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ÉTUDES
PUBLIÉES PAR DES PÈRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS
TOME 86
PARIS
IMPRIMERIE DE J. DUMOULIN
5, RUE DES GRANDS-ÀUGUSTINS, 5
ÉTUDES
PUBLIEES
PAR DES PÈRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS
REVUE BIMENSUELLE
PARAISSANT LE 5 ET LE 20 DE CHAQUE MOIS
38« ANNEE
TOME 8 6. — JANVIER-FÉVRIER-MARS 1901
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PARIS
ANCIENNE MAISON RETAUX-BRAY
VICTOR RETAUX, LIBRAIRE-ÉDITEUR
82, RUE BONAPARTE, 82
Tous droits de traduction et de reproduction réservés
flCADEMfE DE QtlÈBEC
CHEMIN STE-FOY
QUEBEC
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UN SIECLE
L'ÉGLISE CATHOLIQUE EN 1800 ET EN 1900 <
Au déclin d'un siècle qui meurt, et au début d'une nou-
velle ère, l'homme d'Etat et l'économiste se préoccupent des
graves problèmes que le dix-neuvième siècle lègue au ving-
tième.
Ces problèmes ne manquent certes ni d'intérêt ni de gran-
deur; mais quelles incertitudes et quelles inquiétudes ils
nous laissent pour demain!
Quel avenir préparent à la France ceux qui la mènent?
Que sortira-t-il de l'effondrement inévitable de l'empire turc?
Que fera l'Europe de la Chine ? Qu'arrivera-t-il de l'essor
indéfini et de la rivalité de la Russie et de l'Angleterre ?
Il n'est presque pas une de ces questions qui ne porte
dans ses flancs une guerre atroce, et, sur ces sujets pleins
d'angoisse, se greffe la question sociale, dont il faut bien
s'occuper, puisqu'elle est l'unique raison d'être d'un parti
puissant, le parti socialiste, et que, partout, à l'ombre du
socialisme, les anarchistes guettent l'occasion de frapper
un grand coup.
Nous, catholiques, sans méconnaître la gravité des pro-
blèmes énoncés plus haut, nous envisageons le dix-neu-
vième siècle à un autre point de vue, et nous nous deman-
dons s'il a été favorable ou funeste au développement de
l'Église.
A prendre les choses dans l'ensemble, l'Église catholique
est-elle, en 1900, plus forte et plus sûre du lendemain qu'en
1800 ? Gomme catholiques, avons-nous à nous plaindre ou à
nous applaudir du siècle qui va finir?
1. Pour les statistiques et les faits, nous avons consulté : 1^ Louvet, Us
Missions catholiques au JIX" siècle (Désolée); l'otite Statesmans year Book,
lirre fort estimé; 3» le Précis de l'histoire de l'Église du P. Wilmers, S. J.
2 Tol. in-8. Lethielleux; 4*» le Kirchenlexicon du cardinal Hergenrother ;
5« l'Histoire de l'Église du cardinal Hergenrother. (Édition allemande.)
6 UN SIÈCLE
Essayons de répondre à ces questions.
Au dix-neuvième siècle, ainsi qu'à toute autre époque, la
vie de l'Église catholique n'a été qu'un long combat, et cette
lutte, comme il arrive toujours, trahit en elle, aux yeux de
ceux qui en suivent les péripéties, beaucoup de lacunes, de
méprises et de défaillances.
Gela n'est pas étonnant, puisqu'elle est composée d'hommes,
dont beaucoup sont faibles, passionnés et de courte vue, et
que l'héroïsme est toujours rare. Mais les résultats d'en-
semble sont surprenants, merveilleux même.
Nous avons donc de puissantes raisons de nous réjouir et
de remercier Dieu :1e dix-neuvième siècle a été, '^pour l'Eglise
catholique, une phase magnifique de résurrection et de
progrès.
C'est au début de ce siècle que la dévotion au Sacré Cœur
a commencé de prendre son essor dans l'Eglise. Le Sauveur
avait promis que partout elle apporterait des grâces extraor-
dinaires : il a tenu parole. Ce qui s'est passé au sein de son
Eglise, au cours du dix-neuvième siècle, est prodigieux.
I
Les hommes des trois dernières générations auront peut-
être d'autres griefs contre leur siècle ; mais, à coup sûr, ils
ne pourront pas se plaindre d'avoir assisté à des événements
banals.
Si le prophète Daniel était revenu parmi nous à la fin du
siècle dernier, il aurait pu reprendre sa fameuse allégorie de
la statue, dont les membres de métaux différents, symboli-
saient des empires et entraient successivement en fusion.
L'antiquité n'a pas vu de changements plus prodigieux,
d'effondrements plus soudains, d'apparitions plus inatten-
dues que ce dix-neuvième siècle qui, logiquement, anticipe
un peu et commence réellement à la guerre de sécession des
États-Unis.
Rappelons-nous cette révolution d'Amérique, dont l'in-
fluence sur la révolution française fut si grande, bien qu'elle
fût conservatrice et libérale, et que l'autre fût démagogique
et césarienne ; puis, les convulsions de la France, la carrière
L'ÉGLISE CATHOLIQUE EN 1800 ET EN 1900 7
prodigieuse de Napoléon, le sort éphémère des royaumes
élevés par lui, sa lutte avec Pie YII, sa première chute, son
retour et sa mort sur le rocher de Sainte-Hélène; la Restau-
ration et la ruine des Bourbons d'abord, puis des Orléans,
suivie par l'avènement de Napoléon III, tous événements
extraordinaires, qui défiaient toute prévision et dépassaient
toute imagination.
Si, dès 1776, Burke pouvait dire en parlant des vicissitudes
du dix-huitième siècle : (c Toutes ces choses sont insigni-
fiantes en présence des révolutions des dernières années » ;
siByron pouvait écrire à Walter Scott : « Rappelons-nous que
nous avons vécu dans un temps où tout est gigantesque et
sans mesure »; qu'auraient pensé ces hommes illustres des
changements qui ont suivi, des utopies de Napoléon III qui
ont remanié toute l'Europe, pour arriver à ébranler l'Autriche
et à détruire le pouvoir temporel du Pape; de ces événements
reliés entre eux par une logique mystérieuse, mais réelle,
Solférino, Gastelfidardo, Sadowa et Sedan ; de l'ascendant
subit de ce pouvoir militaire, qui écrase l'Europe centrale; de
la France mutilée, de l'Autriche jetée hors des gonds et incer-
taine du lendemain, de la Turquie s'écroulant par morceaux,
de la Chine devenue une nouvelle Turquie, de l'Angleterre
devenant un empire énorme, tandis que la Russie guette
Gonstantinople et s'étend à l'est, au nord, à perte de vue,
comme une mer?
En face de ces révolutions politiques, toutes de premier
ordre, les progrès de l'industrie et de la science ne perdent
rien de leur caractère merveilleux, tant ils sont grandioses et
féeriques.
Alors qu'au dix-huitième siècle, rien ne circule, ni hommes
ni choses, le mouvement progressif des personnes, des mar-
chandises et des capitaux, au dix-neuvième siècle, s'accroît
sans mesure et bouleverse les conditions de la banque, du
commerce et de l'industrie. L'espace et le temps vaincus
par la rapidité des transports et par le crédit, et l'énormité
des forces nouvelles dont l'homme dispose, voilà les deux
traits saillants de l'industrie à la fin du dix-neuvième siècle.
A côté de l'industrie, qui lui doit tout, la science continue
d'avancer à pas de géant : ses progrès et ses découvertes,
8 UN SIECLE
dont plusieurs auront pour l'apostolat une incalculable
portée, nous donnent, avec les événements politiques, le cadre
dans lequel se déroule l'histoire de l'Église catholique au
dix-neuvième siècle.
Cette histoire ne le cède ni en surprises, ni en résultats
imprévus et incalculables à la succession des faits extraordi-
naires qui, pendant la même période d'années, ont formé la
trame de l'histoire générale.
A l'aurore comme au déclin du siècle, j'aperçois le Pape
prisonnier. Pie VI meurt à Valence, en captivité, en 1799, et
en 1900, Léon XIII est prisonnier au Vatican, comme l'a été
Pie IX.
La situation paraît la même ; mais, en réalité, comme elle
est différente! Le prisonnier de Valence, victime de la Con-
vention française, meurt dans l'isolement, laissant les Églises
de France, d'Italie, d'Allemagne et d'Autriche, ou bien en
pleine tempête, ou bien dévorées par les erreurs du galli-
canisme, du jansénisme, du joséphisme, et par des abus
énormes; tandis que Léon XIII, rassuré sur son autorité,
que le concile du Vatican a mis pour toujours au-dessus de
toute discussion, voit mortes à ses pieds les trois erreurs
qui ont été le fléau du dix-huitième siècle; tandis que les
Églises, si malades alors de la France, de l'Italie, de
l'Allemagne et de l'Autriche, lui apparaissent maintenant
régénérées, plus unies, plus compactes, plus dévouées au
Saint-Siège que jamais. S'il ne peut guère compter sur les
gouvernements, il peut, en revanche, s'appuyer sans crainte
sur les fidèles de ces Églises.
La situation du Souverain Pontife est complètement modi-
fiée. Les conspirations ourdies contre lui par les rois et par
les peuples n'ont fait que grandir son prestige : quare fre-
muerunt gentes et populi meditati sunt inania ! C'est une
banalité, même chez les indifférents ou chez les adversaires,
que son autorité morale est la plus grande qui soit, et que
sa voix éveille des échos que nulle voix humaine n'a jamais
rencontrés. C'est le compliment qu'adressait à Léon XIII le
prince de Bismarck, lorsqu'il lui demandait d'intervenir
comme arbitre entre l'Espagne et l'empire germanique, et si
les puissances l'ont oublié, l'an passé, quand elles ont exclu
L'ÉGLISE CATHOLIQUE EN 1800 ET EN 1900 9
du congrès de la paix le Prince de la paix^ les événements
de cette année, en infligeant à leurs résolutions le plus cruel
des démentis, se sont chargés de le leur rappeler.
Si captif qu'il soit, le Pape voit ce que ses prédécesseurs
du dix-huitième siècle n'eussent jamais espéré, rangés à ses
côtés, les représentants ofTiciels, non seulement des pays
catholiques, mais de la Hollande, de la Prusse, de la Russie;
tandis que lui-même entretient à Gonstantinople, à Washing-
ton et aux Indes anglaises des délégués apostoliques perma-
nents, précurseurs de véritables nonces.
Tout cela est le signe certain d'un développement d'in-
fluence, d'un travail très intense et d'une organisation puis-
sante, poursuivie depuis de longues années, avec autant de
ténacité que de bonheur.
Ce coup d'œil jeté sur le contraste entre Pie VI et Léon XIII,
revenons à la comparaison entre l'Église catholique en 1800
et l'Église catholique en 1900.
II
A la fin du dix-huitième siècle, l'Église catholique est tou-
jours immuable dans sa doctrine, sainte dans sa morale et
féconde en saints et en hommes éminents, et, par ces traits,
quelles que soient d'ailleurs les ombres, elle défie toute com-
paraison.
Presque tous les papes de cette époque, Benoît XIII, Clé-
ment XII, Benoît XIV, Clément XIII, Pie VI, furent de très
grands pontifes, et cette dynastie éclipse facilement ce qui se
voit sur n'importe quel trône.
Le tronc vieilli des Églises de France et d'Italie donne
encore des fruits exquis et rares, de vrais saints, comme saint
François de Hiéronymo, saint Liguori et le bienheureux
Realino, à Naples; le bienheureux Baldinucci à Florence;
saint Paul de la Croix, à Rome; saint Benoît Labre, en
France, et Madame Louise de France, à Paris.
Mais le cœur se serre à la vue des erreurs qui entament de
tous côtés la société laïque et le clergé, et des abus mons-
trueux qui, à la suite de la main mise par la noblesse sur les
dignités ecclésiastiques, de la commande et du cumul des
10 UN SIECLE
bénéfices, entrent la tête haute dans les grands monastères
et dans les évêchés, et les ravagent plus que ne pourraient le
faire dix incendies.
L'Europe catholique est comme empoisonnée par un pro-
testantisme raffiné, qui s'appelle ici le gallicanisme, là le
jansénisme, ailleurs le joséphisme, combinaison satanique
des deux premières erreurs, qui met tout dans l'Eglise aux
mains d'un despote fantasque et voltairien appelé Joseph II.
A ce moment, Weishaupt, un illuminé radical, organise la
franc-maçonnerie en Europe et y enrôle même des évêques
allemands '' ; et, d'un autre côté, la philosophie rationaliste et
démagogique tourne la tête aux rois, aux reines, aux princes
du sang et aux ministres d'Etat.
Étroitement unis, voltairiens et jansénistes arrachent à
Clément XIV la suppression de la Compagnie de Jésus, une
armée de 22 000 combattants, dont 5 000 sont missionnaires
chez les peuples infidèles.
C'est, sur une vaste échelle, et à bref délai, la mort ou
l'anémie fatale des magnifiques missions du Brésil, du
Mexique, des réductions du Paraguay avec leurs lOOOOOln-
diens civilisés, des missions du Canada, de l'Hindoustan
et de la Chine.
Jusque là, les grandes nations catholiques cherchaient à
christianiser les pays qu'elles colonisaient et prenaient à leur
charge l'organisation des missions. Mais le jour où manqua
cet appui, et ce jour était arrivé en 1775, tout s'écroula; et
l'œuvre de la Propagation de la foi n'existait pas encore pour
suppléera ce que ne faisaient plus les rois.
Les missions furent alors livrées au pire des fléaux, à une
véritable famine de prêtres : la Propagande, à Rome, était
désorganisée, les séminaires se fermaient, les vocations
étaient taries, et il n'y avait plus rien à espérer de beaucoup
de maisons religieuses, autrefois pépinières d'apôtres, main-
tenant ruines déshonorées que le premier orage allait
abattre.
La tempête éclata, en effet, longue et terrible, et, comme un
1. Le baron Dalberg, évêque de Regensburg, était un illuminé et un franc-
maçon. (Cf. Hergenrdther, Kirchenlexicon, Fribourg, 2» édition, article
Dalberg. )
L'ÉGLISE CATHOLIQUE EN 1800 ET EN 1900 11
volcan longtemps comprimé, roula au loin dans l'Europe ses
laves brûlantes, anéantissant tout sur son passage.
Après cette horrible nuit, au lever d'une aurore plus
sereine, Pie VII n'aperçoit plus, à perte de vue, comme
Ézéchiel, qu'un désert sans fin, semé d'os desséchés.
Ceci n'est pas un tableau d'imagination, mais la vérité
rigoureuse.
La France est couverte de ruines et de sang : ses plus
belles colonies, le Canada, la Louisiane, l'Hindoustan français,
sont passées à l'Angleterre protestante alors persécutrice i,
toutes ses universités, toutes ses libertés sont confisquées
par un pouvoir despotique; sa noblesse et sa haute bour-
geoisie sont voltairiennes et jansénistes, et son clergé qui,
pour les deux tiers, s'est montré héroïque pendant la tour-
mente, est fortement travaillé par les tendances gallicanes et
jansénistes. Une sorte de paralysie semble envahir le catho-
licisme français, car, jusqu'en 1845, on n'y verra pas l'ombre
d'un parti catholique.
L'Espagne et le Portugal ont leurs flottes anéanties, leurs
colonies perdues, et descendent une pente de déclin sans
retour. L'Italie, foulée aux pieds par toutes les armées de
l'Europe, peut à peine respirer, et subit, d'ailleurs, dans ses
princes, tous inféodés à la politique de la France, de l'Espagne
et de l'Autriche, le contre-coup des erreurs et des abus qui
désolent ces trois pays.
L'Autriche est rongée jusqu'aux os par le joséphisme qui,
de Vienne, rayonne sur l'Allemagne, sur les Pays-Bas, sur
la Suisse, et, dans la personne des princes-éveques de
Cologne, de Mayence, de Trêves et d'autres prélats sans
vocation, monte sur les principaux sièges et de là infecte le
clergé tout entier.
Tout le nord de l'Europe, à part l'Irlande où le sang des
martyrs est à peine refroidi, et à l'exception de la Pologne,
qui agonise sous le knout du Cosaque, ou sous la botte du
Poméranien, tout le nord de l'Europe, dis-je, c'est-à-dire la
Hollande, avec ses 300 000 catholiques privés de culte public
et d'évêques ; l'Angleterre et l'Ecosse, avec leurs 120 000 ca-
1. Cf. p. Piolet, les Missions, p. xciv. D'Alembert se console de la perte
des colonies par la suppression des Jésuites en France.
12 UN SIÈCLE
tholiques traités comme des parias; la Suisse, où le prêtre
ne peut dire la messe dans une ville, même en secret;
la Suède, le Danemark et la Norvège, où le prêtre ne peut
pénétrer sous peine de mort.
Les villes libres de Hambourg, de Brème et de Lùbeck,
où tout culte catholique est prohibé ; la Prusse septentrio-
nale et centrale, la Russie, l'Amérique du Nord, où il y a
30000 catholiques, toutes ces régions n'offrent aux regards
attristés de Pie VII qu'un vaste désert de sables arides, avec
de petites agglomérations catholiques, semées çà et là comme
des oasis.
Des bords du Danube au golfe Persique d'un côté, et aux
sources du Nil de l'autre, dans toute l'Afrique, dans l'Asie
centrale comme dans l'Asie mineure et en Syrie, règne l'is-
lamisme avec ses hontes et son horrible trafic d'esclaves.
La Méditerranée est presque un lac turc, et ces belles con-
trées, arrachées depuis au croissant, l'Egypte, l'Algérie, la
Tunisie, la Grèce, l'île de Crête et l'île de Chypre, la Rou-
manie, la Serbie, la Bulgarie, le Monténégro, se meurent
de langueur et de honte sous le fouet du musulman et sont
régulièrement mises à sac et décimées par les pachas.
Le grand mouvement des missions est arrêté faute d'apôtres
et d'argent. L'Hindoustan, qui a vu 2300000 catholiques, n'en
a plus que 500000*; les belles réductions du Paraguay, avec
leurs 100 000 Indiens, celles du Brésil, du Mexique et du
Canada sont anéanties. Dans toute l'Amérique du Sud, la
vie catholique est comme engourdie. Pendant ce temps,
deux fois en quinze ans, le Souverain Pontife est enlevé de
Rome et jeté en prison : il faut remonter aux premiers
siècles, pour trouver des heures aussi sombres et une situa-
tion qui soit, humainement, aussi désespérée.
Fils de l'homme, aurait pu dire à Pie VII l'ange qui parla
à Ezéchiel, crois-tu que ces ossements desséchés puissent
revivre ?
— Tout est possible à Dieu, aurait répondu le Pontife;
mais il faut bien qu'il fasse des miracles s'il ne veut pas que
son Eglise meure.
1. Louvet, les Missions catholiques au XIX" siècle^ p. 24.
L'ÉGLISE CATHOLIQUE EN 1800 ET EN 1900 13
Dieu fera ces miracles; mais auparavant, il déblaiera le
terrain. L'expérience prouvera que, sans le vouloir, la Révo-
lution française a rendu à l'Église de France un immense
service en la délivrant des monastères corrompus et des
désordres accumulés depuis des siècles, comme la régale,
la commande, le cumul des bénéfices et les vocations forcées.
Dans les desseins de la Providence, cette même Révolution
fera, en débordant sur l'Allemagne et sur les pays flamands,
œuvre de justice divine. On demandait au cardinal Pacca,
délégué du Saint-Siège en Allemagne, s'il regrettait beau-
coup l'invasion française. Je n'ose dire, répondit-il, quelle
fut un grand mal, parce qu'elle nous a délivrés des princes-
évêques^.
Quand Pie VII aura rendu à l'Église de France sa situation
légale par le Concordat, quand il aura réorganisé les dio-
cèses, ranimé la vie catholique, rétabli la Compagnie de
Jésus; quand, à la place des ordres religieux affadis ou
gangrenés, l'esprit de Dieu aura suscité de toutes parts des
congrégations jeunes et pleines de sève, nouvelles et riches
pépinières d'apôtres, comme les Rédemptoristes, les Passio-
nistes, les Pères du Saint-Esprit, les Maristes, les Oblats de
Marie, les Pères de Picpus; quand le recrutement du clergé
sera assuré; quand Dieu, pour remplacer les souverains, au-
trefois patrons-nés des missions, aura suscité l'obole popu-
laire de la Propagation de la foi, qui, en soixante ans,
dépensera trois cents millions; quand, en un mot, l'Église
sera prête pour les grandes entreprises, Dieu lui ouvrira des
champs nouveaux.
III
Voyez, en effet, quels changements se préparent. Au com-
mencement du dix-neuvième siècle, J. de Maistre écrivait
ces paroles prophétiques : La France sera chrétienne;
V Angleterre catholique et V Europe chantera la messe à Sainte-
Sophie. La foi n'est pas morte en France : elle se réveillera et
fera des merveilles.
Quand ces paroles tombèrent de la plume de J. de Maistre,
1. Wilmers, S. J., Précis de l'histoire de l'Église, vol. II.
ACADEr/îIE DE QUEBEC
CHEMIN STÊ-FOY
QUEBEC
14 UN SIÈCLE
elles parurent incroyables. Qu'çiurait-on pensé si le grand
écrivain, précisant les détails, eût annoncé ce qui suit :
Encore quelques années, et l'empire turc, si longtemps le
cauchemar de l'Occident, ne sera plus qu'une grande ruine,
dont l'Europe trop divisée pour procéder au partage, retar-
dera, mais ne conjurera pas l'écroulement. Sur ces immenses
domaines, seront pris les royaumes indépendants de la
Grèce, de la Crète, de la Roumanie, de la Serbie, du Mon-
ténégro, de la Bulgarie, tandis que l'Egypte, la Tunisie et
l'Algérie passeront aux chrétiens ; et, à peine délivrés du
chancre musulman, tous ces beaux pays commenceront à
refleurir et se couvriront d'églises. La Turquie sera réduite
à 25 000 000 d'habitants et la Méditerranée redeviendra
un lac chrétien?
Tournez maintenant vos regards vers l'extrême Orient et
saluez l'aurore d'une vie nouvelle qui commence à poindre :
c'est comme une refonte du vieux monde asiatique qui se
prépare.
En effet, l'Hindoustan depuis l'Afghanistan jusqu'à la Chine,
Ceylan compris, avec leurs 287 000 000 d'habitants, devien-
dront terres anglaises, et, à l'ombre d'une liberté absolue,
l'Église y installera solidement sa hiérarchie, ses écoles, ses
universités, que fréquenteront les jeunes Brahmes, et y en-
tretiendra en permanence un délégué du Saint-Siège.
Dès que la science catholique pénétrera la caste qui mène
tout, celle des Brahmes, on entreverra le jour où les conver-
sions s'y multiplieront, et de 475000 en 1800, les catholiques
atteindront le chiffre de 2 000 000 en 1900; les missionnaires,
qui n'étaient que 22 en 1800, seront 2 000 en 1900^ ; c'est un
progrès, mais insignifiant en comparaison de l'ébranlement
des idées chez les Brahmes.
L'indo-Chine deviendra française, et ses chrétiens monte-
ront du chiffre de 320000 en 1800 à celui de 700000 et plus
en 1900^
Voyez-vous là-bas dans le fond de l'Orient à droite du
Japon, ce nouveau monde que nos pères ne connaissaient
pas, ce continent plus grand que l'Europe? C'est l'Australie.
1. Louvet.
2. Ihid.
L'ÉGLISE CATHOLIQUE EN 1800 ET EN 1900 15
Vous la verrez bientôt, ainsi que la Nouvelle-Zélande, pays
chrétien et pour un tiers catholique; donnant, en 1900, près
d'un million de fidèles à l'Eglise, alors qu'en 1800, on n'y
connaissait ni un catholique, ni un prêtre^
Du même côté, plus loin, sort des flots un autre nouveau
monde, un archipel composé d'îles innombrables, VOcéanle.
L'apostolat catholique n'y débutera guère qu'en 1860; mais,
en quarante ans, il organisera nombre de vicariats aposto-
liques et comptera 100 000 fidèles, sans renfermer dans
ce chiffre les fidèles des îles malaises, hollandaises, anglaises,
portugaises, espagnoles, qui ont 5 550 885 catholiques ^.
L'empire du Japon, qui a vu jadis 2 000 000 de catho-
liques, restera longtemps couvert d'un nuage de sang et
impénétrable aux missionnaires, mais il s'ouvrira bientôt à
une liberté complète et nous donnera 45000 fidèles, dirigés
par cinq évêques.
L'empire de Chine, avec ses 400 000 000 d'habitants
(402000000^), verra tomber toutes les murailles qu'il
opposait à l'expansion de la foi catholique. Vaincu par le
Japon, il se décomposera comme la Turquie et ne sera sauvé,
comme elle, d'un démembrement immédiat, que par l'anta-
gonisme des convoitises. En tout cas, la civilisation chré-
tienne aura raison du monstre, malgré ses convulsions, et,
finalement, sur les ruines du mandarinat, celte barbarie
immorale et sanguinaire, qui se croit civilisée, parce qu'elle
est frottée d'un léger vernis de culture, le catholicisme ré-
gnera. L'imagination ne peut suivre les effets imprévus et
les retentissements indéfinis qu'aura sur les royaumes voi-
sins et tributaires de la Chine, sur la Corée, sur le Thibet,
sur la Mongolie, sur le Siam, etc., la déchéance du manda-
rinat et la sécurité complète de l'Église catholique, déjà
depuis longtemps si fortement organisée en ces pays. La
Chine avait 187 000 catholiques en 1800; elle en a mainte-
nant un million*.
1. Statesmans year Book.
2. Cf. Louvet : En Malaisie, dans la Mission de Batavia, 50 000 catholiques
sont sortis de terre de 1800 à 1900.
3. Statestnan's year Book.
4. Ibid.
16 UN SIECLE
Mais, si étonnantes qu'elles soient, ces métamorphoses ne
sont rien, auprès de ce qui s'annonce en Afrique.
Depuis des siècles, l'Europe s'arrêtait comme hypnotisée
devant ce continent noir, devenu dès longtemps un vaste
marché d'esclaves. Les essais d'apostolat, poussés en d'autres
âges jusqu'au centre de l'Afrique, ont été interrompus, et
c'est à peine si les rivages de cette terre immense ont été
entamés, en J842, dans les deux Guinées ; en 1835, dans le
Sénégal, par les Pères du Saint-Esprit; en 1837, dans l'Afrique
du Sud, et, en 1865, au Dahomey, par les Missionnaires
africains de Lyon.
Vers 1830, l'Algérie et la Tunisie ne possèdent que
7000 chrétiens, et l'Egypte en a, de son côté, 7000. Mais à
la fin du siècle, ces 14000 catholiques arrivent au chiffre
de 500000, dont 400000 en Algérie. L'Afrique du Sud, par-
tagée en huit diocèses, en comptera 40000. Elle en aurait
beaucoup plus si les Hollandais n'avaient toujours persécuté
le catholicisme. Le reste du continent, presque fermé
en 1800, largement ouvert, sillonné en tous sens par les
missionnaires, est réparti par Rome, comme une terre déjà
conquise, en vicariats apostoliques *.
A part le Maroc et Tripoli, Bonnu, Wadaï et la répu-
blique de Libéria, et à l'exception de quelques territoires
portugais, allemands et belges, l'Afrique est partagée entre
deux dominations : celle de la France et celle de l'Angleterre.
Ne nous demandons pas si la part de l'Angleterre est plus
belle que celle de la France, puisque ce partage est une
question politique à laquelle nous ne pouvons rien et qui
d'ailleurs est étrangère à notre sujet.
Constatons seulement, en premier lieu, que l'empire fran-
çais en Afrique est de toute beauté, un vaste carré tout d'un
bloc, allant de la Méditerranée au lac Tchad, et de l'Océan
aux sources du Niger, renfermant, à l'exception de la Gambie,
de Sierra-Leone, de la Gôte-d'Or, de la Guinée portugaise et
1. Les îles de l'Afrique sont évaiigélisées depuis de longues années. Les
îles Açores comptent 270 000 catholiques ; — Madère en a 232 000 ; — Les îles
Canaries, 300 000; — Les îles du Cap-Vert, 107 000; — Les îles du golfe de
Guinée, 21 000; — Les îles de Fernando-Po, 2 832; —La Réunion, 189 000;
— Maurice, 110 000; — Les Seychelles, 14 000; — A Madagascar, les écoles
catholiques réunissent 80 000 enfants.
L'EGLISE CATHOLIQUE EN 1800 ET EN 1900 17
de Libéria, tout l'ouest de l'Afrique : l'Algérie, 676000 ki-
lom. carrés; la Tunisie, 116000 kilom. carrés; le Sénégal,
120000 kilom. carrés; le Soudan français, 900000 kilom.
carrés; la Guinée française, 120000 kilom. carrés; le Congo
français, 765000 kilom. carrés; le Sahara, 1500 000 kilom.
carrés, terre inculte, mais qui relie tout le reste.
Constatons, en second lieu, qu'en 1800, presque toute
l'Afrique était musulmane, et qu'en 1900, à part le Maroc
et quelques territoires assez restreints, elle subit une in-
fluence chrétienne.
Constatons, en troisième lieu, que si l'Angleterre s'est
taillé en Afrique un vaste empire, elle y établit comme par-
tout la liberté absolue de l'Eglise, et que, si la France,
dont l'expansion coloniale est malheureusement entravée
par ses propres lois, a besoin d'une revanche, elle la trou-
vera dans ce fait, qu'elle évangélise presque seule, et ses
propres domaines, qui sont magnifiques, et ceux de TAngle-
terre.
En effet, sur 13 300 missionnaires prêtres, la France
en fournit 11500; et sur 42 000 missionnaires femmes (la
femme missionnaire est un phénomène inconnu en 1800),
35 000 sont françaises. N'est-ce pas la France qui évan-
gélise, et l'Afrique, et Madagascar, et l'Hindoustan, et
rOcéanie, et la Chine, et l'Indo-Chine, et le Japon, et
l'Asie !
Eh bien! je trouve ces rapprochements et ces rôles, dis-
tribués par la Providence extraordinairement intéressants;
je trouve admirable que l'Angleterre, pays protestant, na-
guère si persécuteur, établisse partout où elle va la liberté
de l'Eglise catholique, sans restriction, et que la France,
dont le gouvernement a toujours été plus ou moins hostile à
l'Eglise, soit le pays missionnaire par excellence.
Il semble que l'Angleterre soit condamnée par la force
des choses à chercher des débouchés nouveaux. Les démons
de l'industrie et du commerce qui la possèdent et lui crient :
Produis! ajoutent aussitôt : Conquiers! Étends-toi, si tu ne
veux pas que tes multitudes affamées voient les marchan-
dises s'accumuler en montagnes désespérantes; et tu sais
bien que tes 41000000 d'habitants, qui seront bientôt,
LXXXVI. — 2
18 UN SIECLE
malgré une émigration prodigieuse, 50 000 000, ne peuvent
pas vivre de l'agriculture !
L'Angleterre s'étend donc toujours. — Comment? je ne
l'examine pas ; et il semble à plusieurs que ce soit là sa
destinée suprême en ce monde : trouver ou créer des
débouchés. Mais, dans les desseins de Dieu, elle en a une
plus haute, dont elle-même ne se rend pas bien compte.
Autrefois, persécutrice impitoyable du catholicisme, elle
rougit maintenant et se repent de cette grande iniquité, et
la répare en donnant à cette même religion la liberté la plus
large; et la France fournit aux terres anglaises leurs évêques,
leurs prêtres et le budget royal de la Propagation de la foi.
Je dis que c'est une bien belle façon de venger les vieux
griefs, et que la France se rend par là comme indispensable à
l'apostolat et lie ses destinées à celles de l'Eglise. Ce n'est
pas un calcul; mais c'en serait un, que ce serait le plus
habile et le plus heureux de tous.
Cependant, il faut bien le dire, cette armée de 11 500 mis-
sionnaires prêtres et de 35 000 missionnaires femmes ne
suffira bientôt plus à conquérir les vastes régions qui s'ou-
vrent : il faut donc la doubler et la tripler.
Mais les missionnaires des autres pays, de l'Angleterre,
des États-Unis, de l'Allemagne, de la Hollande, ne sont ni
assez nombreux, ni assez disposés à s'enrôler à l'étranger,
absorbés qu'ils sont par les nécessités locales.
Il faut donc que ces pays se convertissent et que l'esprit
de Dieu leur recrute un clergé plus nombreux et plus apos-
tolique.
Or voilà, si je ne me trompe, ce qui s'opère ou se prépare
sous nos yeux ; mais sur une échelle si vaste que la chose
devient un événement.
Longtemps, à la suite de la grande tourmente du dix-hui-
tième siècle, les églises, si florissantes auparavant de l'Amé-
rique du Sud, avaient paru comme frappées d'une léthargie
mortelle. Songez qu'il s'agit là de pays qui contiennent plus
de 40000000 de catholiques*.
1. Voici les chiffres du Statesman's year Book :
Le Brésil avait, en 1890, 14 179 615 catholiques, 1 archevêque, 11 évêques,
2 000 prêtres, 11 séminaires; Salvador avait 800 000 catholiques; le Chili
L'ÉGLISE CATHOLIQUE EN 1800 ET EN 1900 \9
Ces églises ne parurent secouer leur long sommeil qu'en
1832, quand les Jésuites revinrent au Paraguay, et, en 1842,
quand ils rentrèrent au Mexique, au Chili, en Colombie, è
l'Equateur et au Brésil.
Dernièrement, on a vu tous les évoques de ces contrées
réunis aux pieds du Pape, pour préparer avec lui le concile
de l'Amérique du Sud. Quelques années auparavant, à la même
place, sous la présidence de Léon XIII, s'étaient réunis les
92 évoques de l'Amérique du Nord, pour préparer le der-
nier concile de Baltimore. Voilà certes des spectacles
qu'on eût jugés impossibles en 1800 î
En effet, en 1800, les Etats-Unis n'avaient qu'un seul
évêque, celui de Baltimore, 30 prêtres et 30 000 catho-
liques. On y compte maintenant 92 évêques, dont 12 arche-
vêques, 9 000 prêtres et 10 000 000 de catholiques, ainsi
qu'un délégué apostolique, résidant à Washington.
Je n'examine pas le jeu des causes qui ont pu amener ce
t résultat ; il me suffira de constater ce grand fait, la différence
■ incroyable entre l'Église américaine en 1800 et l'Église amé-
W ricaine en 1900.
i ^ Même métamorphose pour l'Angleterre et pour l'Ecosse.
En 1800, elles n'ont que 6 vicaires apostoliques et
120 000 catholiques, traités alors par leurs concitoyens
comme des ilotes. Maintenant, les lois d'exception sont abo-
lies, et l'Église compte dans les deux pays 2 000000 de
catholiques et plus de 3 000 prêtres : il n'y a plus dans
le royaume une seule famille distinguée qui n'ait un ou plu-
sieurs membres catholiques, et la moyenne des conversions
annuelles s'élève au chiffre de 5 000 à 6 000. Le P. Morris,
un converti, indiquait même, il y a quinze ans, une moyenne
plus élevée*.
M. Thureau-Dangin a consacré un volume à raconter cette
évolution de l'Angleterre, qui est une des merveilles du
avait, en 1895, 2 500 000 catli.; le Pérou avait, en 1876, 2 580 000 cath. ; le
Mexique avait 9 800 000 cath. ; le Venezuela avait, en 1894, 2 310 000 cath.;
l'Uruguay avait, en 1897, 800 000 cath. ; Nicaragua, 380 000 cath. ; la Colom-
bie, 3 840 000 cath.; Costa-Rica, 280 000 cath.; Honduras, 400 000 cath.; le
Paraguay, 1 200 000 cath. ; l'Equateur, 1 200 000 cath.
1. Cf. articles du P. Morris, S. J., dans le Month, et les articles du
P. Sidney Smith dans les Études.
20 UN SIECLE
siècle. Pour le moment, contentons-nous, en quittantLondres,
de jeter un regard sur Mill-Hill^ son séminaire des Missions
étrangères, qui déjà dessert une mission chez les nègres des
États-Unis et une autre aux Indes anglaises : c^est un signe
des temps nouveaux.
En 1800, les colonies anglaises n'ont pas encore la liberté
religieuse ; et l'Eglise catholique, ou bien y est désorga-
nisée comme dans rHindoustan,ou bien n'existe pas encore,
comme en Australie. En 1900, on compte dans toutes les
colonies: 111 évêques, 18 vicaires apostoliques, 11 préfets
apostoliques. Le Canada avait alors 63 000 catholiques ; il en
a 2 000 000 (1999 000 exactement i). A Terre-Neuve, l'Église
catholique n'existait pas en 1800; maintenant elle y compte
72 796 enfants 2.
Revenons à l'Europe centrale et septentrionale : comparez
l'Allemagne catholique de 1800 avec ses 6000 000 de
fidèles en Prusse et quelques autres millions, en groupes
épars et sans action commune, gouvernés par des évéques,
grands seigneurs jansénistes, joséphistes, sans vocation,
et souvent illuminés ou francs-maçons, et l'Allemagne
catholique de 1900, avec sa masse compacte de 18 000 000
de fidèles, unis sous la direction d'évéques exemplaires,
sortant presque tous du collège germanique de Rome,etpoli-
tiquement, conduits par le Centre, qui est, au Reichstag, le
parti le plus fort et fournit même à l'assemblée son prési-
dente
Longtemps, le catholicisme allemand s'était concentré,
silencieux et replié sur lui-même. Pourquoi s'en étonner,
quand on sait que sa réorganisation n'a commencé qu'en
1821. Mais le voilà qui déborde sur le Danemark, la Suède
et la Norvège, sur les États-Unis et la Chine. La Société de
Saint-François-Xavier à Aix-la-Chapelle, le Ludwigverein
en Bavière, fondé en 1843, la Société de Saint-Boniface,
fondée en 1849, les Bénédictins de Bavière, entretiennent
1. Statesmans year Book, 1899. Il y a un million de Canadiens catholi-
ques aux États-Unis. En l'an 2000, les Canadiens catholiques seront au nom-
bre de 20 000 000, si leur accroissement continue dans les mêmes proportions.
2. Idem.
3. Idem.
L'ÉGLISE CATHOLIQUE EN 1800 ET EN 1900 21
au loin des missions florissantes : cest encore un signe des
temps nouveaux.
Il n'y a pas jusqu'à l'Autriche, maintenant régénérée dans
son clergé, qui ne commence à secouer sa torpeur, à réfor-
mer ses monastères et à envoyer des missionnaires au
dehors. Autre signe des temps nouveaux^.
Comparez la Hollande de 1800, où le prêtre ne peut célé-
brer la messe que dans une chambre gardée à vue, où
300 000 catholiques, sans évéques, sont administrés par un
délégué apostolique, avec la Hollande de 1900, où 1488 000
catholiques, gouvernés par 5 évêques et par 2 794 prêtres,
jouissent de la liberté la plus complète.
La Suisse de 1800 est, comme l'Allemagne, rongée par le
joséphisme, et des témoins sûrs décrivent ainsi le clergé
d'alors : Peu de zèle, peu de doctrine, et prédominance des
habitudes bureaucratiques-.
Les catholiques y sont alors au nombre de 422 000, et dans
les villes protestantes il est défendu de dire la messe.
La Suisse a maintenant 1 233 000 catholiques et une hié-
rarchie de 6 000 prêtres, ayant à sa tête 5 évêques et l'admi-
nistrateur apostolique du Tessin. En 1800, Berne comptait
500 catholiques ; elle en avait, en 1871, 4821. En 1800, Zurich
n'avait pas un catholique; en 1900, elle a 48 000 fidèles et
trois paroisses ^. En 1800, Genève avait 200 catholiques ; elle
en a maintenant 68 000, et les protestants sont en minorité.
La Belgique des premières années du siècle, écrasée par
Napoléon I" d'abord, puis par la Hollande, ne nous donne
aucune idée de la Belgique de Fan 1900, avec ses 6 200 000
catholiques*, avec sa magnifique université de Louvain, avec
sa belle colonie du Congo, où l'on compte 900000 milles an-
glais carrés et 30 000 000 d'habitants ^, et avec sa force d'ex-
pansion catholique, attestée par ses nombreuses et floris-
santes missions aux Indes anglaises, à l'île Ceylan, en
Afrique et en Chine.
1. On y a fondé dans ce but le Leopoldsverein (1839).
2. Wilmers, S. J., Précis d'histoire ecclésiastique. Paris, Lethielleux.
3. Nous tenons ces chiffres de Mgr l'évêque de Coire.
4. Statesinan's year Book de 1899 : c En 1890, la Belgique a 6 290 073 ca-
tholiques, 10 000 protestants et 4 000 juifs.»
5. Statesman's year Book.
22 UN SIECLE
En 1800, il n'y a que 200 catholiques éparpillés à travers
le Danemark, la Suède et la Norvège, et la peine de mort
contre le prêtre qui vient prêcher dans ces pays, subsiste
toujours. Mais, depuis soixante ans, tout est changé ; et ces
trois pays ont maintenant chacun un vicaire apostolique et
une église florissante. Nous trouvons, en 1895, 4000 catho-
liques en Danemark, avec un collège de Jésuites, 1 145 catho-
liques en Suède et 875 en Norvège *.
Les progrès sont encore plus frappants dans les États libres
de Brème, de Hambourg et de Lûbeck. En 1896, Brème
compte 8800 catholiques, Hambourg 24 000 et Liibeck 1 303.
En 1800, le catholicisme n'existait même pas dans ces trois
États.
Dans toutes les contrées que la Providence a délivrées en
ce siècle du joug des Turcs, l'Église catholique, sortie
comme d'un tombeau, s'est ranimée et a multiplié trois ou
quatre fois le nombre de ses enfants. La Roumanie avait
16 000 catholiques en 1800; elle en a 150 000 d'après le
Statesman's yearBooh. La Bosnie et l'Herzégovine avaient
25 000 catholiques; elles en ont 265 788, d'après M. Louvet,
et 334042, d'après le Statesmans year Book. Le diocèse de
Nicopolis en Bulgarie avait 300 catholiques en 1800 ; il en a
12000. En Serbie, les catholiques ont passé du chiffre de
6000 à celui de 20 000 2. L'archidiocèse d'Athènes avait
12 000 fidèles ; il en a 18000. La semence est jetée de tous
côtés par les missionnaires, elle germe, elle lève ; encore
quelques années, et nous verrons la moisson.
Même dans ces tristes pays qui, sous le gouvernement des
Turcs, semblent inanimés et presque mourants, toutes les
communautés catholiques, qu'elles soient latines ou grecques
unies, ont, depuis 1800, doublé, triplé et quadruplé leurs
effectifs, sous l'influence de l'apostolat catholique, le seul
qui ait prise sur les âmes, comme l'a si bien montré M. Et.
Lamy, dans ses beaux articles sur les Égli^ses d'Orient dans la
Revue des Deux Mondes. Ainsi, par exemple, à Gonstantinople,
les latins passent de 8 000 à 40 000; les rites unis, de 3 500
1. Cf. Louvet, p. 44.
2. Statesman s year Book n'en accorde que 11 696 (p. 989 ).
L'ÉGLISE CATHOLIQUE EN 1800 ET EN 1900 23
à 5000 ; les Bulgares unis de 0 à 28000; les Bulgares latins,
de 6000, en 1830, à 12 000, en 1900.
Dans l'archevêché de Smyrne, les latins passent de 300 à
14000.
A Alep, les catholiques passent de 800, en 1800, à 4400,
en 1900.
Les catholiques du rite melchite passent de 20 000 à 114 000.
Les catholiques du rite arménien passent de 80 000 à
120 000 ^
Les catholiques du rite syrien, de 2 000 à 40 000.
Les catholiques du rite chaldéen, de 25 000 à 44000.
Lentement, mais sûrement, le catholicisme perce les
nuages amoncelés par la haine et par les préjugés, et se pré-
sente aux populations de l'Orient comme la seule Église qui
ait la stabilité doctrinale, la force de la discipline et la vraie
charité. Le contact avec les sectes protestantes ne fait, à la
longue, que rendre le contraste plus saisissant.
De tous ces faits, nous pouvons conclure sans hésiter que
Dieu a opéré de grandes choses dans son Eglise en ce dix-
neuvième siècle; et tout semble indiquer que nous marchons
vers des temps nouveaux, où l'apostolat de l'Eglise se fera
dans des proportions inconnues aux siècles passés.
Quand l'œuvre inaugurée par Dieu en Allemagne, en Hol-
lande, en Suisse, en Angleterre, aux Etats-Unis et dans le
nord de l'Europe, sera plus avancée ; quand ce travail pro-
fond, qui remue les âmes dans la nuit de l'erreur, se révélera
au grand jour; quand les nouvelles églises regorgeront de
prêtres, on verra des milliers d'apôtres nouveaux revendi-
quer l'honneur de marcher sur les traces des douze mille
apôtres français, et de rivaliser avec eux de zèle et de dé-
vouement. Alors, remuées par leurs appels, l'Amérique et
l'Angleterre qui, tous les ans, consacrent des sommes
énormes à la propagande protestante et méthodiste, donne-
ront au budget de la Propagation de la foi cette ampleur et
cette élasticité qui lui manquent. Alors sera comprise cette
parole du prophète : In fines orhis terrai exivit sonus eorum^
et ce sera l'éternel honneur de la France catholique d'avoir
1. Cf. Louvet.
24 UN SIECLE
montré le chemin du dévouement à ces nouvelles pha-
langes.
Ici nous entendons des Français découragés nous dire :
Oui, nous convertissons peut-être les autres ; mais nous,
nous périssons !
Nous leur répondrons d'abord, a priori^ que si la France
catholique évangélise les autres nations, il n'est pas probable
qu'elle périsse de sitôt. Personne, sans doute, n'est néces-
saire à Dieu, pas plus une nation qu'un individu ; mais on ne
voit pas comment d'ici longtemps la France catholique serait
remplacée dans un rôle qui semble providentiel : elle est la
pépinière presque unique des missionnaires prêtres et des
missionnaires femmes, cette dernière institution qu'elle a
créée; donc, elle ne périra pas! Cette mission sera à la fois
sa gloire et son talisman.
Sans doute, il y a des points noirs à l'horizon : tous ceux
qui aiment la France ne peuvent voir sans angoisse les
classes populaires s'éloigner de l'Église qui les a baptisées,
et voter en masse contre elle.
Mais ce phénomène, très inquiétant à coup sûr, ne devien-
drait désespérant que s'il était prouvé qu'il est irrémédiable ;
or, cela n'est pas démontré, tout au contraire, et nous aimons
à nous faire ici l'écho d'une parole de Léon XIll : « Aucune
des maladies morales dont souffre la France n'est une ma-
ladie mortelle; toutes sont guérissables*. »
En beaucoup d'endroits, le peuple apostasie et devient
hostile, c'est clair ; mais qu'a-t-on fait pour le préserver ou
le reconquérir? A-t-on seulement dépensé pour lui le quart
de ce qu'on a souvent prodigué au profit des classes élevées
ou moyennes ?
Pour celles-ci, à prendre les choses dans l'ensemble, on
récolte à peu près ce qu'on sème. Pourquoi n'en serait-il pas
de m'ême pour les classes populaires ? On a voulu avoir des
officiers de terre et de mer chrétiens ; et on les a eus, parce
qu'on les a élevés. On a voulu avoir des ingénieurs, des mé-
1. Discours prononcé par S. Exe. Mgr Lorenzilli, à Roubaix, novem-
bre 1900.
L'EGLISE CATHOLIQUE EN 1800 ET EN 1900 25
decins, des jurisconsultes chrétiens, et on y est parvenu.
Le jour où on voudra sérieusement avoir des ouvriers d'élite
chrétiens et des contremaitres chrétiens, on les aura ; seule-
ment, il faudra prendre la peine de les élever.
Dans les classes lettrées, nous n'avons pas perdu notre
temps. Après cinquante années d'une demi-liberté d'ensei-
gnement, arrachée au monopole universitaire et sans cesse
reprise en détail, les collèges libres catholiques sont plus
florissants que les collèges officiels, auxquels cependant,
contre toute justice, l'Etat réserve ses bourses, prises sur
l'impôt commun, qui devrait être dépensé au profit, non de
quelques privilégiés, mais de tous.
Il y a partout, dans les sphères élevées de la société, des
milliers de chrétiens croyants et pratiquants. Là même, les
résultats seraient bien plus importants si, moins asservis aux
programmes et aux méthodes universitaires, nous avions plus
résolument visé le haut commerce, l'industrie et les colo-
nies, et si notre apostolat s'était plus sérieusement préoccupé
des hommes.
Ces dernières années nous avons eu, sur divers points de
la France, et surtout à Lourdes, des assemblées de 8 000,
10 000 et 50 000 hommes, et c'est par milliers que Montmartre
compte ses adorateurs nocturnes.
Des centaines d'usines ont été réformées par leurs patrons
sur un type chrétien, et cela non seulement dans le Nord,
mais à Reims, à Marseille, à Lyon et dans l'Ouest.
Si le parti catholique est divisé, du moins peut-on dire qu'il
existe, ce qu'on ne pouvait affirmer de 1800 à 1845.
Malgré l'épée de Damoclès suspendue sur leur tète, les
ordres religieux d'hommes se sont merveilleusement déve-
loppés, et forment les cadres assurés et permanents de cette
armée d'apôtres qui évangélisent le monde païen.
Voilà des faits éclatants, incontestables, et qui, au com-
mencement du siècle, étaient impossibles.
Ils sont d'autant plus remarquables que, depuis cent ans,
l'Eglise de France a toujours marché contre vents et marée,
à rencontre de toutes les influences humaines.
Et c'est là, justement, le phénomène le plus curieux, le
plus intéressant et le plus empoignant de ce siècle : le catho-
26 UN SIECLE
licisme français qui, au sortir de la tourmente révolutionnaire,
se relevait presque éteint ou du moins si malade, grandis-
sant et se développant en dépit de tous les obstacles! Ce
n'est pas le lieu de traiter ce sujet, qui veut une place à part ;
contentons-nous pour le moment de l'indiquer.
Si considérables que soient les progrès du catholicisme en
France, dans les classes élevées et moyennes, il porte à ses
flancs une plaie hideuse et qui peut devenir mortelle : l'apos-
tasie des classes populaires.
Le mal prend de telles proportions qu'il aurait de quoi dé-
courager si, en l'étudiant de près, nous ne découvrions faci-
lement que, sur beaucoup de points, nous pourrions l'en-
rayer ou le guérir.
Nous voyons d'abord porter leurs suffrages aux ennemis
de l'Eglise des populations, où presque tous les hommes font
leurs Pâques, comme en Savoie et dans les Basses-Pyrénées.
Evidemment, ce résultat est dû à des malentendus qu'on
pourrait dissiper, et à des fautes qu'on pourrait éviter.
Nous voudrions, en second lieu, qu'on n'oubliât point que,
lorsqu'on parle du peuple en France, les campagnes sont
l'élément important, puisqu'elles renferment 17000000 de
travailleurs, contre 4, échelonnés dans la petite et la grande
industrie. Or, les campagnes n'ont-elles pas été souvent
abandonnées par leurs tuteurs naturels, les familles riches ?
et partout où celles-ci reprennent leur rôle traditionnel,
avec la résidence, ne regagne-t-on pas le terrain perdu ? A
un autre point de vue, l'apostolat des campagnes a-t-il
jamais été entrepris à fond, excepté sur quelques points iso-
lés, autrement que par les vieilles méthodes ? N'a-t-on pas
très souvent négligé les leçons que nous donnait l'expérience
contemporaine sur les syndicats agricoles, sur les caisses
Raffeissen, sur l'enseignement agricole, et sur les diff'érentes
industries, capables de rendre au prêtre l'influence sur les
hommes de la campagne ?
Quant aux peuples des villes, on n'aura pas le droit d'en
désespérer tant que les missions prendront encore: or, elles
prennent; tant que les hommes viendront quand on les con-
voque seuls : or, ils viennent ; tant que les écoles libres de
garçons seront fréquentées : or elles regorgent d'élèves.
L'ÉGLISE CATHOLIQUE EN 1600 ET EN 1900 27
Et surtout, on n'aura pas de raison de jeter le manche
après la cognée, tant qu'on n'aura pas épuisé, pour ainsi
dire, les moyens qui, employés par plusieurs, ont pleine-
ment réussi; tant qu'on n'aura pas, par exemple, changé Taxe
de l'apostolat en le tournant vers les hommes ; établi partout
dans les villes des carêmes d'hommes, des œuvres de jeu-
nesse par un réseau d'écoles professionnelles, qui aideront
l'ouvrier à faire son chemin et le garderont jusqu'à dix-huit
ans sous l'influence religieuse du prêtre.
Si le remède est entre nos mains, au moins dans une cer-
taine mesure, de grâce, appliquons-le, et, au lieu de gémir,
ce qui n'a jamais servi de rien, travaillons.
En attendant le succès de nos efforts, réjouissons-nous de
ce que Dieu a fait pour son Eglise en ce siècle.
Lorsque les compagnons de Christophe Colomb abordè-
rent enfin, après cent tempêtes et périls mortels, à la nou-
velle terre promise, ils tombèrent à genoux sur le rivage le
front en terre, et, à la vue de tant de difficultés vaincues, sen-
tirent leur cœur envahi par une joie indicible, immense.
Le siècle qui vient de finir a été pour l'Église un long
voyage, rempli de péripéties émouvantes. La joie des belles
conquêtes qu'elle a faites est doublée par le sentiment des
dangers courus. Humainement parlant, c'était inévitable et
fatal ; on devait périr. Princes et peuples s'étaient ligués
contre le Pasteur suprême : on le dépouillerait, on ferait de
lui un homme comme un autre, et il perdrait tout prestige ;
le conclave lui-même deviendrait impossible. Les professeurs
officiels enseignaient (( comment les dogmes finissent^ » et trai-
taient la foi de superstition puérile ^. En 1828, un grand sei-
gneur anglais disait à la Chambre des lords, à propos de
l'émancipation des catholiques : Je voterai pour V émancipa-
tion ; car^ à mes yeux^ le catholicisme est mort^ et on ne
s'acharne pas sur un cadavre.
Le schisme russe avait juré d'en finir avec le catholicisme
en Pologne. Mais aujourd'hui, la Pologne compte 6 214 500
catholiques'^, et seulement 398 000 schismatiques, la plupart
non Polonais ; et, dans les campagnes, 100 pour 100 prati-
1. Jouffroy.
2. Sainte-Beure.
28 UN SIÈCLE
quent leur religion et 95 pour 100 dans les villes : le schisme
a totalement échoué. Les princes qui ont conspiré contre le
pape ont brusquement et tristement fini, et leur sort, qui
épouvante, sert de commentaire à cette parole de Thiers :
« Qui mange du pape en meurt. » Jarrfais le pape n'a été plus
fort ; jamais l'Église n'a été si unie ; nulle part elle n'a fait
plus de progrès qu'en Angleterre; tandis qu'à côté d'elle,
rongées par les sectes qui pullulent et paralysées par une
anarchie d'idées que rien n'arrêtera désormais, plusieurs
religions rivales ne peuvent même plus prétendre qu'elles
sont encore chrétiennes. Nous ne connaissons rien d'élo-
quent comme ces contrastes, qui servent à l'œuvre de Dieu
d'ombre et de repoussoir, et la font d'autant plus admirer.
Cantemus Domino quoniam magnifice fecit ! Pendant ce
temps, dans toutes les sphères, les plus grands hommes,
éloignés d'abord du Christ, ont incliné leur génie devant lui,
confessé sa divinité et suivi son Eglise. Napoléon I" et La-
moricière, Ampère et Biot, Chateaubriand et Lacordaire,
Tocqueville et Leplay, Littré, Augustin Thierry, Stobben,
Newmann, Manning à côté des Cauchy, des Dumas, des Pas-
teur, restés toujours chrétiens, dédommagent magnifique-
ment l'Église de quelques apostasies et présagent un siècle
où la science, de nouveau baptisée, s'entendra dire comme
Clovis : (( Fière infidèle, brûle ce que tu as adoré, et adore
ce que tu as méconnu ! »
James FORBES, S. J.
L'ENSEIGNEMENT CLASSIQUE EN ALLEMAGNE
SON ROLE PÉDAGOGIQUE *
Dans Pavant-propos de son ouvrage : Société et mœurs
allemandes^ l'historien JohannèsScherr nous déclare, à nous,
gens de France, — dernier secret, apparemment, de la psy-
chologie des peuples, — que si l'on veut connaître jusqu'au
tréfonds le génie des races du Nord, c'est, à coup sûr, dans
les traités de fugue et de contrepoint de Marpurg qu'il faut
le contempler... Profanes, le nierez-vous ? N'est-ce point là,
en effet, que l'Allemagne réfléchit, comme dans un clair mi-
roir, le plus pur d'elle-même, sa mélancolique et rêveuse
essence ?
Dieu pardonne à Johannès Scherr son erreur ! Lui-même
la rétracterait aujourd'hui. Non, ce n'est pas dans ces régions
transcendantes de l'âme où se répercute, au dire de Platon,
la musique des sphères, où le sentiment et l'idée, l'art et la
philosophie se confondent, ce n'est ni si haut ni si loin qu'il
faut chercher la formule de l'esprit germanique. Car l'Alle-
magne de la poésie et du rêve, — celle que Marpurg et Al-
brechtsberger, sous les tilleuls argentés de la Saale ou le
gothique décor des vieux donjons rhénans, pouvaient encore
entrevoir, celle que Durer, à l'aube de la Renaissance, évo-
quait déjà, d'un magique burin, dans cette mystérieuse figure
de la Mélancolie : la douce vierge tudesque aux cheveux épars,
triste, refoulée en elle-même sur le seuil d'un temple, pour-
1. Cf. Willmann, Didaktik als Bildungslehre, 2 Bde. Braunschweig, 1889.
Baumeister, Ilandbuch der Erziehungs- und Unterrichtslehre fur h'ôhere
Schulen, 4 Bde. Mûnchen, 1896. Paulsen, Geschichte des gelehrten Unterrichts
aufden deutschen Schulen und Universitàten, 2 Aufl. Leipzig, 1896. Schmidt,
Encyclopïidie des gesammten Erziehungs- und Unterrichtswesen, 2 Aufl.
Leipzig, 1876-87. Adolf Beier, Die h'ùheren Schulen in Preussen und ihre
Lehrer. Halle A. S., 1899. Hammerstein, S. J., Das preussische Schulmonopol
mit besonderer Rûcksicht auf die Gyinnasien. Freiburg im B., 1893. Zange,
Realgymnasium und Gyninasium gegenûber den grossen Aufgaben der Gegen-
wart. Gotha, 1895. Schaaz, Universitdt und technische Hockschule, Stutt-
gart, 1900.
30 L'ENSEIGNEMENT CLASSIQUE EN ALLEMAGNE
suivant, comme au cours d'une extase, les flottantes visions
qui enchantent sa pensée, ou berçant délicieusement son
angoisse aux plaintives harmonies qui montent de son cœur,
— l'antique Allemagne, tourmentée d'infini et distraite des
choses d'ici-bas, depuis longtemps n'existe plus.
A sa place, brusquement, a surgi la Prusse des Hohenzol-
lern. Quoi de plus positif et de moins éthéré ? Essentielle-
ment politique et guerrière, casquée d'airain même dans la
paix, armée pour la lutte même dans ses bureaux, rêche,
froide, calculatrice, de goûts peu raffinés, mais douée du génie
des affaires, de la passion du lucre, du sens matériel et pra-
tique de la vie, gourmée, avec cela, dans son protestantisme
étroit, gloutonne par tempérament et brutale, au besoin, par
métier, que lui importe l'idéal, la poésie, le rêve? A quoi
bon le frisson du mystère, l'écho mourant des ballades, la
tristesse voilée des crépuscules d'automne ? En revient-il,
à quiconque s'en éprend, un pfennig de plus ou un souci de
moins ? L'utile, le réel, le palpable, voilà le terrain propice,
le roc où se meut solidement l'esprit prussien. Conquérir
ou acquérir, c'est sa devise. Et il le poursuit, cet objectif
intéressé, avec une application d'autant plus égoïste et opi-
niâtre, qu'il obéit en cela aux exigences de sa constitution,
comme à toute la poussée de son histoire.
On doit reconnaître aussi qu'il est servi à souhait par les
circonstances et par la victorieuse ambition de ses gouver-
nants. Car, plus que jamais, entre les peuples comme entre
les individus, sévit la lutte pour l'existence, et dans cette
âpre mêlée des convoitises et des intérêts qui déjà se parta-
gent le monde, ce n'est certes pas la monarchie prussienne,
avec ses dons innés d'accaparement et d'organisation, avec
la claire conscience de sa valeur, le long souvenir de ses
gloires et l'exiguïté, aussi, de ses scrupules, avec les tradi-
tions et les exemples — oh ! je ne les discute pas — des
Frédéric, des Hardenberg, des Moltke, des Bismarck, non,
ce n'est pas elle qui serait d'humeur, cette fois, à céder à
d'autres son lot de matière pour se réserver, comme l'Alle-
magne du quinzième siècle, le ciel abstrait des penseurs *,
1. Zange, Realgymnasium und Gymnasium Gegenûber den grossen Aufgaben
der Gegenwart. Gotha, 1895, p. 15.
SON ROLE PEDAGOGIQUE 31
quand tout Tinvite plus vivement que jamais à l'action, quand
il lui plaît de prétendre à l'empire des richesses comme à
celui du commandement, quand elle se sent en mesure de
revendiquer, sur le terrain économique, la première part, et,
dans les cercles diplomatiques, le dernier mot.
Ainsi s'accentue de jour en jour l'utilitarisme prussien, et
peu à peu le reste de l'Allemagne en revêt à son tour les
tendances. Ce n'est pas qu'il faille identifier en rien la race
allemande et la race prussienne. L'injustice serait grande de
confondre le brave et sympathique Bavarois, le bon et reli-
gieux paysan du Rhin, avec le rogue caporal du Brandebourg
ou de la Poméranie. Mais il est incontestable aussi que,
depuis l'acte constitutionnel de Versailles, qui confère à la
dynastie des HohenzoUern la souveraineté impériale, et qui
fait de l'Allemagne un simple prolongement de la Prusse, la
vie politique et administrative a subi, dans tous les Etats de
l'empire, une étonnante métamorphose. Exclusivement vouée
désormais au développement de ses ressources matérielles,
elle a provoqué en peu de temps, grâce à un ensemble de
rares aptitudes, le plus splendide essor de la prospérité na-
tionale.
Commerce, industrie, colonisation, institutions de pré-
voyance ou de crédit, toutes les forces économiques de la
nation se meuvent, triomphent à la fois dans un mouvement
harmonieux et progressif d'une extraordinaire vitalité. En
moins de trente ans, l'industrie allemande a inondé de ses
produits tous les marchés du globe. Sur quelles côtes de
l'Océan ne signale-t-on pas ses factoreries et ses comptoirs?
Aussi, depuis 1872, le tonnage de la flotte marchande a-t-il
plus que décuplé : il représente actuellement un pouvoir de
transport de quatre millions de tonnes. Le commerce exté-
rieur, qui montait, dès 1894, à 7 300 millions de marcs, dé-
passe, en 1899, 9 600 millions. A l'intérieur, môme épanouis-
sement. Usines, chantiers, docks sont loin de suffire. En 1892,
la consommation de la houille était inférieure à cinq millions
de tonnes : elle atteint huit millions et demi en 1898. Par le
marché des capitaux, par l'afFluence des voyageurs et des
marchandises dans les gares, par la hausse des salaires, par
32 L'ENSEIGNEMENT CLASSIQUE EN ALLEMAGNE
l'accroissement de la consommation indigène, par la splen-
deur des édifices qui s'élèvent dans les villes, on peut juger
de la valeur financière des résultats, elle surpasse toutes les
prévisions. Tandis que se forment, çà et là, de colossales
fortunes, l'aisance se propage peu à peu dans les classes
populaires, comme la richesse dans la bourgeoisie. Voyez,
par exemple, la situation florissante des caisses d'épargne.
Pour la seule année 1898-1899, le nombre des livrets a aug-
menté de 451 553 ^
Fascinée par le miroitement de ces chiffres, où elle aime
à évaluer sa grandeur, la Germania nouvelle n'en poursuit
qu'avec plus d'âpreté son rêve d'opulence et de gloire. Sous
la maîtresse impulsion qui part de la Hofburg, avec un succès
grandissant dont s'étonne la vieille Europe, et qui inquiète
au plus haut point l'Angleterre, elle s'acharne silencieuse-
ment au triomphe de ses intérêts, accroît brin à brin ses
ressources, développe ses institutions, élève son niveau
scientifique, améliore, dans toutes les branches de l'activité
humaine, son outillage et ses méthodes, montrant, partout et
toujours, dans les détails, comme pour l'ensemble de l'en-
treprise, ces qualités pratiques d'ordre, de discipline, de pré-
voyance, de savoir-faire, ces endurantes vertus et ces mâles
énergies qui constituent le meilleur d'elle-même, et qui,
après l'avoir élevée au premier rang des nations, la préparent
supérieurement pour les luttes de l'avenir.
Quel est donc le secret d'une telle force ? L'école. C'est
par l'éducation, surtout des classes dirigeantes, que l'empire
allemand s'est fait progressivement ce qu'il est. Nous ne le
savons que trop en France. Depuis 1871, chaque fois qu'il
s'est agi de réformes scolaires, l'exemple de la Prusse n'a-t-il
pas été invoqué comme argument décisif?
La crise de l'enseignement secondaire touche aujourd'hui,
chez nous, à la période aiguë. Dans les sphères gouverne-
mentales, on discute confusément le remède et, sous pré-
1. Statistik des deutschen JReichs. Berlin, 1899. — Cf. Maurice Schwob, le
Danger allemand. Paris, Chailley, 1896. — Georges Blondel, l'Essor indus-
triel et commercial du peuple allemand. Paris, Larose, 2« édit. 1900. —
L'Economiste français, 10 fév. et 28 avril 1900.
SON ROLE PEDAGOGIQUE 33
texte de mettre en harmonie l'éducation avec les progrès ou
les exigences de la vie moderne, ce n'est plus une simple
réforme qui nous menace, c'est une révolution intellectuelle
dont l'enjeu est l'avenir môme de la France, c'est la déchéance
en fait des études classiques au profit d'une instruction pu-
rement utilitaire, c'est l'effondrement de toute notre culture
traditionnelle, le plus brillant comme le plus fécond héritage
du passé. N'est-il pas plus opportun que jamais, avant de se
précipiter dans le grand inconnu, de recourir, en matière
expérimentale; à l'expérience des nations voisines, de de-
mander spécialement à l'Allemagne comment, de son côté,
elle a résolu ce grave problème des temps nouveaux, elle
dont le génie est si foncièrement un génie d'affaires, elle qui
soumet à une étude si serrée, à un contrôle de marchand ses
moindres institutions, et qui, en organisant chez elle l'ensei-
gnement secondaire comme la base sur laquelle reposent ses
destinées, a bien prétendu le mettre d'accord avec les ten-
dances et les besoins les mieux caractérisés de la société
moderne ?
Classiques et modernes n'ont pas manqué, pour le triom-
phe de leur cause, d'entreprendre vivement cette enquête.
Mais, chose curieuse, tandis que les défenseurs des études
libérales, — M. Georges Cahen, dans la Rei^iie politique et
parlementaire'^ MM. Bréal, Fouillée, Boutroux, dans leurs
dépositions à la commission d'enquête, ou dans des articles
plus anciens de la Revue des Deux Mondes^ — nous affirment
que l'Allemagne, dans l'orientation de son enseignement,
demeure bel et bien classique, les partisans de l'instruction
moderne ; — M. Maurice Wolf, dans la Revue bleue^ M. Georges
Blondel, dans la Réforme sociale\ M. Pinloche, dans la Revue
de V enseignement secondaire et dans la Revue pédagogique^
— nous découvrent, par ailleurs, une Allemagne essentielle-
ment utilitaire. Qui a raison ? Personne n'ayant fourni ses
preuves dans un travail documenté, comment fixer son juge-
ment sur de simples affirmations ?
Voilà pourquoi il n'est pas inutile de recommencer cette
enquête par la base, sur pièces à l'appui, et en élargissant
son cadre. Car, ce qui surtout nous importe, ce n'est pas tant
de savoir si, oui ou non, l'enseignement classique est en faveur
LXXXVI. — 3
34 L'ENSEIGNEMENT CLASSIQUE EN ALLEMAGNE
chez les Allemands, c'est de mesurer toute la grandeur du
rôle qui lui est dévolu dans l'éducation de la jeunesse, en
regard de l'instruction moderne, c'est d'en saisir nettement
l'esprit, et, pour cela, il faut l'étudier sur place, dans ses
programmes, dans ses méthodes et dans ses résultats: étude
délicate et complexe*, mais qui vaut bien un effort, car elle
ojffre ample matière à surprises et à réflexions.
Pour juger d'abord à quel point l'Allemagne nouvelle s'in-
téresse aux vieilles humanités, il suffît de jeter un rapide
coup d'œil sur les Plans d'études officiels. En Prusse, tandis
que les études latines comprennent une durée de neuf ans-,
avec une moyenne de sept heures de classe par semaine,
l'étude de la littérature et de la langue allemande — ceci est
fort remarquable — n'atteint pas trois heures par semaine.
Il y aurait plutôt tendance à favoriser encore les cours
de latin. Un arrêté de 1895, pour répondre aux vœux expri-
més de toutes parts, autorise les directeurs de gymnases
ou de réalgymnases à augmenter de une heure, sous certaines
conditions, la moyenne hebdomadaire des heures de latin
pour les trois classes supérieures^. Le grec, de son côté, ne
compte pas moins de six heures par semaine, durant six an-
1. Autant d'États, autant de législations diverses. Il y en a 26. Rien que
pour la Prusse, l'ensemble des décrets, ordonnances et règlements qui se
rapportent à l'organisation scolaire s'élève à plus de 3 500. Et quand on les
a lus, il reste souvent à les comprendre. Les méthodes pédagogiques elles-
mêmes varient à l'infini. Citons, d'après M. Braun, dans son Cours de Métho-
dologie • Vacroamatique, Vérotématiquey la catéchétique, la socratique,
Veurisfique, la répétitoire, Yexaminatoire, l'analytique, la synthétique, la
paralogique. C'est surtout dans les écoles réaies que fleurit cette variété,
avec les nuances de Vintensive, de Y inventive , de Vintuitive, de V analyco-syn-
thétiquey de la démonstrativo-expositive ou de la démonstrativo-interrogative.
2. L'enseignement secondaire comprend en Allemagne trois sortes d'éta-
blissements : le Gymnasium, études grecques et latines ; le Realgymnasium,
latin et langues vivantes ; YOberrealschule, études purement modernes. Dans
chacun de ces établissements, qui correspondentau type classique, moderne et
mixte, la durée des cours est de neuf ans. Les progymnases, prorealgymnases
et écoles réaies ne comptent que les six premières années d'études : Sexta,
Quinta, Quarta, Untertertia, Obertertia et Untersecunda. Les trois classes
supérieures : Obersecunda, Unterprima, Oberprima s'achèvent ailleurs.
3. Verfugung vont 13 Oktober 1895, U, II, 2461. — Cf. Verf. vont 22 Ja-
nuar 1896, U, II, 78.
SON ROLE PÉDAGOGIQUE 35
nées entières. Ce qui fournit, pour la durée totale des études,
une somme de 2730 heures de latin et 1 512 heures de grec*.
Les autres Etats font la part plus large encore aux littéra-
tures anciennes. Dans le grand-duché de Bade, huit heures
par semaine sont consacrées au latin dans les gymnases et
six dans les réalgymnases -. Le Wurtemberg accorde au latin
neuf heures, au grec près de sept heures chaque semaine.
Au total, exactement 3402 heures de latin et 1680 pour le
grec 3. En Saxe, 3 066 heures de latin et 1 764 heures de grec^.
En France, nous sommes loin de ces chiffres; à peine
atteignons-nous la moitié. Et, cependant, M. Houyvet, pre-
mier président honoraire à la cour de Gaen, a cru pouvoir
affirmer, en résumant l'opinion commune, qu'en Allemagne,
comme en Angleterre, « l'enseignement des langues mortes,
réservé à une élite, n'a jamais eu, à beaucoup près, l'étendue
qu'on lui a donnée en France, et est loin d'offrir les mêmes
dangers^ ». Ainsi s'épanouissent les légendes.
Une lecture attentive des programmes de classe et d'exa-
mens montrera mieux encore ce qu'il faut penser de ce som-
maire jugement; car les études latines et grecques, loin
d'être réduites à un rôle illusoire ou purement décoratif,
entrent en fait au plus intime de la vie des gymnases. Elles
se recommandent également par leur caractère pratique et
par leur étendue.
Après un premier cycle de six années, les élèves ont à
subir un examen d'ensemble [Abschlussprûfung^)^ que nous
pouvons appeler examen de passage] car il est destiné sur-
tout à témoigner que le candidat est capable de monter en
Ohersekunda (troisième), et de suivre avec fruit le cours
supérieur. Le diplôme obtenu donne droit, en outre, au vo-
1. Lehrplane und Lehraufgahen fiir die h'ôheren Schulen. Berlin, 1892.
2. Gustav Wendt, Die Organisation des hùheren Unterrichts im Grossher-
zogtum Baden. Mùnchen, 1897, p. 93.
3. P. Weizsacher, Die Org. des hôh. Urit. im K'ônigreiche WiXrttemberg,
Mùnchen, 1897, p. 151 sqq.
4. Otto Kaemmel, Die Org. des h'àk. Unt. im Konigr. Sachsen. Mùnchen,
1897, p. 132. '
5. Houyvet, Le grec, le latin et l'enseignement secondaire moderne. Paris,
1899, p. 1-20.
6. En Prusse, par rescrit royal du 26 nov. 1900, le certificat d'études clas-
siques que l'on pouvait obtenir après VUntersekunda est supprimé, et YAbs-
chlussprufung n'est plus qu'un simple examen de passage, sans oral.
36 L'ENSEIGNEMENT CLASSIQUE EN ALLEMAGNE
lontariat d'un an. A l'importance de la sanction se mesure
naturellement la difficulté des épreuves. Dès ce premier
examen, les élèves ont à justifier qu'ils possèdent, non pas
une connaissance extérieure et superficielle, mais la techni-
que et le maniement des langues anciennes. On se contente,
à l'écrit, dans les réalgymnases, de la version latine. Au
gymnase, c'est le thème qui est de rigueur, thème latin et
thème grec. Trois ans plus tard a lieu l'examen de maturité
[Reifeprûfung)^ qui clôt le cercle des études secondaires
et ouvre l'accès des universités. Ici encore le thème latin est
requis, en même temps qu'une version grecque dictée i. En
avons-nous autant au baccalauréat?
La composition latine constituait jadis, pour l'examen de
maturité, l'épreuve la plus importante. On l'a supprimée en
Prusse, puis dans le reste de l'Allemagne, dès 1892. Mais les
maîtres les plus éminents, comme Schrader et Dettweiler, et
ceux-là mêmes qui ont le plus contribué à sa suppression,
sont unanimes à la regretter. Aussi n'a-t-elle pas cessé, pra-
tiquement, d'être en honneur comme exercice de classe, dans
le Wurtemberg et le grand- duché de Bade. Ailleurs elle
persiste sous une autre forme. C'est ainsi que dans le grand-
duché de Hesse, si utilitaire, si réformiste^ où la composi-
tion latine a été abolie dès 1876, on a soin de maintenir ces
exercices de style, qui consistent à reproduire en latin la
pensée essentielle d'un poème ou d'un chapitre expliqué en
classe [Inhaltsangaben'^). Il en va de même en Saxe. Fait à
noter : bien que l'empereur Guillaume, au début de son rè-
gne, ait poussé lui-même, si juvénilement, le cri de guerre
et de mort contre la composition latine, les Plans d'études
prussiens autorisent expressément, comme sous couleur de
recommandation, ces mêmes devoirs latins, qui sont bel et
bien une composition déguisée, et qui exigent, avec le thème
oral ou écrit, même dans les classes supérieures , deux
bonnes heures de travail chaque semaine.
1. Ordnung der Reifeprûfungen an den h'ôheren Schulen und Ordnung der
Ahschlussprûfungen. Berlin, 1897, p. 11.
2. Dettweiler, Didaktik und Methodik des lateinischen Unterrichts , p. 243.
Cf. Schiller, Die Organisation des h'ôheren Unterrichts im Grossherzogtum
Hessen. Mûnchen, 1897, p. 192 sqq.
SON ROLE PEDAGOGIQUE . 37
Quant à rexplication des auteurs classiques, elle atteint
un développement qui peut, à bon droit, nous surprendre,
étant donné que la traduction est faite en classe intégrale-
ment, non par le maître, mais par les élèves. Voici, comme
exemple, la liste des ouvrages grecs et latins traduits l'an-
née dernière, en entier, au gymnase grand-ducal de Fribourg
enBrisgau ; elle est suggestive. — Untersekunda (quatrième) :
Homère, Odyssée^ i, ii, v, vi, ix ; Xénophon, Anabase, m et iv;
Virgile, Enéide y i et ii ; Gicéron, Catilinaires ^ i et ii ; Tite-
Live, XXI et xxii. — Obersekunda (troisième) : Homère,
Odyssée^ xiii-xxiv (avec coupures); Hérodote, Histoires^ vi,
VII, VIII ; Xénophon, Helléniques (choix important); Virgile,
Enéide^ m et iv; Tite-Live, xxii et xxiii ; Gicéron, Pro Sexto
Roscio Amerino. — Unterprima (seconde): Homère, Iliade^
i-vi ; Sophocle, Antigone ; Platon, Apologie ; Démosthène,
Philippiques, i et m; Horace, Odes et Epodes\ Tacite, Ger-
mania et extraits des Histoires \ Gicéron, Choix de lettres.
— Oberprima (première) : Homère, Iliade^ ix, xi, xvi, xvii,
xviii, xxii, xxiv; Démosthène, i, m, v, viii; Sophocle, Œdipe-
roi'., Platon, Apologie et Proiagoras^.
G'est à peu près la moyenne que l'on obtient ailleurs^.
Même dans les réalgymnases, on arrive à traduire, en une
seule année, la plus grande partie des Satires et des Épttres
d'Horace et deux livres des Annales de Tacite^. Si l'on re-
marque, en outre, que l'explication de classe n'est, pour
ainsi dire, que la partie officielle de la lecture des auteurs,
et que l'élève, par son travail privé, doit non seulement pré-
parer cette explication, mais aussi la compléter, il faut bien
reconnaître que les études classiques ont la part belle dans
les gymnases allemands, et que nos lycées, même ceux de
Paris, ne peuvent soutenir, sur ce point, la comparaison.
Les Plans d'études ont soin de spécifier que la lecture des
chefs-d'œuvre antiques doit constituer le fond même de l'en-
4. Grossherzogliches Gymnasium zu Freihurg i. B. lahres-Bericht 1899,
p. 12 sqq.
1. Cf. lahres-Bericht des Lyceums zu Metz ûher das Schuljahr 1899-1900:
Bischofliches Gymnasium an St. Stcphan zu Strasshurg i. £.; lahresbericht
ûher das Schuljahr 1899-1900 ; lahres-Bericht ûber die kgl. Studien-Anstalt
Landshut fur das Schuljahr 1899-1900, etc,
3. Programm des konigl. Realgymnasiums in Stuttgart 1899, p. 41.
38 L'ENSEIGNEMENT CLASSIQUE EN ALLEMAGNE
seignement. Ce n'est point là une formule morte. On peut
établir en fait qu'un élève, sortant du gymnase, a traduit dans
son ensemble la meilleure part des grandes œuvres de la
Grèce et de Rome, et qu'il a eu tout loisir de se familiariser
avec l'esprit des littératures comme avec le génie des lan-
gues.
Enfin, une preuve plus décisive encore de l'importance
que l'on attache en Allemagne à l'étude du grec et du latin,
c'est que cet enseignement est confié aux maîtres les plus
autorisés et les plus méritants. Presque partout le directeur
de gymnase est chargé d'un cours de littérature latine en
Prima (seconde et première), et il est d'usage qu'il se ré-
serve l'explication d'Horace, « le classique par excellence ».
Dans les autres classes, c'est au professeur principal que
revient d'ordinaire l'enseignement des langues anciennes.
Le fait est caractéristique. Car c'est un principe fondamental
— fort discutable, toutefois — de la pédagogie allemande
que l'instruction doit être spécialisée. En général, chaque
professeur n'enseigne qu'une seule matière, voire une partie
de cette matière; mais il l'enseigne à des classes différentes,
de sorte que les mêmes élèves se trouvent sous la direction
d'un nombre assez considérable de professeurs, parfois qua-
torze ou quinze. Ce système s'appliquait jadis aux langues
anciennes comme aux autres matières *. Mais, peu à peu, vu
le rôle prépondérant des études classiques et le danger au-
quel ce morcellement les expose, on a fini par faire brèche
au système et par réunir dans la même main le latin et le
grec. Le maître chargé de cet enseignement devient dès lors
professeur de classe [Klassenlehrer)\ il n'appartient plus à
Tescadron volant des spécialistes [Fachlehrer) ^ et il jouit
ainsi, à titre de professeur ordinaire [Ordinarius)^ d'une au-
torité assez étendue; car c'est à lui que les maîtres spéciaux
doivent en référer, non seulement dans les affaires discipli-
naires, mais encore dans certaines questions d'études, par
exemple pour les programmes à établir au début de l'année.
C'est lui, en conséquence, qui met l'unité dans l'enseigne-
1. Dettweiler, op. cit., p. 25.
SON ROLE PÉDAGOGIQUE 80
ment; lui seul est en mesure de veiller à ce que les études
classiques maintiennent, avec leurs privilèges, la dignité de
leur mission et refficacilé de leur rôle. Naturellement, il y
réussit d'autant mieux, qu'étant chargé lui-môme de cet en-
seignement, il apporte, par surcroît, dans ses fonctions, le
double crédit de sa valeur personnelle et de sa situation
administrative. La Prusse, il est vrai, n'adopte que graduelle-
ment ce système; mais elle l'adopte*, ce qui est significatif.
Pour les autres États, Bavière, Wurtemberg, Saxe, etc., cette
organisation est absolument générale*; on la considère, à
bon droit, comme d'une importance souveraine pour le pro-
grès et pour l'honneur même des études classiques, aux-
quelles toutes les autres restent subordonnées.
Pour que l'Allemagne savante mette ainsi en relief dans
l'organisation et dans le mouvement général des études se-
condaires l'enseignement du grec et du latin, il faut qu'elle
ait reconnu, à n'en pas douter, la haute valeur pédagogique
des littératures anciennes ; et il est fort curieux, en effet, si l'on
pénètre au delà des règlements, jusqu'à l'esprit même qui
les a dictés, de constater avec quel sens droit et pratique ce
peuple utilitaire a compris la mission éducatrice des préten-
dues langues mortes, avec quelle précision surtout il fixe
d'avance, le profit intellectuel et moral que la jeunesse doit
en retirer; affirmant parla même l'éclatante supériorité de
l'enseignement classique sur l'enseignement moderne.
Volontiers on s'imagine en France que pour les Allemands,
race englobante et positive, la connaissance de l'antiquité
doit constituer, comme parle Kant, une fin en soi^ et que
l'acquisition des connaissances techniques, l'érudition à ou-
trance, les arcanes de la grammaire comparée, de la syno-
nymique, de la stylistique, de l'archéologie ou de l'histoire
des langues, composent exclusivement le lourd bagage de
1. lahresbericht des kôniglichen Friedrich-Wilhelms-Gymnasiums zii Trier
1900, p. 2. Cf. Lehrplàne... p. 71 ; Dettweiler, op. cit., p. 30.
2. Die Schulordnung fur die hiunanistischen Gymnasien in Konigreich
Bayern. Ansbach, 1891, p. 33. lahresbericht ûber das k. Maximilians-Gym-
nasium in Miinchen 1899, p. 13 sqq. Progranim des Karls-Gymnasiums in
Stuttgart 1899, p. 9 5<7^.
40 L'ENSEIGNEMENT CLASSIQUE EN ALLEMAGNE
leurs études, le rêve doré de leurs ambitions. La légende
n'a-t-elle pas couru chez nous, après la guerre, de ces dix
ou douze mille recrues écrivant en sanscrit leurs victoires
à leur famille ?... Et n'est-ce pas une lamentable erreur de ce
genre qui, en bouleversant nos programmes et nos méthodes
d'enseignement, a imposé, depuis 1870, à la jeunesse de
France, la brutale nécessité d'un emmagasinage encyclopé-
dique, dont on croyait ravir le secret à la Prusse ?
Certes, les Allemands sont en cela moins Allemands que nos
grands maîtres de l'Université. Toute autre est l'idée qu'ils se
forment de l'éducation. Bien loin de réduire la culture clas-
sique à une sorte d'exploitation savante, d'industrie supé-
rieure, ils lui demandent, au contraire, ce qu'elle a de plus
élevé et de plus fécond, la formation même de l'esprit. Non
seulement dans l'Allemagne du Sud 1, où l'enseignement secon-
daire maintient si fièrement son caractère libéral, mais même
en Prusse, où les tendances sont plus utilitaires, le gymnase
ne se borne pas à préparer des candidats aux diplômes uni-
versitaires, il a surtout pour mission de perfectionner l'indi-
vidu dans toutes les formes de son activité [allgeineine BU-
dung)^ d'élever l'honime, non pour un métier, mais pour la
vie. Cette conception prussienne des études classiques, ab-
solument en désaccord avec les tendances réalistes du siècle
dernier et les principes de Luther^, a été formulée en tête
de l'acte constitutif de 1816, qui réorganise l'enseignement,
et elle répond si bien aux vues de la nation que les réal-
gymnases, et même les écoles réaies, ont voulu se l'appro-
prier 3. Le gouvernement a plus d'une fois remanié les pro-
grammes ; il n'a jamais touché à ce principe. C'est qu'on saisit
fort bien, sur les bords de la Sprée, le profit qui peut revenir
à l'homme d'une culture désintéressée, purement classique,
et l'on a retenu le mot de Fr. Schlegel à l'Athénée : « Le plus
précieux des biens, le plus utile de tous, c'est la formation. »
N'est-ce pas un vain mot ? Et qu'est-ce que la formation,
pour le Prussien? A quoi se réduit, en dernière analyse,
cette éducation de l'âme par les belles-lettres ?
1. Willmann, Didaktik als Bildungslehre, t. I, p. 418.
2. Paulsen, Geschichte des gelehrteu Unterrichts, t. I, p. 175 sqq.
3. Zange, Realgymnasium und Gymnasium, p. 17.
SON ROLE PÉDAGOGIQUE 41
Sur ce point, la pédagogie allemande est loin d'être muette,
et il faut lui rendre cette justice qu'elle ne se perd nullement,
comme la philosophie transcendantale, dans le vide absolu
des espaces créés par elle. Elle voit de près les choses, plutôt
de trop près. Le même esprit de réglementation par le menu,
qui prescrit aux directeurs d'école le nombre, la forme, le
style de leurs rapports, et jusqu'à l'encre qui fixera leur pen-
sée-, a entassé aussi des volumes pour préciser cette vague
notion de la formation classique dans ses moindres éléments.
On peut lui reprocher de pousser l'analyse jusqu'à l'infini-
ment petit; elle mérite l'admiration pour la grandeur de son
effort,
Voici, en quelques mots, d'après l'exposé de Paulsen^, les
principes reçus de tous et appliqués partout. La formation
générale, telle qu'on l'acquiert au gymnase, doit revêtir un
double caractère : elle doit être à la fois formelle et humaine
[formale und humane Bildung)^ nous pourrions dire pratique
et idéale. Avant tout, il s'agit de cultiver l'esprit et de le
mettre en valeur, de l'amener progressivement, suivant les
lois complexes de son évolution, jusqu'au plein épanouisse-
ment de toutes ses énergies, à cette parfaite maîtrise de lui-
même qui est l'apanage des forts et qui suppose autant de
souplesse que de sûreté dans l'exercice des plus hautes fonc-
tions de l'intelligence. Pour cela, il faut qu'il acquière la vue
nette des choses et se rende familier le monde des concepts;
il faut qu'il apprenne à ramener par l'analyse, à leurs simples
éléments, les plus complexes problèmes, les plus vastes
synthèses, afin d'en ressaisir logiquement l'ensemble à tra-
vers les détails ; il faut qu'il se crée un jugement droit, sain,
robuste, qbi ne relève que de lui, et ne se laisse ni fasciner
par l'illusibn, ni entamer par le sophisme; il faut enfin qu'il
ait le don d'exprimer avec aisance, dans toute sa clarté et sa
force, le meilleur de sa pensée.
C'est le côté pratique et purement intellectuel de la for-
mation. Mais ce n'est pas le seul. L'action du gymnase atteint
aussi les fat^ultés inférieures de la connaissance, la sensibi-
1. Wiese, Ve\ordnungen und Gesetze fur die hôheren Schulen in Preussen^
3 Aufl. von KûUer besorgi Berlin 1886, t. II, p. 198.
2. Paulseu, o/i. cit., t. II, p. 644 sqq.
42 L'ENSEIGNEMENT CLASSIQUE EN ALLEMAGNE
lité et l'imagination, pour les épurer, les ennoblir, leur oc-
troyer un rôle de choix dans l'éducation humaine i. Elle se
propose par là d'affermir l'esprit dans une royale indépen-
dance, en l'affranchissant des vues étroites et mesquines,
en lui instillant Thabitude de considérer les choses par leur
sens élevé, en lui inspirant un goût vif, affiné, de tout ce qui
est bien, vrai et beau, en le rendant capable, dès lors, de
mieux comprendre son époque, d'éclairer et de mener les
foules, de s'intéresser pratiquement au progrès de l'huma-
nité.
Ainsi s'achève la formation sous le sceau de l'idéal. On
peut définitivement la concevoir comme une harmonieuse
évolution de toutes les forces intellectuelles vers la puis-
sance et la beauté, comme le perfectionnement accompli de
l'individu dans l'homme et de l'homme dans l'individu. Car
le gymnase ainsi conçu ne devient-il pas l'école môme de
l'esprit humain ? Et, d'autre part, loin de produire des intel-
ligences timides et banales, comme on l'en accuse volontiers
dans le clan des utilitaires, n'est-il pas appelé, au contraire,
s'il réalise exactement son programme, à marquer les hommes
du caractère le plus saillant de la personnalité ?
Assurément, ces théories sont empreintes de grandeur, et
l'Allemagne moderne, qui les fait siennes, et qui les croit
neuves, s'en adjuge bien haut toute la gloire^. Mais Paulsen
a remarqué loyalement, dans son Histoire de V enseignement
secondaire et supérieur^, que c'est là, en somme, la formule
de l'éducation telle que les Jésuites l'ont importée en Alle-
magne, au temps de la Réforme, formule reprise quasi mot
pour mot par Jean Sturm : Sapiens atque eloquem pietas. Ce
qui est vrai aussi, c'est que l'Allemagne, après avoir long-
temps cédé à un engouement irréfléchi pour les études pu-
rement philologiques, est aujourd'hui revenue de ses illu-
sions, et comprend mieux que jamais le vrai sens et la rare
valeur des études classiques dans l'œuvre de l'éducation.
1. Paulsen, op. cit., p. 646. Cf. Ein Wort zur Frage dar Schulreform,
Beilage zur Allg. Zeitung, 8 Juni 1900.
2. ïoischer, Theoretische Pàdagogik und allgemeine Dioaktik, Mûnchen,
1896, p. 67 sqq.
3. Paulsen, op. cit., t. I, p. 412 sqq., et t. II, p. 664. Cf. Pachtler, Ratio
SON ROLE PEDAGOGIQUE 43
Au début du siècle, au moment où l'on reconstituait sur
des bases nouvelles le gymnase et l'Université, la ferveur
intempestive des néo-humanistes, sans doute aussi l'influence
de Wolf, «ce héros éponyme de la philologie allemande»,
avaient amené dans les programmes une surcharge effrayante,
et imposé comme but, aux petits Prussiens, l'érudition à
dose concentrée*. On étudiait Homère d'après les scoliastes,
les grammairiens anciens, les scolîes de Venise, le commen-
taire d'Eustathe, quelques mots échappés à Scaliger, à Ga-
saubon, à Perizonius. Pindare, Aristophane, Eschyle, com-
plétaient ce thème ordinaire des explications de classe, et
servaient de leur mieux les éloquentes dissertations du pro-
fesseur, qui rétablissait doctement les passages mutilés, en
épiloguantà l'aise sur les plus fines subtilités de la métrique.
Pour l'élève, le chef-d'œuvre de la formation classique con-
sistait à clouer alphabétiquement trois mille mots-racines
dans son cerveau. Lemaîtrenemanquaitpasd'encadrerchacun
des mots dans les plus savantes ramifications de sa généalo-
gie. Il démontrait, radieux, comment crimen ei{Ver) leumdung
constituent, en réalité, le même mot, puisqu'ils remontent,
par l'intermédiaire de l'ancien haut-allemand Hliumunt et du
védique Sromata à la racine Sru.., C'était l'âge d'or de la phi-
lologie allemande.
Mais c'est un âge déjà lointain, et cette petite kermesse
philologique ne dura guère. Par ordonnance du 11 décem-
bre 1828 furent modifiés ces fameux programmes de 1812
qui prétendaient former V Européen nouveau ^ et, depuis
lors, les Plans d'études se proposent plus simplement de
former un homme^ capable de jouer son rôle dans la vie.
C'était reprendre, en fait, l'antique tradition et l'idée môme
que Herder, le fondateur du nouvel Humanisme, avait tou-
jours cherché à faire prévaloir : ISon scolœ^ sed vitœ discen-
dum. « Celui qui s'attache à une seule faculté, soit à l'ima-
gination, soit à la mémoire, soit à l'intelligence; celui qui ne
pense qu'à orner son esprit sans perfectionner son cœur, ou
studiorum et Institutiones scholastlcx Societatis Jesu per Germaniam olim
vigentes collectx concinnatœ dilucidatae in K. Kerbachs, Monumenta Ger^
manix pxdagogica. Berliu, 1887-1890, t. I, p. 165 sqq., et 196 sqq.
1. Paulsen, Geschichte, t. II, p. 290 sqq.
44 L'ENSEIGNEMENT CLASSIQUE EN ALLEMAGNE
qui dédaigne la froide raison pour s'abandonner au sentiment ;
celui, enfin, qui papillonne sur tout et n'est point capable
d'effort soutenu, celui-là n'apprend pas pour la vie. Car la
vie réclame l'homme complet et sans partage, l'homme pourvu
de toutes ses facultés comme de tous ses membres ; elle le
réclame avec sa pensée, sa volonté et son activité, avec sa
tête et son cœur K »
Aujourd'hui, tout le personnel enseignant est d'accord sur
ce principe. Formation n'est plus synonyme d'instruction,
encore moins d'érudition 2. Non seulement les Plans d'étu-
deSy les traités pédagogiques, les discours de fin d'année se
plaisent à revenir sur ce thème devenu banal ; mais le
moindre élève des gymnases se rend parfaitement compte
qu'il reçoit une culture supérieure. Il en est fier étonnam-
ment. Qu'on fasse mine de l'assimiler à un élève des réal-
gymnases, aussitôt sort de ses lèvres, comme protestation,
la phrase consacrée, qu'il développe d'ailleurs fort bien au
besoin :
<( Le réalgymnase forme des praticiens : au gymnase, on
fait de nous des hommes. )>
Paul BERNARD, S. J.
{A suivre,)
1. Herder, Sàmmtliche Werke. Stuttgart, 1805-1820, t. XV, p. 113.
2. Willmann, Didaktik, t. I, p. 21.
AUTOUR DE BOSSUET
LE QUIÉTISME EN BOURGOGNE ET A PARIS EN 1698
d'après des correspondances inédites
(Deuxième article *)
Nous avons laissé le curé de Seurre jouant à Paris au per-
sonnage. Il ne s'en cache pas à son correspondant, l'offîcial
Filsjean, aussi réservé que Du Puy est expansif.
Le Quiétisme fait toujours icy grand bruit. L'affaire de Seurre a été
le suietdes entretiens de toutte notre faculté, le 1" septembre. Elle
l'auoit déjà été de la Maison de Sorbonne huit iours auparavant 2. Bien
des gens me veulent voir, le suis d'avis de me faire mener à la foire de
St-Laurent et le faire afficher par Paris ^.
Le léopard du bon La Fontaine ne clamait point avec plus
d'assurance : Le roi m'' a voulu voir I
La Faculté de théologie de Paris était une institution fort
vénérable, qui n'avait pas l'habitude de se presser. Le 16 oc-
tobre seulement, une soixantaine de docteurs, « individuelle-
ment et sans caractère officiel », écrit M. Grouslé, devait
censurer, dans une Animadversio^ douze propositions extraites
des Maximes des saints. Peut-être craignait-elle d'entrer trop
1. V. Études, 20 novembre 1900.
2. On doit observer ici la distinction, si importante et à ne jamais perdre
de vue, entre la Faculté de théologie, « notre Faculté », comme l'appelle
le curé de Seurre, comme l'appelait aussi Mgr de Noailles, et la Maison de
Sorbonne, celle-ci n'étant qu'une partie de celle-là. Dans les jugements de
censure, Messieurs de Sorbonne n'avaient que deux voix sur six. (Voir
M. Oct. Gréard, Nos adieux à la vieille Sorbonne. Paris, 1893. In-8, p. 1,
88 et 150 sqq.) — Sur le rôle particulier de la Faculté de théologie de Paris
à l'égard de Fénelon, on peut consulter M. L. Crouslé, Fénelon et Bossuet,
Paris, 1895. In-8, t. II, p. 372 sqq., qui a été si bien complété par les inté-
ressantes publications de M. l'abbé Urbain, Revue d'histoire littéraire de la
France, 15 avril 1895 sqq., et surtout 15 juillet 1896, où la publication du
Témoignage de l'abbé Pirot tranche la question d'approbation donnée par
ce censeur des livres à X Explication des maximes des saints, quand cet ou-
vrage lui fut soumis.
3. P. Du Puy, curé de Seurre, à Filsjean. Paris, 7 septembre 1698. Recueil
in-folio, t. III, fasc. 182.
46 AUTOUR DE BOSSUET
tôt dans un débat qui mettait aux prises les deux plus grands
esprits du siècle.
Un prédicateur moins circonspect prétendit, sans plus
attendre, trancher le débat, et, par son intervention hâtive,
brouilla momentanément l'archevêque de Cambrai avec les
Jésuites de la rue Saint- Antoine. Il s'appelait le P. Charles
de La Rue. Écoutons de nouveau Du Puy.
Parlant maintenant sérieusement, ie vous diray que la Réponse^ de
M. de Gambray est très rare à Paris. Elle ne s'y vend point. On en a
porté à toutes les communautés, à la réserue des Jésuittes et de St-La-
zare'^. le crois que ces premiers se sont brouillés auec Monsieur de
Gambray, à l'occasion d'un sermon du père de La Rue. Ge père pres-
cha, le iour de St-Bernard, aux Feuillans. Dans son sermon, il donna
un caractère à ce saint qui conuenoit très bien à M. de Meaux; et il
en donna un autre à Gilbert de la Poirée et à Abailard, auquel M. de
Gambray ne pouuoit pas estre méconnu. Toute cette pièce est une
apologie de la conduite de M. de Meaux et une condamnation de celle
de M. de Gambray. Toutte ou du moins la plus grande partie de notre
communauté 3 y fut, qui admira la composition de la pièce. l'en ay ouï
parler à d'autres sçauants sur le même pied. le n'y estois pas.
... Je n'oublieray rien pour vous porter une copie du sermon du
P. de La Rue. Un normand de profession me l'a promis, ce qui fait que
je n'y compte pas trop*.
Lorsqu'on ouvre aujourd'hui le tome P*^ des Panégyriques
des saints du jésuite de La Rue, publiés en 1740, quinze ans
après sa mort, « avec quelques autres sermons du mesme
auteur, sur divers suiets^», on rencontre tout d'abord un
1. Il s'agit de la fameuse Réponse de M. V archevêque de Cambrai à l'écrit
de M. de Meaux, intitulé : Relation sur le quiétisme, parue vers le milieu de
1698. (Cf. Gosselin, Histoire littéraire de Fénelon. Paris, 1867. In-8, p. 46.)
2. Le bruit avait couru que Kénelon cherchait à s'appuyer sur les com-
munautés religieuses; mais il était controuvé. Le 4 août, Bossuet écrivait à
son neveu que « les prétendues intercessions des communautés pour M. de
Gambray » étaient une pure invention. Le méme*jour, Mgr de Noailles en-
voyait au même abbé la même assurance et niait que les communautés de
Paris eussent « sollicité le Nonce eu faveur de M. de Gambray; mais il est
bien certain, ajoutait-il, que si elles l'avoient fait, on les auroit fait agir ».
(Lâchât, t. XXIX, p. 523 et 525. )
3. Dans sa lettre du 23 septembre, Du Puy nous apprend qu'il loge chez
M. le curé de Saint-Josse.
4. Du Puy, curé de Seurre, à Filsjean, Paris, 7 septembre 1698.
5. Panégyriques des saints par le P. Delarue, de la Compagnie de Jésus,
avec qvelqves avtres sermons du mesme Auteur, sur divers Sujets, Paris, 1740.
2 vol. in- 12.
LE QUIÉTISME EN BOURGOGNE ET A PARIS EN 1698 47
panégyrique de saint Bernard. Le recueil ayant vu le jour
par les soins du P. Bretonneau, il ne faut y chercher ni en
sous-titre, ni en marge, ni en notes, ni nulle part, aucune
indication historique quelconque. Très fier d'avoir édité,
suivant le môme système négatif, les œuvres oratoires de
Bourdaloue et celles du P. Giroust^, Bretonneau continuait
de porter sa fâcheuse application ailleurs que sur des dates;
nous découvrirons bientôt où il la mettait. Ce panégyrique
de saint Bernard, dépourvu de tout ce qui le replacerait dans
son cadre vivant, est une de ces œuvres mortes de la litté-
rature religieuse d'alors, qui garnissent inutilement et lour-
dement les rayons poussiéreux des nécropoles du livre.
A part M. de Tréverret, qui a consacré un chapitre à La Rue
panégyriste, dans sa thèse, déjà ancienne, sur ce genre de
discours-, peu de critiques ou de lecteurs s'occupent aujour-
d'hui, et de ce panégyrique, et des autres du même orateur^.
Mais, à cet oubli, conséquence du manque d'indices histori-
ques, se joint une raison analogue, au moins pour le panégy-
rique de saint Bernard, c'est que nous étions loin de posséder
le texte original. Tout au plus savait-on, par quelques témoi-
gnages du temps, quel retentissement avaient eu les paroles
du P. de La Rue, prononcées, le mercredi 20 août 1698, dans
l'église des Feuillants de la rue Saint-Honoré. On en était
réduit, pour les termes mêmes, aux conjectures, et le trait
principal qu'on rapportait de l'agressif prédicateur se trouve
précisément celui qui, vraisemblablement, ne lui appartient
pas. Mais, qui donc n'eût pas regardé comme une bonne for-
tune de pouvoir parler de ce discours sensationnel en con-
naissance de cause ? Cet avantage est aujourd'hui le nôtre,
grâce aux indiscrétions d'un copiste^ non le copiste du curé
de Seurre, qui, peut-être, en bon Normand, ne se crut pas
1. Sur la manière dont il a édité Giroust, voir le Plagiat dans la prédica-
tion ancienne, par le P. Eugène Griselle, dans la Revue de Lille, septembre-
octobre 1900,
2. Paris, Thorin, 1868. In-8, chap. x, p. 185-206.
3. L'abbé Hurel, dans ses Orateurs sacrés à la cour de Louis XIV {2^ édil.
Paris, 1872, t. II, p. 157-185 et passim), a donné au P. de La Rue quelques
bonnes pages; mais, fidèle à son plan particulier, il ne suit le prédicateur
qu'à la cour. — Voir aussi Bourdaloue^ par M. l'abbé Pauthe. Paris, Lecof-
fre, 1900, p. 214.
4« AUTOUR DE BOSSUET
tenu de remplir sa promesse, mais l'abondant copiste du
P. Léonard de Sainte-Catherine *. Remercions cet infatigable
collectionneur de nous avoir mis à même d'entendre, pour
ainsi dire, La Rue débiter sa mercuriale, et d'en savoir un
peu plus long que tous les historiens de la prédication sous
Louis XIV, réduits à soupçonner l'importance de ce panégy-
rique. C'est un grave document, en vérité, et par ce qu'il
contient, et par les circonstances qui l'entourent. Or, ces
circonstances de premier ordre, c'est au P. Léonard lui-
même, ce mémorialiste si bien informé, que nous allons les
demander. En tête de sa précieuse copie^ il a mis une notice
historique très complète, et nous a appris tout ce que Breton-
neau nous laisse ignorer^. Quel bon éditeur eût fait Léonard !
Il commence par qualifier le panégyrique de « déclamation
outrée contre M. de Fénelon^ archevêque de Cambray, au
suiet du différend qu'il a avec Mr Tarchevesque de Paris et
l'évesque de Meaux, touchant la doctrine du pur amour, la
notion théologale de la charité », etc. Puis il nous donne la
clé générale des allusions. « Mr Bossuet, évesque de Meaux,
continue-t-il, y est traité, sans le nommer, fort avantageuse-
ment, le mettant en parallèle avec saint Bernard et Pierre
de Clany\ et M. de Cambray, avec Gilbert de la Poirée^ éves-
que de Poitiers^ et Pierre Abailard. » Dès ici nous sommes à
même de rectifier l'abbé Phelippeaux, cet agent de Bossuet
à Rome, qui, dans sa Relation du quiétisme^ conte la nou-
velle en ces termes : « Le même jour (jeudi, 11 sept. 1698)
nous aprîmes que le P. de La Rue, jésuite, avait prêché,
le jour de saint Bernard, aux Feuillans de Paris, contre
le prétendu amour, dont il fit voir l'illusion et les fausses
conséquences qu'on en tiroit. Les Jésuites (de Rome) et
les partisans de M. de Cambrai en furent outrés. Les pre-
miers publioient que le P. de La Rue avait été fort blâmé
dans la Société; que tous les honnêtes gens en avoient été
1. Sur le P. Léonar(i de Sainte-Catherine de Sienne, religieux augustin et
grand nouvelliste, voir sa notice par le P. Brucker, dans les Etudes du
20 mai 1900, p. 543, et mon Iconographie de Bourdaloue. (Paris, Retaux,
1900. Iu-4, p. 11.)
2. Arch. nat., L. 22^ n® 7, pièce 10. Je dois au P. Eugène Griselle, si
versé dans la littérature des sermons recueilliis par les copistes, la première
indication de ce précieux document.
LE QUIÉTISME EN BOURGOGNE ET A. PARIS EN 1698 49
scandalisés, surtout de la comparaison qu'il avoit fait d^A-
bailard et d'Heloïse avec M. de Cambrai et Madame Guyon.
Le cardinal de Bouillon, se trouvant à la Vigne Pamphile
avec les pères Gharonier* et Sardi^, jésuites, dit publique-
ment à des cavaliers romains que le P. de La Rue étoit un
indiscret, un téméraire, un impudent, et qu'il méritoit une
punition exemplaire, ce qui fut confirmé par deux Jésuites 3. »
Lâchât, dans son édition de Bossuet, n'a pas manqué de
reproduire ce témoignage, sans dire d'ailleurs d'où il le tire
et sans le contrôler^.
Personne avant nous, à ce que nous croyons, n'a eu sous
les yeux le texte complet du discours ^. Quelque jour, nous
espérons le publier en entier. Dès maintenant, nous nions
que La Rue, si coutumier qu'il fût des invectives, se soit
permis, dans la chaire des Feuillants, une pareille inconve-
nance — l'allusion à Héloïse — à l'égard de Fénelon. Le
P. Léonard n'eût pas manqué de la relever, si elle lui eût été
rapportée par ailleurs, et le curé de Seurre se fût empressé
de la transmettre à son correspondant. La conformité des
témoignages de Léonard et de Du Puy, confirmant le silence
du copiste sur ce point, doit faire preuve, jusqu'à découverte
peu probable d'un témoignage différent. Héloïse n'eut rien à
voir dans l'affaire. Sur ce point particulier, nous nous inscri-
vons en faux contre les racontars des abbés Phelippeaux
1. Sur le jésuite Joseph-Gaspar Charonnier {1641-1719), voir ma Lettre
inédite de Bourdaloue au cardinal de Bouillon. Paris, Retaux, 1899. In-8,
p. 36, note 4. Outre les sources que j'ai indiquées dans cette courte notice,
on pourrait consulter avec fruit la correspondance inédite de l'abbé Bertet,
conservée à la bibliothèque d'Avignon. Cet ancien religieux de la Compagnie
de Jésus, l'un des familiers du cardinal de Bouillon, se trouvait alors à
Rome; il serait intéressant de contrôler par sa correspondance celle des
abbés Bossuet et Phelippeaux, — Voir le Catalogue des manuscrits de la
bibliothèque publique d' Avignon. V avis, Pion, p. 625, n° 1435.
2. Autre théologien du cardinal de Bouillon.
3. Relation de l'origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme
répandu en France, avec plusieurs anecdotes curieuses. [Par l'abbé Phelip-
peaux.] S. 1. 1732. 2 vol. in-12,t. II, p. 157.
4. « Nos Mémoires (?) ne nous instruisent point assez sur le fond du dis-
cours dont il s'agit ici. Mais nous savons que le P. de La Rue prêcha le jour
de saint Bernard... » (Édit. Lâchât, t. XXX, p. 23, note a.) Cet éditeur, qui
résume ici Phelippeaux, met par distraction imprudent pour impudent.
5. Aucune indication dans Edgar Griveau_, le P. Lauras, M- Crouslé,
(II, 151), etc.
LXXXVI. — 4
50 AUTOUR DE BOSSUET
et de Ghanterac; racontars que n'ont songé à révoquer en
doute ni M. l'abbé Urbain dans sa défense de Fénelon contre
M. Grouslé^, ni M. Fabbé Delmont, dans sa critique du Bos-
suet de M. Rébelliau^
Ce n'est pas que La Rue se gênât, voire en face de la cour.
Même alors, il se permettait de ces traits piquants, qui, sur
les lèvres d'un prédicateur royal, avaient autant de saveur,
pour l'auditoire de la chapelle de Versailles, que les satires
de Boileau, les épigrammes de Racine, ou les caractères de
La Bruyère. L'abbé Hurel estime qu'ils en avaient davantage
encore 3. La Rue venait précisément de donner sa mesure^
contre les quiétistes, dans un sermon de l'Annonciation de
Tannée précédente (25 mars 1697), prêché devant le Roi.
« Ses trois points finis, raconte Saint-Simon, et au moment
de donner la bénédiction et de sortir de chaire, il demanda
permission au Roi de dire un mot contre des extravagants et
des fanatiques qui décrioient les voies communes de la piété
autorisées par un usage constant et approuvées de l'Eglise,
pour leur en substituer d'erronées, nouvelles, etc. ; et fit
des peintures diaprés nature^ par lesquelles on ne pouvoit
méconnoître les principaux acteurs pour et contre. Ce sup-
plément dura une demi-heure, avec fort peu de ménagement
pour les expressions, et se montra tout à fait hors d'œuvre.
M. de Beauvillier, assis derrière les* princes, l'entendit tout
du long et il essuya les regards indiscrets de toute la cour
présente*. » Il est vrai que le même jour les deux autres
grands orateurs jésuites de la capitale, Bourdaloue et Gail-
lard, chargeaient à fond et avec pareille vigueur le quié-
1. « On sait, écrit M. l'abbé Urbain, que le 20 août 1698, le P. La Rue,
l'un des rares jésuites qui fussent opposés aux Maximes des saints, compara
en pleine chaire Fénelon et Mme Guyon à Abélard et à Héloïse. » [Revue
dliistoire littéraire de la France, 15 avril 1895, p. 277.)
2. Le Dernier historien de Bossuet, par M. l'abbé Delmont. (Extrait de la
Renie de Lille, 1900, p. 64, note 1.)
3. Orateurs sacrés, t. II, p. lxxvji.
4. Saint-Simon, Mémoires, édit. Boislisle, t. IV, p. 85. — Saint-Simon, qui
n'aimait guère Fénelon, paraît s'en être diverti. Il en fut tout autrement de
Kacine. Le sensible et délicat poète écrivait à son fils :
« Le sermon du P. de La Rue fait ici un grand bruit, aussi bien qu'au
pays où vous êtes, et l'on dit qu'il a parlé avec beaucoup de véhémence
contre les opinions nouvelles du quiétisme; mais on ne m'a pu rien dire de
LE QUIETISME EN BOURGOGNE ET A PARIS EN 1698 51
tisme, et que le prédicateur plus modeste de la paroisse de
Versailles se mettait lui-même de la partie. Mais je suppose-
rais volontiers que La Rue, ne fût-ce qu'à raison de ses
illustres auditeurs, avait été le plus remarqué de tous, et ce
motif ne fut sans doute pas étranger au choix de Bossuet,
lorsque Bossuet songea à demander à l'un d'eux une écla-
tante récidive.
Les violences de langage du P. de La Rue n'étaient qu'une
recommandation de plus auprès du prélat. Les termes d'e^-
travagants et de fanatiques peuvent nous choquer aujour-
d'hui. L'évêque de Meaux en pensait alors différemment.
N'écrivait-il pas, le 4 août, à son neveu : « J'ai vu entre les
mains de M. le cardinal de Janson une longue et admirable
lettre de M. l'abbé Pequigni, qui définit M. de Gambray par
ces mots : Un quietismo soprafino , un fanatismo strava-
gante^ un pedantismo cicanoso^. » Pourquoi eût-il désap-
prouvé chez l'un ce qu'il approuvait tant chez l'autre, à moins
de penser que, dans les mots, l'italien seul eût, comme le
latin, le privilège de braver l'honnêteté ?
Même la comparaison de Fénelon avec Abélard, dont le
P. de La Rue allait user, était loin de le choquer. Il l'avait
récemment trouvée bonne sous la plume de Mgr de La Broue.
(( Je vous prie de mander à M. de Mirepoix, écrivait-il le
l^"" juin, que j^ approuve la comparaison d^Abailard; et que
de toutes les aventures de ce faux philosophe, je ne souhaite
à M. de Gambray que son changement^. »
Donc le prélat, nous tenons du P. Léonard ce précieux
détail, fut, en la circonstance nouvelle, l'instigateur et aussi
l'inspirateur discret du religieux : « Tout le monde, écrit le
nouvelliste, veut que ce panégyrique ait été fabriqué de con^
cert avec M. de Meaux^ dans sa maison de plaisance, de Ger-
miny^ après que ledit P. de La Rue eust presché, dans sa
précis sur ce sermon, et j'ai grande envie de voir quelqu'un qui l'ait entendu.
L'amitié qaavoit pour moi Monsieur de Gambray ne me permet pas d'être
indifférent sur ce qui le regarde, et je souhaiterois de tout mon cœur qu'un
prélat de cette vertu et de ce mérite n'eût point fait un livre {Maximes des
saints) qui lui attire tant de chagrin. » (Racine à Jean-Baptiste Racine. Paris,
vendredi soir. 5 avril 1698. OEuvres, édit. Régnier, t. VII, p. 180-181. )
1. Bossuet à son neveu. Meaux, 4 août 1698. (Lâchât, t. XXIX, p. 524.)
2. Le même à M. de La Loubère, l^^juin 1698. (Lâchât, t. XXIX, p. 433.)
m AUTOUR DE BOSSUET
cathédrale, le panégyrique de l'Invention de saint Etienne,
qui en est le patron, le 2*^ aoust ^ »
Une quinzaine de journées (2-20 août 2), mais des journées
honorées par les visites de Bossuet, avaient donc suffi à
La Rue, qui apprenait par cœur, tout en louant volontiers
les avantages de l'improvisation ^, pour préparer, à distance
et dans le loisir de la vie des champs, l'œuvre destinée à
frapper la capitale. Ce n'était pas assez. On agit aussi sur
place. « Trois ou quatre jours auparavant, continue Léo-
nard, on publia dans Paris que le P. de La Rue prescheroit
contre le quiétisme », etc. Ce que nous appelons aujourd'hui
lancer un discours.
Le grand public est donc bien averti. La ville, toujours un
peu en opposition avec la cour dans ses jugements *, va pou-
voir contrôler la valeur de La Rue polémiste en chaire et
surtout portraitiste. Sans doute, le duc de Beauvillier ne sera
plus là, comme un aimant, pour faire tourner de son côtelés
têtes mobiles des courtisans; mais les bonnes gens de la
rue Saint-Honoré, ainsi que les gens distingués du Tout-
Paris, jouiront d'un spectacle encore plus relevé. Bossuet
en personne posera devant le prédicateur*.
En effet, le mercredi 20 août arrivé, M. de Meaux, au dire
1. On rencontre dans les Sermons du P. de La Rue (Paris, 1719. In-8,
t. I*^ p. 425) un sermon pour la fête de saint Etienne célébrée le lendemain
de Noël; il a pu servir aux deux fêtes.
2. Il est à noter que la correspondance de Bossuet n'indique qu'un séjour
à Germiny. Le 28 juillet, il écrit de Versailles; le 4 août, de Meaux; le 13, de
Jouarre; le 16 et le 17, de Meaux. Seule, une lettre du 10 août est datée de
Germiny; mais elle suffit pour confirmer, au moins en partie, l'assertion du
P, Léonard, d'autant plus qu'elle se termine ainsi : « Je passerai ici la fête
(de l'Assomption )j et aussitôt après, je retournerai à Paris. » (Bossuet à son
neveu, Germiny, 10 août 1698. Lâchât, t. XXIV, p. 531 .)
3. « Un reproche que je me fais et dont peut-estre on sera surpris; c'est
de m'estre trop rendu esclave de ma mémoire, d'y avoir assujetti mon stile ;
et par-là d'avoir refroidi plusieurs traits, qui auroient pu estre plus tou-
chants avec moins d'art et de nombre ». (Préface de l'auteur.)
4. Sur cette opposition, voir Hurel, t. P'", p. xcv. La Rue se vantait pour-
tant d'avoir suivi l'avis d'un courtisan « des plus habiles » qui lui avait con-
seillé à ses débuts de parler aux gens de la cour comme « aux honnestes
gens de la ville ».
5. Si M. l'abbé Delmont avait connu tous ces détails, lui, si exact, n'aurait
pas écrit que Bossuet na pas approuvé la comparaison de Fénelon avec
Abélard. [Le Dernier historien de Bossuet, loc. cit.)
LE QUIÉTISME EN BOURGOGNE ET A PARIS EN 1698 53
du P. Léonard, qui sait décidément tout, dîna à ConâanB,
dans la maison de campagne de Mgr de Noailles, et sans
doule avec lui; ensuite il «vint exprez dans son carrosse
prendre le prédicateur », qui résidait à la Maison professe de
la rue Saint-Antoine, pour « l'amener luy-mesme aux Feuil*
lans, et entendit le sermon, ce qui n'a pas été approuvé^. »
Si le tableau de mœurs est curieux, la réflexion finale est
juste. Qu'à Versailles les courtisans se fussent divertis d'en-
tendre le prédicateur prendre à partie le duc de Beauvillier,
c( cet homme fort droit », comme disait Mme de Maintenons,
et déjà compromis, rien de plus naturel. Mais le public
parisien, moins servile parce que plus éloigné des regards
du maître ', ne pouvait goûter ce procédé ni trouver bon que
ce long panégyrique de saint Bernard — lisez : de M. de
Meaux — fût débité devant M. de Meaux en personne. Pre--
nant même parti pour la victime, il lui déplut que le prédi»
cateur se fût servi « de la chaire de vérité pour y faire une
déclamation de celte force contre un archevêque. »
Mais, avant d'en venir aux blâmes qui en résultèrent pour
le P. de La Rue, il faut enfin nous rendre compte de seshar-
diesses.
Son discours n'est, à le lire dans le texte intégral, qu'une
allusion prolongée ou une chaîne d'allusions. Dès le texte,
quelques mots insignifiants en apparence, mais assez signi-
ficatifs pour avoir été retranchés par Bretonneau, mettent
1. Le P. Léonard ne s'est pas contenté de relater ces faits dans son dos-
sier du quiétisme, en manière de notice du sermon si heureusement conservé
par lui. 11 n'a pas manqué d'y revenir, bien que plus succinctement, dans sou
Journal. Voici ce passage :
« Le P. de la Rue Jes [uite] fit le panégyrique de S* Bernard le 20 Aoust,
dans l'Eglise des Pères Feuillans, rue S* Honoré, à Paris. C'est vne
pièce faite exprez contre les quiétistes, et particulièrement contre M. de
Fénelon, Archeuesque de Cambray, qu'il inuectiua sans le nommer; mais il
le désigna d'une manière qu'on n'auoit pas de peine à le reconnoistre. Ce
sermon a fait grand bruit et quantité de personnes l'ont voulu auoir. » ( Arch.
nat., M. 243, fol. 103v.) _ Le P. Lauras [Bourdalcue , t. II, p. 219) n'avai*
connu que le texte du Journal. — Quant à la présence de Bossuet, signalée
aussi dans la correspondance de l'abbé deChanterac, elle n'est pas révoquée
en doute par l'éditeur de Racine, Œuvres, t. VII, p. 180-181, note 4.
2. Matter, Mysticisme en France, p. 198.
3. « Quant à la ville, écrit M. Matter en dépeignant précisément notre
époque (1697-1699), ce qui veut dire le public, on était du côté de Fénelon. »
(Op. cit., p. 231.)
54 AUTOUR DE BOSSUET
Bossuet au-dessus de tous les siècles écoulés ^ N'oublions
pas, à la décharge de La Rue, que, cinq ans déjà passés,
La Bruyère, croyant parler d'avance « le langage de la posté-
rité », avait proclamé Bossuet, en pleine Académie française,
« un Père de l'Eglise ~ ».
Et afin qu'on ne se méprenne point sur l'actualité des allu-
sions qui vont se succéder, comme une série de fusées,
l'orateur parle aussitôt des « tristes conjonctures du tems
où nous vivons » ; il insiste sur l'importance de son dessein
rendue manifeste « par l'importance mesme qu'il y a de
réprimer tant d''ahus glissez dans la vraie dévotion^ de pro-
poser saint Bernard comme le modèle et le docteur de la
véritable dévotion ».
Autant de gratté par Bretonneau. L'impitoyable correcteur
a biffé toutes les particularités ; le copiste du P. Léonard
reste forcément notre seul guide. Mais les suppressions du
texte imprimé ne portent-elles en réalité que sur les parti-
cularités ? Elles vont beaucoup plus loin. L'angle visuel a été
changé, en sorte que les mêmes choses n'apparaissent plus
sous le même jour ni dans la même proportion. L'idée direc-
trice de La Rue était cette idée de vraie dévotion opposée à
la fausse dévotion ou dévotion des quiétistes. Ce contraste
essentiel une fois retiré de la vue par Bretonneau, le discours
perd son unité; tout au plus se dessine-t-il sans reliefs
comme sans ombres, avec des demi-tons vagues et flottants.
Plus d'éloquence, parce que plus de point central où tout
converge. Nous demeurons très édifiés d'entendre dire que
saint Bernard a pratiqué la perfection de son état et com-
battu les hérétiques, à la différence d'autres saints ornés
seulement du premier mérite; mais nous ignorons pourquoi
le prédicateur a choisi ce double aspect de son héros et même
quel intérêt il y a pour nous à le contempler dans l'union de
ces deux rôles. Il sera démontré que Bernard fut un saint et
un saint combatifs comme nous dirions maintenant; mais ses
1. Dilexisti justitiam et odisti iniquitatem; propterea unxit te Deiis, Deus
tuus, PRiE coNsoRTiBUs TUis. [Ps., xLiv, V, 8.) « Vous avcz aymé la justice et
vous avez haï l'iniquité. C'est pour cela que avez receu de Dieu l'onction de
joye, par-dessus tous ceux des derniers siècles. )>
2. La Bruyère, édit. Régnier, t. II, p. 463.
LE QUIÉTISME EN BOURGOGNE ET A PARIS EN 1698 55
adversaires sont plongés si loin dans la nuit des temps que
ses luttes nous touchent médiocrement.
Cependant ne médisons pas trop du sujet ainsi divisé par
l'orateur et simplifié par l'éditeur. La rencontre est-elle for-
tuite? A coup sûr elle est des plus singulières. Si peu que
nous ayons de sermons de l'auteur des Dialogues sur V élo-
quence^ nous en possédons pourtant quelques-uns, et, dans
le nombre, un sermon pour la fête de saint Bernard. Coïnci-
dence remarquable, la division de Fénelon est identique à
celle de La Rue, les termes seuls diffèrent : « Par la vie
solitaire de Bernard, le désert refleurit et l'état monastique
reprend son ancienne gloire. Par la vie apostolique de Ber-
nard, le siècle est réformé et l'Eglise triomphe. » Ainsi parle
Fénelon. « Nous avons vu Bernard dans l'obscurité du
cloistre, fidelle et attentif à tous les devoirs de la vie reli-
gieuse : voyons-le maintenant dans le plus grand jour pour
l'instruction du peuple de Dieu, et pour la défense et l'hon-
neur de l'Église. » Ainsi parle La Rue.
Resterait à savoir lequel parla le premier sur ce double
thème, et si le second en date a pu s'inspirer du premier. Il
est certain que la ressemblance de l'ensemble a entraîné plus
d'une fois celle des détails. Comme La Rue, Fénelon a des
anathèmes contre Abélard et Gilbert de La Poirée, mais
combien plus secs et foudroyants ; <c Taisez-vous, Abélard;
votre subtilité sera confondue. Gilbert de La Poirée, qui faites
gémir toute l'Eglise par vos profanes nouveautés, revenez à la
saine doctrine qui est annoncée depuis les anciens jours. »
Aux yeux de Fénelon, Bernard est l'homme de Dieu de
qui sortent les rayons les plus perçants de la vérité, le pro-
phète et le thaumaturge par excellence; il tonne, il foudroie,
et ses paroles tranchantes brisent les cèdres du Liban, c'est-
à-dire les hérétiques orgueilleux. Mais ces hérétiques, pour
Fénelon, sont «tant de sectes superbes et monstrueuses que
le Nord enfanta dans le siècle passé^ ». Il tourne contre les
seuls protestants les armes que La Rue ramasse pour les ai-
1. Fénelon, OEuvres. Paris, in-4, 1843, t. II, p. 552. — Il est étonnant
que les œuvres oratoires de Fénelon n'aient pas encore été étudiées en dé-
tail. Dans le Fénelon orateur de l'abbé Julien Loth (Évreux, 1890), le pané-
gyrique de saint Bernard est à peine mentionné, chap. iv, p. 163.
56 AUTOUR DE BOSSUET
guiser contre les quiétistes. Celui-ci, en effet, avait eu garde
de commettre ce retard de mise au point. Son regard ne se
porte par instants en arrière que pour revenir aussitôt en
avant. Il se campe résolument en l'année 1698 et en « fin de
siècle ». Nous serons même surpris de l'entendre gémir sur
les misères des dernières années de ce siècle que nous
imaginons tout splendide et qui nous apparaît, aujourd'hui
encore, comme n'ayant décliné que lentement, avec des
splendeurs de soleil couchant.
Quel siècle, s'écrie-t-il, a jamais plus aspiré que le nostre à ce haut
degré de perfection et à la pleine connoissance de la vraye dévotion ?
Cependant quel succès voyons-nous des travaux et de l'estude des
plus subtils de fios jours ? Nous touchons à la fin de ce siècle turbulent ^
en sommes-nous plus avancés dans la perfection? Si nous enchérissons
sur la religion de nos pères, n'est-ce pas plutost par hypocrisie que
par un vray fond de dévotion ? Ne sommes-nous pas tout d'un coup
charmez de la nouveauté de quelques sentimens, au lieu d'en recon-
noistre le phanlosme et d'en rejeter l'illusion; et telle est encore la
malignité de ce siècle, que, loin de combattre soy-mesme l'erreur, on
amesme peine à souffrir qu'on poursuive le mensonge.
Voilà un singulier portrait de son époque. Mais ne croyons
pas que ce soit une boutade échappée à sa chaleur improvi-
satrice, puisqu'il récitait, ou à un élan de verve, puisque
quelques pages plus loin il renchérit encore.
Tous ces rafinements chimériques de perfection n'estoient réservez
qu'à nostre siècle. Il falloit un siècle aussi dépravé que le nostre^ pour
qu'on peut espérer que des illusions si pernicieuses au salut seroient
bien receues, et il n'appartenoit qu'à sa corruption de cacher tant d'hor-
reur sous le manteau du pur amour.
Il n'ignore pas qu'on vante la charité passée à l'état d'habi-
tude et excluant l'espérance, et que dans « cette prétendue
charité», les faux subtils ., [es parfaits de nos jours établissent
le plus haut degré de perfection des âmes pieuses; mais
écoutez ce qu'il y voit et ce qu'il y dénonce :
C'est une illusion ! C'est une invention dont le démon s'est servy,
pour apprivoiser la liberté, jetter la chair dans le libertinage^ et exposer
aux railleries des censeurs la vraye dévotion que Jésus-Christ nous a
enseignée...
« Séduction, amusement, hypocrisie ! » s'écrie-t-il ailleurs.
L'hypocrisie, il la dénonce partout. Dans son panégyrique
LE QUIÉTISME EN BOURGOGNE ET A PARIS EN 1698 57
de saint Louis, il insinue que la piété du jeune roi Louis IX
n'eut point « de son temps le fâcheux effet d'accréditer l'hypo-
crisie^ ». C'est dire assez que la piété du vieux roi Louis XIV
aboutit à Teffet contraire. Mais que ce spectacle d'une cour
faussement dévote l'ait révolté, cela s'explique, devant les
scandales où le libertinage d'esprit précipitait une partie de
cette société brillante plus chrétienne à la surface qu'au fond.
Au contraire, ces reproches adressés par lui aux sectateurs
du quiétisme mystique de la cour et de la ville, au petit trou-
peau choisi de Fénelon, aux familiers de l'hôtel de Beau-
villier, sont un non-sens. Gomment les expliquer ? Je de-
mande qu'on n'oublie point le quiétisme bourguignon, celui
dont Bossuet, inspirateur de La Rue, avait eu connaissance si
récemment par le curé de Seurre. Du Puy écrivait, le 13 août,
l'avoir « parfaitement instruit du progrès de cette secte »,
et, le 18 août, deux jours avant le panégyrique de La Rue,
il avait dû le revoir à Versailles. 11 y a des synchronismes
tout aussi éloquents que les allusions ou les invectives.
Mais y a-t-il seulement des synchronismes ? Outre les
allusions du jour n'en peut-on pas apercevoir de rétrospec-
tives ? Et n'est-il pas possible de retrouver dans cette tirade
contre les courtisans la peinture qui, à Versailles, avait fait
tourner tous les regards vers Beauvillier ? La Rue croit peu
au désintéressement parfait chez des gens si haut placés, et,
méchamment, il doute que leur renoncement à l'espérance de
la béatitude céleste soit bien sincère, quand il les voit en
posture si avantageuse à la cour. Le renoncement prescrit
par l'Evangile et pratiqué par saint Bernard, c'est le renon-
cement ce à soy-mesme, aux honneurs et aux commodités de
la vie ». Les quiétistes courtisans ont changé tout cela.
Car à considérer la conduite de tous ces gens-là, quel est le renon-
cement et la désapropriation qu'on y trouve ? Que leur en coûte-t-il,
pour arriver à cette heureuse indifférence où consiste, selon eux, Testât
de perfection? Ils se disent indifférents sur les plus grands biens du
ciel ; mais le sont-ils sur les biens et les honneurs du siècle ? Ils sont
si tranquilles, disent-ils, sur le terrible jugement de Dieu? Le sont-ils
sur le jugement du monde ?
A quoy bon toutes ces intrigues, ces cabales, ces tours de souplesse
à la Cour, toutes ces manières insinuantes auprès des grands, pour se
1. La Rue, Panégyriques, t. I*"*, p. 140.
58 AUTOUR DE BOSSUET
pousser où ils ne sont pas, pour se maintenir où ils sont ? Est-ce là
agir uniquement pour l'amour de Dieu, et l'homme n'y a-t-il point de
part? Ils sacrifient l'intérest de leur salut; sacrifient-ils ainsi Tintérest
de la fortune et de l'honneur ?
Je pourrais multiplier les citations. La Rue ne se lasse pas
de ces ripostes ; soit qu'il traite la question des vertus dis-
tinctes^ soit qu'il s'empare de certains textes de saint Bernard,
objectés par les quiétistes à leurs adversaires. Bernard a
dit : Parus amor mercenarius non est ; de spe vires non
sumit. Qu'est-ce donc que cet intérêt, qu'on peut sacrifier
sans scrupule à l'amour de Dieu ? s'écrie l'orateur. « C'est
tout intérest de terrestres et de temporels plaisirs, honneurs,
consolations, joye intérieure, joyes mesme du ciel consi-
dérées séparément et sans la possession essentielle du
ciel. »
Aujourd'hui encore la critique a fait malignement remar-
quer que Fénelon, archevêque-duc de Cambrai et prince du
Saint-Empire, déjà entrevu par l'opinion comme premier
ministre du duc de Bourgogne, avait des airs moins désin-
téressés que Bossuet, resté sans grandes relations politiques,
sans espérance d'arriver au pouvoir, et réduit à faire des
dettes dans son petit évêché de Meaux \ A quoi l'on pour-
rait répondre, il est vrai, que Bossuet, nommé conseiller
d'État le 29 juin 1697, avait pris place au Conseil le 3 juillet,
et qu'il assistait régulièrement aux séances; que, quatre
mois après, il obtenait, sur sa propre demande, la charge de
premier aumônier de la duchesse de Bourgogne, comme il
l'avait été de la précédente dauphine, en sorte qu'un quié-
tiste aurait pu sourire de cette phrase de l'évêque de Meaux,
à propos de ces démarches : « Dieu sait ce qu'il veut, et
pour moiye suis bien près de l'indifférence'^. »
Rêves de domination, art de ménager sa fortune, ambition
secrète ou publique, La Rue y insiste trop, pour qu'on ne
sente point qui il vise dans ses tableaux de la cour. Il
s'adresse cependant jusqu'ici plutôt aux suivants qu'aux
chefs, plutôt aux troupeaux qu'aux pasteurs. En la seconde
1. Pour le développement de cette considération, voir Rébelliau, Bossuet^
p. 168.
2. Druon, Bossuet à Meaux, p. 198.
LE QUIETISME EN BOURGOGNE ET A PARIS EN 1693 59
partie de son discours il fait entrer en scène les deux prélats
et tout s'efface devant eux.
La mise en scène est une allégorie aux voiles diaphanes.
Saint Bernard nous y est montré incapable de se laisser
arrêter par les quatre obstacles qui étaient bien ceux aux-
quels se heurtait M. de Meaux dans sa lutte contre M. de Gam -
brai : éclat de la dignité et rang des personnes (lisez :
Messire François de Salignac Fénelon, archevêque de Cam-
bray, précepteur de Messeigneurs les ducs de Bourgogne,
d'Anjou et deBerry); violence des puissances^; complai-
sance et amitié; vaines subtilités de la science et de l'erreur.
La lutte de Bernard contre les abbés de Saint-Denis et de
Cluny, alors que l'un se nommait Suger et l'autre Pierre
le Vénérable 2, a fourni au P. de La Rue matière aux déve-
loppements qui devaient le plus attrister Fénelon, pensons-
nous, mais qui semblent aussi le plus directement suggérés
par l'illustre collaborateur de Germiny.
Peut-estre Bernard s'atteiidrit-il à la veue de l'amitié ? Non, non,
chrestiens... il avoit des amis en plusieurs en<Jroits... Tout soumis qu'il
étoit à ses amis, il ne laissa pas de les entreprendre tous deux, son
amitié n'estoit pas si grande qu'elle lui fit préférer leurs plaisirs aux
intérêts de Jésus-Christ.
Les droits de l'amitié méconnus ou sacrifiés, n'était-ce pas
un des griefs les plus vifs de Fénelon contre Bossuet, de
l'ancien petit abbé, directeur des Nouvelles catholiques^
contre son protecteur d'alors, ce M. de Meaux qui lui avait
en ces temps lointains inspiré une réfutation de Malebranche,
comme aujourd'hui il excitait La Rue contre lui ; contre le
prélat consécrateur de son ordination épiscopale^, à qui, la
veille encore, il écrivait dans sa Réponse :
1. « De grands corps, de grandes puissances s'émeuvent», avait dit Bos-
suet. Fénelon répondra : « Où sont-ils, ces grands corps', où sont ces grandes
puissances dont la faveur me soutient contre la vérité manifeste? Ce prélat
veut trouver des cabales^ des factions, des grands corps qui soutiennent
l'impiété du quétisme. » (Fénelon, Réponse à la Relation, conclusion. )
2. Voir la Vie de saint Bernard, par M. l'abbé Vacandard. Paris, Le-
coffre, 1895. In-8, t. I, p. 100 sqq., et 175 sqq. L'auteur estime avec raison,
à propos des attaques de saint Bernard contre ces deux grands moines, que
« quand il s'agit de faire le bien, l'épigramme est toujours de trop ».
3. Mémorable cérémonie, dont le prélat consécrateur avait écrit du prélat
m AUTOUR DE BOSSUET
Ce qui fait ma consolation, c'est que pendant tant d^années où vous
m'avez vu de si près tous les jours, vous n'avez jamais eu à mon égard
rien d'approchant de l'idée que vous voulez aujourd'hui donner de moi
aux autres. Je suis ce cher ami, cet ami de toute la vie que vous portiez
dans vos entrailles. Même après l'impression de mon livre, vous hono-
riez ma piété ; je ne fais que répéter vos paroles dans ce pressant
besoin. Vous aviez cru devoir conserver en de si bonnes mains le
dépôt important de l'instruction des princes ; vous applaudîtes au
choix de ma personne pour l'archevêché de Cambrai. Vous m'écriviez
encore après ce temps-là en ces termes : Je vous suis uni dans le fond
du cœur, avec le respect et l'inclination que Dieu sait. Je crois pour-
tant ressentir encore je ne sais quoi qui nous sépare un peu.
Rappelons-nous que la Relation sur le quiétisme, par
laquelle i'évêque de Meaux venait de faire descendre le
débat des cimes sereines de la spéculation sur le terrain
inférieur des querelles personnelles et des procédés réci-
proques, avait paru au milieu de juin ; que la Réponse de
l'archevêque de Cambrai avait été distribuée à Paris, d'après
notre lettre du curé Du Puy, au commencement de septembre,
et que six jours seulement après le discours de La Rue, elle
était envoyée à Rome. On était donc en pleine effervescence
de la controverse que nous appellerons la controverse sur
V amitié. Le public ne pouvait point ne pas s'en entretenir,
la Relation de Bossuet et la Réponse de Fénelon étant leurs
chefs-d'œuvre de polémique. De là toute la portée de ces
paroles prononcées par La Rue :
Quel estoit alors le bruit commun du monde malin ? Quoy, des amis,
disoit-on, faisant tous deux profession de vertu et de cliarité, traitter
ainsy leur tendre amy, quel procédé, quelle injustice ! Mais Bernard
ne bornoit point son zèle aux vaines censures de ce monde aveugle.
Ah ! s'escrioit-il, ce saint serviteur de Dieu : Point d'amitié' sans
vérité ! A cet exemple, instruisez-vous hommes du monde... la
vérité, la sincérité, la bonne foy sont les uniques liens légitimes de
l'amitié. Qu'ils se trouvent entre vous. Que si, en disant^ comme Ber-
nard, sincèrement la vérité à vos amis, il en arrive du scandale dans
le monde malin, il faut plutost le souffrir que d'abandonner le party
de la vérité ! Melius est^ ut oriatur scandalum, quam ut veritas
relinquatur.
Les amateurs d'allusions étaient clairement invités à se
reporter par la pensée au temps de la conférence de Yer-
consacré : « J'étois, dans le cœur, je l'oserai dire, plus à ses genoux que lui
aux miens. »
LE QUIÉTISME EN BOURGOGNE ET A PARIS EN 1698 61
sailles, dans l'appartement de l'abbé de Fénelon, en 1694,
quand Bossuet y entrait « plein de confiance qu'en lui mon-
trant sur les livres de Madame Guyon toutes ses erreurs et
tous ses excès, il conviendroitavec lui qu'elle étoittrompée » ;
puis au temps des conférences d'issy, où l'on agissait « en
simplicité, comme on fait entre des amis, sans prendre aucun
avantage les uns sur les autres » ; la nomination môme de
Fénelon à l'archevêché de Cambrai n'avait pas changé les
dispositions de Bossuet, qui travaillait « à ramener un
ami ».
Mais le Bernard des temps anciens ne s'était pas laissé
toucher « par les raisons de la complaisance et de l'amitié la
plus tendre ». Voyons-le maintenant, d'après La Rue, non
moins pressant contre les « subtilitez de la science » et ne
pactisant pas davantage avec ceux qui, « pour vouloir trop
rafiner», en viennent à altérer la véritable doctrine du Christ.
C'est dire que nous sommes arrivés au point culminant
du discours. Voici le portrait d'Abélard.
Aballard (sic) plus subtil que les autres par ses rafinements, semoit
de tous costez ses erreurs ; partout il dispersoit ses nouveautez sur le
mistere de la très sainte Trinité, et le nombre de ses disciples augraen-
toit de jour en jour. Bernard, touché de ce désordre, ne crut pas
devoir garder sur ses nouveautez un plus long silence ; il s'adressa à
luy-mesme et tâcha de le ramener dans le droit chemin par des advis
charitables et de salutaires remontrances.
Qu'on se rappelle encore les conférences d'issy, Bossuet
priant Fénelon de lui faire des extraits dans les auteurs
mystiques et lui prdposatit les Trente-quatre articles, lui
remettant ensuite le manuscrit de son explication entre les
mains, pour l'examiner.
Le novateur, continue La Rue, promit bientôt qu'il en demeureroit
là, jusqu'à ce qu'il s'en fût éclairci; mais on recommança bientost.à les
semer (ses erreurs). On pretendoit que Bernard outroit le sens des
propositions d'Aballard, qu^il en tiroit mesme des conséquences
désavouées par l'auteur ^
Et les amateurs d'allusions se rappelaient Fénelon qui,
après avoir souscrit les Trente-quatre articles d'issy, écri-
1. Voir toute la section viii« de la Relation de Bossuet, intitulée : Sur les
voies de douceur^ et les conférences amiables.
62 AUTOUR DE BOSSUET
V ait ses Maximes des saints, ce commentaire où il s'écartait
de la doctrine acceptée par lui, et surtout qui ne cessait
de protester contre des conséquences qu'il n'avait pas vou-
lues. On n'en finirait point à rapprocher les allusions des
faits et des dires. Mais sont-ce vraiment des allusions ou des
attaques directes, que des passages aussi clairs ? Abélard y
figure-t-il encore pour autre chose que pour donner le
change à ceux qui veulent le prendre? Ecoutons La Rue.
Y a-t-il donc rien de plus vain, rien de plus superbe, rien de plus
hypocrite que ces sortes de nouveautez, quand il s'agit des choses de
la foy? Tout est simple, tout est pur, et cependant icy on se rit des
simples, on se rit des questions que Dieu luy-mesme a establies et
confirmées ; on en veut establir d'autres dans le christianisme qui sont
sy sublimes et relevées que personne ne puisse les comprendre, sy
obscures et sy ambiguës qu'on ne puisse les entendre; on veut enfin,
par ces fades nouveautez, donner à la perfection de la religion un autre
fondement que celui que Jésus-Christ en a posé ; on parle des vices et
des vertus tout autrement que la moralle de l'Evangile, et on traittera
tout cela de voyes parfaittes^ de révélations, de ravissemens, d'union
intime? Illusions, fantôme; ce ne sont pas mesmes de simples inutili-
tés, ny des effets de la seule vanité. Il y a quelque chose de pire que
tout cela.
Le quiétisme de Mme Guyon, plus mystique que celui de
Fénelon, pourrait paraître visé ici; mais, plus loin, on ne
saurait apercevoir un autre personnage que l'archevêque de
Cambrai. La Rue, revenant en effet au scandale causé par
cette lutte ouverte qui ébranlait l'Eglise et s'étendait jusqu'à
Rome, ne craint pas de rapporter ce qui se disait contre
Tévéque de Meaux :
Quel estoit, à la veue de tout cela, le jugement des gens du monde?
On se scandalise de voir des gens de bien divisés de sentimens :
a Quoy, disent-ils, avoir si peu de considération pour la personne et
pour le rang; pousser les choses jusqu'à tel excès, et entreprendre un
grand homme (Abélard), sçavant d'ailleurs, pour des minuties, pour
quelques termes équivoques ! On alla bien plus loing contre le zèle de
Bernard. On dit que Bernard estoit d^un esprit altier, superbe, enteste\
turbulant et ambitieux, qui n estoit pas sans dispute parce qu'il n estoit
point sans jalousie. G'estoit ainsi qu'on en escrivit à Rome et de tous
costés. G'estoit ainsy qu'on sema des escripts et des libelles que nous
voyons enclore dans les Hures de son temps.
La Rue aurait pu tout aussi bien dire « que nous avons entre
LE QUIÉTISME EN BOURGOGNE ET A PARIS EN 16Ç8 63
les mains » et nommer par leurs titres les Lettres, Réponses,
Instructions pastorales de Fénelon, plus enjeu ici qu'Abélard.
On sait que l'archevêque de Cambrai se réclamait beau-
coup de la doctrine de saint François de Sales et aussi de
sainte Thérèse. Le livre des Maximes des saints prétend
dériver d'ouvrages ayant pour auteurs des saints canonisés,
et notamment du Traité de V amour de Dieu^. Ici, La
Rue, qui décidément a perdu de vue l'Abélard du douzième
siècle, traite la question sans allusion : « Pour vous, chers
auditeurs, dit-il, estes-vous contens d'estre saints ?Peut-estre
le voulez-vous estre comme les Thérèze et les François de
Salles. Soyez-le, j'y consens; mais sçachez qu'ils n'ont pas
estez plus saints que Bernard. »
Le prédicateur eût été étrange, vraiment, de ne pas per-
mettre d'imiter sainte Thérèse et saint François de Sales, lui
qui avait ailleurs prononcé leur panégyrique et fait l'éloge
de leur spiritualité. Cependant, le public dut se divertir de
le voir accorder ainsi, comme une concession nécessaire, ce
qu'il avait pourtant jadis recommandé en d'autres termes.
François de Sales avait été présenté par lui comme un
(( homme incomparable )>, donnant le modèle de l'ancienne
piété dans sa personne, en traçant les préceptes dans ses
écrits. « Nous les avons sous les yeux, s'écriait-il ; consultez-
les, lisez-les ; lisez, dis-je, ses Lettres, ses Traitez^ et en par-
ticulier l'instruction adressée sous le nom de Philothée ^.wll
est vrai que ce jour-là, — c'était l'année précédente, 29 jan-
vier 1697, — il parlait devant la duchesse de Bourgogne,
Marie-Adélaïde de Savoie, compatriote du saint docteur.
Mais il n'avait pas été plus ménager d'éloges dans son
panégyrique de sainte Thérèse, cette épouse aimée du Christ
d'un amour prévenant, jaloux et libéral. « Comment expli-
quer les ravissements, les transports, les vols de l'esprit au-
dessus des choses créées et jusqu'au trône de Dieu? Quels
mystères! Quel langage!... Si Thérèse, moins timide en
1. Saint François de Sales n'a pas été exempt de contradiction; et les
critiques n'ont point seû connoître combien il joint une théologie exacte et
précise, avec une lumière de grâce qui est très éminente. (Fénelon, Maxi-
mes des saillis^ Avertissement et passim. )
2. La Rue, Panégyriques, t. I. p. 78.
64 AUTOUR DE BOSSUET
quelque sorte que saint Paul, a osé mettre sur le papier les
faveurs singulières dont Dieu l'avait honorée, ne Taccusons
point de témérité ^ )) C'est à peu près le contraire de ce que
le même P. de La Rue déclarait tout à l'heure à propos d'Abé-
lard, en s'appuyant sur saint Bernard. « Il ne permettait
pas alors de venir dire qu'on est monté jusqu'au ciel, pour
avoir plus de droit, reuenans d'une haute contemplation, de
nous débiter, avec des termes obscurs et ambigus, des
choses ineffables et qu'il n'est pas permis à Vhomme de
révéler. y>
Il paraîtrait que le public s'amusa beaucoup de la contra-
diction. On en dut rire jusqu'à Rome. Plus heureux, en effet,
que le curé Du Puy, l'abbé Bossuet était parvenu à se pro-
curer le texte du panégyrique de saint Bernard. Le vendredi
24 octobre, raconte l'abbé Phelippeaux, le neveu de M. de
Meaux s'était rendu à Frascati, auprès du cardinal de Bouil-
lon ; « l'abbé Bossuet avait porté la copie du sermon du Père
La Rue. L'abbé Bertet, ecclésiastique du cardinal, en fit la
lecture aux Pères Charonier et Sardi, qui entrèrent dans un
tel emportement qu'ils scandalisèrent toute la compagnie.
Le comte Fantagousti, favori du Cardinal, qui était présent,
ne put s'empêcher de me le redire. » Sans doute, quelqu'un
des auditeurs rappela, dans la suite, que le Père de La Rue
avait tenu un autre langage dans son éloge de sainte Thé-
rèse. En effet, un mois après, l'abbé Bossuet demandait à son
oncle ce panégyrique de l'illustre carmélite, si différent de
celui du saint cistercien. « Je ne puis vous envoyer la Sainte
Thérèse du Père de La Rue, lui répondit l'évêque de Meaux.
Voici les extraits qu'on m'en communiqua dans le temps 2. »
Indulgent envers saint François de Sales et sainte Thé-
rèse, La Rue, en terminant, se montra plus condescendant
encore envers les quiétistes. Dans une longue péroraison,
il commence par les écraser sous sa logique, et finit par au-
toriser ses auditeurs à ne les point trop maltraiter. Ne pas les
confondre avec les hypocrites, ne pas douter de la droiture
de leur cœur, et enfin « ne les mesler pas avec les héréti"-
1. La Rue, Panégyriques, t. I, p. 337-339.
2. Bossuet à son neveu, 24 novembre 1698.
LE QUIÉTISME BN BOURGOGNE ET A PARIS EN 1698 65
ques » ; telle est la conduite charitable qu'il recommande à
leur égard. On tâchera seulement de leur « faire rectifier
leurs paroles » et de s'opposer à leurs principes d'où l'on
peut inférer des conséquences pernicieuses.
En refusant de noter à' hérésie les propositions des Maximes
des saints^ La Rue devançait le Saint-Office qui, lui aussi,
nous l'avons dit, n'alla point jusque là. Mais le public a peu
le sentiment de ces nuances. 11 n'avait retenu du sermon que
la charge à fond contre ces subtils qui changeaient la nature
de toutes les vertus et de la plus grande de toutes, la charité.
Que pouvait-il y avoir de moins orthodoxe que pareille doc-
trine? Depuis la Fronde, tout à Paris finissait par des chan-
sons. On rima ce couplet sur le sermon des Feuillants :
La Rue a fait dans son panégyrique
De deux prélats, un saint, l'autre hérétique.
Mais,
Si le pape s'explique,
L'on ne le croira jamais *.
Fénelon le prit sur un tout autre ton. Sans regarder à sa
personne, il entendait ne pas se laisser flétri», pour l'honneur
de son ministère et de sa charge pastorale. Lorsque la nou-
velle du panégyrique du P. de La Rue, inspiré par Bossuet et
prêché en sa présence, lui parvint de Paris à Cambrai, il
exhala sa douleur en quelques lignes à son agent de Rome.
Ce cri du cœur avait passé jusqu'ici trop inaperçu, faute de
bien connaître, et l'incident, et le texte du discours. « Je vous
envoie, écrit-il à l'abbé de Ghanterac, deux lettres venues de
Paris, qui vous marqueront ce qui s'y passe, et qui font voir
le procédé de mes parties. Celui de M. de Meaux pour le
P. de La Rue est horrible'^, »
Fénelon traité par Bossuet de « Montan de cette Priscille »,
n'avait point proféré de plainte plus amère. Que dira-t-il
donc en apprenant ce qui est arrivé en Bourgogne ?
Henri CHEROT, S. J.
{A suivre,)
1. Léonard. Notice citée.
2. Fénelon à l'abbé de Ghanterac, 13 septembre 1698.
LXXXVL — 5
ENCORE LA QUESTION DU SALAIRE
A PROPOS D'UN LIVRE RÉGENT ^
M. le chanoine Pottier ne s'est pas proposé d'écrire un
traité complet de droit naturel, il a voulu donner une base
théologique et juridique aux doctrines chères à Técole sociale
de Liège, dont il est le chef incontesté. De là, la disproportion
entre les trois parties de son livre. Les deux premières dis-
sertations : De notione et definitione juris ; De notione et
dwisione justitiœ^ peuvent être considérées comme une intro-
duction résumant les principes généraux. Tout l'intérêt se
concentre sur la troisième, qui remplit à elle seule presque
les deux tiers de l'ouvrage, et principalement sur la deuxième
section : De applicatione justitiœ legalis seu socialis^ juxta
Leonis XIII epistolam encyclicam aRerum novarumy).
L'auteur se place sous le patronage des deux autorités les
plus hautes en la matière : saint Thomas, dans sa Somme
théologique et divers autres traités; le Souverain Pontife
Léon XIII, dans l'encyclique De conditione opificum. Il les
cite compendieusement, leur donnant plusieurs fois pour
commentateurs les théologiens de la meilleure marque, Sua-
rez, Lugo, Molina, ReifTenstuel^ ce dernier plutôt pour le com-
battre. Il ne pouvait choisir de guides plus sûrs; mais on
peut émettre des doutes sur la rigueur de ses déductions, en-
core qu'il les propose sous la forme syllogistique et sur l'exac-
titude des conclusions qu'il prétend couvrir de leur autorité.
Avant de relever ce qui nous a paru nouveau et hasardeux
dans certaines théories du livre de M. Pottier, où Ton peut
voir un manifeste de l'école dont le vénérable chanoine est
le maître le plus écouté^, nous voulons dire les mérites sé-
1. De Justitia et Jure. Dissertationes de notione generali Juris et Justitiœ
et de Justitia legali, auctore A. Pottier, professore theologiae moralis in se-
minario Leodiensi. In-8, pp. 218. Leodii, 1900.
2. Il est qualifié de Docteur de la Démocratie chrétienne, dans la Revue
qui porte ce titre.
ENCORE LA QUESTION DU SALAIRE 67
rieux de son ouvrage. L'ordonnance générale est claire, et
les parties sont bien coordonnées en vue du but que poursuit
l'auteur. La division en chapitres et en articles témoigne d'un
travail mûrement réfléchi. Il affecte la forme syllogistique là
où le sujet en comporte Temploi, — ce dont nous le félici-
tons. Le style simple en rend la lecture facile i.
I
Dès les premières pages se manifeste la tendance, qui
s'accentuera de plus en plus, à affirmer dans toute sa ri-
gueur, le droit naturel de l'ouvrier au salaire tel qu'il le con-
çoit, sans tenir compte des difficultés que peuvent rencontrer
à le solder, les employeurs, patrons d'industrie ou proprié-
taires fonciers, — car, vers la fin de l'ouvrage, M. Pottier ap-
plique ses théories au fermage des terres, difficultés de la
concurrence étrangère, des régimes douaniers, des chômages
qui naissent causés par le ralentissement de la demande, qui
diminuent ou même suspendent le rendement des machines,
des oscillations du marché de la matière première, des grè-
ves qui éclatent subitement chez les ouvriers, au moment où
une reprise des affaires rend la main-d'œuvre plus nécessaire
et son offre plus rare, imposant une augmentation qu'il sera
impossible plus tard de ramener à un taux inférieur, quand
les circonstances favorables auront cessé. J'ignore comment
se comporte l'industrie dans l'heureux pays de Liège ; mais,
dans d'autres contrées non moins industrielles, nous voyons
maintes fois ces causes paralyser la bonne volonté des pa-
trons les plus consciencieux et les mieux intentionnés pour
leurs ouvriers. Il eût été équitable, ce me semble, d'en tenir
compte, dans un ouvrage qui a la prétention de déterminer
l'obligation de stricte justice des employeurs envers les tra-
vailleurs. Or, dans cet exposé, qui ne remplit pas moins de
cent pages, on cherche en vain une allusion à ces faits dont la
1. Nous sera-t-il permis d'exprimer le regret que, au contact de la magni-
fique latinité de Léon XIII, l'auteur n'ait pas donné plus d'élégance à son
style. On y sent trop fréquemment le décalque des expressions françaises ;
il s'y est même glissé des irrégularités dans la construction. Vétilles ! qu'on
nous pardonne un petit faible pour la correction de la langue ecclésiastique.
68 ENCORE LA QUESTION DU SALAIRE
considération s'impose à quiconque assume la tâche de diri-
mer le conflit entre l'ouvrier qui donne son travail et l'em-
ployeur qui l'utilise.
Le théoricien s'est enfermé dans l'hypothèse que le rende-
ment de l'entreprise apporte nécessairement des bénéfices
invariables, sans qu'il y ait jamais à partager, entre les par-
ties prenantes, une diminution qui impose des sacrifices à
l'une et à l'autre. On dirait que les patrons entassent régu-
lièrement des plus-values, fruit de la cupidité, frustrant le
pauvre du salaire qui lui revient légitimement. Il va jusqu'à
supposer, chez des catholiques, le parti pris de fouler aux
pieds la justice [posthabentes justitiam in re pra^senti), pour
s'en remettre uniquement à la charité, autrement dit à l'au-
mône, de suppléer l'insuffisance des salaires [proposuerunt
quasi unicum médium adhibendum, charitatem in sensu res-
tricto ad eleemosynam et miser icordiam). Il s'échauffe jusqu'à
les renvoyer tragiquement au non occides du commandement
divin. Ce prétendu commentaire est-il dans le ton si ferme
et si mesuré à la fois du document pontifical ?
Or, cette supposition est contredite par les constatations des
économistes, qui sont ici sur leur terrain. La statistique des
faillites à Paris et dans l'ensemble de la France nous révèle
que, sur cent entreprises commerciales, le tiers environ abou-
tissent à la liquidation ou même à la faillite, c'est-à-dire à
l'échec final, souvent après une lutte désespérée de plu-
sieurs années; un nombre à peine égal fait fortune, le reste
végète 1. C'est la spéculation, non l'industrie, qui échafaude
ces fortunes qu'on pourrait qualifier de fantastiques, faites
de la ruine des imprudents aventureux et des confiants dupés,
mais aussi de manœuvres frauduleuses et d'agissements
usuraires. Les industriels sont plutôt victimes que complices
de ce désordre, et ce serait vers ces forbans de la Bourse
que devraient se porter les récriminations et les efforts des
moralistes qui ont à cœur de voir la justice se rétablir dans
1. On a souvent parlé des bénéfices scandaleux des exploitations minières.
Or, le rendement moyen pour l'ensemble de la France est de 4 pour 100 ; si
quelques compagnies, à certaines années, ont servi à leurs actionnaires des
dividendes plus élevés (8 pour 100 à Anzin), c'est grâce à une reprise excep-
tionnelle des affaires, à la suite de périodes de souffrance. En outre, il faut
mettre en regard celles qui ne donnent pas un centime de bénéfice.
A PROPOS D'UN LIVRE RÉCENT 69
les relations économiques. Or, par une inadvertance qui m'a
toujours paru inexplicable, c'est sur le patron, pris entre la
spéculation. et l'ouvrier, que l'on fait dériver uniquement les
doléances du travail. Que l'ouvrier, qui touche immédiate-
ment au patron, s'en prenne de préférence à celui-ci, la chose
se conçoit; mais que ceux qui se sont donné pour mission
de l'instruire et de le diriger, négligent complètement cette
cause indirecte de ses souffrances, voilà qui peut sembler
étrange. Or, M. Pottier, absorbé par la préoccupation unique
du salaire, n'a pas songé à signaler, dans son livre, cette
« usure dévorante, condamnée souvent par l'Eglise, et qui
s'exerce aujourd'hui sous une autre forme, par des hommes
cupides et insatiables ». Cependant, le Souverain Pontife la
stigmatise dès le début de sa Lettre, comme une des causes
du désordre dans le régime économique. Cette considération
avait sa place nécessaire, dans un traité des applications de la
justice légale ou sociale^ d'après VEncyclique de Léon Xlll
(p. 165-270).
II
La transformation des procédés du travail, par l'avènement
de la grande industrie où le machinisme substitue le travail
en commun à l'outil et au travail en petit atelier ou à domi-
cile, a imposé au sort des travailleurs une modification qui
menace de déborder de l'industrie manufacturière et de l'in-
dustrie agricole jusque dans le travail agricole De là, une
perturbation profonde dans la vie domestique. C'est par mil-
lions, que se comptent les individus, hommes et femmes,
qui, sans terre, sans toit, sans capital, sans instruments de
travail, attendent leur subsistance quotidienne de leur la-
beur au service d'autrui. C'est le prolétaire de la Rome anti-
que ressuscitant, comme pour infliger un démenti à la pré-
tention du progrès industriel d'étendre à tous la félicité, et de
leur ouvrir l'accès facile aux jouissances matérielles, comme
compensation aux joies futures dont on a laissé l'espérance
se ruiner chez les masses. Certes, une telle situation, qui est
à la fois la misère et la perdition d'un grand nombre d'êtres
humains, en même temps que la dislocation de la famille et
le péril de la société, ne pouvait laisser indifférent celui qui
70 ENCORE LA QUESTION DU SALAIRE
est le père des âmes, le dépositaire de l'autorité divine, le
vicaire du Sauveur miséricordieux, dont le cœur, à la vue
des foules abandonnées sans guides et sans ressources, lais-
sait échapper ce cri : Misereor super turbam. De là l'inspira-
tion de la mémorable encyclique De la condition des ouvriers^
dont le retentissement a été si profond, même dans les mi-
lieux où l'autorité spirituelle du Pape n'est pas reconnue.
Les relations entre les différentes classes de la société
sont changées, de ce fait que la richesse se trouve désormais
en face, non plus de la pauvreté, mais à\x paupérisme — mal
nouveau, né, comme son nom, de cette chose nouvelle qui est
V industrialisme. Les règles de la morale chrétienne et les
obligations de la justice naturelle se trouvent modifiées dans
leurs applications. Mais si l'Encyclique a apporté quelques
formules nouvelles, elle n'a pas abrogé l'enseignement tra-
ditionnel de la théologie catholique etdela justice commune.
Léon XIII, et c'est le rôle des papes, s'est montré le Docteur
qui tire du trésor de sa science impeccable des enseigne-
ments à la fois « nouveaux et anciens ». Il a mis en lumière des
points jusqu'ici restés dans une demi-ombre, parce que la
nécessité n'existait pas de les énoncer en pleine évidence;
mais il n'a pas entendu bouleverser la théologie et le droit.
Après avoir tracé en termes émus le tableau de la situation
malheureuse d'un trop grand nombre de prolétaires, Léon XIII
indique les remèdes : l'enseignement de l'Eglise sur le rôle
et l'emploi de la richesse, comme aussi sur le prix du déta-
chement, afin de s'assurer les compensations de l'éternité ; —
la liberté laissée à son action, pour promouvoir ces institu-
tions charitables, patrimoine des nécessiteux, réserves pré-
cieuses dans les temps de calamité, que sa sollicitude avait
préparées dès les temps apostoliques, aujourd'hui dissipées
par l'usurpation violente et entravées, dans leur reconstitu-
tion, par toute espèce d'obstacles légaux ; — les obligations de
l'État qui est tenu d'entourer d'une sollicitude spéciale les
faibles et les petits, en s'efForçant de diminuer le poids des
charges publiques , afin de les proportionner ensuite aux
ressources de chacun en particulier; — la probité des gou-
vernants, à qui le pouvoir a été confié, non pour leur avan-
tage personnel, mais pour l'utilité commune. Auparavant,
A PROPOS D'UN LIVRE RÉCENT 71
le Pontife a signalé, comme une des causes principales du
malaise de la classe ouvrière, la destruction des anciennes
corporations (dont il a énuméré ailleurs les services), sacs
que rien leur ait été substitué, nullo in eorum loco suffecto
prœsidio. C'est alors qu'il vient à la question qu'il a qualifiée
lui-même de très délicate : du rôle du salaire.
m
Celui-ci doit être suffisant à l'entretien de l'ouvrier rangé,
frugi et bene moratus^ dans la société telle que le Pape vient
de la décrire. N'est-ii pas évident, en effet, qu'un état social
dans lequel un grand nombre de membres valides et sobres
ne pourraient suffire à l'intégrité de leurs besoins que par la
mendicité, serait défectueux, puisque la Providence a, pour
ainsi dire, délégué le travail de l'homme, à la tâche de lui
procurer sa subsistance, in sudore vultus tui vesceris pane ?
Mais si les autres conditions requises par le Pontife pour
le bon ordre social font défaut; si l'action de l'Église est
enchaînée, pour laisser le champ libre aux passions; si une
opposition systématique des lois et des gouvernements se
dresse toutes les fois qu'une institution de bienfaisance
morale ou intellectuelle trahit une inspiration religieuse ; si
la dilapidation des deniers publics, en des entreprises desti-
nées à combattre l'action catholique, nécessite des impôts
exorbitants qui pèsent plus sensiblement sur le peuple ; si le
droit de s'associer, refusé aux ouvriers pour des institutions
stables, par une terreur puérile de la résurrection de la main-
morte, ne leur est accordé que pour se grouper contre ceux
qui les emploient, de bonne foi, peut-on dire que le salaire,
de tous les éléments de prospérité resté seul debout, devra
lui seul solder tous les frais d'entretien de la classe ou-
vrière ?
On est surpris de constater que, dans cette dissertation
qui remplit plus de cent pages, il n'est fait nulle part mention
d'un élément qui entre nécessairement dans l'évaluation du
salaire, \di productivité du travail. Le salaire ne peut être pris
que sur la somme restant disponible après la vente du pro-
duit, déduction faite du prix d'achat des matières premières,
72 ENCORE LA QUESTION DU SALAIRE
de la rente du capital, de ramortissement du matériel, à quoi
s'ajoute la rétribution convenable de la direction.
M. Pottier parait supposer que, partout et toujours, cette
part disponible de bénéfices est suffisante à solder, non
seulement ce qui est le juste équivalent de son travail, mais
encore l'entretien total de l'ouvrier. Or, l'expérience montre
qu'il n'est pas rare de rencontrer des situations transitoires,
et même d'une certaine durée, où le rendement de l'entre-
prise ne permet pas d'élever la rétribution de l'ouvrier au-
dessus du chiffre qui correspond au travail fourni par lui,
mais n'atteint pas le minimum du salaire normal. C'est ici
qu'intervient la charité patronale, — dont M. Pottier parle
avec une légère nuance de dédain, — par sa sollicitude indus-
trieuse à laquelle s'unit l'épargne de l'ouvrier^.
M. Pottier recourt ici à l'intervention de l'État; il s'appuie
sur l'autorité de Léon XIII; mais le Saint-Père est loin de
partager l'imperturbable confiance de son interprète, a De
peur, dit-il, que dans ces cas et d'autres analogues, comme
en ce qui concerne la journée du travail et les soins de la
santé des ouvriers dans les mines, les pouvoirs publics n'in-
terviennent importunément, vu surtout la variété des cir-
constances, des temps et des lieux, il sera préférable qu'en
principe la solution en soit réservée aux corporations {col-
legia) dont nous parlerons plus loin, ou que l'on recoure à
quelque autre moyen de sauvegarder les droits des ouvriers,
même avec le secours et l'appui de l'Etat, si la cause le
réclamait. » Il ne substitue pas l'État à l'action des corpora-
tions, il ne le fait intervenir que pour sanctionner leurs déci-
sions, en cas de nécessité.
Sans sortir de la Belgique, M. Pottier aurait pu trouver un
1. Léon XIII fait expressément appel à cette prévoyance et à cet esprit
de renoncement chez l'ouvrier : « L'ouvrier, dit-il, qui percevra un salaire
assez fort pour parer aisément à ses besoins et à ceux de sa famille, suivra,
s'il est sage, le conseil que semble lui donner la nature elle-même; il s'ap-
pliquera à être parcimonieux et fera en sorte, par de prudentes épargnes,
de se ménager un petit superflu, qui lui permette de parvenir, un jour, à
l'acquisition d'un modeste patrimoine. » Ceci évidemment s'applique aux
époques de prospérité et à l'âge où l'ouvrier n'a pas encore de lourdes
charges. Il ajoute : « Il importe donc que les lois favorisent l'esprit de pro-
priété, le réveillent et le développent autant qu'il est possible dans les masses
populaires. Ce résultat obtenu serait la source des plus précieux avantages.»
A PROPOS D'UN LIVRE RECENT 73
commentaire de la doctrine de l'Encyclique qui en serre les
termes de plus près et paraît s'inspirer plus exactement de
son esprit. M. Ch. Périn, dans une courte Note sur le juste
salaire d'après Vencyclique « Rerum novarum » (In-8, pp. 8.
Mons, 1892), après avoir rappelé comment le degré de puis-
sance productive du travail constitue le fait capital dans la
rémunération du salaire, continue ainsi : « Incontestable-
ment, l'encyclique Rerum novarum a sa théorie propre sur
le juste salaire. Mais cette théorie, en comblant une lacune,
ne modifie pas les principes de justice invoqués jusqu'ici
dans la question... Les moyens de payer à l'ouvrier le salaire
normal peuvent manquer au patron par l'effet de causes
diverses. L'impossibilité peut provenir d'abord des difficultés
qui pèsent sur le monde du travail en général. L'impossibi-
lité peut provenir aussi, mais pour des cas particuliers, de la
stérilité relative du travail de tel ou tel ouvrier qui, ne four-
nissant pas au patron le produit normal du travail pour lequel
il est employé, ne peut prétendre à un salaire qui répondrait
au plein et entier accomplissement de sa tâche. Exiger que,
dans ces cas, l'employeur paie le salaire normal, ce serait
l'obliger à donner gratuitement du sien à l'ouvrier. Parfois
ce sacrifice pourrait être demandé au patron au nom de la
charité, mais il ne peut jamais lui être imposé au nom de la
justice. )) Tel est le langage de l'économie chrétienne.
IV
Les pages que M. Pottier consacre à la famille ouvrière, à
ses droits, à ses besoins, sont animées d'une vraie flamme
apostolique ; on sent le cœur du prêtre qui a saigné au contact
des souffrances qu'il a vues régner trop souvent au foyer
domestique. Il s'indigne avec raison contre les théories
impies qui tendraient à priver le pauvre des seules jouis-
sances pures que lui donnent Tappui de sa femme et la ten-
dresse de ses enfants. Dieu a fait l'homme pour la famille, et
maudite serait la société qui, par son organisation, mettrait
l'ouvrier dans la nécessité de renoncer à ses douceurs; la
patrie elle-même élèverait sa voix contre ceux qui, par
leurs doctrines ou leurs lois, dresseraient une barrière au
74 ENCORE LA QUESTION DU SALAIRE
commandement intimé par Dieu lui-même à l'humanité :
Crescite et multiplicamini. Ici l'élévation du sentiment, la
chaleur même du style s'allient à l'exactitude de la doctrine.
Mais du même coup réapparaît la question de la quotité du
salaire dû à l'ouvrier père de famille, puisque c'est lui qui a
pour mission d^entretenir sa femme et ses enfants, et non
rÉtat, qui ne pourrait subvenir à ces dépenses qu'en puisant
dans ia bourse des contribuables de quoi servir une aumône
forcée dont ne peut s'accommoder la légitime fierté de l'ou-
vrier valide. Il s'est fait beaucoup de bruit autour de ce taux
familial du salaire ; les interprétations diverses qui en ont
été données, n'ont pas contribué à éclaircir le problème ^
M. Pottier avoue loyalement que l'Encyclique ne mentionne
pas explicitement le salaire familial; nous sommes heureux
de cette constatation ; nous pourrons désormais l'opposer aux
fatigantes attaques de quelques-uns de ses amis, qui s'obs-
tinent à nous accuser de méconnaître l'enseignement ponti-
fical, quand nous maintenons que la théorie du salaire fami-
lial n'y est pas enseignée, mais qu'elle demeure une question
sur laquelle on peut différer d'avis entre catholiques, sans
sortir de l'orthodoxie. 11 est vrai qu'il se retrouve bientôt :
Si le taux familial n'est pas inscrit dans l'Encyclique, il y est
contenu équivalemment comme la conséquence est renfermée
dans les prémisses. En effet, Léon XIII y revendique pour
l'ouvrier le droit de devenir chef d'une famille dont l'entre-
tien lui incombe (et non pas à l'Etat) ; il faut donc que son
salaire réponde aux charges de cette situation. L'argumen-
tation est spécieuse, néanmoins elle ne nous paraît pas déci-
sive, au point de vue de la conclusion juridique que l'on en
veut tirer. En effet, à qui persuadera-t-on que si le Souverain
Pontife eût voulu faire prévaloir une doctrine aussi grosse de
conséquences, alors qu'il lui suffisait d'ajouter une ligne à sa
formule de détermination du salaire, — alendo opifîci frugi
quidem et bene morato^ liaud imparem esse mercedem opor-
tere, — il s'en soit remis à la sagacité du lecteur de la déduire
comme une simple conclusion des principes posés précé-
demment? Il ne l'a pas exprimée, c'est donc qu'il n'a pas
1. Ce sujet a été traité en détail, Études, mai 1894, t. LXII, p. 147 et suiv.
A PROPOS D'UN LIVRE RÉCENT 75
voulu se prononcer doctrinalement en une matière délicate
et compliquée; Rome, en présence des controverses très
vives qui se sont élevées entre catholiques, a refusé de
sortir de son silence. Léon XIII s'est tu, c'est donc qu'il n'a
pas voulu s'expliquer, au moins présentement. Peut-être
attend-il que l'expérience ait fait la lumière sur quelques-
uns des points délicats de l'application; et, de fait, nous avons
assisté déjà à des tentatives généreuses, en particulier de la
part des compagnies de chemins de fer et de grandes exploi-
tations industrielles, pour améliorer la situation de l'ouvrier
marié et père de plusieurs enfants. Mais, quant au principe de
justice en lui-même, la CiviUà cattôlica^ bien placée, comme
on sait, pour interpréter la pensée pontificale, maintient que
« la question, si le salaire doit être suffisant ou non, même
au soutien de la famille de l'ouvrier, est encore laissée à la
merci de la dispute » (n° du 2 décembre 1893). Ceci doit s'en-
tendre évidemment du salaire strictement dit et non des
mesures que l'équité et la charité suggéreront aux patrons
surtout dont la situation est prospère. Ici le champ reste
ouvert aux investigations des sociologues chrétiens.
Aussi, le professeur de Liège nous paraît-il donner congé,
avec une excessive désinvolture, aux anciens théologiens, en
particulier ReifFenstuel, et, avec lui, à Molina, Bonacina, de
Lugo. II oppose :
l'^ Que ces auteurs écrivaient au milieu de conditions dif-
férentes de celles où nous vivons. — Il est vrai; mais si les
applications ne sont plus les mêmes aujourd'hui, les prin-
cipes n'ont pas varié.
2" Que la lumière a été faite sur plusieurs points par l'ap-
plication et par le choc des controverses, — Celles-ci n'ont
guère abouti qu'à faire ressortir les difficultés du problème
(en quoi elles ont rendu service à leur manière); en preuve
les solutions divergentes et même contradictoires imaginées
par les tenants du salaire familial, les uns partisans du salaire
relatifs dont le moindre inconvénient serait de faire exclure
des ateliers les ouvriers «chargés de famille; d'autres préco-
nisant le salaire absolu^ qui se réglerait sur les statistiques
(difficiles à établir, on le sait) des budgets ouvriers, pour attri-
buer une paye uniforme à tous les ouvriers, quelle que soitleur
76 ENCORE LA QUESTION DU SALA.IRE
situation domestique, en comptant sur la prévoyance du jeune
homme sans famille, l'y contraignant au besoin par des me-
sures légales ; les autres, enfin, établissant le salaire collectif,
qui taxerait la rétribution de chaque individu d'après l'évalua-
tion de la somme totale exigée par les besoins des ouvriers
d'une même profession, ou d'une même contrée, ou de la pro-
fession dans un pays déterminé, pour la répartir entre tous ^
3"* Si les anciens ont adopté pour principe que le salaire
doit correspondre au travail fourni par l'ouvrier, ils ont omis
de déterminer le taux minimum du salaire nécessaire à l'ou-
vrier qui vit de ses bras. — Ils s'en sont remis à \ appréciation
commune que le Saint-Père n'a nullement réprouvée, quand
elle satisfait aux conditions naturelles de la juste rétribution.
4^ S'il se rencontre quelque part dans leurs œuvres, des
textes qui réclament une interprétation, nous n'avons pas à
nous en mettre en peine, dès lors que le Docteur suprême,
en se prononçant formellement, a mis à néant tous les raison-
nements contraires. — Or, c'est précisément cette détermi-
nation par la parole du Souverain Pontife qui est en question.
A Rome, on n'a pas tranché si sommairement en ce qui
concerne ces graves autorités. Le cardinal archevêque de
Malines avait demandé à être éclairé sur la valeur doctrinale
d'un célèbre passage du cardinal de Lugo relatif au salaire;
il recevait, à la suite des réponses au questionnaire dont cette
citation formait comme un appendice, l'affirmation suivante :
N. B. Doctissimus card. de Lugo in Disputatione citata nihil
habet quod hucusque explanatis contradicat, imo aperte eis
favet. Or, le passage allégué dans la supplique était celui-
ci : « N'est pas toujours injuste le salaire qui ne suffit pas
pour la nourriture et le vêtement du serviteur, et, à bien plus
forte raison, qui ne lui donne pas de quoi s'entretenir, lui,
sa femme et ses enfants, parce qu'on ne trouve pas que ses
services méritent une aussi forte rétribution ^> »
1. Ces différents systèmes sont exposés en détail et discutés dans l'article
auquel nous avons déjà renvoyé.
2. Non semper injustam esse mercedem quae non sufficit ad victum et
vestitum famuli et multo minus quia non possit famulus se suamque uxorem
et liberos alere, quia non contingit obsequium esse tanta mercede dignum,
etc., etc. ( Tractatus deJustitia et Jure, t. II, D. xxix, S. m, n. 62. ) M. Pottier
ne peut exciper de cette fin de non recevoir qu'il oppose volontiers aux cita-
A PROPOS D'UN LIVRE RECENT 77
La consultation à laquelle se réfère la note, avait été provo-
quée par le cardinal archevêque de Malines, à la veille du
congrès de septembre 1892. L'examen en fut confié à l'émi-
nent cardinal Zigliara, qui mourut peu après que la réponse
eut été communiquée, par ordre du pape, à l'archevêque,
« pour en faire l'usage qu'il jugerait le plus opportun ».
A la deuxième question, ainsi formulée : « Le maître pé-
chera-t-il, qui paye le salaire suffisant à la sustentation d'un
ouvrier, mais insuffisant à l'entretien de sa famille, soit que
celle-ci comprenne, avec sa femme, de nombreux enfants,
soit qu'elle ne soit pas nombreuse ? S'il pèche, contre quelle
vertu pèche-t-il ? » On répondait : « Il ne péchera pas contre la
justice, mais il pourra parfois pécher, soit contre la charité,
soit contre l'équité naturelle. » La raison était empruntée
à la solution donnée à la première question : « Par cela
même qu'on observe l'égalité entre le salaire et le travail,
on satisfait pleinement aux exigences de la justice commu-
tative. » Or, le travail étant « l'œuvre personnelle de l'ou-
vrier, et non de la famille, ne se rapporte pas d'abord, et
en soi, à la famille, mais subsidiairement et accidentelle-
ment, en tant que l'ouvrier partage avec les siens le salaire
qu'il a reçu. De même donc que la famille, dans l'espèce,
n'ajoute pas au travail, de même il n'est pas requis par la
justice que l'on doive ajouter au salaire mérité par le travail
lui-même. Cependant il pourra pécher contre la charité, et
non pas généralement et en soi, mais accidentellement, et
dans certains cas ; c'est pourquoi la réponse porte parfois. »
La charité dont il est ici question est non pas la charité en
lions de Lugo : que celui-ci, en certains endroits, excuse l'insuffisance du
salaire, par cette raison que les employés (le cas est le même pour les ser-
viteurs et les ouvriers) tiraient par ailleurs d'autres avantages de leur en-
gagement au service de tel ou tel personnage. Ici la considération de la pro-
ductivité est seule visée.
Cette note ne figurait pas dans les reproductions qui ont été données de
la réponse par la presse française, en particulier dans la Science catholique,
A la suite de l'article des Études où nous relevions cette omission, le
R. P. Eschbach, supérieur du séminaire français à Rome, à qui était due la
communication du document, nous fit l'honneur de nous écrire qu'il était
entièrement étranger à cette suppression; la note manquait dans la copie
qui lui avait été remise. Nous sommes heureux de l'occasion qui nous est
fournie de mettre hors de cause la responsabilité du vénérable religieux dont
nous n'avions jamais pensé à suspecter la parfaite loyauté.
78 ENCORE LA QUESTION DU SALAIRE
général, mais la charité spéciale à laquelle le patron est tenu
envers ceux qu'il emploie. Quant à l'équité, elle n'est point
celle (( qui amène la gratitude par suite du bienfait reçu; car
le travail de l'ouvrier n'est pas un bienfait, puisque par le
salaire il est récompensé conformément à l'égalité de la
chose ; mais du moment que le maître tire du travail de
l'ouvrier beaucoup de bénéfices et d'avantages, quand en
réalité il en tire, il est tenu par une certaine équité natu-
relle, de le récompenser d'une certaine manière par suréro-
gation. Mais il est clair que l'ouvrier n'a aucun droit à cette
surérogation. »
Il est vrai que M. Pottier affecte de n'attacher aucune im-
portance à cette consultation ; il n'en rapporte pas le texte,
lui si prodigue de citations, il j fait une légère allusion dans
une note de quelques lignes au bas d'une page, « parce que,
dit-il, cette réponse n'émane pas du Souverain Pontife lui-
même, mais d'un théologien, l'éminent cardinal Zigliara,
néanmoins communiquée par ordre du Souverain Pontife à
l'archevêque de Malines ; en outre, si on la compare aux
questions de l'archevêque, elle n'est ni parfaitement claire,
ni précise; de plus, elle n'a pas été comprise de la même ma-
nière par tout le monde, mais a été tirée plus ou moins vio-
lemment en divers sens ». Avouons que si cette dernière fin
de non recevoir était prise au sérieux, il n'est guère de
textes, même de la sainte Ecriture, qui resteraient debout.
Cette attitude ne trahit-elle pas quelque embarras ?
N'en déplaise à M. le chanoine Pottier qui, peut-être, ne re-
proche à la réponse romaine son manque de clarté que parce
qu'il n'y a pas trouvé ce qu'il eût désiré, le sens qui s'en
dégage est très net: 1" Le Saint-Père n'a pas jugé à propos de
se prononcer sur la question délicate qui lui était soumise ;
2^ ne voulant pas cependant laisser sans réponse la demande
d'un prince de l'Église, il a chargé un des plus éminents
théologiens du Saint-Offîce de la composer, en prescrivant
qu'elle lui fût communiquée; 3" s'il ne l'a pas prise directe-
ment sous sa responsabilité, il est évident qu'il l'a consi-
dérée comme ne renfermant rien qui fût contraire à sa pen-
sée. Nous ne sachons pas que depuis elle ait été infirmée par
aucun acte subséquent.
A PROPOS D'UN LIVRE RÉCENT 7^
Nous devons donc invinciblement conclure que Léon XIII
n'a formulé nulle part la doctrine du salaire familial.
V
Mais nous avons hâte de dissiper une impression fâcheuse,
peut-être même un trouble de conscience, qu'aurait pu faire
naître la discussion précédente sur la base juridique du sa-
laire familial. Comment admettre que Léon XIII, qui a si
énergiquement revendiqué, au nom de la justice commutative,
le salaire normal, le juste salaire de l'ouvrier rangé, lequej,
suivant la loi générale de la nature, est destiné à fonder une
famille, par conséquent à entretenir ses membres, se soit
tout à coup dérobé, quand il s'agissait de lui assurer les
moyens de remplir sa mission? Supposer cela serait en soi
aussi absurde qu'injurieux à celui qui, au nom de Dieu, a si
rigoureusement rappelé au devoir notre société moderne sol-
licitée, par l'oubli de la loi divine, à la cupidité et à l'égoïsme.
Remarquons d'abord que si le Souverain Pontife s'est re-
fusé jusqu'ici à déterminer le salaire légal, il n'en a nulle
part condamné la théorie. En outre, la réponse communiquée
en son nom réserve expressément les exigences de la cha-
rité spéciale et de l'équité naturelle (laquelle paraît se rat-
tacher ici à la justice distributive), qui lie le patron envers
son ouvrier. Or, la charité et l'équité obligent aussi stricte-
ment, dans leur ordre, que la justice commutative*.
On conçoit que le Saint-Père ait hésité à imputer au salaire
seul, à titre d'obligation commutative, la solution d'un pro-
1. Il y a lieu de relever une notion erronée qui a jeté des confusions dans
le débat sur la justice des salaires. Nous avons entendu proclamer dans un
congrès et lu dans des pages signées d'un nom respectable, cette affirmation
étrange, que la justice seule était obligatoire, tandis que la charité était fa-
cultative; affirmation inspirée sans doute par le désir d'assurer les droits du
pauvre, quels qu'ils soient, en les plaçant sous la sauvegarde de la justice
commutative. Il y a là un oubli d'une des notions les plus élémentaires de la
théologie et même du catéchisme. Le mauvais riche de l'Évangile est pré-
cipité en enfer, pour n'avoir pas rempli, à l'égard du pauvre qui mendiait à sa
porte, le précepte de la charité; c'est en vain que l'on a tenté de donner de
ce texte une interprétation dont nous n'avons trace chez aucun commen-
tateur et qui répugne au sens obvie de saint Luc. Non, le mauvais riche
n'est pas damné pour avoir manqué à ce son devoir social », mais bien au pré-
cepte commun de la charité. Que font d'ailleurs ces exégètes laïques de U
80 ENCORE LA QUESTION DU SALAIRE
blême qui réclame, ainsi qu'il l'a énuméré, à la fois, la solli-
citude de l'État dans la sphère de son action, le dévouement
industrieux de la classe capitaliste et le concours des ouvriers
eux-mêmes, par des institutions de prévoyance, en même
temps que par l'action charitable de l'Eglise. Nous aimons
à abriter cette interprétation respectueuse de l'attitude de
Léon XIII, sous l'autorité de l'éminent économiste qui s'est
fait, depuis plus de cinquante années, l'apôtre de la doctrine
du renoncement chrétien dans l'usage de la richesse.
« La théorie de l'Encyclique sur le juste salaire, continue
M. Périn dans la note déjà citée, aura pour effet d'empêcher
le patron d'abuser de sa position pour frustrer l'ouvrier de
son salaire normal, lorsque ce salaire peut être payé sans
que le patron en soit obéré, le patron n'ayant d'autre sacri-
fice à faire, pour remplir toute son obligation, que de renon-
cer au bénéfice qu'il se procurerait s'il profitait de la situa-
tion pour ne payer qu'un salaire abaissé et insuffisant à faire
vivre l'ouvrier.
(c Par sa définition du juste salaire, l'Encyclique porte re-
mède à un abus plus fréquent qu'on ne croit et qu'ont à con-
stater souvent ceux qui s'occupent du patronage charitable
des ouvriers. Le principe de l'Encyclique était nécessaire
pour combattre une iniquité qui peut prendre dans la vie in-
dustrielle bien des formes; pour faire prévaloir à la longue,
en éclairant la conscience des patrons, de meilleures cou-
tumes. Les déclarations de l'Encyclique sont faites pour ins-
pirer à tout le monde du travail une préoccupation de scru-
puleuse justice envers l'ouvrier, une sérieuse attention à se
garder des entreprises qui ne pourraient réussir que par une
injuste réduction des salaires. De telles dispositions de la part
des employeurs seraient d'une immense portée pour la solu-
tion de la question sociale.
ce L'Encyclique ne change donc rien aux applications que,
de tout temps, on a faites de la loi du tien et du mien à la
nouvelle école, que font-ils de la sentence du jugement final prononcée par
Notre-Seigneur lui-même : « Allez, maudits, au feu éternel; j'ai eu faim et
vous ne m'avez pas donné à manger, etc. » ? La charité, surtout la charité
spéciale, et l'équité, peuvent obliger, sous peine de péché grave, aussi bien
que la justice, quoique les conséquences, par rapport à la réparation du tort
subi, ne soient pas les mêmes dans l'un et l'autre cas.
A PROPOS D'UN LIVRE RECENT 81
question du salaire. Elle n'admet rien de ces systèmes socia-
listes qui, d'une manière ou d'une autre, prennent le bien de
l'un pour le donner à l'autre. Mais elle complète les princi-
pes qui doivent régir la matière, en proclamant une règle de
justice naturelle dont les circonstances ont mis en évidence
la nécessité... »
Il termine ainsi : « Par des combinaisons que l'esprit de
justice et de charité inspire aux patrons chrétiens, et que
favorisent les institutions corporatives, en tenant compte du
rendement extraordinaire des temps de prospérité et du dé-
ficit des temps de crise, on peut arriver à assurer à l'ouvrier
un salaire moyen qui répondra à ses besoins et lui épargnera
les difficultés, les tentations, les dangers auxquels il est exposé
par l'alternative des salaires surabondants et des salaires
insuffisants. »
Dans ces conditions, le salaire ordinaire de l'ouvrier pourra
atteindre le taux nécessaire à l'entretien d'une famille
moyenne, but vers lequel tend le Souverain Pontife ^ Qui
dira que l'intervention, qualifiée par quelques-uns d'auda-
cieuse, du père commun de la société humaine, n'a pas déjà
produit des résultats heureux qui gagnent peu à peu du ter-
rain, même dans les milieux où le caractère surnaturel de sa
parole n'est pas admis ?
Par ces explications M. Pottier constatera que, si ses rai-
sonnements ne nous ont pas convaincu, par rapport au prin-
cipe juridique sur lequel il prétend asseoir le salaire familial,
nous sommes bien près de nous entendre, non seulement
sur la nécessité, mais aussi sur les moyens d'assurer à la fa-
mille ouvrière sa subsistance.
1. C'est évidemment dans ce sens que M. Périn a écrit dans ses Premiers
principes d'économie politique ( LecofFre, V^ édit., 1895, p. 237) : « Le sa-
laire, pour être juste, doit répondre non seulement à la subsistance person-
nelle de l'ouvrier, mais encore à la subsistance d'une famille moyenne, rien
de plus, rien de moins. Voudrait-on aller plus loin et prétendre que le sa-
laire doit être familial, en ce sens que, pour être conforme à la justice, le
salaire devrait être fixé en raison du nombre des membres de la famille, quel
qu'il soit? Ce serait la prétention extrême du socialisme pur, attribuant à
chaque travailleur une rémunération proportionnée à ses besoins. » La Ci-
viltd cattoiica (21 déc. 1895, p. 704), dans un compte rendu très louangeur
de l'ouvrage de M. Périn, cite en particulier ce passage et l'approuve sans
réserve. Nous savons que M. Pottier repousse cette interprétation révolu-
tionnaire et s'en tient à un taux moyen de salaire.
LXXXVI. — 6
82 ENCORE LA QUESTION DU SALAIRE
Dans la revendication que l'ouvrier peut faire de ses
droits, notre auteur rencontre la question de la grève. Voici
par quelle argumentation topique il justifie la grève géné-
rale; nous traduisons littéralement : a Puisqu'il n'existe
plus de corporations professionnelles, puisqu'il n'existe pas
généralement de lois pour protéger l'ouvrier contre l'injus-
tice dans le contrat de travail, la grève générale reste, dans
nombre de cas, pour les ouvriers, l'unique moyen de se
défendre contre l'injustice patronale. Ils cessent le travail
dans l'espoir d'amener les patrons, par la crainte des dom-
mages qui résulteraient de la grève, à entrer équitablement
en composition avec eux, soit spontanément, soit par l'inter-
vention d'arbitres ou de magistrats. Dans ce cas, ceux qui
refusent de quitter le travail, ne devraient-ils pas être assi-
milés à l'homme qui vous arrache l'arme unique restée entre
vos mains pour défendre votre vie contre un injuste agres-
seur? Les grévistes qui, dans ce cas, contraignent leurs
compagnons à cesser le travail, ne doivent-ils pas être in-
nocentés par la défense légitime contre un injuste agres-
seur? Peut-être objectera-t-on que cette contrainte porte
atteinte à la liberté de ceux qui eussent préféré continuer le
travail ? Mais ne peut-on pas répondre que la liberté se
trouve ici limitée par le droit d'autrui à ne pas être entravé
dans la sauvegarde de son intérêt? Or, ceux qui refusent de
quitter l'atelier, par leur refus même suppriment, pour les
autres, l'unique moyen de se faire rendre justice. » Le lec-
teur appréciera.
Dans l'exposé des notions générales qui remplissent sur-
tout les deux premières dissertations, l'auteur reproduit
ordinairement les doctrines communes. Je dis « ordinaire-
ment », parce qu'on y rencontre des vues qui lui sont per-
sonnelles. C'est ainsi qu'à la page 157, il nie l'existence
des lois économiques, eœ, quas plures auctores vocani leges
œconomicaSy non existunt. Il est vrai qu'il suppose que ceux
qui se servent de ces termes « considèrent la production,
l'échange et la circulation des biens matériels comme les
résultats de causes nécessaires qu'ils décorent du nom de
lois, de règles invariables telles que celles qui régissent les
mouvements dés astres. Car la production, l'échange, la cir-
A PROPOS D'UN LIVRE RÉCENT 83
culation et l'usage des biens matériels ou richesses procèdent
aussi et môme principalement du caprice des hommes, qui est
fantaisiste [deamhulatorius ^ littéralement vagabond). Aussi
les efîets du caprice, en cette matière, sont-ils eux-mêmes
inconstants, comme il appert de la diversité des faits écono-
miques, selon la diversité des temps, des lieux et de toutes
les circonstances qui font varier les préoccupations {studia)
et les relations des hommes. » Voilà qui va faire rêver nos
amis économistes qui ne se croyaient p^s, jusqu'à présent,
si évolutionnistes ou fatalistes*.
On a trouvé étrange que, dans un livre qui relève si minu-
tieusement tous les vices et tous les abus de l'industrie et
de l'industriel, le sévère moraliste n'ait pas songé à nous
expliquer ce qu'est l'ouvrier sobre et honnête frugi et hene
moratus, que le Souverain Pontife déclare avoir en vue dans
la fixation du salaire. La remarque est d'un appréciateur
plutôt bienveillant du livre (M. G. Péries, dans le PolyhU
bllon de septembre 1900).
Concluons. L'insistance avec laquelle l'auteur s'attache à
mettre en relief les fautes des employeurs et les abus du
régime industriel, en les généralisant trop facilement, à
notre avis, et sans tenir suffisamment compte des difficultés
au milieu desquelles se meut la production, et aussi le si-
lence sur les efforts de la charité patronale dont la Belgique,
non moins que la France, offre de si nombreux exemples,
causent souvent une impression pénible. Néanmoins, la
peinture des souffrances de la classe ouvrière, et la démons-
tration du bien fondé de certains griefs des ouvriers, sont
de nature à provoquer une observation plus attentive de ses
nécessités et un examen plus approfondi de ses revendications.
A ce point de vue, la lecture en peut être profitable, même à
ceux que l'auteur combat avec peu de ménagements.
P. FRISTOT, S. J.
1. Du même coup la philosophie de l'histoire et la science politique ne se
trouvent-elles pas mises en assez mauvaise posture? Il n'est pas certain que
Bossuet et J. de Maistre sortiraient indemnes de la critique de M. Pottier.
REVUE LITTÉRAIRE'
Par une singulière rencontre d'heureux et de tristes hasards,
l'année qui s'achève ne nous aura pas permis de négliger tout à
fait la poésie. Après s'être parée en son printemps de quelques
œuvres nouvelles qui — à mon sens — ne sont pas négligeables,
elle nous a invité, aux premiers jours de l'automne, à relire
mélancoliquement l'œuvre de deux poètes auxquels nous ne pen-
sions pas devoir sitôt dire adieu.
Un des deux, du moins, avait peut-être déjà lié le meilleur de
sa gerbe. Incapable d'écrire jamais une œuvre banale, Gabriel
Vicaire^ aurait sans doute donné encore plusieurs de ces livres
aimables et distingués où se complaisait une imagination riante
et une sensibilité plus spirituelle que profonde ; mais il n'aurait
jamais surpassé, je crois, la grâce alerte, vive et chantante, les
belles couleurs des Emaux bressans. Ces jolies strophes étaient
légères comme le vol des libellules autour des ruisseaux qui vont
à la Saône.
Les fins émaux que voici...
Ils viennent de la campagne
Comme l'air, le vent, les eaux,
Comme le chant des oiseaux
Qu'un bruit de source accompagne.
1. Cet article faisait partie du numéro du 20 décembre. Il y figurait
comme Bulletin littéraire de fin d'année. Je n'en ai changé que le titre, et
on me pardonnera de parler ainsi, en plein janvier, des neiges d'antan. Ce
retard involontaire me donne d'ailleurs la joie d'être un des premiers à sa-
luer le bon, l'exceUent essai de M. Yictor Giraud sur Taine, véritable mo-
dèle d'étude intelligente, consciencieuse et sympathique, portrait qui me
semble plus vivant et plus révélateur que le fameux tableau de Bonnat. Et
que de précieux éléments de travail réunis à la suite de cet essai ! Voici
une bibliographie des œuvres de Taine et de tout ce qui a été écrit sur lui;
voici de vieux papiers oubliés et perdus, articles non réunis dans les œuvres
du grand écrivain, jugements portés sur lui ! Vraiment nos maîtres français
de Fribourg font un singulier honneur aux Collectanea Friburgensia. —
V. Giraud, Essai sur Taine. Son œuvre et son influence ( 10« fascicule de la
collection des Collectanea Friburgensia). — Fribourg, librairie de l'Uni-
versité. — Paris, Hachette. Gr. in-8, pp. xxiv-324.
2. Gabriel Vicaire (1848-1900) débuta en 1884 par les Émaux bressans.
Il a encore publié les Déliquescences d'Adoré Floupette, parodie qui eut un
REVUE LITTERAIRE 85
Je les ai faits, sans savoir, (?)
Loin des maîtres, loin des foules,
Dans la cour, auprès des poules^
Près des boeafs à !'abreuvoir.
Je les ai faits sur la route,
Au cabaret, Dieu sait où ;
En écoutant le coucou
Ou bien en buvant la goutte.
Ce joli noir, je l'ai pris
Au bois, à l'aile des merles.
J'ai trouvé ces blanches perles
Dans l'herbe des prés fleuris.
Le vert de ces émeraudes
Est celui de mon verger.
Ces opales font songer
Au lait qui court dans les gaudes...
Comment n'a-t-il pas fait voir aussi, sur cette palette, les cou-
leurs plus rutilantes auxquelles il revient souvent, le fauve violet
du boudin qui rissole, les ors des poulardes rôties et les rubis du
pomard? Car ce compatriote de Faret a scellé pour toujours l'an-
nexion de la Bresse au pays gaulois. Que de broches, juste ciel,
et que de chapons « criblés de points d'or », que de tonneaux
éventrés, quelles soifs et quelles fringales ! Le reste est à l'ave-
nant, comme bien l'on pense, et tout de même, il n'était pas
besoin de tant de gaillardise pour rester fidèle au terroir
bressan.
Mais les extrêmes se touchent, et ce rabelaisien, expert à
varier ses plaisirs, goûtait, en sortant de table, le son des cloches
de son pays.
Cloches, qui riez quand l'aube s'allume.
Cloches, qui pleurez quand le jour s'enfuit.
Angélus du soir perdus dans la brume,
Glas des trépassés qu'emporte la nuit...
Cloches, qui courez au ras des prairies,
Cloches, qui frôlez la cime des bois.
Sur l'aile d'argent de vos sonneries
Emportez mon âme au ciel d'autrefois !...
Infiniment douce, infiniment tendre
Est votre chanson de chaque matin ;
Et moi l'oublieux, rien qu'à vous entendre
Je retrouve encor un peu de latin.
grand succès (1885), et plusieurs autres volumes en vers : l'Heure enchantée
(1890) ;— A la bonne franquette (1892) ; — Au bois Joli (1894) ; — le Clos
des fées (1899), etc.
86 REVUE LITTERAIRE
Que c'est bien là une âme de poète, assez d'émotion pour le
plaisir, et pas assez pour la souffrance. Voyez-le encore s'atten-
drir et, en un clin d'œil, se rasséréner devant le cercueil de la
pauvre Lise.
Elle est au milieu de l'église
Sur un tréteau qu'on a dressé.
Elle est en face de la Vierge,
Elle qui pécha tant de fois !
A ses pieds fume un petit cierge ^
Dans un long chandelier de bois...
Seul, à genoux, près de la porte,
Je regarde et je n'ose entrer...
Dis-moi, pauvre âme abandonnée.
As-tu déjà vu le bon Dieu !
Au puits d'enfer es-tu damnée,
As-tu mis la robe de feu ?...
S'il ne te faut qu'une neuvaine
Pour sortir du mauvais chemin,
Pour vêtir la cape de laine
Je n'attendrai pas à demain.
Traversant forêts et rivières,
Les pieds saignants, le cœur navré,
A Notre-Dame de Fourvières,
Pénitent noir, je m'en irai...
Je lui donnerai pour sa fête
Manteau d'hiver, manteau d'été.
Et quand viendra la grande foire.
Je veux offrir à son Jésus
Un moulin aux ailes d'ivoire
Pour qu'il rie en soufflant dessus.
Et voilà toute sa tristesse envolée sur les ailes du joli moulin.
Un jour pourtant la conversion fut sérieuse. Le poète erra une
dernière fois dans les luzernes du cimetière d'Ambérieu, fit un
dernier bouquet de coquelicots, et partit. Pressant le pas aux
bons endroits pour ne pas céder au parfum des rôtisseries fami-
lières, il allait, de plus en plus grave, demandant parfois sur sa
route si le pays d'Arvor était encore loin. Enfin il put baiser le
granit de la terre vénérable. Ajoncs et bruyères le remplirent
d'innocence et de simplicité et il eut honte des gourmandises de
sa vie. Or, un soir qu'il s'était endormi dans un vieux lit, aux
rudes draps fleurant la lavande, tous les saints de Bretagne
REVUE LITTÉRAIRE 87
se détachèrent du mur et, paternels, le bercèrent de bons con-
seils. Il promit tout ce qu'ils lui demandèrent et plus encore, et
il allait se lever pour tenir ses promesses quand brusquement il
vit étinceler au soleil, tout près de lui, une chope de cidre
mousseux que lui tendait son hôtesse. Alors ébloui par une illu-
mination soudaine, il s'écria :
Bretagne kospitalière et franche, à ta santé !
Aux filles de Trégor, à tous ses rudes hommes !
Comme eux, je rends hommage au noble jus des pommes.
J'étais déjà Breton sans m'en être douté.
Il suffit, comme vous voyez, de s'entendre, et il y a vingt
façons d'être Breton. Bien qu'il n'ait pas choisi la plus compli-
quée, les bons saints lui sont restés secourables, et les poètes de
là-bas l'ont aimé et l'ont pleuré comme un frère. Qui ne l'aimait,
d'ailleurs, et qui, même sans le connaître, ne devinait, à travers
son œuvre, la bonté généreuse et bienveillante de son cœur ?
On ne peut se contenter de répandre sur la tombe d'Albert
Samain* la classique jonchée de lis et de roses. Il faut pour hono-
rer fidèlement sa mémoire cueillir dans d'exotiques jardins, des
fleurs rares, au parfum capiteux, aux couleurs somptueuses ou
mourantes et aux bizarres contours. Jetez enfin sur cet étrange
parterre quelques suaves et simples violettes, symbole de la
vraie poésie d'âme, sincère et profonde, qu'il commençait à
entrevoir et où il aurait peut-être excellé. Car celui-ci a été
malheureusement interrompu à la fin des années d'apprentis-
sage, au seuil de la gloire.
On se rappelle, dans quel fastueux appareil, lourde de morhi-
dezza et d'apprêt, plus pâle dans un cadre d'or vieilli et de
velours noir, sa muse nous était apparue, aux fenêtres d'un palais
de rêve, triste, dédaigneuse et silencieuse comme une reine
exilée.
Mon âme est une infante en robe de parade
Dont l'exil se reflète, éternel et royal,
Aux grands miroirs déserts d'un yieil Escurial.
Ainsi qu'une galère oubliée en la rade...
1. Albert Samain (1859-1900) publia, en 1893, le Jardin de l'Infante^ dont
la seconde édition (1897) est augmentée de plusieurs poèmes. Son second
et dernier volume : Aux flancs du vase^ est de 1898.
88 REVUE LITTÉRAIRE
Rien n'émeut d'un frisson l'eau pâle de ses yeux,
Où s'est assis l'Esprit voilé des villes mortes ;
Et par les salles, où sans bruit tournent les portes,
Elle va s'enchantant de mots mystérieux...
Quand il écrivit ces vers, Samain se cherchait encore lai-
même et péniblement dans l'œuvre de ses devanciers. Après
tout, n'est-ce pas presque toujours dans les livres des autres que
les grands poètes ont appris à lire leur propre cœur. Il n'est pas
besoin de s'arrêter longtemps à la porte du Jardin de V Infante^
pour reconnaître, dans toutes les voix qui le traversent, l'écho —
mais combien vibrant et prolongé — de Verlaine et du poète des
Fleurs du mal.
Des soirs fiévreux et forts comme une venaison
Mon âme traîne en soi l'ennui d'un vieil Hérode.
L'imitation est transparente. Et qui, d'ailleurs, lui a enseigné
l'amour de Vindécis, des sons et des couleurs frêles ^
De ce qui tremble, ondule, et frissonne et chatoie ?
Je rêve de vers doux et d'intimes ramages,
De vers à frôler l'âme ainsi que des plumages...
De vers silencieux, et sans rythme et sans trame,
Où la rime sans bruit glisse comme une rame,
De vers d'une ancienne étoffe exténuée,
Impalpable comme le son et la nuée.
Cependant, à de légers indices, d'ici, de là, on le voit se
dégager des imitations et des contraintes.
Il sentait bien, dès lors, que la vraie poésie devait être simple,
et il se donnait à lui-même le conseil de rentrer enfin « dans la
vérité de son cœur ». Mais l'âge des entraînements n'était pas
encore passé pour lui. C'était le moment où un courant néo-
classique poussait les poètes vers des rives oubliées depuis cent
ans. Samain voulut être du voyage et, seul, en un coin de la
barque, il grava des scènes familières aux flancs d'un vase, que
naïvement il croyait grec. Ces petits poèmes font penser à un
Chénier qui aurait passé par l'atelier de M. de Heredia. Je veux
retenir une de ces histoires harmonieuses, moins encore pour la
noblesse du vers que pour la douloureuse vivacité du geste sur
lequel elle s'achève :
Polybe, le vieillard aux secrets merveilleux
Que cent ans de sagesse ont fait semblable aux dieux,
REVUE LITTÉRAIRE 89
Avec Clydès le pâtre étendu sur la mousse
Ecoute, en lui parlant, descendre la nuit douce,
Et regarde, pensif, dans le golfe désert
Les constellations se lever sur la mer...
Clydès est pur et doux, sa chevelure brune
Couvre un beau front plus blanc qu'un marbre au clair de lune.
Il fuit les jeux bruyants et les propos légers ;
Et le vieillard, qui l'aime entre tous les bergers,
Pour lui laisse, à longs flots, de sa barbe ondoyante
La science couler comme une huile abondante.
Il dit les fruits, les fleurs, les baumes, les poisons,
Les vents du ciel et l'ordre alterné des saisons.
Partout il montre l'âme éparse en la matière,
La vie épanouie en jardins de lumière,
Et célèbre, d'un geste élargi peu à peu,
L'eau sombre et douce unie à la splendeur du feu !
Clydès l'écoute, avide ; une ardeur le dévore
Il n'est pas satisfait, il veut savoir encore,
Comprendre tout, saisir l'ordre unique et fatal,
Monter à l'infini l'escalier de cristal,
Et, par delà le temps, l'étendue et le nombre,
Contempler un instant, fulgurante dans l'ombre.
Sous son voile criblé de millions d'astres d'or,
La Face dont les yeux vivants donnent la mort!
Il frémit; la pensée en lui comme une ivresse
Monte ; ses yeux profonds brillent ; sa voix se presse ;
Mais le vieillard l'arrête et lui prenant le bras,
Met un doigt sur sa bouche et ne lui répond pas.
Certes, ces vers sont beaux de tout ce que nous y mettons
nous-mêmes, et du double souvenir de nos mortelles impatiences,
et de notre résignation forcée devant les portes du mystère ; mais
il faut au poète beaucoup d'art, de précision et de délicatesse
pour commencer ainsi en nous une idée qu'il nous laisse le plaisir
de remplir et d'achever.
Cette émotion de pensée me touche plus que la perfection
technique de plusieurs des morceaux descriptifs qui composent
ce second volume. Un rimeur qui sait son métier peut, à force de
travail, nous donner l'illusion d'un tableau de maître; mais
seuls, les vrais poètes ont le noble et sûr instinct des symboles,
le goût et le besoin de voir et de nous montrer, dans le dessin et
la couleur des choses qui passent, la sereine beauté des choses
qui ne passent pas. C'est par là que Samaiu était poète. Il l'était
encore par une tendresse vive, délicate et clairvoyante. Dès le
temps de ses premiers vers, il se montrait, « malgré quelque
dédain natal »,
Sensible à la pitié comme l'onde à la brise ;
90 REVUE LITTÉRAIRE
et, si l'on veut y prendre garde, on retrouve toujours une note
humaine au milieu des pires étrangetés de ses vers.
Il est mort au moment où il allait peut-être nous donner une
œuvre de beauté définitive, et le vers d'Edgar Poe, que je ne puis
appliquer à toutes les pages de ses deux recueils, redisons-le
tristement à la pensée de tout ce qui devait encore fleurir dans
cette âme de poète, et qui ne fleurira pas.
Ah ! bear in mind this garden was enchanted !
« N'oubliez pas que ce jardin était enchanté ! »
Après avoir parlé des deuils récents de la poésie, venons à ses
espérances 1. On connaissait de M. André Rivoire^ un court poème,
pimpant de jeunesse et d'irrévérence, où il chantait, avec accom-
pagnement de grelots, sur une partition enluminée par Caran
d'Ache, les aventures de Berthe aux grands pieds. De cette pa-
rodie au Songe de V Amour il y a la distance de la Ballade à la
lune aux Vaines tendresses^ de la gaminerie spirituelle à la poésie.
Vit-on jamais plus brusque, plus complète et plus heureuse con-
version ? Que s'est-il passé ? Cette âme légère d'artiste a-t-elle
soudain, à quelque meurtrissure plus profonde, pris d'elle-même
une conscience douloureuse, ou bien n'y a-t-il là qu'un autre
jeu de rimes et un caprice de mélancolie ? L'avenir nous le dira.
En attendant, ceux qui trouvent que décidément les années sté-
riles se prolongent dans l'histoire de notre poésie, et qui vaine-
ment demandent au bêcheur d'Alphonse Lemerre de nous décou-
vrir un trésor, feront bien de lire cette œuvre et de retenir ce
nom.
Le décor du poème est planté dans une brume que traverse
vaguement, ou un premier rayon de lune, ou la frileuse caresse
d'un soleil qui va mourir. La saison, comme l'heure, est indé-
cise ; ce n'est
Ni tout à fait l'hiver, ni tout à fait l'automne,
et, quant au pays, je ne puis dire où nous sommes ;
C'est peut-être en Islande et peut-être en Norvège
En un pays du Nord que je sens très lointain.
1. Je n'ai pas attendu cette fin d'année pour célébrer l'œuvre charmante
de M. Le Goffic. (Cf. Études, 5 sept. 1900.)
2. André Rivoire, le Songe de V Amour. Lemerre.
REVUE LITTERAIRE 91
N'est-ce pas là, vraiment, le cadre naturel d'une histoire qui va,
se compliquant, dans les régions secrètes de l'âme, dans ces lim-
bes de la conscience où s'embrouillent les fils ténus de notre vie
intérieure, demi-décisions, demi-désirs et demi-souffrances ?
En effet, les « presque », les « lointain » , les « furtif», les
<( irrésolu », les « incertain », toute la gamme des à peu près se
retrouve à chaque page du poème,
Et l'exquise douceur des molles demi-teintes.
Aucun sentiment ne s'achève, ne s'affirme et ne se maintient, et
le poète va et vient, avide d'espoir, mais incapable de confiance,
comme ces oiseaux que les miettes attirent, et qu'une frayeur
incessante empêche de se poser.
Prenons notre songeur à une des trêves qui coupent, deux ou
trois fois, la monotonie de ses tristesses, h un de ces moments
de surprise et de joie où ce tout s'exagère » en nous, et oii l'homme
retrouve, pour quelques heures, les certitudes de l'enfant :
C'est mon âme d'enfant qui ressuscite en moi.
Oui; mais combien peureuse toujours et défiante, malgré tout !
Elle est comme une fleur surprise d'être éclose,
Tout la fait tressaillir d'espoirs irrésolus;
Elle tremble, elle hésite, et cependant elle ose
Des mots lointains et bons qu'elle ne savait plus...
Pour oublier sa peine avec sa défiance,
C'est assez qu'elle puisse être à vous, même en vain...
Que d'amertume dans l'optimisme de ce dernier vers, et comme
il tressaille des brusques sursauts de cette maladive clairvoyance !
Inévitable châtiment des expériences trop précoces, et des pre-
miers gaspillages du cœur, le doute arrête et glace au seuil de la
porte toutes les espérances de renouveau.
Un grand bonheur hésite au seuil de ma pensée.
J'ai peur de l'accueillir, sachant que tout y meurt.
Trop d'anciens sanglots, trop d'espoirs l'ont laissée
Pleine encor malgré moi d'une morne rumeur.
J'ai trop connu déjà, pour l'oublier sans crainte,
Comme tout est fragile et se disperse en nous...
Au temps des vains amours qu'un seul jour cicatrise
Trop tôt, j'ai voulu croire et dire que j'aimais.
J'ai pleuré, j'ai souffert, j'ai douté par surprise.
Et j'ai perdu mon cœur sans le donner jamais.
92 ' REVUE LITTERAIRE
J'ai flétri sur ma lèvre avant de les comprendre
Des mots que je sentais moi-même irrésolus.
S'il en est temps encor, sauvez-moi; venez rendre
A tous ces mots fanés la fraîcheur qu'ils n'ont plus.
En attendant que les mots fanés refleurissent, le poète se rap-
pelle, avec Benjamin Constant, que ce la grande question dans
la vie c'est la douleur que l'on cause », et, résigné, pour le mo-
ment, à ne plus être heureux lui-même, il dépense, à diminuer
la douleur autour de lui, des trésors de délicatesse et de respect
attendri. Il sait
Que la pitié des mots blesse au lieu de guérir;
il s'impose même une consigne de gaieté :
J'aurais l'air de croire au bonheur pour qu*elle y croie*,
et si, une fois par hasard, on a dépassé avec lui la limite des
confidences prévues, qu'on ne regrette pas cette surprise d'a-
bandon.
N'ayez point de regret jaloux, ne craignez pas
Que je vous le rappelle ou que je m'en souvienne
Pour vous interroger encor, même tout bas.
Aux vers que j'ai cités de M. Rivoire, on aura remarqué sans
doute avec quelle extrême netteté il précise le vaporeux et for-
mule l'indéfini, et on se sera rappelé le précepte de Verlaine :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l'Indécis au Précis se joint.
Heureux défaut dans ce genre, on voudrait presque lui demander
moins de clarté et on trouve parfois que Tabat-jour ne voile pas
assez la lumière de la lampe dans cette chambre où
Le feu de bois mourant s'écroule à petits bruits.
A vrai dire, cette sûre notation du va-et-vient de l'àme n'est pas
le champ ordinaire de la poésie. Aux poètes de vivre avec inten-
sité, d'avancer et de reculer instinctivement dans la nuit des pas-
sions inquiètes ou tumultueuses ; au psychologue, au moraliste
et — peut-être aussi — au romancier, de suivre attentivement
ces mouvements du cœur et de dégager les lois éternelles de nos
caprices. Si l'on veut assumer à la fois tous les rôles, on risque
de perdre en sincérité et profondeur de sentiments ce que l'on
1. Remarquez le rythme brisé 3 -f- 5 -}- ^» N'a-t-il pas ici sa raison
d'être?
REVUE LITTÉRAIRE 98
gagne en conscience réfléchie, et quand on sait trop bien dire ce
que l'on sent, j'ai peur qu'on ne le sente pas aussi bien qu'on
le dit^ Si elle se jugeait comme la juge Acomat, Roxane se-
rait moins bouleversée et le chevalier de Marivaux ne nous inté-
resserait pas autant s'il ne pouvait dire avec une demi-simplicité
à la marquise : (( Ma foi, je n'aurais jamais cru que l'amitié allât si
loin ! »
Et voilà pourquoi, h la fin du livre, le poète nous avoue tout
bas que sa souffrance est guérissable et qu'il se reprend aux illu-
sions. C'est un peu brusque; mais, que voulez-vous, il n'y a pas
de maladie qui tienne devant le remède qu'ordonne à Lubin le
docteur Hortensius. Car enfin, si, au cours de cette œuvre, on se
sent toujours dans le voisinage de SuUy-Prudhomme, Marivaux
non plus n'est jamais bien loin, et, de temps en temps, bon gré
mal gré, on ferme le livre pour mieux écouter ces deux enchan-
teurs. N'est-ce pas là encore un des charmes de cette lecture,
qu'on laisserait avec plus de peine si Pon n'était bien sûr qu'on
y reviendra ?
On s'étonnera peut-être qu'ayant analysé longuement l'œuvre
de M. Rivoire, je me taise sur les Médailles d'argile. M. Henri
de Régnier n'a-t-il pas déjà quitté le sous-sol des jeunes poètes
pour les étages supérieurs d'où l'on commence à songer à l'Aca-
démie ? Oui, mais ce dernier livre ne me paraît rien ajouter à son
mérite. Il y a plus de simili-bronze que d'humble, simple et hu-
maine argile dans cette œuvre, où se croisent trop d'influences
contradictoires. Attendons que M. de Régnier ait trouvé sa voie
définitive. Quelques-uns qui pourraient bien avoir raison, la lui
marquent plus près des Concourt que d'Alfred de Vigny, et il ne
serait pas trop surprenant que les années de travail poétique eus-
sent préparé en lui un des maîtres futurs de notre prose. Qu'il se
hâte donc d'être lui-même.
Dans l'obligation de suivre d'aussi près que possible le mouve-
ment littéraire, j'ai dû parler jusqu'ici d'œuvres que je ne vou-
drais pas voir entre toutes les mains. Voici^ fort heureusement,
un livre d'une moindre perfection, mais d'une inspiration très
1. Comme il est dit dans la Diane de Montemayar, à en croire le P. Bou-
hours. La manière de bien penser. 4* dialogue.
94 REVUE LITTÉRAIRE
saine et très haute et très pure, c'est le Liçre de la douce
çie *.
Fondez en une seule vos impressions devant les intérieurs de
Téniers et de Greuze, rappelez-vous les vers de Lamartine sur sa
mère et sur la terre natale, et vous serez sur le chemin de cette
« Douce vie » que M. Zidler raconte et chante. Dessin, couleur,
sentiment, c'est bien cela, en effet. Réalité savoureuse des petits
tableaux flamands, choix de sujets qui, comme disait Diderot à
propos de V Accordée de ç>illagey a marque de la sensibilité et de
bonnes mœurs », enfin tout cela, décor et sujets, prenant un air
de solidité, d'honnêteté robuste et presque de noblesse à la saine
lumière de l'esprit chrétien. Le charme du poème est dans le mé-
lange de ces éléments divers. Bûches du foyer, vaisselle fleurie,
vieilles armoires, volet qui chaque matin « claque au mur » pour
réveiller la maisonnée, voilà en deux mots le cadre où de la chan-
son au cantique, nous suivons avec une émotion croissante, les
étapes qui, gravement, tranquillement, nous conduisent de « la
douce vie » à la douce mort.
La mère est partie. Voici venir, dans le parfum des vignes en
fleur, par ce un matin de soleil clément », la a bonne hôtesse »,
tendre, chaste, sérieuse et qui ne veut pas qu'on sache son nom.
Point romantique, je pense, qu'a-t-elle dit en entendant les
strophes naïvement égoïstes et maladives qui saluaient sa bien-
venue ?
Qu'elle allume sa lampe en l'ombre plus funeste.
Si je souffre, inquiet de fièvre, qu'elle reste
Et veille, tendre, à mon chevet...
Vous avez passé sur ma route
Que jonchait le lis des douleurs,
Mais je vous plus ainsi, sans doute,
Avec mes pleurs.
Nous étions nés pour nous entendre.
Moi le chagrin, vous la douceur...
Elle n'a rien dit et s'est contentée de sourire, car elle devinait
au cœur de son fiancé une poésie plus virile et une offrande plus
généreuse. Lui, vite guéri par elle — et presque tout à fait —
d'une souffrance trop littéraire, se consacre pour les bons et les
1. Gustave Zidler, le Livre de la douce vie. Société française d'imprimerie
et de librairie, Paris 1900. — Je regrette de ne pas pouvoir aussi parler avec
quelque détail du beau poème de M. Gourdau, la Chanson du roi Sighebert.
REVUE LITTERAIRE 95
mauvais jours non plus à la berceuse rêvée de ses fièvres, mais à
la chère compagne du rude travail et des joies graves.
La moisson de mon champ n'est pas très avancée,
Mais les jours mûriront les fruits de mes travaux.
Prenez ces verts épis...
Voici, probe, avec un parfum d'honneur ancien,
Mon nom qui veut grandir, le nom pur de mon père.
Encore un peu de « littérature » dans certains « flots berceurs »
faits pour rythmer le caprice de moins solides amours. Mais cette
rechute dure peu. Aussi bien la maison a-t-elle reçu un nouvel
hôte qui apporte avec lui la guérison :
Un enfant m'a souri, le devoir vient de naître.
Non ; le devoir ne vient pas de naître, dans cette maison où
chaque pierre parle de lui ; mais il se précise, il se complète, il
s'illumine, et là, sur ces fronts purs, il paraît attrayant, et plus
aimable que la liberté du mal. Maintenant s'ouvre, simple, can-
dide, pieuse, la « closerie du bonheur », l'histoire des gens qui
n'ont pas d'histoire, le charme exquis et monotone des souvenirs
et des espérances de l'amour, des enfants qui grandissent, des
bonnes amitiés que le temps a montrées fidèles, des deuils con-
solés par la foi, des longues causeries et des longs silences, des
caresses du soir qui font oublier la fatigue de la journée, de la
fuite insensible des années, de l'automne enfin qui pâlit et de
l'attente paisible du jour et de l'heure de Dieu,
Notre poète parle quelque part de
Ces détails bas qui font les âmes élevées...
entendant par là les petites corvées quotidiennes qui reçoivent
tant de prix de notre acceptation joyeuse et vaillante. S'ils sont
presque toute la vertu, ces riens, à les bien prendre, sont la
moitié de la poésie. Sans la « chandelle » du premier vers et sans
la « vieille accroupie », le sonnet pour Hélène serait une moindre
merveille, et si l'on en retranchait les « détails bas », les fables
de La Fontaine n'existeraient plus. Le tout est de choisir ces
riens et de les placer à propos ; or, dans ce choix délicat comme
dans cet arrangement difficile, la main de notre poète n'a pas tou-
jours été très heureuse. Pourquoi, par exemple, étendre en seize
vers les louanges de la clef.
96 REVUE LITTERAIRE
Mais voici le logis, le seuil qui nous rassure....
Allons, petite clef, tourne dans la serrure...
Lorsque la clef sur l'huis sollicite le pêne,
L'aise délicieuse en notre âme descend...
Petite clef, qui sais tout celer et tout taire.
Ouvre, rends-moi, ce soir, l'accueil accoutumé...
Eh bien, non; ce n'est pas là une idée de poète. Qu'il célèbre la
porte, ou la sonnette, ou le marteau, mais qu'il ne nous parle,
avec tendresse, ni de serrure, ni de pêne, ni de clés. Pourquoi
cette rigueur ? A être sincère, je n'en sais rien ; cela se sent, comme
dit l'autre, et le piquant, c'est que le poète lui-même l'a senti.
Deux fois sur trois où il la nomme, il essaie de s'attendrir sur
elle et nous avec lui. D'une voix douce, il l'invoque. « Petite clé. »
Grande ou petite, peu nous importe. D'ailleurs, il chercherait
vainement une autre épithète, ce qui prouve abondamment que
la pauvrette, par elle-même, nous laisse froids et ne « sollicite »
rien dans le trésor de nos souvenirs.
Je sais bien que chez Homère, la sage Euryclée tire la porte de
Télémaque par « son anneau d'argent », et je n'oublie pas la
strophe du poète des Vieilles maisons :
Les clefs s'y rouillent aux serrures..
Car les cœurs n'ont plus de secrets.
Mais cette brève mention, pittoresque ou touchante, est tout
ce qu'exige la gloire des clefs, et elles ne sont pas assez intime-
ment liées aux choses de l'âme pour mériter de plus longues
effusions.
Voilà sans doute beaucoup de mots pour pas grand'chose ;
mais ceux qui ne voient là que des minuties, ne savent pas quelle
joie il y a à retourner un poème dans tous les sens, à l'examiner
à la loupe, à en faire sonner chaque syllabe, à en méditer chaque
pensée et à le trouver parfait de tous points. M. Zidler étant de
ceux qui peuvent nous donner cette joie, je veux lui chercher
encore, en vue de nos plaisirs futurs, quelques méchantes que-
relles.
La nappe est mise : une délicieuse odeur s'exhale de la cuisine,
Et la servante^ exacte à l'ancienne coutume,
Place au milieu de tous la soupière qui fume.
Certes, ce bon travailleur, en pantoufles et robe de chambre.
REVUE LITTERAIRE 97
réjoui par le babil des petits enfants et reposé par le calme sou-
rire de sa femme, a toutes les raisons de se trouver heureux et de
le dire. Mais je voudrais, dans son hymne d'action de grâces,
des notes plus vagues et plus éthérées. Il ne me répugne pas,
mais pas du tout, de respirer dans la même petite salle, le fumet
bourgeois de la soupe et le parfum des pures tendresses; mais,
de grâce, n'allez pas confondre ces deux plaisirs.
O femme, ces enfants, ce feu clair, ce repas
De belle humeur, ces dons de ta main bienfaitrice,
Je te dois tout, ô femme, ô chère créatrice !
Oui, chacun de ces mets toi-même Vas goûté^
Ta lèvre en a voulu consacrer la bontéj
Je retrouve en chacun la saveur de ta bouche.
Non, non; ce mélange ne va pas; et, franchement, j'aime mieux
«la petite clé » ; mais, rassurez-vous, je n'essaierai pas de dire
pourquoi ^.
Car j'aurai trop peur de donner à quelqu'un la tentation de
sourire de l'amour, très élevé, et très doux, qui fleurit toutes les
pages de la douce vie. Ne vaut-il pas mieux inviter ceux qui pri-
sent plus les beaux sentiments que les prouesses de plume, à
lire ce volume très bienfaisant, et au lieu de m'attarder à quel-
ques misères, n'aurais-je pas dû résumer la pièce presque par-
faite qui achève et couronne ce poème de l'amour, de la famille
et de la foi?
Le poète se voit lui-même, à son dernier jour, sur le point d'ap-
pareiller « pour la traversée éternelle )). Il repasse en toute humi-
lité et confiance l'œuvre de sa vie, et il énumère les « pauvres
dons » qu'il peut ofirir au Seigneur.
Je ne l'ignore pas, misérable et léger
Est mon bien, fruit de ma volonté qui chancelle ;
Mais je m'en vais vers vous sur ma faible nacelle
Avec l'espoir naïf d'un jeune passager.
1. On regrettera aussi des duretés, des incorrections, des inélégances.
Je cite quelques vers qui sont difficiles à défendre :
La flamme enveloppeitse à baisers drus caresse...
Je veux voir l'enfant cher bercé par les vertus...
Sur du bien seulement puissent s'ouvrir te» yeux...
Et encore ceci qui rappelle l'Augier des mauvais jours :
Se marier, presque en son printemps, c'est honnôte.
Le rythme n'est pas non plus toujours très sûr ni très clair,
LXXXVI. — 7
98 REVUE LITTERAIRE
J'ai pris avec moi mes sincères repentances,
Mes efforts pour dompter le vice combattu.
Des pitiés, des pardons, — moins que de la vertu,
Mes désirs purs, souvent restés simples tendances.
Et puis encore ? — Des pleurs, parfois trop tôt calmés,
Mes souffrances, mes deuils, de timides mérites.
Des choses dans l'oubli que vous aurez inscrites,
Des riens vus de vous seul, tels que vous en aimez.
Et puis encor ? — D'obscurs travaux, quelque tendresse,
Une vie employée avec simplicité.
C'est bien peu pour prétendre à votre éternité,
Mais c'est tout ce que j'ai : Seigneur, je vous l'adresse.
De plus de biens, j'aurais voulu vous faire honneur.
Mais ce qui manque encore, votre bonté le prête
Et j'attends confiant... Voici ma voile prête,
D'un souffle emportez-moi, quand vous voudrez. Seigneur.
Ne goûtez-vous pas cette philosophie, et jusqu'à cette rudesse
du vers et cette gaucherie du rythme qui s'adaptent si bien à
l'humilité et a l'offrande? C'est la confession du publicain, mais
d'un publicain de la loi de grâce et qui a relu souvent et compris
l'évangile de la pécheresse. Prenez garde enfin que cet examen
de conscience est aussi le résumé candide et charmant du Livide
delà douce vie. « Désirs», « obscurs travaux», « timides mérites»,
c'est presque vrai ; mais ces « riens » sont baignés de poésie et
de tendresse et nous ne les inscrirons pas dans l'oubli ^,
Que dire du roman et comment rêver de résumer en quelques
pages la production de ces douze derniers mois. Plus on lit de
romans, plus ils deviennent médiocres, et ce malheureux genre
continue h payer la rançon de ses trop faciles victoires.
Un vrai livre avait paru à la fin de l'année dernière et nous
nous promettions, le premier bruit de presse une fois tombé, de
revenir tranquillement à cette Résurrection de Tolstoï qui donne
tant de frissons intellectuels et qui pose, avec tant d'art, tant de
1. Ce raccourci de l'histoire poétique de 1900 serait par trop incomplet,
si nous ne mentionnions aussi les Morceaux choisis des poètes d'aujour-
d'hui, publiés par MM. Ad. Van Bever et P. Léautaud. On ne peut songer à
faire raison en quelques pages à un tel livre. C'est en effet toute l'histoire
de la poésie française de 1880 à 1900, et cette histoire, malgré tout, n'est
pas à dédaigner.
REVUE LITTERAIRE 99
problèmes*. Mais, Quo Vadis est venu brusquement tout éclip-
ser, et, depuis quelques mois, toute la France a pour Lygie les
yeux de Vicinius.
Impatienté plus que de raison par certains enthousiasmes, j*ai
dit ici même, un peu lestement ce que je pensais de ce livre in-
terminable. Il aurait fallu, je crois, appuyer davantage sur cer-
taines qualités qui, pour n'être pas d'ordre littéraire, ne laissent
pas d'avoir leur valeur. Il y a de tout, en effet, dans cette épopée
des temps néroniens, du roman et de l'histoire, des scènes d'or-
gie et des sermons, une apothéose de Pétrone et une démonstra-
tion de la divinité de l'Eglise, n'était-ce pas être un peu bien exi-
geant que de demander par-dessus le marché, un peu plus d'air,
d'élévation chrétienne et d'humaine vérité 2,
De Quo Vadis à un roman de M. E. Rod il ne peut y avoir de
transition. Au milieu du chemin^ est un livre d'une simplicité
1. Est-il besoin de dire que la traduction que nous a donnée M. de Wi-
zewa (Perrin) est parfaite? Entre elle, et une autre qui, on ne sait pourquoi,
la suivit de quelques mois, on ne peut raisonnablement hésiter.
2. Je dois citer, pour atténuer mes torts envers Quo Vadis, les lignes
suivantes, parues dans le Figaro du 28 novembre, et qui rappellent certaines
réclames consacrées à d'autres produits.
« Un voyageur polonais visitait Rome l'année dernière. En lui désignant
le tombeau de saint Pierre, son guide lui dit : « Ici repose celui qu'a
« célébré, dans Quo Vadis, le grand poète Sienkiewicz. »
Voilà, je pense, un guide inforn^é et qui aurait dû accompagner Coquelin
en Amérique ; franchement, on n'a pas l'idée d'un pareil cabotinage.
Le même article de M. Kosakiewicz — le traducteur de Quo Vadis, je
vous prie — contient une lettre de Sienkiewicz qui pose un problème litté-
raire intéressant. Le- romancier proteste contre les traductions de ses autres
romans qui n'ont pas été faites par M. Kosakiewicz. C'est son droit. Une
de ces traductions l'a particulièrement peiné. « J'ai été, dit-il, désagréable-
ment surpris de voir publier En vairiy un roman écrit par moi lorsque
j'étais encore étudiant, et qui ne figure même pas dans l'édition complète de
mes œuvres » ; or, il se trouve que ce roman, ainsi jugé, n'a pas laissé de
faire un certain plaisir à plusieurs. Et sans doute ils ne crient pas au
chef-d'œuvre, mais ils ont cru voir dans En vain plus de vérité humaine
que dans les livres plus vantés du même auteur. Il y a là deux ou trois
types d'étudiants singulièrement vivants et une série de situations qui,
pour être agencées d'une façon un peu superficielle, servent cependant
toujours à éclairer les caractères des personnages. La traduction, très
alerte, donne plus de vivacité au mouvement du récit que pousse très vite
au but un souffle de vigoureuse et saine jeunesse. — Du poète, ou de ceux
qui veulent admirer J5/« vain, malgré lui, qui donc a raison? — H. Sienkiewicz.
En vain, traduit par G. Lefèvre. — Perrin, pp. 278.
3. E, Rod, Au milieu du chemin. Fasquelle, pp. 341.
100 REVUE LITTERAIRE
classique. C'est un cas de conscience que deux ou trois circon-
stances habilement choisies rendent palpitant et que pousse une
logique d'âme très loyale et très sûre.
Un jeune écrivain, en plein succès dramatique, s'arrête épou-
vanté devant les conséquences possibles de son œuvre. On a trouvé
un de ses drames, relu quelques minutes avant le suicide, sur
le lit de mort d'une jeune fille désespérée, et Clarence réalise
douloureusement ce que c'est que d'être un des ouvriers de Vil-
lusioji des sens et du cœur. Ouvriers d'illusion, « est-ce que ces
paroles ne définissaient pas avec une netteté redoutable l'effet
réel des fictions attirantes, l'infiltration dans l'âme, puis dans la
vie, de ces éléments de charme et de mensonge dont jouent les
poètes?... Cela veut dire, en termes plus précis : nous ajoutons
aux troubles ordinaires de la nature des troubles factices qui les
aggravent; nos mots dorés, aux serjs trompeurs, chassent les no-
tions saines et simples de la vie, les récits de notre invention,
poussent à des catastrophes de pauvres dupes toutes fières de se
prendre pour des héros... »
Cette confession capitale est répétée sous mille formes au cours
du récit. Mais là n'est pas la partie la plus neuve et la plus remar-
quable du livre. Le problème est bien autrement personnel et
profond. Cette illusion des sens et du cœur, l'artiste l'a subie lui-
même avant de la communiquer aux autres, La fiction et le men-
songe, avant de remplir ses livres, ont faussé sa vie. S'il veut
être logique, il lui faut détruire non pas seulement les pages
mortes de ses drames, mais sa propre vie d'amour libre dont les
plus ardents chapitres de son œuvre ne sont que l'écho. En un
mot, son devoir strict est d'épouser Claudine Bréant ou de rompre
avec elle. Telle est la forte substance de ce roman que tout homme
de lettres devrait méditer. Oh ! le bon, l'excellent, par endroits
l'admirable livre pour ceux qui ne sont pas arrivés, sans avoir
souvent douté d'eux-mêmes, au milieu du chemin de la vie ! Et
sincèrement, je ne songe pas à demander à M. Rod s'il a voulu
ou non dans ce roman, donner « une profession de foi ». Il s'en
défend, et peut-être il se trompe ; car il est telles délicatesses
d'âme que les plus fins analystes ne peuvent deviner qu'après les
avoir vécues.
Comme nous avons déjà analysé ici V Appel au soldat^ il ne
reste plus— je crois — qu'à indiquer le troisième volume des
REVUE LITTÉRAIRE 101
œuvres complètes de M. Bourgel et un petit roman du même au-
teur : Un homme d'affaires, pour n'oublier aucun des livres im-
portants de l'année.
On sait de quelle grave préface M. Bourget fait précéder la
réédition définitive de ses romans. Quand l'œuvre sera terminée,
il sera intéressant et utile de discuter les cas de conscience qui
se posent autour d'elle et de suivre, pas à pas, l'évolution de
cette pensée vigoureuse et de ce noble talent^.
Enfin, l'année qui s'achève, a vu paraître plusieurs ouvrages
de critique et d'histoire littéraire d'une sérieuse importance. On
a déjà entretenu nos lecteurs des deux premiers volumes des
œuvres complètes de M. Paul Bourget et de V Histoire de la litté-
rature française de M. Faguet. Pour les autres ouvrages de ce
genre, je me reprocherais de n'en parler qu'en courant, et force
m'est bien d'en renvoyer l'examen à l'année prochaine. Qu'il me
suffise d'indiquer ici le livre, surpri&e et joie de toutes les pages,
le livre de M. G. Pailhès sur Joubert^, le Joachim du Bellaij de
M. Chamard^, le Victor Hugo, poète épique^ àe M. E. Rigal*,
les Esquisses littéraires et morales du R. P. Longhaye sur le
dix-neuvième siècle^, dont nos lecteurs ont pu déjà apprécier
1. Paul Bourget, Œuvres complètes, Romans, I. Cruelle énigme. Un crime
d'amour, André Cornelis. Pion, pp. xvi-492. — ;Nous avona aussi reçu
un roman de M. H.Bordeaux, le Pays natal (Pion, pp. 312), — et les Portraits
de jeunes filles, de M. Lichtenberger (Pion, pp. 320). Le Pays natal, bien
qu'on y rencontre des pages fort distinguées, ne répond pas cependant à ce
que nous avons le droit d'attendre de l'élégante finesse du critique de la
Revue hebdomadaire. Quant au livre de M. Lichtenberger, je voudrais le
voir entre les mains de toutes les mères et des jeunes filles qui viennent de
quitter le pensionnat. Les portraits ont été dessinés trop vite et avec une
certaine épaisseur de style qui n'en voile pas assez la malice un peu bour-
geoise (§ 5. Du Tac au Tac). L'aimable secrétaire du petit Trott et de sa
sœur avait, je crois, la main plus légère. Mais que de saines leçons, et par
moments quelle émotion vraie et prenante ( <7o/nme une violette), et quelle
jolie sagesse à mi-côte entre le rêve et la vulgarité des esprits trop positifs!
Pourquoi, à la page 190, cette insinuation contre les couvents ?
2. G. Pailhès, Du nouveau sur Joubert. Garnier, pp. xiv-5o8.
3. Chamard, Joachim du Bellay. Université de Lille.
4. Eugène Rigal, Victor Hugo j poète épique. Société française d'imprimerie,
pp. iv-332, pp. 422.
5. R. P. G. Longhaye, Dix-neuvième siècle. Esquisses littéraires et mo-
rales. Retaux,
102 REVUE LITTERAIRE
les principaux chapitres ; le grand travail de M. G. Renard sur la
Méthode scientifique de V histoire littéraire^ ^ et celui de M. Ouvré
sur les Formes littéraires de la pensée grecque'^. Quant à la critique
courante, il y aura lieu de revenir à la quatrième série des études
de M. Doumic sur notre histoire littéraire^ et de relire, avec une
vive sympathie, les impressions de lecture que M. E. Gilbert a
notées en marge de quelques pages^. Je me promets aussi de
méditer encore le livre extrêmement intelligent, obscur et ori-
ginal, de M. Y. Blaze de Bury sur le roman anglais^. Signalons
enfin dans le premier numéro de la Re{>ue de synthèse historique ^
si brillamment lancée par M. H. Berr, l'article où M. Lanson
critique, ordonne et complète le travail littéraire de ces dix der-
nières années^. Pour tous ceux, qui cherchent à s'orienter au
début d'une vie d'études, je ne vois pas de lecture plus sugges-
tive ; méthode, idées, sujets de thèses, programme de travail h
remplir une longue existence, ils trouveront tout dans ces trente
pages. Quant aux idées de M. Lanson sur les rapports entre la
science et la littérature, nous aurons plus d'une occasion d'y
revenir. Le Taine que nous promet M. Victor Giraud en sera
bientôt une, j'espère, et pourquoi enfin, M. Lanson lui-même,
laissant à d'autres une besogne à laquelle le premier venu peut
suffire, ne nous donnerait-il pas plus souvent le plaisir de le
suivre sur un terrain où il tient sans conteste un des premiers
rangs''' ?
Henri BREMOND, S. J.
1. G. Renard, la Méthode scientifique de l'histoire littéraire. Alcan, pp. 502.
2. H. Ouvré, les Formes littéraires de la pensée grecque. Alcsin, pp. xvi-576.
3. R. Doumic, Etudes sur la littérature française. Quatrième série.
Perrin, pp. 314.
4. E. Gilbert, En marge de quelques pages. Pion, pp. xvi-500.
5. Y. Blaze de Bury, les Romanciers anglais contemporains. Perrin,
pp. xxiv-248.
6. Revue de synthèse historique. N® 1. Août 1900. L. Cerf.
7. Indiquons aussi l'excellent résumé de M. Ch. Hastings sur l'histoire du
Théâtre français et anglais (Didot, pp. xx-382), le sixième mille de l'aimable
livre de M. de La Brière, sur Madame de Sévigné en Bretagne (Retaux,
pp. x-308) ; enfin, comme études de littérature étrangère, la remarquable
traduction des Ascensions humaines de Fogazzaro que vient de donner
M. R. Léger (Perrin, pp. xxxii-250). La longue préface est particulièrement
intéressante ; il faut féliciter le poète et le traducteur d'avoir mis, à eux
deux, tant de lumière dans une étude de haute science. Et le Newman de
Mlle Lucie Félix-Faure, qui m'arrive au moment où ces pages partent pour
l'imprimeur, je ne puis que le saluer au passage.
BULLETIN
D'ANCIENNE LITTÉRATURE CHRÉTIENNE
Publications de la « Commission des SS. Pères » de Berlin. — Texte und
Untersuchungen. — Forschungen zur christlichen Litteratur-und Dogmenge-
schichte. — Die altchrisiliche Litteraiur de M. Ehrhard.
C'est avec un volume d'œuvres de S. Hippolyte ^ qu'a débuté,
en 1897, la collection 6! Ecriçains grecs chrétiens des trois pre-
miers siècles^ à laquelle travaillent divers savants sous la direction
de la « Commission des Pères de PEglise », instituée dans l'Aca-
démie des sciences de Berlin (V. Etudes du 20 juillet 1900,
p. 241). Ce volume contient les commentaires sur Daniel et le
Cantique des cantiques, édités par M. Nathanael Bonwetsch, et
d'autres écrits exégétiques et homilétiques de moindre étendue,
publiés par M. Hans Achelis. La nouvelle édition est doublement
précieuse, et par la quantité de textes imprimés ici pour la pre-
mière fois, et par les soins considérables dépensés par les savants
éditeurs pour reviser les textes déjà connus et séparer l'authen-
tique de l'apocryphe. L'ouvrage d'Hippolyte sur la prophétie de
Daniel (y compris les parties deutérocanoniques) est le plus an-
cien commentaire ex professa d'un livre sacré, qui soit conservé
dans l'Eglise. Cela suffirait pour le rendre fort intéressant; mais,
jusqu'à présent, on n'en connaissait que des fragments, assez
nombreux, il est vrai. Maintenant l'ouvrage tout entier est remis
au jour, sinon dans son texte original grec, où il reste des
lacunes, mais du moins dans de vieilles traductions. C'est surtout
aux versions paléoslaves, découvertes par M. Bonwetsch dans
des monastères de Russie, qu'est dû cet important accroissement
du trésor littéraire chrétien. Le nouvel éditeur donne tous les
fragments grecs, soit connus, soit inédits, avec une traduction
allemande littérale de toute la version paléoslave. M. Bonwetsch
a été moins heureux quant au commentaire sur le Cantique des
1. Die griechischen christlichen Schriftsteller der ersten drei Jahrhunderte.
Herausgegeben von der Kirchenvater - Commission der k. preussischen
Akademie der Wissenschaften. — Hippolytus. I. Leipzig, Hinrichs, 1897.
Gr. in-8, pp. xxvii-374-x-309. Prix : 18 m.
104 BULLETIN
cantiques. Ses recherches parmi les manuscrits grecs n'ont eu
d'autre résultat que de l'obliger à diminuer encore l'unique frag-
ment, déjà peu considérable, que Ton connaissait du texte original
de cet écrit; mais, en revanche, les versions paléoslaves comblent
encore ici une bonne partie des lacunes ; d'autres fragments sont
fournis par les versions syriaques et arméniennes.
Conformément au programme général de la collection, l'intro-
duction de l'éditeur se réduit à de courtes ce observations préli-
minaires », où il rappelle les travaux antérieurs, puis décrit les
manuscrits qu'il a employés, et enfin reproduit les témoignages
des anciens écrivains relatifs aux deux ouvrages. Quant aux
questions touchant la composition et la doctrine de ces écrits
d'Hippolyte, M. Bonw^etsch, d'accord avec la « Commission des
SS. Pères », les a laissées en dehors de ce volume, qu'elles auraient
trop chargé; il les a traitées dans les Texte und Untersuchungen\
car le recueil bien connu, que publient MM. O. von Gebhardt et
A. Harnack, est devenu officiellement, depuis 1897, VArchi^j
c'est-à-dire comme la Revue complémentaire delà nouvelle publi-
cation patristique. Son intéressant travail sur ce sujet forme la
seconde livraison du premier volume de la nouvelle série des TU*.
Il nous parle d'abord de la méthode suivie par l'antique
commentateur. Hippolyte ne s'attache pas, comme les exégètes
postérieurs, à interpréter le texte sacré mot pour mot, mais il
donne bien cependant une explication de l'ensemble. La forme
est celle de l'homélie, au moins dans le commentaire sur le Can-
tique des cantiques, où l'orateur applique un texte [Cantic. III^ 4)
à la fête de Pâques, « que nous célébrons aujourd'hui, mes chers
[auditeurs] », dit-il. M. Bonw^etsch pense que le commentaire
sur Daniel s'adresse plutôt à des lecteurs. Le style est en
général simple et naturel, mais prend plus d'élan oratoire dans
l'exégèse du Cantique. Enfin, on a eu grand tort de reprocher à
Hippolyte un goût excessif pour les allégories : en ce qui concerne
le Cantique des cantiques, l'interprétation allégorique allait de
soi; mais pour Daniel, Hippolyte en fait un usage très modéré.
1. Studien zu den Kommentaren Hippolyts zuni Bûche Daniel und zuni
kohen Liede von G. Natbanael Bonwetsch (Texte und Untersuchungen zur
Geschichte der altchristlichen Litteratur. Hgg. von Oscar von Gebhardt und
Adolf Harnack. Neue Folge, It^r Band. Heft 2). Leipzig, Hinrichs, 1897. In-8,
pp. 86. Prix :3 m.
D'ANCIENNE LITTÉRATURE CHRÉTIENNE 105
et s'il l'a employée, par exemple, en commentant l'histoire de
Susanne, cela ne l'empêche pas de maintenir catégoriquement,
ici comme ailleurs, la réalité historique du récit de la Bible.
Viennent ensuite les emprunts faits au commentaire d'Hippolyte
sur le Cantique par les Pères venus après lui, surtout par Ambroise
et Cyrille d'Alexandrie. Puis M. Bonwetsch étudie l'emploi des
livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, dans les deux commen-
taires : il constate qu'Hippolyte invoque comme Ecriture divine,
inspirée, tous les livres du canon des Juifs hellénistes, y compris,
par conséquent, les deutérocanoniques, et qu'il en appelle de la
même façon à tous les livres du Nouveau Testament, à l'exception
des deux petites épîtres de Jude et de saint Paul à Philémon (qu'il
n'a pas eu occasion de citer), et peut-être des deux épîtres de
saint Jean. Avec cela, il faut dire qu'il emploie aussi quelquefois,
en les traitant comme témoignages inspirés, des apocryphes tels
que le Pasteur d'Hermas, Y Apocalypse de Pierre, les Actes de
Pierre et de Paul. — Passant à l'enseignement théologique
d'Hippolyte, M. Bonwetsch expose ses doctrines sur le LogoS'
Rédempteur et la rédemption, sur l'attente eschatologique, sur
ridée de l'Église, sur la discipline et la vie chrétienne. Sur ces
points, il maintient, à peu de chose près, l'orthodoxie du vieux
docteur; en quoi il lui est bien plus favorable que ne le sont,
par exemple, M. Fechtrup dans le Kirchenlexicon de Fribourg, et
M. Bardenhewer, l'éminent auteur de la Patrologie et de travaux
spéciaux sur Hippolyte, mentionnés par M. Bonw^etsch avec de
grands éloges. — Enfin le savant éditeur recherche dans les deux
commentaires les allusions historiques : les plus claires ont trait
aux persécutions, puis au montanisme, qu'Hippolyte combat,
malgré ses propres tendances rigoristes. Quant aux conflits avec
les papes Zéphyrin et Calliste, dont un écho si violent nous est
parvenu dans les Philosophoumena, le commentateur de Daniel
et du Cantique n'en laisse rien entrevoir, sinon peut-être dans
l'insistance avec laquelle il décrit, en homme qui en a l'expé-
rience personnelle, les contradictions auxquelles doit s'attendre
« celui qui a reçu de Dieu la grâce de la science». A signaler
encore l'observation ingénieuse, que les peintures des catacombes
représentant l'histoire de Suzanne et de Daniel, notamment celles
de la « Cappella greca », semblent inspirées d'Hippolyte. — Res-
tait à fixer la date des deux commentaires : après la discussion des
106 BULLETIN
maigres données, le savant éditeur conclut que pour celui du
Cantique, il est impossible de rien préciser; quant à celui de
Daniel, on peut seulement affirmer, avec vraisemblance, qu'il
appartient au commencement de la carrière d'Hippolyte, c'est-à-
dire aux premières années du troisième siècle.
Pour revenir au volume dont M. Bonw^etsch n'a édité que la
première moitié, la seconde renferme un seul écrit complet, à
savoir De antichrlstOy tout entier en grec, et un grand nombre de
fragments, les uns également conservés dans la langue originale
d'Hippolyte, les autres sauvés par les traductions orientales
(syriaques, arabes, coptes, éthiopiennes) et slaves. L'éditeur,
M. Hans Achelis, a renvoyé, lui aussi, aux Texte und Untersu-
chungen ^ ses explications détaillées sur les sources d'oii il a tiré
ces pièces, et les raisons qu'il a eues pour en insérer beaucoup
sous l'étiquette « non authentiques ». Mais, en ce qui concerne
l'authenticité, il avertit qu'il n'a pas prétendu offrir dans son
édition un classement définitif ; la critique « interne » pourra
plus tard éliminer tel fragment, attribué à Hippolyte sur la foi
des manuscrits ou des auteurs anciens, et lui en restituer tel
autre, qui, faute de garants, a été laissé en dehors des « authen-
tiques ». En tout cas, le travail de M. Achelis, basé sur de vastes
et consciencieuses recherches, ne complète pas seulement, mais
annule les éditions antérieures de fragments d'Hippolyte : les
théologiens désireux, comme il convient, d'utiliser ces précieux
témoignages de l'antique tradition, sont avertis qu'ils ne sauraient
les consulter avec sécurité dans Migne, ni même dans les Analecta
du cardinal Pitra.
M. Achelis n'a pas limité ses intéressantes études aux fragments
d'Hippolyte; elles comprennent, en outre (et c'est même par là
qu'il commence), la critique des sources qui nous renseignent en
quelque manière sur l'étendue de la production littéraire du vieux
docteur, sur sa vie et sa mort, sur les légendes qui se sont
formées autour de son nom. C'est étrange combien promptement
un homme qui a tant écrit, qui a tenu certainement une grande
place parmi ses contemporains, a été oublié dans son rôle histo-
rique, pour revivre ensuite sous une forme légendaire ! A Rome
1. Hippolytstudien von Hans Achelis (T. U., N. F., I, 4). Leipzig, Hin-
richs, 1897. ln-8, pp. vi-233. Prix : m. 7 50.
D'ANCIENNE LITTÉRATURE CHRÉTIENNE lOT
même, où il a vécu, enseigné, suscité un schisme, le seul souvenir
historique le concernant qui subsistât, un siècle après sa mort,
c'était sa relégation en Sardaigne avec le pape Pontien, en 235 ,
pour cause de religion, et l'ensevelissement, près de la i^ia Tibur-
tina^ de son corps, ramené à Rome, en 236, en même temps que
celui de saint Pontien, avec qui, sans doute, il s'était réconcilié
avant sa mort. Si l'on connaît un peu mieux sa vie aujourd'hui,
c'est grâce uniquement à ce qu'il nous en apprend lui-même
dans son ouvrage sur les hérésies [Philosophoumena) ^ retrouvé
en 1842, — si toutefois cet ouvrage est de lui, comme presque
personne n'en doute aujourd'hui. L'oubli oii il est tombé — et,
du moins dans l'Occident, ses ouvrages avec lui — s'explique,
suivant l'observation de M. Achelis, d'abord par l'opposition qu'il
avait longtemps faite à la plus haute autorité de l'Eglise, mais aussi
par la langue de ses ouvrages; car il n'a écrit qu'en grec, et cette
langue, qui était encore la langue officielle de l'Eglise romaine
de son temps, ne tarda guère, après lui, à être supplantée par
le latin.
C'est à M. N. Bonwetsch, le coéditeur du premier volume de
la nouvelle collection, qu'est dû aussi l'article HippolytuSy dans
le volume le plus récent de l'Encyclopédie théologique Herzog-
Hauck * . C'est un substantiel résumé, surtout des études que
nous venons d'analyser, de M. H. Achelis et de M. Bonwetsch
lui-même ; il est précédé d'une de ces abondantes notices biblio-
graphiques par lesquelles débutent ordinairement les articles de
ce dictionnaire. Malgré les mérites incontestables d'Hippolyte
comme écrivain et docteur, un catholique ne saurait le juger
en tout avec la bienveillance de MM. Bonvs^etsch et Achelis.
Quand la nouvelle édition de ses œuvres sera complète, autant
qu'elle peut l'être, par la publication du second volume, il y aura
lieu, peut-être, de reviser et de réformer, dans quelque mesure,
les reproches faits à sa doctrine ; mais, devant le témoignage
qu^il rend de lui-même dans les Philosopha urne na y l'impossibilité
1. Realencyclopddie filr protestantische Théologie uiid Kirche. Begrûndet
von J.-J. Herzog, in IID^'' Auflage hgg. von D, Albert Hauck. Gr. in-8. Leip-
zig, Hinrichs. T. VIII (Hesse-Jesuitinnen), 1900. Art. Hippolytus, p. 126-135.
A comparer, au t. III, p. 640-641, l'art. Calixt I, article de Herzog, remanié
par M. Hauck, avec la mesure et l'impartialité caractéristiques du savant his-
torien qui dirige la 3« édition de la RE protestante.
108 BULLETIN
de le justifier sans réserve n'en subsistera pas moins, et toujours il
restera au pape saint Calliste l'honneur d'avoir su défendre, même
contre un homme qui dépassait tous ses contemporains comme
savant, la vraie tradition doctrinale du christianisme et son
véritable esprit dans la discipline.
M. Karl Holl est également du nombre des collaborateurs que
s'est assurés la « Commission des SS. Pères » de Berlin. Il avait
accepté, en 1894, pour champ de travail les Sacra Parallela
attribués à saint Jean Damascène. Cet ouvrage est fort intéressant
par la grande quantité de textes patristiques dont il est presque
tout composé ; mais il s'agit de les identifier ou de les contrôler
quant à leur authenticité. On ne peut s'en rapporter aux éditions
données par Billius et Lequien, et reproduites dans Migne[Patr.
gr., XCV-XCVI).
M. Holl a dû commencer par débrouiller l'écheveau très com-
pliqué des formes diverses sous lesquelles le recueil se présente
dans les manuscrits ^ . Après des études vastes et minutieuses,
dont il a donné le résumé dans les TU, en 1897, il a pu rame-
ner toutes les sources à deux classes : l'une, des manuscrits
qui ont conservé le texte de l'ouvrage ou au moins d'une par-
tie, avec le plan primitif; l'autre, de ceux qui ont bouleversé
ce plan, tout en respectant également le fond, sauf abrègement,
Billius et Lequien ont reproduit, avec force corrections plus ou
moins justifiées, un des manuscrits (pas le meilleur) de la seconde
classe. Le savant critique s'est ensuite occupé de l'auteur du
recueil et des sources où il a puisé : il montre qu'il n'y a aucune
raison de récuser le témoignage unanime des manuscrits en
faveur de Jean Damascène ; puis il prouve que celui-ci a emprunté
l'idée de son recueil et une bonne partie de ses textes aux Capita
theologica de saint Maxime le Confesseur (-J-662), et qu'il est
encore redevable, mais dans une mesure beaucoup moindre, aux
« Pandectes de la Sainte-Ecriture », compilées par le moine
Autiochus, vers 620, dans le monastère de Saint-Sabas, près de
Jérusalem, le même où Jean de Damas devait se retirer environ
cent ans plus tard. Mais M. Holl ajoute que, les emprunts dé-
falqués, (( il reste encore une si grande masse de matériaux, que
1. Die Sacra Parallela des Johannes Damascenus, von Lie. D'^. Karl Holl
(T. U., N. F., I, 1). Leipzig, Hinrichs, 1897. In-8, pp. xiii-392. Prix : 12 m.
D'ANCIENNE LITTERATURE CHRETIENNE 109
Jean Damascène n'a pu les rassembler qu'en étudiant à son point
de vue presque toute la littérature ecclésiastique». Ilya, d'ailleurs,
plus d'un indice tendant h prouver que le savant moine a extrait
la plupart de ses textes directement de leurs auteurs, en re-
montant aux sources même de ceux qu'il trouvait chez ses prédé-
cesseurs.
Le long travail du critique n'avait d'autre but que de rendre
possible et utile une édition scientifique des plus précieux, c'est-
à-dire des plus anciens, de ces textes. M. Holl a donné cette édi-
tion, en 1899, en publiant dans les TU cinq cçnt et un fragments
de Pères anténicéens, extraits des Sacra Parallela^, A la vérité,
parmi ces textes, un certain nombre figurent avec l'étiquette
« inauthentiques » ou « douteux », et la somme d'inédit n'est pas
considérable, ni comme quantité, ni comme qualité ; mais c'est
toujours un gain très appréciable de connaître, aussi bien qu'on
les connaît maintenant, grâce à M. Holl, les textes que saint Jean
Damascène lisait comme antinicéens, et la forme sous laquelle il
les lisait ; car aucun manuscrit ne vaut le témoignage d'un homme
au courant, comme il l'était, de l'ancienne littérature chrétienne
et vivant à une époque à laquelle ne remonte aucun de nos
manuscrits patristiques.
Passant à des publications d'objet moins étendu, nous avons
encore à signaler, dans les TU, d'abord une nouvelle édition
«ritique de la première lettre [de saint Clément de Rome 2.
Prenant occasion de la découverte faite par Dom Germain Morin,
d'une très ancienne version latine de cette lettre, M. Rudolf
Knopf soumet à une nouvelle étude les quatre manuscrits qui
nous ont conservé ce précieux monument du premier siècle
chrétien, ainsi que les larges citations qu'en a faites Clément
d'Alexandrie. Après avoir établi la valeur, soit absolue, soit com-
parative de ces divers témoins, il essaie de fixer la vraie leçon et
le sens des passages (une centaine environ), où il restait de
l'incertitude. Les variantes accompagnant toutes les piages de son
1. Fragmenta vornic'ànischer Kirchenv'àter aus den « Sacra Parallela » he-
rausgegeben von Karl Holl (T. U., N. F., v, 2). — Leipzig, Hinrichs, 1899.
In-8, pp. xxxix-241.
2. Der erste Clemensbrief nntersucht und hgg. von Lie. Rudolf Knopf
(T. U., N. F., V, 1). Leipzig, Hinrichs, 1899. In-8, pp. iv-194. Prix : 6 m.
110 BULLETIN
texte restitué rendent bien sensibles, et les choix faits parmi les
leçons, et les différences avec les éditions antérieures.
M. E. Klostermanns après examen des manuscrits du texte
grec des homélies d'Origène sur Jérémie, conclut qu'un seul (qui
se trouve à TEscurial) peut servir encore à améliorer les éditions
existantes. Parcourant ensuite les témoignages qu'offre la tra-
dition au sujet de ces homélies, il s'arrête surtout h la version
qu'en a donnée saint Jérôme et apporte à ce propos d'intéres-
santes observations, tant sur la méthode de traduction du célèbre
docteur, que sur la manière dont il a employé les écrits d'Ori-
gène dans ses propres ouvrages.
M. AliVedSTULCKEN^ reprenant, après beaucoup d'autres, l'étude
de la christologie de saint Athanase, commence par un nouveau
triage et un nouveau classement chronologique de ses œuvres. Il
conclut au doute sur l'authenticité de plusieurs opuscules, que
Montfaucon lui avait accordés sans hésitation, notamment de
VExpositio fidei, du quatrième des discours contre les Ariens^ des
deux livres contre les Apollinaristes. Il recherche ensuite, dans les
écrits qui restent, quelle idée le grand adversaire de l'arianisme
se faisait du Christ, et il s'attache surtout à mettre en lumière sa
conception de l'élément humain dans le Sauveur. En ce qui con-
cerne la divinité, sans nulle diminution, du Verbe incarné, les
affirmations d' Athanase n'offrent aucune hésitation ni aucune
obscurité ; mais il ne s'exprime pas aussi nettement, suivant
M. Stûlcken, sur son humanité : que le LogoSy Dieu parfait, soit
aussi homme parfait, ayant comme tel son intelligence et son
activité propre, il ne le dit jamais expressément, et il ne laisse
pas soupçonner qu'il ait là-dessus un « système » arrêté, une
théorie ferme. Toute l'étude de M. Stûlcken est digne d'atten-
tion ; mais , dans son appréciation de la valeur théologique
d' Athanase. il n'a pas, ce me semble, assez fait entrer en compte
le fait, qu'il ne méconnaît pas entièrement néanmoins, qu'Atha-
1. Die Ueberlieferung der Jeremia-Homilien des Origenes, von E. Kloster-
MANN (T. U., N. F., I, 3). Leipzig, Hinrichs, 1897. In-8, pp. iv-116. Prix :
m. 3, 50.
2. Athanasiana. Litterar- und Dogmengeschichtliche Untersuchungen, von
Lie. Alfred Stûlcken (T. U., N. F., iv, 4). Leipzig, Hinrichs, 1899. Prix :
5 m.
D'ANCIENNE LITTÉRATURE CHRÉTIENNE 111
nase a porté tous ses efforts sur le point précisément attaqué par
les Ariens, c'est-à-dire sur la divinité et la « consubstantialité »
du Verbe incarné, et pouvait volontairement s'abstenir de formuler
plus explicitement sa pensée sur les autres points qui n'étaient
pas directement en cause. En ce sens, mais seulement en ce
sens, nous admettrions que « sa christologie n'est pas com-
plète ».
M. A. Harnack* consacre quelques pages à un « catalogue des
hérétiques », qui fait partie d'un recueil syriaque, récemment
traduit et publié, et dont l'auteur est Maruta, évêque de Mai-
pherkat, ami, puis adversaire de saint Jean Chrysostome. Il en
reproduit le texte, avec de savantes notes de son propre fond,
qui signalent ce qu'il y a de nouveau pour nous dans les infor-
mations de l'évêque syrien. La partie la plus remarquable est
celle qui concerne l'hérésie de Paul de Samosate.
M. K.-G. Gœtz^ rétablit le vrai caractère littéraire de l'écrit
de saint Cyprien Ad Dojiatum, que la plupart des éditeurs et des
biographes ont considéré comme une lettre. Cette élégante com-
position est en réalité, cela ressort clairement du texte, un
entretien — fictif — dans le genre des Tusculanes. Il faut la com-
pléter en lui donnant pour début, comme font deux manuscrits,
le fragment intitulé Cyprianus Donato^ dont certains éditeurs
avaient fait une « lettre de Donat à Cyprien » et que M. Hartel
a relégué dans les Spuria de sa célèbre édition.
M. Harnack^ n'a pas jugé indignes d'une autre brève étude
trois pièces, auxquelles a été également accolé parfois le nom
1. Der Ketzer-Katalog des Bischofs Maruta von Maipherkat, von D. Adolf
Harnack. 17 pp. Forme avec le travail de M. Gœtz, dont il va être question,
et avec une étude, sur laquelle nous reviendrons plus tard, de M. C. Erbes
concernant les « dates de la mort des apôtres Paul et Pierre et leurs monu-
ments romains », le premier fascicule du t. IV des T. U., N, F. Leipzig,
Hinrichs, 1899. Prix du fasc. entier : m. 5 50.
2. Der alte Anfang und die urspriingliche Form von Cyprian's Schrift « Ad
Donatum », von K. G. Gœtz, pp. 16 (T. U., N. F., iv, 1).
3. Drei wenig beachtete Cyprianische Schriften und die « Acta Pauli »,
von D. Adolf Harnack, pp. 34. Compose, avec le travail de M. Bratke dont
l'analyse suit, T. U. , N. F., iv, 3. Leipzig, Hinrichs, 1899. Prix du fasci en-
tier : m. 10 50.
112 BULLETIN
de saint Cyprien, quoiqu'elles n'aient évidemment rien de
commun avec l'évêque martyr de Carthage. La plus intéressante
est une espèce de centon biblique, où ce qui a frappé M. Har-
nack, c'est de voir des actes d'apôtres apocryphes, notamment
les Acta Pauliy employés encore au même titre que les livres
canoniques. Il pense que l'auteur des trois pièces est un poète
de la Gaule méridionale nommé Cyprianus^ qui a mis THepta-
teuque en vers hexamètres, au commencement du cinquième
siècle.
Il faut beaucoup descendre pour passer de la littérature patris-
tique à la relation anonyme d'une Soi-disant conférence reli-
gieuse à la cour des Sassanides i, dont M. Eduard Bratke
réédite le texte grec, soigneusement revu sur un grand nombre
de manuscrits, avec un riche commentaire critique et historique.
C'est là cependant une production fort curieuse ; et le savant édi-
teur doit être vivement remercié pour les peines qu'il a prises, à
l'effet d'en rétablir le texte original et de mettre en lumière les
sources d'où elle dérive. La forme de conférence ou de colloque
n'est évidemment qu'un cadre artificiel, quoique les interlocuteurs
soient peut-être, en partie du moins, des personnages histori-
ques. Le but de l'auteur est apologétique, et il s'efforce de con-
vaincre les « Grecs », c'est-à-dire les païens, de la vérité du
christianisme, à l'aide « d'oracles » et de témoignages d'anciens
sages païens. Les sources où il a puisé, et dont la principale est
l'histoire ecclésiastique perdue de Philippe de Side, prêtre à
Constantinople sous l'épiscopat de saint Jean Chrysostome; puis,
les écrivains qui l'ont lui-même cité ou copié; enfin les circons-
tances historiques, notamment l'état du paganisme que son œuvre
suppose, permettent d'affirmer qu'il l'a composée au cinquième
siècle, et plus probablement dans la seconde moitié de ce siècle.
Quant aux ce oracles » exploités par l'apologiste anonyme, il a pu
en tirer quelques éléments du fonds de fables en vogue chez les
païens du temps : certainement il a pris dans l'histoire légendaire
d'Alexandre le Grand de prétendus oracles annonçant la nais-
sance de ce prince, et il a essayé de montrer qu'ils s'appliquaient
proprement au Christ. Mais M. Bratke semble penser que l'ano-
1, Bas sogenannte Religionsgesprach am Hof der Sasaniden, hgg. von
Eduard Bratke, pp. vi-305 (T. U., N. F., iv, 3). Leipzig, Hinrichs, 1899.
D'ANCIENNE LITTÉRATURE CHRÉTIENNE 113
iiymc (ou l'auteur qu'il suit) a inventé de toutes pièces la plus
grande partie de ses « oracles » et de ses témoignages païens ; il
l'assimile aux faussaires juifs et chrétiens qui ont fabriqué les
Oracles sybilliris.
Je ne défendrai pas contre lui ce singulier apologiste, bien que
celui-ci ait péché peut-être plus par l'inintelligence d'un zèle mal
éclairé que par improbité. Je dois seulement faire mes réserves
sur une ou deux phrases, qui tendent h rendre l'Eglise elle-même
solidaire de ces impostures : « De même que l'Eglise du moyen
âge, écrit M. Bratke, le christianisme antique, à l'occasion, n'a
pas reculé devant les mensonges historiques pour défendre ses
intérêts vitaux et justifier ses exigences» (p. 129). Le reproche
formulé avec cette généralité, tombant sur tout le christianisme
et toute l'Eglise antique, est souverainement injuste. Ce n'est pas
l'Eglise, ce ne sont pas les représentants qualifiés de l'Eglise, qui
ont jamais fabriqué de faux oracles païens, ou encouragé ceux qui
en fabriquaient ou en colportaient; il n'existe aucune preuve,
aucun indice qu'ils l'aient fait. Pour ce qui concerne en particu-
lier les « oracles » et les légendes exploités dans la conférence h
la cour de Perse, M. Bratke reconnaît expressément n'en avoir
trouvé aucune trace chez les docteurs chrétiens de premier ordre.
Sans doute les grands apologistes des premiers siècles ont eux-
mêmes parfois employé trop facilement des armes de mauvais
aloi, telles que faux oracles païens et légendes suspectes; mais
c'était faute de critique, non de bonne foi; et, d'ailleurs, cette
sorte d'arguments n'a jamais tenu, relativement, qu'une place mi-
nime à côté de la vraie démonstration chrétienne.
L'extension du syncrétisme ou d'une certaine fusion des idées
chrétiennes et païennes, dans l'Eglise du quatrième et du cin-
quième siècle, est également fort exagérée par le savant écrivain
(p. 132, sqq.). Il faut protester surtout contre l'assertion que ce
syncrétisme est la racine de beaucoup d'institutions du catholi-
cisme d'alors (et d'aujourd'hui), « spécialement du culte de
Marie » (p. 205). La preuve que M. Bratke croit en trouver dans
les textes qu'il publie ne vaut certainement point; car si la Mère
du Sauveur y est assimilée, par exemple, à Héra ou à Cybèle^ c'est
uniquement, il faut bien le remarquer, dans un « oracle w censé
rendu par des idoles, annonçant elles-mêmes la fin prochaine de
leur empire ; et d'ailleurs les attributs donnés à cette nouvelle
LXXXVI. — 8
114 BULLETIN
Héra^ dans « l'oracle » même, indiquent suffisamment la diffé-
rence radicale des deux figures. C'est dans l'Evangile et la tradi-
tion apostolique que le culte de la Mère de Dieu a sa racine, d'où
sont sortis, sans aucun influx païen, tous les développements
qu'il a pris dans l'Eglise.
Je regrette bien vivement ces quelques assertions qui déton-
nent dans le travail, tout scientifique et d'ailleurs si intéressant,
de M. Bratke.
Un premier fascicule des savantes recherches de M. E. de Dob-
scHiJTz sur les Images du Christ^ a déjà été analysé ici [Études,
LXXix, 658). Le second, qui complète l'ouvrage, continue les
Preuçes des conclusions exposées dans le premier. On Ta déjà vu,
ces preuves sont les textes — les uns inédits, les autres soigneuse-
ment contrôlés par les manuscrits relus à nouveau, comparés
entre eux, discutés, — qui montrent la première apparition (dans
les documents), le développement et les variations des légendes
relatives aux plus anciennes représentations du Sauveur. Cette
riche collection de textes de toute provenance offre un grand
intérêt et est très instructiv<e, malgré les réserves qu'on peut faire
sur les conclusions de M. de Dobschiitz. Je ne crois pas, après
l'avoir parcourue, qu'aucune des saintes images vénérées dans le
monde chrétien ne peut avoir une origine miraculeuse; mais
assurément le fait d'une semblable origine, surtout de la manière
dont les « traditions » la racontent, est plus que douteux pour
beaucoup, peut-être pour la plupart. La conviction qu'une sainte
image n'est pas « tombée du ciel » ni « peinte de la main de saint
Luc », n'empêche pas de la vénérer, ni de croire que Dieu a récom-
pensé la piété de ceux qui la vénéraient par des faveurs extraor-
dinaires, des miracles même ; car, comme la piété vénère ou doit
vénérer dans l'image Celui qu'elle représente, c'est ce culte que
les miracles recompensent et autorisent, non les opinions plus
ou moins justes relativement à l'image matérielle.
Nous aurons, un autre jour, à signaler encore quelques fasci-
cules des Texte und Untersuchungen^ se rattachant aux études
1. Christusbilder. Untersuchungen zur ckristlichen Légende, von Ernst von
DoBSGHiJTz. II. Halfte. (T. U., N. F., III, 3-4), pp. 357. Leipzig, 1899. Prix:
12 m.
D'ANCIENNE LITTÉRATURE CHRÉTIENNE 115
bibliques. Nos lecteurs admireront avec nous, malgré les critiques
que nous avons quelquefois indiquées, le labeur si sérieux, si
consciencieux, auquel des savants protestants se consacrent pour
mettre mieux en lumière l'ancienne littérature chrétienne. Il y a
là de quoi stimuler les catholiques qui, certes, ne doivent pas se
laisser dépasser dans une si belle tâche. Par le fait, les savants
catholiques d'Allemagne ont produit, dans le domaine patristique,
des travaux très remarquables. Cependant, ils n'avaient pas, jus-
qu'à l'année 1900, de recueil périodique, centralisant les efforts
dispersés et analogue aux Texte und Untersuchungen. Ils le pos-
sèdent maintenant, grâce à l'initiative de deux professeurs, au
nom déjà bien connu, et d'un éditeur entreprenant. Le nouveau
recueil a pour titre : Recherches sur l'histoire de la littérature
et du dogme chrétiens ^ et paraît_, à intervalles indéterminés,
mais environ quatre fois par an, sous la direction compétente de
MM. le D"* Albert Ehrhard, professeur d'histoire ecclésiastique à
l'Université de Vienne, et Mgr le D"" J. P. Kirsch, professeur de
patrologie et d'archéologie chrétienne à l'Université de Fribourg
en Suisse. Nous allons passer en revue les livraisons "publiées,
toutes fort intéressantes.
Mgr Kirsch, l'un des directeurs, a commencé par une Étude
d'histoire du dogme sur la Doctrine de la communion des saints
dans l'antiquité chrétienne. Il y étudie cette belle et si conso-
lante croyance dans les écrits patristiques et dans l'archéologie,
spécialement dans les monuments des catacombes, qu'il connaît
si bien. Il sera encore parlé ici plus amplement de cette magis-
trale étude.
M. Hugo KocH occupait déjà une place distinguée parmi les
écrivains qui, depuis quelques années, ont fait singulièrement
avancer les questions relatives au Pseudo-Denys l'Aréopagite.
Les relations du grand inconnu avec les néo-platoniciens, surtout
avec Proclus, ont été particulièrement mises en lumière par lui, en
même temps que par notre confrère le P. Stiglmayr. Le travail qui
forme la deuxième et la troisième livraisons des Forschungen-j con-
1. Forschungen zur christlichen Littérature und Dogmengeschichte. Mayence,
F. Kirchheim, 1900. Prix par volume : 16 m. (20 fr.).
2. Pseudo-Dyonysius Areopagita in seinen Beziehungen zum NeaplatO'
nismus und Mysterienwesen. Fine litterar- historische Untersuchung, von
Hugo KocH, pp. xii-276. Mayence, Kirchheim, 1900. Prix isolémerft ; 8 m.
116 BULLETIN
tinuela preuve de ces relations et en montre l'étendue, par la con-
frontation desécrits du Pseudo-Denys avec ceux du néo-platonisme,
dans la forme et dans le fond. M. Koch insiste principalement sur
les rapports touchant la théorie mystique. Il est très curieux de
voir comment le docteur chrétien a su choisir et adapter à la théo-
logie chrétienne ce qu'il y avait de bon dans la terminologie, les
rites et la symbolique de ces mystères, où s'étaient réfugiés les
meilleurs éléments de l'ancienne religion grecque et par lesquels
le néo-platonisme s'est efforcé, non sans quelque succès, de pro-
longer les jours du paganisme expirant. On comprend tout l'in-
térêt de cette étude, quand on sait que les ouvrages du Pseudo-
Denys sont devenus la base de la théologie mystique dans l'Eglise.
Dans la quatrième livraison des Forschungen^ ^ M. KarlKunstle,
professeurà l'université deFribourg(Bade),parle d'un très précieux
manuscrit de la bibliothèque grand-ducale de Karisruhe, prove-
nant de l'ancienne abbaye de Reichenau, au lac de Constance,
où il a été écrit presque tout entier par le moine Reginbert, bi-
bliothécaire de cette abbaye de 784 à 846. Ce codex a déjà été
utilisé par divers éditeurs, sans qu'on l'ait jamais étudié à fond
dans son entier, comme il le méritait. M. Kûnstle nous en donne
d'abord le dépouillement complet, avec l'analyse des cinquante-
deux ouvrages ou fragments qu'il renferme, nous apprenant pour
chacun s'il a été publié, et où ; indiquant le secours que ces textes
peuvent encore donner pour corriger des éditions faites sans le&
consulter; enfin, insistant particulièrement sur les questions d'ori-
gine et d'auteurs. Neuf fragments sont publiés à la suite du travail.
L'ensemble de ces morceaux, à deux ou trois près, forme une
collection d'une singulière unité de plan, que le savant professeur
caractérise très bien dans le titre de son étude, comme une
Bibliothèque des symboles et de traités théologiques destinés
à combattre le Priscillianisme et PArianisme visigothique. Vu
le choix qui a manifestement dirigé le compilateur, et le but, sen-
sible dans le tout et dans chaque partie, qui est la lutte contre
l'arianisme, mais l'arianisme tel qu'il était importé par les conqué-
1. Eine Bihliothek der Symbole und theologischer Tractate zur Bek'àmp-
fung des Priscillianismus und westgothischen Arianismus aus dem VI. Jahr-
hunderie. Ein Beitrag zur Geschichtc der theologischen Litteratur in Spa-
nicn. Von D^ Karl Kunstle, pp. xi-181. Prix : 5 m.
D'ANCIENNE LITTÉRATURE CHRÉTIENNE 117
rants visigoths, puis contre le priscillianisme, cette hérésie espa-
gnole, M. Kunstle est conduit à affirmer très décidément que ces
pièces ont été rassemblées en Espagne vers la fin du sixième siè-
cle, et que plusieurs d'entre elles, qui sont anonymes ou évidem-
ment pseudonymes (portant les noms célèbres d'Augustin, d'Am-
broise, de Jérôme, etc.), sont l'œuvre de théologiens espagnols des
cinquième et sixième siècles. Cette conclusion, établie par une série
d'observations pénétrantes et érudites, jette un jour imprévu sur
l'activité intellectuelle de l'Espagne catholique à cette époque re-
culée. Outre ce résultat fort intéressant, l'étude de M. Kunstle en
contient d'autres qui ne le sont pas moins et qui, malgré ce que
les confrères en science pourront contester, enrichissent l'his-
toire de la littérature chrétienne en général. Je me contenterai de
citer l'attribution à une source espagnole: du symbole Quicumque,
dit de saint Athanase; puis des Dogmata ecclesia stic a ^uhWés sous
le nom de Gennadius de Marseille ; des onze premiers livres De
Tr'initate qu'on trouve dans la Patrologie de Migne sous le nom
de Vigile de Tapse ; de la belle Exhortatio ad Neophytos de Symbolo
(que le manuscrit donne à saint Ambroise et que M. Kunstle,
suivant et confirmant une hypothèse de dom G. Morin, rend
àl'évêque espagnol Syagrius), etc. Sans doute, dans cette libérale
distribution aux théologiens espagnols, les critiques réclameront
quelque chose pour nos anciens de la Gaule méridionale. Quoi
qu'il en soit, ce suggestif travail marquera dans l'histoire litté-
raire chrétienne. Je n'ai qu'un regret à exprimer, c'est que des
pages si remplies d'utiles informations n'aient pas d'index alpha-
bétique des matières et des auteurs mentionnés.
On attendait avec curiosité l'étude complète annoncée par
M. FuNK sur le Testament de Notre-Seigneur, publié par S. Ém.
Mgr Rahmani (V. Etudes y LXXXÏ, 527). Le savant professeur
nous la donne dans le second volume des Forschungeji^ . Il y con-
firme, en la motivant avec ampleur, Topinion qu'il avait déjà
l. Das Testament unseres Herrn und die verwandten Schriften, von D' F.
X. FuNK, pp. xii-316. Mainz, Kirchheim, 1901. Prix isolément : 9 m. — Je
profite de l'occasion pour faire observer qu'à la page 532 de mon article,
indiqué ci-dessus, les renvois aux notes et la seconde note elle-même sont
hors de place. Le premier chiffre de renvoi, dans le texte, est à mettre à la
place du second, et la seconde note doit être reportée à la page 533, où le
chiffre de renvoi (1) doit être mis à la 22* ligne, après les mots « l'an 400 ».
118 BULLETIN
énoncée peu après la publication du Testament^ sur la question
de l'origine et de la date de ce document. En conclusion, celui-
ci, au lieu d'être antérieur au troisième siècle, comme l'admet son
vénérable éditeur, serait d'après M. Funk, tout au plus de la
moitié du cinquième siècle. Le savant professeur déduit cette date,
avec son érudition bien connue, et des indices que fournit le texte
même du Testament^ et de ses rapports avec les documents paral-
lèles. Impossible d'analyser tous ses arguments ; en détacher quel-
ques-uns de l'ensemble, pourrait induire en erreur sur la valeur
de toute la démonstration : ceux qu'intéresse le problème — en
effet très intéressant, quoique très spécial — ne peuvent se dis-
penser de lire ou plutôt d'étudier toute la discussion de M. Funk,
les textes sous les yeux. Je ne me permettrai que deux ou trois
observations.
La première est un peu personnelle. L'éminent écrivain m'a
fait l'honneur de me donner place parmi ceux dont il enregistre
les opinions sur la date du Testament '^ mais ne connaissant mon
article que sur le rapport d'une revue belge, il dit que j'ai adhéré
à la thèse de Mgr Rahmani. Les lecteurs des Études savent que
j'ai été plus réservé. J'ai dit que plusieurs passages, plusieurs dé-
tails (par exemple la longue prescription relative à la construction
â^ églises et àe presbytères ) me paraissaient postérieurs au commen-
cement du quatrième siècle : c'est plus d'un siècle de divergencjg
avec Mgr Rahmani. J'admettais en même temps, il est vrai, que la
« substance » du Testament pouvait être antérieure au troisième
siècle. J'avoue que je ne m'exprimerais plus de la sorte, et que le
nombre des passages peu conciliables avec la date du second ou
même du troisième siècle, qu'une étude un peu rapide du Testa"
ment m'avait laissé apercevoir, s'est beaucoup accru pour moi, à
la lecture du travail de M. Funk. Aussi, je n'oserais plus faire
remonter même la « substance » du document avant le quatrième
siècle. Mais la date que lui assigne M. Funk est bien basse; et
l'explication qu'il donne, par exemple, des allusions aux persé-
cutions et des prescriptions supposant un gouvernement païen,
ne me paraît guère satisfaisante.
Au reste, la raison principale du savant professeur pour recu-
ler si loin la composition du Testameiit, c'est le système qu'il a
adopté sur la relation du document avec les documents parallèles
et sur la chronologie de l'ensemble. J'ai brièvement indiqué,
D'ANCIENNE LITTERATURE CHRETIENNE 119
dans l'article rappelé plus haut, quels sont ces documents paral-
lèles et quelle était, au sujet de leur dépendance réciproque et
de leur classement chronologique, l'état de la controverse entre
M. Funk, d'une part, et MM. Acheliset Ilarnack, de l'autre, avant
la publication du Testament. Cette publication n'a pas rapproché
les adversaires, ni modifié leurs idées ; ils maintiennent leurs deux
classements inverses l'un de l'autre, en mettant le nouveau docu-
ment à la suite, au plus bas degré. Ainsi, d'après M. Funk, c'est
toujours le VHP livre des Constitutions apostoliques qui vient le
premier, vers l'an 400 ; puis, comme dérivé, le Règlement ecclé'
siastique égyptien ; enfin, dérivant de ce dernier, le Testament et
les Canons dits d'Hippolyte. Pour MM. Achelis et Harnack, les
Canons d* Hippolyte viennent en tête et d'eux dérive le Règle-
ment égyptien., d'où se développent finalement les Constitutions
apostoliques et le Testament,
Non nostrum inter vos tantas componere lites.
Il y a de quoi déconcerter les petites gens du monde où l'on
étudie, à voir de pareils dissentiments entre les princes de la
science : un Funk renvoyant après le cinquième siècle ces Canons
d' Hippolyte qu'un Achelis et un Harnack mettent peu après le
commencement du troisième ( 218) ; les uns déclarant primitif,
antique, ce qui pour l'autre est moderne, remanié ; et les deux
parties s'appuyant sur les mêmes textes pour en tirer, avec une
assurance égale, des conclusions diamétralement opposées.
Pour ce qui concerne en particulier la nouvelle démonstration
que M. Funk nous donne de son système et que je me suis appli-
qué à suivre de mon mieux, j'avoue que je n'ai pu y saisir des
principes fixes pour déterminer les relations de dépendance des
divers documents. Pourquoi est-ce tantôt le texte le plus long,
tantôt le plus court, qui est le plus ancien? pourquoi est-ce tantôt
la forme la plus rationnelle et la mieux ordonnée, tantôt la plus
confuse et la plus rudimentaire, qui est la plus primitive ? sou-
vent il m'a été impossible de le comprendre.
De tout cela on peut conclure, je crois, que ni la date du Tes-
tament ni sa place au milieu des documents parallèles ne sont
encore bien établies — et qu'il en est de même de chacun des
documents parallèles.
Une morale plus générale, utile à tirer, parce qu'elle a aussi
120 BULLETIN
son application dans d'autres problèmes, c'est l'insuffisance de
la critique purement interne à fixer l'âge des monuments de la
discipline ecclésiastique dés premiers siècles. Cette' insuffisance
est rendue évidente ici par la divergence énorme des résultats
où aboutissent des critiques qu'on peut dire d'égale force. Mais
ne devait-on pas la prévoir quasi a prioril M. Funkafait observer
très sagement que souvent des usages sont restés dans certaines
parties de l'Eglise, quand ils avaient disparu ailleurs, et que des
usages abolis pendant un temps ont été repris plus tard, en telle
ou telle province : cela étant, combien on peut se tromper, quand,
ignorant l'origine et la date de deux documents, on argumente
de telle coutume représentée comme existante dans celui-ci et
inconnue à celui-là, pour conclure que l'un est plus ancien ou
plus récent que l'autre ? Et c'est sur des argumefitations de ce
genre que roule presque toute la discussion dont il s'agit —
comme plusieurs autres concernant les origines liturgiques, dis-
ciplinaires ou hiérarchiques de l'Église.
Mais, encore une fois, les réserves qu'appelle l'ouvrage de
M. Funk ne doivent empêcher personne de le lire avec attention,
et l'on ne saurait toujours que s'instruire à entendre sur ces
questions difficiles un des hommes qui, assurément, les connais-
sent le mieux.
Je ne puis terminer ce Bulletin sans signaler au moins, avec
l'espoir d'y revenir plus à loisir, le beau volume que vient
de publier M. le professeur Albert Ehrhard, codirecteur des
Forschungeny sur les travaux concernant l'ancienne littérature
chrétienne, parus de 1884 à 1900'. Ce volume s'intitule aussi
« Premier supplément slux Études théologiques de Strasbourg -^^
c'est-à-dire au recueil précédemment fondé par M. Ehrhard
d'accord avec son collègue M. le D"* Eugène Mûller, professeur
au Grand Séminaire de Strasbourg. Il est la continuation de
l'aperçu publié en 1894, comme livraisons 4® et 5" de cet excel-
lent recueil, et embrassant les publications relatives à l'ancienne
littérature chrétienne dans la période 1880-1884. Ce nouveau
volume, qui n'épuise pas encore la matière, puisqu'il ne comprend
1. Die altchristliclie Litleratur und ihre Erforschung von 188^-1900.
I** Ablheilung. Die vornic'dnische Litteratur , von Albert Ehrhard. In-8,
pp. xii-644. Fribourg en Br., Herder, 1900. Prix : 15 m.
D'ANCIENNE LITTÉRATURE CHRÉTIENNE 121
que la littérature anténicéenney mais qui doit avoir sa suite dans
le courant de Tannée, ne peut qu'être accueilli avec joie. Il y a
longtemps que les protestants avaient leurs Jahresherichte an-
nuels, faisant une large place aux études concernant les écrits
de l'ancienne Église ; la façon dont les travaux de catholiques y
étaient souvent jugés, quand ils n'étaient pas simplement ignorés^
et l'appui que les erreurs des critiques anticatholiques y trou-
vaient trop souvent, donnaient lieu de souhaiter vivement qu'en
face de ces publications il en surgît d'autres, animées d'un
meilleur esprit, quoique non moins scientifiques. L'ouvrage de
M. Ehrhard satisfait heureusement ce desideratum. Ce n'est pas
un simple inventaire bibliographique. Très complet et enregis-
trant, avec les livres, les articles importants des Revues, métho-
diquement et clairement distribué, il fait bien connaître l'état de
la science, et sur les questions générales de l'histoire littéraire
chrétienne, et sur les problèmes spéciaux qui se posent, soit
pour des catégories d'écrits comme les Evangiles et les Actes
apocryphes, les Symboles, les Actes des martyrs, etc., soit pour
chaque écrivain en particulier, soit pour des écrits isolés. L'au-
teur expose les controverses, sur ces sujets, de manière à les
éclairer par le rapprochement des opinions, et il ajoute souvent
son jugement, qui porte toujours la marque d'un esprit aussi
judicieux et impartial que bien informé. Puisse le savant pro-
fesseur trouver assez de temps et de forces pour achever bientôt
le tableau commencé dans ce volume, et donner encore beau-
coup d'autres suites à une publication si utile !
Joseph BRUCKER, S. J.
ACTES PONTIFICAUX
CONSTITUTION APOSTOLIQUE DE N. T. S. P. LÉON XIII
PAPE PAR LA DIVINE PROVIDENCE
CONCERNANT
LES CONGRÉGATIONS QUI PROFESSENT DES VŒUX SIMPLES
Léon, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu^
ad perpétuant rei memoriam.
L'Eglise fondée par le Christ possède en elle-même, par la grâce
divine, une force et une fécondité telles qu'Elle a fondé durant les
temps passés, pour ainsi parler, de nombreuses familles religieuses
de l'un ou de l'autre sexe, qui se sont multipliées encore dans le cours
de ce siècle. Ces associations, dont les membres assument le lien
sacré des vœux simples, ont pour but de se consacrer saintement à
diverses œuvres de piété et de miséricorde. La plupart de ces congré-
gations, pressées par la charité du Christ, ont franchi les limites trop
étroites de telle ville ou de tel diocèse. Ayant acquis, par la force
d'une seule et même règle et d'une direction commune, la forme par-
faite pour ainsi dire de l'association, elles prennent une extension de
jour en jour plus grande.
Or, ces congrégations sont de deux sortes : les unes, qui ont obtenu
la seule approbation des évêques, sont, pour ce motif, appelées diocé-
saines-, au sujet des autres est intervenue, en outre, une décision du
Souverain Pontife, soit qu'il ait ratifié leurs règles et leurs statuts,
soit que, de plus, il leur ait accordé une recommandation ou une ap-
probation.
Quels doivent être envers ces deux catégories de familles religieuses
les droits des évêques, et, réciproquement, quelles sont les obligations
de celles-ci envers les évêques : ce sont là des points qui dans l'opi-
nion de certains, restent douteux et controversés. A la vérité, en ce
qui concerne les congrégations diocésaines, l'affaire ne ée présente pas
comme aussi difficile à régler ; en effet, elles ont été fondées et elles
vivent sous la seule autorité des évêques. Mais un problème plus
grave se pose au sujet des autres, qui ont été honorées de l'approba-
tion du Siège apostolique.
En effet, elles se répandent dans de nombreux diocèses, et partout
elles suivent les mêmes règles, elles sont soumises à une direction
unique. En conséquence, il est nécessaire que l'autorité des évêques à
leur égard subisse certains adoucissements et soit contenue dans des
limites fixées. Jusqu'oii doivent s'étendre ces limites, c'est ce qu'on
ACTES PONTIFICAUX. — LES CONGRÉGATIONS 123
peut conclure de la forme même de la décision qu'a coutume de pren-
dre le Siège apostolique en ce qui concerne l'approbation des congré-
gations de ce genre. Telle congrégation est approuvée comme une
pieuse association de vœux simples « sous la direction du supérieur
général, la juridiction des Ordinaires étant respectée, et conformé-
ment aux saints canons et aux constitutions apostoliques ».
Il résulte évidemment de là que de telles congrégations ne peuvent
être rangées au nombre des associations diocésaines et qu'elles ne
peuvent être soumises aux évêques, si ce n'est dans les limites de
chaque diocèse, et la direction de leur supérieur général demeurant
cependant respectée. D'après ce principe, il serait funeste que les
chefs suprêmes de ces associations empiétassent sur les droits et l'au-
torité des évêques ; la même règle interdit que les évêques ne s'arro-
gent quelques-uns des pouvoirs des supérieurs eux-mêmes.
S'il en était autrement, ces congrégations auraient autant de supé-
rieurs qu'il y aurait d'évêques dans les diocèses desquels leurs
membres résideraient, et c'en serait fait de l'unité de direction et de
discipline. Il faut que l'autorité des supérieurs des congrégations et
celle des évêques demeurent en plein accord, tendent au même but, et
par conséquent, il est nécessaire que les uns connaissent et respectent
intégralement les droits des autres.
Pour que, toute controverse cessant, il en soit ainsi à l'avenir, et
pour que le pouvoir des évêques, que Nous voulons voir partout
intact, comme il est juste, ne subisse nulle part aucun détriment, Nous
avons jugé bon d'édicter deux catégories de prescriptions, selon l'avis
de la Sacrée Congrégation des évêques et réguliers. Le premier de
ces chapitres concerne les associations qui n'ont pas encore été recom-
mandées ou approuvées par le Saint-Siège, et le second, les autres,
celles dont le Saint-Siège a reconnu les règles, celles dont il a ap-
prouvé ou recommandé les institutions.
La première catégorie de prescriptions comprend les règles sui-
vantes :
I. — Il appartient à l'évêque de ne pas recevoir dans son diocèse
une congrégation quelconque récemment fondée, avant que lui-même
n'en ait connu et approuvé les règles et les constitutions, pour vérifier
si elles ne contiennent rien de contraire à la foi ou à la saine morale,
ni aux sacrés canons et aux décrets des Souverains Pontifes, et si elles
sont conformes au but que la congrégation se propose.
II. — - Aucune maison dépendant de congrégations nouvelles ne
pourra être régulièrement fondée, si ce n'est avec l'assentiment et
l'approbation de l'évêque. Celui-ci ne devra donner son autorisation
qu'après s'être assuré avec soin de ce que sont les hommes qui la lui
demandent, s'ils ont des sentiments droits et honnêtes, s'ils sont doués
de sagesse, guidés par le zèle de la gloire divine, par le désir d'assurer
leur salut et celui des autres.
III. — Les évêques, autant que faire se pourra, au lieu de fonder
ou d'approuver une congrégation nouvelle, s'en adjoindront plus utile-
124 ACTES PONTIFICAUX
ment une prise parmi celles qui sont déjà approuvées, et ayant des
règles et un but analogues. Si ce n'est dans les pays des missions, on
ne devra approuver, pour ainsi dire, aucune congrégation qui, sans se
proposer un but fixe et spécial, entreprenne d'accomplir n'importe
quelles œuvres de piété et de bienfaisance, même entièrement diffé-
rentes les unes des autres.
Les évêques nedevront laisser se fonder aucune congrégation qui
soit dépourvue des revenus nécessaires à la subsistance de ses
membres. Ils n'approuveront qu'avec beaucoup de précautions, et
même avec beaucoup de difficultés, les congrégations qui vivraient
d'aumônes, et aussi les familles religieuses de femmes qui assiste-
raient les malades à domicile, le jour et la nuit.
Si quelque nouvelle congrégation de femmes se propose d'ouvrir
dans ses maisons des hôpitaux où seront reçus ensemble des hommes
et des femmes, ou encore des asiles semblables réservés aux prêtres
qui, malades, recevraient les soins et les services des Sœurs, les
évêques ne devront approuver un tel projet qu'après un mûr et sévère
examen. En outre, ils ne permettront nulle part que des religieuses
ouvrent des maisons où les hommes et les femmes venant du dehors
trouvent à prix d'argent le logement et la nourriture.
IV. — Toute congrégation diocésaine ne pourra passer dans d'autres
diocèses qu'avec le consentement des deux évêques : celui du lieu
qu'elle quittera et celui du lieu où elle voudra se fixer.
V. — S'il arrive qu'une congrégation diocésaine se répande dans
d'autres diocèses, il ne pourra rien être changé à sa nature et à ses
règles, si ce n'est du consentement de chacun des évêques dans les
diocèses desquels elle sera établie.
VI. — Il importe qu'une fois approuvées, les congrégations ne
s'éteignent pas sans des causes graves et avec l'approbation des
évêques sous la juridiction de qui elles auront été placées. Cependant
il est permis aux évêques de supprimer telle ou telle maison isolée,
chacun dans son diocèse.
VII. — L'évêque devra s'informer de ce qui concerne chacune des
jeunes filles qui demandent à mener la vie religieuse et de même celles
qui, ayant achevé leur noviciat, doivent prononcer leurs vœux : il lui
appartiendra de même de les examiner selon l'usage et de les admettre
à la profession si aucun obstacle ne s'y oppose.
VIII. — L'évêque a le pouvoir de renvoyer les religieuses pro-
fesses des congrégations diocésaines en les relevant de leurs vœux
perpétuels et temporaires. Un seul est excepté (au moins en ce qui
concerne l'autorité j)ropre de l'évêque), c'est celui de chasteté perpé-
tuelle. Il faut prendre garde cependant, en relevant ainsi de ses vœux
une religieuse, de léser le droit d'autrui, ce qui aurait lieu si les supé-
rieurs ignoraient cette mesure ou s'y opposaient avec raison.
IX. — Les supérieures, en vertu des constitutions, seront élues par
les religieuses. L'évêque cependant, soit lui-même, soit en la personne
LES CONGREGATIONS 125
d'un délégué, présidera au scrutin; il a pleins pouvoirs de confirmer
ou d'annuler l'élection, suivant sa conscience.
X. — L'évêque a le droit de visiter les maisons de toute congréga-
tion diocésaine, et d'être informé de la manière dont la vertu y est
pratiquée, dont la discipline y est observée, ainsi que de l'état du
budget.
XI. — Il appartient aux évêques de désigner des prêtres pour les
cérémonies religieuses, les confessions, la prédication, et aussi de
statuer sur la dispensation des sacrements en ce qui concerne les con-
grégations diocésaines de même que les autres ; ce point est expliqué
en détail dans le chapitre suivant (noVIII).
L'autre chapitre de prescriptions, concernant les congrégations dont
le Siège apostolique a reconnu les règles ou dont il a recommandé ou
approuvé les institutions, renferme les préceptes suivants :
I. — Il appartient aux chefs des congrégations de choisir les can-
didats, de les admettre à la prise d'habit et à la profession des vœux.
L'évêque, toutefois, garde entière la faculté qui lui est concédée par le
concile de Trente* d'examiner, en vertu de sa charge, les novices,
quand il s'agit de femmes, avant qu'elles ne prennent l'habit et pro-
noncent leurs vœux. Il appartient également au chef des congrégations
d'organiser chaque maison, de renvoyer des novices et des profès, en
observant néanmoins tout ce que les règles de l'Institut et les décisions
pontificales commandent d'observer. Le droit d'attribuer des fonc-
tions et promotions, tant celles qui sont relatives à l'ensemble de la
congrégation que celles qui sont exercées dans chaque maison, appar-
tient aux « chapitres )) et aux conseils propres du couvent. En ce qui
concerne les couvents de femmes, l'évêque, comme délégué du Siège
apostolique, présidera, par lui-même ou par un autre, à l'assignation
des fonctions dans son diocèse.
II. — Le droit d'accorder les vœux, soit temporaires, soit perpé-
tuels, appartient au seul Pontife romain. Aucun évêque n'a le droit
de modifier les constitutions, en tant qu'elles ont été approuvées par
le Siège apostolique. De même, il n'est pas permis aux évêques de
changer ou de tempérer le régime établi de droit, en vertu des consti-
tutions, soit par les chefs de toute la congrégation, soit par ceux de
chaque maison.
III. — Les évêques ont le droit, dans leur diocèse, de permettre ou
de prohiber la fondation de nouvelles maisons, l'érection par les
congrégations de nouvelles églises, l'ouverture d'oratoires publics ou
semi-publics, la célébration du culte dans les oratoires privés, l'expo-
sition publique du Saint [Sacrement à la vénération des fidèles. Il
appartient également aux évêques de prescrire des solennités et des
prières qui devront être publiques.
IV. — Pour les maisons des congrégations de cette catégorie qui
possèdent la « clôture épiscopale », les évêques conservent intacts
1. Sess. XXV, cap. xvii, De Regul et Monial.
126 ACTES PONTIFICAUX
tous les droits qui, à ce sujet, leur sont conférés par les lois pontifi-
cales. Pour celles qui possèdent, comme l'on dit, la « clôture par-
tielle », il appartient à l'évêque de veiller à ce qu'elle soit observée
régulièrement et à ce qu'aucun abus ne vienne à s'y glisser.
V. — Les novices de l'un et de l'autre sexe, au point de vue du
« for intérieur », sont soumis au pouvoir de l'évêque. Au point de
vue du a for extérieur », ils lui sont soumis en ce qui concerne les
censures, la réservation des cas, le relèvement des vœux qui ne sont
pas réservés au Souverain Pontife, la prescription de prières publiques,
les dispenses et autres permissions que les évêques peuvent accorder
aux fidèles de leur diocèse.
VI. — Si des religieux demandent à être promus aux ordres sacrés,
l'évêque, bien qu'agissant dans son diocèse, aura soin de ne les y
admettre qu'aux conditions suivantes : Que les aspirants soient pro-
posés par leurs supérieurs, que toutes les choses prescrites par le
droit sacré au sujet des lettres dimissoriales ou testimoniales soient
observées; que les aspirants possèdent le titulus sacrae ordinationis, ou
en soient du moins régulièrendent exemptés; qu'ils se soient adonnés
à l'étude de la théologie, selon le décret Aiictis admodum, en date du
4 novembre 1892.
VII. — En ce qui concerne les ordres mendiants, les évêques
conservent les droits mentionnés par le décret Slngulare quidem pro-
mulgué, en date du 27 mars 1896, par la Sacrée Congrégation des
évêques et réguliers.
VIII. — Pour les choses d'ordre spirituel, les congrégations sont
soumises aux évêques des diocèses où elles sont établies. Il appartient
donc aux évêques de désigner et d'approuver pour elles les prêtres
pouvant célébrer et prêcher. Pour les congrégations de femmes,
l'évêque désignera des confesseurs tant ordinaires qu'extraordinaires,
selon la constitution Pastoralis curse, publiée par Notre prédécesseur
Benoît XIV, et selon le décret Quemadmodum, rendu en date du 17 dé-
cembre 1890 par la Sacrée Congrégation des évêques et réguliers. Ce
décret vise aussi les congrégations d'hommes oii nul n'est promu aux
saints ordres.
IX. — L'administration des biens possédés par chaque congréga-
tion doit appartenir au supérieur général ou à la supérieure générale,
et à leurs conseils. Les revenus de chaque maison doivent être admi-
nistrés par leurs chefs particuliers, selon les règles de chaque congré-
gation. L'évêque ne peut exiger qu'on lui en rende compte. Si des
fonds ont été attribués ou légués à une maison particulière en vue de
pourvoir au culte ou à une œuvre de bienfaisance locale, le supérieur
de la maison les administrera, mais en prenant l'avis de l'évêque, et en
lui témoignant une parfaite déférence. Le supérieur ou la supérieure
de toute la congrégation ne pourra cacher ou soustraire à l'évêque
aucune partie de ces biens, ni les affecter à d'autres usages. Pour cette
sorte de biens, l'évêque examinera, chaque fois qu'il les verra, les
comptes de ce qui a été reçu et déboursé; il veillera à ce que le capital
LES CONGREGATIONS 127
ne dépérisse pas, et à ce que les intérêts ne soient pas dépensés incon-
sidérément.
X. — Si aux maisons des congrégations se trouvent joints des éta-
blissements tels que pensionnats, orphelinats, hôpitaux, écoles, asiles,
tous ces établissements demeurent soumis à la vigilance épiscopale en
ce qui concerne le magistère de la religion, l'honnêteté des mœurs, les
exercices de piété, l'administration du culte, tout en laissant intacts les
privilèges accordés par le Siège apostolique aux collèges, écoles ou
établissements de cette nature.
XI. — Dans toutes les maisons de congrégations faisant des vœux
simples, il appartient aux évêques, en ce qui concerne leurs diocèses
respectifs, de visiter les églises, chapelles, oratoires publics, les lieux
affectés à l'administration du sacrement de pénitence, et de décider ce
qui leur paraîtra opportun au sujet de leur établissement. — Dans les
congrégations de prêtres, seuls les supérieurs connaîtront de ce qui
concerne la conscience, la discipline et l'organisation matérielle de la
maison. Dans les congrégations de femmes et dans les congrégations
d'hommes non admis au sacerdoce, il appartient à l'évêque de s'enqué-
rir si la discipline est observée selon la règle, si la saine doctrine et
l'intégrité des mœurs n'ont subi aucune atteinte, si la clôture n'est pas
violée, si les sacrements sont reçus avec fréquence et régularité. — Si
l'évêque trouve quelque chose qui mérite des reproches, qu'il ne prenne
pas de décision immédiatement, et avertisse les supérieurs de prendre
les mesures nécessaires. Si ceux-ci négligent de le faire, l'évêque
agira de son propre mouvement. Si pourtant des faits très graves se
produisent qui n'admettent pas de délai, l'évêque décidera immédiate-
ment, mais en transmettant sa décision à la Sacrée Congrégation des
évêques et réguliers.
L'évêque usera, principalement dans ses visites, des droits que Nous
avons mentionnés plus haut, en ce qui concerne les écoles, asiles et
autres établissements énumérés. — Quant à l'organisation matérielle
des congrégations de femmes, et des congrégations d'hommes non
admis au sacerdoce, l'évêque ne s^en occupera pas, sauf en ce qui con-
cerne l'administration des fonds ou legs attribués au culte ou à des
œuvres destinées à venir en aide aux habitants du diocèse.
Par ce que Nous avons édicté et sanctionné ci-dessus, Nous vou-
lons qu'il ne soit dérogé en rien aux facultés et privilèges concédés
par Notre décret ou par tout autre décret du Siège apostolique, ou
confirmés par une coutume immémoriale ou séculaire, ni à ceux qui
peuvent être contenus dans les règles de telle ou telle congrégation
approuvée par le Pontife romain.
Nous décrétons que les présentes lettres et tout ce qu'elles contien-
nent ne pourront être en aucun temps taxées ou accusées d'altération,
d'interpolation, de différence d'intention de Notre part ou de quelque
autre défaut, mais qu'elles sont et seront toujours valides et dans toute
leur vigueur, et qu'elles doivent être observées inviolablement, en juge-
ment et hors jugement, par toute personne, de quelque dignité et de
128 ACTES PONTIFICAUX. — LES CONGREGATIONS
quelque prééminence qu'elle soit revêtue; déclarant vain et de nulle
valeur tout ce qui pourra être fait pour les modifier, sciemment ou
insciemment, par qui que ce soit, par quelque autorité et sous quelque
prétexte que ce soit; nonobstant toutes choses contraires.
Nous voulons que les exemplaires de ces lettres, même imprimés,
signés de la main de Notre notaire et munis du sceau d'un homme
constitué en dignité ecclésiastique, fassent foi de Notre volonté comme
si l'on avait sous les yeux ces présentes lettres.
Donné à Rome, près de Saint Pierre, le six des ides de décembre de
l'année de l'Incarnation de Notre-Seigneur mil neuf cent, de Notre
Pontificat la vingt-troisième.
G. card. Aloisi Masella, Pro-Dat.
A. card. Macchi.
Visa :
De Curia I. De Aquila, e Vicecomitlbus.
Loco -J- Plumbi,
Reg. in Secret. Brevium.
I. GUGNONIUS.
REVUE DES LIVRES
PREMIÈRE PARTIE
HISTOIRE
Paris révolutionnaire. Vieilles maisons, vieux papiers, par
G. Lenotre. Paris, librairie académique Perrin et G'®. In-8.
La faveur méritée avec laquelle fut reçu, il y a quelques années, le
Paris révolutionnaire de M. G. Lenotre, ne pouvait manquer d'en-
courager l'auteur à poursuivre ses laborieuses mais captivantes recher-
ches. Il n'a ni failli à la tâche, ni trompé nos espérances : Vieilles
maisons, vieux papiers n'est pas seulement un titre parlant; c'est
surtout, comme l'ouvrage qu'il complète, un travail de haute éru-
dition, plein de surprises, de trouvailles, de découvertes merveil-
leuses, présentées au public sous la forme d'un récit varié, spirituel,
dramatique. M. Lenotre a le culte du passé qu'il raconte, et pour le
faire revivre plus fidèlement, il fait appel à tous les documents que son
flair de chercheur expérimenté, et le hasard, « ce dieu que les fureteurs
devraient adorer à genoux», ont mis à sa portée. Vieilles rues, vieilles
maisons, vieux meubles, parchemins racornis, dossiers poudreux
ensevelis dans les études de notaires, il explore infatigablement tout
ce qui peut ajouter à l'exactitude de sa patiente reconstruction ; s'il se
heurte à l'énigme, il n'a garde de passer outre, mais s'acharne à la
pénétrer et lui dérobe toujours quelque chose de son mystère. Lisez,
par exemple, les pages consacrées à Salahert de Lange \ rien ne vous
donnera mieux l'idée de cette recherche obstinée de la vérité qui ne se
lasse ni des déconvenues, ni des multiples désagréments de la profes-
sion de fureteur. Mais aussi quelle joie de pouvoir replacer ses per-
sonnages dans le cadre où ils ont vécu, de s'associer à leurs aventures,
de suivre le jeu complexe de leurs passions, de les révéler enfin dans
le plein relief de leur vie tourmentée et trop souvent stérile !
Essayez de revivre avec M. Lenotre le « roman de Camille Desmou-
lins » et dites s'il n'est pas fâcheux, en vérité, que Tobstiné bégaiement
de ce raté ambitieux ne lui ait pas fermé la carrière politique. Bien
des gens s'en seraient mieux trouvés, à commencer par lui-même.
Quelle charmante idylle s'ébauchait pour ce petit avocat sans cause,
lorsque la pauvre Lucile Duplessis, en lui donnant sa main, l'arrachait
en même temps aux mauvais conseils de la faim et aux luttes des partis,
et ne demandait qu'à l'envelopper de tendresse et de bonheur ! Mais
un fol orgueil étouffait chez Camille un amour d'ailleurs sincère ; le
désir d'être quelqu'un, de faire parler de lui, le rejeta dans la poli-
tique, et la politique le dévora. L'idylle se termina pour tous les deux
LXXXVI. — 9
13e REVUE DES LIVRES
sous le couperet de la guillotine. C'est ainsi que Robespierre le remer-
cia de l'avoir pris pour témoin de son mariage.
Je viens de nommer Robespierre. Dans son Paris révolutionnaire,
M. Lenotre s'était longuement occupé de lui, comme de juste. Aujour-
d'hui, il attire notre attention sur la sœur trop oubliée du célèbre
terroriste. Nous savions déjà qu'elle n'avait pu faire bon ménage avec
les Duplay; elle reprochait surtout à Mme Duplay d'accaparer son
frère. C'était montrer pour Maximilien une sollicitude imméritée. Nous
apprenons, en effet, que ce cher frère, pour se défaire de sa gênante
sœur, la confia au proconsul d'Arras, Lebon, et que celui-ci, pour
obliger son ami, s'empressa de la dénoncer comme aristocrate et de la
faire mettre en prison. Heureusement, un ennemi de Lebon l'en tira;
elle put revenir à Paris, et s'y cacha sous le nom de « femme Carraud ».
Cette ruse n'empêcha pas les Argus du Comité de sûreté générale de
la découvrir et les commissaires de l'interroger. « La contenance de
cette sœur des Gracques fut lamentable », dit M. Lenotre ; « elle renia
ses frères avec une désinvolture déconcertante... Charlotte ainsi sauva
sa tête ; ayant rompu avec l'héroïsme^ elle exagéra la platitude, battant
monnaie avec ses malheurs ». Son reniement lui valut d'être tour à tour
pensionnée par les thermidoriens, par l'Empire, par Louis XVIII et
par Louis-Philippe. La «femme Carraud » mourut le 1**^ août 1834 et
fit une fin digne d'elle. «Un prêtre se présenta; mais elle réconduisit,
disant qu'elle avait toute sa vie pratiqué la vertu, et qu'elle mourait
avec une conscience pure et tranquille. »
C'est par ces détails précis, piquants, révélateurs, que l'historien
soutient l'intérêt croissant de son ouvrage.
Deux policiers est l'histoire de deux pourvoyeurs de guillotine ; Tun,
Héron, féroce jusqu'à prier un de ses collègues de le débarrasser de
sa femme en la faisant guillotiner comme cancalaise^ autrement dit
comme aristocrate ; l'autre, Dossonville, plutôt bon enfant, pourvu qu'il
mange bien, terroriste avant le 9 thermidor, agent royaliste après, puis
déporté, au lendemain du coup d'État de fructidor, à Sinnamari, d'où
il s'évade avec Barthélémy, Pichegru et quelques autres ; enfin, sous
la Restauration, commissaire de police du quartier de Tîle Saint-Louis,
où il jouit de la considération universelle.
Dans l'impossibilité de tout signaler, je veux du moins énumérer les
titres des autres études : Les derniers jours d' André Chénier; La maison
de Cagliostro ; Deux étapes de Napoléon; Autour de la Du Barry ] La
vieillesse de Tallien ; Un Lalude inconnu; Papa Pache ; La brouette de
Couthon; Leblanc (récit palpitant de l'arrestation de Pichegru sous le
Consulat) ; Saint- Just à Blérancourt ; M. le comte de Folmon.
Ce dernier récit nous montre Tancien jacobin Rouzet s'attachant
avec une fidélité inébranlable à la veuve de Philippe-Égalité, partageant
son exil, ce qui lui vaut son titre es])agnol de comte de Folmon; puis,
quand la Restauration les a ramenés l'un et l'autre en France, mourant
auprès d'elle au château d'Ivry, et enterré par ses soins dans la cha-
pelle de Dreux, où elle-même ira bientôt le rejoindre.
REVUE DES LIVRES 131
Ce faible résumé est une bien pauvre recommandation de cet excel-
lent livre, qui pourtant n'est pas destiné aux jeunes personnes ; mais
M. Lenotre nous pardonnera de laisser aux admirateurs de son beau
talent le soin de se convaincre par eux-mêmes du mérite de son nouvel
ouvrage. J'ajoute que plusieurs bonnes gravures en augmentent l'attrait.
Adrien Houard, S. J.
QUESTIONS SOCIALES
Un crime antisocial. Conférences données à un Cercle d'étu-
des de Saint-Etienne, par le D^ Frestier. In-12, pp. 75. Saint-
Etienne, imprimerie des Sourds-Muets. Prix : 40 centimes, au
profit d'une œuvre française.
Après beaucoup d'autres, notre vénéré confrère le D"" Frestier dé-
nonce la détestable pratique qui détourne de son but le mariage mo-
derne et produit cette dépopulation croissante dont se préoccupent si
justement les moralistes, les savants, les économistes et tous les vrais
patriotes. Il ne sera pas entendu, hélas ! de la plupart de ceux auxquels
la leçon s'applique, mais les tertiaires qui ont suivi les conférences du
savant médecin de Saint-Etienne en ont certainement tiré un utile ensei-
gnement. Nous souhaitons à la brochure tout le succès qu'elle mérite.
La première conférence porte sur certains désordres qui ont toujours
un grave et profond retentissement dans Tordre moral et intellectuel.
Le Crime au foyer, le Châtiment, le Fle'au social, les Causes et les
remèdes sont successivement étudiés avec autant de science que de
réserve. Ces chapitres ne s'analysentpas, ils veulent être lus. Puissent-
ils faire la lumière dans les esprits contemporains qui s'obstinent à
mépriser l'enseignement constant de l'Eglise sur le but essentiel du
mariage, enseignement corroboré par tous les médecins libres-penseurs
ou catholiques ! La société repose sur la famille, et la famille n'est plus
possible avec la honteuse pratique qui ferme les sources de la vie. Ce
n'est pas trop de l'alliance de la religion et de la science pour ramener
les âmes au devoir et rendre à notre cher pays son honneur et sa force !
D"" Surbled.
LIVRES D'ÉTRENNES
HISTOIRE
Richelieu. Un magnifique album grand in-8 jésus (28 X 37), il-
lustré par Maurice Leloir de 40 aquarelles reproduites en chro-
motypogravure, précédé d'un avant-propos de Gabriel Hanotaux,
de l'Académie française. Prix : broché, couverture en couleurs,
12 francs; relié toile, tranches dorées, fers spéciaux, 14 francs.
Paris, Combet et C'°.
La librairie Combet nous offre, pour étrennes, un Richelieu. Natu-
132 REVUE DES LIVRES
rellement, M. Hanotaux trouve qu'on ne pouvait mieux choisir, et il le
dit dans une préface brève et grave, où il prodigue à M. Maurice Leloir
tous les éloges. En quarante chromotypogravures, celui-ci a su retracer
«une Histoire de Richelieu, qui, pour être dessinée et non écrite, n'en
est ni moins exacte, ni moins pénétrante... c'est toute une psychologie
de l'homme, toute une évocation du temps où il a vécu ». Les yeux des
enfants, comme l'esprit de ceux qui ont grandi et vieilli, trouveront à
parcourir cette illustration si vivante et si distinguée un charme indi-
cible. Le texte a sobre et clair » de M. Cahu y aidera.
Est-ce là tout Richelieu? Non, sans doute; et M. Hanotaux, sans
avoir achevé son travail, a montré dans ce grand homme autre chose
qu'un grand homme d'État. Mais, pendant les vacances du jour de l'an,
l'esprit est plus paresseux encore que de coutume, et ceux qui préten-
dent l'intéresser doivent s'en tenir aux choses saillantes. M. Cahu et
M. Leloir y ont réussi; leurs lecteurs n'oublieront pas cette figure mi-
litaire du cardinal, en habit de bataille, sous un ample manteau rouge,
debout et calme, gardant, une épée nue à la main, la carte du « royaume
de France et de Navarre ». Paul Deslandes, S. J.
ROMANS
Le Docteur Mystère, par Paul d'Ivoi. 1 vol. grand in-8 colom-
bier, illustré par L. Bombled de 115 gravures en noir et cou-
leurs. Prix : broché, 10 francs; relié toile, plaques couleurs,
tranches dorées, 12 francs; relié demi-chagrin, tranches dorées,
15 francs ; relié amateur, 15 fr. 50. Paris, Combet et C'®.
M. Paul n'Ivoi continue la publication de ses Voyages excentriques,
11 vient de donner à la librairie Combet un nouvel ouvrage, le Doc-
teur Mystère, où nous nous trouvons initiés aux agitations de l'Inde
anglaise.
Palpitant d'intérêt; écrit dans un style entraînant, imagée facile; au
courant des dernières découvertes de la science, et tout particulière-
ment de l'électricité, au courant même des découvertes à venir, ce livre
sera utile aux enfants, les amusera, les intéressera.
Sans doute ils n'y apprendront ni leur catéchisme, ni leurs devoirs
envers Dieu ; mais rien du moins ne sera de nature à éveiller dans leur
âme une pensée, un sentiment, qui ne soit honnête et ne les pousse à
bien faire.
Les illustrations dont M. Bombled a su si agréablement couper le
texte ajoutent un nouveau charme à cette publication déjà si attrayante
par elle-même. Maurice d'Augier, S. J.
MARINE
Notre marine de guerre, par le lieutenant de vaisseau HouRST.
Un superbe volume grand in-8 colombier, illustré par Robert
Hénard de 321 gravures dans le texte et de 12 gravures hors texte
REVUE DES LIVRES 133
tirées en deux teintes. Prix : broché, couverture illustrée, 12 fr. ;
relié toile, tranches dorées, fers spéciaux, 15 francs.
M. HouRST met sous nos yeux, avec une remarquable netteté d'ex-
position, l'histoire et la constitution de notre marine de guerre.
Il compare le navire à un corps organisé et distingue dans son évo-
lution les trois périodes évolutives des êtres vivants : la naissance, la
vie, la mort.
La naissance, c'est le projet, le plan du vaisseau dans le cerveau de
l'ingénieur, la construction de son squelette, son architecture, le revê-
tement de ce squelette, l'achèvement, les essais, l'armement.
Le bateau est maintenant un être complet; il est lancé, il va désor-
mais vivre de sa vie propre, vie du corps, vie de l'âme, nous dit
M. Hourst.
Le corps a sa physionomie : la physionomie d'un vaisseau de guerre
n'est pas celle d'un navire marchand. Quand vous le voyez courir avec
menace le long de nos côtes ou se balancer pesamment dans nos ports,
vous ne tardez pas à lui trouver un aspect qui lui est particulier.
Il vous apparaît armé jusqu'aux dents, s'il est permis de s'exprimer
ainsi, bardé de fer ou d'acier. Ses armes sont des canons, courts ou
longs, de petit ou de gros calibre, des torpilles. M. Hourst nous fait
faire connaissance avec tous ces engins de destruction, avec les poudres
qui les chargent, leurs projectiles ; il nous fait un cours détaillé sur le
canon lui-même, sa constitution, sa manœuvre, son tir. Après le canon,
la torpille, ses divers genres, sa disposition, son mécanisme.
La cuirasse du navire est l'objet d'une étude spéciale : M. Hourst
nous fait assister au duel de la cuirasse et du canon.
Après la physionomie, la structure, les moyens de défense, nous
connaîtrons les fonctions du navire de guerre. Cuirassés, gardes-côtes ,
canonnières, croiseurs, torpilleurs, sous-marins, tous ces types et
d'autres encore défilent sous nos yeux et nous disent à quelle fin ils
sont particulièrement destinés et comment ils l'atteignent.
L'âme du navire, c'est l'équipage. M. Hourst nous le fait passer en
revue depuis l'état-major jusqu'au dernier des mousses. Nous savons
maintenant comment il se recrute, comment il s'instruit, comment il
manœuvre. Nous connaissons les attributions particulières de cha-
cun des officiers, la façon dont chacun concourt à la vie du na -
vire.
Un aperçu rapide sur l'escadre, son service, sa navigation, ses évo-
lutions, sa tactique, terminent cette seconde partie. Des exemples bien
choisis : les batailles navales de Lissa, Punta Angamos, Yalu, Cavité.,
Santiago, éclairent singulièrement les préceptes donnés.
Enfin la mort. Tout meurt ici-bas. Lesnavires finissent comme tout le
reste. M. Hourst consacre un dernier chapitre aux diverses causes qui
mettent en danger l'existence des vaisseaux de guerre : lesunes viennent
des cataclysmes naturels, les autres des abordages, de Tincendie, etc..
134 REVUE DES LIVRES
celles-ci sont obscures, celles-là glorieuses. Par ces dernières, le
navire conquiert l'immortalité.
Étude approfondie, et cependant courte, intéressante, à la portée des
enfants eux-mêmes. Ces qualités précieuses font de l'ouvrage de M. le
lieutenant de vaisseau Hourst un des plus beaux livres d'étrennes ou
de prix, un des cadeaux les plus utiles. Edouard Gaj»elle, S. J.
SCIENCES MATHÉMATIQUES
Récréations arithmétiques, parE. Fourrey. lvoLin-8, pp. 264.
Paris, Nony.
Il faut un certain courage, murmurera plus d'un lecteur, pour oser
parler de Récréations arithmétiques-, M. E. Fourrey n'a pas hésité,
cependant, à mettre en présence cette épithète et ce substantif.
Il sent, il est vrai, le besoin de nous rappeler que ces jeux scienti-
fiques, fort en honneur chez nos pères, puis tombés dans un oubli in-
justifié, ont retrouvé, en ces dernières années, une vogue légitime,
grâce à la place importante que leur accordent bon nombre de revues
périodiques ou de journaux quotidiens. Cette vogue est-elle justifiée?
M. Fourrey le croit, et il a raison. La meilleure méthode d'instruction,
n'est-ce pas d'intéresser ?
Or, les récréations arithmétiques apprennent l'application des règles
de cette science, sur laquelle s'appuient tant de découvertes modernes,
et dont l'étude est plus nécessaire que jamais.
Habituer les enfants à se familiariser avec elle, à en résoudre, par
manière de jeu, les problèmes souvent fort délicats, n'est-ce pas les
rompre agréablement à ces difficultés réputées ardues, quelquefois en
apparence insurmontables, et, d'ordinaire, aisées à dénouer quand on
en sait trouver le joint , contre lesquelles viennent échouer tant de
malheureux candidats ?
C'est donc faire œuvre utile que mettre ce livre entre les mains des
enfants. Il leur sera d'autant plus profitable que les figures, établies
avec un soin judicieux, disent aux yeux la solution, dans un bon nombre
de cas.
M. E. Fourrey divise en trois parties son travail. La première traite
des opérations et des propriétés des nombres abstraits, La seconde
s'attache plus particulièrement aux applications et problèmes. La troi-
sième est consacrée aux carrés magiques^ à ces carrés dont Fermât,
le grand savant toulousain, ne craignit pas de dire : « Il n'est rien de
plus beau en l'arithmétique ! »
Cet ouvrage, vraiment intéressant, sera bien reçu, nous n*en dou-
tons pas, de la jeunesse studieuse, et même de ceux qui, n'étant plus
jeunes, aiment encore à se récréer sérieusement.
Edouard Capelle, S. J.
REVUE DES LIVRES 135
SCIENCES NATURELLES
L*Homme et les animaux, par E. Caustier. 1 voL in-12,
pp. 315, illustré de 431 figures. Prix : broché, 2 fr. 25 ; relié,
fers spéciaux, 3 francs. Paris, Nony. — Les Pierres et les
plantes. 1 vol. in-12, pp. 420, illustré de 526 figures. Prix :
broché, 2 fr. 50; relié, fers spéciaux, 3 francs. Paris, Nony.
M. E. Caustier nous était connu par son Anatomie et physiologie
végétales et animales, petit manuel admirablement approprié aux exi-
gences du programme du baccalauréat, et le meilleur, sans contredit,
qui soit tombé dans nos mains pendant des années, déjà longues,
d'enseignement. Il nous offre aujourd'hui deux petits volumes, où,
élargissant le cadre trop étroit dans lequel il s'était jusqu'ici renfermé,
il embrasse la nature entière. Précision dans les termes, sobriété dans
l'exposition, tact dans le choix des questions qu'il traite et des exem-
ples qu'il apporte, jolies gravures, texte clair et bien ajouré, quoique
compact, rien ne manque à V Homme et les animaux, les Pierres et les
plantes pour former un des plus jolis ouvrages que l'on puisse mettre
entre les mains des écoliers. Edouard Capelle, S. J.
EXPOSITION
L'Exposition Universelle de 4900, par Louis Rousselet. 1 vol.
grand in-8, illustré de 152 gravures. Prix : broché, 3 francs ;
cartonné, tranches dorées, 4 fr. 60. Paris, Hachette et C®.
M. Louis Rousselet nous avait déjà donné un bel ouvrage sur
l'Exposition Universelle de 1889. Le succès qu'il avait obtenu Ta en-
gagé à s'offrir à nous comme guide pour étudier celle de 1900.
Ce n'est pas, en effet, une simple visite de touriste qu'il nous convie
à faire avec lui, c'est une étude approfondie des merveilles accumulées
dans cet .immense espace qui embrassait le Champ de Mars, le Troca-
déro, les Invalides et débordait sur les Champs-Elysées.
Ces merveilles, il les fait revivre dans des descriptions courtes, ner-
veuses et cependant aussi complètes que le permet une rapide analyse,
dans ces gravures semées à profusion à travers le texte et où la pho-
tographie et le crayon rivalisent de précision et d'art, pour donner à
ces splendeurs disparues la perpétuité qui leur convient.
Edouard Capelle, S. J.
COLONISATION
La Nouvelle-France, par A. Guénin ( Ouvrage couronné par
V Académie française). 1 vol. grand in-8, illustré de 12 planches,
en couleurs, de nombreuses gravures en noir et de 5 cartes.
Prix: broché, 4 fr.50; cartonné, tranches dorées, 6 fr. 50. Paris,
Hachette et C*^
136 REVUE DES LIVRES
M. Eugène Guénin a obtenu de l'Académie française, pour son his-
toire de la Nouvelle-France, une des plus hautes récompenses que la
docte assemblée décerne d'ordinaire. Les Etudes ont déjà fait à deux
reprises l'éloge de ce livre.
L'histoire du Canada est, par excellence, l'histoire de la colonisation
française. Il n'y a pas au monde un peuple qui ait plus profondément
imprimé sur sa conquête son caractère propre que la France de
Louis XIV. Chrétienne avant tout, et par cela même durable, cette
œuvre a résisté jusqu'ici à toutes les vicissitudes, même, chose
étrange, à une domination étrangère de plus d'un siècle.
La note religieuse ressort-elle assez dans l'ouvrage de M. Guénin,
nous n'oserions l'affirmer ; mais la note patriotique, l'amour du^pays,.
la foi dans ses destinées y vibrent avec force.
Puisse l'auteur, en rappelant nos gloires et nos malheurs, rappeler
aussi, à ceux qui en ont la charge, comment on fonde des colonies,
comment on les développe, et comment on les perd.
Maurice d'Augier, S. J.
ROMANS
Le Mystère de la Chauve-souris (1804), par M. Gustave Tou-
DOuzE. 1 vol. ia-8 Jésus, illustré de 62 gravures d'après Alfred
Paris. Prix : broché, 7 francs; cartonné en percaline, tranches
dorées, 10 francs. Paris, Hachette et G'®.
On a beaucoup écrit sur les héroïques luttes des Bretons et des
Vendéens pendant la Révolution et le début de l'époque impériale.
L'histoire de ces temps mémorables est tellement fertile en drama-
tiques épisodes qu'il est vraiment malaisé de savoir où son domaine
finit, où commence celui de la légende. M. Gustave Toudouze a glané
dans l'un et l'autre champ, lorsqu'il a écrit le Mystère de la Chauve-
souris, récit passionnant où l'on voit aux prises les policiers du Con-
sulat avec des conspirateurs royalistes qui, sous les ordres d'une enfant,
fille de leur ancien maître, rêvent de renverser le pouvoir déjà conso-
lidé de Bonaparte, et s'allient pour cette fin avec des républicains
sincères, comme ce Yannou, officier de marine et fils d'une des vic-
times du Vengeur.
Le drame, car c'est un vrai drame, est bien conduit; il est moral et
très attachant.
De jolies illustrations de M. Alfred Paris en font de plus une œuvre
d'art.
Un phénomène, par M. J.-B. Jeanroy. 1 vol. in-8 jésus, illustré
de 40 gravures d'après E. Zier. Prix : broché, 4 francs; cartonné
en percaline, tranches dorées, 6 francs. Paris. Hachette et C*^.
Un Phénomène est l'histoire d'un raté,AlbertLebel, très fort dans ses
REVUE DES LIVRES 13T
classes, adoré de parents aveuglés par ses succès, mais vain, pédant ,
plein de morgue, et par suite antipathique.
A côté de lui grandit son frère Joseph, espiègle, paresseux, mais dé-
voué, plein de cœur et de bon sens, aimé de tous.
Joseph, gagné par les conseils d'une amie d'enfance, qui sera plus
tard sa femme, arrive à travailler un peu, puis beaucoup, réussit, et se
fait dans le monde une situation bri»llante, tandis que son frère ruine
toute sa famille et manque de mourir de faim.
Dans ces quelques pages, M. J.-B. Jeanroy a accumulé bien des
leçons pour les parents et pour les enfants. Il a su en déguiser la sévé-
rité sous le charme d'un délicieux roman bien écrit, bien pensé, et ce
qui n'en diminue pas la valeur, profondément chrétien.
Toute seule, par Mme Ch. Chabrier-Rieder. 1 vol. in-8 jésus,
illustré de 88 gravures d'après Damblans. Prix : broché, 7 francs ;
cartonné en percaline, tranches dorées, 10 francs. Paris, Ha-
chette et C'°.
Toute seule est l'histoire d'une héroïque jeune fille, isolée dans la
vie, en butte à toutes sortes d'adversités, et non seulement se gardant
honnête, mais arrivant, à force d'abnégation, de patience et de courage,
à élever un petit frère et deux petites sœurs, et à s'attirer la sympathie
universelle.
La note caractéristique de cet ouvrage est que tout ce qu'on y lit est
vrai, mais de cette vérité empoignante qui fait tout l'intérêt des drames
vécus; on sent en même temps dans cette œuvre une noblesse d'idées,
une grandeur de vues, une beauté morale qui élèvent l'âme et la portent
au bien.
Incroyables Aventures de Louis de Rougemont. 1 vol. in-8 Jé-
sus, illustré de 50 gravures d'après Pearce. Prix : broché, 7 fr. ;
cartonné en percaline, tranches dorées, 10 francs. Paris, Ha-
chette et C\
Avez-vous lu les Incroyables Aventures de Louis de Rougemont ?
Robinson Grusoé n'est qu'un enfant auprès de notre héros. Tous les
éléments paraissent conspirer à sa perte. Les pieuvres allongent leurs
bras pour Pétreindre, les requins étalent déjà pour le broyer leurs
multiples rangées de dents; lions, tigres, panthères, tous les animaux
féroces s'apprêtent à le dévorer. Des hommes, des hommes même, des
cannibales veulent en faire leur festin.
Et lui, il se rit de tout, triomphe de tout^ et opère les prodiges les
plus extraordinaires qu'il soit donné à un mortel d'accomplir.
Maurice d'Augier, S. J.
238
REVUE DES LIVRES
DEUXIÈME PARTIE
HAGIOGRAPHIE
Adrien Launay. — Les Bien-
heureux de la Société des Mis-
sions étrangères et leurs compa-
gnons. Téqui, 1900. In-S, pp. 330.
M. Launay extrait de ses deux vo-
lumes consacrés aux cinquante-deux
vénérables serviteurs de Dieu mis à
mort en haine de la foi, dans les
missions d'Indo-Chine et de Chine,
et récemment béatifiés par Léon XIH,
un justum volumen où il groupe « les
traits les plus beaux, lesplus édifiants,
les plus instructifs « de leur vie.
L'idée est bonne. Il faut que tous les
enfants de l'Église et surtout ceux qui
n'ont pas de grande bourse, connais-
sent à quel point leur mère mérite
toujours d'être appelée sainte. Il faut
aussi que tous les Français sachent
ce que valent et ce que font, en ex-
trême Orient, ces missionnaires qu'on
accuse d'y perdre leur temps, dans
une folle entreprise ou d'y provo-
quer, par leur téméraire audace, des
catastrophes.
Je ne parlerai pas des Bienheu-
reux qui appartiennent à la Société
des Missions étrangères. Leurs vies
sont bien connues ; il suffira de dire
qu'elles sont dignes de cette famille
d'apôtres qui, depuis deux cent trente
ans, évangélise l'Asie. Mais je veux
signaler leurs compagnons de gloire :
31 Annamites, dont 14 prêtres, 1 sé-
minariste, 1 catéchistes et 9 chré-
tiens ; 9 Chinois dont 4 prêtres, 2
catéchistes, 2 chrétiens et une chré-
tienne. Les plus humbles de ces
hommes sont morts héroïquement
plutôt que de trahir Jésus-Christ; et
leurs dialogues avec leurs bourreaux,
avec leurs amis témoins de leur sup-
plice, avec leurs frères dans la foi,
rappellent les pages des Acta Marly-
rum où revivent les plus beaux types
de la grandeur romaine.
Paul DuDON, S. J.
Adrien Launay. — La Salle
des martyrs du Séminaire des
Missions étrangères. Téqui, 1900.
In-12, pp. vii-218.
On ne visite fructueusement un
musée de peinture, que le catalogue
en main. Un excellent guide pour le
musée d'un genre à part et d'un inté-
rêt poignant qu'est la salle des mar-
tyrs sera l'opuscule descriptif de
M. Adrien Launay. Description gé-
nérale, explication des instruments
de supplice, souvenirs et biogra-
phies ; de ces trois parties, les deux
premières ne remplissent que les
quarante-quatre premières pages ; la
troisième, la plus intéressante à tout
point de vue, est une véritable rela-
tion des actes des martyrs.
P. PoYDENOT, s. J.
Stanislas Perron (R. P.) —
Vie du T. R. P. Marie -Joseph
Coudrin, fondateur de la Congré-
gation des Sacrés-Cœurs de Jésus
et de Marie (Picpus). Lecoffre,
1900. In-8, pp. 693.
La vie du T. R. P. Coudrin est ad-
mirable, comme celle de tous ces
hommes à qui Dieu donna la mission
de fonder un institut religieux. La
Terreur fut la rude école où se forma
ce prêtre réservé à de grandes cho-
ses ; il en garda cette foi profonde,
cette intrépidité calme, cette con-
fiance invincible, cette initiative ar-
dente qui marque les prêtres fidèles
de cette génération.
Au milieu des ruines , avant le
Concordat, M. Coudrin fonde une
congrégation d'hommes et de fem-
mes, pour adorer le Saint Sacrement
honorer les divins Cœurs de Jésus
et de Marie, et poursuivre toutes
les œuvres de zèle. J^es oppositions
vinrent de partout. « Nous com-
mençons comme les saints », se con-
tente d'observer le fondateur. Comme
REVUE DES LIVRES
139
les saints il patiente, persévère et
triomphe.
Et cet homme qui gouverne, comme
grand vicaire, lès diocèses de Mende,
de Troyes, de Séez et de Nancy où
il faut tout restaurer, trouve des loi-
sirs, de l'énergie, de la sagesse,
pour fonder des collèges, des cou-
vents et des missions, pour diriger,
dans ces œuvres diverses et dans
leur vie spirituelle, ses fils et ses
filles, sans jamais cesser de donner
à Dieu le meilleur de son temps et
de lui-même.
Encore une fois, rien n'est plus
admirable. Et rien n'est plus facile
à comprendre quand on sait les
richesses inépuisables du Cœur de
Jésus. Vivat Cor Jesu ! disait sou-
vent le P. Coudrin. Dieu exauçait ce
cri de son serviteur. Le Cœur de
Jésus vivait en lui : de là ses vertus
et ses œuvres.
Nous remercions le P. Perron de
nous avoir raconté tout cela avec la
compétence d'un témoin et l'amour
d'un fils.
Marandat (abbé). — La Ré-
vérende Mère Thérèse - Made-
leine du Calvaire. Briquet, 1900.
Pp. 457.
C'est presque aussi une fondatrice
que la Mère Thérèse-Madeleine du
Calvaire. Dans tous les Carmels
qu'elle a dirigés, elle a montré une
netteté de vues et une vigueur d'exé-
cution dignes d'une fille de sainte
Thérèse, et Dieu sait à travers quels
obstacles !
La singulière histoire que celle
de sa vocation ! Née à Limoges le
23 avril 1801, baptisée dans la mai-
son paternelle par un sulpicien ré-
fractaire ( on était encore obligé de
se cacher), elle grandit dans une
famille où la religion et la monda-
nité essayent de se mettre d'accord.
Bien entendu, la mondanité l'em-
porte chez elle, jusqu'au jour où,
brusquement, une force impérieuse
qui l'étonné elle-même la jette dans
un couvent de sœurs hospitalières.
Ce n'était guère, semble-t-il, le che-
min du Carmel. Elle y aboutit pour-
tant après huit années, et ce sera
pour y mener une vie admirable. Il
faut la lire dans ce beau livre de
M. Marandat.
Mgr Gay, à qui elle ouvrit, on
peut le dire, sa voie de docteur mys-
tique, écrivait un jour, à sa mère,
parlant de la sainte prieure : « Je
trouve en elle de l'enfant, de la
reine, de la sainte. » Il y a là, en
trois mots, les traits d'une bien belle
âme, comme il en faudrait beaucoup,
à cette heure, dans notre pauvre
France. Paul Dudon, S. J.
GUIDES ET VOYAGES
Marius Sepet. — Voyages de
corps et d'esprit. Paris, Téqui,
1900. In-18, pp. 321. Prix: 3 fr. 50.
Voyages à travers les livres, excur-
sions en Bretagne, en Savoie, à la
forêt Noire, histoire et archéologie,
critique et humour, M. Marius Sepet
a mis un peu de tout cela dans ses
Voyages de corps et d'esprit, et d'au-
tres choses encore; par exemple, des
vers de Victor Hugo et même des
siens.
Les ouvrages où il se promène
sont déjà des études d'observation.
Ainsi il déplore la centralisation éga-
litaire à propos des Mœurs d'autre-
fois en Saintonge et en Aunis^ par
l'abbé Noguès. Mais, de ces curieux
détails sur la noce et le mariage, la
naissance et le baptême, les jeux, les
habits, les usages bizarres ou su-
perstitieux, la mort et l'enterrement,
il tire de bonnes considérations phi-
losophiques sur l'origine de ces cho-
ses, et émet des vœux très sages pour
qu'on remplace ce qui s'en va. Les
curieux Récits extraits des poètes et
prosateurs, par M. Gaston Paris, lui
ont fourni également un joli domaine
où il a su orienter le lecteur vers les
buts les plus pittoresques.
Mais ses pérégrinations sur les
140
REVUE DES LIVRES
côtes de Bretagne, soit qu'il revienne
à son cher Saint-Gildas de Ruys, soit
qu'il assiste au pardon deNotre-Dame
de la Clarté, sont d'un intérêt plus
vivant. Le récit d'un séjour de va-
cances et d'études à Fribourg-en-Bris-
gau renferme d'excellentes pages sur
le Kulturkampf^ l'organisation des
catholiques pour la lutte et la vic-
toire, la vie scolaire dans les joyeuses
universités d'outre-Rhin.
N'oublions pas la vallée du GifFre,
son foron (petit torrent), son hôtel,
son député, M. Chautemps, en veine
de discours de distribution des prix,
et le gros tilleul de Samoens. Avec
M. Marins Sepet pour guide, on
voyage très agréablement et sans
quitter sa chambre.
Henri Chérot, S. J.
Belleval (M^^ de). — Lourdes
et le Midi de la France. Paris,
Vivien, 1900. In-16, pp. 222-4.
C'est un touriste bien informé et
observateur, mais loin de voir tout
en beau, que M. le marquis de Belle-
val, et le voyage qu'il nous fait faire
avec lui dans le Midi de la France est
intéressant. Si Lourdes en est le but
pieux, c'est en suivant le chemin des
écoliers que nous y arrivons, visitant
Chartres, Tours, Poitiers, Bordeaux,
Dax, Bayonne, Pau, et revenant par
Toulouse , Rocamadour et Orléans.
Ni la fontaine chaude de Dax, ni la
plage de Biarritz, ni le vin de Juran-
çon ne font les délices de la caravane ;
et c'est sans regret qu'elle quitte Or-
léans pour Paris , rapportant « une
moisson d'inappréciables souvenirs,
acquis au prix de pénibles épreuves,
et, on peut l'affirmer, récoltés à la
sueur de son front ».
Paul PoYDENOT, S. J.
HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE
E. Beurlier (abbé). — Abrégé
de l'histoire de l'Église. Paris,
Bricon, 1900. ln-12, pp. vii-192.
Une courte histoire de l'Eglise de-
puis sa fondation jusqu'à nos jours
pour être mise entre les mains des
élèves de nos collèges catholiques :
tel est l'ouvrage où M. l'abbé Beur-
lier a non seulement cherché, com-
me il le dit avec modestie, mais di-
sons avec sincérité qu'il a réussi « à
mettre en lumière les doctrines, les
institutions, la vie intime de l'Église,
et, avant tout, le rôle du Pontife ro-
main, et cela par une exposition tou-
jours loyale des faits ». L'histoire
de l'Eglise, écrivait récemment le
Souverain Pontife au clergé de Fran-
ce, <( constitue à elle toute seule une
magnifique et concluante démons-
tration de la vérité et de la divinité
du christianisme ». C'est donc une œu-
vre apologétique qu'a faite l'auteur.
Un Prêtre du clerçé de Paris.
— Apparitions et guérisons de
Lourdes. Paris, Téqui, 1900. In-12,
pp. vii-389. Prix : 2 francs.
Ce n'est pas une histoire de Lour-
des que nous présente celui qui
signe : Un prêtre du clergé de paris ;
ce sont des lectures pour le mois de
Marie, dont il emprunte souvent Je
récit des apparitions à M. Estrade,
et celui des guérisons au D>^ Boissarie
dont la patiente et consciencieuse
impartialité met les enquêtes à l'abri
de tout soupçon.
Adresse des nonagénaires à
S. S. Léon XIII. — Paris. Bonne
Presse, s. d. In-8, pp. 213.
Vrai livre d'or que cette liste des
nonagénaires dressée à l'appel vibrant
et chaleureux de la Croix^our saluer
en S. S. Léon XIII leur glorieux
contemporain. Ces «anciens du peu-
ple » faisant ainsi tous ensemble
sous les plis d'un volume digne de
la Bonne Presse dont il est sorti,
leur pèlerinage spirituel à Rome en
cette année jubilaire, ont rencontré
sur ce chemin de la vie, déjà si long
pour eux, des joies et des douleurs.
Plus que les jeunes générations, ils
avaient le droit d'élever la voix pour
porter au pied du trône pontifical
REVUE DES LIVRES
141
l'expression de leurs hommages et
pour prier le Père vénéré de la
grande famille d'élever à son tour
la main pour bénir ses enfants.
Paul POYDENOT, S. J.
CONFÉRENCES
Les Litanies de la sainte Vier-
ge. — Lille, Desclée, 1900. In-12,
pp. 221.
Le pasteur d'une paroisse chré-
tienne livre au public les instruc-
tions adressées à son troupeau pen-
dant les exercices du mois de Marie.
L'auteur ne voulant pas écarter ou
supprimer certains titres de Notre-
Dame, ni associer plusieurs invoca-
tions en un seul chapitre, se borne,
dans le présent volume, à expliquer
« les titres, les vertus et les bien-
faits de la sainte Vierge » ; dans
un prochain travail, il exposera « la
beauté et les grandeurs de la Reine
du ciel ». Il aura ainsi commenté les
Litanies. Le laisser-aller, l'abandon,
la familiarité de ces entretiens n'est
pas pour déplaire : c'est le cœur qui
parle de la meilleure des mères,
Paul PoYDENOT, S. J.
CLASSIQUES
B. Varnier. — Petit Traité de
prononciation. Paris, chez l'Au-
teur, s. d. In-12, pp. 62.
Le Petit Traité de prononciation
de M. Varnier contient, en quelques
pages, d'excellents conseils et des
exercices utiles non seulement à tous
« ceux qui ont besoin d'une élocu-
tion facile », mais à tous ceux aussi
qui veulent corriger leurs défauts et
prononcer distinctement.
Paul PoYDENOT, S. J.
Les Etudes ont encore reçu les ouvrages et opuscules suivants :
Agenda ecclésiastique pour l'an de grâce 1901. (Douzième année.) Paris,
P. Lethielleux. In-18. Prix : reliure toile, tranches rouges, 1 fr. 50; reliure
peau, 2 fr. 25.
Album. — Léon XIII et sa cour, par Jean Darc. Un superbe album in-4
(100 photographies). Prix : 3 fr. 50.
— Guillaume II, empereur d'Allemagne, par Jean Darc. Paris, H. Simonis
Empis. Prix : 3 fr. 50.
Album d'art religieux. — Prime des Messagers du Cœur de Jésus et du
Cœur de Marie. Prix pour les abonnés : l'unité, 50 centimes ; la douzaine,
5 francs; le cent, 40 francs. Pour les non abonnés les prix sont doublés. Ont
déjà paru, 1'^ et 2* séries (1899 et 1900). Toulouse, rue des Fleurs, 16.
Paris, Amat. In-8.
Almanach illustré de l'Apostolat et de la Prière. 17® année 1901. L'unité,
35 centimes; 12 exemplaires, 3 fr. 50; 50 ex., i2 francs; 100 ex., 24 francs,
Toulouse, rue des Fleurs, 16. Paris, Amat. In-8.
— Almanach Kneipp, 10® année 1901. In-16 raisin, orné de nombreuses
gravures. Prix, franco : 50 centimes. Paris, P. Lethielleux.
Petit théâtre pour écoles et collèges. — Beau rêve {Un), opérette
pour la fête d'un supérieur, etc. Paroles et musique de l'abbé Aug. Thibault.
Prix net : 2 fr. 50. Paris, Haton.
— Cerisiers du paradis {Les), conte de Noël, par Ch. Le Rot-Villars.
Paris, Bricon. In-12.
— Deux fois roi, scène historique en un acte, d'après Théaulon, par l'abbé
Em. -Louis Chambois. Paris, Haton. In-12.
142 REVUE DES LIVRES
— Églantine et Mimosa, saynète à deux personnages. Paroles de Caritas,
musique de L. Froment. Prix net : 1 fr. 50. Paris, Haton.
— Entractes en monologues et saynètes, par L.-M. Dubois. Titres géné-
raux : Les enfants, Les mères, La famille et la société, Les fleurs et les
arbres, Les oiseaux, Les animaux, La patrie, Bluettes, La religion. Paris.
Haton. In-12, pp. 310.
— Famille Tartempion à l' Exposition universelle {La) ^ bouffonnerie.
Paroles de J. Texier, musique de W^. Moreau. Prix ; 2 francs. Paris, Haton.
— Graphologue dans V embarras {Le), vaudeville en deux actes, par
Turiaf, Paris, Haton. In-12.
— Marie- Antoinette, drame historique en quatre actes, par Jehan Greech.
In-12. Prix : 1 franc. La partition musicale complète, avec accompagne-
ment de piano, par Jos. Blanchon. Prix : 3 francs. Paris, Haton.
— Mes Mésaventures, bouffonnerie musicale, avec accompagnement de
hautbois ou de violon. Paroles de Caritas, musique de Georges Meugé.
Prix net : 3 francs. Paris, Haton.
— Mon Opéra, monologue, par Turiaf. Prix net : 1 franc. Paris, Haton.
— Nain Brimborion et Nostradamus {Le), opérette, paroles et musique
de l'abbé Aug. Thibault. Prix net : 3 francs. Paris, Haton.
— Oratoire du vieux château {L'), comédie en deux actes, pour jeunes
filles, par Ariste Excoffon. Paris, Haton. In-12.
— Palais de la fée Bonbon {Le), opérette enfantine. Paroles et musique
de l'abbé Aug. Thibault. Prix net : 3 francs. Paris, Haton.
— Récréations de l'école française et des patronages {Les), pour enfants,
petits garçons, petites filles, jeunes gens, jeunes GUes. Tome P"^, année sco-
laire 1900-1901. Paris, librairie Gaume, Rondelet et C^e. In-4, pp. 153.
Prix : 5 francs.
— Sainte Catherine d'Alexandrie, drame lyrique en deux actes, avec un
prologue, par Amélie Amestot. In-12. Prix : 1 franc. La partition musicale
complète, avec accompagnement de piano, par Jos. Blanchon. Prix : 2 fr,
Paris, Haton.
— Singe {Le), opérette dramatique en deux actes. Paroles du R. P. Camille,
musique de l'abbé Aug. Thibault. Prix net : 3 francs. Paris, Haton.
— Souricières {Les), comédie en deux actes, pour jeunes filles, par L.-M.
Dubois. In-12. Prix : 1 franc. La partition musicale complète, avec accom-
pagnement de piano, par Jos. Blanchon. Paris, Haton.
— Thonj, le Maître-Fol, opérette en un acte. Paroles et musique de Paul
Denéchau, organiste de Notre-Dame d'Angers. Prix : 3 francs. Paris, Haton.
Romans et nouvelles. — Chaumière aux rouges-gorges {La), par Michel
AuvRAY. Paris, Haton. In-8, pp. 256.
— Famille chrétienne { Une), par F. de Noce. Paris, Haton. In-12, pp. 284.
Prix : 3 francs.
— Famille de Kerdral {La), par Lucie des Ages. Paris, Haton. In-12,
pp. 246. Prix : 2 francs.
— Promesse de Giacomina {La), par Marthe Lachèse. Paris, Haton. In-12,
pp. 282. Prix : 3 francs.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
Décembre 11. — A Paris, la Chambre des députés invite le gou-
vernement, par une majorité de 254 voix contre 252, à supprimer la
messe du Saint-Esprit, dite Messe rouge, qui se célèbre tous les ans à
la rentrée des cours et tribunaux.
13. — A Rome, VOsservatore romano publie une constitution apos-
tolique sur les relations des ordinaires avec les congrégations à vœux
simples. Nous en donnons le texte plus haut.
15. — En Belgique, le magnifique château historique de Bel-Œil,
résidence des princes de Ligne, est complètement dévoré par un
incendie.
17. — A Malaga, en Espagne, le vaisseau-école le Gneisenau, de la
marine allemande, sombre dans Tavant-port. Il y a de nombreuses vic-
times.
18. — En Espagne, les Cortès approuvent le message de la reine,
annonçant le mariage de la princesse des Asturies avec le fils du comte
de Gaserte, des Bourbons de Naples.
— A Paris, la Chambre des députés continue le débat sur l'amnistie
demandée par le gouvernement pour tous les faits se rattachant à Paf-
faire Dreyfus ; la discussion, devenue de plus en plus orageuse, se
prolonge de deux heures de l'après-midi jusqu'à deux heures et demie
du matin, pendant douze heures consécutives. Au début, M. Lasies,
député du Gers, ayant élevé des doutes sur l'authenticité du décalque
de la dépêche Panizzardi, M. Delcassé, ministre des Affaires étran-
gères, monte à la tribune pour garantir la fidélité de ce document
communiqué à l'instruction. Le commandant Guignet, par une lettre
adressée au président du Conseil, et aussitôt rendue publique, affirme
que ce décalque n'est pas authentique. Arrêté sur l'ordre du ministre
de la Guerre, il est enfermé au Mont-Valérien.
20. — A Paris, le Conseil d'État prononce la déclaration d'abus
contre Mgr Isoard, évêque d'Annecy, qui, conformément au droit
canonique, avait interdit dans les enterrements le port d'emblèmes et
autres insignes non religieux.
23. — A Orléans, élection sénatoriale. M. Alasseur, progressiste,
est élu par 428 voix contre 316 à M. Rabier, député ministériel, en
remplacement de M. A. Cochery, décédé.
— A Briey, M. Lebrun, progressiste, est élu député en remplace-
ment de M. Mézières, élu sénateur.
— Dans l'Afrique australe, les opérations militaires tournent de
plus en plus au désavantage des Anglais.
144 ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
Décembre 23. — Dans l'Orange, le général Dewet, cerné par les
troupes britanniques sur les bords du Calédon grossi par les pluies,
se fraye un passage à travers l'armée ennemie, tandis que de nombreux
Boers se jettent sur la colonie du Gap, sous les ordres des généraux
Hertzog, Philippe Botha et Haasbrock.
Le général Cléments est surpris dans le Magaliesberg par 2800Boërs,
non loin de Pretoria, et perd environ 600 hommes tués, blessés ou
disparus.
Un autre commando met en déroute les troupes du général Brabant
auquel il fait perdre 140 hommes, à Zastron, et pénètre à son tour
dans la colonie du Cap. Sur plusieurs points de cette colonie, les lignes
de communication entre le littoral et les troupes anglaises sont cou-
pées; les Afrikanders se joignent en maints endroits aux troupes répu-
blicaines; douze districts sont mis en état de siège.
Pendant ce temps, le président Krûger recueille en Hollande et
reçoit du reste de l'Europe de nombreux témoignages de sympathie;
mais il a été arrêté dans ses négociations diplomatiques par l'attitude
du gouvernement allemand.
— En Chine, on annonce que les ministres plénipotentiaires se sont
mis d'accord sur les propositions à faire au gouvernement chinois.
— Aux États-Unis, le Sénat de Washington, contrairement au traité
de Hay-Pauncefote passé avec l'Angleterre, le 5 février dernier, s'ar-
roge le droit de fortifier le canal projeté de Nicaragua. L'Angleterre
n'a pas encore fait connaître quelle sera son attitude en face de cette
prétention.
Paris, le 25 décembre 1900.
Le Secrétaire de la Rédaction :
Edouard GAPELLE, S. J.
Le Gérant: Victor RE TAUX.
Imp. J, Dumoulin, rue des Grands -Augustins, 5, à Paris.
LETTRE
DE
NOTRE SAINT PÈRE LE PAPE LÉON XIII
AU CARDINAL RICHARD
A Notre cher Fils François, du titre de Sainte-Marie-iri'Via , prêtre
cardinal RICHARD, archevêque de Paris.
Notre cher Fils,
Salut et bénédiction apostolique.
Au milieu des consolations que Nous procurait l'Année
Sainte par le pieux empressement des pèlerins accourus à
Rome de tous les points du monde, Nous avons éprouvé une
amère tristesse en apprenant les dangers qui menacent les
Congrégations religieuses en France. — A force de malen-
tendus et de préjugés, on en est venu à penser qu'il serait
nécessaire au bien de l'Etat de restreindre leur liberté et
peut-être même de procéder plus durement contre elles. Le
devoir de Notre ministère suprême et l'afl'ection profonde
que Nous portons à la France Nous engagent à vous parler
de ce grave et important sujet, dans l'espoir que, mieux
éclairés, les hommes droits et impartiaux reviendront à de
plus équitables conseils. En même temps qu'à vous, Nous
Nous adressons à Nos vénérables frères vos collègues de
Tépiscopat français.
Au nom des graves sollicitudes que vous partagez avec
Nous, il vous appartient de dissiper les préjugés que vous
constatez sur place et d'empêcher, autant qu'il est en vous,
d'irréparables malheurs pour l'Eglise et pour la France.
Les Ordres religieux tirent, chacun le sait, leur origine et
leur raison d'être de ces sublimes Conseils évangéliques, que
notre divin Rédempteur adressa, pour tout le cours des siè-
cles, à ceux qui veulent conquérir la perfection chrétienne :
âmes fortes et généreuses qui, par la prière et la contempla-
tion, par de saintes austérités, par la pratique de certaines
règles, s'efforcent de monter jusqu'aux plus hauts sommets
de la vie spirituelle. Nés sous l'action de l'Eglise, dont l'au-
LXXXVI. — 10
146 LETTRE DE NOTRE SAINT PERE LE PAPE LEON XIII
torité sanctionne leur gouvernement et leur discipline, les
Ordres religieux forment une portion choisie du troupeau
de Jésus-Christ. Ils sont, suivant la parole de saint Cyprien,
Vhonneur et la parure de la giYice spirituelle^ y en même temps
qu'ils attestent la sainte fécondité de l'Église.
Leurs promesses, faites librement et spontanément après
avoir été mûries dans les réflexions du noviciat, ont été
regardées et respectées par tous les siècles, comme des cho-
ses sacrées, sources des plus rares vertus.
Le but de ces engagements est double : d'abord élever les
personnes qui les émettent à un plus haut degré de perfec-
tion; ensuite les préparer, en épurant et en fortifiant leurs
âmes, à un ministère extérieur qui s'exerce pour le salut
éternel du prochain et pour le soulagement des misères si
nombreuses de l'humanité.
Ainsi, travaillant sous la direction suprême du Siège
apostolique à réaliser l'idéal de perfection tracé par Notre-
Seigneur, et vivant sous des règles qui n'ont absolument rien
de contraire à une forme quelconque de gouvernement civil,
les Instituts religieux coopèrent grandement à la mission de
l'Église, qui consiste essentiellement à sanctifier les âmes
et à faire du bien à l'humanité.
C'est pourquoi, partout où l'Église s'est trouvée en pos-
session de sa liberté, partout où a été respecté le droit natu-
rel de tout citoyen de choisir le genre de vie qu'il estime le
plus conforme à ses goûts et à son perfectionnement moral,
partout aussi les Ordres religieux ont surgi comme une pro-
duction spontanée du sol catholique, et les évoques les ont
considérés à bon droit comme des auxiliaires précieux du
saint ministère et de la charité chrétienne.
Mais ce n'est pas à l'Église seule que les Ordres religieux
ont rendu d'immenses services dès leur origine : c'est à la
société civile elle-même. Ils ont eu le mérite de prêcher la
vertu aux foules par l'apostolat de l'exemple autant que par
celui de la parole, de former et d'embellir les esprits par
l'enseignement des sciences sacrées et profanes, et d'accroî-
tre même par des œuvres brillantes et durables le patri-
1. De Discipl. et hahitu Virginum, cap. ii.
AU CARDINAL RICHARD 147
moine des beaux-arts. Pendant que leurs docteurs illus-
traient les Universités par la profondeur et l'étendue de leur
savoir, pendant que leurs maisons devenaient le refuge des
connaissances divines et humaines et, dans le naufrage de la
civilisation, sauvaient d'une ruine certaine les chefs-d'œuvre
de l'antique sagesse, souvent d'autres religieux s'enfonçaient
dans des régions inhospitalières, marécages ou forêts impé-
nétrables, et là, desséchant, défrichant, bravant toutes les
fatigues et tous les périls, cultivant, à la sueur de leur front,
les âmes en même temps que la terre, ils fondaient autour
de leurs monastères et à l'ombre de la croix des centres de
population, qui devinrent des bourgades ou des villes floris-
santes, gouvernées avec douceur, où l'agriculture et l'indus-
trie commencèrent à prendre leur essor.
Quand le petit nombre des prêtres ou le besoin des temps
l'exigèrent, on vit sortir des cloîtres des légions d'apôtres,
éminents par la sainteté et la doctrine, qui apportant vail-
lamment leur concours aux évêques, exercèrent sur la
société l'action la plus heureuse, en apaisant les discordes,
en étoufl'ant les haines, en ramenant les peuples au senti-
ment du devoir et en remettant en honneur les principes de
la religion et de la civilisation chrétiennes.
Tels sont, brièvement indiqués, les mérites des Ordres
religieux dans le passé. L'histoire impartiale les a enregis-
trés, et il est superflu de s'y étendre plus longuement. Ni
leur activité, ni leur zèle, ni leur amour du prochain ne se
sont amoindris de nos jours. Le bien qu'ils accomplissent
frappe tous les yeux, et leurs vertus brillent d'un éclat
qu'aucune accusation, qu'aucune attaque n'a pu ternir.
Dans cette noble carrière où les Congrégations religieuses
font assaut d'activité bienfaisante, celles de France, Nous
le déclarons avec joie une fois de plus, occupent une place
d'honneur.
Les unes, vouées à l'enseignement, inculquent à la jeu-
nesse, en même temps que l'instruction, les principes de re-
ligion, de vertu et de devoir, sur lesquels reposent essentiel-
lement la tranquillité publique et la prospérité des États.
Les autres, consacrées aux diverses œuvres de charité, por-
tent un secours efficace à toutes les misères physiques et
148 LETTRE DE NOTRE SAINT PERE LE PAPE LEON XIII
morales, dans les innombrables asiles où elles soignent les
malades, les infirmes, les vieillards, les orphelins, les
aliénés, les incurables, sans que jamais aucune besogne pé-
rilleuse, rebutante et ingrate arrête leur courage ou diminue
leur ardeur.
Ces mérites, plus d'une fois reconnus par les hommes les
moins suspects, plus d'une fois honorés par des récompenses
publiques, font de ces Congrégations la gloire de l'Eglise
tout entière et la gloire particulière et éclatante de la France,
qu'elles ont toujours noblement servie et qu'elles aiment
avec un patriotisme capable, on l'a vu mille fois, d'affronter
joyeusement la mort.
Il est évident que la disparition de ces champions de la
charité chrétienne causerait au pays d'irréparables dom-
mages.
En tarissant une source si abondante de secours volon-
taires, elle augmenterait notablement la misère publique, et
du même coup cesserait une éloquente prédication de frater-
nité et de concorde.
A une société où fermentent tant d'éléments de trouble,
tant de haines, il faut, en effet, de grands exemples d'abné-
gation, d'amour et de désintéressement.
Et quoi de plus propre à élever et à pacifier les âmes que
le spectacle de ces hommes et de ces femmes qui, sacrifiant
une situation heureuse, distinguée et souvent illustre, se
font volontairement les frères et les sœurs des enfants du
peuple, en pratiquant envers eux l'égalité vraie par le dé-
vouement sans réserve aux déshérités, aux abandonnés et aux
souffrants ?
Si admirable est l'activité des Congrégations françaises,
qu'elle n'a pu rester circonscrite aux frontières nationales et
qu'elle est allée porter l'Évangile jusqu'aux extrémités du
monde, et, avec l'Évangile, le nom, la langue, le prestige de
la France. Exilés volontaires, les missionnaires français s'en
vont, à travers les tempêtes de l'Océan et les sables du dé-
sert, chercher des âmes à conquérir, dans des régions loin-
taines et souvent inexplorées.
On les voit s'établir au milieu des peuplades sauvages,
pour les civiliser en leur enseignant les éléments du chris-
AU CARDINAL RICHARD 149
tianisme, l'amour de Dieu et du prochain, le travail, le res-
pect des faibles, les bonnes mœurs ; et ils se dévouent ainsi
sans attendre aucune récompense terrestre, jusqu'à une mort
souvent hâtée par les fatigues, le climat ou le fer du bour-
reau. Respectueux des lois, soumis aux autorités établies,
ils n'apportent, partout où ils passent, que la civilisation et
la paix ; ils n'ont d'autre ambition que d'éclairer les infor-
tunés auxquels ils s'adressent, et de les amener à la morale
chrétienne et au sentiment de leur dignité d'hommes.
Il n'est pas rare, d'ailleurs, qu'ils apportent, en outre,
d'importantes contributions à la science, en aidant aux re-
cherches qui se font sur ses différents domaines : l'étude des
variétés de races dans l'espèce humaine, les langues, l'his-
toire, la nature et les produits du sol et autres questions de
ce genre.
C'est précisément sur l'action laborieuse, patiente, infati-
gable de ces admirables missionnaires qu'est principalement
fondé le protectorat de la France, que les gouvernements
successifs de ce pays ont tous été jaloux de lui conserver, et
que Nous-même Nous avons affirmé publiquement. Du reste,
l'attachement inviolable des missionnaires français à leur
patrie, les services éminents qu'ils lui rendent, la grande
influence qu'ils lui assurent, particulièrement en Orient, sont
des faits reconnus par des hommes d'opinions très diverses,
et naguère encore proclamés solennellement par les voix les
plus autorisées.
Dans ces conjonctures, ce ne serait pas seulement répon-
dre à tant de services par une inexplicable ingratitude, ce
serait, évidemment, renoncer du même coup aux bénéfices
qui en dérivent, que d'ôter aux Congrégations religieuses, à
l'intérieur, cette liberté et cette paix qui, seules, peuvent
assurer le recrutement de leurs membres et l'œuvre longue
et laborieuse de leur formation. D'autres nations en ont fait
la douloureuse expérience. Après avoir arrêté à l'intérieur
l'expansion des Congrégations religieuses et en avoir tari
graduellement la sève, elles ont vu, à l'extérieur, décliner
proportionnellement leur influence et leur prestige ; car il est
impossible de demander des fruits à un arbre dont on a
coupé les racines.
150 LETTRE DE NOTRE SAINT PERE LE PAPE LEON XIII
Il est facile aussi de voir que tous les grands intérêts en-
gagés dans cette question seraient gravement compromis,
même dans le cas où l'on épargnerait les Congrégations de
missionnaires pour frapper les autres; car, à le bien consi-
dérer, l'existence et l'action des unes sont liées à l'existence
et à l'action des autres. En effet, la vocation du religieux
missionnaire germe et se développe sous la parole du reli-
gieux prédicateur, sous la direction pieuse du religieux en-
seignant, et même sous l'influence surnaturelle du religieux
contemplatif.
D'ailleurs, on peut s'imaginer la situation pénible qui serait
faite aux missionnaires, et la diminution que subiraient cer-
tainement leur autorité et leur prestige, dès que les peuples
qu'ils évangélisent apprendraient que les Congrégations re-
ligieuses, loin de trouver dans leur pays protection et res-
pect, y sont traitées avec hostilité et rigueur.
Mais, élevant encore la question, nous devons remarquer
que les Congrégations religieuses, ainsi que nous l'avons dit
plus haut, représentent la pratique publique de la perfection
chrétienne ; et, s'il est certain qu'il y a et qu'il y aura toujours
dans l'Eglise des âmes d'élite pour y aspirer sous l'influence
de la grâce, il serait injuste d'entraver leurs desseins. Ce
serait attenter à la liberté même de l'Eglise, qui est garantie
en France par un pacte solennel; car tout ce qui l'empêche
de mener les âmes à la perfection nuit au libre exercice de
sa mission divine.
Frapper les Ordres religieux, ce serait encore priver l'E-
glise de coopérateurs dévoués : d'abprd à l'intérieur, où ils
sont les auxiliaires nécessaires de l'épiscopat et du clergé,
en exerçant le saint ministère et la fonction de l'enseigne-
inent catholique, cet enseignement que l'Eglise a le droit et
le devoir de dispenser, et qui est réclamé par la conscience
des fidèles.
Puis à l'extérieur, où les intérêts généraux de l'apostolat et
sa principale force dans toutes les parties du monde sont
représentés principalement par les Congrégations françaises.
Le coup qui les frapperait aurait donc un retentissement
partout, et le Saint-Siège, tenu par mandat divin de pourvoir
à la dilïusion de l'Evangile, se verrait dans la nécessité de
AU CARDINAL RICHARD 151
ne point s'opposer à ce que les vides laissés par les mission-
naires français fussent comblés par des missionnaires d'autres
nationalités.
Enfin nous devons faire observer que, frapper les Congré-
gations religieuses ce serait s'éloigner, à leur détriment, de
ces principes démocratiques de liberté et d'égalité, qui
forment actuellement la base du droit constitulionnel en
France et y garantissent la liberté individuelle et collective
de tous les citoyens, quand leurs actions et leur genre de
vie ont un but honnête, qui ne lèse les droits et les intérêts
légitimes de personne.
Non; dans un Etat d'une civilisation aussi avancée que la
France, Nous ne supposerons pas qu'il n'y ait ni protection
ni respect pour une classe de citoyens honnêtes, paisibles,
très dévoués à leur pays, qui, possédant tous les droits et
remplissant tous les devoirs de leurs compatriotes, ne se
proposent, soit dans les vœux qu'ils émettent, soit dans la
vie qu'ils mènent au grand jour, que de travailler à leur per-
fection et au bien du prochain, sans rien demander que la
liberté ! Les mesures prises contre eux paraîtraient d'autant
plus injustes et odieuses que, dans le même moment, on
traiterait bien différemment des sociétés d'un tout autre
genre.
Nous n'ignorons pas que, pour colorer ces rigueurs, il en
est qui vont répétant que les Congrégations religieuses em-
piètent sur la juridiction des évoques et lèsent les droits du
clergé séculier. Cette assertion ne peut se soutenir, si l'on
veut se rapporter aux sages lois édictées sur ce point par
l'Eglise et que Nous avons voulu rappeler récemment. En
parfaite harmonie avec les dispositions et l'esprit du concile
de Trente, tandis qu'elles règlent d'un côté les conditions
d'existence des personnes vouées à la pratique des conseils
évangéliques et à l'apostolat, d'autre part elles respectent
autant qu'il convient l'autorité des évêques dans leurs dio-
cèses respectifs.
Tout en sauvegardant la dépendance due au chef de
l'Église, elles ne manquent pas, en beaucoup de cas, d'attri-
buer aux évêques son autorité suprême sur les Congréga-
tions par voie de délégation apostolique. Quant à représenter
152 LETTRE DE NOTRE SAINT PERE LE PAPE LEON XIII
Tépiscopat et le clergé français comme disposés à accueillir
favorablement l'ostracisme dont on voudrait frapper les
Congrégations religieuses, c'est une injure que les évéques
et les prêtres ne peuvent que repousser de toute l'énergie de
leur âme sacerdotale!
Il n'y a pas lieu de donner plus d'importance à l'autre
reproche qu'on fait aux Congrégations religieuses, de pos-
séder trop de richesses.
En admettant que la valeur attribuée à leurs propriétés ne
soit pas exagérée, on ne peut contester qu'elles possèdent
honnêtement et légalement, et que, par conséquent, les
dépouiller serait attenter au droit de propriété.
Il faut considérer, en outre, qu'elles ne possèdent point
dans l'intérêt personnel et pour le bien-être des particuliers
qui les composent, mais pour des œuvres de religion, de
charité et de bienfaisance, qui tournent au profit de la nation
française, soit au dedans, soit au dehors, où elles vont rehaus-
ser son prestige en contribuant à la mission civilisatrice que
la Providence lui a confiée.
Passant sous silence d'autres considérations que l'on fait
au sujet des Congrégations religieuses. Nous Nous bornons
à cette importante remarque : la France entretient avec le
Saint-Siège des rapports amicaux fondés sur un traité solen-
nel. Si donc les inconvénients que l'on indique ont sur tel ou
tel point quelque réalité, la voie est tout ouverte pour les
signaler au Saint-Siège, qui est disposé à les prendre en
sérieux examen et à leur appliquer, s'il y a lieu, des remèdes
opportuns.
Nous voulons, cependant, compter sur l'équitable impar-
tialité des hommes qui président aux destinées de la France
et sur la droiture et le bon sens qui distinguent le peuple
français. Nous avons la confiance qu'on ne voudra pas perdre
le précieux patrimoine moral et social que représentent les
Congrégations religieuses; qu'on ne voudra pas, en attentant
à la liberté commune par des lois d'exception, blesser le
sentiment des catholiques français, et aggraver les discordes
intérieures du pays, à son grand détriment.
Une nation n'est vraiment grande et forte, elle ne peut
regarder l'avenir avec sécurité que si, dans le respect des
AU CARDINAL RICHARD 153
droits de tous et dans la tranquillité des consciences, les
volontés s'unissent étroitement pour concourir au bien géné-
ral. Depuis le commencement de Notre Pontificat, Nous
n'avons omis aucun effort pour réaliser en France cette œuvre
de pacification, qui lui aurait procuré d'incalculables avan-
tages, non seulement dans l'ordre religieux, mais encore
dans l'ordre civil et politique.
Nous n'avons pas reculé devant les difficultés. Nous n'avons
cessé de donner à la France des preuves particulières de
déférence, de sollicitude et d'amour, comptant toujours
qu'elle y répondrait comme il convient à une nation grande
et généreuse.
Nous éprouverions une extrême douleur si, arrivé au soir
de Notre vie. Nous Nous trouvions déçu dans Nos espérances,
frustré du prix de Nos sollicitudes paternelles et condamné
à voir, dans le pays que Nous aimons, les passions et les partis
lutter avec plus d'acharnement, sans pouvoir mesurer jusqu'où
iraient leurs excès ni conjurer les malheurs que Nous avons
tout fait pour empêcher, et dont Nous déclinons à l'avance la
responsabilité.
En tout cas, l'œuvre qui s'impose en ce moment aux
évêques français, c'est de travailler dans une parfaite har-
monie de vues et d'action à éclairer les esprits, pour sauver
les droits et les intérêts des Congrégations religieuses, que
Nous aimons de tout Notre cœur paternel et dont l'existence,
la liberté, la prospérité importent à l'Église catholique, à la
France et à l'humanité.
Daigne le Seigneur exaucer Nos vœux ardents et couronner
les démarches que Nous faisons depuis longtemps déjà pour
cette noble cause! Et comme gage de Notre bienveillance et
des faveurs divines, Nous vous accordons, bien-aimé Fils, à
vous, à tout l'épiscopat, à tout le clergé et à tout le peuple de
France, la bénédiction apostolique.
Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 23 décembre de
l'an 1900, de Notre Pontificat le vingt-troisième.
LEO PP. XIII.
A PROPOS DES LOIS D'ASSOCIATION
LE RELIGIEUX-PRÊTRE
Notre-Seigneur, avant de remonter au ciel, a voulu laisser
dans son Eglise une double école officielle, chargée de repro-
duire, l'une, sa mission de sanctificateur; l'autre, sa sainteté
personnelle. La première est le sacerdoce, la seconde est
l'état religieux. Être sanctificateur, comme Jésus, c'est l'inef-
fable dignité du prêtre; se vouer par profession à la sainteté,
comme Jésus, c'est la noble part du religieux.
En nous exprimant ainsi, nous entendons marquer, non
pas le trait unique et exclusif, mais principal et dominant de
la physionomie de chacune des deux écoles, sans préjudice
des traits secondaires qui en forment le naturel complément.
Il est à remarquer, en particulier, que le double rôle que
nous avons indiqué, quoique distinct, se fusionne très bien
dans l'unilé d'une même vie; et alors se trouve réalisé ce
grand idéal du même homme appliqué à la sainteté pour lui,
à la sanctification pour les autres, saint et sanctificateur,
religieux et prêtre*.
Nous voudrions dire la place dans l'Église du religieux-
prêtre. C'est lui surtout qui est le point de mire des attaques
présentement dirigées contre les ordres religieux; c'est son
influence que l'on voudrait éliminer des sociétés modernes.
Essayons d'expliquer sa raison d'être et de justifier son
action.
I
On a voulu voir parfois, dans le sacerdoce et la profession
religieuse, deux états non seulement différents, mais natu-
rellement séparés, opposés, inconciliables. Rien de plus
contraire à la vérité. Loin de s'exclure, sacerdoce et vie reli-
1. Voir les Vœux de religion..., par le R. P. Edouard Hugon, O. P.,
p. 27.
A PROPOS DES LOIS D'ASSOCIATION 155
gieuse s'attirent par des harmonies profondes et de mysté-
rieuses affinités.
Et, par exemple, que Ton rapproche les grands devoirs du
prêtre de la nature et des lois de la vie religieuse, on se con-
vaincra de suile qu'ils y trouvent la plus sûre garantie de
leur entier accomplissement.
Noblesse oblige : tout étant divin dans la dignité et les
fonctions du sacerdoce, il est évident que l'homme revêtu de
cette dignité et investi de ces fonctions doit mettre sa vie en
harmonie avec la prééminence du ministère qui lui est confié.
Dans les instructions qu'elle donne aux diacres qui vont de-
venir prêtres, l'Eglise a soin de mettre en regard du sacer-
doce les obligations qu'imposent ce sublime honneur et
ce divin fardeau. « Il faut au prêtre, dit-elle, une sagesse
céleste, cœlestis sapientia\ des mœurs sans reproche, probi
mores \ une continuelle pratique de la justice, diuturna jus-
titisè observatio. Le prêtre doit être parfait dans la foi et dans
les œuvres, fide et opère perfectus\ fortement établi dans les
amours jumeaux de Dieu et du prochain, geminsa dilectionis
Dei et proximi virtute fundatus\ conserwQY dans ses mœurs
l'intégrité d'une vie chaste et sainte, serva in moribus tais
castœ et sanctœ vitœ integritatem ; imiter les adorables mys-
tères qu'il touche, imitare qiiod tractas \ réjouir l'Église du
Christ par la bonne odeur de sa vie, sit odor uitœ tuas délecta-
meiitum Ecclesias Christi... )>, etc., etc.
Dès lors, s'il y a quelque part dans l'Eglise un état qui soit
la profession authentique et officielle de la sainteté, dont les
lois se résument dans un précepte de continuelle ascension
vers les sommets de la perfection évangélique, une conclu-
sion s'impose, à savoir, que cet état est précisément celui
qui convient au prêtre, dont le devoir de sainteté est écrit,
en caractères si lumineux, dans la consécration qu'il a reçue
comme dans les mystères augustes dont il est le dispensateur.
Prenons les vertus à la perfection desquelles le religieux
s^oblige par un triple vœu, dont les conseils constituent l'es-
sentiel et la substance de l'état religieux : n'est-il pas bien
remarquable que ce sont précisément celles-là dont l'Église
recommande avec le plus d'instance, dont elle impose, par
voie d'autorité, la pratique à ses prêtres?
156 A PROPOS DES LOIS D'ASSOCIATION
Le religieux s'oblige par vœu à la perfection de la pau-
vreté. Mais l'Église fait aussi de la pauvreté la loi de la vie
sacerdotale. Sans doute, elle ne veut pas le prêtre dénué,
réduit à vivre d'aumônes journalières, ou des ressources
d'un métier servile et absorbant; elle exige qu'il n'entre
dans le ministère sacré qu'avec les moyens matériels de
soutenir son existence, et que l'évêque lui-même les lui four-
nisse i. Mais elle veille à ce que, le nécessaire une fois large-
ment assuré, le prêtre ne dépasse pas cette mesure du conve-
nable dans l'usage des biens de ce monde. Elle lui rappelle
que les biens ecclésiastiques sont des dépôts sacrés, un trésor
de charité, la nourriture des veuves et des pupilles ; que les
ministres ne les reçoivent que parce qu'ils sont les premiers
des pauvres, et qu'ils doivent en user en esprit de pauvreté.
A plus forte raison ne veut-elle pas que le prêtre poursuive
le lucre par des moyens profanes; elle lui interdit le négoce;
elle lui défend de se faire manieur d'argent, administrateur
vulgaire d'affaires temporelles.
Le religieux s'engage par vœu à la perfection de la chas-
teté. Mais au prêtre aussi l'Église demande la chasteté. Contre
le torrent des prévarications, contre l'acharnement des faux
réformateurs, elle ne s'est pas lassée de soutenir, avec une
suprême énergie, la loi du célibat ecclésiastique. Or, en vertu
de cette loi, telle qu'elle est interprétée par la très grande
majorité des docteurs, le ministre de l'Eglise, en recevant le
sous-diaconat, est tenu de faire, et fait équivalemment, d'une
manière implicite, un vœu de chasteté, en sorte que son
âme avec ses facultés est dédiée au culte divin aussi bien
que son corps, et que tout acte impur, fût-il purement men-
tal, serait, de sa part, la violation d'un engagement sacré, la
profanation d'une chose sainte appartenant à Dieu 2.
Le religieux s'engage par vœu à la perfection de Tobéis-
1. Le droit canon dit : Vel non faciat clericos, vel, si faciat, det illis unde
vivere possint. La possession d'un bénéfice perpétuel et acquis, d'un titulus
sustentationis, est, aux termes du droit, une des conditions de l'ordination.
Au jugement des canonistes, le titre de patrimoine ou de pension est admis,
mais seulement comme exception, à titre provisoire, en attendant la colla-
tion d'un bénéfice.
2. Cf. cap. I. De Voto, in Sexto; Extrav. Joan. XXII, cap. i; et Bened. XIV,
Inter prœteritos, §1(3 déc. 1747).
LE RELIGIEUX-PRETRE 157
sance. Mais l'Église demande aussi l'obéissance à ses
ministres. Le prêtre en a fait la promesse : Promitto ohe^
dientiam, a-t-il dit au jour de son ordination; et d'ailleurs,
quelque place qu'il occupe dans le diocèse, les pouvoirs qu'il
exerce ne lui appartiennent pas en propre; il n'est que le
délégué et l'auxiliaire de l'évêque ; obligé, par suite, de subor-
donner constamment, en esprit de soumission et de dépen-
dance, son action à l'autorité de l'unique et véritable pas-
teur*.
Il n'y a pas jusqu'à la vie commune, perfection et désor-
mais condition de la vie religieuse, que TÉglise ne recom-
mande à ses clercs. Pie IX, dans un bref du 19 mars 1866,
s'en expliquait de la manière suivante : « Nous voyons que
les anciennes lois de TEglise, non seulement approuvaient,
mais ordonnaient que les prêtres, les diacres et les sous-
diacres vécussent ensemble, mettant en commun tout ce qui
leur venait du ministère des Églises; et il leur était enjoint
de tendre de toutes leurs forces à reproduire la vie aposto-
lique qui est la vie commune. Nous ne pouvons donc que
louer et encourager tous ceux qui s'unissent pour mener
ce genre de vie ecclésiastique. »
Et de tout cela il résulte que l'Église elle-même achemine
en quelque sorte ses ministres, par les vertus spéciales
qu'elle en exige, vers la vie religieuse; et que la vie reli-
gieuse apparaît comme le complément, l'achèvement, le cou-
ronnement delà sainteté propre du prêtre.
Cette sainteté du prêtre a sa raison d'être dans la subli-
mité des offices qu'il doit remplir. Or, si le temps nous per-
mettait d'étudier ce nouveau point de vue, de parcourir en
détail les diverses fonctions ou attributions du ministère
sacré : fonctions de la prière officielle, fonctions du sacri-
fice, fonctions de l'enseignement de la vérité révélée, fonc-
1. Le curé, même inamovible, n'est point pasteur au sens strict du mot;
on ne lui attribue cette qualification que par une extension du terme. Voir
sur cela Nardi, « vir inexhaustae eruditionis », dit le P. Y. de Buck, et dont
l'ouvrage fait autorité en cette matière. [Des curés ou de leurs droits dans
l'Église d'après les monuments de la tradition, Trad. abrégée par l'abbé
A. Sionnet. Paris, 1845.)
Sous le bénéfice de cette remarque, nous continuerons d'appeler les curés
pasteurs, ainsi qu'il est d'usage.
158 A PROPOS DES LOIS D'ASSOCIATION
lions sacramentelles, il serait aisé de montrer à quel point
les conditions intérieures et extérieures de la vie religieuse
favorisent le digne et utile accomplissement de chacune
d'elles, sont de nature à augmenter, sinon à assurer, les
effets des divins moyens de sanctification institués par le
Christ*. Un mot suffira. L'âme des fonctions sacerdotales,
c'est la charité, l'inépuisable dévouement au bien surnaturel
du prochain. Mais où s'allumera mieux cette flamme de la
charité et du dévouement que dans un cœur religieux, qui,
ayant su immoler toutes les concupiscences et toutes les affec-
tions de la chair et du sang, renoncer à tous les calculs de
l'égoïsme et à toutes les intrigues de l'ambition, a réservé
tous ses trésors de tendresse et de générosité pour le Christ
et pour les âmes que le Christ a rachetées ?
II
Nous le savons : l'Église ne se contente pas à^exhorter^ elle
aide le prêtre à devenir un saint. Elle l'entoure, pour cela, de
soins et de précautions maternelles. Les graves admonesta-
tions qu'elle lui adresse avant sa consécration, ne sont que le
commentaire d'une législation dont chaque chapitre aboutit
à cette conclusion : Sanciificamiai, sancti eslote. Que de
choses elle a prévues : l'habit, les coutumes, les œuvres qui
distinguent le clerc des laïques et plus encore des mondains;
les longues et religieuses préparations par lesquelles il doit
passer pour éprouver et affermir sa vocation; l'obligation
qui lui incombe, lorsqu'il est devenu pasteur d'âmes, de
résider auprès de son troupeau et de se mettre à son service ;
la fidélité, la décence, la piété qu'il doit apporter aux fonc-
tions de son ministère; les exercices dans lesquels il doit
renouveler sa ferveur; les œuvres de miséricorde auxquelles
il doit consacrer son temps, ainsi que l'argent des aumônes I
En un mot, l'Eglise s'applique à régler, autant qu'elle le peut,
au moins dans ses grandes lignes, la vie sacerdotale. Auprès
des prescriptions et des encouragements, les peines sévères
qu^elle édicté achèvent de prouver sa sollicitude pour établir
1. On peut voir cette idée développée en fort bons termes parle R. P. Hu-
gon, Revue thomiste, n° de septembre 1900, p. 430 et suiv.
LE RELIGIEUX-PRETRE 159
en son prôtre l'harmonieux équilibre de la sainteté de vie et
de la sainteté des fonctions.
Oui ; mais combien celte législation, forcément incom-
plète, souvent dénuée de sanction, énervée par la défaillance
de volontés laissées à elles-mêmes, obtiendra plus sûrement
son but, si elle est renforcée par la formation plus intime,
plus profonde, \i\us pi^en an te d'un noviciat; par la lente péné-
tration et la mise en œuvre des austères principes de la vie
religieuse; par les observances protectrices et la minutieuse
direction d'une règle qui s'étend à tous les détails de l'exis-
tence; parla vigilance assidue d'une autorité tutélaire et
l'influence contagieuse de l'exemple, telles qu'on les trouve
dans une communauté régulière !
Ici, nous aurions à citer, en faveur de notre thèse, d'in-
nombrables témoignages des saints docteurs et des souve-
rains pontifes. Choisissons, au hasard, quelques déclarations
des papes. Au quatrième siècle, c'est le pape Siricius, expri-
mant le désir, la volonté que « les moines soient initiés aux
offices de la cléricalure^ ». Au sixième siècle, c'est le pape
saint Grégoire le Grand, jugeant que (des religieux, par cela
môme qu'ils ont tout quitté pour Dieu et reproduisent, dans
leur conduite, la passion et la mort de Notre-Seigneur, n'en
sont queplus dignes d'accomplir les fonctions des ordres sa-
crés2 ». Au septième siècle, c'est le pape Boniface IV, « taxant
d'erreur et de mensonge les audacieux qui, plus enflammés
de jalousie que de charité, soutiennent que les moines, parce
qu'ils sont morts au monde et ne vivent que pour Dieu, sont
inhabiles à exercer la puissance sacerdotale^ ». Au onzième
siècle, c'est le pape Urbain II, estimant que « les moines
1. Dans sa réponse à Himérius, évêque de Tarragone, il dit : « Mona-
chos... clericorum officiis aggregari et optamus et volumus. »
2. « Videlur nobis quia qui sua pro Deo relinquunt, et a passione et morte
ejus sumunt exordia mulatœ conversationis, digniiis liceat baptizare, com-
munionem dare, peccata solvere... » Et un peu plus loin : « Censemus ergo
monachos prœdicare , bapiizare, communicare, pœnitentes solvere omnino
posse. »
3. « Sunt nonnulli, fuiti nuMo dogmate, audacissime quidem, zelo magis
amaritudinis qiiani dilectionis inflammati, asserentes monachos, quia mundo
morlui sunt et Deo vivunt, sacerdotalis officii potentia indignos... sed omnino
labuntur... Omnimodo prœcipimus ut ab hujusmodi nefandis erroribus re-
primantur in posterum. »
160 A PROPOS DES LOIS D'ASSOCIATION
peuvent s'acquitter du ministère sacerdotal plus dignement
que les prêtres séculiers^ ». Enfin, pour arriver de suite à
une époque plus voisine de la nôtre, c'est le pape Pie VI,
dans son immortelle constitution Auctorem fidei , donnant
une dernière et définitive sanction à tous ces enseignements
de la tradition, et condamnant comme fausse, pernicieuse,
injurieuse envers les saints Pères de l'Église, qui ont si mer-
veilleusement associé les fonctions de la cléricature aux ob-
servances de la vie religieuse, la quatre-vingtième proposi-
tion du conciliabule de Pistoie , où il était avancé « que
l'état régulier ou monastique est, de sa nature, incompatible
avec la charge des âmes et les devoirs de la vie pastorale, et
qu'il ne peut, dès lors, faire partie de la hiérarchie ecclé-
siastique sans contredire les principes mêmes de la vie reli-
gieuse 2... »
Et c'est sans doute parce que la profession religieuge offre
au prêtre les moyens les plus efficaces de réaliser la haute
sainteté à laquelle sa dignité l'oblige, que les saints canons
ont toujours réservé, pour le clerc séculier, la faculté de se
faire religieux, et enjoignent aux évêques de lui laisser, sur
ce point, pleine et entière liberté ; « attendu, déclarent-ils,
qu'il s'agit d'un genre de vie plus parfait^ ».
C'est ainsi que parlait déjà, en 633, le concile de Tolède,
dont le texte a passé dans le décret de Gratien et fait partie
du droit public de l'Église. Benoît XIV, dans la célèbre con-
stitution Ex quo dilectus du 14 janvier 1747, confirme, en
faveur des clercs, comme l'avait fait avant lui Innocent IV,
l'autorisation d'embrasser la vie religieuse, nonobstant toute
opposition épiscopale*.
1. «... Videtur nobis ut his qui sua relinquunt pro Deo, dignius liceat bap-
tizare, communionem dare, pœnitentiam imponere, peccata solvere... »
2. « Propositio falsa, perniciosa... pio, vetusto, probato Ecclesiae mori
Summorumque Pontifîcum sanctionibus contraria.,. » — > Cf. Examen histo-
ricum et canonicum. De juribus et officiis regularium et sœcularium cleri-
corum, t. I, p. 400-408.
3. Clerici qui monachorum propositum appetunt quia meliorem vilam
sequi volunt, liberos eis ab episcopis in monasteriis oportet largiri in-
gressus.
4. Quisquis igitur hoc spiritu ducitur, etiam episcopo suo contradicente,
eat liber nostra auctoritate.
LE RELIGIEUX-PRETRE 161
III
Au surplus, interrogeons l'histoire de l'Église ; nous ver-
rons, non plus seulement les textes, mais les faits, nous ré-
véler cette alliance heureuse et féconde, dans l'unité de la
même personne, de la vie religieuse et du sacerdoce.
Le premier, notre divin Sauveur nous apparaît réunissant
en lui ces deux attributs, tout à la fois souverain et éternel
Pontife, et religieux par excellence*. Prêtre parfait, religieux
parfait, il veut que les premiers coopérateurs qu'il associe à
son œuvre, les apôtres, reproduisent en eux cette double
qualité; il les fait prêtres au Cénacle; mais eux-mêmes
s'étaient faits religieux le jour où, répondant à son appel,
ils avaient tout quitté pour le suivre. C'est du moins l'opinion
de saint Thomas'^, de Suarez, et, après eux, de beaucoup de
théologiens.
Suarez précise davantage cette doctrine. D'après le savant
et pieux auteur, Notre-Seigneur ne s'est pas contenté d'insti-
tuer l'état religieux en général, considéré dans sa substance
et ses éléments essentiels ; il a voulu fonder une des formes
concrètes et extérieures, sous lesquelles doivent être prati-
qués les conseils évangéliques ; il a fait du collège aposto-
lique le type de cette catégorie de familles religieuses qui
prime les autres en excellence, le modèle des ordres mixtes
voués au bien spirituel des âmes^.
Toujours d'après le même auteur, cette forme spéciale de
1. Nous laissons de côté la question de savoir si Notre Seigneur Jésus-
Christ a prononcé, a pu prononcer des vœux. Les théologiens disputent là-
dessus. Suarez, Sylvius, Cornélius à Lapide sont pour l'affirmative ; saint
Thomas pour la négative. Quoi qu'il en soit de ce point spécial, Notre-Sei-
gneur a pratiqué d'une manière supérieure, suréminente, tout ce qu'il y a
d'excellent dans les trois vœux, tout ce qui fait le fond de la vie religieuse.
2. « Apostoli intelliguntur vovisse pertinenlia ad perfectionis statum, quando
Christum, relictis omnibus, sunt secuti. » (2 2. quaest. 88, art. 4 ad 3. ) —
« A discipulis Christi omnis religio sumpsit exordium. » (2 2. quaest. 188,
art. 7.) — « Omnis religio ab illa saneta societate apostolorum sumpsit
exordium. » (In Epist. I ad Cor., cap. xri, lect. 1.)
3. « ... Etiam fecit Christus quamdam religionem in particulari, ad eam
quosdam homines (apostolos) congregando, eisque proprium et particulareni
modum vitœ religiosae tribuendo. » [Tract, de Bel. ^ lib. III, cap. ii, n. 9 et 10.)
LXXXVI. — 11
162 A PROPOS DES LOIS D'ASSOCIATION
vie religieuse a survécu aux apôtres ; elle s'est perpétuée et
durera vraisemblablement autant que l'Église elle-même ^
Ce qui est certain, en effet, ce que l'on peut constater,
l'histoire à la main, c'est qu'il y eut, dès les premiers temps
du christianisme, des religieux alliant au travail de leur sanc-
tification personnelle le soin du salut des âmes.
En ce qui concerne les trois premiers siècles de l'Église,
les érudits, malgré la rareté des documents, découvrent ces
imitateurs de la vie apostolique dans la classe d'ascètes
qu'Eusèbe mentionne en plusieurs endroits de son Histoire
ecclésiastique, sous le nom d'ascètes actifs, mêlés à la société
des hommes : asceise activi^ sociales ^ et dont quelques-uns,
saint Pantène, par exemple, furent de grands savants et
de grands missionnaires^. C'est à eux, sans doute, que saint
Pierre Damien fait allusion, quand il dit que l'Église univer-
selle fut fondée et primitivement gouvernée par des moines,
jaloux de réaliser l'idéal qu'ils prêchaient 3.
A partir du quatrième siècle, et du grand épanouissement
de l'ordre monastique, les renseignements abondent et met-
tent le fait en pleine lumière : les religieux qui sont en même
temps prêtres, évêques, apôtres, ne se peuvent plus compter.
En Orient, saint Basile unit expressément dans sa règle la
vie active, le travail apostolique, à la vie contemplative*:
cette règle devient peu à peu l'unique code de vie religieuse
de ces contrées; elle donne à leur Église tous les grands
hommes qui font sa gloire ; maintenant encore, jusque dans
la longue et profonde déchéance causée par le schisme, c'est
le clergé noir, le clergé monacal, qui garde le monopole des
hautes fonctions ecclésiastiques.
En Occident, plusieurs fondateurs de monastères essayent,
au début, d'interdire à leurs disciples l'accès des dignités de
rÉglise, et même des ordres sacrés ; les peuples chrétiens
1. Primœva illa religio non periit cum apostolis, sed continua propaga-
tione fuit in eorum successoribus ac discipulis conservata.
2. Voir les Modernes Bollandistes; Examen historicum, p. 39 et suiv.
3. Constat a monacliis universalem Ecclesiam fundatam gubernatam (Petr.
Dami. opusc. 28).
4. Monasteriis extructis, ita monachorum institutum temperavit ut soli-
tariae atque actuosœ vitse utilitates praeclare simul conjungeret. ( Brev. Rom.,
die 14 junii.)
LE RELIGIEUX-PRETRE 163
n*en recherchent qu'avec plus de persévérance, pour prêtres
et pour pasteurs, des hommes formés par la pratique de la
discipline religieuse ; ils renversent les barrières qu'on op-
pose à leurs désirs. Ce sont des moines, ces évéques qui
s'appellent saint Martin de Tours, saint Hilaire de Poitiers,
saint Eucher de Lyon, saint Gésaire d'Arles, saint Loup de
Troyes, saint Germain d'Auxerre. Lérins comme Marmou-
tier, Saint- Victor de Marseille comme Agaune ou Ligugé, de-
viennent des pépinières d'hommes apostoliques. L'ordre bé-
nédictin, à lui seul, donne vingt-quatre papes à l'Église. Ce
sont des moines, ces pontifes incomparables qui s'appellent
saint Grégoire le Grand et saint Grégoire VII. Moines, ces
docteurs célèbres : Vincent de Lérins, Gassien de Marseille,
Salvien, Sulpice Sévère. Fait digne de remarque : les quatre
grands docteurs de l'Eglise grecque, Athanase, Basile, Chry-
sostome, Grégoire de Nazianze, aussi bien que les principaux
docteurs et Pères de l'Eglise latine, Jérôme, Augustin, Gré-
goire, furent moines ou élevés dans des écoles monastiques.
Moines, ces intrépides missionnaires qui, du septième au
neuvième siècle, gagnent à Jésus-Christ la Belgique, l'An-
gleterre, l'Allemagne, la Scandinavie, et qui fournissent aux
fondateurs de tous les royaumes de l'Occident les auxiliaires
indispensables à l'établissement de la civilisation chrétienne.
Moine, ce saint Bernard qui, au douzième siècle, décide du
sort des peuples et des couronnes, et qui même un jour tient
entre ses mains les destinées de l'Église. Saint Bernard nous
conduit au seuil du treizième siècle et à la naissance des
grands ordres mendiants, Dominicains, Franciscains, que
doivent renforcer plus tard, et jusqu'à nos jours, les insti-
tuts de clercs réguliers. Jésuites, Passionistes, Rédempto-
ristes, etc. ; les uns et les autres faisant de l'apostolat leur
but, et du monde entier le théâtre de leur zèle.
Observons que, parmi les formes multiples du ministère
sacré qui sollicitaient le dévouement des ordres religieux,
aucune, non pas même les fonctions de la charge pastorale, ne
fut exceptée. Il y eut des Instituts qui se donnèrent la mission
spéciale^ soit avant, soit après l'établissement du clergé pa-
roissial, de fournir aux fidèles, groupés en troupeaux, des
pasteurs de leurs âmes. A cette idée se rattache le presbyte-
164 A PROPOS DES LOIS D'ASSOCIATION
rium — réunion de religieux prêtres, coopérateurs de Fé-
vêque — fondé à Verceil par saint Eusèbe ; le preshyterium
d'Alexandrie, fondé par saint Athanase ; le preshyterium de
Garthage, fondé par saint Augustin. Tel fut, plus tard, le
sens de la réforme de l'évêque de Metz, Chrodegand, insti-
tuant la vie commune au sein de son clergé, lui donnant une
règle, transformant son chapitre en cloître, et dont les lois
disciplinaires furent approuvées et rendues obligatoires par
le concile national d'Aix-la-Chapelle, en 816. Tel enfin le
but des Prémontrés de saint Norbert, ou des chanoines régu-
liers de saint Pierre Fourier, associant aux observances de
la vie régulière les obligations du ministère paroissiaU.
Par où l'on voit que, s'il faut essentiellement à l'Eglise
une hiérarchie composée d'évéques, de prêtres, de ministres
inférieurs, cette hiérarchie pourrait, sans inconvénient, être
composée entièrement de réguliers. Et l'on s'explique la
naïve exclamation d'un pieux canoniste : « Ah ! si les prêtres,
non seulement d'un diocèse, mais du monde entier, étaient
religieux, il ne resterait plus qu'à entonner un Te Deum uni-
versel d'actions de grâces ^ ! )>
IV
Mais laissons à chacun la place que la Providence lui a
faite.
C'est une loi universelle : toute société qui grandit doit
savoir diviser les besognes et distinguer les fonctions. L'É-
glise s'est pliée à cette loi du progrès humain. Dans l'origine,
les diverses et multiples attributions du ministère évangé-
lique n'étaient pas aussi nettement séparées qu'elles le sont
maintenant. Peu à peu la tribu sacerdotale, à mesure qu'elle
développait son action, a vu ses membres se partager en
différents groupes, voués chacun à un travail spécial. Au-
jourd'hui on y distingue, sans trop de confusion, le prêtre
contemplatifs continuateur de la vie religieuse du grandpriaiit
1. On cite encore dans le même sens les Oblats de saint Charles Bor-
romée. Saint Gaétan, qui fonda une congrégation particulière, eût voulu,
c'était son plan primitif, faire pénétrer dans les rangs du clergé la vie reli-
gieuse et apostolique.
2. Bouix, De Jur. Regularium.
LE RELIGIEUX-PRETRE 165
de riiumanilé, Notre Seigneur Jésus-Christ; le prêtre doc-
teiu\ appliqué à l'étude et à renseignement de la science
apportée aux hommes parle divin Maître; \^ prêtre mission-
naire^ qui poursuit, en pays lointain, la conquête du monde,
commencée par les premiers compagnons du Sauveur; enfin,
le prêtre pasteur^ attaché à un troupeau déjà formé, jour et
nuit à la disposition des brebis que le bon Pasteur lui a
confiées.
En outre, il est aisé de constater que, de ces différents
groupes ou catégories, les trois premiers se recrutent, et,
par la force même des choses, doivent se recruter principa-
lement dans le clergé régulier, tandis que le quatrième sera
formé par le clergé séculier.
C'est au fond de quelque Trappe ou de quelque Chartreuse
que l'on ira chercher le prêtre contemplatif; qu*on l'y trou-
vera sous la figure d'un moine enveloppé de sa tunique
blanche comme d'un suaire, et dont les lèvres closes ne
s'ouvrent que pour parler à Dieu; et l'on ne conçoit même
pas un autre milieu où puisse s'accomplir cette fonction
éminemment sacerdotale du Laus perennis^ de la prière per-
pétuelle.
Le jeune homme qui veut approfondir la science sacrée et
devenir docteur en Israël ne trouvera guère que dans un
ordre religieux, dont il devient l'enfant, des maîtres qui le
guident, mais surtout l'affranchissement des soucis matériels
de l'existence, et le temps, père nourricier de tout progrès
intellectuel. Les sciences ecclésiastiques ont pris un tel
développement que, seules, des corporations puissantes,
comme les congrégations, peuvent, en général, fournir les
voies et moyens nécessaires à leur étude et à leur enseigne-
ment complets.
Et quant à l'entreprise des missions lointaines, où il ne
faut calculer ni avec les difficultés de distance, de climat, de
langage, de mœurs, ni avec les résistances opiniâtres ou les
assauts furieux des passions humaines, seules encore les
milices religieuses, où le soldat qui tombe est aussitôt
remplacé, pourront la poursuivre avec une persévérance
supérieure aux obstacles*.
1. En faisant des missions lointaines l'apanage des congrégations reli-
166 A PROPOS DES LOIS D'ASSOCIATION
Par contre, le clergé séculier remplira les cadres du qua-
trième groupe que nous avons distingué i, la catégorie du
prêtre pasteur. Le prêtre séculier est député par Dieu pour
être, à demeure, auprès des populations chrétiennes des
villes et des campagnes, l'intendant ordinaire de sa grâce,
le lieutenant de sa Providence. Il a planté sa tente dans ce
coin du champ du Père de famille que l'autorité légitime lui
a assigné, heureux d'y vivre, se promettant d'y mourir;
homme de paix, de douceur et de dévouement, en qui se
réalise l'image de Celui qui a dit : « Je suis le bon Pasteur,
et je laisse ma vie pour mes brebis. » N'est-ce pas, en parti-
culier, un des grands honneurs de l'Église de France d'avoir
produit un clergé pastoral digne de servir de modèle aux
autres nations catholiques; vrai corps d'élite dans lequel
apparaissent, pour ne citer que trois noms : Vincent de Paul,
M. Olier et le vénérable curé d'Ars ?
Est-ce à dire que le religieax-prétre n'aura jamais rien à
faire sur le terrain paroissial? Non; les réguliers, en
dehors des fonctions qui leur sont plus spécialenient dévo-
lues, de la prière, de l'étude dé la science sacrée, de l'évan-
gélisation des infidèles, auront souvent encore l'occasion
d'exercer leur zèle sur le territoire même du prêtre pasteur,
et au profit des fidèles qui l'habitent.
Ici, le religieux sera l'auxiliaire, le suppléant du curé. Le
religieux aidera le curé dans les services ordinaires de la
paroisse. Nul n'ignore que les ouvriers se font rares dans le
champ du Seigneur, que le clergé séculier, trop peu nom-
gieuses, nous n'oublions pas l'admirable société des Missions étrangères,
une de nos gloires nationales. Mais cette société n'est-elle pas organisée,
ne fonctionne-t-elle pas à la manière d'un ordre religieux ?
1. Si aux catégories que nous avons distinguées, on nous demandait d'en
ajouter une autre, — nous n'avons pas prétendu faire une énumération com-
plète, — celle du prêtre éducateur, nous aurions à dire la place considérable
que les religieux se sont faite dans le magnifique développement de l'ensei-
gnement libre à notre époque : témoin l'acharnement de leurs adversaires
qui, désespérant de les égaler dans leur œuvre scolaire, ne trouvent rien de
mieux que d'en réclamer l'abolition. Mais ici les deux clergés ont rivalisé
d'efforts, et chacun d'eux peut revendiquer sa part dans le succès.
LE RELIGIEUX-PRETRE 167
breux et accablé de multiples travaux, ne suffit qu'impar-
faitement aux exigences de sa mission. Viennent les jours de
labeur, un temps de Carême, de Pâques, de première com-
munion ou de jubilé, le curé, vieilli déjà peut-être par la
fatigue plus encore que par l'âge, s'applaudira de trouver
auprès de religieux dévoués un empressé concours, une
opportune assistance.
Le religieux aidera le curé dans les ministères extraor-
dinaires^ qui sont, de nos jours surtout, les plus nécessaires
et les plus recherchés : missions, retraites, prédications,
œuvres de moralisation ou de préservation.
Fécondant par une préparation laborieuse les dons qu'il
aura reçus du ciel, le religieux s'efforcera d'apporter dans
les chaires de nos grandes villes une parole qui captive les
intelligences et les cœurs, des démonstrations qui triom-
phent de tous les doutes. Ou bien il s'en ira, par les rudes
temps de l'hiver, évangéliser les pâtres et les laboureurs des
campagnes. Il s'assoira, le jour et la nuit, dans un confes-
sionnal, pour se faire le dispensateur des miséricordes
divines. Il catéchisera les ouvriers dans les classes du soir
ou les réunions du dimanche. Il groupera, et, par le moyen
de l'association, il maintiendra dans la foi et la vertu la jeu-
nesse studieuse des écoles publiques.
Le religieux aidera le curé; quelquefois il suppléera à son
impuissance. Quelque vaillant que soit le clergé séculier,
quelque capables que soient ses membres, quelques dévoue-
ments que l'on rencontre toujours dans son sein, l'habitude
use tout, l'affaiblissement de la foi fait apercevoir la créature
où il ne faudrait trouver que le saint. On a besoin du nou-
veau, de l'éloignement, de l'inconnu. Cet homme auquel
vous ne ferez jamais fléchir le genou devant son curé, se
rendra le plus facilement du monde au moine dont la vie
retirée conviendra mieux aux dispositions de son âme, et il
lui fera sans peine un aveu que, dans des circonstances diffé-
rentes, personne ne lui eût jamais arraché. Tel autre, que
l'orgueil et le respect humain retiendraient, devant un public
qu'il n'ose affronter parce qu'il a trop souvent partagé ses
idées et ses préjugés, ira volontiers remplir ses devoirs dans
cette chapelle reculée, où le bon Dieu lui pardonnera sa fai-
168 A PROPOS DES LOIS D'ASSOCIATION
blesse. Hommes de la nuit, sans doute, Nicodèmes qui n'ont
pas le courage de venir trouver le Maître en plein jour;
mais nous ne voyons pas que Notre-Seigneur ait condamné
Nicodème, pour lequel, au contraire, il semble avoir gardé
ses révélations les plus hautes.
Et ainsi, dans l'armée du Christ, tandis que le clergé
paroissial, avec la masse imposante qu'il forme, avec les
mille évêques qui le dirigent, représente le corps de
bataille, au front de ces colonnes et sur leurs ailes se
déploient des corps spéciaux, les ordres religieux, dont la
mission est d'éclairer la marche, de protéger les mouve-
ments, de se porter aux points faibles ou menacés, et d'assu-
rer le triomphe par le concours d'une activité qui emprunte
sa force à une discipline plus sévère.
— Oui, dira-t-on ; tout cela serait à merveille, si ces auxi-
liaires se renfermaient strictement dans leur rôle, n'appa-
raissant qu'au moment et dans la mesure où le clergé
séculier a besoin de leur aide; rentrant dans l'ombre qui
leur convient, aussitôt que la pénurie d'ouvriers ne se fait
plus sentir. Mais ces coopérateurs, que vous dites si désin-
téressés, veulent avoir leur place, et plus que leur place au
soleil; ils deviennent vite de redoutables concurrents; leurs
instincts envahisseurs sont connus; sous prétexte de venir
au secours des prêtres de paroisse, ils les supplantent; ils
prétendent régenter la société religieuse, tout mener dans
l'Église; ils communiquent leur esprit aux fidèles; ils l'impo-
sent aux prêtres, aux évêques; et les évêques ont d'autant
plus de peine à échapper à cette absorption, que les régu-
liers, protégés par la situation exceptionnelle qu'ils ont
dans l'Eglise, échappent eux-mêmes davantage à l'action de
l'autorité épiscopale.
— Que les réguliers, sans cesser d'être les auxiliaires des
curés, aient dans l'Eglise une place qui leur soit propre,
indépendante du bon ou mauvais vouloir du clergé séculier,
en d'autres termes, qu'ils soient, vis-à-vis de celui-ci, autre
chose que des domestiques que l'on remercie quand on n'a
plus besoin de leurs services : rien n'est plus vrai; préten-
dre le contraire, ce serait renouveler les erreurs du concilia-
LE RELIGIEUX-PRETRE 169
bule de Pistoie, condamnées jadis par le pape Pie VI. Auxi-
liaires des prêtres de paroisse, les réguliers ne sont pas
que cela; nous l'avons indiqué en esquissant les grandes
fonctions qui leur appartiennent plus spécialement dans la
société chrétienne. Avant tout, les ordres religieux sont des
soutiens pour l'Eglise universelle, des secours envoyés pro-
videntiellement au peuple chrétien. On connaît la célèbre
vision d'Innocent IH qui décida de la création des Frères
prêcheurs et des Franciscains. Depuis sept ans saint Domi-
nique songeait à l'établissement d'un ordre destiné à défen-
dre l'Eglise par la parole et par la science. Il se présente au
pape; celui-ci l'écoute avec peu de faveur et refuse son appro-
bation. Mais la nuit devait apporter au Pontife de meilleures
pensées. Comme il était plongé dans le sommeil, il lui sem-
bla voir l'église de Saint-Jean de Latran — c'est l'église
épiscopale des papes — prête à tomber en ruines, et deux
hommes, Dominique et un autre qu'il ne connaissait pas,
appuyés contre elle, qui en soutenaient sur leurs épaules
les murailles chancelantes. C'est pourquoi, ayant fait venir
l'homme de Dieu, il lui ordonna de s'entendre avec ses
compagnons sur la règle qu'ils voulaient suivre, promettant
de lui donner ensuite toute satisfaction. A quelque temps de
là, un mendiant venait frapper à la porte du Vatican, deman-
dant, lui aussi, au Souverain Pontife de ratifier les projets
apostoliques qu'il avait conçus. Cette fois, il n'y eut pas
d'hésitation; le pape avait reconnu le mystérieux compagnon
de saint Dominique : c'était François d'Assise.
Que les ordres religieux soient premièrement créés pour
le bien de l'Eglise universelle, les papes l'affirment solen-
nellement : c'est Eugène III, appelant l'ordre de Gîteaux « la
grande colonne de l'Église, magnam Ecclesiœ columnarn »;
c'est Boniface VIII, déclarant que l'ordre de Prémontré a été
établi c( pour l'affermissement de l'Eglise, in Ecclesiœ firma-
mentum » ; c'est Alexandre V, prononçant que la religion des
ermites de Saint-Augustin a germé dans le champ du Sei-
gneur « pour la gloire de Dieu, l'honneur de l'Église, l'ex-
tirpation des hérésies, la propagation de la religion, le salut
universel des âmes: ad Dei laudem^ illustrationem Ecclesiœ^
extirpationem hœresum et schismatum ^ religionis propa-
170 A PROPOS DES LOIS D'ASSOCIATION
gationem, et ad Christifidelium salvandas animas ». Enfin,
car il faut abréger la liste de ces témoignages, c'est la litur-
gie nous mettant sur les lèvres cette prière : « 0 Dieu, qui,
pour propager la plus grande gloire de votre nom, avez, par
le moyen de saint Ignace, fortifié l'Eglise militante d'un nou-
veau secours... » Et, précisément, parce que les ordres reli-
gieux sont suscités de Dieu pour secourir FÉglise et y
travailler au salut des âmes, ils apportent aide et soulage-
ment au clergé séculier occupé à la même œuvre. C'est en
ce sens, et non pas dans un autre, que les religieux sont dits
les auxiliaires des prêtres de paroisse.
Cette réserve faite, nous repoussons comme une calomnie
l'accusation dont on charge les réguliers de vouloir acca-
parer la place d'autrui, s'imposer aux prêtres comme aux
fidèles, gouverner l'Eglise de Dieu. Nous voudrions bien
savoir par quels actes authentiques se manifeste cette pré-
tention à la domination universelle. Qu'ici ou là quelques in-
dividualités aient trop cédé aux entraînements de l'esprit de
corps et poursuivi, avec plus d'âpreté qu'il n'eût convenu, au
détriment d'autrui, ce qu'ils croyaient être les intérêts de
leur couvent, nous ne voulons ni l'examiner, ni le nier. Mais
que cette tendance à l'envahissement, à l'accaparement, soit
le propre des ordres religieux, considérés dans leur en-
semble et dans la direction qu'ils reçoivent de leurs chefs,
voilà à quoi nous ne saurions nous souscrire. Non ; en géné-
ral, prêtres réguliers, prêtres séculiers, tous n'ont qu'une
ambition: servir l'Église, en s'oubliant eux-mêmes; répandre
sa doctrine, défendre ses droits. Les religieux, en particu-
lier, ne veulent avoir pour eux-mêmes, ni inspirer aux âmes,
aucun autre sentiment.
La confiance et les aumônes du peuple chrétien vont-elles
de préférence de leur côté ? On l'a dit, et parfois on s'en est
plaint. Nous croyons plutôt qu'elles se partagent également
entre les différents groupes de prêtres et les œuvres multi-
ples qu'ils entreprennent. Les grandes libéralités chrétien-
nes de notre temps, celles qui ont bâti Fourvière ou la
basilique du Sacré-Cœur, ne sont pas allées à la caisse des
communautés religieuses. Inscrites au budget de la Propaga-
tion de la Foi, de la Sainte-Enfance, des Écoles d'Orient, les
LE RELIGIEUX-PRETRE 171
communautés religieuses y sont à titre d'obligées, de secou-
rues, non de propriétaires libres de disposer comme bon
leur semble des ressources créées par la générosité des
fidèles. Et quoi qu'il en soit de la part respective qui revient
à chacun dans les tributs de la charité catholique, on ne sau-
rait, sans une criante injustice, accuser les religieux de s'in-
sinuer sournoisement dans les secrets des familles, de s'im-
poser aux âmes faibles, de se faire un métier de la ruse et
de l'intrigue, d'organiser, sous le prétexte de la piété, une
vaste entreprise de captation et de détournement.
A l'égard de l'autorité ecclésiastique , humblement res-
pectueux de tous ceux qui en sont revêtus , les religieux
jouissent de certains privilèges, qui sont la récompense de
leur sacrifice et la condition normale de leur action. On les
désigne d'ordinaire par le terme canonique à^ exemption .
« Exemption » est-il ici synonyme de complète indépen-
dance ? Il importe d'autant plus de s'en informer, qu'il y a,
paraît-il, à l'heure actuelle, des gens bien intentionnés qui,
dans le but de sauver les ordres religieux de la destruction
qui les menace, estiment qu'il faudrait modifier sur ce point
l'antique discipline de l'Eglise, et rattacher plus étroitement
les réguliers à l'autorité épiscopale.
Voyons ce qui en est.
HippoLYTE PRÉ LOT, S. J.
[A suivre.)
L'EGLISE ET L'EXPOSITION '
ŒUVRES CHARITABLES ET SOCIALES
La solitude s'est faite à TEsplanade des Invalides et au
Ghamp-de-Mars. Les ouvriers qui démolissent ont pris la
place des promeneurs qui admiraient. En dehors de l'en-
ceinte, quand le temps est beau, des curieux obstinés s'attrou-
pent sur le pont Alexandre III, pour jouir encore de la per-
spective de la « rue des Nations », ou sur le pont de l'Aima,
pour donner un regard mélancolique au « Vieux Paris » si-
lencieux.
Tout près de là, le palais des Congrès est encore debout,
au bord de l'eau, plus austère et plus froid que jamais. Bien
des paroles y ont été dites : paroles de passion ardente ou de
froide raison, vagues comme les rêves ou précises comme le
calcul, troublantes par leur sophistique ou apaisantes par
leur vérité. Pourtant, et malgré le goût de race que nous
avons pour la parole publique, pas un seul jour on n'a fait
queue, à la porte de ce Palais : ce n'est point là que s'empres-
sait la foule.
Beaucoup y venaient en débouchant de la « rue de Paris »,
et parce que le programme de leur curiosité portait qu'il fal-
lait tout voir. Et ils avaient devant eux de hauts et longs murs
ornés de chiffres et de courbes, comme il convient à un sanc-
tuaire de l'Économie sociale. Aussi, à peine entrés, pre-
naient-ils une allure rapide vers la première porte de sortie.
Quelques-uns faisaient le tour des salles, mais sans s'arrêter,
si ce n'est, les hommes, aux panoplies voyantes, quand il y
en avait autour des graphiques, et les femmes, aux docu-
ments qui étaient accompagnés de jolis mannequins de mo-
diste. Et la visite, très courte, se concluait par des mots de
déception, comme ceux-ci que j'ai entendus plus d'une fois:
1. Voir Etudes, 5 novembre, 5 décembre 1900.
L'ÉGLISE ET L'EXPOSITION 173
« Il n'y a rien... — Ce ne sont que des papiers... — Il suffit
de savoir lire. »
Au Ghamp-de-Mars, où M. Picard avait relégué la classe 112
de l'Assistance, entre la grande salle des Fêtes et le palais
des Illusions, le public était plus intéressé. Volontiers il
stationnait à regarder la reconstitution historique des anciens
tours, ou les pupilles de la République de 1792, ou la bai-
gnoire provenant de la maison de Marat; plus volontiers en-
core il écoutait les aveugles jouer du piano.
Quoi qu'il en soit des impressions de la foule, pour ceux
qui les « savaient lire », les statistiques, les diagrammes, les
notices des œuvres charitables et sociales prenaient le plus
puissant intérêt. Nulle part mieux que dans ces « papiers »
ne se traduisaient le fond même de la vie des peuples et Tin-
fluence de TEglise. Il faut donc nous y arrêter, pour achever
de comprendre les leçons religieuses de l'Exposition de 1900.
I
Il est évident que la pitié de Thomme pour l'homme a sa
source profonde dans la nature même. Mais il est évident
aussi qu'il a fallu l'intervention de Jésus-Christ pour que
cette pitié s'étendît à tous les hommes, inspirât des dévoue-
ments héroïques et se traduisît par d'impérissables institu-
tions. La chaire de Notre-Dame a retenti des démonstrations
éloquentes que Lacordaire et le P. Félix ont tirées de ce fait,
en faveur de la divinité de notre religion ou de sa nécessaire
influence sur le progrès de l'humanité. Et si l'histoire de la
charité catholique était entreprise, comme on a entrepris
celle des missions, depuis les diacres institués par les apô-
tres jusqu'aux Petites Sœurs des pauvres nées en ce siècle, la
liste serait interminable des papes, des évêques, des prêtres,
des religieux, des laïques de tout sexe et de toute condition,
dont le nom demeure attaché à quelque œuvre charitable.
Pour ne parler que du siècle qui vient de finir, dès 1801,
à Paris, les Sœurs de Saint-Vincent de Paul, de la Sagesse,
de Sainte-Marie, du Saint-Sauveur, les Sœurs Augustines,
dirigent trente fourneaux et trente dispensaires d'adultes; les
Sœurs de Saint-Joseph de Gluny sont installées à un hôpital
174 L'EGLISE ET L'EXPOSITION
chirurgical ; les Sœurs du Calvaire ont un hospice pour les
femmes âgées; les Sœurs Auxiliatrices ouvrent un asile ma-
ternel.
Avec les créations de la Société philanthropique, fondée
en 1780, et qui réorganise aussi ses œuvres, les efforts de
ces religieuses sont à peu près tout ce que nous savons de
la charité parisienne d'il y a cent ans. Mais comme ces hum-
bles semences vont se répandre et germer, non seulement
dans la capitale, mais à travers tout le pays !
Rien ne le saurait montrer à l'égal du tableau ci-contre,
exposé, au Ghamp-de-Mars, par V Office central des œuvres
de bienfaisance'^. Avec une patience tenace et une méthode
sûre, les hommes de cœur qui ont entrepris cette enquête
sont parvenus à réunir le dossier de mille œuvres fécondes,
et bien que ce soit une tradition du dévouement de se cacher
et d'y réussir, évidemment la grande masse des institutions
charitables du siècle est représentée par ces chiffres.
Combien, parmi ces efforts généreux dépensés à soulager
la misère, ont été inspirés par notre religion? Il est assez dif-
ficile de le préciser. Mais pour aider à interpréter, dans ce
sens, ce tableau où figurent toutes les œuvres quelle qu'en
soit d'ailleurs l'inspiration, je donnerai, pour quatre grands
départements, le chiffre des œuvres catholiques comparé au
total des œuvres charitables- :
Bouches-du-Rhône Gironde Nord Rhône
Premier âge
Protection de la jeunesse.
Asiles pour malades. . .
Secours à domicile . . .
Je ne pense pas que la moyenne de nos œuvres, par rap-
port au total des œuvres charitables, soit sensiblement diffé-
1. M. Béchard et M. Giraudeau me permettront de les remercier ici de
leur obligeance à me renseigner et de l'aimable permission qu'ils ont bien
voulu me donner de publier ce tableau.
2. Ces chiffres sont établis d'après la France prévoyante et charitable
( 2 vol. in-8. Pion, 1898), publiée par les soins de V Office central. — Ce n'est
là qu'une approximation sincère, le caractère confessionnel des œuvres
n'étant pas toujours apparent dans les listes dressées. Je n'ai point hésité
à inscrire à notre actif charitable les hôpitaux desservis par un personnel
laïque, quand la fondation était catholique ; non plus que les hôpitaux fondés
par n'importe qui, quand les religieuses y sont gardes-malades.
27/30
19/29
36/43
10/14
66/73
45/50
160/186
57/64
62/75
56/59
132/138
78/92
89/89
59/59
255/257
62/64
ŒUVRES CHARITABLES ET SOCIALES 175
rente, pour toute la France, de celle que ces chiffres partiels
révèlent, tout à notre honneur. Et je ne pense pas davantage
que cette constatation puisse étonner qui que ce soit, si ce
n'est ceux que la haine antireligieuse empêche de voir et
d'avouer l'évidence.
Certainement, les philanthropes « avec la nuance philoso-
phique que ce mot comporte » ne sont pas un mythe. L'autre
jour, discourant, à l'Académie, sur les prix de vertu, M. Jules
Lemaître louait M. Guzac, « petit tailleur de Montpellier »,
dont « la marque éminente et rare est d'avoir fait pour
l'amour de l'humanité autant que d'autres pour l'amour de
Dieu ». Mais justement pareil fait est « rare »; et, de ce chef,
sans témérité aucune, on pourrait conjecturer que la plupart
des œuvres charitables qui existent en France sont catholi-
ques de naissance.
Ce qui est sûr, en toute hypothèse, c'est que les fondations
de cette singulière société de bienfaisance qui s'appelle la
Maçonnerie sont absolument insignifiantes. Les FF.*, qui se
préoccupent de mieux garder les apparences, ont parfois té-
moigné de cette pauvreté quelque confusion et quelque hu-
meur. Mais les administrateurs des œuvres maçonniques ont
dû penser sans doute que mieux valait ne point partager
entre beaucoup de concurrents les libéralités du bugdet^. — Ce
qui est sûr encore, c'est que beaucoup d'institutions passées
aux mains de l'Assistance publique sont devenues laïques,
c'est-à-dire sans culte, malgré les intentions chrétiennes des
fondateurs et pour le bon plaisir uniquement de quelques
politiciens irréligieux. Car si on faisait un plébiscite parmi
les malades, ils se rangeraient, probablement en majorité, à
l'avis des « habitants de l'hôpital de Gompiègne », lesquels,
en l'an VIII, dans une touchante supplique au Directoire, ré-
clamaient qu'on voulût bien leur rendre « les secours de la
religion, plus précieux » à ceux qui souffrent. — Ce qui est
sûr enfin, c'est que ni les laïcisations, ni les entraves ad-
ministratives, ni la guerre religieuse n'ont découragé la
charité catholique. Elle a multiplié ses créations de toute
1. D'après les statistiques publiées par la Direction de l'Assistance pu-
blique, en vue de l'Exposition, l'Orphelinat maçonnique de Paris recevait,
en 1896, une subvention de 7 000 francs.
176 L'EGLISE ET L EXPOSITION
forme*, à un point dont l'Exposition, quelque place qu'y
eussent nos œuvres, était bien loin de donner une idée
complète.
La classe 112 ne comptait que trois cent cinquante exposants
français. A elles seules, les œuvres catholiques d'assistance
par le travail — une des initiatives les plus récentes de la
bienfaisance privée 2 — auraient dépassé ce chiffre, si elles
étaient venues toutes au Champ-de-Mars. Mais le rendez-
vous auquel invitait si chaleureusement le comité qui avait
assumé la charge d'amener les catholiques à l'Exposition, n'a
été accepté que par un petit nombre. Pour suppléer à celte
réserve, tout en permettant à ceux qui y tenaient d'en garder
le bénéfice, le comité a publié les résultats d'ensemble de
son enquête à travers les œuvres catholiques. Les voici :
398 œuvres d'assistance par le tra-
vail.
25 œuvres d'hospitalité de nuit
84 — de maternité.
97 asiles pour incurables.
172 asiles-ouvroirs.
229 asiles pour vieillards.
398 dispensaires et hôpitaux.
512 crèches et asiles
572 œuvres pour malades.
691 orphelinats.
1428 bureaux de bienfaisance.
N. B, — Les œuvres passées aux mains de l'Assistance publique ne sont
pas comptées, non plus que les œuvres fondées avant 1800.
Et ce n'est là, selon le mot de M. l'abbé Soulange-Bodin,
rapporteur de cette enquête, qu' « un coin de la charité
privée ».
II
Le budget de l'Assistance publique est fort lourd, comme
on pourra s'en convaincre par les chiffres suivants que j'em-
prunte aux statistiques du Conseil supérieur d'assistance :
Contingent fourni par impôt :
État Départements Communes Paris Total
11845 30118 25 276 903 70 33 576 652 24 42170 340 35= 115 869 197 47
Contingent fourni par ressources propres :
Etabl. charit. Assistance publ.
publics. Dons et legs de Paris. Pari mutuel
98 448 630 68 2 300 628 73 19 445 914 54 7 462 844 00= 127 658 017 95
Total 253 527 215 42
1. Voir l'excellent Manuel des Œuvres, que vient de rééditer Mlle de
Serry. Poussielgue, 1900.
2. Cette initiative récente n'est évidemment qu'une reprise : l'idée est
ŒUVRES CHARITABLES ET SOCIALES 177
Sur ce total de près de deux cent cinquante millions, com-
bien se dépense en subventions aux œuvres de bienfaisance
privée ? Un million à peine.
Les œuvres catholiques vivent donc à peu près de leur
bourse. Dès lors, on comprendra que M. Louis Rivière, dans
son admirable rapport au Congrès d'assistance, ait pu dire,
en visant la situation menacée des congrégations :
Ce n'est point ici le l!eu d'indiquer les moyens de concilier la
liberté de l'association avec les droits de contrôle qui appartiennent
à l'Etat. Les exemples de la « législation à faire » ne manquent pas
dans les pays étrangers. Le nôtre est presque le seul où tout le
monde peut s'associer librement pour gagner de l'argent, mais où
la tutelle administrative s'impose dès qu'on poursuit un but désin-
téressé.
En préparant cette loi, le législateur français n'oubliera pas que les
congrégations religieuses soutiennent en France un nombre d'indigents
presque égal à ceux dont s'occupe l'Assistance publique ; qu'elles ont
donc un droit à l'existence dans ce pays, sous peine de voir doubler
des charges déjà considérées comme écrasantes ^.
Juste protestation, au nom de la liberté du bien et de l'in-
térêt des contribuables, contre l'ostracisme dont le projet de
M. Waldeck-Rousseau (dernier § de l'art. 2) frappe toutes les
associations religieuses, sans exception; car toutes font des
vœux et, par là, aliènent ces droits individuels dont la re-
nonciation, aux yeux de M. le président du Conseil, est illi-
cite et contraire à la morale publique 2. Or, sait-on ce qu'il en
coûterait aux gens qui paient l'impôt, si la haine religieuse
et l'esprit de parti venant à prévaloir, les congrégations hos-
pitalières supprimées étaient contraintes de fermer les mai-
sons qui leur appartiennent? \^ Office central^ dans une iVo^e
destinée à éclairer sur ce point l'opinion des législateurs, a
plus ancienne. — Dans son rapport, sur ce sujet, au Congrès de l'Assis-
tance, M. Ferdinand-Dreyfus a signalé, avec raison, les ateliers de charité
de Turgot (1770), les ordonnances royales de Louis XV (1724), de Fran-
çois P"" (1536), etc. Dès 806, Charlemagne avait pensé à mettre les men-
diants « en besogne ».
1. Recueil des travaux du Congrès international d'assistance publique et
de bienfaisance privée, 1, p. 174.
2. J'en conviens, dans le projet de la Commission, l'article 2 du projet
ministériel a subi quelques retouches ; mais le sort des congrégations même
autorisées n'en est pas moins précaire.
LXXXVI. — 12
178 L'ÉGLISE ET L'EXPOSITION
calculé qu'on doit « au bas mot » estimer, comme il suit, la
population hospitalisée par les Sœurs :
Paris Départements Totaux
Enfants 19754 83000 102754
Femmes 684 700 1 384
Vieillards incurables 2 860 17 000 19 860
Aliénés 6 700 6 700
Total 23 298 107 400 130 698
Le seul entretien des 83 000 enfants des départements coû-
tant une somme annuelle de 30 millions, c'est à plus de
50 millions qu'il faudrait évaluer la charge des 130 698 hos-
pitalisés retombant sur l'Etat par la disparition des congré-
gations religieuses. Le chiffre est énorme. Il ne saurait
pourtant représenter toute la dépense à faire sur les deniers
publics : d'abord parce que l'estimation de VOffice central
n'est point mathématiquement exacte et n'exprime qu'un a bas
mot » ; ensuite parce que les hospitalisés ne sont que la
moindre partie des assistés. Qui peut dénombrer la clientèle
d'infirmes et d'indigents de toute sorte, qui vont chercher
un secours' dans les maisons de charité de tout nom ouvertes
par les religieuses hospitalières, ou qui sont secourus par
elles à domicile ?
III
Mais ce n'est là qu'un côté de la question. Le dégrèvement
de nos budgets très lourds est peut-être le moindre des ser-
vices que rend au pays la bienfaisance privée. Il y en a d'au-
tres, dont le premier à signaler est que, par ce temps où le
socialisme d'Etat prend de plus en plus consistance dans les
théories et dans les faits, la bienfaisance privée représente
le principe nécessaire de la liberté.
C'est au Comité de mendicité, nommé le 21 janvier 1790
par l'Assemblée constituante, et présidé par Larochefoucauld-
Liancourt, que revient l'idée d'introduire en France la taxe
des pauvres. Pour ces théoriciens, le moyen est simple et dé-
cisif de supprimer la misère: il suffit de prélever annuelle-
ment, sur les ressources de l'État, une somme à déterminer
et à répartir entre les départements, les districts et les muni-
cipalités, en tenant compte de la population, des impôts, de
ŒUVRES CHARITABLES ET SOCIALES 179
l'étendue territoriale et du prix moyen de la journée de
travail.
La Constituante recula devant l'exécution du projet, qui
entraînait la mise en une masse commune des biens appar-
tenant aux hôpitaux. La Convention, qui n'hésita jamais de-
vant les opérations de nivellement, vota, le 24 messidor an II
(13 juillet 1794), le décret suivant :
Les créances passives... des établissements de bienfaisance sont dé-
clarées dettes nationales. . . L'actif. . . fait partie des propriétés nationales ;
il sera vendu ou administré conformément aux lois existantes pour les
domaines nationaux.
Ce fut la ruine. Dès le 9 fructidor an III (26 août 1795), la
Convention est obligée de suspendre la vente des biens hos-
pitaliers ; et, le 2 brumaire an IV (13 octobre 1796), elle re-
met les choses en l'état : chaque hôpital recouvre l'adminis-
tration de ce qui pouvait rester de ses biens. L'œuvre de
réparation continue sous le Directoire. La loi du 16 vendé-
miaire an V ( 6 octobre 1797) promet aux hôpitaux des « biens
nationaux de même produit », en compensation des biens
vendus ; et, en attendant que « cette remise soit effectuée »,
on assure le paiement d'une rente équivalente aux anciens
revenus 1.
Ces dispositions marquèrent la mort des théories de la
Constituante. On n'y revint plus. Mais aujourd'hui elles re-
prennent faveur. Le 28 juillet 1889, en ouvrant le premier
Congrès international d'assistance, M. Henri Monod saluait
dans La Rochefoucauld-Liancourt le précurseur méconnu de
la vraie doctrine sur le soulagement des malheureux. Dans
son discours au troisième Congrès international, le 29 juillet
dernier, il s'est félicité que cette doctrine fût enfin entrée
dans nos lois 2.
M. le directeur de l'Assistance publique veut-il donc
étouffer tout élan des cœurs généreux ? Il s'en défend, par
toute sorte de raisons. Aux prévisions pessimistes de M. Paul
Leroy-Beaulieu disant que la loi du 15 juillet 1893, en obli-
geant les communes à secourir les malades pauvres, paraly-
1. Voir Lallemand, la Révolution et les pauvres, p. 31-81.
2. L'Assistance publique en France, en 1889 et en 1900, par Henri Monod,
directeur de l'Assistance et de l'hygiène publiques. Impr. nationale, 1900.
180 L'EGLISE ET L'EXPOSITION
serait les libéralités spontanées et les institutions de pré-
voyance, il oppose « la réponse des faits... glorieuse et
éclatante », à savoir le nombre toujours croissant, depuis
1893, des sociétés de secours mutuels, ainsi que des œuvres
privées ayant obtenu la reconnaissance d'utilité publique.
Peut-être la « réponse » n'est-elle pas aussi « éclatante »
que l'assure M. Monod. De bons juges estiment qu'elle n'est
pas même spécieuse.
Quoi qu'il en soit, une question se pose. Etant donné le
principe de la loi, comment éviter, un jour ou l'autre, d'ar-
river à la socialisation des biens hospitaliers ? M. André
Lefèvre en a demandé la municipalisation, au congrès de l'As-
sistance. La demande n'a surpris aucun de ceux qui connais-
sent M. Lefèvre ^ Mais sa logique est timide : quand il dit
que « la disparition des organes autonomes d'assistance est
la conséquence de la législation charitable de notre pays », il
pose lui-même le principe qui entraîne « la disparition » de
cet « organe autonome d'assistance », qui serait l'administra-
tion communale. Car l'État seul, en dernière analyse, a « la
faculté de se créer des ressources, en les calculant sur les
besoins », et, par suite, en ses seules mains doivent être cen-
tralisées ces ressources. Ainsi concluait la Convention, et
elle était dans la logique, — plus que M. Lefèvre qui s'arrête
à la municipalisation; et plus encore que tous ceux qui, ad-
mettant la théorie sur le droit des indigents au secours, pro-
testent qu'il ne saurait être question de porter atteinte à Tin-
dépendance financière des œuvres privées.
Dans son discours de 1889, que je rappelais tout à l'heure,
M. Henri Monod se plaisait à comparer assistance et instruc-
tion, et à définir par celle-ci la nécessité et le fonctionnement
de celle-là. Hélas ! plus la comparaison est juste, moins elle
est rassurante. M. Monod l'a compris sans doute, puisque,
dans son habile plaidoyer de cette année en faveur de l'as-
sistance légale, il s'est gardé de rapprocher les malades et
les écoliers, et de parler des lois scolaires. Mais à défaut des
projets qui menacent la liberté d'enseignement, la proposi-
tion de M. Brisson, concernant les biens dits de mainmorte,
{. Il avait exprimé ses idées, notamment dans la Revue de Paris du 1" juil-
let 1899. {Paris et V Assistance publique.)
ŒUVRES CHARITABLES ET SOCIALES 181
n'annonce-t-elle pas clairement quel accueil peuvent attendre,
des hommes dévots aux grands ancêtres de la Révolution,
tous ceux qui voudraient pourtant garder la faculté de secou-
rir les pauvres suivant les inspirations de leur foi catholique ?
Du reste, la personne de M. Brisson n'est rien dans le
débat ; il s'agit de la marche logique des faits et des violences
de la passion jacobine.
Il faut, dit-on, que le jour vienne « où tous les pauvres »
seront assistés gratuitement « soit à domicile, soit à l'hôpi-
tal ». Très bien. En fait, les voies et moyens prévus jusqu'ici,
c'est-à-dire les fonds prélevés sur le pari mutuel, les sub-
ventions de l'Etat, des départements et des communes sont
insuffisants. D'autre part, il se peut que certaines institu-
tions privées aient des ressources supérieures à leurs besoins
immédiats. Et sûrement beaucoup de gens fortunés n'épui-
sent pas leurs rentes. Dès lors, et puisque, suivant M. Monod,
« l'obligation de faire comporte l'obligation de bien faire »,
ne faut-il pas conclure que l'Etat doit, dans une mesure dont
il demeure le seul juge, confisquer le superflu de ces insti-
tutions ou de ces citoyens trop riches ? Et pourquoi un nou-
veau « jeu de barème » qui réglerait cette confiscation ne se-
rait-il pas « annexé » aussi à la loi de l'assistance légale ? Ne
serait-ce pas un beau triomphe pour la « solidarité » et une
heureuse mise en pratique de la « justice sociale » ?
Eh ! sans doute, il y a une solidarité et une justice so-
ciale. Mais il ne faut point que les mots nous grisent. Si
contre le fisc qui met la main sur leurs rentes, au nom de la
« solidarité », les institutions et les individus dépouillés de-
mandaient leur dû, au nom du droit de propriété, qu'y aurait-
il à répondre ? Quels principes défendent à un bienfaiteur
des pauvres de leur assurer telle somme de confortable ? Et
par où sait-on que tel degré de bien-être constitue une injus-
tice sociale armant l'Etat du droit de confiscation pour le bien
des autres ? — On doit s'en rendre compte, au fond de cette
théorie du droit au secours se retrouvent, et les principes
égalitaires des utopistes de 1789, et les revendications col-
lectivistes de nos jours *.
1. L'Église a une plus exacte notion des choses : « Verser le superflu
dans le sein des pauvres, dit Léon XIII, c'est un devoir non pas de stricte
182 L'EGLISE ET L'EXPOSITION
Et c'est pour cela même qu'il y a une chose plus urgente,
en matière d'assistance, que d'affirmer les droits de l'État et
ceux des malheureux, c'est de garantir le libre exercice de la
vieille charité catholique.
IV
D'autant que, pour secourir les malheureux, elle a des res-
sources que l'assistance officielle ne saurait avoir.
Elle est, d'abord, plus indépendante de la politique. En
fait, le gouvernement — chose sacrée entre toutes, puisque
de lui dépend le bien de tous et l'avenir même du pays —
n'est, depuis vingt ans, qu'un vil instrument aux mains de
l'esprit de parti; des Fépublicains qualifiés ont mis parfois à
le constater une courageuse franchise. Le principal étant
ainsi en proie, qui sauvera l'accessoire ? N'est-ce pas un fait
que tous les détails de l'administration — la distribution des
secours comme celle des faveurs ou des places — devien-
nent une sorte de mise au jeu, dont les politiciens habiles
savent calculer la portée et dériver la valeur à leur profit ?
Et il se peut bien que parfois l'opposition ne soit ni moins
passionnée, ni moins scrupuleuse. Toujours est-il que, de sa
part, l'abus est nécessairement moindre, l'occasion étant plus
rare, le pouvoir moins étendu, et un mot d'ordre universel
impossible.
Et surtout l'Évangile, qui est la règle et la source de la cha-
rité catholique, défend ses œuvres contre les acceptions de
personne.
Il fut un temps où les décrets de 1880, dédaignés par
M. Waldeck-Rousseau comme une arme vieillie, avaient la
force de nous maintenir hors des frontières. Jetés en pleine
Espagne, presque dans la Manche de Don Quichotte, à six
cents kilomètres des Pyrénées, nous avions, pour nous
rappeler la France, l'incessante visite des vagabonds cher-
chant fortune sur la grand'route de Valence à Madrid. Le
4 avril 1883, ce fut un ^ancien déporté, très authentique, qui
se présenta. On l'accueillit avec bonté. Après cinq jours, il
justice, sauf les cas d'extrême nécessité, mais de charité chrétienne ; un de-
Toir par conséquent dont on ne peut poursuivre l'accomplissement par les
Toies de la justice humaine. » (Encyclique Rerum novarum.)
ŒUVRES CHARITABLES ET SOCIALES 183
partit faisant remettre au Père chargé de recevoir « les rou-
leurs » une lettre dont je retiens ces lignes :
Je n'oublierai jamais mon passage dans votre solitude... Vous m'avez
reçu, pauvre paria que j'étais, comme votre fds. Moi votre ancien en-
nemi politique comme votre meilleur ami... Merci à vous, mes Pères, et
adieu.
Paul B***,
ex-communard, déporté.
Cet exemple est typique. Ce que nous faisions là-bas pour
un « ex-communard », frère d'armes de ceux qui fusillèrent
des Jésuites, à la rue Haxo, il n'y a pas d'œuvre catholique
qui ne le fasse tous les jours pour les malheureux du P. 0. R.,
quand ils veulent bien frapper à nos portes. Et c'est tout
simplement l'observation de la parole du maître : Diligite
inimicos vestros^ hene facile his qui oderunt vos. Encore un
coup, on peut parfois oublier cette parole évangélique ; en
général, elle est la loi, amoureusement observée, de nos
œuvres. Et c'est là une supériorité qu'elles ont sur les œuvres
de l'assistance publique.
C'en est une autre que leur caractère religieux. On nous
accuse, je le sais bien, de ne donner notre aumône que contre
un billet de confession. Mais à Dieu ne plaise que nous tra-
fiquions ainsi des consciences! Et les membres du jury de la
classe 112 n'en croient rien. Ils ont inscrit sur leurs listes de
récompenses V Hospitalité universelle et gratuite de Notre'*
Dame des Sept-Douleurs. Ils ont bien fait. L'œuvre est ad-
mirable et, depuis sa fondation (1886), elle a hospitalisé et
placé plus de 25 000 malheureux. Ce que j'en veux noter ici,
c'est l'esprit, tel qu'il ressort de ces lignes touchantes, qui
ont sûrement frappé le jury lorsqu'il est passé devant l'expo-
sition de l'œuvre.
But : Aider, préserver, réparer.
Conditions d'admission : Souffrir; avoir été refusé ailleurs.
Esprit : Foi sans limite, charité sans mesure, liberté absolue des cons-
ciences.
Bessources : b'onds secrets de la Providence.
Ces formules sont le pur esprit de l'Évangile. C'est là que
Mlle de La Tour du Pin les a prises pour en faire comme
l'enseigne vraie de sa maison. C'est là que savent les re-
184 L'ÉGLISE ET L'EXPOSITION
trouver tous ceux qui, par amour de Jésus-Christ, s'occupent
des misérables.
En prenant sur lui, dès le 22 prairial an VIII (10 juin 1800),
d'autoriser le rétablissement du culte dans les hospices de
Narbonne, le préfet de l'Aude, M. de Barante écrivait : « Il
ne peut être qu'avantageux de placer à côté de la souffrance
et de la pauvreté les consolations de la religion et les espé-
rances d'une autre vie. » Nous pensons comme ce clairvoyant
précurseur du Concordat. Les besoins des âmes nous touchent
plus encore que ceux des corps. Mais, si vif que soit notre dé-
sir d'y remédier, nous savons être discrets. Sur un seul point
nous sommes catégoriques : nous voulons que nos protégés
sachent que de Dieu procède notre bienfaisance, et que, pour
revenir à Lui, on trouve, chez nous, d'abondants et faciles
secours. Quant au retour des égarés, nous le laissons à la
liberté et à la grâce d'en haut.
Il faut ajouter que cette largeur des œuvres religieuses, se-
courant qui se présente, sans dictinction de cultes, s'allie à une
merveilleuse souplesse dans l'emploi des moyens et des res-
sources. Je ne puis mieux faire, ici, que de citer M. Monod :
A mesure que s'organisait l'assistance publique, la bienfaisance pri-
vée, comme surexcitée par la plus noble des émulations, prenait un essor
inattendu, et c'est depuis dix ans que vous avez vu surgir et fleurir les
belles entreprises de charité qui sont les sauvetages de l'enfance, les
hôpitaux marins, l'œuvre des enfants tuberculeux, les refuges pour les
femmes enceintes et toutes ces tentatives d'organisation méthodique
de la bienfaisance : enquêtes charitables, visites aux pauvres, assis-
tance par le travail, où, sans doute, il y a encore bien des tâtonne-
ments, bien des inexpériences, mais où nous aimons à voir le commen-
cement de quelque chose de grand que réalisera l'avenir ^.
Cet éloge chaleureux, sorti de la bouche du Directeur de
l'Assistance publique, n'était que le prélude des compliments
que la bienfaisance privée devait recueillir dans les séances
du Congrès international d'assistance. Les hommes les plus
divers de croyances et d'attaches politiques et de nationalités
se sont accordés à reconnaître que, seule, la bienfaisance pri-
vée pouvait entreprendre et mener à terme certaines œuvres
charitables.
1. Henri Monod, op. cit., p. 35.
ŒUVRES CHARITABLES ET SOCIALES 185
En fait, nous ne voyons pas que l'administration ait songé
à des entreprises comme le sanatorium de Saint-Martin, que
dom Sauton va organiser dans les Vosges, pour les lépreux,
ou comme la maison de phtisiques que les religieuses de
Marie-Auxiliatrice ont établie à Villepinte, ou comme l'école
foraine de Mlle Bonnefoy. De semblables idées proviennent,
en droite ligne, de ce que saint Paul appelait « la folie de la
croix », laquelle n'a rien de commun avec les procédés admi-
nistratifs. Il ne parait pas davantage que l'œuvre de la protec-
tion de la jeune fille, ou les conférences de Saint-Vincent de
Paul, ou môme les jardins ouvriers soient nés de la sagesse
des bureaux.
Dès qu'il s'agit de ces dévouements surhumains dont le
spectacle arrache aux plus froids des cris d'admiration, ou
de cette dépense silencieuse et patiente de soi-même que
demande le contact incessant de celui qui secourt avec celui
qui est secouru, l'assistance publique est impuissante ; elle
peut fournir des murailles et une caisse; le reste appartient
aux cœurs généreux à qui un irrésistible élan impose de se
donner jusqu'à l'épuisement d'eux-mêmes.
V
Par là justement s'explique la part énorme que prennent
les femmes au soulagement de la misère. Gomme le disait
avec raison M. Lemaître dans son dernier discours à l'Acadé-
mie : u Les femmes sont plus douces » que les hommes « et
plus pitoyables ; elles ont plus » que les hommes « la voca-
tion de la charité. » D'après le calcul de Taine, en 1789, sur
37 000 religieuses françaises, 14 000 étaient hospitalières i.
Aujourd'hui la France compte plus de 130 000 de ces « cor-
véables volontaires » de toute robe^, et si l'on veut répartir par
catégories les congrégations existantes, on trouvera qu'il y
en a un trentième de contemplatives, un tiers d'enseignantes,
un sixième d'enseignantes et d'hospitalières , un tiers
d'hospitalières*^. De toute façon, on le voit, l'armée des ser-
1. Les Origines de la France contemporaine. La Révolution, I, p. 216.
2. Ibid., le Bégime moderne, II, p. 112.
3. J'ai calculé ces proportions d'après les listes dressées par M. Keller,
en 1880, dans les Congrégations religieuses.
186 L'EGLISE ET L'EXPOSITION
vantes des malheureux s'est accrue en ce siècle, et voilà pour-
quoi la bienfaisance privée doit moins que jamais être sacrifiée
à l'assistance publique. Ce serait l'étouffement des inspira-
tions admirables dont les femmes, et surtout les femmes
chrétiennes, nous donnent, dans leurs charitables entrepri-
ses, l'incessante révélation.
Il y a eu, cette année, à Paris, un Congrès international
des droits et de la condition de la femme^ et un Congrès, éga-
lement international, des œuvres et institutions féminines. Le
premier surtout a été fort mouvementé. Un des chefs du so-
cialisme militant, M. le député Viviani, y a pris la parole, au
milieu de l'enthousiasme de ses protégées, dont beaucoup
semblent faire de l'irréligion, du collectivisme et de l'admis-
sion des femmes à tous les emplois le programme de la Révo-
lution intégrale, d'où datera l'ère du parfait bonheur. — Les
dames du second Congrès avaient rêvé d'être présidées par
M. Bourgeois ; elles ont dû se contenter de l'honneur d'en-
tendre M. Mabilleau. Il n'en faudrait point conclure que les
travaux des congressistes seraient dignes de figurer dans les
circulaires du Musée social. Ce serait abuser des coïnciden-
ces et de l'hyperbole. Notons pourtant que le féminisme de
ce second Congrès n'est pas exactement le féminisme de
l'autre. Les titres l'indiquaient déjà. Tous deux sont ardents,
tous deux veulent exalter la femme, mais l'un plutôt par la
valeur que lui donnera la science, l'autre plutôt par les droits
que la loi lui reconnaîtra. Et tous deux s'exagèrent l'impor-
tance de la question et s'illusionnent.
Certes je ne veux point défendre à tout prix le code civil
ni Tordre économique actuel : dans l'un et l'autre, il y a des
dispositions regrettables dont la femme est victime. Mais ni
la poursuite de la science, ni celle du pouvoir politique ne
changeront cet état de choses, pas plus pour les femmes que
pour les hommes. Que gagneront-elles à entrer au Parle-
ment ? Et à voir se multiplier les avocates et les doctoresses,
les femmes journalistes, ou philosophes, ou astronomes, que
pourrait gagner le pays ? C'est fort incertain.
Il y a un mot de saint Paul qui a pour lui bien des garan-
ties ; aux yeux des catholiques, il est inspiré, c'est-à-dire infail-
ŒUVRES CHARITABLES ET SOCIALES 187
liblement vrai, et l'histoire de tous les temps lui sert de com-
mentaire : Caput mulieris vir. Cela ne veut point dire que la
femme est dispensée de réfléchir et de comprendre; mais, de
fait, ce sont les hommes qui dirigent les mouvements de la
pensée dans le monde. Et cela ne veut point dire non plus
que la femme est dispensée de vouloir et d'entreprendre ;
mais, de fait, ce sont les hommes qui commandent, en géné-
ral, sur la terre. L'autorité intellectuelle et morale de la
femme n'est qu'une exception. Pourquoi ? Je ne sais quel
oracle de la science allemande en donnait pour raison le
poids du cerveau féminin, et il se trouva que le sien était
d'un poids encore inférieur. D'autres ont dit autre chose.
L'explique qui pourra : il y a une inégalité de l'homme et de
la femme, comme une inégalité des hommes entre eux; elle
est un fait irréductible. Et, dès lors, c'est pure chimère que
de vouloir construire un monde où aucune inégalité n'exis-
tera plus.
Pour elles et pour les autres, mieux vaut que les femmes
le comprennent et qu'elles travaillent à la solution de l'éter-
nelle question où leur supériorité demeurera sans conteste,
celle du soulagement des malheureux.
Ainsi a-t-on pensé dans la section féministe du Congrès des
œuvres catholiques, et, au lieu d'amères et stériles discus-
sions, c'a été, pour les congressistes, un émerveillement de
découvertes édifiantes.
Certes, beaucoup de dames qui étaient là, par tradition,
par goût et par conscience s'occupent des œuvres autrement
qu'en versant des cotisations. Mais c'est une de nos tenta-
tions les plus faciles de croire que tout finit où finit notre
domaine, et c'est l'avantage des congrès de reculer l'horizon,
d'accroître les idées, les désirs et l'initiative, en révélant ce
que d'autres, parfois dans des conditions fort mauvaises,
osent entreprendre et réussissent à accomplir.
Le Syndicat de V Aiguille et l'Œuvre des restaurants des
jeunes ouvrières sont bien connus : ils ont à leur service la
plume, mieux le cœur de M. d'Haussonville *. Mais ont-elles
1. Salaires et misères de femmes. Calmann, 1900.
188 , L'EGLISE ET L'EXPOSITION
toutes cet honneur et cette fortune, les institutions inspirées
par le même désir généreux de prévenir et de réduire cette
chose navrante qu'on appelle — trop justement, hélas ! — la
« traite des blanches » ? Combien ignorent encore cette
Œuvre internationale de la protection de la jeune fille^ créée
en Suisse, et dont M. et Mme de Montenach sont venus plai-
der la cause en France, avec tant de dévouement et d'élo-
quence !
La presse s'occupait avec émotion, ces derniers jours, de
sœur Sainte-Marguerite, religieuse de la Sagesse à Larnay,
qui a réussi à faire sortir l'âme de Marie Heurtin de la triple
prison où la tenaient enfermée, depuis sa naissance, sa surdi-
mutité et sa cécité ^ On est attendri devant les ingénieux et
patients efforts qu'il a fallu pour former en cette intelligence,
sans autre ressource qu'un doigté tout matériel, les idées
les plus élevées que nous puissions concevoir, l'âme immor-
telle et Dieu créateur. Et, pourtant, sont-elles moins admi-
rables ces sœurs aveugles de Saint-Paul qui se vouent à l'ins-
truction des jeunes aveugles, ou ces religieuses de tout
nom, — Petites Sœurs de l'Assomption, Sœurs franciscaines,
auxiliatrices, — dont les jambes infatigables parcourent les
faubourgs et montent les étages, pour s'installer en ména-
gères auprès de ces foyers des ouvriers malades, où elles
apportent la propreté, la joie, le pain quotidien, et surtout le
cœur qui compatit et se donne ?
Les visiteuses des pauvres ne portent pas toutes robe de
bure. Les traditions des conférences de Saint-Vincent de
Paul, grâce à Dieu, sont toujours vivantes. Mais, ne pouvant
tout rappeler ni tout indiquer, on me permettra de m'arrêter
de préférence aux innovations heureuses.
Le nombre des petits Français sans baptême devient ef-
frayant. A Lyon, la ville de Notre-Dame de Fourvière, la pro-
portion est considérable. Des âmes généreuses, émues de cet
état de choses, si triste pour le présent et si dangereux pour
Tavenir, se sont mises, comme dans les missions d'outre-
mer, à la recherche des petits païens. Quelles insultes parfois
1. Voir la page touchante que lui a consacrée M. Brunetière dans son
discours pour les prix de vertus en 1899 (Discours académiques, p. 255),
et l'article émouvant de M. Arnould dans la Quinzaine, 1" déc. 1900.
ŒUVRES CHARITABLES ET SOCIALES 189
et quelles résistances, quand c'est le père qui s'obstine à re-
fuser. La victoire, quand elle vient, — et elle vient toujours
à la bonté, à l'humilité et à la patience, — n'en est que plus
belle et plus douce. L'Œuvre des baptêmes est établie à
Paris, à Versailles, Limoges, Aix, Marseille.
D'autres dames se font catéchistes. Il faut bien garder la
foi à tant de pauvres enfants, dont l'âme chrétienne ne fait pas
compte pour leur famille ou pour leurs maîtres. Voltaire di-
sait — et M. Lamy vient de le rappeler éloquemment aux
dames de Besançon, — que « la moitié de l'Europe doit aux
femmes son christianisme ». C'est cet inestimable cadeau que
la France est en train de perdre. De toutes leurs forces, les
dames de Paris s'y opposent. Elles sont plus de mille à instruire
les petits Parisiens qu'il y a un Christ qui aime la France. On
ne saurait faire meilleure besogne : aussi le jury des récom-
penses a-t-il accordé à V Œuvre générale des catéchismes de
Paris une médaille d'or.
Il a été plus gracieux encore pour les Petites Sœurs des
pauvres; il leur a donné un grand prix. Est-ce qu'elles ne le
méritent pas, pour avoir fondé sans un sou de capital 278
maisons où elles ont abrité 170 115 vieillards ? Elles sont
5 200 par le monde. Dieu les multiplie encore! A l'encontre
des théories administratives sur l'assistance, elles sont la
vive et touchante démonstration de la puissance de l'aumône
et de la solvabilité de ceux qui ont confiance en Dieu.
Et leur exemple a été fécond. Dans ces dernières années,
une œuvre s'est fondée à Toulouse, par laquelle je finirai
cette esquisse rapide des bienfaits de la charité des femmes.
On l'appelle VŒuvre des vieillards délaissés. De ces vieil-
lards, il y en a partout, hélas ! A Toulouse, depuis dix ans,
il y en a moins qu'ailleurs; car elles sont plus de cinq cents
ouvrières qui se dévouent chacune à son <c pauvre vieux » ou à
sa « pauvre vieille ».
Faire leur lit, balayer leur chambre, renouveler les pro-
visions d'eau ou de bois, raccommoder leurs vêtements, les
accompagner à la promenade, quand le beau soleil les tente ;
aller chercher leur part de bouillon au bureau de bienfai-
sance, c'est la joie de ces admirables jeunes filles qui ne vi-
vent que de leur travail et des fatigues du dévouement. Et on
190 L'EGLISE ET L'EXPOSITION
comprend bien qu'à voir tant de simplicité, de patience et
d'affection dans ces anges qui les visitent, les « délaissés »
concluent comme cette vieille dont il me faut ici rapporter les
paroles : ce Ma petite, amenez-moi le curé que vous voudrez;
car vous m'avez tellement retournée que je ferais tout ce que
vous voudrez... Depuis que vous m'avez fait lire les histoires
de Messieurs les Martyrs qui se sont laissé tuer plutôt que
de faire un péché, cela m'a donné une si grande idée de
Dieu, que je ne veux plus l'offenser ^ » Mais, souvent, par
combien de rebuts, d'exigences, de défiances aimablement
supportées s'achètent ces paroles d'une âme qui, vaincue par
la charité, se rend enfin à Dieu !... M. Lemaître a rappelé, à
l'Académie, la prière de la servante, écrite par Lamartine.
Elle est belle, et sous la coupole de l'Institut elle a remué
les cœurs attendris. Mais la prière intime qui monte de
l'âme des servantes volontaires des Vieillards délaissés^ au
milieu de leur activité infatigable et souriante, je la crois
plus belle encore; ce qu'il y a de meilleur en nous en sort
jamais.
VI
Avec les vieillards, les bébés et les malades, on avait
groupé dans la classe 112 ceux qui ont eu maille à partir avec
la justice : ne sont-ils pas ceux qui ont le plus besoin d'as-
sistance ?
Trois sociétés d'études, en France, s'intéressent aux crimi-
nels : la Société générale des prisons^ le Comité de défense des
enfants traduits en justice et F Union des Sociétés de patronage
des libérés. Cette Union., qui commença, en 1893, avec 40 so-
ciétés, en réunit aujourd'hui 101, et le nombre des protégés
est passé de 9 873 à 17 422. Le Comité, fondé en 1890, vient,
de publier les conclusions de dix ans d'études, en une série
de rapports qui embrassent, à tous les points de vue, toute la
question si complexe de l'amendement des enfants coupables.
La Société générale dps prisons., par son organe la Revue pé-
nitentiaire., met le public ^u courant, depuis 1877, de ses
recherches de criminologie, où la compétence la plus indis-
1. Discours du P. Suau pour l'Œuvre, des vieillards délaissés, le 26 dé-
cembre 1898.
ŒUVRES CHARITABLES ET SOCIALES 191
cutable s'unit à la préoccupation de reclasser, dignes et
utiles, dans le corps social, les membres dégradés et malfai-
sants que le Code pénal en avait retranchés.
Au premier rang de ces hommes que passionnent les ques-
tions pénitentiaires se trouvent des catholiques bien connus.
Ils y sont à leur place. Car des prisons, comme des écoles et
des hôpitaux, c'est toujours la même leçon qui s'échappe :
que l'État, s'il veut être sage et promouvoir le bien, favorise
les libres initiatives et laisse faire la religion.
On me permettra de traduire en chiffres précis ces conclu-
sions abstraites :
1° Les colonies pénitentiaires publiques dépensent plus
que les colonies privées : il y faut un personnel plus nom-
breux et mieux rétribué ; l'entretien d'un enfant y coûte le
double ;
2° Elles rendent moins. — La santé des enfants y est moins
solide : les statistiques portent 14633 journées d'infirmerie
dans les colonies publiques contre 9645 dans les colonies
privées. — Le pécule y est moins élevé : il n'a jamais dépassé
30 francs dans les colonies publiques; il est actuellement à 12,
tandis qu'il esta 60 dans les colonies privées et n'a jamais
baissé au-dessous de 25; à Mettray, il s'est même élevé à 90,
en 1887. — Enfin, le relèvement y est moins sûr : les colo-
nies publiques comptent, en 1899, 273 renvois pour indisci-
pline, et les colonies privées 98 ; la moyenne des punitions
est de 14 par détenu dans les premières et de 5 dans les se-
condes ; quant aux récidivistes, la comparaison devient im-
possible depuis que la statistique criminelle n'en publie plus
le tableau ; mais aujourd'hui comme autrefois, au témoignage
peu suspect de M. Puibaraud, les colonies privées gardent,
sur ce point, leurs avantages. Ajoutons ceci : tandis que la So-
litude de Nazareth^ à Montpellier, et \ Asile de Darnetal, près
de Rouen, arrivent à des réhabilitations admirables, l'État ne
peut parler que de la faillite de ses établissements péniten-
ciers pour jeunes filles.
Et cependant l'État, comme si ses bureaux étaient seuls
intègres, projette d'établir, sur la comptabilité des établisse-
ments libres, un contrôle sévère. Il menace leur existence,
en essayant de créer des colonies nouvelles, en réduisant sys-
192 L'ÉGLISE ET L'EXPOSITION
tématiquement l'envoi de pensionnaires aux colonies privées,
en déposant des projets de loi qui atteignent toutes les con-
grégations religieuses. Il a supprimé l'aumônier de ses mai-
sons de correction. On dirait que l'indispensable moyen de
résoudre la question des pénitenciers est d'en faire dispa-
raître la croix, symbole incomparable d'un ^rachat accompli
par l'expiation volontaire du Christ répondant des hommes
pécheurs.
Qu'il serait plus sage de garder la lettre et l'esprit de la loi
de 1850, dont les articles 1 et 6 sont ainsi conçus :
Article premier. — Les mineurs détenus recevront une éducation
morale, religieuse et professionnelle.
Art. 6. — ... Le ministre pourra passer avec ces établissements
(libres), dûment autorisés, des traités pour la garde, l'entretien et
l'éducation d'un nombre déterminé déjeunes détenus... Si le nombre
total des jeunes détenus n'a pu être placé dans des établissements par-
ticuliers, il sera pourvu, aux frais de l'Etat, à la fondation de colonies
pénitentiaires.
Mais qu'importent la légalité, la justice et le bon sens,
pourvu que le jacobinisme triomphe ! C'est d'ailleurs de son
essence de ne pouvoir triompher qu'en primant le droite
VII
L'espace me manque pour parler, comme il le faudrait, des
œuvres sociales. Et c'est dommage, car les pays étrangers
et la France avaient apporté, à l'Exposition, mille documents
instructifs, comme on peut le conjecturer du tableau sui-
vant :
EXPOSANTS
Classes français étrangers
101 Apprentissage. Protection de l'enfance ouvrière. . 92 73
102 Rémunération du travail. Participation aux béné-
fices 74 16
103 Associations coopératives de production ou de cré-
dit. Syndicats professionnels 557 386
104 Syndicats agricoles. Crédit rural 554 67
105 Réglementation du travail. Sécurité des ateliers. .63 80
106 Habitations ouvrières 90 163
1. Voir, sur ces questions, les travaux de M. Henri Joly, et notamment :
A travers l'Europe (LecofFre, 1898) ; la Bévue pénitentiaire, l*"^ janvier 1900 ;
les Débats, 22 juillet, 30 juillet, 7 août 1900.
ŒUVRES CHARITABLES ET SOCIALES 193
EXPOSANTS
Classes français ëtrangerB
107 Sociétés coopératives de consommation 75 58
108 Institutions pour le développement intellectuel et
moral des ouvriers 395 97
109 Institutions de prévoyance 562 294
110 Initiative publique ou privée en vue du bien-être
des citoyens 64 107
On le devine, c'est surtout à la classe 108 que les œuvres
catholiques étaient nombreuses : 93 de leurs récompenses,
sur 103, appartiennent à cette classe ; mais il n'en faudrait
pas conclure qu'ils ne se sont point signalés ailleurs.
Quelles œuvres d'apprentissage sont plus méritantes que
celles de l'école Saint-Nicolas ou des Écoles professionnelles
catholiques de jeunes filles ? Au Val-des-Bois, M. Harmel,
d'autres industriels dans la région du Nord, ont groupé, au-
tour de l'usine, un ensemble d'institutions où les intérêts
économiques aussi bien que les intérêts moraux et religieux
de l'ouvrier sont admirablement sauvegardés.
Et qui donc, plus que les patrons chrétiens, s'est préoccupé
de la question du juste salaire, sachant bien que, selon le
mot de l'Écriture, rappelé par Léon XIII dans l'encyclique
Rerum novarum^ « l'argent dont le travailleur est frustré,
crie vengeance aux oreilles de Dieu » ? Il y en a qui ont fait à
leurs ouvriers, comme M. Mame, à Tours, des cadeaux de roi.
Et d'ailleurs est-ce que, bien longtemps avant les revendica-
tions socialistes, sous la forme du métayage, la participation
aux bénéfices n'était pas pratiquée par la foule des proprié-
taires terriens ? Ce ne sont pourtant pas, en général, des gens
incroyants ou révolutionnaires.
S'il en était besoin, le magnifique mouvement des syndi-
cats agricoles^ démontrerait que le culte des traditions, quand
il est dominé par les enseignements de la foi catholique, n'est
pas un obstacle aux légitimes progrès et au rapprochement
des classes. Rien de plus suggestif que les cartes des unions
régionales de syndicats, exposées au palais de TÉconomie so-
ciale. Pour quiconque a lu, par exemple, les travaux de
1. Ce sont les seuls qui soient en augmentation constante ; les syndicats
ouvriers, les syndicats patronaux et les syndicats mixtes, d'après les der-
nières statistiques, perdent de leurs effectifs.
LXXXVI. — 13
194 L'EGLISE ET L'EXPOSITION
M de Rocaui^ny ou le récent volume de M. de Gailhard-
Bancel, chacun de ces points de la carte, marqué d'un dra-
peau syndical, représentait de définitives victoires rempor-
tées sur l'esprit de routine, de défiance et d'isolement : des
progrès réalisés dans les cultures ; des institutions de pré-
voyance et de crédit mises en honneur; la cause de l'agricul-
ture défendue ; le paysan et le riche unis, cruce et aratro.
Et plût à Dieu, pour la paix et la sécurité du pays, que tous
les syndicats professionnels fussent une force aussi saine et
aussi ordonnée dans sa puissance que celle des 2 500 syndi-
cats agricoles, avec leurs 800000 adhérents î
Un mot sur la classe 109. Parmi les institutions de pré-
voyance, aucune peut-être ne mérite plus l'attention que les
sociétés de secours mutuels. Au Congrès international des
œuvres catholiques, M. Vermont s'en est constitué l'avocat
avec une vigueur de raisonnement, une chaleur de convic-
tion, une justesse de vues qui ont soulevé des applaudisse-
ments unanimes. Il parlait d'expérience. Il suffisait, pour le
comprendre, d'avoir feuilleté l'énorme volume de documents,
exposé à la classe 109, par VÉmulation chrétienne de Rouen,
et surtout le touchant récit de cette journée du 4 août 1897,
où 524 sociétés de 43 départements s'étaient fait un devoir
d'aller fêter, à Rouen, les noces d'argent de ce mutualiste
modèle qu'est M. Vermont.
La loi du 1" avril 1898 favorise la création des mutualités :
elles sont plus faciles à établir qu'autrefois, et les avantages
sont plus grands. Les catholiques, moins que personne, doi-
vent dédaigner cette forme d'association : elle est une force
économique dont ils ont besoin ; et puis eux, seuls lui peuvent
garantir une portée sociale, en mettant dans la circulation
utile de l'argent cotisé ce courant de sympathie fraternelle
dont la charité chrétienne est l'inépuisable source *. Quoi
qu'en disent les statistiques, les bourses du travail et les syn-
1. Je note avec plaisir que la question a été étudiée à fond dans une
réunion sacerdotale de Monbeton (Tarn-et-Garonne) ; que la Commission des
patronages active la fondation de mutualités post-scolaires, et que la Société
générale d'éducation a rédigé des statuts de société scolaire, facilement ap-
plicables à un groupement quelconque.
ŒUVRES CHARITABLES ET SOCIALES 195
dicats professionnels ne s'occupent guère de remédier au
chômage autrement qu'en créant des caisses de grève; les
bureaux de placement payants exigent des frais; les bureaux
municipaux se nuancent de politique ; les bureaux gratuits,
trop peu nombreux, ne peuvent atteindre à tout. Pourquoi les
sociétés de secours mutuels, comme la loi de 1898 les y en-
gage, ne deviendraient-elles pas, plus que par le passé, un
bureau de placement? Et surtout pourquoi, en se multipliant
et en se fédérant, n'offriraient-elles pas à la question des pen-
sions ouvrières, qu'on veut résoudre par l'assistance obliga-
toire — c'est-à-dire par l'impôt ou la confiscation des biens
congréganistes — une première solution, digne pour les
intéressés, économique pour les deniers publics et, doctri-
nalement, irréprochable ?
YIII
On ne saurait cependant admettre que les institutions pa-
tronales doivent disparaître dans le mouvement mutualiste.
Il y en a qui le prétendent, soit qu'ils veuillent flatter la démo-
cratie, soit qu'ils en comprennent mal la notion ; et il semble
que les organisateurs de l'Exposition avaient pris parti pour
eux. En 1889, les institutions patronales formaient une classe
à part; cette année, on avait d'abord formé le projet de les
disperser; sur de justes protestations, on a fini par les classer
avec les institutions de prévoyance. Il est permis de penser
que M. Gheysson n'a point été étranger à cette victoire du bon
sens ; un fidèle disciple de Le Play se devait de plaider et de
gagner la cause du patronage. Personne n'ignore la place
que cette idée occupe dans la constitution essentielle du grand
économiste; pour le rappeler, d'ailleurs, les dignes conti-
nuateurs de son œuvre, dans la Réforme sociale^ sont là, tou-
jours fidèles à la pensée du maître.
Et il est bien de toute évidence que, si l'envie démocratique
allait jusqu'à rendre impossible l'existence ou l'action des
élites sociales, ce ne pourrait être que pour le malheur de la
multitude elle-même.
Ceux-là donc méritent tous les éloges qui, en dépit de
toutes les tentations du dedans et du dehors les engageant à
196 L'EGLISE ET L'EXPOSITION
s'isoler dans l'égoïste jouissance de leurs ressources accu-
mulées, s'empressent d'en communiquer la surabondance,
alors même qu'ils ne sont point sûrs de voir leurs intentions
généreuses comprises de ceux qui en bénéficient. La persé-
vérance de leur désintéressement fera leur force et aura sa
récompense, tôt ou tard, à la condition que le souci du pro-
grès moral s'unisse, dans leurs efforts, à celui du progrès
matériel.
Eh ouvrant le Congrès des habitations ouvrières, M. Georges
Picot a osé dire que cette question est « le nœud de la ques-
tion sociale ». De certain côté, on a trouvé le mot singulière-
ment exagéré; et je ne doute pas que le distingué secrétaire
de l'Académie des sciences morales et politiques ne trouvât
de bonnes raisons pour défendre sa formule, car il connaît à
fond la question; mais un des points de vue par où elle peut
être le mieux défendue, c'est celui précisément du progrès
moral. Car enfin, lorsqu'on aura assuré au travailleur de nos
jours un logement plus confortable, et encore une nourriture
plus abondante et plus choisie, un salaire plus élevé, une
instruction supérieure, des distractions plus nombreuses que
celles du travailleur d'autrefois , qu'y aura-t-il de résolu
dans la question sociale, si, plus avantagé, l'homme d'aujour-
d'hui est plus mécontent?
Ils ont compris cela, ces religieux qui, depuis 1845, se dé-
vouent, dans la Société de Saint-Vincent de Paiil^ à l'Œuvre
des patronages.
Ils ont compris cela, les organisateurs de la Paroisse bre-
tonne et à'diXxXYes œuvres provinciales^ dont les membres veu-
lent retrouver, à Paris, comme un morceau de ce sol natal où
le clocher de l'église demeure le centre des âmes*.
Ils avaient compris cela, ces jeunes hommes qui, le jour de
Noël 1871, dans une « pauvre chambre d'ouvrier, firent ser-
ment de consacrer leurs forces à l'idée dont ils croyaient
fermement faire sortir la rénovation de leur patrie » ; et voici
quelle était cette idée :
1. On sait qu'il y a à Paris plus de 1 300 000 provinciaux; tous sont plus
ou moins groupés en colonies; certaines colonies ont un caractère religieux :
par exemple, l'Union aveyronnaise, pyrénéenne, limousine, etc. ; d'autres
sont purement philanthropiques ou folkloristes ou gastronomiques.
ŒUVRES CHARITABLES ET SOCIALES 197
Proclamer et défendre, envers et contre tous, le droit de Dieu sur les
sociétés humaines; en chercher les conséquences dans les enseigne-
ments de l'Eglise, par un labeur docile et persévérant, afin de préparer
son règne dans les mœurs et dans les lois; lui rendre, avant tout, un
premier hommage, en pressant, par l'exemple du dévouement, ceux
que Dieu a favorisés de ses dons, de pratiquer leur devoir social envers
ceux qu'il en a privés; organiser enfin, par l'association, une force
capable d'en assurer le libre exercice.
La libre pensée traita ce programme de rétrograde; quelques
catholiques le jugèrent révolutionnaire. Après trente ans, il
a, dans les faits, sa justification de plus en plus nette; ceux
qui le méconnaissent conaptent de moins en moins ; et le
fondateur des Cercles catholiques, après avoir formulé de
nouveau « l'idée fondamentale » de son entreprise de 1871,
pouvait conclure :
L'idée demeure, magnifique et précise, invincible en son principe,
inépuisable dans ses effets, seule assez forte, étant appuyée sur l'éter-
nelle mérité, pour soutenir et réunir les âmes, à travers les événements
qui passent, les institutions qui changent et les passions qui divisent '.
La fierté de ces paroles est légitime. Bien avant que fussent
créés \ Office du travail^ le Musée social^ et que des lois pro-
tectrices du travail fussent votées, des hommes avaient étudié
et préparé la solution des questions ouvrières, avec un esprit
et un cœur large; ce sont ceux dont M. de Mun est demeuré
le chef. Et c'est avec plaisir qu'au terme de sa visite à travers
le palais de TEconomie sociale, le promeneur, curieux de
leçons, s'arrête devant l'exposition des Cercles, couronnée
d'un grand prix. D'autres œuvres ont été faites, et aussi néces-
saires; d'autres viendront, qui ne le seront pas moins; ni
l'Eglise ni ses dignes enfants ne sont immobiles. Mais
l'Œuvre des Cercles est de la première heure, et le jury, en
la discernant, n'a fait que traduire notre reconnaissance.
IX
Concluons. Dans les souvenirs religieux des peuples qui
se sont réunis à l'Exposition, des quatre coins du monde,
1. Allocution du comte A. de Mun au Congrès international des œuvres
catholiques. [ Univers du 8 juin 1900.)
198 L'EGLISE ET L'EXPOSITION
l'antique et décisive influence de l'Eglise est manifeste; elle
ne l'est pas moins dans ces vastes théâtres de la vie moderne
qui s'appellent les ateliers, les hôpitaux, les écoles et les
conquêtes lointaines. Il faut ajouter que là où cette influence
catholique est combattue, amoindrie ou absente, les efforts
humains les plus tenaces et les plus habiles se trouvent plus
ou moins déconcertés et inféconds.
Des gens avisés estiment que c'^st là une façon de voir
trop exclusive; que la «solidarité», dont tous sentent le be-
soin est uniquement de ce monde et qu'elle consiste dans
un fait général établissant l'étroite dépendance où se trouvent
toutes choses, ici-bas, dans le mouvement de la matière
comme dans celui des esprits.
Ce qu'il y a, dans cette conception, de confusions et d'i-
nexactitudes ou de dangers, M. Brunetière s'est chargé ré-
cemment de l'établir, et aussi, comment le catholicisme, jus-
que dans les détails de sa doctrine que le protestantisme a
rejetés, suppose, entre ses membres, d'intimes liens sociaux.
Dans cette discussion vigoureuse. Comte donne crédit à
Joseph de Maistre, et celui-ci, avec Lamennais et Bonald,
vient rejoindre Massillon, pour confondre la prétention de
ceux qui reprochent à notre religion d'être a impuissante et
inhabile à l'action sociale^ ».
Je n'ajouterai qu'un mot : ce reproche est ancien. En 1855,
dans une longue et curieuse lettre à Renan, où il essayait de
prouver à ce dilettante combien était injuste son mépris pour
1\( Industrie » et l'Exposition, Guéroult disait:
Si la terre n'est qu'un bivouac d'un jour sur la route du paradis,...
si le monde tiré du néant par un divin caprice doit être un jour balayé
par le souffle de la colère céleste, si l'individu ayant une vie future, il
est vrai que l'humanité n'en ait pas... Oh ! alors, monsieur, vous avez
raison ^,
Dans ce persiflage oratoire de la doctrine de l'Église, Gué-
roult copiait, sans le savoir probablement, les beaux esprits
de Rome et d'Alexandrie. Alors aussi on renvoyait plai-
samment les disciples du Galiléen au souci des choses éter-
1. Conférence à l'Institut catholique de Toulouse (Débats, 17 déc. 1900).
2. Cette lettre a été publiée in extenso dans le Bulletin de l'Union pour
l'action morale (1" juin 1900).
ŒUVRES CHARITABLES ET SOCIALES 19»
nelles; les païens s'en faisaient un jeu, par un temps où les
institutions de l'empire romain rendaient à peu près im-
possible aux chrétiens l'accès des fonctions publiques, et il
a pu être embarrassant pour TertuUien ou Origène de leur
répondre^.
Mais, en ce temps-là même, en demeurant au milieu de la
société païenne, les disciples de l'Evangile prouvaient par
le fait que leur religion ne les exilait pas de la vie commune.
Et quant à ceux qui, fuyant les hommes pour demeurer plus
hommes, s'en allaient dans les déserts vaquer à leur salut,
saint Jean Ghrysostome les avertissait qu'à moins de de-
meurer secourables à leurs frères du siècle, leur sagesse
était vaine.
Et en effet, l'Eglise devant être mêlée au monde ainsi qu'un
« ferment » pour le soulever, comment n'aurait-elle pas une
influence sociale? Et saint Paul a-t-il rien compris à Jésus-
Christ, si celui-ci n'est pas le chef d'un corps où, par un
circuit incessant, la vie totale augmente et diminue, se pro-
page et se retire, dans la mesure même où chacun des
membres accueille ou refuse l'afflux divin de la grâce ?
Ce qui résulte pour le monde de cette communion des
saints^ qui fait participants d'une même santé morale tous
ceux qui ont dans leurs veines du sang chrétien, je veux bien
avouer qu'une grande part en demeure invisible à nos yeux.
Et il n'y a rien là d'inattendu, puisque le but et l'essence
même de cette vie, dont l'Église est l'inépuisable source, est
d'un ordre supra-terrestre. Mais ne serait-ce que dans les
œuvres charitables et sociales dont l'Exposition a offert le
spectacle, il a paru, j'imagine, que notre foi avait une vertu
assez efficace et assez tangible, pour qu'on ne puisse guère,
sinon par mauvaise foi, nous accuser de vivre uniquement
pour une autre patrie.
Il faut dire davantage : dans les questions d'assistance et
d'hygiène aussi bien que dans celles d'économie sociale, plus
on demandera à l'Eglise une règle et une inspiration, mieux
1. On peul voir dans V Histoire des Romains (VII, p. 206-217) comment
Duruy a abusé de certains textes de ces deux docteurs ; et dans la Ri-
chesse dans les Sociétés chrétiennes (I, p. 34, 131), comment M. Pei'in venge
la doctrine du renoncement, au nom de la saine économie politique.
200 L'EGLISE ET L'EXPOSITION
cela vaudra. Car elle est une école trop vivante pour s'en-
gourdir obstinément dans des pratiques sans vertu, et trop
sûre de ses leçons, pour s'égarer dans des chimères.
Aucun progrès de l'hygiène ne supprimera la maladie ni
la mort. Aucun progrès de l'assistance ne supprimera la
pauvreté. Aucun progrès de l'économie sociale ne suppri-
mera le travail. Voilà les infranchissables limites auxquelles
se heurteront les prétentions de la science, comme la violence
des appétits qui se réclament du progrès indéfini des races
humaines. Le simple bon sens devrait, ce semble, suffire
pour en avertir les hommes. En fait, l'Église est la seule qui
marque ces limites avec une constance et une sûreté qu'aucun
événement ne surprendra. — Seule aussi, elle peut offrir à
ceux qui courbent sous le faix du travail, de la maladie et de
la pauvreté leurs épaules meurtries, une explication plau-
sible de leur condition douloureuse et un remède efficace. —
Seule enfin, à tous ceux dont le cœur généreux veut à tout
prix faire moindre ici-bas et moins aiguë la souffrance, elle
peut assurer : pour guider et soutenir leur dévouement, à
l'entrée de la carrière, ces incomparables chefs de file que
sont les saints ; sur la route, cet aliment unique qui est la
grâce de Dieu ; au terme, les perspectives infinies de l'éter-
nité.
Léon XIII, on peut le dire, épuise ses forces, depuis vingt-
trois ans, à rappeler la nécessité qui s'impose au monde
moderne de se réconcilier avec l'Église, s'il veut vivre. Aux
peuples malades, parce qu'ils sont éloignés de Dieu, il vient
de répéter que le Christ demeure l'éternel « Rédempteur »,
et que sa force, « qui a déjà sauvé l'univers rongé de maux
encore plus grands », n'a rien perdu de sa vertu guérissante.
Plaise au ciel que le siècle qui commence entende le Dieu
de miséricorde, dont le Pape, témoin exceptionnel du siècle
qui finit, se fait le pressant porte-parole. L'expérience de
ces cent années que l'Église et la France viennent de tra-
verser, n'est-elle pas décisive pour tous ceux qui cherchent
sincèrement où peuvent être « la voie, la vérité et la vie » ?
Paul DUDON, S. J.
AUTOUR DE BOSSUET
LE QUIÉTISME EN BOURGOGNE ET A PARIS EN 1698
d'après des correspondances inédites
(Suite et fin*)
Tv
L'archevêque de Cambrai ne pouvait tarder indéfiniment
d'apprendre, fût-ce par Rome, la malheureuse affaire de
Seurre. La condamnation de Robert était du 13 août. Noiis
avons vu que, dès le 17, le curé DuPuy en avait eu connais-
sance à Paris. La Cour la sut presque aussitôt, sinon d'abord.
Dangeau l'enregistre dans son Journal au mercredi 20 août,
en cette journée mémorable où La Rue prononçait son pané-
gyrique de saint Bernard aux Feuillants. « Le parlement de
Dijon, écrit-il, a condamné au feu un curé de Seurre, accusé
des erreurs de Molinos... Ce curé étoit fort ami de madame
Guyon et du P. de La Combe 2. » Point de réflexions. Dangeau
était trop occupé à faire sa fortune au jeu, à tourner de mé-
chants vers et à être « de tout à la cour », comme le dit Saint-
Simon qui lui reproche justement sa « fadeur naturelle ».
Fénelon, contre qui le quiétisme bourguignon ne manque-
rait pas d'être exploité, ne pouvait pas l'envisager avec cette
placidité de courtisan. Lui aussi s'en désintéresse ou affecte
de s'en désintéresser; mais il s'est senti visé, et, sous son in-
différence apparente, on devine qu^il a été troublé jusqu'à
l'indignation. Et comment ne l'eût-il pas été, quand son cor-
respondant de Rome, son pacifique et vertueux grand vicaire,
l'abbé de Chanterac, lui envoyait, au milieu de détails exa-
gérés ou inexacts sur le P. de La Rue ^, ces renseignements
plus graves :
1. Voir Études, 5 décembre 1900 et 5 janvier 1901.
2. Dangeau, Journal, édit. Feuillet de Conches, 1856. In-8, t. VI, p. 401.
3. « On parle aussi d'un sermon que le P. de La Rue, Jésuite, a fait le jour
de saint Bernard, où M. de Meaux étoit. Il avoit passé quelques jours avec
ce prélat à Germigni, et ils étoient revenus ensemble pour le sermon, et s'en
202 AUTOUR DE BOSSUET
Les partisans de M. de Meaiix veulent que l'on fasse ici beaucoup
d'attention à un arrêt du Parlement de Dijon contre un curé... et pré-
tendent que (sa) malheureuse conduite suit naturellement de la doc-
trine du pur amour et des maximes des mystiques...
L'auteur du Mémoire que vous n'approuvez pas (le cardinal de Bouil-
lon) témoigne aussi craindre toujours beaucoup pour vous, et il regarde
cet arrêt de Dijon comme une circonstance qui peut faire des impres-
sions désagréables, parce que ce curé abominable a eu des liaisons
particulières avec Mme Guyon. Je ne pus m'empêcher de lui en faire
un peu sentir mon chagrin, en lui faisant remarquer vivement l'injus-
tice que l'on vous faisoit de ne vous regarder pas aussi séparé des er-
reurs et de la mauvaise conduite de cette femme, que M. de Meaux et
M. de Paris le parurent être. Il en convient; mais un moment après il
reprend son air de timidité qui me fait dépit, quoique je sois touché de
son affection pour vous.
Ainsi le cardinal de Bouillon lui-même, ce chargé d'affai-
res de Louis XIV qui craignait si peu de déplaire à son sou-
verain en éludant ses ordres pour soutenir la cause d'un
prélat ami, s'était montré abattu à cette nouvelle et devant
ces manœuvres des Meldistes.
Il est vrai qu'ils se remuaient activement. L'abbé Phelip-
peaux rapporte que le 22 septembre, l'abbé Bossuet portait
au cardinal Spada, avec les informations contre le malheu-
reux P. La Combe, la sentence de l'official de Besançon et
« l'arrêt du Parlement de Dijon contre Robert, curé de
Seurre* ».
Seul Fénelon ne faiblit pas. Assez souvent il avait dis-
tingué sa doctrine de celle de Molinos, pour relever fière-
ment la tète, même sous ce nouvel orage. Il répondit par
cette éloquente protestation :
Pour le curé condamné à Dijon, je ne sais ce que c'est. Veut-on me
rendre responsable de tous les amis de Mme Guyon ? Je ne le suis pas
retournèrent de même. Dans ce discours si préparé, il fit plutôt Téloge de
M. de Meaux que celui de saint Bernard, et ajouta d'une manière qui parut
si affectée, qu'on sauroit pas douter que ce ne fût un dessein prémédité,
l'histoire d'Abailard et d'Héloise, et ensuite de Rufin et de Mélanie. Les
amis mesmes du P. de La Rue en sont sensiblement affligés, et en parlent
avec tout le mépris possible, comme d'un fou sans prudence et sans cha-
rité. » (Cfianterac à Fénelon. Rome, 13 septembre 1698.) Nous avons démon-
tré plus haut, avec texte à l'appui, que La Rue n'avait pas prononcé le nom
d'Héloise; encore moins ceux de Rufin et de sainte Mélanie.
1. Relation du quiétisme, t. II, p. 160.
LE QUIÉTISME EN BOURGOGNE ET A PARIS EN 1698 203
de Mme Guyon même ; elle a pu me tromper : elle a pu être très pieuse,
et estimer un curé hypocrite; j'en laisse l'examen à ses supérieurs.
Pour moi je ne prétends pas être responsable de toutes les personnes
dont j'ai été édifié. J'ai cru Mme Guyon une très-sainte personne qui
avoit une lumière fort particulière par expérience sur la vie intérieure;
mais je n'ai aucune connoissance du curé. En général tout homme qui
a aimé les personnes de piété et d'oraison, est exposé, comme je le
suis, à avoir pris pour des saints et pour des saintes des gens trom-
peurs. Si on recherchoit de même pour d'autres, on trouveroit peut-
être qu'ils ont estimé ce qui ne le mérite pas. Pour moi, je ne me rends
pas caution de toutes les personnes dont j'ai été édifié. De plus, on fait
en notre temps une grande injustice à la vie contemplative C'est de la
rendre suspecte, à cause des hypocrites qui ont couvert leurs infa-
famies de cette belle apparence. On veut chercher dans les principes
des contemplatifs quelque chose de dangereux qui mène au dérègle-
ment. C'est par cette méthode que M. de Meaux se jette dans l'extré-
mité de n'admettre que l'amour d'espérance, de peur que celui de pure
charité ne détache trop les hommes du désir du salut et de la crainte
des peines...
... La mode est venue d'imputer au quiétisme toutes les infamies que
des fripons font sous jirétexte de dévotion. Les principes de la spiri-
tualité ne les ont pas menés là; mais étant dans cette déjjravation, ils
l'ont couverte du prétexte de ces beaux principes de spiritualité. Je
crois quil est important de bien appuyer sur ces réflexions. Vous ne sau-
riez trop préparer les esprits aux petites histoires de quiétistes décou-
verts çà et là, par lesquelles on voudra augmenter les ombrages. Je
n'ai connu ni le P. La Combe, ni ce curé. Pour Mme Guyon, dites
hautement partout que j'ai eu pour elle une estime singulière. Mais
est-ce un crime ^ ?
II y avait quelque courage de la part de Fénelon à tenir ce
langage, même dans une lettre privée, au moment où La
Combe était détenu à Vincennes et Mme Guyon à la Bastille;
mais il ne dépendait plus de lui d'arrêter le mouvement im-
primé par ses adversaires à l'opinion publique.
Malgré le phénomène d^ arrière-vie littéraire si commun
autrefois en province et qu'un récent critique a pu observer
jusque dans la ville natale de Bossuet, la très intellectuelle
cité dijonnaise, même à la fin du dix-septième siècle ^, les
savants bourguignons les plus indifférents prenaient part
1. Fénelon à Chanterac. Cambrai, 27 septembre 1698.
2. Voir le curieux chapitre Comment les grands hommes de Paris étaient
jugés en province, dans A. Jacquet, la Vie littéraire dans une ville de pro-
vince sous Louis XIV, Paris, Garnier, 1886. In -8, p. 63 sqq.
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à cette querelle du quiétisme. Dijon en était pourtant alors à
regretter le temps des Malherbe, des Racan, des Lingendes.
L'œuvre attendue de Racine n'était point quelque Esther ou
Athalie, mais son Histoire du roi. On préférait Térence et Aris-
tophane à Molière, et le président Bouhier raillait La Bruyère
de se croire au-dessus de Santeul. A Descartes on égalait Sau-
maise. « Avec tout son génie et toute sa gloire, écrit M. Jac-
quet, Bossuet ne tient guère plus de place dans les écrits
des lettrés dijonnais que tel ou tel autre personnage plus ou
moins obscur parmi les illustres*. »
Et cependant même un érudit tel que l'abbé Nicaise, oc-
cupé de musique, de peinture, de travaux d'antiquaire et
presque de toutes les sciences, excepté des sciences ecclé-
siastiques, s'intéressait vivement à cette affaire du quiétisme
et y intéressait maint correspondant. Le plaisant médecin
Bourdelot, ce bouffon de la maison de Gondé, n'avait pas
attendu la condamnation de Robert pour écrire à Nicaise :
« Depuis la Relation sur le quiétisme de M. de Meaux, qu'on
a fait lire à Mgr le duc de Bourgogne par ordre exprès du roi,
M. de Cambrai est tombé dans le dernier mépris, et on veut
mal à M. l'archevêque de Paris et à M. de Meaux de l'avoir
laissé faire archevêque, sachant tout ce qu'ils savaient, dont
ils n'ont relevé qu'une partie... Tant qu'il n'a été question
que de dogme, il partageait les esprits; mais l'histoire et les
faits l'ont accablé 2. »
Huet n'est guère moins vif, mais sait au moins garder sa
dignité et a le bon goût de ne pas insulter un homme qui dé-
passe de si haut la plupart de ses adversaires. « J'ai vu hier
un monitoire du Procureur général de votre Parlement sur
les matières du quiétisme, par lequel il paraît que cette doc-
trine a fait bien des progrès dans votre pays. Le zèle de vos
magistrats est bien louable de s'opposer si fortement à une
telle corruption. »
L'abbé de Gondi, qui écrit de Florence, est tout entier
pour M. de Meaux, « ce prélat tellement au-dessus de toute
1. Jacquet, la Vie littéraire, p. 81. Néanmoins l'auteur se trompe en n'at-
tribuant à l'abbé Nicaise que trois lettres à Bossuet. La Revue Bossuet du
25 octobre 1900, p. 250, en indique quatre autres,
2. lbid.,p. 235. ^
LE QUIÉTISME EN BOURGOGNE ET A PARIS EN 1698 205
louange par sa grande vertu, qu'il est impossible d'en faire
un juste portrait, car toute éloquence est pauvre après son
haut prix ». En cela, il reflète les sentiments du grand-duc
et de la cour de Toscane qui a généralement pour Bossuet
« une grande vénération ». « Je veux croire, ajoute-t-il en
parlant du curé Robert, que la connaissence de cet Arrest
hastera à Rome la resolution de prononcer la condamnation
du livre de Mons de Gambray *. »
Mais un certain abbé Morel juge tout autrement et ne
craint pas de le dire. D'après lui, Rome aura de la peine à
se résoudre à cette sentence, car il faudrait condamner en
même temps plusieurs saints de l'Eglise de Dijon. Il pense
donc de saint Bernard comme Fénelon. Il ne trouve rien
que de bon dans les Maximes des saints^ et estime qu'aucune
décision ne pourra empêcher l'amour de Dieu dans l'âme
des fidèles :
Ainsi je ne vois pas que l'on ait grande obligation à M. de Meaux
d'avoir suscité une querelle inutile et trop scandaleuse. Est-il possible
qu'il soit embrasé de Tamour divin dont il fait le savant et le docteur,
tandis qu'il déchire son prochain /?ar des écrits aigres, sans légitime
sujet ? Pour moi, je crois *que si M. de Cambrai n'avait pas été précep-
teur du duc de Bourgogne, M. de Meaux qui croyoit l'être comme
auprès du père, le livre de M. de Cambrai auroit été orthodoxe. Toutes
ces disputes ne font pas de bons chrétiens; il vaudroit mieux les
assoupir qu'à venir [sic] à une décision 2.
Le plus étonnant est que l'abbé Nicaise ne sait plus auquel
entendre de ses correspondants et n'ose pas se prononcer*.
1. Gondi à Nicaise. Florence, 19 sept. 1698, dans la Correspondance de
l'abbé Nicaise. Bibl. nat., mss., f. fr. 9361, fol. 29.
2 Jacquet, p. 236.
3. « Je n'ay garde de décider, dans la controverse. » Nicaise, Hanover,
23 décembre 1698. (E. Caillemer, Lettres de divers savants à l'abbé Claude
Nicaise. Lyon 1885. Grand in-8, p. 70.) Notons dans cet ouvrage la lettre
insignifiante de Quillot à l'abbé Nicaise, du ms. 9361, fol. 147. — Les Dijon-
nais actuels sont plus tranchants, à en juger par M. J. Durandeau qui écrit:
«Ces trois grandes figures d'orateurs sacrés, un saint Bernard, un Bossuet,
un Lacordaire se dressant en face d'Abélard, de Fénelon et de Lamennais,
et restant inébranlables aux chocs de toutes les fantaisies personnelles, de-
bout dans leur volonté appuyée sur la règle, symbolisent admirablement le
génie bourguignon qui répugne aux caprices et aux aventures de toute
chose, surtout en matière religieuse.» { J. Durandeau, Aimé Piron ou la vie
littéraire à Dijon. Dijon, 1888. In-16, p. 133. )
206 AUTOUR DE BOSSUET
Le janséniste Quesnel, réfugié à Bruxelles, semble n'ap-
prendre les nouvelles qu'assez tard. Comme tous les pros-
crits, il paraît d'assez mauvaise humeur, et, dans son amer-
tume, il mêle Rome, Fénelon et la Compagnie de Jésus. On
sent qu'il tient pour Bossuet^.
J'attends sans empressement l'issue de l'affaire de M. du Repos
[Fénelon). Ce qu'ils y feront n'est pas digne d'impatience; mais au
moins qu'ils finissent! Les Rouliers [les Jésuites] font les politiques.
Ils sont pour M. de Cambrai, sans se trop soucier de sa doctrine. S'il
en avait avancé une contraire, ils seraient autant à lui. Cependant,
pour ne pas tout à fait déplaire aux puissants, ils ont fait prêcher le
jour de Saint-Bernard, aux Feuillants delà rue Saint-Honoré, contre
M. de Cambrai par le P. de La Rue, qui avait aussi prêché une fois, le
carême dernier (1697), devant le roi contre cette nouvelle secte. De-
puis ils font courir le bruit que les supérieurs ne l'approuvent pas. On
m'avait dit que son sermon avait été imprimé. Cela ne s'est pas trouvé
vrai, mais on le vend manuscrit.
Ce n'est qu'en effigie que le curé de Seurre, près Dijon, a été brûlé
pour la morale pratique du plus vilain quiétisme. On a dit à Paris que
le pape avait fait emprisonner à Rome deux Augustins déchaussés sur
la même accusation, c'est-à-dire du même crime; que l'un des deux se
nomme le P. Bénigne, et que les chapelles où ils confessaient ont été
scellées par ordre de Sa Sainteté, à cause de l'horrible profanation
qu'ils en ont faite^.
La haine est injuste, mais elle rend perspicace. Quesnel,
à travers ses préventions, a su discerner deux choses : la
première, sur laquelle nous aurons à revenir, que les Jésuites
de France ne sont pas favorables à la doctrine quiétiste, quels
que soient leurs égards personnels pour l'illustre prélat qui
s'en est constitué le défenseur; la seconde, que l'affaire
du curé de Seurre vient de porter un coup redoutable au
parti de Fénelon compromis par les excès des sectateurs de
Molinos. Phelippeaux, dans sa Relation d'une partialité
outrée, enregistre, non sans quelque satisfaction, ces scan-
dales, qui serviront à la bonne cause comme on voit le bien
sortir du mal. Cette affaire des Augustins va jusqu'à détour-
1. « Vous aurez vu à Rome, écrivait-il, le 4 juillet 1698, la Relation de
M. de Meaux, qui est une pièce terrible pour le pauvre archevêque de Cam-
brai. » [Correspondance de Pasquier Quesnel, publiée par Mme Albert
Le Roy. Paris, 1900. 2 roi. in-8, t. II, p. 22.)
2. Quesnel à du Vaucel, 11 octobre 1698.
LE QUIÉTISME EN BOURGOGNE ET A PARIS EN 1698 207
ner la Congrégation romaine elle-même des questions théo-
riques si controversées.
Le mercredi 19 novembre (1698), écrit-il, on ne parla point dans la
Congrégation de Vaffaire de M. de Cambrai. On jugea le procès des
deux religieux Augustins déchaussez du couvent de Giesu-Maria : Fra
Pietro Paolo fut condamné à une prison perpétuelle dans le Saint-
Office, après une abjuration publique de ses erreurs et de ses de'sordres;
Fra Benigno fut condamné à une prison de sept ans, et le lendemain,
jeudi 20, on fit au pape le rapport de ce jugement qu'il confirma^.
Ce n'est pas le dernier terme de la série.
Le mardi 2 décembre, reprend-il plus loin, il y eut congrégation;
on ne parla point de l'affaire de Cambrai, mais de celle du Père Appone,
accusé de quiétisme... qu'on avoit arrêté dans le royaume de Naples ^.
Cela n'était pas sans donner raison à certains consulteurs.
Dès le 11 septembre, ils avaient fait « plusieurs réflexions
solides qui dévoient porter le Saint-Siège à n'épargner pas
\e\\\ve [Maximes des saints)^ représentant qu'il ne s'agissoit
pas d'une question spéculative, mais d'une erreur qui influoit
sur les mœurs; que le livre étoit écrit en langue vulgaire et
capable d'infecter le peuple, qu'on n'en avoit déjà que trop
d^ exemples funestes dans la France^. )>
Les malheureux fvati de Rome et de Naples n'avaient donc
fait que payer pour Robert. Qu'était devenu cet infortuné ?
Déjà Quesnel nous a appris qu'il avait été brûlé, mais en
effigie seulement, ce qui est à demi rassurant.
Ses aventures, depuis le 13 août, tiennent un peu du
roman. Il est temps de les raconter. Son implacable adver-
saire le curé Du Puy écrivait le 14 septembre : « M. l'Évesque
d'Aire* m'a fait dire que le sieur Robert estoit pris^ w Com-
bien il se trompait !
Si Robert était repentant, ce que nous ignorons, il pou-
vait accepter, en esprit de pénitence , (( d'être , par l'exé-
1. Relation du quiétisme, t. II, p. 174.
2. Ibid., p. 182.
3. Jhid., p. 157.
4. Louis-Gaston Fieuriau d'Armenonville, né à Paris en 1662, venait d'être
nommé au siège d'Aire le 29 mars 1698.
5. Du Puy, curé de Seurre, à Filsjean, Paris, 14 septembre 1698. Recueil
in-fol., t. lil, fol. 187.
208 AUTOUR DE BOSSUET
cuteur de la haute justice, conduit en chemise, la corde au
col, tête et pieds nuds, au-devant de la principale porte
de l'église de Notre-Dame de cette Ville (Seurre), et là à
genoux, tenant en ses mains une torche ardente du poids
de deux livres, faire amende honorable, déclarer à haute et
intelligible voix que méchamment, scandaleusement et avec
impiété, il avoit enseigné une doctrine contraire à la foi
et à la pureté de la religion... et en demander pardon à
Dieu, au Roi et à la Justice », et même de recommencer
devant l'église paroissiale. Mais, en vertu de l'arrêt du
13 août, il devait, après cette dernière station, être mené
à la place publique de Seurre, pour y être « attaché à un
poteau et bruslé vif, son corps réduit en cendres et icelles
cendres jettées au vent ».
Tant de résignation ne lui était pas nécessaire. Cet arrêt,
plus terrible dans la forme qu'au fond, ne visait en réalité et
ne condamnait qu'un absent. La cour déclarait d'abord la
contumace acquise, et considérant que Robert s'était sous-
trait aux recherches de la justice, elle se contentait d'ordon-
ner contre lui l'exécution en figure^ des amendes et la confis-
cation. Robert, d'ailleurs, n'était pas loin et vivait caché à
Seurre même, chez des protecteurs ou des gens de la secte.
Paierait-il d'audace et se donnerait-il l'âpre satisfaction
« d'être spectateur d'une scène où il auroit pu devenir le
principal acteur^»? Le jeu eût été terriblement dangereux
dans une petite ville où tout le monde le connaissait. Sage-
ment, il préféra la fuite.
En rêvant à ces souvenirs sur les berges champêtres de la
Saône, devant le magnifique pont moderne, en face de ces
paisibles campagnes, rayées de lignes de peupliers, tachées
çà et là de grands troupeaux de bœufs, je cherchais sur place
à reconstituer toute la scène, d'après la déposition juridique
de (( Jeanne Henry, servante du sieur Régnier le père ». Il
1. Histoire du quillotisme , p. 3. Nous désignons sous ce titre abrégé qui
est couramment employé, la Réponse à V Apologie en forme de reqveste, pré-
sentée à t' officiai de Dijon par Claude Quillot, prêtre de ladite ville, cy-de-
vant déclaré atteint et convaincu de quiétisme par sentence dudit officiai : et
de depuis, les mêmes charges subsistant, mis hors de cour par le même
Juge. A Zelle (Reims), chez Henriette Hermille, à l'Image du Bon Pasteur,
M.DCC.III. In-4.
LE QUIETISME EN BOURGOGNE ET A PARIS EN 1698 209
est entre minuit et une heure du matin, de ce matin qui verra
l'exécution figurée. Une barque glissant sur la large et calme
rivière a accosté silencieusement. Plusieurs ombres s'avan-
cent furtives. Le condamné se glisse dans les ténèbres, mur-
mure un adieu à sa mère qu'accompagne ladite Henry et à
une autre demoiselle nommée Duval. L'homme saute dans
l'embarcation et les femmes se retirent. Gomme elles reve-
naient, elles rencontrèrent le neveu du fugitif sortant aussi
de la ville du côté du faubourg Saint-Georges; il portait sur
sa tête une botte de paille pour n'être pas reconnu. C'était
un trembleur. La veille, pris de terreur à la vue des archers
qui arrivaient « pour l'exécution de son oncle Robert », il
s'était blotti dans un grenier à foin.
Quand fut brûlé le mannequin fait à sa ressemblance,
Robert était déjà loin. 11 y avait gagné en sécurité; mais il y
avait perdu un dramatique spectacle. Parisot, le procureur
général du parlement de Bourgogne, avait le tempérament
peu sensible. Si le condamné avait échappé aux flammes, le
magistrat tenait du moins à ce que sa figure fût brûlée dans
les règles. Lui-même se-vante, dans sa lettre à Mgr Gualteri,
le vice-légat d'Avignon, d'avoir su faire « un exemple
solennel » :
Le seul regret qui me reste, déclare cet impitoyable justicier, est de
n'avoir donné au peuple qu'une exécution en figure, malgré tous les
soins que j'ai pris pour la réaliser; mais j'espère que la représentation
que j'ay fait faire avec beaucoup d'appareil dans la place publique de
Beurre, produira un effet très avantageux à la relligion, et fixera le
progrez de la plus dangereuse hérésie qui se soit élevée jusqu'à pré-
sent dans l'Église catholique.
Ce n'est pas tout d'être un limier féroce; il eût fallu de
l'adresse pour se saisir de la proie. Or, elle avait bel et bien
disparu. Après la Saône, Robert descendit le Rhône et ne
s'arrêta qu'en terre pontificale, à l'ombre des hautes mu-
railles d'Avignon. Un chanoine, du nom de Sequin, lui
donna l'hospitalité, dont il usa durant trois mois. La France
lui semblait- elle encore trop près, ou bien l'attrait de la
grâce le portait-il à aller chercher auprès du tombeau des
apôtres la lumière et le pardon ? Il quitta la capitale du Gom-
tat, s'embarqua à Marseille et arriva à Rome. Deux mois il y
LXXXVI. — 14
210 AUTOUR DE BOSSUET
séjourna, caché sous le nom de La Roque, rôdant, sans
doute, autour de ce palais du Saint-Office qui retentissait des
noms de Meaux et de Cambrai. Mais il avait compté sans son
hôte. Parmi les Français de distinction qui demeuraient
dans la Ville éternelle, se trouvait un gentilhomme d'une des
plus illustres familles de Franche-Comté. Jean-Claude-Joseph
de Froissard, marquis de Broissia en 1691, est une belle
figure de grand seigneur chrétien et généreux. En ce temps
où chaque ville voulait avoir son Hôpital général, il avait
fondé celui de Dôle, pour y enfermer et entretenir les vaga-
bonds et gens sans aveu en vue de les assister par le travail.
C'était, à l'époque, la solution de la question sociale.
Louis XIV, informé par Chamillart, avait approuvé le projet
et le favorisa. Le marquis séjournait souvent à Rome. C'est
sous sa présidence que les Francs-Comtois réfugiés dans
cette ville pendant la guerre de Dix ans, avaient créé la
confrérie de Saint-Claude des Bourguignons. Il avait bâti
l'église en grande partie de ses deniers et accordé d'autres
libéralités à VAra cœli. Hélas ! Il avait vu le curé de Seurre
en France; il le reconnut*.
Robert, craignant d'être dénoncé, prit le parti de s'enfuir
de nouveau.
Phelippeaux, toujours aux aguets, savait déjà l'aventure.
Elle lui sembla sans doute merveilleuse. Ce quiétiste,
échappé aux griffes de Parisot et venu de si loin se jeter
dans ses filets, aux portes mêmes des congrégations, quelle
ironie! Mais comment le rattraper? Mgr de Vintimille du
Luc, évêque de Marseille, est à Rome. Le grand vicaire de
Bossuet va le trouver, afin de faire appréhender Robert à
Marseille ou à Toulon. Il en donne ensuite avis au cardinal
Casanate. Le mercredi 13 mai 1699, Casanate informe la
congrégation de l'affaire et ordonne qu'on enverra se saisir,
du fugitif. « On l'arrêta à Florence, et on le ramena au Saint-
Office. »
Depuis on ne sut jamais rien de Robert. Il s'éteignit sans
doute en prison, comme trois ans auparavant ce Molinos dont
1. Nous tenons une partie de ces renseignements d'une arrière-petite-fille
du marquis de Broissia qui, né à Dôle le 20 mai 1657, mourut à Neublans
€n 1750. — Pour les autres, voir Phelippeaux.
LE QUIÉTISME EN BOURGOGNE ET A PARIS EN 1698 211
il n'avait été que le trop fidèle disciple. La clémence n^allait
pas alors à ces victimes des égarements de l'esprit et de
leurs damnables conséquences. Un éminent académicien de
nos jours ayant récemment pris la parole au nom de sa
Compagnie, pour couronner les vertus des humbles et distri-
buer les faveurs du baron de Montyon, s'est montré plus
miséricordieux. Après avoir, à la suite de tant de philoso-
phes, fait le procès aux actes mercenaires et rappelé les
inquiétudes de Fénelon, jeté par ses scrupules de générosité
et de désintéressement « en des subtilités qui avoisinaient
l'hétérodoxie^ », M. Jules Lemaître a plaidé avec avec com-
plaisance les circonstances atténuantes du quiétisme. Moli-
nos lui-même a presque trouvé grâce. « Certains mystiques,
dit-il, tels que l'Espagnol Molinos, ont poussé la délicatesse
sur ce point jusqu'à admettre que l'âme, absorbée par l'orai-
son contemplative, laissât dédaigneusement le corps s'attar-
der dans le péché, afin que l'amour de Dieu apparût en elle
plus gratuit. » Impossible d'imaginer juge plus indulgent et
sentence plus gracieuse. Mais l'Eglise, qui a charge d'âmes
et à qui a été confié avec le dépôt de l'immuable dogme
celui de l'intangible morale, pouvait avoir des égards pour la
personne et le génie d'un Fénelon. Elle ne pouvait tolérer
que, sous prétexte d'idéales et chimériques aspirations, on
détournât les fidèles de la voie des commandements.
Sans attendre même le jugement de Rome sur les Maximes
des saints^ le parlement de Bourgogne déclara au quiétisme
une guerre sans merci ni pitié. Dans son arrêt contre Robert,
il avait ordonné qu'il serait informé par un commissaire
spécial, député « contre les complices, sectateurs et adhé-
rents dudit Robert dans la mauvaise doctrine. » A en croire
le pamphlet à l'air bien informé que nous avons déjà cité,
c'est un jésuite de Dijon qui aurait fait insérer dans l'arrêt
cette clause contre les adhérents delà «malheureuse secte »,
que ses confrères représentaient comme capable de perdre
1. Jules Lemaître, Rapport sur les prix de vertu, du 22 novembre 1900.
212 AUTOUR DE BOSSUET
la religion et l'État. « Ce qu'on dit icy, lit-on dans cette pièce,
n'est pas une conjecture. Le père Moreau s'en est vanté, et
on luy soutiendra qu'il avoit fait les dispositifs de cet Arrest
et fait ajouter cette injonction au procureur général. » Ce
serait le P. de La Ghaize en personne qui aurait été trouver
le secrétaire d'Etat Ghateauneuf, et ce ministre en aurait écrit
sur sa demande au premier président Bouchu. Nous croyons,
et nous aurons bientôt occasion de le dire, que le P. de La
Ghaize, obstinément représenté par tous les écrivains comme
favorable au quiétisme, lui était au contraire et lui fut sur-
tout alors opposé. Quant aux démarches auprès de Ghateau-
neuf, nous nous souvenons qu'elles furent faites ou durent
être faites par le curé Du Puy, mais seulement à la date du
18 août, c'est-à-dire cinq jours après l'arrêt rendu. Gepen-
dant l'auteur du pamphlet assurant que le P. Moreau « fit
voir des lettres où le P. Perrin mandoit » ces choses, et une
visite du P. de La Ghaize à Ghateauneuf ayant fort bien pu
précéder celle de Du Puy, nous acceptons sa version.
Une véritable fièvre de perquisitions, de délations et de
poursuites résulta de cet arrêt à double tranchant, qui pu-
nissait un seul quiétiste et menaçait tous les autres. Le mot
persécution serait de trop; mais des années de dissensions
ouvertes, une agitation profonde, des troubles graves dans la
société et dans les familles, de scandaleux écrits, tels furent
les effets de cette ordonnance. Les mésaventures de Robert
ne constituaient qu'une chute individuelle et un exceptionnel
châtiment. Désormais le terrain de la lutte va s'élargir.
Sur les lettres que M. le Premier avait reçues de Gha-
teauneuf, lettres regardées par lui comme des ordres, il
ordonna au procureur général Parisot de publier un moni-
toire. « Les Jésuites y travaillèrent, continue notre auteur
anonyme, et le P. Moreau, sous prétexte de travailler pour
la religion, y eut la meilleure part. Il l'a dit à plusieurs
personnes, et que c'étoit luy qui l'avoit dressé de bout en
bout. » Quel qu'en soit l'auteur, le Monitoire contre les quié-
listes^ pièce essentielle du second procès, parut en décem-
bre 1698, sous le nom de Filsjean, l'ofïîcial de Langres qui
avait déjà instruit le premier. 11 fut adressé « aux prêtres
dudit diacèse, de la part du procureur général au parlement
LE QUIÉTISME EN BOURGOGNE ET A PARIS EN 1698 213
de Dijon ». On a pu faire certains reproches à ce document;
mais il a l'avantage d'émaner d'une plume ihéologique et de
nous renseigner à fond sur ce qu'était le quiétisme bourgui-
gnon, au moment où le quiétisme fénélonien n'était pas
encore jugé à Rome et demeurait en suspens devant les tri-
bunaux les plus élevés de l'Église. A ce titre nous croyons
devoir le citer dans ses parties principales.
D'après le considérant, « plusieurs personnes de differens
états et sexes, et principalement certains directeurs de
conscience ont suivi, pratiqué, enseigné et fait pratiquer
tant à leurs pénitentes qu'à d'autres personnes, des erreurs
nouvelles fondées sur des maximes qui prétendent à la des-
truction entière de la religion chrestienne ».
Suit le catalogue de ces maximes. D'après leurs sectateurs :
L'oraison mentale qu'ils appellent autrement Voraison de quiétude,
Y oraison de pure foi, Voraison de simple regard^ Voraison d'anéantisse-
ment étoit le seul unique exercice de piété auquel on devoit s'attacher.
Cette oraison ne consistoit qu'à se mettre en la présence de Dieu,
comme immobile, sans penser à rien, sans rien faire, sans s'arrester
aux bonnes pensées et sans' s'embarrasser des mauvaises.
Dans cet état l'âme ne doit plus faire reflexion sur ce qui se passe
au dedans ni au dehors, parce que quand on l'a une fois abandonnée à
Dieu^ il la conduit par lui-même, sans qu'on doive plus s'en mettre en
j)eine.
Il faut laisser agir Dieu seul, crainte que voulant agir avec lui on
n'empêche son opération; par conséquent, il faut se tenir toujours dans
un état passif.
Ceux qui sçavent pratiquer l'Oraison mentale ne doivent rien deman-
der à Dieu, parce que c'est estre intéressé, et il faut attendre que Dieu
inspire et donne, connoissant mieux les besoins de la créature qu'elle-
même.
Les personnes d'oraison doivent rejeter les prières vocales, les
heures, les chapelets, comme des choses inutiles, qui empêchent et
retardent l'âme d'arriver au terme qui est Tunion avec Dieu, les prières
vocales ne servant que pour le public.
Lorsqu'on est arrivé à cet état d'oraison qui est l'état de perfection,
on devient impeccable, en telle sorte qu'il peut arriver que des per-
sonnes de différent sexe pourroient avoir ensemble des commerces illi-
cites sans péché.
Les parfaits peuvent se dispenser des jeûnes, vigiles, quatre-temps
et carême, sauf le scandale.
Ils n'ont besoin d'aucune préparation pour la confession et pour la
communion que de se mettre en la présence de Dieu, pouvant se com-
214 AUTOUR DE BOSSUET
munier tous les jours, sans estre obligés de se confesser qu'une fois ou
deux Tannée et à Pasques, afin d'éviter le scandale.
Non seulement ils peuvent recevoir la communion après avoir bu et
mangé, mais même certains directeurs ont donné la liberté à certaines
de leurs pénitentes de se communier elles-mêmes à toutes heures du
jour ou de la nuit, auquel effet lesdits directeurs donnoient aux uns et
offroient aux autres des Hôties consacrées dans de petites boîtes d'ar-
gent, faites exprez, plusieurs orfèvres en ayant pratiqué depuis peu
un grand nombre qui ont esté distribuées par lesdits directeurs ou
autres ^ .
On retrouverait sans doute, aujourd'hui, plus d'une de ces
custodes privées, à l'usage des quiétistes bourguignons du
dix-septième siècle , dans le riche Musée eucharistique de
Paray-le-Monial. Mais ce n'est que le côté archéologique de
la question. Nous nous sommes volontairement cantonné
dans le domaine historique, avec des lettres du curé Du Puy
pour fil conducteur.
VI
Après Robert, le prêtre le plus attaqué par ce curé de
Seurre fut un ecclésiastique dijonnais, maître Etienne Carme
du Ghailloux. Il paraît avoir exercé ses principales fonctions
dans un des quatre hôpitaux de la ville 2, en même temps qu'il
était curé d'une paroisse aujourd'hui disparue, Saint-Phili-
bert, et promoteur de Tofficialité. Le ravir à ses paroissiens
eût été, sans doute, une opération difficile. Du Puy chercha
à l'évincer au moins de son hospice. Au plus beau temps de
son séjour à Paris, il écrivait à Filsjean :
Puisque vous me faites l'honneur de me parler du S" du Ghailloux,
curé de Saint-Philibert, je suis bien aise de vous dire que ie crois qu'il
fera fort bien de se défaire de sa supériorité de l'hôpital, conformé-
ment à vos intentions. J'en ai écrit, sans parler de vous, au P. Moreau,
il y a quinze jours. Au commencement que j'ay été icy, je me suis trouvé
avec une personne de distinction qui me parla de ce curé comme d'un
quiétiste fieffé. Environ dix jours après, j'en vis deux ou trois autres
qui me dirent la même chose. Je l'en ai deffendu et je puis dire avec
succès. Mais, pour faire cesser ces soupçons, j'ay cru devoir écrire tout
cela à ce jesuitte et luy dire de voir ce curé et de l'inuiter, pour cela,
non seulement de ne plus aller à cet hôpital, mais même de n'y plus
1. Recueil in-fol., t. III, fol, 4 sqq.
2. Roussel, Diocèse de Langres, t. III, p. 94, n» 16.
LE QUIÉTISME EN BOURGOGNE ET A PARIS EN 1698 215
penser. Je ne doute point que vous ne reussissiës à mettre la paix et
à rétablir le bon ordre d.ins l'hôpital; il suffit que vous souhaittiés une
chose affin d'en venir à bout. Mais je crois qu'il vous est de consé-
quence, affin que votre ouvrage soit de durée, d'éloigner pour jamais
le Sr du Chailloux de cette maison. Ce bon Monsieur est un peu in-
quiet et çeut primer partout oà il est*.
Ces derniers mots ne trahissent-ils pas une sourde jalousie
de la part de Du Puy ? S'il voulait abaisser un rival, il fut
bientôt satisfait. Il pouvait, dès la fin des vacances, compli-
menter l'infatigable Filsjean d'avoir réussi au delà des sou-
haits. Docteur en théologie, Du Puy venait de présider à
Paris, en qualité de censeur, une thèse soutenue par M. des
Maillard, conseiller anliquiétiste au parlement de Bourgogne.
L^official de Langres l'en avait félicité. Il lui retourne ainsi
ses compliments :
Il ne falloit pas penser à cette thèse; je vous avoue que depuis que
j'ay l'honneur de vous connoitre, ie ne vois rien qui vaille ce que vous
faites. Il y a tant d'esprit et tant de conduitte dans touttes vos démar-
ches, que quelque soin que j'aie pris de vous étudier, je ne puis point
m'iraaginer que l'on vous puisse suivre que de très loin. Ce que l'on
vient de m'écrire que vous aviez fait à l'hôpital^ pour le remettre sur
le bon pied, m'en est une preuve convaincante; avoir pacifié toute une
maison de filles, les avoir détachées de leur cher directeur- à qui elles
tenoient, à ce qu'elles croioient, par tant d'endroits ; avoir engagé M. du
Ghaillou qui se plait au delà de l' imagination à dominer ^ l'avoir dis-je
obligé à donner sa démission d'une supériorité qui de l'aveu de ses
meilleurs amis avoit des charmes inexplicables pour luy; avoir rap-
proché des grands seigneurs qui avoient du froid les uns pour les au-
tres, avoir engagé un grand Prélat, des Présidents, des Conseillers,
à n'avoir que les mêmes vues, et à ne prendre que les mêmes moïens,
voilà, Monsieur, votre ouvrage, voilà ce que tous ceux qui aiment la
religion, le bon ordre, et votre gloire ne cesseront d'admirer. Comme
je m'intéresse extrêmement à tout ce qui vous peut attirer les yeux des
gens de considération, jugez avec quel plaisir j'ay lu la lettre qui m'a
donné cette nouvelle. Je me fais deia une feste par avance de la ioie
que iauray d'entendre iusques aux moindres circonstances d'une si
belle action ^.
Mais il y a un revers aux succès les plus complets. Excité
par ses procédures, mis en appétit par ses informations, le
1. Du Puy, curé de Seurre, à Filsjean, Paris, 7 sept. 1698. Recueil in-fo!.,
t. III. p. 182.
2. Du Puy, curé de Seurre, à Filsjean, 3 octobre 1698.
216 AUTOUR DE BOSSUET
parlement de Dijon glissait sur la pente rapide de la passion,
et ne connaissait plus de mesure. Filsjean, qui avait donné
au mouvement la première impulsion, s'arrêtait maintenant,
effrayé du train que prenaient les choses, essayait de sauve-
garder les égards dus aux ecclésiastiques, et de réprimer les
abus de la magistrature laïque. C'était en vain. Un an après,
du Ghailloux fut décrété de prise de corps, et l'official, exas-
péré de se voir dépassé, débordé, dédaigné, n'eut plus que
son évêque auprès de qui exhaler ses plaintes.
Il y a depuis huit jours un nouveau décret donné dans cette affaire
par le juge laïc sans ma participation contre le sieur Duchaillou,
curé de St Philibert de cette ville, promoteur dans Tofficialité. On aura
peine à croire qu'un homme élevé à St Sulpice avec Mgr l'évêque de
Chartres^, qui luy donnoit dans cette maison des marques d'affection,
Mr l'abbé Brunot; duquel M. Tronson, etc., rendront toujours bon té-
moignage, ayt donné lieu à décerner un décret contre luy 2. Aussy les
prétendues charges contre luy sont légères et n'ont pour fondement
que de simples ouys-dire qui estoient acquis dès le commencement de
la procédure, sans qu'on eut entrepris de frapper sur un homme dont
la réputation estoit bien establie dans l'Eglise. Gomme ce décret est
nouveau, je ne vous envoyé point, Mgr, les charges qui concernent cet
ecclésiastique, et je me suis retranché à celles qui touchent ceux qui
ont esté décrétés de prise de corps. Cependant il sera fort aisé de
desmesler dans la multitude celles qui regardent ce curé, et comme
elles sont en petit nombre, j'auray l'honneur de les luy envoyer par les
prisonniers ^.
Ce recours au premier pasteur du diocèse avait-il chance
d'aboutir? François-Louis de Clermont-Tonnerre, évêque de
Langres depuis 1695, sacré par son oncle l'évêque de Noyon,
François de Clermont-Tonnerre, et comme lui opposé à la
nouvelle spiritualité, avait commencé « par poursuivre avec
une sorte d'acharnement le quiétisme, sans ménager Féne-
Ion*- ». Mais, comme son ofïicial, il pouvait être effrayé main-
tenant des progrès de ces poursuites exagérées, plutôt que
des restes d'une doctrine vaincue et désormais inoffensive ;
on en eut plus tard des preuves. En attendant, Filsjean se
1. Mgr Godet des Marais, évêque de Chartres (1690-1709).
2. On lit sur les registres de Saint-Sulpice : Stephanus du Chaillou,
clericus diœcesis ^duensis, admissus est die i julii 1669. (Communication
de M. l'abbé Lévesque.)
3. Filsjean à l'évêque de Langres, 3 novembre 1699.
4. JeATi, Evêques de France, p. 228.
LE QUIETISME EN BOURGOGNE ET A PARIS EN 1698 217
rangea au parti de la clémence. « A l'égard de Du Ghaiiloux,
lit-on dans les notes où il a élaboré sa sentence, je n'em-
pesche qu'il ne soit renvoyé de l'accusation contre luy for-
mée. )) Le curé de Saint-Philibert était sauvé. Son nom ne
figure pas dans la sentence de l'official du 24 mai 1700 « contre
les sectateurs et adhérans de Robert », dont la minute ori-
ginale est signée : « Filsjean, Perrier, Yarenne. » On y ren-
contre seulement : Maître Philibert Peultier, prêtre, curé de
Saint-Vincent de Chalon, accusé et détenu prisonnier; maître
Claude Quillot, prêtre mépartiste de l'église de Saint-Pierre
de Dijon, accusé et contumace ; Rollet, curé de Pagny, con-
tumace ; maître Pierre Régnier, prêtre familier en l'église
de Saint-Martin de Seurre, accusé prisonnier; maître Roussel,
prêtre et chapelain de Saint-Pierre de Besançon, contumace.
Philibert Pelletier ou Peultier fut déclaré par Filsjean con-
vaincu d'avoir enseigné aux femmes et aux filles qu'il avait
dirigées, « de faire oraison à la manière des quiétistes, d'avoir
exalté la doctrine de Molinos et sa personne, mesme après
qu'il (Molinos) a été condamné ». Mais le curé Du Puy n'a-
vait su qu'en dire. A ses yeux, le curé de Saint- Vincent
gagne tout le monde par sa piété réelle ou apparente. Il est
d'une tranquillité « qui semble ne partir que d'une bonne con-
science )). Ici les archives de Saint-Sulpice donnent raison à
Filsjean 1.
On serait curieux de retrouver dans l'Arrêt du parlement
du vendredi 27 août 1700, contenant le non-lieu de Du Ghaii-
loux et la condamnation de plusieurs autres'*, le détail
des ouvrages à l'usage de tous ces partisans de Molinos, et
de s'y assurer s'ils relevaient uniquement de cet hérétique
espagnol, du P. La Combe, de Mme Guyon, de Malaval, ou
1. Philibert Peultier était justement soupçonné de quiétisme depuis plu-
sieurs années, ainsi qu'en témoigne une longue lettre du fonds Saint-Sul-
pice. Cette lettre, signée « D. F, Le Tellier de Bellefons», est datée d'Am-
bierle (Loire), le 15 sept. 1693. Le destinataire est anonyme, mais semble
un religieux. Premiers mots : «Dans le moment que j'ai l'honneur...» (Biblio-
thèque de Saint-Sulpice, Pièces concernant Quillot^ Pelletier, etc., liasse 6,
carton 13, pièce IIL)
2. Claude Rollet, curé de Pagny, fut condamné à être pendu et étranglé;
la sœur Prudence au bannissement perpétuel ; Peultier à neuf ans de bannis-
sement. Quillot, Régnier, Roussel étaient mis hors de cour, et les trois com-
parses renvoyées jusqu'à rappel.
218 AUTOUR DE BOSSUET
bien aussi de Fénelon. Mais l'énumération des saisies de
livres, papiers, manuscrits, billets, opérées chez les accu-
sés, lors des perquisitions faites à leurs domiciles, les
inventaires et les procès-verbaux n'en relatent pas les titres.
Il n'y a guère d'exception que pour Roussel *. Il avait donné
à une pénitente le Moyen courte la Pratique de Malaval, et
un livre intitulé : Lettre d'un serviteur de Dieu'^.
D'ailleurs, il faudrait un volume pour analyser tous ces
documents. Ne pouvant sortir ici d'un cadre assez restreint,
nous ne pouvons que présenter nos conclusions personnelles,
sans prétendre les imposer à qui que soit et sans nous éton-
ner d'aucune contradiction qui viendrait à se produire. On
entendit six cent cinquante témoins. 11 y en a pour toutes
les opinions.
Les contemporains ne réussirent pas à voir clair dans ces
procès. Qu'on juge de la difficulté après deux siècles! A notre
avis, Quillot était innocent, au moins dans sa vie privée. Il
suffit de parcourir par exemple les « Extraits de l'Informa-
tion faite à Seurre contre le sieur Robert, curé dudit lieu, en
ce qui concerne le sieur Quillot », pour s'en rendre compte.
Ces dépositions sont de purs commérages. « Quillot connois-
soit le curé de Seurre, parce qu'il estoit le fils de sa nour-
rice, déclare Du Ghailloux à sa décharge, et qu'il le croyait
honeste homme ; mais depuis les bruits qui avoient couru de
sa conduite, il essayoit [de] s'esloigner de luy. »
Le curé de Saint-Philibert fut calomnié par une folle, Marie
d'A***. On a en copie neuf lettres écrites à lui-même par cette
personne, et dans lesquelles elle fait les aveux les plus com-
plets :
A Dijon, le dernier jour de l'an 1689.
Puisque vous voulez bien, mon cher père, non seulement me par-
1. Voir aussi, dans les Interrogatz et reponces du S^ Quillot {Dïjon^ 13 fé-
vrier 1701 ), les livres où il se forma. Mais ces documents se réfèrent à une
nouvelle instruction, Quillot, jusque là contumace, étant venu se constituer
prisonnier en 1701. Recueil in-fol., t. II, fol. 62 et 99. La revision de son
procès se termina entièrement en sa faveur, par acte du 10 avril.
2. Cette Lettre d'un serviteur de Dieu à une de ses filles spirituelles^ a
pour auteur un religieux de la Merci, Jean Falconi. Publiée en espagnol, en
1657, traduite en italien puis en français, condamnée en 1688 et 1689, elle
figure dans toutes les éditions du Moyen court et des Opuscules de Mme Guyon.
Il doit s'agir ici d'une édition indépendante.
LE QUIÉTISME EN BOURGOGNE ET A PARIS EN 1698 219
donner tous mes égaremens, mais encore avoir pour moy les mesmes
bontez dont j'ay si souvent abuzé, je vous avoue que je ne sais que
faire pour nous témoigner combien ie me repens, et combien ie des-
sauoue ma conduite passée et tout ce que la foiblesse de mon esprit
en colère et une jalousie mal fondée m'a pu faire dire contre le respect
et l'estime que ie nous dois. C'est trop peu, mon père, de dire que
c'est la foiblesse et la colère qui me fait faire si souuent des fautes qui
sont si cruelles et deuant Dieu et deuant les hommes ; et il faut que
j'aduoue icy que Dieu, pour punir touttes mes malices, m'a abandonné à
des accez de folie dont ie ne suis pas quelquesfois la maistresse. le
vous l'ay dit plus d'une fois, mon père...
Autre lettre :
Mon cher père, ie nous crie mercy de tout mon cœur de touttes mes
rages et folies.
Encore une fois, les lettres sur ce ton sont au nombre de
neuf et ne laissent guère de doute.
Puis il faut lire, dans les protestations de Filsjean assagi
et revenu à la modération, comment furent extorquées les
dépositions à chargea Dès le dix-huitième siècle, on s'habi-
tua à regarder Quillot comme une victime, soit scepticisme,
comme cela paraît dans la correspondance légère, ironique,
déjà voltairienne avant la lettre, du conseiller de Migieu^;
soit critique historique, comme le Moréri, où la publication
de V Histoire du quillotisme fit sans doute adopter cette
opinion^. Rien qu'à lire les chansons et les noëls de l'époque,
le total des noms propres indiquerait un tiers des familles
parlementaires de la Bourgogne comme infestées par les
doctrines de Quillot et lui ayant fourni un appui secret ou
une protection déclarée. On ne saurait, les pièces sérieuses
en main, accepter de pareilles évaluations. Témoin cet extrait
de procédure annoté par Filsjean.
Trois observations :
La première, que ce déplorable dérèglement n'a point este' ge'ne'ral
en Bourgogne ; il n'a point esté prêché ; il n'a point eu cours dans la
voix [sic] publique, ce n'a esté qu'une corruption clandestine qui s'est
1. Moyens d'abus. Recueil in-foL, t. III. fol. 5 sqq.
2. Voir notamment les lettres de ce magistrat à Filsjean. Paris, 3 et 16
août. Recueil in-fol., t. III, fol. 257.
3. Le long et intéressant article de Quillot, dans le Moréri de 1759, est
même partial contre ses prétendus ennemis.
220 AUTOUR DE BOSSUET
communiquée en secret et pratiquée avec beaucoup de ménagement
par trois ou quatre particuliers.
La seconde, qu'ayant commencé à s'y introduire il y a plus de vingt-
sept années, comme il se justifie par les informations, on découvre
qu'elle n'a fait aucun progrès durant ce long espace de temps.
La troisième, qu'on ne remarque point d^hommes dans la séduction
de ces infidèles ministres, ny même de femmes raisonnables et distin-
guées, mais toutes jeunes filles ou femmes légères et sans conduite,
toutes susceptibles de ces ridicules impressions. Et cest tout le pro-
grès, (Recueil in-fol., t. I, fol. 5.)
Notre seconde conclusion est que personne ne s'opposa
plus que la Compagnie de Jésus et l'Oratoire à ce progrès,
exagéré ou non, du quiétisme bourguignon. Toutes les lettres
de jésuites, sauf une qui émane d'un numismate résolu à se
tenir en dehors des partis, sont dans ce même sens.
Mais cette conclusion ne se restreint pas à la province. Il
ressort des rapports établis par l'intermédiaire du curé Du Puy
avec les Jésuites de Paris, qu'à la Maison professe de la rue
Saint-Antoine, on suivait Bourdaloue, La Rue et Gaillard,
ces trois adversaires déclarés du quiétisme. Les PP. Du Puy
et Perrin, enfin le P. La Ghaize abondèrent en effet dans leur
manière de voir et unirent leur action à la leur.
J'avais été plus d'une fois frappé, en lisant Saint-Simon ou
Phelippeaux, du constant parti pris avec lequel ils appuient
sur les actes des Jésuites en faveur du quiétisme et cher-
chent à atténuer tout ce qu'ils firent pour le combattre. Déjà
M. Algar Griveau avait réagi contre ces préventions, avoué
que « le quiétisme comptait parmi les Jésuites de vifs adver-
saires », et déclaré que « si quelques hommes habiles de nos
jours étaient tentés de voir là une tactique... il leur répon-
drait que Saint-Simon n'est pas si méchant et consent à
reconnaître la bonne foi de Bourdaloue et du P. Gaillard^ ».
Je crois avoir démontré, par un texte irréfutable, que la bonne
foi du P. de La Rue est tout aussi hors de cause. J'ajoute
même que si je voulais user de représailles, je contesterais
celle de Saint-Simon. La première profession de foi des
Jésuites fut le premier sermon du P. de La Rue, celui prêché
devant le Roi, le jour de l'Annonciation, lundi 25 mars 1697.
1. Algar Griveau, Étude sur la condamnation du livre des « Maximes des
saints ». Paris, 1878. 2 vol. in-12, t. I, p. 317.
LE QUIÉTISME EN BOURGOGNE ET A PARIS EN 1698 221
Personne ne s'y trompa. Ce sermon, écrit Dangeau, impar-
tial, désintéressé môme dans la question, «fut fort remarqué;
on crut que le P. de la Rue avoit voulu faire connoître publi-
quement les sentiments de la Société sur les livres nouveaux
dont on parle tant, et le P. Gaillard, à Paris, prêcha aussi
sur le môme ton'. » Veut-on se faire une idée de la puis-
sance du préjugé chez Saint-Simon ? Commentant ce pas-
sage : (( Il est vrai, ajoute-t-il, qu'une partie des Jésuites fut
d'un côté, et une autre partie de l'autre, mais sourdement, »
Dans son esprit, le « sourdement » semble s'appliquer à
V Annonciation de La Rue qui fit pourtant un si grand tapage.
Et nous avons vu que le brillant prédicateur récidiva plus
bruyamment encore l'année suivante avec son Saint-Bernard,
Ce serait donc le cas de dire qu'il n'y a point de pires sourds
que ceux qui ne veulent pas entendre.
Môme remarque à faire au sujet du P. de La Ghaize. Quoi
qu'en ait pensé Ghantelauze, il semble que l'abbé de Ghan-
terac n'informait pas si mal Fénelon en lui écrivant, dès le
26 juillet 1698, que le confesseur du Roi « condamne autant
son livre à présent comme il avait soutenu autrefois qu'il
était bon 2 ». La récente publication de la correspondance de
Quesnel confirme cette conversion^ comme on l'a appelée.
« On me mande de Paris, écrit Quesnel, le 23 août, à Du Vau-
cel, que le P. de La Ghaize a livré une lettre que le P. LaGombe
a écrite, je ne sais pas quand, à Mme Guyon. G'est-à-dire qu'il
tire son épingle du jeu par politique^. » Quesnel est-il telle-
ment sûr du motif? Nous l'avons déjà entendu faire le même
procès de tendance, à propos du panégyrique de saint Ber-
nard, par La Rue. Retenons donc seulement les faits. Les
papiers et correspondances inédits recueillis par Filsjean,
et que nous avons en partie étudiés, nous montrent un
P. de La Ghaize tout aussi hostile au quiétisme dijonnais. G'est
le confesseur du roi qui met le curé Du Puy en rapport avec
le ministre Chateauneuf, lequel force le premier président de
Dijon à marcher et tout son Parlement après lui. A peine
rentré à Seurre, ce même curé Du Puy ne croit pas pouvoir
1. Dangeau, Journal, édit. Feuillet de Couches, 1856. In-8, t. VI, p. 91.
2. Ghantelauze, le P. de La Chaize. Paris, 1859. In-8, p. 317.
3. Quesnel, Correspondance, t. II, p. 24.
222 AUTOUR DE BOSSUET
mieux récompenser le zèle de Filsjean qu'en le recomman-
dant de nouveau au jésuite : « J'en écris aujourd'huy au
P. de La Ghaize d'une manière qui me paraît propre à luy
faire connoître l'obligation que la Bourgogne vous a. Ce n'est
pas la première fois que f ai cet honneur. »
La sentence rendue à la suite du second procès (27 août 1700)
nous fournit une preuve de plus, et surabondante celle-là,
des dispositions du confesseur du roi et de l'entente qui
avait toujours régné entre les adversaires les plus actifs du
quiétisme et lui.
J'ai leu avec le R. P. de La Chaize, écrit le P. Perrin à Filsjean,
votre jugement et une partie de votre extrait qu'il m'a remis pour le
lire entièrement. Il m'en a paru très satisfait, et il y a lieu de l'estre,
car tout y est fort juste et plein de grand sens. Les remarques que
vous avez mises en tête de l'ouvrage et après chaque déposition se
trouvent fort judicieuses, et il est difficile de plus resserrer une plus
vaste matière. Les peines que vous aves statuées me paroissent, en
proportion de votre tribunal, pliis sévères que celles du Parlement'.
Il y a bien de Papparence que les autres ^ seront traités plus douce-
ment, à raison de leurs charges moins considérables que celles dudit
Pelletier, curé de Saint-Vincent. Il faut bien prendre garde que ces
gens-là ne rentrent dans l'exercice des fonctions hiérarchiques, car
rarement changent-ils les pratiques; et je vous assure qu'il y a plus
de mal qu'on ne pense. Votre habileté, votre vigilance et votre autho-
rité peuvent aisément les contenir dans les devoirs, et je ne doute pas
que vous souteniés avec beaucoup de zèle ce que vous avez si bien
comancé et si heureusement conclu. Je ne puis assez vous en faire de
conjouissances ^.
Nous voyons ici La Ghaize « très satisfait )> d'un officiai
dont les pénalités dépassent celles du parlement de Bour-
gogne !
La Maison professe, dans la personne de ses principaux
membres, fut donc hostile au quiétisme, près d'un an avant
la condamnation de Fénelon. L'archevêque de Cambrai le
sentait fort bien. S'il pardonna magnanimement au P. de La
Rue, qui resta l'ami de Bossuet et fera son oraison funèbre
(23 juillet 1704), sans avoir été, quoi qu'on en ait dit, envoyé
1. C'est-à-dire du parlement de Bourgogne comparé à l'officialité lan-
groise.
2. Les autres accusés.
3. Le P. Perrin à Filsjean^ Paris 11 août 1700. Recueil in-fol., t. III,
fol. 176 bis.
LE QUIÉTISME EN BOURGOGNE ET A PARIS EN 1698 223
dans les Gévennes en disgrâce pour son discours sur saint
Bernard, Fénelon ne cessa pas de bouder la communauté,
de la tenir même en quarantaine. Ce passage d'une lettre
inédite de Du Puy nous édifie pleinement sur ce point. Le
curé de Seurre écrit à Filsjean :
Puisque vous me témoignez souhaitter que ie continue à vous dire
ce qui se passe de nouveau entre les Prélats, je vous diray qu'il y a
huit iours qu'il paroit Trois nouvelles Lettres de M. de Cambray à M. de
Meaux ^ . Elles font du bruit parmi les savants. Il n'y a que ceux à qui
on en a porté de la part de cet Archevêque qui en aient, car on n'ose-
roit rien vendre icy qui vienne de sa part. // continue à garder sa colère
contre les Jésuites, car il ne leur en a point envoie, quoi qu'il en ait été
plus libéral que de la Réponse à la Relation du Quiétisme composée par
M. de Meaux ^.
Cette colère de Fénelon n'était donc point passagère; nous
ne savons ni quand elle finit ni comment.
De son côté Bossuet, et c'est notre dernière conclusion,
ne cessa pas d'avoir les yeux fixés sur Dijon, tant que dura
l'afifaire du quiétisme bourguignon. Le troisième et dernier
acte en fut un bûcher coînme le premier. Mais, cette fois, on
se contenta de brûler publiquement un livre, VHistoire du
quillotisme^ pamphlet lancé par les ennemis intransigeants
de la secte, pour protester contre l'acquittement de Quillot.
C'était le temps où les Feuillants de Paris, compromis à
leur tour pour quiétisme, en étaient réduits, eux qui avaient
applaudi La Rue, à implorer la pitié de Filsjean^. Le corres-
pondant de Bossuet avait oublié d'adresser à Meaux un exem-
plaire du pamphlet. L'évêque écrivit lui-même, — et l'on en
fut mortifié, — pour s'en plaindre. On lui envoya enfin un
hommage avec une lettre interminable, conservée par Ledieu.
On y priait M. de Meaux, à moins d'un an de sa mort, « de sug-
gérer au Roi d'éloigner Quillot de Dijon ou mesme de le faire
enfermer ». Le prélat octogénaire fit-il cette suprême dé-
1. Gosselin, Histoire littéraire de Fénelon, p. 46.
2. Du Puy, curé de Seurre, à Filsjean. Paris, 27 sept. 1698. Recueil in-
fol., t. III, 189.
3. Nous avons sous les yeux la lettre du feuillant dom Jérôme, à Fils-
jean. Paris, 26 février 1703. Cette lettre a figuré dans le Catalogue d'auto-
graphes de la maison Gabriel Charavay, en septembre 1900, mais avec une
description inexacte.
224 AUTOUR DE BOSSUET
marche? On Tignore; mais ceux qui connaissaient ses senti-
ments lui promettaient, le 14 mai 1703, que « si par son crédit
Sa Grandeur vouloit bien contribuer à délivrer Dijon de cette
maudite secte, toute la ville luy seroit redevable * ». Nous
croyons donc être dans le vrai, et peut-être dans le nouveau,
en estimant que le quiétisme sévissant dans sa ville natale,
fut une des causes encore peu connues qui excitèrent à un
si haut degré Bossuet contre Fénelon.
Henri CHÉROT, S. J.
1. Bibliothèque de Saint-Sulpice. Papiers Ledieu. Recueil in-4 intitulé:
Quiétisme renouvelé en 1697 et condamné en 1699, fol. 73.
LA CONGRÉGATION NON AUT
DU
GRAND ORIENT
Y a-t-il rien de plus odieux que d'entendre quelqu'un
reprocher violemment à un autre ce qu'il fait lui-même, l'ac-
cuser d'actes dont il est le premier coupable ; le poursuivre,
le persécuter, le condamner pour des crimes ou de préten-
dus crimes qu'il commet lui-môme de façon flagrante ?
Or, c'est ainsi qu'en agit depuis longtemps, et mainte-
nant plus que jamais, la franc-inaçonnerie; c'est ce qu'elle
trame par elle-même dans l'ombre de ses loges ou de ses
Convents ; ce qu'elle exécute au grand jour par ses affiliés
du Parlement et du gouvernement.
En effet, la franc-maçonnerie accuse faussement l'Eglise et
les congrégations religieuses de ce dont elle est ,réellement
coupable elle-même. Elle réussit ainsi, malheureusement, à
donner le change à une partie de l'opinion publique et à
faire oublier ses propres agissements.
Nous pourrions montrer que notre assertion est vraie dans
toute sa généralité ; nous n'insisterons aujourd'hui que sur
deux points très actuels.
La franc-maçonnerie accuse les congrégations, et spéciale-
ment les congrégations non autorisées, de se trouver dans
une situation illégale^ en contravention avec la législation du
pays. Et voici que, de fait, tandis que ces congrégations
religieuses sont parfaitement en règle avec la loi, c'est la
congrégation non autorisée du Grand Orient qui se trouve,
depuis longtemps, en contravention avec les lois françaises,
et avec plusieurs de ces lois toujours en vigueur. — La fr.*.-
maç.*. accuse les congrégations religieuses non autorisées
de posséder leurs immeubles par le moyen de personnes
interposées^ de sociétés civiles anonymes établies à cet effet.
Et voici que les francs-maçons eux-mêmes en sont là pour
leur splendide hôtel de la rue Cadet, — siège central et
LXXXVI. — 15
226 LA CONGRÉGATION NON AUTORISÉE
maison-mère de la congrégation du Grand Orient, — et pour
toutes leurs autres loges de France.
Nous pensons qu'à l'heure présente et à la veille de graves
débats, il sera intéressant pour tous les Français, quelles que
soient leurs idées politiques ou religieuses, de lire la dé-
monstration rigoureuse de notre double thèse.
Nous ne pouvons donner que la substance de nos preuves
et documents.
Première thèse : La congrégation non autorisée du Grand
Orient est trois fois illégale. — Elle tombe sous le coup du
Code pénal et de la loi de 1834 contre les associations de plus
de vingt personnes. — Elle tombe sous le coup du décret-loi
de 1848 contre les sociétés secrètes. — Elle tombe sous le coup
de la loi de 1872 contre V Internationale.
I
CODE PÉNAL ET LOI DE 1834
Pour plus de clarté nous reproduisons d'abord les textes
législatifs.
Art. 291 du. Code pénal. — Nulle association de plus de vingt per-
sonnes dont le but sera de se réunir tous les jours ou à certains jours
marqués pour s'occuper d'objets religieux, littéraires, politiques ou
autres, ne pourra se former qu'avec l'agrément du gouvernement et
sous les conditions qu'il plaira à l'autorité publique d'imposer à la
société.
Dans le nombre des personnes indiqué dans le présent article ne
sont pas comprises celles domiciliées dans la maison oh l'association se
réunit.
Art. 292. — Toute association de la nature ci-dessus exprimée qui se
sera formée sans autorisation ou qui, après l'avoir obtenue, aura en-
freint les conditions à elle imposées, sera dissoute.
Les chefs, directeurs ou administrateurs de l'association seront en
outre punis d'une amende de 16 à 200 francs.
Gomme les prescriptions de ces articles du Gode pénal
pouvaient être éludées par le sectionnement d'une vaste
association en groupes de moins de vingt personnes, le gou-
vernement de 1834, qui craignait les agissements de cer-
taines sociétés révolutionnaires, voulut empêcher toute fraude
de ce genre par une loi nouvelle.
DU GRAND ORIENT 227
LOI DU 10 AVRIL 1834 SUR LES ASSOCIATIONS
Article premier. — Les dispositions de Tarticle 291 du Code pénal
sont applicables aux associations de plus de vingt personnes, alors
même que ces associations seraient partagées en sections d'un nombre
moindre et qu'elles ne se réuniraient pas tous les jours ou à des jours
marqués, — L'autorisation donnée par le gouvernement est toujours
révocable.
Art, 2. — Quiconque fait partie d'une association non autorisée sera
puni de deux mois à un an d^emprisonnement et de 50 à 1 000 francs
d'amende. — En cas de récidive les peines pourront être portées au
double. — Le condamné pourra, dans ce dernier cas, être placé sous la
surveillance de la haute police pendant un temps qui n'excédera pas le
double du maximum de la peine.
L'article 463 du Gode pénal pourra être appliqué dans tous les cas.
Art. 3. — Seront considérés comme complices et punis comme tels
ceux qui auront prêté ou loué sciemment leur maison ou appartement
pour une ou plusieurs réunions d'une association non autorisée.
Nous remarquons d'abord que les articles 291 et 292 du
Gode pénal ne s'appliquent pas aux congrégations reli-
gieuses. Car il y est dit ': « Dans le nombre des personnes
indiqué... ne sont pas comprises celles domiciliées dans la
maison où l'association se réunit. » Or, quand il s'agit de
religieux, les associés restent « domiciliés dans la maison où
l'association se réunit ». En conséquence, de par la volonté
expresse du législateur, cet article ne les regarde pas.
D'ailleurs, cette interprétation est donnée clairement par
la législation subséquente. Elle est renfermée dans la loi de
1850 sur la liberté d'enseignement, comme le prouve la
discussion parlementaire de cette loi. En efTet, le projet de
l'article 60 (qui fut voté) portait : uTout Français^ âgé de vingt-
cinq ans au moins et n'ayant encouru aucune des incapacités
comprises dans l'article 26 de la présente loi, peut former un
établissement d'enseignement secondaire. » — Sur cet article
M. Bourzat présenta un amendement ainsi conçu : « Nul ne
pourra tenir une école libre, primaire ou secondaire, laïque
ou ecclésiastique, ni même y être employé, s'il fait partie
d'une congrégation religieuse non reconnue par la loi. )> Cet
amendement fut rejeté par 450 voix contre 148 ^
1. L'Assemblée repoussa aussi un autre amendement portant en substance
228 LA CONGRÉGATION NON AUTORISÉE
En conséquence, les établissements d'enseignement fondés
et dirigés par des membres d'une congrégation religieuse,
même non autorisée, ont une existence parfaitement régulière
et légale. Or, il va sans dire que, dans des établissements de
ce genre, il peut y avoir et il y a souvent plus de vingt per-
sonnes ; l'article du Gode ne s'applique donc pas aux
religieux.
Telle fut, on le sait, la doctrine d'un grand nombre de
jurisconsultes célèbres, comme il ressort des consultations
de M. Demolombe et de M. Rousse, de l'Académie française,
consultations publiées lors des décrets de 1880 et signées par
beaucoup des membres les plus distingués de la magistra-
ture française et du barreau.
Tout au contraire, — nous allons le démontrer maintenant,
— l'association franc-maçonnique, constituée et organisée
comme elle l'est, avec son but connu et son action concertée,
possédant et administrant un budget commun, ayant à jour
fixe ses réunions d'associés, parfois fort nombreux, se rami-
fiant hiérarchiquement dans tout le pays, Tassociation maçon-
nique est une violation flagrante des articles 291 et 292 du
Code pénal et de la loi du 10 avril 183i.
En effet, dans la discussion de cette loi \ qui précise et
aggrave les prohibitions du Gode pénal, M. Guizot et les
autres ministres déclarèrent formellement qu'en proposant
la loi aux Chambres, ils ne voulaient que combattre et empê-
cher les associations politico-révolutionnaires^ « organisées
et armées pour la guerre qu'elles ont déclarée au gouverne-
ment de l'État^». Ce sont ces associations-là qui tombent
directement sous le coup de la loi ; et c'est afin d'empêcher
les associations politico-révolutionnaires de se former sous
le couvert d'une autre dénomination, que nulle association
de plus de vingt personnes (non domiciliées dans la même
maison), se réunissant à certains jours marqués pour s'occu-
per d'objets religieux, littéraires, politiques ou autres, ne
que toute congrégation religieuse abolie par les édits, lois et arrêts rendus
conformément à l'ancien droit public de la France, serait exclue de l'ensei-
gnement.
1. Nous n'avons pas à juger cette loi pour le moment, mais nous la pre-
nons comme un fait.
2. Moniteur du 9 avril 1834.
DU GRAND ORIENT 229
pourra se former qu'avec Tagrément du gouvernement, etc.
(art. 291 du Gode pénal et loi de 1834). « C'est là, disait
M. Guizot*, Tunique motif de la généralité de l'article ; il ne
s'adresse évidemment ni aux associations littéraires, ni aux
sociétés scientifiques, mais il ne veut pas que les noms
servent de masque pour éluder la loi et rendre aux associa-
tions politiques une existence que la loi veut éteindre. » Le
garde des sceaux ajoutait encore : « S'agit-il de réunions qui
ont seulement pour but le culte à rendre à la divinité et
l'exercice de ce culte, la loi n'est pas applicable^ nous le
déclarons de la manière la plus formelle. »
L'unique but du législateur de 1834 est donc d'atteindre,
même sous les masques où elles pourraient se cacher, les
associations politico-révolutionnaires . Or, la franc-maçonnerie
a toujours été et se vante même maintenant d'être une asso-
ciation/?oZf/ico-reV6)/^^«o/i««eVe; d'autre part, ses membres se
réunissent au nombre de plus de vingt personnes, à des jours
marqués, pour s'occuper d'objets politiques ou autres ; ils
sont reliés entre eux 'dans tout le pays, etc. ; ils tombent
donc directement sous le coup du Code pénal et de la loi de
i83(t, loi existante qu'aucune législation postérieure n'a
encore abolie.
Aussi voyons-nous, après 1834, de nombreux procès
intentés par le ministère public aux associations révolution-
naires, entre autres à la société maçonnique des Droits de
l'homme^ qui fut condamnée. Le gouvernement n'avait que
trop raison de faire ces poursuites, et il n'eut, dans sa
défense légitime, qu'un seul tort, celui de n'avoir pas appli-
qué assez vigoureusement sa loi contre les fr.'.-maç,-. Car
ce fut la fr.'.-maç.-. — elle s'en glorifie maintenant — qui
le renversa en 1848 : les héros de février 1848, comme ceux
de juillet 1830, étaient tous des fr.*.-maç.*. préparés à leurs
exploits dans les Loges.
Nous pourrions ajouter ici que les conclusions logiques
de la loi de 1834 vont plus loin encore que Villégalité de fait
de la fr.-.-maç.*. Si on y réfléchit, on est forcé de dire, de
plus, que celte loi restant ce qu'elle est et n'étant pas abolie,
1. Moniteur du 22 mars 1834, deuxième supplément.
230 LA CONGRÉGATION NON AUTORISÉE
Tassociation maçonnique ne peut même pas et n'a jamais pu
être légalement autorisée par aucun gouvernement. Car les
associations politico-révolutionnaires (comme l'est la fr.-.-
maç.*. ) étant directenient prohibées par le Gode pénal et la
loi de 1834, le gouvernement ne pourra légitimement auto-
riser des associations de ce genre-là^ sans commettre une
violation flagrante de la loi, contraire au but même visé par
le législateur. De même que, pour employer une comparai-
son qui ne manque pas d'actualité, nul gouvernement ne
peut autoriser le vol, aussi longtemps que le collectivisme
triomphant n'aura pas abrogé les lois qui condamnent le vol.
Nous avons donc eu raison de dire qu'il y a quelque chose
de spécialement révoltant, dans la persécution que dirigent les
francs-maçons contre les associations religieuses et dans leur
acharnement à vouloir les détruire en vertu, disent-ils, des
lois existantes. Ils ont osé en efFet, dans les décrets de 1880
et dans un récent procès, se servir contre les religieux du
Gode pénal et de la loi de 1834, quand les législateurs de
1834 ont déclaré « de la manière la plus formelle » que leur
loi, édictée uniquement contre les associations révolution-
naires, n'était pas applicable aux religieux.
En conséquence, violateurs sans vergogne d'une loi faite
contre eux, ne vivant, n'existant comme francs-maçons que
par le mépris continu et persévérant de cette loi, ils en abu-
sent, la détournent de son but, la dénaturent, pour en frap-
per d'autres qu'elle ne visait aucunement !
II
LOI CONTRE LES SOCIETES SECRÈTES.
Voici encore, avant tout, le texte même de la loi :
Décret-loi des 28 juillet et 2 août 18^8,
article 13 maintenu par la loi du 30 Juin 1881.
Art, i S. — Les sociétés secrètes sont interdites; ceux qui seront
convaincus d'avoir fait partie d'une société secrète seront punis d'une
amende de 100 à 500 francs, d'un emprisonnement de six mois à deux
ans, et de la privation des droits civiques d'un à cinq ans. Ces
condamnations pourront être portées au double contre les chefs et
fondateurs desdites sociétés. Ces peines seront prononcées sans pré-
I
I
DU GRAND ORIENT 231
judice de celles qui pourront être encourues pour crimes ou délits
prévus par les lois.
On comprend les sévérités de la loi contre les sociétés
secrètes : les malfaiteurs seuls se cachent. C'est un franc-
maçon même qui le dit : « Eh! mes FF.*., à quoi bon vous
cacher si vous faites le bien^ ?» — Si l'Etat tolérait en prin-
cipe les sociétés secrètes, de vrais brigands pourraient
s'unir impunément pour tramer dans l'ombre le pillage et
l'assassinat des honnêtes gens.
En tout cas, le fait est là : la loi française condamne les
sociétés secrètes et sous des peines graves (amende... six
mois à deux ans de prison...). — C'est une loi existante^ tou-
jours et expressément maintenue dans notre législation.
La question que nous avons à examiner est donc celle-ci :
Uassociatioii franc-maçonnique tombe-t-elle sous le coup de
cette loi? Et l'on doit répondre : Oui, évidemment, puisqu'il
est de notoriété publique que la fr.-.-maç.-. constitue une
société secrète et qu'elle-même se proclame telle par ses
actes et par ses paroles.
Ici les preuves abondent: la franc-maçonnerie exige de ses
adeptes la promesse solennelle de ne rien révéler des
secrets qui leur sont confiés ; ses réunions sont rigoureu-
sement secrètes ; chacun de ceux qui entrent dans la loge
est tuile, c'est-à-dire minutieusement examiné pour qu'on
soit sûr de son affiliation ; les délibérations ne commencent
que quand le temple est couvert, c'est-à-dire quand les FF.*,
sont sûrement à l'abri de toute indiscrétion profane ; il y
a des mots de passe, des signes maçonniques connus des
seuls initiés; on veille à ce que les noms des fr.*.-maç.'.,
les discussions et décisions des loges restent, autant que
possible, entièrement inconnus au public, etc.
Nous devons, sur ces différents points, nous borner à
quelques citations entre mille ; nous ne produirons d'ailleurs
que des citations maçonniques, puisées aux sources les plus
officielles.
Dans un discours prononcé le 18 juin 1893, et inséré au
Bulletin du Grand Orient, le F.-. Beaulard, orateur de la
1. Paroles du F.-. Goffin dans son journal, la Franc-maçonnerie belge.
232 LA CONGREGATION NON AUTORISEE
loge d'Aix, disait : « Pie IX excommunie ensuite le socia-
lisme, le communisme, les sociétés secrètes — nous y sommes
coj7ipris^ mes FF.-. ^ » On voit que le F.*. Beaulard est tout
heureux que les francs-maçons soient excommuniés comme
membres d'une société secrète.
Vers la même époque, le F.*. Colfavru, député et aussi
orateur fort connu des Gonvents maçonniques, disait :
« Nous sommes deux cents franc-maçons à la Chambre, et
notre influence y est considérable. Car si nous sommes
aujourd'hui les alliés les plus actifs de la République, nous
sommes aussi une société secrète agissant secrètement. »
Voici comment cette influence de la franc -maçonnerie
sur le Parlement s'exerce, et sous le secret maçonnique. Le
grand Gonvent de 1891 décida que le Gonseil de l'Ordre
aurait à convoquer, chaque fois qu'il le jugerait nécessaire,
tous les membres du Parlement qui appartiennent à l'Ordre
maçonnique. — Gette décision fut mise à exécution, et
nous lisons dans le Bulletin du Grand Orient de juin 1895
(p. 88):
Pour obéir aux prescriptions de la dernière assemblée générale, le
Conseil a réuni le mois dernier, au Grand Orient, les sénateurs et
députés qui appartiennent à l'Ordre. Cette réunion a donné les meil-
leurs résultats... Le secret maçonnique a été' respecté et aucune indis-
crétion HL a été commise.
Le secret est ainsi observé, même quand il s'agit pour la
fr.*.-maç.*. d'imposer ses volontés au Parlement et à la
France, parce que tout fr.*.-maç.-., en entrant dans la secte,
s'engage rigoureusement à garder le secret.
Voici, d'après les rituels maçonniques, quelques-unes des
formules en usage actuellement.
Dans la célèbre loge la Clémente Amitié 2. l'Orient de Paris,
un profane prête le serment d'apprenti de la façon sui-
vante :
Sur ce glaive, symbole de l'honneur, sur cette équerre, emblème de
la rectitude et du droit; sur ce livre de la loi des francs-maçons qui
sera désormais la mienne, je m'engage à garder inviolablement le
secret maçonnique, à ne jamais rien dire ni écrire sur ce que j'aurais
pu voir ou entendre dans les assemblées des m.*. ... Je consens, si
1. Bulletin du G.'. O.-., juin 1893, p. 181.
DU GRAND ORIENT 233
Jamais je venais à manquer à ces engagements à subir les peines méri-
tées par mon indignité, et à ce que ma mémoire soît en exécration à
tous les maçons *.
Dans la Maçonnerie écossaise, la formule du serment a
quelque chose de plus grave et même de lugubre.
Moi..., de ma propre et libre volonté, en présence du grand Archi-
tecte de l'Univers qui est Dieu, et de cette respectable assemblée de
maçons, je jure et promets solennellement et sincèrement de ne jamais
révéler aucun des mystères de la franc-maçonnerie qui vont m*être
confiés...
Je préférerais avoir la gorge coupée, être enterré dans les sables de
la mer, afin que le flux et le reflux m'emportent dans un éternel oubli,
plutôt que de manquer à ce serment *.
On se rappelle que M. Andrieux, ancien préfet de police,
exclu de la franc-maçonnerie pour avoir livré au public le
secret de son initiation, se moquait agréablement de ces
sinistres formules où Ton parle de gorge coupée, du flux et
reflux de la mer... Et cependant plusieurs de nos grands et
puissants personnages actuels, comme le F.*. Mesureur, vice-
président de la Chambre, ont dû, étant du rite écossais,
prononcer ces formules terribles ou ridicules.
On a fait souvent appel, en ces derniers temps, et dans les
loges et dans les Gonvents annuels, aux engagements pris à
rentrée dans la franc-maçonnerie, et on insiste sur le main-
tien rigoureux du secret maçonnique.
Donnons quelques textes :
Le secret maç.-., promis lors de l'initiation (art. 275 du règlement),
doit être scrupuleusement observé par tous les FF.*.. De récents exem-
ples montrent les inconvénients de sa violation... Les communications
à la presse profane relativement à des faits maç.*. doivent être inter-
dites ^.
Dès maintenant le Conseil (de l'Ordre) croit devoir appeler l'atten-
tion (des Loges) sur l'inobservation de la loi du silence et sur la néces-
sité de rendre à cette loi force et vigueur.
On veut faire sortir la fr.*.-maç.*. de ses temples; elle n'en sortira
1. Rituel du grade d'Apprenti et du grade de Compagnon... Clém.'. Am,\f
p. 13 et 14.
2. Rituel des trois premiers degrés de la f.*.-maç.*. écoss.*., p. 32. Impr.
Melôtte, rue Saint-Sauveur, 36.
3. Cire, n» 25 du Cons.-. de l'Ordre, 2 avril iSSd. — Bulletin du Gr. O..,
avril 1889, p. 52 et 53.
234 LA CONGREGATION NON AUTORISEE
pas; si elle frappe ses calomniateurs... c'est qu'elle aura trouvé moyen
de le faire sans découvrir la collectivité en ce qui concerne l'ensemble
de son oeuvre et sans rompre le secret imperturbable qui fait sa
principale force ^ .
Au Gonvent de 1894, il y eut plusieurs discussions
curieuses touchant le secret maçonnique et tendant à le sau-
vegarder de plus en plus.
Le F.*. G. — MM.*. FF.*.. Le secret maçonnique est une de nos lois
primordiales. Le Conseil de l'Ordre, dans chacune de ses circulaires,
nous le rappelle et il a raison 2,
A ce Gonvent, on alla jusqu'à mettre en délibération et
proposer la suppression du Bulletin du Grand Orient, afin
d'empêcher plus sûrement les indiscrétions. La publication
du Bulletin fut maintenue par la majorité de l'Assemblée ;
mais on prit les mesures les plus sévères pour que, malgré
cela, les noms des francs-maçons restassent secrets, ainsi que
les délibérations du Gonseil de l'Ordre et du Gonvent.
Le F.-, de S. — Je dépose la proposition suivante : A l'avenir, le
Bulletin du Grand Orient de France cessera de publier les noms des
francs-maçons qui auront déclaré au secrétariat de l'Ordre qu'ils ne
sont pas dans une situation profane assez indépendante pour avouer
publiquement qu'ils appartiennent à la grande famille maçonnique ^.
Voici ce que dit encore, sur ce même sujet du secret des
noms^ le F.-. Bourceret, rédacteur à la Lanterne et très ardent
franc-maçon.
Le F.*. Bourceret. — Je suis de ceux... qui pensent qu'il est bon que
les actes de la Maçonnerie soient connus dans le monde profane. Mais
autre chose est la propagande de nos principes, et autre chose la
divulgation des noms des f.*.-m.*.; il peut y avoir de très graves
inconvénients à donner les noms de ceux de nos FF.*, qui, par suite de
leur situation sociale, commerciale ou industrielle, ne sont pas dans un
état d'indépendance absolue... (Applaudissements.) Vous vous rappelez
que ce qui a fait la force de nos adversaires, c'est précisément la
connaissance qu'ils ont eue, de nos annuaires, des noms des f.*.-m.*.; ils
ont organisé dans un grand nombre de villes et de communes, presque
partout une sorte de boycottage absolument préjudiciable aux intérêts
des francs-maçons ^.
1. Bulletin du G.-. O.'., mars-avril 1893, p. 16 et 17.
2. Consent de 1894. — Bulletin du G.-. O.., 12 septembre, p. 193.
3. Id., ibid, p. 193.
4. Couvent de septembre 1897. — Compte rendu des travaux, p. 44.
DU GRAND ORIENT 235
Les francs-maçons tiennent donc plus que jamais au secret
des noms; ils se cachent et ne veulent pas même qu'on sache
qui appartient à la secte.
Ils veulent aussi assurer de plus en plus le secret de leurs
délibérations^ et ont pris à [cet effet des mesures nouvelles,
dont nous apprécierons plus loin le caractère.
Le F.-. Thulié, président du Conseil de l'Ordre. — Nous sommes
les premiers désolés de ces indiscrétions (relatives aux délibérations
du Couvent de 1892) ; elles ont été commises à ce point que... les mots
de semestre ont été communiqués et publiés. Vous avez dû recevoir
dans tous vos ateliers des circulaires nombreuses qui recommandent
la discrétion absolue, et si vous pouviez, MM.*. FF.*, nous communi-
quer les noms de ceux qui commettent ces indiscrétions, immédiate-
ment nous les dénoncerions à la Mac.', tout entière Qlnous demanderions
leur exclusion. {^Applaudissements.^)
Puis au Gonvent de 1894 :
Le F.*. Véron, rapporteur. — ... Le Bulletin imprimé est la source
principale, sinon l'unique source des indiscrétions qui sont commises
à l'égard de la franc-maçonnerie et qui sont compromettantes pour un
certain nombre de frères.
Le Bulletin officiel étant soumis, comme tous les imprimés, à la for-
malité du de'pôt le'galf tout profane peut se rendre à la Bibliothèque
nationale et prendre communication de tout ce qui se fait au Grand
Orient^. »
On voit donc que les francs-maçons se trouvaient fort en-
nuyés d'être soumis, ainsi que le commun des citoyens fran-
çais, au dépôt légal de leur imprimé, de leur Bulletin officiel.
Gomme, d'ailleurs, ils tiennent plus que jamais au secret,
parce que, sans doute, ils trament des attentats plus graves
que jamais, ils ont imaginé un moyen de se soustraire à la
loi, de la tourner, ou plutôt de la frauder, comme ils diraient
si des cléricaux agissaient ainsi. Entendez, à ce sujet, les pa-
roles du F.-. Dazet au Gonvent de 1897 :
Le F.'. Dazet. — ... Nous avons cru devoir, au Conseil de TOrdre,
dans l'intérêt général de la Maçonnerie, modifier d'abord le titre du
Bulletin, lui enlever tout ce qui pouvait lui attribuer le caractère d'une
publication, c'est-à-dire d'une chose imprimée susceptible d'être livrée
à la publicité-, nous n'avons pas voulu avoir un journal, être astreints au
1. Couvent de septembre 1892. —Bulletin du G.'. O.-., p. 244-247,
2. Couvent de septembre 1894. ^Bulletin du G.'. 0.\, p. 171.
236 LA CONGRÉGATION NON AUTORISÉE
dépôt, et alors nous avons changé le titre àe « Bulletin » ; nous l'avons
appelé a Compte rendu ». Le Compte rendu ne doit pas être publié et
n'est pas sujet au dépôt ^ .
Ainsi, la publication reste absolument la même, aussi
complète, aussi volumineuse qu'auparavant ( nous Favons
constaté) ; mais — « modification de pure forme», comme dit
le F.*. Dazet lui-même — on change le titre et le tour est
joué. Depuis 1896, le Bulletin^ nommé désormais Compte
rendu^ n'arrive plus à la Bibliothèque nationale. La franc-
maçonnerie maintient par là plus sûrement son caractère de
société secrète.
Pour clore nos citations, il nous semble qu'au Congrès
tout récent des loges du rite français du Nord-Ouest de la
France, congrès tenu à Rouen le 19 mai dernier, le F. *. Leduc
exprimait parfaitement la préoccupation des FF. • . de tenir plus
que jamais cachés leurs agissements : « Nous devons, disait
le F.*. Leduc, rester prudents, discrets, toujours travaillant
à couvert; plus nous resterons cachés^ plus nos adversaires
nous croiront forts. — Agir au grand jour serait une grave
imprudence ; ce serait nous compromettre, provoquer des
désertions de la part des fidèles maçons, insuffisamment in-
dépendants, en un mot amoindrir nos forces numériques.
Nous devons donc rester ce que nous sommes, et conserver
nos vieux symboles dans nos temples fermés plus que jamais
aux profanes. Aucune concession ne peut être faite de ce
côté ~. »
Ces paroles font penser à celles du vieux communard le
F.-. Félix Pyat : « Le christianisme, disait-il, veut le secours
au prochain, même au Samaritain ; la Maçonnerie le réserve
au maçon. Le christianisme veut la lumière sur le boisseau,
le sermon sur la montagne, le verbe prêché aux peuples ;
la Maçonnerie veut le temple clos, portes et fenêtres fermées^
bouchées et gardées^. »
Tous ces témoignages — on pourrait aisément les multiplier
encore — prouvent à l'évidence que, de leur propre aveu, les
1. Compte rendu des travaux, 22 septembre 1897, p. 114.
2. Compte rendu du Congres, p. 7.
3. M. Félix Pyat a raison de dire que les chrétiens et les catholiques, loin
de se cacher, aiment la lumière et la publicité. C'est vrai aussi tout spéciale-
DU GRAND ORIENT ^^I^F 237
fr.*.-maç.*. constituent en France une vaste société secrète^
société qui est, en conséquence formellement interdite depuis
cinquante ans par la loi — non abolie et toujours existante —
de 1848 ; ils tombent sous le coup de cette loi, ils sont en
contravention permanente avec elle.
Ce n'est donc que grâce à Tinexécution de cette loi, — par
le fait de la négligence ou de la connivence des pouvoirs
publics, — que les loges maçonniques ont continué à exister
en France, et que les 25000 fr.-.-maç.*., demeurant dans le
pays, ne sont pas « punis » — comme ils devraient l'être,
d'après le texte de la loi — a d'une amende de 100 à 500 francs,
d'un emprisonnement de six mois à deux ans, de la privation
des droits civiques, etc. ». — Sans doute personne n'a l'illu-
sion de croire que le gouvernement actuel exécutera la loi
contre les fr.-.-maç.-., ses maîtres, ses amis et ses meilleurs
soutiens ; mais peut-être l'opinion publique, peut-être toutes
les âmes honnêtes finiront-elles par s'indigner de voir les
FF.'., violateurs impunis des lois du pays et devenus tout
puissants à cause même de cette impunité, se poser en défen-
seurs de l'ordre et de la légalité contre les autres citoyens,
et forger des lois nouvelles pour opprimer et tyranniser tous
ceux qui ne pensent pas comme eux.
III
Nous pourrions démontrer maintenant que la franc-maçon-
nerie tombe aussi sous le coup de la loi de 1872 contre
r Internationale.
Nous ne ferons cependant qu'indiquer les preuves.
Gomment en effet oser encore, au moment actuel, parler
de cette loi contre V Internationale ? Ne convient-il, pas au
contraire, de la laisser tomber dans le plus profond oubli,
comme si elle datait de trois siècles, quand on a vu^ au mois
de septembre dernier, se réunir en plein Paris, sans que
personne trouvât rien à y redire, non seulement le Congrès
ment pour les [congrégations religieuses ; elles font ileurs œuvres au grand
jour; leurs constitutions et leurs règles, solennellement approuvées par
l'Église, sont à la disposition de tout le monde dans les bibliothèques. Ne
pratiquant que le bien, elles n'ont rien à cacher.
238 LA CONGRÉGATION NON AUTORISÉE
socialiste français, mais le Congrès socialiste international ?
Et ce dernier Congrès n'y va pas de main morte. Arborant
le programme collectiviste le plus radical, il se propose de
rechercher « les moyens pratiques pour l'entente, l'organi-
sation et l'action internationale des travailleurs et des socia-
listes » ; il demande, comme condition nécessaire de TafFran-
chissement du travail, V expropriation politique et économique
de la bourgeoisie-^ il veut atteindre ce but et les autres par
« la conquête socialiste des pouvoirs publics » ; enfin il décide
de prendre les mesures pour former un « comité permanent
international^ ayant un délégué pour chaque pays* ».
C'est là, ce nous semble, une association internationale
en comparaison de laquelle l'organisation que l'Assemblée
de 1872 avait directement en vue, n'était qu'un jeu d'enfants.
Mais il est bien entendu que, maintenant, toutes les lois
concernant les associations internationales ou autres, dispa-
raissent, s'évanouissent, cessent absolument d'exister, dès
qu'il s'agirait de les appliquer aux socialistes et aux francs-
maçons.
Quoi qu'il en soit, on peut trouver un certain intérêt
historique à relire le texte de cette loi de 1872, où l'existence
d'une association internationale des travailleurs (on ne disait
pas encore socialistes^ en ce temps-là) ou de toute autre as-
sociation internationale^ sous quelque dénomination que ce
soit, est qualifiée à'attentat contre la paix publique.
LOI DES 14-23 MARS 1872
Article premier. — Toute association internationale qui, sous quelque
dénomination que ce soit^ et notamment sous celle à^ association inter-
nationale des travailleurs^ aura pour but de provoquer à la suspension
du travail, à l'abolition du droit de propriété, de la famille, de la patrie^
de la religion ou du libre exercice du culte, constituera, par le seul fait
de son existence et de ses ramifications sur le territoire français, un
attentat contre la paix publique.
1. Ce comité socialiste international vient d'être constitué. Il a son siège
en Belgique. Les journaux en donnent la composition que voici : France^
MM. Jaurès et Vaillant; Allemagne, MM. Auer et Singer; Danemark,
MM. Kruidsen et Jensen ; États-Unis, MM. Debbs et Sanial ; Italie,
MM. Ferri et ïurati ; Suisse, MM. Fanquet et Forholz ; Hollande,
MM. Troelstre et Van Kel. — Les socialistes d'Autriche, de Russie et
d'Angleterre n'ont pas encore fait parvenir leur adhésion.
DU GRAND ORIENT 239
Art. 2. — Tout Français qui, après la promulgation de la présente
loi, s'affiliera ou fera acte d'affilié à l'association internationale des tra-
vailleurs ou à toute autre association professant les mêmes doctrines et
ayant le même butj sera puni d'un emprisonnement de trois mois à deux
ans et d'une amende de 50 à 1000 francs. Il pourra, en outre, être
privé de tous ses droits civiques, civils et de famille énumérés en l'ar-
ticle 42 du Gode pénal, pendant cinq ans au moins et dix ans au plus.
L'étranger qui s'affiliera en France, ou fera acte d'affilié, sera puni des
peines édictées par la présente loi.
Art. 3. — La peine de l'emprisonnement pourra être élevée à cinq
ans et celle de l'amende à 2 000 francs à l'égard de tous, Français ou
étrangers, qui auront accepté une fonction dans une de ces associations,
ou qui auront concouru sciemment à son développement...
Remarquons bien, pour arriver à notre fait, que l'Assem-
blée de 1872 condamne toute association internationale, se
proposant le but indiqué, sous quelque dénomination que ce
soit. Or, il est facile de démontrer que la franc-maçonnerie,
telle qu'elle existe actuellement en France, constitue une
association internationale qui poursuit le but délictueux
marqué dans la loi de 1872.
D'abord, la franc-maçonnerie est une association interna-
tionale. Les francs-maçons eux-mêmes l'avouent et s'en glo-
rifient. Les FF.*, français, ceux surtout du rite écossais,
sont accueillis dans n'importe quelle loge de l'univers. Mais
— fait assez piquant — les francs-maçons vont jusqu'à dé-
clarer, d'une façon suffisamment claire, que leur internatio-
nalisme a un caractère louche et inavouable. Voici, entre
autres, une citation significative, tirée du Bulletin du Grand
Orient de France de 1894 :
Le F.'. Dequaire expose, dans un éloquent discours, les travaux du
Conseil de l'Ordre au point de vue des relations extérieures. {Chaleu-
reux applaudissements,)
Il est décidé, sur la demande même du rapporteur, lequel a présidé
la Commission des relations extérieures pendant l'année maç.-., que ce
rapport ne sera pas imprimé^ à cause des aperçus délicats qu'il ren-
ferme sur les relations du Grand Orient de France avec diverses fédé-
rations de l'univers.
Les délégués à l'assemblée générale sont invités à faire verbalement
leur rapport à leurs Ateliers sur cet ensemble de questions.
Tout ce qui peut être dit ici, c'est que le rapport touche à Y organi-
sation internationale de la franc-maçonnerie, à la conférence d'Anvers,
qui n'a pas été et ne pouvait être un congrès maçonnique, aux rela-
240 LA CONGREGATION NON AUTORISEE
tions avec les Suprêmes Conseils en général, nvec les Suprêmes Con-
seils de Gharlestown et de Lausanne en particulier, avec la grande Loge
d'Angleterre... avec les Ateliers et Puissances régulières qui, sur tous
les points du globe, combattent, parallèlement avec le G.*. O.'. de
France, pour Je succès final de l'œuvre maçonnique universelle*.
Il est donc clair que les relations du Grand Orient de
France avec les francs-maçons des autres pays sont d'un
caractère tellement délicat, qu'elles doivent rester stricte-
ment cachées aux yeux des profanes, ne sont notifiées que
verbalement aux initiés, et que le rapport sur ces relations ne
saurait être imprimé ; en l'insérant dans le Bulletin du Grand
Orient, on risquerait de compromettre l'Ordre maçonnique
tout entier... Cette manière d'agir des francs-maçons dans
leurs relations internationales, cette attention extrême à en
tenir cachés la nature et le détail, donne juste sujet au patrio-
tisme français de tout soupçonner et de tout craindre de leur
part^.
Arrivons maintenant au but poursuivi par cette associa-
tion internationale.
Ce but, à l'heure actuelle surtout, quand la franc-maçon-
nerie marche la main dans la main avec les socialistes, ne
renferme-t-il pas précisément tout ce que réprouvent les
législateurs de 1872 ? — ce Provoquer à la suppression du
travail. » Les politiciens fauteurs de grèves ne sont-ils pas
très ordinairement francs-maçons, en même temps que so-
cialistes ? — « Provoquer à V abolition du droit de propriété . »
1. Bulletin du G.'. 0.\, août-septembre 1894, p. 117 et 118.
2. Nous pourrions donner cent autres preuves de l'internationalisme des
francs-maçons. Tout récemment, du 31 août au 2 septembre dernier, se
réunit à Paris, rue Cadet, un Congrès maçonnique international. Il décida
qu'il sera établi un comité intermitional permanent, composé des délégués des
puissances maçonniques. Le siège de ce comité est fixé en Suisse {Bévue
maçonnique, octobre 1900, p. 153). — Dans le même ordre d'idées, la Bévue
maçonnique publie un long article dont le contenu et le titre sont tout à fait
suggestifs : De la nécessité nationale pour la France d'être internationaliste
(novembre 1900, p. 169). — D'ailleurs, dans la constitution même du Grand
Orient, nous lisons (278 bis) : « La promesse de fidélité au Grand Orient
de France, Suprême Conseil pour la France et les possessions françaises, et
de loyale obéissance pour tout ce qui touche aux questions maçonniques in-
ternationales^ constitue, sans qu'il soit besoin à cet égard de déclarations
explicites, \e premier de tous les engagements contractés à tous les degrés de
l'échelle maçonnique par les francs-maçons... » [Constitution et règlement
général de la Fédération, 1898. Dixième tirage.)
DU GRAND ORIENT 241
Le Grand Orient uni au collectivisme est en train de nous y
mener très rapidement. — « ... k l'abolition de la famille. »
Au juif franc-maçon Naquet, nous devons les ravages de la
loi du divorce. — « ... à Vabolition de la patrie. » Nous con-
naissons l'internationalisme des FF.*. Leurs tendances anti-
patriotiques se manifestèrent violemment lors de l'affaire
Dreyfus, qui a été, suivant la parole de M. Humbert, député
de Paris, « la bataille du patriotisme français contre l'argent
cosmospolite » ; car les francs-maçons se déclarèrent en
masse les amis et les soutiens du traître. — « ... à V abolition
de la religion ou du libre exercice du culte. » Nous avons dé-
montré longuement, dans de précédents articles*, que la
guerre contre la religion catholique et contre toute religion
était l'objectif principal poursuivi parla loge avec un âpre
et persévérant archarnement.
Par conséquent la franc-maçonnerie, déjà condamnée par
la loi de 1834 et par celle de 1848, constitue aussi, de la
manière la plus évidente, le genre à^ association internatio"
nale caractérisé par la loi de 1872 et condamné par elle
comme un attentat contre la paix publique.
M. Jules Lemaître, de l'Académie française, dans les con-
sidérants de sa pétition contre la franc-maçonnerie, résume
bien, ce nous semble, notre triple démonstration.
Les soussignés :
Considérant que les sociétés secrètes sont interdites par la loi;
Que l'association dite franc-maçonnerie est, en fait, par ses statuts
et de son propre aveu, une société secrète;
Que ce caractère secret, délictueux en lui-même, emprunte une gra-
vité particulière à ce fait que la franc-maçonnerie affecte de donner des
ordres au gouvernement, d'imposer aux législateurs le vote de projets
de loi élaborés par elle, et que son dessein paraît être l'accaparement
des pouvoirs publics;
Qu'elle entretient avec les franc-maçonneries étrangères des rela-
tions occultes et, à ce seul titre, suspectes;
Que la loi doit être égale pour tous;
Que la conscience publique ne saurait admettre qu'une société poli-
1. Voir la Franc-maçonnerie et le gouvernement de la France depuis quinze
ans, dans les Études des 15 janvier, 15 mars, 15 avril et 15 juin 1893.
LXXXVI. — 16
242 LA CONGRÉGATION NON AUTORISÉE
tique secrète bénéficie d'un régime de tolérance, alors que la loi est
appliquée à des associations qui agissent à ciel ouvert, etc.
Ces dernières paroles font allusion aux poursuites exer-
cées contre la Ligue des patriotes. Mai:s le contraste indiqué
est encore bien plus frappant, quand le scandale de l'impu-
nité maçonnique est mis en regard des persécutions contre
les congrégations religieuses, qui, elles, non seulement agis-
sent à ciel ouvert, mais se trouvent avoir une situation par-
faitement légale et ne demandent au pays que le droit de
faire le bien avec la liberté commune à tous les citoyens
français.
Emmanuel ABT, S. J.
{A suis^re.)
LE SIECLE DU MIRACLE
LES GRANDES GUÉRISONS DE LOURDES *
Parmi les manifestations du surnaturel au dix-neuvième siècle,
Lourdes occupe incontestablement le premier rang. Pendant
près de cinquante ans, on a pu voir, sur ce point privilégié de
la terre de France, comme une permanence de l'action divine, se
traduisant en une série non interrompue de faits inexplicables
par les simples causes naturelles. Malgré l'habitude, ordinaire
chez un certain nombre de savants, d'affecter une ignorance
dédaigneuse pour tout ce qui tient au miracle, il a fallu, bon gré
mal gré, prendre une autre attitude en face de Lourdes. L'ignorer
eût été ridicule, nier la réalité des faits extraordinaires dont il est
le théâtre aurait paru tout au moins absurde. Il fallait donc, pour
sortir de ce mauvais pas, expliquer les apparitions et les guéri-
sons, sans recourir à d'autre agent que la nature elle-même et les
forces qu'elle tient en sa puissance pour en user à son gré. Le
problème s'est ainsi posé, dans la seconde moitié du dix-neuvième
siècle, entre les tenants du miracle et les adversaires du surna-
turel. Ce n'est pas dans les régions de la spéculation ou de l'his-
toire ancienne que la lutte s'est engagée, mais bien sur le terrain
positif des faits et de l'histoire contemporaine. La Providence a
ménagé les choses de telle sorte qu'un beau jour Lourdes s'est
trouvé la plus éclatante et la plus scientifique démonstration du
miracle. On a pu dire au libre penseur, au sceptique, au timide :
Venez et voyez. Nous ne cachons rien dans le mystère d'un labo-
ratoire inaccessible aux profanes. Nous ne sommes pas une offi-
cine à miracles, nous sommes un tribunal où tout homme, dési-
reux de connaître, peut faire les fonctions déjuge instructeur.
C'est l'établissement de ce tribunal, où la science humaine
traduit à sa barre le fait prétendu miraculeux, qui donne à Lourdes
un caractère très spécial d'adaptation aux exigences et aux
1. Les Grandes Guérisons de Lourdes, par le D'" Boissarie. 1 vol. in-8 de
600 pages, illustré de 140 similigravures. Paris, Téqui, 1900. Prix: 10 francs.
244 LE SIECLE DU MIRACLE
besoins de l'apologétique contemporaine. Sans d^ute, dès le
début, la science médicale eut à s'occuper des événements de
Massabielle. Les D*"^ Dozous, Balencie et Vergez firent subir
à Bernadette et aux premiers miraculés de Lourdes un examen
rigoureux. Les gardiens du pèlerinage continuèrent, tantôt seuls,
tantôt avec les médecins que la Providence amenait à Lourdes,
la chronique des guérisons. Le D*" Boissarie fait justement remar-
quer le tact et la prudence avec lesquels des hommes, étrangers
à la médecine, collationnèrent, pendant quinze ou vingt ans,
cette masse d'observations dont nous trouvons le détail dans les
Annales du pèlerinage.
Mais Notre-Dame se réservait d'appeler à Lourdes un homme,
prédestiné par ses études, son caractère, sa piété et sa position
sociale à réaliser l'œuvre, scientifique et théologique à la fois,
dont la création s'imposait sur le théâtre de tant de merveilles,
afin de sauvegarder la foi aii miracle, facilement compromise
par l'exagération en une matière aussi délicate. Cet homme était
le D*" de Saint-Maclou. Après s'être donné tout entier pendant
quelque temps à l'examen des guérisons qui s'opéraient jour-
nellement à Lourdes, il résolut de fonder un bureau permanent
de ces constatations médicales d'un genre si nouveau. Nous
savons, pour en avoir été témoin, les hésitations et les doutes
qui tourmentèrent cette âme délicate, quand fut établie et fonc-
tionna cette clinique au premier abord si extraordinaire. Les
objections et les critiques venues du dehors augmentèrent aussi
les angoisses de ce savant chrétien, auquel on reprochait de
vouloir intervenir entre Dieu et les malades qu'il lui plaisait de
guérir pour honorer sa Mère. Pourquoi mêler la froide enquête
du médecin à l'enthousiasme des foules qui, d'instinct, saluaient
le miracle, à mesure que les malades quittaient leur grabat ou
jetaient leurs béquilles? Heureusement, ces considérations,
d'apparence spécieuse, n'arrêtèrent pas le D'" de Saint-Maclou.
Le bureau des constatations médicales fut établi, d'abord dans
une sorte de baraque en planches, élevée devant les piscines, et
plus tard sous la rampe du Rosaire. C'est dans ce premier local,
bien modeste, que, de 1884 à 1891, celui qu'on appelait avec
raison le Médecin de la Grotte a dirigé, avec un tact parfait et
une science consommée, cette clinique, dont on devait de jour
en jour mieux comprendre l'opportunité.
LES GRANDES GUÉRISONS DE LOURDES 245
Le digne continuateur de l'œuvre du D"* de Saint-Maclou, le
D"" Boissarie, nous donne quelques chiffres que l'on pourrait
appeler le bilan actuel du Bureau des constatations. Chaque
année un nombre considérable de médecins viennent assister à
l'examen des malades. En 1897, ils furent deux cent vingt, et ce
chiffre s'est depuis lors h peu près maintenu. Parmi eux on a pu
remarquer : trente professeurs de Facultés, quinze professeurs
des Ecoles de province, quinze médecins des Hôpitaux de Paris,
vingt membres de l'Académie de médecine, dix médecins de
l'Université de Louvain, quinze professeurs des Universités
étrangères. En dehors du corps médical, toutes les conditions
sociales ont été représentées aux séances du bureau. Des séna-
teurs, des députés, des magistrats, des hommes de lettres et des
hommes de science, des évêques, des journalistes, des protes-
tants et même des incrédules, ont pu constater à loisir avec quelle
rigueur était conduit l'examen médical des malades se disant gué-
ris. Ils ont dû se rendre compte aussi de la réserve avec laquelle
ces hommes de science évitent de s'égarer sur le terrain de la théo-
logie. Jamais, de leur autorité, ils ne prononcent qu'il y a
miracle, dans les guérisons soumises à leur examen. Ils se con-
tentent d'établir, avec preuves à l'appui, que le fait, tel qu'il se
présente, est en dehors de ceux qui ont pour cause les forces
naturelles. Un procès-verbal, soigneusement contrôlé, relate les
circonstances qui ont précédé, accompagné et suivi la guérison.
A l'autorité religieuse, seule compétente, de prononcer si, dans
l'ensemble de ces phénomènes qui dépassent la nature, il y a
miracle. Les procès-verbaux, ainsi rédigés, se sont élevés jusqu'à
deux cent cinquante en une seule année. Leur ensemble constitue
les archives du pèlerinage, collection unique au monde, véritable
arsenal pour la défense du surnaturel au dix-neuvième siècle,
dont chacun peut vérifier la richesse d'après le beau livre du
D'' Boissarie.
Il lui a donné pour titre : les Grandes Guérisons de Lourdes,
Cela ne veut pas dire qu'il y ait entre les divers miracles une
distinction, quant à la force qui les produit. Elle est toujours la
même, celle de Dieu, toujours infinie. Seulement sa manifesta-
tion extérieure par le miracle peut être plus éclatante, soit dans
l'objet de la guérison, soit dans les circonstances qui l'accom-
pagnent. Ce sont les faits miraculeux de ce genre que le prési-
246 LE SIÈCLE DU MIRACLE
dent du Bureau des constatations a choisis comme la meilleure
démonstration de la vérité sur Lourdes. Il n'y a pas une objec-
tion sérieuse, contre les manifestations du surnaturel sur ce point
privilégié de la France, qui ne trouve sa solution dans ce recueil,
où tout est discuté avec l'exactitude la plus rigoureuse.
Il faut remarquer tout d'abord que les malades dont on nous
raconte la guérison sont tous des incurables. Ils arrivent avec
des certificats de médecins qui les ont soignés, des témoignages
de ceux qui ont vécu près d'eux, et des signes manifestes de
l'abandon des moyens humains, reconnus impuissants à les
guérir, ou même à les soulager. Leur maladie, en général, est de
celles qu'on appelle chroniques, qui ne laissent pas de relâche à
leur victime et la mènent fatalement à la tombe. 11 faut cette pre-
mière constatation pour conclure à la nécessité d'une force supé-
rieure à la nature.
Ce caractère une fois établi, au point de vue du pronostic et
comme objet du miracle, on peut se trouver en présence de deux
grandes classes d'affections morbides. Les unes se manifestent
par des troubles fonctionnels sans lésion anatomique appréciable
des tissus. Les névroses, avec tout leur cortège de neurasthé-
niques et d'hystériques, se rangent sous cette catégorie. Pour
ceux-là il est incontestable qu'une secousse morale, un ébranle-
ment du système nerveux, peut supprimer instantanément les
symptômes de la maladie. Les autres affections atteignent l'inté-
grité anatomique des tissus. Ce sont des maladies, internes ou
externes, qui comportent une lésion organique, souvent visible
ou facile à constater par les moyens d'auscultation dont dispose
la science médicale. Les Grandes Guérisons de Lourdes nous pré-
sentent des exemples de ces diverses catégories de malades, qui
ont recouvré la santé en dehors de toutes les lois de la thérapeu-
tique naturelle. Chacun d'eux est exposé, discuté, établi de ma-
nière à défier la critique scientifique la plus exigeante. Par l'in-
tercession de Notre-Dame de Lourdes, les fractures, accompagnées
de plaies et de carie des os, sont instantanément soudées. Tel est
le cas de Pierre de Rudder, dont la jambe cassée et non soudée
depuis huit ans, se trouve subitement consolidée, avec fermeture
d'une plaie gangreneuse dont il ne reste plus qu'une cicatrice.
Le lupus, le cancer, la coxalgie, les plaies de toute sorte dispa-
raissent par la simple prière devant la grotte, par l'immersion
LES GRANDES GUÉRISONS DE LOURDES 247
dans la piscine ou par l'usage de l'eau de Lourdes. Par les mêmes
moyens, des poitrinaires arrivés à la dernière période d'un mal
impitoyable, avec des poumons perdus ou ravagés par la tuber-
culose, retrouvent la santé. Il semble même, depuis quelques
années, que cette catégorie de malades soit l'objet d'une prédi-
lection spéciale de la part de Notre-Dame. Il faut lire le chapitre
consacré à ce genre de maladie, pour se faire une idée de ce qui
se passe à Lourdes, et de la libéralité avec laquelle Dieu semble
vouloir y prodiguer le miracle, tout en lui conservant, d'une ma-
nière indéniable, son caractère de fait extraordinaire.
Dans tous ces récits, l'instantanéité de la guérison se présente
comme un signe caractéristique du miracle. Pour guérir une frac-
ture, fermer une plaie, faire disparaître un cancer par les moyens
ordinaires, il faut au moins un certain temps. Il doit se faire, dans
les tissus lésés, un travail biologique analogue à celui de leur
première formation. Or, il faut pour cela que des millions de cel-
lules microscopiques se segmentent, que chaque cellule nouvelle
grandisse et se divise à sop tour. Un nombre immense de géné-
rations successives peut seul réaliser le tissu osseux, musculaire,
nerveux ou cartilagineux nécessaire à la reconstitution de l'or-
gane lésé. Ce travail physiologique ne se fait pas sans un laps de
temps plus ou moins étendu, mais toujours appréciable, surtout
quand il s'agit de fracture, de plaie béante et suppurante, de sur-
face épidermique en décomposition. Comme on l'a dit avec rai-
son, supposer le contraire serait aussi absurde que de prétendre
que l'enfant nouveau-né peut en un jour acquérir les dents, les
membres, la taille et l'organisme d'un enfant de trois ans.
On invoque souvent, pour infirmer le fait miraculeux, l'action
de l'esprit sur le corps. Ne peut-il pas se faire, dit-on, que, sous
le coup d'une surexcitation morale intense, l'activité vitale des
tissus, elle-même surexcitée et centuplée, suffise à la restauration
rapide d'un organe ? C'est bien là l'objection ordinaire qu'accep-
tent trop facilement les esprits peu avisés, sans se rendre compte
de ce qu'elle renferme d'impossibilité ou d'invraisemblance. Il
est certain que, sous une excitation morale, le système nerveux
réagit sur les fonctions de la vie végétative. Mais, que cette ac-
tion soit directe, comme le veulent les uns, ou qu'elle soit indi-
recte, ainsi que d'autres le prétendent, elle ne peut expliquer
l'instantanéité de la restauration d'un tissu. Dans la seconde hy-
248 LE SIECLE DU MIRACLE
pothèse, c'est la pression sanguine qui varie et qui porte plus rapi-
dement, si Ton veut, aux cellules la lymphe nutritive. Mais cette
nutrition plus abondante, pendant un temps souvent très court, ne
change pas les lois physiologiques d'après lesquelles se dévelop-
pent les cellules. En admettant, d'autre part, l'action directe sur
les éléments cellulaires, au moyen des nerfs trophiques ou cen-
trifuges, la difficulté n'est que déplacée. Cette influence nerveuse
peut bien mettre les cellules dans les meilleures conditions de
nutrition, mais c'est tout. La cicatrisation d'une plaie, la conso-
lidation d'une fracture exigent un temps plus ou moins long, que
la science médicale compte non seulement par des jours, mais par
des semaines et des mois.
Charcot, qui, du reste, ne niait pas les guérisons extraordi-
naires de Lourdes, a essayé de les expliquer par la Foi qui guérit,
titre qu'il donnait à son travail paru d'abord dans la New Reçiew
de Londres. Or, il pose lui-même en principe que la foi qui gué-
rit ne produit ses effets que dans les cas où la guérison n'exige
que cette puissance de l'esprit sur le corps. Elle ne va pas au
delà et ne peut rien contre les lois naturelles. Par conséquent, de
l'aveu même de Charcot, cette foi, qui ne peut rien contre les
lois naturelles, ne guérit instantanément ni les fractures, ni les
caries des os, ni les cancers, ni les plaies gangreneuses. Ce sont
pourtant là des guérisons telles qu'on en voit s'opérer à Lourdes,
non pas en quelques semaines, mais en quelques minutes. Le cé-
lèbre directeur de la Salpêtrière laisse dans l'ombre ces cas par
trop contraires à sa thèse, et il se rejette sur certaines tumeurs
d^origine purement nerveuse. Mais, au lieu de prendre comme
exemple l'un des cas observés à Lourdes, il s'en va chercher,
dans l'histoire des prétendus miracles opérés par le diacre Paris,
la guérison de la demoiselle Coirin, hystérique avérée, souffrant
d'une tumeur qui disparut au contact d'un vêtement ayant touché
le tombeau du célèbre janséniste. En supposant vrai le fait de la
demoiselle Coirin, il faudrait démontrer que les guérisons de tu-
meurs ou d'ulcères opérées à Lourdes sont du même genre et
disparaissent sous la même influence nerveuse. C'est un singulier
exemple de logique de la part d'un homme tel que Charcot, que
de conclure de cette histoire douteuse à l'identité de faits qu'il
ne prend même pas la peine d'étudier et de comparer. Et cepen-
dant le D"" Boissarie, avant la publication de son dernier ouvrage,
LES GRANDES GUERISONS DE LOURDES 249
lournissait déjà, dans son Histoire médicale de Lourdes^ ample
matière à comparaison entre les miracles de la Grotte et l'hysté-
rique Coirin. Le D'' Bourneville nous fait savoir cep€ndant que la
Foi qui guérit est la synthèse de l'enseignement de son illustre
maître, relatif aux cas réputés miraculeux. Nous aimons à croire
que le disciple se trompe; car, s'il disait vrai, l'enseignement du
maître, comme nous l'avons dit déjà, manquerait de logique,
pour ne pas dire de loyauté.
On a mené grand bruit autour des maladies nerveuses dont la
clinique de Lourdes serait encombrée. Quelques-uns semblent
même avoir insinué que les sujets guéris étaient à peu près ex-
clusivement choisis dans la catégorie des névrosés et des hysté-
riques, sur lesquels la suggestion et l'autosuggestion ont beau
jeu. Même en supposant cette affluence de névrosés aux piscines
de Massabielle, Lourdes occuperait encore un rang bien à part
dans l'histoire des guérisons extraordinaires. Apparentes ou
réelles, leur nombre seul constituerait une sorte de miracle, dont
aucune autre clinique n'aurait jamais vu le semblable. Ce serait
le miracle du nombre, comme disait le D'' de Saint-Maclou. Mais
cette foule de malades faciles à la suggestion n'est qu'une inven-
tion commode pour discréditer le miracle. Il n'est pas vrai de
dire que la névrose fournit à Lourdes la majorité de ses malades
et de ses guéris. Tout récemment encore, un médecin belge a fait
la statistique des malades hospitalisés pendant les divers pèleri-
nages. Il a trouvé les maladies nerveuses dans la proportion mi-
nime de 5 pour 100. Il a constaté la même proportion parmi les
malades guéris. Nous sommes loin de cette exhibition générale
de la névrose, dont on a si souvent accusé Lourdes d'être le
théâtre de prédilection.
Quiconque lira, sans parti pris, mais simplement avec loyauté,
le chapitre des Grandes Guérisons de Lourdes qui concerne les
maladies nerveuses, sortira de cette lecture étonné, sans doute,
mais convaincu. Il verra avec quelle prudence la science, au ser-
vice de Notre-Dame, procède dans l'examen de ces guérisons où
Fon peut rencontrer facilement l'illusion ou la supercherie. De-
vant la névrose se disant guérie, on se contente d'établir le fait,
sans préjuger ce que sera le lendemain pour ce malade, dont
l'état s'est subitement amélioré. Mais, lorsque, après des mois et
des années, le névrosé ou l'hystérique d'autrefois reviennent au
250 LE SIÈCLE DU MIRACLE
Bureau médical dans la plénitude de la santé et de l'équilibre
physique et moral, sans aucune de ces traces que laissent les
guérisons obtenues par les moyens naturels, on a bien le droit
de conclure au miracle. Le déséquilibre nerveux n'est pas moins
une maladie que la fracture d'un membre ou la lésion d'un
organe. Dans un cas, comme dans l'autre, l'intervention d'une
puissance supérieure à la nature est possible, et là science est à
même de le constater.
L'ouvrage du D*" Boissarie répond ainsi, non point par des
considérations théoriques, mais par des faits étudiés avec toute
la rigueur scientifique, aux difficultés que peut rencontrer dans
Tesprit des croyants la foi aux miracles, et aux objections dont
le surnaturel est l'objet de la part des incrédules. Il a donc sa
place marquée parmi les livres dans lesquels des écrivains, émi-
nents par le savoir, se sont donné la mission de clore le siècle
par un inventaire de ses conquêtes dans les divers domaines où
s'exerce le génie de l'homme. Il comble même une lacune que
l'on s'étonne de trouver si large dans quelques-uns d'entre eux.
Quand on les a lus, on reconnaît que le dix-neuvième siècle a été
le siècle de la science ; quand on achève la lecture des Grandes
Guérisons de Lourdes^ on ajoute qu'il fut aussi le siècle du mi-
racle.
HippoLTTE MARTIN, S. J.
ORIGINES DE L'ART GREC
Des deux périodes d'histoire grecque, qu'embrasse le nouveau vo-
lume de MM. Perrotet Chipiez*, la première va environ de l'an 1000
à l'an 750 avant Jésus-Christ*. C'est celle qui a vu l'invasion des
Doriens du nord dans la Grèce centrale et le Péloponnèse, et la
chute de ces antiques royautés myniennes et achéennes, dont les
monuments ramenés au jour par Schliemann ont permis de recons-
tituer l'art de la « Grèce primitive », l'art mycénien [Histoire de
Vart^ VI. — V. Études de septembre 1894). Qu'est devenu l'art, dans
les conditions nouvelles et longtemps précaires, qui sont résultées
pour lui de ce bouleversement ? Il n'y a guère de témoins directs,
c'est-à-dire de monuments, pour nous le dire; mais cette lacune
peut être suppléée en partie à l'aide des chefs-d'œuvre épiques,
\ Iliade et Y Odyssée^ qui se sont formées précisément durant cette
période, parmi les Ioniens refoulés jusqu'en Asie par l'invasion
dorienne. En effet, si les héros de l'épopée appartiennent à l'âge
qiycénien, dans les armes, les vêtements, les habitations qu'elle
leur attribue, les souvenirs de la tradition se mélangent de traits
empruntés au milieu où vivaient les poètes.
Ainsi, en étudiant les descriptions des poèmes homériques et
les comparant avec les œuvres de l'époque mycénienne, sur les-
quelles nous sommes aujourd'hui si largement renseignés, on
constatera par là même les changements que l'art aura subis dans
la période suivante, moins connue. C'est cette étude et cette com-
paraison qu'ont faites les auteurs de V Histoire de V art : est-il be-
soin de dire avec quelle compétence ? Et les résultats qu'ils y ont
obtenus remplissent à peu près la moitié de leur nouveau volume.
Quand on n'envisagerait cette partie de leur travail qu'au seul
point de vue de l'interprétation d'Homère, elle serait déjà d'un
grand intérêt : tous les lecteurs de VIliade et de V Odyssée (ils
1. Histoire de l'art dans l'antiquité, par Georges Perrot et Charles Chi-
piez. Tome VII : La Grèce de l'épopée. La Grèce archaïque (le Temple).
Paris, Hachette, 1899. Gr. in-8, pp. 691, avec 237 planches ou gravures. Prix:
30 francs.
252 ORIGINES DE L'ART GREC
sont, ils resteront toujours nombreux, en dépit des progrès du
modernisme), goûteront davantage leur poète, parce qu'ils le
eomprendront mieux, après avoir lu ce commentaire archéolo-
gique et artistique si autorisé.
L'étude des poèmes est suivie de l'examen attentif des rares
débris qu'on peut rapporter à la même période, et dont les prin-
cipaux sont les vases peints à décor géométrique^ qu'on a trouvés
surtout à Athènes et dans l'Attique. De l'ensemble de ces re-
cherches, MM. Perrot et Chipiez concluent à une sorte de « ré-
gression » ou de recul des arts du dessin, dans la « période de
l'épopée )) ; ils remarquent néanmoins que, si les artistes grecs
d'alors sont fort inférieurs aux mycéniens dans l'imitation de
la nature, surtout de la nature vivante, ils les dépassent plutôt
dans l'ordonnance de la composition. Si l'on objecte le Bouclier
d'Achille^ nos auteurs, qui interprètent d'une manière très ingé-
nieuse et très intéressante la description d'Homère, répondent
et prouvent bien, je crois, que ce bouclier n'a jamais existé et
que la description témoigne de ce que Y aède savait concevoir,
non de ce que les artistes de son temps savaient exécuter.
On ne peut parler de l'épopée, considérée dans ses relations
avec les arts plastiques, sans toucher au problème de la mytho-
logie grecque. M. G. Perrot (car c'est évidemment sa main que
nous avons à reconnaître dans cette partie de l'ouvrage) a consacré
aux dieux et déesses d'Homère une vingtaine de pages fort inté-
ressantes. Je dois cependant renouveler les réserves déjà indiquées
à propos d'un volume antérieur, sur la théorie qui assigne pour
origine à la religion le fétichisme ou V animisme (p. 14 et suiv.).
La « première explication de la nature et de la vie » a été donnée
à l'homme par son Créateur, se révélant h lui sans intermédiaire :
cette affirmation de la Bible, si conforme à une philosophie sau-
vegardant la bonté de Dieu et la dignité de l'homme, n'est con-
tredite par aucune donnée de l'histoire positive. Mais, après cela,
nous admettons que le souvenir des premières leçons divines a
été peu à peu effacé dans presque toute l'humanité, et qu'à la place
sont venues des conceptions plus ou moins grossières, se résolvant
en général dans la personnification et la déification des forces de
la nature, et tombant, chez les populations les plus dégénérées,
jusqu'au fétichisme et au chamanisme. Ainsi, à part le fétichisme
primitif, dont il n'y a pas de preuves, nous n'avons pas d'objec-
ORIGINES DE L'ART GREC 253
tion sérieuse contre l'évolution du polythéisme grec, telle que l'ex-
pose M. G. Perrot.
Il s'avance avec précaution sur le terrain « encore mal solide
et glissant », comme il dit bien, de la mythologie comparée, et,
sans contester les quelques résultats acquis h l'aide de la philo-
logie et de l'étymologie, il préfère rechercher les indications
de l'histoire, moins sujettes à interprétation arbitraire. En con-
séquence, il admet que certains dieux de l'Olympe ont préexisté
à la division de la race aryenne^ dont les Grecs forment une
branche, comme on sait, de même que les Italiotes, lefs Celtes, les
Germains, les Hindous, etc. ; d'autres, comme Poséidon, Apollon,
Pallas Athena, lui semblent purement grecs; enfin, il pense qu«
plusieurs des divinités féminines, en particulier, sont venues de
l'étranger, surtout de l'Orient sémitique, mais ne sont pas entrées
dans le panthéon grec sans être soumises aussitôt à un « travail
de transformation et d'appropriation », qui a fini par les rendre
très différentes de ce qu'elles étaient dans leur pays d'origine.
En résumé, M. Perrot, s'inspirant, comme il le reconnaît, d'Er-
nest Curtius, me paraît avoir pris sagement position à égale
distance des théories extrêmes : de l'autochtonie qu'on aimait
à revendiquer jadis pour les dieux grecs, et du sémitisme qui,
aujourd'hui, donne lieu à encore plus d'exagérations*.
Avec le livre treizième : La Grèce archaïque^ nous arrivons déci-
dément au vestibule du monument, que les auteurs de l'/Zis^o/r^c?^
V art ont projeté dès le principe comme le centre et l'aboutisse-
ment glorieux de leur œuvre. La période qu'ils entament ici, et
où s'annonce et se prépare immédiatement l'apogée de l'art grec,
va des premières olympiades à la fin des guerres médiques, c'est-
à-dire du milieu du huitième siècle avant Jésus-Christ au second
quart environ du cinquième. C'est la période du grand mouve-
1. Ces exagérations sont combattues, de manière non moins spirituelle
que savante, par M. Salomon Reinach, dans un mémoire (loué aussi par
M. Perrot), qu'il a intitulé le Mirage oriental et reproduit en appendice
à ses Chroniques d'Orient, deuxième série : Documents sur les fouilles et
découvertes dans l'Orient hellénique de 1891 à 1895 (Paris, E. Leroux, 1896.
In-8, pp. x-fî61). Nous avons parlé de la première série de ces Chroniques
d'Orient {Études, septembre 1894, p. 147) : la' seconde n'est pas moins in-
téressante et donne encore une place plus grande à l'Orient sémitique, ainsi
qu'à rOrienf chrétien. Mais l'auteur aurait aussi bien fait de ne point parler
de l'encyclique Providentissimus Deus (p. 334).
254 ORIGINES DE L'ART GREC
ment colonial des Grecs : dans le premier chapitre du livre,
M. Perrot fait le tableau rapide de cette, prodigieuse expansion
des tribus helléniques, et en même temps montre comment, dans
la multiplicité et la variété des groupements, elles maintinrent
leur cohésion nationale, avec leur unité et leur solidarité intellec-
tuelle et artistique.
Les chapitres qui suivent n'ont trait qu'à V architecture^ et à
Tarchitecture religieuse, c'est-à-dire au temple^ sur lequel se con-
centre, dans cette période, l'efifort des artistes grecs. Et il y est
question surtout des deux modes ou ordres si célèbres en archi-
tecture, du dorique et de Y ionique. Pour déterminer les caractères
propres aux deux modes, MM. Perrot et Chipiez remontent à leurs
origines, eu commençant par Tordre dorique, constitué le pre-
mier, et duquel relèvent les plus antiques édifices religieux dont
il subsiste quelque chose.
La comparaison des plus vieux temples doriques avec les palais
mycéniens montre que c'est de ceux-ci que ceux-là dérivent, tant
pour le plan général que pour les détails de la construction.
Non toutefois que les successeurs des architectes mycéniens
aient servilement copié leurs modèles : ils ont réalisé d'heureuses
innovations, en s'efforçant de rendre ^ancienne demeure royale
plus digne d'être la demeure des dieux. D'autres modifications
plus radicales résultèrent naturellement de la substitution, dans
la construction des temples, de la pierre au bois. Cette substitu-
tion ne se produisit qu'au septième siècle et même ne se généralisa
qu'au sixième. Nos auteurs signalent ce curieux fait, qu'on pouvait
déjà induire d'un témoignage de Pausanias, mais démontré par
les récentes fouilles allemandes, à savoir que le temple d'Héra, à
Olympie, qui date au moins du huitième siècle avant Jésus-Christ,
reposa primitivement sur des colonnes de bois, qui furent rem-
placées en divers temps, et seulement à mesure qu'elles menaçaient
ruine, par des colonnes de pierre.
Les origines et l'évolution primitive de l'ordre ionique sont
plus difficiles à retrouver que celles du dorique, parce qu'il en
reste beaucoup moins de monuments remontant à l'âge archaïque.
Après examen approfondi de tous les documents utilisables,
MM. Perrot et Chipiez concluent que le mode ionique, aussi an-
cien que le dorique, est né parmi les Grecs d'Asie et procède de
l'art des vieux peuples orientaux, par voie d'imitation libre. Par
ORIGINES DE L'ART GREC 255
exemple, en ce qui concerne la colonne ionique, membre le plus
caractéristique de l'ordre, les architectes ioniens ont pu s'ins-
pirer de l'Egypte, de la Phrygie, de la Phénicie, de l'Assyrie;
mais ils ont remanié les éléments empruntés, d'après leur sen-
timent spécial de l'art, et les ont harmonisés dans un ensemble
nouveau, qui est bien foncièrement et exclusivement grec.
Il faut nous arrêter ici. Une analyse détaillée de ces trois cents
pages si remplies, sur la période archaïque du temple grec, nous
conduirait beaucoup trop loin et, d'ailleurs, ne saurait donner
une idée convenable de cette étude si pénétrante, si solidement
charpentée, mais qui n'est si persuasive que grâce à la colla-
boration constante de la plume et du crayon. A la vérité, ce
magnifique volume, pas plus que les précédents, n'est un livre
pour les lecteurs superficiels : ceux-ci, tout au plus, en regar-
deront les « images » et puis courront aux conclusions ; il en sera
de même peut-être des vulgaires amateurs de l'art pour l'art.
Mais, pour les philosophes et les historiens ou les simples cu-
rieux de philosophie et d'histoire, c'est un régal délicat de suivre,
avec des guides tels que MM. Perrot et Chipiez, les humbles
débuts, les essais de plus en plus heureux, enfin l'effort pro-
gressif des artistes grecs vers la perfection, qu'ils finissent par
réaliser sous une forme presque idéale.
Joseph BRUCKER, S. J.
REVUE DES LIVRES
PREMIÈRE PARTIE
* THEOLOGIE ET ASCETISME
La Psychologie des élus, par l'abbé Chollet, docteur en théo-
logie, professeur aux Facultés catholiques de Lille. Paris, Lethiel-
leux. In-12, pp. 160.
Nous avions déjà la Psychologie des saints de M. H. Joly, et Toici
que M. le D^ Chollet, professeur aux Facultés catholiques de Lille,
nous gratifie d'une précieuse Psychologie des élus.
D'aucuns, rencontrant partout ici-bas la psychologie, trouvaient cette
science passablement envahissante ; que diront-ils en la voyant main-
tenant escalader le ciel même ? Sûrement, s'ils ouvrent le charmant
volume de M. l'abbé Chollet, ils ne se plaindront pas de ce nouvel
envahissement; ils remercieront le guide aimable qui, par un chemin
sûr et agréable, les mène au séjour des élus, dans la compagnie des
anges, en présence d'un Dieu de bonté qui se laisse contempler
face à face. Sous la conduite du savant et gracieux psychologue, ils
auront appris quel est, au séjour du bonheur éternel, l'état des facultés
de l'âme; comment on bénéficie de la société des anges et de leur magis-
tère bienfaisant; comment, parle secours de la lumière de gloire, on y
voit Dieu dans la vision intuitive et on le possède dans les transports
d'une joie ineffable. Ceux surtout qui pleurent des parents bien-aimés
qu'une mort chrétienne a fait entrer au ciel sentiront sécher leurs
larmes en lisant la consolante Psychologie des élus; ils sauront com-
ment un ami, un parent perdu sur la terre devient un ange gardien
gagné au ciel.
Dans son Avant-propos, M. le D"^ Chollet nous expose un pro-
gramme de psychologie surnaturelle; il nous fait espérer de nouveHes
études psychologiques sur les anges, sur Notre-Seigneur, sur les habi-
tants du purgatoire, des limbes et de l'enfer; peut-être même pourra-
t-il à la psychologie de l'au-delà joindre la psychologie de l'en-deçà :
psychologie ascétique, psychologie mystique. Nous qui rêvons depuis
longtemps de publier une Pédagogie spirituelle extraite des Exercices
spirituels de saint Ignace, nous avons des motifs d'intérêt personnel
pour désirer que les études psychologiques de M. le D'^ Chollet ne
tardent pas trop à suivre la Psychologie des élus; nous gagnerions
beaucoup à voir ainsi le chemin déblayé devant nous par des pion-
niers de cette valeur. Henri Watrigant, S. J.
REVUE DES LIVRES 257
A propos de l'infaillibilité du Pape. Le Syllabus^ le pouvoir
des rois, le concile de Constance^ par A. Justice. Paris, Juven, s. d.
J'avoue être fort embarrassé pour donner aux lecteurs des Études
une idée nette de cet ouvrage; et, seul, le vers bien connu rendrait ma
pensée :
Sunt bona, sunt quandam mediocria, sunt mala plura.
L'auteur montre, en s'appuyant sur des témoignages de valeur,
que le Syllabus n'est pas un document ex cathedra ; mais il en
conclut (p. 88) que c'est un pur a acte de juridiction qui commande
le respect et l'obéissance tant qu'il subsiste, et qu'on ne saurait y
contrevenir jusqu'à nouvelle décision». Or, sans parler de l'autorité
spéciale à chacune des j)roposilions qui le composent, — autorité va-
riant avec la nature et les termes des documents pontificaux dont elles
sont extraites, — le Syllabus a été reçu par l'Eglise universelle. Depuis
trente ans, les doctrines qu'il réprouve sont réprouvées par toutes les
écoles catholiques; quoi qu'en dise l'auteur, ceux mêmes qui, en pra-
tique et à cause des circonstances présentes^ s'accommodent le mieux de
la liberté des cultes, de la liberté de la presse, de la séparation de
l'Église et de l'État, se refuseraient à soutenir, en thèse et comme le
droit, les propositions notées comme erronées par le Syllabus. Il y a
donc, on peut le dire, contre ces propositions, consentement de
l'Église dispersée; et l'on sait que ce consentement, en matière dog-
matique, ne nous permet, pas plus que le jugement ex cathedra, de
douter de la vérité d'une doctrine. Il est impossible d'admettre avec
l'auteur qu'un catholique « n'est pas obligé de croire en conscience »
les propositions contraires à celles que le Syllabus réprouve. A les nier,
on ne serait pas hérétique, mais on commettrait une grave et coupable
erreur.
De même, l'auteur nous montre bien que jamais l'Église n'a défini
comme une vérité de foi l'autorité du Pape sur le temporel des rois, et
son pouvoir de déposer les princes. Mais que dire de ces assertions
plusieurs fois renouvelées : « Les ultramontains modernes doivent se
mettre en contradiction formelle, absolue, avec les ultramontains
anciens » ; la célèbre théorie de Bellarmin et Suarez sur le pouvoir
indirect du pape a été l'objet « d'une désapprobation indirecte mais
formelle » de la part du concile du Vatican ; les ultramontains moder-
nes doivent a se rallier aux thèses et aux arguments des gallicans » (il
s'agit de Bossuet et de Fleury); « Bossuet avait parfaitement raison
dans sa revendication de l'indépendance du pouvoir civil, et l'article
premier de 1682 est plus vrai que jamais )) ; a les papes du moyen âge
se laissaient aller à d'évidentes exagérations quand ils invoquaient à
l'appui de leur manière de faire le droit divin, alors qu'ils ne devaient
parler que de droit humain, de droit ordinaire » ? Je doute très fort
que l'auteur ait apj)rofondi les belles thèses de Bellarmin et de Suarez
dont il parle un peu légèrement; tous ceux, même parmi les hommes
LXXXVI. — 17
258 REVUE DES LIVRES
étrangers à nos croyances^, qui les ont étudiées de près, en font un
autre cas; et ils reconnaissent, avec les deux grands logiciens, que
quiconque admet l'autorité spirituelle du vicaire de Jésus-Christ ne
saurait lui refuser le droit d'intervention et de coercition, dans les cas
oii la foi et la morale des peuples chrétiens sont en danger.
Enfin, l'auteur, dans un but très louable, s^efTorce de prouver « que
non seulement il n'y a pas de contradiction entre le concile du Vatican
et celui de Constance, mais que leurs décrets s'accordent très bien » ;
et cela, parce que les décrets du concile de Constance « ne s'ap-
pliquent qu'au cas du schisme ». Pour l'honneur de la grande assem-
blée qui mit fin au schisme d'Occident, nous voudrions pouvoir ad-
mettre cette opinion; mais elle nous semble bien peu fondée sur les do-
cuments. Quandle conciiede Constance, dans ses troisième et quatrième
sessions non œcuméniques, décrétait a qu'il tenait sa puissance immé-
diatement de Jésus-Christ; et que tout homme, de quelque dignité qu'il
soit, même papale, était tenu de lui obéir en ce qui regarde la foi, l'ex-
tirpation du schisme et la réformation de l'église », il prétendait bien
poser en doctrine générale la supériorité du concile sur le pape ;
tous les débats qui précédèrent ses décrets ne le montrent que trop.
Il serait injuste de ne pas reconnaître dans l'ouvrage de M. A. Jus-
tice, avec de sérieuses recherches, un grand amour de l'Église, et un
sentiment très vif du devoir des catholiques dans nos sociétés mo-
dernes. Mais pourquoi ces courses aventureuses dans les domaines,
évidemment mal connus, delà théorie? Pourquoi aussi ce ton conti-
nuellement acrimonieux, ces injures prodiguées à tous ceux qui ont le
malheur de ne pas penser comme l'auteur? On a reproché souvent, et
peut-être avec quelque raison, ces défauts à la polémique catholique.
Ce n'est pas ainsi qu'on défend et qu'on fait triompher les bonnes
causes. Joseph Dorceau, S. J.
Le Divin Voyageur, par M. le chanoine Rebord. Annecy,
Abry, 1900. Gr. in-S, pp. xv-304.
Rendre facile, rapide, se'rieuse, l'étude de la vie de notre divin Sau-
veur, tel est le but que s'est proposé M. le chanoine Rebord, supérieur
du grand séminaire d'Annecy. Quiconque voudra bien prendre la peine
d'ouvrir le Divin Voyageur, conçu d'après un plan aussi solide qu'ori-
ginal, n'hésitera pas à s'en servir pour faire pénétrer, dans les intelli-
gences même les moins cultivées, l'idée précise et la connaissance
durable des faits et gestes de l'Homme-Dieu. Le texte des écrivains
sacrés, les notes qui l'accompagnent, les cartes dressées pour faciliter
l'intelligence des différents voyages de Notre-Seigneur, la disposition
typographique elle-même, tout concourt à captiver l'attention du jeune
auditoire et à l'entraîner sur les pas de Jésus. Impossible de trouver
1. On peut voir ce qu'en dit Leibniz dans sa deuxième lettre à M. Gri-
marest {OEuvres complètes, t. V, p. 65).
REVUE DES LIVRES 259
une méthode à la fois plus ingénieuse et plus rationnelle de vulgariser
la vie de Notre-Seigneur, généralement si peu connue d'un trop grand
nombre de chrétiens, qui n'ont jamais lu que quelques fragments du
saint Évangile. Cet ouvrage est le fruit d'une longue expérience. L'au-
teur n'a rien écrit qu'il n'ait lui-même pratiqué. Il n'a fallu rien moins
que le succès et les heureux résultats obtenus par cette méthode, pour
vaincre sa modestie et le décider à livrer au public les leçons ensei-
gnées par lui dans une maison d'éducation justement renommée. Puisse
cet excellent ouvrage obtenir toute la diffusion qu'il mérite, et fournira
tous les aumôniers et catéchistes de nos maisons religieuses un manuel
aussi intéressant que pratique et efficace ! M. l'abbé Rebord a tiré de
son principal ouvrage un petit opuscule destiné a être mis entre les
mains des enfants. A. D., S. J.
PHILOSOPHIE ET DROIT
Les Vrais Principes du Droit naturel, politique et social, par
le P. Chabin, s. j. Paris, Berche et Tralin. In-8, pp. x-343.
Le P. Chabin présentait au public, il y a moins d'une année, un livre
intitulé la Science de la Religion. Les Etudes le recommandèrent alors
comme un abrégé excellent et puissamment raisonné de l'enseignenaent
catholique.
Aujourd'hui, le même auteur publie un livre de morale, qu'on peut
regarder comme la suite et le complément de son premier travail. Il
envisage la morale sous tous ses aspects, au point de vue individuel,
politique et social. C'est une sorte de compendium succinct, mais
substantiel, de tout ce qui concerne la règle des mœurs, le bien et le mal,
le juste et Tinjuste, depuis le premier dictamen de la conscience et de
la raison jusqu'aux actes les plus importants de la vie; depuis les
plus hauts sommets de la morale jusqu'aux questions purement écono-
miques, les questions de finances et les opérations de la Bourse.
La nomenclature des problèmes étudiés dans cet ouvrage serait
longue et suffirait, par son simple énoncé, à en indiquer l'étendue et
l'importance. On sait d'ailleurs qu'une multitude de travaux ont été
publiés, de nos jours, sur les questions qui se rattachent à la morale, et
y trouvent leur solution. L'auteur donne lui-même, à la fin de son avant-
propos, une liste considérable délivres à consulter sur la matière.
Il définit ensuite la morale dans ses différentes acceptions; il expose
les multiples applications qui découlent de ces notions, et arrive ainsi
à des conclusions à la fois lumineuses et pratiques.
Le grand but de l'ouvrage est de montrer combien est défectueuse la
morale purement naturelle, philosophique et païenne, si l'élément chré-
tien ne lui donne son véritable caractère, et ne fait remonter son origine
jusqu'à Dieu, source unique de toute morale et de tout droit.
Sans doute, la philosophie païenne, dans ses plus nobles représentants,
avait entrevu les principes de la morale, mais si incomplètement, que
les erreurs les plus monstrueuses étaient admises et enseignées par les
260 REVUE DES LIVRES
plus sages d'entre eux, comme l'esclavage, rasservissementde la femme,
le pouvoir absolu des pères sur leur» enfants, et enfin les plus hon-
teuses immoralités tolérées ou même consacrées par la religion
antique.
II en est de même de tous les prétendus moralistes qui ont voulu
établir le droit et la morale en dehors des données de la Révélation.
L'auteur expose les systèmes, et réfute les erreurs d'un grand nombre
des plus connus : Hobbes, Rousseau, et, plus près de nous, Auguste
Comte, Fourrier, Proud'hon, Fouillée, etc. Nous ne pouvons le suivre
dans ses développements; disons seulement que, sur ce terrain du droit
et de la morale, aucune question importante ne lui échappe. De plus,
ces questions sont toujours d'une actualité palpitante. Le suicide, le
duel, la guerre; et, dans un autre ordre d'idées, le mariage, le divorce,
le droit des pères sur l'éducation de leurs enfants, et par suite la liberté
d'enseignement; le capital et le travail, la justice et la charité, le salaire,
avec les questions qu'il soulève, et en particulier le salaire familial et
la seule manière légitime de l'entendre; les syndicats, avec leurs va-
riétés et leur valeur respective; les différentes formes de gouverne-
ment, le suffrage universel, le parlementarisme, etc., etc. : toutes ces
questions sont traitées brièvement, mais avec une précision lumi-
neuse, et l'auteur assigne à chaque système la note de moralité qui
lui convient.
Avons-nous besoin de dire qu'il s'inspire des meilleurs travaux com-
posés sur ces matières : les ouvrages de M. Le Play, de Mgr Freppel,
de Lucien Brun, et surtout de Mgr d'Hulst, qui a si magistralement
traité la plupart de ces questions, du haut de la chaire de Notre-Dame ?
On voit que ses préférences se portent sur les doctrines enseignées par
Vécole d'Angers, personnifiée par Mgr Freppel et Lucien Brun. Cette
école lui semble avoir suivi plus exactement qu'aucune autre les vrais
principes du Droit politique et économique.
A nos yeux le nouveau livre du P. Chabin peut être considéré comme
une sorte de Manuel, vraiment précieux, pour tous ceux qui veulent
avoir une idée juste et précise des problèmes sociaux, politiques et éco-
nomiques, qui occupent et passionnent si vivement les esprits à notre
époque. Jean Noury, S. J.
La Plaidoirie dans la langue française, cours libre professé
à la Sorbonne (3« année, xix*^ siècle), par J. Munier-Jolain,
avocat à la Cour d'appel. Paris, Chevalier-Marescq, 1900, pp. vii-
429. Prix : 6 francs.
Les Etudes ont signalé jadis les deux premiers volumes de cette
histoire de la plaidoirie en France. Le troisième et dernier est consa-
cré à la plaidoirie, ou plutôt à quelques grands avocats de notre
siècle. Il faut bien dire, en effet, que l'étude littéraire du genre est un
peu sacrifiée à la biographie humoristique des plus illustres maîtres
de la barre, à l'histoire anecdotique de quelques causes célèbres.
REVUE DES LIVRES 261
Faut-il en faire à l'auteur une sérieuse critique ?Non, certes : il suffit
de s'entendre, et l'ouvrage n'est pas moins intéressant, pour ne point
répondre peut-être très exactement à son titre. Je craindrais d'ailleurs
d'encourir à mon tour le reproche de naïveté que M. Munier-Jolain
adresse à d'autres, voire à de graves magistrats, si je cherchais une
véritable rigueur scientifique et une critique suivant les règles, dans
ce livre de bonne humeur qui conserve Tallure enjouée et familière de
la conférence.
Nous voyons défiler dans ces pages des orateurs dont le nom n'ap-
partient pas seulement au barreau, mais à l'histoire de ce temps :
de Sèze, Bellart, Bonnet, Jean-Jacques Dupin, Berville, Hennequin,
Berryer, Chaix d'Est-Ange, Jules Favre. Le livre se clôt sur ces
trois grands noms qui ont jeté sur le barreau moderne un si glorieux
éclat. Mais il s'en faut que tous les grands avocats aient trouvé place
dans cette galerie. M. Munier-Jolain a fait choix de quelques types,-
sur lesquels il a eu dessein d'étudier l'allure et le genre de la plai-
doirie contemporaine. Il est des noms cependant que je regrette de ne
point rencontrer ici : celui de Paillet, par exemple. S'il est moins
connu du grand public que bien d'autres, le nom de Paillet n'en est
pas moins resté particulièrement honoré au barreau ; et Le Berquier,
qui s'y connaissait, a pu dire, dans l'étude consacrée à ce maître, qu'il
fut le type achevé de l'avocat des temps modernes. Si l'éclat des causes
plaidées ajoute à la gloire de l'avocat, l'affaire Papavoine, l'affaire
Lafarge, l'affaire des biens d'Orléans et tant d'autres le recomman-
daient à l'attention de notre historien. Je regrette l'omission de
Paillet; mais c'est là à peine une critique ; M. Munier-Jolain, ne pou-
vant nommer tout le monde, a le droit incontestable de se borner aux
avocats qui lui ont paru le mieux incarner un genre. C'est plus sérieu-
sement que je lui reprocherai de n'avoir point fait à Berryer la place
d'honneur qui lui revenait : évidemment, l'étude sur Berryer n'est pas
écrite con amore ; mais, question de préférence à part, M. Munier-
Jolain aurait pu consacrer au plus grand nom de Téloquence judi-
ciaire en ce siècle, autre chose que ces pages hâtives qui sont loin de
faire connaître entièrement l'illustre avocat. Pourquoi aussi, dans la
longue liste des afï'aires fameuses auxquelles le nom de Berryer reste
attaché, avoir choisi, pour y étudier la manière du maître, cette cause
quelque peu scandaleuse, bien oubliée aujourd'hui, l'affaire de Jeu-
fosse ? En revanche, l'étude sur Chaix d'Est-Ange, ce dramaturge, est
excellente, et excellente aussi celle sur Jules Favre, ce rhéteur, à
quelques réserves près. M. Munier-Jolain, en effet, est un peu bien
indulgent pour ce qu'il appelle le roman de Jules Favre, roman où se
déroulent des faits qui trouvent dans le Code pénal une qualification
infamante.
Voilà bien des critiques : nous en pourrions faire d'autres. Nous ne
saurions approuver, par exemple, la légèreté doucement sceptique
avec laquelle notre auteur aborde quelques sujets, sur lesquels il ne
s'étonnera pas que nous ne soyons point de son avis. Nos réserve»
262 REVUE DES LIVRES
seraient plus explicites, si les lecteurs des Études n'étaient avertis par
la nature même de cet ouvrage que la lecture doit en être réservée,
à peu près, à ceux pour lesquels le huis clos n'est pas fait. —
M. Munier-Jolain a trop d'esprit pour ne point comprendre la plupart
de nos critiques, et trop de perspicacité pour ne pas voir avec quel
intérêt nous avons lu son livre, et avec quel soin. Il en trouvera la
preuve dans cette petite querelle historique : le personnage qu'il
appelle un peu cavalièrement « le célèbre M. de Bonald, rendu fameux
par ses écrits catholiques », n'est pas, comme il semble le croire, l'il-
lustre auteur de la Législation primitive et du Divorce. Mort en 1840,
si nous ne nous trompons, Bonald ne pouvait s'occuper, en 1846, des
Apparitions de la Salette. 11 s'agit, sans nul doute, de son fils, le
cardinal archevêque de Lyon, qui, en sa qualité de métropolitain de
Grenoble, vint s'enquérir sur place des faits miraculeux de la Salette.
Un singulier procès, plaidé par Jules Favre, a fourni à M. Munier-
Jolain l'occasion de s'en occuper ici. Lucien Treppoz.
HISTOIRE ET BIOGRAPHIE
I. Histoire illustrée de la France, depuis les plus lointaines
origines jusqu'à la fin du XIX^ siècle, par le vicomte de Caix
et Albert Lacroix. Paris, OllendorfF, 1900. In-4, pp. 320.
500 gravures et 21 cartes. Prix : 7 fr. 50. — IL Histoire générale
du IVe siècle à nos jours. Ouvrage publié sous la direction de
MM, Ernest Lavisse et Alfred Rambaud. Tome XÏI. Le monde
contemporain (1870-1900). Paris, Colin, in-8. Fascicules 134
et 135, pp. 1-160, et pages supplémentaires 49-52, 61-64.
I. — Une nouvelle Histoire illustrée de la France était-elle néces-
saire ? On n'en saurait guère douter lorsqu'on songe que la première
publication de ce genre, celle qui est due à Bordier etCharton, remonte
à 1862. Sisraondi, Duruy, Henri Martin, Michelet, Guizot, ou manquent
de gravures, ou ne sont pas au courant des découvertes. D'ailleurs les
nouveaux procédés de reproduction surpassent tellement les anciens,
que toutes les illustrations antérieures à ces trente dernières années
produisent à l'œil contemporain une impression plutôt désagréable.
Trop souvent aussi on laissait naguère encore une part trop grande à
la fantaisie et à l'imagination.
La présente histoire s'annonce avec des prétentions à l'exactitude
scientifique, et je reconnais que beaucoup de ses illustrations ont été
conçues dans ce sens. Cependant, les allégories du frontispice ne ren-
trent pas dans le ton général et sont d'une exécution défectueuse.
Une très grande part a été donnée avec raison à la géologie et à la
paléontologie, ainsi qu'à la préhistoire. Le tome I" s'achève avec la
réduction de la Gaule en province romaine.
Le plan général des auteurs comporte vingt volumes. Nous souhai-
REVUE DES LIVRES 263
tons au vicomte de Gaix et à M. Albert Lacroix de mener cette œuvre
utile à bon terme. Ils pensant justement que « l'histoire, comme les au-
tres sciences, est dans un état de perpétuel renouvellement, et que la
seconde moitié du dix-neuvième siècle a été tout particulièrement
marquée par un progrès très sensible des études historiques. L'éru-
dition, favorisée par des découvertes nombreuses, par le perfectionne-
ment des méthodes, par l'ardeur intelligente apportée dans le classe-
ment de ce qui nous reste d'archives », leur paraît avoir mis à la
disposition des historiens consciencieux de précieux matériaux et des
moyens d'investigation de plus en plus abondants. Après tant d'ana-
lyse, le besoin se fait sentir d'un peu de synthèse.
n. — En même temps que cette histoire commence, une autre finit.
Œuvre considérable, mais de valeur inégale, l'Histoire générale est à
sondouzième et dernier volume. J'ai sous les yeux les fascicules 134 et 135.
Le premier comprend la troisième République, c'est-à-dire l'Assemblée
nationale, puis le gouvernement du parti républicain. Il se poursuit avec
le tableau des luttes parlementaires en Angleterre et de la formidable
expansion britannique à la surface du globe : fin du premier ministère
Gladstone en 1874; ministère conservateur de Disraeli (lord Beacons-
field), le restaurateur du torysme, mort en 1881 ; lutte du Parnell contre
Gladstone de 1880 à 1885; cabinet Salisbury appuyé sur la coalition
unioniste (1886-1892); coalition du Home Rule, Gladstone et Rose-
berry (1892-1895); enfin retour des conservateurs au pouvoir. Les
derniers chapitres sont consacrés aux colonies et dépendances du
Royaume-Uni depuis 1870 : Amérique anglaise; Australasie démocra-
tique; Afrique; empire des Indes.
Le chapitre de l'Afrique contient le raid Jameson, mais non la
guerre contre les Boers.
Il y a beaucoup de réserves à faire sur la partie relative à la poli-
tique intérieure de la France depuis l'Assemblée de Bordeaux. Les
événements sont présentés dans un esprit nettement hostile aux conser-
vateurs et au clergé. La Commune est même montrée sous un jour plu-
tôt favorable : les Montmartrois avaient payé leurs canons par sous-
cription publique; en arrêtant les otages, ils usaient de représailles; les
massacres de la Roquette et de la rue Haxo semblent compensés par
les fusillades des émeutiers, « le plus grand massacre de l'histoire de
France » (p. 7), et par les condamnations arbitraires. Mais on est sé-
vère pour l'Assemblée nationale qui autorisa la construction du Sacré-
Cœur à Montmartre. « C'était l'exécution d'un vœu, fait, dit-on, par
saint Ignace, fondateur des Jésuites. » (P. 13.) L'auteur a voulu dire :
par M. Le Gentil. Dans la question des décrets de 1880, il ne voit
guère que les Jésuites, alors que tant d'autres congrégations furent
frappées. Point tendre non plus pour l'Union générale.
Henri Chérot, S. J.
264 REVUE DES LIVRES
I. Lettres de Louis XI, roi de France, publiées par Joseph
Vaesen et Etienne Charavay. Tome VII (1478-1479). Paris, Re-
nouard, 1900. (Société de l'Histoire de France.) In-8, pp. 336.
Prix : 9 francs. — IL Lettres de Charles VIII, roi de France,
publiées d'après les originaux, par P. Pélicier. Tome ï (1483-
1488); Tome II (1488-1489).. Paris, Renouard, 1898-1900. (So-
ciété de l'Histoire de France. ) 2 vol. in-8, pp. 400-461. Prix :
chaque volume, 9 francs.
I. — La publication du tome VII des Lettres de Louis XI
réunit encore une fois les noms de M. Etienne Charavay et de M. Jo-
seph Vaesen, bien que M. Vaesen paraisse seul en sous-titre. Elle
nous permet ainsi de payer noire juste tribut de regrets à la mémoire
du remarquable travailleur que fut M. Charavay^. Dans ses dernières
années, il s'était surtout occupé de la correspondance de Carnot et
plongé dans l'histoire de la Révolution française. Les Études ont si-
gnalé ses Assemblées électorales de Paris ( 1790-1791 ) et son La Fayette.
On peut regarder comme fâcheux qu'il se soit autant écarté de ses
premières études d'histoire. Mais peut-être, à ses yeux, la Révolution
n'était-elle pas si éloignée du règne de Louis XIV qu'elle en a l'air.
Dans sa lutte contre la féodalité, le roi avait usé d'une morale d'Etat
que les Jacobins retournèrent simplement contre la monarchie. La
Révolution ne fut-elle pas également une phase nouvelle de l'unité
française ?
Les premiers travaux de M. Etienne Charavay datent de l'année 1865.
Entré à l'Ecole des Chartes, il choisit comme sujet de thèse Louis
dauphin. Cette thèse, encouragée par Jules Quicherat, fut accueillie
avec bienveillance par les professeurs, en 1869. C'était une étude vrai-
ment nouvelle et très documentée sur la période de la jeunesse de
Louis Xï qui correspond à son gouvernement du Dauphiné, période de
dix années allant de 1446 à 1456. Il y a là, comme le faisait remarquer
l'auteur, une phase historique d'un intérêt unique, aucun a dauphin
de Viennoys » n'ayant pris son rôle avec un pareil sérieux. Retiré loin
de la cour de Charles VII son père, Louis développa librement en
province son esprit actif et dominateur, présage de son administration
autoritaire et despotique. « Il agit en souverain indépendant, battant
monnaie, levant des impôts, créant un parlement, fondant une univer-
sité, courbant sous sa volonté le clergé et la noblesse, favorisant et
anoblissant les bourgeois, épousant, sans le consentement paternel,
Charlotte de Savoie, contractant des alliances avec ses voisins ou leur
déclarant la guerre, prenant parti dans les affaires et dans les que-
relles des républiques italiennes, exerçant, en un mot, le pouvoir
d'une manière aussi absolue que si le Dauphiné avait été séparé de la
France^. »
1. Mort le 2 octobre 1899.
2, Lettres de Louis XI, t. I, p. xt. Préface.
REVUE DES LIVRES 265
Cependant, la Société de l'Histoire de France avait décidé la publi-
cation des lettres missives de Louis XI, le seul souverain qui avec
Henri IV et Napoléon l'"'" ait encore eu la bonne fortune de revivre
dans sa correspondance. On s'en occupait depuis 1868. Déjà Mlle Du-
pont avait formé un premier recueil manuscrit de sept cents lettres;
en 1874, M. Pannier lui avait été adjoint, et le total monta bientôt à
quinze cents. Mais cet archiviste mourait à la peine en 1875, et M. Jo-
seph Vaesen lui était donné l'année suivante pour successeur. Deux
ans après, le 9 janvier 1877, M. Etienne Gharavay lui apportait son
zèle de collaborateur préparé de longue date, et le tome P"" des Lettres
de Louis XI paraissait en 1883 ^ Au début, on avait estimé que la pu-
blication complète formerait seulement deux volumes. Voici le sep-
tième, et nous ne sommes arrivés qu'aux années 1478-1479.
Peu de faits marquent cette dernière période qui ne nous conduit
pas encore à la bataille de Guinegate ( 4 août), mais s'arrête quelques
mois avant (27 avril). Parmi les pièces justificatives, sobrement mais
heureusement choisies, figure la très curieuse « Information contre
les princes d'Orange et seigneur d'Arben, qui ont voulu empoisonner
le roi » (28 mai 1478). Ces tableaux de mœurs nous reportent à une
époque toute romanesque, et l'on comprend qu'elle ait été exploitée
par un Walter Scott.
Quand donc un Français ^nous donnera-t-il une bonne histoire de
Louis XI ?
II. — Les lettres missives ayant été longtemps définies « celles qui ne
méritent pas d'être conservées ou imprimées », il ne faut point s'éton-
ner si de telles lettres, même émanées de souverains, sont en si petit
nombre. On n'en doit que plus de reconnaissance à M. P. Pélicier
pour avoir publié deux volumes déjà des Lettres de Charles VIIL
Deux cent trente-trois lettres et seize pièces justificatives forment le
premier, qui comprend la période initiale du règne. Mais le petit roi
n'avait que treize ans et demi quand il fut appelé à succéder à son père
Louis XI; on ne serait donc point fâché de savoir qui lui tenait la
main, quand il écrivait, par exemple, aux habitants de ïroyes et de
Marseille : a Chers et bien amez, nous avons présentement sceu le
trespassement de feu nostre très cher seigneur et père, que Dieu ab-
soille, dont avons été et sommes si très deplaisans que plus ne pour-
rions. »
En même temps, le jeune roi se déclarait décidé à « relever et sou-
laiger son peuple »; ce qui prouve combien peu il convient de croire
aux programmes de réformes, puisque ce même Charles VIII augmen-
tera si lourdement la taille, pour pensionner le roi d'Angleterre Henri VII
et faire sa conquête éphémère de Naples.
Il est à remarquer aussi que devant si durement traiter Alexandre VI,
1. Voir dans V Amateur d' autographes ^ du 15 octobre 1899, une notice
sur Etienne Charavay, par M. Tourneux.
266 REVUE DES LIVRES
lors de son entrée à Rome, il écrivait d'un ton beaucoup plus respec-
tueux à Innocent VIII (4 août 1488), pour lui raconter tout au long, en
latin, sa victoire sur les Bretons, à Saint-Aubin du Cormier. Il porte à
vingt-cinq ou trente mille hommes l'armée de ses adversaires, qui,
d'après M. de La Borderie, en comptait au plus douze mille.
Henri Ghérot, S. J.
Le Mariage de Louis XV, d'après des documents nouveaux et
une correspondance inédite de Stanislas Leczinski^ par Henry Gau-
THiER-ViLLARs. Avcc dcux portraits en héliogravure. Paris, Pion,
1900. In-8, pp. xi-418. Prix : 7 fr. 50.
Si M. Henry Gauthier- Villars est bien le même écrivain qui se
complaisait, il y a quelques années, dans un tout autre genre litté-
raire, nous le félicitons d'y avoir renoncé, pour aborder l'histoire. Son
Mariage de Louis XV ne le transporte pas malheureusement dans un
milieu aux mœurs bien sévères. Ce ne sont pas seulement des détails
scabreux, ce sont des pages entières qui choquent dans cette peinture
d'une époque et d'une cour corrompues. A quoi bon ces citations de
couplets obscènes, ces chansons entières dignes d'un corps de garde,
la lettre de Voltaire, que l'auteur lui-même déclare « cynique w, et ces
histoires révoltantes sur les essais de corruption tentés par de jeunes
courtisans sur le roi, et ces peintures de la vie débauchée menée par la
fille du Régent, la marquise de Prie et le duc de Bourbon ; enfin ces
« cancans d'alcove » qui remplissent tout le chapitre xv ?
A propos du duc de Bourbon, M. Gauthier- Villars, qui s'est réclamé
dans sa Préface du mot judicieux de M. Sorel, « sans l'érudition, il n'y
a rien, en histoire, que fantasmagorie », commet une inexactitude
assez grave. Il fait du duc de Bourbon, premier ministre de Louis XV
et l'un des héros de son livre, le petit-fils du grand doxiàè. Monsieur
le Duc, comme on l'appelait, n'était que l'arrière-petit- fils du vain-
queur de Rocroy. Gondé avait eu pour fils Henry-Jules de Bourbon,
qui fut père de Louis III de Bourbon, né le 11 octobre 1668. Ce der-
nier prince, l'élève de La Bruyère, épousa, le 24 juillet 1685, Mlle de
Nantes (Louise-Françoise, fille légitimée de Louis XIV et de Mme de
Montespan). Leur fils Louis-Henri, né en 1692, fut le duc de Bourbon.
La principale source inédite (?) de M. Henry Gauthier- Villars est la
correspondance de Stanislas Leczinski avec un lieutenant-colonel de
cavalerie, le chevalier de Vauchoux, qui devint auprès du roi détrôné
de Pologne l'agent de confiance de la toute-puissante marquise de
Prie.
Je pourrais ajouter que M. Henry Gauthier- Villars, tout en citant
quelques-uns des nombreux auteurs qui ont traité avant lui le sujet,
aurait bien dû nommer au moins le P. Baudrillart, dont les Études ont
loué si souvent à bon droit le grand ouvrage sur Philippe V [Études,
5 février 1899). Le tome III de cette publication, essentielle dans l'es-
pèce, paru il y a deux ans seulement et intitulé en toutes lettres
REVUE DES LIVRES 267
Philippe V, le duc de Bourbon et le cardinal de Fleury, aurait dû mettre
M. Gauthier- Villars sur ses gardes. Il aurait trouvé là, ainsi que dans
le tome II, ad aperturam libri, beaucoup de ses soi-disant inédits
déjà publiés in extenso. Est-ce pour cette raison qu'il a observé sur le
P. Baudrillart un silence peut-être prudent, mais difficile à justifier?
On le lui a demandé le plus courtoisement du monde dans le Bulletin
critique (5 déc. 1900, p. 668). Nous serions curieux de lire la réponse.
Henri Ghérot, S. J.
I. Le Seize mai et la fin du septennat, par M. de Marcère.
Pion, 1900. In-18, pp. 320. — IL La Demi-République, par
Léouzonle Duc. Pion, 1900. In-18, pp. 312.
I. — Le Seize mai est bien loin. L'est-il assez pour qu'on le raconte?
Peut-être. Il est certain que M. de Marcère met, dans son récit, beau-
coup de sang-froid, de désintéressement, de droiture et de critique.
C'est par là que vaut un témoignage. Ce témoignage, l'auteur a bien
fait de le porter, parce qu'il servira à écrire l'histoire de la troisième
république, et aussi parce qu'il en ressort « mille applications au temps
présent ».
Après 1875, entre les monarchistes, qui avaient échoué dans leurs
entreprises de restauration, e^t les républicains, qui brûlaient de gou-
verner en jacobins, le centre gauche essaya de constituer « une démo-
cratie libre, sous un gouvernement vraiment national ». Que manqua-
t-il à cet essai pour réussir? La mort de l'esprit de parti. Au lieu
d'un commun effort pour le bien public, ce fut une bataille ardente à
l'assaut du pouvoir. La bataille dure encore. Faut-il en conclure que le
rêve est définitivement condamné ? M. de Marcère espère que non ;
mais il sent que «les factions ennemies » n'ont pas désarmé, et il
craint pour la France, « Que Dieu la préserve ! » dit-il, en terminant
sa préface.
Dans ce mot « Dieu » bien compris, peut-être le centre gauche eût-il
trouvé le secret d'une alliance féconde avec les monarchistes, et la vraie
ligne de partage d'avec les rouges. Mais il ne paraît pas que les amis
de M. de Marcère en aient eu le sentiment : la gravité de la question
religieuse leur a échappé; dans l'Église ils voyaient, sinon (d'ennemi »,
comme Gambetta et Ferry, au moins une puissance étrangère et inquié-
tante. Là, sans doute, se trouve le vice essentiel de leur conduite poli-
tique. Et, en un sens, le maréchal président se montrait plus avisé que
les parlementaires, quand, par respect de la religion et instinct de la
discipline, il se défiait obstinément de la gauche agitée et anticléricale.
Je n^entrerai point ici dans l'examen de la période du septennat ;
tout cela est fort complexe. M. de Marcère y apporte quelques lumières.
Les souvenirs de Mac-Mahon, si jamais ils paraissent, en apporteront,
sans doute, un peu plus, sur le point capital de savoir quelles pensées
intimes dictèrent au loyal soldat ses actes de chef d'Etat. Une chose
est sûre, c'est que tout le monde fit des fautes. Vingt-ci^q ans écoulés
268 REVUE DES LIVRES
ont mis, dans les esprits vraiment sincères, assez de paix pour s'en
rendre compte. Ces vingt-cinq ans ont montré aussi que le jugement
le plus sévère est mérité par ceux qui, dans ces conflits, oii le sort de
la France est en hasard, n'ont apporté que la violence de leurs appétits.
II. — Sur ce point, M. Léouzon le Duc est plus net et plus vif que
M. de Marcère. Rarement on a fait le procès de nos gouvernants avec
plus de vigueur et d'indépendance. Le réquisitoire est d'autant plus
frappant, que l'auteur est aussi peu religieux que possible :
Le Président n'est rien; le Sénat ne fait rien; la Chambre peut tout, mais
elle ne fait point ce qu'elle peut; c'est le gourernement qui doit tout faire;
il fait ce qu'il peut pour le faire, mais il ne peut rien faire; la Chambre, qui
a tout mis à sa charge, fait tout pour le mettre hors d'état de la remplir. Il a
besoin du concours des députés pour exercer le pouvoir, les députés de son
concours pour assurer les électeurs. Il consacre ses efforts à se ménager
des concours au Parlement, les membres du Parlement à lui marchander leur
concours. Il est si occupé par ces transactions, qu'il ne saurait s'occuper de
la direction des affaires publiques. Celle-ci passe des mains des ministres
aux mains de leurs agents. La constitution n'a point résisté à l'usage; au
régime légal qui a été fondé dans ce pays, il s'en est substitué un autre;
c'est un régime d'anarchie parlementaire et d'autorité administrative.
Voilà, en quelques mots, ce que M. Léouzon le Duc appelle la Demi-
République. L'auteur ne se contente pas de dire des vérités amères;
il essaye de dire des vérités utiles; après avoir étudié le mal, il pro-
pose le remède. Le voici : remplacer 1' « anthropocentrie » par la a po-
licentrie ». Quand, à la place des politiciens qui font du pouvoir une
propriété personnelle, il y aura des citoyens dont chacun n'aura qu'un
souci : le bien public, — alors la demi-république sera devenue la ré-
publique, et la France se portera bien.
Comment adviendra cet âge d'or ? Avant tout, par la diffusion de la
véritable « science sociale ». Ce ne sera pas l'œuvre d'un jour. Mais
« la révolution qu'on ne peut attendre avant un long temps des progrès
de la connaissance, les conjonctures pourront la produire, et l'instinct
la faire». Et, en tout cas, «ce sera l'œuvre du vingtième siècle d'in-
staurer le programme » de cette révolution bienheureuse.
Pour faciliter le travail du siècle, M. Léouzon ajoute quelques détails
sur la décentralisation, la nomination du chef de TÉtat et des magis-
trats, et le travail du Parlement. Il y a là des idées justes. Mais l'au-
teur croit trop, ce semble, aux effets curatifs d'une constitution nou-
velle. C'est l'avis de Barré-Desminières, le critique positiviste, que
M. Léouzon, dans son dernier chapitre, a chargé de juger ses réformes.
« Faisons de bons Français, conclut-il, et ils feront de la bonne poli-
tique. » Ainsi peut s'entendre l'ancien adage : Quid leges sine moribus ?
Une difficulté demeure, celle de faire ces bons Français, dont, pro-
bablement, l'auteur et moi ne donnerions pas la même définition. Et
puis, quels sont ces bons Français qui auront la charge de faire de la
bonne politique ? Tous les électeurs ? Je crains qu'ils n'en soient pas
REVUE DES LIVRES 269
capables, mît-on les écoliers, dans chaque village de France, au régime
d'une leçon quotidienne de morale civique. Notre pays est trop grand
pour que tous puissent utilement connaître et décider de ses intérêts.
L'égalité politique n'est qu'un leurre; elle n'existe pas; elle ne peut
exister. Il y aurait donc à former une élite pour la vie publique. Dans
l'état actuel, elle ne peut se former que dans l'opposition. Malheureu-
sement, si l'opposition est bonne pour donner l'activité et la ténacité,
elle est encore meilleure pour river les hommes dans l'esprit de parti,
qui est tout juste le contraire de l'esprit politique.
Et alors, que faire ? Prêcher « l'esprit de concorde, le respect absolu
des institutions et des lois, l'amour ardent et désintéressé de la patrie ».
Ainsi faisait Mac-Mahon, dans le retentissant discours d'octobre 1878,
en clôturant l'iilxposition. Ainsi a fait Léon XIII, dans des encycliques
plus retentissantes encore. La leçon est difficile, puisque tous ne l'ont
pas encore comprise. Les idées mettent du temps à faire, dans la grande^
muraille que chacun de nous porte autour de son esprit, la trouée né-
cessaire. M. de Marcère et M. Léouzon le Duc y aideront par leurs
livres sincères, vivants et bien informés. Paul Dudon, S. J.
Annales de la Compagnie du Saint-Sacrement, par le comte
René de Voyer d'Argenson, publiées et annotées par le R. P.
dom H. Beauchet-Fillbau, moine bénédictin. Marseille, typo-
graphie Saint-Léon, 78, rue des Princes, 1900. In-8, pp. xiv-319.
Le vœu émis par les Études^ il y a quelques mois, est enfin réalisé.
Nos lecteurs nous permettent de leur rappeler que M. Fr. Rabbe,
prêtre défroqué, avait accusé les catholiques de silence intéressé sur le
manuscrit des Annales de la Compagnie du Saint-Sacrement. Il lui fut
répondu que l'on n'avait pas attendu jusqu'à lui pour faire la lumière
sur les œuvres admirables de cette société charitable, la digne devan-
cière au dix-septième siècle de nos modernes sociétés de Saint-
Vincent de Paul. Et le bénédictin dom Beauchet-Filleau, et le
P. Charles Clair, de la Compagnie de Jésus, avaient fait sa décou-
verte dix ou quinze ans avant lui ^
Voici que dom Beauchet-Filleau clôt définitivement la bouche aux ama-
teurs d'insinuation tendancieuses, en publiant, lui bon premier, le ma-
nuscrit complet et ujiique de la Bibliothèque nationale ( f. fr. 14489 ).
Il n'en retranche rien, sauf les erreurs du pauvre Rabbe; il l'augmente
même par l'addition de pièces fort intéressantes, telles que les Statuts
de la Compagnie de Poitiers, le Règlement pour la petite Société aux
petites villes, le Règlement de la petite Compagnie à la campagne, la
liste des villes oii s'établit la Compagnie du Saint-Sacrement, etc.
Il y a toute une mine d'or, pour les curieux de l'histoire de la cha-
rité et des bonnes œuvres, dans cette publication du savant bénédic-
tin ; aussi nous espérons bien y revenir quelque jour. En attendant,
1. Voir les Études du 20 novembre 1899, des 20 janvier et 5 mai 1900.
270 REVUE DES LIVRES
nous la recommandons vivement à tous ceux qui, héritiers des meil-
leures traditions de la Renaissance catholique au grand siècle, s'en
vont, aujourd'hui comme autrefois, semant les bonnes œuvres et pro-
pageant le bien, a Ils y verront, comme l'écrit le savant religieux, que
de tout temps les fidèles enfants de l'Eglise ont travaillé au soulage-
ment des misères humaines, à l'extirpation du mal sous toutes ses
formes. »
Ce n'est peut-être pas le sentiment de M. Raoul Allier, dans son
article de la Revue chrétienne du \}^ septembre, sur la Cabale du
Saint'Sacrement \ mais qui sait si, maintenant qu'il pourra sortir des
extraits frelatés de Rabbe et lire in extenso la Relation de René
d'Argenson, il ne changera pas de sentiment?
Henri Ghérot, S. J.
En Chine, au Tché-ly sud-est. Une mission d'après les mis-
sionnaires, par le P. J.-H. Leroy, S. J., illustré de 108 gravures
et d'une carte du Tché-ly. Paris, Société de Saint- Augustin, Dés-
olée, de Brouvs^er et 0\ 1900. In-4, pp. 458.
Le Tché-ly a eu une large part des troubles et des horreurs dont la
Chine septentrionale a été le théâtre, et que la diplomatie européenne
s'occupe encore à empêcher de renaître. Aussi ce livre vient à propos
compléter celui que Mgr Favier, le vaillant défenseur du Pé-tang, a
publié sur la capitale de l'Empire du Milieu. L'histoire de la mission
du Tché-ly sud-est a été écrite ici à l'aide dçs lettres des missionnaires
de la Compagnie de Jésus à leurs confrères de France. L'auteur y a
ajouté un chapitre des plus intéressants sur le voyage de Marseille à
Tien-tsin ; un autre décrit, avec une fidélité minutieuse, la vie du mis-
sionnaire. Il est suivi d'une étude sur les religions et superstitions des
Chinois. Le chapitre quatrième, intitulé : V empire du démon, nous fait
connaître quelques-uns des cas de possession démoniaque, si fréquents
parmi les païens, dont on n'a jusqu'ici parlé que fort rarement et avec
une extrême réserve, dans les ouvrages concernant la Chine. Chose
remarquable, les bonzes reconnaissent souvent que les missionnaires
catholiques ont seuls le pouvoir de délivrer les possédés. L'œuvre apos-
tolique de la mission est longuement étudiée au chapitre cinquième,
tandis que l'histoire des calamités et des difficultés fait l'objet du sui-
vant. On y trouve l'explication de la haine des lettrés contre les chré-
tiens et des traits de mœurs des plus curieux. La nation chinoise est
habilement disséquée au chapitre vu, qui nous fait connaître la société
jaune et ses associations secrètes. Les défaites des Chinois, battus par
les Japonais en 1894, puis par les troupes européennes alliées cette
année même, malgré la multitude des soldats et leurs armes perfection-
nées, n'étonneront personne quand on aura lu la façon dont ces troupes
sont recrutées et organisées. Pas d'officiers, pas de soldats, pas de
matériel, pas d'argent; désordres, vols et concussion, tel est le résumé
de cette étude sur le système militaire des Célestes. Le P. Leroy nous
REVUE DES LIVRES m
initie encore aux mœurs et aux coutumes des fils de Han. L'infanti-
cide, que tant d'auteurs sceptiques ou mal intentionnés ont si souvent
nié, est pris sur le vif. Ceux d'ailleurs qui se refuseraient à croire nos
missionnaires sur ce sujet délicat pourront en trouver une démons-
tration aussi sérieuse qu'officielle dans le livre récent du D"" Mati-
gnon, de la légation de France à Pékin, intitulé : Crime, misère et
superstition en Chine,
Dans le dernier chapitre, le P. Henri Leroy traite des relations
de la France avec la Chine. Il prouve la nécessité pour notre cher
pays de conserver le protectorat des missions, qu'elle a toujours, jus-
qu'ici, tenu à honneur de revendiquer et que les nations d'Europe,
en particulier l'Allemagne, cherchent aujourd'hui à lui enlever. Il sou-
tient aussi une thèse qui paraît bien osée, celle de l'alliance de la
France avec l'Empire céleste. Le moment, en effet, ne paraît pas
encore venu, bien que la Russie ait pris les devants, il y a déjà
quelques années, par la fameuse convention secrète, appelée conven-
tion Ganini, du nom de l'ambassadeur moscovite auprès de la cour
chinoise. L'Angleterre avait elle-même préconisé une alliance offensive
et défensive avec le Fils du Ciel, puis elle s'est laissé devancer par le
tsar, Mais il y a entre les sujets d'Alexandre III et ceux de Kouang-
Siu des affinités ethniques qui rendent cette alliance possible, tandis
qu'elle paraît absolument incompatible avec nos mœurs, qui sont à
l'antipode de celles des Chinois. A notre humble avis, la chose ne peut
se faire que le jour 011 la majorité des jaunes, habitants de l'Empire
des fleurs, sera convertie à la religion catholique. Le courage admi-
rable, montré par les catholiques chinois devant les persécutions
actuelles, étonne même nos missionnaires et prouve combien profon-
dément notre sainte religion a modifié leur cœur et leur esprit. Puisse
le sang des martyrs amener bientôt le moment où le rêve si beau du
P. Henri Leroy sera réalisable, sinon réalisé ! Albert A. Fauvel.
Un professeur d'ancien Régime. Le Père Charles Porée,
S. J. (1676-1741). Thèse présentée à la Faculté des lettres de
l'Université de Poitiers par J. de La Servière, ancien élève de
l'Université catholique d'Angers. Paris, Oudin, 1899. Grand in-8,
pp. XL-489.
Grande est la place que tient, dans l'histoire littéraire du dix-hui-
tième siècle, le P. Charles Porée, — maître à la fois du saint arche-
vêque Le Franc de Pompignan et de Voltaire, — qui enseigna durant
trente années la rhétorique à Louis-le-Grand, et dont les élèves allè-
rent en si grand nombre occuper les hautes charges de l'Église et de
l'Etat ou peupler les Académies. Aussi, est-ce à bon droit que le R. P.
DE La Servière a pris Porée pour objet de ses recherches, en voulant
montrer, dans sa thèse française de doctorat, ce ce que pouvait être, au
siècle dernier, l'action d'un professeur de hautes classes dans les col-
lèges français de la Compagnie de Jésus ».
272 REVUE DES LIVRES
Avec beaucoup de verve, le P. de La Servière décrit d'abord le
milieu où vécut son héros : l'ancien Louis-le-Grand, avec ses régents
humanistes, ses pensionnaires grands seigneurs et ses milliers d'ex-
ternes. Puis il nous représente le professeur en classe, appliquant à la
lettre les méthodes célèbres du Ratio studiorum : tous les exercices
scolaires sont passés en revue, depuis les prélections latines ou grec-
ques jusqu'aux grandes représentations de gala. L'auteur énumère
ensuite, analyse et discute les différentes œuvres de Porée, qui, toutes
du reste, sont œuvres d'enseignement et d'éducation : ses exhortations
spirituelles aux élèves; ses discours de rentrée, à thèses historiques
ou littéraires ; ses tragédies, beaucoup trop renouvelées de Sénèque,
et ses comédies, pleines de peintures morales, charmantes ou hardies,
et de salutaires leçons. Enfin, après avoir résumé en un lumineux
tableau d'ensemble les idées de Pillustre professeur, le P. de La Ser-
vière donne de fort intéressants détails sur les élèves de Porée, qui
gardèrent tous de leur maître un profond et reconnaissant souvenir;
mais, parfois, oublièrent tout à fait ses enseignements religieux et
moraux, comme firent surtout Helvétius, Diderot, Voltaire.
En toutes choses, Porée est bien un homme de son temps, un vrai
Professeur d'ancien Régime.
En littérature, par exemple, c'est un parfait humaniste^ profondé-
ment pénétré de la plus pure culture classique, admirateur et ami
passionné des maîtres anciens jusqu'à une certaine méconnaissance
des modernes. Gomme les autres humanistes de son temps, il joint à
d'aimables et charmantes qualités d'esprit l'abus perpétuel des lieux
communs, des pointes et jeux de mots, des antithèses ingénieuses ou
inattendues. Toute son œuvre a quelque chose d'un peu factice; c'est
trop complètement de la littérature « de collège ».
En matière politique et sociale, Porée est admirateur sans réserve
des institutions du dix-septième siècle et du dix-huitième. Leurs abus
ne le choquent en rien; il n'a aucun désir de progrès ni de réforme :
que, respectivement, la noblesse, la bourgeoisie, le peuple usent bien
de leurs actuelles conditions d'existence, et tout sera parfait. Un ardent
patriotisme inspire d'ailleurs l'œuvre entière et l'enseignement de
Porée ; les souvenirs plus reculés de l'histoire de France, comme les
gloires récentes du règne de Louis XIV, sont perpétuellement évoqués
dans ses discours. Partout, il exprime le loyalisme le plus enthou-
siaste et la plus intransigeante admiration pour la monarchie qui a
rendu la Patrie si grande.
Toutefois, aux yeux de Porée, l'enseignement n'est qu'un moyen
pour atteindre une fin plus haute : la formation chrétienne des enfants.
Aussi, plus encore que l'amour des lettres classiques et de la France
royale, est-ce le zèle des âmes qui anime les leçons et les écrits de
l'illustre professeur. Par une assez étrange méconnaissance des dan-
gers de l'avenir, il est vrai, Porée suppose toujours le dogme catho-
lique connu, compris, indiscuté, comme aux plus beaux jours du grand
siècle, et, par suite, néglige de faire précéder ses exhortations pieuses
REVUE DES LIVRES 273
et ses conseils moraux d'un substantiel exposé doctrinal et d'une
discussion sérieuse des objections en vogue. Mais, en dépit de cette
grave erreur de tactique, avec quelle énergie persuasive il recom-
mande, dans ses allocutions familières à son jeune et brillant auditoire,
la résistance aux passions mauvaises, l'humilité et la charité chré-
tiennes, la soumission à l'Église! (P. 102-122.) Dans ses comédies
elles-mêmes, le zèle du religieux se retrouve, pour donner aux enfants,
sous une forme attrayante, les plus sérieuses leçons de morale, pour
flétrir, avec une hardiesse qui, aujourd'hui, paraîtrait inouïe, tous les
vices du beau monde d'alors, depuis le jeu et l'inconduite jusqu'au
grave abus des vocations forcées (p. 287-340).
Le P. de La Servière n'a certes pas cédé au penchant d'exalter à
l'excès son héros. Il le présente tel qu'il fut, et le discute fort libre-
ment. Mais il n'est cependant pas un lecteur, qui, après avoir lu les
pages attachantes et instructives de la biographie du P. Porée, ne se
sente contraint de partager l'impression de l'historien sur cet huma-
niste au cœur d'apôtre, au a dévouement solide et souriant », « et
qu'on ne peut s'empêcher d'aimer ». Yves de La Brière, S. J.
De Jacobo I, Angliae Rege, cum cardinal! Roberto Bellar-
mino, S. J., super potestate, cumregia tum pontificia, dispu-
tante (1607-1609). ce Thesim Facultati litterarum Universitatis
Pictaviensis proponebat Joseph de La Servière, Universitatis
catholicse Andegavensis quondam aliimnus ». Paris et Poitiers,
Oudin, 1900. In-8, pp. xxxi-169.
L'attention des chercheurs semble sérieusement fixée, depuis plu-
sieurs années, sur Tétude des questions délicates, relatives à l'origine
du pouvoir des princes, en même temps qu'au droit d'intervention des
papes dans le temporel des Etats, questions qui, après avoir été
ardemment remuées aux quatorzième et quinzième siècles, donnèrent
encore lieu, vers la fin du seizième et le début du dix-septième, à de
si intéressantes controverses. M. l'abbé Féret, par exemple, l'infati-
gable historien des affaires religieuses de cette dernière époque, a
écrit un travail substantiel sur le Droit divin des rois et la the'ologie-,
M. Perrens donnait l'historique du même sujet pour la France, en étu-
diant V Église et VEtat sous Henri IV \ M. Weill publiait à son tour
les Théories sur le pouvoir royal en France pendant les guerres de reli-
gion-, plus récemment, paraissaient l'étude savante de M. Chénon sur
la Théorie catholique de la souveraineté^ et l'article du R. P. Baudril-
lart sur V Intervention du Pape en matière politique, enfin, les systèmes
divers qui furent discutés et adoptés sur toutes ces questions, dans la
première moitié du dix-septième siècle, nous ont été magistralement
exposés dans l'ouvrage de M. Lacour-Gayet, V Éducation politique de
Louis XIV.
C'est une contribution nouvelle à l'étude de la même matière qui a
LXXXVI. — 18
2T4 REVUE DES LIVRES
mérité, il y a quelques mois, au R. P. de La Servière le plus brillant
succès devant la Faculté des lettres de l'Université de Poitiers. Gomme
thèse latine, en e£Fet, le nouveau docteur a présenté une excellente
histoire des discussions fameuses entre Jacques ï" et Bellarmin sur
les limites du pouvoir pontifical et du pouvoir royal.
L'énumération des sources, qui occupe les premières pages, permet
déjuger avec quelle méthode et quelle conscience l'auteur a approfondi
son sujet. Outre un très grand nombre de documents imprimés, les
manuscrits de la Compagnie de Jésus, l'inappréciable collection des
State Papers du Public Record Office de Londres, le fonds français
et le fonds italien de la Bibliothèque nationale de Paris, ont été mis
amplement à contribution. Quant à la bibliographie générale du sujet,
donnée sous forme de table des ouvrages cités, elle semble fort abon-
dante et complète. On est toutefois étonné de n'y pas voir figurer la
précieuse étude, indiquée plus haut, de M. Ghénon, l'éminent profes-
seur de la Faculté de Droit de Paris.
Le P. de La Servière rappelle d'abord comment le serment de fidélité
imposé par Jacques I", après la « conspiration des poudres », aux
catholiques anglais, provoqua un grave dissentiment entre ces der-
niers, les uns en estimant la teneur contraire à la doctrine catholique,
les autres la jugeant à la rigueur acceptable. La formule prescrite
offrait, en effet, quelque ambiguïté ; elle mêlait à des promesses très
orthodoxes de loyalisme envers le souverain légitime l'engagement de
rejeter, « comme impie et hérétique », la doctrine autorisant le pape à
excommunier les rois et à ordonner leur déposition, pour quelque motif
que ce fût (p. 10-15). Mais un bref de Paul V interdit formellement la
prestation d'un tel serment, et, à la suite du P. Persons et des Jésuites,
la plupart des catholiques anglais, loin d'imiter la faiblesse de leur ar-
chiprêtre Blackwell, refusèrent le serment, et devinrent aussitôt vic-
times de pénalités sévères. Quant à Jacques P", il prétendit justifier
sa conduite par des arguments théologiques; et, le 27 février 1608,
publia son Triplici nodo triplex cuneuSj sive Apologia pro juramento
fîdelitatis.
Dans cet écrit, le roi Jacques tentait, à grand renfort d'érudition, de
prouver que les catholiques pouvaient prêter en pleine sûreté de cons-
cience le serment qu'il exigeait d'eux ; puis il refusjait au pape toute
autorité d'aucune sorte dans le domaine temporel, et empruntait sur ce
sujet à l'histoire du moyen âge une longue série d'anecdotes terri-
fiantes; enfin, il attribuait à la cour de Rome et à ses adhérents la
responsabilité des persécutions subies par les catholiques anglais
(p. 36-47).
Bientôt après, sous le pseudonyme de Matthaeus Tortus, Bellarmin
écrit une Responsio ad llbrum cui tltulus : « Triplici nodo triplex ciineus, »
Il y fait ressortir toutes les erreurs, toutes les confusions théologiques
et historiques commises par Jacques P"", et démontre l'impossibilité où
sont les catholiques d'accepter le serment dans les termes qu'on veut
leur imposer. Par de nombreux textes, tirés des anciens conciles, le
REVUE DES LIVRES 2T5
cardinal démontre (p. 52-59) le droit qu'ont les papes (en certains
cas très graves) de déposer les princes criminels ou impies, si id
necessarium sit ad animarum salutem ; et, revenant sur la thèse de son
De Romaiio Pontifice^ il définit la nature de ce ^^onyoir indirect du chef
de l'Eglise sur le temporel des Etats.
De pareilles thèses ne pouvaient être laissées sans protestation par
l'irascible sophiste qui régnait au palais de Saint-James. Aussi, en
février 1609, paraît une réédition du Triplex cuneus^ précédée d'une
longue Prœfatio monitoria, qu'il adresse à tous les princes de la chré-
tienté, et où il signale le danger que présente, pour la sécurité de chaque
état, la doctrine de Bellarmin sur la puissance pontificale et sur les
immunités des clercs. C'est ici que le théologien couronné expose la
théorie fameuse du « droit divin des rois », de cette puissance sans
limite et sans appel, inaliénable et inamissible, immédiatement et mys-
térieusement transmise sur toutes choses par Dieu aux princes légiti-
mes. — A ce sujet, le P. de La Servière fait un très intéressant histo-
rique (p. 76-81) de cette doctrine, née chez les Césars byzantins;
développée à la cour de Henri IV d'Allemagne (dont un flatteur va
jusqu'à dire qu'il est de cœlo missus, non homo carnis] ; professée à celle
de Frédéric Barberousse, puis à celle de Frédéric II, avec Pierre de
la Vigne et Thaddée de Suessa, et, plus tard, à celle de Louis de Ba-
vière. En France, les légistes l'introduisent dès le treizième siècle, la
font dominer au quatorzième, après les exploits de Philippe le Bel
contre la puissance ecclésiastique; au quinzième siècle, Charles VII et
les auteurs de la « Pragmatique sanction » de Bourges ; au seizième
siècle, Louis XII et François I**" l'adoptent à leur tour. Les protestants,
de leur côté, s'en emparent avec ostentation partout où le pouvoir ap-
partient à un prince de leur confession ; de même que, dans les Etats
catholiques, ils favorisent les principes les plus anarchiques. Enfin,
dans leur lutte contre la Ligue, les Politiques et parlementaires, amis
de Henri IV, viennent de défendre énergiquement la théorie du droit
divin des rois, supérieur, quoi qu'il arrive, à toute discussion et à
tout contrôle, au moment où Jacques I" en donne la formule la plus
précise et la plus absolue. — Ce lumineux exposé du P. de La Servière,
pour lequel ont été utilisés, outre les recherches personnelles de
l'auteur, les nombreux travaux récents relatifs au même sujet, concorde
pleinement avec celui que faisait, l'an dernier, de cette grave matière,
M. le professeur Chénon, dans son cours du Collège libre des sciences
sociales.
Aux attaques dirigées contre lui dans la Prasfatio monitoria du roi
Jacques, Bellarmin réplique par une Apologia pro responsione sua. Le
passage le plus notable de cet écrit est celui où le jésuite cardinal expose
sa théorie sur l'origine du pouvoir (p. 95-105). Le P. de La Servière
cite les textes les plus précis par lesquels Bellarmin montre le pouvoir
venant de Dieu seul, mais remis par Lui à la nation, laquelle, par sa
volonté explicite ou tacite, le délègue à des princes héréditaires ou à
des magistrats électifs, qui, dans l'exercice de leur pouvoir, se trou-
276 REVUE DES LIVRES
vent ainsi dépositaires de l'autorité venue de Dieu. — Ici encore l'au-
teur nous fait un excellent historique de cette doctrine du pouvoir
trsLYiSïïih médiatement de Dieu aux princes; doctrine admise peut-être
par saint Thomas (p. 101), et sur laquelle (p. 103) Banez et Molina se
trouvèrent d'accord !
La polémique ne s'arrête pas après la seconde Réponse de Bellarrain,
De nouveaux champions entrent en scène. Beaucoup de protestants
anglais et français, et de Politiques du parti parlementaire, soutiennent
Jacques P""; alors que Persons, Suarez, Lessius et bien d^autres défen-
dent les doctrines romaines de Bellarmin, notamment celle du pouvoir
indirect des papes sur le temporel. ■ — Le P. de La Servière montre
(p. 146-152), avec une grande justesse, les sérieuses différences doc-
trinales qui séparent Bellarmin de son confrère et contemporain
Mariana.
L'historien mentionne également l'accueil spirituel et prudent fait
par Henri IV à la Prœfatio de Jacques I". Exposant à son « frère
d'Angleterre » les dangers que courent les princes à s'aventurer dans
les joutes théologiques, le roi de France conclut malignement : a Mais
celuy qui, en tels cas, s'est contenté soy-mesme a obtenu la meilleure
partie de son désir : je veux croire qu'il en est ainsi advenu. » En
même temps, soucieux de sauvegarder les droits de l'Église romaine,
tout en ménageant le roi Jacques, dont la mauvaise humeur retombe-
rait lourdement sur les pauvres catholiques anglais, Henri fait pu-
blier une Réponse à la Prœfatio monitoria, écrite en termes modérés,
conciliants et respectueux par le dominicain Goeffeteau.
Henri IV avait raison de vouloir, en France, éviter tout éclat excessif
autour des questions débattues entre le roi d'Angleterre et Bellarmin ;
car le gallicanisme exalté de presque toute la bourgeoisie lettrée au-
rait pu faire prendre à la polémique une tournure fâcheuse pour les
intérêts de la cause pontificale. C'est, par exemple, la pensée que, peu
après, exprimait très nettement saint François de Sales dans un Mé-
moire du 2 juin 1612, adressé au cardinal Scipion Gafarelli Borghèse,
— document que le P. de La Servière aurait peut-être dû citer. — Et,
de fait, aux États généraux de 1614, le tiers état proposait d'imposer
aux ecclésiastiques un serment sur l'indépendance absolue du pouvoir
temporel à l'égard du pape, dont la teneur était presque identique à
celle du serment exigé quelques années auparavant par Jacques I"*. Il
fallut toute l'éloquence du cardinal du Perron, et surtout l'intervention
souveraine de la régente Marie de Médicis, pour faire abandonner cette
proposition (p. 126-131).
Mais le dernier mot était loin d'être dit. Le P. de La Servière rap-
pelle en effet (p. 167), mais beaucoup trop brièvement à notre avis,
que les doctrines du roi Jacques devinrent peu à peu celles de presque
tous les penseurs et de presque tous les hommes d'État du dix-sep-
tième siècle; et que, notamment, en France, ainsi que l'a montré
M. Lacour-Gayet, l'autorité sans limite directement reçue de Dieu par
les rois, et l'incompétence absolue des papes dans toutes les affaires
REVUE DES LIVRES 277
temporelles des princes, devinrent d'indiscutables axiomes et des
maximes d'État. Les idées de Bossuet en ces matières sont beaucoup
plus proches de celles de Jacques P"" que de celles de Bellarrain.
Tels furent les résultats de la controverse fameuse dont le nouveau
docteur de Poitiers vient de nous retracer l'attachante histoire.
Les lecteurs sérieux apprécieront d'autant plus le savant travail du
P. de La Servière, qu'il est écrit avec une parfaite clarté, dans une
belle et pure langue cicéronienne, qui n'est pas toujours celle des
thèses latines de doctorat. Yves de La Brière, S. J.
Sieyès, d'après les documents inédits, par M. Albéric Neton.
Perrin. In-8. Prix : 7 fr. 50.
Une brochure retentissante lancée à propos par un clerc ambitieux
et chagrin, à la gêne dans son habit comme dans sa vocation ; le
tiers état, réduit depuis des siècles à n'être rien, averti par ce coup
de clairon qu'il est tout^ et que l'heure a sonné pour lui de devenir
quelque chose ; une profession de foi nettement monarchique *, corro-
borée bientôt par une réponse explicative aux provocations d'un répu-
blicain exotique ^ ; la Déclaration des droits de l'homme mise , à
l'américaine, en tête de la nouvelle constitution; une sage protestation,
d'ailleurs inutile, contre les injustices flagrantes qui accompagnèrent
la spoliation du clergé ; l'institution du jury ; les régions naturelles du
royaume arbitrairement morcelées en départements ; un serment
schismatique, bientôt suivi d'un vote régicide ; l'effacement prudent
devant la guillotine ; la peur et le silence devenus l'art de vivre ; une
vaine démarche à Berlin, sous le Directoire, pour gagner la Prusse
monarchique à l'alliance républicaine ; un brusque retour pour béné-
ficier d'un nouveau coup d'État et se faire le complice de Bonaparte ;
le pouvoir que l'on entendait partager à deux restant à un seul ;
comme consolation à cette mise au rancart, l'élaboration pénible de la
Constitution de l'an VIII, qu'il faut aussitôt modifier par ordre du
maître ; la terre de Crosne, une riche pension et la pourpre sénato-
riale stoïquement acceptées comme prix du silence : tels sont, résumés
à grands traits, les principaux titres d'Emmanuel-Joseph Sieyès à l'at-
tention de l'histoire.
Ainsi donc, le même homme qui, las de courir après les grasses
prébendes, avait débuté par une charge à fond contre les nobles et les
1. « Ce n'est ni pour caresser d'anciennes habitudes, ni par un sentiment
superstitieux de royalisme, que je préfère la monarchie. Je la préfère, parce
qu'il m'est démontré qu'il y a plus de liberté pour le citoyen dans la mo-
narchie que dans la république. » (Sieyès.)
2. « C^est à tout l'enfer de la monarchie que j'ai déclaré la guerre », écri-
vait Thomas Paine. Sieyès répond : « Ni les idées ni les sentiments que
l'on dit républicains ne me sont inconnus ; mais dans mon dessein d'avancer
toujours vers le maximum de liberté sociale, j'ai dû passer la république, la
laisser loin derrière, et parvenir enfin à la véritable monarchie. »
278 REVUE DES LIVRES
privilégiés, qui avait reproché si vivement au roi sa liste civile, se
ravisait tout à coup, sur la fin de sa vie politique, et, comme roi de la
pensée sans doute, se laissait à son tour gratifier aux dépens du do-
maine public. Cette interprétation large de la rigidité républicaine ne
devait pas être du goût de tout le monde ; on trouva généralement que
cette manière d'hériter « de ceux qu'on assassine » n'était pas dans le
programme de la fraternité universelle ; et c'est ce qui explique le
mépris dans lequel tomba aussitôt le prétendu grand homme, dont
M. Albéric Neton a entrepris de rappeler les services et de venger la
mémoire. Ce ne sont pas seulement les services de Sieyès qui ont été
méconnus ; on a contesté jusqu'à ses talents. « C'est surtout dans les
distinctions subtiles d'un objet avec un autre, écrivait le publiciste
académicien Suard, que brille la sagacité du métaphysicien. Personne
n'avait encore si savamment distingué ce qui est au delà de ce qui est
au dehors de la loi ; ... les officiers publics des fonctionnaires publics]
ce qui établit des fonctionnaires publics sans offices, et des officiers
publics sans fonctions. Personne n'avait signalé si lumineusement Vex-
ce'dant et Vextravasion des pouvoirs , afin de parvenir à neutraliser les
efforts coalisés de l'intrigue et de Vaveuglement. » En tout autre temps,
un homme d'esprit se fût contenté de sourire de cette fine raillerie ;
mais l'ancien conventionnel, qui avait lâché si prestement, en 1793,
ses amis de la Gironde, ne lâcha pas, en 1797, l'écrivain assez osé
pour plaisanter de son galimatias. Suard expia cruellement, en fructi-
dor, l'indépendance de sa critique. De son côté, la Gazette française
s'en prenait aux vues de l'homme d'État et lui reprochait de n'être ni
clair, ni original. Enfin, Talleyrand, un illustre confrère en législation
comme en apostasie, contestait à Sieyès la profondeur. Un jour qu'il
l'entendait qualifier de très profond : « Vous voulez dire très creux »,
répartit le célèbre diplomate.
Ni clarté, ni originalité, ni profondeur : tant d'irrévérence et d'in-
gratitude ont indigné M. Albéric Neton, qui n'a pas cru pouvoir moins
faire que de consacrer quatre cent soixante pages in-8 à la mémoire
du a Lycurgue » français. Peut-on, de bonne foi, refuser l'originalité^
à un homme qui a eu le premier l'idée du recès de 1803 et du blocus
continental ? Napoléon plagiaire de Sieyès, voilà qui est nouveau. Mal-
heureusement, M. Neton avance beaucoup et prouve peu. C'est un des
défauts de son livre. Pourquoi aussi enfle-t-il si fort la voix ? « Il ne
peut se défendre, dit-il, d'une admiration mêlée d'épouvante pour ces
hommes de fer qui, un pied dans la tombe, parlaient encore à l'avenir,
et, audacieux et fiers, semblaient avoir fait un pacte avec la mort! » A
ceux qui ne partageraient point son enthousiasme, il adresse d'avance
ce petit compliment : « A l'approche de ces nouveaux barbares qui, ré-
veillant les plus bas instincts des foules, s'en prennent dans leur fureur
impie à ce que nous aimons le plus, à V urbanité' des mœurs, à la culture
1. M. Neton convient (p. 118) que Sieyès doit à Mably toutes ses idées
sur la séparation des pouvoirs.
REVUE DES LIVRES 279
de l'esprit^ à la fécondité de la science^ qui nient le progrès et révent le
reculj quel réconfort que de pouvoir, ne fût-ce que par la pensée, ne
fut-ce même qu'un instant, contempler ce qui fut grand, évoquer cette
époque glorieuse, unique peut-être dans l'humanité, revivre enfin cette
vie grandiose et sublime qui arrachait plus tard du fond de l'exil, au
seuil même de la mort, des larmes de joie à ceux qui l'avaient Vécue!...
Sieyès fut de ceux-là. »
Osez après cela, ami lecteur, n'être pas de l'avis de M. Albéric Ne-
ton. Pour ma part, je me résigne à prendre place parmi ces nouveaux
barbares qui révent le recul ^ car je suis bien décidé à dire à l'auteur
que son engouement factice me fait mettre en suspicion sa thèse ;
qu'une apologie à outrance n'est pas une œuvre de vérité, et qu'un
ouvrage d'une réelle valeur par les documents cités est gâté trop sou-
vent par les tirades passionnées, qui détonnent sur le calme récit de
l'histoire.
Pour ne pas être taxé d'exagération, je veux citer encore les lignes
suivantes : « La nuit du 4 août descendit chaude et bienfaisante,
apportant un large souffle de fraternité, de concorde et d'amour. Nuit
célèbre! Nuit à jamais mémorable I Pourquoi faut-il, hélas ! que l'aube
qui se leva bientôt découvrit, au lieu d'un ciel bleu et serein, un hori-
zon chargé de lourds nuages, aux formes étranges, terrifiants à voir !
(P. 96.)
La passion ne perce-t-elle' pas dans cette phrase au sujet de Mira-
beau, irrité, après s'être rapproché de la cour, de n'avoir pas été
nommé ministre : « Mirabeau se rejeta du côté des jacobins, tout en
continuant ses relations coupables avec la reine et Montmorin. » ( P. 130. )
En quoi un sujet longtemps insoumis est-il coupable de reconnaître
sa faute, et de tâcher, au moment suprême, d'empêcher la chute du
trône, que lui-même a si follement précipitée ?
N'y a-t-il pas une sorte d'impiété dans le rapprochement fait par
l'auteur entre les électeurs parisiens, réunis pour remplacer les prê-
tres réfractaires par des prêtres jureurs et donner un successeur à
Mgr de Juigné, et les chrétiens de la primitive Église ?« Spectacle tou-
chant que celui de ces premiers électeurs qui, nés d'hier à la vie poli-
tique, apportent dans l'exercice de leur devoir civique, comme jadis les
premiers chrétiens dans la pratique des devoirs divins, la foi, la sincérité
et V espérance! » (P. 140.) Et dire que cette belle entente devait avoir
pour résultat l'élection du misérable Gobel !
Quand il ne peut innocenter certaines gens, M. Neton les excuse :
« Poussées par V irritation et la misère, des femmes envahirent les cou-
vents et fouettèrent des religieuses. » (P. 147.)
La division de la France en départements inspire à notre auteur ces
belles métaphores : « Dans ce moule maintenant vieilli, dans cette
argile devenue inerte, Sieyès traça résolument et pétrit, sans hésiter,
la figure de la France nouvelle. » C'est montrer peut-être une admira-
tion excessive pour une œuvre toute politique, aujourd'hui critiquée
280 REVUE DES LIVRES
«
par les meilleurs géographes, qui regrettent ouvertement l'ancienne
division en provinces et font bon marché du pétrissage de Sieyès.
Nous en avons dit assez, croyons-nous, pour mettre le lecteur en
garde contre l'esprit de cet ouvrage, d'autant plus dangereux que les
jugements erronés ou risqués paraissent appuyés sur une riche docu-
mentation puisée à bonne source ^ Adrien Houard, S.J.
Les Grandes Dames pendant la Révolution et sous l'Empire,
par le comte Fleury. Paris, H. Vivien. In-8, pp. 358. Prix :
5 francs.
Le Carnet historique et litte'raire publiait en janvier et février 1899,
sous la signature de son très distingué directeur, M. le comte Fleury,
un article des plus piquants intitulé : Les femmes à l'arme'e pendant la
Révolution et sous l'Empire. Nous avons relu avec un plaisir nouveau
ces pages écrites d'une plume si alerte, dans l'ouvrage que le même
auteur, élargissant son cadre, vient de publier sous ce titre : les
Grandes Dames pendant la Révolution et sous l'Empire.
Il ne s'agit pas évidemment d'une biographie de toutes les femmes
illustres de cette époque; mais de quelques épisodes du grand drame
révolutionnaire ou impérial, auxquels ont été mêlées, à des titres divers,
soit des princesses du sang obligées de fuir à l'étranger, comme
Mesdames Adélaïde et Victoire, tantes de Louis XVI ; soit des dames
de la noblesse ou de la bourgeoisie, comme ces «Vierges de Verdun »,
multipliées et embellies par la légende; comme cette vaillante Delphine
de Sabran, qui disputa si noblement à la guillotine les deux Gustine,
1. P. 16 : « la Congrégation de Jésus >» est un terme peu usité.
P. 57 : « Loménie de Brienne venait de succomber (2 août 1788). Il faut
lire : 25 août.
P. 59. L'abbé Morellet est mort en 1819. Il n'a donc pu faire paraître en
1822 une édition de la brochure : Qu est-ce que le tiers état ?
P. 74. L'auteur dit que les élections parisiennes du tiers se terminèrent
le 18 mai par l'élection de Sieyès, et, deux pages plus loin, il cite Bailly,
dont le journal porte que Sieyès fut élu le mardi 19 mai.
P. 128. « Que de billets n'avaient-ils pas échangé ensemble )>. Je ne dis
rien de l'application anticipée de la nouvelle orthographe ; mais le mot en-
semble n'est-il pas inutile ?
Je renonce à relever les nombreuses erreurs typographiques : Deisbach,
p. Diesbach (p. 91); Cazalis, p. Gazalès (p. 117); ^w^an, p. Autun (p. 141);
le Juigné, p. de Juigné (même page) ; Malet du Pan, p. Mallet du Pan
(p. 166); Gangeneuve p. Grangeneuve (p. 208); traité de passage, p. traité
de partage (p. «^18) ; on pensait qu'il satisfairait (p. 435) ; il eût voulu qu'on
Vaida (p. 443) ; Lacken, p. Laeken (p. 449). Il y en a bien d'autres.
P. 350. L'auteur semble croire que de Bry n'avait qu'un collègue au Con-
grès de Rastadt.
Une dernière chicane. Pourquoi M, Neton tient-il tant à appeler les prê-
tres insermentés des non-conformistes ? Il n'a pourtant pas écrit pour des
Anglais.
REVUE DES LIVRES 281
son beau-père et son mari ; soit d'héroïques aventurières, comme les
demoiselles Fernig et celle qui se faisait appeler le chevalier de Hous-
say, toutes si intrépides sur les champs de bataille ; soit enfin des
épouses dévouées, comme la duchesse d'Abrantès, la duchesse de
Reggio et la célèbre Mme de La Valette, qui devait payer de sa raison
sa piété conjugale.
Je ne parle pas, à dessein, de quelques autres dames que les hasards
de la fortune et Tillustration de leur rang ont fait entrer dans l'histoire,
mais dont le caractère et les allures, plutôt militaires, ont peu contri-
bué à enrichir la Morale en action. M. le comte Fleury, obligé de leur
donner une place, s'est acquitté de sa tâche délicate avec courtoisie
et discrétion.
Son livre, bien écrit, bien ordonné, à la fois consciencieux comme
un livre d'histoire et attachant comme un roman, nous rappelle les
qualités que nous avons naguère admirées dans son Carrier à Nantes,
ouvrage mesuré, précis, d'une remarquable impartialité. Le caractère
épisodique de l'œuvre nouvelle en assure la variété et l'intérêt. Sans
jamais sortir du rôle de l'historien, l'auteur a su faire œuvre d'artiste
et couronner plusieurs des héroïnes qu'il nous présente d'une auréole
digne de leurs épreuves et de leur courage.
Adrien Houard, S. J.
Jésuites, par le R. P. du Lac, de la Compagnie de Jésus.
Paris, Plon-Nourrit et 0\ In-18, pp. 408. Prix : 3 fr. 50.
Réponse, d'un cachet original, aux objections anciennes, toujours
ressassées, et aux attaques nouvelles contre la Compagnie qui n'a pas
cessé de mériter la haine des ennemis de Dieu et de l'Eglise.
Histoire et Religion des Nosairis, par R. Dussaud. Paris ,
E. Bouillon, 1900. In-8.
L'auteur s'exprime ainsi dans son Avant-propos : « La religion des
Nosairis reste assez ignorée... Il nous a paru utile de reprendre le
sujet en contrôlant et complétant les renseignements de Solaimân-
efendi par ceux que nous fournissent les manuscrits de Berlin et de
Paris, et par des indications prises sur place au cours de plusieurs
voyages dans la Syrie du Nord. »
Ce livre est le développement fortement documenté de la notice parue
dans la Grande Encyclopédie. Plus que jamais M. Dussaud maintient
que les Nosairis ne furent jamais chrétiens. Nous avons ici même [Étu-
des d'août JL899, p. 461, suiv.) soutenu le contraire. Entre autres argu-
ments, nous insistions sur l'abondance des anciennes ruines chrétien-
nes dans la montagne des Nosairis. M. Dussaud nous prie de préciser
(p. 19). Nous ne demandons pas mieux. En attendant, nous renvoyons
au Voyage en Syrie (1895) de M. Dussaud lui-même (p. 9, 10 et 26)
et à notre travail paru dans la Revue de l'Orient chrétien (1899 et 1900).
On y trouvera la description d'églises et de monuments gréco-chré-
282 REVUE DES LIVRES
tiens, trouvés dans des localités situées, non « en lisière du domaine
chrétien », mais en plein Bargylus. La liste de ces localités sera encore
allongée après la publication de nos inscriptions de la région des
Nosairis et de l'Émésène.
Sous la réserve de quelques autres assertions également contesta-
bles et de certaines conclusions forcées, nous rendons volontiers
hommage à l'érudition de bon aloi dont témoigne le livre de M. Dus-
saud. Les orientalistes lui sauront gré d'avoir publié et traduit de
nombreux extraits des rares manuscrits nosairis conservés dans nos
bibliothèques européennes. Toutes ses traductions ne sont sans doute
pas définitives. Ainsi, p. 147, au lieu de : la femme de Lazare, il faut
évidemment traduire : Notre Dame la (sainte) Vierge. Mais ces imper-
fections n'étonneront que ceux qui n'ont jamais essayé de débrouiller
le chaos de ces documents incohérents, hérissés de termes spéciaux et
d'obscurités voulues, sans parler des nombreuses incorrections et des
[)articularités dialectales. M. Dussaud étant de ceux que les difficultés
ne rebutent pas et qui ne redoutent pas la responsabilité, nous espé-
rons le voir prochainement nous donner une édition du a Kitâb
Magmoû^al-a'yâd » de Tabarûnî, pour laquelle il est mieux préparé
que personne. H. Lammens, S. J.
DEUXIEME PARTIE
APOLOGETIQUE
L. PouLiN et E. LouTir.. —
L'âme : Conférences de Saint-
Roch. Paris, Bonne presse, s. d.
hi-8, pp. xxx-25i. Prix : 2 fr. 50.
Les conférences sur VAme hu-
maine que publient MM. L. Poulin
et E. LouTiL, après les avoir dialo-
guées avec succès devant l'auditoire
de Saint-Roch, sont la première par-
tie d'une grande œuvre apologétique
que leur zèle poursuit avec activité
pour l'évangélisation des hommes.
Il importait avant tout de venger
contre les attaques et de prouver
contre les négations contemporaines,
l'existence de l'âme, sa spiritualité,
son immortalité, sa liberté, sa res-
ponsabilité. Mais « nous ne nous en
tiendrons pas là, promet la préface;
nous rappellerons le péché originel,
nous enseignerons la grâce, nous
montrerons dans la béatitude finale
un but éminemment surnaturel ».
Pour le moment, n'est-ce pas un pre-
mier pas que d e démêler cet embrouil-
lement dont parle Pascal : « Quelle
chimère est-ce donc que l'homme?...
Dépositaire du vrai, cloaque d'incer-
titude et d'erreur, gloire et rebut de
r univers? »
Paul PoYDEWOT, S. J.
HISTOIRE
I. Marcel Marion, professeur
d'histoire à la Faculté des lettres
de Bordeaux. — Histoire de l'Eu-
rope et de la France (1610-1789),
classe de rhe'torique. Paris, Le-
coffre, 1901. In-12, pp. 682. Car-
tonné toile. Prix : 4 fr. 50.
IL Paul Thirion, agrégé d'his-
toire, professeur au lycée Gharle-
rnagne. — Histoire contemporaine
( 1789-1900) , classe de philoso-
phie. Paris, Lecoffre, 1901. In-12,
!>p. 716. Cartonné toile. Prix :
5 francs.
ï. — Le nouveau cours d'histoire à
REVUE DES LIVRES
l'usage de l'enseignement secondaire
classique et de l'enseignement se-
condaire moderne, entrepris par la
maison Lecoffre, contient déjà deux
volumes. Le premier est YHistoire
de l 'Europe et de la France allant de
la mort de Henri IV à l'aube de la
Révolution française. Grâce à la sou-
plesse de ^son style qui sait cueillir
en passant les plus heureux détails,
sans jamais se traîner, ni s'alourdir,
l'auteur semble avoir écrit plutôt un
livre de lecture qu'un livre de classe.
Rien cependant de plus didactique
que son exposition des faits et de
leurs causes. Des citations, courtes
mais vives, des aperçus pittoresques
donnent aux récits une couleur litté-
raire très attrayante. En même temps
elles témoignent, plus que les réfé-
rences un peu parcimonieuses, des
nombreuses lectures et du savoir
précis de M. Marion. Il n'ignore
aucune des plus récentes publica-
tions, et son histoire est vraiment à
jour. Mérite plus recommandable
encore : l'esprit en est bon et les
questions religieuses du règne de
Louis XIV y sont traitées en exacte
harmonie avec la doctrine catho-
lique.
Mais pourquoi M. Marion, correct
historien, joue-t-il au prophète, et
croit-il pouvoir pronostiquer que le
gouvernement du duc de Bourgogne
n'eût été bien probablement qu'un
« fâcheux retour en arrière et le
règne de quelques coteries peu éclai-
rées »? (P. 328.)
II. — J'avoue être moins satisfait
de YHistoire contemporaine. Entendre
proclamer que Cavour « est proba-
blement l'homme d'État le plus puis-
sant et surtout le plus complet du
dix- neuvième siècle » (p. 485), ne
fait pas seulement tinter les oreilles
pies; c'est une appréciation que,
même sans être Français ni catho-
lique, on peut trouver hasardée. Le
succès n'est pas tout et il n'amnistie
rien. Je préfère Bismarck, s'il faut
admirer un étranger, ses brutalités
étant plus viriles que les roueries,
les mensonges et la duplicité de Ca-
vour. L'auteur absout aussi Napo-
léon m un peu vite de la frayeur
que lui causèrent les bombes d'Or-
sini, comprenant, dit-il, « qu'il suc-
comberait unjour ou l'autre» (p. 486).
Napoléon n'avait qu'à faire quand
même, et jusqu'au bout, son métier de
souverain. Les rois d'Italie, comme
les autres, estiment que c'est leur
« casuel », suivant un mot célèbre,
de pouvoir être gratifiés de coups de
poignard ou de revolver par leurs
sujets.
Les victoires de la guerre d'Italie
sont bien jugées, victoires de soldats
et non de généraux (p. 489); mais
l'infâme écrasement de La Moricière
à Castelfidardo, par les Piémontais,
aurait dû être flétri, ainsi que le lâche
envahissement des derniers restes
du territoire pontifical et l'occupation
de Rome.
Trochu est bien jugé (p. 521 ), avec
son caractère pessimiste et sa faconde
de rhéteur. Mac-Mahon ne reçoit-il
pas un éloge immérité, lorsqu'on lui
attribue d'avoir voulu ramener son
armée sur Paris ? A la célèbre confé-
rence de Châlons (17 août 1870),
c'est-à-dire dans la circonstance la
plus solennelle, au lieu d'appuyer
Trochu qui, lui, réclamait cette dé-
cision de salut, il garda le silence et
dit plus tard ne se souvenir de rien.
Henri Chérot, S. J.
Les Etudes ont encore reçu les ouvrages et opuscules suivants :
Apologétique. — Dieu existe. Les grands témoignages, par M. l'abbé
L. Lenfant, missionnaire diocésain de Paris. Maison de la Bonne Presse,
1900. In-12, pp. 54. Prix : 25 centimes.
284 REVUE DES LIVRES
— Notre Seigneur Jésus-Christ. Sa vie, sa divinité, par le même auteur.
In-12, pp. 58. Prix : 25 centimes.
Catéchisme. — Catéchisme de Léon XIII. Les principaux enseignements
de Léon XIIL Extraits des Encycliques, Lettres et Allocutions de Sa Sain-
teté, réunis et disposés en Leçons catéchistiques. Première leçon : l'Église,
par le R. P. G. Cerceau, S. J. Paris, X. Rondelet et Q>\ 1900. Fascicule P^
In-8, pp. 70. Prix : 75 centimes.
Classiques. — Petite Vie latine de Jeanne d'Arc, par M. l'abbé N. Hamant,
professeur au petit séminaire de Montigny-les-Metz. Paris, Alliance des
Maisons d'éducation chrétienne, Ch. Poussielgue, 1900. In-16, pp. 96.
— Question de Vaccord du participe passé [La], par L. Clédat. (Extrait
de la Revue de philologie française, 4^ trim. 1889.) Paris, Ém. Bouillon .
Droit canon. Mariage religieux [Le) et les procès en nullité, par l'abbé
A. BouDiNHON. Paris, P. Lethielleux, 1900. In-12, pp. 70. Prix : 1 franc.
GÉOGRAPHIE ET VoYAGEs. — Huut Yaug-tse [Le). De I-tchang-fou à P'ing-
chan-hien, en 1897-1898. Voyage et description. Complément de l'Atlas du
haut Yang-tse, par le R. P. S. Chevalier, S. J. — 2« fascicule : De Tchong-
king à P'ing-chan-hien. Changhai, 1899, Imprimerie de la Presse orientale.
In-4, pp. 90. Paris, chez Savaète. {Y oiv Études, 5 mai 1900, pour le compte
rendu de l'Atlas et du i^^ fascicule. )
Histoire. — Procession de saint Amahle [La). Les porte-chasse, La roue
des fleurs. Ouvrage orné de 5 phototypies, par Ed. Everat. Paris, P. Le-
thielleux, 1900. In-12, pp. 93. Prix : 1 fr. 50.
— • Lettres d'un lycéen et d'un étudiant, de 18il à 185i, pour servir de
préambules aux Souvenirs et aux Griffonnages d'un Bourgeois du quartier
latin de 1854 à 1872, par H. Dabot. 2« édition. Péronne, E. Quentin. In-12 ,
pp. 110.
Morale. — Éducation morale du soldat [L'), d'après un livre du xviii*
siècle, par le capitaine J... (Extrait de \si Revue de cavalerie, septembre 1900 .)
Paris, librairie militaire, Berger-Levrault.
— Sources de la régénération sociale [Les), par le R. P. A. Gratry, de
l'Académie française. 3^ édition. Paris, P. Téqui, 1901.1n-12, pp. 110. Prix :
1 fr. 50.
Musique sacrée. — Recherche et étude de fragments de manuscrits de
plain-chant, par l'abbé H. Willetard. Paris, aux bureaux de la « Schola
Cantorum », 269, rue Saint-Jacques, 1900.
Questions sociales. — El roi social del dinero y cuestiones anexas, por el
capitan Nemo, director de El Nuevo Siglo. Monte-Caseros, Porvenir, 1900.
In-12, pp. 54.
Théâtre. — Femme de Pilate [La). Mystère en trois parties, par Ant.
Campaux. Paris, P. Lethielleux, 1900. In-8, pp. 96. Prix : 2 francs.
Théologie et Ascétisme. — Concile plénier des évéques et archevêques la-
tins à Rome, en 1899, par le D"^ A. Bellesheim, prélat et chanoine de la col-
légiale d'Aix-la-Chapelle. In-8, pp. 26.
— Idée du sacerdoce et du sacrifice de Jésus-Christ {L'), par le R. P. de
CoNDREN, de l'Oratoire, avec des additions par un Prêtre de la même Congré-
gation. Édition revue et augmentée par un Bénédictin de la Congrégation
de France. Paris, P. Téqui, 1901. In-12, pp. 380. Prix : 3 fr. 50.
— Lettres à des religieuses, d'après Mme de Maintenon, publiées par le
REVUE DES LIVRES 285
R. P. LiBERciER, de l'ordre de Saint-Dominique. Paris, Douniol-Téqui, 1900.
In-16, pp. 317. Prix : 1 franc.
— Litanies de la sainte Vierge [Les). Étude historique et critique, par le
R. P. Angelo de Santi, S. J. Ouvrage revu et enrichi de nouveaux docu-
ments inédits, traduit de l'italien par l'abbé A. Boudinhon. Paris, P. Lethiel-
leux, 1900. In-12, pp. 251. Prix : 3 francs.
— Méditations sur les saints Ordres, par l'abbé H. Pkrreyve. Nouvelle
édition. Paris, P. Téqui, 1901. In-16, pp. 192. Prix : 1 fr. 50.
— Mois de saint Jean (avril). Petit traité de la charité chrétienne, par
le R. P. Marc Ramus, de la Compagnie de Jésus. Paris, Oudin. In-32, pp. 215.
— Nouveau mois du très saint Rosaire ^ par l'abbé J. Kœnig, Paris, Oudin.
In-16, pp. viii-230.
— Religieuse parfaite [La] ou la piété dans le cloître. Instructions fami-
lières, par le R. P. Billecogq, O. P. Nouvelle édition revue et augmentée
de sujets de méditations pour une retraite de religieuses, par le R. P. Th.
Bourgeois, du même ordre. Paris, P. Lethielleux, 1900. In-16, pp. 344.
Prix : 2 francs.
— Sacré Cœur et la France [Le), par le R. P. L. Briaux, S. J. Paris, Des-
clée, Société de Saint-Augustin, 1900. Grand in-8, pp. 301.
— Tabulée systematicœ et synopticœ totius Summœ contra Gentes, par le
R. P. J.-J. Berthier, O. p. Paris, p. Lethielleux, 1900. In-8 carré. Table xxvii.
Prix : cartonné, couverture^-toile, 5 francs.
ERRATUM
DU NUMÉRO DES « ETUDES » DU 5 JANVIER 1901
Page 79, ligne 18, au lieu de salaire légal, lire : salaire familial.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
1900. Décembre 24. — A Paris, le Sénat adopte la loi d'amnistie
telle qu'elle a été votée par la Chambre, par 194 voix contre 10.
— A Pékin, la note collective des ministres européens est remise
aux plénipotentiaires chinois, Ghing et Li-hong-chang, dont les pou-
voirs ont été reconnus réguliers.
— A Rome, clôture solennelle de la Porte Sainte par Léon XIII.
En même temps que le jubilé est ainsi terminé dans la ville sainte,
paraît la Bulle par laquelle il est prolongé et étendu à tout le monde
catholique pour six mois, à compter de la publication de cette bulle,
dans chaque diocèse. Voici les considérations par lesquelles le Souve-
rain Pontife motive cette nouvelle libéralité, et exhorte les fidèles à en
profiter.
De même que Nous a été doux le cours du temps sacré que Nous avons
terminé hier par de pieuses et solennelles cérémonies, ainsi le souvenir Nous
en sera très agréable. Il semble, en effet, qu'avec la grâce de Dieu Nous
avons atteint le but qu'avait désiré l'Église, et vers lequel tendaient tous ses
efforts : à savoir que la solennité rétablie au bout de soixante-quinze années
touchât les âmes d'une façon salutaire.
On compte, en effet, non pas un petit nombre d'hommes, mais jusqu'à des
centaines de milliers, appartenant à toutes les classes et à toutes les nations,
qui, avec joie et avec une grande ardeur, se sont empressés de profiter de
la faculté extraordinaire qui leur était donnée de gagner la sainte indulgence.
Et il est hors de doute que beaucoup d'âmes se sont, à l'occasion de ce jubilé,
purifiées par un repentir salutaire, et se sont renouvelées pour la pratique des
vertus chrétiennes. Nous avons donc raison de penser qu'un nouvel et puis-
sant élan de foi et de piété s'est répandu en tout lieu, partant de la source
et du centre de la foi catholique.
En outre, de même que Nos prédécesseurs ont eu coutume de le faire en
pareil cas. Nous voulons maintenant reculer les bornes de la charité catho-
lique, et procurer aux fidèles, en plus grande abondance, les biens célestes.
Ce trésor des saintes indulgences qui Nous a été confié, et qui, durant l'an-
née écoulée, a été ouvert très largement, mais seulement à Rome, Nous vou-
lons que pendant la moitié de l'an prochain il soit accessible à l'universalité
des fidèles dans tout le monde catholique. Ce jubilé, croyons-Nous, contri-
buera efficacement à faire refleurir au loin les mœurs chrétiennes, à l'esserrer
l'union des âmes avec le Siège apostolique, à produire à travers le monde
les autres fruits bénis que Nous avons indiqués en détail, lorsque, pour la
première fois, Nous avons notifié le grand jubilé.
La même mesure aura pour résultat que les prémices du siècle naissant
seront inaugurées comme il convient. Nous voyons, en effet, qu'il n'est pas
de meilleure façon pour les hommes de commencer un siècle, que de se mettre
à même de profiter abondamment des mérites de la Rédemption du Christ.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE 287
Or, Nous n'en doutons nullement, tous les fils de l'Église accueilleront ce
nouveau moyen de salut avec les mômes dispositions que Nous avons eues
en le leur présentant. Nous avons confiance aussi que Nos vénérables frères
les évêques et tout le clergé, avec leur vigilance et leur zèle éprouvés,
feront en sorte que les avantages universels que Nous souhaitons soient
réalises dans leur plénitude.
29. — A Paris, publication d'une lettre adressée par le Souverain
Pontife au cardinal archevêque de Paris, au sujet des lois proposées
au Parlement contre les Congrégations religieuses. Nous donnons en
tête de celte livraison ce grave document, apologie admirable, et la
plus autorisée qui puisse être, de la vie religieuse, en général, et des
congrégations françaises, en particulier.
30. — A Paris, le Sénat vote un douzième provisoire, déjà adopté
par la Chambre des députés et qu'il avait d'abord repoussé.
— A Pékin, les plénipotentiaires chinois se déclarent autorisés à
dire que leur gouvernement accepte les conditions de la note pré-
sentée par les puissances.
31. — A Paris, les Chambres se séparent aux dernières heures
de l'année, après avoir voté les taxes devant remplacer, à Paris, les
droits d'octroi considérablement diminués pour les boissons hygié-
niques (vins, cidres, bière).
— Le conseil d'enquête réuni pour juger si le commandant
Guignet mérite d'être mis en réforme pour fautes contre la discipline,
répond non à cette question. Le ministre de la Guerre inflige soixante
jours d'arrêts de forteresse au commandant.
— De Pékin, on apprend que la Russie et la Chine ont conclu
ensemble une convention qui, tout en rendant nominalement le gou-
vernement de la Mandchourie aux fonctionnaires chinois, établit un
véritable protectorat russe dans cette province.
— Les cardinaux et évêques français écrivent au Souverain Pontife
ou au cardinal Richard pour adhérera la lettre en faveur des religieux.
1901. — Janvier 3. — A Londres, retour de lord Roberts. Les
ovations qui Taccueillent sont « bien plus modérées » que celles
qu'avaient reçues les volontaires de Londres à leur rentrée. Aussi
bien, les nouvelles du théâtre de la guerre sont mauvaises pour les
Anglais. L'invasion des Boers dans la colonie du Cap s'étend et se
rapproche de la capitale même, rencontrant partout l'appui des colons
d'origine hollandaise ou Afrikanders. En même temps, les généraux
Botha, Dewet, Delarey, continuent à harceler et à décimer les soldats
de lord Kitchener dans le Transvaal et l'État d'Orange.
— En Autriche, les élections pour le renouvellement de la Chambre
des députés ont commencé dans la « curie » du suffrage universel ; le
résultat le plus remarquable est la défaite des socialistes qui, bien que
vainqueurs à Vienne, ont perdu six sièges sur quatorze.
— A Paris, le Journal Officiel publie l'arrêt du Conseil d'Etat du
20 décembre, portant qu'il y avait abus dans l'ordonnance de Mgr
288 ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
révêque d'Annecy contre le déploiement de bannières et de drapeaux
non bénits dans les cérémonies funèbres.
5. — Plusieurs maires, entre autres ceux d'Auxerre et de Saint-
Étienne, ont imité l'exemple de celui de Kremlin-Bicêtre, interdisant
le port de l'habit ecclésiastique.
6. — M. de Pontbriand, député royaliste, est élu sénateur de la
Loire-Inférieure, en remplacement de M. de Juigné, décédé.
— A Montmédy, élection d'un député ; il y a ballottage ; M. de
Benoist, nationaliste, a eu le plus grand nombre de voix.
8. — A Paris, rentrée du Parlement. A la Chambre, M. Paul
Deschanel est réélu président par 296 voix contre 217 données à
M. Brisson, qui était le candidat des quatre groupes principaux de
la majorité ministérielle.
10. — A Paris, au Palais-Bourbon, après le discours de M. Paul
Deschanel, président réélu, qui exhorte la Chambre au travail, au
calme dans les discussions, à la concorde, M. Waldeck-Rousseau,
président du Conseil, demande la mise en tête de l'ordre du jour de
la prochaine séance le projet de loi sur le contrat d'association. La
Chambre décide de consacrer à ce projet ses séances des lundi, mardi
et jeudi, en réservant, suivant le règlement^ celle du vendredi aux
interpellations. Puis, M. Sembat, socialiste, demande à interpeller le
gouvernement sur « l'ingérence du Vatican dans nos affaires inté-
rieures ». M. Waldeck-Rousseau propose de renvoyer cette interpel-
lation à la suite de celles qui attendent déjà ; la Chambre s'y refuse,
et, finalement, décide, avec l'assentiment du ministre, cette fois, de la
donner pour préambule à la discussion sur le contrat d'association.
— Au Sénat, M. Fallières est réélu président par 175 voix sur
211 votants.
Paris, le 10 janvier 1901 .
Le Secrétaire de la Rédaction :
Edouard GAPELLE, S. J,
Le Gérant: Victor RE TAUX.
Imp. J, Dumoulin, rue des Grands-Augustins, 5, à Paris.
LETTRE DE M«« DE CABRIÈRES
ÉVÊQUE DE MONTPELLIER
AU R. P. DIRECTEUR DES ÉTUDES i
•/5, rue Monsieur. Paris.
Mon Révérend Père,
Serez-vous surpris si je vous assure que, depuis le com-
mencement des discussions sur la loi contre les associations
religieuses, ma pensée s'est reportée bien souvent vers vous
et vers vos chers compagnons de vie ?
Ce n'est pas impunément que l'on reçoit, chez vous, une
si douce et si gracieuse hospitalité. Le cœur accompagne la
mémoire : et tous deux en&emble se souviennent du charme
que vous avez su répandre sur un séjour rapide, mais dont
les moindres détails sont demeurés précieux.
Je revois vos parloirs inondés de lumière, et qui, vraiment,
ne se prêteraient pointa abriter de noirs complots. Je revois
vos larges corridors, blancs et propres, mais ornés de ces
belles gravures de vieilles « Thèses », soutenues jadis par
vos anciens dans les grandes assemblées académiques. Je
revois la bibliothèque, vaste, pleine à déborder, ordonnée
avec un art merveilleux, qui permet de s'orienter aisément,
alors même qu'on n'y aurait pas le P. Hippolyte Martin pour
cicérone.
Je revois votre humble et pieuse chapelle, où, le soir,
après le labeur du jour, vous reveniez tous, sous mes yeux,
ainsi que des abeilles vers leur ruche. Gomme on sentait que
vous étiez là près de votre Maître adoré, dont lo. plus grande
1. Nous recevons, après le brochage du numéro, cette lettre, remplie de
si touchants et si paternels encouragements. Nos lecteurs nous pardonne-
ront si, pour la reproduire à la place qui lui convient, nous avons recours
à une pagination spéciale.
LXXXVI — 19.
288 — 2 LETTRE DE Mgr DE CABRIÈRES
gloire est votre plus vive passion ! Et comme, dans la libre
simplicité de vos attitudes, si dignes et si viriles, on devi-
nait tout ensemble l'ardeur et la générosité d'un zèle, qui ne
refusera jamais rien à l'amour du Seigneur !
Mais, surtout, je me replace volontiers au milieu de vous
tous, pendant les courts instants de la récréation commune.
Quelle ouverture aisée et encourageante, quelle affabilité
sans apprêt, quelle politesse sans fadeur ! Et comme les mo-
ments étaient bien remplis par des entretiens, où se mêlaient,
sans effort, les nouvelles du jour, les souvenirs des temps
passés, de vives et intéressantes incursions dans le domaine
de l'histoire, de la littérature et des sciences !
Nous avions là de jeunes hommes, des vieillards, des mis-
sionnaires épuisés de fatigues et de travaux, des rédacteurs
de vos « Revues » étrangères. Chacun apportait son tribut à
cette conversation familière, qui reposait l'intelligence, sans
la laisser inactive, et qui permettait de se préparer à remplir
mieux encore l'après-midi, ou à entrevoir sans effroi les oc-
cupations du lendemain !
On m'aurait bien étonné, alors que je goûtais, dans cette
oasis du travail et de la prière, la paix de ces heures, arra-
chées au mouvement incessant de notre existence, si Ton
m'avait annoncé que nous touchions à une période, durant
laquelle on ferait revivre contre toutes les congrégations
religieuses, contre le principe même de leur genre de vie,
mais surtout contre votre Compagnie, toutes les objections,
tous les préjugés, toutes les dénonciations d'autrefois. Et
voilà que cette période est ouverte ! Voilà qu'elle se conti-
nue, sans qu'il soit possible encore de prévoir ce qui l'em-
portera, ou du droit imprescriptible de la liberté, ou de l'op-
pression systématique des sectaires I
Laissez un ami, gagné à votre cause par l'âge, par les
leçons de l'expérience, par les motifs de la foi, vous apporter
ainsi qu'à tous vos frères et à toutes vos sœurs du cloître,
l'hommage de son affectueuse et respectueuse sympathie.
AU R. P. DIRECTEUR DES ÉTUDES 288 — 3
I
Faut-il vous plaindre ? Oui, certes, car il n'y a pas ici-bas
d'homme indifférent à l'injure, à la calomnie, aux injustes et
criminelles insinuations. Oui, car vos âmes, — ces âmes,
que l'on prétend absorbées, anéanties, perdues dans la vo-
lonté indiscutable et indiscutée de leurs supérieurs, durs
eux-mêmes comme l'acier, insensibles et froids comme le
marbre, — ces âmes sont des âmes de gentilshommes, de
soldats, d'ardents ouvriers de la pensée, d'universitaires
conquis sur l'Ecole normale, d'ingénieurs enlevés à l'Ecole
centrale ou à l'École polytechnique, d'avocats ravis au bar-
reau ! Et comment tous ces hommes, tous ces prêtres, dont
le cœur a vibré d'un si puissant amour que nul sacrifice ne
leur a paru trop difficile et trop grand, comment ne seraient-
ils pas saisis d'une indicible douleur, en entendant les sar-
casmes odieux, les ricanements cruels, les mensonges avérés,
par lesquels on s'efforce de paralyser d'avance les efforts de
leur apostolat, de stériliser le sol qu'ils rêvent de féconder ?
Ah ! sans doute, Jésus-Christ a appelé ce bienheureux,
ceux qui souffrent persécution pour la justice » ; saint Paul a
entonné, à diverses reprises, le cantique d'allégresse de ces
« persécutés », que rien ne décourage, que rien n'abat, et
qui, « voulant vivre pieusement dans le Christ», s'attendent,
par cela même, à a souffrir » et à pleurer ! Mais cette exalta-
lion momentanée, cet héroïsme sublime, n'empêchent pas les
protestations intérieures, involontaires et douloureuses, de
la conscience contre l'injustice. Et le Sauveur lui-même,
après avoir reproché à Jérusalem de fermer l'oreille à sa
voix, alors qu'il la conjurait de « se rassembler autour de
Lui », de placer sous sa garde tous les descendants des pa-
triarches, le Sauveur ne pouvait cependant s'empêcher de
pleurer, dès que son regard se portait sur la ville obstinée
et endurcie !
— 4 LETTRE DE Msr DE CABRIÊRES
II
Quand vous seriez d'ailleurs, mon Révérend Père, entière-
ment oublieux de vous-mêmes, quand le malheur de vos
Frères et le vôtre vous trouverait tous stoïques jusqu'à l'in-
difFérence, vous ne pouvez être indifférents au mal que font,
au sein des multitudes, ces accusations générales, qui sem-
blent vous vouer tous, et vouer tous les religieux, à la même
réprobation.
Que peuvent éprouver les foules, trop souvent ignorantes
et passionnées, quand on excite ainsi leur mépris et leur
fureur contre des hommes, qui paraissent inoffensifs, doux
et bons, et qu'on leur représente comme méchants, artifi-
cieux à l'excès, corrompus et corrupteurs ! Elles sont tentées
de croire qu'on leur dit la vérité. Ce contraste, entre ce
qu'elles entendent et ce qu'elles voient, les irrite et les ré-
volte ; il devient une sorte d'acte d'accusation, qui aurait be-
soin d'être mille et mille fois réfuté; et, comme les réfutations
n'arrivent pas jusqu'à elles, ou se perdent dans le bruit, peu
à peu les plus grossières faussetés s'accréditent; elles s'en-
flent et s'enveniment dans l'imagination populaire. Qui pourra
détruire cette moisson de préjugés et de haines semés à
pleines mains ?
Mais, ce me semble, mon Révérend Père, à ces tristesses
trop réelles, trop profondes, il se mêle aussi quelques con-
solations. Dès que la passion élève si fort la voix, par cela
même, elle devient suspecte ; et les meilleurs esprits se dé-
fient, ils tiennent en suspens leur adhésion, quand ils cons-
tatent qu'on veut l'emporter d'assaut, en les frappant par des
affirmations audacieuses et choquantes.
C'est tout un cours d'histoire et tout un traité de philoso-
phie que l'on expose pour obtenir le vote de la loi, qui vous
défendra de vivre.
« Le Midi, fumant des bûchers de l'Inquisition » ; «la France,
ensanglantée par les massacres de la Saint-Barthélémy » ; « le
AU R. P. DIRECTEUR DES ÉTUDES 2?8 — 5
Jansénisme, obligé de demander au génie de Pascal le plus
éloquent des pamphlets »; a le Gode de morale pratique, ar-
rangé par M. Paul Bert pour l'édification du dix-neuvième
siècle expirant »; (c les murailles conventuelles, étendant
autour de nos villes le réseau de pierre, qui bientôt les étouf-
fera » ; « l'envahissement progressif enfin du clergé régu-
lier, dont les cohortes serrées refoulent le clergé sécu-
lier » jusque vers un invisible fossé, dans lequel il tombera
pour y végéter et y mourir : voilà « les nouveautés », aux-
quelles on a recours pour obtenir des Chambres qu'elles
veillent à « la sûreté des libertés publiques menacées », et
que, par une loi draconienne, elles conjurent « le plus
grand, le plus redoutable danger », qui ait jamais menacé
notre civilisation.
Votre Compagnie, mon Révérend Père, n'existait pas au
treizième siècle. Elle ne pouvait donc être responsable des
actes des inquisiteurs, qui, en France, en Angleterre, en
Italie, ont jugé des causes d'hérésie. Mais, il est singulier
que, « même en apprenant l'histoire hors de vos collèges »,
on oublie que Calvin a fait brûler Michel Servet, sans se
soucier de « la liberté de conscience », et que le dernier
sorcier, condamné à mourir par le feu, le fut, en 1785, par
un tribunal protestant du canton de Glaris. Ce n'est que dans
les temps modernes que la sévérité — on pourrait dire : la
cruauté — des lois pénales s'est adoucie ; les catholiques
d'Angleterre et d'Irlande en savent quelque chose. Et com-
bien avez-vous donné de martyrs à la vraie liberté de con-
science, sous Elisabeth et sous Cromwell? Ne disait-on pas,
ces jours derniers, que, pour punir le roi Guillaume IV d'a-
voir approuvé, en 1832,1e bill d'émancipation des catholiques,
les loges orangistes essayèrent, par deux fois, en 1835 et en
1837, de faire déposer le vieux roi comme fou, et d'écarter du
trône la princesse Victoria, dont on redoutait la largeur d'es-
prit et la magnanimité ?
Mais à quoi bon secouer ces vieilles torches d'intolérance,
alors qu'on prétend vouloir présenter « une loi de liberté
288 - 6 LETTRE DE M^'^ DE CABRIERES
pour la conscience individuelle » ? Qui donc pourrait croire
aujourd'hui que nos religieux, Dominicains, fils de saint
François, de saint Bruno ou de saint Ignace, vont marcher
dans les voies où toute la chrétienté était au quatorzième, au
quinzième ou au seizième siècle ? L'Église romaine garde la
Sacrée Congrégation de l'Inquisition universelle et romaine,
non pas comme une menace matérielle pour les adeptes de la
libre pensée ou de n'importe quelle hérésie, mais pour aver-
tir les catholiques de se tenir fermes dans la foi, et de re-
douter pour elle les multiples périls d'une époque, où, par
mille sentiers, l'erreur, comme un serpent, se glisse dans
les âmes et tend à affaiblir leurs plus chères croyances.
III
Surtout, mon Révérend Père, votre grande consolation
doit être de voir que, bien loin de vous isoler parmi les
autres religieux, on vous confond avec eux ; et on vous
adresse à tous les mêmes reproches, sans comprendre ni
estimer le glorieux patrimoine que vous partagez ensemble.
On paraît attribuer à je ne sais quelle humeur farouche ou
mélancolique le choix d'une forme de vie qu'on n'hésite pas
à dénoncer comme « contraire à l'amour filial, au droit na-
turel, au droit positif, au droit des gens, et même — ce qui
est singulier sur de telles lèvres — au droit divin ».
On oublie ainsi les recommandations expresses du Sauveur
et de ses apôtres, par lesquelles, ou bien par lui-même, ou
par l'intermédiaire des auteurs inspirés, le divin Maître a
conseillé la pratique de la pauvreté, de la continence, de
l'humilité, de la pénitence, du renoncement volontaire aux
liens et aux biens de ce monde.
On oublie que, selon les plus solides historiens, la vie des
anachorètes et des cénobites a commencé dès la fin du second
siècle ou le début du troisième; et que, dès lors, selon la
belle remarque d'un pieux bénédictin, « les martyrs de la
pénitence ont succédé aux martyrs de la foi » ; « ceux-ci
AU R. P. DIRECTEUR DES ÉTUDES 2«8 - 7
étant peu à peu moins nombreux, à cause de la victoire de
la religion sur le paganisme; ceux-là, en plus grand nombre,
se sont formés dans les solitudes et les monastères ».
A qui persuadera-t-on, parmi les catholiques, et même
parmi les simples chrétiens, que, inaugurée sous les aus-
pices du Sauveur lui-même et de ses plus chers disciples, la
vie religieuse est devenue, dans le cours des siècles, irration-
nelle et funeste ? Et quand on voit saint Jérôme, saint Augus-
tin, saint Basile et tant d'autres, consacrer par leur propre
exemple l'union du sacerdoce ou de l'épiscopat avec la pra-
tique austère des vœux monastiques, comment douterait-on
que ces vœux ne soient eux-mêmes légitimes, recomman-
dables et sacrés ?
Où voit-on que les religieux, par suite de leur profession,
aient perdu leur personnalité, rompu avec leurs familles et
méconnu leur patrie ?
Etait-ce une âme affaiblie et timide que saint Léger d'Autun?
Suger et saint Bernard manquaient-ils d'énergie et de carac-
tère ? Et, sans parler des grands moines du moyen âge, voit-on
que l'abbé de Rancé, que dom Mabillon et ses frères de
Saint-Maur ou de Saint- Vanne, que tant de religieux, au
moment de la grande Révolution, aient fait preuve de timi-
dité, d'inconsistance et de lâcheté ?
Prenons les religieux, que nous avons connus et admirés.
Qui pourra leur reprocher d'avoir montré un caractère peu-
reux et irrésolu, un cœur hésitant et faible ?
Les Ravignan, les Félix, les Guéranger, les Pitra, les d'Al-
zon, les Olivaint, les Gaptier, et tant d'autres moins célèbres,
n'étaient-ils pas amoureux de leur pays, et n'associaient-ils
pas à sa gloire, dans le passé et dans l'avenir, la hardiesse
de leurs initiatives pour relever ou propager, en France, le
culte des lettres chrétiennes et la pratique des plus pures
vertus ?
Une parole éloquente célébrait, l'autre jour, comme il était
juste, ce « libéral impénitent », ce religieux « presque saint »,
ce sublime orateur, qui, par un fier et tendre appel « à son
288 — 8 LETTRE DE M^r DE CABRIERES
pays », ouvrit si grandement aux Frères Prêcheurs et à tous
les religieux les portes de la France, jusque là à peine entre-
bâillées pour eux. Est-ce en songeant à lui qu'on aurait pu
affirmer que, dans sa bouche, « l'appel à la liberté pour tous
n'était qu'un artifice de langage », et que, si jamais, par im-
possible, il eût été dépositaire d'une part quelconque d'auto-
rité, il en aurait usé pour asservir et bâillonner autour de lui?
Sa vie ne prouve-t-elle pas que, mortifié, humble, recueilli
comme un ascète de la Thébaïde, il avait l'âme intrépide d'un
héros, et que, pour lui comme pour tous ses fils et frères, les
vrais religieux, la piété n'était pas une cause d'infériorité
morale, mais au contraire le stimulant de la plus noble indé-
pendance ? Et pour qui s'était approché de son cœur, ce
cœur était le plus délicat, le plus aimant, le plus fidèle. Je
connais d'anciens élèves de Sorèze, qui ne peuvent songer à
cet éducateur incomparable, sans que le souvenir du maître
de leur jeunesse ne mouille leurs yeux de larmes. Et c'est lui
qui a donné du moine cette admirable définition : « Tendre
comme une mère, pur et fort comme le diamant ! »
Non ! le sacrifice religieux ne dessèche pas les âmes, il ne
tarit pas en elles la source des saintes et généreuses ten-
dresses. Il les règle, il leur commande; mais, par cela même,
comme le sel, il les purifie et les éternise.
Et cette obéissance, mon Révérend Père, que l'on vous
impute comme un crime, dont on fait un épouvantail pour les
naïfs, en la leur dépeignant comme la cause probable des
attentats les plus odieux contre les États et contre les
familles, qu'est-elle autre chose qu'une loi nécessaire, indis-
pensable pour que le zèle religieux ne dégénère pas en une
exaltation indiscrète et maladive? Les barrières qu'elle pose,
les préceptes qu'elle donne sont la sauvegarde de tout le
bien que doit produire la consécration totale de soi au ser-
vice de Dieu.
Et si votre fameux : perinde ac cadaver scandalise vos
censeurs, qu'ils fassent remonter leur indignation jusqu'à
saint Benoît, qui, par deux fois, dans sa Règle, aux cha-
AU R. P. DIRECTEUR DES ÉTUDES 288 — 9
pitres V et viii, recommande à ce point la vertu d'obéissance
que, dit-il : « Si le supérieur commande une chose impos-
sible, l'inférieur doit, sans résistance ni contradiction, mais
patiemment et convenablement, représenter les motifs de
cette impossibilité ; et si le supérieur insiste, le jeune reli-
gieux doit, dans un mouvement de charité, et en se confiant
au secours de Dieu, essayer d'accomplir l'ordre donné. »
Folie, dira-t-on; mais qui ne sait que ces folies ont fait
germer sur la surface de toute l'Europe de merveilleux
foyers de science et de vertu, un moment éteints par les
révolutions, mais qui se sont rallumés partout, depuis
cinquante ans, et qui partout ont déjà produit de réels
prodiges ?
Et, pour achever de convaincre ceux qui vous blâment de
vos prétendus excès dans la dépendance vis-à-vis de vos
supérieurs, n'est-il pas à propos de citer les belles paroles
de l'abbé de Rancé, dans son Commentaire sur la Règle de
saint Benoît :
« L'obéissance est la base et le fondement de la profession
monastique. Où elle ne se trouve point, il n'y a point de
religion... La gloire d'un véritable obéissant est de trouver
quelque occasion de consacrer sa vie, de la perdre dans les
travaux de l'obéissance, et de glorifier ainsi Jésus-Christ par
la mort : comme un martyr qui l'accepte, qui la souffre, et
qui répand son sang avec plaisir pour la confession du saint
nom de Dieu ».
Dira-t-on, mon Révérend Père, que Bossuet aurait dû
ramener au bon sens son illustre ami ; ou que Louis XIV
aurait dû trembler, en songeant que l'abbé de la Trappe
pouvait, en vertu de l'obéissance, commander à un de ses
religieux d'assassiner le Roi ?
Pourquoi parler des choses de l'âme et de la foi, quand
on ne les a jamais soupçonnées, ou quand on les a tellement
perdues de vue î
— 10 LETTRE DE M^r DE CABRIERES
IV
Avez-vous besoin, mon Révérend Père, que je vous ras-
sure vous-même contre la terrible énumération de toutes les
condamnations que votre Compagnie aurait encourues, avant
de subir la condamnation suprême par l'organe du pape
Clément XIV?
Son prédécesseur immédiat, le pape Clément XIII, ne vous
avait-il pas consolés et justifiés par avance, lorsque, main-
tenant son impassible refus de supprimer votre ordre, il
faisait écrire aux rois, acharnés à vous perdre, ces nobles
paroles : ce Sa Sainteté ne peut s'expliquer comment les cours
catholiques ont le triste courage d'ajouter à toutes les dou-
leurs de l'Église une douleur nouvelle, sans autre résultat
que de tourmenter de plus en plus la conscience et le cœur
du Pontife. La postérité impartiale jugera : elle dira si de
telles actions peuvent être considérées comme des preuves
du filial amour que ces souverains se vantent d'avoir pour
Sa Sainteté, et comme des gages de l'attachement, qu'ils pré-
tendent professer pour le Saint-Siège. »
Le Pape parlait ainsi en 1768; et il répondait par là même
aux blâmes prétendus que onze de ses prédécesseurs auraient
adressés aux Jésuites. Mais sans écouter ces plaintes, si
amères quoique si mesurées, les cours de Paris, de Naples,
de Parme, de Madrid et de Lisbonne ne s'arrêtèrent point.
Les conspirateurs avaient juré que, avant de disparaître
dans la tempête, déchaînée par leur déplorable faiblesse, les
princes catholiques devraient exécuter la sentence portée
contre la Compagnie.
Enfin, menacé d'être le témoin de l'apostasie de toutes les
puissances catholiques, le pape Clément XIV céda à la pres-
sion effroyable exercée sur lui : et, sans prononcer si les
griefs, avancés contre la Compagnie, étaient fondés ou non,
par mesure de prudence, il la supprima !
Povero Papa! Che poteva fare? Ce fut le cri de douleur
AU R. P. DIRECTEUR DES ÉTUDES 288 — 11
et de soumission, poussé par saint Alphonse de Liguori ! Ce
fut aussi celui de tous vos frères, mon Révérend Père, dont
l'exemple servait récemment de modèle à une autre congré-
gation, pour lui faire accepter en silence une décision moins
sévère, mais pénible aussi, pour des hommes actifs, vaillants
et dévoués I
Nous n'en sommes plus au temps de Louis XV, où la fidé-
lité monarchique comprimait alors, dans les cœurs, le cri de
la conscience, blessée et froissée par l'injustice. Aujourd'hui
comme en 1880, et peut-être plus encore, la voix des orateurs
catholiques s'élève pour protester contre la reprise des hos-
tilités vis-à-vis des religieux. Nous n'avons pas à leur égard
de jalousies puériles; et si, par impossible, ils oubliaient la
réserve et la mesure que leurs divers instituts leur prescri-
vent, nous estimerions facile de leur faire agréer nos justes
représentations.
Mais, grâce à Dieu, rien de pareil n'éveille notre sollici-
tude; et volontiers, comme Louis Veuillot, dans un de ces
admirables articles qu'il jetait, chaque jour, sans compter,
non point comme un jouet aux vents, ludibria ventis, mais
comme une fleur exquise à ses lecteurs captivés, nous deman-
dons instamment à Dieu de nous garder tous nos religieux.
Entre eux nous ne faisons pas de choix; si nous vénérons, si
nous chérissons les anciens : Bénédictins, Carmes, Char-
treux, Dominicains, Franciscains, etc., nous vénérons, nous
aimons aussi les moins anciens et les nouveaux : Jésuites,
Lazaristes, Maristes, Oblats, Assomptionistes, Chanoines et
Clercs réguliers. Frères de tout nom et de tout costume, etc.
Tous travaillent à faire connaître et aimer Jésus-Christ, à
faire aussi connaître et aimer la France. Leur armée pacifique
et courageuse défriche et ensemence partout le sol du
monde, afin d'y conserver ou d'y renouveler les germes
sacrés de la foi. Comment aurions-nous à leur égard un autre
sentiment que celui d'une fraternelle émulation?
Ah ! ce n'est pas nous qui nous plaindrons de la « défor-
mation morale », que subissent nos séminaristes; les maîtres
288 — 12 LETTRE DE Mgr DE CABRIERES
que nous leur donnons n'empruntent-ils pas le plus souvent
leurs leçons aux théologiens renommés, que votre Compa-
gnie, docile aux ordres de l'un des papes les plus éclairés
qui se soient assis sur le siège de Pierre, maintient dans les
chaires du Collège romain? Et l'un des plus distingués n'est-
il pas, à l'heure actuelle, un Français, animé comme tous ses
frères, du patriotisme le plus ardent ?
Laissez donc, mon Révérend Père, passer l'orage du
moment présent. C'est une tempête; elle préparera, elle
avancera l'œuvre inconnue, que se propose la Providence.
Ils veulent que « la religion ne soit pas la maîtresse dans
notre pays » ; ils sont « jaloux de leur liberté de penser » ; ils
veulent jouir de « la victoire » de ce qu'ils appellent : « la
conscience affranchie » !
Ils prétendent mieux comprendre que « la plus haute auto-
rité morale d'ici-bas », et ce que l'Eglise catholique a fait
dans le passé, et ce que signifie le contrat synallagmatique
intervenu entre Pie VII et Napoléon.
Hélas ! toutes ces affirmations orgueilleuses nous présa-
gent de cruelles tristesses et de grands malheurs ! mais, si
nous savons prier et travailler, le Galiléen vaincra.
Agréez, mon Révérend Père, avec mes excuses pour une
aussi longue lettre, la nouvelle assurance de ma sympathie
profonde et de mon respectueux dévouement.
Fr.-M.-A. DE Cabrières,
évêque de Montpellier.
LES MÉSAVENTURES DU MERVEILLEUX
Lorsque Mesmer venait, en 1784, s'installer en plein Paris,
à l'hôtel Bouillon, et magnétisait, dans les premiers mois de
l'année, jusqu'à huit mille personnes, il faisait plus que créer
le magnétisme de clinique et le magnétisme de salon : il met-
tait les pratiques du merveilleux à la portée de tout le monde.
Dès lors, le merveilleux populaire devenait possible. Mais la
grande vogue du merveilleux date du milieu de ce siècle. En
1847, la famille Fox, à Hydeville près New-York, est visitée
par des Esprits frappeurs. La nouvelle s'en répand dans toute
l'Amérique ; on crée, au moyen de coups, un système de
télégraphie spirite, et chacun prétend se mettre en commu-
nication avec le monde invisible. L'Europe, à son tour, s'é-
meut. En 1852 et 1853 jusqu'en 1876, le public est tout entier
aux tables tournantes ou parlantes, et aux Esprits. Puis l'at-
tention se relâche; quant, à partir de 1885 environ, toute une
série de faits étranges vient la secouer et la captiver.
Un Congrès spirite et spiritaaliste international se tenait à
Paris en 1889 ; à en croire les affirmations, parfois un peu fan-
taisistes, du parti, il représentait quarante mille adhérents.
Un second congrès, également international, se réunissait du
16 au 27 septembre dernier, à l'occasion de l'Exposition. Il
comptait des délégués de sociétés ou de groupes apparte-
nant à toutes les parties du monde, et le nombre des adhé-
rents s'élevait à soixante mille. Quant au chiffre des revues
et des journaux spirites, il s'accroît sans cesse; la France en
possède, pour sa part, une bonne douzaine. Plusieurs libraires
tirent des publications sur le merveilleux le plus clair de
leurs revenus.
La recrudescence de la popularité du merveilleux — la
remarque a été souvent faite — correspond, d'ordinaire, aux
époques troublées où la société cherche à son malaise quelque
remède ou quelque diversion. Elle est d'autant plus forte
que diminue dans les âmes la foi^religieuse, qui leur offrait
LXXXVI. — 19
290 LES MESAVENTURES DU MERVEILLEUX
les assurances de l'au-delà ; et les nations protestantes su-
bissent ces crises plus violemment encore que les nations
catholiques. Mais, laissant de côté ce genre de considérations,
nous voudrions rechercher si le spiritisme et les doctrines
qui s'y rattachent ont tenu leurs promesses. Il y avait de ce
côté des prétentions, très sûres d'elles-mêmes, assurées à
renouveler la religion, la philosophie et la science. Le mo-
ment est peut-être venu de se demander si les événements
ont répondu à ces hautes ambitions.
Nous ne nous occuperons tout d'abord que des faits qui se
rattachent plus étroitement au spiritisme et au magnétisme :
communications d'Esprits., phénomènes de médiumnité, fa-
cultés merveilleuses développées à l'aide de passes ou de
procédés analogues. Nous ne dirons rien ici de ce qui regarde
la suggestion proprement dite. C'est quelque chose comme un
inventaire critique de ces faits que nous voudrions dresser.
On a dit et répété que les faits étranges, déconcertants, du
spiritisme et du psychisme, sous toutes leurs formes, sont
en tel nombre, attestés par des témoins tellement graves,
que ne pas les admettre, c'est renoncer à toute certitude his-
torique. Attribuer tous ces faits à une colossale mystifica-
tion, s'en débarrasser en bloc par les mots de supercherie
ou d'hallucination, n'est pas un procédé que la raison puisse
approuver.
Tel est bien notre sentiment. Cependant, accepter de con-
fiance tout ce qui se colporte ou s'écrit en ce genre, nous
paraît un autre excès condamnable. Un tel a fait tourner ou
écrire un guéridon, une corbeille à ouvrage, — le chapeau
tournant est démodé ; — un autre a déplacé ou soulevé un
meuble, une lourde caisse, par la simple apposition des
mains ; une guitare a passé dans l'air en résonnant ; des doigts
lumineux ont apparu se promenant sur la tête des spectateurs ;
le fluide d'un médium ou l'Esprit d'un défunt a imprimé son
image sur une plaque photographique; une personne endor-
mie artificiellement a pu déchiffrer un message à travers une
enveloppe de papier, ou lire la pensée enfermée dans le cer-
LES MÉSAVENTURES DU MERVEILLEUX 291
veau. Au premier récit de ces merveilles, on se récrie : C'est
prodigieux ! Comment expliquer cela ? Est-ce que les forces
de la nature, même inconnues, peuvent produire de tels effets ?
Faut-il faire intervenir quelque puissance d'ordre supérieur?
Et, dans ce cas, s'agit-il des âmes des défunts ou bien des
Esprits ? Et quels sont ces Esprits? Sont-ce les bons ou les
mauvais?
Ces questions sont bonnes; elles sont justes. Mais doivent-
elles venir les premières ? En présence de tout fait de ce
genre, le premier parti à prendre, le seul sage, est de sus-
pendre notre jugement tant que la critique des témoignages
n'a pas été faite. Tout phénomène qui déroge au cours ordi-
naire des choses, qui se présente avec un caractère particu-
lier de nouveauté et d'exception, doit d'abord prouver sa
réalité, fournir ses titres bien authentiques à notre créance.
Nous ne disons pas qu'il faut l'écarter ou le nier a priori \
nous disons qu'il faut le contrôler.
Or, ce contrôle existe-t-il ? Des revues spéciales alignent
chaque mois des faits qui nous font pénétrer dans un monde
merveilleux et invisible. Quelle est celle qui, d'abord, établit
une critique sérieuse de ces faits ? Le sans gène avec lequel
on propose les plus étranges prodiges à la foi du public est
inconcevable. Le premier venu relate, para peu près, ce qu'il
croit avoir vu ou entendu raconter ; et qui formule quelque
doute s'expose à être traité de mécréant.
Mais, dira-t-on, il s'agit seulement d'amasser des maté-
riaux pour la science future, pour la construction à venir;
d'ailleurs, l'existence même de cet ordre de phénomènes
ressort de la seule multitude des faits apportés, et c'est déjà
un point capital établi.
Mauvaise manière de préparer une construction que d'ac-
cumuler les matériaux sans en vérifier la valeur; un beau
jour, tout s'effondrera, si tant est que l'édifice puisse même
commencer à surgir du sol. Pour édifier une théorie, une
doctrine, une science, un fait bien délimité, à la manière d'un
moellon bien taillé et solidement calé, vaut mieux qu'un
millier de faits imprécis, informes, portant en équilibre ins-
table sur des témoignages sans consistance. Et si certains
esprits se refusent encore à admettre tel ordre de faits ou
292 LES MESAVENTURES DU MERVEILLEUX
telle catégorie de faits, n'est-ce pas que tous les spécimens
qu'on leur présente leur paraissent de valeur suspecte. En
tout cas, pour discuter sérieusement, au sujet d'un fait, les
questions d'origine, de cause, de nature intime, il faut plus
que des à peu près au sujet de sa réalité et de ses circon-
stances essentielles.
Cette circonspection, les maîtres eux-mêmes en spiritisme
et en magnétisme nous la prêchent, sinon en pratique, du
moins en paroles. Ils sont les premiers à nous avertir d'être
sur nos gardes. Dans son Livre des médiums^ Allan Kardec
consacre tout un chapitre aux contradictions et aux mystifica-
tions, un autre au charlatanisme et à la jonglerie en matière
de spiritisme. La Revue spirite^ dirigée par M. P. -G. Leyma-
rie, son successeur, s'élève souvent contre les médiums mys-
tificateurs. Aksakof, le plus en vue des spirites russes, adopte
l'opinion de Hudson Tuttle, médium américain et « écrivain
philosophique par intuition », d'après lequel « nous pouvons
rejeter la moitié ou même les trois quarts des manifestations
qui passent pour être des phénomènes spirites* ». Lui-même,
parlant des messages spirites, reconnaît « la fausseté impu-
dente de leur contenu ». Le D' Paul Gibier, qui avait entre-
pris sur ces faits une enquête ayant quelque caractère scien-
tifique, déclare qu'(( il n'est pas de matière qui prête autant à
la fraude... Les farces, qui ont été jouées avec le spiritisme
pour prétexte, sont innombrables *. » Et il en raconte quel-
ques-unes. L'aventure des frères Davenport est célèbre.
Après avoir fait courir toute l'Amérique, les frères Daven-
port eurent la pensée de venir à Paris. Ils donnèrent d'abord
des séances en ville ; puis, grisés par le succès, ils osèrent
affronter le grand public. C'était au mois de septembre 1865.
Dans une séance à la salle Herz, les frères Davenport, sui-
vant leur procédé habituel, se firent solidement attacher sur
leurs chaises et enfermer dans une armoire. Ce soir-là, les
instruments de musique dont les médiums étaient entourés,
1. Animisme et spiritisme. Paris, 1895, p. 278.
2. Le Spiritisme ; Fakirisme occidental. Paris, 1887, p. 182-186. Voir
encore Recherches sur les phénomènes du Spiritualisme, par W. Crookes,
p. 4.
LES MESAVENTURES DU MERVEILLEUX 293
et qui, d'ordinaire, se mettaient soudain à résonner, restent
muets. Cependant les portes s'ouvrent, et un des frères ap-
paraît libre de tout lien. Les portes se referment; puis le
second frère sort détaché lui aussi. Les médiums rentrent
dans leur logette; on ferme les portes, et bientôt ils se mon-
trent attachés sur leurs sièges. Alors, coup de théâtre : un
monsieur de l'assistance monte sur l'estrade, s'approche du
cabinet, et, saisissant la travée de la chaise autour de laquelle
s'enroulent les cordes : « Messieurs, s'écrie-t-il, cette travée
est mobile» ; et, la tirant sans peine de ses rainures, il en fait
tomber les cordes. Ce fut un tumulte indescriptible. Il ne se
calma un peu que lorsque le commissaire de police annonça :
(c Messieurs, on va vous rendre votre argent. »
II
Rend-on leur argent aux naïfs qui achètent les livres où
les spirites consignent leurs doctrines ? Nous ne savons ;
mais enfin les spirites prétendent avoir une doctrine. Cette
doctrine, à vrai dire, est assez stationnaire ; elle ne suit guère
la loi du progrès continu que le spiritisme assigne à tous les
êtres. C'est encore dans Allan Kardec qu'il convient d'aller
en chercher la formule la plus complète. On sait que sous
ce nom de vieux druide celte se cache Hippolyte-Denisard
Rivail, né à Lyon en 1803, mort en 1869. S'il n'a pas inventé
le spiritisme, si même il ne l'a pas introduit en France, il
en a, en quelque sorte, promulgué l'évangile. Or, qu'on
ouvre le Livre des Esprits^ somme officielle des révélations
les plus importantes apportées de l'autre monde, on ne trou-
vera pas une vérité , une affirmation qui ne figure dans
les livres usuels de religion ou de philosophie. Ce qu'il dit
de Dieu, de la création, de la loi morale, des sanctions de
l'autre vie, est formulé par le premier catéchisme venu et
beaucoup mieux que par les Esprits. Quand il s'écarte du
catéchisme, c'est pour tomber soit dans un panthéisme vul-
gaire, soit dans la doctrine banale et gratuite des réincarna-
tions, soit dans des solutions philosophiques renouvelées des
anciens ou des modernes. A toutes les questions difficiles et
délicates on répond par une échappatoire.
294 LES MESAVENTURES DU MERVEILLEUX
Pouvons-nous connaître la durée de la formation des mondes : de la
terre, par exemple ?
R. — Je ne peux pas te le dire, car le Créateur seul le sait ; et bien
fou qui prétendrait le savoir ou connaître le nombre des siècles de
cette formation.
— Pouvons-nous connaître l'époque de l'apparition de l'homme et
des autres êtres vivants sur la terre ?
R. — Non; tous vos calculs sont des chimères.
— Pouvons-nous avoir quelques révélations sur nos existences an-
térieures ?
R. — Pas toujours. Plusieurs savent cependant ce qu'ils ont été et
ce qu'ils faisaient; s'il leur était permis de le dire hautement, ils fe-
raient de singulières révélations sur le passé.
— La guerre disparaîtra-t-elle un jour de dessus la terre ?
R. — Oui, quand les hommes comprendront la justice et pratique-
ront la loi de Dieu ; alors tous les peuples seront frères.
La Pythie est certainement dépassée.
Les Esprits ont trouvé plus récemment une autre formule :
K La question est prématurée, lisez d'abord les livres spi-
rites. »
D'ailleurs, Allan Kardec a une doctrine commode pour
expliquer toutes les réponses erronées ou saugrenues qui
peuvent être données par les Esprits ou mises par les spi-
rites au compte des Esprits. Il existe des Esprits impurs^
qui donnent « des conseils perfides et prennent tous les
masques pour mieux tromper » ; des Esprits légers^ qui
« se mêlent de tout, répondent à tout, sans se soucier de
la vérité » ; des Esprits faux-savants^ qui « croient savoir
plus qu*ils ne savent en réalité ». A vous de ne pas vous
laisser duper.
Pour lui, il enregistre religieusement les communications
de l'Esprit de saint Louis sur le fluide universel, une longue
dissertation d'Éraste, disciple de saint Paul, sur les phéno-
mènes d'apport ou de transfert d'objets, des homélies de
Jeanne d'Arc et de saint Alphonse de Liguori. D'ailleurs, il
ne craint pas de corriger les messages signés des noms les
plus respectables : c'est que les premiers en ce monde sont
parfois les derniers dans l'autre ; les grands seront abaissés
et les petits élevés. Ainsi, il arrivera que les Esprits d'hommes
éminents ici-bas viendront familièrement à notre appel; ils
s'occuperont de détails minutieux et d'apparence futile, et
LES MÉSAVENTURETS DU MERVEILLEUX »5
jusque dans ces détails leur science parfois se trouvera en
défaut.
11 est étonnant comment cet Allan Kardec a réponse à
tout.
D'autres erreurs, comme aussi le silence des Esprits, doi-
vent parfois être attribuées aux médiums. Ces hommes d'une
sensibilité spéciale, doués de la faculté de communiquer avec
l'autre monde, ne valent que selon la portée de leurs apti-
tudes propres, et ces aptitudes sont aussi variées que res-
treintes. Il y a des médiums typteurs et des médiums mo^
teurSy des médiums à effets musicaux et des médiums à
apparitions, des médiums auditifs et des vaéàiwisi^ parlants ,
des médiums laconiques et des médiums explicites^ des mé-
diums/?o^/e^ et des médiums seulemeTil versificateurs^. Bref,
soixante-huit variétés offrant des degrés infinis d'intensité,
en dehors desquelles le témoignage des médiums ne mérite
pas confiance, et cela sans compter les médiums charlatans
qui sont légion, de l'aveu du spirite Aksakof.
Encore ce qu'obtiennent les meilleurs est maigre.
L'avenir est caché aux Esprits.
Les Esprits peuvent-ils nous faire connaître l'avenir?
R. — Si rhomme connaissait l'avenir, il négligerait le présent. Et
c'est là un point sur lequel vous insistez toujours pour avoir une ré-
ponse précise; c'est un grand tort, car la manifestation des Esprits
n'est pas un moyen de divination. Si vous voulez absolument une ré-
ponse, elle vous sera donnée par un Esprit follet.
Au moins nous aideront-ils dans les découvertes ?
Les Esprits peuvent-ils guider dans les recherches scientifiques et
les découvertes ?
R. — La science est l'œuvre du génie ; elle ne doit s'acquérir que
par le travail, car c'est par le travail seul que l'homme avance dans sa
voie. Quel mérite aurait-il s'il n'avait qu'à interroger les Esprits pour
tout savoir ? Tout imbécile pourrait devenir savant à ce prix.
Les curieux de ces sortes de choses peuvent cependant
lire dans le numéro de décembre 1897 de la Reçue spirite la
description d'une nouvelle machine télégraphique pour com-
muniquer avec l'autre monde. L'idée du télégraphe odique a
1. Allan Kardec, le Livre des médiums.
296 LES MÉSAVENTURES DU MERVEILLEUX
été suggérée au D'' Simonds par le savant anglais Faraday,
« avec lequel il communique souvent et qui continue ses
études scientifiques dans le monde des Esprits. ».
Si au moins les Esprits pouvaient faire découvrir les tré-
sors ?
Réponse :
Les Esprits supérieurs ne s'occupent pas de ces choses ; mais des
Esprits moqueurs indiquent souvent des trésors qui n'existent pas, ou
peuvent aussi en faire voir un dans un endroit tandis qu'il est à l'op-
posé ; et cela a son utilité pour montrer que la véritable fortune est
dans le travail. Si la Providence destine des richesses cachées à quel-
qu'un, il les trouvera naturellement; autrement, non*.
Cet avis nous remet en mémoire un petit fait de la carrière
de Mlle Gouesdon. Dans un cercle d'études où elle avait été
exhibée une fois, les tenants de la voyante avaient toujours
un argument triomphant à opposer aux sceptiques : ce Mais
vous ne savez donc pas l'histoire du trésor retrouvé ? A quel-
qu'un qui la consultait, elle a dit de sonder tel endroit de sa
maison, dans un mur, derrière un placard. Là on trouverait
une liasse de valeurs et, par-dessus, une pièce de cent francs
en or. On a cherché à l'endroit indiqué, et on a trouvé. Une
pièce de cent francs en or ! Voilà un détail qu'on n'invente
pas. » — On mit quelque temps à se procurer l'adresse de la
fameuse maison. Quelqu'un eut le courage d'y aller avec
mission de faire un rapport circonstancié. Le rapport ne fut
pas long : « Quand je fus arrivé là-bas, et que j'indiquai le
sujet de ma visite, on ne sut pas ce dont je voulais parler.
C'était le premier mot qu'on en entendait. »
Tout le fatras des révélations spirites qui remplissent les
livres d'Allan Kardec serait fastidieux à Pexcès si, par in-
stant, elles n'étaient agrémentées de quelque récit plus gai.
Nous assistâmes un soir, raconte-t-il, à la représentation de l'opéra
à!Obéron avec un très bon médium voyant. Il y avait dans la salle un
assez grand nombre de places vacantes, mais dont beaucoup étaient
occupées par des Esprits qui avaient l'air de prendre leur part du
spectacle ; quelques-uns allaient auprès de certains spectateurs et sem-
blaient écouter leur conversation. Sur le théâtre se passait une autre
1, Allan Kardec, le Livre des médiums, p. 404.
LES MESAVENTURES DU MERVEILLEUX 297
scène; derrière les acteurs plusieurs Esprits d'humeur joviale s'amu-
saient à les contrefaire en imitant leurs gestes d'une manière gro-
tesque ; d'autres, plus sérieux, semblaient inspirer les chanteurs, et
faire des efforts pour leur donner de l'énergie. L'un d'eux était con-
stamment auprès d'une des principales cantatrices ; nous lui crûmes
des intentions un peu légères; l'ayant appelé après la chute du rideau,
il vint à nous, et nous reprocha avec quelque sévérité notre jugement
téméraire. « Je ne suis pas ce que vous croyez, dit-il; je suis son guide
et son Esprit protecteur ; c'est moi qui suis chargé de la diriger. »
Après quelques minutes d'un entretien très grave, il nous quitta en di-
sant : « Adieu; elle eut dans sa loge; il faut que j'aille veiller sur elle. »
Nous évoquâmes ensuite l'Esprit de Weber, l'auteur de l'opéra, et lui
demandâmes ce qu'il pensait de l'exécution de son œuvre. « Ce n'est
pas trop mal, dit-il, mais c'est mou; les acteurs chantent, voilà tout;
il n'y a pas d'inspiration. Attendez, ajouta-t-il ; je vais essayer de leur
donner un peu du feu sacré. » Alors on le vit sur la scène, planant
au-dessus des acteurs ; un effluve semblait partir de lui et se répan-
dre sur eux ; à ce moment il y eut chez eux une recrudescence visible
d'énergie ^ .
Seulement, à tenir pareil langage, on s'expose à de plai-
santes falsifications. De Nouvelles révélations nous appre-
naient naguère que l'Esprit d'AUan Kardec s'est réincarné
en 1897. C'est le Havre qu'il a choisi pour « rentrer sur la
scène du monde terrestre ». Par discrétion, on doit taire le
nom nouveau adopté par l'Esprit réincarné du vieux Celte.
Mais comment douter de cette réincarnation ? Le 6 mars 1898,
à trois heures, l'Esprit du maître ayant été évoqué a pris pos-
session d'un médium à incorporation, Mme Maïa. Déjà, dans
une séance précédente, il s'était montré, « de même qu'un
Esprit qui se présenta coiffé d'un bonnet de coton (sans
doute un Esprit chauve ) et fut reconnu pour le parent de
l'un des assistants ^ ».
Ce récit a été écarté comme apocryphe de la collection offi-
cielle des communications d'outre-tombe. Mais en quoi est-
il plus invraisemblable que le récit de la représentation
d'Obéron, ou la note sur Louis XVII, précurseur d'Allan
Kardec, insérée par M. Leymarie lui-même dans le compte
rendu du Congrès de 1890 3? — Disons, en passant, que le
1. Le Livre des médiums, p. 205-206.
2. Vérités et lumières. Nouvelles révélations dictées par l'Esprit d'Allan
Kardec. Paris, Chamuel, 1898.
3. Loc. cil. y p. 14-16.
298 LES MESAVENTURES DU MERVEILLEUX
style des messages spirites est en baisse : comme nos éco-
liers, les Esprits ne savent plus l'orthographe.
Jusqu'à ce jour on a mené grand bruit, dans le camp spirite,
d'une communication dont aurait été gratifié, en Amérique, le
médium James. De la veille de Noël 1872 au mois de juillet
1873, ce médium, mécanicien illettré, aurait terminé le roman
de Charles Dickens, Edwin Drood^ laissé inachevé par l'il-
lustre auteur. Sous la dictée du maître, il aurait écrit douze
cents feuillets de manuscrits représentant un volume in-
octavo de quatre cents pages. Et la merveille, dit un corres-
pondant cité par Aksakof, c'est que
... nous nous trouvons ici en présence de tout un groupe de person-
nages dont chacun a ses traits caractéristiques; et les rôles de tous ces
personnages doivent être soutenus jusqu'à la fin, ce qui constitue un
travail considérable pour qui, de sa vie, n'a écrit trois pages sur n'im-
porte quel sujet ; aussi sommes-nous surpris de constater dès le pre-
mier chapitre une ressemblance complète avec la partie éditée de ce
roman. Le récit est repris à l'endroit précis où la mort de l'auteur
l'avait laissé interrompu, et ce, avec une concordance si parfaite, que
le critique le plus exercé, qui n'aurait pas connaissance de l'endroit
de l'interruption, ne pourrait dire à quel moment Dickens a cessé
d'écrire le roman de sa propre main. Chacun des personnages du livre
continue à être aussi vivant, aussi typique, aussi bien tenu dans la se-
conde partie que dans la première. Ce n'est pas tout. On nous pré-
sente de nouveaux personnages (Dickens avait coutume d'introduire
de nouveaux acteurs jusque dans les dernières scènes de ses œuvres)
qui ne sont pas du tout des doublures des héros de la première partie;
ce ne sont pas des mannequins, mais des caractères pris sur le vif, de
véritables créations...
Il est intéressant aussi de noter dans l'emploi des majuscules les
mêmes particularités que l'on peut observer dans les manuscrits de
Dickens ; par exemple, lorsqu'il désigne M. Grewgious comme étant
un an angular man (un homme anguleux). Remarquable aussi la con-
naissance topographique de Londres, dont l'auteur mystérieux fait
preuve dans plusieurs passages du livre. Il y a aussi beaucoup de
tournures de langage usitées en Angleterre, mais inconnues en Amé-
rique, etc..
Ce récit, qu'on peut lire tout au long dans Aksakof ^^
est cité par tous les spirites comme l'exemple type de com-
munications supérieures aux facultés mentales du médium ^
1. Animisme et spiritisme. Paris, 1895, p. 327-332,
LES MÉSAVENTURES DU MERVEILLEUX 299
un argument écrasant en faveur du commerce avec les âmes
désincarnées.
M. le D' Surbled a voulu en avoir le cœur net. Il s'est
adressé à un estimable correspondant de journaux à Londres,
M. F. de Bernhardt, et il en a reçu la lettre suivante :
J'ai écrit à un vieil ami qui était intimement lié avec Charles Dickens,
M. K..., ancien rédacteur en chef du Sun. C'est à lui que le grand ro-
mancier a adressé la dernière lettre qu'il ait écrite, quelques heures
avant sa mort. M. K... a conservé d'étroites relations avec la famille
de son ami défunt, notamment avec son fils aîné, M. Charles Dickens,
conseiller de la reine.
M. K... m'a répondu « qu'il n'avait jamais entendu parler de l'in-
croyable histoire » que je lui communiquais, ajoutant que si cette allé-
gation avait le moindre fondement, que si « le mystère d'Edwin Drood »
avait été achevé par des moyens surnaturels, la famille de Charles
Dickens en aurait été instruite et n'aurait pas manqué d'en faire part
au vieil ami du romancier.
Sans doute, quelques personne», entre autres un américain, ont en-
trepris de continuer le roman inachevé de Dickens ; mais ils l'ont fait
à leurs risques et périls, et leur travail n'a aucune autorité.
Pourtant le célèbre astronome R.-A. Proctor a publié un ouvrage
remarquable sous ce titre Watched by the dead (Sous les yeux du
mort). C'est une étude critique fort ingénieuse dans laquelle l'auteur
s'est efforcé, en se basant sur des preuves intrinsèques et en les rap-
prochant des autres ouvrages de Dickens, de rechercher le dénoue-
ment que l'auteur aurait donné à son roman. Proctor semble avoir
réussi à établir sa thèse. Toutefois il n'y a là qu'un calcul de probabi-
lités, sans aucune prétention à une intervention surnaturelle.
Bref, le seul roman authentique est ici l'histoire du mé-
dium James.
En dehors des fantaisies abracadabrantes dont nous avons
parlé, tout l'enseignement spirite est nul comme originalité
quand il n'est pas absurde : des banalités ou des clichés.
« Je puis dire pour ma part, écrit le C Philip Davis, qu'en
vingt ans d'études non pas assidues, mais pendant lesquelles
je n'ai jamais perdu de vue la question, je n'ai jamais obtenu,
ni vu obtenir par d'autres, une seule communication qui
puisse réellement mériter l'attention d'un philosophe ou d'un
savant^. » Et cela est grave pour la question de l'origine des
1. La Fin du monde des Esprits. Paris, s. d., p. 166-167.
:hOO les MESAVENTURES DU MERVEILLEUX
révélations spirites. On en vient à se demander si, de toutes
les réponses faites, il y en a une seule dont les termes n'é-
taient pas connus de quelqu'un des assistants. Ou l'Esprit
se comporte comme le médium lui-même : il a ses idées, ses
façons de parler. Ou bien il semble réfléchir simplement les
idées ou les préoccupations des personnes présentes. Il est
savant d'une science courante avec les savants, et banal avec
une assemblée banale. Si on lui pose une question, la ré-
ponse correspond à ce que la moyenne de l'assistance en pense
elle-même ^ Et vous voyez venir la conclusion proposée par
certains auteurs : ce sont les assistants qui dictent eux-
mêmes, parfois, souvent, si l'on veut, à leur insu, la réponse
aux questions posées. Par quel procédé ceux-ci font-ils
qu' « une table légère tourne et que son pied, en se soule-
vant, réponde dans un sens qui est déterminé par les se-
crètes pensées et la secrète attente des personnes qui la
touchent », c'est ce qui nous échappe et peut-être nous échap-
pera toujours. Mais peut-on affirmer que cela dépasse les
forces de la nature ?
Sans attacher plus d'importance qu'il ne convient aux idées
de M. G. Flammarion, il faut reconnaître que c'est l'opinion
qu'il exprimait naguère dans un article ^ qui a fait le tour de
la presse. L'Esprit qui, à Jersey, s'entretenait avec Victor
Hugo, sous le nom à^Ombre du sépulcre^ c'était Victor Hugo
se répondant à lui-même. « J'ai été moi-même médium,
ajoute-t-il, et Allan Kardec a publié, dans son livre de la
Genèse^ les dissertations que j'écrivais et que je signais
Galilée. Elles sont, de toute évidence, le reflet de ce que je
savais, de ce que nous pensions à cette époque sur les pla-
nètes, sur les étoiles, sur la cosmogonie, etc. Elles ne m'ont
rien appris. »
A cette confession, grand émoi chez les spirites et grand
éclat de rire chez les autres*.
Pour achever de mystifier tout le monde, M. Flammarion
protesta qu'il ne s'était jamais séparé avec éclat de personne
et qu'il n'avait rien abjuré, qu'on voulût bien le juger sur
1. Le Péril occultiste, par Georges Bois. Paris, Retaux, 1900, p. 297.
2. Annales politiques et parlementaires, 1 mai 1899.
3. Ihid., 9 juillet.
LES MÉSAVENTURES DU MERVEILLEUX 301
son livre qui paraîtrait dans deux ou trois mois^ Or, dans le
livre V Inconnu et les problèmes psychiques^ qui est fait, en
somme, des articles publiés dans les Annales^ pas la moindre
allusion à ce qui est arrivé. Le passage sur Victor Hugo et
sur lui-même est supprimé. Un chapitre sur les Incrédules^
un chapitre sur les Crédules \ puis, à travers tout le livre, il
n'est question que des manifestations télépathiques des mou-
rants, de la communication de la pensée à distance, de la pré-
vision de l'avenir en rêve et en somnambulisme. D'ailleurs,
les faits anciens et nouveaux sont entassés sans aucune cri-
tique, et la philosophie qu'on en déduit est pauvre 2.
Dans la question du spiritisme et du magnétisme, les ca-
tholiques, comme il est légitime, aiment à renvoyer aux dé-
clarations de l'Eglise. Trouverons-nous là quelque lumière
décisive ? Pour rester dans la stricte vérité, il convient de
remarquer que chaque fois que l'Eglise est intervenue dans
ces questions, ce qu'elle a condamné directement ce sont les
abus, c'est l'évocation des Esprits comme superstitieuse. Sans
doute, elle est loin d'encourager l'usage du magnétisme par
toute espèce de personnes, mais elle n'interdit pas la chose
en elle-même. Quant à l'évocation des Esprits, celle-ci ne
saurait qu'être entachée de superstition. Nous savons partout
l'enseignement catholique que ce qui peut répondre à sem-
blable appel ce ne sont pas les âmes des morts, ni les esprits
bons, mais les esprits mauvais ou les démons. L'Eglise ne
dit pas que, de fait, ceux-ci interviennent. Mais s'exposer à
les mettre en action est toujours chose condamnable '.
Resteraient les manifestations tout à fait extraordinaires
et inexplicables par des influences normales; telles des ré-
ponses dont les éléments seraient étrangers ou supérieurs
aux connaissances ou aux préoccupations de tous les assis-
tants. Mais où sont de pareils faits établis scientifiquement
1. Annales politiques et parlementaires^ 16 juillet.
2. Voir dans le même sens : Des Indes à la planète Mars, par Th. Flour-
noy. Paris, Alcan, 1900.
3. D'Annibale, Summula theologi» moralis. Pars II, n° 54 cum nota. —
E. Génicot, S. J., Théologies moralis institutiones, t. I, n*** 267-271. Lou-
vain, 1900, — A. Castelein, S. J., Cours de philosophie. Psychologie, p. 655-
659. Namur, 1890.
302 LES MESAVENTURES DU MERVEILLEUX
et rigoureusement? Nous ne disons pas qu^il n'en existe pas,
et, s'il en existe, il faut bien leur reconnaître une origine pré-
ternaturelle ; mais enfin les livres écrits ex professa sur ces
questions n'en, produisent guère. Et alors que bâtir sur des
manifestations dont le témoignage authentique fait défaut ?
Dans les Recherches de William Grookes où se trouve ré-
sumé le travail de plusieurs années, il y a un chapitre inti-
tulé : Cas particuliers semblant indiquer Vaction d\ine intel-
ligence extérieure^. Or, ces cas, en somme, se réduisent à
deux. Pendant une séance avec Home, il a obtenu un message
dicté suivant Talphabet télégraphique de Morse; et, dit-il,
<( j'ai toutes les raisons possibles pour croire que l'alphabet
de Morse était tout à fait inconnu des personnes présentes,
et moi-même je ne le connaissais qu'' imparfaitement, » Mais
enfin il le connaissait quelque peu. Il ajoute que « les lettres
furent données trop rapidement pour qu'il pût faire autre
chose que de saisir un mot par-ci par-là, et ainsi ce message
fut perdu ». Ce qui signifie de deux choses l'une : ou que ne
connaissant qu'imparfaitement ce système, il n'a pu qu'im-
parfaitement contrôler la marche du phénomène; ou que, sa
connaissance étant imparfaite, le message a été dicté impar-
faitement. Au reste, suivant Philip Davis*, Daniel Home con-
naissait tous les systèmes télégraphiques en usage, ayant fait
en Amérique les expériences les plus variées au Central-
Telegraph- Office,
Dans une autre séance avec une dame médium, M. Grookes
demande à la planchette de lire dans un journal le mot cou-
vert par son propre doigt. Le journal se trouvait sur une
table derrière lui, et il avait évité de le regarder; la dame
ne pouvait voir un seul des mots imprimés, M. Grookes lui
cachant la vue du numéro. Avec « beaucoup de difficulté »,
la planchette écrivit le mot honneur. G'était bien le mot cou-
vert par le bout du doigt. — M. W. Grookes ne nous ap-
prend pas si l'expérience a été renouvelée et avec succès, s'il
a pu obtenir la lecture au moins d'une phrase dans les mêmes
conditions. Son silence porte plutôt à croire le contraire.
Ainsi des recherches de W. Grookes sur l'intervention d'une
1. Recherches sur les phénomènes du spiritualisme. Paris, s. d., p. 160-163.
2. La Fin du monde des Esprits. Paris, s. d., p. 78.
LES MÉSAVENTURES DU MERVEILLEUX 302
intelligence extérieure dans les messages spirites, tout se
réduirait à un mot dicté une fois. On avouera que le résultat
est mince.
En résumé, la question de l'origine des communications
appelées spirites reste exactement au point où elle en était il
y a cinquante ans. Ce qui est aussi un genre de mésaventure
pour les gens toujours prompts à trancher et pressés de
conclure.
III
Mais, dira-t-on^ quel que soit l'enseignement des Esprits
qu'on vous abandonne, il existe des faits étranges innombra-
bles et de variétés infinies, obtenus tant par les pratiques du
spiritisme que par celles du magnétisme. De ces faits que
faut-il penser ? A quel ordre de causes convient-il de les
rapporter ?
Écartons pour le moment les faits ordinaires, ceux que
réalisent la plupart des praticiens par la suggestion ou l'hyp-
notisme. Les faits extraordinaires seront la lecture de la
pensée dans le cerveau, la lecture à travers les corps opa-
ques, la création de facultés mentales nouvelles, l'action des
médicaments à distance, et, pour rentrer dans le spiritisme
proprement dit, la matérialisation des Esprits.
Voilà, certes, des faits extraordinaires. Mais remarquons
tout d'abord que la variété n'en est pas infinie. Nous avons,
ou à peu près, dans notre énumération, épuisé la liste de
ceux qu'on rattache communément au psychisme. Ensuite, la
plupart de ces catégories, sinon toutes, se composent tout
simplement d'un ou de deux spécimens, toujours les mêmes,
cités par tous les auteurs ; ce qui semble les multiplier pour
un lecteur peu attentif. Beaucoup remontent à dix ou quinze
ans. On mène d'abord grand bruit autour d'eux. C'est une
révolution qui s'annonce dans la science ou la philosophie.
Puis, brusquement, après une expérience publique qui
échoue, on n'entend plus parler de rien, ou bien personne
ne peut plus les réaliser.
C'est l'histoire de l'action à distance des substances médi-
camenteuses ou toxiques. Les premières expériences dans
304 LES MESAVENTURES DU MERVEILLEUX
cette voie furent faites par MM. Bourru et Burot, professeurs
à l'École de médecine de Rochefort, vers 1885. Ils remarquè-
rent que les substances placées en présence du sujet hypno-
tisé, à une distance de huit à dix centimètres, étaient aptes
à déterminer chez ce sujet des réactions spéciales, en ac-
cord avec leur propriété spécifique intrinsèque. C'est ainsi
que l'opium produisait le sommeil; les spiritueux, l'ivresse,
avec ses modes variés suivant qu'on employait telle ou telle
substance alcoolique; l'ipéca, les vomissements, etc. *. Ces
expériences furent reprises par le D'' Luys, médecin de l'hô-
pital de la Charité. Ses recherches portèrent, dit-il lui-même'^,
sur un grand nombre de corps, quatre-vingt-sept environ,
employés à l'état soit solide, soit liquide, soit gazeux. 11 étu-
dia principalement l'action des substances usitées en théra-
peutique : la morphine, la strychnine, l'atropine, la narcéine,
le bromure de potassium, les spiritueux, les essences aroma-
tiques, et, au fur à mesure que l'action propre de chacune de
ces substances se révélait sur la physionomie ou l'attitude
du sujet mis en léthargie, il prenait un cliché photographi-
que destiné à servir de témoin des troubles somatiques.
Des résultats obtenus il croyait pouvoir conclure que
l'emploi à distance des agents physiques et des substances
médicamenteuses était destiné a à prendre place dans le do-
maine scientifique », à rendre service non seulement à la
médecine, mais aussi à l'étude de la physiologie du système
nerveux.
Le 30 août 1887, le D*" Luys faisait part de ses travaux à
l'Académie de médecine. Celle-ci nomma une commission de
cinq membres pour examiner les expériences; et, le 6 mars
1888, M. Dujardin-Beaumetz présentait son rapport.
Voici, dit le rapporteur, le programme établi. Dans une première
séance, M. Luys reproduirait ses expériences telles qu'il avait Thabi-
tude de les faire ; puis, dans des séances ultérieures, notre collègue
renouvellerait ces mêmes expériences, mais alors avec un dispositif
spécial dont la commission fixa exactement les bases. Il fut, en outre,
décidé que la préparation des substances médicamenteuses serait con-
1. La Suggestion mentale et l'action à distance des substances toxiques et
médicamenteuses^ par H. Bourru et P. Burot. Paris, J.-B. Baillière, 1887.
2. Les Emotions dans l'état d'hypnotisme et l'action à distance des sub-
stances médicamenteuses ou toxiques (3« édit.) Paris, J.-B. Baillière, 1890.
LES MESAVENTURES DU MERVEILLEUX 305
fiée à une personne étrangère à la commission. Cette personne remit
donc à la commission dix-huit tubes : dix de ces tubes renfermaient
chacun dix grammes d'une solution médicamenteuse. Ces tubes, sem-
blables à ceux dont se sert M. Luys, étaient absolument identiques
entre eux.
Six autres tubes renfermaient des substances à l'état de poudre; ils
étaient enveloppés de papier blanc adhérent aux parois du verre.
Des numéros d'ordre étaient appliqués sur chacun de ces tubes, et
des plis cachetés reproduisant ces numéros permettaient de connaître
à un moment donné leur contenu.
Un tube vide, identique, quant à l'extérieur, aux précédents, fut
joint aux seize tubes.
... Dans une première séance, M. Luys se servit de tubes dont il a
fait usage dans ses recherches antérieures; la plupart portent une
étiquette sur laquelle est inscrit le nom du médicament... La commission
vit se renouveler la plupart des phénomènes que M. Luys a décrits
dans sa communication. Trois autres séances furent consacrées à
l'examen des différents tubes préparés par la commission. La marche
adoptée fut identique à celle que M. Luys avait suivie dans la pieraière
séance, et le sujet en expérience fut toujours le même.
Ce qui frappa surtout la commission dans cette nouvelle série de
recherches, et avant l'ouverture des plis cachetés, ce furent... d'abord
la similitude des phénomènes observés, quel que fût le tube dont on se
servit..., puis l'action du tube vide. Cette action est une des plus mar-
quées et des plus énergiques, et même plus intense qu'avec la plupart
des tubes contenant des substances médicamenteuses. Placé à gauche,
il produisit de la contracture de tout le côté gauche, puis une contrac-
ture généralisée à tout le corps ; mis devant les yeux, il provoqua une
terreur invincible, et telle que la malade se recula très vivement, en
repoussant le fauteuil sur lequel elle était assise.
Ces mêmes phénomènes se reproduisirent avec plus d'intensité, lors-
que le tube fut placé sur la partie latérale droite du cou. Enfin, ce
même tube vide, présenté au devant du cou^ provoqua le gonflement du
corps thyroïde, la congestion de la face, etc.
M. Luys est porté à attribuer ces phénomènes si accusés à l'éclat du
verre mis en expérience. La commission croit devoir faire remarquer
toutefois que les tubes contenant des substances médicamenteuses
avaient un éclat au moins égal, sinon supérieur, à celui du tube
vide.
Quand la commission eut ainsi suivi les expériences faites par M. Luys
avec ces différents tubes, elle procéda à l'ouverture des plis cachetés.
Elle constata alors qu'aucune relation ne paraissait exister entre les
symptômes manifestés et les tubes mis en expérience... (En outre), la
même substance amène chez le même sujet des phénomènes absolu-
ment différents... Le même médicament expérimenté, à huit ou quinze
jours d'intervalle, a produit des effets dissemblables.
LXXXVI. — 20
306 LES MESAVENTURES DU MERVEILLEUX
(Bref), la commission estime que les effets produits... paraissent
dépendre plus des caprices de la fantaisie et du souvenir du sujet mis
en expérience que des substances médicamenteuses ^ .
Cette appréciation, la lecture du livre de M. Luys la sug-
gérait déjà. Par exemple, le poivre, présenté du côté gauche,
devant la joue, détermine l'hilarité; devant l'oreille, rincli-
Tiaison de la tête avec sourire; du côté gauche, approché de
la joue, il provoque une expression d'efiParement de la face.
— Au voisinage du vin rouge, aspect de souffrance, puis
gaieté, puis visage menaçant, ou bien pleurs et douleur de
tête. Rien dans ces phénomènes qui rappelle la nature de la
substance expérimentée. Une autre remarque à faire, c'est
que M. Luys, comme d'ailleurs Gharcot, employait pour ces
expériences extraordinaires des sujets dressés, entraînés.
De son aveu, « Esther, qui a servi à toutes ces recherches,
est d'une sensibilité exquise et d'une impressionnabilité toute
spéciale. C'est une jeune femme de vingt ans. Dès l'âge de
treize ans, elle venait à la Salpêtrière » réclamer ses soins.
Or, on sait tout ce qu'on peut obtenir avec des malades ainsi
dressées, quelle finesse elles acquièrent pour deviner et
exécuter, parfois à leur insu, toutes les intentions des expé-
rimentateurs. De plus, Esther a été successivement employée
dans un atelier de typographie, danseuse dans un théâtre,
puis chanteuse. « Elle recherche avec grand intérêt les
représentations théâtrales, et, à ses moments perdus, les
séances de cour d'assises... » « Ces détails ne sont pas sans
importance, ajoute M. Luys, au point de vue de sa manière
d'être dans l'expression des diverses scènes que son imagi-
nation, richement meublée, déroule d'elle-même sous l'action
stimulatrice de certaines substances. » A notre avis, il faut
aller beaucoup plus avant. Et puisqu'il n'y a ni concordance
entre les effets produits et la nature des substances présen-
tées, ni constance dans la production des effets, quand le
sujet ignore absolument c« qu'on lui présente, il convient
de conclure que toute cette mise en scène est le produit de
la vive imagination d'un sujet qui interprète plus oii moins
1. Bulletin de l'Académie de médecine, 1888, t. XïX, p. 330-351; t. XX,
p„ 246-266; résumé dans la Stmaine médicnle, 1888, p. 78,
liBS MÉSAVENTURES DU MERVEILLEUX '307
fidèlement ce qu'on lui deitnande, suivant l'organe ou le mem-
bre devant lequel on présente un objet.
M. Luys, naturellement, protesta contre le rapport de la
commission. Il fit remarquer le succès des expériences faites
avec les tubes préparés par lui-même. A quoi le rapporteur
répondait que le D' Luys, avant d'expérimenter, avait expli-
qué devant son sujet, « endormi ou non, je ne sais », tout ce
qui allait se produire. M. Luys s'indigna qu'on laissât planer
sur ses travaux un soupçon de légèreté scientifique et de naï-
veté; il s'étonna grandement qu'on parlât, à propos de ses
expériences, de suggestion mentale et d'autres « subtilités
scolastiques * ». Il ne prouvait pas que la seconde série
d'expériences faites par la commission eût réussi.
En somme, le rapport tua ces cures merveilleuses. Dans
les premiers temps qui suivirent, on cita encore quelques
cas. Puis ce fut tout.
IV
Pareil dénouement arriva à l'histoire de la lecture à travers
les corps opaques ou dans l'obscurité. Disons d'abord que
ce genre de phénomènes, s'il se réalisait, n'aurait rien de si
absolument déconcertant. Les spirites auraient tort de crier
tout de suite à l'intervention des Esprits et les catholiques à
la diablerie. On sait de quelle étrange faculté sont douées
les personnes en état de somnambulisme naturel. Si elles ne
voient pas, à proprement parler, les objets, elles s'en ren-
dent compte d'une façon qui équivaut en quelque sorte à la
vision. Mais enfin de pareils faits ont- ils été établis de la part
de médiums ou de personnes plongées artificiellement dans
un état d'hypnose ?
Dès 1837, un membre de l'Académie de médecine, Burdin
aîné, offrit un prix de trois mille francs à qui lirait « sans le
secours des yeux et de la lumière »^ non à la manière des
aveugles, c'est-à-dire par le toucher « sur des caractères en
relief », mais les objets à voir étant placés médiatement ou
immédiatement sur des régions autres que les yeux. Une
commission fut formée pour juger des expériences. Quelques
prétendants se présentèrent; le résultat fut lamentable.
1. Ouvrage cité, chap. xi.
308 LES MÉSAVENTURES DU MERVEILLEUX
Cependant les partisans des phénomènes médiumniques
tenaient toujours pour l'existence de ce pouvoir. Aksakof parle
d'expériences « organisées dans un cercle strictement in-
time » en 1882. Un médium, qui avait les yeux couverts d'un
bandeau, faisait écrire à une planchette le nombre de pièces
de monnaie cachées sous une brochure, ou l'heure exacte
marquée par une pendule dont personne ne pouvait voir les
aiguilles*.
Le D'^ Paul Gibier raconte comment il opéra avec une
femme d'une vingtaine d'années, d'origine juive. « Une fois
endormie, dit-il, ôt dans un état intermédiaire d'abmatéria-
lisation qui était ce que les magnétiseurs de profession nom-
ment somnambulisme lucide, je lui mettais un tampon de
coton sur chaque œil, plus une large et épaisse serviette ou
un foulard qui se nouait derrière la nuque... Je pris, dans
ma bibliothèque, le premier livre qui me tomba sous la
main, je l'ouvris au hasard, au-dessus de la tête du sujet,
sans regarder, la couverture en dessus, pendant que je tenais
le texte imprimé à deux centimètres environ des cheveux de
la jeune femme hypno-magnétisée. Je commandais à cette
dernière de lire la première ligne de la page qui se trouvait
à sa gauche et, après un moment d'attente, elle dit : « Ah !
oui, je vois ; attendez. » Puis elle continua : L'identité ra-
mène encore à l'unité^ car si Vâme,.. Elle s'arrêta et dit en-
core : « Je ne puis plus; c'est assez, cela me fatigue. » Je
retournai le livre (c'était un livre de philosophie) et la pre-
mière ligne, moins deux mots, avait été parfaitement vue et
lue par la dormeuse*. »
Ceci se passait en 1887, époque féconde en faits psychiques
et médiumniques. M. Paul Gibier assure avoir répété maintes
fois cette expérience, notamment devant une quarantaine de
ses amis, a hommes des plus sceptiques ».
Cependant tout le monde ne s'estimait pas satisfait. On ré-
clamait une expérience soumise à un contrôle plus sévère.
M. Grasset, professeur à la Faculté de médecine de Mont-
pellier, en fournit l'occasion. En 1897, le D'" Ferroul, de Nar-
1. Animisme et spiritisme. Paris, 1895, p. 389-396.
2. Analyse des choses. Essai sur la science future. Paris, Dentu, 1889,
p. 136-140.
LES MÉSAVENTURES DU MERVEILLEUX 309
bonne, lui signale un sujet merveilleux habitant cette ville,
Anna Briou.
Rentré de Narbonne à Montpellier, raconte le D"^ Grasset, et n'ayant
rien communiqué du détail de mes intentions à M. Ferroul qui restait
à Narbonne avec son sujet, j'écris sur une demi-feuille de papier à
lettre les mots suivants :
Le ciel profond reflète en étoiles nos larmes ; car nous pleurons , ce
soir, de nous sentir trop vivre.
Ici, un mot russe, un mot allemand, un mot grec. Puis : Montpellier^
28 octobre 1897.
Ce papier, plié en deux ( récriture en dedans), a été complètement
enveloppé dans une feuille de papier d'étain (papier de chocolat) re-
plié sur les bords. Le tout a été glissé dans une enveloppe ordinaire,
de deuil, qui a été fermée à la gomme.
Puis, comme M. Ferroul m'avait prévenu que la ficelle gênait par-
fois son sujet pour lire, j'ai passé une épingle anglaise qui, après avoir
pénétré dans l'enveloppe, en est ressortie formant ainsi verrou. Enfin,
j'ai noyé cette épingle dans un vaste cachet de cire noire, sur lequel
j'ai mis, comme empreinte, des armoiries de famille (cachet personnel).
A ce pli cacheté j'ai joint ma carte, avec un mot; j'ai mis le tout
dans une grande enveloppe et l'ai expédié par la poste (le 28 octobre)
au docteur Ferroul, à Narbonne.
Le 30 octobre au matin, je reçois la lettre suivante :
« Mon cher maître,
« Quand votre pli m'est arrivé ce matin, je n'avais pas mon sujet
sous la main. J'ai ouvert la première enveloppe contenant le pli; j'y
ai trouvé votre carte.
« Obligé de faire mes visites, je me proposais de faire venir mon
sujet vers les quatre heures chez moi, et je suis passé chez lui pour le
prévenir. Ayant appris ce que je voulais, il m'a proposé de faire sa
lecture immédiatement.
« Votre pli au cachet noir était disposé dans la grande enveloppe sur
mon bureau, et le domicile de mon sujet est distant du mien de trois
cents mètres au minimum.
« Appuyés tous deux sur le bord d'une table, j'ai passé ma main sur
les yeux de mon sujet et voici ce qu'il m'a dit, sans avoir vu votre pli :
a — Tu as déchiré l'enveloppe.
a — Oui; mais la lettre à lire est dedans, sous une autre enveloppe
close.
« — Celle-là du grand cachet noir?
« — Oui. Lis.
a — Il y a du papier d'argent... Voici ce qu'il y a :
« — Le ciel profond reflète en étoiles nos larmes ; car nous pleurons ^
le soir, de nous sentir vivre.
« Puis il y a des lettres comme ça (elle me montre le bout de son
doigt, un centimètre à peu près) : D. E. K.
310 LES MÉSAVENTURES DU MERVEILLEUX
<t Puis un petit nom que je ne sais pas...
ce Puis : Montpellier, 28 octobre 1897. »
a Voilà, cher maître, le compte rendu de Texpérience que je vous ai
promise. Elle a duré une minute et demie au plus.
(c Je vous renvoie immédiatement votre pli avec ma lettre.
(( D' Ferroul. »
M. Grasset ajoute: On comprendra mon étonnement. Mon pli ca-
cheté revenait intact; il ne paraissait pas possible d'admettre qu'il eût
été violé, et cependant le sujet l^avait lu comme s'il n'y avait eu ni cire,
ni épingle, ni enveloppe, ni papier d'argent.
H avait vu le papier d'argent. Je n'avais pas du tout parlé de cette
précaution; il avait lu les deux vers, sans reconnaître des vers, en di-
sant le soir au lieu de ce soir et en passant le mot trop; mais cela est
insignifiant.
Il avait vu les lettres russes, avait vu qu'elles étaient plus grandes
que les' autres et en avait dessiné trois de son mieux; il avait vu le mot
allemand ou le mot grec (un des deux seulement), sans le compren-
dre, et en disant qu'il était petit; enfin il avait lu la date.
Le succès était complet : c'est bien, ce me semble, de la lecture à
travers les corps opaques ; il y a (même) lecture à distance, puisque le
sujet a lu de chez lui le pli resté chez M. Ferroul, les deux domiciles
étant distants d'au moins trois cents mètres^.
Dans Sa séance de décembre 1897, l'Académie des sciences
et lettres de Montpellier nomma une commission chargée de
procéder avec Anna Briou à une nouvelle expérience. Les
expérimentateurs devaient ne pas connaître le contenu de
Tenveloppe et la porter eux-mêmes à Narbonne sans la con-
fier à personne à aucun moment. De fait, l'expérience fut
double : on soumit au sujet, d'une part, des mots sans suite
enfermés dans une enveloppe ; d'autre part, un papier écrit
contenu dans une boîte scellée et appliqué à une plaque
sensible qui devait manifester tout contact avec la lumière
si on ouvrait la botte.
Dans la première expérience, le pli resta constamment
entre les mains de l'un des commissaires : le sujet ne fournit
que des indications absolument erronées.
Dans l'autre, le sujet put indiquer d'une manière à peu
près exacte, quoique incomplète, le contenu de la boîte. Mais
la boîte dut, par suite de certaine&^ circonstances, être aban-
donnée sans surveillance. Quand elle fut examinée par le&
1. Semaine médicale^ !•' décembre 1(897.. (/?«*'«« «pi>tte„i)anvier 1898.)
LES MKSAVBNTTJRES BF MERVEILLEUX 311
membres de la commission, elle portait des traces évidentes
d'effraction : cachets brisés et recollés, plaque photogra-
phique voilée. Los détails relatifs au contenu de la botte n'ont
pu être indiqués qu'au bout d'une heure et quarante minutes
d'attente, et après que le sujet eut communiqué plusieurs
fois avec sa s«eur qui s'^était livrée à de nombreuses allées «t
venues*.
Sur quoi M. Dariex, après avoir cité le rapport de la com-
mission, fait les remarques suivantes : « Dans la première
expérience, c'est ,M. Grasset qui a confectionné le pli, par
conséquent qui savait ce qu'il contenait. Ce qui s'y trouvait
écrit avait été enregistré dans un cerveau humain, dans une
mémoire, et c'était peut-être, c'était probablement la condi-
tion la plus essentielle à la réussite de l'expérience. Car,
jusqu'à preuve du contraire, il est bien plus rationnel de
supposer une faculté de perception mentale qu'un pouvoir
de vision objective à travers l'espace et les corps opaques.
Or, la première préoccupation des expérimentateurs est pré-
cisément de faire en sorte que personne au monde ne puisse
avoir connaissance du contenu des enveloppes. »
Cet essai de défense, à parler franc, nous paraît peu solide.
Anna Briou a fait ici autre chose que « donner le coup de
pouce » pour éviter de rester court. Si elle avait vraiment
possédé le don de lire la pensée une fois enregistrée dans le
cerveau, elle n'aurait pas manqué de demander une expé-
rience en ce sens, pour réparer son échec, et M. Grasset ne
la lui aurait pas refusée, ne fût-ce que pour justifier son pre-
mier enthousiasme. Toute la conduite d'Anna Briou, telle
qu'elle apparaît dans le procès-verbal détaillé, son emporte-
ment quand elle apprend qu'il s'agit non d'un pli mais d'une
boîte : « Tu as menti, va-t-elle jusqu'à dire dans son som-
meil (?) au D"^ Ferroul ; tu m'avais parlé d'une enveloppe,
et c'est une boîte ! » : tout dépose contre ce don de seconde
vue,
!.. Rapport de la commission sur la vue à travers. les corps opaques. Paris,
Bureaux de la Semaine médicale, 1898; — et Annales des sciences psychi-
ques, janvier 189dv.
312 LES MESAVENTURES DU MERVEILLHUX
Et cette lecture de pensée n'a pas non plus une histoire
absolument nette. M. Albert Bonjean a raconté en détail les
expériences de Lully et de son barnum en tournée à Ver-
viers. Après avoir endormi son sujet, le magnétiseur priait
quelqu'un de l'assistance d'écrire sur une feuille de papier
une phrase quelconque et de lui montrer les lignes écrites.
La personne devait ensuite poser la main sur celle de la
dame endormie ou sur son épaule. Alors le barnum interroge
la magnétisée : « Qu'a donc écrit monsieur ? Dites ce que
monsieur a écrit. Allons! Veuillez nous dire ce que ce papier
contient. » Et la magnétisée d'en dire le contenu. — Ou en-
core : « Si mademoiselle voulait me dire tout bas, aussi bas
qu'elle le peut, son petit nom. » La demoiselle, interpellée,
prononce à voix basse, tout près de l'oreille du magnétiseur,
dans un coin de la loge, un mot que ses voisins les plus
proches n'ont pu entendre, tant elle a pris de précautions.
Lully, une fois les mains se touchant, commence : « Vous
demandez le nom?... Henriette. » Un murmure approbateur
circule parmi l'assemblée.
M. Bonjean avait remarqué que, dans la série des expé-
riences, le barnum avait toujours, au moment des réponses,
le visage tourné vers la magnétisée. 11 se place entre les
deux personnages de manière à intercepter tout© communi-
cation de l'un à l'autre et à former comme une muraille qui
empêche le regard de Lully d'arriver aux lèvres du barnum :
mutisme de Lully. Il demande au barnum de se tourner vers
le mur : Lully ne peut plus dire le mot ou la phrase pensée.
Hélas ! c'est qu'elle ne voyait plus les lèvres de son barnum
articulant ce mot ou cette phrase *.
En admettant que Lully fût réellement endormie (ce qui
n'est pas évident), tout s'explique donc par une excitation
insolite ou raffinement extraordinaire des sens. En réalité, il
n'y a pas ici seconde vue ; c'est seulement une vue plus dé-
liée, plus aiguisée. « Certains somnambules, dit le D"" Le-
febvre de Belgique, peuvent voir à travers la fente palpé-
brale la plus étroite, et il est même probable que l'abaissement
complet des paupières ne s'oppose pas toujours chez eux à
\. L'Hypnotisme. Ses rapports avec le droit et la thérapeutique, par Albert
Bonjean. Paris, 1898, titre V.
LES MÉSAVENTURES DU MERVEILLEUX 313
l'exercice de la vision, car ces voiles membraneux présentent
une certaine transparence '. »
Dans un de ses derniers numéros, les Annales des sciences
psychiques ^ dévoilent un autre truc, plus grossier. Le maire
de Crewe raconte au professeur Lodge comment les frères
Jones opéraient. L'un d'eux prétendait lire les pensées com-
muniquées à l'autre. La chose n'avait rien de transcendant :
A faisait des signes avec l'orteil droit ; B avait les yeux
bandés, mais voyait le pied de A et ses mouvements... sous
le bandeau.
Tous les cas dits de seconde vue rentrent-ils dans des cas
analogues aux précédents ? Nous ne le prétendons pas. Ne
peut-on citer aucun exemple authentique de transmission de
pensée ? Nous ne voulons pas le nier. Ici même ^, le P. Lodiel
étudiait naguère le phénomène de la télépathie, qui est sou-
vent mêlé de transmission de pensée. Ce que nous disons,
c'est qu'on ne peut guère fournir de cas à^expérience où ait
été provoquée artificiellement la lecture de la pensée. Les
exemples qu'on cite semblent rentrer tous dans la catégorie
du cas de Lully et des frères Jones, cas de tréteaux. L'expé-
rience cruciale de la transmission artificielle de pensées ou
d'images de cerveau à cerveau reste à réaliser. C'est l'aveu
intéressant que faisaient au Congrès international de psy-
chologie physiologique^, en 1890, MM. Myers, Ochorowicz,
Richet. Il ne s'agit pas évidemment ici de suggestion men-
tale, où il y a, de la part du sujet hypnotisé, réception d'un
ordre, où il est question non de pensées à percevoir, mais de
mouvements à exécuter, où la personne mise en état d'hyp-
notisme ne prétend nullement lire dans le cerveau de l'hyp-
notiseur. La transmission d'images de cerveau à cerveau,
dans certaines conditions données, n'est peut-être pas au-
1. L'Hypnotisme. Ses rapports avec le droit et la thérapeutique, par Albert
Bonjean. Paris, 1898, titre V, p. 283.
2. 1899, p. 176-180.
3. Études, 5 octobre 1900.
4. Voir Compte rendu du Congrès. Paris, 1890, p. 151-154. — M. Richet
fait une déclaration semblable dans la Préface qu'il a donnée au livre les
Hallucinations télépathiques (2» édit.). Paris, Alcan, 1892, p. ix. — Rien de
bien convaincant non plus dans les expériences faites par M. C. Flammarion
sur Ninof, « le liseur de pensées », en 1899, et rapportées dans V Inconnu et
les problèmes psychiques, 1900, p. 316.
314 LES MÉSAVENTURES DU MERVEILLEUX
dessus des forces de la nature. Il y a même tels cas de com-
munication et comme de vibration sympathique entre deux
ou plusieurs personnes qui indiqueraient peut-être une pa-
reille transmission. Et cependant les expériences faites sont
loin d'être concluantes. Lorsqu'on veut produire artificielle-
ment le phénomène, on n'arrive à rien de consistant.
Il nous faut parler maintenant des matérialisations d'Es-
pritg et des photographies spirites.
Lucien ROURE, S. J.
A suivre.)
UN CONSEILLER JANSÉNISTE DU MINISTÈRE
M. Séc'hé a beaucoup de lecture et il sait choisir ses au-
teurs. Chateaubriand, Portalis, le feu duc de Broglie, Lan-
juinais, Montlosier, Pasquier, Mole, Barante sont à S(é8
ordres-* sans compter l'évoque Eiastache du Bellay. Les dépo-
sitions de ces témoins de marque — en y ajoutant les statis-
tiques effrayantes que l'auteur emprunte à certain Almanach
de 1847 — forment un réquisitoire de vingt-sept pages contre
les Jésuites*.
Et toutes ces écritures, pour établir quoi? Que les Jésuites
sont les auteurs « de tout le mal dont souffrent l'Europe en
général et les nations catholiques en particulier » ; qu'on fit
bien de fermer leurs maisons de France, en 1828 ; que la même
mesure rendrait aujourd'hui la paix à notre pays, et sans que
notre protectorat en eut à souffrir : mis hors des frontières,
les Jésuites seraient plu« libres d'aller « prêcher les infi-
dèles » d'outre-mer pour qui ils sont faits.
Oh! sans doute, M. Séché proteste de ses bonnes inten-
tions. La politique lui est étrangère ; il ne lui « appartient
pas d'indiquer au gouvernement les mesures qu'il convient
de prendre pour sortir d'une situation qui ne saurait se pro-
longer ». Mais qui donc s'y trompe? Si engageantes que
puissent être les circonstances actuelles pour écrire sur Les
Jésuites une page d'histoire, il y a pourtant une manière de
choisir et de conduire son sujet propre à ceux qui veulent
aider aux circonstances. C'est la manière de M. Séché.
Aussi était-ce une tentation bien naturelle que de vouloir
défaire son œuvre, là même où il l'avait faite, dans la Revue
politique et parlementaire. J'écrivis au directeur de cette
Revue^ M. Fournier. Il me pria de venir chez lui... pour
entendre ses regrets de ne pouvoir accepter ma réplique. Il
eût mieux fait de l'accepter, je crois : c'eût été plus « par-
lementaire » sinon plus « politique ».
1. Rwuei poiiti^ue et parlementaire^ 10 décembre 1900.
316 UN CONSEILLER JANSENISTE DU MINISTERE
I
C'est le 21 juillet 1773 que Clément XIV finit par signer,
dans l'angoisse, le bref Dominus ac Redemptor par lequel il
supprimait la Compagnie de Jésus. Les fils de saint Ignace,
« chassés de France et des pays latins, furent recueillis, dit
M. Séché, par le grand Frédéric et la grande Catherine, au
nez et à la barbe des encyclopédistes » furieux.
11 y a là une inexactitude, légère, ce semble, mais qui a le
grand inconvénient de réduire à une scène amusante un fait
d'une importance extrême. Pas un seul Jésuite étranger
n'entra, que je sache, dans la province de Silésie, après 1773;
celle-ci, d'ailleurs, fut dissoute en 1776. Quant à la province
de Russie Blanche, une cinquantaine, au plus, y vinrent « de
France et des pays latins » et la plupart d'entre eux n'étaient
pas d'anciens jésuites*. L'assertion de M. Séché sur les pro-
tégés de a la grande Catherine » et du « grand Frédéric »
n'est donc pas soutenable. Au moment du bref de destruc-
tion, en 1773, il y avait en Russie et en Prusse des maisons
de Jésuites et elles subsistèrent, après le bref, dans le statu
quo ante : voilà l'exacte vérité historique.
Il en résulte — qui ne voit la conséquence? — que la
Compagnie de Jésus n'a jamais été détruite tout entière. Et
cette singulière survivance, les encyclopédistes n'étaient pas
seuls à la connaître; Clément XIV la connaissait aussi, ne
fût-ce que par les réclamations des cours bourbonniennes.
Frédéric II et Catherine II n'étaient pas seuls à vouloir ce
statu quo\ Clément XIV le voulait aussi et il y donna son
consentement formel^. Cela est grave.
Et cela explique la conduite de Pie VI, vis-à-vis des Jé-
suites. Dès le début de son pontificat, il permet au P. Czer-
niewicz, supérieur de la Russie Blanche, de recevoir « au
nombre de ses religieux » les Jésuites proscrits qui auraient
1. Trois seulement des trente-deux Jésuites français de Russie Blanche
appartenaient à l'ancienne Compagnie ; parmi les autres, un seul fut admis
avant 1800.
2. Voir, sur ce fait, Zaleski, les Jésuites de la Russie Blanche. Letouzey,
1887, I, p. 275; — Sanguinetti, la Compagnie de Jésus. Retaux, 1884, p. 405-
414 ; — Ravignan, Clément XIII et Clément XIV. Julien, 1856, II, p. 501.
UN CONSEILLER JANSÉNISTE DU MINISTÈRE 317
la pensée et la force d'aller retrouver si loin la douceur de
vivre selon leur vocation première (1776). Quelques années
plus tard (1783), il donne à cet état de choses une approba-
tion plus solennelle, quoique verbale. Tandis qu'il est pri-
sonnier à Florence, il échange, avec le nonce Litta, une
correspondance dont le résultat est d'amener Paul P' à de-
mander un bref qui confirmât publiquement l'existence
de la Compagnie en Russie. Seule la mort du pape
(17 août 1799) empêcha la conclusion de l'affaire. Reprises
avec Pie YII, les négociations aboutirent, le 7 mars 1801,
au bref Catholicse — adressé non pas à Paul I", comme
l'écrit M. Séché, mais au supérieur des Jésuites, le P. Kareu.
A partir de ce moment, l'existence de la Compagnie de
Jésus en Russie n'est plus un fait simplement légitime; elle
devient un fait juridique et notoire *.
Dans cette reconnaissance légale, M. Séché ne veut voir
qu'une manœuvre diplomatique de Pie VII, une complai-
sance habile dont les légations restituées pourraient être le
prix. Ce sont là des vues de romancier, malgré le soin que
prend l'auteur de nous renvoyer aux archives du Vatican.
Voici, en deux mots, la situation-. En accordant le bref de-
mandé par Paul P*", le Pape n'avançait pas la question de son
domaine temporel, parce que, surtout depuis la paix de
Lunéville (9 février 1801), un seul homme était l'arbitre de
l'Italie : Bonaparte. En refusant le bref, Pie VII ne pouvait
rien perdre auprès du czar, parce que l'existence canonique
des Jésuites était assurée par ailleurs et pouvait être con-
firmée verbalement.
Le tort de M. Séché, c'est d'isoler un fait particulier de la
suite des événements auxquels il se rattache. Il n'y a pas de
pire méthode en histoire.
Est-ce encore pour recouvrer les légations que Pie VII,
en 1801, sur la demande de Charles Emmanuel proscrit,
1. Voir Sanguinetti, op. cit.j p. 234.
2. Je ne puis entrer dans le détail qui serait infini; mais la seule lecture
des dépêches espagnoles rapportées par M. Boulay de la Meurthe dans ses
Documents sur la négociation du Concordat aurait suffi pour convaincre
M. Séché qu'il déplaçait la question. L'affaire de la grande maîtrise de
Malte, sans parler de la réunion des églises, avaient une autre importance
que la reconnaissance légale des Jésuites.
318 UN CONSEILLER JANSENISTE DU MINISTÈRE
autorisait les Jésuites de Sardaigne à rouvrir leurs maisons?
Et avec qui le Pontife concluait-il un marché, lorsqu'on 1802,
il donnait au successeur du P. Kareu, la faculté d'agréger à
la Compagnie, sans qu'ils fussent obligés de se rendre en
Russie, les anciens Jésuites d'Angleterre et des pays de mis-
sions? Et quel avantage temporel poursuivait-il, en 1804, en
rétablissant la Compagnie dans le royaume des Deux-Siciles?
M. Séché a beau jouer à l'historien diplomatique sur les
menus incidents de la cour de Charles IV, cet effort ne sau-
rait masquer l'insuffisance de ses renseignements et le parti
pris de ses conclusions.
Urquijo, le jansénisme, le P. Daubenton n'ont rien à faire
ici. Ce sont là des digressions vaines. Quant au fond de la
question, une remarque s'impose qu'aucun papier inédit,
d'où qu'il émane, n'entamera : de 1773 à 1814, l'affaire des
Jésuites demeure à Rome tellement vivante que ni la succes-
sion de trois papes, ni les bouleversements que la Révolu-
tion produisit en Europe ne peuvent l'écarter. Et quand on
songe à l'invasion des Etats romains., aux longs et doulou-
reux exils de Florence, de Valence, de Savone et de Fontai-
nebleau, n'est-ce pas un émouvant spectacle que de voir
les successeurs immédiats de Clément XIY, au milieu des
vicissitudes que traverse leur propre f©jrtune, garder une
pensée et une bienveillance obstinément fidèles pour cette
poignée de Jésuites perdus dans l'empire des tsars?
Comment expliquer cela? Oh! c'est fort simple. Clé-
ment XIV, Pie VI, Pie VII regardent la suppression de la
Compagnie comme un malheur ^ Ce qui en reste dans la Rus-
sie Blanche est, à leurs yeux, une semence providentielle
d'où sortira la moisson future qu'ils désirent et qu'ils espèrent.
Et voilà pourquoi ils s'y intéressent. Tant que la diplomatie
des cours européennes ne permet pas une autre attitude, ils
tolèrent, ils approuvent, ils encouragent à voix basse. La
voix se hausse et s'affermit, à mesure que s'efface le souve-
1. Je n'ai pas à apprendre à M. Séché que, dès Ja mort de Clément XIV,
le texte d'un bref de rétractation se répandit, et qu'il y a des raisons à peu
près décisives de regarder ce texte comme authentique. — Par ailleurs, on
«ait en quelles angoisses cette question des Jésuites supprimés laissa « el
povero papa », comme disait saint Alphonse de Liguori.
UN CONSEILLER JANSENISTE DU MINISTÈRE 319
nir des luttes anciennes et que les princes catholiques de-
mandent le retour des religieux proscrits. Enfin l'heure vient
où Pie VII se félicite hautement de trouver, par la grâce de
Dieu, dans les fils de saint Ignace « des rameurs vigoureux
et éprouvés », dont le bras aide à la manœuvre avec la même
ardeur qu'autrefois, « sur cette barque de Pierre que secoue
la tempête ».
A qui compare loyalement les circonstances qui ont marqué
la destruction de la Compagnie et celles qui ont amené son
rétablissement, il n'est pas difficile de décider où est le
<c mystère d'iniquité » et où le miracle de la Providence,
II
Tandis qu'aux acclamations de son peuple, heureux de le
revoir après une captivité de quatre ans, Pie VII promulguait,
dans l'église du Gesu, la bulle Sollicitudo (7 août 1814), Na-
poléon expiait, dans l'inaction torturante de l'île d'Elbe, la
prétention qu'il avait eue de vouloir être le maître de
l'Église comme de l'Europe.
Dans sa clairvoyance politique, le premier consul avait
cru nécessaire de signer le Concordat ; mais son autorité
jalouse ne voulait qu'un clergé docile sous sa main. Il n'ai-
mait pas les Jésuites * ni les associations religieuses. C'est
une raison d« plus pour M. Séché de montrer, dès le Con-
sulat, les Jésuites se mettant « en mouvement en vue de
rentrer en France par une porte ou par l'autre ».
Malheureusement, l'auteur ne semble pas mieux renseigné
sur les victimes de Napoléon que sur les protégés de Cathe-
rine de Russie ou de Frédéric de Prusse.
Ce n'est point qu'il ait épargné sa peine : il a fouillé dans
les Archives nationales, et il a eu la chance de mettre la main
sur deux intéressants rapports de Portalis. Hélas ! la trou-
vaille est deux fois pitoyable : les deux rapports sont im-
primés depuis 1845 ~ ; et puis, ils prouvent justement qu'il
1, Voir les Mémoires de Con«alTi, I, p. 355.
2. Discours, rapports et travaux inédits. Joubert, 1845, p. 445-451. —
M. Séché a donné comme conclusion du rapport du 10 fructidor celle qui
termine le rapport du 25. Ceci à titre d'indication purement bibliographique,
la chose n'ayant pas d'autre importance.
320 UN CONSEILLER JANSENISTE DU MINISTERE
n'y avait pas de Jésuites en France sous le Consulat. Car
ni la Société du Cœur de Jésus, ni la Société des Victimes de
P amour de Dieu y ni la Société des Pères de la Foi, au sujet
desquelles Portails écrit, en l'an X, « au citoyen premier
consul », n'ont jamais été ni tout ni partie de la Compagnie
de Jésus.
Voici les faits.
La Société du Cœur de Jésus est Tœuvre du P. de Clori-
vière, ancien jésuite. L'idée lui en vint à Dinan, le 19 juillet
1790. Il la soumit à l'évêque de Saint-Malo, Courtois de
Pressigny, qui l'approuva (18 septembre 1790). La Société
s'étant répandue dans quelques diocèses, en décembre 1800,
le P. de Clorivière dépêcha à Rome deux de ses prêtres pour
demander l'approbation du Saint-Siège. C'étaient justement
les « abbés Astier, de Gap, et Beulé, de Chartres )», dont
M. Séché a le tort de faire des Pères de la Foi^. Pie VII re-
çut les suppliants avec bonté et leur remit un bref adressé à
l'évêque de Saint-Malo (janvier 1801). L'œuvre cependant
ne tarda pas à s'affaiblir, surtout depuis l'emprisonnement
du P. de Clorivière, qui dura cinq ans ( 1804-1809).
La Société des Pères de la Foi date exactement du 15 août
1797. Son fondateur est a. un nommé Paccanari », comme dit
fort bien Portails dans son rapport. Approuvée par Pie VI, à
Sienne (février 1798), cette société s'unit, sur le désir du
Pape (18 avril 1799), avec celle des Pères du Cœur de Jésus.
Celle-ci — qu'il ne faut pas confondre avec l'œuvre du P. de
Clorivière — fut fondée à Louvain (8 mai 1794) par deux
anciens élèves de Saint-Sulpice, MM. François de Tournely
et Charles de Broglie, et approuvée par Pie VI, prisonnier à
Florence ( sept. 1798) ; elle était établie surtout en Allemagne.
L'union des deux Sociétés amena un rapide développement ;
on fonda des maisons en France, en Angleterre, en Suisse,
en Hollande, en Italie. La communauté de Rome compta
jusqu'à plus de cent religieux. Mais l'union ne dura pas : les
vues étaient divergentes ; et puis on suspectait la sagesse et
la droiture de Paccanari, « ancien soldat », devenu supérieur
général. Le 24 juin 1804, le P. Varin, supérieur pour la
1. C'est, sans doute, dans M. Boulay de la Meurtbe que M. Séché a pris
ce détail.
UN CONSEILLER JANSÉNISTE DU MINISTÈRE 321
France, fît sécession, après avoir pris conseil de Mgr Spina,
et Pie VII, mis au courant de TafFaire, quand il vint à Paris
pour le sacre de Napoléon, approuva la décision prise. Les
religieux d'Angleterre, d'Italie, de Suisse se détachèrent
rapidement de Paccanari, qui finit par être jugé et empri-
sonné par le Saint-Office (1807).
Ces points établis, — et ils sont incontestables, — le débat
est simplifié ; il n'y a plus qu'à rechercher comment de ces
données de l'histoire a pu sortir la légende que « sous le
nom )) des Pères de la Foi « se dissimulait la Compagnie de
Jésus ressuscitée^ ». A celte légende, je vois trois prétextes :
un mot de Napoléon, un mot de Portalis, et enfin la fortune
même des Pères de la Foi.
Le mot de Napoléon nous est garanti par Guvier, et Ferry,
jadis, en fît grand bruit à la tribune du Sénat. Le voici :
J'ai fait demander au Pape si les Pères de la Foi étaient des Jésuites ;
il m'a répondu que non. J'ai fait saisir leurs papiers : j'ai eu la preuve
du contraire *.
L'opinion de Cuvier sur les Jésuites prouve qu'il ne sa-
vait pas leur histoire aussi bien que celle des mondes dé-
truits, ce qui ne l'empêchait pas d'en parler avec assurance.
Mais on peut avoir cette faiblesse sans être un malhonnête
homme. Cuvier n'a pas inventé le propos qu'il rapporte. J'in-
clinerais seulement à croire qu'il le rapportait par ouï-dire.
C'est le 14 avril 1813 que le grand naturaliste fut nommé
maître des requêtes au Conseil d'Etat. A cette date. Napoléon
s'en allait gagner la bataille de Lutzen. Il ne rentra à Paris
que le 20 novembre; et comme le souci de préparer la cam-
pagne de France l'absorbait beaucoup, il eut le temps, en ce
moment tragique, de présider les séances du Conseil d'État.
S'il les présida, comme il excellait à mêler le soin des dé-
tails aux conceptions les plus vastes, il n'est donc pas in-
croyable, a priori^ qu'il se soit occupé alors des Pères de la
1. Debidour^ Histoire des rapports de l'Église et de l'État. Alcan, 1898,
p. 231. — Nettement parle dans le même sens, Histoire de la JRestauration,
VII, p. 20.
2. Journal officiel, 6 mars 1880, p. 2649. — Le P. Du Lac touche briève-
ment ce point dans ses Jésuites. Pion, 1900, p. 170.
LXXXYI. — 21
32» UN CONSEILLER JANSÉNISTE DU MINISTÈRE
Foi ; il avait bien le loisir de faire arrêter Mgr de Boulogne ^
Mais il faut pourtant remarquer que les Pères de la Foi
étaient dispersés, au moins depuis 1809, et qu'il n'y a sur
leur compte, en 1813, aucun fait nouveau qui puisse préoc-
cuper l'empereur. Rien dans les feuilles de travail des mi-
nistres, rien dans les rapports de police n'appelle cette
affaire.
Mettons que le propos ait été tenu, il faudra simplement
conclure que Napoléon a menti ou que Fouché l'a trompé.
Car jamais aucun papier n'est venu aux mains du ministre de
la police — et Dieu sait s'il en a saisi ou intercepté ! — qui
lui ait fourni la preuve que les Perdes de la Foi étaient des
Jésuites. Et si, par hasard, le mot garanti par Guvier remon-
tait au temps de Messidor, nous aurions contre Napoléon le
témoignage de Napoléon lui-même ; car, en décembre 1807,
il en était encore à réclamer à Fouché des « renseigne-
ments » sur les Pèj^es de la Foi.
Il vous sera possible de vous procurer les renseignements dont vous
aurez besoin sur les Pères de la foi, par leur supérieur, le P. Varin,
qui paraît être un aventurier ^.
L'indication était bien superflue. Fouché connaissait bien
le P. Varin ; dès 1802, il l'avait questionné à fond. Et puis,
les démarches de ce prêtre entreprenant, courageux et droit
n'avaient rien de mystérieux : il organisait des missions et
il fondait des collèges. Lorsque Bonaparte, en 1803, visita
celui d'Amiiens, il ne paraît pas que son regard pénétrant ait
deviné des conspirateurs ; on dit même qu'il écouta avec
plaisir les vers, assez médiocres, du P. Loriquet, qu'un élève
lui débita par manière de compliment. Le préfet d'Amiens,
Quinette^, celui du Doubs, Debry, les ministres Chaptal et
Portails savaient mieux que personne que le P. Varin n'était
pas « un aventurier», et ils s'intéressaient à ses œuvres.
Jusqu'à la fin de ses jours, le P. Varin aima à parler de
Portails: « Il était pour moi comme un père, disait-il; lorsque
j'éprouvais quelque difficulté, il cherchait avec moi des
1. Lecestre, Lettres inédites de Napoléon /«. Pion, 1897, II, p. 300.
2. Ibid., I, p. 129.
3. Rapport de Portalis, 23 nivôse aa XI.
UN CONSEILLER JANSÉNISTE DU MINISTÈRE 323
expédients pour me tirer d'embarras. Il m'avait permis de
venir le trouver à toute heure sans m'assujétir à celle des
audiences publiques, afin de pouvoir m'entretenir plus libre-
ment ^ »
Gomment expliquer alors que Portalis ait accepté d'écrire
le rapport sur lequel fut rendu le décret de Messidor et qu'il
y ait écrit ces lignes capables, à elles seules, d'assurer la
perte de ses protégea»-?
Les Pères de la Foi ne sont que des Jésuites déguisés, lis suivent
l'institut des anciens Jésuites ; ils en professent les mêmes maximes :
leur existence est donc incompatible avec les principes de l'Eglise
gallicane et le droit public de l'empire. On ne peut faire revivre une
corporation dissoute dans toute la chrétienté par les ordonnances des
souverains catholiques et par une bulle du chef de l'Eglise ^.
Portalis était-il mal renseigné ? Non. Se défiait-il des
explications du P. Varin ? Non plus. Il parlait, en bon cour-
tisan, peut-être selon les données de Fouché, de façon à
conclure dans le sens des désirs bien connus du maître, sauf
à prendre sa revanche quand le moment viendrait de l'exécu-
tion.
Et ce qui prouve que la conjecture n'est pas vaine, c'est
que la Société des Pères de la Foi, en fait, ne fut point dis-
soute à ce moment. Là aussi, M. Séché est mal informé.
Oui, sans doute, par son Rapport du 18 messidor, Portalis
assure l'empereur que les Pères de la Foi « exécutent )> ce
jour-là même « le décret impérial sans regret^ j). Mais la dis-
parition fut bien courte. Au moment du décret, la Société
était établie « à Belley, à Amiens, et dans quelques autres
communes de l'empire ». Après 1804, s'ouvrent les collèges
ou séminaires de Roanne, de Roulers, de Largentière, de
Montmorillon, de Marvejols et de Bazas. Les missions, un
moment interrompues, reprennent plus nombreuses^. En
1. Guidée, S. J., Vie du R. P. Varin. Douniol, 1860, p. 143-151.
2. Portalis, op. cit., p. 452. Rapport du 13 prairial an XII.
3. Portalis, op. cit., p. 462. — A la suite se trouvent deux rapports très
curieux sur « l'utilité d'une association ecclésiastique», en vue de l'éducation
(2 pluviôse an XII]. Est-ce un effort de Portalis en faveur des Pères de
la Foi, malgré tout ce qu'il y dit contre eux ? Est-ce sa vraie pensée sur le
parti à tirer des prêtres pour Téducation ?...
4. Guidée, op. cit., p. 152, 177.
324 UN CONSEILLER JANSENISTE DU MINISTERE
décembre 1807, « l'agrégation dissoute » est plus solidement
que jamais attachée à ses œuvres. Et c'est l'empereur lui-
même qui en témoigne dans cette même lettre à Fouché dont
j'ai parlé plus haut :
Vous vous concerterez avec le sieur Portalis sur tous les moyens de
dissoudre toute congrégation des Pères de la Foi, en cherchant les
plus doux, mais en même temps les plus efficaces. Étendez cette mesure
à tout l'empire. Vous aurez soin que ces individus n'aient aucun point
de réunion, et je vous rends responsable de l'existence detoute société
de ces religieux. Serions-nous donc dans les temps de faiblesse et
d'inertie où les volontés de l'administration ne pouvaient être exécu-
tées ?
Fouché n'entendait pas engager par « inertie et faiblesse »
sa « responsabilité » en cette affaire. Et surtout le P. Varin
comprit qu'il fallait céder à la force. Mais, cette fois encore,
c( les volontés de l'administration », si impérieusement inti-
mées qu'elles fussent, ne s'exécutèrent ni tout de suite, ni de
tout point.
Le préfet de Bourg réussit à conserver les Pères de la Foi
à Belley jusqu'en 1809; et partout ailleurs, jusqu'à la même
date, les ordres de Fempereur furent plus ou moins éludés,
avec la connivence des administrations locales.
Dispersés en divers diocèses, les membres de « l'agréga-
tion dissoute w attendirent patiemment des jours meilleurs.
En 1814, au lendemain de la bulle Sollicitudo^ qui rétablit la
Compagnie de Jésus dans tout l'univers, la plupart deman-
dèrent à y être admis. Ils devinrent Jésuites ; on a conclu
qu'ils l'avaient toujours été. Et la conclusion est inepte.
Pas un des Pères de la Foi, en France, n'a appartenu à
l'ancienne Compagnie. Les fondateurs de cette société, Bro-
glie, Tournely, Paccanari y ont toujours été étrangers.
Sans doute, leur zèle les portait aux œuvres propres de
la Compagnie détruite, et, pour cela même, ils avaient
adopté un genre de vie calqué sur l'Institut de saint Ignace.
Mais qu'est-ce que cela prouve , sinon le vide laissé dans
l'Eglise par les Jésuites qu'on disait si malfaisants ? N'est-ce
pas un fait remarquable que, dans la plupart des pays catho-
liques, des hommes divers d'éducation comme de nationa-
UN CONSEILLER JANSENISTE DU MINISTERE 325
lité, nés après le hreî Domùius ac Redemptor, se rencontrent
dans cette pensée de restaurer, selon leur pouvoir, la Com-
pagnie détruite ?
Cette tentative devait intéresser au plus haut point les fils
de saint Ignace si attachés à leur vocation. De fait, ils y applau-
dissent comme à un signe providentiel : les Jésuites revi-
vraient, puisque les meilleurs d'entre les prêtres essayaient
d'en reproduire la vie. Mais tout en encourageant ceux qui
s'enrôlaient dans ces milices nouvelles, les rares survivants
de l'ancienne Compagnie se tenaient en dehors ^ Ils atten-
daient, les yeux obstinément fixés sur la Russie : là seule-
ment était pour eux la vraie milice de saint Ignace; de là, ils
en avaient l'espoir, elle partirait, au jour marqué par Dieu,
pour reprendre sa course apostolique à travers le monde.
Les Jésuites de Russie blanche étaient dans les mêmes
sentiments. Le Père Général écrivait à un jésuite d'Ams-
terdam :
Non, je ne doute pas de la France ; j'espère, contre toute espérance,
que, tôt ou tard, la Compagnie de Jésus renaîtra dans ce pays.
Mais tout en regardant l'avenir avec cette confiance intré-
pide, le P. Grûber estimait qu'il fallait se garder, dans le pré-
sent, de toute tentative de pénétration. Un prêtre de Dùren,
dans le département de la Roïr (Westphalie), lui avait écrit
pour lui offrir sa personne. Il lui répond (7 mars 1805) :
Vous me demandez si les prêtres séculiers peuvent être admis dans
la Compagnie, dans les pays soumis maintenant à la France. Non; cela
ferait trop de bruit et pourrait créer des embarras au Saint-Père.
A cette date. Pie VII se trouvait encore en France. Venu
pour le sacre de l'empereur, dans l'espoir de regagner la
liberté que le négociateur du Concordat avait insidieuse-
ment retirée à l'Eglise par les articles organiques, le saint
Pontife ne put pas même aborder la question : le séjour du
Pape eut beau se prolonger. Napoléon sut se dérober tou-
jours. Mais cette présence réelle du vicaire de Jésus-Christ
dans notre pays fut une consolation et une force pour tous
ceux que dévorait le zèle du bien. Combien de dévouements
1. La Société du Cœur de Jésus compta pourtant quatre anciens jésuites.
326 UN CONSEILLER JANSENISTE DU MINISTERE
se donnèrent rendez-vous aux pieds de ce souverain des
âmes catholiques !
Au milieu de tant d'autres visiteurs que la foi y poussait,
l'abbé Proyart entra lui aussi dans cet ancien appartement
de Madame Elisabeth que Pie VII occupait au pavillon de
Flore. Il s'entretint avec le Pontife de ses livres dont il lui fit
hommage. On parla de Clément XIV, des Jésuites d'autre-
fois, de ceux de la Russie blanche.
« Nous avons enFrance, dit l'abbé, une petite société de sujets d'élite
qui se pique de marcher sur les traces des Jésuites et d'un parfait
dévouement.
— Oui, reprit le pape, je les connais et j'en fais grand cas; le
malheur est que c'est un corps sans tête. »
A lui seul, ce mot de Pie VII trancherait la question de
savoir si oui ou non les Pères de la Foi étaient des Jésuites.
Je n'ajouterai qu'une réflexion. Le fait d'être Jésuite résulte
d'un acte de conscience, de l'émission des vœux selon l'Ins-
titut de saint Ignace. Et avant cet acte, on n'est novice que
du jour où l'on est accepté comme tel par un supérieur de la
Compagnie qualifié pour cette acceptation. Or, qui en est là,
en France, au moment du décret de messidor ? Personne. Les
Pères de la Foi ne sont Jésuites que de cœur et de désir; ils
ne dépendent en aucune façon du Père Général; et quand, en
1804, après le décret qui dissout les « Paccanaristes », le
P. Varin consulte le pape sur la question de savoir si ses
compagnons et lui ne feraient pas mieux de solliciter leur
admission dans la Compagnie, Pie VII répond qu' ce il faut
attendre le moment marqué par la Providence ».
C'est en 1805 que le P. de Clorivière, détenu au Temple,
reçut du P. Lustyg, vicaire général des Jésuites de Russie
blanche une lettre qui, selon ses désirs, l'agrégeait à l'ordre.
C'est en juin 1814 que le même P. de Clorivière accepta, du
P. Général Brzozowski, commission de restaurer en France
la Compagnie de Jésus. Ce vieillard de quatre-vingts ans
s'en vint résolument à Paris pour commencer à lui tout seul
cette rude entreprise. La bulle Sollicitudo^ publiée au mois
d'août, lui apporta un secours inespéré. Voyant dans l'acte
pontifical le signe de la Providence qu'ils attendaient, les
hommes de bonne volonté accoururent; avant la fin de 1814,
UN CONSEILLER JANSÉNISTE DU MINISTÈRE 32T
ils étaient plus de quarante novices réunis, 18, rue des
Postes.
Voilà le lieu et la date vraiment historiques où se rat-
tachent les origines, en France, de « la Compagnie ressus-
citée )).
M. Séché s'est donc lourdement mépris quand il a parlé de
la rentrée des Jésuites dès le Consulat. Ils durent attendre
la chute de l'empire.
D'autres congrégations avaient été plus heureuses. Échap-
pées à l'inquisition révolutionnaire ou formées après la
Terreur, leurs œuvres étaient ignorées de Napoléon ou tolé-
rées par lui. Avant comme après son décret de Messidor, il
signa même une foule de reconnaissances légales : la série
commence en 1800, et la dernière feuille de travail des minis-
tres de l'empereur, avant la capitulation de Paris, porte
mention de l'établissement des Sœurs de la Présentation à
Villeneuve d'Agen (23 mars 1814).
En général, les congrégations ainsi reconnues sont hospi-
talières. On remarque cependant quelques « brevets d'insti-
tution » accordés pour des écoles. Le collège de Saint-Malo,
ouvert aux premiers jours du siècle, put se maintenir, malgré
toutes sortes de difficultés, jusqu'en 1812. Le parrain jaloux
de l'Université autorisa môme, en 1813, l'école ecclésiastique
de Saint-Jean d'Angely.
Il est vrai, jusque dans ces autorisations, la défiance et le
despotisme de l'homme qui voulait tout tenir sous sa main
éclatent parfois avec une sorte de brutalité. Mais ces auto-
risations nombreuses témoignent aussi que la vie catho-
lique est une force incoercible. A travers la prison étroite
que formaient autour d'elle les articles organiques et la
police impériale, cette vie se fait jour, comme se fait jour
une plante vivace en disjoignant les pierres qui devaient
l'étouffer. Aussi souple que violent, Napoléon aime mieux
permettre ce qu'il ne peut empêcher. Cette permission n'en
marque pas moins l'impuissance de ses prétentions autocra-
tiques contre la constitution intime de l'Eglise.
Là dessus, M. Séché me permettra de dire à mon tour : Et
nunc erudimini.
328 UN CONSEILLER JANSENISTE DU MINISTERE
III
Venons à îa Restauration. Mille surprises nous y attendent.
En 1814... le pays, fatigué par les luttes de parti, n'aspirait qu'au
repos. [Les Jésuites] auraient pu, suivant leur habitude, fonder des
collèges sur toute l'étendue du territoire, que personne n'y eût trouvé
à redire. Le gallicanisme renaissant de ses cendres ne leur demandait,
pour sauver les apparences, que d'enseigner dans leurs établissements
la déclaration de 1682.
On croit rêver en lisant ces choses. Quel pays habite donc
M. Séché, pour oublier le fracas des batailles livrées autour
de l'école, à travers tout le siècle?
A cette heure, — comment Tignorer? — il se trouve des
esprits que le seul nom d'école congréganiste irrite jusqu'à
la démence. Mais ce delirium n'est pas d'aujourd'hui, et on a
mis, jadis, à la défense du privilège de l'Université impé-
riale autant de rage qu'on en met actuellement à le vouloir
rétablir.
L'acte le plus hardi de Louis XVIII, en matière scolaire,
est bien, je suppose, son ordonnance du 15 février 1815. Les
Cent jours en empêchèrent l'exécution; mais cette exécution
n'aurait point entamé le monopole; l'ordonnance le respec-
tait. Et dans les rangs de l'opposition libérale au gouverne-
ment du roi très chrétien, les gens d'esprit ne manquaient
pas pour trouver bon le seul enseignement d'État. Guizot —
le futur père de la loi de 1836 — n'écrivait-il pas, en 1816,
que « là où la liberté n'existait pas », il ne fallait pas l'établir?
Que n'eût-il pas dit si les Jésuites s'étaient avisés ce de
fonder des collèges sur toute l'étendue du territoire »? Sûre-
ment il se serait joint à Duvergicr de Hauranne pour dénon-
cer cette invasion, au nom des lois et du salut public. Et,
peut-être, M. Séché, s'il eût vécu en cet heureux temps où
« le pays n'aspirait qu'au repos », fût descendu, bon troi-
sième, dans la lice.
Il est vrai que les Jésuites ne surent pas s'y prendre; se
garantir, à l'abri du gallicanisme, c'était une précaution
timide qui ne pouvait convenir à leur « tempérament domi-
nateur »,
UN CONSEILLER JANSENISTE DU MINISTERE 329
Non contents, h leur rentrée en France, d'ouvrir sept collèges,
d'avoir une maison professe rue des Postes et un noviciat à Montrouge,
ils mirent la main sur l'enseignement des séminaires; ils acceptèrent
dans leur sein les membres de la société secrète des Chevaliers de Van-
neau', ils se répandirent dans toutes les administrations, dans tous les
ministères, et, pour diriger l'opinion, ils fondèrent des journaux.
Mais quel est donc le fantastique alraanach où l'auteur a
puisé ses informations*? Quels sont « les sept collèges » que
les Jésuites ouvrirent en 1815? En quoi consiste leur main-
mise « sur l'enseignement des séminaires » ? Combien de
Chevaliers de Vanneau reçurent-ils « dans leur sein » ?
Quels sont les « administrations », les « ministères » où
« ils se répandirent », et lesquels d'entre eux « s'y répan-
dirent )) ? Enfin, quels sont « les journaux » qu'ils « fondè-
rent )) ? Serait-ce trop exiger que de demander à M. Séché
de préciser des charges aussi graves et aussi incroyables?
En 1818, il y a en France cent quarante-cinq Jésuites : avant
d'admettre qu'ils sont les maîtres du pays, qui donc n'en
voudra une preuve décisive?
Autrefois, il y avait un mot qui tenait lieu de preuve : « la
Congrégation ». Mais depuis les travaux de M. Geoffroy de
Grandmaison, ce mot ne peut suffire qu'aux journalistes
payés pour l'écrire. Et si M. Séché a dans ses cartons des
papiers inédits qui renouvellent la question, de grâce qu'il
les sorte. Sinon, nous serons libres de croire qu'il en est
encore au Constitutionnel^ et c'est vraiment trop retarder.
En 1818, les cent quarante-cinq Jésuites de France occu-
pent cinq petits séminaires (Saint-Acheul, Bordeaux, Mont-
morillon, Sainte-Anne d'Auray et Forcalquier), deux rési-
dences (Paris et Laval) et un noviciat (Montrouge). En 1828,
ils sont quatre cent cinquante-six. Trois séminaires nou-
veaux se sont ouverts (Aix, Dôle, Billom) et un noviciat s'est
fondé à Avignon. Ailleurs encore, les évoques et les popu-
lations les appellent; mais ils sont trop peu nombreux pour
suffire à toutes les fondations désirées. Leurs maisons sont
une preuve de la confiance publique et non de leur ambition.
M. Séché nous parle du « parti prêtre », des articles de
1. A moins qu'il ne s'inspire du Montlosier de M. Bardoux.
330 UN CONSEILLER JANSENISTE DU MINISTERE
Chateaubriand dans le Conservateur contre « Tesprit du
siècle », des brochures de Lamennais, des théories de Bonald
et des votes de la Chambre introuvable.
Il y aurait là dessus beaucoup à dire. En tout cas, il ne
saurait être question, j'imagine, de faire de René et de Féli
deux agents dociles des Jésuites : si grande que soit la vogue
de Pinédit au sujet de ces deux Bretons illustres, la trou-
vaille de M. Séché risquerait de paraître fantaisiste.
Au point de vue politico-religieux, c'est surtout Lamen-
nais qui essayait, dès cette époque, de prendre la direction
des esprits. M. Séché veut-il savoir comment le jugeait le
P. Rosaven ?
Je rends justice au talent de l'auteur; mais ma raison n'est jamais
satisfaite. Ce ton tranchant, ces déclamations perpétuelles, ces prédic-
tions sinistres, au lieu de conviction, ne me laissent que du noir dans
l'âme... Le zèle amer et indiscret ne fera jamais qu'empirer le mal.
Voici en deux mots toute ma politique : c'est une absurdité que de
vouloir donner des lois religieuses à un peuple impie; mais rendez le
peuple chrétien, et le gouvernement, fût-il athée, sera forcé de lui don-
ner des lois religieuses. Or ce n'est pas le gouvernement qui peut
rendre le peuple chrétien; c*'est l'affaire des ouvriers évangéliques, et
tout ce qu'on peut attendre du gouvernement est qu'il favorise cette
sainte entreprise K
Entre la « politique » conçue à Rome par un Jésuite, assis-
tant de France, et la politique pratiquée à Paris par « les
ultras », M. Séché n'aperçoit-il pas quelque différence?
Mais peut-être, en écrivant les pages où il condamne « la
violence » du Conservateur et du Drapeau blanc, M. Séché
n'avait-il aucune intention de lier à leur cause celle des
Jésuites ; peut-être ne cherchait-il qu'à « égayer son ouvrage »
par une digression où l'éloge de Royer-Gollard le janséniste
servirait de transition savante pour arriver à la campagne
ouverte par le célèbre Montlosier ?
Elle commença en 1826 et elle devait aboutir, deux ans
après, à la ce fermeture des collèges des Jésuites ». M. Séché
trouve cela admirable, et Montlosier est son héros. Il est reli-
gieux : il combat les Jésuites « au nom de la religion » qu'ils
1. Lettre à Ja princesse Galitzine, 24 juillet 1825.
UN CONSEILLER JANSÉNISTE DU MINISTÈRE S31
perdent. Il est sincère : sa vie et sa mort en témoignent. Et
puis il n'est pas seul de son avis : Lanjuinais, trois ans avant
lui, en a dit bien d'autres; Dupin, dans une consultation très
étudiée, et à la tribune des Pairs, Portails, Pasquier, Barante
ont tous soutenu la conclusion du Mémoire à consulter.
Si vigoureux que semble ce plaidoyer contre les Jésuites,
il ne saurait troubler que ceux qui ignorent la logique et
l'histoire.
Qui n'a retenu sur Montlosier la curieuse histoire racontée
à la Chambre des Pairs par le spirituel duc de Fitz James ?
Nous l'avons tous connu en Angleterre; là, comme aujourd'hui dans
ses montagnes, sa tête travaillait toujours, et il fut un temps où elle
s'exerçait à enfanter des plans de contre-révolution. Un jour il convo-
qua ses amis, pour leur faire lecture du dernier projet sorti de son
cerveau; et voulez-vous savoir quel était un des moyens qu'il voulait
employer contre le jacobinisme? 11 ne se proposait pas moins que de
réunir en une armée tous les capucins de l'Europe et de faire entrer
processionnellement en France cette armée, portant la croix pour
étendard^ Voilà l'homme qui dénonce aujourd'hui le clergé, les proces-
sions et les missionnaires ^
Quoi qu'il en soit de l'anecdote, comment Montlosier
a-t-il eu l'honneur de trouver des lecteurs qui ont dévoré
son Mémoire^ des juges qui ont discuté ses actes, et une
Chambre qui ait accueilli sa pétition? Il avait simplement
droit aux égards qu'on doit à un brise-raison entêté.
La question posée par lui devant le pays était bien trop
complexe et trop délicate pour qu'il en pût décider. Et, sans
vouloir raT^aisser plus que de raison aucun de ceux qui, avec
Montlosier, ont pensé qu'il y avait urgence, en 1827, à arra-
cher les Jésuites, par ordre royal, des maisons d'éducation
qu'ils dirigeaient, on me permettra de dire que leur autorité
est trop mince pour être acceptée sans discussion.
La question est à la fois historique, juridique et religieuse.
Des patrons que M. Séché donne à Montlosier, dans son
article, un seul est historien, Barante, et il s'est repenti
d'avoir contribué aux ordonnances de Juin. Quant à Lanjui-
nais, il connaissait l'histoire des Jésuites à peu près comme
celle du Concordat. Pasquier était de sa force, avec la pas-
sion fougueuse en moins, et l'atavisme en plus.
1. Archives parlementaires y t, XLIX, p. 187.
332 UN CONSEILLER JANSENISTE DU MINISTERE
Aussi, dans son discours devant les Pairs, prit-il le parti
de s'en tenir au côté légal du débat. Il conclut avec Dupin et
Portails que l'existence de toute congrégation non reconnue
est illégitime et tombe sous la répression des lois. La thèse
contraire est soutenue par d'autres jurisconsultes. Vatimes-
nil, Demolombe et Rousse valent les avocats de Montlosier.
Reste la question religieuse. Elle a plusieurs aspects, ceux-
ci notamment : 1° Les congrégations religieuses sont-elles
un (( accessoire » dans l'Eglise, et leur cause engage-t-elle
la liberté religieuse ? 2^ Une congrégation religieuse dûment
approuvée par l'Eglise peut-elle être contraire au bien pu-
blic; tout gouvernement, fût-il lié à l'Eglise par le Concordat
de 1802, peut-il proscrire celles qu'il estime nuisibles, tout
comme il serait libre de n'en point accepter d'utiles ? Por-
tails, dans son rapport sur la pétition Montlosier, affirme ces
choses; il les dit au moins équivalemment. On peut, sans
être outrancier, juger que cette affirmation ne s'impose pas
avec évidence. Il est probable que sans les lunettes gallicanes
à travers lesquelles ils voyaient ces questions, Portails et ses
collègues en auraient convenu.
M. Séché prend beaucoup de peine pour démontrer la
(( sincérité » de Montlosier. Et qu'importe cette « sincérité »,
et la modération de Pasquier, et la dignité de Portails, et la
religion de Barante? Autant dire : Un roi pieux, Charles X, a
signé les ordonnances de Juin : la cause est finie. Ce ne
sont là que des présomptions. Pour démontrer qu'en 1828,
comme toujours, les Jésuites « n'ont eu que ce qu'ils méri-
taient», il faut autre chose, — au moins dans les prétoires où
l'on ne vend pas la justice.
Mais s'il plaît à M. Séché de décider notre cause par un
défilé sensationnel de témoins, l'épreuve ne nous fait pas
peur. Toujours nos amis ont été plus nombreux que nos
ennemis, et de meilleure marque.
Qui nous fait la guerre ? Tous ceux qui la font à l'Eglise.
Il y en a d'autres, je le sais. « Les adversaires les plus achar-
nés des Jésuites ont été, de tout temps, des hommes de foi »,
dit M. Séché. A quoi je réponds": Les amis les plus passionnés
des Jésuites ont été des saints. Et je défie M. Séché de prou-
ver que « les hommes de foi » qui ont été nos « adversaires
UN CONSEILLER JANSENISTE DU MINISTÈRE 333
acharnés » n'aient pas été, en môme temps, des hommes de
passion et de préjugés ou des fils indociles de l'Église.
Pour nous en tenir aux événements de 1828, Montlosier en
est un exemple saillant. Et tous ceux qui ont soutenu sa cam-
pagne, s'ils n'étaient pas capables d'écrire les violences et
les inepties qui surabondent dans le Mémoire à consulter, n'en
ont pas moins fait preuve, en applaudissant l'auteur, d'aveu-
glement et de parti pris.
On est stupéfait, écrit Vieil Gastel, lorsqu'on lit les contes absurdes
du Constitutionnel', on éprouve un sentiment de dégoût en se rappelant
les chansons obscènes par lesquelles Déranger livrait les disciples de
saint Ignace au ridicule, à la haine et au mépris; mais tout cela portait
coup, tout cela trouvait crédit dans le peuple, dans la petite bourgeoi-
sie et peut-être plus haut.
Vieil Castel connaissait cette époque; son «peut-être»
n'est qu'un euphémisme qui voile mal une confession per-
sonnelle et une accusation contre les chefs du parti libéral.
Lorsqu'on parcourt les Souvenirs de Pasquier, — un sage
pourtant et un ancien préfet de police, — on est surpris de
son ignorance et de l'émotion qu'il trahit malgré lui, quand
il parle de la « Congrégation )k
Fitz James en faisait justement la remarque, le seul fait
que les Jacobins étaient si empressés à « crier au Jésuite »
aurait dû avertir les hommes d'ordre que le péril n'était pas
à droite. Mais, en ce temps-là aussi, beaucoup de gens fort
graves mettaient le fin de leur honneur à ne point passer
pour cléricaux. A leurs yeux, le gallicanisme faisait partie de
la dignité nationale. Et quand ils entendaient un évêque
faire à la tribune l'éloge des Jésuites, ils jugeaient à part
eux que c'était un esprit borné, si même il ne jouait pas un
rôle.
Et cependant qu'y avait-il à opposer à ces fermes paroles
de Frayssinous ?
Je demanderai à mon tour, comment pendant deux siècles, les Jésui-
tes ont su se concilier Testime de tant de papes, de l'immense majorité
des évêques, de tant de princes, de tant de graves et doctes magistrats
tels que les Christophe de Thou, les Séguier, les Mole, les Lamoi-
gnon;
Gomment il se fait que les États généraux de 1614 en aient fait de si
334 UN CONSEILLER JANSENISTE DU MINISTERE
grands éloges et aient exprimé le désir de les voir se multiplier pour
le bien de la religion, des mœurs et de l'éducation ;
Gomment il se fait que les parlements aient tant de fois enregistré
des lettres patentes pour l'établissement de leurs collèges ;
Gomment il se fait que des pontifes tels que Fénelon et Bossuet
aient célébré leuf institut et leurs services, et qu'en 1761, quarante
évêques consultés par Louis XV et répondant aux quatre questions qui
leur étaient proposées sur cette société, en aient rendu le témoignage
le plus honorable comme le plus réfléchi qui fut jamais ;
Gomment il se fait enfin que Pie VII, ce pontife de sainte mémoire,
à peine rendu à la liberté, crut revoir la rétablir, cédant, ainsi qu'il le
dit lui-même dans sa bulle, aux vœux unanimes de presque tout l'uni-
vers chrétien ^ !
Il est inutile de prolonger la citation : les derniers mots
de Frajssinous sont décisifs dans le débat, comme je vou-
drais le montrer en finissant.
IV
Ce n'est pas l'autorité d'Eustache du Bellay qui pourra
empêcher la démonstration d'être concluante. Son impor-
tance est petite, bien que M. Séché lui ait laissé les honneurs
de sa péroraison; et ceux-là seulement pourront se scanda-
liser de mon langage qui tiennent à représenter les religieux
comme des révoltés dédaigneux du respect que méritent les
évêques.
Voici donc ce que pensait du Bellay :
Gomme [les Jésuites] s'annoncent comme ayant été institués pour
prêcher les Turcs et les infidèles, il faudrait établir [leurs] maisons es
lieux prochains desdits infidèles.
Et M. Séché d'ajouter avec admiration : « Cet évêque était
un voyant )). Non; Eustache du Bellay n'était pas « un voyant».
Il ne savait même pas lire les bulles pontificales concédées à
la Compagnie ; puisqu'il y découvrait « plusieurs choses
étranges et aliénées de la raison, et qui ne doivent point être
reçues ni tolérées dans la religion chrétienne ».
Sur cette déclaration, il est, sans doute, assez superflu de
discuter les onze motifs pour lesquels le prélat .conseillait au
Parlement de ne point enregistrer les patentes d'Henri II
1. Archives parlementaires, t. XLIX, p. 201.
UN CONSEILLER JANSÉNISTE DU MINISTÈRE 335
(1550) accordant aux Jésuites de s'établir à Paris. Qu'il suf-
fise d'ajouter ceci : En écrivant les lignes citées plus haut et
qui ravissent M. Séché, Eustache du Bellay copiait un ora-
teur du Parlement, lequel, avant lui, s'était permis, toutes
Chambres assemblées, cette facétie et ce mensonge. Et tous
deux savaient fort bien que saint Ignace n'avait pas fondé son
Ordre pour prêcher les seuls « Turcs et infidèles ».
Le temps, d'ailleurs, modifia les convictions de Tévéque. Il
céda, du moins, comme le Parlement, aux injonctions de l'au-
torité royale. Les Jésuites rentrèrent à Paris. Si par hasard,
ce que je veux ignorer, l'évêque les accueillit de mauvaise
grâce, il eut bientôt une occasion unique de protester qu'il
demeurait qualis ah incepto^ et de sauver l'Eglise des maux
qu'une exceptionnelle clairvoyance lui faisait entrevoir. Le
concile de Trente reprit ses séances ; on s'y entretint des Jé-
suites, et les Pères assemblés crurent utile de louer et d'ap-
prouver « leur pieux institut». Sarpi raconte bien qa'en ap-
prenant le discours prononcé par Laynez sur la question de
savoir en quel sens les évêques étaient àe jure divino, Eus-
tache du Bellay éclata en invectives sur les réguliers. Mais
Sarpi est une mauvaise langue, et Pallavicini conteste le fait.
Ce qui est sûr, c'est que l'évêque de Paris ne jugea jamais
à propos de prendre la parole devant le concile pour déve-
lopper les onze griefs qu'il avait contre la Compagnie de
Jésus.
Eustache du Bellay, comme la plupart de ses Collègues
français du concile de Trente, comme tous « les nourrissons
de l'Université de Paris », selon le langage du cardinal de
Lorraine, avait une crainte quasi superstitieuse « des pré-
tentions ultramontaines ». Il avait tort, il le reconnaîtrait
aujourd'hui.
Et nos adversaires, les parlementaires de 1761, et les mi-
nistres de 1804, et les libéraux de 1828, et la majorité con-
cordataire de 1901 sont tous victimes de la môme aberration,
et tous condamnés par cette parole de Portalis :
Quand une religion est admise, on admet par voie de conséquence,
les principes et les règles d'après lesquels elle se gouverne.
On ne saurait mieux dire. Tous ceux qui ont proscrit ou
336 UN CONSEILLER JANSÉNISTE DU MINISTÈRE
expulsé, ou dissous ou condamné un ordre religieux approuvé
par les papes, — cet ordre, fût-il celui des Jésuites, — n'ad-
mettent pas (c les règles d'après lesquelles » l'Église « se
gouverne ». S'ils sont catholiques, leur foi n'est pas éclairée;
s'ils sont partisans du Concordat, leur bonne foi n'est pas
entière.
Ces jours derniers, à la Chambre, M. Yiviani a changé en
débat sur l'Eglise le débat sur les congrégations. Il était
dans la logique. Si ce que l'Eglise approuve est nuisible à
l'État, c'est l'Église elle-même qui est en cause. Quant à pré-
tendre, en dehors du pape et malgré le pape, procurer le bien
de la religion par une loi contre les congrégations reli-
gieuses, c'est l'attitude la plus fausse que l'on puisse prendre,
parce que c'est à la fois sortir du bon sens, du Concordat
et du catholicisme.
On comprend qu'un janséniste n'hésite pas devant cette
triple inconséquence. Le jour où le jansénisme aurait reconnu
que le pape est le juge suprême des intérêts de l'Église, il
aurait disparu. Mais qui donc viendra nous contraindre d'être
jansénistes, plus de cent ans après les convulsionnaires de
Saint-Médard ?
Mieux vaut garder le bon sens ; il nous dit que, dans une
question religieuse, le pape doit savoir, plus qu'un conseil des
ministres qui ne se confessent pas, où est l'intérêt vrai de la
religion. Mieux vaut garder l'esprit du Concordat : cet acte
est inexplicable à qui n'admet pas que le pape est l'arbitre
souverain des choses d'Église, en France comme ailleurs.
Mieux vaut garder l'esprit catholique : il a sa mesure exacte
dans la docilité confiante à la parole du pontife romain.
Vers la fin de son étude et pour achever de gagner son
procès contre les Jésuites, M. Séché ouvre ses « mains
pleines de chiffres » jusqu'à en remplir deux pages. Ses indi-
cations sont à peu près exactes. Je laisse aux statisticiens
des ministères de l'aider à rectifier ses erreurs; même avec
leur aide, il ne prouvera jamais que a la France, actuellement,
a le plus de Jésuites », et que « les forces de la Société ont
presque doublé dans l'espace de ces vingt dernières années ».
C'est faux. 11 manque à M. Séché d'avoir été formé par le grand
empereur à dresser des « états de situation ». Il s'est em-
UN CONSEILLER JANSENISTE DU MINISTERE 337
brouillé dans ses calculs, et, peut-être, l'erreur provient-elle
de ce qu'il a additionné, pêle-mêle avec les Jésuites, « les
Maristes de Belley, les Marianistes d'Angoulême, les Liguo-
ristes d'Annecy, les Rédemptoristes de Meaux et les Assomp-
tionistes d'Arras, qui sont sous » notre « domination ».
Cette énumération est véritablement déconcertante. Quand
on est capable de la faire, on a tout droit de s'écrier : « Que
l'on s'étonne après cela de l'acuité de la crise morale que
nous traversons ! » Il est certain qu'il faut être dans une
« crise morale » aiguë, pour transformer en plats valets des
fils de saint Ignace les fils du P. d'Alzon, ou du P. Gollin, ou
de saint Alphonse. Pourquoi ne pas simplifier la liste, en y
joignant tous les religieux et tous les prêtres, en bloc ? Aussi
bien forment-ils un bloc dans leur revendication de la liberté
et dans leur confiance en Léon XIII, qui vient de se dresser,
majestueux de vieillesse, de douleur, de mansuétude et de
force, pour défendre ses enfants menacés.
Ce que Rome doit être pour les âmes catholiques, c'a
été la mission providentielle de saint Ignace de le rappe-
ler avec force , au moment où le protestantisme le faisait
oublier. Et les Jésuites ont été, jadis, selon le mot de Fré-
déric II, (( les grenadiers du pape ». Aujourd'hui, le pape, on
peut le dire, a des « grenadiers » dans tous les prêtres de
France : le gallicanisme théologique est mort. Et voilà pour-
quoi, les politiciens qui regardent, comme le plus grand de
tous les malheurs pour notre pays, que les âmes des enfants
reçoivent ce que Napoléon appelait « les ridicules principes
ultramontains », — ceux-là, s'ils veulent prendre leurs sûre-
tés, n'ont pas simplement à proscrire les Jésuites ; il leur
faudra fermer la bouche à tout le clergé français.
On l'a bien fait, il y a cent ans... II est vrai, la méthode
n'est pas infaillible, puisque les Jésuites sont revenus et que
les prêtres sont plus que jamais nombreux et unis à Rome.
Paul DUDON, S. J.
LXXXVL —
A PROPOS DES LOIS D'ASSOCIATION
LE RELIGIEUX-PRÊTRE
(Deuxième article*)
On connaît la grande accusation portée contre les régu-
liers en général et nommément contre certains d'entre eux,
les Jésuites, par exemple. — Ce sont des hommes dange-
reux; on les trouve dans toutes les intrigues des cours et
dans tous les secrets des familles; ils captent les héritages,
ils ourdissent des comploti, ils préparent des conspirations
dans l'ombre ; l'histoire est pleine des défiances qu'ils ont
inspirées aussi bien que des méfaits qu'ils ont commis; par
leur esprit remuant, accapareur, ils sont une plaie pour la
société chrétienne; ils y absorbent ou paralysent toutes les
influences rivales de la leur; ils prétendent tout mener dans
l'Eglise comme ils voudraient tout gouverner dans l'Etat.
Voilà bien des griefs ; et si les religieux, en général, et les
Jésuites, en particulier, sont tout cela, en vérité, on a raison
de les jeter hors de la loi commune et de les chasser comme
des malfaiteurs du milieu de la société. Mais peut-être n'ont-
ils pas tant de noirceurs dans l'âme et sur le front, et fau-
drait-il encore faire leur procès sur des pièces authentiques,
non sur les dires de leurs ennemis et sur les romans calom-
nieux qui leur prêtent les vices de ceux qui n'ont pu avoir
leurs vertus.
Laissons de côté la prétendue captation des testaments et
des héritages; ceux qui réservent une part de leur fortune
pour les monastères et les couvents — et ils sont peut-être
moins nombreux qu'on ne pense — le font à bon escient et
en pleine liberté; ils ne cèdent aucunement à une pression
extérieure qui, loin de provoquer leur générosité, n'aurait
pour effet que de refroidir leur bienveillance.
1. Voir Études, 5 janvier.
A PROPOS DES LOIS D'ASSOCIATION 339
Également passons outre aux intrigues et coteries politi-
ques dont les communautés religieuses seraient le foyer.
Leur attribuer une pareille influence, c'est commettre un
anachronisme. Le temps n'est plus où un moine, comme saint
Bernard, dirigeait les papes et les empereurs, ni môme où
un Jésuite, comme le P. de La Chaise, confessait les rois.
Dans la situation qui leur est faite à l'heure présente, vrai-
ment on ne voit pas comment les religieux pourraient agir
d'une manière appréciable sur la marche des affaires pu-
bliques.
Venons de suite aux usurpations qu'on les accuse de
commettre dans le domaine de l'Eglise, aux abus qu'ils feraient
de leur privilège à^ exemption. Ici l'imputation est plus spé-
cieuse, et nous avons promis de nous en expliquer.
Qu'est-ce donc que ce privilège d'exemption que l'on ne
cesse de reprocher aux religieux ? Beaucoup peut-être en
parlent qui ne le savent pas au juste.
D'après les canonistes, « le privilège de l'exemption con-
siste en ce qu'une personne ou un lieu est soustrait à l'auto-
rité de l'évéque, en certains points^ pour être mis sous la
dépendance immédiate du Souverain Pontife* ».
Nous avons souligné les mots en certains points pour
attirer l'attention du lecteur sur leur valeur restrictive, et
effacer de son esprit les inquiétudes qu'une définition trop
absolue n'eût pas manqué d'y produire. Nous exposerons tout
à l'heure en détail les réserves importantes que nous ne fai-
sons qu'annoncer ici.
Pour le moment, avant de signaler les exceptions ou dé-
rogations au principe, établissons le principe lui-même.
L'exemption, avons-nous dit, est le rattachement immédiat
à l'autorité pontificale d'un lieu, d'une personne ou d'un
groupe de personnes. Mais cette suppression de tout inter-
médiaire entre l'autorité suprême et ceux qui lui sont sou-
mis s'explique très bien, du moins en ce qui concerne les
1. Cette définition est du P. Gautrelet, Traité de l'état religieux, t. I,
p. 103.
340 A PROPOS DES LOIS D'ASSOCIATION
religieux. Dans ce cas, en effet, elle se justifie par plusieurs
motifs qui se tirent soit de l'utilité de l'ordre, soit de l'uti-
lité de l'Eglise universelle.
De l'utilité de l'ordre. Autant et plus que toute autre
société, l'ordre religieux a besoin d'unité; unité dans l'in-
terprétation et la pratique des vœux; unité dans l'observation
de la discipline, règles écrites ou coutumes établies ; unité
dans le choix et l'exercice des ministères..., etc., etc. Que
chaque maison dépende de l'évèque diocésain, que celui-ci
en soit le supérieur ou exerce sur elle une sorte d'inten-
dance, et l'on estimera tout d'abord, non sans raison, qu'un
supérieur choisi dans Tordre, ayant acquis par une longue
pratique la science expérimentale des règles de l'institut,
eût été plus à même de veiller à leur observation. De plus,
le péril de changements, s'introduisant ici ou là, sous pré-
texte d'un bien ou d'un besoin particulier, devient aussitôt
manifeste ; une première brèche faite aux constitutions ne
tardera pas à être suivie d'une autre. L'ordre aura bientôt
perdu son uniformité de physionomie; il ne se reconnaîtra
plus de diocèse à diocèse ; et l'on pourra craindre justement
qu'avec le temps il ne soit compromis jusque dans ses élé-
ments essentiels et les conditions de sa vie.
Avant le dixième siècle, les monastères régis par la même
loi n'étaient pas réunis en un même corps, sous l'autorité
d'un supérieur général ; chaque maison était indépendante,
et l'inconvénient que nous signalons était moins à redouter.
Mais, à partir de cette époque, il se produisit parmi les com-
munautés cisterciennes un mouvement d'union. Toutes les
maisons essaimées de Gluny se rangèrent sous son obédience
et acceptèrent la suprématie de son abbé. L'essai réussit; il
provoqua l'imitation; les grands ordres fondés depuis, celui
de saint Dominique, comme celui de saint François ou de
saint Ignace, affectèrent cette forme de congrégation, où
chaque maison est gouvernée par un supérieur local^ soumis,
dans une même province, à un supérieur provincial^ les pro-
vinciaux à leur tour étant sous la dépendance du général.
C'est à ce type d'organisation qu'aujourd'hui encore Rome
s'efforce de ramener la plupart des instituts religieux. Cette
gradation, cette concentration de pouvoir, étendant son effet
LE RELIGIEUX-PRETRE 341
jusqu'aux dernières ramifications de l'ordre, en même temps
qu'elle pourvoyait merveilleusement aux exigences de l'unité,
rendait l'exemption plus nécessaire : l'introduction d'un
nouveau rouage dans un mécanisme si bien ordonné eût été
immanquablement un élément de désordre. Il ne restait plus
qu'à déclarer l'autorité absolue du Saint-Siège sur les supé-
rieurs généraux, aussi bien que sur tous les établissements
et tous les religieux; soit pour obéir à une des lois fonda-
mentales de la société chrétienne, qui veut que la puissance
pontificale ne soit étrangère nulle part; soit pour offrir à
l'Eglise une garantie contre les abus qui auraient pu naître
d'un pouvoir sans contrôle et d^une initiative abandonnée à
ses propres inspirations ^
Utile à l'ordre religieux, l'exemption ne l'est pas moins à
l'Eglise universelle. Elle a pour effet naturel de relier plus
fortement au centre de l'unité les Eglises particulières, en
maintenant dans leur sein des corporations puissantes, sou-
mises directement à l'action du pontife romain et spéciale-
ment dévouées à ses intérêts^. Elle témoigne hautement, par
l'entière subordination au pape des religieux exempts, de
la divine constitution de l'Église, en vertu de laquelle, mal-
gré la division des diocèses, il n'y a qu'un seul chef de tout
le peuple chrétien : le pape, dont l'universelle juridiction
saisit immédiatement et chacune des Églises particulières,
et chacun de leurs pasteurs, et chacun de leurs membres;
unifie les diocèses, les évêques et les fidèles dans une même
obéissance à son souverain pouvoir, et réalise ainsi la parole
du Christ : « 11 n'y aura plus qu'un seul bercail et un seul
pasteur. »
L'exemption étant accordée à l'ordre pour le bien de l'or-
dre, les particuliers n'ont pas le droit d'y renoncer. Plus que
cela, l'exemption ayant comme raison d'être l'avantage de
1. Bouix, De Jure Begulavium, t. II, p. 113.
2. Le lien le plus naturel et le plus puissant de l'unité est celui que Notre-
Seigneur a directement établi, à savoir l'évêque diocésain. « Mais, dit
M. Bouix, loc. cit., il est certaines époques où les églises particulières, tour-
mentées par des schismes et des hérésies, troublées par certaines défec-
tions, sont heureuses de rencontrer un point d'appui pour leur foi ébranlée;
c'est alors surtout que le Saint-Siège cherche, en dehors de la voie ordinaire,
des auxiliaires dévoués; il les trouve dans les ordres religieux. »
342 A PROPOS DES LOIS D'ASSOCIATION
l'Eglise autant que des communautés, et constituant un droit
que le pape se réserve plutôt qu'une faveur qu'il accorde,
l'ordre, à lui tout seul, n'est pas pleinement qualifié pour
opérer une pareille abdication.
L'exemption est tellement de la nature des choses que, si
on la prend dans un sens large, on peut dire qu'il n'est pas
une congrégation qui n'en bénéficie plus ou moins. Même
les congrégations qui vivent sous le régime du droit com-
mun, et ne jouissent d'aucune faveur, échappent en beau-
coup de points à l'autorité de l'évêque. C'est au supérieur de
ces congrégations, non à l'évêque, que les inférieurs doi-
vent rendre le devoir d'obéissance qui résulte de leur vœu.
C'est le supérieur de ces congrégations, non l'évêque, qui
exerce ce pouvoir dit, par Suarez, de domination, appelé par
d'autres économique ou domestique^ qui est de droit naturel
dans tout corps moral, et, en outre, de droit ecclésiastique,
dans les communautés. Dans ces congrégations, l'évêque n'a
pas qualité pour créer les supérieurs, distribuer les char-
ges, régler les occupations, requérir les services, gérer les
biens, etc.
Mais laissons ces communautés qui, tout en s'administrant
elles-mêmes, reconnaissent dans l'évêque un vrai supérieur,
dont les attributions, réglées par le droit, viennent d'être
précisées davantage encore par une récente constitution
pontificale. Il s'agit ici de l'exemption stricte et proprement
dite; celle qui soustrait l'ordre religieux à la juridiction spi-
rituelle de l'ordinaire, arrête en quelque sorte son pouvoir
à là porte des maisons exemptes, fait de ces maisons des
domiciles qui, bien que dans le diocèse, ne sont pas du dio-
cèse : in diœcesiy non de diœcesi.
II
Voilà l'immunité qui a provoqué parfois de vives réclama-
tions, et de laquelle on a dit — qu'elle constitue un privilège
adieux, surtout à notre époque d'égalité, — qu'elle est con-
traire au droit commun, — qu'elle trouble l'ordre de la hiérar-
chie, — qu'elle porte atteinte au prestige et aux droits des
évèques, — qu'elle a pour effet de créer un État dans l'État.
LE RELIGIEUX-PRETRE 343
Ces plaintes sont-elles fondées ? Pour éprouver leur valeur
informons-nous d'abord du nombre des religieux qui jouis-
sent de l'exemption. En général, d'après le droit canon,
seuls peuvent y prétendre les ordres réguliers proprement
dits, les instituts à vœux solennels ; ce qui élimine du coup,
pour la France et plusieurs autres contrées, toutes les com-
munautés de femmes. Si, d'autre part, des 30 000 congréga-
nistes hommes nous retranchons ceux qui ne prononcent
que des vœux simples *, et parmi les autres, ceux qui, adon-
nés à la vie contemplative, doivent à leur éloignement de la
mêlée humaine de n'être pas habituellement mis en cause
dans la question qui nous occupe; si, de plus, nous enlevons
les novices et lés jeunes religieux qui font leurs études, il
restera 3 000 ou 4 000 prêtres réguliers, voués à la vie active,
et dont la situation exceptionnelle pourra inspirer quelque
ombrage. « Encore pensons-nous forcer les chiffres. Beau-
coup d'entre eux sont occupés à l'enseignement, quelques-
uns ne combattent guère que par la plume, plusieurs sont
inutilisables pour cause de vieillesse ou de maladies chro-
niques. On voit ce qui peut rester pour l'apostolat direct par
les missions, la prédication, le confessionnal. Qu'est-ce que
cette poignée d'hommes comparée aux 50 000 prêtres sécu-
liers de France 2 ! )>
Et maintenant quelle est exactement, au regard du pouvoir
épiscopal, la condition de ces quelques milliers d'ouvriers
apostoliques ? Sont-ils vis-à-vis de lui dans un état de com-
plète indépendance ? Rien ne serait plus faux que de le sou-
tenir. Dans un des nombreux opuscules publiés par Zaccaria,
dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, contre les
tenants du joséphisme et du synode janséniste de Pistoie,
l'infatigable controversiste avertissait déjà l'un d'entre eux,
1. 11 y a des Instituts à vœux simples qui jouissent de l'exemption en vertu
d'une concession spéciale du Saint-Siège, et dans la mesure de cette concee-
sion. Les Passionistes et les Bédemptoriste.s, quoique ne faisant que des
vœux simples, sont pleinement exempts. (Act. S. Sed., I, v, p. 98.)
Par contre, les Trappistes, quoique faisant des vœux solennels, ne sont
pas pleinement exempts.
Quant aux religieuses, dans les pays où elles font des vœux solennels,
comme l'Italie et la Belgique, elles jouiront, en règle générale, de l'exemp-
tion.
2. V. Les Méconnus, p. 107.
344 A PROPOS DES LOIS D'ASSOCIATION
Jean de HonLheim (Febronius), de ne plus laisser échapper
de sa plume cette erreur « que les moines, les religieux sont
affranchis de toute façon^ à nHmporte quel point de vue^ de
la juridiction épiscopale : non amplius tibi illud excidere
patiaris, monacos ah omni episcoporumjurisdictione exemptos
esse^\ ces assertions mensongères n'ayant d'autre but et
d'autre effet que d'indisposer les évêques contre les réguliers.
La vérité est qu'en maintes circonstances, les religieux
exempts ont à tenir compte du pouvoir épiscopal. Des cano-
nistes de valeur, à différentes époques, se sont attachés à
dresser le catalogue exact des cas où cette dépendance se
produit. Au dix-septième siècle, sous Alexandre Vil, Prosper
Fagnani, secrétaire de plusieurs congrégations romaines,
consulté en son temps comme un oracle, en cite plus de qua-
rante, dans son grand ouvrage sur les Décrétales^. Lucius
Ferraris, dans sa Bibliothèque canonique^ au mot Regulares^
en énumère plus de cent. Nous n'avons pas à entrer dans
l'examen détaillé de cette longue nomenclature. Qu'il nous
suffise d'indiquer brièvement les droits réciproques des évê-
ques et des réguliers, en ce qui concerne les domiciles et en
ce qui concerne les personnes.
Relativement aux domiciles, sans doute le premier effet
de Fexemption est de faire de la maison religieuse exempte
un territoire séparé^ ou quasi séparé., où l'évêque ne peut
visiter canoniquement les églises ou les chapelles, ni les
autels où l'on conserve le Saint Sacrement, ni les confes-
sionnaux. Mais observons que cette maison n'a pu se fonder
qu'avec l'autorisation de l'évêque. « Que désormais, dit le
concile de Trente , on n'érige aucun couvent sans avoir
préalablement obtenu l'assentiment de l'évêque. » (Sess. XXV,
de Regul.y c. m.) Le concile exige celte condition comme
essentielle et sous peine de nullité*. Et c'est le sentiment
commun des docteurs que la permission donnée par le
Souverain Pontife ne dispense pas de demander la permis-
sion de l'évêque, à moins que l'acte pontifical ne stipule for-
1. Antifebronius vindicatus, diss. 10, cap. iv, i)um. 2; ap. Migne : Cursug
theol. compl., t. XXVII, col. 1165.
2. In part. 2. Decretalium de ofF. ord., cap. Grave.
3. Bouix, I, p. 261.
LE RELIGIEUX-PRKTRE 345
mellemenl le contraire. En général, l'induit est accordé sans
préjudice des droits de l'ordinaire, qui conserve ainsi la
liberté de ses appréciations, peut recourir au pape et sus-
pendre l'exécution tant que l'appel n'est pas jugé. (Gonst.
Cum alias, Grégoire XV, xvii Aug. 16221.)
Notons, en outre, que cette maison religieuse, qui n'a pu
s'établir qu'avec l'assentiment de l'évoque, ne devient pas,
comme la cure ou l'église paroissiale, le centre d'une cir-
conscription ecclésiastique officiellement reconnue et déli-
mitée, le point de ralliement d'une portion déterminé du
troupeau, le lieu obligatoire, sauf dispense, d'actes nom-
breux et très importants de la vie chrétienne, baptême,
funérailles, mariage, communion pascale ; et à la porte
duquel il faut envoyer frapper pour le viatique et l'extréme-
onction. Aucune de ces attributions n'appartient à l'Eglise
des réguliers exempts.
Relativement aux personnes, oui, sans doute, l'évéque
doit rester étranger au fonctionnement intérieur du monas-
tère et à la vie religieuse de ceux qui l'habitent; mais aussitôt
que le prêtre régulier commencera d'agir au dehors et
d'exercer le ministère sacré, il tombera sous le contrôle de
l'évéque. Veut-il prêcher, même dans son église, il ne le
peut contre le gré de l'évéque; ailleurs, il lui faut au moins
l'assentiment du curé agissant comme délégué de l'évéque^;
confesser, il lui faut l'approbation; absoudre des cas épisco-
paux, un pouvoir spécial lui est nécessaire; fonder ou diriger
une congrégation, ici encore il ne pourra se passer de l'agré-
ment de l'évéque.
Les lois ou prescriptions diocésaines, relatives à l'admi-
nistration des sacrements, à la célébration des fêtes, à la
réglementation de la prière publique, se font sentir jusque
dans les églises des réguliers. — Un régulier vient-il à com-
mettre, au dehors, quelque méfait notoire, l'évéque peut et
doit le punir, soit par l'intermédiaire des supérieurs, soit
1. V. Ferraris, V*> Conventus, art. I, num. 18 ; — Gard, de Luca, De
BeguL, dise. 29, n. 13.
2. Regulares concionari non possunt extra sua templa absque benedictione
episcoporum, neque intra illa adversus eorura prohibitionem. [De Exemp-
tionc, p. 144. — V. de Buck.)
346 A PROPOS DES LOIS D'ASSOCIATION
directement, selon les cas visés et distingués par deux décrets
du concile de Trente*. Juge-t-on à propos de lui ôter tel ou
tel ministère, de l'éliminer du diocèse, à moins que l'injus-
tice de la plainte ne soit flagrante, les désirs exprimés au
supérieur religieux par l'autorité diocésaine seront vite obéis,
et cela sans qu'on ait à redouter les difficultés d'un procès
en cour de Rome. Bref, l'évéque n'a pas la même espèce
d'autorité sur les religieux exempts que sur les titulaires des
bénéfices diocésains; mais celle qu'il possède est très réelle,
et, en beaucoup de points, plus étroite ou d'une application
plus facile.
Et ce qui précède nous permet de répondre aux attaques
dirigées contre l'exemption.
Est-il vrai, comme on l'a dit, que l'exemption constitue un
privilège odieux, surtout à notre époque égalitaire ?
Que le siècle prône l'égalité et demande l'abolition, dans
la société civile, de toute espèce de privilège, soit; mais en-
core faudrait-il s'entendre sur le sens du terme « privilège ».
N'est-on pas dupe ici d'une de ces erreurs engendrées par
les mots, d'une de ces idoles de la place publique, idola fori^
signalées par Bacon? Si l'on appelle privilège une faveur
accordée arbitrairement, un passe-droit que rien ne justifie,
ou encore la création artificielle, parmi les citoyens, de castes
dominantes, on comprend la répulsion que le mot et la chose
inspirent. Mais, dans la langue du droit canon, privilège
signifie la loi spéciale de telle catégorie spéciale de person-
nes, selon l'étymologie du mot : prwilegium quasi prwata
lex. a Les privilèges sont les lois des particuliers», a écrit
saint Isidore, privilégia sunt leges privatorum. Or, que le
droit se diversifie selon les différents états des personnes,
1. « Nemo regularis, extra claustra degens, etiam sui ordinis privilegii
praetextu, tutus censeatur quominus, si deliquerit, ab ordinario loci, tan-
quam super hoc a sede apostolica delegato, secundum canonicas sanctiones,
visitari, puniri et corrigi valeat. » (Sess. 6, cap, 3.)
« Regularis non subditus episcopo, qui intra claustra monasterii degit, et
«xtra ea ita notorie deliquerit ut populo scandalo sit, episcopo instante,
a suc superiore, intra tempus ab episcopo praefigendum, severe puniatur:
ac de punitione episcopum certiorem faciat, sin minus a suo superiore offi-
cie privetur et delinquens ab episcopo puniri possit. » (Sess. 25, c. 14.)
LE RELIGIEUX-PRÊTRE 347
nul ne saurait s'en étonner ou y trouver à redire. Dans l'ordre
civil, il y a le droit des mineurs, le droit de la femme mariée;
dans l'ordre ecclésiastique, il y a le droit des chanoines, le
droit des curés, le droit des vicaires, et nul ne songe à s'en
offusquer. Pourquoi n'y aurait-il pas le droit des réguliers ?
D'autant que cette législation spéciale n'a ni pour but, ni
pour résultat, de les élever au-dessus du clergé séculier.
Plus au large sur certains points, les réguliers sont diminués,
resserrés sur d'autres. Avantages et inconvénients se balan-
cent.
Est-il vrai que l'exemption soit contraire au droit commun ?
Ici encore il importe de définir les termes. Qu'est-ce que le
droit commun ? C'est, répond Durand de Maillane, le droit
qui régit l'Eglise occidentale ; c'est, répondent communé-
ment les autres canonistes, le recueil des dispositions légis-
latives qui forment le Corpus juris canonici\ recueil qui s'ar-
rête à l'année 1437, époque du concile de Bâle, et qu'il faut
compléter par les décrets conciliaires et les constitution»
pontificales postérieurs à cette date ; ces derniers actes ayant
la même valeur que ceux qui les ont précédés, puisqu'ils
émanent de la même autorité. Or, tout privilège, dit Fagnani,
autrement dit, toute loi particulière insérée au Corpus juris
fait le droit commun pour ceux qui en sont l'objet [Privile-
gium in corpore Juris clausum jus commune facit inter nomi-
natos). L'exemption, tant de fois mentionnée dans le Corpus^
confirmée par tant de papes et de conciles, loin de contre-
venir au droit commun, en est donc une partie intégrante.
L'exemption est une des lois les plus anciennes de la disci-
pline ecclésiastique. Elle fut en usage dès les premiers siècles
de l'ère chrétienne. Maintes fois combattue par les adver-
saires des religieux ou les hérétiques, elle a survécu à toutes
ces attaques, fortifiée plutôt qu'ébranlée par les assauts qui
lui étaient livrés. Modifiée dans quelques détails d'applica-
tion, le principe et les lignes essentielles en subsistent tou-
jours, énergiquement maintenus par l'autorité suprême;
Benoît XIV, Pie VI, Grégoire XVI, Pie IX, Léon XIII, l'ont
affirmée à nouveau ; aucun titre, aucun chapitre du droit canon
n'est plus solidement établi que celui-là. Remarquons en
outre que, si l'on voulait, par une interprétation arbitraire,
348 A PROPOS DES LOIS D'ASSOCIATION
réserver l'appellation de « droit commun » aux lois qui obli-
gent indistinctement tous les chrétiens, même alors il fau-
drait dire que l'exemption n'est pas opposée, mais simple-
ment étrangère au droit commun.
Est-il vrai que l'exemption trouble l'ordre de la hiérarchie ?
C'est le contraire qui est vrai; elle a pour effet de prévenir
ou d'apaiser les conflits, en déterminant, avec toute la pré-
cision possible en pareille matière, les droits respectifs des
évêques et des supérieurs réguliers. L'expérience a prouvé
qu'elle est en réalité un élément de pacification; ces deux
autorités se heurtent beaucoup moins fréquemment dans les
communautés exemptes que dans celles qui ne le sont pas*.
Est-il vrai que l'exemption porte atteinte au prestige et
aux droits des évêques ?
Nullement. Elle laisse subsister les cas très nombreux,
nous l'avons vu, où les réguliers sont tenus de recourir et
de rendre ainsi hommage à l'autorité épiscopale^. D'autre
part, c'est au Souverain Pontife à déterminer le territoire
dans les limites duquel s'exercera la juridiction de l'évêque;
et l'on ne saurait avancer que l'exercice d'un droit pontifical
diminue les prérogatives épiscopales. Le cas assez fréquent
d'enclaves détachées d'un territoire diocésain et soumises à
févêque voisin pourrait être dit préjudiciable aux droits et
au prestige de l'ordinaire, avec autant et plus d'apparence de
raison, que l'érection d'un monastère exempt. L'Eglise elle-
même n'a-t-elle pas pris soin de corriger les abus de l'exemp-
tion, quand il s'en est produit? Actuellement, et depuis les
limitations prescrites au profit des évêques par le concile de
1, Les réguliers ont leur place parfaitement déterminée dans la hiérarchie
ecclésiastique, laquelle comprend bien d'autres catégories que celles des
évêques, des curés et des succursalistes. (Voir Nardi.)
2. Zaccaria, dans son Antifebronius vindicatus^ dit, en s'adressant aux
évêques : « Quid magnitudini regularium inest quod vel animum vel oculos
vestros possit offendere qui, etsi centies essent majores quam de facto sunt,
tamen eos quoties vobis lubitum est, ad pedes vestros abjectos videbitis ?
Concionandum est ? ad pedes vestros proslratos habetis. Sacri ordines sus-
cipiendi ? en ad pedes vestros supplices cernitis. Petenda est potestas con-
fessiones audiendi intra vestram diœcesim? iterum jacent ad pedes vestros.
Necessaria est aliqua extraordinaria et peculiaris facultas ad absolvendum à
casibus à vobis reservatis ? iterHm ad vestros se projiciuut pedes. lis ad ves-
Iras reverendissimas dominationes accedendum, vel ab eisdem recedeudum?
continuo ad vestros se pedes prosternunt.
LE RELIGIEUX-PRETRE 349
Trente, on peut dire qu'il en reste juste ce qu'il faut pour
affirmer, en tous lieux et en tout temps, l'universelle et im-
médiate juridiction du Saint-Siège, pour maintenir l'unité
des ordres religieux, protéger leur autonomie, assurer leur
fonctionnement régulier.
Enfin est-il vrai que l'exemption crée un État dans l'Etat?
— Nos politiciens modernes articulent le même grief contre
l'Église par rapport à l'état civil. D'un côté comme de l'autre,
l'accusation ne tient pas. Il y a « État dans l'État » lorsque
deux puissances distinctes, indépendantes l'une de l'autre,
peuvent commander aux mêmes sujets sur les mêmes objets.
Mais, précisément, l'exemption a pour but de séparer les
objets, de distinguer les attributions de l'évèque et les attri-
butions du supérieur régulier. Loin de favoriser, elle em-
pêche la création d'un État dans l'État.
III
Au surplus donnons ici la parole aux intéressés; interro-
geons les évéques.
Un fait bien significatif, c'est que les prélats les plus re-
marquables par la science et la sainteté se sont toujours
montrés favorables aux privilèges des religieux. Si l'on peut
citer, par intervalles, quelque évêque hostile à l'exemption,
la cause en fut généralement dans des circonstances locales
et transitoires qui ne doivent pas prévaloir contre le droit
traditionnel.
On connaît l'énergique résistance que rencontrèrent, à la
fin du siècle dernier, en Belgique et en Hongrie, les inno-
vations de Joseph II dans le domaine des choses ecclésias-
tiques. Sur un point, toutefois, le réformateur couronné pou-
vait espérer l'adhésion de l'épiscopat, à savoir la subordination
absolue des réguliers à la juridiction des ordinaires. Mais,
sur cet article comme sur les autres, les évêques belges
et hongrois, le cardinal de Frankenberg et le cardinal Ba-
thiany en tête, se montrèrent obstinément réfractaires à la
volonté impériale.
Nous avons souscrit à l'exemption accordée aux religieux, disait
dans sa remontrance le primat de Hongrie; nous n'étions pas présents
350 A PROPOS DES LOIS D'ASSOCIATION
au concile de Trente qui en a défini l'extension; mais, ceux dont nous
tenons aujourd'hui la place, nous représentaient alors. Comment pour-
rions-nous maintenant condamner, sans aucun motif, ce que nous
avons approuvé à cette époque pour les raisons les plus graves ? Et,
que votre auguste majesté ne s'offense pas de ce que nous disons, qu'il
n'y a point de motif d'assujettir les réguliers aux ordinaires des lieux.
L'exemption dont ils jouissent portant à peu près exclusivement sur
la discipline intérieure et domestique ; nous ne voyons pas en quoi
leur indépendance sur ce point nuit à l'autorité des évêques^
Veut-on des témoignages qui nous touchent de plus près,
nous citerons saint François de Sales. Gomme on parlait un
jour devant lui du trouble que les réguliers étaient accusés
d'apporter dans la hiérarchie :
Je ne sais, dit le saint évêque, où ces messieurs vont forger cette
hiérarchie, et où ils vont imaginer ces distinctions ; quand il leur
plaira, je leur montreray que les religieux sont une des plus impor-
tantes pièces de la vray hiérarchie de l'Eglise; et y a tel qui fait
semblant ne vouloir battre seulement les religieux, qui voudrait avoir
abattu les évêques et le pape même. Vivons, hélas! vivons, et servons-
nous de ceux que le bon Dieu nous envoie; quand nous serions encore
dix fois autant que nous sommes, certes nous ne serions pas encore la
moitié de ce qu'il y faudrait^.
Veut-on des témoignages plus voisins des temps où nous
sommes, voici le cardinal Pie, une des gloires, assurément,
de l'Église de France à notre époque.
1. « Hue accedit quod concessae regularibus exemptioni nos omnes, qui
etiam concilie Tridentino prsesentes non aderamus, consenserimus. Quo-
modo nunc reprobabimus citra ullam causam, quod tune non sine gravissi-
marum eausarum intuitu approbaveramus, non quidem nos ipsi qui modo
sumus, sed qui tune loeo nostri et quorum nunc loco sumus ? Nec dignetur
majestas vestra sacralissima illud gravius ferre aut interpretari, quod dicam
nullam gravem raihi videri subesse causam cur religiosi ordines ordinariis
locorum quoad omnia subjecti esse debeant. Disciplina enim domestica et
interna relative ad quam uniee fere exenipti erant à jurisdietione episcopo-
rum, non... quomodo praejudicare possit jurisdictioni episeoporum video. »
Ap. Roskovany, Monum. cathol. pro indep. pot. eccL, tom. I, p. 520 sqq.
(Quinque Ecclesiis, 1847.)
2. Cité par Fr. de Fontaine (P. Binet, S. J.) dans sa « Response aux
demandes d'un grand Prélat ». Opuscule édité en 1626, réédité récemment
à Louvain. Le P. Binet était un des amis intimes de saint François de Sales.
On peut voir dans le même opuscule quels étaient les vrais sentiments de
saint Charles Borromée à l'endroit des religieux, et ce qu'il faut penser de
sa prétendue tiédeur à les employer dans son diocèse.
« I. Raison. Saint Charles ne se servait pas des religieux pour établir la
Hiérarchie de son Diocèse, l'honneur des Diocèses. ï (P. 20-44.)
LE RELIGIEUX-PRETRE 351
Le 20 juin 1854, à l'occasion de la consécration de la nou-
velle église des Jésuites à Poitiers, il s'exprimait en ces
termes :
Nous ferons ici une profession solennelle de nos sentiments. Nous
aimons les ordres religieux, et n'ayant pas eu le bonheur d'en faire
partie, nous voulons, du moins, leur appartenir par notre sympathie
et notre dévouement. A Dieu ne plaise sans doute que nous amoin-
drissions jamais les droits et les prérogatives de la sainte hiérarchie à
laquelle nous appartenons ! mais nous abandonnerions une des plus
grandes traditions de l'épiscopat catholique, si nous désapprenions
d'aimer et d'estimer ce que nos plus illustres devanciers ont eu en si
grande estime; nous serions coupables de trahison envers l'Eglise, si
nous cessions de chérir et de protéger ces phalanges auxiliaires dont
elle a reçu tant de services, et auxquelles elle a octroyé de justes et
légitimes privilèges; enfin nous serions infidèles à l'Evangile, si nous
ne favorisions de toutes nos forces la pratique de ses plus hauts
conseils.
Que d'autres, aux vues étroites, se préoccupent exclusivement de
détails et d'inconvénients; pour nous, c'est un ensemble d'avantages
qui nous frappe et que nous aimons à proclamer. Nous vous aimons
donc, mes bien chers Pères, et nous sommes heureux que notre peuple
vous aime, vous et cette autre famille monastique plus ancienne (les
Bénédictins de Ligugé), que nous avons eu la consolation de rétablir
près de nous. Puissé-je mériter devant Dieu et devant les hommes ce
témoignage rendu par l'histoire à l'un des pontifes des anciens temps
dont la vie et les exemples sont souvent l'objet de mon étude, à l'évêque
de Chartres, saint Fulbert, issu de cette église de Poitiers! « S'il ne
fut pas moine lui-même, dit la légende, du moins, il fut le meilleur
ami et le plus chaud protecteur de l'ordre monastique. » Ipseque, si
non monachus, at certe monachorum perquam studiosus, ac in eos optime
ajfectus fuit.
On sait que lorsque le Parlement de Paris condamna les
Jésuites, en 1762, l'épiscopat français tout entier, à l'excep-
tion de trois évêques * gagnés au parti janséniste, unit sa
voix à celle du souverain pontife Grégoire XIII pour protes-
ter contre l'injustice. Et l'on ne voit pas qu'il ait retenu contre
l'ordre proscrit aucun grief, pas même celui d'indépendance,
en qualité d'ordre à vœux solennels, à l'égard des ordinaires
des lieux^. On peut faire la même remarque au sujet des
1. De Beauteville, évêque d'Alais ; de Fitz-James, évêque de Soissons; de
Grasse, évêque d'Angers.
2, En 1765 une commission fut nommée par le roi, au mépris de l'autorité
pontificale, pour réformer l'état régulier en France. Composée de dix mem-
352 A PROPOS DES LOIS D'ASSOCIATION
réclamations adressées, un siècle plus tard, en 1880, par l'una-
nimité des évoques français, au gouvernement, à l'occasion
des projets Ferry^. L'un d'entre eux, l'évéque de Rodez,
Mgr Bourret, voulut aller plus loin; et dire ouvertement ce
qu'il pensait des rapports des réguliers avec le pouvoir dio-
césain. 11 s'en expliqua de la manière suivante :
En ce qui touche Tabsorption du clergé séculier et de l'autorité épis-
copale elle-même par les ordres religieux et en particulier par la Com-
pagnie de Jésus, il ne faut pas se plaindre plus haut que ceux qui sont
en cause, et qui ne se sont jamais plaints sérieusement d'une pareille
usurpation, qui se sont loués au contraire, en toutes circonstances,
du précieux concours qu'ils ont trouvé dans ces vaillants auxiliaires...
Que l'on ne s'effraye pas outre mesure des prérogatives de l'exemp-
tion. Un petit nombre d'instituts en jouissent en France à l'heure oii
nous sommes, et cette faveur ne les dispense d'ailleurs que d'un droit
officiel de visite qui se compense par plusieurs autres formes de sur-
veillance et d'autorité. Ainsi, tous les religieux reçoivent l'approbation
des évêques pour les divers ministères qu'ils exercent. Prédications,
confessions, conférences, catéchismes, œuvres de zèle et de charité :
ils ne font rien sans les avoir prévenus et obtenu leur agrément...
... Oii voit-on la subordination du clergé séculier et de Tépiscopat
lui-même au clergé régulier, alors que celui-ci, n'ayant point de trou-
peau à part dans notre pays, ne peut opérer que sur celui du voisin et
selon la part de volonté et d'autorité qu'il reçoit ?
Ces objections, d'un ordre spécial, ne sont le fait que de quelques
laïques prévenus par des préjugés d'éducation ou de race. Tout au
plus, dans les anciens clergés d'Etat ou chez les modernes tenants du
jansénisme et du vieux catholicisme, les Irouve-t-on formulées par
quelques prêtres imbus de fausses maximes, préoccupés souvent de
calculs personnels, et voulant quelquefois dissimuler sous ce prétexte
le peu d'édification de leur conduite ou l'insuccès de leur ministère.
Quant à nous, depuis bientôt dix ans que nous sommes, malgré notre
indignité, placé à la tête d'un vaste diocèse, et qui avons des religieux
bres, cinq conseillers d'État et cinq archevêques ou évêques, elle eut pour
agent principal Loménie de Brieune, archevêque de Toulouse. Jusqu'aux
approches de la Révolution, cette commission s'arrogea le droit de modifier
la discipline religieuse, de réduire le nombre des monastères, de supprimer
des communautés régulières, de réunir des congrégations, d'abolir quelques
ordres...
Mais, pendant ce temps, l'archevêque de Paris, Mgr de Beaumont, et la
très grande majorité de l'épiscopat réuni en assemblée plénière (assemblées
de 1770, de 1775, de 1780), faisaient entendre les plus énergiques protesta-
tions en faveur des ordres religieux.
1. Voir Lettres de l'épiscopat français à propos des projets Ferry, avec
Introduction par Eugène Veuillot. (Palmé, 1880.)
LE RELIGIEUX-PRETRE 353
et des jésuites en particulier sur notre territoire, nous déclarons hau-
tement que nous n'avons jamais senti la pointe de cette épée qui est
partout, selon une parole fameuse, et que ces envahisseurs, ces me-
neurs de toutes choses et de toutes personnes ne nous ont jamais de-
mandé l'avancement d'un bedeau ou d'un sacristain. Nous les avons
trouvés constamment j)leins de réserve, de tact, de convenance, se te-
nant merveilleusement à leur place, ne la quittant que lorsqu'on les
y invitait, et y rentrant aussi modestement et aussi promptement qu'ils
en étaient sortis.
Aussi, loin de craindre ce vasselage et cette dépendance, nous avons
fait les plus grands efforts pour multiplier dans notre diocèse les ré-
guliers que nous y avons trouvés trop peu nombreux pour les besoins
du clergé et des âmes... Et en regardant nos mains et nos épaules,
nous n'avons pas aperçu jusqu'ici la trace de ces chaînes qu'on les dit
si habiles à forger ; nous n'avons pu constater au contraire que des
services rendus, un respect constant pour notre personne et la plus
grande docilité à nos moindres conseils. Et voilà ce que sont pour les
prêtres et les évêques ces apôtres volontaires, dont on veut faire une
puissance invincible à laquelle rien ne résiste, et une espèce de Sainte-
Vehme à laquelle on n'échappe pas impunément, quand on a l'audace
de ne pas courber son front sous le joug qu'elle veut imposer '.
Le lecteur ne nous en voudra pas de n'avoir abrégé que le
moins possible cette citation.
Veut-on quelque chose de plus que la parole isolée de
quelques évoques; voici ce que disaient, en 1850 et en 1868,
les Pères du concile de la province de Bordeaux après avoir
fait de la profession religieuse le plus bel éloge, après avoir
rappelé le devoir de protection des évêques envers les con-
grégations, ils ratifient et confirment en termes exprès la si-
tuation canonique des réguliers :
Gomme les décrets des conciles généraux et les Constitutions du
Siège apostolique ont parfaitement réglé la situation des religieux,
comme ces règles se concilient parfaitement avec les droits des évê-
ques, les Pères du Synode estiment qu'ils n'ont rien à décréter à leur
égard ^.
En 1868 :
Au sujet des religieux, nous ne ferons que renouveler nos précé-
1. Des principales raisons d'être des ordres religieux dans l'Eglise et dans
la société^ des injustes attaques auxquelles ils sont en hutte dans ce moment,
par Mgr l'érêque de Rodez et de Vabres.
2. Concile de la province de Bordeaux, 1850, lit. VI, ch. ivr : Des ordres
et des congrégations religieuses.
LXXXVI. — 23
354 A PROPOS DES LOIS D'ASSOCIATION
dentés déclarations, portées dans notre concile de Bordeaux de 1850,
savoir que les constitutions qui règlent Pétat religieux se concilient
parfaitement avec les prérogatives des évêques, et qu'il n^y a lieu de
rien statuer sur elles, puisqu'elles ont été régulièrement établies par
les constitutions des conciles généraux et du siège apostolique, et que
ce pouvoir se rattache intimement aux droits spéciaux du Souverain
Pontife ^ .
IV
Ce sont les curés, dira-t-on, plus encore que les évêques,
qui ont à pâtir de la multiplication des maisons religieuses
vouées au ministère actif.
Nous répondrons d'abord que le droit canon a pris les
précautions voulues pour sauvegarder les intérêts de chacun.
Il réserve au curé le droit de faire opposition, même après
l'autorisation donnée par l'évêque, à l'érection d'une maison
religieuse, d'où résulterait, d'après lui, quelque violation
de ses droits ; et le recours a pour effet de suspendre tout
commencement d'exécution, avant que la cause n'ait été jugée
par la Congrégation des évêques et réguliers^. Observons,
toutefois, qu'il faut, pour motiver cet appel en cour de Rome,
la violation de droits paroissiaux stricts et rigoureux\ et qu'il
est excessivement rare que tel soit le résultat de la création
d'un couvent sur le territoire d'une paroisse *. La diminution
momentanée des ressources de la Fabrique et du nombre des
assistants aux offices, n'est pas et ne saurait être réputée
violation de droits paroissiaux proprement dits.
Que tel ou tel curé ait paru quelquefois plus contrarié que
de raison du fait de ces inconvénients ; que certains reli-
1. Concile de la province de Bordeaux, 1868, ch. vir : De la discipline
monastique et religieuse.
2. Tous les auteurs sont d'accord sur ce point.
Le Saint-Siège lui-même, dans l'autorisation qu'il donne, réserve ordinai-
rement les droits paroissiaux : salvis juribus parochialibus , telle est la
clause usitée; et c'est au curé, dépositaire et défenseur-né de ces droits, à
les faire valoir.
3. Les principaux droits paroissiaux se rapportent à l'obligation pour les
fidèles de recevoir dans l'église de la paroisse, ou de la main du curé, le
baptême, la communion pascale, le viatique, l'extrême-onction, le mariage ;
d'être enterrés dans le cimetière de la paroisse; toutes obligations dont on
peut obtenir dispense. On peut voir dans le recueil iniiinXé Analecta Sanctx
Sedis, VII* vol., p. 167, d'autres droits secondaires, se rapportant, par
exemple, à la publication des mariages, etc.
LE RELIGIEUX-PRETRE 355
gieux, forts de la permission qu'ils avaient obtenue, ne se
soient pas suffisamment inquiétés d'en atténuer la portée,
d'en limiter les conséquences : ce sont là misères humaines
dont il ne faut pas s'étonner ou se scandaliser. La malignité
publique se plaît à les grossir. Dans la mesure où elles se
produisent, il suffira, pour y remédier, de rappeler aux
amours-propres en jeu, les nombreux motifs de la concorde
qui doit régner entre le clergé séculier et le clergé régulier :
motifs tant de fois rappelés par les papes et les conciles ^. De
part et d'autre, on ne tardera pas à s'élever au-dessus des
petites jalousies et des mesquines rivalités. Une seule ques-
tion primera toutes les autres, celle du bien des âmes.
Que l'on considère le chiffre élevé de la population dans
les paroisses de nos grandes villes, — et c'est là surtout que
s'établissent les couvents, — l'insuffisance de l'édifice parois-
sial à contenir les foules groupées autour de lui, le travail
matériel qui absorbe les prêtres attachés à ces paroisses, et
ne leur laisse pas le temps que réclame le ministère de la
confession et de la prédication ; et l'on comprendra sans peine
l'utilité, la nécessité même, de l'adjonction d'une église et
d'un couvent pour permettre aux fidèles d'accomplir leurs
devoirs religieux. N'est-il pas vrai que, pour l'ordinaire, si-,
non toujours, avec la multiplication des centres d'action spi-
rituelle, il y a augmentation dans la fréquentation des sacre-
ments, progrès dans la piété, développement des œuvres de
zèle et de charité, un plus grand nombre d'âmes secourues
et sauvées ? C'est ce qui explique la tendance si marquée de
l'Église à favoriser le dédoublement des diocèses, le dé-
doublement des paroisses. Qu'arrive-t-il quand une paroisse
1. V. par exemple : Lettre encyclique Ubi primum de Pie IX, 16 juin 1847 ;
Le concile de la province de Bordeaux tenu à Périgueux, 1856, tit. I,
chap. I : Des réguliers ;
Le concile de la prorince de Bordeaux tenu à Poitiers, 1868, tit. I, ch. x :
Des réguliers.
Dans son Instruction pastorale pour le carême de 1900, le cardinal Couliié
disait: «N'avez- vous pas entendu naguère encore un homme d'État affirmer
que le clergé des paroisses applaudirait volontiers aux perséèutions diri-
gées contre les religieux? Répondez à cette calomnie que les prêtres et les
religieux sont les soldats de la même armée. Répondez qu'il n'j a point entre
eux d'autres sentiments qu'une féconde émulation dans les œuvres de l'en-
seignement comme dans tous leurs travaux pour le salut des âmes. »
356 A PROPOS DES LOIS D'ASSOCIATION
trop considérable est divisée en deux ? Quelques années suf-
fisent pour que chacune des nouvelles circonscriptions
compte autant de communions à Pâques qu'il y en avait dans
l'unique paroisse dont elles sont issues; soit que plusieurs,
qui ne fréquentaient pas leur église trop encombrée, y re-
viennent attirés par la facilité d'y trouver place; soit que bien
des indifférents soient ramenés à la religion par le seul voisi-
nage d'un nouveau lieu de culte. On constatera le même heu-
reux phénomène, à la suite de la fondation d'une maison de
réguliers ; et le vrai pasteur des âmes se réjouira de voir un
plus grand nombre de ses ouailles acheminées dans les voies
du salut, sans que d'ailleurs le bercail soumis à sa houlette
ait subi aucune diminution d'étendue.
M. Waldeck-Rousseau disait dans son grand discours de
Toulouse, comme aussi dans celui qui vient d'obtenir les
honneurs de l'affichage, qu'il était urgent de défendre les
églises contre les chapelles \ les paroisses contre les cou-
vents. De ce que nous avons dit, il résulte, nous semble-t-il,
que ni églises, ni paroisses n'ont besoin d'être défendues,
elles ne sont aucunement menacées ; eussent-elles besoin
de protection ou de patronage, elles n'iraient pas les de-
mander à M. le Président du Conseil, elles ont à qui s'a-
dresser.
Nos législateurs, même les plus modérés, ont prétendu
aussi que le clergé régulier n'étant pas concordataire, il fal-
lait au moins, pour pallier cette irrégularité, le rattacher au
clergé séculier. — Concordataire, il l'est, nous l'avons prouvé
ailleurs, l'article premier du Condordat assure à l'Église la
liberté d'exister avec son développement régulier et logi-
que; ce qui comporte le libre épanouissement des ordres
religieux. Quant à l'assujétissement des réguliers aux évê-
ques, il existe même avec le privilège de l'exemption. Il
existe, limité par la volonté souveraine qui régit l'Eglise, et
finalement accepté, dans la mesure de cette limitation, par les
évêques en communion avec le Siège apostolique.
HippoLYTE PRÉLOT, S. J.
LA CONGREGATION NON AUTORISEE
DU
GRAND ORIENT
(Deuxième article*)
_
Qu'ont répondu les francs-maçons à ces accusations si
précises et si graves d'existence illégale, de contravention
avec le code pénal, avec la loi de 1834, la loi contre les
sociétés secrètes, etc. ?
Ils furent très embarrassés, — on le serait à moins, — les
attaques venant de tous côtés, même des revues ou journaux
peu suspects de cléricalisme, et les preuves contre eux étant
d'ailleurs absolument irréfutables. Enfin, acculés et poussés
à bout, ils essayèrent une sorte de défense et « un des
membres les plus influents du Conseil de l'Ordre du Grand
Orient » se fit interviewer par le journal le Temps (8 mars
1899).
Nous avons déjà signalé un grand nombre des inexacti-
tudes, des erreurs, des mensonges impudents que renferme
le plaidoyer de l'illustre membre du Conseil de l'Ordre 2. Il
a l'audace, entre autres vérités, d'affirmer que les FF.*, ne
s'occupent pas de politique !
Nous nous bornerons, pour le moment, à réfuter l'assertion
qui a trait à notre sujet actuel et par laquelle débute Tavocat
des francs-maçons — d'un ton tout à fait dégagé : « Je pour-
rais vous répondre simplement^ dit-il au rédacteur du Temps^
qu'un décret impérial du 11 janvier 1862 déclare la franc-
maçonnerie légalement autorisée en France et cela nous dis-
penserait à la rigueur d'autres détails. »
Le F.\ 33® prétend donc que la franc-maçonnerie a été léga-
lement autorisée en France par l'empereur Napoléon ÏII...
Eh bien! nous disons que cette assertion est non seulement
1. \oiv Études y 20 janvier 1900.
2. Ibid, 5 et 20 juillet et 5 août 1899, Encore les francs-maçons.
358 LA CONGREGATION NON AUTORISEE
erronée — Texpression serait trop faible — mais qu'elle
constitue littéralement un faux. Il n'est pas permis de déna-
turer à ce point un document officiel.
Rappelons d'abord les circonstances du décret de 1862.
Napoléon, se trouvant alors dans tout l'éclat de son omni-
potence, voulut mettre la main sur toutes les associations
ayant une certaine influence dans le pays. Il proposa donc
aux Conférences de Saint- Vincent de Paul, si elles vou-
laient conserver un président général, d'en laisser la nomi-
nation à l'empereur. Les Conférences refusèrent et subirent
les conséquences de leur refus. La même proposition fut
faite aux francs-maçons, considérés comme une société de
bienfaisance *.
Le Grand Orient de France se résigna à cette mesure et le
décret suivant, qui nommait le maréchal Magnan, Grand
Maître de l'Ordre maçonnique, parut.
Décret impérial relatif à la nomination du Grand Maître de V Ordre
maçonnique de France, du 11 janvier 1862.
Napoléon, par la grâce de Dieu et la volonté nationale, Empereur des
Français, à tous présents et à venir, salut.
Sur la proposition de notre ministre, secrétaire d'Etat au départe-
ment de l'intérieur.
Vu les articles 291 et 294 du Gode pénal, la loi du 10 août 1834 et le
décret du 25 mars 1852;
Considérant les vœux manifestés par l'Ordre maçonnique de France
de conserver une représentation centrale,
Avons décrété et décrétons ce qui suit:
Article premier. — Le Grand Maître de l'Ordre maçonnique, jusqu'ici
1. Sous Napoléon, les francs-maçons n'étaient tolérés qu'à la condition de
rester une société de bienfaisance et de ne pas dégénérer en association
politique. — On le voit par la circulaire suivante de M. Baroche.
Circulaire adressée aux préfets par M. Baroche, ministre de l'Intérieur^
le 30 octobre 1850 au sujet des loges maçonniques :
a Monsieur le préfet. — Il arrive quelquefois que Messieurs vos collègues
me demandent des explications sur la marche qu'il convient de suivre à
l'égard des Sociétés maçonniques qui existent dans leurs départements et
qui viendraient à être signalées comme dangereuses. Je crois convenable de
généraliser mes instructions. — La franc-maçonnerie, qui existe en France
depuis 1725, compte dans son sein et à sa tête des personnages fort recom-
mandables, et, d'après ses statuts, elle s'occupe spécialement d' œuvres de
bienfaisance.
« Cette institution s'est jusqu'ici maintenue et développée, sinon avec
l'autorisation, du moins par la tolérance des divers gouvernements qui se
DU GRAND ORIENT 359
élu pour trois ans, en vertu des statuts de l'Ordre, est nommé directe-
ment par Nous pour la même période.
Art. 2. — Son Exe. M. le maréchal Magnan est nommé Grand-Maître
du Grand Orient de France,
Art. 3. — Notre ministre secrétaire d'État au département de l'Inté-
rieur est chargé de l'exécution du présent décret.
Fait au palais des Tuileries, le 11 janvier 1862.
^i^/ze; Napoléon.
Par l'Empereur :
Le ministre secrétaire d'État au département de L'Intérieur,
Signé: F. DE Persigny ^
Nous remarquons d'abord qu'il suffit d'un peu de bonne
foi pour juger, au premier coup d'œil, que ce décret n'a
aucunement les allures ordinaires de l'autorisation légale
accordée aux associations.
Le « niembre du Conseil de l'Ordre », qui est un magis-
trat, connaît parfaitement les formules usitées en pareil cas.
Nous en avons une sous les yeux:
Le ministre (ou le préfet de...),
— Vu la demande formée par... à V effet d'être autorisés à organiser...
une société sous la dénomination de... ;
— Vu les statuts et la liste des membres fondateurs de la société
projetée ;
— Vu le décret... Vu l'avis favorable,
Arrête :
Article premier. — Est autorisée la constitution régulière de la
société dite... à charge par les membres qui la composent de se con-
former strictement aux statuts dont une copie restera ci-annexée, etc.,
etc.
Voilà un acte qui, après statuts déposés et visés^ constitue-
rait une autorisation légale valable et permanente.
Au contraire le décret de l'empereur Napoléon III, quel
sont succédé, et les loges maçonniques n'ont jamais été inquiétées dans leur
existence, à moins qu'elles n'aient été signalées comme s'occupant dans leurs
réunions de discussions politiques. Lorsqu'une loge s'est trourée dans ce
cas, sui- lequel la vigilance de l'autorité doit incessamment être éveillée, le
gouvernement, par l'intermédiaire du Grand Orient, a fait retirer l'institu-
tion maçonnique à la loge signalée et l'a fait fermer.
« H conviendra de continuer à agir ainsi... » {Extrait du Bulletin du
G,'. O.'. de France, /• année, p. 189.)
1. Bulletin des Lois, 11* série. Bull, n» 994. Doc. 9862. Année 1862, l'r se-
mestre, p. 43.
360 LA CONGREGATION NON AUTORISEE
sens a-t-il aux yeux de tout homme de bonne foi ? — Il
signifie:
— Moi, Napoléon, je veux bien vous tolérer, vous, francs-
maçons, et ne pas vous appliquer, pour vous dissoudre, les
articles du code pénal, la loi de 1834 et celle de 1852 contre
les sociétés secrètes, mais à condition que votre chef suprême
soit nommé par moi. A ce prix seulement, et aussi longtemps
que sera observée cette condition^ je consens à ne pas sévir
contre vous et suspends l'exécution des lois.
Ainsi le comprirent les francs-maçons eux-mêmes, et ils
regardèrent le décret de 1862 comme un dur assujétissement.
Voici en effet les paroles du F.*. Morin que nous trouvons
dans la grande revue maçonnique, la Chaîne d'Union^ de
1887 :
Sous le second Empire, l'autorité redoubla de rigueur et fit sentir
plus rudement sa main de fer. Par suite de difficultés survenues à
propos de la Société de Saint- Vincent de Paul, le gouvernement
décida de soumettre au même régime cette Société et l'Ordre maçon-
nique c'est-à-dire que l'une et l'autre association ne pussent se main"
tenir qu'à la condition de recevoir un grand-mailre impose' par le gou-
vernement.
C'est ainsi que le maréchal Magnan^ en vertu du choix ministériel,
devint chef suprême de l'Ordre, dont il n était pas même membre et
sans avoir passé par les divers grades ni avoir reçu l'initiation. —
On voit que, dans ces diverses périodes, la Maçonnerie est bien loin
d'avoir été indépendante, et que les conditions qui lui ont été faites
sont loin d'être satisfaisantes K
11 y eut même, à l'occasion du décret de l'empereur, lutte
violente et scission entre le rite maçonnique français du
Grand Orient et les francs-maçons du rite écossais. Le maré-
chal Magnan, prenant au sérieux sa Grande Maîtrise, voulut
étendre son pouvoir sur toutes les loges de France, même
celles du rite écossais. Or, M. Viennet, de l'Académie fran-
çaise, et Souverain Grand Maître, régulièrement élu, du rite
écossais, refusa absolument de se soumettre au décret et de
reconnaître l'autorité du maréchal Magnan. L'échange de
lettres entre les deux Grands Maîtres est fort curieux : « Vou^s
me sommez pour la troisième fois, écrit M. Viennet au maré-
chal, de reconnaître votre autorité maçonnique... Je vous
1. Chaîne d'union, novembre 1887, p. 452.
DU GRAND ORIENT 361
déclare que je ne me rendrai pas à votre appel et que je re-
garde votre arrêté comme non avenu... Si Sa Majesté croit
devoir nous dissoudre, je me soumettrai sans protestation;
mais, comme aucune loi ne nous oblige d'être Maçons mal-
gré nous, je me permettrai de me soustraire, pour mon
compte, à votre domination ^.. »
Par déférence pour M. Viennet, le gouvernement ferma les
yeux et ne sévit pas contre les loges du rite écossais. Mais,
en tout cas, les francs-maçons de ce rite, qui se mirent en état
de révolte contre le décret et ne l'acceptèrent jamais, ne peu-
vent pas invoquer en leur faveur même cette pseudo-autori-
sation.
Quant aux francs-maçons du Grand Orient, ils continuaient
à ronger leur frein tout en s'efforçant de faire rapporter le
décret pour recouvrer la liberté. — Enfin, le Grand Maître
lui-même intercéda dans ce sens auprès de l'empereur et il
réussit. Car, comme nousle lisonsdans leBulletindu G.*. G.".,
à la cinquième séance de l'assemblée générale, le 20 mai
1864, le maréchal Magnan raconta, qu'étant à cheval, aux
côtés de l'empereur, à l'occasion d'une revue militaire, il lui
avait demandé de rendre au G.'. 0.*. la libertéde nommer son
Grand Maître, et que l'empereur avait acquiescé à sa demande*.
Le F.'. Redon a donc raison de dire dans V Action maçon-
nique : « Cette investiture (de l'État) n'a existé qu'une seule
fois pour la Grande Maîtrise du maréchal Magnan et pour
une période de trois années seulement ; mais depuis 1864,
la Maçonnerie française est rentrée dans son droit, et comme
autrefois elle choisit elle-même son Grand Maître '. »
En conséquence, depuis 1864, il ne reste plus rien du dé-
cret du 11 janvier 1862, la condition essentielle n'en étant
plus remplie ; et les francs-maçons ne peuvent plus en au-
cune façon, pas même comme société de bienfaisance, pré-
texter la moindre apparence de légalité. — Ils tombent bien
sous le coup de toutes les lois que nous avons démontrées
être en vigueur contre eux: code pénal, loi contre les so-
ciétés secrètes, loi contre l'internationale.
i. Mémor.'. du Sup.\ Cons.., 1862, p. 22-23.
2. Bulletin du G.'. O. ., 1864-1865, p. 198.
3. Action maçonnique, année 1869, p. 279.
362 LA CONGREGATION NON AUTORISEE
C'est d'ailleurs ce que les francs-maçons avouent eux-
mêmes dans leurs moments de sincérité.
Voici ce qu'écrivait en 1889 un des francs-maçons les plus
en vue, le F.-. Hubert, directeur de la Chaîne d^ Union : « A
rencontre de bien des Maçons, j'ai toujours pensé que la
Maçonnerie française devrait avoir une existence légale^ ainsi
que le fait existe en Angleterre, aux Etats-Unis... ; le défaut
d^ existence légale paralyse et a toujours paralysé l'œuvre ma-
çonnique en France. Cette forme de tolérance, sous laquelle
elle a vécu et elle vit, la met dans l'impossibilité de fonder
quoi que ce soit de durable. Ce qui m'étonne (dois-je me
borner à dire : Ce qui niétonne'^.)^ c'est que dans notre Ré-
publique, où nous comptons tant de Maçons à la tête du Pou-
voir, aux Chambres, etc., lesquels ne sont devenus quelque
chose ou quelqu'un que grâce à la Maçonnerie, hé bien ! ils
n'aient pas compris que leur premier devoir était de donner
V existence légale à la Maçonnerie française ^ »
Ces paroles sont bien claires ; le F.*. Hubert, directeur de
la Chaîne d^ Union pendant plus d'un quart de siècle, déclare
en 1889 que la franc-maçonnerie n'a jamais eu et n''a pas en
France d'existence légale.
Citons encore une autre déclaration plus récente, celle du
F.'. Gustave-Adolphe Hubbard, ex-député de Seine-et-Oise.
Voici ce que disait cet illustre F.*, au grand Convent
de 1896 :
« Quant à cette provocation qu'on adresse aux pouvoirs
publics, pour arracher à leur faiblesse un décret de dis-
solution du Grand Orient de France, nous n'avons qu'à
y répondre par un seul mot : Vous parlez de dissoudre
la Maçonnerie, de la frapper, parce que, dites-vous, c'est
une société secrète ; eh bien ! essayez ! » ( Vifs applaudisse-
ments *. )
C'est là, il faut l'avouer, un langage catégorique et franc :
nous sommes en contravention avec les lois du pays — asso-
ciation de plus de vingt personnes, société secrète, interna-
tionale, tout ce que vous voudrez... mais qu'on essaie de
nous appliquer ces lois ! qu'on ose nous traiter, nous,
1. Chaîne d'union^ décembre 1889 et janvier 1890, p. 406.
2. Bulletin du G.-. O.-., septembre 1896, p. 342.
DU GRAND ORIENT 363
comme nous voulons, comme nous exigeons que Ton traite
les autres ligues ou congrégations non autorisées !
II nous reste à démontrer rapidement notre seconde thèse,
à savoir que les francs-maçons commettent un autre acte
odieux en accusant les congrégations religieuses non autori/-
sées de posséder leurs immeubles par des personnes inter-
posées^ par des sociétés civiles établies à cet effet. Car ils
agissent eux-mêmes de cette façon^ et par rapport à leur
splendide hôtel de la rue Cadet, et par 'apport à toutes leurs
loges de France.
Nous remarquons d'abord que les membres des congré-
gations religieuses non autorisées ne font, pour l'organisa-
tion de leurs propriétés, qu'user des droits communs à tous
les citoyens, et que, dans ces congrégations non autorisées^
il n'existe pas de biens de mainmorte : leurs immeubles
payant les mêmes impôts et étant sujets aux mêmes mutations
que ceux de tous les autres Français.
Mais ce qu'il y a de vraiment topique et de révoltant, en-
core en cette matière, c'est de constater que les FF.-, sont
les premiers à faire en grand, et dans toute la France, ce
qu'ils reprochent aux congrégations non autorisées.
Nous trouvons des documents font intéressants sur ce
sujet dans le Bulletin du Grand Orient de 1894, qui ren-
ferme les comptes rendus du Couvent de cette même
année.
A la troisième séance du Couvent (12 sept. 1894) on vient
à discuter le point, déjà souvent débattu, de la recon-
naissance du Grand Orient comme société d'utilité publi-
que.
Le F.-. Poulie, un des personnages les plus marquants du
Couvent, soutient, dans un long rapport, que la franc-maçon-
nerie devrait se faire reconnaître d'utilité publique, qu'elle y
trouverait de grands avantages, qu'elle aurait des chances
d'aboutir : « Nous avons, dit-il, des Maçons au Sénat et à la
Chambre des députés ; il y en a dans le ministère, il y en a
364 LA CONGRÉGATION NON AUTORISÉE
au Conseil d'Etat. J'aime à croire que ces Mac.-, feront leur
devoir. On peut donc tenter la chose *. « ( Applaudisse-
ments. )
L'avis du F.*. Poulie ne prévalut pas. Mais son rapport
contient des renseignements précis sur les propriétés du
Grand Orient et les procédés employés par les FF.*, pour que
la possession de leurs immeubles reste assurée et perma-
nente entre leurs mains.
Nous citons :
« Le F.-. Poulie — ... Au point de vue de nos finances, au
point de vue de nos propriétés, que se passe-t-il?Une société
civile avait été fondée sous les auspices du prince Murât
(alors Grand Maître), les statuts avaient été rédigés par le
notaire de la cour. Ces statuts étaient tels que la fortune du
G.*. 0.*. de France était en péril tous les jours. L'adminis-
tration de cette société civile était, en effet, confiée au Grand
Maître du G.-. O.*. en son Conseil, qui aux yeux de la loi, au
point de vue de l'existence légale, était zéro. Par conséquent,
cet immeuble (de la rue Cadet), qui coûte plus d^un million à
la Maçonnerie, n'appartenait à personne. Cette situation dura
longtemps... J'ai signalé un autre inconvénient qu'on n'a vu
qu'au moment où l'on a parlé du Métropolitain. Il devait
passer sur l'emplacement de notre immeuble, jeté à bas ;
nous eussions été expropriés, on aurait donné deux millions
de notre immeuble \ mais, nous n'en aurions pas touché un
sou, la somme eût été versée dans cette institution qu'on
appelle la Caisse des dépôts et consignations... Enfin j'ai pu
trouver dans des FF.., dont je suis heureux de citer les noms,
les FF. • . Fontaunas, Level, Masse et quelques autres, un appui,
et nous avons constitué notre société civile actuelle. Il s'agis-
sait de transformer une société nulle en société valable.
Notre Société actuelle est valable ; elle peut posséder mais
elle a encore de petits inconvénients. Quoi que nous vou-
lions faire, notre Société civile ne peut recevoir ni dons ni
legs-. »
Les francs-maçons ont donc maintenant pour leur hôtel de
la rue Cadet, qui d'après eux-mêmes vaut de un à deux miU
1. Bulletin du G.'. O.., août- septembre 1894, p. 216.
2. Ibid., id., p. 212-213.
DU GRAND ORIENT
365
lions ^^ une société civile immobilière, qui, après bien des
tâtonnements, se trouve constituée d'une façon entièrement
sûre et valable, et qui fonctionne régulièrement.
Ce fonctionnement apparaît fort bien, quand on étudie dans
le Bulletin du G.'. 0.*., le budget de toute la fédération ma-
çonnique, budget qui est discuté et voté chaque année par le
grand Couvent de septembre.
Pour l'édification du lecteur, nous extrayons du budget de
1890 ce qui se rapporte à la Société civile immobilière.
BUDGET DE 1891-1892
DÉPENSES
DÉPENSES failes en 1880
I. Société immobilière 12 000 »
Loyer du Grand Orient 12 000 »
Quote-part du G.-. O.*. pour
les retraites futures 2 800 »
Total 14 800 »
RECETTES recettes
, c, ' .^. ■ 11-. faites ea 1889
I. Société immobilière _
Intérêts sur actions 6 354 90
Surveillance du soir 600 »
Tenue des écritures de la So-
ciété . 1 800 »
Appointement des appariteurs. . 3 200 »
Moitié des gages du concierge.. 750 »
Quote-part de la Société dans
les retraites liquidées .... 1 168 65
Total 13 873 65
DKPBMSES
CRBDITS
prévues p. '.
L890
Totés p. 1891-92
14 000
»
14 000 »
14 000
»
14 000 »
2 860
»
2 860 »
16 860
»
16 060 y>
RECETTES
CRÉDITS
prévues p. '
1890
votés p. 1891-92
7 000
»
8 000 »
600
))
600 »
1800
»
1800 »
3 200
»
3 200 »
750
»
750 »
1960
»
1 037 50
45 310
»
15 386 502
On voit que les dépenses — ce que donnent les francs-ma-
çons de la Fédération à la Société civile immobilière — et les
recettes — ce qu'ils en reçoivent — se compensent et s'équi-
librent assez correctement, comme il convient, quand on a à
faire à une Société civile bien docile et bien domestiquée,
composée uniquement, ou de francs-maçons, ou de prête-
noms entièrement dévoués à la secte 3.
1. La maison-mère de la Congrégation du G.-. O.-. est, on le voit, d um
prix convenable.
2. Bulletin du G.-. 0.\, août-septembre 1890, p. 520-523. Depuis plu-
sieurs années, les FF.-, ont cessé de mettre le budget dans le Bulletin, de
peur qu'il ne soit connu du monde profane... Prudence !
3. Les francs-maçons tiennent à ce que la société civile reste absolument
366 LA CONGREGATION NON AUTORISEE
Les loges maçonniques agissent en province comme fait la
maison-mère de Paris; mais, on le comprend, la valeur de
l'immeuble de chacune d'elles n'atteint pas toujours le mil-
lion comme à la rue Cadet.
Donnons seulement quelques exemples.
Les francs-maçons Ôl Amiens^ ont construit. Tannée dernière,
une loge nouvelle, et, pour plus de discrétion, dans un quar-
tier de la ville assez écarté; au n'^ 13 de la rue Henri-Daussy
donnant sur la rue Saint-Fuscien. he Progrès de la Somme
( journal « républicain progressiste » ) dans son numéro du
26 septembre 1900, a publié l'acte constitutif de la Société
« anonyme » à capital variable « Picardie », à qui appartient
ledit immeuble. Le capital est partagé en trois cent-vingt ac-
tions. La liste authentique des actionnaires propriétaires —
au nombre de trente et un — se trouve dans la Chronique
picarde du 15 novembre 1900. Les administrateurs, désignés
par l'assemblée des actionnaires, sont MM. Allemand Baun-
naud. ., Duiilloy. . . — Dans l'acte reçu enl'étudede M° Fournier,
notaire, on dissimule très soigneusement le but de la Société.
On dit seulement qu'elle a pour objet d'acquérir, de démolir,
de construire suivant les besoins... La « Picardie » est donc
un véritable modèle àe personne interposée \ tout est fait pour
la loge, sans un mot qui la rappelle, si ce n'est le numéro de
l'immeuble où elle se réunit.
A Montbéliard (Doubs), les francs-maçons se montrent un
peu moins dissimulés qu'à Amiens. — Voici l'annonce qu'on
lisait au mois de mars dernier dans le journal républicain le
Petit Comtois de Montbéliard :
Suivant actes sous signatures privées, quatre industriels et négo-
ciants connus dans le pays ont établi les statuts d'une Société civile par
actions sous le nom de Société anonyme immobilière de la loge ma^
çonnique de Montbéliard, — Cette Société est fondée au capital de
25 000 francs.
Suivant acte reçu par M* Fritsch, dit Lang, notaire à Hérimoncourt,
le 20 janvier 1900, enregistré.
sous leur dépendance même pour ses moindres actes. En voici une petite
preuve : « Vœu n. i4... 3. Que la Société immobilière ne puisse pas louer les
locaux du G.-. O.*. à une société lyrique pour une longue période, au détri-
ment des Ateliers qui pourraient en avoir besoin.» [Bulletin du G.'. O.'.
1894, p. 213.)
DU GRAND ORIENT 367
Un des fondateurs agissant au nom de tous a déclaré que le capital
en numéraire de la Société anonyme fondée sous la dénomination de
« Société anonyme immobilière de la loge de Montbéliard » s'élevait à
120 actions de 100 francs chacune, qui étaient à émettre en espèces, a
été entièrement souscrit par divers...
L'assemblée a nommé les premiers administrateurs conformément
aux statuts.
Il est donc évident que, partout, en province aussi bien
qu'à Paris, les francs-maçons se comportent pour la posses-
sion et la propriété de leurs immeubles comme de simples
congréganistes non autorisés.
VI
Le gouvernement vient de publier une statistique, relative
au nombre des congrégations autorisées ou non autorisées
qui existent en France et à leur situation par rapport au
fisc.
Il y aurait, en France, actuellement (30 septembre 1900),
1517 congrégations, dont 772 autorisées et 745 non autori-
sées. Le plus grand nombre d'entre elles se seraient rési-
gnées à payer l'inique taxe du droit d'accroissement, qui se
chiffre, rien que depuis 1895, par des millions de francs.
Cette statistique, que de simples particuliers ne peuvent
pas contrôler, ne doit être acceptée évidemment que sous
bénéfice d'inventaire.
Toutefois, il est certain qu'on y a commis pour le moins une
erreur, et une erreur très grosse; celle d'avoir complètement
passé sous silence la franc-maçonnerie, c'est-à-dire un grand
nombre de congrégations non autorisées.
Et en effet, bien que les différentes loges de France soient
reliées, suivant leur rite, à deux ou trois centres de Paris,
cependant, comme chaque loge maçonnique a son budget
spécial à elle et sa société civile immobilière, chacune doit,
ce nous semble, être considérée, au point de vue du fisc,
comme une congrégation non autorisée distincte. Or, il y a
actuellement en France 391 loges du rite français du Grand
Orient et une centaine de loges du rite écossais ou celui de
Misraïm; soit, en tout, 500 congrégations non autorisées en
plus de celles indiquées par la statistique gouvernementale.
$68 LA CONGRÉGATION NON AUTORISÉE
Que le fisc aille donc réclamer la taxe d'abonnement, non
seulement à la rue Cadet, où la recette relative à une fortune
de plus de un million sera considérable, mais aussi à chacune
des nombreuses loges de Paris et à tous les ateliers maçon-
niques de France.
Pourquoi ne le ferait-on pas? On a les mêmes raisons qu'ail-
leurs-; — caries FF.*, sont, à leur manière, de vrais congréga-
nistes : ils prennent, en entrant dans la franc-maçonnerie,
des engagements solennels qui ressemblent terriblement à
des vœux (nous en avons donné le texte : « Je jure et pro-
mets... Je préférerais avoir la gorge coupée... plutôt que de
manquer à ce serment...); — les grands profès de l'Ordre
font même des vœux perpétuels et plus que perpétuels, qui
durent jusqu'au delà de la mort, puisque ces profès s'en-
gagent à se faire enterrer civilement- ; — ils ont aussi, comme
d'autres congréganistes, leurs cérémonies rituelles et leur
grand collège des rites (dont, à ce qu'il paraît, certains de nos
ministres^ ont fait ou font encore partie); — ils ont de plus,
très souvent, en fraternelle communauté, leurs repas et fes-
tins maçonniques; — enfin ils pratiquent, à la rue Cadet, la
vie en commun proprement dite, pour le moins durant une
semaine entière chaque année , et la vie en commun d'une
communauté très nombreuse, puisqu'ils sont 350 frères,...
lors de la réunion du Grand Convent maçonnique qui a lieu
annuellement au mois de septembre.
En conséquence, tous ces différents crimes et délits que
l'on reproche aux religieux et pour lesquels on les impose
extraordinairement, en attendant de les détruire, les FF.-,
de la Congrégation non autorisée du Grand Orient les com-
mettent, eux aussi, et depuis longtemps'.
1. Maintenant cette promesse est exigée de tous les membres du Conseil
de l'Ordre du Grand Orient. Nul ne peut en faire partie a s'il n'a, au préala-
ble, pris l'engagement écrit de ne recourir, ni pour lui, ni pour ses enfants
mineurs, aux pratiques des cultes religieux. » {Bulletin du G.'. O.-., 1894,
p. 187.)
2. M. de Lanessan a Thonneur d'être membre du Grand Collège des Rites.
C'est sans doute pour cela qu'il a été si préoccupé de supprimer dans la
marine les manifestations rituéliques du Vendredi saint.
3. Le crime de vivre en commun est marqué ^'expressément dans le pro-
jet de loi d'Association, tel qu'il est rédigé par la Commission de la Cham-
bre. Au titre III, article 2, il est dit : « Ne peurent se former sans autorisa-
■ DU GRAND ORIENT 369
D'après la statistique citée plus haut, l'arriéré qui reste du
au fisc par les congrégations serait de 7 640 000 francs. Cet
arriéré devra sans doute être doublé ou triplé, quand le fisc
aura réclamé, comme de juste, et fait rentrer dans les caisses
de l'État, ce que doivent les 500 loges, les 500 congrégations
maçonniques non autorisées qui se trouvent disséminées sur
tout le territoire de la France et de ses colonies.
Toutefois, il va sans dire, et il est trop évident que le gou-
vernement actuel, composé en grande partie de francs-maçons
et entièrement dominé par la secte, n'ira jamais exiger môme
un sou de ces congrégations-là. Il emploierait plutôt les
fonds de l'État à tripler le million de la rue Cadet et à sub-
ventionner les loges. Celles-ci, débitrices du fisc, en droit,
plus que n'importe qui, n'ont donc rien à craindre de fait et
en pratique. D'ailleurs les francs-maçons, qui connaissent
leur puissance, rediraient au gouvernement le mot du F.*.
Hubbard : Essayez, si vous l'osez !
Eh bien! nous, nous craignons que cette puissance, déjà
si grande, des francs-maçons, n'augmente encore du tout au
tout par l'effet même de la loi d' association^ dont le projet a
été déposé par le gouvernement maçonnique et remanié par
la Commission où les FF.-, dominent en maîtres.
En 1890, un orateur franc-maçon, le F.*. Fernand Maurice
disait, en plein convent, devant tous les FF.', délégués des
loges de France : « Si la Maçonnerie veut s'organiser, non
sur le terrain des théories, mais sur le terrain intellectuel
qui nous préoccupe, je dis que, dans dix ans dHciy la Ma-
çonnerie aura emporté le morceau et que personne ne bou-
gera plus en France en dehors de nous. » [Vifs applaudisse-
ments^.)
Or, il y a précisément dix ans que ces paroles ont été pro-
noncées; les francs-maçons sont en train de les réaliser, à
tion donnée par une loi... 2° Les associations dont les membres vivent en
commun. »... On ne Toit pas bien, il est vrai, pourqiibi vivre en commun
constitue un crime qui vous place en dehors des droits des autres citoyens,
puisque, à ce compte, les familles nombreuses seraient, elles aussi, et d'une
façon flagrante, criminelles ! Elles forment évidemment des « associations
dont les membres vivent en commun ».
1. Bulletin du G.-. 0.\, août-septembre 1890, p. 505.
LXXXVI. - 24
370 LA CONGREGATION NON AUTORISÉE
la lettre, maintenant plus que jamais, et cela par le projet
même de M. Waldeck-Rousseau.
Ce projet, quand il fut proposé la première fois, en 1882,
par son auteur, alors ministre, a provoqué une déclaration
très suggestive du F.*. Poulie. Ce personnage est, depuis
trente ans, un des membres les plus influents du Grand
Orient.
Voici ses paroles, encore aujourd'hui pleines d'actualité,
telles que nous les trouvons dans le Bulletin (journal officiel
de la franc-maçonnerie) de 1882 : « Je viens, dit le F.*. Poulie,
de prendre connaissance du projet de la loi Waldeck- Rousseau
sur les associations. Ce projet est à l'étude de la Commission.
S'il est voté même avec ses amendements, ce ne sera que
vers novembre ou décembre prochain. Nous y trouve-
rons de quoi faire vivre le Grand Orient de France et les
loges K »
En conséquence, déjà en 1882, les francs-maçons, d'accord
évidemment, avec M. Waldeck-Rousseau, avaient pour grande
préoccupation et pour but de trouver, dans et par ce pro-
jet, de quoi faire vivre, et aussi, sans doute, de quoi faire
prospérer de plus en plus le Grand Orient de France et les
loges. — Cependant, faire vivre et prospérer les francs-
maçons, ainsi que leurs amis les socialistes, n'est pas encore
tout ; il faut de plus, comme contre-partie, empêcher les au-
tres associations de se former, de vivre, de durer. Liberté
d'association pour eux seulement et les leurs, voilà l'idéal de
ces messieurs !
C'est là toute l'économie de leur nouveau projet de loi.
D'abord, les congrégations religieuses sont tuées radicale-
ment par le projet Waldeck ^ aggravé encore sous l'influence
sectaire de la commission.
1. Bulletin du G.'. Or., 1882, p. 133.
2. M. Waldeck-Rousseau s'est cependant défendu dans son discours du
15 janvier 1901, de vouloir faire des martyrs par son projet de loi. a Parler
de martyre est un aBachroni&me, je ne leur donnerai pas cette satisfaction
(aux religieux), je ne commettrai pas cette faute. » — Nous voudrions bien
entendre un membre de la droite lui répondre : Si un jour, monsieur le
Président du Conseil, les collectivistes, devenus les maîtres, grâce à vous,
vous expulsaient de votre demeure avec les membres de votre famille et con-
fisquaient tous vos biens et propriétés , puis se mettaient à vous dire :
DU GRAND ORIENT 371
Depuis vingt ans, on le sait, les loges et convents dé-
crètent, à coups redoublés, cette destruction*.
Mais, si on y regarde de plus près, on voit que les asso-
ciations quelconques, autres que celles des FF.*, ou des
socialistes, dès qu'elles déplairont au gouvernement maçon-
nique, pourront être attaquées, entravées ou détruites sans
difficulté, en vertu même du texte de la nouvelle loi, qui de-
viendra aussi une arme de dissolution des ligues patriotiques,
ou des associations honnêtes, quelles qu'elles soient, comme
le fut jadis le texte du Gode pénal.
Et, en effet, il est dit dans l'article 2 (texte de la commis-
sion) :
Toute association fondée sur une cause ou en vue d'un objet illicite,
contraire aux lois, à Tordre public, aux bonnes mœurs, à l'unité na-
tionale et à la forme du gouvernement de la République, est nulle et de
nul effet.
Or, une association gênante sera vite décrétée contraire
aux lois, à Tordre public, à Vanité nationale (gare aux
patriotes I), à la forme du gouvernement (gare aux progres-
sistes, qui déjà ne sont plus reconnus comme vrais républi-
cains ! )
Quant à la franc-maçonnerie elle-même, elle saura admi-
rablement trouver dans le projet Waldeck-Rousseau, suivant
l'expression du F.*. Poulie, de quoi vivre et grandir..., et
cela sans rien changer à son organisation, ni rien découvrir
de ses secrets. Il lui suffira, en effet, suivant l'article 4 du
projet (texte de la commission), de déclarer son titre : Fédé-
ration du Grand Orient; son objet : Bienfaisance, progrès de
l'humanité; certains noms... de ceux qui sont chargés de V ad-
ministration : les membres du Conseil de l'Ordre; par exem-
ple, M. Lucipia, M. de Lanessan; puis de donner quelques-
uns de ses statuts^ les plus insignifiants, et tout sera dit.
Elle vivra donc, elle restera tout ce qu'elle est; mais elle
sera légalement ce qu'elle a été illégalement ]\xs(\\x'k présent.
a Parler de martyre est un anachronisme; nous ne vous donnerons pas cette
satisfaction, nous ne commettrons pas cette faute », ne trouveriez-vous pas,
monsieur le Président du Conseil, la plaisanterie mauvaise, très mauvaise ?
1. Voir : Encore les francs-maçons; récents et impudents mensonges, dans
les Études, 5 et 20 juillet, et 5 a,oût 1899.
372 LA CONGREGATION NON AUTORISEE DU GRAND ORIENT
La franc-maçonnerie ira plus loin encore, elle se fera re-
connaître comme établissement d^ utilité publique.
En 1894, le F.*. Poulie, après avoir énuméré devant le
grand Gonvent les avantages de cette reconnaissance d'utilité
publique, ajoutait : « Je crois, MM.*. FF.-., que nous aurions
des chances d'aboutir (d'être reconnus d'utilité publique)...
On peut donc tenter la chose*. y> {Applaudissements .)
Bien plus maîtres du gouvernement qu'en 1894, les francs-
maçons ont aujourd'hui la certitude absolue d'aboutir.
Le F.*. Poulie disait encore, à la même séance du Gonvent
de 1894 : « Notre Société civile actuelle est valable ; elle peut
posséder, mais elle a encore de petits inconvénients. Quoi
que nous voulions faire, notre Société civile ne peut rece-
voir ni dons, ni legs. Elle ne peut s'enrichir-... »
Or, d'après le texte même de la nouvelle loi, titre II,
art. 10 (rédaction de la commission), les associations recon-
nues d'utilité publique — comme le sera la franc-maçonnerie
— « peuvent recevoir des dons et des legs dans les conditions
prévues par l'article 910 du Gode civil ».
En conséquence, les francs-maçons bénéficiant de la nou-
velle loi faite par eux et pour eux, seront plus prospères que
jamais, et arriveront à réaliser tous leurs rêves.
Si la secte a pu acquérir une si grande puissance, tandis
qu'elle était manifestement illégale et en contravention directe
avec les lois du pays, que sera-ce quand, ayant augmenté
encore ses forces et ses moyens d'action, elle sera devenue,
grâce à cette loi nouvelle, légalement et, pour ainsi dire, offi-
ciellement omnipotente ?
Alors, surtout par leurs paroles et leurs actes, les FF.-,
pourront dire : Personne ne bougera plus en France en dehors
de nous.
Ge sera la plus monstrueuse, la plus odieuse tyrannie,
pour la ruine de notre malheureux pays à l'intérieur et à
l'extérieur, — à moins que Dieu n'intervienne, et que la
France, éclairée enfin et indignée, n'y mette le holà !
S. J.
1. Bulletin du G..O..^ août-septembre 1894, p. 214.
2. Ibid., p. 213.
L^ « ILIADE » DE LA FRANGE AU Xir SIÈCLE
1
Au siècle qui s'en va, nous avons eu, en France, une Iliade. Au
beau milieu de nos cent ans de révolutions et de machines, de
tours de fer et de palais de plâti^e, nous avons eu un Homère. Plu-
sieurs Français n'y ont pas pris garde ; beaucoup ne s'en sont
point aperçus ; le plus grand nombre ne s'en doutent même pas.
Mais on a si peu le temps de réfléchir, de joindre ses idées, d'ap-
prendre, de savoir I
Un voyageur de commerce passant un jour par Avignon, entend
conter qu'il y a là un château des Papes, et que les papes ont
bien réellement vécu dans ce château et dans cette bonne ville,
préfecture du département de Vaucluse. Le voyageur s'étonne, il
sourit, il dédaigne ; et, avec un haussement d'épaules : « Si
c'était vrai, dit-il, cela se saurait ! » — Ainsi en est-il, je le crains,
pour notre Iliade française, au siècle qui disparaît. Nous avons eu,
on l'affirme, notre Iliade ; et cela ne se sait pas. Par bonheur pour
la postérité, des auteurs du dix-neuvième siècle ont eu soin de
coucher ce fait par écrit ; et nos arrière-neveux, s'ils trouvent le
temps de lire les livres imprimés avant 1901, nous envieront la
gloire d'avoir produit une épopée. Nous n'avons peut-être pas eu
beaucoup d'Achille'et d'Hector; mais nous avons été, sans le sa-
voir, contemporains d'Homère.
Que devient alors l'axiome célèbre : « Les Français n'ont pas la
tête épique » ? Nous l'avons démenti ou renvoyé aux pays des
lunes éteintes. Et, de fait, si nous avions le loisir de dresser un
bilan complet de nos poèmes épiques au dix-neuvième siècle, il y
aurait de quoi en être ébahi, et d'en demeurer stupide. Récapitu-
lons, en courant sur les sommets.
Chateaubriand, au bruit des canons de Wagram, écrivit les
Martyrs., qui sont une splendide épopée, s'il y a des épopées en
prose ; ce qui aurait iuqliiété Aristote et chagriné le P. Le Bossu;
et il vous souvient des fureurs homériques de Voltaire, quand on
lui parlait d'une épopée en prose : « C'est confondre toutes les
idées, s'écriait-il, et transporter toutes les limites de l'art ! » Vol-
374 L' « ILIADE » DE LA FRANCE AU XIXe SIÈCLE
taire avait peur pour les alexandrins de la Henriade^ qui pourtant
sont bien défendus par l'ennui.
Passons aux épopées en vers. Pendant l'année d'Austerlitz, le
brave Luce de Lancival composait un Achille à Scyros. Parseval
de Grandmaison fait l'épopée de Philippe- Auguste, Barthélémy
et Méry se mettent à deux, pour l'épopée de Napoléon en Egypte.
Soumet, à lui seul, écrit deux poèmes épiques : une Jeanne d' Arc \
puis une Diç^ine épopée, qui malheureusement s'achève par une
grosse hérésie. Le courageux Viennet — trop courageux en vé-
rité — pouvait presque compter sur ses doigts les épopées qu'il
avait commises : une Austerlide, une Philippide, et une Franciade
qui n'est point plus mauvaise que celle de Ronsard. N'allons paa
omettre la Panhypocrisiade, en seize chants, du brave Népomu-
cène Lemercier, et que Victor Hugo (il en était probablement un
peu jaloux) définissait : « une espèce de monstre à trois têtes,
qui rit, qui chante, et qui aboie. » Parmi les épopées bibliques
que, du reste, la Bible et la foi pondamnent, nommons les deux
plus fameuses : Éloa^ d'Alfred de Vigny, et la Chute d^un ange^
de Lamartine ; — beaucoup de génie dépensé en pure perte.
Combien de Jeanne d^ Arc notre siècle a vues éclore et mourir
avant l'aurore de la renommée ! Et combien d'autres œuvres épi-
ques, où les auteurs ont ahané des années entières, et qui dorment
leur sommeil dans les nécropoles de la littérature, bibliothèques,
rayons de bouquinistes, arrière-boutiques d'épicerie, où débits de
tabac. Nous n'avons point manqué d'épopées au dix-neuvième
siècle ; mais aux épopées il a manqué, à tout le moins, deux choses :
du génie pour les concevoir, du courage pour les lire. Le large
fleuve d'oubli, qui roule à travers les plaines du dix-neuvième
siècle, charrie des blocs épiques ; ils s'en vont sans bruit où
va toute chose,
Où va la feuille de rose,
Et la feuille de laurier.
Il n'en restera guère que les titres, inscrits le long des colonnes
de Vapereau ; et, sur les stèles tumulaires d'autres entrepreneurs
de monuments semblables.
Mais, enfin, nous avons une Iliade de France. J'emprunte ce
grand mot à M. Gaston Deschamps, à qui il a échappé, dans le der-
nier volume de V Histoire de la littérature française, publiée par
L' « ILIADE j> DE LA FRANCE AU XIX» SIÈCLE 375
M. Petit de Julleville*; histoire que la postérité consultera, mais
qu'elle fera bien, si elle est sage, de contrôler de temps à autre
et de compléter un peu partout.
L'équivalent du terme employé par M. Gaston Deschamps se
rencontre ailleurs : par exemple, dans un volume tout neuf, d'un
professeur de l'Université, lauréat de l'Académie^. Le nom à^ Iliade^
accolé par M. Gaston E>eschamps à la Légende des sièclesy m'avait
plutôt laissé rêveur. Mais je fus intéressé — j'allais dire réjoui —
à la lecture de quelques phrases comme celles-ci, cueillies dans
le volume que je viens de signaler : « Par un étrange prodige,
Hugo est, en plein dix-neuvième siècle de notre ère, un épique
du dixième siècle avant Jésus-Christ; c'est un homéride... Et
voilà pourquoi on doit accepter chez lui ce que l'on condamnerait
chez tout autre. » (P. xvii.) La conclusion ne sort pas sans effort
des prémisses, qui sont pourtant de belle taille. Victor Hugo,
poète épique du dixième siècle avant Jésus-Christ ; un homéride,
de qui l'on doit accepter ce qui chez tout autre serait erreur ou
sottise ; certes, l'affirmation n'est point banale, et chacun peut
souscrire, sans trop marchander, à Tétonnement de l'auteur lui-
même : prodige étrange î
Sur les assises de cette étrange affirmation, l'auteur, M. Eugène
Rigal, étaie les onze chapitres de son ouvrage ; répétant, de-ci de-
là, en guise de refrain, que Victor Hugo, poète épique d'il y a
trois mille ans, est aussi notre poète épique de France, et que son
épopée, c'est la Légende des siècles^ — en y ajoutant tout le reste,
quarante ou cinquante volumes, y compris les Quatre \>ents et
\\Ane. Les onze chapitres sont le travail d'un homme d'esprit, qui
a lu les quarante ou cinquante volumes, qui amène de partout, en-
tasse et enchâsse les citations choisies, mais peu concluantes. Le
plus petit grain de définition ferait mieux notre affaire. Qu'est-ce
que l'épopée? Qu'est-ce que M. Rigal entend par poème épique?
Si nous le savions, la question serait vite résolue ; une définition
est un phare. Aux lueurs d'une définition, l'on verrait comme en
plein jour si la Légende des siècles est une Iliade^ ou une Enéide^
ou une Divine Comédie, ou une Chanson de Roland-, ou, tout en
bas de l'échelle, une Henriade, Autrement, on navi2"ue dans la
ig»
nuit noire — et c'est le cas.
1. Au tome VII, p. 299.
2. Victor Hugo poète épique, par M. Eugène Rigal ; 1900,
376 L' « ILIADE » DE LA FRANCE AU XIX» SIECLE
Le pauvre Vacquerie, qui n'était pas profond comme l'océan,
avait jadis trouvé, sans fatigue, que son maître Hugo marchait
l'égal de Virgile et d'Homère : pour une raison très simple, tirée
des entrailles de l'alphabet; il avait découvert que Victor et Hugo
commencent par un V et un H, comme Virgile et Homère. Donc...
Le moyen de n'être pas convaincu par cet argument, terrassé par
cette logique !
MM. Gaston Deschamps et Rigal argumentent un peu moins ;
ils affirment. Selon M. Deschamps, Victor Hugo « soutint et gagna
la gageure de prouver que les Français ont la tête épique » (p. 297) ;
encore la tête épique ! Mais qu'est-ce qu'une tête épique ? Mys-
tère. Selon M. Rigal, la Légende des siècles est « une œuvre
épique » . Pourquoi ?
Que l'on ne mesure point l'épopée avec l'aune de Chapelain, j'y
consens; je ne demande pas même qu'on l'entende à la manière
de Boileau, qui définit l'épopée : le vaste récit, en vers — cela va
sans dire — d'une longue action, égayée par le merveilleux de
l'Olympe. Cela est usé. Quoi qu'il en soit, tous conviennent qu'à
une épopée, il faut un noble sujet où se reflète le génie d'un
peuple, un but élevé, une grande pensée ; et cette grande pensée
est d'ordinaire lu glorification d'une race, d'une puissante famille,
d'une nation. Selon Chateaubriand, le poète doit choisir un sujet
antique, ou, s'il choisit une histoire moderne, il doit chanter sa
nation; c'est là, dit l'auteur des Martyrs^ « un principe de toute
vérité ». \J Iliade glorifie l'Hellade ; V Enéide glorifie Rome; la
Chanson de Roland glorifie la douce France ; les Niebelungen
chantent les races germaniques ; WJét^usalem délis>rée célèbre la
chrétienté unie sous la croix pour la conquête du saint Tombeau.
Avec un grand sujet, il faut au poème épique de grands héros ;
il faut de grandes entreprises :
Tantae molis erat romanam condere gentem !
il faut de grandes actions et un grand dénouement. De tout cela,
que voit-on dans la Légende des siècles^ pour qu'on puisse la qua-
lifier d'épopée ou à! Iliade française ? « Dans la Légende des siècles^
dit M. Rigal, il n'y a pas d'Achille et d'Hector, de Pénélope et
d'Ulysse, de Ganelon et de Roland... Il n'y a qu'un héros,
l'homme. » (P. 151. | Ajoutons, avec M. Rigal lui-même, qui le
prouve surabondamment et non sans intérêt, il y a l'animal, voire
L' « ILIADE » DE LA FRANCE AU XIX« SIECLE 377
toute une ménagerie. Après les lions de Daniel et le lion d'Andro-
clès, il y a l'âne, il y a le crapaud, il y a le pourceau de Mourad,
les poux dans les guenilles du mendiant des Pyrénées, le ver dans
VEpopée du Ver — car ce ver est extrêmement épique, presque
autant que l'aigle du casque; bref, une file d'animaux très variés,
dont plusieurs assez peu présentables hors du gîte où la nature
les confine.
« Épopée d'un nouveau genre », écrit encore M. Rigal; et
j'en tombe d'accord; et je veux bien que l'homme en soit le
héros unique ; mais quel homme ? Car, enfin, l'homme est
ondoyant et divers.
Interrogez M. Edmond Biré, l'écrivain de France qui connaît le
mieux Victor Hugo ; et la réponse viendra catégorique et prompte :
Phomme, héros de Victor Hugo, c'est Victor Hugo; comme c'est
lui qui est le Pan du Satyre; comme c'est lui qui prête ses façons
de voir, ses rancunes, ses poses, ses cris, aux personnages qu'il
rencontre dans ses chevauchées, ou qu'il invente.
M. Rigal admet, dans son Introduction, que ce dernier point
est « chose indiscutable » (p. xi); dans le courant du livre, il
discute cette chose, ou même il la nie (p. 69); mais c'est un pro-
cédé de tout le volume Victor Hugo épique^ auquel on pourrait
donner comme épigraphe l'alexandrin de Victor Hugo :
Non aux basques du Oui toujours se suspendit.
Toutefois, M. Rigal traite avec une parfaite courtoisie les gens
d'esprit qui ne partagent point ses idées ou son admiration ; il
combat les vues de M. Edmond Biré, mais il se garde de l'appe-
ler, comme Victor Hugo appelait Nisard : a un âne qui brait. »
M. Gaston Deschamps y met un peu moins de formes. D'après
lui, M. Edmond Biré ressemble au malencontreux promeneur
qui, en face d'une forêt superbe, refuserait de regarder les chê-
nes géants, parce qu'il aurait aperçu un escargot sur une fleur.
L'image est de M. Gaston Deschamps, qui, lui-même, dans la
forêt touffue de Hugo, n'a pas aperçu que les escargots pullulent
presque à l'égal des fleurs. Et le critique fonce sur le vaillant
historien, coupable d'avoir ébranlé le piédestal de Hugo l'épique.
Ramasssons quelques-uns des traits qu'il décoche :
Un biographe très méfiant, très paperassier, M. Edmond Biré, consacre
un talent digne d'un emploi plus noble à dépiauter l'auteur des Feuilles
378 L' a. ILIADE » DE LA FRANCE AU XIXe SIÈCLE
d'automne et de la Légende des siècles. Il a regardé, à travers une loupe
ultra-grossissante, les rides, les verrues, ou les simples durillons qui ont
pu déparer ou incommoder Olympio. Rien n'échappe à la minutie de cette
enquête. M. Edmond Biré, penché sur son microscope, a découvert dans
Victor Hugo un homme de lettres fort irritable^ un bourgeois bien cravaté,
qui se mirait souvent dans la glace, un garde national vaniteux...
Qu'est-ce que tout cela prouve ?... (Tout cela) nous est aussi indifférent
que la question de savoir si Homère se tenait mal à table ou si Virgile
fourrait ses doigts dans son nez *.
Ah! qu'en termes galants!... Des pages de ce style et de ce
goût sont-elles bien à leur place dans une Histoire en sept
toiùes où l'on juge, pour lia postérité, les écrivains et les chefs-
d'œuvre de France ? N'insistons pas. Mais M. Gaston Deschamps
a-t-il jamais a fourré » les yeux dans les livres où M. Edmond
Biré « dépiaute » Victor Hugo? H serait téméraire de l'affirmer;
l'analyse frémissante où il s'épanche n'est pas une preuve ; et la
courageuse enquête de M. Edmond Biré sur les faits et gestes et
sur les écrits de l'homme-immense est tout autre chose que ce
que M. Gaston Deschamps a voulu y voir. C'est toute l'œuvre de
Hugo expliquée par la vie de Hugo; l'œuvre commentée par
l'homme même; car Hugo s'est arrangé de telle sorte, comme le
remarque justement M. Emile Faguet^, qu'on ne peut séparer
Fune de l'autre; chez Hugo, ceci est toujours la raison de cela.
L'enquête de M. Edmond Biré n'est pas moins consciencieuse,
qu'elle n'est utile, nécessaire même pour pénétrer les énigmes
d'Olympio. M. Edmond Biré la commença non seulement avec
bienveillance, mais avec admiration et sympathie ; avant de bien
connaître Hugo, il Taimait. Le revirement ne s'opéra que par
degrés; à mesure qu'il sondait ces trésors de haine et de men-
songe, ces abîmes d'orgueil, ces palinodies et autres vilenies qui
empêchent l'estime complète de l'œuvre, en poussant au mépris
de l'ouvrier. De là est sorti ce monument précieux de biogra-
phie et de littérature; oui, de littérature : car M. Edmond Biré
1. Histoire de la littérature française, t. VII, p. 306-307. — Au même en-
droit, M. G. Deschamps estime que Victor Hugo différa « de Louis Veuillot
par l'urbanité ». Oui, certes, et même beaucoup. Jamais Louis Veuillot ne
traita Victor Hugo, avec le style homérique, dont Victor Hugo se servit à
l'endroit du grand polémiste. Est-ce que M. G. Desehamps n'aurait pas lu
les Châtiments ?
2. « Le tort d'Hugo, c'est qu'il s'est arrangé de manière que cet effort
d'abstraction soit extrêmement difficile. » (Emile Faguet, XOr« siècle ;
Victor Hugo, p. 161.)
L' « ILIADE » DE LA FRANCE AU XIX» SIECLE 379
ne se borne point à compter les verrues, les rides, les durillons
du Prométhée de Jersey; il étudie à fond les poèmes; il juge, en
connaissance de cause, VIliade de ce très pauvre homme qui fut
pourtant un très grand poète. Aussi bien, je n'aurai garde, quand
le moment sera venu, d'omettre l'arrêt motivé de M. Edmond
Biré sur la Légende des siècles. Aux yeux des hugolâtres attardés
dans le vingtième siècle, l'épique Hugo y perdra sans doute
quelque chose : mais le bon sens et la vérité y gagneront : ce
gain vaut bien cette perte.
II
Suivant M. Rigal, l'auteur de la Légende des siècles est notre
Homère, notre poète épique, par la raison qu'il fait défiler dans
ses créations multiples, les temps et les peuples, avec leur phy-
sionomie exacte, naïve, puissante, vivante. — « Quand Hugo a
imité la Bible, il l'a fait avec une poésie digne d'elle ; quand il a
détaché un feuillet de la colossale épopée du moyen âge, il lui
a laissé sa couleur; quand il y en a ajouté de nouveaux, il nous
a donné une forte impression de vérité, sommaire, de vérité
générale, mais de vérité. » (P. xvni.)
Ainsi, Hugo a peint au vrai, d'abord les choses bibliques. Les
essais bibliques de Hugo se réduisent à quatre ou cinq; car je
n'ose mettre au nombre des poèmes dignes de la Bible : Puis^
sance égale bonté -^ un conte où Dieu crée d'un souffle un soleil
avec une araignée, tandis que le diable fabrique en suant et gei-
gnant une sauterelle; pas plus que je n'y saurais mettre la Ville
disparue, autre conte d'une race humaine qui aurait existé
« mille ans avant Adam » : ce qui n'a rien de très biblique.
Les quatre ou cinq autres 'poèmes, en y joignant la traduction
du divin récit de la résurrection de Lazare, suffisent-ils à démon-
trer que Hugo vit, comme Moïse, « la fumée du buisson ardent » ;
qu'il fut <( voyant, prophète, à la façon d'un Job, d'un Ezéchiel
et d'un auteur d'apocalypse » (p. 176); qu'on doit prendre à la
lettre ces douze syllabes de Hugo dans les Quatre Vents :
Nous sommes les éclairs du char d'Adonaï?
Au ronflement de ces phrases, en face des noms de vrais pro-
phètes accolés au nom de Hugo, ne serait-on pas tenté de répéter
deux mots tout spontanés et trop justes de Louis Veuillot et de
380 L' « ILIADE » DE LA FRANCE AU XIXe SIECLE
Pontmartin : a Jocrisse à Pathmos » ? Je m'afflige même pour
M. Rigal, quand je l'entends dire qu'il trouve dans le poème
hugotique intitulé Dieu, « d'admirables élans vers Dieu » et une
conception épique « digne d'un Dante Alighieri » (p. 105). Dante
Alighieri n'eût pas été flatté du rapprochement; et jamais il n'eût
songé à buriner dans les tercets de la Divina Commedia les blasphè-
mes du poème de Dieu, où l'épique Hugo nie le dogme de l'enfer,
et fait exposer ses petites idées sur les autres dogmes chrétiens par
un ange... rationaliste. Ange et rationaliste! Voilà une de ces
trouvailles qui dépassent le génie de Dante Alighieri, et qui lui
eussent fait écrire, à propos du poète et du poème un vigoureux :
No ragioniam di loro !
M. Rigal traite au long des idées morales de Victor Hugo
poète épique et même de sa métaphysique. Traiter de la méta-
physique de Hugo, voilà encore qui n'est point banal, et qui eût
réjoui Dante Alighieri, lequel avait de l'esprit. M. Jules Lemaître
avait appelé naguère la philosophie de Hugo une « métaphysique
rudimentaire » ; ce qui est déjà beaucoup dire. Tout derniè-
rement, M. Renouvier a employé ses loisirs au travail ingrat
d'un classement des idées du philosophe Hugo ; il a découvert,
dans les systèmes de ce penseur, « d'incommensurables bêtises » :
et il aurait pu s'en tenir là ; ou bien encore à ces deux alexan-
drins ou poème de Canut, où Victor Hugo semble avoir carac-
térisé sa métaphysique — puisque métaphysique il y a :
L'ombre, hydre dont les nuits sont les pâles vertèbres ;
L'informe se mouvant dans le noir j les ténèbres.
Nous avons dit ailleurs notre opinion sur la philosophie, ou
les philosophies de Hugo; ce serait perdre son temps que d'y
revenir*. Hugo, sur qui l'idée glisse ^^ admet tout; sauf, bien
entendu, la vérité vraie et l'enseignement infaillible de l'Eglise ;
d'autre part, il prête aux philosophes, ses prétendus confrères,
des opinions dont ils ne se doutent même pas. De ce chaos d'in-
cohérences, deux formules pourtant émergent, où se résument
la métaphysique, la logique, la* morale, du philosophe de la
Légende des siècles :
1» Progrès indéfini de l'humanité vers un idéal peu défini ;
1. Voir Études, 1888 ; ou nos Études et causeries littéraires, 1900; t. L
2. Le mot est de M. Emile Faguet. Voir lib. cit.
L' « ILIADE T> DE LA FRANCE AU XIX» SIÈCLE 381
2** Réconciliation finale du bien avec le mal, du jour avec la
nuit, du Oui avec le Non, de Dieu avec le diable.
Somme toute, pour parler comme M. Renouvier, deux « in-
commensurables bêtises » ; et c'est tout.
Quant à M. Rigal, il déplore le brouillamini métaphysique de
son homéride; il déclare très hasardée la conclusion morale de
Sultan Mourad :
Un pourceau secouru yaut un monde opprimé ;
il croit à l'optimisme — a optimisme fécond » — du poète, à qui
une bouche d'ombre, le soir où l'âne épargna le crapaud, cria
d'en haut : « Sois bon! » Mais, au juste, qu'admet et condamne
M. Rigal? Je serais tenté d'écrire, après ce point d'interroga-
tion, quelques-uns des mots profonds de Hugo : Abîme, Nuit,
Ciel bleu !
Après les idées et la philosophie, passons aux héros.
III
Dans V Iliade française de Victor Hugo, il doit y avoir des héros;
les épopées sont le domaine des héros : héros historiques, héros
légendaires, héros qui font honneur à leur pays, comme au génie
du poète qui leur rend, ou leur donne, la vie; enfin, à l'humanité
tout entière. Depuis six ou sept mille ans qu'il y a des hommes,
il y a eu des grands hommes ; chaque siècle en compte plusieurs.
Or, d'après Hugo lui-même, les poèmes épiques de la Légende des
siècles sont « des empreintes successives du profil humain, de-
puis Eve, mère des hommes, jusqu'à la Révolution, mère des
peuples; empreintes moulées sur le masque des siècles ». (Pré-
face.) — Hélas! pauvre masque des siècles ! pauvres empreintes
moulées ! pauvre profil humain ! pauvre humanité, chez laquelle
il n'y eut point de peuples avant la prise de la Bastille. Voilà
comment Hugo, poète épique de France, entend l'histoire; et
M. Rigal en est franchement désappointé; car, enfin, pour prendre
l'empreinte du profil humain sur le masque des siècles, il eût
fallu connaître les hommes et étudier les siècles ; « il eût fallu,
dit M. Rigal, pour remplir son programme, une érudition pa-
tiente, un sens pratique, un souci de la science, qui lui faisaient
complètement défaut » (p. xiv).
382 L' « ILIADE » DE LA FRANCE AU XIX« SIÈCLE
Après quoi, le critique bien informé démontre que le poète
a dénaturé la civilisation romaine; a confondu Aristophane avec
Théocrite; a transporté (dans les Quatre jours d'Elciis) le dixième
siècle au treizième siècle ; a brouillé ou forgé de toutes pièces,
dans l'histoire d'Allemagne, les règnes de Sigismond et de La-
dislas; a placé notre Tarasque de Tarascon (ô Tartarin !) dans la
Lusace; a imaginé la Sorbonne sous Charlemagne, plus de quatre
siècles et demi avant la création de l'illustre maison^; a cru
que la terre où marchaient Booz et Ruth était encore « molle et
mouillée » des eaux du déluge, qui avait eu lieu douze cents ans
auparavant (la terre avait eu le temps de sécher). Il ignore en
quel siècle naviguait notre Rollon ; à quelle époque notre Vil-
liers de l'Isle-Adam soutint le siège de Rhodes; et ainsi du reste.
Il crée une géographie où les bacheliers de Sorbonne feront bien
de ne point se fourvoyer, s'ils veulent conquérir les palmes du
jeune Aymerillot.
Aucun poète, pas même celui de V Iliade^ n'a remué et amon-
celé tant de noms propres dans ses hémistiches; c'est un éblouis-
sement, un tintamarre, un roulement d'avalanches; mais, com-
bien de ces noms sont bonnement sortis de la fantaisie de l'homme
qui prétend avoir moulé ses profils humains sui* l'empreinte des
siècles! Il invente l'histoire; on s'est pâmé devant sa science ma-
ritime, militaire, héraldique, mythologique : comme si l'on ou-
bliait les dictionnaires où se puisent ces trésors, les manuels où
se pèchent ces perles; or, j'en prends à témoin M. Rigal (p. 64),
Hugo n'a pas même toujours su lire les manuels.
Mais tout cela serait pardonnable aux poètes, à qui on pardonne
tant, — Quidlihet audendi.,. — s'il avait pris l'empreinte des plus
grands peuples et des plus beaux siècles de l'humanité. Il a né-
gligé ce détail, il biffe les grands peuples ; il dédaigne les beaux
siècles dans la Légende des siècles. Ecoutez plutôt : « Dans ses
deux premiers volumes, il n'y a rien sur la Grèce et sur la civili-
sation hellénique. Sur Rome, il y a quatre pages, la pièce du Lion
d^Androclès. Rien sur la Réforme ; rien sur le dix-septième siècle
— je me trompe, il y a le Régiment du baron de Madruce ; un
régiment autrichien. — Rien sur le dix-huitième siècle et la Ré-
1. En signalant cette béyue, M. Rigaî commet, par hasard, une erreur
d'au moins cent ans; il dit « 580 ans » avant la Sorbonne (p. 65) ; de 778
à 1253, il n'y a que 475 ans.
L' « ILIADE » DE LA FRANCE AU XIX« SIECLE 383
volution. En revanche, sur le vingtième siècle, il y des ver» par
centaines ^. »
Les vrais héros des peuples authentiques n'existent pas pour
lui; et ses notions d'histoire pourraient, comme sa métaphysique,
se condenser en deux formules :
1® Les rois et les prêtres sont tous des bandits, des bêtes
fauves ;
2" Les scélérats, les révolutionnaires, les galériens, sont tous
des hommes admirables, des saints, des martyrs.
Victor Hugo n'a pas eu, de son vivant, l'honneur de fréquenter
chez les dreyfusards ; mais, vraiment, les ennemis de l'armée
française, s'ils avaient un peu de littérature ou de mémoire, de-
vraient apprendre par cœur la Vision de Dante, où Hugo entend
des cris qui lui fendent l'âme. Ce sont de vertueux forçats qui
s'en vont, bien malgré eux, au bagne, à Cayenne, à Lambessa :
« Quels sont, leur demande le doux auteur des Misérables, quels
sont vos meurtriers et vos bourreaux ?
— Les soldats ! »
N'est-ce point qu'un tel poète est bien fait pour écrire l'épopée
de la France? Ne lui parlez pas de saint Louis, de Jeanne d'Arc,
de Bayard, de Du Guesclin... H ne connaît pas ces gens-là. Les
forçats, à la bonne heure :
J'ai réhabilité le forçat, l'histrion !
s'exclame l'Homère du dix-neuvième siècle; et je ne suis pas
éloigné de croire que M. Jules Lemaître a raison de nommer
« guignol » ce que d'autres nomment Va épopée française » — oui,
guignol ; mais un guignol où c'est le voleur qui empoigne et fu-
sille le gendarme. « Sa vision de l'histoire, dit M. Jules Lemaitre,
est sommaire, anticritique, enfantine et grandiose. L'histoire,
c'est la lutte des mendiants sublimes et des vieillards décoratifs,
à longues barbes, contre les rois atroces et les prêtres hideux. La
Légende des siècles devient ainsi, à force de simplification, une
façon de guignol épique ». Ici, l'évidence gagne l'auteur de Victor
Hugo poète épique ; et M. Rigal, sans admettre 'tout à fait le gui-
gnol, confesse que cette « simplification compromet la moralité
même de l'histoire. » (Page 71.)
Est-ce qu'elle ne gâte pas aussi l'épopée, dont le chantre n'a
1. Edmond Biré, Gazette de France, 22 juillet 1900.
384 L' « ILIADE » DE LA FRANCE AU XIX' SIECLE
SU et voulu glorifier que des gredins? Dans notre histoire chré-
tienne de France, il n'a vu qu'un Charlemagne décoratif et vague
de légende ; et un Roland hugotique donnant la chasse aux rois
— à ces rois tyrans et bourreaux, dont la sainte Convention des
Marat, des Robespierre, des Danton, devait enfin jeter les cen-
dres au vent; mais au vent qui « sortait de la bouche du peuple et
était le souffle de Dieu^ » ! — Dans l'histoire de la catholique
Espagne, l'épique Hugo a rencontré le Cid ; mais un Cid nouveau
modèle, un Cid qui combat (oh! la belle et homérique litanie!)
le roi jaloux^ le roi ingrat, le roi défiant^ le roi abject^ le roi
fourbe j le roi voleur , le roi soudard^ le roi couard^ le roi moqueur y
le roi méchant. Pauvre Cid campéador ! Mais le digne poète, le
brave homme, la belle âme épique !
Au Moyen âge, quoi qu'en dise l'auteur de Victor Hugo poète
épique, V. Hugo n'a pas entendu battre un cœur de chevalier
sous les armures des soldats de la croix; ni un cœur de prêtre
dans les cloîtres, dans les cathédrales gothiques, même à Notre-
Dame de Paris. Chevaliers, prêtres, évêques, rien que des bri-
gands, engraissés de la sueur du peuple :
Le seigneur est la griffe, et le prêtre est la dent.
Tout le Moyen âge en douze syllabes. Et partout, même cari-
cature de l'histoire ; mêmes fausses empreintes moulées sur des
masques très laids; cela, pour les peuples; hélas ! et pour l'Église,
seule vraie mère des peuples. Voici toute son histoire ramassée en
une demi-douzaine d'alexandrins, où les personnages de l'Église
sont censés faire eux-mêmes leur dénombrement peu homé-
rique :
Nous sommes Anitus, Torquemada, Caiphe...
Urbain huit, Sixte-Quint, Paul trois, Innocent trois,
Gerbert, l'âme livrée aux sombres aventures,
Dicatus inventant les quatorze tortures,
Judas buvant le sang que Jésus-Christ suait,
La ruse Loyola, la haine Bossuet...
L'auteur de Victor Hugo poète épique, après avoir cité ce petit
morceau, qu'il eût pu allonger, se hâte d'écrire : « Déclamations
regrettables » (p. 75 ) ; mais d'où vient que, dans le voisinage de
1. Cette énormité se trouve dans le roman Quatre-vingt-treize ; mais la
Légende des siècles mène fatalement à la glorification des vertueux et su-
blimes personnages de 93.
L* « ILIADE » DE LA FRANCE AU XIX« SIECLE 385
cet aveu très sincère, M. Rigal s'obstine à voir en V. Hugo un
« poète primitif égaré au dix-neuvième siècle » ? Egaré, soit ;
mais primitif, combien peu ! Les primitifs peignent ou racontent
naïvement le beau et le vrai ; Hugo, tout au rebours ; il se dé-
tourne des figures glorieuses, nobles et fières ; il contrefait l'his-
toire, il la rature, il la déchire. C'est ce que fait éloquemment
ressortir le critique Emile Montégut, cité fort à propos par
M. Rigal (p. 113) :
Il y a eu d'autres personnages que des Sigisraond dans l'Allemagne du
Moyen âge; il y a eu un Henri TOiseleur, un Frédéric Barberousse, un Ro-
dolphe de Habsbourg. Il y a eu autre chose dans l'Italie du Moyen âge que
cette cohue d'intrigants sanguinaires que le poète nous montre entourant le
fourbe Ratbert ; il y a eu un Dante, un Can délia Scala, un Castruccio Cas-
tracane, un Sforza *. Non, la légende de l'humanité, ce n'est pas Anytus,
c'est Socrate ; ce n'est pas Denys de Syracuse, c'est Pélopidas et Dion; ce
n'est pas Héliogabale, c'est Marc-Aurèle ; ce n'est pas Richard III, c'est
saint Louis ; ce n'est pas Théodora et Marozie, c'est Jeanne d'Arc. Voilà les
personnages qui composent la vraie légende des siècles, qui forment la chaîne
de la tradition humaine.
Hugo, dans sa légende à lui, n'a guère oublié que de mettre
des hommes. Jadis, dans ses Contemplations^ il disait au genre
humain, avec des sanglots dans la voix : « Pleurez sur les lai-
deurs ! » Au lieu de chanter les choses et les âmes qui honorent
le genre humain, il a exalté les laideurs ; on dirait qu'il n'a vu « à
travers les âges, que forfaits hideux, tyrans infâmes, scélérats
abominables )>. Ainsi s'exprime l'historien de Victor Hugo, qui
afflige tant les hugolâtres, parce qu'il dit ce qu'il a vu 2. H faudrait
transcrire tout au long le jugement de M. Edmond Biré sur la
Légende des siècles] nous nous bornerons à une demi-page; après
l'avoir lue et comprise, les admirateurs de Hugo verront quel nom
mérite cette prétendue Iliade de la France :
La théodicée de Victor Hugo et sa philosophie de l'histoire font donc
également injure à la Majesté divine et à la dignité humaine. Si la lumière
qui s'en dégage est « vertigineuse et blême », la conclusion que le poète en
tire est à tout le moins fort claire. Cette conclusion, la voici : Guerre à
l'Église ! Malédiction sur le prêtre ! Sans trêve, sans relâche, il leur jette à
la face l'outrage et la calomnie. Il en vient, lui, l'auteur de Notre-Dame de
1. Et combien d'autres, plus grands, et plus dignes d'être nommés ! Ainsi
pour les trois ou quatre listes d'honnêtes gens nommés dans ce paragraphe,
parfaitement juste, mais fort incomplet,
2. Victor Hugo après 1852, par Edmond Biré, p. 291.
LXXXVI. — 25
386 L' « ILIADE » DE LA FRANCE AU XIX« SIECLE
Paris] à comparer les deux tours de la cathédrale à « deux oreilles d'âne » :
Les Parthénons font boire au juste la ciguë,
La cathédrale, avec sa double tour aiguë.
Debout devant le jour qui fuit.
Ignore ; et, sans savoir^ affirme, absout, condamne ;
Dieu voit avec pitié ces deux oreilles d'âne
Se dresser dans la vaste nuit.
Victor Hugo est, d'ailleurs, la première yictime de sa haine contre
l'Eglise. Elle n'a pas seulement faussé chez lui le sens de l'histoire, elle lui
a fermé les sources vives où sa poésie eût pu rafraîchir et renouveler ses
inspirations. Dans ce livre, qui se propose de retracer la marche de l'huma-
nité à travers les âges, le christianisme ne tient aucune place, le Moyen âge
chrétien est oublié ; les moines, les évêques, ces figures si hautes, si pures,
qui ont brillé d'un si noble éclat au milieu des époques les plus sombres,
sont biffés d'un trait de plume. Dans cette Légende, il n'y a pas un saint *.
Pas un saint ! et les tours Notre-Dame transformées en deux
oreilles d'âne; Plaudite, ciçes !
Résumons-nous. V. Hugo n'a point écrit une épopée ; encore
moins une Iliade de France. Et pourtant, il paraît qu'il y songea.
Nous apprenons cet autre détail du même biographe si bien ren-
seigné, qui cite les encouragements adressés par Balzac, en 1840,
au poète des Rayons et des ombres. Balzac, après avoir répété
que la France n'a point d'épopée, déclarait que Hugo pouvait
enfin combler cette lacune de notre littérature, par une œuvre
puissante et grandiose, « soit dans la forme grotesque prise par
Arioste et à laquelle il excellerait, soit dans la forme héroïque du
Tasse 2 ». Hugo ne nous a donné ni un Orlando^ ni une Gerusa-
lemme. Hugo est le plus grand poète lyrique du dix-neuvième
siècle ; il serait notre plus grand satirique, dans les Châtiments
et ailleurs, si l'on pouvait ne considérer que le génie de l'artiste,
et si l'on pouvait faire abstraction du mensonge, de la haine, de
la mauvaise foi, qui débordent de chaque syllabe. Tout cela est
faux ; or, rien n'est beau que le vrai, même dans la satire.
Donc, point d'épopée, au sens propre et traditionnel du mot.
Pas davantage, au sens large et tout moderne, par lequel on qua-
lifie d'épopée une œuvre où se reflète et vit le génie d'une nation.
C'est à ce titre qu'on a pu dire des Fables de La Fontaine : C'est
notre épopée. Et, en vérité, dans nulle autre œuvre on n'a mieux
pris l'empreinte de l'esprit de France, qui est fait de bon sens,
de goût, de mesure, de clarté.
1. Victor Hugo après 1852, par Edmond Biré, p. 295.
2. Revue parisienne, juillet 1840.
L' « ILIADE » DE LA FRANCE AU XIX« SIECLE
387
Une épopée nationale, M. Rigal en a traduit le caractère et le
but dans cette excellente formule : « L'épopée doit tendre à la
fois à réfléchir et à élever l'âme d'un peuple » (page 149). Excel-
lente formule, avons-nous dit; mais qui montre, par elle seule,
que la Légende des siècles n'est point l'épopée de la France. Les
poèmes de V. Hugo ne réfléchissent guère que lui ; et comment
élèveraient-ils l'âme de notre peuple, dont le poète a négligé, ou
insulté, les plus pures gloires — même Bossuet? L'ascension ne
se fait d'ailleurs que dans la lumière; et qui osera parler de lu-
mière, quand il s'agit de cet homme-abîme? Son Plein ciel, par
où s'achève la première Légende^ n'a rien de commun avec le
plein midi; ni avec le soir d'un beau jour.
Que l'on voie des fragments épiques dans tels et tels poèmes,
j'y consens. Par exemple, dans le Mariage de Roland^ le Cime-
tière d'EylaUj et V Expiation qui n'appartient point à la Légende
des siècles. Ce sont des épisodes d'une épopée qui n'existe pas.
Mais c'est abuser des mots que de prodiguer les termes de con-
ception épique, de soufHe épique, d'envolée épique ; bref, de
poète épique. V. Hugo n'est un poète épique, ni du dixième siècle
avant notre ère, comme le veut M. Rigal; ni du siècle qui vient
de finir. Nous n'avons eu en France qu'un poème épique, cette
Chanson de Roland^ où se réfléchit et s'élève l'âme chrétienne de
la France chevaleresque.
Le siècle qui commence produira-t-il un Homère, ou un Thé-
roulde? Je l'ignore; mais je sais que, si nous avons des héros,
nous aurons des poètes pour les chanter. Daigne donc le Christ
qui aime les Francs réaliser encore pour la France le beau vers,
historiquement vrai, de la Fille de Roland :
Dieu lui donne un héros, dès qu'il est nécessaire.
Victor DELAPORTE, S. J.
CORRESPONDANCE DE CHINE
UN COIN DE LA POLITIQUE CHINOISE
DU 15 AOUT AU 15 NOVEMBRE 1900
Il est bien difficile, en ce moment, de savoir ce qui se dit et se
fait à la cour du Fils du Ciel. Le corps diplomatique ne l'a pas
suivi, et pour cause, dans son exode vers l'ouest de l'empire.
A T'ai-yuen, dans le Chan-si, où la cour s'est arrêtée pendant
plus d'un mois, il n'y avait plus d'Européens. On sait que pres-
que tous les missionnaires catholiques et protestants du Chan-si
ont été égorgés par les ordres de Yu-hien ; quelques-uns même,
à ce qu'on dit, de sa propre main. Les missionnaires restants
s'étaient réfugiés, qui par le Ho-nan, qui par le Chen-si, dans les
ports du Yang-tse. De même, à cause de cette fuite des mission-
naires, nous ne savons pas si à Si-ngan-fou, capitale provisoire
de l'empire, il y a quelque Européen qui puisse en donner des
nouvelles.
Pour savoir ce que la cour chinoise a fait ou veut faire, il ne
nous reste que les décrets impériaux, rendus publics par le
télégraphe. C'est à cette source assez pauvre, mais cependant
suffisamment sûre, que nous allons puiser, pour esquisser à
grands traits la politique du gouvernement chinois, durant les
trois mois écoulés depuis sa fuite de Péking. Négligeant aujour-
d'hui ce qui a précédé cette fuite, nous ne nous occuperons que
de ce qui a suivi; et pour mettre un peu d'ordre dans la série des
décrets impériaux *, nous les classerons sous trois chefs : 1° la
cour et le peuple chinois ; 2** la cour et les Boxeurs; 3° la cour
et les patrons des Boxeurs.
1. Depuis deux ans nous publions dans l'Écho de Chine y journal français
qui paraît à Chang-hai, la traduction des décrets impériaux. Ceux qui nous
occupent y ont été publiés dans le courant de novembre dernier. — Complé-
tons cette note de notre collaborateur, en avertissant nos lecteurs que les
décrets de 1898, comprenant les fameux décrets sur les réformes (qui ont
été résumés dans les Études, t. LXXVIII, p. 541-544), ont été réunis depuis
en un volume in-8 de 136 pages avec tables et notes explicatives, formant
le numéro 4 de la Série d'Orient. (Chang-hai, imprimerie de la Presse orien-
tale, 1900; et Paris, Savaète, rue des Saints-Pères, 76.)
CORRESPONDANCE DE CHINE
Il est assez curieux qu'avant de quitter Pëking, la cour n'ait
donné aucun décret pour en avertir le peuple. Les journaux chi-
nois ont raconté que la sortie de Péking fut très précipitée; l'im-
pératrice douairière n'aurait pas même eu le temps de faire sa
toilette, avant de se mettre en route; et elle serait partie, ainsi
que son fils adoptif, le malheureux Koang-siu, sans avoir pu se
munir des choses les plus indispensables pour le voyage. Du
moins, ce jour-là, les augustes fugitifs auraient eu réellement à
souffrir de la faim. L'on comprend que, dans une hâte pareille, ni
l'empereur ni l'impératrice régente n'aient lancé des décrets an-
nonçant au peuple la visite proposée des provinces occidentales.
Le premier document sur ce sujet, publié après le départ de
Péking, est adressé à Li Hong-tchang. La cour y essaie de justi-
fier sa conduite à l'égard des étrangers, et de jeter sur ceux-ci
tous les torts. Quelle audace dans le mensonge! Voici la première
partie de cette pièce, datée du 19 août :
Le 21" jour de cette lune (15 août), les troupes européennes ont attaqué
violemment les murs de Notre capitale et s'en sont emparés de rive force;
ils machinaient même la destruction de Nos palais. Les choses étant arri-
vées à cet état si périlleux, Nous avons été obligé de conduire respectueu-
sement le char de l'Impératrice douairière Notre mère adoptive hors de la
capitale, et de Nous diriger vers l'ouest, pour y résider temporairement.
Dans des lettres envoyées de Notre part aux chefs des royaumes étrangers,
Nous avons exposé plusieurs fois comment les discordes actuelles ont
commencé dans des combats entre chrétiens et non chrétiens, et comment
Notre Cour se trouvait embarrassée pour arranger l'affaire de leur pacifi-
cation*. A présent les royaumes étrangers, sous prétexte qu'ils veulent
réprimer la rébellion à notre place, et qu'ils n'ont aucune arrière-pensée
contre Notre empire ni contre Notre gouvernement, ont. commencé les opé-
rations militaires. Cependant cette manière d'agir semble indiquer qu'ils
n'ont tenu aucun compte des relations amicales qu'ils avaient avec Notre
empire, et ne s'accorde pas avec les accords précédemment conclus. Nous
devions d'autant moins Nous attendre à être traité de la sorte, que depuis
le commencement jusqu'à la fin Nous avons cherché à protéger de toutes
manières les ministres des puissances étrangères près de notre cour et que
Nous n'avons pas manqué aux égards qui leur sont dus.
Par cette dernière phrase on peut juger de la vérité de celles
qui la précèdent. Après le siège en règle des légations fait par
1. Allusion est faite, si je ne me trompe, au décret envoyé par la Cour à
ses ministres à l'étranger en juillet dernier. Le texte du décret a été traduit
et publié dans l'Écho de Chine à cette époque.
390 CORRESPONDANCE DE CHINE
les troupes impériales pendant plus de deux mois, l'empereur
ose tenir un pareil langage. Que serait-il advenu aux malheureux
ministres, si l'empereur leur avait retiré sa protection?
La deuxième partie du décret ordonne à Li Hong-tchang de
prendre les mesures nécessaires en vue d'arrêter les hostilités et
d'entamer les négociations pour la paix. Il en avait déjà été chargé
par un décret donné quelques jours plus tôt.
Ces jours derniers Nous avons ordonné à Yong-lou, à Siu-tong et à
Tchong-y de rester dans la capitale pour traiter les affaires publiques; mais
Nous craignons qu'en ce moment où l'excitation des royaumes étrangers
est très grande, ils ne puissent pas aussitôt entamer avec eux des négocia-
tions. Le grand-officier ( Li Hong-tchang) s'est toujours fait remarquer par
sa droiture et sa fidélité, et a gagné par là la confiance de tous; il est aussi
un homme en qui les étrangers ont confiance. L'empire se trouvant dans
l'état où il est, ses sentiments patriotiques en ont dû être singulièrement
excités. Nous ordonnons à ce grand ministre de chercher aussitôt des
moyens d'arranger les Affaires de l'empire. Qu'il envoie des télégrammes
aux ministères des Affaires étrangères des divers royaumes, ou bien qu'il
délibère avec les consuls généraux des royaumes étrangers à Chang-hai et,
que, par de bons procédés, il essaie de rétablir les bonnes relations d'autre-
fois. Qu'il fasse tout ce qui est en son pouvoir pour éloigner de l'empire les
grands malheurs qui le menacent. Nous attendons impatiemment le résultat
de ses démarches. — Décret impérial.
Le décret qu'on vient de lire, quoique rendu public, était écrit
à un particulier. Le lendemain paraissait un nouveau décret',
adressé par l'empereur aux grands officiers et, par leur entre-
mise, à tout son peuple. Ne pouvant le donner ici en entier, nous
nous contenterons de l'analyser et d'en transcrire quelques
lignes. L'empereur^ énumère d'abord les innombrables bien-
faits procurés aux Chinois par la dynastie; il fait l'éloge de son
gouvernement, dans les générations passées, aussi bien que
durant le règne actuel. Vient ensuite un bref exposé des malheurs
présents. Ceux-ci ont un peu po.ur cause les grands-officiers de
l'empire, qui se sont laissés aller à la négligence dans l'accom-
plissement de leurs devoirs; mais l'empereur lui-même en est
aussi responsable. Il devrait, en punition de sa faute, sacrifier sa
vie pour le bien de tous; mais les soins qu'il doit à l'impératrice
douairière l'obligent d'agir autrement ; en conséquence, il a
quitté Péking et pense fixer sa résidence dans la capitale du
1. Quoique ce décret et les suivants soient édictés au nom de l'empereur,
en Chine tout le monde sait que depuis deux ans l'empereur n'est qu'un
prête-nom. L'empire est gouverné de fait par l'impératrice.
UN COIN DE LA POLITIQUE CHINOISE 391
Chan-si, La partie du décret où l'empereur parle de lui-même
est assez curieuse; la voici traduite littéralement :
Notre faute à Nous a été de ne pas avoir su discerner les hommes que
Nous avons promus aux charges; mais Notre petit peuple, quels sont ses
torts pour se voir tombé dans de si grandes misères? Par conséquent, com-
ment pourrions-Nous rejeter sur d'autres la responsabilité de ce qui est
arrivé? Nous, placé à la tête de l'empire, n'ayant pas su éloigner de Nos
sujets les malheurs présents, Nous devrions sacrifier notre vie dans l'intérêt
de tous; et, en vérité, il n'y a rien à quoi Nous soyons personnellement
attaché qui nous empêche de le faire. Mais, d'un autre côté, l'impératrice
douairière étant déjà très avancée en âge, comment oserions-Nous manquer
tant soit peu aux devoirs de la piété filiale envers elle ? Uniquement pour
celte raison, Nous avons respectueusement conduit son char hors de Péking,
et Nous sommes arrivés à T'ai-yuen, où, pour un temps. Nous fixerons Notre
résidence. Depuis son départ, l'impératrice Notre mère adoptive va bien, ce
que Nous vous faisons savoir à vous tous, fonctionnaires et gens du peuple,
pour votre consolatioi^.
Après cet exorde insinuant, attendrissant même, l'empereur
ordonne aux fonctionnaires de la cour de le rejoindre là où il se
trouve; à ceux qui sont chargés des provinces, de les mettre en
état de défense; et à tous, de bien remplir leurs devoirs. Puis
l'empereur se souvient qu'il y a peut-être encore des chrétiens
dans son empire; tout en ayant l'air de vouloir les protéger, il
trouve moyen de leur faire des reproches. Voici ses paroles :
Quant aux chrétiens qui vivent dans les provinces, il y en a parmi eux de
bons et de mauvais. S'ils ne se réunissent pas en bandes pour commettre
des actes de rébellion*, ils sont aussi des enfants soumis à Notre gouverne-
ment ; par conséquent les autorités locales doivent, comme par le passé, les
protéger tous également; que dans leur manière d'agir à leur égard elles
ne se montrent point partiales, en les regardant de moins bon œil.
Il paraît que, dans les premiers jours après sa fuite, la cour
pensait s'arrêter dans le Chan-si. Pourquoi donc a-t-elle changé
d'avis et est-elle partie pour le Chen-si ? L'empereur a donné à
son peuple deux raisons de ce nouveau voyage. Le Chan-si est
trop pauvre, et en ce moment se trouve éprouvé par la famine.
Puis le télégraphe y manquant, les communications sont très dif-
1, Pour se défendre contre les Boxeurs, les chrétiens, en quelques loca-
lités du Tché-li, se sont fortifiés dans leurs chrétientés et se sont armés
comme ils ont pu, prêts à vendre chèrement leurs vies. Ils en ont été blâmés
par la cour dans un décret donné dans les premiers jours d'août. Il leur est
enjoint de déposer les armes, de raser les fortifications et de se confier à la
protection des mandarins. Pauvres chrétiens ! Les voilà dans l'alternative,
ou de se laisser égorger sans défense, ou de passer pour traîtres aux yeux
du gouvernement.
392 CORRESPONDANCE DE CHINE
ficiles et très lentes, et avec la capitale, qu'on ne veut pas perdre
de vue, et avec les provinces. Par suite, en vertu d'un décret du
29 septembre, la cour s'est mise en marche, deux jours après,
vers Si-ngan-fou, une des anciennes capitales de l'empire.
Cependant elle n'y résidera que pour un temps. L'empereur a
eu soin de le déclarer hautement dans un décret du 13 octobre
envoyé aux grands-officiers de l'empire à Péking et dans les pro-
vinces. Ce décret contient d'ailleurs plusieurs affirmations aussi
contraires à la vérité qu'injurieuses pour les puissances alliées.
Nous en donnons ici les principaux passages.
Dans Notre fuite de Péking, Nous avons passé au milieu d'une forêt de
fusils et Nous avons affronté une pluie de projectiles *. Notre voyage vers
l'ouest s'étant effectué en toute hâte, Nous avons éprouvé toutes sortes de
malheurs. Si nous en faisions la relation détaillée, nul doute que Nos grands
officiers de la capitale et des provinces n'en pourraient supporter la lecture.
Eu vérité, manquant de moyens de gouverner l'empire (Nous avons été la
cause de tout), déjà (dans un décret précédent) Nous avons reconnu Notre
faute et en avons fait l'aveu public. De plus, par le même décret, Nous avons
puni les princes et les grands-mandarins qui ont manqué à leurs devoirs,
leur infligeant des peines diverses (proportionnées à leurs fautes 2). En cela
Nous étions guidé par le désir de conclure la paix le plus tôt possible, pour
retourner aussitôt à Notre capitale; car Notre retour aurait consolé Nos
ancêtres et aurait tranquillisé Notre peuple. Comment pourrions-Nous, de
gaieté de cœur et pour Notre seul bonheur, Nous retirer dans un lieu écarté
de l'empire et abandonner à la légère Notre capitale ? En ce moment, le prince
Y-Koang et Li Hong-tchang sont à Péking pour traiter de la paix avec les
ministres européens; cependant les négociations ne sont pas encore commen-
cées 3. De plus, les soldats européens ayant divisé la capitale en plusieurs
quartiers, ils y stationnentet les gardent militairement. De simples particuliers
et des mandarins ne peuvent pas aller et venir en liberté dans la capitale.
Si en de telles circonstances Nous Nous déterminions à retourner à Péking,
vous pouvez penser quelle pourrait être Notre condition. Si en vérité les
royaumes étrangers veulent sincèrement faire la paix avec Notre empire, s'ils
ne Nous enlèvent pas Notre autorité souveraine, s'ils ne Nous imposent pas
par la force des conditions que -Nous ne puissions pas exécuter aussitôt
que les négociations auront abouti, cela va de soi. Nous donnerons un décret
marquant le moment de Notre retour. Notre présent voyage vers Si-ngan-fou
n'est que pour un temps. Nous l'avons clairement indiqué dans un décret
précédent.
Le peuple sait maintenant à quoi s'en tenir sur les vues de la
cour dans son voyage vers l'ouest. Pendant que Li Hong-tchang
et le prince King travailleront à Péking pour négocier une paix
1. C'est une exagération plus digne d'une amplification littéraire que d'un
décret impérial.
2. Nous donnons plus bas le décret auquel allusion est faite ici.
3. A qui la faute de cette lenteur des négociations ? L'empereur ne le dit
pas.
UN COIN DE LA POLITIQUE CHINOISE 393
honorable, la cour restera à Si-ngan-fou. Le peuple, sans doute,
serait curieux de connaître un peu plus en détail quelques préli-
minaires de la paix ; l'empereur les indique assez clairement dans
un décret du 8 septembre, envoyé à Li Ilong-tchang et tombé
bientôt dans lé domaine public. Ce décret porte ce qui suit :
Li Hong-tchang, Lieou K'oen-i et Tchang Tché-tong Nous ont présenté
conjointement un mémoire avec une note additionnelle; déplus, Li Hong-
tchang Nous a envoyé le 9* jour de cette même lune (2 septembre) une
dépêche télégraphique, et Nous avons pris connaissance de tout. C'est par
Notre faute que le malheur du 21* jour de la lune précédente [14 août, prise
de Péking par les alliés] est arrivé. Notre repentir tardif n"est d'aucune
utilité. Le susdit grand-secrétaire Li et les autres sont tellement attachés à
l'empire qu'ils se réjouissent de ses prospérités et compatissent à ses revers.
De plus, ils font leur possible pour le sauver des malheurs où il se trouve.
Les mânes de Nos ancêtres ont encore de l'intelligence, et certes ils voient
clairement [la sincérité de leurs sentiments et l'étendue de leurs efforts].
Les articles exposés dans le mémoire, la note et le télégramme touchent à
des points importants dans les circonstances actuelles, — Nous pensons que
le prince K'ing, Y-koang, sera arrivé à Péking vers le 10* jour de la lune
(3 septembre). Aujourd'hui Nous avons donné un nouveau décret, ordonnant
à Yong-lou de se joindre au prince K'ing pour traiter ensemble (des affaires
de la paix). En ce moment, le ministère des Affaires étrangères de la Russie
a consenti à retirer ses troupes ; c'est une occasion favorable dont il faut
profiter. Il ne faut pas la laisser passer, et aux fautes précédentes ajouter
une nouvelle faute. C'est pourquoi le grand-secrétaire d'État doit partir en
toute hâte [de Chang-hai] pour T'ien-tsin. D'abord il y prendra les sceaux
de sa vice-royauté, et sans tarder il se rendra à Péking, pour visiter les
ministres des royaumes étrangers et délibérer avec eux sur l'ouverture
immédiate des négociations. Pour ce qui concerne Taveu public de Notre
faute, déjà le 26* jour de la 7® lune (10 août), Nous avons donné un décret
le notifiant à tout l'empire. Nous pensons que le grand-secrétaire Li en a
reçu communication. Il y a encore l'affaire de la répression armée des mal-
faiteurs ; en attendant que le grand-secrétaire arrive à sa vice-royauté,
Ting-yong, son remplaçant, a déjà été chargé de les réprimer sérieusement.
Sur ce sujet, Nous avons aujourd'hui même lancé un autre décret. Quant
aux autres points proposés, qu'il soit fait suivant ce que les auteurs des
notes susdites Nous demandent. — Seulement il faut considérer que les
affaires à arranger ont entre elles un certain ordre ; par conséquent, on doit
bien distinguer ce qui doit venir avant de ce qui doit être placé après. — Dans
le voyage que Nous faisons pour accompagner et conduire respectueuse-
ment le char de notre mère adoptive, l'impératrice douairière. Nous avons
partout été tranquille et avons joui d'une bonne santé. Nous sommes en ce
moment à deux étapes de Tai-Yuen. Notre séjour dans cette ville sera-t-il
court ou de longue durée? En ce moment Nous ne le savons pas. Une fois
arrivé, après avoir examiné toutes les circonstances, Nous déterminerons de
nouveau s'il faut continuer notre voyage, ou s'il ne faut pas Nous y arrêter.
Après les changements imprévus qui tout d'un coup viennent d'avoir lieu,
non seulement Notre sûreté, mais même Notre vie dépendent du voyage du
grand-secrétaire (Li, pour le nord). Faire tourner le ciel et la terre {arran-
ger les choses difficiles] n'est pas une chose soustraite à la puissance des
394 CORRESPONDANCE DE CHINE
hommes capables. Que le grand-officier susnommé fasse ce qui est en son
pouvoir pour résoudre les difficultés présentes. Nous avons le ferme espoir
qu'il y réussira, Que ïoan-fan fasse parvenir par le télégraphe le présent
décret à la connaissance de Li Hong-tchang et des autres qu'il concerne. —
Décret impérial.
Comme préliminaire de la paix h traiter, l'empereur indique
dans le document ci-dessus la répression armée des malfaiteurs,
c'est-à-dire des Boxeurs. Nulle mention n'y est faite encore de
la punition exemplaire à infliger à leurs protecteurs à la cour.
C'est qu'au moment du décret, les nations alliées n'avaient pas
encore formulé assez clairement cette condition. En attendant,
voyons les mesures prises par la cour contre les Boxeurs.
II
Trois décrets surtout se rapportent à ce sujet, en formant une
certaine gradation. On croirait, à la lecture du premier, que tous
les Boxeurs vont être exterminés. Mais, dans le dernier, on peut
voir une sorte d'amnistie presque générale, quant à la forme et
quant au fond.
Le premier décret est du 7 septembre. L'empereur y parle en
ces termes :
Les commencements des troubles actuels sont véritablement l'œuvre des
Boxeurs. A présent, si l'on veut arracher la racine du mal et en faire tarir
la source, il n'y a d'autre moyen que de les réprimer énergiquement. C'est
surtout dans le Tche-li que les Boxeurs sont le plus répandus. En attendant
que Li Hong-tchang, vice-roi de celte province, y soit arrivé, son suppléant
intérimaire, Ting-yong *, en a seul la responsabilité. Nous lui enjoignons
de donner des ordres aux autorités locales civiles et militaires, afin qu'elles
s'occupent sévèrement de la répression des Boxeurs. Qu'elles visent à arra-
cher la racine [de ce mauvais arbre] et à lui couper les branches, en punis-
sant tant les principaux coupables que leurs complices et associés. Si, après
cela, il y avait encore des gens qui formassent des bandes pour se livrer à
des actes violents et déraisonnables, qui ne reconnussent plus les autorités,
et qui se permissent même de résister aux soldats réguliers, que les auto-
rités supérieures délèguent aussitôt des mandarins pour aller à la tête des
troupes, les attaquer vigoureusement et leur infliger le traitement qu'ils
méritent. En agissant ainsi, Nous espérons faire tarir la source des troubles
et tranquilliser Nos sujets. — Décret impérial.
Si l'empereur, en donnant ce décret, avait été sincère, il
1. Ce Ting-yong, grand-trésorier du Tche-li, est celui qui, pris en octobre
par les alliés à Pao-ting-fou, a été soumis à un conseil de guerre et con-
damné à mort. Quel enfantillage, de confier à un patron des Boxeurs leur
à
UN COIN DE LA POLITIQUE CHINOISE 396
aurait commencé lui-même par donner l'exemple de la répres-
sion, en punissant sévèrement les patrons des Boxeurs qui l'en-
touraient. Loin d'être punis, il semble qu'ils ont agi auprès de
l'empereur pour adoucir la sévérité du décret qu'on vient de
lire. C'est pourquoi, quelques jours plus tard, le 17 septembre,
un nouveau décret était porté, dans lequel les chrétiens étaient
aussi signalés comme causes des malheurs présents. Parmi les
Boxeurs, deux classes sont distinguées ; et, à l'une d'elles, liberté
est accordée de se retirer tranquillement dans ses foyers. Voici
ce décret :
Les troubles actuels viennent de deux causes : d'abord les Boxeurs, sans
motif aucun, ont suscité des vexations aux chrétiens ; puis les chrétiens ont
conçu des doutes et des craintes sur le compte des Boxeurs. Ni les uns ni
les autres ne voulant céder de leurs prétentions, ils ont causé des troubles
extraordinaires. Ils ne savent pas que Boxeurs et chrétiens sont tous égale-
ment Nos petits enfants, et que Nous les considérons tous comme de pauvres
blessés. En particulier, les chrétiens, s'ils veulent vivre tranquilles, unique-
ment occupés de leurs affaires, naturellement seront protégés, comme il a
été fait dans le passé ; par conséquent, ils n'ont aucune raison de concevoir
de craintes ni de soupçons. Nous ordonnons aux vice-rois et aux gouver-
neurs des provinces d'enjoindre expressément aux autorités locales de se
montrer sincères et justes envers tous, de faire au peuple des exhortations
appropriées aux circonstances, afin que tous les chrétiens, comprenant enfin
les sentiments d'égale bienveillance et de commune bonté qui Nous animent,
déposent leurs craintes et vivent tranquilles chez eux, comme à l'ordinaire.
Les chrétiens ont été trop timides et méfiants : était-ce sans
raison, comme Tempereur l'insinue? Pouvaient-ils ne pas craindre,
lorsqu'ils voyaient ces Boxeurs se livrant partout contre eux au
pillage, à l'incendie et au meurtre? Et, comment se fier aux auto-
rités locales, lorsque celles-ci ne donnaient aucun signe de vie
en leur faveur? Bien plus, n'avaient-elles pas reçu l'ordre de
forcer les chrétiens à l'apostasie et de condamner les récalci-
trants a toute sorte de peines ? J'avoue que je n'ai pas encore vu
le texte authentique de ce décret persécuteur, lancé vers le 20
ou le 21 juin ; mais j'ai des témoignages venus de la Mandchou-
rie, du Ho-nan, du Tché-li, du Chan-si, du Se-tchoen, du Yun-
nan, du Kiang-sou, du Hou-pé..., affirmant son existence. Du
reste, s'il subsistait quelque doute sur ce point, il disparaîtrait
devant la conduite barbare et sanguinaire de plusieurs manda-
rins. S'ils n'ont pas conduit les hordes des Boxeurs à la chasse et
au massacre des chrétiens, ils les ont laissées faire impunément;
ils n'ont pas pris de mesures pour prévenir les malheurs qui sont
396 CORRESPONDANCE DE CHINE
arrivés, et, après les attaques, ils n'ont rien fait pour sauver les
chrétiens échappés à leurs ennemis et pour punir leurs bour-
reaux. Mais revenons au décret du 17 septembre, et voyons
comment l'empereur s'applique à ménager la vie, la réputation
et les biens des cruels Boxeurs :
Quant aux Boxeurs, beaucoup se sont enrôlés parmi eux, forcés par des
malfaiteurs, membres aussi de la même société. Comment peut-on tolérer
que, sans distinction de bons et de mauvais, tous soient également condamnés
à mort ? Nous ordonnons aux autorités locales de donner des proclamations
claires au peuple, enjoignant aux membres des sociétés de Boxeurs de se
disperser et de retourner à la culture de leurs champs. Si, comme par le
passé, il y avait encore des gens qui, en opposition à Nos ordres, osassent
se réunir en bandes et ne voulussent pas revenir de leurs égarements, ils
seront bientôt le but des armes des soldats réguliers ; ceux-ci, sans distinc-
tion de pierres précieuses et de pierres ordinaires (bons ou mauvais), atta-
queront tous ceux qu'ils rencontreront. Alors les rebelles se repentiront de
leur entêtement; mais ce sera inutile. Ils ne pourront pas, cependant, dire
qu'ils n'ont pas été avertis avant d'être punis. Que ce décret soit porté à la
connaissance de tous. — Décret impérial.
Rien donc de plus facile que d'échapper aux rigueurs du
décret précédent, ainsi que du Code pénal. Les Boxeurs n'ont
qu^à se dire enrôlés par force, à échanger le tison et le couteau
contre la bêche, pour être absous de toutes leurs atrocités.
Il est étonnant qu'après une magnanimité si extraordinaire de
l'empereur, il reste encore des Boxeurs qui ne veuillent pas en
profiter. C'est pourtant ce qui a eu lieu. Contre ces récalcitrants
ingrats et audacieux, l'empereur va-t-il se montrer, sinon sévère,
au moins juste ? C'est à quoi on pouvait et l'on devait s'attendre,
et, cependant, c'est le contraire qui est arrivé.
Ting-Yong, par intérim vice-roi du Tché-li, présenta un
mémoire à l'empereur, lui demandant des instructions à l'égard
des Boxeurs peu pressés de retourner à la culture de leurs
champs. En réponse à ce mémoire, l'empereur donna, le
27 septembre, le décret suivant :
Nous avons appris que des Boxeurs ont osé de nouveau se réunir en
bandes près de Péking et de T'ien-tsin, pour se livrer au meurtre et au pil-
lage des honnêtes gens. En vérité, ils ont porté le mépris des lois au dernier
point. Si on ne les réprime pas sévèrement, il n'y a plus moyen de dompter
leur cruel entêtement. Cependant, attendu que beaucoup d'individus qui
suivent les Boxeurs ne le font que forcés par les mauvais sujets membres de
la même société, naturellement, dans la manière de se conduire envers eux,
les autorités doivent bien distinguer les uns des autres. Nous ordonnons
aux généraux, chefs des brigades en charge dans le ïché-li, de se rendre
UN COIN DE LA POLITIQUE CHINOISE 397
aux localités où les Boxeurs sont réunis, et de les forcer a rendre leurs
armes et à se disperser immédiatement. Si quelques-uns osaient encore
résister aux ordres de l'autorité, Nous ordonnons auxdits généraux de les
punir énergiquement ; par ces mesures, Nous ferons tarir la source des
révoltes et Nous tranquilliserons le pays. — Décret impérial.
Ainsi, l'empereur trouve encore moyen de distinguer entre
Boxeurs et Boxeurs, renouvelle son amnistie à l'égard des uns
et fait seulement des menaces aux autres. Et Ton peut se demander
ici : Ces menaces sont-elles bien sérieuses? N'oublions pas qu'elles
sont faites au moment où la cour commence à être informée des
justes exigences des puissances européennes, par rapport au châ-
timent des patrons des coupables.
Ting-yong et ses inférieurs ont bien compris le peu de sérieux
des menaces impériales aux Boxeurs récalcitrants; c'est pourquoi
je ne sache pas que les troupes régulières aient fait des mouve-
ments dans le Tché-li, pour dompter la ténacité des rebelles.
Quand des lecteurs européens, peu au courant des mœurs
chinoises, lisent les décrets impériaux, ils sont portés à croire le
gouvernement chinois cruel dans son administration. De fait, dans
ces décrets, il y a un tel étalage de verbes et d'adjectifs énergiques
pour intimer des ordres, qu'on ne comprend pas comment ils
peuvent être reçus, par ceux à qui ils s'adressent, sans un trem-
blement d'effroi. Qu'on se détrompe. L'Oriental, le Chinois
en particulier, recevant des ordres, a toujours soin de chercher
le fond de la pensée du souverain. Veut-il, oui ou non, être obéi?
Pour acquérir cette connaissance, il interroge ceux qui sont
placés plus près du trône ; il examine surtout d'autres ordres
semblables à ceux qu'il a reçus et la manière dont le souverain
tient la main à leur exécution. Dans le cas présent, rien de plus
facile à Ting-yong et à ses subordonnés que de s'assurer que tous
tous ces ordres de répression sévère^ énergique... des Boxeurs
n'étaient que de pures formules.
III
Presque en même temps que les ordres contre les Boxeurs
contumaces, partait aussi de T'ai-yuen, où résidait encore l'empe-
reur, le fameux décret statuant de sévères châtiments contre
leurs hauts protecteurs. Nos lecteurs Tont juger par eux-mêmes
de sa sévérité. Nous verrons plus tard comment les punitions ont
398 CORRESPONDANCE DE CHINE
été infligées. Le décret est du 25 septembre. Il commence égale-
ment par un acte de contrition plus ou moins sincère que voici:
Les discordes actuelles ont occasionné dans l'empire des changements
considérables. Si l'on cherche la cause première des malheurs arrivés, il
devient clair qu'ils n'ont pas été prémédités ni voulus par Nous *, mais qu'ils
doivent être tous imputés aux princes et aux grands-officiers qui ont patronné
des mauvais sujets, membres de la société des Boxeurs. Des causes de dis-
corde avec les royaumes Nos alliés s'en sont suivies, et des sujets de mécon-
tentement pour les mânes des empereurs Nos ancêtres. De plus, nous avons
été obligé de faire changer de résidence l'impératrice douairière et d'accom-
pagner respectueusement son char hors de la capitale. Nous ne pouvons pas
ne pas Nous reconnaître coupable de ce qui est arrivé; mais les princes
et les grands-officiers qui, sans cause aucune, ont occasionné, par leur
conduite à l'égard des Boxeurs, tant de malheurs, le sont aussi, et ils doi-
vent absolument être châtiés avec rigueur, et subir des peines proportion-
nées à leurs fautes.
Quels seront donc ces châtiments sévères, prononcés par la
justice impériale contre les auteurs reconnus de tant de désastres
et de tant de violences, infligées par les Boxeurs aux Européens
et aux Chinois eux-mêmes, dans leurs personnes et dans leurs
biens?
En conséquence, Nous ordonnons que Tsai-hiun, prince Tchoang du
1*' degré, P*ou-kou, prince Y du 1*' degré, Tsai-lien et Tsai-yn, princes du
3® degré, soient privés de leurs titres de noblesse et déposés de leurs char-
ges. Quant au prince de 2* degré Toan Tsai-y, par bienveillance spéciale
Nous ne le condamnons, pour le moment, qu'à la privation de toutes ses
charges; il sera cependant remis à la cour du clan impérial, qui délibérera
sérieusement sur les peines qui doivent lui être infligées. Il y a encore ïsai-
lan, duc impérial du 2® degré, puni de la perte de ses appointements, et Yn-
nien, premier vice-président du censorat : qu'ils soient remis à la cour des
censeurs, pour qu'elle délibère sur les peines sévères qui doivent leur être
infligées. Enfin que Kang-i, assistant du conseil privé et président du minis-
tère des charges, et Tchao Chou-k'iao, président du ipinistère des peines,
soient aussi remis à la même cour des censeurs, qui délibéreront sur la peine
à leur infliger. Par ces mesures, Nous voulons donner à tous un avertisse-
ment salutaire.
Qu'on nous permette de faire là-dessus quelques remarques :
1° Nous cherchons, en vain, parmi les noms des coupables, celui
du général Tong Fou-siang; et pourtant ce grand-officier a pris
une part très active à la campagne des Boxeurs 2.
2** Un autre patron des Boxeurs est Yu-hien, naguère gouver-
neur du Chang-tong et, au moment du décret, gouverneur du
1. PouYons-nous croire cela sur cette parole officielle ?
2. Un décret vient d'être rendu contre lui, seulement le 3 décembre.
UN COIN DE LA POLITIQUE CHINOISE 3»
Chan-si. Son nom a aussi été oublié dans la sentence. Cette
omission a tellement frappé l'attention de tout le monde, que,
quelques jours plus tard, l'empereur a dû donner un court décret
relevant Yu-hien de sa charge, tout en lui promettant une nou-
velle destination.
3^ Li Pin-heng, plus coupable encore que Yu-hien, a aussi été
laissé dans l'oubli. Il paraît qu'il s'est suicidé de honte, après ses
défaites à Pé-tsang et h Yang-tsuen. L'empereur ayant appris sa
mort, lui a accordé des louanges posthumes et des honneurs funè-
bres tout à fait extraordinaires ^ L'empereur aurait bien pu avoir
pour lui au moins quelques paroles de blâme, avec révocation des
honneurs accordés.
4° Nous ne disons rien de la peine infligée aux princes Tchang,
Y, Tsai-lien et Tsai-yn, car nous sommes peu au courant de leurs
faits et gestes à Péking. Les deux derniers sont frères du féroce
Toan qui vient après.
5" La peine de ce prince est par trop dérisoire. Sa dégradation
même n'est pas complète. La sentence que donnera la cour du
clan impérial, on le sait d'avance, si elle est prononcée, sera
insignifiante.
6" Nous pouvons répéter la dernière observation à l'égard de la
punition infligée et à infliger à Kang-y et à Tchao Chou-kiao, à
Tsai-lan, autre frère du prince Toan, et à Yn-nien.
Comme on pouvait s'y attendre, les Européens ont trouvé la
justice chinoise par trop bénigne. Ils ont protesté, sans doute,
contre des peines si légères pour des crimes si graves, et contre
l'impunité laissée à quelques-uns des principaux coupables.
Si du moins les peines décrétées avaient été effectivement
subies! Mais nous avons des raisons d'en douter, au moins pour
quelques-uns des condamnés.
Des décrets ont paru postérieurement à celui que nous venons
de citer, confiant des missions près de la cour à Yn-nien. Des let-
tres reçues à Chang-hai ont raconté comment les princes Toan et
Tchoang ont suivi la cour jusqu'à Si-ngan-fou. Kang-y est mort
en route, tandis qu'en dépit de sa punition, il se rendait au Chen-
si. Nous n'avons pas de nouvelles des autres oflîciers punis.
Coïncidence étrange : quelques jours après avoir rendu ce
1. Nous avons donné la traduction du décret y relatif, dans VEcho de
Chine du 19 novembre 1900.
400 CORRESPONDANCE DE CHINE
décret, l'empereur condamna à mort un pauvre fou qui, se
disant chef de Boxeurs, causa un peu de désordre auprès du char
qui conduisait le souverain à Si-ngan-fou. Pour n'avoir pas pré-
venu ce petit incident, le sous-préfet fut renvoyé du service
avec défense de rentrer jamais dans l'administration ^ Double
poids et double mesure ! Si les patrons des Boxeurs avaient été
punis pour leurs forfaits à proportion de la peine infligée au fou
Kouo Toen-yuen et à son sous-préfet, pour l'irrévérence ou com-
mise ou non prévenue, quelles peines n'aurait-il pas fallu leur
infliger?
Les gouvernements européens ne se montrant pas satisfaits
des exécutions incomplètes et trop bénignes du 25 septembre,
l'empereur, pressé d'ailleurs par des mémoires des grands offi-
ciers des provinces, a dû reprendre la cause et appliquer aux
patrons des Boxeurs des châtiments plus sévères. Cela est fait
dans le décret du 13 novembre. L'empereur essaie de cacher la
pression étrangère par les phrases suivantes assez curieuses :
La cause des malheurs actuels a été la protection que des fonctionnaires
ont accordée aux malfaiteurs membres de la société des Boxeurs. De là il
est arrivé que les royaumes étrangers sont en hostilité contre Nous, et que
Nous avons donné des sujets de chagrin aux mânes des empereurs Nos an-
cêtres. Précédemment déjà Nous avons lancé un décret infligeant [à plusieurs
princes et grands-officiers] diverses punitions. En ce moment tous les envi-
rons de la capitale sont encore troublés par des Boxeurs, ce qui met tout le
pays sens dessus dessous, et rend insupportable la vie aux gens du peuple.
Lorsque Nous y pensons, Nous sommes profondément ému de compassion
pour les uns et de colère contre les autres. Si on ne punit pas sévèrement les
coupables, on se verra sans moyens de tranquilliser le cœur de Nos sujets
et de dissiper l'animosité des royaumes étrangers.
1. Décret du 46® jour de la 8* lune bis (4 octobre 1900). — Aujourd'hui
durant notre voyage, à peine étions-Nous arrivé au bourg de Y Ngan-
ts'uen, qu'un homme fou appelé Kouo Toen-yuen, se disant chef d'une bande
de Boxeurs, s'est présenté subitement devant Nous ; il proférait des paroles
incohérentes, portait des habits extraordinaires, et, pour arriver jusqu'à Nous,
il a bousculé les gens de notre escorte. Cette conduite est en vérité celle
d'un homme qui a porté le mépris des lois au dernier point. Nous ordonnons
qu'il soit décapité sur place, en vue de donner à tous un avertissement salu-
taire. Quant à Tch'en Yué-jen, sous-préfet de Kiai-hieou, il a montré dans
cette affaire qu'il est un fonctionnaire incapable ; de plus, aux jours ordi-
naires, il ne s'est pas occupé de la recherche ni de la capture des Boxeurs;
on peut même conclure de ce qui est arrivé aujourd'hui qu'il en était le pro-
lecteur. En conséquence, Nous ordonnons qu'il soit aussitôt dégradé de son
poste, et que son nom ne soit plus jamais inscrit sur la liste de fonctionnaires
proposés pour des emplois. — Décret impérial.
UN COIN DE LA POLITIQUE CHINOISE 401
Remarquons l'aveu impérial, qu'après tant de décrets, le pays
n'est pas encore purgé des Boxeurs.
Enfin, voici les nouvelles peines, qui doivent être réellement
sévères, contre les grands, les vrais coupables :
Nous ordonnons que le prince de 2* degré Toan Tsai-y soit privé de toutes
ses dignités et charges, et que lui et le prince de 1*=^ ordre Tch'oang Tsai-
hiun, précédemment dégradé, soient gardés pour un temps dans la pri-
son du clan impérial. Aussitôt que les opérations militaires auront pris fin,
ils seront envoyés à Moukden pour y être enfermés en prison jusqu'à la fin
de leurs jours. Quant au prince du l®*" degré Y P'ou-tsing et à ïsai-yn,
prince du 3* degré, déjà privés de leurs charges et dignités, Nous ordon-
nons qu'ils soient gardés dans la prison du clan impérial. Le prince du 3® de-
gré Tsai-lien a déjà été dégradé; Nous ordonnons qu'il vive complètement
retiré dans sa maison, occupé de la pensée de sa faute. Le duc de 2"= degré
ïsai-lan sera privé de ses appointements, et baissé d'un degré, Yn-nien,
président de la cour des censeurs , sera baissé de deux degrés et envoyé
dans un poste inférieur. Kang-i, président du ministère des charges et sous-
chancelier du conseil privé, fut envoyé [en juin dernier] près des Boxeurs
révoltés, pour faire une enquête sur leur conduite et arranger leur affaire;
à son retour, il Nous fit un long rapport en faveur des Boxeurs, Cette con-
duite mériterait un châtiment sévère; mais, depuis lors, le coupable est
mort; par conséquent, Nous lui faisons grâce des peines que nous pourrions
statuer contre lui. Tchao Chou-kiao, président du ministère des peines, a été
aussi chargé de régler, après enquête, l'affaire des Boxeurs; mais le lende-
main de son départ il était de retour, ce qui montre bien qu'il s'acquitta né-
gligemment de sa mission ; cependant, dans son rapport, il ne se servit pas
de phrases pompeuses pour Nous tromper. Nous ordonnons qu'il soit privé
de sa charge, tout en continuant à la remplir. Yu-hien, auparavant gouverneur
du Chan-si, et à présent privé de .sa charge, pendant tout le temps de son
administration, a été le protecteur des Boxeurs, et a fait tuer des mission-
naires et des chrétiens; agissant à sa guise, il a été très téméraire dans sa
conduite. Sa faute, à lui, est, par conséquent, beaucoup plus grave [que
celle des autres fonctionnaires]. Nous ordonnons qu'il soit envoyé en exil
aux frontières les plus éloignées; il y sera employé dans des corvées péni-
bles, et jamais il ne sera mis en liberté, ni ne pourra revenir du lieu de son
exil.
Encore quelques brèves observations sur ce décret, qui est,
parait-il, le dernier mot de la justice chinoise. 1° Tong Fou-siang
n'est pas encore compris dans la liste des coupables. Pourquoi
cette omission 1 ? 2° Kang-y, quoique mort, est cité à la barre im-
1. Nous avions déjà terminé ce travail, quand un décret a enfin paru, or-
donnant la punition de Tong Fou-siang. Le voici :
Décret du 12^ jour de la 10" lune (3 décembre 1900). — Tong Fou-siang,
général de division du Kan-sou, précédemment, dans l'affaire de la répres-
sion des Mahométans qui lui fut confiée, s'est distingué par ses exploits mi-
litaires. Après qu'il a été appelé (avec ses troupes) à Péking, par suite de
son ignorance des affaires internationales, il n'a pas su s'approprier les sen-
LXXXVI. — 26
402 CORRESPONDANCE DE CHINE
périale. Pourquoi ne pas avoir fait la même chose pour Li Pin-
heng ? 3° N'est-il pas conforme aux mœurs et coutumes chinoises
d'infliger aux morts, et h cause des morts, à leurs familles, des
punitions posthumes ? C'était ici le cas ou jamais de suivre cette
tradition ; 4*^ Si la prison infligée aux princes Toan, Tchoan,
P'ou-tsing et Tsai-yn, était sérieusement subie, on pourrait se
dispenser d'en dire davantage. Mais tous ces condamnés sont-ils
déjà en prison? A plusieurs reprises, on a rapporté que le prince
Toan est en toute liberté à Ning-hia, dans le Kan-sou. Une fois
ces coupables mis en prison, qui garantit qu^ils y resteront jus-
qu'à la fin de leurs jours? Je pense que les Européens auraient
été plus satisfaits, s'ils avaient été relégués en exil dans quelque
île ou forteresse européenne... 5° La punition de Tsai-lien, em-
prisonné chez lui, nous semble un peu illusoire; 6° De même, la
dégradation partielle infligée à Tsai-lan, à Yn-nien et à Tchao
Chou-kiao, n'est qu'un amusement d'enfants. Sans avoir été bien
longtemps en Chine, on a pu voir des gouverneurs de provinces,
abaissés de deux degrés, se tenir tranquilles pendant quelque
temps, et rentrer easuite dans l'administration avec des titres et
des emplois égaux, sinon supérieurs, à ceux qu'ils avaient eus
précédemment; 7°Yu-hien est le bouc émissaire de la bande. Sa
peine est-elle excessive? Au lieu d'y répondre par nous-même,
nous aimons mieux placer sous les yeux du lecteur l'accusation
présentée contre lui à l'empereur par S. Exe. Cheng, le directeur
général des chemins de fer et télégraphes en Chine. Ce mémoire
accusateur a dû partir de Chang-hai dans les derniers jours
d'octobre.
timents de la cour quant à la fidélité aux traités et la concorde avec les na-
tions étrangères, et en présence des difficultés survenues il a agi téméraire-
ment. En vérité, il a encouru des peines sévères qui devraient lui être infli-
gées. Attendu, cependant, que la position dji Kan-sou est, pour l'empire, de
grande importance, que ledit général est l'homme qui convient aux gens et
aux lieux de cette province, par un acte de spéciale indulgence, Nous ordon-
nons qu'il soit privé des titres de son commandement, tout en continuant à
en remplir la charge. De plus. Nous ordonnons que le corps d'armée qui lui
a été confié auparavant soit licencié, à l'exception de 5 500 hommes, qui res-
teront sous son autorité, comme par le passé. Enfin, que ledit général, à la
tête de ces soldats et des camps qui lui sont personnellement attribués, re-
tourne aussitôt au Kan-sou, dont il occupera et défendra les points straté-
giques. Nous voulons voir comment il va s'y conduire (soit pour lui remettre
se» titres et dignité», eoit pour le rendre complètement à la vie privée). —
Décret impérial.
UN COIN DE LA POUTIQUE CHINOISE 403
NOTE ADDIT10"NNKLLE ENVOYÉE A l'eMPBREUR PAR CHEN-HIUEN-HOEI
La révolte actuelle des Boxeurs a étendu ses ravages dans tout le pays
autour de la capitale. Après son début, trois mois ne s'étaient pas encore
écoulés que les teraples des empereurs défunts étaient exposés à de graves
dangers de ruine, et que Votre Majesté était obligée de quitter la capitale
pour fixer ailleurs sa résidence. La cause première de ces malheurs extra-
ordinaires vient de la province du Chan-toug. Yu-hien, précédemment gou-
verneur de cette province, est le premier qui ait commencé à parler des
« Patriotes » (f-ming). C'est lui qui permit alors aux mauvais sujets, mem-
bres des sociétés (de Patriotes), de considérer les chrétiens comme des en-
nemis et de les tuer. Les sociétés des Patriotes prirent alors plusieurs noms
divers, tels que société des Grands Couteaux, société de la Fleur du Pru-
nier, société des Boxeurs, etc., etc. Leurs membres commencèrent à se con-
duire comme des personnes sans foi ni loi ; mais aussitôt qu'un sous-préfet
les signalait (soit au peuple, soit aux supérieurs) comme des malfaiteurs, le
(gouverneur lui imposait silence et lui adressait de sévères réprimandes. De
■même, si quelque mandarin osait s'attaquer à ces malfaiteurs et les faire
arrêter, le gouverneur le cassait de sa charge et le dénonçait au trône (sous
d'autres prétextes), comme indigne d'occuper son poste. L'hiver dernier, Yu-
hien se rendit à la capitale et se mit en relations avec Sui-tong, Kang-i et
autres; il se servit alors de toute sorte de moyens pour tromper les gens.
Il se déclara chef des Boxeurs, et dit que ses coassociés ne craignaient ni
les balles ni les obus. Ces mensonges furent répandus partout à la capitale
et dans ses environs. Yu-hien alla ensuite au Chan-si (dont il fut nommé
gouverneur) ; il fit venir, par ruse, plus de cinquante missionnaires à la ca-
pitale de la province et ordonna leur mort. Quoique placé à la tête d'une
province, il a suivi complètement les instincts de sa nature (cruelle), sans
se préoccuper en rien des intérêts généraux de l'empire. Votre serviteur, à
Chang-hai, a entendu dire par le général en chef allemand, par le ministre
de la même nation et par les consuls étrangers, que ce fonctionnaire a été le
principal auteur des malheurs arrivés. Votre serviteur a lu respectueuse-
ment un décret du 2« jour de la 6* lune bis (28 septembre 1900). Votre Ma-
jesté disait : « La source des hostilités et des calamités présentes vient de
ce que des princes et de grands officiers se sont constitués les patrons des
rebelles, membres des sociétés des Boxeurs... Il faut absolument leur in-
fliger des peines sévères d'après leur culpabilité respective, etc., etc. » A la
lecture de ce décret, Votre serviteur pense que, grâce à la claire intelligence
de Votre Majesté, le principe de l'affaire ayant été bien dénoncé, et la
source en ayant été rendue manifeste, Nous avons encore le moyen de re-
erer l'état de l'empire.
En repassant par la pensée ce qui vient d'arriver, il appert que Yu-hien a
été le premier promoteur du mouvement des Boxeurs ; que les malheurs
causés par ceux-ci sont dus au patronage qu'ils ont trouvé chez quelques
princes et chez quelques grands-officiers, et enfin que ces derniers ont pa-
tronné les Boxeurs, parce qu'ils ont été trompés par Yu-hien. Les lois de
Votre dynastie, dans la détermination des peines, considèrent comme prin-
cipal coupable d'un crime celui qui en donne la première idée. D'après ce
principe, il est nécessaire que Votre Majesté punisse sévèrement Yu-hien
comme principal coupable, afin de répondre aux sentiments des sujets de
l'empire et de donner une satisfaction [aux demandes] des ministres étran-
■gers. Votre serviteur a entendu de la bouche du ministre allemand Mou-mé
404 CORRESPONDANCE DE CHINE
ce qui suit : « Le principal auteur du meurtre du ministre allemand [en juin
dernier], d'après la volonté formelle de Notre empereur, doit payer [de sa
vie] le crime commis ; cela fait, son courroux sera apaisé. » L'expédition
dernière des alliés [en octobre] contre Pao-ting, qu'ils ont attaqué et pris,
avait pour but de capturer vivant le sasdit Yu-hien. Par conséquent, si
Votre Majesté elle-même, avant d'y être forcée, prend des mesures qui cal-
ment les ressentiments des hommes, et si elle applique les lois de Votre dy-
nastie édictées contre les coupables. Elle sauvegardera en même temps la
dignité de l'empire. Après tout, ce Yu-hien est un homme que ni les mânes
des empereurs défunts ni les hommes vivants ne peuvent supporter plus
longtemps. Il est difficile, dans l'affaire de sa punition, d'aller trop douce-
ment et de la laisser traîner en longueur. Votre serviteur, à Chang-hai, a en-
tendu souvent les propos des étrangers; c'est pourquoi, n'ayant en vue que
le bien général de l'empire, je n'ose garder davantage le silence sur cette
affaire. Appuyé sur des faits réels, Votre serviteur a respectueusement pré-
paré cette note et exposé à Votre Majesté sous le secret ce qu'il en sait et ce
qu'il en pense. Que Votre Majesté daigne y jeter un regard, et juger par
elle-même de la vérité des faits et de la justesse des appréciations. — Mé-
moire respectueux.
]Malgré sa longueur, nous avons reproduit en entier ce mé-
moire, parce qu^en outre de la démonstration évidente de l'im-
mense culpabilité de Yu-hien, il contient un aperçu historique
assez bien fait, par un Chinois haut placé, bien vu en cour, des évé-
nements de ces derniers temps. Revenant à Yu-hien, qui osera dire
que son exil perpétuel aux frontières et son assujétissement aux
travaux pénibles n'ont pas été bien mérités ? Nous pensons même
que plusietirs croiraient plus conforme à la justice la peine sug-
gérée par S. Exe. Cheng. Au reste, pour la deuxième fois, des
rumeurs circulent parmi les Chinois, d'après lesquelles il se se-
rait donné lui-même la mort.
Pour finir, mentionnons encore les condoléances faites par
l'empereur pour le meurtre du ministre allemand et du chance-
lier japonais. Dans la pensée des Chinois et aussi des Européens,
elles semblent faire partie des réparations dues aux nations euro-
péennes. Les condoléances pour le ministre allemand furent
consignées dans un décret en date du 23 septembre. En voici
les termes :
Le ministre du grand royaume d'Allemagne auprès de Notre gouverne-
ment, Ketteler^ a été, il y a quelque temps, tué par des soldats, et, à ce mo-
ment, Nous avons donné un décret pour manifester la profonde peine que ce
malheur Nous avait causée. Le ministre défunt, depuis son arrivée dans
notre capitale, a toujours traité les affaires dans un esprit de conciliation et
d'une manière satisfaisante; c'est pourquoi lorsque Notre pensée se porte
vers lui. Nous éprouvons dans Notre cœur un redoublement d'affliction.
Nous ordonnons qu'un sacrifice soit fait en son honneur, Nous enjoignons
UN COIN DE LA POLITIQUE CHINOISE 405
au sous-secrétaire du conseil privé Koen-kang d'aller aussitôt près du dé-
funt et de lui offrir de» libations. Lorsque le cercueil retournera en Allema-
gne, que les grands-officiers surintendants du commerce dans les provinces
du nord et du sud prennent des mesures sûres pour sa protection. Quand le
cercueil sera arrivé en Allemagne, qu'un sacrifice pour lui soit fait encore
une fois; Nous chargeons Liu Hai-hoan, deuxième vice-président du minis-
tère du cens, de se rendre près du cercueil pour offrir des libations en l'honneur
du défunt. Par ces mesures, Nous voulons manifester le grand désir que Nous
avons de consolider les relations avec les royaumes étrangers et la douleur
éternelle que Nous ressentons [pour la mort du ministre]. — Décret impé-
rial.
Au lieu de ces libations et de ces sacrifices superstitieux, ou
préférerait la punition effective des assassins et, de plus, quelque
monument public et durable, attestant aux générations futures la
gravité du forfait commis contre les lois sacrées protectrices des
ambassadeurs et la vivacité du regret qu'on en a éprouvé. C'est
en réponse à ce décret que l'empereur d'Allemagne a envoyé à
son collègue de Chine une dépêche très noble et très digne, qui
exprimait bien les sentiments des Européens en ces tristes
circonstances *.
Les condoléances pour le meurtre du chancelier japonais sont
conçues dans des termes assez semblables à ceux du décret pré-
cédent. Le décret qui les contenait est du 26 septembre. Les
honneurs funèbres pour le défunt sont d'un ordre inférieur à
ceux accordés au ministre allemand. Cependant, je ne sais pour
quelle raison l'empereur accorde six mille onces d'argent à la
famille du défunt pour les frais de la sépulture. Les journaux
n'ont pas rapporté la réponse que, sans doute, le gouvernement
japonais y a faite. Ils ont enregistré cependant le paiement inté-
gral de la donation impériale.
Nous laissons aux lecteurs à tirer les conclusions des docu-
ments traduits ou analysés dans cet aperçu. Nous n'y ajouterons
qu'un vœu : à savoir, qu'avant que ces pages soient arrivées en
Europe, une paix sincère, solide, basée sur des garanties plus
stables que de vains décrets, ait été signée.
Zi-ka-wei, près Chang-hai, le 2 décembre 1900.
Jérôme TOBAR, S. J.
1 . Cette lettre a été reproduite dans les Études du 20 oct. 1900, p. 287-288.
REVUE DES LIVRES
PREMIÈRE PARTIE
INSTITUTIONS ECCLÉSIASTIQUES
Histoire de l'Inquisition au moyen âge, par Heml-Charles
Lea. Ouvrage traduit par Salomon Reinach, avec introduction his-
torique de Paul Fredericq. Tome V^ : Origine et procédure de
r Inquisition. Paris, Société nouvelle de librairie et d'édition, 1900.
In-12, pp. xL-631. Prix : 3 fr. 50.
Depuis l'importante Histoire de)s tribunaux de V Inquisition en France y
par le président Tanon [Études, partie bibliographique, 1893, p. 674),
aucun ouvrage n'avait paru sur cette institution si discutée. M. Salo-
mon Reinach vient de se dévouer à traduire en notre langue l'Histoire
de rinquisition au moyen âge de l'Américain Charles Lea, et M. Paul
Fredericq, professeur à l'Université de Gand, l'a fait précéder d'une
historiographie fort utile. On peut seulement regretter que M. Salomon
Reinach, placé par la haute autorité de son nom au-dessus des conflits
autres que ceux de la science, ait cru devoir nous avertir en note qu'il
fit son travail en juin 1899, « à cette époque tragique pour les con-
sciences ». Et puis, est-ce vraiment ajouter aux éloges mérités par le
travail de Lea, que de vanter en lui celte vérité sans phrases, « la seule
flétrissure qui convienne aux crimes du fanatisme».^ (P. xxxii.) M. Paul
Fredericq aurait pu s'abstenir également de traiter de si haut Joseph
de Maistre, qu'il est plus aisé de railler que de réfuter, ainsi que de
prendre à partie le Cours d'apologétique chrétienne du P. Duvivier.
(P. XXVII.)
Quant à Charles Lea, c'est un libraire américain qui a fait faire par
delà l'Atlantique des recherches dans les dépôts littéraires de l'Europe
par des correspondants très dévoués, je n'en doute point, mais dont
les communications ne constituaient pas précisément des documents
de première main. L'esprit de son ouvrage est profondément sectaire
et hostile à l'Eglise catholique. On y rencontre cependant souvent des
pages impartiales. L'auteur y reconnaît la modération relative de saint
Jean Chrysostome, de saint Augustin, et d'autres nobles esprits, grâce
auxquels fut retardé de plusieurs siècles l'avènement des terribles pro-
cédures qui conduisirent plus tard au bûcher.
Henri Chérot, S. J.
REVUE DES UVRES 407
QUESTIONS SOCIALES
ÂlcooliBme et Décadence, par l'abbé Camille Ract. Paris,
Poiissielgue, 1900. 1 vol. in-8, pp. 320. Prix : 3 fr. 50.
Nous avions entendu au Congrès antialcoolique exprimer plusieurs
fois le désir de voir le clergé entrer résolument dans la lutte contre
l'alcoolisme. On sait avec quel éclat, du reste, Mgr Turinaz avait, de-
vant l'assemblée, promis son concours, dans cette œuvre de moralisa-
tion d'un si haut intérêt pour la religion et pour la patrie. M. l'abbé
Ract répond à cet appel du Congrès, et, comme contribution au travail
de relèvement entrepris par les diverses sociétés de tempérance, il
apporte un excellent volume où la question de l'alcoolisme, dans ses
origines et dans ses conséquences, est très exactement et très sérieu-
sement étudiée et résumée. Il a vu de près, dans son ministère au mi-
lieu des classes populaires, les ravages physiques et moraux de cette
funeste passion. Il en parle avec toute la chaleur d'un apôtre.
Après avoir bien établi la distinction, essentielle dans la matière,
entre l'ivresse et l'alcoolisme, M. l'abbé Ract nous donne un résumé
clair et méthodique de ce que la chimie nous apprend sur la nature et
la fabrication de l'alcool. La statistique de la consommation et du nom-
bre croissant de débits est singulièrement intéressante et tristement
suggestive. Le peuple met à s'empoisonner un empressement qui rend
de plus en plus fructueuse l'industrie des empoisonneurs. C'est un
poison, en effet, qu'ils débitent sur le marbre ou sur le zinc. Pour s'en
convaincre il suffit de lire le chapitre oîi l'auteur donne un aperçu,
rapide mais très exact, sur le degré de nocuité des diverses boissons
alcooliques, depuis le vin jusqu'aux liqueurs à étiquettes pieuses telles
que la Bénédictine et la Chartreuse. Encore faut-il ajouter à la toxicité
naturelle de l'alcool les mille industries des falsificateurs de profession,
qui colorent et parfument un poison avec d'autres substances toxiques,
et doublent ainsi son pouvoir de nuire à l'organisme.
M. l'abbé Ract décrit, avec une éloquence qui n'exclut en rien Texac-
titude scientifique, les ravages du poison chez la femme, Tenfant,
l'ouvrier, et la décadence physique, morale et religieuse qui va jusqu'à
l'abrutissement, la folie et frappe jusqu'à la descendance de l'alcoolique.
Quant aux remèdes, il faut avouer que nous en sommes encore aux
tâtonnements. Intervention de Tautorité publique, initiative privée,
remèdes législatifs et remèdes moraux, malgré de généreuses tenta-
tives et de notables améliorations, restent encore à l'état d'essai. Nous
devons même reconnaître, à notre honte, que notre pays demeure ré-
fractaire aux mesures énergiques, adoptées avec succès par un grand
nombre d'autres peuples. Aussi le fléau, chez nous, tend à s'aggraver,
tandis que, ailleurs, il perd de son intensité. Les pouvoirs publics assu-
ment ainsi la responsabilité d'un mal qui atteint dans ses sources vitales
la nation elle-même, et leur inaction ne saurait être trop sévèrement
jugée. C'est donc à l'initiative privée, aux sociétés de tempérance, aux
408 REVUE DES LIVRES
éducateurs de la jeunesse, aux directeurs des consciences à suppléer
à la coupable négligence de l'autorité. M. l'abbé Ract nous dit excel-
lemment ces choses ; mais il a raison d'en appeler, en finissant, à l'ac-
tion du prêtre et, par conséquent, de la religion, la plus puissante de
toutes les forces quand il s'agit de combattre les passions humaines.
Nous souhaitons que ce livre savant, simple, clair et à la portée de
tout le monde, soit beaucoup lu, car il vient à son heure et ne peut faire
qu'un grand bien. Hippolyte Martin, S. J.
BELLES-LETTRES
Mémoires d'outre-tombe. Nouvelle édition, avec une introduc-
tion, des notôfi et des appendices (v-vi), par Edmond Biré. Paris,
Garnier. In-12.
L'œuvre est finie. Chateaubriand a sa bonne édition 'des Mémoires
d'outre-tombe. Elle lui vient d'un Breton, d'un royaliste, d'un catho-
lique; elle doit lui agréer. C'est d'ailleurs le sentiment de tous ceux
qui ont parcouru les annotations de M. Biré, qu'on ne pouvait y met-
tre plus de soin ni de savoir, et il n'y a pas jusqu'aux errata et ad-
denda mis à la fin du tome VI qui n'en témoignent. Quelques coquilles,
quelques noms propres mal orthographiés, quelques notes biographi-
ques oubliées, c'est bien peu à corriger ou à compléter dans plus de
trois mille pages. Les plus difficiles seront contents.
Nous avons déjà parlé des quatre premiers volumes. Les deux der-
niers racontent l'ambassade de Rome, la Révolution de 1830, l'aventure
de la duchesse de Berry, le voyage de Prague et celui de Venise. Le
comte de Chambord et le prince Louis-Napoléon, Talleyrand et Thiers
y sont portraiturés, ainsi que le mouvement politique et religieux du
dix-neuvième siècle. Quoi de plus intéressant ?
Sur tous ces points, aux pages brillantes de Chateaubriand M. Biré
ajoute, en appendice, de vraies pièces justificatives qui parfois ont le
charme de l'inédit et toujours celui de l'à-propos.
Les hypercritîques auraient souhaité que tous les lambeaux des Mé-
moires qui peuvent traîner, à la Bibliothèque nationale ou ailleurs,
fussent pieusement recueillis par M. Biré. Celui-ci en a jugé autrement,
n a estimé, avec raison, que Chateaubriand était tout entier — qualités
et défauts — dans sa rédaction définitive. Paul Dudon, S. J.
HISTOIRE LITTÉRAIRE
Histoire abrégée de la littérature française depuis ses ori-
gines jusqu'à nos jours, à l'usage de l'enseignement primaire
et secondaire, par A. Charaux, professeur de littérature à l'Uni-
versité catholique de Lille. Lyon, Vitte, 1900. In-16, pp. 406.
{Collection F. T. D.)
Après vingt ans et plus d'un brillant enseignement à l'Université ca-
REVUE DES LIVRES 409
tholique de Lille, M. Auguste Charaux, l'éloquent doyen de la Faculté
des lettres, vient de condenser ses cours en un volume à l'usage des
classes. Si la forme de ces leçons a nécessairement changé, le fond des
idées est resté le même. C'est dire que l'auteur entend ne pas séparer
la critique de la morale et encore moins de la religion. M. Charaux
s'exprime sur les œuvres et les hommes avec une rare indépendance
de jugement. Il n'accorde même pas au dix-septième siècle d'avoir
atteint l'idéal dans les belles-lettres, et il attend du vingtième un genre
à la fois plus français et plus chrétien. Nous nous associons à ce vœu,
tout en souhaitant à [son Manuel, si personnel et si suggestif, d'être
bientôt entre les mains de tous nos professeurs de l'enseignement
libre. . Henri Chérot, S. J.
DROIT ET INSTITUTIONS
Essai sur les institutions et le droit malgaches, par Albert
Cahuzac, conseiller à la Cour d'appel de Tananarive. Tome I,
Paris, Chevalier-Marescq, 1900. In-8, pp. 506. Prix : 9 francs.
Conformément à la politique qu'elle a suivie dans ses conquêtes
coloniales, la France, en annexant Madagascar, n'a pas soumis les
indigènes à la législation de la Métropole. Les lois propres des Mal-
gaches, leurs coutumes, leur état personnel ont été maintenus. On
ne pouvait en effet songer à appliquer des lois faites pour une civili-
sation raffinée à ces peuples primitifs qui conservent, d'ailleurs, un
attachement invincible à leurs traditions, et, comme ils disent, « aux
lois des ancêtres. »
Il y a donc un droit malgache, même après la conquête; et c'est
assurément rendre un grand service à l'œuvre de la colonisation que
de le faire connaître. M. Cahuzac, conseiller à la Cour d'appel de
Tananarive, s^est attaché à cette tâche que rendait si difficile l'absence
de travaux antérieurs et même, sur bien des points, de documents
certains. Le premier volume publié comprend, après un exposé histo-
rique, le droit des personnes et de la famille, l'organisation de la pro-
priété et du régime hypothécaire. — Il est intéressant à plus d'un
titre de connaître ces mœurs si différentes des nôtres : on doit
souhaiter de les voir s'améliorer sous l'influence de la civilisation
chrétienne ; il est prudent toutefois de ne les point heurter de front.
Mais la partie de l'ouvrage qui présente, au point de vue pratique, le
j)lus grand intérêt, est celle où. l'auteur étudie avec compétence le
régime de la propriété. Nous la signalons tout spécialement à l'atten-
tion de ceux qui, colons ou simples capitalistes, sont tenus de bien
connaître la question, et notamment le décret du 16 juillet 1897, por-
tant règlement sur la propriété foncière : M. Cahuzac, qui a fait partie
de la commission chargée de l'élabofer, était bien qualifié pour en pré-
senter son commentaire précis. L'importance de cet acte législatif
n'échappera à personne : comme l'observe l'auteur, la création d'un
410 REVUE DES LIVRES
bon système foncier était, à Madagascar, une des conditions essen-
tielles de la colonisation. — L'expérience dira si le but a été atteint.
Mais, dès à présent, le travail de M. Gahuzac permet de porter un
jugement favorable sur )a nouvelle législation foncière de Madagascar.
Lucien Treppoz.
HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE
Le Grand Schisme d'Occident, par L. Salembier. Paris,
LecofFre 1900. In-18, pp. xii-430. (Bibliothèque de l'Enseigne-
ment de l'histoire ecclésiastique.)
Le livre de M. Salembier répond au programme de l'utile collection
pour laquelle il a été composé : « non pas tant produire des travaux
originaux que dire oii en est la science, où. elle se trouve, et comment
eîle se fait ». On n'y trouvera pas de recherches personnelles, si Ton
excepte les pages consacrées aux théories, alors si ardemment débat-
tues dans les diverses écoles catholiques, sur la constitution de
l'Église. Mais l'auteur a su ramasser en dix-neuf chapitres clairs, vi-
vants, à l'occasion fort pittoresques, la substance de ce qui s'est pu-
blié en France, en Allemagne et en Italie sur le grand schisme ; ceux
qui ont dû aborder la littérature si abondante, et souvent si abstruse,
de la question, apprécieront hautement le mérite de ce petit ouvrage,
œuvre d'historien bien informé et de théologien exact.
M. Salembier est un partisan déterminé des papes de Rome ; et il
est bien difficile de résister aux arguments qu'il apporte en leur faveur
après M. Noël Valois. — Plus d'un se demandera cependant si les rai-
sons des partisans de l'obédience d'Avignon ont été suffisamment dé-
veloppées, et appréciées à leur juste valeur. Le récit que l'auteur nous
fait du conclave de 1378 d'où sortit Urbain VI pèche peut-être par
excès de clarté ; si le bon droit du nouvel élu était aussi évident qu'on
nous le fait paraître, comment tant de docteurs et de saints, souvent
bien informés, ont-ils pu garder une inébranlable fidélité à son rival?
On suivra avec intérêt la description des deux obédiences, les diverses
tentatives faites par les princes et l'Université de Paris pour pacifier
l'Eglise, l'essai malheureux du concile de Pise, enfin les discussions
passionnées de ce concile de Constance qui rend à l'Eglise un chef in-
contesté, mais en la troublant pour des siècles par les malheureuses
doctrines qui y furent soutenues.
L'auteur de ce petit volume n'a pas oublié qu'il faisait œuvre d'his-
torien français ; et nous avons plaisir à l'accompagner dans son lucide
exposé de la politique des rois Charles V et Charles VI en face des
deux papes rivaux ; l'un fidèle, jusqu'au lit de mort au pontife d'Avi-
gfion qui est pour lui le vrai chef de l'Église; l'autre d'abord soumis
à Benoît XIII, puis révolté contre ce terrible pasteur; l'obédience
française soustraite, restituée, soustraite encore aux papes d'Avignon,
suivant les influences qui dominent à la cour du pauvre roi insensé. —
REVUE DES LIVRES 411
L'état de l'Église de France à cette triste époque^ le rôle des théolo-
giens français au concile de Constance, sont décrits avec un soin tout
particulier.
Endn, et c'est là, me sembîe-t-il, le meilleur mérite de l'ouvrage, le
théologien vient sans cesse y soutenir l'annaliste. Les chapitres inti-
tulés : a La division des âmes, l'anarchie des doctrines,. le concile de
Paris en 1406 », nous font connaître l'état des esprits dans l'Université
de Paris, alors tiraillée par tant d'influences diverses ; tout le galli-
canisme est déjà dans les traités qui se composaient alors rue du
Fouarre ; et les auteurs de la constitution civile du clergé n'invente-
ront rien quand ils préconiseront l'ingérence du bas clergé et des laï-
ques eux-mêmes dans la direction de l'Eglise. Après le récit des pre-
mières séances du concile de Constance, l'auteur s'arrête pour discuter,
en toute compétence et loyauté, l'autorité des fameux décrets qui y
furent portés sur la suprématie du concile. Enlin sa conclusion nous
montre à grands traits quelles furent les conséquences doctrinales des
théories soutenues au cours de la lutte et devant l'assemblée même qui
la termina. Joseph Dorceau, S. J.
MÉMOIRES
Mémoires anecdoctiques du général marquis de Bonneval
(1780-1873). Paris, Pion, 1900. In-i6, pp. vii-313. Prix : 6 fr.
Aimez-vous les anecdotes, mais les aimez-vous autant que le général
Diî Bonneval aimait les crêpes ? Ce n'est pas peu dire, car il trouva le
moyen, après le passage de la Bérésina, de s'en donner des indigestions
à Vilna et à Kœnigsberg ; alors, lisez ses Mémoires anecdotiques et
vous serez servi. Vous pardonnerez même au général ses excès à la re-
traite de Russie, en apprenant qu'à Wagram il se passa un jour de
souper. Tout le reste du livre est à peu près de cette importance. On
voit passer, au travers de ses menus propos. Napoléon F"" se chauffant
les mollets à la cheminée des Tuileries, ou sautant à cheval, en caleçon,
dans une alerte. Vous apprendrez aussi que la princesse Borghèse
n'avait pas seulement de Vénus la beauté; que l'empereur traitait Lu-
cien d' «ingrat », Joseph de « Sardanapale », Louis de « cul-de-jatte »,
et Jérôme de a polisson ». Ce sont ses propres expressions. En revan-
che, vous lirez de jolis traits sur la duchesse de Berry et la duchesse
d'Angoulême. Bonneval ayant vécu quatre-vingt-sept ans, et étant doué
d'une humeur joyeuse, connut successivement toutes les cours. C'est
pourquoi il composa ou dicta, dans sa vieillesse, ce petit volume intitulé
par lui : Ce qui me reste de souvenirs de mes étapes en ce monde. C'était
assez peu de chose, en vérité; mais il faut savoir gré au général de n'y
avoir pas introduit, à sou profit, l'histoire générale.
Henri Chérot, S. J.
Jérôme Aléandre, de sa naissance à la fin de son séjour à
412 REVUE DES LIVRES
Briiides (1480-1529), par J. Paquier. Paris, Leroux, 1900. In-8,
pp. Lxxiii-392.
La thèse de doctorat es lettres, soutenue en Sorbonne, en avril der-
nier, sur Jérôme Aléandre, était attendue avec impatience. Tous ceux
qui s'intéressent à l'histoire du seizième siècle avaient suivi avec cu-
riosité les articles publiés par M. l'abbé Paquier, dans la Revue des
questions historiques, sur ce grand personnage, si mêlé aux luttes de
son temps.
Le livre de M. Paquier témoigne de recherches ardentes et tenaces,
et de grande lecture. Aussi, les chaudes discussions soulevées en Sor-
bonne l'ont-elles trouvé armé et résolu. Il ne faudrait point croire
pourtant que l'ardeur des convictions, ni l'amour du sujet, aient fait
perdre à l'auteur le juste équilibre nécessaire à l'appréciation vraie
des hommes et des choses. Plût au ciel que, dans les études d'histoire
religieuse, nos ennemis fissent toujours preuve des scrupules et de la
loyauté de M. Paquier,
Aléandre a étudié à Venise et à Padoue, professé à Paris et à Or-
léans. De retour à Rome, pour devenir secrétaire de Jules de Médicis
et bibliothécaire du Vatican, malgré ces fonctions, qui semblent le
vouer à la vie sédentaire, il entre alors dans la période la plus active
de sa vie. Chargé de missions en Allemagne, en France, à Venise, en
Angleterre, en Espagne, « Rome n'est pour lui qu'un centre d'eu il
rayonne partout ».
C'est une part seulement de ces grands travaux que M. Paquier nous
retrace. Les douze dernières années d'Aléandre restent à raconter.
Mais, dans ce que nous connaissons déjà, le caractère de Thomme se
dessine tout entier : intelligent, énergique, prompt, zélé; mais gardant,
dans le souci des affaires de l'Église, cette préoccupation personnelle
qui trahit, dit-on, les hommes de lettres. Dans la suite, paraît-il, il
devint davantage homme de Dieu. C'est pour nous une raison de plus
de presser M. Paquier d'achever son œuvre.
Souvenirs contemporains, par le marquis de Belleval. Paris,
Vivien, 1900. In-8, pp. 432.
Les anecdotes menues ont leur prix, en histoire, même quand elles
racontent l'auteur. M. de Belleval le sait mieux que personne, à lire
ses Souvenirs contemporains. Dans ce volume il est parlé du comte de
Chambord, — l'auteur a été attaché à sa. personne: — de Napoléon III,
— l'auteur a été sous-préfet de l'Empire ; — de la Commune et de Ver-
sailles, etc. ; et sur tout cela, on nous livre mille détails curieux; mais
il y en a peu d'importants ou d'indiscutables, et c'est surtout son au-
tobiographie que M. de Belleval écrit d'une plume facile et infatigable.
Paul DuDON, S. J.
Impressions et souvenirs d'aveugle, par Maurice de La Size-
rAnne, avec une préface de M. François Coppée, de rAcadémie
I
REVUE DES LIVRES 413
française. Paris, Association Valentin Haùy, 1900. In-12, illustré,
pp. 114.
A une époque où l'on écrit tant, sur toutes choses et sous toutes les
formes, les livres curieux sont devenus rares. En voici un que je me
fais un devoir de signaler, d'autant plus volontiers, qu'il est non moins
édifiant que curieux et charmant. M. Maurice de La Sizerannb, bien
connu dans le monde où l'on ne voit pas, vient de faire paraître ses
impressions et souvenirs d'aveugle, très dignes d'être lus dans le
monde où l'on voit.
Le premier chapitre semble une gageure. Jugez-en par le titre : Ce
qu'un aveugle voit en voyage. M. de La Sizeranne a fait une tournée en
Danemark, il y a près de dix ans, et sa relation est extraordinaire de
souvenir et d'observation. Il y a plus. Avec une bonhomie ingénue, il
nous initie au mystère de son étrange plaisir. Votre curiosité ne sera
pas déçue par ses très intéressantes et très psychologiques explica-
tions.
Bien attrayante aussi cette description d'une prise d'habit chez les
soeurs aveugles de Saint-Paul, rue Denfert-Rochereau. Mais le chapitre
le plus riche en considérations élevées, en aperçus esthétiques et en
sentiments à la fois artistiques et religieux, est cette histoire finale
intitulée Un vérliable organiste catholique. C'est une histoire vécue.
Lebel fut trente-cinq ans organiste à Saint-Etienne-du-Mont. Il avait
rame d'un moine, la candeur d'un enfant, l'inspiration d'un poète et la
piété d'un saint. M. de La Sizeranne nous a révélé, dans ces pages
délicieusement écrites, un type nouveau, celui de l'artiste chrétien
harmonisant sur son clavier tous les sentiments de la liturgie, toutes
les sensations des foules, tous les élans de Téloquence, tout le lyrisme
confus qui se dégage des choses saintes en la maison de Dieu. Ces
aveugles ont vraiment un don de double vue. Et ce qu'ils sentent si
bien, ils savent encore mieux l'exprimer. Henri Ghérot, S. J.
Boniface-Louis-André de Gastellane (1758-1837). Paris, Pion,
1901. In-8, pp. 379. Avec 18 grav. et 5 portr. Prix : 7 fr. 50.
Le maréchal de Gastellane tenait, paraît-il, de son père, l'habitude
d'écrire son journal. Après le journal du fils, qui a obtenu un si légi-
time succès, voici celui du père. Boniface-Louis-André de Gastellane,
né en 1758 d'un marquis rigide, dévot et avare, chevalier d'honneur
de Madame Sophie, fut au contraire un homme aimable, un libéral, un
politique. Marié à vingt ans avec une Rohan-Ghabot, il fut député
de la noblesse aux Etats généraux de 1789 pour la province du Thi-
merais. Dès le lendemain de leur réunion, il proposait la vérification
des pouvoirs en commun, avec le clergé et le tiers état. Sa famille
n'émigra point et passa tranquillement la Terreur près de Fontaine-
bleau. Pour lui, il quitta courageusement le service militaire après le
10 août 1792, — courageusement, car la retraite de l'armée avait été
414 REVUE DES LIVRES
déclarée punissable de mort, — et il s'établit au château d'Acosta, dans
la commune d'Aubergenville ( Seine-et-Oise).
Les bonnes gens de la localité s'attachèrent vite au nouveau châte-
lain; mais la guillotine guettait tous les anciens officiers supérieurs;
l'anarchie régnait du haut en bas dans Tadministration de ce qu'on
appelait la justice, si bien que Boniface-Louis-André fut arrêté en lieu
et place de son frère que les agents de Fouquier-Tinville n'avaient pas
pu saisir. Il passa de longs mois dans les prisons de Montagne-Bon-
Air (Saint-Germain-en-Laye) et de la Maison-Egalité (collège du
Plessis). L'Empire le fit préfet des Basses-Pyrénées. M. de Gastellane
s'y distingua par sa bonne grâce de gentilhomme, son dévouement aux
populations, sa fidélité au régime impérial. A Gauterets il vit la reine
Hortense^ et à Bayonne Charles IV. Çà et là, des traits intéressants,
un peu noyés dans ces papiers de famille, lettres et notes, rassemblés
par la comtesse de Beaulaincourt. Leur intérêt est trop inégal. L'ou-
vrage se termine par la peinture de la société sous la Restauration,
puis sous le gouvernement de Juillet, en France, en Italie, en Suisse.
Henri Ghérot, S. J.
HISTOIRE
La Jeunesse du maréchal de Luxembourg, par Pierre de
Ségur. Paris, Calmann, 1900. Id-8, pp. 521.
La jeunesse du maréchal de Luxembourg ressemble fort à toute
sa vie. Bien qu'il fût né d'une mère qui, au témoignage de Saint-Simon,
« avait une grosse vertu » , de bonne heure, il connut les aventures
galantes ; et, bien qu'il fût difforme, avec a une bosse médiocre par de-
vant et pointue par derrière, et le reste de l'accompagnement ordinaire
des bossus » , il eut, dès l'enfance , l'âme vaillante et le goût de la
guerre.
H se peint tout entier dans la lettre qu'il écrit, à seize ans, au duc
d'Enghien, qui vient de gagner la bataille de Fribourg (1644). Son
habileté et sa malice, sa bravoure et sa gauloiserie, y sont marquées
avec une netteté qui étonne. Et M. Pierre de Ségur a bien fait de re-
produire ce document, trouvé aux archives de Chantilly.
Dans ses qualités et ses défauts, d'ailleurs, ce Montmorency était
pareil aux grands seigneurs de son temps et de son entourage; il dé-
passe seulement la mesure commune, et l'auteur, fait sagement, de ne
point a donner le détail de ses dissipations ».
Le détail de ses travaux, de ses campagnes, vaut mieux. Et, bien que
le présent volume s'arrête à 1668, nous voyons déjà poindre la gloire
militaire de ce maréchal unique, qui ne connaîtra point la défaite.
Dans ces récits d'une vie mêlée à tous les grands événements du
temps, M. de Ségur fait preuve de savoir et d'art. Sur la Fronde, par
exemple, sans reprendre un sujet cent fois traité, ni perdre de vue son
héros, il apporte des détails nouveaux. L'étude est digne des précé-
dents travaux de l'auteur. Grâce à lui, nous ne serons plus — pour
REVUE DES LIVRES 415
reprendre une phrase de Mme de Sévigné — « comme s'il n'y avait
pas eu un maréchal de Luxembourg ».
Le Régime jacobin en Italie (1798-1799), par Albert Dufourcq.
Paris, Perrin, 1900. Ia-8, pp. viii-576.
L'histoire de la République romaine était peu connue. M. Dufourcq
nous la révèle. Son travail fait honneur à l'École française de Rome,
dont il fut élève ; les documents ont été amassés avec patience, lus avec
soin, mis en œuvre avec une méthode assez souple pour laisser leur
part aux détails pittoresques, ou émouvants, ou instructifs.
Le régime jacobin en Italie ressemble fort au régime jacobin de
France. Et si Taine vivait encore, il trouverait dans le livre de M. Du-
fourcq de « petits faits caractéristiques » pour établir de nouveau, et
dans le même sens, sa psychologie du jacobin. Au delà des Alpes,
comme en deçà, c'est la lutte entre le civil et le militaire, le rançonne-
ment cupide des populations, le pillage des églises, les émeutes, la mi-
sère et le sang; procédant du même fanatisme étroit, violent, révolu-
tionnaire et irréligieux.
Et la conclusion que M. Dufourcq tire de tout cela est celle-là même
qui ressort des chapitres que le regretté M. Sciout avait consacrés aux
mêmes faits dans son Directoire. Ni la France, ni Tltalie ne peuvent
s'enorgueillir de la République romaine ; et la papauté, après cet orage,
demeura ce qu'elle était. Paul Dudon, S. J.
Charles IV et Mazarin (1643-1661), d'après des documents iné-
dits tirés des Archives du ministère des Affaires étrangères, des
Archives de la Maison de Ligniville, etc., par M. F. des Robert.
Paris, Champion, 1899. In-8, pp. xvi. Avec portrait. Prix : 7fr. 50.
La ligure de Charles IV, duc de Lorraine, a déjà été retracée par des
historiens distingués ; le portrait qu'en a fait le comte d'Haussonville
ne saurait être oublié. M. Ferdinand des Robert a été tenté à son tour
par cet étrange type de souverain sans royaume, dégénérai courageux
et habile, de dij)lomate maladroit, d'aventurier ami des plaisirs. Dans
un premier ouvrage, intitulé les Campagnes de Charles IV, duc de
Lorraine et de Bar, il avait exposé les péripéties du duel inégal engagé
entre ce prince dépossédé de ses États et le ministre de génie qui
poussait Louis XIII à rendre à la France ses frontières naturelles.
Charles IV contre Richelieu, c'était le pot de terre contre le pot de fer.
Et cependant Charles IV, élevé à la cour de France, aurait dû garder
de Louis XIII un reconnaissant souvenir. Or, il méprisait ce roi, qui,
plus sage que lui, avait confié ses intérêts à un ministre capable de
les défendre.
Les tentatives de divorce que le duc de Lorraine, marié à sa cousine
Nicole, mais épris de la trop fameuse Béatrix, princesse de Gantecroix,
avidt faites publiquement, nuisaient encore à sa bonne renommée. Il
416 REVUE DES LIVRES
avait fini par épouser Béatrix ; mais ce mariage était nul et illégitime.
Le duc n'en continuait pas moins à faire la guerre, par amour de la
guerre, et à se montrer sur tous les champs de bataille un héros de ro-
man^ quand il ne se plongeait pas dans les délices de Gapoue ou n'était
pas retenu prisonnier par le roi d'Espagne Philippe IV, dans le château
de Tolède.
Ce sont les événements qui aboutirent à celte cruelle issue que
M. des Robert étudie dans un nouveau volume. Ici, ce n'est plus
Charles IV et Richelieu qui sont en présence, mais Charles IV et Maza-
rin, et cela, durant une période de vingt ans. Dans cette nouvelle lutte,
l'infériorité du duc contre le cardinal sera absolue. Heureusement,
elle est relevée par la supériorité de l'homme de guerre.
Nous sommes au lendemain de Rocroy. C'est ce moment que choisit
Charles IV pour remettre flamberge au vent et braver la fortune. Placé
à la tête de Tarmée bavaroise, comme généralissime de l'Union catho-
lique, il bat à plates coutures, au combat de Tuttlingen, les Français
commandés par Rantzau. Il sait vaincre, mais il ne sait pas profiter
d'une victoire où il a fait prisonniers tous nos généraux, sauf Rosen
qui s'échappe après s'être livré à sa discrétion.
Mazarin lui présente alors le rameau d'olivier. Il répond par des
exigences ridicules, déchire le traité non encore signé de Gemingen
(24 juin 1G43), et recommence sa vie de condottiere.
Abandonné par toujtes les puissances au congrès de Munster ,
Charles IV fut plus heureux à celui des Pyrénées (8 nov. 1659). Bien-
tôt il arrivait à Blois, où il rencontrait sa parenté réunie autour de
Gaston d'Orléans. Puis il se rend à Paris, revient à Blois assister aux
funérailles de Gaston, va saluer Louis XIII à Avignon, revient à Paris,
brigue la main de Marie Mancini et obtient enfin de Mazarin la restitu-
tion du duché de Bar. Il perdait pourtant quelques places, Sierck, Sar-
rebourg, Phalsbourg, et ne pouvait plus relever les fortifications de
Nancy.
M. des Robert est plutôt un annaliste qu'un historien. Son ouvrage,
très sérieux, très riche de faits et de dates, supporterait difficilement
la lecture courante. Tout y paraît appuyé sur des documents authen-
tiques, mais rien n'y est mis en relief. L'auteur se livre à un travail de
vérification, plus souvent qu'à une œuvre de composition. Bien que le
titre général du livre se réfère aux archives des Affaires étrangères, les
choses militaires lui semblent plus familières que les choses diploma-
tiques. Henri Chérot, S. J.
Souvenirs tirés des papiers du comte Auguste de La Fer-
ronnays (1777-1814), par M. le marquis Costa de Beauregard.
Paris, Pion. In-8, 428 pp. Prix : 7 fr. 50.
L'histoire de l'émigration vient de s'enrichir de deux nouveaux cha-
pitres. Différents par le fond et la forme, par l'origine, le caractère
et la situation de leurs auteurs, les Souvenirs tirés des papiers du
REVUE DES LIVRES 417
comte Auguste de La Ferronnays et les Souvenirs des guerres d'Al-
lemagne du baron de Gomeau ont ceci de commun qu'ils nous repor-
tent en plein monde de l'émigration et nous le font mieux connaître.
Les premiers nous initient à la vie intime de deux familles exilées
en 1791 : la famille des La Ferronnays et celle des Montsoreau. Avec
elles nous parcourons diverses étapes de l'émigration : la Belgique,
Brunswick, le camp de Steinstadt, où les Condéens cultivent plus la
rime que la raison ; le champ de bataille d'Oberkamlach, où, selon le
mot du temps, le petit La Ferronnays est « ordonné soldat » ; de nou-
veau Brunswick, puis la Pologne avec la misère de ses cantonnements,
puis Klagenfurth, où Mlle Albertine de Montsoreau devient Mme Au-
guste de La Ferronnays et continue d'être l'auteur principal de ces
délicieux Souvenirs.
Dans l'intervalle, le jeune émigré a été attaché à la personne du duc
de Berry, poste d'honneur et de confiance, mais aussi poste de dévoue-
ment et de péril. Le duc, en effet, qui doit à la coupable incurie de son
père, le comte d'Artois, d'avoir constamment vécu à l'abandon, se livre
à des accès de colère aussi compromettants pour sa dignité que dange-
reux pour les personnes de son entourage. Le mariage de La Ferron-
nays vint justement de donner occasion à une de ces terribles scènes. Le
duc, après avoir assisté au contrat et fait présent à la fiancée d'une
riche parure, apprend par une indiscrétion qu'après son départ, le
comte de Montsoreau, selon l'usage français, a pris Auguste par le bras
et fait s'embrasser ceux qui allaient bientôt s'unir devant Dieu pour tou-
jours. Le j)rince se plaint d'avoir été tenu à l'écart ; il méritait plus que
personne d'assister à cette entrevue intime. Sa colère franchit en un
instant toutes les bornes. « Marchant à grands pas dans sa chambre,
il dit tout à coup : « Je vais me tuer. » Il y avait sur la commode deux
pistolets chargés : il en saisit un et le mit dans sa bouche. Auguste,
avec sans-froid (car il en avait toujours dans ces occasions), prit l'autre,
l'arma, le mit contre sa tempe et dit au prince : a Monseigneur, je vous
donne ma parole d'honneur que si vous vous tuez, je me tuerai aussi. »
Ils restèrent ainsi quelques secondes. Enfin, le prince, subitement
calmé, jeta son pistolet; Auguste remit le sien où il l'avait pris, puis
ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre. Cette fois encore, le bon
cœur du prince avait triomphé de sa mauvaise nature ; mais de pareils
emportements nous donnent une idée de ce qu'il a fallu au bon La Fer-
ronnays de patience et de générosité pour rester pendant de longues
années fidèle au prince et à sa fortune.
De retour à Brunswick pour quelques mois, l'aide de camp se voit
obligé de quitter sa jeune femme pour se rendre à Londres, où le duc
l'attend. Il le retrouve d'humeur massacrante, traitant ses gens de
bouches inutiles et les accusant de le ruiner. La Ferronnays reste hé-
roïque. L'intérêt de la cause royale lui fait entreprendre des démarches
en Russie, où il échoue ; en Suède^ où il est un peu plus heureux. Ses
continuelles pérégrinations l'exposent à mille dangers. A Hambourg,
LXXXVI. — 27
418 REVUE DES LIVRES
malgré le nom anglais sous lequel il se cache, il échappe à grand'peine
à la police impériale. Il redoute le sort du duc d'Enghien, et, plus tard,
en 1814, Fouché le convaincra, en lui montrant son dossier, que ses
craintes n'étaient pas vaines.
La Ferronnays ne rentre à Londres que pour apprendre la maladie
de son premier enfant et pour soigner son prince atteint d'un rhuma-
tisme goutteux, conséquence d'une vie qui confine au dévergondage.
Cette fois encore, l'aide de camp n'est payé que d'ingratitude ; mais il
a fait du sacrifice la loi de sa vie : il souffre, il se tait, il redouble d'at-
tentions et de soins. Magnanimité d'autant plus étonnante qu'acné s'ins-
pire uniquement de la religion du drapeau. A cette époque, en effet, La
Ferronnays, en fait de pratiques religieuses, en est encore aux inten-
tions et aux bons désirs.
Survient alors le coup de foudre d'Iéna et d'Auerstaedt; la défaite
et la blessure mortelle de Brunswick mettent ses Étals à la merci du
vainqueur. Les réfugiés quittent l'Allemagne et s'enfuient à Londres.
Secouant tout à coup sa torpeur, le duc de Berry veut partir pour la
Suède où l'appelait hier encore le pauvre Gustave IV, chassé mainte-
nant de Poméranie par les troupes victorieuses de Brune. Le grand
cœur de La Ferronnays compatit aux infortunes du « roi chevalier » ;
comme lui, comme son prince, il se raccroche à l'espérance, et, béni
par Louis XVIII, qui lui fait une petite croix sur le front, il court pren-
dre les ordres du général baron d'Armfeld. Il a compté sans la folie du
malheureux Gustave : Armfeld est disgracié; il faut gagner Londres
et attendre, à la petite cour de Hartwell, l'occasion d'une nouvelle
équipée.
Décidément le malheur s'acharne sur La Ferronnays. Une de ses
filles a expiré en naissant; trois des enfants qui lui restent tombent
malades; deux meurent, et si la naissance de celui qui sera Albert de
La Ferronnays vient un instant consoler la famille du vide que la mort
a fait autour d'elle, c'est pour faire revivre aussitôt les plus lugubres
souvenirs; car Albert vient au monde le 21 janvier 1812. Aux douleurs
intimes s'ajoutent bientôt les patriotiques angoisses : les Français réfu-
giés à Londres ne voient pas seulement dans les désastres de Russie
le châtiment de l'orgueil ; ils y voient surtout Thumiliation des armes
françaises et le deuil de la patrie. Qui la relèvera de ses ruines ?
Louis XVIII et les siens reprennent à espérer : Dieu ne semble-t-il
pas combattre pour eux !
La Suède vient de se donner pour nouveau maître Bernadotte, un
rival de Bonaparte. « Voilà notre Monk enfin trouvé. Vite, en route
pour Stockholm! » La Ferronnays part; l'illusion et le rêve lui don-
nent des ailes. Il arrive à Stockholm, mais c'est pour se voir éconduit
par le roi, et pour s'entendre dire par un subalterne de sa maison des
vérités comme celles-ci : « Votre roi oublie trop que, depuis vingt ans,
il n'est plus roi de France. Le mot d'usurpateur, qu'il a sans cesse à la
bouche et au bout de la plume, n'a plus de sens à l'époque où nous
REVUE DES LIVRES 419
«ommes. Il y a prescription, monsienr. La Révolution, en mettant cha-
cun à la place que lui valent son intelligence et ses mérites, a changé le
monde.,. La France a vieilli et mûri d'un siècle. Il n'y a que vous au-
tres émigrés, qui ne vous en doutiez pas.
« Vos maîtres n'ont eu ni la force, ni le courage de conserver leur
couronne, ils n'y ont plus de droits... Si vous rentrez jamais en France,
il faudra vous défaire de vos vieilles idées et de vos préjugés... Enfin...
enfin, il faudra que vous laissiez tout tel que vous le trouverez établi.
Il n'y a de réformes à faire que sur vous-mêmes. »
L'accueil que La Ferronnays reçut à Pétersbourg fut plus aima-
ble; mais il n'avança pas les choses. Louis XVIII restait, aux yeux
d'Alexandre, « l'homme le plus nul et le plus insignifiant qui fût en Eu-
rope )). Il fallait donc laisser faire le temps et attendre les événements.
Telles sont, dans leurs grandes lignes, les rudes épreuves par les-
quelles il plut à Dieu de préparer ces bons serviteurs de la royauté
aux joies trop éphémères de la Restauration.
Je m'en voudrais de laisser croire que M. le marquis Costa de Bbàu-
REGARD s'est conteuté de mettre en oeuvre les précieux documents que
je viens de résumer. « Les lettres du mari, dit-il, les souvenirs de la
femme, voilà toute la trame de ce livre. » Il n'en est pas moins vrai,
pour continuer la comparaison, que le rattachement des fils épars
trahit partout la main d'un maître, et que la touche délicate de l'artiste
a su répandre dans tout l'ouvrage un charme qui en double le prix ^.
1, Il me reste à faire quelques remarques et quelques rectifications. L'au-
teur fait naître son héros en octobre 1777. M. E. Biré, dans son édition si
savante des Mémoires d'outre-tombe, t. I, p. 46, n. 2, dit que Pierre-Louis-
Auguste Ferron, comte de La Ferronnays naquit le 17 décembre 1772 ^?)
D'autre part, la Biographie bretonne de Prosper Levot, ouvrage très estimé,
le fait naître le 4 décembre 1777. A qui faut-il s'en rapporter ?
P. 21. «Son départ (il s'agit du comte de Montsoreau) ne précéda celui
du roi que de quelques semaines. Ce fut, en effet, à la fin de 1791 qu'avec
sa femme et ses filles le comte de Montsoreau quitta Marly pour prendre le
chemin de Tournay. » Le départ du roi ayant eu lieu le 20 juin 1791, il y a
ici une erreur, provenant sans doute de l'omission du mois. Il est probable
que l'auteur a voulu dire : à la fin de mai 1791.
P. 28. « Le duc de Brunswick n'était même pas l'auteur du fameux mani-
feste qu'avait rédigé, paraît-il, un certain abbé Limon, intrigant de bas
étage, ex-républicain devenu monarchiste on ne sait pourquoi. » Que ié
manifeste soit l'œuvre de M. de Limon, rien n'est plus certain.
Le comte de Fersen écrivait le 29 juillet 1792 à un ami : « C'est moi qui
ai fait faire la déclaration du duc de Brunswick par M. de Limon, celui qui
était autrefois attaché au duc d'Orléans, et elle a été adoptée avec de très
légers changements. » J'ai voulu vérifier si ce personnage avait réellemefit
fait partie de la maison du duc d'Orléans, et j'ai trouvé, à la page 147 de
VAlmanach royal de 1789, la mention suivante : «Maison de Mg^ le duc d'Or-
léans... Contrôleur général des finances : M. Geoffroy de Limon, rue des
Bons-Enfants, près Thôtel de la Chancellerie. » On comprend dès lors pour-
quoi Fersen écrivait, le 13 mai 1792 : « Le limon est un gueux, mais il faut
420 REVUE DES LIVRES
Souvenirs des guerres d'Allemagne pendant la Révolution
et l'Empire, par le baron de Comeau. Paris, Pion. In-8, pp. 597.
Prix : 7 fr. 50.
Les Souvenirs du baron de Comeau sont plus particulièrement
des souvenirs de guerre. Sébastien-Joseph de Comeau de Charry, né
le 4 février 1771, et nommé lieutenant d'artillerie en 1789, était d'ori-
gine bourguignonne. Sorti de l'école de Metz, en août de la même an-
née, et en très bon rang, il eut d'abord Pichegru pour sergent major
et se rencontra plusieurs fois avec Bonaparte, qu'il appelle son « ca-
marade ». Le refus de prêter serment à la Nation le fit émigrer en 1791.
Il servit avec éclat sous le prince de Condé et sous le duc d'Enghien,
dont il fait le plus pompeux éloge, les mettant l'un et l'autre au-dessus
de Napoléon lui-même. Royaliste convaincu, il ne prit du service en
Bavière et ne consentit à fournir des canons et des hommes à Bona-
parte que pour le plaisir de faire la guerre' à l'Autriche, coupable, à ses
veux, de n'avoir pas arraché Louis XVI à l'échafaud.
Dans la pleine indépendance de son caractère, il passe en revue les
campagnes de Napoléon, critique ses dispositions, sa politique, loue
et blâme tour à tour avec l'autorité d'un connaisseur, fait valoir à l'oc-
casion ses propres services, narre avec complaisance les audiences
qu'il obtient du Maître, les compliments qu'il en reçoit, refuse le grade
de colonel d'artillerie et se plaint d'être souvent desservi auprès de
Pempereur par des rivaux jaloux. A l'en croire, il a beaucoup contribué
à la victoire d'Eckmûhl, et c'est lui qui est allé chercher les trois
armées de réserve qui ont assuré la victoire de Wagram. Observateur
fin et sagace, il mêle à son récit plein de verve des anecdotes piquantes,
des traits malicieux qui nous font mieux connaître l'empereur et son
entourage. Sa rude franchise ne connaît pas les ménagements : à
Essling, Masséna lui paraît bien supérieur à Napoléon, et il le dit sans
ambages.
Un mémoire très complet sur la Russie, qu'il va porter à Paris de
la part du roi de Bavière, est assez mal reçu. Le même aveuglement
qui a poussé Napoléon en Espagne le précipite maintenant en Russie,
le ménager et s'en servir sans y avoir confiance. » J'ajoute, par manière de
conjecture : Ce Limon n'était-il pas un agent du duc envoyé à Coblentz pour
tout brouiller et tout perdre ?
P. 51. La Rosière de Saltensi. Il faut lire : Salency.
P. 158. L'ordre de quitter Mittau arriva au roi le 20 janvier; mais il
obtint de ne partir que le 22.
P. 274. Les Nuits à'Yung. Lire : Young.
P. 381 et 383 : Lord Cathiard II faut lire : lord Cathcart.
P. 409. .S'rtm^e-Brelade, Si je ne me trompe, Brelade était un gentilhomme
normand. C'est sous l'influence de la prononciation anglaise que l'on écrit
d'habitude sainte, pour saint.
P. 4'25. Au lieu de lire de : Il est battu à Brune, lire : Il est battu par
Brune.
REVUE DES LIVRES 421
où le châtiment de Dieu l'attend. Gomeau est blessé grièvement à la
bataille de Polotsk; mais les Jésuites de la Russie blanche, qui ont un
collège dans cette ville, lui sauvent la vie. Convalescent, il reste pri-
sonnier des Russes, et prend ses quartiers à Saint-Pétersbourg. Il en
profite pour s'occuper des Bavarois qui ont partagé son sort et leur
prodigue les plus tendres soins. La Russie et la Bavière s'étanl recon-
ciliées, en 1813, le baron revient auprès de son roi d'adoption; mais
l'influence autrichienne lui rend insupportable le séjour de Munich, et
il donne sa démission. La chute de Napoléon est proche; elle ne
rétonnera pas. Il y a longtemps qu'il l'a prévue et qu'il sait l'empereur
condamné par les philadelphes et les loges maçonniques.
Rentré en France, l'ancien soldat de Condé va saluer son chef, qui
récompense ses beaux services à Bienwald, à Pfortz, et surtout au
pont de Constance, par la croix de Saint-Louis.
Cette vie d'honneur, de droiture, de loyauté méritait d'être publiée.
L'auteur s'est-il surfait? a-t-il exagéré son rôle dans les grands événe-
ments qu'il raconte ? Gomment se fait-il que son nom ne soit jamais
mentionné dans l'énorme correspondance impériale ? Il est trop délicat
de résoudre ces questions pour que nous osions assumer pareille tâche.
Tels qu'ils s'off'rent à nous, ces Souvenirs plairont par l'entrain du
récit, par la /profusion des anecdotes les plus divertissantes, par un
certain défaut de modestie qui est peut-être ici la meilleure garantie de
la sincérité. Adrien Houard, S. J.
Diplomate et soldat. MgrCasanelli d'Istria, par le R. P. Orto-
lan. Paris, Bloud et Barrai, 1900. 2 vol. in-8, pp. 438 et 481.
Sous ce titre énigmatique de Diplomate et soldat, qui ferait croire
a priori di la vie de quelque nouveau Joyeuse portant successivement
la cuirasse et la haire, le R. P. Ortolan, des Oblats de Marie-Imma-
culée, a raconté la vie d'un de nos évêques les plus militants du dix-
neuvième siècle, Mgr Gasanelli d'Istria, mort en 1869. C'est d'abord
une description de la Corse que l'on trouve dans ces deux volumes, la
Corse, cette corbeille de fleurs posée sur le tapis vert et bleu de la
Méditerranée, puis des anecdotes sur les Bonaparte, enfin des histoires
de maquis, des conflits avec les divers gouvernements et l'accomplis-
sement d^une prophétie, à savoir que Mgr d'Istria aurait un jour sa
statue. Quel que soit ce monument lapidaire érigé en 1887 sur la place
publique de Vico, Ton nous excusera de lui préférer le monument
littéraire et historique, œuvre du P. Ortolan.
Il s'en dégage beaucoup de leçons pour l'heure présente. Nous ne
signalerons que la principale. Ce prélat, tour à tour négociateur à
Paris et administrateur dans son île, soldat de Dieu partout et toujours,
fut un grand lutteur pour la liberté d'enseignement et combattit vigou-
reusement le monopole universitaire. Ne gagnant rien par ses lettres
privées auprès de Martin du Nord et de Villemain, il adresse une lettre
ouverte au duc de Broglie, rapporteur de la loi, et Montalembert la
43^ REVUE DES LIVRES
lit à la Chambre des pairs. « Que ceux de Messieurs les pairs, disait le
prélat, qui s'inquiéteraient encore de savoir ce que veuleut les évêques,
cessent de se mettre en peine. Dès que l'on a déclaré la ruine de tout
établissement libre, il ne resterait plus à nous proposer que le choix
du genre de tre'pas dont il faudra mourir.,. Si la liberté ne doit pas
triompher dans la lutte, j'estime quHl vaut mieux succomber avec elle
que de lui survivre. » (T. II, p. 266.) La liberté triompha.
Henri Ghérot, S. J.
Essai sur Laurent le Magnifique, par M. André iLebey.
Paris, Perrin, 1900. In-18, pp. 316.
M. André Lebey n'a voulu faire qu'un Essai sur Laurent de Médicis.
Il a réussi à faire un livre plein d'érudition, de T'echerche, d'imagina-
tion, de passion et d'inexactitudes.
L'auteur a beaucoup lu, pas assez encore. Il a mis deux dates à la
fin de son livre : novembre 1899 -avril 1900. Ces deux dates sont trop
rapprochées, et elles rappellent trop la manie des jeunes littérateurs,
qui croient donner par là l'exacte mesure de leur talent. Et malheu-
reusement, çà et là, il se rencontre des pages très soignées et très
dramatiques, qui font penser aux belles fictions des romanciers. Pour-
quoi M. Lebey se donne-t-il ce tort, et celui, plus grave encore, de
donner toute sa confiance aux méchantes langues du quinzième siècle?
Les chroniqueurs audacieux et pervers ne manquaient pas plus alors
qu'aujourd'hui. Se défier d'eux est la première loi de l'historien. Bur-
ckhardt, Gregororius et Creighton, par exemple, n'y ont pas manqué.
Si M. Lebey eût imité leur réserve, il n'aurait pas dit que Paul II fut
un fanatique ennemi de la science, ni que Sixte IV fut un monstre de
débauche et d^hypocrisie, etc., etc.
Sans doute, il est possible qu'un successeur de saint Pierre soit
scandaleux ; mais il est possible aussi, j'imagine, qu'il soit honnête.
Tout comme le reste des humains, les papes doivent bénéficier de l'a-
djuge : Nemo malus nisi probetur. Et les pages si dures de M. Lebey
contre eux sont d'autant plus choquantes, qu'à l'égard de Laurent le
Magnifique il a des excuses toujours prêtes.
Je veux bien que ce Médicis ait été courageux, habile, artiste; cela
ne saurait effacer ses violences, ses fourberies, son long oubli, dans la
vie publique et privée, des commandements de Dieu. Là dessus, on
peut être plus difficile que Machiavel ; la justice même y oblige. M. Lebey
l'a trop oublié, et c'est, je crois, la raison principale pour laquelle son
Essai est manqué.
Recherches et conclusions nouvelles sur le prétendu rôle
de Jacques Cœur, étudié dans ses rapports administratifs et com-
merciaux avec le Languedoc, par L. Guiraud. Paris, Picard, 1900.
Jacques Cœur est aussi célèbre par sa fortune que par sa disgrâce.
De sa fortune on a fait honneur à son génie inventif; de sa disgrâce, à
REVUE DES LIVRES 423
la haine injuste de ses ennemis. Sur l'un et l'autre point, les recherches
de L. GuiRAUD aboutissent à des conclusions nouvelles.
Avant Jacques Cœur, le commerce du Languedoc avec le Levant
était prospère. Lui fut simplement un organisateur habile et surtout
un accapareur sans scrupules des ressources du pays. Et cela même
sert à expliquer ses richesses comme sa misère. Oui, Charles VII fut
ingrat envers l'argentier, et les courtisans furent envieux et les poli-
tiques intriguèrent. M. Clément et M. de Beaucourt l'ont dit avec
raison. Mais il faut ajouter que le Languedoc, et Montpellier particu-
lièrement, avaient de justes griefs contre le marchand enrichi à leurs
dépens ; ils furent, à son procès, des témoins à charge décisifs.
Tout cela est établi par L. Gairaud avec une précision et une abon-
dance de détails admirables. Les Archives nationales, celles de l'Hé-
rault, celles du château de la Salle ont été explorées avec la patience»
la sagacité et le bonheur auxquels l'auteur est habitué dès longtemps.
La liste de ses travaux d'histoire locale était longue et intéressante.
Les recherches sur Jacques Cœur sont dignes de tout ce qui a pré-
cédé. Et tous ensemble, ces écrits me font penser à la devise — bien
justifiée, cette fois — de l'argentier : « A vaillants cœurs rien d'impos-
sible. » Paul DuDON, S. J.
VOYAGES
Journal d'une promenade autour du monde en 448 jours,
Paris, Fayard, 1900. Li-8, pp. 406. Orné de 96 vues photogra-
phiques prises par les princes au cours de leur voyage.
S. A. R. Mgr ]e comte d'Eu vient de publier le Journal circonstancié
du voyage autour du monde qu'il a fait récemment avec son fils aîné,
Don Pedro d'Alcantara d'Orléans et Bragance, prince du Grand Para.
(Brésil).
On trouvera dans ce volume un grand nombre d'observations intéres-
santes et de détails instructifs sur les États-Unis, le Japon, la Ghine^.
Ceylan, les grandes Indes, l'Egypte et la Terre Sainte.
La description du Japon offre un attrait tout particulier. Le contraste
est frappant, en effet, entre ce qui subsiste, dans les mœurs et les
monuments, de l'antique société et de ses croyances bouddhistes et shin-
toïstes, et, d'autre part, la civilisation nouvelle qui tend à les remplacer^
avec les modes européennes, l'organisation militaire allemande et le
régime parlementaire anglais. L'avenir dira si cette brusque transfor-
mation aura été de toutes manières bienfaisante au peuple japonais.
Les lecteurs chrétiens seront surtout frappés des derniers chapitres,
où le prince raconte avec émotion sa visite aux lieux saints. C'est que,
pour un Français, surtout pour un descendant de saint Louis, la
Palestine évoque, avec le souvenir auguste du Fils de Dieu et de sa
Passion, le souvenir plus récent des gestes de Dieu accomplies par les
Francs, et la pensée d'une glorieuse mission en Orient que la France
contemporaine ne doit pas oublier. Yves de La Brière, S. J.
424
REVUE DES LIVRES
DEUXIEME PARTIE
ASCETISME
Cardinal Wiseman. — Médita-
tions sur la Passion de Notre
Seigneur Jésus-Christ. Avignon,
Aubanel, 1900. In-12, pp. xvi-292.
Directeur du collège anglais de
Rome, le cardinal Wiseman écrivait
chaque matin et lisait aux étudiants
une méditation. Ainsi « chaque se-
maine il faisait passer tour à tour
devant leur esprit, soit une des
grandes vérités éternelles, soit une
des vertus morales ou ecclésiasti-
ques, soit une des scènes de la vie
cachée ou publique du Sauveur, soit
un des mystères de la Passion, soit
un des traits de la vie de la sainte
Vierge». Méthode, remarque le car-
dinal Vaughan, moins préférable au
système de s'arrêter plusieurs se-
maines consécutives à la Passion, ou
aux vertus de la sainte Vierge jus-
qu'à ce que l'on ait épuisé le sujet.
Aussi les éditeurs ont-ils été plus
avisés de réunir ensemble les Médi-
tations sur la Passion, n La fécon-
dité d'esprit et le goût exquis » du
cardinal Wiseman se montrent dans
chacune d'elles et y font presque
toujours découvrir quelque perle ca-
chée, qui dédommage des longueurs
ou des négligences qu'on y trouve
parfois.
J. F. Savaria. — Le Scapulaire
de Notre-Dame du Mont-Carmel.
Montréal, 1900. In-8, pp. xxi-366.
Magnifique monument à la gloire
de Notre-Dame du Mont-Carmel que
le beau livre de M. le chanoine Sa-
varia sur la dévotion au Scapulaire.
Notions générales, conditions de ré-
ception, promesses de la sainte
Vierge, gages de sa protection : tout
«st indiqué avec autant de piété que
d% précision dans ce livre déjà très
répandu au Canada. Chaque chapitre
contient des traits higtoriques bien
choisis, puisé» aux chroniques du
Carrael et à des autres sources.
Paul PoYDENOT S, J.
D.Gervais, du clergé de Paris,
aumônier de l'abbaye aux Bois. —
La Vie de la très sainte Vierge.
Paris, Poisson, 1900. In-12, pp.
viii-112.
M. l'abbé Gervais a mis en vers
et, qui mieux est, en sonnets, l'his-
toire de la très sainte Vierge.
L'ouvrage imprimé avec luxe res-
pire une très grande piété. A ce titre,
il ne peut que faire du bien. Il se di-
vise en trois parties : le plan divin,
l'attente, l'avènement.
En regard de chacun des sonnets
l'auteur a gravé une pensée cueillie
dans les ouvrages des grands servi-
teurs de Marie.
« Cevx qui n'aiment pointla poésie,
nous dit-il avec une modestie qui
l'honore, trouveront d'immenses con-
solations dans la lecture des belles
et grandes pensées des divers au-
teurs, relatives à la Vierge. »
C'est le souhait que nous formons
avec lui. M, n'A.
ÉDUCATION
Pierre Suau, S. J. — Pages
amies. (Aux collégiens et à leurs
maîtres.) Paris, Poussielgue,
1900. In-18, pp. 140.
Les Pages amies sont des pages
chrétiennes, où sous la brillante et
riche trame du style court, avec l'ar-
gumentation serrée du penseur, la
doctrine sûre et précise du théo-
logien, où jaillit, réchauffante, la
flamme de l'apôtre. Les pages amies
sont des pages vécues, des pages pra-
tiques. Si fraîche, si délicate qu'y
soit la peinture des maux de notre
jeunesse, si tendre et si douce la main
qui en découvre les plaies, cette main,
REVUE DES LIVRES
425
on le sent, en a sondé les profon-
deurs et en sait les remèdes. Les
pages amies sont des pages émues,
écrites avec le cœur, non pour des
êtres de raison, mais pour des per-
sonnages réels, vivants, si vivants, si
réels qu'au bas de tel portrait, de tel
crayon, en regard de telle étude, le
lecteur, si peu qu'il ait donné de son
âme aux enfants, est lui-même tenté
d'écrire un nom, le nom connu, le
nom aimé d'un de ces chers petits
qu'il a élevés ici ou là, et auxquels il
s'est donné, comme l'auteur, tout en-
tier, pour le bon Dieu.
Lisez donc les Pages amies, elles
seront, nous n'en doutons pas, des
pages aiméesj pour vous qui consa-
crez vos journées et vos veilles à
faire naître et grandir Jésus-Christ
dans l'âme de la jeunesse; pour vous
surtout, enfants, qui travaillez à de-
venir des hommes et des chrétiens.
Lisez-les, vous vous sentirez pressés
de les relire encore. C'est le meilleur
éloge que j'en puisse faire.
E. C, S. J.
JURISPRUDENCE
A. Roland, conseiller à la cour
d'appel de Gand. — De laRespon-
sabilité des administrateurs dans
les Sociétés anonymes, en Bel-
gique. Paris, Chevalier-Marescq;
Gand, Hoste, éditeur, 1900. In-12,
pp. xi-279.
Les nombreuses références à la lé-
gislation et à la jurisprudence fran-
çaises, et la similitude des principes
donnent à l'ouvrage de M. Roland
sur la Responsabilité des adminis-
trateurs dans les Sociétés anonymes,
en Belgique, un sérieux intérêt pra-
tique, même pour des jurisconsultes
français. — M. Roland a, en quelque
sorte, codifié cette matière difficile.
Il envisage sous tous ses aspects la
responsabilité des administrateurs de
sociétés, soit envers la société elle-
même, soit envers les créanciers, soit
envers les tiers et les actionnaires, —
qu'il s'agisse de fautes de gestion,
d'infractions à la loi ou aux statuts
sociaux, de délits ou de quasi-délits.
Présenté sous une forme très métho-
dique, bien documenté, exposé très
clairement, ce travail est appelé à
rendre de vrais services aux hommes
d'affaires. Si l'on considère le nombre
toujours croissant des sociétés par
actions, si l'on songe jusqu'où peut
aller la responsabilité des adminis-
trateurs, — dans l'affaire du Comp-
toir d'Escompte, ceux-ci ont été con-
damnés à payer, rien qu'à titre de
provision, une somme de dix-huit
millions, — on comprendra l'utilité
d'un travail d'ensemble qui éclaire
les intéressés sur leurs devoirs et sur
leurs droits.
Alexandre Halot, avocat à la
cour d'appel de Bruxelles. — Traité
de la situation légale des étran-
gers en Belgique. Paris, Cheva-
lier-Marescq; Bruxelles, E.Bruy-
lant, 1900. In-12, pp. xix-249.
Prix : 4 francs.
Avec le tout récent volume que
vient de publier M. Halot, nous res-
tons dans le droit belge, mais en un
point qui intéresse spécialement les
étrangers, puisqu'il s'agit de leur si-
tuation légale en Belgique. Cet ou-
vrage renferme un ensemble de do-
cuments précieux , qu'il est bien
difficile de se procurer, si ce n'est
dans les grandes bibliothèques, et
au prix de longues recherches. En
dépit de son titre, il constitue moins
un traité qu'un recueil où tous les
textes intéressant les étrangers sont
rangés em un ordre méthodique. On
pourrait plus exactement l'intituler :
Code des étrangers en Belgique.
C'est dire que ce petit volume n'est
pas destiné à être lu, mais simple-
ment consulté.
Nous souhaitons que l'exemple de
M. Halot soit suivi en d'autres pays.
L'étude de la législation comparée,
et celle du droit international privé
426
REVUE DES LIVRES
et public, en seraient singulièrement
facilitées.
Affaire des Augustins de l'As-
somption. ïn-8, pp. 143. — Le
Procès des Douze en appel. In-
terrogatoires et plaidoyers. In-8,
pp. 238. Paris, Maison de la Bonne
Presse, 1900.
La maison de la Bonne Presse a
édité, après les avoir recueillies in
extenso, ces plaidoiries si françai-
ses, si modernes dont les échos du
Palais vibrent encore. Il s'agit du
procès en première instance et en
appel des Pères de l'Assomption. Les
plaidoiries de MM«« Delepouve, Re-
verdy, Bazin et de Bellomayre offrent
d'excellents modèles du genre. Et,
sans être avocat, chacun peut appré-
cier les qualités de dialectique, d'es-
prit, de bon sens, de logique, de
chaude éloquence qui brillent dans
ces plaidoyers des bons défenseurs
du droit et de la liberté. Les juris-
consultes apprécieront l'étude si ap-
profondie, si fouillée sous tous les
rapports, de ce fameux article 291
du Code pénal qui ne pouvait guère
s'attendre à l'honneur d'être encore
invoqué et discuté. L'histoire même
de ce temps s'enrichit par cette pu-
blication de documents précieux. A
notre époque, où l'abus de l'infor-
mation finit par enlever aux événe-
ments leur relief et leur portée, il
est bon qu'un monument durable
conserve la mémoire de cet épisode
tristement remarquable de notre
histoire contemporaine. L. Treppoz.
MÉDECINE
Claude Bernard. — Introduc-
tion à l'étude de la médecine
expérimentale, avec des notes
par le R. P. Sertillanges, domi-
nicain. Paris, F. Levé, 1900. In-8,
pp. 364.
L'œuvre maîtresse de Claude Ber-
nard, celle qui lui a ouvert les portes
de l'Académie française, c'est, on le
sait, l'Introduction à l'étude de la
médecine expérimentale. Écrite d'un
style large, simple et ferme, elle est
pleine d'idées et donne le sentiment
du maître sur la méthode expérimen-
tale. La pensée philosophique y do-
mine de haut les faits; toutefois, elle
n'est pas toujours sûre, et la plupart
des lecteurs sont exposés à s'y per-
dre. Aussi, la science ne saurait être
trop reconnaissante au R. P. Sertil-
langes de nous livrer aujourd'hui le
travail de Cl. Bernard avec un en-
semble de près de trois cents notes
qui éclairent, soutiennent, grandis-
sent et parfois rectifient la pensée
du maître. Tous ceux qui s'intéres-
sent à la philosophie et à la science
voudront avoir dans leur bibliothè-
que cette belle et définitive édition
que vient rehausser un superbe por-
trait de notre grand physiologiste.
Une seule critique que nous ne
saurions tajre, et à laquelle il sera
facile de faire droit à la prochaine
édition : les notes gagneraient à être
mises au bas des pages, au lieu d'être
réunies en tête du volume, ce qui
complique le travail et fatigue l'at-
tention du lecteur. D^ Surbled.
CLASSIQUES
Adrien Gentil, capitaine d'ar-
tillerie. — Virgile : les Géorgi-
ques. Traduction en vers français.
Grenoble, librairie dauphinoise,
Falque et Perrin, 1900. In-8,
pp. XII- 144»
C'est, dans l'armée française, une
tradition glorieuse d'enlacer au lau-
rier des batailles le lierre, couronne
des doctes fronts. M. le capitaine
Gentil n'y veut point faillir, et il
nous donne aujourd'hui, en un vo-
lume élégant, une traduction en vers
des Géorgiques. a Dans cette traduc-
tion , je n'ai pas tenté d'être égal
à Virgile, ni supérieur à Delille ;
j'ai traduit aussi exactement que pos-
sible... mais surtout j'ai traduit com-
REVUB DES LIVRES
43^
me j'ai senti; car les amis de la na-
ture, auxquels je parle et parmi les-
quels jenie range, trouveront toujours
un plaisir infini à relire les beaux
vers des Géorgiques, qui sont nés il
y a deux mille ans, et qui ne mour-
ront pas. » Voilà un programme mo-
deste. Il convient d'ajouter que, mal-
gré la tyrannie de la rime, l'auteur a
lutté, parfois avec bonheur, contre
les grâces natives de l'original.
Adhémar d'Alès, S. J.
I.-L. GoNDAL, S. -S. — Parlons
ainsi. De la voix et du geste. Pa-
ris, Bloud et Barrai, s. d. In-8,
pp. vi-568. Prix : 5 francs.
Bien parler est un art qui s'ac-
quiert surtout par l'exercice. M. Gon-
DÀL, dont le « mécanisme de la pa-
role » a été apprécié ici même.
(Études, part, bibl., 1896, p. 269),
réunit dans le présent volume toute
une théorie De la voix et du geste.
Données des physiologistes, règles
des grammairiens, secrets des artis-
tes, recettes des médecins, chefs-
d'œuvre des littérateurs se coordon-
nent dans cet ouvrage a pour indiquer
à ceux qui parlent à quelles condi-
tions on devient expert en l'art de
bien dire » ; et surtout le savant pro-
fesseur d'éloquence au séminaire
Saint-Sulpice a pour but d'enseigner
aux étudiants et de rappeler aux pré-
dicateurs quel parti on peut tirer de
la phonétique et de la mimique dans
l'intérêt du bien des âmes et de la
gloire de Dieu. Dans la première
partie, sont étudiés la science de l'ar-
ticulation, l'art de la phonation, le
secret de la respiration; dans la se-
conde, le maintien, la physionomie,
le geste. Je me permets de signaler
de nombreux et excellents exercices
sur l'articulation, que M. Coquelin
aîné appelle le dessin de la diction,
qui seule, disait M. Legouvé, — - un
autre maître qui s'y connaissait, — •
donne la clarté, l'énergie, la passion,
la véhémence. Paul Poydenot, S.J.
LINGUISTIQUE
L. Leau, agrégé et docteur es
sciences, membre du Congrès in-
ternational des mathématiciens. —
Une langue universelle est-elle
possible ? Paris, Gauthier-Villars,
1900. Prix : 1 franc.
Une langue universelle est-elle pos-
sible ? Sous ce titre, M. Lbau tente
un nouvel effort en faveur de cette
idée, si souvent énoncée. Il défend la
cause d'une langue universelle avec
une ardeur combative, qui prouve la
sincérité de ses convictions. Tour à
tour, il montre l'utilité d'un tel lan-
gage, unique, commercial et scienti-
fique, répond aux objections les plus
fréquentes, se demande s'il faudrait
faire choix d'une langue morte ou
d'une langue nouvelle, et si elle se-
rait parlée ou simplement écrite ; il
expose enfin l'intérêt qu'elle offrirait
au point de vue du commerce inter-
national, et s'efforce, en terminant,
de trouver les moyens d'obtenir l'ap-
pui favorable des académies, ou tout
au moins des congrès.
Pour nous , quelques avantages
que nous reconnaissions à une lan-
gue universelle, et quelques vœux que
nous fassions pour que ce problème
important ait une solution en ce
sens, nous doutons que les hommes
témoignent assez de bonne volonté
et d'initiative pour adopter les idées
de M. Leau, et agir suivant la mar-
che qu'il propose.
M. Leau a pu d'ailleurs faire son
expérience au dernier Congrès des
mathématiciens : elle n'a pas dû beau-
coup l'encourager.
Quant à la langue à choisir, sera-
ce le latin, comme M. Leau paraît en
avoir la pensée ? L'exemple des Des-
cartes, des Leibniz, des Newton, et
celui de bien des savants européens
de nos jours, plaideraient en faveur
de ce choix. Mais que serait ce latin !
Déjà l'on en sait bien peu... Faudra-
t-il en imposer l'étude (longue, même
pour mal écrire) aux commerçants,
428
REVUE DES LIVRES
aux industriels, à tous ceux qui
pensent ?
Mieux vaudrait adopter une langue
créée de toutes pièces, et simple
surtout. Le Voiapûk ? Il est encore
compliqué, h' Espéranto présente l'a-
vantage d'être d'une étude très facile :
en trois heures on en sait toute la
grammaire, et le vocabulaire est
assez vite connu. En outre, les Es-
pérantistes sont déjà nombreux, ont
même des journaux, un commence-
ment de littérature...
Souhaitons donc que les congrès
futurs ne soient pas, comme le der-
nier, sourds aux conseils de M. Leau
et de bien d'autres savants ; et, pour
préciser, souhaitons aussi ( ceci est
notre opinion personnelle) qu'on se
décide en faveur de l'Espéranto.
P. M. —T.
Les Études ont encore reçu les ouvrages et opuscules suivants :
Almanach du Clergé pour 1901 (1" année). Ancienne Maison Ch. Dou-
niol, P. Téqui, libraire-éditeur, Paris. Une brochure in-8, pp. 120. Prix :
50 centimes.
Apologétique. — Hasard ou Providence. Le problème des causes finales;
par le R. P. J.-D. Folghera, O. P, (lll® brochure de la collection Science et,
Religion.) Paris, Bloud et Barrai. 1900. In-12. Prix : 60 centimes.
— Péché {Le) originel dans Adam et ses descendants. Exposé apologéti-
que. \^^ partie : Justice et chute originelle. 2* partie : La tache héréditaire;
par le R. P. X.-M. Le Bachelet, S. J. {113« et 114" brochure de la collec-
tion Science et Religion. ) Paris, Bloud et Barrai, 1900. 2 in-12. Prix : 60 c,
chaque partie.
Ascétisme. — At the Feet of Jésus ; by Mme Cecilia, Religions of St. An-
drew's Couvent, Streatham. Author of « Home truths for Mary's Cbildren »,
« The convert's Guide », etc. London, Burns et Oates, 1900. In-12, pp. 280.
— Chrétien {Le) à l'école de Saint-Joseph, par l'auteur des Arts spiri-
tuels, 2« édition. Paris, P. Téqui, 1901. In-18, pp. xi-400. Prix : 1 fr. 50.
— Doctrine toute céleste {Une) ou moelle historico-ascétique et doctri-
nale des écrits de sainte Thérèse, pouvant servir de fil conducteur pour la
lecture des œuvres complètes de cette vierge séraphique. Traduit dans l'or-
dre de la récente édition espagnole de D. Vincente de la Fuente, par l'abbé
NiMAL. Paris et Tournai, chez H. et L. Casterman, 4900. In-12, pp. 216.
Prix : 1 fr. 50.
— Les Saints, par E. de Bar. Paris, librairie Saint-Paul, 1900. Grand
in-18 illustré. Prix franco : 2 fr. 30.
— Mater Admirahilis ou les Quinze premières années de Marie Imma-
culée, par M. l'abbé Alfred Monnin, missionnaire, auteur de la Vie du curé
d'Ars, 4e édition. Paris, P. Téqui, 1901. In-12, pp. xxxi-408. Prix : 3 fr. 50.
— Paillettes d'or. Onzième série : recueil des années 1898-1899-1900.
Avignon, Aubanel frères; Paris, Amat, 1900. Un joli volume in-18, pp. 150.
Prix : broché, 60 centimes ; couverture illustrée, papier fort, 70 centimes.
Biographie. — Rédemptoristine { Une). Mère Marie-Alphonse, de la Volonté
de Dieu, fondatrice des premiers monastères des Rédemptoristines au delà
des Alpes. Souvenirs publiés parle R. P. H. Nimal, G. SS. R. Liège,
H. Dessain; Paris, Vve Magnin et fils, 1900. In-12, pp. 344.
— Vie et Esprit du serviteur de Dieu Barthélémy Holzhauser, chanoine,
curé -doyen, fondateur de séminaires et réformateur du clergé en Aile-
REVUE DES LIVRES 429
magne (1613-1658), par M. l'abbé Gaduel, chanoine et vicaire général'd'Or-
léans. 3' édition. Albi, imprimerie des Apprentis-Orphelins, 1900. In-12,
pp. 374-122.
Bulletin» et Revues. — Archiconfrérie de Notre-Dame de CompassioUy
instituée par S. S. Léon XIII, pour le retour de l'Angleterre à la foi catho-
lique [Bulletin trimestriel del'). Première année, n° 1 le 15 août 1900. Tous
les abonnements partent du 15 mars. Prix : 3 francs par an. Adresser les
demandes au directeur, rue de Vaugirard, 50, Paris.
Catéchisme de Léon X///. Extraits des encycliques, etc., réunies et dis-
posées en Leçons catéchistiques. Faciscule II : l'Etat; fascicule III : l'Église
et l'État. Parle R. P. G. Cerceau, S. J. Paris, X. Rondelet et C^\ 1901. Prix
de chaque fascicule : 75 centimes.
Classiques. — Grammaire hébraïque élémentaire, par Mgr Alphonse
Chabot. 5* édition revue, corrigée et augmentée. Fribourg-en-Brisgau,
B. Herder, 1900. In-12. pp 177.
Correspondance. — Beati Pétri Canisii S. J. Epistulse et Acta. CoUegit et
adnotationibus illustravit Otto Braunsberger, S. J. Fribourg-en-Brisgau,
Herder, 1901. Volumen IIl"'» (1561, 1562). Prix : M. 23. (Voir Études, partie
bibliographique, 1896, p. 514.)
Critique hagiographique. — De V authenticité de la Légende de saint
francuis dite des Trois Compagnons, par Paul Sabatier, auteur de la Vie
de saint François d'Assise. (Extrait de la Revue historique.) In-8, pp, 43.
Critique historique. — Deux traditions [Les), Tarine et Valdolaine, sur
les origines et le culte du bienheureux Innocent V, en réponse au dernier
opuscule de Mgr Turiuaz, sur la partie du bienheureux Innocent V, par le
R. P. Fr.-Pie Mothon, O. P. Aoste, Imprimerie catholique. In-12, pp. 40.
Discours et Sermons. — Droit romain [Le) et le Droit germanique dans la
Monarchie franque. 2' partie : les Biens et la Procédure. Discours prononcé
par M. P. Van Wetter, recteur de l'Université de Gand, à la séance solen-
nelle d'ouverture des cours, le 16 octobre 1900. Paris, A. Marescq, 1900.
In-8, pp. 65.
— Grand Jubilé [Le] de l'an 1300 et la Divine comédie de Dante. Confé-
rence faite au Cercle du Luxembourg, le 9 février 1900, par le R. P. Terrade,
de la Société de Marie. Paris, Ch. Poussielgue.
— Lutte contre V esclavage. Discours prononcé dans la séance de clôture
du Congrès antiesclavagiste international, le 8 août 1900, par S. Ém. le
cardinal Perraud, évêque d'Autun, membre de l'Académie française. Paris,
imprimerie L. Maretheux. In-8, pp. 21.
— Notre-Dame Consolatrice de Montgédry, à Arpenans. Discours pro-
noncé à la bénédiction d'une statue de la Vierge, érigée sur la butte de Mont-
gédry, à Arpenans, le 30 septembre 1900, par l'abbé Jean Lagardère. Besan-
çon, H. Bossanne.
— OEuvre d'Étudiants à Paris { Une). Discours prononcé dans l'église de
Saint-François-Xavier à Paris, le 24 mai 1900, par l'abbé R. Planeix, cha-
noine honoraire, supérieur des Missionnaires diocésains de Clermont-Fer-
rand. Paris, P. Lethielleux, Prix : 75 centimes.
— Saint Bernard, le moine, l'apôtre (étude psychologique et sociale).
Discours prononcé à la Trappe d'Acey, par l'abbé Jean Lagardère, le
20 août 1900. Besançon, H. Bossanne.
— Sainte Thérèse, l'enfant, la religieuse, la réformatrice (étude psycho-
logique et mystique). Discours prononcé au Carmel de Besançon, le 15 octo-
bre 1900, par l'abbé Jean Lagardère.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
Janvier 11. — A Paris, mort du générai Lambert, sénateur natio-
naliste, fameux par la défense héroïque de Bazeille, dans l'épisode si
connu des Dernières cartouches. Il avait été élu sénateur en janvier 1900.
13. — Dans TAin, M. Pochon, député radical est élu sénateur en
femplacement de M. Alorellet, nommé procureur général à Poitiers.
14. — A Paris, M. Sembat, député socialiste, interpelle le gouver-
nement sur l'ingérence du Souverain Pontife dans nos affaires inté-
rieures et accuse S, S. Léon XIII d'avoir, par sa lettre au cardinal
Richard) violé le Concordat.
Le président du Conseil, ayant affirmé la modération de la lettre du
Pape, la Chambre vote, contre M. Sembat, un ordre du jour assez
anodin proposé par MM. de La Batut et Sarrazin.
— A Pékin, le protocole des préliminaires de la paix est signé avec
les plénipotentiaires chinois.
15. — A Paris, au Palais Bourbon, le débat sur le droit d'associa-
tion est inauguré par un discours de M. Renault-Morlière qui conjure
la Chambre de ne pas ouvrir l'ère des persécutions religieuses.
M. Viviani, député socialiste, trouve le projet du gouverment trop
bénin, et demande la suppression pure et simple des congrégations.
Il déclare que la guerre engagée par son parti vise non seulement
les associations religieuses, mais l'Église catholique tout entière.
— Au Sénat, commence la discussion de la réforme du régime fiscal
sur les successions. Cette importante loi qui consacre la progressivité
des taxes successorales est vivement combattue.
17. — A Paris, à la Chambre des députés, M. Piou prend la défense
des congrégations menacées, rappelle les services rendus par elles
et montre que la loi proposée n'est pas une loi de réforme sérieuse,
mais bien l'arbitraire se cachant sous les apparences du droit com-
mun. — M. Trouillot, rapporteur, défend les dispositions du projet et
s'efforce de démontrer que, contrairement à la thèse de M. Viviani,
frapper les congrégations, ce n'est pas frapper l'Église. Il oppose
au clergé régulier le clergé séculier, et représente le second comme
victime des incessants empiétements du premier.
— A Paris, mort de M. Le Cour-Grandmaison, sénateur conserva-
teur de la Loire-Inférieure. Né en 1848, engagé volontaire en 1870-71,
élu député en 1885, il défendit énergiquement tant à la Chambre qu'au
Sénat les principes catholiques.
18. ^— A Berlin, fêtes pour le bicentenaire du royaume de Prusse.
— A Vienne, les élections au Reichsrath ont donné 183 voix aux
droites slaves, 195 aux gauches allemandes, 23 aux catholiques purs.
EVENEMENTS DE LA QUINZAINE 431
19. — A Paris, mort du duc de Broglie, de l'Académie française.
Petit-fils de Mme de Staël et (ils du duc de Broglie, ministre de Louis-
Philippe, il fut lui-même historien et homme d'Etat. Député en 1871 à
l'Assemblée nationale, président du Conseil du 28 mai 1873 au 16 mai
1874, et du 16 mai 1877 au 20 septembre de la même année, il se retira
de la vie politique en 1885.
20. — A Rennes, le général de Saint-Germain, nationaliste catholi-
que, est élu sénateur contre M. Maugère, radical.
— A Montmédy, M. de Benoist, nationaliste catholique, est élu
député contre M. Didion, progressiste ministériel.
— A Paris, à Notre-Dame, prières publiques ordonnées par S. Ém.
le cardinal Richard.
— A Paris, VOfficiel publie la mise en disponibilité du général Ges-
lin de Bourgogne, un des plus jeunes et des plus brillants généraux de
Tarmée française, pour avoir hautement proclamé sa foi catholique, il
y a près d'un an, dans une réunion privée d'anciens élèves, au collège
Saint-François-Xavier, de Vannes.
— A Montceau-les-Mines, la grève générale est déclarée.
21. — A Paris, M. le comte Albert de Mun réfute^ à la Chambre des
députés, le rapport de M. Trouiilot et défend les congrégations sur le
terrain économique, en montrant l'inanité du péril constitué par le pré-
tendu développement de la mainmorte religieuse ; sur le terrain politi-
que, en justifiant l'enseignement donné par les congrégations. M. Wal-
deck-Rousseau essaie de légitimer les mesures d'exception contre les
associations religieuses en empruntant aux parlementaires de l'ancien
régime les arguments les plus surannés.
22. — A Paris, au Palais Bourbon, M. Ribot se fait l'avocat des
congrégations religieuses, en se couvrant de Taulorité de Bismarck, de
Gambetta et de M. Waldeck lui-même. Il est d'avis qu'à mesure que
l'action officielle de l'Église diminue, sa liberté doit augmenter; il estime
qu'exiger, pour les congrégations, l'autorisation du parlement, c'est
les supprimer en fait. Il accuse enfin le ministère de vouloir surtout
par la loi nouvelle atteindre la liberté d'enseignement.
M. Brisson, insiste sur la confiscation des biens et réclame la sécu-
larisation de l'enseignement.
M. Lerolle trouve dans le discours de M. Brisson la preuve que la
loi proposée est surtout une loi de haine contre les catholiques. Il
venge l'enseignement des religieux des accusations portées contre lui,
défend leurs œuvres de bienfaisance et retourne, documents en mains,
contre la franc-maçonnerie les allégations de M. Brisson.
M. Puech revendique pour tous, au nom des socialistes nationa-
listes, le droit de s'associer. Il craint qu'un vote favorable au projet
du gouvernement ne devienne un jour, dans les mains d'un ministre,
une arme terrible contre la liberté de tous.
— A Londres, mort de la reine Victoria I'*. Fille unique du prince
Edouard de Kent, et petite-iille du roi Georges III, elle était née le
432 ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
24 mai 1819. Elle avait succédé, le 20 juin 1837, à son oncle Guil-
laume IV. Le prince de Galles, proclamé roi, prend le nom
d'Edouard VII.
24. — A Paris, à la Chambre des députés, suite du débat sur les
associations. M. Lasies remercie d'abord M. Viviani d'avoir déclaré
que la question actuelle intéresse l'Eglise tout entière contre laquelle
est dirigée cette première escarmouche. Il oppose aux vœux des con-
grégations les serments maçonniques, rappelle les œuvres de bienfai-
sance et de civilisation accomplies par les religieux, montre dans la
loi l'esprit de la Réforme, tel que M. Bourgeois lui-même l'a décrit, et
met en regard du milliard prétendu des congrégations, le chiffre réel
des fortunes juives. Après ce discours, la discussion générale est close.
25. — Les nouvelles de l'Afrique du Sud ont été pendant cette quin-
zaine presque constamment favorables aux Boers. L'invasion de la
colonie du Cap se poursuit progressivement. Une dépêche officielle a
même signalé une reconnaissance poussée par les éclaireurs du
commando d'Herzog jusqu'à Tulbagh, près df Capetown. ^
Lord Kitchener s'efforce de lever des troupes parmi les colons. Mais
les Afrikanders, déjà mécontents des réquisitions anglaises, font sou-
vent cause commune avec les Boers ou du moins se prêtent mal aux
opérations de l'armée britannique.
Pendant ce temps, les deux Républiques sont le théâtre d'incessants
combats. Les troupes anglaises ne se ravitaillent qu'avec peine ; les
Boers, au contraire, font, jusque dans le pays occupé par l'ennemi,
d'audacieuses razzias.
Les lignes de chemin de fer sont particulièrement maltraitées.
Le chiffre officiel des malades et morts de maladie, communiqué tous
les matins par le War Office, devient de plus en plus considérable.
— En Chine, bien que les plénipotentiaires Célestes aient apporté
leurs notes revêtues de toutes leurs signatures et le décret impérial
muni du grand sceau, la paix ne semble pas encore assurée, car la dis-
cussion se rouvre atout instant sur les points qui paraissent les mieux
acquis. Les puissances européennes déclarent qu'aucun rappel de
troupes ne sera fait avant que satisfaction leur ait été donnée.
Paris, le 25 janvier 1901.
Le Secrétaire de la Rédaction :
Edouard CAPELLE, S. J.
Le Gérant: Victor RE TAUX
Imp. J, Dumoulin, rue des G-rands-Augustins, 5, à Paris.
LETTRE APOSTOLIQUE *
DE
NOTRE TRÈS SAINT PÈRE LÉON XIII
Aux patriarches j primats, archevêques , cvéques et autres ordinaires
en paix et en communion avec le Siège apostolique
LÉON XIII, PAPE
Vénérables Frères, salut et bénédiction apostolique,
Les graves discussions, relatives aux questions économi-
ques générales qui, depuis longtemps, en plus d'une nation,
ébranlent la concorde des esprits, deviennent de jour en jour
plus multipliées et plus ardentes, au point de retenir et d'in-
quiéter à bon droit l'attention des hommes prudents. Ces dis-
cussions, des erreurs d'ordre philosophique et d'ordre pra-
tique, largement répandues, les ont soulevées tout d'abord.
En outre, les secours nouveaux apportés à l'industrie par
l'époque actuelle, la rapidité des communications et les com-
binaisons de toute espèce qui ont permis de diminuer le tra-
vail et d'augmenter le gain, ont rendu le conflit plus aigu.
Enfin, par les mauvaises passions d'hommes turbulents, la
discorde ayant été excitée entre les riches et les prolétaires,
les choses en sont venues à un tel point, que les États, agi-
Venerabilibus Fratribus , patriarchis , primatibus , archiepiscopis ,
episcopis aliisque locorum ordinariis pacem et communionem cum
apostolica sede habentibus
LEO PP. XIII
Venerabiles Fratres, salutem et apostolicam benedictionem,
Graves de communi re œconomica disceptationes, quae non una in
gente jamdudum animorum labefactant concordiam, crebrescunt in dies
calentque adeo ut consilia ipsa hominum prudentiorum suspensa me-
rito habeant et sollicita. Eas opinionum fallaciae, in génère philoso-
phandi agendique late diffusae, invexere primum. Tum nova quae tulit
aetas artibus adjumenta, commeatuum celeritas et adscita minuendœ
operae lucrisque augendis omne genus organa, contentionem acuerunt.
Denique, locupletes inter ac proletarios, malis turbulentorum homi-
num studiis, concitato dissidio, eo res jam est deducta, ut civitates
1. Cette traduction est empruntée, en grande partie, à la Semaine reli-
gieuse de Paris.
LXXXVI. — 28
434 LETTRE APOSTOLIQUE
tés par des troubles plus fréquents, paraissent exposés, en
outre, à de grandes calamités.
Pour Nous, dès les débuts de Notre pontificat, Nous avons
bien remarqué le péril qui, de ce chef, menaçait la société
civile, et Nous avons pensé qu'il était de Notre devoir d'a-
vertir publiquement les catholiques des graves erreurs qui
se cachent sous les théories du socialisme, et du grand dan-
ger qui en résulte, non seulement pour les biens extérieurs
de la vie, mais encore pour l'intégrité des mœurs et pour la
religion. C'est à ce but que visait Notre Lettre Encyclique
Qiiod Apostolici muneris^ que Nous avons publiée le 28 dé-
cembre 1878. — Mais, ces mêmes périls s'aggravant chaque
jour, au préjudice croissant des intérêts privés et publics,
Nous Nous sommes efforcé une seconde fois d'y pourvoir
avec encore plus de zèle. Dans Notre Lettre Encyclique Re-
rum novariim^ en date du L5 mai 1891, Nous avons traité de
même, et longuement, des droits et des devoirs par le jeu
harmonieux desquels les deux classes de citoyens, celle qui
apporte le capital et celle qui apporte le travail, doivent s^ac-
corder entre elles. Nous avons montré en même temps, d'a-
près les préceptes évangéliques, les remèdes qui Nous ont
paru pouvoir contribuer le plus utilement à sauver la cause
de la justice et de la religion, et à guérir toute dissension
entre les classes de la société.
sœpius agitatse motibus, magnis etiam videantur calamitatibus funes-
tandae.
Nos qiiidem, pontificatu vix inito, probe animadvertimus quid civilis
societas ex eo capite periciitaretur, officiique esse duximus catholicos
monere palam, quajîtus in socialismi placitis laleret error^ quantaque
iiïimineret inde pernicies, non externis vitae bonis tanturamodo, sed
morum etiam probitati religiosaeque rei. Hue spectarunt litterae ency-
clicae Quod Apostolici Muneris, quas dediraus die xxviii decembris
anno mdccclxxviii. Verum, periculis iis ingravescentibus majore quo-
tidie cum damno privatira publiée, iterum Nos eoque enixius ad provi-
dendum contendimus. Datisque similiter litteris Rerum No\>arum, die
XV maii anno mdcccxci, de juribus et offîciis fuse diximus, quibus ge-
rainas civium classes, eorum qui rem et eorum qui operam conferunt,
congruere inter se oporteret ; simulque remédia ex evangelicis prae-
scriptis monstravimus, quœ ad tuendam justitiœ et religionis causam,
et ad dimicationem omnem inter civitatis ordines dirimendam visa sunt
in primis utilia.
DE NOTRE TRÈS SAINT PERE LEON XIII 435
Grâce à r3ieu, Notre confiance n'a pas été frappée de sté-
rilité. Ceux-là mêmes, en effet, qui se séparent des catholi-
ques, ont avoué, poussés par la force de la vérité, qu'il faut
reconnaître à l'Église le mérite d'étendre sa prévoyance sur
tous les degrés de l'échelle sociale, et principalement sur
ceux qui se trouvent dans une malheureuse condition. Les
catholiques ont retiré de Nos Lettres des fruits assez abon-
dants ; car, non seulement ils y ont puisé des encouragements
et des forces pour poursuivre les bonnes œuvres qu'ils avaient
entreprises, mais encore ils y ont emprunté la lumière qu'ils
désiraient, et grâce à laquelle ils ont pu s'adonner, avec plus
de sécurité et de succès, à l'étude des questions de ce genre.
Il en est résulté que les dissensions d'opinions qui régnaient
entre eux ont été, en partie, éteintes, en partie, atténuées et
entrecoupées de trêves. Dans Tordre pratique, la consé-
quence a été que, pour prendre soin des intérêts des pro-
létaires, surtout dans les endroits où ils étaient particulière-
ment lésés, de nombreux organismes, grâce à un zèle persé-
vérant, ont été créés ou utilement développés ; par exemple,
ces secours offerts aux ignorants, sous le nom de secrétariats
du peuple; les caisses rurales de crédit, les sociétés de se-
cours mutuels; celles qui ont pour objet de pourvoir aux
nécessités des malheureux, les associations d'ouvriers, et
d'autres sociétés ou œuvres bienfaisantes du même genre.
Nec vero Nostra, Deo dante, irrita cessit fiducia. Siquidem vel ipsi
qui a catholicis dissident, veritatis vi commoti, hoc tribuendum Eccle-
sise professi sunt, quod ad oranes civitatis gradus se porrigat provi-
dentem atque ad ilios prœcipue qui misera in fortuna versantur.
Satisque uberes ex documentis Nostris catholici percepere fructus.
Nam inde non incitamenta solum viresque hauserunt ad cœpta optima
persequenda; sed lucem etiam mutuali sunt optatam, cujus beneficio
hujusmodi disciplinae studia tutius ii quidem ac felicius insistèrent.
Hinc factura ut opinionum inter eos dissensiones partira submotœ
sint, partira mollitae interquieverint. In actione vero, id consecutum est
ut ad curandas proletariorum rationes, quibus praesertira locis magis
erant afflictae, non pauca sint constanti proposito vel nove inducta vel
aucta utiliter; cujusmodi sunt : ea ignaris oblata auxiha, quie vocant
secretariatus populi : raensaî ad ruricolarum rautuationes; consociatio-
nes, aliae ad suppetias mutuo ferendas, aliae ad nécessitâtes ob infor-
tunia levandas; opificum sodalitia; alla id genus et societatum et ope-
rum adjura enta.
436 LETTRE APOSTOLIQUE
Ainsi donc, sous les auspices de l'Eglise, une certaine en-
tente pour l'action s'est manifestée entre les catholiques, qui
ont tâché de combiner des institutions propres à venir en
aide au peuple, exposé aux pièges et aux périls non moins
souvent qu'à l'indigence et aux labeurs. Cette sorte de bien-
faisance populaire, au commencement, n'avait pas coutume
de se distinguer par une appellation particulière. Le terme
de socialisme chrétien^ introduit par quelques-uns, et les
autres expressions dérivées de celle-là, sont tombés juste-
ment en désuétude. Il plut ensuite à certains, et à bon droit,
de l'appeler action chrétienne populaire. 11 est des lieux
où ceux qui s'occupent de ces choses sont dénommés chré'
tiens sociaux. Ailleurs, la chose elle-même est appelée dé-
mocratie chrétienne., et ceux qui s'y adonnent sont les démo-
crates chrétiens ; au contraire, le système soutenu par les
socialistes est désigné sous le nom de démocratie sociale.
Or, des deux derniers groupes d'expressions énoncées ci-
dessus, si la première, « chrétiens sociaux », ne soulève pas
de bien grandes polémiques, la seconde, « démocratie chré-
tienne », choque beaucoup d'honnêtes gens, qui lui trouvent
attaché un sens ambigu et dangereux. Cette appellation leur
inspire des craintes à plusieurs points de vue. Ils craignent
que, par ce mot, on ne favorise, par une sorte de propagande
secrète, le gouvernement populaire, ou qu'on ne le déclare
préférable aux autres formes du gouvernement. Ils craignent
que la vertu de la religion chrétienne, les autres classes de
l'État étant, pour ainsi dire, écartées, ne paraisse restreinte
Sic igitiir, Ecclesiae auspiciis, quœdam inter catholicos tum conjunctio
actionis tum institutorum providentia iiiita est in praesidium piebis
tam sœpe non minus insidiis et periculis quam inopia et laboribus cir-
cumventae. Quœ popularis beneficentiae ratio nulla quidem propria
appellatione initio distingui consuevit : socialismi christlani nomen a
nonnullis invectum et derivata ab eo haud immerito obsoleverunt. Eam
deinde pluribus jure nominare placuit actlonem cliristianam popu-
larem. Est etiam ubi, qui tali rei dant operam, sociales christlani
vocantur : alibi vero ipsa vocatur democratia christiana, ac democra-
dci christiani qui eidem dediti ; contra eam quam socialistae contendunt
democratiam socialem. — Jamvero e binis rei significandae modis pos-
tremo loco allatis, si non adeo primus, sociales christiani, aller certe,
democratia christiana apud bonos plures offensionem habet, quippe
DE NOTRE TRES SAINT PERE LEON XIII 437
au seul avantage du peuple. Ils craignent, enfin, que sous
ce terme insidieux, ne se dissimule le projet de décrier
toute sorte de pouvoir légitime, soit civil, soit sacré. Gomme
cette matière soulève couramment trop de discussions, et
des discussions parfois trop vives, la conscience de Notre
devoir Nous invite à poser des bornes à la controverse, en
définissant ce que les catholiques doivent penser à ce sujet.
Notre intention est, en outre, de leur prescrire quelques
règles, par lesquelles leur action devienne plus large et plus
salutaire à la société.
Quel est le but de la démocratie sociale^ et quel doit être
celui de la démocratie chrétienne ^ c'est là un point qui ne
peut en aucune manière être douteux. L'une, en effet, —
qu'on se laisse aller à la professer avec plus ou moins d'excès,
— est poussée par beaucoup de ses sectateurs à un tel degré
de perversité, qu'elle ne considère rien comme supérieur
aux choses terrestres, qu'elle recherche les biens corporels
et extérieurs, et qu'elle fait consister le bonheur de Thomme
dans la poursuite et la jouissance de ces biens. Pour ce motif,
ils voudraient que, dans l'Etat, le pouvoir appartînt au peuple,
de telle sorte que, les classes sociales étant supprimées, et
les citoyens rendus égaux, on s'acheminât vers l'égalité des
fortunes. Pour ce motif aussi, ils voudraient que le droit de
cui ambiguum quiddara et periculosum adhaerescere existiment. Ab hac
enimappellatione metuunt, plus una de causa : v/delicet, ne quo obtecto
studio popularis civitas foveatur, vel ceteris politicis forrais praeop-
tetur ; ne ad plebis coramoda, ceteris tamquam semotis rei publicaî
ordinibus, cbrislianœ religionibus virtus coangustari videatur ; ne
denique sub fucato nomine quoddam lateat propositum legitimi cujus-
vis imperii, civilis, sacri, detrcctandi. — Qua de re quum vulgo iam
nimis et nonnunquam acriter discej)tetur, monet conscientia officii ut
controversiœ modura imponamus, definientes quidnam sit a catholicis
in hac re sentiendum : praeterea quœdara prsescribere consilium est,
quo amplior fiât ipsorum actio, multoque salubrior civitati eveniat.
Quid democratla socialis velit, quid velle christlanam oporteat,
incertura plane esse nequit. Altéra enim, plus minusve intemperanter
eam libeat profiteri, usque eo pravitatis a multis compellitur, nihil ut
quidquam supra huraana reputet ; corporis bona atque externa consec-
tetur, in eisque captandis et fruendis hominis beatitatem constituât. Hinc
imperium pênes plebern in civitate velint esse, ut, sublatis ordinuni
gradibus, aequatisque civibus, ad bonorum etiam inter eos aequalitatem
438 LETTRE APOSTOLIQUE
propriété fût aboli, et que toutes les richesses qui appar-
tiennent à des particuliers, les instruments de la vie eux-
mêmes, fussent regardés comme des biens communs.
Au contraire, la démocratie chrétienne, précisément parce
qu'elle se nomme chrétienne, doit s'appuyer sur les principes
posés par la foi divine comme sur sa base même. II lui faut
pourvoir aux intérêts des petits, de telle sorte qu'elle guide
vers la perfection, comme il convient, les âmes créées pour
les biens éternels. Il importe, par conséquent, que rien ne
lui soit plus sacré que la justice; qu'elle prescrive le main-
tien intégral du droit de propriété et de possession, qu'elle
conserve les classes distinctes, qui, manifestement, sont le
propre d'un Etat bien constitué; enfin, qu'elle se propose de
donner à la communauté humaine une constitution et un ca-
ractère conformes à ceux qu'a établis le Dieu créateur.
Il est donc évident que la démocratie sociale et la démo-
cratie chrétienne n'ont rien de commun ; elles diffèrent, en
effet, l'une de l'autre, autant que le système socialiste et la
profession de la loi chrétienne.
Mais il serait injuste que le terme de démocratie chrétienne
fût détourné vers un sens politique. Quoique le terme démo-
cratie, d'après l'étymologie même du mot et l'usage qu'en
ont fait les philosophes, indique le régime populaire; cepen-
dant, dans les circonstances actuelles, on ne doit l'employer
qu'en lui enlevant tout sens politique, et en ne lui attachant
sit gressiis : hinc jus dominii delendum et quidquid fortunarum est
singulis, ipsaque instrumenta vitae, communia habenda. At vero demo-
cratia christiania eo nirairum quod christiana dicitur, suo veluti funda-
mento, posilis a divina fide principiis niti débet, infirmorum sic prospi-
ciens utilitatibus, ut animos ad sempiterna factos convenienter perficiat.
Proinde nihil sit illi justitia sanctius ; jus potiundi possidenti jubeat
esse integrura ; dispares tueatur ordines, sane proprios bene consti-
tutae civitatis; eam demum humano convictui velit formara atque indo-
lem esse, qualem Deus auctor indidit. Liquet igitur démocratise socialis
et chrlstianœ communionem esse nullam : ea; nempe inter se differunt
tantum, quantum socialismi secta et professio cliristiana; legis.
Nefas autem sit christianae democratiae appellationera ad politica
detorqueri. Quamquam enim democratia, ex ipsa notatione nominis
usuque philosophorum, regimen indicat populare; attamen in re prae-
senti sic usurpanda est, ut omni politica notione detracta, aliud nihil
DE NOTRE TRÈS SAINT PÈRE LÉON XIII 430
pas d'autre signification que cette bienfaisante action chré-
tienne à l'égard du peuple. En effet, parce que les préceptes
de la nature et de l'Évangile sont, par leur autorité propre,
au-dessus des contingences humaines, il est nécessaire qu'ils
ne dépendent d'aucune forme du gouvernement civil; mais
ils peuvent s'accorder avec n'importe laquelle de ces formes,
pourvu qu'elle ne soit pas contraire à l'honnêteté et à la jus-
tice.
Ils sont donc, et ils demeurent pleinement étrangers aux
passions des partis et aux divers événements; de sorte que,
quelle que soit, en somme, la constitution d'un État, les ci-
toyens peuvent et doivent observer ces mêmes préceptes qui
leur ordonnent d'aimer Dieu par- dessus toutes choses et
leur prochain comme eux-mêmes. Telle fut la perpétuelle
discipline de l'Église; c'est celle qu'appliquèrent toujours
les Pontifes romains vis-à-vis des États, quel que fût le mode
de gouvernement qui régissait ceux-ci. Puisqu'il en est ainsi,
la pensée et l'action des catholiques qui travaillent à promou-
voir le bien des prolétaires ne peuvent, assurément, jamais
tendre à affectionner ou à favoriser un régime civil de pré-
férence à un autre.
De la même manière, il faut écarter de la démocratie chré-
tienne un autre grief : à savoir qu'elle consacre ses soins de
telle sorte aux intérêts des classes inférieures, qu'elle pa-
raisse laisser de côté les classes supérieures ; l'utilité de
significatum praeferat nisi hanc ipsam beneficam in populum actionem
christianam. Nam natura; et evangelii praecepta quia suopte jure huma-
nos casus excedunt, ea necesse est ex nullo civilis regiminis modo
pendere; sed convenire cum quovis posse, modo ne honestati et jus*
titiae repugnet. Sunt ipsa igitur manentque a partium studiis variisque
eventibus plane aliéna ut in qualibet demum rei publica^ constitu-
tione possint cives ac debeant iisdem stare pracceptis, quibus jubentur
Deum super omnia, proximos sicut se, diligere. Hîec peq3etua Ecclesiae
disciplina fuit; hac usi romani Pontifices, cura civitatibus egere seraper,
quocumque illœ administrationis génère tenerentur. Quae quum sint
ita, catbolicorum mens atque actio quœ bono proletariorum promo*
vendo studet, eo profecto spectare nequaquam potest ut aliud })!'« alio
regimen civitatis adaraet atque invehat.
Non dissimili modo a democratia christiana removendum est alterum
illud offensionis caput, quod nimirum in commodis inferiorum ordi-
num curas sic collocet, ut superiores prseterire videatur, quorum tamen
440 LETTRE APOSTOLIQUE
celles-ci n'est pas moindre pour la conservation et Tamélio-
ration de l'Etat. Cet écueil est évité, grâce à la loi chré-
tienne de charité, dont Nous avons parlé plus haut. Cette
charité ouvre ses bras pour accueillir tous les hommes,
quelle que soit leur condition, comme étant les enfants d'une
seule et même famille, créés par le même Père très bon,
rachetés par le même Sauveur, et appelés au même héritage
éternel.
Certes, telle est la doctrine et telle est l'exhortation de
l'Apôtre : « Il y a un seul corps et un seul esprit, comme vous
avez été appelés à une seule espérance par votre vocation.
Il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un
seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, agissant
par tous et demeurant en tous. » (Ephés., iv, 4-6.) Ainsi, à
cause de l'union naturelle du peuple avec les autres classes,
union qui est rendue plus étroite par la fraternité chré-
tienne, le grand zèle qui est consacré au soulagement du
peuple fait sentir assurément son influence parmi ces classes
elles-mêmes ; d'autant qu'il est convenable et nécessaire,
pour obtenir un bon résultat, que celles-ci donnent leur part
de collaboration, ainsi que nous l'expliquerons plus loin.
On doit, en outre, être bien éloigné de cacher sous le terme
de démocratie chrétienne l'intention de rejeter toute obéis-
sance et de dédaigner les supérieurs légitimes. Respecter
non minor est usus ad conservationem perfectionemque civitatis.
Praecavet id christiana, quara nuper diximus, caritatis lex. Haec ad
omnes omnino cujusvis gradus homines patet complectandos, utpote
unius ejusdemque familiœ eodem benignissimo editos Pâtre et redemp-
tos Servatore, eamdemque in hereditatem vocatos aeternam. Scilicet,
quae est doctrina et admonitio Apostoli. Unum corpus, et unus spiritus,
sicut vocati estls in una spe vocatlonis vestrse, Unus Dominus, una fides,
unum baptisma. Unus Deus et Pater omnium, qui est super omnes, et per
omnia, et in omnibus nobis^. Quare propter nativam plebis cum ordi-
nibus ceteris conjunctionem, eamque arctiorem ex christiana fraterni-
tate, in eosdem certe influit quantacumque plebi adjutandae diligentia
impenditur, eo vel magis quia ad exitum rei secundum plane decet ac
necesse est ipsos in partem operae advocari, quod infra aperiemus.
Longe pariter absit, ut appellatione democratiae christianœ proposi-
tum subdatur omnis abjiciendae obedientiae eosque aversandi qui legi-
1. Ephes., IV, 4, 6.
DE NOTRE TRES SAINT PERE LEON XIII 441
ceux qui, à un degré quelconque, possèdent l'autorité dans
l'État, et se conformer à leurs ordres justes, c'est là ce que
prescrivent également la loi naturelle et la loi chrétienne.
Et pour que cette obéissance soit digne d'un homme et d'un
chrétien, on doit la rendre du fond du cœur, par devoir, par
« conscience », comme nous y a exhorté l'apôtre lorsqu'il a
formulé ce précepte : « Que toute âme soit soumise aux auto-
rités supérieures. » (Rom., xiii, 1, 5.)
Il est, d'autre part, contraire à la profession d'une vie chré-
tienne de ne pas vouloir se soumettre et obéir à ceux qui
possèdent l'autorité dans l'Eglise et d'abord aux évêques que
— le pouvoir universel du Pontife rcpnain restant sauf —
« l'Esprit-Saint a établis pour gouverner l'Église de Dieu, qu'il
s'est acquise par son sang». (Act.,xx, 28.) Celui, en effet, dont
les sentiments ou les actes seraient opposés à cette règle,
celui-là serait convaincu d'oublier le précepte si important
du même apôtre : « Obéissez à vos conducteurs et soyez-leur
soumis. Car ils veillent pour vos âmes comme devant en rendre
compte. »(Hébr.,xiii, 17.) Ces paroles, il importe très grande-
ment que tous les fidèles les gravent au fond de leur âme et
qu'ils s'appliquent à les réaliser dans toute la pratique de
leur vie. Il faut aussi que les ministres sacrés les méditent
time prœsunt. Revereri eos qui pro suo quisque gradu in civitate prae-
sunt, eisdemque juste jubentibus obtemperare lex aeque naturalis et
christiana prœicipit. Quod quidera ut homine eodemque christiano sit
dignum, ex animo et officio praestari oportet, scilicet propter cnnscien-
tiam, quemadmodum ipse monuit Apostolus, quum illud edixit : Ornais
anima potestatlbus sublimioribus subdtta sit^ . Abhorret autem a profes-
sione christianae vitae, ut quis nolit iis subesse et parère, qui cum po-
testate in Ecclesia antecedunt : episcopis in primis, quos, intégra
Pontificis romani in universos auctoritate, Spiritus sanctus posait re-
gere Ecclesiam Dei, quam acquiswit sanguine suo^. Jam qui secus sen-
tiat aut faciat, is enimvero gravissimum ejusdem Apostoli praeceptum
oblitus convincitur : Obedite prœpositis vestris, et subjacite eis. Ipsi
enim pervigilant, quasi rationeni pro animabus vestris reddituri^. Quae
dicta permagni interest ut fidèles universi alte sibi defigant in animis
atque in orani vitae consuetudine perlicere studeant : eademque sacro-
1. Rom,, xiir, 1, 5.
2. Act., XX. 28.
3. Hcbr., xiir, 17.
442 LETTRE APOSTOLIQUE
avec beaucoup d'attention, qu'ils ne cessent pas d'en per-
suader les autres, non seulement par leurs exhortations,
mais surtout par leurs exemples.
Après avoir rappelé ces principes que Nous avons anté-
rieurement mis en lumière, en temps opportun. Nous espé-
rons que toute dissension concernant le terme de démocratie
chrétienne disparaîtra, ainsi que tout soupçon de danger,
quant à la chose elle-même exprimée par ce mot. Et c'est à
bon droit que Nous concevons cette espérance.
En effet, en laissant de côté les opinions de certains
esprits sur la puissance et la vertu d'une telle démocratie
chrétienne, opinions qui ne sont pas exemptes de quelque
excès ou de quelque erreur, assurément pas un seul homme
ne blâmera ce zèle qui, selon la loi naturelle et la loi divine,
tend uniquement à ce que ceux qui gagnent leur vie par un
travail manuel soient ramenés à une situation pbis tolérable
et aient un peu de quoi assurer leur avenir; à ce qu'ils puis-
sent, chez eux et au dehors, pratiquer la vertu et remplir
leurs devoirs de piété ; à ce qu'ils sentent qu'ils sont non
des animaux, mais des hommes, non des païens, mais des
chrétiens; enfin à ce qu'ils marchent ainsi avec plus de faci-
lité et d'ardeur vers ce bien unique et nécessaire^ vers ce
bien suprême pour lequel nous sommes nés.
Tel est le but, telle est l'œuvre de ceux qui voudraient
rum ministri diligentissime reputantes, non hortatione solum, sed
maxime exemple, ceteris persuadere ne intermittant.
His igitur revocatis capitibus rerum, quas antehac per occasionem
data opéra illustravimus, speramus fore ut quaevis de christianœ démo-
cratise nomine dissensio, omnisque de re, eo nomine significata, suspi-
cio pericuH jam deponatur. Et jure quidem speramus. Etenim, iis
missis quorumdam sententiis de hujusmodi democratiae christianae vi
ac virtute, quœ immoderatione aliqua vel errore non careant; certe
nemo unus studium illud reprehenderit, quod, secundum naturalem
divinamque legem eo unice pertineat, ut qui vitam manu et arte susten-
tant, tolerabiliorem in statum adducantur, habeantque sensim quo sibi
ipsi prospiciant ; domi atque palam officia virtutum «t religionis libère
expleant; sentiant se non animantia sed homines, non ethnicos sed
christianos esse; atque adeo ad unum illud necessarium^ ad ultimum
bonum, cui nati sumus, et facilius et studiosius nitantur. Jamvero hic
finis, hoc opus eorum qui plebem christiano animo velint et opportune
relevatam et a peste incolumem socialismi.
DE NOTRE TRÈS SAINT PÈRE LÉON XIII 443
voir le peuple animé d'un esprit chrétien, heureusement
soulagé et préservé du fléau du socialisme.
C'est à dessein que Nous avons fait mention tout à l'heure
des devoirs que comporte la pratique des vertus et de la
religion. Certains professent l'opinion, qui se répand parmi
la foule, que la question sociale^ comme on dit, est seule-
ment économique; tandis qu'au contraire il est très exact
qu'elle est principalement morale et religieuse, et que pour
ce même motif elle doit surtout être résolue conformément
à la loi morale et au jugement de la religion.
Admettons, en effet, que le salaire soit doublé pour ceux
qui louent leur travail; admettons que la durée de ce travail
soit réduite; admettons même que la vie soit à bon mar-
ché : cependant, si l'ouvrier écoute ces doctrines qu'il entend
exposer d'ordinaire, s'il suit ces exemples qui l'invitent à
s'ali'ranchir de tout respect envers la volonté divine et à
adopter des mœurs dépravées, il arrivera nécessairement
que ces biens et le fruit de son labeur s'évanouiront. L'expé-
rience et la pratique montrent qu'une existence étroite et*
misérable est le partage de la plupart des artisans qui, quoi-
que ayant un travail d'assez courte durée et un salaire assez
élevé, mènent cependant une vie corrompue et dégagée de
toute discipline religieuse.
Enlevez aux âmes les sentiments qu'y fait germer et qu'y
cultive la sagesse chrétienne ; enlevez-leur la prévoyance,
la tempérance, l'économie, la patience et les autres bonnes
De officiis virtutum et religionis modo Nos mentionem consulto
injecimus. Quorumdam enim opinio est, quse invulgus manat, qusestio'
neni socialem, quam aiunt, œconomicam esse lantummodo, quum con-
tra verissimum sit, eam moralem in primis et religiosam esse, ob eam-
demque rem ex lege morum potissime et religionis judicio dirimen-
dam. Esto namque ut operam locantibus geminetur merces, etiam
annonœ sit vilitas; atqui, si mercenarius eas audiat doctrinas, ut asso-
let, eisque utatur exeraplis, quae ad exuendam Numinis reverentiam
alliciant dej)ravandosque mores, ejus etiam labores ac rem necesse est
dilabi. Periclitatione atque usu perspectum est opifices plerosque an-
guste misereque vivere, qui, quamvis operam habeant breviorem spatio
et uberiorem mercede, corruptis tamen moribus nullaque religionis
disciplina vivunt. Deme animis sensus, quos inscrit et colit cliristiana
sapientia ; deme providentiam, modestiam, parsimoniam, patientiam
444 LETTRE APOSTOLIQUE
habitudes naturelles : c'est en vain, quels que soient vos
efforts, que vous rechercheriez ensuite la prospérité. Tel est
précisément le motif pour lequel en exhortant les catholi-
ques à entrer dans les assemblées ayant pour but d'améliorer
le sort du peuple et à organiser d'autres institutions sem-
blables, Nous n'avons jamais manqué de les engager égale-
ment à réaliser ces œuvres sous les auspices de la religion,
avec son appui et sa collaboration.
Mais il Nous semble qu'à ce mouvement de bienveillance
qui attire les catholiques vers les prolétaires, Nous devons
accorder des éloges d'autant plus vifs qu'ils se déploient
sur le même terrain où le zèle actif de la charité s'exerce
avec constance et avec fruit, et d'une manière appropriée
aux circonstances , sous la bienfaisante inspiration de
l'Eglise. La loi de cette charité mutuelle, qui parfait pour
ainsi dire la loi de justice, ne nous ordonne pas seulement
d'accorder à chacun ce qui lui est dû et de ne point entraver
ceux qui agissent suivant leurs droits. Elle nous prescrit en-
core de nous obliger les uns les autres « non pas de paroles,
ni de langue, mais en action et en vérité » (I Jean, m, 18),
nous souvenant des recommandations, que très affectueuse-
ment le Christ adressa à ses disciples : « Je vous donne un
commandement nouveau : que vous vous aimiez les uns les
autres, et que comme je vous ai aimés, ainsi vous vous aimiez,
A ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous
avez de l'amour les uns pour les autres. » (Jean, xiii, 34-35.)
ceterosque rectos naturae habitus ; prosperitatem, etsi multum conten-
das, frustra persequare. Id plane est causaî, cur catholicos homines
inire cœtus ad meliora plebi paranda, aliaque similiter instituta inve-
here Nos nunquam hortati sumus, quin pariter moneremiis, haec reli-
gione auspice fièrent eaque adjutrice et comité.
Videtur autem propensae huic catholicorum in proletarios voluntati
eo major tribuenda laus, quod in codera campo explicatur, in quo con-
stanter feiiciterque, benigno afflatu Ecclesiae, actuosa caritatis certa-
vit industria, accommodata ad tempora. Gujus quidem mutuae caritatis
lege, legem justitiae quasi perficiente, non sua solum jubemur cuique
tribuere ac jure suo agentes non prohibere, verum etiam gratificari
invicem, non verbo neque lingua, sed opère et veritale *; memores qua;
Ghristus peramanter ad suos habuit : Mandatum novum do vobis ut et
1. I Joan., iir, 18
DE NOTRE TRÈS SAINT PÈRE LÉON XIII 445
Quoiqu'il importe qu'un tel zèle d'être utile au prochain,
se préoccupe d'abord de l'impérissable bien des âmes, il ne
doit cependant, en aucune façon, négliger les objets qui sont
nécessaires ou profitables à la vie. Sur ce point, il convient
de rappeler que quand les disciples du Baptiste demandèrent
au Christ : « Êtes-vous Celui qui doit venir ou devons-nous
en attendre un autre ? » il invoqua comme preuve de la mis-
sion qui lui était confiée parmi les hommes ce point capital
de la charité, évoquant la parole d'Isaïe : « Les aveugles
voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris, les
sourds entendent, les morts ressuscitent, les pauvres sont
évangélisés. » (Matth., xi, 5.)
Jésus encore, parlant du jugement dernier, des récom-
penses et des châtiments qui y seront décrétés, déclara hau-
tement qu'il tiendrait un compte tout spécial de la charité
que les hommes se seraient mutuellement témoignée. Dans
ces paroles du Christ, un point certes ne laisse pas que d'ins-
pirer de l'admiration : à savoir que, passant sous silence les
œuvres de miséricorde spirituelle, il rappelle seulement les
devoirs de charité extérieure, et cela comme s'ils étaient
remplis à l'égard de lui-même : « J'ai eu faim, et vous m'avez
donné à manger ; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire;
diligatis invicem. In hoc cognoscent omnes quia discipuli mei estls, si di-
lectionem habueritis ad invicem^. Taie gratificandi studium, quamquam
esse primum oportet de animorum bono non caduco sollicitum, prae-
termittere tamen haudquaquam débet quœ usui sunt et adjumento vi-
tîu. Qua in re illud est memoratu dignum, Christum, sciscitanlibus
Baptistœ discipulis : Tu es qui venturus es, an alium expectamus ? de-
mandât! sibi inter homines muneris arguisse causam ex hoc caritatis
capite, Isaiae excitata sententia ; Cxci vident, claiidi ambulant^ leprosi
mundantur^ surdi audiunt, mortui resurgunt, pauperes evangelizantur- .
Idemqiie de supremo judicio ac de praemiis pœnisque deceniendis elo-
quens, professus est se singulari quadam respecturum ratione qualem
homines caritatem aller alteri adhibuissent. In quo Ghristi sermone id
quidem admiratione non vacat, quemadmodum ille, partibus miseri-
cordiœ solantis animos tacite omissis, externae tantum commémorant
officia, atque ea tamquam sibimetipsi impensa : Esurivi, et dcdistis
mi/ii manducarç) sitivi, et dedistis mihi bibere ; hospes eram, et coller
1. Joan., XIII, 34, 35.
2. Matth., XI, 5.
446 LETTRE APOSTOLIQUE
j'étais étranger, et vous m'avez accordé l'hospitalité; nu, et
vous m'avez vêtu; malade, et vous m'avez visité; en prison, et
vous êtes venus à moi. » (Matth., xxv, 35, 36.)
A ces enseignements prescrivant les deux sortes de charité,
celle qui tend au bien de l'âme et celle qui se préoccupe du
corps, le Christ joignit ses propres exemples, et aussi écla-
tants que possible, ainsi que nul ne l'ignore. En traitant le
présent sujet, elle est bien douce certes à rappeler, la parole
sortie de son cœur paternel : « J'ai pitié de cette foule, «
(Marc, VIII, 2) ainsi que la volonté qu'il avait en même temps
de secourir la multitude, fût-ce par un miracle. De la miséri-
corde du Christ il reste cet éloge : « 11 passa en faisant le
bien et en guérissant tous ceux qui étaient sous la puissance
du démon. » (Act., x, 38.)
La loi de la charité qu'il leur avait transmise, les Apôtres
d'abord la mirent en pratique avec un zèie pieux. Après eux,
ceux qui embrassèrent la foi chrétienne prirent l'initiative
d'imaginer des institutions nombreuses et variées pour sou-
lager les misères de toute nature qui accablent les hommes.
Ces œuvres, qui ne cessèrent de s'étendre et de progresser,
constituent les titres de gloire particuliers et éclatants de la
religion chrétienne et de la civilisation dont cette foi fut la
source, de telle sorte que les hommes doués d'un jugement
sain ne peuvent assez admirer ces institutions, surtout lors-
gislis me; nudus, et cooperuistls me • i/iftrmus, et visitastis me] in car--
cere eram, et venlstis ad me ^ .
Ad haec documenta caritatis utraque ex parte, et anima; et corporis
bono probandœ, addidit Ghristus de se exempla, ut nemo ignorât,
quam maxime insignia. In re praesenti sane suavissima est ad recolen-
dum vox ea paterno corde emissa : Mlsereor super tarbam ^, et par vo-
luntas ope vel miriûca subveniendi : cujus miserationis praeconium
exstat : Pertransiit benefaciendo et sanando omnes oppressas a diabolo ^.
Traditam ab eo caritatis disciplinam Apostoli primum sancte naviter-
que coluerunt; post illos qui christianam fidem amplexi sunt, auctores
fuerunt inveniendae variœ institutorum copiae ad miserias hominum,
quaecumque urgeant, allevandas. Quae instituta, continuis incrementis
provecta, christiani nominis partaeque inde humanitalis propria ac
praeclara sunt ornamenta : ut ea integri judicii homines satis admirari
1. Matth., XXV, o5, 36.
2. Marc, viii, 2.
3. Act. X, 38.
DE NOTRE TRÈS SAINT PÈRE LÉON XIII 447
qu'ils songent combien chacun de nous est enclin à recher-
cher ses propres intérêts, à négliger ceux des autres.
Du nombre de ces bienfaits, on ne doit pas omettre la dis-
tribution des petites sommes consacrées à Faumône. C'est
à celle-ci que se rapporte le précepte du Christ : « De ce qui
vous reste, donnez l'aumône. » (Luc, xi, 41.) Sans doute, les
socialistes la condamnent, et veulent qu'elle disparaisse du
monde, comme étant injurieuse pour la dignité naturelle de
l'homme. Mais si elle est faite suivant les préceptes de l'Évan-
gile (Matth., VI, 2-4) et d'une manière vraiment chrétienne,
elle n'entretient certes nullement l'orgueil chez ceux qui don-
nent, et elle n'est pas une honte pour ceux qui reçoivent.
Elle est si loin d'être déshonorante pour l'homme qu'elle
entretient plutôt l'union de la communauté humaine en res-
serrant les liens que crée l'échange des services. Personne
ne possède assez de ressources pour n'avoir besoin d'aucun
autre ; nul n'est assez dénué pour ne pouvoir en quelque chose
être utile à autrui : c'est un fait naturel que les hommes se
demandent avec confiance et se prêtent avec bienveillance un
mutuel appui. Ainsi la justice et la charité, liées Fune à Tau-
tre sous la loi juste et douce du Christ, maintiennent d'une
manière admirable la cohésion de la société humaine, et
non queant, maxime quod tam sit proclive ut in sua quisque feratur
cornraoda, aliéna posthaheat.
Neque de eo numéro benefactorum excipienda est erogatio stipis,
eleemosynae causa ; ad quam illud pertinet Ghristi : Quod superest date
eleemosynam K Hanc scilicet socialistae carpunt atque e medio sublatara
voluat utpote ingenitae hominî nobilitati injuriosam. At enim si ad
evangelii prœscripta^ et christiano.ritu fiât, illa quidem neque erogan-
tium superbiam alit, neque affert accipientibus verecundiam. Tantum
vero abest ut homini sit indecora, ut potius foveat socîetatem conjunc-
tionis humanî», ofliciorum inter homines fovendo necessitudinera. Nemo
quippe hominum est adeo locuples, qui nullius indigeat ; nemo est
egenus adeo, ut non alteri possit qua re prodesse : est id innatum, ut
opem inter se homines et fidenter poscant et ferant bénévole. — Sic
nempe justitia et caritas inter se devincta; aequo Ghristi mitique jure,
humanœ societatis compagem mire continent ac merabra singula ad
proprium et commune bonum providenter adducunt.
1. Luc, XI, 41.
2. Matth., vr, ?, 4.
448 LETTRE APOSTOLIQUE
amènent chacun des membres à pourvoir à son profit par-
ticulier en même temps qu'à celui de tous.
Cependant, que le peuple qui travaille soit aidé, non seule-
ment par des secours temporaires, mais par un système
d'institutions permanentes, c'est là un fait qui doit être re-
gardé aussi comme un titre de gloire pour la charité; elle
sera, en efPet, ainsi mieux assurée et plus puissante au profit
de ceux qui sont dans le besoin. On doit donc estimer d'au-
tant plus le dessein de formera l'économie et à la prévoyance
ceux qui exercent des métiers ou qui louent leur travail, afin
de leur permettre d'assurer eux-mêmes peu à peu, au moins
en partie, leur avenir. Non seulement un tel but satisfait au
devoir des riches envers les prolétaires, mais encore il re-
hausse le caractère des prolétaires eux-mêmes; en même
temps qu'il les anime à se préparer un sort plus clément, il
les détourne de maints périls, il les préserve des accès des
passions et il les engage à pratiquer la vertu. Puisque donc
ce système offre des avantages si grands et si bien appro-
priés à notre époque, il est digne certes d'être l'objet de la
charité zélée et des efforts intelligents des hommes de bien.
Qu'il reste donc établi que ce souci ardent qu'ont les ca-
tholiques de soulager et de relever le peuple est pleinement
conforme à l'esprit de l'Eglise et répond fort bien aux exem-
ples que toujours elle a donnés. Quant aux moyens qui con-
duisent à ce résultat, il importe très peu qu'on les désigne
Quod autem laboranti plebi non temporariis tantum subsidiis, sed
constanti quadam înstitutorum ratione subveniatur, caritati pariter
laudi vertendum est; certius enim firmiusque egentibus stabit. Eo am-
plius est in laude ponendum, velle eorum animos, qui exercent artes
vel opéras locant, sic ad parsimoniam providentiamque formari, utipsi
sibi, decursu œtatis, saltem ex parte consulant. Taie propositum, non
modo locupletum in proletarios officium élevât, sed ipsos honestat
proletarios ; quos quidem dum excitât ad clementiorem sibi fortunam
parandam, idem a periculis arcet et ab intemperentia coércet cupidi-
tatum, idem que advirtutis cultum invitât. Tantaî igitur quum sit utili-
tatis ac tam congruentis temporibus, dignum certe est in quo caritas
bonorum alacris et prudens contendat.
Maneat igitur, studium istud catholicorum solandae erigendaeque
plebis plane congruere cum Ecclesiae ingenio et perpetuis ejusdem
exemplis optime respondere. Ea vero quae ad id conducant, utrum
DPJ NOTRE TRÈS SAINT PÈRE LÉON XIII 449
SOUS le nom à^action chrétienne populaire, ou sous celui de
démocratie chrétienne , pourvu toutefois que les enseigne-
ments que Nous avons donnés soient entièrement observés
avec la soumission qui convient.
Mais ce qui importe grandement, c'est que, dans une affaire
si capitale, les catholiques n'aient qu'un seul et même esprit,
une seule et même volonté, une seule et même action. Il n'est
pas moins nécessaire que cette action s'étende et se fortifie,
grâce à la multiplication des hommes qui s'y consacreront et
des ressources qu'on y emploiera.
Il faut surtout faire appel au bienveillant concours de ceux
auxquels et leur situation et leur fortune et leur culture intel-
lectuelle ou morale assurent dans la société une autorité plus
grande. Si ce concours fait défaut, c'est à peine si Ton pourra
accomplir quelque chose de vraiment efficace pour améliorer,
comme on le désire, la vie du peuple.
Ce but sera d'autant plus sûrement et promptement atteint
que les principaux citoyens voudront s'y employer plus nom-
breux et avec un zèle plus ardent. En ce qui concerne ceux-
ci, Nous voulons qu'ils considèrent qu'ils n'ont pas à leur
gré le droit de prendre soin de la condition des humbles ou
de le négliger, mais qu'ils sont tenus par un véritable de-
voir. L'homme, dans la société, ne vit pas en effet pour ses
propres intérêts seulement, mais aussi pour les intérêts
communs, de manière que si quelques-uns ne peuvent con-
actlonls christianx popularis nomine appellentur, an démocratise chris-
tlanse^ parvi admodum refert ; si quidem inpertita a Nobis documenta,
quo par est obsequio, intégra custodiantur. At refert magnopere ut,
in tanti momenti re, una eademque sit catholicorum hominum mens,
una eademque voluntas atque actio. Nec refert minus ut actio ipsa,
multiplicatis hominum rerumque prresidiis, augeatur, amplificetur.
Eorum praesertim advocanda est benigna opéra, quibus et locus et
census et ingenii animique cultura plus quiddara auctoritatis in civi-
tate conciliant. Ista si desit opéra, vix quidquam confici potest, quod
vere valeat ad quiesitas popularis vitae utilitates. Sane ad|id eo certius
breviusque patebit iter, quo impensius multiplex praestantiorum ci-
vium eflicientia conspiret. Ipsi autem considèrent velimus non esse
sibi in integro infimorum curare sortem an negligere, sed officio
prorsus teneri. Nec enim suis quisque commodis tantum in civitate
vivit, verum etiam communibus : ut quod alii in summam communis
LXXXVI. — 29
450 LETTRE APOSTOLIQUE
tribuer pour leur part à l'ensemble du bien général, les au-
tres, ceux qui le peuvent, y contribuent plus largement. L'in-
tensité de ce devoir se manifeste par la grandeur même des
biens que l'on a reçus, grandeur d'où résulte un compte plus
strict^à rendre à Dieu, le souverain bienfaiteur de qui on les
tient. Ce qui avertit encore de ce devoir, ce sont les fléaux
qui, lorsque le remède n'arrive pas en temps opportun, se
déchaînent parfois d'une manière désastreuse sur la société
tout entière ; en sorte que celui qui néglige les intérêts du
peuple| souffrant se montre imprévoyant pour lui-même et
pour l'Etat.
Si cette action sociale, exercée chrétiennement, s'étend au
loin et se fortifie en demeurant irréprochable, il n'en résul-
tera^certainement pas que les autres institutions qui existent
et fleurissent déjà grâce à la piété et à la prévoyance des
précédentes générations, deviennent stériles ou périssent,
absorbées, pour ainsi dire, par de nouvelles institutions. Les
unes et les autres, en efî'et, comme il est naturel pour des
œuvres sorties de la même inspiration religieuse et chari-
table et qui, par leur essence, n'ont absolument rien de con-
tradictoire, peuvent combiner utilement leur action et s'allier
d'une façon si heureuse que, grâce au concert des bonnes
volontés, on puisse pourvoir plus opportunément encore aux
nécessités et aux périls des peuples , plus graves chaque
jour.
boni conferre pro parte nequeant, largius conférant alii qui possint.
Gujus quidem officii quantum sit pondus ipsa edocet acceptorum bono-
rum praestantia, quara consequatur necesse est restrictior ratio, summo
reddenda iargitori Deo. Id etiam monet malorum lues, quœ, remedio
non tempestive adhibito, in omnium ordinum perniciem est aliquando
eruptura : ut nimirum qui calamitosœ plebis negligat causam, ipse sibi
et civitati faciat improvide. — Quod si actio ista christiano more so-
cialis late obtineat vigeatque sincera, nequaquam profecto fiet, ut ce-
tera instituta, quae ex majorum pietate ac providentia jam pridem
extant et florent, vel exarescant vel novis institutis quasi absorpta de-
ficiant. Haec enim atque illa, utpote quae eodem consilio reiigionis et
caritatis impulsa, neque re ipsa quidquam inter se pugnantia, com-
mode quidem componi possunt et cohaerere tam apte, ut necessitatibus
plebis periculisque quotidie gravioribus eo opportunius liceat, collatis
benemerendi;j studiis, consulere. — Res nempe clamât, vehementer
DE NOTRE TRES SAINT PERE LEON XIII 451
Oui, la situation le réclame, et le réclame à grands cris :
nous avons besoin de cœurs entreprenants et de forces unies, à
une époque où la moisson de douleurs qui s'étend devant
nos yeux est certes trop vaste et où des révolutions destruc-
trices, en raison surtout de la puissance croissante des socia-
listes, suspendent sur nos têtes leurs formidables périls. Ces
socialistes, ils se glissent habilement au cœur de la société.
Dans les ténèbres de leurs réunions secrètes et à la lumière,
du jour, par la parole et par la plume, ils poussent la multi-
tude à la révolte; ils rejettent la doctrine de l'Eglise, écar-
tent les devoirs, n'exaltent que les droits, et sollicitent des
foules de malheureux chaque jour plus pressées, foules qui,
par suite des difficultés de la vie, offrent plus de prise aux
théories décevantes et sont entraînées plus facilement vers
l'erreur. 11 s'agita la fois de la société et delà religion. Tous
les bons citoyens doivent avoir à cœur de les sauvegarder
l'une et l'autre.
Pour que cette union des esprits se maintienne selon qu'il
est désirable, il faut aussi que tout le monde éloigne les
causes de dissension qui irritent et divisent les esprits. Par
conséquent, soit dans les journaux, soit dans les réunions
populaires, on doit s'abstenir de traiter certaines questions
trop subtiles et qui n'ont presque aucune utilité, questions
qui n'apportent aucune solution applicable en pratique, et
qui, même, pour être comprises, réclament un développe-
ment intellectuel particulier ainsi qu'une application peu
clamât, audentibus animis opus esse viribusque conjunctis ; quum
sane nimis ampla aerumnarum seges obversetur oculis, et perturbatio-
num exitialium impendeant, maxime ab invalescente socialistarum vi,
formidolosa discrimina. Gallide illi in sinum invadunt civitatis ; in oc-
cuhorum conventuum tenebris ac palam in luce, qua voce, qua scriptis,
multitudinem seditione concitant, disciplina religionis abjecta, officia
negligunt, nil nisi jura extollunt ; ac turbas egentium quotidie frequen-
tiores sollicitant qua) ob rerum angustias facilius deceptioni patent et
ad errorem rapiuntur. — ^que de civitate ac de religione agitur res;
utramque in suotueri honore sanctum esse bonis omnibus débet.
Quae voluntatum consensio ut optato consistât, ab omnibus praeterea
abstinendum est contentionis causis quae offendant animos et distrin-
gant. Proinde in ephemeridum scriptis est concionibus popularibus
sileant quaedam subtiliores neque illius fera utilitatis quaestiones, quae
452 LETTRE APOSTOLIQUE
commune. Sans doute, c'est une chose humaine que cette
multiplicité d'opinions où conduit le doule et cette diversité
de jugements que portent les divers esprits. Toutefois, il sied
à des hommes qui cherchent le vrai du fond du cœur de con-
server, dans une controverse non encore tranchée, l'égalité
d'âme, la modération et les égards mutuels, de crainte que la
divergence des opinions n'amène la divergence des volontés.
A quelque opinion que chacun, dans les matières qui com-
portent le doute, s'attache de préférence, qu'il soit toujours,
au fond de i'âme, prêt à écouter très religieusement les en-
seignements du Siège apostolique.
Cette action des catholiques, quelle qu'elle soit, s'exercera
avec une plus ample efficacité si toutes leurs associations,
tout en conservant chacune leurs statuts propres, reçoivent
d'une façon unique et première l'impulsion directrice. Nous
voulons que ce*rôle, en Italie, soit rempli par cet Institut des
congrès et des réunions catholiques, souvent loué par Nous,
œuvre à laquelle Notre prédécesseur et Nous-même avons
confié le soin d'organiser Faction commune des catholiques,
sous l'égide et la direction des Evêques. Qu'il en soit de
même chez les autres nations, s'il s'y trouve quelque orga-
nisme directeur de ce genre, à qui ce soin ait été régulière-
ment confié.
quum ad expediendum non faciles sunt, tum etiam ad intelligendum
vim aptam ingenii et non vulgare studium exposcunt. Sane humanum
est, haerere in raultis dubios et diverses diversa sentire : eos tamen
qui verum ex animo persequantur addecet, in disputatione adhuc anci-
piti, aequanimitatem servare ac modestiam mutuamque observantiam :
ne scihcet, dissidentibus opinionibus, voluntates item dissideant. Quid-
quid vero,in causis quae dubitationera non respuant, opinari qiiis malit,
animum sic semper gerat, ut Sedi Apostolicae dicto audiens esse velit
religiosissime.
Atque ista catholicorum actio, qualiscumque est, ampliore quidem
cum efficacitate procedet, si consociationes eorum omnes, salvo suo
cujusque jure, una eademque primaria vi, dirigente et movente proces-
serint. Quas ipsis partes in Italia volumus praestet institutum illud, a
congressibus cœtibusque catholicis, sœpenumero a Nobis laudatum :
cui et Decessor Noster et Nosmetipsi curara hanc demandavimus com
munis catholicorum actionis auspicio et ductu sacrorum Antistitum
temperandae. Item porro fiât apud nationes ceteras, si quis usquam
ejusmodi est praecipuus, cui id negotii légitime jure sitdatum.
DE NOTRE TRES SAINT PERE LEON XIII 453
Dans toutes les choses de ce genre, qui se trouvent étroi-
tement liées aux intérêts de l'Eglise et du peuple chrétien,
on voit quelle doit être la conduite de ceux qui exercent les
fonctions sacrées et quelles ressources variées de doctrine,
de prudence et de charité peuvent les aider à la tenir. Qu'il
soit opportun d'aller au peuple et de se mêler à lui pour son
bien, en s'accommodant aux temps et aux circonstances, c^est
ce que Nous avons cru devoir affirmer plus d'une fois, en par-
lant à des membres du clergé. Plus souvent encore, par des
lettres adressées, durant ces dernières années, à des Evêques
et à d'autres personnes d'un caractère sacré *, Nous avons loué
cette prévoyance affectueuse à l'égard du peuple et avons dit
qu'elle convenait au clergé régulier comme au clergé sécu-
lier. Les prêtres doivent cependant, en remplissant de tels de-
voirs^ être pleins de précautions et de prudence, à l'exemple
des saints. Le pauvre et humble François, Vincent de Paul,
père des malheureux, et bien d'autres dont l'Eglise conserve
la mémoire, surent ainsi déployer un zèle assidu au profit du
peuple, en sorte que, sans oublier leur perfection ni se laisser
absorber, plus que de raison, par les choses extérieures, ils
travaillaient avec une égale ardeur à rendre leur âme par-
faite en toute espèce de vertus.
Il est une chose sur laquelle il Nous convient d'insister un
Jamvero in toto hoc rerum génère, quod cum Ecclesiae et plebis chris-
tianae rationibus omnino copulatur, apparet quid non elaborare debeant
qui sacro munere fungantur, et quara varia doctrinae prudencia, cari-
tatis industria id possint. Prodire in populum in eoque salutariter ver-
sari oj)portunum esse, prout res sunt ac tempora, non serael Nobis,
homines e clero allocutis, visum est affîrmare. Saepius autera per litte-
ras ad episcopos aliosve sacri ordinis viros, etiam proxirais annis (1),
datas, banc ipsam amantem populi providentiam collaudavimus, pro-
priamque esse diximus utriusque ordinis clericorum. Qui tamen in ejus
officiis explendis caute adraodura prudenterque, faciant ad similitudi-
nem bominum sanctorum. Franciscus ille pauper et humilis, ille cala-
mitosorum pater Vincentius a Paulo, alii in omni Ecclesiae memoria
complures, assiduas curas in populum sic temporare consueverunt, ul
non plus aequo distenti neque immemores sui, contentione pari suum
ipsi animum ad perfectionem virtutis omnis excalerent. — Unum hic
libet paulo expressius subjicere, in quo non modo sacrorum adminis-
1. Au Général des Frères mineurs, 25 novembre 1898.
454 LETTRE APOSTOLIQUE
peu plus, et par laquelle non seulement les ministres du
culte, mais aussi tous ceux qui s'intéressent au peuple, peu-
vent, sans grande peine, rendre service à celui-ci. Que d'un
même zèle ils saisissent l'occasion, en des entretiens frater-
nels, d'inculquer dans les esprits des maximes comme celles-
ci : se garder constamment de toute sédition et des hommes
séditieux, respecter inviolablement les droits d'autrui, accor-
der de bon gré aux supérieurs le respect et le service qui leur
sont dus, ne pas mépriser la vie domestique, féconde en fruits
multiples, pratiquer avant tout la religion, et lui demander la
consolation qu'elle assure contre les rigueurs de la vie. Pour
mieux inculquer ces maximes, il est grandement utile de
rappeler le modèle et de recommander l'invocation de la
sainte Famille de Nazareth, ou de proposer l'exemple de ceux
que l'humilité même de leur condition a élevés au faîte de la
vertu, ou encore de nourrir chez le peuple l'espoir d'une
récompense éternelle dans une meilleure vie.
Enfin, Nous renouvelons un avertissement déjà donné, en
insistant sur son importance. Quoi qu'entreprennent, en ces
matières, des hommes soit isolés, soit associés, qu'ils se
souviennent d'être entièrement soumis à l'autorité des Evê-
ques. Qu'ils ne se laissent pas égarer par un certain empor-
tement trop ardent de charité. La charité qui conseille des
manquements à l'obéissance due aux pasteurs n'est ni pure,
tri, sed etiam quotquot sunt popularis causae studiosi, optime de ipsa
nec difficili opère mereantur. Nempe si pariter studeant per opportu-
nitatem haec praecipue in plebis anima fraterno alloquio inculcare, quœ
sunt : a seditione, a seditiosis usquequaque caveant; ahena cujusvis jura
habeant inviolata; justara dominis observantiam atque operam volentes
exibeant; domesticae vitae ne fastidiant, consuetudinem multis modis
frugiferam ; religionem in primis colant, ab eaque in asperitatibus vitae
certura pétant solatium. Quibus perficiendis propositis sane quanto sit
adjumento vel Sanctae Familise Nazarethanae prsestantissimum revocare
spécimen et commendare praesidium, vel eorum proponere exempta
quos ad virtutis fastigium tenuitas ipsa sortis eduxit, vel etiam spem
alere praemii in notiore vita mansuri.
Postremo id rursura graviusque commonemus, ut quidquid consilii
in eadem causa vel singuli vel consociati homines efficiendum susci-
piant, meminerint Episcoporum auctoritati esse penitus obsequendum.
Decipi se ne sinant vehementiore qiiodam caritatis studio; quod qui-
dem, si quam jacturam debitae obtemperationis suadet, sincerum non
DE NOTRE TRES SAINT PERE LEON XIII 455
ni féconde en résultats solides, ni agréable à Dieu. Ceux que
Dieu aime, ce sont ceux qui, sacrifiant leurs opinions, écou-
tent les chefs de l'Église comme ils l'écoutent lui-même. Ce
sont eux qu'il assiste volontiers, môme lorsqu'ils entrepren-
nent des choses difficiles, et dont il aime à conduire les en-
treprises au succès désiré. Ajoutez à cela les exemples effi-
caces de vertu, surtout ceux qui montrent l'homme ennemi
de l'oisiveté et des plaisirs, prêt à subvenir généreusement
de son bien aux besoins des autres, constant et invincible dans
le malheur. Ces exemples ont une grande puissance pour ex-
citer de salutaires dispositions chez le peuple, et cette puis-
sance est plus grande encore lorsque ces vertus ornent la vie
des principaux citoyens.
Nous vous exhortons, Vénérables Frères, à pourvoir à ces
choses opportunément, avec votre prudence et votre zèle,
selon les besoins des hommes et des lieux, et à mettre en
commun vos conseils à ce sujet, lorsque vous vous rencon-
trerez. Que votre sollicitude soit éveillée en ces matières, et
que votre autorité reste intacte pour diriger, pour retenir,
pour empêcher que, sous prétexte du bien à faire, des relâ-
chements ne soient apportés à la rigueur de la discipline
sacrée, et que nul ne trouble l'ordre de hiérarchie que le
Christ a établi dans son Eglise. Ainsi que, par le concours
est, neque solidœ utilitatis efficiens, neque gratum Deo. Eorum Deus
delectatur anirao qui, sententia sua postposita, Ecclesiae praesides sic
plane ut ipsum audiunt jubentes; iis volens adest vel arduas molienti-
bus res, cœptaque ad exitus optatos solet benignus perducere. — Ad
haec accédant consentanea virtutis exempta, maxime quae christianum
hominem probant osorem ignaviae et voluptatum, de rerum copia in
aliénas utilitates amice impertientem, ad aerumnas constantem, invic-
tum. Ista quippe exempla vim habent magnam ad salutares spiritus in
populo excitandos vimque habent majorem, quum praestantiorum ci-
vium vitara exornant.
Haec vos, Venerabiles Fratres, opportune ad hominum locorumque
nécessitâtes, pro prudentia et navitate vestra curetis hortamur ; ea
iisdemque rébus consilia inter vos, de more congressi, communicetis.
In eo autem vestrae evigilent curae atque auctoritas valeat, moderando,
cohibendo, obsistendo ut ne ulla cujusvis specie boni fovendi sacrae
disciplinae laxetur vigor, neu perturbetur ordinis ratio quem Ghristus
Ecclesiae suae praefinivit. — Recta igitur et concordi et progrediente
catholicorum omnium opéra, eo pateat illustrius, tranquillitatem ordi-
456 LETTRE APOSTOLIQUE
droit, harmonieux et croissant de tous les catholiques, on
voie de plus en plus clairement que la tranquillité de l'ordre
et la vraie prospérité fleurissent principalement chez les
peuples qui reconnaissent la protection et la direction de
l'Église, cette Eglise, dont la très sainte fonction consiste à
avertir chacun de son devoir d'après les préceptes chrétiens,
à unir les riches et les pauvres dans une charité fraternelle,
à relever et à fortifier les cœurs dans les épreuves qui nais-
sent du cours des choses humaines..
Que Nos prescriptions et Nos désirs reçoivent leur confir-
mation de cette exhortation de saint Paul aux Romains, pleine
de charité apostolique : «Je vous en supplie... Réformez-vous
par le renouvellement de vos sentiments... Que celui qui
donne, donne avec simplicité; que celui qui préside, préside
avec zèle; que celui qui exerce les œuvres de miséricorde,
les exerce avec joie : que l'affection soit sans simulation.
Haïssez le mal, attachez-vous au bien; aimez-vous les uns les
autres d'un amour fraternel, prévenez-vous mutuellement par
des égards. Quant au zèle, ne soyez pas inactifs, réjouissez-
vous dans l'espérance, soyez patients dans la tribulation,
persévérants dans la prière; subvenez de vos biens aux be-
soins des fidèles, pratiquez l'hospitalité. Réjouissez-vous avec
ceux qui sont dans la joie, pleurez avec ceux qui pleurent,
vous unissant tous dans les mêmes sentiments, ne rendant à
personne le mal pour le mal, ayant soin de faire le bien, non
nis veramque prosperitatem ia populis praecipue florere, modératrice
et fautrice Ecclesia; cujus est sanctissimum munus, sui quemque officii
ex christianis praeceptis admonere, locupletes ac tenues fraterna cari-
tate conjungere, erigere et roborare animos in cursu humanarum rerum
adverso.
Praescripta et optata Nostra confirmet ea beati Pauli ad Romanos,
plena apostolicae caritatis, hortatio : Obsecro vos... Reformamini in no'
vitale sensus vestri... Qui tribuit, in simplicitate ; qui prxest, in sollicita-
dine\ qui miseretur, in hilaritate, Dilectio sine simulatione. Odientes ma-
lum, adhserentes bono : Caritate fraternitatis invicem diligentes ; honore
invicem prsevenientes : Sollicitudine non pigri : Spe gaudentes : in tribu-
latione patientes-^ orationi instantes : Necessitatibus sanctorum commu-
nicantes • hospitalitatem sectantes. Gaudere cum gaudentibus y flere cum
flentibus idipsum invicem sentientes : nulli malum pro malo reddentes :
providentes bono non tantum coram Deo, sed etiam coram omnibus homi-
nibus (xii, 1-17).
DE NOTRE TRES SAINT PERE LEON XIII
457
seulement devant Dieu, mais encore devant tous les hommes. »
(Rom., XII, 1-17.)
Gomme gage de ces biens, recevez la bénédiction aposto-
lique que Nous vous accordons très affectueusement dans le
Seigneur, à vous, vénérables Frères, à votre clergé et à votre
peuple.
Donné à Rome, près Saint-Pierre, le IS""® jour de janvier
de Tannée 1901, de Notre pontificat la vingt-troisième.
LÉON XIII, PAPE.
Quorum auspex bonorum accédât apostolica benedictio, quam Vobis,
Venerabiles Fratres^ clero ac populo vestro amaatissime in Domino
impertimus.
Datum Roma; apud Sanctum Petrum die XVIII januarii anno
MDGGGGI, Pontificatus Nostri vicesimo tertio.
LEO PP. XIII.
NOS DÉPUTÉS A L'ÉCOLE DE SAINT LOUIS
Ce qui écœurait le plus, il y a trois quarts de siècle, un
grand penseur, Bonald, député, puis pair de France, dans
le fonctionnement du système parlementaire, c'était V hy-
pocrisie politique. Il y voyait « le caractère de notre temps )> ^.
Après quatre-vingts ans de révolutions successives et de
régimes différents, le parlementarisme n'a rien perdu de son
vice originel. La discussion de la loi contre la liberté d'as-
sociation est, de la part de ceux qui la défendent et de ceux
qui la votent, moins une parade oratoire qu'une sinistre
comédie. Que les socialistes, partisans, jadis, de toutes les
émancipations sociales, acceptent un projet préconisé par le
plus autoritaire des anciens adversaires du collectivisme,
M. Waldeck-Rousseau, ce n'est là qu'un des changements
de décor habituels sur la scène, une interversion ordinaire
des rôles. Seulement, à ces palinodies sans vergogne, il
serait plus digne de ne pas mêler les choses sacrées. Lors-
que, aux applaudissements unanimes des sectaires et des im-
pies, on propose une loi contre les religieux, il serait au
moins convenable de ne point parler avec Gharlemagne du
ciel et de l'enfer, de ne pas invoquer le nom vénéré de saint
Louis.
I
Si l'on vise à rétablir la monarchie chrétienne, qu'on le
dise! Mais l'honorable M. Wallon lui-même, Tauteur de
Saint Louis et son temps., le père de la constitution républi-
caine de 1875, ne paraît pas précisément avoir songé à ce
parrain pour sa fille; encore moins ceux qui nous rebattent
les oreilles de l'État neutre, de l'État laïque, de la séparation
de l'Église et de l'État.
Je ne pense pas non plus qu'ils tiennent beaucoup à ac-
croître le culte de saiat Louis, ou à propager sa dévotion, à
1. Bonald, Pensées,
NOS DÉPUTÉS A L'ÉCOLE DE SAINT LOUIS 459
l'exemple des Bourbons. Le 14 juillet est, depuis 1880, fôte
nationale; il y a beau temps qu'on ne chôme plus le 25 août.
Mais une occasion se présente-t-elle d'insulter à la mémoire
du pieux roi, on ne la manque guère. Si de la petite porte du
chapitre de Notre-Dame de Paris, dite porte rouge^ Louis IX,
agenouillé avec la reine Marguerite dans la scène du Cou-
ronnement de la Vierge^ ose encore regarder à quelque dis-
tance et tendre l'oreille aux bruits de ce monde, j'imagine
que sa statue de pierre aura quelque peu tressailli, en appre-
nant que, désormais, dans sa Sainte-Chapelle du Palais, il
n'y aurait plus de Messe rouge. Peut-être n'était-il pas inutile
à tous les prud'hommes qui y assistaient de se rappeler une
fois par an le souvenir du royal justicier. Ils n'y assisteront
plus.
Est-ce pour consoler le saint, outragé en sa foi, que, dans
un projet de loi de sacrilège spoliation, le président du conseil
des ministres lui-même, M. Waldeck-Rousseau, tenait, le
21 janvier, ce langage à la tribune des députés :
Nous trouvons dans un document, qu'on appelle les Etablissements
de saint Louis..,
M. LE MARQUIS DE Kerouartz. — Vous, VOUS n'êtes ni un grand
homme, ni un saint ! {Bruit. )
M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — ... et qui est, en réalité, le recueil
de toutes les ordonnances en vigueur à cette date, nous trouvons résu-
mée la législation royale à cette date à l'encontre des Congrégations.
Elle tient en trois principes : nécessité de l'autorisation, et, de plus,
— et pour empêcher, par certaines habiletés, que la mainmorte, qu'on
ne voit pas grandir avec faveur, ne se développe, — un droit auprès
duquel le droit d'accroissement, qui a soulevé tant de colères, est, en
vérité, bien petit garçon, c'est le droit d'amortiséement. Il est tantôt
de quatre fois, tantôt de six fois le produit des biens religieux, tantôt
d'un tiers de leur valeur, tantôt égal à leur valeur, ce qui revient à
dire que l'État se réserve le droit de reprendre les biens de mainmorte
aussitôt qu'il juge que leur détention devient dangereuse pour son in-
térêt ou sa sécurité. ( Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.) *
Ces paroles, comme le discours entier de M. le président
du Conseil, s'étalent aujourd'hui sur les murs de toutes les
communes de France. Un geste de M. Brisson, qui, en pa-
reille circonstance, n'a jamais la main morte, et ces mètres
1. Journal officiel à\i mardi 22 janvier 1901, p. 115.
460 NOS DEPUTES A L'ECOLE DE SAINT LOUIS
carrés de papier noirci ont été votés aux frais des contri-
buables.
Voilà le nom de saint Louis répandu dans les villes et
les campagnes ! Les lecteurs de ces officielles tirades seront
peut-être fort édifiés. Il est peu croyable qu'ils soient dupes,
et, même sans avoir jamais lu sur saint Louis, Filleau de La
Chaise ou Tillemont, Félix Faure (pas le président, mais le
chartreux), Natalis de Wailly ou Élie Berger, Boutaric ou
M. Wallon, le P. Gros ou M. Marius Sepet, Lecoy de La
Marche ou M. Paul Viollet, ils estimeront qu'on a voulu,
même avant le discours du rapporteur M. Trouillot, se « mo-
quer du peuple » et qu'on les a pris pour plus ignorants qu'ils
ne sont.
De sainte Radegonde, veuve de Glotaire P'' et fondatrice
du monastère de Sainte-Croix à Poitiers, jusqu'à sainte Ba-
thilde, femme de Clovis II et religieuse de Chelles; depuis
sainte Jeanne de Valois, veuve de Louis XII et fondatrice de
l'Annonciade des dix Vertus, jusqu'à la vénérable Louise de
France, cette fille de Louis XV, morte au Carmel de Saint-De-
nis à la veille de la Révolution (23 déc. 1787) on sait au
moins vaguement que les maisons souveraines de France ont
plutôt protégé les ordres monastiques et n'ont point jugé les
vœux chose illicite. Leurs légistes, ancêtres de nos parle-
mentaires, ne leur enseignaient point cette escobarderie,
inconnue à Pascal lui-même, que ce contrat a pour objet des
droits qui ne sont point dans le commerce. Ils prenaient au
contraire les vœux tellement au sérieux que la mort civile
s'ensuivait et qu'ils veillaient manu militari à leur observa-
tion. J'ai sous les yeux un vieux volume provenant de la bi-
bliothèque des Augustins réformés du couvent de la reine
Marguerite (celle-ci toutefois ne se fit jamais nonne) et inti-
tulé : la Saincte mère ou Vie de M[adame] saincte Isabel de
France^ sœur vniqve dv Roy S. Lovys^ fondatrice de V Abbaye
de Long-Champ^ par M*' Sébastian Rovlliard, de Melun, Ad-
vocat en Parlement. (Paris, Tavpinart, 1619. Avec privilège
dv Roy.) Il en résulterait que dans la plus proche parenté de
Louis IX, sans parler de sa belle-sœur, Marguerite de Ton-
nerre, retirée dans le magnifique hôpital de cette ville fondé
de ses deniers, on ne se détournait pas de la vie religieuse,
NOS DÉPUTÉS A L'ÉCOLE DE SAINT LOUIS 461
et que sous Louis XIII, dit le Juste, il y avait des avocats au
parlement de Paris, pour célébrer les vertus monacales. Au-
tres temps !
II
Ces princesses quittaient la cour pour le cloître. Par con-
tre, on put dire que saint Louis fut sur le trône un moine cou-
ronné. Le mot est de Guillaume de Chartres ^ Qu'on le prenne
ou non pour un éloge, c'est son portrait le plus ressemblant.
Le peuple ne s'y trompait pas. Un jour que le monarque des-
cendait les degrés du parlement de Paris, une femme, nom-
mée Sarrette, le lui dit insolemment: « Fi! Fi! devrais-tu
être roi de France ? Bien mieux vaudrait qu'un autre le fut !
Car tu n'es que de la troupe des frères Mineurs (francis-
cains) et des frères Prêcheurs (dominicains), des prêtres et
des clercs ! C'est grand dommage que tu es roi, et c'est grand
merveille que tu ne sois bouté hors du royaume ^ ». Le bon
Louis IX facile au pardon, fit donner de l'argent à la vieille
et ne se tint pas pour offensé.
Qui sait même s'il ne fut pas flatté ? Il avait pour les reli-
gieux tant d'affection ! « Le roy aimoit, dit Joinville, toutes
gens qui se metoient à Dieu servir et qui portoient habit de
religion ; nul ne venoit à lui qui manquast d'avoir de quoi
vivre^ )>. Le fidèle chroniqueur nous montre le roi qui dans ses
grandes et larges aumônes de chaque jour aux pauvres ma-
lades, aux pauvres collèges, aux pauvres gentilshommes, n'a
garde d'oublier les « povres de religion*». Mais par quel
genre d'aumônes ce roi «plus bienheureux que Titus, l'empe-
reur de Rome », leur vient-il en aide ? — Par des fondations.
Le spectre de la mainmorte ne l'effarouchait donc pas tant.
Mainmorte, l'abbaye de Royaumont ! « Dès le commence-
ment, dit Joinville, — notre aimable guide, — qu'il en vint à
tenir son royaume, et qu'il se sut connoistre, il commença à
édifier moustiers et plusieurs maisons de religion ; entre les-
1. Ap. Wallon, Saint Louis et son temps. Paris, 1875. 2 vol. in-8, t. I,
p. 54.
2. Ibid,, p. 64.
3. Joinville, Œuvres (édit. Natalis de Wailly). Paris, 1867, p. 482.
4. Ibid., p. 478.
462 NOS DÉPUTÉS A L'ÉCOLE DE SAINT LOUIS
quelles l'abbaye de Royaumont porte l'honneur et la hau-
tesse ^ » La construction date de 1228. Le jeune roi, âgé de
quatorze ans, ne perdait pas de temps pour exécuter les der-
nières volontés de son père Louis VIII qui avait destiné à
cette fin le prix de toutes ses pierreries. Peu de fondations
égalèrent celles-ci en libéralité et en magnificence. Les reli-
gieux cisterciens appelés par le roi furent exemptés de tout
impôt domanial pour leurs ventes et leurs acquisitions; ils
devaient être crus sur parole et leurs laïques sur serment;
le roi se réservait le jugement de tous les procès qu'on leur
intenterait et voulait qu'on leur payât sans sursis ce qui leur
était dû, sous peine de dix livres par jour de délai 2.
L'église passait pour l'une des plus belles de France. Les
cloîtres et le réfectoire sont célèbres. Saint Louis y mettait
sa juvénile ardeur, dit un chroniqueur : juvenili ardens casto
amore. Il dépensa, pour les seuls bâtiments, plus de cent
mille livres parisis, somme immense pour le temps. Mais il
faisait mieux que de donner de l'argent ; il donnait sa peine et
se faisait maçon volontaire. A l'exemple des religieux « il tra-
vailloit en silence, et y faisoit de même travailler ses frères et
ses chevaliers ». Il avait sa chambre dans le dortoir, mangeait
avec l'abbé au réfectoire, les vendredis et samedis, ou bien
servait les religieux. Il assistait également au chapitre, assis
à terre sur un botte de paille et adossé contre un pilier. Un
jour il voulut laver les pieds des moines; l'abbé s'y opposa;
mais il se vengeait en allant à l'infirmerie visiter les malades
ou donner à manger de sa main au frère Léger, qui était
lépreux.
On comprend que de tels exemples attirassent beaucoup
de vocations à Royaumont. Le nombre des religieux passa de
vingt à plus de cent, outre quarante convers. Le roi en était
quitte pour augmenter proportionnellement ses donations,
muids de blé ou d'avoine à prendre chez ses receveurs.
Avant de partir pour l'Orient il amoi^tit tout ce que le monas-
tère avait acquis ou reçu de son domaine, lui permit d'acqué-
rir encore jusqu'à mille livres de rente, interdisant seule-
1. Joinville, Œuvres (édit. Natalis de Wailly). Paris, 1867, p. 480.
2. Ti
491.
2. Tillemont, Vie de saint Lonis (édit. de Gaulle, 1847). 6 vol in-8, t. I,
NOS DÉPUTÉS A L'ÉCOLE DE SAINT LOUIS 463
ment aux religieux d^avoir plus d'une maison ou deux dans
une même ville. A la fin il leur donna encore de nouvelles
terres. Il faisait tant d'embellissements dans leur église que
le chapitre y trouva de l'excès et détruisit les décorations
trop luxueuses, sauf celles des tombeaux des princes enfants
du roi.
Aujourd'hui, dans les magnifiques ruines de Royaumont
(Seine-et-Oise) est installé, dit-on, un orphelinat tenu par les
religieuses de la Sainte-Famille. Ceux qui parlent de bouter
les congrégations hors des couvents, sont les maîtres du
pays et disposent de la force publique. On les a déjà vus à
l'œuvre en 1880. S'ils prétendent recommencer, il serait plus
loyal à eux de déclarer à la tribune qu'ils agissent à leur pro-
pre compte et non pas au nom de saint Louis.
En 1231, l'abbé de Saint-Denis, Odon de Clément entreprit
de rebâtir son église « par le conseil et le secours du roy et
de la reine et de plusieurs autres personnes de piété* ». Le
roi aimait la grande abbaye qui gardait l'oriflamme et les
tombeaux de ses aïeux; il obligea son propre frère, le comte
de Clermont, de rendre l'hommage féodal à l'abbé-.
En 1242, (( il octroya à sa mère, comme dit Joinville, de
fonder l'abbaye de Lez-Pontoise, que l'on nomme Maubuis-
son^ ». La reine y fit venir des filles de Citeaux. Le roi prit
l'abbaye et tous ses biens sous sa protection, l'exempta des
droits de péage et autres, lui donna trente livres tournois de
rente, lui permit de faire paître trois cents porcs dans les fo-
rêts de Rest ou de Cuise, et à toutes ces libéralités, ajouta
bientôt des terres pour quatre cents livres tournois de rente.
Le roi allait souvent à Maubuisson et ne cessa d'y multi-
plier ses bienfaits jusqu'à sa mort en 1270. Dès 1248 il y avait
amorti a tout ce que les religieuses avoient acquis et ce
qu'elles acquerroient à l'avenir, jusqu'à la somme de cinq
cents livres de rente. » Il avait fait élever par leurs soins
sa fille Blanche, dans le dessein qu'elle embrassât la vie reli-
gieuse. Quant à la reine, sa mère, elle voulut être assistée à
1. Tillemont, II, 118.
2. Lecoy de La Marche, Saint Louis. Son gouvernement, sa politique.
Tours, Marne, 1887. In-4, p. 240.
3. Joiiiyille, 481 ; — Tillemont, II, 475.
464 NOS DÉPUTES A L'ECOLE DE SAINT LOUIS
la mort par ses chères cisterciennes, revêtue de leur habit
et enterrée dans leur église.
Je me souviens avoir visité, il y a quelque dix ans, à Pon-
toise, avec les soubassements du château de saint Louis, les
ruines informes de la royale abbaye. Presque tout a été rasé
ou morcelé. Dans le faubourg voisin qui porte encore, en
mémoire, dit-on, de la reine Blanche, le nom touchant de
Faubourg de Vaumône^ on a multiplié sur les plaques de
fonte de la voirie la moderne inscription : Ici la mendicité est
interdite. M. Gustave Hubbard, réélu récemment à Sisteron,
et naguère député de Pontoise, est un fougueux ennemi des
congrégations. La Révolution ayant, dans son premier fief
électoral, confisqué depuis longtemps les biens des nonnes ;
et, déjà, l'ancien régime, ceux des Jésuites, on ne s'en prend
plus aujourd'hui qu'aux pauvres involontaires. C'est ce qui
se reverra plus d'une fois.
Royaumont et Maubuisson ne sont que deux noms plus
glorieux entre beaucoup d'autres, dans la liste des fonda-
tions monastiques ou hospitalières de Louis IX. Donnons,
sans nous en lasser, la parole à Joinville qui, si long soit-il,
est loin d'épuiser la série :
Il fit édifier plusieurs Maisons-Dieu (hôtels-Dieu), la maison-Dieu
de Paris, celle de Pontoise, celles de Gompiègne et de Vernon et leur
donna grans rentes. Il fonda l'abbaye de Saint-Mathieu de Rouen, où il
mit des femmes de l'ordre des frères Prêcheurs et celle de Long-
Champ, où il mit des femmes de l'ordre des frères Mineurs, et leur
donna grans rentes. Et il octroia à sa mère de fonder l'abbaye du Lis,
lez-Melun-sur-Seine Et il fit faire la maison des Aveugles de lez-
Paris pour mettre les povres aveugles de la cité de Paris; il leur fit
faire une chapelle pour ouïr le service de Dieu. Et fit faire le bon roi
la maison des Chartreux au dehors de Paris, qui a nom Vauvert, et
assigna rentes suffisantes aux moynes qui là estaient, qui servoient
Nostre-Seigneur. Assez tost après, il fit faire une autre maison au de-
hors Paris au chemin de Saint-Denis, qui fut appelée la maison aux
Filles-Dieu, et fit mettre grant multitude de femmes en l'hostel (logis)
qui par povreté s'estoient mises en péché de luxure, et leur donna
quatre cens livres de rente^ pour elles soustenir. Et fit en plusieurs lieux
de son royaume maisons de béguines et leur donna rentes pour elles
vivre et commanda qu'on y receust celles qui voudroient se tenir à
vivre chastement*.
1. Joinville, 480
sqq.
NOS DÉPUTÉS A L'ÉCOLE DE SAINT LOUIS 465
Mais ici se place une scène que Ton croirait plus moderne.
Quelques familiers du roi, — ces gens-là étaient des précur-
seurs, — « groussoient (se plaignaient) de ce que il fesoit si
larges aumosnes et que il y despensoit moult. » Le roi ré-
pondit simplement qu'il préférait excéder en aumônes pour
l'amour de Dieu, plutôt qu'en faste ou en vanités mondaines.
On sait que la prospérité publique n'y perdait rien et que le
roi savait tenir son rang. Le revenu de son domaine avait
doublé* ; il tenait grandement son hôtel, se comportait géné-
reusement et libéralement dans les parlements et les assem-
blées de barons et chevaliers, « et fesoit servir si courtoise-
ment à sa cour, et largement, et abondamment, qu'il n'y avoit
eu, longtemps passé, à la cour de ses devanciers. » La main-
morte qu'il favorisait tant, n'était donc pas un chancre si re-
doutable de la fortune du pays.
Je laisse à Joinville le plaisir d'énumérer encore quantité
de fondations et de donations aux carmes de Gharenton, aux
augustins de Montmartre, aux frères du Sac de Saint Ger-
main-des-Près (supprimés presque aussitôt), aux frères des
Blancs-Manteaux, près du Temple (également supprimés peu
après), aux frères de Sainte-Groix. Gitons seulement sa naïve
et pittoresque conclusion : « Ainsi environna le bon roy de
gens de religion la ville de Paris^. »
Ceux qui préféreraient une statistique plus étendue à cette
simple phrase, vrai coup de pinceau dessinant d'un trait la
ceinture de Paris au treizième siècle, peuvent lire le beau
chapitre de Lecoy de La Marche sur Saint Louis et les ordres
monastiques^. On n'y trouve plus seulement la capitale, mais
aussi la province. Gependant, ici encore, je donnerais la
palme à Joinville qui d'un autre trait imagé a su tout peindre
en quelques lignes, pleines de couleur locale :
« Et ainsi que l'écrivain qui a fait son livre et qui l'enlu-
mine d'or et d'azur, ledit roi enlumina son royaume de belles
abbayes qu'il y fit, de maisons-Dieu, de couvents de Prê-
cheurs, de Gordeliers et d'autres ordres religieux*. »
1. Joinville, 483 sqq.
2. Ibid., 484.
3. Op. cit., p. 239 sqq.
4. Joinville, 499.
LXXXVI. - 30
466 NOS DÉPUTÉS A L'ÉCOLE DE SAINT LOUIS
Et ceci n'est pas une réflexion noyée au milieu de consi-
dérations étrangères. C'est toute l'oraison funèbre du roi,
telle que le bon sénéchal l'écrit entre le récit de son trespas-
sèment k Tunis et celui de sa sépulture à Saint-Denis.
L'homme qui avait le mieux connu saint Louis se résumait
ainsi à lui-même et dépeignait ainsi pour les autres ce
règne vertueux et bienfaisant.
ni
Mais là où Joinville ne voyait qu'une enluminure monu-
mentale, considérons ces fondations sous un aspect moins
poétique. Parmi les divers établis senients du roi, établisse-
ments monastiques et établissements hospitaliers, moutiers
et maisons-Dieu, la seconde catégorie, non moins intéressante
que la première, reposait comme elle, au point de vue des
biens sur la mainmorte ; au point de vue du personnel, sur
la vie religieuse, et cette vie religieuse affecte la double
forme extérieure soit de la vie en commun, soit des vœux.
Un archiviste aux Archives nationales, qui depuis une
vingtaine d'années, s'est spécialisé dans ces questions de
haute érudition, M. Léon Le Grand, a raconté l'histoire de
ces institutions et reconstitué leur organisation matérielle et
économique aussi bien que charitable et religieuse.
C'est la vie en commun seulement, sans les vœux, qu'il
nous montre dans les Quinze-Vingts. Cette congrégation de
pauvres aveugles, — car la tradition des trois cents cheva-
liers revenus aveugles des Croisades n'est qu'une légende,
— a pu exister déjà avant Louis IX. Néanmoins, et malgré
la perte de la charte de fondation, le savant auteur affirme,
appuyé sur d'autres textes, « que saint Louis a construit la
maison des Quinze-Vingts, quHl leur a donné des rentes^
qu'il a conçu enfin le plan de la constitution sous laquelle ils
eurent de longs siècles de prospérité ^ » Le confesseur de
la reine Marguerite s'exprime ainsi : « Le benoit roi fit ache-
ter une pièce de terre de lez-Saint-Honoré, où il fit faire une
grant maison pour ce que les povres aveugles y demorassent
1. Léon Le Grand, les Quinze-Vingts. Paris, 1887. In-8 (Société de l'His ■
toire de France), p. 21.
NOS DEPUTES A L'KCOLE DE SAINT LOUIS 467
perpétuellement jusques à trois cents. » Et il ajoute : « Et
ont tous les ans de la bourse du roi, pour potages et pour
aultres choses, rentes, »
La rente montait à trente livres parisis. Elle avait été
établie au moins avant 1267 et elle fut confirmée par le roi
en mars 1270.
L'étude de l'organisation intérieure amène M. Léon
Le Grand à cette sorte de définition : « Les Quinze-Vingts
n'étaient pas de véritables religieux puisqu'ils ne faisaient
pas de vœux de chasteté et ne renonçaient point à l'usufruit
de ce qu'ils possédaient; cependant, suivant leur propre
remarque, ils vivaient ensemble sous une règle commune,
après avoir donné à la maison leurs personnes et la nue pro-
priété de leurs biens; on comprend donc que leur congréga-
tion (quedam congregacio) ait été considérée comme une
sorte d'ordre monastique^. »
La plupart des maisons-Dieu, au contraire, c'est-à-dire
des hôpitaux du moyen âge étaient tenus par des congréga-
tions de frères et de sœurs émettant les trois vœux ordi-
naires, plus celui de servir les malades-. Ce sont de véri-
tables congrégations religieuses, au sens strict du mot. Or,
elles datent, en général, du treizième siècle.
Inutile d'ajouter qu'ils avaient des biens. Des frères lais
s'occupaient de leur gestion et de l'exploitation rurale.
En 1792, la Révolution changea tout cela. Elle adjugea au
gouvernement et aux communes tous les biens meubles et
immeubles de l'assistance publique, en même temps qu'elle
abolissait tous les ordres religieux, toutes les confréries
d'hommes ou de femmes se consacrant au soin des malades
et des indigents. Le résultat ne se fit pas attendre. On avait
confisqué la fortune des malheureux; l'idée vint aux conven-
tionnels de la réaliser en l'aliénant. En vertu de la loi du
23 messidor, an II, le patrimoine des hôpitaux était assimilé
aux biens nationaux et soumis à la vente. Mais les pauvres
1. Le Grand, op. cit., 24.
2. Le Grand, les Maisons-Dieu. Leur régime intérieur au moyen âge, dans
la Revue des Questions historiques, 1" janvier 1898. Voir aussi son beau et
plus récent ouvrage : les Maisons-Dieu et le proseries du diocèse de Paris
(1351-1369). Paris, 1899. In-8 (Société de l'Histoire de France).
468 NOS DÉPUTÉS A L'ÉCOLE DE SAINT LOUIS
mourant de faim et le trésor public étant vide, la Convention
elle-même s'aperçut que la mainmorte hospitalière avait du
bon. Par la loi du 9 fructidor, an III (26 août 1795), la vente
des biens hospitaliers fut suspendue; parcelle du 2 brumaire
an IV (24 octobre 1795), elle fut complètement arrêtée. Enfin
la loi du 16 vendémiaire an V prescrivit, sous le Directoire,
la restitution des propriétés des hospices non vendues.
Il est probable que çà ou là, à Vernon, à Pontoise, à Gom-
piègne, quelque bien d'hôtel-Dieu provient encore des fonda-
tions de saint Louis. Viollet-le-Duc a décrit, avec admira-
tion, ce qui reste des édifices, ces bâtiments « d'un aspect
monumental sans être riches», où les malades avaient « de
l'espace, de Pair et de la lumière ». M. Wallon les a rap-
prochés des monastères, « car, écrit-il, s'ils n'étaient pas
construits pour des religieux, c'étaient les religieux qui fai-
saient la partie active de leurs habitants. » Il reconnaît que
saint Louis « contribua beaucoup à les agrandir et à les mul-
tiplier » *.
Elle est la première classe des établissements de saint
Louis. Joinville disait qu'il en avait polychrome son royaume.
Nous pouvons bien y voir, nous, le livre de pierre, où il avait
écrit ses sentiments de chrétien et de roi à l'égard de la
mainmorte religieuse. Aurait-il tenu un langage différent
sur le livre de parchemin appelé les Etablissements de Saint-
Louis ? Après le monument lapidaire, le monument juridique.
Venons-y.
IV
Une remarque préliminaire s'impose; c'est que les Èta-
blissements^ dits de saint Louis^ n'ont pas été promulgués
par ce prince. La critique moderne, si patiente dans ses
investigations, si précise dans ses solutions, ne s'est pas
contentée, comme Montesquieu, de traiter ce livre énigma-
tique de « code amphibie » ; comme Valroger, de « compila-
tion indigeste de lois romaines, de décrélales et de coutumes
françaises »; elle y a reconnu la main d'un compilateur ano-
nyme du treizième siècle et elle a fixé la date de son origine.
1. Wallon, II. 351.
NOS DÉPUTÉS A L'ÉCOLE DE SAINT LOUIS 469
Cet ouvrage, première ébauche de généralisation et d'unifi-
cation du droit français, fut composé entre Toctave de la
Toussaint de 1272, sous le règne de Philippe le Hardi, et le
19 juin 1273'.
L'article 129 du livre premier, intitulé « de don à religion
amortir » provient de la coutume de Touraine-Anjou et doit
avoir été rédigé , comme tous les articles de 10 à 175, par un
officier du roi entre mai et août 1246. Il appartient donc au
règne de saint Louis 2.
Mais son texte est assez obscur, si bien que, d'après
M. Paul Viollet, l'éminent commentateur des Établissements
de Saint-Louis^ k le prendre à la lettre, il résulterait que
le suzerain ne devra jamais autoriser l'acquisition; M. Viollet
pense au contraire que « toute église qui acquiert devra
notifier au suzerain l'acquisition qu'elle a faite, se déclarant
prête à garder ce bien ou à le mettre hors ses mains, au choix
du suzerain. Rien de plus simple, ajoute-t-il, et de plus con-
forme aux habitudes du moyen âge ^ ».
Nous ne discuterons pas sur ce texte. M. Waldeck-Rous-
seau s'est défendu « de faire étalage à la tribune d'une éru-
dition d'historien qui pourrait paraître suspecte ». Nous ne
ferons point davantage étalage de connaissances de notre
vieux droit si confus. Mais nous nous en rapporterons à
l'écrivain, à la fois historien et juriste, qui saura, nous l'espé-
rons, plaider pour son saint à la tribune du Sénat. Voici
en quels termes s'est exprimé, M. Wallon, sur ces points
délicats :
L'Eglise possédait : la ])iélé des grands qui lui faisait une part de
leurs biens, et aussi le besoin de protection qui portait les plus faibles
à se recommander d'elle, avaient concouru à accroître son domaine...
Soutenus dès le commencement par l'Eglise, les Capétiens ne pouvaient
pas se moatrer trop exigeants à son égard. Ils s'étaient réduits à leurs
droits féodaux et à ceux qu'ils tenaient de la coutume.
Ces droits étaient au nombre de trois : droit de présenta-
tion aux bénéfices de leurs domaines; droit de régale; droit
1. Paul Viollet, les Établissements de Saint-Louis. Paris, 1881. 1 vol.
iii-8. I, 2.
2. Ibid., II, 244 eti, 8.
3. Ibid., I, 92 et II, 244.
470 NOS DÉPUTÉS A L'ÉCOLE DE SAINT LOUIS
d'amortissement sur les biens acquis par l'Église à il Ire
gratuit ou onéreux. Arrivons à la manière dont Louis IX les
exerçait. M. Wallon continue :
Saint Louis en particulier usa avec les plus grands ménagements de
ces droits... Pour ce qui est des biens^ tout en usant des droits de régale
et d' amortissement , il aida à dégager le droit d'acquérir, reconnu à
l'Eglise, des entraves qu'on y avait mises et à rétablir la propriété ecclé-
siastique contre les usurpations qu'elle avait subies.
Ainsi en ce qui touchele droitd'acquérirdes biens, l'Eglise en rexor-
çantcomme les autres, acquéraitnéanmoins en de tout autres conditiosss
que les autres : car elle acquérait sans presque jamais vendre, et sans
que la mort amenât de mutationdans ses propriétés. Il en résultait q\io
quand un bien était acquis par elle, le seigneur perdait pour l'avenir
ce qui lui eût été payé comme droit de mutation à chaque vente, comme
relief, ou rachat par l'héritier en cas de succession. Les barons faisaient
donc obstacle, autant qu'ils le pouvaient, à ces acquisitions de l'Eglise.
Ils exigeaient que quand elle acquérait un bien, elle le revendît d ins
« l'an et jour », avant qu'elle en eût acquis la propriété définitive. La
roi reconnut le droit des seigneurs pour les fiefs: le seigneur pouvait
dans ce l'an et jour » exiger que l'Eglise se dessaisît du fief; mais s'il
ne le faisait pas il était censé renoncera son droitet l'Eglise était saisie.
Elle devait seulement payer au seigneur un tiers de la valeur du bien,
pour tout droit de mutation à venir ^ et de plus., comme le roi était suze-
rain, et., à ce titre, intéressé, un droit d' amortissement au trésor royal.
Moyennant ce double paiement, le bien acquis tombait dans la classe
des biens de mainmorte. On voit que ce n'était point sans qu'il en
restât une bonne partie entre les mains des tiers. Mais il n'y avait pas
seulement deux personnes à désintéresser. Entre le seigneur immédiat
et le roi suzerain, il y avait le plus souvent des seigneurs intermé-
diaires, à autant de degrés qu'on en comptait dans le vasselage. Chacun
se prétendait lésé par l'acquisition que faisait l'Eglise et réclamait sa
part d'indemnité : en telle sorte que, pour les satisfaire, l'Eglise avait
souvent plus à payer que ne valait le bien. Il fallut qu'après saint
Louis, Philippe III et Philippe le Bel réglassent cette matière : Phi-
lippe îll en ordonnant que le paiement fait à trois seigneurs libérerait
l'Eglise de toute autre réclamation ; Philippe IV, en déterminant le
montant des droits dus à la couronne.
Saint Louis avait donné des garanties aux acquisitions de l'Eglise.
Il lui vint aussi en aide contre les usurpations dont elle était l'objet^.
Telle fut, en droit et en matière de mainmorte, l'attitude
de saint Louis vis-à-vis de l'Eglise, attitude nettement favo-
rable.
1. Paul Yiollet, Établissements, IV, 124.
NOS DÉPUTÉS A L'ÉCOLE DE SAINT LOUIS 471
Nous renvoyons, pour le détail, au docte commentaire de
M. Paul Viollet, qui lui-même se réfère à Laurière et autres
auteurs ayant étudié les origines du droit d'accroissement.
11 nous semble bon d'en détacher seulement une remarque.
La première est qu'il « en estoit de mesme des communautés
laïques ». Et il en fut également ainsi, pour la question d'au-
torisation, par exemple, jusqu'à la Révolution française. M. de
Mun avait donc eu parfaitement raison, dans son magnifique
discours, d'assimiler les unes aux autres et de demander
pourquoi la Chambre fait rage contre la seule mainmorte
congréganiste, alors qu'il existe dans le pays tant d'autres
propriétés de mainmorte, les biens communaux, par exem-
ple.
Et M. Waldeck-Rousseau, qui, dans sa réponse, a fait un
cours de droit pour défendre la mainmorte anonyme, la
mainmorte des sociétés anonymes, traitant son adversaire de
<( grand orateur >> et de « mauvais jurisconsulte », parait
bien s'être écarté des traditions du temps de saint Louis qui
ne demandait rien de plus là dessus aux religieux qu'aux
laïques.
D'ailleurs, entre M. Waldeck-Rousseau estimant le droit
d'amortissement « à tantôt quatre fois, tantôt six fois le pro-
duit des biens religieux, tantôt un tiers de leur valeur, tantôt
à leur valeur »; et M. Wallon réduisant le droit seigneurial
à un tiers de la valeur indépendamment de ce qui était dû
au trésor royal, nous ne chercherons pas à dirimer la contro-
verse. M. Wallon sera d'âge à s'expliquer.
Mais notre observation subsiste en toute hypothèse.
Si l'on se rappelle que saint Louis fut en fait fondateur,
donateur et bienfaiteur insigne de nombreuses communautés
religieuses, il faut bien convenir que M. Waldeck-Rousseau
a bien mal choisi le patron de son projet de loi.
Et nous ne croyons pas qu'il ait été plus heureux en se
couvrant, après le manteau fleurdelisé de saint Louis, de
la pourpre impériale de Gharlemagne.
« Sous nos rois de la première et de la seconde race^ écrit
encore Laurière, les églises et les monastères se mettoient,
eux et leurs biens, sous la protection royale, et nos rois par
leurs lettres appelées Emunitates^ les recevant sous leur
472 NOS DEPUTES A L'ECOLE DE SAINT LOUIS
protection, leur accordoient des privilèges, ou confîrmoient
les privilèges que leurs prédécesseurs avoient accordés. »
Si par ailleurs ils croyaient en droit pouvoir ou devoir
parer à quelques excès dans la multiplication des congréga-
tions religieuses et l'extension de leurs biens, ils y remé-
diaient d'accord avec l'Eglise, et sans porter atteinte à la vie
religieuse, dont ils étaient les protecteurs.
Aujourd'hui, sous prétexte de supprimer les couvents, on
s'attaque à la vie religieuse elle-même.
Et l'on pose en disciples ou en chevaliers de saint Louis.
N'apposera-t-on pas vraiment son grand « seel » sur la cire
des scellés de nos chapelles * ?
Celte altération d'une physionomie de saint est odieuse.
Encore n'avons-nous présenté qu'un trait de la physio*
uomie de Louis IX. Elevé par des religieux, au dire de Lecoy
de La Marche, il leur confia ses enfants et s'intéressa au
monastère de Prouille, fameuse maison d'éducation pour les
filles, dans le midi de la France. Il choisit des religieux pour
confesseurs, notamment Geoffroy de Beaulieu qui dirigeait
sa conscience et lui administrait la discipline..., mais pas de
mainmorte. Il les admettait parmi ses familiers et invitait à
sa table le plus célèbre d'entre eux, saint Thomas d'Aquin.
Tout ce qu'il leur demandait ensuite à ces Prêcheurs et à ces
Gordeliers était de ne lui lire aucun livre « après mangier »,
mais de lui dire des « quolibez, c'est-à-dire que chascun die
ce qu'il veut^. » Éducateurs, confesseurs et amis de « Mon-
seigneur saint Louis », ils étaient encore ses prédicateurs.
Ils occupaient la moitié des chaires de la capitale.
Saint Louis enfin eût souhaité d'abdiquer pour s'enfermer
dans un cloître et se faire moine. Seule, Marguerite de Pro-
vence, son épouse, l'en empêcha.
Je voudrais finir par un rapprochement qui témoignerait
de mon peu d'amertume contre les institutions actuelles, lors-
qu'elles respectent l'Eglise. Ce n'est pas en déclamant contre
la mainmorte ni en ameutant contre elle des convoitises, que
nos gouvernants imitent le saint roi; mais bien lorsqu'ils
protègent à l'étranger ces mêmes religieux qu'ils persécutent
t. Wallon, II, 8 sqq.
2. Joinville, 451.
NOS DÉPUTÉS A L'ÉCOLE DE SAINT LOUIS 473
dans la mère-patrie, alors seulement ils sont là-bas les suc-
cesseurs de Louis IX. Le saint roi avait élevé aux Gordeliers
une église et un couvent à Joppé et il envoya des Prêcheurs
en ambassade chez le khan des Tartares, — ces ancêtres de
la famille impériale régnante de Chine, — pour l'attirer à la
croyance catholique.
Voilà les vraies œuvres de saint Louis; il n'y en a pas
d'autres; toutes les falsifications historiques ne dénatureront
pas son caractère. Il voulait faire régner Jésus-Christ sur le
monde, et il estimait que les religieux étaient au premier
rang de cette croisade morale. Aujourd'hui que l'on cherche
à déchristianiser la France, on voudrait nous donner le
change. De pareils procédés ne ressemblent en rien à ceux
du plus loyal et du plus droicturier des rois.
Henri CHÉROT, S. J.
LES HISTORIENS INSPIRÉS
ET LEURS SOURCES
L'exégèse et la théologie, ces deux filles jumelles de la
révélation, jadis alliées inséparables, aujourd'hui trop sou-
vent rivales et quelquefois ennemies, auraient tout intérêt
à marcher la main dans la main. Mise à la mode par notre
siècle, la division du travail est fatale au progrès, quand elle
isole des sciences faites pour se prêter un mutuel appui. Un
théologien qui, pratiquement, réduirait les difficultés de la
Bible au lièvre qui rumine, au soleil arrêté par Josué, ou aux
jours de la création, et un exégète qui, de parti pris, ignore-
rait les conclusions de l'Ecole, ne prêterait qu'une attention
distraite au verdict de la tradition, et ferait fi du sens catho-
lique, seraient-ils, à eux deux, la moitié d'un bon apolo-
giste ?
Le concept de l'inspiration s'est éclairci et précisé beau-
coup depuis quelques années. Des divergences de vues sub-
sistent encore entre catholiques : les unes plus apparentes
que réelles ; d'autres sérieuses et profondes, peut-être irré-
ductibles, si l'on n'apporte, des deux côtés, à la discussion
beaucoup de calme et de largeur d'esprit. Le concile du Va-
tican nous avait déjà mis d'accord sur ces deux formules :
l'Ecriture est la parole de Dieu, et Dieu est l'auteur de l'E-
criture. Nous devons à l'encyclique une nouvelle base placée
désormais hors de toute contestation : l'écrivain inspiré est
infaillible, mais il parle un langage humain. Cette double
vérité bien comprise est pour l'orthodoxie un gage de sta-
bilité et de salut, comme pour l'exégèse une charte de liberté
et de progrès.
Je voudrais l'appliquer aujourd'hui à un point obscur entre
tous : la garantie prêtée par les historiens inspirés aux do-
cuments qu'ils citent, ou aux écrits antérieurs qu'ils utilisent.
Ce terrain est à peu près inexploré; on le dit glissant et
LES HISTORIENS INSPIRES ET LEURS SOURCES 475
scabreux. Tâchons, avec Taide de Dieu, d'apercevoir les
fondrières et d'éviter les faux pas.
î
L'historien ne parle pas toujours en son propre nom; il
relate souvent les opinions ou les propos d'autrui. Son rôle
se borne alors à être rapporteur fidèle, et s'il est toujours
tenu d'être véridique, il n'est pas nécessairement vrai dans
tous ses dires. Mettre à sa charge des faits erronés, qu'il
raconte sur la foi d'un autre, serait méconnaître la loi de
l'histoire et la nature du langage humain.
Fn fait de citations et de références, les écrivains hébreux
oiit, par rapport aux historiens profanes, un désavantage
marqué. Hérodote, par exemple, vous suspend à un on dit de
longs paragraphes — histoire ou légende, peu lui importe,
puisqu'il n'entend pas s'en porter garant — ou, au moyen
d'un optatif placé à propos, répand un doute discret sur tout
ensemble d'un récit.
Les langues sémitiques se prêtent mal à ces nuances. Elles
manquent d'élasticité et de souplesse; l'art des demi-jours
et des perspectives leur est étranger; elles dessinent forte-
ment l'idée au lieu de l'estomper; elles la présentent de face
au lieu d'en crayonner vaguement le profil : vous diriez un
paysage chinois, ou les premiers tâtonnements d'un novice
en peinture. Privées des ressources de la période, et obligées
de remplacer la subordination des membres par leur coordi-
nation, elles donnent aux divers éléments de la pensée le
même relief. C'est surtout dans l'absence de style indirect
que leur rigidité se révèle. Essayez de traduire en hébreu
cette phrase : Moïse, sur l'ordre de Dieu, enjoignit aux Israé-
lites d'immoler l'agneau pascal au soir du quatorzième jour.
Bon gré mal gré, il vous faudra la briser en menus fragments
avant de la jeter dans le moule inflexible, qui a servi des
milliers de fois aux écrivains sacrés : « Et Dieu dit à Moïse :
Va trouver les enfants d'Israël, et dis-leur : Voici ce que dit
le Seigneur: Allez, prenez un agneau d'un an; au soir du
quatorzième jour vous l'immolerez ».
En hébreu, le style direct et le style indirect ayant une
m
476 LES HISTORIENS INSPIRES
expression unique, sont parla même équivalents; il en serait
autrement dans les langues où on les distingue. C'est pour-
quoi Trogue Pompée blâme Tite-Live et Salluste d'avoir mis
en discours direct — sans prévenir le lecteur, à l'exemple
de Thucydide — les harangues de leurs héros. En effet, le
discours indirect ne promet que le sens; le discours direct,
à moins d'être imposé par le génie de la langue, fait espérer
le mot à mot.
L'absence de style indirect entraîne un inconvénient encore
plus grave. Il devient impossible de discerner la parole exté-
rieure, qui frappe les oreilles, de la parole intérieure, qui va
droit à l'intelligence, en passant tout au plus par l'imagina-
tion. La parole intérieure est inévitablement projetée au
dehors, et aucun signe apparent ne la distingue de l'autre.
Mésa écrira sur sa fameuse stèle : « Le fils d'Amri dit à son
tour : J'opprimerai Moab. Et Ghamos me dit : Va, reprends
Nébo sur Israël. » Assarhaddon, Assurbanipal, Thouthmès III,
tous les rois d'Egypte et d'Assyrie, comme ceux de Sidon et
de Moab, racontent de même, toujours en style direct, leurs
rêves et leurs inspirations. Bref, comme dans les langues
sémitiques la parole intérieure, en prenant un corps, devient
identique à la parole extérieure, nous ignorons par quels
moyens — mots perceptibles à l'ouïe, images sensibles, ou
action immédiate sur l'intelligence — Dieu communiquait
sa pensée aux hérauts de la révélation.
Ce fait, trop peu remarqué, élait à noter en passant; mais
il est secondaire. La question capitale est d'apprécier l'atti-
tude de l'écrivain sacré vis-à-vis de ses sources.
Tout le monde, je crois, est d'accord «sur ce principe. L'his-
torien inspiré ne fait siennes les paroles citées, que s'il les
approuve expressément, ou d'une manière équivalente. Hors
de là, l'Ecriture en laisse toute la responsabilité à leurs au-
teurs. Elles peuvent être vraies, comme elles peuvent être
fausses; c'est aux lecteurs d'en faire le discernement d'après
les lois ordinaires de la critique historique; car « s'il est
vrai qu'elles furent dites, il n'est pas sûr qu'elles soient
vraies ». Le mot est de saint Augustin.
L'historien a sans doute le droit d'apprécier la valeur de
ET LEURS SOURCES 477
ses documents, mais rien ne Ty oblige. Cent fois, au cours de
ses neuï Muses, Hérodote discute ses autorités, oppose entre
eux ses témoins, balance, hésite, et, malgré son naturel cré-
dule, ne se prononce le plus souvent qu'avec circonspection.
Invoquer son témoignage en faveur d'événements qu'il ne
croit pas lui-même, et ne veut pas faire croire à ses lecteurs,
c'est en dénaturer l'esprit et le caractère. Quand Tite-Live
nous raconte sans sourciller la fable de la louve allaitant
les deux illustres jumeaux, et la défaite de Gacus, et l'apo-
théose du fondateur de Rome, et les rapports mystérieux de
Numa avec la nymphe Egérie, il a soin de nous avertir qu'il
ne garantit pas ces légendes, qu'il trouve seulement Rome
excusable d'avoir poétisé son berceau, et consacré par le
merveilleux les débuts de la plus extraordinaire des desti-
nées. Mais, encore une fois, rien ne force l'auteur à se mettre
en scène, et sa responsabilité est suffisamment dégagée
dès qu'il produit ses témoins, sans les approuver ni les
contredire.
Il n'existe peut-être pas d'histoire plus impersonnelle que
la Bible. La remarque a été souvent faite pour l'Évangile;
on peut l'étendre à l'Ecriture entière. La narration est si
objective, et l'hagiographe laisse tellement les faits parler
d'eux-mêmes, comme s'il avait pris pour règle d'intervenir
le moins possible, qu'il approche parfois de cette impas-
sibilité rêvée par des critiques modernes pour l'historien
idéal. Certaines réponses de Jacob, de Judith et des sages-
femmes égyptiennes, le suicide de Samson, le vœu de Jephté,
et, pour citer des actes qui ne comportent pas d'apologie,
l'étrange conduite de Juda avec sa bru et l'inceste des filles
de Loth sont rapportés sans un mot de blâme. Cette réserve
extrême n'a pas d'inconvénients; car l'Ecriture s'adresse à
des êtres doués de raison, éclairés par l'ensemble de la vé-
rité révélée, et soumis, dans l'interprétation du texte sacré,
à l'autorité d'un magistère infaillible.
Or, la Bible est un code de morale, bien plus qu'un manuel
d'histoire. Sur le terrain historique, il ne faudra donc pas trop
facilement présumer son témoignage, ni prendre son silence
pour une approbation.
L'auteur d'un traité sur l'inspiration, devenu classique,
478 ' LES HISTORIENS INSPIRES
consacre un livre entier à l'examen de cette question^ : En
quel sens tout ce qui est dans l'Ecriture est-il inspiré ou
divin ? Après avoir fait ressortir la difficulté du sujet, et la
pénurie des ressources dont on dispose actuellement pour
résoudre ces graves problèmes, il croit devoir s'arrêter à la
formule suivante : « Si l'Ecriture fait parler Dieu ou le Christ,
les anges ou les bienheureux, les apôtres en tant qu'apôtres,
ou les prophètes en tant que prophètes, ou enfin une assem-
blée représentant l'Eglise universelle, les paroles ainsi rap-
portées jouissent d'une autorité canonique. » Une autorité
canonique, le contexte le prouve assez, désigne ici une au-
torité non seulement infaillible, mais divine, qui appelle de
notre part un acte de foi proprement dit.
Je crains qu'une équivoque ne se cache sous ce principe,
et, en matière si délicate, il convient d'éviter scrupuleuse-
ment tout malentendu. Laissons Dieu et le Christ; du mo-
ment que l'auteur sacré les met en scène, leur parole est
divine et ne peut point ne pas s^imposer à notre foi. Mais les
anges et les élus, qui m'assure qu'ils sont toujours les porte-
voix de Dieu? Pourquoi ne leur suffirait-il pas d'une simple
permission d'en haut pour communiquer avec les hommes?
Et s'il ne leur est pas interdit de parler en leur propre nom,
leur témoignage pourra être infaillible, il ne sera pas divin;
je le croirai d'une foi humaine, je n'en ferai pas l'objet d'un
acte de foi théologique.
Pour les apôtres et les prophètes, même dans l'exercice
de leur ministère, le cas est bien plus complexe. Alors ils
sont inspirés, nul n'en doute ; mais, justement, le point est
de savoir si l'inspiration orale — je me sers de ce mot faute
d'un meilleur — a la même amplitude que l'inspiration écrite.
Les apôtres et les prophètes étaient-ils, en parlant, préservés
de tout lapsus de langue ou de mémoire, de toute erreur de
fait ou de calcul ? Les possesseurs de charismes partageaient-
ils le même privilège ? Si la tradition nous renseigne sur
l'étendue de l'inspiration écrite, au sujet de l'inspiration
orale, elle se tait, hésite ou doute. On connaît assez la théorie
de saint Thomas et de saint Grégoire le Grand sur l'illusion
1. Fr. Scbmid, De liispirationis Bibliorum vi et ralione, 1885, p. 117-177.
f
ET LEURS SOURCES 479
possible de l'instinct prophétique. Depuis le vénérable Bède,
Rabhan Maur et Melchior Gano, il s'est toujours trouvé des
commentateurs pour voir une méprise dans certaines asser-
tions de saint Etienne, difTicilement conciliables avec les faits.
Or saint Etienne, en parlant à ses bourreaux, était rempli
du Saint-Esprit. Au clergé d'Éphèse, mandé à Milet pour y
recevoir ses instructions suprêmes, Paul disait : « Je sais
que vous ne verrez plus ma face, vous tous au milieu des-
quels j'ai passé, préchant le royaume de Dieu. )> Par bon-
heur, ses pressentiments le trompaient et aucun exégète ne
fait difficulté de l'avouer; on en ferait sans doute, si l'apôtre,
au lieu d'exprimer de vive voix cette persuasion intime,
l'avait consignée dans ses épîtres, car l'inspiration du prédi-
cateur n'est pas nécessairement celle de l'hagiographe.
Quant aux actes d'un concile œcuménique, s'ils étaient in-
sérés dans l'Ecriture, ils ne deviendraient pas ipso facto
paroles d'Ecriture, puisque l'Ecriture, en les insérant, n'en
changerait pas la valeur. Ils seraient canoniques^ mais dans
un sens tout différent des écrits inspirés. Il ne faut pas jouer
sur les termes, pour n'en pas être le jouet.
Arrêtons-nous donc à ce principe, proposé par le même
auteur, principe incontestable, car il est dicté par le bon
sens et doit être sanctionné par le consentement unanime
des théologiens : Le fait qu'un discours ou un document
est consigné dans V Écriture ne confère par lui-même aucune
valeur nouvelle à ce discours ou à ce document.
II
On a dépensé une érudition énorme à résoudre les antilo-
gies des deux livres des Machabées. L'intention était bonne
et la tâche louable ; mais on pouvait la simplifier en négli-
geant les objections qui tombent d'elles-mêmes *. Que l'éloge
des Romains y soit excessif, que la prise d'Antiochus, igno-
rée de tous les écrivains profanes, soit controuvée : c'est
possible^. Prouverez-vous que tout cela n'a pas été racontée
Judas Machabée. Or, l'Ecriture ne dit rien de plus. La victoire
1. Cf. PaLrizi, Z>* consensu utriusque libri Machah., 1856. Préface, p. ix.
2. I Mach., VIII, 1-7.
480 LES HISTORIENS INSPIRÉS
remportée par six mille Juifs sur cent mille Galates* vous pa-
raît incroyable ? Fort bien ; mais ce fait d'armes est tiré d'un
discours où le général en chef parle peut-être par ouï-dire ou
avec une pointe d'exagération. Le récit relatif à l'arche et au
feu sacré sauvés par Jérémie sent, dit-on, la légende^. Qu'im-
porte? L'auteur inspiré n'en est pas responsable : il se borne
à transcrire une lettre adressée aux Juifs égyptiens par leurs
frères de Palestine qui se réfèrent à un écrit de Jérémie —
authentique ou supposé, ce n'est pas la question. Cette même
épitre, qui est dans l'Écriture sans être parole d'Écriture,
fait mourir Antiochus Épiphane en Perse dans le temple de
la déesse Nanée, alors que les deux livres des Machabées
rapportent sa mort dans des circonstances toutes différentes.
Ici la contradiction est manifeste, et le bon Pereira ne s'en
tirait pas. La solution, pourtant bien simple, était déjà sug-
gérée par Emmanuel Sa, et bien que Cornélius à Lapide la
trouve un peu dure^ elle est maintenant acceptée d'emblée
par les critiques les plus conservateurs^. C'est que la lettre
en question figure dans le second livre des Machabées à
titre de pièce justificative, dont l'écrivain sacré ne garantit
pas toute la teneur; et pour en revenir au mot si juste de
saint Augustin : Il est vrai qu'elle fut écrite, mais il n'est pas
certain qu'elle soit vraie de tout point.
Pour faire siens les documents qu'il cite, l'historien sacré
doit les approuver, au moins implicitement. 11 y a approbation
implicite quand l'auteur s'identifie avec son héros.
Mieux que de longues dissertations abstraites, un exemple
éclaircira cela. Le Banquet de Platon contient un récit et un
enseignement. Pour ce qui est du récit, Platon n'a garde de
s'en constituer garant ; il cite un certain Apollodore qui, lui-
même, se réclame d'un certain Aristodème, ce disciple de So-
crate reconnaissable à sa petite taille et ses pieds toujours nus.
Qu'Apollodore ait embelli son conte, qu'Aristodème l'ait in-
venté de toutes pièces, la véracité du chef de l'Académie n'y
est pas intéressée : il a cité ses autorités ; s'il nous trompe,
1. II Mach., VIII, 20.
2. Jbid,, II, 4 sqq.
3. Kaulen, Einleitung, 3* édit,, 1890, p. 289; Cornely, Jntroductio, 1887,
t. II, pars I, p. 469.
ET LEURS SOURCES 481
c'est qu'on l'a trompé : voilà tout. Ou plutôjt l'aurait-on trompé
lui-môme, il ne nous tromperait pas, puisque rien, dans son
ouvrage, n'indique qu'il prend le récit à sa charge ; il n'ap-
prouve pas plus qu'il ne désapprouve ; quelle que puisse être
sa pensée intime, en tant qu'historien il est neutre, et l'on n'a
point à juger un historien par ce qu'il croit, mais par ce qu'il
dit.
Voilà ce qu'il faudrait penser du Banquet s'il était de l'his-
toire. Mais est-il de l'histoire? N'appartient-il pas plutôt à un
autre genre littéraire, fort en usage chez les philosophes,
depuis Gicéron jusqu'à Joseph de Maistre, à cette espèce de
fiction qui met en présence des morts illustres ou des vivants
qui ne se sont jamais rencontrés? La chose ne fait doute pour
personne. Le Banquet de Platon est une œuvre de philoso-
phie poétique, méditée à loisir dans le recueillement du ca-
binet ou sous les ombrages d'Académus, et non pas impro-
visée à la suite d'un copieux repas ; c'est une pure fiction,
dont un entretien sur l'amour tenu après boire a pu suggérer
l'idée et fournir le thème ; Tauteur ne s'y pose pas en histo-
rien, mais en moraliste ; s'il encadre son enseignement dans
un récit d'allure historique, c'est pour lui donner plus de re-
lief; mais il est aisé de voir qu'il place ses propres pensées
sous le couvert de son maître, et que, loin d'être l'interprète
de Socrate et de Diotime, Diotime et Socrate sont ses truche-
mans.
Il y a dans la Bible deux écrits comparables à ce genre lit-
téraire, moins la forme dialoguée. Je parle de la Sagesse
et de l'Ecclésiaste. Pour la Sagesse, on est unanime; pour
l'Ecclésiaste, on discute encore ; mais l'opinion de la fiction
littéraire tend, croyons-nous, à devenir prépondérante parmi
les exégètes familiarisés avec le texte original. Du reste, l'in-
terprétation de ces deux livres n'offre aucune difficulté spé-
ciale ; il est évident pour tout le monde que l'auteur inspiré,
quel qu'il soit, en faisant parler Salomon, le Sage par excel-
lence, ne lui attribue que des pensées vraies, et qu'il emploie
seulement la fiction pour instruire avec plus d'intérêt et
d'autorité. Par conséquent il dit, il exprime, il affirme, il en-
seigne — car nous ne faisons aucune distinction entre ces
difi'érents termes — tout ce qu'il met dans la bouche de Sa-
LXXXYI. — 31
482 LES HISTORIENS INSPIRÉS
lomon. Et, du moment qu'il joue le personnage du fils de
David, il peut à juste titre remercier Dieu de l'avoir établi
roi dans Jérusalem, choisi pour construire le Temple et enfin
comblé de sagesse. C'est là une suite naturelle et nécessaire
de son rôle et, pour y trouver à redire, il faut ne rien com-
prendre aux procédés les plus usuels de la littérature.
Pour le livre de Job, nous n'écartons pas a priori l'hypo-
thèse de la fiction. La tradition juive et chrétienne, le senti-
ment commun de l'Église, le ton du prologue et de l'épilogue,
des indications éparses en d'autres livres inspirés, nous font
voir dans ce drame une histoire, mais une histoire poétique
et idéalisée. C'est aux partisans de la fiction à renverser nos
arguments, à montrer l'impossibilité du caractère historique
communément soutenu par les écrivains orthodoxes : jusque
là nous continuerons à le défendre, dùt-on nous traiter de
rétrogrades et de fidéistes ; car nous n'oublions pas qu'en
ces matières connexes au dogme les arguments critique» ne
sont point les seuls recevables.
Non pas que la fiction, une fois démontrée, gênât l'exégète.
Au contraire — ceci a l'air d'un paradoxe tout en frisant le
truisme — l'enseignement de l'auteur inspiré en ressortirait
avec plus de netteté et de certitude. Dans un dialogue réel,
photographié sur place, il y a des inutilités, des digressions,
des divagations ; dans un dialogue fictif, où l'écrivain élague
et choisit à son gré, rien n'est oiseux ; tout concourt au but
général et tire de là sa lumière ; la thèse, connue d'avance
ou par la conclusion, sert de fil conducteur et guide sûre-
ment dans le dédale des raisons contraires. Aussi disons-
nous du poème de Job qu'il est un tableau fidèle, mais non
pas une photographie.
Il ne faut pas se lasser de répéter les axiomes les plus évi-
dents et les aphorismes les plus vulgaires, quand se mani-
feste une tendance à les contester ou à les oublier. Aucun
genre littéraire, en usage chez les écrivains profanes, n'est
indigne des auteurs sacrés : apologue, allégorie, fiction, ce
que nous nommerions aujourd'hui roman historique ou ro-
man de mœurs, tout cela est capable d'instruire et peut être,
par conséquent, l'objet de l'inspiration divine. On ne voit
ET LEURS SOURCES 483
même pas que la compilation, ce genre littéraire infime qui
vaut à peine au compilateur le nom d'auteur, ne puisse revê-
tir un caractère canonique, si l'écrivain sacré en fait le véhi-
cule d'un enseignement religieux.
En tout cas, l'abrégé d'une œuvre existante peut être le
fruit de l'inspiration divine. Le second livre des Machabées
résume, pour les faits, Jason de Gyrène ; les commentateurs
en conviennent aujourd'hui et ils ne pourraient guère le con-
tester sans attaquer la véracité de l'auteur lui-même : « Nous
nous efforcerons, dit-il, de résumer en un livre unique les
événements que Jason a racontés en cinq livres*. « En con-
séquence, il parle plusieurs fois de son Abrégé, de son Épi-
tomé*, comme il l'appelle en sa langue ; il se distingue à di-
verses reprises de l'écrivain, de l'auteur de l'histoire'; il
pousse la modestie jusqu'à se comparer au simple traduc-
teur, tout en confessant les sueurs et les veilles que le tra-
vail de rédaction lui a coûtées. Jason de Gyrène, en habile
architecte, a construit un édifice dont lui, l'auteur des Macha-
bées, veut faire une peinture émaillée, une réduction en mi-
niature, et ce n'est pas un mince labeur*.
Au début de son œuvre, l'abréviateur Justin déclare une
intention semblable. Il a dessein d'extraire les faits les plus
remarquables contenus dans les quarante-quatre livres de
Trogue Pompée. Tout ce qui lui paraît moins instructif ou
moins intéressant, il l'élaguera sans pitié ; car il se propose
d'oft'rir au lecteur une anthologie, 'un petit bouquet des fleurs
les plus belles^. G'est toute la gloire qu'il ambitionne, tout
le mérite qu'il revendique devant la postérité.
Les difî'érences entre les deux écrivains sautent aux yeux ;
)t s'il est possible de comparer leur genre littéraire, il n'est
>as permis de l'identifier. Justin se retranche derrière son
original et ne prétend à d'autre titre qu'à celui de fidèle et
itelligent abréviateur. L'abréviateur, pas plus que le copiste,
1. II Mach,, ir, 24, breriare, eTriT£fi,£tv.
2. Ibid., 27 et 29, i7tiT0[jt.4
3. Ibid.y 29, (TUYYpaçe^'; J 31, ô t^ç îoropiaçâpyriY^TYiç.
4. Ibid,, 27, -^ xaxo7raÔ£ia tyjç l-jrtTOfxîîç.
5. Cognitione quaeque dignissiina excerpsi... brève veluti floruzn corpuj
Ëulum feci.
484 LES HISTORIENS INSPIRÉS .;
n'est responsable des méprises de son modèle. Son devoir,
ou du moins son droit, est de calquer avec exactitude. La pos-
térité a été sévère pour Justin. Elle lui reproche d'avoir mal
compris son rôle, d'avoir gâté son original, de l'avoir rendu
incompréhensible, en supprimant des liaisons nécessaires et
des données essentielles ; enfin, d'avoir contribué, par une
œuvre médiocre, à la perte d'une histoire de premier ordre;
mais elle serait plus que sévère, elle serait injuste et dérai-
sonnable, si elle lui faisait un crime d'avoir abrégé, c'est-à-
dire suivi son modèle, sans le corriger ni le contrôler,
puisque c'était là précisément son intention formelle et son
dessein avoué. L'auteur du second livre des Machabées, lui,
ne s'en rapporte à Jason que pour les événements extérieurs
indiqués à grands traits dans la préface ^ : hauts faits de
Judas et de ses frères, purification du temple, dédicace de
l'autel, luttes soutenues contre Antiochus Épiphane et son
fils Eupator, prodiges opérés en faveur des Juifs demeurés
fidèles, recouvrement du lieu saint, délivrance de la ville,
rétablissement du culte divin. Pour les jugements sur les
hommes et les choses, les instructions morales et religieuses
mêlées au récit, il en prend la pleine et entière responsabi-
lité.
Est-ce à dire qu'il se désintéresse du reste et s'en remette
sans plus ample examen à son devancier, comme un mot am-
bigu de la Vulgat» le donnerait à entendre ^ ? Non, certaine-
ment. S'il ne croyait Jason digne de foi, comment s'aviserait-
il de le résumer? Il n'est pas, comme Justin, séparé par
plusieurs siècles des événements qu'il rapporte et par con-
séquent dispensé de les vérifier; il est presque contemporain
des faits, il a pu contrôler par le récit des témoins oculaires
la véracité de son guide. Malgré les efforts désespérés des
rationalistes, on n'a jamais pu le surprendre en flagrant délit
1. II Mach., II, 20-24.
2. Il Mach., II, 29 : Veritatem quidem de singulis auctoribus concedentes,
ipsi autem secundum datam formam brevitati studentes. L'écrivain sacré ne
se retranche pas derrière l'historien profane; il dit seulement qu'il laisse à
son auteur (tw «TuyYpa^s^) le soin de Siaxpiêoûv irepi exàaxwv, d'étudier à fond
les détails, de décrire les faits par le menu, et déclare s'en tenir lui-même
aux règles, à la formule d'un abrégé (xb eTriTCOpeueaôai xoT; uTTOYpaixf/oTç t9);
lniTOfJt.rjç ) .
I
■:-•'■;'!
ET LEURS SOURCES 485
d'erreur, et toutes les attaques de la libre pensée ont trouvé
des réponses victorieuses. Dans ces conditions, il serait té-
méraire de prétendre que l'auteur du second livre des Ma-
chabées abandonne à Jason de Cyrène la garantie des faits
qu'il rapporte.
Serait-il dans le cas de l'abréviateur Justin, aucune de ses
assertions ne pourrait être contestée sans preuve par l'exé-
gète. Le style figuré, les à peu près, les approximations,
toutes ces licences que le langage humain tolère mais n'im-
pose pas — et le fait de rapporter d'après un auteur qu'on
abrège un récit inexact, sans dégager expressément sa propre
responsabilité, nous paraît être une licence de ce genre —
doivent se démontrer dans la Bible et non se supposer. C'est
une règle fondamentale d'herméneutique; l'auteur du second
livre des Machabées doit en bénéficier.
Mais ces réserves faites, nous pourrons énoncer ce nou-
veau principe : Rien n'empêche^ du moins en théorie^ un
auteur inspiré d'emprunter à un historien profane le récit
des faits qui serviront de cadre extérieur à son enseignement,
sans garantir la pleine et entière authenticité de tous ces
faits.
III
Le problème est plus ardu quand l'écrivain sacré utilise
un document profane sans s'y référer expressément. Toute
délicate qu^elle est, la question tient de trop près à notre
sujet pour l'éluder ou la dissimuler. Elle répond, en outre,
aux préoccupations anxieuses des exégètes contemporains,
qui l'ont sans cesse présente à Fesprit, sans jamais l'aborder
de front.
Un historien, sans le dire en propres termes, peut faire
comprendre qu'il met en œuvre des documents, par ses habi-
tudes connues, sa méthode de composition, divers indices
internes ou externes, qu'il appartient au critique de démêler.
Le rédacteur des Paralipomènes, accusé à tout propos de
solliciter les textes ou même de les inventer et d'accom-
moder les faits à ses théories préconçues, est justement l'au-
teur le plus scrupuleux que nous connaissions dans l'emploi
de ses sources. Il ne cite pas moins de dix-sept ouvrages et,
486 LES HISTORIENS INSPIRÉS
bien que plusieurs de ces écrits désignent sans doute le
même livre sous différents titres, il reste vrai néanmoins
que ce pauvre Chroniqueur si décrié^ si maltraité par la cri-
tique, si peu soucieux de l'exactitude, si habile aux réti-
cences, nous permet de contrôler ses dires par vingt-quatre
références distinctes. C'est un véritable luxe de citations
pour une époque où l'on citait peu. Et loin de prendre avec
ses sources des libertés indignes de l'histoire, il les transcrit
presque mot pour mot. Il ajoute parfois quelques détails
appris ailleurs; il supprime de temps à autre un récit étran-
ger à sa thèse ou un fait indifférent ; mais il n'arrange pas, il
ne résume pas, il ne modifie rien. Comparez un chapitre des
Paralipomènes avec le chapitre correspondant du livre des
Rois : il n'y a pas bien souvent entre les deux passages plus
de variantes qu'entre deux manuscrits d'un même texte. Évi-
demment les deux écrivains sacrés transcrivent le même ori-
ginal ; à moins qu'on ne préfère soutenir que le dernier venu
copie l'autre 1. Les passages de cette nature ne sont pas rares
— mis bout à bout, ils formeraient environ vingt chapitres
de longueur moyenne — et le rapport des deux textes, sans
atteindre partout l'identité absolue, suffît du moins à prouver
une origine commune.
Si l'auteur des Paralipomènes est si consciencieux là où il
nous est impossible de le contrôler, on doit conclure par
analogie qu'il ne l'est pas moins dans les emprunts où le
contrôle est maintenant possible. Bien plus, nous en avons
la preuve palpable. Quelquefois il insère un document ancien
avec une si minutieuse fidélité qu'il transcrit, sans les modi-
fier, des renseignements devenus inexacts au moment précis
où il s'en empare. Il nous dit par exemple que l'arche placée
par Salomon dans le sanctuaire y est restée jusqu'à l'heure
actuelle ^. Or, il écrivait certainement après la captivité, à
une époque où l'arche n'était plus dans le temple.
Les sources à la portée de l'écrivain inspiré n'étaient pas
/
1. Cf. I Reg., XXXI, 1-12, et I Parai., x, 1-12. Les passages correspondent
verset par verset, presque mot pour mot. La seule différence, c'est que l'au-
teur des Paralipomènes ajoute deux versets de moralité sur les causes pro-
videntielles de la mort de Saûl et de la chute de sa dynastie.
2. II Parai., v, 9; cf. vm, 8.
ET LEURS SOURCES 487
toutes de même valeur. Lorsque David, cédant à une pensée
d'orgueil qui devait lui coûter si cher, ordonna le dénom-
brement de tous ses sujets, Joab chargé de cette besogne in-
grate s'en acquitta à contre-cœur et sans le moindre zèle.
D'abord, il excepta du recensement Lévi et Benjamin ; ensuite,
il y procéda à la hâte; car c'était trop peu de neuf mois et
demi pour une opération si vaste et si compliquée.
Il avait trouvé, en nombres ronds, huit cent mille hommes
au-dessus de vingt ans dans le territoire d'Israël, et cinq cent
mille dans celui de Juda. Ces chiffres sont élevés, et l'on peut
à bon droit les soupçonner d'avoir été grossis par Joab, qui
n'opérait point avec les méthodes précises des statisticiens
modernes et s'en rapportait sans doute aux données fournies
par les intéressés. On sait, par l'exemple de la Turquie et de
la Chine, combien sujettes à caution sont ces évaluations par
à peu près, beaucoup trop fortes ou beaucoup trop faibles,
selon qu'il s'agit de privilèges à conquérir ou d'impôts à
payer. En tout cas, le livre des Rois reproduit bien les résul-
tats tels que Joab les transmit à son maître ^ Mais les Parali-
pomènes, racontant le môme fait, donnent des chiffres tout
différents : onze cent mille pour Israël, quatre cent soixante-
dix mille pour Juda -. Plusieurs commentateurs se tirent d'af-
faire en supposant, ici encore, des fautes de copiste. C'est
une ressource dont il ne faut pas abuser, quand texte et ver-
sions sont d'accord, et que l'erreur ne saurait s'expliquer na-
turellement. Le meilleur principe de solution ne nous serait-
il pas indiqué par l'auteur lui-même ? Celui-ci nous assure
que, grâce aux répugnances de Joab, le dénombrement ne
fut pas achevé, et qu'ainsi le résultat n'en fut pas inséré aux
fastes du roi David ^. Autrement dit, on n'en possédait pas
de relation authentique ; il en existait seulement des estima-
tions diverses plus ou moins exactes, puisque l'opération,
faite en gros et au juger, n'avait même pas été terminée.
Rien de plus curieux pour Texégète et de plus instructif pour
l'historien que les huit premiers chapitres des Paralipomènes.
1. II Reg., XXIV, 9.
2. I Parai., xii, 5.
3. I Parai., xxvn, 24.
488 LES HISTORIENS INSPIRES
Ces pages bourrées de chiffres, pleines de noms propres
souvent estropiés, hérissées de menus détails biographi-
ques, de généalogies à vol d'oiseau qui enjambent les siè-
cles, offrent, de prime abord, un aspect un peu rébarbatif.
Volontiers l'étudiant retrancherait sa paresse derrière ce mot
piquant de saint Jérôme, qu'il faut être désœuvré pour cher-
cher à débrouiller les antilogies tirées de dates et de noms
propres tronqués ou défigurés; et peut-être oublierait-il
trop facilement cette autre parole du grand docteur : Pré-
tendre connaître l'Ecriture, tout en négligeant les Parali-
pomènes, c'est se moquer.
Il est vrai, si l'on ne voit dans ces pages qu'un tableau
généalogique exécuté par un même auteur sur un dessin
uniforme; si l'on projette toutes les données sur le même
plan, si on les considère sous le même angle visuel en leur
appliquant la même unité de mesure, on s'engage de gaîté de
cœur dans le plus inextricable dédale.
L'auteur nous communique des documents d'une extrême
importance pour toute la suite de l'histoire sainte; il nous
livre les renseignements dont il dispose, tantôt plus, tantôt
moins, selon le bon ou le mauvais état des sources; et, chose
étrange, il ne songe pas à les coordonner, encore moins à les
harmoniser, quand leur divergence d'ensemble et leurs anti-
logies de détail sautent aux yeux*. Ici, comme partout, il se
montre consciencieux jusqu'au scrupule.
Prend-il à sa charge les moindres faits qu'il nous transmet
sur la foi de ses documents ? Oui, si son rôle d'historien vé-
ridique le comporte et l'exige; en d'autres termes, si, dans le
1. On se fera une idée de la difficulté qu'éprouvent les commentateurs à
mettre d'accord les généalogies des Paralipomènes par ce début de la
double généalogie de Benjamin.
I Parai., ni
6) Fils de Benjamin : Bêla et Bé-
chor et Jadiel, trois.
7) Fils de Bêla : Esbon et Ozi et
Oziel et Jérimoth et Urai, cinq chefs
de famille, hommes de guerre dont
le nombre ( des combattants ) fut
trouvé de 22 034.
I Parai., viii
1-2) Benjamin engendra Bêla son
premier-né, Asbel le second, Ahara
le troisième, Nohaa le quatrième,
Rapha le cinquième.
3-5) Les fils de Bêla furent : Addar
et Géra et Abiud et Abisué et Naaman
et Ahoé et Géra et Sephuphan et
Huram.
Les généalogies parallèles se continuent ainsi pendant deux chapitres en-
ET LEURS SOURCES 489
môme cas, un historien profane serait censé garantir tous les
chiffres transcrits. Autrement la réponse resterait douteuse
et dépendrait d'une autre question : à savoir si, dans tel cas
donné, l'auteur des Paralipomènes indique assez clairement
qu'il s'en rapporte à ses témoins.
Citer n'est pas approuver, bien que tous les deux se ren-
dent en latin par le môme verbe laudare. Les formules de
citation n'ont rien de fixe et d'obligatoire ; il y a la citation
formelle et expresse; mais il y a encore la citation latente,
la citation tacite, pour ainsi dire, qui ressort du contexte et
des antécédents. Quelquefois la citation est problématique, et
l'on ne sait à qui attribuer la propriété d'une parole ou d'un
récit. A ce point de vue, l'exemple de Gaïnan est instructif.
Gaïnan, inséré par les Septante dans la liste des patriar-
ches, entre Arphaxad et Salé, contrairement à tous les au-
tiers, de plus en plus divergentes à mesure qu'on s'éloigne de la souche.
Évidemment elles sont conçues dans un esprit et à un point de vue tout
différents que l'interprète devra découvrir.
Non moins intéressante est la double généalogie de Juda — pour ne rien
dire de la triple généalogie de Caleb :
I Parai., iv
1 ) Fils de Juda : Phares, Hesron
et Charmi et Hur et Sobal.
2) Or Raja fils de Sobal engendra
Jahath, lequel engendra Ahumai et
Laad : voilà les familles du Sara-
théen.
3) Ceux-ci eurent Étam pour père :
Jezraël, Jéséma et Jédébos : leur
sœur était Asalelphuni, etc.
I Parai., ii
3) Fils de Juda : Her, Onan et
Séla...
4) Et Thamar lui enfanta Phares
et Zara. Fils de Juda : cinq en tout.
5) Fils de Phares : Hesron et Ha-
mul.
6) Fils de Zara : Zamri et Éthan
et Eman et Chalchal et Dara, en-
semble cinq.
7) Fils de Charmi : Achar, qui
troubla Israël au sujet de l'ana-
thème, etc.
Même abstraction faite de l'inspiration, l'auteur des Paralipomènes ne
pouvait pas ignorer que les fils de Juda énumérés dans la seconde liste ne
sont pas ses fils de la même manière : Hesron est son petit-fils ; Charmi est
un descendant qui vivait au temps de l'Exode ; Hur et son fils Sobal sont
postérieurs à la conquête de la Palestine. 11 insère donc, pour les conserver
à la postérité, des documents de types très divers, contradictoires si on les
rapporte au même étalon. Ainsi de toutes les autres généalogies.
De Dan, il ne dit rien ; de Nephtali, quatre mots seulement, empruntés à
la Genèse. Issachar, Aser, Ephraim, Manassé occidental sont fragmentaires
et s'arrêtent à une époque reculée. Ruben, Gad, Manassé oriental, Siméon,
arrivent jusqu'aux approches de la captivité ; la tribu sacerdotale de Lévi et
les races royales de Benjamin et de Juda descendent plus bas encore, jus-
490 LES HISTORIENS INSPIRES
très textes, et maintenu par saint Luc dans sa généalogie du
Christ, apparemment sur l'autorité des Septante, a toujours
été pour les exégètes un vrai casse-tête chinois. Ils renvoient
le lecteur de la Genèse à saint Luc, et de saint Luc à la Ge-
nèse; s'ils se décident à aborder la difficulté, c'est souvent
pour nous avertir qu'ils n'y voient point d'issue ^ Tel est
aussi le dernier mot de l'honnête et judicieux Pereira qui a
examiné la question sous toutes ses faces. Des cinq solutions
proposées par ses devanciers, aucune ne le satisfait, pas même
l'hypothèse des fautes de copiste, cet expédient si commode
et si vite trouvé. Il juge, avec un sens critique bien surpre-
nant pour son époque, que les fautes de copiste, supposées
sans le plus léger indice diplomatique, ouvrent la porte toute
grande au scepticisme et à l'arbitraire. Hypothèse pour hypo-
thèse, mieux vaut admettre l'existence réelle de Gaïnan que
les Septante peuvent avoir connu par la tradition.
Mais une autre école qui, si je ne me trompe, tend à pré-
valoir aujourd'hui, tranche la difficulté par la racine. Saint
Luc se bornerait à transcrire le nom de Gaïnan d'après les
Septante, sans se prononcer sur son authenticité -.
qu'après l'exil. La généalogie de Saûl est insérée en double, dans deux cha-
pitres consécutifs et avec de légères variantes qui montrent cependant que
le second texte est le plus correct.
I Parai., viii
29) A Gabaon habitèrent Abi-Ga-
baon (le père de Gabaon) dont la
femme s'appelait Maacha ;
30) Son fils premier-né Abdon et
Sur et Gis et Baal et Nadab.
31) Et Gédor et Ahio et Zacher et
Macelloth ;
32) Or Macelloth engendra Sa-
maa. Et eux aussi, auprès de leurs
frères, habitèrent à Jérusalem avec
leurs frères.
33) Ner engendra Gis, et Gis Saûl,
et Saûl Jonathan et Melchisua et
Abinadab et Esbaal.
Et ainsi de suite jusqu'au verset 38.
I Parai., ix
35 ) A Gabaon habitèrent Abi-Ga-
baon (le père de Gabaon), Jéhiel,
dont la femme s'appelait Maacha;
36) Son premier-né Abdon et Sur
et Gis et Baal et Ner et Nadab.
37) Et Gédor et Ahio et Zacharias
et Macelloth.
38) Or Macelloth engendra Sa-
maa. Et eux aussi, auprès de leurs
frères, habitèrent à Jérusalem avec
leurs frères.
39) Ner engendra Gis, et Gis Saûl,
et Saûl Jonathan et Melchisua et Abi-
nadab et Esbaal.
Etc. jusqu'au verset 43.
1. Auceps haereo quid in hac intricata quaestione sit statuendum. Lamy,
Comment, in Gènes., 1883, t. I, p. 390.
2. Ainsi raisonnent Gajétan, Eugubinus, Jansénius de Gand, Génébrard,
Petau, et, selon le P. Golombier, « la presque totalité des savants catho-
liques ». « ... Saint Luc, pensent-ils, en adoptant cette addition ne l'a pas
ET LEURS SOURCES 491
Les apôtres, nul ne l'ignore, citent presque toujours l'An-
cien Testament d'après les Septante, môme quand ces der-
niers sont en désaccord avec l'hébreu. Qu'ils ne tirent point
leurs preuves du point précis où la version diffère du texte,
nous l'admettons volontiers; car alors leur démonstration
reposerait sur le vide; et, s'ils prétendaient néanmoins ar-
gumenter par l'Écriture, leur assertion serait erronée. A
Dieu ne plaise ! Ils allèguent l'Ecriture d'après les Septante,
comme nous la citons d'après la Yulgate, sans examiner de
plus près sa conformité avec l'original, parce que le lan-
gage humain tolère cette latitude et n'exige pas, dans les
citations, une scrupuleuse rigueur. Cependant, à parler stric-
tement, la phrase des Septante reproduite dans l'épitre aux
Hébreux : « Vous m'avez préparé un corps », n'équivaut pas
entièrement au texte : « Vous m'avez ouvert les oreilles »,
c'est-à-dire rendu attentif *. Dans cet exemple et autres sem-
blables, aucune subtilité exégétique n'arrivera jamais à mon-
trer l'identité parfaite. La différence n'est que modale; soit.
Mais ce mode, surajouté au sens de l'Écriture, est-il, dans
la rigueur des termes de l'Écriture ? L'apôtre toutefois le
donne comme parole d'Écriture, parce que, pour des lecteurs
familiarisés avec son emploi des Septante, les formules de
citation signifiaient simplement : L'Écriture, selon la version
généralement usitée, affirme ceci. Dès lors pas d'erreur, pas
même d'inexactitude.
Pourquoi n'en serait-il pas ainsi de Gaïnan ? Serait-ce parce
que saint Luc ne cite pas les Septante ? Saint Paul non plus.
L'auteur sacré cite l'Écriture, comme nous la citons, et laisse
au lecteur le soin de conclure par analogie qu'il emploie la
version généralement en usage. Si vous tenez à pointiller, il
vous faudra lui imputer une foule d'autres erreurs; car le
rendue moins discutable. Quand il écrirait «on évangile, il ne composait pas
un ouvrage de critique historique ; et la mention de Caïnan, dans son texte,
prouve seulement que ce nom se lisait dans les exemplaires vulgaires de son
époque. » (Études religieuses, 1872, t. I, p. 213.) L'auteur parle sans doute
des savants catholiques qui ne se sont pas fait imprimer; car, chez ceux
qui ont publié leur sentiment, l'opinion n'est certainement pas si courante.
1. Hebr., x, 5 et Ps., xxxix, 7. Comparez encore Rom., ix, 33, et Is.,
xxviii, 16 ; Rom., xxv, 12, et Is., xi, 10; Matth., xv, 8 et Is., xxix, 13 ; sur-
tout Matth., XXVII, 9 et Zach., xi, 12, avec Jer., xxxii.
492 LES HISTORIENS INSPIRES
père de Jessé ne s'appelle ni Jobel ni Jobed, celui de Booz
n'est ni Sala ni Salmon; Arneï n'est pas plus qu'Aram le fils
d'Hesron. Tous ces noms estropiés avec beaucoup d'autres
sont dus à des variantes fautives des Septante. Ils nous prou-
vent que l'Evangéliste, en dressant son tableau généalogi-
que, n'est point remonté au texte original, mais non pas qu'il
s'est trompé. L'orthographe correcte lui était fort indiffé-
rente et l'a peu près lui suffisait.
Car voilà précisément le point en litige. L'historien ne
peut-il pas se référer à un document sans une formule de
citation explicite, renouvelée chaque fois ? N'a-t-il pas à sa
disposition d'autres moyens de référence ? Et, lorsqu'il cite
de la sorte, doit-on toujours le regarder comme garant des
moindres faits contenus dans le document qu'il invoque ?
Quand l'historien du premier Empire énumère la force
exacte des armées belligérantes, avec l'effectif des corps et
des régiments, le nombre précis des pertes en hommes tués,
blessés et disparus, la liste des promotions ou des récom-
penses, n'ai-je pas quelquefois le moyen de conclure, sans
qu'il me le dise en toutes lettres, qu'il emprunte des rensei-
gnements si détaillés aux archives de la guerre ou aux rap-
ports des généraux ? Il m'est plus malaisé de connaître l'atti-
tude de l'écrivain relativement à ses sources. Mais suis-je
forcé de croire qu'il en garantit l'exactitude parfaite, inté-
grale, jusqu'au dernier iota, quand plusieurs générations
ou plusieurs siècles le séparent des événements ? Ne suffit-il
pas à son but que l'autorité invoquée soit véridique, sans
être infaillible, et si j'en admets l'inerrance, est-ce en vertu
de son témoignage?
Ces questions relèvent moins du théologien ou de l'exégète
que du critique et du philosophe, car elles concernent les
règles d'un genre littéraire et les lois générales du discours.
Quand les critiques et les philosophes auront prononcé leur
verdict, exégètes et théologiens n'auront qu'à s'incliner, à
moins de s'inscrire en faux contre cette assertion de Léon XIII ,
que l'Ecriture parle aux hommes lïn langage humain.
Posons le problème sans équivoque, et, pour plus de clarté,
prenons une donnée réelle.
ET LEURS SOURCES 493
La liste des Juifs déportés par Nabuchodonosor et rentrés
en Palestine sous la conduite de Zorobabel existe en double
dans l'Ecriture^, mais avec des variantes singulières. Le
total général est le nxéme des deux côtés, mais il est loin de
concorder avec les résultats partiels, et ceux-ci diffèrent dans
les deux listes à peu près une fois sur deux. Pour aplanir
ces antilogies, on peut sans doute en appeler aux méfaits de
copistes négligents ou lassés, qui ne se trompent jamais plus
souvent qu'en transcrivant des chiffres et des noms propres.
Si l'on réfléchit cependant qu'entre la Vulgate et le texte
hébreu actuel il y a, après quinze siècles, concordance par-
faite, que les divergences des Septante sont peu nombreuses
et faciles à expliquer *, on aura moins de confiance en cette
suprême ressource. C'est dans le court intervalle qui sépare
la composition des deux livres d'Esdras de leur traduction
en grec qu'il faudrait placer les corruptions de l'un ou l'autre
de ces textes, et cela à une époque où, tout le judaïsme étant
concentré autour de la ville sainte, il était si facile de veiller
à la pureté des Livres saints. L'hypothèse, tout en restant
possible, n'est pas très vraisemblable.
Examinons de près nos deux listes. Néhémie nous avertit
qu'il emprunte la sienne à un vieux registre trouvé par lui
au moment où il se proposait de faire un nouveau dénombre-
ment. Ce document, il ne le corrige pas, il ne l'apprécie
1. Esd., II ; Neh., vu. La liste se trouve aussi dans III Esdras, v; mais,
pour simplifier, nous laissons de côté cet apocryphe. Dans les deux pre-
mières listes, le nombre total des émigrants est le même 42 360; ce nombre
est confirmé par III Esd., v, 41. De même les serviteurs sont de part et
d'autre 7 337, les chevaux 736, les mulets 245, les chameaux 435, les ânes
6 720; il n'y a de différence que pour les chanteurs évalués à 245 dans Néhé-
mie— à 200, en nombres ronds, dans Esdras. Mais les données partielles dif-
fèrent 18 fois sur 41 et les divergences ne s'expliquent pas généralement par
la similitude des chiffres ou des noms de nombre. Ce qu'il y a de plus curieux,
c'est que la somme des parties composantes ne correspond pas, tant s'en
faut, au total indiqué; elle est de 29 819 dans Esdras_, 31089 dans Néhémie
(30143 dans III Esdras — d'après Clair, Esdras et Néhémie, 1882, p. 13)
au lieu de 42 360.
2. L'hébreu actuel et la Vulgate paraissent fautifs une fois, Néh., vu, 33.
Ils omettent la maison de Megbis comptant cent cinquante-six membres qui
se trouve dans le texte parallèle d'Ësdras, et ici même dans les Septante. Il
est cependant possible que Megbis ne fut point dans le document copié par
Néhémie. Les traducteurs grecs l'auraient ajouté plus tard dans l'idée qu'on
l'avait omis par erreur.
494 LES HISTORIENS INSPIRES
pas, il ne le vérifie pas ; il le donne tel quel ; il n'en garantit
que la copie conforme : Inventum est scriptum in eo *.
Supposez que l'auteur nous eût livré le document sans nous
rien dire de son origine : la nature de la pièce ne nous per-
mettrait-elle pas de conclure à un emprunt? Se fîgure-t-on
un historien, à un siècle ou peut-être un siècle et demi de
distance , donnant de son cru un recensement compliqué
comprenant une centaine de noms et une cinquantaine de
nombres avec le chiffre exact des dizaines et même des uni-
tés ? Le seul fait que la somme excède de beaucoup les par-
ties composantes n'est-elle pas un indice suffisant qu'on se
trouve en présence d'un document mutilé ou incomplet ?
Nous sommes ainsi ramenés à notre question première :
N'y a-t-il pas, en ce cas, citation implicite ? Et, si le genre
littéraire adopté comporte la citation, l'autorise et la légi-
time, si, dans des conditions identiques, l'écrivain profane
est censé invoquer ses sources, je demande pour quelle
cause on refuserait à l'auteur inspiré un traitement pareil ?
Ce n'est pas ici une question de maximum ou de minimum,
d'exégèse étroite ou large, de libéralisme ou de fîdéisme ;
c'est une question de vérité, une question de droit, essen-
tielle à la saine intelligence des Livres saints , enfin une
question que l'herméneutique moderne, si elle veut être sin-
cère, sérieuse et scientifique, ne peut se dispenser d'étudier.
Nous avons énoncé le problème : à d'autres de le résoudre.
Nous n'oublions pas, en traçant ces lignes, que l'Écriture
a deux auteurs, mais deux auteurs agissant ensemble et com-
binant leur action. Ne pourrait-il pas arriver que Dieu ensei-
gnât, dans la Bible, ce que l'homme n'a pas l'intention d'en-
seigner, et que Dieu affirmât une vérité là où l'homme, à
s'en tenir à ses expressions, semble demeurer neutre ? Il
faut ici, de toute nécessité, nous permettre un distinguo ;
car qui néglige de distinguer, confond.
Le savant directeur de la Reç>ue biblique joint à beaucoup
1. Néh., VII, 5.
ET LEURS SOURCES 495
d'autres mérites une qualité éminemment française : la clarté.
Laissons-lui exposer ce point qui touche de près à notre
sujet : « La seule règle de l'exégèse est de pénétrer la pensée
de l'écrivain sacré et son intention ; Dieu n'a pas voulu nous
dire plus que ce que l'écrivain sacré a voulu dire. Ajouter à
l'intention de l'auteur, c'est ajouter de son cru à la pensée
de l'Esprit-Saint. Nous pouvons bien compléter la parole de
Dieu par elle-même, pour augmenter en nous le trésor de la
vérité ; mais nous ne pouvons pas, de ce que nous compre-
nons mieux qu'Isaïe l'objet de ses prophéties, insérer dans
l'explication de ces pages ce qu'il ne pouvait et ne voulait
pas, et, par conséquent, ce que Dieu ne voulait pas y mettre.
Tout cela est très simple, admis par tous les commentateurs * . »
Le R. P. Lagrange en est-il bien sûr? Plus d'un commen-
tateur lui conteste son principe, saint Thomas le premier.
Car, dira l'Ange de l'école, l'esprit du prophète est entre les
mains de Dieu un instrument essentiellement imparfait. Il
comprend les vérités que Dieu lui révèle sans pouvoir en
sonder toute la profondeur, et il lui arrive de délivrer aux
hommes des messages dont il ne pénètre pas tout le sens. Si
toute connaissance venait à manquer, ce serait moins la pro-
phétie que l'instinct prophétique ; cependant, même dans le
cas de la vraie prophétie, la connaissance du voyant n'est pas
adéquate à l'objet prédit, et il ne serait pas toujours sage de
se borner à rechercher quelle était la pensée actuelle de
l'écrivain. En effet le sens de l'Écriture ne se définit point :
Ce que l'auteur humain a voulu dire; mais bien : Ce que
l'Esprit-Saint, par l'intermédiaire de Fauteur inspiré, veut
enseigner aux hommes.
Est-ce à dire qu'il m'est loisible d'imputer à Isaïe la révé-
lation de mystères dont il n'a pas eu le moindre soupçon ?
Non; je n'ai pas qualité pour cela; mais l'Eglise, elle, cet
interprète infaillible de U tradition et de l'Écriture, peut
trouver dans des paroles obscures d'Isaïe, incomprises peut-
être de lui-même, un sens caché qu'un ensemble de circons-
tances, la clarté toujours croissante de la révélation, et
l'enchaînement des prophéties lui permettent d'attribuer à
1. Revue biblique, 1896, p. 506.
496 LES HISTORIENS INSPIRES
Dieu, l'auteur principal et sans cesse agissant de l'Écriture.
Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que le R. P. La-
grange a voulu modifier ou expliquer sa pensée première
quand il écrivait, à trois ans de distance : « Du moment
qu'on croit à l'inspiration des Écritures, il faut admettre
qu'elles contiennent plus que le sens obvie et purement
littéral ; en tout cas, l'auteur de l'Écriture étant le même,
on peut expliquer une de ses pensées par une autre. On peut
aller plus loin. Le Révélateur de la tradition est le même que
l'Auteur de l'Écriture ; la pensée de l'Écriture peut donc
être commentée par les vérités de la Tradition. Il peut
arriver que cette interprétation dépasse de beaucoup le sens
obvie tel qu'il résulterait des règles de l'herméneutique*. »
On ne saurait mieux dire, et, là-dessus, nous sommes
d'accord. D'ailleurs la divergence de vues portait seulement
sur les textes prophétiques, où la pensée de Dieu, sans con-
tredire la pensée de l'homme, peut la dépasser. Dans les
textes purement historiques, quand l'inspiration assiste seule
riiagiographe sans révélation proprement dite, le même phé-
nomène n'aura pas lieu, et, pour ce cas spécial qui nous
occupe surtout, nous souscrirons volontiers à ce principe
d'exégèse : Dieu enseigne tout ce qui est enseigné dans la
Bible ; mais il n^y enseigne rien que ce qui est enseigné par
l'écrivain sacré^ et ce dernier n'y enseigne rien que ce qu'il
veut enseigner. Il faudrait seulement ajouter ceci : La portée
et l'étendue des affirmations d'un auteur nous sont connues
par son genre littéraire et les lois qui régissent le langage
humain.
Les théologiens de profession, habitués à chercher dans
l'Ecriture des preuves et des arguments, sont exposés à n'y
voir qu'une mine à textes dogmatiques, une longue suite
à^asserta., tous bons à prouver quelque chose. S'ils n'étaient
que cela, les saints Livres pourraient encore rester divins;
ils cesseraient d'être humains. C'est que les auteurs sacrés,
comme les autres, écrivent avec leur esprit, leur imagina-
tion, leur cœur, toute leur âme ; ils sont tour à tour orateurs,
1. Revue biblique, 1900, p. 141-142.
ET LEURS SOURCES 497
historiens, poètes, philosophes. Les prophètes, par exemple,
sont remplis de paraboles, d'allégories, de comparaisons ;
or, la doctrine d'une parabole tient en une phrase, ce qu'on
appelle la moralité. Tout le reste est ornement; mais orne-
ment nécessaire, étant donnée la nature de l'homme à qui la
vérité toute nue agrée rarement.
Ce qu'il nous importe de retenir — et, ici, nulle diver-
gence d'opinion n'est possible — c'est que, pour être inspi-
rée, une composition ne change pas de genre littéraire et une
proposition ne change pas de nature. Une phrase condition-
nelle ne devient pas absolue parce qu'elle est dans la Bible;
un si n'y équivaut jamais à un donc, ni un peut-être à un sans
doute. Seulement, un témoignage exprès de l'écrivain sacré
cesse d'être un enseignement humain et acquiert une auto-
rité divine.
L'inspiration préserve de toute erreur, mais ne donne pas
toute science. Rien n'empêche l'hagiographe d'hésiter, de
douter, d'ignorer, d'avouer son doute ou son ignorance, de
s'abstenir de toute affirmation formelle, de donner son opi-
nion sous toutes réserves, de lui attribuer une simple proba-
bilité. Il dira, par exemple, que les jarres de Gana contenaient
deux ou trois mesures; que Jésus, marchant sur les eaux,
fut aperçu à vingt-cinq ou trente stades ; que le proconsul
Festus partit pour Gésarée après avoir passé huit ou dix jours
à Jérusalem. Saint Paul dira qu'il ignore s'il a été ravi au
troisième ciel en corps ou en âme, s'il a baptisé quelqu'un à
Gorinthe outre Grispus et Gaïus et la maison de Stephanus.
De quel droit, dans le premier cas, oserais-je douter de son
doute ; et, dans le second, m'inscrire en faux contre son
ignorance? Paul est-il moins digne de foi quand il déclare
ignorer, que lorsqu'il dit savoir ? En le croyant sur sa pa-
role, lorsqu'il affirme qu'une chose est probable ou dou-
teuse, on croit à Dieu lui-même, dont Paul est l'organe ;
l'objet de notre foi n'est pas diminué, il ne fait que changer
de place.
Mais, dira-t-on. Dieu, qui est l'auteur principal de l'Écriture
ne doute pas, n'ignore pas. Pour lui, une chose ne saurait
être simplement probable : elle est, ou elle n'est point. Par
suite, lorsque l'hagiographe parait hésiter, lorsqu'il en
LXXXVI. — 32
4^8 LES HISTORIENS INSPIRES
appelle à ses sources sans se prononcer sur leur valeur, ou
cite ses témoins sans en garantir la véracité, ce ne peut être
qu'une figure de rhétorique et le désir de se conformer aux
habitudes reçues.
Gomment prouve-t-on cette conséquence? A-t-on jamais
essayé d'en établir le bien fondé? En l'examinant de près,
on en découvre aussitôt le défaut. Pour qu'elle tînt debout,
il faudrait que l'inspiration fût une dictée : ce qui n'est pas.
Dieu est l'auteur de l'Ecriture; mais il ne l'est pas à la
manière de l'auteur humain.
Le concile du Vatican établit la série de déductions sui-
vante : Les livres saints sont inspirés; — c'est pourquoi Dieu
en est l'auteur; — par suite ils sont canoniques. Il ne faut pas
renverser les choses et expliquer, par exemple, le concept
de l'inspiration par la notion d'auteur. En vertu de l'inspi-
ration, Dieu est l'auteur de l'Écriture, non seulement en
qualité de cause universelle , mais par une motion spé-
ciale et un concours surnaturel; en étant l'auteur, il en est
le garant; c'est lui qui, dans ces Livres, nous parle et nous
instruit; par là même, ils sont canoniques, c'est-à-dire
capables d'être pour nous une règle de foi infaillible.
Il y a toujours inconvénient à habiller à la française des dis-
cussions théologiques dont le latin est le vêtement naturel. Les
termes n'ont pas une valeur identique dans les deux langues.
Auctor signifie : 1) garant ou autorité; 2) cause; 3) celui qui
enfante un ouvrage d'esprit. Auteur \ eut aire : 1) celui qui
compose un livre; 2) cause; 3) autorité. La notion totale est
la même, mais l'ordre des éléments est exactement inverse*.
A proprement parler, Dieu est Vauctor de l'Ecriture, et
l'hagiographe en est Vauteur. Ils se rencontrent dans l'idée
de cause, bien que dans un ordre tout différent; mais la
garantie de l'homme n'est exigée que pour porter à notre
1. Le latin met in recto, comme dit l'École, ce que le français exprime in
obliqua, et réciproquement. M. Vacant, dans son remarquable ouvrage sur le
Concile du Vatican, t. I,p. 476, dit : «Les livres (saints) sont inspirés parce
qu'ils ont Dieu pour auteur ou pour cause principale. ». C'est exactement le
contraire qu'affirme le Concile : Ils ont Dieu pour auteur parce qu'ils sont
inspirés; et ils sont canoniques parce qu'ils ont Dieu pour auteur : « Eos
Ecclesia pro sacris et canonicis habet... propterea quod, Spiritu Sancto inspi-
rante conscripti, Deum habent auctorem. » Quand deux notions se comman-
ET LEURS SOURCES 499
connaissance la garantie de Dieu; et si l'on entend par auteur
ce que le français suggère d'abord : réunion des documents,
triage des matériaux, agencement des parties, composition
plus ou moins laborieuse, Dieu n'est l'auteur du livre que
par figure, parce qu'il /«iV composer l'œuvre littéraire.
L'hymen mystérieux de Dieu et de l'homme, dont le fruit
est le livre inspiré, a pour pendant l'union admirable de la
nature et de la grâce dans la production de l'acte surnaturel.
Dans sa réalité concrète, l'acte est tout entier de Dieu, tout
entier de l'homme. N'essayez pas de le diviser pour en
assigner une part à chacune des deux causes; car ces deux
causes ne sont point partielles, elles sont totales, chacune
en son ordre, quoique subordonnées en un principe unique :
l'homme divinisé, ou Dieu élevant les forces de l'homme au-
dessus de sa puissance native. Et cependant, tout indivisible
qu'il est, cet acte doit ses qualités et ses imperfections à
l'une ou à l'autre des deux activités en jeu : il est surnaturel
comme produit de la grâce; il est libre et méritoire et en
même temps limité, comme procédant d'une volonté libre et
d'une nature finie. Tout indivisible qu'il est, l'acte surna-
turel emprunte à l'homme, qui le produit sous la motion et
le concours de Dieu, ses caractères individuels, son origina-
lité, et, si l'on peut ainsi dire, sa marque de fabrique, son
ton, son air et sa couleur; car Dieu mesurant son concours à la
faiblesse de l'homme, s'accommode à notre action ; et la grâce,
au lieu de violenter la nature, après lui avoir donné le branle,
ne fait que la seconder.
Il y a en tout être un minimum de perfection sans laquelle
l'être ne saurait subsister. Le minimum de perfection pour
l'acte de foi, c'est la vérité objective ; pour l'acte méiitoire,
c'est la liberté; pour l'inspiration, c'est l'inerrance. La tra-
dition constante et universelle de l'Eglise nous l'apprend :
lent, il n'y a pas grand mal à renverser l'ordre logique, et à dire, par exem-
lile, que l'âme est spirituelle parce qu'elle est immortelle ; mais il faut éviter
Ses façons de parler inexactes dans l'analyse des concepts et les déductions
philosophiques. Dans le cas ci-dessus, la faute en est au français. L'aM/cw/- est
en premier lieu l'écrivain, l'aac^or est avant tout le garant. En latin on expri-
merait bien ces délicates nuances, en disant que Dieu est Vauctor du livre
inspiré et l'hagiographe le scriptor.
500 LES HISTORIENS INSPIRÉS ET LEURS SOURCES
dans l'ordre actuel de la Providence, dans les Livres saints
tels qu'il a plu à Dieu de nous les donner, Tinspiration est
incompatible avec Terreur. Quand l'hagiographe va s'égarer,
Dieu se doit à lui-même de l'éclairer ou du moins de le
retenir, pour le préserver d'une énonciation erronée ; car
Dieu étant l'auteur, c'est-à-dire avant tout le garant de l'Écri-
ture entière, l'erreur de l'homme inspiré retomberait sur
lui.
Mais pour les vérités incomplètes dans leur nature, impar-
faites dans leur expression, pour les manières de parler que
l'usage universel légitime et consacre, les tropes, les hyper-
boles, les approximations, les formules dubitatives, les
citations par à peu près, il n'y a nul inconvénient à ce que
Dieu les inspire et les sanctionne, du moment qu'il se pro-
pose de parler aux hommes un langage humain.
Ferdinand P R A T , S . J .
L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN ALLEMAGNE
SON ROLE PÉDAGOGIQUE
(Deuxième article*)
11
Il y a loin de la coupe aux lèvres et l'on est en droit de se
demander quel sort, dans la pratique, est réservé à ces bril-
lantes théories. Car les beaux programmes éloquemment
chargés de promesses, en pédagogie comme en politique, ne
coûtent rien. C'est à l'œuvre que l'on perce à jour les hommes
et les institutions: c'est aux méthodes que se juge un ensei-
gnement.
A ce point de vue plutôt didactique, la pédagogie alle-
mande mérite une étude spéciale, non seulement parce que
ses procédés sont fort mal connus en France, mais aussi
parce qu'elle renferme pour nous, en dépit de ses lacunes ou
de ses excès, quelques sérieuses leçons. Elle est fîère sur-
tout de son enseignement classique : ce n'est pas sans cause.
Car on peut dire que le gymnase, étant donné le niveau
moyen des intelligences, doit son succès à la méthode. Un
code savamment élaboré de préceptes, fruit de l'expérience ;
des maîtres institués, non à l'aveuglette, mais sur l'acquit
d'une lente initiation : voilà sa force vraie.
Or précisément, et l'intérêt de la question est là, tout cet
ensemble de prescriptions, comme chaque effort individuel,
est déterminé, dans les gymnases d'Allemagne, beaucoup
moins par des fins utilitaires que par ce but supérieur et
sagement libéral dont nous avons esquissé les grands traits.
Dettweiler n'a fait que résumer la pensée de tous, il a exprimé
un fait banal, en déclarant que toute méthode, tout exercice
scolaire est non avenu, dès qu'il ne contribue pas à l'éduca-
tion de l'intelligence, dès qu'il ne confère point à l'esprit cet
ordre et cette précision dans la pensée, ce sens élevé du vrai
1. Voir Études, 5 janyier 1901,
502 L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN ALLEMAGNE
et du beau, que l'on demande aux études classiques et qui
sont le constitutif de toute formation générale ^ Même en
Prusse, les Plans d'études de 1892, nous allons le voir dans le
détail, ne prescrivent pas une autre direction 2.
(( Le dressage de l'esprit est le problème initial de toute
éducation. C'est aussi celui que les méthodes allemandes ont
entrepris, avec le plus de succès, de formuler et de résou-
dre... En deux mots, Herr Professoj\ à quoi se réduit chez
vous, pratiquement, ce fondamental problème ? »
Quiconque, dans une intime causerie du soir, a eu le plai-
sir de philosophera l'aise, le bock en main et le cigare sous
la dent, avec un de ces délicieux patriarches de la pédagogie,
blanchis à la peine, doctes et bons, comme la Germania mo-
derne en compte encore quelques-uns, sait à quoi s'en tenir
sur ce point. Des lèvres de la science, tandis que s'éclaire le
regard derrière les lunettes d'or," tombe lentement une sen-
tence sybilline, dont on n'oublie plus le rythme sonore et
grave :
« Perception et Aperception — Analyse et Synthèse ! ))
On ne saurait mieux dire. Vous avez la réponse sommaire
à votre sommaire question. Mais il faut ensuite, cela s'ima-
gine aisément, toute une blonde série de bocks et la fumée
de bien des cigares avant d'en tenir la complète et magistrale
explication.
Laissant de côté, provisoirement, ces scientifiques com-
mentaires qui nous ramèneraient, plus haut que la Critique
de la raison pure, à la monade et à la réflexion de la monade
sur elle-même, voici, en substance, la doctrine. Donner à
Tenfant des idées justes et lui apprendre à combiner juste-
ment ses idées : c'est tout le problème. Mettre à profit pour
cela l'étude méthodique du vocabulaire, puis de la syntaxe :
c'est toute la solution.
Le vocabulaire !... Encore un de ces termes d'allure péda-
1. Dettweiler, Didaktik und Methodik des lateinischen Unterrichts. Mûn-
chen, 1895, p. 23.
2. Denkschrift betreffend die geschichiliche Entwickelung der Revision der
Lehrplane. Berlin, 1894, p. 4 et sqq.
SON ROLE PEDAGOGIQUE 503
gogiqiie, mais sans caractère dans notre langue, mal définis,
presque étrangers à la science de l'enseignement, et qui ne
disent rien à l'éducateur parce qu'ils n'ont rien à dire, n'ayant
pas d'histoire. Silhouettes de lycéens pourchassant à coups
de dictionnaire, sur un texte plus ou moins obscur, le sens
approximatif d'une phrase, d'une locution latine ou grecque,
pour le modeste avantage de convertir « en bon français »
l'idiome étranger, n'est-ce pas, de nos jours, l'image la plus
saillante évoquée par ce mot, le seul appel au souvenir ? Mais
alors une question se pose. A ce travail de traduction, ingrat
et réduit, où le vocabulaire ne joue qu'un rôle de comparse,
où l'expression à traduire n'offre plus guère qu'une valeur
algébrique, — car, s'il s'agit purement et simplement de po-
lir une phrase française sur un motif latin, il suffira aussi de
constater, ou de deviner, que tel mot, d'une langue à l'autre,
est l'équivalent matériel de tel mot, — que peut gagner l'es-
prit en vrai savoir, en culture? Et cette manière exclusive,
inintelligente, de traiter les langues classiques, comme un
thème à phraséologie, ne justifîe'-t-elle pas, pour beaucoup,
les plaintes retentissantes formulées naguère contre « la
baisse générale des études » et les « versions barbares » du
baccalauréat 1 ? Tout au moins l'éducation se prive ainsi d'un
précieux auxiliaire : la science des mots.
Cette humble science, à l'usage des petits, l'Allemagne en
fait le plus grand cas, jusqu'à la mettre à la base de l'œuvre
éducatrice. Elle juge avec raison que l'art d'écrire n'est pas
le tout de l'homme, qu'il n'est même pas un art indépendant
et subsistant par lui-même, mais plutôt une résultante, et
que les exercices pratiques de style sont en eux-mêmes
peu de chose, s'ils ne supposent les principes fondamentaux
de toute application intellectuelle, avant tout la netteté des
conceptions.
L'étude des vocables est dirigée graduellement dans ce
but, étude à part, vivante, concret*. Ce n'est point dans
les feuillets d'un lexique, c'est en classe, aux leçons du
professeur, que l'élève s'initie à la connaissance des termes,
{. Cf. Dépositions de MM. Gebhart, Croizet, Gabriel Monod, Brouardel,
Bernes, Bérard, Brunet, etc., Enquête, t. I, p. 55, y5, 119, 212, 267,292, et
t. II, p. 122.
504 L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN ALLEMAGNE
moins pour en saisir au vol la signification fuyante, que
pour en pénétrer avec précision le contenu, en peser la va-
leur. De la sorte, l'enseignement lexicographique porte plus
loin que lui-même : il devient un moyen heureux de forma-
tion. Le maître n'a pas seulement à déclarer que tel mot latin
se rend par tel mot allemand. Sa tâche est de fixer dans l'es-
prit l'idée elle-même ; et cette idée, il la travaille, la retouche,
la met au point, jusqu'à ce qu'elle ait revêtu toute sa trans-
parence, son pur rayonnement. 11 excite, par là, Pinlelligence
de l'enfant, légère, vagabonde, à se représenter plus vive-
ment les choses, à les voir comme elles sont; surtout il
l'habitue à réfléchir, et il lui imprime à la longue comme un
besoin d'exactitude, avec un tour de pensée plus pénétrant.
Pratiquement, et à cet effet, les maîtres de l'éducation
distinguent dans l'étude du terme comme deux stades : per-
cevoir ridée, puis l'approfondir. De là deux méthodes cor-
respondantes, la méthode expositive et la méthode explica-
tive \ disons plutôt deux formes du même enseignement. Et
comme la division du travail est un des caractères innés de
la pédagogie allemande, chaque méthode, chaque forme d'en-
seignement procédera de même par degrés : le génie de la
race l'exige ainsi. Mais toujours le vocabulaire maintiendra
son rôle d'initiateur, de révélateur d'idées; toujours il susci-
tera, au lieu d'un vulgaire et mécanique exercice de traduc-
tion, un travail d'ordre vraiment intellectuel, un effort de
perception ou de compréhension \ — effort d'autant plus
rémunérateur qu'il s'exerce, par le fait des études classiques,
sous des formes plus délicates et dans le domaine supérieur
des choses de l'esprit.
L'enseignement expositif [darstellende Unterricht) di pour
objet l'élaboration première de l'idée^, et il faut croire que
le petit Prussien ne se prête pas fortcomplaisamment à cette
tentative; car les programmes officiels, comme les traités di-
dactiques, recommandent de procéder avec la plus extrême
circonspection, en s'adressant d'abord aux sens, puis à l'ima-
gination, pour forcer plus sûrement l'intellect.
1. Dettweiler, op. cit., p. 64 sqq.
2. Willmann, Didaktik als Bildungslehre. Braunschweig, 1895, p. 358 s^^.
SON ROLE PÉDAGOGIQUE 505
C'est la méthode intuitive [Anschaiiungsmethode)^ si en hon-
neur dans les écoles allemandes, qui s'acquitte de ce soin, au
début^, soit en manifestant aux yeux, par une reproduction
graphique, un dessin, un moulage, l'objet représenté par le
terme 2, ce qui s'applique fort bien aux monuments des civili-
sations anciennes'; soit surtout en traduisant directement à
l'esprit, par une série d'expressions vivantes, choisies, colo-
rées, la conception abstraite qui se cache sous le mot^. Qu'il
s'agisse d'une idée plus rebelle, plus difficile à capter, le
professeur appelle à son aide la narration ou la description,
suivant le cas, afin de fixer, d'une manière concrète et déci-
sive, l'attention de l'enfant sur la nature même de l'objet^.
Enfin la méthode heuristique {Heurese^)^ sorte de maïeutique
perfectionnée, assure le succès en provoquant l'initiative et
l'effort, en amenant la faculté perceptive par des interroga-
tions bien conduites, à trouver d'elle-même la notion juste,
précise, et à la produire au dehors dans toute sa netteté.
L'idée, dès lors, est au point. L'objet lui-même a été saisi,
non par à peu près, mais dans ses éléments essentiels, on
pourrait dire par son côté philosophique; et ce résultat est
obtenu, notons-le, grâce à une succession d'exercices sim-
ples, attrayants, qui aiguisent l'activité de l'esprit et ména-
gent habilement l'intérêt. Telle est, du moins, l'attestation
des maîtres.
Ce système d'éducation par le mot a conquis définitive-
ment, depuis Herbart, les sympathies de l'Allemagne. Non
seulement elle l'applique partout dans ses gymnases, mais
les administrations hessoise et prussienne ont tenté de
curieux essais pour l'implanter dans les écoles réaies, en
plein milieu utilitaire. Il est avéré, toutefois, que les études
classiques sont bien autrement favorables que les autres à
1. Lehrplàne und Lehraufgahen fur die hoheren Schulen, Berlin, 1896, p. 31.
2. Dettweiler, op. cit., p. 168 et 228.
3. Cf. Raimund Oehler, klassisches Bilderhuch, Leipzig, 1900. Générale-
ment les élèves ont cet album entre les mains.
4. Matthias, Praktische P'àdagogik fiïr hôhere Lehranstalien. MiiQchen,
1895, p. 39 et 65 sqq.
5. Wilmann, Pàdagogische Vorirage, IL — Matthias, op. cit., p. 45.
6. Toischer, Theoretische Pddagogik und allgemeine Didaktik. Mûnchen,
1896, p. 101 sqq., et 120.
506 L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN ALLEMAGNE
cette initiation S et l'expérience démontre que le vocabulaire
grec ou latin peut devenir, entre des mains exercées, un ins-
trument de choix, léger, délicat, éminemment propre à ce
premier défrichement de l'esprit, à cette culture printanière
de la pensée. C'est que les langues anciennes se rapprochent
plus de la nature que les notices; elles sont le produit d'une
civilisation plus fraîche et plus naïve. A Rome, comme à
Athènes, n'ont-elles pas ce don, entre bien d'autres, de
rendre plus directement les choses, et plus vivement ? de
reproduire, sous un modelé plus hardi, sous des contours
plus purs, une idée moins complexe, plus sereine, une sen-
sation mieux définie ? Par là même, le génie brillant de ces
langues simples et imagées convient de tout point au jeune
âge, à son tour d'esprit, au jeu rapide et intense de ses facultés
sensibles.
La Prusse le sait, surtout la Prusse, et mieux que nous
peut-être. Voilà pourquoi, avec un luxe quelque peu débor-
dant de procédés et de méthodes^, elle se livre si activement
à cette minutieuse étude des mots qui lui rapporte des
idées et qui, à la longue, se réserve d'ajouter à ses aptitudes
intellectuelles un sens de plus, celui de la précision.
L'enseigqement explicatif [erklàrende Unterricht^) con-
firme ces résultats et les étend. Il vise moins à l'érudition,
à l'étendue des connaissances , qu'au développement des
facultés, à la profondeur du savoir.
Aller au fond des choses dans l'étude des auteurs, entrer
dans la vie même et dans l'esprit de l'antiquité, tout est là,
i. Willmann, Didaktik, p. 115 sqq.
2, Cf. Toischer, op. cit., p. 101. On distingue, par exemple, dans la mé-
thode heuristique, V Heurese empirique, technique, logique, analytique,
synthétique... Sur toutes ces méthodes, et en général sur la méthode,
telle que la comprennent les pédagogues allemands, — sorte de savante po-
liorcétique de l'âme, — il y aurait une étude, non seulement de critique,
mais de haute psychologie à entreprendre, peu banale. Mais ici nous n'avons
qu'un fait â établir, le rôle prépondérant des études classiques en Allemagne
au point de vue de la formation intellectuelle proprement dite. Quelle que
soit la valeur absolue des méthodes, — elles sont allemandes et elles doi-
vent être allemandes, — leur incessant développement et leur complication
même apportent en faveur du fait une preuve de plus.
3. Willmann, Didaktik^ p. 115 sqq.
SON ROLE PEDAGOGIQUE 507
disent les programmes prussiens de 1892 *, et c'est dans ce
but, surtout, que doit être étudié le vocabulaire. Il ne
s'agit plus d'expliquer un terme en déroulant un catalogue
de synonymes ou en dissertant sur sa racine et sur l'histoire
de cette racine; il s'agit, plus simplement, d'approfondir le
sens môme, en rattachant à la notion d'origine certaines
particularités qui la complètent, l'enrichissent, ou encore
en la mettant en regard d'autres notions connexes qui l'éclai-
reront comme par reflet. L'idée acquiert à ce travail plus de
relief, l'intelligence plus de pénétration et d'ampleur.
Grâce à cette direction, la science des étymologies n'est
plus, comme au temps de Schmalfuss ou de Poppo, cette
science sèche et desséchante, qui n'opérait que sur des sque-
lettes de mots. Elle s'est humanisée. Elle a son rôle modeste
dans l'éducation, qui est d'introduire plus avant dans l'intime
du vocable, en dégageant au vif le caractère original de l'ob-
jet^, en découvrant non plus la morte ossature, mais le prin-
cipe de vie, l'âme éloquente de l'expression. Soit, par exemple,
le terme latin sermo. Il éveille dans l'esprit l'idée commune,
banale, d'entretien. Mais, quelle était, à Rome, l'idée romaine,
la vraie, moulée sur un cerveau romain? Est-ce Ventretieriy
au sens solide et substantiel de l'expression allemande Un-
terhaltung (nourriture pour l'esprit, sustentation)? Est-ce
le va-et-vient de la conversation française, primesautière, sau-
tillante, pur moyen de distraction {con-versari) ? Est-ce le dis-
cours à la manière des Grecs, sorte de joute oratoire, d'évo-
lution en commun (ô(jL-i>.ta) autour de la même pensée ? Rien
de cela, pour le Quirite, grave et froid, sobre, tout à l'action,
le sermo ne dépasse guère la simple communication ; il se
borne à un échange de vues, à quelques propos suivis, lien
d'affaires ou d'amitié jeté en passant, mais qui reste [ser-ere ^).
Toute l'âme romaine revit dans ce mot.
On le voit, par ces petits exercices philologiques discrète-^
ment menés, mais d'un fréquent recours *, c'est toujours
le môme but élevé que poursuit la méthode, le même travail
1. Lehrplàne.,., p. 30. — Toischer, op. cit.. p. 125.
2. DetUveiler, Didaktik iind Metliodik des laleinischen Unteirichts , p. 69.
3. Cf. Weise, Charakteristik der laleinischen Sprache. Leipzig, 1891, § 32.
4. Willmann, Padagogische Vortràge, p. 73. — DeUweiller, op. cit.j p. 95.
508 L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN ALLEMAGNE
de compénétration et d'affinement. L'axiome d'Hildebrand
n'est pas oublié dans les gymnases : « Se servir d'abord des
sciences pour perfectionner la raison, — la raison ensuite
perfectionnera les sciences. »
Cette méthodique évolution de la connaissance s'achève
par l'étude des synonymes, étude quelque peu épineuse,
mais qui devient féconde, elle aussi, dès qu'on la dirige, avec
esprit de suite, vers un but de formation intellectuelle. Il en
est des idées, en effet, ou des mots, comme des couleurs :
le contraste les fait ressortir et valoir; c'est par le rappro-
chement que s'avive leur éclat et leur charme. Et non seule-
ment il y a profit à comparer une idée avec des notions analo-
gues ou contraires; mais il importe plus encore, si l'on veut
s'en rendre maître, d'en élucider à fond le contenu, de la
comparer elle-même avec elle-même, d'en noter tous les
aspects, les valeurs, les nuances. Le bénéfice est double.
C'est d'abord étendre le champ de la perception et, du même
coup, la puissance de la faculté ; c'est en même temps s'appro-
prier, si l'on choisit bien son terrain, les plus précieux
résultats du travail des siècles.
Car c'est un fait, commandé d'ailleurs par une loi psycho-
logique bien connue, que chaque peuple, comme chaque
individu, se peint au vif dans son langage ; il y projette le fond
de ses pensées, le cachet de sa vie, tout ce qu'il fut lui-même,
et, mieux que dans les monuments, on relève dans les mots
le dernier secret, les caractères les plus intimes des civi-
lisations disparues. Il arrive ainsi, par un mystérieux tra-
vail d'analyse populaire, que plus une idée s'impose à l'at-
tention d'une race, plus un objet l'impressionne ou lui est
familier, plus aussi s'accroît, au cours des âges, le nombre
des expressions appelées à rendre cette idée ou cet objet; et
comme aucun terme n'est identique à un autre, tous souli-
gnant dans la chose une particularité distincte, du vocabu-
laire se dégage à mesure, pour chaque groupe de mots, une
conception d'ensemble originale et richement étoffée, une
idée de plus en plus compréhensive, où l'on retrouve à la
fois la marque du sujet pensant et la physionomie complète
de l'objet pensé.
SON ROLE PÉDAGOGIQUE 509
Jusqu'où peut aller, suivant la mentalité de la race, ce
travail séculaire d'observation et d'analyse, M. le professeur
Karès, dans ses patientes études d'onomastique, l'a établi
scientifiquement, chiffres en main. C'est ainsi qu'il existe
en sanscrit cinq mots différents pour désigner la main,
onze pour la lumière, vingt-six pour le serpent, vingt-neuf
pour la lune, trente-sept pour le soleil. L'Arabe, perdu
dans son désert, consacre environ deux cents termes au
serpent, cinq cents au lion, mille à son épée, et cinq mille
sept cent quarante-quatre au chameau ^ Schrader a compté
de môme, en allemand, plus de cinq cents locutions se rap-
portant à l'idée de boire 2.
J'accorde bien qu'il faut être un pilier de la Hofbraû ou le
« vieux du gourbi », ou qu'il faut avoir rêvé au nirvana, en
robe de mousseline, à l'ombre de la grande pagode de Béna-
rès, pour trouver de la saveur à cette synonymie et pour
mettre à profit le trésor d'observations qu'elle suppose. Mais
ceci prouve justement, que toutes les littératures ne sont pas
également propres à l'éducation de la pensée : il y a du choix
dans la matière. A l'imagination ensoleillée de l'Arabe, le
concept de chamélon apparaît charmant, et sa naïve intelli-
gence, une parcelle d'idée la remplit. Pour nous, héritiers
d'une civilisation plus philosophique et moins exiguë, ce qu'il
importe, par contre, de dégager et de polir dans notre esprit,
n'est-ce pas la pensée même, dans ce qu'elle a de plus immaté-
riel et de plus dominateur ? N'est-ce pas, avant tout, aux idées
générales, éléments virtuels de toute connaissance, arrière-
fond de toute haute culture, qu'il convient de s'attacher, à ces
conceptions primordiales et quelque peu abstraites que toutes
les autres notions impliquent, dont elles ne sont que le pro-
longement et la broderie, dans le domaine de la science ou de
la politique, de la poésie ou de l'art. Sans idées générales net-
tement perçues, le cerveau humain, au vingtième siècle, n'est
plus qu'un chaos. Et puisque les Grecs et les Latins, dans
le maniement de ces notions premières, ont été des maîtres,
et sont nos maîtres, n'est-ce pas de préférence aux études clas-
siques qu'il faut en demander la clef et le perfectionnement?
1. O. Karès, Jahrbûcher fur Philologie, 1884, p. 595.
2. Weise, op. cit., § 27.
510 L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN ALLEMAGNE
En Allemagne, l'enseignement ne manque pas à cette
tâche K II emploie et préconise beaucoup, dans ce but, le
système des listes de mots, pure étude de synonymes, au fond,
mais réduite en méthode, c'est-à-dire graduée et complète.
Au lieu de porter sur quelques termes isolés, suivant le
hasard des textes et l'éparpillement des explications, ce tra-
vail s'effectue d'après un plan minutieusement ordonné.
Chaque groupe de mots, dicté ou transmis en classe, forme
un tout représentant une idée d'ensemble. Et c'est sur ce
thème, bien défini, que le professeur exercera ses élèves à
retrouver Fidée générale dans chacune de ses parties, à en
faire le tour par l'analyse, à en creuser une bonne fois le
contenu. Par exemple, l'idée de commandement, de pouvoir
public se décomposera comme il suit: les expressions/?7-£Be^^e,
regere^ administrare^ procurare^ comparées entre elles et
saisies dans leur groupement, feront entendre au juste, et
pleinement, ce qu'est la fonction; les mots principatus^
dignitas^ auctoritas^ mettront en lumière la notion de rang
social; le groupe humanitas, ratio, religio^ justitia^ iiino-
centia^ studium, voluntas, constantia^ etc., viendra nuancer
l'idée de devoir'-^.
Ces exercices, qui passent sans heurt ni lacune des
concepts les plus simples aux conceptions les plus hautes,
commencent dès la neuvième, à partir du troisième tri-
mestre : ils s'achèveront, sous une autre forme, aux Uni-
versités, et plus tard dans la vie. Car ces idées maîtresses,
si elles sont les premières dans l'ordre de la pensée, sont
bien aussi les dernières que l'on saisisse par la réflexion.
Qui se vantera d'avoir achevé ce travail ? Mais le seul fait
pour le jeune élève de darder longuement sur elles son
attention, afin de les repenser et de les faire siennes, n'est-il
pas déjà une préparation de choix à la culture définitive de
l'homme, aux œuvres de l'avenir ? En même temps que s'en-
richit son intelligence de notions élevées et bien prises, elle
se développe aussi par son activité même, en s'habituant
aux vastes et clairs horizons, en s'attachant à ces idées maî-
tresses et suggestives, qui touchent à tant de choses et se
1. Lehrpl'dne..., p. 24.
2. Detlweiler, op. cit., p. 110.
■M
SON ROLE PÉDAGOGIQUE 511
profilent sur tout un monde, simples toutefois dans leur
nature, complexes sans être compliquées. Parla, l'étude des
synonymes est véritablement précieuse, mais à une condi-
tion, — c'est qu'on entende bien qu'il n'y a pas de synonymes.
Ainsi évolue, dans les gymnases allemands, la science du
vocabulaire. On a pu surprendre son secret, qui consiste à
ramener l'étude du mot à l'étude de l'idée; et rien ne man-
que à ce travail, puisque l'enseignement expositif s^ adresse
à la perception simple et l'enseignement explicatif à. la per-
ception composée ou aperception *. C'est toute la genèse de
l'idée.
Le vocabulaire ne répond-il pas fidèlement, dans le cours
de cette longue et parfaite élaboration, au nom qu'il porte en
Allemagne, et qui est tout un symbole : Worterschatz, —
trésor des mots?
Après le mot, la phrase : après le lexique, la grammaire.
Si l'homme se distingue surtout, et d'abord, par l'usage
qu'il fait de sa raison, il est du devoir d'une saine pédagogie,
dès que l'enfant a sur les choses des idées justes, précises,
de lui apprendre à les associer entre elles, d'après leurs
rapports de nature, et à les enchaîner suivant un ordre rigou-
reux, afin de développer à son heure la pleine rectitude du
jugement. Les programmes officiels, surtout en Prusse, sont
très explicites sur ce point^. Ils prescrivent d'étudier les
langues anciennes, spécialement le latin, en se pénétrant à
fond de leur caractère logique, et les maîtres doivent subor-
donner à ce but la grammaire et les explications, l'étude
théorique et appliquée de la syntaxe.
C'est bien par là, en effet, que les littératures anciennes
resteront toujours, même pour l'esprit moderne, l'école
supérieure de la raison. Au seul point de vue grammatical et
formel, que n'ont-elles pas à nous apprendre ! L'art qui pré-
side, chef-d'œuvre de calcul et de goût, à la distribution, à
l'ordonnance et au mouvement de la phrase classique, est-ce
1. Herrraann, Ueber Perzeption und Aperzeptiou, padagogischc Monats
hefte. Stuttgard, 1898, I, p. 30. — Toischer, op. cit. /^. 110 sqq. — Will-
mann, Didaktik, p. 325 sqq.
2. Lehrpiùne..., p. 30.
512 L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN ALLEMAGNE
autre chose que la dialectique en action, une saisissante
application des lois les plus strictes de l'entendement? Rien
au hasard. Ni outrance, ni caprice. Dans le vif contour de la
phrase, pur, sévère, où rien ne déborde, dans Tagencement
des propositions, qui se soutiennent en s'enlaçant, dans le
choix exquis des mots et de leur place, d'où chacun res-^
plendit et fait resplendir les autres, et jusque dans ce jeu
menu des particules si souple à rendre les nuances, le der-*
nier fini, tout converge vers un but, tout s'adapte à un effet.
Si le jugement n'est que la perception d'une relation d'idées,
le voilà bien dans son élément; car à quoi se ramène cette
savante organisation qui mesure et circonscrit, qui rapproche
et oppose, qui pondère et unit, sinon à d'invisibles liens, à
des rapports d'idées, traduits dans les mots par des rapports
de flexion, de syntaxe, de position ? L'ordre, grâce à eux,
rayonne : il est dans l'ensemble, dans les détails. Partout un
jugement à émettre, une conséquence à tirer; car, à tout, il
y a un pourquoi, une raison d'être. Or, cet épanouissement
de la raison dans la plastique de la langue, une étude syn-
taxique bien faite doit le mettre absolument en lumière, si
l'on veut dégager, au delà du mécanisme extérieur, la loi, le
principe d'unité et de vie, en vertu duquel naissent et se
déroulent, sous le rythme de la phrase, les accords harmo-
nieux de la pensée.
Cette étude, qui comprend en Allemagne une partie fort
importante de l'enseignement classique, porte surtout sur
les textes latins ^ Ce n'est pas que le grec soit exclu : loin
de là 2. Mais la phrase latine, au caractère architectural, soli-
dement articulée, amie des oppositions franches et des fortes
symétries, se prête mieux, pour le génie allemand, au but
proposé. Rien ne s'adapte mieux que la langue de Gicéron et
de Tite-Live, de l'éloquence et de l'histoire, à ces exercices
de logique appliquée [sprachlich-logische Schulung) que
prescrivent les Plans d'études ^, et qui sont destinés, non seu-
lement à transmettre une connaissance plus approfondie de
Fidiome, mais surtout à faire passer dans les qualités d'es-
1. Lehrpiàne..., p. 24.
2. Ibid., p. 34.
3. Ibid,, p. 24.
SON ROLE PEDAGOGIQUE 513
prit que l'on acquiert au gymnase cette logique immanente,
comme parle WiUmann, de la construction syntaxique. Ce
n'est pas sans raison que Guillaume II, dans son décret du
26 novembre, ordonne de renforcer encore les études latines,
et les Allemands savent ce qu'ils disent en répétant si volon-
tiers que le latin est l'instituteur préféré du bon sens^, le
maître qui apprend le mieux à gouverner ses pensées et à les
exprimer dans toute leur force et leur ampleur.
L'enseignement spéculatif de la grammaire s'inspire immé-
diatement de ces tendances.
11 fut un temps où les études grammaticales étaient leur
but à elles-mêmes. Toute l'ambition d'un homme triom-
phait à posséder le matériel phonique des langues anciennes,
le catalogue complet des formes dialectales et historiques,
le recensement minutieux de tous les préfixes, infixes et
suffixes. Dès la Sexta (neuvième), le professeur développait
ses thèses sur la formation primitive des mots, les affinités et
tendances de chaque son, la genèse de chaque lettre. Il im-
portait au plus haut point de déterminer très exactement à
quel jour du sixième mois l'enfant commence à émettre des
diérèses ou Vu furtif, et ces cours érudits se poursuivaient
jusqu'en Oberpriina (première), sans oublier les idiotismes
rares et les théories de la fonction. C'était, affirmait-on, la
méthode scientifique.
Aujourd'hui on y va plus simplement. Allégées de tout
bagage inutile et de toute surcharge, les grammaires grecque
et latine se bornent à exposer, en dehors des paradigmes,
les règles fondamentales de la langue, celles qui se retrouvent
dans chaque auteur : rien de plus. Si V Abiturient du gymnase
(l'équivalent de notre bachelier) a pu se plaindre jadis d'avoir
été contraint d'apprendre littéralement soixante-dix règles
de syntaxe et autant d'exceptions, les Plans d'études de 1892
ont tellement réduit le rôle de la mémoire et la matière elle-
même 2 que les plaintes ont cessé partout, et que plusieurs
éminents praticiens sont allés jusqu'à dénoncer l'excès dans
1. Toischer, op. cit., p. 46. — Willmann, Didaktik, II, p. 114. — Dettwei-
1er, op. cit., p. 18.
2. Lehrplàne..., p. 28 sqq.y et p. 78.
LXXXVI. - 33
514 L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN ALLEMAGNE
cette réaction contre les éludes positives. Je crois aussi que
le ministre d'alors, M. de Zedlitz, en simplifiant les pro-
grammes et les méthodes, a élagué, de fait, un certain nom-
bre de choses essentielles. Mais le principe reste excellent :
faire concourir l'enseignement grammatical à la formation
intellectuelle*.
On se sert, à cette fin, de la méthode inductive*^. Le pro-
fesseur recueille un certain nombre d'exemples, dans l'au-
teur expliqué; successivement il attire sur chacun d'eux
l'attention, signale le point intéressant, rapproche ensuite
tous les éléments en faisant ressortir leur caractère commun,
et, du groupement lumineux des faits, provoque les élèves
à découvrir spontanément la loi, à formuler eux-mêmes la
règle. Toute la syntaxe latine est étudiée ainsi, méthodique-
ment, durant les sept premières années; il en est de même
pour la syntaxe grecque, à partir de V Untertertia (sixième^).
N'y a-t-il pas là un moyen avantageux d'explorer plus sûre-
ment le sens d'une règle, de mieux entrer dans l'esprit des
principes généraux de la langue, et de façonner peu à peu
Pintelligence aux procédés de l'abstraction et de la générali-
sation, en l'habituant à interpréter l'expérience ?
Au reste, cette conception élevée des études grammati-
cales ne date point d'hier. Dès 1785, Meierotto, recteur du
gymnase de Joachimsthal, avait posé nettement le principe,
en définissant la grammaire « une philosophie du langage
au moyen de l'induction* », définition aussitôt reçue par les
adeptes les plus passionnés de la philologie pure. Boeck lui-
même ne considérait les grammaires grecque et latine que
« comme une dynamique de l'esprit, le Bptyxo; (xaôvijAaTwv de
la rhétorique», et il revendiquait pour elles, dans le domaine
de la linguistique, le rôle royal que Platon attribuait à la dia-
lectique en philosophie^. Sans se laisser aller à cette pointe
d'enthousiasme, Hraban Maur avait touché plus juste encore,
1. Ziemer, Schulgrammatik [von Gillhausen), p. 200.
2. Le II r plane..., p. 25. — Dettweiler, op. cit., p. 36.
3. Lehrpl'dne.,., p. 39. — Dettweiler, Didaktik und Methodik des griechi-
schen Unterrichts. Mûnchen, 1898, p. 14.
4. Paulsen, G^chichte des deutschen Unterrichts, t. II, p. 89 et p. 397.
5. Encyclop'ddie und Méthodologie der philosophischen Wissenschaften,
hrsg. von Bratuschek, 1877, p. 725.
SON ROLE PÉDAGOGIQUE 515
bien avant le néo-humanisme, en déclarant, dans son Plan
d*études des écoles monastiques, que la grammaire doit ôlre
un moyen, non un but, et qu'il faut l'enseigner d'une manière
concrète et pratique, par la lecture*.
N'est-il pas piquant que ce soit là exactement le sens de la
dernière réforme scolaire en Prusse et quasi la formule de
la pédagogie moderne? Rien n'est nouveau sous le soleil.
'Mais il faut louer les Etats allemands d'avoir appliqué enfin
le principe et orienté l'enseignement grammatical vers un
but plus noble, en rattachant l'art de bien parler et de bien
écrire au grand art de bien raisonner.
Sous une forme à la fois plus large et plus serrée, Texpli-
cation des œuvres littéraires vient reprendre et parachever
ce fructueux travail de la raison sur elle-même. L'enseigne-
ment, jusqu'ici, par une étude détaillée de la phrase, visait à
promouvoir surtout l'esprit d'analyse, et, par les études
théoriques de grammaire, l'habitude de la généralisation.
C'est le plein essor de l'esprit synthétique, désormais, qu'il
se flatte d'assurer, en s'occupant de la trame soit d'un ou-
vrage entier, soit d'un chapitre ou d'un long passage 2, pour
la décomposer et la recomposer, pour suivre le dessin de la
pensée et son développement, pour noter la gradation des
idées secondaires, leur relation avec l'idée centrale, en un
mot pour amener l'intelligence à ressaisir dans la multipli-
cité apparente des détails l'unité de fond, dans la variété et
l'opposition même des parties l'idée parfaite du tout.
Evidemment, pour avoir chance d'aboutir, un essai aussi
compliqué et ardu que celui-là exige une grande dextérité
dans l'intervention du maître et, de la part de l'élève, une
intense application ; car rien ne réclame plus le concours
personnel, Teff'ort aigu, que cette intuition de l'esprit se
projetant sur un ensemble et ramenant à un point tout un
monde.
Aussi est-il recommandé de se servir d'abord de tableaux
1. Rabanus Maurus, De clericorum institutione , lib. III, c. xviii, Mignc,
t. CVII, p. 395.
2. Lehrpidne..., p. 30. — Willmann, Didaktik, p. 249.
516 L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN ALLEMAGNE
synoptiques, puis d'inciter les élèves à trouver par eux-
mêmes le rapport des idées i. Le maître présente alors la
pensée fondamentale dans toute son extension et dans
l'articulation de ses parties, en s'assurant finalement, par une
suite d'interrogations différemment posées, que la synthèse
est mûre dans les esprits. Il est à noter que le Pensum et
les Extemporalien^ c'est-à-dire les devoirs écrits faits à la
maison ou en classe, ont presque toujours pour objet un
thème de ce genre, sorte de transposition de l'exercice oral,
ce qui indique assez quelle importance s'attache, dans l'en-
seignement des gymnases, au travail synthétique et à l'idée
même de composition 2.
Bien plus, pour assurer mieux encore les résultats, et
pour éviter le morcellement dans les explications, la plupart
des professeurs apportent un soin scrupuleux à traduire un
auteur dans toute son étendue. C'est le système « intégral »,
opposé au système des « morceaux choisis », et tout à fait
d'accord avec l'esprit des programmes.
Cette méthode, toutefois, où la quantité prime la qualité,
n'est pas sans inconvénients. Le D"* Bach, de Strasbourg, l'a
démontré avec une parfaite compétence 3, en s'appuyant sur-
tout sur ce fait qu'il est difficile, si l'on veut tenir compte de
la force moyenne des élèves, de traduire en Secunda^ par
exemple, les 12 000 vers de V Odyssée. En bonne mesure, on
doit se borner, paraît-il, au chiffre de 7 300. D'autre part, il y a
dans Homère des redites, quelques somnolences. Une simple
analyse ne pourrait-elle pas suppléer alors dans une édition
abrégée? C'est ainsi que V Odyssée., publiée par le D"" Bach
dans la collection Aschendorff (Miinster), se réduit à
7 376 vers et permet aux élèves de suivre tout aussi bien le
développement de l'action.
Ce système mixte tend à prévaloir; et les Plans d'études
officiels, en somme, ne s'y opposent pas. Mais, fidèles à
leur principe, ils ont soin de faire remarquer que, dans le
cas où il deviendrait impossible de traduire intégralement
1. Toischer, op. cit., p. 114 spp.
2. DeUweiler, Didaktik und Meihodik des lateinischen Unterrichts, p. 114.
3. Bach, Ueber die Auswahl der Schullekture der homerischen Dichtungcn.
Paderborn, 1895, p. 9.
SON ROLE PÉDAGOGIQUE 517
un auteur, il reste obligatoire de choisir, pour la lecture de
classe, des passages intimement reliés entre eux et formant
un tout complet, sans oublier de remplacer par une traduction
soignée, et dans leur ordre, les passages supprimés ^
On ne peut que souscrire à ces déclarations. Car c'est en
combinant la série de ses efforts sur un tout complexe, que
Tesprit gagnera principalement en rectitude et en force. En
même temps que l'élève apprécie mieux ainsi l'économie
d'une œuvre, il assouplit sa raison, il la dresse à soutenir aisé-
ment les vastes ensembles, et il saura mieux, homme fait, se
retrouver dans le dédale des affaires, après s'être étudié, en-
fant, à saisir les idées et les choses non plus par leur surface,
par leurs mouvants dehors, mais par ce qu'elles ont en elles-
mêmes de simple et de fécond.
N'est-ce pas comprendre avec une sagesse, de nos jours
fort méritoire, surtout à Berlin, la vraie portée des études
libérales? Il est clair qu'un enseignement aussi élevé dans
son but, aussi ferme dans ses méthodes, devra frapper les
intelligences à son empreinte. C'est grâce à lui, à lui seul,
que l'enfant rêveur de la Germanie, trop enclin à se com-
plaire dans le clair-obscur de sa pensée, acquiert lentement,
méthodiquement, ce qui manque le plus à son activité in-
tellectuelle, la précision du détail, la compréhension de
l'ensemble. Par l'étude des mots, il apprend à observer, à
comparer, à réfléchir, à voir juste; par l'étude de la phrase
et de l'œuvre, il apprend à juger, à ordonner, à mettre en
valeur les ressources les plus hautes de sa raison. Et surtout,
de ces longs efforts vers un but supérieur il lui restera des
habitudes d'esprit qui le serviront à souhait dans toutes les
situations, car il aura conquis, avec le sens de l'exactitude et
de l'ordre, la science même du travail.
C'est ainsi qu'en apprenant le latin et le grec, il apprend
pour la vie, dans la mesure, du moins, où l'art de penser et
d'agir renferme en lui les autres arts, et avec eux le germe
des autres biens.
Ce n'est pas tout. Car pour résoudre le grave problème de
1. Lehr plane..., p. 34.
518 L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN ALLEMAGNE
Péducation, il ne suffit pas d'une forte discipline imprimée à
l'esprit. Gomme il s'agit de former au collège, non pas des
intellectuels ou des dilettanti, mais des hommes, de ces
hommes de caractère, résolus et clairvoyants, qui soient à la
hauteur de leur siècle et qui sachent, au besoin, le conduire,
il faut pour cela, voir plus loin que la réalité et le monde des
affaires, plus loin même que les formes de la pensée. Oui, si
l'homme vraiment homme désire avoir en partage le sens
de la vie, s'il veut comprendre quelque chose aux énigmes
de la nature, au spectacle parfois déconcertant de l'humanité,
à ce jeu suggestif et grandiose des individus qui passent, des
peuples qui tombent et des passions qui restent, s'il veut se
posséder lui-même dans sa fîère indépendance et diriger
librement son effort vers un but digne de lui, n'est-il pas né-
cessaire qu'il donne l'essor à son âme et qu'il purifie son
regard à la source de toute clarté ? Ne faut-il pas qu'il brise
les apparences et qu'il tienne le dernier mot de tout, qu'il
pénètre les côtés profonds et mystérieux de l'existence, qu'il
estime pour ce qu'elles valent les choses de la matière et les
biens du cœur ou de l'esprit ? Ne faut-il pas, dès lors, qu'il
retrouve dans tout ce qui est, dans le brin d'herbe comme
dans le système des mondes, en lui-même surtout, ce qui
fait, avec l'unité des êtres, leur grandeur, ce reflet discrète-
ment voilé de la beauté souveraine et de l'infinie vérité, cette
sublime empreinte de la pensée divine, qui a distribué par-
tout l'ordre et l'harmonie et qui est l'éternelle mesure de
toute pensée humaine comme de toute réalité ? En un mot, il
faut qu'il ait, suivant l'expressif adage d'Outre-Rhin, sa Wei-
tanschauung^ sa conception du monde à lui, et la vraie ^
Sans doute, c'est à la religion qu'il appartient éminem-
ment de transporter l'esprit jusqu'à ces hauteurs, elle qui
nous apprend à contempler aux lueurs de la foi le monde
des phénomènes et à mesurer notre action au regard de nos
destinées éternelles. Voilà pourquoi les programmes offi-
ciels de toutes les écoles allemandes tiennent à honneur —
pourrions-nous le remarquer sans quelque tristesse? — de
mettre à la base de toute éducation l'instruction religieuse,
1. Willmann, Didaktik, p. 42 sqq.
I
SON ROLE PEDAGOGIQUE 519
l'appelant explicitement à conférer à l'âme comme une nou-
velle noblesse et à conduire la jeunesse à la vertu*.
Mais en dehors de celte doctrine sainte, qui s'adresse au
chrétien et dont l'éclat illumine pour nous les cieux, il est
une philosophie tout humaine, fleur charmante de la sagesse
antique, qui donne à la raison sa dernière parure, son plus
haut point de perfectionnement, en l'habituant aux exquises
pensées et aux nobles ambitions, en lui apprenant à subor-
donner la matière à l'esprit, à se détourner du vulgaire pour
rechercher de préférence ce qui va au bien supérieur de
l'humanité, à aimer et à goûter tout ce qu'il y a de grand sur
la terre, tout ce qui séduit les belles âmes, la religion, la
science, la gloire, la liberté, la vertu. Cette philosophie
pratique et profondément vécue, on la retrouve, par frag-
ments, à toutes les pages des chefs-d'œuvre classiques.
N'est-ce pas elle qui entr'ouvre au regard, dès les premières
études, ce monde invisible et pour la jeunesse si plein
d'attraits, où rayonne l'idéal ?
L'idéal! Il faut cela dans la vie pour former un homme. Et
nos utilitaires français qui se demandent à quoi sert indus-
triellement le grec, seraient fort surpris, j'imagine, de voiries
positifs allemands mettre leurs fils à l'école des anciens et
spécialement des Grecs, pour apprendre d'eux le secret de
juger les hommes et les choses, non plus à leur prix de
revient, mais d'après leur dignité et leur valeur morale, et
sous le jour le plus pur de la raison. WiUmann a tracé dans
des pages superbes^, et il nous a redit éloquemment, au
congrès de Munich, ce que les lettres classiques, dans
l'œuvre de l'éducation, avaient fait pour le culte de l'hé-
roïsme et des sentiments généreux, et par là pour le bien
des peuples. Il est juste de reconnaître que l'homme privé
de cette haute culture n'est plus qu'un homme amoindri,
confiné dans le cercle étroit du présent, captif de la matière,
à la merci de son journal ou de sa fantaisie, sans caractère
comme sans valeur.
1. Lehr plane. \., p. 11 sqq. — Willmann, Didaktik, t. II, p. 148 sqq. — Tois-
cher, op. cit., p. 154. — Zange, Realgymnasium und Gymnasium gegeniXher
den grossen Aufgaben der Gegenwart. Gotha, 1895, p. 12 sqq.
2. Willmann, op. cit., p. 37 sqq.
520 L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN ALLEMAGNE
Ces vues antiutilitaires ont toujours été le partage des maî-
tres éminents qui ont influé le plus sur le mouvement des
études en Allemagne. N'était-ce pas le thème favori de Les-
sing, de Gœthe et de Schiller, qui se plaisaient à retrouver
dans les chefs-d'œuvre de la Grèce, avec les sublimes envo-
lées de l'esprit et la sagesse aimable de la vie, le modèle de
l'homme dans sa vraie beauté ? Et les fondateurs du gymnase
allemand, Stein, Siivern, WolfF, Schleiermacher, Humbolt,
Nicolovius, lorsqu'ils établissaient les programmes de 1812
et déclaraient si haut qu'ils voulaient former non pas des es-
claves, ni des marionnettes, mais des hommes, n'étaient-ils
pas allés jusqu'à outrer ces vues en proposant à la jeunesse
des écoles le monde hellénique comme ^exemplaire achevé
de toutes les vertus et de toutes les perfections ?
Les programmes de 1892 sont plus sages. La religion garde
dans l'enseignement sa place d'honneur, son rôle prépon-
dérant, et l'étude des classiques est appelée à venir en aide à
l'étude de la Bible et du catéchisme. Ceux des auteurs indi-
qués comme constituant le fond même de l'enseignement du
grec, sont précisément ceux qui ont la plus haute valeur au
point de vue pédagogique et moral : Homère, « qui doit être
lu en entier », Sophocle et Platon; et il est expressément re-
commandé aux professeurs de mettre surtout en lumière,
par une explication détaillée et par le caractère choisi de la
traduction, la haute valeur de l'idéal qu'ils proposent*.
Les maîtres, en général, ne manquent pas à leur tâche ; ils
sont fiers d'avoir à remplir une mission aussi grave qui as-
sure à leurs fonctions tant de dignité et qui donne à l'en-
seignement du gymnase son vrai cachet, en lui créant une
place à part dans l'éducation de la jeunesse 2. Il est fort inté-
ressant de voir avec quel soin ils ramènent à ce but la lecture
des textes, comme ils s'ingénient, par exemple, à mettre en
relief dans Tite-Live, les plus beaux modèles de la vertu
romaine, dans Sophocle toutes les formes de la piété an-
tique. A chaque page de l'Enéide, l'élève doit retrouver
l'image réfléchie de la grandeur de Rome, et dans les chants
1. Lehr plane... ^ p. 34.
2. Dettweiler, Didaktik und Methodik des griechischen Unterrichts. Mûn-
chen, 1898, p. 11 sqq., et p. 59.
SON ROLE PÉDAGOGIQUE 521
d'Homère le rayonnement môme de l'idéaU. C'est là le point
capital de l'enseignement, comme s'expriment les Plans
d'études'^ car ce qui importe surtout, en expliquant les au-
teurs, c'est d'entrer au fond de leur pensée, au cœur de leurs
sentiments, afin de s'animer de leur esprit.
Grâce au système de concentration ^ qui consiste à choisir
dans la complexité des matières celles qui ont entre elles
une intime connexion, afin de mettre l'harmonie dans les
programmes et de fortifier l'un par l'autre les divers ensei-
gnements, le résultat obtenu se trouve doublement assuré,
et plus saisissant encore, vu que l'instruction religieuse, à
qui revient par excellence le rôle moralisateur, n'est nulle-
ment considérée comme une branche à part dans l'organisa-
tion scolaire allemande, mais plutôt comme la sève de toutes
les branches. Le gymnase allemand est officiellement un
gymnase chrétien. Puisqu'il appartient à la religion de péné-
trer" toute la vie, les programmes lui demandent, depuis les
réformes de 1850, de pénétrer aussi tout l'enseignement, et
son rôle, dans les explications grecques et latines, est de
relever encore les aperçus de la sagesse antique par une plus
haute expression de la beauté morale 2. Etudiée ainsi dans
ses plus purs chefs-d'œuvre, et avec ces tendances, l'anti-
quité peut-elle être autre chose qu'une école de grandeur
d'âme?
Les adversaires les plus résolus du gymnase actuel recon-
naissent sans peine ce que le jeune homme, après neuf ans
d'études, a gagné, ou pu gagner à cette formation; ils veu-
lent seulement, disent-ils, en faire bénéficier une élite ^. Mais
pourquoi? Est-il donc nécessaire d'être un génie supérieur
pour profiter à ces leçons, pour sentir s'épurer sa pensée
devant cette traînée lumineuse d'actions héroïques, et son
âme devenir meilleure au contact de ces nobles exemples, de
ces magnifiques enseignements ? La jeunesse, même moyen-
nement douée, comprend si bien ce qui est élevé et gé-
1. Willmann, op. cit., p. 517 sqq. — Dettweiler, Didaktik iind Methodik
des griechisclien Unterrichts, p. 75 sqq.
2. Lchrpl'ane..., p. 24. — Zange, Realgymnasiutn und Gymnasium, p. 12 sqq.
— Willmann, op. cit., p. 199 sqq. — Paulsen, Gescliiclite des gelehrten Unter-
lichts, t. I, p. 196, et t. II, p. 498 sqq.
3. Paulseii, op. cit., t. II, p. 647 sqq.
522 L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN ALLEMAGNE
néreux ! Elle est fascinée si vite par l'attrait des belles
choses !
Et puis, les littératures anciennes, la poésie grecque en
particulier, sont si richement dotées des grâces du langao-e,
pour affiner, chez les plus revêches, le sens du beau et pour
aviver le goût du bien ! « Où voyons-nous, disait Wieland à
Jean-Paul, se reproduire dans l'humanité cet idéal de jeu-
nesse sous une forme plus sereine et plus aimable, plus pure
et plus splendide ? » Aussi les programmes allemands ne
manquent pas de signaler cette inimitable perfection de l'art
comme objet spécial de l'enseignement dans les classes supé-
rieures*. Avec l'idéal moral, l'idéal plastique. Et pour entrer
plus avant dans cette conception, les élèves ont entre les
mains des gravures, des albums, des publications illustrées
reproduisant les plus belles ruines, les sculptures les plus
célèbres de la Grèce ou de Rome; ils vont même, au besoin,
sous la direction du professeur, étudier les antiques dans les
musées.
Naturellement, c'est surtout aux Grecs que l'on demande
leur secret. Peuple essentiellement artiste, possédant le sens
exquis du relief des formes et de l'harmonie des sons, on di-
rait qu'il a contemplé le monde de la nature sous un jour plus
limpide et plus vermeil, et que les objets les plus vulgaires
lui sont apparus, transfigurés dans tous leurs détails, comme
sous une perspective de grâce et de beauté. Leur poésie est
pleine de ces enchanteresses visions, et toutes, ou presque
toutes, sont à la portée de l'enfant par leur simplicité même
et leur naïve expression. On m'a bien des fois conté quel sin-
gulier plaisir prend le petit Allemand à ces épithètes homé-
riques qui relèvent le détail saillant sous une forme pitto-
resque, colorée, vivante : devant ce po^o^axTu'Xo; "Ewç, qui
faisait le désespoir d'Ovide, et qu'il saisit si bien, lui, à voir
se dresser dans le lointain des âges la poétique Aurore
dont les doigts sèment les roses, il sent se réveiller en
lui ce vieux fond d'aspirations mythiques et éthérées qui
sommeille dans les races du Nord, et son âme semble s'en-
voler dans un rêve. N'est-elle, en son genre, une curieuse
1. Lehrplàne..., p. 34.
SON ROLE PÉDAGOGIQUE 523
et forte preuve de leur vertu éducatrice, cette action toujours
prenante et radieuse des littératures anciennessur les jeunes
imaginations? Leur poésie, après trois mille ans, n'a rien
perdu de son charme ni de sa fraîcheur : en elle circule la
sève de l'éternelle jeunesse, et les générations vieillissantes
n'y ravivent pas en vain leurs forces.
Dans la pensée allemande, ainsi doit se compléter, au siècle
de fer où nous vivons, la formation de l'homme au contact
de l'âme antique. En d'autres termes, le sens du vrai et
l'amour du beau, la vue nette des choses et la logique de la
pensée, le culte de l'idéal et le goût de l'art, voilà ce que de-
mandent aux études classiques les programmes officiels.
L'éducation ainsi comprise et menée, non pas au point de
vue du résultat positif et immédiat, non pas à l'américaine,
mais en vue du développement supérieur des facultés, n'est-
elle pas une éducation véritablement humaine, qui apprend à
l'homme son métier d'homme ? Sans doute elle ne transmue
pas la nature des êtres; elle ne fera jamais un génie ailé d'un
Junker poméranien; mais c'est assez qu'elle perfectionne l'in-
dividu, qu'elle étende ses facultés et les ennoblisse. A la lu-
mière de ces grandes pensées qui éclairent pour lui le monde,
sous le charme réconfortant de ces belles formes qui vien-
nent orner son imagination et de ces nobles sentiments qui
élèvent son âme, le Germain n'est plus tout à fait lui-môme,
il oublie pour un temps les délicatesses de la Gerau, la bière
de Munich ou de Kulmbach, les cervelas de Giilersloh, il
perd de vue la ligne étroite qui le confine entre les fron-
tières du Rhin et du Niémen, son horizon s'étend à travers
les siècles et les espaces, car il communie directement avec
la pensée humaine dans ce qu'elle a de plus beau, de plus
grand et de véritablement éternel.
Voilà, du moins, ce qui devrait être. Malheureusement
pour des raisons fort singulières d'ordre matériel, moral,
confessionnel ou politique i, toutes étrangères à notre sujet,
les résultats acquis, malgré leur incontestable importance,
1. Hammerstein, Das preussische Schûlmonopol, Freiburg in Breisgau,
1893, p. 165 sqq.
524 L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN ALLEMAGNE
sont loin d'atteindre au développement normal que l'on se-
rait en droit d'espérer, même en Prusse, et que l'on obtien-
drait si aisément en France avec les mêmes programmes et
les mêmes efforts.
Quoi qu'il en soit de ces obstacles dont souffre l'enseigne-
ment prussien, quel qu'il soit, de l'école primaire aux Uni-
versités, il n'en reste pas moins rigoureusement vrai, et ce
seul point nous touche, que la pédagogie allemande, dans les
sphères administratives comme dans le monde enseignant,
loin de négliger ou de mésestimer les études classiques, s'en
fait, tout au contraire, une conception aussi élevée que juste
et les tient en croissante faveur. Tandis que les Plans d^ études
officiels précisent avec un relief de plus en plus saisissant le
rôle supérieur des littératures anciennes dans l'éducation,
elle applique toute la science de ses méthodes à en déga-
ger plus parfaitement encore, dans la pratique, le caractère
idéal. De son mieux, contre le flot montant des barbares
pangermanistes et des utilitaires, elles les défend. C'est son
honneur, au début du vingtième siècle, sachons le recon-
naître, d'en proclamer plus que jamais la nécessité *, et elle
se promet bien de maintenir toujours haut et ferme, au nom
de l'humanité, le prestige de ces belles et fortes études libé-
rales qui, en conférant à l'individu le perfectionnement intel-
lectuel et moral, rendent ainsi l'homme plus homme — huma-
niores litterœ.
Paul BERNARD, S. J.
1. Voyez les conclusions de la Conférence de Berlin, juin 1900, et le Res-
crit de l'empereur au ministre Studt, 26 novembre 1900.
LES COLONIES FRANÇAISES
ET
LA COLONISATION PAR LES FRANÇAIS '
La colonisation par les Français ! Plusieurs, peut-être à la vue
de ce titre, fermeront ce gros livre et le rejetteront sur la table
en disant : C'est une thèse perdue, cent fois condamnée ! A quoi
bon ! les Français ne colonisent pas et ne sont pas un peuple
colonisateur ! — Mais, si c'est pour eux une question de vie ou
de mort, une fois qu'ils l'auront compris, peut-être s'y mettront-
ils ! Or, c'est là précisément la thèse du P. Piolet : // faut colo-
niser; il y ça du salut de la France. Il a pensé que, jusqu'ici,
cette question n'avait pas été comprise, et, pour en faire enfin
saisir l'importance, il l'a envisagée sous toutes ses faces, et il a
écrit ce livre.
Effrayé d'abord par un volume si touffu, nous tenons à dire
que nous l'avons lu et, pour ainsi dire, bu d'un trait, sans penser
un instant qu'il eût six cent soixante-huit pages. En parcourant
la table, on voit tout de suite que l'auteur a traité le sujet à fond,
l'a envisagé sous tous ses aspects, et l'a pour ainsi dire épuisé.
Pourquoi nous émigrons si peu ! Nous devons émigrer : nous pou-
vons émigrer; quels sont les pays oit nous devons émigrer P Voilà
les grandes lignes de l'ouvrage.
Les Français émigrent peu; pourquoi ? De 1820 à 1895, vingt-
six millions d'habitants ont quitté l'Europe, et, sur ce chiffre
énorme, la France ne compte guère que 500 000 enfants. De 1885
à 1896, pendant que l'Angleterre et l'Irlande envoient au loin
2 244 810 habitants, l'Italie 1 420 916, l'Allemagne 890 199, l'Au-
triche-Hongrie 750 000, la Suède et la Norvège 462 270, le Por-
tugal 213 238, la France ne voit sortir que 125 000 émigrants,
c'est-à-dire dix-huit fois moins que la Grande-Bretagne, six fois
moins que l'Allemagne, trois fois moins que la Suède et la Nor-
vège.
1. La France hors de France. Notre émigration, sa nécessité, ses condi-
tions, par J.-B. Piolet, S. J. Paris, Alcan, 1900. I11-8, pp. 638.
526 LES COLONIES FRANÇAISES
Cette répugnance des Français à aller au loin, est-elle un phé-
nomène récent, contemporain? Beaucoup l'ont cru et ont attribué
ce sentiment à diverses raisons qui, disent-ils, n'existaient pas
sous l'ancien régime; car, ajoutent-ils, autrefois, les Français
étaient aussi colonisateurs que les autres peuples.
Eh bien ! répond le P. Piolet; c'est une erreur. A la fin du dix-
huitième siècle la France avait vingt millions d'habitants, et l'An-
gleterre onze millions : or, malgré la forte organisation et les
privilèges des compagnies de colonisation, malgré les efforts d'un
gouvernement puissant, le courant d'émigration était resté faible
en France. Dès le seizième siècle, l'Espagne avait envoyé trois
millions d'hommes à ses colonies de l'Amérique du Sud; en 1763,
tandis que l'Angleterre avait 1 300 000 émigrants dans ses treize
colonies de l'Amérique du Nord, la France ne comptait au Canada
que 80 000 colons.
C'est possible, mais le P. Piolet doit savoir aussi, qu'en France,
n'allait pas au Canada, ni à la Réunion, ni à la Louisiane qui vou-
lait, mais seulement une élite, triée sur le volet*. Sans doute, le
mouvement d'émigration était faible ; mais encore se dessinait-il
visiblement, au moins dans l'élite de la nation, tandis que de nos
jours il a complètement disparu; et si quelques Français essai-
ment encore, on ne sait que trop qu'ils ne sont pas, en général,
la fleur de la nation, mais plutôt les perdus, les désespérés et les
fonctionnaires en disgrâce.
On comprend d'ailleurs que, sous l'ancien régime, avant la
vapeur, avant le charbon de terre, avant une conquête assise et
paisible, avant toute sécurité, les plus fiers courages aient hé-
sité à aborder un pays de neiges et de cannibales comme le fut d'a-
bord le Canada, et un pays de serpents et de bêtes féroces comme
la Louisiane, alors qu'en France, sous ce climat tempéré, sur
cette terre du bon vin, vingt millions d'habitants vivaient au large
et presque pour rien.
L'auteur conclut peut-être un peu trop à la hâte que les Fran-
çais n'ont jamais eu l'esprit colonisateur; car enfin, qu'est-ce que
l'esprit colonisateur, sinon l'initiative, l'intrépidité qui s'exalte
devant les difficultés, le savoir-faire ingénieux et inventif qui
tourne les obstacles, quand il ne peut les emporter de vive force ?
1. Cf. Histoire de la mission du Canada, parle P. de Rochemonteix.
l
ET LA COLONISATION PAR LES FRANÇAIS 527
Or, si nous avons bonne mémoire, il nous semble que ce sont là
des qualités bien françaises, et le P. Piolet s'en montre aussi
convaincu que personne.
Mais, dit l'auteur, ces qualités sont en train de disparaître, et
le Français d'aujourd'hui ne ressemble plus au Français d'autre-
fois. — Le lecteur voudra bien remarquer que c'est le P. Piolet
qui parle et dit à son pays ces dures vérités.
Sans doute, continue-t-il, l'invincible défiance qu'ont laissée
derrière elles les banqueroutes des entreprises coloniales au siè-
cle dernier, et le souvenir des catastrophes qui ont englouti les
belles colonies du Canada et de la Louisiane, expliquent en partie
la froideur qu'on témoign» en France aux colonies françaises, et,
chez beaucoup, cette aversion se double de préjugés injustes et
d'une ignorance absolue des ressources que pourraient offrir les
colonies actuelles, qui certes sont autrement belles que celles de
l'ancien régime.
Mais le véritable obstacle est plus sérieux que tout cela :
« c'est la métamorphose inquiétante et fâcheuse que subit lecarac-^
t ère français. » On dirait que je ne sais quelle marâtre s'est em-
parée du jeune Français et nous l'a changé en nourrice : le jeune
homme qu'elle nous présente n'est plus le Français d'autrefois,
hardi, entreprenant, plein d'initiative, le Français des croisades
et des ordres militaires, mais un être timide, craintif, hésitant,
banal et étroit dans ses vues.
Cette marâtre, c'est l'influence de l'État; c'est. son action né-
faste qui a déformé cette belle nature.
Richelieu et Louis XIV avaient singulièrement exagéré la notion
et les attributions de l'État; mais alors, même quand le roi di-
sait : «L'État, c'est moi!», la constitution du pays, de la famille et
de l'Église, offrait une foule de refuges, où le pouvoir central ne
pénétrait pas. Le domaine paternel, l'Église, les parlements, les
universités, les associations libres, autant d'abris où l'on ne sen-
tait guère, ou si peu, la main de fer. En fait de centralisation et
de tyrannie, l'ancien régime n'était qu'un écolier en comparaison
de la Révolution. Celle-ci d'un bond nous a ramenés à la cité
antique, ou bien à l'Egypte, où le roi disait à Joseph : Absque tuo
imperio non mo^ebit quisquam in JEgypto manum autpedem.
Depuis l'ère chrétienne, on n'avait jamais vu cette chose étrange
d'un État qui pense, et prévoit à notre place, qui élève nos en-
528 LES COLONIES FRANÇAISES
fants, qui impose ses programmes et ses idées, qui marie nos
jeunes gens, qui par ses monopoles, par ses examens, tient la clé
de tout, ouvre les portes de toutes les carrières libérales.
L'Université française n'est guère qu'un jury d'examen ; mais,
par l'éducation qu'elle donne, par ses programmes d'études
qu'elle impose à tous, par ses examens que tous subissent, elle
emprisonne les intelligences dans un cercle d'idées à elle, sou-
vent très fausses, et pousse les jeunes générations aux fonctions
publiques. En tout bon Français, écrit M. Aynard, il y a un
fonctionnaire qui sommeille. Sur cent élèves, observe M. De-
molins, il n'y en a pas vingt-cinq qui rêvent une carrière indé-
pendante. Les plus belles natures entrent dans l'armée, où elles
jouissent d'une liberté relative; les autres dans la magistrature,
dans l'enseignement officiel, dans les administrations, toutes
professions où Ton n'arrive, qu'autant qu'on plaît aux rois du
jour.
On y respire un air dont l'influence est mortelle pour la viri-
lité des caractères et pour les initiatives originales et hardies.
Prenez la nature la plus chaude, la plus généreuse, la mieux
douée; pour l'atrophier, il n'y a rien de tel que le laminoir des
administrations. C'est pitié de voir ce jeune lion qu'on a muselé,
qui ne sait plus rugir, et auquel on a arraché les dents et scié les
griffes, pour qu'il devienne cet être correct et insignifiant qu'on
appelle un fonctionnaire ; cet esclave, auquel, on ose dire :
N'allez pas à la messe; mettez votre fils au lycée; ne lisez pas tel
journal !...
Si, du moins, en émigrant, dans les colonies françaises, le
jeune Français pouvait briser les mailles de ce réseau de fer qui
rétouffe ! Mais il ne le peut pas. Là-bas, comme dans la mère
patrie, la tyrannie de l'Etat, la centralisation, l'enseignement
officiel suivent le colon et l'enveloppent.
Aussi bien, dit le P. Piolet, les colonies les plus recherchées
par les rares Français qui émigrent sont le Canada, la Tunisie,
la République argentine, précisément parce qu'ils n'y rencon-
trent plus cet éternel cauchemar de la bureaucratie.
La décadence de la marine marchande est à la fois un effet et
une cause de la disparition de l'esprit colonisateur.
Colonies florissantes, vogue de l'esprit colonisateur, commerce
puissant et marine marchande prospère, ces quatre choses vont
ET LA COLONISATION PAR LES FRANÇAIS 529
de front, et Tune ne peut tomber sans amener la déchéance des
autres.
Cela se comprend facilement : la marine marchande est la
pépinière de la marine militaire, qui devra défendre les colonies,
et l'instrument indispensable du commerce, qui doit les nourrir
et indemniser la mère patrie de ses avances.'
Or le dix-neuvième siècle a été témoin d'un spectacle singu-
lier. Pendant que la France étendait à perte de vue le cercle de
ses colonies, sa marine marchande reculait toujours.
En 1887, la marine commerciale à vapeur de la France, avec
ses 722 252 tonnes, est encore la seconde de l'Europe, et vient
après celle de l'Angleterre qui a 6 592 496 tonnes; en 1895, la
France n'est plus que la troisième, avec 364 598 tonnes
(19 pour 100 déplus), après l'Angleterre, qui a 9 984 280 tonnes
(51 pour 100 de plus qu'en 1887), — après l'Allemagne qui a
1 306 771 tonnes (ou 188 pour 100 de plus), — juste avant la Nor-
vège, qui a 455 371 (ou 202 de plus qu'en 1887.
Pour les cargo-boats à voiles, avec moteur auxiliaire à vapeur,
l'infériorité est encore plus sensible :
L'Angleterre en a 8 726 jaugeant 3 267 625 tonnes.
L'Amérique — 3 881 — 1 358 167 —
La Norvège — 2 801 — 1 176 174 —
L'Allemagne — 1 096 — 586 973 —
La France — 1 425 — 259 920 —
Cette décadence de la marine marchande, et l'indifférence des
classes riches à l'égard des colonies, ne s'expliquent-elles pas
en partie par la loi du partage égal, à la succession du père ?
C'est probable, et cette opinion a été exprimée publiquement
sous l'Empire {et jamais réfutée) par des hommes absolument
compétents, par cent trente et un membres de la chambre do
commerce de Paris et par les membres de la chambre de com-
merce de Bordeaux*.
Dans certaines villes de France, on entend des Français bien
informés signaler un fait étrange : les maisons qui ont le haut du
pavé sont des maisons anglaises et prussiennes; et la raison, c'est
que ces maisons ne liquident jamais, le père désignant l'héritier
le plus capable de conduire l'affaire.
1. Cf. Comte de Butenval, les Lois de succession a la Société d'économie
sociale, 54, rue de Seine.
LXXXVI. - 34
530 I*ES COLONIES FRANÇAISES
En effet, dans l'industrie comme dans le commerce, l'instru-
ment ne vaut qu'autant qu'il est permanent et bien adapté à la
main du maître, comme au but poursuivi.
Disperser à chaque génération le personnel et les capitaux
fixes et mobiles, en payant à l'Etat, devenu l'ennemi de la pro-
priété, des droits fantastiques pour forcer les successeurs de
recommencer à nouveaux frais, est une idée néfaste.
Les Etats-Unis, l'Angleterre, et même l'Allemagne, par de
nouvelles lois, évitent cette liquidation forcée à la mort du père :
c'est l'un des secrets de leur supériorité industrielle et commer-
ciale.
C'est aussi le secret de l'activité de leurs fils dans le pays natal
et aux colonies. Ils travaillent et ils émigrent, même si la famille
est riche, parce que le père le veut et, s'il le faut, sait se faire
obéir.
En France, le père, découronné et désarmé par là loi, travaille,
et, spectateur impuissant de la vie inutile et désordonnée de ses
fils, dévore en silence sa honte et ses larmes, pendant que ses
fils mangent d'avance, par l'emprunt, la fortune amassée par lui
et spéculent sur un mariage d'argent pour remonter à la surface.
Le plaisir et le mariage d'argent ! cette plaie qui en fait naître
tant d'autres, voilà ce qui les enchaîne au rivage de leur pays !
Le père n'y peut rien; chacun de ses fils compte sur sa part et y
trouve cette médiocrité dorée, qui dispense de tout travail.
L'abbé de Cazalès disait à la Convention, en parlant de cette
loi du partage forcé : « Ce sont nos cadets qui ont fait nos colo-
nies ; mais bientôt vous n'aurez plus de cadets. »
Il ne disait que trop vrai. Il est certain que le partage égal a
appris au père de famille à calculer pour sauver son héritage,
alors que le calcul est un crime ; et la dernière raison que nous
donne un paysan pour avoir peu d'enfants, c'est qu'il ne veut
pas que son bien, fruit de ses sueurs, soit réduit à rien par le
partage.
Mais alors, le contre-coup est inévitable : la France ne colo-
nise pas parce qu'elle n'a plus d'enfants !
En 1871, certaine école s'est écriée : C'est le maître d'école alle-
mand qui nous a battus! C'était une grande erreur. L'armée fran-
çaise , héroïque, et, dans son ensemble, parfaite mais peu
nombreuse, a été battue par les gros bataillons de troupes admi-
ET LA COLONISATION PAR LES FRANÇAIS 5ai
rablcment exercées, et par l'unité «t la cohésion dans la direc-
tion.
On a multiplié les écoles à profusion et créé des maîtres et des
maîtresses à ne savoir qu'en faire.
Cette activité et cet argent n'eossent-ils pa» été mieux em-
ployés k vivifier les colonies !
En dehors des mâles habitudes et des vertus chrétiennes,
récale et l'instruction à outrance ne donneront jamais que des
pédants et des demi-savants , un nouveau fléau, pire que les
autres.
Or, pour développer dans les jeunes gens les qualités qui font
les hommes, la meilleure école, c'est la vie des colonies.
Quand un homme jeune et vigoureux se renferme obstiné-
ment, se calfeutre et se replie sur lui-même, les voisins se disent :
Il est perdu ! De même pour les peuples : pour élargir les idées,
pour retremper les caractères, pour développer le commerce et
l'industrie, pour procurer à ceux qui végètent ou meurent de
faim dans la mère patrie des emplois rémunérateurs, pour arrêter
la diminution des naissances, pour conquérir au dehors l'influence
nécessaire, il leur faut coloniser.
M. Chailley-Bert, dans une conférence remarquable sur la colo-
nisation, exprimait cette idée très juste que la littérature fran-
çaise manque d'air et se meurt d'anémie ; elle ressemble à ces
familles qui dépérissent, à force de se marier entre elles. Les
idées mères de ses romans et de son théâtre sont devenues sin-
gulièrement rebattues et banales.
Allez au loin, jeunes écrivains, disait-il ; passez le» mers pour
rajeunir votre talent, contemplez d'autres horizons, étudiez des
aspects des choses que vous ne soupçonniez pas, et envisagez
d'autres problèmes. )>
La peinture, ajoutait-il, a compris cette leçon : eh bien, faites
de même, traversez l'Océan ; et allez vous mêler à des mondes
nouveaux.
Autre point de vue. Pour un peuple comme pour l'individu,
le pire danger, c'est de se tromper sur son propre compte. L'Es-
pagne en était là à la veille de sa guerre avec l'Amérique. Les
officiers espagnols n'avaient pas assez de mépris pour ce peuple
de marchands : est-ce que ces fils du comptoir sauraient seule-
ment manier un canon 1 On sait ce qui ad^vint, et comment, en
532 LES COLONIES FRANÇAISES
quelques heures, ces marchands qui vont partout et sont au
courant de tout, anéantirent la flotte espagnole; que de méprises
mortelles dans la vie des peuples sont nées de semblables illu-
sions ! Le meilleur remède à ce mal, c'est la colonisation : la vie
au grand air , le contact avec différents peuples redresse les
préjugés, dissipe les illusions et fait tomber un chauvinisme
puéril.
Allez aux colonies , s'écriait l'orateur en terminant , jeunes
gens, qui ne savez que faire, qui vous présentez par centaines
pour une misérable place de deux mille francs et fatiguez tous les
députés de vos sollicitations; allez aux colonies, jeunes inutiles,
qui ne savez que faire de votre temps, allez aux colonies, jeunes
employés, qui dans la mère patrie, n'arrivez qu'à des places de
misère ; mais vous surtout, allez aux colonies, jeunes industriels
et fils d'industriels, si vous voulez développer vos affaires et sou-
tenir la concurrence de vos voisins, qui déjà vous serre de si
près.
Il est inutile de s'aveugler sur un fait qui crève les yeux. L'in-
dustrie en France recule ou reste stationnaire, parce qu'elle
manque de débouchés, que le commerce devrait lui ouvrir. D'a-
près une statistique du département du travail à Washington, les
Etats-Unis produisent annuellement la valeur de :
35 000 000 de francs.
La Grande-Bretagne 25 000 000 —
L'Allemagne 14 575 000 —
La France 11225 000 —
La Russie 9 075 000 —
L'Autriche-Hongrie : . 8 125 000 —
L'Italie 3 025 000 —
En regard de ces chiffres, mettez la valeur moyenne de la pro-
duction de .chaque ouvrier, vous avez :
Pour les États-Unis 9 440 francs.
— la Grande-Bretagne , , 3 950 —
— rAllemagne 2 750 —
— la France 2 750 —
Un ouvrier français, d'après cette statistique, produirait trois
fois et demie moins que l'ouvrier américain.
Les colonies allemandes, à peine nées, ne sont pas compara-
bles à celles de France. Et cependant, malgré cet élément d'infé-
riorité, de 1875 à 1893, l'Allemagne a conquis un marché de 40 mil-
ET LA COLONISATION PAR LES FRANÇAIS 533
lions en Turquie, de 33 millions en Chine, de 118 millions en
Roumanie, et son commerce total dépasse celui de la France de
deux milliards.
D'où lui vient cette force d'expansion ? et pourquoi la France
reste-t-elle stationnaire ? La raison de cette différence, c'est que
les Allemands émigrent et nouent des relations commerciales
partout où ils vont, tandis que les Français attendent chez eux
les clients étrangers, ou bien s'entassent, à s'étouffer, dans un
trou sans air, où beaucoup meurent de faim.
Cent trente-six mille employés en France gagnent moins de
mille francs I
Même dans l'industrie, les bonnes places sont rares et réservées
aux fils et aux neveux des patrons. Souvent, des jeunes gens formés
aux écoles spéciales ne gagnent que des appointements dérisoires.
Que ne vont-ils aux colonies ! Mais qu'ils le sachent bien : il
n'est que temps d'aviser; car même là les places lucratives seront
bientôt accaparées par les étrangers.
Le plus grand danger qui puisse menacer un pays, c'est la
dépopulation. De toutes les disettes, disait Vauban, la pire est
celle des hommes !
C'est évident : au point de vue économique, tout homme est
un facteur de production. Au point de vue politique, un pays,
dont la population diminue, tandis que celle de ses rivaux aug-
mente, est voué d'avance à une décadence irréparable.
Or, c'est là la situation de la France :
En 1700, elle avait 20 000 000 habitants.
— la Grande-Bretagne ... 10 000 000 —
— l'Autriche. ......... 13 000 000 —
— l'empire allemand .... 19 000 000 —
— la Prusse 2 000 000 —
La France avait donc 35 pour 100 de la population des prin-
cipaux États de l'Europe.
En 1898, la France a 38 475 000 habitants.
— l'empire allemand .... 52 250 824 —
— la Grande-Bretagne ... 39 465 720 —
— l'Autriche 44 288 000 —
— la Russie 99 936 560 ~
— l'Italie , . . . . 31102 653 —
La France compte pour 10 pour 100 parmi les puissances eu-
ropéennes. En cinq ans, dit le D"" Bertillon, l'Allemagne a gagné
534 LES COLONIES FRANÇAISES
5 millions d'hommes, la France 175 000 habitants, juste ce que
l'Angleterre g^agne en quatre mois ! et encore son accroissement
est-il dû au 1300 000 étrangers qui habitent sur son territoire.
La stérilité de la famille française est devenue le grand fléau, la
grande menace pour l'avenir ; c'est un cancer, qui peu à peu
ronge tout le pays. Les contrées rivales ressemblent à des mu-
railles qui s'élèvent autour de la France de manière à lui dérober
l'air et la lumière. La diminution de la natalité est due à des
causes multiples : l'encombrement des carrières; les lois fiscales
qui écrasent l'agriculture et les familles nombreuses ; le partage
forcé dont les familles veulent conjurer les effets; l'ambition mal-
saine de laisser à son fils le plus possible ; les traitements déri-
soires de beaucoup d'employés ; le salaire insuffisant de certains
ouvriers et des femmes.
Des politiciens avisés feraient les derniers efforts pour corriger
les lois qui peuvent contribuer à un pareil désastre. Il ne s'agit
pas de rétablir le droit d'aînesse, mais une certaine liberté du
père de famille, à tout le moins celle de sauver de la vente forcée
son exploitatioQ ou son usine.
Mais le pourra-t-on dans l'état d'anarchie où l'on vit?
Eh bien ! dit l'auteur, voici un remède radical et facile : c'est
la vie au grand air des colonies. Là -bas, la famille française est
redevenue féconde. Comme preuves il cite l'Algérie, la Nouvelle-
Calédonie et la Tunisie.
Il y a en Algérie. 529 000 Européens et 318 000 Français dont
53 000 naturalisés et 253 000 Français d'origine. En vingt ans cette
dernière catégorie a doublé.
Mais ce n'est pas tout : en diminuant l'encombrement dans la
mère patrie et en faisant refluer vers elle une partie des gains
rencontrés dans les colonies, l'émigration, par un contre-coup né-
cessaire, ramène dans les pays d'origine une natalité plus élevée.
C'est, pour ainsi dire, une loi économique, maintes fois con-
statée : Plus une population émigré, plus le nombre des enfants
augmente dans le pays qu'elle quitte.
Les nations où la population croît plus rapidement, l'Angle-
terre, l'Allemagne, l'Italie, la Russie, sont précisément celles où
l'on émigré le plus. Le même fait se constate en France, dans le
pays basque, où l'émigration vers la République argentine est
très prononcée !
ET LA COLONISATION PAR LES FRANÇAIS 535
Après avoir prouyé que la France doit coloniser, si elle veut
conserver sa puissance militaire et son prestige, le P. Piolet
aborde la seconde partie de son livre : Nous ponçons coloniser.
Nous ne le suivrons pas dans le développement de cette idée,
qui nous entraînerait trop loin. Ce que nous avons dit de son
ouvrage suffit à montrer quel intérêt les lecteurs sérieux y trou-
veront. On aurait pu demander à l'auteur une rédaction plus con-
cise, car parfois il semble plier sous le poids de documents qu'il
accumule ; mais, dans un travail de ce genre, ce n'est là qu'une
tache légère, amplement rachetée par des qualités éminentes.
James F ORBE S, S. J.
CLAUDE LAPORTE
UNE VICTIME DES JOURNÉES DE SEPTEMBRE
Claude Laporte naquit à Brest, le 6 décembre 1734, et fut
baptisé le lendemain dans l'église Saint-Louis : « Le septième
décembre mil sept cent trante quatre, Claude Antoine Raoul, fils
légitime du sieur Louis Laporte, marchand de (déchiré), et de
demoiselle Anne Macé, son épouse, né le jour précédent, a été
baptisé par le soussigné, curé de Brest. Les parain et maraine
ont été le sieur Claude Antoine Douësnel, expert écrivain juré
à Paris, entretenu par Sa Majesté pour messieurs les gardes de
la marine en ce port, et demoiselle Marie Antoinette Germain,
épouse du sieur Boullan, négociant^. » Les registres paroissiaux
de Saint-Louis de Brest, où est conservé cet acte de baptême,
fournissent quelques renseignements sur la modeste famille du
futur martyr de la persécution révolutionnaire.
Son père, désigné ici comme marchand^ fut aussi maître per-
ruquier"^, et, à ce titre, faisait partie d'une très importante corpo-
ration de la ville. Il avait épousé, en 1726, une veuve, dont il eut
de nombreux enfants. Les registres font mention de cinq garçons
et de cinq filles.
Jusqu'ici, aucun document n'a été retrouvé sur la jeunesse et
l'éducation de Claude Laporte ; nous savons seulement, par les
catalogues de la Compagnie de Jésus, qu'il avait déjà fait deux
ans de philosophie avant de demander à être admis dans cette
société; il entra au noviciat de Paris le 24 septembre 1753, à
l'âge de dix-neuf ans ^. Son noviciat terminé, il fit ses premiers
vœux le 13 octobre 1755*; puis, passa l'année scolaire 1755-1756
au célèbre collège de la Flèche, où il acheva sa philosophie, tout
en faisant fonction de répétiteur au pensionnat. Ensuite, de 1756
1. Archives municipales de Brest, GG 77, registre 77.
2. Voir aux registres paroissiaux les actes de baptême des autres enfants.
3. Catalogues de la Compagnie de Jésus.
4. Recueil de tous les arrêts du Parlement de Paris, concernant les Jé-
suites (année 1763). Paris, 1766. 8 vol. in-4.
CLxVUDE LAPORTE 537
à 1762, c'est-à-dire jusqu'à la dispersion des maisons de la Com-
pagnie de Jésus dans le ressort du Parlement de Paris, nous le
voyons régenter successivement toutes les classes de grammaire
et de belles-lettres, depuis la sixième jusqu'à la rhétorique.
A Louis-le-Grand, d'abord, il est professeur de sixième, de
cinquième et de quatrième (1757-1758-1759). De là, il passe au
Collège royal d'Orléans; il y débute en troisième (1760), monte
en seconde l'année suivante (1761), et occupait la chaire de rhé-
torique en 1762, quand sévit la persécution contre un ordre auquel
il avait voué sa vie.
A ce moment il avait vingt-huit ans et n'avait pas encore reçu
le sacerdoce ^ Chassé du collège d'Orléans, il revint d'abord
dans sa famille^. Mais y fit-il un long séjour, et se fixa-t-il, dès ce
moment, dans son diocèse d'origine? Où étudia-t-il la théologie,
et quand fut-il ordonné prêtre ? Il ne reste sur tous ces points
que des doutes ou de simples probabilités. Un document de la
période révolutionnaire, contenant la liste des ecclésiastiques du
canton de Brest, avec diverses indications sur chacun d'eux ^,
donne l'abbé Laporte comme prêtre depuis 1763. Il est bien dif-
ficile d'accepter cette date, puisqu'en 1762 il n'avait pas com-
mencé sa théologie. Faut-il admettre que pendant son temps de
régence à Paris ou à Orléans, il s'était adonné en son particulier
à l'étude de la science sacrée ? Ce n'était ni dans l'usage du temps,
ni dans les habitudes des Jésuites. Il est plus sûr de croire que le
document en question, dressé sans doute sur des renseignements
oraux ou peu précis, est entaché d'une légère erreur de date.
Tout nous porte à croire que M. Laporte ne reçut le sacerdoce
que vers 1765. Un fait certain, c'est qu'au mois de septembre
1766 il était revenu dans le diocèse de Léon ; il était alors prêtre
et directeur de la Congrégation des artisans à Brest *. A la date
du 21 de ce même mois, il signe au livre des comptes de cette
confrérie^; il avait succédé, dans cette charge, à M. l'abbé de La
1. Catalogues de la Compagnie de Jésus.
2. Recueil des arrêts du Parlement de Paris, l. c.
3. Archives départementales du Finistère, L, IIO. — Voir le texte plus
loin.
4. Archives communales de Brest. H. H. Corporations d'arts et métiers.
5. La première Congrégation des artisans de Brest, commune aux deux
côtés de la ville, fut fondée par les Jésuites presque aussitôt après leur éta-
blissement, vers 1685. En l'année 1717, à l'époque où les Pères étaient en
538 CLAUDE LAPORTE
Rue, vers le milieu de 1766, et il y resta jusqu'au 1*' avril 1770,
où il fut remplacé par Tabbé Jestin. Ses honoraires étaient de
150 livres.
Pour suivre ses traces de 1770 à la Révolution, nous n'avons
que les données assez vagues du document ci-dessus mentionné,
et dont voici la teneur : «Paroisse de Saint-Louis; nom, âge,
temps et exercice des ecclésiastiques dans leurs différentes fonc-
tions... Claude Antoine Raoul Laporte, âgé de cinquante-cinq
ans, prêtre depuis 1763; approuvé pendant vingt ans; — 7, ré-
gent; — travaillant aux retraites, 7; — curé du premier juin der-
nier ^ » D'après cette pièce, qui semble bien de 1790 2, l'abbé
Laporte aurait été employé par Mgr de La Marche dans le diocèse
de Léon, au ministère de l'enseignement et des retraites, depuis
le moment où il quitta la direction de la Congrégation des arti-
sans (1770), jusqu'au mois de juin 1790. Il fut alors attaché à la
paroisse Saint-Louis, dont le recteur était le vaillant abbé Floc'h.
Là, un Tableau du traitement des ecclésiastiques dans le district
de Brest ' nous apprend qu'il avait, comme curé, un traitement
de 220 livres, et, comme bénéficier, un autre de 120 livres.
L'abbé Laporte était à peine dans cette paroisse, que sa vertu
fut mise à l'épreuve. Bientôt, en effet, arriva le moment où les
administrateurs du district de Brest voulurent appliquer la con-
stitution civile du clergé. On sait l'héroïque résistance des prêtres
désaccord avec la municipalité au sujet de l'église Saint-Louis, il y eut des
difficultés entre eux et les congréganistes. L'évêque de Léon, Mgr de La
Bourdonnaye, prit parti pour ces derniers et leur permit de continuer à
tenir leurs assemblées dans la chapelle du cimetière dédié à Notre-Dame de
la Délivrance.
Les artisans de Recouvrance se séparèrent de ceux de Brest pour former
une congrégation spéciale. Les artisans du côté de Brest acquirent, au haut
de la rue Duquesne actuelle, un terrain sur lequel ils construisirent une
chapelle consacrée à Notre-Dame de la Miséricorde, dont Mgr de La Bour-
donnaye posa la première pierre le 8 mai 1718. Les deux congrégations con-
tinuèrent d'être exclusivement religieuses. Celle de Brest avait son cimetière
et son chapelain. Elle subsista jusqu'à la Révolution, et dans sa chapelle se
tînt l'assemblée du tiers état, le 1*' avril 1789. (G. Levot, Histoire de
Brest, IIL 353 ; — Éd. Fleury, Histoire des corporations des arts et métiers
de Brest, dans le Bulletin de la Société académique de Brest, t. III, p. 305
à 359 ; — Voir aussi Archives municipales, série H. H.
1. Archives départementales, L, 110.
2. Claude Laporte, né en décembre 1734, était dans «a cinquantc-dlnquième
année en 1790.
3. Archives départementales, L, 110.
UNE VICTIME DES JOURNÉES DE SEPTEMBRE 539
de ce diocèse. Les défections furent très rares; il y en eut une
à la paroisse Saint-Louis : l'abbé La Ligne, qui comptait un pa-
rent dans le directoire du district, se déclara disposé à prêter
serment. Prêtre considéré pour sou savoir, son érudition et ses
mœurs, il pouvait, par son exemple, entraîner beaucoup d'autres
ecclésiastiques. Mgr de La Marche, voulant prévenir ce résultat,
lui adressa, le 5 janvier 1791, une lettre où il le conjurait vive-
ment de renoncer à son projet. « Cette lettre fut rendue publique,
ainsi que la réponse de l'abbé. Cette dernière était une discussion
dogmatique, dont l'argumentation révèle un homme profondé-
ment convaincu qu'à ses yeux la constitution civile du clergé se
conciliait avec la hiérarchie et la discipline de l'Eglise*». La
démarche de l'évêque ne modifia en rien la résolution de l'abbé
La Ligne au sujet de la prestation du serment, M. Floc'h, recteur
de Saint-Louis, le refusa, ainsi qne tous les autres prêtres de
la paroisse.
Il nous faut ici corriger une erreur commise par Levot dans
son Histoire de la cille et du port de Brest. Il écrit ^ « que
M. La Ligne ainsi que M. Laporte, déclarèrent, l'un le 31 dé-
cembre 1790, et l'autre le lendemain, qu'ils étaient prêts à
jurer fidélité et obéissance, sans restriction, à la constitution
civile du clergé ». L'accusation est grave et précise, puisque les
dates sont indiquées. Par ailleurs, toute la conduite de l'abbé
Laporte, qui sera exposée tout à l'heure avec pièces à l'appui,
est en contradiction avec cette attitude de soumission qu'il aurait
prise à la fin de l'année 1790. Comment expliquer cette discor-
dance, et faudrait-il croire que la fermeté de M. Laporte avait
d'abord été chancelante ? Non, il n'en fut pas de la sorte. Dans le
riche fonds que M. Levot a légué à la Bibliothèque de la Marine,
parmi les documents dont il s'est servi pour son histoire, se
trouve une page encore pliée de sa main, et qui servira mainte-
nant de preuve contre lui ^. C'est le numéro 147 de la Correspon-
dance des députés des communes de la sénéchaussée de Brest,
1. Levot, Histoire de la ville et du port de Brest, III, p. 240; — Cf. Pey-
ron, Documents sur l'histoire du clergé du Finistère pendant la Révolution,
I, p. 68-69.
2. Levot, op. cit., III, chap. v, p. 250.
3. Nous devons cette communication à l'obligeance de M. Jourdan de la
Passardière, de Brest, qui nous a fourni plusieurs autres renseignements
importants pour cette notice.
540 CLAUDE LAPORTE
Cette publication donnait parfois {très rarement) de» nouvelles
locales. On y lit que les ecclésiastiques qui se proposent de prêter
serment sont les abbés Lamothe, Grandjean et La Ligne*, qui le
prêtèrent effectivement le 30 janvier 1791 2. Levot a donc écrit
Laporte au lieu de Lamothe^ et il n'y a plus aucun doute à avoir
sur la constance de l'ex-jésuite que les septembriseurs devaient
exécuter.
Dès la fin d'octobre 1790, il avait signé la protestation des
prêtres de Léon contre la constitution civile du clergé en général,
et notamment contre la réunion des évêchés de Quimper et de
Léon, et l'élection d'un évêque du Finistère ^. A la même époque,
il était l'objet d'une mesure vexatoire qui révolta sa délicatesse
d'homme prêt à accorder à la loi ce que sa conscience lui permet-
tait. Soupçonné d'avoir fait une déclaration fausse de son revenu
au moment de payer sa part à la contribution patriotique^ il s'en
plaignit amèrement à messieurs du Conseil général de Brest, par
cette lettre du 20 octobre, qui nous met au courant de sa situation
pécuniaire à cette époque :
1. N° 147. Bulletin de la Correspondance de la députation des communes
de la sénéchaussée de Brest, p, 1190.
MM. Pierre-Alexis Lamothe,
Jean-Piiilippe Grandjean, prêtres
et La Ligne, vicaire,
ont déclaré au bureau municipal, les deux premiers le 31 décembre, vers
les trois heures après-midi, et le troisième le 1" janvier 1791, vers neuf
heures du matin, qu'ils étaient dans l'intention de prêter^ aussitôt qu'ils en
seraient requis, purement et simplement, et sans aucune restriction ou mo-
dification, le serment décrété par l'Assemblée nationale du 27 novembre
1790, et sanctionné par le Roi. M. l'abbé Béchennec, officier municipal, a
aussi de tout temps hautement manifesté les mômes sentiments.
Puisse ce bel exemple avoir quelque influence sur les confrères égarés
de ces prêtres patriotes, et les rendre à leurs devoirs.
2. Archives de Brest, LL. 20. — Extrait du procès-verbal dressé par les
membres du Conseil général de la commune, désignés pour recevoir les
serments des ecclésiastiques : MM. Jacques Béchennec, aumônier de la cha-
pelle du Roi au port de Brest ; Alexis-Pierre Lamothe ; Jean-Marie La
Ligne, vicaire de la paroisse ; Philippe Grandjean, aumônier du corps
royal des canonniers-matelots [suivent une vingtaine de noms), ont cha-
cun la main ad pectus prononcé le serment dont la teneur suit : « Je jure
de remplir mes fonctions avec exactitude, d'être fidèle à la nation, à la loi
et au Roi, et de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution décrétée par
la nation et acceptée par le Roi. » [Suivent les signatures.^
3. Celte protestation était ainsi conçue : « Nous, soussignés, recteurs et
autres ecclésiastiques de l'évêché de Léon, ayant connaissance de la nou-
velle constitution civile du clergé, décrétée par l'Assemblée nationale, et de
UNE VICTIME DES JOURNÉES DE SEPTEMBRE 541
« Messieurs,
« Il n'est pas un citoyen honnête qui puisse voir sans une vive
sensibilité sa réputation attaquée, son honneur flétri. Mais si ce
citoyen exerce des fonctions utiles dont le succès dépend de
l'estime publique, si sa réputation est flétrie par le tribunal le
plus respectable et le plus respecté, quelles doivent être sa con-
fusion et sa douleur? Telle est, messieurs, la situation cruelle où
se trouve le sieur Laporte, prêtre, curé de Saint-Louis; il vient
d'apprendre que, par une surtaxe publique, vous avez en quelque
sorte proclamé sa déclaration pour la contribution patriotique
notoirement infidèle, c'est-à-dire que vous l'avez, non pas soup-
çonné, non pas accusé, mais jugé comme ayant manqué à la
vérité, à la justice, au patriotisme.
« Il doit h ses sentiments, à sa délicatesse, à son état, de s'ins-
crire en faux contre ce jugement. Il renouvelle l'assurance que
sa déclaration était fidèle et conforme aux décrets. Si quelqu'un
des honorables membres du conseil peut administrer des preuves
que les 451 livres qu'il a déclarées ne sont pas le quart de son
revenu net, il est prêt à subir toutes lés punitions, les humilia-
tions possibles; mais, si, comme il en est assuré, personne ne
peut prouver sa prétendue infidélité, ne lui doit-on pas justice
de réformer cette sentence humiliante ?
« Qu'il lui soit permis, Messieurs, de vous faire observer que,
conformément aux décrets, vous n'êtes autorisés à surtaxer que
ceux dont la déclaration serait notoirement infidèle. Vous n'avez
donc pu prononcer la surtaxe contre l'exposant que d'après une
connaissance assurée de l'infidélité de sa déclaration. Mais com-
ment l'avez-vous acquise? par des rapports vagues, de faux pré-
la convocation des électeurs du département pour procéder le 31 de ce
mois à l'éleclion d'un évêque du Finistère, suivant les formes énoncées dans
la susdite constitution, inviolablement attachés à la religion et à la disci-
pline de l'Eglise catholique, apostolique et romaine, protestons contre toute
suppression et réunion des bénéfices, spécialement contre la réunion des
évêchés de Quimper et de Léon, sans l'autorité de l'Eglise et l'exécution de
toutes les formes canoniques. Prolestons en conséquence contre l'élection
qui pourrait se faire à Quimper d'un évêque du Finistère. Ce 22 octobre
1790. » (Suivent trois cent vingt-cinq signatures, parmi lesquelles celles
de MM. Floc'h, recteur de Saint-Louis de Brest; Laporte, curé de Saint-
Louis de Brest...) (Cf. Téphany, Histoire de la persécution religieuse dans
les diocèses de Quimper et de Léon de 1190 à 1801. Quimper, de Kerangall,
1879, p. 92.)
542 CLAUDE LAPORTE
jugés, des exposés infidèles. On vous a dit, par exemple, que cet
ecclésiastique avait quatre cents livres en qualité de sacristain ;
mais on a eu la malignité de ne pas vous dire que ces quatre cents
livres ne sont ni une pension, ni un revenu, mais le rembourse-
ment des avances qu'il fait pour le blanchissage, le repassage et
l'arrangement de tout le linge de la paroisse, remboursement qui
dans certaines années est à peine suffisant ; on ne vous a pas dit
que l'exposant se voit en danger de perdre une somme considé-
rable 1 au payement de laquelle il s'est engagé et sera bientôt con-
traint. Le sieur Laporte en faisant sa déclaration à MM. Gilbert
et Le Moan ne leur a pas laissé ignorer ce danger et promit,
comme il promet encore, d'augmenter à proportion sa contribu-
tion patriotique dès qu'il sera délivré de cette crainte.
« D'après cet exposé dicté par la vérité, veuillez. Messieurs,
réformer l'arrêt qui a été surpris à votre religion et reconnaître
que la déclaration du sieur Laporte, injustement regardée comme
infidèle, est vraie et suffisante.
« Et ferez justice.
(( Signé : Laporte, curé de Brest 2.
« A Brest, ce 26 octobre 1790.»
Il est impossible de savoir ce que le Conseil général de la
commune de Brest décida à ce sujet. Un extrait du procès-verbal
de la séance du 2 novembre 1790 nous apprend seulement que
« lecture faite de la requête présentée par le sieur Laporte »,
le Conseil remit à plus tard à délibérer, puis on ne trouve plus
aucune trace de délibération à ce sujet 3.
L'année 1791 était à peine commencée que Tabbé Laporte reçut
une communication du procureur de la commune l'avertissant du
jour où l'on recevrait le serment des prêtres à la constitution
civile du clergé. Le curé de Saint-Louis était alors absent. Dès
son retour, craignant que son abstention ne fût mal interprétée,
il écrivit aux officiers de la municipalité les raisons de son silence
et de son refus. Sa lettre, très catégorique, pleine de tact et de
soumission aux lois du pays tant qu'elles ne blessent pas la con-
1. 12 000 livres.
2. Archives de Brest, LL, 20.
3. Extrait des procès verbaux des séances du Conseil général de la com-
mune d« Brest. Séance du 2 novembre 1790.
UNE VICTIME DES JOURNEES DE SEPTEMBRE 543
science, se trouve encore aux archives de Brest dans la Corres-
pondance des particuliers avec la municipalité de cette ville :
« Brest, le 25 février 1791.
« Messieurs,
« J'ai reçu, malgré mon absence que mes afFaires rendent
encore nécessaire, l'avis que M. le procureur de la commune
m'a donné de votre part, du jour où l'on devait recevoir le ser-
ment des ecclésiastiques de Brest disposés à le prêter. Mon
silence à cet égard a suffi sans doute pour faire connaître mon
refus.
« Mais comme ce refus peut être regardé comme l'effet d'un
incivisme coupable ou d'une révolte contre l'autorité légitime, je
crois devoir manifester mes dispositions à l'égard du serment ;
elles sont, j'ose l'assurer, d'un vrai patriote guidé par sa religion;
les voici :
(( Je suis prêt à m'engager solennellement à obéir à la nation,
à la loi et au roi, et à maintenir de tout mon pouvoir la Constitu-
tion du royaume sanctionnée par le roi, en tout ce qui ne touche
pas au spirituel et qui n'est contraire ni à ma conscience, ni à
ma religion.
« Je prêterais avec joie ce serment, non pas pour conserver la
place que j'occupe, bien moins encore pour en obtenir une
autre, mais pour satisfaire aux désirs de mon cœur et aux devoirs
d'un bon français.
(c Si vous étiez disposés à recevoir ce tribut de mon patrio-
tisme, je paraîtrais bientôt devant vous pour vous en faire l'hom-
mage.
« Mais si, comme je le crains, vous ne pouvez admettre ces
dernières clauses que je crois absolument nécessaires, je vous
prie de disposer de la place qui m'avait été confiée.
« Du reste, quel que puisse être mon sort, j'ose vous promettre
d'être toujours fidèle sujet de la nation dont je respecte l'auto-
rité ; de la loi dont je remplirai exactement les devoirs, et du
roi dont je révère la personne sacrée.
« Je promets encore de ne rien dire, de ne rien faire qui puisse
exciter le moindre trouble entre mes concitoyens, et de n'user
de la confiance que l'on pourrait m'accorder que pour inspirer
l'union, la paix et la charité.
544 CLAUDE LAPORTE
« C'est avec ces sentiments du plus pur patriotisme et avec le
plus profond respect que j'ai l'honneur d'être, Messieurs, votre,
etc.
« Laporte, vicaire de Sai-nt-Louis de Brest i. »
Cette lettre étant restée sans réponse, l'abbé Laporte crut
opportun d'insister pour en provoquer une : (c Le silence que
vous gardez à mon égard, écrivait-il le 10 mars, me fait craindre
que vous n'ayez improuvé ou que vous n'ayez pas reçu la lettre
que j'ai pris la liberté de vous adresser, il y a quinze jours. Mon
but était de faire connaître à mes concitoyens que mon attache-
ment inviolable à la religion n'a pas affaibli dans mon cœur les
sentiments de respect et de soumission que je dois à la nation, à
la loi et au roi. Je promettais (et je renouvelle ma promesse) de
ne jamais causer aucun trouble parmi mes frères, ni par mes con-
seils, ni par mes démarches, ni par mes exemples.
« J'aurais été bien flatté d'apprendre par vous-même que ma
lettre vous est parvenue.
« Mon adresse vous manquait, peut-être; je suis chez M. Carné,
à Quimper^.
« Daignez vous laisser convaincre du profond respect avec le-
quel je suis, etc.
« Laporte, prêtre^. »
Cette fois la réponse ne se fit pas attendre ; elle est du
13 mars 1791 :
(( Nous n'avons jamais douté, Monsieur, de votre qualité de
bon citoyen, et nous sommes persuadés que votre attachement
pour la religion ne peut qu'augmenter en vous l'entière soumis-
sion qu'on doit à la nation, à la loi et au roi.
« Nous sommes aussi bien éloignés de vous soupçonner
d'autres vues que celles de conserver la tranquillité parmi vos
frères.
« Nous sommes, au contraire, convaincus que vous employe-
riez, comme bon citoyen et comme ministre d'un Dieu de paix,
1. Archires de Brest, LL, 39. — Avant la Révolution (et maintenant en-
core en Bretagne) on donnait le nom de recteur au titulaire de la paroisse
et le nom de curé ou vicaire indifféremment à tout autre prêtre chargé du
ministère paroissial.
2. La présente lettre est pourtant datée de Brest, 10 mars.
3. Archives de Brest, LL, 39.
UNE VICTIME DES JOURNEES DE SEPTEMBRE 545
tous les moyens de persuasion qui dépendraient de vous pour
ramener ceux qu'un aveuglement malheureux ou des séductions
perfides pourraient avoir égarés.
(( Quant à votre opinion particulière sur le serment exigé des
ecclésiastiques fonctionnaires publics, vous êtes trop éclairé pour
que nous nous fussions permis de vous donner des conseils à ce
sujet.
« Vous avez dû voir si l'Assemblée nationale a eu intention de
toucher au spirituel, ou si elle s'est simplement bornée aux objets
de sa compétence qui tiennent au temporel, en détruisant les
abus révoltants et sans nombre qui s'y étaient glissés.
(( Votre conscience a toujours dû et doit encore vous guider
dans votre détermination ultérieure.
« C'est d'après ces motifs que nous avons cru devoir garder le
silence, et nous ne le rompons que pour le désir que vous témoi-
gnez par votre seconde lettre, d'avoir une réponse.
(( Nous sommes, etc.
<C Les MEMBRES DU BUREAU MUNICIPAL*. ))
Prudente et un peu embarrassée, empreinte de ménagements
pour l'abbé et lui laissant la responsabilité de la conduite que sa
conscience lui inspirait, cette réponse est curieuse par ses termes
modérés ; elle contraste avec la rigueur efiProntée que ne tarde-
ront pas h prendre certains magistrats de la Révolution.
En effet, avant la fin même de cette année 1791, l'abbé Laporte
allait, avec bien d'autres, payer de la prison le courage de son
refus.
Dès le mois d'avril, le district de Brest avait adressé au dépar-
tement deux listes officielles portant pour titre : Etat nominatif
des ecclésiastiques qui ont prêté le serment exigé par la Joi du
27 novembre 1790, et Etat nominatif des ecclésiastiques qui ont re-
fusé le serment ordonné par la loi du 27 no\>embre 1790 2.
L'abbé Laporte a l'insigne honneur d'être inscrit sur la se-
conde. Il était ainsi désigné d'avance aux représailles révolution-
naires.
Le 28 juin 1791 le district de la municipalité de Brest, sous le
coup de l'effarement causé par la fuite du roi, fit arrêter et con-
1. Archives de Brest, LL, 38.
2. Archives départementales du Finistère, L, 72.
LXXXVI. — 35
54C CLAUDE LAPORTE
duire à la prison des Carmes treize ecclésiastiques, parmi lesquels
MM. Claude Laporte, curé de Saint-Louis, Pierre Kermarec i et
Vincent Bernicot, vicaires à la même paroisse; Jacques La Rue,
recteur de Saint-Sauveur, Pentrez, ex-jésuite^, etc.
Le lendemain, onze autres prêtres rejoignaient les premiers
par les soins des mêmes administrateurs. Beaucoup d'autres mu-
nicipalités suivirent ce mauvais exemple. De la fin de juin jusque
vers le milieu de septembre, le monastère des Carmes, devenu
maison de détention, se remplit peu à peu de prêtres réfrac-
taires. Ils étaient regardés comme suspects par cela seul qu'ils
n'avaient pas prêté le serment. Il y en eut dans cette prison jus-
qu'à soixante-dix. Quelques-uns y étaient pensionnés par l'Etat^.
Pour tous, la vie fut très pénible. Le district de Brest avait
d'abord à les protéger contre l'exaspération d'une population
turbulente, « en grande partie composée d'éléments étrangers,
que sa détresse rendait accessible aux insinuations de toute na-
ture et qui imputait la longue durée de la Révolution à la résis-
tance du clergé* ». Le péril des détenus était tel que le 25 août
1791 le district crut devoir adresser au Directoire départemental
la lettre suivante : « Le fanatisme fait chaque jour des progrès
plus inquiétants; d'un autre côté, l'effervescence publique prend
chaque jour un nouveau degré d'énergie et d'amertume. Enfin
les choses en sont venues au point que nous ne pouvons répondre
de la sûreté des ecclésiastiques détenus à la prison conventuelle
des Carmes... et au premier événement on peut se porter aux
derniers excès contre eux. Exilez-les, Messieurs, ou réunissez-
les sous vos yeux, mais, de grâce, délivrez-nous-en; ne les laissez
pas plus longtemps dans une ville où il existe un peuple si chaud
et une garnison qu'on ne dirige pas à son gré^. »
Si la difficile situation du district vis-à-vis des prisonniers
explique en partie la sévérité des mesures prises à leur égard,
1. Ce Pierre Kermarec est probablement, lui aussi, un ancien jésuite. Né
le 10 décembre 1734, entré dans la Compagnie de Jésus le 25 septembre
1757, et professeur de troisième au collège des Jésuites à Hesdin en 1762.
2. Cf. Peyron, Documents sur l'histoire du clergé du Finistère pendant la
Révolution, t. I, p. 68-69.
. 3. Archives départementales du Finistère, L.
4, Cf. Le Guillou de Penanros, V Administration du Finistère de 1190
à 119k.
5. Levot, Brest sous la Terreur, p. 21.
UNE VICTIME DES JOURNÉES DE SEPTEMBRE 547
elle ne suffit pas, cependant, à excuser d'autres mauvais traite-
ments purement vexatoires. Le tableau de leurs souffrances est
tracé dans une lettre écrite le 7 septembre au directoire départe-
mental par un officier de marine, Louis Carné de Carnavalet * ;
elle mérite d'être citée presque en entier :
a Messieurs les ecclésiastiques détenus dans la maison des
RR. PP. Carmes de Brest, dans l'excès de leurs maux... ont
présumé que je ne me refuserais pas la satisfaction de secourir
des infortunés en vous présentant le tableau affligeant des persé-
cutions qu'ils éprouvent
« Leurs gardes sont souvent les premiers à les insulter ; plu-
sieurs les menacent et leur disent que s'ils étaient les chefs, ils ne
tarderaient pas à les pendre... Il n'est pas permis à ces ecclé-
siastiques de voir les personnes qui leur portent leurs effets. Quels
inconvénients ne présente pas cette vexation? Sans compter que
plusieurs pourraient se plaindre que leurs effets sont égarés. La
peine, que cette augmentation de service occasionne aux gardes,
aigrit souvent leur humeur et elle éclate par les propos les plus
durs et les plus insultants
« Un vieillard respectable, père d'un des ecclésiastiques détenus,
vint de dix lieues pour voir et embrasser son fils ; il se présente
inutilement h la porte, le fils réclame en vain l'humanité de la
garde ; le père fut repoussé et repartit sans avoir eu la consola-
tion qu'il désirait
« Une demoiselle, presque octogénaire, s'est présentée pour
voir son frère ; cette satisfaction lui est refusée. Sensible à ce
refus, elle verse des larmes amères ; le caporal de la garde, tou-
ché, va prévenir le frère de se mettre à la fenêtre afin qu'à
travers le cloître cette demoiselle eût la satisfaction de le voir.
Rs se voient, se font des signes d'amitié. L'officier de garde les
surprend, blâme la conduite du caporal et lui défend d'avoir
désormais de pareilles condescendances.
« Un de ces ecclésiastiques, curé de Léon, apoplectique, n'a
pu obtenir la permission de se promener au jardin.
« Un autre, âgé de soixante-dix à soixante-douze ans, sollicita
1. On a Yu, par une lettre de M. Laporte, qu'il avait coutume de des-
cendre à Quimper dans la famille Carné. Cet officiel* de marine qui écrit de
Quimper est, sans doute, un membre de cette famille. Peut-être a-t-il agi
dans cette circonstance sur la demande de M. Laporte.
548 CLAUDE LAPORTE
la permission de sortir pour assister aux funérailles de sa sœur ;
la réponse à sa lettre est ouverte par l'officier qui la lui remet en
lui disant que si elle avait contenu quelque chose d'agréable, il
ne Taurait jamais eue.
« On a imaginé que les prieur et garçons de la maison (quoi-
qu'on les fouillât en entrant et en sortant) pourraient faciliter
quelque communication épistolaire ; on a défendu au prieur et
aux garçons de sortir sans une garde qui les accompagne par-
tout. On viole tous les jours, sur ces infortunés détenus, le décret
sur l'inviolabilité des lettres. Enfin, Messieurs, ils me chargent
de vous dire que leur captivité est le plus léger de leurs maux.
Ils ont journellement l'imagination effrayée par l'image de la
mort. Ont-ils tort, Messieurs ? Ne savent-ils pas que dans plu-
sieurs endroits le sang a coulé malgré les efforts des autorités
constituées ? L'affreux massacre de M. Patris n'en est-il pas un
exemple?.. Des bâtiments peuvent entrer la nuit dans la rade,
faire mal leurs signaux de reconnaissance, ou les hommes de
terre les mal comprendre ; ils sont pris pour des ennemis ; la
générale bat, le tocsin sonne ; le peuple se rassemble et le son de
cette cloche peut devenir celui de la mort des infortunés que
vous n'avez renfermés en partie. Messieurs, que pour les mettre
à l'abri de tout danger. Je ne veux pas calomnier le peuple, et
j'excuse ses fureurs. Ces ecclésiastiques lui sont présentés comme
des réfractaires à la loi ; on les lui peint comme des ennemis de
la nation... Il est naturel qu'il commence par les sacrifier, s'il
voyait ou était persuadé que des ennemis vinssent les [sic) atta-
quer. Cette alerte dont je viens de vous parler. Messieurs, a eu
lieu lors de l'entrée de l'escadre commandée par M. Dugay. Si
pareil événement arrivait, je m'arrête, je frissonne des horreurs
dont il pourrait être cause.
« Ces ecclésiastiques... me chargent, Messieurs, de vous
exprimer que, pleins de confiance dans votre justice et votre
humanité, ils se flattent que vous ne rejetterez pas la demande
qu'ils vous adressent par moi, qui est, que si vous ne pouvez faire
cesser leur détention, de vouloir bien les faire passer dans une
autre ville le plus promptement possible ; qu'ils se renfermeront
dans la maison que vous leur indiquerez et se soumettront sans
murmures aux ordres que vous leur donnerez; mais ils vous sup-
plient de ne pas perdre un instant pour les faire sortir d'une
UNE VICTIME DES JOURNÉES DE SEPTEMBRE 549
maison qu'ils regardent comme leur tombeau au premier mouve-
ment populaire.
« Je suis avec respect, Messieurs, votre très humble et obéis-
sant serviteur.
« Louis-Marie Carné de Carnavalet,
« Major de vaisseau et chargé de représenter les suppliques des ecclésiastiques
enfermés aux Carmes de Brest, par eux-mêmes.
« De Quimper, le 7 septembre 1791 * »
Cette lettre dut parvenir à sa destination peu avant le 13 sep-
tembre. Ce jour-là, le roi acceptait officiellement la Constitution;
son message, porté à l'Assemblée, se terminait par cette phrase,
que la majorité couvrit d'applaudissements : « Pour que la loi
puisse d'aujourd'hui commencer à recevoir une pleine exécution^
consentons tous à l'oubli du passé, que les accusations et les
poursuites qui n'ont pour principe que les événements de la
Révolution soient éteints dans une réconciliation générale. )> Sur
cette finale de paix, l'amnistie fut votée d'acclamation.
A Brest, le département fut donc obligé de rendre la liberté
aux prêtres détenus dans le couvent des Carmes. Il le fit par un
arrêté du 22 septembre 1791, qu'il ne s'empressa guère d'exécu-
ter. Enfin, le 27, un de ses membres, le citoyen Veller, fut
envoyé aux prisonniers pour leur notifier l'acte d'amnistie. Celui-
ci, accompagné des citoyens Brichet et Berthomme, officiers mu-
nicipaux, se rendit au monastère. Quelques coups de cloche ras-
semblèrent tous les prêtres dans un cloître, de là on les conduisit à
l'église où, « du haut de la chaire, Veller leur donna connaissance
de l'arrêté du département, qui, tout en leur rendant leur liberté,
ne leur permettait pas, par mesure d'ordre, de rentrer dans
leurs anciennes paroisses ^ ». Après cette lecture, l'abbé Laporte
ayant demandé la parole, remercia les commissaires au nom de
ses confrères 3. Le lendemain, tous ces ecclésiastiques, a les uns
en habit de prêtres, les autres en bourgeois, traversèrent la ville
au milieu de rassemblements hostiles et se rendirent à la mairie
où leur furent délivrés des passeports indiquant les lieux qu'ils
avaient déclaré vouloir habiter ^».
1. Archives départementales du Finistère, L, 62.
2. Edmond Fleury, Notice sur le couvent des Carmes, dans le Bulletin de
la Société académique de Brest, t. I, p. 167-168.
3. Levot, Brest pendant la Terreur^ p. 22-23.
4. Ibid.
550 CLAUDE LAPORTE
L'abbé Laporte quitta-t-il aussitôt le diocèse ? Ne séjourna-t-il
pas quelque temps à Quimper, dans la famille Carné, où il avait
déjà reçu l'hospitalité ? A quelle époque vint-il à Paris? Autant
de questions qu'il est impossible de résoudre, faute de rensei-
gnements. Le doute plane également sur les motifs qui ont pu
conduire le curé de Saint-Louis de Brest dans la capitale. Il est
probable qu'à l'exemple d'un certain nombre de ses confrères,
il pensait trouver un abri tranquille dans une ville où il n'était
pas connu. Bientôt, cependant, il le devint assez, comme prêtre
insermenté, pour être saisi par ces ennemis de la religion qui,
après le 10 août 1792, firent la chasse aux ecclésiastiques fidèles.
Sans doute son zèle à remplir les devoirs du saint ministère le
désigna à leur fureur. Cité devant le comité de la section du
Luxembourg, il refusa de trahir sa foi. Lui, qui avait échappé à la
prison des Carmes de Brest, fut écroué dans le couvent des Car-
mes, à Paris ^. Il s'y trouva avec treize de ses frères de la Com-
pagnie de Jésus, les PP. Balmain, Bérauld du Pérou, Bonnaud,
Charton de Millou, Delfaud, Gagnière des Granges, Saurin;,
Vareilhe-Duteil, Laugfer de Lamanou , Légué, Le Rousseau,
Villecroin et Fryteire-Durvé, un des brillants prédicateurs de
la cour de Louis XVI ^. Plusieurs d'entre eux avaient dirigé ces
communautés de femmes qui se montrèrent si vaillantes devant
les menaces de la Révolution. Un seul, le P. Saurin, fut épargné.
Tous les autres, le 2 septembre 1792, donnèrent l'exemple de la
vaillance inconfusible, en tombant victimes de la foi sous les
coups de leurs bourreaux.
Le 8 septembre, une lettre datée de Paris, adressée par Le
Bronsort aux maire et officiers municipaux de Brest leur annon-
çait la mort de l'abbé Laporte avec une sauvage désinvolture :
( Paris, 8 septembre 1791, l'an 4* de la Liberté
et le 1" de l'Égalité.
«... Vous avez appris que le peuple a exercé sa justice dans
toutes les prisons de Paris. Les voleurs, les filous, les chevaliers
1. Guillon, les Martyrs de la foi, t. III, p. 455.
2. Voir la liste complète des prêtres massacrés aux Carmes dans Sorel,
le Couvent des Carmes et le séminaire Saint- Sulpice. Paris, Didier, 1863. —
Cf. Delarc, l'Église de Paris pendant la Révolution. Desclée, 1897. — Parmi
les prêtres massacrés à Paris aux journées de Septembre dans les prisons
des Carmes, de l'Àbbaye, de la Force et de Saint-Firmin, il y eut vingt-trois
anciens jésuites.
UNE VICTIME DES JOURNÉES DE SEPTEMBRE 551
du poignard, les prêtres réfractaires, qui y étaient détenus au
nombre de plus de sept mille, ont été tous * égorgés sans tumulte
et avec les apparences de la justice.
« Des commissaires vérifiaient les registres des prisons, inter-
rogeaient sommairement les prisonniers, les faisaient sortir, et à
un signe convenu ils recevaient la mort. Les prisonniers pour
dettes et mois de nourrice ont été tous mis en liberté.
(( On m'assure que l'abbé Laporte est du nombre des trépassés.
S'il n'y a ni Dieu ni diable, il est maintenant très heureux puis-
qu'il ne sera point haï de l'un et tourmenté par l'autre.
« Le massacre a fini hier à midi et il n'a point été au pouvoir
de l'Assemblée de s'y opposer 2. »
Henri FOUQUERAY, S. J.
1. Le Bronsort rapporte évidemment le bruit du jour avec les exagé-
rations habituelles en pareil cas. Quoi qu'il en soit du nombre des prison-
niers, celui des victimes ne monta pas à deux mille.
2. Cité par le D' Corre, dans la Revue de la Révolution française^ 1897,
2« sem., p. 465. Autour du Dix Août et des Journées de Septembre.
NOTES ET DOCUMENTS
POUR
SERVIR A LA DÉFENSE DES CONGRÉGATIONS RELIGIEUSES
On nous a parfois demandé dans quels arsenaux il convien-
drait d'aller chercher des armes susceptibles d'être à l'heure
présente, d'une réelle utilité pour la défense des congréga-
tions. Il est à propos de se le rappeler, les grandes questions
qui se discutent aujourd'hui, ont plusieurs fois été discutées,
dans le courant des deux derniers siècles. Il ne semble pas
que nos adversaires aient produit contre nous beaucoup d'ar-
guments nouveaux. M. Trouillot lui-même qui, élève des
Jésuites, aurait dû rechercher, parmi ses souvenirs et dans
son expérience personnelle, de quoi confondre ses anciens
maîtres, s'est borné à rééditer les insinuations odieuses et
puériles de Paul Bert. Les coups droits que nous porte
M. Viviani ont été déjà parés en 1879, 1880, 1884. Chez
M. Brisson, la monomanie de la confiscation n'avait sans
doute point atteint encore la période d'acuité où elle est
montée aujourd'hui, mais elle s'était déjà manifestée à plu-
sieurs reprises. Le discours, si éloquemment tissu de sophis-
mes et d'inexactitudes, prononcé par M. Waldeck-Rousseau
n'avait-il pas été maintes fois réfuté, au cours des inoublia-
bles débats, où sombrèrent en 1880 les projets de loi liberti-
cides lancés par la franc-maçonnerie ?
Pourrions-nous donc mieux faire que nous reporter aux
innombrables ouvrages, brochures, discours, tracts et autres
opuscules de propagande que nos devanciers jetèrent alors
à profusion dans toutes les classes de la société ? Nous avons
cru faire œuvre utile en mettant sous les yeux de nos lecteurs
une liste, bien incomplète sans doute, mais déjà longue des
publications éditées à diverses époques pour la défense des
mêmes intérêts.
On nous fera peut-être observer que dans la nomenclature
qui va suivre, il est surtout question des Jésuites et de la 11-
NOTES ET DOCUMENTS 553
berté d'enseignement. C'est vrai; mais, il est juste d'en faire
la remarque, si les Jésuites ont d'ordinaire essuyé les pre-
mières attaques, ce sont les mêmes coups que nos adver-
saires dirigent aujourd'hui contre toutes les associations
religieuses sans distinction; d'autre part, la liberté d'ensei-
gnement est une de nos libertés les plus précieuses et c'est
encore aujourd'hui celle qui nous suscite le plus d'ennemis.
Il est donc urgent de la défendre.
Si du reste, à la tribune ou dans la presse, il s'était produit
ou si l'on mettait plus tard en avant des accusations inédites
ou des raisonnements nouveaux, nous signalerons à leur
heure les brochures spéciales, les articles de revues, les dis-
cours où l'on devra se documenter.
Accusation (Une) de fraude dans les concours publics portée contre
l'école Sainte-Geneviève. Extrait du Journal officiel, séance du 3 juil
let 1876. [Paris, Lecoffre, 1879.)
Actes épiscopaux relatifs à la question de l'éducation (1872-1873),
publiés par les soins de la Société générale d'éducation et d'enseigne-
ment. [Paris, 63, rue des Saints-Pères, 1873. )
Adhésions à la consultation de M" Rousse sur le 29 mars 1880 et me-
sures annoncées contre les associations. [Paris-Lille, Lefort, 1880.).
Affaires Guilhermy-Ravignan. Plaidoirie de M** Oscar Falateuf.
[Paris, Librairie générale.]
A mes enfants et à la jeunesse, par J. de Campos. (Paris, Larcher,
1879.)
Anciens (Nos) élèves, par le R. P. W. Tampé, S. J. \yo\v Études,
t. 85, pp. 577, 749, et Paris, Retaux, 1901. )
Application (De 1') des décrets, par M. Jeanvrot. [Paris, Cotillon,
rue Soufflot. )
Argument (Un) officiel en faveur de l'enseignement religieux ; rap-
ports de M. Bardoux, par le R. P. R. de ScoRAiLLE, S. J. [No'iY Études,
1879, t. 40, pp. 234,413, 574.)
Article 7 (L') devant la raison et le bon sens, par le R. P.Félix, S. J.
(Paris, Palmé, 1880.)
Article 7 (L') et la liberté de l'enseignement, par A. Duruy. [Revue
des Deux-Mondes, 1880. )
Article 7 (L')... ou contradictions de J. Ferry, parle R. P. Félix, S. J.
( Paris, Palmé, 1880. )
Association (Le droit d'), par H. Barboux, ancien bâtonnier. [Se-
maine politique et littéraire, 3, 10 et 24 novembre 1900, 2 février 1901.)
Association (Le droit d'), par E. Crépon. (Revue des Deux-Mondes,
15 janvier 1901.)
554 DÉFENSE DES CONGRÉGATIONS RELIGIEUSES
Associations (Les) catholiques et leurs assemblées générales, par
E. DE Marquigny. (Voir Études, 1875, t. 33, p. 97.)
Associations (Les) religieuses et la loi française, par le P. Gh.
Daniel, S. J. (Voir Études, 1870, t. 24, p. 570.)*
Associations (Les) religieuses et les vœux monastiques, par
E, Rousse. [Paris, 76, rue des Saints-Pères, 1901.)
Associations (Les) religieuses non autorisées, spécialement la Com-
pagnie de Jésus. (Paris, Palme, 1880.)
Aveux (Les) de Paul Bert, parle R. P. Gh." Clair, S. J. {Paris,
Lecoffre, 1880. )
Balaam à Versailles. Ferry, Spuller, P. Bert, Deschanel, panégy-
ristes des Jésuites, par le R. P. G. Longhaye, S. J. [Paris, Lecoffre,
1879.)
Biens (Les) immeubles des Jésuites, par le P. Ed. Terwecoren, S. J.
Extrait des Précis historiques. [Bruxelles, J. Vandereydt, 1868.)
Bon (Le) instituteur ou la véritable instruction civique opposée à
l'instruction civique de Paul Bert, par Un de ses amis. (Lyon, Briguet,
1886.)
Brugelette. Souvenirs de l'enseignement chez les Jésuites, par Gh.
DE Raymond. ( Toulouse, Regnault et fils, 1879. )
Catholicisme (Le) voilà l'ennemi. Discours prononcé par M. le comte
A. DE MuN, séance du 21 février 1878. (Extrait de ÏOfficiel.)
Ce que nous sommes, par le R. P. Ollivier, 0. P. [Paris ^ Dentu,
1880. )
Ce qu'il faut faire en face des lois Brisson, simples considérations
présentées aux congrégations religieuses, par Un Catholique. [Lyon,
imp. Je vain, 1891.)
Cinquante ans après, par le R. P. Burnichon, S. J. [Paris, Lecoffre,
1900. )
Clément XIII et Clément XIV. 2 vol., par le P. de Ravignan, S. J.
(Paris, 1856.)
Clergé (Le) et l'instruction primaire, par le P. H.' Dumas, S. J.
(Voir Études, 1872, t. 26, pp, 266 et 738.)
Clérical et Radical. Aux ouvriers français, par A. du Saussois, [Paris,
108, rue Montmartre et Lyon, imp. Gallet.)
Collation des grades (La) et la liberté de l'enseignement supérieur
par Cil. Jacquier. (Paris, Lecoffre, 1876.)
Collation (La) des grades, les Congrégations religieuses et M. J.
Ferry, par M. Bouillier. Extrait de la Revue de France. [Paris, 13,
quai Voltaire, 1879.)
Comment les Jésuites ouvrent un collège. [Le Mans, Leguicheux,
1880.)
NOTES ET DOCUMENTS 555
Complot (Le) franc-maçonnique. [Paris, Maison de la Bonne Presse.)
Compte rendu des travaux de la Société générale d'éducation et d'en-
seignement. Suppléments de décembre 1881 et de février 1882. [Paris,
Levé. )
Conférence de M. Récamier sur la magistrature française entre les
21 juin et 31 août 1880. [Paris, Socie'té bibliographique, 35, rue de Gre-
nelle. )
Conférence donnée à la salle Ragache (Vaugirard), le 22 juillet 1880,
par M. RÉCAMIER. [Paris, Société bibliographique.)
Conférence donnée à Sarlat, le 17 juin 1880, par M. de Larmanoib.
( Paris, librairie Saint-Paul, 1880. )
Congrégation non autorisée du Grand Orient, par le P.E. Abt/S.J^J.
(Voir Études, 1901, t. 86, pp. 225 et 357.)
Congrégations (Les), par LJuis de Nivoley. [Revue du Monde
catholique, 15 janvier 1901.)
Congrégations (Les) religieuses et l'Église de France. [Correspon-
dant, 10 janvier 1901. )
Congrégations (Le milliard des), parle baron C. de Meaux. [Corres-
pondant, 25 janvier 1901. )
Congrégations (Les) religieuses et le peuple, par M. le comte A.
DE SÉGUR. [Paris, Haton, 1862.)
Congrégations (Les) religieuses non autorisées et leur situation lé-
gale en France, par G. Thery, avocat. [Paris, Goupy, 1877.)
Congrès pédagogique des instituteurs et institutrices de France.
[Paris, Delagrave, 1881.)
Conseiller (Un) janséniste du ministère, par le P. P. Dudon, S. J.
(Voir Études, 1901, t. SQ, p. 315.)
Conseils (Les) de l'instruction publique, par Ch. Jourdain. [Paris,
Gervais, 1879.)
Consultation sur le décret du 29 mars 1880. Voir V Officiel. [Paris,
Pédone, 1880.)
Consultation sur les mesures contre les associations religieuses, par
MM. Vatimesnil, Berryer, Béchard. [Paris, Goupy.)
Consultation sur l'illégalité des décrets du 29 mars 1880, par M. Dieu.
[Paris, Chaix, 1880.)
Consultations sur les projets de loi contre la liberté d'enseignement,
par MM. Jacquier, Sisteron, Taillet et Vermont, Gavouyère et
G. Thery, etc., avec des adhésions de près de 450 jurisconsultes.
[Paris-Poitiers, Oudin, 1879.)
Coup (Le) d'État de M. Jules Simon, par le P. A. Sengler, S. J.
(Voir Études, 1873, t. 28, p. 102. )
Grise (La) religieuse, parle P. H. Martin, S. J. (Voir Études., 1879,
t. 41, p. 801.)
Crise (La) universitaire d'après l'enquête de la Chambre des Dé-
putés, par G. DB Lamarzelle. [Paris, Perrin, 1900.)
556 DÉFENSE DES CONGREGATIONS RELIGIEUSES
Décrets (Les) du 29 mars. Discours prononcé le 23 avril 1880, par
M. Ghesnrlong, sénateur. [Paris, Tardieu, Société bibliographique,)
Décrets (Les) du 29 mars et les devoirs des catholiques. Discours
prononcé le 23 avril 1880, par M. Chesnelong, sénateur. [Paris, Tar-
dieu, 1880.)
Défense de l'école libre devant la Cour des Pairs (septembre 1831),
par le comte de Montalembert. [Paris ^ Waille, 1844.)
Défense de l'école libre. Devoirs des catholiques, par le comte de
Montalembert. [Paris, Waille, 1844.)
Défenseurs (Deux) de la liberté d'enseignement : M. le comte A. de
Mun et M. de Lamarzelle, par le P. H. Ghérot, S. J. (Voir Études,
1900, t. 83, p. 577.)
Députés (Nos) à l'école de Saint-Louis, par le P. H. Ghérot, S. J.
(Voir Études, t. 86, 20 février 1901.)
Dernier mot sur l'article 7, par Un Père de famille. (1880.)
Devoir (Le) des catholiques dans la question de la liberté de l'ensei-
gnement, par le comte de Montalembert. [Paris, 1843.)
Devoir (Du) des catholiques dans les élections, par le comte de
Montalembert. (Paris, Lecoffre, 1846.)
Devoir social de la jeunesse universitaire, par M. Wagner. (Paris,
Comité' de Défense et du Progrès social, 54, rue de Seine, 1895.)
Dialogue entre un Américain et un Parisien, par Un Gatholique,
sur l'expulsion des religieux. [Paris, imp. de Soye, 1881.)
Dialogues entre feu Gartouche et Brisson, sur l'art d'exterminer sans
bruit le clergé, ses écoles et ses congrégations. [Paris, Retaux, 1891.)
Dieu, Patrie, Liberté, par M. J. Simon. (Paris^ Calmann Lévy, 1883.)
Discours (Le) d'aujourd'hui. Ge que M. le ministre de l'Instruction
publique reproche à l'enseignement historique des Jésuites. (Paris,
Mer se h . )
Discours de M. Bertaud devant l'histoire et la logique. (Paris,
Lecoffre, 1880.)
Discours de M. de Beugnot, pair de France, sur les mesures annon-
cées contre les Jésuites. [Paris, Sirou, 1845.)
Discours de M. Buffet sur la liberté de l'enseignement supérieur.
Séances des 1, 2, 3, 4, mars 1880. [Paris^ 1880, Wittersheim, 31, quai
Voltaire. )
Discou^-s de M. Delsol. Voir V Officiel du 28 janvier 1880. {Paris,
Wittersheim.)
Discours de M. de Parieu, sur la Liberté de l'enseignement supé-
rieur. (Voir Officiel du 27 février 1880.)
Discours de rentrée à l'Institut catholique de Paris, année scolaire
1885-86, par Mgr d'Hulst. [Paris, Levé, 1886.)
Discours de M. de Voisins-Lavernière sur le projet relatif à l'ensei-
gnement supérieur. Officiel au 25 février 1880, [Paris, Wittersheim,
31, quai Voltaire.)
NOTES ET DOCUMENTS 557
Discours de M. Wallon à la séance du 18 juillet 1876. (Officiel du 19
et Paris, Wittersheim, 1876.)
Discours prononcé à la distribution des prix de l'Ecole Saint-Joseph,
le 5 août 1879, par l'abbé Dufourgt. (Sarlat, 1879.)
Discours prononcé en 1884, par M. Delepouve, sur la situation
financière et morale des écoles libres de Neuilly. [Imp. Aug. Réniy,
13, rue Thérèse.)
Discours prononcé, le 25 avril 1844, par le marquis de Barthéleîhy,
j)air de France, sur la question de la liberté d'enseignement. (Paris,
Sirou, 1844.)
Discours prononcé, le 12 juin 1845, par le marquis de Barthélémy,
pair de France, dans la discussion sur les mesures annoncées contre
les Jésuites. (Paris, Sirou, 37, rue des Noyers, 1845.)
Discours prononcés, les 4 et 6 mai 1844, par le marquis de Barthé-
lémy, pair de France, dans la discussion du projet de loi sur l'instruc-
tion secondaire. (Paris, Sirou, 1844.)
Discours prononcé par Mgr de Gabrières, évêque de Montpellier,
le 8 mai 1877, pour la pose de la première pierre du collège du Sacré-
Cœur des Pères Jésuites. (Montpellier, Imp. Hamelin.)
Discours prononcés par M. !e duc de Broglie et par M. 0. Depeyre,
dans la réunion tenue salle Wagram, le 15 juin 1880. (Paris, Chaix,
1880.)
Discours sur la liberté de l'enseignement en 1848, par le comte de
MoNTALEMBERT. (Paris, 1848.)
Discours sur les pétitions des pères de famille prononcés au Sénat
par M. le duc d'Audiffret-Pasquier, M. le duc de Broglie et M. Ro-
cher. Séances des 24 et 25 juin 1880. (Paris, Chaix, 1880.)
(A suivre.)
V
Nous serions très reconnaissants à nos lecteurs s'ils vou-
laient bien nous faire connaître les publications qui, leur
paraîtront de nature à servir la cause que nous défendons.
Ils voudront bien en même temps nous indiquer, si cela
leur est possible, avec le titre complet de l'ouvrage, la date
de son apparition et le nom de l'éditeur qui l'a publié.
Edouard GAPELLE. S. J.
REVUE DES LIVRES
PREMIÈRE PARTIE
PHILOSOPHIE
Le triomphe de la philosophie chrétienne sur les systèmes
anti-chrétiens à la fin du XIX® siècle, par Mgr Engelbert-
Lorentz Fischer. Publié à l'occasion du nouveau siècle (Eine
Festgabe zur sàcularwende). Mayence, Franz Kirchheim, 1900.
Pour tenir les promesses de son titre, l'ouvrage de Mgr Fischer
doit être autre chose que la traduction allemande d'un manuel de phi-
losophie scolastique. Aussi fait-il un choix entre les problèmes philo-
sophiques, et même entre ceux qui intéressent la religion. Il a seule-
ment en vue les erreurs les plus répandues dans les intelligences
contemporaines.
Dans une première partie est étudiée la théorie de la connaissance,
et sont recueillies les données nécessaires à toute discussion sérieuse.
C'est comme une seconde et large introduction. Après l'idéalisme de
Kant, le réalisme y est exposé et réfuté sous les diverses formes ima-
ginées par Comte, Kirchmann, Hartmann. Nous sommes aussi mis en
garde contre les exagérations du P. Tillman Pesh, ce n'est pas son
« réalisme extrême » qui amènera le triomphe de la vérité. L'auteur
n'est pas moins sévère pour la doctrine de Salmès (Idéal-Realismus),
malheureux essai de conciliation entre deux erreurs plutôt que doctrine
dejuste milieu. La seule théorie pour Mgr Fischer est le « réalisme
critique », qui trace les limites dans lesquelles se meut la. certitude des
perceptions interne et externe. Cette dernière est défendue par
cinq solides arguments, dont le premier, énoncé il y a plus de douze
ans par Mgr Fischer, n'a pas encore reçu de réfutation.
La seconde partie, de beaucoup la plus étendue, est dirigée contre
les ennemis les plus redoutables. Le savant prélat les voit dans les
évolutionnistes monistes et ceux qui attaquent la religion avec des
armes empruntées aux sciences naturelles. Il laisse s'avancer Hœckel,
Bûchner, Darwin, Huxley, etc.. Il discute avec eux la nature, la
contingence et l'éternité de la matière, la génération spontanée, le
transformisme, l'origine de l'homme.
On le voit, ce n'est pas du côté de la métaphysique pure que les
assauts ont été jugés plus dangereux. Cependant quelques pages sur
Dieu et sur la liberté de l'homme couronnent ces travaux.
Arrivé à ce point du livre, on ne laisse pas d'être surpris. Le
moment semblait venu en effet, de contempler du haut de ces sommets
REVUE DES LIVRES 559
le triomphe de la philosophie chrétienne, quand soudain on se voit
r.ippelé en bas (et en arrière) par le dernier chapitre sur V important
principe de la force de ta raison. Les développements qu'on y trouve, si
ingénieux soient-ils, ne semblent pas à leur place.
Si rétendue des matières remuées par Mgr Fischer et l'ordre qu'il y
a mis ne rappellent pas un cours de philosophie élémentaire, on trouve
cependant dans son ouvrage, avec le genre d'intérêt particulier à la
méthode didactique, la clarté, la précision et la prudence qui retient la
pensée dans des limites protectrices. Jean Bremond, S. J.
Esquisse d'une psychologie fondée sur l'expérience, par le
D' Harold Hoffding. Edition française par Léon Poitevin, pré-
face de Pierre Janet. Paris, Alcan, 1900. In-8, pp. xii-484. Prix :
7 fr. 50.
L'Esquisse d'une psychologie fondée sur l'expérience, que nous
donne le D' Harold Hoffding, professeur à l'Université de Copen-
hague, tout en étant fidèle aux procédés de l'école expérimentale, aime
aussi faire appel aux spéculations métaphysiques. Elle cherche à éclai-
rer et à coordonner, à l'aide des théories de Kant et de Leibniz, les
éléments fournis par l'anatomie, la physiologie, la linguistique et la
psychologie d'observation externe. Idée excellente de synthèse et de
coordination, idée féconde, que, d'ailleurs, la philosophie spiritualiste
a plus d'une fois appliqué depuis Aristote et saint Thomas. Pourquoi
faut-il que l'auteur n'ait guère entrevu d'autre métaphysique que celle
de Kant mêlée d'un peu de doctrines leibniziennes ? Pourquoi aussi
faut-il qu'il ait si peur de toute déduction qui l'amènerait à admettre
des réalités supra-sensibles ?
M. Harold Hoffding déclare exclure le spiritualisme aussi bien que
le matérialisme; il veut garder à la psychologie son caractère empiri-
que, sauf les généralisations convenables. L'idée maîtresse de son
œuvre est que la conscience est essentiellement un effort vers l'unité,
une force synthétique. « L'activité est une propriété fondamentale de
la vie consciente, puisqu'il faut constamment supposer une force* qui
maintienne ensemble les divers éléments de la conscience et en fasse par
leur union le contenu d'une seule et même conscience. » Si l'on prend
<( la volonté au sens large, c'est-à-dire comme désignant toute espèce
d'activité liée au sentiment et à la connaissance, alors on peut dire
que la vie consciente tout entière est rassemblée dans la volonté
comme dans son expression la plus complète... Il y a toujours, sinon
dans l'individu, du moins dans l'espèce, une force obscure qui cherche
à réaliser, par dessus les éléments épars, exclusifs et discordants,
l'harmonie intime des tendances fondamentales de l'esprit ».
Notons quelques idées particulières. « Chacune des manifestations
de la force, dit-on, se ramène aux forces générales de la nature » (p. 43),
— Les spiritualistes et les animistes, que l'auteur combat ici, admet-
tent seulement que tout ce que l'expérience sensible nous révèle des
560 REVUE DES LIVRES
manifestations extérieures de la vie se ramène à ces forces de la na-
ture.
L'hypothèse, qui expliquerait le mieux la correspondance des faits
de conscience et des phénomènes cérébraux, semblerait à l'auteur celle
qui voit dans la conscience et le cerveau deux expressions différentes
d'un seul et même être. — La théorie péripatéticienne de la matière et
de la forme paraît inconnue à M. Hoffding.
L'origine de l'idée de cause, au sujet de laquelle l'auteur peine^ran-
dement (p. 286), ne serait-elle pas dans la conscience de l'effort volon-
taire où nous saisissons non seulement la succession de deux phéno-
mènes, mais la production d'un phénomène par notre moi ?
Il y a des développements intéressants sur le rôle de l'encéphale
dans la production du sentiment (p. 359), sur le ridicule, sur le su-
blime. Enfin, le livre se ferme sur cet aveu : la psychologie expérimen-
tale est incapable, même à l'aide de la doctrine de l'évolution, d'expli-
quer l'origine des principes premiers de la connaissance, tel que le
principe de causalité. « La pensée reste pour elle-même un problème
dernier — et éternel. »
Essai sur l'Imagination créatrice, par Th. Ribot, Paris,
Alcan, 1900. ln-8, pp. vii-304. Prix : 5 francs.
Très intéressant et jusqu'ici peu étudié méthodiquement est le sujet
que M. Th. Ribot aborde dans son Essai sur l'imagination créa-
trice. L'imagination purement reproductrice a fait l'objet de nombreux
travaux. Quelles sont les conditions fondamentales de l'imagination
créatrice ou constructive ? Elle doit ce pouvoir, pense M. Ribot, à la
tendance naturelle des images à s'objectiver, aux éléments moteurs
inhérents à Timage. « L'imagination est dans l'ordre intellectuel l'équi-
valent de la volonté dans l'ordre des mouvements. y> « Pour qu'une
création se produise, il faut d'abord qu'un besoin s'éveille, ensuite qu'il
suscite une combinaison d'images, enfm qu'il s'objective et se réalise
sous une forme appropriée. » Il n'y a pas d'instinct créateur; il existe
des besoins, appétits, tendances, désirs communs à tous les hommes,
qui, chez un individu donné, à un moment donné, peuvent aboutir à
une création. L'inspiration créatrice se distingue par deux marques
essentielles : la soudaineté , l'impersonnalité. Elle fait dans la con-
science une irruption brusque, mais qui suppose un travail latent,
souvent très long. Elle semble produite par une puissance étrangère à
l'individu quoique agissant par lui, phénomène que beaucoup d'inven-
teurs traduisent par ces mots : Je n'y suis pour rien.
Le mystère de l'inconscient, qui se mêle à tant de nos opérations
mentales, fait le mystère de l'imagination créatrice. M. Ribot a raison
d'y insister. Mais n'exagère-t-il pas le rôle de l'automatisme ? La vo-
lonté intervient le plus souvent pour donner le branle aux éléments
d'où sort l'invention ; de même l'intelligence mise en éveil par un be-
soin à satisfaire ou une perception vague à éclaircir, cherche, tâtonne,
REVUE DES LIVRES 561
poursuivant un but entr'aperçu. Et il ne faut pas oublier que l'intelli-
gence n'est pas une faculté purement réceptive et passive ; elle est
douée d'une vraie activité discursive et inquisitive, témoin les pourquoi
de l'enfant, la recherche des causes chez Thomme fait. Il faut donc res-
treindre beaucoup, sinon écarter absolument la part de la spontanéité
aveugle, de la finalité aveugle dans l'imagination créatrice, et, d'autre
part, y étendre beaucoup le td\e de l'intelligence et de la volonté.
Il est vrai que le positivisme de M. Ribot ne lui permettait pas de
dépasser la sensibilité motrice.
Quant à Timagination proprement créatrice chez les animaux, elle
ne nous paraît pas suffisamment établie. Tous les faits qu'on en cite
peuvent s'expliquer par une certaine plasticité de l'instinct, beaucoup
par une réponse toute passive à une excitation du dehors.
Sous ces réserves, et* quelques autres, en particulier au sujet des
mythes et du mysticisme, nous dirons que le nouveau livre de M. Ri-
bot, comme ses devanciers, contient des faits curieux et d'ingénieuses
théories, sans trop de hâte à généraliser et à conclure.
Le problème de la mémoire. Essai de psycho-mécanique,
par le D-" Paul Sollier. Paris, Alcan, 1900. Ia-8, pp. ii-219.
Prix : 3 fr. 75.
M. Paul Sollier, en étudiant le Problème de la mémoire, prétend
beaucoup. A notre avis, il tient moins. Sans doute, il se défend
de formuler une théorie complète de la mémoire , « cette clef de
voûte de l'édifice intellectuel » : ce serait « presque formuler une
théorie complète de l'esprit. » Cependant, il croit pouvoir conclure de
son étude que l'esprit n'est qu'un mode de l'énergie physique et que
le problème de l'âme n'est probablement au fond qu'un problème de
physique et de mécanique. Sa preuve est tirée de l'analogie qu'il re-
marque entre le phénomène de la mémoire et ceux de l'aimantation, de
l'accumulation et de la résonance électrique. Mais, dit-il lui-même,
« en relevant ces analogies, je n'ai voulu faire aucune assimilation de
nature. » Par suite, tout ce qu'il dit ne vaut que comme comparaison
— comparaison peu neuve, d'ailleurs, — et le spiritualisme peut très
bien s'en accommoder.
Par spiritualisme, nous n'entendons pas ici le spiritualisme de
M. Bergson contre lequel M. Sollier a beau jeu, mais le spiritualisme
péripatéticien qui reconnaît à la mémoire une fonction mixte. Ce spiri-
tualisme n'a rien non plus à objecter contre la localisation de la mé-
moire, pourvu qu'on la place suivant des inductions légitimes tirées de
l'expérience, et qu'on n'accorde pas à cette question l'importance
excessive qu'y attache M. Sollier ^
1. Comme étude expérimentale de psycho-mécanique, beaucoup plus inté-
ressant et très riche en faits est le livre où M. Ch, Féré étudie la corres-
LXXXVI. — 36
562 REVUE DES LIVRES
Variétés philosophiques, par J.-D. Durand (de Gros). Paris,
Alcan, 1900. In-8, pp. xxxii-335. Prix : 5 francs.
M. Durand de Gros est un combatif, à qui la lutte a été souvent
rude. Longtemps, — au moins, c'est sa plainte, — la coalition des
savants et des professionnels de la philosophie l'aurait accablé. Au-
jourd'hui que le champ de bataille lui paraît plus favorable, il remet en
ligne ses vieilles troupes. Après ses Nouvelles recherches sur l'Esthe'-
tique et la Morale (V. Études, 20 mai 1900, p, 560-561), il lance au-
jourd'hui les Variétés philosophiques. C'est une réédition, avec cer-
taines additions, d'un vohime intitulé : Ontologie et Psychologie phy-
siologique^ qui parut en 1871.
« H s'agit, dit-il lui-même, d'idées neuves que j'estime fécondes et
salutaires, et dont, en bon père, je fais tous mes efforts, depuis nombre
d'années pour assurer l'avenir. J'ai frémi à la pensée qu'elles seraient
ensevelies avec moi, ou qu'elles ne me survivraient que pour être gâ-
tées et déshonorées par des plagiaires aussi maladroits que malhon-
nêtes. » Donc, a que les philosophes daignent enfin me lire sans pré-
vention aveuglante, oubliant mon grand tort aux yeux d'un public
imbécile : le tort de n'être le titulaire d'aucune chaire, de n'émarger
sous aucune forme et à aucun degré quelconque au budget de l'Instruc-
tion publique ; de n'être enfin qu'un amateur dans la partie, et, pour
comble, qu'un simple paysan aveyronnais ! »
Après si pressante instance, comment ne pas lire M. Durand de
Gros ! Nous l'avons lu. Deux idées lui tiennent surtout à cœur. La
science ne saurait se passer de métaphysique ou d'idées générales.
L'éternelle dispute entre le spiritualisme et le matérialisme est paci-
fiée par le Polyzo'osme : l'axe céphalo-rachidien est une chaîne de petits
cerveaux, dont chacun possède son centre psychique individuel dis-
tinct, son moi propre ; le moi est une collection de moi conscients.
Bien plus, la force simple dont toute parcelle de matière est intégrale-
ment formée ne se distingue pas de l'esprit, principe des choses. Ainsi
tout est Dieu, et ce Dieu, c'est l'âme, c'est le moi se répétant à l'infini
et comprenant tout : panthéisme spiritualiste ou Pampsychie.
Et M. Durand de Gros ajoute : « En quoi nous sommes foncièrement
d'accord avec saint Paul, saint Jean, saint Thomas » (p. 282). — N'al-
lons pas trop contredire M. Durand de Gros sur ces solutions scien-
tifiques destinées à remplacer les croyances « qui tombent en pous-
sière ». Il ne fait pas toujours bon de n'être pas de son avis. Disons
qu'il a été plus heureux ailleurs en certaines questions d'hypnotisme
et de physiologie médicale. — Ces lignes étaient imprimées, quand
nous apprenons la mort de M. Durand de Gros.
pondance qui existe entre ces deux termes : Sensation et Mouvement. Il
vient d'en publier une nouvelle édition où la forme a été retouchée çà et là.
Paris; Alcan. 1900. In-12, pp. 176, Prix : 2 fr. 50.
REVUE DES LIVRES 563
Examen psychologique des animaux, par P. Hachet-Souplet.
Paris, Schleicher, 1900. In-12, pp. xvi-163.
C'est une idée ingénieuse que celle d'appliquer le dressage mé-
thodique à TExamen psychologique des animaux. Ce procédé,
M. Hachet-Souplet le pratique dej)uis de longues années. Il a même
rêvé de fonder dans notre Jardin d'acclimation de Paris une école de
dressage pour tous les animaux éducables, une sorte de parc-labora-
toire. En attendant, il livre au public le fruit de ses expérimentations.
Parmi les animaux, les uns ne répondent qu'à l'excitation, comme
les protozoaires. Les autres sont susceptibles de coercition : ils sont
doués d'instinct. Avec quelques-uns, on peut user de la persuasion : à
ceux-là, M. Hachet-Souplet accorde un véritable raisonnement. La
bête supérieure arriverait à concevoir la notion de cause après la
notion d'effet, à établir un rapport entre deux jugements, à percevoir
la notion de temps.
Les observations faites par M. Hachet-Souplet sont très intéres-
santes, et son essai de classification des espèces animales, d'après leurs
facultés psychiques, mérite d'être poursuivi. C'est avec sagacité qu'il
ramène à l'instinct un certain nombre de faits oii quelques naturalistes
avaient cru reconnaître une intelligence animale. Quant aux faits dans
lesquels il pense voir lui-même des « éclairs de raison », nous esti-
mons qu'ils s'expliquent suffisamment par ce que les scolastiques appe-
laient raison particulière^ faculté d'unir deux notions concrètes et de
déduire l'une de l'autre. Peut-être, d'ailleurs, M. Hachet-Souplet ne
va-t-il pas au delà. En tout cas, rien ne nous autorise à gratifier nos
« frères inférieurs » de concepts purement abstraits et généraux.
Quant aux théories darw^inistes de l'auteur, elles nous semblent ici
un peu un hors-d'œuvre , certainement très contestables, même sous
leur forme mitigée.
La Vie affective, par le D^ Surbled. Lyon-Paris^ Vitte, Amat,
1900. In-12, pp. 221. Prix : 3 francs.
Plus sage et plus prudent est M. le D"^ Surbled. On retrouvera dans
la Vie affective des idées déjà exposées à diverses reprises dans des
articles de revues et des opuscules. \\ reste fidèle à son attitude habi-
tuelle : défiance motivée à l'égard du cartésianisme et du mécanisme
physiologique, attachement à la doctrine traditionnelle, mais avec une
large indépendance de pensée.
Mélanges philosophiques (1897-1900), par l'abbé Elie Blanc.
Lyon, Vitte; Paris, Amat, 1900. In-8, pp. 395.
Depuis déjà nombre d'années, M. l'abbé Elie Blanc porte son atten-
tion sur les questions les plus importantes débattues par les phi-
losophes contemporains. Ses études, oià, le plus souvent, il prend
sujet de livres récemment parus, ont figuré avec honneur dans VUniver-
564 REVUE DES LIVRES
site catholique de Lyon. Il vient de réunir les dernières sous le titre
de Mélanges philosophiques. On aime à y retrouver avec l'élégante
facilité de l'écrivain la pénétration et la mesure d'un esprit ferme et
lumineux. A distinguer quelques études plus poussées : deux sur
l'hypnotisme, une sur le transformisme.
La Science et les faits surnaturels contemporains. Les
vrais et les faux miracles, par le R. P. Lescœur, de l'Oratoire;
2® édit. entièrement refondue et considérablement augmentée.
Paris, Roger et Ghernoviz, 1900. In-12, pp. xii-280. Prix : 3 fr.
Hypnotisme, magnétisme, spiritisme restent des questions qui ont
le don de passionner les esprits. Quel crédit méritent les faits rap-
portés? Quelle y est la part des forces naturelles, la part du prêter-
naturel? c'est ce que le R. P. Lescœur examine dans son livre : La
Science et les faits surnaturels contemporains. Il ne prétend pas
résoudre tous les problèmes, et c^est là qu'on reconnaît sa sagesse.
Au moins, il jette quelque lumière sur tous ceux qu'il soulève. Ces
phénomènes s'imposent à l'attention des savants rationalistes comme
des autres. Puissent-ils ensuite porter leur effort impartial à l'étude du
surnaturel divin! Le P. Lescœur les y invite avec sa grande autorité,
et son livre, à la fois pressant et mesuré, mérite que cette invitation soit
entendue.
Spirites et médiums, choses de l'autre monde, par le D*" Sur-
bled. Paris, Vie et Amat, 1901. In-12, pp. n-221. Prix : 3 francs.
Le D"^ Surbled paraît beaucoup plus sceptique à Tégard des spirites.
Il ne veut être ni dupe, ni complice. H y a telle fantaisie dont il montre
parfaitement la vanité : telle la fameuse histoire de la continuation d'un
roman de Dickens par un médium américain (p. 154-156). C'est la
perle originale du livre.
Signalons une douzième édition du livre consacré par Mgr Elie
Méric, à L'autre Vie. (Paris, Téqui, 1900. 2 vol. in-12, pp. xxii-401
et 472.) C'est d'ailleurs une reproduction exacte des premières éditions
qui datent d'une vingtaine d'années.
Opuscules philosophiques du R. P. A. Lepidi O. P, traduits
de l'italien, par E. Vignon. Paris, Lethielleux, 1900. In-12,
pp. vii-284. Prix : 3 fr. 50.
Aux esprits désireux de prendre un bain de métaphysique, bain es-
sentiellement salutaire et fortifiant, nous conseillerons de se plonger
dans les Opuscules philosophiques du R. P. Lepidi, que vient de tra-
duire en français un de ses disciples, M. l'abbé Vignon.
L'activité volontaire de l'homme et la causalité divine, la critique de
la raison pure d'après Kant et la vraie philosophie, la passion ou la
REVUE DES LIVRES 565
mise en acte de la passivité et ses cinq aspects dans l'âme humaine, du
pouvoir extraordinaire de Dieu sur les lois de la nature : telle sont les
quatre questions capitales présentées à notre méditation. Ce livre est, en
effet, moins à lire qu'à méditer. Mais qui s'y mettra vaillamment ne
regrettera pas sa peine. Ce n'est j>as sans profit qu'on lie commerce
avec un esprit aussi vigoureux qu'est l'ancien Régent de l'Académie
de la Minerve, aujourd'hui Maître du Sacré Palais, lors même qu'on
ne reconnaîtrait pas avec lui de véritables et multiples impossibilités
dans le molinisme.
Le Positivisme chrétien, par André Godard. Deuxième édi-
tion. Paris, Bloud et Barrai, 1901. In-8, pp. 374. Prix : 5 francs.
Positivisme chrétien, cela signifie un christianisme établi par les
faits. Quand l'idée chrétienne elle-même est contestée, « l'apologétique
répondra moins par la raison, discréditée à force de tout prouver, que
par des faits ; positivisme qui, d'ailleurs, concorde avec l'économie du
christianisme, lequel n'a pas pour devise : Raisonne; mais : Agis»,
« Le malheur de l'Eglise est de manquer d'apôtres qui aient débuté
par l'incroyance. » M. André Godard s'est cru dans les conditions
nécessaires pour suppléer à cette lacune. Du reste, a le clergé doit
renouveler son matériel de guerre... Le prêtre ne connaît guère mieux
son adversaire qu'il n'est connu de lui. L'heure a sonné d'entrer dans
la voie indiquée par Joseph de Maislre et le P. Gratry, et de retourner
contre le naturalisme l'artillerie des sciences. »
M. André Godard s'est mis à l'œuvre, et mène rondement la besogne
à travers les trois cent soixante-quinze pages de son livre. Il fait feu
de toutes pièces; à peine prend-il le temps d'établir sa batterie en place
et de pointer, tant il est pressé de tirer. Toute décharge envoyée, c'est
pour lui un adversaire tué, et vite il passe à un autre. C'est un roule-
ment continu de détonations. Seulement, cela ne ressemble-t-il pas un
peu à la manœuvre d'un artilleur novice, et l'ennemi, plus étourdi par
le bruit que mis mal en point, ne reparaît-il pas quand la fumée est
dissipée ?
D'autant que nous ne voudrions pas affirmer que les projectiles ou la
poudre soient toujours de bonne qualité. Ainsi, nous ne sommes pas
convaincu que le a Paris actuel, très inférieur au polythéisme, fuit le
culte du passé » ; que le plus profond psychologue ancien, le seul qui,
dans la nuit païenne, ait entrevu les grandes lois de la Révélation pri-
mitive et du christianisme», est... Ovide; — que « notre siècle n'a dé-
couvert le téléphone qu'au détriment des vérités métaphysiques » ; —
que AcksacofT (sans doute Aksakof) est un « éminent biologiste »; —
que (( les Chinois, immobilisés depuis quarante-cinq siècles dans une
même doctrine, la tiennent des patriarches. »
Peut-être sommes-nous trop enclins à la critique. Mais, enfin, puis-
que les esprits tels sont nombreux de nos jours, nous croyons que c'est
rendre service à notre ardent apologiste et à la grande cause qu'il
566 REVUE DES LIVRES
défend, de l'engager, tout en le félicitant fort de son entrain, à mieux
mesurer ses coups. — Tel qu'il est, le livre peut être utilement consulté.
C'est éminemment suggestif. Lucien Roure, S. J.
ÉDUCATION
L'Éducation populaire, par Max Turmann. Lecoffre, 1900.
In-8, p. 246.
Quelle que soit l'empreinte que l'école donne à l'écolier, beaucoup
pensent qu'il y a lieu, après Técole, de ne point Tabandonner à lui-
même. M. Turmann a écrit, jadis, sur ce sujet, un livre qui a eu tous
les suffrages. Il le continue en publiant l'Éducation populaire.
Il y a là réunis bien des renseignements sur les œuvres complémen-
taires de l'école, en 1900. Les universités populaires, les cercles
d'études du Sillon^ les patronages catholiques et les petites Gavé s'y
trouvent mêlés comme ils sont mêlés dans la vie réelle, essayant, dans
un esprit différent et avec un même zèle, d'achever de préparer dans
l'écolier d'hier, l'homme de demain.
Qu'il me soit permis de formuler un vœu : c'est que M. Turmann
continue à nous apprendre surtout notre propre histoire. Les rapports
de M. Petit ont les honneurs de V Officiel. Nous laissons aux œuvres
laïques cette haute et bonne place. Mais il faut que nos œuvres en
aient une connue de tous. Rien ne donne des idées et du courage
comme l'exemple. Et puissent devenir, de jour en jour, plus nombreux
les jeunes hommes riches et instruits qui ont un souci assez grand de
leurs âmes et de leur pays, pour comprendre cet appel si juste :
« C'est aux catholiques que Ton doit les œuvres complémentaires de
l'école. Ils se doivent à eux-mêmes de ne se laisser dépasser par per-
sonne. » Paul DuDON, S. J.
ŒUVRES PASTORALES
Œuvres pastorales, par Mgr Isoard, évêque d'Annecy. T. III
(1891-1900), Lethielleux, pp. 510.
Il y aurait de l'impertinence à louer d'une façon banale, ou à discu-
ter comme un livre ordinaire cette troisième série des Œuvres pasto-
rales de Mgr d'Annecy. Mandements sur la vie chrétienne et sur la
vie sacerdotale, commentaires des encycliques pontificales, lettres sur
les affaires publiques, approbations de récents ouvrages, ce n'est là
pas un livre, c'est une vie d'évêque pendant dix ans. L'historien de
l'avenir trouvera là de précieux documents sur les persécutions subies
par l'Eglise de France et sur nos difficultés intérieures. L'évêque d'An-
necy a une place importante dans cette histoire, mais le moment n'est
heureusement pas encore venu de le dire, et cette troisième série ne
sera pas le dernier mot de ce zèle d'apôtre et de ce vigoureux talent,
Henri Bremond, S. J.
REVUE DES LIVRES 567
CORRESPONDANCE
Correspondance littéraire et anecdotique entre M. de Saint-
Fonds et le président Dugas (1711-1739), publiée par Wiliam
PoiDEBARD. Lyon, Paquet, 1900. 2 vol. in-8, pp. lviii-270, 355.
Des gens qui fondent des académies et s'agrègent aux confréries de
pénitents; qui lisent Homère et méditent les Psaumes; qui plaident au
palais et dissertent avec des Jésuites ; qui, dans leur chaise de voyage,
emportent, pour remplir et charmer leurs journées, la Bible et Horace,
les lettres à Atticus et le journal de Trévoux, oii donc les trouve-t-on
aujourd'hui ?
Ainsi faisaient M. de Saint-Fonds et le président Dagas, dont M. Poi-
debard commence à publier la Correspondance littéraire et anecdo-
tique.
Ce sont des magistrats, gentilshommes lettrés et chrétiens, qui s'é-
crivent. Ils s'envoient des textes d'Erasme; ils échangent leurs dis-
cours et leurs vers; ils se font des compliments et des morales. Aucun
événement de la cour ou de la ville, politique ou littéraire, qui ne soit
connu et commenté. On y saisit toute vive l'impression des deux
Lyonnais sur Bossuet et Fénelon, Corneille et Racine, Law ou Ques-
nel, les Lettres persanes ou le dernier article du'P. de Tournemine. On
sent surtout, en les lisant, qu'ils sont dans un temps de paix profonde
oiî leur honnêteté, leur culture intellectuelle et leur religion se joignent
pour accroître en eux la douceur de vivre.
Nous sommes plus agités et plus tristes. Le commerce avec ces
hommes d'autrefois, intelligents, graves, polis, aimables, nous sur-
prend douloureusement. S'ils vivaient au milieu de nous, que feraient-
ils ?... Comme ils étaient profondément chrétiens, ils feraient moins de
vers et plus d'articles de journaux, moins de dissertations et plus de
conférences. Ils seraient moins amateurs et plus militants...
Quoi qu'il en soit, nous félicitons M. Poidebard d'avoir exhumé
des archives du collège de Mongré les beaux et gros registres oii la
plume ferme de M. de Saint- Fonds transcrivait sa correspondance.
Nous le remercions de cette œuvre où se révèle à nous, avec tant de
charme, un coin de la vie lyonnaise, disparue pour longtemps sans
doute. Paul Dcdon, S. J.
EXÉGÈSE
Authenticité et date des livres du Nouveau Testament, par
G. Dksjardins, Etude critique de l'histoire des origines du chris-
tianisme de M. Renan. Paris, Lethielleux, 1900. In-12, pp. 220.
Prix : 4 francs.
Est-il nécessaire, ou même utile, de réfuter encore Renan, le criti-
que fantaisiste, superficiel, démodé, auquel les Allemands, qu'il a pil-
568 REVUE DES LIVRES
lés, ne daignent plus accorder une simple mention ? M. Desjardins
l'a pensé, avec raison selon nous. Renan bénéficie toujours d'une popu-
larité due à son style alerte quoiqu'un peu mièvre, à son dilettantisme
sceptique, à son ton gouailleur qu'on a cru gaulois, à une sensiblerie
qui singe assez bien l'émotion, au scandale surtout et à la hardiesse
de théories alors nouvelles. Ses idées traînent maintenant dans les
manuels classiques et y régneront peut-être encore, alors que l'auteur
et ses livres seront oubliés depuis longtemps.
M. Desjardins, qui suit son adversaire pied à pied et le combat à
coups de textes bibliques^ s'en tient pour son compte aux opinions tra-
ditionnelles. Les Actes ont été écrits par saint Luc en 63, l'Épître aux
Hébreux de 63 à 66, mais « ce morceau est dû à la plume de l'un des
ministres de la parole soumis à l'influence directe de saint Paul»;
l'Apocalypse n'est guère antérieure à la fin du première siècle ; les
Épîtres apostoliques retiennent la place qu'on leur assigne ordinaire-
ment; pour les Evangiles, l'auteur accepte la chronologie de Tillemont :
« Saint Matthieu, vers l'an 36; saint Marc, de 43 à 49; saint Luc, vers
Tan 58; saint Jean, vers l'an 96. » M. Desjardins est très sobre de ré-
férences ; il ne renvoie qu'à sept auteurs : deux anciens, saint Irénée
( 3 fois) et Eusèbe (3 fois); cinq modernes, Aube (Ifois), Havet (1 fois),
Reuss (2 fois), Lenain de Tillemont (4 fois), Michel Nicolas (8 fois).
Il mentionne aussi en passant TKpitre de saint Barnabe, « mais son
authenticité n'est pas établie ». Le grec, assez rare d'ailleurs, a parti-
culièrement souffert aux mains du typographe; plusieurs mots sont
estropiés ; accents et esprits errent à l'aventure sur n'importe quelle
voyelle. Ferdinand Prat, S. J.
HISTOIRE
Histoire contemporaine. — La chute de l'Empire, le Gou-
vernement de la défense nationale, l'Assemblée nationale, par
M. Samuel Denis. Tome III. Paris, Pion, 1900, pp. 471. Prix :
8 francs.
Le tome troisième de l'Histoire contemporaine, par M. Samuel
Denis, ne le cède pas en intérêt aux deux précédents. Même abondance
de documents, ce qui est une des caractéristiques du genre de l'auteur.
Peut-être eut-il gagné du temps pour ses lecteurs, en prenant pour lui
plus souvent la peine de leur résumer ces discours parlementaires cités
par tranches trop considérables, ces extraits des Mémoires de M. de
Falloux, de Martial Delpit, du général Trochu, des rapports de Jules
Simon et de Jules Favre, etc. Les emprunts faits au Journal officiel
garantissent l'authenticité des assertions de l'historien sur plus d'un
point délicat, mais sont aussi de dimensions un peu bien étendues. En
outre, les formules de transition qui introduisent ces pièces pèchent
par monotonie et auraient pu être supprimées.
Heureusement, l'exposition des événements, si elle est parfois traî-
REVUE DES LIVRES 569
na nte, reste toujours lucide, et l'esprit du livre est nettement antiré-
volutionnaire. L'auteur, d'opinion conservatrice centre-droit, n'est
visiblement hostile qu'au troisième empire. A ses yeux. Napoléon III
n'avait su ni moraliser la nation, ni l'armer. Mais il n'a pas plus de
penchant pour le gouvernement du 4 septembre, qui acheva notre dé-
sorganisation et notre ruine.
Le gros morceau de ce volume, c'est le récit de la Commune. M. Sa-
muel Denis l'entremêle de réflexions personnelles et de considérations
rétrospectives; il repose ainsi, par intervalles, le lecteur, que fatigue-
rait la continuité de la narration.
11 juge sévèrement, et avec raison, la désertion de Paris et l'abandon
des forts, même du Monl-Vaiérien, accomplie de par les ordres de
M. Thiers. Dans une belle page, il nous montre le général Vinoy in-
digné, forçant, pendant la nuit, l'hôtel de la présidence, et obtenant de
Thiers, qui le reçoit au lit, Tautorisation de réoccuper aussitôt le
Mont-Valérien. Le lendemain matin, quand les fédérés s'y présentèrent,
ils arrivèrent trop tard.
Maladresses, insanités et violences, tel est le bilan de la Commune,
tel que l'établit, pièces en main, M. Denis.
Curieuses révélations sur le trop fameux général Cluseret. Quant à
Bismarck, qui se masquait à l'occasion derrière M. Wasburn, ministre
des Etats-Unis à Paris et protecteur des insurgés, M. Denis a insisté,
dans plus d'un chapitre, sur le caractère déloyal du terrible homme
d'Etat.
La force continuait de primer le droit.
A côté du bilan de la mauvaise foi du chancelier allemand, il y a
celui des roueries de M. Thiers, cherchant à jouer l'Assemblée natio-
nale. Il est non moins triste. Henri Chérot, S. J.
BIOGRAPHIE
Françoise-Eugénie de Malbosc, religieuse de rAssomption.
Lettres et souvenirs^ par Mgr de Cabrières. 1 voL in-8, pp. vii-
382, avec une photogravure. Montpellier, 1900.
L'intéressante biographie qui porte ce titre est de celles dont une
froide analyse ne saurait révéler le charme pénétrant, mais dont il faut
conseiller la lecture à tous ceux qui désirent connaître comment Dieu,
par des voies, en apparence ordinaires, conduit une âme au sacrifice
d'elle-même, et la prépare aux plus hautes vertus de la vie religieuse.
C'est bien l'histoire d'une âme racontée par celui qui en a pénétré les
secrets les plus intimes. Il faudrait presque dire que c'est une autobio-
graphie, tellement l'auteur sait s'effacer lui-même, pour laisser parler
celle dont il nous retrace la vie.
L'ouvrage pourrait se diviser en deux parties. L'une serait intitulée :
la Vie de famille; l'autre aurait pour titre : la Vie religieuse. C'est, en
effet, la vie dans une famille, aussi noble d'origine que chrétienne de
570 REVUE DES LIVRES
traditions, qui se déroule en un récit plein de ces détails intimes, où les
joies saines et les épreuves douloureuses se placent, tour à tour, dans
la trame, un peu monotone par elle-même, de l'existence familiale. A
Berrias, à Saint-Victor de Malcap, à Toulouse, le caractère de Fran-
çoise-Eugénie se détache, au milieu des siens, en un relief très doux
et très fort à la fois. Il est fait de tendresse filiale, de dévouement, de
piété profonde, d'amour du foyer, et même de cette poésie que donne
aux âmes élevées la contemplation habituelle de la nature, h^lle dira
plus tard : « Quand j'étais jeune, mon village faisait mon bonheur; et
quand je pensais au ciel, je ne pouvais me figurer que j'y serais sans
mon village. » Un séjour à Toulouse, où son frère, Eugène de Malbosc,
avait attiré sa famille, lui permet de voir le monde de plus près. Tou-
jours simple, droite et bonne, elle se laisse conduire au milieu de ce
monde brillant et frivole. Elle s'y montre souriante et gaie; mais, au
retour, elle écrit de ces mots qui révèlent la hauteur de son ame et le
véritable attrait de son cœur... « Je vous dirai que tout le monde ici a
le front joyeux, et que nul chagrin n'est tracé sur les visages ; c'est
que, sans doute, on ne vit guère de la vie du cœur... Je songe à l'heure
où je pourrai reprendre le sentier solitaire de ma vie, où je pourrai
me réfugier dans le petit coin de notre horizon, et laisser couler mes
jours avec l'eau de notre fontaine, sous l'ombre de nos saules. » Ou
encore : « Je suis tout à fait lancée dans le monde; mais je glisse à la
surface, et je n'ai pas de meilleur moment, que, le soir, lorsque rentrée
dans ma chambre,je mets mon cœur sous les yeux du bon Dieu, et que je
respire un bouquet de violettes, que j'emportai du cimetière de Berrias. »
Attirée de bonne heure à la vie religieuse, Françoise-Eugénie ne
peut réaliser sa vocation qu'après sa trente-troisième année. Les de-
voirs de la piété filiale l'avaient jusque-là retenue dans le monde. Une
fois libre d'obéir à l'impulsion de la grâce, elle va demander à la con-
grégation de l'Assomption la réalisation de son attrait pour la vie con-
templative, unie à l'activité des œuvres de charité et d'enseignement.
Cette circonstance nous vaut des détails pleins d'intérêt sur les ori-
gines et le but de cette congrégation, dont l'abbé Gombalot jeta la se-
mence, et que le P. d'Alzon fut appelé à cultiver et à faire croître. No-
vice, religieuse, supérieure, fondatrice de maison, Françoise-Eugénie,
nous apparaît avec toutes ses qualités et tout son charme d'autrefois ;
mais les qualités naturelles et la distinction natij^e sont élevées, agran-
dies, idéalisées en quelque sorte par la grâce qui trouve dans cette âme
une correspondance parfaite à ses impulsions. Nous recommandons
cette lecture à certains esprits, pour lesquels la vie religieuse semble
la mort de la nature et l'extinction de tout sentiment humain au cœur
de l'homme. Ils y verront Françoise-Eugénie de Malbosc aimant tou-
jours ceux qu'elle avait aimés, pleurant leur perte, partageant leurs
douleurs, toujours aussi sensible, aussi fidèle, mais avec quelque
chose de divin en plus, dans ces qualités naturelles qui la rendaient
chère à tous ceux qui l'approchaient.
REVUE DES LIVRES 571
C'est avec une grande délicatesse de touche et une extrême finesse
d'analyse, que ces pages nous font pénétrer dans ce que l'on a juste-
ment appelé la psychologie des saints. Nous sommes sûr qu'elles seront
lues avec le plus vif intérêt. Elles feront connaître à la fois une grande
âme et un admirable institut. Le lecteur, ravi et édifié devant ce tableau
si réconfortant de la vie religieuse, bénira Dieu d'avoir inspiré à l'au-
teur de ces pages d'aussi belles et d'aussi hautes pensées.
Hippolyte Martin, S. J.
QUESTIONS MILITAIRES
Le Soldat, par le général X... Avec préface du général du Ba-
rail. Illustrations. Tours, Marne, 1901. In-8, pp. 189. (Collec-
tion : Les Chemins de la s^ie.)
Jamais la question de l'armée n'a été plus à l'ordre du jour. Combien
peu cependant de ceux qui en parlent pour ou contre, savent au juste
ce qu'est un soldat! Le général X*** a bien voulu mettre son expérience
et son savoir, au service de nos ignorances volontaires ou involontaires,
en nous l'apprenant. Son livre est excellent et nous le recommandons
de tout cœur aux directeurs des maisons d'éducation, aux pères de fa-
mille, aux adolescents. Avant, les uns, de diriger les jeunes gens vers
la carrière militaire; les autres, de permeltre'à leurs fils de s'y prépa-
rer; les derniers, de s'y lancer peut-être à l'aveugle, ils apprendront
par cette lecture ce qu'est la vocation ou l'aptitude au métier des ar-
mes; ce qui doit les faire opter entre Polytechnique ou Saint-Cyr,
entre l'artillerie ou le génie, la cavalerie ou l'infanterie; en quoi con-
siste la vie de garnison, à Paris, dans les grandes et les petites villes,
dans les forts isolés, les îles du littoral, ou à la frontière. « En thèse
générale, écrit l'auteur, il est prudent, quand on entre dans l'armée,
d'être préparé à vivre sur soi-même, à être soi-même sa principale
ressource, en un mot, à savoir se créer, par la lecture, le travail ou la
pratique de quelque art d'agrément, des occupations propres à remplir
ses heures de loisir, » Puis il prend l'officier et le soldat, dans tous
les grades et dans toutes les situations, en France et aux colonies, leur
expliquant la tâche à accomplir et la manière de conduire un person-
nel. Il étudie avec eux l'ambition, ce qu'elle doit être et le moyen hono-
rable de la satisfaire. Il proscrit celle qui poursuit la fortune et les
jouissances matérielles ; mais il préconise les joies du commandement
et le sentiment du devoir accompli. Avec raison il est partisan du
mariage de l'officier, et il trace de la femme d'officier, j'entends de la
femme chrétienne, un portrait idéal. Henri Ghérot, S. J.
572
REVUE DES LIVRES
DEUXIÈME PARTIE
ASCETISME
E. Braun, s. J. (R. p.). —
Nouvelles Méditations. Paris,
Briguet, 1901. ïn-12, pp. 428.
Prix : 2 fr. 50.
Des méditations pour les fêtes de
Notre-Seigneur, de la sainte Vierge,
de tous les saints et bienheureux de
la Compagnie de Jésus, le premier
vendredi du mois, l'octave du Sacré-
Cœur, etc. : c'est le contenu du vo-
lume que le R. P. Braun peut offrir
avec confiance aux âmes pieuses ;
elles l'accueilleront d'autant plus vo-
lontiers que les recueils de médita-
tions pour tous les jours de l'année
omettent beaucoup de ces fêtes ;
l'auteur comble donc une lacune.
Dans ces méditations, ordinairement
en trois points courts et substantiels,
la partie affective n'est pas négligée,
et c'est à la préparer, selon la mé-
thode et les conseils de saint Ignace,
que souvent les considérations s'a-
dressent à l'intelligence et à la mé-
♦moire. Paul Poydenot, S. J.
S. Febvre (abbé). — Nos de-
voirs envers Notre Seigneur Jé-
sus-Christ dans la sainte Eucha-
ristie. In-18, pp. 486. Prix :
1 fr. 25. Chez M. le curé de Sirod
(Jura).
Cette cinquième édition de l'ou-
vrage de M. Febvre en représente le
soixante -deuxième mille. L'auteur
avait d'abord gardé l'anonymat, crai-
gnant que la modestie de son nom
ne compromît le succès de son livre;
aujourd'hui c'est ce succès même qui
triomphe de la modestie de Fauteur,
simple curé de campagne, mais d'au-
tant mieux au courant des besoins
de la masse des fidèles. Il ne se livre
pas à de doctes considérations sur
les merveilles que la théologie admire
dans ce chef-d'œuvre de l'amour
divin. Il écrit pour les fidèles, pour
les âmes droites ; il leur rappelle en
termes émus leurs devoirs envers
Jésus au Saint Sacrement : la foi à
la présence réelle, l'adorateur, la né-
cessité de visiter l'Hôte divin de nos
tabernacles, tout ce qui touche à la
sainte communion et au saint sa-
crifice de la messe. Enfin l'auteur a
des aperçus nouveaux sur Marie et
la Sainte-Eucharistie, etc. M. Febvre
vend son ouvrage au profit de son
église qui a été incendiée, aussi bien
que pour les besoins de ses reli-
gieuses, qui viennent d'être rempla-
cées par des laïques.
Mazoyer, s. j.
Joseph LÉMANN (abbé). — La
Vierge Marie présentée à l'amour
du XX*= siècle; la Mère des chré-
tiens et laReine de l'Église. Paris,
Lecoffre, 1900. In-12, pp. xii-529.
Prix : 3 fr. 50.
En terminant son premier volume,
M. l'abbé Joseph Lémann laissait la
Vierge Marie^ à l'aurore de la résur-
rection. Au début du second, nous la
retrouvons au Cénacle : c'est « la mère
des chrétiens et la reine de l'Eglise »
présentée à l'amour du XX^ siècle
qui va bientôt se lever. Par ce sous-
titre rapproché des a préliminaires »
du tome premier, le pieux auteur
montre que le présent volume ne clô-
ture pas son œuvre, et laisse en
perspective au moins un troisième
volume : nul ne s'en plaindra, car
cette parole éloquente et chaude est
un vrai régal. Les souvenirs bibli-
ques qui émaillent ces pages, les té-
moignages des saints Pères et par-
fois des auteurs profanes font preuve
des études scripturaires et de l'éru-
dition du chanoine de Lyon. Un juge
compétent l'a remarqué, et exprimé
avec art : « La science des théolo-
giens, la délicatesse du moraliste, la
REVUE DES LIVRES
573
pénétration de l'exégète » s'allient
dans cet ouvrage avec une richesse
d'imagination qur élève le lecteur
« au-dessus des réalités de la vie
dans une lumière poétique et douce
qui embellit et qui colore toutes
choses. »
Le rôle de la très sainte Vierge
dans les commencements de l'Eglise
jusqu'à sa mort ; sa royauté pro-
clamée à son assomption et reconnue
à nouveau par le double couronne-
ment de Marie à Fourvières, le 8 sep-
tembre dernier : telles sont les deux
parties qui partagent ce volume.
C'est le cœur d'un enfant de Marie
qui parle partout, qui déborde dans
le dernier chapitre : après le cou-
ronnement de l'antique colline lyon-
naise par la basilique, devait venir
le couronnement de la statue de
la sainte Vierge par le diadème ;
Léon XIII dans sa paternelle bolli-
citude a choisi pour ce grand acte le
moment solennel de la fin du siècle
de l'Immaculée Conception et des
assises du premier congrès mariai
réuni dans la ville des œuvres que
Marie « regarde avec clémence comme
sa ville de Lyon, Lugdunum suum ».
Doss, S. J. (R. P. de). — La
Perle des vertus, traduit de l'al-
lemand par l'abbé Bertrand. La
Chapelle-Montligeon, 1900. In-32,
pp. 258.
La jeunesse chrétienne française
accueillera avec reconnaissance la
traduction que lui offre un vénéré
professeur de séminaire, d'un opus-
cule allemand. La Perle des vertus,
pas n'est besoin de le dire, c'est cette
vertu qui fait le plus bel ornement
de la jeunesse. « La pureté est un
bijou, un trésor : Ferme ta maison
aux voleurs. La pureté est la vie, la
fleur, la beauté de ton âme : Arrière
les assassins qui feraient de ton cœur
un champ de mort, un lieu de cor-
ruption et de pourriture. N'expose
pas la perle...; garde-la avec un soin
jaloux : un jour elle se transformera
sur ton front en un diadème étincc-
lant. » Excellence de la pureté, —
moyens de l'acquérir, — ses fruits :
chacune de ces parties contient une
série de chapitres, tous terminés par
des histoires empruntées le plus sou-
vent à l'hagiographie.
Paul PoYDENOT, S. J,
HAGIOGRAPHIE
Albert Dubois (P.). — L'Apô-
tre de la Corse au XVP siècle. Le
bienheureux Alexandre Santi,
barnabite. Paris, « Messager de
Saint-Paul », s. d. In-12, pp. 164.
Prix : 1 fr. 50.
Le bienheureux Alexandre Santi,
barnabite, Vapotre de la Corse au
XVI^ siècle méritait d'être connu, et
c'est une lecture édifiante que la
brochure du R. P. Dubois. Estimé
de saint Charles Borromée, de saint
Pie V, de saint Philippe de Néri, du
cardinal Bellarmin et de tant d'au-
tres personnages ; religieux édifiant,
supérieur général plein de bonté,
évéque zélé du diocèse d'Aleria où
tout était à faire et où il a tout créé,
Alexandre Santi n'a fait ensuite que
passer sur le siège de Pavie. Il
demande à être enseveli dans sa
cathédrale : « Dans le sanctuaire ou
dans le chœur? lui demande son
confesseur. — Je ne suis pas digne
d'entrer dans le Saint des saints ;
placez-moi au bas des marches du
chœur, sans aucun signe de distinc-
tion. » Cette humilité devait être
bientôt récompensée par les mira-
cles qui ont éclaté après sa mort et
servi à sa béatification. De nouveaux
prodiges, survenus depuis la cano-
nisation de leur fondateur, saint
Antoine-Marie Zaccaria, font espérer
aux Barnabites la glorification solen-
nelle du bienheureux Alexandre Santi.
Paul POTDENOT, S. J.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
Janvier 26. — A Rome, S. S. Léon XIII publie sur la démocratie
chrétienne l'encyclique dont nous donnons le texte plus haut.
27. — A Sisteron, M. Hubbard, radical socialiste, est élu député en
remplacement de M. Robert, radical, décédé.
— A Milan, mort de Verdi, célèbre compositeur italien.
28. — A Paris, à la Chambre des députés, M. l'abbé Gayraud ré-
pond aux allégations renouvelées de Paul Bert sur la prétendue morale
relâchée des Jésuites et des autres congrégations religieuses, alléga-
tions apportées à la tribune par M. Trouillot; il avait déposé un
contre-projet qui est repoussé par 395 voix contre 90.
— A Nice, Mgr Chapon, nommé chevalier de la Légion d'honneur,
écrit au président du Conseil qu'il ne peut accepter la croix a dans les
circonstances actuelles ».
— A Paris, mort de M. Henri de Bornier, de l'Académie française,
Fauteur de la Fille de Roland, etc.
— A Madrid, cession aux Etats-Unis des îles de Jolo, Cagayan et
Sibutu, oubliées, lors du traité de Paris.
29. — A Paris, au Palais-Bourbon, M. Cunéo d'Ornano dépose un
amendement à l'article l®*" de la loi sur les associations, et demande
l'interdiction des sociétés secrètes. M. Puech, socialiste nationaliste,
présente un contre-j)rojet tendant à permettre aux associations de se
former sans déclaration ni autorisation préalables. Ces deux proposi-
tions sont repoussées, la première par 391 voix contre SS, la seconde
par 302 contre 235.
— A Paris, au Luxembourg, la loi sur l'impôt progressif dans les
successions est votée par 180 voix contre 69.
— A Paris, ^rève des employés du métropolitain.
30. — A Madrid, au Teatro-Espanol, la première représentation du
drame anticlérical Electra^ de Perez Galdos, devient l'occasion de
troubles violents.
— A Madrid, le général François de Bourbon est relevé de son
commandement à la suite d'une lettre réputée injurieuse à la reine
régente.
31. — A Paris, au Palais Bourbon, l'article l^*" de la loi sur les
associations est volé par 341 voix contre 88, malgré deux nouveaux
discours de MM. Paul Beauregard et Julien Goujon.
— A Paris, au Luxembourg, le Sénat commence la discussion du
budget de 1901.
— A Vienne, ouverture du Reichsrath. Au moment où le président
annonce la mort de la reine Victoria, les socialistes se livrent à une
violente manifestation antianglaise.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE 575
— A Cuba, rassemblée nationale vote une constitution basée sur
l'indépendance absolue de l'île vis-à-vis des États-Unis.
Février 1". — A Paris, au Palais Bourbon, interpellation de M. G.
Berry sur les Prévoyants de f Avenir. Le président du Conseil accepte
de ne pas urger encore l'exécution de l'arrêté qui les oblige à se sou-
mettre à la loi de 1898 sur les sociétés de secours mutuels.
— A risle-Adam, • Seine-et-Oise), acquittement de six prêtres
poursuivis pour [)ort de la soutane, en infraction d'un arrêté muni-
cipal.
2. — A Windsor, funérailles de la reine Victoria, en présence de
l'empereur d'Allemagne, des rois de Belgique, de Portugal et de
Grèce.
3. — Dans la Somme, M. Raquet, antiministériel, est élu sénateur,
en remplacement de M. Dumon, sénateur inamovible, décédé.
— Dans le Lot, M. Goste, maire radical de Cahors, est élu en rem-
placement de M. Delport, sénateur radical, décédé.
— A Nîmes, M. Fournier, socialiste révolutionnaire, est élu député
en remplacement de M. Delon-Soubeyran, radical socialiste, décédé.
4. — A Orléans, Mgr Touchet écrit aux sénateurs et députés du
Loiret une lettre au sujet du projet de loi sur les associations.
— A Montceau-les-Mines une grève, qui prend de jour en jour plus
d'extension, met en péril, par suite du manque de charbon, toute l'in-
dustrie régionale.
— A Paris, au Palais-Bourbon, la Chambre vote l'article 2 de la loi
sur les associations; mais elle admet, en dépit des efforts du président
du conseil, un amendement de M. Groussier dispensant de l'autorisa-
tion et de la déclaration préalables toutes les associations autres que
les associations religieuses, quand elles renoncent à jouir de la per-
sonnalité civile.
5. — A Paris, la Chambre des députés vote les articles 3, 4, 5, de la
loi sur les associations.
7. — A la Haye, mariage de la reine Wilhelmine I" avec le prince
Henri de Mecklembourg-Schwerin.
— A Rome, le ministère Sarraco démissionne.
— A Paris, au Palais-Bourbon, dans la discussion du projet de loi
sur les associations, M. Vidal de Saint-Urbain demande qu'on recon-
naisse la Cour d'assises comme juridiction compétente en matière de
délit d'association. Son amendement est repoussé par 339 voix contre
203. La Chambre rejette également Tameadement de MM. Julien Gou-
jon et Alicot demandant qu'on ajoute les mots « sciemment » ou « bien
volontairement » au paragraphe de l'article 7 concernant les personnes
qui auront favorisé la réunion des membres d'une association dissoute.
9. — A Lyon, S. Em. le cardinal Coullié prescrit des prières pu-
bliques à Fourvière.
— A Montceau-les-Mines, collision entre les gendarmes et les gré-
vistes.
576 ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
— Dans l'Afrique du Sud, la situation est devenue plus critique
pour les Anglais. Les Boers ont eu avec les troupes britanniques des
engagements où ils paraissent avoir eu généralement le dessus. Ils ont
pris et brûlé plusieurs trains, coupé le chemin de fer de Lourenço-
Marquès, en territoire portugais, et passé en bandes plus nombreuses
dans la colonie du Gap. Il est vrai que, dans cette dernière région, ils
paraissent s'être jusqu'ici bornés à quelques incursions à travers les
districts de l'ouest et du centre.
— En Chine, les négociations avancent péniblement. Le prince Tuan
a été rayé de la liste des hauts personnages condamnés à être exécutés.
Il sera relégué dans le Turkestan chinois. La famine décime le Ghien-
Si oii est réfugiée la cour impériale. Les dépêches annoncent qu'un
engagement vient d'avoir lieu à l'ouest d'Ou-Lou, entre les zouaves,
soutenus par l'artillerie de marine, et les réguliers chinois. Geux-ci
ont été repoussés.
Paris, le 10 février 1901
Le Secrétaire de la Rédaction :
Edouard GAPELLE, S. J
Le Gérant : Victor RE TAU X .
\
Imp. J. DamM||ûi, rue des Grrands-Augustins, 5, à Paris.
NOS CONGREGATIONS ENSEIGNANTES
EN SYRIE
I
(( Si admirable est Tactivité des congrégations françaises,
qu'elle n'a pu rester circonscrite aux frontières nationales,
et qu'elle est allée porter l'Evangile jusqu'aux extrémités du
monde, et, avec l'Evangile, le nom, la langue, le prestige de
la France. »
C'est en ces termes que le Souverain Pontife Léon XIII,
dans la lettre au cardinal Richard, où il s'efforce de conjurer
les périls qui menacent, à l'heure présente, les congréga-
tions religieuses françaises, a relevé leur importance au point
de vue du progrès général de l'humanité, et les éminents
services qu'elles ont rendus au dehors à la patrie aussi bien
qu'à l'Église.
Il faudrait de volumineux ouvrages, du genre de celui que
l'on est en train de publier *, pour apprendre, à tant de gens
qui l'ignorent, l'œuvre gigantesque de nos religieux mis-
sionnaires, Lazaristes, Prêtres des Missions étrangères, Ma-
ristes. Jésuites, Picpuciens, Dominicains, Pères d'Afrique,
Frères des Ecoles chrétiennes, etc., sur tous les points du
globe; l'œuvre de ces humbles femmes, de ces pauvres pe-
tites filles qui, obéissant, elles aussi, aux inspirations du
zèle apostolique, vont porter, au delà des mers, à des en-
fants de barbares et de sauvages, des dévouements qui éga-
lent ceux des meilleures des mères. Contraste singulier I tandis
que les Français laïques aiment peu à s'expatrier, les voyages
les phis pénibles, les longs séjours dans les lieux les plus
tristes, n'arrêtent pas les Français voués à l'état religieux.
On a beau fonder parmi nous des sociétés de colonisation,
essayer de créer un courant d'émigration vers les terres
nouvelles, on se heurte à des habitudes casanières, à une
i. Les Missions catholiques françaises au XIX*' siècle^ sous la direction
du R. P. Piolet, S. J. Librairie Armand Colin.
LXXXVI. — 37
576 NOS CONGREGATIONS ENSEIGNANTES
sorte de terreur de l'inconnu. Seuls, ou presque seuls, nos
religieux multiplient leurs entreprises lointaines avec un
zèle, une verdeur, dont leurs concitoyens paraissent géné-
ralement dépourvus. Les autres nations exportent des colons
et des marchands; la France, elle, n^exporte guère que des
prêtres et des religieuses.
Circonscrivons le champ de notre étude, elle gagnera en
précision ce qu'elle perdra en étendue; nos conclusions en
seront plus rigoureuses; il sera aisé au lecteur de les étendre
à toutes les régions où s'exerce notre propagande, et d'ap-
précier ainsi la valeur, comme élément de notre puissance
extérieure, des pacifiques conquêtes de nos missionnaires
congréganistes.
11 est une contrée où, plus que partout ailleurs, la France
a laissé de sa gloire, de ses souffrances, de sa richesse, de
ses vertus et de sa vie, c'est l'Orient méditerranéen, le Le-
vant. Et parmi les provinces que baigne la Méditerranée
orientale, il en est une qui, tout en restant, comme les autres,
soumise à la puissance ottomane, est devenue, en quelque
sorte, française, par suite de l'échange actif de services et
de sympathies qui, depuis le temps des croisades, s'est établi
entre elle et nous ; elle a pour limites au Sud, la Palestine ;
au Nord, l'Arménie; à l'Est, le désert; à l'Ouest, la mer; c'est
la Syrie.
En ce siècle surtout, les fréquentes interventions de la
France dans les événements de Syrie, en montrant aux popu-
lations l'intérêt que nous prenons à leur sort, nous a valu
leur attachement. L'expédition de Bonaparte avait frappé les
imaginations, et, malgré l'échec de Saint-Jean d'Acre, donné
un rayonnement nouveau au renom des armes et du peuple
français. En 1840, le gouvernement de Louis-Philippe avait
failli entrer en guerre avec toute l'Europe pour maintenir le
rattachement de la Syrie à l'Egypte de Méhémet-Ali. En 1860,
les affreux massacres dont les Maronites furent victimes dé-
cidèrent Fenvoi d'un corps d'armée français, qui occupa le
Liban pendant deux ans, et y rétablit la tranquillité. Notre
diplomatie obtint la constitution de la montagne en province
autonome, avec un gouverneur chrétien à sa tète; et bien
EN SYRIE 579
que le règlement organique du pays ait été l'œuvre d'une
commission internationale où toutes les grandes puissances
figuraient à côté de nous, c'est notre consul qui, par un con-
sentement presque universel, est regardé comme le défen-
seur naturel de la constitution libanaise. Le souvenir de nos
bienfaits est encore entretenu par la part très active que nous
prenons au développement économique de la région ; on
peut dire qu'il ne s'y fait aucune grande entreprise sans le
concours de nos ingénieurs ou de nos capitalistes, et souvent
grâce à nous seulement. Contentons-nous de citer la cons-
truction des quais et du port de Beyrouth, la construction
du chemin de fer de Beyrouth à Damas et à Biredjik, de JafFa
à Jérusalem, de Tripoli à Saïda.
Mais, par-dessus tout, la Syrie est le foyer principal de
l'action religieuse que nous exerçons en Orient par le moyen
de nos congrégations. Si nous avons acquis dans ce pays
une influence supérieure à celle de tous nos rivaux ; si les
populations les plus éclairées, et, en même temps, les plus
énergiques parmi celles qui l'habitent, sont françaises d'es-
prit et de cœur ; si elles aiment à se considérer comme l'avant-
garde de la France, et nous conservent une fidélité qui a
survécu à nos désastres et à nos faiblesses, nous le devons
aux multiples bienfaits d'instruction et d'assistance qu'elles
ont reçus, qu'elles reçoivent de nos religieux et de nos re-
ligieuses.
En Syrie, comme en général dans tout l'Orient, rien de
plus mêlé que les nationalités et les races, et, par suite, les
religions et les cultes, puisque là-bas religion et nationalité
se confondent.
Un million de musulmans y forment le fond de la popula-
tion, et y détiennent l'autorité dans tous les emplois. Vient
ensuite le groupe des Églises chrétiennes, orientales, cha-
cune avec sa langue et ses cérémonies. Les rites chrétiens
de la Syrie sont le grec, le syrien, l'arménien, le chaldéen et
le maronite. Tous, sauf le rite maronite, ont été divisés par
les hérésies, en sarte qu'il y a un rite grec schismatique à
côté du rite grec catholique, de môme pour le syrien, l'ar-
ménien, le chaldéen.
De ces diverses nations, la plus nombreuse en Syrie est
580 NOS CONGRÉGATIONS ENSEIGNANTES
celle des Maronites. Elle atteint le chiffre de trois cent mille.
Groupée sous son gouverneur catholique, protégée par sa
charte^ elle peuple principalement les montagnes du Liban.
— Les Grecs catholiques ou Melchites *, au nombre de quatre-
vingt à cent mille, sont répandus partout en Syrie, spéciale-
ment dans les villes. Les Grecs schismastiques ou ortho-
doxes, suivant l'euphémisme officiel usité actuellement en
Russie, l'emportent de beaucoup; ils sont environ deux cent
mille; ils forment la plus considérable des Eglises séparées,
et comptent parmi eux un certain nombre de familles in-
fluentes par leur richesse. — Il n'y a en Syrie que six ou
sept mille Syriens catholiques, et autant de Syriens schisma-
tiques. — Les Arménien^ de la Syrie, soit catholiques, soit
schismatiques, sont encore moins nombreux; quelques mil-
liers de part et d'autre. — Les Ghaldéens catholiques n'ont
en Syrie qu'une seule paroisse dans la ville d'Alep ; et, de
même, les Ghaldéens schismatiques ne comptent, pour ainsi
dire, pas dans la population du pays.
Par opposition aux rites orientaux, les catholiques qui sui-
vent la liturgie romaine sont appelés Latins. Les Latins de
Syrie sont, pour la plupart, des étrangers.
Lorsque l'islamisme fit son apparition dans la contrée, la
doctrine du Coran, les anciennes superstitions païennes, le
manichéisme ou dualisme persan, la fiction de la métem-
psychose indienne, fermentèrent ensemble chez quelques
peuplades de l'Orient, et y produisirent des religions extra-
vagantes, compliquées à l'excès, entourées de mystères.
Telle est la religion des Ansaryès et des Ismaéliens^ canton-
nés dans les montagnes du Nord; mais surtout des Druses,
habitants du Liban méridional 2.
Ces détails étaient nécessaires pour donner quelque idée
des populations auprès desquelles se dépense le zèle de nos
1. Melchites, c'est-à-dire Royaux. Ce nom rappelle la protection dont
l'empereur Marcien les couvrit contre les hérétiques opposés au concile de
Ghalcédoine (451) ; il les distingue aussi des Grecs hellènes, qui habitent la
Grèce et l'archipel.
2. Hostiles aux catholiques, aux maronites, que protège la France, on
sait avec quelle sollicitude les Druses sont recherchés par les Anglais qui
voudraient faire de leur territoire le réduit de leur influence.
EN SYRIE 581
missionnaires. Jadis, lorsque les Capitulations eurent ouvert
« aux jFrancs » l'empire turc, l'action catholique s'exerça
d'abord sur les Latins. Mais les Latins, nous venons de le
voir, ne sont que des individus perdus parmi des nations.
Le missionnaire ne pouvait longtemps exclure de ses soins
ces chrétiens dissidents ou unis, ces musulmans qu'il ren-
contrait partout, mélangés les uns aux autres, vivant côte à
côte dans les mêmes villes etles mômes villages. Il les aborda
par le chemin de la bienfaisance.
Ce monde oriental n'avait pas d'yeux ni de cœur pour les
détresses morales ou physiques partout gisantes sous son
soleil. Le catholicisme de l'Occident entreprit de les sou-
lager; l'école et l'hôpital furent comme ses deux grands
travaux d'approche autour des religions adverses. En Syrie,
l'école devait obtenir une importance prépondérante. Là, les
diversités de la foi se confondirent bientôt dans le culte
commun de l'intelligence, et de la richesse que l'intelligence
produit. La fertilité du pays, le nombre des ports, le mouve-
ment d'affaires qui attire et retient dans les principales villes
une colonie européenne ont donné aux indigènes la vision
multiple et le goût croissant de notre civilisation. A cette
civilisation, ils ont senti tout d'abord le besoin, pour amé-
liorer leur sort, d'emprunter la science. De là, le succès de
nos entreprises scolaires.
On ne saurait assurément comparer l'instruction qu'y
trouvent les jeunes Syriens à celle qui est donnée en France.
Les difficultés du recrutement des professeurs, la nécessité
de consacrer une grande partie de la scolarité à l'étude du
français, d'autres causes encore, produisent, sur certains
points et expliquent une incontestable infériorité. Dans
l'ensemble, néanmoins, nos écoles syriennes reproduisent
bien la physionomie et l'allure de notre enseignement occi-
dental. Les méthodes suivies sont les mêmes. Doués en
général d'une intelligence vive, d'une mémoire prompte, les
jeunes indigènes s'assimilent rapidement la doctrine du
maître. Plusieurs d'entre eux, sortis des collèges des Laza-
ristes ou des Jésuites, et venus en France, ne sont en aucune
façon déplacés parmi les élèves de nos grandes facultés.
L'enseignement est donné par nos écoles congréganistes,
582 NOS CONGRÉGATIONS ENSEIGNANTES
en Syrie, dans les trois branches, supérieure, secondaire et
primaire. Nous allons essayer de faire connaître au lecteur la
remarquable extension qu'il a prise à ces trois degrés.
II
L'enseignement supérieur est concentré à Beyrouth, où il
est représenté par une Faculté de théologie et par une Faculté
de médecine.
La Faculté de théologie, ou grand séminaire oriental,
fondé et dirigé par les Jésuites, s'ouvre aux jeunes gens de
tous les rites qui aspirent au sacerdoce, Bulgares, Grecs-
Hellènes, Grecs-Melchites, Arméniens, Maronites, Chal-
déens de Mésopotamie, etc. C'est le clergé indigène qui, sans
quitter l'Orient, vient recevoir la formation de France.
Élevé au rang d'Université, — JJniversitas catholica Bery-
tensis Societatis Jesu^ — le grand séminaire oriental a reçu
du pape Léon XIII, le 25 février 1881, le pouvoir de conférer
les grades académiques et la palme du doctorat en philoso-
phie et en théologie. Les élèves peuvent prendre successi-
vement les grades de bachelier, de licencié, de docteur en
philosophie à la fin des trois années consacrées à l'étude de
cette science, et les grades correspondants en théologie à la
fin de la seconde, de la troisième et de la quatrième année
du cours.
La Faculté de théologie de Beyrouth n'est que la portion
principale d'une œuvre beaucoup plus vaste, conçue par les
Souverains Pontifes, accomplie par le zèle de nos religieux.
Qu'on nous permette ici d'élargir quelque peu le cadre de
notre étude pour en indiquer la double portée, catholique et
française.
Les Eglises orientales, môme celles qui sont en commu-
nion avec le centre de la catholicité, amoindries de savoir et
d'esprit apostolique, ont besoin de demander à ceux qui ne
l'ont pas perdu le secret des qualités et des vertus sacerdo-
tales. Le concours du clergé occidental est indispensable aux
Eglises indigènes, et le temps n'est pas proche où, transfor-
més par cette influence, les prêtres des rites unis se suffiront
à eux-mêmes, pour garder et transmettre cette « dignité
EN SYRIE 583
orientale » que Léon XIII leur rappelait par l'encyclique de
ce nom.
Autrefois les Papes — Grégoire XIII, en 1581, Urbain VIII,
en 1626 — avaient fondé à Rome des collèges où des adoles-
cents heureusement doués, choisis dans les diverses races
du Levant, étaient amenés pour puiser le catholicisme à sa
source môme, avec l'espérance que, rendus à leur contrée
d'origine, ils y deviendraient une élite sacerdotale et une pépi-
nière d'évéques nationaux. Par l'effet de causes qu'il serait
trop long d'énumérer ici, le système ne produisit pas tous
les résultats qu'on en attendait; instruire à Rome quelques
rares privilégiés ne suffisait pas pour relever la science et
les vertus de clergés entiers. De nos jours, il a paru que, si
Pon voulait efficacement vivifier les Églises d'Orient, il fal-
lait rendre possible à tous les candidats du sacerdoce l'ap-
prentissage de la vie supérieure où ils aspiraient, et, pour
cela, le transporter chez eux. L'établissement de séminaires
ouverts par des prêtres occidentaux, en chacun des pays qui
possèdent un culte local, était le seul moyen d'agir avec en-
semble sur la jeunesse cléricale de l'Orient. Donnée sur
place, l'éducation ecclésiastique serait mieux appropriée aux
conditions du milieu ; elle n'aurait pas l'inconvénient de dé-
payser, de déclasser le prêtre; elle le préparerait non pas
seulement aux épreuves générales de la vie, mais aux épreu-
ves particulières de la contrée où il est appelé à exercer son
ministère.
Les ordres religieux sont entrés dans cette voie ; ils ont
assumé la tâche nouvelle et se la sont partagée. Dans les sé-
minaires qu'ils ont fondés, les langues liturgiques de l'Orient
sont étudiées, les observances des rites nationaux sont pra-
tiquées, honorées, conformément aux instructions du pape
Léon XIII; en même temps que, sous le respect gardé pour
les formes extérieures des diverses Eglises, la discipline reli-
gieuses de l'Occident pénètre les âmes orientales, les trans-
forme, les élève. Déjà, parmi ces jeunes disciples se sont
recrutés des prêtres, des évoques, des patriarches. Les maî-
tres demeurent humblement dans l'ombre, tandis que leurs
élèves montent en dignité, a II faut avoir vu l'humilité de ces
584 NOS CONGREGATIONS ENSEIGNANTES
hommes avancés en savoir et en âge devant les jeunes pré-
lats, leur œuvre; il faut avoir vu la déférence de ces jeunes
dignitaires devant leurs maîtres, toujours leurs modèles,
pour comprendre que les préjugés de l'Orient ne sont plus
invincibles aux vertus de l'Occident- ».
Or, quel est le pays qui a fourni les éducateurs assez dé-
voués, assez désintéressés pour ne pas éveiller les suscep-
tibilités ombrageuses de ces chrétientés si longtemps jalouses
des Latins ? Un seul, la France. Français, les Lazaristes qui,
par la formation d'un clergé bulgare, ont fondé sur les rives
de la Maritza une Eglise unie. Français, les Dominicains qui,
par des moyens semblables, ramènent à l'unité les Chaldéens
de la Mésopotamie. Français, les Jésuites qui, en Asie mi-
neure, soutiennent les forces des Arméniens-Unis, et en
Egypte donnent de vrais prêtres à l'Église copte ; on a lu la
lettre émue où le patriarche d'Alexandrie, Mgr Macaire, rap-
pelait qu'il devait aux religieux français, aux Jésuites , le
bienfait de son éducation. Français, les Augustins de l'As-
somption qui luttent contre l'orgueil grec jusque dans By-
zance, et préparent, en formant des prêtres de race grecque,
la lutte contre l'orthodoxie.
La Faculté de théologie de Beyrouth est comme le couron-
nement de cette œuvre multiple ; elle fournit aux plus intel-
ligents des séminaristes indigènes le moyen d'acquérir une
instruction religieuse étendue, approfondie ; elle permet le
recrutement, parmi ces adolescents, d'une élite intellectuelle
versée dans les sciences théologiques et canoniques. Elle
comptait en 1899 une quarantaine d'étudiants.
Bienfaisante aux chrétientés unies, cette œuvre d'enseigne-
ment n'est pas moins efficace pour ramener à l'unité d'un
même troupeau les chrétientés dissidentes. Asservies depuis
des siècles, les populations indigènes de la Turquie aiment
et gardent leur Église particulière comme l'image d'une vie
antérieure à leurs infortunes présentes, comme l'emblème
de ce qui reste encore aux vaincus d'indépendance civile, et
l'unique refuge de la conscience nationale. Demander aux
1. Voir /a France du Levant, p. 365, par M. Etienne Lamy, dont le bel
ouvrage nous sert ici de guide.
EN SYRIE 585
chrétiens séparés d'abandonner, pour adhérer à la commu-
nion romaine, les prêtres de leur sang, les prières de leur
langue, les cérémonies de leurs ancêtres, était chose impos-
sible. Autant valait leur demander d'abandonner la patrie
elle-même, et, pour devenir disciples plus parfaits du Christ,
d'être les renégats de leur race. Si l'on voulait leur frayer le
chemin du retour, il n'y avait qu'un parti à prendre : donner
aux églises unies un renom de science et de vertu et faire
ainsi de chacune d'elles un centre puissant d'attraction :
c'est ce que l'on a tenté.
Cette vaste entreprise de l'apostolat français auprès des
clergés orientaux va-t-elle s'amoindrir, s'effacer, disparaître,
sous le coup des lois de proscription que l'on prépare contre
nos religieux, tous visés, à l'exception peut-être de la congré-
gation reconnue des Lazaristes ? Une des plus anciennes tra-
ditions de la France, c'est de défendre en Orient le droit des
races chrétiennes contre la domination musulmane. La France
des Croisades et de saint Louis s'y était employée par les
armes; la France des Valois et des Bourbons parla politique
et la diplomatie, en liant partie avec le Turc. Allons-nous dé-
serter notre mission ? Et cela, au moment où, supplantés par
l'Allemagne dans la faveur du gouvernement turc, notre ac-
tion dans le Levant n'a plus guère d'autre point d'appui que
notre titre de protecteur des nationalités chrétiennes; au mo-
ment où le recul de l'Islam, que ni les violences sanguinaires,
ni les puissantes amitiés ne sauraient arrêter, semble pro-
mettre enfin des jours meilleurs et une résurrection à ces
nationalités si longtemps opprimées ?
III
La Faculté de médecine de Beyrouth a été fondée en 1883
pour répondre à la création d'un établissement de même
genre dû à l'initiative des missions protestantes américaines^
1. Jusqu'au dix-neuvième siècle, la Réforme s'était contenté de durer, de
s'enraciner dans les contrées où elle avait pris naissance, sans force pour
se propager au dehors. Lorsque 1815 rendit la paix au monde, une fièvre
de prosélytisme s'empara de l'Angleterre, et de la plus importante de ses
anciennes colonies, l'Amérique, devenue elle-même nation indépendante.
Peu à peu, le mouvement s'est étendu aux protestants de toute race et de
586 NOS CONGREGATIONS ENSEIGNANTES
En Orient, la profession qui rend le plus de services,
obtient le plus de considération, rapporte le plus d'argent
est peut-être celle de médecin. On sait que les Arabes, et en
général les musulmans, ont toujours manifesté un grand
respect pour la médecine, que plusieurs d'entre eux y ont
acquis un certain renom. Dans la société arabe, le médecin
pénètre partout, grâce au caractère quasi sacré dont il est
revêtu. Les catholiques ne s'étaient pas avisés d'ouvrir, par
leur enseignement, cette carrière à leurs élèves syriens. Les
protestants, venus après eux, en conçurent la pensée ; ils
voulurent créer des docteurs parmi leurs disciples indi-
gènes. Les méthodistes américains, qui avaient eu le mérite
de l'idée, eurent aussi celui de l'exécution. Par leurs soins,
une école de médecine fut fondée à Beyrouth, en 1873, et
prit le nom d'Université. Elle eut des élèves, et cette ingé-
nieuse avance à l'orgueil et à l'intérêt des Syriens assura
aux protestants une primauté. Il ne restait au catholicisme
qu'à imiter ses rivaux, et, s'il le pouvait, à les dépasser. Il y
déploya une promptitude égale dans la volonté et dans les
actes. En 1883, s'ouvrait à Beyrouth une seconde école de
médecine, dotée de professeurs plus nombreux, de services
plus complets, et toute française ; l'hôpital tenu par les
Sœurs de Charité devait servir de clinique. Auteurs du pro-
jet, les Jésuites, pour le mener à bonne fin, avaient sollicité
l'aide du gouvernement français. Dès l'année 1879, Gambetta
en adoptait l'idée avec l'ardeur passionnée qu'il mettait au
tout rite. Actuellement, plus de vingt sociétés de propagande, disposant
d'un capital de cent millions, envoient des nuées d'agents dans tous les
pays du monde.
Les protestants prirent pied dans le Levant de 1823 à 1830 ; la Palestine,
l'Asie mineure, l'Egypte, et avant tous les autres pays d'Orient, la Syrie fut
le théâtre qu'ils choisirent pour leur apostolat. Ils étaient partis chargés de
Bibles et de traités qu'ils distribuèrent gratuitement aux musulmans et aux
chrétiens dissidents, espérant bientôt mesurer les progrès de la doctrine
évangélique à la consommation des livres qui la contiennent. Ils ne tardèrent
pas à s'apercevoir qu'à ce trafic ils épuisaient leurs ressources, sans se faire
aucun adhérent. Laissant alors de côté ou reléguant au second plan le col-
portage, ils s'appliquèrent, suivant l'exemple des missionnaires catholiques
leurs devanciers, aux œuvres de bienfaisance et d'enseignement. Ils ou-
rrirent des hôpitaux ; ils ouvrirent surtout des écoles. Ils imitèrent, avons-
nous dit, mais leur imitation ne fut point servile ; elle eut s«s innovations
dont la plus importante fut la création de l'école de médecine de Beyrouth.
EN SYRIE 587
service de tout ce qui lui semblait intéresser le prestige
français à l'extérieur. Il mourait avant d'en avoir vu la réali-
sation. Jules Ferry le reprenait et le conduisait à bien. La
lettre ministérielle, qui est pour la Faculté de Beyrouth
comme une charte de fondation, porte sa signature.
D'après l'arrangement intervenu entre le ministre et les
religieux, la direction et l'administration de l'école étaient
laissées aux Pères ; les professeurs étaient choisis par eux
mais acceptés par le ministre des Affaires étrangères; leur
traitement était pris sur une subvention annuelle de quatre-
vingt-treize mille francs fournie par la France. Il n'y
eut jamais aucun doute sur le succès de la fondation ; au
début toutefois son développement éprouva quelque len-
teur, la Porte refusant de reconnaître la validité de notre di-
plôme, et nous-mêmes n'accordant pas à nos docteurs de
Beyrouth le droit d'exercer en France. Aujourd'hui encore,
par suite d'intrigues patiemment ourdies par nos rivaux près
du Sultan, le gouvernement ottoman astreint les élèves sor-
tant de notre école à aller subir à Gonstantinople un examen
qu'on appelle le colloquium^ et qui leur donne seul le droit de
pratiquer la médecine en Turquie. C'est là une formalité oné-
reuse pour des jeunes gens généralement pauvres, d'autant
plus qu'en fait, aucun examen n'est passé par ceux qui savent
ou peuvent employer cet argument décisif en Orient, « le
bakchich )). En revanche, notre ministre de l'Instruction pu-
blique a pris, en 1895, une mesure qui a très heureusement
modifié la situation de notre école : il a assimilé les diplômes
de la Faculté de Beyrouth à ceux de nos facultés françaises,
ce qui donne droit aux docteurs de Beyrouth d'exercer en
France. Cette assimilation, flatteuse pour l'amour-propre des
indigènes, jointe à la perspective de pouvoir fournir leur
carrière en Europe, a fait immédiatement presque doubler
le chiffre des étudiants.
Actuellement, la Faculté comprend un personnel de dix
professeurs, dont six viennent de la métropole. Les étudiants
dépassent le nombre de cent ; ils sont en majeure partie
chrétiens, maronites, grecs-catholiques, quelques-uns ori-
ginaires d'Egypte ; il s'y est rencontré cependant des Druses,
588 NOS CONGRÉGATIONS ENSEIGNANTES
des Israélites. En 1899, la Faculté a eu sept nouveaux doc-
teurs et trois pharmaciens.
Les examens ont lieu au mois de novembre, devant un
jury composé de trois professeurs délégués par le ministre
de l'Instruction publique et choisis dans le personnel ensei-
gnant des facultés de France.
La réputation des médecins formés par l'université catho-
lique l'a vite emporté sur celle des médecins qui sortaient
de l'université protestante. La première grandit, la seconde
décline ; la première a rendu aux catholiques le prestige de
la haute science ; elle a conquis, comme œuvre scientifique,
religieuse, patriotique, les suffrages de tous ceux qui l'ont
étudiée ou visitée, marins, députés, ministres, universi-
taires...
Les vastes bâtiments de l'Université, écrit l'amiral Aube', cou-
ronnent Beyrouth, et profilent dans l'azur du ciel les lignes nettes
et tranchées de leurs grandes façades ; ... constructions récentes,
imposantes seulement par leur masse et l'étendue des terrains
qu'elles occupent; on les sent faites pour résister aux assauts du
temps, pour défier les tempêtes plus redoutables des passions hu-
maines, pour durer en un mot ; pensées et espérances profondes, qui
valent que ceux-là s'y associent, libres penseurs ou croyants convain-
cus, qui ne veulent pas désespérer de nos sociétés troublées. Pour
ceux d'entre eux, en effet, qui ont visité l'église et les cellules des
Pères, les salles d'étude, les cabinets de physique et de chimie, les la-
boratoires, qu'envierait plus d'une de nos facultés de France, cet éta-
blissement, dont le patriotisme français autant que l'Eglise catholique
peut revendiquer la création, ne symbolise-t-il pas les deux plus
grandes forces de ce monde : la religion et la science ? La religion
dans son expression supérieure, le catholicisme, tel que l'ont déve-
loppé, dans un commentaire ininterrompu de dix-neuf siècles, les plus
grands génies de l'humanité ; la science, telle que Tout faite les con-
quêtes de l'esprit humain ; enseignée par des hommes à la foi ardente,
qui l'acceptent sans restriction ni crainte, parce qu'ils voient en elle
une des faces de la vérité absolue, et que, pour eux, elle ne peut être
que la servante, l'auxiliaire de leur foi elle-même.
Dans la lettre où M. Barthélémy Saint-Hilaire, ministre des
Affaires étrangères, annonçait au supérieur de la Mission
l'octroi de la subvention annuelle, il s'exprimait ainsi :
Mon révérend Père, je me félicite de pouvoir donner aux missionnaires
1. Entre deux campagnes.
EN SYRIE 589
que vous dirigez, ce nouveau témoignage de la bienveillante sollicitude
avec laquelle le gouvernement de la République suit leurs efforts patrio-
tiques pour accroître V influence française en Orient.
Telle qu'elle fonctionnç actuellement, disait en 1887 le rapporteur
du budget des Affaires étrangères, M. Gerville-Réache, l'Ecole de mé-
decine rend à l'influence française des services considérables : c'est
l'opinion hautement exprimée par notre consul général, auquel un sé-
jour en Orient, antérieur de dix ans à la mission qu'il remplit actuel-
lement, permet de se rendre un compte exact de la situation ; c'est
également la constatation sur laquelle le docteur Villejean, délégué
comme inspecteur, insiste avec non moins de force dans son rapport
officiel.
L'harmonie complète des appréciations ainsi formulées par les re-
présentants des Affaires étrangères et de l'Instruction publique a édifié
la Commission du budget sur l'utile emploi des ressources affectées
naguère à la fondation de la Faculté de médecine de Beyrouth et des
allocations que la générosité des Chambres a, depuis celte époque,
consacrées chaque année au développement de cette œuvre essentiel-
lement française.
La même note est donnée, en 1892, par M. Boulanger,
rapporteur général de la Commission du budget au Sénat :
J'ai été frappé, dit-il, en faisant^ il y a trois ans, un voyage dans nos
établissements français du Levant, des services considérables que rend à
notre influence V Ecole de médecine de Beyrouth,
Parmi les personnages de marque qui ont vu et loué l'uni-
versité de Beyrouth, M. Gustave Larroumet, membre de
l'Institut, est le plus explicite. Il consacre tout un chapitre
de son livre Vers AtJiènes et Jérusalem^ à sa visite aux Jé-
suites de Beyrouth.
A tort ou à raison, je n'aime rien des Jésuites, — c'est ainsi que
i\I. Larroumet commence son récit, — et l'on m'eût beaucoup étonné
en me disant que, aussitôt débarqué en Syrie, je visiterais avec une
vive curiosité un établissement de Jésuites français, et que j'éprouve-
rais dès les premiers pas une admiration respectueuse pour l'œuvre
qu'ils poursuivent ici.
Sur le bateau, j'avais été engagé à faire cette visite avec une insis-
tance qui devenait une obsession, mais la fréquence de ce conseil,
donné par des hommes fort divers d'opinions et de carrière, ne me
permettait pas de le négliger. Donc, la ville aussitôt parcourue, je
montais la côte d'Achiafyéts, et je sonnais à la porte des Jésuites. Sur
le désir exprimé par un Français de visiter la maison, le P. Recteur
voulut bien me recevoir et me guider. Voici ce que j'ai vu et i'impres-
590 NOS CONGRÉGATIONS ENSEIGNANTES
sion que j'en garde, après avoir essayé de bien voir et avoir contrôlé
mon sentiment par tous les moyens dont j'ai pu disposer.
Les Jésuites français ont fondé à Beyrouth une école à plusieurs
degrés ;... l'enseignement supérieur consiste en une faculté de méde-
cine...
L'établissement est installé dans une édifice superbe, sans faux luxe.
De la terrasse qui en forme le centre, le regard embrasse la ville, la
campagne et la mer. Les Pères qui lisent leur bréviaire entre deux
classes, et les élèves penchés sur un texte ou une préparation anato-
mique, aperçoivent, en levant les yeux, le pavillon français qui flotte
sur notre stationnaire, le Troude, et les paquebots maritimes. Ils en-
tendent les sonneries françaises vives et gaies, auxquelles répondent
les clairons du stationnaire turc — un vieux vapeur à aubes enlizé dans
le port — ' clairons sourds et traînants, comme la voix lointaine du
muezzin, comme la plainte de l'Orient ftmatique et contenu.
Aux premiers pas dans la maison, l'ordre et la propreté, la netteté
des méthodes, traduite par les détails matériels, contrastent de ma-
nière singulièrement instructive avec la négligence, la saleté et l'inco-
hérence des habitudes orientales. Classes, bibliothèques, collections,
laboratoires sont des modèles de tenue. Sur les tables et les rayons se
trouvent toutes les revues scientifiques de quelque intérêt et le meil-
leur choix de tous les livres spéciaux. Dès qu'une facilité d'étude se
réalise par un nouvel instrument, il arrive à l'école de Beyrouth. Il
n'y a pas une grande ville de France dont les institutions d'enseigne-
ment supérieur soient mieux outillées que celles-ci. Pour les cours de
médecine, les Pères qui assistent, comme maîtres de conférence, les six
professeurs titulaires sont eux-mêmes des savants au courant des der-
niers travaux. L'un d'eux, en relations constantes avec les docteurs
d'Arsonval et Tripier, me montrait avec une compétence et une mo-
destie singulières, son laboratoire d'électrothérapie et ses photogra-
phies aux rayons Rœntgen...
Le succès de cette fondation a toujours été grandissant...
J'ai vu l'attitude des élèves envers leurs maîtres ; elle respire la con-
fiance et la reconnaissance...
Quant au but que les Pères se proposent... c'est de faire aimer la
France, d'instruire et de moraliser en son nom... de lutter contre les
rivalités sourdes ou déclarées, hypocrites ou franches, que rencontrent
partout notre langue et notre action...
Car ces Jésuites sont français et travaillent pour la France. S'ils
appartiennent à un ordre cosmopolite, cela ne les empêche pas d'aimer
leur pays, comme on l'aime à distance, d'un amour plus éclairé, plus
actif et moins tranquille. J'ai encore dans l'oreille l'accent avec lequel
ils me disaient : « Nous sommes Français et notre œuvre est française. »
Les abandonner serait, pour la France, s'abandonner elle-même.
Hélas ! n'est-ce pas ce que vont faire nos législateurs ?
EN SYRIE 591
N'est-ce pas l'abandon, et plus que l'abandon, la mort, qu'ils
vont décréter contre ceux qui « servent là-bas la cause de la
France ^ ? »
IV
L'enseignement secondaire en Syrie est représenté par le
collège des Lazaristes à Antoura, et par le collège des
Jésuites à Beyrouth. On pourrait y ajouter l'institut des
Lazaristes à Damas, et l'école des Jésuites de Saïda; mais à
Damas comme à Saïda, les programmes d'instruction ne
dépassent guère le niveau des bonnes études primaires.
Le collège d'Antoura, situé dans la montagne à une dizaine
de kilomètres de Beyrouth, est le premier en date des éta-
blissements français d'instruction dans le Liban. Ce fut
vers 1835 que les Lazaristes, héritiers de l'ancienne mission
des Jésuites, entreprirent de ressusciter à Antoura l'œuvre
d'enseignement que leurs devanciers y avaient jadis créée.
Le succès répondit à l'effort. Antoura est un collège réputé
dans la région; deux cents élèves le fréquentent, tous pen-
sionnaires.
Le collège de Beyrouth est une des sections du grand
groupe scolaire auquel appartiennent la Faculté de médecine
et le séminaire oriental. Il a remplacé le séminaire-collège
de Ghazir^, fondé en 1843, par la nouvelle mission des
Jésuites.
1. Au séminaire oriental, et à la Faculté de médecine, il faudrait joindre
encore, pour donner une idée complète du mouvement intellectuel suscité
en Syrie par nos congrégations, l'imprimerie annexée à ces centres d'ensei-
gne;QQcnt. Munie d'une fonderie de caractères pour toutes les langues du
Levant, des presses de cette imprimerie sont sortis des ouvrages de propa-
gande et de doctrine, en arabe, en turc, en arménien, en syro-clxaldéen.
« Admirablement outillée, dit l'amiral Aube, elle a obtenu les plus hautes
récompenses dans nos expositions... Sa Bible arabe, notamment, est un chef-
d'œuvre de typographie qu'envierait l'Imprimerie nationale. » M. Lamy,
professeur à l'Université de Louvain, mentionnait avec éloge, au onzième
Congrès des Orientalistes, tenu à Paris en 1898, les ouvrages arabes, sy-
riaques, édités à Beyrouth.
2. Ghazir, dans la province libanaise de Kesroan, à 400 mètres au-dessus
de la baie de Djouni. à 15 kilomètres au nord-est de Beyrouth, avait d'abord
été choisi (1843) par les Jésuites rappelés en Syrie, pour l'établissement
d'un petit séminaire à l'usage des Eglises unies ; en 1855, sur la demande
des familles européennes établies en Syrie, comme aussi des émirs, des
cheiks, des bourgeois indigènes, le petit séminaire se doubla d'un collège
592 NOS CONGREGATIONS ENSEIGNANTES
Lorsque dans, l'automne de 1875, le personnel de Ghazir
prit possession des bâtiments récemment construits dans la
capitale libanaise, ils parurent trop vastes; on craignit de
s'être exagéré les besoins du pays, et le nombre des enfants
que la condition actuelle de leurs familles, ou leurs espé-
rances de la dépasser un jour, pousseraient aux études
secondaires. Ces appréhensions n'étaient pas sans fonde-
ment, eu égard à l'état où se trouvait alors encore la Syrie;
mais les fondateurs avaient travaillé pour l'avenir, et l'avenir
leur donna raison. Les rapports de plus en plus fréquents du
pays avec l'Europe, la nécessité qui en résulte pour un grand
nombre d'indigènes de parler et d'écrire la langue française,
l'engouement progressif pour les institutions européennes,
le chiffre grandissant des familles occidentales que les
affaires fixent en Syrie, ont augmenté beaucoup les besoins
d'instruction. Le collège n'est plus trop grand pour sa popu-
lation scolaire, et l'on peut prévoir le jour, si rien ne se met
à la traverse, où il ne suffira plus à abriter tous ceux qui
lui demanderont éducation et instruction chrétienne.
Le chiffre des élèves dépasse actuellement cinq cents, la
grande majorité appartient au catholicisme ou aux rites unis;
toutefois, schismatiques, musulmans, druses même et Israé-
lites, sont admis, s'ils acceptent les conditions spécifiées
d'avance.
Deux enseignements parallèles sont donnés au collège de
Beyrouth : l'enseignement secondaire classique, conforme
en principe aux programmes des collèges de France; et l'en-
seignement secondaire français. Le cours des classes fran-
çaises comprend une année de moins que le cours des
classes latines; les élèves des deux cours se réunissent en
philosophie; le tiers des élèves étudient le latin. Les condi-
tions locales demandaient ce dédoublement; le latin n'a
proprement dit ; le vieux palais de l'émir Abdallah-Chéhab dut s'agrandir
pour abriter ses nouveaux hôtes ; le nombre des élèves laïques l'emporta
bientôt sur celui des séminaristes ; en 1859, les premiers étaient cent-vingt,
les seconds quatre-vingt. L'établissement de Ghazir devenait trop étroit ;
d'autre part, la ville de Beyrouth croissait en importance et s'affirmait de
plus en plus comme la capitale de la contrée ; ces raisons décidèrent le
transfert à Beyrouth du séminaire-collège de Ghazir.
EN SYRIE 593
aucun rapport avec l'idiome du pays, il n'est pas la langue
liturgique des Églises orientales; il en résulte naturellement
que l'étude de la langue latine ne s'impose pas en Orient à
toute éducation libérale au môme degré qu'en Europe.
Un baccalauréat es lettres, imité de celui de France, a été
institué pour les élèves de latin. L'examen est scindé en deux
parties, et se passe devant les professeurs de l'établissement.
Un diplôme portant la signature du recteur de l'Université,
légalisée par le consul, est remis à ceux qui ont satisfait aux
épreuves. Il ne confère aucun droit auprès du gouvernement
ottoman; mais le gouvernement français veut bien en re-
connaître l'équivalence avec le baccalauréat de France, pour
l'admission des jeunes gens de nationalité étrangère dans
nos écoles de droit et de médecine. Pareil privilège a été
accordé au collège d'Antoura. Les élèves du cours se-
condaire de français peuvent obtenir à la fin de l'année de
philosophie un certificat d'études délivré dans les mêmes
conditions. Cette double institution du baccalauréat et du
certificat d'études a eu d'heureux résultats sur le travail et
l'application des élèves des classes supérieures. Le bacca-
lauréat en particulier a contribué à maintenir en honneur les
traditionnelles études classiques.
On a dit que l'instruction donnée à Saint-Joseph de Bey-
routh — et le même reproche a été adressé au collège d'An-
toura — dépasse sur plusieurs points les besoins du pays et
qu'elle est trop française. « Il serait plus exact, pense un mis-
sionnaire *, de dire qu'elle devance les besoins du pays et
sa transformation par le courant européen. Mieux que per-
sonne, Jésuites et Lazaristes savent que cette transformation
n'est pas tout à l'avantage de la religion; mais ils savent
aussi que ce serait folie de se roidir contre le courant; il est
irrésistible; il résulte de la force même des choses. Mieux
vaut le suivre, ou même en prendre la tête, pour le diriger
autant qu'il est possible. Si nos religieux n'étaient pas entrés
résolument dans cette voie, les prédicants américains et an-
glais auraient fait dévier le mouvement tout entier du côté
du protestantisme ou de l'indifférence religieuse. »
U Le R. P. JuUien, Nouvelle Mission de Syrie.
LXXXVI. — 38
594 NOS CONGREGATIONS ENSEIGNANTES
A Beyrouth, les catholiques sont fiers de leur collège
Saint-Joseph; les principales familles schismatiques tiennent
à honneur d'y avoir leurs enfants. Les walis, les consuls, ne
manquent pas de le visiter à leur entrée en charge; les ami-
raux de l'escadre de la Méditerranée y viennent chaque fois
qu'ils touchent à la côte de Syrie; M. Félix Faure, quelques
mois avant son élection à la présidence de la République, y
voulut tout voir et adressa d'amicales félicitations aux élèves
et aux Pères. Tant que vécut le président, le collège de Bey-
routh, comme celui d'Alexandrie, eut son prix Félix Faure
proclamé en tête du palmarès.
Mais, ici encore, il faut redire notre plainte : à quoi auront
servi tant d'efforts, et que vont devenir les espérances que
les résultats obtenus faisaient concevoir pour l'Église et
pour la patrie ?
V
Si maintenant nous passons à l'enseignement primaire,
nous aurons tout d'abord à signaler les Frères des Ecoles
chrétiennes qui, par leur dévouement et leur compétence
professionnelle sont, dans tout l'Orient, des auxiliaires très
actifs et très précieux de l'action religieuse et de Tinfluence
française. La clarté de leurs méthodes, la simplicité de leurs
allures, le caractère pratique de leur programme convien-
nent parfaitement aux goûts et aux nécessités des classes
populaires du Levant.
Les Frères ont commencé à se fixer en Syrie, il y a à peu
près vingt ans; ils possèdent aujourd'hui des établissements
dans les cinq villes ou bourgades de Nazareth, Gaïffa, Latta-
quié, Tripoli et Beyrouth. A Nazareth, où les écoles de tous
les rites semblent s'être donné rendez-vous, ils représentent
avec avantage l'enseignement catholique. A Gaïffa, au pied
du Garmel. ils luttent contre les écoles anglaises, russes,
allemandes. Dépassés à Lattaquié par les protestants, ils se
relèvent à Tripoli et à Beyrouth. La ville de Tripoli se com-
pose de deux parties distinctes, la ville proprement dite à
deux kilomètres dans l'intérieur des terres, et le quartier dit
de Tripoli-marine^ sur le bord de la mer. Ghacune possède
une école de Frères, celle de Tripoli-ville très florissante.
EN SYRIE 595
Ce n'est qu'en 1890 que les Frères ont fondé leur première
maison de Beyrouth, au centre de la cité. Ils ont aujourd'hui
dans cette ville deux écoles. La seconde a commencé en
1896, avec le concours de l'alliance française : elle est située
dans le quartier dit de Raz-Beyrouth, habité principalement
par des Européens et des Maronites. Assez éloignées l'une
de l'autre pour ne pas se faire concurrence, les deux écoles
sont en pleine prospérité.
Dans leurs divers établissements de Syrie, les Frères ins-
truisent de douze à quinze cents enfants. La connaissance du
français, de notre écriture, de nos méthodes de calcul, ouvre
à leurs élèves les situations les plus lucratives de la domes-
ticité, et les postes secondaires du commerce, des banques,
des agences maritimes, des consulats, de l'administration
turque. Mais à côté de ces écoles dont le personnel ensei-
gnant est exclusivement français, il faut placer l'œuvre des
petites écoles indigènes, dont l'idée comme celle de la Fa-
culté de médecine nous a été inspirée par nos rivaux. Pour
suppléer à leur petit nombre, les prédicants américains
avaient imaginé de recruter parmi les indigènes des maî-
tres et des pasteurs; chacun des disciples ainsi formés de-
viendrait à son tour un propagateur de l'enseignement qu'il
aurait reçu; si les leçons données aux maîtres indigènes coû-
taient cher, les leçons transmises par ces indigènes à la po-
pulation coûteraient peu ; enfin, dans une contrée où la race et
la religion sont inséparables, aucune propagande n'égalerait
m efficacité l'apostolat entrepris auprès des indigènes par
[es hommes de leur sang.
L'idée était trop ingénieuse pour n'être pas reprise et per-
fectionnée par les missionnaires catholiques. Dès 1856, l'un
['entre eux réunit un certain nombre de jeunes et fervents
îhrétiens de la montagne, avec le dessein d'en faire des mai-
res instruits et pieux, capables d'ouvrir des écoles en face
*de celles des protestants et de les maintenir victorieuses.
L'association prit bientôt la forme d'une véritable congréga-
tion religieuse, sous le patronage de saint François-Xavier.
Ses membres se nommaient Xavériens; ils devaient ensei-
gner gratuitement les enfants de la campagne, se contentant
de la nourriture que chaque famille leur fournirait à tour de
596 NOS CONGRÉGATIONS ENSEIGNANTES
rôle, du logement que leur procurerait le village; la mission
se chargerait de leurs vêtements. La société des Xavériens
eut son beau temps; les Jésuites n'eurent pas à regretter les
sacrifices dépensés pour sa fondation; diverses causes en
amenèrent peu à peu la dissolution.
Aujourd'hui, les petites écoles locales sont tenues par des
prêtres des rites-unis, mais sous la direction et surveillance
des missionnaires. Les Jésuites ont en Syrie neuf centres de
mission : Beyrouth, Saïda, Ghazir, Bikfaya, Zahlé, Tanaïl,
Damas, Homs et Alep. Chacune de ces missions a dans sa
dépendance un certain nombre d'écoles, qu'elle entretient,
qu'un Père est chargé de visiter à tour de rôle; chaque école
est inspectée au moins une fois par quinzaine. Le nombre de
ces établissements n'est pas moindre de 150 pour les garçons
avec plus de 8 000 élèves; le français y est enseigné à plus
de 1200 enfants. Les Lazaristes ont aussi leurs écoles indi-
gènes, organisées différemment.
Nous n'avons rien dit encore des écoles de filles en Syrie.
Cinq congrégations de religieuses françaises s'y emploient :
les Dames de Nazareth, les Sœurs de Saint-Vincent de Paul,
les Sœurs de Saint-Joseph de l'Apparition de Marseille, les
Sœurs du Bon-Pasteur d'Angers, les Sœurs de la Sainte-
Famille.
Le vaste établissement des Dames de Nazareth à Beyrouth,
dans une situation plus dominante encore que l'université
Saint-Joseph, donne aux enfants des meilleures familles du
littoral une éducation qui ne le cède en rien à celle que l'on
irait chercher dans les pensionnats les plus réputés de
France. A cette école aristocratique, qui abrite de quatre-
vingts à cent élèves, est annexée une école gratuite que fré-
quentent plus de quatre cents enfants. Nous retrouvons les
Dames de Nazareth à Gaïfîa, à Saint-Jean d'Acre, à Gheffamar,
à Nazareth, en face des écoles anglaises, des écoles russes,
juxtaposées dans ces différentes localités ; et auxquelles
même, à Gaïffa, il faut ajouter une école catholique de na^
tionalité rivale, celle des Sœurs prussiennes de Saint*
Charles.
Les Sœurs de Saint- Vincent de Paul sont très populaires
Eîq SYRIE 597
dans toute la Turquie. On a cité plus d'une fois le trait de
cet iman de la grande mosquée à Constantinople, qui, long-
temps spectateur des soins donnés par les sœurs de charité
aux malades musulmans et se sentant près de sa fin, faisait
demander trois d'entre elles, et leur disait : « Je n'ai pas
voulu quitter cette terre sans avoir revu ce qu'elle a de meil-
leur ». En môme temps qu'elles soignent les malades, les
Filles de Saint- Vincent de Paul instruisent les enfants. Elles
se sont installées, à cette fin, dans les trois villes de Bey-
routh, de Tripoli et de Damas. A Beyrouth, elles ne possè-
dent pas moins de cinq établissements, sept même si l'on
compte les deux orphelinats de Zouk et de Broumana, dans
la montagne, aux environs immédiats de la ville. La plus
importante de ces écoles s'appelle la Maison de la Miséri-
corde\ elle est dirigée par une vénérable religieuse, la sœur
Gélase, qui a fondé, depuis cinquante ans, la plupart des
établissements de son ordre existant en Syrie, et dont, il y a
une dizaine d'années, le gouvernement récompensait le dé-
vouement par la croix de la Légion d'honneur. Viennent en-
suite l'école de Raz-Beyrouth, l'école de la Quarantaine fon-
dée en 1895 dans le quartier de la gare ; puis deux orphelinats.
(( Les services qu'ont rendus à l'influence française, dans
tout le Levant, les modestes petites sœurs de Saint-Joseph, à
peine connues en Europe et même en France, sont incalcu-
lables. Partout elles ont fait aimer notre nation en même
temps qu'elles ont enseigné sa langue i. » En Syrie, les sœurs
de Saint-Joseph sont à Beyrouth, à Nazareth, à Saïda, à Sour
(Tyr), à Deir-el-Kamar. Leur institut de Beyrouth tient le
milieu entre ceux des Dames de Nazareth et des Sœurs de la
Charité, et s'adresse plus particulièrement à la petite bour-
geoisie et à la classe relativement aisée du peuple. A Naza-
reth, le dispensaire annexé à leur école, et qui est un des plus
fréquentés de la Syrie, ajoute à leur popularité et a pour effet
d'augmenter la clientèle de leur enseignement. A Saïda, leur
école est installée dans une propriété de la France, dite « Khan
français », et elle est intéressante en ce qu'elle lutte vigou-
reusement contre les missions protestantes particulièrement
1. Gabriel Charmes, Voyage en Palestine, p. 103.
598 NOS CONGREGATIONS ENSEIGNANTES
actives dans cette région. Leur école de Sour est le seul éta-
blissement français que nous possédions dans cette ville. Et
de même, à Deir-el-Kamar, si connu par les affreux massacres
dont cette localité fut le théâtre en 1859, leur école est la seule
qui enseigne le français aux nombreux Maronites de la con-
trée et fasse concurrence à la propagande anglaise.
Les Sœurs du Bon-Pasteur d'Angers, établies depuis long-
temps en Egypte, sont venues à Beyrouth vers 1894, elles
ont ouvert une école à Hammana, à quelque distance de la
ville.
A Beyrouth encore, qui, ainsi qu'on le voit, est autant et
plus que beaucoup de villes de France dotée d'établisse-
ments d'instruction, on trouve les Sœurs de la Sainte-
Famille, envoyées, en 1895, par Mgr Bourret à l'archevêque
maronite, qui désirait avoir, pour sa communauté, un pen-
sionnat de filles.
Toutes ensemble, nos religieuses de Syrie élèvent près de
cinq mille jeunes filles, dont les deux tiers apprennent le
français.
Nous avons vu l'organisation, par les Jésuites, de missions
entretenant et surveillant un certain nombre d'écoles indi-
gènes de garçons. Pour les filles, une communauté de reli-
gieuses du pays, dites du Sacré-Cœur et vulgairement appe-
lées Mariamettes^ a été fondée par les missionnaires. Ébau-
chée dès l'année 1853, l'œuvre n'a été définitivement assise
qu'en 1860. En pays d'Orient, elle était taxée par beaucoup
de singulière témérité. Elle a réussi cependant, elle continue
à fonctionner et à produire les plus heureux fruits. Les
pauvres filles du Sacré-Cœur de Syrie, adoptées en grande
partie et secourues par les Sacrés-Cœurs de France, ont
multiplié leurs écoles; elles en ont cinquante-sept, avec trois
mille cinq cent neuf élèves, tout autour du Liban, depuis
l'extrémité septentrionale de la Cœlésyrie jusque dans la
haute Galilée. Quand le voyageur, après avoir suivi dans sa
longueur la grande vallée syrienne, arrive à Baalbeck; ou
bien quand, après avoir gravi les cimes abruptes qui domi-
nent au nord-ouest le lac de Tibériade, il entre dans la ville
de Saphed, ce n'est pas sans émotion qu'illit au-dessus d'une
EN SYRIE 599
modeste habitation : École française. C'est Técole des Maria-
mettes, qui, de leur côté, se font une fête d'accueillir le
prêtre français.
Au total, sait-on combien d'enfants indigènes fréquentent,
en Syrie, les écoles primaires tenues ou surveillées par nos
religieux et nos religieuses ? Près de vingt-trois mille en
chiffres ronds ^
VI
Tel est, sauf erreurs de détail ou omissions involontaires,
mais de minime importance, le tableau en raccourci des
efforts de nos congrégations enseignantes pour développer,
dans cette partie de l'Empire ottoman, notre influence avec
l'enseignement de notre langue.
Un vieux consul de Syrie racontait qu'après les événements
de 1860, Fuad-Pacha lui disait : « Je ne crains pas les qua-
rante mille baïonnettes que vous avez à Damas; je crains les
quarante ou cinquante robes que voilà »; et il lui montrait
des Jésuites, des Lazaristes, etc. « Pourquoi? lui demanda
le consul. — Parce que ces robes noires font germer la
France dans notre pays. »
« Rien de plus vrai, ajoute M. Gabriel Charmes, à qui le
vieux consul narrait le fait; je me rappelle l'étonnement que
j'ai éprouvé en plein désert, dans les environs de la mer
Morte, en rencontrant une femme bédouine qui parlait cou-
ramment le français. « Où donc avez-vous appris le français?
« Chez les Sœurs de Saint-Joseph, me répondit-elle. » Il y a
trente ans encore, l'italien, importé par les marchands véni-
tiens et génois, était généralement parlé sur les côtes de la
Turquie; aujourd'hui, grâce à nos écoles confessionnelles,
cette langue a fait place à la nôtre.
En 1890, le député radical M. Douville-Maillefeu, qui venait
de parcourir la Syrie, la Palestine, qui avait visité en détail
l'université Saint-Joseph de Beyrouth, qui était entré dans
nos établissements de moindre importance, eut l'occasion,
au cours d'une discussion, de rappeler, devant ses collègues
de la Chambre, ses souvenirs de voyage : « Je parle à la tri-
1. Chiffre exact d'après le P. Rouvier. Loin du pays, p. 223 : 22 280, dont
12 780 garçons.
600 NOS CONGRÉGATIONS ENSEIGNANTES
bune française, dit-il; je n'ai qu'un intérêt, celui de ma patrie,
de la France, de la propagation de la langue française. Or je
tiens à déclarer que partout en Orient, quel que soit l'ordre
auquel appartiennent les religieux des deux sexes, quelle que
soit la robe qu'ils portent, tous montrent, j'en ai la preuve,
un dévouement absolu pour le nom français. Je dois dire non
seulement la vérité, mais toute la vérité. Je rends hommage
au rôle français des Congrégations en Syrie et en Pales-
tine ^ »
En effet, par le moyen de ses Congrégations, la France a
sous sa direction, dans ces contrées, une immense clientèle
indigène; elle est maîtresse des forces morales du pays; elle
s'assure le dévouement de la partie la plus active et la plus
éclairée des populations. Notre commerce en Syrie est infé-
rieur à celui de quelques autres nations; nous nous sommes
laissé distancer sur ce point. Personne néanmoins ne peut
se vanter d'y posséder des intérêts égaux aux nôtres. Il y
a là de véritables nations qui vivent de notre vie, qui s'im-
prègnent de notre civilisation, qui reçoivent de nous leur
culture intellectuelle, qui se considèrent et que nous con-
sidérons comme faisant partie de notre famille, comme des
satellites gravitant dans notre sphère d'attraction, comme
un lambeau de la France.
Ce que nous disons de la Syrie, il faudrait l'étendre, dans
une mesure notable, à l'Egypte, à l'Arménie, à l'Asie mi-
neure, aux provinces de la Turquie d'Europe.
Or, ce nerf de la prépondérance française, voici que la loi
en discussion s'apprête à le trancher; ce puissant levier d'ac-
tion, qui travaillait à notre profit, nos législateurs s'occu-
pent à le briser.
Que l'on n'espère pas s'appuyer au dehors sur les congré-
gations en même temps qu'on les proscrit à l'intérieur. « On
ne saurait, dit le pape Léon XIII, cueillii* des fruits sur un
arbre dont on coupe les racines. » On ne saurait faire couler
à son embouchure un fleuve dont on tarit la source. Accep-
table transitoirement, comme compromis politique, la for-
mule célèbre : « l'anticléricalisme n'est pas un article d'ex-
1. Chambre des députés, séance du 6 novembre 1890.
I
EN SYRIE 601
porfation », ne serait, comme règle d'une conduite définitive,
qu*une ineptie. Au surplus, nos maîtres du moment essaye-
ront-ils seulement de l'appliquer, et de renouveler les utiles
inconséquences des Gambetla et des Ferry ? Non; ils laissent
de côté tout ménagement; la loi qu'ils élaborent a un effet
plus désastreux que de contrarier pour un temps l'épanouis-
sement des corporations religieuses; elle les arrache pour
toujours du sol, entraînant, par voie de conséquence iné-
luctable, la décadence immédiate et la ruine prochaine des
œuvres de propagande qui en étaient au loin comme les reje-
tons.
Que Ton ne dise pas que les congrégations reconnues
seront respectées et suffiront à la tâche.
Respectées... mais pendant combien de temps? Respec-
tées... non, enveloppées dans les calomnies déversées sur la
profession religieuse pour servir de préface à la loi, et qui,
là-bas, en Orient, ne peuvent manquer d'avoir un funeste
écho. On l'a expérimenté en 1880.
Je ne juge pas la politique des décrets, a écrit M. Gabriel Charmes \
j'en exph'que les effets au dehors. Il faut avoir vu quel déchaînement
de haines, de colères; quel tourbillon d'accusations furieuses ont fondu
alors sur nos missions à l'étranger ! En Syrie, tous nos adversaires,
musulmans^ chrétiens, schismatiques, protestants, catholiques, se sont
rués contre les ordres français. Une presse arabe, nombreuse, ardente,
à employé, pour les flétrir, toutes les ressources d'une langue auprès
de laquelle toute autre est stérile en outrages... Traduisant chaque
jour les articles des journaux radicaux de Paris, Vile les a jetés à la
face des religieux français, en leur disant : a Vous le voyez bien, ce
sont vos compatriotes eux-mêmes qui vous accusent... »
Les congrégations reconnues suffiront à la besogne. Mais
non ; toutes ensemble, unissant leurs efforts, les reconnues
et celles qui ne le sont pas, plient déjà sous le fardeau ; qu'ar-
rivera-t-il si l'on supprime la moitié et plus des ouvriers ?
Que l'on se reporte aux chiffres que nous avons donnés; que
Ton fasse le départ, dans l'œuvre totale de notre enseigne-
ment en Syrie, entre les reconnus et les non reconnus, on
verra ce qui résulterait de la disparition de ces derniers;
avec eux, du coup, disparaîtraient tout l'enseignement supé-
1. Revue des Deux Mondes, 15 février 1883, p. 774.
602 NOS CONGREGATIONS ENSEIGNANTES EN SYRIE
rieur, le plus important de nos deux établissements d'ins-
truction secondaire, toutes les petites écoles indigènes de
garçons et de filles.
Pendant que nous préparons ainsi notre déchéance, nos
rivaux grandissent. C'est la Russie, protectrice officielle des
schismatiques ; la Russie, avec les cent quarante écoles qu'elle
a déjà créées en Galilée et en Syrie, remontant de proche en
proche vers le Nord, comme si elle voulait jalonner une
route, et joindre Jérusalem à sa frontière d'Arménie. C'est
l'Amérique, l'Angleterre, protectrices avouées des protes-
tants, et qui rassemblent déjà dans leurs écoles syriennes
près de douze mille élèves. C'est l'Italie, qui a renoncé aux
écoles laïques inventées par M. Crispi, — le laïcisme ne
prend pas en Orient, — mais qui n'en met que plus d'assi-
duité à flatter le sentiment patriotique des prêtres et religieux
italiens, si nombreux dans le Levant. C'est l'Autriche, qui
n'ayant pas une langue unique, ne multiplie pas les écoles
pour la répandre, mais qui possède à merveille Part des dons
utiles, et, par l'opportunité de ses largesses, se glisse à notre
place, en Albanie comme dans le haut Nil, chez les Mirdites
comme chez les Coptes, substitue ses couleurs aux nôtres
sur les établissements qu'elle subventionne. C'est l'Allema-
gne enfin, c'est Guillaume II, promenant, il y a deux ans, à
travers la Palestine et la Syrie, l'aveu retentissant de ses
impériales prétentions.
Nos rivaux se développent, tandis que nous travaillons
nous-mêmes à nous amoindrir. Jamais la passion sectaire
n'aura sacrifié, d'un cœur plus léger, les intérêts les plus sa-
crés d'un pays.
HippoLYTE PRÉLOT, S. J.
Rectification. — Dans l'article ce A propos des lois d^ asso-
ciation. Le Religieux prêtre » numéro du 5 février, page 343,
nous avions écrit en note que <c les Trappistes, quoique fai-
sant des vœux solennels, ne sont pas pleinement exempts ».
Nous remercions le R. P. Prieur de l'abbaye d'Igny de nous
informer que « d'après les nouvelles constitutions approu-
vées et confirmées par le Saint-Siège, le 25 août 1894, les
Trappistes jouissent de l'exemption pleine comme les autres
religieux à vœux solennels ». H. P.
UN POÈTE PHILOSOPHE
VIGNY
(( Le monde de la poésie et du travail de la pensée a été
pour moi un champ 'd'asile que je labourais et où je m'en-
dormais au milieu de mes fleurs et de mes fruits, pour ou-
blier les peines amères de ma vie, ses ennuis profonds, et
surtout le mal intérieur que je ne cesse de me faire en re-
tournant contre mon cœur le dard empoisonné de mon esprit
pénétrant et toujours agité. » Voilà ce qu'on lit, sous la date
du 27 juin 1847, dans ce Journal d^ un poète ^^ qu'il vaudrait
mieux ne jamais lire, qu'il eut mieux valu ne pas extraire des
quatre-vingt-trois cahiers manuscrits dont nous parle un
biographe-. Par quel aveuglement d'amitié a-t-on pu croire
que cette publication posthume grandirait le personnage?
Ses œuvres, les dernières surtout, les plus renommées, n'é-
taient certes pas pour le rendre aimable; mais, si quelque
chose achève cette impression en l'expliquant, c'est bien le
Journal. Un beau talent, à qui presque rien ne manque pour
faire un très grand poète; une âme essentiellement aristo-
cratique, fine, délicate, élevée, mais malheureuse par sa
faute ; victime d'un égoïsme transcendental, d'un orgueil
plus effrayant dans sa profondeur calme, que celui de Victor
Hugo avec ses éclats et ses fanfares, d'une incrédulité pous-
sée, par moments, à ce que J. de Maistre appelle « cet épou-
vantable phénomène » de la haine de Dieu^: les Destinées^
faisaient pressentir tout cela ; le Journal nous le montre en
pleine lumière.
Or, la phrase que je citais au début résume assez bien le
Journal. Quelle illusion, mais quel aveu ! Où sont les « peines
1. Journal d'un poète, recueilli et publié sur les notes intimes d'Alfred
de Vigny, par Louis Ratisbonne. Lemerre, 1885.
2. Maurice Paléologue, Alfred de Vigny. Hachette. In-16.
3. Considérations sur la France.
4. C'est le titre commun des dernières pièces de Vigny, publiées seule-
ment après sa mort.
604 UN POETE PHILOSOPHE
amères )) qui ont rendu Vigny pessimiste, misanthrope, en-
nemi juré de la Providence ? On a quelque peine à les décou-
vrir. — Quant aux « ennuis profonds », ils étaient réels, et
nous en verrons trop aisément la cause. Mais plus réel encore,
s'il est possible, fut ce « mal intérieur » fait sans relâche au
cœur par l'esprit, à l'homme né sensible et artiste par V intel-
lectuel incrédule et superbe. C'est toute son histoire morale.
I. — L'homme et le philosophe ^ surtout d'après son Journal. — Le
militaire et Ve'crivain, — Son a sauvage bonheur ». — Son pessimisme»
— Son attitude à l'e'gard du christianisme et de Dieu.
Les Vigny étaient bons gentilshommes beaucerons, fort
riches sur la fin de l'ancien régime, ruinés par la Révolution
française. Très fier d'eux, mais beaucoup plus de lui-même,
le poète se déclarait le véritable ancêtre, le vrai chef de race,
de par la supériorité de l'esprit.
C'est en vain que d'eux tous le sang m'a fait descendre ;
Si j'écris leur histoire, ils descendront de moi *.
Quant à leur opulence, il la regretta très fort, (c Naître sans
fortune est le plus grand des maux... — Mon père m'éleva
avec peu de fortune, malheur d'où rien ne tire quand on est
honnête homme -. » Voilà qui est net, et pourtant j'aime mieux
croire que tel n'a pas été son principal grief contre Dieu.
Il était né à Loches en 1797, mais vint tout enfant à Paris.
Au collège, on lui fit payer chèrement son titre nobiliaire
et des succès prématurés contrastant avec ses apparences
enfantines : premier coup porté, selon lui, à une sensibilité
qu'allait refouler plus douloureusement encore la vie de sol-
dât. Jusqu'où eut-il donc à s'en plaindre ? Il y entrait avec
enthousiasme, et, s'il ne connut guère que l'ennui des gar-
nisons, s'il dut rester à la frontière pendant la guerre d'Es-
pagne, s'il passa de la garde royale dans l'infanterie de ligne,
ces mécomptes avaient-ils de quoi l'aigrir à jamais ? Il attendit
neuf ans le grade de capitaine, et en accusa « TindifFérence
cruelle » d'un gouvernement à la tête duquel se succédaient
1. L'Esprit pur.
2. Journal.
1
VIGNY 605
ses amis et môme ses parents ^ Notez d'ailleurs ce qui suit :
<( Il est vrai que, dès qu'un homme de ma connaissance arrive
au pouvoir, j'attends qu'il me cherche, et je ne le cherche
plus. » Vingt ans plus tard, sous la seconde république, il
posera sa candidature dans la Charente, et il écrira naïvement
aux électeurs : « Je n'irai point, chers concitoyens, vous de-
mander vos voix. » Toujours le même : il lui sied de recevoir
les avances et de n'en faire jamais. C'est fier, dira-t-on peut-
être ; mais, en vérité, ne l'est-ce point trop ?
Démissionnaire en 1828, le capitaine de Vigny tint rancune
à son premier état. On l'entrevoit dans Servitude et grandeur
militaire \ on le voit à plein dans le Journal. « Tant qu'une
armée existera, l'obéissance passive doit être honorée. —
Mais c'est une chose déplorable qu'une armée 2. )> Ne croiriez-
vous pas entendre un intellectuel modéré de 1900 ? Tournez
cependant la page, et vous pouvez lire : « Le jour où il n'y
aura plus parmi les hommes ni enthousiasme, ni amour, ni
adoration, ni dévouement, creusons la terre jusqu'à son
centre, mettons-y cinq cents milliards de barils de poudre,
et qu'elle éclate en pièces comme une bombe au milieu du
firmament^. » Voilà déjà le Suicide cosmique de nos récents
pessimistes, et l'on n'a point tort d'estimer Vigny un précur-
seur. Mais, n'aurait-il pas avoué, à ses heures de franchise,
que du jour où l'on abolirait cette « chose déplorable )> qu'est
l'armée, le dévouement, l'enthousiasme se feraient plus rares,
et l'heure du suicide cosmique avancerait d'un grand pas?
Il faut l'entendre conter la révolution de 1830. On admire
le compromis qui se fait alors entre le point d'honneur et le
scepticisme politique, entre le gentilhomme et le retraité bou-
deur. Si les princes l'appellent, si seulement ils viennent
payer de leur personne, Vigny s'ira faire tuer auprès d'eux.
« Cela est absurde..., c'est bien injuste, mais il le faudra*. »
Par bonheur, la condition manque, l'honneur est sauf et le
poète respire. Il écrit, dès le 31 juillet : « J'en ai fini pour
toujours avec les gênantes superstitions politiques. » Et
1. Lettre à Brizeux, 1827. ^
2. Le 11 août 1830, p. 53.
3. P. 54.
4. Journal, p. 49.
606 UN POETE PHILOSOPHE
vingt jours plus tard : « En politique, je n'ai plus de cœur.
Je ne suis pas fâché qu'on me l'ait ôté, il gênait ma tête. »
Le mot peint l'homme, et je ne vois pas bien qu'il l'honore.
Quelle joie de pouvoir être désormais un cerveau tout pur!
Et cette politique, où le cœur n'aura plus de part, elle se
fera naturellement sceptique, pessimiste, aristocratique par-
dessus tout. Vigny se prononcera très fort contre la démo-
cratie égalitaire, un désert où le citoyen n'est qu'un grain
de sable jouet du vent. Pure sottise, que de se « balancer mol-
lement entre deux absurdités : le droit divin et la souverai-
neté du peuple ! » Mais alors, quel moyen terme? Sans doute,
le gouvernement des intellectuels. Et si Vigny en était de sa
personne, maintiendrait-il cet autre aphorisme : « On ne doit
avoir ni amour ni haine pour les hommes qui gouvernent.
On ne leur doit que les sentiments qu'on a pour son cocher;
il conduit bien ou il conduit mal, voilà tout. La nation le
garde ou le congédie, sur les observations qu'elle fait en le
suivant des yeux ? *. » J'imagine pourtant que, s'il eût présidé
la République de 1848, Vigny eût mieux aimé, à tout prendre,
qu'on le tînt pour le représentant de Dieu.
Aussi bien la politique n'occupe-t-elle que très rarement
sa pensée. Homme de lettres avant 1830, il n'est plus autre
chose depuis lors, et n'a guère d'autre histoire que celle de
ses œuvres. Là, deux épisodes font époque : un triomphe et
un échec relatif. Le triomphe, c'est la première représenta-
tion de Chatterton (1835) ; l'échec, c'est la séance de récep-
tion à l'Académie (1845). Ce jour-là, le directeur, M. Mole,
se donna un double tort : il fut beaucoup plus applaudi que
le récipiendaire, et d'ailleurs il se permit une fois ou l'autre
de le morigéner courtoisement. Vigny ne pardonna jamais.
Passe pour cette rancune ! On la comprend sans la justifier.
Mais d'où vient sa longue révolte contre la Providence ? Bien
né, bien fait, célèbre de bonne heure, assez à Taise, après
tout, dans sa médiocrité, où sont les « peines amères » dont
il se plaint ? Où sont les griefs contre le ciel ? Faut-il les
chercher dans la trahison de M™^ Dorval ? Car il était homme,
ce fervent idéaliste, cet adorateur de l'esprit pur ; il s'était
1. La pensée ne lui appartient pas, du reste ; elle est de Paul-Louis
Courier.
VIGNY 607
passionnément épris de la grande actrice qui avait tant con-
tribué au succès de Chatterton ^ Mais on avoue qu'il la fati-
gua par l'excès même de son idolâtrie, et d'ailleurs, une
rupture douloureuse n'est-elle pas l'issue ordinaire et le
premier châtiment de pareilles liaisons 2? Aussi bien, Vigny
ne l'avait-il pas attendu pour devenir pessimiste, misan-
thrope, mais surtout ennemi de Dieu. Pourquoi donc, enfin?
C'est ici qu'il faut entrer plus avant dans son caractère, à
quoi nous aide le malencontreux Journal.
Or, il est impossible de s'y méprendre : cette élégance de
si grand air, cette réserve froide et hautaine, cachent très
mal un immense fond d'égoïsme, d'orgueil. Egoïsme à part,
délicat, raffiné ; ambition de se suffire, de vivre « en perpé-
tuelle conversation avec lui-même-^ », dans l'enchantement et
l'adoration de sa pensée solitaire, de sa pensée muette, car
parler est déjà une distraction, un empêchement à la parfaite
jouissance. 11 y a plus, c'est une dégradation nécessaire de
l'idéal entrevu. « Eh quoi ! ma pensée n'est-elle pas assez
belle par elle-même pour se passer du secours des mots et
de l'harmonie des sons ?» A la bonne heure ! mais la pensée
ne peut se faire précise et réflexe qu'à la condition de s'ex-
primer dans l'esprit, de se parler elle-même. Celle de Vigny
serait-elle donc plutôt un rêve ? Il n'en disconvient pas, au
contraire : « Ce qui se rêve est tout pour moi. »
On comprend, dès lors, qu'il dédaigne les hommes d'ac-
tion*, qu'il s'isole de l'humanité presque entière. S'il est peu
répandu dans le monde, il s'en explique par la crainte de
mal soutenir, en conversation, l'idée qu'on aura conçue de
lui d'après ses livres, par l'aversion pour le « contact avec la
médiocrité familière et indiscrète ». Si, d'ailleurs, il produit
1. A cette femme qui vivait selon les habitudes de son état, on a fait une
je ne sais quelle réputation de religion, de piété même. Tout se réduit, j'en
ai peur, à ce mot, d'ailleurs bien significatif, qu'elle aurait dit ou écrit à
propos de la Madeleine de Canova : « ... Heureuse, celle-là!... Où peut-on
rencontrer encore une fois le divin Jésus ?... Croit-on que si je l'avais connu,
j'aurais été une pécheresse ?... Que l'on nous envoie des saints, et nous
serons vite des saintes. » (Cité dans Paléologue, p. 72.)
2. Marié à une Anglaise, il lui demeura c d'autant plus dévoué qu'il lui
était infidèle. » (Cité dans Paléologue, p. 38.)
3. Journal, p. 108.
4. Chatterton, V Esprit pur.
608 UN POETE PHILOSOPHE
peu, si, après de courtes échappées littéraires, il se hâte,
comme disait Sainte-Beuve, de rentrer dans sa tour d'ivoire ;
plût à Dieu que ce fût, avant tout, discrétion, respect de son
art! Mais on l'avoue, c'est peur de se prodiguer et de se
commettre 1. Ne vous étonnez pas non plus que l'immense
majorité des humains lui paraisse indigne de sa compagnie.
« Oh ! fuir, fuir les hommes et se retirer parmi quelques élus
entre mille milliers de mille!... » Voulez-vous connaître,
sous son propre nom, cette disposition d'âme ? Il n'est que
d'écouter Bossuet : « Voyez cet orgueilleux comme il se con-
temple, avec quelle complaisance il se considère de toutes
parts. L'orgueil le fait rentrer en lui-même. N'est-ce pas l'or-
gueil qui a retiré tant de philosophes du milieu de la multi-
tude ? Nous voulons, disaient-ils, rentrer en nous-mêmes;
et, certes, ils disaient vrai : c'était en eux-mêmes qu'ils vou-
laient s'occuper à contempler leurs belles idées 2. » Voilà
Vigny peint au naturel ; voilà ce que le superbe idéaliste
appelait, avec une vérité frappante, son « sauvage bonheur ».
Oui, sauvage, mais triste et pauvre aussi; morne jouis-
sance de lui-même bien plus que des idées qu'il adorait. Car
il lui manquait la consolation d'en être dupe ; tandis qu'il
entretenait avec elles un commerce où l'illusion sensuelle
venait parfois se marier étrangement aux extases de l'esprit,
il les tenait pour chimères, bonnes seulement à endormir
l'ennui de vivre. A ses yeux, rêver, penser, philosopher,
c'était, ni plus ni moins, tuer le temps, comme le prisonnier
qui tresse de la paille dans son cachot. Néant que la philoso-
phie. La raison humaine est « sans base et toujours flot-
tante ^), par suite de quoi « toutes les synthèses sont de
magnifiques sottes ^ », et rien de plus. Néant que les lettres.
Pour écrire, il faut supposer que quelque chose existe, et
c'est là se mentir*. Néant que l'idéal même, puisqu'il n'est
que le fantôme d'un fantôme. Que reste-t-il donc à l'âme tou-
jours active, à l'intelligence toujours inquiète, au cœur tou-
jours avide ? Rien que le plaisir d'envisager ces vastes
1. Paléologue.
2. Sermon sur la loi de Dieu.
3. Journal, p. 166, 93.
4. Ibid., p. 153, 154.
VIGNY 609
ruines sans baisser i^œii, et de subir la destinée sans lui faire
l'honneur d'une plainte ; rien, pour tout dire, que l'impassi-
bilité stoïque, l'acre volupté de l'orgueil.
Mais on n'est pas sceptique pur, on ne saurait l'être, et
Vigny n'admet que trop l'existence du mal. Ici le fait s'im-
pose, et le pessimiste se l'exagère plutôt. Mais, la cause ?
On l'ignore ; on l'ignorera toujours. L'homme est visible-
ment un condamné ; mais le juge garde le silence, les pièces
du procès ont disparu. Et le terme ? Que deviendrons-nous
au sortir de la vie présente, du cachot? Nul n'en sait rien.
C'est folie d'essayer de le dire^; mais « l'espérance est encore
la plus grande de nos folies », de nos lâchetés ; donc, « il faut
surtout anéantir l'espérance au cœur de l'homme 2 ». Et fina-
lement, à ce mal trop réel, sans cause assignable ni terme
certain, voici le grand remède : « Un désespoir paisible, sans
convulsions de colère et sans reproche au cieP. »
L'homme qui, à vingt-sept ans, écrivait de telles choses,
eut-il jamais la foi ? Qu'avaient pu lui donner, à cet égard, les
traditions de sa famille et la religion officielle d'un lycée du
premier Empire? En tout cas, il l'aurait perdu de bonne
heure. Gomme Musset, comme tant d'autres, mais avec une
hardiesse beaucoup plus originale, c'est-à-dire avec une per-
version de sens plus entière, il s'était forgé de tète un chris-
tianisme qu'il repoussait ou admettait selon qu'on voudra
l'entendre. Le premier de tous, et ses admirateurs y tien-
nent, il avait découvert que « l'Évangile est le désespoir
même »; que « la religion du Christ est une religion de
désespoir, puisqu'il désespère de la vie et n'espère qu'en
l'éternité* )>. N'est-il pas douloureux que ce monstrueux
paralogisme ait pu éblouir jusqu'à de grands esprits, mais
qui n'avaient pas encore la pleine lumière? Quelle contradic-
tion dans les termes ! Une religion de désespoir, celle qui
espère en quelque chose, et en quoi donc? en l'éternité, rien
que cela ! Aussi bien, parce que le christianisme n'enferme
pas notre espoir dans le cercle étroit du présent, est-il vrai
1. Journal, p. 30.
2. Ibid., p. 28, 31.
3. Ibid., p. 31.
4. Ibid., p. 98.
LXXXVI. — 39
610 UN POETE PHILOSOPHE
par là même qu'il désespère de la vie? N'entre-t-elle pas dans
l'espérance chrétienne à titre de condition, de facteur indis-
pensable ? N'est-ce pas de la vie, du bon usage de la vie, que
nous attendons l'éternité?
Une immense espérance a traversé la terre,
disait Musset, parlant du même christianisme, et, s'il le muti-
lait, au moins ne le prenait-il pas à contre-sens. « Faible
cœur^ », mais qui, Dieu merci, ne retournait pas contre lui-
même « le dard empoisonné » d'un esprit faussé par l'or-
gueil. On voit ici l'avantage du passionné sur l'intellectuel.
Vigny n'est pas chrétien, mais il n'est pas non plus athée,
et j'oserais presque dire qu'à certains moments on le regrette.
Me trompé-je, et n'y a-t-il pas quelque chose de moins révol-
tant, de moins sinistre, à rejeter Dieu qu'à le conserver pour
lui prodiguer l'injure directe ou l'ironie^, pour se poser
devant lui en accusateur, en juge, presque en ennemi per-
sonnel? Au gré de Vigny, Dieu existe. Dieu gouverne, il
y a une Providence; mais cette Providence est précisément
la grande coupable. Dès l'origine, elle a tort contre Gaïn^.
Et si, comme Vigny n'en doute pas, l'histoire de Gain n'est
qu'une légende, la Providence a deux autres torts, ceux-là
bien réels et de tous les temps : elle permet le mal; elle nous
cache obstinément le mystère de la destinée humaine. Saint
Paul disait que la création tout entière gémit d'être asservie,
contre sa nature, aux vanités coupables de l'homme ; qu'elle
attend dans l'angoisse la manifestation suprême, le jugement
qui remettra tout dans l'ordre*; le jour où, selon la Sagesse,
elle s'armera pour venger Dieu, où elle prendra tout entière
le parti de Dieu contre nos folies^. Vigny avait beaucoup lu
l'Ecriture. L'oubliait-il, ou jouissait-il de la contrecarrer,
de la retourner de fond en comble, quand il montrait la terre
1. « J'ai dit à mon cœur, à mon faible cœur... » (Musset.)
2. L'ironie est visible, quand, après avoir montré l'homme au cachot pour
un crime qu'on ne veut pas lui faire connaître, il écrit à la suite : « Que
Dieu est bon ! Quel geôlier adorable, qui sème tant de fleurs qu'il y en a
dans le préau de notre prison ! » (P. 31.)
3. « Dans l'affaire de Gain et d'Abel, il est évident que Dieu eut les pre-
miers torts. » [Journal, p. 179.)
4. Aux Romains, viii, 22.
5. Sagesse, m, 18, 21.
VIGNY 611
s'indignant en secret contre le Dieu qui a créé le mal et la
mort^; quand il imaginait, comme un beau thème à poésie,
le cas d'un jeune homme qui se suicide et répond à Dieu :
« C'est pour l'affliger et le punir ^ w ; quand, par un odieux
renversement des rôles, il voyait, au Jugement dernier, Dieu
réduit enfin à nous livrer son secret et à nous rendre ses
comptes ? a En ce moment, ce sera le genre humain ressuscité
qui sera juge, et rÉternel, le Créateur, sera jugé par les
générations rendues à la vie^. » En attendant, il inventait,
contre le prétendu silence de Dieu, cette protestation du
silence humain, le chef-d'œuvre de l'orgueil et la forme la
plus achevée du blasphème. Nous la retrouverons ailleurs. —
En vérité, ne souffrirait-on pas moins à l'entendre dire sim-
plement : « Il n'y a pas de Dieu»?
On le loue de s'être résigné; mais ce n'est pas se résigner
que de se taire par impuissance et orgueil. On le vanfe de
n'avoir pas pris l'homme en haine : au moins est-il visible
qu'il le tenait en grand dédain. On fait un mérite à son pes-
simisme de s'être tourné en compassion pour les misérables.
Accordons-lui de bonne grâce l'honneur d'avoir quelquefois
senti, comme il l'affirme, « l'enthousiasme de la pitié, la
passion de la bonté )>. Si l'esprit nuisait grandement au
cœur, il n'arrivait donc pas à l'éteindre, et j'en suis franche-
ment heureux. Sincère tant qu'on voudra, sa compassion
reste au moins bien illusoire, et je la repousse comme
funeste quand elle prétend me guérir de l'espérance, quand
elle entreprend de me défendre contre Dieu. Il a écrit ce
vers :
J'aime la majesté des souffrances humaines '*,
et il le cite dans son Journal comme donnant le sens et la
clef de tous ses poèmes philosophiques^. Pauvre poète! Il
ignorait que, si la souffrance humaine peut s'élever à la
majesté, c'est par la résignation lumineuse et courageuse,
humble et aimante, par l'union aux douleurs volontaires du
[. Journal, p. 97.
t. Ihid., p. 109.
3. Ihid., p. 270.
4. La Maison du berger.
5. Journal, p. 195.
612 UN POETE PHILOSOPHE
Dieu fait homme pour souffrir. N'a-t-il pas encore déclaré
l'homme « plus grand que la divinité, en ce sens qu'il peut
sacrifier sa vie pour un principe* »? Malheureux de ne pas
croire que Dieu s'est fait homme précisément afin de se don-
ner la puissance de goûter pour nous la mort^! Malheureux
de méconnaître si profondément une religion qu'il ose bien
appeler religion de désespoir !
Il y a des pages meilleures dans ce lamentable Journal. Ce
cœur empoisonné par l'esprit garde encore des fibres saines.
Vigny aime sa mère, il l'entoure de soins dévoués, et quand
elle lui échappe à quatre-vingts ans (1837), le deuil fait de
lui un autre homme. Il prie, il s'avoue coupable; mais hélas!
le courage lui manque pour monter jusqu'à la foi qu'il re-
grette, et c'est encore Dieu qu'il en accuse. « Quand vous les
rompez pour toujours (les nœuds de famille), pourquoi ne
pas nous donner la force de croire qu'ils seront retrouvés,
et de le croire sans hésiter? »
Vingt-six ans plus tard (1863), il mourait lui-même. Gom-
ment ? Les biographes dédaignent de nous l'apprendre.
Esquissant un jour le roman à'un homme (Thonneur^ il avait
dit : « A sa mort, il regarde la croix avec respect, accomplit
tous ses devoirs de chrétien comme une formule et meurt en
silence'. » Dieu veuille que ce triste programme n'ait pas fait
loi pour l'auteur !
II. — L"* Œuvre poétique. — Mérites et de'fauts litte'raires. — V esprit
nuisible au talent comme au cœur. — Les pensées dominantes. — Vigny
et la Bible : Eloa. — Les Destinées. — Injures à l'homme et à Dieu.
Tel qui regrette autant que moi la publication du Journal
estime qu'elle ne contribue en rien à l'intelligence des œu-
vres*. Est-ce bien vrai? Quand on a lu aux profondeurs de
cette âme, ne s'explique-t-on pas beaucoup mieux ce qu'il
entre d'humeur chagrine et superbe, non seulement dans les
Destinées^ mais dans certains poèmes du début, Moïse par
1. Journal, p. 183.
2. ... Ut, gratia Del, pro omnibus gustaret morlem. (Saint Paul aux Hé-
breux, II, 9. )
3. Journal, p. 90.
4. E. Montégut, Nos Morts contemporains, I, p. 327.
VIGNY 613
exemple, voire Eloa? Pour la gloire personnelle de l'homme,
j'aimerais mieux que ces brillantes fantaisies demeurassent
un peu plus énigmatiques ; mais il me paraît indubitable
qu'elles le sont moins, grâce au Journal.
Je vais plus loin; je pense qu'il ne nous est pas inutile à
mieux entendre le talent môme, ce qui lui a manqué ou,
mieux encore, ce qui lui a nui par-dessus tout. Que serait-ce
donc ? Toujours l'esprit, ce semble, l'esprit inquiet, impé-
rieux, absorbant, ce « dard empoisonné », cruel au cœur tout
d'abord et à la moralité de l'œuvre; mais, par une suite inévi-
table, desséchant quelque peu et engourdissant les facultés
vives du poète, la sensibilité à coup sûr, l'imagination peut-
être.
Non que son mérite littéraire ne reste fort grand et sa
place très haute dans la pléiade contemporaine. Compagnon,
émule, ami de ceux qui s'appelaient romantiques, il tranche
sur eux très vite et n'aura jamais rien de commun avec ce que
j'ai nommé ailleurs le fond du romantisme. Où trouver chez
lui le dévergondage systématique du caprice, le surmenage
voulu des facultés sensitives? Où, l'intarissable expansion de
la personnalité, l'outrance déclamatoire, l'impétuosité mal
réglée? Rien de semblable chez le plus réservé, le plus con-
tenu, le plus composé^ quelquefois même le plus compassé
de nos poètes. Dans son style et dans toute son allure, il s'en
est tenu à Chateaubriand. S'il fut jamais romantique, il cessa
de l'être le jour où, sous la main despotique de Victor Hugo,
le romantisme devint ce que nous savons, ce qu'il reste fina-
lement dans l'histoire.
A ce mérite considérable joignons celui de l'originalité, de
l'initiative en plus d'un genre. Vigny créa parmi nous le
poème symbolique, la fable, non plus badine, mais sérieuse
et passionnée, enfermant, non plus une petite moralité de
bon sens pratique, mais une doctrine de haut vol, exacte ou
fausse d'ailleurs. C'est une manière de La Fontaine gran-
diose; par là même, il rend la philosophie poétique, au lieu
qu'un Voltaire n'en sait tirer que des dissertations rimées.
Dans Eloa., Vigny offre à Lamartine un premier crayon de la
Chute dun Ange., à V. Hugo quelques traits pour la Fin de
Satan. Dans ses pièces historiques {Moïse., Colère deSamson.,
614 UN POETE PHILOSOPHE
la Prison, etc.), il devance et inspire peut-être la Légende des
siècles. Il n'est pas jusqu'aux Misérables^ dont l'idée première
n'apparaisse à telle page du Journal^,
Pour tout dire, Vigny est poète, grand poète à ses heures,
et dans la conception et dans le détail; également capable de
force et de grâce, rencontrant çà et là, dans ces deux ordres,
quelques vers à compter parmi les plus beaux du siècle et de
la langue.
Grand talent donc, mais incomplet, — qui ne Test pas? —
mais surtout compromis dans une certaine mesure par la
faute du caractère. On lui a justement reproché l'inspiration
courte, l'exécution laborieuse, l'expression inégale, ici admi-
rable, ailleurs incorrecte et obscure; on a jugé le poète mal
servi par l'artiste, l'inspiration par l'habileté. Rien de plus
juste ^; mais ne peut-on croire aussi le poète gêné autant que
soutenu par le penseur; la chaleur d'àme, la communication,
l'expansion qui rend populaire, contraintes et, pour ainsi
dire étriquées, par la délicatesse superbe d'une intelligence
raffinée, repliée sur elle-même, d'une âme qui se réserve à
l'excès, crainte de se commettre en se prodiguant ? Ainsi
donc « l'esprit », tel que Vigny se l'était fait, aurait finale-
ment amoindri le don poétique, en même temps qu'il tortu-
rait le cœur et empoisonnait la vie. C'est bien vraisemblable
au moins.
Gela dit, nous sommes libre de rappeler brièvement les
principales œuvres, en regardant le fond plus que la forme,
la pensée plus que le vers.
Rangés sous quatre titres assez arbitraires comme tou-
jours', ces trente pièces ou poèmes correspondent, en fait, à
deux périodes, la jeunesse de l'auteur et sa pleine maturité.
Au début, la fantaisie se mêle à une philosophie déjà vague-
1. Les Trois Forçats {Journal, p. 87). — Le Journal ayant été publié
longtemps après les Misérables, il n'y a pu avoir influence de Vigny sur
Hugo ; au moins y a-t-il eu rencontre, et cela suffit,
2. Dans ces remarques de pure littérature, je ne fais que suivre M. Bru-
netîère (Evolution de la poésie lyrique, xi* leçon). On peut le voir du reste :
pour le fond des choses, en particulier pour la valeur doctrinale et pratique
du pessimisme, je ne puis que me tenir à grande distance des opinions que
l'éminent critique professait alors.
3. Le Livre mystique, le Livre antique, le Livre moderne, les Destinées..
VIGNY 615
ment pessimiste; sur la fin, dans les Destinées, l3i philoso-
phie domine, l'aigreur et la révolte nous disent leur dernier
mot.
On a droit de nommer fantaisies les quelques idylles
païennes où, non sans un certain bonheur littéraire. Vigny-
fait de l'André Chénier avant la lettre*. Fantaisies de même,
ces trois morceaux : Dolorida, le Cor et le Trappiste, écrits à
l'occasion de la guerre d'Espagne par le jeune officier qui
s'ennuyait de n y point prendre part. Fantaisies encore, la
Neige, le Bal, la Frégate « la Sérieuse », ou les Amants de Mont-
morency. Amusements d'une âme de poète, fine, délicate, mé-
lancolique, voluptueuse avec élégance et passablement large
en morale, rien de plus. Ailleurs la pensée commence d'ap-
paraître et sous des traits déjà fâcheux. La mort impénitente
et révoltée du Masque de Fer [La Prison), nous donne l'im-
pression d'un réquisitoire contre la Providence. Et qu'y a-t-il
dans celte prétendue Élévation à propos de Paris? On croi-
rait entendre le grand idolâtre de la Ville-Lumière, de
Cette habitation énorme des idées ;
car c'est bien là ce qui rend Paris admirable à Vigny, tout
comme à V. Hugo. Lamennais, le prêtre a puissant pour Rome
et contre Rome, » Benjamin Constant, le libéral, les Saint-
Simoniens, ces utopistes : autant d'ouvriers du progrès, au-
tant de gloires pour le Paris de 1834. Ont-ils tort, ont-ils
raison ? Qu'importe ?
Je ne sais si c'est mal, tout cela, mais c'est beau.
Ne dites pas que la grande ville est bien coupable et mérite
châtiment. Oui, peut-être, s'il y avait quelque chose au-dessus
de l'esprit humain, dont c'est ici la capitale ; mais, ce quelque
chose, Vigny déclare ne point le connaître. Aussi bien, si
l'ange exterminateur était jamais envoyé contre Paris,
L'ange exterminateur frapperait à genoux,
Et sa main, à la fois flamboyante et timide,
Tremblerait de commettre un second déicide.
A merveille ! Le poète de V Année terrible ne trouvera pas
mieux.
1. Les œuvres de Chénier ne parurent qu'en 1819, et les idylles profanes
de Vigny sont datées de 1817. ou même de 1815.
616 UN POETE PHILOSOPHE
Dans les premières œuvres de Vigny, rien de plus intolé-
rable au sens chrétien que l'abus des saintes Écritures. Nous
ne le verrons toucher qu'une fois à l'Évangile, et d'une main
par trop profane. S'il a plus largement exploité l'Ancien
Testament, il semble n'y avoir guère trouvé qu'images vo-
luptueuses ou griefs contre la Providence. Quelle ignorance
ou quelle légèreté peuvent tenir pour inspirations bibliques
Moïse^ le Déluge^ Èloa surtout, ce poème que la critique
porte aux nues ? — Moïse est las de vivre ; il déplore devant
Dieu sa grandeur qui le sèvre de l'amitié comme de l'amour :
Vous m'avez fait vieillir puissant et solitaire :
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre.
Il est vrai, les grands élus du Ciel sont, à. l'ordinaire, de
grands martyrs, et, de Jérémie à saint Paul, ils gémissent
parfois sous le poids du rôle ; mais leur plainte a un bien
autre accent, plus humaine à la fois et plus religieuse, avec
moins de prétention superbe et avec un fond de soumission
aimante que Vigny n'a pas su voir. Du reste, qui entendons-
nous ? Le prophète, chef d'Israël, ou un génie quelconque
affectant le dégoût d'une supériorité qu'il serait fâché de
perdre ? Moïse pourrait bien n'être qu'un symbole, une pre-
mière ébauche de la préface de Chatterton. — Et comment
ne pas prendre fait et cause pour ces deux amants, submer-
gés ensemble par le déluge, malgré leurs appels désespérés
à la clémence ? L'épigraphe est empruntée au sublime dia-
logue d'Abraham avec Dieu devant Sodome : a Perdrez-vous
le juste et l'impie tout ensemble ? » La Bible dit non ; — la
pièce dit çui, ou ne veut rien dire. Et voilà comment Vigny
s'inspire du Livre sacré.
Pour Eloa., sous sa parure littéraire souvent fort belle, ce
ne sera jamais qu'un caprice répugnant comme donnée pre-
mière, indécis et malsain comme dernière impression. D'une
larme du Christ, il plaît à Dieu de faire un ange, mais un
ange femme ! Invention risible ou choquante, ou l'un et
l'autre : j'en demande pardon aux admirateurs. Un jour, Eloa
entend parler d'un esprit déchu et malheureux. C'en est fait,
le ciel lui devient fade; la voilà rêveuse, romanesque, dé-
vorée de curiosité — n'est-elle point femme ? — pleine de
pitié surtout, en quoi l'on veut sans doute nous la donner
VIGNY 617
pour bien meilleure que Dieu. Elle cherche donc imprudem-
ment le mystérieux proscrit qu'elle a soif de consoler. 11 la
tente par la pitié même ; chose plus singulière, il la tente
par l'appât du plaisir, c'est à dire par les sens qu'elle n'a
point. Elle s'abandonne, croyant le soulager. Mais non;
l'ayant rendue criminelle, il ne souffre que davantage.
J'enlève mon esclave et je tiens ma victime.
— Tu paraissais si bon ! Oh ! Qu'ai-je fait ? — Un crime.
— Seras-tu plus heureux du moins ? Es-tu content?
— Plus triste que jamais. — Qui donc es-tu ? — Satan.
Et nous, qu'allons-nous conclure? Ou plutôt quel senti-
ment final a-t-on prétendu nous donner? Condamnerons-nous
Eloa ? Le poète aurait alors voulu dire : « Défiez-vous de la
pitié : elle est périlleuse et coupable. » Prendrons-nous
contre Dieu le parti de l'ange femme ? Bien évidemment c'est
là qu'on entend nous mener, et ce long rêve n'est qu'une
protestation de sentiment contre le dogme des peines éter-
nelles. A cela près, je louerai tant qu'on voudra l'art de la
composition et la- grâce des peintures ; mais est-on bien à
l'aise pour louer à cela près ? Peut-on jouir à plein cœur d'un
grand don poétique dépensé à des jeux si déraisonnables et,
tranchons le mot, si parfaitement sacrilèges ? Nous allons
voir pis encore dans les Destinées.
On appelle ainsi, du nom de la première, douze pièces
presque toutes publiées entre 1843 et 1854, mais réunies seu-
lement après la mort du poète. Là est, dit-on, sa meilleure
gloire : nous entendrons vite pourquoi.
Écartons quelques morceaux d'une portée moins générale :
les Oracles^ amplification assez terne sur la révolution de
1848 ; — la Sauvage^ idylle humanitaire et protestante ; —
Wanda., juste réquisitoire contre l'oppression de la Pologne.
Admirons à peu près sans réserve la Bouteille à la mer. Près
de sombrer, un marin explorateur confie le procès-verbal de
ses découvertes à cette frêle messagère qui s'en ira, ballottée
au gré du flot, jusqu'à ce qu'un pêcheur la trouve dans ses
filets. Symbole heureux et poétiquement exprimé de la pen-
sée, du savoir, de l'œuvre d'esprit qu'il faut jeter à « la mer
des multitudes, » en comptant que
Dieu la prendra du doigt pour la conduire au port.
618 UN POETE PHILOSOPHE
Dans tout le reste, dans la partie principale de ce recueil
posthume, nous trouverons moins le dernier effort du talent
que l'expression la plus achevée de l'âme : pessimisme,
stoïcisme, orgueil. Si, parmi les lettrés au moins, les Des-
tinées sont en haute estime, n'en cherchons pas la raison
ailleurs.
Visiblement l'âme a perdu presque tout ce qui ferait, à spn
gré, la joie de vivre. Elle ne croit plus à l'amour. Ecoutez
plutôt Samson invectivant contre Dalila, Vigny maudissant
Mme Dorval et, à cause d'elle, la femme, l'être « impur de
corps,... l'être faible et menteur »
La femme, enfant malade et douze fois impur *.
Et pourtant l'athlète d'Israël n'a pas la force de secouer le
joug et s'abandonne en fataliste à la trahison bien prévue.
Même inconséquence chez l'auteur de cette rapsodie sin-
gulière qui s'appelle la Maison du berger. En compagnie
d'Eva, la femme idéale, Vigny s'établira dans cette cabane
roulante, parcourant sans fin un monde où rien ne l'attire
sans le dégoûter en même temps ; non, rien, pas même la
poésie, « fille de saint Orphée, » mais que l'homme dédaigne
ou déshonore. Qu'est-ce à dire, autant du moins qu'on peut
l'entendre ? Que le dernier bonheur de la vie est encore dans
l'amour, cet amour pourtant si trompeur, et présenté ici
comme une longue misanthropie à deux.
Vigny n'en est pas à se consoler, comme Lamartine, par
je ne sais quelle effusion dans le sein de la nature. La na-
ture I Elle-même le lui dit en vers admirables : elle est insen-
sible ; elle ne nous aime pas, elle ne nous connaît pas^. Toute
poésie à part, convenons que c'est assez vrai.
Désabusé des hommes, désenchanté des choses, ne se
fiant qu'à demi à la poésie et à l'amour, que ne cherche-t-il
un refuge au ciel? Mais, de ce côté aussi, tout lui manque.
Étrange théologie que la sienne! Avant Jésus-Christ, le
monde appartenait aux Destinées. Lui venu, elles remontent
à Dieu, mais il les renvoie sur la terre. L'homme les com-
battra, ou plutôt s'imaginera les combattre, aidé de la grâce,
1. La Colère de Samson.
2. La Maison du berger.
VIGNY 619
mais d'une grâce à faire pâmer d'aise Jansénius. L'homme,
— c'est elle qui parle —
Se croira plus heureux, se croyant maître et libre,
En luttant contre vous dans un combat mauvais,
Où moi seule d'en haut je tiendrai l'équilibre...
Son mérite est le mien ; sa loi perpétuelle ;
Faire ce que je veux pour venir où je sais -.
Non, poète, l'homme ne fait pas tout ce que veut la grâce, et
il n'ignore pas non plus où elle le mène. « Vous savez où je
vais, disait Jésus-Christ à ses apôtres, et vous savez le
chemin 2. » Mais au lieu de l'écouter, Vigny l'outrage :
Notre mot éternel est-il : c'était écrit ?
— SUR LE LIVRE DE DIEU, dit l'Orient esclave ;
Et l'Occident répond : sur le livre du christ.
Ainsi l'Évangile s'accorde à merveille avec le Coran, mais il
feint de le contredire ; également fataliste, mais avec l'hypo-
crisie en plus.
Oui, les œuvres reflètent le Journal et le Journal commente
les œuvres, ce qui nous oblige nous-mème de nous répéter.
En vers comme en prose, le pessimiste ne connaît plus guère
que deux joies : orgueil de la pensée, voilà pour l'intelli-
gence ; orgueil du stoïcisme, voilà pour la volonté. Il s'es-
time le premier des Vigny, l'ancêtre ; mais pourquoi ? Parce
que ses pères furent guerriers, veneurs, gens de cour,
hommes d'action en un mot, et qu'en lui la race s'achève et se
couronne enfin par un écrivain, un penseur. C'est que
Ton règne est arrivé, pur esprit, roi du monde !
Quand ton aile d'azur dans la nuit nous surprit.
Déesse de nos mœurs, la guerre vagabonde,
Régnait sur nos aïeux. Aujourd'hui c'est I'égrit,
L'ÉCRIT UNIVERSEL, parfols impérissable,
Que tu graves au marbre ou traîne sur le sable,
Colombe au bec d'airain, visible saint-esprit 3
Que ne peut-on mettre ce dernier trait au compte de la
rime seule ! Mais, nous le savons déjà, le plaisir de l'orgueil
serait fade s'il n'avait un arrière-goùt de sacrilège.
1. Les Destinées.
2. Et quo ego vado scitis et viam scitis. (Joan., xiv, 4.)
3. L'Esprit pur, 1863, dernière pièce du poète. — Et c'est lui, bien en-
tendu, qui écrit certains mots en capitales.
620 UN POETE PHILOSOPHE
Cerné par des chasseurs, un loup se fait tuer en défendant
sa femelle, ses louveteaux,
Et^ sans daigner savoir comment il a péri,
Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.
Vrai stoïque, vrai maître en l'art de finir dignement, et de-
vant lequel Vigny rougit d'être homme.
Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C'est vous qui le savez, sublimes animaux.
Et le poète recueille la leçon qu'il a lue dans le dernier
regard du fauve. Ecoutez : elle vaut qu'on la médite :
... Si tu peux, fais que ton âme arrive,
A force de rester studieuse et pensive,
Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté
Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté.
Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et courte tâche
Dans la voie où le sort a voulu t'appeler ;
Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler *.
Il est donc vrai, le dernier effort de V intellectualisme stoï-
que est de remonter à la hauteur de l'animal. — Ehl oui,
« qui veut faire l'ange fait la bête » ; c'est écrit depuis long-
temps et il est bon qu'on nous en répète l'aveu.
Encore si l'on se contentait de ravaler l'homme en pensant
le surfaire ! Mais voici qui passe tout le reste. Nous savons
par cœur l'agonie de notre Maître ; nous pensions la com-
prendre. Aurions-nous jamais soupçonné que là, dans cette
scène, la plus extraordinaire et, pour nous, la plus conso-
lante de sa vie, Jésus niait obliquement, tortueusement, sa
divinité personnelle ; qu'il condamnait son Église future ; qu'ils
absolvait [sic) c'est-à-dire accusait son Père d'avoir permis-
le Malet le Doute\ qu'il le suppliait de les détruire, d'accor-'
der à l'homme la certitude et Tespoir, de lui révéler enfin
De quels lieux il arrive et dans quels il ira ;
mais que cette prière a été vaine et que le Père s'est obstiné
pour jamais dans le silence? Tel est pourtant TEvangile se-
lon Vigny.
1. La Mort du loup.
VIGNY 621
Et que ferons-nous à ce compte ?
S'il est vrai qu'au jardin des Saintes Écritures,
Le Fils de l'homme ait dit ce qu'on voit rapporté ;
Muet, aveugle et sourd au cri des créatures,
Si le ciel nous laissa comme un monde avorté ;
Le juste opposera le dédain à l'absence
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la Divinité *.
Le croyant sérieux entendra, je pense, qu'en transcrivant
de pareilles choses on ait besoin de se contenir. Mais il sera,
j'ose le croire, assez ferme d'esprit et de cœur pour sentir
l'énormité de l'aberration et de l'injure. C'est donc après
avoir mis en scène Jésus, l'Emmanuel, le Dieu avec nous,
qu'on accuse la Divinité de rester volontairement absente.
Et qui lui reproche de se taire ? Le Révélateur même qu'Elle
nous envoie, le Verbe fait homme pour nous instruire en lan-
gage d'homme, le Fils par qui Dieu nous a « finalement et
définitivement parlé, après l'avoir déjà fait en cent façons et
par tant de bouches prophétiques », disait saint Paul-. Si
riche en impiétés, notre pauvre littérature contemporaine
se surpasse vraiment et touche au sublime du genre, quand
elle insinue l'impiété par cette Bouche là. Il se peut, au reste,
qu'elle en fournisse d'autres exemples ; mais force nous est
bien de le reconnaître : ce qui n'appartient qu'à l'auteur des
Destinées^ ce qui le met hors de pair entre les virtuoses du
blasphème, c'est la conclusion. Refuser à Dieu l'honneur
d'une parole, puisqu'il nous le refuse à nous-mêmes; nous
taire par représailles, comme il se tait par dureté; lui signifier
de la sorte que nous n'avons pas plus besoin de lui qu'il n'a
pitié de nous ; en deux mots, le bouder comme il nous boude,
le dédaigner comme il nous dédaigne : voilà qui laisse bien
loin en arrière les insolences d'un V. Hugo, voire les impré-
cations forcenées d'un Proudhon. Vigny conserve, et quel-
ques-uns l'en admirent, le triste honneur d'avoir rencontré
la plus réussie, la plus achevée parmi les formes ou formules
de l'orgueil.
1. Le Mont des Oliviers.
2. Multifariam multisque modis olim Deiis Loquens patribus in Prophetis,
novissime diebus istis locutus est nobis in Filio. (Épitre aux Hébreux,
I, 1, 2.)
622 UN POETE PHILOSOPHE. — VIGNY
Dieu veuille qu'il n'en ait pas eu la pleine conscience, que
le penseur, le raffiné si fier de lui-même, n'ait pas bien su ce
qu'il faisait ! Ses paroles au moins n'ont pas deux sens ni
deux caractères possibles. Elles disent assez haut quels ra-
vages peut faire dans une nature délicate , élevée , géné-
reuse, le (( dard empoisonné » de l'esprit, l'orgueil d'esprit.
Georges LONGHAYE, S. J.
LE CONCORDAT ET LES CONGRÉGATIONS
Dans les débats qui occupent en ce moment la Chambre
des députés, on a souvent invoqué le passé pour et contre
les congrégations. M. Waldeck-Rousseau ne s'est pas privé
de cette ressource. Seulement, il a mis, à s'en servir, de la
singularité. Parcourant ce qu'il a nommé « les sommets » de
l'histoire, il a fait appel, contre les religieux, à l'autorité de
saint Louis et des empereurs romains, de Charles X et de
Charlemagne. Il n'a oublié que Napoléon.
En revanche, il s'est souvenu du premier Consul, et c'a
été pour dire que les religieux ne pouvaient pas réclamer
le bénéfice du Concordat. Le passage est court, bien tourné,
mais d'une dialectique faible malgré la pointe de malice qui
s'y mêle.
Pour savoir le vrai sens du Concordat, beaucoup de poli-
ticiens estiment ou affirment qu'il suffit de savoir lire les
articles organiques. La méthode n'est conforme ni au droit,
ni à l'histoire, ni même à la grammaire : le Concordat est un
« pacte », comme M. Waldeck-Rousseau l'a rappelé avec
raison à la Chambre.
Dès lors, pour qui veut interpréter, en bonne logique, le
silence du Concordat sur les religieux, la question à résoudre
se pose ainsi : Pourquoi et dans quel sens Pie VII et Bona-
parte sont-ils tombés d'accord pour ne point nommer expres-
sément les religieux dans la convention solennelle d'où est
sortie la nouvelle Eglise de France ?
A cette question délicate et grave le gouvernement a pensé
que le Conseil d'Etat devait répondre. L'avis a paru ces jours-
ci ^, mais il date des premiers jours de la discussion de la loi
sur les associations.
Délibérant sur le pointa de savoir quels sont les établis-
sements congréganistes d'hommes qui aient le droit de se
1. La Vérité française en a la première publié le texte dans son numéro
du 14 février 1901. '
624 LE CONCORDAT ET LES CONGREGATIONS
dire autorisés », le Conseil d'Etat devait nécessairement lire
le texte et méditer l'histoire du Concordat. 11 l'a fait, sans
doute, et il considère que cette « convention n'a apporté au-
cune modification » en ce qui concerne les « établissements
congréganistes » à 1' « état de choses » créé par les lois des
13-19 février 1790 et 18 août 1792.
L'autorité du Conseil d'Etat est grande. Néanmoins, à tout
homme de bonne foi, il paraîtra invraisemblable que Pie VII
ait voulu ratifier par le Concordat la suppression des ordres
religieux qu'on prétend avoir été consommée par les lois
révolutionnaires. A priori, c'est impossible; voyons, en fait,
ce qui a eu lieu.
I
C'est le 5 novembre 1800 qu'on vit arriver à Paris « Mgr Spina,
archevêque de Corinthe, ayant mission de la cour de Rome
pour régler les affaires ecclésiastiques » de France*.
Dès le lendemain, il eut « sa première entrevue avec le
ministre des relations extérieures 2. » Bonaparte le reçut, le
9, en « audience particulière^. » Les conférences avec l'abbé
Bernier commencèrent immédiatement^.
Le pape, en acceptant en principe des pourparlers avec
Bonaparte, ne s'était point dissimulé que des sacrifices se-
raient nécessaires : après un bouleversement comme celui
qui venait d'avoir lieu en France, la paix religieuse ne pou-
vait se faire que sur des transactions. Aussi les instructions
données à Spina étaient-elles conciliantes. Elles prévoyaient
pourtant la question des ordres religieux^. Dès sa seconde
note à Bernier, Spina parla de leur rétablissement comme lié,
avec celui des séminaires et des chapitres, au rétablissement
de la religion.
1. Boulay de la Meurthe, Documents sur la négociation du Concordat.
(Leroux, 1890), I, p. 112. Muzquiz à Urquijo, 7 nov. 1800. — C'est à ces
documents, recueillis avec tant de conscience et de sagacité, que j'emprun-
terai tous les éléments de cette discussion.
2. Ibid., î, p. 113. Lucchesini au roi de Prusse, 7 novembre 1800.
3. Ibid., 1, p. 115. Muzquiz à Urquijo, 9 novembre 1800.
4. Ibid.f I, p. 116. Bernier à Talleyrand, 10 novembre 1800.
5. Ibid., III, p. 583. Premières instructions pour Spina, 15 sept. 1800; —
III, p. 598, 608, 610. Nouvelles instructions, 13 octobre 1800.
LE CONCORDAT ET LES CONGREGATIONS 625
Je conçois l'assurance de voir renaître en France quelqu'un au moins
de ces instituts religieux qui peuvent tant contribuer à l'éducation pu-
blique et qui ont fait, de tout temps, tant de bien à la religion et à
l'État ^
Les notes de Bernier ne portent point de réponse sur ce
point délicat, et, dans le projet de Concordat soumis par lui,
les religieux ne sont pas même nommés. Mais, il faut bien le
remarquer, Farticle 4 du titre 9, dans ce projet, porte l'abo-
lition «comme révolutionnaires », de toutes les «lois, arrêtés
et jugements contraires au libre exercice de la religion ca-
tholique'^ ». Il faut bien le remarquer encore, Spina ne se
contente pas de cette mesure négative qu'il avait d'ailleurs
réclamée^; il insiste pour que la situation de la religion ca-
tholique dans le pays soit définie, exactement et avant toutes
choses, dans la convention entre les deux pouvoirs, et il pro-
pose la rédaction suivante :
Art. 1. — Le gouvernement français déclare que la religion catho-
lique, apostolique et romaine est la religion de la nation et de l'État,
Art. 2. — L'exercice de ladite religion sera libre et public en France.
Elle y sera conservée dans toute la pureté de ses dogmes et l'intégrité
de sa discipline ; et toutes les lois, arrêtés et jugements contraires à
son exercice ou à la liberté de ses ministres et à leur rentrée dans le
sein de la République, sont considérés comme révolutionnaires et en-
tièrement abolies*.
Qui ne voit la portée de ces textes, au point de vue de
l'existence des instituts religieux ?
Mais, dira-t-on, leur cause n'est plus assurée qu'indirec-
tement et par voie de conséquence. Pourquoi cette attitude
nouvelle ?
11 ne faut pas oublier quelle est alors la situation. Dans
notre esprit, à cause de ce qui a suivi le 18 Brumaire, nous
mettons un abîme entre le Consulat et le Directoire. Et il n'y
a de changée que la tête du gouvernement. La Constitution
de l'An VIII en créant de nouveaux corps publics n'a pas
créé des hommes nouveaux : au Conseil d'État, au Corps
1. Boulay de la Meurthe, Documents, I, p. 129. Spina à Bernier, 15 no-
vembre 1800.
2. Ibid., III, p. 653, 660. Projet du 22 et 26 novembre 1800.
3. Ibid., III, p. 659. Note du 26 novembre 1800.
4. Ibid.y III, p. 671. Corrections de Spina, 7 décembre 1800.
LXXXYI. - 40
626 LE CONCORDAT ET LES CONGREGATIONS
législatif, au Tribunal, les hommes de la Révolution sont
nombreux, et à leurs yeux le Te Deum de Milan a diminué le
prestige du vainqueur de Marengo. Ils sont inquiets pour le
jacobinisme dont le triomphe leur paraît lié à leur propre
sort. Bonaparte, après un an de pouvoir, les redoute encore.
Spina le constate bien vite et il insiste souvent là-dessus
dans ses dépêches^. Il ne lui échappe pas davantage que
Bonaparte et Talleyrand, dans toute l'affaire du Concordat,
semblent dirigés par des « vues politiques » bien plutôt que
par <( la conviction intime de la sainteté et de la nécessité »
de la religion catholique -.
Par suite, le choix et le réserve s'imposent dans les ques-
tions à soulever. Quand il s'agit de savoir si le clergé consti-
tutionnel fera ou ne fera pas une rétractation, si les anciens
évéques seront ou ne seront pas rétablis, si les titulaires des
nouvelles circonscriptions recevront oui ou non l'investiture
du pape ; si les candidats aux évêchés vacants seront ou ne
seront pas nommés par le nouveau gouvernement ; si ce
gouvernement se déclarera ou non catholique ; il est bien
évident que la question des religieux perd de son urgence.
Il faut simplement, pour ce qui les touche, n'engager ni les
principes ni l'avenir... et attendre.
Pour revenir aux corrections de Spina, elles suscitèrent
des difficultés; les conférences, les notes, les projets, les
contre-projets se multiplièrent, sans que personne consentît
à sortir des positions qu'il avait prises tout d'abord ; la
France faisait valoir la force des circonstances, Rome parlait
de ses principes intangibles; si bien qu'au bout de huit mois,
rien n'était encore conclu.
C'est alors que pour expliquer sa pensée tout entière,
Pie YII écrit directement au Premier Consul une lettre
calme, forte et loyale où se trahissent, avec le désir sincère de
faire à la paix tous les sacrifices possibles, la conscience des
des devoirs indéclinables d'un Pontife et l'inébranlable réso-
lution de n'y point faillir. Les religieux ne sont pas oubliés
dans ce mémoire du Pape :
1. Boulay de la Meurthe, Documents^ I, p. 137. Spina à Consalvi, 22 no-
Tembre 1800.
2. Ibid.j I, p. 159. Spina à Consalvi, 10 décembre 1800.
LE CONCORDAT ET LES CONGRÉGATIONS 627
Nous demanderons le rétablissement des couvents de réguliers et
des monastères de religieuses, et qu'il soit permis aux ecclésiastiques
et aux lieux pieux de recevoir et de posséder même des biens immeu-
bles, comme le portent le droit et l'usage très anciens de l'Eglise ^.
Le lettre de Pie VII touchait en outre aux points les plus
graves de la négociation engagée à Paris. Celte intervention
ne décida rien. Pendant deux mois encore, on continua à
discuter.
On sait comment Bonaparte s'emporta à la fin contre ce qu'il
appelait les lenteurs et les exigences calculées de la cour
romaine et menaça de tout rompre. Jacobins et Constitution-
nels poussaient de toutes leurs forces à la rupture. Cacault
sauva la situation en suggérant à Consalvi d'aller en France.
Bonaparte fut flatté de discuter avec un cardinal et Pie VII
consentit à cette mission insolite.
Consalvi vint à Paris. Après une lutte tragique de vingt-
cinq jours dont on peut lire le récit dans ses Mémoires^ il
réussit enfin à conclure le Concordat, qui fut signé le 15 juil-
let 1801.
Dans le texte définitif de ce « pacte synallagmatique » il
n'est pas expressément question des religieux. Et là-dessus
on triomphe.
M'expliquera-t-on, a dit à la Chambre M. Waldeck-Rousseau, com-
ment rhomme éminent qui a mis sa signature au pied de ce docu-
ment s'est borné à demander le rétablissement du clergé séculier ^.
Si ironique et assurée que puisse être cette sommation,
elle ne nous déconcerte pas. Nous avons de quoi y répondre.
Tout d'abord, il est clair, d'après tous les détails qu'on
vient de lire, que le Saint-Siège « ne s'est pas borné » au cours
des négociations, « à demander le rétablissement du clergé
séculier ». Nous affirmons en outre et nous démontrerons
que la libre existence des corporations religieuses en France,
est garantie par le texte du premier article du Concordat, par
les déclarations diplomatiques du gouvernement et enfin par
ses actes administratifs.
•
1. Boulay de la Meurthe, Documents, II, p. 295. Pie VII à Bonaparte,
12 mai 1801.
2. Journal officiel, 22 janvier 1901, p. 116.
628 LE CONCORDAT ET LES CONGREGATIONS
II
Le premier article du Concordat est bien connu ;
La religion catholique, apostolique et romaine sera librement exercée
en France. Son culte sera public, en se conformant aux règlements de
police que le gouvernement jugera nécessaires pour la tranquillité
publique.
Certes, nous voilà bien loin du premier projet proposé par
Dernier, le 26 novembre, et dont j'ai parlé plus haut : aucune
abolition expresse des « lois révolutionnaires » ; aucune men-
tion expresse de « l'intégrité des dogmes et de la discipline )>.
On conviendra aussi que nous voilà bien loin du projet qu'il
prit un jour fantaisie au Premier Consul de dicter lui-même.
Il débutait ainsi :
Le gouvernement de la République française, reconnaissant que la
religion catholique, apostolique et romaine est la religion de la grande
majorité des citoyens français, il sera fait... une nouvelle circonscrip-
tion des diocèses ^ ...
On devine l'embarras des diplomates quand cette dictée
vint dans leurs mains. Confidentiellement Dernier déclarait
le projet inacceptable. Je le crois bien. Par une phrase brève,
incidente, avec une brusquerie de soldat victorieux et impa-
tient, Donaparte constatait un. fait, expliquant pourquoi il y
avait lieu de régler les affaires religieuses, et il passait im-
médiatement aux stipulations. Ainsi faisait-il dans ses traités
avec les nations vaincues. Mais la patience de Pie VII et l'ha-
bileté de Consalvi finirent par le contraindre à tenir compte
des principes.
Il dut en venir à déclarer que les consuls feraient particu-
lièrement «profession» de catholicisme; que, de cette profes-
sion, le catholicisme avait déjà retiré et attendait encore
a le plus grand bien et plus grand éclat » ; que la convention
entre le Saint-Siège et le gouvernement avaient pour but
« le bien de la religion » autant que « le maintien de la tran-
quillité intérieure ».
Consalvi aurait voulu davantage. Dans son contre-projet,
1. Boulay de la Meurthe, Documents, I, p. 351. Projet du 2 février 1801.
LE CONCORDAT ET LES CONGREGATIONS 629
dont le texte si intéressant a été reconstitué, très exactement,
par M. Boulay de la Meurthe, l'article premier était rédigé
comme il suit :
La religion catholique, apostolique et romaine sera librement exercée
en France. Le gouvernement lèvera tous les obstacles qui peuvent s'y
opposer. Son culte sera public, en se conformant, vu les circonstances,
aux règlements de police qui seront nécessaires '.
On retrouve, dans cette rédaction, le souci constant du
Saint-Siège : obtenir, pour mieux sauver les principes, le
désaveu des lois révolutionnaires. Ce désaveu, même dans la
forme adoucie et générale proposée parConsalvi, ne put être
obtenu. Bonaparte s'y refusa absolument; et voici comment
il déduisait les motifs de son refus :
Il craignait de trop heurter ceux qui étaient opposés au retour de la
religion ; ils trouveraient dans ce désaveu un prétexte à' des réclama-
tions bruyantes, ils alarmeraient l'opinion, comme s'il s'agissait de
revenir sur toute l'œuvre de la Révolution. D^autre part, en assurant
à la religion son « libre exercice », implicitement on promettait « de
lever tous les obstacles qui pourraient s'y opposer ». Et enfin, les lois
et décrets contraires à la religion en fait n'existaient plus ^.
On raisonnait de même au sujet des « règlements de
police )) : inutile de dire dans le Concordat qu'ils étaient
(( imposés par les circonstances » ; c'était bien évident, et le
gouvernement déclarait volontiers que c'était là une néces-
sité «temporaire»; il n'avait « aucune intention de mettre
l'Église sous le joug » ; la seule « tranquillité publique » était
en vue; ce mot marquait si nettement les limites de l'action
gouvernementale qu'il ne pouvait y avoir péril à l'accepter ^;
d'autant que ces « règlements de police » ne regarderaient
que la « publicité » du culte.
Plutôt que de s'exposer à une rupture, Consalvi se rendit
à ces raisons; il eût mieux aimé des clauses explicites; mais,
en définitive, « la substance » était sauve, comme il disait.
La liberté de la religion demeure indéfinie, absolue ; elle est stipu-
1. Boulay de la Meurthe, Documents, III, p. 184. Contre-projet de Con-
salvi (vers le 11 juillet 1801 ).
2. Ihid., III, p. 246. Éclaircissements de Consalvi sur la convention si-
gnée, 16 juillet 1801.
3. Ibid., III, p. 245. /^e/n.
630 LE CONCORDAT ET LES CONGREGATIONS
lée, tandis que jusqu'ici elle était simplement tolérée, la Constitution
de l'an VIII ne parlant pas des cultes. Et avec la liberté demeurent
exempts de la surveillance de l'Etat... tous actes qui n'ont point rap-
port à la publicité extérieure K
C'est dans ces termes où perce un sentiment de joie que
le lendemain même de la signature du Concordat, le cardinal
rendait compte au Saint Père de ses luttes diplomatiques et
du grand acte qui venait de s'accomplir.
Et voilà l'explication du silence gardé par le Concordat
sur les instituts religieux.
On n'y parle pas davantage de <( la pureté des dogmes » ni
de « l'intégrité de la discipline » ni de l'abolition des (c lois
révolutionnaires», toutes expressions qui avaient figuré dans
le projet primitif. Qui pourra prétendre que, par là même, il
est loisible à l'Etat de ressusciter ces lois, ou d'entreprendre
contre le dogme et la discipline de l'Eglise ? En droit, dans
un traité quelconque , le silence sur un point ne saurait
équivaloir à l'abandon de ce point. En fait, dans le traité du
Concordat, s'il est arrivé qu'on se soit mis d'accord pour ne
point mentionner certaines clauses, les motifs, de part et
d'autre, en sont évidents : Bonaparte redoutait, en accusant
trop la part faite à l'Eglise, de voir son œuvre échouer devant
les résistances certaines des corps publics, qui, aux termes
de la Constitution, devaient ratifier le traité conclu ; et
Pie VII, tout en demandant, pour plus de sûreté, que les
droits de l'Église fussent reconnus dans de claires formules,
savait fort bien que par le « libre exercice » de la religion,
implicitement tous ces droits étaient saufs.
Ceux-là donc qui veulent à tout prix dénier aux religieux
une place dans le Concordat, en sont réduits à leur dénier une
place dans la religion dont le Concordat garantit « le libre
exercice ». Qui ne sent qu'il y a là quelque chose de ridicule
et d'exorbitant tout ensemble ? Si quelqu'un a autorité pour
définir exactement le place des ordres religieux dans l'Eglise,
c'est le Pape, j'imagine, et lui seul. Léon XIII vient de le faire
dans sa belle lettre au cardinal Richard. Pie VII l'avait fait
1. Boulay de la Meurtlie, Documents, III, p. 240. Éclaircissements de
Consalvi sur la convention signée, 16 juillet 1801.
LE CONCORDAT ET LES CONGRÉGATIONS 631
aussi dans les instruclions données à Spina. A cent ans de
distance, c'est le môme langage exact et mesuré :
La constitution des ordres religieux n'est certainement pas un dogme
catholique, mais leur origine dérive sûrement des conseils de Jésus-
Christ... Il n'est donc que trop juste que le Pape demande avec le
retour de la religion en France, le retour des religieux ^
Voilà la religion qu'a prétendu restaurer dans notre pays,
de concert avec Bonaparte, le cardinal « éminent qui a mis
sa signature au pied du Concordat » : la religion de Jésus-
Christ; celle qui prêche et pratique l'Évangile tout entier;
celle qui organise pour la pratique des « préceptes » la com-
munauté des chrétiens dans le monde et pour la pratique
« des conseils » la communauté des religieux dans le cloître.
Si, par hasard, Bonaparte se faisait de la religion de Jésus-
Christ une conception différente; si jugeant, à part lui, que
les vœux de religion, par exemple, sont contraires à la dignité
inaliénable de l'homme, il entendait restreindre sur ce point
le « libre exercice » du catholicisme pour lequel ces vœux
sont, au contraire, l'expression de la plus haute perfection
morale; si Bonaparte voulait stipuler ainsi, il est vraiment
dommage qu'il ne s'en soit pas expliqué dans le traité « au
pied duquel il a mis sa signature ». Car, à moins d'une telle
explication et d'une clause dérogatoire, le mot « religion ca-
tholique )), sous la plume des contractants, a nécessairement
le sens et l'extension que lui donnent le catéchisme et
l'histoire.
En vérité, « ce sont là, comme dirait M. Waldeck-Rous-
seau, des considérations tellement élémentaires qu'on rou-
girait d'y insister ».
III
Aussi bien, il est inutile de faire des hypothèses. Les dé-
clarations du gouvernement qui traitait avec Pie VII ont
toute la netteté désirable sur la question de savoir ce qu'il
entendait par « religion catholique ».
Deux jours après son arrivée à Paris, Spina recevait la pre-
1. Boulay de la Meurthe, Documents , III, p. 583. Premières instructions
pour Spina, 15 septembre 1800.
632 LE CONCORDAT ET LES CONGRÉGATIONS
mière note de Fabbé Bernier chargé, par le Premier Consul,
des négociations pour la paix religieuse. Voici les premières
lignes de cette note :
Les Français sollicitent en ce moment le retour de la religion de
leurs pères, non seulement avec l'intégrité de ses dogmes, mais encore
avec la pureté de sa discipline et la légitimité de son sacerdoce ^.
Impossible de mieux dire. Aussi Spina répondit-il, avec
une effusion peu ordinaire dans les papiers diplomatiques :
Un ministre du sanctuaire... ne peut pas, sans verser des larmes de
consolation, entendre répéter par vous que les vœux des Français sol-
licitent le retour de la religion de leurs pères !... que le gouvernement
actuel, partageant ce désir, veut bien protéger la religion catholique,
comme une institution sainte, digne de tous les hommages ^.
Des négociations entamées sur ce ton devaient, semble-
t-il, se conclure sans difficulté en quelques heures. Il n'en fut
rien, nous l'avons vu. Et les points les plus essentiels, ceux
que le Pape ne pouvait accepter sans cesser d'être le Pape,
donnèrent lieu à des discussions pénibles et longues. Au mi-
lieu de ces embarras, pour amener Rome aux concessions les
plus larges, quelle était l'attitude du gouvernement ? Rien
n'en donne mieux l'idée que les instances de l'abbé Bernier
auprès du Saint-Père, pour le presser de signer le projet de
Concordat du 14 janvier :
Les sacrifices que le gouvernement exige sont indispensables pour
le maintien de la paix intérieure. Ceux au contraire que l'Eglise pour-
rait réclamer, dans le moment actuel, se trouvent en opposition avec les
idées et les sentiments que la Révolution a fait naître dans une foule
d'endroits. On ne peut les faire que successivement et par degrés...,
la religion... étendra peu à peu son empire, et à mesure que son in-
fluence le consolidera, il deviendra non seulement possible, mais néces-
saire de faire pour elle ce que les circonstances actuelles et l'exaspéra-
tion de certains esprits ne permettent pas d'exécuter pour le moment.
Bornons-nous donc à jeter l'ancre, à fixer le vaisseau de l'Eglise après
tant d'orages et bientôt des vents propices le conduiront au port...
On fera tout en France avec le temps... C'est plus que jamais le
cas de dire avec saint Augustin : Veritas filia temporis^ non auctori-
tatis ^,
1. Boulay de la Meurthe, Documents, I, p. 113. Bernier à Spina, 8 no-
vembre 1800.
2. Jhid., I, p. 117. Spina à Bernier, 11 novembre 1800.
3. Ibid.y I, p. 305. Mémoire sur le projet II, 26 janvier 1801.
LE CONCORDAT ET LES CONGREGATIONS Ô33
Avant Dernier, le Pape connaissait cette maxime; il n'en
est pas de plus familière à la cour pontificale. Nulle part,
comme à Rome, on ne sait attendre, parce que nulle part on
n'est aussi sûr d'avoir le temps.
Pourtant, Pie VII n'attendit pas quatre mois pour reparler
des religieux. Dans le projet de bulle, envoyé de Rome à la
date du 12 mai 1801, il engageait les évèques à donner tous
leurs <c soins » à l'érection « des chapitres, des séminaires et
des couvents ^ ».
Ce ne fut qu'après la signature du Concordat que les plé-
nipotentiaires désignés de part et d'autre pour la signature
se réunirent encore pour conférer de cette bulle pontificale.
On y apporta quelques modifications. Il fut en particulier
convenu qu'on supprimerait le passage relatif aux monas-
tères ; mais on déclara expressément que le Pape pourrait
« faire, de cet objet, la matière d'un bref, s'il le jugeait
convenable- ». Et le Pape ne manqua point de munir son
légat Caprara des pouvoirs nécessaires pour l'organisation
de la vie religieuse en France ^.
On doit s'en rendre compte, il n'y a, dans les déclarations
du gouvernement de 1801, rien qui puisse gêner les religieux.
Il s'est refusé à parler d'eux dans le Concordat; soit. Mais il
a déclaré qu'en accordant à notre religion son libre exercice
il abolissait par là même toutes les lois qui y étaient con-
traires. Bien mieux, il a reconnu formellement que la ques-
tion des religieux était une pure question d'Eglise et de
discipline intérieure.
Ainsi se trouve justifiée cette grave déclaration par la-
quelle Consalvi achève les pages qu'il a consacrées dans ses
Mémoires à la négociation du Concordat :
Le gouvernement déclarait toujours que tout ce qu'on ne lisait pas
dans le Concordat subsistait — rimaneva in piedi-^d'siT^rès les lois de
l'Église*.
1. Boulay de la Meurthe, Documents, III, p. 275. Contre-projet de bulle,
12 mai 1801.
2. Ihid,, III, p. 289. Conférence entre les plénipotentiaires, 22 juillet 1801.
3. Bref inédit du 29 août 1801, dont je dois la communication à l'obli-
geance de M. Boulay de la Meurthe.
4. Consalvi, Mémoires. Pion, 1864, I, p. 415.
634 LE CONCORDAT ET LES CONGREGATIONS
Ce qu'il faut donc expliquer, ce n'est point le silence du
Concordat sur les congrégations, mais la conduite de ceux
qui, en matière ecclésiastique, déclarent anticoncordataire
tout ce qui n'est pas expressément mentionné dans le Con-
cordat. Napoléon, le premier, s'est abaissé à ce sophisme.
Quelque explication qu'on en donne, ce ne peut être qu'aux
dépens de sa probité et de son génie. Le jour où il écrivit,
dans l'article 11 de ses « organiques de la Convention du
26 messidor », qu'à part les séminaires et les chapitres,
« tous autres établissements ecclésiastiques » étaient « sup-
primés », il commit une petitesse et une mauvaise action.
Portails aggrava le cas dans le discours, d'ailleurs si re-
marquable, si habile et si religieux, qu'il fit au Corps légis-
latif « sur l'organisation des cultes » :
Voudrait-on nous alarmer par la crainte des entreprises de Rome ?
Mais le pape, comme souverain, ne peut plus être redoutable à au-
cune puissance...
Comme chef de la société religieuse, le pape n'a qu'une autorité
limitée par des maximes connues, qui ont été plus particulièrement
gardées parmi nous, mais qui appartiennent au droit particulier des
nations.
Le pape avait autrefois, dans les ordres religieux, une milice qui
lui prêtait obéissance, qui avait écrasé les vrais pasteurs, et qui était
toujours disposée à propager les doctrines ultramontaines. Nos lois
ont licencié cette milice, et elles l'ont pu; car on n'a jamais contesté à
la puissance publique le droit d'écarter ou de dissoudre des institu-
tions arbitraires, qui ne tiennent point à l'essence de la religion, et
qui sont jugées suspectes ou incommodes à TEtat.
Conformément à la discipline fondamentale, nous n'aurons plus qu'un
clergé séculier, c'est-à-dire des évêques et des prêtres, toujours inté-
ressés à défendre nos maximes comme leur propre liberté, puisque
leur liberté, c'est-à-dire les droits de l'épiscopat et du sacerdoce ne
peuvent être garantis que par les maximes *.
On comprendra que ce langage dut déplaire à Rome. Pie VII
protesta, non seulement, comme on l'a dit parfois, contre la
publication d'articles joints au Concordat, sans qu'il en eût
connaissance, mais surtout contre ce que ces prétendus règle-
ments du culte avaient d'inacceptable. Quelle inconséquence
1. Boulay de la Meurthe, Documents, V, p. 375. Discours du 15 germinal
an X (5 avril 1802). — Portalis avait déjà parlé dans le même sens dans son
Rapport sur les articles organiques (4 avril 1802). Cf. Ibid., V, p. 307.
LE CONCORDAT ET LES CONGRÉGATIONS 635
dans le gouvernement, observait-il, si, restaurant la religion
catholique, il refusait « d'accomplir ce que réclame la consti-
tution même de cette religion » et « d'accorder toutes les
dispositions » prises en matière religieuse « avec la très sa-
lutaire discipline établie par les lois de l'Église ^ ».
A cette protestation du premier moment, et dont le pre-
mier consul s'efforça, tout en la publiant dans le Moniteur,
d'atténuer la portée, d'autres succédèrent. Lorsque Pie VII
vint en France pour le sacre de Napoléon, le bruit courut,
dès son arrivée, que « beaucoup de couvents » allaient être
« rétablis pour les deux sexes ~ ». Le bruit était prématuré.
Au moins. Pie VII demanda-t-il, sur ce point, comme sur
d'autres, que les articles organiques fussent modifiés.
Portalis reçut du maître commission de répondre aux
« observations de Sa Sainteté ». Rien n'est curieux comme
de comparer son rapport à l'empereur et sa réponse au pape.
Dans le rapport, le cons'^iller d'Etat le prend de haut avec
les ordres religieux ; ils n'existent dans l'Etat que par l'État...
ils ne sont pas nécessaires à la religion... leur temps est
passé... la Révolution fait bien de les détruire... pourquoi
les rétablir, puisqu'ils ne remplissaient pas le but de leur
institution... etc., etc. ^.
C'est le thème sur lequel les orateurs du libéralisme doc-
trinaire et de la libre pensée militante ont exercé depuis près
de cent ans la virtuosité de leur parole. Portalis est leur an-
cêtre à tous et lui-même tenait des jansénistes, des gallicans,
des légistes, la doctrine qu'il inculquait à Napoléon. Mais
au pape il savait tenir un autre langage :
Quant au rétablissement de congrégations de prêtres, Sa Majesté se
réserve d'examiner avec maturité cette importante question. Dans les
premières années d'une nouvelle organisation ecclésiastique, il est né-
cessaire que le clergé puisse prendre une certaine consistance avant
que d'élever à côté de lui des congrégations qui pourraient bientôt de-
venir plus fortes et plus puissantes que le clergé lui-même.
Néanmoins, Sa Majesté s'est empressée de rétablir toutes les cor-
1, Boulay de la Meurthe, Documents, V, p. 589. Allocution consistoriale
du 24 mai 1802.
2, A.N. AF IV, 1491. Bulletin de police du 8 frimaire an XIII.
3, Vortalis, Discours, rapports et travaux, Joubert, 1845, p. 225. Rapport
du 5° jour complémentaire an XI.
636 LE CONCORDAT ET LES CONGRÉGATIONS
porations connues sous le nom de Sœurs de la Charité ou de Sœurs
hospitalières, consacrées par leur institution au service des malades
et à l'éducation des pauvres filles ^
Je ne sais si ce sera « un grand réconfort pour un homme
politique, humble comme » M. le président du Conseil, que
« d'être en compagnie d'hommes d'État de l'envergure » des
ministres de Napoléon. Mais il est bien évident qu'ici encore
Portails est un précurseur : et sa déférence envers le Pape,
et le souci de défendre le clergé séculier, et l'éloge des con-
grégations hospitalières, on lui a tout emprunté.
Quoi qu'il en soit de ces rapprochements, une remarque
subsiste : Napoléon n'a point osé dire à Pie YII qu'en récla-
mant le libre, développement des ordres religieux, il sortait
du Concordat.
Comment aurait-il osé le dire ? Il savait bien que c'était
faux, et qu'à cette prétention, le Saint-Siège aurait op-
posé, comme Léon XIII vient de le faire, un formel démenti.
N'était-ce pas assez du démenti que le gouvernement se don-
nait à lui-même par ses actes ? Car c'est un fait que le pre-
mier consul et ses ministres ont provoqué certains instituts
religieux à se reformer, avant même la signature du Concor-
dat. Ainsi démontraient-ils, contre leurs propres affirmations,
que l'existence de ces ordres n'était pas chose moins urgente
pour le bien du pays que le clergé paroissial. Ainsi démon-
traient-ils que l'Église et les congrégations sont unies
« comme la chair et le sang ».
Je vais brièvement dire quelque chose de ce que l'on a
appelé « la rentrée des congrégations » au début du siècle.
C'est une histoire qui est toute à leur honneur, et un plai-
doyer, en actes, pour la liberté.
IV
Les Filles de la Charité sont revenues les premières, et
Chaptal a raconté d'une manière touchante et simple, dans
ses Souvenirs^ comment l'idée lui vint de les rappeler au ser-
1. Portalis. Discours, p. 303. Réponse aux observations présentées au
nom de Sa Sainteté, 30 ventôse an XII.
LE CONCORDAT ET LES CONGRÉGATIONS 637
vice des malades. Il le fit de lui-même ce sans consulter ni
Bonaparte ni le Conseil d'Etat », par l'arrêté suivant :
Le ministre de l'Intérieur, considérant que les lois du 14 octobre 1790
et du 18 août 1792 en supprimant les corporations avaient conservé
aux membres des établissements de charité la faculté de continuer les
actes de leur bienfaisance et que ce n'est qu'au mépris de ces lois que
ces institutions ont été totalement désorganisées ;
Considérant que les secours nécessaires aux malades ne peuvent
être assidûment administrés que par des personnes vouées par état au
service des hospices et dirigées par l'enthousiasme de la charité ;
Considérant que parmi les hospices de la République ceux-là sont
administrés avec plus de soin, d'intelligence et d'économie qui ont
rappelé dans leur sein les anciennes élèves de cette institution sublime
dont le seul but était de former à la pratique de tous les actes d'une
charité sans borne ;
Considérant qu'il n'existe plus de cette précieuse association que
quelques individus qui vieillissent et nous font craindre l'anéantisse-
ment prochain d'une institution dont s'honore l'humanité ;
Considérant enfin que les soins et les vertus nécessaires au service
des pauvres doivent être inspirés par l'exemple et marqués par les le-
çons d'une pratique journalière, arrête :
Art. 1. — La citoyenne Dulau, ci-devant supérieure des Filles de la
Charité, est autorisée à former des élèves pour le service des hos-
pices.
Art. 2. — La maison hospitalière des orphelines de la rue du Vieux-
Colombier est mise, à cet effet, à sa disposition *.
Art. 3. — Elle s'adjoindra les personnes qu'elle croira utiles au
succès de son institution, et elle fera choix des élèves qu'elle jugera
propres à en remplir le but.
Art. 4. — Le gouvernement paiera une pension de 300 francs
pour chacune des élèves dont les parents seront reconnus dans un état
d'indigence absolue.
Art. 5. — Tous les élèves seront assujettis à la la discipline inté-
rieure de la maison.
Art. 6. — Les fonds nécessaires pour subvenir aux besoins de l'in-
stitution seront pris sur les dépenses générales des hospices. Ils ne
pourront pas excéder la somme annuelle de douze mille francs.
Paris, le 1" nivôse, an IX. Ghaptal \
1. Cette maison était celle des Sœurs de la Mère de Dieu fondées en 1648,
par Mlle Leschassier, sous la direction du saint M. Olier, pour recueillir
les orphelines de la paroisse Saint-Sulpice. La congrégation ne fut dis-
persée qu'en décembre 1797. Les Filles de la Charité que Chaptal installa
dans la pieuse maison pour y faire œuvre charituble et sainte, y demeu-
rèrent jusqu'en 1813. En 1823 — et la destination n'a pas changé — les
bâtiments furent affectés au casernement d'une compagnie de pompiers.
2. Moniteur^ 9 nivôse au IX.
638 LE CONCORDAT ET LES CONGRÉGATIONS
On me pardonnera d'avoir cité tout au long cette pièce
administrative parce qu'elle est caractéristique : le souci de
la légalité, la crainte de rattacher le présent à l'ancien ré-
gime, y sont transparentes, comme aussi la préoccupation du
bien public et l'intelligence des forces vives de notre reli-
gion.
Ghaptal pensait beaucoup de bien des Filles de la Charité
depuis qu'il les avait vues à l'œuvre dans l'un des hôpitaux
de Montpellier, avant la Révolution. Mais « rétablir une
corporation contrastait avec toutes les idées du temps ». Dès.
lors, et si impérieuse que parût au ministre « la nécessité de
couronner son œuvre des hospices en y faisant rentrer w ses
c( religieuses 1 », jamais il n'eût pris l'initiative de cette me-
sure réactionnaire, s'il avait pensé que « les idées du temps»
étaient celles du maître de la France.
C'est le 6 novembre 1800 que le chimiste célèbre fut nommé
ministre de l'Intérieur. Spina était à Paris depuis vingt-quatre
heures. Deux mois après, on pouvait deviner que le Concor-
dat ne resterait pas un vain rêve, que, « malgré les athées » et
les Jacobins, la paix religieuse serait donnée au pays. Sans
ce consulter Bonaparte » le ministre pouvait faire appel au
dévouement de la « citoyenne Dulau » et l'installer, avec ses
quarante novices, dans la rue du Vieux-Colombier; il savait
bien que Bonaparte ne s'en fâcherait pas. Tant il est vrai
qu'avant même la signature du Concordat le sort des congré-
gations religieuses est lié au rétablissement de la religion !
L'arrêté de Chaptal, signé le 22 décembre 1800, fut inséré
au Moniteur du 31. Le siècle de l'Encyclopédie et de la Ter-
reur finissait par cet appel de la France repentante au dévoue-
ment de ceux qu'elle avait frappés de proscription pour leur
religion même.
On devine quelle fut la stupéfaction des hommes de la
Révolution — et ils étaient nombreux dans les corps publics
— quand ils lurent dans le recueil où avait paru tant de con-
damnations sanglantes l'éloge magnifique que faisait un mi-
nistre des Filles de Saint Vincent de Paul (c cette institution
sublime » dont le principe était « l'enthousiasme de la cha-
1. Chaptal, Mes souvenirs, p. 71. Pion, 1893.
LE CONCORDAT ET LES CONGREGATIONS 639
rite. » Tous les journaux s'emparent de la grande nouvelle.
Les Annales philosophiques le commentent avec chaleur;
elles ridiculisent l'inscription mise jadis à l'entrée du mu-
séum du Louvre : Saint Vincent de Paul philosophe français
du dix-septième siècle, et elles demandent qu'on grave sur
les monuments publics cette leçon de l'histoire : Scientia
inflat^ charitas œdificat^.
Spina est plus calme dans ses dépêches à Consalvi. Mais il
note avec complaisance ces signes du présent qui permettent
de bien augurer de l'avenir.
A la décision prise par Ghaptal en faveur des Filles de la
Charité, d'autres pareilles viennent se joindre. Le 18 plu-
viôse, an IX (7 février 1801) une lettre du ministre de l'Inté-
rieur autorise « les Dames hospitalières de Saint- Thomas de
Villeneuve ». Puis, c'est Bonaparte qui commence à signer
des arrêtés : le 2 ventôse (21 février 1801) il établit deux
couvents de Cisterciens, ru Simplon et au mont Cenis. « On
peut donc espérer, conclut Spina, que le culte une fois ré-
tabli, beaucoup d'autres couvents d'hommes et de femmes
pourront se rouvrir-. »
Un peu plus tard, Nancy et Nevers voient se réorganiser
((, les Filles de Saint-Charles et les Dames de la Charité »,
comme les appelle Chaplal. Un arrêté ministériel du 18 ger-
minal, an IX (8 avril 1801) autorise à cet effet les préfets de
la Meurthe et de la Nièvre ^. Bonaparte, qui semble se réser-
ver le soin de penser aux congrégations d'hommes, songe à
donner la Grande Chartreuse aux Trappistes qu'il rappelle
de Londres où ils s'étaient réfugiés pendant la Révolution.
Spina informe Consalvi qu'il a déjà fait et qu'il fera en-
core des démarches pour que le patrimoine des Fils de Saint-
Bruno leur soit rendu ; c'est à eux qu'il revient plutôt qu'aux
Trappistes. Puis, comme s'il était frappé de voir tous ces
corps réguliers reprendre leur place sur ce sol de France,
1. Annales philosophiques^ III, p. 51, 59. — Dans le même numéro, les
Annales exaltent l'arrêté de Chaptal et rendent compte de la fête que les
théophilantrophes avaient cru devoir célébrer en l'honneur de saint Vincent
de Paul.
2. Bouiay de la Meurthe, Documents, II, p. 74. Spina à Consalvi, 4 mars
1801.
3. Ihid., IV, p. 533.
640 LE CONCORDAT ET LES CONGRÉGATIONS
avant même que soit fixé le sort du clergé séculier, il ajoute
plaisamment, en faisant allusion aux préjugés de l'ambassa-
deur d'Espagne à Paris :
Que le chevalier Azara prenne garde ! le Premier Consul pourrait
bien juger utile pour lui de rappeler les Jésuites et la cour de Madrid
n'aurait qu'à baisser la tête ^ .
La cour de Madrid n'eut pas à baisser la tête^: les Jésuites
ne rentrèrent en France qu'en 1814. Mais les Pères de la
Foi, « cette heureuse contrefaçon » de l'Institut de Saint-
Ignace, comme les appelle un biographe de Mgr d'Aviau,
étaient à Paris dès le mois de juin 1800, et ils ne tardèrent
pas à ouvrir des collèges et à prêcher des missions. J'en ai
parlé récemment et j'y reviendrai encore. Ce qu'il faut noter
ici, parce que le fait a une grande importance et n'est point
connu généralement, c'est que même à l'époque où « une
main de fer » essayait d'imposer à l'Eglise, en matière reli-
gieuse, la suprématie du pouvoir civil, il y a eu des congré-
gations non autorisées. Malgré les articles organiques, malgré
le décret de messidor, elles ont subsisté. Et il ne faut point
croire que les Pères de la Foi et la Société du Cœur de Jésus
soient les seuls à représenter, sous le premier Empire, cette
catégorie de religieux dont l'Etat ignore l'existence corpora-
tive et qui vivent réunis, parce que c'est une conséquence de
la liberté de l'Église en France 2.
M. Trouillot a dit à la Chambre :
De l'ancien régime à nos jours, nous rencontrons une parfaite unité
de doctrine vis-à-vis des congrégations religieuses. Elle ne peuvent
se former sans une autorisation du pouvoir législatif sauf une excep-
tion en faveur de certaines congrégations de femmes pour lesquelles
l'autorisation peut être donnée par décret 3.
C'est inexact de toutes façons. De 1800 à 1814, pas une fois
1. Boulay de la Meurthe, Documents^ \l, p. 359. Spina à Consalvi, 17 avril
1801.
2. On sait ce qu'il y a à dire sur les lois de 1790 et de 1792 et sur le
décret de messidor : la loi de 1790 reconnaît aux religieux le droit de vivre
ensemble ; elle ne supprime que les effets civils des vœux solennels ; la loi
de 1792 n'a jamais eu la sanction royale requise par la constitution de 1791 ;
le décret du 3 messidor an IX n'est pas un décret-loi ; le senatus consulte
qui a institué le décret-loi est postérieur.
3. Journal officiel, 18 janvier 1901, p. 71.
LE CONCORDAT ET LES CONGREGATIONS 641
« le pouvoir législatif » n'est intervenu pour autoriser des
congrégations. Toutes ont été reconnues par décret. Et, en
outre, pendant tout le siècle, sous tous les régimes, le pre-
mier Empire compris, il y a eu des congrégations tolérées,
quoique non reconnues.
A celles dont je parlais tout à l'heure, il faudrait joindre à
peu près tous les ordres contemplatifs de femmes, sans parler
de religieuses enseignantes.
Le 12 avril 1801, dit M. Boulay de la Meurthe, Fouché avait pres-
crit au préfet de police de « rechercher toutes les maisons où sont
réunies d^anciennes religieuses pour y vivre en communauté. » Des
informations recueillies par les commissaires de police, il résulta qu'il
y avait alors à Paris 404 religieuses, vivant par petits groupes dans 62
maisons différentes... Environ 42 religieuses réparties en 8 maisons
s'occupaient d'œuvres charitables et 54 divisées en 10 maisons se li-
vraient à renseignement ' .
Parmi ces congrégations deux seulement étaient autorisées.
Spina parle, dans une lettre à Gonsalvi, d'une « commu-
nauté de Carmélites, au nombre de 19, vivant à Paris dans
l'observance la plus austère » et il demande pour ces reli-
gieuses « la bénédiction apostolique comme une récom-
pense due à leur constance et à leur piété ^. »
S'il eût parcouru la France, Spina eut partout rencontré de
pareilles preuves de la vitalité de la foi catholique. Et s'ils
eussent fait, comme Fouché à Paris, une enquête dans leurs
départements, les préfets auraient dressé un état des congré-
gations qui leur eût démontré l'inanité des lois de 1792 et
de 1790.
Je ne citerai qu'un seul fait, dont j'emprunte les détails
aux bulletins du ministre de la police.
Lorsque Napoléon porte le décret de messidor, beaucoup
de préfets ou de procureurs impériaux écrivent pour exposer
leur embarras et demander des instructions.
Le procureur général de Blois signale trois communautés de reli-
gieuses établies dans cette ville comme elles l'étaient avant la Révo-
lution : Carmélites, Ursulines, Sainte-Marie.
Elles suivent exactement leurs anciens règlements, ont les mêmes
vêtements.
1. Boulay de la Meurthe, Documents, IV, p. 534.
2. Ibid., III, p. 655. Spina à Coasalvi, 24 novembre 1800.
LXXXVI. — 41
642 LE CONCORDAT ET LES CONGRÉGATIONS
Elles reçoivent des novices et leur font prendre le voile.
Le fanatisme soutient ces réunions.
Les autorités locales paraissent hésiter pour les dissoudre et mettre
à exécution le décret du 3 messidor. Elles en sont chargées expressé-
ment et itérativement ^ .
Le préfet du département à qui on avait demandé des in-
formations répond, à la date du 13 messidor, et voici ce qu'il
apprend au ministre de la police :
[Ces religieuses] se sont formées à la promulgation du Concordat.
L'évêque d'Orléans a déclaré que le gouvernement les tolérait; qu'il y
en avait de pareilles à Orléans et dans d'autres villes ; qu'en consé-
quence il donnait le voile aux novices lorsqu'il en était requis et fai-
sait administrer ces communautés par ses prêtres.
Le préfet ajoute qu'il a dénoncé ces abus au procureur général.
Le conseiller d'Etat du premier arrondissement en a écrit à l'évêque
et communique le tout au ministre des Cultes, avec ses observations
sur la nécessité de faire cesser cet abus des lois *.
Un mois après, autre lettre du procureur impérial de Blois.
[Il] adresse de nouveaux renseignements sur les trois communautés
de religieuses qui se sont établies dans cette ville.
La demoiselle Bourdon, fille du directeur des postes de Mer, a pris
le voile blanc aux Sainte-Marie. La cérémonie s'est faite avec solennité.
La demoiselle Bergeron Basseau, fille d'un propriétaire de Mer, est
novice dans la même communauté.
Dans ce couvent et dans ceux des Carmélites et des Ursulines, les
prêtres qui exercent le ministère sont approuvés par l'évêque *.
Les conclusions comminatoires, les invitations à la répres-
sion sont supprimées. Le zèle de Fouché s'est refroidi, di-
rait-on. Et peut-être, en effet, finit-il par conclure que les
couvents de Blois ne mettaient pas en péril le trône de Napo-
léon. La conjecture importe peu d'ailleurs. Ce qui est mani-
feste, c'est que le Concordat est une raison suffisante à ces
religieuses pour reprendre leur vie régulière, et que l'évêque
auquel les préfets en réfèrent leur donne raison. Et quel est
donc cet évoque assez hardi pour ne point tenir compte des
articles organiques ? C'est Bernier, l'un des négociateurs du
1. A. N. AFiv, 1490. Bulletin du 4 messidor an XIL
2. Ibid. Bulletin du 19 thermidor an XIL
3. Ibid., Bulletin du 19 fructidor an XII,
LE CONCORDAT ET LES CONGREGATIONS 643
Concordat, celui-là môme dont Portalis annonçait plus tard
la mort à l'empereur en ajoutant ces lignes curieuses :
On parlera diversement de ce prélat; il avait j)eu d'amis et beaucoup
d'ennemis. Je dois lui rendre cette justice qu'il administrait bien son
diocèse ^
Cet exemple n'est point isolé; il y en a bien d'autres, qui
allongeraient la démonstration sans la rendre plus solide.
Ses actes le prouvent, Bonaparte n'a donc point laissé
subsister les lois de proscription contre les religieux. Quand
il lui a plu de proscrire à son tour, ce n'est jamais la légis-
lation révolutionnaire qu'il a invoquée. Stat pro ratione vo-
luntas. Aucun considérant ; un simple « vu » des rapports
ministériels, et l'autocrate « décrète )>. Oui, sans doute, l'ar-
ticle 3 du fameux décret de messidor vise les dispositions de
la loi de 1790 et déclare qu'elles « continueront de s'exercer
selon leur forme et teneur ». Mais, justement, n'est-ce pas là
donner Angueur à une loi plutôt que s'y appuyer soi-même ?
Et, d'ailleurs, quelle valeur a conservé cette déclaration ?
Napoléon l'a révoquée en principe, quand, aux remontrances
de son cosignataire du Concordat, il a répondu, dans un do-
cument officiel, que le décret de messidor n'était pas son der-
nier mot sur la question des religieux. Au surplus, la main
qui a signé le décret de messidor a signé 247 reconnais-
sances légales pour des religieuses ^ ; si forte et si violente
parfois qu'elle fût, cette main n'a jamais crocheté les portes,
derrière lesquelles vivaient cent communautés de femmes et
d'hommes, qui ne pensaient pas, pour pratiquer PEvangile,
sur la terre de France, devoir demander permission.
V
En résumé, la politique gouvernementale du Consulat et de
TEmpire, les déclarations officielles faites dans la négocia-
1. A. N. AFiv, 1045. Lettre du 2 octobre 1806.
2. Bien entendu, ce chiffre totalise les congrégations ou communautés
autorisées par Napoléon ; le chiffre des maisons serait bien plus élevé.
Voir État des congrégations , communautés et associations religieuses auto-
risées ou non autorisées, dressé en exécution de l'article 12 de la loi du
29 décembre 1876. (Imp. Nat. 1878.)
644 LE CONCORDAT ET LES CONGREGATIONS
tion du Concordat, le sens naturel et diplomatique du pre-
mier article de la convention de messidor, voilà la triple
base sur laquelle sont établies nos revendications, au point
de vue concordataire.
Même après le discours de M. le président du Conseil et
l'avis du Conseil d'Etat, cette base nous paraît solide.
En tant que citoyens, nous réclamons le droit naturel de
nous associer et on ne démontrera jamais, autrement que par
des sophismes, que le but de notre association, parce qu'elle
se fonde sur des vœux, est contraire à l'ordre public.
En tant que catholiques, nous ajoutons que notre droit
d'association est garanti implicitement par le Concordat : y
porter atteinte, c'est manquer au pacte solennel, qui, en dépit
de toutes les théories, est l'unique loi actuellement exis-
tante, pour régler en France les questions religieuses.
Quand on admet ou que l'on conserve une religion, il faut la régir
d'après ses principes.
L'ambition que l'on témoigne et le pouvoir que l'on voudrait s'ar-
roger de perfectionner arbitrairement les idées et les institutions reli-
gieuses sont des prétentions contraires à la nature même des choses ^ .
Par cette réflexion de bon sens, Portails voulait justifier le
gouvernement d'avoir traité avec le Pape ce « souverain
étranger » dont la Constitution civile avait secoué le joug; il
voulait expliquer comment le Premier Consul avait eu la
pensée de restaurer l'ancienne religion, sans « l'épurer » des
(( dogmes » et des « rites » dont elle était « surchargée ».
Mais le principe émis par le porte-parole de Bonaparte avait
une portée plus longue. Et malgré lui, il condamnait, par
avance, tous ceux qui après Napoléon et comme lui, devaient
essayer de restreindre la liberté de l'Eglise en France. Car
tous ceux-là que font-ils autre chose que témoigner « l'am-
bition )) et s'arroger le « pouvoir » de « perfectionner arbi-
trairement » les ce institutions religieuses » dont le respect
sacré a été juré par le gouvernement lui-même, il y a cent
ans?
Paul DUDON, S. J.
1. Boulay de la Meurthe, Documents, V, p. 377. Discours au Corps légis-
latif, 5 avril 1802.
GHARLEMAGNE AU PALAIS-BOURBON
M. le Président du Conseil « ne discute pas, il affirme ; il
va devant lui tout d'une pièce, sans regarder ni à droite, ni
à gauche ; des objections qu'on lui a faites ou qu'on peut lui
faire, il n'a cure... 11 sait, d'ailleurs, à qui il parle, c'est-à-
dire à des hommes qui ne lui demandent ni la vérité ni la
lumière, mais seulement de prêter sa voix à leurs passions
et de leur fournir un prétexte honnête, une opinion pro-
bable, dont ils puissent couvrir leurs injustes desseins. »
Ce jugement, qui est de M. Barboux^, nous avait paru très
dur, et nous étions tenté de taxer de sévérité l'éminent
bâtonnier auquel nous l'empruntons, lorsque l'idée nous est
venue de vérifier par nous-même à quelles sources M. le Pré-
sident du Conseil avait puisé les autorités sur lesquelles il
a prétendu étayer son projet de loi.
Les lecteurs des Études ont déjà appris du P. Chérot ce
qu'il faut penser des arguments tirés des Etablissements de
Saint-Louis. Nous nous sommes laissé dire que nombre de
gens, et non des moins documentés, avaient été stupéfaits
d'entendre attribuer au saint roi, qui fut entre tous l'ami des
moines, à celui dont on a pu dire qu'il était un moine cou-
ronné, et qu'il (c environna de gens de religion la ville de
Paris », des appréhensions et des agissements dont légistes
et philosophes auraient le droit de se montrer jaloux. Mais
il n'est pas besoin d'être grandement érudit pour trouver
étranges de pareilles allégations ; le bon sens populaire en a
fait justice dès qu'il les a connues. Il n'est pas bon, néan-
moins, de laisser sans réponse des attaques si précises dont
l'effronterie pourrait en imposer à ceux qui ne sont pas sur
leurs gardes. C'est à cette pensée que nous avons nous-même
obéi en recherchant de quelle valeur pouvait bien être l'argu-
ment emprunté aux « institutions et lois » de Charlemagne.
1. Le Droit d'association^ par H. Barboux, dans la Semaine politique et
littéraire t 2 février 1901.
646 CHARLEMAGNE AU PALAIS-BOURBON
Les œuvres complètes du grand empereur, telles du
moins qu'elles nous ont été transmises, peuvent se diviser
en cinq parties : les capitulaires, les chartes de privi-
lèges, un Recueil de lettres, quatre livres sur la question,
alors brûlante, du culte à rendre aux saintes images et neuf
poèmes.
Le codex carolinus n'est qu'un Recueil de monuments his-
toriques d'origine et de nature diverses, tels que lettres des
papes aux princes de la deuxième race, chartes de privilèges
octroyés aux'Souverains Pontifes par les successeurs de Char-
lemagne, etc., etc. Ce n*est donc pas dans ce codex, mais
seulement dans les capitulaires et les privilèges que M. Wal-
deck-Rousseau a pu rencontrer les armes légales forgées,
dit-il, pour la première fois au neuvième siècle contre les
ordres religieux par un des plus grands défenseurs de
l'Église romaine.
Les capitulaires sont, en effet, le recueil dés lois et
ordonnances de cette époque ; quant aux privilèges, ce sont
des actes publics ayant force de loi. Les lettres, poèmes et
autres documents d'ordre privé peuvent sans doute refléter
la pensée ou les préoccupations du souverain ; mais on ne
saurait leur attribuer de valeur légale ; or, c'est bien à un
monument public que M. le Président du Conseil a fait allu-
sion, lorsqu'il s'est exprimé en ces termes :
(c A quel sentiment obéit-elle (la monarchie) en édictant,
la première, des dispositions qui placent les Congrégations,
leur développement et leur vie sous la main de l'État? »
Il s'agit donc ici d'un édit, d'une ordonnance ou d'un docu-
ment de cette nature. Par suite, c'est bien dans le recueil des
édits, décrets et ordonnances de Charlemagne que nous
étions en droit d'aller chercher la phrase apportée à la tri-
bune du Palais-Bourbon.
Nous ne dirons pas qu'il faut faire un véritable tour de
force pour transformer cette phrase, si redoutable qu'elle
paraisse au premier abord, en une (c disposition» de nature à
démontrer que Charlemagne partageait, sur les ordres reli-
gieux, les idées de M. le Président du Conseil. On ne se con-
tenterait pas de cette affirmation. Considérons donc plutôt
le passage cité, la nature du document d'où il émane, la
CHARLEMAGNE AU PALAIS-BOURBON 647
condition des personnes auxquelles il s'adresse, la sanction
qu'il emporte avec lui contre les congrégations.
Et tout d'abord le texte est-il authentique ? Nous le
reconnaissons sans aucune difficulté. Les paroles pro-
noncées par M. Waldeck-Rousseau à la tribune sont la tra-
duction à peu près exacte d'un passage du premier capitu-
laire de l'an 811 :
£st-ce avoir renoncé au monde
que d'augmenter tous les jours ses
biens par des moyens, licites et illi-
cites, en promettant le paradis ou en
menaçant de l'enfer ?
Inquirendum etiam, si ille seculum
dimissum liabeat, qui cotidie posses-
siones sues augere quolibet modo,
qualibet arte non cessât, suadendo
de cœlestis regni beatitudine, commi-
nando de aeterno supplicio inferni *.
Mais où nous commençons à n'être plus d'accord avec
M. le Président du Conseil, c'est quand il affirme que le
capitulaire, d'où sont extraits ces mots, est « la première
des dispositions qui placent les Congrégations, leur déve-
loppement et leur vie sous la main de l'État ». Pour qu'il en
fût ainsi, il serait nécessaire :
1° De nous trouver en face d'un édit, décret, ordonnance
ou loi, promulgués dans les formes usuelles ;
2° Que ladite disposition mît véritablement en cause les
ordres religieux en tant qu'ordres religieux, au même titre
que toutes les autres catégories de citoyens mentionnées
dans le même capitulaire, conjointement avec eux.
Or, ni l'une ni l'autre de ces conditions ne se trouve réa-
lisée dans le document en question.
On sait, en effet, et cela ressort d'une multitude de textes
(nous en citerons quelques-uns), que l'empereur ne se con-
sidérait pas seulement comme le chef politique, mais aussi
comme le père spirituel de ses sujets : laïques, clercs ou
moines. A ce titre, il leur donnait souvent des avis, il leur
faisait des exhortations qui n'avaient aucun caractère légis-
latif. Ainsi, au mois de mars 802, dans la grande Assemblée
d'Aix-la-Chapelle, il prononce le sermon fameux qui débute
ainsi : « Ecoutez, frères bien aimés ! Nous avons été envoyés
ici pour votre salut, afin de vous exhorter à suivre exacte-
1. Boretius, Capitularia Re^um Francorum. Hannoyerae, 1883, t. I, p. 163.
648
CHARLEMAGNE AU PALAIS-BOURBON
ment la loi de Dieu et à vous convertir dans la justice et la
miséricorde à l'obéissance aux lois de ce monde. Je vous
exhorte, d'abord, à croire en un seul Dieu tout-puissant,
Père, Fils et Saint-Esprit ; Dieu unique et véritable, Trinité
parfaite, vraie unité; Dieu créateur des choses visibles et
invisibles, dans lequel est notre salut et qui est l'auteur de
tous les biens... »
Puis vient une magnifique paraphrase du Credo, qui se ter-
mine par ces paroles : « Espérez en la miséricorde de Dieu,
qui nous remet nos péchés de chaque jour par la confession
et la pénitence. Croyez à la résurrection de tous les morts, à
la vie éternelle, au supplice éternel des impies. Telle est la
foi qui vous sauvera si vous la gardez fidèlement, et si vous
y joignez les bonnes œuvres ; car la foi sans les œuvres est
une foi morte, et les œuvres sans la foi, même quand elles
sont bonnes, ne peuvent plaire à Dieu. »
Le royal prédicateur continue : « Aimez donc d'abord le
Seigneur tout-puissant de tout votre cœur et de toutes vos
forces..., évitez tout ce qui lui déplaît; car il ment, celui qui
prétend aimer Dieu, et ne garde pas ses commandements.
Aimez votre prochain comme vous-même et faites l'aumône
aux pauvres selon vos ressources... Ne faites de tort à per-
sonne... Pardonnez-vous mutuellement vos offenses si vous
voulez que Dieu vous pardonne vos péchés... Évitez l'ivresse
et les festins inutiles... Ne commettez ni vols ni parjures, et
n'ayez aucune entente avec ceux qui en commettent...
Défendez l'Église de Dieu et aidez-la, afin que les prêtres de
Dieu puissent faire prier pour vous... »
Gharlemagne passe alors en revue tous les devoirs des
chrétiens en général, puis en particulier des femmes envers
leurs maris, des maris envers leurs femmes, des pères de
famille envers leurs enfants et de ceux-ci envers leurs
parents ; il rappelle aux clercs leurs obligations envers leurs
évêques et envers Dieu. Il leur retrace les règles particu-
lières de leur état. Il s'adresse ensuite aux religieux : « Que
les moines soient fidèles aux promesses qu'ils ont faites à
Dieu ; qu'ils ne se permettent rien de contraire à la volonté
de leur abbé ; qu'ils ne se procurent aucun gain honteux ;
qu'ils sachent par cœur leur règle et la suivent ponctuelle-
CHARLEMAGNE AU PALAIS-BOURBON 649
ment, se rappelant que, dans bien des cas, il vaudrait mieux
ne pas prononcer de vœu que de ne pas accomplir le vœu
prononcé... »
Il adjure enfin les ducs, comtes et juges d'être justes et
miséricordieux, de ne pas vendre leurs arrêts pour de l'ar-
gent, et de se rappeler qu'ils seront eux-mêmes jugés par
Dieu comme ils auront jugé les autres. « Cette vie est courte,
conclut-il, et l'heure de la mort est incertaine; qu'avons-nous
autre chose à faire, sinon à nous tenir toujours prêts ?
N'oublions pas combien il est terrible de tomber entre les
mains de Dieu... Seigneur, accordez-nous les prospérités de
cette vie et l'éternité de la vie future avec vos saints. Que
Dieu vous garde, mes frères bien-aimés^ I »
Nous avons tenu à citer de larges extraits de cette « admo-
nition » pour démontrer d'une façon péremptoire combien
Gharlemagne tenait à se montrer le père spirituel de ses
sujets''^. Qu'on ne s'étonne donc pas si nous affirmons qu'il
faut voir dans les paroles alléguées par M. Waldeck-Rous-
seau une simple exhortation dans le genre de celle que nous
venons de lire. Tout concourt à le prouver.
C'est, du reste, le sentiment des commentateurs et du der-
nier éditeur des capitulaires. Celui-ci fait précéder le docu-
ment dont il s'agit de la note suivante :
« Ce capitulaire est semblable au précédent. Il signale des
points sur lesquels l'empereur a simplement l'intention de
conférer et de s'entendre avec les évêques et les abbés. Le
texte de la plupart des articles concorde à ce point avec celui
du capitulaire antérieur que l'on peut se demander si l'un et
l'autre avaient été rédigés par l'empereur pour le même
plaid, bien que je ne dissimule pas que celui-ci date égale-
ment de l'an 811. La rédaction en est plus négligée que celle
de l'autre document qui est de la même époque. C'est peut-
1. Pertz, Monumenta Germanise. Trad. Viollet, citée par Ch. d'Héricault.
Origines du peuple français, p. 301-304.
2. Nous pourrions en apporter de nombreux exemples; mais ce serait
nous attarder plus qu'il ne convient. Contentons-nous de renvoyer le lec-
teur à une histoire de Gharlemagne. L'une des meilleures est celle de M. Al-
phonse Vétault, Gharlemagne^ avec Introduction par Léon Gautier. Tours,
Marne, 1877.
650 CHARLEMAGNE AU PALAIS-BOURBON
être parce qu'il ne s'agit pas ici d'un acte destiné à être pro-
mulgué ^ »
Ce n'est donc pas un édit, suivant l'avis formel de l'éditeur,
c'est une série d'articles sur lesquels l'empereur veut confé-
rer avec les évêques : il s'agit seulement d'abus à rechercher
pour y porter remède, et, en tout cela, Gharlemagne a bien
soin d'agir d'accord avec l'Eglise, puisque la conférence a
lieu entre lui, les évêques et les abbés.
Nous faisons remarquer en passant que M. le Président du
Conseil a omis, par inadvertance assurément, le mot capital
qui donne à ce document son caractère propre, le mot inqui-
rendum .
L'empereur débute en ces termes :
« Je vous rappellerai tout d'abord que l'an dernier nous
avons offert à Dieu trois jours de jeûne pour obtenir de lui
la lumière sur les points qui laissent à désirer dans nos rap-
ports avec lui. Nous allons aujourd'hui mettre la main à
Tœuvre.
« Je demanderai tout d'abord aux ecclésiastiques, c'est-à-
dire aux évêques et aux abbés, de me faire connaître, en ce
qui concerne leur genre de vie, la façon dont ils doivent se
conduire : et cela afin qu'il nous soit possible de discerner
dans leurs actions ce qu'il y a de bien ou ce qui est moins
ordonné. »
L'empereur passe ensuite en revue, en procédant par
interrogations, les obligations principales de leur état :
« A qui, leur dit-il, parle l'Apôtre, en rappelant ces paroles :
Soyez mes imitateurs! à qui adresse-t-il ces mots : Que per^
sonne de ceux qui sont au sen^ice de Dieu ne sHmmisce dans
les affaires séculières ? »
« Je leur demanderai encore de me dire sincèrement ce
qu'ils entendent par quitter le siècle^ ou à quel signe on peut
reconnaître ceux qui l'ont quitté de ceux qui y vivent encore :
1. Gapitulari quod antecedit simile hoc quidem causas adnotat, de quibus
imperatori cum episcopis et abbatibus tantum colloqui et agere in animo
erat ; compluria omnino consentiunt cum anterioribus, ut dubitari possit,
an ad idem placîtum ab imperatore habendum utrumque «apituiare per-
tineat, etiamsi hoc quoque anno 811 esse scriptum non negaverim. Capi-
tulare magis negligenter conceptum est quam aliud aetate eadem ortum,
fortasse quia ut promulgetur non scrjptum est.
CHARLBMAGNE AU PALAIS-BOURBON «51
est-ce uniquement en cela qu'ils ne portent pas les armes et
ne sont pas mariés ?... »
C'est immédiatement après ce paragraphe que vient le pas-
sage invoqué par M. Waldeck-Rousseau. Pourquoi M. le
Président du Conseil s'est-il borné à cueillir trois lignes
dans ce capitulaire, où il aurait pu trouver une matière plus
abondante encore dans les alinéas suivants ? Peut-être, parce
que s'il avait voulu tout citer, il aurait dû apporter aussi les
lignes suivantes qui démontrent à elles seules que le docu-
ment impérial n'édicte ni loi ni décret, mais est une simple
et véhémente exhortation à la vie parfaite :
« Si tout chrétien doit considérer ce qu'il promet et à quoi
il renonce, au baptême, combien cela est plus nécessaire aux
gens d'église qui doivent donner aux laïques l'exemple du
renoncement et de la fidélité à leurs promesses... »
Voici la conclusion de ce discours :
a Si nous devons, dans la discipline ecclésiastique, imiter
le Christ, les apôtres et ceux qui les ont le plus fidèlement
suivis, il nous faut, en bien des circonstances, nous conduire
diff'éremment de ce que nous avons fait par le passé, retran-
cher beaucoup de nos habitudes et de notre manière de
vivre, et poser au contraire bien des actes dont nous avons
jusqu'ici omis de nous préoccuper, »
De bonne foi rencontre-t-on dans ces paroles «la première
des dispositions qui placent les Congrégations, leur déve-
loppement et leur vie dans la main de l'Etat ? » Y a-t-il rien
de législatif dans les lignes que nous venons de lire ?
Il y a plus : comment M. le Président du Conseil a-t-il
négligé de rappeler que tout ce capitulaire, et par suite
toutes les dispositions qui, à son avis, en découlent, vise non
tant le clergé régulier que « tous les gens d'église » ? Le titre
n'en est-il pas le suivant :
Sommaire des articles au sujet desquels nous voulons
entretenir nos fidèles évêques et abbés^ et les avertir pour
notre commun profit ?
Pourquoi donc, si cette arme est aussi terrible, la tourner
contre les seuls religieux ? Au lieu de chercher, par tous les
moyens possibles, à séparer la cause des Congrégations de
652 CHARLEMAGNE AU PALAIS-BOURBON
celle du clergé séculier, bien plus, à exciter contre celles-là
les convoitises et les susceptibilités de celui-ci. M. Waldeck-
Rousseau ne serait-il pas plus conséquent avec lui-même en
proposant la confiscation totale des biens ecclésiastiques,
tant séculiers que réguliers ?
Il est temps de conclure. Ainsi donc ni la nature de ce
document qui est une pure « admonition », je me trompe,
une simple consultation adressée au clergé sur des sujets
qu'il conviendrait d'examiner, un simple projet de confé-
rence, et non un acte législatif, ni la condition des personnes
qu'il met en cause, puisqu'il concerne aussi bien les évoques
que les abbés des monastères, n'autorisent M. le Président
du Conseil à y voir « la première des dispositions qui placent
les Congrégations, leur développement et leur vie sous la
main de l'État )>.
Que si maintenant, pour son instruction personnelle et en
vue des arguments qu'il pourra rencontrer dans les œuvres
de Charlemagne, le jour où, après avoir évolué à droite, il
voudra démontrer que le sage empereur favorisa de tout son
pouvoir les ordres religieux, M. Waldeck-Rousseau désire
connaître quelle fut, en cette matière, la conduite et la pensée
intime de ce prince, il nous sera facile de lui fournir des
arguments sur les trois chefs dans lesquels se résume le
projet liberticide dont M. Trouillot a accepté d'être le rap-
porteur, mais dont il est lui-même l'âme et l'auteur principal.
Ces trois chefs, les voici :
1. Retirer aux religieux l'éducation et l'enseignement de
la jeunesse française.
2. Pour arriver plus aisément à ce but, dissoudre les com-
munautés sur lesquelles le refus de solliciter l'autorisation
ne permettra pas à l'Etat d'avoir la mainmise.
3. Pour ôter aux Congrégations dissoutes tout espoir et
toute possibilité de se reconstituer, confisquer leurs biens,
sans laisser pour cela de grever les autres de tels impôts
qu'elles devront fatalement se résigner à disparaître à bref
délai.
Charlemagne nous paraît avoir agi bien différemment.
Nous le voyons, en effet, seconder de tout son pouvoir le
CHARLEMAGNE AU PALAIS-BOURBON 653
développement des études dans les monastères; fonder
presque chaque année de nouvelles maisons religieuses ou
du moins protéger celles qui existent déjà; veiller avec une
sainte et paternelle sollicitude à ce que la règle y soit scru-
puleusement observée, et en môme temps à ce que rien ne
manque au moine de ce que son genre de vie comporte ou
permet; doter les abbayes de riches revenus; confirmer et
multiplier leurs privilèges; les soustraire à la rapacité du
fisc, en leur accordant une immunité sans limites vis-à-vis
de ses revendications.
Quelques textes et quelques faits viendront à l'appui de ce
que nous venons d'affirmer.
Nous n'apprendrons pas à M. le Président du Conseil les
efforts de Gharlemagne pour restaurer dans son empire le
culte un peu négligé des sciences et des lettres.
A qui s'adressa-t-il de préférence dans ces conjonctures,
sinon aux ordres religieux? Nos anciennes chroniques en
font foi. Quoi de plus explicite que les lignes suivantes que
nous reproduisons dans la naïve fraîcheur de notre vieux
langage ?
« Si avint en son tans aussi comme Diex l'avait ordené
devant, que dui moines d'Escoce né arrivèrent en France, si
estoient passé avec les marcheans de la grant Bretaingne.
Cil moine estoient merveilleusement sage et es choses tem-
poreux et en divines Escriptures, preudome estoient ; nule
autre marcheàndise ne menoient fors que il desirroient que
li mondes entroduiz et enseigniez de leur doctrine... La
nouvele vint à l'empereour qui touzjours avoit amé sapience;
hastivement furent mandé; et il furent, il leur demanda se
ce estoit voirs que il eussent sapience; il respondirent que
il l'avoient, et que il restoient prest du donner et de
Taprendre au non de Nostre Seigneur à ceux qui le requer-
roient. Après leur demanda li empereres quel loier il voloient
de ce faire, il respondirent que nule riens, fors tant seule-
ment liex convenables à ce faire... et la soutenance du cors
tant seulement sans laquele nus ne puet vivre en ceste mortel
vie. Quant li empereur oy ce, il fu raempliz de merveilleuse
joie, car il desirroit moult ceste chose. Premièrement les
654 CHARLEMAGNE AU PALAIS-BOURBON
tint avec lui une pièce de tems jusques à tant qu'il fu tans
d'ostoier en estranges terres contre ses anemis. Lors com-
manda que li ung, qui Glimens avoit non, demouras à Paris.
Enfés fîst querre filz de nobles homes, de moiens et de plus
bas : et commanda que leur amenistrast quanques mestiers
leur seoit : liex et escoles leur iist faire convenables pour
aprendre. L'autre envoia en Lombardie, ey li donna une
abbaie de saint Augustin de lez la cité de Pavie, pour ce que
tuit cil qui voudroient aprendre sapience, alassent à li en ce
lieu^ »
Telle fut l'origine de cette fameuse école du palais où de-
vaient fleurir tant d'esprits distingués, et de cette Université
de Pavie, destinée, elle aussi, à une si grande célébrité.
Le moine Clément et son compagnon ne furent pas les
seuls à recevoir de Gharlemagne la mission de fonder des
écoles. Par ses ordres, le grand Alcuin, après avoir si long-
temps professé à Paris, organisa, du fond de l'abbaye de
Saint-Martin de Tours où il s'était retiré, l'enseignement
littéraire et scientifique dans l'empire tout entier.
« C'est ce grand homme qui créa, dit Henri Martin, dans
les monastères de Saint* Wandrille, de Corbie, de Reims, de
Fulde, de Saint-Gall, ces écoles de copistes et de rubricateurs
(enlumineurs), artistes originaux qui, après avoir restauré la
calligraphie, recréèrent la peinture... et dont les manuscrits,
enrichis d'éclatantes miniatures, après avoir conservé le
dépôt des textes les plus corrects, ont aujourd'hui un autre
mérite aux yeux de la science : celui de fournir des docu-
ments sur les mœurs et les arts du moyen âge 2. »
Et il ne faut pas croire que l'empereur laissât à ses minis-
tres ou à ses conseillers le soin de veiller à la restauration
et à la culture des lettres. A l'occasion, il intervenait lui-
même et recommandait instamment à ceux qui avaient la
charge des monastères d'y faire fleurir les études. C'était là
que la jeunesse franque venait puiser la science; ne conve-
nait-il pas que ses maîtres fussent instruits et capables?
1. Chronique de Saint-Deny s sur les gestes de Charlemagne,liy.lll, chap. m,
dans le Recueil des historiens des Gaules, t. V, p. 267.
2. Cf. Henri Martin, Hist. de France, t. II, p. 288.
I
CHARLEMAGNE AU PALAIS-BOURBON 665
Ainsi, non content de confier aux religieux l'enseignement
de ses sujets, Charlemagne veillait avec une grande sollici-
tude à ce que la formation des maîtres ne laissât rien à
désirer. On en jugera par cette lettre qu'il écrivait, en 787,
à Baugulf, abb6 de Fulde : « Que votre dévotion sache que,
d'accord avec nos fidèles, nous avons estimé utile que dans
les évôchéset les monastères, par la grâce du Christ, confiés
à notre gouvernement, on mît beaucoup de zèle, non seule-
ment à vivre conformément à la discipline religieuse et à
l'esprit de notre sainte religion, mais encore à inculquer la
connaissance des lettres à tous ceux qui, avec l'aide du Sei-
gneur, seront susceptibles de cette formation, chacun suivant
sa capacité...
« Nous vous exhortons donc non seulementà ne pas négliger
l'étude des lettres, mais encore à travailler d'un cœur humble
et agréable à Dieu pour être en état de pénétrer aisément et
sûrement les mystères desSaintesEcritures,.. Qu'on choisisse
donc pour cette œuvre dés hommes qui aient et la volonté et
la capacité d'apprendre, et l'art d'instruire les autres ^ »
Les recommandations de l'empereur portèrent leurs fruits.
De cette époque datent, en majeure partie du moins, les
grandes écoles monastiques de Fontenelle en Normandie, de
Ferrières en Gâtinais, de Fulde dans le diocèse de Mayence,
d'Aniane en Languedoc, etc.
Charles prenait soin, d'ailleurs, de placer à la tête des
principales abbayes des hommes d'une grande vertu et d'une
égale science; il les honorait de son amitié et se plaisait dans
leur commerce. Tout le monde sait de quelle affection il
entourait Alcuin. 11 se plaignait parfois à ce grand homme
qu'il préférât le calme et la vie cachée de son monastère aux
occupations plus absorbantes, maison apparence plus fécon-
des, de la cour impériale. « Je ne comprends pas, lui écri-
vait-il un jour, que vous manifestiez plus d'attrait pour les
taudis enfumés des gens de Tours que pour les palais dorés
des Romains. » Il vivait aussi en grande intimité avec
Théodulfe, d'abord abbé de Fleury, puis évéque d'Orléans,
auquel la France carolingienne fut redevable de la fondation
1. Henri Martin, Hist. de France, t. II, p. 289.
656
CHARLEMAGNE AU PALAIS-BOURBON
des écoles monastiques si célèbres de Saint-Aignan, Fleury
et Saint-Lifard ; avec le docte Fardulfe, abbé de Saint-Denys.
On a retrouvé les épîtres en vers qu'il écrivait à Paul
Warnefrid, ancien chancelier de Didier, roi des Lombards.
Paul était l'un des savants les plus érudits de son temps.
Gharlemagne, qui l'aimait d'une grande tendresse, l'avait
attiré à sa cour. Il demeura en correspondance avec lui, lors-
que son ami se fut retiré au monastère du Mont-Gassin.
Il ne paraît pas que le prince, dont tant de moines partagè-
rent l'amitié, ait jamais songé à leur enlever, au profit des
laïques ou du clergé séculier, ce droit d'enseigner qui leur
venait de Dieu et dont ils usaient si bien.
Non content de confier aux congrégations religieuses
l'éducation de ses sujets, Charles favorisa, de tout son pou-
voir, le développement des ordres monastiques. Il reconnais-
sait, comme tout chrétien doit le faire, que nulle puissance
humaine n'a le droit de s'opposer à la vocation divine lors-
qu'elle s'est manifestée. Dans le célèbre capitulaire dont nous
avons déjà donné quelques extraits, ne dit-il pas en propres
termes : « Que les fils aiment leurs parents et les honorent...
Qu'ils prennent, lorsqu'ils auront atteint l'âge nubile, une
femme légitime, à moins qu'ils ne préfèrent entrer dans le
service de Dieu? »...
C'est reconnaître explicitement la légitimité du renonce-
ment à ces choses qui ne sont pas dans le commerce, et contre
lesquelles M. le Président du Conseil est parti en guerre.
Non seulement il ne s'opposait pas aux vœux de religion,
mais il veillait avec sollicitude à ce que ceux qui les avaient
prononcés eussent toutes les facilités requises pour y demeu-
rer fidèles. Il se préoccupait de savoir si la soif d'austérités
qui dévorait certains religieux ne les poussait pas au delà des
limites de la discrétion et ne devenait point, par le fait même,
un danger pour les moins fervents : « Les monastères, dit-il,
doivent être construits dételle manière et en tel lieu qu'il soit
aisé aux religieux de se procurer tout ce qui peut leur être
nécessaire ou même utile pour vivre commodément, suivant
leur sainte réglée » Et il recommande à ceux qui en ont la
1. Canciani, Cap. Reg. Franc. y\\h. V, cxliii.
CHARLEMAGNE AU PALAIS-BOURBON 657
charge d'aviser immédiatement à ce que ces prescriptions
soient observées partout où il n'en est pas ainsi.
Mais voici un document qui convaincra plus efficacement
encore M. Waldeck-Rousseau du respect professé par l'em-
pereur envers les vœux de religion et de la valeur qu'il leur
reconnaissait : a Nous prions quiconque, en quelque lieu que
ce soit, s'est lié par vœu à l'état monastique, de vivre confor-
mément à sa profession et de suivre sa règle en toutes
choses, selon son vœu. Il est écrit en effet : « Rendez au
Seigneur, votre Dieu, ce que vous lui avez voué. » Et ail-
leurs : « Mieux vaut ne s'engager à rien que de ne pas remplir
ses engagements. C'est pourquoi nous voulons qu'on éprouve
d'abord au noviciat ceux qui entrent en religion^... »
Ce n'est pas tout encore : au lieu de songer, comme M. Wal-
deck, à ouvrir les portes des couvents, il ordonne qu'on y
ramène ceux qui en sont sortis. Il recommande aux reli-
gieux de ne pas quitter trop souvent leur monastère, de ne
pas aller à la cour par exemple sans une vraie nécessité, de
crainte de perdre l'esprit ou l'amour de leur vocation.
Il nous serait facile de multiplier les citations et les réfé-
rences; mais ce que nous avons dit ne suffit-il pas à témoigner
du respect professé par Charlemagne à l'égard de ces choses
qui ne sont pas dans le commerce, et dont on prétend faire
aujourd'hui si bon marché ?
Loin de se borner à respecter les religieux, à veiller lui-
même à ce que les vœux et règles monastiques fussent scru-
puleusement observés, le pieux empereur ne se lassait pas de
favoriser et de multiplier les fondations. Michelet, qui n'est
pas suspect de cléricalisme, nous raconte qu' « après la con-
quête de la Saxe, le vainqueur partagea le pays entre les
abbés et les évêques pour arriver plus rapidement à la
conversion des indigènes-. » Et de fait, il y eut alors, sur
cette terre nouvellement chrétienne, une véritable floraison
de couvents. Il n'en était pas autrement de la Gaule. Il se-
rait curieux, mais un peu long, de relever année par année
le nombre et le nom des monastères fondés en France sous
1. Canciani, Capitula Regum Francorum, lib. I, uux.
2. Michelet, Précis de l'Histoire de France^ p. 53.
LXXXYI. — 42
658 CHARLEMAGNE AU PALAIS-BOURBON
le règne de Gharlemagne. Cette énumération nous entraî-
nerait trop loin ; nous prierons nos lecteurs de nous par-
donner si nous les renvoyons à des ouvrages plus étendus i.
Gharlemagne ne s'opposa du reste jamais à une vocation
religieuse, même quand elle le privait de ses plus fidèles
serviteurs. C'est ainsi qu'il laissa partir pour le cloître Benoît,
fils du comte de Maguelone, dont il avait fait son échanson et
qu'il aimait beaucoup. Ce jeune seigneur quitta la cour à
l'âge de vingt-quatre ans, fonda un grand nombre de monas-
tères, et devint sous le nom de saint Benoît d'Aniane, le
deuxième patriarche de l'ordre monastique en Occident. C'est
à lui que s'adressa Leidrade, archevêque de Lyon, pour re-
peupler les monastères de son diocèse que de longues
guerres avaient dévastés.
Charles vit successivement s'éloigner de la cour et se
réfugier dans l'état monastique ses amis les plus chers :
Adalhart, son cousin, plus tard abbé de Corbie; Angilbert,
son secrétaire, qui devint abbé de Saint-Riquier. Mais celui
que de tous il regretta le plus, sans songer un instant à le
retenir, fut le fameux Guillaume d'Aquitaine, dont nos chan-
sons de Gestes ont immortalisé les exploits, à l'égal, de ceux
de Roland et de Charles lui-même.
C'est une ravissante histoire que celle de cette vocation.
Guillaume venait de fonder le monastère de Gellon ou Val-
gelon, entre Lodève et Montpellier, lorsque ses deux sœurs,
Albane et Bertane, vinrent le supplier de les autoriser à
quitter le monde pour se donner à Dieu. Le bon duc y
consent et fonde pour elles un nouveau monastère. Mais
bientôt, désireux lui-même de consacrer au service du Sou-
verain Maître ce qui lui reste encore de force et de vie, il se
rend auprès de l'empereur : « Seigneur Charles, lui dit-il,
mon père, vous savez combien je vous aime. Vous m'êtes
plus cher que la vie et la lumière. Vous savez avec quel dé-
vouement je vous ai servi. Partout où il y avait du péril
pour votre personne, j'étais à vos côtés, je vous faisais un
1. Cf. Baluze, Capitularia Regum Francoriim', Canciani, Barbarorum
leges'j — Migne, Opéra omnia Caroli magni, etc., et surtout Boretius, Monu-
menta Germanise historica^ Capitularia Regum Francorum. Hannoverae, 1883.
CHARLEMAGNE AU PALAIS-BOURBON 659
rempart de mon corps. Maintenant donc écoutez avec bonté
la parole de votre soldat ou plutôt de votre ami. Je vous de-
mande la permission de servir désormais le Roi éternel dans
une nouvelle milice. Car depuis longtemps, mon vœu le plus
ardent est de renoncer à tout et de servir Dieu dans le monas-
tère que je viens de construire dans un désert... »
Charles, surpris, changea de couleur et fut quelques in-
stants sans proférer une parole; puis poussant un profond
soupir et versant des larmes : « Seigneur Guillaume, s'écria-
t-il, quelle dure parole vous venez de prononcer ! Vous m'avez
blessé au cœur par votre demande. Cependant comme elle est
juste et raisonnable, je n'ai rien à dire. Si vous aviez préféré
à mon amitié un roi ou un empereur quelconque, je le pren-
drais à injure et je soulèverais contre lui l'univers entier.
Mais puisqu'il n'est rien de cela, puisque vous voulez devenir
soldat du Roi des anges, je ne puis y mettre obstacle... »
Il dit et se jetant au cou de son ami, il pleura longtemps et
amèrement*.
Nous n'avons rien voulu changer à ce récit qui montre,
dans sa touchante simplicité, quels étaient les vrais senti-
ments de Charlemagne vis-à-vis de la vocation religieuse.
Il nous reste maintenant à prouver que loin d'entraver par
des mesures fiscales le développement des Congrégations, le
grand prince derrière lequel se retranche M. Waldeck-Rous-
seau s'efforçait au contraire de les en exonérer de la façon
la plus complète.
Il suffit, pour s'en rendre compte, de lire quelques-unes
des chartes de privilèges qui nous ont été conservées. Nous
n'en signalerons qu'un petit nombre, de crainte de fatiguer
le lecteur.
En l'an 769, Charles confirme et accroît les privilèges
accordés par ses prédécesseurs au monastère de Corbie.
Il conclut en ces termes :
<( ... Ita ut nullus judex publicus in curtes ipsius monas-
srii, vel homines qui supra terras commanere videntur,
lec ad causas audiendas, nec ad freda exigenda, nec pa-
, /l. Rohrbacher, Histoire de V Église, t. II, p. 273.
660 CHARLEMAGNE AU PALAIS-BOURBON
ratas aut mansiones faciendas, nec ullas redhibitiones de
parte fîsci nostri requirendas aut accipiendas ingredi omnino
prsesumat : sed sub intégra emunitate, ut diximus, cum om-
nibus fredis concessis, nostris et futuris temporibus quieto
ordine valeant possidere vel dominare, ut melius delectet
servos ipsos Dei pro stabilitate regni nostri Dei misericor-
diam deprecari... »
En 770, mêmes privilèges au monastère de Saint-Etienne
d'Angers.
En 771, donation de deux villages avec moulins, chasses,
pâturages, forêts, vignes, etc., au monastère de Saint-Denys.
En 772, exemptions, immunités, etc.. aux monastères de
Saint-Germain-des-Prés, de Morbaix, de Vieux-Moutier...
En 773, chartes en faveur des monastères de Saint-Martin
de Tours, de Saint-Denys, de Leberau (Liepvre en Alsace).
En 775, six chartes au monastère de Saint-Denys, l'une
faisant aux moines donation de la villa de Luzarche, deux
autres confirmant les immunités, exemptions de taille, de
dîme, etc.. concédées à l'abbaye; la quatrième consacrant la
possession des biens recouvrés sous le règne de Pépin; les
deux dernières ratifiant d'autres donations.
Nous pourrions poursuivre longtemps encore cette énumé-
ration et mettre sous les yeux de nos lecteurs, comme nous
l'avons fait pour la première charte, les termes énergiques
par lesquels Gharlemagne libère les moines de toute contri-
bution fiscale; mais n'en avons-nous pas dit assez pour mon-
trer qu'il ne se préoccupait guère de l'accroissement de la
mainmorte chez les Ordres religieux*. Nous sommes bien
loin de ces « paroles passionnées indiquant, d'après M. Wal-
deck-Rousseau la préoccupation à laquelle aurait obéi leur
auteur)). La préoccupation de Gharlemagne était au contraire
d'assurer aux Congrégations religieuses pour une durée illi-
mitée la conservation de leurs biens. Dans tous les actes pu-
blics qui traitent des propriétés ecclésiastiques, il se lie et
prétend lier ses fils et successeurs à ne les jamais violer. Il
édicté même des peines que M. le Président du Gonseil trou-
1. Migne, dans le tome 97 de sa. Patrologie, cite cent vingt-six chartes de
privilèges accordés par 'Gharlemagne à divers monastères, de 769 à 812. Et
il n'en possède pas la collection complète.
CHARLEMAGNË AU PALAIS-BOURBON 661
vera sans doute bien sévères contre ceux qui d'une façon
quelconque tenteront d'y porter atteinte.
Voici quelques textes instructifs sur cette matière :
Les monastères consacrés à Dieu devront toujours conser-
ver leur destination primitive et ne jamais être transformés
en habitations séculières. [Capit. Reg. Franc. ^ lib. I; xxxi.)
Que les évêques, abbés et abbesses surveillent avec soin
les trésors ecclésiastiques, de crainte que la négligence ou la
malhonnêteté de ceux qui en ont la garde ne vienne à causer
la perte des vases sacrés, des pierreries ou de quelque autre
objet précieux. On nous a dit en effet que des brocanteurs,
juifs ou autres, se vantent de leur acheter tout ce qui leur
plaît. [Ibid., lib. I; cxvii.)
Il est permis à tout homme de léguer ses biens à quelque
lieu sacré pour le salut de son âme. [Ibid., lib. IV; xix.)
Quand un religieux abandonne son monastère, les biens
qu'il y a apportés à son arrivée, ou qu'il a acquis durant son
séjour, demeurent, à son départ, la propriété du monastère.
[Ibid.^ lib. V; ccclxxix.)
Tout moine qui abandonne son monastère doit y laisser les
biens qu'il y a apportés ou qu'il a acquis depuis son arrivée...
[Ibid., lib. VI; cviii.)
Les biens d'église (propriétés monastiques ou autres) ne
doivent être soumis à aucun cens (nullam descriptionem
agnoscant), hors le cas où il serait nécessaire de les faire
traverser par des routes ou d'y établir des ponts. En tout le
reste, qu'ils jouissent de la plus complète exemption (habeant
integram emunitatem). {Ibid., lib. VI; cix.)
Ceux qui volent les biens ecclésiastiques sont des sacri-
lèges et doivent être condamnés à l'exil. [Ibid., lib. VI;
CXVII.)
Qu'il ne soit permis à personne de retenir, d'aliéner, de
ravir les biens des églises, monastères ou hôpitaux, sous
peine d'être considéré comme le meurtrier des pauvres, et
jeté hors de l'assemblée des fidèles jusqu'à restitution inté-
grale. [Ibid.., lib. VI; cxxxvi.)
Personne n'a le droit de molester en quoi que ce soit les
monastères consacrés à Dieu, ou de leur ravir ce qu'ils pos-
sèdent. [Ibid., lib. VI; glxvii.)
662 CHARLEMAGNE AU PALAIS-BOURBON
Nous défendons à tous nos sujets de violer les privilèges
ecclésiastiques ou monastiques, d'envahir ou de dévaster les
biens d'église, de les aliéner, de piller leurs propriétés, etc..
[Capit. Reg. Franc. ^ lib. Yl; ccccxxvi.)
Pour donner l'exemple à nos descendants et nous amender
nous-mêmes, nous interdisons absolument à tout laïque, em-
pereur, roi, préfet ou comte, à tout homme revêtu de la puis-
sance séculière, d'enlever par la violence, de chercher à nous
extorquer, ou de s'approprier d'une façon quelconque les
monastères ou les domaines ou les biens des évêques, abbés
ou abbesses. [Ibid.^ lib. VI; ccccxxvii.)
Nous voulons que tout le monde le sache, ceux qui pren-
nent l'argent du Christ et de l'Eglise, qui volent, dévastent
ou pillent leurs biens doivent être considérés devant Dieu
comme des homicides... [Ibid..^ lib. VI; ccccxxx.)
Seront punis de la peine capitale les sacrilèges, etc., et
tous ceux qui auront dévasté, aliéné, ravi les biens ecclésias-
tiques. [Ibid.^ lib. VI; ccccxxxi.)
M. le Président du Conseil ne nous accusera pas d'avoir
été trop sobre de citations. 11 a parlé à la tribune des pré-
occupations du plus grand des Carolingiens au sujet des
biens possédés par les ordres religieux : nous avons été
curieux de rechercher à notre tour quelle était la nature de
ces préoccupations. Or, après une étude très consciencieuse
des capitulaires, chartes de privilèges et autres œuvres lais-
sées par Charlemagne, nous nous trouvons dans l'obligation
de tirer une conclusion diamétralement opposée à celle de
M. Waldeck-Rousseau. Nous permettra-t-il de lui demander
s'il n'aurait pas traité la question en avocat chargé d'une
mauvaise cause, et ne craignant pas pour la gagner de dé-
naturer le sens des textes, plutôt qu'en homme d'État, sou-
cieux avant tout de rester dans les strictes limites de la jus-
tice et de la vérité ?
Edouard GAPELLE, S. J.
EN CHINE
UNE ARMÉE CHRÉTIENNE IMPROVISÉE
DÉFENSE DE WEI-TSUEN
( Extraits du journal du P. A. Wettkrwald )
Wei-tsuen, 25 juin 1900.
Je ne sais ni quand ni comment cette lettre vous arrivera. Nos
communications avec Hien-hien et Tien-tsin sont coupées; tout
le nord jusqu'à Pékin est en pleine ébullition. Je suis très inquiet
pour mon frère Paul, enfermé à Fan-kia-ka-ta (50kilom. au nord-
est de Hien-hien) avec les PP. Bataille et Siao.
Si les Boxeurs de notre district se soulèvent, nous nous bat-
trons, quitte à succomber dans une lutte inégale. Mais ils ne se
soulèvent pas encore; il y a pourtant des rumeurs inquiétantes.
Nous avons fait un vœu au Sacré-Cœur pour être préservés.
Nos santés ici se minent insensiblement sous la double action
d'un ministère incessant et d'un climat débilitant. La sécheresse
ne tue pas seulement les plantes, elle nous tue aussi petit à petit.
Il n'y a pas eu de première récolte (blé), et, jusqu'ici, il n'y a
pas eu moyen d'ensemencer pour la deuxième (millet, sorgho, etc).
Depuis près d'un an nous n'avons pas eu de pluie, aussi la mi-
sère est-elle affreuse, et ce fléau menace de devenir plus terrible
que les Boxeurs. Des bandes de mendiants parcourent le pays;
il suffirait d'un rien pour les transformer en pillards; et c'est ce
qui arrivera inévitablement. Nous avons fait des neuvaines, jeûné,
fait des vœux pour obtenir cette pluie tant désirée. Vous ne con-
naissez pas cette épreuve-là. La main de Dieu s'appesantit bien
lourde sur ce pauvre pays; il est vrai que le bon Dieu peut en
avoir assez de ce paganisme sottement infatué de lui-même.
30 juin.
Les soldats cantonnés ici depuis un an partent tous, appelés
vers le nord pour se battre contre les Européens. Ils partent,
non seulement sans enthousiasme patriotique, mais à contre-cœur,
et ne cherchent pas à le dissimuler. Et tout le monde est de leur
664 EN CHINE
avis. Le patriotisme est chose inconnue en Chine. Il n'y a que
le mépris pour tout ce qui est étranger, mépris qui tourne en
haine sauvage sous le moindre prétexte.
Triste courrier de Koang-ping-fou. En pleine ville-préfecture,
notre résidence a été pillée par une troupe de mendiants et d'af-
famés. Le P. Gaudissart était à la maison. On ne lui a rien fait.
Le préfet avait cru préserver la maison du pillage en faisant
abattre la croix au-dessus de la porte. Puis, impuissant ou com-
plice, il s'est contenté de donner une escorte au P. Gaudissart
pour le conduire jusqu'à Tai-ming-fou.
Mes chrétiens fourbissent et chargent leurs armes. Ce ne sont
que détonations de fusil toute la journée.
2 juillet.
Fête de la Visitation. ^— La bonne Mère nous visite : la pluie
est tombée cette nuit, et le ciel est encore tout chargé de nuages.
Nos gens commencent à ensemencer du millet tardif, ils pourront
avoir du coton, des haricots, du blé de Turquie, si les pluies
continuent.
Comme je racontais aujourd'hui quelques épisodes de la guerre
de 70, la charge des cuirassiers a Reichshoffen, des zouaves
pontificaux à Patay, mes gens n'en revenaient pas. Le courage
militaire étonne nos populations pacifiques. De fait, il y a du
christianisme tout plein au fond de la bravoure européenne.
3 juillet.
Toujours pas de nouvelles de Hien-hien. Cette incertitude est
poignante. Pas de nouvelles non plus de la guerre. Nous sommes
isolés du monde civilisé.
Les routes sont impraticables : on massacre tout ce qu'on
trouve de chrétiens. Nous essayons de nouveau d'envoyer un
courrier. C'est un ancien bonze converti. Il va reprendre son
habit de bonze, et il promet qu'il ira jusqu'à la résidence. Dieu
veuille qu'il réussisse ! Nous saurons ainsi si Hien-hien tient bon,
si Fan-kia-ka-ta subsiste, si mon frère Paul est encore vivant.
Dieu merci ! nous sommes calmes et même joyeux. Des cir-
constances semblables vous trempent le moral; elles vous rap-
prochent de Dieu, dont on sent, pour ainsi dire, la présence et
le secours. Une grande consolation pour nous, c'est la présence
du R. P. Maquet, qui nous soutient par son exemple. Je tâcherai
à tout prix de sauver cette précieuse vie, plus nécessaire que la
UNE ARMÉE CHRÉTIENNE IMPROVISÉE 665
mienne ; peu importe qu'il meure quelques soldats; il ne faut pas
que le chef périsse.
4 juillet.
Un orage magnifique cette nuit ! Uue pluie torrentielle qui a
enfin percé la croûte supérieure et permet d'ensemencer. Aussi,
du monde plein les champs ce matin. Gela va faire unte heureuse
diversion aux préoccupations de l'heure présente.
6 juillet.
Notre bonze est revenu. A Ki-tcheou, des cavaliers gardent les
routes et empêchent tout voyageur d'aller vers le nord. On l'a
fouillé, mais heureusement on n'a pas trouvé les lettres qu'il
portait.
C'est le premier vendredi du mois; nous commençons (suivant
le vœu fait par les deux paroisses de Wei-tsuen et de Pan-tsuen)
à remercier le Sacré-Cœur pour la protection qu'il nous a accor-
dée jusqu'à ce jour. Grand'messe avec exposition du Saint Sacre-
ment, deux cent cinquante communions. J'ai exhorté mes chré-
tiens à une confiance imperturbable. Il ne semble plus possible
de sauver les chrétientés moins importantes ; elles sont desti-
nées à servir de victimes. Mais j'espère que le triangle Wei-tsuen,
Pan-tsuen, Tchao-kia-tchoang sera impénétrable aux hordes des
Boxeurs. Tchao-kia-tchoang a ses remparts élevés à la hâte;
Pan-tsuen a ses maisons crénelées et formant comme une seule
plate-forme fortifiée. Si l'on attaque une de ces deux places,
Wei-tsuen sortira en colonne volante et prendra l'ennemi en flanc
ou à revers. Si l'on attaque Wei-tsuen même, qui n'a pas de rem-
parts, et dont les maisons sont trop dispersées pour se prêter à
une défense efficace, nous irons à la rencontre de l'ennemi en
rase campagne. Mais, surtout, nous comptons sur la protection
du divin Maître; il est avec nous; du fond de son tabernacle il
veille sur son troupeau fidèle.
7 juillet.
Les nouvelles les plus sinistres arrivent des environs. Je ras-
sure quand même nos gens, et pour leur donner du cœur, je vais
visiter les trois corps de garde où sont déposées les armes et où
ils doivent se réunir à la première alerte. Chaque poste a son
drapeau sur lequel est peinte une grande croix noire. Chaque com-
pagnie se compose de dix à douze pelotons, et chaque peloton
de dix hommes. C'est le vieux système des dizainiers et des cen-
666 EN CHINE
teniers. Les cadres étant au complet, cela fera, à Wei-tsuen
même, entre trois et quatre cents combattants. Mettons que Tchao-
kia-tchoang (village tout chrétien de 700 âmes) nous fournisse
deux cents hommes; Pan-tsuen, cinquante (ce village compte k
peine 300 chrétiens, le reste est païen), Tchenn-kia-tchoang et
Tchoung-koang-ing, également cinquante : cela ferait six ou sept
cents combattants.
Quant aux armes, il y en a de tout calibre, mais aucune de
bonne sorte. Nous avons une vingtaine de tai-tsiang (grand fusil
de rempart porté par deux hommes : le premier, en avant, sert
d'affût; le second de pointeur). Nous y avons adapté une lumière
qui peut recevoir une capsule. Cela vaut mieux que la mèche chi-
noise. A défaut de chien^ c'est un morceau de bois ou de fer, dans
la main du soldat, qui fait éclater la capsule. Nous avons encore
une centaine de fusils chinois à mèche ou fusils à l'européenne,
ancien modèle, fabriqués vaille que vaille par des artistes ambu-
lants; le reste sont des sabres, des lances, des coutelas, etc., bref
un vrai musée. Mais pour ce pays-ci, nous sommes très bien ar-
més, et les Boxeurs, s'ils nous sont supérieurs en nombre, nous
seront inférieurs en armement.
« Bravo ! mes amis, dis-je à mes gens : avec un pareil arsenal
et surtout avec des braves comme vous, nous pouvons défier
10000 Boxeurs. N'ayez pas peur. Demain je bénirai toutes vos
armes et vos casques de bataille. »
Il faut vous dire que les chrétiens se sont tous fabriqué un bon-
net blanc avec une croix rouge ou une image du Sacré-Cœur. Ils
en ont même fait un pour moi; cela me fait assez l'effet d'un bon-
net de pâtissier, mais c'est égal, cela servira de signe de rallie-
ment. On roule sa queue autour de la tête et le bonnet la recou-
vre. Ils ont bien ri quand je me suis coiffé devant eux. Tous les
petits enfants, même les petites filles, ont pleuré pour avoir leur
casque et les mamans ont bien dû s'exécuter. Faut voir avec quel
air crâne mes petits « moblots » se promènent dans les rues.
Pauvres innocents ! ils ne se doutent pas que si on les mène à la
fête, ce sera peut-être une fête sanglante :
Aram sub ipsam simplices
Palma et coronis luditis.
Le bachelier chrétien de Pan-tsuen a été mandé par le man-
darin de Wei-hien. (Notre sous-préfet est le gendre de Li-ping-
UNE ARMÉE CHRÉTIENNE IMPROVISÉE 667
heng, un des auteurs de le crise actuelle.) Le mandarin lui a
demandé sérieusement s'il était exact que les chrétiens songeas-
sent à attaquer et à prendre la ville de Wei-hien (sic). Les faits
ont répondu d'eux-mêmes.
Pendant que le bachelier était au tribunal, on a envahi notre
résidence en ville, et on a pillé les chrétiens de Ma-kia-tchoang.
Le pauvre sous-préfet a fait piteuse mine à ces nouvelles. Pour la
ville même, il n'a rien trouvé de mieux que de faire abattre la
croix de dessus la porte de notre maison, effacer l'inscription :
Tieii-tchou'taîig^ et sceller les portes. Pour Ma-kia-tchoang, il
n'a rien fait, et probablement ne fera rien. Au fond il n'a pas de
parti déterminé. Il sait que les chrétiens sont nombreux dans sa
sous-préfecture. Il sait aussi que les lettrés et les notables ne
sont pas très hostiles, et il n'ose pas persécuter ouvertement. A
Pékin tout est dans l'anarchie ; comme il ne sait pas ce qui
sortira de ce gâchis, il attend pour voir de quel côté tournera
le vent.
8 juillet.
Boxeurs et pillards ont pillé et brûlé cette nuit quatre chré-
tientés. Les. victimes viennent me raconter leurs malheurs. Une
nouvelle plus grave, c'est que le Chan-tong commence à s'agiter.
9 h. du soir.
Un courrier de Tsi-ning-tcheou annonce que le P. Hœffel et le
P. Ou se sont réfugiés là, mais le premier est reparti presque
aussitôt pour Kiao-tcheou avec une dizaine de missionnaires al-
lemands. M. Freinademetz, le provicaire, était parti avec eux;
mais il est revenu en cachette à Pouo-li où il reste avec notre P. Ou
et plus d'un millier de chrétiens. « J'ai fait vœu jadis de mourir
en Chine : je mourrai ici. » Ce sont ses paroles.
Faut-il partir, faut-il rester ? Par rapport à cette question, la
situation des missionnaires n'est pas la même. Ceux qui, comme
nous ici, ont charge de grandes paroisses, ne doivent pas songer
à partir, me semble-t-il. Ces grandes chrétientés peuvent et doi-
vent essayer de se défendre ; or, c'est le missionnaire qui est
l'âme de la défense. Si la défense devient impossible, la fuite le
sera encore plus : le dernier refuge étant forcé, il n'y a plus qu'à
mourir. Or c'est encore le missionnaire qui doit encourager ses
chrétiens à mourir généreusement pour leur foi. Chacun doit
668 EN CHINE
consulter les circonstances : il y en a pour qui la fuite est un de-
voir, il y en a dont le devoir est de rester au poste.
Aujourd'hui dimanche, j'ai béni solennellement armes, coif-
fures, munitions. Tout le monde était réuni dans la cour de
l'église, les armes en faisceaux. J'ai fait le tour en aspergeant
d'eau bénite, puis j'ai commandé : « Genou terre \ (équivalem-
ment) et je les ai bénis eux aussi. Que Dieu les protège ! Si nous
nous battons, c'est pour sa cause.
9 juillet.
On a vu cette nuit à l'horizon plusieurs lueurs d'incendies.
C'est probablement Ti-san-keou et Tchenn-tsuen, au nord-est. Il
ne reste donc debout que nos cinq chrétientés centrales dans un
rayon restreint : Wei-tsuen, Tchao-kia-tchoang, Pan-tsuen,
Tchenn-kia-tchoang, Tchoung-koan-ing.
Au nord du district, le centre de résistance est Tchang-kia-
tchoang, où réside le P. Lomûller ; les chrétiens y sont nombreux
et bien armés. A leur tête, mon cher cousin l'ex-major Lomûller
peut se croire revenu à son temps d'Afrique, aux jours deBiskra.
Bien qu'il ne soit qu'à cinq ou six lieues, nous n'avons plus guère
de ses nouvelles. Pourtant, nous savons que deux autres de ses
chrétientés sont encore intactes, Seu-tchoang, où les païens font
cause commune avec les chrétiens, et lu-tai.
Nos Pères de Tai-ming-fou, partis de la ville sous escorte,
n'avaient pas fait cinq lieues, qu'ils furent dévalisés; dépouillés
de tout, ils vont mourir de faim ou être massacrés par une popu-
lace en fureur. Ce sont deux cochers échappés au désastre qui
viennent nous annoncer cette triste nouvelle. Que faire? A qua-
rante lieues de distance, comment subvenir à leur détresse ?
Le R. P. Maquet va cependant tenter un effort. Il essaie de
faire parvenir un peu d'argent à nos fugitifs. Arrivera-t-on h
temps ?
Wei-tsuen se barricade ; on ferme l'issue des passages princi-
paux. Je vais faire créneler les maisons extérieures : battus en
plaine, nous pourrons encore nous défendre sur les toits... puis,
il ne restera que la mort ou la fuite, la mort probablement pour
le grand nombre.
Si je meurs, au ciel je ne vous oublierai pas, chère mère, m
tous mes amis d'Europe. — Mon frère Paul m'attend-il déjà là-
haut ? Dieu seul le sait. Pas de nouvelles du nord.
UNE ARMÉE CHRÉTIENNE IMPROVISÉE 689
11 juillet.
Nos courriers n'ont pas de chance. En voilà encore un qui
nous revient après avoir été détroussé. On ne lui a laissé absolu-
ment que son pantalon, et on a fouillé jusque dans la tignasse de
sa queue. Heureusement on n'a pas trouvé les lettres; si on les
avait découvertes, on l'aurait certainement tué.
Nos patrouilles sillonnent la campagne au clair de lune. Celle
de Pan-tsuen a surpris cinq ou six individus suspects rôdant aux
environs du village. On les a garrottés. Après avoir dressé procès-
verbal de leur arrestation, on les a relâchés.
A Wei-hien les esprits se calment. Les notables un peu sérieux
réprouvent les violences exercées contre les chrétiens, et disent
tout bas que le mandarin est un « hoaitan » (œuf pourri) sans ca-
ractère et sans volonté.
12 juillet.
Ce matin, j'allais laisser faire une sottise qui eût pu avoir de
fâcheuses conséquences. Un des plus riches chrétiens de Tsou-
tchen-tsuen, pillé l'autre jour, a encore là-bas quelques sacs de
grains. La provision n'est plus en sûreté. Un de ses parents, chez
qui il est réfugié, proposa d'atteler pour aller chercher les sacs.
On me demande qu'une escorte armée puisse accompagner le
char, pour intimider les pillards. Sans trop réfléchir, je dis oui.
Mais quelques hommes prudents viennent me trouver. « Est-il
vrai que le Père a permis de sortir en armes jusqu'à Tchen-
tsuen ? » Cette seule question m'ouvre les yeux. Une démonstra-
tion semblable, en plein jour, colportée aussitôt et grossie par
les mille voix de la rumeur publique, aurait mis en émoi tout
le pays, ce Vous voyez bien, eût-on dit, les chrétiens se révoltent !
Ecrasons-les ! » Et beaucoup de gens honnêtes, mais dupés, au-
raient pris les armes contre nous.
Tout en me faisant ces réflexions, je sors dans la rue. Le char
était attelé et chargé de tai-tsiang et de munitions. Plus de cent
hommes étaient prêts, la queue enroulée sous le bonnet blanc,
portant qui la lance ornée d'une houppe rouge, qui un long sa-
bre recourbé, qui fusil ou pistolet. Déjà on avait pris rang et
les mules allaient s'ébranler, quand je fis retentir un vigoureux
9eto.
Tout en louant leur zèle et leur courage, je leur expose les in-
convénients de leur démarche. « Du reste, dis-je en finissant,
670 . EN CHINE
VOUS n'avez pas de raison à demander. Votre premier devoir était
la discipline. Vous avez un chef: ce chef prendra ses ordres chez
moi, et sans son ordre, personne ne doit sortir en armes du vil-
lage. »
14 juillet.
L'enfer remue tout pour nous perdre. Le sous-préfet de Wei-
hien (est-ce lui-même, ou les gens du tribunal abusant de son
sceau?) nous envoie une proclamation où : l** les Boxeurs sont
loués et déclarés les fidèles appuis de l'empire ; 2** les chrétiens
invités à se convertir et à renoncer à leurs égarements passés ;
3^ les missionnaires européens condamnés à quitter le territoire
chinois sous bonne escorte. Ce papier mandarinal aura probable-
ment le sort de tous ses congénères : lettre morte.
Je reçois des nouvelles de Pouo-li et de M. Freinademetz.
Notre P. Ou en revient après bien des péripéties depuis son
exode de Tai-ming-fou. Quel bonheur de se revoir après avoir
eu les uns pour les autres tant de mortelles inquiétudes ! Le
pauvre Père est bien exténué et amaigri. Avec lui est revenu
Maître Jao, un de mes paroissiens qui, depuis de longues années,
est au service des Pères du Chan-tong.
Cette nuit, on vit la lueur d'un incendie à trois ou quatre kilo-
mètres au nord-ouest, puis arrivèrent quelques chrétiens disant
que les Boxeurs pillaient Fan-kia-ing. Aussitôt vingt ou trente
hommes armés partirent de Tchao-kia-tchoang, se réunirent à
ceux de Fan-kia-ing. A leur arrivée, les pillards se sauvèrent.
L'église seule est brûlée. On dit que les brigands vont se venger
en attaquant Tchen-kia-tchoang cette nuit. J'ai averti mes gens de
se tenir prêts à aller au secours.
15 juillet.
Saint Henriy fête de notre évêque et de notre R. P. Supérieur.
Ordinairement Hien-hien célèbre cette fête en nombreuse et
joyeuse communauté. Que les temps sont changés !
Le P. Liefooghe est venu dire la messe ici, à quatre heures et
demie. Trois cents communions de femmes, église comble. Puis
messe des hommes, église comble. Nous avons ensuite confessé
les hommes pour la fête du Mont-Carmel. Cent cinquante confes-
sions, à peine le quart de ceux qui voudraient se confesser. A
midi nous sommes allés dîner avec le R. P. Maquet à Tchao-kia-
tchoang.
UNE ARMÉE CHRÉTIENNE IMPROVISÉE 671
Veillée de prières à l'église pour nous préparer à la fête de
demain. Tout le monde a accepté avec enthousiasme. La bonne
Mère se laissera toucher par tant de supplications.
16 juillet.
Fcte de Notre-Dame du Mont-Carmel. Belle communion
d'hommes après une nuit de ferventes prières.
La pluie commence à tomber : c'est une première bénédiction.
Différentes petites nouvelles sont plutôt rassurantes.
17 juillet.
La pluie est tombée, fine, drue, mais pas assez abondante.
Pourtant, tout ce qu'on a semé est sorti de terre en trois ou quatre
jours. La campagne prend des tons vert clair qui reposent un
peu de l'affreuse nudité du désert.
La nuit je suis réveillé en sursaut... Au dehors je trouve plu-
sieurs de mes gens en armes. « Qu'y a-t-il? — Voici, Père. Un
jeune homme de Ch-asi (au sud de Wei-tsuen) vient nous pré-
venir qu'il y a 60 ou 70 cavaliers réunis à Tai-ning (à 3 kilomètres
au sud-ouest). On va peut-être venir nous attaquer. Aussi tout
le monde s'est-il mis sous les armes. — Mais, demandai-je, les
a-t-il vus, ces cavaliers ? — Non ; on lui a dit la chose. — Encore
un canard, mes amis; restez calmes. Que les patrouilles soient
plus vigilantes, voilà tout. »
Je vais à l'église que je trouve remplie de femmes priant si-
lencieusement. « Retournez chez vous, leur criai-je, et dormez
en paix ! »
Heureusement on n'avait ni sonné le tocsin ni tiré de coups
de fusil, de sorte que les têtes n'étaient pas trop montées. Je
fis un tour dans le village, visitai les trois corps de garde où tout
le monde était sous les armes, puis je revins me coucher.
18 juillet.
Il y avait quelque chose pourtant. Au nord de Tai-ning, dans
la plaine, on vit soudain, hier après-midi, déboucher une troupe
avec étendards et trompettes. Aussitôt nos gens de s'émouvoir,
et, sans attendre d'ordres, la milice, compagnie par compagnie,
se met à défiler dans la plaine. Je prends mon revolver et rejoins
mes troupes qui se rangent en bataille, face à l'ennemi, mais à
une distance d'environ deux kilomètres.
La ligne ennemie s'étendait de l'est à l'ouest ; nous voyions
t)72 EN CHINE
très bien deux ou trois cavaliers parcourir le front des troupes,
et les étendards rouges ou jaunes, flottant au vent. Tout à coup
retentit un hurlement, vrai cri sorti de l'enfer, poussé en même
temps par un millier de poitrines : Ha! Ha! Cha...ah! Cha.,.~
ah!... Nos gens rangés par petits pelotons (chaque peloton en
file oblique) ne bougent pas. Silence complet dans nos rangs.
Bientôt Pan-tsuen arrive, puis Tchao-kia-tchoang, ce qui
donne à notre ligne de bataille un développement imposant. La
consigne était de ne pas crier, de ne pas tirer. Si l'ennemi s'avan-
çait à portée, alors seulement nous ouvririons le feu. Quand ils
furent las de hurler, les Boxeurs tirèrent quelques coups de tai-
tsiang et de fusil, qui nous firent juger qu'ils avaient fort peu
d'armes. Puis les hurlements recommencèrent. Chez nous, tou-
jours même calme et même silence. La nuit tombait. Peu à peu
les lignes ennemies se disloquèrent. Nous fîmes de même et ren-
trâmes au village en bon ordre.
La nuit se passa sans encombre.
Ce matin, rien de particulier. Là-bas, au nord de Tai-nin^, les
démonstrations hostiles recommencent. Mais j'ai averti mes gens
de ne pas sortir, de se contenter de se tenir prêts à l'intérieur
du village. Quelques ardents voudraient aller chercher l'ennemi :
je m'y oppose formellement. Je ne veux pas qu'on puisse dire que
c'est nous qui avons pris l'offensive. Il est évident que nos adver-
saires cherchent à provoquer une collision. Ces cinq villages
chrétiens encore intacts au milieu de la tourmente excitent leur
rage. Si le bon Dieu leur donnait carte blanche, c'en serait fait
de nous. Mais j*ai confiance quand même ; on prie avec ferveur,
ici et... en Europe. Ce qui est désolant, c'est cette absence com-
plète de nouvelles. Encore un courrier revenu hier sans avoir
réussi à arriver à Hien-hien.
Après-midi (18 juillet).
Ce matin rien ne semblait présager une bataille. Je m'étais
rendu à Tchao-kia-tchoang pour voir le R. P. Maquet, quand tout
à coup j'entendis sonner le tocsin à Wei-tsuen. Je pars aussitôt;
un chrétien à cheval me rejoint, me cède sa monture, et j'arrive
au galop.
Déjà tous mes gens étaient rangés au sud-ouest du village, non
loin des premières maisons. L'attaque avait été si subite qu'ils
n'avaient pas eu le temps de s'avancer dans la plaine. Là-bas, ve-
UNE ARMÉE CHRÉTIENNE IMPROVISÉE 673
nant de Tai-ning et se déployant sur une étendue d'un kilomètre
et plus, un millier de Boxeurs s'avançaient, Plus de doute, c'est
l'attaque de Wei-tsuen.
Après un coup d'œil sur ma troupe, divisée en trois compa-
gnies et assez bien placée derrière des fourrés et des fossés, mal-
heureusement sur un terrain trop bas et trop près du village, je
leur fais signe et tous se mettent h genoux. Je récite la formule
de l'absolution générale, puis je les bénis en les exhortant à se
battre vaillamment.
Ils se relèvent et attendent que l'ennemi soit à portée. Les as-
saillants avançaient toujours avec les grimaces et les cris habi-
tuels de cette secte diabolique. Ces forcenés se jetaient parterre,
levaient les bras au ciel, faisaient force gambades et évolutions,
soi-disant pour enchanter nos balles et se rendre invulnérables.
Une première décharge arrêta leur élan. Ils se couchèrent
presque tous, s'abritant derrière des touffes de tamaris. Puis ils
se relevèrent et avancèrent encore. Une seconde décharge mit le
désordre dans leurs rangs : les premiers s'enfuient dans toutes
les directions ; les plus peureux restent blottis dans les fourrés,
n'osant ni fuir, ni avancer. A cette vue les chrétiens poussent,
eux aussi, une clameur formidable et s'élancent en avant. Je partis
alors vers le nord, pour voir si les gens de Tchao-kia-tchoang
arrivaient, et pour leur dire d'achever la déroute en prenant l'en-
nemi en flanc. Au lieu de ce renfort, je rencontre mes trois pelo-
tons de réserve débouchant de derrière le village. « Courez sus
aux fuyards, criai-je, et rabattez-les vers le sud pour les enve-
lopper. » Ils ne se le firent pas dire deux fois et s'élancèrent au
pas de charge.
Au moment où je revenais à mon premier poste d'observation,
l'ennemi était en pleine déroute et nos gens le poursuivaient avec
acharnement. Dans cette poursuite, ils en blessèrent un bon nom-
bre que leurs camarades emportaient à bras. L'un d'eux resta sur
le terrain : on l'acheva en lui coupant la tête. Beaucoup de flaques
de sang témoignent que les blessures graves ne manquaient pas.
Un malîométan de Wei-hien, passant à Tai-ning, nous rapporta
que l'ennemi avouait soixante-huit morts ou blessés.
On ramassa sur le champ de bataille un magnifique tai-tsiang^
des sabres, un grand sac de poudre, une provision de balles, un
carnet contenant les cartes de convocation d'un des chefs (ce
LXXXVI. — 43
674 EN CHINE
carnet n'était autre chose que la couverture cartonnée d'une
Bible anglaise protestante), quelques drapeaux ou oriflammes,
etc.. De nos gens, pas un n^eut la moindre égratignure.
Tchao-lao-tchoUy le chef des Boxeurs de toute cette région,
avait pris la fuite un des premiers. Plusieurs de nos tirailleurs
l'avaient couché en joue, car on le voyait très bien parader sur
son cheval.
Les gens de Tchao-kia-tchoang arrivèrent quand tout était fini,
juste à temps pour s'associer à notre joie. Midi sonnait, ou plutôt
V Angélus, car nous n'avons pas encore le luxe d'une horloge.
On s'agenouilla sur le champ de bataille et chacun récita dévo-
tement sa prière.
Mes braves voulaient achever la déroute en allant jusqu'à Tai-
ning, attaquer l'ennemi dans son repaire et lui faire expier tous
ses méfaits. Je m'y opposai. « Tout notre rôle est de nous dé-
fendre ; nous n'userons pas du droit de représailles. »
Rentrés au village, nous vîmes les femmes encore sur les toits,
chapelet en main : ce sont leurs armes à elles ; elles avaient prié
pour nous pendant que nous nous battions pour elles. Tout le
monde se rendit à l'église et on récita les prières d'actions de
grâces. J'ai entendu rarement des prières enlevées avec autant
d'entrain.
Ce petit succès est un bienfait du bon Dieu pour nos pauvres
gens; c'est un encouragement; c'est aussi une expérience faite.
A une seconde affaire, ils auront encore plus de sang-froid, plus
de tactique aussi et de discipline. Quant aux Boxeurs, leur dé-
faite les fera réfléchir, je l'espère. Si Wei-tsuen seul les a mis en
déroute, que pourront-ils contre les forces combinées des trois
ou quatre villages et contre « l'artillerie (I) » de Tchao-kia-
tchoang ?
Après le dîner, pris d'un cœur allégé, je vous assure, j'allai
voir le R. P. Maquet pour lui faire part de la victoire remportée.
Ce n'était pas nécessaire ; sur le toit de la maison, armés de leur
jumelle, les Pères avaient suivi toutes les péripéties de ce petit
combat.
Je pense que cette nuit nous pourrons dormir tranquilles sur...
nos lauriers.
19 juillet.
Fête de saint Vincent de Paul, et, dans quelques jours, fête de
UNE ARMÉE CHRÉTIENNE IMPROVISÉE 675
saint Ignace. J'espère qu'au ciel ces deux Patriarches intercèdent
pour leurs familles de la terre, si cruellement éprouvées. Je prie
pour les vicariats de Mgr Favier et de Mgr Bruguière. Que de
ruines amoncelées chez eux, non moins que chez nous! J'ai eu
le bonheur de voir plusieurs fois ces deux prélats, et d'éprouver
les effets de leur bienveillance : c'est donc pour moi un devoir de
reconnaissance de prier pour eux et pour leurs chrétiens.
Après une nuit tranquille, voici une matinée qui ne l'est guère.
Heureusement, le diable nous laisse toujours au moins le temps
de dire pieusement nos prières du matin et de célébrer la sainte
Messe. C'est une grande consolation. De plus, nous avons le Saint
Sacrement avec nous : cette lampe du sanctuaire, j'espère bien,
comme je l'ai dit à un de mes prônes, que les Boxeurs ne pour-
ront pas venir nous la souffler.
Donc, à huit heures, on entend de nouveau retentir les trom-
pettes ennemies à Tai-ning, et l'on voit flotter leurs bannières.
Pour pouvoir remporter une victoire décisive, j'avertis à temps
le R. P. Maquet et le prie de faire amener par les gens de Tchao-
kia-tchoang deux de leurs canons. Toute notre milice est sous les
armes, mais dans l'intérieur du village. Avec une jumelle nous
surveillons les mouvements de l'ennemi. Tchao-kia-tchoang fait
diligence cette fois, et quatre-vingts hommes nous arrivent, traî-
nant deux canons. Je les fais camper au nord du village, leur re-
commandant de ne se découvrir qu'une fois l'action engagée, en
débouchant subitement dans la plaine pour prendre l'ennemi en
travers et le balayer de leur mitraille. A l'est du village, quelques
pelotons de réserves serviront aussi, de concert avec le contin-
gent de Pan-tsuen, soit pour parer à une attaque de ce côté, soit
pour opérer un mouvement tournant et envelopper l'ennemi dans
sa retraite.
Que voulez-vous ? il faut faire un peu de stratégie ! oh ! si peu
que rien, l'ennemi que nous avons à combattre, n'entendant rien
lui-même à la tactique. Pas besoin d'un Moltke ou d'un Miribel.
J'aurais plutôt avantage à relire les combats d'Homère ou quel-
ques passages du de Bello Gallico, Nos combats rappellent un
peu ces époques primitives, ou encore les combats de sauvages
où les vainqueurs s'acharnent sur les blessés, les dépouillent, les
tailladent... Sous le vernis de sa civilisation tant vantée, le Chi-
nois a toute la cruauté du sauvage.
676 EN CHINE
Mais revenons à nos préparatifs de combat. Ils ont Tair de de-
venir inutiles. L'horizon s'est subitement rasséréné du côté de
Tai-ning. Deux de nos gens à cheval partent en éclaireurs. Arri-
vés à quelques centaines de mètres du village ennemi, ils s'arrê-
tent sous un arbre, et ont tout le loisir d'examiner la position. A
peu de distance ils voient deux troupes d'hommes, tous assis par
terre ; quelques bannières, quelques armes, pas beaucoup : il peut
y avoir là deux ou trois cents personnes. Quoique nos éclaireurs
aient été aperçus, personne ne bouge. Le rapport de nos cavaliers
nous rassure un peu. Je fais préparer à manger pour nos troupes
auxiliaires de Tchao-kia-tchoang et de Tchenn-kia-tchoang ; les
vierges de notre école s'improvisent cantinières pour la circon-
stance.
20 juillet.
Cette journée comptera parmi nos plus mémorables. De toutes
parts on annonce le combat comme inévitable- Des païens même
nous préviennent, non sans quelque air de commisération; ils
semblent regarder notre défaite comme au moins probable. Les
chefs ennemis ont lancé leurs invitations aux quatre points car-
dinaux ; le ban et l'arrière-ban sont convoqués; il s'agit d'en finir
une bonne fois avec Wei-tsuen et Tchao-kia-tchoang : ping-yang-
kiao^ comme ils disent énergiquement, c'est-à-dire niveler la reli-
gion d'Occident.
Dès l'aube, nos hommes sont sous les armes. On fait avec soin
l'appel nominal : qui s'absente est un lâche ! « Ne pas combattre,
c'est avoir apostasie, » dit entre autres choses un des centeniers
qui adresse à ses hommes un petit fervorino. Les femmes seules
assistent à la messe.
Vers neuf heures, première alerte qui eût pu devenir fatale.
Pan-tsuen vient tout alarmé demander notre aide pour repousser
une nombreuse troupe ennemie qui s'avance vers celte chré-
tienté. Je fais aussitôt partir 80 hommes vers l'est; leur consigne
est d'attendre en'plaine, et, si l'ennemi attaque Pan-tsuen, de le
prendre par derrière.
Nous apprîmes bientôt que la troupe signalée à l'est de Pan-
tsuen était la milice bourgeoise de Tsou-tchen-tsuen, qui s'était
mise sous les armes pour barrer l'entrée de leur village à toute
bande suspecte. Le chef de la milice, voyant notre mouvement
offensif, envoya sa carte au bachelier de Pan-tsuen pour nous ras-
UNE ARMÉE CHRÉTIENNE IMPROVISÉE 677
surer. Tchang-sien-cheng lui répondit courtoisemeat et le re-
mercia. Notre détachement revint donc en toute hâte. Déjà
étaient arrivés les contingents de Tchenn-kia-tchoang et de
Tchoung-koan-ing.
Il n'était que temps. Du côté de Tai-ning, au sud-ouest, malgré
des nuages de poussière soulevés par le vent, nous voyions se
mouvoir des masses considérables.
Au sud de Wei-tsuen, à 6 ou 700 mètres à peine, se trouve le
village païen de Cha-si. Beaucoup de nos gens craignaient une
embuscade de ce côté. Ce n'est pourtant pas à Cha-si même que
nos ennemis voulaient opérer. A l'est de ce village nous vîmes
bientôt se dessiner un mouvement de troupes.
Force nous fut donc de diviser notre armée en deux corps (!)
pour faire face à la double attaque. La pièce de canon fut opposée
à Tai-ning, où nous pensions que l'ennemi déploierait son plus
grand effort.
Dire que, pendant ces dispositions préliminaires, je me sentais
à l'aise, ce serait mentir. La lutte était inégale, terriblement iné-
gale même. Un moment de panique, un seul, pouvait tout per-
dre ; et, tout en m'animant d'une immense confiance en Dieu,
notre seul appui, je ne pouvais me dissimuler la gravité de la
situation. Ce n'est pas sans angoisse que je songeais à ce que nous
laissions derrière nous : plus de deux mille femmes, enfants,
vieillards, dont la vie ou la mort dépendait de cette bataille.
Physiquement, vous pouvez vous imaginer ce que nous souffrions.
A l'ombre le thermomètre marquait 40 degrés, et nous devions
rester là, en rase campagne, sous ce soleil de feu, cinq brûlantes
heures. Il me fallait courir à pied d'un bout de la plaine à l'au-
tre, exhorter, bénir, absoudre. Une soif ardente me dévorait.
Mais j'étais heureux d'offrir ces souffrances à Dieu pour le succès
des armes chrétiennes.
Nous avions pris une position meilleure que celle d'avant-hier.
Terrain élevé, garni par-ci par-là de touffes de tamaris. Derrière
nous, un chemin creux pouvait, au besoin, nous servir de retran-
chement et d'abri.
Vers une heure, l'ennemi ouvrit le feu. Nous comprîmes aus-
sitôt que l'affaire allait être autrement sérieuse que l'autre jour ;
la fusillade était plus nourrie; certains sifflements de projectiles
au-dessus de nos têtes, le bruit sec des détonations, me parurent
678 EN CHINE
provenir d'armes à tir rapide. De fait, nous apprîmes après la ba-
taille que bon nombre de soldats s'étaient joints aux brigands.
Ce sont les balles de leurs « Mauser » ou de leurs « Winchester»
que nous entendions siffler. Les biscaïens de leurs tai-tsiang pas-
saient avec un bruit plus sinistre encore. Instinctivement, à la
lueur de la première décharge, tous mes hommes se baissèrent,
et je vis plus d'un visage blêmir, a Père, couchez-vous, me criaient-
ils, vous allez être tué. » Mais il fallait prêcher d'exemple et je res-
tai debout. « Vous voyez bien, dis-je, que ce sont des maladroits :
ils tirent dans la lune. »
Cependant, pour plus de sûreté, j'envoyai un cavalier à Tchao-
kia-tchoang réclamer une deuxième pièce de canon avec un dé-
tachement de renfort.
Mon plan était d'enfoncer rapidement l'aile droite de l'ennemi,
afin que sa débandade jetât la frayeur dans Taile gauche et pro-
voquât sa déroute. J'adressai donc quelques mots vibrants à mes
gaillards, et aussitôt tous s'élancèrent en avant.
Ce mouvement réussit. L'ennemi prit peur et battit en retraite,
emportant ses morts et ses blessés. Ce que voyant, notre aile
droite avança, elle aussi, en traînant la pièce de canon dont quel-
ques coups bien ajustés mirent le désordre dans les rangs enne-
mis. Alors ce fut chez les chrétiens de l'enthousiame. Le canon
fut tiré à bras jusque sur un petit tertre, et ses coups devinrent
désastreux pour l'ennemi.
Pendant ce temps, au sud-est, l'aile droite de l'ennemi repre-
nait l'offensive, grâce à une réserve, je pense, qui n'avait pas en-
core donné, et grâce aussi à une pièce de canon arrivée de je ne sais
où. Cette pièce aurait pu nous faire beaucoup de mal et retarder,
sinon compromettre, notre victoire. Son premier coup nous en-
voya une grêle de mitraille, dont un éclat blessa mortellement un
de nos hommes. Mais ce premier coup de canon fut aussi le der-
nier. La pièce éclata et tua ou blessa beaucoup de monde. Nous
trouvâmes deux ou trois débris de canon au milieu d'une mare de
sang. On dit que le pointeur a été coupé en deux.
En ce moment, pour comble de bonheur, notre seconde pièce
de canon arrivait de Tchao-kia-tchoang, d'où l'on avait vu le mou-
vement de l'ennemi, et entrait aussitôt en ligne.
Dès lors, la victoire ne fut plus douteuse. L'ennemi fuyait de
toutes parts; son grand nombre même causait sa perte, la pani-
UNE ARMÉE CHRÉTIENNE IMPROVISÉE 679
que se communiquant à tous. Les deux parties de notre petite
armée, dans leur mouvement tournant, cernèrent à peu près
complètement le village de Cha-si. Les habitants de ce village
abandonnèrent leurs maisons, pensant sans doute que les vain-
queurs allaient tout mettre à feu et à sang. Leurs craintes n'étaient
pas tout h fait chimériques... Les chrétiens, enivrés de leur vic-
toire et excités par de vieilles rancunes, se jetèrent furieux sur les
premières maisons sous prétexte de déloger ce qui pouvait s'y
cacher de brigands. Un pan de mur était déjà démoli, quand j'ar-
rivai au pas de course. J'eus bien du mal à faire évacuer les mai-
sons et battre en retraite. Des clairons rendraient service dans
ces circonstances.
Cette victoire porte les marques visibles de la protection di-
vine. Sans ajouter foi aux dires de nos gens qui affirment avoir
senti des balles s'arrêter sur leur poitrine et glisser par terre le
long des vêtements, etc. (les Chinois sont forts pour voir du mer-
veilleux partout), il suffit de songer aux conditions de la lutte
pour se convaincre que, sans une Providence spéciale, nous ne
pouvions pas être vainqueurs. Humainement parlant, nous avions
tout contre nous ; infériorité du nombre; nos ennemis étaient
des milliers ( on a dit j usqu'à 12 et 15 000, exagération sans doute) ;
le vent nous chassait la poussière dans les yeux; enfin l'ennemi
était muni de bonnes armes, il avait de l'artillerie; il nous atta-
quait sur deux points différents, il s'appuyait sur deux villages
qui nous sont très hostiles. Malgré tout cela, la victoire a été com-
plète, et, sauf le blessé dont j'ai parlé, nous n'avons eu que quel-
ques égratignures.
Ce blessé a eu le front troué par un projectile de la grosseur
d'un œuf de pigeon, et ce projectile est encore logé dans l'inté-
rieur de la blessure. En Europe on le sauverait sans doute. Ici
personne ne sait soigner ces sortes de blessures, ni extraire la
balle. Le pauvre homme va donc mourir. Il est sans connaissance
depuis l'absolution que je lui ai donnée sur le champ de bataille.
Il a vomi plusieurs litres d'un sang noir; déjà il a des symptô-
mes de tétanos. Le bon Dieu récompensera ce brave de son dé-
vouement.
Nos gens ont montré beaucoup de courage, d'entrain et d'es-
prit de foi. Je ne parle pas des femmes qui ont prié sans discon-
tinuer tout le temps de la bataille, et qui jetaient de l'eau bénite
680 EN CHINE
dans la direction de l'ennemi. Mais même les hommes priaient
tout haut en chargeant leurs armes. Les enfants se sont rendus
utiles, eux aussi. Ils apportaient des seaux d'eau pour rafraîchir
les canons et \estai-tsiang qui, sans cette précaution, s'échauffe-
raient trop vite et éclateraient. L'eau servait aussi à humecter le
gosier des combattants, dévorés par une soif ardente. Quand je
demandais aux gamins s'ils n'avaient pas peur d'attraper une
balle, ils me montraient leur bonnet blanc avec l'image du Sacré-
Cœur; et, défait, ils couraient sur le champ de bataille sans avoir
l'air de se soucier du danger.
21 juillet.
Journée calme, mais on sent que ce calme présage de nouvelles
tempêtes. Les Boxeurs ne se sont pas dispersés tout à fait, leur
moral est très ébranlé, la division règne au camp. Tchao-lao-tchou
se dispute avec Kiu-sing-kao. De plus, leurs gens se plaignent de
n'avoir rien à manger.
Quant aux habitants paisibles de Tai-ning, ils en ont assez de
nourrir ces parasites, qui promettent toujours le partage des dé-
pouilles de Wei-tsuen, et qui ne parviennent pas à exécuter leurs
promesses. Kiu-sing-kao voulait partir avec sa troupe. Les Boxeurs
l'ont supplié de rester pour tenter avec eux une nouvelle bataille,
la dernière. Vainqueurs , on pillera Wei-tsuen et Tchao-kia-
tchoang; vaincus, on se dispersera. Le combat doit avoir lieu
demain.
Voilà ce que nous rapporte un païen assez honnête. Il a con-
fiance dans notre succès de demain. « Si vous avez pu battre près
de dix mille adversaires l'autre jour, à plus forte raison battrez-
vous les sept ou huit cents qui restent. » Il nous donne des dé-
tails complémentaires sur l'affaire d'hier. Si nous avions conti-
nué la poursuite de l'ennemi un kilomètre plus loin, nous aurions,
paraît-il, pu ramasser une quantité d'armes et de trophées. C'était
un véritable affolement, un sauve-qui-peut général. Pour expliquer
leur défaite, les païens racontent un tas de choses superstitieuses.
Si lear canon a éclaté, c'est que les chrétiens l'avaient ensorcelé;
on a vu un petit enfant s'introduire par la gueule de la pièce et
la faire éclater, etc.
22 juillet.
Troisième bataille et troisième victoire, victoire achetée, hélas !
par quelques sacrifices bien douloureux.
UNE ARMÉE CHRÉTIENNE IMPROVISÉE 681
C'est aujourd'hui dimanche, et c'est le premier jour de la neu-
vaine à saint Ignace. J'ai fait placer dans l'église une image du
saint, une lampe brûlera jour et nuit devant cette image, et si
nous sommes exaucés, nous célébrerons très solennellement sa
fête.
Je dis la première messe. La moitié des hommes y assiste dans
la cour devant la grand'porte ouverte ; ils sont tous armés, crainte
d'une surprise. Le P. Li, qui vient de Tchao-kia-tchoang, dit une
seconde messe. Bientôt arrive aussi le P. Liefooghe.
Tous nos contingents sont réunis et campent dans les rues.
Nous allons faire une petite tournée d'inspection. L'aspect de la
troupe est excellent. Le P. Liefooghe, qui la voit pour la première
fois, en est content. Tchao-kia-tchoang a amené deux pièces de
canon; une troisième est attelée et prête à venir au premier signal
avec une réserve de cinquante hommes.
Trois détonations réglementaires donnent le signal, le tocsin
sonne et la troupe défile en bon ordre pour aller prendre position
dans la plaine. L'ennemi est sorti, lui aussi, de son camp. Nous
voyons ses longues files s'étendre au sud-ouest, entre Tai-ning et
Tchoung-koan-ing. Par crainte d'une surprise, j'ai soin de faire
couvrir non seulement le sud-ouest, mais aussi le sud et le sud-
est. Les deux détachements postés sur ces deux points doivent,
si aucun ennemi ne débouche par là, opérer un mouvement tour-
nant et attaquer Tai-ning par le nord-est.
Il fait une chaleur épouvantable : 42 degrés à l'ombre. J'ai eu
l'imprudence de ne prendre que mon bonnet (de pâtissier). J'at-
tribue à une Providence spéciale de n'avoir pas attrapé un coup
de soleil mortel.
Les deux armées restent en présence pendant près d'une heure.
L'ennemi, évidemment, a un plan et cherche à nous amuser. Ce
plan, nous aurions dû le deviner, et j'aurais dû suivre une idée
qui m'était venue hier. Je voulais, en effet, protéger Tchoung-
koan-ing et sauver sa jolie petite église, bâtie cette année même.
Mais les chrétiens de ce village s'étaient sauvés de chez eux : les
hommes combattaient dans nos rangs ; on semblait peu disposé à
suivre mon plan. Les païens de la localité avaient dit, du reste,
qu'ils s'opposeraient au pillage.
Tout à coup une colonne de fumée monte au-dessus des arbres
qui nous cachent Tchoung-koan-ing. En même temps, devant
682 EN CHINE
nous, l'ennemi ouvre son feu; il a plusieurs pièces de canon. Plus
de doute : cette fumée, c'est l'église qu'on brûle; les brigands se
vengent de leurs défaites sur un village abandonné.
A cette vue, la colère saisit nos gens, et comme mus par un
ressort, tous s'élancent en autant; seuls, les deux détachements
dont j'ai parlé ne bougent pas encore. Mais, bientôt, comme de-
vant eux il n'y a aucun mouvement d'ennemis, ils opèrent leur
mouvement en passant au sud de Cha-si. Si, à ce moment, notre
armée (!) avait poussé d'un seul élan jusqu'à Tai-ning, l'ennemi
aurait lâché pied. Nous vîmes plus tard que leurs canons n'a-
vaient pas d'affûts, ils ne pouvaient donc les bouger de place. De
plus leur vrai plan était de se donner un semblant de revanche
en brûlant Tchoung-koan-ing, plutôt que de livrer une bataille
sérieuse. Mais nos gens ne savaient pas tout cela; ils arrêtèrent
leur course en avant pour canonner l'ennemi.
L'ennemi nous canonnait aussi, et ce duel pouvait se prolonger
des heures sans résultat sérieux. Heureusement, notre aile gauche,
plus décidée, jouant du fusil plus que du canon, avançait en tirail-
leurs et infligeait à l'ennemi des pertes sérieuses. Heureusement
aussi, la réserve de Tchao-kia-tchoang, voyant la lutte se pro-
longer, arriva au secours avec un troisième canon. Cette nouvelle
pièce n'eut pas tiré trois coups que l'ennemi se débanda et se
replia en désordre vers le village. Hs n'y restèrent pas longtemps,
car notre aile gauche arrivait presque en même temps à Tai-ning.
J'avais bien recommandé de ne pas entrer dans ce village.
Mais allez donc retenir des gens entraînés et grisés par la vic-
toire ! Pourtant, il fallait absolument empêcher le pillage. Je
saute sur le cheval d'un de mes éclaireurs, et, au triple galop,
j'arrive à Tai-ning en même temps que les premiers pelotons.
Déjà une maison flambait; je me précipite dans la cour, et, à
coups de cravache, j'en fais sortir nos gens. Ma gorge desséchée
ne pouvait plus articuler aucun son. Enfin, grâce au secours de
quelques individus plus raisonnables, je parvins à faire évacuer
le village. J'étais à bout de forces; on dut me soutenir. J'avais
la tête et la poitrine en feu. On m'apporta un seau d'eau fraîche
et quelques lotions me soulagèrent. Après un quart d'heure de
repos, on me hissa sur une mule et je rentrai à Wei-tsuen.
Tout en m'indignant contre des représailles qui ne sont rien
moins que chrétiennes, au fond du cœur j'excusais bien un peu
I
UNE ARMÉE CHRÉTIENNE IMPROVISÉE 683
nos pauvres gens. On ne peut pas exiger d'eux l'héroïsme de la
patience. Quand on sait ce qu'ils ont eu à souffrir de vexations,
de misères, de dénis de justice, d'oppression ouverte ou de per-
sécution cachée, et cela depuis des mois et des mois, quand on
songe que, le matin même, les Boxeurs avaient pillé et brûlé un
village chrétien, on comprend jusqu'à un certain point la juste
colère des vainqueurs.
Ce n'est que le soir que nous apprîmes toutes les atrocités
commises par les Boxeurs à Tchoung-koan-ing et à Ma-kia-
tchoang, malgré les supplications des païens honnêtes. Ces mi-
sérables entassèrent dans l'église les portes et fenêtres, le mobi-
lier des chrétiens, et y mirent le feu. En un instant, les colonnes
et la toiture flambèrent; c'est une église mort-née. Un pauvre
vieux de soixante ans, surpris par les bandits, fut égorgé sans
pitié, puis lié h une des colonnes de l'église ; on retrouva ses osse-
ments calcinés. Deux femmes et deux enfants furent massacrés.
On voulait sauver ces de'jx enfants, dont le plus âgé n'avait que
huit ans. Mais la mère, craignant que les païens ne le fissent
apostasier : «Non, dit-elle, tous deux mourront avec moi, ils
sont chrétiens comme moi. » Quelques personnes compatissantes
disaient aux Boxeurs : « Cette femme n'est pas chrétienne. — Si,
je le suis, dit-elle; tuez-moi. »
A Ma-kia-tchoang aussi plusieurs victimes. Après les avoir gar-
rottées, on les emmena à Tai-ning, où on les égorgea. Le bruit
court qu'on a coupé leurs corps en morceaux pour en faire de la
salaison. Je n'ai pas pu vérifier le fait.
Une petite fille de treize ans se fit surtout remarquer par son
courage à souffrir la mort ; les païens ne purent s'empêcher de
dire : « Voilà une vraie chrétienne 1 »
La principale victime fut le vieil administrateur, âgé de près
de soixante-dix ans. Jadis je lui ai donné plusieurs fois les der-
niers sacrements, et je lui disais en riant : « Tu as la vie dure; il
faudra qu'on t'assomme pour te faire mourir. » Je ne croyais pas
être si bon prophète. Les Boxeurs se sont chargés de l'expédier
au Paradis par la voie droite.
Vous voyez que notre victoire a été chèrement achetée. Il est
vrai que, pendant la bataille même, personne n'aété tué ni blessé.
Le défilé des troupes victorieuses se fit avec un certain ordre ;
il y avait plusieurs chars de vêtements, de mobilier de toute sorte.
684 EN CHINE
On me dit que c'était le butin de Tchoung-koan-ing repris sur
l'ennemi et ramené triomphalement. De fait, je reconnus, entre
autres, les portes et les fenêtres de mon église que nous n'avions
pas encore eu le temps de placer, le tabernacle de la chapelle
provisoire, les chandeliers en cuivre, etc. Il y avait aussi trois
canons abandonnés par l'ennemi, et des armes de toute sorte. Je
fis mettre sous clef tout ce butin, en attendant de rendre aux
chrétiens de Tchoung-koan-ing ce qui leur appartient et de dis-
tribuer le reste aux pauvres. Les bœufs furent tués et mangés,
chaque combattant reçut trois livres de viande pour lui et sa fa-
mille. Ils le méritaient bien ! Rares sont ceux qui peuvent manger
à leur laim tous les jours. La misère va grandissant. Quand Dieu
aura-t-il pitié de nous ? Nous sommes à la fin de juillet, et c'est à
peine si les moissons sortent de terre. Auront-elles le temps de
mûrir?
23 juillet.
On sent une détente générale. Les païens eux-mêmes, je parle
des plus honnêtes, sont contents de la défaite des Boxeurs et ils
osent le dire. Ils trouvent que nous avons été trop bons. Plusieurs
m'ont vu arrêtant le pillage, et ils en parlent avec éloge.
24 juillet.
Le calme renaît; il semble que nous soyons délivrés des
Boxeurs. — Une nouvelle, qui nous réjouit fort, c'est que nos
Pères de Tai-ming-fou, dispersés et errants, se rapprochent de
nous par petites journées. Eux aussi ont suivi avec intérêt nos
luttes, que la rumeur publique leur rapportait jusqu'à vingt et
vingt-cinq lieues de distance. Ils nous ont fait dire que si nous
étions battus, c'en était fait de tous les chrétiens du sud. Nous
voilà vainqueurs, ils sont donc sauvés et vont bientôt arriver ici.
25 juillet.
Enfin une lettre de Hien-hien, apportée par trois aveugles. Le
R. P. Maquet me la communique et j'y cherche avant tout des
nouvelles de mon frère Paul. Deo gratias ! Au 10 juillet, Fan-kia-
ka-ta était encore sauf, après avoir repoussé victorieusement tous
les assauts des Boxeurs.
27 juillet.
Les Boxeurs et les brigands n'ayant plus de chrétientés à pil-
ler, s'en prennent aux petits propriétaires païens qu'ils rançon-
UNE ARMÉE CHRÉTIENNE IMPROVISÉE 685
nent. Tant que l'on ne s'en prenait qu'à nous, les milices bour-
geoises restaient indifférentes ; mais dès qu'on s'en prend aussi
aux païens, le chef de la milice de Yuan-kia-tchoang, païen riche
et influent, est venu proposer une alliance offensive et défensive
contre toute espèce de malfaiteurs. Il est vraiment temps !
28 juillet.
Un courrier nous apprend les horribles massacres de Tchou-
kia-ho. Espérons qu'il y aura des voix vengeresses en Europe
pour clouer au pilori de l'histoire les atrocités de ces deux der-
niers mois. Jusqu'à ce jour, dans notre seule mission, il y a cer-
tainement plus de 3 000 victimes.
29 juillet.
Les vierges et les élèves de l'école normale préparent pour nos
Pères de Tai-ming-fou, qui sont attendus, des habits, chemises,
pantalons, bas ; car ils doivent être absolument dénués de tout.
Et par ces chaleurs torrides, quel supplice de ne pouvoir changer
de linge ! Le village a voulu faire les frais de ces habits, bien que
mes gens soient eux-mêmes dans la gêne. Les plus à l'aise se sai-
gnent pour venir en aide à tous nos réfugiés, qui passent souvent
plusieurs jours sans pouvoir apaiser leur faim. La charité des uns
et la patience des autres m'édifient et attirent sur tous les plus
grandes grâces.
Une députation de notables des environs vient, de la part du
mandarin, conférer de la paix. Cette démarche est de bon au-
gure ; elle montre que la masse de la population païenne ne fera
rien contre nous.
31 juillet.
Fête de saint Ignace. — Après la neuvaine que nous avons faite
et la protection visible qu'elle nous a obtenue, il est juste que nous
remerciions saint Ignace. Mes chrétiens désirent une grand'messe
en musique. J'invite le P. Liefooghe et le P. Li et nous chan-
tons la messe. L'église est ornée comme aux grands jours,
éclat qui contraste bien un peu avec les circonstances de l'heure
présente, mais qui, je l'espère, est l'heureux augure de jours
meilleurs.
On parle de décrets impériaux contre les Boxeurs. Il serait
temps I Le gouvernement chinois comprendra-t-il que ces ban-
dits sont ses pires ennemis, que leur agression sauvage, au mé-
686 EN CHINE
pris de tout droit des gens, a attiré sur l'empire les derniers
malheurs? J'en doute : l'orgueil est aveugle.
3 août.
Quelle surprise ! Un hôte sur lequel, certes, je ne comptais
pas, et qui se jette dans mes bras. Le F. Kieffer, lui-même, bien
reconnaissable malgré le misérable accoutrement qui le déguise !
Après que les chrétiens, accourus en foule, lui ont fait leurs salu-
tations, le bon Frère veut me raconter les péripéties de son exode.
— Déjeunons d'abord, mon cher Frère, car il faut refaire vos
forces. Vous nous ferez votre récit tout à l'heure.
Les chrétiens sont avides d'entendre ce récit ; il y a de la véné-
ration dans la manière dont ils entourent le F. KiefFer. C'est, de
fait, un confesseur de la foi. Lui et ses compagnons ont vu la
mort de près ; ils ont entendu les hurlements d'une foule ivre
de haine réclamant leur tête; ils ont reçu coups de poings,
coups de bâtons, coups de briques. Ils ont eu à avaler les insultes
les plus grossières. Pour échapper à la mort, ils ont dû se cacher
dans de vraies tanières, mourant de faim et de soif, n'ayant plus
même un mouchoir pour se garantir la tête contre les ardeurs du
soleil. On ne leur a laissé qu'un pantalon et une chemise.
Mais la Providence a visiblement veillé sur eux. Des païens,
des chefs de voleurs même ont contribué à les sauver. De braves
chrétiens se sont dévoués aux dépens de leur vie. Et les voilà en-
fin, après un mois de privations, de périls et de souffrances,
rendus à leur famille, à leur Supérieur.
Après le déjeuner, nous partons pour Tchao-kia-tchoang, où
j'ai hâte d'embrasser les PP. Finck, Gaudissart, Neveux et Gis-
singer. Ils ont déjà échangé leurs habits de proscrits contre des
vêtements plus dignes. Lorsqu'ils sont entrés au village, ce ma-
tin, plus semblables à des mendiants qu'à des missionnaires,
beaucoup de gens pleuraient en les voyant. Leur visage porte
encore la trace de leurs longues souffrances. Mais, malgré tout,
la joie et la confiance ne les ont pas quittés un seul instant.
Le brave chrétien qui a caché nos Pères ces huit derniers
jours, était venu les conduire lui-même; âme d'élite, qui fait de
l'héroïsme sans s'en faire accroire. On l'a pressé d'apostasier.
Il a répondu : ce Voyez vous-même si je puis apostasier. Dieu est
mon Père : puis-je dire que je ne suis plus son fils ? » Cette ré-
ponse est péremptoire, surtout pour des Chinois.
UNE ARMÉE CHRÉTIENNE IMPROVISÉE 687
De notre belle résidence de Tai-ming-fou, église, collège, etc.,
il ne reste que la place. Les démolisseurs ont vendu jusqu'à la
dernière brique, et cela sous les yeux des autorités.
Nos chrétiens se cotisent, les vierges s'activent pour faire des
habits h nos Pères; et, mendiants nous-mêmes, nous devons en-
core aider de plus mendiants que nous.
7 août.
La dysenterie fait des ravages; les gens n'ayant plus qu'une
nourriture insuffisante, les enfants surtout, sont une proie facile
pour le fléau.
8 août.
La lutte va recommencer, semble-t-il. On a signalé un rassem-
blement de Boxeurs à Tsi-ki non loin de Tchang-kia-tchoang
(résidence du P. Lomûller à 25 ou 30 kilom. au nord d'ici). Ils
auraient l'intention de venir nous attaquer demain. Ces Boxeurs
viendraient du Chenn-tcheou surtout.
9 août.
Nos ennemis ne sont pas d'accord sur la question de savoir qui
se battra au premier rang. Les Boxeurs venus du nord veulent
laisser cet honneur à Tchao-lao-tchou et sa troupe. Celui-ci dit :
(c Puisque vous, vous êtes invulnérables, c'est à vous d'aller en
avant. » On annonce la bataille comme certaine pour demain.
10 août.
Vers onze heures, nous apercevons à l'est un défilé avec ban-
nières au vent. Presque au même instant, arrive un mahométan
qui nous apporte des nouvelles.
La bande a quitté Ho-tchao où personne ne voulait plus nourrir
ces parasites.
Nous regrettons presque cette bataille manquée. Une victoire
éclatante nous délivrerait de cette canaille, tandis qu'il faut res-
ter sur le qui-vive, et cela par une chaleur tropicale, avec une
nourriture insuffisante.
12, 13, 14 août.
Dans le district du P. Lomûller, à lu-tai, les chrétiens vien-
nent de remporter un beau succès, eux aussi. Cette chrétienté
compte 2 ou 300 chrétiens seulement. Les païens du village
avaient promis de faire cause commune avec eux, dans le cas
d'une attaque. Ces engagements sont généralement peu sérieux.
688 EN CHINE
On le vit bien. Le 10 août, les Boxeurs attaquèrent lu-tai. Les
chrétiens se retranchèrent sur leurs maisons. L'ennemi monta
sur les maisons des païens et entoura complètement la petite
troupe, qui se défendit vaillamment.
Heureusement, Tchang-kia-tchoang (où se trouve le P. Lo-
muller) fut averti à temps : comme ce n'est qu'à 6 kilomètres,
cinquante hommes, traînant une pièce de canon, arrivèrent bien-
tôt au secours. Les Boxeurs durent céder la place ; ils furent
cernés au sortir du village par les gens de Tchan-kia-tchoang qui
en tuèrent un bon nombre et leur prirent des armes et des mu-
nitions.
15 août.
Le P. Finck et le P. Gissinger ont accepté l'hospitalité chez
moi cette nuit, hôtes faciles à loger, du reste : le P. Gissinger
dort dans ma cour, par terre, sur une natte.
A six heures, grand'messe chantée par le P. Finck, qui a été
curé de Wei-tsuen il y a quelque vingt ans et, avec sa bonne mé-
moire, connaît encore à peu près tous ses paroissiens. Il prêche
un beau sermon adapté aux circonstances. C'est plaisir d'enten-
dre le P. Finck parler chinois ; il le parle en maître, avec une
facilité et une élégance qui font envie. Les chrétiens aiment à
l'écouter.
20, 26 août.
Rien de bien nouveau ces jours-ci. Un peu partout les manda-
rins traquent les Boxeurs et les bandits. Mais bientôt ils devront
traquer certains de nos chrétiens qui se font voleurs. Pauvres
diables ! c'est la faim qui les pousse, mais cela ne les excuse pas :
la. faim ne justifie pas ces moyens. Monseigneur vient de fulminer
l'excommunication pour trois espèces de fautes : l** se réunir en
armes pour aller chercher noise aux Boxeurs chez eux ; 2^ piller
leurs biens ; 3** homicide volontaire, sauf le cas de légitime dé-
fense.
30 août.
Nos Pères réfugiés ici sont en pénurie de tout : il n'y a que
deux bréviaires pour douze. Voici l'automne qui vient : il faudra
quelques habits. Le R. P. Maquet emprunte où il peut, mais nos
chrétiens eux-mêmes sont à sec. Ordinairement nous faisons le
vin à cette époque. Il faudra probablement se contenter d'en faire
pour la messe, et nous boirons de l'eau pendant un an.
UNE ARMÉE CHRÉTIENNE IMPROVISÉE 689
4 septembre.
Voici un spécimen des extravagances qui se colportent : les
grands couteaux^ les vrais, cette fois, vont aller faire à l'empe-
reur un dernier rempart de leurs poitrines. Ces purs sont au
nombre de cent, dont le plus jeune a cent ans, il y en a de deux
cents et trois cents ans, tous à grande barbe blanche. Et contre
cette garde impériale, tous les engins des diables d'Europe ne
peuvent rien, ils sont invulnérables ! ! !
13 septembre.
Le sous-préfet de Wei-hien vient d'être changé. Je dois citer
deux traits de bienfaisance de sa part.
L'administrateur de la petite chrétienté que nous avons en ville
était resté presque seul à Wei-hien ; on le surveillait de près, de
crainte qu'il ne servît d'espion à nos troupes. Mais comment
vivre ? Le commerce ne va plus ; les moissons ne sont pas encore
mûres ; du travail, il n'y en a pas à trouver... Il expose sa situa-
tion au brigadier de gendarmerie, son voisin. Celui-ci en parle
au sous-préfet. Le mandarin dit : (( Qu'il reste en ville; s'il n'a
plus d'argent, je l'aiderai. » Et il donna 4 ligatures, auxquelles
l'assesseur ajouta 2 ligatures, auxquelles le brigadier ajouta
1 ligature, de sorte que mon pauvre Liou reçut 7 ligatures d'au-
mônes de la part de ceux dont il devait le moins en attendre.
Un chrétien de Ma-kia-tchoang, sourd comme un pot, mais qui
n'est pas muet, ni sot, ni timide, avait été pillé comme tant d'au-
tres ; mais, dans sa foi simple, il pensait que le bon Dieu saurait
bien lui rendre avec usure ce que les brigands lui avaient volé.
Pourtant il fallait manger et les voleurs avaient emporté jusqu'à
sa marmite. Il prend une ligature et se rend en ville pour en
acheter une neuve. A la porte du Nord, le gardien lui demande :
(( D'où es-tu ? — De Ma-kia-tchoang. — Chrétien ? — Oui. —
On ne passe pas ici, va par la porte de l'Ouest. — Comment ! la
porte est ouverte et on ne peut pas passer? — Va à la porte de
l'Ouest, te dit-on, et pas de réflexions. » Notre homme s'exécute ;
il devait pour cela passer par un champ de sorgho dont les tiges
étaient assez hautes pour cacher un homme. C'est ce qu'avait es-
compté le gardien qui le suivait en tapinois, et qui, au milieu du
champ, tombe sur lui et lui arrache sa ligature. Mais Ma-tchenn-
Iwai ne le tient pas quitte. Il va porter sa plainte au tribunal et
le mandarin l'écoute séance tenante. « D'où es-tu ? — De Ma-kia-
LXXXVI. — 44
690 EN CHINE
tchoang et je suis chrétien. — Ah ! tu es chrétien, et de quoi te
plains-tu ? — D'abord, chez moi, on m'a tout volé, ou brisé, ou
brûlé. Tenez, je n'ai même plus un pantalon convenable à mettre
pour me présenter devant vous. Comme on a même volé ma mar-
mite, je venais en acheter une autre en ville quand, à la porte du
Nord, le gardien m'a pris tout l'argent que je portais. — Par ce
temps, tu ferais mieux de ne pas venir en ville. Ne peux-tu pas
trouver une marmite à la campagne ? »
D'apostasie, il ne fut pas question.
« Maintenant, je vais te faire rendre ton argent. » Et appelant
le brigadier d'une espèce de gendarmerie à cheval, il lui ordonna
de rechercher le voleur et de faire rendre la ligature, ce qui fut
fait ; il y manqua bien 2 ou 300 sapèques, mais peu importe,
notre sourd était content. Le brigadier, en chemin, l'exhorta à
apostasier : « Vois-tu, si tu tiens à ta tête, ne sois plus chrétien,
c'est un conseil d'ami que je te donne. »
Si les Européens étaient battus, ou si la guerre se prolongeait
trop, je ne sais trop ce qui arriverait de nous et de nos chrétiens,
ou plutôt je ne le sais que trop...
Le nouveau sous-préfet s'appelle Hoang. On dit que Mme la
sous-préfète est chrétienne.
18 septembre.
Le F. KiefFer vient me faire visite. Il a aussitôt foule de prati-
ques. Comme on sait qu'il s'entend un peu en médecine, on fait
comme jadis pour Notre-Seigneur, on lui amène toute une multi-
tudo languentium.
Quelques pluies et le soleil tropical de juillet et d'août ont fait
pousser, comme par enchantement, toute une végétation de sor-
gho, millet, haricots, sarrasin, maïs, etc.. Le bon Dieu a eu
pitié de son peuple : au moins on ne mourra pas de faim cet
automne. La récolte, sans être extraordinaire, est une récolte
moyenne.
25 septembre.
A Tchao-kia-tchoang, une bande s'est organisée pour exercer
des représailles contre les Boxeurs : une dizaine d'individus tarés
de Wei-tsuen en font partie. Nous avons épuisé tous les moyens
pour les ramener à des sentiments plus chrétiens, tout a été mu-
tile. Dimanche, le R. P. Maquet a frappé tout le village de
Tchao-kia-tchoang : église fermée, la messe dite à huis clos.
UNE ARMÉE CHRÉTIENNE IMPROVISÉE 691
Cette mesure, si grave, n'a rien fait sur les coupables * ; le len-
demain même ils tuaient trois hommes et amenaient deux chars
de butin. C'est la contre-partie du mouvement boxeur; c'est aussi
païen d'iyi côté que de l'autre. Les honnêtes gens gémissent. Le
ferment païen est encore bien vivace au fond de tous ces cœurs,
et la patience chrétienne, le pardon des injures est une plante
difficile à acclimater.
Et le mandarin, direz-vous, que fait-il ? Il ne fait rien et laisse
tout faire.
3 octobre.
Longue lettre de mon frère Paul me racontant le second siège
de Fan-kia-ka-ta. Nos épreuves sont peu de chose à côté des leurs,
et leurs lauriers font pâlir les nôtres ; mais, de part et d'autre,
ressort avec évidence la même Providence de Dieu.
Il nous est venu deux courriers, à peu de distance l'un de
l'autre : le premier, de la part du tchenn-tai^ général comman-
dant les troupes de Tai-ming-fou ; le second, de la part du tao-tai
de la même ville. Le premier dit : « Si les Pères de Tai-ming ont
eu tant, à souffrir, si la Résidence est détruite, surtout ne croyez
pas que ce soit la faute de mon maître, le tchenn-tai\ toute la res-
ponsabilité retombe sur le tao-tai : c'est lui l'auteur de tout le
mal. » Le second dit : « Si l'on a si mal défendu les Pères de
Tai-ming, si de la Résidence il ne reste pas une brique, de grâce,
n'en accusez pas mon maître, le tao-tai \ le vrai coupable c'est le
tchenn-tai. »
Bientôt le sous-préfet de Wei-hien nous amène lui-même deux
autres mandarins. Ces messieurs ont pour but de renouer avec
nous des relations amicales; ils voudraient bien qu'on passe l'é-
ponge sur tout le passé. Pour se donner « une face », ils insistent
sur les prétendus actes de brigandage des chrétiens. Sans doute,
il y a eu de la part de quelques-uns des actes repréhensibles, nous
avons été les premiers à les blâmer et à punir les coupables. Mais
il faut tenir compte des circonstances atténuantes qui, certes,
sont nombreuses. Le R. P. Maquet leur met les choses au pointa-
il obtient quelques promesses, éclaircit quelques doutes, insiste
sur les justes revendications de nos chrétiens.
1. Un bon nombre se sont convertis depuis. La mort de l'un d'entre eux,
pour lequel il n'y a pas eu de prières publiques, a fait grande impression.
692 EN CHINE
10 octobre.
Le prêtre séculier Tchao, réfugié à Pouo-li, chez M. Freinade-
metz, écrit de là, le 25 septembre, une lettre latine dont je veux
vous donner quelques passages. C'étaient les premières nouvelles
que nous recevions du monde civilisé après deux mois d'isole-
ment :
ce . . . Post ingressum Pekini^ Europœl recte is>erunt ad legatio-
nes, invenerunt legatos incolumes, prœ gaudio lacrymarunt. Nunc
legati et milites habitant palatium, quia in legationihus non pos-
sunt habitare decenti modo propter fractiones locorum.
c( Angli duxerunt magnam nanm militum usque Nankin, dicen-
tes vice-regi : « Da nobis talem rem, secus' mittemus tormenta, »
Vice-rex pi^omisit; tune secunda die profecti sunt Tien-tsin. Con-
suies dixerujit vice-regi : « Si Angli possunt habere 1 000 milites,
nos etiam debemus habere 1 000. » Proinde consul Gallise voca^it
800 ex Annam.
« Li-hong-tchang de pace omnipotens * non audebat çenire Pe-
kinum ne caperetur ab Europœis et perderet faclem. Imper atrix
scripsit per telegramma : « Li-hong-tchang cito renias Pekinum
ad tract and um de pace. » Nunc iveritne Pekinum nescio. 8^® lunœ
22 diçulgatum est decretum : « Reprimatur secta usque ad radi-
cem. »
(c ... Proçidejitia Dei factum est ut Li-ping-heng non impugna-
ret residentiam Tchang-kia-tchoang [Hien'hlen).
ce Li-piîig'heng graviter accusaçit Li-hong-tchang, Tchang-
tcheu-tong, Liou-koenn-i, quod fecerunt pactum cum Europœis de
protectione mercatorum europœorum et missionariorum. Quod ut
audivit Toan-w^ang^ imperaçit Yuan-cheu-kai^ ut impugnaret
Nankin. Yuan-cheu-kai anceps petiit consilium a Liou-koenn-i qui
suasit illi ne obediret Toan-wang : ce Quia sumus ministrl Impera-
toris^ non furis. » Ex accusatione Li-ping-heng occisi sunt duo
magni mandarini qui moriendo dixerunt Imper atrici : ce Sinn tseu
tsei yen, tien hia cheu i*. )>
(( Europœi ubique quœsierunt Toan-wang, sed non inçenerujit.
i. Plénipotentiaire.
2. Le prince Tuan.
3. Gouverneur du Chan-tong.
4. « Si vous écoutez les paroles de ce brigand, la Chine est perdue ! »
UNE ARMÉE CHRÉTIENNE IMPROVISÉE 693
Quidqiiid postulatum a legatis nihil obtenturriy proinde magis ex-
citati.
« Angli toto corde çolunt occupare Yang-tse-kîang.
« A Tien-tsin usque ad ingressurn Pekini, Japonenses mortui
plures^ quia ipsi magis videntur fortes,
« 14 guhernia sunt contra imperium Sinense; nulle modo ç^olunt
diuidere imperium, sed extendere mercaturam, et satisfactionem
pro commeatu. »
20 octobre.
Vous ne pouvez vous faire une idée de ce que la pauvre Eglise
de Chine a souffert pendant ces trois mois. On ne dira plus que
la vie en Chine « manque de pittoresque ! »
J'espère que l'attrait, non du pittoresque, mais du sacrifice, va
susciter de nouvelles vocations. Il nous faut des recrues pour
combler tant de vides, il faut des bras à la moisson, qui ne man-
quera pas de germer du sang des martyrs.
15 novembre.
Nous avons bien ri quand le courrier a apporté au P. Neveux
tous les détails de son service funèbre, panégyrique, articles né-
crologiques auxquels sa prétendue mort a donné occasion.
Malheureusement, il y a de vrais morts, des vides bien dou-
loureux. Chaque fois que je vais à Tcha-kia-tchoang, je pense au
bon P. Isoré, avec qui j'ai vécu ici près de trois années, et qui,
quelques jours avant son martyre, me disait un si confiant a au
revoir ». Il partait à regret, croyant aller au plus sûr, et nous
laisser au poste le plus dangereux, tandis que c'était lui qui allait
à la mort.
Albert WETTERWALD, S. J.
NOTES ET DOCUMENTS
POUR
SERVIR A LA DÉFENSE DES CONGRÉGATIONS RELIGIEUSES *
(Suite ^)
Dix ans de laïcisation (1879-1889), par G. Martin. Extrait du Bul-
letin de la Société' ge'ne'rale d^ éducation et d'' enseignement^ des 15 sep-
tembre et 15 octobre 1890. [Paris^ 35, rue de Grenelle. )
Dix ans de République. Discours contre Verres. [Paris, Tardieu,
1881.)
Doctrines (Les) de la Compagnie de Jésus sur la liberté, par le
R. P. A. Matignon, S. J. (Voir Études, 1864, t. 11, p. 314.)
Droit (Le) de posséder dans les associations religieuses, par le
P. H. Prélot, s. J. (Voir Études, t. 80, p. 145, 721.)
Droit (Du) de vivre en communauté religieuse sans autorisation,
par P. Besson. [Grenoble, Baratter et Dardelet, 1877.)
Droit (Du) en matière d'éducation, par le P. Buffet, S. J. [Avignon,
Séguin, 1881. ) ^
Droits (Les) de l'Église sur l'éducation, par le P. A. Dechevrens,
S. J. (Voir Études, 1875, t. 32, p. 676. )
Droits (Les) des pères de famille et la liberté religieuse. Conférence
faite à Dole, le 18 juillet 1880, par M. Laurat, ancien préfet, [Lons-'
le~Saunier, Mayet, 1880.)
Droits et devoirs de la famille et de l'État, par M. Crozat. [Paris,
Pédone, 1884 et Briguet. )
École (L') à la prussienne en France, par le P. C. Clair, S. J.
(Voir Études, 1870-1871, t. 25, p. 880.)
École (L') primaire et le projet Lacretelle, par H. Vadon. (Voir
Études, 1876, t. 34, pp. 734, 840.)
École (L') sans Dieu, par Ch. Jourdain. [Paris, Gervais, 1880.)
Éducation (L') catholique jugée par ses fruits, par le R. P. E. Mar-
quigny, s. j. (Voir Études, 1872, t. 27, p. 551. )
Éducation (L*) dans le plan radical, par le P. A. Dechevrens, S. J.
(Voir Études, 1875, t. 32, p. 182.)
Éducation de la jeunesse par le prêtre, par le P. T.-M. Lambert.
[Paris, Poussielgue, 1900.)
1. Voir Études du 20 février 1901.
2. Seront marquées d'un astérisque les publications contraires aux con-
grégations.
NOTES ET DOCUMENTS 695
Éducation (Une) de nos jours, par le R. P. J. Noury, S. J. {Paris,
Josse. )
Éducation (L')des Jésuites, par G. de Ghaulnes, élève d'Iseure.
Extrait de la Revue du monde catholique. (Paris, Palmé, 1880.)
Éducation (L') nouvelle, par J. Chobert. (P^r/s, Po^ss^W^'ae, 1899.)
Eglise (L') catholique et les libertés modernes, par le P. Ramière,
S. J. {Paris, Lecoffre, 1879.)
Eglise (L') et les écoles; étude historique sur une restauration des
écoles au moyen âge, par le P. E. Desjardins, S. J. (Wo'iv Études, 1872,
t. 26, p. 364.)
Église (L') et l'État, par A. Tilloy. [Paris, Palmé.)
Église (L') et l'Etat, par le R. P. H. Martin, S. J., d'après M. Em.
Ollivier. (Voir Études, 1879, t. 41, p. 247, 423, 563. )
Église (L') et l'Etat en matière d'association, par le P. H. Prélot,
S. J. (Voir Études, X. 59, pp. 351, 550.)
Église (L') et l'État; étude sur le Concordat et les articles organi-
ques, par le P. G. de Laage, S. J. (Voir Études, 1872, t. 27, p. 46.)
Emprunt (L') de M. Ferry, par P. Veritas. [Lille, 1879.)
Enseignement (De V). Discours prononcé, le 19 novembre 1872, à
la rentrée des Facultés, par A. Siguier. [Paris, Douniol, 1872.)
Enseignement (L') obligatoire de la religion dans toutes les écoles
primaires. (Voir Études, 1874, t. 30, p. 610.)
Enseignement (L'j secondaire congréganiste. [Paris, Lecoffre, 1879.)
Enseignement (L*) secondaire et la dernière réforme, par L. de
Grousaz-Grétet. (Paris, Levé, 1881.)
Enseignement (L') secondaire et les mécomptes de l'Université, par
le P. J. BuRNiCHON, S. J. Extrait des Études , ^anyïer 1892. [Paris, Re-
taux, 1802.)
Enseignement (L') secondaire selon le vœu de la France, par
E. Bourgeois. (Paris, Marescq, 1900. )
Episcopat (L') français et les Décrets du 29 mars, par le P. F. Des-
JACQUES, S. J. (Voir Études, 1880, t. 42, p. 641.)
Épître aux religieux expulsés. {Angers, Germain- Grassin, 1880.)
Erreurs (Les) de Spuller. (Paris, Lecoffre, 1879.)
État (L') c'est nous. — I. Les francs-maçons intolérants. — IL Les
francs-maçons politiciens. — IIL La franc-maçonnerie grande agence
électorale. Réponses à un membre du Grand Orient, par Un Patriote.
{Paris, Maison de la Bonne Presse.)
État (L') et le droit naturel en matière d'association, par le P. H.
Prélot, S. J. (Voir Études, t. 58, p. 388, 632. )
État (L') et ses rivaux, par le P. J. Burnichon, S. J. [Paris, Pous-
sielgue, 1898.)
État (L'), maître de pension, par le R. P. Lescœur. {Paris, Douniol,
1872. )
État (L'), père de famille, parle R. P. Lescœur. {Paris, Sauton,
1879. )
696 DÉFENSE DES CONGRÉGATIONS RELIGIEUSES
Étude sur l'enseignement littéraire et le « Ratio studiorum /> de la
Compagnie de Jésus. ^Lons-le-Saunier ^ Mayet^ 1876.)
Études (Des) et de l'enseignement des Jésuites à l'époque de leur
suppression, 1750-1773. (Paris, Pou ssielgue, 1873.)
Études sur les principaux collèges chrétiens, par Fr. Godefroy.
{Paris, Le Clère, 1875.)
Examen du compte rendu des constitutions des Jésuites, par de Ga-
RADEUC DE LA Ghalotais. [Nantes, Imp, Bourgeois.)
Examen du nouveau projet de loi sur l'instruction secondaire, par
Gh. Jourdain. [Paris, Levé, 1881.)
Examen du rapport de M. Guichard sur le Budget des cultes. {Paris^
Palmé, 1878.)
Examens (Les) du baccalauréat es lettres à Douai. Simple aperçu»
dédié à tous les candidats. (Douai, A. Duramon, 1879.)
Examens sur la liberté d'enseignement au point de vue constitutionnel
et social, par Mgr Parisis. [Paris, Sirou, 1844.)
Existence (De 1') et de l'Institut des Jésuites, par le R. P. de Ravi-
GNAN, S. J. {Paris, Lecoffre, 1901.)
Expulsés (Les) du 30 juin 1880. {Paris, Librairie générale, 72, bow
levard Haussmann.)
Expulsés (Les) du 30 juin devant les tribunaux. Recueil des ordon-
nances sur référés, jugements, etc., relatifs à Texécution du décret du
29 mars 1880. {Paris, Librairie générale, 1880.)
Expulsion des Frères et des Sœurs des écoles publiques à Paris, par
M. RÉMONT. [Paris, imp. Roussens, 51, rue de Lille.)
Expulsion (L') des Jésuites, par A. de Badts de Gugnac. [Paris,
Désolée, 1879.)
Expulsion (L'j des Jésuites et des autres religieux, au nom des lois
existantes, par A. Lirac. {Paris, Tardieu, 35, rue de Grenelle, 1880.)
Faillite (La) de l'enseignement gouvernemental. L'éducation, par P.
Fiesch. {Paris, Briguet, 1900.)
Famille (La) et l'éducation en France, par M. Beaudrillart [Paris,
Perrin, 1874.)
Finances (Les) de la République. Extrait du Correspondant, par
H. Le Trésor de la Rocque. {Paris, Gerçais, 1884.)
Force (La) et le Droit. Lettres de Mgr Perraud aux Pères Oblats
expulsés d'Autun. {Autun, Dejussieu, 1880.)
Foyer (Du) à l'école, par le R. P. Raynal. [Tours, Cattier, 1899.)
France (La) de saint Louis et la Révolution, par le P. L. Boutié,
S. }.{N OIT Études, 1879, t.40, p.726; t. 41, p. 546; 1880, t.42,p.l82,
353, 652, 819.)
Francs-maçons (Les) et les projets Ferry, par d'AvESNE. {Paris,
Gerçais.)
* Fusée d'un Jésuite. Réponse au P. Clair, par M. de Lanjuinais.
[Paris, Librairie centrale, 43, rue des Saints- Pères, 1880.)
M
NOTES ET DOCUMENTS 697
Gardons nos frères! Discours de M. le comte A. de Mun du 10 juil-
let 1879. [Paris ^ Société bibliographique.)
Gouvernements ( Des ) rationalistes et de la religion révélée, à propos
de l'enseignement, par Mgr Parisis. {Paris, Lecoffre, 1846.)
Guerre à la religion, par M.Grousseau. [Paris, Palmé, 1879.)
Guerre aux Jésuites, par le P. Félix, S. J. [Paris, Roger, 1878.)
Histoire complète de l'expulsion des Jésuites en 1880, par Vindex.
[Paris, Palmé, 1880.)
Histoire de l'Abbaye et du Collège de Juilly, par CH.Hamel. {Paris,
Douniol, 1868.)
Histoire impartiale des Jésuites, par H. de Balzac. {Paris, Calmann-
Lévy, 1880.)
Huit discours à la Chambre des Pairs pour la défense des libertés
religieuses, par le comte de Montalembert. {Paris, Lecoffre, s. d.)
Humanités (Les) et l'examen officiel, réflexions soumises au parle-
ment belge, par Fr. Kestens. {Bruxelles, Anvers, 1860.)
Idées (Les) d'un académicien (M. E. Legouvé) sur la réforme de
l'enseignement secondaircj par le P. P. Brucker, S. J. [Noit Études^
1877, t. 36, p. 594.)
Impôts sur les congrégations fiscales. [Paris, Retaux, 1895.)
Innocence de Paul Bert, par P. Clauer. [Paris, Lecoffre^ 1879.)
Instruction gratuite ? Laïque ? Obligatoire. {Paris, Douniol, 1872.)
Instruction (L') gratuite, obligatoire et laïque, par le comte de
Champagny. [Paris, Retaux, 1877.)
Instruction (L'j historique du peuple par Ant. d'Indy. Extrait du
Correspondant. [Paris, Douniol, 1874.)
Instruction historique et pratique sur la loi d'enseignement, par
Mgr Parisis. [Paris, Lecoffre, 1850.)
Instruction (L'j moralise-t-elle? Discours prononcé au Cercle catho-
lique du Luxembourg, par F. Nicolay. [Abbeville, Paillart et Retaux,
1876.)
Instruction ( L') publique en 1789, par A. Duruy. [Revue des Deux
Mondes, 1881.)
* Instructions secrètes des Jésuites. [Paris, Imprimerie Collombon,
22, rue de l'Abbaye, 1880.)
Instrument (L') de la revanche. Etudes sur les principaux collèges
chrétiens. — Les maisons d'éducation de l'Oratoire, Saint-Lô, Juilly,
Massillon; par Fr. Godefroy. [Paris, Le Clère, 1874)
Intérêts (Des) catholiques au dix-neuvième siècle, par le comte
DE Montalembert. {Paris, Lecoffre, 1852.)
Jésuites, par le R. P. du Lac, S. J. [Paris, Pion, 1901.)
Jésuites (Les). [Lyon, Imp. Gallet.) ,
Jésuites (Les), par Paul Féval. {Paris, Palmé, 1877.)
698 DEFENSE DES CONGREGATIONS RELIGIEUSES
Jésuites (Les) au tribunal de la Chalotais et de M. Bertrand Robi-
dou, par M. Poirier. [Nantes^ Libaros, 1879.)
Jésuites (Les) au tribunal de la vérité, par Levasnier. [Poitiers,
Oudin, 1879, et Parisy Gervais,)
Jésuites (Les) devant la loi et l'opinion publique, par Saint-Géran.
[Paris, Douniol, 1865.)
Jésuites (Les) devant la loi française, par G. Ferrère. [Paris, Bibl.
ecclés,, 32, avenue d'Orle'ans.)
Jésuites (Les) en 1860, par Gh. Habeneck. [Paris, imp. Tinterlin
et C\ 1860. )
Jésuites (Des) et de quelques engouements littéraires à propos du
Juif Errant, par V- Joly. [Bruxelles, Landoy, 1845.)
Jésuites (Les) et la liberté religieuse, par A. Lirac. [Paris, Palmé,
1879 et J. Briquet.)
Jésuites (Les) et la Pédagogie au seizième siècle. Juan Bonifacio,
parle P. J. Delbrel, S. J. [Paris, Picard, 1894.)
Jésuites (Les) et l'armée, par A.de Badts de Gugnac, {Paris, Olmer,
16, rue des Saints-Pères, 1879.)
Jésuites (Les) et l'éducation, par A. de Badts de Gugnac [Paris,
Desclée, 1879.)
Jésuites (Les) et les associations religieuses devant les lois pro-
chaines, par M. Ravelet. [Paris, Palme', 1870.)
Jésuites (Les) et leur enseignement au seizième siècle, remis en
cause à la Sorbonne (par M. Froment), par le R. P. G. Verdière, S. J.
(Voir Études, 1875, t. 32, pp. 411 et 617.)
Jésuites (Les) et l'obscurrantisme. Lettres de Windex à Jules Ferry.
[Paris, Palmé, 1879.)
Jésuites (Les) et l'Université devant le Parlement de Paris, au sei-
zième siècle. Discours prononcé à l'ouverture de la Gonférence des
avocats, 25 novembre 1876, par F. Desjardins. [Paris, G. Baillière
et C'% 1877.)
Jésuites (Les) francs-maçons et les illuminés de Bavière, d'après la
Recrue des Deux Mondes, par le P. G.Daniel, S. J. [Voir Études, 1866,
t. 15, p. 342.)
Jésuites (Les) historiens au dix-septième siècle, par le P. G. Daniel,
S. J. (Voir Études, 1879, t. 41, p. 398,)
Jésuites (Les) instituteurs de la jeunesse française par le R. P. Gh.
Daniel, S. J. (Paris, Palme', 1880 et Briguet.)
Jésuites (Les). Leurs doctrines, leurs actes, leurs rapports avec le
Gouvernement. Réponse à un écrivain du siècle. [Avignon, Séguin,
1879.)
Jésuites (Les) sous la troisième République, 29 mars, 29 juin,
14 juillet, par G. Le Poil. [Paris, Librairie ge'ne'r aie.)
Journée du 30 Juin. Expulsion des Jésuites, à Paris et dans les dé-
partements. [Paris, Tardieu, 1880.)
Juges (Des)! Des juges! par Timon. [Paris, Palme', 1880.)
NOTES ET DOCUMENTS 699
Législation (De la) française en matière d'enseignement de 1830 à
1885 et du devoir des jurisconsultes catholiques, parP.BESsoN. (Gre-
noble, Baratter et Dardelet, 1886.)
Lettre à un homme du monde sur les projets de la loi Ferry, par
Mgr Perraud. (Paris, Gervais, 1879, rue de Tournon^ 29.)
Lettre aux Étudiants catholiques, par Mgr d'Hulst. (Paris, Merschy
1891.)
Lettre de Mgr de Carrières, évêque de Montpellier, au R. P. Direc-
teur des Études. (Voir Études, t. 86, 5 février 1901.)
Lettre de Mgr Dupanloup à M. Gambetta. (Orle'ans, Colas.)
Lettre de Mgr Freppel à M. Paul Bert. (Voir Univers, 12 juil-
let 1879.)
Lettre de Mgr Nouvel, évêque de Quimper, sur les projets de loi de
M. J. Ferry. {Quimper, Kerangal, 1879.)
Lettre d'un Curé à ses paroissiens, par M. J. Cognât, curé de
Notre-Dame des Champs. [Paris, Mersch, 1879.)
Lettre écrite au Père Félix, par un provincial de ses amis, le 29
mars 1880. (Paris, Josse, 31, rue de Sèvres.)
{A suivre.)
Pendant que cette première liste de documents était en
cours de publication, nous avons recueilli des notes complé-
mentaires qui formeront une série nouvelle. Elle commen-
cera à paraître dans un prochain numéro, dès que la pre-
mière série, déjà composée en entier, aura été publiée.
Plusieurs de nos correspondants se sont hâtés de répondre
à notre désir en nous envoyant, les uns des brochures^ les
autres des indications précieuses sur des ouvrages, opus-
cules ou articles de journaux, susceptibles d'être utilisés
dans les débats sur les congrégations.
Nous les en remercions cordialement. Les notes qu'ils
nous ont adressées sont fidèlement recueillies : nous en fe-
rons prochainement usage.
En même temps que des instruments de travail pour la
défense, nous avons intérêt à nous procurer les publications
où l'on nous attaque. On ne pare jamais mieux les coups que
lorsqu'on sait d'où ils partent et par qui ils sont portés. Nous
serons donc reconnaissant à quiconque sera disposé à nous
documenter dans un sens ou dans l'autre.
Edouard CAPELLE, S. J.
L'ESPAGNE DE L'ANCIEN RÉGIME '
Les études de M. Desdevises du Dézert sur l'Espagne de Fancien
régime comprendront trois parties : la Société, les Institutions, la Cul-
ture. Les deux premières sont terminées, et la troisième ne tardera pas
à paraître. — L'auteur aime ce pays « de mœurs simples et courtoises,
imbu de catholicisme et de chevalerie » dont il lui semble avoir un peu
« deviné Famé » : et il s'est donné pour tâche de le faire connaître à la
France. « Les deux peuples ont intérêt à se rapprocher, et commencent
à le comprendre. »
Contrairement à l'opinion de beaucoup d'auteurs espagnols ,
M. Desdevises tient que le « despotisme éclairé » des rois Bourbons
a été salutaire à l'Espagne ; qu'il lui a rendu, après les terribles
guerres du seizième et du dix-septième siècle, la paix et une certaine
prospérité. Et de fait, malgré les ombres que l'auteur ne ménage pas,
qu'il charge bien parfois, nous le verrons, c'est un portrait fort atta-
chant que celui de cette « bonne et pacifique nation, craignant Dieu,
aimant le roi, vivant frugalement avec noblesse et simplicité. »
Le premier volume débute par une esquisse à grands traits de l'em-
pire espagnol. Bien diminué par les rudes sacrifices imposés, aux traités
d'Utrecht, il forme encore la plus vaste monarchie de l'univers, et
s'étend sur un espace de treize millions de kilomètres carrés. Les
pays des couronnes de Castille, Aragon et Navarre, les Vascondades,
les Indes espagnoles, sont successivement décrits.
Comme il convient lorsqu'on parle de la catholique Espagne, le cha-
pitre consacré au clergé est tout particulièrement soigné ; il ne com-
prend pas moins de cent pages, le tiers du volume. L'auteur a fait les
plus louables eflorts pour apprécier avec une entière impartialité ce
grand corps bien plus « fondu dans la population », bien plus « popu-
laire » que le clergé français à la même époque. 191101 Espagnols
relèvent de l'Église en quelque façon ; et parmi eux, que de caté-
gories diverses ; prélats millionnaires et malheureux prêtres à portion
congrue « qui étaient les premiers pauvres de leur paroisse » ; moines
de toute robe que le peuple aime « d'un amour profond et touchant »
malgré leurs défauts^ peut-être à cause de leurs défauts mêmes.
Ce clergé est généralement plein de foi ; et le scepticisme dont plus
1. I. L'Espagne de l'ancien régime. La Société. — II. L'Espagne de l'an-
cien régime. Les Institutions, par G. Desdevises du Dézert, professeur d'his-
toire à rUnirersité de Clermont-Ferrand. Paris, Société française d'impri-
merie et de librairie, 1897-1899. 2 vol. gr. in-8, pp. xxxii-291 et xxxiii-461.
L'ESPAGNE DE L'ANCIEN RÉGIME 701
d'un homme d'Église était touché en France est inconnu au delà des
Pyrénées ; sa charité est également digne de tout éloge, a L'épiscopat
espagnol n'a pas la physionomie aristocratique et mondaine de l'an-
cien épiscopat français... le type assez méprisable du prélat de cour
est inconnu. » La plupart des évêques résident et s'occupent a avec
plus ou moins d'intelligence, mais toujours avec zèle » du gouverne-
ment de leurs diocèses. Le clergé paroissial est fort populaire, « ce
qui ne fait pas moins d'honneur à la charité des pasteurs qu'à la foi des
paroissiens ». Les monastères dépensent sans compter, pour le bien
des populations, leurs immenses revenus ; et les pauvres préfèrent
leur assistance à celle de l'Etat qui n'arrive jamais à bien s'établir.
Malheureusement dans ce clergé la science n'est pas à la hauteur de
la foi et de la charité. — L'auteur rend hommage à d'illustres excep-
tions ; hauts dignitaires de l'Église, prêtres assez nombreux sortis des
grandes universités, sujets brillants dans les grands ordres religieux,
tout spécialement dans la Compagnie de Jésus dont les membres
a professeurs, missionnaires, ingénieurs, négociants, donnaient à l'Es-
pagne le spectacle inouï d'une société d'espagnols toujours ep mouve-
ment et partout au travail ». Mais, en somme, pour lui « l'Église d'Es-
pagne est comparable à une armée dont l'état-major compterait quelques
grands généraux, et qui n'aurait pas d'officiers pour conduire les
masses à la victoire... Le clergé espagnol du dix-huitième siècle resta
en grande majorité ignorant, superstitieux et fanatique ».
Plus d'un lecteur, armé des documents mêmes que M. Desdevises
nous met très loyalement en main, trouvera ces conclusions sévères.
L'auteur reconnaît que « pour être prêtre il fallait une instruction
relativement étendue, de longues années d'étude, des examens, des
concours ». Si le clergé séculier a trop négligé les sciences profanes,
il possède donc suffisamment la science divine, celle qui lui est abso-
lument nécessaire, et dont il fera vivre les âmes, la théologie. Restent
les innombrables moines; à ceux-là, il est vrai, ne s'imposent pas les
mêmes salutaires contraintes : « pour être moine, la foi suffisait. »
Leur vie cependant nous est décrite comme « éminemment favorable
aux études de longue haleine » ; et si la masse « s'absorbe dans les
mêmes occupations de la vie monastique », les hommes les plus distin-
gués « profitent de cette vie pour entreprendre de grands ouvrages. »
La grande preuve qui nous est donnée du fanatisme du clergé espa-
gnol est sa résistance obstinée à tout ce qui venait de France, les mœurs,
les idées, les livres. Que cette résistance ait été souvent aveugle et mes-
quine, personne ne peut le nier. On souffre, par exemple, de voir les
prêtres français, exilés pour, la foi au début de notre Révolution, mal
reçus par le clergé espagnol, tenus à l'écart comme suspects d'hérésie,
privés des pouvoirs de prêcher, d'enseigner, de confesser. Mais peut-on
blâmer l'Inquisition espagnole d'avoir interdit l'entrée du pays aux
livres des encyclopédistes et de Rousseau ? En voyant quelles consé-
702 L'ESPAGNE DE L'ANCIEN RÉGIME
quences nos révolutionnaires tiraient du « contrat social », les gens de
la « Suprême » durent se féliciter de leur rigueur. L'institution même
de cette Inquisition, qui vécut jusqu'en 1808, et dont l'auteur fait si
rudement le procès, n'a-t-elle pas, à côté de persécutions absurdes, de
rigueurs exagérées ou inutiles, rendu à l'Espagne des services fort
appréciables ? Le roi Ferdinand VI, qui ne l'aimait pas, reconnaissait
cependant a que si la foi et la religion se sont conservées dans une si
grande pureté en Espagne, c'est à l'Inquisition qu'on le devait ». Tant
qu'elle dura, protestants, francs-maçons et juifs ne purent prendre pied
en Espagne; le pays a-t-il beaucoup gagné à leur invasion?
Devant ce clergé riche et populaire, la monarchie absolue se sentait
mal à Taise; aussi les rois Bourbons songèrent de bonne heure à dimi'
nuer l'indépendance de l'Eglise et à mettre la main sur une partie de
ses richesses. L'épisode le plus célèbre de cette lutte est l'inique
suppression de la Compagnie de Jésus (3 avril 1767), dans laquelle
l'auteur voit avec raison « la plus éclatante manifestation d'absolutisme
qu'on ait jamais vue ». A la fin de l'ancien régime, les relations du roi
et de l'Eglise devenaient de plus en plus difficiles; « et Ton touchait à
une crise aigué que l'invasion française ne fit que précipiter ».
Après le clergé, la noblesse. Les titres et privilèges de la grandesse
ont été soigneusement respectés par les rois Bourbons, mais ils lui ont
peu à peu retiré tout pouvoir dans l'État. Voici, dessinée en quelques
pages, la cour de Madrid, aussi solennelle que celle de Versailles,
mais plus triste, « une maussade pantomime, une sorte de pavane
majestueuse dont les passes se répètent chaque jour dans le même
ordre ». Au delà, la noblesse de province, trop souvent miséreuse
malgré le luxe obligé des dehors; enfin, sur les confins de la noblesse
et de la bohème, la classe innombrable des nobles ruinés « hidalgos de
gouttière », intrépides solliciteurs, puis, lorsque la faim les presse,
préférant la mendicité au travail.
La capitale du royaume, sale et pauve ville jusqu'au milieu du dix-
huitième siècle, s'est transformée sous l'énergique administration du
marquis de Squillace. Le peuple économe et frugal supporte sans se
plaindre les règlements les plus tracassiers; en revanche il s'amuse
beaucoup, aime à la folie le théâtre, la musique et la danse. En pro-
vince, « 143 cités et 4 308 villes, toutes avec titres et armoiries ».
Squelettes de villes, hélas! trop souvent, où seules les églises, monas-
tères et hôpitaux, gardent bonne apparence. Seules Barcelone et les
grandes cités du Sud ont su conserver leur antique prospérité. Et
pourtant, dans ces villes la vie est bonne ; chacune a ses usages
pieux et pittoresques dont l'auteur trace de charmants tableaux; les
pauvres sont bien secourus; les fêtes sont innombrables, « car en
Espagne l'entrain est en raison inverse de la situation sociale ; et le
peuple s'amuse mieux que nobles et bourgeois réunis » ; c'est alors
L'ESPAGNE DE L'ANCIEN REGIME 703
que les courses de taureaux ont leur grande vogue, et que les toreros
commencent à former une classe particulière et à fixer les règles de
leur art.
Les paysans, heureux dans les provinces basques et dans la Navarre,
où les petits propriétaires sont nombreux, périssent ailleurs de misère.
Mais « fatalistes par nature, et philosophes par nécessité, ils subissent
leur destinée sans se plaindre t). Eux aussi ont bien leurs plaisirs; et
les pages consacrées par l'auteur à leurs coutumes locales, à leurs
divertissements, à leurs chants populaires, ne sont pas les moins
captivantes de Touvrage.
Le second volume traite des institutions espagnoles. Ces études,
naturellement plus arides que les précédentes, car les statistiques y
tiennent la part principale, offrent aux spécialistes le plus sérieux inté-
rêt. Après une série de brèves et vivantes monographies des divers
rois Bourbons et de leurs principaux ministres, nous voyons fonc-
tionner les différents conseils, au profit desquels les antiques Gortès
ont perdu toute leur influence. Le Conseil d'État, où les gens de Cour
sont admis, n'est plus qu'une grande ombre; tout le pouvoir réel a
passé au Conseil de Castille, qui régit la péninsule, et au Conseil des
Indes de qui relèvent les colonies; tous deux, placés sous l'influence
directe du roi, sont à la fois « un comité de législation et un tribunal
administratif et judiciaire à compétence universelle ». Près d'eux,
mais perdant chaque jour de leur importance, les Conseils de la
guerre, des finances, des Ordres militaires, de l'Inquisition ou de la
Suprême. En province, chaque pays de la vieille monarchie a gardé sa
constitution propre; d'où résulte l'assemblage le plus bigarré; l'au-
teur, avec un labeur très méritoire et beaucoup d'art, a réussi à
débrouiller ce chaos, et nous montre nettement quels furent les rôles
des vice-rois, des capitaines généraux et intendants, des audiences en
hauts tribunaux qui les assistent, des corrégidors et alcades mayors.
Cet ensemble n'est pas séduisant ; Dieu nous garde, en particulier,
d'une magistrature comme celle de l'Espagne d'ancien régime.
Bien diverses aussi les administrations municipales de chaque ville;
quelques-uns des types les plus curieux nous sont décrits; la police
est généralement rudimentaire, l'hygiène déplorable, les approvision-
nements plus que négligés. Heureusement pour les pauvres, la charité
des monastères, des confréries, des riches chrétiens, supplée aux vices
de l'administration. « En somme, si les villes d'Espagne étaient mé-
diocrement administrées, mal pavées, mal éclairées, ennuyeuses et
mornes, toutes les misères, même les plus méritées y trouvaient aide
et compassion. »
L'armée espagnole fut négligée par les rois Bourbons ; car, à part
Philippe V, pas un d'entre eux ne fut un soldat; l'Espagnol d'ailleurs,
avec ses magnifiques qualités de bravoure et d'endurance, répugnait
L'ESPAGNE DE L'ANCIEN REGIME
au service militaire par amour de l'indépendance; les milices provin-
ciales « sérieuses réserves, bien disciplinées et animées du meilleur
esprit » valent souvent bien mieux que la troupe de ligne; ce sont elles
surtout qui mèneront plus tard la guérilla contre les armées de Napo-
léon et en auront raison. Ce qui manqua le plus à l'armée espagnole
au dix-huitième siècle, c'est un bon corps d'officiers.
La marine, au contraire, fut l'objet de toutes les préoccupations des
rois et de leurs ministres ; mais, avec cet amour du magnifique qui est
à la fois la grandeur et la faiblesse de l'Espagne, ils ne surent pas pro-
portionner leur marine aux ressources de leur Etat. « L'Espagne aurait
pu avoir 40 vaisseaux bien armés, et propres à toute mission ; elle
voulut en avoir 80, et n'eut qu'un semblant de flotte sans réelle valeur
militaire. »
Les finances furent toujours la partie faible de l'administration espa-
gnole. (( Pas un roi d'Espagne au dix-huitième siècle n'eut son budget
en équilibre. » Les impôts n'étaient pas exorbitants, mais si mal répar-
tis et si tracassiers que tous cherchaient à s'y dérober ; et le roi en
était constamment réduit à la série des emprunts, des édits bursaux,
des expédients désespérés. »
Une bibliographie abondante et bien distribuée termine chacun des
beaux volumes de M. Desdevises du Dézert. Cet ouvrage, d'une docu-
mentation si riche, est en même temps une œuvre d'art. L'auteur, fidèle
aux meilleures traditions de la science française, ordonne avec une
clarté parfaite ses innombrables matériaux, et garde en ses plus aus-
tères expositions le style alerte et pittoresque. Les tableaux qu'il trace
des fêfes religieuses et des processions espagnoles, des mœurs de la
Cour ou du cloître, de la vie populaire dans les grandes villes ou les
campagnes ruinées, rappellent les meilleures pages de Taine dans les
Origines de la France contemporaine. Surtout je tiens à rendre hom-
mage encore à la loyauté de cette exposition; plus d'une fois nous
pourrons n'être pas de l'avis de l'auteur, mais dans ces cas même,
nous lui serons toujours reconnaissants de nous avoir généreusement
fourni les moyens de décider autrement que lui. Souhaitons prompte
apparition et bonne fortune au volume promis sur la culture espagnole.
Joseph DORCEAU, S. J.
REVUE DES LIVRES
PREMIÈRE PARTIE
PHILOSOPHIE
Institutiones philosophiee moralis et socialis, par le P. Cas-
TELEiN. In-8, pp. xxvi-662. Bruxelles, Schepens. Même ouvrage,
édition abrégée. In-8, pp. xii-384.
On se plaint souvent de l'insuffisance de certains manuels de philo-
sophie. Leurs auteurs, dit-on, à force de vivre en plein moyen âge
finissent par oublier que le temps a marché et que les idées ont changé.
Ils exercent leur génie sur des questions vieillies, et restent tout
à fait étrangers aux préoccupations contemporaines. L'élève sort de
cet enseignement avec d'excellents principes, mais il est entièrement
incapable d'en faire l'usage que réclament les besoins du temps; sa
stratégie est d'un autre Cige. Il s'en faut pourtant de beaucoup, grâce à
Dieu, que ces reproches soient toujours mérités. Les Institutiones
philosophise moralis et socialis du P. Gastèlein viennent prouver
une fois de plus qu'un manuel latin, scolastique de fond et de forme,
fidèle aux grandes traditions de l'enseignement chrétien, n'est pas for-
cément un anachronisme.
Le livre du P. Gastèlein poursuit un double but : Établir solide-
ment les principes et les grandes règles de la morale scolastique, éter-
nellement jeune et féconde malgré son grand âge, et faire l'application
de ces principes aux questions actuelles. Il y a là plus qu'un travail de
simple exposition, se distinguant d'ouvrages similaires uniquement
par des qualités d'ordre, de méthode, de clarté, mais un travail de
prolongement et d'adaptation où se font jour les qualités du penseur.
L'auteur fait preuve d'une bonne indépendance d'esprit. Il déclare dans
sa préface avoir suivi scrupuleusement la règle de saint Alphonse de
Liguori : « In delectu sententiarum ingens nobis fuit cura semper
rationem auctoritati prœponere, et priusquam nostrum ferremus judi-
cium, in eo, ni fallimur, toti fuiraus ut in singulis quœstionibus nos
indifférentes haberemus et ab omni passionis fuligine expoliaremus. »
Son grand maître est toujours saint Thomas, mais il s'inspire large-
ment aussi de Suarès, de Bellarmin, du cardinal de Lugo, de Ballerini
et de Palmieri. Très au courant de la littérature philosophique contem-
poraine, l'auteur prouve sa compétence par l'examen critique des sys-
tèmes et des opinions modernes, auquel une large part est réservée
dans son livre, et par d'innombrables notes historiques, critiques,
bibliographiques qui accompagnent presque tous les chapitres.
La première partie : Etliica generalis, reproduit les leçons déjà pu-
LXXXVI. — 45
706 REVUE DES LIVRES
bliées dans Texcellent Cours de philosophie du même auteur, mais avec
les développements et les compléments qu'exigeait un plan plus vaste.
La seconde partie : Ethica specialis, est surtout recommandable par
la place qui y est faite aux questions sociales. Il est inutile, croyons-
nous, de faire remarquer la haute compétence du P. Gastelein après le
légitime succès de son livre le Socialisme et le droit de propriété'^ et d'au-
tres ouvrages qui l'ont placé à un rang très distingué parmi les sociolo-
gues. Gomme doctrine, son livre ne contient rien ou à peu près rien
qu'il n'ait déjà enseigné ailleurs. Mais il faut louer le talent dépensé à res-
serrer en moins de 200 pages tout un traité de sociologie très serré,
très méthodique, fortement documenté, et merveilleusement fait pour
donner à l'étudiant une solide initiation aux sciences sociales. Il serait
difficile de qualifier la doctrine du P. Gastelein par un des multiples vo-
cables qui distinguent les écoles de nos jours. Le P. Gastelein serait le
premier, pensons-nous, à prolester contre une tentative de ce genre.
Ses opinions sont modérées; par le caractère objectif de son enseigne-
ment, il se tient au-dessus des controverses irritantes et des polémiques
personnelles. On fera sans doute maintes réserves sur plusieurs des
propositions qu'il énonce dans cette partie. L'accord du reste est-il
possible? On remarquera aussi un certain optimiste, peut-être exagéré,
et une confiance trop forte dans la valeur probante de certains faits
d'ordre économique. Quoi qu'il en soit, maîtres et élèves trouveront
dans le P. Gastelein un guide expérimenté, qu'il sera utile de suivre,
dût-on ensuite le quitter sur quelques points.
La question du salaire est traitée, on peut le dire, con amore. Quarante
pagesluisontconsacrées. Le P. Gastelein rejette avec énergie toute forme
de salaire familial absolu et met une sorte de passion à préconiser le
salaire familial collectif. Il ne craint pas d'énoncer l'espoir qu'un jour
tous les esprits sérieux accepteront la solution défendue par lui. Nous
ne partageons pas cet espoir ; mais nous sommes convaincu que, dès
aujourd'hui, sa thèse sera examinée sérieusement par tous ceux que
préoccupe la grande et brûlante controverse du salaire. Le P. Gas-
telein se fait de la justice générale une idée plus large et féconde
que celle qui est reçue communément, mais elle aurait besoin d'être
précisée davantage.
Remarquons en passant avec quelle insistance le P. Gastelein marque
la nécessité de la religion pour le développement et l'extension de la
prospérité économique, aussi bien que du progrès moral. La thèse
qu'il écrit à ce sujet est d'un bon exemple. Sous prétexte de s'enfermer
dans le domaine scientifique, on fait trop souvent abstraction de l'in-
fluence de la religion, et l'on s'accoutume insensiblement à considérer
le progrès matériel comme fonction des seuls facteurs politiques et
économiques.
La pensée du P. Gastelein est toujours nette et claire; mais, par-ci
par-là, un certain défaut de précision et d'exactitude dans l'expression
trahit une rédaction trop hâtive.
REVUE DES LIVRES 707
Ajoutons enfin que l'auteur a eu l'heureuse idée de tirer de son
ouvrage une Editio minor dégagée de tous les accessoires, documents,
appendices, notes, objections et réponses aux difficultés. Cette édition
allégée est spécialement arrangée pour servir de texte aux étudiants.
Pierre Scheuer, S. J.
BELLES-LETTRES
La Vie dans la tragédie de Racine, par Georges Le Bidois,
professeur de rhétorique au collège de Juilly, maître de confé-
rences h l'Institut catholique de Paris. Paris, Poussielgue, 1901.
In-lS, pp. viii-336.
Les chefs-d'œuvre sont inépuisables à la critique sérieuse, j'entends
celle qui est assez riche de son fonds pour se tenir entre les banalités
courantes et le paradoxe embrassé en désespoir de cause comme élé-
ment de nouveauté. Or, telle est bien celle de M. Le Bidois : péné-
trante, ingénieuse, à peine une fois ou deux quelque peu subtile ; par-
tout ailleurs solide et profonde, parce qu'elle prend son point d'appui
dans la droite et saine nature, parce qu'elle est, tout comme le théâtre
qu'elle analyse, psychologique au premier chef.
Le préjugé romantique nous donnait la tragédie racinienne pour une
belle abstraction, correcte, élégante, mais froide et quasi morte. L'au-
teur démontre excellemment qu'elle est partout action et vie. Évolution
passionnée mais rationnelle des caractères, en quoi consiste, bien
mieux que dans la complexité des faits, le principal de l'action drama-
tique. Tableau mouvant, animé, de la vie morale; or, pour peu que
nous ayons cessé d'être enfants, n'est-ce pas l'âme que nous voulons
de préférence voir agir et vivre ?
L'action morale, la vie deTâme : chez Racine, tout revient là, tout y
sert : — le plan simple, peu chargé, qui lui laisse du jour et de l'espace ;
— les personnages, choisis parmi ceux que leur situation prédestine à
la mener plus large et plus haute; — les confidents même et le chœur,
où elle trouve mieux qu'un écho, une doublure, une manière de déri-
vatif stérile; — le monologue, où le héros ne s'amuse ni à la poésie, ni
au rêve, mais lutte et agit toujours; — la structure du drame, des actes,
des scènes, calculée tout entière pour accélérer, pour renforcer le
mouvement des âmes ; — le style naturel et souple à ravir, parce qu'il
ne fait que suivre ce mouvement, parce qu'il n'est, à le bien prendre,
que ce mouvement lui-même ; le style étonnamment concis et fort :
double qualité que la critique routinière dénierait volontiers au « pom-
peux », au « tendre » Racine, mais que l'auteur lui restitue de plein
droit et par des exemples probants.
Au cours de l'ouvrage abondent les observations sagaces, vraiment
neuves mais amplement justifiées. Par exemple, si Racine, a pris aux
Grecs, à Sophocle en particulier, le secret de l'action simple, sa sim-
plicité, à lui, vous paraîtra différente et meilleure, moins rareté des •
708 REVUE DES LIVRES
incidents qu'unité forte et féconde de la lutte morale; ici, l'action est
simple, parce que le tragique est un psychologue profond. — Avec les
amateurs d'effet, jugez-vous son drame un peu pauvre de mise en
scène et de spectacle ? M. Le Bidois vous avertit de chercher le plaisir
de vos yeux, moins dans le décor que sur le visage des héros, miroir
vivant de leur âme. Non que Racine se donne, comme Victor Hugo, la
peine de détailler à l'avance et en lourdes parenthèses la mimique de
ses acteurs; mais souvent il l'accuse, il la peint dans le dialogue même,
et, à la lecture comme au théâtre, nous voyons là mieux qu'un trompe-
l'œil scénique, nous voyons le sentiment. Je pourrais colliger nombre
de remarques également judicieuses, également décisives en faveur de
la thèse, de la vie morale partout sensible et saillante.
Il n'est œuvre si bien faite qui n'appelle quelques réserves ou ne
soulève quelques doutes. Ainsi craindrais-je que M. Le Bidois ne sa-
crifie un peu Corneille ; que, dans les chefs-d'œuvre au moins du père
de notre théâtre, il ne s'exagère légèrement, bien plus légèrement que
M. J. Lemaître, par exemple, l'apothéose systématique de la volonté
continuellement tendue, rigide, inflexible. Assurément il n'est point de
ceux qui attribuent en propre aux jansénistes ce qui leur est commun
avec tout chrétien, de ceux qui les estiment, si non inventeurs, au
moins propriétaires de la Grâce, à telles enseignes qu'on ne peut même
la nommer sans relever de Port-Royal. Toutefois il a, sur le rôle du
destin dans la tragédie racinienne, telle page qui n'est pas pour leur
déplaire, et que je voudrais compléter ou éclaicir. Enfin, parce que,
chez Racine, l'amour fait ressort principal, parce qu'il ne se subor-
donne à aucun intérêt, politique ou autre; il est, de fait, plus dramati-
que. J'en demeure d'accord et voudrais savoir le démontrer aussi bril-
lamment; mais aussi voudrais-je noter qu'il n'en est que plus dan-
gereux à étaler. En quoi je n'aurais pas été contredit, je pense, par le
Racine de la fin, par le noble converti qui défendait à ses enfants la lec-
ture de ses pièces. Et il n'avait pas besoin d'être janséniste pour cela.
En somme, le livre de M. Le Bidois est une des meilleures études
que nous ayons sur la matière. C'est que le goût du critique est fait,
avant tout, d'une philosophie d'art précise et saine, affinant et dirigeant
tout ensemble une rare sagacité. Georges Longhaye, S. J.
ICONOGRAPHIE
Iconographie de Bourdaloue : le Type aux yeux fermés, son
histoire, son influence, parle P. Henri Chérot, de la Compagnie
de Jésus. Avec trois portraits en héliogravure. Paris, Retaux,
1900. In-4, pp. 35. Prix : 10 francs.
Ce beau travail pourrait porter pour titre : La fin d'une légende.
C'est en effet la réfutation, sur pièces et documents authentiques, d'une
erreur persistante, celle qui attribue, sans preuve aucune, à Bourda-
loue l'habitude de prêcher les yeux fermés. On y trouve l'explication
REVUE DES LIVRES 709
péremptoire et la genèse de ce préjugé tenace. Ce n'est point trop ce-
pendant de ces arguments, pour tuer des affirmations aussi légèrement
prodiguées que celles des prétendus biographes du prédicateur. Ainsi
les incroyables déclarations, dénuées de tout fondement, qu'imprimait
en 1842, le bibliothécaire de Bourges, Chevalier de Saint-Amand,
étaient reprises et acceptées sans souci de contrôle, dans la notice pu-
bliée en 1864, par M. Profillet, avec la RJiéiorique qu'il attribue à Bour-
daloue. Il n'y avait pourtant que quelques pas à faire pour voir au
musée d'Alençon, où il était alors exposé, le dessin original de Jou-
venet. L'auteur de la notice aurait vu au bas de ce portrait les mots :
tire sur le visage du mort^ qui l'auraient dispensé de se demander s'il
était bien vrai que Jouvenet n'eût fait son travail que de souvenir.
C'est un document que la reproduction de ce dessin suggestif, où
les traits du mort sont tout à fait saisissables, crayonné au naturel, ad
vivum^ dirait-on, si l'expression ne jurait avec la réalité. L'histoire de
ce dessin authentique, acquis récemment à la vente des dessins appar-
tenant à la collection de feu M. le marquis de Chennevières, et actuel-
lement en possession de M. le curé de Saint-Ferdinand des Ternes,
forme le premier chapitre, très attachant et instructif, de cette mono-
graphie.
La seconde étape, plus fructueuse encore en découvertes, est la des-
cription du tableau de Jouvenet, transporté à Mannheim, et cela, d'a-
près une conjecture excellente, par le fait du P. Desbillons, puis de
là — ce qui est historiquement prouvé par une lettre du D' von Reber
adressée à l'auteur — porté à la Pinacothèque de Munich où il est pré-
cieusement conservé depuis 1795. La filière est parfaitement et patiem-
ment suivie durant le dix-huitième siècle. La précieuse toile est signalée
à Paris, par d'Argenville, en 1745, puis en 1762, dans la seconde édi-
tion de son Abrège' de la vie des plus fameux peintres^ parue l'année
même qui précéda celle où probablement ce trésor fut emporté loin de
Paris.
Le troisième chapitre, qui étudie la gravure de Simonneau et les
modifications qu'elle a amenées, l'influence surtout qu'elle a produite
dans la création légendaire du Bourdaloue aux yeux fermés, est, comme
tout le reste, un modèle de discussion pressante où les remarques inté-
ressantes et sagaces abondent à chaque pas. C'est un plaisir pour les
érudits. Ce sera aussi un régal pour les amateurs d'histoire de l'art.
Et pourquoi ce beau volume, qui fait honneur à l'héliogravure Dujar-
din, ne serait-il pas un des plus agréables livres d'étrennes ou de dis-
tribution de prix ? Contrairement à beaucoup de publications, moins
bien illustrées parfois, le texte n'aura pas été ici sacrifié aux gravures,
et les deux sont du plus haut intérêt.
Eugène Griselle, S. J.
HISTOIRE
Marisienka, Marie de La Grange d'Arquien, reine de Pologne,
710 REVUE DES LIVRES
femme de Sobieski (1641-1716), par K. Wauszewski. Paris,
Pion, 1898. In-8, pp. xi-376.
M. Waliszewski a une manière d'écrire l'histoire qui tient une
sorte de milieu entre l'histoire proprement dite et le roman. Sa
Marysienka est un ouvrage mixte, qui suppose des recherches à tra-
vers toutes les archives de l'Europe, archives publiques, archives
privées, en même temps qu'un livre de lecture agréable. Naguère il
intitulait sa Catherine II : le Roman d^une impératrice; aujourd'hui,
c'est le roman d'une reine.
Ce qui a intéressé l'auteur dans son héroïne, ce n'est pas sa glorieuse
aventure, ni de savoir comment « cette fille d'un simple capitaine aux
gardes de Monsieur, besogneux de plus et mal famé, s'y est pris pour
succéder à une archiduchesse d'Autriche sur un des plus beaux trônes
d'Europe » ; ce n'est point davantage l'épisode des candidatures fran-
çaises au trône de Pologne, déjà traité par le duc d'Aumale dans son
Histoire des princes de Condë^ mais que M. Waliszewski était à même
d'approfondir à nouveau, ayant été admis à consulter les trésors épis-
tolaires de Chantilly, ce qui l'intéresse dans l'héroïne, c'est le héros,
c'est Sobieski, c'est l'homme qui a écrit à cette femme des lettres pas-
sionnées et lui a donné seize enfants. « Vous êtes friands àe psychologie
documentaire ? Mettez-vous à table : vous serez royalement servis. »
(P. n.)
Pour M. Waliszewski, l'histoire est en effet un art, beaucoup plus
qu'une science. II n'accepte qu'à demi la valeur du témoignage et croit
plus volontiers à la sûreté de V intuition. Son idéal serait la reconstitu-
tion des choses par les procédés artistiques. Il ne s'en cache point et
annonce d'avance à ses lecteurs qu'ils trouveront dans son œuvre jus-
qu'à des dialogues ! Ces dialogues, d'ailleurs, sont heureusement assez
rares, assez courts, assez vraisemblables et ne font guère que traduire
en style vif et plaisant de conversation d'ennuyeuses dépêches diplo-
matiques. C'est ce que M. Waliszewski appelle a évoquer, recréer la
vie ». Pour moi, il me semble que c'est plutôt évoquer des fantômes.
Avec notre éducation de criticisme et de pédantisme, nous n'accorde-
rons jamais qu'une demi-confiance à ces résurrections, et il nous sera
bien difficile par suite de goûter le plaisir sans mélange que ferait
éprouver une foi sans restriction. Nous sommes également tellement
formés ou déformés par les historiens documentaires, par la vision
devenue coutumière des livres bourrés de notes et d'appendices, que
nous nous trouvons un peu décontenancés devant ces pages d'un texte
le plus légèrement écrit du monde, et que n'alourdit aucune référence.
Sans doute, il y a en tête du volume la liste des sources, sources
imprimées, sources manuscrites, sources inédites, sources déjà publiées
en partie par l'auteur dans les recueils d'érudition auxquels sa plume
infatigable a collaboré ; mais ces garanties générales de véracité ne
nous permettent point de contrôler le détail.
L'auteur se soucie encore moins des thèses. Il paraît en avoir une
REVUE DES LIVRES 711
cependant, thèse fataliste celle-là et découragée, c'est que la Pologne
était née pour son malheur et faite pour son sort. Sobieski ne l'a point
régénérée, même militairement. Mais à qui la faute ? « On battait les
Turcs; mais on se hâtait de rentrer chez soi après les avoir battus, et
ils revenaient. Pour poursuivre l'avantage obtenu, il eût fallu une
armée régulière, qui n'existait toujours pas, faute d'argent pour l'en-
tretenir. Les diètes refusaient l'argent... la noblesse restait ingouver-
nable. » (P. 336.)
Cet ouvrage, malgré sa philosophie mélancolique et peut-être trop
résignée, malgré ses pages d'où les scandales ne sont pas absents,
n'en constitue pas moins une lecture qui fait aimer la vieille nation
martyre. Elle ne fut pas martyre seulement de ses propres fautes, et
ses fautes mêmes furent héroïques. Henri Ghérot, S. J.
Le Mariage de Louis XV, d'après des documents nouveaux et
une correspondance inédite de Stanislas Leczinski^ par Henry
Gauthier-Villars. Paris, Pion, 1900.
Dans mon compte rendu de cet ouvrage (voir Études, 20 janv. 1901,
p. 266), j'avais exprimé le vœu que l'auteur fît un peu plus de lumière
sur les sources où il avait puisé. J*ài reçu, en retour, la lettre suivante :
,, B' ' j D^ 1^ février 1901.
Mon Keverend rere,
On me communique un article des Etudes dans lequel vous rendez compte
de mon ouvrage édité par la maison Pion, le Mariage de Louis XV. Vous
relevez, dans ce volume, « des pages entières qui choquent », et vous de-
mandez à quoi servent « ces citations de couplets obscènes, ces chansons
dignes d'un corps de garde... ces histoires révoltantes sur les essais de cor-
ruption tentés par de jeunes courtisans sur le roi, et ces peintures de la vie
débauchée menée par la fille du Régent, la marquise de Prie et le duc de
Bourbon ». Ces regrets partent d'un bon naturel^ mais je conçois malaisé-
ment qu'une peinture « d'une époque et d'une cour corrompues », comme
vous les qualifiez justement, se puisse faire sans quelques détails un peu
vifs.
Que votre droit soit de trouver déplaisants ces « cancans d'alcove », et de
le proclamer, je n'y contredis point. En revanche, vous excédez les limites
de la critique permise, lorsque vous insinuez que les lettres de Stanislas
Leczinski au chevalier de Vauchoux, publiées par moi pour la première fois
(du moins, je persiste à le croire, jusqu'à preuve du contraire), étaient déjà
connues ; et vous placez après les mots « source inédite (?) » un point d'in-
terrogation, dont je vous demande, mon Révérend Père, de reconnaître le
mal fondé.
J'arrive au reproche de n'avoir pas nommé (peut-être par prudence, dites-
vous) le P. Baudrillart, qui, à vous en croire, aurait publié in extenso beau-
coup de mes « soi-disant inédits ».
Je n'ai pas emprunté aux trois tomes de l'oratorien, dont vous parlez, un
seul document, une seule appréciation, une seule ligne; j'ajoute que mon
livre contient de nombreuses pièces qu'on chercherait en vain chez le P. Bau-
drillart, et je vous en fournirais volontiers l'énumération, si je ne craignais
ri2
REVUE DES LIVRES
d'allonger outre mesure cette lettre; telle qu'elle est, elle suffira, je l'espère,
à justifier le silence que j'ai observé sur le Philippe V auquel vous vous
intéressez si fort.
Veuillez, agréer, mon Révérend Père, l'assurance de mes sentiments res-
pectueux. H, Gauthier-Villars.
93, rue de Courcelles.
De son côté, le P. Baudrillart, dont j'avais analysé Tarticle paru au
Bulletin critique du 5 décembre 1900, est revenu sur la question dans
le numéro du 25 février 1901. Je reproduis volontiers sa réponse,
afin de tenir nos lecteurs au courant :
Je reçois de M. Henry Gauthier-Villars une lettre datée du 13 février par
laquelle, répondant à mon article du 5 décembre dernier sur son livre le
Mariage de Louis XV, il « certifie, de la façon la plus formelle, n'avoir rien
emprunté à mon ouvrage, non plus qu'à celui de M. Wiesener, rien, absolu-
ment rien, pas un document, pas une appréciation, pas une ligne ».
L'affirmation de M. Henry Gauthier-Villars me suffît. Je ne l'ai d'ailleurs
jamais accusé d'autre chose que de ne pas connaître la bibliographie de son
sujet, comme l'atteste cette phrase (p. 669) : « Là-dessus, l'auteur est parti
en campagne sans se demander si d'autres que M. de Raynal, dans le Ma-
riage d'un Roi, et depuis M. de Raynal, n'avaient point traité le sujet qui lui
paraissait séduisant. Il a cherché aux Affaires étrangères et en quelques au-
tres dépôts, d'où il a rapporté une ample moisson, mais malheureusement
pas du tout inédite, bien que l'auteur se l'imagine. » Alfred Baudrillart.
Gomme le P. Baudrillart, je crois que son ouvrage Philippe V et la
cour de France devait être au moins mentionné dans celui de M. H.
Gauthier-Villars. Henri Ghérot, S. J.
DEUXIÈME PARTIE
THEOLOGIE
Pétri, cardinalis Paz m an y
Opéra. — Séries Latina.Tomus IV :
Disputationes quae supersunt in
II*"" Summae theologicae partem.
Recensuit Ad. Breznay , Regise
scientiarum Universitatis Buda-
pestinensis Rector emeritus, Or-
dinis theologorum Decanus,Theo-
logiœ Moralis Prof. P. 0., etc. —
Budapestini, typis Regiae scientia-
rum Universitatis, 1899. In -4,
pp. xv-816.
Les Études ont déjà signalé * les
trois premiers voluaies de cette col-
lection, comprenant les œuvres phi-
losophiques du célèbre cardinal, ré-
novateur de la foi et des mœurs
chrétiennes en Hongrie, dans la pre-
mière moitié du dix-septième siècle.
Le quatrième, dont nous avons à
parler ici, est le premier des œuvres
théologiques. C'est le fragment le
plus important du commentaire sur la
II* Partie de la Somme ( De Ultime
Fine, — De Actibus Humanis, — De
Peccatis, — De Virtutibus theologi-
cis). Un appendice sur la liberté de
l'Église atteste, d'une façon intéres-
sante, les luttes du grand contro-
versiste.
Mgr Ad. Breznay, doyen et ancien
recteur de l'Université royale, édi-
teur des œuvres théologiques de Paz-
mîîny, rappelle discrètement la part
d'initiative qui lui revient dans cette
1. Partie Bibliographique, 1892, p. 501.
REVUE DES LIVRES
713
publication. C'est son droit; car, si
ce beau volume et ses frères ressus-
citent pour nous Pazmany, ils hono-
rent aussi grandement ceux qui élè-
vent à un père vénéré ce monument
solide — voire élégant dans l'espèce.
L'édition, en effet, est belle. Quant
au texte, qui mériterait une plus lon-
gue étude ; il a, particulièrement dan s
le traité De Fide, le cachet de l'a-
pôtre actif, alternant la prédication
et la controverse orale avec l'ensei-
gnement dogmatique, sorte d'expé-
rience trop souvent difficile pour nos
théologiens actuels, et qui, pourtant,
a son grand prix.
Alain Galiot de G., S. J.
Institutiones theologiae dog-
maticas specialis. Tractatus de
Novissimis , auctore Bernardo
JuNGMANN. Editio quartu. In-8.
Ratisbonae, Pustet, 1898.
Les Etudes ont signalé les pre-
mières éditions de ce bel ouvrage. Il
aborde des questions passionnantes
entre toutes pournos contemporains,
trop souvent négligées, pourtant, par
nos cours de théologie, même les plus
complets ; l'existence et la nature des
peines de l'enfer, leur éternité, l'ac-
cord de ce dogme terrible avec notre
raison, le sort des enfants morts sans
baptême, le purgatoire et les suffra-
ges pour les fidèles défunts, le ciel
et la vision béatifique, la résurrec-
tion des corps, le jugement général
et le règne éternel du Christ. L'au-
teur traite brièvement, mais en hom-
me qui a beaucoup lu et bien lu les
points d'histoire du dogme qui se
présentent; telles la controverse sur
l'état des enfants morts sans bap-
tême; les théories des Grecs schis-
matiques sur le purgatoire, l'opinion
de Jean XXII sur la vision béatifique
différée aux élus, le millénarisme.
Enfin, il n'a jamais perdu de vue que
le traité des fins dernières est un des
meilleurs thèmes de notre prédica-
tion; et ses thèmes fournissent une
riche et facile matière au catéchiste
et à l'orateur.
On regrettera que les éditeurs se
soient bornés à réimprimer ce traité
sans le mettre suffisamment au cou-
rant des controverses les plus récen-
tes, et sans rajeunir assez la biblio-
graphie. Le travail n'eût pas été bien
considérable, et l'œuvre du regretté
D"^ JuNCMANN aurait gardé tout son
prix. Joseph Dorceau, S. J.
APOLOGÉTIQUE
D'^ A. Goix. — Le Surnaturel
et la science. Le Miracle. Paris,
Bloiid et Barrai.
Excellente, cette brochure du D'
Goix. Plût à Dieu que beaucoup de
catholiques eussent aussi nettement
des idées aussi saines. Il n'est pas
si aisé d'écrire cent pages in-8 sur
le miracle, sans prêter à la juste cri-
tique; mais il l'est encore moins de
donner mieux la réponse sérieuse,
exacte, scientifique aux principales
difficultés de cette question toujours
actuelle.
Le Dr Goix a trop bien compris la
force que nous donnent contre les
adversaires du miracle les règles re-
connues de la méthode expérimen-
tale, pour suivre une autre marche.
Il nous montre rigoureusement et
simplement que ceux qui l'attaquent
manquent habituellement aux lois élé-
mentaires de l'investigation scienti-
fique, que l'usage illégitime de l'a
priori est chez eux, et point chez
nous : cela sans injures ni colères,
en un style facile et précis, passant
d'une analyse philosophique presque
toujours très claire, à une discus-
sion médicale ou historique, tech-
nique sans pédantisme, ou à une
exposition de dogme ni trop scolas-
tique, ni trop simpliste.
Chap. I. Vraie notion du miracle-
Chap. II, L'hypothèse du miracle;
Chap. III. La vérification du miracle :
le tout en 40 pages, vraiment sé-
rieuses. Le chapitre iv est l'applica-
714
REVUE DES LIVRES
tion des règles énoncées à la résur-
rection de Notre Seigneur Jésus-
Christ. A part peut-être une ou deux
petites pointes de subtilité à la fin du
premier chapitre, ou quelques con-
clusions partielles un peu rapides à
propos de la vie latente et de la
mort simulée, la discussion est très
heureusement conduite.
Je ne puis entrer dans une étude
de détail, a fortiori dans des vé-
tilles de petite critique : j'en resterai
donc là, mais bien décidé à faire lire
ce travail à plus d'un; car, dans
l'ensemble, il me paraît une manière
de modèle, non pas absolument par-
fait, sans doute, mais digne des
louanges que lui ont données, à mon
su, des gens qui savent de quoi ils
parlent.
Alain Galiot de G., S. J.
Auguste MoREL. — Le Repos
dominical. Paris, Maison de la
Bonne Presse, s. d. In-12, pp. 153.
Prix : 50 cent.
Encore une brochure sur le repos
dominical. Comme tant d'autres tra-
vaux de ce genre qui l'ont précédée,
comme tant d'œuvres dont la plupart
ont leurs organes périodiques, elle
servira à faire connaître et embras-
ser les remèdes à ce mal social de
la profanation du dimanche qui
constitue pour notre pays une véri-
table plaie. M. Auguste Morel, après
deux premiers chapitres qui sont
comme un coup d'oeil d'ensemble et
une entrée en matière, étudie sous
ses diverses faces cette question capi-
tale : au point de vue hygiénique,
moral et social, industriel, agricole,
etc. Mais le dimanche n'est pas seu-
lement un jour de repos, c'est un
jour béni que l'homme, à l'exemple
du Créateur (Gen., ii, 3), doit sancti-
fier; c'est ce que le savant auteur
rappelle par les paroles magistrales
de réminent cardinal Richard et les
accents émus de l'illustre Lacordaire.
« Si la société humaine doit être
guérie, a dit le souverain pontife
Léon XIII, elle ne le sera que par
le retour à la vie et aux institutions
du christianisme, parmi lesquelles il
faut placer en première ligne le
repos et la sanctification du diman-
che, « le jour sublime — c'est le mot
de Lacordaire — du peuple et de
Dieu ». Paul Poydenot, S. J,
SCIENCES PSYCHIQUES
D. Bernard-Marie Maréchaux,
( R. P.), bénédictin de la Con-
grégation Olivétaine. — Biblio-
thèque des sciences psychiques.
La Réalité des apparitions dé-
moniaques. Paris, Téqui, 1899.
Je suis contraint de paraître un
peu sévère envers le livre du R. P.
D. Maréchaux. Sans doute, la plu-
part des faits invoqués supporte-
raient la critique, au moins à titre
d'interventions diaboliques, sinon
toujours d'apparitions. Mais dans le
livre tel qu'il est, la critique me
semble beaucoup plus... sous-en-
tendue qu'on ne voudrait et que le
Révérend Père ne l'affirme. S'il s'a-
dresse aux fidèles, ont-ils tant be-
soin qu'on les porte à voir facilement
des apparitions, là où ils voient déjà
si peu — chose plus pratique pour
eux — des tentations? S'il s'adresse
aux incrédules, dans une revue tech-
nique, puis comme partie intégrante
d'une « bibliothèque des sciences
psychiques », hélas! il n'est pas né-
cessaire de faire profession d' « hy-
percritique » pour ne pas se laisser
convaincrepleinement. Les triomphes
sur le rationalisme seraient trop fa-
ciles, s'il suffisait, pour écraser tant
de difficultés philosophiques, histo-
riques, scientifiques, de réunir quatre-
vingts pages de traits de la vie des
saints, corroborés par l'autorité des
Bollandistes, du P. Giry et delà Civil-
tà cattolical Encore une fois, le Ré-
vérend Père est dans la vérité, et pour
la thèse, et pour le grand nombre
des faits rapportés ; mais, de nos
REVUE DES LIVRES
15
jours, la vérité ne s'impose pas sans
rude bataille, très particulièrement
sur le terrain des « sciences psy-
chiques » et du « monde invisible ».
Je n'arrive à écrire ceci que par
conscience, et non sans mélancolie;
j'omettrai même quelques taquineries
sur la rédaction et la langue ; car il
m'est fort pénible de n'être pas plus
encourageant pour un auteur plus que
respectable, et un travail où l'on sent
le meilleur zèle apostolique. Il fait
si bon n'avoir que des sourires pour
les compagnons d'armes ! Seulement,
ici, ce sont manœuvres d'ensemble,
pour l'honneur de Dieu, non plus
entre nous, mais devant l'ennemi !
Alain Galiot de G., S. J.
HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE
Menuge (chanoine). — Histoire
de l'Église à Pusage des cours
supérieurs d'instruction reli-
gieuse. Paris, Poussielgue, 1900.
(Alliance des Maisons d'éducation
chrétienne.)
Les Etudes ont rendu compte, en
juillet 1898, de la première partie de
l'œuvre de M. Menuge, T « Histoire
sainte ». U Histoire de l'Eglise qui
nous est donnée aujourd'hui est di-
gne en tout point des mêmes éloges.
L'auteur est bien informé, clair,
vivant; il a surtout, on le sent, une
longue habitude de l'enseignement;
jamais il ne laisse passer ro«casion
de donner à ses jeunes lecteurs une
idée juste sur une question brûlante
ou de rectifier un préjugé ; on peut
voir comme exemples les articles sur
les Biens ecclésiastiques, Excommu-
nication , Inquisition; une grande
place est faite à l'histoire des mœurs
chrétiennes, de la liturgie, des saints.
Un résumé où toutes les idées princi-
pales, sont réunies et une table alpha-
bétique terminent cet ouvrage, vrai
modèle d'un manuel destiné à être
développé par la parole du maître.
J'aurais désiré seulement que des
notes plus nombreuses indiquassent
aux jeunes lecteurs les plus célèbres
ouvrages sur les questions traitées,
ceux qu'ils ont chance de trouver
dans leurs bibliothèques d'étude ou
de classe. Plus d'un se passionne
pour celte histoire de l'Église, la
plus belle, en somme, de toutes les
études qui s'offrent à eux; pourquoi
ne pas guider leur travail personnel
par ces indications ?
Joseph DoRCEAu, S. J.
PALÉOGRAPHIE
Mgr Douais, évêque de Beau-
vais. — Documents pour servir
à l'histoire de l'Inquisition dans
le Languedoc, publiés pour la
Société de l'Histoire de France.
2 vol. in-8, pp. ccxcix-416. Re-
nouard, 1900.
Les travaux de Mgr Douais sur
l'Albigéisme et sur les Frères prê-
cheurs sont bien connus. Quelle pré-
paration meilleure pour écrire l'his-
toire de l'Inquisition ? Mgr Douais
nous promet cette histoire. Et, afin
de nous faire prendre patience, il
publie deux volumes de Documents
relatifs à l'Inquisition dans le Lan-
guedoc.
Le second volume {Textes) ren-
ferme quatre pièces provenant de la
Bibliothèque Nationale, d'Albi et de
Clermont-Ferrand. La plus impor-
tante est le registre du greffier de
l'inquisiteur de Carcassonne (1250-
1258), registre en partie inédit et qui
permet de saisir sur le vif la procé-
dure inquisitoriale.
Dans le premier volume (Introduc-
tion), Mgr Douais présente ses textes
et surtout signale « la nature, l'im-
portance, la valeur des matériaux »
que devra étudier tout historien con-
sciencieux de l'Inquisition. Les « ma-
tériaux », que l'auteur étudie métho-
diquement, — et en apportant de nom-
breux exemples caractéristiques, —
comprennent : les actes des papes,
716
REVUE DES LIVRES
ceux des évêques, ceux des inquisi-
teurs, ceux de la puissance séculière,
les récits des chroniqueurs et les
manuels inquisitoriaux. — Aucune
de ces sources ne peut être négligée ;
il ne faut pas davantage les consulter
isolément. Peut-être ceux-là Tont-ils
parfois oublié qui déjà ont écrit sur
l'Inquisition dans le Languedoc ou
en France. Il faut ajouter que les
questions soulerées par les poursuites
inquisitoriales ne sont pas de pures
questions de fait ou de droit, mais
aussi des questions de doctrine. Ne
fût-ce que pour cette raison, c'est
avec une satisfaction légitime que
nous voyons un évêque apporter dans
ces études, avec l'habitude des bon-
nes méthodes historiques, les lumiè-
res de la science sacrée.
Des textes publiés et de Y Introduc-
tion qui prépare à les comprendre,
quelques conclusions générales se
dégagent ; elles feront mieux saisir la
portée du travail de Mgr l'évêque de
Beauvai»; les voici d'un mot.
Ce sont les papes qui arrêtent les
formes du droit inquisitorial. Entre
leurs inquisiteurs et le pouvoir épis-
copal l'accord est plus parfait qu'on
ne le croit généralement. Sur les
soixante- quatorze inquisiteurs qui
procèdent, en Languedoc, à l'extirpa-
tion de l'hérésie, de 1230 à 1349, la
plupart sont dominicains; tous sont
redoutés, parce qu'ils sont intègres.
Leurs manuels, surtout celui de
Bernard Gui, nous renseignent admi-
rablement sur les rigueurs et les
précautions de leur justice. Sur l'état
religieux du Midi à leur époque, les
récits des chroniqueurs, malheureu-
reusement courts et rares, et les dé-
positions juridiques des témoins,
sont des documents de premier ordre.
Les princes, Philippe le Bel comme
saint Louis, sont exacts à appuyer,
par la force du bras séculier, la ré-
pression de l'hérésie.
On le voit, il était impossible et il
eût été dommage que Mgr Douais
eût laissé, dans ses cartons de pro-
fesseur, ces études entreprises à l'Ins-
titut catholique de Toulouse. II est à
souhaiter que la lutte présente contre
les hérétiques qui s'appellent les
politiciens maçons laisse à l'évêque
de Beauvais le loisir nécessaire pour
achever ces travaux d'historien des
luttes passées. De toute façon, ces
pages honoreront TEglise, eu mon-
trant le savoir d'un évêque d'aujour-
d'hui et la dignité morale des tribu-
naux ecclésiastiques d'autrefois.
Paul DuDON, S. J.
JURISPRUDENCE
A. Rivet, avocat à la cour; pro-
fesseur à la Faculté catholique de
droit de Lyon. — Précis de légis-
lation rurale. Paris, Larose, rue
Soufflot, 22; Lyon, E. Vitte. Petit
in-8, pp. 390. Prix : 4 francs.
On entend quelquefois parler du
Code rural ; on le voit même figurer
au sixième rang dans ces anciens vo-
lumes à tranche multicolore intitulés :
les Six Co£?e5.Mais ce titre est trom-
peur; on a décoré de ce nom un pro-
jet, une loi du 28 septembre 1791 qui
s'occupe du droit rural, mais qui est
très incomplète. Depuis cent dix ans,
on a l'idée de faire un vrai Code ru-
ral ; mais le Parlement reculant tou-
jours devant la tâche, au lieu de pour-
suivre méthodiquement l'étude et le
vote du projet, a préféré en voter un
certain nombre de titres sans ordre,
puis, de temps à autre quelques lois
spéciales comme celles de 1884 (syn-
dicats), 1894 et 1899 (crédit agri-
cole), 1898 (warrants agricoles), etc.
Il en résulte qu'actuellement les
règles qui régissent les rapports des
propriétaires et fermiers soit avec le
sol, soit avec leurs semblables, soit
avec l'administration sont dissémi-
nés dans le Code civil, dans une foule
de lois spéciales et de textes adminis-
tratifs (décrets, arrêtés, circulaires)
et dans les usages locaux assez nom-
breux qui ont été maintenus en vi-
gueur. Si l'on y joint les interpréta-
REVUE DES LIVRES
717
lions de la jurisprudence, on com-
prend qu'un ouvrage synthétique soit
absolument indispensable tant aux
agriculteurs qu'aux hommes de loi
eux-mêmes s'ils n'ont pas étudié spé-
cialement la matière. C'est une œuvre
de cette nature qu'a entreprise M. Ri-
vet, et son traité est le plus complet
qui ait été publié jusqu'ici.
Les trois premières parties corres-
pondent aux trois livres du projet de
Code rural; mais, en outre, les nom-
breuses questions omises dans ce
projet y sont rattachées et étudiées
avec les textes qui les régissent. La
quatrième est consacrée à des ques-
tions et à des lois toutes spéciales.
Première partie ; Régime du sol, di-
visée en quatre livres : Propriété du
sol; voies de communication; exploi-
tation de la propriété; animaux. Se-
conde partie : Régime des eaux. Troi-
sième partie : Police rurale. Qua-
trième partie : Notions d'enregistre-
ment, syndicats, caisses rurales, etc.
Les dispositions typographiques
et une table très détaillée rendent les
recherches très faciles. Quoique ce
traité ait paru depuis plusieurs mois à
peine, un nouveau tirage est devenu
nécessaire. Ch. Auzias-Turenne.
SOCIOLOGIE
Max TuRMANN, professeur au
collège libre des sciences sociales.
— Le Développement du catholi-
cisme social depuis l' encyclique
Rerum Novarum; idées directri-
ces et caractères généraux, Paris,
FélixAlcan, 1900. In-8. Prix : 6 fr.
Il existe une école sociale catho-
lique et c'est à en faire connaître les
caractères, le programme et l'action
que ce livre est consacré. Ces doc-
trines on les trouve exposées, dé-
fendues, appliquées d'une manière à
peu près semblable dans tous les
pays. Malgré des différences de dé-
tail, voire même quelques diver-
gences sur des questions secondai-
res, le catholicisme social apparaît
partout un et identique à lui-même :
ses orateurs, ses docteurs, ses repré-
sentants dans les Parlements s'ap-
puient, tous, sur les mêmes prin-
cipes fondamentaux et s'accordent
dans leurs conclusions pratiques.
C'est ce que M. Max Turmann mon-
tre avec une grande compétence et
une riche documentation.
La première partie de l'ouvrage
est théorique ; elle traite, dans une
série de chapitres, du travail, de la
famille, de l'organisation profession-
nelle, de l'intervention des pouvoirs
publics, de la propriété, du capita-
lisme, de l'orientation populaire du
mouvement social catholique et de la
protection internationale du travail
et des travailleurs. La deuxième par-
tie, documentaire, contientles lettres
et encycliques de Léon XIII, les pro-
grammes,manifestes et congrès ; enfin
les lois et propositions de lois dues à
l'initiative des catholiques sociaux.
A lire cet exposé, largement tracé,
qui laisse de côté les détails pour
mieux faire ressortir les idées direc-
trices et les caractères généraux, on
a l'impression que le catholicisme
social constitue une force puissante
capable de résister à l'envahissement
du collectivisme révolutionnaire.
Ch. Antoine, S. J.
ÉCONOMIE POLITIQUE
ET SOCIALE
Charles MouRRE (baron). — D'oÙ
vient la décadence économique
de la France. Paris, Pion, 1900.
In-12, pp. 460.
Les enquêtes de M. Demolins, et
ses formules même, ont fait fortune.
Cependant, M. le baron Mourre n'est
pas de ses disciples, et son livre, D'où
vient la décadence économique de la
France, n'est point, comme on pour-
rait le croire, une simple transposi-
tion du thème sur lequel M. Demo-
lins a célébré, au détriment des Fran-
çais, la supériorité de la race anglo-
718
REVUE DES LIVRES
saxonne. L'influence de l'éducation
n'explique pas seule la décadence ou
la prospérité d'une nation. La ques-
tion est plus complexe, et M.. Mourre,
pour sa part, n'hésite pas à recher-
cher les causes les plus lointaines :
il remonte, sinon jusqu'à la naissance
du monde, du moins jusqu'aux ori-
gines de notre histoire. Ce n'est pas
sans raison qu'il attache de l'impor-
tance à ces causes lointaines, car ce
sont elles qui déterminent l'évolution
des idées et l'aptitude de la race.
Peut-être, cependant, pourrait-on
objecter que ces mêmes causes ont
agi, plus ou moins, chez nos voisins,
dont la prospérité économique est
mise en regard de notre décadence.
Notons, sans y insister, cette remar-
que de l'auteur que la chevalerie,
dont l'influence a été heureuse sous
bien des rapports, aurait été nuisible
au point de vue économique, en con-
tribuant à donner au caractère fran-
çais une teinte plus romanesque.
Nous sommes mieux placés pour
apprécier les causes contemporai-
nes : fonctionnarisme, intervention
excessive.de l'Etat, immoralité, mau-
vaises méthodes d'enseignement,
partage égal des successions, affai-
blissement de la natalité, tels sont
les principaux points de vue que
M. Mourre analyse avec beaucoup
de perspicacité et de justesse, évitant
toute exagération et toute incursion
dans le domaine de la politique.
A côté des causes de décadence,
l'auteur, qui tient plus que ne pro-
met son titre, nous propose des re-
mèdes. Il reconnaît qu'il ne suffit
pas, pour réformer le caractère fran-
çais^ de remplacer le grec et le latin
par l'anglais et l'allemand. Il rend
hommage à l'action salutaire « et ab-
solument capitale » de la religion.
Depuis longtemps Le Play avait éta-
bli que la prospérité des nations est
liée à l'observation du Décalogue.
L'auteur aurait pu remarquer que,
notamment, notre faible natalité n'est
pas seulement « le mal français »,
mais qu'elle est, en tout pays, on l'a
très bien dit, « le mal des non-chré-
tiens ». C'est le fonctionnarisme sur-
tout qu'il combat à outrance. Pour
enrayer son essor, il conseille, timi-
dement il est vrai, à' augmenter le
nombre des boursiers dans les lycées.
Voilà qui paraît un peu paradoxal :
M. Mourre lui-même paraît n'avoir
pas grande confiance dans son idée
qui surprend quelque peu dans ce li-
vre de bon jugement et de logique
serrée.
Pour compléter son étude,
M. Mourre examine la situation éco-
nomique de l'Allemagne et de l'An-
gleterre, et il s'étend longuement
sur ce sujet qui semble, à première
vue, sortir un peu de son cadre. Tout
compte fait, c'est la même question
envisagée sous une autre face : étu-
dier les causes du développement
économique de nos voisins, c'est en-
core rechercher pourquoi le nôtre
s'arrête ou rétrograde. Il y a profit
certainement à la lecture de ce livre,
et volontiers nous nous associons à
l'éloge qu'en faisait Frédéric Passy
qui le présentait à Tlnstitut comme
une œuvre digne d'attention, accu-
sant des études sérieuses et une in-
dépendance d'esprit très recomman-
dable.
Lucien Treppoz.
■iv:^
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
Février 10. — Dans le Morbihan, M. de Goulaine, conservateur,
est élu sénateur en remplacement de M. Fresneau, décédé.
— A Orléans, M. Darblay, républicain modéré, est élu député en
remplacement de M. Viger, élu sénateur.
— A Montmorillon, M. Gonderoy, radical ministériel, est élu député
en remplacement de M. Demarçay, modéré, élu sénateur.
11. — r A Paris, la maladie de M. Waldeck-Rousseau, président du
Conseil, entraîne l'ajournement de la discussion sur les associations.
— A Vienne, mort de Milan, ancien roi de Serbie.
— A Madrid, mort du célèbre poète Gampoamor.
Troubles à l'occasion du mariage de la princesse des Asturies.
14. — A Londres, ouverture du Parlement par Edouard VII. Le
nouveau roi proclame nettement qu'il entend poursuivre jusqu'au bout
la guerre contre les Boers.
— A Madrid, mariage de la princesse des Asturies, sœur aînée d'Al-
phonse XIII, avec Charles de Bourbon, fils du comte de Gaserte.
Emeutes sanglantes dans la capitale et les provinces. L'état de siège
est proclamé à Madrid.
— A Rome,. formation du ministère Zanardelli.
16. — A Paris, mariage religieux de M. Paul Deschanel, président
de la Chambre des députés, avec Mlle Brice.
— A Chalon-sur-Saône, grèves, désordres et collision avec les
troupes. Arrestation de cinquante personnes.
17. — A Paris, M. Allemane, socialiste révolutionnaire, est élu dé-
puté contre M. Max Régis, socialiste antisémite, maire d'Alger, en
remplacement de M. Baudin, élu député de Belley.
20. — A Vienne, scènes tumultueuses au Reichsrath, entre Tchèques
et Allemands, au sujet de la question des langues.
21. — A Paris, la Chambre des députés, en vacances depuis samedi
dernier, reprend ses séances et discute le budget renvoyé par le
Sénat.
22. — A Villejuif, acquittement de l'abbé Aigouy traduit en simple
police pour contravention à un arrêté municipal sur le port de la
soutane .
— Lettre de Mgr de Saint-Brieuc aux sénateurs et députés de son
département en faveur des congrégations religieuses.
23. — A Nîmes, mort de Mgr Avon, évêque de la Basse-Terre
(Guadeloupe).
720 ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
— Dans les oasis du sud de l'Algérie, à Timmiraoun, a eu lieu un
combat sanglant entre les troupes françaises et les Berbères. Ces der-
niers ont été repoussés en laissant plus de cent morts sur la place.
Nous avons eu neuf morts et vingt et un blessés.
— Dans les Républiques sud-africaines, la guerre continue dans
des conditions qui paraissent moins favorables aux Boers.
Le général Dewet, après s'être battu entre Golesberg et Philipps-
town, les 12 et 13 de ce mois, contre les troupes de la colonne Plumer,
s'est échappé une fois encore. Il aurait laissé aux mains des Anglais
cent mille cartouches et de nombreuses gargousses d'artillerie : mais
il a pu traverser les lignes ennemies et s'enfoncer, croit-on, dans la
colonie du Gap.
Les commandos de Botha et de Kritzinger ont infligé un sérieux
échec à Smith-Dorien, et s'efforcent de rejoindre les troupes de Dewet.
Sur plusieurs points, les Bôers ont fait sauter des trains de chemin
de fer, et ont failli, dans l'un de ces coups de main, prendre lord Kit-
chener dont ils ont pillé les bagages.
— De Chine continuent à arriver en Europe des nouvelles où il est
malaisé de distinguer le vrai du faux.
Le maréchal de Waldersee préparerait une grande expédition vers
Touest.
On affirme une fois de plus que le gouvernement céleste s'est mis
d'accord avec les puissances pour le châtiment des coupables.
Paris,. le 25 février 190L
Le Secrétaire de la Rédaction :
Edouard GAPELLE, S. J.
Le Gérant: Victor RE TAUX
Imp. J. Dumoulin, rue des Grauds-Augustins, 5, à Paris.
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ANNO GHRISTI MDCGCG
PRIDIE KALKNDAS lANUARlAS
L'AN DU CHRIST MDCCGG
VEILLE DES CALENDES DE JANVIER
LE SIECLE NAISSANT INAUGURE
PAR
A lESU CHRISTO |
INEUNTIS S^GULI AUSPICIA ^
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JESUS-CHRIST I
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ANNO CHRISTI MDGCCC
PRIDIE KALENDAS lANUARIAS
A lESU CHRISTO
INEUNTIS S^CULI AUSPICIA
^•0- HJt<- <<■ ■>t<- <» ■»> '>t< '>t< ^Xt-^t- <'i-!^
! Quo cessit Urbis, principis urbium,
"^ Nullo impeditum servitio decus ?
Jk Quam saecla, quam génies avitae
T Pontificum coluere sedem ?
m-*x<r 'Xi 0 fi'' gi gi' 'X> <*■ ■>> <«■ ■» 'fx^is i
Gultrix bonarum nobilis artium
Decedit aetas; publica commoda,
Viresque naturae retectas,
Quisquis avet, memoret canendo.
Saecli occidentis me vehementius
Admissa tangunt; haec doleo et fremo.
Proh ! quot, retrorsum conspicatus,
Dedecorum monumenta cerno.
Querarne caedes, sceptraque diruta,
An pervagantis monstra licentiae ?
An dirum in arcem Vaticanam
Mille dolis initum duellum ?
L'AN DU CHRIST MDCCGG
VEILLE DES CALENDES DE JANVIER
LE SIÈCLE NAISSANT INAUGURÉ
PAR
JÉSUS-CHRIST
L'Age brillant des Arts touche à son agonie ;
Vantez-nous les progrès qu'il a su conquérir,
La nature soumise aux lois de son génie ;
Chantez-le : sa tâche est finie ;
Dites-nous qu'il fut grand ! Le siècle va mourir.
m^^-^ <^ <■«• •>> ■>> <<• •>> <*■ <^ •»> <^ ^
^
Du siècle qui s'éteint, moi, je pèse et je compte !
Les longs forfaits ; et moi, je pleure, ou je frémis ; <w
Partout, où mon regard dans le passé remonte, »
Je vois des monuments de honte, ^
Les malheurs entassés, les attentats commis. i
f
Que de sceptres brisés par un peuple infidèle I dL
La licence déborde, et le sang coule à flots; T
0 Vatican ! vingt fois, contre ta citadelle A
On s'arme, on rugit; — autour d'elle f
La force use le fer; la haine, ses complots. w
^<<- <<■ ■W' ■»> -cfr 4> •>> ■>> ■»> ■>3:<- ■>> •»t<-^
O Reine des cités, qu'ont-ils fait de ta gloire ?
Rome libre, en tes murs tu gardais tous les droits ;
Des jours lointains ce siècle a perdu la mémoire,
Où tous les peuples, fiers de croire,
Se courbaient sous la main des Pontifes, tes rois.
^^x^ ■>> <<• ^c ■»> <■(• <■(• ■>x<" -a» ■>> ■»> -^^i^
^ IV DE INEUNTE S^CULO ^
Al Vae segregatis Numine legibus ! A
j Quae lex honesti, quae superest fides ? !
^p Nutant, semel submota ab aris, W
Jk Atque ruunt labefacta iura. Jk
^ Auditis ? efFert impia conscius ^
it Insanientis grex sapientise; A
j Brutaeque naturae supremum !
"St Nititur asseruisse numen. tjT
^ . .. *
i Nostrae supernam gentis originem i
^ Fastidit excors : dissociabilem, Vf
Jk Umbras inanes mente captans, Al
T Stirpemhominumpecudumquemiscet. ?
A Heu ! quam probroso gurgite volvitur A
j Vis impofentis caeca superbiae. !
^ Servate, mortales, in omne ^
jk lussa Dei metuenda tempus. jL
V Qui ('i^VâJ solus, certaque veritas^ ^
Jk Qui recta et una est ad Superos via^ ck
J Is reddere ad votum fluentes J
iv^ Terrigenis valet unus annos. ^
^ *
! Nuper sacratos ad cineres Pétri J
V^ Turbas piorum sancta petentium W
Jk Is ipse duxit; non inane J^
f Auspicium pietas renascens. T
^ t
^ <■(• H.> <<• -^^ H>> <f •>> ^>> •>> -»> <<- ->> ^
0*0 "m»^ "m-*^ "^X*^ "^X*^ "^X*^ "^X*^ "^X*^ "^--k^ "tfîH ^Jî^ "V* "m^ oio
^ LE SIÈCLE NAISSANT v "^
A Malheur aux lois sans Dieu ! Sans Dieu, point de justice, A
J Point d'empire assuré, ni d'honneur immortel ; J
«wS- Craignez, hommes sans foi, qu'un soufïle anéantisse A-
i Un pouvoir branlant et factice !
Y Qui n'a plus Dieu pour règle et, pour appui, l'autel. m
W Entendez-vous?... Des fous, d'une sagesse altière, T
X Troupeau, dont le délire affecte un air profond, i,
X Vont blasphémant : « Du ciel à nous, plus de frontière ! lP
jo Point de Dieu! Dieu, c'est la matière. » À\
T Prophètes du néant, ils savent ce qu'ils font. T
J L'absurde est leur doctrine, et l'ombre est leur domaine; J
^ Sans voir qu'un doigt divin nous marqua de son sceau, A
! Ils courent au hasard où leur rêve les mène, !
^ Criant : La brute et l'âme humaine Zf
i Sont sœurs de même race et n'ont eu qu'un berceau. *
X En quel honteux abîme a sombré leur démence ! i
^ Quel vertige t'entraîne, aveugle et vain songeur ? ^
jk Mortels, le temps est court, pour votre orgueil immense : jk
T Tremblez; car le Dieu de clémence T
JL De ses droits méconnus sera le Dieu vengeur. Jh.
A Lui seul II est la Vole et seul II est la Vie, A
j La Vérité qui montre à tous le droit chemin ; J
^ Grâce à Lui, jusqu'au terme où le ciel nous convie, ^
â Gourent, d'une marche suivie, I
Tp Les siècles et les ans vers Féternel Demain. "^
^ Guidés par Lui, des flots de chrétiens, hier encore, ^
Àr De Pierre, avec amour, assiégeaient le Tombeau ; JL
T La piété fleurit, les vertus vont éclore : ^
jh A l'horizon, monte l'aurore Jh
» Qui présage, et commence, un avenir plus beau. T
m €<■ o- ■*»■ -ai- <'■ «V' 'X* ■>> "i* -gt- <* ■>> m
W VI DE INEUNTE S^CULO ^
A Iesv, futuri temporis arbiter, Ju
î Surgentis aevi cursibus annue : !
W^ Yirtute divina rebelles ^
jk Goge sequi meliora gentes. Jk
lP Tu pacis almae semina provebe; ijr
Al Irae, tumultus, bellaque tristia A
j Tandem résidant : improborum î
^ In tenebrosa âge régna fraudes. W
i Mens una reges, te duce, temperet, i
^ Tuis ut instent legibus obsequi : ^P
A Sitque unum Ovile et Pastor unus, A.
r Una Fides moderetur orbem. j
f • f
A Cursum peregi, lustraque bis novem, A
4 Te dante, vixi. Tu cumulum adiice ; a
V Fac, quaeso, ne incassum precantis ^
A Vota tui recidant Leonis. Jh
A LEO XIII. A
^-»> <<■ <» ■)> ■>> <<■ •>> <!> ■>> <<• ^"^ •»>^
Cty «^i^ mi^Jm mikf'^ ^f'dm ■à'tkU ^'tk» ^f^ m^^ ^tdm m^^ ■^T^» ■^'t^ ^
^ •f^T* •^.^ -^f -t45* "fir- -tiJ* •^4-^ "^^ •^4-^ •^45* "V^ "W^ ^
Y LE SIÈCLE NAISSANT vn ^
Al 0 Roi du temps futur, sur l'Age qui va naître, ^
J Abaissez vos regards et daignez le bénir ; J
w Aux peuples révoltés, Jésus, parlez en maître : w
I Contraignez-les à Vous connaître, *
"^ A chercher, dans vos lois, la loi de l'avenir. ^
^ La paix, donnez la paix où Tunivers aspire : T
Jl Guerre, émeute, fureurs, cris de mort, chocs du fer, JL
X Apaisez tout ; qu'enfin l'humanité respire : y
ck Plongez au ténébreux Empire cfe
T Les noires trahisons des valets de l'enfer. T
é 4
J Seigneur, donnez aux rois de s'unir, pour vous suivre ; j
& D'arborer hardiment la croix du Rédempteur : A
! Qu'une Foi, votre foi qui console et délivre, !
m Garde le monde, heureux de vivre w
â Dans le même Bercail, sous un même Pasteur. é
i Ma course est achevée, et ma longue carrière, i
^ Dix-huit lustres ; pour comble à tant de biens reçus, ^
Jk Prêtez l'oreille aux vœux du successeur de Pierre ; Jk
T Seigneur, accueillez ma prière ; T
A C'est LÉON qui vous prie : écoutez-le, Jésus ^ Al
^ Victor DELAPORTE, S. J. ^
* . .. *
dh 1. Cette traduction a été composée pour répondre à un désir djh»
^ que Sa Sainteté Elle-même a daigné exprimer. y"
X Sa place vient, naturellement, au commencement du tome 86, J,
"tjp avant la première livraison de janvier. "tjT
Ç17 ^"f'^ ^f^ m£^^ ^'tdU ■^'1^^ ■ftV» wkfém ^kfim ^"t^ ■i'tk» ^T^ ■^'tk. ^t?
DONALD
D'APRÈS SA CORRESPONDANCE INÉDITE^
I. _ sous LOUIS XVIII (1817-1824)
Né le 2 octobre 1754, le vicomte de Donald n'était plus pré-
cisément jeune, en avril 1817. C'est alors que, sexagénaire, il
devint le correspondant d'une femme du monde, d'âge in-
connu, la veuve du comte de Raymond, remariée à M. Victor
de Sèze.Mais le grand écrivain, avec sa rude santé d'un mon-
tagnard de race, avait encore près d'un quart de siècle devant
lui, et il avait gardé au cœur, à travers les révolutions, avec la
tendresse du père et de l'aïeul, le goût de l'amitié.
Par où fut-il accessible ? Quelle main féminine fut assez
habile et délicate pour trouver la porte de son cœur et l'ou-
vrir toute grande ? Assurément ce n'était pas une opération
commode. L'auteur austère de la Théorie du pouvoir poli-
tique et religieux^ de la Législation primitive et du traité du
Divorce considéré au dix-neuvième siècle relativement à l'état
domestique et à l'état public de la société^ ne devait pas
être, malgré ses souvenirs du siècle précédent, d'une sen-
sibilité aisée à émouvoir. Ce tour de force, la politique l'ac-
complit. Si souvent elle divise, parfois elle rapproche.
1. La copie de ces lettres a été communiquée aux Etudes, par M. le vi-
comte de Bonald, arrière-petit-fils de l'illustre philosophe catholique. Qu'il
veuille bien agréer ici l'expression de notre plus vive reconnaissance. — La
correspondance avec Mme de Sèza, d'écriture relativement récente, forme un
volume in-quarto, précédé d'un tableau généalogique. Les lettres de Bonald
qui y sont contenues, vont du 17 avril 1817 au 6 août 1833. Les originaux
ont xippartenu successivement à MM. Aurélien et Romain de Sèze, fils et
petit-fils de la destinataire. — La correspondance avec le comte de Senft,
ambassadeur d'Autriche, forme un second volume de même format, de l'écri-
ture de feu M. Maurice de Bonald, juge à Rodez, petit-fils de Bonald. A
l'époque où ces dernières lettres furent transcrites, les originaux se trou-
vaient, lit-on dans une note inscrite en tète, « à Innsbruck ( Tyrol autri-
chien), entre les mains de Jésuites de ce pays, qui sont héritiers de M, le
eomte de Senft, ancien ambassadeur d'Autriche à La Haye ». Si la seconde
copie est d'une lecture difficile, les fautes ne manquent pas dans la pre-
mière, mais sont d'une correction le plus souvent aisée.
LXXXVL — 46
722 BONALD
I
Qu'on suppose la joie du publiciste député à la Chambre
introuvable de 1815, puis à la chambre libérale de 1816, lors-
que, à l'automne de 1817, — l'automne est le printemps des
vieillards, — il reçut une lettre de sept pages in-quarto,
signée « Caroline R. de Sèze » et traitant les plus hautes
questions du jour dans le style d'un homme d'État. Ce n'est
pas que, depuis le 17 avril, il ne fût en correspondance, une
correspondance encore froide et cérémonieuse, avec la noble
dame ; mais ce qu'elle écrivait ne nous est point parvenu. Nous
avons au contraire la lettre où cette personne distinguée, de
son nom Mme Victor de Sèze, belle-sœur du comte Raymond-
Romain de Sèze, le défenseur du royal prisonnier du Temple,
se plut à disserter sur la Monarchie selon la charte^ de Cha-
teaubriand, parue l'année précédente (1816).
Elle déclarait cette récente et retentissante brochure un
ouvrage simplement admirable, et, dans son enthousiasme,
elle se ralliait au nouveau cri de guerre de l'illustre libéral :
le Boi, la Charte et les Honnêtes gens . Ces trois mots magiques
lui semblaient « les trois points du salut de la France ». Mais
telles n'étaient pas du tout les idées de Donald, royaliste in-
transigeant et aucunement constitutionnel. Aussi Mme de
Sèze s'empressait-elle d'ajouter : « Cette profession de foi
vous explique quelles sont celles de vos pensées que je
pourrais me permettre de discuter, si j'avais le bonheur de
vous voir. » Ce dernier bonheur paraissait la fuir. Raison de
plus pour elle de prévenir, sans plus attendre, l'autorisation
probable d'entrer en discussion. Et voilà l'impertinente qui
se met à justifier contre son futur ami les idées de M. de Cha-
teaubriand, en même temps qu'elle combat celles de son cor-
respondant.
Sans doute, la plupart des Pensées^ d'un Donald sont à ses
yeux ce frappantes de vérité, de noblesse et de force d'expres-
sion»; c'est la part de l'éloge, et les termes en sont heureux;
1. Les Pensées de Bonald parurent vers cette époque. Il en est souvent
question dans les premières lettres. On les retrouve reproduites avec un
ordre pjus méthodique, au tome III de l'édition des Œuvres complètes, par
Migne, col. 1271-1404.
D'APRÈS SA CORRESPONDANCE INÉDITE 723
mais regardons le revers du médaillon : « Quelques-unes,
selon moi, renferment trop d'amertume contre les institu-
tions présentes, trop de regrets d'un passé qui ne put se
soutenir; ce qui peut faire penser qu'il n'était déjà plus en
rapport avec la tendance des esprits. » En deux mots, le
vicomte de Bonald est accusé par Mme de Sèze de bouder
la charte et de regretter l'ancien régime.
Se trompait-elle si fort? La suite de ses lettres nous le dira.
Contentons-nous ici d'analyser l'opinion motivée de la cor-
respondante.
Tout d'abord, elle se défend d'aimer... les gouvernements
représentatifs. Ce serait aimer le danger. Quel péril ne con-
stituent point de pareils systèmes pour la tranquillité pu-
blique, en excitant les passions, en exaltant un amour de la
liberté qui s'irrite contre les moindres entraves? Vérité au
delà des Pyrénées, mais vérité surtout en deçà. Le régime
parlementaire peut-il bien s'acclimater en France, chez un
peuple que sa vanité rend ennemi des distinctions, sa légè-
reté ennemi des institutions stables, son ambition ami de
toutes les révolutions où il y a chance de pécher en eau
trouble ?
Donc, théoriquement, le parlementarisme est un terrain
glissant; mais, pratiquement, eu égard au temps et aux cir-
constances, ne convient-il pas de s'y établir ? Le torrent des
opinions entraîne de ce côté; tenter de l'arrêter, ce serait
faire crever les digues et s'exposer à un furieux ravage.
Acceptons le moindre mal.
D'ailleurs, voulût-on retourner en arrière, on ne le pour-
rait pas. L'édifice monarchique d'autrefois reposait sur des
supports puissants, mais à jamais effondrés. Cour, noblesse,
parlements, tout a sombré dans la tempête et ne se relèvera
plus. A un clergé propriétaire et riche a succédé un clergé
pauvre et salarié, la croix de bois à la croix d'or; aux magis-
trats indépendants des cours souveraines, des fonctionnaires
et des « jugeurs w. Conclusion : la charte était vraiment une
nécessité, et Louis XVIII a prudemment agi en l'octroyant;
il a été par là au-devant des vœux d'une nation lasse du des-
potisme impérial, et, sagement, il a approprié les institutions
anciennes à l'esprit d'un siècle nouveau.
I
724 BONALD
Seulement, il a eu le tort de ne pas savoir user de ses avan-
tages. Facile aux inévitables concessions politiques, il aurait
dû se montrer en revanche « inflexible sur les principes éter-
nels de justice et de morale publiques ». Or, quelle condes-
cendance il a montrée envers les hommes des Cent jours,
envers l'un des triomphateurs des élections libérales du
cinquième, ce Laffitte entaché d'anglomanie, protecteur de
Comte et dont Talleyrand disait : « C'est un soldat qui fait
feu avant le commandement* » ?
D'autre part, le parti légitimiste n'a-t-il rien à se reprocher?
N'éloigne-t-il pas nombre de royalistes ou de libéraux, en
laissant percer des arrière-pensées réactionnaires et des vues
secrètes? « Ce sont ces craintes qu'il faudrait calmer, en té-
moignant d'un désir sincère de se rattacher à la charte, en
perdant toute espérance de rétrogradation 2. »
Ainsi raisonnait Mme de Sèze, cette contemporaine de
Mme de Staël.
A ceux qui n'admettent pas volontiers que les femmes par-
lent politique, je dirai, pour sa défense, qu'elle y avait été
provoquée par le grave Bonald. N'avait-il pas été jusqu'à lui
exposer le bilan de ses travaux durant la session législative
de 1816-1817, de la même manière qu'un de nos députés rend
le compte annuel de son mandat à ses électeurs ? Trois ou
quatre questions avaient alimenté les débats parlementaires :
la loi électorale, la loi de sûreté générale, la loi sur la presse,
et le budget. A propos du budget, fixé à la modeste somme
d'un milliard soixante-neuf millions, mais souillé par la
vente des biens encore non aliénés du clergé, M. de Bonald
avait envoyé sa magnifique Opinion^ à M. Victor de Sèze que
1. Les élections, dites du cinquième, eurent lieu en vertu de l'ordonnance
du 27 novembre 1816 et de la loi des 8 et 30 janvier 1817, sanctionnée le
5 février. Le financier Laffitte, déjà représentant à la Chambre de 1815, fut
réélu par tous les collèges électoraux de Paris.
2. Mme Victor de Sèze au vicomte de Bonald, 2 septembre 1819.
3. Opinion sur l'article premier du titre XI du projet de loi de finances.
Chambre des députés, séance du 4 mars 1817. Dans les Œuvres complètes
de M. de Bonald, édit. Migne, t. II, col. 1068 sqq. — On y trouve une dé-
fense des biens d'Église qui malheureusement n'a point perdu toute son ac-
tualité : « Pourquoi donc ne pas rendre à la religion ce qu'elle a possédé et
qui n'a pas été vendu? Où seraient la raison, le motif, la convenance, le pré-
texte même de la dépouiller de ce que vous ne lui avez pas donné, mais de
D'APRES SA CORRESPONDANCE INEDITE 725
son absence avait empoché de la recevoir, en sorte que Ma-
dame paraissait l'ignorer.
Sur la suppression de la liberté individuelle demandée et
obtenue par le ministre Decazes, aussi bien que sur la loi
relative à la presse, croirait-on que M. de Bonald s'était
montré — et il s'en vante — plus libéral que le favori du
roi ?
Sur la loi de la liberté individuelle, des motifs particuliers et qu'il
ne vous sera pas difficile d'apercevoir, ont influé sur les opinions des
hommes les plus sincèrement partisans de toutes les mesures néces-
saires au bon ordre (il est ae ceux-là); mais telle est la déplorable si-
tuation d'un pays divisé que les mesures, même les plus salutaires,
sont toujours des armes à deux tranchants qui peuvent tuer ou con-
server.
Quant 11 la question de la liberté de la presse, la seule des deux dans
laquelle j'aye pris la parole, c'est très sincèrement que j'ay défendu la
liberté des journavx, en demandant la censure pour les ouvrages sé-
rieux. Soit erreur d'esprit, soit expérience, je suis peu frappé du mal
que peuvent faire les feuilles fugitives oubliées aussitôt qu'elles sont
lues, qu'on ne relit plus, qu'on conserve encore moins, combattues
aussitôt par d'autres et remplacées chaque jour par de nouvelles. Je
ne vois de danger que de la part de grands ouvrages dont l'effet est
plus lent si l'on veut, mais plus soutenu, plus profond, plus irrémé-
diable, parce qu'ils s'adressent aux gens instruits, à ceux qui lisent,
qui sont à la tête des esprits et influent puissamment, par leurs leçons
ou leurs exemples, sur l'esprit des autres. Ces écrits gouvernent les
opinions, et les journaux ne font que les tourmenter. Du reste, nous
avons été contradiction, nous n'avons pas été obstacle; les écrits sé-
rieux ne seront pas censurés, et nous en avons la preuve dans cette
fièvre remarquable de réimpression sous toutes les formes d'écrits
dangereux, et si Satan en personne s'étoit fait auteur, on donneroit
aujourd'hui une nouvelle édition de ses œuvres.
L'allusion aux œuvres de Voltaire est ici trop transparente
pour ne pas faire songer d'avance aux fameux vers de Musset,
sur le patriarche de Ferney, l'apôtre au « hideux sourire »
et aux « os décharnés »,
Chez l'homme en mission par le diable envoyé.
A quoi tenait en Bonald cette tolérance à l'égard de la
ce que lui ont donné les familles à qui seules appartient s^ur la terre la pro-
priété du sol cultivé et la faculté d'en disposer? Par quelle raison de justice
ou de décence la religion seule est-elle toujours hors la loi qui abolit à jamais
la confiscation ? » [Op. cit., col. 1083.)
726 BONALD
presse périodique, sentiment à la fois inné et réfléchi dans
l'esprit de ce penseur et qui se traduira dans quelques mois
par son admirable Opinion du 19 décembre 1817*? — A son
dédain du journal; mais aussi à sa foi dans son utilité et
presque sa nécessité. Étant donné le régime parlementaire,
avec la responsabilité, ou mieux la toute-puissance ministé-
rielle, la presse est le seul frein contre le despotisme du
parti de passage au pouvoir. Ce n'est pas une raison sans
doute pour lui accorder une liberté illimitée; mais seulement
pour la soumettre à un système répressif et non préventif.
Qu'on réserve la censure préalable et prohibitive pour les
livres, et les poursuites judiciaires pour la feuille quoti-
dienne coupable des délits de la pensée. Qu'on lui fasse
même expier ses outrages envers ce qui est respectable par
des amendes, et qu'on assure le paiement de ces amendes par
uni cautionnement; mais enfin qu'on laisse aux journaux, sous
la condition de cette répression légale, une honnête liberté.
A tous les motifs apportés en faveur de cette opinion, plus
libérale que celle de maints libéraux, Bonald devait ajouter,
dans son discours, de magistrales raisons tirées de la méta-
physique, de rhistoire et de la psychologie du caractère
français; j'y renvoie le lecteur curieux. Mais sa correspon-
dance trahit un autre sentiment : c'est un certain mépris
aristocratique pour ce métier de journaliste, auquel l'auteur
lui-même s'était livré avec tant de succès dans le Mercure et
auquel il n'avait point renoncé. Tout homme a de ces contra-
dictions. Tantôt il s'emporte contre les journaux, parce qu'un
maladroit ami y a fait de son dernier ouvrage, les Pensées ^
un éloge compromettant, tantôt parce qu'ils lui refusent ses
articles-; au fond il les aime et il y tient; il ne proclamera
point, sans quelque conviction, que leur lecture est « le pre-
mier plaisir des peuples policés ». S'il daigne parfois leur
répondre, dans le Conservateur^ le Défenseur, les Débats^ le
Mémorial catholique, etc., il proteste que c'est seulement
1. Opinion contre le projet de loi sur la liberté de la presse. (Séance du
19 décembre 1817.) Œuvres, II, 1418.
2. « J'avais laissé en partant, aux Débats, un article bien fort sur les
légitimistes ; on l'a refusé, et, à la place, il y en a eu un sous le même titre,
plein de venin et faux d'un bout à l'autre. » ( Lettre à Mme de Sèze. Au
Monna, 3 août 1817.)
D'APRÈS SA CORRESPONDANCE INÉDITE 727
pour faire triompher la vérité; mais ne s'y mêle-t-il pas à son
insu quelque goût pour les batailles de la plume?
Je n'aurois pas répondu au Journal de Paris, pas plus qu'à tous les
autres qui prennent la tache de me combattre, que j'aye tort ou raison.
Je voudrois pouvoir ne mettre jamais mon nom à aucun ouvrage et
n'être pas deviné, si je ne croyois que les bonnes doctrines doivent
être enseignées à visage découvert et la tête haute. Si un journal,
même ennemi, me relevoit avec politesse et raison, je lui répondrois
pour en convenir et me corriger moi-même. Hors de là, je ne descen-
drai pas dans cette arène; il n'y a ni fruit, ni dignité publique, ni con-
venance personnelle ^..
Il ne remuerait donc point pour si peu les doigts. Il ne
veut môme pas savoir ce qu'on pense de lui et de ses livres
dans la presse, et il ne honnit point qui mal en pense.
J'ignore encore quelle est sur mon dernier ouvrage l'opinion du
public. Il y en a deux sans doute, comme sur tous les autres, et je ne
connois ni l'une ni l'autre. Les journaux amis en ont assez peu parlé;
car je n*ay vu encore que îe premier article de M. Fiévée^, et les autres
l'auront sans doute mis en pièces; rien de plus aisé pour un ouvrage
fait ainsi de pièces et de morceaux^ et oii il y en a nécessairement de
faibles et peut-être de faux. C'est l'ouvrage que j'ai donné avec le moins
de confiance, et en général l'habitude de le lire et de le relire jusqu'à
satiété, pour le rendre plus digne du public, me met à l'égard de tout
ce que j'ay écrit dans une situation plus voisine du dégoût que de la
satisfaction de moi-même. J'ay toujours envié cette grâce d'état que
j'ay vue à des écrivains, même à des écrivains médiocres, et qui leur
faisoit admirer comme un chef d'œuvre ce qu'ils avoient fait, et je ne
suis pas du tout écrivain, si on ne peut l'être qu'à ce prix. Mais aussi,
peu de suffrages, mais choisis, sont pour moi un succès, le seul que
j'ambitionne et qui à la longue en produit d'autres*.
Donald écrit donc pour une élite. L'idée de vulgariser ses
théories ne semble point lui être jamais venue. Dans ses
discours, ses opinions, ses articles de journaux, il s'adresse
à des penseurs et ne cherche point à atteindre le nombre. Il
vise aux classes dirigeantes, et c'est une de ses tristesses de
voir que le peuple de France, le seul qui fasse encore bon
accueil aux princes de la Maison royale en tournée dans les
départements, ne soit plus que le peuple ne sachant pas lire.
1. A Mme de Sèze. Au Monna, 11 juillet 1817.
2. Joseph Fiévée (1767-1839), rédacteur de la Quotidienne et du Conser-
vateur.
3. A Mme de Sèze. Au Monna, 11 juillet 1817.
728 BONALD
Au cœur même de Félite, il ne pouvait oublier la dame
intelligente et sympathique à qui il envoyait des épttres si
longues, tantôt de sa « solitude» du Monna-, tantôt de sa
« galère » de la Chambre des députés, pour se distraire du
mortel ennui d'entendre pérorer à la tribune Benjamin
Constant ou Manuel.
Votre suffrage, Madame, est du petit nombre de ceux qui me don-
nent de la confiance en moi-même, parce que je vous connois, et cette
sévérité de jugement et de goût qui discerne a merveille le vrai du
faux, le solide du brillant, et cette droiture de cœur qui ne vous per-
raettroit pas de tromper sur le mérite de ses ouvrages, même Thomme
qui vous seroit tout à fait indifférent, lorsqu'il en appelle à votre juge-
ment et à votre sincérité ^.
Mme de Sèze venait en effet de lui procurer le plus doux
des plaisirs pour un auteur, celui de critiquer une de ses
pensées, — elle Pavait donc lue ! — pensée un peu absolue
et rébarbative de prime abord, à savoir que « Timpartialité
entre les opinions est de l'indifférence pour la vérité ou de
la foiblesse d'esprit ». Bonald daigne ici se justifier; il aurait
dû mettre « opinions politiques »; car tout ce qu'il a voulu
dire, c'est qu'en temps de révolution, les modeWs font le jeu
de leurs adversaires et servent merveilleusement le parti de
ceux qui tendent au bouleversement 3.
Chacune de ces passes d'esprit, chacun de ces assauts de
courtoisie rapprochait insensiblement lui et elle. Pour en
finir avec ce petit roman tout littéraire et purement plato-
nique, qui nous a valu une correspondance suivie et instruc-
tive, marquons-en tout de suite les dernières étapes.
II
Bonald écrivait naturellement, en philosophe posé et sur
un ton sérieux, sans rien de mièvre ni d'affecté. On ne se le
représente guère mettant, avant de prendre la plume, les
1. « Je finis ma longue épître ; elle m'en vaudra une de vous, et ce sera
une de mes plus douces satisfactions dans ma solitude. » (A Mme de Sèze.
Au Monna, 3 juillet 1818, et non pas 1811, comme on le lit à tort dans le
recueil de copiste que nous avons sous les yeux. )
2. A Mme de Sèze. Au Monna, 11 juillet 1817.
3. Voir les Pensées, col. 1399-1400.
D'APRÈS SA CORRESPONDANCE INÉDITE 729
manchettes à dentelle de Buffon. Eh bien! Mme de Sèze ne
le trouve pas encore assez solennel, et le digne homme est
obligé de s'excuser des velléités de bonne humeur qui çà et
là rompent avec le ton sentencieux de ses écrits.
Vous trouvères, Madame, un peu trop de familiarité dans quelques-
unes de mes pensées, même quelquefois un jeu de mots incompatible
avec la gravité de l'ouvrage; j'ai regardé, je l'avoue, des pensées déta-
chées comme une pensée familière, tantôt sérieuse, tantôt enjouée,
tantôt grave sans prétention, ou badine sans conséquence. L'exemple
de Gicéron que vous me citez est séduisant, et l'orateur étoit homme
à bons mots. Je peux m'être trompé ; mais je n'aime pas la tension trop
uniforme des discours ^
Un publiciste du dix-neuvième siècle, réduit à se draper
dans la toge du grand orateur romain, pour défendre ses bons
mots contre le purisme d'une femme savante, le tableau ne
manque pas d'originalité ! Mais plus celle-ci se montrait exi-
geante, plus elle devenait attirante. En lui adressant ses dis-
cours sur les journaux et sur la loi du recrutement, Bonald
lui tournait ce compliment :
Je vous prie de voir dans cet envoi, la seule preuve d'estime, d'atta-
chement, de respect, qu'il me soit permis. Madame, de vous donner.
Je n'ai aucune vue de vanité; ce n'est pas que je ne sois très flatté de
votre suffrage; mais j'ay craint toujours un peu de cette bonté qui est
naturelle à votre esprit et à votre cœur-.
Ces phrases ne sortent pas encore d'une certaine banalité.
Bonald dut flatter davantage Mme Victor de Sèze, en ajoutant
négligemment, à la fin de cette même lettre :
Je passai, hier, la soirée avec vos bons parents, le 21 janvier I où
leur beau nom avait retenti jusques dans les coins les plus reculés de
la France 3.
Cette fois, la glace était brisée. A la clausule de la lettre
suivante qui débute encore par « Madame », on lit pour la
première fois un « ma chère amie » glissé furtivement*.
Mme de Sèze comprit l'invite, et, dans une lettre adressée
à un ami commun, qui n'omit point de la faire passer sous les
1. A Mme de Sèze. Au Monna, 3 août 1817.
2. A la même. Paris, 22 janvier 1818.
3. Même lettre.
4. A Mme de Sèze. Paris, 6 février 1818.
730 BONALD
yeux de Bonald, elle insinua qu'elle était tentée « de sup-
primer le Monsieur » en écrivant à son illustre correspondant.
Bonald répondit :
Madame,
J'ay été vivement tenté moi-même de prendre les devants et de vous
appeler désormais Mais je ne le ferai cependant qu'après en avoir
obtenu la permission, et je vous la demande avec instance, et ce que je
veux y substituer, si vous le voulés, est si bien ce que je sens, et ce
que je veux être pour vous, que je me suis flatté que vous ne me refu-
seriés pas...
Adieu, bien chère amie, le mot est lâché et il Vest pour la vie. Mon
bonheur serait de vous voir, et vous me donnés une bien grande envie
de vous voir à Bordeaux, à mon retour. Je n'en désespère pas, trop
de satisfaction m'attendroit au bout du voyage ^ .
Malheureusement pour Bonald on vivait au temps des dili-
gences. Gomme c'était déjà pour lui une grande affaire, —
huit jours et quelques nuits, — d'aller chaque année du
Monna à Paris et de Paris au Monna, d'ordinaire par le plus
court chemin, il ne paraît guère avoir jamais pris la route
des écoliers par Bordeaux où résidait Mme Victor de Sèze.
De son côté, elle ne se rendait jamais à Paris, et quand elle y
alla, une fois par exception, Bonald en était absent. La cor-
respondance n'en continuait que plus cordiale et plus confi-
dentielle.
Vous voulés donc, ma chère et bonne amie, (vous me le permettes
et ce titre à recevoir et à donner me paraît si doux!), vous voulés donc
que je vous mette au fait de ce que je sais sur l'étrange imbroglio de
ce drame tragique où nous sommes à la fois acteurs et spectateurs. Je
vous dirai comme Enée :
Quanquam animas meminisse horret... Incipiam.
Ce n'est pas à une femme comme vous que je demanderai pardon de
citer du latin, et j'en demanderais plutôt excuse à un recteur d'Aca-
démie 2...
J'ai dîné hier chés vos bons parents. Mme de Sèze m'a promis de
vous faire passer un exemplaire de mes Réflexions philosophiques ^. Je
pourroia vous en parler avec plus de confiance, parce que j'ay reçu de
1. A Mme de Sèze. Paris, 10 mars 1818.
2. Le recteur de rAcadémie de Bordeaux, membre de la famille de Sèze.
3. Il désigne ainsi l'un de ses ouvrages les plus importants, les Recher-
ches philosophiques sur les premiers objets des connaissances humaines, 1818.
(Œuvres, III. 4130.)
D'APRÈS SA CORRESPONDANCE INÉDITE 731
bons témoignages de cet enfant, depuis son entrée dans le monde.
Quoiqu'en général, persuadé qu'il n'y a dans les ouvrages que je publie
rien de dangereux, j'ay cependant besoin ( et je le dis sans fausse ni
vraye modestie), j'ay besoin d'apprendre des autres ce que je dois
penser du mérite littéraire et même philosophique de l'ouvrage, et, à
cet égard, ce dernier a obtenu des suffrages très imposants et très
flatteurs ; et M. de Fontanes, qui l'a lu en conscience, et que l'on peut
regarder comme la première de nos autorités, au moins en littérature,
en a parlé comme d'un ouvrage de premier ordre; je vous le dis avec la
seule satisfaction que doit faire éprouver à un homme de bien l'espoir
ou la certitude d'avoir fait une chose utile, et d'avoir ajouté à la somme
des vérités en circulation. Vous en jugerés, ma bonne amie, avec votre
excellent esprit, et un peu avec votre cœur, car il y a aussi, si je ne
me trompe, de ces vérités de sentiment qui ajoutent tant de force aux
motifs puisés dans les aperçus de la raison. Vous me pardonnerés
l'appareil un peu scientifique d'une partie du premier volume. Je l'ay
écrit pour les jeunes gens principalement infatués des systèmes de
Cabanis et autres. Ces systèmes, quoique abandonnés par les bons
esprits, sont encore reproduits dans des écrits très répandus*.
Désormais, la correspondance se poursuivra sur ces divers
tons. Tantôt c'est l'ami qui prend la parole, tantôt l'auteur,
tantôt le personnage politique ; le plus souvent tous les trois
ensemble. Par suite, il n'est pas toujours aisé d'y suivre les
projets de loi faisant alors la navette de la Chambre des dé-
putés à la Chambre des pairs ou vice versa.
Mais, d'abord, est-ce bien amitié qu'il faut dire ? C'est
presque une parenté morale qui s'est établie entre les deux
correspondants. La famille de Mme Victor de Sèze semble
être maintenant adoptée par le vicomte de Bonald ; il en
parle comme de la sienne propre, avec la même affection et
le même intérêt. Il suit par la pensée Romain de Sèze, fîls
aîné du président et neveu de Mme Victor de Sèze :
Le physique chés lui est moins fort que le moral, et c'est grand
dommage. C'est un jeune homme des temps anciens pour la probité,
le courage et toutes les vertus du magistrat, jointes à beaucoup d'es-
prit, et du piquant, et de l'agréable, et du solide. Je l'aime particuliè-
rement 2. '
Mme Victor de Sèze a une nièce que Bonald ne saurait ou-
blier, et une fille qui lui inspire un vrai dithyrambe sur toute
la famille, en attendant qu'il rêve un roman politique.
1. A Mme de Sèze. Paris, 9 avril 1818. ^
2. A la même, ibid., 18 juillet 1818.
732 BONALD
Je me rappelle très bien, Madame, d'avoir vu chés Mme de Sèze,
Mme sa fille, et j'en aj conservé le souvenir qu'elle est assurée de
graver dans l'esprit de ceux qui ont le bonheur de la voir et de l'en-
tendre. €'est une femme très distinguée ; mais vous êtes toutes dans
votre famille des personnes distinguées, et ce qui fait l'ornement d'un
seul nous aurait fait la fortune de dix autres.
Il y a dans cette maison de Sèze un monopole, un accaparement
d'esprit, de grâces, de bonté, de vertus, d'opinions, de sentiments,
qui ferait envie, s'il n'étoit pas aussi bien placé.
C'est, pour parler à l'imagination, comme une pyramide dont la tête
est un des plus beaux faits historiques de nos annales, et qui a immor-
talisé son auteur. Je suis tout fier, je l'avoue, de compter dans cette
maison des amis et des amies, et si vous pouviez savoir à quel point
de hauteur de dignité me placent l'estime et l'amitié de cette excellente
race au-dessus de l'injustice, du dénigrement, faut-il le dire, de la
jalousie de tant de gens qui me jugent sans me connaître et me criti-
quent sans m'avoir lu M
A l'automne de 1818, la fille de Mme Victor de Sèze, Iii-
diana, épousait M. Doazan. Ce fut l'occasion d'une nouvelle
explosion de sentimentalité de la part du vicomte de Bonald.
Mais, habitué à « partir de haut » sur toutes les questions,
comme il s'en vante ailleurs, il se mit à disserter, en philo-
sophé, et même en philosophe un peu chagrin, sur les gen-
dres. Cette page exquise nous le révèle tout entier avec la
sincérité et la profondeur de ses affections de famille, en
même temps qu'on y découvre la pointe d'aigreur d'un beau-
père de comédie.
Tout ce que vous me dites de M. Doazan me réconcilie avec les
gendres, car il faut que je vous avoue une de mes foiblesses. J'ai été
longtemps à concevoir comment on peut aimer son gendre, même le
plus parfait, celui qui vient vous enlever le cœur d'une fille chérie qui
jusqu'alors avoit aimé sans partage son père et sa mère, qu'on n'auroit
pas permis jusque-là à un homme de regarder en face, pas même d'in-
terroger. Mais je sens. Madame, que mes préventions diminuent et que
j'écouterois peut-être les bonnes ou mauvaises raisons que vous me
donnerés de votre décision ; et moi qui, sur tout ce que j'avois en-
tendu dire de Mlle votre fille, l*aimois comme son père, je sens que
sur tout ce que vous dites, j'aimerai aussi jusqu'à votre gendre, et que
Taustérité de mes principes est toute prête à fléchir devant même votre
extrême indulgence pour les gendres ^.
1. A Mme de Sèze, 26 août 1818.
2. A la même, 6 septembre 1818.
D'APRES SA CORRESPONDANCE INEDITE 733
De fil en aiguille, au cours de ces effusions et de ces épi-
grammes, Bonald est amené à traiter une autre question de
morale familiale, celle de l'égalité de tendresse due par les
parents à chacun de leurs enfants. Que deviendra Mme de
Sèze, séparée de sa fille? Les mères ont, dit-on, pour leurs
fils un amour de préférence. Mais elle?
Gomme vous faites exception sur bien d'autres points au commun
des femmes, je crois encore que vous faites exception sur celui-ci, et
que, de vos enfants, le plus chéri de vous est Mlle votre fille. Elles sont
ordinairement l'enfant chéri du père et les garçons ceux de la mère.
Pour moi, du moins, c'est ma fille qu'il me semble que j'aime le plus,
et comme je l'ay dit à ses frères, ils ne s'en offensent pas, et, quand on
l'avoue, il n'y a pas d'injustice ni de danger dans cette prédilection *.
Nous avons vu naguère le vicomte de Bonald partisan de
la liberté des journaux, ce qui n'est guère une idée d'ancien
régime; ici encore nous le prenons sur le fait d'un sentiment
plutôt moderne. Il s'éloigne des principes et des usages qui,
en vertu du droit d'aînesse, régnaient dans les familles
nobles. Mais avant de considérer en lui le père et l'aïeul, au
milieu de ses enfants et petits-enfants à son propre foyer
domestique, laissons-le nous exposer le songe idéal qu'il
avait fait pour Indiana de Sèze.
Elle appartient, toute jeune qu'elle est, à l'ancien peuple de la
France, à ce peuple bon, aimant, juste, religieux, monarchique. C'est
un caractère qu'elle a reçu et dont le nom qu'elle porte est le type.
Quelle famille en France ne serait pas fière d'unir son nom au sien, et
si M. le duc de Berry m'avoit consulté sur son mariage, je vous jure,
chère amie, que je lui aurois conseillé Mlle votre fille et que j'aurois
trouvé (en laissant à part des raisons un peu matérielles , si vous vou-
lés, de préférence), j'aurois trouvé plus politique, et de beaucoup, son
mariage avec la France qu'avec l'Italie. Oh! comme je l'aurois rcbpec-
tée, si jamais elle avoit été ma souveraine, cette chère enfant^ !
On a mis, depuis, sur le théâtre ce moyen de resserrer les
liens entre un souverain et son peuple, qui consiste à épou-
ser la plus belle fille de son royaume. N'est-il pas curieux de
rencontrer, dans les lettres intimes du grave Bonald, le futur
thème de la Grande Dachessel
Mais un douloureux pressentiment se mêlait en son esprit
1. A Mme de Sèze, 6 septembre 1818.
2. Ihid.
734 DONALD
à ces rêves d'idylle. Il éprouvait autant d'amertume que de
joie à la veille de l'union promise en apparence au bonheur»
Et il ne se trompait point. Les maternités d'Indiana ne furent
pas heureuses. On eut à trembler pour sa vie, comme elle
eut à pleurer sur celle de ses enfants. Bonald n'en continuait
pas moins intrépidement le plan de ses chimériques alliances.
Si le duc de Berry avait préféré Caroline de Naples, peut-
être le duc de Bordeaux, mieux inspiré, consentirait-il à
demander la main de la fille d'Indiana, de la petite-fille de
Mme Victor de Sèze, et ce qui n'avait pu avoir lieu à la pre-
mière génération serait un fait accompli à la seconde.
III
Cependant les Sèze ne pouvaient recevoir et ne recevaient
que le superflu d'un trésor d'affection et de sollicitude que
Bonald répandait tout d'abord sur sa propre famille. Cette
famille se composait de quatre enfants : M. Henri de Bonald;
M. Victor de Bonald, recteur de l'Académie de Montpellier;
Mme de Serres et l'abbé de Bonald. Les petits-enfants étaient
au nombre de douze. D'une part les trois fils de Victor : le
premier, appelé Victor comme son père, futur maire de
Montpellier; le deuxième, Maurice, qui devint juge au tri-
bunal civil de Rodez, et Gabriel. D'autre part, les neuf
enfants de Mme de Serres : Gabrielle; Séverin; le troisième,
qui fut Mgr de Serres, camérier du pape; Henri, sous-préfet
de Thionville; Louis, capitaine de frégate; Maurice; Charles,
chanoine de Nîmes; Natalie, supérieure de la maison du
Sacré-Cœur, aux Anglais, près Lyon*; Léon, capitaine d'in-
fanterie.
Bonald nous trace ainsi le portrait de Henri :
C'est un homme de beaucoup d'esprit et même du bon, fort gai,
aimant beaucoup les arts, d'une extrême indépendance de caractère,
d'une bonté et d^une facilité tout à fait aimable 2.
1. Mme Natalie de Serres, religieuse du Sacré-Cœur (1839-1876), fut élue
en 1874 assistante générale de sa congrégation. ( Voir la mention que
Mgr Bauiiard lui a consacrée dans V Histoire de la Vénérable mère Barat,
édit. du centenaire, Epilogue.
2. A Mme de Sèze, 18 juillet 1818.
D'APRÈS SA CORRESPONDANCE INÉDITE 736
Mais le personnage qui reparaît le plus souvent dans la
correspondance intime est son second fils, Victor, le recteur
de Montpellier. Bonald est fier de ce fils, digne de ses goûts
à la fois intellectuels et agricoles, mais surtout professant et
pratiquant, en matière d'administration, ses principes auto-
ritaires. En ce temps-là toute la jeunesse des lycées et des
facultés était plutôt libérale, et libérale jusqu'à l'insubordi-
nation. Bonald, qui avait commencé sa seconde carrière par
le Conseil de l'Université, gémissait olontiers sur ces dés-
ordres et applaudissait à qui savait les réprimer. Aussi aime-
l-il à féliciter son (c bon fils le recteur » de ses mesures
énergiques.
La révolte du collège Louis-le-Grand a été un incident très fâcheux.
Je tiens, moi, que l'instruction publique sera bientôt impossible à
Paris, au centre de toutes les séductions, de toutes les corruptions, de
toutes les distractions et de toutes les oppositions à tout bien. M. le
recteur de Bordeaux n'a pas de ces épines à sa couronne, et je l'en
félicite bien sincèrement. Mon fils n'est pas tout à fait si heureux. Il a
une faculté de médecine qui aurait souvent elle-même besoin d'être
purgée^ et de temps en temps les professeurs plus que les élèves lui
donnent du souci. Au reste, dans les différentes tracasseries qui lui
ont été suscitées par la conduite de quelques professeurs, le Conseil a
constamment approuvé les mesures de fermeté ou de sévérité qu'il a
prises ^
Combien de fois aussi revient sous sa plume le nom du
cher abbé de Bonald, qu'il ne savait pas encore prédestiné à
la pourpre des princes de l'Eglise. Maurice, c'était le nom
du futur cardinal, né à Millau, dans le domaine paternel, le
30 octobre 1787, avait été élevé à Amiens, par les Pères de la
Foi; le P. Sellier fut son professeur de rhétorique. Écolier
modèle, puis fervent séminariste à Saint-Sulpice, sous la
direction de l'abbé Emery, il avait été nommé, après son ordi-
nation sacerdotale, clerc de la chapelle impériale. Mais son
zèle s'échappait volontiers de ces fonctions honorifiques et
entraînait le jeune abbé parmi les malades de la Salpétrière
ou les enfants des catéchismes de paroisse. Le typhus, con-
tracté au chevet d'un soldat, faillit lui coûter la vie.
Le cardinal Fesch l'avait pris en affection et emmené sou-
vent à Lyon. Sous la Restauration, ce fut Mgr de Pressigny
1. A Mme de Sèze. Au Monna, 12 mars 1824.
736 IBONALD
qui l'attacha à sa personne, et, ambassadeur extraordinaire à
Rome, le prit avec lui pour secrétaire.
Un jour, le vieil évêque gallican plaidait en faveur des
articles de 1682, contre un moine camaldule. Le religieux,
qui devait être Grégoire XVI, eût été seul à défendre la bonne
cause, si le secrétaire du prélat français ne l'eût soutenu.
Plus tard, le pape acquittera envers son allié inattendu la
dette du moine.
Bonald présenta l'abbé en ces termes — par correspon-
dance — à Mme de Sèze :
Mon fils, le plus jeune de tous, est ecclésiastique; il a suivi à Rome
Mgr révêque de Saint-Malo et s'y est trouvé dans des circonstances
difficiles. Il est bon sujet et fera un homme... ; il travaille dans une
paroisse de Paris, et je pouvais espérer que dans cette nouvelle
organisation du clergé il trouvât à se placer utilement pour lui et pour
ses neveux... Au reste, il ne demande rien; je n'ay rien demandé pour
lui, et le clergé influent voudrait fort le placer. S'il ne l'est pas, ce sera
une petite espièglerie ministérielle qui ne changera rien et au mai et
au bien, et ne servira qu'à de petites vengeances ^
On ne comprendrait point ces allusions ni ces projets d'éta-
blissement ecclésiastique, si l'on ne se rappelait que, depuis
deux mois, le Concordat de 1817 venait d'être signé. Par cet
acte, le Concordat de 1801 avait été supprimé; celui de 1516,
entre Léon X et François l^% rétabli. Le nombre des évêchés
se trouvait donc considérablement augmenté, en même temps
que des dotations en biens-fonds et en rentes sur l'Etat, pour
les évêchés, les chapitres, les cures et les séminaires, se-
raient constituées. Malgré le roi auquel ce retour vers l'an-
cien état de choses tenait fort au cœur, cette petite contre-
révolution ecclésiastique devait échouer devant l'opposition
des doctrinaires de la Chambre et même de plusieurs mem-
bres du clergé. On peut suivre, dans la correspondance de
Bonald, les phases des négociations manquées, des intrigues
et des luttes qui aboutirent au maintien du Concordat napo-
léonien sauf la création de quelques sièges épiscopaux.
Comme dit Bonald, les temps étaient peu favorables pour
élever et caser de nombreux enfants : « Quand ils sont
grands, la politique ne prend aucun moyen pour éloigner
1. A Mme de Sèze. Au Monna, 3 août 1817.
D'APRÈS SA CORRESPONDANCE INÉDITE 737
d'eux la corruption et rend leur établissement plus diffi-
cile ^ )) Cependant, en cette môme année, l'abbé de Bonald,
fut nommé grand vicaire par Mgr de Latil, alors évéque de
Chartres et futur cardinal (8 août 1817) qui l'emmena dans
son diocèse ^, et il ne devait pas tarder à bénéficier des rema-
niements concordataires.
Dès le 23 janvier 1823, le vicomte de Bonald pouvait écrire
au comte de Senft, diplomate de ses amis dont la protection
n'avait pas été inutile au jeune abbé.
Cher et excellent ami,
Mille et mille remerciements de l'intérêt que vous avez pris à la no-
mination de mon fils à 1 évêché du Puy. Vous m'en félicités et je ne
puis ni l'en féliciter, ni m'en féliciter moi-même. Je ne vois dans les
places qu'une charge pesante, surtout dans celle-là, et je crois avec
Bourdaloue qu'on ne doit pas les demander. Mon fils ni moi ne l'avons
demandée. Il la redoutoit plus que je ne pouvois le faire. J'aurois voulu
qu'il eût encore fait quelques années d'apprentissage de vicaire géné-
ral. La Providence en a disposé autrement; mais, avec la vérité que je
dois à Dieu et à vous, j'en ai eu plus de peine que de plaisir ^.
Nous aurons souvent occasion de revenir sur cette corres-
pondance avec l'ambassadeur d'Autriche, qui complète si bien
les lettres à Mme de Sèze, et nous lui demanderons surtout,
quand l'heure sera venue, des renseignements politiques. Ce
premier article ayant pour but principal de nous montrer
Bonald dans le cadre de son entourage familial, nous le ter-
minerons en considérant en lui, après le père, l'aïeul et le
patriarche.
IV
Lorsque chaque année, à la fin des vacances, il quittait sa
« chaumière » du Monna, épave de son ancienne fortune sei-
1. A Mme de Sèze. Au Monna, 30 octobre 1817.
2. Vers cette époque, Bonald écrit à sa correspondante : « J'ay sur le
cœur un article de votre lettre, madame, où vous paraisses vous étonner que
mon fils ne soit pas nommé évêque. Outre qu'il est beaucoup trop jeune, et
qu'il a à peine trente ans, il a été au plus loin de rien demander, et moi
plus loin encore de demander pour lui. Il ira grand vicaire à Chartres,
parce qu'il faut qu'il apprenne à gouverner; en attendant, il travaille dans
sa paroisse comme un vicaire, et je suis loin de désirer pour lui un fardeau
aussi pénible que celui de l'épiscopat. » (A Mme de Sèze. Paris, déc. 1817.)
3. Au comte de Senft. Au Monna, 23 janvier 1823.
LXXXVI. —47
738 BONALD
gneuriale, pour retourner à Paris au « banc de sa galère ^ »,
ce n'était jamais sans un vif déchirement qu'il s'arrachait à la
nombreuse réunion groupée autour de son modeste mais
illustre foyer.
Je quitte mes rochers avec un extrême regret, et je me rappelle tou-
jours les adieux de Philoctète aux siens. Mais il faut les quitter et
aller encore comme Gassandre publier des vérités ou faire des prédi-
cations qui ne sont pas écoutées. C'est le caractère particulier des
temps de révolution, et Bossuet en a fait la remarque. Mais y auroit-il
des révolutions si on écoutoit les gens sages * ?
Durant l'été de 1818, il vit la plupart de ses enfants, petits
ou grands, groupés au Monna pour quelques mois; ses petits-
enfants surtout, les enfants de Mme de Serres, dont il s'occu-
pait comme un père"^.
J'y ai retrouvé tout mon monde, grand et petit en bonne santé. Je
dis mon monde et avec raison; car c'est un monde que six enfants y
compris le dernier, né avant-hier et deux à Paris, sur huit, dont ma
pauvre fille est mère à trente-trois ans. 11 faut bien compter sur Celui
qui donne la pâtée aux oiseaux du ciel, pour ne pas succomber au dés-
espoir de voir tant d'enfants avec des fortunes si amoindries et un
avenir si peu consolant. Tous du moins sont jolis et bien portants, et
dans un aussi grand nombre, aucun jusqu'à ce jour n'a été malade. J'ay
réuni aussi un moment mes grands enfants près de moi; mais le recteur
de Montpellier est allé faire sa récolte, et les deux autres me sont
restés. 11 est si rare qu'on puisse réunir tous ses enfants * !
Mais enfin, ils se sont presque tous rencontrés, même
l'abbé^, dont la toux inquiétante a cédé au régime, « à l'air
et aux eaux, excellents quoique vifs ^ ».
A Paris, son bonheur est de se rendre au parloir du pen-
sionnat où grandit la petite Gabrielle de Serres. Vers lenou-
1. A Mme de Sèze. Paris, décembre 1817.
2. A la même. Au Monna, 20 octobre 1817.
3. Ihid., id.
4. Ibid.,, 3 juillet 1818.
5. Le 17 juin, Bonald écrivait déjà : « J'ai causé à la bonne mère le plus
grand plaisir que je puisse lui faire, en lui amenant son fils, le plus jeune,
qui étoit auprès de moi à Paris, et qui, sévère sur les devoirs que son état lui
impose, a pris avec peine un temps que je jugeois nécessaire à sa santé
altérée par ses occupations, et qui même, cet hyver, avoit reçu une forte
atteinte. « (Lettre à Mme de Sèze. Au Monna, 17 juin 1818.)
6. A Mme de Sèze. Au Monna, 18 juillet 1818.
D'APRÈS SA CORRESPONDANCE INÉDITE 739
vel an, il y avait eu huit jours ou à peu près de vacances
parlementaires, la « trêve des confiseurs » :
J'en ay profité pour aller voir ma petite-fille au couvent. J'avois be-
soin au sortir de cette arène de bêtes féroces, d'aller rasséréner mon
âme avec cette aimable enfant, qui me représente ici toute ma famille
et dont l'heureuse insouciance au milieu de toutes nos agitations me
charme et me fait oublier nos tristes débats ^ ,
Si, pour la fille et la petite-fille de son amie Mme de Sèze,
Donald rêve une romanesque union avec un prince de la mai-
son de France, il aspire, pour sa petite-fille à lui, à une no-
blesse encore plus haute :
Je voudrois qu'elle eût la vocation religieuse. II y a trop à souffrir
dans le monde, et la politique a beaucoup trop ajouté aux peines de la
vie domestique et qui, pour une femme, seront bien cuisants et bien
multipliés ^.
Il s'occupe aussi beaucoup d'un de ses petits-fils placé
d'abord par ses soins au prytanée militaire de La Flèche, et,
maintenant à Saint-Gyr.
Ainsi dans cette famille, vraiment supérieure par le talent,
la foi, le dévouement au pays, qu'on y sert sous la soutane
ou sous l'uniforme, sous la robe d'universitaire ou sous
l'habit d'académicien, — Bonald l'était depuis 1816, — chacun
travaillait au bien public et à l'honneur de la religion.
Le règne de Louis XVIII, ce prince réputé philosophe mais
qui allait mourir en chrétien, ne se termina point sans que
Bonald reçût la haute dignité pour laquelle l'avait désigné sa
grande situation à la Chambre des députés. Le roi l'éleva à
la pairie, après l'avoir honoré précédemment du titre de
ministre d'État.
Sa vie recevait une nouvelle orientation. Comment conci-
lier de si importantes obligations avec la vie de famille, où
il avait mis tant de son bonheur ? Depuis plusieurs années, il
se plaignait de la c< singulière contradiction » entre son cœur
et son esprit.
L'un me porte avec beaucoup de force vers les jouissances domes-
tiques ; l'autre m'entraîne invinciblement à la considération des choses
1. A Mme de Sèze. Paris, 6 février 1818.
2. Ibid. Au Monna, 20 octobre 1817.
740 BONALD
publiques. Si j'étois ministre, je voudrois ne vivre qu'au milieu de ma
famille. Dans ma famille, je m'occupe trop peut-être de ce qui devroit
occuper les hommes publics, et, certes, sans ambition personnelle ; et
si redouter un fardeau est un titre à en être chargé, je ferois certaine-
ment un excellent ministre ^
Puis, quand les dignités furent venues, il éprouva ce tou-
chant remords, ou plutôt ce mélancolique regret de l'homme
qui, condamné à monter toujours plus haut, regarde parfois
en arrière le clocher natal qui, d'en bas, s'amincit à ses yeux.
Il s'en console à peine en pensante l'échange de sa banquette
de député contre son fauteuil de pair de France.
J'ay moi-même trop souffert de ce qu'il m'a fallu entendre pendant les
huit ans que j'ai été député. Le Roi m'en a tiré en m'accordant la faveur
que je n'avois ni demandée ni même désirée. Ces hautes dignités con-
viennent mieux aux vanités parisiennes qu'à la modération provinciale.
On s'accoutume à la médiocrité comme à la grandeur, et je savois qu'il
n'en coûte pas plus de renoncer aux habitudes de la première qu'aux
jouissances factices et fastueuses de l'autre. Je ne sais même si ces
hautes dignités, quand on en est revêtu en province, n'y détruisent
pas le premier charme de la vie, une certaine égalité des contempo-
rains ; et on peut dire de ces dignités politiques ce que Tacite dit des
dignités militaires, dans la Vie d'Agricola : Grave inter otiosos 2.
Il était soutenu par une espérance dynastique : après
Louis XVIII, impotent et près de la tombe de saint Denis, il
entrevoyait le règne nouveau de Monsieur.
(A suivre.) Henri GHÉROT, S. J.
1. A Mme de Sèze. Au Monna, 17 juin 1818.
2. Ibid. Au Monna, 12 mars 1824.
L'ALCOOLISME DEVANT LA CHAMBRE
Le procès de l'alcool n'est plus à faire. Cet accusé, chargé
de tous les vices et de tous les méfaits imaginables, a été
traduit à la barre de la morale publique, de l'hygiène et de
l'économie. On l'a interrogé, examiné, confronté avec ses
victimes, jugé et condamné. S'il lui reste encore des amis
fidèles ou d'opiniâtres défenseurs, ils sont d'ordre assez peu
intéressant, et ne méritent guère autre chose qu'une indul-
gente pitié pour eux-mêmes, sans qu'ils aient droit d'en
réclamer une part pour le client qu'ils défendent. Il est bien
entendu que cet alcool, proscrit par la morale et l'hygiène,
est celui qui prétend se faire accepter comme utile et bien-
faisant pour l'organisme humain. Car nul ne conteste les
services qu'un tel produit est appelé à rendre dans le domaine
de l'art, de l'industrie ou même de la thérapeutique. Mais,
dès qu'il envahit les organes où s'exercent les fonctions de
la vie, il n'est plus qu'une cause de trouble et un facteur de
ruines. Les statistiques de la criminalité, de la folie, de la
dégénérescence, individuelle et sociale, sont là pour révéler
toute l'étendue de ce travail de destruction accompli par
l'alcoolisme sur la fin du dix-neuvième siècle. Aux ruines
déjà consommées il est facile de mesurer celles qu'il nous
prépare, si Ton ne se hâte pas de réduire à l'impuissance ce
malfaiteur public.
Le mal est facile à constater, tellement il éclate aux regards
les moins attentifs, mais le remède souverain, celui qui doit
arrêter le fléau, on le cherche toujours, sans pouvoir dire
qu'on est sûr de le trouver. Chacun propose le sien. Pour les
uns, ce sont les débitants du poison qu'il faut frapper; pour
les autres, c'est au poison lui-même qu'il faut s'en prendre,
tandis que d'autres veulent atteindre le consommateur en
lui rendant inaccessible l'objet de sa convoitise. Il en est
qui, moins féroces et plus condescendants à l'humaine fai-
blesse, proposent de domestiquer en quelque sorte l'ennemi.
742 L'ALCOOLISME DEVANT LA CHAMBRE
et de le rendre inofFensif en le corrigeant de ses vilains
défauts. S'il tue, disent-ils, c'est à cause des impuretés dont
il est chargé en sortant de l'alambic. Purifions et rectifions
avec la dernière rigueur, et livrons ainsi aux amateurs un
élixir qu'ils boiront sans danger. Tout le monde sera content :
distillateurs, buveurs et mastroquets, sans compter le trésor
public qui prélèvera sur tous, en France spécialement, un
beau demi-milliard.
La concurrence a aussi ses partisans. Ceux-là veulent tuer
l'alcool pur, en lui substituant, comme dérivatif, le vin, le
cidre et la bière à bon marché. Leur remède légal, c'est le
dégrèvement des boissons hygiéniques. Viennent enfin,
parmi les empiriques, ceux qui rejettent l'intervention de
l'État, comme inutile. Ils en appellent aux moyens moraux de
persuasion, à l'efficacité des associations pour guérir ceux
qui sont déjà malades et pour garder les autres en bonne
santé. Ce sont les missionnaires de la tempérance. Ils en
prêchent les avantages, convertissent les buveurs en faisant
appel à leur conscience, et multiplient les sociétés de tem-
pérants ou d'abstinents, suivant la force de volonté des pro-
sélytes.
Chez nous la Chambre et le Sénat ont enfin voulu dire leur
avis sur le sujet qui préoccupe, à bon droit, moralistes, éco-
nomistes et sociologues. De leurs délibérations , toujours
un peu incohérentes, une loi est sortie, qui doit, dans l'in-
tention de nos honorables, profiter à la santé publique et
contenter le budget. Avant d'en exposer l'économie, il ne
sera pas sans intérêt de faire une promenade autour de
l'alcool à travers le monde, et d'examiner, au moins d'une
façon sommaire, le traitement que les peuples civilisés
infligent à ce destructeur de la santé publique.
I
Chez aucune nation l'Etat n'a cru, qu'en matière d'alcoo-
lisme, il fût suffisant, pour arrêter le fléau, d'en confier la
police à chaque citoyen. Le criminel, dont il est ici question,
est de ceux qui sont capables de corrompre leur gardien, de
le réduire à l'impuissance, et finalement de s'en faire un
L'ALCOOLISME DEVANT LA CHAMBRE 743
complice. Aussi partout l'Etat s'est donné la mission de
seconder et de suppléer, au besoin, l'initiative privée. Les
Américains eux-mêmes, peu portés d'habitude à réclamer
l'intervention du législateur, ont fait appel au pouvoir dans
la lutte contre l'alcoolisme.
La cause est, en effet, de celles qui intéressent l'ordre
social tout entier. L'État, qui doit en être le gardien et le
défenseur, ne sort, ni de son rôle, ni de ses attributions, en
prenant des mesures pour réprimer un fléau nuisible à la
société. Pour l'excuser d'arbitraire, on a dit quelquefois
qu'il s'agissait, en l'espèce, d'un impôt de consommation,
dont la répartition ne saurait être arbitraire, puisque chacun,
étant maître de sa consommation, est, par là même, libre de
régler sa participation à la charge qui pèse sur elle. Gela
n'est pas vrai quand il s'agit d'objets de première nécessité,
dont tout le monde a besoin et qu'il n'est libre à personne
d'effacer du budget de sa consommation. Mais l'alcool n'est
jamais nécessaire, son usage est facultatif, souvent même
blâmable; il est donc, non seulement licite, mais souvent
obligatoire, pour l'autorité législative, de frapper d'une sanc-
tion fiscale l'abus de la liberté en matière de boissons alcoo-
liques.
Il est vrai qu'il faut à l'État une grande vertu pour user
honnêtement de son droit. S'il a souci de la morale et de
l'hygiène, il a aussi la préoccupation du budget. Or, il peut
arriver que, la morale étant satisfaite, le budget ne le soit
pas, et que l'hygiène applaudisse, tandis que le fisc se
plaindra d'être lésé. Voilà donc ce malheureux Etat, rempli,
si l'on veut, de bonnes intentions, et, d'autre part, toujourg
besogneux, soumis à la tentation de reprendre d'une main
ce qu'il donne de l'autre. Combattre résolument l'alcoolisme
le conduit devant ce trou noir fait au budget qui lui donno
le vertige. S'immobiliser dans l'inertie du laisser- faire le
met au ban de la civilisation, et le mène à la ruine morale,
que suivra fatalement la ruine matérielle. Gomment évoluer
entre ces deux extrêmes, et sauver à la fois l'honneur et le
budget ? i
Le témoignage suprême de l'honnêteté et du désintéresse-
ment de la part de l'État, ce serait la suppression pure et
744 L'ALCOOLISME DEVANT LA CHAMBRE
simple du malfaiteur dont les exploits profitent au trésor.
Est-il un peuple au monde qui donne un si bel exemple de
moralité et qui, de fait, arrive à supprimer l'alcoolisme en
prohibant d'une manière absolue la vente de l'alcool ?
Pour le trouver, il nous faut aller en Amérique. C'est un
peu le pays des mystifications ; cette fois, cependant, nous
sommes en présence d'une réalité. Les Etats-Unis n'ont pas
échappé au fléau qui sévissait sur le continent européen. Des
circonstances, spéciales au pays, ont même favorisé dans les
Etats de l'Union la propagande de l'alcoolisme. L'émigration
leur a porté un flot de travailleurs et d'aventuriers, venus
d'Angleterre, d'Allemagne, d'Irlande et de Scandinavie, dont
la tempérance n'était pas, en général, la principale vertu.
D'autre part, la population de couleur, avec son peu d'édu-
cation et la faiblesse native de sa volonté, a subi facile-
ment la séduction et succombé à l'attrait de l'eau de feu. Le
whisky, extrait des produits de la terre et vendu à bon
marché, dans un pays d'industrie et de fiévreuse activité,
n'eut pas de peine à vaincre des hommes dont il semblait
doubler les forces et seconder l'action. Les patriotes, qui
luttaient à la fin du dix-huitième siècle pour l'indépendance,
remplissaient leurs gourdes de ce liquide excitateur de l'es-
prit belliqueux, et réparateur des forces après la bataille. Il
faut bien le dire aussi, c'est en lui versant le whisky à tor-
rents, plus encore qu'en le refoulant violemment vers ses
régions désertes, que la race yankee a triomphé de la race
indienne, et vu s'éteindre, peu à peu, dans l'abrutissement,
des peuplades qu'il eût été plus généreux et plus humain de
civiliser et de convertir.
Cependant, comme le fléau de l'ivresse, et l'alcoolisme qui
en est la conséquence, est de ceux que l'on peut appeler épi-
démiques, de bonne heure aux Etats-Unis on sentit la néces-
sité de réagir. Il faut remonter jusqu'en 1808 pour rencontrer
les premières tentatives de réaction antialcoolique. Ce sont
des particuliers qui en ont l'initiative. Des sociétés de tem-
pérance, puis d'abstinence totale, se forment. Les femmes se
lèvent en masse; elles entreprennent des expéditions ou des
croisades. Réunies en troupes nombreuses, marchant deux à
deux et chantant des psaumes, elles s'arrêtent devant les
M
L'ALCOOLISME DEVANT LA CHAMBRE 745
débits dont elles font le siège, jusqu'à ce que le patron, de
guerre lasse, plutôt que par conviction, promette de fermer
son établissement. Cette surexcitation quelque peu extrava-
gante ne pouvait durer ; mais elle eut pour résultat de diviser
le pays en prohibitionnistes et antiprohibitionnistes. Tout un
parti politique se constitua, dont la plate-forme électorale
était la prohibition, et le programme la « suppression com-
plète de la fabrication, de la vente, de l'importation, de l'ex-
portation et de la transportation de toutes les boissons alcoo-
liques ».
Le mouvement devait avoir son contre-coup dans la légis-
lation. Le peuple américain a peu de goût pour les entraves
à la liberté, voire même à la licence. Pour qu'il se soit formé
dans ses rangs un parti, qui n'ait pas hésité à faire appel au
pouvoir, dans la lutte contre l'alcoolisme, il faut que le mal
ait atteint les limites extrêmes, surtout quand on a vu porter
jusqu'à la prohibition les mesures répressives des excès
alcooliques. La prohibition, tel est, en effet, le système adopté
dans un certain nombre d'Etats de l'Union.
Quand on parle de législation aux États-Unis, il faut tou-
jours distinguer entre la loi fédérale^ qui s'impose à tout le
pays, et la loi nationale^ dont la force obligatoire ne dépasse
pas les frontières de chaque Etat. Dans la lutte contre l'al-
coolisme la loi fédérale ne va pas jusqu'à la prohibition. L'ini-
tiateur de ce système en Amérique est le général Appleton.
Dès 1837, comme président d'une commission chargée de
l'examen d'une loi sur les licences dans l'Etat du Maine, il
fit un rapport concluant à la prohibition. Mais ce n'est
qu'en 1851 que Neal Dow emporta, dans le même Etat, le
vote de la première loi prohibitionniste qui a servi de mo-
dèle aux autres, et donné son nom au système. D'après cette
loi, il est interdit de fabriquer et de vendre aucune espèce de
boisson distillée ou fermentée, sous peine de mille dollars
d'amende et d'un mois de prison pour le négociant pris en
faute. Sur prescription du médecin les pharmaciens ont seuls
le droit de délivrer de l'alcool. Des agents municipaux, fonc-
tionnaires officiels, salariés et responsables vis-à-vis de
l'Etat, sont chargés de la vente des produits distillés pour
les besoins scientifiques et industriels. Ils les reçoivent eux-
746 L'ALCOOLISME DEVANT LA CHAMBRE
mêmes, épurés ou dénaturés, suivant leur destination, d'un
commissionnaire d'Etat. Outre l'amende encourue par les
débitants, la loi du Maine ordonne la confiscation de tous
les liquides alcooliques trouvés chez eux. Le chef de police
de Bangor exposa un jour en public dix tonneaux de spiri-
tueux saisis chez un aubergiste, et en fit verser le contenu
dans les égouts. Le magistrat frappait ainsi le délinquant, et
montrait au peuple l'estime qu'il fallait faire d'un liquide
aussi malfaisant.
L'exemple du Maine fut suivi, et l'Union eut un jour jus-
qu'à dix-sept Etats où le système de la prohibition était en
vigueur. Sept seulement sont à l'heure présente restés
fidèles à leur résolution première, et cinq d'entre eux ont
inscrit dans leur constitution la clause prohibitionniste. Ce
sont les États de Maine, de Vermont, de New-Hampshire, de
Kansas, de North Dakota, auxquels il faut ajouter le territoire
d'Alaska.
Mais d'où vient qu'après l'expérience de la prohibition,
tant d'États aient fait défection, sinon totalement, au moins
en admettant des transactions, à l'abri desquelles l'alcool
reprenait sa liberté ? Voici comment M. Fielden Thorp expli-
quait ce mouvement rétrograde, au congrès antialcoolique
de 1899. Les brasseurs et les distillateurs, pour ne rien dire
des cabaretiers, ont réuni leurs forces pour assaillir et discré-
diter la prohibition absolue par tous les moyens possibles. Un
journal américain n'a pas craint d'annoncer que les brasseurs
des États-Unis avaient fourni la somme de 250 000 francs,
uniquement pour faire abroger la loi dans l'État de Ver-
mont. L'emploi de cette somme ne manque pas de géniale
habileté. Elle sert d'abord à encourager quelques vauriens à
la violation hardie de la loi, assurés qu'ils sont d'être dédom-
magés de leurs pertes et amendes. Ensuite, avec de l'argent
on arrive toujours à corrompre quelque officier de l'admi-
nistration, à faire élire des représentants, des magistrats,
ou même des gouverneurs de l'État, sur lesquels on peut
compter pour battre en brèche la prohibition. Enfin, on
répand partout le bruit que cette intransigeance de la loi ne
produit aucun effet, et que des mesures moins radicales
obtiendraient un meilleur résultat. Parfois, ces moyens d'agi-
^^
L'ALCOOLISME DEVANT LA CHAMBRE 747
talion ont si bien réussi que l'on a vu dans certaines villes
la population se soulever au cri de « A bas la loi contre les
spiritueux », bloquer la police et le gouverneur, avec l'appui
des miliciens, jusqu'à ce que l'autorité eût capitulé en pro-
mettant d'adoucir la rigueur de la loi.
Du reste, l'organisation fédérale elle-même est un obstacle
à l'action efficace de la loi de prohibition. Un Etat prohibi-
tionniste peut être entouré d'autres Etats où l'alcool est
fabriqué et vendu, sans autre entrave que le payement des
taxes ou surtaxes qui pèsent sur lui. On conçoit dès lors que
les ruses de la fraude se multiplient pour faire passer la
frontière d'un Étal au liquide prohibé. La création de débits
clandestins devient chose fatale, et l'alcool frauduleux se
débite et se boit, avec tout l'attrait d'un produit défendu.
Une loi du 8 août 1890 a bien réglé que « toute boisson
alcoolique transportée dans un Etat est soumise, dès son
arrivée dans cet Etat, aux dispositions de police qui y ré-
gissent la fabrication et la vente des produits similaires ».
Mais, cette loi n'a pas interdit au citoyen de l'État prohibi-
tionniste de se fournir, où bon lui semblerait, des boissons
nécessaires à la consommation de sa famille. Sous ce couvert,
l'ennemi a toujours une porte pour entrer dans la place.
La loi l'y poursuit cependant et punit avec rigueur les ma-
nifestations de sa présence et de son activité. L'ivresse est
punie d'une amende de dix dollars et de trente jours de
prison. Si, dans son ivresse, un homme a lésé dans leur per-
sonne, leurs biens ou de toute autre manière, sa femme, ses
enfants ou ses proches, ceux-ci ont le droit de poursuivre en
dommages-intérêts ceux qui ont encouragé ou provoqué le
délinquant à boire, ainsi que le propriétaire de la maison où
l'ivresse s'est produite.
Malgré cette sévérité, la prohibition n'a pas fait disparaître
l'alcoolisme des États où elle était en vigueur. Il en est de ce
penchant comme de tous les autres. On ne les réprime pas
au moyen d'une simple loi. Qui veut boire, boira, envers et
contre tout règlement de police. Cependant, si l'exécution
de la loi laisse beaucoup à désirer, la loi elle-même a exercé
une injfluence sur l'opinion, et guidé la conscience publique.
748 L'ALCOOLISME DEVANT LA CHAMBRE
Elle a flétri comme un crime le commerce du liquide toxique,
elle a garanti la jeunesse de la séduction exercée sur elle par
ces établissements luxueux qui abondent sur les boulevards
de Paris, de Londres ou de New- York. L'ouvrier, Thomme
du peuple n'a plus été tenté par le cabaretier, empressé d'éta-
ler ses drogues nuancées de toutes les couleurs et pourvues
de tous les arômes. A la campagne, le succès a été plus réel,
quelquefois même complet ; et l'on trouve dans les communes
rurales beaucoup de personnes qui n'ont jamais vu un ivro-
gne, ni éprouvé la tentation de boire un petit verre.
II
L'Amérique a mis encore en œuvre un système intermé-
diaire entre la prohibition et la liberté. C'est le système de
Toption locale. Dans ce système, l'autorité centrale évite
d'intervenir. Elle laisse aux pouvoirs locaux des comtés, des
districts, des communes, en un mot aux subdivisions terri-
toriales, le droit d'adopter ou non, après référendum, la
prohibition totale sur leur territoire. Seize Etats de la Con-
fédération nord-américaine s'en remettent ainsi à la popula-
tion des diverses localités du soin de choisir le régime auquel
il lui plaît d'être soumise. L'application du système com-
porte, on le devine, de nombreuses divergences. Ici, c'est la
prohibition; là, ce sont les hautes licences; ailleurs, la limita-
tion des cabarets. Dans tel comté, la loi n'a de valeur que
pour une année; dans tel autre, elle est définitive. Dans cer-
tains, elle prend le nom de « loi des dispensaires » ou des
débits officiels, ce qui revient au monopole dont nous parle-
rons plus loin.
Le Canada est entré résolument dans le mouvement prohi-
bitionniste par la loi dite Loi Scott^ qui n'est que l'option lo-
cale largement appliquée. Le gouvernement central, il est
vrai, n'a pas encore donné suite au plébiscite de septembre
1898, proscrivant duDominion toute liqueur alcoolique; mais
les comtés ont mis en action la loi Scott. Seize sur dix-
huit en Nouvelle-Ecosse, neuf sur quatorze dans le Nouveau-
Brunswick ont adopté la proscription des cabarets. Dans la
province de Québec, sauf les grandes villes, les municipa-
>l
L'ALCOOLISME DEVANT LN CHAMBRE 749
lités sont prohibilionnistes. L'Ontario, le Manitoba ont suivi
son exemple. L'ouverture des cabarets ne peut se faire qu'en
vertu d'une autorisation du conseil municipal, et avecl'assen-
timent des habitants les plus rapprochés. Aussi, dans certains
États, la moitié des cabarets a déjà disparu. Parmi les autres
colonies anglaises, la Nouvelle-Galles-du-Sud a adopté la local
option et décrété que la vente des spiritueux pourrait être in-
terdite, dans chaque district, par le vote des deux tiers delà
population, hommes et femmes.
Si, de l'Amérique et de l'Océanie, nous revenons en Eu-
rope, nous ne rencontrerons nulle pari, au moins dans sa
rigueur absolue, le système prohibilionniste; mais nous ver-
rons fonctionner dans plusieurs pays l'option locale. C'est
ainsi qu'en Finlande la vente de l'eau-de-vie est prohibée
dans les campagnes, tandis que, dans les villes, l'autorité et
le conseil municipal peuvent concéder ou refuser les conces-
sions de vente, qui, du reste, ne sont valables que pour deux
ans. La vente du vin est tolérée dans les villes. Dans les cam-
pagnes elle n'est permise, avec la bière, que dans les hôtels
où l'on reçoit des voyageurs.
C'est la monarchie Scandinave qui nous offre l'exemple le
plus ancien d'option locale. Dès 1845, une loi donnait aux
communes le droit d'interdire, sur leur territoire, la vente
des spiritueux. Jusqu'à ce moment, chaque propriétaire fon-
cier se doublait d'un distillateur. A tel point que l'on comp-
tait 173 000 distilleries agricoles pour 3000 000 d'habitants
et que l'on évaluait la consommation annuelle par tète, en
alcool absolu, à 23 litres. On conçoit que, dans ces condi-
tions, le premier ouvrage classique sur l'alcoolisme ait eu
pour auteur un Suédois, MagnusHuss*. En 1855, sous l'ac-
tion de la loi d'option en Suède, plus de 2 000 paroisses sur
2 400 abolirent le cabaret. Bientôt on pouvait traverser des
provinces entières sans rencontrer un seul débit, et les li-
cences permanentes se mirent à diminuer d'année en année,
au point qu'en 1896 il n'en restait plus que neuf de ce genre,
c'est-à-dire de celles que l'on concédait pour la vie du béné-
ficiaire.
1. H. Triboulet et F. Mathieu, l'Alcool et l'Alcoolisme.
750 L'ALCOOLISME DEVANT LA CHAMBRE
En Suède, l'initiative privée s'offrit à seconder les pouvoirs
publics dans la lutte contre l'alcool. En 1865, il se fonda à
Gothembourg une société de citoyens notables qui demanda
à l'autorité centrale l'exploitation des débits, sans cependant
porter atteinte au droit des communes de régler sur leur ter-
ritoire la situation des cabarets. Cette société, qui fut, en
effet, approuvée par le gouvernement, avait un but essen-
tiellement philanthropique. Elle se proposait d'exploiter les
débits sans aucun bénéfice pour elle, mais uniquement afin
de combattre l'alcoolisme et le paupérisme qu'il traîne à sa
suite. Les bénéfices de l'exploitation rentrent, en Suède, dans
dans la caisse communale, et, en Norvège, ils vont aux sociétés
de bienfaisance. Ce système, dit de Gothembourg en Suède
et de Bergen en Norvège, a pour but la suppression, non du
débit, mais du cabaret. La société devenue concessionnaire
du monopole dans une localité, rachète d'abord les licences
de tous les établissements de vente au détail. Puis, comme
elle ne vise pas au bénéfice, elle ferme un certain nombre de
ces locaux, renouvelant périodiquement cette opération éli-
minatoire*.
Les cabarets eux-mêmes subissent une transformation. Ils
deviennent des bureaux de débit. On permet aux gérants ou
gérantes d'avoir, à côté de la salle de vente des spiritueux,
mais absolument distincts et séparés, d'autres locaux où ils
servent, à leur profit, des aliments, des boissons fermentées,
du lait, du thé, du café. Le bureau de débit, lui, est soumis à
une réglementation draconienne. Les gérants ne peuvent dé-
livrer qu'un seul verre d'eau-de-vie à la même personne. En-
core, cette unique consommation doit-elle être absorbée de-
bout et immédiatement. La salle ne contient, en effet, ni
tables ni sièges. Les murs portent des inscriptions du genre
de celles-ci : « Il est interdit de parler à haute voix. » — « Celui
qui a été servi est prié de vider les lieux. » — « Défense de
fumer. » Les bureaux sont fermés aux heures et aux jours où
tout favorise la tentation. Tous les soirs à huit heures, le
samedi et veille des fêtes à cinq heures, toute la journée des
dimanches, élections et autres occasions de rassemblements,
1. Cf. V Alcoolisme f par André Korn, p. 94 sqq.
L'ALCOOLISME DEVANT LA CHAMBRE 751
les portes sont closes. C'est donc, comme le dit M. Korn, la
parfaite antithèse du cabaret français, et les longues séances
de causeries et de tournées réciproques, qui permettent chez
nous à l'alcoolisme de se propager avec une si effrayante ra-
pidité, ne sont plus possibles en Suède et en Norvège, grâce
au système de Golhembourg.
D'après M. Guillemet, dans son rapport de 1899 sur le mo-
nopole, c'est le système qui, jusqu'à ce jour, a donné les meil-
leurs résultats. Partout où il a été appliqué, la consommation
des spiritueux a véritablement diminué. En Norvège, elle a
baissé de 43 pour 100 : de 3 lit. 35 par tête en 1876, elle est
passée à 1 lit. 90 en 1891 ^
L'option locale se rencontre aussi, partiellement du moins,
en Angleterre. Les magistrats et les possesseurs de terres
seigneuriales ont le droit d'interdire le débit de boissons
spiritueuses sur leurs propriétés, ou dans l'étendue de leur
juridiction. D'après le rapport déjà cité de M. Guillemet, plus
de deux mille paroisses ont usé de ce droit et n'ont plus de
débit. Le résultat a été des plus remarquables. On a vu,
notamment, dans un quartier de Liverpool d'une population
ouvrière industrielle de plus de soixante mille habitants, le
paupérisme disparaître et la mortalité devenir inférieure de
vingt pour cent à celle des autres quartiers. On conçoit, dès
lors, qu'un ministre, comprenant l'intérêt de son pays, ait
essayé d'étendre à tout le Royaume-Uni le bienfait d'une loi
si salutaire. C'est ce que voulut obtenir le chancelier de
l'Echiquier du cabinet Roseberry. Sir William Harcourt
soumit, il y a quatre ans, au Parlement un bill sur le trafic
des boissons, dit veto local ^ qui autorisait les paroisses à
prohiber les débits de liqueurs alcooliques, à condition que
la mesure réunirait les deux tiers des suffrages des électeurs.
Mis dix-huit fois à l'ordre du jour, ce bill ne put jamais être
discuté, et il fut retiré par le ministère libéral avant sa chute.
« Brasseurs, distillateurs et cabaretiers eurent raison de sa
tentative de moralisalion du peuple anglais, et leur victoire
décida de sa chute; mort enviable pour un njinistère, si un
1. Guillemet député, Rapport sur le projet de monopole de l'alcool à éta-
blir en France j p. 107.
752 L'ALCOOLISME DEVANT LA CHAMBRE
ministère pouvait, quelque belle qu'on puisse la trouver,
envier une chute mortelle*. »
III
La prohibition rigoureusement appliquée équivaudrait à la
suppression du malfaiteur, et, par conséquent, la sécurité
publique serait assurée contre ses attentats. L'emprisonne-
ment pourrait être aussi, pour la société, un moyen de se
garantir des attaques d'un agent, toujours en quête de nuire
dès qu'il est libre. Il a semblé à quelques-uns que le mono-
pole par l'Etat résoudrait le problème en réglementant la
liberté de l'alcool. On veillerait sur la quantité et sur la qua-
lité, ces deux facteurs de l'alcoolisme, de telle sorte que
l'hygiène et le fisc seraient également satisfaits. Sous la
main d'une régie puissante, l'alcool perdrait ses qualités
nocives et garderait sa fécondité financière au profit de l'Etat.
Ce monopole, d'ailleurs, peut se concevoir sous diverses
formes : l'Etat seul fabricant; l'Etat laissant, dans une cer-
taine mesure, la liberté de fabrication et monopolisant la
vente ; l'Etat s'attribuant un monopole intermédiaire, celui de
la rectification. Jusqu'à ce jour la Suisse et la Russie sont les
seuls pays où se soit établi le monopole.
Sous la poussée d'un mouvement d'opinion contre l'al-
coolisme en Suisse, un arrêté du 30 juin 1882 invitait le
Conseil fédéral à faire « un rapport sur la possibilité d'ap-
porter des limites à l'accroissement du nombre des auberges
et à présenter, en même temps, un aperçu du régime des
auberges dans les différents cantons, ainsi que, si possible,
dans les autres pays ». L'enquête aboutit à la loi fédérale du
26 décembre 1886. Cette loi, dont l'application se poursuit
depuis 1888, établit un monopole général de fabrication,
d'épuration et de vente de l'alcool. Cependant, elle réserve
aux producteurs indigènes un quart de la consommation,
qu'ils doivent, du reste, livrer à l'État. Les trois autres quarts
viennent de l'étranger, surtout de l'Allemagne et de l'Au-
triche. Mais le monopole n'a pour objet que les alcools
1. Discours de M. Lejeune, ministre d'État belge. Rapport, Guillemet^
p. 325.
L'ALCOOLISME DEVANT LA CHAMBRE 753
extraits des substances amylacées, grains et pommes de terre.
La distillation du vin, des fruits à noyaux ou à pépins et de
leurs déchets, des racines de gentiane, des baies de genièvre
et d'autres matières analogues, est exceptée des prescriptions
fédérales et demeure libre quant à la fabrication et à la vente
des produits. Les spiritueux obtenus de la même manière à
l'étranger, et les eaux-de-vie dites supérieures, ne sont pas
compris non plus dans le monopole.
On a donc créé en Suisse une sorte de privilège des bouil-
leurs de cru, plus étendu même que celui qui existe en
France, puisqu'il n'est pas limité, comme chez nous, à la
quantité d'alcool consommé par le bouilleur en son domicile.
Pourquoi cette dérogation qui semble aller contre le but du
législateur? « On ne se trompera guère, écrit le directeur
môme de la Régie, en attribuant cette exception à des motifs
d'opportunité politique. La distillation des fruits est le mode
le plus anciennement usité en Suisse... En portant la main
dans ce domaine de notre activité agricole, on eût provoqué
une opposition qui, d'emblée, eût rendu impossible toute
ingérence de l'Etat dans la question de l'alcool; cela d'au-
tant plus que la population, du moins dans sa majorité,
n'était nullement convaincue de la malfaisance de cette bois-
son; et en réalité le mal qu'elle causait, autant comme qualité
que comme quantité, était inférieur à celui provoqué pat* la
distillation des fécules ^ «
Une fois en possession de l'alcool nécessaire à la consom-
mation prévue, la régie rectifie, purifie ou dénature le liquide
spiritueux, diaprés l'usage auquel il doit servir. Ce qu'il y a
de curieux, c'est que l'Etat s'est trouvé dans l'impossibilité
de vendre des alcools purs. Une rectification absolue enlève
à l'alcool toute saveur et par conséquent tout attrait pour le
buveur. La régie se voit donc obligée d'ajouter, aux produits
qu'elle livre, ce qu'on peut appeler un bouquet d'impuretés.
La Confédération, du reste, ne fait que des ventes en gros,
c'est-à-dire par quantités de 150 litres au moins, contre
payement au comptant et à des prix qui seront fixés de temps
en temps par le Conseil fédéral, mais qui ne seront pas infé-
1. Aperçu siw le moîiopole de l'alcool en Suisse, par W. Milliet.
LXXXVI. — 48
754 L'ALCOOLISME DEVANT LA CHAMBRE
rieurs à 120 francs, lii supérieurs à 150 francs par hectolitre
d'alcool absolu, fût non compris. Le commerce de détail est
sous la surveillance des autorités cantonales, tant au point
de vue hygiénique, qu'en ce qui touche l'autorisation de ven-
dre à recevoir et le droit de patente à payer au profit du can-
ton. Les lois édictées ainsi par les conseils cantonaux présen-
tent la plus grande diversité, et semblent parfois mettre en
pratique le système de l'option locale. Enfin, le dix pour cent
du bénéfice produit par le monopole est réparti entre les
cantons, proportionnellement à leur population, à condition
toutefois de l'employer à la lutte contre l'alcoolisme.
La loi fédérale a-t-elle obtenu le résultat cherché par le
législateur? Oui, s'il faut en croire la régie; non, si l'on
écoute M. L. Rochat, le grand adversaire de l'alcoolisme et
le promoteur ardent de la lutte contre le fléau en Suisse.
D'après la régie, la consommation par tête d'habitant serait
tombée de 8 lit. 5 d'eau-de-vie à 50 degrés en 1885, à "5 lit. 71
en 1895. La diminution dépasserait ainsi trente pour cent.
Elle serait accompagnée, d'autre part, d'une progression sen-
sible dans la consommation des boissons hygiéniques, vins,
bière, cidre. Quant aux cabarets, leur nombre serait resté le
même, c'est-à-dire de sept à huit pour mille habitants, de-
puis 1882*. Ce sont là des résultats qui ont leur importance,
d'autant que le monopole ainsi pratiqué, outre ses avantages
hygiéniques, a le mérite de favoriser l'agriculture et de
fournir aux cantons des ressources, sans imposer à la popu-
lation des mesures vexatoires.
Mais, sur le terrain politique peut-être plus qu'écono-
mique, le monopole suscite des controverses et ne manque
pas d'adversaires. On l'accuse de gêner le commerce en sup-
primant, par des tarifs fixes, la loi de l'offre et de la demande,
et de violer les principes de la liberté économique au nom
et en faveur du socialisme d'Etat.
La Russie n'a pas reculé devant ces objections plus ou
moins fondées. Elle a définitivement adopté, en 1896, la fa-
brication et la vente par l'Etat de l'alcool et de l'eau-de-vie.
Jusqu'en 1863, ce monopole était concédé à des fermiers gé-
1. Aperçu sur le monopole de l'alcool en Suisse, par W. Milliet.
M
L'ALCOOLISME DEVANT LA CHAMBRE 755
néraux. hes abus dont il fut l'occasion engagèrent le gou-
vernement à le supprimer et, de fait, à partir de 1863, il fut
remplacé par un impôt sur Falcool fabriqué, dont le budget,
sinon la morale et l'hygiène, eut grandement à se louer. La
population slave, il faut bien le dire, est affligée d'un pen-
chant irrésistible pour l'ivrognerie la plus dégradante.
D'après M. Borodine, « le paysan russe est prêt à boire n'im-
porte quelle mixture nuisible, pourvu qu'elle soit enivrante
et à bon marché ». Aussi le moujik est-il une proie facile
pour le cabaretier. Celui-ci, doublé d'un usurier, a vite fait
de dépouiller le paysan du fruit de son travail, de son épargne
et même de ses récoltes sur pied. En échange, il lui donne
un alcool de qualité détestable, dont l'effet est de consommer
la ruine morale et physique, après la ruine matérielle. Le
servage du cabaret succède ainsi au servage de la glèbe, dont
Alexandre II avait affranchi le moujik.
Dès son avènement au trône, Alexandre III, ému des pro-
grès de l'ivrognerie parmi les masses populaires, résolut
d'engager la lutte contre l'alcoolisme. Les plaintes les plus
vives s'élevaient de toutes parts sur les vices de l'impôt des
boissons, sur l'ivrognerie des classes inférieures, et la désor-
ganisation morale et matérielle des campagnes qui en était
le résultat. L'empereur prescrivit des mesures qui n'étaient
guère que des palliatifs ; mais, dès 1885, il ordonna l'étude
d'un projet de vente par l'État des spiritueux, et, sur la fin de
son règne, il avait résolu d'appliquer le monopole à un cer-
tain nombre de provinces de son empire. Il faut dire, à l'hon-
neur du gouvernement russe, que le point de vue fiscal n'en-
tra pour rien dans cette résolution. Il fut mis tout à fait au
second plan. L'assiette des finances était solidement établie,
quand on entama la réforme des boissons. « Ce que le trésor
encaisse en moins sur les boissons, disait dans son rapport
le ministre des finances, il le recouvre en plus, soit sur d'au-
tres contributions indirectes, soit sur les impôts directs ; en
môme temps on voit progresser le bien-être et la moralité
des masses. »
Le monopole, après des essais partiels dans un certain
nombre de provinces, est devenu la loi commune de l'em-
pire. Il fonctionne dans trente-cinq gouvernements, et il
756 L'ALCOOLISME DEVANT LA CHAMBRE
sera mis en vigueur dans le surplus du territoire impérial à
partir du 1^' juillet 1902. L'État russe n'a pas monopolisé la
distillation, mais il l'a limitée et réglementée. L'administra-
tion achète par adjudication un tiers des quantités dont elle
a besoin ; elle se procure les deux autres tiers par des achats
à l'amiable, dont les prix sont fixés par le ministre, d'après
les conditions locales de la production. L'Etat se réserve
ainsi le droit exclusif de servir d'intermédiaire entre le pro-
ducteur et le consommateur. Il fait rectifier, dans des usines
à lui ou sous sa surveillance, l'alcool qu'il a acheté, il le con-
serve dans des locaux à lui, et ne laisse sortir de ses bu-
reaux que des récipients clos et cachetés. Ces récipients
sont des bouteilles, dont la contenance varie de six centili-
tres à trois litres. Ils portent une étiquette indiquant le prix
de l'alcool, le prix du verre, le degré et le volume du liquide
qui s'y trouve contenu.
Le consommateur reçoit l'alcool, ainsi préparé, soit direc-
tement de l'administration, soit indirectement par l'entre-
mise des débitants. Ceux-ci sont de deux sortes. Les uns ont
été substitués aux cabarets. Les vendeurs sont des fonction-
naires de l'Etat, ne recevant aucune remise, mais jouissant
d'un traitement fixe, afin de ne pas être tentés de pousser à
la consommation. Ils délivrent l'alcool en bouteilles cache-
tées, qu'il est interdit tant aux vendeurs qu'aux acheteurs
d'ouvrir sur place. Ces derniers ne doivent ni boire, ni fumer,
ni parler haut, ni séjourner dans les débits. Ils ne peuvent ni
décacheter les bouteilles, ni même demander aux vendeurs
des tire-bouchons, clous ou autres ustensiles propres à les
déboucher.
En dehors de ces agents, de simples particuliers peuvent
obtenir, mais à des conditions spéciales, le droit de vendre
les produits du monopole. Seuls, les buffets des gares, des
clubs, les restaurants ou hôtels ont la faculté de débiter l'al-
cool au verre et de le laisser consommer sur place.
Gomme on le voit, la préoccupation du législateur, dans le
système russe, est de supprimer le cabaret et le cabaretier,
pour laisser subsister le restaurant, où l'on ne donne à boire
qu'à la condition de donner en même temps à manger. Le
résultat a-t-il répondu aux espérances ? Oui, s'il faut s'en rap-
L'ALCOOLISME DEVANT LA CHAMBRE * 757
porter aux statistiques, toujours un peu indécises, ou d'une
interprétation difficile, quand elles embrassent une expé-
rience de trop courte durée pour être décisive. Quoi qu'il
puisse en être dans l'avenir, il est sûr que le nombre des dé-
bits pour la vente au verre a singulièrement diminué dans les
régions où le monopole est appliqué depuis le 1®'' janvier
1898. Dans les villes, avant le monopole, les débits existants
étaient de 11 250, ils ne sont plus que 2 826, c'est-à-dire que
la diminution est de 75 pour 100. Dans les campagnes, au lieu
de 23 433, on n'en trouve plus que 2 265. La diminution est ici
de 90 pour 100 *. La loi voulait surtout délivrer la campagne de
l'esclavage du cabaret et du cabaretier doublé d'un usurier.
Il semble bien qu'elle ait réussi.
En établissant le monopole, l'État ne s'est en rien préoc-
cupé d'indemniser les marchands en gros et les débitants
auxquels il se substituait. Il a simplement déclaré qu'ils n'a-
vaient droit à aucun dédommagement, ni pour la perte de
leur clientèle, ni pour la dépréciation de leur matériel. « Les
profits des débitants, dit l'exposé des motifs, tiennent aux
conditions anormales dans lesquelles s'exerce le commerce
des alcools, et s'achètent au prix des conséquences les plus
funestes pour le bien du pays. Le monopole ayant précisé-
ment pour objet de libérer le peuple du tribut excessif qu'il
leur paie, il n'y a pas de raison de leur accorder une indem-
nité pour les pertes qu^ils subiront... Du reste, les fortunes
des marchands d'alcool sont assez grosses pour que le fisc
soit dispensé d'y rien ajouter. » L'État russe, on le voit bien,
ignore la puissance électorale du mastroquet. Aucun pays de
suffrage universel n'oserait traiter aussi cavalièrement le
grand électeur des temps modernes.
Le gouvernement russe ne s'est pas contenté d'imposer le
monopole. Il a travaillé à faire comprendre au peuple le mal
provenant de l'abus de l'alcool, et l'utilité de la nouvelle
réforme. C'est dans ce but qu'il a fondé dans les provinces
des comités ou curatelles de tempérance. Ces comités con-
courent à la réalisation du but de la loi en veillant sur son
observation. Ils propagent parmi les masses les leçons de la
1. A. Schumacher, Rapport à la Commission de V alcoolisme ,
758 L'ALCOOLISME DEVAJ^T LA CHAMBRE
sobriété, de ses avantages, et du mal fait à la santé par l'usage
immodéré des spiritueux. Ils organisent des lectures popu-
laires, impriment des brochures, fondent des bibliothèques,
des salles de réunion, des bouillons et des établissements
pour la consommation du thé et du café. C'est dans ces salles
que l'ouvrier et le paysan trouvent des distractions qui les
reposent, au lieu du cabaret qui les abrutit.
Le système a soulevé, il fallait s'y attendre, de nombreuses
objections. Nous laissons de côté celles qui viennent des
économistes dits orthodoxes, pour lesquels un principe ne
peut être sacrifié, quand môme il s'agirait de la vie d'un
peuple. Qu'il meure, s'il lui plaît de se tuer, mais que la
liberté commerciale et la liberté individuelle restent invio-
lées ! Tout à l'initiative privée, rien par l'État. Les difficultés
de ce genre sont de celles qui ne prouvent rien, parce qu'elles
veulent trop prouver. S'il est des cas où l'État viole des droits
sacrés par une intervention abusive, il n'y a pas lieu de lui
faire un crime de gêner le droit des ivrognes et des empoi-
sonneurs publics. Mais le monopole en Russie a-t-il arrêté
le progrès du mal ?
M. Borodine, dans un rapport du 4 novembre 1898 à la Com-
mission de l'alcoolisme, prétend que le remède n'a rien guéri.
D'abord, du cabaret, l'ivrognerie a passé dans la rue . « La foule
se presse, dit un correspondant, aux portes du débit. Elles
s'ouvrent. C'est à peine si la vendeuse et son aide peuvent
suffire à vendre les quarts, les bouteilles et les fioles. Tout cela
se prend et s'ouvre d'une manière tout à fait singulière à côté
du débit : le paysan prend la bouteille de la main gauche et
frappe de la main droite sur le fond, jusqu'à ce que le bou-
chon soit chassé par la mousse de l'alcool, et se verse dans
la gorge, avec force glouglous, la boisson vivifiante. En une
heure, la rue se remplit d'hommes ivres... On dirait, à voir
cette foule, qu'on se trouve dans une ville d'aliénés; des
chansons, des cris, des rires, des sanglots et des blasphèmes,
tout cela se confond dans uu brouhaha général, dont se déga-
gent surtout les paroles les plus obscènes. » Le cabaret est
ainsi transporté dans la rue, et il semble pire qu'autrefois i.
1. Borodine, Rapport, p. 14 sqq.
L'ALCOOLISME DEVANT LA CHAMBRE 759
M. MinzlofF réplique au rapport de M. Borodine que ces
scènes de la rue, si regrettables soient-elles, ne prouvent
pas que le nombre des ivrognes ait augmenté. Ce sont les
habitués du cabaret, ceux qui ont perdu toute pudeur, les
incorrigibles, en un mot, qui donnent ce spectacle dégradant.
Malgré ces scènes déplorables, il n'en est pas moins vrai
que le cabaret est autrement dangereux que la rue, quand il
s'agit d'entraînement à boire. M. de MarkofF, organisateur et
directeur du monopole, disait justement à M. Berlillon : « Le
nombre des hommes qui se soûlent de propos délibéré,
croyez-le bien, est restreint. Le nombre de ceux qui se lais-
sent entraîner est immense. Et, après avoir cédé au vice par
la force de l'exemple, ils en prennent la passion et ne son-
gent plus à lui résister. Tout cela, par cette simple prescrip-
tion que l'alcool est vendu en bouteilles, est supprimé. Voilà
donc le paysan sorti du débit, sa bouteille à la main. Où va-
t-il aller pour en boire le contenu ? Chez lui, au plus vite,
surtout si c'est en hiver (en été, le paysan ne boit pas, il n'a
pas le temps), et, par conséquent, sa femme le saura. Sa
femme, voilà mon auxiliaire dans la lutte contre l'alcoolisme.
C'est elle qui sauvera le peuple russe de l'alcool^. »
De fait, les rapports des évêques, des gouverneurs de pro-
vince et des maréchaux de la noblesse, attestent la diminu-
tion du nombre des ivrognes, et les progrès de la sobriété
parmi le peuple ouvrier. D'autre part, l'accroissement des
recettes du fisc, et l'afflux des dépôts aux caisses d'épargne
confirment le progrès économique partout où fonctionne la
régie des spiritueux. Il y a lieu de croire qu'une expérience
plus longue et plus décisive ne fera que confirmer ces pre-
mières observations en faveur de l'action moralisatrice et
économique du monopole.
IV
Pour combattre l'alcoolisme, quelques-uns ont cru qu'il
suffirait de corriger et de moraliser, en quelque sorte,
l'agent responsable de ce fléau social. « Nous prenons, ont-
ils dit, un produit composé d'une association de substances
1. Jacques Bertillon, le Monopole de l'alcoolisme en Russie, dans la Revue
politique et parlementaire , août 1899.
760 L'ALCOOLISME DEVANT LA CHAMBRE
plus abominables les unes que les autres. Nous rectifions ce
liquide, et nous vous rendons une boisson hygiénique, pure
de tout mélange toxique, et d'une parfaite innocuité. » Mal-
heureusement il n'en est pas tout à fait ainsi. L'alcool éthy-
lique, pour être pur, ne cesse pas d'être nuisible, et l'usage
d'un poison, légèrement atténué, n'en devient pas moins
pernicieux, surtout lorsque, comme c'est ici le cas, l'usage
amène fatalement l'habitude, et ne tarde pas à conduire à
l'abus.
D'autres, pour éloigner les buveurs de la source empoi-
sonnée, ont armé la loi de pénalités plus ou moins sévères.
Ceux-là veulent frapper la victime volontaire du meurtrier,
et la sauver en la punissant de sa faiblesse. Mais les péna-
lités diverses édictées par les législateurs modernes ne rap-
pellent en rien la sévérité de François 1", dont l'ordonnance
de 1536 est demeurée célèbre. A la première fois, le délin-
quant devait être mis au pain et à l'eau; à la deuxième, il
était battu de verges en prison; à la troisième, fustigé en
public, et, si on le reconnaissait incorrigible, il subissait
l'amputation d'oreilles et le bannissement de sa personne.
Nous ne demandons pas à nos législateurs de revenir à ce
régime draconien. Nous doutons même que les pénalités les
plus rigoureuses aient sur l'ivrogne d'habitude la moindre
vertu curative. Mais il n'en est pas moins vrai qu'elles stig-
matisent un acte et le signalent comme immoral et honteux
à ceux qui seraient tentés de le commettre. Les pénalités
aujourd'hui en vigueur dans les divers États ne vont guère
au delà de l'amende et de quelques jours de prison. La loi
allemande suppose cependant que certains ivrognes peuvent
être internés pendant deux ans. En Belgique, le soldat pris
en état d'ivresse perd le droit de porter les armes, en dehors
du service, jusqu'à sa réhabilitation. En Suède et en Russie,
le crime commis par un homme ivre est puni comme s'il
avait été perpétré à l'état normal, et l'ébriété n'est jamais,
dans ce cas, circonstance atténuante. Ajoutons enfin que,
dans un certain nombre de pays, la loi ne reconnaît pas les
dettes de cabaret.
Plus généralement, pour arrêter les progrès de l'alcoo-
lisme, les Etats ont eu recours aux mesures fiscales. C'est
L'ALCOOLISME DEVANT LA CHAMBRE 761
encore aujourd'hui le soi-disant remède appliqué dans la
plupart des pays. On fait subir à l'alcool le poids d'un tarif
exorbitant, et l'on s'imagine, par là, le rendre inaccessible,
ou peu s'en faut, à la masse des consommateurs. Le moyen
est aisé; il est, surtout, tentant pour les budgets qui man-
quent d'équilibre et de ressources. Mais a-t-il, en réalité,
sur les progrès de l'alcoolisme, la puissance d'une barrière
que le flot ne puisse franchir ? Peut-être le fléau subit-il tout
d'abord un arrêt, mais il n'est que momentané. Malgré les
charges d'une taxe dix à douze fois supérieure à leur valeur,
les liqueurs fortes, après avoir fléchi sous le fardeau,
reprennent leur place de faveur dans la consommation.
L'impôt n'arrête pas l'essor d'une passion. Le buveur boit
au risque d'augmenter sa misère matérielle. Il boit les hor-
ribles mélanges inventés et servis par la fraude, et il aggrave
sa misère physique et morale. Gomment nos législateurs
ont-ils essayé de résoudre ce difficile problème ? C'est ce
qu'il nous faut voir, après cette rapide excursion à travers
la situation légale faite à l'alcool dans les principaux Etats
du monde.
HippoLYTE MARTIN, S. J.
(A suivre,)
UNE CONSULTATION
SUR
LES BIENS DES CONGRÉGATIONS
Les journaux ont publié la magistrale consultation de
M. Henri Barboux, ancien bâtonnier de l'ordre des avocats,
« sur la question de savoir si les biens des congrégations
non autorisées peuvent, d'après les principes du droit com-
mun, être considérés comme des biens vacants et sans maî-
tres, que l'Etat, par conséquent, aurait le droit de reven-
diquer ». Le droit commun : c'est lui, en effet, que M. le
Président du Conseil a constamment invoqué pour essayer
de prouver que la loi spoliatrice qu'il prépare ne constitue
nullement une mesure d'exception, mais au contraire ne
fait que consacrer et appliquer des maximes de droit uni-
versellement reconnues et acceptées.
A quel point cette assertion est inexacte, d'autres juris-
consultes l'ont déjà fait voir en ce qui concerne la naissance
et la vie de l'association religieuse; M. Barboux le démontre
maintenant sur le point spécial de la propriété des biens, avec
une précision d'argumentation et une netteté de dialectique
absolument irréfutable. Les biens des congrégations même
non autorisées ne sauraient, à aucun moment, être considé-
rés comme sans maîtres; il faut, pour oser le prétendre, mé-
connaître des principes tenus jusqu'à présent pour indiscu-
tables par la doctrine et la jurisprudence. Et ce n'est pas là
une opinion personnelle à M. Barboux. Il cite les définitions
que des auteurs faisant autorité, Demolombe, Aubry et Rau,
Laurent lui-même, si connu par son anticléricalisme, ont
données des biens vacants, pour montrer qu'aucune d'entre
elles ne peut cadrer avec le système présenté par M. Waldeck-
Rousseau. D'autre part, de nombreux avocats ont adhéré pu-
bliquement à sa consultation : par exemple, MM. Rousse, Bé-
tolaud, Bresson, du Buit, Cartier, Pouillet, Ployer, tous an-
ciens bâtonniers; Bellaigue, Brugnon, de Valroger, Arsène
Périer, Sabatier, Georges Devin, anciens présidents de
UNE CONSULTATION SUR LES BIENS DES CONGRÉGATIONS 763
Tordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassa-
tion, déclarent qu'ils approuvent sans réserve les conclusions
posées par M. Barboux.
M. le Président du Conseil est avocat lui-môme. 11 jouis-
sait au Palais d'une situation très haute. On se plaisait à
rendre hommage à l'étendue de ses connaissances profes-
sionnelles et à la sûreté de son jugement. La pratique jour-
nalière des affaires, où les expédients tiennent plus de place
que les principes, a-t-elle obscurci ces qualités brillantes?
L'auteur du projet de loi sur les associations ne sait-il plus
discerner la vérité juridique ? Ou bien, tout en continuant de
la voir nettement, s'est-il laissé entraîner, par les compro-
missions de la politique, à la méconnaître, et à mettre sciem-
ment le sophisme au service de l'iniquité? On n'ose se pro-
noncer. Ce qui est certain, c'est qu'il doit être très pénible à
M. Waldeck-Rousseau de se voir ainsi ouvertement démenti
par ses plus éminents confrères.
I
Il y a un chiffre fameux qui, toml)é, à Toulouse, de la bouche
du président du Conseil, a fait le tour du pays, de l'opinion,
de la presse, et qui est aujourd'hui passé dans la langue cou-
rante : le milliard des congrégations. De ce milliard, quelle
est la part officiellement afférente aux congrégations non
autorisées ? D'après les résultats de l'enquête gouvernemen-
tale, elle serait de 565 millions. Ces évaluations ne visent
que les biens immobiliers. Dans le plus récent de ses dis-
cours, M. Brisson, dont la puissante imagination se plaît
aux calculs fantaisistes, lorsqu'il s'agit de grossir la richesse
congréganiste « œuvre ténébreuse de la captation et de la
fraude, trésor de guerre contre les idées modernes et contre
le gouvernement que le pays s'est donné », M. Brisson estime
que, d'une manière générale, les congréganistes ont dix fois
plus de capitaux que d'immeubles. C'est donc une fortune de
cinq milliards et demi que posséderaient les congrégations
non autorisées. Acceptons ces chiffres tels qu'ils sont énoncés ;
ce n'est pas le lieu de rééditer les nombreuses et légitimes
rectifications qui les ont réduits à la mesure de la réalité.
764 UNE CONSULTATION
Cinq milliards et demi que l'État aurait le droit de s'ap-
proprier et sur lesquels il a différé jusqu'à présent de mettre
la main !
Car enfin, disons-le tout de suite avec M. Barboux : « S'il
était vrai que les biens d'une congrégation non reconnue
soient vacants et sans maîtres, au moment de sa dissolution,
ils le seraient aussi pendant son existence; car la dissolution
n'a qu'un effet, celui de disperser les associés, de mettre fin
à leur cohabitation; elle ne change en aucune façon le carac-
tère juridique des droits qu'ils avaient ou prétendaient avoir
sur les biens qui servaient, tant qu'a duré la communauté, à
l'entretien des personnes et au fonctionnement des œuvres.»
C'est donc avant aussi bien qu'après la dispersion, ce serait
dès maintenant, avant le vote de la loi, aujourd'hui même,
que les biens des congrégations non autorisées seraient à la
merci de l'État; et l'État ne s'en empare pas?
Ajoutons qu'il y a beaucoup d'autres associations, en dehors
des congrégations non reconnues, à ne pas remplir les condi-
tions légales pour posséder socialement. Le nombre des grou-
pements laïques qui se trouvent dans ce cas est incalculable.
Les biens qu'ils détiennent doivent être, tout comme les biens
des congrégations, réputés vacants et mis à la disposition de
l'État. Et alors, encore une fois, comment se fait-il que l'État,
déclaré le seul maître légitime de cette propriété laïque, de
cette propriété congréganiste, hésite à les appréhender ?
« Le fisc, cependant, c'est la remarque de M. Barboux, le
fisc ne passe en France, ni pour aveugle, ni pour généreux.
Dès lors, à qui fera-t-on croire que s'il existait des biens
d'une valeur de plusieurs milliards... appartenant à l'État,
en vertu des dispositions du code civil, le fisc ne s'en se-
rait pas depuis longtemps emparé?... A qui fera-t-on croire
qu'on aurait péniblement, à trois reprises différentes, depuis
1880, chargé ces biens au profit de l'État, d'impôts de plus
en plus lourds, s'ils appartenaient à l'État? Qui admettra que
depuis vingt ans la tribune ait à chaque instant retenti de dis-
cussions sur les biens de mainmorte et la taxe d'accroisse-
ment, s'il avait suffi d'un mot, d'un seul mot, pour les rendre
inutiles? Et qui croira qu'un homme affamé s'amuse à ramas-
ser les miettes d'un tel festin, si nul convive n'est assis au-
SUR LES BIENS DES CONGRÉGATIONS 765
tour de la table, si les mets qui la couvrent n'appartiennent
à personne, et s'il lui sufïit d'étendre la main pour les saisir
et d'ouvrir la bouche pour les dévorer? »
Ne nous contentons pas des soupçons de fausseté que
nous inspire la seule inaction du fisc. Examinons de plus
près la thèse qui livre à l'Etat le patrimoine des congré-
gations non reconnues. Il ne nous sera pas difficile de dé-
montrer :
— Qu'elle se heurte aux règles de droit les plus certaines,
indépendantes d'ailleurs des diverses conceptions que l'on
peut se faire de l'association ;
— Qu'elle est en contradiction formelle avec les principes
fondamentaux antérieurement posés par les adeptes mômes
de la théorie spoliatrice ;
— Qu'elle érige en système la violation de la propriété
privée, la confiscation, le vol.
II
Elle se heurte à des règles certaines de droit.
Prenons à part un instant les biens mobiliers de l'associa-
tion, de la congrégation non reconnue. En ce qui les con-
cerne, la thèse est absolument insoutenable. Le principe que
les biens sans maître appartiennent à l'État ne s'applique, en
général, qu'aux immeubles. Il ne s'étend aux meubles que
dans le cas d'une succession vacante. Or, dans le cas pré-
sent, il n'y a pas ouverture de succession, puisqu'il n'y a pas
eu mort d'homme.
Nos adversaires pourraient peut-être le prétendre, avec
quelque apparence de logique, si nous étions en présence
de la dissolution d'une congrégation reconnue. Une fois
admis que dans la congrégation reconnue, le seul proprié-
taire est la personne civile, distincte des associés, créée par
l'État et investie par lui de la capacité juridique, on pourra
dire, le jour où l'État détruira son ouvrage et fera rentrer
dans le néant cette fiction légale qu'il en a tirée, on pourra
dire, à la rigueur, qu'il y a ouverture d'hérédité, comme à la
mort d'un propriétaire en chair et en os ; hérédité vacante,
766 UNE CONSULTATION
exposée à la revendication gouvernementale, puisque la per-
sonne morale disparue ne laisse pas d'héritiers.
C'est en raisonnant de la sorte que les rhéteurs de la Révo-
lution préparèrent jadis la confiscation totale des biens, meu-
bles et immeubles du clergé, et des autres communautés.
« Les propriétaires des biens ecclésiastiques sont des êtres
moraux créés par la loi, dirent-ils. Détruisons par la loi ce
qui n'existe que par elle. Les biens d'Eglise n'auront plus de
propriétaire ; ils seront vacants et, à ce titre, de plein droit
dévolus au fisc. » En vain Maury essaya de faire observer
que Ton ne succède pas à ceux que l'on tue ; il cita le vers de
Grébillon :
Ah ! peut-on hériter de ceux qu'on assassine ?
Entraînée par Talleyrand, par Mirabeau, par Treilhard, l'as-
semblée passa outre.
Mais le raisonnement spécieux, et qu'il est hors de propos
de réfuter ici, présenté alors pour justifier l'expropriation
des corporations ecclésiastiques et religieuses, ne peut en
aucune façon s'appliquer aux congrégations non reconnues.
Nos contradicteurs doivent en convenir, eux qui nous rappe-
lent si souvent que cette catégorie de congrégation est dé-
pourvue de la personnalité civile, base unique de l'argumen-
tation des Constituants de 89.
Donc, — nous Tavons vu, — les meubles d'une congréga-
tion non reconnue ne font point partie d'une universalité
héréditaire ; et si l'on déclare qu'ils n'ont pas de proprié-
taires, l'Etat ne peut se prévaloir, pour exclure tout autre
compétiteur, d'un privilège qui ne lui a été accordé que dans
le cas d'une succession vacante. Ces meubles constituent
une série de res nulllus^ de res derelictae rapprochées de fait
les unes des autres, « mais qui n'appartiennent pas plus à
l'État qu'une compagnie de perdreaux^ ». Ils sont à qui-
conque réussit à s'en emparer. Si nos législateurs ont à cœur
d'en grossir le Trésor, ils doivent conseiller aux agents du
fisc, non pas de les revendiquer, mais d'en prendre vivement
possession, et d'être les premiers occupants. Qu'ils n'atten-
1. Expression de M. le comte de Vareiiles-Sommières (cZu Contrat d'asso-
ciation, p. 149 ).
SUR LES BIENS DES CONGRÉGATIONS 767
dent pas la dispersion de la communauté ; qu*ils luttent de
vitesse avec les voleurs et les prœdones.
Mais non ; il ne saurait y avoir ici ni voleurs ni prœdones ;
faire main basse sur les vases sacrés, les tableaux, les meu-
bles, les livres d*un couvent de dominicains ou de jésuites,
c'est tout simplement devenir, par occupation, légitime pro-
priétaire de choses qui n'étaient à personne. S'il y a un vo-
leur, c'est le couvent qui faisait fraude à la loi en possédant
ces objets.
Une autre règle non moins certaine que celle que nous
venons de rappeler touchant les meubles, c'est que l'Etat ne
peut user du droit de revendication ou d'occupation qui lui
est attribué par le code civil que dans le cas où les biens,
meubles ou immeubles, sont véritablement vacants et sans
maitres, c'est-à-dire, ne sont plus, de fait, ni détenus ni pos-
sédés par personne ^
Dès lors, comment ce droit pourra-t-il s'exercer sur des
biens qui sont matériellement possédés, occupés, adminis-
trés par des religieux ou des laïques, par des sociétés civiles
ou commerciales, en vertu de titres réguliers, d'actes authen-
tiques, transcrits dans les bureaux d'enregistrement, avec
toutes les formes protectrices de la propriété civile ?
Sur la validité de ces titres, des doutes pourront s'élever,
des chicanes pourront être suscitées; il y aura procès. Pa-
reille chose arrive journellement au sujet des propriétés
laïques. Mais le débat restera confiné dans la sphère des in-
térêts privés; ce sera affaire entre particuliers. Le rejet des
prétentions de celui-ci sera la confirmation des réclamations
de celui-là. L'État n'a pas le droit d'intervenir pour revendi-
quer des biens qui, loin d'être sans maître, sont disputés par
plusieurs maîtres. Il n'a pas le droit de contester les titres
1. Le principe des articles 539 et 713 (relatifs aux biens vacants) s'ap-
plique aux immeubles, quand il y en a de vacants, ce qui ne peut guère
arriver que dans les grandes calamités, la peste, la guerre, etc., et alors
même l'Etat ne succède que par voie de déshérence. Pour qu'il y ait Heu à
l'application du principe, il faut supposer qu'un propriétaire abandonne un
immeuble dans l'intention de ne l'avoir plus, ce qui n'arrivera guère dans
nos sociétés modernes où les hommes sont si avides de propriété. {Lau-
rent, cité par M. Barboux.)
768 UNE CONSULTATION
de la propriété des citoyens. Son rôle à'' occupant ne com-
mence que lorsque, parmi les individus, plus personne n'é-
lève la voix à titre d'ayant droit, et que les biens, réellement
abandonnés, restent là gisants au soleil ; ce qui n'arrivera
guère, dit Laurent, que dans les cas de guerre, de peste, de
famine, alors que tous les ayants droit sont emportés d'un
coup par le fléau.
Les fluctuations et divergences de la doctrine en matière
de propriété collective, et surtout congréganiste, se sont
ajoutées au désir de s'enrichir, si enraciné parmi les hommes,
pour donner naissance à maintes actions civiles contre les
communautés religieuses. La jurisprudence, indécise à son
tour, a tranché les diff'érends par les solutions les plus di-
verses ; tantôt elle a maintenu les biens en litige dans la pos-
session des congréganistes, tantôt elle les a fait passer à d'au-
tres mains. A-t-elle jamais débouté les deux parties pour
inviter l'Etat à se substituer en leur lieu et place, et à s'em-
parer des biens, objet de la contestation?
De ce qui précède, il résulte que la thèse qui livre à l'Etat
les biens des congrégations non autorisées est en désaccord
avec des règles de droit absolument certaines, indépendantes
des idées diverses que l'on peut se faire de la situation juri-
dique de l'association libre. De plus, avons-nous dit, elle est
en contradiction formelle avec le grand principe posé par
ceux-là même qui soutiennent cette théorie.
III
Ce principe est celui de Tincapacité juridique, de l'inexis-
tence légale de la congrégation non reconnue ; et le raison-
nement est le suivant : La communauté, n'étant point auto-
risée, est inhabile à un acte quelconque de la vie civile; elle
n'a pu ni recevoir, ni acheter, ni acquérir en aucune manière ;
elle ne peut pas posséder. Et comme, d'ailleurs, c'est pour
elle, non pas pour lui que le religieux acquiert et possède,
il s'ensuit qu'il n'y a aucun possesseur, que les biens sont
sans maître et à la discrétion de l'Etat.
Il s'ensuit...; mais, nullement; la conclusion ne suit pas
des prémisses posées. Admettons que la communauté non
SUR LES BIENS DES CONGREGATIONS 769
reconnue, par le fait qu'elle n'a pas été élevée à la dignité de
personne légale, soit incapable d'agir au civil, incapable
d'acquérir et de posséder, la conséquence qui en découle et
-qui s'impose, à l'exclusion de toute autre, c'est que les biens
de la communauté n'ont pas cessé d'appartenir à ceux qui les
ont apportés, donnés ou vendus. Ces apports, ces ventes,
ces donations, ayant été consentis à une personne radica-
lement inhabile, sont nuls et non avenus; les aliénateurs
n'ont rien aliéné; ils peuvent revendiquer; ils peuvent éter-
nellement revendiquer. Donc les biens ne sont pas sans
maîtres; ils ont des maîtres faciles à rechercher et à décou-
vrir, les anciens propriétaires ; donc l'Etat ne saurait être
admis à se les annexer.
Qu'on ne dise pas que les donateurs, vendeurs et autres,
doivent être considérés comme ayant définitivement abdiqué
leur propriété sur des biens donnés et vendus à un pur
néant, que donner ou vendre une chose au néant c'est une
manière de renoncer absolument à cette chose.
Remarquons d'abord qu'on pourrait en dire autant de
toutes les donations, legs, aliénations quelconques adressées
à des personnes non conçues, ou à des personnes frappées
d'une incapacité absolue de recevoir. On livrerait à l'Etat
bien d'autres patrimoines que ceux qu'on veut lui attribuer.
La confiscation deviendrait la sanction de presque toutes les
nullités des actes de la vie civile, nullités dont l'Etat seul
pourrait se prévaloir.
De plus, pour que l'assertion fût vraie, ne faudrait-il pas
que les aliénateurs aient eu conscience de donner ou de
vendre à un incapable ? Or, c'est le contraire qui est vrai; ils
ont cru fermement aliéner au profit de personnes habiles à
contracter. Ne faudrait-il pas au moins qu'ils aient eu le
dessein ferme, irrévocable, de se défaire de leur avoir, quels
que puissent être, ultérieurement, l'aboutissement de leur
acte et les mains entre lesquelles tomberaient les biens
cédés ? Mais, ici encore, c'est le contraire qui est la vérité ;
ils ont entendu ne se dépouiller eux-mêmes que relative-
ment, et sous la condition que l'opération accomplie de con-
cert avec telle personne, et non point avec une autre, serait
valable.
LXXXVI. — 49
770 UNE CONSULTATION
Notre conclusion, dans l'hypothèse de l'incapacité absolue
de la congrégation non autorisée, s'impose tellement que
Laurent, dans l'avant-projet qu'il rédigea sur les associa-
tions, et qui fut déposé le 15 mars 1883 sur le bureau de la
Chambre des députés de la Belgique, n'a pas cru devoir
l'éluder. L'article 543 de sa proposition de loi est ainsi
conçu : « Les biens détenus par les communautés ou éta-
blissements non reconnus peuvent être revendiqués : l'' Par
les anciens propriétaires ; 2° par les communes au nom de
rÉtat. » — Les anciens propriétaires apparaissent en pre-
mier lieu, ce sont ceux qui revendiquent avant l'Etat, avant
les communes; Etat et commune n'interviennent qu'à leur
défaut. Nos législateurs du Palais-Bourbon, eux, mettent tout
d'abord en évidence et presque exclusivement l'État. Ce
n'est que subsidiairement, sous forme de concession béné-
vole, qu'ils accordent, non pas à tous les anciens proprié-
taires, mais seulement à quelques-uns d'entre eux, « au do-
nateur, à ses héritiers ou ayants droit, aux héritiers ou ayants
droit du testateur », la faculté de reprendre les valeurs cé-
dées à titre gratuit.
Au surplus, l'ancien projet belge et le nouveau projet
français se mettent promptement d'accord pour rendre illu-
soire ce droit de revendication ouvert à la totalité ou à une
catégorie des propriétaires primitifs ou de ceux dont ils sont
les auteurs. Manifestement, de part et d'autre, on a craint
que les particuliers ne se servent pas des armes qu'on leur
mettait entre les mains ; on a craint que les nullités invo-
quées n'empêchent pas un bon nombre de congrégations
non reconnues de jouir en fait de certains de leurs biens, de
vivre encore, ou de vivoter. Sous l'empire de ce sentiment, que
font nos législateurs? Ils désarment les individus pour armer
l'Etat. « Au bout de trois mois », disait Laurent; a au bout
d'un an, dit M. Waldeck-Rousseau, au bout d'un an à partir
de la publication, au Journal officiel, du jugement de disso-
lution ou de l'acte de dissolution volontaire, le donateur ou
ses héritiers ne pourront plus revendiquer les biens par eux
cédés; la propriété en sera acquise à l'Etat. »
« Au bouî de trois mois... », « au bout d'un an... »; mais
en vertu de quel principe? Pendant tout le temps, si long
SUR LES BIENS DES CONGREGATIONS 771
qu'il soit, que la congrégation non autorisée a détenu les
biens, a-t-elle pu les acquérir par prescription, sauf à s'en
voir maintenant dépouiller par le fisc, comme incapable ? Mais,
si aujourd'hui elle est incapable de retenir et de posséder,
hier elle était incapable d'acquérir môme par prescription;
quand on est incapable, on ne peut pas plus acquérir par
prescription qu'à titre gratuit ou onéreux. La propriété, que
la congrégation n'a pu déplacer, est donc restée là où elle
était, c'est-à-dire entre les mains des anciens propriétaires ;
et ces anciens propriétaires, qui n'ont pas cessé de l'avoir, ne
cessent pas non plus de pouvoir la revendiquer.
Dira-t-on qu'ils finissent par perdre leur droit, faute d'en
user? Mais le droit de propriété ne se perd pas par le simple
non-usage, et quand le non-usage n'a pas pour complément,
ou contre -partie, la possession acquisitive d'autrui. Celte
possession acquisitive d'autrui fait ici défaut.
Donc nos adversaires, s'ils veulent être logiques et consé-
quents avec le principe qu'ils ont eux-mêmes posé, de l'in-
capacité absolue des congrégations non autorisées, doivent
convenir qu'éternellement, non pas pendant un an, non pas
pendant trente ans, mais éternellement les anciens proprié-
taires ou leurs ayants droit restent les maîtres légitimes des
biens qu'ils avaient prétendu aliéner, quelle que soit la na-
ture de l'acte de cession, vente, legs, donation ; et qu'à au-
cune époque, l'Etat ne saurait avoir qualité pour les évincer.
IV
Mais le principe de l'incapacité absolue des congrégations
non autorisées est-il à l'abri de toute critique ? Est-il vrai
qu'aucune translation de propriété ne puisse s'opérer en leur
faveur? Non, rien de plus contestable que ces prétendues
maximes de droit.
On a démontré de façon péremptoire que, rationnellement,
abstraction faite des lois qui nous régissent, l'association
permise, la congrégation non autorisée, peut, en vertu des
droits qu'elle trouve en son sein, acquérir et posséder, qu'elle
n'a pas besoin pour cela du secours extérieur de la person-
nalité civile.
T72 UNE CONSULTATION
On a démontré péremptoirement que, même dans notre
droit, positif actuel, l'association permise, la congrégation
non autorisée, dépourvue de la personnalité fictive, peut
acquérir et posséder; que nos lois ne sont pas tellement
déraisonnables, ni tellement tyranniques qu'elles lui en
dénient la faculté.
On a démontré que^ même dans les associations ou con-
grégations reconnues, ce n'est pas la fiction légale de la per-
sonnalité qui crée le droit de posséder, que ce droit préexiste,
que l'hypothèse de la personne légale n'a d'autre effet que
d'en faciliter l'exercice et l'usage^.
Dans les associations, dans les congrégations autorisées,
comme dans celles qui ne le sont pas, ce n'est point à un
être chimérique, qui n'existe que dans l'imagination ou dans
un texte écrit, qu'il faut attribuer la propriété, mais aux êtres
vivants et tangibles qui se sont réunis pour former l'asso-
ciation. Ce sont eux qui, par le libre accord de leurs volontés
et le jeu des conventions honnêtes, que la loi elle-même
sanctionne, ont créé la propriété collective, laquelle n'est
qu'une des formes de la propriété individuelle. Ce sont eux
qui contractent, qui acquièrent, qui possèdent, moyennant
l'obligation qu'ils ont assumée de maintenir aux biens com-
muns la destination qui est la raison même de leur grou-
pement.
« Ce sont eux qui possèdent... — passe encore, nous dira-
t-on, quand il s'agit de sociétaires laïques; mais quand les
associés sont des religieux, votre proposition est inadmis-
sible ; vous oubliez, et le vœu de pauvreté qui les lie, et le
caractère illicite de la destination des biens congréganistes. »
Oui, nous le savons ; le vœu de pauvreté a souvent servi
de thème aux variations déclamatoires des avocats de la
nullité de tous les actes de propriété accomplis par les soins
et au profit des congrégations. Il faut voir avec quelle vigueur
M. Laurent, par exemple, dans ses livres, ou M. Brisson
dans ses discours, s'élèvent contre ces moines qui prétendent
être vraiment propriétaires ; avec quelle vertu effarouchée
1. M. le comte de Vareilles-Sommières a pleinement mis en lumière toutes
ces vérités. (Voir le Contrat d'association.)
SUR LES BIENS DES CONGRÉGATIONS 773
ils les rappellent au respect d'un engagement sacré. Les
réformateurs les plus austères des couvents, les Fourier ou
les Rancé, ne sont rien auprès de ces nouveaux patrons de
la pure discipline religieuse. Ces messieurs ont-ils eu le
souci, au préalable, de s'enquérir, auprès des canonistes de
profession, de la véritable portée des vœux de religion?
Nous ne pensons pas qu'ils aient pris cette précaution. Ne
se font-ils pas, du vœu de pauvreté, une idée fausse exagérée
à dessein, pour étayer une fragile argumentation et justifier
leur indignation de commande ? Nous sommes très incliné
à le croire.
Quand on parcourt l'histoire de l'Eglise, on constate que
le vœu de pauvreté a produit, selon les temps, des effets très
divers. A qui suit les variations, en ce point, de la discipline
ecclésiastique, la pauvreté religieuse apparaît comme impli-
quant, non pas précisément la privation de tout bien, mais
plutôt la privation des plaisirs et des aises que procurent
d'habitude les biens de ce monde. Les Pères du désert
avaient fait le vœu de pauvreté; et cependant chacun d'eux,
dans l'isolement où il vivait, retenait, et l'usage, et la propriété
du peu qui suffisait à son entretien. Saint François de Borgia,
avant de quitter le monde, avait fait le vœu, le vœu solennel,
de pauvreté; ce qui ne l'empêchait pas de conserver l'usage
et la propriété des grandes richesses de son duché de Gandie.
Les conditions de la solennité du vœu de pauvreté, comme
aussi l'étendue des effets qu'elle produit, appartiennent au
droit positif ecclésiastique et dépendent de la volonté du
Saint-Siège. Ces effets, fussent-ils aussi rigoureux que nous
le représente le zèle hypocrite de nos adversaires, ils ne
seraient point un obstacle à la constitution de la propriété
congréganiste; car l'Eglise, qui les a fixés, serait toujours
libre de les modifier.
Toutefois, observons ici que l'Église n'a jamais inscrit,
parmi les effets du vœu de pauvreté, ce qu'on appelle la
juort civile du religieux. Ce n'est pas elle qui a édicté les
incapacités au regard des biens que l'on a coutume de résu-
mer en ces termes et dont les religieux profès étaient frappés
sous l'ancien régime. Le pouvoir séculier en fut l'auteur.
Les familles et l'État y trouvaient leur compte ; les familles :
I
774 UNE CONSULTATION
car si un enfant faisait profession, la fortune de ses frères et
sœurs était, par là môme, augmentée de sa part, ainsi que de
tous les biens qui pouvaient lui échoir autrement; l'Etat :
car la mort légale du religieux, ayant pour conséquence la
substitution, dans les communautés religieuses, d'un pro-
priétaire factice aux propriétaires réels annihilés, mettait
d'avance les biens à la discrétion de l'État, créateur mais
aussi destructeur, s'il le voulait, de ce propriétaire fictif,
et préparait de la sorte les confiscations futures. Quant à
l'Église, ce n'est pas elle qui a inventé les expressions de
movl civile^ de personne juridique^ de mainmorte ; on ne les
rencontre pas dans le droit canon. Loin de les approuver,
l'Église a condamné, en plus d'une circonstance, le sens et les
conséquences que les représentants de la puissance civile y
attachaient. C'est par esprit de paix qu'elle a fini par accepter
ces termes là où ils avaient cours, et par tolérer le régime
qu'ils signifiaient.
Quel est, de nos jours, le régime possessoral tracé géné-
ralement aux congrégations par le droit canonique ? Quel
est, présentement, d'après la législation ecclésiastique, l'ef-
fet du vœu solennel de pauvreté ? Actuellement, et depuis le
quatrième concile de Latran en 1215, le vœu solennel de pau-
vreté entraîne l'incapacité de posséder indwidaellement ^
mais il laisse la capacité et le droit de posséder collectivement.
Les religieux profès ne possèdent pas à titre privé, en nom
propre; mais ils possèdent en commun; ils ne sont pas sim-
plement administrateurs, régisseurs ou usufruitiers des biens
de la congrégation; ils en sont véritablement les proprié-
taires communistes. Ils ont sur ces biens les mêmes droits
que des laïques ou des séculiers sur un fonds ou un capital
possédé par indivis, droits limités par l'affectation commune
qu'ils ont consentie et qu'ils doivent maintenir, mais droits
réels, opposables aux étrangers, et qui leur permet, aussi
bien qu'à n'importe quels propriétaires communistes, de
disposer de leur avoir à l'exclusion de tout autre ^.
Cet avoir, ils ont le droit, ils ont le devoir de le défendre
contre les usurpations d'autrui; ils ont le droit de le faire
1. Voir Études, t. LXXX, p. 145 et 721.
SUR LES BIENS DES CONGREGATIONS 775
fructifier, sans tenir compte des invectives pharisaïques des
Laurent ou des Brisson; de le mettre, par exemple, en so-
ciété civile à but lucratif. Les bénéfices modestes qu'ils en
retireront ne seront pas pour eux une source de bien-être et
de jouissances, mais un moyen de plus de se dévouer, et leur
acquisition n'a rien d'incompatible avec le vœu de pauvreté.
Et enfin, si pour se mettre en règle avec les systèmes
étroits et vexatoires du droit civil, il faut que, par une infrac-
tion à la loi commune, tel ou tel religieux fasse acte de pro-
priété privée, l'Eglise, qui l'a frappé de l'incapacité de pos-
séder individuellement, peut le relever de cette incapacité.
Léon Xni en a décidé ainsi pour tous les religieux belges.
N'est-ce même pas un principe de droit que les nullités pro-
noncées par les lois irritantes — la disposition canonique qui
déclare le profès incapable de posséder à titre privé est une
loi irritante — sont suspendues, avant même la décision de
l'autorité souveraine , en face d'un inconvénient grave et
général ?
Telle est la législation canonique au sujet de la propriété
religieuse. La jurisprudence séculière, si tyrannisée qu'elle
soit par le faux dogme de la personnalité civile, s'est vue
plus d'une fois contrainte de s'y conformer. Forcée par l'évi-
dence, elle a maintenu aux mains des Réguliers les biens
qu'on leur disputait, en arguant de leur incapacité profession-
nelle de posséder. (Affaires Parabère et Lacordaire.)
Donc, lorsqu'aujourd'hui l'Etat annonce son intention de
s'emparer des biens des communautés, ce n'est pas une per-
sonne imaginaire, inventée par lui, qu'il s'apprête à dépouil-
ler ; mais des personnes réelles, vivantes. Ces personnes
réelles et vivantes ne sont pas, comme nous le disions tout
à l'heure, en acceptant transitoirement une fausse hypothèse,
les vendeurs et donateurs primitifs ou leurs héritiers; ce
sont les associés actuels, les religieux qui forment Aic etnunc
la communauté. Mais est-il plus juste de prendre à dix reli-
gieux leur bibliothèque que de prendre la sienne à un savant
laïque ? Est-il plus juste de confisquer la chapelle, l'école ou
l'hôpital de dix religieux, que de confisquer l'oratoire d'un
particulier, la maison où il lui plaît de recevoir des écoliers
ou des malades ? Enfin est-il plus juste de ravir à dix reli-
776 UNE CONSULTATION
gieuses la donation c^'on leur fait pour les aider à nourrir
des orphelins et des vieillards, que de ravir à telle dame de
charité la donation qu'on lui a faite pour participer à ses au-
mônes ? De part et d'autre, le bon sens populaire n'a qu'un
mot pour qualifier l'acte : C'est le voL
— Pardon, ripostent nos adversaires ; il y a une différence,
et les gros mots sont rarement les mots justes. La différence,
c'est que ce groupement, cette association religieuse est illi-
cite. Elle est illicite; donc elle n'a pas le droit de posséder;
donc l'État a le droit de prendre ses biens.
L'association religieuse est illicite... Mais si cela est vrai,
qu'est-il besoin d'une loi nouvelle pour l'interdire ? N'a-t-on
pas maintes fois prouvé l'inanité des fameuses lois existantes?
Admettons la prétendue illiceité ; il j a eu, dans la forma-
tion de cette communauté religieuse, contravention aux rè-
glements et aux lois. Qu'en résulte-t-il ? Que les religieux
indûment associés sont passibles d'une peine correctionnelle,
d'une amende : oui; qu'ils doivent être dépouillés de tous
leurs biens : non. La confiscation n'est plus inscrite dans le
code pénal; son abolition constitue un des titres de gloire
de l'esprit moderne*. L'interdiction légale elle-même n'en-
lève à celui contre qui elle est prononcée que le droit de
disposer de son bien; elle lui en laisse la propriété.
Le patrimoine collectif de la congrégation condamnée de-
vra se désagréger; le contrat qui lui a donné naissance sera
rompu. Mais ce patrimoine ne se dispersera que pour se ré-
partir entre les religieux, naguère associés, et devenir la pro-
priété personnelle de chacun d'eux, conformément aux stipu-
lations de l'article 8 du nouveau projet de loi, en cas de
dissolution des associations laïques 2.
1. Il n'en reste dans le code pénal que des traces imperceptibles, le mot
plutôt que la chose, confiscation, dans les délits de chasse, de pêche, de con-
trebande, etc., des engins ou des marchandises prohibés ; nulle part, la
confiscation totale des biens.
2. A défaut de convention spéciale réglant les droits des membres de
l'association sur ses biens, ils seront réputés la propriété indivise des
sociétaires, et la part de chacun dans cette indivision sera fixée suivant la
valeur de son apport en nature ou l'importance de ses services ( première
rédaction).
Article 8, devenu l'article 9. — Nouvelle rédaction. — En cas de dissolu-
VWP
SUR LES BIENS DES CONGREGATIONS 777
Aller plus loin, dépouiller les religieux, disposer de la
part qui leur revient serait la violation flagrante de la pro-
priété privée. Nous ne disons rien de la plaisante contradic-
tion où tombent nos adversaires au sujet de la mainmorte.
Ont-ils assez joué de l'épouvantail des biens de mainmorte,
des graves et imminents dangers qu'ils font courir au pays?
Et voici qu'ils transforment en mainmortes véritables des
patrimoines qui n'en avaient que l'apparence. Pour qu'il y
ait mainmorte, il faut que le bien soit possédé par une per-
sonne nior aie perpétuelle. L'Etat, nouveau propriétaire, en
est une; la congrégation non reconnue, que l'on aura dépos-
sédée, n'en était pas une.
Nous ne disons rien de l'affectation assignée aux biens
saisis : la fondation de la Caisse des retraites. Dieu sait ce
qui en reviendra aux ouvriers.
Mais le mirage devînt-il un jour une réalité, ni l'équité, ni
la loi ne permettent de dépouiller celui qui possède pour faire
l'aumône à celui qui ne possède pas. « C'est la politique de Car-
touche et de Mandrin », s'écriait un jour à la Chambre M. de
Cassagnac en entendant M. Brisson préconiser la mainmise
de l'État sur les biens des congrégations. L'expression n'est
peut-être pas très parlementaire, mais elle est vraie. Punir de
la confiscation le fait de se réunir en communauté, punir
de la confiscation le fait de donner Thospitalité à quelques
membres des communautés dispersées, punir de la confisca-
tion le fait d'inscrire quelques religieux sur les listes d'une
société civile, ce n'est pas seulement réprimer les actes les
plus inofîensifs transformés arbitrairement en délits et en
crimes; c'est consacrer dans un pays, au moyen même de la
législation et avec le secours des tribunaux, la tyrannie et la
rapine; c'est le brigandage régularisé.
Cette fois, les plus gros mots sont les plus justes.
HippoLTTE PRÉ LOT, S. J.
tion volontaire ou prononcée par justice, les biens de l'association seront
dévolus conformément aux statuts.
A défaut de convention spéciale réglant les droits des membres d'une asso-
ciation non reconnue d'utilité publique, sur les biens possédés en com-
mun... (etc., comme dans la rédaction primitive.)
LE PRETENDU DECRET D'INNOCENT XI
CONTRE LE PROBABILISME
M. l'abbé Bertrand a cru devoir répondre par une brochure
de quatorze pages * aux quelques critiques que j'avais mêlées à
l'éloge très sincère de sa Bibliothèque sulpicienne ^. Il me
plaisante sur ce que j'ai dit qu'un volume ne serait pas de trop
pour redresser les inexactitudes de ses quarante-trois pages sur
Caulet : « Sous la plume et dans la bouche du R. P. Brucker,
écrit-il, la proposition et le sujet de la proposition sont certaine-
ment sincères : seulement il est fâcheux pour lui que cette formule
soit souvent employée par ceux qui n'ont rien à dire. » (P. 12.)
Au risque de prêter à des suppositions peu flatteuses pour moi,
je maintiens la « formule ». Ceux qui savent combien les grandes
querelles où Caulet joua un rôle restent encore embrouillées, en
dépit, voire un peu à cause des nombreux volumes qu'elles ont
1. Observations sur une critique de la a Bibliothèque sulpicienne )). Bor-
deaux, imprimerie Crugy, 1900.
2. Études^ t. LXXXV, p. 229. Je donne volontiers acte à M. Bertrand
d'une rectification, concernant un passage que, sur sa parole, je reconnais
avoir mal compris. Ce passage, qui me paraît toujours équivoque, est celui
où m'avait semblée insinuée une menace de publication désagréable pour
la Compagnie de Jésus, notamment à l'aide de papiers de Bernis, que M, Ber-
trand aurait dit avoir en sa possession. Disons donc qu'il n'y a rien de tout
cela dans le passage. — Quant à l'anecdotîer Villermaules, M. Bertrand répond
qu'il n'a pu découvrir le jansénisme ou l'opposition à la bulle Unigenitus
dans les préfaces des Anecdotes sur l'état de la religion en Chine, où je les
avais spécialement signalés. Pour l'y aider, je me borne à transcrire quel-
ques lignes de la fin de l'Avertissement du tome III de ces Anecdotes ( 1734).
Après avoir affirmé (faussement) que les Jésuites missionnaires n'obéis-
saient pas aux décisions du Saint-Siège concernant les rites chinois, Viller-
maules conclut : « De sorte que par un contraste étonnant,... on voit à la
Chine ces Pères Opposans, Appellans, Réappellansméme de plusieurs décrets
et constitutions des Papes; pendant qu'en Europe on leur en voit soutenir
une (souligné par l'anecdotier) par toute sorte de moyens, qui est aussi
contraire à la vraie foi, que celles de Chine sont nécessaires à l'honneur de la
Religion... » Contraire à la vraie foi, voilà ce qu'est la constitution Unigenitus
pour Villermaules : quel autre qu'un franc janséniste pouvait ainsi s'exprimer ?
Voir aussi page 301 du même volume.
LE PRÉTENDU DÉCRET D'INNOCENT XI 779
suscités, ne s'étonneront pas qu'on ait besoin d'un volume pour
les exposer de façon juste et impartiale.
Malgré les coups d'épingle par lesquels M. Bertrand me pro-
voque, je ne l'aurais pas suivi sitôt sur ce terrain, sans l'inter-
vention d'une grave Revue, qui m'oblige à m'expliquer au moins
sur un point. Après un compte rendu, très élogieux et sans
réserve, de la Bibliothèque sulpicienne^ un écrivain de la Reçi^e
thomiste^ qui signe seulement P. M., mentionne aussi les Obser^
valions de M. Bertrand et les appuyé en ces termes :
Nous dissimulerions notre pensée si nous n'avouions que beaucoup des
critiques du R. P. Brucker nous paraissent singulièrement hasardées, et si
nous devions juger de l'ensemble par un des points en litige qui nous est,
croyons-nous, mieux connu, on ne pourrait que s'étonner grandement de la
manière dont le R. P. Brucker applique les règles de la critique historique.
Nous voulons parler du décret du 26 juin 1680 par lequel le Saint-Office,
par ordre d'Innocent XI, intime au général de la Compagnie de Jésus de
défendre à ses religieux d'enseigner le probabilisme.
S'étant ensuite efforcé de prouver l'authenticité de ce décret,
P. M. conclut :
Si après des données de cette nature, le R.P. Brucker possède néanmoins
des preuves que le décret n'existe pas, les personnes qui s'intéressent à cette
question lui seront certainement reconnaissantes s'il daigne les renseigner,
car elles imaginent difficilement en quoi ces preuves pourraient bien con-
sister ^,
Voilà une claire mise en demeure, qui ne peut être déclinée.
Elle n'est pas d'ailleurs pour me déplaire, et je consens volontiers
à ce qu'on juge l'ensemble de mes affirmations sur ce que je vais
dire pour justifier celle que relève la Reçue thomiste.
Je dois rappeler d'abord les termes mêmes de cette affirmation :
« Le prétendu décret d'Innocent XI, interdisant le probabilisme
dans la Compagnie de Jésus et- nous enjoignant d'enseigner le
probabiliorisme (Biblioth. snlp. III, 45) n'a jamais existé. »
M.Bertrand, dans une note de ses Observations (p. 12), écrit :
« Le P. Brucker altère légèrement le sens du décret dont il va
nier l'authenticité. Innocent XI, en effet, n'y enjoint pas aux
jésuites d'enseigner le probabiliorisme ; il leur défend seule-
ment de l'attaquer ; et il veut qu'il soit permis à tout jésuite de
1. Revue thomiste^ janvier 190 1, p. 745-746.
2, Le texte des Etudes (LXXXV, 233) porte en, au lieu de et; c'est un
lapsus des protes, d'ailleurs sans importance pour la question présente.
780 LE PRETENDU DECRET D'INNOCENT XI
le soutenir et d'attaquer le probabilisme, )> Je demande bien
pardon à mon savant contradicteur, c'est lui qui « altère légère-
ment » le sens du prétendu décret qu'il a rapporté (III, 45, note) ;
car Innocent XI n'y défend pas seulement^ d'attaquer le probabi-
liorisme, il enjoint encore au Père Général de ne permettre en
aucune manière aux Pères de la Compagnie d^ écrire en faveur de
Vopinion moins probable^ c'est-à-dire du probabilisme. Si ce
n'est pas là tout à fait l'équivalent d'une proscription du proba-
bilisme, la différence est en effet bien « légère », et je pouvais la
négliger ; au surplus, je n'ai pas à m'excuser d'interpréter ce texte
comme tous les écrivains qui l'ont exploité contre les Jésuites,
depuis environ cent soixante-dix ans qu'il est connu et discuté*.
Le collaborateur de la Revue thomiste n'a garde de l'inter-
préter autrement, on l'a déjà vu, et il en tire cette conclusion
naturelle : « On comprend sans peine la portée historique d'un
semblable document. Elle va directement à établir, pour ne
noter que ce point, qu'aux yeux de l'Eglise romaine le proba-
bilisme n'était qu'une doctrine tolérée qu'elle s'efforçait de faire
disparaître. » Rien de plus juste, si le « document » était authen-
tique. Avant de prouver qu'il ne l'est, pas, j'achève de citer
l'article de P. M., pour laisser exposer par un contradicteur le
seul argument spécieux qu'on ait en faveur de l'authenticité.
Le décret dans toute sa teneur fut publié par P. Ballerini, dès 1734, puis
dans la préface placée en tète de son édition de la « Somme théologique »
de saint Antonin (Vérone, 1740) et dédiée, si la mémoire ne nous trompe, à
Benoît XIV dont Ballerini avait l'estime et la confiance -. Ballerini déclare
donner le décret d'après le texte original du registre du Saint-Office. Dans de
semblables conditions, personne ne peut révoquer en doute la sincérité d'un
homme tel queBallerini, etTon pressent que cette publication plus qu'officieuse
était faile, selon toute apparence, sur un signe d'en haut. Néanmoins le
R. P. Brucker déclare que « le prétendu décret d'Innocent XI, interdisant
le probabilisme dans la Compagnie de Jésus..., n'a jamais existé », et il nous
renvoie pour toute justification au P. Balla, S. J. Mais ce dernier, à notre
connaissance, n'a pas prétendu que le décret en question n'existait pas.
Bien au contraire, il admet que le décret a été copié fidèlement sur les livres
authentiques du Saint-Office, mais pour ne pas céder à l'évidence, il cherche
à établir a priori, par la critique du texte du décret, qu'il ne doit pas être
authentique. Le P. Patuzzi répondit longuemeut au P. Balla et ne laissa rien
1. M. Bertrand (III, 45, note) m'étonne beaucoup en affirmant que « les
historiens du probabilisme dissimulent soigneusement » ce texte.
2. Le Saint Antonin de P. Ballerini est en effet dédié à Benoît XIV. Mais
P. M. me permettra de ne pas admettre les grosses conclusions qu'il va dé-
duire de ce fait si simple.
CONTRE LE PROBABILISME 781
subsister de ses arguments. Il se fit délivrer lui-même, le 20 juillet 1754, par
le notaire de l'Inquisition romaine, E. A. Calabrinus, une copie authentique
du décret : Qualiter in Registro Dccretorum Sacrx C'ongregationis hujus
S. Of/icii aniii 1680, sub folio 128, reperiiiir descriptum. Il correspond litté-
ralement à l'édition qu'en avaient déjà donnée Ballerini et Concina. Patuzzi
publia de nouveau le document avec les attestations officielles [Lettere Teolo-
gico-Moraliy t. VI. Trento, 1754, p. 123). Nous ne sachons pas que personne
ait répoifdu à Patuzzi.
On verra, par le résumé que je vais en donner, si les arguments
du P. Balla* contre l'authenticité du prétendu décret se réduisent
à de la critique à prioii, et si les réponses, fort longues en effet,
du P. Patuzzi n'en ont rien laissé subsister. Je crains que P. M.
n'en ait cru trop facilement Patuzzi lui-même, qui a l'habitude
de chanter bruyamment victoire, alors qu'il a dépensé contre ses
adversaires beaucoup plus d'assertions tranchantes et d'injures
que de bonnes raisons ^.
1. Je répète que le P. Balla a traité la question du décret d'Innocent XI
surtout dans la seconde de ses Lettere in risposta aile Lettere Teologico-
Morali scritte dal P. N. N. [Patuzzi] sotto nome di Eusehio Eraniste in difesa
deir Istoria del Prohahilismo del Padre Daniello Concina. Cette lettre est
datée du 7 mars 1753. Le P. Patuzzi s'était occupé du décret surtout dans le
second volume de ses Lettere Teologico-Morali, publié en 1751. Dans un
post-scriptum à sa v^ lettre, datée du 18 décembre J754, le P. Balla réplique
déjà au cinquième et au sixième volume de Patuzzi. Je n'ai pas à ma dispo-
sition la vi« et dernière lettre de Balla (1756) ; je cite les cinq autres d'après
la réimpression de Venise, 1755, en deux in-12,
2. C'est l'observation que fait plusieurs fois le P. Balla, au cours de la con-
troverse qui nous occupe. Pour citer un témoin qui ne saurait être récusé, saint
Alphonse de Liguori n'apprécia pas autrement la polémique antiprobabi-
liste du P. Patuzzi. Voici le début de l'Apologie que le saint évêque dut
composer, en 1764, pour défendre contre lui sa Dissertation de 1762, sur
Vusage modéré de Vopinion probable. « Le livre du B. P. Lecteur, où il atta-
que ma dissertation, est intitulé : la Cause du probabilisme rappelée à
l'examen par Mgr de Liguori et nouvellement convaincue de fausseté. Voici
que mon contradicteur, avant de répondre à ma dissertation, chante déjà
victoire comme l'ayant convaincue de fausseté. A moi néanmoins il semble
tout le contraire, à savoir qu'au lieu de la convaincre de fausseté, il a plutôt
été cause par ses objections qu'elle est apparue plus claire et plus solide...
En lisant la réponse du P. Lecteur, j'y ai bien trouvé une profusion de rail-
leries piquantes, d'invectives, d'injures et de moqueries; mais en substance,
dans les longues objections qu'il m'a faites, je n'ai trouvé chose aucune qui
me convainque et m'oblige à me rétracter. Ses arguments peuvent faire quel-
que impression, à première vue, car il est par ailleurs homme de talent;
mais il n'est pas besoin ensuite de beaucoup d'étude pour en découvrir les
équivoques et les sophismes... Je me garderai donc d'imiter le P. Lecteur,
en employant son style salé et orné de tant d'invectives et d'interrogations
insultantes, ou encore de ces sentences tranchantes : « Comment cela peut-il
782 LE PRETENDU DECRET D'INNOCENT XI
Commençons par rappeler les faits qui auraient donné occasion
au décret. Le P. Thyrse Gonzalez, jésuite, avait composé, vers
1673, en Espagne, un ouvrage où il combattait vivement le pro-
babilisme et soutenait un probabiliorisme rigide, d'un genre sin-
gulier*. Les reviseurs de son Ordre lui refusèrent l'approbation
nécessaire pour le faire imprimer. Le pape Innocent XI, instruit
des difficultés qu'éprouvait Gonzalez à réaliser ses projets de
campagne antiprobabiliste, se laissa persuader qu'elles tenaient à
un parti pris exclusif des Supérieurs de la Compagnie en faveur
du probabilisme. En conséquence, la congrégation cardinalice du
Saint-Office, saisie de TafFaire par le Souverain Pontife, décréta,
« être nié ? — C'est ce que doit avouer quiconque ne veut pas s'aveugler vo-
ce lontairement. — Vous devriez rougir de dire cela. » A un autre endroit il
dit, en parlant d'un passage de saint Anlonin : « Si vous aviez lu plus loin,
« vous y auriez trouvé votre confusion et votre honte. » Ailleurs : « Savez-
« vous ce que je dois vous dire en réponse ? Je vous le dirai avec tout
« le respect que votre rang mérite : Etudiez mieux les questions et les
« doctrines de saint Thomas et des théologiens, avant de mettre sur le
« papier vos sentiments, pour ne pas vous attirer ensuite la dérision de
(( ceux qui s'y entendent. » Ailleurs encore : « Je vous confesse, Monsei-
« gneur, que si j'étais à votre place, je serais au plus haut degré honteux
« d'avoir si carrément avancé une semblable proposition, et de faire en con-
M séquence devant le public un personnage trop sot et ridicule. » Et au-
tres rubriques de ce genre, qualifiant ensuite toutes mes raisons et mes
preuves d'inepties, de chimères, de fantaisies [arzigogoli], d'idées biscor-
nues et ridicules et d'expédients de désespérés. » {Opère. Turin, Marietti,
1829, t. XLIIl.)
Le saint docteur commence par les mêmes plaintes son second écrit sur
Yusage modéré de l'opinion probable, qu'il dédia au pape Clément XIII (1767).
On peut voir aussi sa Correspondance, aux endroits (entre autres) qu'on
trouvera indiqués sous le nom de Patuzzi dans la table analytique des Let-
tres de saint Alphonse... traduites de l'italien parie P. Dumortier, rédemp-
toriste. (Bruges-Paris, Société Saint-Augustin, 1888-1893. 5 vol. in-8.) Quant
à la doctrine morale de Patuzzi, voici ce qu'en pensait le saint : « Une foule
de personnes embrassent aujourd'hui le système de Patuzzi et de Concina ;
et pourtant ne mène-t-il pas les âmes à leur perte éternelle, puisqu'il charge
les consciences d'un intolérable fardeau...? » [Lettres^ t. IV, p. 276.) — « Le
P. Patuzzi travaille, paraît-il, à resserrer la morale le plus qu'il peut; mais
il devra ensuite trouver des gens pour l'observer. » [Lettres, t. IV, p. 336.)
1. Sur la doctrine et l'histoire de ce livre, publié, après bien des péripé-
ties, à Rome, en 1694, sous le titre : Fundamentum Theologix moralis i. e.
Tractatus théologiens de recto usu opinionum probabilium (abrégé dans le
Theologiœ Cursus de Migne, t. XI), voir le P. Matignon, les Doctrines de la
Compagnie de Jésus sur la liberté : le Probabilisme, dans les Études, 1866,
t. XVI, p. 8-13 ; et, avec beaucoup de réserve, Dbllinger et Reusch, Ge-
schichte der Moralstreitigkeiten der rùmisch- katholischen Kirche ( Nordlin-
gen, 1889). t. I. p. 120-273.
CONTRE LE PROBABILISME 783
h la date du 26 juin 1680, une double résolution : encourage-
ments h envoyer au P. Gonzalez par le cardinal secrétaire d'Etat
au nom du pape; ordres à intimer, également de la part de Sa
Sainteté, au Père Général de la Compagnie.
L'existence d'un décret du Saint-Office, avec une double réso-
lution, h cette date de 1680, n'est pas contestée. C'est la teneur
de ce décret qui est en question.
Pas de doute sur la première résolution, relative à Gonzalez :
le texte en est le même dans toutes les sources.
Il en va tout autrement de la seconde résolution, concernant
les ordres h signifier au Père Général. Il n'y a pas moins de trois
versions différentes de ces ordres, toutes trois soi-disant copiées
sur les registres officiels du Saint-Office.
Le texte qu'ont cité M. Bertrand et P. M. de la Rewue thomiste
n'a été produit, pour la première fois, qu'en 1734, donc cin-
quante-quatre ans après l'émission du décret. En me l'opposant
avec tant d'assurance, on paraît ignorer, non seulement combien
l'authenticité de ce texte a été contestée, mais encore qu'un texte
très différent, et d'une authenticité bien autrement garantie, avait
été publié quarante et un ans auparavant (1693).
Cependant ce texte meilleur a certainement passé sous les yeux
de M. Bertrand, et très probablement sous ceux de P. M. Le pre-
mier m'a objecté, croyant bien m'embarrasser, une supplique
du P. Gonzalez à Clément XI (1702), où est cité y dit-il, le texte de
ce décret du 26 juin 1680, dont je nie l'authenticité'; mais il ne
s'est point aperçu que Gonzalez, dans cette supplique, cite ce
décret tout autrement que lui, M. Bertrand, n'a fait dans la
Bibliothèque suJpicienne. En effet, Gonzalez, dans la supplique
de 1702, cite le décret de 1680 suivant le texte publié en 1693,
qui, comme je viens de dire, est très différent du texte de
P. Ballerini et de M. Bertrand. Ce texte employé par Thomme
qui a donné occasion au décret de 1680 est précisément le seul
texte authentique de ce décret, comme je vais le prouver.
Pour la clarté de cette démonstration, je commence par repro-
duire en deux colonnes parallèles le texte de P. Ballerini, adopté
par Concina, Patuzzi et M. Bertrand, et le texte de Gonzalez. De
1. Observations sur une critique, p. 13-14. Les mots soulignés le sant chez
M. Bertrand.
784
LE PRETENDU DECRET D'INNOCENT XI
plus, dans une colonne intermédiaire entre ces deux, on trouvera
le troisième texte auquel j'ai déjà fait allusion, et qui représente
une copie du décret de 1680 prise sur les registres du Saint-
Office en 1736, certifiée par le notaire du même Saint-Office et
publiée en 1745 par le P. Gagna, dans une réponse à V Histoire
du probabilisme de Concina. Personne n'a soutenu Tauthenticité
de ce texte, en dépit de sa provenance officielle : il est reproduit
ici uniquement parce que son histoire nous servira à éclairer
celle du texte Ballerini-Concina-Patuzzi. Pour simplifier, j'appel-
lerai désormais : A le texte des ordres intimés au Père Général
d'après P. Ballerini, etc.; B le texte correspondant du notaire
de 1736 ; C le texte de Gonzalez *. On trouvera, dans les trois
colonnes, les différences essentielles des trois textes mises en
italiques. La première partie du décret n'offrant que des variantes
insignifiantes dans les diverses sources, n'est donnée qu'une fois.
Ferid IV, die 26 Jun. 1680,
In Congregatione Generali S. R. et U. Inquisitionis (ces premiers mots
sont omis par A) facta relatione per P. Lauream (A : Lauriam) contentorum
in litteris P. Thyrsi Gonzalez, Soc. Jesu, Sanctissimo nostro directis, Emi-
nentissimi dixerunt quod scribatur (^A : scribendum) per Seeretarium Status
Nuntio ApostolicoHispaniarum, ut significet (J insère : dicto ) P.Thyrso, quod
Sanctitas Sua bénigne acceptis et non sine laude perlectis ejus litteris, man-
davit, ut ipse libère et intrépide praedicet, doceat, et calamo defendat opi-
nionem magis probabilem, nec non viriliter impugnet sententiam eorum qui
asserunt (A : sent, asserentium), quod in occursu minus probabilis opinionis
cum probabiliori sic cognita et judicata licitum sit sequi minus probabilem
[A : ass. licitum esse sequi opinionem minus probabilem in concursu proba-
bilioris sic cognitse et judicatae) eumque {A ajoute : P. Thyrsum) certum
faciat, quod quidquid favore opinionis magis probabilis egerit et scripserit,
gratum erit Sanctitati Suae.
A) Injungendum pa-
riter P. Generali Socie-
tatis Jesu de ordine
Sanctitatis Suae, ne ul-
lo modo permittat Pa-
tribus Societatis scri-
bere pro opinione mi-
nus probabili, et impu-
gnare sententiam asse-
rentium, licitum non
B) Injungatur P. Ge-
nerali Societatis Jesu
de ordine Sanctitatis
Suae, ne ullo modo per-
mittat Patribus Socie-
tatis scribere pro opi-
nione mmws probabili et
impugnare sententiam
asserentium , quod in
concursu minus proba-
C) Injungatur P. Ge-
nerali Societatis Jesu
de ordine Sanctitatis
Suae, ut non modo per-
mittat Patribus Socie-
tatis scribere pro opi-
nione magis probabili,
et impugnare senten-
tiam asserentium, quod
in concursu minus pro-
1. Je reproduis A d'après les sources indiquées par M. Bertrand et P. M.;
B d'après la seconde lettre du P. Balla {Lettere in risposta aile Lettere Teo-
logicO'Morali, tomo I, Venezia, 1755, p. 135); C d'après Concina, Ad Thco-
logiam christianain dogmatico-moralem Apparatus; \\h. III; diss., I, c. vin
(Romae, 1773; to. II, p. 204), et Balla {op. cit., p. 136).
CONTRE LE PROBABILISME
785
esse sequi opinionem
minus prohabilem in
concursu magis proba-
bilis sic cognitx et ju-
dicatx , verum etiani
relate ad omnes Univer-
sitates Societatis men-
tem Sanctitatis Suae es-
se, ut quilibet pro sui
(Concina : suo) libito
libère scribat pro opi-
nione magis probabili,
et impugnet contrariam
prœdictam, eisque ju-
beat, ut mandato Sanc-
titatis Suie oninino se
submittant.
bilis opinionis , cuni
probabiliori sic cognita
et judicata, licitum sit
sequi minus probabi-
lem, verum etiam om-
nibus Universitatibus
Societatis raexiievQ.^Anc-
titatis Suae esse, ut qui-
libet prout sibi libuerit
libère scribat pro opi-
nione magis probabili,
et impugnet contrariam
prœdictam, eisque ju-
beat, ut mandato Sanc-
titatis Suae omnÎDO se
submittant.
babilis opinionis cum
probabiliori sic cognita
et judicata, licitum sit
sequi minus prohabi-
lem; verum etiam no-
tum faciat omnibus
Universitatibus Socie-
tatis mentem Sanctita-
tis Suae esse, ut quili-
bet, prout sibi libuerit,
libère scribat pro opi-
nione magis probabili,
et impugnet contrariam
praedictam, eisque ju-
beat, ut mandato Sanc-
titatis Suae omnino se
submittant.
J'ajoute la note de l'assesseur du Saint-Office, concernant l'in-
timation faite de l'ordre du Pape au Père Général et la réponse
de celui-ci. Elle est identique, à un détail près, dans les trois
sources.
Die octava Julii 1680.
Denunciato {A : intimato) praedicto ordine Sanctitatis Suae P. Generali
Societatis Jesu per R. P.D. Assessorem, respondit sein omnibus quanto citius
pariturum, licet nec per ipsum, nec per suos praedecessores fuerit unquam
interdictum scribere pro opinione magis probabili, eamque docere.
Pour résumer les différences essentielles des trois textes :
1° D'après A^ le pape fait intimer aux Pères de la Compagnie
de Jésus, par leur Général, la défense absolue d'écrire en faiseur
du probabilisme et de combattre le probabiliorisme;
2® D'après B^ il fait défense^ en même temps et d'une manière
également absolue, d'écrire en façeur du probabilisme et de le
combattre ;
3° D'après 6', il veut, non seulement qu'il soit permis aux Pères
de la Compagnie d'' écrire en façeur du probabiliorisme et de com-
battre le probabilisme ; mais encore que toutes les universités (ou
écoles théologiques) de la Compagnie soient averties de la liberté
qui leur est donnée en cette matière.
Examinons d'abord A tl B ensemble. La prescription relative
aux universités, que je viens de résumer d'après C, se trouve éga-
lement dans les deux autres textes; mais il faut remarquer l'ano-
malie de la rédaction à' A et de 5, dans le passage de la première
LXXXVI. - 50
i.
786 LE PRÉTENDU DÉCRET D'INNOCENT XI
partie des ordres pontificaux à la seconde. Celle-ci commence en
efiPet par un çerum etiam (ce mais encore ») qui n'a aucune raison
d'être, ni logiquement, ni grammaticalement ; car il suppose
dans la première partie de la période un non solîtin ou non modo
(a non seulement »), qui ne se trouve ni dans A ni dans B.
De plus, dans A^ Tinfinitif [mentem Sanctitatis Su8e'\ esse y est
également suspendu en l'air, sans verbe fini auquel on puisse le
rapporter; car il ne saurait se rattacher grammaticalement à
Y Injungendum du début, qui demande après lui ut ou ne. Dans
By on peut encore rétablir la correction grammaticale en sup-
pléant simplement un notum facial^ oublié avant ou après omnibus
Unwersitatibus Societatis ; mais cela ne suffirait pas pour rendre
correcte la construction 6! A.
Peut-on admettre que le décret authentique de l'Éminentissime
Congrégation ait eu de pareils défauts de rédaction ? Il me
semble bien que non, et le P. Balla, à la suite du P. Gagna, était
donc en droit d'y voir déjà une raison très forte de suspecter ces
deux textes ^
A est plus incohérent que B, on Pa vu ; ce n'est pas que B
puisse être considéré comme authentique; la forme de sa rédac-
tion s'y oppose, et encore plus les témoignages que nous appor-
terons en faveur de C. Seulement, comme le P. Gagna et le
P. Balla, j'ai placé B à côté de A, d'abord pour donner tous les
documents de la question ; ensuite, parce que B suffirait à neutra-
liser en quelque sorte et annuler A^ en montrant combien est
faible l'unique argument sur lequel Ballerini, Concina et Patuzzi
appuyent l'authenticité de ce dernier texte. Vous oseriez, nous
dit-on, contester un document extrait des registres mêmes du
Saint-Office et certifié conforme à ces registres par le notaire-juré
du Saint-Office? — Mais si cet argument vaut pour A^ il vaut aussi
bien pour B\ car ce second texte est également tiré des registres
authentiques du Saint-Office, et il est certifié conforme à ces re-
gistres, après collation réitérée, par le notaire du Saint-Office,
Don Antonio Lanciono, et par le sous-notaire, Paolo Antonio
1. Balla, Lett. 11^, n° xxii (to. I, p. 147). — Le P. Gagna est Tauteur des
Lettere d'Eugenio Apologista délie Dissertazioni délia Storia del Probabi-
lismo... ad un Collega del P. D. Concina (In Lubiana [Venise], 1745). Le
P. Patuzzi lui répondit pour le P. Concina, et Balla répliqua à Patuzzi pour
le P. Gagna empêché par les charges qu'il eut à remplir dans ses dernières
années (il mourut en 1755).
CONTRE LE PROBABILISME 7«7
Capellono, qui contresigne l'attestation. Nous en avons pour ga-
rant le P, Gagna qui, en 1745, a publié ce texte avec le certificat
des notaires, avertissant en même temps que la copie authentique,
notariée, était déposée à ia bibliothèque du collège Romain, où
chacun pouvait la voir*.
Assurément le témoignage public, aisé à contrôler, du P. Gagna
n'était pas moins recevable que celui de P. Ballerini ou du P. Pa-
tuzzi ; et l'attestation du notaire Lanciono méritait de faire foi au-
tant que celle du notaire Calabrinus. Que conclure de là ? Evidem-
ment ceci, que les registres du Saint-Office, du moins ceux d'oii
ces copies ont été prises, ne nous donnent aucune assurance sur
la vraie teneur du décret du 26 juin 1680. Car enfin, il n'est pas
possible que ce décret ait été enregistré authentiquement et défi-
nitivement sous deux formes aussi différentes que celles de nos
textes A et B 2,
Je ne vois pas ce qu'on peut opposer à cette conclusion. Elle
garde sa force, de quelque manière qu'on explique les faits et
même si on ne peut les expliquer, comhie c'est peut-être le cas,
La solution la plus commode serait de supposer que le décret de
1680 a été retouché dans les registres du Saint-Office par des
mains audacieuses. Mais cette hypothèse est-elle vraisemblable?
Dieu me garde de l'affirmer I
J'aime mieux penser que ces textes A et B représentent des
brouillons ou des projets de décret proposés à la Congrégation
du Saint-Office, et peut-être même au pape, mais non approuvés,
et qui néanmoins sont restés dans certains registres. Cela n'au-
rait rien d'extraordinaire; ce qui l'est davantage, c'est de voir des
copistes intelligents prendre des brouillons ou des projets rejetés
pour les décrets définitifs; mais il y a des exemples analogues^;
1. Balla, Let. II, p. 144, 171.
2. Dollinger prétend (I, 128, note 1) que le texte J? ne diffère du texte A
qu'en des « détails accessoires » : la vérité manifeste est que B diffère essen-
tiellement à' A et se rapproche beaucoup plus de C.
3. J'ai déjà eu occasion d'en faire connaître un, qui est peut-être plus
étonnant {Etudes, LXVII, 504, not«). Il s'agit d'un Bref dressé en Congré-
gation de la Propagande, au nom d'Innocent XI, en octobre 1678, et qui,
déjà signé, imprimé, en partie expédié, a été suspendu par ordre du pape et
n'a jamais été exécuté dans sa forme primitiTe. Et pourtant ce Bref est pu-
blié, sous cette forme première, d'après les registres de la Propagande, dans
le BuUaire de cette Sacrée Congrégation, même de l'édition la plus récente.
Le fait de la suspension ressort des Actes de la Sacrée Congrégation de la
788 LE PRETENDU DECRET D'INNOCENT XI
et, dans le cas présent, pareille hypothèse est d'autant plus per-
mise, que les copies A et B n'ont été prises que cinquante-quatre
ou cinquante-six ans après l'émission du décret.
Quoi qu'il en soit de cette explication, les faits certains que j'ai
exposés rendent déjà, je crois, l'authenticité de A pour le moins
fort douteuse. J'espère qu'on ne conservera plus même un doute
en sa faveur, quand on aura vu les preuves de Pauthenticité du
texte C.
C a d'abord cette évidente supériorité sur A et 5, qu'il est
d'une rédaction parfaitement naturelle, sans aucune des incohé-
rences signalées dans les deux autres textes. Mais, de plus, l'en-
semble des circonstances qui ont accompagné sa divulgation, et
surtout l'époque où il a paru et le caractère des personnes qui
l'ont produit à la lumière, augmentent singulièrement son auto-
rité. Voici donc comment les choses se sont passées.
Si le décret du 26 juin 1680 avait été aussitôt publié, nous
n'aurions pas besoin de discuter sa teneur. Il n'a pas été publié
en 1680, et peut-être même n'a-t-il pas été notifié aux Jésuites
qu'il regardait — pourquoi, j'en toucherai quelque chose tout
à l'heure. Le fait est que le P. Thyrse Gonzalez déclare, en 1693,
n'en avoir eu jusque-là aucune connaissance, bien qu'il y fût le
plus intéressé. Une chose plus surprenante, c'est la façon dont le
cardinal Cybo, secrétaire d'État, et Mgr Mellini, nonce à Madrid,
s'acquittent de la commission dont le décret les a chargés auprès
du P. Gonzalez. Leurs lettres, que Gonzalez a publiées en 1693,
à Rome, où tous deux vivaient encore*, non seulement ne font
aucune allusion au décret du 26 juin 1680, mais sont conçues en
des termes qui ne pourraient guère être plus vagues et plus gé-
néraux, si ce décret si encourageant pour Gonzalez n'existait pas.
Propagande, 1677-1686, dont il y a une copie à la Bibliothèque nationale,
et une traduction française dans les Anecdotes de Villermaules, tome VII.
Le décret est celui qu'on trouve dans Juris Pontificii S. C. de Propaganda
Fide parsP éd. /?. de Martinis,i. II, p. 15, sous la date du 10 octobre 1678.
Il édictait des mesures contre des missionnaires jésuites du Tonkin et de la
Cochinchine, accusés d'insubordination à l'égard des vicaires apostoliques
français : le P. Général Olira fournit des preuves de leur soumission, et
obtint ainsi que le pape suspendît le Bref, en mars 1679.
1. Cybo, cardinal depuis 1645, n'est mort qu'en 1700. Mgr Mellini, créé
cardinal en 1681, est mort en 1701. — Plusieurs des documents reproduits
par DoUinger et Reusch (t. II : Aktenstiïcke, par exemple le Mémorial du
CONTRE LE PROBA.BILISME 789
Tout se réduit à lui dire, en somme, que le pape loue son zèle et
sa piété ^ et V exhorte à terminer promptement l'ouvrage dont il a
entretenu Sa Sainteté, et à l'envoyer à Rome. Gela prouve, pour
le faire remarquer tout de suite, qu'on a eu tort d'imputer au
P. Oliva, général de la Compagnie, l'ignorance où le P. Gonzalez
a été laissé au sujet du décret. Si le cardinal Cybo etMgr Mellini,
chargés les premiers de l'avertir, ne l'ont pas fait, cela ne peut
venir que de ce que le pape lui-même a trouvé bon que ce décret
ne fût pas exécuté dans sa teneur. Du moins, cette conclusion
s'impose, dès maintenant, en ce qui concerne la première partie
du décret; nous verrons bientôt qu'elle est aussi vraisemblable
pour la seconde.
Le 6 juillet 1687, le P. Gonzalez est élu général de la Compa-
gnie de Jésus; sa qualité àe pej'sona grata iprès du Souverain Pon-
tife Innocent XI aurait, paraît-il, beaucoup influencé les électeurs
en sa faveur*. Peu avant la clôture de la Congrégation générale
qui avait fait l'élection, le 5 septembre, le cardinal Cybo fit venir
le nouveau général et quelques-uns des principaux Pères de l'as-
semblée, pour leur faire part d'un vœu du pape : Sa Sainteté dé-
sirait qu'avant de se séparer la Congrégation déclarât que les
théologiens de la Compagnie étaient libres de tenir, et même
d'enseigner publiquement et dans leurs écrits, que, dans le con-
cours d'une opinion plus probable et plus sûre avec une opinion
moins probable et moins sûre, c'est celle-là qu'on doit suivre. Le
P. Gonzalez fit observer modestement, et les autres Pères confir-
mèrent son dire, que cette liberté avait toujours existé dans la
Compagnie; mais il ajouta qu'il communiquerait le vœu du Saint-
Père à la Congrégation, qui s'empresserait, il n'en doutait pas,
de donner la déclaration souhaitée. En effet, le XVIIP des « dé-
crets » votés par cette congrégation est conçu en ces termes :
« La Congrégation ayant été informée que quelques-uns étaient
P. Provincial de Tolède, p. 105) montrent que ces pièces étaient publiques à
Rome et ailleurs, en 1693. Je les résume d'après un écrit envoyé par le
P. Gonzalez aux supérieurs provinciaux de la Compagnie et contenant ces
lettres avec le texte du décret de 1680, qui venait d'être retrouvé (1693).
Elles ont, du reste, été largement citées par Concina et Gagna, et, après eux,
par Patuzzi et Balla, sans désaccord sur le texte.
1. C'est ce qu'affirme, sans doute avec quelque exagération, dom Claude
Esliennot, procureur des Bénédictins français de Saint-Maur à Rome ( Cor-
respondance inédite de Mabillon et de Montfaucon avec T Italie, p. ^. Y silery^
t. II, p. 65-66. Lettre du 22 juillet 1687).
790 LE PRETENDU DECRET D'INNOCENT XI
dans cette persuasion, que la Compagnie s'était engagée pour
ainsi dire en corps h soutenir le sentiment des docteurs qui
enseignent qu'il est permis de suivre en pratique l'opinion moins
probable et favorable à la liberté, au lieu de l'opinion plus pro-
bable existant en faveur du précepte : la Congrégation a cru de-
voir déclarer que la Compagnie n'a pas interdit et n'interdit pas
à ceux qui le préféreraient, de soutenir le sentiment contraire. »
Les lecteurs auront remarqué d'eux-mêmes combien cette in-
tervention d'Innocent XI cadre mal avec la supposition, que ce
même pape aurait fait rendre sept ans auparavant un décret de la
forme A. Si, dès 1680, Innocent XI avait fait interdire aux mora-
listes jésuites par leur Général d'écrire autrement que dans le
sens du probabiliorisme, se serait-il contenté, en 1687, d'expri-
mer le « désir » que la Congrégation générale les déclarât libres
d'écrire en faveur de ce système? N'aurait-il pas plutôt réitéré
et fait imposer par l'organe de la Congrégation, à tous les mem-
bres de la Compagnie, la défense d'écrire en faveur du probabi-
lisme ^ ?
Le nouveau Général n'eût pas demandé mieux ; il croyait fer-
mement avoir été mis par la Providence dans sa haute charge pour
éliminer le probabilisme de la Compagnie. Comme il s'était per-
suadé que rien ne pouvait contribuer davantage à ce résultat
que la publication de son livre, jusque là toujours en quaran-
taine, cette publication devint plus que jamais sa préoccupation
dominante.
Aussi s'efTorça-t-il, par tous les moyens, de vaincre les obsta-
cles qu'il trouvait encore, surtout du côté des cinq Assistants,
que la Compagnie lui avait donnés pour conseillers d'office, sui-
vant son Institut. Finalement, il devait réussir, vers la fin de
l'année 1693, à obtenir du pape Innocent XII la permission de
mettre au jour son livre remanié, qui parut, en effet, à Rome dans
les premiers mois de 1694.
1. Le P. Concina, pour répoudre à cette objection, suppose qu'Inno-
cent XI a demandé cette déclaration à la Congrégation faute de mieux, les
Jésuites ayant réfusé d'accepter le décret (prétendu) de 1680 qui leur im-
posait le probabiliorisme. Cette hypothèse (refutée par le P. Gagna et le
P. Balla, Lett. II*, n° xlvi, p. 208) n'étant appuyée d'aucune preuve, il est
inutile de s'y arrêter. D'ailleurs Innocent XI n'était pas homme à plier de-
vant les résistances, dans une question qui aurait, comme celle-ci, intéressé
la religion et la morale.
CONTRE LE PROBABILISME TOI
Un incident fortuit vint fort à propos aider à la réalisation de
son vœu. Cet incident que, pour cette cause, le P. Gonzalez ap-
pelle un « miracle, » fut la « découverte » du décret du 26 juin
1680. Le cardinal Gybo, l'ancien premier ministre d'Innocent XI,
repassant par hasard ses papiers, pour y chercher un document
de famille, y trouva la lettre de Gonzalez à Innocent XI, du
7 avril 1680, avec une apostille indiquant qu'elle devait être
communiquée au Saint-Office. Curieux de savoir si la communi-
cation avait été faite et ce qui en était résulté, le cardinal fit com-
pulser les archives du Saint-Office, et l'on y découvrit, vers la
fin de juillet 1693, le décret oublié du 26 juin 1680. L'assesseur
du Saint-Office, Mgr Bernini^, s'empressa de le porter au pape,
qui fut très frappé de cette découverte et qu'elle ne confirma pas
peu dans sa résolution de permettre la publication du livre de
Gonzalez.
Nous sommes arrivés ici au moment décisif pour notre démon-
stration.
Nous pouvons d'abord, je crois, poser en fait indubitable que
le décret déterré aux archives du Saint-Office et présenté au pape
en juillet 1693, n'était autre que le décret rendu treize années
auparavant. Personne ne le conteste ; et il est bien évident que,
s'il y a jamais eu chance de retrouver authentiquement cette
pièce, c'a été assurément en cette occasion solennelle. D'ailleurs,
plusieurs des cardinaux et des consulteurs qui avaient eu part à
sa confection, en 1680, vivaient encore à Rome : tel notamment
le pieux et savant Brancati de Lauria, qui avait été le rapporteur
de l'affaire, comme on voit par le préambule du décret ; cardinal
depuis 1681, il ne mourut que le 30 novembre 1693. Ces person-
nages n'auraient pas laissé l'assesseur s'égarer sur une fausse
piste et présenter au pape un texte altéré de leurs résolutions. Et,
à tout le moins, quand le décret retrouvé devint public, ils n'eus-
sent pas manqué de redresser toute erreur.
Il ne s'agit donc plus que de savoir quelle teneur avait le do-
cument retrouvé. Nous avons, sur ce point, un témoignage d'une
valeur exceptionnelle, celui du P. Gonzalez. Le document lui
1. Auteur d'une savante Histoire de toutes les hérésies, publiée en 1705,
à Rome, en 4 vol, in-fol.
792 LE PRÉTENDU DÉCRET D'INNOCENT XI
ayant été communiqué aussitôt après la découverte, il s'empressa
de le faire valoir en faveur de ses vues.
Il le donna, dès 1693, dans un mémoire composé par lui ou
par un de ses secrétaires, et répandu par ses soins dans la curie
romaine, pour établir la « force des raisons » qu'il avait de vou-
loir publier son Traité de V usage légitime des opinions proba-
bles^.
Il le reproduisit, vers le même temps, dans la déposition qu'il
fut appelé à faire lors de l'enquête préliminaire à l'introduction
de la cause de béatification d'Innocent XP.
Enfin, il l'a cité encore une fois en entier dans la Supplique
qu'il fit présenter, sur la fin de sa vie, en 1702, au pape Clé-
ment XI, pour le prier de sauver la Compagnie de Jésus de la
ruine qu'elle se préparait par son attachement excessif au proba-
bilisme ^.
Oi", le texte produit constamment par Gonzalez, dans ces di-
verses occasions, est notre texte 6", et toujours il a déclaré que le
décret ainsi invoqué par lui était celui-là même qui avait été
trouvé aux archives du Saint-Office, en 1693 ; jamais il n'a laissé
entendre qu'il eût aucune connaissance, aucun soupçon d'un
texte différent.
Qu'est-ce qu'on peut objecter contre la valeur de ce témoi-
gnage réitéré dans de telles conditions? Gonzalez a-t-il pu être
trompeur ou trompé ?
Trompeur, non, certainement. Sa rigide probité n'a jamais été
mise en doute par personne ; et personne ne l'a plus exaltée que
Concina, Patuzzi et les autres champions du probabiliorisme,
pour lequel Gonzalez a dépensé tant de zèle. D'ailleurs, quel in-
\. Vis rationum pro R. P. T. Gonzalez... in prxsenti controversia edendi
Tractatus de recto usu opinium prohabilium. Cet écrit a été réédité par le
P. Patuzzi, dans ses Osservazioni sopra varj punti d'istoria letteraria, t. II.
Venise, 1756.
2, Sac. Rit. Cong... Romana Beatificationis et Canonizationis V. S. Del
Innocenta P. XI. Positio super dubio, an sit signanda commissio introductio-
nis causse... Romae, 1713; p. 181 (d'après Dollinger, Gesck. der Mor., i. I,
p. 120, note 3, et p. 198, note 3).
3. Libellus supplex ohlatus SS. D. N. Clementi XL Pro incolumitate Socie-
tatis Jesu ah ejus Prœposito Gênerait Tyrso Gonzalez anno Î702. Publié par
le P. Concina, dans son Ad Theologiam christianam dogmatico-moralem
Apparatus, t. II, lib. III, diss. I, c. viii. C'est la supplique mentionnée par
M. Bertrand [Observations, p. 13).
CONTRE LE PROBABILISME 793
térêt avait-il à soutenir le texte C plutôt que le texte A^ supposé
qu'il eût connu celui-ci, et il n'aurait guère pu l'ignorer, s'il était
authentique ? Au contraire, ce texte A eût beaucoup mieux satis-
fait ses vœux, et puisqu'il ne l'a pas mentionné, c'est évidem-
ment qu'il ne l'a pas connu.
Mais ce qui rend impossible la supposition d'une erreur de
Gonzalez, soit volontaire, soit involontaire, sur la teneur du
décret « découvert » au Saint-Office, c'est surtout la publicité
qu'il lui donna. Comment les auteurs et les témoins survivants
des résolutions du 26 juin 1680, les membres actuels du Saint-
Office et le pape lui-même l'auraient-ils laissé publier et répandre
un texte falsifié ou suspect? Gonzalez écrit, en août 1693, à un
de ses partisans, le P. Sarmiento, recteur à Salamanque, en
Espagne : « Plus grand miracle a été la découverte des décrets
rendus par le Saint-Office, le 26 juin 1680, que l'ambassadeur en-
voie aujourd'hui au Roi (d'Espagne). Aujourd'hui le livre est en état
tel qu'il ne saurait laisser de venir au jour ; car le Saint-Office est
engagé à maintenir ce qui a été décrété et approuvé par le Sou-
verain Pontife Innocent XI, et intimé au P. Oliva. » Si le Saint-
Office était engagé d'honneur, et par devoir, à maintenir en force
ses décrets, il ne l'était pas moins à empêcher que ces décrets
ne fussent dénaturés.
C'est donc bien le texte authentique du décret de 1680 que
nous a offert Gonzalez. Il ne reste, pour compléter la démon-
stration, qu'à dire ce que les partisans du texte A ont pu opposer
à ces faits et à ces conclusions, s'ils les ont connus. P. Ballerini *
et Concina ^ ont observé un silence prudent, qui ne nous permet
pas de savoir comment ils se tiraient de la difficulté. Le P. Patuzzi
a été plus hardi ou plus inventif. Le texte trouvé en 1693 est
bien, d'après lui, le texte original ; mais ce texte n'est pas celui
1. La seule allusion faite par Pierre Ballerini aux textes différents de celui
qu'il a publié, dans la dissertation préliminaire de son édition des Œuvres
de saint Antonin de Florence, est contenue dans ces mots : Duplicem ejiis
decreti editionem vidi, at non ita exactam^ iiti in autenticis ejiisdem S. Offi-
cii manuscriptis continetur... Il ne daigne ajouter aucune preuve de son
non ita exaclam.
2. Concina, dans son Apparatus, donne à quelques pages d'intervalle les
deux textes ^ et C [Appar., t. II, éd. Romae, 1773, p. 194 et 204), sans dire
mot de la discordance.
794 LE PRETENDU DECRET D'INNOCENT XI
qu'a reproduit Gonzalez : « Je prétends, dit-il, que l'original
retrouvé au Saint-Office et présenté à Sa Sainteté est celui-là
même ou contient cela même qu'on lit dans la copie produite par
le P. Concina ; mais que Sa Sainteté, pour ces raisons (qui vont
suivre), a tempéré le précepte qui y était clairement exprimé, et
qui défendait aux Jésuites d'écrire en faveur de l'opinion moins
probable, et qu'Elle l'a modifié de la manière qu'on voit dans la
troisième copie (celle du P. Gonzalez) ; s'il ne faut' pas ajouter
encore que cette modification a été faite de concert avec le
P. Général Gonzalez : de sorte que, ou le Pape seul, ou tous
deux ensemble, aient jugé pro bono pacis.,. qu'il n'était pas
expédient d'astreindre les Jésuites à un précepte qui pouvait
exciter de graves agitations l. » Patuzzi n'apporte en faveur de
cette « conjecture », comme il l'appelle lui-même, aucun argument
quelconque ; aussi bien elle n'a d'autre raison d'être que le désir
de sauver atout prix une thèse ruinée. Il est à peine besoin de la
ïéfuter ; quelques observations seulement.
Dœllinger, malgré la partialité qu'il témoigne pour Patuzzi en
haine des Jésuites, avoue qu'il « n'est pas vraisemblable y> qu'il y
ait eu modification du décret de concert açec Gonzalez : « Si
Gonzalez, dit-il, avait connu la forme primitive, plus rigoureuse
(celle de Concina et de Patuzzi), il l'aurait produite dans sa
déposition au procès de béatification d'Innocent XI et dans sa
supplique de 1702 ^. » La raison est péremptoire, et nous en avons
déjà donné d'autres, qui ne prouvent pas moins évidemment
que le P. Gonzalez n'a jamais connu la forme indûment qualifiée
« primitive ».
Mais l'hypothèse de Patuzzi, impossible du côté de Gonzalez,
Fest encore bien plus du côté du pape. Comme l'a bien fait
observer le P. Balla, elle prête à Innocent XII un grossier men-
songe et même un des crimes les plus graves selon le droit cano-
nique, à savoir un véritable faux en écritures pontificales. Inno-
cent XII ne se serait pas borné, en effet, à tempérer pour la
pratique les prescriptions essentielles du décret original d'Inno-
cent XI, comme il en avait assurément le droit ; il aurait ordonné
ou permis que le décret, ainsi radicalement modifié, passât pour
i. Lettere Teologico-Morali, t. II, p. 329. Le P. Balla réfute cette hypo-
thèse dans sa seconde Lettre, n" xlii-xliy (t. II, p. 198).
2. Dollinger, Gesch. der Mor., t. I, p. 199.
CONTRE LE PROBABILISME 795
le décret véritable et authentique de son prédécesseur. Inutile
d'insister, je crois, sur l'absolue invraisemblance de la « con-
jecture ».
J'ajouterai cependant, pour finir, un témoignage inédit, em-
prunté aux lettres, déjà citées, où Gonzalez raconte au P. Sarmiento
le « miracle » de la « découverte » du décret : « Le Pape, écrit-il,
fut émerveillé, quand l'assesseur du Saint-Office lui mit en main
le décret du Pape Innocent X/, intimé au P. Oliva, Vannée 80,
parce q'ue non seulement il n empêche pas, mais favorise plutôt la
doctrine contraire au probabilisme indulgent ^ . ï) On le voit, la
description du décret présenté au Pape et qui cause son émer-
veillement, concorde parfaitement avec le texte C, qui enjoint au
Père Général de permettre à ses Pères d'écrire librement en fa-
veur du probabiliorisme; elle ne suggère aucune idée du texte .^1,
interdisant tout rondement de soutenir le probabilisme et de
combattre le probabiliorisme. A aucun moment, donc, ce dernier
texte n'a été présenté à Innocent XII comme expression du
décret d'Innocent XI '.
Je pourrais m'en tenir là ; car je crois avoir suffisamment prouvé
que j'étais bien en droit d'affirmer que le décret d'Innocent XI,
tel que rapporté par M. Bertrand, ce n'a jamais existé ».
Mais j'ai annoncé que je reviendrais sur la question de la
notification du décret : il faut, en ejffet, discuter l'accusation
portée contre le P. Général Oliva d'avoir dissimulé les ordres
du Pape au P. Gonzalès, voire à toute la Compagnie. Pour ce qui
avait rapport au P. Gonzalez personnellement, le P. Oliva est
déjà justifié par les remarques faites plus haut sur les lettres du
1. « El Papa quedo admirado, quando el assessor del S. Offîcio le puso
en la mano el decreto del Papa Innocentio XI, intimado al P. Oliva el anno
80, porque non impedisce, sino antes que favorisée la doctrina contraria al
probabilisme benigno. » [Archiv. S. J.)
2. Il faut au moins signaler un autre témoin ancien, d'un caractère tout
différent. Le décret du 26 juin 1680 est déjà reproduit, en 1697, dans l'Apo-
logie des Lettres Provinciales (Rouen et Delft, 1697-1698, 2 vol. in-12), t. I,
p. 198 (en français) et p. 219 (en latin). Le texte est identique à celui du
P. Gonzalez. On sait que cet ouvrage a pour auteur dom Petitdidier, béné-
dictin de la Congrégation de Saint-Vanne, alors très lié avec les jansé-
nistes, dont il se sépara plus tard. Le décret lui est parvenu probablement
par rintermédiaire des agents que le parti janséniste avait à Rome, et, bien
que ceux-ci l'aient pu emprunter simplement aux publications du P. Gon-
zalez, ils étaient en position de le contrôler.
796 LE PRETENDU DECRET D'INNOCENT XI
cardinal Cybo et du nonce Mellini. Reste à expliquer sa conduite
relativement h la seconde partie du décret.
On a reproché au P. Oliva, en se fondant sur les paroles de
Gonzalez, de n'avoir pas notifié à ses inférieurs, comme on le lui
ordonnait, la volonté du Pape concernant la liberté d'enseigner
le probabiliorisme. Le fait allégué peut être exact, sans qu'il y ait
lieu d'en faire un grief au P. Général. Comme le P. Balla répon-
dait déjà au P. Patuzzi : a Pourquoi ne pourrions-nous pas dire,
qu'après l'intimation du précepte, le P. Oliva eut une entrevue
avec le Pape, au cours de laquelle Innocent XI fut convaincu,
par l'exemple que lui cita le Général, du P. Rebello, du P. Gomi-
tolo 1 et d'autres, que la liberté voulue de combattre le proba-
bilisrae, qu'il croyait ne pas exister parmi les Jésuites, subsistait
au contraire chez eux pleine et entière, de sorte qu'il n'était pas
besoin d'écrire pour cela aux universités ; et que le Souverain
Pontife, en conséquence, délia le P. Oliva de l'obligation imposée
par le décret ? Il est certain, continue avec raison le P. Balla,
qu'à penser ainsi, plutôt que d'admettre, chez un homme tel que
le P. Oliva, la solennelle désobéissance qu'on lui impute, nous
sommes contraints, non seulement par la charité et la justice, mais
par la vraisemblance elle-même; car il n'est pas croyable que le
P. Oliva ait voulu se risquer à désobéir en une chose qui, regardant
toute la Compagnie, ne pouvait être cachée de telle sorte que la
désobéissance ne vînt pas à la connaissance de la Sacrée Con-
grégation et du Pape et trompât le soin avec lequel ils veillent
sur l'exécution de leurs ordres ^. ))
Tout porte, en effet, à croire que les choses se sont passées
comme le conjecture le P. Balla. Mais, d'ailleurs, il est certain
que le P. Oliva, en conséquence des désirs exprimés par Inno-
cent XI à propos de l'affaire Gonzalez, a adressé une lettre
circulaire aux supérieurs provinciaux de la Compagnie, le
10 août 1680.
1. Le P. Rebelle, professeur de théologie à l'université d'Evora, en Por-
tugal, enseigna et appliqua le probabiliorisme dans un ouvrage estimé : De
ohligationibus Justitiœ, publié en 1608. Le P, Comitolo, en Italie, fit de même
dans ses Responsa moralia (1609, et plusieurs fois depuis), et combattit si
bien le probabilisme, que Wendrock (c'est-à-dire Nicole) lui prit ses argu-
ments pour la dissertation contre le probabilisme qu'il inséra dans sa tra-
duction latine des Provinciales de Pascal.
2. Balla, Lett. 11% no lv (t. Il, p. 235).
CONTRE LE PROBABILISME 797
Dœllinger, qui a connu cette circulaire du 10 août*, prétend
qu'elle « ne répond pas au précepte du Pape^ ». Sans doute, elle
ne répond pas au décret tel que Dœllinger se l'est figuré après
Concina et Patuzzi ; elle y est plutôt contraire : et c'est là une
preuve de plus que, sous cette forme, le décret n'a jamais existé.
Quant au précepte authentique, tel que nous l'a offert le texte C^
la circulaire du P. Oliva n'y correspond pas matériellement, si
l'on veut, puisqu'elle ne dit rien de la liberté d'enseigner le pro-
babiliorisme ; mais elle répond au but d'Innocent XI, parce qu'elle
prescrit avec force aux professeurs de la Compagnie d'éviter toute
mollesse dans le choix des opinions morales. La teneur de cette
pièce nous rend ainsi certains que le Pape a réellement dégagé
le P. Oliva de l'obligation qu'imposait matériellement le décret
du 26 juin ; car, encore une fois, comme l'a bien montré le
P. Balla, on ne saurait admettre que le Général se soit soustrait
de lui-même à une obligation si solennellement imposée. En
même temps, elle autorise à conjecturer que le fond en aura été
concerté entre le Pape et le Général.
Après avoir rappelé que les Constitutions de saint Ignace,
aussi bien que les décrets des congrégations et les ordonnances
des Généraux de la Compagnie, font une obligation à ses profes-
seurs de s'inspirer, en toute matière, de la doctrine « la plus
solide et la plus sûre » , solidiorisac securioris doctrinœ...y\eP. Oliva
ordonne, en termes pressants, d'éloigner aussitôt de l'enseigne-
ment quiconque serait « convaincu de négliger ces prescriptions
et d'affaiblir, par des doctrines trop molles, la vigueur de la
discipline chrétienne » ; puis il termine par ces lignes : « Ce n'est
pas toutefois que nous soyons contraints, en toute question con-
1. Elle a été publiée par le professeur Friedrich, collègue de DoUinger à
l'université de Munich, et malheureusement son associé d'apostasie, dans
Beitrage zur Geschichte des Jesuiten-Ordens , 1881 {Abhandlungen der
K. Bayerischen Akademie der Wissenschaften ; Historische Klasse, t. XVI,
p. 170-171).
2. Gesch.y t. I, p. 129, note. A ce propos, Dbllinger ramasse la calomnie
d'un des pamphlétaires que Pombai payait en Italie pour écrire contre les
Jésuites, affirmant que le P. Oliva envoyait à ses subordonnés des lettres
directement en contradiction avec celles qu'il déposait aux archives. La faus-
seté de cette odieuse accusation est évidente au simple bon sens, quand même
il ne s'agirait pas de lettres relatives aux m usages chinois », comme le dit
Dollinger, c'est-à-dire à une matière sur laquelle il n'y a pas eu de difficul-
tés du temps du P. Oliva,
798 LE PRÉTENDU DÉCRET D'INNOCENT XI
troversée, de rejeter les opinions plus bénignes. Loin de là :
parmi celles qui leur sont opposées, quelque honnêtes qu'elles
soient d'ailleurs, il en est que la droite raison et une religieuse
prudence persuadent aux maîtres de ne pas préférer, et aux supé-
rieurs de ne pas permettre dans la Compagnie. Ce qui déplaît,
c'est donc, en l'interprétation du droit divin ou humain, une
excessive indulgence ; une juste modération ne déplaît pas. Dans
la doctrine nous exigeons, non pas la dureté, mais la solidité par
laquelle, comme dit saint Augustin (Lib. VIcont. Julian., ci), nous
montrons tout ensemble la vérité et la charité. Displicet igitur
nimia injure^ she dwino, siçe humano interpretando indulgentia ;
moderatio justa non displicet; non enim duritiem, sed soliditatem
exigimus doctrmœ. »
Ces règles traçaient sagement leur voie aux moralistes de la
Compagnie, entre les excès également funestes aux âmes, de la
trop grande indulgence et de la rigidité. On ne leur en a jamais
imposé d'autres, pour ce qui concerne le choix des opinions mo-
rales ; et si, par le fait, ils se sont trouvés pour la plupart probabi'
listes, c'est parce que le probabilisme, bien entendu, combine le
mieux la « vérité » avec la « charité », la «juste modération » avec
la « solidité sans dureté ».
Peut-être qu'à la Reçue thomiste on n'admettra pas cette der-
nière affirmation, malgré que d'illustres thomistes aient enseigné
le probabilisme bien avant les Jésuites. J'espère, du moins, avoir
quelque peu diminué la confiance de P. M. aux assertions exces-
sives de Concina et de Patuzzi, notamment à celle-ci, qu'<(aux
yeux de l'Eglise romaine, le probabilisme n'était qu'une opinion
tolérée^ qu'elle cherchait à faire disparaître ».
Si, pourtant, parmi les lecteurs de XdiReçue thomiste^ ou ailleurs,
il en est que des discussions historiques comme celle qui pré-
cède laissent hésitants, je me permets de leur suggérer une con-
sidération fort simple, et qui, pour un catholique, doit être déci-
sive. Le probabilisme, qui était déjà à l'état de principe plus ou
moins explicite dans les décisions des plus anciens docteurs, est,
depuis plus de trois siècles, enseigné et appliqué comme système
par des moralistes catholiques en grand nombre, de toute nation
et de toute robe. Parmi eux, beaucoup sont des lumières de l'E-
glise; il suffit de nommer un Suarez et un Lugo. Beaucoup ont
CONTRE LE PROBABILISME 799
été aussi remarquables par la vertu que par la science : ou a pu
dire que le probabilisme était, en quelque sorte, canonisé en la
personne d'Alphonse de Liguori; car, à travers certaines varia-
tions, le saint docteur est toujours resté fidèle au principe fon-
damental : Loi douteuse n oblige pas. Et ce n'est pas seulement
dans les provinces lointaines, dans des écoles obscures, c'est au
centre même de la catholicité que le probabilisme a été, de longue
date, et est toujours professé par des maîtres honorés des éloges
et de la confiance des Souverains Pontifes, par des consulteurs
des Sacrées Congrégations romaines. Dire d'un système qui jouit
de pareilles recommandations, qu'il « n'est qu'une opinion to-
lérée, aux yeux de l'Église romaine », ce serait assurément lui
refuser la justice due, et même un peu faire injure à l'Eglise
romaine.
La Reçue thomiste ne dit pas cela, au moins pour le temps pré-
sent. Si elle semble le dire pour l'époque d'Innocent XI, je ne
veux voir là qu'un souvenir de ces luttes d'autrefois, parfois plus
dialectiques que doctrinales, où l'on s'efforçait d'accabler l'ad-
versaire sous des censures d'une application plus ou moins con-
testable. Ces exercices ne tirent pas à conséquence entre théo-
logiens ; ils peuvent encore avoir leur utilité, ad acuenda ingénia
juçenum, comme on disait jadis. Je l'avouerai cependant, — et
qu'il me soit permis de généraliser la réflexion, — il me semble
qu'aujourd'hui plus de réserve est commandé en cette matière.
Qu'un théologien probabiliste s'entende dire que son système de
morale a été condamné plus ou moins directement par plusieurs
actes du Saint-Siège; qu'un théologien moliniste lise dans la
Reçue thomiste ou dans le Commers lahrbuch (comme il en a
l'occasion encore trop souvent), qu'il est obligé, par toute sorte
d'autorités, de rejeter la science moyenne et d'adopter la prémo"
tion physique : il n'ignore pas ce que cela signifie; supposé même
qu'il ne soit pas très bien au courant de ce qu'on a répondu là-
dessus, c'est assez, pour le tranquilliser pleinement, de savoir
que ses opinions sont enseignées à Rome, sous les yeux et avec
l'agrément du Souverain Pontife. Mais ces exagérations de lan-
gage contre des opinions libres et honorées dans l'Eglise ne ris-
quent-elles pas de produire des résultats moins inoffensifs chez
des lecteurs laïques ou médiocrement versés en théologie ? Ne
vont-elles pas — ô, sans doute, bien malgré leurs auteurs —
800 LE PRÉTENDU DÉCRET D'INNOCENT XI
fortifier des calomnies, des préventions injustes contre certaines
personnes, certains corps ?
Je m'arrête, craignant de trop appuyer; car je ne voulais adres-
ser à la Revue thomiste qu'une observation tout amicale. Je sais
bien qu'on y proteste, comme nous, avec indignation contre la
définition du probabilisme, qu'un rapporteur sectaire a fait ap-
plaudir à la Chambre par d'autres sectaires. On peut, à la Revue
thomiste j et ailleurs, nier que le probabilisme, « cette thèse abo-
minable et publiquement indéfendable», selon M. Trouillot,
soit la doctrine de l'Eglise ; mais on n'y admet pas qu'il « justifie
tous les méfaits, c'est-à-dire qu'il institue, à côté de l'honnêteté
véritable, à côté de l'honnêteté des braves gens, une fausse hon-
nêteté pour les coquins ».
Le probabilisme, tel que les moralistes catholiques l'enten-
dent, et tel que l'Église permet de l^enseigner librement et de
l'appliquer, n'est qu'une méthode pour trancher, sous l'inspira-
tion de la raison et de la conscience interrogées sérieusement
et de bonne foi, les cas pratiques où la conduite à tenir n'est
clairement indiquée par aucune loi divine ou humaine, naturelle
ou positive. La définition de M. Trouillot, comme M. l'abbé Gay-
raud l'a bien montré à la Chambre, n'est qu'une invention de
l'ignorance et de la mauvaise foi.
Joseph BRUCKER, S. J.
BULLETIN PHILOSOPHIQUE
CONGRÈS ET REVUES FRANÇAISES EN 1900
I
L'intérêt philosophique de l'année 1900 est surtout dans les
Congrès. Le plus important en ce genre a été le Congrès inter-
national de philosophie. L'idée en a paru nouvelle et quelque
peu hardie. Nouveauté et hardiesse sont à mettre à l'avantage des
catholiques. Déjà, à quatre reprises, en 1888, en 1891, en 1894
et 1897, dans leurs Congrès scientifiques^ la philosophie a eu sa
place spéciale, place capitale par la valeur des travaux, place
peut-être plus grande encore par l'intérêt, parfois passionné,
avec lequel ont été suivies les discussions. Le Congrès interna-
tional de philosophie, qui s'est tenu du l*^*" au 5 août 1900 au lycée
Louis-le-Grand, a manifesté une allure plus calme. En dehors des
réunions générales, il est même arrivé que la multiplicité des
sections, qui avaient en même temps séance, raréfiaient à l'excès
le nombre des auditeurs.
Enfin, les quatre gros volumes de la Bibliothèque du Congrès
international de philosophie, dont le premier vient de paraître *,
dédommageront les curieux de choses philosophiques qui n'ont
pu courir de salle en salle, ou qui aiment mieux une lecture mé-
ditée à leur table de travail qu'une audition rapide. Quoi qu'il en
soit, cette publication sera de première importance à qui veut
saisir le caractère et l'attitude de la philosophie à l'aurore du
vingtième siècle.
Le caractère de la philosophie contemporaine semble être de
poser sur toutes choses des points d'interrogation, sans se sentir
de taille à les résoudre. Son attitude est inquiète et chercheuse.
Vingt-trois siècles après Socrate, Aristote et Platon, la philoso-
phie demande une orientation ; elle en est à chercher son objet,
ou, plus exactement, elle s'est remise à chercher son objet.
Qu'est-ce que la philosophie ? Est-elle la synthèse des sciences ?
1. Philosophie générale et Métaphysique. Paris, Colin, 1900. In-8, pp. xxn-
460.
/ LXXXVI. — 51
802 BULLETIN PHILOSOPHIQUE
Est-elle au-dessus des sciences auxquelles elle emprunte une ma-
tière, auxquelles elle fournit des principes directeurs? Les posi-
tivistes, avec des nuances diverses, adoptent la première alter-
native. D'autres, comme le disait M. Boutroux, en ouvrant le
Congrès de philosophie, sentent le besoin de a rapprocher la
philosophie des sciences », et, en même temps, de « maintenir
l'originalité et l'autonomie relative de la philosophie ». Ceux qui
prennent position sur ce terrain avec le plus de fermeté sont les
scolastiques, qui mettent les connaissances empiriques à la base
de la philosophie. Au Congrès*, le R. P. Bulliot est plusieurs
fois revenu sur ce point, et, dans un mémoire remarqué, a mis
en beau relief la Valeur de la scolastique, A son tour, M. Pica-
vet^, maître de conférences à l'Ecole des hautes études, a reven-
diqué l'originalité de la scolastique; il pense qu'il y a eu, au
moyen âge, moins subordination de la philosophie à l'égard de
la théologie, que collaboration entre la philosophie et la théolo-
gie. D'ailleurs, l'édifice thomiste demeure solide, même aujour-
d'hui.
Mais les scolastiques sont rares. Beaucoup de philosophes —
et cette tendance s'est maintes fois manifestée au Congrès — s'en-
ferment dans l'étude de la pensée. Mais quelle est la valeur de la
pensée? La pensée saisit-elle autre chose qu'elle-même? Ce qui
est donné par la pensée, ou bien ne se distingue pas de la pensée,
ou bien est tellement en relation avec la pensée , qu'il ne vaut
que ce que vaut la pensée, ou moins sa nature propre nous échappe-
t-elle complètement.
Pour donner corps aux formes impalpables de l'idéalisme, faut-
il, avec M. Maurice BlondeP, prendre comme point de départ la
pensée vivante? L'abstrait intellectuel, dit-il, est stérilité et néant.
A mesure qu'on suit la vie de l'esprit dans son développement,
on s'aperçoit qu'il y a autre chose que les idées pures; il y a pré-
1. Revue de Métaphysique et de Morale, septembre 1900, p. 601-605. On
nous permettra de compléter nos souvenirs personnels par l'excellent
compte rendu auquel est consacré tout entier le numéro de septembre 1900
de la Revue de Métaphysique et de Morale. Le secrétaire de rédaction de
cette revue^ M. Xavier Léon, avait été, d'ailleurs, le principal organisateur
du Congrès. C'est à ce numéro que renvoient les chiffres placés au bas de
nos pages, sauf indication contraire.
2. P. 649-651.
3. P. 573.
CONGRES ET REVUES FRANÇAISES EN 1900 803
cisément ce qu'on appelle la vie, et qui ne peut s'enfermer dans
la définition abstraite de l'idée. C'est vers cette phase que s'a-
chemine, au dire de M. Brunsch\icz^,V Idéalisme contemporain,
« L'idéalisme reprend toute sa fécondité en se définissant comme
une doctrine de l'esprit vivant. » S'il reste métaphysique, il reste
stérile. Qu'il place la philosophie au cœur de la morale, comme
au cœur de la science, au centre de l'humanité, a Tout idéalisme
est incomplet et impuissant qui conçoit l'idéal en l'opposant à la
réalité... Si l'idéal est la vérité, il est la vie même de l'esprit.
L'idéal, c'est d'être géomètre , et de fournir d'une proposition
une démonstration rigoureuse qui enlève tout soupçon d'erreur;
l'idéal, c'est d'être juste, et de conformer son action à la pureté
de l'amour rationnel qui enlève tout soupçon d'égoïsme et de par-
tialité... Le philosophe n'est pas autre chose que la conscience
du géomètre et du juste. »
Cette ambition de faire de la philosophie comme le décalque
de la vie est belle et légitime, à condition qu'on sache l'entendre,
et qu'on sache prendre les moyens de la réaliser. Mais beaucoup
aboutissent à réduire la philosophie à un vague moralisme sans
objet défini, reposant sur un sentiment aveugle et imprécis. D'au-
tres, après de grandes promesses et de superbes programmes,
n'arrivent qu'à des conclusions singulièrement étriquées.
Recherchant les Origines de notre croyance à la loi de causalité^
M. H. Bergson 2 déclare que cette croyance ne peut venir que d'un
processus empirique qui n'a rien de commun avec les autres.
« Ce doit être une expérience de tous les instants, coextensive
à la vie, essentielle à la vie. » Sera-ce la conscience de la spon-
tanéité du moi? Cela ne suffit pas : la causalité du moi est libre,
la causalité de la nature, dont il est ici question, est déterminante.
(c L'acquisition de notre croyance à la loi de causalité ne fait
qu'un avec la coordination progressive de nos impressions tactiles
à nos impressions visuelles. » De la relation stable entre la forme
visuelle de l'objet et son contact avec notre corps naît en nous la
notion de la loi de causalité. Dans sa simplicité et sa naïveté ori-
ginelles, cette loi « dit que tout objet est une cause^ entendant
par là que toute forme visuelle déterminée est susceptible de se
prolonger en contact, résistance et impulsion déterminée ».
1. Bibliothèque du Congrès international de philosophie, t. I, p. 37-^V.
2. Ibid., id., p. 1-15.
804 BULLETIN PHILOSOPHIQUE
La solution répond-elle aux grands principes qu'on a mis en
branle? Et puis, ce processus, considéré isolément, ne semble-t-il
pas nous manifester plutôt une association de concomitance entre
deux impressions ou deux phénomènes qu'un lien causal ? Ce qui
donne vraiment forme en nous à la notion de causalité, c'est la
conscience de l'activité du moi; là, seulement, nous saisissons
d'une manière directe ce qu'est la dépendance causale. Le concept
de détermination, nous le tirons de la conscience de la nécessité
que nous sentons nous enserrer de mille manières. La concor-
dance progressive de nos impressions tactiles avec nos impres-
sions visuelles n'entre que pour une faible part dans cette con-
science multiple.
La religion est-elle une philosophie morale? Est-elle au-dessus
de la philosophie, en dehors de la philosophie, ou contre la phi-
losophie ? Plusieurs disent qu'ils ne savent trop. En tout cas,
M. Simmel*, de l'université de Berlin, étudiant la Religion au
point de çue de la théorie de la connaissance, croit qu'il est pos-
sible ce de séparer la forme d'avec la matière du sentiment reli-
gieux ; d'étudier l'une, sans affirmer ou nier l'existence de l'autre ;
de définir la religiosité comme une sorte de catégorie du senti-
ment. Les grandes catégories de notre vie intérieure : l'être et le
devoir, la possibilité et la nécessité, le vouloir et le craindre,
constituent une série de formes par où viennent passer les conte-
nus de la conscience, les déterminations des choses qui se lais-
sent logiquement fixer et concevoir... Et, peut-être, la religiosité
appartient-elle au nombre de ces catégories formelles et radicales,
et apporte-t-elle ainsi sa tonalité propre à certains contenus re-
présentatifs, qui, d'ailleurs, auraient admis aussi l'application
d'autres catégories ». Cette catégorie, d'autre part, appartient
toute au sentiment.
C'est contre cette assertion que s'est élevé M. Buisson, avec
lequel nous sommes heureux d'être, pour le moment, d'accord.
Le fait religieux, rëpond-il, ne se réduit pas au sentiment; c'est
aussi un acte de pensée et un acte de volonté, qui s'adresse à
l'Etre suprême.
1. P. 583-585.
I
CONGRÈS ET REVUES FRANÇAISES EN 1900 805
M. Gourd*, professeur h l'université de Genève, se rapproche-
rait plutôt de M. Simmel. A propos du Progrès dans l'histoire de
la philosophie ^ il a exprimé l'opinion qu' « il y a non pas la vérité,
mais une vérité théorique, une vérité morale, une vérité reli-
gieuse. De même qu'il y a plusieurs moments dans la vérité, il y
aurait plusieurs espèces de vérité, correspondant chacune à des
besoins distincts... La science et la morale postulent le détermi-
nisme ; on l'acceptera donc, comme au point de vue religieux on
affirmera la liberté, puisque la vie religieuse est la vie dans Tin-
coordonné, dans le hors la loi. Le progrès consistera à maintenir
l'unité dans toutes ces diversités. » Au reste, M. Gourd « n'admet
point la cause première, parce qu'il n'en a pas besoin. La science
se passe de la cause première, et la philosophie n'y perd rien ».
— Et la religion? C'est précisément parce que M. Gourd en
écarte la notion essentielle de cause première, qu'il bâtit en l'air
une doctrine incohérente, faite de l'Inconnaissable de Spencer et
de l'Indéterminé de Secrétan.
A parler du problème capital de Dieu, il n'y a guère eu, parmi
les congressistes laïques, que M. Brochard^, encore l'a-t-il fait
au point de vue historique : Que faut-il entendre par le Dieu de
Platon? Les Idées, suivant M. Brochard, ne sont pas les pensées
de Dieu ; les Idées platoniciennes existent par elles-mêmes et le
Démiurge leur est extérieur. Le Dieu de Platon appartient au
monde du devenir ; il n'a aucun rapport avec le Dieu créateur
des Idées, le Dieu de saint Augustin et des chrétiens.
Si Kant eût assisté au Congrès international de philosophie, il
eût été fort étonné de la manière dont M. Buisson 3 y a traité le
fameux impératif catégorique. Pour M. Buisson, « l'impératif
catégorique n'existe pas plus en morale que dans l'ordre intellec-
tuel ; ou bien, si l'on ne voit en ce terme d'c( impératif catégorique »
qu'une formule qui souligne l'importance de l'obéissance à la loi,
il faut l'appliquer aussi bien dans l'ordre intellectuel que dans
l'ordre moral ; il n'est pas plus possible et permis de soustraire
la raison aux lois de la vérité, que la volonté aux lois du bien ».
1. P. 609-613.
2. P. 614-619, le Devenir dans la philosophie de Platon.
3. P. 630-633, / 'Idée de sanction en morale.
806 BULLETIN PHILOSOPHIQUE
C'est en vain que M. Leclère réplique que, « s'il y a un impératif
catégorique dans la recherche de la vérité, c'est que cette re-
cherche est un devoir qui rentre dans Tordre moral ». M. Buisson
ne veut rien entendre, ce La loi, dit-il, n'est que l'acte de volonté
par lequel nous choisissons, dans notre nature, ce que Spinoza
appelle la ce nature supérieure »... La morale est essentiellement
relative à nous. Je ne sais ce que serait la loi si j'étais un autre
être, dans un autre monde; à coup sûr, elle serait différente de
ce qu'elle est ici pour moi, et c'est pourquoi je ne conçois pas
d'impératif catégorique absolu; je ne puis concevoir qu'un im-
pératif relatif, absolu pour moi momentanément, mais relatif aux
conditions de mon existence. La morale est un acte de volonté, et
une création de l'esprit humain. »
Évidemment, quand c'est la raison humaine qui se dicte à
elle-même sa loi, ses commandements ne peuvent avoir qu'une
autorité relative^ et c'est la destinée fatale de toute morale qui
élimine Dieu d'énerver l'obligation : la morale kantienne devait
en arriver là. Mais celui qui voit dans la morale, comme il con-
vient, l'expression de Tordre essentiel des choses, en tant qu'elles
sont conformes à l'idéal divin, celui-là lui rend son caractère
absolu et en même temps son imprescriptible autorité. Pour la
dire relative^ il faut commettre le même abus de mot que ceux qui
tiennent Dieu pour un être relatif, parce qu'il peut être connu
par nous.
On le voit, l'attitude de la philosophie contemporaine, telle
qu'elle s'est manifestée au Congrès de 1900, est l'attitude du
tâtonnement. Elle est moins en peine de chercher de nouvelles
preuves pour telle ou telle vérité, de contrôler la force de telle
démonstration, que de se demander si tel objet qu'on lui propose
est légitime et par quel procédé elle peut l'atteindre. Elle vit dans
une défiance continuelle à l'égard de toute affirmation; et quelque
question qu'on lui soumettre, elle prétend en instruire le procès
sur nouveaux frais. Certains se montrent, d'ailleurs, très fiers de
cette sévérité sur le choix du terrain et sur les points de départ .
Seulement, d'autres estiment que cette hypercritique, en s'éter-
nisant, risque de vouer la philosophie à l'impuissance et au piéti-
nement sur place.
CONGRES ET REVUES FRANÇAISES EN 1900 807
Enfin, on va avancer. M. Boutroux^ nous l'annonce dans son
allocution de clôture. A travers la contradiction des idées, un
trait, affîrme-t-il, se dégage du Congrès : l'union de la pensée et
de la science , d'où sortira la philosophie de l'avenir. — Pour
nous, cet accord, que nous jugeons désirable et même nécessaire,
ne nous semble pas avoir bien nettement distingué le Congrès
international, où l'idéalisme subjectiviste a tenu au contraire une
large place. A moins qu'on ne veuille parler des sciences mathé-
matiques qui, précisément, ne sont pas une science d'observa-
tion, ou de cette science plus idéaliste que réelle qui admet la
contingence dans les lois de la nature et place à l'intime de
chaque être une spontanéité volontaire et libre.
C'est de la vraie observation, c'est de la science réelle que la
philosophie doit partir, si elle veut éviter de se fondre en une
sorte de déliquescence. Un peu de réalisme est le nécessaire
noyau autour duquel rayonne la pensée. En un mot, nous persis-
tons d croire que la philosophie ne saurait être qu'une forme du
péripatétisme.
II
Le Congrès international de Psychologie devait serrer de plus
près, ne fût-ce que par nécessité d'objet, les réalités tangibles.
Ce congrès, le quatrième en date de ce nom, s'est tenu du 20 au
25 août, au palais des Congrès, sous la présidence de M. Th. Ri-
bot, directeur de la Re^fue philosophique^ assisté de M. Ch. Ri-
chet, vice-président, et de M. Pierre Janet, secrétaire général.
Sur les cent cinquante-six communications annoncées, environ
cent dix ont été produites. Elles étaient réparties entre sept sec-
tions : I. Psychologie dans ses rapports avec Vanatomie et la phy-
siologie; — II. Psychologie introspectiçe dans ses rapports avec la
philosophie; — III. Psychologie expérimentale et psycho- physique;
— ïV. Psychologie pathologique et psychiatrie; — V. Psychologie de
l'hypnotisme, de la suggestion et questions connexes; — VI. Psy-
chologie sociale et criminelle; — VII. Psychologie animale et com-
parée^ anthropologie, ethnologie.
Dans son discours d'ouverture, M. Ribot 2 a essayé de tracer
1. P. 697.
2. Voir ce discours in extenso dans la Revue scientifique, 22 septembre
1900, p. 353-356.
808 BULLETIN PHILOSOPHIQUE
un tableau d'ensemble du travail psychologique accompli depuis
le dernier Congrès, en 1896. Ce qui frappe d'abord, remarque-
t-il, c'est l'inégale répartition du travail ; certaines provinces de
la psychologie sont accablées par l'abondance, d'autres se plain-
draient presque de disette. L'anatomie et la physiologie du sys-
tème nerveux ont donné des travaux de grande importance. Les
psychologues se sont efforcés de construire et d'interpréter le
mécanisme psycho-physiologique d'après les conceptions nou-
velles : telle l'hypothèse sur les mouvements amboïdes des neu-
rones qui, par des alternances de contact et d'interruption d'ad-
hérence, expliqueraient un grand nombre des manifestations de
la vie psychique, normale et morbide.
Avec les sensations, nous entrons dans la psychologie propre-
ment dite. Les études de ce genre ont une tendance envahissante.
En y. joignant ce qui tient aux mouvements, elles forment une
province distincte sous le nom de psycho-physique, caractérisée
par sa matière, ses méthodes, l'emploi de l'expérimentation et
de la mesure. Pour la mémoire et l'association des idées, on n'a
guère fait que marcher dans la voie ouverte précédemment. A
signaler cependant quelques monographies sur les conditions de
la mémoire. Le phénomène de l'attention, au sujet duquel le tra-
vail de N. Lange, en 1888, avait suscité d'importantes recherches
a été quelque peu négligé dans la dernière période. L'étude des
émotions reste en faveur. Au contraire, il n'y a pas, en psycho-
logie, de questions plus délaissées que celles qui touchent aux
opérations logiques, au jugement, au raisonnement, à l'imagina-
tion créatrice; en un mot, aux manifestations les plus complexes
de l'esprit. La raison en est, peut-être, qu'elles ont été inacces-
sibles jusqu'ici à l'expérimentation. L'anthropologie, l'ethnogra-
phie, la linguistique, l'histoire permettent, cependant, dans ce
domaine, « une interprétation moins subjective que celles de
l'introspection ou de la pure dialectique ».
La psychologie de l'enfant, d'abord quelque peu fragmentaire
et anecdotique, a pris récemment une forme plus systématique.
Elle a visé moins à décrire des états qu'à tracer une évolution,
et à devenir une étude embryologique et génétique de Tesprit
humain. La psychologie morbide a soulevé plus de questions cu-
rieuses qu'elle n'en a résolu. Quant à la psychologie sociale, elle
a étudié, sous le nom de psychologie des foules, un ensemble de
CONGRES ET REVUES FRANÇAISES EN 1900 809
faits à part, qu'il convient de distinguer de la psychologie indi-
viduelle.
Mais ce qui ne laisse pas d'inspirer quelque inquiétude à
M. Ribot, c'est le nombre croissant des travaux que chaque
année voit éclore. L'Index psychique^ qui paraît simultanément
en France, en Allemagne et en Amérique donne
Pour 1896 . . 2 234 publications, i Pour 1898. . . 2 558 publications.
— 1897 . . 2 465 — I — 1899. . . 2 746 —
Il serait sage de faire équilibre, au moyen de monographies fré-
quentes et soignées, à la dispersion de l'analyse.
Nous renonçons, pour notre part, à analyser les travaux du
Congrès de psychologie ^ D'ailleurs, le discours de M. Ribot, qui
retrace l'histoire de l'activité psychologique de 1896 à 1900, fait
aussi par avance un tableau assez exact du dernier Congrès. Les
psychologues français de l'école expérimentale commencent peut-
être à comprendre que, suivant la parole de M. Ribot, « tant que
les phénomènes (physiologiques) n'ont pas été traduits en termes
de conscience, il n'y a pas de psychologie ». C'est là certaine-
ment la pensée de M. Ch. Richet et de M. Pierre Janet. Pourquoi
encore tant de défiance à l'endroit de l'introspection et d'une
dialectique appuyée sur l'observation ? Il convient aussi d'indi-
quer un certain retour aux considérations d'un caractère général;
quelques-uns sentent que la science ne saurait se réduire à une
énumération de menus faits. Mais quel progrès à faire encore sur
ce point ! Parlant des rapports du péripatétisme et de la psycho-
logie expérimentale, le R. P. Peillaube faisait remarquer que la
raison de la sympathie intellectuelle qui rapproche les savants
de ces deux écoles vient de leur goût commun pour les recher-
ches objectives. Ici encore, le péripatétisme s'offre pour encadrer
et féconder tout ce qu'il y a de solide dans les découvertes de la
psycho-physiologie.
Un trait intéressant du Congrès a été le bon accueil accordé
aux phénomènes dits occultes, « supra-normaux », spiritiques :
télépathie, transfert hypnotique, suggestion mentale, extériori-
sation de la sensibilité et de la force. On a réclamé pour eux
1. En voir le compte rendu dans la Bévue philosophique, novembre 1900,
et la Revue de Métaphysique et de Morale, novembre 1900.
810 BULLETIN PHILOSOPHIQUE
place au soleil et droit à uae critique sincère, sans parti pris.
On a même élaboré le plan d'un Institut psychique international
qui, en s'occupant de toutes les questions qui intéressent la psy-
chologie expérimentale, enregistrera avec un soin spécial les faits
« supra-normaux », déconcertants jusqu'à ce jour, du psychisme.
Ce sera comme une extension de la Society for psychical re-
search.
III
La philosophie de demain sera-t-elle une philosophie scienti-
fique ou un idéalisme moral sans lien avec la science ? C'est la
question que se pose à son tour un groupe de philosophes. Mais
tandis que M. Boutroux se bornait à de vains souhaits qu'on pour-
rait dire en opposition avec sa propre méthode, eux se sont mis à
l'œuvre pour réaliser l'union de la science et de la philosophie .
De cette pensée, est née une nouvelle revue, la Res>ue de Philo-
sophie^. Elle « estime, dit-elle dans son avis au public, que les
sciences spéciales sont reliées entre elles par des caractères
communs et que, de plus, elles sont en continuité d'objet avec la
métaphysique... Aussi se propose-t-elle de faire entrer en colla-
boration savants et philosophes : aux premiers, elle demande
d'apporter des données positives ; aux seconds, de tenir compte
de ces données dans la spéculation. »
Le premier fascicule tient fidèlement ce programme. Étudiant
le Problème philosophique^ le R. P. Bulliot montre que jus-
qu'à la fin du seizième siècle, jusqu'au temps de Galilée et de
Descartes, la philosophie conserve intacts les trois caractères qui
sont demeurés sa marque distinctive, pendant toute la période
ancienne. Elle est science objectiviste\ elle est en continuité né-^
cessaire aç^ec les sciences inférieures ; elle est science universelle.
Dans la seconde moitié du seizième siècle, avec Galilée et Des-
cartes, les sciences positives se constituent sur leurs bases pro-
pres, leurs bases expérimentales. D'autre part, naît la philosophie
moderne à laquelle Descartes imprime deux caractères : méthode
géométrique, point de vue subjectiviste. Le mécanisme universel
enlève le monde extérieur à la philosophie : il ne lui reste dès
lors que le monde intérieur, le moi pensant. L'absorption de la
1. Revue de Philosophie, paraissant tous les deux mois. Directeur : E. Peil-
laube. Paris, Carré et Naud. Un an, France : 12 francs.
CONGRES ET REVUES FRANÇAISES EN 1900 811
philosophie dans le moi, commencée par Descartes, est achevée
par Berkeley et Kant. « La science et la philosophie qui, unies.
ensemble, devaient s'équilibrer et se compléter, de manière à
donner une œuvre totale et harmonique, se replièrent désormais
chacune sur elle-même, mues par une sorte de contractilité in-
terne ou même d'opposition instinctive, et elles s'en iront, cha-
cune de son côté, suivant des voies divergentes : la philosophie,
vers le subjectivisme critique ; la science, vers le particularisme
et le phénominisme scientifiques; en un mot, vers l'éternel posi-
tivisme, cette grande tentation du savant qui méconnaît les droits
de la métaphysique. »
Avec M. de Lapparent, nous cherchons les conclusions géné-
rales qui déjà se dégagent de la Cristallographie . Ces conclusions
sont de grande importance. La formation des cristaux montre que
dans la matière minérale, lorsqu'elle peut se constituer à l'abri
de toutes les influences perturbatrices, sous la seule action ré-
ciproque des particules, il y a une force en jeu qui oblige ces
particules à se grouper de préférence suivant des plans réguliers.
Le système de cristallisation est déterminé par la forme propre
de la molécule. Cette forme résulte (ou mieux peut-être est la
raison) de la façon dont se groupent, autour de leur centre de
gravité commun, les divers atomes dont la réunion engendre la
molécule. Celle-ci constitue donc, à vrai dire, Vindiçidu minéral,
celui au-dessous duquel on ne peut descendre, sans détruire, si-
non la matière, du moins la substance conci^ète^ et c'est la forme
de cet individu, variable avec chaque corps, qui détermine le
choix du système cristallin. — En tant que douée d'étendue, la
matière est divisible à l'infini. Mais s'il s'agit de matière con-
crète et spécifiée, il y a pour celle-ci un élément ultime. C'est la
molécule. A vouloir la diviser, on détruit le corps. Il peut encore
subsister des atomes après cette division ; mais ils sont devenu s
impuissants à former le corps antérieur.
Les lois assignées à la constitution du monde minéral ont pour
effet de l'aider à conquérir, par des arrangements appropriés, le
plus de symétrie possible, et cela en vue d'une meilleure résis-
tance des édifices ainsi construits. Il semble que la loi de la
moindre action^ identique avec le principe de la conservation de
V énergie^ soit au fond des groupements de cristaux.
La Notion du mixte fournit à M. P. Duhem le sujet d'une très
812 BULLETIN PHILOSOPHIQUE
intéressante étude. Quand deux corps, différents Tun de l'autre,
sont mis en contact, il arrive qu'à leur place se forme un corps
nouveau, distinct par ses propriétés de chacun des éléments qui
l'ont produit par leur disparition. En ce mixte, les éléments
n'ont plus aucune existence actuelle. Ils y existent seulement en
puissance ; car, en se détruisant, le mixte peut les régénérer.
Ceci est vrai, et de ce que nous appelons mélanges^ et de ce que
nous appelons combinaisons chimiques. (Notons que beaucoup
d'auteurs, à l'encontre de M. Duhem, ont réservé ce caractère
aux seules combinaisons chimiques. )
Les Atomistes ou Epicuriens, les Cartésiens, les Nevs^toniens
ont rejeté cette notion du mixte; d'après eux, l'homogénéité n'est
qu'apparente. Le mixte naît de l'interposition de particules nou-
velles parmi les molécules du corps primitif. Telle est, avant La-
voisier, la doctrine soit de l'école mécaniste, qui tente de ramener
toutes les réactions à une mécanique chimique fondée sur l'affi-
nité, soit de l'école empirique, qui ne voit dans la chimie qu'une
collection de faits, la plupart sans liaison entre eux ou indépen-
dants les uns des autres.
Le travail de M. Duhem n'a pas encore paru tout entier. Mais
nous tenons à dire dès maintenant que c^est par des travaux sem-
blables que la philosophie peut retrouver une assiette solide.
IV
Au même ordre d'idée se rapporte ce que dit le R. P. de Mun-
nynck, O. P., dans la Reçue thomiste, sur les Propriétés essen-
tielles des corps bruts ^.
Les substances inorganiques diffèrent-elles essentiellement entre
elles? Les partisans de la doctrine de la matière et de la forme
le supposent; mais c'est là un postulat qui n'est établi sur aucune
preuve expérimentale rigoureuse. Tous les arguments apportés
parlent de « la différence énorme, l'opposition même qu'on re-
marque entre les apparences, les réalités expérimentales des sub-
stances corporelles. Or, rien dans cette constatation ne nous auto-
rise à affirmer qu'une même matière substantiellement identique
ne saurait être le substratum de ces qualités externes. Comparons,
1. Mai 1900, p. 155-169.
CONGRES ET REVUES FRANÇAISES EN 1900 813
par exemple, deux corps bien connus et nettement opposés, le
chlore et le potassium. Ils se combinent avec violence : signe cer-
tain de propriétés très différentes. Leurs affinités vis-à-vis d'un
même corps, l'oxygène, par exemple, sont presque — le mot
presque a son importance — sont presque contradictoirement
opposées. » Et, néanmoins, comment affirmer avec certitude, en
vertu de ces faits expérimentaux, que le chlore et le potassium
sont distincts par leur substance même? La finalité interne, l'ac-
tion immanente qu'implique la notion même de la vie est telle-
ment opposée à tous les caractères généraux de la matière brute
qu'elle fournit une raison tout à fait spéciale pour ranger les corps
vivants dans un ordre à part. Mais ne peut-on pas reconnaître
une différence essentielle entre la matière vivante et les espèces
chimiques, tout en réunissant celles-ci dans une seule espèce ?
Le R. P. de Munnynck croit cependant que tout n'a pas été dit
en faveur de la distinction essentielle des corps inorganiques.
Toute la difficulté consiste à découvrir des propriétés certaine-
ment essentielles. Or, il espère y parvenir par une voie jusqu'ici
négligée.
Toute substance corporelle possède une activité dont le prin-
cipe est une propriété essentielle. Il y a donc nécessairement des
propriétés essentielles actives. L'étendue seule ne peut remplir
ce rôle ; elle suppose une matière déjà déterminée. Il faut donc
qu'il y en ait d'autres. Mais les phénomènes physiques ne le sont
certainement pas. Par conséquent, il faut considérer comme tels
les caractères chimiques.
Faisons un pas de plus. Tout corps, quelle que soit sa nature,
est doué de quantité. On ne conçoit pas plus une nature corpo-
relle sans quantité qu'un homme sans raison. D'ailleurs, la quan-
tité n'est pas, nous l'avons vu, V essence même des corps, elle ne
peut donc être qu'une propriété essentielle, c'est-à-dire une réalité
consécutive à l'essence. Mais, de là, cette conclusion : A chaque
essence corporelle est attachée une quantité déterminée, aussi
essentielle à cette essence que la quantité en général l'est à tout
corps en général. « Or, les seules quantités déterminées qu'on
puisse rattacher aux différences spécifiques ne sont autres que
les poids moléculaires, c'est-à-dire une de ces propriétés chimi-
ques que nous avons signalées comme essentielles. Il paraît donc
évident, vu que tous les caractères chimiques sont liés de la ma-
814 BULLETIN PHILOSOPHIQUE
nière la plus intime aux poids moléculaires, que ce raisonnement
nous fait aboutir à cette même conclusion : Les quantités actives
d'ordre chimique sont vraiment des propriétés essentielles. »
Le raisonnement, un peu ardu, présenté par le R. P. de Mun-
nynck, demande et mérite réflexion. Il appuie au moins cette con-
clusion : Parmi les qualités actives d'ordre chimique, il y en a
qui sont des propriétés essentielles.
Déjà, dans le numéro de la Reçue thomiste de septembre 1899,
le R. P. Darley, bénédictin, avait essayé V Accord de la liberté
a{>ec la conservation de V énergie. Il demandait la solution du
problème à saint Thomas. Aujourd'hui i, il reprend cette même
question.
De la constance de l'énergie, dit-il, les déterministes ont conclu
à la nécessité des actes humains. S'il se pouvait qu'un mouvement
ou acte corporel eût, comme cause ou antécédent, l'acte d'un
être immatériel, il s'ensuivrait une augmentation de force dans le
monde. Tout mouvement, tout acte, n'est donc dans l'âme, comme
en tout autre être, que la résultante d'un autre mouvement maté-
riel. Il n'y a plus de place pour la liberté.
« L'acte sensible, répond l'auteur, préexistant à l'acte intellec-
tuel, existant concurremment avec lui, ne peut être causé par lui,
en tant qu'il est un acte des sens. Par conséquent, il est et doit
être causé, en cette qualité, par un acte sensible antécédent. Ce-
pendant, l'acte intellectuel, d'une nature supérieure, le domine,
le pénètre et l'informe, mais sans changer sa nature et les condi-
tions normales dans lesquelles il se produit et devient, à son tour,
principe d'autres actes. »
N'est-ce pas, dirons-nous, plutôt l'indication du problème que
sa solution ? Il y a influence de l'acte sensible sur l'acte intellec-
tuel, et de celui-ci sur celui-là. La question est de savoir comment
cette action s'opère sans qu'une force nouvelle soit introduite
dans le système des forces matérielles. Pour cela, il faudrait éta-
blir, d'une part, qu'une force spirituelle peut agir sur un système
de forces matérielles; d'autre part, que cette action est possible
sans que rien de la force spirituelle passe dans le système des
forces matérielles.
Ces deux points sont-ils si difficiles à établir?
1. Novembre 1900, p. 551-564.
CONGRES ET REVUES FRANÇAISES EN 1900 815
M. Gérard-Varet sent, lui aussi, le besoin d'un réalisme mo-
déré. La psychologie, pense-t-il, ne saurait être complète si elle
n*a pas recours à la Psychologie objective^. Tandis que la psycho-
logie subjective, ou introspective, procède par observation inté-
rieure, directe, de nous-mêmes, la psychologie objective porte
son observation sur les autres hommes, non pas tant les hommes
avec qui nous vivons, que les hommes qui diffèrent de nous, qui
dépassent notre horizon, qui appartiennent à d'autres pays, à
d'autres races, à d'autres temps.
Mais, n'est-ce pas là le domaine de la sociologie, ou de l'his-
toire ? — L'histoire, répond M. Gérard-Varet, étudie des èvéne^
ments^ des faits qui se sont produits une fois en un point déter-
miné de l'espace à un moment déterminé de la durée, et qui
ne reparaîtront plus. La sociologie étudie des états : la famille,
l'esclavage, la propriété, le culte. A la psychologie objective
appartiennent les tejidances : comme le sentiment religieux, le
sentiment de la sanction. Sans doute, il y a des zones commu-
nes, et beaucoup de recherches sont indivisiblement historiques,
sociologiques et psychologiques. Mais la nature des rapports
reste constante : l'histoire est la matière de la sociologie, et l'une
et l'autre fournissent la matière de la psychologie objective.
Les tendances que cette psychologie étudie sont des tendances
universelles, permanentes sous leur mobilité apparente. Elles
sont les expressions diverses de l'intelligence spontanée qui tient
comme le milieu entre l'instinct et la réflexion. A l'instinct avec
la sensation s'applique la psychologie proprement expérimen-
tale ; à la réflexion, c'est-à-dire à l'ensemble des formes supé-
rieures de l'esprit, s'applique la psychologie subjective.
Ces considérations générales sont sages, sans être, de tous
points, nouvelles. Une application que l'auteur en fait nous a
paru moins heureuse. Pourquoi, se demande-t-il, la coutume à
peu près universelle de se préoccuper dans les sacrifices de la
couleur de la victime ? Il importe, en effet, que celle-ci, suivant
les cas, soit tantôt blanche, tantôt noire, ou avec des taches de
1. Revue philosophique, mai 1900, p. 492-514.
816 BULLETIN PHILOSOPHIQUE
nuance définie en des points définis du corps. C'est, répondit-il,
que l'ignorance des premiers hommes, entièrement livrés aux
données des sens, les soumet au despotisme des apparences. Or
de celles-ci la plus éclatante, c'est la lumière. Dans la Bible, la
lumière apparaît comme le principe souverain de toute forme,
de toute existence. Comment la couleur, qui est le premier-né
de la lumière, ne deviendrait-elle pas tout naturellement la pre-
mière des qualités, et dans chaque objet la propriété par excel-
lence ? Croyance traditionnelle. « L'importance sacro-sainte que
nous attribuons dans certaines cérémonies à la couleur de la
cravate, qu'est-ce autre chose qu'une application persistante et
inconsciente du même mécanisme mental qui fait qu'un Cafre ou
un Indou tremble à la pensée d'immoler un bélier noir au lieu
d'un bélier blanc ? »
Voilà, semble-t-il, une explication fort ingénieuse d'une chose
fort vulgaire. Est-ce bien la couleur comme telle qui est ici con-
sidérée ? N'est-ce pas plutôt parce qu'elle est l'indice visible,
manifeste, de certaines qualités plus intimes auxquelles elle se
trouve liée. La couleur blanche répond dans le bélier à certaines
qualités, la couleur noire à d'autres. Et du jour où la cravate blan-
che n'indiquera plus un homme en état de la faire blanchir fré-
quemment, la couleur blanche cessera d'être distinguée, sinon à
titre de souvenir d'un autre temps. Quant à l'exégèse du Fiat lux,
développée par une note ajoutée au bas de la page, elle fait sou-
rire. Sans doute, dans les premiers versets de la Bible, il est dit
comment Dieu créa une matière informe, puis comment il la fa-
çonna. Mais nulle part on ne voit qu'il l'ait façonnée à l'aide de
la lumière !
Etude réelle encore, mais de psychologie proprement expéri-
mentale, l'étude que M. B. Bourdon consacre à la Perception
des mouvements par le moyen des sensations tactiles des yeux ^ .
« Supposons, dit-il, un objet qui se meut au milieu d'objets im-
mobiles ; nous pouvons par la vue percevoir son mouvement de
deux manières différentes : soit sans le fixer et en fixant au con-
traire quelqu'un des objets immobiles, soit, .lorsqu'il se meut
assez lentement, en le fixant lui-même. Lorsque nous fixons quel-
1. Revue philosophique, juillet 1900, p. 1-17.
CONGRÈS ET REVUES FRANÇAISES EN 1900 817
qu'un des objets immobiles, l'image de l'objet en mouvement se
meut sur la rétine et la perception est par conséquent rétinienne.
Lorsque nous fixons l'objet qui se meut, son image ne change
pas de position sur la rétine ou n'éprouve que de très légers
changements de position résultant de la difficulté d'adapter exac-
tement la vitesse et la direction du mouvement des yeux à celles
de l'objet; les images des objets immobiles se déplacent, au con-
traire, sur la rétine. Mais supposons un seul objet visible, par
exemple, un point lumineux qui se déplace dans l'obscurité ; ce
n'est pas par la rétine que nous percevons le mouvement. Nous
ne pouvons le percevoir que par le moyen des organes dont les
sensations changent. »
Or, il existe autour des yeux une sensibilité relativement déli-
cate pour les différences de position et les mouvements ; elle
vient, ponr une part considérable, sinon en totalité, des pau-
pières. C'est par cette sensibilité que nous semblons percevoir le
mouvement d'un objet isolé.
M. Maurice Griveau a sa manière h lui de prendre contact avec
la réalité, manière à la fois d'artiste et de penseur. C'est par là
qu'il est parvenu à renouveler d'une façon très heureuse l'esthé-
tique. Lisez l'article où il montre la Part de chacun des cinq sens
dans l'appréciation d^un beau site^ : Température et pressions,
émanations, couleurs et sonorités ont leur part dans notre émo-
tion esthétique. C'est d'une fine observation et d'une âme très
vibrante au beau.
yi
\j Ennui appartient à la psychologie et aussi à la morale ; et bien
que le D"" E. Tardieu ait intitulé son travail Etude psi/cholo-
gique^, il n'a pas montré qu'il n'y avait pas là aussi un problème
de morale. L'ennui a des causes diverses : épuisement physique
ou mental, monotonie, satiété, sentiment du néant de la vie. Et
les nuances en sont infinies. M. Tardieu excelle à les décrire,
encore qu'avec un luxe de métaphores et d'images dont il se
grise. Seulement, s'il a vu de l'ennui partout, ce qui est son droit,
semble laisser entendre que tout est ennui : en quoi il se
1. Annales de Philosophie chrétienne, mars 1900, p. 676-G85.
2. Revue philosophique, janvier, février, mars 1900.
LXXXVI. — 52
818 BULLETIN PHILOSOPHIQUE
trompe. Non, tout n'est pas désenchantement ici-bas. Il y a des
joies vraies, parce qu'il y a des vertus vraies.
L'Ecclésiaste a pu s'écrier que- tout est vanité, et Bossuet a dit
que l'ennui est le fond de la nature humaine. Mais le premier a
excepté la vraie sagesse qui est de servir Dieu, et le second a
montré que tout ce qui nous rattache à notre destinée immor-
telle fait notre félicité. En somme, la vraie, la profonde cause de
l'ennui, c'est — M. Tardieu a touché cette cause à la fin de son
étude — la disproportion entre nos aspirations et la réalité, entre
notre besoin de félicité et le peu que nous pouvons en saisir.
Aussi celui qui goûte déjà ici-bas en espérance les biens dont il
attend la possession dans l'autre vie, est celui qui échappe le
mieux à l'ennui : spe gaudentes. Il aura peut-être encore ses
heures d'ennui : ce seront celles précisément où il perdra la vue
de sa destinée. En tout cas, ce ne sera pas un ennuyé. N'a-t-on
pas remarqué cent fois que les peuples les plus gais sont les peu-
ples catholiques ? S'il est quelqu'un chez qui il faut chercher la
joie, c'est le croyant, c'est le moine qui est le croyant par excel-
lence.
M. l'ardieu écrit : « Le moine doit s'ennuyer horriblement», et
« nul ne doit s'ennuyer autant que le croyant. » Ce doit est vrai-
ment délicieux ; cela s'appelle de la psychologie d'observation !
Nous croyons que M. Tardieu fera sourire ceux qu'il prend ainsi
en pitié ^.
C'est une question assez étrange au premier abord que celle
que se pose M. A. Leclère : Le même enseignement moral con-
vient-il aux deux sexes -"^ Et la réponse qu'il donne n'est pas
non plus d'abord pour diminuer l'étonnement : chacun de deux
sexes exigée « un enseignement moral très spécial ». Il serait « in-
suffisant d'introduire dans l'enseignement de la science qui nous
occupe des différences purement accessoires ».
L'esprit masculin a une affinité marquée pour la morale auto-
!
1. Le D^ Tardieu semble, d'ailleurs, peu familier avec les cérémonies et
le latin de l'Église. Il place la renonciation à Satan, à ses pompes et à ses
œuvres, le jour de la confirmation (p. 250) et paraît traduire morosa par
morose (p. 255).
2. Revue de Métaphysique et de Morale, mars 1900, p. 234-256.
CONGRES ET REVUES FRANÇAISES EN 1900
nome et désintéressée du criticisiiie ; l'esprit léminin, poui la
morale classique qui fonde le devoir sur une théorie intellectua-
liste du bien et fait sa part à riutérêt. La morale qui a le plus de
chance d'être enseignée avec fruit au jeune homme, c'est une
morale qui fait, au moins en apparence, appel au sentiment de
l'honneur, frère de l'orgueil et aussi du respect de la personne
huninine considérée dans sa dignité abstraite; et la morale qui
doit le mieux réussir près de la jeune fille est une morale fondée
sur des motifs rationnels, une morale même raisonneuse. Chez le
premier, en effet, si la raison est d'ordinaire plus forte, la ten-
dance h l'action le dispose mieux aux impulsions émotives; la
seconde s'accommode plus volontiers des théories un peu com-
pliquées.
Les jeunes gens, qui se détachent de l'enseignement religieux
traditionnel, se réfugient facilement dans une foi tout humaine h
la morale, qui devient en eux une seconde religion et satisfait
leur besoin de croire. Les jeunes filles, qui conservent plus ordi-
nairement leur piété, tiennent pour suspecte une foi humaine
qui leur paraît comme une rivale de leur foi religieuse. Elles ré-
sistent au professeur laïque qui voudrait comme juxtaposer un
catéchisme à un autre. Si celui-ci fait appel h la raison, alors
elles sont convaincues qu'elles ne cèdent qu'à elles-mêmes.
L'homme, supérieur en fait de spéculations, est plus capable
de se hausser jusqu'à l'idéal kantien : il faut un effort intellectuel
pour concevoir la valeur absolue d'un acte accompli seulement
par respect envers la loi morale, pour distinguer la raison pure
pratique d'une raison pure spéculative, pour expliquer le devoir
en dehors du concept du bonheur. La femme n'y peut facilement
atteindre; par ailleurs, elle a la passion de tout comprendre, ou
la prétention de tout comprendre, de là son goût pour une mo-
rale raisonnée. Et comme elle est plus affamée de bonheur et
qu'elle est portée par instinct à le chercher surtout dans ce qui
fait la joie des autres, la femme n'est pas scandalisée de voir unies,
identifiées même, les idées de bien et de félicité. Elle ne veut
que d'une morale où l'idée du bonheur joue un rôle important.
En fait, on enseigne aux jeunes gens et aux jeunes filles un sa-
vant mélange des deux morales, qui ne satisfait ni ne moralise
parfaitement ni les uns, ni les autres. Mieux vaudrait avoir un
double enseignement moral distinct. Mais ce double enseigne-
820 BULLETIN PHILOSOPHIQUE
ment peut-il être sincère ? A un point de vue supérieur, répond
M. Leclère, ces deux morales n'en sont qu'une. Le devoir et le
rationnel font, à titre égal, partie de l'être. Si l'on remonte par
delà la morale autonome et par delà la morale intellectuelle clas-
sique, on arrive à une morale absolue, dont celles-ci « apparais-
sent comme deux expressions assez accommodées à la nature de
notre esprit qui se place difficilement au point de vue central et
total de la véritable morale ». « Rien ne force donc à opposer
les deux morales; rien n'interdit d'amener doucement les esprits
d'un point de vue à l'autre qui le complète. »
Nous avouons que cette solution ne nous satisfait pas. Si un
enseignement doit être sincère, c'est celui de la morale, et la
solution proposée ne nous paraît pas mettre cette sincérité en
dehors de toute atteinte. En outre, la morale autonome, telle
qu'on nous l'explique, n'est plus la morale autonome, la morale
de Kant. M. Leclère admet, un peu plus loin, que la morale in-
tellectualiste est plus près de la morale absolue et de la vérité
absolue. Pour nous, elle est la seule vraie, la seule à enseigner
à tous. A supposer cette différence des esprits, tout ce qu'on peut
accorder, c'est qu'on insiste davantage devant les uns sur le res-
pect dû au devoir, devant les autres sur les raisons qui fondent
ce devoir. Mais, aux uns et aux autres, il faudra dire, et le carac-
tère obligatoire de la loi, et les raisons de la loi.
Lucien ROURE, S. J.
NOTRE-DAME DE LOURDES
RÉCITS ET MYSTÈRES *
AVANT-PROPOS
I
En avril 1864 et en octobre 1865, nous interrogeâmes Berna-
dette : ses réponses furent, chaque fois, écrites sans retard; plu-
sieurs, la seconde fois, de la main même de la Voyante. Plus
tard, et jusqu'au mois qui précéda celui de sa mort, Bernadette a
dicté ses réponses aux très nombreuses questions que nous lui
adressâmes par écrit. Les réponses furent écrites, séance tenante,
par des secrétaires de la Mère générale des Sœurs de la Charité
de Nevers, et signées par la Mère générale elle-même, qui assis-
tait aux interrogatoires.
Le 25 octobre 1865, à la fin de la retraite que nous donnions
aux grands séminaristes de Tarbes, Mgr Laurence nous invita à
recueillir les meilleurs matériaux d'une histoire ecclésiastique de
l'événement de Lourdes, et il nous bénit pour l'exécution de ce
dessein, si nos supérieurs l'agréaient. Nos supérieurs ne purent,
alors, nous appliquer à ce travail.
De 1869 à 1872, à l'occasion de nos fréquents passages à Lour-
des, le R. P. Sempé, supérieur des Pères missionnaires, nous
pressa, bien des fois, de réaliser le projet de Mgr Laurence, et, en
1872, le T. R.P. Peydessus, supérieur général des Pères de Garai-
son et de Lourdes, joignit ses instances h celles du R. P. Sempé :
ce fut à Garaison, le 4 novembre, à l'occasion de la retraite que
nous donnions aux élèves du petit séminaire. Les supérieurs ne
jugèrent pas à propos d'interrompre, pour cela, les recherches de
documents pour l'histoire de la Compagnie de Jésus en France,
auxquelles ils nous ont tenu appliqué pendant plus de dix ans.
1. Les Etudes ont publié, en juin et juillet 1900, plusieurs pages du vo-
lume qui paraît aujourd'hui chez Retaux sous ce titre. U Avant-propos que
nous reproduisons maintenant donne, sur la manière dont l'ouvrage a été
composé, des détails qui sûrement intéresseront nos lecteurs.
822 NOTRE-DAME DE LOURDES
A notre insu, dès 1876, le R. P. Sempé, secondé par un ancien
missionnaire de Garaison, son ami, devenu religieux de la Com-
pagnie de Jésus, et notre supérieur, obtint du provincial que nous
interromprions nos autres travaux pour exécuter celui que dési-
rait, en ce temps, avec les Pères de Lourdes, l'évêque de Tarbes,
Mgr Jourdan ; — et, de fait, à la fin de Tannée suivante, le samedi
17 novembre 1877, à Toulouse, nos supérieurs et le R. P. Sempé
— celui-ci avec mandat de Mgr Jourdan et du T. R. P. Peydessus
— nous donnèrent charge de découvrir et recueillir les documents
requis pour écrire l'histoire de l'événement de Lourdes, et d'é-
crire ensuite cette histoire.
Il
Nous priâmes, dès lors (lettre et mémoire du 25 novembre 1877),
les RR. PP. Peydessus et Sempé d'obtenir, par l'intervention de
Monseigneur de Tarbes, qu'un bref de Pie IX autorisât et bénît
l'œuvre projetée. Le R. P. Sempé répondit, le l^*" janvier 1878 :
(( Que le bien rencontre d'obstacles ! » et Pie IX, hélas ! partit
pour le ciel, au mois de février.
Aux archives de Lourdes nous ne trouvâmes guère que la liasse
des documents confiés, autrefois, à M. H. Lasserre par Mgr Lau-
rence : quasi rien (moins le procès-verbal des premiers commis-
saires ) n'y pouvait servir à une véridique histoire des apparitions,
et le procès-verbal lui-même, sous cet aspect, est d'une très re-
grettable insuffisance. A ce petit fonds, les PP. Sempé et Caze-
navette, missionnaires de Lourdes, et le P. Marcel Bouix, jésuite,
avaient ajouté un commencement d'enquête; savoir, sept petites
pages, renfermant les réponses sommaires de trois témoins.
Grâce à Notre-Dame et à la très paternelle bénédiction de
Mgr Jourdan, nous pûmes, de novembre 1877 à novembre 1878,
amasser un riche fonds de matériaux. Entre les plus importants,
citons : l*' Les dépositions orales ou écrites de près de deux cents
témoins de l'événement, choisis entre les plus sérieux et les mieux
informés ; — 2° le meilleur des papiers de l'évêché, relatifs à
Lourdes, que, dès l'année 1866, on croyait perdus, et que nous
retrouvâmes, éparpillés, en deux galetas ou décharges ; — 3^ enfin,
les rapports et correspondances des magistrats de tout ordre et
de leurs agents.
Rien ne manquait : on pouvait écrire l'histoire ; mais nous dé-
RECITS ET MYSTERES 823
sirions, pour Monseigneur de Tarbes, et, en sa personne, pour
nous-même, encouragement, bénédiction du pape ; nous renou-
velâmes donc, auprès du R, P. Sempé, nos suppliques de novem-
bre 1877, et nous lui fournîmes le texte d'un projet de bref. Le
Révérend Père répondit, le 13 novembre 1878 :
Mille fois merci... Monseigneur de Reims et Monseigneur de Tarbes se
sont entendus pour faire à Léon XIII la demande que vous désirez.
III
Le 8 décembre 1878, Mgr Langénieux annonçait au R. P. Sempé
l'heureuse issue de ses démarches, et, peu de jours après, Mgr Jour-
dan daignait nous mettre en main l'original du bref, élégante
traduction latine de notre pauvre texte français :
Le sanctuaire de Lourdes jouit d'une gloire si grande; il a plu à Notre-
Dame de la propager si loin dans l'univers entier par d'insignes bienfaits spi-
rituels et temporels, qu'il importe vraiment à l'Église de voir mis en pleine
lumière les prodigieux commencements de ce grand œuvre, et le récit de
l'événement de 1858 appuyé de telles preuves et de tels titres que la posté-
rité n'en puisse mettre aucun détail en doute ou en question.
Le temps a dû faire tomber les passions qui, dès le principe, s'agitèrent
autour de l'événement ; les archives publiques renferment les pVocès-verbaux
et la correspondance des magistrats; de nombreux témoins sont encore là,
qui virent les choses de leurs yeux et les peuvent attester : tout, en un mot,
persuade que l'heure est venue de procéder aux enquêtes et aux recherches
qu'exige un tel travail.
Aussi, vénéré Frère^ non content d'approuver le dessein que vous avez de
l'exécuter, nous nous déclarons, d'avance, comme l'obligé de quiconque, sur
votre invitation, s'empressera de vous aider à mener le projet abonne fin et,
pour cela, mettra en vos mains des documents écrits, ou déposera, à titre
de témoin...
En signant le bref, le Souverain Pontife n'ignorait pas qne le
travail demandé et béni par Lui était déjà très avancé, puisque
Mgr Jourdan, à notrfe insu, lui écrivait : « J'ai fait recueillir les
dépositions àe plusieurs centaines de témoins )> ; et il est vrai quie
si les principaux témoignages n'atteignent guère que le chiffre de
deux cents, l'addition des témoignages d'importance moindre,
également recueillis pas nous, élève ce chiffre bien plus haut.
Mgr Jourdan n'avait pas, du reste, attendu le bref, pour nous
donner témoignage ostensible de sa délégation et mission persoo-
^elles : l'acte est écrit de la main de l'évêque, signé, et muni du
sceau épiscopal. Il nous vint, dès que nous le demandâmes, et
824 NOTRE-DAME DE LOURDES
nous le demandâmes, de Paris, au mois d'août 1878, pour un
puissant, qui l'exigeait, avant de nous ouvrir des archives.
IV
De la part de Mgr Jourdan, le R. P. Sempé adressa au Provin-
cial de Toulouse copie du bref pontifical; le R. P. Sempé disait :
Je prie et je fais prier, chaque jour, la Vierge immaculée de vous rendre,
à vous et à votre Compagnie, le centuple de ce que vous faites pour son
œuvre de la Grotte. Monseigneur l'évèque de Tarbes me charge de vous
témoigner aussi sa reconnaissance et de vous communiquer le bref ci-joint
de Notre Saint Père le Pape.
De son côté, le T. R. P. Peydessus nous avait déjà écrit de
Garaison :
VoiI;i déjà bien des jours que vous n'êtes occupé, en quelque sorte, que
de nous, et je ne vous ai pas encore adressé un seul mot de remerciement.
J'en suis confus et bien confus, je vous assure. La tendre Mère du ciel, qui
est toujours si miséricordieuse, voudra bien, j'en ai la douce confiance, répa-
rer mes torts et" acquitter envers vous la dette de reconnaissance qui vous
est due.
Tous mes confrères me chargent de vous remercier^ et ils vous promet-
tent, avec leur supérieur, de beaucoup prier pour vous; vous les gagnez
bien, ces prières.
Ces saintes prières aidant, nous achevâmes, au mois de juin
1879, l'histoire critique de l'événement de Lourdes, en trois vo-
lumes : les Apparitions ; les Luttes pour la Grotte; les Luttes pour
la Chapelle. A quel point cette histoire différait des histoires con-
nues, nous le soupçonnions à peine, .car notre travail procédait
de nos seuls documents et enquêtes, et nous n'avions lu aucun
des livres précédemment écrits sur l'événeïnent de Lourdes, pas
même le plus fameux : nous n'avons lu et étudié ces livres qu'a-
près avoir eu achevé le nôtre.
Mgr Jourdan, par son origine parisienne, était, en l'affaire de
Lourdes, un tiers désintéressé : nous l'étions plus que lui ; aussi
l'évèque de Tarbes ne voulait-il pas, pour notre livre, d'autre
revision que celle de la Compagnie de Jésus; mais le Provincial,
jugeant que la revision des Pères de Lourdes ne pouvait qu'être
utile, et que les convenances lui faisaient comme un devoir de la
demander, la demanda, en effet, le 12 octobre 1879, après que
les reviseurs de la province de Toulouse eurent examiné et ap-
prouvé notre travail. Le Provincial disait, à la fin de sa lettre :
RÉCITS ET MYSTÈRES 825
Il importe que cette revision se fasse, le plus tôt possible : la récente
Notice de Mgr l'archevêque d'Aix est, peut-être, un signe du ciel, qui nous
avertit de l'opportunité d'une histoire véridique des Apparitions de Lourdes.
Dès le 22 juin précédent, le R. P. Sempé nous avait écrit:
Dieu soit béni ! Votre grande Histoire de Notre-Dame de Lourdes^ écrite
sur les témoignages et les documents authentiques (c'est le titre que je lui
donnerais), cette grande œuvre est achevée; que faire maintenant, pour ar-
river plus vite ? Voici mon humble avis. Vous allez à Notre-Dame de Garai-
son, ou le cher P. Duboé va à Pau ; vous relisez ensemble les trois volumes,
et, dans trois jours, votre œuvre est revue par l'homme le plus compétent,
selon moi, pour en apprécier du moins l'exactitude complète, ce qui est l'es-
sentiel ; vos Pères et Dieu feront le reste.
Ce prop^ramme, ratifié par le R. P. Sempé, au mois d'octobre,
fut accepté par nous; et nous acceptâmes également l'adjonction
au P. Duboé de deux autres Pères de Garaison.
Du 14 au 23 octobre, à Garaison, nous donnâmes lecture aux
trois reviseurs des deux premiers volumes, les seuls qui pussent
faire difficulté, et le troisième fut laissé à Garaison. En de lon-
gues séances quotidiennes, nous fournîmes aux reviseurs, durant
ces huit jours, tous les éclaircissements et documents qu'ils dési-
rèrent, et, le 13 novembre, le Provincial reçut les trois juge-
ments, écrits et signés. Nous aurons probablement l'occasion d'en
donner, ailleurs, le texte intégral ; en voici les conclusions ou
derniers mots.
R. P. Lahaille :
La Chronique de Notre-Dame de Lourdes (nous avions ainsi intitulé notre
travail), dont j'ai entendu lire, avec un vif intérêt, les deux premiers volumes,
est une œuvre solide, d'un style clair et précis... La méthode qui paraît
inspirer l'auteur me semble réclamée par les circonstances. La lecture de ce
livre sera attrayante, et elle portera la conviction dans tous les esprits sé-
rieux...
R. P. Barrère :
La Chronique de Notre-Dame de Lourdes est une admirable mine de pré-
cieux documents : le cher Père a su les découvrir, les ordonner et les lier,
de manière à faire une trame historique d'une très grande force : on voit
bien l'œuvre céleste avec sa vérité divine, sa marche victorieuse et sa mer-
veilleuse influence. Ce livre satisfera l'esprit et le cœur des hommes sé-
rieux...
^R. P. Duboé :
Le livre du P. Gros sera exactement et pleinement ce que demanderft
826 NOTRE-DAME DE LOURDES
l'évêque de Tarbes et le bref du Saint-Père, savoir, l'ensemble des docu-
ments sincères, qui doivent établir sur la vérité pure l'histoire de Notre-
Dame de Lourdes. Ce travail, ainsi considéré, ne peut que satisfaire entiè-
rement. Les témoignages et les écrits surabondent sur chaque fait tant soit
peu important...
La sincérité rayonne de toutes les lignes, et il règne dans l'ouvrage une
paix et une sérénité qui pénètrent le lecteur du sentiment d'une absolue vé-
racité : l'écrivain n'est qu'un travailleur qui se dérobe : on ne peut voir de
lui qu'un rigide amour de la vérité, la seule ambition de retrouver ce qui
fut et de le montrer comme il l'a découvert : cette impression est décisive
sur l'esprit.
Quant à la facture du livre, l'ordonnance matérielle, souvent encombrée
par la multitude des documents, est néanmoins d'une grande clarté et forme
une histoire d'un charme étrange.
La Chronique change nécessairement quelques jugements reçus; mais les
documents font tout : ce sont les événements et les hommes qui, en se mon-
trant eux-mêmes, dictent au lecteur ses appréciations.
La Chronique sera le premier livre qui dévoile, en son entier, l'ordre
divin dans le mouvement des choses de la grotte : elle jette une nouvelle et
pleine lumière sur tous les faits à peu près. Sur les trois acteurs du divin
drame, les recherches du P. Gros en découvrent un, presque inconnu et to-
talement méconnu, Satan. Ces recherches en établissent un autre, la puis-
sance humaine, dans son vrai rôle...
Le premier volume est d'une édification pénétrante; le second, d'un très
vivant intérêt...
VI
Les trois reviseurs désiraient la publication immédiate de ce
travail. Le P. Barrère disait : « Je désire voir le volume des Appa-
ritions mis au jour avant le 11 février 1880. »
Mgr Jourdan et nos supérieurs n'y contredirent pas.
De son côté, le R. P. Sempé, à propos de ce même volume, dès
qu'il eut été achevé, avait écrit :
Dieu soit béni ! Votre premier volume est donc terminé ; il sera bon de le
livrer^ le plus tôt possible, aux examinateurs de votre Compagnie... Votre
livre pourrait être dédié à Léon XIII, qui l'a encouragé d'avance. Enfin, bon
Père, consultez vos supérieurs, et nous approuvons d'avance ce qu'ils vou-
dç^nt.
Cependant, les années 1880, 1881, 1882 passèrent, et rien ne
fut publié. Tout à coup, le 30 mars 1883, nous fûmes mandé de
Saragosse à Lourdes. Le Supérieur écrivait : « Je vous ai promis
au R. P. Sempé, pour le 3 avril. » Notre voyage n'eut qu'un ré-
sultat utile : dix-huit témoins, choisis par le R. P. Sempé, enten-
dirent, en présence de deux commissaires épiscopaux, la lecture
RECITS ET MYSTERES 827
que nous leur fîmes de leurs dépositions, ouïes et écrites par
nous en 1878. Ils les reconnurent parfaitement exactes^.
Au mois de mars de l'année suivante 1884, nous fûmes encore
rappelé d'Espagne, — et, au mois de mai, à Lourdes, nous eûmes
à lire, une fois de plus, notre premier volume : ce fut à six com-
missaires épiscopaux, deux desquels étaient des plus graves Pères
de la Compagnie de Jésus -. Après lecture et discussion, en plu-
sieurs séances, les six commissaires déclarèrent que le livre était
<( très intéressant et inattaquable, et qu'il fallait le publier sans
retard )). Peu de jours après, le 23 mai 1884, le R. P. Sempé, au
nom de Mgr Billère, évêque de Tarbes, rédigea une longue et
très louangeuse approbation, dont le dernier mot était :
Nous désirons que ce volume soit publié le plus tôt possible, heureux
d'entrer ainsi dans les intentions de Sa Sainteté Léon XIII et d'établir en
pleine lumière, au-dessus de tous doutes et contestations, ce grand événe-
ment de Lourdes, qui remue le monde, depuis un quart de siècle, et réveille
partout de si douces espérances.
Le nouveau Provincial avait donné son imprimatur le 15 mai.
VII
Mais le lecteur se demande pourquoi la publication de ces tra-
vaux a été remise de l'année 1879 à l'année 1901...
he pourquoi^ nous ne le publierons jamais, à moins que de très
graves intérêts de la Vérité et de la Justice ne nous contraignent
de rompre un silence qui les compromettrait; /nais un premier
mot discret de ce ?nystère se trouve dans les lignes suivantes, que
le R. P. Duboé nous écrivit, de Garaison, le 21 décembre 1879 :
Mon Révérend et bien cher Père, Dieu continue : d'un bout à l'autre, je le
vois, il aura tout fait, à Lourdes, avec sa toute seule sagesse, sans les hommes
1. M. l'abbé Barrère, curé de Lourdes, et le P. Duboé étaient les com-
missaires de l'évêque. Les témoins, dont on vérifia les dépositions, furent :
le R. P. Sempé, M. l'abbé Pomian, Fanny Nicolau, André Sajoux, Antoine
Nicolau, Pierre Callet, Dominique Vignes, Dominiquette Cazenave, Antoi-
nette Peyret, Antoinette Tardhivail, Elfria Lacrampe, Cyprine Gesta, Jo-
sèphe Ouros, Jeanne Abadie, Ursule Nicolau, Bernarde Casterot, Toinette
Soubirous.
2. Les six commissaires étaient : M. LafForgue, vicaire général et supé-
rieur du Grand Séminaire de Tarbes, président; — M. l'abbé Barrère, curé
de Lourdes; — le R. P. Sempé; — le R. P. Duboé; — le R. P. de Blacas, supé-
rieur de la résidence des Jésuites de Pau; — le R. P. Servières, ancien Pro-
vincial.
828 NOTRE-DAME DE LOURDES
ou malgré les hommes. X***, opposant, au commencement, sans influence, ser-
vira, à la fin, par son opposition influente, tournée contre ses pensées.
Comme il devient clair qu'il fallait un étranger pour ce travail d'entière
vérité ! Comme il apparaît nécessaire que cet étranger reste le serf opiniâ-
trement fidèle de la vérité trouvée, et se maintienne dans une fermeté iné-
branlable d'indépendance ! Soyez historien : l'histoire est faite ; vous n'avez
qu'un droit : celui de la montrer, comme Dieu, pour sa vraie gloire, vous a
donné de la voir. On n'a, à côté de vous, qu'un devoir, celui de vous aider
dans cette manifestation.
Du reste, ni dans l'ensemble, ni dans les détails des faits découverts, je
ne puis trouver aucun grave danger pour qui que ce soit, sauf pour le ro/n«n...
Qu'on ne mutile pas ce grand ouvrage de Dieu ; qu'on laisse voir et qu'on
fasse voir; que Ton compte, un à un, tous les adversaires réels, surtout le
plus redoutable de tous, son défenseur naturel, le clergé : qu'on le voie en
train de perdre irrémédiablement ce que les autres ne faisaient que gêner.
Dieu a permis que tous les hommes fussent contre Lui, sans le savoir :
qu'on ne Lui prête pas des auxiliaires dont il Lui a plu de se passer.
Je serais désolé et irrité qu'on enlevât un fil utile de cette trame divine...
A la difficulté que le lecteur entrevoit s'en ajoutait une
seconde : elle eût suffi pour nous empêcher de faire, de longtemps
encore, ce que nous faisons aujourd'hui. La révéler ne nous em-
barrasserait pas, mais il pourrait y avoir embarras pour d'autres.
Ici encore, le mot du P. Duboé est lumineux, du moins pour
nous :
Comme il devient clair qu'il fallait un étranger et que cet étranger se
maintînt dans une fermeté inébranlable d'indépendance !
VIII
Dans le présent volume, on ne trouvera pas V Histoire critique
de l'événement de Lourdes. Ce qu'est ( bien qu'un peu seulement)
notre petit travail, quelques lignes du P. Duboé, reviseur dès
1879, le feront assez entendre. Il écrivait, à propos des volumes
revisés à Garaison :
Il n'y aurait qu'à retrancher beaucoup, beaucoup fondre, un peu lier et
rattacher, quelquefois, par des rappels et des appréciations, et le livre pesant
du bollandiste se trouverait devenir un livre populaire, candide, lumineux,
fort, d'une irrésistible édification.
Récits et Mystères sortirent de l'exécution de ce programme
du P. Duboé. Nous en achevâmes la rédaction, le 21 novem-
bre 1883, dans la sainte maison de Loyola, où nous l'avions com-
mencée, et, après examen et approbation des reviseurs, V impri-
matur du Provincial était donné, le 7 avril 1884.
RÉCITS ET MYSTÈRES 829
Il ne nous reste, pour aider le lecteur à mieux entendre le pre-
mier chapitre des Mi/stères^ qu'à résumer, en quelques lignes,
les faits et les pensées développés dans la préface du premier
volume de \ Histoire critique de l'événement.
Nous nous y demandons quelles raisons ont pu, selon nos vues
humaines, incliner Notre-Dame à choisir, pour s'y manifester, à
titre à' Immaculée Conception, le sol de la France, et, en France,
le sol de Lourdes; et nous répondons que la France semblait
moins indigne de cette faveur, à cause de son zèle singulier pour
la glorification du privilège de Marie. La terre de France une
fois choisie, la ville du Puy-en-Velay pouvait, disons-nous, pré-
tendre, plus que d'autres villes de France, à l'honneur de voir
rimmaculée-Couception descendre dans son enceinte ou dans sa
région, ou du moins sur une terre de laquelle on pût dire, avec
vérité : « Elle appartient au Puy-eu-Velay ; elle est domaine de
Notre-Dame du Puy » : or, la ville et les terres de Lourdes furent,
dès le neuvième siècle, domaines de Notre-Dame du Puy : chaque
année, une jonchée d'herbe de Massabieille dans l'église du Puy
attestait ce glorieux vasselage de Lourdes : nous l'établissons, et
nous concluons :
L'Immaculée-Conception vint à Lourdes, parce qu'Elle avait résolu
d'iionorer la France d'une faveur insigne : or^ la France, pour Elle, c'était
le Puy-en-Velay, et le Puy, pour Elle, c'était Lourdes.
Nous établissons, en même temps, que Lourdes, comme Le Puy,
se signala, jusqu'à ces derniers temps, par sa dévotion au Rosaire
et à l'Immaculée Conception de Marie. La ville même avait autre-
fois fondé la récitation quotidienne, à l'église, du chapelet, et le
Lourdais Soubies fondé, plus récemment, deux messes domini-
cales, en l'honneur de l'immaculée conception de Notre-Dame.
Enfin, h la veille des Apparitions, une congrégation de jeunes
filles, nombreuse et fervente, maintenait pleines de vie, à
Lourdes, les saintes traditions du passé : la congrégation avait
à sa tête une présidente d'un tel mérite, qu'aux premiers récits
de l'apparition d'une céleste jeune fille, à la grotte, chacun
disait : « C'est, sans doute, la présidente défunte de la congré-
g^ation ; c'est Élisa Latapie qui apparaît à Massabieille. »
830 NOTRE-DAME DE LOURDES
IX
Lourdes a été souvent décrit, depuis 1858 : en quelques lignes,
simples et exactes, M. Louis Veuillotl avait, dès lors, à peu près
tout dit :
Lourdes, écrivait-il, au mois d'août 1858, Lourdes est une ville des
Hautes-Pyrénées, très ancienne, plus traversée que connue. Elle est assise
sur les premiers degrés d'un escalier de montagnes, au bord de la route de
Tarbes à Pau, entre Bagnères et le sanctuaire renommé de Bétliaram. On la
traverse, pour aller de Bagnères à Gauterets, Le voyageur qui parcourt ces
vallées, pleines de spectacles grandioses et charmants, remarque le vieux et
pittoresque château fort de Lourdes, garnison successive des Romains, des
Sarrasins, qui, dit-on, ne le voulurent rendre qu'à Notre-Dame du Puy; des
Anglais, qui le gardèrent longtemps ; objet de convoitise souvent disputé
dans les guerres civiles; berceau de légendes, théâtre de combats et de
douleurs, aujourd'hui pacifiquement gardé par un peloton d'infanterie. Au
pied de ce château, bâti sur le roc, passe en grondant le Gave. Tout proche,
sur le bord du torrent, se trouve la grotte, de peu d'apparence et jusque là
fort peu visitée, où, depuis quelques mois, le témoignage d'une petite fille
pauvre attire tant de curieux.
La bourgade n'est point endormie et privée de ce que l'on appelle, aujour-
d'hui, (( les lumières ». C'est le siège d'un tribunal de première instance; il
y a de grandes maisons, de belles auberges, des cafés, un cercle approvi-
sionné de journaux. Les voyageurs, quoiqu'ils s'arrêtent peu à Lourdes, ne
laissent pas d'y jeter les idées qui courent, parfois même celles qui ne
courent pas : ils trouvent à qui parler, nous en avons fait l'épreuve La
population est vive, intelligente, encore chrétienne dans sa masse; plus scep-
tique dans ses sommités, sans passion pourtant, hâtons-nous de le dire, et
sans parti pris... de fermer ses yeux à l'évidence des faits ou du raisonne-
ment.
X
Nous eûmes l'honneur, en décembre 1895, de mettre sous les
yeux de Mgr Guillois, évêque du Puy-en-Velay, la préface histo-
rique dont nous parlions plus haut, et le présent volume de
Récits et Mystères, où cette préface était alors insérée, en pre-
miers chapitres. Sa Grandeur daigna nous honorer de la lettre
suivante :
ÉVÊGHÉ DU PUY
— Le Puy, le 23 décembre 1895.
Mon Révérend Père,
Je manquerais à un devoir de reconnaissance si je ne vous remerciais, au
nom de mon diocèse, autant et plus qu'en mon nom personnel, de vos
savantes et magnifiques études sur Notre-Dame de Lourdes.
1. Mélanges, 2« série, t. IV, p. 343.
RECITS ET MYSTERES 831
Dès les premiers chapitres, une chose m'a séduit : ces pages intéressantes,
originales, pleines de fraîcheur et do science, d'érudition et de doctrine, que
vous avez consacrées à l'antique sanctuaire de l'immaculée Vierge du Puy.
Nous connaissions ces faits, qu'établissent les précieux documents de nos
archives, et sur lesquels nos vieilles traditions n'ont jamais varié ; mais
n'était-ce pas justice que la lumière fût faite en dehors du Velay et que, au
regard de vos nombreux lecteurs. Le Puy reprît la place qui lui est due, la
première, entre toutes les cités de France qui s'honorent de leur culte sécu-
laire envers la Mère de Dieu? Nul, à ma connaissance, des écrivains qui ont
parlé de Lourdes (et ils ne se comptent plus) n'avait envisagé ce côté de la
question. Sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, votre livre est entiè-
rement neuf.
Pardonnez à mon cœur d'évêque, d'évcque de Notre-Dame, du Puy et de
Notre-Dame de France, ce que ces observations ont de trop personnel, alors
qu'il y aurait tant de belles qualités à signaler dans votre ouvrage, tant de
mérites à mettre en relief; mais votre livre est de ceux qui n'ont pas besoin
de louanges; il est de ceux qui se recommandent d'eux-mêmes et s'imposent.
Agréez, mon Révérend Père, avec mes félicitations, l'expression de mon
religieux respect.
f Constant, évêque du Puy.
Rien ne pouvait nous donner joie meilleure que cette béné-
diction ou ce suffrage de l'évêque et de Notre-Dame du Puy.
Une dernière et insigne grâce, dont nous ne saurions trop
remercier la très sainte Vierge, c'est que notre livre se publie
muni de V imprimatur de notre vénéré et bien-aimé archevêque,
Mgr François-Désiré Mathieu, de qui le nom fait autorité, en
matière d'études historiques, parmi ceux mêmes que les érudits
et les savants appellent leurs maîtres.
Les assertions ou insinuations mentionnées, aux premières
lignes de cet Avant-propos, nous ont contraint d'exposer l'histo-
rique de nos travaux plus largement que nous n'avions fait dans
TAvant-propos de 1898 ; mais ce que nous disons de plus,
en 1901, est quasi intégralement extrait d'ouvrages, encore
inédits, que Mgr Mathieu voulut bien munir de son imprimatur^
le 7 mars, le 15 juin et le 2 novembre 1898.
Les documents par nous cités, dans le présent volume et dans
nos autres écrits sur Lourdes, dérivèrent ou dérivent d'archives
diverses et de nos enquêtes. Nous emploierons, pour indiquer les
sources, les abréviations suivantes :
Archives de Tévéché de Tarbes Evêché, T.
— de la préfecture de Tarbes. .... Préfect., T.
— de la ville de Lourdes Lourdes, V.
— du tribunal civil de Lourdes. . . , Lourdes, Tr. c,
— du commissariat de Lourdes. , , . Lourdes, Comm.
832 NOTRE-DAME DE LOURDES. — RECITS ET MYSTÈRES
Archives des Pères missionnaires Lourdes, Miss.
— de la cour d'appel de Pau . . . , . Pau, Cour.
— de la sous-préfecture d'Argelès . . Angeles^ S. -P.
— du ministère des Cultes Min. Cuit.
— du ministère de la Justice Min. Just.
Quant à nos enquêtes, elles comprennent deux fonds : le
premier est celui des mémoires autographes fournis par des
témoins, qui voulurent bien déposer ainsi ; — le second, des
dépositions orales d'autres témoins, écrites par nous, en leur
présence.
Pour ces derniers témoignages, nous indiquerons, à la pre-
mière rencontre seulement du témoin, la page du registre d'en-
quête où sa déposition commence. Là où il s'agira d'un mémoire
autographe, nous le dirons, ou dans le texte ou en note, une fois
pour toutes. Cela peut suffire, en attendant que, s'il y a lieu,
enquêtes et mémoires soient publiés intégralement.
L. J.-M. GROS. S. J.
NOTES ET DOCUMENTS
POUR
SERVIR A LA DÉFENSE DES CONGRÉGATIONS RELIGIEUSES *
(Suite ^)
Lettre pastorale de Mgr Bonnet, évêque de Viviers, sur le danger
des naauvaises écoles. [Viviers, iî892.)
Lettre sur réducation chrétienne et sur les projets d'instruction
laïque obligatoire, par Mgr Manning. Extrait de la Revue du Monde
catholique. [Paris, Palmé, 1873.)
Lettre sur les projets de loi Ferry, par Mgr Perraud. [Autun, imp.
Dcjussieu, 1880.)
Lettres à J. Ferry et P. Bert en réponse à leurs attaques contre l'en-
seignement catholique, par le P. Gh.GLAiR,S. J. (Par/s, Zeco^re, 1879.)
Lettres à Paul Bert. Réponse à deux discours, par le P. G. Clair,
S. J. [Paris, Lecoffre, 1880.)
Lettres de Mgr l'évêque d'Orléans à un de ses collègues. M. Duruy
et l'éducation des filles. {Paris^ Douniol, 1867.)
Lettres d'un Maître d'école au ministre de l'Instruction publique,
par le P. G. Clair, S. J. (Voir Études, 1870-1871, t. 25, p. 354.)
Lettres inédites du R. P. de Ravignan à Mgr Dupanloup (1840-
1857), publiées par l'abbé P. Hébert. (Paris-Tours, Marne, 1899.1
Liberté (La) dans l'Eglise catholique. (Paris, Lct/iielleux, 1877.)
Liberté de l'Eglise. 1* Examen. Des empiétements. Est-ce l'Eglise
qui empiète sur l'État? — Est-ce TEtat qui empiète sur l'Eglise ? par
Mgr Parisis. (Paris, Lecoffre, 1845.)
Liberté de l'Église. 2' Examen. Des tendances. Que demande TÉglise ?
— Que demande l'État? par Mgr Parisis. [Paris, Lecoffre, 18*45.)
Liberté de l'Eglise. 3® Examen. Du silence et de la publicité, par
Mgr Parisis. [Paris, Lecoffre, 1846.)
Liberté de l'Eglise. 4' Examen. Sur la liberté d'enseignement. [Paris,
Univers; Langres, Laurent ; Lyon, Allard; Nantes et Nancy, 1844.)
* Liberté (La) d'enseignement, par E. Acoll as. (Paris, S agnier,
1873.)
Liberté (La) d'enseignement chez les Zoulous, par le P. J. de Bon-
.NioT, S. J. (Voir Études, 1879, t. 40, p. 696.)
m {A suivre.)
I V Edouard CAPELLE, S. J.
1. Voir Etudes du 20 février 1901.
2. L'abondance des matières nous oblige à reporter au numéro du 5 avril
tla fin de cette première série de documents.
^^^ LXXXVI. — 53
REVUE DES LIVRES
. PREMIÈRE PARTIE
THEOLOGIE
De Sacramentalibus. DisquisWo Scholastico-dogmatica^ auc-
tore Gulielmo Arendt, Societatis Jesu sacerdote. Editio altéra,
emendata. In-8, pp. vn-416. Rome, 1900; chez l'éditeur des
Analecta ecclesiastica. Prix : 5 francs.
En dehors des sacrements, qui sont pour les fidèles de hi Loi nou-
velle des signes sensibles et des causes efficaces de la grâce sancti-
fiante, il y a dans l'Eglise d'autres signes ou rites sacrés qui, par suite
d'une certaine analogie avec les sacrements, ont reçu le nom de sa-
cramentaux. Ce sont les bénédictions ecclésiastiques, considérées en
elles-mêmes ou dans leur terme, eau bénite, pain bénit, onctions sa-
crées; les exorcismes; l'oraison dominicale et certains actes externes,
soit d'humilité, comme la confession générale et le lavement des pieds;
soit de miséricorde, comme l'aumône. D'où le vers mnémonique :
Orans, tinctus, edens, confessas, dans, benedicens.
Le P. Arendt a publié sur cette matière une série d'articles qui se
sont succédé, pendant plus de deux ans, dans les Analecta ecclesiastica
de Rome ; réunis sur la demande du directeur de la Revue, ces articles
sont devenus le livre que l'éminent préfet des études au collège ger-
manique offre au public théologique. C'est une monographie sur les
sacramentaux, riche en détails et pleine d'érudition, où la théologie
spéculative et la théologie positive s'allient heureusement et se prêtent
un mutuel secours. Partout où il y a lieu, saint Thomas est le maître
préféré.
La science de l'érudit brille surtout dans les articles où les bénédic-
tions ecclésiastiques et les exorcismes sont étudiés à la lumière de la
sainte Ecriture et de fantiquité chrétienne. Pour faire apprécier l'am-
pleur de cette étude, il suffit d'indiquer qu'elle occupe les pages 130-
238 et 329-385.
La partie plus dogmatique du travail renferme le développement et
la justification des éléments contenus dans la définition des sacramen-
taux donnée par l'auteur : « Signes dus à une institution légitime et se
rapportant au culte externe de Dieu, qui servent à l'Eglise du Christ
comme d'instruments pour procurer aux fidèles certains effets surna-
turels, qui rentrent dans la sphère de son pouvoir ordinaire, et qui
sont distincts de l'effet propre des sacrements et du sacrifice. » Remis-
REVUE DES LIVRES 835
sion du péché véniel, grâces prévenantes, rémission de peine tempo-
relle, répression du démon, bienfaits même temporels obtenus en vue
d'une fin spirituelle : tels sont les effets communément attribués aux
sacramentaux.
Le développement de ces idées fournit à Fauteur l'occasion de tou-
cher et de préciser beaucoup de questions délicates; par exemple, la
notion et la causalité soit du signe en général, soit plus particulière-
ment du signe pratique, et l'action des sacramentaux dans la rémission
des j)échés véniels. Mais ce que le P. Arendt s'est surtout préoccupé
de mettre en relief, c'est la causalité propre aux sacramentaux. Il la
fait consister dans l'efficacité instrumentale dont ils jouissent par rap-
port aux effets indiqués; mais là il faut distinguer entre exigence, vis
exigitiva, et impétration, vis impetratoria. Cette dernière se rapporte à
la grâce efficace, mais aucun titre ne lui assure l'infaillibilité; la pre-
mière a pour objet la grâce actuelle suffisante, et est, en droit, infail-
lible. Par là, s'explique cette définition sommaire des sacramentaux,
donnée à la fin de l'ouvrage : Signa sacra auxilii sufficientis practica.
Dans un Avertissement, l'auteur s'excuse auprès de ses futurs lecteurs
de n'avoir pu, faute de loisirs, retoucher son œuvre comme il l'aurait
voulu, pour refondre certains passages et donner la dernière main à
tout l'ensemble. La part de vérité qui peut être contenue dans cet
humble aveu n'empêche pas le livre d'avoir, tel qu'il est, sa grande
valeur et sa réelle utilité. Xavier-Marie Le Bachelet, S. J.
PHILOSOPHIE
Institutiones Metaphysicae specialis quas tradebat in CoUegio
Maximo Lovaniensi P. Stanislaus de Backer, S. J. Tomus I.
Cosmologia. Paris, J. Briguet, 1899.
Cet ouvage est le premier volume d'un cours complet de philoso-
phie scolastique publié par le P. de Backer, professeur à Louvain.
La doctrine est celle de saint Thomas, la forme est en tout point clas-
sique, le style clair et précis. Rien de plus régulier que la méthode
de l'auteur : Exposé de la question, démonstration de la thèse, solu-
tion des difficultés, se suivent dans un ordre parfait. Le P. de Backer
fait ressortir le lien étroit qui unit la cosmologie aux sciences mo-
dernes; il donne aux thèses scolastiques un fondement solide, et ne
craint ni les équations mathématiques, ni les formules chimiques. Dans
l'étude de l'action à distance, vous trouverez le type d'une discussion
bien conduite. Les arguments a priori contre l'action à distance n'en-
traînant pas la conviction, on en appelle à l'observation, et du fait de
la non-existence de l'action à distance dans les causes physiques exis-
tantes, on s'élève par un raisonnement impeccable à la loi générale de
l'impossibilité absolue de l'action à distance de toute cause créée. C'est
avec la même analyse pénétrante que sont étudiés successivement : la
constitution des corps, l'espace, le temps, le mouvement, les lois de la
836 REVUE DES LWRES
nature, la formation du monde. Un appendice est consacré à la théorie
des accidents. T#ut cela forme un excellent manuel de philosophie sco-
lastique, fruit du long enseignement d'un professeur expérimenté.
Gh. Antoine, S. J.
L'Origine de la pensée et de la parole. Étude par M. Moncalm.
Paris, Alcan, 1900. In-8, pp. 316. Prix : 5 francs.
M. M. Moncalm, au moment de terminer son ouvrage sur l'Origine
de la pensée et de la parole, fait cette remarque : « Il est temps de
clore cette étude; je soupçonne que je ne serai pas le seul de cet avis.
Il se pourrait que parmi mes lecteurs — si j'en ai — quelques-uns
trouvassent eux-mêmes le moyen de la rendre plus courte ; ils la feuil-
letteront d'abord, en liront peut-être quelques pages de suite, et se
diront : Au diable, le vieux savant, comme il est ennuyeux ! »
Nous ne connaissons pas au juste l'âge de M. Moncalm; nous n'é-
prouvons aucune envie de l'envoyer a au diable»; et, en somme, il
nous paraît plus ambitieux, au sens étymologique du mot, qu'ennuyeux .
Il embrasse trop de questions. Par suite, il ne parvient pas à les coor-
donner, en vue de conclusions précises; ce dont il convient avec une
humilité touchante : « Séduit par tant d'idées belles et neuves, que je
notais à mesure qu'elles se présentaient à moi, je perdais de vue qu'il
ne suffit pas de penser et d'àcrire en marchant à l'aventure... Décidé-
ment, je manque de méthode. » (P. 319.) Ce qui est plus grave, M. Mon-
calm ne traite pas tous les sujets qu'il aborde avec une égale compé-
tence. Gorrame philologue, il en est toujeurs aux thèmes deMaxMùUer.
Si, du moins, il les reproduisait avec autant d'exactitude que d'enthou-
siasme ! Il admire Kant; mais il semble croire que l'espace et le temps,
dans le kantisme, s'appellent indifféremment des formes de la sensibi-
lité ou des formes de l'entendement. (P. 158.) Ses vues sur l'Ecriture
sainte sont décidément trop personnelles. « Nous épions en vain dans
l'Ancien Testament un indice du premier soupçon dans l'esprit humain
de l'existence du divin. » (P. 233.) « L'idée d'une révélation expres-
sément octroyée au peuple juif acquit surtout de la consistance au
moyen âge. » Xavier Moisant, S. J.
QUESTIONS POLITIQUES ET RELIGIEUSES
La République et la Paix religieuse, par l'abbé Gayraud,
député du Finistère. 1 vol. pp. viii-279. Paris, Perrin, 1900.
La République et la Paix religieuse, deux mots un peu étonnés ,
sans doute, de se trouver réunis. En fait, la République s'est montrée
obstinément hostile à la religion du pays; le principal effort de la poli -
tique dite républicaine, et le plus constant, a été dirigé contre le catho -
licisme, désigné par le sobriquet odieux de cléricalisme. Pour beau-
coup, cette hostilité fait partie du concept même de la République ; ils
REVUE DES LIVRES 837
ne le conçoivent pas réconciliée avec l'idée religieuse; l'opposition
entre les deux termes est irréductible; clérical est, pour eux, l'antithèse
de républicain.
M. l'abbé Gayraud est de ceux qui n'admettent pas cette donnée,
purement arbitraire; il estime que l'idée religieuse et l'idée républi-
caine n'ont rien d'incompatible, et son livre a précisément pour objet
d'exposer les voies et moyens pour arriver à une paix avantageuse à la
religion et à la République. Lui-même le résume ainsi à lïi dernière
page :
« L'État démocratique et républicain doit aux catholiques, comme à
tous les autres citoyens, la liberté et l'égalité dans la liberté. Les catho-
liques ne peuvent, ni ne doivent, en fait, rien lui demander de plus.
a Un concordat est nécessaire entre la France et le Saint-Siège ;
peut-être serait-il bon, pour résoudre pleinement les difficultés ac-
tuelles, de reviser le Concordat de 1801 dans un sens libéral et démo-
cratique.
« La question des Congrégations religieuses ne sera résolue que
par une loi sincèrement libérale et égale pour tous sur les associations.
« Les autres difficultés entre l'Église et l'Etat, suspension des
traitements du clergé, règlement nouveau des fabriques, loi militaire
et loi scolaire, pourraient être, sinon réglées, du moins aplanies, si
les pouvoirs publics, agissant dans un esprit de justice et de vrai libé-
ralisme, faisaient droit, sur ces divers points, aux réclamations légi-
times et modérées des catholiques.
« Rien ne justifie les restrictions nouvelles de la liberté de l'ensei-
gnement. »
M. Gayraud ne s'abuse pas au point de croire que ses propositions
aient chance d'être agréées des partis extrêmes; mais il s'efforce de
délimiter le terrain sur lequel on puisse se rencontrer et discuter
avec les gens qui raisonnent. Ceux-là seront bien obligés de recon-
naître que ses prétentions n'ont rien d'excessif. D'autres, apparemment,
lui reprocheront de pousser trop loin l'esprit de conciliation, de mol-
lesse dans la revendication des droits imprescriptibles de l'Église. A
ceux-là l'auteur a pris soin de répondre très justement que autre est
la situation du maître qui dissert dans une chaire de théologie ou de
droit canon, autre celle de l'homme politique. Le théoricien ne mani-
pule que des idées; il n'a pas à tenir compte des faits contingents qui
en peuvent influencer l'application. « Mais, comme la politique est
l'art de réaliser le bien social possible dans telles circonstances don-
nées, celui qui cherche, en politique, la solution des difficultés de la
question religieuse, doit s'appliquer à découvrir ce que les circonstances
présentes renferment de pratiquement réalisable pour la liberté de
conscience, la paix publique et l'intérêt national. » (P. 8.)
Au surplus, comme tous cfeux qui étudient sérieusement, M. l'abbé
Gayraud sait que les affaires humaines sont malaisées à résoudre, cuncta
res difficiles, et il avoue modestement que, en dépit du ton affirmatif,
888 REVUE DES LIVRES
son livre ne renferme que « des idées à discuter ». Je profiterai de la
permission pour hasarder un doute. Les catholiques, dit-il, ne doivent
apporter à Pappui de leurs revendications d'autres arguments que ceux
du droit commun ; « le terrain de la paix religieuse doit être le droit
commun des citoyens à la liberté et à V égalité'. » Gela est souligné dans
le texte et forme la conclusion d'une discussion longue et serrée. Mais
ce terrain est-il vraiment si solide que la liberté religieuse y soit en
sécurité ? L'État peut introduire dans sa législation vis-à-vis des asso-
ciations internationales, qui ont leurs chefs à l'étranger, des sévérités
qui ne seront pas toujours injustes. Est-ce que les catholiques pourront
s'accommoder de ce droit commun ? Reste le Concordat, et, de fait,
immédiatement après le chapitre sur le droit commun, M. Gayraud
passe au Concordat dont il reconnaît la nécessité, et pour lequel il
indique des retouches urgentes. Mais le régime concordataire n'exclut-
il pas précisément le régime du droit commun? Du moment que l'Église
et l'État s'entendent pour régler, de puissance à puissance, leurs rela-
tions, leurs droits et leurs devoirs respectifs, il est clair que la situa-
tion des catholiques, par rapport aux autres citoyens, comporte certains
privilèges, privilèges onéreux sans doute; mais enfin ce n'est plus le
droit commun. Il faut choisir entre ceci et cela : ou le Concordat, ou le
droit commun.
Nos adversaires nous acculent à ce dilemme, et je crois qu'il n'y
a pas lieu de faire ejffort pour l'esquiver. Ils ont la logique pour eux.
Au fond, cela revient à dire que l'Église est une société complète, une
puissance souveraine dans sa sphère, comme l'État dans le sien. C'est
un fait que ni les catholiques,, ni même leurs adversaires, n'ont intérêit
à négliger dans leurs arrangements. Joseph Burnichon, S. J.
SCIEiNGES PHYSIQUES ET NATURELLES
L'Or, par H. Hauser. Paris, Nony, 1901. In-4, pp. 359. Prix :
10 francs.
Superbe volume, qu'on ne saurait trop recommander. M. Hauser
s'est proposé de redire ici rapidejnent toute l'histoire de ce métal au
pouvoir étrange. Qu'est-ce que Tor? d'où lui vient sa puissance, sa
primauté sur les autres métaux ? Comment et oii le trouve-t-on ? Au prix
de quels efforts l'extrait-on de ses gisements ? Quels en sont les usages ?
Telles sont les principales questions étudiées par l'auteur. De nom-
breuses et superbes illustrations, photographies d'après nature, vues
prises dans les régions minières, spécimens de bijoux et de monnaies,
cartes et plans, appareils d'extraction, augmentent encore l'attrait de
cet ouvrage de haute et excellente vulgarisation.
Joseph DE JOANNIS, S. J.
REVUE DES LIVRES
839
DEUXIÈME PARTIE
APOLOGETIQUE
L. CoLLiN (abbé). — L'Origine
du Christianisme. Paris, G. Beau-
cliesne,1901. In-12, pp. 34'k
Les Études ont déjà parlé de l'ou-
vrage du U. P. Weiss (t. LXV, p. 696 ;
t. LXXXII,p,4H ). Nous n'avons donc
plus à en faire l'éloge ; mais nous ne
pouvons moins faire que de recom-
mander vivement la traduction que
vient d'en publier l'abbé Collin.
Bien que V Origine du Christia-
nisme ne soit qu'un extrait de VApo-
logie du Christianisme, cette étude
n'en constitue pas moins une œuvre
de nature à faire un grand bien.
Maurice d'Augier, S. J.
ASCÉTISME
P. H. WxVTRiGANT, de la Com-
pagnie de Jésus. — Deux Métho-
des de spiritualité. Étude criti-
que. Lille, Descfée, 1900. In-8,
pp. xv-126. Pris : 2 francs.
Nos lecteurs peuvent se rappeler
les observations faites par le P. Wa-
trigant, dans les Etudes du 5 juin
1899, sur certaines théories nouvel-
les de spiritualité, propagées dans
plusieurs publications récentes. No-
tre collaborateur avait cru devoir
donner une attention particulière à
un discours prononcé à Fribourg, en
1897, sur la'« Voie » de la Vénérable
Mère Marie de Sales Chappuis ; car,
non seulement le sujet de ce discours,
mais plus encore l'accueil qui lui
avait été fait dans les milieux où la
nouvelle spiritualité est le plus en
faveur, et la large diffusion qu'on
s'était efforcé de lui procurer, sem-
blaient en faire comme un discours-
programme. L'orateur a opposé aux
1. Réponse au R. P. Watrigant, S. J., et Justification de la Voie da cha-
rité de la Vénérable Marie de Sales Chappuis, par Jos. Fragnière. Fribourg
(Suisse), 1900. In-8, pp. 50.
critiques du P. Watrigant une bro-
chure *, où, après avoir déclaré qu'il
n'avait parlé au nom d'aucune école
et ne connaissait même pas l'exis-
tence de celle à laquelle on le ratta-
chait, il explique ou défend les idées
de son discours. Le P. Watrigant
réplique, ou plutôt, il fait mieux :
s'élevant au-dessus des questions
personnelles, il a largement complété
son premier travail, de manière à
mettre en plus vive lumière les dan-
gers du nouvel ascétisme et les prin-
cipes qu'il paraît oublier. La pre-
mière partie de son opuscule est la
reproduction de l'article des Etudes
sur Une nouvelle école de spiritua-
lité, augmentée seulement de ren-
vois à huit notes, placées en appen-
dice à la fin de la brochure et qui
répondent à la contre-critique de
M. Fragnière. Dans la seconde par-
tie, il examine les objections faites par
la nouvelle école à la spiritualité des
Exercices de saint Ignace de Loyola :
celte matière, qu'il n'avait que tou-
chée en passant, dans son article,
est ici traitée avec l'abondance et la
solidité qu'on peut attendre de sa
compétence spéciale. Nous n'avons
besoin de rien ajouter, pour faire
comprendre la réelle importance et
l'intérêt de cette « Étude critique ».
Pierre José, S. J.
P. Gœdert, E. m. — Biblio-
thèque de lectures spirituelles.
1. Bourdaloue , le temps de VAvent.
— IL Saint Augustin, Noël et V Epi-
phanie. — III. Bossuet, Prépara'
tion au carême. Lectures disposées.
Paris, Garnier, 1900. 3 vol. In-12,
pp. 511, xxxvi-537 et xxxi-256.
Extraire des grands auteurs, peu
840
REVUE DES LIVRES
accessibles à la masse du public, leurs
meilleures pages et les ranger suivant
Tordre liturgique est une excellente
pensée. Nous félicitons M. Gœdert
d'avoir commencé par Bourdaloue ,
continué par saint Augustin et Bos-
suet, en attendant de nouveaux maî-
tres de la parole sacrée. Le propre
du génie est d'appartenir à tous les
temps et de demeurer toujours nou-
veau à travers les âges.
Une excellente introduction sur la
lecture spirituelle, son utilité, sa vraie
méthode, d'après saint François de
Sales, le P. Berthier, Bourdaloue,
ouvre chacun de ces trois volumes.
Henri Chérot, S. J.
BossuET, — Élévations à Dieu
sur tous les mystères de la religion
chrétienne. Nouvelle édition entiè-
rement revisée; Introduction par
le R. P. LiBERCiER, de l'ordre de
Saint-Dominique. Paris, Lethiel-
leux, s. d. [1900]. In-12, pp. xi-
616. Prix : 3 francs.
Le R. P. LiBERciER pense avec beau-
coup de raison que les œuvres ascé-
tiques de BossuET sont une des meil-
leures lectures spirituelles à conseil-
ler aux chrétiens de nos jours. « Plus
que jamais, dit-il (p. ix), la piété de-
mande à être éclairée et réclame avec
insistance une nourriture forte et sub-
stantielle, une direction grave et lu-
mineuse, également ennemie de la
mollesse du cœur et de la sécheresse
ou de la subtilité de l'esprit. »
Et, pour satisfaire les âmes en fa-
cilitant la lecture de Bossuet, il vient
d'éditer les Élévations, et nous pro-
met, s'il plaît à Dieu, de nous donner
plus tard les Méditations sur l'Evan-
gile (p.x). Tout, dans cette publica-
tion, est disposé en vue de Tutilité
des lecteurs; le texte est celui « qui
nous a paru le plus correct et le plus
irréprochable » (p. x) — sans doute
celui de Lâchât? — l'impression est
agréable à l'œil, le format très com-
mode.
Dans une note de son Introduction
(p. m), le R. P. Libercier parlant des
savantes études qui ont enfin abouti
à une bonne édition des Sermons, le
P. Libercier dit : « 11 serait injuste
de ne pas reconnaître que l'honneur
principal en revient à l'Université.
Ce sont les Floquet, les Vaillant, les
Gandar, les Gazier, les Rébelliau, les
Brunetière, qui, par leurs travaux pa-
tients et éclairés, ont permis au re-
gretté abbé Lebarq de donner des
sermons une édition définitive et
complète. » L'examen attentif des
dates montrerait peut-être que tel ou
tel des écrivains nommés a travaillé
en même temps que l'abbé Lebarq,
plutôt qu'il ne lui a ouvert la voie;
mais surtout, le lecteur s'étonne de
les voir comptés tous les six comme
membres de l'Université. Je n'ose ju-
ger le cas de M. Brunetière, ne sa-
chant trop si les fonctions de maître
de conférences à l'École normale suf-
fisent pour affilier au corps universi-
taire; mais il n'y a pas de discussion
possible pour Amable Floquet, élève
de l'Ecole des Chartes, avocat, puis
greffier en chef à la cour de Rouen,
ni pour l'abbé Vaillant, ancien élève
de cette école des Carmes, qui depuis
le milieu du dernier siècle représente
à Paris le haut enseignementlibre. Un
simple coup d'œil sur le Catalogue
des thèses de doctorat es lettres, par
Mourier et Deltour (année 1851,
p. 126) aurait épargné au R. P. Li-
bercier cette méprise.
Le premier devoir de la critique est
de rendre à chacun ce qui lui est dû;
or l'abbé Lebarq se proclame avant
tout redevable à Floquet, Gandar et
Vaillant, et nous devons ajouter qu'il
l'était principalement à lui-même.
René-Marie de La Broise, S. J.
R. P. Pierre-Baptiste, 0. F. M.
— Le Saint Nom de Jésus, foi/er de
lumière et source de toutes grâces^
d'après saint Bernardin de Sienne.
Imprimerie franciscaine mission-
REVUE DES LIVRES
841
naire, IG, route de Clamart, à Van-
ves, près Paris. In-18, p|). 280.
Prix : 1 fr.25 l'exemplaire; 1 fr. 75
par la poste.
Tout vrai catholique entrant dans
le courant de grâces que l'esprit de
Dieu ouvre aux àraes, suivant les
besoins du monde, se fera un devoir
d'unir à la dévotion au Sacré Cœur
toute d'amour, à la dévotion à la
sainte Face toute de réparation ,
celle plus ancienne du saint Nom
de Jésus, qui est une dévotion toute
de foi, et qui doit se terminer dans
un courage de plus en plus éclairé et
pratique à revendiquer les droits de
Dieu, en Jésus-Christ, sur l'individu,
l*a famille et la société.
C'est de cette pensée qu'est né cet
ouvrage inspiré de la doctrine de
saint Bernardin de Sienne, l'invinci-
ble porte-étendard du saint Nom de
Jésus au quinzième siècle. Les âmes
douées du sens de la foi y trouveront
une matière tout ordonnée pour une
retraite spirituelle, faite en compa-
gnie de Celui qui est la voie, la vé-
rité et la vie. [Joan., xtv, 16.) Les
prêtres y découvriront un cadre tout
fait pour une série d'instructions sur
la personne du divin Maître, dont
l'école est en même temps une source
de grâces. Tous y puiseront de quoi
retremper leur foi et développer leur
amour pour Celui qui est venu appor-
ter la vie et une vie plus abondante.
[Joan., X, 10.)
R. P. Edouard Hugon, des Frè-
res prêcheurs. — Les Vœux de re-
ligion. Paris, Lethielleux. In-i2,
pp. 81.
Le R. P. HuGON, dans cette excel-
lente brochure, s'est proposé de re-c-
tifier les idées fausses qui ont cours
dans le monde au sujet des vœux.
Dans un premier chapitre, que nous
voudrions plus long, le savant inter-
prète de saint Thomas montre avec
st^n maître, quelle est l'économie des
vœux dans l'Eglise. Il conclut, à bon
droit, que l'état religieux est insépa-
rable de l'Église et appartient à son
intégrité. Faisant face ensuite aux
rationalistes, il réfute leurs objec-
tions et termine par de belles consi-
dérations sur la portée sociale des
vœux. Le tout se déroule en un slyje
limpide, où passe souvent un frisson
d'éloquence. Chez le iils de saint
Dominique, le professeur de théo-
logie n'a pas détruit l'orateur. L'un
et l'autre se reflètent en ces pages.
Auguste Belangek, S. J.
ESTHÉTIQUE
P. Gaborit, archiprêtre de la
cathédrale de Nantes. — Le Beau
dans les Œuvres littéraires .Paris,
Bloud et Barrai, 1900. Pp. 60.
Dans cette brochure, l'auteur de la
Connaissance du Beau, avec la com-
pétence que lui ont donnée ses lon-
gues études sur la nature et l'art,
expose nettement quelques « règles
d'appréciation » et les applique aux
œuvres littéraires de l'antiquité, du
dix-septième siècle et du dix-neu-
vième. La beauté est l'expression de
l'activité qui s'est développée suivant
sa loi y cette définition, justifiée par
des exemples bien choisis, est de
préférence étudiée dans la beauté
morale, et l'auteur prend résolument
parti contre ceux qui considèrent la
morale comme n'ayant rien à faire
ave>c l'art. « Ce qui va contre les lois
de la morale va contre les lois du
beau. » Aussi, bien loin de se laisser
entraîner aux engouements du jour,
l'auteur condamne-t-il avec fermeté
tant d'œuvres contemporaines, où le
talent déployé dans la mise en œuvre
ne doit point nous faire fermer les
yeux sur le danger de thèses per-
verses et d'impressions malsaines.
On doit louer d'autant plus ce cou-
rage intellectuel qu'il devient plus
rare en notre époque de dilettantisme*
La brochure que nous donne M. Ga-
borit est, comme tant d'autres écrits
sortis de la même plume, mieux qu'une
842
REVUE DES LIVRES
étude d'esthétique sincère et délicate ;
c'est une bonne œuvre, une œuvre de
raison et de justice.
Paul AucLER, S. J,
QUESTIONS AGRICOLES
Joseph Gairal, docteur en dro it,
membre du Comité du contentieux
de r« Union du Sud-Est ». — Les
Droits et les devoirs des syndi-
cats agricoles. Paris, Pedone,
1900. In-8, pp. 506. Prix : 8 francs.
Le développement rapide des syn-
dicats agricoles constitue un fait éco-
nomique d'une importance considé-
rable. Leur heureuse influence so-
ciale, leur esprit de sage initiative
sont d'un bon augure pour l'aveijir et
d'un bon exemple dans le présent. A
tous ceux qui s'intéressent à la ques-
tion des syndicats agricoles, nous
signalons Touvrage de M. Joseph
Gairal : c'est le traité le plus com-
plet sur la matière. Œuvre à la fois
d'un jurisconsulte et d'un homme de
pratique, ce livre est un guide sûr
et bien informé. Successivement,
M. Gairal examine la constitution des
syndicats, leur fonctionnement, leur
extinction, leur naissance, leur vie
et leur mort. Il étudie à fond, au point
de vue théorique et pratique, toutes
les difficultés qui peuvent se présen-
ter. La clarté de l'exposition et du
plan permet aux syndicataires les
moins juristes de trouver la solu-
tion des questions qui les préoccu-
pent. — M. Gairal remarque que les
syndicats ont substitué à la formule
anglo-saxonne de la lutte pour la
vie, cette devise bien française :
<c L'union pour la vie. » Cette belle
devise, l'œuvre entière des syndicats
agricoles , mérite toute l'attention
de ceux qui cherchent le relèvement
économique et moral de notre pays.
Lucien Treppoz.
M. le baron de La Bouillerie,
président de la X^ section de l'Ex-
position universelle de 1900. —
Les Manifestations de l'Enseigne-
ment agricole à l'Exposition uni-
verselle de 1900. Rapport pré-
senté au nom delà X*^ section. Paris,
P. Mouillot, 1900. In-8, pp. 37.
M. le baron de La Bouillerie a
rédigé un rapport sur l'enseignement
agricole en France et à l'étranger,
tel qu'il est apparu à l'Exposition
universelle. La matière condensée en
ce mince fascicule remplirait au delà
de cent cinquante pages de texte or-
dinaire. En voici les conclusions en
ce qui concerne la France.
L'enseignement agricole est donné
par l'Etat dans des établissements
ressortissant, soit au ministère de
l'Instruction publique, soit au minis-
tère de l'Agriculture.
Au degré primaire, l'instruction
publique a fait depuis quelques an-
nées de louables efforts, mais les
résultats sont maigres, faute de pré-
paration technique des instituteurs.
Quant aux institutions spéciales re-
levant de TAgriculture, écoles prati-
ques et fermes modèles, elles absor-
bent beaucoup d'argent sans rendre
de services appréciables.
Au degré secondaire, en dépit de
quelques tentatives insignifiantes,
les lycées et collèges restent étran-
gers à l'agriculture. Quant aux trois
grandes écolea nationales, avec de
grandes ressoarees et un personnel
d'élite, elles forment surtout des
fonciionnaires.
Au degré supérieur, les bonnes
volontés, qui ne manqueraient pas
dans les universités régionales, sont
paralysées par le monopole dévolu à
l'Jnstitut agronomique dépendant du
ministère de l'Agriculture, et orien-
tant, lui aussi, ses élèves plutôt vers
la science spéculatrice et les fonctions
publiques que vers la pratique agri-
cole.
Quant à l'initiative privée, le dou-
ble honneur lui revient, et d'avoir
ouvert la voie, et de réussir infini-
ment mieux que les entreprises offi-
REVUE DES LIVRES
843
ciellea. Malheureusement l'ensoigne-
nKiut des collèges libres asservis aux
programmes universitaires, ne fait
rien pour l'agriculture. L'honorable
rapporteur exprime le regret que les
congrégations religieuses n'aient
point figuré à l'Exposition en pro-
portion du nombre et de l'importance
de leurs œuvres. Eh ! mon Dieu, elles
n'avaient aucune part au demi-million
que les ministères s'étaient fait al-
louer pour y produire les leurs.
Eugène d'Oucieu de La Bâtie
(comte). — Manuel de l'Ensei-
gnement agricole. Ghambéry, Im-
primerie savoisienne, 1898. In-12
carré, pp. v-344.
Deux ans avant l'Exposition, M. le
comte Eugène d'Oucieu de La Bâtie
avait publié sur le même sujet une
étude plus étendue et très documen-
tée. Le titre ferait croire qu'il s'agit
d'un livre de classe comme nous en
avons tant à l'heure présente. En
réalité, il renferme toute autre chose
que des cours élémentaires. C'est
d'abord l'histoire de ce qui a été
fait par TEtat, par l'initiative privée,
les congrégations religieuses et les
syndicats agricoles pour l'enseigne-
ment de l'agriculture. Vient ensuite
l'exposé critique des méthodes, rè-
glements, programmes, examens et
concours. De l'école primaire, car
«'est d'elle seulement qu'il s'occupe,
l'auteur passe aux cours complémen-
taires, aux bibliothèques, aux champs
de démonstrations. Enfin un cha-
pitre entier, non le moins intéressant,
est consacré à l'enseignement agri-
cole des filles. Sur ce point, hélas !
on en est réduit à dire ce qui devrait
se faire plutôt que ce qui se fait.
Nous aurions à prendre exemple sur
la Belgique. Cette constatation se
dégage ici, aussi bien que dans le
Rapport sur l'Exposition.
Joseph BURNICHON, S. J.
QUESTIONS SOCIALES
Gaston Deschamps. — Le Ma-
laise de la Démocratie, Paris,
A. Colin, 1899. In-18, pp. 363.
Prix : 3 fr. 50.
M. Gaston Dkschamps ntms donne
une consultation sur le Malaise de la
Démocratie. Malaise est plutôt bénin.
On dit ainsi pour ne pas effrayer le ma-
lade et inquiéter la parenté. Mais,
à qui lira jusqu'au bout la description
qu'on en fait ici, le cas paraîtra cer-
tainement grave. Les symptômes sont
nombreux et divers ; il n'y a pas un
membre qui n'ait sa plaie, ni un or-
gane sa lésion. Le fonctionnarisme
invétéré, la curée des places, la ja-
lousie féroce, la frénésie égalitaire
engendrent la médiocratie, le maté-
rialisme bourgeois, la pornographie,
le goût du scandale, le pédantisme
creux des entrepreneurs de morale
publique, la teutonomanie, l'anglo-
manie, l'Université en fièvre chaude
de réformes, la jeunesse désemparée,
vieillotte, neurasthénique, snob,
V Affaire enfin et l'effroyable crise
qu'elle a provoquée, voilà certes les
indices d'un état pathologique alar-
mant.
M. Gaston Deschamps les décou-
vre et en disserte en praticien expert.
M. Gaston Deschamps est assuré-
ment une des plus brillantes recrues
que le journalisme ait faites dans
l'Université. Son livre n'est d'ailleurs
qu'un recueil d'articles parus dans le
Figaro et peut-être le Temps. M. Gas-
ton Deschamps est le type du chro-
niqueur à la plume facile, légère,
spirituelle avec simplicité, et abon-
dante sans verbiage. Il paraît tou-
jours dire du neuf, même en remuant -
le lieu commun ; il manie l'ironie avec
un art raffiné, trop raffiné peut-être;
car il finit par se moquer sans y
prendre garde des gens dont il a en-
trepris le panégyrique. On le lit avec
plaisir; seulement, arrivé à la fin du
livre, on a l'impression qu'ilymanque
quelque chose. L'agréable professeur
de pathologie sociale qui expose si
bien l'origine, le progrès, le danger
844
REVUE DES LIVRB6
de la maladie néglige d'indiquer les
remèdes. De fait, où les prendrait-
il ?
Le scepticisme élégant, le dilettan-
tisme philosophique et les grâces
littéraires peuvent procurer d'agréa-
bles instants aux lecteurs délicats;
mais ce n'est pas de quoi guérir les
sociétés malades surtout pour avoir
remplacé la foi par de l'orgueil et
des appétits.
Joseph BURNIGHON, S. J.
E. Maisonabe , avocat. — La
Doctrine socialiste. Paris, Pous-
sielgue, 1900. In-12, pp. 266.
Tout le monde aujourd'hui parle,
disserte, discute sur le socialisme,
et bien peu nombreux cependant sont
les gens capables d'en donner une
définition exacte. Le livre de M. Ej.
Maisonabe répond à ce besoin de
l'heure présente. Il s'adresse surtout
à ceux qui, désirant connaître la doc-
trine socialiste, n'ont pas les loisirs
ou les commodités nécessaires pour
la rechercher et l'étudier à fond dans
les textes de ses auteurs. Les cita-
tions pourront paraître un peu nom-
breuses, mais la meilleure manière
de faire connaître une doctrine n'est-
elle pas de rapporter textuellement
la pensée de ses principaux propaga-
teurs ? Dans une matière qui donne
lieu à tant de déclamations, le lec-
teur préférera toujours un ouvrage
documenté à des appréciations per-
sonnelles, dont on se défie souvent,
et non sans raison.
M. Maisonabe met en relief cette
vérité que : socialisme et collecti-
visme sont aujourd'hui deux mots sy-
nonymes l'un de l'autre. Ce qui, à
l'heure présente, caractéinse un so-
cialiste, ce n'est pas de travailler à
la ruine de la religion et de la fa-
mille, puisqu'il a cela de commun
avec des gens qui ne sont pas so-
cialistes, mais c'est de poursuivre
obstinément la transformation de la
propriété privée en propriété sociale ;
en d'autres termes, c'est d'être col-
lectiviste. Parmi les pontifes et doc-
teurs du collectivisme, l'auteur range
Schàffle. Sans doute, l'économiste
allemand a donné à cet ensemble
d'idées et d'aspirations énoncées par
Mario, Rodbertus, K. Marx et Las-
salle, un corps et une forme scienti-
fique , mais il ne professait pas le
collectivisme. Son livre : la Quintes-
sence du socialisme a été une sorte
de gageure scientifique qu'il a lui-
même expliquée dans une brochure
retentissante. Die Aussichtlosigkeit
der sozial Demokratie. En résumé
M. Maisonabe a fait une bonne ac-
tion et un bon livre, espérons qu'il en
sera récompensé par de nombreuses
éditions.
Gaston de Saint-Aubert. —
L'Assurance contre l'invalidité et
la vieillesse en Allemagne. Paris,
L. Larose, 1900. I11-8, pp. 150.
Une question qui excite vivement
la sollicitude dos sociologues et des
législateurs est celle des retraites
ouvrières. De tous côtés et dans tous
les partis on répèle : Il y a quelque
chose à faire; mais dès qu'on serre
de près la solution du redoutable
problème, les difficultés s'accumu-
lent innombrables et inextricables.
L'Allemagne a créé de toutes pièces
un vaste système d'assurances obli-
gatoires. On peut critiquer l'oeuvre
en elle-même et les principes sur les-
quels elle repose ; mais il est impos-
sible de ne pas rendre justice à l'ac-
tivité du gouvernement allemand et
de ne pas tenir compte des travaux
exécutés à cette occasion.
M. Gaston de Saint-Aubert dans
un ouvrage consciencieux et docu-
menté, étudie dans tous ses détails
le régime et le fonctionnement de
\ Assurance contre V invalidité et la
vieillesse en Allemagne .
Il ne s'est pas contenté d'explorer
toutes les discussions du Reichstag
et des commissions parlementaires
ou extra-parlementaires d'où sont
REVUE DES LIVRES
845
sorties les lois de 1889 et de 1899, et
d'examiner .Tttentivement les résul-
tats des enquêtes et des statistiques
de toute nature qui ont été faites à
ce sujet en Allemagne; il a tenu aussi
à interroger des patrons, des ou-
vriers, des médecins attachés à l'as-
surance, des bourgmestres et de sim-
ples employés de mairie, agents lo-
caux de l'assurance. A ma connais-
sance, rien de plus complet n'a été
écrit sur ce sujet, et l'ouvrage de
M. de Saint-Aubert devra être con-
sulté par tous ceux qui auront à s'oc-
cuper sérieusement de l'assurance
contre l'invalidité et la vieillesse.
La dernière partie du livre est con-
sacrée aux retraites ouvrières en
France. L'auteur se prononce réso-
lument pour l'assurance obligatoire.
Il admet le principe de la triple par-
ticipation de l'ouvrier, du patron et
de l'Etat. L'assurance serait organi-
sée par dfes œuvres régionales auto-
nomes, soumises seulement au coai-
trôle de l'État.
Une des grandes difficultés de l'as-
surance obligatoire, c'est l'immense
accumulation de capitaux qui résul-
terait du fonctionnement de cette in-
stitution. Suivant les systèmes finan-
ciers extrêmes, — le système de la
couverture complète et celui des pri-
mes mixtes, — on arrive au chiffre
de douze milliards ou de un milliard.
La difficulté augmente lorsqu'il s'a-
git de placer ces capitaux. En pre-
nant le dernier chiffre on se deman-
de avec anxiété quel emploi rému-
nérateur et sûr pourra trouver cet
énorme capital de un milliard. Ces
difficultés, M. de Saint-Aubert ne les
croit pas insolubles, et il indique les
principales solutions acceptables. En-
fin, dans un dernier chapitre il répond
aux objections d'ordre moral soule-
vées contre les projets d'assurance
ouvrière obligatoire.
François Escard. — Fermier
normand de Jersey. Paris, au
secrétariat de la Société d'éco-
nomie sociale, 54, rue de Seine,
1900. Broch. in-8, pp. 60.
La Société d'économie sociale pour-
suit avec régularité la publication des
monographies ouvrières dont l'en-
semble forme la collection intitulée :
les Ouvriers des Deux Mondes.
La troisième série commence par
le Fermier normand de Jersey. Le sol
de Jersey, à un travail intensif ré-
pond par une intensive fécondité, et,
grâce au climat ainsi qu'à l'habile
rotation des cultures qui, sans cesse,
tantôt y sollicite, tantôt y secourt la
fécondité latente, la production y est
peut-être presque sans limites, en
même temps que d'une infinie va-
riété." D'autre part, des impôts exor-
bitants n'y viennent pas, comme en
d'autres pays, prélever le meilleur
du travail, sous prétexte de dépen-
ses militaires. Aussi, comme le mon-
tre M. Escard, la famille O..., objet
de cette monographie, a-t-elle pu par
un labeur persévérant soutenu par
des sentiments religieux et moraux
fortement enracinés, s'élever de la
gêrte à l'aisance et se trouver aux
portes de la fortune.
La seconde partie de la brochure
est consacrée à une étude ti^ès inté-
ressante sur la constitution politique,
religieuse et sociale de l'île de Jer-
sey. Heureux petit pays qui s'admi-
nistre intégralement lui-même et of-
fre un parfait exemple de selfgovern-
ment; île fortunée ou la liberté n'est
pas une enseigne trompeuse !
Charles Antoine, S. J.
BIOGRAPHIE
A. Calvet, s. J. — Le Père
Paul Ginhac, de la Compagnie de
Jésus. Toulouse, Bureaux du Mes-
sager du Cœur de Je'su^, 1901.
Pp. x-404.
On vient de rééditer les Monita
sécréta, et on parle parfois, dans les
journaux et au parlement, de la po-
litique des Jésuites. Quel dommage
846
REVUE DES LIVRES
que chroniqueurs et députés ne lisent
point la vie du P. Ginhac : ils feraient
des découvertes.
Le P. Ginhac était un vrai jésuite ;
quarante ans de sa vie, il a formé
des jésuites ; et c'était l'homme le
plus vrai et le plus droit qui fût au
monde, d'une droiture simple, cou-
rageuse et bonne. Jamais il ne recula
devant le devoir par peur de la peine ;
même quand le devoir lui imposait
de dire des vérités amères, il n'hési-
tait pas, ne regardant qu'à Dieu dont
la gloire demandait qu'il parlât. Et
de sa bouche on acceptait la vérité,
comme de Dieu même, parce que
nulle passion, nulle vue humaine ne
lui dictait ses observations ou ses
ordres^ et aussi parce qu'il faisait
lui-même dix fois plus qu'il n'exigeait
des autres.
Il pensait qu'un fils de saint Ignace
était « l'homme de la plus grande
gloire de Dieu par la plus grande
abnégation de soi-même ». Il incul-
quait avec force cette définition ; il
en était surtout une réalisation sai-
sissante.
Et par là son âme prenait une lar-
geur, une élévation, une noblesse,
une ardeur et une beauté, auxquelles,
peut-être, ses dons naturels ne l'eus-
sent point préparée. Par là, cet
homme gauche dans ses manières,
d'une langue embarrassée, d'une in-
telligence nette mais moyenne, qui
n'a laissé ni un discours, ni un livre,
ni une œuvre quelconque à laquelle
son nom demeure attaché ; cet homme
n'a passé nulle part sans fixer les
regards, sans remuer profondément
les âmes; combien lui doivent d'être
à Dieu passionnément et pour tou-
j ours !
Toutes les pages le montrent dans
cette histoire, où l'auteur se dérobe
— eût-il pu faire autrement — pour
laisser parler son héros et les té-
moins de sa sainteté. Par ce temps
où si peu vivent au dedans d'eux-
mêmes, le P. Ginhac est un admi-
rable modèle de cette vie intérieure,
intense et vigoureuse, dont l'esprit
de Dieu est comme la sève.
Paul DuDoN, S. J.
Jules Roger (D''). — Les Méde-
cins bretons du XVr au XX« siè-
cle. Biographie et bibliographie,
Paris, J.-B.Baillière, 1900. 1 vol.
in-8, pp. 198. Prix : 7 francs.
Déjà bien connu par ses Médecins
normands, notre savant confrère du
Havre a consacré sa bonne plume à
rappeler la vie et les œuvres des mé-
decins qui ont illustré leur pays
d'origine, la Bretagne, « cette terre
de granit recouverte de chênes ». Son
travail sera lu par tous avec intérêt
et avantage, car il ne nous parle pas
seulement d'obscurs praticiens, mais
de maîtres incomparables comme
Laënnec ; de chirurgiens de valeur,
comme Jobert (de Lamballe), Guérin,
Maisonneuve. Les biographies sont
courtes, substantielles, suivies d'une
bibliographie complète, accompa-
gnées de beaux portraits.
M. le D' Roger a droit à notre re-
connaissance pour ce nouvel ouvrage,
et il faut souhaiter pour l'honneur
commun qu'il n'en reste pas là. C'est
un travailleur incomparable. « On ne
se rend pas compte, dit-il, de la
somme de travail que l'on peut pro-
duire avec deux à trois heures de la-
beur quotidien. Habitué à une grande
régularité dans la vie qui en double
la durée, j'ai pu ainsi avoir toujours
le loisir de l'étude sans négliger en
rien le devoir professionnel. » Et
nous ajouterons : C'est tout profit
pour la science et la foi.
D^ Surbled.
Joseph Dumoulin, ancien élève
de l'École des Chartes. — Vie et
Œuvres de Fédéric Morel, impri-
meur à Paris (1557-1583). Paris,
Picard, 1901. In-8 illust., pp. 285.
Les travaux sur l'histoire de l'im-
primerie ne passionnent pas seule-
ment les bibliophiles. Nos élèves de
REVUE DES LIVRES
847
l'École des Chartes leur demandent
parfois un sujet de thèse. M. Joseph
Dumoulin devait au nom qu'il porte
de ne point choisir ailleurs. Il s'est
attaché dans sa remarquable étude,
qui reparaît aujourd'liui en un su-
perbe volume, à retracer la vie et
l'œuvre d'un de nos meilleurs impri-
meurs du roi au seizième siècle,
Fédéric Morel. Cette thèse, très
méthodiquement distribuée et très
clairement rédigée, traite successi-
vement des sources, de la biographie,
de Ja nomination du célèbre typo-
graphe, de ses ouvrages et de ses
descendants. J'ai apprécié surtout la
seconde partie, consacrée à une exacte
et minutieuse enquête, très bien écrite
et présentée, sur les caractères de
j\loreî, sur la typographie d'alors
comparée à celle de nos jours, sur les
ateliers d'imprimerie du temps, avec
la curieuse gravure de Stradan. De
nombreux fac-similés de garamonts,
de grecs du roi, de lettrines et de
marques, enfin une copieuse biblio-
graphie complètent cette monogra-
phie parfaite en son genre, et digne
par son impression des grands sou-
venirs typographiques qu'elle évoque.
Henri Chérot, S. J.
Ettore Venturi, S. J. — La Ma-
dré Maria di S. Emilia. Roma,
Religiose Riparatrici, via dei Luc-
chesi,9. In-8,pp.l80.Prix : Pour
l'étranger, 1 fr. 30; pour Tltalie,
1 fr. 15; onzième exemplaire gra-
tuit,
La Mère Marie de Sainte-Emilie
est morte à Rome le 19 novembre
1898, dans sa trente-neuvième année.
«Elle est l'idéal de la Réparatrice»,
disait sa supérieure. Les souvenirs
intimes publiés par le P. Vallauri,
son guide préféré pendant les qua-
torze dernières années de sa vie, ne
démentent point cette appréciation.
Dès leur première entrevue, elle ob-
tenait d'offrir à Dieu « le vœu du plus
parfait ». Toujours mécontente d'elle-
même, d'une délicatesse de conscience
infinie, Marie de Sainte-Emilie sut
admirablement allier à la perfection
de la vie intérieure celle de la vie
apostolique. Dévorée de zèle, mais
discrète, pratique, sensée, toujours
aimable et prompte à rendre service:
c'est le jugement unanime de ceux
qui l'ont connue dans l'exercice de
différentes charges intérieures ou la
direction de multiples œuvres do
zèle.
Le P. Venturi nous dévoile en par-
tie ce qui se passait au plus intime
de cette âme : ses élans, ses con-
quêtes progressives, ses difficultés et
peines intérieures. Laissée par Dieu
dans la voie ordinaire, elle n'en a pas
moins une physionomie très spéciale.
Il lui fallait, par delà les méthodes
un peu comprimantes, la fidélité tou-
jours plus grande à répondre aux
appels intimes et spontanés de l'Es-
prit-Saint. On comprend quelle dex-
térité et quelle prudence étaient né-
cessaires pour la diriger. C'est, avec
le fruit d'édification, l'avantage le
plus considérable de cette « étude
d'âme », de donner la solution pra-
tique précisée et confirmée par son
application des plus délicats problè-
mes de la vie spirituelle. Aussi, avec
les sœurs de la Mère Marie-Emilie,
d'autres âmes pourront tirer grand
profit de ces « souvenirs » écrits avec
l'abondance familière, mais aussi la
saveur et l'émotion communicative,
d'un récit de témoin. F. C, S. J.
SCIENCES NATURELLES
E. Belzung. — Anatomie et
Physiologie végétales. Paris,
1900. Félix Alcan. Fort vol. iu-8,
pp .1328, avec 1700 gravures. Prix :
20 francs.
M. Belzung se défend dans sa pré-
face d'avoir voulu composer un
Traité complet de botanique et nous
présente son travail comme un sim-
ple livre d'études dans lequel le lec-
teur pourra trouver un fonds de
848
REVUE DES LIVRES
connaissances qui lui permettront de
consulter avec fruit des ouvrages
plus complets ou bien encore des tra-
vaux originaux.
Je demande à l'auteur la permis-
sion de ne point partager son senti-
ment; je tiens son livre en haute
estime; son succès ne fait pour moi
aucun doute, et si, un jour, M. Bel-
zung se décide à nous donner un
supplément où il aura étudié les fa-
milles et où seront exposées quel-
ques notions générales de géographie
botanique, son ouvrage comblera la
lacune regrettable qui existe en
France entre le cours de botanique
élémentaire et le traité complâl; que
l'érudit seul vient parfois consulter.
L'ouvrage est divisé en dix par-
ties, et, bien que l'auteur se soit sur-
tout proposé l'étude de la plante pha-
nérogame dont il a nettement séparé
la morphologie et la physiologie, il
n'a eu garde d'oublier les autres em-
branchements du règne botanique.
Les premières pages sont consa-
crées à l'histoire de la cellule ; et
l'auteur, après en avoir étudié la
structure, les propriétés et la forma-
l4on, s'est proposé de nous exposer
en détail cette question si complexe
des produits cellulaires. Puis, vient
l'élude classique des tissus et des
membres de la plante.
La partie suivante traite de la nu-
trition végétale. L'activité cellulaire
comprend deux fonctions fondamen-
tales : d'une part, un travail de syn-
thèse organique ou assimilation de
l'aliment; dautre part, un travail
antagoniste de dissociation ou dés-
assimilation protoplasmique. Mais
l'accomplissement régulier de ce dou-
ble travail comporte l'exercice de
fonctions secondaires, les unes anté-
rieures, les autres consécutives à la
nutritioa cellulaire. L'auteur adopte
donc le groupement suivant: D'abord
les fonctions accessoires prélimi-
naires, telles que digestion, absorp-
tion, circulation, transpiration; puis
les fonctions essentielles ou proto-
plasmiqmes, et enfin les fondions
accessoires liées à la désassimilation.
A cet exposé de la vie nutritive de la
plante est annexée une étude géné-
rale de la symbiose.
Quant à l'élude de la reproduction,
du développement et de la fructifica-
tion, elle a été tenue au courant des
progrès de la science, notamment en
ce qui concerne la naissance des ga-
mètes et l'homologie entre les élé-
ments générateurs des phanérogames
et ceux des plantes cryptogames.
Les pages qui sont consacrées aux
cryptogames se recommandent par
la clarté de l'exposition et l'heureux
choix des types étudiés. L'auteur a
surtout insisté sur les différents mo-
des de reproduction et de développe-
ment en vue des^ comparaisons que
l'on peut faire avec les plantes pha-
nérogames ; il s'est aussi attaché à
mettre en évidence l'analogie qui
existe entre les cryptogames vascu-
laires et les muscinées, entre les
muscinées et les thallophytes les
plus élevés en organisation.
Dans les pages qui terminent le
volume, nous trouvons une étude
spéciale des bactériacées et des fer-
mentations, et enfin, un aperçu in-
génieux des caractères généraux des
végétaux et des animaux.
J'ai lu avec infiniment de plaisir le
chapitre consacré aux bactériacées ;
et, en parcourant ces pages dans les-
quelles l'auteur a su condenser si
habilament l'exposé pourtant com-
plet de la doctrine microbienne, j'ai
retrouvé comme un écho lointain des
belles leçons de mon docte maître,
M. le professeur Roux.
Peut-être reprochera-t-on à l'au-
teur de n'ftvoir pas donné un déve-
loppement assez ample à la question
des fermentations; mais il lui sera
toujours facile de répondre qu'il ne
s'est nullement proposé d'écrire un
chapitre de chimie organique.
Voici donc un ouvrage qui, malgré
les modestes déclarations de l'au-
teur, a bel et bien les allures d'un
REVUE DES LIVRES
849
gros traité de botanique, et quoique
M. Bulzung ait cru devoir faire un
bria de cour à M. Van Tiegliem en
lui empruntant une terminologie en-
core bien hâtive, je lui adresse tous
mes compliments pour avoir su me-
ner à bonne fin un travail aussi con-
sciencieux. Son livre rendra les ser-
vices les plus signalés aux candidats
à l'Institut agronomique, et surtout
aux étudiants qui se proposent de
conquérir le diplôme d'études supé-
rieures de botanique.
Jean Maumus.
MÉDECINE
Pujade(D'^), d'Amélie-les-Bains.
— La Cure pratique de la tuber-
culose. Paris, Carré et Naud, 1901.
In-18, pp. xx-369.
Ah 1 le bon livre et le brave auteur,
et qu'il est doux de rendre à l'un et
à Tautre l'hommage et la justice qu'ils
méritent !
Avec un nombre grandissant de
confrères, le D^ Pujade croit à la
guérison de la tuberculose, et il
donne en ces trop courtes pages les
moyens de l'assurer avec une science
supérieure des indications, avec une
entraînante conviction, avec une verve
incomparable, je dirai plus, avec un
ton tranchant et optimiste qui décon-
certe, mais qu'il faut excuser dans
l'intérêt de sa belle cause. Nous lui
ferons même grâce de ses paradoxes.
Le D^ Pujade est convaincu que la
cure d'air et la cure de repos suffisent
au traitement pratique, c'est-à-dire
efficace delà tuberculose. Il n'est pas
grand partisan de la suralimentation,
encore moins de la médication ou-
trancière que nous avons connue, il
n'a qu'une médiocre. confiance dans
les « paniers » ou chaises longues,
mais il a foi dans la cure d'air frais
et pur qui a fait ses preuves, dans la
cure de repos qui est éminemment
rationnelle. Une jambe cassée, dit-il,
ne se répare pas par la marche ; un
poumon fêlé ou ulcéré ne se cicatrise
que par le repos. On ne saurait mieux
dire.
Nous n'analyserons pas le livre de
notre confrère, plein d'idées et, ce
qui vaut mieux, exubérant de récon-
fort et d'espérance. Il faut le lire et
le propager, car qui de nous n'a pas
rencontré dans sa famille la sinistre
maladie et ne cherche à la conjurer?
Le D«- Pujade montre avec oppor-
tunité qu'il y a en France les stations
climatériques les meilleures pour la
cure d'air. Il ne cache pas sa sympa-
thie pour les sanatoria^ mais il en
montre les inconvénients et les dan-
gers. Il rêve, avec le D' Landouzy,
le a home sanatorium », c'est-à-dire
le sanatorium chacun pour soi etchex
soi ; il ne craint pas, dans une conclu-
sion éloquente, de réclamer « comme
une nécessité les soins affectueux,
constants, intelligents de la famille ».
Le beau livre du Dr Pujade ne fait
pas oublier ceux de nos amis Léon
Petit et Sabourin ; mais il les confirme
et les complète heureusement, et fait
honneur à notre savant confrère et à
la science française.
D"" Surbled.
QUESTIONS AFRICAINES
Jules Poirier. — Le Transvaal
(1652-1899). Paris, Delagrave.
In-18.
Le livre de M. Jules Poirier sur le
Transvaal est un résumé, richement
documenté, de l'histoire des répu-
bliques sud-africaines depuis l'ori-
gine jusqu'à la conférence de Blœm-
fontein (juin 1899). Une centaine de
pages sont consacrées à la géogra-
phie physique, politique et écono-
mique. Un appendice renferme une
série de lettres, dépêches, instru-
ments diplomatiques, etc. Une co-
pieuse bibliographie, un index des
noms et des personnes et une carte
de lAfrique australe donnent au vo-
lume le caractère d'une œuvre sé-
rieuse et sincère. Enfin une préface
de M. Arthur Chuquet, professeur
LXXXVI. — 54
850
REVUE DES LIVRES
au Collège de France, présente, en
vingt pages, la philosophie de cette
histoire ; elle se termine sur cette mé-
lancolique sentence, que l'on pourra
inscrire en guise d'épitaphe sur le
tombeau de la nationalité boer : « Le
droit succombe plus souvent qu'il ne
triomphe. »
A. KuypER (D*"). — La Crise
sud -africaine. Paris, Perrin ,
1900. In-18, pp. 149.
Cet écrasement du droit par la
force a soulevé partout, et en Angle-
terre même, de nombreuses protes-
tations. Il n'en est pas, à notre con-
naissance, de plus digne, ni de plus
éloquente que celle du D»" Kuyp,
député aux États généraux de Hol-
lande. Ecrite en français, publiée
d'abord par la Revue des Deux Mon-
des^ la Crise sud- africaine a été tra-
duite dans la plupart des langues de
l'Europe. L'auteur n'est point un
adversaire de parti pris a de la glo-
rieuse nation » dont il déplore l'in-
croyable égarement. « Si je n'étais
Hollandais, dit-il, je voudrais être de
ses fils. » Et ce n'est là que le début
d'un éloge de l'Angleterre, après le-
quel on a le droit de flageller un
impérialisme fou qui ne prétend rien
moins a qu'identifier l'empire bri-
tannique avec le royaume de Dieu et
anglicaniser jusqu'au Christ même ».
M. Kuyp prédit que, fût-elle pleine-
ment victorieuse des Boers, ce qui
n'est pas sûr, l'Angleterre ne pourra
jamais se reposer sur sa victoire. La
petite nation vaincue restera indomp-
tée et irréconciliable. Par cette guerre
injuste, l'Angleterre s'est fait au
flanc une « plaie dont elle saignera
pendant tout un siècle » .
Joseph BURNICHON, S. J.
GÉOGRAPHIE
Jules Leclercq. — Un séjour
dans l'île de Ceylan. Paris, Pion,
1900. In-18, avec cartes et gra-
vures.
Ceux qui ne connaissent pas Cey-
lan, et surtout ceux qui le connaissent,
auront plaisir et profit à le visiter avec
M. Jules Leclercq. Outre les excur-
sions ordinaires à Colombo, à Galles,
à Kandy, à Nurellya, M. Leclercq a
parcouru — ce qu'on fait rarement —
les ruines d'Anurâdhapura, l'ancienne
capitale cinghalaise, et cette descrip-
tion donne à son volume une valeur
spéciale. M. Leclercq décrit ce qu'il
a vu avec sincérité et exactitude, re-
cherchant le détail instructif plutôt
que le pittoresque. Il juge sainement,
en homme qui n'en est pas à son pre-
mier voyage et qu'aucun parti pris
n'aveugle. P. Sua.u, S. J.
VOYAGES
Alexis Martin. — Les Étapes
d'un touriste en France. Prome-
nades et excursions dans les envi-
rons de Paris. Région de VEst.
Tome II. Meaux. — La Ferté-
sous-Jouarre. — Chdteau-Tliierry .
— Montmirail. — La Ferté-Gau-
cher. — Coulommiers. Tome III.
Les vallées de V Auhetln et de la
Voulzie. — Provins. — Nangis, —
Champeaux. — Blandy. — Rozoy,
— Ferrières. — Noisiel. — Vil-
liers~sur- Marne. Avec gravures,
cartes, renseignements pratiques.
Paris, Hennuyer, 1900. 2 vol. in-
16, pp. vi-272 et ix-273.431. Prix,
chaque vol. : 3 francs.
Souvent déjà les Etudes ont re-
commandé les Étapes d'un touriste
en France, par Alexis Martin. Ce
sont les meilleurs guides pour un
ami de l'histoire. L'auteur a le culte
intelligent des vieux monuments et
des nobles souvenirs ; chose plus
rare : il sait le communiquer. Félici-
tons-le aussi de ses consciencieuses
études et de sa lenteur à en faire
profiter le public. On est porté à
croire, avec raison, qu'un écrivain si
méthodique et si sage, a visité les
lieux dont il parle ; du moins il s'en
REVUE DES LIVRES
851
est donné le temps, et nous pouvons
lui rendre le bon témoignage que ce
temps n'a pas été perdu.
Nous signalions, il y a six ans
{ Études j Partie bibliographique,
31 août 1894), le fascicule si bien in-
formé, malgré quelques inexactitu-
des, sur Chantilly. Nous sommes
heureux d'annoncer aujourd'hui la
description de Meaux, la ville épis-
copale de Bossuet, et de Château-
Thierry, la ville natale de Jean de La
Fontaine.
Trop d'indulgence peut-être pour
la façade mutilée et inachevée de la
cathédrale de Meaux. C'est une tris-
tesse pour tous les pèlerins. L'idée
de remplacer le monument vulgaire
de Rutxiel par la stèle de Dubois est
bonne. Espérons qu'elle sera le si-
gnal de la restauration générale de
l'édifice.
A propos de la maison de La Fon-
taine, on aurait pu déplorer davan-
tage le vandalisme de ses compa-
triote» qui ont décoiffé, puis rasé
son fameux buen retira.
Henri Chérot, S. J.
CLASSIQUES
Mouchard et Blanchet (abbés),
préfets des études aux petits sé-
minaires d'Orléans. — Les Au-
teurs français du Baccalauréat
es lettres. — Poètes. — Prosa-
teurs. Paris, Poussielgue, 1900.
2 vol. in-8. Prix : 3 fr. 50 chacun.
A plusieurs reprises déjà, j'ai eu
l'occasion d'exprimer dans cette Re-
vue mes craintes au sujet de l'emploi
des manuels littéraires par les élèves.
J'ai dit, en particulier, combien il
faut toujours redouter, en leur en
conseillant l'usage, de les voir se
dispenser, par là même, de lire les
auteurs, dans leurs textes, et se gra-
ver dans la mémoire des formules
toutes faites, au lieu de rechercher
des impressions personnelles sur les
belles œuvres classiques.
Eh bieu ! cette fois, tous mes scru-
pules tombent devant les deux vo-
lumes excellents de MM. Mouchard
et Blaihchet. Voici deux manuels,
c'est vrai ; mais deux manuels intel-
ligents ; pleins de pensées, mais de
nature à faire penser ; nourris de
faits, mais propres à exciter, par les
analyses mêmes qu'ils contiennent,
le désir de connaître de visu les ou-
vrages dont il s'agit; laissant de l'i-
nitiative à la fois à l'élève, qui trou-
vera ici seulement un guide et ua fil
conducteur, et au maître, à qui est
confié le soin de compléter, selon
ses goûts et ceux de ses disciples,
l'étude de certaines questions de dé-
tail. Livres abondants en renseigne-
ments précis, en vues d'ensemble
justes et nettes, ces deux volumes ont
aussi le mérite, rare en ces sortes de
travaux, d'une absolue sincérité. Pas
d'érudition inutile et pédantesque,
mais la connaissance précise de tout
ce qui a été écrit d'important par
nos meilleurs critiques ; çà et là, un
certain, et agréable, et louable lais-
ser-aller à l'admiration spontanée et
enthousiaste du beau, sans raffiner,
comme on le fait trop souvent, dans
notre éducation classique actuelle,
sur les causes secrètes et subtiles de
ce beau, et sur les procédés de rhé-
torique, de style, de grammaire qui
l'ont pour efifet : voilà, n'est-il pas
vrai, de très réels mérites, qui valent
bien que soient recommandés les li-
vres de MM. Mouchard et Blanchet?
J'ai eu, en les lisant, cette impres-
sion, de rencontrer là les meilleurs
manuels que j'aie eus sous les yeux,
et Dieu sait si j'en ai vu, depuis le
temps déjà lointain où l*on appréciait
— trop peut-être — ceux de Merlet,
qui passaient, en mes années de
classe, pour les modèles parfaits du
genre.
Quant à la division des deux vo-
lumes, elle est aussi simple que pos-
sible, et bien conforme aux pro-
grammes actuels. Dans le tome relatif
aux Poètes, sont étudiés tour à tour
Corneille, Racine, Molière, La Fon-
852
REVUE DES LIVRES
taine^ Boileau, Lamartine, Victor
Hugo ; dans celui des Prosateurs,
les écrivains du moyen âge, Mon-
taigne, Pascal, Bossuet, Fénelon,
La Bruyère, Mme de Sévigné, Mon-
tesquieu, Voltaire, Jean -Jacques
Rousseau, BufFon, Diderot, Cha-
teaubriand, Michelet.
Pour chaque auteur, on trouvera
dans ces volumes une biographie
aussi détaillée qu'il est nécessaire;
puis des résumés et des indications
historiques, au sujet de toutes les
œuvres principales; enfin, des appré-
ciations littéraires. Peut-être Lamar-
tine aurait-il pu donner lieu à des
études encore plus développées ?
J'oubliais une qualité essentielle
de ces manuels : ils sont dépourvus
de tout esprit de parti pris. Les ju-
gements portés sur Rousseau, Dide-
rot, Michelet et autres écrivains peu
« cléricaux », sont dictés non par
l'intolérance, qui serait facile à leur
sujet, mais par la juste et probe con-
science littéraire, qui apprécie une
œuvre d'après ses mérites seuls.
Aussi plus d'un universitaire se' ser-
vira-t-il de ces volumes, tout aussi
bien qu'un professeur de l'enseigne-
ment libre; souhaitons que ces uni-
versitaires osent dire que des ma-
nuels faits par des abbés sont utiles,
bien pensés et bien écrits.
P. M — T.
Mouchard et Blanchet, préfets
des études aux petits séminaires
d'Orléans. — Les Auteurs grecs
du baccalauréat es lettres (études
littéraires). Paris, Poussielgue,
1900. 1 vol. in-18.
Les qualités qui recommandent les
Auteurs classiques français du bac-
calauréat, de MM. Mouchard et
Blanchet, recommandent aussi leurs
études analogues sur les auteurs
grecs. Nous retrouvons ici la même
netteté dans les analyses, la même
justice dans les appréciations, le
même goût dans le choix des détails
biographiques et historiques. Voilà
donc encore un manuel, un des rares,
dont on ne peut pas dire de mal.
La tâche du maître et celle des
élèves restent entières. Peut-être
même certaines questions mérite-
raient-elles d'être traitées avec plus
d'importance. Le programme officiel
à la main, on pourrait critiquer l'o-
mission (volontaire, nous est-il dit
dans la préface) de certains auteurs
étudiés en troisième, en seconde, en
rhétorique. Par exemple, nous cher-
chons en vain un chapitre, qui pour-
tant aurait son intérêt, sur Théocrite,
un autre ^nvlti Rhétorique à' Krisioie.
Ces auteurs, disent MM. Mouchard
et Blanchet, sont au-dessus de la
portée d'un rhétoricien. D'accord.
Mais ils font partie des programmes,
et, à ce titre, avaient droit à une place
dans ce manuel. S'ils sont peu clairs
pour les élèves, ce serait une raison
de plus pour en faciliter la compré-
hension et guider les jeunes gens
dans des études délicates. Passe, à la
rigueur, qu'on laisse de côté les
pages et pensées morales extraites
des auteurs grecs ; mais Aristote et
Théocrite valent bien qu'on s'arrête
à les analyser. Quelques pages plus
ou moins vagues d'un traité de litté-
rature grecque ne suffiront pas à
combler cette lacune; et il est fort à
souhaiter que, dans une seconde édi-
tion, MM. Mouchard et Blanchet
ajoutent à leur livre ces deux chapi-
tres.
Si j'insiste sur cette critique, c'est
qu'elle est la plus sérieuse qui vienne
à l'esprit, après l'examen de ce vo-
lume. Le reste est bon, souvent ex-
cellent, bien ordonné, sans trop d'é-
rudition, et cependant mis au point
de la science philologique moderne.
Je signalerai toutefois une légère con-
fusion, à propos de Lucien. Le Songe
dont il est question dans les pro-
grammes officiels est le « Songe de
Lucien », tout court, c'est-à-dire
l'autobiographie de cet écrivain.
MM. Mouchard et Blanchet, qui
d'ailleurs consacrent quelques lignes
REVUE DES LIVRES
853
très justes à cet opuscule, auraient
dû en parler plus longuement, au
lieu de s'attarder à analyser et ap-
précier le Songe ou le Coq, qui n'est
plus porté aux programmes. Celte
confusion a, du reste, été faite déjà
plus d'une fois, même dans les clas-
ses.
Les dernières pages du livre con-
tiennent d'intéressants sujets de de-
voirs; élèves et maîtres en tireront
bon profit. P. M — t.
Philippe Martinon, professeur
au lycée d'Alger. — Sophocle,
Antigone; traduction en vers. Pa-
ris, A. Fontemoing, 1900.
M. Martinon a d'abord occupé sa
muse à traduire ïibuUe et Ovide :
elle méritait mieux, vraiment, et il a
été bien inspiré de se tourner vers
les tragiques grecs, vers Sophocle.
Son OEdipe à Colone, son Œdipe Roi
ont été justement appréciés ; son
Antigène les continue dignement.
Nous retrouvons ici les qualités
maîtresses de M. Martinon : la préci-
sion élégante de la traduction, car on
dirait parfois d'un mot à mot scru-
puleux, mais correct, énergique et
de belle allure française; l'intelli-
gence lumineuse et l'expression claire
de la pensée grecque, souvent si con-
densée ; enfin, le chatoiement d'un
style imagé, d'une langue harmo-
nieuse et poétique, sans faux bril-
lants ni emphase, mais capable de
rendre toutes les nuances du lyrisme
et du drame, la grandeur majestueuse
des choeurs et la force du dialogue.
h'Antigone de M. Martinon est
comme un beau reflet de la pièce si
grecque de Sophocle. A notre con-
naissance, il n'en existe pas d'autre
traduction à la fois si exacte et si
poétique ; celle de MM. Meurice et
Vacquerie, bien que non sans mérite
au point de vue dramatique, et même,
à certains moments, d'un style puis-
samment tragique, est trop souvent
languissante et presque plate : au
théâtre, malgré tout le talent des
acteurg de la Comédie-Française, on
sent combien cette Antigone est infé-
rieure en particulier à \' OEdipe Roi
de Jules Lacroix. La traduction de
M. Martinon serait assurément, sur
la scène comme à la lecture, d'un
plus grand effet, et, en outre, elle est
plus fidèle. P. M t.
Prof. Giovanni Garino. — Dia-
letto di Erodoto. Studio critico.
Torino, tipografia e libreria Sale-
siana, 1899. In-8, pp. 37.
Après la Grammaire grecque de
dom Garino, d'un mérite exception-
nel, qui fait autorité partout où elle
est connue, après les éditions savan-
tes et intéressantes de saint Basile
et de saint Chrysostome, grîyidement
appréciées des érudits et des fins
amateurs du grec, voici venir deux
nouveaux fruits de la science et du
talent didactique du même auteur,
qui ne démentiront pas sa réputation.
Ce sont deux études spéciales sur la
langue et sur la grammaire des deux
auteurs les plus anciens en poésie et
en prose, dans lesquels nous pre-
nons déjà sur le fait le naturel incom-
parable, l'aisance gracieuse, l'opu-
lence, l'éloquence puissante de la
première littérature des Grecs.
L'étude critique sur Hérodote,
divisée en deux parties, Morphologie
et Philologie^ est l'œuvre d'un pro-
fesseur expérimenté, habile à ramas-
ser sous forme méthodique, dans des
propositions générales ou dans des
tableaux d'ensemble, les observations
que lui a suggérées la longue lecture
du vieil historien. On y trouvera réu-
nies les lourdes dissertations de
Freund, de Dindorf et de Bonino,
notamment sur la conjugaison de
verbes contractes dans Hérodote. Les
remarques personnelles, les vues
originales aussi, s'y rencontrent, ap-
puyées fort souvent sur le recours
attentif aux meilleures éditions d'Hé-
rodote publiées récemment en Alle-
magne et en Italie. Ces éditions
854
REVUE DES LIVRES
doivent faire éliminer du texte d'Hé-
rodote beaucoup demots sur lesquels
on s'appuyait jusqu'ici comme sur les
caractéristiques de son dialecte.
Nous ne pouvons croire, et les ci-
tations, et les observations de D. Ga-
rino confirment ce sentiment, qu'il
faille attribuer à Hérodote une sorte
de dialecte ionien moderne adopté
par les écrivains des premiers temps
historiques de la Grèce, et distinct
de celui d'Homère seulement par le
mélange de quelques formes attiques.
La langue d'Hérodote est un mélange
de l'ionien avec l'attique^ mais aussi
avec l'éolien et même le dorien, puis-
que l'a, qui est la caractéristique du
dorien, s'y substitue souvent à l's et
à I'y], qui surabondent avec monoto-
nie dans l'ionien. La conjugaison
d'Hérodote est un ensemble de néo-
logismes capricieux. H est impossible
de trouver quelque unité dans les
formes très dissemblables de ce dia-
lecte que le rhéteur Hermogène de
Tarse qualifiait déjà de ttoixiXV], l'épi-
thète la plus exacte qu'on puisse lui
appliquer,
U elenchus du vocabulaire et de la
grammaire d'Hérodote mis par D.
Garino à la suite de son étude n'est
pas fait pour infirmer ce jugement
des Alexandrins.
Giovanni Garino. — Gramma-
tica Omerica per uso dei Licei.
Torino, libreria Salesiana, 1900.
In-8, pp. 119.
La Grammaire d^Homère, précédée
d'une étude générale sur la langue et
sur le style d'Homère , comprend
deux parties savantes et complètes :
1) Métrique et prosodie. Phonologie
et morphologie (p. 14 à p. 76). 2) Syn-
taxe (p. 76 à p. 117). — Les passages
les plus remarquables nous ont sem-
blé, dans la première partie, les re-
marques sur les modifications de sens
que font subir souvent aux mots trou-
vé» dans Homère les écrivains atti-
ques qui les emploient après lui (p. 12,
etc.), et surtout le savant traité du
Digamma{^.2%e\.passim),s\xT\er6\e
el l'importance de cette lettre qui a
fait partie certainement de l'alphabet
d'Homère et qui a laissé trace, non
seulement dans la diérèse, oi'ç, Tiaïç,
originairement ôFiç, TraFiç, ovis, puer
etc., dans la formation d'un grand
nombre de mots, mais jusque dans
les absences d'élision si fréquentes
dans Homère apa 6, airb eo, etc. (cf.
§13).
Dans la Morphologie, il faut recom-
mander spécialement, outre les cha-
pitres sur l'augment et le redou-
blement homériques, le chapitre ix
(p. 70) sur les verbes en (jli. — Outre
l'aoriste 1 et l'aoriste 2, outre le
parfait 1 et le parfait 2, l'auteur ad-
met l'aoriste 3 et le parfait 3, pour
désigner l'aoriste et le parfait sans
nul suffixe temporel, dans lesquels
les désinences se joignent immédiate-
ment au radical du verbe. Les formes
XufXTiv, XuTO, où manque o suffixe de
l'aoriste 2, peêaioç, où manque le
suffixe a du parfait 2, sont pour lui
des aoristes 3 et des parfaits 3. Cette
dénomination n'est pas adoptée en
France et n'a pas lieu de faire loi. —
La Syntaxe comprend dix chapitres
et n'omet l'explication d'aucune des
difficultés, d'aucun des détails de la
langue homérique. Les observations
en petits caractères qui font suite aux
chapitres offrent aux amateurs une
mine précieuse par les citations bien
choisies tirées de l'Odyssée autant
que de l'Iliade.
A qui étudiera et s'assimilera ce
nouveau livre de D. Garino la langue
d'Homère apparaîtra vite dans son
unité et dans la régularité de ses
formes. Quoique destiné surtout aux
élèves, il sera pour tous les profes-
seurs un manuel hautement apprécié
déjà en France comme en Italie.
Joseph Le Génissel. S. J.
ROMANS
Jacques Nourouze.
d'un drame. A. Colin.
Autour
REVUE DES LIVRES
855
Il est entendu que les romans sont
comme le gibier, qui ne vaut rien à
moins d'être un peu gâté. En voici
toutefois quelques-uns, pas assez
mauvais pour que les amateurs les
trouvent bons. Du moins, il ne fe-
ront de mal à personne.
Nous sommes en pleine éclosion
de romantisme, vers 1827. Un fils de
famille s'essaie à construire un
drame selon la formule nouvelle :
il échoue et passe à la droguerie.
Autour de ce drame le conteur fait
évoluer toute la République des let-
tres de ce temps. Une leçon d'his-
toire littéraire qui en vaut bien une
autre,
Mary Floran. — Maman Cen-
drillon. Abbeville, Paillart.
Maman Cendrillon est une sœur
de la Cousine Pot-au-Feu de M. de
Tinseau, une femme simple et sé-
rieuse qui, la mauvaise fortune aidant,
finit par rendre raisonnables les pa-
pillons élégants, étourdis et déplai-
sants qui voltigeaient dans sa maison.
Henri Doris. — Trait d'union.
Paris, Pion.
Henri Doris, un nom de guerre,
bien sûr, nous donne dans un style
très soigné une étude d'âme très
fouillée et très attachante. Certes, ce
livre n'est pas à mettre dans la bi-
bliothèque des pensionnats de jeunes
filles ; mais combien de beaux et bons
livres n'y doivent pas trouver place !
Non potestis portare modo. Le ciel
et la terre n'offrent pas de spectacle
plus digne d'admiration que ces dra-
mes intimes, silencieux, ignorés où
l'on immole son cœur au devoir. Ce
sont là les grands combats. Dickens
y a trouvé le sujet d'un de ses plus
charmants Contes de Noël, la Ba-
taille de la Vie. C'est tout le con-
traire de l'égoïste et horrible lutte
pour la vie. Le Trait d'union vous
laisse l'austère parfum du sacrififte;
cela vous change un peu du banal
bouquet d'oranger qu'il est de règle
de faire épanouir au dernier chapitre
des romans. On regrette seulement
que l'armée y soit assez malmenée; il
y a mieux à faire par ce tempe d'anti-
militarisme antifrançais.
C. DE Lamiraudie. — Une part
de bonheur. Abbeville, Paillart.
Même inspiration dans Une part
de bonheur. C'est Thomme qui tient
ici le rôle dévolu à la femme dans
Trait d'union. Il est bon qu'il ne lui
laisse pas le monopole de la généro-
sité. Roman dénué d'invention, mais
qui rachète cette pauvreté par de
jolies descriptions de la côte d'azur
et une langue tout à la fois sobre,
ferme et élégante.
Maurice Le Beaumont. — La
Pupille du Doyen. Abbeville,
Paillart.
Ni l'or, ni l'épaulette ne font les
mariages heureux. C'est, je crois, ce
que Maurice Le Beaumont veut dé-
montrer en contant l'histoire d'une
petite pauvresse, devenue subitement
une demoiselle riche, pimpante et
malheureuse, mais qui redevient pau-
vre et heureuse avec le berger de son
cœur. Joseph Burnichon, S. J.
Marquise de Brunoy. — Belle-
rive. Paillard, Abbeville. In-8,
pp. 158. — Lucien Donel. — Le
Chardon bleu. Maison de la Bonne
Presse, pp. 258.
Je rapproche ces deux romans qui
nous sont arrivés trop tard pour être
célébrés avec les livres d'étrennes.
Tous deux sont d'une très aimable
lecture, et tous deux profondément
chrétiens. Il y a plus d'aventures
dans Bellerive^ plus d'analyse dans
le Chardon bleu, plus de mélancolie
chez M. DoNSL, plus de fantaisie lé-
gère, vive joyeuse chez Mme de
Brunoy. Lisez d'abord Thistoire de
ce jeune flamand qui commença par
vendre dans les rues de Paris des
bottes de chardon bleu — oh ! la
856 REVUE DES LIVRES
jolie couverture de Mucha, — et qui
finit, moine, par couvrir de fresques
les murailles de son couvent; — puis,
hâtez-vous d'en venir à ces fantasti-
ques aventures d'enfants que l'auteur
de Bellerive conte si bien.
Henri Bremond, S. J.
Les Études ont encore reçu les ouvrages et opuscules suivants :
Actes du Saint-Siège. — Leonis PP. XIII aUocutiones, epistolss, constitu-
tiones, aliaque acta praecipua. Volume VI (1894-97). Paris, Deselée, 1900.
In-8, pp. 380. Prix : édition ordinaire, 2 fr. 50; édition sur papier W^hat-
mann, 6 francs.
Annuaire pontifical catholique, par Mgr Battandier (4« année). Paris,
Maison de la Bonne Presse, 1901. In-12, pp. 657.
Apologétique. — Beauté du Christianisme, ou de l'Œuvre de Dieu dans
l'humanité (fresques et tableaux poétiques), par L. Degron. Paris, Retaux,
1900. In-18, pp. 352. Prix : 3 francs.
— Défi {Un) à l'Incrédulité. Les sciences en face de l'athéisme. Dieu et
ses conséquences logiques, par L. Quoidbach. Bruxelles, O. Schepens, 1901.
In-12, pp. 102.
Ascétisme. — Méditations selon l'esprit de l'Eglise pour toute l'année
liturgique, à l'usage des communautés et des fidèles, par R, Décrouïlle, cha-
noine honoraire d'Arras. Paris, Haton, 1900. 2 vol. in-16, pp. 662-626.
— Mois de Marie ou méditations sur les fêtes de la Vierge, par l'abbé
F. Allemand. Valence, Imprimerie valentinoise, 1901. In-16, pp. 136.
Bulletins et Revues. — Bulletin des Congrégations (6* année, 1901).
Fondé pour contribuera la défense juridique des Congrégations religieuses,
il met au courant de tout ce qui est indispensable de connaître en matière
de droit, dans les difficultés si grandes que la persécution suscite de nos
jours; il s'applique à faire ressortir tout ce qui concerne la vie religieuse,
son excellence, ses avantages et s'attache à faire connaître les œuvres des
Instituts religieux. Paris, Maison de la Bonne Presse. Hebdomadaire. Un an :
6 francs; un numéro : 15 centimes.
— Etudes pour jeunes filles. Revue mensuelle (3* année). Tome II, 1*' jan-
vier 1901. Fascicule XI. pp. 80. Prix : 1 fr. 25 (théâtre, musique, philoso-
phie, histoire et littérature). Abonnement : un an, France. 12 francs; Union
postale, 15 francs. Paris, X. Rondelet.
— Bévue des Travailleurs. (Revue populaire d'économie sociale illustrée.)
2« année, 1*' janvier 1901, numéro 16. Paris, X. Rondelet. Abonnement : Un
an, 2 fr. 50; un numéro, 20 centimes.
Correspondance. — Correspondance d'écolâtres du XI^ siècle (Une), publiée
par M. Paul Tannery et l'abbé Clerval. Tiré des notices et extraits des ma-
nuscrits de la Bibliothèque nationale et autres bibliothèques, tome XXXVI.
Paris, C. Klincksieck, 1900. In-4, pp. 61. Prix : 2 fr. 60.
Dictionnaire. — Nouveau Dictionnaire général des Sciences et de leurs
applications, paçMM. Ed. Perrikr, P. Poiré, R. Perrier et A. Joannis. Pa-
ris, Ch. Delagrave, 1900. 2 in-4, pp. 3000, 4000 gravures, paraissant en 48
livraisons, une par quinzaine. Prix : 1 franc. Prix de souscription à l'ou-
vrage complet : 40 francs, payables en trois termes. — Fascicules parus :
I, Aachénien — Acrostichum; II, Acrylique — Alcool; III, Alcoolates —
REVUE DES LIVRES 857
Ancoline; IV, Anconé — Argenture; V, Arghel — Azote; VI, Azote — Bière;
VII, Bière — Boyauderie; VIII, Boyauderie — Calorimétrie ; IX, Calorimé-
trie — Cathétomètre ; X, Catliioiis — Chaudronnerie; — XI, Chaudronnerie
— Chou; XII, Chou — Comble; XIII, Comble — Couleuvre; XIV, Couleu-
vre — Cusconine; XV, Cuscute — Diatomacées ; XVI, Diazines — Eau.
Ecriture sainte. — Biblia Sacra Vulgatx editionis... Die H. Schrift des
alten und Neuen Testamentes. An Stelle des Alliolischen Bibelwerkes
hcrausgegeben von Augustin Arndt, S. J. IIP*'' Band. Ratisbonne, Pustet,
1901. Grand in-8, pp. 1019. (Voir Études, 20 décembre 1899, tome 81,
p. 828.)
Église. — Église [L") grecque- orthodoxe et V Union, par le R. P. Fr.
TouRNEBizB, S. J. (128® et 129* brochure de la collection Science et Religion.)
Paris, Bloud et Barrai, 1900. 2 vol. in-12. Prix : 60 centimes, chaque partie.
Esthétique. — Vie esthétique {La), par l'abbé Broussolle. Paris, Perriu.
Un vol. in-12.
— Ai't et le réel (Z') par J. Pérès, Paris, Alcan. Un vol. in-8.
Exégèse. — Passion [La] de Notre Seigneur Jésus-Christ et la Compassion
de la très sainte Vierge Marie. Exégèse et Ascétisme. Choix de commentaires,
par le P. P.-J. de Bussy, S. J. Paris, Lethielleux, 1900. In-8, pp. 551. Ou-
vrage très recommandé pour le temps présent.
Féminisme. — Femme (La) dans r Administration , par Mme Camille
Router, avec préface de Ed. Drumont; faisant partie de la nouvelle collec-
tion illustrée les Chemins de la vie. Tours, A. Mame, 1900. Gr. in-8, pp. 190.
Géologie. — Causa del Diluvio {La), E. Basta. Pistoia, lito-tîpografia di
G. Flori, 1900. In-12, pp. 43.
Hagiographie. — Bienheureux Augustin Schœffier {Le), par l'abbé E. Man-
GENOT. Nancy, A. Crépin-Leblond, 1900. In-8, pp. 105.
— Saint François de Sales et les Epistres spirituelles, par l'abbé Jules
Chovin. Paris ; Arras, Sueur-Charruey, 1900. Brochure in-8, pp. 50.
— Saint Joseph et son culte dans l'ordre du Carmel, par le R. P. A. -M.
du Saint-Sauveur, O. C. D. Paris, Bloud et Barrai, 1900. In-18, pp. 203.
Index. — De Prohibitione et Censura Librorum constit. « Officiorum ac
Munerum » SS. Leonis PP. XIII et dissertatio canonico-moralis. A. Ver-
MEERscH, S. J. Tertia editio. Paris, Desclée, 1901. In-8, pp. 135-10. Prix :
1 fr. 50.
Industrie et Commerce. — Industrie {L') et le Commerce de l'Espagne, par
G. Routier. 3» édition. Paris, Le Soudier, 1901. In-8, pp. 180, avec 8 ta-
bleaux statistiques hors texte.
Paléographie. — Étude critique de quelques documents angevins de l'époque
carolingienne. I. Diplômes de Charlemagne et privilège de Charles le Chauve
en faveur de Saint-Aubin d'Angers. II. Diplômes faiv^ de l'abbaye de Saint-
Florent, par M. A. Giry. (Extrait des Mémoires de l'Académie des inscrip-
tions et belles-lettres, t. XXXVI, 2« partie.) Paris, C. Klincksieck, 1900. In-4,
pp. 72. Prix : 3 fr. 50.
Pèlerinages. — Histoire de Notre-Dame de Bon-Secours, à Montréal, par
l'abbé J.-M. Léleu (1" série). Montréal, Cadieux et Derome, 1900. In-12,
pp. 155.
858 REVUE DES LIVRES
— Notre-Dame de Bon-Vouloir, en Havré-lez-Mons, par le R. P. Alf,
L'Hoir, S. J. Mons, Dequesne-Masquillier et fils, 1900. In-12, pp. xiv-90.
— Vierge [La] de l'Oranie au XIX^ siècle. Histoire du pèlerinage de
Notre-Dame du Salut, à Santa-Cruz, par M. le chanoine Mathieu, Oran,
D. Heintz, 1900. In-8, pp. ix-130.
Photographie. — Agenda du photographe et de l'amateur, pour 1901.
Paris, Ch. Mendel. Un volume grand format, pp. 250. Prix : 1 franc.
Polémique. — Proscrits (Les) ! Cette brochure illustrée, de pp. 32, est un
résumé du livre : les Méconnus.^ par le P. A. Bélanger, S. J. Abbeville,
Paillart. Paris, Amat, 1901.
Psautier. — Psalteria Rhythmica. — Gereinte Psalterien des Mittelalters.
Erste Folge. Ans Handschriften und Wiegendrucken herausgegeben, von
Guido Maria Dreves, S. J. (Blume und Dreves, Analccta Hymnica Medii
œvi, XXXV-XXXVL ) Leipzig, O. R. Reisland, 1900-1901. 2 broch. in-8.
Questions africaines. — Europa [L') in Africa ossia il present-e progresso
Africano. Alcuni appunti del P. G.-B, Perciballi, S. J. Siena, S. Bernar-
dino, 1900. In-8, pp. 208.
Questions sociales. — Manuel de l'Ouvrier, par l'abbé Dacquin. curé de
Bourlon. (18® broch. de la série à 1 fr, des Publications sociales.) Paris,
X. Rondelet, 1900. In 12, pp. 87.
Romans, — Gens qui pleurent et gens qui rient, par Le Parisien. Paris,
Maison de la Bonne Presse, 1901.
— Kerdélec doit... Kerdélec veut, par Mathilde Aigueperse. Paris, H. Gau-
tier, 1901. In-18 Jésus (de la collection Bibliothèque de ma fille).[ Prix :
broché, 3 francs.
Théâtre. — Tsarévitch [Le) Alexis, par le général Muzac. Drame en cinq
actes, en vers. Paris, Plon-Nourrit et C», 1901. In-16, pp. 102, Prix : 3 fr.
Théologie. — Dictionnaire de théologie catholique contenant l'exposé des
doctrines de la théologie catholique, leurs preuves et leur histoire, publié
sous la direction de M. l'abbé Vacant. Paris, Letouzey, 1900. In-4. Fasci-
cules parus : I à IV. Prix : 5 francs chaque. (Voir Études j 5 juin 1900,
tome 83, p. 691.)
— Morali [De) Responsahilitate , auctore J.-J. d'Oliveira Guimaraes.
Conimbrigae, typis academiciç, 1901. In -8, pp. 136.
— Thèses ex Universa Theologia decerptae quas pro laurea doctorali
obtinenda in Universitate Conimbrighensi propugnabat J.-J. d'Oliveira Gui-
maraes. Conimbrigae, typis academicis, 1901. In-8, pp. 24,
Théologie morale. — De conjugio clandestine inito in loco exempto a
peregrinis qui in patria decreto Tridentino subjiciuntur. Brevis disquisitio
auctore G. Arendt, e S. J. Romae, 1900. Apud analectorum Editorem.
— De Reticentia Voluntaria Peccatorum in Confessione quod conscripsit
Ed. Brahm, missionarius C. SS. R. Bruxelles, O, Schepens, 1900. In-12,
pp. 104. Prix : 1 fr. 50.
Voyages. — Pays [Au) des Castes. Voyage à la Côte de la Pêcherie, par
le R. P. S. CouBÉ, S. J. Nouvelle édition^ avec carte de la mission du Ma-
duré, diocèse de Trichinopoly, confiée aux Pères Jésuites. Paris, Retaux,
1901. In-18, pp. 275. Prix : 3 fr. 50.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
Février 24. — Dans la Charente, M. Lacombe, républicain minis-
tériel, est élu sénateur, en remplacement de M. Brothier, décédé.
25. — A Paris, au Palais-Bourbon, reprise de la discussion du
projet de loi sur les associations,
— A Friedrichshof, en Allemagne, arrivée d'Edouard VII, roi d'An-
gleterre, pour visiter l'impératrice Frédéric, sa sœur, malade.
— A Madrid, démission du ministère Azcârraga.
26. — A Paris, la Chambre des députés discute l'article 11 de la loi
sur les associations. Une allusion à l'assassinat de Louis XVI, faite à
la tribune par M. Amédée Reille, déchaîne sur les bancs de l'extrême
gauche, une tempête de vociférations.
— En Roumanie et en Bulgarie, crise ministérielle.
27. — A Oporto, en Portugal, désordres dans la rue et violences
contre les établissements religieux.
28. — A Paris, un décret du ministère de la Guerre supprime les
inspections annuelles.
— A Périgueux, Mgr Dabert, évêque de Périgueux et de Sarlat,
doyen des évêques de France, meurt à l'âge de quatre-vingt-dix ans.
Né à Henrichemont, au diocèse de Bourges, professeur de théologie
au grand séminaire de Viviers, puis vicaire général de ce diocèse, il
fut préconisé le 28 octobre 1863. S. S. Léon XIII lui conféra le pal-
lium en 1894.
— A Saint-Pétersbourg, M. Bogoliepeff, ministre de l'Instruction
publique, est blessé d'un coup de revolver, tiré à bout portant par un
anarchiste.
— En Roumanie, formation du cabinet Stourdza. Dissolution des
Chambres.
Mars i". — A Paris, au Palais-Bourbon, interpellation de M. Zévaès,
député de Grenoble, sur l'ingérence cléricale dans les élections.
— A Marseille, grève générale des ouvriers du port.
2. — A Rome, S. S. Léon XIII reçoit les cardinaux à l'occasion de
l'anniversaire de sa naissance et saisit cette occasion pour revendiquer
une fois de plus les droits imprescriptibles de l'Eglise.
— A Ottawa, la Chambre des députés réprouve, par 125 voix
contre 19, la formule du serment prêté par Edouard VII, formule
offensante pour la religion catholique.
3. — A Gien, M. Guingamp, radical, est élu député en remplace-
ment de M. Alasseur, progressiste, élu sénateur.
860 EVENEMENTS DE LA QUINZAINE
— A Marseille, graves désordres occasionnés par la grève des dé-
bardeurs.
— En Bulgarie, formation du cabinet Karavelow.
4. — A Paris, la Chambre des députés vote la déchéance de
MM. Déroulède et Marcel Habert.
5. — En Angleterre, à la Chambre des communes, seize députés
irlandais sont expulsés manu militari.
— A Vienne, au Reichsrath, scène tumultueuse entre tchèques et
pangermanistes. Un député tchèque arrache et lacère les papiers que
le président tient en main.
— A Madrid, constitution du cabinet Sagasta.
6. A Brème, un ouvrier, nommé Weiland, blesse à la joue l'empe-
reur Guillaume II, en lui lançant un morceau de fer.
7. — A Paris, au Palais-Bourbon, discussion de l'article 12 de la loi
sur les associations.
8. — A Paris, à l'hôtel de ville, M. Dausset, nationaliste, ancien
secrétaire de la Patrie française^ est élu président du Conseil muni-
cipal, à 8 voix de majorité.
9. — Mort de M. de Lareinty, sénateur de la Loire-Inférieure.
— En France, les grèves s'étendent rapidement. A Chalon-sur-
Saône et à Montceau-les-Mines, l'agitation n'est pas encore apaisée.
A Marseille, la situation s'aggrave : non seulement les navires ne peu-
vent débarquer leurs marchandises ou prendre leur chargement; mais
un grand nombre d'usines se voient obligées de fermer leurs portes ou
de diminuer leur production, faute de pouvoir l'écouler.
Le mouvement gréviste a gagné l'Océan et la Manche, après s'être
étendu à divers autres ports de la Méditerranée.
— En Chine, des complications diplomatiques sont à craindre .
L'Angleterre, l'Allemagne et le Japon se montrent très hostiles à
l'occupation de la Mandchourie par les Russes.
— Dans l'Afrique australe, De Wet a repassé l'Orange sans être
inquiété.
Quelques succès partiels démontrent que les Boers ne sont pas aussi
abattus que le prétendaient les journaux britanniques.
Paris, le 11 mars 1901 .
Le Secrétaire de la Rédaction :
Edouard GAPELLE, S. J
Le Gérant: Victor RE TAUX.
TABLE DES MATIÈRES
DU TOME 86
ARTICLES DE FOND
Le Siècle naissant inauguré par
J-C. Ode de S. S. Léon XIII, Tra-
duction du P. V. Delaporte. I
Un siècle, parle P. J. FoRBEs 5
L'Enseignement classique en
Allemagne, son rôle pédagogique,
par le P. P. Bernard. . , . . 29
Autour de Bossuet. — Le Quié-
tisme en Bourgogne et à Paris,
par le P. H. Chérot 45
Encore la question du salaire,
par le P. P. Fristoï 66
Revue littéraire, par le P. H.
Bremond 84
Bulletin d'ancienne littérature
chrér% par le P. J . Brucker 103
Constitution apostolique de S.
S. LÉON XIII sur les congrégations
à vœux simples 122
Lettre de N. S. P. le Pape Léon
XIII au cardinal Richard. . 145
A propos des lois d'association.
— Le Religieux-prêtre, par le P.
H. Prélot 154
L'Église et l'Exposition. —
Œuvres charitables et sociales,
par le P. P. Dudon 172
Autour de Bossuet. — Le Quié-
tisme en Bourgogne et à Paris,
par le P. H. Chérot. ... 201
La Congrégation non autorisée
duG"iOrient,parleP.E.ABT. 225
Le Siècle du miracle. — Les
grandes guérisons de Lourdes,
par le P. H. Martin 243
Origines de l'art grec, par le
P. J. Brucker 251
Lettre de Mgr de Carrières, au
R. P. Directeur des Études. 288<
Les Mésaventures du Merveil-
leux, par le P. L. Roure. . 289
Un Conseiller janséniste du mi-
nistère, par le P. P. Dudon. 315
A propos des lois d'association.
— Le Religieux-prêtre, par le
P. H. Prélot 338
La Congrégation non autorisée
duG<iOrient,parleP.E.ABT. 357
L' « Iliade » de la France au
XIX* siècle, par le P. V. Dela-
porte 373
Un coin de la politique chi-
noise, du 15 août au 15 novembre
1900, par le P. J. Tobar. . 388
Lettre encyclique sur la démo-
cratie chrétienne, par S. S. Léon
XIII 433
Nos députés à Técole de saint
Louis, par le P. H. Chérot. 458
""ttJTs Historiens inspirés et leurs
sources, par le P. F. Prat. 474
L'enseignement secondaire en
Allemagne, son rôle pédagogique,
par le P. P. Bernard. . . . 501
Les colonies françaises et la co-
lonisation par les Français, par
le P. J. Forbes 525
Une victime des Journées de
septembre, par le P. H. Fouque-
RAY 536
Notes et documents pour servir
à la défense des Congrégations,
par le P. E. Capelle. ... 552
Nos Congrégations enseignan-
tes en Syrie, par le P. H. Pré-
lot 577
Un poète philosophe. — Vigny,
par le P. G. Longhaye. . . 603
TABLE DES MATIERES
Le Concordat et les Congréga-
tions, par le P. P. Dudon . 623
Gharlemagne au Palais-Bour-
bon, par le P. E. Capelle . 615
En Chine. — Une armée chré-
tienne improvisée. — Défense de
Wei-tsuen, par le P. A.Wetter-
WALD 663
Notes et documents pour servir
à la défense des Congrégations,
par le P. E. Capelle. ... 694
L'Espagne de l'ancien régime,
par le P. J. Dorceau. . . . 700
Donald, d'après sa correspon-
dance inédite, par lé P. H. Ghé-
ROT 721
Revue des livres
Événements de la quinzaine. . .
L'alcoolisme devant la Cham-
bre, par le P. H. Martin. . 741
Consultation sur les biens des
Congrégations, par le P. H- Pré-
lot 762
Le prétendu décret d'Innocent
XI, contre le probabilisme, par le
P. J. Brucker 778
Bulletin philosophique pour
1900, par le P. L. Roure. . 801
N.-D. de Lourdes, par le P. L.
Cros 821
Notes et documents pour servir
à la défense des Congrégations,
par le P. E. Capelle. . . . 833
. 129, 256, 406, 558, 705, 834
. 143, 286, 430, 574, 719, 859
REVUE DES LIVRES
G, Lenotre, Paris révolutionnaire. Vieilles maisons. Vieux papiers, p. 129.
D' Frestier, Un crime antisocial. — Cahu et Leloir, Richelieu, p. 131.
P. d'Ivoi, Le docteur Mystère. — L* Hourst, Notre marine de guerre,
p. 132. E. FouRREY, Récréations arithmétiques, p. 134. E. Caus-
TiER, L'Homme et les animaux. — L. Rousselet, L'Exposition Universelle
de 1900. — A. GuÉNiN, La Nouvelle-France, p. 135. G. Toudouze, Mystère
de la Chauve-souris (1804). — J.-B. Jeanroy, Un phénomène, p. 136.
Mme Ch. Chabrier-Rieder, Toute seule. — Incroyables aventures de Louis
DE RouGEMONT, p. 137. A. Launay, Lcs B'^ de la Société des Missions
étrangères et leurs compagnons. — La Salle des Martyrs du Séminaire. —
S. Perron, Vie du T. R. P. M.-J. Coudrin, fondateur de la Congrégation des
Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie (Picpus), p. 138. Abbé Marandat,
LaR**M« Thérèse-Madeleine du Calvaire. — M. Sepet, Voyages de corps et
d'esprit, p. 139. M*» de Belleval, Lourdes et le Midi de la France. —
E. Beurlier, Abrégé de l'Histoire de l'Église. — Un Prêtre de Paris, Ap-
paritions et guérisons de Lourdes. — Adresse des nonagénaires à S. S.
Léon XIII, p. 140. Litanies de la sainte Vierge. — B. Varnier, Petit
Traité de prononciation. — Ouvrages et Opuscules divers, p. 141.
Abbé Chollet, Psychologie des élus, p. 256. A. Justice, A propos de
rinfaillibilité du Pape. Le Syllabus , le pouvoir des rois, le concile de Con-
stance, p. 257. Abbé Rebord, Le Divin Voyageur, p. 258. P. Cha-
BiN, S. J., Vrais Principes du Droit naturel, politique et social, p. 259.
J. MuNiER-JoLAiN, Plaidoirie dans la langue française, p. 260. V^' de Caix
et A. Lacroix, Histoire illustrée de la France, depuis les origines jusqu'à la
fin du xix« siècle, p. 262. E. Lavissk et A. Rambaud, Histoire générale
du iv^ siècle à nos jours, t. XII, p. 263. J. Vaesen et E. Charavay, Let-
tres de Louis XI, p. 264. P. Pélicier, Lettres de Charles VIII, p. 265.
H. Gauthier- ViLLARS, Le Mariage de Louis XV, d'après des documents
nouveaux et une correspondance inédite de Stanislas Leczinski, p. 266.
TABLE DES MATIERES 863
M. DE Marcère, Le Seize-Mai et la fin du septennat, p. 267. Léolzon le
Duc, La Demi-République, p. 268. * C" R. dk Voyer d'Argenson, An-
nales de la C'® du S^-Sacremeut, p. 269. J.-H. Lkrot, S. J., En Chine, au
Tché-ly sud-est. Une mission d'après les missionnaires, p. 270. J. de La
Servièke, s. j., Un professeur d'ancien Régime. Le P. Ch. Porée, S. J. —
De Jacobo I, Angliœ Rege, super potestate, cum regia, tum pontificia, p. 271.
A. Neton, Sieyès, d'après des documents inédits, p. 277. C^']Fleury,
Grandes Dames pendant la Révolution et l'Empire, p. 280. S. du Lac,S. J.,
Jésuites. — R. Dussaud, Histoire et Religion des Nosairis, p. 281.
L. PouLiPï et E. LouTiL, T/Ame : Conférences de Saint-Roch, — M. Marion,
Histoire de l'Europe et de la France, p. 282. P. Thirion, Histoire con-
temporaine.— Ouvrages et Opuscules divers, p. 283.
Ch. Lea, L'Inquisition au moyen âge, p. 406. G. Ract, Alcoolisme et
décadence, p. 407. Ed. Biré, Mémoires d'outre-tombe, V, VI. — A. Cha-
RAUx, Histoire abrégée de la littérature française depuis ses origines jusqu'à
nos jovirs, p. 408. A.Cahuzac, Essai sur les institutions et le droit mal-
gaches, p. 409. L. Salembier, G*^ Schisme d'occident. — Mémoires anec-
doliques du G'^ de Bonneval, p. 410. J. Paquier, Jérôme Aléandre, p. 411.
M''* DE Belleval, Souvenirs contemporains. — M. de La Sizeran>'e, Im-
pressions et souvenirs d'aveugle, p. 412. B.-L. -André de Castellane,
p. 413. P. DE Ségur, Jeunesse du maréchal de Luxembourg, p. 414.
A, Dufourcq, Régime jacobin en Italie. — F. des Robert, Charles IV et
Mazarin, p. 415. M^* Costa de Beauregard, Souvenirs tirés des papiers
du C"* Aug. de La Ferronnays, p. 416. -' B"" de Comeau, Souvenirs des
guerres d'Allemagne pendant la Révolution et l'Empire, p. 420. R. P.
Ortolan, Diplomate et soldat. Mgr Casanelli d'istria, p. 42Î. A. Lebey,
Essai sur Laurent le Magnifique. — L- Guiraud, Recherches et conclusions
nouvelles sur le prétendu -l'ôle de Jacques Cœur, p. 422. S. A. Mgr le
C^" d'Eu, Promenade autour du monde en 148 jours, p. 423. C'^ Wise-
MAN, Méditations sur la Passion de N. S. Jésus-Christ. — J.-F. Savaria, Sca-
pulaire de N.-D. du Mont-Carmel. — D. Gervais, Vie de la T. S. Vierge. —
P. SuAu, S. J., Pages amies. Aux collégiens et à leurs maîtres, p. 424.
A. Roland, De la Responsabilité des administrateurs dans les sociétés ano-
nymes en Belgique. — A. Halot, Situation légale des étrangers en Belgique,
p. 425. Affaire des Augustins de l'Assomption. — Procès des Douze en
appel. — C. Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale. —
A. Gentil, Virgile : Géorgiques, p. 426. I.-L. Gondal, S. J., Parlonsainsi.
De la voix et du geste. — L. Leau, Une langue universelle est-elle possible?
p. 427. Ouvrages et Opuscules divers, p. 428.
Mgr E.-L. Fischer, Triomphe de la philosophie chrétienne sur les sys-
tèmes antichrétiens à la fin du xix« siècle, p. 558. D*" Hoffding, Psycho-
logie fondée sur l'expérience, p. 559. T. Ribot, Essai sur l'Imagination
créatrice, p. 560. D' Sollier, Le problème de la mémoire. Essai de psy-
cho-mécanique, p. 561. J.-D. Durand (de Gros), Variétés philosophiques,
p. 562. P. Hachet-Souplet, Examen psychologique des animaux. —
D' Surbled, La Vie affective. — E. Blanc, Mélanges philosophiques, p. 563.
R. P. Lescœuh, Or., La Science et les faits surnaturels contemporains.
— D*" Surbled, Spirites et médiums. — A. Lkpidi, O. P., Opuscules philoso-
phiques, p. 564. A. Godard, Positivisme chrétien, p. 565. — — M. Tur-
MANN, Education populaire. — Mgr Isoard, Œuvres pastorales, t. III, p. 566.
W. Poidebard, Correspondance littéraire et anecdotique entre M. de
864 TABLE DES MATIERES
Saint-Fonds et le président Dugas, — G, Desjardins, Authenticité et date
des livres du N. T., p. 567. S. Denis, Histoire contemporaine, t. III,
p. 568. — Mgr DE Cabrières, Françoise-Eugénie de Malbosc, religieuse de
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Table du tome 86 861
Imp. J. Dumoulin, rue des Grands-Augustins, 5, à Paris.
AP Jîitudes
20
E8
t. 86
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