  de  Mgr  NVilpert. 
Le    cycle   des   peintures  de  la   Cappella  greca  est  l'un  des  plus 

1.  I  Cor,  XT,  35-38. 

2.  S.  Irénée,  Contra  hxres,  lib.  V,  cap.  ii. 

3.  Ch.  Tiii,  p.  70. 


694         LA  PLUS  ANCIENNE  REPRESENTATION 

complets  des  Catacombes  :  ce  qui  en  fait  surtout  le  charme  c'est 
l'ordre  logique,  par  lequel  l'artiste  ou  son  inspirateur  a  su  relier 
entre  eux  les  divers  sujets  de  cette  vaste  composition  théologique. 
C'est  aussi  l'un  des  plus  anciens,  car  il  faut  le  reporter  jusqu'au 
premier  tiers  du  second  siècle  ^.  «  Le  symbolisme  chrétien  ne 
s'est  pas  formé  seulement  au  troisième  siècle,  ainsi  que  quelques- 
uns  voudraient  le  prétendre,  mais  cent  ans  auparavant  il  avait 
déjà  atteint  un  haut  degré  de  perfection.  Le  cycle  offert  par  les 
peintures  des  chapelles  des  sacrements,  où  l'on  a  voulu  voir 
l'apogée  du  symbolisme,  se  présente  déjà  en  son  entier  dans  la 
Cappella  greca  et  avec  un  développement  plus  riche  ~.  » 

C'est  dire,  avec  l'éloquence  des  faits,  combien  le  docte.  Mgr 
Wilpert  et  ses  soigneux  éditeurs  ont  mérité  de  l'archéologie 
chrétienne. 

1.  Chap.  V.  p.  26-29.  Les  preuves,  apportées  pour  justifier  la  chronologie 
des  peintures,  n'ont  pas  toutes  une  valeur  également  démonstrative. 

2.  Chap.  IX,  71. 

G.  SORTAIS,   S.  J. 


REVUE   DES   LIVRES 


Somme  de  la  Prédication,  eucharistique.  Le  cœur  de 
Jésus-Ghrisl.  Livre  second  :  La  révélation  eucharistique 
du  Sacré-Cœur,  par  le  R.  P.  Albert  TESNiÈRK,dela  Congre-^ 
gation  du  Très-Saint  Sacrement,  docteur  en  théologie. 
Paris,  bureau  des  Œuvres  eucharistiques.  In-12,  pp.  x-665. 
Prix  :  4  francs. 

Le  sujet  de  cet  ouvrage  est  le  Cœur  de  Jésus-Christ  étudié  à  la 
lumière  de  la  révélation  faite  par  le  divin  Maître  à  la  Bienheu- 
reuse Marguerite-Marie. 

Personne  parmi  les  catholiques  n'oserait  aujourd'hui  contester 
rimporlance,  ni  rejeter  l'autorité  de  ces  communications  divines 
approuvées  par  l'Église  et  confirmées  par  les  événements. 

L'auteur  a  raison  de  dire  «  qu'après  les  paroles  de  l'Évangile 
on  n'en  saurait  trouver  qui  soient  plus  vénérables,  plus  augustes, 
plus  lumineuses,  plus  pleines  de  sens  abondants  et  variés,  de 
vertu  surnaturelle,  de  saveur  céleste.  Mais,  ajoute-t-il,  on  les 
doit  peser,  presser,  ouvrir  et  approfondir.   » 

C'est  à  ce  noble  et  fructueux  travail  que  le  R.  P.  Tesnière  a 
appliqué  son  intelligence  pénétrante  et  compréhensive  dans  les  six 
cent  cinquante  pages,  aux  lignes  serrées,  de  ce  second  volume. 

Nous  n'hésitons  pas  ii  déclarer  que  la  Bienheureuse  Margue- 
rite-Marie a  trouvé  un  commentateur  digne  d'elle  et  de  la 
dévotion  dont  elle  est,  par  mission  divine,  l'apôtre  et  la 
docteur.  Nous  avons  loué  sans  restriction  le  premier  livre,  qui 
avait  pour  objet  le  Cœur  de  Jésus-Christ  étudié  ii  la  lumière  de 
la  révélation  évangélique.  Le  second  volume  est  digne  du 
premier.  Dans  la  pensée  de  leur  auteur,  ils  sont  inséparables, 
comme  lcft*dcux  moitiés  dàin  seul  tout.  Ils  feront,  l'un  et  l'autre, 
excellente  figure  parmi  les  onze  volumes  sortis  de  la  môme 
plume,  qui  doivent  former  la  somme  intégrale  de  la  Prédication 
eucharistique.  Pris  à  part,  ils  constituent  une  théologie  com- 
pile de  la  dévotion  au  Sacré-Cœur. 


696  ÉTUDES 

Le  R.  P.  Tesnière  se  plaint  avec  trop  de  raison  de  ce  que  la 
piété  contemporaine  n'est  pas  assez  solidement  étayée  sur  les 
fondements  inébranlables  de  la  saine  théologie.  Les  prêtres  et 
les  âmes  pieuses  qui  s'adonneront  à  la  fortifiante  lecture  de  cet 
ouvrage,  éviteront  aisément  cet  écueil  dans  la  pratique  de  ces 
deux  grandes  dévotions  qui  s'appellent,  se  complètent  et  se 
perfectionnent  réciproquement,  Ja  dévotion  au  Sacré-Cœur  et  la 
dévotion  à  l'Eucharistie. 
^  Cette  affinité,  cette  parenté  étroite  des  deux  dévotions  est 
le  point  culminant  de  tout  l'ouvrage.  Les  auteurs  le  plus 
souvent  cités  sont,  après  saint  Thomas,  le  Cardinal  Franzelin 
et  Cornélius  a  Lapide.  Mais  les  citations  faites  par  le  théologien 
du  Sacré-Cœur  et  de  l'Eucharistie  ne  sont  pas  pour  lui  le 
dernier  mot  de  ses  démonstrations.  C'est  parles  réflexions  person- 
nelles et  les  développements  tirés  du  sujet  lui-même  que  se 
distinguent  ses  travaux.  La  manière  qui  lui  est  familière 
consiste  dans  une  exposition  large,  profonde,  calme  et  lumi- 
neuse du  dogme  de  l'hicarnation  et  de  l'Eucharistie  étudié  en 
lui-même,  dans  ses  principes,  dans  ses  éléments  et  dans  ses 
conséquences.  Bien  restreinte  est  la  place  faite  à  l'exposé  des 
erreurs.  C'est  de  la  plénitude  de  la  démonstration  que  résulte 
la  réfutation  des  objections.  Il  n'a  pas  seulement  adopté  les 
pensées  de  Franzelin  sur  la  théorie  du  sacrifice  et  l'état  sacra- 
mentel de  la  victime  eucharistique,  il  reproduit  la  méthode 
d'exposition  profonde,  synthétique,  pacifique  et  victorieuse  du 
savant  professeur  de  l'Université  grégorienne. 

Avec  l'auteur,  nous  espérons  que  les  prêtres,  à  qui  son  œuvre 
magistrale  est  spécialement  destinée,  lui  feront  bon  accueil,  et 
que  l'appareil  théologique  de  ces  études  n'effraiera  point  les 
religieuses  épouses  du  Cœur  sacré,  ni  les  âmes  vraiment  pieuses 
qui,  vivant  dans  le  monde,  sont  avides  de  trouver,  pour  soutenir 
leur  piété,  un  aliment  doctrinal  un  peu  solide. 

Dût  la  modestie  du  R.  P.  Tesnière  nous  en  conserver  quelque 
ressentiment,  nous  voudrions,  pour  exprimer  l'éclat  et  la 
chaleur  de  ces  fortes  études  sur  le  divin  Cœur,  écrite  au  fron- 
tispice de  ses  deux  livres  sur  le  Cœur  de  Jésus-Christ,  cette 
devise  d'un  auteur  :  Tantàm  lucere  i>aniim,  tantîim  ardere  parum^ 
lucere  et  ardere  perfectum. 

L.  BOUSSAC,  S.  J. 


REVUE  DES  LITRES  697 

Les  Ouvriers  des  deux  mondes.  Mineur  des  mines  de 
houille  du  Pas-de-Calais  et  agriculteur  du  Pas-de- 
de-Galais,  par  Ya.n'  Kéravic.  Paris,  Firmin-Didot,  1897. 
In-8°,  broch.  pp.  63. 

Deux  monographies,  l'une  de  mineur,  l'autre  de  cultivateur 
du  Pas-de-Calais,  tel  est  l'objet  de  l'intéressante  brochure  de 
M.  Yan'  Kéravic.  Appliquant  avec  intelligence  et  conscience  la 
méthode  de  Le  Play,  l'auteur  a  choisi  avec  le  plus  grand  soin  les 
deux  familles  dont  il  décrit  les  conditions  d'existence,  pour 
représenter  les  types  des  ouvriers  des  industries  minière  et 
agricole  ;  c'est-à-dire  que,  placés  dans  les  conditions  générales 
de  travail,  doués  de  capacités  et  de  forces  moyennes,  ces  deux 
types  montrent  les  résultats  auxquels  peuvent  arriver  des  ouvriers 
ordinaires,  h  condition  d'avoir  de  l'ordre  et  de  la  conduite. 

En  terminant,  M.  Yan'  Kéravic  établit  les  budgets  comparatifs 
du  mineur  et  de  l'agriculteur  du  Pas-de-Calais. 

A  ne  considérer  que  les  totaux  des  recettes  et  des  dépenses,  la 
sécurité  des  ressources  et  le  pourcentage  de  l'épargne,  la  condi- 
tion du  mineur  parait  préférable  à  celle*^e  l'agriculteur.  Mais 
ce  serait  une  illusion  bien  naïve  de  représenter  par  ces  chiffres 
la  prospérité  vraie  d'une  classe  :  on  laisserait  de  côté  des  fac- 
teurs importants  —  les  éléments  moraux  et  religieux  —  qui  ne 
sont  point  soumis  aux  moyennes  des  statistiques.  Aussi  bien 
l'auteur  s'arrôte-t-il  à  une  conclusion  négative  parfaitement 
exacte  :  «  Devant  cette  situation,  il  semble  que  le  mineur  ne 
soit  pas  aussi  à  plaindre  qu'on  a  bien  voulu  le  laisser  entendre.  » 

CH.    ANTOINE.    S.   J. 

Leçons  nouvelles  sur  l'Analyse  infinitésimale  et  ses 
applications  géométriques,  par  Ch.  Méray,  professeur 
à  la  Faculté  des  sciences  de  Dijon.  Troisième  j)artie  : 
Questions  analytiques  classiques.  Paris,  Gauthier  Villars, 
1897.  In-8,  pp.  vi-206. 

Ce  volume  et  le  suivant  sont  réserrésh  des  questions  plus  par- 
ticulières. On  ne  devra  donc  pas  s'étonner  de  les  trouver  plus 
réduits  dans  un  ouvrage  avant  tout  doctrinal.  Mais  même  sur 
ces    matières  on  reconnaîtra   la  forte  empreinte   de  l'esprit   de 


698  .  -    ETUDES 

l'auteur  et  le  fruit  de  méditations  prolongées.  Les  deux  pre- 
miers chapitres  formeront  l'élève  à  unifier  daSTs  son  esprit  les 
divers  procédés  d'intégration,  plutôt  qu'à  se  charger  la  mémoire 
de  recettes  ;  on  remarquera  l'intégration  de  la  différentielle 
binôme,  celle  des  fractions  rationnelles  (méthode  analogue 
à  l'une  de  celles  indiquées  par  M.  Jordan  dans  son  cours), 
l'attention  à  rendre  toujours  parfaitement  rigoureux  l'usage  des 
contours. 

Au  troisième  chapitre  commencent  les  expositions  plus  amples. 
L'auteur  n'a  pas  cru  devoir  adopter  la  théorie  de  M.  Vaschy 
pour  les  équations  différentielles  linéaires  à  coefficients 
constants.  Mais  celle  de  Cauchy  a  été  notablement  remaniée.  Le 
soin  consciencieux  que  l'on  connaît,  a  été  apporté  à  l'étude  de 
l'équation  aux  dérivées  partielles  du  premier  ordre,  en  parti- 
culier à  celle  de  l'intégrale  complète.  Dans  les  questions  de 
maximum  et  de  minimum  qui  donnent  lieu  à  des  développements 
considérables  sur  la  variation  première  d'une  intégrale  simple,  le 
programme  traité  —  d'une  manière  toute  personnelle  bien 
entendu  —  est  à  peu  près  le  même  que  celui  de  M.  Jordan  (sauf 
la  discussion  introduite  dans  la  seconde  édition  pour  le  maximum 
d'une  fonction  de  deux  variables,  qui  paraît  démentir  une  con- 
jecture de  M.  Méray).  On  remarquera  au  n°  93  une  observation 
intéressante  qui  donne  une  raison  générale  à  certains  faits  par- 
ticuliers. Pour  préciser  davantage,  fût-ce  au  prix  de  quelques 
longueurs,  la  variation  a  été  exclusivemeot  introduite  comme 
une  différentielle  relativement  à  un  paramètre  arbitraire.  Le 
dernier  chapitre  réunit  les  propriétés  essentielles  des  intégrales 
doubles  et  triples  des  fonctions  analytiques,  en  supposant  acquise 
la  notion  d'air  ou  de  volume  qui  sera  donnée  au  tome  suivant. 
Viennent  enfin  cinq  additions  consacrées  en  grande  partie  h  une 
démonstration  et  à  une  ordonnance  nouvelle  et  plus  lumi- 
neuse des  principes  généraux  connexes  avec  le  théorème  de 
Cauchy. 

Une  fois  de  plus  on  sentira,  en  lisant  M.  Méray,  que,  si  la 
réflexion  réduit  et  groupe  les  questions  de  détail,  elle  étend  au 
contraire  celles  dont  l'importance  est  véritable,  mais  pour  en 
faire  ressortir  la  simplicité  naturelle  et  la  fécondité,  en  même 
temps  que  pour  y  apporter  la  rigueur. 

S.,    S.   J. 


REVUE  DES  LIVRES  699 

Le  Martyrologe  de  l'Église  du  Japon,  1549-1649,  par 

Tabbé  Profillet,  ancien  aumônier  de  la  flotte  et  de 
l'armée.  Tome  II.  Les  Vénérables.  Tome  111.  Les  Pieux. 
Paris,  Téqui,  \mi .  ln-12,  pp.  600  et  474.  Prix  :  chaque 
volume,  3  fr. 

Le  premier  volume  de  cette  publication  paru  en  1895,  a  déjà 
été  recommandé  à  nos  lecteurs  *.  Avec  ces  deux  nouveaux 
volumes  le  travail  si  patient  et  si  consciencieux  de  M.  l'abbé 
Profillet  se  trouve  heureusement  mené  à  terme.  Depuis  des 
années  et  des  années  l'auteur,  qui  s'est  livré  à  des  recherches 
semblables  sur  les  Saints  militaires^  a  dépouillé,  en  vue  du 
Martyrologe,  les  grandes  histoires  du  Japon  des  Pères  Solicr, 
Grasset  et  Charlcvoix,  les  actes  de  la  canonisation  des  vingt-six 
martyrs  et  du  bienheureux  Michel  de  Sanctis  par  Bartolini,  les 
notices  du  P.  Boero,  la  Chrétienté  du  Japon^  excellent  ouvrage 
du  P.  Sicardo,  augustin  espagnol,  et  la  Religion  chrétienne  au 
Japon  de  Léon  Pages. 

Au  fur  et  à  mesure  qu'il  analysait  ces  recueils,  il  se  trouvait 
de  plus  en  plus  efTrayé  par  le  nombre  de  martyrs  ou  de  saints 
personnages  qui  sortaient  des  brumes  lointaines  du  passé.  Les 
saints  proprement  dits  sont  au  nombre  de  vingt-six  ;  les  bien- 
heureux sont  deux  cent  cinq  ;  les  vénérables  atteignent  au  chiffre 
de  douze  cent  quarante-trois.  Mais,  pour  cette  troisième 
catégorie,  il  convient  de  dire  que  le  titre  n'est  pas  officiel.  L'auteur 
l'a  décerné  par  honneur,  comme  le  fait  souvent  la  dévotion 
populaire.  Les  «  pieux  »  'ou  personnages  de  piété  ne  s'élèvent 
qu'au  total  de  deux  cent  quatre-vingts  ;  mais  à  les  réunir  et  les 
grouper  l'auteur  a  eu  plus  de  mérite  encore  qu'à  établir  les 
nomenclatures  qui  précèdent.  Où  trouver  en  effet  des  renseigne- 
ments suffisants  sur  ces  hommes  dévoués,  héroïques  même,  mais 
humbles  et  obscurs,  qui  rendirent  tant  de  services  à  nos 
missionnaires?  De  la  plupart  de  leurs  actes  de  vertu  Dieu  seul 
fut  témoin.  Les  gouffres  du  mont  Ungen  ne  rendaient  pas  leurs 
victimes. 

L'ordre  suivi  est  l'ordre  alphabétique  des  noms,  mais  comme 
souvent    plusieurs  vénérables    différents    ne    nous    sont    restés 

1.  Partie  bibliographique  1895,  p.  514. 


700  ÉTUDES 

connus  que  par  un  seul  et  même  nom  de  baptême,  l'auteur  a 
joint  à  ce  prénom  pour  les  distinguer  entre  eux,  soit  le  nom  de 
leur  famille,  soit  le  lieu  de  leur  martyre,  soit  leur  qualité  de 
religieux  :  augustin,  dominicain,  jésuite  (fu  franciscain.  C'est 
donc  un  dictionnaire  biographique. 

Les  articles  sont  de  dimension  assez  inégale  suivant  la  richesse 
du  filon  exploité  ;  quelques-uns  forment  de  véritables  chapitres 
et  ces  chapitres  sont  autant  de  petits  drames  du  plus  poignant 
intérêt. 

Parmi  les  vénérables  un  des  plus  connus  est  le  père  Marcel- 
François  Mastrilli,  de  la  Compagnie  de  Jésus,  décapité  pour  la  foi 
à  Nangazachi,  après  quatre  jours  de  l'afFreux  supplice  de  la 
fosse,  le  17  octobre  1637,  à  l'âge  de  trente-quatre  ans.  L'apostasie 
d'un  missionnaire  nommé  Ferreira  avait  soulevé  en  Europe 
un  élan  enthousiaste  de  sacrifice  et  de  réparation.  Beaucoup 
de  jeunes  religieux  demandaient  à  partir  pour  aller  laver 
dans  leur  sang  le  crime  de  leur  frère,  et  leurs  vœux  furent 
exaucés.  Avec  Mastrilli  trente-deux  de  ses  frères  en  religion 
quittaient  Lisbonne  le  même  jour  :  dix-huit  italiens,  dix  portugais 
et  deux  allemands.  Ferreira  se  réhabilita  par  le  martyre. 

Mastrilli  est  célèbre  par  l'établissement  de  la  Neuvaine  de  la 
grâce,  dont  l'origine  est  due  aux  apparitions  qu'il  reçut  de  saint 
François-Xavier.  Cette  neuvaine  est  fêtée  à  Paris,  depuis  deux  ans, 
avec  un  éclat  tout  particulier  dans  l'église  qui  porte  le  nom  du 
premier  apôtre  du  Japon. 

C'est  le  15  août  1549,  que  François-Xavier  avait  abordé  sur 
cette  terre  fermée  jusque  là  au  christianisme.  Il  y  réalisa  des 
merveilles,  et,  durant  un  siècle,  le  spectacle  offert  par  les 
néophytes  rappela  le  temps  des  premières  persécutions. 

Puisse  ce  livre  inspirer  le  culte  de  ces  grands  souvenirs  à  nos 
contemporains,  trop  portés  à  ne  voir  dans  les  Japonais  que  les 
singes  de  notre  civilisation  moderne  et  de  notre  progrès  matériel  ! 

H.  CHÉROT,  S.  J. 

La  Pologne  héroïque,  par  H.  de  Borny.  Paris,  Delhomme- 
Briguet,  1896.  In-8,  pp.  317.  Prix  :  4  francs. 

C'est  un  spectacle  fortifiant  pour  les  jeunes  gens  de  notre  temps  et 
de  notre  pays,    que   de  voir  défiler   une   lignée    de    héros,    tels  que 


REVUE  DES  LIVRES  701 

Sobieski,  Kosciusko  et  ces  autres  «  hommes  de  cœur  dignes  des 
temps  antiques  qui  ont  sacriflé  leur  existence  à  leur  patrie   ». 

La  patrie  :  c'est  en  effet  cette  grande  idée  trop  oubliée  de  nos  jours 
et  s'eflaçant  de  plus  en  plus,  que  fait  surgir,  du  milieu  de  l'agitation  des 
peuples,  l'auteur  de  ces  dix  biographies.  Il  a  préféré  avec  raison  «  la 
forme  anecdotique  pour  rendre  le  récit  plus  intéressant  et  mettre 
mieux  en  lumière  le  caractère  de  ces  guerriers  ». 

La  Pologne  a  le  droit  d'être  fîère  de  ses  grands  hommes,  dont  on 
nous  donne  ici  les  portraits  avec  la  biographie  ;  et  à  la  vue  de  cette 
galerie,  on  se  reprend  à  l'espérance. Non,  la  pologne  n'est  pas  morte! 

P.    DE    POTONY,  S.  J. 

L'occupation  d'Alençon  par  les  Prussiens  en  1871,  par 
Henri  Beaudouin.  Alençon,  Renaut  de  Broise,  1896.  Grand 
in-S"  de  125  pages. 

a  Ce  travail...  a  été  fait,  d'après  ce  que  j'ai  vu  et  éprouvé,  plus 
encore  que  sur  ce  que  j'ai  lu  ou  entendu  dire.  »  Malgré  cette  déclaration 
liminaire,  M.  Beaudouin  a  soin  d'appuyer  son  très  intéressant  récit  de 
documents  publiés  ou  inédits  ;  d'où  il  suit,  que  cette  douloureuse  page 
d'histoire  locale  devient  une  curieuse  étude  de  mœurs  et  presque  un 
livre. 

Alençon,  petite  ville  ouverte,  à  quelques  lieues  du  Mans  et  des 
Prussiens  vainqueurs,  avait,  en  1871,  pour  préfet,  un  tout  jeune  homme 
de  26  ans,  ex-rédacteur  de  la  Marseillaise,  tombé  li  par  ballon  ;  «  son 
ami  Gambetta  n'avait  rien  trouvé  de  mieux  »  (page  14)  ;  et  ce  jeune 
Dubost  était,  comme  son  ami  Gambetta,  très  hardi  en  discours  sonores 
et  prolixes.  Alençon  n'avait  pour  défenseurs  que  sa^arde  nationale,  des 
mobiles  o  qui  cachaient  leurs  fusils  dans  la  neige  »  (page  51)  et  des 
francs-tireurs  venus  de  partout,  des  Béarnais,  det  Grecs,  des  Polonais; 
puis  des  fuyards  du  Mans,  et...  la  Cécilia,  futur  général  de  la  Commune. 

Il  y  eut  cependant  un  combat  d'Alençon  et  les  Prussiens  furent  tenus 
en  arrêt  «  une  journée  tout  entière  »  (page  60).  Mais  une  fois  entrés, 
sous  la  conduite  du  Grand-Duc  de  Mecklembourg,  ils  se  dédommagèrent 
un  peu.  La  rançon  imposée  i  une  ville  d'environ  15.000  âmes  fut 
exorbitante  ;  on  trouve  par  exemple  dans  le  détail  des  exigences 
prussiennes,  600.000  cigares  et  12.000  litres  de  cognac  —  rien  que 
cela  !  Et  là-dedans  ne  sont  pas  compris  les  menus  delà  table  du  Grand- 
Duc,  où  figurent  des  «  veaux,  des  dindons,  des  oies,  des  sardines,  du 
chocolat,  des  saucissonspardour.aines  ou  par  centaines...  »  (page  73)-" 
«  Mieux  vaut, disait  bonnement  un  intendant  prussien  aux  gens  d'Alençon, 
mieux  vaut  que  vous  mouriez  de  faim  plutôt  que  nous  »  (page  74).  Et 


702  ETUDES 

ce  bel  axiome  était  souligné  par  des  actes.  Les  Prussiens  ne  mirent 
point  la  ville  à  feu  et  à  sang  ;  ils  la  mirent  à  sec.  «  Quant  aux  particu- 
liers, il  en  est  peu  qui  n'aient  constaté  quelque  déficit  dans  leur  mobilier 
après  le  départ  de  leurs  hôtes  »  (page  77). 

Pour  comble,  Alençon  posséda  ces  hôtes  à  deux  reprises  et  pendant 
sept  semaines.  Tristes  jours  dont  M.  Beaudouin  fait  le  désolant  tableau. 
Heureusement  il  y  oppose,  à  la  fin,  le  tableau  de  la  charité  dans  les 
ambulances  :  ici,  le  pillage  organisé  ;  là,  le  dévouement  que  la  foi 
multiplie.  C'est  achever  par  une  antithèse  instructive  une  brochure 
excellente. 

V.  DELAPORTE,    S.   J. 

Pius  tlie    Seventh    (Pie  VIT)   1800-1823,  by  Mary  H. 
Allies.  London,  Burns  and  Oates,  1897,  in-8,  pp.  316. 

En  octobre,  1895,  nous  recommandions  à  ceux  de  nos  lecteurs 
qui  sont  familiarisés  avec  la  langue  anglaise,  l'histoire  de  l'église 
d'Angleterre  au  vi®  siècle,  par  Miss  Allies.  Nous  leur  présen- 
tons aujourd'hui  un  autre  ouvrage  signé  du  même  nom,  et  qui 
est  également  instructif  et  intéressant.  Les  événements  politiques 
et  religieux  qu'il  raconte,  paraissent  d'autant  plus  attrayants  qu'ils 
sont  plus  rapprochés  de  nous  et  font  partie  de  notre  histoire 
nationale. 

Presque  toute  la  vie  de  Pie  VIT  se  résume  dans  sa  résistance 
à  la  fois  calme  et  intrépide  contre  les  empiétements  de  Napoléon. 

Ce  duel  entre  deux  antagonistes  d'un  caractère  si  différent  et 
d'une  puissance  bien  inégale,  à  ne  juger  que  par  les  apparences, 
est  décrit  par  Miss  Allies  d'une  plume  sobre,  élégante  et  ferme. 
Le  souci  du  vrai  ne  la  rend  pourtant  pas  impassible  :  elle  ne 
dissimule  pas  ses  sympathies  pour  l'auguste  vieillard  dont  les 
épreuves  achèvent  de  mettre  en  relief  le  bon  droit  et  la  pureté 
d'intention.  Certes,  l'auteur  ne  conteste  pas  le  génie  guerrier 
de  Napoléon  ni  ses  rares  facultés  d'organisateur,  mais  l'admiration 
de  l'écrivain  n'a  ni  le  temps  ni  la  place  de  s'épanouir,  étouffée 
qu'elle  est  par  l'indignation,  devant  l'ambition  monstrueuse  qui 
veut  faire  de  tous  les  hommes,  même  du  pape,  l'instrument  de 
son  rêve  d'universelle  domination. 

Peut-être  miss  Allies  lui  tient-elle  un  peu  rigueur  de  la  guerre 
acharnée  qu'il  fit  à  sa  patrie,  l'Angleterre.  Mais  ce  qui  l'irrite 
surtout,  c'est  de  le  voir   confisquer   un  à  un  tous  les  droits  de 


REVUE  DES  LIVRES  703 

l'Église,  sans  s'inquiéter  jamais  du  bien  fondé  de  ses  prétentions. 

Le  zèle  à  défendre  les  intérêts  supérieurs  de  la  religion,  voilà 
aflssi  la  règle  d'après  laquelle  Miss  Allies  juge  les  principaux 
conseillers  de  Napoléon  et  de  Pie  VII  :  d'un  côté,  Mgr  Dernier, 
le  Cardinal  Fesch,  Mgr  Duvoisin,  le  Cardinal  Maury,  etc.  ;  de 
l'autre  les  cardinaux  Consalvi,  Caprara,  Pacca. 

Nous  ne  voulons  pas  dire  que,  dans  l'œuvre  de  Miss  Allies,  il 
n'y  ait  ça  et  là  tel  menu  fait,  telle  rapide  appréciation  qui  n'offre 
matière  à  discussion.  Mais  c'est  là  chose  négligeable  pour  un 
lecteur  catholique,  ami  avant  tout  de  la  vérité,  de  la  justice,  et 
pour  qui,  sans  la  vertu,  toute  la  gloire  que  peut  donner  le  monde 
n'est  que  vaine  fumée. 

F.  TOURNEBIZE,  S.  J. 

Notre-Dame  de  Laus  et  la  Vénérable  sœur  Benoîte, 
d'après  les  manuscrits  ailthentiques  conservés  au  pieux 
sanctuaire.  Gap,  Richaud  ;  en  vente,  au  Laus,  chez  les 
Pères  Missionnaires,  in-8,  pp.  liv-532. 

L'histoire  de  la  Vénérable  sœur  Benoîte  prouve  une  foii  de 
plus  .que  Dieu  se  plaît  à  choisir  ce  qui  est  petit  aux  yeux  du 
monde,  pour  réaliser  parmi  les  hommes  ses  grands  et  miséricor- 
dieux desseins. 

Benoîte  Rcncurcl  natpiil,  en  KJiT,  a  Saint-Etienne-d  Avançon, 
petit  village  des  Hautes-Alpes  qui  appartenait  alors  à  l'archidio- 
cèsc  d'Embrun  et  qui  est  compris  aujourd'hui  dans  le  diocèse 
de  Gap.  A  l'âge  de  sept  ans,  elle  perdit  son  père  et,  comme  le 
pain  manquait  dans  la  pauvre  maison,  elle  fut  placée  chez  des 
cultivateurs  un  peu  plus  aisés  qui  lui  confièrent  la  garde  de 
leurs  troupeaux.  Déjà  la  douceur  de  la  petite  bergère  lui  gagnait 
tous  les  cœurs,  tandis  que  sa  piété  lui  attirait  les  plus  hautes 
faveurs  des  heureux  habitants  du  ciel.  Ce  n'est  toutefois  qu'en 
1664  que  Marie  la  choisit  pour  sa  messagère. 

Sur  la  rive  droite  de  l'Avance,  arrivée  au  milieu  de  son  par- 
cours, au  centre  d'un  plateau  entouré  de  hautes  montagnes,  s'éle- 
vait alor%  un  modeste  oratoire,  dédié  à  N.-D.  de  Bon-Rencontre. 
Un  jour,  agenouillée  sur  le  seuil.  Benoîte  invoquait  sa  bonne 
Mère,  qui  dans  ses  précédentes  apparitions  lui  avait  fixé  ce 
rendez-vous.  Tout  d'un  coup,    elle   voit   la  Vierge,  debout  sur 


704  ÉTUDES  • 

l'autel  «  poudreux  et  dénudé  »,  dans  un  cercle  d'éblouissante 
lumière.  Instinctivement,  la*  naïve  jeune  fille  veut  détacher  son 
tablier  pour  le  mettre  sous  les  pieds  de  l'auguste  reine.  Celle-oi 
avec  un  maternel  sourire  lui  répond  que  bientôt  dans  ce  coin 
des  Alpes  s'élèvera  une  belle  église,  desservie  par  des  prêtres 
missionnaires  et  qui   verra  d'innombrables  conversions. 

Six  ans  plus  tard,  l'église  était  terminée,  et  de  point  en  point 
la  prédiction  faite  à  Benoîte  se  vérifiait.  Quand  h  l'humble  ber- 
gère, devenue  tertiaire  de  l'ordre  de  Saint-Dominique,  elle  pour- 
suivait jusqu'en  1718,  date  de  sa  mort,  ses  merveilleux  collo- 
ques avec  la  Vierge,  les  anges  et  les  saints  qui  la  traitaient 
comme  leur  petite  sœur. 

Cette  vie  où  se  mêlent  les  plus  terribles  épreuves  et  les  plus 
ravissantes  consolations,  produit  l'effet  d'une  continuelle  excur- 
sion dans  l'au-deLî  ;  elle  intéressera  vivement  les  âmes  pieuses. 
Si  quelque  lecteur  était  déconcerté  de  la  fréquence  des  appari- 
tions et  d'autres  faits  extraordinaires,  il  lui  serait  utile  de  se 
rappeler  que  la  mission  de  Benoîte  fut  soumise  dès  l'origine  à 
trois  enquêtes  de  l'autorité  diocésaine,  que  son  histoire  est 
racontée  par  quatre  historiens,  sérieux  et  instruits,  contempo- 
rains des  événements,  et  que  Pie  IX,  en  1871,  a  déclaré  véné- 
rable la  servante  de  Dieu.  Ce  livre,  écrit,  nous  le  présumons, 
par  l'un  des  zélés  missionnaires  de  N.-D.  du  Laus,  hâtera 
peut-être  le  moment  où  sera  rendu  à  la  Vénérable  Benoîte  un 
culte  public.  L'auteur  dit  expressément  qu'il  n'aspire  pas,  ici- 
bas,  à  une  autre  récompense. 

F.  TOURNEBIZE,  S.  J. 

Domremy  et  le  monument  national  de  Jeanne  d'Arc, 
par  l'abbé  V.  Mourût.  Nancy,  Grépin-Leblond,  1897.  In-16, 
pp.  Lx-526.  Prix  :  3  fr.  25. 

Ce  livre  d'impressions  et  de  souvenirs  sera  bien  accueilli  de 
tous  ceux  qui  connaissent  l'excellent  ouvrage  de  M.  l'abbé  Mourot, 
Jeanne  d'Arc  modèle  des  vertus  chrétiennes,  ou  qui  chaque  mois 
lisent  dans  sa  Revue,  la  Voix  de  Jeanne  d'Arc,  ce  qui  se  passe  au 
Bois-Chenu  autour  du  Monument  national.  Nous  avons  le  plaisir 
d'être  de  ses  lecteurs  assidus,  comme  nous  avons  eu  l'avantage 
de    prier   à  Domremy,    parmi   les   pèlerins.    Mais,  des   lectures 


REVUE  DES.  LIVRES  705 

comme  du  pèlerinage,  nous  avions  rapporté  un  regret  :  pourquoi 
n'existait-il  pas  encore,  non  un  guide,  sec  et  erroné,  mais  une 
sorte  de  manuel  historique  nous  racontant  tout  ce  qui  s'est 
passé  d'histoire  en  ce  délicieux  pays  ?  Ce  livre,  le  voici,  aussi 
complet  que  possible,  nous  dirions  trop  complet,  si  de  Jeanne 
on  pouvait  jamais  trop  parler.  Tout  le  monde  n'a  pas  sous  la 
main,  particulièrement  en  voyage.  Marins  Sepet,  ou  Siméon 
Luce,  ou  le  P.  Ayroles.  Et  pourtant  l'on  voudrait  savoir  tout  ce 
qui  s'est  dit  à  l'Arbre  des  Fées,  à  la  Fontaine  de  la  Corvée  et  à 
celle  des  Groseillers,  par  quelles  transformations  la  maison  de 
Jeanne  et  l'église  du  village  sont  devenues  les  reliques  d'au- 
jourd'hui. 

Avec  l'ouvrage  de  M.  l'abbé  Mourot,  enfant  du  pays  et  fidèle 
de  la  sainte  héroïne,  on  pourra  maintenant  rêver  h  loisir  et  se 
promener  sur  les  rives  enchanteresses  de*  la  Meuse,  visiter  les 
ruines  et  interroger  les  statues,  les  inscriptions,  les  étendards, 
sans  la  crainte  obsédante  d'être  odieusement  trompé  par  un 
cicérone  que  je  n'invente  pas,  lequel  raconte  au  bon  public  sui- 
vant les  opinions  qu'il  croit  lui  découvrir^  que  Jeanne  d'Arc  fut 
brûlée  vive  par  les  Anglais  ou  par  les  Jésuites,  ou  même  par 
les  Frères  des  Écoles  chrétiennes.  Alors  que  l'État  a  laïcisé 
l'école  des  sœurs  qui  se  trouvait  si  bien  à  sa  place  à  l'ombre  de 
l'antique  et  pieuse  chaumière,  j'eus  le  malheur  de  raconter  l'an 
dernier  aux  lecteurs  des  Etudes  *,  sur  la  foi  de  cet  honnête  gar- 
dien, que  l'Etat  s'était  montré  respectueux,  là  au  moins,  des 
croyances  d'une  population  catholique  et  des  plus  élémentaires 
convenances.  11  s'y  est  fait  voir,  hélas!  plus  persécuteur  que  nulle 
part  ailleurs.  En  1888,  les  sœurs  mises  dans  la  maison  et  dans 
l'école  adjacente  par  Louis  XVIII,  en  ont  été  indignement  expul- 
sées (p.  67). 

Ce  n'est  plus  avec  M.  l'abbé  Mourot  pour  guide  que  semblable 
mésaventure  vous  arrivera,  si  vous  avez  la  bonne  pensée  d'aller 
faire  cette  année  un  pèlerinage  au  berceau  de  la  grande  fran- 
çaise, de  la  vénérable  libératrice.  Un  calendrier  de  Jeanne  d'Arc 
pour  chaque  mois  de  l'année,  commencera  à  vous  emplir  le 
cœur,  au  jour  le  jour,  de  toutes  les  dates  de  la  miraculeuse 
épopée.  Puis  dans  une  série  de  chapitres  intitulés  le  Villa f^e  de 

1.  Études,  14  août  1896,  A  Domremy,  lettre  d'un  pèlerin. 

LXXI.  —  45 


706  ÉTUDES 

Domrêmtfy  l'Église^  la  Maison  de  la  Pucelle,  le  Bois-Chesnn,  la 
Basilique  nationale,  Notre-Dame  de  Bermont,  vous  suivrez 
d'avance,  pas  à  pas,  Jeanne  enfant  et  adolescente,  dans  ce  décor 
naturel  et  historique,  l'un  des  plus  frais,  des  plus  pittoresques, 
des  plus  vivants  qui  soient  en  France. 

L'auteur  a  ajouté  l'histoire  des  grands  pèlerinages  qui,  depuis 
1878  et  Mgr  de  Briey  jusqu'aux  trains  du  centenaire  de  Clovis 
en  1896,  ont  amené  des  foules  de  croyants  sur  ce  sol  tout  impré- 
gné de  la  foi  naïve  des  anciens  âges,  de  leur  héroïsme  et  de 
leurs  vertus,  dans  cet  air  pur  et  doux  où  le  ciel  semble  sourire  à 
la  terre,  et  l'homme,  sur  les  ailes  de  l'espérance  et  de  la  prière, 
élever  son  âme  plus  librement  vers  le  ciel. 

M.  l'abbé  Mourot,  encore  qu'il  ait  illustré  son  volume  de 
paysages  et  de  vues,  ne  fait  cependant  pas  de  l'idylle.  Il  donne, 
ce  qui  vaut  mieux  que  des  descriptions  ou  des  foresteries,  une 
énumération  longue  et  détaillée  des  œuvres  qui  fleurissent  là 
et  s'y  épanouissent  au  souffle  des  aspirations  chrétiennes  et  pa- 
triotiques. Il  y  en  a  surtout  pour  les  militaires.  Mais  chacun 
peut  choisir  la  sienne  et  n'éprouvera  que  l'embarras  du  choix  : 
Œuvre  de  la  prière  et  des  tombes.  Œuvre  du  sou  de  Jeanne 
d'Arc,  Confrérie  de  Notre-Dame  des  Armées,  Ligue  des  sœurs  de 
Jeanne  d'Arc,  Petits  pages  de  Jeanne  d'Arc.  Nous  n'avons  pas  à 
en  recommander  une  seule,  mais  nous  pensons  qu'après  avoir  lu 
ce  volume,  on  voudra  être  de  toutes  ou  de  plusieurs. 

H.  CHÉROT,  S.  J. 

Le  duc  de  Richelieu  en  Russie  et  en  France  (1766- 
1822),  par  Léon  de  Grouzaz-Grétet.  Avec  portrait. 
Paris,  Firmin-Didot,  1897.  In-8°,  pp.  xii-512.  Prix  ; 
10  francs. 

Bien  que  le  grand  public  continue  à  prodiguer  son  admiration 
et  sa  curiosité  aux  exploits  de  l'épopée  napoléonienne,  la 
période  de  la  Restauration  commence  à  entrer  dans  l'histoire. 
Jusqu'ici  elle  a  été,  l'on  ne  sait  pourquoi,  la  plus  dédaignée.  Le 
premier  Empire  a  rempli  des  bibliothèques  ;  le  gouvernement 
de  Juillet,  la  deuxième  République  et  le  deuxième  Empire  ont 
inspiré  des  publications  récentes  d'un  vif  intérêt.  A  part 
quelques   mémoires   oU    dés   ouvrages   démodés,  les    règnes  de 


REVUE  DES  LIVRES  707 

Louis  XVIII  et  de  Charles  X  n'ont  encore  rien  inspiré  de  com- 
parable, même  de  loin,  h  ces  belles  œuvres. 

Nous  ne  pensons  pas  que  le  présent  volume,  malgré  la  somme 
considérable  de  travail  qu'il  représente,  et  la  conscience  des 
informations  puisées  aux  sources  russes  et  françaises  les  plus 
authentiques,  change  là-dessus  le  goût  du  public  actuel. 

La  Restauration,  par  certain  côté  ne  ressembla  pourtant  que 
trop  à  notre  triste  époque  ;  elle  fut  le  lendemain  d'une  défaite, 
une  accalmie  réparatrice,  mais  non  une  revanche.  Ses  hommes 
d'État  étaient  usés  d'avance  par  un  passé  malheureux  ou  cou- 
pable ;  ils  apportaient  leurs  préjugés  d'ancien  régime,  leurs 
utopies  de  constituants,  leurs  crimes  de  révolutionnaires,  leur 
servilité  d'impérialistes,  leur  souplesse  de  politiciens  bons  à 
tout  faire,  mais  haïs  ou  méprisés.  De  régicides  h  émigrés  on  se 
jetait  à  la  face  des  torts  inégaux  mais  réels.  Sans  la  merveilleuse 
habileté  de  Louis  XVIII,  le  régime  nouveau  n'eût  jamais  duré 
quinze  ans.  Charles  X  ne  vécut  que  sur  son  prédécesseur. 

Le  duc  de  Richelieu  est  avec  M.  de  Villèle  une  des  figures  les 
plus  distinguées  et  les  plus  honnêtes  de  ce  milieu  très  mêlé  ;  il 
émerge  du  confluent  houleux  et  trouble  où  se  sont  rencontrées 
les  épaves  de  tous  les  régimes  tombés  l'un  sur  l'autre  depuis 
vingt-cinq  ans,  les  Fouché,  les  Talleyrand,  les  Pasquier,  les  Poli- 
gnac.  Ce  n'est  pas  qu'il  n'ait  point  de  faute  à  se  reprocher.  Il  fit 
partie  de  l'armée  autrichienne  qui,  sous  les  ordres  du  général 
Clairfayt,  envahit  le  nord  de  la  France  en  1793  et  1794.  Son 
excuse,  s'il  peut  y  en  avoir  une,  est  qu'il  se  trouvait  déjà  presque 
russe  d'adoption.  C'est  en  qualité  d'officier  d'état-major  russe 
qu'il  combat  son  pays  parmi  ces  étrangers.  Et  puis,  pour  lui,  là 
seulement  où  était  le  roi,  était  aussi  la  France. 

Sous  Catherine,  il  s'était  distingué  par  sa  bravoure  au  siège 
d'Ismaïl,  à  côté  de  Nassau-Siegen,  de  Roger  de  Damas,  du  prince 
de  Ligne  et  des  autres  paladins  qui,  en  cette  fin  écœurante  du 
XVIII*  siècle,  se  battent  contre  le  turc  avec  une  bravoure  digne  des 
Croisés.  Sous  Alexandre  I*',  il  transforme  Odessa  et  colonise  les 
rives  de  la  mer  Noire.  En  1815,  il  ne  sauve  pas  la  France  d'un 
démembrement,  mais  il  lui  obtient,  grâce  à  l'amitié  du  Tsar  vic- 
torieux, de  meilleures  frontières^  Le  principal  honneur  appar- 
tient à  Louis  XVIII  qui  écrivait  à  l'empereur  de  Russie  : 
«  Monsieur  mon  frère,  aurais-je  jamais  pu  présumer  qu'au  lieu 


708  ÉTUDES 

de  ces  conditions  déjà  onéreuses  il  m'en  serait  proposé  d'autres 
qui  allient  la  ruine  au    déshonneur.  Si   la  France  n'avait  plus  à 
espérer  la  révocation  de  l'arrêt  qui  a  pour  but  de  la  dégrader... 
alors  je  n'hésite  plus   à  vous  l'avouer,  Sire,  je  refuserais  d'être 
l'instrument   de  la   perte   de    mon  peuple,   et  je  descendrais  du 
trône,  plutôt  que   de   condescendre   à  ternir  son  antique  splen- 
deur par   un    abaissement   sans  exemple.   »   (P.    153).   Quelques 
années  plus  tard,  au  congrès  d'Aix-la-Chapelle  (1818),  la  France 
monarchique  rentrait  dans  le  concert  européen.  Richelieu  avait 
mérité  d'être    surhomme  le  Libérateur    du  territoire   beaucoup 
plus  que  M.  Thiers,  car  la  France  gardait  l'Alsace  et  la  Lorraine. 
Ses   deux   ministères   et  ses  luttes  avec  le  vilain   monde   des 
mêlées  parlementaires,  monde  composé  alors  comme  aujourd'hui 
d'intrigants,    d'ambitieux,    de  diseurs   et  d'inutiles,   remplissent 
la  majeure  partie  du  volume.  Il  faudrait  un  grand  courage  pour 
descendre  dans  cette  arène,  même  en  simple  spectateur;  M.  de 
Crouzaz-Crétet   l'a   eu  en  historien.  Voici  son  jugement  définitif 
sur  son  héros  :  «  Avec  des  talents  ordinaires,  avec  une  intelli- 
gence moyenne,  sans  aucuns  de  ces  dons  extérieurs  qui  exercent 
une  action  si  puissante  sur  les  foules,  il  est  un  exemple  frappant 
de  ce  que  peuvent  l'amour  du  devoir,  le  culte  de  l'honneur,  le 
dévouement  le  plus  complet  au  pays.   »    Somme  toute,  rien  du 
premier  Richelieu  que  le  nom. 

H.    CHÉROT,   S.    J. 

Mémorial  de  J.  de  Norvins,  publié  avec  un  avertisse- 
ment et  des  notes,  par  L.  de  Lanzac  de  Laborie.  Tome  III, 
1802-1810.  Paris,  Pion,  1897.  In-8%  pp.  356.  Prix  :  7  fr.  50. 

Ce  troisième  volume,  bien  qu'intéressant  encore,  l'est  moins 
pourtant  dans  son  ensemble  que  les  deux  précédents  :  les  déboi- 
res ambitieux  de  l'auteur  y  tiennent  une  trop  large  place. 
L'historien  trouvera  cependant  dans  ces  pages  nombre  d'anec- 
dotes piquantes  qui  illuminent  brillamment  une  figure  et  déga- 
gent nettement  une  situation. 

Nous  sommes  en  pleine  épopée  napoléonienne,  la  personna- 
lité la  plus  marquante  est  donc  tout  naturellement  celle  de 
l'empereur.  Norvins  met  en  relief  des  traits  de  sa  physionomie 
qu'on  n'avait  guère  remarqués  jusqu'ici.  A  l'en  croire,  par  exeni- 


REVUE  DES  LIVRES  709 

pie,  la  vue  d'un  champ  de  bataille  eût  arraché  de  temps  à  autre 
au  tyran  de  l'Europe  des  soupirs  douloureux,  même  des  regrets  ; 
les  cris  des  blessés,  fussent-ils  ennemis,  des  paroles  de  tendre 
compassion  et  des  actes  de  noble  délicatesse.  Avant  d'accepter 
les  renseignements  de  cette  nature,  l'historien  devra  se  souvenir 
que  l'auteur  est  un  incorrigible  enthousiaste  du  grand  homme. 
D'ailleurs  on  sent  passer  dans  ces  lignes  pour  tout  l'entourage 
impérial  comme  un  souffle  puissant  d'admiration,  contre  lequel 
il  est  prudent  de  se  précautionner.  11  sera  sage  également  de 
soumettre  à  une  sévère  critique  des  jugements  passionnés  contre 
Rochambeau,  Murât  lui-même  et  peut-être  Fouché. 

Ce  volume  se  termine  par  un  précieux  index  des  noms  de 
personnes  ;  et,  comme  dans  les  précédents,  les  faits  obscurs  sont 
éclairés  par  des  notes  doctes  et  sûres. 

Cette  publication  ne  saurait  donc  être  négligée  par  les  futurs 
peintres  de  cette  grandiose  époque. 

P.    BLIARD.    S.    J. 

André  Denjoy,  Soldat  et  Apôtre,  Aumônier  militaire  à 
Madagascar,  parJ.  T.  de  Miramont.  1  vol.  in-12,  orné  de 
11  gravures  hors  texte,  édité  par  l'Œuvre  dé  Saint-Paul. 
Prix  :  3  francs. 

Une  vie  uniforme  est  difficile  à  raconter.  Il  est  bien  à  craindre 
que  le  narrateur,  voulant  oflVir  au  public  un  justum  volumen^  ne 
supplée  au  petit  nombre  des  faits  par  des  développements 
moraux  plus  ou  moins  neufs. 

La  vie  du  P.  André  Denjoy  a  fourni  plus  de  ressources  à 
l'habile  biographe.  Elle  est,  d'un  bout  à  l'autre,  variée,  mobile 
comme  le  caractère  même  du  vaillant  aumônier  militaire. 

Enfant,  André  passe  du  lycée  Napoléon  au  collège  des  Jésuites 
de  Poitiers  ;  plus  tard,  après  avoir  servi  dans  les  volontaires  de 
l'Ouest,  il  entre  au  séminaire,  puis  au  noviciat  de  la  Compagnie 
de  Jésus.  Sa  vie  religieuse  elle-même  est  très  mouvementée.  La 
France,  l'Espagne,  Madagascar  le  voient  successivement  exercer 
son  zèle.  Il  se  dévoue  ii  l'éducation  de  la  jeunesse,  il  assiste  les 
cholériques,  il  évangélise  les  Malgaches,  il  prêche  Jésus-Christ 
aux  enfants  de  nos  écoles  primaires,  il  dtcompagne  nos  soldats  et 
les  soutient  dans  les  épreuves  de  la  conquête  de  Madagascar. 


710  ÉTUDES 

Artiste,  cœur  aimant,  âme  active  et  généreuse,  André  passe 
dans  ce  monde  en  faisant  le  bien  et  en  souffrant.  Dieu  lui  a  donné 
un  frère  digne  de  lui;  ils  meurent  tous  les  deux,  l'un  au  Tonkin, 
l'autre  à  Madagascar,  fidèles  à  la  belle  devise  qu'ils  s'étaient 
choisie  :  Fortiter  pro  Deo  usque  ad  mortem. 

M.  J.  T.  de  Miramont  cite  beaucoup  la  correspondance  de  son 
héros.  Dans  ses  lettres,  André  «  se  peignait  lui-même,  avec  ses 
saillies  primesautières,  ses  élans  chevaleresques  et  cette  nature 
impressionnable  et  ardente  qui  n'était  peut-être  pas  imitable 
en  tout,  mais  qui  n'était  vulgaire  en  rien  »  (Préface). 

Cette  âme  de  soldat  et  d'apôtre  est  digne  d'attirer  l'attention 
de  nos  jeunes  gens.  Ils  y  retrouverout  quelque  chose  d'eux- 
mêmes,  de  leurs  aspirations  et  de  leurs  souffrances.  Ils  l'aime- 
ront. Elle  leur  inspirera  le  dégoût  du  dilettantisme  par  le  spec- 
tacle d'un  continuel  dévouement.  La  jeunesse  s'ennuie  beaucoup 
aujourd'hui  :  la  vie  d'André  Denjoy  l'intéressera  par  sa  variété, 
lui  apprendra  à  chercher  dans  l'abnégation  le  vrai  remède  à  un 
mal  trop  réel,  qui  désarme  et  alanguit  à  l'heure  présente  un  trop 
grand  nombre  de  cœurs  vaillants. 

A.  DE   VASSAL,  S.  J. 
*• 

I.  Le  Connétable  de  Bourbon,  drame  en  5  actes  et 
en  vers,  par  G.  Bizet.  —  II.  L'Entrevue  de  Péronne; 
—  Trouvère  et  Troubadour,  par  F.  Simon.  Paris,  Retaux. 

I.  —  L'écueil  que  devait  rencontrer  le  poète,  assez  audacieux  pour 
entreprendre  de  traiter  un  sujet  tel  que  le  connétable  de  Bourbon,  était 
le  manque  d'unité.  M.  Bizet  n'a  pu  l'éviter.  Un  lien  faible  rattache  les 
divers  actes  ;  le  quatrième  pourrait  disparaître  sans  nuire  à  l'ensemble  ; 
le  troisième  est  occupé  par  la  mort  de  Bayard;  le  connétable  ne  paraît 
pas  au  cinquième. 

D'ailleurs  aucun  personnage  ne  concentre  assez  sur  lui  l'attention 
du  spectateur,  aucune  intrigue  ne  relie  assez  étroitement  les  diverses 
parties  pour  suppléer  à  ce  manque  d'unité. 

Et  cependant,  cette  large  part  faite  à  la  critique,  nous  ne  serions  pas 
étonné  que  la  pièce  eût  quelque  succès  sur  un  théâtre  de  collège;  les 
sentiments  sont  élevés  ;  le  dialogue,  vivant  et  bref,  n'est  pas  chargé  de 
longues  tirades;  la  mise  en  scène,  les  décors  sont  de  nature  à  charmer 
les  yeux. 

Les  personnages  sont  sympathiques  :  le  connétable  nous  apparaît 
plus  malheureux  encore  que  criminel;  Arthur,  le  gentil  page,  est  une 


REVUE  DES  LIVRES  7it 

gracieuse  figure  qu'on   regrette   de  ne  voir  ni   au   troisième,    ni  au 
quatrième  acte. 

Si  l'auteur,  en  remaniant  l'intrigue,  y  mêlait  plus  intimement  ce  jeune 
page,  peut-être  arriverait-il  à  corriger  ce  défaut  d'unité  signalé  au 
début.  Nous  espérons  qu'il  trouvera  moyen  d'y  remédier,  et  nous 
souhaitons  à  sa  pièce  un  succès  dû  aux  qualités  du  style  et  à  la  noblesse 
des  sentiments. 

II.  —  Qui  cherche  un  court  dialogue  pour  terminer  une  de  ces 
séances  littéraires  dont  nos  collèges  catholiques  ont  gardé  la  tradition, 
à  l'occasion,  pourra  lire  ÏEntrevue  de  Pérçnne,  et  Trouvère  et 
Troubadour. 

La  première  est  la  mise  en  œuvre  du  récit  que  nous  a  laissé 
Commine  du  séjour  de  Louis  XI  à  Péronne  ;  le  roi,  le  duc,  Commine,  y 
apparaissent  chacun  avec  leur  caractère.  Nous  ferions  un  reproche  à 
l'auteur  d'avoir  trop  fidèlement  suivi  l'histoire.  Louis  XI  avait  en  vue 
la  grandeur  de  la  France  ;  mais  ce  but,  pour  grand  qu'il  soit,  légitime- 
t-il  tous  les  moyens  ?  Entraîné  par  la  verve  facile  de  M.  Simon,  on  serait 
tenté  de  l'admettre;  et  je  le  regretterais  pour  l'honneur  de  la  morale. 

Plus  classique  est  Trouvère  et  Troubadour.  Guillaume  de  Poi- 
tiers, en  face  de  Thurold,  avoue  l'infériorité  de  la  légère  poésie  des 
troubadours  et  reconnaît  la  haute  portée  de  l'œuvre  de  Thurold.  Le 
trouvère  déclame  un  fragment  de  sa  chanson  de  Roland,  le  troubadour 
dit  une  chanson  ensoleillée;  on  les  écoute  l'un  et  l'autre  avec  plaisir; 
on  se  plaint  seulement  que  M.  Simon,  qui  rime  bien,  n'ait  pas  substitué 
dans  tout  le  dialogue  la  poésie  à  la  prose. 

Y.  L.,  S.  J. 

Principes  raisonnes  de  littérature,  par  l'abbé  Vincent, 
PoussiKLGUE,  18<JG,  in-i2,  p.  vii-288. 

M.  l'abbé  Vincent  nous  promet  dans  sa  préface  un  traité  n  la 
fois  sérieux  et  pratique.  Il  veut  former  l'esprit  des  enfants  tout 
en  les  préparant  aux  examens  universitaires.  Les  idées  manquent 
à  nos  jeunes  rhétoricicns.  «  Ne  pouvant  mettre  en  jeu  l'intelli- 
gence, qui  n'a  que  des  notions  obscures  et  brouillées,  ils  ont 
recours  à  la  mémoire.  Ils  font  une  juxtaposition  de  phrases 
en  l'air,  d'appréciations  empruntées  çà  et  là,  et  non  pas 
une  composition^  c'est-à-dire  un  développement  logique  et  per- 
sonnel... »  (p.  vi).  Aussi,  l'auteur  des  Principes  raisonnes  s'cst-il 
appliqué  «  à  préciser  le  vocabulaire  littéraire,  vague  et  flot« 
tant,    en   bien   des   points,    pour  nos  écoliers,...    à  verser   des 


712  ETUDES 

connaissances  exactes  dans  des  intelligences  neuves  encore...  » 
Le  but  visé  est  atteint,  croyons-nous.  En  trois  cents  pages 
environ,  M.  l'abbé  Vincent  nous  donne  une  bonne  synthèse  des 
préceptes  anciens  et  des  derniers  travaux  de  la  critique.  L'expo- 
sition est  claire  et  méthodique.  Une  heureuse  disposition  typo- 
graphique met  en  saillie,  dans  chaque  question,  les  titres  et 
les  points  importants. 

M-.  l'abbé  Vincent  a  fait,  dans  ses  citations,  une  large  part 
aux  critiques  et  penseurs  chrétiens  de  notre  époque.  Nous  l'en 
félicitons.  En  effet,  n'est-il  pas  imprudent  et  injuste  de  laisser 
croire  à  la  jeunesse  catholique  que  l'enseignement  neutre  ou 
rationaliste  est  le  seul  qui  compte? 

Les  préceptes  raisonnes  complètent  fort  heureusement  une 
collection  déjà  riche  et  digne  d'attirer  l'attention,  celle  de 
l'alliance  des  Maisons  d'éducation  chrétienne. 

A.  DE  VASSAL,  S.  J. 

Planisphère  mural  à  échelle  du  1  :  12.500.000.  Trois  gran- 
des feuilles,  papier  fort.  Paris,  Delagrave,  1897.  Prix  :  les 
trois  bandes,  25  fr.  ;  deux  bandes,  18  fr.  ;  une  bande^ 
10  francs. 

La  maison  Delagrave  vient  d'ajouter  à  ses  publications  géogra- 
phiques, bien  connues  et  justement  appréciées,  un  grand  planis- 
phère mural,  dressé  sous  la  compétente  direction  du  général 
Niox.  Les  trois  parties  dont  il  se  compose  et  qu'on  peut  à 
volonté  réunir  ou  séparer  {Europe^  Afrique,  Asie  occidentale 
et  centrale,  —  Asie  orientale,  Australie  et  Polynésie  —  Amé- 
rique), ont  un  développement  total  de  3  m.  62  en  largeur  et 
1"90  en  hauteur.  Toute  la  carte  est  coloriée,  avec  teintes  diffé- 
renciées de  manière  à  bien  distinguer  les  limites  de  chaque 
pays  ;  et  il  est  à  observer  que  les  colonies  ont  en  général  la 
teinte  de  la  métropole.  Les  indications  orographiques  (monta- 
gnes, fleuves)  sont  naturellement  réduites  aux  plus  essentielles  ; 
de  même  pour  les  communications  internationales,  chemins  de 
fer  et  lignes  ou  câbles  télégraphiques.  Nous  recommandons  très 
volontiers  cette  publication,  spécialement  aux  maisons  d'édu- 
cation. Très  claire,  facile  à  lire  même  d'assez  loin,  agréable  à  la 
vue,   elle  sera  très  utile  pour   le  premier    enseignement  de  la 


REVUE  DES  LIVRES  713 

géographie,  et  elle  peut  même  servir  à  décorer  des  murs  de 
collège  :  les  élèves  y  prendront,  presque  sans  effort,  une  con- 
naissance juste  de  la  charpente  générale  de  notre  globe,  de  ses 
principales  divisions  physiques,  ethniques  et  politiques,  enfin  de 
tous  les  grands  traits  de  la  face  du  monde  terrestre. 

J.  B.,  S.  J. 

"What  -was  the  Gunpovrder  plot?  The  traditional 
story  tested  by  original  évidence  («  Qu'était-ce  que 
la  conspiration  des  poudres  ?  L'histoire  traditionnelle 
contrôlée  par  les  documents  originaux  »),  par  John 
Gérard,  S.  J.  Londres,  Osgood,  1897.  In-12,  pp.  xiv-288. 
Figures.  Prix  :  6  sh. 

Ce  remarquable  travail  est  digne  h  tous  égards  d'attirer  l'atten- 
tion. 11  se  recommande  notamment  par  l'importance  des  docu- 
ments que  l'auteur  a  mis  en  lumière.  Ses  recherches  vengent 
péremptoirement  l'honneur  des  catholiques  anglais  des  odieuses 
accusations  portées  contre  eux,  h  propos  de  la  «  conspiration  des 
poudres  ».  Désormais,  il  est  très  vraisemblable  que  tout  ce 
prétendu  complot  a  été  organisé  par  le  sectaire  ministre  de 
Jacques  I*"",  Robert  Cecil,  comte  de  Salisbury,  dont  les  pre- 
mières victimes,  tous  hommes  exaltés,  avaient  été,  le  sachant  ou 
non,  les  instruments.  Cette  conclusion  est  fondée  sur  les  papiers 
mêmes  de  Cecil,  la  folie  de  l'entreprise,  les  contradictions 
nombreuses  entre  le  récit  oflTiciel  et  les  faits  certains,  etc.  En 
étudiant  l'exposé  présenté  par  le  P.  Gérard,  il  est  impossible  de 
douter  du  fait  d'inventions  mensongères  mises  en  circulation 
par  le  puissant  ministre  pour  amener  une  nouvelle  persécution 
des  catholiques,  et  surtout  des  prêtres  et  des  jésuites.  Le  P. 
Gérard  s'abstient  de  prononcer  un  jugement  formel  sur  un  autre 
point,  à  savoir,  si  la  fameuse  conspiration  des  poudres  a  eu  un 
commencement  d'exécution  ;  mais  du  moins,  comme  il  le  démon- 
tre, jusqu'ici  on  n'a  aucune  preuve  certaine  qu'il  y  ait  eu  une 
seule  livre  de  poudre  placée  de  fait  sous  la  Chambre  du  parle- 
ment à  Westminster.  En  résumé,  jamais  l'axiome  is  fecit  cui 
prodest  n'a  reçu  une  application  mieux  motivée,  et  Robert  Cecil, 
comte  de  Salisbury,  mérite  d'être  désormais  regardé  comme 
l'auteur  véritable  de  la  conspiration  dos  poudres.  Très   proba- 


714  ÉTUDES 

bleraent  il  en  a  tenu  tous  les  fils,  et  un  mystère  encore  inson- 
dable plane  sur  le  fait  même  de  l'exécution,  c'est-à-dire  la  mise 
en  place  de  la  poudre.  De  nombreuses  illustrations,  toutes  bien 
choisies,  mettent  sous  les  yeux  du  lecteur  le  théâtre  et  les  acteurs 
du  drame. 

Nous  devons,  pour  le  moment,  nous  borner  h  ces  indications 
sur  un  ouvrage  digne  d'une  analyse  plus  approfondie. 

A.  HAMY,  S.  J. 

I.  —  Entretiens  sur  la  règle  du  tiers-ordre  séculier  de 
Saint-François  d'Assise,  par  Charles  de  Montenon. 
Paris,  Oudin,    1897.   In-i2,   pp.   xlvii-244. 

II.  —  Les  Religieuses  franciscaines.  Notice  sur  les 
diverses  congrégations  de  sœurs  du  tiers-ordre  ré- 
gulier de  Saint- Franc  ois  établies  actuellement  en 
France.  Paris,  Poussielgue,  1897.  In-18,  pp.  xvi-478. 
Prix  :  3  fr.  50. 

I-  —  Le  Saint-Père  a  célébré,  le  30  mai,  le  vingt-cinquième  anni- 
versaire de  son  entrée  dans  le  tiers-ordre  de  Saint-François.  A  cette 
occasion,  deux  travaux  ont  paru  qui  présentent  un  égal  intérêt. 
M.  Charles  de  Montenon,  auteur  du  premier,  s'adresse  surtout  à  ses 
cotertiaires  ;  mais  en  même  temps  qu'il  leur  explique  la  lettre  et  l'es- 
prit de  leurs  règles,  il  offre  aux  gens  du  monde  qui  seraient  désireux  de 
s'y  soumettre  ou  seulement  de  les  connaître,  un  exposé  simple  et  clair, 
écrit  avec  distinction  et  enrichi  de  documents  utiles. 

Il  a  raison  de  reproduire  en  tête  la  belle  encyclique  Auspicato  du 
17  septembre  1882,  par  laquelle  Léon  XIII  engagea  vivement  les 
fidèles,  à  propos  du  sept  centième  anniversaire  de  la  naissance  de  saint 
François  d'Assise,  à  entrer  dans  le  tiers-ordre  qui  vit  encore  de  son 
esprit.  Mais  Léon  XIII,  avec  sa  largeur  de  vues  habituelles,  ne  s'est 
pas  contenté  de  recommander  au  peuple  chrétien  d'aujourd'hui  cette 
institution  religieuse  du  treizième  siècle,  il  a  voulu  l'adapter  aux  temps 
modernes.  Dans  une  constitution  apostolique  donnée  l'année  suivante 
(30  mai  1883),  il  a  accommodé  à  notre  époque  et  adouci  des  prescrip- 
tions qui  seraient  de  nature  à  détourner  nos  contemporains  de  lois  et 
de  pratiques  devenues  difficilement  applicables. 

M.  de  Montenon  s'efforce  de  faire  ressortir  ces  différences  entre  l'an- 
cien et  le  nouveau  régime  et  il  s'en  acquitte  avec  méthode  et  sûreté.  Nous 
ne  lui  adresserons  qu'un  reproche  en  commentant  la  règle  des  pères 
de  famille  —  car  il   s'agit  du  tiers-ordre  séculier  —  qui  leur  interdit 


I 


REVUE  DES  LIVRES  715 

«  de  laisser  entrer  dans  leur  maison  les  livres  et  les  journaux  pouvant 
porter  quelque  atteinte  à  la  vertu  »  et  leur  défend  d'en  permettre  la 
lecture  à  leurs  subordonnés,  il  déclare  «  inutile  d'insister  longuement 
sur  la  convenance  d'une  telle  prescription  »  (p.  120).  M.  de  Montenon 
qui  écrit  dans  la  bonne  presse,  sait  pourtant  quels  ravages  exerce  la 
mauvaise,  et  lui-même  s'en  plaint  ici  en  excellents  termes  ;  peut-être 
était-ce  le  cas  de  développer  davantage,  car  le  bon  saint,  né  dans  les 
montagnes  de  l'Ombrie,  au  moyen-âge,  n'avait  point  prévu  ce  péril 
social. 

Dans  la  première  partie,  l'auteur  examine  successivement  la  Règle, 
la  Vocation,  la  Réception,  l'Habit  et  le  Noviciat.  Dans  la  seconde, 
consacrée  aux  devoirs  et  aux  obligations,  il  passe  en  revue  les  conseils 
concernant  la  vie  dans  le  monde,  les  rapports  avec  Dieu,  la  charité 
fraternelle  et  l'aumône.  La  troisième  s'occupe  de  l'organisation  hiérar- 
chique. 

C'est  un  manuel  complet,  à  la  fois  théorique  et  pratique,  tel  que 
pouvait  lui  dicter  sa  double  expérience  des  choses  franciscaines  et  de 
la  société  du  jour. 

II.  —  Dans  le  précédent  ouvrage  il  est  question  d'hommes  et  de 
laïques  (on  sait  que  l'ex-ministre  Turquet  s'est  fait  tertiaire  de  Saint- 
François)  ;  dans  le  volume  du  P.  Norbert,  au  contraire,  il  s'agit  de 
religieuses.  Le  tiers-ordre  dont  il  traite  est  régulier  et  non  séculier. 
Son  livre  est  une  sorte  d'Annuaire  complété  par  des  notices  histo- 
riques. Grâce  à  son  enquête,  nous  apprenons  qu'il  existe  en  France, 
sans  compter  les  Clarisses,  plus  de  7.600  religieuses  franciscaines, 
réparties  en  cinquante  congrégations  indépendantes  et  quatre  cent 
cinquante  et  une  maisons.  Dans  le  monde  entier,  elles  sont  35.000. 
Elles  s'appliquent  à  toutes  les  œuvres  de  miséricorde  en  France  et  au 
Levant,  au  Dahomey  et  au  Congo,  aux  Indes  et  en  Chine,  enfin  dans 
1«»  deux  Amériques.  Il  ne  leur  manquait  qu'une  histoire.  Elles  la 
possèdent  désormais.  Amis  et  ennemis  s'y  instruiront  et  peut-être  se 
rapprocheront-ils . 

H.  CHÉROT,  S.  J. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 


Mai  9.  —  A  Brest  (1'®  circonscription),  M.  Pichon,  républicain 
modéré,  est  élu  député,  en  remplacement  de  l'amiral  Vallon,  radical, 
décédé. 

li.  —  Mgr  l'Évêque  de  Clermont  est  déféré  comme  d'abus  au 
Conseil  d'Etat,  pour  sa  lettre  du  16  avril  aux  Supéi'ieures  des  Congré- 
gations religieuses  attaquées  par  le  fisc.  (Cf.  Études,  5  mai,  p.  429). 

—  A  Rome,  en  l'église  de  Saint-Louis-des-Français,  service  solen- 
nel pour  les  victimes  du  Bazar  de  la  charité.  S.  E.  le  cardinal  Perraud 
prononce  un  discours,  éloquent  et  plein  de  tact,  sur  les  fruits  du  sacri- 
fice accompli  par  tant  d'âmes  généreuses. 

12.  —  L'ambassadeur  de  Russie  à  Paris  remet  au  Président  de  la 
République  une  lettre  autographe  du  Tsar,  offrant  à  son  «  très  cher  et 
grand  ami  »  les  condoléances  de  l'impératrice  et  les  siennes,  pour  la 
catastrophe  du  4  mai. 

13.  —  A  Constantinople,  les  ambassadeurs  ont  remis  à  la  Porte  un 
mémorandum  dans  lequel  ils  offrent  la  médiation  des  puissances  et 
notifient  l'adhésion  de  la  Grèce.  La  Porte  a  simplement  accusé 
réception. 

15.  — A  Paris,  obsèques  de  la  duchess»  Sophie-Charlotte-Augus- 
tine  de  Bavière,  épouse  de  S.  A.  R.  le  duc  d'AIençon,  sœur  de  l'impé- 
ratrice d'Autriche,  morte  victime  de  son  dévoûment,  le  4  mai,  au  Bazar 
de  la  charité. 

—  Le  Souverain  Pontife  publie  une  Encyclique  sur  la  dévotion  au 
Saint-Esprit.  En  voici  l'analyse  : 

JésuB-Christ  a  transmis  au  Saint-Esprit  la  mission  sanctificatrice  qu'il 
avait  reçue  de  Dieu  le  Père  ;  le  Pape  continue  sur  la  terre  l'œuvre  du  Christ 
qui  a  deux  buts  :  1"  restaurer  l'esprit  chrétien  dans  la  société  et  la  famille  ; 
2°  réconcilier  avec  l'Eglise  catholique  ceux  qui  en  sont  séparés  pour  une 
question  de  foi  ou  d'obéissance.  Cette  œuvre  est  celle  du  Saint-Esprit. 

a  Nous  Nous  sommes  continuellement  efforcé,  dit  le  souverain  Pontife, 
avec  le  secours  du  Christ  conservateur  des  hommes,  prince  des  pasteurs  et 
gardien  de  nos  âmes,  d'imiter  les  exemples  qu'il  nous  a  donnés.  Nous  Nous 
sommes  religieusement  attaché  à  la  fonction  qu'il  a  conCée  aux  apôtres,  et 
particulièrement  à  Pierre,  «  dont  la  dignité,  même  dans  un  héritier  indigne, 
ne  défaillit  pas.»  (Léo  Mt  serm.  II  in  anniv.  ass.  suse).  Pénétré  d^e  dessein, 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE  717 

Non»  avons  voulu  que  tous  No8  travaux  entrepris  et  poursuivis  par  Nous 
durant  Notre  pontificat  dëjà  si  long,  conspirassent  h  deux  fins  principales  : 
en  premier  lieu,  la  restauration  de  la  vie  chrétienne  dans  la  société  civile  et 
domestique,  tant  chez  les  princes  que  chez  les  peuples,  parce  que,  chez  tous 
les  hommes,  il  n'y  a  pas  de  véritable  vie  qui  ne  découle  du  Christ  ;  en 
second  lieu  la  réconciliation  de  tous  ceux  qui,  par  la  foi  où  par  l'obédience, 
se  trouvent  séparés  de  l'Église;  puisque  très  certainement  l'intention  du 
Christ  est  de  les  réunir  tous  dans  un  seul  bercail  sous  un  seul  Pasteur. 

«  Aujourd'hui  que  Nous  voyons  s'approcher  le  terme  de  Notre  vie,  Nous 
éprouvons,  plus  vivement  que  jamais,  le  désir  de  recommander  à  l'Esprit- 
Saint,  qui  est  Amour  vivifiant,  l'œuvre  de  Notre  Apostolat,  telle  que  Nous 
l'avons  conduite  jusqu'ici,  afin  que  cet  Esprit  la  rende  féconde  et  on  fasse 
mûrir  les  fruits.  Nous  avons  résolu,  pour  que  ces  fruits  soient  meilleurs  et 
plus  abondants,  de  vous  adresser  la  parole  aux  environs  des  fêtes  de  la 
Pentecôte,  en  vous  parlant  de  la  présence  et  de  la  vertu  merveilleuse  de 
l'Esprit-Saint,  et  en  vous  rappelant  combien,  soit  dans  l'Église  en  général, 
soit  dans  chaque  âme.  Il  agit  et  exerce  d'heureuses  influences,  grâce  k 
l'admirable  abondance  de  ses  dons  supérieurs.  De  là  vient  —  chose  que 
Nous  désirons  avec  ardeur  —  que  la  foi  en  le  mystère  de  l'auguste  Trinité 
s'entretient  et  se  ranime  dans  les  esprits,  et  que  surtout  la  piété  augmente 
et  s'embrase  k  l'égard  de  l'Esprit  divin,  &  qui  tout  homme  doit  principale- 
ment rendre  grâce  toutes  les  fois  qu'il  obtient  de  suivre  les  voies  de  la  vérité 
et  de  la  justice.  Car,  comme  l'a  dit  saint  Basile,  «  qui  niera  que  les  dons  faits 
h.  l'homme  par  Dieu  et  par  Notre  Sauveur  Jésus-Christ  selon  la  bonté  de 
Dieu,  produisent  leurs  fruits  par  la  grâce  de  l'Esprit  ?  (De  Spiritu  Sancto, 
c.  XVI,  n»  39.)  » 

Avant  d'aborder  ce  sujet,  il  est  utile  de  donner  certaines  notions  précises 
sur  le  mystère  de  la  Sainte-Trinité.  Car  il  est  facile,  en  ce  sujet,  d'errer  dans 
le  culte  ou  dans  la  foi,  en  confondant  les  trois  personnes  ou  en  dirisant  la 
nature  divine. 

C'est  pour  ce  motif  qu'Innocent  XII  a  refuse  une  fête  spéciale  pour  Dieu 
le  Père.  Si  on  célèbre  les  mystères  du  Verbe  Incamé,  il  n'y  a  pas  de  fête 
pour  le  Verbe  en  tant  que  seconde  Personne  de  la  Trinité.  Enfin,  la  Pente- 
côte honore  la  mission  extérieure  du  Saint-Esprit.  C'est  aussi  pour  cela  que 
l'Église  a  institué  en  l'honneur  de  la  Trinité  une  fête  rendue  obligatoire  par 
Jean  XXII. 

La  Rédemption  est  la  principale  des  oeuvres  extérieures  de  Dieu.  Cette 
oeuvre  étant  toute  de  charité,  a  été  confiée,  après  Jésus-Christ,  nu  Saint- 
Esprit. 

La  colombe  du  Jourdain  signifiait  la  mission  extérit-yre  du  Saint-Ksprit 
dans  l'Église;  Il  la  manifesta  clairement  pour  la  première  fois  au  jour  de  la 
Pentecôte  par  les  langues  de  feu. 

Cette  elTusion  lumineuse  indiquait  l'assistance  dogmatique  permanente  du 
Saint-Esprit  dans  l'Église.  C'est  par  le  Saint-Esprit  que  se  fait  la  consécra- 
tion des  évèques  et  l'ordination  des  prêtres. 

Le  Saint-Esprit  a  habité  \c*  personnages  de  l'Ancien  Testament,  mais  son 


718  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 

effusion  n'a  été  vraiment  abondante  que  dans  la  nouvelle  loi.  C'est  par  elle 
que  nous  devenons  fils  adoptifs  de  Dieu. 

Cette  régénération  commence  par  le  Baptême  et  se  fortifie  par  la  Confir» 
mation  où  le  Saint-Esprit  se  donne  lui-même.  Nous  devenons  ainsi  se» 
temples.  Il  joue  dans  notre  âme  le  rôle  du  cœur  dans  le  corps  humain. 

Ces  largesses  réclament  de  notre  part  docilité  et  zèle. 

Cette  influence  est  ignorée  de  nos  jours  ;  les  prédicateurs  doivent  la. 
rappeler  aux  fidèles. 

A  chacune  de  nos  inclinations  mauvaises  correspond  un  don  du  Saint- 
Esprit;  nous  devons  donc  les  demander  avec  instance  ainsi  que  nous  l'en»- 
seigne  l'Eglise  au  jour  de  la  Pentecôte  :  Veni,  Sancte  Spiritus. 

Le  Souverain  Pontife  termine  en  ordonnant  une  neuvaine  de  prières  pré- 
paratoire aux  solennités  de  la  Pentecôte  ;  elle  devra  être  célébrée  dans  toutes 
les  églises  paroissiales  et,  si  les  évêques  le  jugent  à  propos,  dans  toutes  le» 
églises. 

Une  indulgence  de  sept  ans  et  de  sept  quarantaines  est  accordée  pour 
chaque  jour. 

Une  indulgence  plénière  peut  être  gagnée  un  des  jours  de  la  neuvaine  oa 
de  l'octave  aux  conditions  ordinaires. 

Pour  les  fidèles  qui  diraient  des  prières  spéciales  durant  l'octave  jusqu'à 
la  fête  de  la  Trinité,  les  mêmes  indulgences  sont  accordées  que  pour  la. 
neuvaine  préparatoire  à  la  Pentecôte. 

17.  —  A  Paris,  obsèques  de  S.  A.  R.  le  Prince  Henri-Eugène- 
Philippe-Louis  d'Orléans,  duc  d'Aumale. 

18.  —  A  Paris,  reprise  des  travaux  parlementaires. 

M.  Brisson,  président  de  la  Chambre  des  députés,  croit  devoir  pro— 
tester  contre  le  discours  prononcé  à  Notre-Dame  le  9  mai  et  il  le  fait, 
en  ouvrant  la  séance  par  une  sortie  brutale  contre  Dieu  et  contre  la 
doctrine  catholique  de  l'expiation  et  de  la  rédemption  des  coupables 
par  le  sacrifice  de  victimes  pures.  Dans  un  moment  de  surprise,  la 
Chambre  se  laisse  entraîner  par  une  manœuvre  préparée,  et  vote  l'affi-- 
chage  de  l'allocution  présidentielle. 

M.  le  comte  Albert  de  Mun,  qui  était  absent  de  la  séance,  a  adressé  à 
M.  Brisson  la  lettre  suivante  : 

Paris,  le  20  mai  1897. 

Monsieur  le  président. 

Je  n'étais  pas  présent  à  l'ouverture  de  la  séance  de  mardi  et  je  n'ai  pas 
entendu  votre  allocution.  Si  j'avais  été  là  j'aurais  certainement  protesté  contre 
vos  paroles,  en  combattant  la  proposition  d'affichage  de  votre  discours^ 

J'espérais  le  faire  aujourd'hui  à  l'occasion  du  procès-verbal  de  la  dernière 
séance  :  mais  vous  m'avez  observé  qu'aucun  usage  parlementaire  ne  pouvait 
vous  autoriser  à  me  donner  la  parole  dans  ces  conditions. 

Il  m'est  impossible  cependant  de  ne  pas  faire  entendre  publiquement  la. 
déclaration  que  j'aurais  voulu  porter  à  la  tribune. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAIIiE  719 

Le  président  de  la  Chambre  me  parait^  en  effet,  «voir  outrepasse  son  droit 
en  opposant  à  la  thèse  formulée  hors  de  cette  assemblée,  et,  du  fauteuil  où 
sa  parole  est  soustraite  à  toute  discussion,  une  réponse  directe  qui  est  elle- 
même  une  thèse  doctrinale  présentée  dans  une  forme  blessante  pour  la  foi 
catholique. 

Un  tel  langage  ne  pouvait,  à  mes  yeux,  être  tenu  au  nom  de  la  Chambre. 

L'a(Gchage  de  votre  discours,  monsieur  le  président,  en  aggravant  cette 
manifestation,  en  fait  une  offense  contre  les  sentiments  chrétiens  d'une 
grande  partie  de  la  natlott. 

Elle  appelle  une  ferme  protestation. 

La  catastrophe  du  4  mai  était  un  malheur  assez  grand  pour  n'éveiller  dans 
les  âmes  que  de  douloureuses  pensées  et  des  méditations  dont  la  conscience 
de  chacun  peut  seule  dicter  l'inspiration. 

Les  familles  qu'elle  a  cruellement  frappées  ne  trouvent  leur  consolation  que 
dans  la  foi  qui  les  soutient,  et  si  la  compassion  publique  leur  est  de  quelque 
soulagement,  c'est  à  la  condition  qu'elle  ne  s'exprime  pas  dans  une  sorte 
d'injure  à  leurs  croyances  qui  n'en  ferait  pour  elles  qu'une  douleur  de 
plus. 

Veuillez  agréer,  monsieur  le  président,  l'assurance  de  mes  sentiments 
respectueux. 

A.  DE  MUN. 

—  Le  Tsar  écrit  au  sultan  une  lettre  personnelle,  pour  lui  demander 
de  favoriser  les  n«':gocîations  relatives  à  l'armistice  et  à  la  paix. 

—  La  Porte,  qui  avait  différé  de  répondre  aux  puissances,  afin  de 
faire  occuper  à  ses  troupes  les  positions  de  Domokos  et  dinvoquer  le 
fait  accompli  en  faveur  d'un  accroissement  territorial,  commence  les 
négociations  en  vue  d'un  armistice. 

—  Au  Reischtag  allemand,  après  une  discussion  très  vive,  la  pro- 
position portant  que  «  la  fédération  des  sociétés  politiques,  quelles 
qu'elles  soient,  est  autorisée  sur  tout  le  territoire  de  l'empire  »,  et  que 
«  toutes  les  législations  particulières  contraires  À  ce  principe  sont  et 
demeurent  abolies  »,  est  adoptée  par  207  voix  contre  53. 

C'est  là  un  coup  droit  porté  au  gouvernement,  qui  cherchait  à  obte- 
nir du  Landtag  prussien  le  vote  d'une  loi  restrictive  de  la  liberté 
d'association. 

19.  —  A  Châtellerault  (Vienne),  bénédiction  solennelle  de  la  cloche, 
offerte  par  le  Tsar  à  l'église  Saint-Jean,  en  souvenir  de  l'accueil  fait 
aux  officiers  russes,  chargés  de  surveiller  la  fabrication  de  500.000 
fusils. 

20.  —  Au  Vatican,  le  Souverain  Pontife  tient  le  dernier  des  consis- 
toires préparaluircs  h.  la  canonisation  des  BB.  Fourier  et  Zaccaria. 

—  A  Paris,  imposition  de  la  barette  cardinalice  aux  trois  nouveaux 
princes  de  l'Église.  Le  cardinal  Coullié  harangue  le  Président  de  la 
République. 


720-  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 

—  L'Armistice  est  signée  entre  les  Grecs  elles  Turcs. 

21.  —  Mgr  Denêchau,  évêque  de  Tulle,  est  définitivement  acquitté 
du  délit  de  procession. 

—  A  Mostaganem  (Algérie),  une  bande  de  juifs  ayant  maltraité  un 
groupe  de  cyclistes,  les  maisons  et  boutiques  Israélites  ont  été  attaquées 
par  la  population  en  fureur.  Le  mouvement  antijuif  s'étend  dans  le 
département  d'Oran  ;  des  mesures  doivent  être  prises  par  les  autorités. 

23.  —  A  la  Chambre  Française,  interpellation  de  M.  Gauthier  (de 
Clagny)  sur  la  «  politique  orientale  »  du  ministère.  M.  Hanotaux  renou- 
velle les  déclarations  déjà  faites,  et  on  passe  à  l'ordre  du  jour. 

24.  —  Le  Souverain  Pontife  publie  une  Lettre  apostolique  relative 
à  la  prochaine  canonisation. 


Le  25  Mai  1897. 


Le  gérant:  G.  BERBESSON 


Imp.  Yrert  ol  Tellier,  Calorie  du  Commerce,  10,  k  Amiens. 


UN  JUBILÉ   ROYAL  (1837-1897) 


I 

Soixante  ans  ont  donc  passé  depuis  ce  jour  du  21  juin  1837 
où,  dans  le  palais  de  Kensington,  on  dut  réveiller  la  prin- 
cesse Victoria,  fille  de  la  duchesse  de  Kent,  pour  la  saluer 
du  nom  de  reine  et  de  majesté.  Le  roi  Guillaume  IV  venait 
de  mourir  dans  la  nuit.  A  peine  avait-il  expiré,  Tarchevéque  de 
Cantorbéry  et  le  grand  chambellan  marquis  de  Gonyngham 
avaient  quitté  Windsor  pour  se  rendre  à  Kensington,  et  les 
deux  dignitaires  porteurs  d'une  couronne  étaient  obligés  de 
frapper  à  coups  redoublés  à  la  grille  du  palais  pour  se  faire 
ouvrir;  il  était  cinq  heures  du  matin.  Une  fois  entrés,  ils 
avaient  presque  à  user  de  violence  envers  une  dame  de 
service  qui  ne  voulait  pas  troubler  le  repos  de  sa  maî- 
tresse. 11  fallut  parlementer,  invoquer  l'intérêt  de  l'État  ;  et 
ce  n'est  qu'après  quelques  instants  que  la  princesse  apparut, 
enveloppée  d'un  long  peignoir  blanc,  les  cheveux  encore 
en  désordre,  les  pieds  nus  dans  des  pantoufles,  pour 
recevoir  et  écouter  les  deux  graves  personnages.  Elle  s'était 
endormie   princesse   royale  ;   elle  se   réveillait  souveraine. 

Peu  après,  elle  donnait  audience  au  premier  minisire, 
lord  Melbourne,  homme  aimable  et  libéral,  pour  qui  elle  a 
gardé  une  préférence,  tant  qu'il  a  vécu.  Dès  la  matinée,  elle 
présidait  le  conseil  privé,  qu'elle  charmait  par  sa  bonne 
grâce,  par  sa  dignité  simple  et  aisée.  ^C'était  la  jeunesse 
arrivant  au  trône  dans  l'éclat  de  la  dix-huitième  année  ; 
Victoria  avait  î^tteint  sa  majorité,  dix-huit  ans,  depuis  moins 
d'un  mois,  le  24  mai  1837.  i 

Le  20  novembre,  elle  se  rendait  à  la  Chambre  haute  afin 
de  procéder  à  l'ouverture  du  nouveau  Parlement. 

Le  28  juin  1838,  eut  lieu  la  cérémonie  du  couronnement. 
Après  une  suite  de  rois  peu  populaires  et  qui  ne  méritaient 

LXXI.  —  46 


722  UN  JUBILÉ  ROYAL 

pas  de  Fêtre,  le  peuple  anglais  ne  se  lassait  pas  de  saluer 
avec  enthousiasme  Faurore  radieuse  d'un  règne  dont  il  ne 
pouvait  cependant  pressentir  alors  ni  Fétendue  ni  la  gran- 
deur. La  journée  fut  splendide.  On  sait  que  par  une  inspi- 
ration originale  ethardie,  que  Févénement  devait  justifier,  le 
gouvernement  de  Juillet  se  fit  représenter  à  cette  fête,  où 
toutes  les  dynasties  de  FEurope  s'étaient  donné  rendez-vous, 
par  un  soldat  de  fortune,  et  envoya  à  cette  occasion,  comme 
anïbassadeur  extraordinaire,  dans  la  patrie  de  Wellington, 
le  général  qui  avait  été,  en  Espagne  et  en  France,  Fadver- 
saire  souvent  heureux  du  vainqueur  de  Waterloo.  Fêté  par 
Faristocratie,  acclamé  par  la  foule,  le  maréchal  Soult  fut, 
pendant  plusieurs  jours,  l'objet  d'une  de  ces  ovations 
comme  il  ne  s'en  voit  que  sur  les  bords  de  la  Tamise.  Au 
défilé  du  cortège,  sa  voiture  «  qui  était  en  forme  de  gondole, 
d'un  fond  bleu  avec  des  ornements  d'argent  et  surpassait  en 
richesse  celle  des  autres  diplomates  »,  fut  accueillie  sur  tout 
le  parcours  par  des  hourras  frénétiques.  Le  succès  du  vieux 
soldat  se  confondait,  pour  le  rehausser,  avec  celui  de  la 
jeune  reine. 

L'antique    abbaye   de   Westminster    avait    été    le    digne 
théâtre  de  la  grande  solennité. 

Toutes  les  formalités  préliminaires  étaient  accomplies. 
Depuis  lors  la  reine  Victoria  a  régné,  elle  règne  encore  ; 
elle  a  traversé  ces  deux  tiers  de  siècle  non  sans  avoir  eu 
ses  épreuves,  épreuves  privées  et  épreuves  publiques  ;  mais 
sans  avoir  été  exposée  à  ces  crises  violentes  qui  s'appellent 
des  révolutions,  sans  avoir  été  menacée  ou  méconnue  dans 
son  autorité,  sans  cesser  d'être  respectée  comme  souveraine 
et  comme  femme. 
ê 

Plus  encore  que  ses  noces  d'or  d'il  y  a  dix  ans,  son  jubilé 
de  diamant,  auquel  toute  FEurope  s'intéresse,  sera  pour 
I  l'Angleterre  une  vraie  fête  populaire,  caractérisée  par  la 
spontanéité  du  sentiment  public.  Trop  souvent  ces  sortes  de 
manifestations  gardent,  en  dépit  de  toutes  les  apparences, 
quelque  chose  de  la  froideur  officielle,  et  ressemblent 
toujours  plus  ou  moins  à  une  représentation  organisée 
d'avance  par  les  pouvoirs,  intéressés  à  amuser  le  populaire. 


UN  JUBILÉ  ROYAL  *  723 

A  cette  heure,  en  Angleterre,  rien  qu'à  voir  la  fièvre  des 
préparatifs  il  était  déjà  impossible  de  s'y  méprendre,  c'est 
bien  Ig  sentiment  d'un  peuple  libre  qui  éclate,  sans  distinc- 
tion dans  toutes  les  classes,  qui  jaillit  de  lui-même  du  fond 
des  masses  nationales,  sans  suivre  aucun  mot  d'ordre. 
Demain  toutes  les  affaires  y  seront  suspendues  pour  un  jour  ; 
et  partout  où  il  y  a  un  anglais  dans  le  monde,  de  l'Europe 
.  au  fond  de  l'Asie,  de  Gibraltar  à  l'Australie,  il  y  aura  unani- 
mité d'enthousiasme;  le  jubilé  delà  reine  sera  le  jubilé  de 
la  nation  britannique. 

Non  pas  que  les  Anglais  obéissent  en  cette  circonstance  à 
un  entraînement  de  loyalisme  naïf  et  superstitieux  pour  la 
royauté.  Le  temps  n'est  plus  des  chevaleresques  dévoue- 
ments à  la  façon  de  Flora  Macdonald  et  de  Glaverhouse.  La 
dynastie  de  Hanovre  est  dépourvue  de  ce  je  ne  sais  quoi  qui 
achève  les  physionomies  royales,  de  ce  prestige  supérieur 
de  la  race  qui  est  indépendant  du  mérite  ou  de  la  valeur 
personnelle,  que  possédaient  un  Jacques  III  et  un  Charles- 
Edouard,  et  qui  pouvait  seul  inspirer  les  héroïques  attache- 
ments des  Jacobites  et  des  Cavaliers.  Les  Anglais  de  nos  jours 
n'ont  ni  le  culte  ni  le  goût  de  la  politique  sentimentahî  qui 
ne  sert  à  rien.  Ce  qu'ils  voient  dans  la  reine  Victoria,  c'est 
la  souveraine  strictement  et  fidèlement  constitutionnelle  qui 
n'a^gèné  en  rien  leur  liberté,  qui  est  restée  comme  la  média- 
trice supérieure  et  impartiale  des  opinions,  qui  a  laissé 
toujours  au  pays  et  au  Parlement  le  dernier  mot  dans  toutes 
les  grandes  questions  pour  lesquelles  ils  se  passionnent. 
Par  dessus  tout,  ce  qu'ils  respectent,  ce  qu'ils  saluent  dans 
la  personne  royale,  c'est  l'incarnation  vivante  des  intérêts 
permanents  de  la  Grande-Bretagne,  la  personnification  inva- 
riable de  la  puissance  anglaise.  Et  certes  ce  règne  de  plus 
d'un  demi-siècle  représente  assez  de  sécurité  et  d'e.xtension 
extérieure,  assez  de  liberté  et  de  progrès  de  toute  sorte  pour 
que  l'Angleterre  en  éprouve  quelque  fierté  au  milieu  des 
révolutions  et  des  mobilités  de  tant  d'autres  pays. 

II 
Ce  sentiment  éclatera  avec  d'autant  plus   de  force    que 


724  *  UN  JUBILÉ  ROYAL 

l'Angleterre,  ainsi  qu'il  arrive  dans  les  jours  de  noces  et  de 
jubilé,  est  bien  décidée  à  voir  tout  en  rose,  dans  la  grande 
journée  du  21  juin  1897.  Elle  fermera  volontairement  les 
yeux  à  tout  ce  qui  pourrait  lui  gâter  son  mirage.  îllle  ne 
songera  ni  aux  9  millions  d'Irlandais  qui,  pendant  ces 
soixante  dernières  années,  sont  morts  par  la  famine,  par 
l'expatriation,  par  la  prison,  ont  péri  dans  les  émeutes  ou 
sur  l'échafaud  ;  ni  aux  massacres  de  soldats  anglais  dans 
l'Afghanistan,  ni  à  l'extinction  d'une  race  entière  dans  l'Aus- 
tralasie.  Elle  oubliekra  les  misères  du  paupérisme  à  Londres, 
rendues  plus  aiguës  par  le  contraste  d'un  luxe  insolent,  ain- 
si que  les  menaces  grandissantes  du  socialisme.  Elle  ne  se 
demandera  pas  si  un  jour  ou  l'autre,  dans  un  avenir  plus  ou 
moins  lointain,  elle  ne  risque  pas  de  voir  se  briser  l'union 
des  trois  royaumes,  s'affranchir  le  Dominion  du  Canada,  se 
séparer  les  colonies  du  Cap  et  de  l'Australie,  l'Inde  enfin  re- 
conquérir son  indépendance.  Que  la  puissance  maritime  et 
continentale  de  la  Russie  continue  à  s'accroître,  que  la  con- 
currence commerciale  des  Etats-Unis  continue  à  se  déve- 
lopper, que  se  lève  à  l'horizon  une  nouvelle  nation  commer- 
çante elle  aussi  et  colonisatrice,  plus  colonisatrice  et  plus 
commerçante  par  tempéi-ament  qu'aucune  autre,  sur  la- 
quelle on  n'avait  pas  compté,  la  nation  allemande  :  pour  un 
jour  au  moins,  les  Anglais  n'en  prendront  point  ombrage. 
Ils  ne  voudront  voir  qu'une  chose  :  les  progrès  accomplis 
chez  eux,  leur  expansion  sur  le  globe,  la  stabilité  de  leur 
gouvernement,  le  bonheur  enfin  d'avoir,  comme  disait 
Sieyès,  «  vécu  m  pendant  que  d'autres  mouraient. 

Le  parti  en  étant  pris,  les  Anglais  peuvent  en  effet  avoir 
sujet  de  beaucoup  se  réjouir.  Ils  peuvent  se  dire,  par  exem- 
ple, qu'en  1837  la  population  du  Royaume-Uni  n'était  que 
de  27  millions,  et  que,  malgré  le  dépeuplement  de  l'Irlande, 
on  peut  l'évaluer  de  nos  jours  à  40  millions;  —  que  leur 
commerce  d'importation  et  d'exportation  s'est  élevé,  dans  le 
même  espace  de  temps,  de  3  milliards  de  francs  à  18  mil- 
liards ;  que  la  seule  industrie  métallurgique  a  crû  dans  la 
proportion  de  1  à  10,  celle  qui  se  rapporte  à  la  filature  et  au 
tissage  de    la  laine  de    1   à  8  ;    —    que  le    revenu   public,. 


UN  JUBILÉ  ROYAL       *  725 

sujet  à  l'impôt,  tel  qu'on  peut  l'établir  par  le  cadastre  et 
par  le  rendement  de  Y income-tax ^  mode  d'évaluation  qui 
.  reste  toujours  au-dessous  de  la  réalité,  est  monté  de  6  mil- 
liards à  18  ;  en  sorte  que,  tandis  que  la  population  du  pays 
augmentait  de  1  à  1  1/2,  sa  richesse  augmentait  de  1  à  3. 

lis  peuvent  se  dire  encore  que  les  tronçofis  de  voies  fer- 
rées qui,  cinq  ans  après  l'avènement  de  la  Reine,  ne  trans- 
portaient encore  par  année  que  18000000  de  voyageurs  ne 
sont  rien  auprès  du  réseau  actuel  de  7000  lieues,  repré- 
sentant un  capital  de  25  milliards,  employant  400000  per- 
sonnes, rapportant  2  milliards  et  transportant  annuellement 
900000000  de  voyageurs,  les  8/9  en  3*  classe,  avec  plus  de 
confort  et  de  célérité  que  les  premières  de  1837,  et  le  plus 
souvent  pour  moins  d'un  penny,  deux  sous,  par  mille. 

Ils  peuvent  se  dire  que,  grâce  au  développement  des  ser- 
vices et  à  l'abaissement  parallèle  des  prix,  le  télégraphe  expé- 
die 70  millions  de  dépêches  par  an  au  lieu  de  10  millions  ;  et 
l'administration  des  postes  3  milliards  de  lettres  au  lieu  de 
100  millions,  au  tarif  uniforme  de  deux  sous. 

Ils  peuvent  se  dire  que  leur  marine  de  guerre  est  de  taille 
à  se  mesurer  avec  les  marines  réunies  de  tous  les  autres 
états  de  l'Europe  ;  que  le  tonnage  de  leur  marine  marchande 
a  triplé;  que  le  bois  y  est  remplacé  par  le  fer  et  l'acier, 
comme  matériaux  de  construction  ;  la  voile  par  la  vapeur, 
pour  les  2/3  de  la  forco  motrice;  qu'avec  leurs  21000  bâti- 
ments d'une  contenance  de  9  millioos  de  tonnes,  avec  leurs 
docks  jjabyloniens,  ils  sont  devenus  les  maîtres  du  transit 
entre  les  diverses  parties  du  monde  ;  et,  avec  leurs  câbles 
et  leurs  lignes  transatlantiques,  les  pricipaux  agents  de  com 
munication  entre  les  points  habités  du  globe. 

D'ailleurs  presque  partout,  c'est  à  des  terres  anglaises  que 
▼ont  aborder  vapeurs  et  voiliers.  Vous  les  avez  vues,  sur  la 
couverliire  du  dernier  livre  de  M.  Demolins,  ces  teintes  qui 
marquent  les  parties  occupées  dans  Us  deux  hémisphères  par 
l'anglo-saxon  ;  avec  quelle  insolence  elles  étalent,  grandes 
et  petites,  leurs  plaies  de  pourpre,  d'un  bout  à  l'autre  de; 
la  planète.  La  domination  britannique  s'étend  sur  la  sixième 
partie  de  la  terre  habitable  ;  les  possessions  maritimes  réu- 
nies des  autres  nations  européennes  forment  tout  au  plus 


726  UN  JUBILÉ  ROYAL 

le  cinquième  de  ce  vaste  empire.  La  reine  Victoria,  rien  que 
dans  rinde,  est  reconnue  par  202  millions  de  sujets  directs 
et  52  millions  de  protégés  ;  dans  les  autres  parties  du 
monde,  13  millions  d'hommes  acceptent  sa  suzeraineté.  Seul 
l'empire  continental  de  la  Russie  est  aussi  vaste,  seul  l'em- 
pire chinois  est  ftussi  peuplé  ;  mais  avec  quelles  différences  ! 
Comme  colonies  d'agriculture,  c'est-à-dire  en  terres 
situées  dans  les  zones  tempérées  où  la  race  anglo-saxonne 
peut  vivre  et  se  multiplier,  l'Angleterre  possède  les  plus 
salubres  et  les  plus  fertiles;  dans  l'Amérique  du  Nord,  un 
territoire  quinze  ou  seize  fois  grand  comme  la  France  ;  en 
Océanie,  presque  la  même  proportion  ;  dans  l'Afrique  aus- 
trale, une  étendue  supérieure  de  plus  de  1^0000  kilomètres 
carrés  à  celle  de  notre  pays.  Comme  colonies  de  plantation, 
c'est-à-dire  en  terres  où  la  race  britannique  peut  vivre 
encore,  mais  à  la  condition  de  ne  pas  se  livrer  personnelle- 
ment au  travail  agricole,  elle  a  quelques-unes  des  meilleures 
îles  du  golfe  du  Mexique,  elle  nous  a  enlevé  dans  l'Océan 
Indien  notre  meilleure  possession,  l'île  Maurice.  Surtout  elle 
possède  l'Inde.  Comme  postes  militaires,  elle  occupe,  dans 
toutes  les  mers,  les  positions  qui  commandent  le  passage  de 
tous  les  détroits,  l'entrée  .de  tous  les  golfes,  la  direction  de 
toutes  les  routes  maritimes. 

La  puissance  anglaise  est  un  phénomène  inouï  dans  l'his- 
toire ;  l'empire  anglais  est  quatre  fois  et  demi  plus  considé- 
ral^le  que  l'empire  romain  aussi  bien  comme  étendue  que 
comme  population  ;  et  celui-ci  n'a  jamais  eu  la  vingtième 
partie  des  richesses  de  celui-là. 

Or,  c'est  au  règne  actuel  que  se  rattachent  les  grands  pro- 
grès de  la  colonisation  anglaise.  Le  Canada,  l'Inde,  le  Cap, 
l'Australie  ont  vu  doubler,  tripler,  durant  l'ère  victorienne, 
Je  nombre  de  leurs  habitants  ou  la  superficie  de  leurs  terri- 
toires. En  Asie,  Aden^  Périm,  Hongkong,  Bornéo  septen- 
trional, Labouan,  Birmanie,  États  indiens  tributaires;  en 
Afrique,  Basoutoland,  Griqualand,  Gambie,  Côte-d'Or,  Lagos, 
Zambézie  et  Nyassaland,  Zanzibar,  Est-africain,  Établisse- 
ment du  Niger  ;  en  Amérique,  les  îles  Falkland;  en  Europe, 
Chypre  avec    le   droit    de  surveillance  sur   l'Anatolie  ;    en 


UN  JUBILÉ  ROYAL  727 

Océanie,  Nouvelle-Guinée,  Nouvelle-Zélande,  Queensland, 
Victoria,  West-Australia,  ont  leur  date  d'annexion  comprise 
entre  1837  Qt  1897. 

III       ' 

Vers  Tannée  1862,  il  se  produisit  chez  nos  voisins,  au 
sujet  de  leurs  possessions  d'outre-mer,  une  opinion  inouïe 
jusque  là,  dont  M.  Goldwin  Smith  fut  le  hardi  promoteur,  à 
savoir  que  l'empire  anglais  est  un  fardeau  pour  l'Angleterre, 
aussi  funeste  aux  colonies  qu'à  la  Métropole,  qu'il  ne  peut 
manquer  de  se  dissoudre  et  que  le  plus  tôt  sera  le  mieux. 
Le  parti  libéral,  le  parti  radical  ne  paraissaient  pas  désa- 
vouer les  conclusions  du  docte  professeur  de  l'Université 
d'Oxford.  C'était  à  ne  plus  reconnaître  la  vieille  Angleterre. 
Mais  tandis  que  l'on  discutait  en  théorie,  dans  les  livres  et  les 
journaux,  pour  ou  contre  la  sécession  des  colonies  de  sang 
britannique  et  l'abandon  des  autres,  pratiquement,  dans  la 
réalité,  whigs  et  torys,  à  mesure  qu'ils  se  succédaient  au 
pouvoir,  rivalisaient  de  zèle  pour  de  nouveaux  accroisse- 
ments. 

Au  moment  le  plus  chaud  de  la  dispute,  le  second  ministère 
Palmerston  (juin  1859  à  juin  18GG),  qui  avait  déjà  fait  la  guerre 
de  Chine  et  commencé  une  guerre  au  Mexique,  continuait 
activement  la  guerre  contre  les  Maoris  de  la  Nouvelle- 
Zélande,  faisait  une  expédition  dans  le  Boutan,  étendait  le 
protectorat  britannique  sur  le  royaume  de  Lagos.  Le  minis- 
tère Derby,  qui  lui  succède  en  1866,  s'engage  hardiment  dans 
l'aventureuse  expédition  d'Abyssinie  qui  se  termine  par  la 
prise  de  Magdala  ;  ajoute  en  Afrique  le  pays  des  Bassoutos 
à  la  colonie  du  Cap,  et  en  Océanie,  permet  aux  Australiens 
d'occuper  les  îles  Fidji.  « 

En  décembre  1868,  c'est  le  chef  même  du  parti  libéral, 
Gladstone,  qui  devient  premier  ministre,  et,  parmi  ses 
collaborateurs,  il  compte  un  des  radicaux  les  pms  en  vue, 
M.  Bright.  Va-t-on  cette  fois  liquider  l'empire  colonial  de  la 
Grande-Bretagne?  Tout  au  contraire:  en  1872,  une  expédi- 
tion est  dirigée  dans  le  nord-est  de  l'Hindoustan  ;  la  même 
année  on   achète  aux  Hollandais  leurs  établissements  de  la 


728  UN  JUBILÉ  ROYAL 

Côte-d'Or,  et  la  conséqutence  c'est  une  guerre  avec  les 
Achantis,  qui  se  termine  en  1874  par  l'entrée  de  Tarmée 
anglaise  dans  leur  capitale  Goumassie. 

Les  conservateurs  reviennent  au  pouvoir  en  février  1874, 
avec  lord  Beaconsfîeld.  Leur  administration  de  six  années 
(1874-1880)  est  le  trio^mphe  de  la  politique  coloniale,  de  la 
politique  impériale.  En  1876,  la  reine  Victoria  est  couronnée 
impératrice  des  Indes.  Partout  de  nouveaux  protectorats 
s'établissent  et  d'anciens  protectorats  se  transforment  en 
ann<pxions.  Partout  les  agressions  anglaises  provoquent  des 
conflits  :  en  1875,  conflit  avec  le  Portugal  sur  la  côte  ouest 
d'Afrique,  assoupi  un  instant  par  l'arbitrage  du  président  de 
la  République  française,  mais  destiné  à  renaître  en  1891  et 
à  fai»e  prévaloir  une  fois  de  plus  la  force  sur  le  droit;  en 
1878,  guerre  avec  les  Boers;  deux  ans  après,  guerre  avec 
Gettivayo,  le  belliqueux  roi  des  Zoulous  ;  en  1879,  deuxième 
guerre  d'Afghanistan,  qui  coûte  une  masse  énorme  d'efforts 
et  d'argent  et  recule  encore  de  ce  côté  la  frontière  militaire 
de  l'Inde;  à  l'occasion  des  stipulations  draconiennes  de  San- 
Stephano,  menace  de  rupture  avec  la  Russie,  contre  qui 
l'intérêt  colonial  prescrivait  alors  de  défendre  l'intégrité  de 
l'Empire  Ottoman;  comme  résultat  de  la  crise,  occupation 
de  l'île  de  Chypre  et  tutelle  de  l'Angleterre  sur  les  provinces 
asiatiques  de  la  Turquie,  consacrée  par  le  traité  du  4  juin 
1878  avec  la  Porte.  En  même  temps  l'achat  des  actions  du 
Khédive  annonce  une  politique  plus  active  en  Egypte  et  une 
tendance  à  s'emparer  du  canal  de  Suez.  Ainsi  affirmée  par 
les  actes,  la  politique  impériale  est  soutenue  dans  les  dis- 
cours au  Parlement,  dans  les  allocutions  au  pays,  en  un 
langage  magnifique  et  pompeux.  Lord  Beaconsfîeld,  au 
banquet  du  lord  maire,  le  10  décembre  1879,  donnait  pour 
devise  au  peuple  anglais  celle  des  Romains  :  Imperium  et 
libellas . 

Gependafit  le  ministère  Disraeli,  par  les  difficultés  qu'il 
s'est  mises  de  tous  les  côtés  sur  les  bras,  dans  le  sud-africain 
avec  les  Boers  et  les  Zoulous  toujours  en  armes,  en  Egypte 
avec  la  France,  dans  le  Turkestan  et  l'Afghanistan  avec  la 
Russie,  a  fatigué  l'opinion  ;  il  est  mis  en  minorité.  Le  pre- 
mier soin  du  troisième  ministère  Gladstone  est  de  donner 


UN  JUBILE  ROYAL  729 

satisfaction  au  parti  libéral  en  abandonnant  rattitude  offen- 
sive dans  l'Afghanistan,  en  signant  avec  les  Boers  le  traité 
de  Pretoria,  en  essayant  la  pacification  du  Zoulouland  par  la 
mise  en  liberté  de  Gettivayo.  Ce  qui  n'empêche  pas  que, 
sous  le  même  ministère  Gladstone,  l'Angleterre  intervient 
en  Egypte,  Alexandrie  est  bombardée,  une  armée  anglo- 
indienne  livre  la  bataille  de  Tel-el-Kébir  et  entre  victorieuse 
au  Caire,  la  dangereuse  aventure  du  Soudan  est  engagée  et 
de  nouveaux  territoires  sont  occupés  sur  la  mer  Rouge. 

Depuis  un  demi-siècle  l'Angleterre  n'a  consenti  que  deux 
renonciations  :  celle  des  îles  ioniennes,  celle  du  rocher  d'Hi- 
ligoland. 

Pour  le  reste,  ses-ministres  les  plus  libéraux  se  sont 
contentés  d'ajourner  des  annexions  prématurément  tentées. 
En  ce  moment  même,  la  reprise  de  la  campagne  du  Sou- 
dan, la  querelle  du  Transvaal,  l'ajournement  sine  die  de 
l'évacuation  de  l'Egypte,  le  projet  d'un  empire  anglo-africain 
s'étendant  d'Alexandrie  au  Cap,  suffisent  à  montrer  que  nous 
sommes  loin  encore  de  cette  Angleterre  sagement  désinté- 
ressée, rêvée  par  M.  Goldwin  Smith. 

La  nouvelle  doctrine  avait  cependant  produit  un  résultat. 
Elle  s'était  traduite  par  une  politique  plus  libérale  dans  le 
régime  des  colonies;  les  liens  qui  les  unissaient  h  la  métro- 
pole s'étaient  systématiquement  relâchés;  et  alors,  grâce  à 
des  mesures  graduelles  d'émancipation,  on  avait  vu  se  former 
et  grandir  dans  l'Amérique  du  Nord,  dans  l'Afrique  du  Sud, 
dans  l'Australie  comme  trois  dominions,  trois  nations  dis- 
tinctes, avec  leurs  franchises  parlementaires,  leur  autonomie 
administrative,  leurs  douanes  indépendantes,  leurs  visées  et 
leurs  ambitions  particulières,  leur  armée  et  leur  marine  lo- 
cales. N'était-ce  point,  par  une  voie  détournée,  la  réalisation 
de  la  pensée  de  Goldwin  Smith,  et  l'indice  d'une  sécession 
prochaine?  Non;  les  colonies  américaines,  africaines,  aus- 
traliennes, quelque  progrès  qu'elles  aient  fait,  sont  loin  en- 
core de  réunir  toutes  les  conditions  nécessaires  h  la  vie  des 
peuples  autonomes;  de  plus,  à  cette  heure,  on  ne  constate 
chez  elles  aucune  tendance  séparatiste  à  l'égard  d'un  protec- 
torat qui  leur  est  désormais  une  sauvegarde  bien  plus  qu'une 
entrave;  moins  tendu,  le  lien  menace  beaucoup  moins  de  se 


730  UN  JUBILÉ  ROYAL 

rompre.  Et  enfin  voici  qu'une  idée  plus  haute,  plus  compré- 
hensive  commence  à  se  faire  jour,  où  se  concilie,  de  la 
manière  la  plus  heureuse,  l'affranchissement  complet  des 
j  colonies,  avec  l'intégrité,  avec  l'accroissement  de  la  puis- 
sance anglaise. 

Au  lieu  d'états  dispersés,  pourquoi  pas  un  état?  au  lieu 
de  toutes  ces  confédérations  isolées,  pourquoi  pas  une  vdste 
confédération,  embrassant  à  la  fois  la  métropole  et  toutes 
les  colonies  de  sang  britannique  ou  de  sang  européen. 
Qu'on  laisse  même  de  côté  ces  vieilles  appellations  de 
n^étropole  et  de  colonies;  elles  ont  fait  leur  temps,  elles 
se  rapportent  à  un  état  de  choses  qui  a  pris  fin  avec  la  chute 
du  monopole  colonial.  11  n'y  a  plus  un  peuple  dominant  et 
des  peuples  dominés  ;  au  Canada,  da'ns  l'Afrique  centrale, 
en  Australie,  dans  les  îles  anglaises  du  golfe  du  Mexique,  à 
l'île  Maurice  aussi  bien  que  dans  les  îles  métropolitaines,  il 
y  a  partout  également  des  sujets  de  la  Reine,  des  citoyens 
'britanniques  qui,  tous,  doivent  avoir  les  mêmes  droits  et 
les  mêmes  devoirs.  Laissons  de  côté,  si  l'on  veut,  l'Inde  et 
les  autres  territoires  où  la  race  anglaise,  dominant  par  le 
droit  de  conquête,  est  en  infime  minorité  et  qui  resteront 
simplement  des  possessions.  Des  autres  colonies,  euro- 
péennes par  l'origine  de  leurs  habitants,  pourquoi  ne  pas 
former  une  seule  patrie?  En  vain,  entre  les  provinces  de  cet 
unique  empire,  s'étendent  les  océans;  avec  la  vapeur  et 
Félectricité  qui  suppriment  les  distances,  le  Canada,  le  Cap, 
l'Australie  sont  à  peine  plus  éloignés  des  îles  britanniques 
que  rirlande  ne  l'était  autrefois  de  la  Grande-Bretagne; 
l'Atlantique  est  à  peine  un  fossé  plus  large  aujourd'hui  que 
ne  l'étaient  autrefois  le  canal  du  Nord  et  le  canal  de  Saint- 
Georges.  Cet  état  nouveau,  vaste  comme  le  monde,  emprun- 
terait son  nom  à  un  livre  déjà  ancien,  publié  en  1868,  par 
M.  Charles  Dilke,  à  la  suite  d'un  voyage  autour  du  globe  qu'il 
avait  exécuté  presque  sans  sortir  du  monde  anglo-saxon;  ce 
serait  la  «  plus  grande  Bretagne,  greater  Britain,  rempla- 
çant la  Grande-Bretagne,  great  Britain, 

Telles   sont  actuellement  et  sous  leur  dernière  forme  les 
aspirations  coloniales  des  Anglais;  combattues  par  quelques- 


i 


UN  JUBILE  ROYAL  731 

uns,  qui  les  taxent  de  chimériques,  soutenues  avec  Irdeur 
par  d'autres,  par  des  hommes  éminents  comme  M.  Seeley, 
professeur  d'histoire  moderne  à  l'Université  de  Cambridge, 
par  M.  Forster,  membre  du  Parlement,  auteur  de  la  loi  de 
1870  sur  l'instruction  primaire,  accueillies  avec  enthou- 
siasme par  le  chauvinisme  britannique,  elles  manifestent, 
par  la  discussion  même  dont  elles  sont  l'objet,  quoiqu'il  en 
soit  de  leur  réalisation  future,  la  haute  idée  que  les  Anglais 
se  font  de  leur  grandeur. 

Et  demain,  21  juin  1897,  cette  idée  ne  trouvera-t-elle  pas  sa 
traduction  vivante  dans  ce  cortège  de  nations  naissantes,  dans 
cette  troupe  des  filles  déjà  grandes  et  fortes  de  la  vieille 
Angleterre,  se  groupant  autour  de  la  mère-patrie,  lui  faisant 
une  couronne  de  jeunesse  et  une  ceinture  de  puissance  ? 

Qu'on  s'imagine  le  spectacle  vraiment  émouvant  des 
représentants  de  toutes  ces  colonies,  rajahs  de  l'Inde, 
princes  nègres  et  potentats  océaniens,  ministres  des 
démocraties  américaines  ou  australiennes,  rassemblés 
autour  du  trône,  le  jour  du  jubilé,  marchant  côte  à  côte 
avec  les  membres  du  gouvernement,  le  haut  clergé,  les 
grands  seigneurs,  les  fidèles  communes,  le  lord  maire...  ; 
qu'on  se  représente  le  tableau  unique  de  la  réunion,  dans 
un  même  sentiment  de  loyalisme,  de  ces  hommes  venus  des 
quatre  points  cardinaux,  et  l'on  comprendra  ce  que  c'est 
que  cette  idée  de  Y  impérialisme^  sa  force,  et  comment  des 
nations,  des  classes,  des  races,  des  sectes  si  diverses  peuvent 
y  trouver,  d'un  bout  du  monde  à  l'autre,  leur  principe 
d'unité. 

Et  l'on  comprendra  aussi  que  l'Angleterre,  à  certaines 
heures,  paraisse  défier  le  reste  du  monde  ;  qu'elle  poursuive 
son  œuvre  sans  s'inquiéter  aucunement  des  autres,  vivant 
sur  elle-même,  à  l'écart  des  combinaisons  d'alliances,  dans 
un  isolement  majestueux,  comme  si  elle  était  de  taille  à 
lutter,  elle  seule,  contre  la  coalition  de  l'Europe  latine, 
slare  et  germanique. 

IV 
Tout  cela  sans  contredit  est  très  propre  à  flatter  l'imagi- 


732  UN  JUBILE  ROYAL 

nation  et  à  chatouiller  agréablement  l'orgueil  national,  en 
ce  soixantième  anniversaire  de  Tavènement  de  la  reine  Victo- 
ria. On  pourrait  objecter  que  la  prospérité  matérielle  et  le 
succès  de  la  politique  d'annexion  ne  doivent  pas  être  confon- 
dus avec  le  progrès  moral,  qui  est  le  seul  véritable.  Heureu- 
sement les  Anglais  ont  sur  ce  point  de  quoi  répondre.  La  pré- 
dominance territoriale  dont  ils  s'enorgueillissent  n'a-t-elle 
pas  précisément  pour  cause  la  supériorité  morale  ?  Et  n'est-on 
pas  obligé  d'en  convenir,  ailleurs  même  que  dans  la  Grande- 
Bretagne!  Vous  n'avez  pas  seulement  contemplé  la  couverture, 
vous  avez  feuilleté  les  pages  du  livre  instructif  de  M.  Demo- 
lins;  «  livre  douloureux  »  dit  M.  Jules  Lemaître,  doulourelix 
pour  nous  autant  qu'il  est  flatteur  pour  nos  voisins;  qui 
arrive  juste  à  son  heure,  à  la  veille  du  royal  jubilé,  sans  avoir 
été  commandé  pour  la  circonstance,  et  qui  n'en  sera  que 
plus  goûté  au-delà  du  détroit. 

Vous  connaissez  la  thèse.  Si  ranglo»6axon  possède  ou 
possédera  bientôt  le  monde,  la  raison  en  est  qu'il  est  d'une 
trempe,  d'une  formation  tout  autre  et  bien  meilleure  que  la 
nôtre,  «  la  formation  particulariste  «,  dit  M.  Demolins,  en 
vertu  de  laquelle  chacun  ne  compte  que  sur  soi  ;  tandis  que 
nous  sommes,  nous,  de  «  formation  communautaire  «  en 
vertu  de  laquelle  chacun  compte  sur  les  autres  ;  c'est  que 
chez  nous,  l'organisation  de  la  famille  réduit  la  natalité  par 
la  nécessité  où  est  le  père  de  pourvoir  tous  ses  enfants  et 
d'amasser  autant  de  fortunes  qu'il  a  de  filles  ;  tandis  que  là- 
bas,  chez  eux,  elle  prépare  à  la  lutte  pour  la  vie,  pousse  aux 
entreprises  agricoles,  commerciales,  industrielles,  et  par 
suite  ne  redoute  pas  la  multiplicité  des  naissances  ;  c'est 
que,  chez  les  Anglais,  les  parents  sont  bien  convaincus  qu'ils 
ne  doivent  à  leurs  enfants  que  l'éducation,  mais  une  éduca- 
tion solide  ;  les  enfants  bien  convaincus  qu'ils  doivent  se 
suffire  à  eux-mêmes,  et  tout  attendre  de  l'initiative  indivi- 
duelle, au  lieu  de  rester,  comme  chez  nous,  les  infirmes 
parasites  de  la  richesse  paternelle  ou  les  paresseux  nourris- 
sons du  budget  gouvernemental  ;  en  un  mot,  c'est  qu'en  pays 
anglo-saxon  tout  est  fait  pour  développer  l'énergie  libre  et 
virile,  l'activité  indépendante  et  spontanée,  le  sentiment  du 


UN  JUBILÉ  ROYAL  733 

devoir  aussi  bien  que  du  droit;  tandis  qu'en  pays  latin  la 
minutieuse  sollicitude  de  l'autorité  familiale  ou  civile  qui 
évite  à  l'enfant,  puis  à  l'homme  fait  tout  dérangement  et  les 
décharge  de  toute  responsabilité,  tue  en  eux  du  même  coup 
l'esprit  de  dévouement  et  de  sacrifice,  énerve  leur  vigueur, 
les  condamne  à  une  minorité  perpétuelle. 

On  s'est  demandé  si  l'auteur  de  ce  livre  cruel  et  décou- 
rageant n'avait  peut-être  pas  exagéré,  si  son  tableau  parallèle 
et  violemment  antithétique  n'était  pas  un  peu  forcé,  s'il 
n'avait  pas  cédé  à  ce  penchant  qui  nous  porte  tour  à  tour  à 
nous  exalter  ou  à  nous  déprimer  sans  mesure.  Le  Saxon  a 
tout,  nous  n'avons  rien  :  des  énoncés  aussi  absolus  ne  sont- 
ils  pas  de  nature  à  exciter  la  défiance  ? 

On  a  soulevé  le  problème  psychologique  de  cette  race 
anglo-saxonne,  chez  qui  les  vertus  individuelles  peuvent  être 
vraiment  grandes  et  fortes,  mais  que  l'on  a  pu  justement 
accuser,  en  certaines  occasions,  d'hypocrisie  publique  et  dont 
les  actes  nationaux  ont  été  souvent  égoïstes  jusqu'à  la  scélé- 
ratesse. On  s'est  demandé  encore  si  le  rôle  de  chevaliers 
errants  de  la  justice  et  de  l'humanité  n'était  pas  après  tout 
plus  honorable,  sinon  plus  lucratif,  que  ce  rôle  de  peuple  de 
proie  que  l'Angleterre  a  plus  d'une  fois  joué  dans  l'histoire. 
Car,  enfin,  si  elle  est  en  train  de  conquérir  la  terre,  elle  le 
doit  sans  doute  à  ses  bonnes  qualités  ;  mais  il  faut  avouer 
que  Tâpreté  de  ses  convoitises,  l'instabilité  intéressée  de  ses 
alliances,  la  brutalité  de  ses  agressions,  l'abus  de  sa  propre 
force,  son  mépris  odieux  pour  la  faiblesse  d'autrui,  son 
indifférence  absolue  pour  la  justice,  quand  cette  justice  ne 
lui  offre  pas  d'intérêt  à  servir  ou  de  force  contraire  à  respec- 
ter, y  sont  bien  aussi  pour  quelque  chose. 

Négligeons  ce  côté  extérieur  de  la  politique  anglaise,  et, 
nous  renfermant  dans  les  limites  du  grand  empire  dont  nous 
avons  essayé  de  mesurer  l'étendue,  voyons  si  le  progrès 
moral  y  a  marché  du  même  pas  que  le  progrès  matériel. 

Nous  ne  savons  s'il  faut  compter  parmi  les  progrès  mo- 
raux de  notre  époque  l'avènement  aux  affaires  de  la  démo- 
cratie. Mais  à  coup  sûr,  des  deux  manières  dont  s'y  prend  la 


734  UN  JUBILÉ  ROYAL 

démocratie  pour  amener  son  triomphe,  Tune  violente  et  qui 
fait  de  la  vie  des  peuples  un  orage  perpétuel,  l'autre  lente 
et  mesurée,  respectueuse  jusqu'en  ses  combats  et  ses  vic- 
toires, de  la  légalité,  il  faut  convenir  que  celle-ci  l'emporte 
et  constitue  par  comparaison  un  avantage  et  un  progrès.  Or 
précisément  on  pourrait  l'appeler  la  manière  anglaise. 

L'Angleterre  est  le  seul  état  de  l'Europe  qui  ait  traversé 
le  xix^  siècle  sans  révolution.  Elle  a  conservé  intactes  les 
formes  extérieures  de  son  gouvernement,  la  royauté,  les 
lords  héréditaires.  Toutefois,  sous  ces  dehors  restés  fixes, 
la  transformation  profonde  des  corps  électoraux,  opérée 
par  les  lois  de  1832,  1866,  1867,  1877,  1884,  qui  ont  rendu  le 
suffrage  quasi-universel,  a  donné  à  l'ancien  mécanisme  un 
caractère,  lui  a  imprimé  une  direction  tout  autre  que  dans 
les  siècles  passés.  La  chambre  des  Communes,  qui  était  un 
corps  législatif  aristocratique,  est  devenue  l'Assemblée  des 
représentants  de  la  nation  ;  elle  a  peu  à  peu  soustrait  les 
affaires  à  l'influence  de  la  royauté  et  des  lords  jusqu'à  deve- 
nir presque  une  assemblée  souveraine;  du  ministère  qui 
était  jadis  le  conseil  du  roi,  elle  a  fait  son  comité  exécutif,  à 
elle.  L'Angleterre  a  ainsi  passé,  en  grande  partie  sous  le 
règne  de  Victoria,  du  régime  constitutionnel  à  un  régime 
parlementaire  ;  et  son  régime  parlementaire  évolue  vers  le 
régime  de  la  Convention,  une  république  gouvernée  par 
une  assemblée  élue  démocratiquement. 

Dans  aucun  pays  d'Europe,  la  démocratie  ne  commença 
aussitôt  son  travail  de  transformation.  C'est  en  Angleterre 
qu'a  été  formulé  pour  la  première  fois  au  xix"  siècle,  par 
les  radicaux  de  1819,  quinze  années  avant  l'avènement  de  la 
reine  Victoria,  le  programme  politique  adopté  ensuite  par 
les  partis  avancés  des  autres  états.  Dans  aucun  pays  d'Eu- 
rope, la  démocratie  ne  remua  des  masses  aussi  nombreuses, 
Chartistes,  Irlandais  d'O'Connell',  manifestants  ouvriers  de 
1866  ;  l'Angleterre  a  été  le  pays  des  agitations  et  des  démons- 
trations gigantesques. 

Mais,  avec  leurs  meetings  monstres,  les  démocrates 
anglais  ne  se  sont  pas  portés  à  briser  d'un  seul  coup,  par  la 
force,  la  tenace  résistance  que  le  gouvernement  aristocra- 
tique  opposait  aux  innovations;   ils  ont  conquis  le  terrain 


UN  JUBILÉ  ROYAL  735 

pied  à  pied,  s'arrêtant  parfois  et  se  laissant  contenir  par  les 
emprisonnements,  les  lois  d'exception,  les  déploiements  de 
troupes,  pour  reprendre  ensuite  leur  mouvement  et  donner 
une  nouvelle  poussée.  Plutôt  que  de  recourir  à  la  guerre 
civile.  Irlandais  et  radicaux  ont  mieux  aimé  s'allier,  se 
subordonner  au  parti  libéral,  sauf  à  le  pénétrer  peu  à  peu,  à 
lui  faire  consentir  des  compromis,  à  lui  imposer  graduelle- 
ment leur  plan  de  réformes.  Cette  tactique  a  réussi;  le  parti 
conservateur  lui-même  ne  s'est-il  pas  laissé  à  son  tour  péné- 
trer, jusqu'à  prendre  l'initiative  de  mesures  démocratiques? 
Cette  tactique  a  réussi  ;  mais  on  comprend  avec  quelle  len- 
teur ;  l'ancien  régime  se  détruit  fragment  par  fragment  ;  le 
nouveau  régime  s'établit  de  même.  Les  débris  des  vieilles 
institutions  se  combinent  avec  les  amorces  des  nouvelles 
dans  un  ensemble  confus  où  l'on  ne  peut  prévoir  sûrement 
ce  qui  va  s'écrouler  et  ce  qui  restera  debout. 

Et  ceci  n'est  nullement  un  reproche  ;  au  contraire.  On  ne 
reconstruit  pas  une  société  comme  un  édifice  après  avoir 
commencé  par  tout  jeter  à  terre.  Victoria  a  vu  la  supré- 
matie politique  passer  d'une  aristocratie  libérale  et  sage  à 
une  bourgeoisie  enrichie,  cultivée  et  ambitieuse  ;  puis  l'hé- 
gémonie de  celle-ci  faire  place  au  règne  des  classes  labo- 
rieuses; les  changements  les  plus  considérables  se  sont 
accomplis  dans  l'équilibre  des  pouvoirs  et  des  forces  ;  à 
cette  heure  il  n'est  pas  de  pays  où  la  démocratie  coule  h 
plus  pleins  bords  que  dans  le  Royaume-Uni  ;  c'est  le  privi- 
lège de  son  long  règne  que  tout  cela  se  soit  opéré  sans 
aucun  de  ces  cataclysmes  soudains  qui  courront  lo  soi  do 
la  patrie  de  sang  et  de  ruines. 


Du  mouvement  démocratique  qui  entraîne  l'Angleterre, 
dérive  le  caractère  des  améliorations  sociales  qu'elle  s'ef- 
force de  réaliser;  elles  ont  pour  objet  le  bien-être  matériel 
et  moral  du  peuple  ;  la  réforme  du  régime  du  travail  a  été 
la  première  conséquence  de  la  réforme  politique. 

L'Angleterre  avait  été  le  berceau  et  elle  était  devenue 
promptement  le  foyer  le  plus  actif  de  la  grande  industrie 


736  UN  JUBILÉ  ROYAL 

moderne;  elle  fut  aussi  le  théâtre  des  grandes  souffrances 
, industrielles  ;  la  trace  en  est  restée  dans  la  littérature;  deux 
romans  célèbres,  Temps  difficiles  de  Dickens,  Sybil  de  Dis- 
raeli en  ont  décrit  l'excès.  Pour  remédier  au  mal,  les  réfor- 
mateurs n'hésitèrent  pas  à  faire  brèche  au  système  de 
l'autorité  absolue  du  patron  dans  l'intérieur  de  la  mine  ou 
de  l'usine  ;  de  la  sorte,  dans  la  terre  classique  du  self-help 
et  de  la  liberté  individuelle,  depuis  plus  de  soixante  ans, 
c'est-à-dire  avant  qu'il  n'en  fût  question  dans  aucune  autre 
contrée,  a  été  mise  en  pratique  l'idée  de  la  protection  légale 
des  intérêts  ouvriers. 

Les  ouvriers  et  employés  anglais  avaient  su  déjà  se  grouper 
en  associations  coopératives  d'achat  ou  de  crédit,  en  syndi- 
\cats  professionnels  ;  il  y  avait  sur  le  territoire  plus  de  1500 
de  ces  sociétés  de  tout  ordre,  maçons,  laboureurs,  mécani- 
ciens, etc.,  qui  comptaient  leurs  adhérents  par  centaines  de 
mille.  L'intervention  de  l'Etat  vint  s'ajouter  à  la  puissance 
de  la  libre  association  pour  s'efforcer  d'établir  dans  le 
monde  du  travail  le  régne  de  l'humanité  et  la  justice.  On 
commença  par  les  travailleurs  les  plus  misérables  et  les 
plus  incapables  de  se  défendre,  les  enfants  ;  interdiction 
complète  pour  eux  du  travail  de  nuit  et  du  travail  des  mines, 
fixation  d'un  minimum  d'âge  pour  l'admission  dans  les  ate- 
liers et  les  manufactures,  établissement  d'une  journée 
maxima,  en  vertu  des  lois  de  1842,  1844,  1847,  1878.  La 
loi  de  1878  réunit  toutes  les  mesures  partielles  et  succes- 
sives en  une  sorte  de  code.  Avec  les  enfants,  plusieurs  de 
ces  lois  protègent  les  femmes  ;  et,  comme  dans  les  ateliers 
qui  emploient  à  la  fois  des  femmes  et  des  hommes,  la  durée 
du  travail  est  limitée  uniformément  par  le  maximum  légal 
de  10  heures,  il  se  trouve  que  pratiquement  les  hommes 
aussi  en  profitent.  La  loi  de  1896,  dès  maintenant  mise  en 
vigueur,  a  régularisé  et  fortifié  le  droit  d'inspection. 

Est-ce  un  bien  que  l'Angleterre  ait  pris  l'initiative  de  ce 
mouvement  en  faveur  des  femmes,  qui  leur  a  ouvert  l'exer- 
cice de  la  médecine  et  l'accès  aux  grades  universitaires  ?  On 
peut  le  contester.  Ce  que  tout  le  monde  approuvera,  c'est  la 
loi  de  1839,   complétée  par  la  loi  de  1886,  qui  restitue  à  la 


UN  JUBILE  ROYAL  737 

femme,  en  cas  de  séparation  ou  de  survivance,  le  droit  de 
tutelle  sur  ses  enfants;  c'est  la  loi  de  1870  qui  accorde  à  la 
femme  mariée  le  droit  de  gérer  ses  biens  à  elle,  et  la  pro- 
priété de  ses  gains  personnels. 

Des  enquêtes  officielles  il  résultait  que  l'entassement  dans 
des  logements  étroits  faisait  de  certains  quartiers  de 
Londres,  de  Liverpool  ou  de  Manchester  des  foyers  perma- 
nents d'épidémie  et  de  mortalité  ;  de  là,  une  série  de  me- 
sures pour  la  démolition  des  habitations  insalubres,  pour 
la  construction  de  maisons  convenables  et  saines,  pour 
l'aération,  pour  l'approvisionnement  de  l'eau,  etc.,  etc. 

Aces  prescriptions  administratives,  il  faudrait  ajouter  les. 
inHombrables  institutions  de  prévoyance  et  de  patronage 
qui  couvrent  le  pays,  les  hôpitaux,  les  hospices,  les  asiles 
de  toute  nature  créés  et  dotés  par  l'Etat  ou  bien  fondés  et 
entretenus  par  des  souscriptions  volontaires  :  supported  hy 
voluntary  subscription^  selon  la  fière  et  noble  devise  qu'on 
lit  sur  un  grand  nombre  de  ces  édifices.  Il  n'y  a  pas  de  pays 
dans  le  monde  où  il  ail  été  plus  fait  depuis  un  demi-siècle 
en  faveur  des  faibles  et  des  pauvres.  Peut-être  n'y  avait-il 
pas  où  il  y  eût  plus  à  faire. 

Est-ce  à  dire  que  tout  y  soit  désormais  pour  le  mieux  ? 
Non,  certes.  A  côté  des  «  palais  du  peuple  »  il  y  a  toujours 
un  nombre  considérable  de  gin-palaces;  les  sociétés  de 
tempérance  n'ont  pas  aboli  les  ravages  de  l'alcoolisme  ; 
l'amélioration  des  Workhouses  et  la  réorganisation  de 
l'assistance  publique  n'ont  pas  encore  supprimé  le  paupé- 
risme ;  la  prospérité  de  l'industrie  et  du  commerce  a  pour 
ombre  les  souffrances  de  l'agriculture  ;  la  constante  ascen- 
sion des  classes  ouvrières  a  pour  contre-partie  l'appari- 
tion du  socialisme,  soutenu  par  des  ligues  nombreuses  et 
redoutables,  et  qui  demande  déjà  la  restitution  ou  la  nationa- 
lisation de  la  terre  ;  les  assainissements  ou  embellissements 
de  Londres  sont  loin  d'avoir  transformé  Whitechapel  ou 
Bethnal-Green  en  Eldorado;  comme  au  temps  déjà  lointain 
ou  ces  sombres  quartiers  de  l'East-End  étaient  A^isités  par 
Tainc  ou  Théophile  Gautier,  on  y  trouve  encore  «  de  ces 
ruelles  auxquelles  un  rideau  de  fumée  acre  dérobe  ce  dernier 

LXXI.  —  47 


738  UN  JUBILÉ  ROYAL 

bien  des  malheureux  qu'on  appelle  poétiquement  la  lumière 

des   cieux où    sèchent   des   haillons   et   des  linges,  où 

grouillent  des  troupeaux  d'enfants,  échelonnés  par  cinq  ou 
six   sur  les  marches  ;    figures    pâles,  cheveux  blanchâtres 

et  éJ)ourifFés,  guenilles  trouées « 

Mais  enfin  il  n'en  est  pas  moins  évident  que  les  masses  sont 
dans  des  conditions  d'existence  incomparablement  meilleures 
qu'autrefois  et  qu'elles  en  profitent  dans  une  très  large 
mesure.  Le  paupérisme,  depuis  l'année  1842  où  il  avait 
atteint  son  maximum,  n'a  pas  cessé  de  décroître.  Nous 
croyons  que  la  reine  trouvera,  à  se  rappeler  ce  fait,  une  des 
plus  douces  joies  de  son  jubilé. 

• 
VI 

Les  besoins  de  l'hygiène  et  du  confort  ne  devaient  pas 
faire  oublier  le  souci  de  la  culture  intellectuelle.  11  y  aurait 
un  brillant  chapitre  à  écrire  sur  les  gloires  littéraires,  artis- 
tiques, scientifiques  de  l'Angleterre,  pendant  le  règne  de 
Victoria  ;  sur  ce  courant  continu  de  poésie  qui  va  de 
Wordsvvorth  et  de  Southey  encore  vivant,  à  Arnold  et  à 
Tennyson  ;  sur  la  belle  floraison  du  roman  avec  Dickens, 
Thackeray,  Bulwer  Lytton,  George  Eliot,  Brontë  ;  sur  les 
grands  travaux  historiques  des  Macaulay,  des  Grote,  des 
Freemann,  des  Lecky,  des  Gardiner;  s'ur  les  doctrines  philo- 
sophiques des  Stuart  Mill,  des  Baine,  des  Spencer  ;  sur  les 
œuvres  ou  les  découvertes  scientifiques  des  Tyndall,  des 
Maxwell,  des  Huxley;  sur  tant  d'autres  domaines  où  l'esprit 
anglo-saxon  a  fait  preuve  d'une  vitalité,  d'une  puissance, 
d'une  fécondité  qui  ne  redoutent  aucune  comparaison. 

En  1867,  M.  Demogeot  avait  été  chargé  avec  son  collègue 
M.  Montucci,  professeur  de  sciences  au  lycée  Saint-Louis, 
d'une  mission  officielle  en  Angleterre,  pour  y  étudier  le 
fonctionnement  de  l'enseignement  secondaire  et  supérieur. 
'Dans  les  remarquables  rapports  qu'ils  ont  publiés  au 
retour,  ils  nous  ont  initiés  au  mécanisme  et  à  la  vie  de  ces 
grands  collèges,  Eton,  Harrow,  de  ces  grandes  universités, 
Oxford,    Cambridge,  si  dissemblables  des  institutions  qui, 


UN  JUBILÉ  ROYAL  739 

chez  nous,  portent  le  même  nom.  A  côté  des  misères  qu'ils 
ne  dissimulent  pas,  les  rapporteurs  français  relèvent  et 
mettent  en  lumière  ce  qu'il  y  a  de  fécond  dans  le  régime 
scolaire  de  nos  voisins  et  que  nous  pourrions  utilement  leur 
emprunter,  en  particulier  cet  esprit  d'initiative  qui  fait  de 
la  vie  de  collège,  pour  le  jeune  anglais,  l'apprentissage  de 
la  vie  publique. 

Eton  et  Harrow,  Oxford  et  Cambridge  sont  des  legs  de 
la  vieille  Angleterre.  C'est  là  que,  depuis  des  siècles,  ont 
passé  les  membres  du  clergé  anglican,  les  héritiers  de  la 
pairie  et  de  la  grande  propriété,  les  légistes  et  les  gens  de 
lettres,  les  hommes  politiques  ;  c'est  là  que  les  pères  de 
famille,  enrichis  par  le  commerce  et  l'industrie  se  hâtent 
d'envoyer  leur^fils  et  que  se  forme  la  classe  dirigetinte  du 
pays. 

L'organisation  de  l'enseignement  primaire  est  de  date  beau- 
coup plus  récente.  Sur  ce  point  il  y  avait  énormément  à  faire  : 
l'instruction  était  entièrement  abandonnée  à  l'industrie 
privée,  et  la  plupart  des  enfants  du  peuple  n'allaient  pas  à 
l'école.  L'Etat  commença  d'intervenir  en  1839,  sous  la  forme 
de  subventions  accordées  aux  sociétés  d'enseignement.  Puis 
la  loi  de  1870,  présentée  par  M.  Forster,  posa  le  principe  de 
l'obligation  ;  la  gratuité  ou  du  mohis  l'a'ssistance  pécuniaire 
fut  votée  et  généralisée  en  1891,  sur  la  proposition  de 
M.  Goschen.  Actuellement  le  budget  de  l'enseignement  pri- 
maire s'élève  à  six  millions  de  livres  sterling.  L'État  alloue 
10  schellings  par  tète  d'élève,  aux  établissements  qui 
acceptent  ses  conditions  de  programme,  d'inspection,  et  de 
neutralité  religieuse. 

Hâtons-nous  d'expliquer  ce  dernier  mot.  Les  Anglais  n'en- 
tendent pas  du  tout  la  neutralité  ou  laïcité  scolaire  de  la 
même  manière  qu'un  trop  grand  nombre  de  républicains 
français.  Sans  parler  des  écoles  confessionnelles  que  chaque 
cultapeut  entretenir  à  ses  frais,  dans  les  écoles  non  confes- 
sionnelles et  rétribuées  par  l'Etat,  l'explication  de  la  Bible, 
c'est-à-dire  du  livre  qui  sert  aux  anglais  de  catéchisme,  est 
obligatoire  ;  et  le  clergé  de  l'Eglise  établie  travaille  énergi- 
quement  à  les  maintenir  sous  sa  surveillance  et  à  paralyser, 


740  UN  JUBILÉ  ROYAL 

dans  ce  qu'elle  peut  avoir  parfois  de  fâcheux,   Tinfluence  dea 
hoard-schools. 

L'école  nous  conduit  ainsi  à  l'Eglise.  Que  de  choses  il  y 
aurait  à  dire  sur  les  évolutions  du  problème  religieux,  ecclé- 
siastique, durant  les  soixante  années  du  règne  de  Victoria  ; 
multiplication  indéfinie  des  confessions  dissidentes,  qui 
dénote  chez  l'Anglais,  avec  le  besoin  d'avoir  un  culte,  le 
besoin  de  se  le  créer  à  lui-même  ;  affaiblissement  des  liens 
qui,  depuis  Henri  Mil,  unissaient  à  l'État  l'Église  officielle  ; 
disestablishment  et  disendowment  de  l'Église  anglicane 
d'Irlande,  c'est-à  dire  abolition  de  son  caractère  et  de  ses 
prérogatives  d'église  d'État  et  retrait  d'une  notable  partie 
de  ses  riches  domaines  ;  mouvement  d'Oxford  et  essai  de 
régénération  de  la  Haute-Église  ;  restauration  de  l'influence 
du  prestige  et  de  la  puissance  conquérante  du  catholicisme  ; 
rétablissement  de  la  hiérarchie  ;  conversion  à  cette  église 
romaine  des  principaux  Tractarians  qui,  après  avoir  tenté 
«n  vain  de  catholiciser  l'anglicanisme,  ont  fini  par  confesser 
la  vérité  totale.  Saluons  en  passant  ces  hommes  éminents, 
les  Manning,  les  Newman,  les  Faber,  les  Ward,  les  Wilber-« 
force,  les  Oakley,  les  Allies,  etc.,  les  premiers  par  la  vertu, 
îe  talent,  la  science,  de  l'aveu  même  de  ceux  qui  ne  les  ont 
pas  suivis  dans  leur  glorieux  exode,  et  qui  resteront  parmi 
les  plus  belles  figures  du  long  règne.  Ce  sera  l'éternel  hon- 
neur de  l'Église  catholique,  au  dix-neuvième  siècle,  que 
d'avoir  su  conquérir  de  telles  âmes  par  le  seul  fruit  de  la 
conviction  et  de  l'étude.  Ce  sera  aussi  l'éternel  honneur  de 
la  race  anglaise  que  d'avoir  enfanté  de  telles  recrues  à  la 
vérité,  et  d'avoir  donné,  dans  un  temps  si  fécond  en  palino- 
dies, le  spectacle  des  plus  généreux  sacrifices  faits  à  la  cons- 
cience vaincue  et  illuminée  par  la  foi. 

L'espace  nous  manque  pourachever  comme  il  conviendrait 
cette  revue  sommaire.  11  faudrait,  après  avoir  vu  l'Angleterre 
progresser  chez  elle  dans  toutes  les  directions  ouvertes  à 
l'activité  humaine,  examiner  comment  elle  a  fait  progresser 
les  peuples  de  culture  inférieure  soumis  à  sa  domination,  et 
racheté  ainsi  par  les  bienfaits  de  la  civilisation  l'avidité  de 
ses  accaparements. 


UN  JUBILÉ  ROYAL  741 

Qu'il  nous  suffise  d'indiquer  le  colossal  empire  de  l'Inde, 
et  l'exploitation  pacifique  dont  il  est  le  théâtre  et  le  béné- 
ficiaire. On  peut  affirmer  hardiment  que  l'histoire  n'offre 
pas  l'exemple  d'une  conquête  qui  ait  si  complètement  tourné 
au  profit  de  la  race  conquise.  Que  l'on  songe  à  l'effroyable 
condition  de  ces  populations  timides  et  industrieuses  livrées 
pendant  tant  de  siècles  sans  défense  à  la  rapacité,  à  la  dé- 
bauche des  Mogols,  des  Afghans,  des  Mahrattes,  et  qu'on  la 
compare  au  sort  des  200  millions  d'âmes  qui,  à  cette  heure, 
vivent  en  paix  à  l'ombre  du  drapeau  anglais  :  les  arts,  les 
lois,  les  mœurs  honnêtes  et  simples  de  l'Occident  implantées 
sur  les  rives  du  Gange  sans  violence  et  par  la  seule  force 
expansive  du  bien  ;  l'anéantissement  des  rites  sanguinaires 
de  l'idolâtrie,  des  sacrifices  humains,  de  l'infanticide  pour- 
suivi avec  une  prudente  mais  féconde  lenteur  ;  la  liberté 
de  la  vérité  assurée  aux  missionnaires  chrétiens  ;  la  régu- 
larité et  la  modération  des  impôts  substituées  aux  extorsions 
de  la  fiscalité  asiatique,  et  le  jugement  par  le  jury  à  l'arbi- 
traire ;  l'égalité  légale  établie  graduellement  entre  les 
Anglais  et  les  Hindous,  ouvrant  à  ceux-ci  la  porte  des  écoles, 
des  emplois  et  des  dignités,  et  préparant  ainsi  les  éléments 
d'une  grande  fédération  future,  qui  sera  peut-être  pour  l'Asie 
entière  le  berceau  d'une  rénovation  incalculable. 

Il  y  a  là,  en  dépit  des  imperfections  inhérentes  à  toute 
création  humaine,  une  œuvre  vraiment  belle,  dont  doivent  se 
réjouir  tous  les  amis  de  l'humanité,  et  dont  il  convient 
d'autant  plus  de  louer  les  Anglais  que  leurs  procédés  de 
colonisation  n'ont  pas  toujours  été  empreints  de  la  même 
douceur  ni  couronnés  des  mêmes  fruits.  La  seule  tristesse 
que  puisse  en  éprouver  un  Français,  c'est  de  songer  com»^ 
bien  il  s'en  est  fallu  de  peu  que  ce  rôle  civilisateur  ne  fût 
échu  à  sa  patrie,  avec  la  perspective  d'un  succès  plus  com- 
plet encore,  grâce  à  la  nature  plus  sympathique  de  notre 
tempérament  et  à  la  supériorité  d'influence  de  la  religion 
catholique. 


Arrêtons  ici  cette  esquisse,  déparée  par  trop  de  lacunes  ; 
mais  qui,  telle  qu'elle    est,   suffira,   nous   l'espérons,  pour 


742  UN  JUBILE  ROYAL 

donner  une  idée  de  la  grandeur,  de  la  richesse,  de  la  beauté, 
de  la  variété  de  tous  le^s  souvenirs  que  le  jubilé  de  1897 
évoque  d'un  seul  coup  ;  dont  il  rassemble  en  quelque  sorte 
le  glorieux  faisceau,  pour  le  remettre  sous  les  yeux  de 
l'Angleterre  et  de  l'Europe.  La  circonstance  nous  commandait 
de  glisser  légèrement  sur  les  ombres  du  tableau.  Mais  les 
eut-on  mises  davantage  en  relief,  encore  faudrait-il  convenir 
que  c'est  une  grande  histoire  que  le  peuple  anglais  célèbre 
en  ce  moment.  La  vénérable  figure  de  la  reine  Victoria, 
avec  la  double  majesté  de  l'âge  et  du  rang  dont  elle  est 
investie,  nous  en  est  apparue  comme  le  centre.  Prochaine- 
ment nous  verrons  de  plus  près  la  part  d'action  que  la  sou- 
veraine y  a  prise. 

(A  suivre).  H.  PRÉLOT,  S.  J. 


LE  DOGME  DE  L'EXPIATION 


I 

Dans  la  soirée  du  4  mai,  un  incendie  éclatait  au  Bazar  de 
la  charité,  installé  rue  Jean  Goujon,  à  Paris;  en  quelques 
minutes  il  dévorait  le  frêle  édifice,  avec  ses  planches  de 
sapin,  son  vélum,  ses  rideaux,  ses  toiles  goudronnées,  et 
roulait  dans  son  linceul  de  flammes  plus  de  130  victimes.  Ce 
qui  donnait  à  l'événement  lugubre  un  caractère  plus  émou- 
vant encore,  c'était,  en  dehors  du  nombre,  le  choix  de  ceux 
qui  avaient  succombé,  Thorreur  et  la  rapidité  de  leur  mort, 
à  Theure  même  où  ils  pratiquaient  la  vertu,  la  plus  agréable 
à  Dieu  et  la  plus  admirée  des  hommes. 

Le  premier  moment  de  stupeur  passé,  le  peuple  qui  croit 
à  la  providence  divine,  s'est  demandé  pourquoi  Dieu  n'a  pas 
détourné  l'épouvantable  catastrophe.  Plusieurs  réponses 
sont  venues  de  divers  côtés.  On  a  prononcé  le  mot  d'expia- 
tion. Des  incroyants  ont  pris  prétexte  de  quelques  applica- 
tions trop  précises,  et,  croyons-nous,  un  peu  hasardées,  pour 
blasphémer  contre  la  bonté  et  la  justice  de  Dieu.  En  môme 
temps,  quelques  écrivains  catholiques,  déconcertés  devant 
le  portrait  un  peu  sombre  qu'on  leur  traçait  d'une  providence» 
vengeant  sur  des  innocentf  des  crimes  nationaux,  non  seu- 
lemeht  ont  refusé  de  reconnaître  à  de  tels  coups  le  Dieu  de 
l'évangile  ;  mais  il  se  sont  oubliés  jusqu'à  nier  que,  dans  le 
plan  divin,  l'innocent  puisse  expier  pour  le  coupable. 

Si  nous  rappelons  un  accident,  dont  le  souvenir  pèse 
encore  sur  nos  imaginations  comme  un  effrayant  cauchemar, 
ce  n'est  pas  seulement  afin  d'indiquer  les  leçons  providen- 
tielles qui  s'en  dégagent,  c'est  aussi,  et  surtout,  pour  exposer 
à  la  lumière  de  la  raison  et  de  la  foi,  la  doctrine  chrétienne 
sur  l'expiation  ;  doctrine  que  l'émotion  suscitée  par  le  tragi- 
que événement  et  la  vivacité  des  polémiques  ont  quelque 
peu  obscurcie. 


744  LE  DOGME  DE  L'EXPIATION 

Avant  d'entrer  dans  le  vif  de  la  discussion,  précisons-en 
bien  les  termes.  En  défendant  ce  principe,  que  Tinnocent 
peut  expier  pour  le  coupable,  nous  ne  voulons  pas  dire  que 
Dieu  déchaîne  comme  tout  exprès  les  catastrophes  où  suc- 
combent ses  amis,  qu'il  pousse  en  quelque  manière  les  causes 
libres  ou  nécessaires  à  les  produire.  Un  tel  langage,  que 
MM.  Berthelot,  Bourgeois  et  Brisson  prêtent  trop  libérale- 
ment aux  théologiens  catholiques,  serait  aussi  odieux  que 
faux.  Nous  soutenons  simplement  ceci  :  Dieu  peut  agréer 
les  épreuves  que  lui  offrent  des  âmes  généreuses,  en  expia- 
tion des  fautes  d'autrui  ;  il  peut  aussi  faire  servir  certaines 
catastrophes,  amenées  par  le  cours  des  lois  naturelles,  à  Tex- 
piation  de  crimes  soit  privés  soit  sociaux.  Dans  ce  cas,  encore, 
il  laisse  aux  causes  secondes,  qu'elles  soient  libres  ou  néces- 
saires, leur  jeu  régulier.  Il  se  borne  à  ne  point  arrêter  leur 
marche,  à  ne  point  faire  dévier  leur  activité,  lors  même 
qu'elle  aboutit,  d'après  ses  prévisions,  aune  sanglante  catas- 
trophe. 

II 
• 

Contester  que  Dieu  ait  le  droit  d'accepter  les  souffrances 
d'une  âme  innocente,  en  expiation  des  fautes  d'un  criminel, 
ce  n'est  pas  seulement  lui  refuser  un  domaine  souverain  sur 
la  vie  humaine,  c'est  aussi  mettre  en  doute  sa  puissance  et 
sa  bonté,  comme  s'il  n'était  ni  assez  riche  ni  assez  libéral 
pour  rendre  au  centuple  à  ses  amis  les  biens  dont  il  les  prive. 

Quand  MM.  Berthelot  et  Brissop  ont  dénoncé  à  l'indigna- 
tion de  leurs  confrères  en  irréligion,  le  Dieu  de  «  haine  » 
et  de  «  vengeance  »  qu'adorent  les  chrétiens,  ont-ils  seule- 
ment songé  aux  compensations  qu'il  réserve  dans  la  vie 
future,  à  ceux  qu'il  éprouve  ?  Ils  ignorent,  sans  doute,  que 
le  souverain  juge  remettra  bientôt  chaque  chose  et  chacun  à 
sa  place.  Cette  ignorance  ne  les  excuse  pourtant  pas.  Quand 
on  fait  parade  de  science  positive  ;  quand  on  affecte  de  ne 
raisonner  que  sur  des  faits  expérimentalement  constatés,  on 
est  tenu  tout  au  moins  d'étudier  la  doctrine  catholique  avant 
de  la  juger.  Si  on  la  connaissait  mieux,  on  ne  s'aviserait 
probablement  pas  de  placer  fort  au  dessus  dqs  sentiments 


LE  DOGME  DE  L'EXPIATION  745 

que  nous  prêtons  à  la  Providence,  les  sentiments  de  commi- 
sération et  de  solidarité  humaipe  pour  les  victimes  d'une 
catastrophe  et  leurs  amis... 

Le  mot  de  solidarité,  sinon  la  chose,  est  aujourd'hui  fort 
en  honneur.  Il  a  été  prononcé  bien  des  fois  durant  ces  der- 
nières semaines,  et  dans  les  milieux  les  plus  divers.  Si  l'on 
en  croit  certains  libres-penseurs,  là  seulement  est  la  base  de 
la  morale  de  l'avenir.  Eh  bien,  ce  dogme  :  l'innocent  peut 
expier  pour  le  coupable,  repose  sur  le  double  principe  de  la 
solidarité  naturelle  et  surnaturelle.  Restreindre  la  solidarité 
à  quelques  sentiments  de  sympathie  fondés  sur  l'humanité, 
en  borner  la  manifestation  à  quelques  marques  fugitives  de 
douleur  et  de  commisération,  n'y  voir  qu'une  vibration  des 
âmes  à  l'unisson  de  celles  qui  sont  frappées,  un  simple  appel 
à  une  assistance  matérielle,  c'est  ne  tenir  aucun  compte  des 
mille  liens  qui  nous  rattachent  au  monde  invisible,  c'est 
briser  pour  n'en  garder  qu'un  fragment,  la  loi  admirable  qui 
unit  les  hommes  les  uns  aux  autres  et  les  enchaîne  à  leur 
premier  auteur. 

Ayant  une  commune  origine,  participant  à  une  même 
nature,  appelés  à  une  fin  identique,  nous  entrons  tous,  à 
divers  points  de  vue,  dans  une  double  société,  Tune  natu- 
relle, l'autre  surnaturelle.  Le  genre  humain,  et  plus  stricte- 
ment la  chrétienté,  forme  ainsi  une  immense  famille  dont 
Dieu  est  le  père,  le  législateur  et  le  justicier.  Pourquoi 
^serait-il  injuste  que  des  frères  souffrent  l'un  pour  l'autre, 
quand  la  souffrance  est  de  courte  durée,  et  doit  procurer 
à  celui  qui  la  subit  une  ample  compensation? 

Cette  loi  de  solidarité  que  la  raison  proclame,  nous  la 
voyons  sanctionnée  par  la  Révélation.  Tout  l'Evangile  en  est 
la  plus  éloquente  attestation.  On  y  lit  que  celui  qui  est  la 
sainteté  absolue  s'anéantit,  souffre  et  meurt  pour  expier  les 
péchés  du  genre  humain.  Si  le  Christ  a  satisfait  à  la  justice 
de  Dieu  pour  les  fidèles  qui  sont  les  membres  de  son  corps 
mystique,  pourquoi  x:eux-ci  ne  souffriraient-ils  pas  l'un  pour 
l'autre,  et  ne  supporteraient-ils  pas  quelque  chose  du  poids 

qui  accabla  leur  chef? 

I 


746  LE  DOGME  DE  L'EXPIATION 

III 

Les  protestants  nous  répondent  que  le  Christ  ayant  payé 
pleinement  la  rançon  des  fautes  humaines,  toute  expiation  de 
la  part  des  hommes  est  désormais  superflue  ^.  Sans  aucun 
doute,  si  N.-S.  sollicite  ou  accepte  notre  collaboration,  pour 
réparer  les  ravages  causés  par  le  péché,  ce  n'est  pas  qu'il  ait 
besoin  de  ce  concours.  Une  goutte  de  sang,  une  larme,  un 
soupir,  moins  que  cela,  le  plus  léger  signe,  expression  de 
ses  désirs,  avait  assez  de  prix  pour  satisfaire  à  la  justice  de 
Dieu  ;  car  la  dignité  du  Verbe  leur  donnait  une  valeur 
infinie. 

Pourquoi  donc  le  Christ  a-t-il  voulu  descendre  beaucoup 
plus  avant  dans  l'abîme  de  l'expiation  ?  Voulant  nous  donner 
des  gages  plus  douloureux  de  son  amour  et  nous  inspirer 
une  plus  vive  horreur  du  péché,  il  a  épuisé  toutes  les  souf- 
frances humaines.  Le  paiement  pour  les  dettes  du  genre 
humain  a  été  surabondant.  En  considération  de  la  passion  de 
son  fils  unique,  Dieu  ofTre  à  tous  les  hommes  les  grâces  et  les 
secours  surnaturels  dont  ils  ont  besoin  pour  revenir  à  lui  et 
lui  rester  fidèle. 

Cependant,  si  puissant  que  soit  le  secours  d'en  haut,  il 
n'empêche  ni  l'usage  ni  l'abus  de  notre  liberté.  L'amour  qui 
déborde  du  cœur  de  Jésus  nous  prévient  et  nous  attire  ;  mais 
il  ne  nous  dispense  pas  de  tout  effort  pour  aller  à  sa  ren- 
contre. La  grâce  étant  l'aliment  de  nos  âmes,  nous  ne  pou- 
vons nous  l'approprier  que  par  une  sorte  d'assimilation 
volontaire  et  libre. 

Le  Christ  en  a  usé  envers  nous,  comme  un  homme  au 
cœur  généreux,  mais  élevé  et  délicat  en  use  à  l'égard  de 
ceux  qui  l'entourent  ;  il  a  dédaigné  de  reconnaître  pour  amis 
ceux  qui  ne  se  livrent  qu'à  demi,  par  contrainte,  et  se 
montrent  incapables  de  s'associer  à  son  dévouement  2. 

Ainsi,  le  Christ  après  avoir  rendu  possible  et  facilité  à  tous 
les  hommes  le  repentir  et  l'expiation  de  leurs  fautes,  a  exigé 

1.  Revue  Chrétienne,  \"  juin  1897,  p.  476. 

2.  Epist.  ad  Rom.,  viii,  17. 


LE  DOGME  DE  L'EXPIATION  747 

qu'ils  apportassent  au  moins  à  ces  actes  un  actif  concours.  Il 
nous  a  montré  par  là  quel  cas  il  fait  du  choix  de  notre  cœur 
et  de  nos  œuvres,  du  moment  qu'elles  ont  vivifiées  par  la 
grâce.  Notre  collaboration  est  une  consolation  autant  qu'un 
honneur.  Où  sont,  d'ailleurs,  dans  les  conditions  actuelles  de 
l'humanité,  la  vertu  et  le  mérite  sans  lutte  et  sans  sacrifices? 
L'effort  est  l'une  des  conditions  essentielles  de  la  grandeur 
morale  ;  et  nulle  part  il  n'apparaît  mieu.x  que  dans  le  sacri- 
fice. 

La  passion  du  Christ  ne  dispense  donc  pas  les  hommes  de 
souffrir  avec  lui.  Quelque  chose  manque  encore  à  ses  dou- 
leurs, remarquait  saint  Paul.  Et  cette  lacune,  l'apôtre 
s'employait  à  la  combler,  adimpleo  ea  quas  désuni  passioni' 
bus  christi[Coloss.y  i.  24). 

Mais,  ces  actes  qui  sont,  toutes  choses  égales  d'ailleurs, 
d'autant  plus  méritoires  qu'ils  coûtent  davantage  à  la  nature 
humaine  et  qu'ils  s'inspirent  d'une  plus  parfaite  abnégation, 
à  qui  profitent-ils  ?  Sans  aucun  doute,  d'abord  à  leurs  auteurs. 

Toutefois  le  Christ  ne  se  borne  pas  à  nous  attacher  indi- 
viduellement à  lui.  Il  veut  que  ses  disciples —  et  tous  sont 
appelés  à  le  devenir  —  forment  une  société  spirituelle  dont 
les  membres  soient  étroitement  unis,  comme  les  enfants 
d'une  môme  famille.  Dans  une  famille,  parents  et  enfants  sont 
étroitement  liés  les  uns  aux  autres,  parce  qu'ils  participent 
à  la  môme  chair  et  au  môme  sang.  De  là,  naît  souvent  pour 
eux  le  devoir  non  seulement  de  se  prodiguer  mutuellement 
les  témoignages  d'intérôt  et  de  sympathie,  mais  aussi  de  se 
porter  caution  l'un  pour  l'autre,  de  se  venir  mutuellement 
en  aide,  de  se  prêter  une  assistance  matérielle  ou  morale, 
comme  de  plaider  une  cause  ou  de  payer  une  dette. 

La  mesure  de  la  solidarité  des  hommes,  dans  l'ordre  sur- 
naturel comme  dans  l'ordre  naturel,  dépend  de  leur  degré 
d'union.  C'est  en  vertu  de  leurs  étroits  rapports  que  les 
membres  d'un  môme  corps  peuvent  être  considérés  comme 
un  modèle  de  parfaite  solidarité.  Un  organe  éprouve-t-il  de 
la  douleur,  les  autres  en  ressentent  le  contre  coup.  Et  nous 
n'hésitons  pas  à  porter  ou  à  laisser  appliquer  le  fer  et  le  feu 
à  un  membre  intact,  pour  guérir  ou  soulager  une  autre 
partie  du  corps  malade. 


748  LE  DOGME  DE  L'EXPIATION 

Reproduire  l'union  et  imiter  la  solidarité  des  parties  d'un 
même  organisme,  c'est  précisément  l'idéal  que  J.-C.  nous  a 
recommandé  par  testament  :  son  Eglise  est  une  vigne  ;  il  en 
est  le  cep  ;  les  chrétiens  en  sont  les  rameaux.  Le  vigneron 
taille-t-il  quelques  branches,  chez  les  autres  la  vie  redouble 
avec  la  fécondité. 

De  tout  temps,  les  plus  parfaits  imitateurs  du  Christ  ont 
tenu  à  suivre  de  près  ses  leçons  et  ses  exemples  d'immola- 
tion pour  le  salut  des  hommes.  Selon  la  recommandation  de 
son  Maître,  saint  Paul  considérait  comme  ses  frères  ceux 
auxquels  il  disait  :  «  Qui  de  vous  est  dans  l'affliction  sans  que 
je  m'afflige  avec  lui  ?  »  Il  faisait  un  pas  de  plus  dans  la  voie 
du  sacrifice,  et  il  expiait  pour  les  autres,  à  l'exemple  du 
Sauveur,  quand  il  s'écriait  :  te  Je  complète  ce  qui  manque  aux 
souff'rances  du  Christ  (6*0/.,  i,  24),  je  désire  être  anathème 
pour  mes  frères  »  {Rom.,  ix,  3). 

En  parlant  ainsi,  saint  Paul  s'offrait  réellement  en  victime 
expiatoire  pour  les  péchés  de  ses  frères  ;  il  souhaitait,  par 
son  sacrifice,  de  les  sauver  corps  et  âme,  de  subir  à  leur 
place  le  châtiment  qu'ils  avaient  mérité,  non  toutefois  sans 
les  avoir  réconciliés  au  préalable  avec  Dieu. 

IV 

Il  y  a  en  effet  dans  tout  péché,  une  infraction  à  la  loi 
morale,  et  de  plus,  une  offense  contre  le  souverain  législa- 
teur qui  ordonne  de  l'observer  et  défend  de  l'enfreindre. 
La  justice  divine,  gardienne  incorruptible  de  l'ordre  moral, 
exige  absolument  que  le  désordre  soit  réparé,  que  l'équi- 
libre rompu  soit  rétabli  au  moyen  d'un  châtiment.  Cette 
peine  revêt  en  quelque  sorte  un  caractère  tout  objectif,  et 
peut,  à  la  rigueur,  être  subie  par  d'autres  que  le  délinquant. 
Nous  en  voyons  une  preuve  jusque  dans  la  législation 
humaine,  où  cependant  les  sacrifices  consentis  en  faveur  des 
autres  ne  sauraient  trouver  de  grandes  compensations  :  11 
est  maints  délits  qui  entraînent  une  dette  envers  l'Etat  ou 
envers  la  société.  On  les  punit  d'une  amende  ;  et  cette  amende,, 
le  juge  n'exige  pas  qu'elle  soit  payée  par  le  coupable  ;  un. 


LE  DOGME  DE  L'EXPIATION  749 

parent,  un  ami,  un  étranger  même  peut  l'acquitter  à  sa 
place.  —  De  même,  tout  pécheur  contracte  une  dette  vis-à-vis 
de  Dieu.  Cette  dette  varie  avec  l'importance  de  la  loi  morale 
qui  a  été  lésée  et  de  l'écart  dans  l'équilibre  à  rétablir. 
Grande  ou  petite,  le  pécheur  est  obligé  de  la  payer  soit  par 
lui-même  soit  par  un  autre,  dans  ce  monde  ou  dans  la  vie 
future. 

La  peine  accompagne  le  péché  ;  elle  est  comme  la  réaction 
de  Tordre  violé.  Toutefois,  le  caractère  principal  du  péché, 
ce  qui  en  fait  la  malice,  c'est  qu'il  est  une  offense  envers 
.Dieu,  un  mépris  de  ses  ordres.  A  ce  point  de  vue,  il  implique 
l'inimitié  de  Dieu  contre  le  pécheur,  la  rupture  d'une  rela- 
tion que  celui-ci,  et  non  un  autre,  doit  renouer  librement  avec 
lui.  Tant  qu'il  n'a  point  demandé  et  obtenu  Je  pardon  de  ses 
fautes,  les  souffrances  qu'endure  le  criminel,  celles  même 
qu'une  âme  sainte  offre  pour  lui,  ne  sont  point  agréées  de 
Dieu,  comme  l'expiation  des  peines  qu'il  a  méritées.  Elles 
sont  dépourvues,  à  cet  égard,  de  toute  valeur  vraiment  satis- 
factoire.  Loin  pourtant  d'être  inutiles,  elles  attirent  peu  à 
peu  les  grâces  de  Dieu,  elles  inclinent  vers  lui  la  volonté 
rebelle  du  pécheur  et  facilitent  sa  réconciliation.  Quand  il  a 
ouvert  son  cœur  à  la  grâce  par  le  repentir,  la  valeur  de  ses  f 
épreuves  est,  dès  ce  moment,  surélevée.  Et  si  d'autres  per- 
sonnes offrent  en  sa  faveur  les  souffrances  qu'elles  endurent, 
ce  sont  pour  lui  autant  d'acomptes  qui  diminueront  et  amor- 
tiront peut-être  la  dette  dont  il  est  redevable  à  la  justice 
divine. 


Les  âmes  que  Dieu  choisit  ou  accepte  pour  victimes  des 
péchés  d'autrui  sont  donc  des  privilégié^,  celles  que  d'or- 
dinaire il  aime  davantage,  puisque  pour  être  vraiment  expia- 
toire une  œuvre  doit  être  accomplie  en  état  de  grâce.  Voilà 
pourquoi,  dans  les  premiers  siècles  de  l'Eglise,  quand  un 
chrétien,  qui  avait  faibli  devant  le  martyre,  venait  implorer 
son  pardon,  il  était  dispensé  d'une  partie  de  la  pénitence  à 
subir,  en  se  recommandant  de  l'un  des  confesseurs  qui 
■avaient  souffert  pour  la  foi.  On  supposait  que  celui-ci,  du 


750  LE  DOGME  DE  L'EXPIATION 

superflu  de  ses  souffrances,  acquittait,  en  partie  du  moins,  la 
dette  de  Tapostat  repentant. 

On  voit  que  nul  acte  méritoire  ne  se  perd,  dans  l'économie 
du  christianisme.  Nos  épreuves  et  nos  bonnes  œuvres,  qui 
ne  servent  pas  immédiatement  à  expier  nos  fautes  ou  celles 
des  autres,  passent  dans  le  trésor  de  l'Église,  d'où  N.-S.  et 
ses  ministres  les  tirent,  en  temps  opportun,  pour  les  déver- 
ser sur  des  âmes  souvent  fort  éloignées  de  nous  et  que  nous 
ne  connaissons  pas  :  tels  ces  ruisseaux  qui  semblent  courir 
inutiles  vers  la  mer,  contribuent  à  former  les  nuages  et 
vont  retomber  en  ondées  vivifiantes  sur  une  terre  dessé-^ 
chée. 

A  plus  forte  raison,  le  chrétien  ne  perd-il  rien,  en  défi- 
nitive, à  souffrir  pour  les  autres.  Ses  sacrifices,  en  effet, 
ayant  Dieu  pour  principe  et  pour  fin,  c'est  la  charité,  la 
reine  des  vertus,  qui  mesure  l'étendue  et  l'intensité  de 
leur  effet  et  leur  donne  son  prix  inestimable.  Ce  mérite  est 
tout  personnel  ;  on  ne  l'aliène  pas.  Par  une  sorte  de  flux  et 
de  reflux  il  va  toujours  grandissant,  en  raison  des  sacrifices 
offerts  ou  acceptés,  et  il  rejaillit  jusqu'à  la  vie  éternelle,  où 
Dieu  en  se  donnant  à  une  âme  généreuse  lui  rend  infini- 
ment plus  qu'elle  n'a  quitté. 

D'ailleurs,  toujours  libéral  jusque  dans  l'exercice  de  sa  jus- 
tice, Dieu  ne  choisit  guère  pour  les  unir  à  son  sacrifice  ex- 
piatoire les  âmes  peu  généreuses  qui  pourraient  le  repous- 
ser. Il  veut  alors  que  sa  croix  soit  librement  embrassée  et 
portée  avec  amour.  Et  certes,  depuis  dix-huit  siècles,  son 
appel  a  été  entendu.  Ils  ne  manquent  pas,  les  cœurs  qui  se 
vouent  spontanément  à  la  souffrance  en  réparation  des 
outrages  faits  à  leur  Maître  bien-aimé.  A  l'heure  qu'il  est,  il 
y  a  dans  l'univers  des  milliers  de  chrétiens  qui  prient,  tra- 
vaillent, pâtissent  non  pour  expier  leurs  crimes,  innocents 
qu'ils  sont  eux-mêmes,  mais  pour  faire  oublier,  s'il  est  pos- 
sible, les  fautes  de  ceux  qui  leur  sont  unis  par  quelque  lien 
et  leur  obtenir  des  grâces  de  conversion. 

Libre  à  ces  âmes  généreuses  d'offrir  en  holocauste  leur 
vie  de  chaque  jour,  pour  expier  les  fautes  de  pécheurs 
qu'elles  ne  connaissent  même  pas.  Dieu  ne  leur  interdit  pas 
de  faire  profiter  qui  bon  leur  semble  des  trésors  de  leur  in- 


LE  DOGME  DE  L'EXPIATION  751 

nocence  et  de  leur  amour.  Le  Christ  n'a-t-il  pas   traité   en 
amis  jusqu'à  ses  bourreaux  ? 

Il  en  va  autrement  quand  Dieu  lui-même  envoie  ou  laisse 
venir  les  infirmités,  la  maladie,  la  mort  en  vue  d'une  expia- 
tion déterminée.  Il  est  bien  difficile,  hors  le  cas  d'une  révé- 
lation, de  discerner  avec  certitude  si  telles  catastrophes 
sont  spécialement  permises,  à  titre  d'expiation.  Il  est  plus 
difficile  encore  de  préciser  les  crimes  dont  la  mort  d'in/io- 
centes  victimes  est  destinée  à  payer  la  dette.  En  ce  cas,  pour 
autoriser  une  affirmation,  il  faut  que  le  dessein  de  Dieu 
perce  d'une  manière  non  équivoque,  et  qu'il  apparaisse  au 
moins  entre  les  prévaricateurs  et  les  victimes  qui  leur  sont, 
substituées,  un  lien  sensible  de  solidarité. 

Par  exemple,  qu'une  nation  donne  à  l'univers  l'exemple 
d'une  apostasie  publique  ;  qu'elle  s'acharne  contre  la 
religion  révélée  et  ses  ministres;  qu'elle  s'efforce  de  chasser 
Dieu  de  ses  souvenirs  comme  du  cœur  de  ses  enfants,  et  de 
le  pousser  à  la  frontière  comme  un  étranger  ou  un  impor- 
tun. Si,  sur  ces  entrefaites,  elle  est  soudainement  frappée 
dans  sa  puissance,  dans  ses  ressources,  son  honneur  et  son 
influence,  il  y  aura  quelque  raison  de  voir  au-dessus  de  la 
catastrophe  où  croule  sa  prospérité  matérielle,  la  main  d'un 
Dieu  justicier.  Des  esprits  aussi  pieux  que  clairvoyants 
n'ont-ils  pas  vu,  dans  la  ruine  de  l'empire  romain,  le  châti- 
ment de  ses  vices  et  de  ses  cruautés  envers  les  chrétiens  ? 

Néanmoins  on  risque  fort  de  se  méprendre  sur  les  inten- 
tions de  la  Providence,  en  disant  qu^elle  permet  tel  malheur 
soit  public,  soit  privé,  en  vue  de  faire  expier  tels  crimes. 
N.-S.  nous  a  mis  en  garde  contre  tout  jugement  trop  préci- 
pité, quand  il  a  dit  de  l'aveugle-né:  «Cet  homme  n'est  point 
puni  pour  ses  péchés,  ni  pour  ceux  de  ses  parents;  il  est 
éprouvé  afin  d^  manifester  les  merveilles  de  la  Providence 
(/o.,ix,3).  »  Les  desseins  de  Dieu  sont  multiples;  parles  épreu- 
ves il*convertit  les  pécheurs,  sanctifie  les  justes,  augmente 
et  raffermit  la  foi.  Ce  que  nous  entrevoyons,  d'ailleurs,  n'est 
qu'un  aperçu  des  vues  divines,  dont  la  profondeur  reste 
insondable. 


752  LE  DOGME  DE  L'EXPIATION 


VI 


On  nous  permettra  d'indiquer  ici  une  conclusion  qui  s'im- 
pose :  selon  nous,  aucun  indice  infaillible  n'autorise  à 
supposer  que  Dieu  ait  laissé  succomber  132  victimes,  préci- 
séiyient  pour  leur  faire  expier  des  crimes  nationaux.  Il  y  avait 
là  bien  des  âmes  d'élite,  bien  des  cœurs  préparés  de  longue 
date  à  unir  volontairement  leurs  souffrances  à  celles  du 
Christ.  Mais  on  ne  distingue  pas  aussi  nettement  le  lien 
d'étroite  solidarité  qui  rattache  l'horrible  accident  aux  fautes 
de  la  nation.  Plus  soigneusement  encore,  écarterons-nous 
l'hypothèse  que  Dieu,  par  un  décret  éternel,  inexorable, 
aurait  poussé  les  volontés  humaines  aux  imprudences  qui  ont 
déterminé  la  catastrophe.  Non,  il  n'a  pas  préparé  la  suite  des 
événements  en  vue  d'amener  ce  désastre.  Ce  qui  est  vrai,  c'est 
que  l'ayant  prévu,  il  n'a  pas  voulu  l'empêcher. 

Pourquoi  ne  l'a-t-il  pas  voulu  ? 

Notons  bien  tout  d'abord  que  Dieu,  pour  de  hautes  rai- 
sons, que  nous  comprendrons  mieux  au  ciel,  ne  veut  pas 
violenter  la  liberté  humaine,  d'où  procèdent  tant  d'impru- 
dences et  de  criminels  attentats  ;  de  plus,  il  n'interrompt 
que  rarement  l'activité  des  causes  secondes  dont  le  jeu 
normal  et  stable  entretient  d'ordinaire  l'ordre,  l'harmonie 
et  la  sécurité  dans  l'univers.  Exiger  que  Dieu  sauve  ses 
amis  de  toute  épreuve  et  d'une  mort  soudaine  ou  préma- 
turée, c'est  vouloir  qu'il  intervienne  à  chaque  instant  d'une 
manière  sensible.  A  ce  compte,  le  miracle  est  son  action 
habituelle,  et  non  le  signe  extraordinaire  par  lequel  il  se 
manifeste. 

Et  puis,  en  donnant  aux  justes  une  garantiç  de  prospérité 
temporelle  et  de  longévité,  Dieu  renverserait  entière- 
ment l'orientation  du  monde  moral.  L'abnégation  n^  serait 
plus  nécessaire.  La  foi  des  uns  cesserait  d'être  libre  et  mé- 
ritoire ;  celle  des  autres  s'évanouirait.  L'un  des  principaux 
motifs  qui  soutiennent  le  croyant  n'est-ce  pas  l'espoir  en  la 
vie  future  ?  Or,  mettez,  ici-bas,  toutes  les  récompenses  du 
côté  des  justes,  et  les  châtiments  du  côté  des   méchants, 


LE  DOGME  DE  L'EXPIATION  753 

la  base  de  notre  espérance  est  désormais  voilée,  si  elle   no 
s'écroule  pas. 

En  laissant  fondre  sur  ses  amis  la  plus  terrible  des  épreu- 
ves, Dieu  a  donc  voulu  attirer  vers  le  monde  invisible  nos 
esprits  et  nos  cœurs.  S'il  les  a  laissé  périr  de  la  mort  la 
plus  rapide  et  la  plus  effrayante,  c'est  qu'il  a  voulu  dépren- 
dre nos  âmes  d'une  attache  excessive  pour  la  vie  présente, 
fortifier  en  nous  la  conviction  qu'il  existe  une  vie  future, 
et  nous  rappeler  à  quel  point  les  biens  impérissables  l'em- 
portent sur  les  joies  éphémères  de  ce  monde. 

Voici  une  illusion  que  Dieu,  pensons-nous,  a  voulu  dé- 
truire :  du  moment  qu'un  homme  s'attache  à  la  vertu,  on 
croit  qu'il  doit  être  récompensé  dès  ici-bas,  par  des  béné- 
dictions temporelles.  La  religion  chrétienne  n'encourage 
pas  ces  espoirs  dont  se  berçaient  les  juifs  de  l'ancien  Testa- 
ment. L'évangile  ne  nous  dit  pas  que  le  disciple  du  Christ 
sera  mis  à  couvert  des  épreuves  temporelles,  son  maître 
n'a  point  pris  l'engagement  de  lui  aplanir  à  chaque  instant 
le  chemin  du  ciel,  d'écarter  de  ses  pieds  tous  les  obstacles 
qui  peuvent  le  blesser.  La  piété  la  plus  éclairée,  la  charité 
la  plus  sublime  ne  sont  pas  une  garantie  de  prospérité  ter- 
restre. Elles  sont  mieux  que  cela;  elles  demeurent  une 
preuve  de  grandeur  morale,  un  gage  ordinaire  de  paix  inté- 
rieure pour  la  vie  présente  et  une  garantie  inOnllibic  do 
bonheur  pour  la  vie  future. 

Sur  la  terre  n'attendons  rien  do  plus^  avec  certitude  du 
moins,  tant  que  cette  parole  :  «  heureux  ceux  qui  pleurent  » 
ne  sera  pas  rayée  des  Evangiles. 

D'ailleurs,  tout  ce  que  nous  savons  des  attributs  do 
Dieu  nous  force  à  penser  qu'il  a  été,  jusque  daas  les  tour- 
ments atroces  qu'elles  ont  soufferts,  particulièrement  clé- 
ment envers  les  âmes  rappelées  à  lui.  C'est  un  horrible 
blasphème  de  comparer  à  l'idole  Moloch  le  Père  tendre  qui 
n'abandonne  personne  qu'il  n'en  soit  d'abord  abandonné. 
Molocli  dévore  pour  jamais  les  vies  qu'on  lui  offre  en  sacri- 
fice. Quant  au  Dieu  de  la  science  préconisé  par  Bourgeois 
et  Bcrthelot,  il  ne  sait  que  montrer  à  des  parents  éplorés 
une  poignée  de  cendres,  uniques  restes  de  ce  qu'ils  ont 
aimé.  Le  Dieu  des  chrétiens,  au  contraire,  compense  au 

LXXI.  —  48 


754  LE  DOGME  DE  L'EXPIATION 

centuple  les  sacrifices  qu'il  sollicite  et  qu'on  accepte  pour 
lui  plaire. 

Oui,  de  ses  mystérieux  desseins  le  trait  le  plus  saillant  est 
une  pensée  de  miséricorde  envers  les  héroïnes  que  toute 
la  France  pleure.  Pas  une  blessure,  pas  un  soupir,  pas  une 
larme,  qui  ne  doive  se  changer  en  bénédiction  pour  elles. 

Une  autre  marque  de  la  divine  miséricorde,  c'est  d'avoir 
rappelé  à  lui  ces  âmes  qu'il  aimait,  au  moment  précis  où  un 
double  rayon  d'amour  pour  Dieu  et  de  commisération  pour 
ses  pauvres  donnait  à  leur  vie  entière  un  plus  vif  éclat.  Il 
semble  qu'à  l'heure  où  la  flamme  consumait  les  liens 
qui  les  retenaient  sur  la  terre,  la  charité  a  dû  leur  prê- 
ter ses  ailes  pour  les  faire  monter  tout  droit  au  sein  de 
Dieu. 

VII 

Quelle  que  soit,  d'ailleurs,  la  fin  plus  spéciale  que  Dieu  se 
soit  proposée,  en  le  permettant,  nous  n'hésitons  pas  à 
croire  qu'un  tel  holocauste  attirera  d'abondantes  bénédic- 
tions sur  la  France  entière.  Que  faut-il  pour  cela  ?  Que  les 
victimes  n'aient  pas  rétracté  la  pensée  généreuse  qui  les 
conduisait  là  où  elles  ont  succombé,  et  qu'elles  se  soient, 
devant  une  mort  inévitable,  abandonnées  au  bon  plaisir  de 
Dieu.  Or,  la  plupart  étaient  habituées  à  lui  offrir  fréquemment 
leurs  peines,  leurs  travaux,  leur  vie  ;  ce  jour-là,  d'elle 
même,  leur  offrande  montait  au  ciel,  en  odeur  de  suavité. 
11  en  est,  peut-être,  qui  étaient  plus  généreuses  que  pieuses. 
Mais  encore  la  pensée  de  faire  l'aumône  pour  remplir  un 
devoir  et  plaire  à  Dieu,  ne  devait  pas  être  étrangère  à  leur 
dernier  acte  de  libéralité.  Et  puis,  quand  la  mort  la  plus 
affreuse  s'est  dressée  devant  elles,  en  plein  exercice  d'une 
œuvre  de  miséricorde,  quand  elles  ont  vu  les  plus  pieuses 
de  leurs  compagnes  attendre  la  flamme  à  genoux  en  implo- 
rant le  pardon  céleste,  nous  sommes  en  droit  de  présumer 
qu'elles  ont  reçu,  à  cet  instant,  toutes  les  grâces  nécessaires 
pour  accepter  généreusement  l'immolation  qui  leur  était 
imposée.  Et,  en  partie,  inutile  pour  expier  leurs  propres  fau- 
tes, le  surcroît  de  leur  sacrifice  doit  tourner  à  l'avantage  de 


LE  DOGME  DE   L' EXPIATION  755 

leur  famille  et  de  leur  patrie,  pour  lesquelles,  implicitement 
au  moins,  il  a  été  offert. 

11  est  des  fleuves  qui,  franchissant  leurs  rives  et  dé- 
bordant à  travers  la  campagne,  semblent  d'abord  tout 
ensevelir  dans  la  mort  ;  mais  bientôt  après,  quand  ils  se 
retirent  et  reprennent  leur  cours  ordinaire,  on  s'aperçoit 
qu'ils  ont  laissé  après  eux  la  vie  et  la  fécondité.  Ainsi  de  la 
catastrophe  qui  a  frappé  tant  de  nobles  victimes,  sortira  peu 
à  peu  une  source  abondante  de  grâces,  de  dévouements,  de 
consolations.  On  s'estimera  honoré  de  compter  un  membre 
de  sa  famille  au  nombre  des  personnes  tombées  au  champ 
de  la  charité.  Du  vaste  bûcher  continuera  longtemps  de 
s'élever  une  voix  plus  éloquente  que  celle  des  prédicateurs, 
invitant  les  privilégiés  du  rang  et  de  la  fortune,  aussi  bien 
que  les  plus  humbles,  à  la  pratique  de  la  foi,  de  l'abnégation^ 
delà  charité.  On  saura  que  les  martyres  aimaient  tendrement 
les  malheureux,  parce  qu'elles  étaient  croyantes,  autant  que 
bonnes  ;  qu'elles  voyaient  en  eux  des  frères,  mais  plus 
faibles  et  moins  favorisés,  auxquels,  par  conséquent,  il  fallait 
venir  en  aide. 

On  se  rappellera  les  admirables  exemples  de  dévouement 
qui  ont  été  donnés  par  les  plus  pauvres  comme  par  les  plus 
riches...  Dams  quelques  années,  quand  on  viendra  prier 
dans  la  chapelle  dédiée  à  la  mémoire  des  victimes  de  la 
charité,  déjà  les  membres  séparés  d'une  môme  famille, 
commenceront  à  se  retrouver  pour  n'être  plus  désunis.  Mais 
le  souvenir  des  défunts  continuera  d'exercer  son  charme 
sur  notre  société.  Et  peut-être  que  plus  d'un  indifférent, 
jusqu'ici  réfraclaire  à  la  pensée  religieuse,  obtiendra  par 
leur  intercession  des  grâces  de  conversion.  Il  sentira  que 
la  douleur  et  la  mort  des  amis  de  Dieu  est  féconde,  et  d'au- 
tant plus  qu'elle  s'accomplit  en  des  circonstances  plus 
épouvantables;  qu'elles  portent  en  elles  une  vertu  divine 
qui  fortifie  et  console  ceux  qui  en  sont  témoins;  enfin  qu'elles 
manifestent  au  ciel  comme  sur  la  terre,  plus  encore  que  sa 
justice,  la  miséricorde  de  Dieu. 

F.  TOURNEBIZE,  S.  J. 


LE    DUC    D'AUMALE 


II.    —   L'HOMME    DE    LETTRES  ' 

III 

Nous  avons  regret  d'avoir  laissé  l'homme  de  guerre  à  la 
Smala,  sans  nous  attacher  plus  longtemps  à  le  suivre  dans 
une  carrière  deux  fois  brisée,  en  1848  et  en  1883.  Mais 
nous  allons  le  retrouver  dans  ses  ouvrages  où,  à  son  insu,  il 
s'est  plus  d'une  fois  raconté  lui-même  '-. 

1.  Voir  Études,  5  juin  1897. 

2.  Voici  la  liste  authentique  des  ouvrages  du  duc  d'Anmalc,  telle  qu'on  a 
bien  voulu  nous  la  communiquer  : 

"i.  Notes  sur  deux  petites  bibliothèques  françaises  du  xv^  siècle,  petit  in-4* 
de  64  pages.  Londres,  1854. 

2.  Les  Zouaves  et  les  Chasseurs  à  pied,  esquisses  historiques,  in-12  de 
177  pages.  Paris,  Michel  Lévy,  1855.  —  4"  édition,  1859.  Nouvelle  édition 
in-18  en  1886.  C'est  celle  que  nous  citons. 

D'abord  dans  la  Bévue  des  Deux  Mondes  sous  la  signature  V.  de  Mars. 
Zouaves,  15  mars  1855  ;  Chasseurs,  1^''  avril, 

3.  Notes  et  documents  relatifs  à  Jean,  roi  de  France,  et  à  sa  captivité  en 
Angleterre,  petit  in-4°  de  190  pages.  Londres,  1855. 

■*.  Nouveaux  documents  relatifs  à  Jean  roi  de  France,  1858,  petit  in-4°  de 
24  pages. 

5.  Alesia,  étude  sur  la  septième  campagne  de  César  en  Gaule,  in-8o  de 
245   pages.  Paris,  Michel  Lëvy,  1859. 

D'abord  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes,  l"""  mai  1858.  Signé:  V.  de  Mars. 

6.  Discours  prononcé  au  dîner  anniversaire  de  la  fondation  du  «  Royal 
Ijterary  Fund  »,  le  15  mai  1861,  in-8'»  de  24  pages.  Londres,  1861. 

'^,  Lettre  sur  l'histoire  de  France  adressée  au  prince  Napoléon,  in-S» 
de  31  pages.  Paris,  1861.  —  Diverses  éditions,  Londres,  Bruxelles,  etc.  1861. 

8.  Inventaire  de  tous  les  meubles  du  cardinal  Mazarin,  dressé  en  1653, 
et  publié  d'après  l'original  conservé  dans  les  archives  de  Coudé,  in-8'>  de  404 
pages.  Londres,  1861. 

9.  Description  sommaire  des  objets  d'art  faisant  partie  des  collections  du 
duc  d'Aumale,  exposés  pour  la  visite  du  «  Fine  Arts  Club  »,  le  21  mai  1862, 
petit  in-4o  de  83  pages. 


LE  DUC  D'AUMALE  757 

Les  Zouaves  et  les  chasseurs  à  pied  parurent  d'abord  en 
articles  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes,  (15  mars  et  1"  avril 
1855),  puis  quelques  jours  après  en  volume.  Croirait-on  que 
Tauteur  avait  dû  se  couvrir  de  la  signature  du  gérant! 
L'Empire  longtemps  proscrit,  proscrivait  à  son  tour.  Mais 
ce  n'est  pas  une  pensée  de  vengeance  qui  guide  le  duc 
d'Aumale,  l'ancien  gouverneur  d'Algérie  devenu  l'hôte  de 
l'Angleterre.  L'universelle  bienveillance  qui  était  le  fond 
de  cette  nature  vraiment  princière,  perce  à  chaque  ligne.  11 
ne  murmure  ni  contre  les  événements  ni  contre  les  hommes. 

Le  premier  des  événements  qui  déchira  sa  vie,  la  catas- 
trophe de  Neuilly,  ne  lui  inspira,  en  arrachant  à  son  affec- 

*".  Information  contre  Isabelle  de  Limeuil  (mai-août  i56i),  petit  in-4o  de 
106  pages.  Londres,  1863. 

".  Discours  prononcé  à  la  réunion  agricole  d'Evesham,  în-8«  de  16  pages. 
Bnixelic»,  1863. 

^2.  Les  Institutions  militaire»  de  la  France,  Louvois,  Carnot,  Saint-Cyr. 
Paris,  Michel  L<5vy,  1867.  In-8»  de  193  page». 

^3,  I.a  question  algérienne,  à  propos  de  la  lettre  adressée  par  l'empereur 
au  maréchal  de  Mac-Mahon.  Pari»,  Michel  Lôvy^  1866,  in-8"  de  31  pages. 

D'abord  dansla/fevue  des  Deux  Mondes,  \"  mars  1867.  Signé:  A.  LaugeL 
Puis  dans  le  Courrier  du  Dimanche. 

'••.  Histoire  des  princes  de  Condé  pendant  tes  xvi*  et  xvii*  siècles.  Paris, 
Michel  (puis  Calmann)  Lëvy,  1869-1896.  Sept  vol.  in-8o  avec  Index  et  Alla». 

*''.  Discours  sur  la  réorganisation  de  l'armée  prononcé  le  28  mai  i872  à 
l'Assemblée  nationale,  in-S»  de  22  pages.  Paris,  1872. 

<•.  La  Sx'ite  des  evvres  poetiqve»  de  Vatel.  En  tôle  figure  une  Notice  par 
le  duc  d'Aumalc,  en  fac-similé  anlographe  de  21  pages,  in-fol.  C'est  la 
reproduction  du  manuscrit  de  Chantilly,  faite  en  1881  par  la  Société  des 
Bibliophiles   français  et  tirée  à  40  exemplaires. 

*''.  Notice  sur  M.  Cuv'illier-Fleury ,  1888.  Dans  le  Centenaire  du  Journal 
des  Débats.  Paris,  Pion,  1889.  In-fol.,  pages  219-226. 

"'.  Louis-Philippe  et  le  droit  de  grâce.  1897,  Brochure  in-8»  de  42  pages. 

TRAVAUX  ACADÉMIQUES  : 

'.  Discours  de  réception  à  l'Académie  française,  3  avril  1873. 

*.  Notice  sur  le  comte  dr  CdidniUac.  lue  h  l'Académie  des  Beaux-Arts, 
le  17  juillet  1880. 

3.  Discours  prononce  n  i  Actiavimc  française  le  7  avril  1881  pour  la  récep" 
tion  de  M.  Housse.  Paris,  Calmann-Lévy.  In-8''  de  27  pages. 

*.  Notice  sur  Bosseeuiv-.Saint-IIilaire,  lue  à  l'Acadëmie  des  sciences  mora» 
les  et  politiques,  le  26  octobre  1889. 

COLLABORATIOK  l 

Bévue  des  Deux  Mondes,  depuis  1855. 


758  LE  DUC  D'AUMALE 

tion  un  frère  bien-aimé,  que  cette  parole  résignée  :  «  Il  plut  à 
Dieu,  dans  ses  impénétrables  desseins,  de  nous  ravir  le 
prince  sur  lequel  reposaient  de  si  légitimes  espérances.  » 
(P.  150).  Et  cependant  combien  il  Taimait  ce  frère  qui  joi- 
gnait au  tour  d'esprit  le  plus  vif  la  parole  la  plus  animée  et 
les  qualités  les  plus  séduisantes  unies  au  plus  solide  mérite 
(p.  138).  Il  ne  tarit  pas  sur  son  éloge  et  il  y  revient  encore 
(p.  148)  tout  pénétré  qu'il  est  des  services  que  le  prince 
royal  était  appelé  à  rendre  à  l'armée  et  au  pays. 

Avec  la  même  sympathie  affectueuse  ici,  respectueuse 
ailleurs,  il  a  tracé  dans  ce  petit  volume  plein  d'idées,  de 
choses  et  de  portraits,  le  caractère  des  officiers  les  plus 
vaillants  sortis  de  l'école,  selon  lui  incomparable,  que  fut 
la  guerre  d'Afrique.  Successivement  nous  voyons  défiler 
La  Moricière,  capitaine  puis  commandant  aux  zouaves,  un 
des  créateurs  du  régiment,  organisateur  du  premier  bureau 
arabe,  esprit  prompt,  montrant  à  la  fois  beaucoup  d'audace 
et  de  prudence,  beaucoup  de  finesse  et  de  loyauté,  avec  une 
ardeur  infatigable  et  une  valeur  admirée  d'Abd-el-Kader 
(p.  27). 

Plus  loin,  c'est  Cavaignac,  le  chef  de  corps  au  caractère 
énergique,  à  l'esprit  plein  de  ressources,  au  courage  calme 
toujours  et  quand  même  entraînant  (p.  49).  Le  duc  est  peut- 
être  le  seul  des  historiens  de  l'Algérie  à  ne  pas  signaler  les 
dissentiments  de  Changarnier  et  de  Bugeaud.  C'est  une 
besogne  qu'il  a  laissée  à  Camille  Rousset,  à  Pélissier  et  à 
Trochu.  11  ferme  également  les  yeux  sur  les  défauts  de 
Canrobert  qui  pour  lui  est  un  des  meilleurs  officiers  de 
l'armée,  possédant  l'habitude  du  commandement  et  ayant 
livré  de  beaux  combats  (p.  81).  Trochu  en  jugera  tout 
autrement. 

S'il  salue  avec  tant  de  bonne  grâce  les  renommées  nais- 
santes, c'est  presque  avec  vénération  qu'il  mentionne  les 
grands  princes  et  les  généraux  fameux  d'autrefois,  Henri  IV, 
Gustave-Adolphe,  Vauban,  Gouvion-Saint-Cyr,  Soult,  ce 
dernier  faisant  revivre  encore  sous  Louis-Philippe  les  tra- 
ditions de  Napoléon  V. 

Il  aime  passionnément  les  corps  d'élite  de  l'armée  nou- 
vellement établis  :  les  zouaves  et  les  chasseurs  à  pied.  Ce 


L'HOMME  DE  LETTRES  759 

sont  les  zouaves  qui,  deux  heures  après  la  charge  fantas- 
tique de  la  Smala,  arrivaient  ayant  franchi  trente  lieues  en 
trente-six  heures,  «  sans  eau,  par  le  vent  du  désert,  marche  si 
dure  que  le  sang  colorait  leurs  guêtres  blanches  »,  et 
sifflant  des  fanfares  comme  pour  railler  les  chevaux  fatigués 
de  leurs  rivaux  de  gloire  (p.  68).  A  l'heure  où  il  écrit,  il  les 
voit  de  loin  au  siège  deSébastopol,  renouvelant  à  l'Aima  et  à 
Inkermann  les  prodiges  de  Laghouat  ou  de  Zaatcha,  et  il 
répète  avec  l'Europe  de  1855  :  «  Ce  sont  les  premiers 
soldats  du  monde  !  »  (p.  69). 

Les  chasseurs  à  pied,  ces  anciens  tirailleurs  de  Vincenncs, 
ne  lui  semblent  guère  inférieurs  aux  ZouaouaSy  Kabyles  de 
1830  convertis  en  nos  zouaves  français  d'Algérie  et  de  Crimée. 
«  Les  chasseurs,  écrit-il,  sont  agiles,  prompts  dans  l'action, 
ardents  dans  les  attaques,  solides  dans  les  retraites,  mar- 
cheurs infatigables;  ils  profitent  des  accidents  de  terrain 
avec  une  rare  intelligence,  se  gardent,  s'éclairent  à  mer- 
veille, et  tirent  de  leurs  armes  un  admirable  parti.  »  (p.  16'K 

Aussi,  chasseurs  ou  zouaves,  comme  il  est  fier  de  com- 
mander à  ces  troupes  vaillantes  et  aguerries!  Un  jour  sur- 
tout il  sentit  son  cœur  battre  d'orgueil  en  les  passant  en 
revue.  L'année  1845  avait  été  terrible  pour  la  colonie.  Une 
insurrection  générale  l'avait  mise  à  feu  et  à  sang.  Les  zouaves, 
partagés  entre  la  frontière  du  Maroc  et  la  province  d'Alger, 
supportèrent  six  mois  de  combats  et  de  marches  sans  trêve. 
Ils  ne  rentrèrent  à  Blidah  qu'au  mois  d'avril  1846.  Le  grand- 
duc  Constantin,  fils  de  l'empereur  régnant  'de  Russie 
Nicolas  1",  à  peine  débarqué  à  Alger,  demanda  à  voir  le  pre- 
mier bataillon.  Le  lendemain,  les  zouaves  qui,  dans  la  nuit, 
avaient  reçu  des  uniformes  neufs,  attendaient  le  prince, 
rangés  en  bataille  à  BoufTarik.  Lorsqu'on  descendant  de 
voiture  il  les  aperçut,  rangés  dans  la  prairie  entre  deux  esca- 
drons de  spahis,  il  ne  put  contenir  sa  surprise. 

Le  site  d'ailleurs  était  charmant  :  la  Mitidja  était  dans  tout  l'éclat 
de  sa  parure  du  printemps,  et  aucun  nuage  ne  tr()ul)Iait  l'harninnic  des 
belles  lignes  de  1  Allas  ;  mais  le  grand-duc  n'avait  d'yeux  que  pour  les 
souaves  ;  et  quel  ne  fut  pas  son  étonnement  lorsqu'il  apprit  que  cette 
troupe  d'un  aspect  si  original,  pourtant  si  compacte  et  si  bien  paqueice, 
était  rcnlrcc  la  veille  et  avait  fait  six  lieues  le  matin,  quand  enfin  il  sut 


760  LE  DUC  D'AUMALE 

que  ces  hommes  à  l'air  si  martial  et  si  robuste  ne  connaissaient,  depuis 
six  mois,  d'autre  lit  que  la  terre  et  d'autre  toit  que  le  ciel!  (p.  78). 

Le  duc  d'Aumale  se  plaisait  à  espérer  que  la  campagne  de 
Crimée  n'avait  pas  effacé  chez  le  grand-duc  Constantin  les 
impressions  de  cette  revue  algérienne.  Lui-même  l'oublia 
moins  que  personne.  Le  10  octobre  1895,  —  un  demi-siècle 
après  !  —  il  présidait,  en  qualité  de  directeur  de  l'Académie 
française,  une  séance  exceptionnelle  à  laquelle  étaient  invités 
le  grand-duc  Constantin,  directeur  de  l'Académie  impériale 
des  sciences  de  Pétersbourg,  et  la  grande-duchesse  Elisa- 
beth. Il  fit  aux  illustres  hôtes  de  la  France  les  compliments 
d'usage,  puis  s'adressant  au  grand-duc  : 

Permettez-moi  de  quitter  un  moment  le  terrain  académique  pour 
apporter  ici  un  souvenir  personnel. 

Il  y  a  bien  des  années,  le  maréchal  Bugeàud  rappelait  un  de  ses 
lieutenants  des  confins  du  désert  et  le  chargeait  de  présenter  quelques- 
unes  de  nos  troupes  à  un  fils  de  l'empereur  de  Russie  qui  venait  de 
débarquer  à  Alger. 

Le  soleil  de  juin,  déjà  brûlant,  avait  cependant  laissé  à  la  Mitidja  sa 
parure  de  printemps.  C'est  sur  un  tapis  de  verdure  que  le  grand-duc, 
lieutenant  de  vaisseau,  passa  une  revue  qui  ne  manquait  pas  d'origi- 
nalité. Les  zouaves,  rentrés  la  veille  d'une  longue  et  laborieuse  cam- 
pagne, avaient  conservé  leurs  haillons  de  guerre  K 

Le  jeune  officier  de  marine  était  le  père  de  Votre  Altesse  Impériale 
et  celui  qui  avait  l'honneur  de  lui  présenter  ses  glorieuses  bandes 
africaines  a  aujourd'hui  le  plaisir.  Madame  et  Monseigneur,  de  vous 
inviter  à  prendre  séance  au  milieu  de  l'Académie  française  ^. 

Le  duc  d'Aumale,  sans  descendre  aux  façons  familières  du 
Père  Biigeaiid,  aimait  donc  le  soldat.  Il  croyait  à  la  beauté 
et  à  la  supériorité  de  nos  armes.  Le  dernier  chapitre  de  son 
livre  est  un  dithyrambe.  Il  salue  la  création  des  bataillons 
de  chasseurs  comme  «  un  événement  important  dans  l'his- 
toire militaire  »;  il  remonte  à  la  légion  romaine  pour  trouver 
un  terme  de  comparaison  à  notre  division,  et  trouve  complet 
«  cet  admirable  ensemble  de  l'infanterie  française  qui  réunit 

1.  Le  prince  avait-il  oublié  de  relire  la  page  des  Zouaves  où  il  parle  de» 
uniformes  neufs  reçus  pendant  la  nuit  ? 

2.  Le  Soleil,  11  oct.  1895. 


L'HOMME  DE  LETTRES  761 

les  qualités  des  races  du  nord  et  des  races  du  midi,  la  soli- 
dité, la  fermeté  des  unes,  Télan  et  Tardeur  des  autres!  » 
Quelle  différence  avec  les  insinuations  ironiques  du  jeune 
Trochu  qui,  à  pareille  époque,  admirait  lui  aussi  nos  gro- 
gnards d'Afrique,  mais  tout  en  se  demandant  et  en  deman- 
dant à  Bugeaud  et  aux  autres  officiers  aveuglés  ce  que 
feraient  bien  ces  quelques  bataillons  de  troupes  légères 
dans  une  grande  guerre  continentale.  Un  historien  futur 
pourra  seul  trancher  le  débat  et  se  prononcer  définitivement 
pour  ou  contre. 

Le  duc  d'Aumale  d'alors,  sans  être  routinier,  était  plutôt 
partisan  de  la  conservation  que  de  la  transformation.  Il 
jugeait  trop  graves  les  changements  apportés  aux  institu- 
tions militaires,  à  l'organisation  du  personnel,  au  matériel, 
pour  qu'un  mûr  examen  ne  fût  pas  indispensable.  Une 
lacune  cependant  l'avait  frappé.  Il  reconnaît  que  jusque  vers 
1840  l'instruction  du  tir  avait  été  «  toujours  nulle  et  insigni- 
fiante »  (p.  129).  Dans  l'infanterie  on  la  négligeait  complè- 
tement. ((  Le  soldat  brûlait  tous  les  ans  devant  une  cible  un 
certain  nombre  de  cartouches  à  balles  ;  mais  on  ne  lui  don- 
nait aucun  principe,  aucune  règle  :  pour  faire  de  son  fusil 
l'emploi  le  plus  décisif,  le  plus  meurtrier,  il  était  abandonné 
à  son  intelligence,  à  son  adresse  naturelles,  n  (p.  167;.  L'école 
de  tir  de  Vincennes  dont  le  prince  était  sorti  lui-même,  y 
avait  en  partie  remédié  en  formant  pour  chaque  régiment  un 
noyau  de  tirailleurs. 

IV 

Tel  est  ce  petit  livre  de  Zouaves  et  Chasseurs.  Il  eut  sa 
quatrième  édition  en  1859  et  son  succès  dure  encore  aujour- 
d'hui. Mais  une  simple  brochure  sortie  do  la  plume  du 
prince  exilé  allait  avoir,  peu  après  la  guerre  d'Italie  et  les 
annexions,  un  retentissement  qui  fut  européen.  Le  2\  no- 
vembre 1860,  un  décret  avait  modifié  la  constitution  de 
1852  en  faveur  de  la  liberté  des  Chambres.  Le  l*'  mars  sui- 
vant, dans  la  discussion  de  l'adresse  par  le  sénat  au  palais 
du  Luxembourg,  le  prince  Napoléon  intervint.  11  prononça 
durant  trois  heures  le  plus  violent  des  réquisitoires,  au  su- 


762  LE  DUC  D'AUMALE 

jet  de  la  question  romaine.  Le  roi  de  Naples  qui  venait  de 
s'illustrer  par  l'héroïque  défense  de  Gaëte,  fut  pris  à  partie, 
avec  La  Moricière,  le  glorieux  vaincu  de  Gastelfîdardo. 
Pie  IX,  Cadoudal  et  la  reine  Caroline  de  Naples  essuyèrent 
le  feu  du  prince,  plus  vaillant  à  la  tribune  que  sur  les  champs 
de  bataille.  Ce  qui  n'empêcha  pas  Cavour  de  lui  écrire 
avec  sa  bassesse  ordinaire  :  «  Le  discours  de  votre  Altesse 
est  pour  le  pouvoir  temporel  du  Pape  ce  que  Solférino  a  été 
pour  la  domination  autrichienne  *.  » 

Le  prince  Napoléon,  dans  ses  insultes  à  tous  les  gouver- 
nements qui  avaient  précédé  le  second  Empire,  avait  eu  le 
malheur  de  parler  des  divisions  des  Bourbons  et  de  l'union 
des  Bonaparte.  C'en  fut  trop.  Fils  d'une  Bourbon  de  Naples, 
Marie-Amélie,  le  duc  d'Aumale  avait  épousé  en  1844  Caro- 
line de  Bourbon-Siciles.  Il  défendit  la  royale  maison  dont 
l'honneur  était  le  sien. 

Le  15  mars,  paraissait  sa  Lettre  sur  VHi^toire  de  France 
adressée  au  prince  Napoléon.  Dans  le  genre  satirique,  c'est 
un  chef-d'œuvre  qui  laisse  loin  Paul-Louis  Courier  et  tous 
les  pamphlétaires  de  notre  temps.  La  noblesse  et  l'émo- 
tion du  langage,  la  justesse  irritante  et  la  portée  profonde 
des  allusions,  la  sûreté  de  la  riposte  et  la  vivacité  de  l'at- 
taque révélèrent  au  grand  public  un  écrivain  de  race  dans 
la  famille  d'Orléans. 

Le  prince  Napoléon  avait  erré  à  travers  l'histoire  romaine 
et  l'histoire  d'Angleterre  ;  le  duc  d'Aumale  le  ramène  à 
l'histoire  de  France,  et,  commençant  par  celle  du  cousin  de 
l'empereur,  il  lui  rappelle  admirablement  les  bontés  du  roi 
Louis-Philippe  envers  la  reine  Hortense  et  son  fils,  envers 
le  roi  Jérôme  et  lui-même. 

Passant  en  revue  toutes  les  lâchetés  du  personnage  si  peu 
napoléonien  par  le  caractère,  il  remonte  au  fondateur  de 
cette  dynastie  des  Bonaparte,  et  dans  une  page  superbe  il 
venge  Louis  XIV  que  le  prince  avait  immolé  à  Napoléon  I". 
«  Vous  n'aimez  pas  Louis  XIV,  dites-vous,  à  cause  du  mal 
qu'il  a  fait  à  la  France  :  quel  sentiment  avez-vous  donc  pour 
votre  oncle  ?  Louis   XIV   était,    dites-vous,    un    orgueilleux 

\.  Histoire  du  second  Empire,  par  Pierre  de  La  Gorcc,  t.  III,  p.  456. 


L'HOMME  DE  LETTRES  763 

despote,  son  royaume  à  sa  mort  était  appauvri  d'hommes  et 
d'argent;  mais  je  ne  crois  pas  qu'à  cet  égard  Napoléon  ait 
rien  à  lui  envier.  »  (p.  17).  Puis  ramenant  le  petit  neveu  du 
grand  homme,  de  Leipsick  et  de  Waterloo  aux  récentes  affai- 
res d'Italie,  il  lui  rappelle  que  Napoléon  à  Sainte-Hélène,  loin 
de  montrer  de  l'aversion  pour  la  papaiité,  avait  recommandé 
aux  siens  de  s'établir  à  Rome. 

Le  duc  ne  s'oppose  pas  à  l'unité  italienne,  mais  pourvu 
qu'elle  «  rassure  les  consciences  catholiques  justement  alar- 
mées, et  garantisse  l'indépendance  réelle,  efïicace  du  chef 
vénéré  de  notre  Eglise.  »  (p.  24).  Quelle  peinture  de  ces 
honteuses  manœuvres  adoptées  par  les  Piémontais  de  conni- 
vence avec  Napoléon  III,  au  mépris  de  tous  les  traités,  contre 
le  roi  de  Naples  François  II  et  le  Pape  Pie  IX! 

Je  goûte  peu,  je  Tavoue,  les  moyens  employés  depuis  dix-huit  mois 

pour  arriver  à  ce  but Je  confesse  n'aimer  guère  ni  les  expéditions 

secrètement  encouragées,-  publiquement  désavouées  et  dont  on  s'em- 
presse ensuite  de  recueillir  les  fruits  ;  ni  ces  invasions  soudaines  que 
n'accompagne  aucune  des  formalités  salutaires  et  prolectrices  consa- 
crées par  le  droit  des  gens  ;  ni  cet  acharnement  contre  un  jeune  roi, 
dont  on  tient  à  précipiter  la  chute  dès  qu'on  le  voit  entrer  dans  la  voie 
des  réformes,  et  dont  on  se  hâte  de  consommer  la  ruine  dès  qu'on  le 
voit  dispo.sé  à  se  défendre.  Et  surtout,  je  le  déclare,  je  ne  puis  m'in- 
cliner  et  battre  des  mains,  quand  je  vois  le  général  piémontais  qui 
venait  de  complimenter  l'Empereur  en  Savoie,  accourir  de  Chambéry, 
la  main  encore  chaude  de  l'étreinte  du  chef  de  l'Etat,  pour  écraser 
cette  poignée  de  Français  autorisés  par  lui  à  défendre  les  Etats  du 
pape  (p.  24). 

Parmi  ces  héro'iques  défenseurs  de  Castelfidardo,  il  y  en 
avait  un  dont  le  nom  était  resté  aux  yeux  des  soldats  d'.Vfri- 
quc  synonyme  de  vaillance  et  d'honneur.  Le  duc  d'Auniale 
avait  encore  présent  à  l'esprit  cette  soirée  de  décembre  1847 
où  le  vainqueur  d'Abd-el-Kader  lui  avait  amené  l'émir  en 
personne  dans  une  petite  baraque  fumeuse  de  la  côte  d'Oran. 
Le  gouverneur  avait  ratifié  les  promesses  faites  au  pri- 
sonnier par  le  général,  et  ces  trois  noms  Aumale,  La 
Mocicière,  Abd-el-Kader,  avaient  été  associés  en  cette 
scène  historique,  grandiose   épilogue  de  la  conquête  d'.M- 


764  LE  DUC  DAUMALE 

gérie.  Or  le  prince  Napoléon  s'était  permis  de  traiter  La 
Moricière  de  «  général  séparé  du  gouvernement  de  son 
pays  ».  Le  duc  lui  répondit  : 

Il  faut  un  étrange  sang-froid  à  ceux  qui  tiennent  un  tel  langage, 
pour  faire  semblant  d'ignorer  que  La  Moricière,  placé  sous  la  double 
sauvegarde  de  son  mandat  de  représentant  et  d'une  vie  intègre,  glo- 
rieuse, pure  de  toute  tache,  a  été  arraché  de  son  lit  une  belle  nuit  ;  que 
perclus  de  douleurs,  résultat  non  des  plaisirs  des  grandes  villes  mais 
de  dix-huit  ans  de  bivacs  et  de  campagnes  incessantes,  il  a  vu  ses 
membres  assujettis  dans  une  de  ces  étroites  cellules  où  l'on  enferme 
les  galériens  quand  on  les  conduit  au  bagne  ;  de  la  prison  mené  en 
exil  ;  et  qu'en  mettant  son  retour  au  prix  de  son  honneur,  on  l'a  retenu 
sur  la  terre  étrangère  jusqu'à  ce  que  son  fils  unique  soit  mort  loin  de 
lui.  Voilà  ce  qu'où  appelle,  dans  ce  temps  de  confusion  et  de  mensonge 
où  nous  sommes,  «  un  général  séparé  du  gouvei'nement  de  son 
pays  »  !  (P.  25.) 

Ces  allusions  visaient  les  épisodes -déjà  anciens  du  coup 
d'état.  D'autres  tableaux  remettaient  sous  les  yeux  la  poli- 
tique à  double  face  de  l'Empire  qui  trompait  à  la  fois  les 
catholiques  et  les  révolutionnaires;  aux  catholiques  montrait 
Rome  rendue  au  Pape  par  nos  armes  ;  aux  révolutionnaires, 
la  lettre  à  Edgar  Ney.  «  Vous  avez  deux  faces,  s'écrie  le  duc 
d'Aumale,  et  vous  les  montrez  toutes  deux  tous  les  jours.  » 
(p.  26.) 

Ceci  s'adressait  au  gouvernement  de  Napoléon  III.  Quel- 
ques traits  plus  cruels  atteignaient  en  plein  visage  son  triste 
cousin.  Le  duc  d'Aumale  raillait  ce  prétendu  gouverneur 
d'Algérie  qui  n'avait  jamais  quitté  le  Palais-Royal,  ce  géné- 
ral revenu  de  Sébastopbl  avant  la  fin  du  siège  et  qui  pen- 
dant Magenta  et  Solférino,  était  retenu  loin  des  engagements 
u  par  le  soin  de  rechercher  le  matériel  de  guerre  de  la 
duchesse  de  Parme  »  (p.  28). 

Le  prince  Napoléon  reçut  le  soufflet  et  n'y  répondit  pas. 


Dans  cette  Lettre  sur  Vhistoire  de  France  l'auteur  maniait 
la  plume   comme   autrefois  l'épée.   Dans   Zouaves  et  chas- 


L'HOMME  DE  LETTRES  765 

seurs  plus  jeune  et  plus  enthousiaste,  il  avait  sans  ton 
agressif,  sans  amertume  ni  colère,  raconté  les  exploits  d'une 
époque  meilleure.  Dans  les  Institutions  militaires  de  la 
France  il  va  unir  la  sérénité  de  jugement  qui  apprécie  les 
choses  du  passé,  et  la  sévérité  mêlée  d'appréhension  qui 
envisage  les  faits  du  présent  non  sans  effroi  de  l'avenir.  Il 
ne  décrit  plus  en  sacrifiant  parfois  au  pittoresque  ;  il  Juge  et 
il  sonne  l'alarme. 

On  est  au  lendemain  de  Sadowa.  Un  éclair  vient  de  déchi- 
rer la  nuée.  «  Il  y  a  environ  cent  ans,  l'Europe  apprit  quelle 
comptait  une  grande  puissance  militaire  de  plus,  et  que 
cette  puissance  s'était  d'emblée  placée  au  premier  rang... 
C'était  la  plus  petite,  la  plus  pauvre,  la  plus  récente  des 
monarchies  qui  battait  successivement  les  armées  les  plus 
célèbres.  »  Ainsi  s'exprime  le  duc  d'Aumale,  au  début  de 
ces  considérations  parues  en  mars  1867.  C'est  un  cri  d'an- 
goisse s'échappant  de  la  poitrine  d'un  français  qui  vient 
d'assister  à  un  recommencement  historique.  Guillaume  va- 
t-il  être  un  second  Frédéric-le-Grand  ?  Tout  le  monde  est 
inquiet.  Le  succès  de  la  Prusse  a  été  écrasant  et  il  n'est  pas 
dû  au  hasard.  Quelles  en  sont  les  causes?  De  môme  que  la 
grande  intelligence  de  Frédéric  ne  donne  pas  à  elle  seule  la 
raison  de  Rosbach  et  de  nos  désastres  de  la  guerre  de  Sept 
ans,  tout  n'est  pas  expliqué  dans  la  défaite  tic  l'Autriche  par 
les  mouvements  tournants  de  ses  adversaires,  l'emploi  du 
télégraphe  vi  des  chemins  de  fer,  Tusage  du  fusil  à  aiguille, 
l'organisation  de  la  landwohr. 

Le  duc  d'Aumale  constate  d'abord  que  «  certains  observa- 
teurs superficiels  méconnaissent  l'élasticité  et  la  force  »  da 
cette  armée  nouvelle,  et  que  Sadowa  est  «  le  triomphe  le 
plus  éclatant  que  l'histoire  ait  depuis  longtemps  enregistré  » 
(p.  4)  ;  mais,  il  faut  bien  le  reconnaître,  il  n'admet  pas  que 
les  victoires  des  Prussiens  soient  dues  exclusivement  à  leur 
système  militaire  et  il  croirait  «  faire  injure  au  vainqueur  » 
en  cherchant  dans  l'excellence  de  ce  système  l'unique  expli- 
cation des  événements  de  l'été  de  1866.  Ce  qu'il  ne  fait  pas 
diflicullé  d'admettre,  c'est  que  la  Prusse  «  a  pu  presque 
instantanément  mettre  en  ligne  une  armée  considérable, 
très  instruite,  bien  commandée,  complètement  pourvue,  et, 


766    .  LE  DUC  DAUMALE 

à  défaut  d'expérience,  animée  du  plus  vif  sentiment  de 
l'honneur  »  (p.  6). 

Les  autres  causes  ne  lui  paraissent  pas  suffisamment 
connues  ;  mais,  pour  qui  a  lu  ses  œuvres,  il  semble  bien 
qu'il  accuse  l'insuffisance  de  notre  diplomatie. 

Pour  en  revenir  sur  le  terrain  spécial  de  son  livre,  il 
avoue  que  la  Prusse  a  des  institutions  militaires  et  qu'elle 
leur  doit  ses  principaux  avantages.  De  là  il  est  naturellement 
amené  à  se  demander  si  la  France  en  possède  également. 
Trochu  le  niait.  Avec  Trochu  il  reproche  au  premier 
Empire  de  n'en  avoir  pas  fondé,  faute  il  est  vrai  de  temps  et 
de  durée  ;  mais  chose  bizarre  il  parait  croire  que  le  second 
Empire  a  été  plus  heureux.  Ceux  qui  accusent  le  duc  d'Au- 
male  d'avoir  fait  à  Napoléon  111  une  opposition  systématique 
se  trompent  donc  complètement  ici.  11  trouve  que  depuis 
1852  «  l'initiative  du  chef  de  l'État  a  fait  introduire  dans  le 
matériel  de  l'artillerie  de  grands  perfectionnements  dont  le 
dernier  mot  n'est  pas  dit  encore  »  (p.  177);  on  a  accru  le 
nombre  des  chasseurs  à  pied,  des  zouaves,  des  tirailleurs 
algériens  ;  on  s'est  occupé  de  l'instruction  individuelle  et 
de  la  remonte  des  troupes  à  cheval  ;  la  cavalerie  de  réserve 
a  été  augmentée  et  «  nos  illustres  cuirassiers  plus  maltraités 
depuis  quelque  temps  dans  la  presse  qu'ils  ne  l'ont  été  sur 
les  champs  de  bataille  d'Eylau  ou  de  la  Moskowa  «,  n'ont 
pas  été  sacrifiés  à  l'opinion. 

Ainsi,  môme  après  Sadowa,  tout  en  perdant  de  sa  confiance 
juvénile,  le  duc  d'Aumale  partageait  encore  les  sentiments 
de  la  majorité  de  nos  généraux  ;  il  a  encore  foi  à  la  faria 
francese.  L'armée  que  Gouvion-Saint-Cyr  nous  avait 
donnée  en  1816  et  qu'avaient  perfectionnée  les  lois  de  1832, 
lui  semble  «  une  armée  vaillante,  unie,  leste,  désintéressée, 
sobre,  intelligente,  nationale  »  (p.  171).  S'il  presse  l'organi- 
sation de  la  garde  mobile,  il  ne  parait  point  partisan  de  ces 
contingents  qui  ne  font  que  passer  par  les  rangs  sans  avoir 
le  temps  d'acquérir  l'esprit  militaire.  11  se  demande  avec 
anxiété  qui  saura  entretenir  et  mettre  en  mouvement  les 
armées  immenses  que  l'on  rêve.  11  appelle  l'attention 
sur  l'étude  du  rôle  des  chemins  de  fer,  des  voies  parallèles 
ou  perpendiculaires   aux  frontières  et  sur  une   disposition 


LHOMME  DE  LETTRES  767 

nouvelle  des  dépôts.  Enfin  il  voudrait  à  la  France  des  insti- 
tutions libres  qui  ne  permettent  plus  à  un  empereur  de  la 
mener  à  Madrid  ou  à  Moscou.  Trois  ans  après,  il  aurait  pu 
écrire  :  et  à  Sedan. 

VI 

Mais  avant  de  raconter  comment  la  défaite  de  la  France  le 
remplit  d'étonnement  et  d'indignation  et  quels  remèdes  il 
proposa  pour  le  relèvement  de  notre  situation  militaire 
effondrée,  nous  devons  achever  l'examen  de  ses  idées  de 
la  veille. 

Il  les  exprima  de  nouveau  dans  sa  Question  algérienne^  à 
propos  de  la  fameuse  lettre,  adressée  par  Napoléon  111  à 
Mac-Mahon,  alors  gouverneur  général  d'Algérie,  sur  notre 
grande  colonie  d'Afrique. 

Le  souverain,  en  utopiste  qu'il  était,  imaginait  tout  un 
nouveau  système  d'administration.  Le  plus  curieux  est  que 
lui-mèmc  dénonçait  les  abus,  comme  un  simple  journaliste 
d'opposition.  Tout  lui  semblait  à  réformer,  sinon  à  boule- 
verser de  fond  en  comble  :  impôts,  justice,  domaines  et 
forêts,  travaux  publics,  condition  des  indigènes  et  des 
Européens,  commandement  des  troupes. 

Avec  une  fine  courtoisie,  le  duc  d'Aumale  critique  pièce 
à  pièce  le  document  impérial.  Napoléon  rêvait  d'être  l'em- 
pereur des  Arabes  comme  il  l'était  déjà  des  Français.  Mais 
était-ce  la  peine  d'avoir  fait  quinze  ans  de  guerre  à  Abd-el- 
Kader,  pour  reconstituer  l'indépendance  des  indigènes  sous 
la  suzeraineté  de  la  France  ?  A  quoi  bon  tant  de  combats, 
pour  rétablir  les  Makhzen  ou  milices  héréditaires  et  privi- 
légiées, qu'il  faudrait  nourrir  de  razzias? 

Par  (juolle  anomalie  proposait-on  en  même  temps  de 
décréter  tous  les  Arabes  non  pas  encore  citoyens  français 
(cet  honneur  était  réservé  aux  Juifs  par  l'avocat  Crémieux 
pour  le  jour  de  nos  désastres),  mais  Français  tout  court  ? 

Et  quel  paradoxe,  dans  une  colonie  de  ne  plus  vouloir 
de  colons!  Napoléon  III  entend  réduire  et  arrêter,  au  profit 
des  indigènes,  l'immigration  européenne.  Les  arabes 
mettront-ils  donc  à  notre  place  les  terres  en  valeur?  Était-ce 


768  LE  DUC  D'AUMALE 

la  peine  d'arroser  ce  sol  de  notre  sang  et  de  faire  chaque 
année  des  sacrifices  d'argent?  L'empereur  a  pourtant  son 
plan.  L'Algérie  reconnaissante  produira  quelque  chose. 
«  Que  produira-t-elle  enfin  ?  Des  soldats,  w  répond  l'empereur. 

Des  soldats  :  nous  pensions  que  c'était  la  denrée  dont  notre  patrie 
avait  le  moins  besoin;  toute  notre  histoire  et  de  glorieux  exemples 
contemporains  l'ont  prouvé  au  monde  entier.  Amis  ou  ennemis  de  la 
France  sont  unanimes  à  cet  égard.  Notre  surprise  est  donc  grande  en 
apprenant  que  pour  tout  produit  net  TAlgérie  nous  donnera  20.000 
Turcos. 

Et  ce  n'est  pas  donner,  qu'il  faut  dire,  c'est  échanger.  Les  20.000 
Turcos  que  nous  aurons  peut-être,  mais  que  nous  n'avons  pas  encore, 
et  qui  pourraient  porter  les  armes  à  côté  de  nos  soldats  dans  une 
guerre  européenne,  ne  feraient  que  remplacer  20.000  des  combattants 
français  retenus  en  Afrique.  Or,  les  tirailleurs  indigènes  (pour  les  ap- 
peler de  leur  nom  légal),  conduits  par  dès  officiers  d'élite,  sont  une 
fort  bonne  troupe,  mais  à  aucun  égard  supérieure  à  nos  troupes  natio- 
nales ;  l'empereur  le  proclame,  et  nous  sommes  heureux  de  nous  trou- 
ver, en  cela,  d'accord  avec  lui  (p.  22). 

Il  croit  encore  moins  aux  spahis,  ces  «  membres  du  Jockey- 
Club  du  désert  ». 

Quelle  verve  caustique  dans  tous  ces  traits  !  Mais  le  senti- 
ment est  ici  plus  vif  encore  que  la  pensée.  Le  prince  ne 
peut  oublier  qu'il  a  été  sous  la  monarchie  de  Juillet  le  der- 
nier gouverneur  de  l'Algérie  et  qu'à  ses  pieds  Abd-el- 
Kader,  —  le  Vercingétorix  arabe,  —  était  venu  faire  sa  sou- 
mission, conduisant  son  plus  beau  cheval  noir,  comme  le 
vaincu  d'Alesia  aux  pieds  de  César.  Dans  les  quelques  mois 
de  son  administration,  a  écrit  Pélissier,  «  le  duc  d'Aumale 
s'était  déjà  occupé  d'une  foule  de  questions  dont,  en  prin- 
cipe, la  solution  qui  est  arrivée  plus  tard,  lui  est  due  ^  «. 

Et  il  n'aimait  pas  qu'on  remît  tout  cela  en  question. 

En  1895  encore  il  se  souvenait.  Ce  jour-là,  il  était  reçu  à 
l'Elysée  par  M.  Félix  Faure  et  appelait  le  bienveillant  inté- 
rêt du  président  de  la  République  sur  les  Mokrani,  ces  chefs 
arabes   condamnés   pour   faits  insurrectionnels  en  1871,  et 

1.  Pellissier  de  Raynaud,  Annales  algériennes,  t.  III,  p.  307. 


L'HOMME  DE  LETTRES  769 

qui,  malgré  ramnistie  de  1880,  étaient  détenus  encore  à  la 
Nouvelle-Calédonie  ^ 

VII 

Le  rôle  du  prince  pendant  et  après  les  événements  de  1870 
a  prouvé  combien  était  ardent  son  amour  de  la  mère-patrie. 
Débarqué  à  Calais  après  nos  premiers  désastres  pour  offrir 
son  épée  à  la  France,  il  dut  se  rembarquer  aussitôt.  Le 
prince  de  Joinville  et  le  duc  de  Chartres  parvinrent  plus 
tard  à  suivre  incognito  l'armée  de  la  Loire.  Quant  à  lui,  il 
dut  dévorer  son  chagrin.  M.  Claretie  a  raconté  comment  il 
le  rencontra  à  Bruxelles,  au  lendemain  de  Sedan,  brisé  par 
les  malheurs  de  la  France  et  sans  doute  aussi  par  le  spec- 
tacle de  l'impéritie  gouvernementale  et  de  l'aveuglement 
général  -.  Il  ne  perdait  pourtant  pas  tout  espoir.  «  La  France 
est  cassée,  disait-il,  mais  les  morceaux  en  sont  bons.  »  On  en 
jugeait  autrement  en  haut  lieu,  et  ce  n'est  pas  lui  qu'on  avait 
jamais  songé  à  appeler  pour  les  raccommoder. 

Trochu  a  relaté,  dans  son  récit  poignant  du  Sic^c  de 
Paris,  sa  propre  entrevue  avec  l'impératrice  en  cette  nuit 
historique  du  18  août  1870  qui  suivit  la  conférence  de 
Chftlons.  Il  a  peint  l'impératrice  «  debout,  l'œil  ardent, 
nerveuse,  les  joues  vivement  colorées  ».  «  Général,  me  dit- 
elle  en  me  regardant  fixement,  et  avec  une  inflexion  de  voix 
où  se  révélait  l'ironie  interrogative,  je  vous  demande  un 
conseil.  Ne  pensez-vous  pas  qu'en  C extrême  péril  oîi  nous 
sommes,  il  conviendrait  d'appeler  en  France  les  princes 
d'Orléans  ^  ?  »  Trochu  fut  abasourdi  et  esquissa  une  réponse 
évasive. 

C'est  deux  ans  après. 

Dans  l'Assemblée  nationale,  à  Versailles,  siègent  le  duc 
d'Aumale  et  Trochu.  Le  projet  de  loi  lentement  élaboré  par 
la  commission  de  réorganisation  de  l'armée  arrivait  en  dis- 
cussion. Le  pays  entier  demandait,  à  tort  ou  à  raison,  une 
réforme  radicale  de  nos  institutions  militaires  et  la  création 

1.  Le  5o/ci7,  22  d«5c.  1895. 

2.  Le  Duc  d'Aumale,  par  Claretie,  p.  231,  et  le  Temps,  8  mai  1897. 

3.  Trochu,  Œuvres  posthumes,  t.  I,  p.  142. 

LXXL  —  49 


770  LE  DUC  DAUMALE 

d'un  système  nouveau  élaboré  de  toutes  pièces.  La  commis- 
sion avait  touché  à  tout  :  temps  de  service,  écoles  militaires, 
instruction.  Le  principal  débat  avait  porté  entre  ses  membres 
sur  la  durée  du  service.  Les  uns  avaient  proposé  cinq  ans 
pour  tous  les  jeunes  gens  avec  autorisation  de  renvoi  dans 
les  foyers  après  instruction  constatée  ;  d'autres  se  conten- 
taient de  trois  ans  ;  d'autres  enfin  ne  demandaient  qu'une 
année  de  présence  sous  les  drapeaux  à  tous  les  hommes  du 
contingent,  avec  tirage  au  sort  pour  un  nombre  annuel  de 
soldats  destinés  ensuite  à  rester  plus  ou  moins  longtemps  au 
régiment. 

La  discussion  générale  commença  devant  l'Assemblée  le 
27  mai  1872  et  occupa  trois  longues  séances.  Le  général  de 
Cissey,  ministre  de  la  guerre,  représentait  le  gouverne- 
ment. Le  premier  jour  on  entendit  Jean  Brunet  et  le  géné- 
ral Trochu  ;  les  jours  suivants,  le  colonel  Denfert,  Chan- 
garnier,  le  duc  d'Aumale,  Mgr  Dupanloup,  le  général  du 
Temple  et  d'autres  moins  connus. 

Le  duc  d'Aumale  se  prononça  pour  le  service  obligatoire. 
Déjà  dans  ses  Institutions  militaires  qu'il  résuma  supérieu- 
rement, il  avait  déclaré  que  le  service  devait  être  désormais 
envisagé  non  comme  un  impôt,  —  l'impôt  du  sang,  suivant 
le  mot  du  général  Foy,  —  mais  comme  un  devoir  social  et 
national.  11  demanda  donc  l'abolition  du  remplacement, 
quatre  ans  de  service  pour  la  première  portion  du  contin- 
gent et  un  an  pour  la  seconde.  La  loi  de  1832,  qu'il  vanta 
pour  l'époque,  ne  nous  donnait  que  de  340  à  350  mille  hom- 
mes prêts  à  marcher  sur  la  frontière,  bien  que  500  mille 
fassent  théoriquement  à  la  disposition  du  pouvoir  exécutif. 
Il  nous  fallait  désormais  davantage.  11  nous  fallait  surtout 
ôtre  à  l'abri  des  improvisations  militaires.  N'est-il  pas  vécu 
ce  tableau  de  nos  mobiles  ? 

Messieurs,  rappelez-vous  le  spectacle  douloureux  que  vous  avez  eu 
sous  les  yeux  pendant  la  dernière  guerre  ;  rappelez-vous  ces  régiments 
de  marche,  qu'il  était  indispensable  de  former  sans  doute.  —  et  certes 
loin  de  moi  la  pensée  de  blâmer  ceux  qui  ont  voulu  tenter  ce  dernier 
effort  pour  défendre  et  sauver  le  pays,  —  mais  enfin,  rappelez-vous 
ces  régiments  de  marche,  amalgame  d'officiers  de  toute  provenance,  de 
soldats  de  toute  origine,  inconnus  les  uns  aux  autres,  des  officiers  vail- 


L'HOMME  DE  LETTRES  771 

lants,  sans  doute,  instruits,  aussi  bons  que  d'autres,  des  soldats  ayant  ces 
qualités  que  le  soldat  français  gardera  toujours,  j'en  ai  la  foi  et  l'es- 
poir, soldats  braves  dans  le  danger,  patients  dans  la  misère  et  dans  les 
privations,  résignés  et  dévoués  toujours...  Mais  enfin  il  a  bien  fallu 
s'apercevoir  qu'il  ne  suffisait  pas  de  mettre  un  numéro  sur  les  boutons 
des  uniformes  pour  faire  des  régiments'. 

Quelques  mois  après  (octobre  1872)  le  prince  présidait  le 
procès  du  maréchal  Bazaine  en  qualité  de  plus  ancien  géné- 
ral de  division. 

En  même  temps  qu'il  avait  repris  ses  fonctions  militaires^ 
le  duc  d'Aumale  était  entré  dans  la  plus  pacifique  de  nos 
sociétés,  bien  que  chaque  membre  y  porte  l'épée  au  côté. 
Le  dernier  jour  de  1871  il  avait  été  élu  à  l'Académie  française 
en  remplacement  du  comte  de  Montalembert.  On  a  prétendu 
qu'il  y  eut  de  longs  débats  sur  la  question  de  savoir  si  le 
nouvel  élu  serait  salué  du  titre  de  «  Monseigneur  »  ou  de 
l'appellation  égalitaire  de  «  Monsieur  n.  Le  fait  est  que  sa 
réception  solennelle  n'eut  lieu  que  le  3  avril  1873.  Le  prince 
avait  de  lui-même  renoncé  au  «  Monseigneur  ».  Mais  dans 
l'intervalle  un  événement  cruel,  —  vraie  cause  sans  doute  du 
retard,  —  avait  suivant  sa  propre  expression,  «  éteint  la  der- 
nière flamme  de  son  foyer  domestique  ».  Le  dernier  de  ses 
fils  et  de  ses  six  enfants,  le  jeune  duc  François  de  Guise 
riait  mort,  le  25  juillet  1872,  à  l'âge  de  dix-huit  ans,  suivant, 
après  six  ans,  dans  la  tombe,  son  frère  aîné  le  prince  de 
Condé,  emporté  par  la  fièvre  en  Australie,  6  vingt  ans. 

Dans  son  déchirement,  le  père  infortuné,  veuf  depuis  1869 
(le  sa  pieuse  épouse  Caroline  de  Bourbon,  ne  trouva  pour 
exprimer  sa  douleur  qu'une  page  de  Montalembert,  si  belle 
et  si  (îhrélienne  qu'avec  lui  nous  demandons  à  la  citer  tout 
entière.  Après  l'ami  et  le  panégyriste  de  Lacordaire,  il  parla, 
avec  une  tristesse  résignée  à  la  volonté  divine,  de 

Cet  amour  qui  est  de  tous  le  plus  pur  et  le  plus  ardent,  le  plus  tendre 
et  le  plus  légitime,  qui  né  le  dernier,  l'emporte  sur  tout  et  survit  à  tout. 
C'est  la  passion  du  père  pour  l'enfant,  pour  la  jeune  Âme  bienheureuse 
qu'il  voit  éclore  sous  ses  yeux...  Rien,  non  rien  dans  la  religion  elle- 

1.  L'Avenir  militaire,  La  loi  militaire  de  1877,  in-4»,  1872,  p.  14. 


[ 


772.  LE  DUC  DAUMALE 

même  n'attire  vers  Dieu,  ne  révèle  Dieu,  comme  la  foi  et  la  bonne  foi 
de  l'enfant,  comme  son  cœur,  sa  voix  et  son  regard  ;  ce  cœur  si  innocent 
et  si  passionné,  qui  veut  tout  avoir  parce  qu'il  se  donne  tout  entier,  et 
tout  savoir  parce  qu'il  n'a  rien  à  cacher  :  cette  voix  d'une  mélodie  si 
candide  et  si  suave,  qui  parle  à  l'homme  comme  il  faudrait  toujours 
parler  à  Dieu. 

Je  m'arrête  de  peur  que  ces  lignes  n'aillent  navrer  quelque  cœur 

désespéré  de  n'avoir  pas  connu  cette  félicité,  ou,  l'ayant  connue,  de 
l'avoir  perdue  sans  retour. 

Son  éloge  de  Montalembert  est  à  la  fois  d'un  catholique, 
mais  d'un  catholique  libéral,  et  d'un  artiste.  Catholique,  il 
chercha  à  pénétrer,  jusqu'au  fond  l'âme  de  «  cet  intrépide 
soldat  du  Christ  ».  Libéral,  il  le  montra  fidèle  toute  sa  vie, 
malgré  d'apparentes  contradictions,  à  la  cause  que  tout  jeune 
il  avait  juré  de  servir  :  l'alliance  de  l'Eglise  et  de  la  liberté. 
On  sait  que  le  duc  d'Aumale,  aux  séances  publiques  de 
l'Académie,  aimait  à  occuper  la  place  dominée  par  la  statue 
de  Bossuet,  En  ce  jour  de  son  entrée  sous  la  coupole,  il 
eut  des  phrases  qui  révélaient  cette  attraction,  pour  celui 
qui  a  été  appelé  «  le  dernier  des  Pères  de  l'Eglise  »  et  reste 
notre  plus  grand  orateur.  «  Déjà,  disait-il,  s'il  m'est  permis 
d'emprunter  à  nos  théologiens  l'expression  dont  ils  se 
servent  pour  définir  le  plus  auguste  et  le  plus  impénétrable 
des  mystères  du  christianisme,  déjà  on  voit  deux  natures 
se  confondre  en  Montalembert,  il  est  et  il  sera  toujours  non 
seulement  catholique  et  libéral,  mais  catholique  et  libéral 
tout  ensemble.  »  (p.  14).  Ailleurs  il  prend  directement  le 
style  de  l'homélie  et  compare  Montalembert  au  «  juste  »  de 
l'Ecriture,  qui  croît  pareil  au  palmier  du  désert  :  Justiis  ut 
palma  florebit  (page  16).  Peut-être  vante-t-il  en  lui  une  tolé- 
rance exagérée,  en  lui  prêtant  plus  loin  pour  l'amiral  de 
Coligny  une  sympathie  qui  aurait  dépassé  celle  du  duc 
d'Aumale  lui-même  pour  certains  huguenots  du  xvi"  siècle. 

Sur  le  terrain  des  arts,  le  prince  était  un  critique  digne 
de  rappeler  les  efforts  tentés  par  Montalembert  pour  réhabi- 
liter les  primitifs  italiens,  moins  célébrés  alors  que  de  nos 
jours.  A  la  suite  du  voyageur  curieux  et  instruit,  il  nous 
promène  en  connaisseur  à  travers  les  cités  de  l'Italie,  Rome, 
Florence,  Venise,   Sienne  surtout,  et  il  nous  explique  en 


L'HOMME  DE  LETTRES  773 

maître  la  passion  de  Montalembert  pour  le  moyen  âge 
religieux,  son  dédain  des  quattrocenti  et  de  la  Renaissance 
païenne. 

Dans  ce  discours,  le  duc  d'Aumale,  soldat  de  profession, 
s'était  excusé  de  juger  un  orateur.  C'est  encore  un  orateur 
que  près  de  dix  ans  plus  tard,  il  fut  appelé  à  recevoir. 

Le  7  avril  1881,  étant  directeur  de  la  Compagnie,  il 
répondit  à  M"  Rousse  qui  prenait  séance  en  s'asseyant  au 
fauteuil  de  Jules  Favre.  Le  récipiendaire  était  de  ceux  dont 
un  prince  peut  être  fier  de  prononcer  Téloge.  Bâtonnier  des 
avocats  de  Paris  en  1870,  M.  Edmond  Rousse  avait  ofi'ert  le 
secours  de  sa  parole  aux  otages  de  la  Commune.  Incapable 
de  déserter  ce  qu'il  appelait  le  plus  sacré  de  ses  devoirs,  il 
avait  réclamé  «  sa  place  auprès  des  victimes  ».  Dans  une 
occasion  récente  il  avait  publié,  en  faveur  des  Congrégations 
religieuses  frappées  par  les  décrets  du  29  mars  1880,  une 
Consultation  qui  était  un  autre  acte  d'indépendance. 

Le  duc  d'Aumale  se  fit  une  fête  d'honorer  en  lui,  avec 
l'Académie  tout  entière,  «  l'art  de  bien  dire  et  le  courage  de 
bien  faire  ».  Se  piquant  de  littérature,  il  sema  son  discours 
de  jugements  sur  M'  Rousse,  Jules  Favre,  Chaix  d'Est- Ange, 
Bossucït  et  Massillon,  Demosthène  et  Cicéron,  Il  joua  au 
parallèle,  donna  son  sentiment  sur  l'art  oratoire  en  général, 
—  qu'il  veut  à  la  manière  des  hommes  d'état  Anglais,  basé 
sur  le  savoir,  —  et  sacrifia  les  grecs  aux  romains.  «  Athé- 
niens par  nos  tendances  d'artistes,  par  notre  tempérament 
politique,  nous  sommes  restés  Latins  par  nos  habitudes 
littéraires  ;  les  lettres  grecques  nous  sont  restées  peu  fami- 
lières. »  (p.  17).  Mais  le  prince  s'était  aperçu  qu'il  parlait 
devant  Barthélemy-Saint-Hilaire  et  il  esquissa  une  spirituelle 
rétractation  destinée  à  apaiser  le  traducteur  d'Aristote. 

Dans  cette  course  primesautière  à  travers  tant  de  sujets 
difl*ércnts,  il  avait  parlé  des  jansénistes,  en  collectionneur 
qui  possède  les  portraits  des  abbesses  de  Port-Royal  par 
Philippe  de  Champagne,  et  des  jésuites  avec  une  discrète 
bienveillance,  oubliant  qu'à  Chantilly  il  garde  aussi  le 
bureau  de  Choiscul. 

Parti  de  Henri  IV  et  de  ses  gasconnades,  il  était  arrivé  à 
Saint-Evremont  et  au  cardinal  de  Retz,  à  Turenne  et  à  Condé. 


774  LE  DUC  DAUMALE 

Il  s'en  excusait  par  cette  belle  sentence  :  «  Nous  voici  rame- 
nés au  xvii^  siècle,  et  on  y  revient  naturellenient  quand  on 
cherche  de  grandes  idées  exprimées  en  beau  langage.  « 

C'était  avoir  profité   à  cette  école  que  de  savoir  s'y  plaire 
ainsi  et  de  la  faire  agréer  à  des  auteurs  du  xix"  siècle. 

En  parfait   académicien,    le    duc  d'Aumale   ne  se   déroba 
jamais  à  aucun  de  ses  devoirs  professionnels.   11  imitait  en 
cela   son  prédécesseur,   le   comte  de  Montalembert  qui  se 
reposait  de  la  politique  au  sein   de  la  docte  Compagnie  et 
contribuait    au  travail   du    Dictionnaire  avec   des    mots    de 
Bossuet  copiés  par  sa  fille  religieuse  au  Sacré-Cœur.  Plus 
instruit  qu'homme  de  France,  et  de  plus  charmant  causeur, 
le   prince    était  prêt   à  soutenir  une  conversation  sérieuse 
sur  les  sujets  les  plus  variés,  même  sur  les  questions  de 
lexicologie  et  de  grammaire.  Avec  une  exactitude  de  roi,  il 
devançait  la  plupart  de  ses  collègues  aux  séances  privées  ; 
avec  une  tenue  militaire  et  une  attention   bienveillante,  il 
écoutait  dans   les    séances   publiques  rapports  et  discours. 
La  dernière  réception  où  je  le  vis  fut  celle  de  M.   Costa  de 
Beauregard  (25  février  1897).  11  avait  bien  voulu   servir  de 
parrain  au  récipiendaire.  Tous  les   yeux  se  fixèrent  sur  le 
noble  vieillard,  tout  roidi   et  tout  cassé  par  la  goutte  mais 
toujours  digne   et  souriant,   quand  le    nouvel   académicien 
rappela  qu'en  1870,  à  la  première  heure  de  nos  désastres,  le 
général  Henri  d'Orléans  avait  ofTert  ses  services  au  gouver- 
nement  impérial   qui  ne  lui  répondit  pas.   Le  prince   ému 
caressait  légèrement  sa  moustache  blanche,  tandis  que  sur 
sa  poitrine  on  regardait  briller  sa  première  croix  d'Algérie. 
Mais  il  est   temps   de    nous    demander  quels  travaux  lui 
avaient  ouvert  les  portes  de  l'Académie  française.  Les  mili- 
taires n'y  pénètrent  guère  et  les  princes  y  sont  encore  plus 
rares,  sauf  ceux  de  la  pensée  et  de  l'esprit. 

IX 

Deux  publications  historiques  furent  les  principaux  titres 
du  duc  d'Aumale  :  Alesia,  travail  d'érudition  paru  pour  la 
première  fois  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes  en  1858,  et 


L'HOMME  DE  LETTRES  775 

Yllistoire  des  princes  de  Coudé  dont  les  premiers  volumes 
virent  le  jour  en  France  Tannée  1869,  et  les  derniers  vingt- 
sept  ans  plus  tard.  Nous  ne  pouvons  qu'indiquer  brièvement 
leur  contenu  et  rappeler  quelques-unes  des  circonstances 
qui  marquèrent  leur  apparition. 

Peu  de  questions  ont  rempli  autant  de  rayons  de  biblio- 
thèques que  celle  de  remplacement  d'Alesia '.L'origine  de 
la  discussion  remonte  au  Mémoire  de  M.  Delacroix  lu  à  la 
Société  d'émulation  du  Doubs,  le  10  novembre  1855.  L'au- 
teur y  substituait  Alaize-lès-Salins  à  Alise-Sainte-Reinc. 
Jules  Quicherat  fit  la  fortune  de  cette  opinion  en  lui  donnant 
l'autorité  de  son  nom  et  de  sa  plume  dans  une  brochiire 
retenlissî^nte  (1857).  L'année  suivante,  le  duc  d'Aumaio 
intervenait  par  son  article,  et  au  moyen  d'une  triple  série 
de  considérations  tirées  de  la  stratégie,  de  la  topographie  et 
de  la  philologie,  il  détruisait  les  raisons  de  son  adversaire. 
Mais  Quicherat  était  homme  à  se  défendre.  Il  répondit 
vigoureusement  au  duc  d'Aumalc,  sans  nouvelles  preuves, 
il  est  vrai,  mais  se  maintenant  sur  ses  premières  positions 
et  en  attaquant  le  prince  sur  les  siennes  ♦.  11  lui  reprochait 
notamment  «  de  n'avoir  pas  vu  les  lieux  ».  Adressées  au 
noble  exilé,  ces  paroles  étaient  plus  qu'une  maladresse.  Le 
duc  d'Aumale  répliqua  qu'il  ne  dépendait  malheureusement 
pas  de  lui  de  les  visiter,  mais  qu'il  avait  les  cartes  d'état- 
major  et  savait  depuis  longtemps  s'en  servir. 

La  vérité  est  que  le  prince  avait  montré  des  connaissances 
topographiques  si  précises  et  si  détaillées  qu'une  légende 
enveloppa  bientôt  la  genèse  de  son  travail. 

\»Mir.  avi»:/.  si  l>ii.n  v\  >\  iiiinutieuscment  décrit  ii>  i.iiiii,.;»  »ur  Ii-s- 
qucllcs  portait  votre  enquête,  lui  dira  Cuvillier-Fleury,  qu'on  ne 
pouvait  croire  a  une  simple  étude  dans  les  livres.  Vous  étiez  venu, 
disait-on,  en  Franche-Comté,  affrontant  les  risques  d'une  législation 
hostile,  pour  reconnaître  le  pays.  Vous  changiez  de  gtte  chaque  nuit. 

1.  Géographie  historique  et  admim.\(rati\c  de  la  Gaule  romaine,  par 
Emcst  DeHJardinji,  de  1  Institut.  Paris,  1893,  in-8",  t.  I,  p.  5t  et  t.  II. 
p.  695. 

2.  La  Question  d'Alesia  dans  la  Ttevue  des  Deux-Monde»,  par  J.  Quiche- 
rat. In-8». 


776  LE  DUC  D'AUMALE 

On  vous  vo3'^ait  passer,  on  ne  vous  revoyait  plus.  De  braves  curés  de 
campagne  vous  logeaient...  ^ 

Si  la  légende  a  disparu,  la  thèse  est  restée.  Dix  ans  après, 
en  1867,  un  empereur  qui  se  piquait  lui  aussi  d'écrire,  s'y 
ralliait  formellement.  «  Alise-Sainte-Reine,  dans  le  départe- 
ment de  la  Côte-d'Or,  lit-on  dans  Y  Histoire  de  Jules  César 
par  Napoléon  III,  est  sans  aucun  doute  YAlesia  des  Commen- 
taires. L'examen  des  raisons  stratégiques  qui  ont  déterminé 
la  marche  de  César,  la  juste  interprétation  du  texte,  enfin  les 
fouilles  faites  récemment,  tout  concourt  à  le  prouver  2.  » 
Une  gigantesque  statue  de  Vercingétorix  domine  aujourd'hui 
la  place  où  l'empereur  a  vu  et  a  bien  vu  Alesia.  Un  des 
meilleurs  juges  de  ce  long  débat,  le  regretté  Arthur  Desjar- 
dins, partisan  d'abord  de  Quicherat  au  début  de  cette  lutte 
archéologique,  s'est  déclaré,  depuis  les  fouilles  et  après  une 
étude  plus  attentive,  en  faveur  de  l'ancienne  opinion. 
L'honneur  du  duc  d'Aumale  aura  été  d'avoir  soutenu  celle-ci 
dès  la  première  heure. 

Il  n'eut  à  s'en  repentir  qu'une  fois.  Nommé  général  com- 
mandant du  1^  corps,  en  décembre  1873,  il  se  rendit  aussi- 
tôt à  Besançon.  Là  il  apprit  qu'il  était  membre-né  de  la  So- 
ciété d'émulation  du  Doubs.  Il  ne  recula  point  devant  le  feu 
et  parut  à  la  première  séance.  On  le  harangua.  Il  remercia 
le  président  et  confessa  qu'il  n'était  pas  d'accord  avec  ses 
collègues  de  la  savante  société  sur  la  question  d'Alesia. 
«  Quoi  qu'il  en  soit,  ajouta-t-il,  vous  ne  m'avez  pas  gardé 
rancune;  et  vous  avez  bien  fait  ;  car  je  n'ai  jamais  songé  à 
détacher  un  fleuron  de  la  couronne  guerrière  de  cette  vail- 
lante province,  dont  plus  que  jamais  aujourd'hui  je  dois  sa- 
voir apprécier  le  mâle  et  patriotique  courage  3.  « 

Quand  même  le  duc  d'Aumale  se  fût  trompé  sur  l'empla- 
cement du  fameux  oppidum,  son  livre  n'en  offrirait  guère 
aujourd'hui  encore  un  moindre  intérêt.  Nous  en  avons  déjà 
cité  l'admirable  page  où  le  prince  s'est  incliné  devant  le  hé- 
ros arverne,  le  chef  suprême  de  la   défense  nationale   des 

1.  Réponse  de  Cuvillier-Fleury ,  p.  60. 

2.  Histoire  de  Jules  César,  t.  II,  p.  257. 

3.  Notes  niss.  de  M.  le  Chanoine  Suchet. 


L'HOMME  DE  LETTRES  777 

Gaules,  le  défenseur  malheureux  d'Avaricum  et  le  vain- 
queur de  Gergovie,  le  soldat  vaincu  de  la  Vingcanne(?)  et 
le  patriote  d'Alesia  se  livrant  aux  Romains,  pour  périr,  après 
six  ans  de  cachot,  sous  la  hache  du  bourreau  le  jour  môme 
du  triomphe  de  César  (46  av.  J.-G.)-  Son  livre  est  une  re- 
marquable histoire  de  la  septième  campagne  des  Gaules, 
celle  de  l'année  702,  qui  est  une  des  plus  belles  campagnes 
connues.  Il  Tétudie  en  érudit  et  en  soldat.  Son  érudition 
claire  et  large,  s'écarte  sensiblement,  sur  la  question  des 
effectifs,  des  plus  récentes  hypothèses  de  l'érudition  alle- 
mande, mais  elle  est  appuyée  sur  l'expérience  de  l'état  réel 
d'une  armée  en  guerre. 

Des  rapprochements  saisissants  avec  la  retraite  de  1812  et 
les  combats  d'Algérie  entre  Français  et  Arabes,  jettent  sou- 
vent une  vive  et  chaude  lumière  sur  le  texte  froid  ou  obscur 
de  César.  Mais  surtout  on  pénètre  le  cœur  et  l'intelligence 
du  grand  capitaine  et  de  son  adversaire.  «  Parfois,  écrit-il, 
l'émotion  du  combat  me  gagnait,  et  mon  imagination  s'en- 
flammait au  spectacle  des  deux  armées  qu'elle  croyait  voir 
aux  prises  sur  le  terrain  de  leur  lutte  stipr«'^me,  »  Telles 
sont  aussi  les  impressions  du  lecteur. 


L'ouvrage  capital  du  duc  d'Aumale  est  Vllistoirc  des 
princes  de  Conde'  pendant  tes  xvii"  et  wui'  siècles,  on  sept 
volumes  plus  un  atlas  et  un  volume  de  tables.  Trop  souvent 
nous  en  avons  entretenu  les  lecteurs  des  Études  pour  y 
revenir  ici  longuement.  Ce  serait  plutôt  l'occasion  de  rap- 
peler riiistoire  extérieure  du  livre.  L'impression  des  deux 
premiers  tomes  avait  été  mise  en  train  vers  1862.  Au  moment 
où  les  feuilles  encore  humides  du  tirage  sortaient,  après 
doux  années  presque,  des  ateliers  de  l'imprimeur,  les  Condé 
furent  mis  sous  clef  par  l'empire.  Il  s'en  suivit  un  procès 
célèbre  plaidé  en  1863  par  M"  Hébert  et  Dufaurc.  Mais  le 
séquestre  continua.  En  1869  seulement  les  feuillets  jaunis 
par  le  temps  parurent  au  jour  et  le  prince  y  ajouta  une 
courte  préface  datée  de  Palerme.  Les  tomes  III  et  IV  ne 
renouèrent   la  chaîne   interrompue    qu'après  dix-sept    ans 


778  LE  DUC  D'AUMALE 

consacrés  aux  commencements  de  l'histoire  du  grand 
Gondé,  ils  furent  donnés  au  public  en  l'année  1886,  pour  le 
troisième  centenaire  de  la  mort  du  vainqueur  de  Rocroy. 
Les  autres  suivirent  moins  lentement  et  s'espacèrent  de  1889 
à  1896.  Ils  furent  couronnés  par  un  Index  qui  à  lui  seul  est 
un  trésor  et  que  l'on  peut  attribuer  aujourd'hui,  sans  crainte 
de  se  tromper,  à  M.  Gustave  Maçon,  le  distingué  archiviste 
de  Ghantilly. 

L'exil  d'Angleterre  et  la  police  impériale  avaient  entravé 
l'œuvre  à  son  début.  L'exil  de  Belgique  (1886-1889)  a  projeté 
sur  la  suite  la  même  ombre  de  désenchantement  et  de  tris- 
tesse. Par  une  étrange  coïncidence,  l'auteur  avait  à  raconter 
les  années  que  le  prince  de  Gondé  proscrit  et  condamné  à 
mort  avait  passées  aux  Pays-Bas  à  guerroyer,  uni  aux  Espa- 
gnols contre  la  France.  11  exhala  son  amertume  dans  cette 
tirade  qui  clôt  le  cinquième  volume  paru  en  1888  : 

Je  continue  ce  livre  comme  je  l'ai  commencé,  aux  mômes  lieux,  dans 
la  disgrâce  et  sous  le  poids  d'un  exil  que  je  crois  immérité.  Et  me  voici 
arrivé  au  moment  ciùtique  :  il  me  faut  montrer  le  coupable  dans  le 
héros.  Avant  de  poursuivre  ce  récit,  je  m'expliquerai  sur  cette  faute, 
que  rien  ne  peut  effacer.  Les  coups  qui  me  frappent  ne  troublent  pas 
la  sérénité  de  mon  jugement,  et  je  tiens  à  conserver  vis-à-vis  de  ceux 
qui  prendront  la  peine  de  me  lire,  la  liberté  d'appréciation  que  je 
retrouve  au  fond  de  mon  cœur.  Ce  point  acquis,  je  pourrai  traverser 
cette  époque  douloureuse,  louer  le  capitaine,  admirer  l'énergie 
déployée  dans  une  mauvaise  cause,  sans  craindre  que  les  éloges 
adressés  à  l'homme  de  guerre  incomparable  ne  ressemblent  à  une 
défense  du  prince  coupable,  à  une  apologie  que  ma  conscience 
repousse. 

Gondé  finit  par  faire  sa  paix  avec  Louis  XIV,  au  traité  des 
Pyrénées  (1661).  Le  duc  d'Aumale  rentra  en  France,  en  vertu 
d'un  décret  signé  Garnot  (7  mars  1889).  Le  président  de  la 
République  se  montrait-il  personnellement  reconnaissant 
des  éloges  décernés  à  son  aïeul  par  l'auteur  des  Institutions 
militaires  ?  Un  pareil  trait  honorerait  sa  mémoire.  En  tout 
cas  l'on  ne  peut  pas  supposer  à  l'auteur  qui  comparait,  en 
1867,  Garnot  à  Louvois  et  à  Gouvion-Saint-Gyr,  d'avoir  prévu 
qu'un  jour  il  aurait  besoin  du  petit-fils. 


L'HOMME  DE  LETTRES  779 

A  Chantilly  le  prince  écrivit  la  retraite  de  Condé  et  ses 
dernières  guerres,  comme  à  Bruxelles  il  avait  raconté  ses 
années  de  révolte.  Une  fois  de  plus  il  se  retrouvait  dans  le 
cadre  historique  et  naturel.  Entouré  d'honneurs,  heureux 
de  se  retrouver  dans  la  terre  de  France,  il  oublia  les 
rigueurs  de  la  politique  à  son  égard  et  composa  dans  Tapai- 
semcnt  et  la  sérénité  la  fin  de  cet  ouvrage  qui  représente  la 
vie  d'un  homme  et  d'un  homme  tel  que  lui.  Il  en  faisait 
paraître  des  chapitres  dans  la  Revue  des  DeiLt-Mondes ^  en 
lisait  des  extraits  à  l'Académie. 

Le  dernier  chapitre  eut  un  auditoire  exceptionnel.  En 
mars  1895,  tandis  que  le  duc  d'Aoste  et  la  princesse  Hélène 
d'Orléans,  sa  future  épouse,  réunis  au  château,  avaient  entre 
eux  l'entrevue  décisive  d'où  résulta  leur  consentement,  le 
duc  d'Aumale  convoqua,  dit-on,  tous  les  invités  dans  le  salon 
d'honneur.  Là,  pour  laisser  plus  de  liberté  aux  deux  fiancés, 
il  lut  à  l'assistance  son  beau  récit  de  la  conversion  et  de  la 
mort  de  Condé.  Quand,  de  sa  voix  vibrante,  il  eut  achevé  la 
lecture,  ordre  fut  porté  aux  jeunes  gens  de  rentrer  pour  dire 
leur  dernier  mot.  C'était  :  oui.  L'Histoire  des  Con-^'  -»•  t»'niii- 
nait  par  un  chapitre  de  roman! 

Hélas  !  pourquoi  un  meilleur  souvenir  n'y  est-il  pas  attaché  ? 
Le  duc  avait  promis  à  Dieu  d'imiter  jusqu'au  bout  le  héros 
dont  fiossuet  avait  célébré  avant  lui  le  retour  à  la  pratique 
entière  de  la  religion.  Lors  d'une  première  crise  d«  sa  mala- 
die de  cœur,  il  s'était  confessé  et  avait  reçu  l'extréme-onc- 
tion.  Sur  la  promesse  de  faire  ses  Pâques  le  jour  de  l'Ascen- 
sion, il  partit  en  Sicile  et  il  n'en  est  pas  revenu  vivant  '. 

Il  eut  toujours  des  sentiments  de  respect  sincère  envers  le 
catholicisme,  et,  si  l'on  peut  reprocher  à  ses  études  sur  le 
XVI"  siècle  trop  de  complaisance  pour  le  protestantisme, 
partout  ailleurs  dans  ses  écrits  il  a  rendu  à  In  foi  (]r  son 
aïeul  saint  Louis  un  fidèle  hommage. 

1.  Voir,  pour  les  dëtaiU,  les  deux  articles  de  l'Univers  des  15  et  25  mai 

1897,  dont  le  premier,  envoyé  par  le  P.  Tennit^rc,  c»l  intitulé  :  Les  Sentiments 
religieux  du  duc  d'Aumale.  Lire  aussi  l'Oraison  funcbre  du  duc  d'Aunialc 
prononcée  A  Paris,  on  l'ëglisc  S.-Gcrmain-des-Près,  par  le  cardinal  Perraud, 
le  jeudi,  10  juin. 

H.    CUÉROT,    S.    J. 


LES  FONCTIONS  DE  L'ÉTAT 
DANS  LA  SOCIÉTÉ  CIVILE 


L'homme  est  fait  pour  vivre  en  société.  Il  y  est  poussé 
par  un  double  besoin  :  besoin  de  sécurité  et  besoin  de  per- 
fectionnement. Isolé  ou  confiné  dans  le  groupe  familial,  il 
ne  pourrait  lutter  avec  avantage  contre  ses  ennemis  ;  il 
n'aurait  ni  le  loisir  ni  les  moyens  de  développer  suffisam- 
ment ses  facultés.  Sous  l'empire  de  ces  pressantes  nécessités 
les  familles  s'associent.  Plusieurs  familles,  associées  pour 
cette  œuvre  commune  de  défense  et  de  progrès,  forment 
ensemble  une  tribu.  Forte  de  cette  union,  la  tribu,  pour  peu 
que  les  circonstances  lui  soient  propices,  tient  en  respect 
ceux  qui  menacent  sa  tranquillité  ;  puis,  à  la  faveur  de  la 
paix  et  avec  le  secours  du  temps,  elle  grandit,  travaille, 
prospère  :  le  clan  est  devenu  un  peuple  civilisé. 

Voilà  ce  qu'attestent  l'histoire  et  l'étude  psychologique  de 
l'homme.  Aucun  pacte  n'apparaît  à  l'origine  de  la  société 
civile.  Le  Contrat  social  est  un  mythe  éclos  dans  l'imagination 
féconde  de  Rousseau.  La  société  civile  est  un  fruit  de  la 
nature  humaine  :  «  Antérieurement  à  tout  libre  vouloir,  la 
condition  naturelle  des  hommes  est  de  vivre  en  commun. 
C'est  ce  que  prouvent  avec  évidence  et  le  don  du  langage, 
instrument  par  excellence  du  commerce  qui  s'échange  entre 
eux,  et  la  communauté  des  désirs  et  celle  des  besoins  que 
l'homme  isolé  ne  saurait  satisfaire,  que  l'homme  associé  à 
ses  semblables  réussit  à  contenter^  ». 

1.  Léon  XIII.  Encycl.  Diuturnum.  —  Cf.  aussi  Encycl.  Iinmortale  Dei  : 
«  Iiisitum  homini  natura  est  ut  in  civili  societate  vivat  ;  is  enim  necessarium 
vitae  cultum  et  paratum,  itemque  ingenii  atquc  animi  perfectionem  cum  in 
solitudine  adipisci  non  possit,  provisum  divinitus  est  ut  ad  conjunctionem 
congregationemque  hominum  nasceretur,  cum  domesticam,  tum  etiam  civi- 
1cm,  quœ  suppeditare  vitse  sufflcientiam perfectain  sola  potest.  » 


LES  FONCTIONS  DE  L'ÉTAT  781 

L'homme  entre  en  société  pour  obtenir  un  bien  qui  doit 
suppléer  à  rinsuffisance  des  activités  particulières,  un  bien 
qui  lui  permette  d'acquérir  le  vrai  bonheur  temporel.  C'est 
pour  cette  raison  que  ce  bien  est  appelé  bien  commun,  bien 
public,  bien  social.  La  fin  prochaine  de  la  société  civile  est 
donc  d'aider  les  individus  et  les  groupements  inférieurs 
(familles,  associations  particulières)  dans  la  poursuite  du 
bonheur  temporel*. 

Comment  la  société  pourra-t-elle  réaliser  cette  fin?  Le 
grand  moyen  dont  elle  dispose  c'est  l'autorité  sociale, 
l'État.  Car  «  une  société  ne  peut  subsister  ni  même  se  con- 
cevoir, s'il  ne  s'y  rencontre  un  modérateur  pour  fondre  en 
une  seule  les  volontés  éparses  et  les  faire  converger  vers 
le  but  commun  ;  Dieu  a  donc  voulu  qu'il  y  eût  dans  la  société 
civile  une  autorité  commandant  à  la  multitude  ".  »  Léon  XIII 
dit  encore  dans  la  même  Encyclique  sur  l'origine  du  pouvoir: 
«  que  dans  toute  société,  dans  toute  communauté  il  y  ait  des 
hommes  qui  commandent,  c'est  là  une  nécessité,  si  l'on  ne 
veut  que  la  société,  dépourvue  de  principe  et  de  chef  qui  la 
dirige,  tombe  en  dissolution  et  se  trouve  dans  l'impossibilité 
d'atteindre  la  fin  pour  laquelle  elle  existe  ^.  »  L'Etat,  dépo- 
sitaire de  l'autorité  politique,  est  donc  bien  le  moyen  néces- 
saire et  principal  pour  que  la  société  puisse  arriver  au  but 
qu'elle  vise  :  la  prospérité  temporelle  publique. 

Mais  tout  moyen  doit  être  proportionné  à  la  fin  désirée  ; 
toute  fonction  doit  être  en  rapport  avec  le  but  à  atteindre. 
Or,  nous  l'avons  établi,  les  hommes  se  constituent  en  société 
pour  jouir  en  paix  de  l'exercice  de  leurs  droits  et  pour 
développer  plus  pleinement  leurs  aptitudes.  L'Etat  aura  donc 

1.  Encycl.  Nobilissima  Gallorum  :  «  Qucmadmodum  cnim  du(c  Hunt  in 
terris  socictatcs  roaxitno;,  altéra  civilis,  cujus  proximus  finit  est  humano 
generi  bonum  compararc  temporale  et  mundanum . . .  » 

2.  Léon  XIII,  Encycl.  Diitturnum  :  «  Nunc  %-cro.  nequc  existcre,  ncque 
intclligi  sociclas  potcst,  in  qua  non  aliquis  tcmpcrct  singtilorum  volunlaloa 
ut  vclut  unum  fiat  ex  pluribus,  casque  ad  commune  bonum  rocte  atquc  ordinc 
impellat  ;  voluit  igitur  Dcus  at  in  civili  aocteUte  csscnt,  qui  mullitudini  im- 
perent.  » 

3.  Ibid.  a  Prsctsc  aliquos  in  omni  contociationc  hominum  et  commuoitatc 
cogit  ipsa  nécessitas  ;  ne  principio  vel  capite,  a  quo  regatur,  destituta  sociotas 
dilabalur  et  Gnem  consequi  prohibcatur,  cujus  gratia  nata  et  constituta  est.  » 


782  LES  FONCTIONS  DE  L'ETAT 

pour  rôle  de  répondre  à  cette  double  exigence,  de  pourvoir 
à  ce  double  besoin. 

Il  satisfera  au  besoin  d'ordre  et  de  sécurité,  en  protégeant 
les  droits  de  chacun  des  associés  :  c'est  là  sa  fonction  de 
justice,  sa  mission  tutélaire,  comme  disent  les  Allemands. 

11  satisfera  au  besoin  de  progrès,  en  aidant  les  citoyens 
dans  leur  perfectionnement  physique,  intellectuel  et  moral  : 
c'est  là  sa  fonction  d'utilité  publique,  sa  mission  civilisatrice. 

Telle  est,  en  deux  mots,  d'une  façon  générale,  la  sphère 
d'action  de  l'Etat  :  garantir  à  chacun  ses  droits,  favoriser  les 
intérêts  de  tousK 

Cette  sphère  d'attributions,  pour  être  vaste,  n'est  pas 
illimitée;  et  ses  limites  mêmes  ne  sont  pas  arbitrairement 
tracées.  Elle  a  pour  bornes  les  droits  naturels  et  antérieurs 
des  associés.  L'autorité  n'a  donc  aucun  pouvoir  direct  sur 
le  bien  privé  des  individus  et  des  familles.  Elle  n'existe 
qu'en  vue  de  l'intérêt  général  :  le  bien  public  par  conséquent 
doit  être  le  principe  régulateur  de  son  action.  «  11  en  résulte 
que  l'Etat  est  chargé  de  pourvoir  aux  besoins  communs  de  la 
nation,  c'est-à-dire  à  ceux  qui  ne  peuvent  être  satisfaits 
convenablement  sous  le  régime  de  l'initiative  individuelle, 
qui  réclament  le  concours  absolu  et  préalable  de  tous 
les  citoyens  ?.  » 

De  ces  généralités  il  nous  faut  maintenant  descendre  aux 
détails  de  la  double  fonction,  que  doit  exercer  l'autorité 
sociale.  Après  ce  travail  d'analyse,  il  nous  sera  plus  facile 
d'indiquer  les  limites  qu'il  convient  d'assigner  à  l'activité 
de  l'Etat  moderne,  tel  qu'il  existe  en  Europe  et  spéciale- 
ment en  France.  La  conclusion  de  cette  étude  offrira  peut- 
être  aux  catholiques,  divisés  sur  cette  délicate  question  de 
l'intervention  du  pouvoir  dans  la  société  civile,  un  terrain 
d'entente  et  de  conciliation.  C'est  du  moins  notre  vœu. 

1.  Taparelli  d'Azcglio,  S.  J.  Saggio  teoretico  di  diritto  naturale,  L.  II, 
C.  5,  7,  8;  L.  IV,  C.  1  à  4.  Il  cfxiste  une  traduction  française.  —  R.  Ro- 
driguez  de  Cepeda,  Eléments  de  droit  naturel,  (traduction  d'Auguste  Onclair), 
51e  leçon. —  De  Pascal,  Philosophie  morale  et  sociale,  L.  III,  3«  sect.,  ch.  2. 
—  Voir  surtout  le  récent  ouvrage  de  Charles  Antoine,  S.  J.  Cours  d'Economie 
sociale,  ch.  3,  p.  67-80. 

2.  Paul  Leroy-Beaulieu,r^fa^  moderne  et  ses  fonctions,  L.  III,  ch.  1. 


DANS  LA  SOCIÉTÉ  CIVILE  783 

I 

Jouir  pacifiquement  de  ses  droits  est  pour  Thomme  un 
besoin  fondamental,  un  besoin  de  première  nécessité.  Pour 
lui  donner  satisfaction,  il  n'hésite  pas  à  mettre  en  commun 
ses  forces  et  ses  ressources,  il  ne  balance  même  pas  à 
sacrifier  une  part  de  sa  liberté.  A  quoi  lui  servirait  d'être 
propriétaire  d'immenses  domaines,  si  ces  biens  sont  à  la 
merci  d'un  coup  de  main?  A  quoi  lui  servirait  d'être  doué 
de  facultés  intellectuelles,  brillantes,  voire  même  de  génie, 
s'il  vit  au  milieu  du  trouble,  sans  cesse  inquiet  du  côté  de 
l'avenir,  n'ayant  de  sa  fortune  qu'un  usage  précaire,  traînant 
une  existence  toujours  plus  ou  moins  menacée?  On  ne  songe 
à  se  perfectionner,  on  ne  peut  déployer  une  activité  puissante 
et  ordonnée,  on  ne  saurait  vaquer  aux  travaux  de  la  haute 
culture  intellectuelle,  que  si  l'on  est  sûr  du  lendemain  : 
c'est  la  condition  préalable  de  tout  progrès  et  de  toute  civi- 
lisation. Autrement  toutes  les  forces  vives  seront  dépensées 
à  sauvegarder  le  moment  présent.         , 

C'est  pourquoi  le  devoir  primaire,  indispensable  de 
l'Etat,  c'est  de  procurer  à  ses  sujets  la  possession  tranquille 
et  le  libre  exercice  de  leurs  droits. 

Comment  remplira-t-il  efficacemenl  ce  devoir  dt  j-t..;..- 
tion  ?  En  garantissant  la  sécurité  tant  à  l'intérieur  qu'à  l'ex- 
térieur. 

L'impérieux  besoin  de  sécurité,  qui  avait  donné  naissance 
au  groupement  des  familles  et  des  tribus  en  société,  persiste 
au  sein  des  races  civilisées,  depuis  qu'elles  se  sont  consti- 
tuées en  nationalités  distinctes.  Qui  maintiendra  les  lois  de 
la  justice  dans  les  rapports  internationaux?  Qui  assurera  à 
chaque  peuple  l'usage  paisible  de  ses  droits?  Le  gouver- 
nement de  chaque  pays,  évidemment,  car  c'est  là  un  service 
d'intérêt  général,  qui  exige  l'action  de  la  coniiminaulé  nu^nie 
et  le  concours  effectif  de  tous  les  citoyen^ 

L'armée,  la  marine  et  la  diplomatie  sont  les  grands  moyens 
dont  l'État  dispose  pour  s'acquitter  de  cette  lourde  et 
périlleuse  mission.  La  diplomatie  a  pour  tâche  de  prévenir 


784  LES  FONCTIONS  DE  L'ETAT 

les  conflits  ou  d'en  réparer  les  suites  fâcheuses;  la  marine 
et  l'armée  les  tranchent,  à  la  dernière  extrémité,  par  la  force.' 
Ce  sont  là  des  services  dont  la  nécessité  s'imposera  long- 
temps encore,  sinon  toujours,  du  moins  comme  remède 
préventif,  même  dans  le  cas  où  les  congrès  de  la  paix  réus- 
siraient à  faire  accepter  de  toutes  les  puissances  belligé- 
rantes le  bienfait  d'un  arbitrage  international  présidé  par  le 
Pape.  Il  est  triste,  en  attendant,  de  constater,  après  de  longs 
siècles  de  civilisation,  dans  un  temps  où  l'on  parle  san&  cesse 
de  la  fraternité  des  peuples,  que  l'Europe  au  port  d'armes 
ressemble  à  un  vaste  camp  retranché,  où  chaque  nation 
bardée  de  fer  monte  anxieusement  la  garde  pour  épier  les 
moindres  mouvements  des  pays  voisins.  On  a  trouvé  un 
euphémisme  charmant  pour  exprimer,  en  le  voilant,  ce 
retour  à  la  barbarie  des  tribus  guerrières  toujours  en  éveil  : 
c'est  la  paix  armée. 

Le  rôle  protecteur  de  l'autorité  se  fait  sentir  aussi  à  l'in- 
térieur :  ici  encore  elle  doit  sauvegarder  les  droits  de  tous 
et,  dans  ce  but,  maintenir  la  sécurité  matérielle  et  morale, 
car  c'est  elle  seule,  ppuvoir  souverain,  dominant  toutes  les 
résistances  particulières,  c'est  elle  seule  qui  peut  maintenir 
efficacement  les  conditions  générales  d'existence  et  de  sta- 
bilité de  l'ordre  social. 

La  sécurité  intérieure  est  menacée  par  des  ennemis  nom- 
breux. Le  danger  vient  de  deux  côtés  à  la  fois,  du  côté  des 
hommes  et  du  côté  des  éléments. 

L'un  des  premiers  droits  des  citoyens  et  l'un  des  plus 
précieux,  c'est  le  droit  à  la  libre  circulation  à  travers  le  pays. 
A  rÉtat  de  défendre  la  voie  publique  contre  les  voleurs  et 
les  assassins.  La  police  et  la  force  armée,  mises  à  sa  dispo- 
sition, sont  destinées  à  cette  fonction  tutélaire,  dont  on  ne 
sent  toute  la  valeur  que  dans  les  temps  et  les  contrées  où  elle 
est  mal  remplie.  Qui  le  croirait?  Certains  gouvernements 
contemporains  ne  sont  pas  encore  parvenus  à  protéger 
partout  suffisamment  la  vie,  les  biens  et  la  libre  allure  de 
leurs  sujets.  On  n'a  qu'à  se  rappeler  les  histoires  encore 
récentes  de  ces  détrousseurs  de  grands  chemins,  qui  ont 
effrayé  la  Sicile. 

C'est  là,  du  reste,  une  fonction  difficile  à  bien  organiser. 


DANS  LA  SOCIÉTÉ  CIVILE  785 

Longtemps  l'Etat,  dont  c'est  pourtant  la  mission  propre, 
s'en  est  assez  médiocrement  acquitté.  Par  exemple,  quand 
les  routes  étaient  rares  et  rudimentaires,  il  lui  était  presque 
impossible  de  mobiliser  à  temps  des  troupes  pour  porter 
secours.  Aussi  a-t-on  vu  l'initiative  privée  faire  effort  pour 
suppléer  à  l'insuflisance  du  pouvoir  central.  En  France,  les 
petits  propriétaires  d'alleux  se  groupèrent  sous  le  patronage 
de  seigneurs  puissants;  en  Espagne,  la  Sainte-Hermandad; 
en  Italie,  en  Angleterre,  en  Flandre,  en  Espagne,  des 
associations  particulières  s'ap'pliquèrent  à  garantir  la  sécurité 
(les  communications.  «  Ces  combinaisons  des  âges  primitifs 
(lU  troublés  laissent  encore  certaines  traces:  en  Angleterre 
et  aux  États-Unis,  les  constablcs  spéciaux,  dans  le  Far- West 
américain,  surtout  les  lyncheurs,  sont  les  héritiers  inter- 
mittents de  toutes  ces  associations  libres  faites  en  vue  de  la 
sécurité'.  » 

La  nature  est  souvent  aussi  une  terrible  ennemie  de  la 
sécurité.  L'État  aura  la  charge  de  prémunir  les  citoyens 
contre  les  fléaux  qui  peuvent  compromettre  la  santé  publique* 
<l  le  bien-être  général  ♦. 

Il  lui  appartient  donc  de  prendre  en  main  la  défense  de 
la  société  :  contre  les  inondations^  par  des  précautions 
appropriées;  c'est  ainsi  qu'on  a  institué  des  veilleurs  de 
nuit  eu  Russie,  construit  des  digues  en  Hollande,  fait  des 
levées  de  terre  dans  les  vallées  de  la  Loire  et  du  Pô; 
<-ontre  la  sécluresse^  en  s'occupant  du  régime  des  eaux  et 
dos  forêts  3,  qui  a  une  influence  si  notable  sur  le  climat 
<runc  contrée  et,  par  contre-coup,  sur  l'état  sanitaire  de  ses 
habitants  :  c'est  ainsi  que  le  déboisement  des  Alpes  est 
nuisible  à  toute  la  Provence;  contre  les  incendies^  en  orga- 
nisant des  secours  en  permanence  :  les  corps  de  pompiers, 
gens  professionnels,  sont  préférables  aux  pompiers  volon- 

1.  I*.  Loroy-Bcaulica,  Op.  cit.,  p.  43. 

2.  Taparelli  d'Azcglio,  S.  J.  Op.  cit..  L.  III,  e.  4,  n*  770. 

3.  «  Que  Bc  passe-t-il  aousnos  yeux?  Un  miniatrc  de  l'agriculture  emploie 
«on  temps  à  détruire  la  belle  ordonnance  de  Colbert  aur  les  eaux  et  foréta... 
Le  miniatèrc  de  ce  politicien  (M.  Yictte)  a  montré  ce  qu'il  advient  des 
richesses  nationales  quand  on  se  place  uniquement  au  point  de  rue  électoral.  • 
P.  Lcroy-Beaulicu,  Ibid,  p.  !27. 

LXXI.  —  50 


786  LES  FONCTIONS  DE  L'ETAT 

taires,  comme  on  en  voit  encore  en  Angleterre  ;  enfin 
contre  les  épidémies^  en  assurant  la  propreté  des  rues  par 
une  bonne  administration  de  la  voirie,  qui  vaut  mieux  que  la 
ressource  plus  ou  moins  aléatoire  des  balayeurs  spontanés, 
comme  on  en  rencontre  encore  à  Londres;  en  assainissant 
les  quartiers  privés  d'air  et  de  soleil;  en  drainant  les  eaux 
sales;  en  desséchant  les  marais  pestilentiels;  en  éta])lissant 
des  cordons  sanitaires  et  des  quarantaines;  bref,  en  prenant 
pour  entretenir  la  salubrité  publique  des  mesures  d'hygiène 
préventive  ou  répressive.  Voilà  pour  la  sécurité  matérielle. 

Le  rôle  de  l'Etat  est  plus  important  et  plus  nécessaire 
encore  si  l'on  s'élève  à  la  considération  des  moyens  de 
garantir  la  sécurité  morale.  On  pourrait,  ce  semble,  le 
résumer  dans  un  triple  devoir:  faire  respecter  les  droits  de 
chacun  par  une  bonne  administration  de  la  justice  ;  les 
interpréter  et  les  préciser,  en  cas  d'indétermination,  par 
une  sage  législation  ;  réprimer  enfin  par  une  active 
vigilance  les  atteintes  portées  à  la  morale  publique. 

Le  pouvoir  judiciaire  est  tout  entier  ordonné  à  la  protection 
des  droits  des  particuliers  en  exigeant  le  redressement  des 
torts.  C'est  une  fonction  qui,  de  l'avis  de  tous,  revient  à 
l'autorité  souveraine,  car  elle  est  avant  tout  ciistos  justi.  Ce 
n'est  pas  à  dire  que  la  magistrature  doive  être  entre  les 
mains  du  pouvoir  central  un  instrument  de  règne,  ce  qui 
signifie,  d'oppression  intolérable  pour  les  uns,  d'impunité 
scandaleuse  pour  les  autres.  On  attend  d'elle  des  arrêts  et 
non  pas  des  services.  L'Etat  doit  donc,  en  vue  môme  d'une 
impartiale  gestion  de  la  justice,  assurer  l'indépendance 
des  magistrats.  Nous  n'avons  pas  à  entrer  ici  dans  la  discus- 
sion des  moyens  propres  à  la  sauvegarder  :  les  principaux 
semblent  être  un  concours  au  seuil  de  la  carrière,  puis 
l'inamovibilité. 

Cette  indépendance  supposée,  comment  le  pouvoir  judi- 
ciaire remplira-t-il  son  office  ?  Il  doit  d'abord  dirimer  ce  que 
l'on  appelle  les  conflits  de  droit,  qui  peuvent  s'élever  entre 
particuliers.  Mais,  comme  en  réalité,  cette  collision  n'est 
qu'apparente,  puisqu'il  n'y  a  pas  de  droit  contre  le  droit,  il 
s'agit    pour    lui    de    décider  lequel   des    réclamants,    dans 


DANS   LA  SOCIÉTÉ  CIVILE  787 

l'espèce  donnée,  est  vraiment  Tayant-droiti  II  doit  ensuite, 
en  cas  d'intérêts  lésés  :  biens,  réputation,  vie,  fixer  la 
quotité  de  la  réparation  due,  en  la  proportionnant  à  la 
gravité  de  la  lésion,  dans  les  limites  tracées  par  la  loi.  En 
s'acquittant  de  ce  double  rôle,  la  magistrature  ne  fait 
qu'appliquer  aux  cas  spéciaux  qui  se  présentent  les  dispo- 
sitions du  Code  pénal  et  du  Code  civil,  protectrices  des 
faibles  et  des  opprimés. 

Il  ne  suffit  pas  de  faire  respecter  le  droit,  il  faut  encore  le 
déterminer.  L'Etat  est  en  effet  le  définisseur  des  responsa- 
bilités juridiques.  L'organe  dont  il  use,  c'est  la  loi. 

Sans  doute  la  loi  civile  ne  crée  pas  le  droit  ;  elle  le 
constate,  le  précise,  le  sanctionne.  La  loi  c'est  le  droit  écrit, 
formulé,  garanti.  Partout  le  droit  non  écrit,  le  droit 
coutumier  a  précédé,  préparé  les  formules  et  les  textes 
légaux.  L'individu  d'ailleurs  et  la  société  domestique 
ne  sont-ils  pas,  comme  le  remarque  Léon  XIII,  plus  anciens 
que  l'État?  Est  homo  rcpiiblica  senior  \  Leur  droit,  droit 
naturel,  ainsi  appelé  parce  qu'il  dérive  de  la  nature  même 
des  choses,  est  donc  logiquement  et  chronologiquement 
antérieur  à  celui  de  l'Etat.  Par  conséquent  TÉtat  et  son 
instrument  la  loi  civile  ne  sont  pas,  comme  le  prétendent 
bruyamment  les  modernes  héritiers  des  légistes  de  l'ancien 
régime,  la  source  d'où  découle  le  droit.  Sacrifier  cette 
prééminence,  cette  inviolabilité  du  droit  naturel,  serait 
immoler  l'individu  et  la  famille  à  la  toute  puissance  dévo- 
rante de  l'État.  En  le  rendant  omnipotent  on  l'acheminerait 
à  un  despotisme  sans  frein,  sans  contrepoids.  «  Il  ne  faut 
pas  que  l'individu  et  la  famille  soient  absorbés  par  l'État  ; 
il  est  juste  que  l'un  et  l'autre  gardent  la  faculté  d'agir 
librement,  autant  que  cela  se  peut  faire  sans  préjudice  du 
bien  commun    et   sans   dommage  pour   personne'.  »   Cette 

1.  Encyclique  De  eonditione  opificum  :  «  En  igitur  familia  tcu  socie- 
tas  domostica,  pcrparva  illa  quidem  tcd  vcra  socictas,  cademquc  omni  civt- 
tatc  antiquior  ;  oui  proptcrea  sua  quKdamjuraoflîciaque  esseneccsse  est,  quae 
minime  pcndcant  a  rcpublica.  »  Cf.  H.  Martin,  Études.  1891,  t.  III,  p.  380-2. 

2.  Lëon  XIII,  encycl.  De  eonditione  opificum  :  «  Non  civcm,  ut  diximus, 
non  familiam  absorber!  a  rcpublica  rectum  est  ;  suam  utriquc  facultatcm 
agcndi  cum  libcrtate  pcrmittcrc  acquum  est,  quantum  incolumi  bono  com- 
mun! et  sine  cujusquam  injuria  potcst.  » 


788  LES  FONCTIONS  DE  L'ÉTAT 

absorption,  qui  est  la  tendance  caractéristique  de  l'État 
moderne,  s'acharnant  à  tout  centraliser,  serait  la  mort  de 
toute  liberté  civile,  FétoufFement  de  toute  initiative  privée. 

Mais  alors,  dira-t-on,  la  loi  n'a  donc  rien  à  voir  dans  les 
matières  du  droit  naturel  :  par  exemple  l'éducation  des 
enfants,  la  faculté  déposséder,  la  possibilité  de  s'associer... 
etc..  Pardon.  Assurément  ces  droits  primordiaux  ne  sont 
pas  octroyés  par  le  bon  plaisir  de  l'Etat  ;  ils  n'ont  pas  pour 
fondement  les  prescriptions  législatives.  Cependant,  notons 
tout  d'abord  qu'ils  sont  laissés  par  la  nature  même  dans 
une  certaine  indétermination  :  c'est  à  la  loi  d'en  préciser  les 
contours.  De  plus,  il  est  manifeste  que  les  individus  et  les 
familles,  du  seul  fait  de  leur  entrée  en  société,  forment  des 
groupements  plus  considérables,  et  acquièrent,  par  ces 
points  de  contact  nouveaux,  de  nouveaux  rapports,  qu'il  faut 
fixer  et  circonscrire.  Il  est  impossible,  en  effet,  sous  peine 
de  condamner  leur  association  à  une  prochaine  dissolution, 
que  ceux  qui  se  rapprochent  ainsi  pour  s'unir  en  corps 
social,  jouissent  d'une  liberté  sans  limites  et  sans  contrôle. 
Il  appartiendra  donc  au  pouvoir  législatif  de  définir  les  de- 
voirs et  les  droits  réciproques  des  citoyens,  seulement  dans 
la  mesure  où  cette  délimitation  est  nécessaire  au  bien  géné- 
ral ;  car  l'autorité  n'est  pas  faite  pour  restreindre  arbitraire- 
ment le  déploiement  de  l'activité  des  associés,  mais  pour  en 
faciliter  le  plus  possible  le  libre  jeu.  Procurer  le  maximum 
de  sécurité  avec  le  minimum  d'entraves,  telle  est  la  règle 
qui  doit  présider  à  l'élaboration  des  lois.  Apportons  quel- 
ques exemples. 

L'autorité  paternelle  est  évidemment  un  droit  naturel. 
Contrairement  à  la  monstrueuse  doctrine  de  Danton  qui 
osait  dire  :  «  Les  enfants  appartiennent  à  l'Etat  avant  d'ap- 
partenir à  leur  famille,  »  c'est  au  père  et  à  la  mère  que 
revient  l'éducation.  Mais  si  des  parents  manquent  gravement 
à  ce  devoir  essentiel,  s'ils  abusent  de  leur  pouvoir  et  de 
leur  influence  pour  maltraiter  ou  pervertir  leurs  enfants,  le 
législateur  peut  intervenir,  sans  encourir  le  reproche  d'em- 
piétement' .  Dans  ce  cas,  en  effet,  il  maintient  les  droits  incon- 

1.  Léon  XIII.Encycl.  De  conditione  opificum:  «  S'il  existe  quelque  part  un 


DANS  LA  SOCIÉTÉ  CIVILE  789 

testables  des  enfants  à  la  conservation  de  la  vie  et  à  la  cul- 
ture morale  contre  la  brutale  tyrannie  des  parents  ou  leur 
flagrante  perversité. 

Sans  doute  le  mur  de  la  vie  familiale  est  et  doit  rester 
sacré,  impénétrable.  Aussi  n'est-ce  que  sur  des  indices 
publics  que  l'Etat  peut  en  venir  à  des  visites  domiciliaires  *. 
Il  y  a  en  France,  d'après  les  statistiques  de  l'assistance  pu- 
blique, probablement  au-dessous  de  la  triste  réalité,  75,000 
enfants  complètement  délaissés  ou  plus  ou  moins  corrompus 
par  leurs  familles.  Une  loi  du  24  juillet  1890  prévoit  les  cas, 
où  l'on  pourra  priver  de  la  puissance  paternelle  lès  parents 
qui  se  sont  rendus  indignes  de  l'exercer  et  pourvoit,  en 
conséquence,  à  la  protection  des  mineurs.  L'Angleterre, 
pourtant  si  chatouilleuse  sur  l'inviolabilité  du  home,  nous 
avait  devancés  en  cette  matière.  Le  Parlement  a  voté  une  loi 
répressive,  le  23  août  1889,  à  la  suite  d'une  enquête  qui 
révéla  des  actes  d'abominable  cruauté.  Les  descentes  à  do- 
micile sont  autorisées  et  les  enfants  sont  onlovés  aux  parents 
dénaturés. 

Le  droit  de  propriété  est  aussi  un  droit  antérieur  à 
l'organisation  de  la  société  politique.  On  dit  que  c'est  la  loi 
qui  crée  le  droit  de  propriété  :  il  n'est  pas  de  proposition  plus 
frivole  et  plus  contraire  à  l'histoire.  M.  Paul  Leroy-Beaulicu 
le  prouve  longuement  par  des  arguments  historiques 
irrécusables  et  arrive  à  cette  conclusion  :  «  Partout  le 
fait  instinctif,  inconscient,  généralisé,  a  précédé  la  loi*.  » 
Cependant  l'Etat  ne  sort  pas  de  la  sphère  de  ses  attributions 
en  r«''glant  par  une  législation  s.ige  l'exercice  des  droits 
nombreux,  que  Tusage  de  la  propriété  comporte  :  achats, 
ventes,     donations,     successions.     Le     pouvoir     législatif 

foyer  domestique,  qui  «oit  le  thëdtre  de  grarea  Tiolalions  des  droits  mutuels, 
que  le  pouvoir  public  y  rende  son  droit  à  chacun.  Ce  n'est  point  là  usurper 
sur  les  attributions  des  citoyens,  c'est  »>rr.  t-mii-  lours  droits,  les  pro(<^gor,  les 
défendre,  comme  il  cqnvient.  » 

1.  Los  journaux  ont  récemment  signale  «  1  itxiignation  publique  la  conduite 
de  parents  indignes,  qui  ont  torturé  un  petit  enfant  de  deux  ans,  mort  à  la 
suite  d'afTreux  traitements.  Si  l'autorité  avait  été  prévenue  à  temps  par  les 
voisins  do  l'innorontc  victime,  non  dovoir  aurait  été  d'intervenir  én'  rc-ÏM'i'^- 
ment. 

2.  P.  Leroy-Beaulicu,  op.  cit.  p.  113. 


790  LES  FONCTIONS  DE  L'ETAT 

intervient  ici  pour  fixer  nettement  les  limites  de  ces  droits 
divers,  que  la  nature  a  laissés  dans  un  état  plus  ou  moins 
vague  d'indétermination  et  de  généralité.  Mais  ici  encore, 
comme  précédemment,  les  restrictions  imposées  doivent 
avoir  pour  principe  modérateur  le  bien  commun  et  être 
réduites  au  minimum  nécessaire  '.  Ces  mesures  restrictives 
apportent  d'ailleurs  avec  elles  une  compensation  appréciable  : 
toutes  les  transactions  de  la  fortune  mobilière  et  immobilière 
sont  garanties  par  la  force  publique,  qui  en  assure  le  respect, 
en  réprimant  les  contestations  malhonnêtes  ou  les  évictions 
brutales.  Les  lois  sévères  promulguées  naguère  contre  les 
socialistes  ont  pour  but  de  protéger  sans  doute  la  vie,  mais 
aussi  les  propriétés  des  citoyens  paisibles,  contre  les  énergu- 
mènes  qui  ne  reculent  pas  devant  la  «  propagande  par  le  fait  », 
délicat  euphémisme  pour  désigner  la  dynamite  et  autres 
explosifs  ejusdem  farinas. 

Le  droit  d'association  2  est  encore  un  droit  primordial, 
inhérent  à  l'individu,  car  il  n'est  qu'une  extension  naturelle 
de  sa  personnalité.  Mais  chacun  comprend  que  la  société 
est  intéressée  à  surveiller  l'exercice  de  ce  droit,  qui,  pas 
plus  que  les  autres,  ne  saurait  être  illimité.  Aussi  l'autorité 
peut  formuler  les  conditions  auxquelles  les  citoyens  doivent 
se  soumettre  pour  se  réunir  et  combiner  leurs  efforts.  Par 
exemple,  elle  a  le  droit  et  le  devoir  de  ne  pas  laisser  les 
sociétés  secrètes  naître  et  se  développer  ;  car  un  but  poursuivi 
dans  l'ombre  et  le  mystère,  n'étant  pas  avouable,  doit  être 
réputé  déshonnête.  Ici,  comme  toujours,  les  intrusions  de 
l'autorité  ne  seront  pas  à  craindre,  si  elle  prend,  comme 
mesure  de  son  intervention,  le  bien  public.  On  sait  assez 
combien  la  loi  française,  s'inspirant  de  l'esprit  individualiste 
de  la  Révolution,  est  défiante,  soupçonneuse,  étroitement 
restrictive  à  l'égard  du  droit  d'association. 

Le  dernier  devoir  de  l'Etat  est  de  faire  respecter  la  morale 
et  la  religion.  Assurément  le  sanctuaire  de  la  vie  privée  et 
le  for  intérieur  échappent  à  son  action   coercitive.   Mais  il 


1.  Le  pouvoir  de  l'État,  en  pareille  matière,  s'étend  jusqu'à  l'expropriation 
pour  cause  d'utilité  publique. 

2.  H.  Prélot,  Études,  juillet  et  août  1893. 


DANS  LA  SOCIÉTÉ  CIVILE  791 

doit  réprimer  énergiquement  ce  qui  porte  une  grave  atteinte 
à  la  moralité  publique,  ce  qui  outrage  la  religion.  A  lui 
incombe  la  police  des  rues,  des  théâtres,  des  réunions  et 
fêtes  publiques,  de  la  presse,  des  affiches,  du  colportage. 

Trop  souvent  hélas  !  le  pouvoir,  tristement  complice,  cède 
et  fléchit  sur  ce  point.  L'initiative  privée  doit  stimuler  son 
indolence,  et,  au  besoin  suppléer  à  son  apathie.  C'est  ainsi 
qu'il  y  a  quelques  années  une  ligue  s'est  formée  à  Paris 
contre  la  licence  de  la  rue  et  la  liberté  de  la  pornographie, 
pourexercersurle  gouvernement,trop  enclin  à  laisser  passer 
sans  entraves  ce  torrent  fangeux,  une  pression  puissante 
q«ii  l'oblige  à  lui  barrer  le  chemin.  Le  président  du  comité 
était  un  libéral  impénitent,  M.  Jules  Simon.  Les  listes 
d'adhésion  sont  singulièrement  bigarrées  au  point  de  vue 
des  croyances  religieuses  et  des  convictions  politiques. 
Cette  unanimité  d'hommes  si  divergents  à  tant  d'égards  n'a 
rien  d'étrange.  C'est  la  protestation  de  l'âme  naturellement 
chrétienne  ;  c'est  l'instinct  de  la  conservation  et  de  la  dignité 
sociales  qui  se  réveille  et  s'affirme  avec  éclat.  Tous  ces 
honnêtes  gens  se  sont  réunis  sur  un  terrain  commun  :  la 
sauvegarde  de  la  moralité  publique.  C'est  pour  la  société 
un  cas  de  légitime  défense  contre  l'invasion  de  ces  malfai- 
teurs artistiques  et  littéraires,  qui  gâtent  et  flétrissent  la 
jeunesse  en  sa  fleur.  Les  coupables  crient  à  l'intolérance, 
protestent,  s'indignent  au  nom  des  droits  sacrés  du  talent 
et  de  l'indépendance  de  l'art,  qui  purifie  tout  ce  qu'il  tou- 
ch<'.  Mais  quiconque  a  le  respect  de  soi-même  et  des  autres 
a|)prouvera  toute  mesure  répressive,  qui  réduira  ces  misé- 
rables à  l'impuissance  de  nuire  et  les  fera  rentrer  dans 
l'ombre  d'où  ils  n'auraient  jamais  dû  sortir*. 

1.  Nous  sommes  heureux  de  relever,  dans  an  article  tout  rëccnt  de 
M.  Fouill<5c,  cotte  ferme  protestation  :  t  Oubliant  que  la  litt(5rature  «  façonne 
petit  h  petit  l'idéal  d'un  peuple  »  notre  gouvernement  est  l'unique  au  monde, 
(]ui,  80U»  prétexte  de  liberté,  s'abstienne  d'attaquer  les  publications  immo- 
rales. Le»  libres  pays  d'Amérique  ne  tolèrent  pas  ces  outrages  par  écrit  k 
la  pudeur  publique.  Et  cependant,  on  l'a  maintes  fois  montré,  c'est  le  goaver» 
nemcnt  seul  qui  pourrait  ici  agir  avec  efficacité  :  livrés  k  leurs  seules  forces, 
les  parliculicrs  sont  impuissants  contre  la  vaste  action,  d'un  caractère  essen- 
tiellement social,  exercée  par  le  quatrième  état.  »  (Revue  des  Deux-Mondcê, 
les  Jeunes  criminels,  15  jan.   1897,  p.   440).  Et  plus  bas  :   c  La  complète 


792  LES  FONCTIONS  DE   L'ÉTAT 

Telle  est,  dans  ses  grandes  lignes,  la  mission  protectrice 
de  l'Etat,  c'est  avant  tout  une  mission  de  justice  ;  car  elle 
consiste  principalement  à  garantir  à  chaque  citoyen  la  paisi- 
ble jouissance  de  ses  droits  et,  si  cette  jouissance  vient 
à  être  troublée,  à  la  rétablir  môme  par  la  force.  Pour  la  bien 
remplir  la  société  remet  aux  mains  de  l'État  des  instruments 
nombreux  et  puissants  :  l'armée,  la  marine,  la  diplomatie, 
la  police,  la  magistrature,  les  lois,  les  finances,  les  travaux 
publics.  Ce  sont  là  des  moyens  positifs.  Et  cependant  Ton 
doit  dire  que  ce  premier  rôle  de  l'Etat,  bien  qu'il  s'exerce 
par  des  actes  réels,  est  plutôt  un  rôle  négatif,  car  il  tend 
surtout  à  écarter  les  obstacles,  qui  peuvent  gêner  le  libre»et 
légitime  déploiement  de  l'activité  privée  :  individuelle  ou 
collective;  il 'est,  comme  dirait  l'Ecole,  removens  prohihcns . 

C'est  là,  d'ailleurs,  la  fonction  primaire  de  l'Etat  :  sa  rai- 
son d'être  est  de  perpétuer  l'association  en  assurant  le  res- 
pect mutuel  des  droits.  Dans  ce  but,  il  est  revêtu  d'une  au- 
torité souveraine,  supérieure  aux  volontés  particulières;  il 
est  armé  d'un  pouvoir  coercitif  pour  contraindre  les  volon- 
tés rebelles  au  bien  commun.  Cette  fonction  de  justice  est 
absolument  nécessaire  :  sans  doute  elle  n'a  pas  comporté 
partout  et  toujours  les  multiples  services,  que  nous  venons 
de  passer  en  revue  et  qu'exige  la  complication  croissante 
de  la  civilisation  moderne.  Mais  sans  elle,  à  l'envisager 
dans  son  service  essentiel,  qui  est  la  sécurité  collective  de 
la  nation  et  des  particuliers,  aucune  société  ne  peut  ni  se 
concevoir,  ni  se  maintenir,  ni  progresser. 

Aussi,  sur  ce  point  vital,  l'Etat  ne  saurait  abdiquer  sans 
entraîner  dans  sa  déchéance  et  sa  ruine  le  peuple  qu'il  a 
pour  mission  de  protéger.  Or  il  abdique  «  quand,  par  opti- 
misme ou  faiblesse,  il  livre  aux  sociétés  locales  une  portion 
du  domaine  public,  quand  il  les  charge  de  recouvrer  ses 
impôts,  de  nommer  les  juges  et  les  commissaires  de  police, 
d'employer  la  force  armée,  bref  quand  il  leur  délègue  des 
fonctions  qu'il  doit  lui-même  exercer  chez  elles,  parce  qu'il 
en  est  l'entrepreneur  spécial  et  responsable,  seul  bien  pla- 

liberté  politique,  scientifique  et  religieuse  de  la  presse  ne  saurait  entraîner 
ni  le  droit  de  diffamation,  ni  le  droit  d'excitation  aux  crimes  ou  délits  punis 
par  la  loi,  ni  le  droit  de  publications  pornographiques.  »  {Ibid.  p.  442). 


DANS  LA  SOCIÉTÉ  CIVILE  793 

cé,  compétent,  outillé  et  qualifié  pour  les  remplira  »  L'expé- 
rience a  été  tentée  pendant  la  grande  Révolution  ;  l'autorité 
centrale  avait  à  peu  près  donné  sa  démission  :  «  Sous  sa 
souveraineté  presque  nominale,  il  y  avait  en  France  qua- 
rante-quatre mille  petits  Etats  presque  souverains  en  droit, 
et,  le  plus  souvent,  en  fait-.  »  Les  conséquences  de  cette 
abdication  se  firent  bientôt  et  vivement  sentir  :  «  Anarchie 
universelle,  persistante,  incurable,  impuissance  du  gouver- 
nement, violation  des  lois,  anéantissement  des  recettes, 
vide  du  Trésor,  arbitraire  des  forts,  oppression  des  faibles, 
émeute  dans  la  rue,  brigandage  dans  les  campagnes,  dila- 
pidations et  concussions  aux  hôtels  de  ville,  usurpations  ou 
abdications  municipales,  ruine  de  la  voie  publique  et  de 
toutes  les  œuvres  et  bâtisses  d'utilité  publique,  ruine  et  dé- 
tresse des  communes  '.  » 


II 


Protéger  eflicacement  les  droits,  là  ne  se  borne  pae  la 
fonction  de  TÈtat.  A  cette  fonction  de  justice  vient  s'ajouter 
une  mission  civilisatrice,  une  mission  d'utilité  publique. 
Sans  doute,  sous  peine  de  verser  dans  l'erreur  socialiste, 
il  ne  faut  pas  faire  de  l'État  la  Providence  universelle  des 
particuliers,  chargée  de  leur  procurer  directement  le  bon- 
heur temporel.  L'autorité  n'est  pas  la  pourvoyeuse  attitrée 
des  citoyens  :  elle  n'est  point  faite  pour  les  élever,  les 
nourrir,  les  soigner,  les  enrichir.  Non  ;  cependant  la  peur 
d'un  mnl  ne  doit  pas  nous  conduire  dans  un  autre.  II  ne 
convient  pas  de  confiner  l'Etat  dans  le  rôle  de  gendarme, 
qui  monte  la  garde  pour  faire  respecter  la  justice,  et  de 
lui  donner,  pour  le  reste,  comme  mot  d'ordre  :  laisser  faire, 
laisser  passer.  La  vérité  semble  être  dans  un  juste  tempé- 
rament :  «  La  règle  n'est  pas  de  laisser  faire,  comme  le  sou- 
tiennent les  économistes  absolus,  mais  elle  n'est  pas 
davantage  de  faire  dans  le  sens  complet  du  mot.   Elle  est, 

1.  Taine,  I^  Régime  moderne,  t.  I,  1.  lY,  c.  i,  p.  368. 

2.  Ibid.,  p.  369. 

3.  Ibid.,  p.  370. 


794  LES  FONCTIONS  DE  L'ETAT 

suivant  une  formule  excellente  de  M.  Baudrillart  à^ aider  a 
faire  ^  » 

Ce  devoir  d'assistance,  entendu  largement,  n'est  plus 
guère  contesté  aujourd'hui,  comme  l'observe  M.  Michel 
Chevalier  :  «  En  fait,  une  réaction  s'opère  dans  les  meilleurs 
esprits  ;  dans  les  théories  d'économie  sociale  qui  prennent 
faveur,  le  pouvoir  cesse  d'être  considéré  comme  un  ennemi 
naturel  ;  il  apparaît  de  plus  en  plus  comme  un  infatigable  et 
bienfaisant  auxiliaire,  comme  un  tutélaire  appui.  On  recon- 
naît qu'il  est  appelé  à  diriger  la  société  vers  le  bien  et  à  la 
préserver  du  mal,  à  être  le  promoteur  actif  et  intelligent  des 
améliorations  publiques,  sans  prétendre  au  monopole  de 
cette  belle  attribution  -.  » 

Ainsi  donc,  l'Etat  ne  peut  ni  ne  doit  être  le  facteur  et 
l'agent  général  du  progrès  ;  mais  il  peut  et  doit  être,  un 
aide,  un  auxiliaire,  un  appui,  bref  un  ministre,  un  promoteur 
du  progrès  pour  le  bien  commun  :  Dei  enim  mijiister  est  tibi 
in  bonum^. 

Cette  seconde  mission  ressort,  comme  la  première,  de  la 
nature  même  des  choses.  Les  hommes,  nous  l'avons  montré, 
entrent  en  société  non  seulement  pour  mettre  en  sûreté 
l'exercice  de  leurs  droits,  mais  encore  pour  atteindre  la  plé- 
nitude de  leur  développement.  Dès  que  la  sécurité  des  per- 
sonnes et  des  biens  est  solidement  garantie,  quand  l'homme 
peut  compter  sur  un  lendemain  paisible,  son  premier  instinct 
celui  de  la  conservation^  est  satisfait;  à  son  tour  l'inclination 
fondamentale  qui  le  complète,  celle  de  l'accroissement  de 
l'être,  s'éveille  et  réclame  satisfaction  :  chaque  jour  le  be- 
soin de  progresser  s'accentue  davantage,  les  travaux  les  plus 
variés,  qui  aboutiront,  dans  un  avenir  plus  ou  moins  lointain, 
à  l'épanouissement  d'une  brillante  civilisation,  surgissent  de 
toutes  parts  à  l'abri  de  l'ordre  social  et  de  la  paix  publique. 
Le  rôle  du  pouvoir  n'est  pas  de  procréer  lui-même  ce  magni- 
fique ensemble  de  richesses  idéales  et  matérielles,  qui 
forment  l'apanage  des  peuples  cultivés  ;  mais  c'est  à  lui  d'en 

1.  E.  Beaussire  :  Les  principes  du  droit,  p.  101. 
I    2.  M.  Chevalier  :  Cours  d'économie  politique,  t.   II,  6^  leçon. 
3.  S.  Paul»  Ep.  ad  Rom.,  xiii,  4. 


DANS  LA  SOCIÉTÉ  CIVILE  795 

faciliter  la  production.  Comment  cela?  En  mettant,  par  un 
concours  positif,  les  citoyens  dans  des  conditions  favorables 
à  leur  complet  développement,  en  leur  ménageant  un  milieu 
social  propice  au  perfectionnement  physique,  intellectuel 
et  moral.  Par  là,  il  contribuera,  d'une  façon,  indirecte  sans 
doute,  mais  très  efficace,  à  la  prospérité  générale. 
C'est  pour  lui  la  source  de  deux  grands  devoirs. 

Le  premier  consiste  à  aider  au  progrès  des  intérêts  maté- 
riels et  des  forces  productives  du  pays.  On  ne  lui  demande 
pas  d'être  agriculteur,  industriel,  métallurgiste.  Qu'il  laisse 
aux  particuliers  le  soin  de  faire  rendre  le  plus  possible  au 
sol  et  aux  richesses  naturelles  qui  gisent  cachées  dans  son 
sein.  Mais  il  ne  suffit  pas  de  produire  du  blé,  du  vin,  de 
l'huile,  du  lin,  etc.,  même  en  abondance,  d'extraire  du  minerai 
de  fer,  de  cuivre,  d'argent,  etc.,  même  en  grande  quantité. 
Il  faut  en  outre,  sous  peine  de  disette  ou  de  ruine,  que  ces 
produits  bruts  ou  manufacturés  circulent  et  se  répandent  au 
loin.  M"'  de  Sévigné  notait  déjà  dans  ses  lettres  qu'elle 
voyait  en  Bretagne  de  belles  récolles  se  gâter  sur  place, 
faute  de  moyens  de  transport.  M.  Rocquain,  dans  son  livre 
sur  VÉtat  de  la  France  au  18  brumaire  (1799),  cite  un  rap- 
port significatif  de  Fourcroy:  «  Une  quantité  de  blé,  valant 
18  francs  à  Nantes,  coûte  une  égale  somme  pour  être  trans- 
portée à  Brest.  J'ai  vu  des  rouliers  ne  pouvant  marcher  que 
par  caravanes  de  sept  ou  huit,  ayant  chacun  de  six  à  huit 
forts  chevaux  attelés  à  leur  voilure,  aller  les  uns  après  les 
autres  se  prêtant  alternativement  leurs  chevaux  pour  sortir 
des  ornières  où  leurs  roues  sont  engagées....  Dans  beaucoup 
d'endroits,  j'ai  vu  avec  douleur  les  charrettes  et  les  voitures 
quittant  la  grande  route  et  traversant,  dans  des  espaces  de 
cent  à  deux  cents  mètres,  les  terres  labourées,  où  chacun 
se  fraye  un  chemin...  Les  rouïters  ne  font  parfois  que  trois 
ou  quatre  lieues  entre  deux  soleils.  »  Par  suite,  disette  à 
Brest  :  w  On  assure  qu'on  y  est  depuis  longtemps  à  demi- 
ration  et  peut-être  au  quart  de  ration.  Cependant,  il  y  a 
maintenant  en  rivière,  à  Nantes,  quatre  cents  à  cinq 
cents  vaisseaux  chargés  de  grains  :  il  y  sont  depuis  plu- 
sieurs mois  et  leur  nombre    augmente  tous  les  jours;   les 


796  LES  FONCTIONS  DE  L'ÉTAT 

matières  qu'ils  renferment  se  détériorent  et  s'avarient  ^ .  » 
C'est  pourquoi  il  appartient  à  l'État  de  pourvoir,  soit  par 
lui-même,  soit  en  secondant  l'initiative  privée,  à  la  circulation 
des  richesses  en  leur  ouvrant  des  voies  de  communication 
sûres,  faciles  et  nombreuses  :  construction  de  routes,  creu- 
sement de  ports  et  de  canaux,  percement  d'isthmes,  établis- 
sement de  postes,  de  télégraphes,  de  téléphones,  pose  de 
câbles  transmarins.  A  lui  d'encourager  l'agriculture,  le  com- 
merce et  l'industrie  par  des  concours  régionaux  et  des  récom- 
penses appropriées.  A  lui  de  leur  préparer  des  débouchés 
lointains  en  fondant  des  colonies  bien  placées  et  bien  entre- 
tenues, qui  rendront  à  la  mère-patrie  ce  qu'elles  en  auront 
reçu,  et  au  centuple,  en  denrées  et  produits  exotiques  de 
toutes  sortes.  A  lui  de  les  soutenir  par  une  législation  sage- 
ment protectrice,  proportionnée  aux  besoins  et  aux  circons- 
tances. 

Tout  cela  ressortit  à  l'État.  Qu'on  ne  crie  pas  à  l'ingé- 
rence injuste  et  stérile!  Elle  n'est  point  injuste,  car  nous  la 
supposons  restreinte  aux  nécessités  de  l'intérêt  commun. 
Pour  se  convaincre  de  sa  fécondité,  on  n'a  qu'à  voir  à 
l'œuvre  le  pays  du  Self  Help.  L'Angleterre  doit  certainement 
sa  situation  florissante  à  l'activité  industrieuse  et  persévé- 
rante de  ses  habitants,  mais  aussi  pour  une  bonne  part,  à 
l'aide  intelligente  que  leur  prête  le  gouvernement.  Son 
intervention  bienfaisante  se  fait  sentir  de  mille  manières  :  il 
conclut  des  traités  de  commerce  avantageux,  il  consolide  et 
étend  ses  colonies,  si  bien  disséminées  dans  les  deux 
hémisphères  que  partout  sa  marine  marchande  trouve  des 
ports  de  refuge  et  de  ravitaillement;  il  multiplie  les 
comptoirs  qui  facilitent  les  échanges  ;  il  accrédite  d'innom- 
brables agents  consulaires,  couvrant  ses  nationaux  du  dra- 
peau britannique,  avec  une  fermeté  fière  qui  rappelle  la 
manière  romaine  ;  il  subvefitionne  de  grandes  compagnies 
qui  servent  de  pionniers  à  l'influence  de  la  Métropole.  En 
agissant  ainsi,  le  gouvernement  anglais  reste  sur  son 
terrain  ;  il  n'empiète  pas,  car  il  travaille  pour  le  bien  public. 

L'Etat  doit  ensuite  concourir  au  progrès  intellectuel    et 

1.  Cité  par  Taine,  op.  cit.  p.  362. 


DANS  LA  SOCIÉTÉ  CIVILE  797 

moral.  Ici  surtout  son  action  est  indirecte.  Favoriser  dans 
de  sages  limites  l'instruction  publique*,  récompenser  les 
chefs-d'œuvre  de  l'art  et  les  recherches  de  la  science,  sub- 
ventionner des  voyages  d'exploration,  ouvrir  des  musées  et 
des  bibliothèques,  organiser  des  expositions  universelles, 
encourager,  non  seulement  par  des  paroles  mais  par  des  sub- 
sides, les  œuvres  moralisatrices  dues  au  dévouement  de 
quelque  âme  généreuse,  accorder  des  primes  et  des  privi- 
lèges aux  inventions  recommandables,  distribuer  des  déco- 
rations, déclarer  d'utilité  publique  certaines  associations 
scientifiques,  littéraires,  artistiques,  bienfaisantes,  etc., 
voilà  un  aperçu  du  nouveau  champ  ouvert  à  l'activité  civili- 
satrice du  pouvoir.  Il  faut  ajouter  à  ces  charges  le  devoir 
plus  honorable  encore  de  protéger  les  missionnaires,  ces 
héroïques  propagateurs  de  la  foi  et  de  la  civilisation  chré- 
tiennes. 

Veut-on  un  fait  actuel?  Au  mois  u  .loui  1895  se  clôturait  à 
Londres  le  congrès  géographique  :  on  y  vit  accourir  des 
représentants  autorisés  des  principales  sociétés  de  géogra- 
phie fondées  par  des  particuliers  dans  les  capitales  des 
deux  mondes.  L'une  des  plus  importantes  résolutions, 
prise  à  l'unanimité,  a  été  de  décider  la  confection  d'une 
carte  géographique  internationale  du  globe  terrestre,  dressée 
avec  toute  la  rigueur  scientifique  désirable,  pour  faciliter 
les  communications  commerciales-.  Demande-t-onaux  divers 
États  de  la  dresser  eux-mêmes?  Pas  le  moins  du  monde.  On 

1.  (I  Le  sophisme  de  l'ëgalitë  dans  l'instraction  est  aussi  chimërique  que 
le  sophisme  de  l'ëgalitë  dans  la  richesse.  Notre  plus  ardent  dësir  serait  de 
prucuror  à  tous  nos  concitoyens  le  plus  large  savoir  possible;  mais  ce  dësir 
n'est  réalisable  que  si  vous  enseignez  un  moyen  de  remplacer  l'esclave 
antique.  Nous  ne  concevons  un  peuple  de  bacheliers  qu'avec  l'esclave 
au-dessous.  Qui  voudra  continuer  le  travail  manuel  quand  on  l'aura  sacré 
candidat  au  travail  du  cerveau?  Et  comment  foomira-t-on  du  travail  rëmu- 
nérë  à  tous  les  cerveaux?  La  diffusion  indëfinie  de  l'instruction  secondaire 
fait  trop  de  malheureux.  Devant  les  eflcts  d'une  plëthore  funeste  aux  indi- 
vidus et  à  la  nation,  on  entend  déjà  s'ëlever  un  concert  d'interrogations 
inquiètes  et  de  cris  d'alarme  chez  les  dëmocrates  les  moins  suspects,  lea 
plus  engoues,  hier  encore,  de  la  dëcevante  chimère.»  E.  Melchior  de  Yogûë, 
Bévue  des  Deux  Mondes  1"  avril  1894. 

2.  De  Lapparent,  Le  Congrès  géographique  de  Londres.  Correspondant, 
août  1895,  p.  633. 


798  LES  FONCTIONS  DE  L'ÉTAT 

accueillera  avec  reconnaissance  les  subventions  qu'il  leur 
plaira  d'octroyer  :  c'est  un  simple  concours  pécuniaire. 

Telle  est,  en  bref,  la  seconde  fonction  de  l'Etat  :  aider  à 
l'avancement  de  la  prospérité  nationale.  Ce  rôle,  on  le  voit, 
par  le  mot  lui-même,  est  un  rôle  supplétif.  L'Etat  n'a  donc, 
ni  en  principe  ni  en  fait,  à  intervenir  là  où  l'initiative  privée 
(et  par  elle  nous  entendons  toujours  l'initiative,  soit  indivi- 
duelle, soit  collective  d'un  ou  plusieurs  groupes  associés,) 
est  assez  efficace  par  elle-même  pour  atteindre  le  but  pro- 
posé. Il  ne  doit  pas  la  supplanter;  car  on  entre  en  société 
non  pour  y  perdre  le  bénéfice  du  libre  jeu  de  son  activité 
personnelle,  mais  pour  remédier  à  sa  faiblesse,  fruit  de  l'iso- 
lement, par  l'union  des  forces  et  la  convergence  des  efforts. 
Dans  un  corps  bien  organisé  chaque  organe  doit  remplir  sa 
fonction  propre  :  l'empiétement  de  l'un  entraînerait  l'atro- 
phie des  autres. 

Ainsi  donc,  là  où  l'initiative  privée  est  languissante,  il 
appartient  à  l'Etat  de  la  stimuler,  d'en  secouer  la  torpeur: 
c'est  un  excitateur.  Là  où  l'initiative  privée  est  insuffisante, 
il  appartient  à  l'État  de  la  compléter  :  c'est  un  adjudant.  Là 
où  l'initiative  privée  est  impuissante,  il  appartient  à  l'État 
de  la  remplacer  :  c'est  un  substitut;  mais  il  doit  se  considé- 
rer comme  un  «  substitut  provisoire  »  et  être  toujours  prêt 
à  donner  sa  démission.  Là  où  l'initiative  privée  est  suffi- 
sante, l'État  n'a  qu'à  la  laisser  agir  en  l'encourageant  :  c'est 
un  spectateur  bienveillant  et  bienfaisant.  11  ressort  de  ce  qui 
précède  que  la  seconde  fonction  de  l'État  n'est  pas  aussi 
absolue  que  la  première;  elle  est  secondaire,  relative  et 
varie  avec  les  temps,  les  lieux  et  les  personnes. 

Apportons  un  exemple  pour  concréter  notre  pensée  :  soit 
la  question  de  l'instruction.  L'Élat  par  rapport  à  l'enseigne- 
ment peut  prendre  trois  attitudes  :  Vabstention,  il  n'enseigne 
pas  ;  le  monopole,  il  enseigne  seul  ;  la  concurrence,  il  ensei- 
gne en  même  temps  que  les  particuliers. 

De  ces  trois  attitudes  la  première  est  légitime,  la  seconde 
est  illégitime,  la  troisième  peut  être  légitimée  par  les  cir- 
constances. En  effet  l'Etat,  n'étant  pas  une  autorité  doctri- 
nale, ne  saurait  avoir  par  lui-même  une  mission  enseignante. 
L'enfant  appartient  d'abord  à  la  famille,  et  non  à  l'État,  comme 


DANS  LA  SOCIÉTÉ  CIVILE  799 

le  veut  la  doctrine  révolutionnaire  renouvelée  du  paga- 
nisme 1.  C'est  aux  parents  qu'échoit  la  mission  d'élever  leurs 
descendants  ;  si  le  temps  ou  la  capacité  leur  fait  défaut,  ils 
délèguent  leurs  pouvoirs  à  ceux  qu'ils  jugent  les  plus  dignes 
de  tenir  leur  place.  «  L'autorité  paternelle  ne  saurait  être 
abolie  ni  absorbée  par  l'Etat,  car  elle  a  sa  source  là  où  la 
vie  prend  la  sienne.  Les  fils  sont  quelque  chose  de  leur  père ^ 
filii  sunt  aliquid  patris  ;  ils  sont  en  quelque  sorte  une 
extension  de  sa  personne  2.  » 

Aussi  le  monopole  est-il  un  empiétement  monstrueux  sur 
le  droit  naturel  des  familles.  Il  a  été  entre  les  mains  de  ceux 
qui  l'ont  manié  un  instrument  politique.  La  contrainte  qu'il 
a  fait  si  longtemps  peser  sur  les  consciences  lui  a  bien 
mérité  le  nom  flétrissant  de  «  conscription  des  âmfcs  »,  que 
lui  a  infligé  l'indignation  des  honnêtes  gens. 

C'est  à  l'initiative  particulière  qu'il  revient  de  faire  face 
aux  nécessités  de  l'instruction.  Si  les  associations  privées 
leur  donnent  ample  satisfaction,  l'abstention  est  de  rigueur 
pour  l'État  :  il  n'a  point  le  droit  d'ouvrir  d'écoles.  Son 
intervention  doit  se  borner  à  faire  la  police  des  établis- 
sements scolaires  et  à  encourager  les  plus  méritants  par 
des  subventions  réparties  d'une  façon  intelligente  et  impar- 
tiale. C'était  la  situation  de  renseignement  sous  l'ancien 
régime  :  point  de  monopole  universitaire,  mais  plusieurs 
universités  distincte"s,  fondées  par  l'Eglise,  soutenues  par 
l'État. 

Si  au  contraire  l'activité  privée,  individuelle  ou  collective, 
ne  suflit  pas  à  la  tâche,  l'État  a  le  droit  et  le  devoir  de 
combler  ce  déficit  en  organisant  des  écoles  publiques;  car 
la  distribution  de  l'instruction  dans  de  sages  limites  est 
d'un  intérêt  majeur  pour  l'avenir  de  la  société.  Mais  ces 
écoles  publicjues  ne  doivent  pas  être  favorisées  au  détri- 
ment des  écoles  libres  particulières;  les  unes  et  les  autres 
doivent  être  traitées  sur  le  pied  d'égalité;  par  conséquent, 
les  allocations,  les  bourses,  lesbicnfaits  administratifs  seront 
équitablement  distribués. 

1.  Platon.  République,  1.  V  cl  VI. 

2.  Léon  XIII,  Encycl.  De  conditione  opificum. 


800  LES  FONCTIONS  DE  L'ETAT 

La  raison  fondamentale  est  toujours  la  même;  dans  ce  cas 
et  dans  les  cas  semblables,  l'Etat  remplit,  par  nécessité,  un 
emploi  pour  lequel  il  n'est  pas  fait;  il  ne  peut  le  remplir 
aussi  bien  que  les  particuliers,  car  il  n'est  pas  stimulé, 
comme  eux,  par  l'aiguillon  de  l'intérêt  personnel,  ni  quand 
il  exerce  un  monopole,  par  l'émulation  de  la  concurrence. 
D'ailleurs,  l'administration  de  l'Etat  est  une  machine  très 
compliquée,  aux  rouages  multipliés  à  l'excès,  qui  entravent 
la  bonne  et  prompte  expédition  des  affaires  :  lourde,  lente, 
coûteuse,  routinière,  impersonnelle,  elle  manque  de  sou- 
plesse et  d'initiative.  On  a  pu  dire  ^,  l'histoire  en  main,  que 
la  plupart  des  inventions  sont  dues  à  des  «  individualités 
sans  mandat  ».  Cette  fonction  surnuméraire  de  l'Etat  est  donc 
un  pis-aller  :  elle  doit  cesser  dès  que  les  associations  pri- 
vées sont  en  mesure  de  s'acquitter  des  services  que  l'Etat, 
vu  leur  impuissance  momentanée,  a  été  contraint  d'assumer 
par  intérim.  Le  pouvoir  se  heurte  là  à  une  tentation  bien 
séduisante;  il  n'y  a  que  trop  souvent  succombé,  car  sa  nature 
envahissante  le  porte  à  transformer  le  provisoire  en  définitif. 
C'est  une  des  causes  les  plus  actives  du  développement 
exagéré  de  notre  centralisation  administrative.  Raison  de 
plus  pour  circonscrire  nettement  le  domaine  légitime  de  son 
ingérence. 

On  vient  de  le  constater,  la  seconde  fonction  de  l'Etat  : 
contribuer  au  progrès  social,  n'a  pas  un  caractère  aussi  rigide 
que  la  première  :  protéger  les  droits.  Cette  part  contributive 
est  naturellement  assez  élastique.  Dans  une  société,  où  l'acti- 
vité des  individus  et  des  groupes  sociaux,  intermédiaires 
entre  la  famille  et  l'Etat,  serait  très  florissante,  le  rôle  de 
l'administration  se  réduirait  à  peu  près  au  rôle  de  surveil- 
lance générale  et  d'encouragement  honorifique  ou  pécu- 
niaire. Dans  un  pays  au  contraire  où  l'activité  privée  est 
presque   éteinte,    très  languissante,    l'intervention  positive 

1.  P.  Leroy-Beaulieu,  Op.  cit.  p.  49.  —  A  ce  défaut  inséparable  de  toute 
vaste  administration,  l'Etat  moderne  ajoute  des  défauts  particuliers,  qui 
fournissent  un  nouvel  argument  pour  restreindre  ses  attributions  :  par 
exemple,  il  est  devenu  le  gouvernement  du  parti  en  possession  plus  ou  moins 
précaire  du  pouvoir  et  il  fait  de  la  bureaucratie  un  instrument, de  règne  et 
de  vexation.  Ibid.,  L.  II,  p.  55-93. 


DANS  LA  SOCIETE  CIVILE  801 

du  pouvoir  sera  forcément  plus  étendue  et  plus  pressante. 
Il  y  a  là  une  question  délicate  de  limite,  une  appréciation 
morale  qui  ne  peut  être  qu'approximative.  On  conçoit  donc, 
sans  peine,  que  les  catholiques,  tout  en  defant  rester 
d'accord  sur  le  principe,  puissent  être  plus  ou  moins  divisés 
sur  la  nature  et  l'extension  de  ses  applications,  puisque 
l'action  civilisatrice  de  l'Etat  est  subordonnée  aux  circons- 
tances changeantes  des  ixiilieux  historiques. 

Ainsi,  ce  qui  convenait  au  xvii*  siècle  peut  ne  pas  conve- 
nir du  tout  au  xix*  ;  ce  qui  actuellement  est  expédient  en 
Belgique  et  en  Allemagne  peut  fort  bien  ne  l'être  pas  en 
France.  Autres  temps,  besoins  différents  ;  autres  pays,  né- 
cessités nouvelles.  C'est  donc  une  façon  de  raisonner  fausse 
et  dangereuse  que  de  dire  :  les  anciens  théologiens  accor- 
daient telle  et  telle  attribution  à  TÉtat  ;  l'Allemagne  décrète 
telle  et  telle  mesure  pour  assurer  une  retraite  aux  ouvriers; 
donc  il  faut  accorder  la  même  attribution  au  gouvernement 
français  et  décréter  chtîz  nous  les  mômes  mesures. 

L'imitation  du  passé,  comme  le  goût  de  V exotisme  peut 
entraîner  bien  loin,  s'il  n'est  pas  éclairé.  Les  anciens  théolo- 
giens étaient  enclins  plutôt  à  accroître  qu'à  restreindre  le  rôle 
de  l'Etat  en  matière  d'aide  et  d'assistance.  Pourquoi  ?  Parce 
qu'autrefois  l'Etat,  étant  en  principe  et  souvent  en  fait  l'allié 
de  l'Église,  se  laissait  plus  docilement  diriger  par  elle.  Sans 
vouloir  préjuger  aucunement  la  question  des  caisses  de 
retraite  obligatoires,  ce  système  peut  avoir  son  utilité  en 
Allemagne  à  cause  des  progrès  toujours  grandissants  du  socia- 
lisme. Le  seul  exemple  de  l'étranger  n'est  pas  un  motif  suf- 
fîsant  pour  en  tenter  l'acclimatation  en  France  ^ 

En  résumé,  tout  en  accordant  à  l'État,  en  général,  en  théo- 
rie, in  abstracto  comme  dit  l'École,  le  droit  de  coopérer  au 
progrès  social  par  un  concours  réel,  il  faut  reconnaître  en 
même  temps  que  la  détermination  pratique  de  ce  droit  est 
mobile  et  changeante.  Cette  conclusion  se  ramène  en  défi- 
nitive à  la  distinction  fameuse   entre  la  thèse  et  Xhypothèse. 

1 .  Le  dernier  congrès  catholique  autrichien,  tenu  à  Salzbourg  en  août 
1896,  a  formule  plusieurs  vœux  qui  tendent  à  limiter  rintcr>-entiou  de  l'État. 
Cv  changement  s'est  optVé  sous  l'empire  des  circonstances.  C'est  une  nou- 
Yoile  preuve  de  la  flexibilité  de  la  seconde  fonction  de  l'État. 

LXXI.  —  51 


802  LES  FONCTIONS  DE  L'ETAT 

La  thèse  plane  dans  la  région  calme,  simple,  inflexible  des 
principes  ;  l'hypothèse  s'applique  à  la  région  agitée,  com- 
plexe, contingente  des  circonstances  et  des  intérêts. 


III 


Qu'il  me  soit  permis,  en  finissant,  de  faire  à  une  ques- 
tion actuelle,  la  question  du  régime  du  travail,  l'application 
des  considérations  abstraites  qui  précédent. 

L'Etat  a-t-il  le  droit  de  réglementer  le  travail  ?  Même 
ceux  qui  redoutent  comme  suspecte  et  dangereuse  l'immix- 
tion de  l'Etat  ne  peuvent  s'empêcher  de  l'admettre  en  prin- 
cipe et  en  fait  dans  une  certaine  mesure  \  par  exemple  en 
ce  qui  regarde  l'obligation  du  repos  hebdomadaire  domini- 
nical,  l'interdiction  du  travail  de  nuit  pour  les  femmes,  la 
limitation  des  heures  de  travail  pour  les  enfants.  Mais  con- 
vient-il d'aller  plus  loin  ?  Convient-il  de  demander  aux  pou- 
voirs publics  d'étendre  aux  adultes  cette  limitation  des 
heures,  de  fixer  un  minimum  de  salaire,  d'établir  des  assu- 
rances obligatoires  contre  les  accidents,  les  maladies,  d'im- 
poser des  caisses  de  retraite  pour  la  vieillesse  ?  Convient-il 
enfin  de  provoquer  les  divers  gouvernements  à  une  entente 
internationale  ? 

On  s'accorde  généralement  à  dire  qu'il  y  a  des  abus  à 
réformer  et  des  douleurs  à  guérir  dans  le  monde  du  travail  : 
douleurs  et  abus  qui  proviennent  du  régime  économique 
basé  sur  l'individualisme,  fruit  amer  de  la  Révolution.  Le 
mal  existe  ;  non  pas  qu'il  s'étende  également  à  toutes  les 
branches  de  l'industrie  et  du  commerce  ;  mais  il  est  très 
répandu  ;  il  est  actuel  et  il  est  grave.  11  faut  donc  trouver 
un  remède  efficace  et  immédiat. 


1.  Comte  d'Haussonville  :  Faut-il  faire  la  charité?  Bévue  des  Deux- 
Mondes,  l^""  mars  1894.  «  Je  ne  parle  pas  de  cette  intervention  restreinte  à  la 
protection  des  femmes  et  des  mineurs,  dont  le  principe  ne  peut  souffrir  au- 
cune difficulté,  mais  dont  l'application  est  singulièrement  délicate,  l'expé- 
rience des  dernières  mesures  adoptées  en  leur  faveur  ayant,  tout  le  monde 
semble  d'accord  sur  ce  point,  tourné  jusqu'à  présent  à  leur  détriment,  a 
P.  48-49.  —  P.  Leroy-Beaulieu,  op.  cit.  Livre  VI. 


DANS  LA  SOCIÉTÉ  CIVILE  803 

Le  remède  le  plus  efficace  serait  assurément  de  consti- 
tuer des  .corporations  de  patrons  et  d'ouvriers  réglant 
eux-mêmes  leurs  intérêts  et  terminant  à  l'amiable  leurs 
différends,  parce  que  cet  organisme  n'a  rien  d'artificiel. 
Fonctionnant  en  pleine  connaissance  de  cause,  mues  par  le 
puissant  ressort  de  l'intérêt  personnel,  les  corporations 
peuvent  s'adapter,  avec  la  précision  et  la  souplesse  des 
organes  naturels,  aux  exigences  spéciales  des  diverses 
branches  de  l'industrie  et  du  commerce,  aux  besoins  parti- 
culiers de  chaque  région.  Ce  point  paraît  évident  et  n'est 
contesté  par  personne  parmi  les  catholiques,  mais  par  per- 
sonne moins  que  par  l'œuvre  des  Cercles  d'ouvriers,  qu'on  a 
bien  à  tort  accusée  de  renoncer  au  remède  corporatif,  après 
avoir  été  la  première  à  le  préconiser. 

Malheureusement,  ce  remède,  quoique  le  meilleur  en  soi, 
n'est  pas  à  la  disposition  du  malade  ;  il  est  encore  à  fabri- 
quer, car  les  syndicats  professionnels  ne  sont  qu'une 
ombre  pftle  de  la  véritable  association  corporative.  Frustrés 
du  droit  d'acquérir  et  de  posséder  à  leur  gré,  ils  ne  peu- 
vent que  languir  et  végéter,  tant  la  vie  que  leur  a  infusée 
la  loi  est  parcimonieuse,  anémique.  Mais  en  attendant  l'avè- 
nement de  cette  institution  réparatrice,  que  faut-il  tenter? 
Suffit-il  de  pallier  le  mal  par  les  efforts  de  l'initiative  privée 
ou  faut-il  recourir  sans  retard  et  sans  scrupule  à  l'inter- 
vention de  l'État  pour  réaliser  tout  de  suite  certaines 
réformes  indiquées  plus  haut  :  limitation  des  heures  de  tra- 
vail étendue  aux  adultes,  etc.? 

C'est  ici  que  le  désaccord  s'accentue.  Pounjuoi  s  en  don- 
ner? Quand  on  passe  des  généralités  de  la  théorie  aux 
détails  compliqués  de  la  pratique,  ce  partage  des  esprits 
semble  parfaitement  explicable. 

Les  uns  disent:  gardons-nous  bien  de  faire  encofb  inter- 
venir l'Etat  dans  celte  matière  :  son  immixtion  serait  un 
remède  pire  que  le  mal.  C'est-là  un  moyen  extrême,  dan- 
gereux. Qui  oserait  en  faire  courir  le  risque  à  la  société  ? 
L'État,  en  France  du  moins,  est  plus  ou  moins  sectaire  ;  il 
manque  d'impartialité  ;  représentant  d'un  parti  il  gouverne 
pour  un  parti,  au  lieu  de  servir  les  intérêts  de  tous.  Est-il 
prudent,  est-il  sage  de   lui  forger  nous-mêmes  et  de  lui 


804  LES  FONCTIONS  DE  L'ÉTAT 

mettre  en  main  de  nouvelles  armes  pour'nous  tracasser  par 
une  ingérence  hostile  et  vexatoire  ? 

Bien  plus,  ajoutent-ils,  quand  même  le  gouvernement 
français,  comme  tout  pouvoir  digne  de  ce  nom,  se  montre- 
rait équitable  envers  tout  les  partis  et  respectueux  de  tous 
les  droits,  il  serait  encore  peu  raisonnable  de  confier  ce 
surcroît  de  besogne  à  son  activité  absorbante.  Le  motif,  qui 
commande  cette  abstention,  ne  vaut  pas  seulement  pour  la 
France.  Ce  serait  aggraver  une  plaie  dont  souffre  et  languit 
plus  d'une  nation  européenne  :  la  plaie  d'une  centralisation 
administrative  excessive,  qui  fait  pulluler  les  bureaucrates, 
race  coûteuse,  irresponsable,  plus  ou  moins  inerte,  comme 
tous  les  parasites  qui  vivent  aux  dépens  du  budget  ;  ce  serait 
déprimer  de  plus  en  plus  l'initiative  individuelle  déjà  si 
engourdie.  Voilà  pourquoi,  concluent-ils,  quand  môme  la 
justice  serait  intéressée  dans  la  question,  quand  même  l'Etat 
aurait  le  droit  d'agir  ici  comme  protecteur  des  faibles,  il 
faudrait  répudier  dans  l'espèce  son  intervention  ;  car  cette 
intervention,  pour  s'exercer  légitimement,  doit  être  toujours 
subordonnée  au  bien  commun,  qui  en  est  le  principe  et  le 
régulateur;  or,  présentement  du  moins,  pour  les  raisons 
alléguées,  toute  nouvelle  immixtion  de  l'État  serait  inop- 
portune et  dommageable  aux  intérêts  qu'on  veut  servir. 

Ce  sont  là,  il  faut  l'avouer,  des  motifs  qui  méritent  d'être 
pris  en  sérieuse  considération.  L'autre  groupe  les  a  exa- 
minés, mais  n'a  pas  été  pleinement  convaincu  de  leur 
valeur.  Il  répond,  en  substance,  à  ses  honorables  contra- 
dicteurs :  le  mal,  dont  gémit  la  classé  ouvrière,  est  grave  ; 
ce  n'est  pas  un  mal  à  venir,  imminent  ;  c'est  un  mal  actuel, 
présent.  Nous  convenons  volontiers  avec  vous  que  le 
meilleur  remède  consiste  dans  les  associations  librement  et 
fortement  constituées.  Mais  comme  elles  n'existent  pas 
encore,  comme  elles  n'existeront  peut-être  pas  avant  vingt 
ou  trente  ans,  comme  leur  action,  une  fois  qu'elles  seront 
bien  constituées,  aura  encore  besoin  d'un  certain  laps  de 
temps,  pour  produire  son  bienfaisant  effet,  que  faire  d'ici 
là  ?  Ce  que  fait  un  médecin  quand  son  malade  est  incapable 
de  se  procurer  ou  de  supporter  le  médicament  le  plus 
efficace  :   il   lui  administre,    et  il  y  est  obligé,  celui  qui  est 


DANS  LA  SOCIÉTÉ  CIVILE  805 

présentement  applicable  sans  être  le  meilleur  en  soi,  alors 
même  qu'il  y  aurait  quelque  risque  à  courir,  car  le  mal 
n'attend  pas.  Nous  faisons  de  même  :  le  patient,  c'est-à-dire 
l'ouvrier,  n'a  pas  non  plus  le  temps  d'attendre  le  spécifique 
excellent  qui  lui  conviendrait.  Pour  sauver  le  malade,  ou 
du  moins  pour  calmer  ses  douleurs  et  empêcher  le  mal 
d'empirer,  nous  prescrivons,  forcés  par  les  circonstances 
pressantes  du  moment,  le  seul  remède  qui  reste  à  notre 
portée  :  l'intervention  de  l'Etat.  Nous  ne  méritons  pas  pour 
cela  l'épithète  flétrissante  de  socialistes,  par  laquelle  on 
tâche  d'ameuter  l'opinion  contre  nous,  pas  plus  que  vous 
ne  méritez  le  qualificatif  de  libéraux  ;  car  nous,  nous  n'ad- 
mettons pas  une  intervention  illimitée  de  l'Etat  et  nous  la 
voulons  proVtsoire,  et  vous,  vous  ne  rejetez  pas  toute  inter- 
vention*. Nous  ne  cesserons  pds  de  travailler  avec  vous  à 
améliorer  la  situation  de  la  classe  ouvrière  par  les  œuvres 
de  charité  ;  nous  ne  cesserons  pas  do  réclamer  une  bonne 
organisa^on  corporative  qui  mettra  fin  à  cette  immixtion  de 
l'État,  pis'  aller  transitoire,  regrettable  sans  doute,  mais 
rendue  nécessaire  par  l'acuité  de  la  crise  présente.  Bref,  ou 
attendant  le  mieux,  nous  tâchons  de  faire  le  bien. 

Ces  raisons  semblent  convaincantes  à  de  bons  esprits. 

Sans  trancher  le  débat  entre  les  deux  groupes  opposés, 
nous  estimons  qu'une  sage  discussion,  nourrie  de  preuves 
et  de  faits,  purgée  de  toute  attaque  personnelle,  aurait 
l'avantage  d'éclaircir  cette  complexe  question  de  l'inter- 
vention de  l'Etat  en  général  et  dans  le  régime  du  travail  en 
particulier.  Un  débat  ainsi  conduit,  laissant  intacte  Tunion 
des  volontés  toutes  dirigées  vers  le  bien  social,  amènerait 
un  jour  un  accord  plus  complet  des  esprits.  Pour  atteindre 

1.  Nous  avons  peine  à  comprendre  pourquoi  .M.  le  comte  d'IIausKonTilIe, 
d'ordinaire  si  courtois,  s'obstine  À  qualifier  de  socialistes  certains  catho- 
liques. (Cf.  loc.  cit.  p.  47).  N'est-ce  pas  pure  incons<^quence  ?  Ce  nom  mal» 
sonnant  convient  aussi  k  l'éminent  académicien,  puisqu'il  accepte,  nous 
l'avons  citd  textuellement,  une  certaine  Intervention  «1c  TÊtât  dam  la  rëgTè'^ 
mentatiou  du  travail.  Entre  lui  et  eux  ce  n'est  qu'une  différence  de  degré  :  Il 
admet  uno  «  intervention  restreinte  à  la  protection  des  femmes  et  des 
mineurs  »  ;  ils  veulent  une  intervention  plus  étendue.  S'ils  sont  socialistes,  il 
l'est  lui-môme,  quoique  un  peu  moins. 


806  LES  FONCTIONS  DE  L'ETAT 

un  but  si  désirable,  les  polémistes  ne  devraient  jamais 
perdre  de  vue  cette  maxime  de  saint  Augustin,  qui  résume 
admirablement  les  règles  de  la  controverse  chrétienne  : 

In   necessariis    unitas^    in    dubiis    libertas,    in    omnibus 
caritas. 

G.  SORTAIS,  S.  J. 


'^i<ri>M>iiiii'i«»-^;^-. 


JUIFS  ET  ROMAINS 

COMMENTAIRE    HISTORIQUE    d'uN    CHAPITRE     DES     MACCHABEES     *. 


Prise  dans  son  ensemble,  notre  civilisation  procède  de  la 
Grèce,  de  Rome  et  de  la  Judée  :  on  Ta  dit  depuis  longtemps, 
et  tous,  catholiques  ou  incroyants,  en  sont  d'accord.  Dans  le 
trésor  commun,  la  force  romaine  et  la  pensée  grecque  ont 
mis  à  peu  près  tout  ce  que  la  nature  humaine  peut  tirer  de 
ses  propres  ressources  ;  la  Judée  a  communiqué  au  monde 
un  don  meilleur,  qu'elle  tenait  de  Dieu  môme,  le  rayon  de 
vérité  et  d'amour  venu  du  ciel.  Pour  unir  et  combiner  des 
apports  si  divers,  il  a  fallu  un  travail  d'action,  de  réaction, 
de  fusion  et  d'élimination,  dont  les  premières  origines 
remontent  bien  haut  dans  l'histoire,  et  qui,  à  certains  égards, 
n'est  pas  encore  achevé.  Cependant,  po^  marquer  par  des 
dates  le  temps  de  la  plus  active  élaboration,  le  monde 
nouveau  s'est  formé  des  éléments  de  l'ancien  monde,  surtout 
durant  les  siècles  qui  vont  d'Alexandre  à  Constantin.  Au 
début  de  cette  période,  le  conquérant  macédonien,  mort  en 
323  avant  notre  ère,  soumet  l'Orient  à  l'influence  grecque  ; 
au  centre,  apparaît  Jésus-Christ,  qui  dojt  tout  dominer  et 
tout  réunir  ;  à  la  fin,  l'empereur  de  Rome  donne,  en  313,  la 
liberté  à  l'Eglise,  et  assiste,  en  325,  au  grand  concile  où 
s'affirme  la  foi  nouvelle  de  l'univers.  A  travers  les  révolu- 
tions sanglantes,  les  combats  de  la  pensée,  et  aussi  les  luttes 
de  l'âme,  qui  remplissent  tout  cet  espace,  le  grand  ouvrage 
de  l'unification  politique  et  intellectuelle  du  monde  par  la 
Grèce  et  par  Rome,  et  de  sa  rénovation  religieuse  par  le 
christianisme,  met  un  lien  d'unité  et  fait  rinté;*ét  de  l'histoire. 
Si  chaque  épisode  de  ces  temps  lointains  arrête  encore  notre 
attention,  c'est  à  cause  de  sa  place  dans  l'ensemble,  et  de 

1,  /.  Mac,  VIII. 


808  JUIFS  ET  ROMAINS 

ses  rapports  avec  le  mouvement  général  de  l'humanité. 
C'est  pour  cela  que  mérite  d'être  raconté  l'événement  qui  mit 
en  contact,  pour  la  première  fois,  la  Judée  et  Rome:  le  traité 
d'alliance  conclu  entre  les  deux  peuples,  sur  la  demande  de 
Judas  Macchabée,  l'an  161  avant  Jésus-Christ. 

I 

Durant  bien  des  siècles,  Israël  fut  à  peu  près  sans  rapports 
avec  le  monde  occidental.  Quand  ses  relations  ou  ses 
préoccupations  dépassaient  le  cercle  de  ses  voisins  immé- 
diats, c'était  pour  se  tourner  au  sud  vers  l'Egypte,  ou  à 
l'orient,  vers  les  grands  empires  de  Ninive,  de  Babylone,  et 
plus  tard  des  Perses.  Pour  explorer  les  régions  de  l'ouest, 
il  aurait  fallu  avoir  une  marine  sur  la  Méditerranée,  et  le 
littoral  de  la  Palestine  était  occupé  au  sud  par  les  Philistins, 
au  nord  par  les  villes  phéniciennes.  Sans  doute,  par  les 
traditions,  les  antiques  généalogies  i,  et  par  les  récits  des 
voyageurs  de  Tyr  ~,  on  connaissait  quelques  noms  de 
contrées  et  de  peuples,  mais  bien  confusément.  La  plupart 
du  temps,  chez  1«b  écrivains  hébreux,  les  archipels  et  les 
côtes  septentrionales  de  la  grande  mer  intérieure  se  confon- 
dent dans  les  contours  flottants  d'une  terre  inexplorée.  C'est 
le  pays  des  «  îles  »  et  des  «  Kittîm  ^,  «,  et  ces  mots  prennent 
parfois  une  signification  presque  aussi  large  que  ceux  d'Inde 
et  d'Indiens,  dans  la  langue  de  nos  pères.  Et  pourtant,  de 
cette  terra  incogmta,  devaient  sortir,  à  un  siècle  et  demi 
d'intervalle,  les  deux  peuples  destinés  à  bouleverser  l'Asie. 

Les  Grecs  se  montrèrent  les  premiers,  et  leur  apparition 
fut  soudaine.  «  Celui  qui  d'abord  régna  sur  la  Grèce  fut 
Alexandre,  fils  de  Philippe,  le  Macédonien.  Sorti  de  la  terre 
des  Kittîm,  il  vainquit  Darius,  roi  des  Perses  et  des  Mèdes; 
il  livra  de  nombreuses  batailles,  s'empara  partout  des  for- 

1  Gen.  X,  et  alibU 

2.  Ezech.  XXVII,  et  alibi.  C'est  en  s'unissant  aux  Tyriens  que  les  Israélites 
eurent  une  marine  sous  le  règne  de  Salomon, 

3.  Cf.  les  exemples  dans  Gesenius,  Thésaurus  ling.  Jiehr,  aux  mots  'iyjîm 
et  Kittîm,  et  dans  le  Dictionnaire  de  la  Bible,  au  mot  Cethim  (transcription 
de  Kittim  usitée  dans  la  Vulgate.) 


UN  CHAPITRE  DES  MACCHABEES  809 

m 

teresses,  tua  les  rois  de  la  terre,  passa  jusqu'aux  confins  du 
monde,  dépouilla  une  multitude  de  nations,  et  la  terre  se  tut 
devant  lui...  Ensuite,  il  s'affaissa  sur  sa  couche,  et  vit  qu'il 
allait  mourir...  Il  avait  régné  douze  ans  ^  » 

Ces  quelques  années  avaient  suffi  pour  déplacer  l'axe  du 
monde.  Après  Alexandre,  ce  n'est  plus  vers  la  Perse,  mais 
vers  la  Grèce,  que  regardait  l'Asie.  Les  généraux  du  conqué- 
rant, qui  «  se  firent  des  couronnes  après  sa  mort  *  »,  fon- 
dèrent partout  des  royautés  grecques,  et  propagèrent  la 
langue  et  les  mœurs  de  l'Occident.  Les  monarchies  orien- 
tales d'Egypte  et  d'Assyrie  ou  de  Perse,  entre  lesquelles 
Israël  avait  été  si  longtemps  enserré,  se  trouvaient  rempla- 
cées maintenant  par  deux  monarchies  grecques,  au  sud  celle 
des  Ptolémées,  au  nord  celle  des  Sélcucides  de  Syrie. 
Il  fallut  payer  tribut  tantôt  aux  uns,  tantôt  aux  autres,  voir 
passer  par  la  Judée  bien  des  armées,  et,  plusieurs  fois, 
souffrir  des  luttes  de  ces  puissants  voisins.  Toutefois,  s'il  y 
eut  de  durs  n\oments,  il  y  eut  aussi  des  temps  de  paix  et  môme 
de  faveur;  et,  durant  plus  d'un  siècle,  le  peuple  juif  conserva 
au  moins  la  liberté  nécessaire  à  sa  mission  providentielle, 
la  liberté  religieuse.  Ce  fut  seulement  la  cent  trente-septième 
anTiée  du  règne  des  Grecs,  en  176  avant  JésusrChrist,  que  de 
la  terre  des  Séleucides  «  germa  la  racine  pécheresse  »,  An- 
tiochus  IV  Epiphane,  fils  d'Antiochus  le  Grand  '.  On  sait 
par  quelles  violences  et  par  quelle  sanglante  persécution  il 
s'efforça  d'implanter  les  mœurs  païennes  dans  le  peuplé  de 
Dieu.  On  sait  aussi  comment  Matathias  et  ses  fils  se  lovèrent, 
pleins  du  zèle  de  la  loi  *.  Dieu  bénit  leur  héroïque  résis- 
tance, et  leur  donna  le  succès.  En  six  ans,  de  167  à  161,  Judas 
le  Macchabée  avait*  remporté  d'éclatants  triomphes  sur  les 

1.  /.  Mac,  t.,  1,  2,  3.6,  8.  * 

2.  Ibid.,  10. 

^.Und.,\\.  On  a  longuement  discuta,  pour  Gxcr  le  point  de  d<(part  de 
l'ère  du  «  règ^c  des  Grecs  »,  ou  ère  des  Sëlcucidos.  D'après  les  tra%'auz 
modernes  les  plus  exacts,  l'auteur  du  premier  livre  des  Macchabées  compte 
à  partir  du  printemps  (nisan)  de  l'an  312  avant  J.-C;  l'auteur  du  second 
livre  à  partir  de  l'automne  de  la  même  année.  Les  dates  données  dans  cet 
article  sont  calculées  d'après  cette  hypothèse.  Ainsi  la  137*  année  dont  parle 
/.  Mac,  va  du  printemps  de  176  au  printemps  de  175. 

4.  /.  Mac,  II, 


810  JUIFS  ET  ROMAINS 

•m 

généraux  d'Antiochus  IV,  de  son  fils  Antiochus  V  et  de 
Démétrius  Soter,  reconquis  la  liberté  de  servir  le  vrai  Dieu, 
et  même  commencé  l'œuvre  de  Taffranchissement  politique 
de  son  pays.  Sa  dernière  victoire,  celle  d'Adasa,  avait  coûté 
la  vie  à  l'un  des  plus  fameux  ennemis  des  Juifs,  Nicanor.  On 
avait  rapporté  en  triomphe  et  suspendu  aux  murs  de  Jéru- 
salem la  tète  et  le  bras  du  général  syrien.  L'anniversaire  de 
cet  événement  devait  être  fêté  chaque  année,  le  13  d'adar; 
c'était,  dans  le  calendrier  juif,  le  a  jour  de  Nicanor  »,  veille 
joyeuse  du  «  jour  de  Mardochée  *  ».  Ainsi,  la  persécution  et 
la  guerre  semblaient  momentanément  apaisées,  et  Israël 
croyait  pouvoir  se  promettre  une  période  de  glorieux  repos. 
C'est  durant  cet  instant  de  tranquillité  que  Judas  tourna  les 
yeux  vers  Rome,  et  songea  à  solliciter  son  appui  contre  de 
nouvelles  tentatives,  toujours  à  craindre  de  la  part  des  Grecs. 

Depuis  quelque  temps  en  effet,  les  Romains,  ces  autres 
Kittim  dont  de  vieilles  prophéties  annonçaient  la  venue  ^, 
avaient  pénétré  en  Orient,  et  des  deux  côtés  à  la  fois.  Après 
des  alliances  répétées  avec  l'Egypte,  le  sénat  avait  accepté, 
en  201,  la  tutelle  de  Ptolémée  V.  En  190,  les  légions  avaient 
chassé  de  Grèce  et  poursuivi  jusqu'en  Asie  Mineure  Antio- 
chus 111,  l'hôte  présomptueux  d'Annibal.  Depuis  lors,  les  rois 
de  Syrie  avaient  appris  à  céder  au  plus  fort.  Ils  connaissaient 
la  puissance  romaine  :  plusieurs  des  successeurs  d'Antio- 
chus III  avaient  passé  leur  jeunesse  à  Rome  comme  otages; 
le  persécuteur  des  Juifs,  Antiochus  IV,  avait  dû  évacuer 
rapidement  l'Egypte,  sur  la  hautaine  sommation  de  Popilius 
Lénas;  dans  les  relations  entre  Ptolémées  et  Séleucides,  le 
sénat  s'interposait  sans  cesse,  et  réglait  tout  à  son  gré. 

Déjà  même,  ses  ambassadeurs  avaient  fait  leur  possible 
pour  intervenir  dans  la  question  juive.  Au  printemps  de  164, 
deux  légats  de  Rome,  nommés  dans  la  Vulgate  Q.  Memmius 
et  T.  Manilius  3,  abordaient  à  la  côte  phénicienne  au  moment 

1.  L'IMac,  vu,  47-50;  //.  Mac,  xv,  30-38.  Cf.  Esih.,  ix,  17  et  seq. 

2.  Cf.  Num.,  XXIV,  24,  et  Dan.,  xi,  30,  où  le  mot  Kittim  est  traduit  dans  la 
Vulgate  par  Italia  et  par  Romani. 

3.  //.  Mac,  XI,  34-38.  Pour  les  noms,  il  y  a  de  nombreuses  variantes  entre- 
les  différents  textes  et  manuscrits,  et  ces  deux  personnages  sont  difficiles  à 
identifier. 


UN  CHAPITRE  DES  MACCHABÉES  811 

même  où  le  jeune  roi  Antiochus  V,  ou  plutôt  Lysias,  son 
tuteur,  entrait  en  accommodements  avec  Israël.  Aux  lettres 
du  roi  et  du  ministre  ils  en  joignirent  une,  écrite  au  nom  de 
la  République  :  ils  déclaraient  consentir  eux-mêmes  à  toutes 
les  concessions  faites  par  la  Syrie,  et  offraient  de  s'entre- 
mettre, dès  qu'ils  seraient  arrivés  à  Antioche,  pour  faire 
régler  à  l'avantage  des  Juifs  les  points  qui  restaient  encore 
à  débattre.  L'auteur  sacré,  qui  rapporte  cette  lettre  parmi 
d'autres  documents,  ne  dit  pas  si  on  l'avait  sollicitée,  ni  quelle 
réponse  on  y  fit.  L'initiative  pourrait  bien  être  venue  des 
Romains  seuls  ;  et  peut-être  le  Conseil  des  Juifs  apprit-il  avec 
étonnement  que  les  édits  du  roi  avaient  besoin  de  l'agré- 
ment de  ces  étrangers,  ou  qu'il  avait  lui-môme  besoin  d'eux 
pour  s'arranger  avec  ses  voisins.  Ce  fut  seulement  trois  ans 
plus  tard,  pendant  la  trêve  de  161,  qu'on  vit  clairement 
quelle  place  les  nouveaux  venus  avaient  déjà  prise  en  Asie, 
et  combien  il  devenait  difficile  de  se  passer  d'eux. 

A  cette  époque,  en  effet,  d'après  le  récit  biblique,  «  Judas 
apprit  le  nom  des  Romains*  »  :  ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu'il 
l'entendit  prononcer  pour  la  première  fois,  mais  qu'il  com- 
^  prit  tout  ce  que  ce  nom  disait  de  force  et  de  grandeur.  Le 
bruit  de  la  gloire  romaine,  confus  tout  d'abord,  puis  dominé 
quel(|ue  temps  par  le  tumulte  des  armes  de  Syrie,  se  fai- 
sait distinctement  entendre  pendant  les  jours  de  calme,  et 
s'imposait  à  l'attention.  On  redisait  «  leurs  forces  puissantes, 
et  leur  bienveillance  envers  tous  ceux  qui  s'attachaient  à 
eux;  ils  avaient  fait  amitié  avec  tous  les  peuples  qui  étaient 
venus  à  eux  »,  et,  répétait-on,  «  ils  sont  puissamment  forts  ». 

Comme  preuve,  on  racontait,  non  sans  quelques  erreurs 
ou  amplifications  *,  «  tout  ce  qu'on  venait  d'apprendre  sur 

1.  /.  Mac,  VIII,  1. — Toutes  les  citations  suivantes,  mises  entre  guillemets 
et  sans  renvoi  spécial,  sont  tirées  de  ce  mime  huitième  chapitre,  qui  est 
commenté  ici.  Je  traduis  sur  le  grec  (on  sait  que  l'original  hébreu  du 
!•'  livre  des  Macchabées  est  perdu)  ;  au  reste,  le  grec  ne  présente  que  de 
très  légères  différences  avec  la  Yulgate. 

2.  II  est  diflîcilc,  en  effet,  de  soutenir  la  parfaite  exactitude  de  tout  ce  que 
rapportait  le  bruit  public  sur  les  victoires  de  Rome  et  sur  sa  constitution. 
C'est  donc  le  cas  d'appliquer  les  principes  bien  connus  de  l'exégèse  sur  les 
dicta  atlerius.  Ce  qui  concerne  Rome  n'est  pas  dit  par  l'auteur  inspiré, 
mais  par  ceux  qui  racontaient  tout  cela   au  Macchabée;  il  peut  donc  y  a%-oir 


812  JUIFS  ET  ROMAINS 

leurs  combats  et  leurs  exploits  »,  depuis  le  temps  où  ils 
avaient  conquis  Tltalie  elle-même,  jusqu'aux  jours  présents 
où  ils  menaçaient  d'envahir  l'univers.  «  Les  terres  Gau- 
loises »  de  la  région  du  Pô  et  des  Alpes  leur  avaient  résisté^  : 
«  ils  les  avaient  assujetties  et  rendues  tributaires.  Que 
n'avaient-ils  pas  fait  encore  dans  la  terre  d'Espagne?  Ils 
avaient  pris  possession  des  mines  d'or  et  d'argent  qui  s'y 
trouvent,  et  occupé  toute  la  région  par  leur  conseil  et  leur 
patience,  et  ce  pays  était  cependant  fort  éloigné  du  leur. 
Des  rois  étaient  venus  les  attaquer  des  extrémités  de  la 
terre  »,  c'est-à-dire  sans  doute  les  généraux  et  les  auxi- 
liaires de  Cartilage,  au  renom  desquels  se  mêlait  peut-être 
le  souvenir  plus  lointain  de  Pyrrhus  :  tous  ces  ennemis,  les 
Romains  «  les  avaient  frappés  d'un  grand  coup  et  broyés; 
ceux  qui  avaient  survécu  leur  payaient  le  tribut  chaque 
année.  Ils  avaient  également  broyé  dans  la  guerre  et  soumis 
Philippe,  et  »  son  fils  «  Persée,  roi  des  Kittîm,  et  les  autres 
qui  avaient  pris  les  armes  contre  eux^;  broyé  encore  An- 
tiochus  le  Grand,  roi  d'Asie,  qui  avait  marché  contre  eux  et 
qui  avait  cent  vingt  éléphants  ^,  de  la  cavalerie,  des  chars  » 
armés  de  faulx,  «  et  des  forces  immenses  »  ;  ils  passaient 
même  pour  «  l'avoir  pris  vivant  5,  et  lui  avaient  imposé  » 
les  plus  dures  conditions;  on  l'avait  obligé  «  à  verser,  par 
lui-même  et  par  ceux  qui  lui  succéderaient,  vine  somme 
énorme,  à  donner  des  otages,  à  subir  d'autres  conventions 

des  erreurs  dans  les  propos  rapportés  ici,  et  le  livre  saint  est  infaillible 
en  assurant  qu'on  tenait  véritablement  ces  propos.  Un  historien  est  parfaite- 
ment véridique  en  rapportant  les  légendes  qui  ont  cours  dans  un  pays. 

1.  Les  expressions  de  l'auteur  sacré,  et  la  place  donnée  dans  l'énuméra- 
tion  à  cette  guerre  de  Galatie,  semblent  se  rapporter  à  la  Gaule  cisalpine 
mieux  qu'à  la  Galatie  d'Asie-Mineure. 

2.  Vivement  disputée  entre  les  Romains  et  les  Carthaginois  pendant  la 
seconde  guerre  punique,  l'Espagne  avait  enfin  été  abandonnée  aux  vainqueurs 
par  le  traité  de  janvier  201  ;  mais  elle  ne  fut  asservie  que  par  de  longs  et 
patients  efforts. 

3.  Philippe,  en  197;  Persée,  en  167  seulement,  c'est-à-dire,  dans  l'ordre 
des  faits,  après  Antiochus. 

4.  Il  en  mit  en  ligne  cinquante-quatre  à  la  bataille  de  Magnésie,  qui  ter- 
mina la  guerre  (190). 

5.  C'est  là  bien  probablement  une  exagération;  car  les  historiens  racontent 
qu'Antiochus  III  prit  la  fuite  après  Magnésie. 


UN  CHAPITRE  DES  MACCHABÉES  813 

encore,  à  céder  «  enfin  le  pays  des  Ioniens,  des  Mysiens* 
«  et  des  Lydiens,  et  d'autres  de  ses  meilleures  terres  :  et 
toutes  ces  régions  prises  sur  les  Syriens,  Rome  les  avait 
données  »  en  récompense  à  son  fidèle  allié  u  Eumène  II,  roi  » 
de  Pergame.  «  Ceux  de  la  Grèce  aussi  »,  les  Etoliens  alliés 
avec  Antiochus  III,  et,  comme  lui,  excités  par  Annibal, 
avaient  un  instant  «  voulu  passer  »  en  Italie  «  et  exterminer 
les  Romains;  ceux-ci  l'avaient  appris,  et  avaient  envoyé  un 
général  combattre  les  Grecs;  ils  en  avaient  tué  un  grand 
nombre,  avaient  emmené  en  captivité  leurs  femmes  et  leurs 
enfants,  pris  du  butin,  occupé  le  pays,  détruit  les  forteresses, 
réduit  enfin  les  Grecs  à  l'état  d'asservissement  où  ils  étaient 
encore  au  temps  même^  »  de  Judas.  Bref  «  tous  les  autres 
royaumes,  toutes  les  îles  qui  avaient  jamais  voulu  résister, 
les  Romains  les  avaient  exterminés  et  asservis.  Mais  avec 
leurs  alliés,  et  ceux  qui  se  reposaient  sur  eux,  ils  avaient 
toujours  gardé  l'amitié.  Ils  s'étaient  ainsi  rendus  maîtres 
des  royaumes,  voisins  ou  éloignés;  car  tous  ceux  qui  enten- 
daient leur  nom,  tremblaient  devant  eux.  Ceux  qu'il  leur 
plaisait  d'aider  à  régner,  ceux-là  régnaient;  et  ceux  qu'ils 
voulaient,  ils  les  dépossédaient  du  pouvoir;  et  ils  étaient 
au  comble  de  la  puissance.  » 

Avec  quelques  inexactitudes  peut-être  dans  les  détails,  le 
tableau  est  parfaitement  fidèle.  C'est  bien  ainsi  que  Rome, 
échappée  à  la  crise  carthaginoise  où  elle  avait  failli  périr, 
dominait  déjà  suc  l'Occident,  et  apparaissait  à  l'Asie  dans 
toute  la  vigueur  de  sa  jeune  force.  On  comprend  l'émotion 

1.  Ces  mots  ne  sont  pas  mis  entre  guillemets,  car  le  grec  et  la  Yulgate 
porlcut  «  des  Indiens  et  des  Mèdes  ».  Mais  nous  savons  par  l'histoire  (Cf. 
Tite-Live,  XXXVIII,  39)  que  les  pays  cëdés  par  Antiochus  «5taient  ses  pos- 
sessions d'Asie-Mincurc;  et  la  confusion  de  noms  a  pu  facilement  ôtrc  faite, 
soit  par  le  traducteur  grec,  soit  par  des  copistes. 

2.  Le  général  envoyé  en  191  est  Acilius  Glabrion.  Mais  les  bruits  rappor- 
tés ici  semblent  mêler  k  l'expédition  de  Glabrion  le  souvenir  de  malheurs 
survenus  aux  Grecs  en  d'autres  temps.  Ce  qui  est  dit  des  destructions  des 
Tilles  et  des  ventes  d'esclaves  pourrait  se  rapporter  en  partie  k  la  violente 
Mpression  des  Épirotes  par  Paul-Emile,  après  Pydna  (167/  On  peut  suppo* 
•er  aussi  une  part  d'exagération.  Main  il  semble  peu  conforme  à  la  vérité  du 
texte,  de  voir  ici  le  souvenir  d'événements  postérieurs  à  161.  En  réalité,  la 
Grèce  ne  fut  complètement  asservie  qu'en  l'i6,  après   la  prise  de  Corinthe. 


814  JUIFS  ET  ROMAINS 

de  la  Judée  au  récit  de  tant  de  victoires.  Et  l'on  n'était  pas? 
moins  frappé  de  ce  qui  se  disait  sur  la  constitution  d'un  si 
puissant  empire  ;  les  esprits,  habitués  au  faste  des  monarques 
orientaux,  trouvaient  dans  les  mœurs  républicaines  un 
genre  tout  nouveau  de  grandeur.  Car,  au  milieu  de  tant  de 
gloire,  «  personne  à  Rome  ne  portait  le  diadème,  et  ne  se 
revêtait  de  la  pourpre,  pour  paraître  avec  magnificence. 
Mais  on  avait  établi  une  assemblée,  où  chaque  jour  trois 
cent  vingt  hommes  tenaient  conseil  ^  ;  ils  délibéraient  sur 
les  affaires  de  la  multitude,  afin  de  la  gouverner  dignement. 
Chaque  année,  les  Romains  confiaient  à  un  seul  homme  le 
pouvoir,  pour  commander  dans  tous  leurs  états  ;  tous 
obéissaient  à  un  seul,  et  il  n'y  avait  ni  enVie,  ni  jalousie 
parmî  eux.  » 

Qu'on  pensât  à  Jérusalem  qu'il  y  avait  seulement  un 
consul,  parce  que  les  affaires  ne  mettaient  généralement  en 
relations  qu'avec  un  seul,  cela  s'explique  ;  qu'on  crût  les 
âmes  romaines  supérieures  aux  jalouses  ambitions,  c'est  où 
l'admiration  excédait  un  peu.  Mais  il  est  clair  qu'on  était  sous 
le  charme.  On  courait  au  devant  de  ces  victorieux,  secou- 
rables  à  tous  et  fidèles  dans  l'amitié,  sans  voir,  derrière  le 
traité  d'alliance,  le  protectorat  hautain,  et  bientôt  la  conquête. 
Aussi  bien,  on  ne  pouvait  plus  éviter  d'entrer  en  rapports 
avec  Rome  ;  si  on  ne  l'avait  prise  pour  amie,  on  l'aurait  eue 
pour  ennemie  à  la  première  occasion.  Fascination  ou  violence, 
le  passereau  juif  était  désormais  trop  près  du  monstre  pour 
pouvoir,  à  moins  d'un  miracle,  éviter  de  devenir  sa  proie. 

Il  est  vrai  que  Dieu  avait  habitué  Israël  à  tous  les  prodiges, 
lorsque  son  peuple  était  fidèle,  et  se  confiait  en  lui.  Judas 
lui-même,  au  cours  de  ses  campagnes,  n'avait-il  pas  été 
vingt  fois  miraculeusement  secouru  ?  Dans  la  circonstance 
présente,  n'eût-il  pas  montré  une  foi  plus  digne  du  fils  de 
Matathias  en  comptant  sur  Dieu  seul,  pour  achever  son  œuvre 

1.  On  ne  voit  pas  que  le  nombre  des  sénateurs  ait  jamais  été  fixé  à  320. 
Toutefois,  le  chiffre  officiel  de  300  était  parfois  dépassé,  quand  le  nombre 
des  magistrats,  admis  en  vertu  de  leur  charge,  l'emportait  sur  le  nombre  de» 
membres  décédés  depuis  la  dernière  lectio  senatus.  «  Chaque  jour  »  est  un 
détail  inexact,  si  l'on  entend  chaque  jour  de  l'année  ;  peut-être  pourrait-oa 
expliquer  chaque  fois  qu'il  y  avait  séance. 


UN  CHAPITRE  DES  MACCHABEES  815 

contre  la  Syrie,  au  lieu  de  s'appuyer  sur  les  païens  d'Occident  ? 
La  question  est  difficile  à  résoudre,  à  la  distance  où  nous 
sommes  des  événements  ;  mais,  d'après  l'idée  que  rÉcriture 
Sainte  nous  donne  du  Macchabée,  il  semble  pl^  sûr 
d'approuver  sa  conduite  que  de  la  censurer.  Si  les  alliances 
avec  les  gentils  avaient  été  le  plus  souvent  blAmées  par  les 
prophètes,  on  aurait  pu  toutefois  citer  quelques  circonstances 
où  le  Seigneur  avait  approuvé  de  pareils  traités,  et  ordonné 
lui-même  à  son  peuple  de  se  soumettre  à  une  puissance 
supérieure.  Depuis  surtout  qu'Israël  n'avait  plus  sa  complète 
indépendance  politique,  y  avait-il  de  graves  inconvénients 
à  chercher  la  protection  d'une  nation  païenne  contre  la 
suzeraineté  des  Syriens  idolâtres  ?  Enfîn,  la  superstition 
romaine  n'était  pas  des  plus  dangereuses,  car  elle  ne 
s'imposait  à  personne,  et  respectait  chez  tous  les  peuples, 
les  croyances  et  les  rites  qu'elle  trouvait  établis. 

Dieu  n'envoya  pas  de  prophète  à  Judas  pour  lui  révéler 
l'avenir,  ni  pour  lui  dicter  sa  conduite;  et,  laissé  à  «es 
lumières  naturelles,  il  semble  que  le  chef  des  Juifs,  en 
s'adressant  à  "Rome,  ait  prudemment  agi  et  n'ait  pps  iailli 
dans  sa  foi. 

II 

«  Judas  choisit  donc  Eupolémos,  Gis  de  Jean,  fils  d'Accos, 
et  Jason,  fils  d'Éléazar,  et  il  les  envoya  à  Rome^  afin  d'y 
conchire  un  traité  d'amitié  et  d'alliance  ;  et  afin  que  les 
Romains  les  délivrassent  du  joug,  car  ils  voyaient  bien  que 
le  royaume  des  Grecs  faisait  peser  une  dure  servitude  sur 
Israël.  » 

Jean,  père  d  Kupolémos,  avait  bien  servi  .ses  concitoyens, 
en  obtenant  des  prédécesseurs  d'Épiphane  des  édils  favora- 
bles à  l'état  juif  ^  Le  nom  d'Eléazar  est  trop  commun  dans 
les  familles  sacerdotales  pour  nous  permettre  de  conclure 
que  Jason  fût  le  fils  soit  du  vieillard,  martyrisé  dans  la 
persécution   d'Antiochus  ^,   soit    du  frère  de  Judas  ^,    Hls 

1.  II  Mac,  IV,  11. 

2.  //  Mac,  Ti,  18  et  suiv. 

3.  I Mac,  11,5. 


816  JUIFS  ET  ROMAINS 

raisons  positives  manquent  également  soit  pour  affirmer, 
soit  pour  nier,  Tidentification  d'Eupolémos  avec  l'écrivain 
hellénistique  de  même  nom  ^,  ou  de  Jason  avec  ce  Jason  de 
Cyrène  qui  raconta  en  cinq  livres  l'histoire  de  cette  époque  ^. 
Du  ^oins,   les  noms  Sfrecs  que  les    deux  ambassadeurs 


b 


qu( 


portaient,  ou  qu'ils  avaient  pris  pour  la  circonstance, 
montrent  en  eux  des  hommes  capables  de  se  prêter,  dans  la 
mesure  permise,  aux  usages  et  aux  manières  helléniques. 
C'est  par  le  monde  grec  en  efFet  qu'ils  allaient  se  mettre  en 
relations  avec  Rome.  Deux  siècles  plus  tôt,  on  aurait  pu 
songer  à  rejoindre,  par  les  vaisseaux  de  Tyr,  quelque 
comptoir  phénicien  de  Sicile,  et  à  passer  de  là  en  Italie. 
Maintenant,  le  plus  simple  était  de  s'embarquer  dans  quelque 
port  grec  d'Asie,  ou  d'aller  en  chercher  un  en  Egypte,  pour 
être  moins  remarqué  des  Syriens. 

Quelle  qu'ait  été  la  route  choisie,  le  narrateur  biblique 
note  que  ce  fut  «  un  très  long  voyage  ».  C'était  la  première 
fois  peut-être  que  des  Juifs  s'aventuraient,  dans  le  mystérieux 
Occident,  jusqu'à  cette  ville  de  Rome,  dont  leurs  descendants 
devaient  si  vite  apprendre  le  chemin.  Ils  la  trouvaient 
païennej  comme  le  reste  du  monde,  étalant  moins  toutefois 
son  idolâtrie  que  les  cités  d'Orient  ;  envahie  déjà  parle  luxe, 
et  cependant  plus  simple  et  plus  pure  encore  dans  ses 
mœurs  qu'Antioche  ou  Alexandrie;  guerrière  surtout,  et 
d'un  aspect  qui  éveillait  les  idées  de  force,  de  courage 
persévérant,  et  d'inflexible  domination. 

Le  sénat,  auquel  les  deux  étrangers  venaient  demander 
audience,  était  alors  au  plus  haut  point  de  sa  grandeur.  Les 
périls  des  guerres  puniques  avaient  fait  sentir  à  tous  la  néces- 
sité et  l'efficacité  de  son  action  ;  à  mesure  que  les  affaires 
devenaient  plus  nombreuses,  et  que  les  citoyens  se  multi- 
pliaient, il  devenait  aussi  plus  difficile  de  consulter  sans 
cesse  l'assemblée  populaire  ;  et,  par  un  consentement  tacite, 
celle-ci  abandonnait  à  la  haute  assemblée  un  certain  nombre 
de  graves   décisions,    sans  trop  regarder  au   droit   strict  et 

1.  Cf.  Schûrer,  traduction  anglaise,  A  History  of  the  jewish  people  in  the 
time  of  Jésus  Christ,  div.  IL  vol.,  III,  p.  204. 

2.  II  Mac.,ïï,2i. 


UN  CHAPITRE  DES  MACCHABÉES  817 

aux  exactes  limites  de  chaque  pouvoir.  Et  le  sénat  était 
digne  de  la  confiance  qu'on  lui  montrait.  Jamais  il  ne  fut 
plus  brillamment  composé  qu'à  l'époque  dont  il  s'agit  '. 
La  gens  Cornelia,  celle  des  Scipions,  est  de  beaucoup  celle 
qui  occupait  le  plus  de  sièges  ;  près  d'elle  se  groupaient 
les  rejetons  du  vieux  patriciat  ;  et  déjà,  la  majorité  était 
à  ces  familles  de  souche  plébéienne,  que  de  hautes  charges 
exercées  et  d'importants  services  î^vaient  égalées  à  la  vieille 
noblesse.  Qu'on  parcoure  ce  qui  reste  des  listes  sénatoriales 
d'alors  :  les  noms  qu'on  rencontre,  noms  connus  depuis  les 
premiers  jours  de  Rome  ou  récemment  devenus  fameux, 
sont  au  second  siècle  ceux  des  vainqueurs  de  rois,  des  gou- 
verneurs de  provinces,  des  magistrats,  des  ambassadeurs, 
qui  établissaient  par  le  monde  la  puissance  des  armes  et 
des  lois  romaines.  Revenus  de  leurs  expéditions,  ou  de  leurs 
■  missions  lointaines?  ces  personnages  apportaient  au  sénat, 
sinon  toujours  une  parfaite  honnêteté  dans  le  choix  des 
moyens,  du  moins  la  connaissance  des  hommes  et  des  affai- 
res, l'énergie  dans  l'action,  l'esprit  de  conquête  et  de  com- 
mandement. 

Le  puissant  conseil  se  laissait  volontiers  voir  et  approcher 
par  les«députés  des  nations  étrangères.  Les  alliés  étaient 
reçus  dans  la  Curia  Ilostilia,  lieu  ordinaire  des  séances,  les 
ennemis,  hors  des  murailles,  dans  le  temple  de  Bellone. 
Ceux  qui,  n'ayant  pas  eu  encore  de  relations  avec  Rome, 
venaient  pour  rechercher  son  alliance,  étaient  assez  vrai- 
semblablement reçus  comme  les  ennemis,  hors  du  pomœ- 
rium.  Au  second  siècle,  on  ne  communiquait  encore  avec 
les  visiteurs  qu'en  langue  latine  ;  si'les  ambassadeurs  ne  la 
parlaient  pas,  ils  se  servaient  d'interprètes  ♦. 

C'est  donc-au  temple  de  Bellone,  probablement  du  moins, 
que  furent  reçus   les   négociateurs  envoyés  par  Judas.   Ils 

1.  M.  Willcms  [Le  Sénat  de  Rome,  t.  I,  voir  en  particulier  p.  303  et  suiv.)  • 
recueilli  et  groupi!  de  pn^cieux  renseignements  sur  la  composition  du  sdnat, 
étudiant  chaque  Icctio  autant  que  les  documents  le  permettent,  et  recons- 
tituant en  entier  l'asscmblëc  de  179  avec  ses  304  membres.  Je  suis  ici  ses 
indications. 

2.  Le  premier  auquel  on  permît  de  s'adresser  directement  en  grec  au 
sénat  fut  le  rhéteur  Molon.  Val^rc-Maxime,  II,  ii,  §  3. 

LXXI.  —  52 


818  JUIFS  ET  ROMAINS 

s'exprimaient  sans  doute  en  grec,  et  un  interprète  traduisait 
leurs  paroles  en  latin.  Eupolémos  et  Jason,  raconte  le  nar- 
rateur biblique,  «  entrèrent  dans  le  sénat,  parlèrent  et 
dirent  :  «  Judas  le  Macchabée,  ses  frères,  et  le  peuple  des 
Juifs  nous  ont  envoyés  vers  vous,  pour  conclure  avec  vous 
union  et  paix,  et  pour  nous  inscrire  au  nombre  de  vos  alliés 
et  de  vos  amis.  «  Et  cette  parole  plut  aux  Romains.  » 

Le  livre  des  Macchabées  résume  toute  la  séance  en  ces 
quelques  mots.  C'est  que  l'affaire  dut  en  effet  se  régler  sans 
longue  discussion.  Le  sénat  avait,  dans  le  cas  présent,  des 
raisons  spéciales  de  se  montrer  favorable  aux  Juifs.  Le  roi 
alors  régnant  en  Syrie,  Démétrius  Soter,  n'avait  pas  ses 
bonnes  grâces  :  otage  à  Rome,  il  s'était  nuitamment  enfui 
pour  aller  s'emparer  du  trône.  Rien  n'était  donc  plus  naturel 
que  de  prendre  contre  lui  le  parti    de  ses  sujets  opprimés. 

L'alliance  étant  acceptée,  il  n'y  avait  plus  qu'à  en  dresser 
l'acte,  et  à  informer  Démétrius  que,  désormais,  s'attaquer  à 
Israël,  c'était  s'exposer  à  la  vengeance  de  Rome. 

Les  clauses  du  traité  nous  ont  été  conservées  par  l'auteur 
du  premier  livre  des  Macchabées  et  par  Josèphe  i  .  La  re- 
cension  de  l'historien  profane  présente  une  phrase  .^mise 
par  l'écrivain  sacré  :  «  Ce  décret  a  été  écrit  par  les  soins 
d'Eupolémos,  fils  de  Jean,  et  de  Jason,  fils  d'Eléazar,  Judas 
étant  grand-prêtre  de  sa  nation,  et  Simon,  son  frère,  étant 
stratège.  »  Si  cette  formule  était  authentique,  nous  serions 
par  là  même  certains  que  Judas  fut  revêtu  du  souverain 
sacerdoce  ;  mais  elle  ne  l'est  probablement  pas^ ,  et,  sur  le 
prétendu  pontificat  du  grand  Macchabée,  nous  n'avons,  en 
différents  endroits  de  Josèphe,  que  d'incohérentes  indica- 
tions. A  part  cette  phrase  suspecte,  l'auteur  des  Antiquités 
judaïques  ne  fait  que  résumer  et  abréger  les  clauses  du 
traité,  et  n'ajoute  rien  à  la  recension  biblique. 

Dans  cette  recension  même,  bien  que  nos  Livres  saints 
nous  aient  très  certainement  conservé  la  substance  de  l'acte, 
l'auteur  ne  nous  en  a  pas  transmis,  ni  voulu  transmettre,  le 

1.  Antiq.  jud.,  L.  XII,  c.  x,  §  6. 

2.  Cf.  L.  Mendelssohn,  dans  les  Acta  societatis  philologicx  Lipsiensis, 
t.  V  (1873),  p.  96,  et  d'autres.  Les  modernes,  en  général,  ne  croient  guère 
au  pontificat  de  Judas. 


UN  CHAPITRE  DES  MACCHABÉES  819 

mot  à  mot.  La  date  a  été  supprimée,  aussi  bien  que  les  noms 
de  magistrats  romains  ou  de  témoins  du  titre  —  scribendo 
adfueruiit —  qui  devaient  figurer  dans  l'original  '.  C'est  en 
latin  qu'on  dut  rédiger  l'acte,  quitte  à  expliquer  en  grec  aux 
ambassadeurs  ce  qu'il  contenait  ^  ;  l'écrivain  sacré  le  tra- 
duisit en  hébreu  ;  de  là,  il  fut  retraduit  en  grec,  dans  l'an- 
cienne version  qui  remplace  pour  nous  l'original  perdu  du 
premier  livre  des  Macchabées  ;  de  cette  version  grecque 
dérive  notre  Vulgate.  Il  est  clair  que  ces  changements  de 
langue  ont  du  modifier  bien  des  manières  de  dire.  Ainsi,  la 
formule  romaine  du  début  était  sans  doute  :  «  Pour  le  bon- 
heur, la  prospérité  et  la  félicité  du  peuple  romain  et  de  la 
nation  des  Juifs^.  »  En  passant  par  l'hébreu,  ce  souhait  a  pris 
un  tour  plus  oriental  :  «  Bonheur  aux  Romains  et  à  la  na- 
tion des  Juifs,  sur  terre  et  sur  mer,  pour  toujours  ;  que  le 
glaive  et  l'ennemi  soient  loin  d'eux  !  «  Dans  le  résumé  de  la 
lettre  à  Démétrius,  inséré  à  la  suite  du  traité,  c'est  encore  , 
le  traducteur  juif,  et  non  le  sénat,  qui  reproche  au  roi  de 
Syrie  de  «  faire  peser  son  joug  »  sur  Israël. 

Mais,  quelques  expressions  mises  à  part,  dans  les  clauses 
mém^s  de  l'acte,  on  reconnaît  bien  Rome  et  sa  manière 
d'agir  avec  «  ses  alliés  et  ses  amis.  »  C'est  elle  qui  parle 
d'un  ton  souverain,  et  règle  tout  en  donnant  pour  raison 
son  bon  plaisir.  C'est  elle  encore  qui  comprend  l'alliance 
comme  une  promesse  réciproque  de  secours,  prout  tempus 
permiserit  ;  c'est-à-dire  que,  d'après  les  circonstances,   elle 

1.  Pouf  contrôler  le  texte  tel  qu'il  est  dans  Joièphc  et  dans  les  Maccha- 
bées, nous  nvons  les  traités  analogues  rapportés  par  les  historiens,  et, 
mieux  encore,  ceux  que  nous  ont  conservés  les  inscriptions.  Les  plus  im- 
portants, dans  la  question  présente,  sont  le  sénatusconsulte  de  Asclepiade, 
Polystrato,  Menisco,  in  amicorum  formulant  refertndis  ^Mommsen,  Inscriptio- 
nés  latinx  anliquissim»,  t.  I.,  p.  iiO),  la  lex  Antonia  de  Termeasiùus  (ibid., 
p.  11 4),  cl  le  traité    avec  Aslypalée  {Corpus  inscriptiâfium   grxcarum,  2'i85). 

2.  Nous  manquons  de  fondements  pour  penser  qu'en  161  on  fît  déjà,  à 
Rome  môme,  une  rédaction  officielle  en  grec  des  traités  destinés  aux  hellé* 
nisants.  Cela  se  pratiquait  moins  d'un  siècle  plus  tard  (Mommsen,  Inscrip- 
tiones  antiquissimx,  p.  112). 

3.  Quod  bonum,  faustum  felixque  s'U  populo  lîomano  et  genti  Jud.rorum. 
On  trouve  plusieurs  remarques  de  Mommsen,  sur  le  traité  étudié  ici,  dans 
une  dissertation  de  W.  Grimm  (Ililgcnfeld's  Zeitschrift  fur  wissenschaftl. 
Theoi,  1874,  p.  231  et  suiv.). 


820  JUIFS  ET  ROMAINS 

jugera  ou  qu'elle  ne  peut  aider  les  autres,  ou  que  les  autres 
peuvent  et  doivent  l'aider.  Rien  que  de  conforme  enfin  à  l'or- 
ganisation des  armées  romaines,  dans  cette  clause  que  les 
troupes  alliées  seront  aux  ordres  du  peuple  qu'elles  vien- 
nent secourir,  mais  sans  pouvoir  exiger  de  lui  ni  solde,  ni 
vivres,  ni  munitions.  Voici  au  reste  «  la  copie  même  du 
décret,  qu'on  transcrivit  sur  des  tables  d'airain,  et  qu'on 
envoya  à  Jérusalem  1,  pour  y  être  un  monument  de  la  paix 
et  de  l'alliance  : 

«  Bonheur  aux  Romains  et  à  la  nation  des  Juifs,  sur  mer 
et  sur  terre,  à  jamais  ;  que  le  glaive  et  l'ennemi  soient  loin 
d'eux  ! 

«  Si  la  guerre  survient  aux  Romains  d'abord,  ou  à  quel- 
qu'un de  tous  leurs  alliés,  dans  l'étendue  de  leur  domina- 
tion :  la  nation  des  Juifs  portera  secours  de  tout  cœur,  selon 
que  les  circonstances  le  lui  permettront  ;  et  [ceux  qu'on 
.aidera  ainsi]  ne  donneront  ni  ne  fourniront  aux  combattants 
ni  blé,  ni  armes,  ni  argent,  ni  vaisseaux,  suivant  la  volonté 
des  Romains  ;  et  [les  auxiliaires  juifs]  obéiront  à  leurs  ordres, 
sans  rien  recevoir  d'eux.  Et  de  même,  si  la  guerre  survient 
d'abord  à  la  nation  des  Juifs,  les  Romains  les  aideront  de 
bon  cœur,  selon  que  les  circonstances  le  leur  permettront  ; 
et  à  ceux  qui  les  aideront  ainsi,  il  ne  sera  donné  ni  blé,  ni 
armes,  ni  argent,  ni  vaisseaux  ;  et  les  [auxiliaires  romains], 
obéiront  aux  ordres  [des  Juifs],  sans  aucune  fraude  -. 

1.  On  gravait  les  traités  de  ce  genre  sur  deux  tables  d'airain  ;  l'une  restait 
aru  Capitule,  l'autre  était  envoyée  à  la  nation  alliée. 

2.  Pour  rendre  intelligibles  en  français  les  versets  26  et  28,  il  a  fallu 
mettre  entre  crochets  quelques  mots  additionnels.  Le  texte  latin  et  le  grec, 
avec  leurs  verbes  sans  sujet  exprimé,  et  leurs  pronoms  sans  antécédent 
facile  à  retrouver,  prêtent  à  l'amphibologie.  Comme  les  obscurités  de  ce 
genre  sont  fréquentes  dans  les  langues  sémitiques,  on  peut  affirmer  sans 
crainte  que  le  texte  hébreu  des  Macchabées  n'était  pas  plus  clair.  Pour 
déterminer  le  sens,  j'ai  suivi  la  majorité  des  commentateurs.  Le  verset  28 
du  grec  et  de  la  Vulgate,  à  cause  des  mots  employés,  ne  peut  guère  se 
traduire  autrement  que  je  n'ai  fait,  et  du  verset  28  on  peut  conclure  par 
analogie  pour  le  verset  26.  On  comprend  toutefois  que  quelques-uns  inter- 
prètent autrement,  et  puissent  même  se  fonder  sur  des  témoignages  anciens. 
Par  exemple,  la  version  syriaque  (et  Josèphe  s'en  rapproche)  donne  le  sens 
suivant  :  «  26.  Aux  ennemis  qui  combattront  contre  les  [Romains],  [les  Juifs] 
ne  fourniront  pas  de  subsistance,  et  ils  leur  refuseront  le  blé,   les   armes, 


UN  CHAPITRE  DES  MACCHABEES  821 

«  Suivant  ces  clauses,  les  Romains  ont  traité  avec  la 
nation  des  Juifs.  Si,  à  l'avenir,  les  uns  ou  les  autres  veulent 
y  ajouter  ou  en  retrancher  quelque  chose,  ils  le  feront  à 
leur  gré  *  ;  et  leurs  additions  ou  leurs  retranchements 
seront  ratifiés. 

«  Quant  aux  maux  que  le  roi  ièémétrius  cause  [aux  Juifs], 
nous  lui  avons  écrit,  disant  :  Pourquoi  as-tu  fait  peser  ton 
joug  sur  les  Juifs,  nos  amis  et  nos  alliés  ?  Si  donc  ils  s'adres- 
sent de  nouveau  à  nous  contre  toi,  nous  leur  ferons  justice, 
et  nous  te  ferons  la  guerre  sur  terre  et  sur  mer.  » 

On  voit  aisément  que  ces  dernières  lignes  ne  font  pas 
partie  du  traité.  L'auteur  y  résume  en  style  direct  un  mes- 
sage, écrit  ou  oral,  que  les  ambassadeurs  avaient  charge  de 
rapporter  à  Jérusalem.  Le  sénat  voulait  rassurer  les  Juifs, 
en  les  informant  qu'il  avait  fait  connaître  au  roi  de  Syrie  sa 
volonté  à  leur  sujet. 

III 

Mais  la  lellre  à  Démétrius,  et  le  traité  lui-même,  arrivè- 
rent trop  tard  pour  empêcher  la  guerre  de  se  rallumer.  La 
grande  victoire  sur  Nicanor  avait  été  remportée  le  13  adar 
de  l'an  151  des  Séleucides,  c'est-à-dire  à  la  fin  de  février  ou 
au  commencement  de  mars  161.  Avant  la  fin  du  mois  sui- 
vant, ou  tout  au  plus  deux  mois  après,  en  nisan  152*,  le  roi 
avait  déjà  mis  en  campagne  contre  Jérusalem  Bacchide  avec 

l'argent,  les  vaiH8caux,  scion  le  bon  plaisir  des  Romains  ;  et  [les  Juifs  auxi- 
liaires] obc^ront  aux  ordres  [des  Romains],  sans  en  rien  recevoir... 28.  Et  à 
ceux  conibaUnnl  et  faisant  la  guerre  contre  eux  [aux  ennemis  attaquant  les 
Juif»],  il  ne  sera  pas  fourni  [par  les  Romains]  du  blé,  des  armes,  de  l'argent, 
ou  des  vaisseaux,  selon  le  bon  plaisir  des  Romains;  et  les  [les  Romains 
auxiliaires]  obc'ironl  aux  ordres  [des  Juifs],  sans  en  rien  recevoir  :  ol  cela 
sans  fraude.   » 

i.  Il  est  clair  que  CCS  mot»  :  ci  propusito  suo,  i\  aifioiw;  «ù-«v,  doivent 
s'entendre  du  bon  plaisir  commun  des  deux  peuples. 

2.  /.  Mac,  IX,  3.  Nisan  152  suivait  immédiatement  adar  151,  si  l'année  était 
ordinaire  ;  mais  on  sait  que,  tous  les  trois  ans,  entre  adar  et  nisan,  on 
intercalait  le  mois  dit  second  adar.  L'hypothèse  de  ce  mois  supplémentaire 
peut  élrc  utile  pour  expliquer  la  succession,  bien  rapide  en  apparence,  des 
événcmcnlj^ —  Schûrcr,  Traducl.  angl.,  div.  I,  vol.  I,  p.  232. 


822  JUIFS  ET  ROMAINS 

de  nouvelles  troupes. 1^  ce  moment,  les  ambassadeurs  juifs 
pouvaient  tout  au  plus  être  arrivés  à  Rome. 

Judas  ne  vit  pas  leur  retour.  Dans  une  des  premières 
rencontres,  àEléasa,  il  avait  péri  au  milieu  d'une  lutte  héroï- 
que. Toute  la  nation  le  pleura  «  durant  bien  des  jours  »,  et 
sans  doute,  quand  revinrent  Eupolémos  et  Jason,  on  répétait 
encore  le  chant  de  deuil  :  «  Gomment  est  tombé  le  fort  qui 
sauvait  le  peuple  d'Israël  ^  ?  »  Le  héros  mort,  la  faction  juive 
favorable  aux  Syriens  avait  repris  le  dessus.  Aux  maux  de 
la  guerre  et  de  la  trahison  s'ajoutaient  les  souffrances  de  la 
famine.  «  C'était  une  tribulation,  telle  qu'il  n'y  en  avait  pas 
eu,  depuis  le  jour  où  nul  prophète  ne  paraissait  plus  en 
Israël  2  .  » 

Dans  de  telles  circonstances,  l'alliance  conclue  avec  Rome 
ne  put  guère  être  fêtée.  Elle  n'apportait  d'ailleurs,  malgré 
la  clause  d'alliance  défensive,  aucun  secours  efficace  aux  maux 
présents.  Il  y  avait  cependant,  dans  la  table  de  bronze  rap- 
portée de  Rome  par  les  ambassadeurs,  de  quoi  consoler  la 
fierté  nationale  des  Juifs  fidèles.  Le  sénat  traitait  directe- 
ment avec  eux,  non  comme  avec  des  sujets  de  la  Syrie,  mais 
comme  avec  une  nation  indépendante  ;  les  maîtres  du  monde 
appelaient  les  Israélites  «  leurs  amis  et  leurs  alliés  »  ;  et, 
malgré  les  marques  trop  évidentes  de  l'omnipotence  romaine, 
l'acte  gardait  les  apparences  d'un  «  traité  égaP.   » 

Aussi,  quand  la  situation  fut  redevenue  meilleure,  les  Juifs 
tinrent  à  cette  amitié.  Ils  y  trouvaient  un  appui  moral.  Dix- 
sept  ans  après  la  mort  de  Judas,  Jonathas  prit  soin  de  faire 
renouveler  l'alliance  ^.  Son  frère  Simon  en  fit  autant,  quand 
il  lui  eut  succédé.  C'était  dans  le  temps  même  où  il  obtenait, 
des  compétiteurs  au  trône  de  Syrie,  les  larges  concessions 
qui  amenèrent  enfin  la  Judée  à  se  constituer  en  état  indé- 
pendant, sous  le  principat  héréditaire   des  Asmonéens.   La 

1.  /.  3Iac.,  IX.  21 

2.  /.  Mac,  IX.  27.  C'est-à-dire  depuis  le  temps  deMalachie,  après  le  retour 
de  l'exil. 

3.  Entre  Rome  et  la  Judée,  il  y  avait  amicitia,  et,  théoriquement,  fœdus 
sequum.  Cf.  Daremberg  et  Saglio,  Dict.  des  Antiq.,  art.  amicitia  et  fœdus, 
en  particulier  p.  1209. 

4.  //.  Mac,  xii.  _^ 


UN  CHAPITRE  DES  MACCHABÉES  823 

faveur  témoignée  alors  par  Rome  aux  ambassadeurs  juifs 
servit  à  rendre  plus  condescendants  les  monarques  syriens,  et 
à  faire  reconnaître  dans  le  monde  oriental  la  nouvelle  situa- 
tion d'Israël  *.  Hélas  !  plus  tard  encore,  les  relations  nouées 
avec  le  sénat  devaient  naturellement  amener  l'intervention 
de  la  République  dans  les  affaires  de  Judée,  et  le  joug  de 
Rome  au  lieu  du  j  oug  syrien. 

Si  le  traité  de  161  était,  pour  la  politique  juive,  un  événe- 
ment important  par  lui-môme  et  dans  ses  conséquences,  il 
était  bien  peu  de  chose  pour  la  politique  romaine.  L'acte 
original,  gardé  au  Capitole,  prit  rang  parmi  quelques  cen- 
taines d'autres,  accordés  aux  rois,  aux  peuples  et  aux  villes, 
sans  que  rien  attirât  sur  lui  une  spéciale  attention.  Si  l'on 
avait  consenti  à  cette  amitié,  c'est  que  mieux  valait  ne  négli- 
ger aucune  o(*tasion  et  aucun  avantage  ;  mais  qui  pouvait  pré- 
voir qu'il  y  eût  de  là  beaucoup  à  craindre  ou  beaucoup  à 
espérer?  Fallait-il  détruire  Garthage  vaincue,  mais  encore 
debout,  ou  bien  y  avait-il  quelque  raison  de  la  conserver  ? 
C'était  la  question  du  jour,  débattue  entre  Caton  et  les  Sci- 
pions,*et  qui  partageait  les  habiles  du  sénat;  la  prévoyance 
humaine  n'allait  pas  plus  loin.  C'est  à  nous,  qui  voyons  dans 
son  ensemble  l'histoire  accomplie,  et  qui  aimons  à  y  retrou- 
ver les  desseins  de  Dieu,  que  la  négociation  entreprise  par 
Judas  présente  un  particulier  intérêt.  La  première  arrivée  à 
Rome  d'Eupolémos  et  de  Jason  nous  fait  rôver  à  tout  ce  qui 
devait  suivre.  Dans  le  lointain,  nous  entrevoyons  Pompée, 
revenant  vainqueur  de  Syrie,  et  traînant  à  son  ichar  Arislo- 
bule,  un  des  descendants  de  Matathias.  Plus  loin  encore, 
nous  apercevons  les  armées  romaines  enserrer  Jérusalem 
dans  le  plus  affreux  des  sièges,  incendier  le  Temple,  et  rui- 
ner la  nationalité  d'Israël.  Mais,  vers  le  même  temps,  est 
parti  de  Sion  un  ambassadeur,  plus  faible  encore  que  ceux 
du  Macchabée,  mais  moins  tinlidc;  il^wiarche  vers  Rome,  non 
pour  implorer  son  secours,  mais  avec  le  dessein  avoué  de  la 
conquérir.  Aujourd'hui,  le  tombeau  de  Pierre  domine  la  ville 
que  la  Judée  a  fini  par  vaincre,  ou  plutôt  qu'elle  a  renouvelée, 
agrandie,  et  rendue  éternelle. 

1.  /.  Mac.fXiY  (remarquer  le  t.  40)  et  xr.  • 

R.  M.  DE  LA  BROISE. 


LE  BULLETIN   PAROISSIAL 


Les  Études  ont  salué  avec  une  très  vive  sympathie  la  publica- 
tion des  premières  feuilles  diocésaines  dites  Semaines  religieuses. 
Dès  1864,  le  R.  P.  Toulemont  se  réjouissait  de  voir  leur  nombre 
se  multiplier,  et  émettait  le  vœu  de -les  voir  élargir  leur  cadre, 
afin  que  leur  action  devînt  plus  puissante  et  plus  efficace  ^  Le 
R.  P.  Matignon,  en  1866,  dans  un  article  consacré  aux  Feuilles 
diocésaines,  émettait  quelques  vues  fort  sages  ïur  le  but  que 
doivent  poursuivre  ces  recueils  2.  Nosseigneurs  les  évêques  ont 
beaucoup  encouragé  la  publication  des  Semaines  religieuses  qui 
ont  déjà  fait  un  bien  considérable  ;  parfois  même  ils  en  ont  fait 
leur  Moniteur  officiel,  ou  du  moins  officieux.  Plusieurs  de  ces 
revues  hebdomadaires  ne  se  bornent  pas  à  fournir  les  comptes- 
rendus  des  cérémonies  religieuses,  mais  elles  font  la  chronique 
des  œuvres  et  du  mouvement  catholique  général;  et  ce  sont  sur- 
tout celles  qui  ont  donné  une  plus  large  part  à  cette  chronique 
de  l'action  religieuse  qui  sont  les  plus  intéressantes  et  les  plus 
appréciées  du  clergé  et  des  fidèles.  Il  est  d'autres  publications 
diocésaines  que  les  Semaines  religieuses  hebdomadaires,  ce  sont 
les  calendriers  ou  almanachs  diocésains,  les  livres  de  mes§e 
spéciaux  à  tel  ou  tel  diocèse,  etc. 

Mais  voici  que  depuis  quelques  années  le  zèle  de  plusieurs 
excellents  prêtres  a  fait  naître  une  nouvelle  série  de  publications, 
non  plus  seulement  diocésaines,  mais  paroissiales.  Le  bien  que 
font  les  publications  diocésaines  à  tout  le  diocèse,  ils  désirent  le 
rendre  plus  intensif  par  ^es  publications  rédigées  spécialement 
pour  leur  paroisse,  et  veulent  se  servir  de  la  presse  au  bénéfice 
immédiat  des  fidèles  qu'ils  sont  chargés  d'instruire,  de  diriger, 
de  défendre,  de  soulager  :  de  ce  désir  si  légitime  sont  nées  bien 

1.  Études,  août  1864.  'Pc  V  de  la  3"  séric^  p.  112. 

2.  Etudes,  décembre  1866.  T.  XI  de  la  3°  série,  p.  567. 


LE  BULLETIN  PAROISSIAL  825 

des  histoires  et  descriptions  de  la  paroisse,  des  calendriers  ou 
almanachs  paroissiaux,  des  notices  sur  les  œuvres  locales,  des 
livres  de  messe  paroissiaux  et  même  des  bulletins  périodiques 
appelés  bulletins  paroissiaux.  Dans  les  siècles  précédents,  on 
avait  déjà  des  livres  de  messe  ou  d'offices  spéciaux  à  telle  ou  à 
telle  paroisse,  des  calendriers  spirituels  locaux  faisant  connaître 
la  date  et  l'heure  des  offices  de  toutes  les  paroisses  et  commu- 
nautés d'une  ville,  mais  on  ne  trouve  pas,  que  nous  sachions, 
d'exemple  de  bulletin  paroissial  proprement  dit. 

En  1890,  paraît  le  premier  bulletin  paroissial  que  nous  connais- 
sions. C'est  M.  l'abbé  Gibier,  le  vaillant  curé  de  la  paroisse 
Saint-Paterne  d'Orléans,  qui  l'envoie  h  ses  chers  paroissiens. 
Comme  un  vrai  père  de  famille,  il  veut  être  en  communication 
avec  eux.  Il  leur  ouvre  son  cœur  de  prêtre  et  exprime  devant 
eux  ses  émotions  et  ses  craintes  :  «  une  immense  paroisse  à  gou- 
verner, des  pauvres  qu'il  faut  visiter,  des  pécheurS  qu'il  faut 
convertir,  des  milliers  d'enfants  dont  il  faut  assurer  l'éducation 
chrétienne  et  la  persévérance,  et  enfin,  une  église  à  construire... 
quelle  tâche!  »  Il  voudrait  s'asseoir  au  foyer  de  chacun  de  ses 
paroissiens  et  converser  avec  eux.  «  Mais  comment,  dans  une 
paroisse  qui  compte  près  de  quatre  mille  foyers,  comment  trouver 
le  temps  de  faire  h  chaque  famille  cette  visite  individuelle,  qui 
serait  pourtant  si  consolante  pour  le  pasteur  et  si  fructueuse 
pour  les  brebis?  »  Pour  suppléer  à  cette  visite,  pour  se  mettre 
en  communication  avec  ses  ouailles,  et  pour  solliciter  le  concours 
de  toutes  les  bonnes  volontés,  car  ses  œuvres  paroissiales  seront 
les  œuvres  de  tous,  M.  l'abbé  Gibier  envoie  à  chaque  foyer  son 
Bulletin  paroissial.  «  Puisque  la  presse  est  trop  souvent  l'instru- 
ment de  l'erreur  et  du  mal,  qu'elle  soit  donc  aussi,  dit  le  zélé 
pasteur,  l'instrument  du  bien  et  du  vrai.  Nous  multiplions  les 
billets  et  lettres  d'invitation,  les  programmes  de  nos  fêles  reli- 
gieuses et  scolaires,  les  cartes  pour  nos  conférences  à  l'église  et 
hors  de  l'église,  les  règlements  et  statuts  de  nos  œuvres,  les 
calendriers  et  horaires  de  nos  catéchismes.  Toutes  les  familles 
ont  entre  les  mains  l'intéressante  brochure  qui  raconte  le  passé 
de  la  paroisse  Saint-Paterne.  Chaque  année,  enfin,  le  Bulletin 
paroissial  est  envoyé  dans  toutes  les  maisons.  Il  est  comme 
le  messager  du  pasteur,  dont  il  exprime  les  pensées,  les  désirs  et 


826  LE  BULLETIN  PAROISSIAL 

les  conseils.  Il  note  les  moindres  faits;  il  éveille  l'attention  de 
tous  sur  les  détails  inaperçus  ou  oubliés  de  l'existence  parois- 
siale, et  par  l'intermédiaire  du  Bulletin,  ceux-là  même  qui  ne 
viennent  pas  à  l'église,  savent  ce  qui  s'y  passe  et  se  disposent 
secrètement  h  y  venir  un  jour  ou  l'autre*.  » 

Nous  ne  voulons  pas  nous  arrêter  ici  à  la  merveilleuse  orga- 
nisation des  œuvres  de  la  paroisse  Saint-Paterne.  Sans  sortir 
de  notre  sujet,  nous  ferons  remarquer  que  lorsqu'un  prêtre  veut 
organiser  des  œuvres  dans  sa  paroisse,  en  demandant  le  concours 
de  tous,  c'est-à-dire  non-seulement  en  faisant  ces  œuvres  lui- 
même,  mais  en  sachant  les  faire  faire,  le  Bulletin  paroissial  est 
de  la  pjus  haute  importance  pour  intéresser  tous  les  membres 
de  la  paroisse  à  ces  œuvres  communes. 

Le  curé  d'un  modeste  village  de  trois  cent  soixante  âmes, 
M.  l'abbé  Maudet,  curé  de  Marigny,  dans  le  diocèse  de  Moulins, 
fut  vivement  frappé  de  l'exemple  que  lui  avait  donné  le  zélé 
pasteur  de  la  grande  paroisse  d'Orléans.  Lui  aussi  voulait  aller  à 
ses  brebis,  les  écarter  des  mauvais  pâturages,  et  les  conduire  aux 
sources  de  la  vie  chrétienne.  Mais  comment  combattre  la  mau- 
vaise presse  ?  Comment  enseigner  la  bonne  doctrine  à  des 
paroissiens  dont  plusieurs  ne  venaient  pas  écouter  la  parole  de 
Dieu?  Le  moyen  ne  serait-il  pas  de  leur  envoyer  un  modeste 
bulletin  paroissial?  Ce  vaillant  prêtre  achète  donc  une  petite 
presse  'typographique,  et  se  met  à  imprimer  lui-même  un  petit 
bulletin  à  format  restreint,  et  limité  à  quatre  pages  de  texte. 
Deux  pages  étaient  consacrées  à  l'historique  de  la  paroisse,  sous 
ce  titre  :  Autrefois!  Deux  étaient  réservées  à  la  partie  pratique  : 
AujourcVhuil  Le  bulletin  paraissait  une  fois  par  mois.  Le  Petit 
journal  de  M.  le  Curé,  ainsi  l'appelaient  les  paroissiens,  fut  très 
bien  accueilli.  La  première  année,  il  avait  été  envoyé  gratui- 
tement ;  lorsqu'à  la  seconde  année,  M.  le  Curé  demanda  deux 
francs  d'abonnement,  les  paroissiens  furent  très  heureux  de 
venir  en  aide  à  leur  curé-journaliste.  A  la  vue  du  bien  que 
faisait  son  bulletin,  M.  l'abbé  Maudet  aufjmenta  successivement 
le  nombre  des  pages  de  sa  charmante  revue  :  elle  a  maintenant 
seize  pages  et  paraît  le  premier   dimanche   de    chaque   mois.  Sa 

1.  Paroisse  Saint-Paterne.  Bulletin  paroissial  pour  l'année  1896, 'p.  15. 


LE  BULLETIN  PAROISSIAL  827 

Grandeur  Monseigneur  de  Moulins  a  vivement  encouragé  cet 
apôtre  de  la  presse  paroissiale,  et  lui  a  demandé  de  publier  un 
petit  rapport  sur  l'origine,  la  composition  et  l'impression  de  ce 
bulletin'.  En  approuvant  ce  rapport,  Sa  Grandeur  écrivait  :  «La 
publication  du  Bulletin  paroissial \om\,  de  toutes  nos  sympathies  et 
a  droit  q  tous  nos  encouragements.  Nous  la  regardons  comme  un 
instrument  efficace  de  bien,  et  nous  verrions  avec  bonheur  cette 
forme  d'apostolat,  qui  existe  à  Marigny  et  à  Saint-Menoux,  s'établir 
également  dans  les  autres  paroisses  de  notre  diocèse  *.  » 

Mais  quelle  peut  donc  être  la  matière  d'une  revue  paroissiale  ? 
A  cette  question,  M.  l'abbé  Maudet  répond  en  énumérant  les 
sujets  que  le  passé  et  le  présent  fournit  aux  rédacteurs. 

Toutes  les  paroisses  ont  leur  histoire.  Sans  grande  recherche 
on  trouvera,  nous  dit  le  zélé'curé,  mainte  chose  à  publier  : 

1**  Sur  l'église  paroissiale  :  style,  construction,  restaurations, 
objets  précieux  ou  antiques,  mobilier,  comme  aussi  sur  le  cime- 
tière :  date  d'érection,  monuments,  translation,  etc.  ; 

2**  Sur  la  paroisse  elle-même  :  )iom,  origine,  circonscriptions, 
confréries,  fondations,  etc.  ; 

3**  Sur  les  précédents  pasteurs  et  leurs  auxiliaires  des  commu- 
nautés religieuses  ; 

4°  Sur  les  établissements  religieux  ou  autres  :  prieurés^ 
vicairies,  hôpitaux,  écoles; 

5**  Sur  les  personnes  ayant  illustré  à  quelque  titre  la  localité, 
surtout  au  point  de  vue  religieux; 

G"  Sur  les  grandes  et  anciennes  familles  dont  l'histoire  se  lie 
si  étroitement  parfois  avec  l'histoire  religieuse  d'un  pays  ; 

7**  Sur  les  autres  familles  ayant  habité  la  paroisse,  et  dont  il 
f^ste  des  rejetons; 

8**  Enfin  sur  l'aspect  général  de  la  population  :  caractère,  fêtes, 
mœurs  et  coutumes  ;  sur  les  divers  événements,  monuments,  anti- 
quités, productions  du  commerce,  de  l'industrie  ou  de  l'agri- 
culture. 

1.  Un  cxiMTiplairo  du  Bulletin  paroissial,  accompagne  du  Rapport  sur 
l'œuvre,  se  vend  0  fr.  60  franco.  S'adresser  à  M.  l'abbé  Maudet,  cur«5  de 
Marigny,  par  Souvigny  (Allier). 

2.  Moulins,  16  janvier  1895. 


828  LE  BULLETIN  PAROISSIAL 

Le  présent  offre  aussi  de  multiples  sujets  à  l'activité  productrice 
d'un  journaliste  paroissial  :  chronique  paroissiale  proprement 
dite,  chronique  générale  ou  diocésaine  pouvant  intéresser  la 
paroisse  ;  paroles  d'évangile  ;  séries  d'exemples  ;  réponses  aux 
objections  courantes  ;  Ordo  paroissial  ou  le  mois  religieux  avec 
mention  des  fêtes,  heures  des  cérémonies  ;  avis  et  exhortations 
convenables  ;  coutumier  ou  mémento  pour  la  paroisse,  gardant 
et  fixant  le  souvenir  des  événements  les  plus  importants  de  la 
vie  paroissiale  ;  visites  de  l'évêque,  mission,  retraite,  bénédic- 
tion d'église;  événements  heureux  ou  tristes  un  peu  importants, 
voire  même  quelques  poésies,  statistiques,  récréations,  an- 
nonces, etc. 

Si  le  Bulletin  n'est  pas  trop  exigu,  on  pourra  y  enseigner  la 
doctrine,  comme  saint  Paul  l'enseignait  en  écrivant  aux  chrétiens 
de  Corinthe  et  de  Rome,  etc.  Tous  les  genres  d'enseignements 
de  nature  à  édifier  et  à  instruire  les  fidèles  peuvent  prendre 
place  dans  la  modeste  feuille.  On  peut  y  traiter  ce  qui 
concerne  : 

1°  Le  culte  divin,  le  soin  de  l'église  et  de  tout  ce  qui  touche  à 
l'édifice  sacré,  les  saints  offices,  le  bon  emploi  du  dimanche,  les 
fêtes,  les  pratiques  de  dévotion. 

2"  L'instruction  religieuse  par  les  catéchismes,  les  polémiques 
religieuses,  les  exemples  et  toutes  bonnes  lectures. 

3°  Les  sacrements  et  pratiques  diverses  de  piété. 

4"  Les    œuvres    et   confréries   utiles  à   l'entretien  de  la  piété 
chez  les  différentes  classes  de  fidèles. 
"Etc.,  etc. 

Nous  ne  voulons  pas  étudier  ici  les  questions  que  soulève  la 
rédaction  du  bulletin.  Tout  le  monde  conviendra  qu'elle  est  des 
plus  faciles  pour  un  prêtre  déjà  habitué  à  la  composition  de  ses 
sermons.  Il  n'est  pas  nécessaire  d'ailleurs  de  rédiger  soi-même 
tous  les  articles.  On  peut,  en  les  adaptant  au  goût  de  ses  lec- 
teurs, les  extraire  souvent  d'autres  revues  périodiques  ou  des 
divers  ouvrages  que  l'on  trouve,  soit  dans  sa  propre  bibliothèque, 
soit  dans  celle  d'un  confrère  voisin. 

Un  vaillant  curé  du  Nord,  rédacteur  d'une  revue  paroissiale, 
M.  l'abbé  Hégo,  de  Sin-Ie-Noble,  dans  un  rapport  lu  au  Congrès 
des  catholiques  du  Nord  en  novembre  1895  sur  les  Publications 


LE  BULLETIN  PAROISSIAL  829 

paroissiales^ y  s'écriait  avec  ardeur  :  «  Plusieurs  hésitent  à  entrer 
dans  cette  voie  par  suite  d'un  excès  de  modestie  :  ils  s'imaginent 
n'avoir  pas  assez  de  talent,  de  facilité,  pour  s'astreindre  à  écrire 
périodiquement  quelque  chronique  d'intérêt  général,  quelque 
causerie  religieuse.  C'est  une  pure  illusion.  Essayez  seulement, 
et  vous  serez  étonné  du  peu  de  temps  qu'il  vous  faudra  pour 
vous  plier  à  ce  genre  de  travail.  N'avez-vous  pas  fait  de  longues 
et  fortes  études  ?  N'avez-vous  pas  toujours  une  plume  à  la  main  ? 
N'écrivez-vous  pas  des  homélies  que  vous  jugez  convenables  et 
que  vos  paroissiens  trouvent  pleines  d'onction  et  d'éloquence  ? 
Les  écrivains  impies  n'ont  pas  de  ces  scrupules,  et  si  les  grands 
journaux  sont  rédigés  généralement  par  des  hommes  de  talent, 
on  trouve,  dans  les  petites  villes,  des  feuilles  maçonniques  qui  sont 
des  chefs-d'œuvre  d'ignorance  et  de  stupidité.  Les  ecclésiastiques 
les  moins  familiers  avec  les  lettres  humaines  seraient  toujours 
au-dessus  des  ineptes  mais  dangereux  folliculaires  qui  les  rédi- 

u  Le  manque  de  temps  est  un  inconvénient  plus  sérieux.  Mais 
on  peut  y  suppléer  en  s'enlr'aidant.  S'il  existait  un  certain 
nombre  de  Semaines  ou  de  Quinzaines  paroissiales^  ne  pour- 
raient-elles pas  s'emprunter  mutuellement  ce  qu'elles  auraient 
de  mieux  ?  Entre  nous  tous,  ouvriers  de  Jésus-Christ,  le  droit 
d'auteur  consiste  à  être  pillé  :  honneur  à  celui  qui  le  sera  le 
plus.    » 

Jl  serait  facile  h  plusieurs  curés  de  s'entendre  pour  avoir  une 
partie  commune  qui  pourrait  s'imprimer  chez  le  mc^hie  éditeur  ; 
alors  le  travail  personnel  de  rédaction  se  réduirait  à  écrire  une 
feuille  ou  deux  pour  la  partie  spéciale  à  chaque  paroisse. 

Nous  recevons  un  bulletin  paroissial,  celui  du  Val  -  d'Or, 
organe  des  intérêts  religieux  des  paroisses  d'Avenay,  Mutigny, 
Taiijrièrcs-Mutry,  Fontaine  et  Ambonnay  (diocèse  de  Reims). 
Les  curés  de  ces  paroisses  se  sont  entendus  pour  publier  un 
bulletin  qui  est  commun  au  Val  d'Or  dans  lequel  leurs  paroisses 
sont  situées.  L'un  d'eux  centralise  les  informations  locales  que 
ses   confrères  veulent  bien   lui  transmettre.    Le  tout  form«  un 

1.  M.  l'abbë  Hégo  envoie  son  rapport  sur  les  Publications  paroissiales 
aux  personnes  qui  lui  transmettent  une  légère  offrande  pour  ses  œuvres 
paroissiales. 


830  LE  BULLETIN  PAROISSIAL 

bulletin  de  nouvelles  bien  appétissantes,  qui  intéressent  vivement 
les  familles  de  paroisses  différentes,  il  est  vrai,  mais  voisines. 
Le  bulletin  du  Val  d'Or  est  un  modèle  dû  genre  à  adopter  pour 
un  bulletin  paroissial  *. 

Vu  la  facilité  de  composition  et  aussi  la  modicité  des  frais 
d'impression,  couverts  parfois  par  une  légère  rétribution,  les  bul- 
letins paroissiaux  semblent  devoir  se  multTplîer.  Nous  avons  vu 
le  Message!'  paroissial  mensuel  de  Millery  dans  le  diocèse  de 
Lyon,  la  Quinzaine  paroissiale  de  Sin-le-Noble  (diocèse  de  Cam- 
brai), et  aussi  la  curieuse  petite  Croix  de  l'île  de  Groix,  supplé- 
ment à  La  Croix  de  Paris  et  à  La  Croix  du  Morbihan.  M.  l'abbé 
Noël,  curé  de  l'île  de  Groix,  rédige  lui-même  son  bulletin,  et,  au 
moyen  d'une  petite  presse  h  la  main,  l'imprime  lui-même  avec 
l'aide  de  ses  enfants  de  chœur.  Il  envoie  gratuitement  son 
journal  dans  les  800  familles  qui  forment  sa  paroisse  ;  il  estime 
que  ces  800  numéros  lui  reviennent,  papier  compris,  à  une 
dépense  de  1  fr.  50. 

Nous  savons  que  des  Bulletins  paroissiaux  se  publient  encore 
à  Yerres  (Seine-et-Oise),  à  Pont-en-Royans  (Isère),  h  Izieux  (Loire). 
E'exemple  de  nos  curés-journalistes  commence  même  à  être  imité 
en  Amérique.  Le  Révérend  Thomas  Conaty,  curé  de  l'église  du 
Sacré-Cœur  de  la  ville  de  Worcester  (Massachusetts,  Etats- 
Unis),  a  entrepris,  en  1891,  la  publication  d'un  bulletin  parois- 
sial qui  a  pour  titre  :  Monthly  Calendar  of  the  Church  of  the 
sacred  Heai't^  Calendrier  mensuel  de  l'église  du  Sacré-Cœur.   ,. 

La  capitale  de  la  France  ne  pouvait  rester  en  arrière  de  ce 
mouvement  apostolique.  Là  plus  qu'ailleurs  il  est  difficile  à  un 
pasteur  de  se  mettre  en  contact  avec  ses  nombreux  paroissiens; 
là  plus  qu'ailleurs,  surtout  dans  les  quartiers  populaires,  il  est 
nécessaire  d'employer  tous  les  moyens  pour  éclairer  les  âmes 
que  tant  d'ignorance  et  de  préjugés  tiennent  éloignées  de  l'église  ; 
là  plus  qu'ailleurs  il  faut  établir  des  œuvres  paroissiales  et  par 
la  voix  d'un  journal  les  porter  à  la  connaissance  des  paroissiens. 

1.  Il  est  imprimé  à  Balan-Sedan,  imprimerie  du  Patronage;  A.  Gérard, 
directeur.  Il  est  distribué  gratuitement  à  toutes  les  familles  des  cinq  paroisses. 
On  serait  étonné  d'apprendre  à  quel  prix  modique  s'élève  l'imp'ression  de 
cette  feuille  bimensuelle.  , 


LE  BULLETIN  PAROISSIAL  831 

.Ces  motifs  ont  déterminé  le  Curé  de  Notre-Dame  de  Plai- 
sance, M.  l'abbé  Soulange-Bodin,  à  entreprendre  la  publication 
d'un  bulletin  mensuel  qui  a  pour  titre  :  UEcho  de  Plaisance  ^. 
Nous  avons  sous  les  yeux  les  quatre  premiers  numéros  de  ce 
journal.  Rien  de  plus  édifiant  et  de  plus  touchant  :  le  cœur  du 
chef  de  la  famille  paroissiale,  dans  une  série  de  lettres  à  ses 
paroissiens  et  d'articles  vivants  et  vibrants,  fait  sentir  à  tous 
combien  il  s'intéresse  h  leur  bien-être  spirituel  et  temporel. 

Le  premier  article,  sous  la  forme  paternelle  d'une  lettre,  éta- 
blit une  communication  cordiale  entre  le  pasteur  et  le  troupeau. 
Le  deuxième  s'occupe  de  la  construction  d'une  spacieuse  église 
dédiée  à  Notre-Dame  du  Travail.  Le  troisième  est  la  chro- 
nique du  Salon  paroissial^  ou  Salle  Jeanne  d'Arc,  où  toutes 
les  œuvres  de  la  paroisse  trouvent  un  abri,  où  des  séances  ré- 
créatives diverses  sont  offertes,  et  de  multiples  conférences  don- 
nées aux  paroissiens  de  Notre-Dame  de  Plaisance.  Le  quatrième 
donne  des  nouvelles  des  écoles,  des  catéchismes,  des  patronages 
et    des    œuvres  de    jeunesse.   Le    cinquième   est    consacré   aux 

,  études  sociales.  Enfin  V Horaire  des  criivresj  quelques  faits  divers 
et  les  annonces  commerciales  du  quartier  fournissent  la  matière 
qui  remplit  \e  reste  du  journal. 

A  notre  humble  avis,  il  y  a  dans  ces  publications  paroissiales 
un  moyen  puissant  pour  préparer  le  renouvellement  d'une  pa- 
roisse et  pour  assurer  sa  persévérance  dans  la  pratique  reli- 
gieuse. Trop  souvent  une  modestie  excessive  empoche  le  prêtre 
d'employer  ces  moyens  nouveaux  d'enseignement  par  la  presse, 
que  Notre  Seigneur  n'a  parf  exclus  de  son  programme  de  l'action 

sacerdotale,  lorsqu'il  a  dit:  «  //e,  docete Luceat  lux  vestrà 

coram  hominibtis,  »  Trop  souvent  le  clergé  français  cache  ses 
œuvres  aux  regards  des  hommes.  Alors  que  les  ennemis  de 
l'Eglise  font  tapage  de  quelques  œuvres  philanthropiques  ou  so- 
ciales, qu'ils  organisent  au  bénéfice  de  leur  popularité  tout  autant 
qu'au  bénéfice  des  miséreux,  le  prêtre  parait  moins  actif  et  moins 
généreux  que  ces  charlatans  de  philanthropie,  parce  qu'il  ne 
fait  pas  assez  connaître  les  œuvres  que  son  zèle  a  créées.  Ne 
prend-on  pas   d'ailleurs   mille   mesures  pour  les  empêcher  de 

1.  Abonnement,  1  franc.  Bureaux  et  rédaction,  10,  rue  Schomer,  Paris. 


832  LE  BULLETIN  PAROISSIAL 

naître,  et,  alors  qu'elles  existent,  pour  les  faire  disparaître  ? 
Bien  des  fidèles  ignorent  l'existence  de  belles  œuvres,  insti- 
tuées par  leurs  propres  pasteurs  au  sein  de  la  paroisse  ;  et,  les  igno- 
rant, ne  se  servent  pas  de  ces  œuvres  comme  d'un  pont  qui  les 
ramènerait  à  la  maison  paternelle.  Le  bulletin  paroissial  peut 
rétablir  les  communications  entre  le  pasteur  et  les  brebis  et  bri- 
ser les  barrières  qui  les  séparent.  Partout  il  excitera  une  vive 
sympathie  pour  le  zèle  de  nos  curés-apôtres,  et  leur  attirera  le 
concours  de  ceux  qui  peuvent  mettre  à  leur  disposition  des 
ressources  d'argent  et  d'activité  personnelle.  Aussi  faisons-nous 
des  vœux  ardents  pour  que  ce  genre  de  publications  soit  adopté, 
sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  dans  toutes  les  paroisses  de 
France. 

H.  WATRIGANT,   S.  J. 


REVUE   DES   LIVRES 


Die  Hûgel  von  Jérusalem.  Neue  Erklanmg  der  Beschrei- 
bung-  Jerusalems  bei  Josephus,  Bell.  Jud.  V,  4,  1  und  2. 
(Les  collines  de  Jérusalem.  Nouvelle  interprétation  de  la 
description  de  Jérusalem  par  Josèphé^,  par  Georg  Gatt. 
Freiburg  i.  B.,  Herder,  1897.  In-S^de  viii-66p.  Prix:  1  mk.  50. 

La  question  que  M.  l'abbé  G.  Gatt  discute  dans  cette  brochuye 
est  une  des  plus  épineuses  de  toute  la  topographie  palestinienne. 
Quelle  est  la  situation  des  collines  de  Jérusaleiy  nommées  dans 
la  Bible  et  dans  Josëphe,  voilà  Ténigme  dont  on  a  en  vain  jusqu'à 
présent  cherché  une  solution  satisfaisante. 

Don  Gatt,  qui  croit  avoir  été  plus  heureux,  a  passé  plus  de  vingt- 
cinq  années  en  Terre-Sainte  comme  Supérieur  de  Saint-Pierre  à 
Jérusalem,  Directeur  de  l'Hospice  austro-hongrois  dans  la  même 
ville,  enfin  Missionnaire  apostolique  à  Gaza.  Pendant  tout  ce 
temps  il  a  spécialement  étudié  la  topographie  de  Jérusalem.  Déjà 
en  1877  il  publiait  une  Description  de  Jérusalem  et  de  ses 
environs  (39G  pages).  Plusieurs  fois  depuis  il  a  traité  le  môme 
sujet  dans  différentes  revues.  Il  connaît  donc  à  fond  la  matière  et 
il  est  sans  doute  bien  compétent  pour  la  discuter. 

La  vraie  cause  des  erreurs  des  différents  systèmes  c'est,  pense- 
t-il,  qu'on  a  mal  interprété  la  description  de  Jérusalem  donnée 
par  Thistorien  juif  Josèphe  (Dell.  jud. y  V,  4,  1  et  2).  Il  en  propose 
donc  une  nouvelle  interprétation  qui  lui  parait  résoudre  suflisam- 
menl  toutes  les  diflicultés. 

Après  un  court  préambule  sur  les  changements  et  la  configu- 
ration actuelle  de  l'emplacement  de  Jérusalem,  il  donne  le  texte 
de  Josèphe,  avec  traduction  (p.  1-12)  ;  puis  il  discute  l'explication 
«  traditionnelle  «  de  ce  texte,  en  réfutant  dix-huit  systèmes  prin- 
cipaux (p.  12-32);  enfin  il  expose  la  vraie  interprétation  (p.  33-49), 
et  il  rf'pond  aux  objections  des  adversaires  (p.  49-64). 

Dans  un  problème  si  compliqué  il  n'est  pas  facile  de  satisfaire 
tout,  le  monde  sur  tous  les  points.  Cependant,  pour  le  principal, 

LXXI.  —  53 


834  ÉTUDES 

l'auteur,  me  semble-t-il,  donne  une  solution  plus  probable  que 
celle  de  ses  devanciers  et  son  opuscule  marque  un  vrai  progrès 
de  la  question. 

Il  distingue  dans  la  description  de  Josèphe  une  partie  générale 
et  une  autre  spéciale.  La  partie  générale  nous  dit  ce  qu'on  doit 
trouver  dans  toute  bonne  description  de  la  ville  sainte  :  à  savoir 
.qu'elle  est  située  sur  deux  collines  opposées,  dont  l'une  est 
.beaucoup  plus  haute  et,  dans  le  sens  de  sa  longueur,  suit  plus 
la  ligne  droite  que  l'autre  ;  que  ces  deux  collines  sont  séparées 
par  une  vallée  profonde,  appelée  Tyropoeon,  et  qu'elles  sont 
entourées  par  ailleurs  d'autres  vallées  profondes,  qui  rendent  la 
ville  inabordable  de  ces  côtés.  C'est  ce  que  nous  disent  aussi  sur 
Jérusalem,  par  exemple  Tacite  [Hist.  5,11)  et  le  Tasse  (Gerusa" 
lemme  liberata^  c.  3).  On  ne  peut  supposer  que  Josèphe  ait  omis 
ce  premier  point  caractéristique  dans  la  description  de  sa  ville 
natale. 

Mais  s'il  parle  de  ces  deux  collines  principales  de  Jérusalem, 
Don  Gatt  nous  fait  bien  remarquer  qu'il  faut  les  prendre  dans 
toute  leur  extension,  et  non  seulement  dans  une  petite  partie, 
comme  on  l'a  fait  trop  souvent.  Car  c'est  sur  ces  deux  collines 
tout  entières  que  la  ville  sainte  était  située,  et  on  ne  peut 
raisonnablement  comparer  que  les  deux  collines  prises  dans 
toute  leur  longueur,  quand  on  dit  que  l'une  suivait  plus  la  ligne 
droite  que  l'autre  (xb  [jiîjxoç  lôuTepoç). 

Les  deux  collines  principales  de  la  ville  sont  donc  ;  à  l'occident, 
le  Sion  traditionnel  et  ses  contreforts  avec  le  Calvaire  et  ses 
contreforts  ;  et  à  l'orient,  la  colline  du  temple  avec  Ophel  et 
Bezétha. 

On  admettra  alors  facilement  que  la  grande  vallée  du  Tyropoeon, 
séparant  ces  deux  collines,  est  le  Wad  qui  traverse  la  ville 
actuelle  de  la  porte  de  Damas  au  nord  jusqu'à  la  piscine  de  Siloé 
au  sud-est.  Il  est  certain  aussi  que  les  autres  vallées  qui  entourent 
encore  les  deux  collines,  sont  celle  de  Hinnom  [Wadi  el-Rabàbi) 
à  l'ouest  et  au  sud,  celle  du  Cédron  (Wadi  Sitti  Maryam) 
à  l'est. 

A  cette  vue  d'ensemble  Josèphe  a  mêlé  la  vue  de  détail, 
quand,  outre  les  deux  collines  principales  dont  nous  venons  de 
parler,  il  distingue  quatre  collines  secondaires,  sur  lesquelles 
se    trouvaient  les  différents   quartiers    de   la  ville.   D'après  Don 


REVUE  DES  LIVRES  835 

Catt  ce  sont  deux  collines  à  l'ouest  et  deux  autres  ^  l'est  du 
Tyropoeon.  La  première,  située  au  sud-ouest,  est  le  'Sion 
traditionnel,  nommé  par  David  «  forteresse  »  (çpcypisv),  et  qui 
était  au  temps  de  Josèphe  «  le  haut  marché  »  (i^  avw  3c\'opi). 
L'autre  est  la  colline  nommée  «  Acra  »  ["Av.px),  qui  portait 
autrefois  la  forteresse  des  Syriens  ;  Don  Gatt  la  trouve  dans  les 
contreforts  du  Calvaire  à  l'ouest  du  Tyropoeon  et  du  temple.  La 
troisième  est  la  colline  du  temple  avec  l'Ophel  et  toute  la  colline 
au  sud-est,  qui  n'en  est  que  le  contrefort.  Enfin  la  quatrième  est 
la  colline  de  Bezétha  (Be^sOâ)  au  nord-est  du  temple. 

Pour  la  première  et  les  deux  dernières  collines  on  admettra 
facilement  les  déterminations  de  l'rfuleur,  pourvu  qito  la  cjueslion 
de  Sion-Ophcl  reste  en  dehors  de  la  discussion. 

La  colline  spécialement  controversée  est  l'Acra.  Des  savants 
distingués  veulent  la  placer  à  l'angle  nord-ouest  du  temple  ; 
d'autres,  au  sud-est,  d'autres,  à  l'ouest  du  temple,  mais  h  l'est  du 
Tyropoeon  ;  d'autres  enfin  l'identifient  avec  la  colline  de  la 
citadelle  près  de  la  porte  de  Jafla.  Un  examen  sérieux  du  pour  et 
du  contre  me  paraît  trancher  la  question  en  faveur  de  la  position 
assignée  par  Don  Gatt,  ou  du  moins  rendre  cette  solution  la 
plus  probable. 

Pour  ceux  qui  admettent  la  véracité  de  Josèphe  —  Taulcur  ne 
la  discute  pas,  et  je  ne  veux  pas  la  discuter  non  plus  u  présent  — 
il  me  parait  absolument  impossible  de  chercher  son  Acra  ou  sur 
la  place  de  la  ckadcUe  ou  sur  celle  de  l'Antonia.  U  me  semble 
également  impossible  de  voir  la  description  de  l'historien  juif 
vérifiée  dans  la  colline  du  sud-est.  Comment  trouver  là,  entre 
cette  colline  et  celle  du  temple,  la  «  large  vallée  »  de  Josèphe 
(izXatefa  çipay^i  îietpYSjxïvs;)  ?  Malgré  le  petit  enfoncement,  où 
M.  Guthe  voulait  trouver  le  «  Hasmoniier-Thal  (ZDPV.  V  (1882), 
321  ss.),  il  me  paraît  très  peu  probable  que  cette  large  vallée  y 
ait  jamais  existi^  Et  sur  la  partie  qui  resterait  de  cette  petite 
pente,  dont  la  plus  haute  terrasse  se  trouve  maintenant  quarante 
mètres  au-dessous  du  rocher  de  l'ancien  temple,  comment  sup- 
poser l'existence  d'une  colline,*  déjà  par  elle-même  plus  haute 
que  celle  du  temple,  et  le  dominant  complètement  par  son  acro- 
pole? Ce  serait  une  vraie  monstruosité  sur  ce  plateau  étroit,  dont 
l'étendue  ne  dépasse  pas  100  <i  150  mètres  et  qui  s'abaisse. de 
plus  de  cinquante  mètres  en  pente  régulière  et  naturelle  vers  la 


836  ÉTUDES 

piscine  de  Siloé.  le;  ne  veux  pas  en  appeler  aux  dernières  décout- 
vertes  de  M.  Bliss  ;  il  vaut  mieux  en  attendre  les  résultats  défi- 
nitifs. • 

En  particulier  ceux  qui  placent  et  le  Sion  biblique  et  l'Acra  de 
Josèphe  sur  cette  pente,  mettent  l'historiographe  en  contradic- 
tion formelle  avec  la  Bible  :  car  d'une  part  avec  l'Ecriture,  ils 
font  monter  les  rois  d'Israël  de  Sion  au  temple,  et  ils  prouvent 
par  là  que  la  forteresse  des  Jcbuséens  et  de  David  se  trouvait  sur 
la  colline  du  sud-çst,  inférieure  à  celle  du  temple  ;  d'autre  part 
avec  Josèphe  {Ant.,  xii,  10,  5  ;  éd.  Niese  n.  406),  ils  font  descendre 
Nicanor  de  la  même  place  au  sanctuaire,  et  ils  y  supposent  une 
hauteur  dofmnant  le  temple. 

L'unique  position  possible  de  l'Acra,  d'après  Josèphe,  est  donc 
à  l'ouest  du  temple,  et  là,  d'après  la  nature  du  terrain,  l'unique 
point  qui  remplisse  toutes  les  conditions,  c'est  le  contrefort  du 
Calvaire  à  l'ouest  du  Tyropoeon.  Sa  hauteur  est  actuellement  un 
peu  inférieure  à  celle  du  temple  ;  mais  autrefois,  avant  la  démo- 
lition par  Simon  (Jos.,  Ant.,  xiii,  6,  7.  BelL,  i,  1,4;  2,  2),  il  pou- 
vait très  bien  dominer  le  sanctuaire. 

Si  l'on  doit,  dans  cette  question  difficile,  se  contenter  d'une 
solution  qui  laisse .  le  moins  possible  de  difficultés  (v.  Klaiber, 
ZDPV.  XI  (1888),  13),  il  me  semble  que  la  solution  proposée  par 
Don  Gatt  peut  être  regardée  comme  satisfaisante,  au  moins  dans 
les  points  principaux. 

Quelques* remarques  maintenant  sur  des  détails  secondaires. 
Don  Gatt  affirme  (p.  1,  8)  que,  près  de  la  porte  de  Damas,  le  troi- 
sième mur  de  la  ville  s'étendait  de  220  mètres  environ  plus  au 
nord  ;  c'est  ce  qui  est  indiqué  sur  le  plan  joint  à  la  brochure  et 
dont  on  n'a  pas  voulu  d'ailleurs  faire  un  chef-d'œuvre.  L'auteur 
n'ajoute  aucune  preuve,  et  je  ne  sais  si  on  tombera  d'accord  avec 
lui  si  facilement.  Pour  l'identification  du  Sion  biblique  avec  la 
colline  traditionnelle  de  l'ouest,  il  insiste  avec  faison  (p.  43)  sur 
le  passage  où  Josèphe  dit  que  cette  colline  avait  été  appelée  for- 
teresse par  David.  C'est  là  sans  doute  un  argument  qui  a  sa 
valeur,  attendu  que  Josèphe  devait  bien  connaître  la  situation  du 
tombeau  de  David  près  de  l'ancienne  acropole,  et  que,  pour  le 
temps  de  David,  il  ne  peut  parler  que  d'une  seule  forteresse  à 
Jérusalem.  Cependant  on  dira  peut-être  que  cet  argument  ne 
tranche  pas  la  question,  et  que,  pour  la  résoudre,  quelques  affir- 


REVUE  DES  LIVRES  887 

mations  de  Topuscule  sont  un  peu  trop  absolues.  Du  reste  l'auteur 
n'a  voulu  toucher  ce  point  qu'en  passant. 

Les  réponses  aux  objections  ne  me  semblent  pas  toujours  très 
heureuses,  par  exemple  la  septième  (p.  56)  et  la  dernière  (p.  63). 
Pour  ce?le-ci,  l'auteur  propose,  comme  unique  expédient  pos- 
sible, une  correction  du  texte  biblique,  IMac,  xiii,  52,  où  il  veut 
lire  :  «  (Simon  fortifia)  l'acropole  à  côté  de  la  colline  du  temple  » 
au  lieu  de  «  la  colline  du  temple  à  côté  de  l'acropole  ».  La  cor- 
rection, tout  ingénieuse  qu'elle  soit,  ne  me  paraît ^las  nécessaire; 
elle  n'est  d'ailleurs  appuyée  sur  aucun  manuscrit  et  aucune  ver- 
sion. Sans  nulle  correction  le  texte  ne  peut-il  pas  s'expliquer  ? 
L'auteur  de  I  Mac.  désigne  le  temple  avec  son  quartier  par  diffé- 
rentes expressions.  Ordinairement  il  l'appelle  «  les  saints 
(lieux)  »  (-ri  avia),  ou  «  le  sanctuaire  »(ts  àviaa;ja),  quelquefois  «  le 
temple  »  (4  vaiç),  ou  «  la  maison  »  (5  cTxsç),  une  fois  «  le  saint  » 
(t5  (îpsv).  Pour  désigner  la  colline  du  îemple  il  dit  huit  fois  «  le 
mont  Sion  »  (ts  spsç  Siwv),  une  fois  «  le  mont  de  la  maison  » 
(tï  Spcç  TcO  oïxsu)  et  une  fois  «  le  mont  saint  »  (5poç  tb  affiov). 
L'expression  «  la  colline  du  Hiéron  »  (tb  cps;  tsj  tepsj),  que  l'on 
trouve  dans  notre  passage,  xiii,  52  et  aussi  xvi,  20,  n'est  donc 
pas  restreinte  par  l'usage  de  l'auteur  pour  désigner  seulement 
la  hauteur  qui  porte  le  sanctuaire.  Dans  l'endroit  en  question 
nous  y  trouvons  ajouté  «  à  côté  de^l'Acropole  «(TO'Trapà  Tt;v 
âv.px'f),  pour  déterminer  la  position  de  cette  hauteur.  Plus  de 
quarante  fois  l'auteur  sacré  avait  déjà  parlé  du  temple  sans  ajou- 
ter une  détermination  semblable,  complètement  superflue  par 
rapport  à  la  colline  du  sanctuaire.  Enfin  la  circonstance  que 
Simon  M  fortifiait  celte  colline  pour  y  fixer  sa  demeure  »,  nous 
montre  clairement  que  ce  n'est  pas  la  hauteur  du  temple  que 
l'auteur  veut  désigner.  Mais  s'il  y  avait  une  autre  colline  près  du 
sanctuaire,  et  si  elle  était  considérée  comme  appartenant  au 
quartier  du  temple,  elle  pouvait  bien  être  appelée  une  «  colline 
du  Hiéron  ».  Or,  il  y  a  en  effet  tout  près  du  sanctuaire  une  autre 
colline,  celle  de  la  forteresse  Antonia,  et  elle  était  considérée 
par  les  juifs  comme  faisant  partie  du  quartier  sacré  ^omp.  l'an- 
cienne liste  des  jours  sans  jeune  [Mégillath  ta^anilh)  ix,  1).  C'est 
donc  probablement  cette  ancienne  forteresse  {Bïrày^II  Esdr.,  ii,  8; 
VII,  2)  que  Simon  a  établie  pour  y  fixer  sa  demeure.  Elle  est 
appelée    «   la  colline  du  Hiéron  »,   et,  pour   la   distinguer   de 


838  ÉTUDES 

l'autre  colline  du  temple,  l'auteur  sacré  a  ajouté  «  celle  qui  se 
trouve  à  côté  de  l'acropole,  ))  car  il  avait  parlé  dans  les  trois  ver- 
sets précédents  (49-51)  de  cette  acropole  des  Syriens,  prise  par 
Simon.  Quoique  celle-ci  se  trouvât  de  l'autre  côté  de  la  vallée, 
elle  était  néanmoins  tout  près  de  l'Antonia,  et  l'auteur* pouvait 
donc  dire  :  «  la  colline  du  Hiéron  à  côté  de  l'acropole.  »  Ainsi 
le  mot  «  acj'a  »  garde  le  même  sens  qu'il  a  dans  les  versets  pré- 
cédents, et  tout  s'explique  naturellement. 

Pour  ce  texte«et  pour  l'autre  /  Mac,  xiv,  36,  on  désirerait  peut- 
être  que  Don  Gatt  eût  encore  expliqué  la  contradiction  appa- 
rente qu'ils  offrent  avec  le  récit  de  Josèphe  sur  la  destruction  de 
l'Acra. 

Mais    ces  desiderata,    auxquels  je   pourrais   ajouter  quelques 

points  de  détail,    n'empêchent  pas  que  l'auteur  n'ait  mérité  la 

reconnaissance    de   tous    ceux    qui    s'occupent    de   topographie 

biblique. 

LÉOPOLD  FONCK,   S.  J. 

La  mosaïque  de  Madaba. 

Le  retour  d'une  population  chrétienne  sur  l'emplacement  de 
l'antique  ville  moabite  de  Madaba  a  donné  lieu  récemment  à  di- 
verses découvertes  archéologiques,  dont  la  plus  remarquable  est 
celle  d'une  carte  en  mosaïque  qui  décorait  le  pavé  d'une  basi- 
lique. Le  R.  P.  Cléophas,  bibliothécaire  du  couvent  grec  du 
Saint-Sépulcre  à  Jérusalem,  qui  a,  le  premier,  reconnu  et  fait 
dégager  ce  précieux  monument,  en  décembre  1896,  en  donne 
une  courte  description  dans  une  brochure  en  grec,  publiée  par 
les  soins  et  à  l'imprimerie  des  PP.  Franciscains  de  Jérusalem 
('0  Iv  Ma5'/;(3à  ixo>aaiy.bç  /.ai  yeiiiyp(X(fiY.oq  izs-pl  Supiaç,  riaXaiaTivriç 
xod  AhcjTZT-zou  yipzr,!;.  26  pages  in-8).  Un  dessin  réduit  de  la  carte, 
avec  la  transcription  des  légendes  et  quelques  notes  provisoires, 
dues  à  la  collaboration  du  même  P.  Cléophas  et  du  R.  P.  La- 
grange,  dominicain,  a  paru  dans  la  Revue  biblique  d'avril  1897. 
Enfin,  les  RR.  Pères  Assomptionistes  ont  publié  la  photographie 
complète  et*  très  soignée  du  document  original,  exécutée  par  le 
R.  P.  Germer-Durand,  qui  y  a  joint  également  la  transcription 
et  la  traduction  des  légendes  avec  quelques  observations.  (La 
carie  mosaïque  de  Madaba.  Découverte  importante,  1897.  Paris, 
Maison  de  la  Bonne  Presse,  12  planches  in-4°.  Prix  :  5  fr.).  Nous 


REVUE  DES  LIVRES  839. 

ne  pouvons  actuellement  que  signaler  ces  intéressantes  publica- 
tions. En  attendant  que  nous  donnions  une  étude  plus  détaillée 
de  la  carte,  disons  que,  malgré  ses  dimensions  (près  de  18  mè- 
tres carrés),  ce  n'est  plus  qu'un  fragment;  elle  devait  mesurer 
danS  son  intégrité  au  moins  80  m.  c.  Elle  comprenait  à  l'origine 
toute  la  Palestine, ^le  désert  du  Sinaï  et  la  Basse-Egypte  avec  le 
delta  du  Nil  ;  la  partie  conservée  s'étend  depuis  l'Egypte  jusqu'à 
Naplouse,  mais  non  sans  lacunes.  Quant  à  la  date  où  elle  a  été 
exécutée,  le  R.  P.  Cléophas  la  fait  remonter  jusqu'au  milieu 
du  v'  siècle  ;  le  R.  P.  Germer-Durand  ne  la  croit  pas  antérieure 
au  commencement  du  vi*.  Quoi  qu'il  en  soit,  et  bien  qu'il  ne 
faille  point  chercher  dans  cette  mosaïque  la  précision  mathéma- 
»tique  des  cartes  modernes,  il  y  a  là  toujours  une  source  inestimable 
d'informations,  non  seulement  sur  la  topographie  réelle  de  la 
Terre-Sainte  au  temps  de  Justinien,  mais  encore  sur  les  «  tra- 
ditions »  qui  existaient  ii  la  même  époque  concernant  les  loca- 
lités bibliques.  l 

J.  B.,  S.  J. 

I  L'Avocat  du  Clergé,  par  P.  Caulet,  avocat,  docteur  en 
droit.  Paris,  Lethiellcux,  1897.  In-12,  pp.  xxiv-947. 
Prix  :  5  fr.  85. 

Voici  assurément  un  livre  utile,  un  livre  d'actualité,  à  notre  époque 
où  la  persécution  religieuse  s'efforce  d'emprunter  le  cai'actère  de  la 
légalité,  à  l'heure  où  les  ressources  du  droit  sont  trop  souvent 
employées  contre  les  institutions  catholiques,  c'est  faire  une  œuvre  du 
plus  haut  intérêt  pratique  que  de  faciliter  l'étude  des  questions  législa- 
tives et  contentieuses  concernant  la  religion  et  le  clergé.  —  Et 
c'est  bien  un  avocat  du  clergé  que  cet  ouvrage,  mais  un  avocat  qui 
s'interdit  les  polémiques,  et  se  renferme  dans  son  rôle  de  conseil  tech- 
nique :  un  avocat  consultant  et  non  point  un  avocat  plaidant.  L'auteur 
fait  remarquer  avec  grande  raison  qu'il  est  indispensable  aux  ecclésias- 
tiques d'être  exactement  fixés  sur  leur  situation  juridique,  afin  de 
pouvoir  revendiquer  avec  énergie  les  Aroits  que  leur  confèrent  la  légis- 
lation et  la  jurisprudence,  mais  aussi  pour  éviter  de  s'engager  à  la 
légère,  sans  avoir  la  certitude  d'être  suffisamment  armés,  dans  une 
lutte  où  la  défaite  serait  exploitée  par  les  ennemis  de  la  religi^.  Les 
laïques,  qui  sont  chargés  des  intérêts  temporels  du  culte,  ont  eux-mêmes 
le  devoir  d'étudier  sérieusement  cette  partie  difficile  du  droit  adminis- 
tratif qui  règle  les  rapports  de  l'Église  et  de  l'État.  Prêtres  et  laïques 


840  ÉTUDES 

trouveront  dans  cet  ouvrage  le  code  complet  de  la  matière.  Aux  juris- 
consultes professionnels,  il  offre,  avec  tous  les  renseignements  néces- 
saires, les  éléments  de  plus  amples  recherches,  grâce  à  de  nombreuses 
indications  de  sources  et  à  des  notes  très  documentées  ;  pour  les 
prêtres,  pour  les  personnes  peu  versées  dans  l'étude  du  droit,  il  cons- 
titue un  excellent  manuel  de  vulgarisation,  sans  cesser  par  là  d'être  un 
traité  juridique  très  sérieux.  —  Ce  livre  sera  précieux  surtout  pour 
ceux  qui,  loin  des  conseils  et  des  bibliothèques  spéciales,  se  trouvent, 
sans  renseignements  et  sans  défense,  en  face  de  difficultés  exigeant  une 
solution  immédiate;  on  peut  citer  dans  cit  ordre  d'idées  ce  qui  a  rap- 
port aux  inhumations  et  aux  pompes  funèbres,  sujet  fort  bien  étudié  par 
M.  Caulet  ;  il  donne  notamment  le  commentaire  de  la  loi  du  25  novembre 
1887,  dite  loi  sur  la  liberté  des  funérailles,  mais  qui  serait  mieux  inti- 
tulée :  loi  sur  la  laïcisation  des  enterrements.  , 

Après  un  examen  attentif  de  ce  volume,  nous  croyons  pouvoir  dire 
qu'il  renferme  vraiment  l'ensemble  du  droit  ecclésiastique,  et  qu'il  ne 
néglige  aucune  des  questions  ayant  un  intérêt  direct  ou  indirect  pour 
les  membres  du  clergé  dans  leurs  rapports  avec  la  loi  civile  et  les  auto- 
rités administratives.  Nous  signalerons  spécialement  à  titre  d'exemples 
les  études  sur  les  processions  et  les  manifestations  extérieures  du  culte, 
sur  les  traitements  du  clergé,  les  recours  pour  abus,  les  presbytères  et 
autres  édifices  religieux,  sur  les  fabriques  et  leur  comptabilité,  les  sémi-  ' 
naires,  les  libéralités  aux  établissements  publics  ecclésiastiques,  et  enfin 
tout  un  livre  sur  l'enseignement  libre  ^ ,  dans  ses  trois  degrés,  oii  l'on 
trouve  un  chapitre  sur  les  patronages  au  point  de  vue  légal.  —  Une 
table  analytique  facilite  les  recherches  dans  cet  ensemble  de  matières  si 
nombreuses  et  si  variées. 

Nous  étions  tentés  de  regretter  que  l'auteur  n'eût  pas  réservé  une 
place  aux  questions  contentieuses  concernant  les  Congrégations  ;  et 
voilà  qu'il  prévient  l'objection  en  nous  laissant  espérer  un  travail  spé- 
cial sur  ce  sujet.  De  la  sorte,  tous  les  intérêts  que  M.  P.  Caulet  tient  à 
cœur  de  servir  auraient  complète  satisfactioi?.  Nous  ne  pouvons  donc 
que  rendre  hommage  à  la  somme  considérable  de  travail  que  représente 
ce  premier  volume,  à  la  science  dont  il  témoigne,  aux  intentions  qui 
l'ont  inspiré.  L'auteur  déclare  qu'il  a  voulu  faire  une  œuvre  utile  au 
clergé  de  France;  nous  pensons, qu'il  a  réussi,  et,  avec  lui,  nous  for- 
mons le  vœu  que  cet  avocat  du  clergé  puisse  gagner  plus  d'une  cause 
pour  Dieu  et  la  Religion. 

1.   Nous   formulerons  quelques    réserves  sur  ce  que  M.  P.  Caulet  semble 
enser  de  V obligation,  tout  en  approuvant  ce  qu'il  dit  de  la  gratuité  et  de  la 
laïcité  de  l'enseignement  primaire. 

L.  T. 


REVUE  DES  LIVRES  ȉd 

La  Russie  et  le  Saint-Siège.  Études  diplomatiques,  par 
le  ,P.  PiERLiNG,   S.  J.   Ton*  II.  Arbitrage  pontifical. 

Projets  militaires  de  Bathory  contre  Moscou.  Le  tsar  Fédor 
et  Boris  Godounov.  In-8°  de  xii-416  p.,  1897.  Paris,  Pion. 
Prix  :  7*fr.  50. 

Je  ne  m'écrierai  point  tout  d'abord  en  style  de  réclame  «  Ce 
livre  est  une  révélation.  »  Le  compliment  serait,  j'imagine,  peu 
flatteur  pour  le  P.  Pierling,  puisqu'il  prend  la  peine  de  nous  dire 
lui-même,  dans  son  avant-propos^  que  son  livre  n'est  qu'une 
nouvelle  édition  de  l'ouvrage,  publié  par  lift,  en  1890,  sous  le 
titre  :  Papes  et  Tsars.  Il  en  a  seulement  retouché  quelques  cha- 
pitres, en  les  enrichissant  de  renseignements  nouveaux  ;  mais  de 
son  propre  aveu,  «  les  grandes  lignes  sont  restées  partout  les 
mème^»  et  la  révélation  date  au  moins  de  quelques  années. 

De  cette  réédition,  l'auteur  a  fait  le  second  tome  du  gr&nd 
ouvrage  qu'il  a  emrepris.  Ouvrage  curieux  et  même  actuel  ;  car 
en  nous  iipprcnant  les  relations  antiques  de  la  Russie  avec  le 
Saint  Siège,  il  nous  éclaire  sur  l'origine  lointaine  des  intérêts 
complexes  que  l'on  résume  ordinairement  d'un  mot  :  la  question 
d'Orient.  La  dernière  phrase  du  livre  semble  être  posée  comme 
une  pierre  d'attente  pour  le  prochain  volume  :  il  sera  désiré  et 
s'impose  d'avance  h  l'attention  de  tous  ceux  qui  ont  lu  les  deux 
premiers.  On  peut  dire  cela  sans  nulle  exagération,  ils  le  savent 
bien.  Un  mouvement  d'attention  marquée,  comme  disent  les  sténo- 
graphes de  la  Chambre,  a  souvent  plus  de  valeur  que  des  salves 
d'applaudissements  ;  or,  le  P.  Pierling  est  de  ceux  qui  forcent 
l'attention,  simplement  en  parlant  de  ce  qu'ils  savent.  Les  diffé- 
rents ouvrages  qu'il  a  publiés  sur  les  choses  de  Rome  et  de 
Moscou  l'ont  préparé  de  longue  mai^i  à  écrire  celui-ci,  et  les 
nombreux  documents  qu'il  y  met  en  œuvre,  après  les  avoir 
recueillis  de  toutes  parts,  nous  révéleront  sans  doute  plus  qu'une 
chose  nouvelle.  Il  y  a  dans  l'histoire  d'Orient  au  xvii*  et  au  xviii^ 
siècle  de  quoi  nous  ménager  encore  des  surprises. 

Mais  c'est  sur  les  rappprts'  du  Saint  Siège  avec  les  Slaves  au 
XVI*  siècle  que  le  P.  Pierling  a  surtout  écrit  jusqu'à  présent.  Il  a 
rassemble  sur  celte  époque  de  nombreux  documents  inédits  qui 
forment  une  collection  précieuse.  Ce  n'était  pas  trop  de  deux 
volumes  pour  en  tirer  parti.  Le  présent  volume  raconte  entre 


842  ETUDES 

autres  une  histoire  qui  lui  tient  au  cœur  :  celle  de  Bathory  et  de 
Possevino.  Un  jésuite  italien,  devenu,  au  nom  du  pape,  arbitre 
entre  la  Pologne  et  la  Russie,  devait  attirer  l'attention  du 
P.  Pierling.  On  ne  pourra  plus  se  passer  de  ses  ouvrages  quand 
on  voudra  écrire  la  biographie  de  ce  personnage  historique  ;  ils 
*  en  fournissent  tous  les  éléments.  Et  c'est  une  figure  bien  curieuse 
à  évoquer  dans  son  activité  diplomatique.  Ce  diplomate  religieux, 
«  ayant  consacré  ses  efforts  et  sa  vie  à  la  plus  grande  gloire  de 
Dieu  et  au  salut  des  âmes,  s'intéressait  à  tous  les  événements, 
embrassait  du  regard  l'Europe  entière  depuis  Londres  et 
Stockholm  jusqu'à  (îonstantinople  en  passant  par  Moscou,  n'ou- 
bliait jamais  l'Orient,  poursuivait  les  fondations  de  son  ordre  en 
Pologne  et  en  Transylvanie,  étreignait  une  masse  de  choses  à  la 
fois  et  même  se  répandait  trop  au  dehors.  «  (p.  210).  Peut-être 
aussi  avait-il  trop  confiance  dans  son  génie  des  affaires  et  livrait-il 
un  peu  naïvement  «les  archives  de  son  cœur  »,  selon  son 
expression  originale.  Mais  il  fut  écouté  à  fa  cour  d'Ivan  le 
Terrible  comme  à  celle  de  Stéphane  Bathory,  il  connut  tous  les 
secrets  des  chancelleries  de  ce  temps-là,  il  présida  un  congrès 
où  il  imposa  l'arbitrage  pontifical,  il  parvint,  sinon  à  unir  les 
nations  irréconciliables  du  monde  slave  et  à  créer  la  ligue  anti- 
ottomane, du  moins  à  gagner  l'entière  confiance  du  héros 
chrétien  que  Sixte  Quint  allait  pousser  par  Moscou  vers  Constan- 
tinople.  Mais,  Stéphane  Bathory  mort,  Possevino  demande  à  se 
retirer  et  son  général,  Acquaviva,  ne  lui  permet  plus  de  rentrer 
dans  le  maniement  des  grandes  affaires.  Il  n'en  avait  pas  moins  été 
l'homme  qui  résumait  dans  ses  projets  toute  la  question  d'Orient 
au  xvi"  siècle,  et  l'on  avait  pu  croire  un  moment  que  l'idéal  pour- 
suivi par  Bathory  et  son  inspirateur  était  «  la  création,  sur  les 
ruines  du  Kalifat,  d'un  grand  empire  slave  gouverné  par  un  nou- 
veau Charlemagne  »  (p.  300).  Le  panslavisme  catholique  tourna 
bientôt  au  panrussisme,  mais  les  Papes  ne  perdirent  pas  de  vue  la 
tnonarchie  des  tsars  dont  ils  étaient  loin  sans  doute  d'entrevoir 
les  futurs  grandeurs. 

Tout  cela  est  raconté  avec  amour  parole  P.  Pierling.  Il  a,  dans 
son  récit,  un  perpétuel  souci  des  documents,  et  ne  craint  pas 
d'affronter  les  redites  pour  les  faire  valoir.  S'il  raconte  une  dis- 
cussion diplomatique,  il  résume  tous  les  arguments  avec  netteté, 
il  y  insiste  même  au  point  de  ne  pas  reculer,  à  force  de  cons- 


REVUE  DES  LIVRES  843 

cience,  devant  les  détails,  où  son  style  sobre  et  ferme  ne  saurait 
pourtant  se»  noyer  jamais.  Sa  conscience  d'historien  lui  interdit 
également  les  éloges  excessifs  habituels  aux  biographes  et  lui 
donne  le  sentiment  des  réserves  nécessaires.  Bathory  et  Posse- 
vino  eux-mêmes  ne  lui  inspirent  qu'un  enthousiasme  relatif,  et 
leurs  défauts  apparaissent  au  lecteur  clairvoyant  à  travers  l'admi- 
ration que  suggèrent  leurs  desseins.  Il  en  est  de  même  pour 
Komulovic  et  les  autres  jésuites  diplomates,  pour  les  princes 
chrétiens  et  pour  les  papes  eux-mêmes.  Les  projets  les  plus 
beaux  n'empêchent  pas  les  misères  de  là  réalité  et  l'auteur  ne 
perd  pas  de  vue  les  unes  plus  que  les  autres.  Il  est  trop  fin  pour 
confondre  les  intentions  avec  les  faits  ;  à  l'étude  de  l'hi^oire 
diplomatique  il  a  appris  le  sens  pratique  de  la  valeur  des  hommes 
et  des  choses.  Quand  la  diplomatie  ne  servirait  qu'à  faire 
connaître  la  figure  changeante  de  ce  monde,  à  montrer  que  la 
réalité  est  moins  belle  que  le  rêve,  elle  aurait  encore  l'avantage 
de  fournir  un  thème  de  méditation  qui  se  rencontre  avec  les  plus 
hautes  leçons  de  la  morale  chrétienne. 

A.  BOUE. 

» 

Onze  publications  récentes  de  M.  Pli.  Tamizey  de 
Larroque,  correspondant  de  l'Institut.  —  I.  Le  Bap- 
tistaire  de  Peiresc.  —  11.  Notes  inédites  de  Peiresc 
sur  quelques  points  d'histoire  naturelle.  —  III.  Deux 
jardiniers  émérites,  Peiresc  et  Vespasien  Robin.  — 
IV.  Lettre  de  M.  A.  Régnier  à  M.  le  docteur  Hamy 
sur  le  Styrax.  —  \.  Frédéric  Fournet.  —  VI.  Béné- 
dictins méridionaux,  Dom  B.  de  Montfaucon,  Dom 
J.  Vaissette,  Dom  J.  Pacotte.  Documents  inédits 
de  la  collection  "Wilhelm.  — Vil.  Le  cardinal  d'Ar- 
magnac et  François  de  Seguins.  —  \\\\.  Les  Corres- 
pondants de  Peiresc,  Jean  et  Pierre  Bourdelot. 
Lettres  inédites  écrites  de  Paris  et  de  Rome  (1634- 
1636).  Paris,  Colin,  1897.  —  IX  à  XI.  Lettres  de 
Peireso,  tomes  IV-VI.  Paris,  Imprimerie  nationale.  3  vol. 
in-4». 

Nous    n'aurions   pas  mentionné    ces  mémoires,  dont  quelques 
uns  offrent  un  intérêt  de  pure  curiosité,  s'ils  ne  se  groupaient  la 


844  ÉTUDES 

plupart  autour  du  nom  de  Peiresc,  le  grand  érudit  du  commen- 
cement du  xvii"  siècle.  Que  son  acte  Baptistaire  ait  €té  exhumé 
du  registre  paroissial  de  Belgentier,  cela  n'a  pas  une  impor- 
tance majeure,  puisqu'il  contient  seulement  la  date  du  baptême 
et  non  celle  de  la  naissance.  Un  fragment  de  livre  de  raison  a 
comblé  la  lacune  en  indiquant,  pour  l'entrée  au  monde  de 
Nicolas-Claude  Fabri  de  Peiresc,  le  l"*"  décembre  1580.  On  le 
savait  déjà  par  ailleurs,  mais  avec  moins  de  certitude. 

On  suit  avec  plus  d'intérêt  les  Notes  sur  l'histoire  naturelle, 
car  on  s'y  trouve  transformé  en  compagnon  de  promenade  de 
Peiresc  faisant,  lui  le  plus  chercheur  de  tous  les  hommes,  de 
charmantes  excursions  aux  environs  d'Aix,  avec  un  certain  prieur 
de  La  Valette  et  le  savant  Gassendi.  Il  y  est  question  d'un 
«  animal  estrange  «  nommé  l'alzaron,  de  la  formation  des  cailloux, 
des  limaces,  des  momies  et  d'un  monstre  marin  à  forme  humaine 
paru  aux  environs  de  Belle-Isle  en  Bretagne. 

Ce  grand  promeneur  était  aussi  un  grand  jardinier  et  avait 
pour  ami  un  autre  jardinier  fameux,  quoique  très  oublié,  Vespa- 
sien  Robin,  arboriste  du  Roy,  premier  sous-démonstrateur  de 
botanique  du  Jardin  royal  des  plantes  (1635-1662). 

Cependant,  s'il  faut  en  croire  M.  Alfred  Régnier,  dans  sa 
Lettre  à  M,  le  docteur  Hamy,  à  propos  de  la  plaquette  de  M.  T. 
de  Larroque  sur  le  jardinier  amateur  que  fut  Peiresc,  le  Styrax 
n'aurait  pas  été  introduit  par  lui  en  Provence,  où  il  existait  depuis 
des  siècles.  Erreur  semblable  au  sujet  de  la  Tubéreuse,  celle-ci 
relevée  par  le  docteur  Hamy.  C'est  Robin  encore,  le  célèbre  col- 
laborateur du  médecin  Guy  de  La  Brosse,  qui  en  aurait  envoyé  un 
plant  à  Peiresc,  alors  qu'on  la  cultivait  depuis  dix-huit  ans  au 
Jardin  des  plantes.  La  Tubéreuse  est  décrite  déjà  dans  une  planche 
de  1608  [Soleil,  16  novembre  1896).  Le  jasmin,  le  lilas  de  Perse  et 
le  laurier  rose  suffisent  à  la  gloire  de  Peiresc. 

Ce  Peiresc  correspondait  avec  tous  les  gens  du  monde  des 
plantes  et  des  simples,  jardiniers,  apothicaires,  médecins,  chirur- 
giens. Il  fallait  donc  s'attendre  à  trouver  les  Bourdelot  parmi 
ceux  qui  lui  payaient  le  tribut  de  leurs  fleurs  de  bel-esprit. 
Ce  sont  deux  singuliers  personnages,  mais  le  second  ne  vaut  pas 
cher.  Tout  le  monde  en  a  parlé;  personne  ne  les  a  connus  aussi 
bien  que  M.  T.  de  Larroque,  précédé  pourtant  par  le  Duc 
d'Aumale.  Un  jour  la  correspondance  de   Pierre   Bourdelot,  le 


REVUE  DES  LIVRES       •  845 

facétieux  familier  de  Chantilly,  sera  peut-être  publiée.  Ce  jour-là 
oa,  videra  le» bas-fonds  du  grand  siècle. 

Où  Peiresc  nous  apparaît  sympathique  et  humain  (ailleurs  il  est 
trop  savant  pour  n'être  pas  un  peu  pédant),  c'est  dans  le  tome  VI 
de  sa  Correspondance.  Ce  recueil  est  composé  de»  lettres  à  sa 
famille  et  principalement  à  son  frère  Palamède,  sieur  de  Valavez 
(1608-1637).  La  dernière  est  datée  de  la  veille  de  sa  mort.  On  y 
trouve  de  tout  et  d'autres  choses  encore.  Il  y  est  question  des 
pères  Séguiran,  Coton,  Sirmond,  et  même  de  Bellarmin.  Ces 
révélations  bibliographiques  sur  l'illustre  cardinal  sont  des  plus 
nouvelles.  Personne  n'avait  mentionné  jusiju'icî  le  traité  qu'il 
aurait  écrit  de  sa  main,  «  que  Christus  non  fuit  rex  temporalis  », 
traité  qu'on  n'aurait  pas  voulu  laisser  imprimer  à  Rome  (p.  575). 
Un  autre  traité.  Contra  nepolismunij  n'était  pas  moins  ignoré. 
Peiresc  insiste  sur  le  premier  (p.  587).  Que  sont-ils  devenus? 
Ont-ils  vraiment  existé?  Assurément  le  jîremier  serait  «bien 
notable,  venant  principalement  de  cette  main-là  ».  Attendons 
qu'on  le  retrouve. 

H.  CHÉROT,  S.  J. 

Cours  d'astronomie  à  l'usage  des  étudiants  des  facultés 
des  sciences,  par  M.  B.  Haillacd,  doyen  honoraire  de 
la  Faculté  des  sciences  de  Toulouse,  directeur  de  l'Obser- 
vatoire. Seconde  partie  :  Astronomie  sphérique.  Mouve- 
ments dans  le  système  solaire.  Éléments  géographiques. 
Éclipses.  Astronomie  çioderne.  —  PariSf  Gauthier-Villars 
et  fils,  1896.  1  vol.  in-8,  pp.  vi-520. 

Le  premier  volume  de  cet  ouvrage  a  déjà  été  signalé  aux 
lecteurs  tles  Etudes  [Partie  bibliographique,  1893,  p.  261)  ;  il 
renfermait  les  études  préliminaires  à  l'astronomie  :  procédés  de 
calculs,  instruments'd'observations,  méthode  pour  la  discussion 
des  résultats.  Le  tome  II  est  un  fort  volume  contenant  508  pages 
de  texte  distribué  en  304  numéros  ;  le  tout  suivi  d'une  table 
Boignée  renvoyant  au  texte  numéro  par  numéro.  A  cette  table 
l'auteur  a  dû  employer  huit  pages  compactes.  Pour  le  coup,  et 
vu  le  peu  d'espace  dont  je  dispose  ici,  me  voilà  dispensé  de  faire 
l'analyse  détaillée  d'un  livre,  où  le  seul  énoncé  des  matières 
occupe  tant  de  place.  Aussi  bien,  la  chose  l'est  pas  nécessaire 


846  •  ÉTUDES 

pour  renseigner  ceux  qu'un  cours  d'astronomie  peut  intéresser» 
Comme  on  doit  s'y  attendre,  on  rencontrera  dans  ce  volume 
les  matières  habituelles  de  ces  sortes  de  traités  :  systèmes  de 
coordonnées  célestes,  réfractions,  parallaxe,  aberration  des  fixes 
et   des    planètes,    précession,    mesure    du   temps,     calendrier  ; 

théories  de  la  terre,  de  la  lune,  des  planètes,  des  comètes,  etc 

Mais  le  cachet  particulier  du  livre  de  M.  Baillaud  est  l'extrême 
concision  de  la  rédaction.  Dans  la  préface  l'auteur  ne  cache  pas 
la  volonté  formelle  de  condenser  les  résultats,  et  n'eût-il  pas 
prévenu,  son  œuvre  reflète  assez  son  intention.  Dans  les  neuf 
premiers  chapitres,  par  exemple,  les  calculs  se  suivent  entre- 
coupés seulement  par  les  explications  strictement  nécessaires. 
C'est  bien  un  peu  sec  ;  aussi,  pour  diminuer  l'aridité  de  ce 
désert,  l'auteur  y  a  semé  quelques  oasis  :  il  a  eu  l'idée  de 
commencer  en  général  ses  chapitres  par  un  exposé  sommaire  de 
la  question  :  on  ne  peut  que  l'en  féliciter,  et  si  j'ai  un  regret  à 
formuler,  c'est  celui  de  ne  pas  voir  ce  sommaire  plus  développé  : 
rien  ne  rend  attrayant  un  calcul,  comme  la  connaissance  lumineuse 
de  la  nature  du  sujet  et  du  but  à  atteindre. 

L'intérêt  de  l'ouvrage  va  d'ailleurs  en  croissant  ;  car  M. 
Baillaud  n'a  pas  craint  de  dépasser  un  peu  le  cadre  des  matières 
ordinaires.  Les  premières  notions  de  la  mécanique  céleste  sont 
entrevues,  non  sans  charme.  L'historique  succinct  de  l'étude  de 
la  forme  de  la  terre,  du  géoïde,  un  aperçu  sur  les  opérations  de 
la  haute  géodésie  viennent  ensuite.  Et  quant  au  chapitre  complé- 
mentaire où  sont  indiqués  les  problèmes  si  curieux  que  soulèvent 
la  variabilité  des  étoiles,  la  spectroscopie,  la  photographie  céleste, 
il  semble  en  terminant  l'ouvrage,  guider  le  regard  de  l'étudiant 
avide  de  savoir  vers  l'horizon  immense  où  s'agitent  les  recherches 

de  l'astronomie  moderne. 

B.  BERLOTY,  S.  J. 

Leçons  sur  les  Applications  géométriques  de  l'Ana- 
lyse (Éléments  de  la  théorie  des  Courbes  et  des  Surfaces. )y 
par  Louis  Raffy,  chargé  de  cours  à  la  Faculté  deâi 
sciences  de  Paris,  maître  de  Conférences  à  l'Ecole  nor- 
male supérieure.  1  vol.  grand  in-S",  247  pages.  Gau- 
thier-Villars,  1897.  Prix  :  7  fr.  50. 

C'est  avec  un  singulier  plaisir  que  nous  avons  lu  ces  leçons 


REVUE  DES  LIVRES  847 

professées  à  la  Faculté  des  sciences  pour  les  candidats  à  la 
licence.  Le  professeur  expérimenté  s'y  dévoile  en  effet  à  chaque 
page,  et  dans  l'ordonnance  des  matériaux,  et  dans  la  limpidité 
de  l'exposition,  et  surtout  dans  certaines  petites  phrases  émi- 
nemment suggestives,  jetées  comme  par  hasard,  mais  destinées^ 
à  résoudre  la  difficulté  qui  germe  sournoisement  dans  le  cerveau 
de  l'élève.  Ceux  qui  ont  le  don  de  l'enseignement  ont  seuls  de 
ces  attentions  maternelles. 

Faut-il  dans  un  cours,  numéroter  les  paragraphes,  et  renvoyer 
fréquemment  le  lecteur  au  point  déjà  lointain  où  gît,  sous  une 
couche  d'oubli,  le  théorème  présentement  invoqué?  D'aucuns 
mépriseraient  ces  procédés;  mais  l'auteur  n'est  pas  de  ceux-là, 
et  il  a  mille  fois  raison.  Aussi  remet-il  à  chaque  instant  ce  fil 
d'Ariane  entre  les  mains  des  jeunes  auditeurs  qu'il  introduit  au 
labyrinthe  mathématique.  Combien  de  temps  épargné  par  cette 
précaution! 

Les  récréations  ne  manquent  pas  non  plus  dans  ce  livre,  nous 
voulons  parler  des  exemples  qui,  disséminés  à  propos,  jouent,  en 
ces  traités  austères,  le  rôle  des  anecdpteset  des  estampes.  Ici,  ils 
sont  nombreux  et  bien  choisis;  aussi  éclairent-ils  heureusement, 
en  précisant,  ce  que  la  théorie  générale  pouvait  avoir  laissé  de 
nuageux  dans  un  esprit  novice. 

L'auteur  s'est  proposé  de  grouper,  dans  son  ouvrage,  les 
éléments  de  la  théorie  des  surfaces.  Les  élèves  plus  avancés,  déjà 
aventurés  sur  la  haute  mer  des  spéculations  géométriques, 
pourront  par  conséquent  retrouver  là  aisément  quelques  notions 
oubliées.  Je  ne  sais  si  ce  groupement  se  trouve  ailleurs.  Si  non, 
le  service  rendu  par  M.  Raflfy  est  double. 

•  Un  regret  cependant  et  une  requête...  pour  la  prochaine  édi- 
tion. Pourquoi  n'avoir  pas  fait  un  index  méthodique  et  détaillé, 
où  l'on  trouverait  groupés  sous  le  nom  de  chaque  surface,  les 
énoncés  de  celles  de  ses  propriétés  qui  sont  établies  dans  ce 
livre?  Les  élèves  goûteraient  vivement  ce  secours  offert  à  leur 
mémoire  surchargée;  mais  ceux-là  surtout  l'apprécieraient  qui, 
ayant  depuis  longtemps  cessé  de  fréquenter  cette  région  de 
l'analyse,  ont  besoin  de  retrouver  promptement  une  propriété 
d'un^  surface  donnée.  Il  nous  semble  que  nombre  de  professeurs 
de  spéciales,  de  physique  et  de  descriptive,  voire  môme  certains 
ingénieurs,    sont  parfois  dans  ce    cas.   Nous  souhaitons  que  la 


84«  ÉTUDES 

nécessité   d'une   seconde   édition    fournisse    bientôt    à    l'auteur 
l'occasion  de  réaliser  notre  désir. 

A.  REGNABEL,  S.  J. 

L'art  d'écrire  un  livre,  de  l'imprimer  et  de  le  publier, 

par  Eugène  Mouton.  Un  vol.  petit  in-4**.  410  pages.  Paris, 
Welter,  1896. 

N'étaient  çà  et  là  quelques  éloges  trop  indulgents,  d'ailleurs  en 
désaccord  avec  les  doctrines  générales  de  l'auteur,  je  louerais  presque 
sans  réserve  le  livre  de  M.  Mouton.  C'est  un  charmant  volume  de  par- 
faite exécution  typographique  et  de  lecture  aussi  attrayante  qu'instruc- 
tive. Qu'il  s'agisse  de  grammaire  ou  de  littérature,  de  psychologie  ou 
de  morale,  de  considérations  théoriques  ou  d'informations  toutes  pra- 
tiques, la  langue  y  est  partout  alerte  et  distinguée,  à  la  fois  sobre  et 
imagée,  traduisant  d'allure  vive  des  idées  toujours  claires  où  l'amusante 
boutade  n'empêche  pas  la  justesse.  L'un  ou  l'autre  des  aperçus  litté- 
raires de  M.  Mouton  pourra  bien  être  contesté  ;  mais  on  rendra  cer- 
tainement hommage  à  sa  bonne  foi  et  à  son  bon  sens  ;  et  quel  profit 
pour  l'honnêteté  publique  si  ses  franches  leçons  de  bonne  morale  pou- 
vaient assainir  dorénavant  la  République  des  lettres  !  A  quiconque 
entreprend  de  faire  métier  d'écrivain  ou  simplement  de  devenir  auteur 
sans  prétention  professionnelle,  il  faut  conseiller  ces  intéressantes 
pages.  Elles  renferment,  d'ailleurs,  pour  le  travail  intellectuel  et  pour 
la  production  littéraire,  des  conseils  hygiéniques  et  des  renseignements 
techniques  qui  seront  utiles  à  tout  le  monde.  Voici  la  liste  des  vingt- 
deux  chapitres  de  l'ouvrage  :  L'inspiration  de  la  liberté.  —  Du  sujet.  — 
De  l'imitation.  —  Des  genres.  —  Des  lieux  communs.  —  Vertus  et 
vices  littéraires.  —  La  phrase,  lois  géométriques  musicales  de  la 
pensée.  —  Des  mauvaises  phrases.  —  Installation,  outils  et  habitudes. 
—  Hygiène  du  travail.  —  Le  travail  de  composition.  —  Règles  graphi- 
ques pour  la  rédaction  du  manuscrit.  —  Des  div'îsions  de  l'ouvrage.  — 
Éditions  et  éditeurs.  —  Traité,  propriété  littéraire.  —  Des  épreuves.  — 
De  la  lecture  et  de  la  correction  des  épreuves.  —  Des  coquilles.  — 
L'impression  du  livre.  —  La  composition  typographique.  —  La  vie  et  la 
mort  du  livre.  —  La  carrière. 

Cette  énumération  montre  au  mieux  quel  programme  s'est  tracé  l'au- 
teur ;  on  verra  qu'il  a  été  loyalement  rempli,  avec  compétence  et  bonne 
humeur,  jusqu'au  bout.  Seule,  la  conclusion,  trop  stoïque,  est  un  peu 
triste.  Au  «  Vir  bonus  scribendi  peritus  »,  dont  M.  Mouton  propose 
l'idéal  à  son  lecteur,  pourquoi  présenter  seulement  comme  récompense 
finale,  la  guérison  a  des  désirs  et  des  espérances  »,  ou  même  le  simple 


REVUE  DES  LIVRES  849 

témoignage  d'une  bonne  conscience.  De  bon  cœur  je  souhaite  quelque 
chose  de  meilleur  encore  à  l'auteur  du  présent  livre. 

J.  DELARUE,  S.  J. 

Lia  Russie   économique  et  sociale  à  l'avènement  de 

S.  M.  Nicolas  H,   par  le  V*®   Combes  de  Lestrade.  In-8, 
pp.  x-459.  Paris,  Guiilaumin,  1896.  Prix  :  6  fr. 

Tout  ce  qui  parle  de  la  Russie  nous  attire.  Nous  accourons 
dans  l'espoir  d'apprendre  à  mieux  connaître  cette  puissante 
nation  dont  l'alliance  nous  est  une  garantie  contre  les  entreprises 
de  voisins  peu  scrupuleux  ;  dont  la  prospérité  financière  et 
écononyque  nous  intéresse  au  titre  précieux  de  bailleurs  de 
fonds. 

Hommes  curieux  des  problèmes  politiques,  ou  capitalistes, 
trouveront  dans  le  livre  du  V*  Combes  de  Lestrade  ce  qu'ils 
désirent  savoir.  Ce  volume  est  bourré  de  renseignements  sur  les 
finances,  la  Banque  de  l'État,  l'industrie,  le  commerce,  l'agri- 
culture, sur  les  voies  de  communication,  sur  la  politique  douanier < 
de  l'empire,  etc.  Il  nous  fait  également  entrevoir  ce  qu'est  cette 
«  autocratie  »  qui  constitue  tout  le  gouvernement  de  l'immense 
Russie.  Il  nous  montre  le  rôle  du  Conseil  de  l'empire,  du  Sénat, 
du  Saint-Synode,  des  ministres.  Un  chapitre  est  consacré  aux 
quatre   classes    «  taillablcs   et    non  taillabics  »  ;  à  la  noblesse  et 

aux  manières  d'y  entrer  ;  au  tableau  des  rangs Et  nous  nous 

trouvons  en  tout  cela  dans  un  monde  à  tous  points  de  vue  si 
dificrent  du  nôtre,  qu'il  devient  bien  évident  que  pour  comprendre 
les  choses  de  Russie  et  en  parler  équitablement,  il  faut  une 
certaine  largeur  d'esprit.  De  quelle  justice  serait  ici  capable  un 
grave  doctrinaire,  accoutumé  à  tout  juger  à  la  lumière  des 
«  immortels  principes  »  ? 

Ce  qui  est  aussi  indispensable  pour  parler  avec  compétence 
d'institutions  qui  contrarient  à  ce  point  nos  idées  reçues,  c'est 
de  s'être  longuement  familiarisé  avec  elles  et  d'avoir  ainsi  appris 
à  découvrir  peu  à  peu  ce  qu'elles  offrent  d'avantages,  tout  au 
moins  ce  qui  fait  qu'elles  sont  à  leur  place  dans  un  milieu 
autrement  construit  (^e  celui  où  nous  vivons.  Cette  patiente 
préparation  n'a  pas  manqué  à  M.  de  Lestrade,  grâce  «  à  un  long 
séjour  en  Russie  et  à  des  liens  chers  et  nombreux  qui  l'attachent 
à  ce  pays  ». 

LXXI.  —  54 


850  ÉTUDES 

M.  de  Lestrade  ne  condamne  donc  pas  tout  ce  qui  en  Russie 
diffère  de  ce  qui  se  voit  en  France,  Et  tels  de  ses  jugements 
étonneront  peut-être  plusieurs  de  ses  lecteurs.  Mais  cet  étonne- 
ment  lui-même,  les  menant  à  réfléchir  sur  leurs  propres  opinions, 
leur  sera  salutaire,  puisque,  s'il  est  nécessaire  d'avoir  de  fermes 
principes,  il  est  non  moins  nécessaire  de  ne  pas  s'en  faire  de 
de  faux,  en  attribuant  le  caractère  d'axiome  absolu  à  des  vérités 
de  tout  point  contingentes. 

En  matière  d'économie  politique  et  de  politique  combien 
d'  «  honnêtes  gens  »  tiennent  mordicus  à  des  ombres  de  principes. 

P.  FORTIN,  S.  J. 

«• 

I.  Un  curé  breton  au  XIX^  siècle.  Vie  de  M.  Huchet^  par 
le  T.  R.  P.  Ollivier,  O.  P.  Paris,  Lethielleux,  1897. 
In-12,  pp.  11-312.  Prix  :  3  fr.  50. 

II.  La  Mère  Marie  de  Jésus.  T.  Il,  Lettres.  Paris, 
Lecoffre,  s.  d.  In-12,  pp.  xxiv-391. 

III.  La  Révérende  Mère  Fanny  de  TEucharistie 
Bruxelles,  Schepens,  1897.  In-8,  pp.  324. 

I.  C'est  bien  le  titre  qui  convient  à  cette  biographie  écrite  con  amore, 
avec  l'afTection  respectueuse  du  disciple  chéri  pour  son  premier  maître. 
M.  l'abbé  Huchet  était  né  «aupoint  de  partage,  ou  mieux  de  rencontre, 
de  deux  époques  et  de  deux  sociétés  dont  la  double  empreinte  marque- 
ra toute  sa  vie  ».  Ordonné  prêtre  le  10  avril  1819,  —  le  même  jour  que 
Pie  IX  —  professeur,  puis  vicaire  pendant  quelques  années,  il  est  nom- 
mé à  38  ans  curé  de  Saint-Malo,  la  plus  grande  paroisse  du  diocèse,  et 
pendant  quarante-cinq  années,  c'est-à-dire  jusqu'à  sa  mort,  c'est  l'uni- 
que poste  qu'il  remplit. 

Après  avoir  décrit  la  vie  extérieure  du  cuz'é,  occupé  à  restaurer  et 
embellir  le  temple  matériel  de  sa  cathédrale,  ainsi  qu'à  édifier  le  temple 
spirituel  de  son  troupeau  au  moyen  àHœuvres  diverses,  l'éloquent  au- 
teur nous  introduit  (et  nul  mieux  que  lui  ne  le  pouvait  faire)  dans  l'inti- 
mité du  presbytère  où  il  se  laisse  aller  avec  abandon  au  charme  des 
souvenirs  d'antan.  En  juge  compétent  et  avec  un  tact  parfait  il  applique 
à  son  héros  a«e  que  disait  le  P.  Chocarne  du  P.  Lacordaire.  M  Huchet 
était  de  ces  âmes  «  aussi  timides  en  public  qjjj' expansives  dans  l'inti- 
mité, d'autant  plus  généreuses  dans  le  don  d'elles-mêmes  qu'elles  s'ou- 
vrent à  un  petit  nombre.  »  Qui  mieux  que  le  conférencier  d'aujour- 
d'hui, connût  ce  prêtre  «  à  l'apparence  grave  et  au  premier  abord  un 
peu  froid  »  qui,  «  sans  appellation  nobiliaire,  était  gentilhomme  jusqu'au 


REVUE  DES  LIVRES  861 

bout  des  ongles  »  et  «  avait  réellement  pris  place  dans  toutes  les  âmes, 
à  ce  coin  du  foyer  .intime  où  ne  peuvent  s'asseoir  que  le  père  et 
l'ami  »  ;  ce  a  cœur  peu  pressé  de  s'ouvrir,  mais  où  l'on  découvrait  bien- 
tôt des  trésors  de  tendresse  et  de  simplicité  »  ?  Qui  fut  plus  à  même 
d'apprécier  en  M.  Huchet  l'homme  de  bonne  société  qui  savait  apporter 
dans  les  salons  «  cet  art  éminemment  français,  où  l'ancien  clergé  excel- 
lait :  une  familiarité  de  bon  aloi,  pleine  de  dignité  et  de  réserve,  rap- 
prochait (les  prêtres)  des  gentilshommes,  des  magistrats,  des  gens  de 
lettres,  et  même  des  dames  auxquelles  ils  apportaient  des  hommages 
qui  ne  compromettaient  en  rien  leur  autorité  »  ? 

On  lit  sans  s'arrêter  les  pages  qui  dépeignent  «  l'une  des  plus  belles 
vies  sacerdotales  dont  il  soit  pei'mis  d'admirer  et  de  bénir  la  persistante 
fécondité  ». 

II.  —  «  On  ne  connaît  jamais  mieux  (les)  âmes  d'élite  qu'à  les  enten- 
dre elles-mêmes  vibrer  sous  l'action  de  la  grâce  et  rendre  ces  accents 
héroïques  que  seul  inspire  le  Saint-Esprit.  »  Aussi  l'auteur  estimé  de 
la  Vie  de  Marie  Deluil-Martiny  complète-t-il  très  heureusement  par  la 
publication  de  ses  Lettres,  ce  premier  volume  qui  reçut  ici-même  un 
éloge  mérité  (Études,  partie  bibliogr.,  1894,  p.  766).  Déjà  la  biographie 
de  Marie  de  Jésus  avait  soulevé  un  coin  du  voile,  et  cette  vie  de  renon- 
cement couronnée  par  une  mort  tragique  était  pour  notre  siècle  un 
exemple  utile,  une  éloquente  prédication.  Mais  la  fondatrice  de  la  Ser- 
vianne  qui  n'a  vécu  que  de  sacrifice  et  d'immolation  devait  être  entiè- 
rement révélée  à  notre  génération  trop  attachée  aux  aises  et  aux  com- 
modités de  la  vie,  pourtant  pas  insensible  aux  entraînements  généreux 
dont  la  victime  du  Sacré-Cœur  lui  offre  le  modèle. 

«  A  l'heure  où  tant  d'autres  ne  s'occupent  que  de  toilette,  de  vanités 
et  de  plaisirs  vulgaires,  cette  jeune  flile  ne  travaille  qu'à  étendre  le 
règne  de  Jésus-Christ  dans  les  cœurs...  (avec)  une  ardeur  de  conviction 
et  une  flamme  de  charité  vraiment  dignes  d'une  Ame  d'ap6tre.  »  Puis  la 
fondation  des  Filles  du  Cœur  de  Jésus  est  son  œuvre  :  la  maîtresse  des 
novices,  la  mère,  la  supérieure  rappelle  sans  cesse  à  ses  sœurs  qu'elle 
veut  les  voir  dévorées  «  non  point  d'un  amour  de  désirs  et  de  senti- 
ments inféconds,  mais  d'un  amour  en  œuvre  et  en  vérité...  qui  se  laisse 
porter  par  le  Bien-Aimé  jusqu'aux  dernières  extrémités  de  l'immola- 
tion »  (p.  340).  «  La  règle  adoptée  est  celle  de  saint  Ignace,  qui  «uvrira 
ainsi  l'accès  à  la  vie  contemplative  à  un  grand  nombre  d'âmes  dont  les 
corps  sont  trop  faibles  pour  supporter  les  austères  règles  anciennes, 
et  qui  permettra  aux  robustes  d'aller  aussi  loin  que  le  Saint-Esprit  et 
l'obéissance  le  régleront.  »  (p.  105). 

III.  —  Le  cardinal  Dechamps  que  Marie  de  Jésus  regardait  comme 
le  père  de  son  institut,  a  été  aussi  l'âme  de  la  congrégation  de  Fanny 


852  ÉTUDES 

de  l'Eucharistie.  On  ne  saurait  détailler  ici  par  quelles  attentes  M"*  Kes- 
tre  dut  passer  avant  de  réaliser  son  projet,  ni  suivre  la  fondatrice  des 
Apostolines  du  T.  S.  Sacrement  dans  ses  mystérieuses  et  fécondes 
douleurs. 

Le  rapporteur  chargé  de  faire  connaître  l'œuvre  au  congrès  de  Lille 
fut  vraiment  inspiré  dans  l'idée  «  de  représenter  l'institut  sous  l'image 
d'un  ostensoir  au  triple  cercle  de  flammes  :  le  premier  figurerait  la  com- 
munauté qui  puise  directement  au  foyer  divin  l'ardeur  du  zèle  eucha- 
ristique ;  le  deuxième  cercle  figurerait  les  dames  associées  auxquelles 
ce  zèle  se  communique  ;  et  le  troisième,  les  personnes  affiliées  qui 
répandent  au  loin  la  clarté  reçue  ;  enfin  les  rayons  qui  émaneraient  de 
ce  triple  centre  lumineux,  seraient  le  symbole  des  œuvres  propres  à 
l'institut  :  l'adoration  du  T.  S.  Sacrement,  les  catéchismes  et  les 
retraites.  »  C'est  sous  le  même  emblème  que  «  Dieu  s'était  plu  à  révéler 
à  la  fondatrice,  trente-cinq  ans  auparavant,  le  plan  complet  de  l'ins- 
titut. » 

P.  P.,  S.  J. 

Ame   Vaillante,   par  Aylicson.  Paris,  Firmin-Didot.  Prix  : 
3fr. 

Tous  ceux  qui  se  sont  occupés  de  bibliothèques  populaires,  parois- 
siales ou  autres,  pour  les  familles,  et  surtout  pour  les  jeunes  filles, 
savent  combien  il  est  difficile  de  trouver  des  livres  inoffensifs,  pouvant 
être  mis  dans  les  mains  de  tout  le  monde  et  qui  aient  en  même  temps 
de  la  valeur. 

Aussi  est-on  heureux  de  mettre  la  main  sur  un  roman  honnête,  bien 
pensé,  bien  ordonné  et  bien  écrit.  Et  c'est  alors  un  plaisir  d'en  signa- 
ler l'existence,  sûr  que  l'on  est  de  rendre  ainsi  à  plusieurs  un  véritable 
service. 

Or,  tel  est,  sans  contredit.  Ame  Vaillante,  ■  à' Ky\\csor\.  Je  l'ai  lu  d'un 
trait,  et  il  m'a  charmé.  Sans  doute,  il  ne  faut  pas  être  bien  exercé  pour 
y  deviner,  dès  les  premières  pages,  la  main  d'une  femme  et  d'une  femme 
profondément  chrétienne.  Mais  cette  femme  est  en  même  temps  une 
âme  très  distinguée  et  un  esprit  très  observateur.  Elle  possède  une 
sensibilité  de  bon  aloi,  une  imagination  brillante  et  pondérée,  et  elle 
écrit  en' un  français  clair,  limpide,  naturel,  un  récit  bien  ordonné,  où 
tout  se  lient  et  s'enchaîne,  qui  va  droit  au  dénoûment,  sans  longueurs, 
sans  hésitation,  sans  descriptions  oisives,  sans  prédications. 

Une  qualité  surtout,  que  l'on  reproche  généralement  aux  femmes 
auteurs  de  ne  point  posséder,  brille  en  ce  gentil  volume  :  les  carac- 
tères des  personnages  ressortent  bien  du  récit,  très  vivants,  très  nets, 
toujours  constants  avec  eux-mêmes,  très  sympathiques.  Et  ce  récit  lui- 


mm 


REVUE  DES  LIVRES  853 

même  est  simple,  rapide,  intéressant,  non  par  l'extraordinaire  des 
événements,  procédé  banal  dont  on  a  vraiment  trop  abusé,  mais  par  la 
délicatesse  des  détails.  Ml  finesse  des  observations,  la  vivacité  des  dia- 
logues, le  fini  des  descriptions. 

Du  reste,  l'auteur  d'Ame  vaillante  n'en  est  pas  à  ses  débuts.  Admise 
dans  plusieurs  revues  de  valeur,  et  dont  quelques-unes,  comme  par 
exemple  le  Correspondant,  sont  plutôt  difficiles,  elle  a  déjà  publié 
toute  une  série  de  romans,  tous  dans  le  ton  du  dernier  paru,  et 
qui  d'ailleurs  ont  déjà  été  pour  la  plupart  loués  ici  même  '.  Je  recom- 
manderais encore  davantage  un  autre  volume  qui  va  paraître  dans 
quelques  jours,  et  que  je  voudrais  voir  dans  toutes  les  bibliothèques 
chrétiennes,  dane  toutes  les  mains  de  femmes  ou  de  jeunes  filles  pieuses, 
que  je  voudrais  voir  donner  en  livre  de  prix  dans  toutes  nos  écoles 
libres  de  jeunes  filles,  Olga  Nylander.  Ce  n'est  plus  un  roman  ;  c'est 
une  histoire  vraie,  et  que  l'auteur  a  vue,  à  laquelle  elle  a  même  un  peu 
participé,  si  je  ne  me  trompe,  et  qu'elle  raconte  très  bien  ;  l'histoire 
d'une  jeune  Suédoise,  une  âme  vaillante,  vivante  celle-là,  que  Dieu  a 
amenée  à  la  vraie  religion,  par  des  voies  merveilleuses,  pour  la  trans- 
planter bien  vite  loin  de  la  Suède,  sa  terre  natale,  loin  de  la  France,  sa 
patrie  d'adoption,  dans  sa  dernière  et  définitive  patrie,  pour  laquelle 

elle  était  déjà  mûre. 

J.  B.  PIOLET,  S.  J. 


L'Esprit  souffle  où  11  veut,  par  Jean  de  la  Brète. —  Paris, 
Pion.  In-18,  pp.  319. 

Voici  un  spécimen  de  la  haute  bohème,  des  gens  qui,  tout  en 
gardant  certaines  apparences  de  distinction,  traînent  leur  blason 
dans  toutes  les  compromissions  et  toutes  les  aventures,  et 
finissent  par  la  police  correctionnelle  et  la  prison.  Dans  ce 
milieu  tare,  une  jeunQ  fille,  sans  aucune  éducation  religieuse  ni 
morale  et  déjà  exposée  par  sa  mère  à  tous  les  entraînements  de 
la  vie  d'artiste.  Mais,  au  fond  de  son  être,  s'éveillent  de  toutes 
autres  aspirations;  elle  se  débat,  elle  lutte  énergiquement  contre 
les  influences  qui  l'entourent;  et,  après  avoir  accepté  le  bonheur 
sous  la  forme  d'une  union  honnête  et  d'une  existence  modeste  et 
calme,  elle  voit  s'évanouir  son  rêve  et  comprend  que  sa  vocation 

1.  La  fille  du  Cacique,  prix  :  2  fr.  50  ;  Gina,  prix  :  2  fr.  ;  l'Ame  russe,  Pari», 
Dclbomme  et  Briguct,  prix  :  2  fr.  —  Le  Carême  de  Sylvie,  prix  :  2fr.  ;  Jeune 
fille,  Pari»,  Dclaruc,  prix  :  3  fr.  ;  Olga  Nylander,  Paris,  Bloud  et  Barrai, 
prix  :  3  fr. 


854  ÉTUDES 

est  d'expier  par  le  travail  et  le  dévouement  le  déshonneur  des 
siens. 

Il  V  aurait  beaucoup  à  louer  dans  ce  roThan,  une  étude  de  vie 
contemporaine  bien  menée,  des  caractères  bien  dessinés  et  que 
le  contraste  fait  ressortir,  une  leçon  morale  excellente.  Puisque 
l'on  a  pris  pour  titre  un  mot  de  l'Evangile,  on  aurait  pu  accen- 
tuer plus  nettement  la  note  chrétienne;  cette  histoire  de 
l'épanouissement  d'une  âme  n'en  serait  que  plus  vraie  et  plus 
touchante.  Le  style,  généralement  bon,  est  gâté  ça  et  là  par 
des  formules  de  métaphysique  quintessenciée  :  «  Comme  c'est 
beau  dans  sa  tristesse!  dit  Alielte  (qui  est  dans  ses  dix-huit  ans). 
Jamais  je  n'ai  mieux  compris  ni  plus  aimé  la  pensée  de  corré» 
lation  entre  la  vie  morale  agissante  et  celle  de  la  nature.  » 

Oh  !  Mademoiselle. 

J.    DE    BLACÉ,    S.    J. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 


Mai  26.  —  Publication  d'une  Lettre  apostolique,  datée  du  18 
avril,  sur  les  Privilèges  de  l'Amérique  latine.  Après  en  avoir  résumé  la 
première  partie,  nous  donnons  le  dispositif. 

Le  Souverain  Pontife  rappelle  d'abord  que,  de  tout  temps,  les  ouvriers 
apostoliques  ont  eu  besoin  de  facultés  particulières  et  de  privilèges,  pour 
travailler  fructueusement  au  salut  des  peuples  de  l'Amérique  latine.  Les 
Papes  usèrent  libéralement,  en  leur  faveur,  de  la  puissance  apostolique. 
Mais  des  doutes  et  des  difficultés  s'élant  élevés  au  sujet  des  privilèges 
anciens  et  des  pouvoirs  spéciaux  conférés  plus  récemment  aux  missionnaires, 
Léon  Xlll  commit  à  une  Congrégation  de  cardinaux  Texamen  de  la  question. 
Cet  examen  s'est  terminé  par  l'établissement  d'un  catalogue  de  privilèges 
anciens  à  confirmer  ou  nouveaux  à  promulguer.  En  conséquence,  «  par  cette 
Lettre,  dans  la  plénitude  du  pouvoir  apostolique  nous  accordons,  pour 
trente  ans,  à  chacun  des  diocèses  et  à  chacun  des  pays  de  l'Amérique  latine 
les  privilèges  énumérés  ci-dessous 

L  —  Après  réception  des  lettres  de  promotion,  Icsditcs  lettres  n'en 
ordonnant  pas  autrement,  les  évéques  élus  résidant  dans  les  pays  de 
l'Amérique  latine,  pourront  recevoir  la  consécration  des  mains  de  tout 
ëvèquc  catholique  de  leur  choix,  en  gr<Ace  et  communion,  avec  le  Siège 
apostolique.  Si  d'autres  évèqucs  assistants  ne  peuvent  être  trouvés  sans 
grande  difficulté,  le  sacre  pourra  avoir  lieu  après  convocation  et  avec 
l'assistance  de  deux  ou  trois  prêtres  constitués  en  dignité  ecclésiastique,  ou 
chanoines  de  l'église  cathédrale.. 

II.  —  La  tenue  du  Concile  provincial  pourra  être  différée  pendant  douze 
ans,  le  métropolitain  conservant  le  droit  de  le  réunir  plus  souvent  si  la 
nécessité  le  demande  et  \  moins  que  le  Siège  apostolique  n'en  ordonne 
autrement  dans  la  suite. 

IIL  —  Les  évèqucs  auront  le  pouvoir  de  faire  le  Saint-Chrème  —  pour 
lequel  il  est  licite  d'employer  du  baume  indien,  pourvu  qu'il  soit  naturel  — 
et  les  Saintes-Huiles  en  présence  des  prêtres  qui  pourront  assister,  et,  s'il 
y  a  nécessité  urgente,  en  dehors  du  Jeudi-Saint. 

IV.  —  Ils  pourront  employer  môme  des  Saintes-Huiles  anciennes,  ce 
datant  pas  cependant  de  plus  de  quatre  années,  pourvu  qu'elles  ne  soient 
pas  corrompues,  que,  toute  diligence  faite,  il  soit  impossible  de  s'en  procurer 
de  nouvelles  ou  de  plus  récentes. 

V.  —  Dans  tous  les  pays  ou  lieux,  et  dans  ces  seuls  endroits,  où,  soit  à 
cause  des  distances,  soit  à  cause  d'un  autre  grave  empêchement,  il  est  trop 
difficile  aux  curés  ou  aux  missionnaires  allant  conférer  le  «aeremcnt  de 
baptême,  de  prendre  aux  fonts  baptismaux  où  on  la  conserve,  et  d'emporter 
avec  eux  de  l'eau  bénite  le  Samedi-Saint  ou  à  la  Pentecôte,  les  Ordinaires 
pourront,  au  nom  du  Saint  Siège,  accorder  aux  susdits  curés  et  missionnaires 
la  faculté  de  bénir  l'eau  baptismale  par  la  formule  plus  brève  que  le  Sou- 


856  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 

verain  Pontife  Paul  III  a  autorisée  pour  les  missionnaires  du  Pérou,  et  qui 
se  trouve  à  l'appendice  du  rituel  romain. 

VI.  —  Si,^aute  de  temps,  ou  à  cause  de  grandes  fatigues  ou  pour  tout 
autre  grave  motif,  il  est  trop  difficile  d'observer  toutes  les  cérémonies  pres- 
crites pour  le  baptême  des  adultes,  les  curés  et  missionnaires,  avec  le 
consentement  préalable  de  l'Ordinaire,  pourront  user  seulement  des  rites 
indiqués  dans  la  constitution  Altitudo  de  Paul  III,  du  !<"•  juin  1537.  En  outre, 
dans  ces  mêmes  circonstances,  les  Ordinaires  pourront,  au  nom  du  Saint 
Siège,  accorder  aux  curés  et  aux  missionnaires  l'usage  du  rite  du  baptême 
des  enfants,  leur  conscience  demeurant  juge,  sous  sa  responsabilité,  de  la 
gravité  des  motifs  qui  peuvent  justifier  cette  faculté. 

VII.  —  Dans  tous  les  pays  de  TAmérique  latine,  sans  exception,  tous  les 
prêtres  tant  séculiers  que  réguliers,  aussi  longtemps  qu'ils  séjourneront 
dans  ces  pays,  mais  non  ailleurs,  pourront  chaque  année,  le  2  novembre  ou 
le  lendemain,  selon  les  rubriques  du  Missel  romain  qui  assigne  à  cette  date 
la  commémoration  par  l'Eglise  universelle  de  tous  les  fidèles  défunts,  célé- 
brer chacun  trois  messes,  sous  la  réserve  de  ne  recevoir  qu'une  seule 
aumône,  à  savoir  pour  la  première  messe  seulement,  et  sans  dépasser  le 
taux  ordinaire  prescrit  par  les  constitutions  synodales,  ou  par  la  coutume 
du  lieu.  Quant  au  fruit  de  la  seconde  et  de  la  troisième  messe,  ils  l'appli- 
queront, non  à  un  défunt  particulier,  mais, à  tous  les  fidèles  défunts,  selon  la 
Constitution  du  Souverain  Poûtife  Benoît  XIV,  Quod  expensis,  du  26  août  1748. 

VIII.  —  Tous  les  fidèles  pourront  satisfaire  au  précept*  de  la  confession 
et  de  la  communion  annuelle  depuis  le  dimanche  de  la  Septuagésime  jusqu'au 
jour  octave  de  la  Fête-Dieu  inclusivement.      • 

IX.  — Tous  les  fidèles  qui  habitent  en  des  endroits  où  il  est  impossible  ou 
difficile  de  se  confesser  pourront  gagner  les  indulgences  et  les  jubilés  qui 
exigent  la  confession,  la  communion  et  le  jeûne,  en  remplissant  seulement 
cette  dernière  condition,  pourvu  qu'ils  soient  contrits  de  cœur  et  fermement 
résolus  à  se  confesser  le  plus  tôt  possible,  ou  tout  au  moins  dans  le  délai 
d'un  mois. 

X.  —  Les  Indiens  et  les  nègres  pourront  contracter  mariage  au  troisième 
et  au  quatrième  degré,  tant  de  consanguinité  que  d'affinité. 

XI. —  Les  Indiens  et  les  nègres  pourront  recevoir  à  toute  époque  de  l'année 
la  bénédiction  nuptiale,  pourvu  qu'aux  époques  ©ù  les  noces  sont  prohibées 
par  l'Église,  ils  s'abstiennent  de  pompe  solennelle  à  leur  mariage. 

XII. —  Les  Indiens  et  le»  nègres  ne  seront  tenus  au  jeûne  que  les  vendredis 
de   carême,  le  Samedi-Saint   et  la  vigile   de   la  Nativité  de  N.-S.  J.-C. 

XIII.  —  En  outre,  les  Indiens  et  les  nègres  pourront  user,  sans  charge  ni 
aumône,  de  l'induit  dit  quadragésimal,  accordé  par  le  Siège  apostolique  aux 
fidèles  de  leur  diocèse  ou  pays  respectif.  Ils  pourront  donc  user  d'aliments 
gras,  d'oeufs  et  de  laitages  aux  jours  où  ces  aliments  sont  interdits  par 
l'Église.  L'interdiction  des  aliments  gras  reste  toutefois  maintenue  aux  jours 
indiqués  ci-dessus,  paragraphe  XII. 

XIV.  —  Dans  toutes  les  causes  criminelles  ou  autres  qui  relèvent  de  la 
juridiction  ecclésiastique,  lorsqu'appel  aura  été  interjeté  de»  sentences  por- 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE  857 

tëes  pro  tempore,  si  la  première  sentence  émane  de  l'évêque,  on  en  appel- 
lera au  métropolitain;  si  elle  émane  du  métropolitain  lui-môme,  on  en 
appellera  à  l'Ordinaire  le  plus  voisin  sans  rescrit  du  Siège  apostolique. 

Si  la  seconde  sentence  est  conforme  à  la  première  elle  aura  force  de 
chose  jugée  et  sera  rendue  exécutoire  par  celui  qui  l'aura  portée,  nonobs- 
tant tout  autre  appel.  •     -    -    *-w»-^.^-. 

Si  les  deux  sentences  portées  soit  par  l'Ordinaire  et  le  métropolitain,  soit 
par  le  métropolitain  et  l'Ordinaire  le  plus  voisin,  ne  sont  pas  conformes,  on 
en  appellera  à  un  autre  métropolitain  ou  à  l'évêque  de  la  même  province  le 
plus  voisin  de  celui  qui  a  porté  la  première  sentence,  et  le  dernier  juge 
rendra  exécutoire,  sur  trois  sentences,  les  deux  qui  auront  été  conformes,  et 
auxquelles  nous  voulons  qu'il  soit  donné  force  de  chose  jugée,  nonobstant 
tout  appel. 

Néanmoins,  comme  le  recours  au  Siège  apostolique,  même  immédiat,  soit 
avant,  soit  après  la  sentence  des  juges  inférieurs,  doit  demeurer  entier,  selon 
la  règle  du  droit,  l'exercice  de  ce  privilège  devra  être  subordonné  aux  condi- 
tions suivantes  :  1°  dans  chaque  cause,  chacune  des  deux  parties  aura  la 
faculté  de  recourir  au  Siège  apostolique  même  après  la  première  sentence; 
2°  dans  tous  les  actes,  devra  être  mentionnée  expressément  la  déhégatioa 
apostolique  ;  3°  les  causes  majeures  demeurent  réservées  au  Siège  aposto* 
lique,  selon  la  règle  du  Saint  Concile  de  Trente;  4o  dans  les  causes  matri- 
moniales, on  observera  ce  qui  est  prescrit  par  la  constitution  Dei  miscra- 
tione  de  Benoit  XIV. 

Tous  les  privilèges  accordés  antérieurement,  sous  quelque  nom  ou  sous 
quelque  forme  que  ce  soit,  aux  Indes  occidentales  par  le  Saint  Siège,  sont 
abrogés  et  révoqués  par  Notre  autorité,  nonobstant  toutes  dispositions 
contraires,  mêmes  celles  qui  exigent  une  mention  spéciale    et  nominative.  » 

27.  —  A  Saint-Pierre  de  Rome,  canonisation  solennelle  des  BB. 
Pierre  Fourier,  curé  de  Mattaincourt,  et  Antoine-Marie  Zaccaria,  fonda- 
teur des  Barnabitcs.  Depuis  1867,  la  basilique  vaticane  n'avait  point 
revu  pareille  pompe  ;  cependant,  vu  son  grand  âge,  le  Souverain  Pon- 
tife n'a  pu  célébrer  la  messe  pontificale. 

29.  —  A  la  Chambre  française,  M.  Delcassé  juxtapose  une  inter- 
pellation sur  la  politique  générale  du  gouvernement  à  celle  de  M.  G. 
Berry  sur  les  responsabilités  encourues  dans  l'incendie  du  4  mai.  Mal- 
gré les  efforts  de  l'extrême  gauche  et  des  radicaux,  60  voix  de  majorité 
affirment  la  confiance  de  la  Chambre,  et  déclarent  qu'il  ne  lui  déplaît 
pas  de  voir  le  ministère  Méline  souvent  appuyé  par  les  hommes  d'or- 
dre..%.  même  de  la  droite. 

—  A  Rome,  Acciarito,  l'auteur  de  l'attentat  du  22  avril  contre  le  roi 
d'Italie,  est  condamné  à  la  détention  perpétuelle. 

30.  —  Dans  le  Doubs,  M.  le  D'  Saillard,  opportuniste,  est  élu  séna- 
teur, en  remplacement  de  M.  Oudet,  décédé. 

—  Dans  l'Aube,  M.  Renaudat,  opportuniste,  est  élu  sénateur. 


858  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 

—  A  Saint-Gaudens  (Haute-Garonne),  M.  Ruau,  radical,  est  élu 
député,  en  remplacement  de  M.  Abeille,  nommé  sénateur. 

—  A  Lannion  (Gôtes-du-Nord),  M.  Derrien,  monarchiste,  est  élu 
député,  en  remplacement  de  M.  de  Kergariou. 

Juin  2.  —  La  Porte  fait  savoir  aux  puissances  qu'elle  accepte  un 
armistide  sans  échéance  fixe,  de  même  durée  que  les  négociations  pour 
la  paix. 

—  A  Madrid,  M.  Canovas,  après  avoir  lu  le  décret  de  clôture  du 
Parlement,  remet  à  la  Régente  la  démission  du  ministère.  Cette  réso- 
lution est»motivée  par  la  vive  opposition  des  libéraux,  dirigés  par 
M.  Sagasta. 

3.  —  Le  Souverain  Pontife  a  désigné  les  membres  de  la  mission 
extraordinaire  chargée  de  le  représenter  aux  fêtes  jubilaires  de  la  reine 
d'Angleterre.  Ce  sont  Mgr  Sambucetti,  archevêque  titulaire  de  Gorin- 
thé^,  secrétaire  de  la  S.  C.  du  Cérémonial  ;  Mgr  Granito  di  Belmonte, 
conseiller  à  la  nonciature  de  Paris  ;  Mgr  de  Vay,  camérier  d'honneur, 
et  le  garde  noble  comte  Muccioli. 

4.  —  Au  Vatican,  réception  du  roi  de  Siam  par  le  Souverain  Pontife. 

5.  —  A  Paris,  la  séance  de  la  Chambre  est  marquée  par  de  violenta 
incidents.  A  propos  d'une  interpellation  de  MM.  Basly  et  Lamendin 
sur  la  grève  des  mineurs  de  la  Grand'Combe,  les  députés  socialistes  se 
livrent  à  de  graves  intempérances  de  langage  qui  amènent  l'expulsion 
de  l'un  d'eux,  M.  Gérault-Richard. 

—  A  Voiron  (Isère),  pendant  la  nuit  une  trombe  cause  de  grands 
ravages.  Le  nombre  des  victimes  est  encore  inconnu  ;  beaucoup  d'ou- 
vriers vont  se  trouver  sans  travail  par  suites  des  dégâts  causés  dans 
les  usines. 

6.  —  A  Madrid,  M.  Canovas  et  le  ministère  conservateur  restent  au 
pouvoir.  Au  moment  de  prendre  la  place,  M.  Sagasta  ne  s'est  point 
senti  de  force  à  porter  le  poids  de  la  situation  coloniale  et  financière, 

7.  — A  Saint-Quentin  (Aisne),  le  Président  de  la  République  inau- 
gure le  monument  commémoratif  de  la  défense  de  cette  ville  contre  les 
Espagnols  en  1557. 

8.  —  En  Hongrie,  de  graves  désordres  se  produisent,  dûs,  pense- 
t-on,  ^des  menées  socialistes.  Il  en  est  de  même  en  Galicie  où  les 
juifs  sont  attaqués. 

10.  —  h' Osservatore  romano  publie,  en  tête  de  son  numéro,  la  note 
suivante  : 

Nous  sommes  à  même  de  publier  ci-après  un  communiqué  autorisé  dont 
l'importance  ne  peut  échapper  à  personne. 

Sur  la  conduite  que  doivent  tenir  les  catholiques  de  France 
yis-à-vis  du  pouvoir  existant,  le  Saint-Père  a,  déjà   exprimé  sa 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE  859 

pensée  et  son  jugement  dans  divers  actes  et  de  la  façon  la  plus 
claire.  Ce  nonobstant,  il-y  a  quelque-uns,  et  c'est  un  sujet  de 
douloureuse  surprise,  qui,  abusant  de  la  bonne  foi  d'autrui  et 
profitant  des  moindres  incidents  cherchent  à  obscurcir  la  vraie 
signification  de  ces  actes  en  recourant,  à  l'occasion,  aux  induc- 
tions, aux  conjectures  et  à  des  moyens  de  tout  genre,  pour  don- 
ner à  ces  actes  l'interprétation  conforme  à  leurs  idées  person- 
nelles ;  tandis  que  le  Saint-Père  a  parlé  de  Jui-môme  et  a 
lui-même  expliqué  et  développé  plusieurs  fois  sa  pensée. 

De  toutes  façons,  le  sujet  est  trop  important,  le  but  auquel 
vise  le  Saint-Père  est  trop  noble,  l'afiection  qu'il  porte  à  la 
nation  française  est  trop  grande,  pour  qu'il  ne  prenne  pas  soin 
d'éclairer  de  plus  en  plus  les  esprits,  en  dissipant  les  équivoques 
que  d'autres  cherchent  obstinément  à  accumuler. 

Mais  il  serait  inutile  de  répéter  tout  ce  qui  a  été  dit,  conformé- 
ment à  la  doctrine  de  l'Eglise,  aux  traditions  du  Siège  aposto- 
lique et  aux  théories  des  grands  docteurs,  concernant  les  diver- 
ses formes  de  gouvernement  et  l'obéissance  due  aux  pouvoirs 
constitués.  Nous  rappellerons  seulement  quelques  points  qui  ont 
un  rapport  plus  étroit  avec  la  conduite  pratique  des  catholi- 
ques et  qui  peuvent  leur  servir  principalement  de  lumière  pour 
comprendre  la  pensée  du  Saint-Père. 

Avant  tout,  on  n'a  voulu  inculquer  une  préférence  et  encore 
moins  une  prédilection  quelconque  ni  pour  la  forme  républicaine 
ni  pour  la  forme  monarchi({Uc,  attendu  que  ni  l'une  ni  l'autre 
jji'est  opposée  aux  principes  de  la  saine  raison  et  aux  maximes 
de  la  doctrine  chrétienne. 

Partant,  il  est  libre  aux  catholiques  comme  à  tous  les  ci- 
toyens, de  préférer,  dans  l'ordre  spéculatif,  une  forme  de  gou- 
vernement h  l'autre. 

On  n'a  jamais  voulu  non  plus  offenser  les  sentiments  intimes, 
ni  le  respect  dû  aux  souvenirs  du  passé. 

On  a  rappelé  en  outre  que  l'Église  seule  a  les  promesses  di- 
vines d'immutabilité  par  rapport  à  sa  forme  de  gouvernement; 
mais  que  les  sociétés  humaines,  relativement  à  la  durée  de  leurs 
institutions  politiques,  sont  sujettes  aux  changements  et  aux  vi- 
cissitudes du  temps,  et  surtout  à  l'action  de  la  Providence  di- 
vine, de  laquelle  dépendent  les  destinées  futures  des  nations. 

D'autre  part,  il  a  été  montré  aux  catholiques  français,  que  la 


860  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 

considération  suprême  du  bien  commun,  de  la  conservation  so- 
ciale et  de  la  tranquillité  publique  impose,  dans  l'ordre  pratique, 
l'acceptation  de  ces  nouveaux  gouvernements  qui  se  trouvent  éta- 
blis de  fait  à  la  place  des  gouvernements  antérieurs,  qui,  de  fait, 
n'existent  plus. 

Cette  doctrine,  pleinement  conforme  à  la  saine  raison,  le  Pape 
a  été  amené  à  la  rappeler  aux  catholiques  français,  parce  que 
les  intérêts  sacrés  de  la  religion  se  trouvant  en  péril,  c'est  Lui 
qui  a  le  droit  et  le  devoir  d'indiquer  les  moyens  les  mieux  appro- 
priés aux  lieux  et  aux  temps,  par  lesquels  la  cause  de  la  religion 
doit  être  défendue  ou  avancée. 

De  là  il  résulte  que  les  catholiques  français  ne  doivent  combat- 
tre ni  directement,  ni  indirectement,  le  gouvernement  constitué 
de  fait,  et  qu'ils  doivent  se  placer,  au  contraire,  sur  le  terrain 
constitutionnel  et  légal,  soit  pour  obtenir  l'union  compacte  de 
leurs  forces,  soit  pour  enlever  aux  adversaires  tout  motif  de  les 
signaler  comme  ennemis  des  institutions  en  vigueur  (motif  qui, 
largement  exploité,  diminuait  auprès  du  peuple  l'efficacité  de 
leur  action),  soit  pour  que  la  cause  suprême  de  la  religion  ne 
paraisse   pas  s'identifier  avec  celle  d'un  parti  politique. 

Tout  autre  terrain,  dans  les  circonstances  actuelles  de  la 
France,  ne  serait  ni  solide  ni  avantageux  aux  intérêts  de  la  religion. 

Les  catholiques  doivent  donc  s'unir  étroitement  entre  eux,  en 
mettant  de  côté  tout  dissentiment  politique,  et  employer  tous  les 
moyens  honnêtes  et  légaux  pour  améliorer  graduellement  la 
législation  ;  car  maintes  fois  on  a  fait  observer  la  difTérence 
essentielle  qui  existe  entre  le  pouvoir  .et  les  lois.  Le  pouvoir  est 
toujours  respectable  et  sacré,  tandis  que  les  lois  si  elles  lèsent 
les  droits  de  la  conscience,  doivent  être  amendées. 

Pour  atteindre  ce  noble  but  et  mettre  un  frein  à  ceux  qui  vou- 
draient déchristianiser  la  France  et  détruire  dans  le  peuple  les 
notions  sur  lesquelles  reposent  l'ordre  et  la  tranquillité  sociale, 
il  a  été  fait  appel  aux  hommes  honnêtes  et  impartiaux  de  toute 
nuance  ^,  attendu  que,  assurer  le  respect  dû  aux  droits  souve- 
rains de  Dieu,  promouvoir  la  concorde  entre  tous  les  citoyens, 
sauvegarder  le  patrimoine  moral  d'où  émane  la  vraie  grandeur  et 
la  prospérité  d'une  nation  est  un  devoir  d'intérêt  vital  et  commun  ; 

1.   Ces  trois  mots  sont  en  français  dans  le  texte  italien. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE  861 

et  sur  ce  terrain  tous  les  hommes  de  bien  et  de  bon  sens  peuvent 
se  trouver  unis  et  déployer  d'accord  leur  activité  et  leur  énergie. 

Les  catholiques  ont  même  un  devoir  plus  spécial  que  les  autres 
de  contribuer  de  toutes  leurs  forces  à  cette  œuvre  de  salut, atten- 
du que,  pour  eux,  le  bien  de  la  religion,  auquel  est  lié  celui  de  la 
patrie,  doit  être  l'objectif  principal  de  leur  vie.  En  conséquence, 
concourir  à  cette  œuvre  avec  tiédeur  et  indifférence,  et  surtout, 
y  faire  opposition,  serait  chose  très  coupable  de  leur  part. 

A  eux  incombe  de  plus  le  strict  devoir  d'écouter  avec  le  res- 
pect voulu  la  voix  de  leur  Chef  suprême,  chargé  par  Dieu  de  la 
défense  et  de  la  sauvegarde  de  la  religion.  Or,  ils  manquent  à  ce 
respect  ceux  qui,  malgré  leurs  protestations  d'attachement  au 
Saint  Siège,  présentent  sous  un  mauvais  jour  les  conseils  du 
Saint-Père,  et  beaucoup  plus  ceux  qui  les  combattent  ;  ceux  qui 
sciemment  travaillent  à  les  dénaturer  ou  à  les  mettre  en  contra- 
diction avec  les  conseils  de  ses  prédécesseurs  ;  ceux  qui  préten- 
dent éluder  les  directions  pontificales  sous  le  futile  et  irrévéren- 
cieux prétexte  qu'elles  entrent  dans  le  domaine  politique  ou 
qu'elles  représentent  non  la  pensée  du  Pape,  mais  celle  de  ses 
ministres;  ceux  qui,  se  basant  sur  des  lettres  particulières  et 
des  appréciations  de  personnages,  bien  qu'élevés  en  dignité,  vou- 
draient circonscrire  et  atténuer  les  claires  instructions  du  Saint 
Siège  ;  ceux  enfin  qui,  au  lieu  d'aider  à  l'œuvre  de  la  pacification 
religieuse  et  de  la  concorde  des  esprits,  visent  plutôt  à  créer  des 
difficultés  et  à  semer  la  défiance  et  le  découragement. 

Le  Pape  n'est  guidé  par  aucun  intérêt  humain  et  secondaire, 
mais  uniquement  par  le  bien  des  âmes  et  par  l'affection  grande 
et  constante  qu'il  nourrit  pour  la  nation  française,  dont  il  connaît 
le  cœur  magnanime  et  la  noble  ardeur  pour  toutes  les  œuvres  de 
foi,  de  charité  et  de  religion. 

Le  Pape  a  la  confiance  que,  les  passions  calmées,  sa  parole  sera 
comprise  et  accueillie  docilement  par  tous,  et  II  ne  doute  pas  que 
les  bénédictions  de  Dieu  ne  descendent  d'autant  plus  abondantes 
sur  ceux  qui  auront  su  offrir  avec  générosité  au  bien  de  la  religion, 
non  seulement  leur  activité,  mais  aussi  le  sacrifice  de  leuca  vues 
propres  et  de  leurs  tendances  individuelles. 

Le  10  Juin  1897. 

Le  gérant:  C,  BERBESSON. 


TABLE  DES  MATIERES 

DU   TOME    71 


LIVRAISOiN  DU  5  AVRIL  1897 

I.  —  UNE    PROCHAINE    CANONISATION.  LE   BIEN- 
HEUREUX PIERRE  FOURIER P.  H.  Chérot     .    .  5 

II.  —  AURONS-NOUS  lX  PESTE  ? P.   H.  Martin    .    .  34 

III.  —  FRANCE   ET  RUSSIE.  LA  QUESTION  D'ORIENT 

AU  XVIIIo  SIÈCLE  (dernier  article) P.  H.  Prélot        .    .  54 

IV.  —  A  CHEVAL  A  TRAVERS  L'ISLANDE   (fin)   .     .     .    P.  J.  Svelnsson.     .  68 
V.  —  LA  QUESTION  RELIGIEUSE  A  MADAGASCAR    .    P.   J.  Brucker  .    .  87 

VI.  —  HERMIAS PP.  A.  et  H.  B.    .  98 

VII.  —  REVUES  :  QUESTIONS  D'EXÉGÈSE P.  F.  Prat  ....  108 

VIII.  —  LIVRES  :  Prxlcctiones  dogmatica-,  t.  III,  IV,  VI,  C.  Pesch,  S.  J.  —  Primauté  de  S. 
Joseph  d'après  l'épiscopat  catholique  et  la  théologie,  C.  M.  —  Des  vocations  saccr^ 
dotales  et  religieuses  dans  les  collèges  ecclésiastiques,  P.  J,  Delbrel,  S.  J.  —  La 
Résurrection  de  N.-S.  J.-C,  abbé  H.  Solo.  —  Institutiones  philosophiez.  Psycholo- 
gix  pars  secunda,  J.-J.  Urràburu,  S.  J.  —  La  Viriculture,  G.  de  Molinari.  —  Cenni 
sul  l'origine  et  sul  progresso  délia  musica  liturgica,  F.  Consola.  —  Projet  de  tables 
de  triangulaires  de  1  à  1000,  etc.,  A.  Arnaudeau.  —  Les  nombres  triangulaires, 
G.  de  Rocquigny  Adanson.  —  La  politique  du  Sultan,  V.  Bérard.  —  Cours  de  zoo- 
logie J  Dissections  et  manipulations  de  zoologie,  L.  Boutan.  —  Cours  de  botanique  ; 
Dissections  et  manipulations  de  botanique,  J.  Colomb.  —  Vie  charitable  du  vicomte 
de  Melun,  A.  Chevalier.  —  Mémoires  de  Madame  de  Chastenay  (1771-1815),  t.  II, 
A.  Roserot.  —  Les  Carmélites  de  Compiègne,  abbé  A.  Odon.  —  Lettres  de  Marie- 
Antoinette,  t.  II,  M.  de  la  Rocheteric  et  Marquis  de  Beaucourt.  —  L'Abyssinie  en  1896, 
P.  Combes.  —  Phénix  et  Fauvette,  A.  Céline 117 

IX.  —  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 141 

LIVRAISON  DU  20  AVRIL  1897 

I.  —  CLASSIQUE  OU   MODERNE  ? P.  J.  Burnlchon  .    .         145 

II.  —  UNE  PROCHAINE  CANONISATION.  LE  BIEN- 
HEUREUX PIERRE  FOURIER  (deuxième  article)    P.  H.  Chérot    ...         166 

III.  —  MONTALEMBERT P.  É.  Comut    ...  194 

IV.  —  LA   NOUVELLE    CONSTITUTION   APOSTOLI- 

QUE SUR  L'INDEX  (suite) P.  G.  Desjardlns    .        208 

V.  —  AURONS-NOUS  LA  PESTE  ?    (fin) P.  H.  Martin    ...         220 

VI.  —  UN    COLLÈGE    CATHOLIQUE    DANS    L'INDE 

ANGLAISE P.  P.  B 230 

VIL  —  REVUES  :  QUESTIONS  DE  THÉOLOGIE.    .    .    P.X.-M.LeBachelet         240 

VIII.  —  LIVRES    :    Poètes  et  Poèmes    :    Tombeau,  S.  Mallarmé  ;  Premiers  vers,  J.  de  Pesqui- 

doux  ;  Œuvres  complètes,    t.  V.,  G.  Le  Vavasseur  ;    Tharcisius,    abbé   Maigret  ;  La 


TABLE  DES  MATIERES  863 

mort  de  Roland,  abbé  L.-M  Dubois  ;  Guillaume  d'Orange,  G.  Gourdon  ;  Les  Picco- 
lomint,  M.  de  Freydane  ;  Jeanne  d'Arc,  abbé  M.  Garnier  ;  Histoire  poétique  de  Ut 
Bienheureuse  Marguerite-Marie,  une  Clarisse  ;  Martyrs  et  Poètes  ;  Le  petit  savoyard, 
Guiraud.  —  Esprit  et  vertus  du  Vénérable  Bénigne  Joly,  R.  P.  Petitalot.  —  Le  mois 
des  Roses,  R.  P.  Pages,  O.  P.  —  Le  Rosaire  à  Lille  en  i896.  —  Impressions  d'Egypte, 
L.  Malosse.  —  Le  désert  de  Syrie,  comte  de  Perthuis.  —  Les  sélections  sociales, 
G.  Vacher  de  Lapouge.  —  L'ordre  de  Malte,  L.  de  La  Briére.  —  Hypnotisme-Religion, 
D''  F.  RegnauU.  —  Une  famille  vendéenne  pendant  la  Grande  Guerre,   Boutillier  de 

Saint-André.     .- 256 

IX.  —  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE    . 286 

LIVRAISON  DU  5  MAI  1897 

I.  —  MULIEn  AMICTA SOLE.  ESSAI EXÉGÉTIQUE  P.  R,-M.  de  la  Broise  289 
n.  —  L'OBSERVATOIRE  FRANÇAIS  DE    MADA- 
GASCAR    P.  É.  Colin 308 

IIL  —  DÉMONS  ET  DÉMONIAQUES P.  H.  Leroy 332 

IV.  ^  MONTALEMBERT  (deuxième  article)      .     .     .  P.  É.  Cornut 348 

V.  —  LA  NOUVELLE  CONSTITUTION    APOSTO- 

LIQUE SUR  L'INDEX P.  O.  De«Jardins ...        361 

VL  —  L'INFANTICIDE   EN  CHINE,  D'APRÈS    UN 

DOCUMENT  OFFICIEL *    .    .    P.  S.  Adlgard 377 

Vn.  *-  REVUES  :  QUESTIONS  DHISTOIRE  ...  P.  H.  Chérot  ....  384 
VIII.  —  LIVRES  :  Philosophie  :  ^^  Blanc,  Histoire  de  la  Philosophie  ;  J.  Gardair,  La  Sature 
humaine  ;  P.  Janet,  Principes  de  Métaphysique  et  de  Psychologie.  —  Ch.  Makèe, 
Instltutioncs  jurti  eecletiastlct  tum  publici  tum  privatl.  —H.  M'elschingtr,  Le  Roi 
de  Rome.  —  Ch.  d'Hèricautl,  Les  amis  des  Saints.  —  J.-B.-J.  Ayroles,  La  vraie 
Jeanne  d'Arc,  t.  lU.  La  libératrice.  —  M.  Antar,  En  .imaala.  —  L.  Viansson-Ponlé, 
Les  Jésuites  à  Mets.  —  Vn  Pire  S.  J.,  Mes  Parents.  —  P.  Rocfer,  Souvenirs  d'un 
Prélat  romain  sur  Rome  et  la  Cour  Pontificale  au  temps  de  Pie  IX.  —  P.  Tombes, 
L'Abyssinie  en  i896.  —  S.  Couvreur,  S.  J.,  Cheu-King.  —  P.  É.  ff,  S.  J.,  Variétés 
tlnologiques.  —  C.  Strylcnski,  Mémoires  de  la  Comtesse  Potocka.  —  Mermeix,  Le 
Transvaat  et   la   Chartered.    —  L.  Levrault,  Auteurs  grecs,  latins,  français.  —  É. 

Rod,  là-Uaut • iOO 

IX.  —  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 42y 

LIVRAISON  DU  20  MAI  1897 

I.  —  UN  MONUMENT  DE  LA  FOI  DU  SECOND  SIÈ- 
CLE. LÉPITAPHE  D'ABEKCIUS P.  L.  de  G.    .    .    .       433 

n.  —  UNE  PROCHAINE  CANONISATION.  LE  BIENHEU- 
REUX PIERRE  FOURIER  (troisième  articlo).    .    .    P.  H.   Chérot    .    .        462 

III.  —  SAVANTS    ET  MYSTIFICATEURS.  LE   ROI  DES 

FAUSSAIRES P.  P.  Prat    ...        491 

IV.  —  LA  GENÈSE    DES   EXERCICES  SPIRITUELS  Dtf* 

SAINT  IGNACE  DE  LOVOLA P.  H.  VTatrlgant.    ,    506 

V.  —  FORMATION     MÉCANIQUE     DU    SYSTÈME    DU 

MO.NDE  (premier  aTticlf) P.  J.  de  Joannls.  530 

VI.  —  SURSUM  CORDA  (poésie) P.  V.  Delaporte .         5i6 

YII.  —  LE  CARDINAL  DESPREZ,  ARCHEVÊQUE  DE  TOU- 

LOUSE P.  G.  Deajardlns.        549 

Vin.  —  REVUES  :  QUESTIONS  DE  CÉRÉBROLOGIE  .  ,  D'  Surbled  ...  555 
IX.  —  LIVRES:  A.  Van  Gestel,  S.  J.,  De  justitia  et  lege  civili.  —  Dr  Briick,  Histoire  de  l'É- 
glise à  l'usage  des  séminaires.  —  L.  Audiat,  l'Instruction  primaire  gratuite  et 
obligatoire  avant  i789.  —  Th.  Rogers,  Travail  et  salaires  en  Angleterre  depuis  le 
XJII'  siècle.  —  A.  Tilloy,  Le  Péril  judéo-maçonnique.  Le  mal,  le  remède.  —  F.  J., 
Exercices  de  géométrie.  —  É.  Pouvillon,  L'Image.  —  il.  P.  Dehon,  La  retraite  du 
Sacré-Coeur.  —  P.  V.  Vieille,  S.  J.,  La  sainte  Vierge  et  la  jeune  fille  .  .  ,  561 
X.  —  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 574 


TABLE  DES  MATIERES 

LIVRAISON  DU  5  JUIN  1897 


864 


I.  — 
II.  — 

III.  — 

IV.  — 

V.  — 
VI.  — 

VII.  — 


VIII.  — 


LE  THÉÂTRE  CHRÉTIEN P.  V.  Delaporte  .        577 

LE  PROBLÈME  DE  LA  FOI  CHEZ  M.  PAUL  JANET.    P.  L.  Roure.    .    .        601 
UNE  VIEILLE  QUESTION  DE  COLLÈGE     ....     P.  J.  Burnichon.        623 

FORMATION     MÉCANIQUE    DU     SYSTÈME    DU 
MONDE  (deuxième  article) P.  J.  de  Joannls.        648 

LE  DUC  D'AUMALE P.    H.   Chérot  .    •        670 

LA     PLUS    ANCIENNE    REPRÉSENTATION    DU 
SACRIFICE  EUCHARISTIQUE  :  ffl^cr/O  i'yliVW  .    P.  G.  Sortais  .    .       688 

LIVRES  :  Tesnière,  Somme  de  la  Prédication  eucharistique.  Le  cœur  de  Jésus-Christ, 
t.  II.  —  Yan'Kéravic,  Mineur  des  mines  de  houille  du  Pas-de-Calais  et  agriculteur 
du  Pas-de-Calais.  —  Ch.  Méray,  Leçons  nouvelles  sur  l'Analyse  infinitésimale  et 
ses  applications  géométriques.  —  Abbé  Profillet,  Le  martyrologe  de  l'I'glise  du 
Japon,  i5i9-i6i9.  —  H.  de  Borny,  La  Pologne  héroïque.  —  H.  Beaudouin,  L'occu- 
pation d'Alcnçon  par  les  Prussiens  en  1871.  —  M.  H.  Allies,  Plus  the  seventh  (Pie  VU), 
1800-1823.  —  Notre-Dame  de  Laus  et  la  vénérable  sœur  Benoîte.  —  Abbé  V.  Mourot, 
Domrcmy  et  le  monument  national  de  Jeanne  d'Arc.  —  L.  de  Crousaz-Crétet,  Le 
duc  de  Richelieu  en  Russie  et  en  France  (1766-1822).  —  L.  de  Lanzac  de  Laborie, 
Mémorial  de  J.  de  Norvins.  —  J.  T.  de  Miramont,  André  Denjoy.  —  G.  Bizet,  Le 
connétable  de  Bourbon.  —  F.  Simon,  L'entrevue  de  Péronne  ;  Trouvère  et  Trouba- 
dour. —  Abbé  Vincent,  Principes  raisonnes  de  littérature.  —  Général  Niox,  Planis- 
phère mural.  —  J.  Gérard,  S.  J.,  What  was  the  Gunpowder  plot  ?  (Qu'était-ce  que  la 
conspiration  des  poudres?)  —  C.  de  Montenon,  Entretiens  sur  la  règle  du  tiers- 
ordre  séculier  de  saint  François  d'Assise.  —  Les  religieuses  franciscaines  .     ,         695 

ÉVÉNEMENTS  DE   LA  QUINZAINE 716 


LIVRAISON  DU  20  JUIN  1897 


p.  H.  Prélot  .  .  . 
P.  P.  Tourneblze. 
P.  H.  Cterot   .    .    . 


721 
743 
756 


I.  —  UN  JUBILB  ROYAL  (1837-1897)      .    .     . 

II.  —  LE  DOGME  DE  L'EXPIATION .... 

III.  —  LE  DUC  D'AUMALE  (deuxième  article). 

IV.  —  LES    FONCTIONS  DE    L'ÉTAT    DANS  LA* 

SOCIÉTÉ    CIVILE P.   G.  Sortais 780 

V.  —  JUIFS  ET  ROMAINS P.  R.-M.  de    la  Broise.        807 

VI.  —  LE  BULLETIN  PAROISSIAL P.  H.  Watrlgant    ...        824 

VII.  —  LIVRES  :  Georg  Gatt,  Die  lliigel  von  lerusalem.  —  La  Mosaïque  de  Madaba.    —  P. 

Caulet,  l'Avocat  du  Clergé.  —  R.  P.  Pierling,  S.  J.,  La  Russie  et  le  Saint  Siège,  t.  II  : 
Arbitrage  pontifical. —  Ph.  Tamizey  de  Larroque,  Onze  publications  récentes.  — 
B.  Baillaud,  Cours  d'astronomie  à  f  usage  des  étudiants  d«s  facultés  des  sciences.— 
L.  Raffy,  Leçons  sur  les  applications  géométriques  de  l'analyse.  —  E.  Mouton,  L'art 
d'écrire  un  livre,  de  l'imprimer  et  de  le  publier.  —  Vicomte  Combes  de  Lcstrade,  La 
Russie  économique  et  axiale  a  l'avènement  de  S.  M.  Nicolas  II. —  T.  R.  P.  Ollivier, 
O.  P.,  Un  curé  breton  au  XIXe  siècle. —  La  Mère  Marie  de  Jésus,  t.  II.  Lettres.  —  La 
R.  M.  Fannydt  l'Eucharistie. —  Aylicson,  Ame  vaillante. —  J.  de  la  Brète,  L'Esprit 
souffle  ou  il  veut 833 

VIII.  —  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE ,     .    .     .    .         855 

IX.  —  TABLE  DU  TOME  71 862 


FIN  DU  TOME  71 


Imp.  Yvcrt  et  Tellicr,  Galerie  du  Commerce,  10,  à  Aniieiu. 


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