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Full text of "Études"

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ÉTUDES 


PUBLIÉES  PAR  DES  PÈRES  DE  LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS 


TOME    86 


PARIS 
IMPRIMERIE    DE    J.    DUMOULIN 

5,  RUE    DES    GRANDS-ÀUGUSTINS,    5 


ÉTUDES 


PUBLIEES 


PAR  DES  PÈRES  DE  LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS 


REVUE    BIMENSUELLE 


PARAISSANT  LE  5   ET  LE   20  DE   CHAQUE  MOIS 


38«  ANNEE 

TOME    8  6.    —    JANVIER-FÉVRIER-MARS    1901 


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PARIS 

ANCIENNE     MAISON     RETAUX-BRAY 

VICTOR    RETAUX,    LIBRAIRE-ÉDITEUR 

82,     RUE    BONAPARTE,    82 
Tous  droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés 

flCADEMfE  DE  QtlÈBEC 

CHEMIN  STE-FOY 

QUEBEC 


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UN    SIECLE 

L'ÉGLISE   CATHOLIQUE  EN   1800  ET  EN   1900  < 

Au  déclin  d'un  siècle  qui  meurt,  et  au  début  d'une  nou- 
velle ère,  l'homme  d'Etat  et  l'économiste  se  préoccupent  des 
graves  problèmes  que  le  dix-neuvième  siècle  lègue  au  ving- 
tième. 

Ces  problèmes  ne  manquent  certes  ni  d'intérêt  ni  de  gran- 
deur; mais  quelles  incertitudes  et  quelles  inquiétudes  ils 
nous  laissent  pour  demain! 

Quel  avenir  préparent  à  la  France  ceux  qui  la  mènent? 
Que  sortira-t-il  de  l'effondrement  inévitable  de  l'empire  turc? 
Que  fera  l'Europe  de  la  Chine  ?  Qu'arrivera-t-il  de  l'essor 
indéfini  et  de  la  rivalité  de  la  Russie  et  de  l'Angleterre  ? 

Il  n'est  presque  pas  une  de  ces  questions  qui  ne  porte 
dans  ses  flancs  une  guerre  atroce,  et,  sur  ces  sujets  pleins 
d'angoisse,  se  greffe  la  question  sociale,  dont  il  faut  bien 
s'occuper,  puisqu'elle  est  l'unique  raison  d'être  d'un  parti 
puissant,  le  parti  socialiste,  et  que,  partout,  à  l'ombre  du 
socialisme,  les  anarchistes  guettent  l'occasion  de  frapper 
un  grand  coup. 

Nous,  catholiques,  sans  méconnaître  la  gravité  des  pro- 
blèmes énoncés  plus  haut,  nous  envisageons  le  dix-neu- 
vième siècle  à  un  autre  point  de  vue,  et  nous  nous  deman- 
dons s'il  a  été  favorable  ou  funeste  au  développement  de 
l'Église. 

A  prendre  les  choses  dans  l'ensemble,  l'Église  catholique 
est-elle,  en  1900,  plus  forte  et  plus  sûre  du  lendemain  qu'en 
1800  ?  Gomme  catholiques,  avons-nous  à  nous  plaindre  ou  à 
nous  applaudir  du  siècle  qui  va  finir? 

1.  Pour  les  statistiques  et  les  faits,  nous  avons  consulté  :  1^  Louvet,  Us 
Missions  catholiques  au  JIX"  siècle  (Désolée);  l'otite  Statesmans  year  Book, 
lirre  fort  estimé;  3»  le  Précis  de  l'histoire  de  l'Église  du  P.  Wilmers,  S.  J. 
2  Tol.  in-8.  Lethielleux;  4*»  le  Kirchenlexicon  du  cardinal  Hergenrother  ; 
5«  l'Histoire  de  l'Église  du  cardinal  Hergenrother.  (Édition  allemande.) 


6  UN  SIÈCLE 

Essayons  de  répondre  à  ces  questions. 

Au  dix-neuvième  siècle,  ainsi  qu'à  toute  autre  époque,  la 
vie  de  l'Église  catholique  n'a  été  qu'un  long  combat,  et  cette 
lutte,  comme  il  arrive  toujours,  trahit  en  elle,  aux  yeux  de 
ceux  qui  en  suivent  les  péripéties,  beaucoup  de  lacunes,  de 
méprises  et  de  défaillances. 

Gela  n'est  pas  étonnant, puisqu'elle  est  composée  d'hommes, 
dont  beaucoup  sont  faibles,  passionnés  et  de  courte  vue,  et 
que  l'héroïsme  est  toujours  rare.  Mais  les  résultats  d'en- 
semble sont  surprenants,  merveilleux  même. 

Nous  avons  donc  de  puissantes  raisons  de  nous  réjouir  et 
de  remercier  Dieu  :1e  dix-neuvième  siècle  a  été, '^pour  l'Eglise 
catholique,  une  phase  magnifique  de  résurrection  et  de 
progrès. 

C'est  au  début  de  ce  siècle  que  la  dévotion  au  Sacré  Cœur 
a  commencé  de  prendre  son  essor  dans  l'Eglise.  Le  Sauveur 
avait  promis  que  partout  elle  apporterait  des  grâces  extraor- 
dinaires :  il  a  tenu  parole.  Ce  qui  s'est  passé  au  sein  de  son 
Eglise,  au  cours  du  dix-neuvième  siècle,  est  prodigieux. 

I 

Les  hommes  des  trois  dernières  générations  auront  peut- 
être  d'autres  griefs  contre  leur  siècle  ;  mais,  à  coup  sûr,  ils 
ne  pourront  pas  se  plaindre  d'avoir  assisté  à  des  événements 
banals. 

Si  le  prophète  Daniel  était  revenu  parmi  nous  à  la  fin  du 
siècle  dernier,  il  aurait  pu  reprendre  sa  fameuse  allégorie  de 
la  statue,  dont  les  membres  de  métaux  différents,  symboli- 
saient des  empires  et  entraient  successivement  en  fusion. 

L'antiquité  n'a  pas  vu  de  changements  plus  prodigieux, 
d'effondrements  plus  soudains,  d'apparitions  plus  inatten- 
dues que  ce  dix-neuvième  siècle  qui,  logiquement,  anticipe 
un  peu  et  commence  réellement  à  la  guerre  de  sécession  des 
États-Unis. 

Rappelons-nous  cette  révolution  d'Amérique,  dont  l'in- 
fluence sur  la  révolution  française  fut  si  grande,  bien  qu'elle 
fût  conservatrice  et  libérale,  et  que  l'autre  fût  démagogique 
et  césarienne  ;  puis,  les  convulsions  de  la  France,  la  carrière 


L'ÉGLISE  CATHOLIQUE  EN  1800  ET  EN  1900  7 

prodigieuse  de  Napoléon,  le  sort  éphémère  des  royaumes 
élevés  par  lui,  sa  lutte  avec  Pie  YII,  sa  première  chute,  son 
retour  et  sa  mort  sur  le  rocher  de  Sainte-Hélène;  la  Restau- 
ration et  la  ruine  des  Bourbons  d'abord,  puis  des  Orléans, 
suivie  par  l'avènement  de  Napoléon  III,  tous  événements 
extraordinaires,  qui  défiaient  toute  prévision  et  dépassaient 
toute  imagination. 

Si,  dès  1776,  Burke  pouvait  dire  en  parlant  des  vicissitudes 
du  dix-huitième  siècle  :  (c  Toutes  ces  choses  sont  insigni- 
fiantes en  présence  des  révolutions  des  dernières  années  »  ; 
siByron  pouvait  écrire  à  Walter  Scott  :  «  Rappelons-nous  que 
nous  avons  vécu  dans  un  temps  où  tout  est  gigantesque  et 
sans  mesure  »;  qu'auraient  pensé  ces  hommes  illustres  des 
changements  qui  ont  suivi,  des  utopies  de  Napoléon  III  qui 
ont  remanié  toute  l'Europe,  pour  arriver  à  ébranler  l'Autriche 
et  à  détruire  le  pouvoir  temporel  du  Pape;  de  ces  événements 
reliés  entre  eux  par  une  logique  mystérieuse,  mais  réelle, 
Solférino,  Gastelfidardo,  Sadowa  et  Sedan  ;  de  l'ascendant 
subit  de  ce  pouvoir  militaire,  qui  écrase  l'Europe  centrale;  de 
la  France  mutilée,  de  l'Autriche  jetée  hors  des  gonds  et  incer- 
taine du  lendemain,  de  la  Turquie  s'écroulant  par  morceaux, 
de  la  Chine  devenue  une  nouvelle  Turquie,  de  l'Angleterre 
devenant  un  empire  énorme,  tandis  que  la  Russie  guette 
Gonstantinople  et  s'étend  à  l'est,  au  nord,  à  perte  de  vue, 
comme  une  mer? 

En  face  de  ces  révolutions  politiques,  toutes  de  premier 
ordre,  les  progrès  de  l'industrie  et  de  la  science  ne  perdent 
rien  de  leur  caractère  merveilleux,  tant  ils  sont  grandioses  et 
féeriques. 

Alors  qu'au  dix-huitième  siècle,  rien  ne  circule,  ni  hommes 
ni  choses,  le  mouvement  progressif  des  personnes,  des  mar- 
chandises et  des  capitaux,  au  dix-neuvième  siècle,  s'accroît 
sans  mesure  et  bouleverse  les  conditions  de  la  banque,  du 
commerce  et  de  l'industrie.  L'espace  et  le  temps  vaincus 
par  la  rapidité  des  transports  et  par  le  crédit,  et  l'énormité 
des  forces  nouvelles  dont  l'homme  dispose,  voilà  les  deux 
traits  saillants  de  l'industrie  à  la  fin  du  dix-neuvième  siècle. 

A  côté  de  l'industrie,  qui  lui  doit  tout,  la  science  continue 
d'avancer  à  pas  de  géant  :  ses  progrès  et  ses  découvertes, 


8  UN  SIECLE 

dont  plusieurs  auront  pour  l'apostolat  une  incalculable 
portée,  nous  donnent,  avec  les  événements  politiques, le  cadre 
dans  lequel  se  déroule  l'histoire  de  l'Église  catholique  au 
dix-neuvième  siècle. 

Cette  histoire  ne  le  cède  ni  en  surprises,  ni  en  résultats 
imprévus  et  incalculables  à  la  succession  des  faits  extraordi- 
naires qui,  pendant  la  même  période  d'années,  ont  formé  la 
trame  de  l'histoire  générale. 

A  l'aurore  comme  au  déclin  du  siècle,  j'aperçois  le  Pape 
prisonnier.  Pie  VI  meurt  à  Valence,  en  captivité,  en  1799,  et 
en  1900,  Léon  XIII  est  prisonnier  au  Vatican,  comme  l'a  été 
Pie  IX. 

La  situation  paraît  la  même  ;  mais,  en  réalité,  comme  elle 
est  différente!  Le  prisonnier  de  Valence,  victime  de  la  Con- 
vention française,  meurt  dans  l'isolement,  laissant  les  Églises 
de  France,  d'Italie,  d'Allemagne  et  d'Autriche,  ou  bien  en 
pleine  tempête,  ou  bien  dévorées  par  les  erreurs  du  galli- 
canisme, du  jansénisme,  du  joséphisme,  et  par  des  abus 
énormes;  tandis  que  Léon  XIII,  rassuré  sur  son  autorité, 
que  le  concile  du  Vatican  a  mis  pour  toujours  au-dessus  de 
toute  discussion,  voit  mortes  à  ses  pieds  les  trois  erreurs 
qui  ont  été  le  fléau  du  dix-huitième  siècle;  tandis  que  les 
Églises,  si  malades  alors  de  la  France,  de  l'Italie,  de 
l'Allemagne  et  de  l'Autriche,  lui  apparaissent  maintenant 
régénérées,  plus  unies,  plus  compactes,  plus  dévouées  au 
Saint-Siège  que  jamais.  S'il  ne  peut  guère  compter  sur  les 
gouvernements,  il  peut,  en  revanche,  s'appuyer  sans  crainte 
sur  les  fidèles  de  ces  Églises. 

La  situation  du  Souverain  Pontife  est  complètement  modi- 
fiée. Les  conspirations  ourdies  contre  lui  par  les  rois  et  par 
les  peuples  n'ont  fait  que  grandir  son  prestige  :  quare  fre- 
muerunt  gentes  et  populi  meditati  sunt  inania  !  C'est  une 
banalité,  même  chez  les  indifférents  ou  chez  les  adversaires, 
que  son  autorité  morale  est  la  plus  grande  qui  soit,  et  que 
sa  voix  éveille  des  échos  que  nulle  voix  humaine  n'a  jamais 
rencontrés.  C'est  le  compliment  qu'adressait  à  Léon  XIII  le 
prince  de  Bismarck,  lorsqu'il  lui  demandait  d'intervenir 
comme  arbitre  entre  l'Espagne  et  l'empire  germanique,  et  si 
les  puissances  l'ont  oublié,  l'an  passé,  quand  elles  ont  exclu 


L'ÉGLISE  CATHOLIQUE  EN  1800  ET  EN  1900  9 

du  congrès  de  la  paix  le  Prince  de  la  paix^  les  événements 
de  cette  année,  en  infligeant  à  leurs  résolutions  le  plus  cruel 
des  démentis,  se  sont  chargés  de  le  leur  rappeler. 

Si  captif  qu'il  soit,  le  Pape  voit  ce  que  ses  prédécesseurs 
du  dix-huitième  siècle  n'eussent  jamais  espéré,  rangés  à  ses 
côtés,  les  représentants  ofTiciels,  non  seulement  des  pays 
catholiques,  mais  de  la  Hollande,  de  la  Prusse,  de  la  Russie; 
tandis  que  lui-même  entretient  à  Gonstantinople,  à  Washing- 
ton et  aux  Indes  anglaises  des  délégués  apostoliques  perma- 
nents, précurseurs  de  véritables  nonces. 

Tout  cela  est  le  signe  certain  d'un  développement  d'in- 
fluence, d'un  travail  très  intense  et  d'une  organisation  puis- 
sante, poursuivie  depuis  de  longues  années,  avec  autant  de 
ténacité  que  de  bonheur. 

Ce  coup  d'œil  jeté  sur  le  contraste  entre  Pie  VI  et  Léon  XIII, 
revenons  à  la  comparaison  entre  l'Église  catholique  en  1800 
et  l'Église  catholique  en  1900. 

II 

A  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  l'Église  catholique  est  tou- 
jours immuable  dans  sa  doctrine,  sainte  dans  sa  morale  et 
féconde  en  saints  et  en  hommes  éminents,  et,  par  ces  traits, 
quelles  que  soient  d'ailleurs  les  ombres,  elle  défie  toute  com- 
paraison. 

Presque  tous  les  papes  de  cette  époque,  Benoît  XIII,  Clé- 
ment XII,  Benoît  XIV,  Clément  XIII,  Pie  VI,  furent  de  très 
grands  pontifes,  et  cette  dynastie  éclipse  facilement  ce  qui  se 
voit  sur  n'importe  quel  trône. 

Le  tronc  vieilli  des  Églises  de  France  et  d'Italie  donne 
encore  des  fruits  exquis  et  rares,  de  vrais  saints,  comme  saint 
François  de  Hiéronymo,  saint  Liguori  et  le  bienheureux 
Realino,  à  Naples;  le  bienheureux  Baldinucci  à  Florence; 
saint  Paul  de  la  Croix,  à  Rome;  saint  Benoît  Labre,  en 
France,  et  Madame  Louise  de  France,  à  Paris. 

Mais  le  cœur  se  serre  à  la  vue  des  erreurs  qui  entament  de 
tous  côtés  la  société  laïque  et  le  clergé,  et  des  abus  mons- 
trueux qui,  à  la  suite  de  la  main  mise  par  la  noblesse  sur  les 
dignités   ecclésiastiques,   de  la  commande  et  du  cumul  des 


10  UN  SIECLE 

bénéfices,  entrent  la  tête  haute  dans  les  grands  monastères 
et  dans  les  évêchés,  et  les  ravagent  plus  que  ne  pourraient  le 
faire  dix  incendies. 

L'Europe  catholique  est  comme  empoisonnée  par  un  pro- 
testantisme raffiné,  qui  s'appelle  ici  le  gallicanisme,  là  le 
jansénisme,  ailleurs  le  joséphisme,  combinaison  satanique 
des  deux  premières  erreurs,  qui  met  tout  dans  l'Eglise  aux 
mains  d'un  despote  fantasque  et  voltairien  appelé  Joseph  II. 

A  ce  moment,  Weishaupt,  un  illuminé  radical,  organise  la 
franc-maçonnerie  en  Europe  et  y  enrôle  même  des  évêques 
allemands  ''  ;  et,  d'un  autre  côté,  la  philosophie  rationaliste  et 
démagogique  tourne  la  tête  aux  rois,  aux  reines,  aux  princes 
du  sang  et  aux  ministres  d'Etat. 

Étroitement  unis,  voltairiens  et  jansénistes  arrachent  à 
Clément  XIV  la  suppression  de  la  Compagnie  de  Jésus,  une 
armée  de  22  000  combattants,  dont  5  000  sont  missionnaires 
chez  les  peuples  infidèles. 

C'est,  sur  une  vaste  échelle,  et  à  bref  délai,  la  mort  ou 
l'anémie  fatale  des  magnifiques  missions  du  Brésil,  du 
Mexique,  des  réductions  du  Paraguay  avec  leurs  lOOOOOln- 
diens  civilisés,  des  missions  du  Canada,  de  l'Hindoustan 
et  de  la  Chine. 

Jusque  là,  les  grandes  nations  catholiques  cherchaient  à 
christianiser  les  pays  qu'elles  colonisaient  et  prenaient  à  leur 
charge  l'organisation  des  missions.  Mais  le  jour  où  manqua 
cet  appui,  et  ce  jour  était  arrivé  en  1775,  tout  s'écroula;  et 
l'œuvre  de  la  Propagation  de  la  foi  n'existait  pas  encore  pour 
suppléera  ce  que  ne  faisaient  plus  les  rois. 

Les  missions  furent  alors  livrées  au  pire  des  fléaux,  à  une 
véritable  famine  de  prêtres  :  la  Propagande,  à  Rome,  était 
désorganisée,  les  séminaires  se  fermaient,  les  vocations 
étaient  taries,  et  il  n'y  avait  plus  rien  à  espérer  de  beaucoup 
de  maisons  religieuses,  autrefois  pépinières  d'apôtres,  main- 
tenant ruines  déshonorées  que  le  premier  orage  allait 
abattre. 

La  tempête  éclata,  en  effet,  longue  et  terrible,  et,  comme  un 

1.  Le  baron  Dalberg,  évêque  de  Regensburg,  était  un  illuminé  et  un  franc- 
maçon.  (Cf.  Hergenrdther,  Kirchenlexicon,  Fribourg,  2»  édition,  article 
Dalberg.  ) 


L'ÉGLISE  CATHOLIQUE  EN  1800  ET  EN  1900  11 

volcan  longtemps  comprimé,  roula  au  loin  dans  l'Europe  ses 
laves  brûlantes,  anéantissant  tout  sur  son  passage. 

Après  cette  horrible  nuit,  au  lever  d'une  aurore  plus 
sereine,  Pie  VII  n'aperçoit  plus,  à  perte  de  vue,  comme 
Ézéchiel,  qu'un  désert  sans  fin,  semé  d'os  desséchés. 

Ceci  n'est  pas  un  tableau  d'imagination,  mais  la  vérité 
rigoureuse. 

La  France  est  couverte  de  ruines  et  de  sang  :  ses  plus 
belles  colonies,  le  Canada,  la  Louisiane,  l'Hindoustan  français, 
sont  passées  à  l'Angleterre  protestante  alors  persécutrice  i, 
toutes  ses  universités,  toutes  ses  libertés  sont  confisquées 
par  un  pouvoir  despotique;  sa  noblesse  et  sa  haute  bour- 
geoisie sont  voltairiennes  et  jansénistes,  et  son  clergé  qui, 
pour  les  deux  tiers,  s'est  montré  héroïque  pendant  la  tour- 
mente, est  fortement  travaillé  par  les  tendances  gallicanes  et 
jansénistes.  Une  sorte  de  paralysie  semble  envahir  le  catho- 
licisme français,  car,  jusqu'en  1845,  on  n'y  verra  pas  l'ombre 
d'un  parti  catholique. 

L'Espagne  et  le  Portugal  ont  leurs  flottes  anéanties,  leurs 
colonies  perdues,  et  descendent  une  pente  de  déclin  sans 
retour.  L'Italie,  foulée  aux  pieds  par  toutes  les  armées  de 
l'Europe,  peut  à  peine  respirer,  et  subit,  d'ailleurs,  dans  ses 
princes,  tous  inféodés  à  la  politique  de  la  France,  de  l'Espagne 
et  de  l'Autriche,  le  contre-coup  des  erreurs  et  des  abus  qui 
désolent  ces  trois  pays. 

L'Autriche  est  rongée  jusqu'aux  os  par  le  joséphisme  qui, 
de  Vienne,  rayonne  sur  l'Allemagne,  sur  les  Pays-Bas,  sur 
la  Suisse,  et,  dans  la  personne  des  princes-éveques  de 
Cologne,  de  Mayence,  de  Trêves  et  d'autres  prélats  sans 
vocation,  monte  sur  les  principaux  sièges  et  de  là  infecte  le 
clergé  tout  entier. 

Tout  le  nord  de  l'Europe,  à  part  l'Irlande  où  le  sang  des 
martyrs  est  à  peine  refroidi,  et  à  l'exception  de  la  Pologne, 
qui  agonise  sous  le  knout  du  Cosaque,  ou  sous  la  botte  du 
Poméranien,  tout  le  nord  de  l'Europe,  dis-je,  c'est-à-dire  la 
Hollande,  avec  ses  300  000  catholiques  privés  de  culte  public 
et  d'évêques  ;  l'Angleterre  et  l'Ecosse,  avec  leurs  120  000  ca- 

1.  Cf.  p.  Piolet,  les  Missions,  p.  xciv.  D'Alembert  se  console  de  la  perte 
des  colonies  par  la  suppression  des  Jésuites  en  France. 


12  UN  SIÈCLE 

tholiques  traités  comme  des  parias;  la  Suisse,  où  le  prêtre 
ne  peut  dire  la  messe  dans  une  ville,  même  en  secret; 
la  Suède,  le  Danemark  et  la  Norvège,  où  le  prêtre  ne  peut 
pénétrer  sous  peine  de  mort. 

Les  villes  libres  de  Hambourg,  de  Brème  et  de  Lùbeck, 
où  tout  culte  catholique  est  prohibé  ;  la  Prusse  septentrio- 
nale et  centrale,  la  Russie,  l'Amérique  du  Nord,  où  il  y  a 
30000  catholiques,  toutes  ces  régions  n'offrent  aux  regards 
attristés  de  Pie  VII  qu'un  vaste  désert  de  sables  arides,  avec 
de  petites  agglomérations  catholiques,  semées  çà  et  là  comme 
des  oasis. 

Des  bords  du  Danube  au  golfe  Persique  d'un  côté,  et  aux 
sources  du  Nil  de  l'autre,  dans  toute  l'Afrique,  dans  l'Asie 
centrale  comme  dans  l'Asie  mineure  et  en  Syrie,  règne  l'is- 
lamisme avec  ses  hontes  et  son  horrible  trafic  d'esclaves. 
La  Méditerranée  est  presque  un  lac  turc,  et  ces  belles  con- 
trées, arrachées  depuis  au  croissant,  l'Egypte,  l'Algérie,  la 
Tunisie,  la  Grèce,  l'île  de  Crête  et  l'île  de  Chypre,  la  Rou- 
manie, la  Serbie,  la  Bulgarie,  le  Monténégro,  se  meurent 
de  langueur  et  de  honte  sous  le  fouet  du  musulman  et  sont 
régulièrement  mises  à  sac  et  décimées  par  les  pachas. 

Le  grand  mouvement  des  missions  est  arrêté  faute  d'apôtres 
et  d'argent.  L'Hindoustan,  qui  a  vu  2300000  catholiques,  n'en 
a  plus  que  500000*;  les  belles  réductions  du  Paraguay,  avec 
leurs  100  000  Indiens,  celles  du  Brésil,  du  Mexique  et  du 
Canada  sont  anéanties.  Dans  toute  l'Amérique  du  Sud,  la 
vie  catholique  est  comme  engourdie.  Pendant  ce  temps, 
deux  fois  en  quinze  ans,  le  Souverain  Pontife  est  enlevé  de 
Rome  et  jeté  en  prison  :  il  faut  remonter  aux  premiers 
siècles,  pour  trouver  des  heures  aussi  sombres  et  une  situa- 
tion qui  soit,  humainement,  aussi  désespérée. 

Fils  de  l'homme,  aurait  pu  dire  à  Pie  VII  l'ange  qui  parla 
à  Ezéchiel,  crois-tu  que  ces  ossements  desséchés  puissent 
revivre  ? 

—  Tout  est  possible  à  Dieu,  aurait  répondu  le  Pontife; 
mais  il  faut  bien  qu'il  fasse  des  miracles  s'il  ne  veut  pas  que 
son  Eglise  meure. 

1.  Louvet,  les  Missions  catholiques  au  XIX"  siècle^  p.  24. 


L'ÉGLISE  CATHOLIQUE  EN  1800  ET  EN  1900  13 

Dieu  fera  ces  miracles;  mais  auparavant,  il  déblaiera  le 
terrain.  L'expérience  prouvera  que,  sans  le  vouloir,  la  Révo- 
lution française  a  rendu  à  l'Église  de  France  un  immense 
service  en  la  délivrant  des  monastères  corrompus  et  des 
désordres  accumulés  depuis  des  siècles,  comme  la  régale, 
la  commande,  le  cumul  des  bénéfices  et  les  vocations  forcées. 
Dans  les  desseins  de  la  Providence,  cette  même  Révolution 
fera,  en  débordant  sur  l'Allemagne  et  sur  les  pays  flamands, 
œuvre  de  justice  divine.  On  demandait  au  cardinal  Pacca, 
délégué  du  Saint-Siège  en  Allemagne,  s'il  regrettait  beau- 
coup l'invasion  française.  Je  n'ose  dire,  répondit-il,  quelle 
fut  un  grand  mal,  parce  qu'elle  nous  a  délivrés  des  princes- 
évêques^. 

Quand  Pie  VII  aura  rendu  à  l'Église  de  France  sa  situation 
légale  par  le  Concordat,  quand  il  aura  réorganisé  les  dio- 
cèses, ranimé  la  vie  catholique,  rétabli  la  Compagnie  de 
Jésus;  quand,  à  la  place  des  ordres  religieux  affadis  ou 
gangrenés,  l'esprit  de  Dieu  aura  suscité  de  toutes  parts  des 
congrégations  jeunes  et  pleines  de  sève,  nouvelles  et  riches 
pépinières  d'apôtres,  comme  les  Rédemptoristes,  les  Passio- 
nistes,  les  Pères  du  Saint-Esprit,  les  Maristes,  les  Oblats  de 
Marie,  les  Pères  de  Picpus;  quand  le  recrutement  du  clergé 
sera  assuré;  quand  Dieu,  pour  remplacer  les  souverains,  au- 
trefois patrons-nés  des  missions,  aura  suscité  l'obole  popu- 
laire de  la  Propagation  de  la  foi,  qui,  en  soixante  ans, 
dépensera  trois  cents  millions;  quand,  en  un  mot,  l'Église 
sera  prête  pour  les  grandes  entreprises,  Dieu  lui  ouvrira  des 
champs  nouveaux. 

III 

Voyez,  en  effet,  quels  changements  se  préparent.  Au  com- 
mencement du  dix-neuvième  siècle,  J.  de  Maistre  écrivait 
ces  paroles  prophétiques  :  La  France  sera  chrétienne; 
V Angleterre  catholique  et  V Europe  chantera  la  messe  à  Sainte- 
Sophie.  La  foi  n'est  pas  morte  en  France  :  elle  se  réveillera  et 
fera  des  merveilles. 

Quand  ces  paroles  tombèrent  de  la  plume  de  J.  de  Maistre, 

1.  Wilmers,  S.  J.,  Précis  de  l'histoire  de  l'Église,  vol.  II. 

ACADEr/îIE  DE  QUEBEC 

CHEMIN  STÊ-FOY 

QUEBEC 


14  UN  SIÈCLE 

elles  parurent  incroyables.  Qu'çiurait-on  pensé  si  le  grand 
écrivain,  précisant  les  détails,  eût  annoncé  ce  qui  suit  : 

Encore  quelques  années,  et  l'empire  turc,  si  longtemps  le 
cauchemar  de  l'Occident,  ne  sera  plus  qu'une  grande  ruine, 
dont  l'Europe  trop  divisée  pour  procéder  au  partage,  retar- 
dera, mais  ne  conjurera  pas  l'écroulement.  Sur  ces  immenses 
domaines,  seront  pris  les  royaumes  indépendants  de  la 
Grèce,  de  la  Crète,  de  la  Roumanie,  de  la  Serbie,  du  Mon- 
ténégro, de  la  Bulgarie,  tandis  que  l'Egypte,  la  Tunisie  et 
l'Algérie  passeront  aux  chrétiens  ;  et,  à  peine  délivrés  du 
chancre  musulman,  tous  ces  beaux  pays  commenceront  à 
refleurir  et  se  couvriront  d'églises.  La  Turquie  sera  réduite 
à  25  000  000  d'habitants  et  la  Méditerranée  redeviendra 
un  lac  chrétien? 

Tournez  maintenant  vos  regards  vers  l'extrême  Orient  et 
saluez  l'aurore  d'une  vie  nouvelle  qui  commence  à  poindre  : 
c'est  comme  une  refonte  du  vieux  monde  asiatique  qui  se 
prépare. 

En  effet,  l'Hindoustan  depuis  l'Afghanistan  jusqu'à  la  Chine, 
Ceylan  compris,  avec  leurs  287  000  000  d'habitants,  devien- 
dront terres  anglaises,  et,  à  l'ombre  d'une  liberté  absolue, 
l'Église  y  installera  solidement  sa  hiérarchie,  ses  écoles,  ses 
universités,  que  fréquenteront  les  jeunes  Brahmes,  et  y  en- 
tretiendra en  permanence  un  délégué  du  Saint-Siège. 

Dès  que  la  science  catholique  pénétrera  la  caste  qui  mène 
tout,  celle  des  Brahmes,  on  entreverra  le  jour  où  les  conver- 
sions s'y  multiplieront,  et  de  475000  en  1800,  les  catholiques 
atteindront  le  chiffre  de  2  000  000  en  1900;  les  missionnaires, 
qui  n'étaient  que  22  en  1800,  seront  2  000  en  1900^  ;  c'est  un 
progrès,  mais  insignifiant  en  comparaison  de  l'ébranlement 
des  idées  chez  les  Brahmes. 

L'indo-Chine  deviendra  française,  et  ses  chrétiens  monte- 
ront du  chiffre  de  320000  en  1800  à  celui  de  700000  et  plus 
en  1900^ 

Voyez-vous  là-bas  dans  le  fond  de  l'Orient  à  droite  du 
Japon,  ce  nouveau  monde  que  nos  pères  ne  connaissaient 
pas,  ce  continent  plus  grand  que  l'Europe?  C'est  l'Australie. 

1.  Louvet. 

2.  Ihid. 


L'ÉGLISE  CATHOLIQUE  EN  1800  ET  EN  1900  15 

Vous  la  verrez  bientôt,  ainsi  que  la  Nouvelle-Zélande,  pays 
chrétien  et  pour  un  tiers  catholique;  donnant,  en  1900,  près 
d'un  million  de  fidèles  à  l'Eglise,  alors  qu'en  1800,  on  n'y 
connaissait  ni  un  catholique,  ni  un  prêtre^ 

Du  même  côté,  plus  loin,  sort  des  flots  un  autre  nouveau 
monde,  un  archipel  composé  d'îles  innombrables,  VOcéanle. 
L'apostolat  catholique  n'y  débutera  guère  qu'en  1860;  mais, 
en  quarante  ans,  il  organisera  nombre  de  vicariats  aposto- 
liques et  comptera  100  000  fidèles,  sans  renfermer  dans 
ce  chiffre  les  fidèles  des  îles  malaises,  hollandaises,  anglaises, 
portugaises,  espagnoles,  qui  ont  5  550  885  catholiques  ^. 

L'empire  du  Japon,  qui  a  vu  jadis  2  000  000  de  catho- 
liques, restera  longtemps  couvert  d'un  nuage  de  sang  et 
impénétrable  aux  missionnaires,  mais  il  s'ouvrira  bientôt  à 
une  liberté  complète  et  nous  donnera  45000  fidèles,  dirigés 
par  cinq  évêques. 

L'empire  de  Chine,  avec  ses  400  000  000  d'habitants 
(402000000^),  verra  tomber  toutes  les  murailles  qu'il 
opposait  à  l'expansion  de  la  foi  catholique.  Vaincu  par  le 
Japon,  il  se  décomposera  comme  la  Turquie  et  ne  sera  sauvé, 
comme  elle,  d'un  démembrement  immédiat,  que  par  l'anta- 
gonisme des  convoitises.  En  tout  cas,  la  civilisation  chré- 
tienne aura  raison  du  monstre,  malgré  ses  convulsions,  et, 
finalement,  sur  les  ruines  du  mandarinat,  celte  barbarie 
immorale  et  sanguinaire,  qui  se  croit  civilisée,  parce  qu'elle 
est  frottée  d'un  léger  vernis  de  culture,  le  catholicisme  ré- 
gnera. L'imagination  ne  peut  suivre  les  effets  imprévus  et 
les  retentissements  indéfinis  qu'aura  sur  les  royaumes  voi- 
sins et  tributaires  de  la  Chine,  sur  la  Corée,  sur  le  Thibet, 
sur  la  Mongolie,  sur  le  Siam,  etc.,  la  déchéance  du  manda- 
rinat et  la  sécurité  complète  de  l'Église  catholique,  déjà 
depuis  longtemps  si  fortement  organisée  en  ces  pays.  La 
Chine  avait  187  000  catholiques  en  1800;  elle  en  a  mainte- 
nant un  million*. 


1.  Statesmans  year  Book. 

2.  Cf.  Louvet  :  En  Malaisie,  dans  la  Mission  de  Batavia,  50  000  catholiques 
sont  sortis  de  terre  de  1800  à  1900. 

3.  Statestnan's  year  Book. 

4.  Ibid. 


16  UN  SIECLE 

Mais,  si  étonnantes  qu'elles  soient,  ces  métamorphoses  ne 
sont  rien,  auprès  de  ce  qui  s'annonce  en  Afrique. 

Depuis  des  siècles,  l'Europe  s'arrêtait  comme  hypnotisée 
devant  ce  continent  noir,  devenu  dès  longtemps  un  vaste 
marché  d'esclaves.  Les  essais  d'apostolat,  poussés  en  d'autres 
âges  jusqu'au  centre  de  l'Afrique,  ont  été  interrompus,  et 
c'est  à  peine  si  les  rivages  de  cette  terre  immense  ont  été 
entamés,  en  J842,  dans  les  deux  Guinées  ;  en  1835,  dans  le 
Sénégal,  par  les  Pères  du  Saint-Esprit;  en  1837,  dans  l'Afrique 
du  Sud,  et,  en  1865,  au  Dahomey,  par  les  Missionnaires 
africains  de  Lyon. 

Vers  1830,  l'Algérie  et  la  Tunisie  ne  possèdent  que 
7000  chrétiens,  et  l'Egypte  en  a,  de  son  côté,  7000.  Mais  à 
la  fin  du  siècle,  ces  14000  catholiques  arrivent  au  chiffre 
de  500000,  dont  400000  en  Algérie.  L'Afrique  du  Sud,  par- 
tagée en  huit  diocèses,  en  comptera  40000.  Elle  en  aurait 
beaucoup  plus  si  les  Hollandais  n'avaient  toujours  persécuté 
le  catholicisme.  Le  reste  du  continent,  presque  fermé 
en  1800,  largement  ouvert,  sillonné  en  tous  sens  par  les 
missionnaires,  est  réparti  par  Rome,  comme  une  terre  déjà 
conquise,  en  vicariats  apostoliques  *. 

A  part  le  Maroc  et  Tripoli,  Bonnu,  Wadaï  et  la  répu- 
blique de  Libéria,  et  à  l'exception  de  quelques  territoires 
portugais,  allemands  et  belges,  l'Afrique  est  partagée  entre 
deux  dominations  :  celle  de  la  France  et  celle  de  l'Angleterre. 

Ne  nous  demandons  pas  si  la  part  de  l'Angleterre  est  plus 
belle  que  celle  de  la  France,  puisque  ce  partage  est  une 
question  politique  à  laquelle  nous  ne  pouvons  rien  et  qui 
d'ailleurs  est  étrangère  à  notre  sujet. 

Constatons  seulement,  en  premier  lieu,  que  l'empire  fran- 
çais en  Afrique  est  de  toute  beauté,  un  vaste  carré  tout  d'un 
bloc,  allant  de  la  Méditerranée  au  lac  Tchad,  et  de  l'Océan 
aux  sources  du  Niger,  renfermant,  à  l'exception  de  la  Gambie, 
de  Sierra-Leone,  de  la  Gôte-d'Or,  de  la  Guinée  portugaise  et 

1.  Les  îles  de  l'Afrique  sont  évaiigélisées  depuis  de  longues  années.  Les 
îles  Açores  comptent  270  000  catholiques  ;  —  Madère  en  a  232  000  ;  —  Les  îles 
Canaries,  300  000;  — Les  îles  du  Cap-Vert,  107  000;  —  Les  îles  du  golfe  de 
Guinée,  21  000;  —  Les  îles  de  Fernando-Po,  2  832;  —La  Réunion,  189  000; 
—  Maurice,  110  000;  — Les  Seychelles,  14  000;  —  A  Madagascar,  les  écoles 
catholiques  réunissent  80  000  enfants. 


L'EGLISE  CATHOLIQUE  EN  1800  ET  EN  1900  17 

de  Libéria,  tout  l'ouest  de  l'Afrique  :  l'Algérie,  676000  ki- 
lom.  carrés;  la  Tunisie,  116000  kilom.  carrés;  le  Sénégal, 
120000  kilom.  carrés;  le  Soudan  français,  900000  kilom. 
carrés;  la  Guinée  française,  120000  kilom.  carrés;  le  Congo 
français,  765000  kilom.  carrés;  le  Sahara,  1500  000  kilom. 
carrés,  terre  inculte,  mais  qui  relie  tout  le  reste. 

Constatons,  en  second  lieu,  qu'en  1800,  presque  toute 
l'Afrique  était  musulmane,  et  qu'en  1900,  à  part  le  Maroc 
et  quelques  territoires  assez  restreints,  elle  subit  une  in- 
fluence chrétienne. 

Constatons,  en  troisième  lieu,  que  si  l'Angleterre  s'est 
taillé  en  Afrique  un  vaste  empire,  elle  y  établit  comme  par- 
tout la  liberté  absolue  de  l'Eglise,  et  que,  si  la  France, 
dont  l'expansion  coloniale  est  malheureusement  entravée 
par  ses  propres  lois,  a  besoin  d'une  revanche,  elle  la  trou- 
vera dans  ce  fait,  qu'elle  évangélise  presque  seule,  et  ses 
propres  domaines,  qui  sont  magnifiques,  et  ceux  de  TAngle- 
terre. 

En  effet,  sur  13  300  missionnaires  prêtres,  la  France 
en  fournit  11500;  et  sur  42  000  missionnaires  femmes  (la 
femme  missionnaire  est  un  phénomène  inconnu  en  1800), 
35  000  sont  françaises.  N'est-ce  pas  la  France  qui  évan- 
gélise, et  l'Afrique,  et  Madagascar,  et  l'Hindoustan,  et 
rOcéanie,  et  la  Chine,  et  l'Indo-Chine,  et  le  Japon,  et 
l'Asie  ! 

Eh  bien!  je  trouve  ces  rapprochements  et  ces  rôles,  dis- 
tribués par  la  Providence  extraordinairement  intéressants; 
je  trouve  admirable  que  l'Angleterre,  pays  protestant,  na- 
guère si  persécuteur,  établisse  partout  où  elle  va  la  liberté 
de  l'Eglise  catholique,  sans  restriction,  et  que  la  France, 
dont  le  gouvernement  a  toujours  été  plus  ou  moins  hostile  à 
l'Eglise,  soit  le  pays  missionnaire  par  excellence. 

Il  semble  que  l'Angleterre  soit  condamnée  par  la  force 
des  choses  à  chercher  des  débouchés  nouveaux.  Les  démons 
de  l'industrie  et  du  commerce  qui  la  possèdent  et  lui  crient  : 
Produis!  ajoutent  aussitôt  :  Conquiers!  Étends-toi,  si  tu  ne 
veux  pas  que  tes  multitudes  affamées  voient  les  marchan- 
dises s'accumuler  en  montagnes  désespérantes;  et  tu  sais 
bien    que    tes    41000000    d'habitants,    qui    seront  bientôt, 

LXXXVI.  —  2 


18  UN  SIECLE 

malgré  une  émigration  prodigieuse,  50  000  000,  ne  peuvent 
pas  vivre  de  l'agriculture  ! 

L'Angleterre  s'étend  donc  toujours.  —  Comment?  je  ne 
l'examine  pas  ;  et  il  semble  à  plusieurs  que  ce  soit  là  sa 
destinée  suprême  en  ce  monde  :  trouver  ou  créer  des 
débouchés.  Mais,  dans  les  desseins  de  Dieu,  elle  en  a  une 
plus  haute,  dont  elle-même  ne  se  rend  pas  bien  compte. 
Autrefois,  persécutrice  impitoyable  du  catholicisme,  elle 
rougit  maintenant  et  se  repent  de  cette  grande  iniquité,  et 
la  répare  en  donnant  à  cette  même  religion  la  liberté  la  plus 
large;  et  la  France  fournit  aux  terres  anglaises  leurs  évêques, 
leurs  prêtres  et  le  budget  royal  de  la  Propagation  de  la  foi. 

Je  dis  que  c'est  une  bien  belle  façon  de  venger  les  vieux 
griefs,  et  que  la  France  se  rend  par  là  comme  indispensable  à 
l'apostolat  et  lie  ses  destinées  à  celles  de  l'Eglise.  Ce  n'est 
pas  un  calcul;  mais  c'en  serait  un,  que  ce  serait  le  plus 
habile  et  le  plus  heureux  de  tous. 

Cependant,  il  faut  bien  le  dire,  cette  armée  de  11  500  mis- 
sionnaires prêtres  et  de  35  000  missionnaires  femmes  ne 
suffira  bientôt  plus  à  conquérir  les  vastes  régions  qui  s'ou- 
vrent :  il  faut  donc  la  doubler  et  la  tripler. 

Mais  les  missionnaires  des  autres  pays,  de  l'Angleterre, 
des  États-Unis,  de  l'Allemagne,  de  la  Hollande,  ne  sont  ni 
assez  nombreux,  ni  assez  disposés  à  s'enrôler  à  l'étranger, 
absorbés  qu'ils  sont  par  les  nécessités  locales. 

Il  faut  donc  que  ces  pays  se  convertissent  et  que  l'esprit 
de  Dieu  leur  recrute  un  clergé  plus  nombreux  et  plus  apos- 
tolique. 

Or  voilà,  si  je  ne  me  trompe,  ce  qui  s'opère  ou  se  prépare 
sous  nos  yeux  ;  mais  sur  une  échelle  si  vaste  que  la  chose 
devient  un  événement. 

Longtemps,  à  la  suite  de  la  grande  tourmente  du  dix-hui- 
tième siècle,  les  églises,  si  florissantes  auparavant  de  l'Amé- 
rique du  Sud,  avaient  paru  comme  frappées  d'une  léthargie 
mortelle.  Songez  qu'il  s'agit  là  de  pays  qui  contiennent  plus 
de  40000000  de  catholiques*. 

1.  Voici  les  chiffres  du  Statesman's  year  Book  : 

Le  Brésil  avait,  en  1890,  14  179  615  catholiques,  1  archevêque,  11  évêques, 
2  000  prêtres,    11  séminaires;   Salvador  avait  800  000  catholiques;  le  Chili 


L'ÉGLISE  CATHOLIQUE  EN  1800  ET  EN  1900  \9 

Ces  églises  ne  parurent  secouer  leur  long  sommeil  qu'en 
1832,  quand  les  Jésuites  revinrent  au  Paraguay,  et,  en  1842, 
quand  ils  rentrèrent  au  Mexique,  au  Chili,  en  Colombie,  è 
l'Equateur  et  au  Brésil. 

Dernièrement,  on  a  vu  tous  les  évoques  de  ces  contrées 
réunis  aux  pieds  du  Pape,  pour  préparer  avec  lui  le  concile 
de  l'Amérique  du  Sud.  Quelques  années  auparavant,  à  la  même 
place,  sous  la  présidence  de  Léon  XIII,  s'étaient  réunis  les 
92  évoques  de  l'Amérique  du  Nord,  pour  préparer  le  der- 
nier concile  de  Baltimore.  Voilà  certes  des  spectacles 
qu'on  eût  jugés  impossibles  en  1800  î 

En  effet,  en  1800,  les  Etats-Unis  n'avaient  qu'un  seul 
évêque,  celui  de  Baltimore,  30  prêtres  et  30  000  catho- 
liques. On  y  compte  maintenant  92  évêques,  dont  12  arche- 
vêques, 9  000  prêtres  et  10  000  000  de  catholiques,  ainsi 
qu'un  délégué  apostolique,  résidant  à  Washington. 

Je  n'examine  pas  le  jeu  des  causes  qui  ont  pu  amener  ce 

t  résultat  ;  il  me  suffira  de  constater  ce  grand  fait,  la  différence 

■  incroyable  entre  l'Église  américaine  en  1800  et  l'Église  amé- 

W  ricaine  en  1900. 

i  ^  Même  métamorphose  pour  l'Angleterre  et  pour  l'Ecosse. 

En  1800,  elles  n'ont  que  6  vicaires  apostoliques  et 
120  000  catholiques,  traités  alors  par  leurs  concitoyens 
comme  des  ilotes.  Maintenant,  les  lois  d'exception  sont  abo- 
lies, et  l'Église  compte  dans  les  deux  pays  2  000000  de 
catholiques  et  plus  de  3  000  prêtres  :  il  n'y  a  plus  dans 
le  royaume  une  seule  famille  distinguée  qui  n'ait  un  ou  plu- 
sieurs membres  catholiques,  et  la  moyenne  des  conversions 
annuelles  s'élève  au  chiffre  de  5  000  à  6  000.  Le  P.  Morris, 
un  converti,  indiquait  même,  il  y  a  quinze  ans,  une  moyenne 
plus  élevée*. 

M.  Thureau-Dangin  a  consacré  un  volume  à  raconter  cette 
évolution  de  l'Angleterre,    qui   est   une   des   merveilles   du 

avait,  en  1895,  2  500  000  catli.;  le  Pérou  avait,  en  1876,  2  580  000  cath.  ;  le 
Mexique  avait  9  800  000  cath.  ;  le  Venezuela  avait,  en  1894,  2  310  000  cath.; 
l'Uruguay  avait,  en  1897,  800  000  cath.  ;  Nicaragua,  380  000  cath.  ;  la  Colom- 
bie, 3  840  000  cath.;  Costa-Rica,  280  000  cath.;  Honduras,  400  000  cath.;  le 
Paraguay,  1  200  000  cath.  ;  l'Equateur,  1  200  000  cath. 

1.  Cf.  articles  du  P.  Morris,  S.  J.,  dans  le  Month,  et  les  articles  du 
P.  Sidney  Smith  dans  les  Études. 


20  UN  SIECLE 

siècle.  Pour  le  moment,  contentons-nous,  en  quittantLondres, 
de  jeter  un  regard  sur  Mill-Hill^  son  séminaire  des  Missions 
étrangères,  qui  déjà  dessert  une  mission  chez  les  nègres  des 
États-Unis  et  une  autre  aux  Indes  anglaises  :  c^est  un  signe 
des  temps  nouveaux. 

En  1800,  les  colonies  anglaises  n'ont  pas  encore  la  liberté 
religieuse  ;  et  l'Eglise  catholique,  ou  bien  y  est  désorga- 
nisée comme  dans  rHindoustan,ou  bien  n'existe  pas  encore, 
comme  en  Australie.  En  1900,  on  compte  dans  toutes  les 
colonies:  111  évêques,  18  vicaires  apostoliques,  11  préfets 
apostoliques.  Le  Canada  avait  alors  63  000  catholiques  ;  il  en 
a  2  000  000  (1999  000  exactement  i).  A  Terre-Neuve,  l'Église 
catholique  n'existait  pas  en  1800;  maintenant  elle  y  compte 
72  796  enfants  2. 

Revenons  à  l'Europe  centrale  et  septentrionale  :  comparez 
l'Allemagne  catholique  de  1800  avec  ses  6000  000  de 
fidèles  en  Prusse  et  quelques  autres  millions,  en  groupes 
épars  et  sans  action  commune,  gouvernés  par  des  évéques, 
grands  seigneurs  jansénistes,  joséphistes,  sans  vocation, 
et  souvent  illuminés  ou  francs-maçons,  et  l'Allemagne 
catholique  de  1900,  avec  sa  masse  compacte  de  18  000  000 
de  fidèles,  unis  sous  la  direction  d'évéques  exemplaires, 
sortant  presque  tous  du  collège  germanique  de  Rome,etpoli- 
tiquement,  conduits  par  le  Centre,  qui  est,  au  Reichstag,  le 
parti  le  plus  fort  et  fournit  même  à  l'assemblée  son  prési- 
dente 

Longtemps,  le  catholicisme  allemand  s'était  concentré, 
silencieux  et  replié  sur  lui-même.  Pourquoi  s'en  étonner, 
quand  on  sait  que  sa  réorganisation  n'a  commencé  qu'en 
1821.  Mais  le  voilà  qui  déborde  sur  le  Danemark,  la  Suède 
et  la  Norvège,  sur  les  États-Unis  et  la  Chine.  La  Société  de 
Saint-François-Xavier  à  Aix-la-Chapelle,  le  Ludwigverein 
en  Bavière,  fondé  en  1843,  la  Société  de  Saint-Boniface, 
fondée   en   1849,  les  Bénédictins  de  Bavière,  entretiennent 

1.  Statesmans  year  Book,  1899.  Il  y  a  un  million  de  Canadiens  catholi- 
ques aux  États-Unis.  En  l'an  2000,  les  Canadiens  catholiques  seront  au  nom- 
bre de  20  000  000,  si  leur  accroissement  continue  dans  les  mêmes  proportions. 

2.  Idem. 

3.  Idem. 


L'ÉGLISE  CATHOLIQUE  EN  1800  ET  EN  1900  21 

au  loin  des  missions  florissantes  :  cest  encore  un  signe  des 
temps  nouveaux. 

Il  n'y  a  pas  jusqu'à  l'Autriche,  maintenant  régénérée  dans 
son  clergé,  qui  ne  commence  à  secouer  sa  torpeur,  à  réfor- 
mer ses  monastères  et  à  envoyer  des  missionnaires  au 
dehors.  Autre  signe  des  temps  nouveaux^. 

Comparez  la  Hollande  de  1800,  où  le  prêtre  ne  peut  célé- 
brer la  messe  que  dans  une  chambre  gardée  à  vue,  où 
300  000  catholiques,  sans  évéques,  sont  administrés  par  un 
délégué  apostolique,  avec  la  Hollande  de  1900,  où  1488  000 
catholiques,  gouvernés  par  5  évêques  et  par  2  794  prêtres, 
jouissent  de  la  liberté  la  plus  complète. 

La  Suisse  de  1800  est,  comme  l'Allemagne,  rongée  par  le 
joséphisme,  et  des  témoins  sûrs  décrivent  ainsi  le  clergé 
d'alors  :  Peu  de  zèle,  peu  de  doctrine,  et  prédominance  des 
habitudes  bureaucratiques-. 

Les  catholiques  y  sont  alors  au  nombre  de  422  000,  et  dans 
les  villes  protestantes  il  est  défendu  de  dire  la  messe. 

La  Suisse  a  maintenant  1  233  000  catholiques  et  une  hié- 
rarchie de  6  000  prêtres,  ayant  à  sa  tête  5  évêques  et  l'admi- 
nistrateur apostolique  du  Tessin.  En  1800,  Berne  comptait 
500  catholiques  ;  elle  en  avait,  en  1871,  4821.  En  1800,  Zurich 
n'avait  pas  un  catholique;  en  1900,  elle  a  48  000  fidèles  et 
trois  paroisses  ^.  En  1800,  Genève  avait  200  catholiques  ;  elle 
en  a  maintenant  68  000,  et  les  protestants  sont  en  minorité. 

La  Belgique  des  premières  années  du  siècle,  écrasée  par 
Napoléon  I"  d'abord,  puis  par  la  Hollande,  ne  nous  donne 
aucune  idée  de  la  Belgique  de  Fan  1900,  avec  ses  6  200  000 
catholiques*, avec  sa  magnifique  université  de  Louvain,  avec 
sa  belle  colonie  du  Congo,  où  l'on  compte  900000  milles  an- 
glais carrés  et  30  000  000  d'habitants  ^,  et  avec  sa  force  d'ex- 
pansion catholique,  attestée  par  ses  nombreuses  et  floris- 
santes missions  aux  Indes  anglaises,  à  l'île  Ceylan,  en 
Afrique  et  en  Chine. 

1.  On  y  a  fondé  dans  ce  but  le  Leopoldsverein  (1839). 

2.  Wilmers,  S.  J.,  Précis  d'histoire  ecclésiastique.  Paris,  Lethielleux. 

3.  Nous  tenons  ces  chiffres  de  Mgr  l'évêque  de  Coire. 

4.  Statesinan's  year  Book  de  1899  :  c  En  1890,  la  Belgique  a  6  290  073  ca- 
tholiques, 10  000  protestants  et  4  000  juifs.» 

5.  Statesman's  year  Book. 


22  UN  SIECLE 

En  1800,  il  n'y  a  que  200  catholiques  éparpillés  à  travers 
le  Danemark,  la  Suède  et  la  Norvège,  et  la  peine  de  mort 
contre  le  prêtre  qui  vient  prêcher  dans  ces  pays,  subsiste 
toujours.  Mais,  depuis  soixante  ans,  tout  est  changé  ;  et  ces 
trois  pays  ont  maintenant  chacun  un  vicaire  apostolique  et 
une  église  florissante.  Nous  trouvons,  en  1895,  4000  catho- 
liques en  Danemark,  avec  un  collège  de  Jésuites,  1 145  catho- 
liques en  Suède  et  875  en  Norvège  *. 

Les  progrès  sont  encore  plus  frappants  dans  les  États  libres 
de  Brème,  de  Hambourg  et  de  Lûbeck.  En  1896,  Brème 
compte  8800  catholiques,  Hambourg  24  000  et  Liibeck  1  303. 
En  1800,  le  catholicisme  n'existait  même  pas  dans  ces  trois 
États. 

Dans  toutes  les  contrées  que  la  Providence  a  délivrées  en 
ce  siècle  du  joug  des  Turcs,  l'Église  catholique,  sortie 
comme  d'un  tombeau,  s'est  ranimée  et  a  multiplié  trois  ou 
quatre  fois  le  nombre  de  ses  enfants.  La  Roumanie  avait 
16  000  catholiques  en  1800;  elle  en  a  150  000  d'après  le 
Statesman's  yearBooh.  La  Bosnie  et  l'Herzégovine  avaient 
25  000  catholiques;  elles  en  ont  265  788,  d'après  M.  Louvet, 
et  334042,  d'après  le  Statesmans  year  Book.  Le  diocèse  de 
Nicopolis  en  Bulgarie  avait  300  catholiques  en  1800  ;  il  en  a 
12000.  En  Serbie,  les  catholiques  ont  passé  du  chiffre  de 
6000  à  celui  de  20  000  2.  L'archidiocèse  d'Athènes  avait 
12  000  fidèles  ;  il  en  a  18000.  La  semence  est  jetée  de  tous 
côtés  par  les  missionnaires,  elle  germe,  elle  lève  ;  encore 
quelques  années,  et  nous  verrons  la  moisson. 

Même  dans  ces  tristes  pays  qui,  sous  le  gouvernement  des 
Turcs,  semblent  inanimés  et  presque  mourants,  toutes  les 
communautés  catholiques,  qu'elles  soient  latines  ou  grecques 
unies,  ont,  depuis  1800,  doublé,  triplé  et  quadruplé  leurs 
effectifs,  sous  l'influence  de  l'apostolat  catholique,  le  seul 
qui  ait  prise  sur  les  âmes,  comme  l'a  si  bien  montré  M.  Et. 
Lamy,  dans  ses  beaux  articles  sur  les  Égli^ses  d'Orient  dans  la 
Revue  des  Deux  Mondes.  Ainsi,  par  exemple,  à  Gonstantinople, 
les  latins  passent  de  8  000  à  40  000;  les  rites  unis,  de  3  500 

1.  Cf.  Louvet,  p.  44. 

2.  Statesman  s  year  Book  n'en  accorde  que  11  696  (p.  989  ). 


L'ÉGLISE  CATHOLIQUE  EN  1800  ET  EN  1900  23 

à  5000  ;  les  Bulgares  unis  de  0  à  28000;  les  Bulgares  latins, 
de  6000,  en  1830,  à  12  000,  en  1900. 

Dans  l'archevêché  de  Smyrne,  les  latins  passent  de  300  à 
14000. 

A  Alep,  les  catholiques  passent  de  800,  en  1800,  à  4400, 
en  1900. 

Les  catholiques  du  rite  melchite  passent  de  20  000  à  114  000. 

Les  catholiques  du  rite  arménien  passent  de  80  000  à 
120  000  ^ 

Les  catholiques  du  rite  syrien,  de  2  000  à  40  000. 

Les  catholiques  du  rite  chaldéen,  de  25  000  à  44000. 

Lentement,  mais  sûrement,  le  catholicisme  perce  les 
nuages  amoncelés  par  la  haine  et  par  les  préjugés,  et  se  pré- 
sente aux  populations  de  l'Orient  comme  la  seule  Église  qui 
ait  la  stabilité  doctrinale,  la  force  de  la  discipline  et  la  vraie 
charité.  Le  contact  avec  les  sectes  protestantes  ne  fait,  à  la 
longue,  que  rendre  le  contraste  plus  saisissant. 

De  tous  ces  faits,  nous  pouvons  conclure  sans  hésiter  que 
Dieu  a  opéré  de  grandes  choses  dans  son  Eglise  en  ce  dix- 
neuvième  siècle;  et  tout  semble  indiquer  que  nous  marchons 
vers  des  temps  nouveaux,  où  l'apostolat  de  l'Eglise  se  fera 
dans  des  proportions  inconnues  aux  siècles  passés. 

Quand  l'œuvre  inaugurée  par  Dieu  en  Allemagne,  en  Hol- 
lande, en  Suisse,  en  Angleterre,  aux  Etats-Unis  et  dans  le 
nord  de  l'Europe,  sera  plus  avancée  ;  quand  ce  travail  pro- 
fond, qui  remue  les  âmes  dans  la  nuit  de  l'erreur,  se  révélera 
au  grand  jour;  quand  les  nouvelles  églises  regorgeront  de 
prêtres,  on  verra  des  milliers  d'apôtres  nouveaux  revendi- 
quer l'honneur  de  marcher  sur  les  traces  des  douze  mille 
apôtres  français,  et  de  rivaliser  avec  eux  de  zèle  et  de  dé- 
vouement. Alors,  remuées  par  leurs  appels,  l'Amérique  et 
l'Angleterre  qui,  tous  les  ans,  consacrent  des  sommes 
énormes  à  la  propagande  protestante  et  méthodiste,  donne- 
ront au  budget  de  la  Propagation  de  la  foi  cette  ampleur  et 
cette  élasticité  qui  lui  manquent.  Alors  sera  comprise  cette 
parole  du  prophète  :  In  fines  orhis  terrai  exivit  sonus  eorum^ 
et  ce  sera  l'éternel  honneur  de  la  France  catholique  d'avoir 

1.  Cf.  Louvet. 


24  UN  SIECLE 

montré   le   chemin   du    dévouement    à   ces  nouvelles    pha- 
langes. 

Ici  nous  entendons  des  Français  découragés  nous  dire  : 
Oui,  nous  convertissons  peut-être  les  autres  ;  mais  nous, 
nous  périssons  ! 

Nous  leur  répondrons  d'abord,  a  priori^  que  si  la  France 
catholique  évangélise  les  autres  nations,  il  n'est  pas  probable 
qu'elle  périsse  de  sitôt.  Personne,  sans  doute,  n'est  néces- 
saire à  Dieu,  pas  plus  une  nation  qu'un  individu  ;  mais  on  ne 
voit  pas  comment  d'ici  longtemps  la  France  catholique  serait 
remplacée  dans  un  rôle  qui  semble  providentiel  :  elle  est  la 
pépinière  presque  unique  des  missionnaires  prêtres  et  des 
missionnaires  femmes,  cette  dernière  institution  qu'elle  a 
créée;  donc,  elle  ne  périra  pas!  Cette  mission  sera  à  la  fois 
sa  gloire  et  son  talisman. 

Sans  doute,  il  y  a  des  points  noirs  à  l'horizon  :  tous  ceux 
qui  aiment  la  France  ne  peuvent  voir  sans  angoisse  les 
classes  populaires  s'éloigner  de  l'Église  qui  les  a  baptisées, 
et  voter  en  masse  contre  elle. 

Mais  ce  phénomène,  très  inquiétant  à  coup  sûr,  ne  devien- 
drait désespérant  que  s'il  était  prouvé  qu'il  est  irrémédiable  ; 
or,  cela  n'est  pas  démontré,  tout  au  contraire,  et  nous  aimons 
à  nous  faire  ici  l'écho  d'une  parole  de  Léon  XIll  :  «  Aucune 
des  maladies  morales  dont  souffre  la  France  n'est  une  ma- 
ladie mortelle;  toutes  sont  guérissables*.  » 

En  beaucoup  d'endroits,  le  peuple  apostasie  et  devient 
hostile,  c'est  clair  ;  mais  qu'a-t-on  fait  pour  le  préserver  ou 
le  reconquérir?  A-t-on  seulement  dépensé  pour  lui  le  quart 
de  ce  qu'on  a  souvent  prodigué  au  profit  des  classes  élevées 
ou  moyennes  ? 

Pour  celles-ci,  à  prendre  les  choses  dans  l'ensemble,  on 
récolte  à  peu  près  ce  qu'on  sème.  Pourquoi  n'en  serait-il  pas 
de  m'ême  pour  les  classes  populaires  ?  On  a  voulu  avoir  des 
officiers  de  terre  et  de  mer  chrétiens  ;  et  on  les  a  eus,  parce 
qu'on  les  a  élevés.  On  a  voulu  avoir  des  ingénieurs,  des  mé- 

1.  Discours  prononcé  par  S.  Exe.  Mgr  Lorenzilli,  à  Roubaix,  novem- 
bre 1900. 


L'EGLISE  CATHOLIQUE  EN  1800  ET  EN  1900  25 

decins,  des  jurisconsultes  chrétiens,  et  on  y  est  parvenu. 
Le  jour  où  on  voudra  sérieusement  avoir  des  ouvriers  d'élite 
chrétiens  et  des  contremaitres  chrétiens,  on  les  aura  ;  seule- 
ment, il  faudra  prendre  la  peine  de  les  élever. 

Dans  les  classes  lettrées,  nous  n'avons  pas  perdu  notre 
temps.  Après  cinquante  années  d'une  demi-liberté  d'ensei- 
gnement, arrachée  au  monopole  universitaire  et  sans  cesse 
reprise  en  détail,  les  collèges  libres  catholiques  sont  plus 
florissants  que  les  collèges  officiels,  auxquels  cependant, 
contre  toute  justice,  l'Etat  réserve  ses  bourses,  prises  sur 
l'impôt  commun,  qui  devrait  être  dépensé  au  profit,  non  de 
quelques  privilégiés,  mais  de  tous. 

Il  y  a  partout,  dans  les  sphères  élevées  de  la  société,  des 
milliers  de  chrétiens  croyants  et  pratiquants.  Là  même,  les 
résultats  seraient  bien  plus  importants  si,  moins  asservis  aux 
programmes  et  aux  méthodes  universitaires,  nous  avions  plus 
résolument  visé  le  haut  commerce,  l'industrie  et  les  colo- 
nies, et  si  notre  apostolat  s'était  plus  sérieusement  préoccupé 
des  hommes. 

Ces  dernières  années  nous  avons  eu,  sur  divers  points  de 
la  France,  et  surtout  à  Lourdes,  des  assemblées  de  8  000, 
10  000  et  50  000  hommes,  et  c'est  par  milliers  que  Montmartre 
compte  ses  adorateurs  nocturnes. 

Des  centaines  d'usines  ont  été  réformées  par  leurs  patrons 
sur  un  type  chrétien,  et  cela  non  seulement  dans  le  Nord, 
mais  à  Reims,  à  Marseille,  à  Lyon  et  dans  l'Ouest. 

Si  le  parti  catholique  est  divisé,  du  moins  peut-on  dire  qu'il 
existe,  ce  qu'on  ne  pouvait  affirmer  de  1800  à  1845. 

Malgré  l'épée  de  Damoclès  suspendue  sur  leur  tète,  les 
ordres  religieux  d'hommes  se  sont  merveilleusement  déve- 
loppés, et  forment  les  cadres  assurés  et  permanents  de  cette 
armée  d'apôtres  qui  évangélisent  le  monde  païen. 

Voilà  des  faits  éclatants,  incontestables,  et  qui,  au  com- 
mencement du  siècle,  étaient  impossibles. 

Ils  sont  d'autant  plus  remarquables  que,  depuis  cent  ans, 
l'Eglise  de  France  a  toujours  marché  contre  vents  et  marée, 
à  rencontre  de  toutes  les  influences  humaines. 

Et  c'est  là,  justement,  le  phénomène  le  plus  curieux,  le 
plus  intéressant  et  le  plus  empoignant  de  ce  siècle  :  le  catho- 


26  UN  SIECLE 

licisme  français  qui,  au  sortir  de  la  tourmente  révolutionnaire, 
se  relevait  presque  éteint  ou  du  moins  si  malade,  grandis- 
sant et  se  développant  en  dépit  de  tous  les  obstacles!  Ce 
n'est  pas  le  lieu  de  traiter  ce  sujet,  qui  veut  une  place  à  part  ; 
contentons-nous  pour  le  moment  de  l'indiquer. 

Si  considérables  que  soient  les  progrès  du  catholicisme  en 
France,  dans  les  classes  élevées  et  moyennes,  il  porte  à  ses 
flancs  une  plaie  hideuse  et  qui  peut  devenir  mortelle  :  l'apos- 
tasie des  classes  populaires. 

Le  mal  prend  de  telles  proportions  qu'il  aurait  de  quoi  dé- 
courager si,  en  l'étudiant  de  près,  nous  ne  découvrions  faci- 
lement que,  sur  beaucoup  de  points,  nous  pourrions  l'en- 
rayer ou  le  guérir. 

Nous  voyons  d'abord  porter  leurs  suffrages  aux  ennemis 
de  l'Eglise  des  populations,  où  presque  tous  les  hommes  font 
leurs  Pâques,  comme  en  Savoie  et  dans  les  Basses-Pyrénées. 
Evidemment,  ce  résultat  est  dû  à  des  malentendus  qu'on 
pourrait  dissiper,  et  à  des  fautes  qu'on  pourrait  éviter. 

Nous  voudrions,  en  second  lieu,  qu'on  n'oubliât  point  que, 
lorsqu'on  parle  du  peuple  en  France,  les  campagnes  sont 
l'élément  important,  puisqu'elles  renferment  17000000  de 
travailleurs,  contre  4,  échelonnés  dans  la  petite  et  la  grande 
industrie.  Or,  les  campagnes  n'ont-elles  pas  été  souvent 
abandonnées  par  leurs  tuteurs  naturels,  les  familles  riches  ? 
et  partout  où  celles-ci  reprennent  leur  rôle  traditionnel, 
avec  la  résidence,  ne  regagne-t-on  pas  le  terrain  perdu  ?  A 
un  autre  point  de  vue,  l'apostolat  des  campagnes  a-t-il 
jamais  été  entrepris  à  fond,  excepté  sur  quelques  points  iso- 
lés, autrement  que  par  les  vieilles  méthodes  ?  N'a-t-on  pas 
très  souvent  négligé  les  leçons  que  nous  donnait  l'expérience 
contemporaine  sur  les  syndicats  agricoles,  sur  les  caisses 
Raffeissen,  sur  l'enseignement  agricole,  et  sur  les  diff'érentes 
industries,  capables  de  rendre  au  prêtre  l'influence  sur  les 
hommes  de  la  campagne  ? 

Quant  aux  peuples  des  villes,  on  n'aura  pas  le  droit  d'en 
désespérer  tant  que  les  missions  prendront  encore:  or,  elles 
prennent;  tant  que  les  hommes  viendront  quand  on  les  con- 
voque seuls  :  or,  ils  viennent  ;  tant  que  les  écoles  libres  de 
garçons  seront  fréquentées  :  or  elles  regorgent  d'élèves. 


L'ÉGLISE  CATHOLIQUE  EN  1600  ET  EN  1900  27 

Et  surtout,  on  n'aura  pas  de  raison  de  jeter  le  manche 
après  la  cognée,  tant  qu'on  n'aura  pas  épuisé,  pour  ainsi 
dire,  les  moyens  qui,  employés  par  plusieurs,  ont  pleine- 
ment réussi;  tant  qu'on  n'aura  pas,  par  exemple,  changé  Taxe 
de  l'apostolat  en  le  tournant  vers  les  hommes  ;  établi  partout 
dans  les  villes  des  carêmes  d'hommes,  des  œuvres  de  jeu- 
nesse par  un  réseau  d'écoles  professionnelles,  qui  aideront 
l'ouvrier  à  faire  son  chemin  et  le  garderont  jusqu'à  dix-huit 
ans  sous  l'influence  religieuse  du  prêtre. 

Si  le  remède  est  entre  nos  mains,  au  moins  dans  une  cer- 
taine mesure,  de  grâce,  appliquons-le,  et,  au  lieu  de  gémir, 
ce  qui  n'a  jamais  servi  de  rien,  travaillons. 

En  attendant  le  succès  de  nos  efforts,  réjouissons-nous  de 
ce  que  Dieu  a  fait  pour  son  Eglise  en  ce  siècle. 

Lorsque  les  compagnons  de  Christophe  Colomb  abordè- 
rent enfin,  après  cent  tempêtes  et  périls  mortels,  à  la  nou- 
velle terre  promise,  ils  tombèrent  à  genoux  sur  le  rivage  le 
front  en  terre,  et,  à  la  vue  de  tant  de  difficultés  vaincues,  sen- 
tirent leur  cœur  envahi  par  une  joie  indicible,  immense. 

Le  siècle  qui  vient  de  finir  a  été  pour  l'Église  un  long 
voyage,  rempli  de  péripéties  émouvantes.  La  joie  des  belles 
conquêtes  qu'elle  a  faites  est  doublée  par  le  sentiment  des 
dangers  courus.  Humainement  parlant,  c'était  inévitable  et 
fatal  ;  on  devait  périr.  Princes  et  peuples  s'étaient  ligués 
contre  le  Pasteur  suprême  :  on  le  dépouillerait,  on  ferait  de 
lui  un  homme  comme  un  autre,  et  il  perdrait  tout  prestige  ; 
le  conclave  lui-même  deviendrait  impossible.  Les  professeurs 
officiels  enseignaient  ((  comment  les  dogmes  finissent^  »  et  trai- 
taient la  foi  de  superstition  puérile  ^.  En  1828,  un  grand  sei- 
gneur anglais  disait  à  la  Chambre  des  lords,  à  propos  de 
l'émancipation  des  catholiques  :  Je  voterai  pour  V émancipa- 
tion ;  car^  à  mes  yeux^  le  catholicisme  est  mort^  et  on  ne 
s'acharne  pas  sur  un  cadavre. 

Le  schisme  russe  avait  juré  d'en  finir  avec  le  catholicisme 
en  Pologne.  Mais  aujourd'hui,  la  Pologne  compte  6  214  500 
catholiques'^,  et  seulement  398  000  schismatiques,  la  plupart 
non  Polonais  ;  et,  dans  les  campagnes,   100  pour  100  prati- 

1.  Jouffroy. 

2.  Sainte-Beure. 


28  UN  SIÈCLE 

quent  leur  religion  et  95  pour  100  dans  les  villes  :  le  schisme 
a  totalement  échoué.  Les  princes  qui  ont  conspiré  contre  le 
pape  ont  brusquement  et  tristement  fini,  et  leur  sort,  qui 
épouvante,  sert  de  commentaire  à  cette  parole  de  Thiers  : 
«  Qui  mange  du  pape  en  meurt.  »  Jarrfais  le  pape  n'a  été  plus 
fort  ;  jamais  l'Église  n'a  été  si  unie  ;  nulle  part  elle  n'a  fait 
plus  de  progrès  qu'en  Angleterre;  tandis  qu'à  côté  d'elle, 
rongées  par  les  sectes  qui  pullulent  et  paralysées  par  une 
anarchie  d'idées  que  rien  n'arrêtera  désormais,  plusieurs 
religions  rivales  ne  peuvent  même  plus  prétendre  qu'elles 
sont  encore  chrétiennes.  Nous  ne  connaissons  rien  d'élo- 
quent comme  ces  contrastes,  qui  servent  à  l'œuvre  de  Dieu 
d'ombre  et  de  repoussoir,  et  la  font  d'autant  plus  admirer. 
Cantemus  Domino  quoniam  magnifice  fecit  !  Pendant  ce 
temps,  dans  toutes  les  sphères,  les  plus  grands  hommes, 
éloignés  d'abord  du  Christ,  ont  incliné  leur  génie  devant  lui, 
confessé  sa  divinité  et  suivi  son  Eglise.  Napoléon  I"  et  La- 
moricière,  Ampère  et  Biot,  Chateaubriand  et  Lacordaire, 
Tocqueville  et  Leplay,  Littré,  Augustin  Thierry,  Stobben, 
Newmann,  Manning  à  côté  des  Cauchy,  des  Dumas,  des  Pas- 
teur, restés  toujours  chrétiens,  dédommagent  magnifique- 
ment l'Église  de  quelques  apostasies  et  présagent  un  siècle 
où  la  science,  de  nouveau  baptisée,  s'entendra  dire  comme 
Clovis  :  ((  Fière  infidèle,  brûle  ce  que  tu  as  adoré,  et  adore 
ce  que  tu  as  méconnu  !  » 

James    FORBES,    S.  J. 


L'ENSEIGNEMENT  CLASSIQUE  EN  ALLEMAGNE 

SON  ROLE  PÉDAGOGIQUE  * 

Dans  Pavant-propos  de  son  ouvrage  :  Société  et  mœurs 
allemandes^  l'historien  JohannèsScherr  nous  déclare,  à  nous, 
gens  de  France,  —  dernier  secret,  apparemment,  de  la  psy- 
chologie des  peuples,  —  que  si  l'on  veut  connaître  jusqu'au 
tréfonds  le  génie  des  races  du  Nord,  c'est,  à  coup  sûr,  dans 
les  traités  de  fugue  et  de  contrepoint  de  Marpurg  qu'il  faut 
le  contempler...  Profanes,  le  nierez-vous  ?  N'est-ce  point  là, 
en  effet,  que  l'Allemagne  réfléchit,  comme  dans  un  clair  mi- 
roir, le  plus  pur  d'elle-même,  sa  mélancolique  et  rêveuse 
essence  ? 

Dieu  pardonne  à  Johannès  Scherr  son  erreur  !  Lui-même 
la  rétracterait  aujourd'hui.  Non,  ce  n'est  pas  dans  ces  régions 
transcendantes  de  l'âme  où  se  répercute,  au  dire  de  Platon, 
la  musique  des  sphères,  où  le  sentiment  et  l'idée,  l'art  et  la 
philosophie  se  confondent,  ce  n'est  ni  si  haut  ni  si  loin  qu'il 
faut  chercher  la  formule  de  l'esprit  germanique.  Car  l'Alle- 
magne de  la  poésie  et  du  rêve,  —  celle  que  Marpurg  et  Al- 
brechtsberger,  sous  les  tilleuls  argentés  de  la  Saale  ou  le 
gothique  décor  des  vieux  donjons  rhénans,  pouvaient  encore 
entrevoir,  celle  que  Durer,  à  l'aube  de  la  Renaissance,  évo- 
quait déjà,  d'un  magique  burin,  dans  cette  mystérieuse  figure 
de  la  Mélancolie  :  la  douce  vierge  tudesque  aux  cheveux  épars, 
triste,  refoulée  en  elle-même  sur  le  seuil  d'un  temple,  pour- 

1.  Cf.  Willmann,  Didaktik  als  Bildungslehre,  2  Bde.  Braunschweig,  1889. 
Baumeister,  Ilandbuch  der  Erziehungs-  und  Unterrichtslehre  fur  h'ôhere 
Schulen,  4  Bde.  Mûnchen,  1896.  Paulsen,  Geschichte  des  gelehrten  Unterrichts 
aufden  deutschen  Schulen  und  Universitàten,  2  Aufl.  Leipzig,  1896.  Schmidt, 
Encyclopïidie  des  gesammten  Erziehungs-  und  Unterrichtswesen,  2  Aufl. 
Leipzig,  1876-87.  Adolf  Beier,  Die  h'ùheren  Schulen  in  Preussen  und  ihre 
Lehrer.  Halle  A.  S.,  1899.  Hammerstein,  S.  J.,  Das preussische  Schulmonopol 
mit  besonderer  Rûcksicht  auf  die  Gyinnasien.  Freiburg  im  B.,  1893.  Zange, 
Realgymnasium  und  Gyninasium  gegenûber  den  grossen  Aufgaben  der  Gegen- 
wart.  Gotha,  1895.  Schaaz,  Universitdt  und  technische  Hockschule,  Stutt- 
gart, 1900. 


30  L'ENSEIGNEMENT  CLASSIQUE  EN  ALLEMAGNE 

suivant,  comme  au  cours  d'une  extase,  les  flottantes  visions 
qui  enchantent  sa  pensée,  ou  berçant  délicieusement  son 
angoisse  aux  plaintives  harmonies  qui  montent  de  son  cœur, 
—  l'antique  Allemagne,  tourmentée  d'infini  et  distraite  des 
choses  d'ici-bas,  depuis  longtemps  n'existe  plus. 

A  sa  place,  brusquement,  a  surgi  la  Prusse  des  Hohenzol- 
lern.  Quoi  de  plus  positif  et  de  moins  éthéré  ?  Essentielle- 
ment politique  et  guerrière,  casquée  d'airain  même  dans  la 
paix,  armée  pour  la  lutte  même  dans  ses  bureaux,  rêche, 
froide,  calculatrice,  de  goûts  peu  raffinés,  mais  douée  du  génie 
des  affaires,  de  la  passion  du  lucre,  du  sens  matériel  et  pra- 
tique de  la  vie,  gourmée,  avec  cela,  dans  son  protestantisme 
étroit,  gloutonne  par  tempérament  et  brutale,  au  besoin,  par 
métier,  que  lui  importe  l'idéal,  la  poésie,  le  rêve?  A  quoi 
bon  le  frisson  du  mystère,  l'écho  mourant  des  ballades,  la 
tristesse  voilée  des  crépuscules  d'automne  ?  En  revient-il, 
à  quiconque  s'en  éprend,  un  pfennig  de  plus  ou  un  souci  de 
moins  ?  L'utile,  le  réel,  le  palpable,  voilà  le  terrain  propice, 
le  roc  où  se  meut  solidement  l'esprit  prussien.  Conquérir 
ou  acquérir,  c'est  sa  devise.  Et  il  le  poursuit,  cet  objectif 
intéressé,  avec  une  application  d'autant  plus  égoïste  et  opi- 
niâtre, qu'il  obéit  en  cela  aux  exigences  de  sa  constitution, 
comme  à  toute  la  poussée  de  son  histoire. 

On  doit  reconnaître  aussi  qu'il  est  servi  à  souhait  par  les 
circonstances  et  par  la  victorieuse  ambition  de  ses  gouver- 
nants. Car,  plus  que  jamais,  entre  les  peuples  comme  entre 
les  individus,  sévit  la  lutte  pour  l'existence,  et  dans  cette 
âpre  mêlée  des  convoitises  et  des  intérêts  qui  déjà  se  parta- 
gent le  monde,  ce  n'est  certes  pas  la  monarchie  prussienne, 
avec  ses  dons  innés  d'accaparement  et  d'organisation,  avec 
la  claire  conscience  de  sa  valeur,  le  long  souvenir  de  ses 
gloires  et  l'exiguïté,  aussi,  de  ses  scrupules,  avec  les  tradi- 
tions et  les  exemples  —  oh  !  je  ne  les  discute  pas  —  des 
Frédéric,  des  Hardenberg,  des  Moltke,  des  Bismarck,  non, 
ce  n'est  pas  elle  qui  serait  d'humeur,  cette  fois,  à  céder  à 
d'autres  son  lot  de  matière  pour  se  réserver,  comme  l'Alle- 
magne du  quinzième  siècle,   le  ciel  abstrait  des  penseurs  *, 

1.  Zange,  Realgymnasium  und  Gymnasium  Gegenûber  den  grossen  Aufgaben 
der  Gegenwart.  Gotha,  1895,  p.  15. 


SON  ROLE  PEDAGOGIQUE  31 

quand  tout  Tinvite  plus  vivement  que  jamais  à  l'action,  quand 
il  lui  plaît  de  prétendre  à  l'empire  des  richesses  comme  à 
celui  du  commandement,  quand  elle  se  sent  en  mesure  de 
revendiquer,  sur  le  terrain  économique,  la  première  part,  et, 
dans  les  cercles  diplomatiques,  le  dernier  mot. 

Ainsi  s'accentue  de  jour  en  jour  l'utilitarisme  prussien,  et 
peu  à  peu  le  reste  de  l'Allemagne  en  revêt  à  son  tour  les 
tendances.  Ce  n'est  pas  qu'il  faille  identifier  en  rien  la  race 
allemande  et  la  race  prussienne.  L'injustice  serait  grande  de 
confondre  le  brave  et  sympathique  Bavarois,  le  bon  et  reli- 
gieux paysan  du  Rhin,  avec  le  rogue  caporal  du  Brandebourg 
ou  de  la  Poméranie.  Mais  il  est  incontestable  aussi  que, 
depuis  l'acte  constitutionnel  de  Versailles,  qui  confère  à  la 
dynastie  des  HohenzoUern  la  souveraineté  impériale,  et  qui 
fait  de  l'Allemagne  un  simple  prolongement  de  la  Prusse,  la 
vie  politique  et  administrative  a  subi,  dans  tous  les  Etats  de 
l'empire,  une  étonnante  métamorphose.  Exclusivement  vouée 
désormais  au  développement  de  ses  ressources  matérielles, 
elle  a  provoqué  en  peu  de  temps,  grâce  à  un  ensemble  de 
rares  aptitudes,  le  plus  splendide  essor  de  la  prospérité  na- 
tionale. 

Commerce,  industrie,  colonisation,  institutions  de  pré- 
voyance ou  de  crédit,  toutes  les  forces  économiques  de  la 
nation  se  meuvent,  triomphent  à  la  fois  dans  un  mouvement 
harmonieux  et  progressif  d'une  extraordinaire  vitalité.  En 
moins  de  trente  ans,  l'industrie  allemande  a  inondé  de  ses 
produits  tous  les  marchés  du  globe.  Sur  quelles  côtes  de 
l'Océan  ne  signale-t-on  pas  ses  factoreries  et  ses  comptoirs? 
Aussi,  depuis  1872,  le  tonnage  de  la  flotte  marchande  a-t-il 
plus  que  décuplé  :  il  représente  actuellement  un  pouvoir  de 
transport  de  quatre  millions  de  tonnes.  Le  commerce  exté- 
rieur, qui  montait,  dès  1894,  à  7  300  millions  de  marcs,  dé- 
passe, en  1899,  9  600  millions.  A  l'intérieur,  môme  épanouis- 
sement. Usines,  chantiers,  docks  sont  loin  de  suffire.  En  1892, 
la  consommation  de  la  houille  était  inférieure  à  cinq  millions 
de  tonnes  :  elle  atteint  huit  millions  et  demi  en  1898.  Par  le 
marché  des  capitaux,  par  l'afFluence  des  voyageurs  et  des 
marchandises  dans  les  gares,  par  la  hausse  des  salaires,  par 


32  L'ENSEIGNEMENT  CLASSIQUE  EN  ALLEMAGNE 

l'accroissement  de  la  consommation  indigène,  par  la  splen- 
deur des  édifices  qui  s'élèvent  dans  les  villes,  on  peut  juger 
de  la  valeur  financière  des  résultats,  elle  surpasse  toutes  les 
prévisions.  Tandis  que  se  forment,  çà  et  là,  de  colossales 
fortunes,  l'aisance  se  propage  peu  à  peu  dans  les  classes 
populaires,  comme  la  richesse  dans  la  bourgeoisie.  Voyez, 
par  exemple,  la  situation  florissante  des  caisses  d'épargne. 
Pour  la  seule  année  1898-1899,  le  nombre  des  livrets  a  aug- 
menté de  451 553  ^ 

Fascinée  par  le  miroitement  de  ces  chiffres,  où  elle  aime 
à  évaluer  sa  grandeur,  la  Germania  nouvelle  n'en  poursuit 
qu'avec  plus  d'âpreté  son  rêve  d'opulence  et  de  gloire.  Sous 
la  maîtresse  impulsion  qui  part  de  la  Hofburg,  avec  un  succès 
grandissant  dont  s'étonne  la  vieille  Europe,  et  qui  inquiète 
au  plus  haut  point  l'Angleterre,  elle  s'acharne  silencieuse- 
ment au  triomphe  de  ses  intérêts,  accroît  brin  à  brin  ses 
ressources,  développe  ses  institutions,  élève  son  niveau 
scientifique,  améliore,  dans  toutes  les  branches  de  l'activité 
humaine,  son  outillage  et  ses  méthodes,  montrant,  partout  et 
toujours,  dans  les  détails,  comme  pour  l'ensemble  de  l'en- 
treprise, ces  qualités  pratiques  d'ordre,  de  discipline,  de  pré- 
voyance, de  savoir-faire,  ces  endurantes  vertus  et  ces  mâles 
énergies  qui  constituent  le  meilleur  d'elle-même,  et  qui, 
après  l'avoir  élevée  au  premier  rang  des  nations,  la  préparent 
supérieurement  pour  les  luttes  de  l'avenir. 

Quel  est  donc  le  secret  d'une  telle  force  ?  L'école.  C'est 
par  l'éducation,  surtout  des  classes  dirigeantes,  que  l'empire 
allemand  s'est  fait  progressivement  ce  qu'il  est.  Nous  ne  le 
savons  que  trop  en  France.  Depuis  1871,  chaque  fois  qu'il 
s'est  agi  de  réformes  scolaires,  l'exemple  de  la  Prusse  n'a-t-il 
pas  été  invoqué  comme  argument  décisif? 

La  crise  de  l'enseignement  secondaire  touche  aujourd'hui, 
chez  nous,  à  la  période  aiguë.  Dans  les  sphères  gouverne- 
mentales, on  discute  confusément  le  remède  et,  sous  pré- 

1.  Statistik  des  deutschen  JReichs.  Berlin,  1899.  —  Cf.  Maurice  Schwob,  le 
Danger  allemand.  Paris,  Chailley,  1896.  —  Georges  Blondel,  l'Essor  indus- 
triel et  commercial  du  peuple  allemand.  Paris,  Larose,  2«  édit.  1900.  — 
L'Economiste  français,  10  fév.  et  28  avril  1900. 


SON  ROLE  PEDAGOGIQUE  33 

texte  de  mettre  en  harmonie  l'éducation  avec  les  progrès  ou 
les  exigences  de  la  vie  moderne,  ce  n'est  plus  une  simple 
réforme  qui  nous  menace,  c'est  une  révolution  intellectuelle 
dont  l'enjeu  est  l'avenir  môme  de  la  France,  c'est  la  déchéance 
en  fait  des  études  classiques  au  profit  d'une  instruction  pu- 
rement utilitaire,  c'est  l'effondrement  de  toute  notre  culture 
traditionnelle,  le  plus  brillant  comme  le  plus  fécond  héritage 
du  passé.  N'est-il  pas  plus  opportun  que  jamais,  avant  de  se 
précipiter  dans  le  grand  inconnu,  de  recourir,  en  matière 
expérimentale;  à  l'expérience  des  nations  voisines,  de  de- 
mander spécialement  à  l'Allemagne  comment,  de  son  côté, 
elle  a  résolu  ce  grave  problème  des  temps  nouveaux,  elle 
dont  le  génie  est  si  foncièrement  un  génie  d'affaires,  elle  qui 
soumet  à  une  étude  si  serrée,  à  un  contrôle  de  marchand  ses 
moindres  institutions,  et  qui,  en  organisant  chez  elle  l'ensei- 
gnement secondaire  comme  la  base  sur  laquelle  reposent  ses 
destinées,  a  bien  prétendu  le  mettre  d'accord  avec  les  ten- 
dances et  les  besoins  les  mieux  caractérisés  de  la  société 
moderne  ? 

Classiques  et  modernes  n'ont  pas  manqué,  pour  le  triom- 
phe de  leur  cause,  d'entreprendre  vivement  cette  enquête. 
Mais,  chose  curieuse,  tandis  que  les  défenseurs  des  études 
libérales,  —  M.  Georges  Cahen,  dans  la  Rei^iie  politique  et 
parlementaire'^  MM.  Bréal,  Fouillée,  Boutroux,  dans  leurs 
dépositions  à  la  commission  d'enquête,  ou  dans  des  articles 
plus  anciens  de  la  Revue  des  Deux  Mondes^  —  nous  affirment 
que  l'Allemagne,  dans  l'orientation  de  son  enseignement, 
demeure  bel  et  bien  classique,  les  partisans  de  l'instruction 
moderne  ;  —  M.  Maurice  Wolf,  dans  la  Revue  bleue^  M.  Georges 
Blondel,  dans  la  Réforme  sociale\  M.  Pinloche,  dans  la  Revue 
de  V enseignement  secondaire  et  dans  la  Revue  pédagogique^ 
—  nous  découvrent,  par  ailleurs,  une  Allemagne  essentielle- 
ment utilitaire.  Qui  a  raison  ?  Personne  n'ayant  fourni  ses 
preuves  dans  un  travail  documenté,  comment  fixer  son  juge- 
ment sur  de  simples  affirmations  ? 

Voilà  pourquoi  il  n'est  pas  inutile  de  recommencer  cette 
enquête  par  la  base,  sur  pièces  à  l'appui,  et  en  élargissant 
son  cadre.  Car,  ce  qui  surtout  nous  importe,  ce  n'est  pas  tant 
de  savoir  si,  oui  ou  non,  l'enseignement  classique  est  en  faveur 

LXXXVI.  —  3 


34  L'ENSEIGNEMENT  CLASSIQUE  EN  ALLEMAGNE 

chez  les  Allemands,  c'est  de  mesurer  toute  la  grandeur  du 
rôle  qui  lui  est  dévolu  dans  l'éducation  de  la  jeunesse,  en 
regard  de  l'instruction  moderne,  c'est  d'en  saisir  nettement 
l'esprit,  et,  pour  cela,  il  faut  l'étudier  sur  place,  dans  ses 
programmes,  dans  ses  méthodes  et  dans  ses  résultats:  étude 
délicate  et  complexe*,  mais  qui  vaut  bien  un  effort,  car  elle 
ojffre  ample  matière  à  surprises  et  à  réflexions. 


Pour  juger  d'abord  à  quel  point  l'Allemagne  nouvelle  s'in- 
téresse aux  vieilles  humanités,  il  suffît  de  jeter  un  rapide 
coup  d'œil  sur  les  Plans  d'études  officiels.  En  Prusse,  tandis 
que  les  études  latines  comprennent  une  durée  de  neuf  ans-, 
avec  une  moyenne  de  sept  heures  de  classe  par  semaine, 
l'étude  de  la  littérature  et  de  la  langue  allemande  —  ceci  est 
fort  remarquable  —  n'atteint  pas  trois  heures  par  semaine. 
Il  y  aurait  plutôt  tendance  à  favoriser  encore  les  cours 
de  latin.  Un  arrêté  de  1895,  pour  répondre  aux  vœux  expri- 
més de  toutes  parts,  autorise  les  directeurs  de  gymnases 
ou  de  réalgymnases  à  augmenter  de  une  heure,  sous  certaines 
conditions,  la  moyenne  hebdomadaire  des  heures  de  latin 
pour  les  trois  classes  supérieures^.  Le  grec,  de  son  côté,  ne 
compte  pas  moins  de  six  heures  par  semaine,  durant  six  an- 

1.  Autant  d'États,  autant  de  législations  diverses.  Il  y  en  a  26.  Rien  que 
pour  la  Prusse,  l'ensemble  des  décrets,  ordonnances  et  règlements  qui  se 
rapportent  à  l'organisation  scolaire  s'élève  à  plus  de  3  500.  Et  quand  on  les 
a  lus,  il  reste  souvent  à  les  comprendre.  Les  méthodes  pédagogiques  elles- 
mêmes  varient  à  l'infini.  Citons,  d'après  M.  Braun,  dans  son  Cours  de  Métho- 
dologie •  Vacroamatique,  Vérotématiquey  la  catéchétique,  la  socratique, 
Veurisfique,  la  répétitoire,  Yexaminatoire,  l'analytique,  la  synthétique,  la 
paralogique.  C'est  surtout  dans  les  écoles  réaies  que  fleurit  cette  variété, 
avec  les  nuances  de  Vintensive,  de  Y  inventive ,  de  Vintuitive,  de  V  analyco-syn- 
thétiquey  de  la  démonstrativo-expositive  ou  de  la  démonstrativo-interrogative. 

2.  L'enseignement  secondaire  comprend  en  Allemagne  trois  sortes  d'éta- 
blissements :  le  Gymnasium,  études  grecques  et  latines  ;  le  Realgymnasium, 
latin  et  langues  vivantes  ;  YOberrealschule,  études  purement  modernes.  Dans 
chacun  de  ces  établissements,  qui  correspondentau  type  classique,  moderne  et 
mixte,  la  durée  des  cours  est  de  neuf  ans.  Les  progymnases,  prorealgymnases 
et  écoles  réaies  ne  comptent  que  les  six  premières  années  d'études  :  Sexta, 
Quinta,  Quarta,  Untertertia,  Obertertia  et  Untersecunda.  Les  trois  classes 
supérieures  :  Obersecunda,   Unterprima,  Oberprima  s'achèvent  ailleurs. 

3.  Verfugung  vont  13  Oktober  1895,  U,  II,  2461.  —  Cf.  Verf.  vont  22  Ja- 
nuar  1896,  U,  II,  78. 


SON  ROLE  PÉDAGOGIQUE  35 

nées  entières.  Ce  qui  fournit,  pour  la  durée  totale  des  études, 
une  somme  de  2730  heures  de  latin  et  1  512  heures  de  grec*. 

Les  autres  Etats  font  la  part  plus  large  encore  aux  littéra- 
tures anciennes.  Dans  le  grand-duché  de  Bade,  huit  heures 
par  semaine  sont  consacrées  au  latin  dans  les  gymnases  et 
six  dans  les  réalgymnases -.  Le  Wurtemberg  accorde  au  latin 
neuf  heures,  au  grec  près  de  sept  heures  chaque  semaine. 
Au  total,  exactement  3402  heures  de  latin  et  1680  pour  le 
grec  3.  En  Saxe,  3  066  heures  de  latin  et  1 764  heures  de  grec^. 

En  France,  nous  sommes  loin  de  ces  chiffres;  à  peine 
atteignons-nous  la  moitié.  Et,  cependant,  M.  Houyvet,  pre- 
mier président  honoraire  à  la  cour  de  Gaen,  a  cru  pouvoir 
affirmer,  en  résumant  l'opinion  commune,  qu'en  Allemagne, 
comme  en  Angleterre,  «  l'enseignement  des  langues  mortes, 
réservé  à  une  élite,  n'a  jamais  eu,  à  beaucoup  près,  l'étendue 
qu'on  lui  a  donnée  en  France,  et  est  loin  d'offrir  les  mêmes 
dangers^  ».  Ainsi  s'épanouissent  les  légendes. 

Une  lecture  attentive  des  programmes  de  classe  et  d'exa- 
mens montrera  mieux  encore  ce  qu'il  faut  penser  de  ce  som- 
maire jugement;  car  les  études  latines  et  grecques,  loin 
d'être  réduites  à  un  rôle  illusoire  ou  purement  décoratif, 
entrent  en  fait  au  plus  intime  de  la  vie  des  gymnases.  Elles 
se  recommandent  également  par  leur  caractère  pratique  et 
par  leur  étendue. 

Après  un  premier  cycle  de  six  années,  les  élèves  ont  à 
subir  un  examen  d'ensemble  [Abschlussprûfung^)^  que  nous 
pouvons  appeler  examen  de  passage]  car  il  est  destiné  sur- 
tout à  témoigner  que  le  candidat  est  capable  de  monter  en 
Ohersekunda  (troisième),  et  de  suivre  avec  fruit  le  cours 
supérieur.  Le  diplôme  obtenu  donne  droit,  en  outre,  au  vo- 

1.  Lehrplane  und  Lehraufgahen  fiir  die  h'ôheren  Schulen.  Berlin,  1892. 

2.  Gustav  Wendt,  Die  Organisation  des  hùheren  Unterrichts  im  Grossher- 
zogtum  Baden.  Mùnchen,  1897,  p.  93. 

3.  P.  Weizsacher,  Die  Org.  des  hôh.  Urit.  im  K'ônigreiche  WiXrttemberg, 
Mùnchen,  1897,  p.  151  sqq. 

4.  Otto  Kaemmel,  Die  Org.  des  h'àk.  Unt.  im  Konigr.  Sachsen.  Mùnchen, 
1897,  p.  132.  ' 

5.  Houyvet,  Le  grec,  le  latin  et  l'enseignement  secondaire  moderne.  Paris, 
1899,  p.  1-20. 

6.  En  Prusse,  par  rescrit  royal  du  26  nov.  1900,  le  certificat  d'études  clas- 
siques que  l'on  pouvait  obtenir  après  VUntersekunda  est  supprimé,  et  YAbs- 
chlussprufung  n'est  plus  qu'un  simple  examen  de  passage,  sans  oral. 


36  L'ENSEIGNEMENT  CLASSIQUE  EN  ALLEMAGNE 

lontariat  d'un  an.  A  l'importance  de  la  sanction  se  mesure 
naturellement  la  difficulté  des  épreuves.  Dès  ce  premier 
examen,  les  élèves  ont  à  justifier  qu'ils  possèdent,  non  pas 
une  connaissance  extérieure  et  superficielle,  mais  la  techni- 
que et  le  maniement  des  langues  anciennes.  On  se  contente, 
à  l'écrit,  dans  les  réalgymnases,  de  la  version  latine.  Au 
gymnase,  c'est  le  thème  qui  est  de  rigueur,  thème  latin  et 
thème  grec.  Trois  ans  plus  tard  a  lieu  l'examen  de  maturité 
[Reifeprûfung)^  qui  clôt  le  cercle  des  études  secondaires 
et  ouvre  l'accès  des  universités.  Ici  encore  le  thème  latin  est 
requis,  en  même  temps  qu'une  version  grecque  dictée  i.  En 
avons-nous  autant  au  baccalauréat? 

La  composition  latine  constituait  jadis,  pour  l'examen  de 
maturité,  l'épreuve  la  plus  importante.  On  l'a  supprimée  en 
Prusse,  puis  dans  le  reste  de  l'Allemagne,  dès  1892.  Mais  les 
maîtres  les  plus  éminents,  comme  Schrader  et  Dettweiler,  et 
ceux-là  mêmes  qui  ont  le  plus  contribué  à  sa  suppression, 
sont  unanimes  à  la  regretter.  Aussi  n'a-t-elle  pas  cessé,  pra- 
tiquement, d'être  en  honneur  comme  exercice  de  classe,  dans 
le  Wurtemberg  et  le  grand- duché  de  Bade.  Ailleurs  elle 
persiste  sous  une  autre  forme.  C'est  ainsi  que  dans  le  grand- 
duché  de  Hesse,  si  utilitaire,  si  réformiste^  où  la  composi- 
tion latine  a  été  abolie  dès  1876,  on  a  soin  de  maintenir  ces 
exercices  de  style,  qui  consistent  à  reproduire  en  latin  la 
pensée  essentielle  d'un  poème  ou  d'un  chapitre  expliqué  en 
classe  [Inhaltsangaben'^).  Il  en  va  de  même  en  Saxe.  Fait  à 
noter  :  bien  que  l'empereur  Guillaume,  au  début  de  son  rè- 
gne, ait  poussé  lui-même,  si  juvénilement,  le  cri  de  guerre 
et  de  mort  contre  la  composition  latine,  les  Plans  d'études 
prussiens  autorisent  expressément,  comme  sous  couleur  de 
recommandation,  ces  mêmes  devoirs  latins,  qui  sont  bel  et 
bien  une  composition  déguisée,  et  qui  exigent,  avec  le  thème 
oral  ou  écrit,  même  dans  les  classes  supérieures ,  deux 
bonnes  heures  de  travail  chaque  semaine. 


1.  Ordnung  der  Reifeprûfungen  an  den  h'ôheren  Schulen  und  Ordnung  der 
Ahschlussprûfungen.  Berlin,  1897,  p.  11. 

2.  Dettweiler,  Didaktik  und  Methodik  des  lateinischen  Unterrichts ,  p.  243. 
Cf.  Schiller,  Die  Organisation  des  h'ôheren  Unterrichts  im  Grossherzogtum 
Hessen.  Mûnchen,  1897,  p.  192  sqq. 


SON  ROLE  PEDAGOGIQUE     .  37 

Quant  à  rexplication  des  auteurs  classiques,  elle  atteint 
un  développement  qui  peut,  à  bon  droit,  nous  surprendre, 
étant  donné  que  la  traduction  est  faite  en  classe  intégrale- 
ment, non  par  le  maître,  mais  par  les  élèves.  Voici,  comme 
exemple,  la  liste  des  ouvrages  grecs  et  latins  traduits  l'an- 
née dernière,  en  entier,  au  gymnase  grand-ducal  de  Fribourg 
enBrisgau  ;  elle  est  suggestive.  —  Untersekunda  (quatrième)  : 
Homère,  Odyssée^  i,  ii,  v,  vi,  ix  ;  Xénophon,  Anabase,  m  et  iv; 
Virgile,  Enéide  y  i  et  ii  ;  Gicéron,  Catilinaires  ^  i  et  ii  ;  Tite- 
Live,  XXI  et  xxii.  —  Obersekunda  (troisième)  :  Homère, 
Odyssée^  xiii-xxiv  (avec  coupures);  Hérodote,  Histoires^  vi, 
VII,  VIII ;  Xénophon,  Helléniques  (choix  important);  Virgile, 
Enéide^  m  et  iv;  Tite-Live,  xxii  et  xxiii  ;  Gicéron,  Pro  Sexto 
Roscio  Amerino.  —  Unterprima  (seconde):  Homère,  Iliade^ 
i-vi  ;  Sophocle,  Antigone  ;  Platon,  Apologie  ;  Démosthène, 
Philippiques,  i  et  m;  Horace,  Odes  et  Epodes\  Tacite,  Ger- 
mania  et  extraits  des  Histoires  \  Gicéron,  Choix  de  lettres. 
—  Oberprima  (première)  :  Homère,  Iliade^  ix,  xi,  xvi,  xvii, 
xviii,  xxii,  xxiv;  Démosthène,  i,  m,  v,  viii;  Sophocle,  Œdipe- 
roi'.,  Platon,  Apologie  et  Proiagoras^. 

G'est  à  peu  près  la  moyenne  que  l'on  obtient  ailleurs^. 
Même  dans  les  réalgymnases,  on  arrive  à  traduire,  en  une 
seule  année,  la  plus  grande  partie  des  Satires  et  des  Épttres 
d'Horace  et  deux  livres  des  Annales  de  Tacite^.  Si  l'on  re- 
marque, en  outre,  que  l'explication  de  classe  n'est,  pour 
ainsi  dire,  que  la  partie  officielle  de  la  lecture  des  auteurs, 
et  que  l'élève,  par  son  travail  privé,  doit  non  seulement  pré- 
parer cette  explication,  mais  aussi  la  compléter,  il  faut  bien 
reconnaître  que  les  études  classiques  ont  la  part  belle  dans 
les  gymnases  allemands,  et  que  nos  lycées,  même  ceux  de 
Paris,  ne  peuvent  soutenir,  sur  ce  point,  la  comparaison. 
Les  Plans  d'études  ont  soin  de  spécifier  que  la  lecture  des 
chefs-d'œuvre  antiques  doit  constituer  le  fond  même  de  l'en- 

4.  Grossherzogliches  Gymnasium  zu  Freihurg  i.  B.  lahres-Bericht  1899, 
p.  12  sqq. 

1.  Cf.  lahres-Bericht  des  Lyceums  zu  Metz  ûher  das  Schuljahr  1899-1900: 
Bischofliches  Gymnasium  an  St.  Stcphan  zu  Strasshurg  i.  £.;  lahresbericht 
ûher  das  Schuljahr  1899-1900  ;  lahres-Bericht  ûber  die  kgl.  Studien-Anstalt 
Landshut  fur  das  Schuljahr  1899-1900,  etc, 

3.  Programm  des  konigl.  Realgymnasiums  in  Stuttgart  1899,  p.  41. 


38  L'ENSEIGNEMENT  CLASSIQUE  EN  ALLEMAGNE 

seignement.  Ce  n'est  point  là  une  formule  morte.  On  peut 
établir  en  fait  qu'un  élève,  sortant  du  gymnase,  a  traduit  dans 
son  ensemble  la  meilleure  part  des  grandes  œuvres  de  la 
Grèce  et  de  Rome,  et  qu'il  a  eu  tout  loisir  de  se  familiariser 
avec  l'esprit  des  littératures  comme  avec  le  génie  des  lan- 
gues. 

Enfin,  une  preuve  plus  décisive  encore  de  l'importance 
que  l'on  attache  en  Allemagne  à  l'étude  du  grec  et  du  latin, 
c'est  que  cet  enseignement  est  confié  aux  maîtres  les  plus 
autorisés  et  les  plus  méritants.  Presque  partout  le  directeur 
de  gymnase  est  chargé  d'un  cours  de  littérature  latine  en 
Prima  (seconde  et  première),  et  il  est  d'usage  qu'il  se  ré- 
serve l'explication  d'Horace,  «  le  classique  par  excellence  ». 
Dans  les  autres  classes,  c'est  au  professeur  principal  que 
revient  d'ordinaire  l'enseignement  des  langues  anciennes. 
Le  fait  est  caractéristique.  Car  c'est  un  principe  fondamental 
—  fort  discutable,  toutefois  —  de  la  pédagogie  allemande 
que  l'instruction  doit  être  spécialisée.  En  général,  chaque 
professeur  n'enseigne  qu'une  seule  matière,  voire  une  partie 
de  cette  matière;  mais  il  l'enseigne  à  des  classes  différentes, 
de  sorte  que  les  mêmes  élèves  se  trouvent  sous  la  direction 
d'un  nombre  assez  considérable  de  professeurs,  parfois  qua- 
torze ou  quinze.  Ce  système  s'appliquait  jadis  aux  langues 
anciennes  comme  aux  autres  matières  *.  Mais,  peu  à  peu,  vu 
le  rôle  prépondérant  des  études  classiques  et  le  danger  au- 
quel ce  morcellement  les  expose,  on  a  fini  par  faire  brèche 
au  système  et  par  réunir  dans  la  même  main  le  latin  et  le 
grec.  Le  maître  chargé  de  cet  enseignement  devient  dès  lors 
professeur  de  classe  [Klassenlehrer)\  il  n'appartient  plus  à 
Tescadron  volant  des  spécialistes  [Fachlehrer)  ^  et  il  jouit 
ainsi,  à  titre  de  professeur  ordinaire  [Ordinarius)^  d'une  au- 
torité assez  étendue;  car  c'est  à  lui  que  les  maîtres  spéciaux 
doivent  en  référer,  non  seulement  dans  les  affaires  discipli- 
naires, mais  encore  dans  certaines  questions  d'études,  par 
exemple  pour  les  programmes  à  établir  au  début  de  l'année. 
C'est  lui,  en  conséquence,  qui  met  l'unité  dans  l'enseigne- 

1.  Dettweiler,  op.  cit.,  p.  25. 


SON  ROLE  PÉDAGOGIQUE  80 

ment;  lui  seul  est  en  mesure  de  veiller  à  ce  que  les  études 
classiques  maintiennent,  avec  leurs  privilèges,  la  dignité  de 
leur  mission  et  refficacilé  de  leur  rôle.  Naturellement,  il  y 
réussit  d'autant  mieux,  qu'étant  chargé  lui-môme  de  cet  en- 
seignement, il  apporte,  par  surcroît,  dans  ses  fonctions,  le 
double  crédit  de  sa  valeur  personnelle  et  de  sa  situation 
administrative.  La  Prusse,  il  est  vrai,  n'adopte  que  graduelle- 
ment ce  système;  mais  elle  l'adopte*,  ce  qui  est  significatif. 
Pour  les  autres  États,  Bavière,  Wurtemberg,  Saxe,  etc.,  cette 
organisation  est  absolument  générale*;  on  la  considère,  à 
bon  droit,  comme  d'une  importance  souveraine  pour  le  pro- 
grès et  pour  l'honneur  même  des  études  classiques,  aux- 
quelles toutes  les  autres  restent  subordonnées. 


Pour  que  l'Allemagne  savante  mette  ainsi  en  relief  dans 
l'organisation  et  dans  le  mouvement  général  des  études  se- 
condaires l'enseignement  du  grec  et  du  latin,  il  faut  qu'elle 
ait  reconnu,  à  n'en  pas  douter,  la  haute  valeur  pédagogique 
des  littératures  anciennes  ;  et  il  est  fort  curieux,  en  effet,  si  l'on 
pénètre  au  delà  des  règlements,  jusqu'à  l'esprit  même  qui 
les  a  dictés,  de  constater  avec  quel  sens  droit  et  pratique  ce 
peuple  utilitaire  a  compris  la  mission  éducatrice  des  préten- 
dues langues  mortes,  avec  quelle  précision  surtout  il  fixe 
d'avance,  le  profit  intellectuel  et  moral  que  la  jeunesse  doit 
en  retirer;  affirmant  parla  même  l'éclatante  supériorité  de 
l'enseignement  classique  sur  l'enseignement  moderne. 

Volontiers  on  s'imagine  en  France  que  pour  les  Allemands, 
race  englobante  et  positive,  la  connaissance  de  l'antiquité 
doit  constituer,  comme  parle  Kant,  une  fin  en  soi^  et  que 
l'acquisition  des  connaissances  techniques,  l'érudition  à  ou- 
trance, les  arcanes  de  la  grammaire  comparée,  de  la  syno- 
nymique,  de  la  stylistique,  de  l'archéologie  ou  de  l'histoire 
des  langues,  composent  exclusivement  le  lourd  bagage  de 

1.  lahresbericht  des  kôniglichen  Friedrich-Wilhelms-Gymnasiums  zii  Trier 
1900,  p.  2.  Cf.  Lehrplàne...  p.  71  ;  Dettweiler,  op.  cit.,  p.  30. 

2.  Die  Schulordnung  fur  die  hiunanistischen  Gymnasien  in  Konigreich 
Bayern.  Ansbach,  1891,  p.  33.  lahresbericht  ûber  das  k.  Maximilians-Gym- 
nasium  in  Miinchen  1899,  p.  13  sqq.  Progranim  des  Karls-Gymnasiums  in 
Stuttgart  1899,  p.  9  5<7^. 


40  L'ENSEIGNEMENT  CLASSIQUE  EN  ALLEMAGNE 

leurs  études,  le  rêve  doré  de  leurs  ambitions.  La  légende 
n'a-t-elle  pas  couru  chez  nous,  après  la  guerre,  de  ces  dix 
ou  douze  mille  recrues  écrivant  en  sanscrit  leurs  victoires 
à  leur  famille  ?...  Et  n'est-ce  pas  une  lamentable  erreur  de  ce 
genre  qui,  en  bouleversant  nos  programmes  et  nos  méthodes 
d'enseignement,  a  imposé,  depuis  1870,  à  la  jeunesse  de 
France,  la  brutale  nécessité  d'un  emmagasinage  encyclopé- 
dique, dont  on  croyait  ravir  le  secret  à  la  Prusse  ? 

Certes,  les  Allemands  sont  en  cela  moins  Allemands  que  nos 
grands  maîtres  de  l'Université.  Toute  autre  est  l'idée  qu'ils  se 
forment  de  l'éducation.  Bien  loin  de  réduire  la  culture  clas- 
sique à  une  sorte  d'exploitation  savante,  d'industrie  supé- 
rieure, ils  lui  demandent,  au  contraire,  ce  qu'elle  a  de  plus 
élevé  et  de  plus  fécond,  la  formation  même  de  l'esprit.  Non 
seulement  dans  l'Allemagne  du  Sud  1,  où  l'enseignement  secon- 
daire maintient  si  fièrement  son  caractère  libéral,  mais  même 
en  Prusse,  où  les  tendances  sont  plus  utilitaires,  le  gymnase 
ne  se  borne  pas  à  préparer  des  candidats  aux  diplômes  uni- 
versitaires, il  a  surtout  pour  mission  de  perfectionner  l'indi- 
vidu dans  toutes  les  formes  de  son  activité  [allgeineine  BU- 
dung)^  d'élever  l'honime,  non  pour  un  métier,  mais  pour  la 
vie.  Cette  conception  prussienne  des  études  classiques,  ab- 
solument en  désaccord  avec  les  tendances  réalistes  du  siècle 
dernier  et  les  principes  de  Luther^,  a  été  formulée  en  tête 
de  l'acte  constitutif  de  1816,  qui  réorganise  l'enseignement, 
et  elle  répond  si  bien  aux  vues  de  la  nation  que  les  réal- 
gymnases,  et  même  les  écoles  réaies,  ont  voulu  se  l'appro- 
prier 3.  Le  gouvernement  a  plus  d'une  fois  remanié  les  pro- 
grammes ;  il  n'a  jamais  touché  à  ce  principe.  C'est  qu'on  saisit 
fort  bien,  sur  les  bords  de  la  Sprée,  le  profit  qui  peut  revenir 
à  l'homme  d'une  culture  désintéressée,  purement  classique, 
et  l'on  a  retenu  le  mot  de  Fr.  Schlegel  à  l'Athénée  :  «  Le  plus 
précieux  des  biens,  le  plus  utile  de  tous,  c'est  la  formation.  » 

N'est-ce  pas  un  vain  mot  ?  Et  qu'est-ce  que  la  formation, 
pour  le  Prussien?  A  quoi  se  réduit,  en  dernière  analyse, 
cette  éducation  de  l'âme  par  les  belles-lettres  ? 

1.  Willmann,  Didaktik  als  Bildungslehre,  t.  I,  p.  418. 

2.  Paulsen,  Geschichte  des  gelehrteu  Unterrichts,  t.  I,  p.  175  sqq. 

3.  Zange,  Realgymnasium  und  Gymnasium,  p.  17. 


SON  ROLE  PÉDAGOGIQUE  41 

Sur  ce  point,  la  pédagogie  allemande  est  loin  d'être  muette, 
et  il  faut  lui  rendre  cette  justice  qu'elle  ne  se  perd  nullement, 
comme  la  philosophie  transcendantale,  dans  le  vide  absolu 
des  espaces  créés  par  elle.  Elle  voit  de  près  les  choses,  plutôt 
de  trop  près.  Le  même  esprit  de  réglementation  par  le  menu, 
qui  prescrit  aux  directeurs  d'école  le  nombre,  la  forme,  le 
style  de  leurs  rapports,  et  jusqu'à  l'encre  qui  fixera  leur  pen- 
sée-, a  entassé  aussi  des  volumes  pour  préciser  cette  vague 
notion  de  la  formation  classique  dans  ses  moindres  éléments. 
On  peut  lui  reprocher  de  pousser  l'analyse  jusqu'à  l'infini- 
ment  petit;  elle  mérite  l'admiration  pour  la  grandeur  de  son 
effort, 

Voici,  en  quelques  mots,  d'après  l'exposé  de  Paulsen^,  les 
principes  reçus  de  tous  et  appliqués  partout.  La  formation 
générale,  telle  qu'on  l'acquiert  au  gymnase,  doit  revêtir  un 
double  caractère  :  elle  doit  être  à  la  fois  formelle  et  humaine 
[formale  und  humane  Bildung)^  nous  pourrions  dire  pratique 
et  idéale.  Avant  tout,  il  s'agit  de  cultiver  l'esprit  et  de  le 
mettre  en  valeur,  de  l'amener  progressivement,  suivant  les 
lois  complexes  de  son  évolution,  jusqu'au  plein  épanouisse- 
ment de  toutes  ses  énergies,  à  cette  parfaite  maîtrise  de  lui- 
même  qui  est  l'apanage  des  forts  et  qui  suppose  autant  de 
souplesse  que  de  sûreté  dans  l'exercice  des  plus  hautes  fonc- 
tions de  l'intelligence.  Pour  cela,  il  faut  qu'il  acquière  la  vue 
nette  des  choses  et  se  rende  familier  le  monde  des  concepts; 
il  faut  qu'il  apprenne  à  ramener  par  l'analyse,  à  leurs  simples 
éléments,  les  plus  complexes  problèmes,  les  plus  vastes 
synthèses,  afin  d'en  ressaisir  logiquement  l'ensemble  à  tra- 
vers les  détails  ;  il  faut  qu'il  se  crée  un  jugement  droit,  sain, 
robuste,  qbi  ne  relève  que  de  lui,  et  ne  se  laisse  ni  fasciner 
par  l'illusibn,  ni  entamer  par  le  sophisme;  il  faut  enfin  qu'il 
ait  le  don  d'exprimer  avec  aisance,  dans  toute  sa  clarté  et  sa 
force,  le  meilleur  de  sa  pensée. 

C'est  le  côté  pratique  et  purement  intellectuel  de  la  for- 
mation. Mais  ce  n'est  pas  le  seul.  L'action  du  gymnase  atteint 
aussi  les  fat^ultés  inférieures  de  la  connaissance,  la  sensibi- 


1.  Wiese,  Ve\ordnungen  und  Gesetze  fur  die  hôheren  Schulen  in  Preussen^ 
3  Aufl.  von  KûUer  besorgi  Berlin  1886,  t.  II,  p.  198. 

2.  Paulseu,  o/i.  cit.,  t.  II,  p.  644  sqq. 


42  L'ENSEIGNEMENT  CLASSIQUE  EN  ALLEMAGNE 

lité  et  l'imagination,  pour  les  épurer,  les  ennoblir,  leur  oc- 
troyer un  rôle  de  choix  dans  l'éducation  humaine  i.  Elle  se 
propose  par  là  d'affermir  l'esprit  dans  une  royale  indépen- 
dance, en  l'affranchissant  des  vues  étroites  et  mesquines, 
en  lui  instillant  Thabitude  de  considérer  les  choses  par  leur 
sens  élevé,  en  lui  inspirant  un  goût  vif,  affiné,  de  tout  ce  qui 
est  bien,  vrai  et  beau,  en  le  rendant  capable,  dès  lors,  de 
mieux  comprendre  son  époque,  d'éclairer  et  de  mener  les 
foules,  de  s'intéresser  pratiquement  au  progrès  de  l'huma- 
nité. 

Ainsi  s'achève  la  formation  sous  le  sceau  de  l'idéal.  On 
peut  définitivement  la  concevoir  comme  une  harmonieuse 
évolution  de  toutes  les  forces  intellectuelles  vers  la  puis- 
sance et  la  beauté,  comme  le  perfectionnement  accompli  de 
l'individu  dans  l'homme  et  de  l'homme  dans  l'individu.  Car 
le  gymnase  ainsi  conçu  ne  devient-il  pas  l'école  môme  de 
l'esprit  humain  ?  Et,  d'autre  part,  loin  de  produire  des  intel- 
ligences timides  et  banales,  comme  on  l'en  accuse  volontiers 
dans  le  clan  des  utilitaires,  n'est-il  pas  appelé,  au  contraire, 
s'il  réalise  exactement  son  programme,  à  marquer  les  hommes 
du  caractère  le  plus  saillant  de  la  personnalité  ? 

Assurément,  ces  théories  sont  empreintes  de  grandeur,  et 
l'Allemagne  moderne,  qui  les  fait  siennes,  et  qui  les  croit 
neuves,  s'en  adjuge  bien  haut  toute  la  gloire^.  Mais  Paulsen 
a  remarqué  loyalement,  dans  son  Histoire  de  V enseignement 
secondaire  et  supérieur^,  que  c'est  là,  en  somme,  la  formule 
de  l'éducation  telle  que  les  Jésuites  l'ont  importée  en  Alle- 
magne, au  temps  de  la  Réforme,  formule  reprise  quasi  mot 
pour  mot  par  Jean  Sturm  :  Sapiens  atque  eloquem  pietas.  Ce 
qui  est  vrai  aussi,  c'est  que  l'Allemagne,  après  avoir  long- 
temps cédé  à  un  engouement  irréfléchi  pour  les  études  pu- 
rement philologiques,  est  aujourd'hui  revenue  de  ses  illu- 
sions, et  comprend  mieux  que  jamais  le  vrai  sens  et  la  rare 
valeur  des  études  classiques  dans  l'œuvre  de  l'éducation. 

1.  Paulsen,  op.  cit.,  p.  646.  Cf.  Ein  Wort  zur  Frage  dar  Schulreform, 
Beilage  zur  Allg.  Zeitung,  8  Juni  1900. 

2.  ïoischer,  Theoretische  Pàdagogik  und  allgemeine  Dioaktik,  Mûnchen, 
1896,  p.  67  sqq. 

3.  Paulsen,  op.  cit.,  t.  I,  p.  412  sqq.,  et  t.  II,  p.  664.  Cf.  Pachtler,  Ratio 


SON  ROLE  PEDAGOGIQUE  43 

Au  début  du  siècle,  au  moment  où  l'on  reconstituait  sur 
des  bases  nouvelles  le  gymnase  et  l'Université,  la  ferveur 
intempestive  des  néo-humanistes,  sans  doute  aussi  l'influence 
de  Wolf,  «ce  héros  éponyme  de  la  philologie  allemande», 
avaient  amené  dans  les  programmes  une  surcharge  effrayante, 
et  imposé  comme  but,  aux  petits  Prussiens,  l'érudition  à 
dose  concentrée*.  On  étudiait  Homère  d'après  les  scoliastes, 
les  grammairiens  anciens,  les  scolîes  de  Venise,  le  commen- 
taire d'Eustathe,  quelques  mots  échappés  à  Scaliger,  à  Ga- 
saubon,  à  Perizonius.  Pindare,  Aristophane,  Eschyle,  com- 
plétaient ce  thème  ordinaire  des  explications  de  classe,  et 
servaient  de  leur  mieux  les  éloquentes  dissertations  du  pro- 
fesseur, qui  rétablissait  doctement  les  passages  mutilés,  en 
épiloguantà  l'aise  sur  les  plus  fines  subtilités  de  la  métrique. 
Pour  l'élève,  le  chef-d'œuvre  de  la  formation  classique  con- 
sistait à  clouer  alphabétiquement  trois  mille  mots-racines 
dans  son  cerveau. Lemaîtrenemanquaitpasd'encadrerchacun 
des  mots  dans  les  plus  savantes  ramifications  de  sa  généalo- 
gie. Il  démontrait,  radieux,  comment  crimen  ei{Ver)  leumdung 
constituent,  en  réalité,  le  même  mot,  puisqu'ils  remontent, 
par  l'intermédiaire  de  l'ancien  haut-allemand  Hliumunt  et  du 
védique  Sromata  à  la  racine  Sru..,  C'était  l'âge  d'or  de  la  phi- 
lologie allemande. 

Mais  c'est  un  âge  déjà  lointain,  et  cette  petite  kermesse 
philologique  ne  dura  guère.  Par  ordonnance  du  11  décem- 
bre 1828  furent  modifiés  ces  fameux  programmes  de  1812 
qui  prétendaient  former  V Européen  nouveau ^  et,  depuis 
lors,  les  Plans  d'études  se  proposent  plus  simplement  de 
former  un  homme^  capable  de  jouer  son  rôle  dans  la  vie. 
C'était  reprendre,  en  fait,  l'antique  tradition  et  l'idée  môme 
que  Herder,  le  fondateur  du  nouvel  Humanisme,  avait  tou- 
jours cherché  à  faire  prévaloir  :  ISon  scolœ^  sed  vitœ  discen- 
dum.  «  Celui  qui  s'attache  à  une  seule  faculté,  soit  à  l'ima- 
gination, soit  à  la  mémoire,  soit  à  l'intelligence;  celui  qui  ne 
pense  qu'à  orner  son  esprit  sans  perfectionner  son  cœur,  ou 

studiorum  et  Institutiones  scholastlcx  Societatis  Jesu  per   Germaniam  olim 
vigentes  collectx  concinnatœ  dilucidatae  in  K.   Kerbachs,  Monumenta    Ger^ 
manix  pxdagogica.  Berliu,  1887-1890,  t.  I,  p.  165  sqq.,  et  196  sqq. 
1.  Paulsen,  Geschichte,  t.  II,  p.  290  sqq. 


44  L'ENSEIGNEMENT  CLASSIQUE  EN  ALLEMAGNE 

qui  dédaigne  la  froide  raison  pour  s'abandonner  au  sentiment  ; 
celui,  enfin,  qui  papillonne  sur  tout  et  n'est  point  capable 
d'effort  soutenu,  celui-là  n'apprend  pas  pour  la  vie.  Car  la 
vie  réclame  l'homme  complet  et  sans  partage,  l'homme  pourvu 
de  toutes  ses  facultés  comme  de  tous  ses  membres  ;  elle  le 
réclame  avec  sa  pensée,  sa  volonté  et  son  activité,  avec  sa 
tête  et  son  cœur  K  » 

Aujourd'hui,  tout  le  personnel  enseignant  est  d'accord  sur 
ce  principe.  Formation  n'est  plus  synonyme  d'instruction, 
encore  moins  d'érudition  2.  Non  seulement  les  Plans  d'étu- 
deSy  les  traités  pédagogiques,  les  discours  de  fin  d'année  se 
plaisent  à  revenir  sur  ce  thème  devenu  banal  ;  mais  le 
moindre  élève  des  gymnases  se  rend  parfaitement  compte 
qu'il  reçoit  une  culture  supérieure.  Il  en  est  fier  étonnam- 
ment. Qu'on  fasse  mine  de  l'assimiler  à  un  élève  des  réal- 
gymnases,  aussitôt  sort  de  ses  lèvres,  comme  protestation, 
la  phrase  consacrée,  qu'il  développe  d'ailleurs  fort  bien  au 
besoin  : 

<(  Le  réalgymnase  forme  des  praticiens  :  au  gymnase,  on 
fait  de  nous  des  hommes.  )> 

Paul    BERNARD,    S.  J. 
{A  suivre,) 

1.  Herder,  Sàmmtliche   Werke.  Stuttgart,  1805-1820,  t.  XV,  p.  113. 

2.  Willmann,  Didaktik,  t.  I,  p.  21. 


AUTOUR   DE   BOSSUET 

LE  QUIÉTISME  EN  BOURGOGNE  ET  A  PARIS  EN  1698 

d'après  des  correspondances  inédites 

(Deuxième  article  *) 

Nous  avons  laissé  le  curé  de  Seurre  jouant  à  Paris  au  per- 
sonnage. Il  ne  s'en  cache  pas  à  son  correspondant,  l'offîcial 
Filsjean,  aussi  réservé  que  Du  Puy  est  expansif. 

Le  Quiétisme  fait  toujours  icy  grand  bruit.  L'affaire  de  Seurre  a  été 
le  suietdes  entretiens  de  toutte  notre  faculté,  le  1"  septembre.  Elle 
l'auoit  déjà  été  de  la  Maison  de  Sorbonne  huit  iours  auparavant  2.  Bien 
des  gens  me  veulent  voir,  le  suis  d'avis  de  me  faire  mener  à  la  foire  de 
St-Laurent  et  le  faire  afficher  par  Paris  ^. 

Le  léopard  du  bon  La  Fontaine  ne  clamait  point  avec  plus 
d'assurance  :  Le  roi  m'' a  voulu  voir  I 

La  Faculté  de  théologie  de  Paris  était  une  institution  fort 
vénérable,  qui  n'avait  pas  l'habitude  de  se  presser.  Le  16  oc- 
tobre seulement,  une  soixantaine  de  docteurs,  «  individuelle- 
ment et  sans  caractère  officiel  »,  écrit  M.  Grouslé,  devait 
censurer,  dans  une  Animadversio^  douze  propositions  extraites 
des  Maximes  des  saints.  Peut-être  craignait-elle  d'entrer  trop 

1.  V.  Études,  20  novembre  1900. 

2.  On  doit  observer  ici  la  distinction, si  importante  et  à  ne  jamais  perdre 
de  vue,  entre  la  Faculté  de  théologie,  «  notre  Faculté  »,  comme  l'appelle 
le  curé  de  Seurre,  comme  l'appelait  aussi  Mgr  de  Noailles,  et  la  Maison  de 
Sorbonne,  celle-ci  n'étant  qu'une  partie  de  celle-là.  Dans  les  jugements  de 
censure,  Messieurs  de  Sorbonne  n'avaient  que  deux  voix  sur  six.  (Voir 
M.  Oct.  Gréard,  Nos  adieux  à  la  vieille  Sorbonne.  Paris,  1893.  In-8,  p.  1, 
88  et  150  sqq.)  —  Sur  le  rôle  particulier  de  la  Faculté  de  théologie  de  Paris 
à  l'égard  de  Fénelon,  on  peut  consulter  M.  L.  Crouslé,  Fénelon  et  Bossuet, 
Paris,  1895.  In-8,  t.  II,  p.  372  sqq.,  qui  a  été  si  bien  complété  par  les  inté- 
ressantes publications  de  M.  l'abbé  Urbain,  Revue  d'histoire  littéraire  de  la 
France,  15  avril  1895  sqq.,  et  surtout  15  juillet  1896,  où  la  publication  du 
Témoignage  de  l'abbé  Pirot  tranche  la  question  d'approbation  donnée  par 
ce  censeur  des  livres  à  X Explication  des  maximes  des  saints,  quand  cet  ou- 
vrage lui  fut  soumis. 

3.  P.  Du  Puy,  curé  de  Seurre,  à  Filsjean.  Paris,  7  septembre  1698.  Recueil 
in-folio,  t.  III,  fasc.  182. 


46  AUTOUR  DE  BOSSUET 

tôt  dans  un  débat  qui  mettait  aux  prises  les  deux  plus  grands 
esprits  du  siècle. 

Un  prédicateur  moins  circonspect  prétendit,  sans  plus 
attendre,  trancher  le  débat,  et,  par  son  intervention  hâtive, 
brouilla  momentanément  l'archevêque  de  Cambrai  avec  les 
Jésuites  de  la  rue  Saint- Antoine.  Il  s'appelait  le  P.  Charles 
de  La  Rue.  Écoutons  de  nouveau  Du  Puy. 

Parlant  maintenant  sérieusement,  ie  vous  diray  que  la  Réponse^  de 
M.  de  Gambray  est  très  rare  à  Paris.  Elle  ne  s'y  vend  point.  On  en  a 
porté  à  toutes  les  communautés,  à  la  réserue  des  Jésuittes  et  de  St-La- 
zare'^.  le  crois  que  ces  premiers  se  sont  brouillés  auec  Monsieur  de 
Gambray,  à  l'occasion  d'un  sermon  du  père  de  La  Rue.  Ge  père  pres- 
cha,  le  iour  de  St-Bernard,  aux  Feuillans.  Dans  son  sermon,  il  donna 
un  caractère  à  ce  saint  qui  conuenoit  très  bien  à  M.  de  Meaux;  et  il 
en  donna  un  autre  à  Gilbert  de  la  Poirée  et  à  Abailard,  auquel  M.  de 
Gambray  ne  pouuoit  pas  estre  méconnu.  Toute  cette  pièce  est  une 
apologie  de  la  conduite  de  M.  de  Meaux  et  une  condamnation  de  celle 
de  M.  de  Gambray.  Toutte  ou  du  moins  la  plus  grande  partie  de  notre 
communauté  3  y  fut,  qui  admira  la  composition  de  la  pièce.  l'en  ay  ouï 
parler  à  d'autres  sçauants  sur  le  même  pied.  le  n'y  estois  pas. 

...  Je  n'oublieray  rien  pour  vous  porter  une  copie  du  sermon  du 
P.  de  La  Rue.  Un  normand  de  profession  me  l'a  promis,  ce  qui  fait  que 
je  n'y  compte  pas  trop*. 

Lorsqu'on  ouvre  aujourd'hui  le  tome  P*^  des  Panégyriques 
des  saints  du  jésuite  de  La  Rue,  publiés  en  1740,  quinze  ans 
après  sa  mort,  «  avec  quelques  autres  sermons  du  mesme 
auteur,  sur  divers  suiets^»,   on  rencontre  tout  d'abord  un 

1.  Il  s'agit  de  la  fameuse  Réponse  de  M.  V archevêque  de  Cambrai  à  l'écrit 
de  M.  de  Meaux,  intitulé  :  Relation  sur  le  quiétisme,  parue  vers  le  milieu  de 
1698.  (Cf.  Gosselin,  Histoire  littéraire  de  Fénelon.  Paris,  1867.  In-8,  p.  46.) 

2.  Le  bruit  avait  couru  que  Kénelon  cherchait  à  s'appuyer  sur  les  com- 
munautés religieuses;  mais  il  était  controuvé.  Le  4  août,  Bossuet  écrivait  à 
son  neveu  que  «  les  prétendues  intercessions  des  communautés  pour  M.  de 
Gambray  »  étaient  une  pure  invention.  Le  méme*jour,  Mgr  de  Noailles  en- 
voyait au  même  abbé  la  même  assurance  et  niait  que  les  communautés  de 
Paris  eussent  «  sollicité  le  Nonce  eu  faveur  de  M.  de  Gambray;  mais  il  est 
bien  certain,  ajoutait-il,  que  si  elles  l'avoient  fait,  on  les  auroit  fait  agir  ». 
(Lâchât,  t.  XXIX,  p.  523  et  525.  ) 

3.  Dans  sa  lettre  du  23  septembre,  Du  Puy  nous  apprend  qu'il  loge  chez 
M.  le  curé  de  Saint-Josse. 

4.  Du  Puy,  curé  de  Seurre,  à  Filsjean,  Paris,  7   septembre  1698. 

5.  Panégyriques  des  saints  par  le  P.  Delarue,  de  la  Compagnie  de  Jésus, 
avec  qvelqves  avtres  sermons  du  mesme  Auteur,  sur  divers  Sujets,  Paris,  1740. 
2  vol.  in- 12. 


LE  QUIÉTISME  EN  BOURGOGNE  ET  A  PARIS  EN  1698  47 

panégyrique  de  saint  Bernard.  Le  recueil  ayant  vu  le  jour 
par  les  soins  du  P.  Bretonneau,  il  ne  faut  y  chercher  ni  en 
sous-titre,  ni  en  marge,  ni  en  notes,  ni  nulle  part,  aucune 
indication  historique  quelconque.  Très  fier  d'avoir  édité, 
suivant  le  môme  système  négatif,  les  œuvres  oratoires  de 
Bourdaloue  et  celles  du  P.  Giroust^,  Bretonneau  continuait 
de  porter  sa  fâcheuse  application  ailleurs  que  sur  des  dates; 
nous  découvrirons  bientôt  où  il  la  mettait.  Ce  panégyrique 
de  saint  Bernard,  dépourvu  de  tout  ce  qui  le  replacerait  dans 
son  cadre  vivant,  est  une  de  ces  œuvres  mortes  de  la  litté- 
rature religieuse  d'alors,  qui  garnissent  inutilement  et  lour- 
dement les  rayons  poussiéreux  des  nécropoles  du  livre. 

A  part  M.  de  Tréverret,  qui  a  consacré  un  chapitre  à  La  Rue 
panégyriste,  dans  sa  thèse,  déjà  ancienne,  sur  ce  genre  de 
discours-,  peu  de  critiques  ou  de  lecteurs  s'occupent  aujour- 
d'hui, et  de  ce  panégyrique,  et  des  autres  du  même  orateur^. 
Mais,  à  cet  oubli,  conséquence  du  manque  d'indices  histori- 
ques, se  joint  une  raison  analogue,  au  moins  pour  le  panégy- 
rique de  saint  Bernard,  c'est  que  nous  étions  loin  de  posséder 
le  texte  original.  Tout  au  plus  savait-on,  par  quelques  témoi- 
gnages du  temps,  quel  retentissement  avaient  eu  les  paroles 
du  P.  de  La  Rue,  prononcées,  le  mercredi  20  août  1698,  dans 
l'église  des  Feuillants  de  la  rue  Saint-Honoré.  On  en  était 
réduit,  pour  les  termes  mêmes,  aux  conjectures,  et  le  trait 
principal  qu'on  rapportait  de  l'agressif  prédicateur  se  trouve 
précisément  celui  qui,  vraisemblablement,  ne  lui  appartient 
pas.  Mais,  qui  donc  n'eût  pas  regardé  comme  une  bonne  for- 
tune de  pouvoir  parler  de  ce  discours  sensationnel  en  con- 
naissance de  cause  ?  Cet  avantage  est  aujourd'hui  le  nôtre, 
grâce  aux  indiscrétions  d'un  copiste^  non  le  copiste  du  curé 
de  Seurre,  qui,  peut-être,  en  bon  Normand,  ne  se  crut  pas 


1.  Sur  la  manière  dont  il  a  édité  Giroust,  voir  le  Plagiat  dans  la  prédica- 
tion ancienne,  par  le  P.  Eugène  Griselle,  dans  la  Revue  de  Lille,  septembre- 
octobre  1900, 

2.  Paris,  Thorin,  1868.  In-8,  chap.  x,  p.  185-206. 

3.  L'abbé  Hurel,  dans  ses  Orateurs  sacrés  à  la  cour  de  Louis  XIV {2^  édil. 
Paris,  1872,  t.  II,  p.  157-185  et  passim),  a  donné  au  P.  de  La  Rue  quelques 
bonnes  pages;  mais,  fidèle  à  son  plan  particulier,  il  ne  suit  le  prédicateur 
qu'à  la  cour.  —  Voir  aussi  Bourdaloue^  par  M.  l'abbé  Pauthe.  Paris,  Lecof- 
fre,  1900,  p.  214. 


4«  AUTOUR  DE  BOSSUET 

tenu  de  remplir  sa  promesse,  mais  l'abondant  copiste  du 
P.  Léonard  de  Sainte-Catherine *.  Remercions  cet  infatigable 
collectionneur  de  nous  avoir  mis  à  même  d'entendre,  pour 
ainsi  dire,  La  Rue  débiter  sa  mercuriale,  et  d'en  savoir  un 
peu  plus  long  que  tous  les  historiens  de  la  prédication  sous 
Louis  XIV,  réduits  à  soupçonner  l'importance  de  ce  panégy- 
rique. C'est  un  grave  document,  en  vérité,  et  par  ce  qu'il 
contient,  et  par  les  circonstances  qui  l'entourent.  Or,  ces 
circonstances  de  premier  ordre,  c'est  au  P.  Léonard  lui- 
même,  ce  mémorialiste  si  bien  informé,  que  nous  allons  les 
demander.  En  tête  de  sa  précieuse  copie^  il  a  mis  une  notice 
historique  très  complète,  et  nous  a  appris  tout  ce  que  Breton- 
neau  nous  laisse  ignorer^.  Quel  bon  éditeur  eût  fait  Léonard  ! 
Il  commence  par  qualifier  le  panégyrique  de  «  déclamation 
outrée  contre  M.  de  Fénelon^  archevêque  de  Cambray,  au 
suiet  du  différend  qu'il  a  avec  Mr  Tarchevesque  de  Paris  et 
l'évesque  de  Meaux,  touchant  la  doctrine  du  pur  amour,  la 
notion  théologale  de  la  charité  »,  etc.  Puis  il  nous  donne  la 
clé  générale  des  allusions.  «  Mr  Bossuet,  évesque  de  Meaux, 
continue-t-il,  y  est  traité,  sans  le  nommer,  fort  avantageuse- 
ment, le  mettant  en  parallèle  avec  saint  Bernard  et  Pierre 
de  Clany\  et  M.  de  Cambray,  avec  Gilbert  de  la  Poirée^  éves- 
que de  Poitiers^  et  Pierre  Abailard.  »  Dès  ici  nous  sommes  à 
même  de  rectifier  l'abbé  Phelippeaux,  cet  agent  de  Bossuet 
à  Rome,  qui,  dans  sa  Relation  du  quiétisme^  conte  la  nou- 
velle en  ces  termes  :  «  Le  même  jour  (jeudi,  11  sept.  1698) 
nous  aprîmes  que  le  P.  de  La  Rue,  jésuite,  avait  prêché, 
le  jour  de  saint  Bernard,  aux  Feuillans  de  Paris,  contre 
le  prétendu  amour,  dont  il  fit  voir  l'illusion  et  les  fausses 
conséquences  qu'on  en  tiroit.  Les  Jésuites  (de  Rome)  et 
les  partisans  de  M.  de  Cambrai  en  furent  outrés.  Les  pre- 
miers publioient  que  le  P.  de  La  Rue  avait  été  fort  blâmé 
dans  la  Société;  que  tous  les  honnêtes  gens  en  avoient  été 

1.  Sur  le  P.  Léonar(i  de  Sainte-Catherine  de  Sienne,  religieux  augustin  et 
grand  nouvelliste,  voir  sa  notice  par  le  P.  Brucker,  dans  les  Etudes  du 
20  mai  1900,  p.  543,  et  mon  Iconographie  de  Bourdaloue.  (Paris,  Retaux, 
1900.  Iu-4,  p.  11.) 

2.  Arch.  nat.,  L.  22^  n®  7,  pièce  10.  Je  dois  au  P.  Eugène  Griselle,  si 
versé  dans  la  littérature  des  sermons  recueilliis  par  les  copistes,  la  première 
indication  de  ce  précieux  document. 


LE  QUIÉTISME  EN  BOURGOGNE  ET  A.  PARIS  EN  1698  49 

scandalisés,  surtout  de  la  comparaison  qu'il  avoit  fait  d^A- 
bailard  et  d'Heloïse  avec  M.  de  Cambrai  et  Madame  Guyon. 
Le  cardinal  de  Bouillon,  se  trouvant  à  la  Vigne  Pamphile 
avec  les  pères  Gharonier*  et  Sardi^,  jésuites,  dit  publique- 
ment à  des  cavaliers  romains  que  le  P.  de  La  Rue  étoit  un 
indiscret,  un  téméraire,  un  impudent,  et  qu'il  méritoit  une 
punition  exemplaire,  ce  qui  fut  confirmé  par  deux  Jésuites  3.  » 

Lâchât,  dans  son  édition  de  Bossuet,  n'a  pas  manqué  de 
reproduire  ce  témoignage,  sans  dire  d'ailleurs  d'où  il  le  tire 
et  sans  le  contrôler^. 

Personne  avant  nous,  à  ce  que  nous  croyons,  n'a  eu  sous 
les  yeux  le  texte  complet  du  discours  ^.  Quelque  jour,  nous 
espérons  le  publier  en  entier.  Dès  maintenant,  nous  nions 
que  La  Rue,  si  coutumier  qu'il  fût  des  invectives,  se  soit 
permis,  dans  la  chaire  des  Feuillants,  une  pareille  inconve- 
nance —  l'allusion  à  Héloïse  —  à  l'égard  de  Fénelon.  Le 
P.  Léonard  n'eût  pas  manqué  de  la  relever,  si  elle  lui  eût  été 
rapportée  par  ailleurs,  et  le  curé  de  Seurre  se  fût  empressé 
de  la  transmettre  à  son  correspondant.  La  conformité  des 
témoignages  de  Léonard  et  de  Du  Puy,  confirmant  le  silence 
du  copiste  sur  ce  point,  doit  faire  preuve,  jusqu'à  découverte 
peu  probable  d'un  témoignage  différent.  Héloïse  n'eut  rien  à 
voir  dans  l'affaire.  Sur  ce  point  particulier,  nous  nous  inscri- 
vons en   faux  contre  les  racontars  des  abbés  Phelippeaux 

1.  Sur  le  jésuite  Joseph-Gaspar  Charonnier  {1641-1719),  voir  ma  Lettre 
inédite  de  Bourdaloue  au  cardinal  de  Bouillon.  Paris,  Retaux,  1899.  In-8, 
p.  36,  note  4.  Outre  les  sources  que  j'ai  indiquées  dans  cette  courte  notice, 
on  pourrait  consulter  avec  fruit  la  correspondance  inédite  de  l'abbé  Bertet, 
conservée  à  la  bibliothèque  d'Avignon.  Cet  ancien  religieux  de  la  Compagnie 
de  Jésus,  l'un  des  familiers  du  cardinal  de  Bouillon,  se  trouvait  alors  à 
Rome;  il  serait  intéressant  de  contrôler  par  sa  correspondance  celle  des 
abbés  Bossuet  et  Phelippeaux,  —  Voir  le  Catalogue  des  manuscrits  de  la 
bibliothèque  publique  d' Avignon.  V avis,  Pion,  p.  625,  n°  1435. 

2.  Autre  théologien  du  cardinal  de  Bouillon. 

3.  Relation  de  l'origine,  du  progrès  et  de  la  condamnation  du  quiétisme 
répandu  en  France,  avec  plusieurs  anecdotes  curieuses.  [Par  l'abbé  Phelip- 
peaux.] S.  1.  1732.  2  vol.  in-12,t.  II,  p.  157. 

4.  «  Nos  Mémoires  (?)  ne  nous  instruisent  point  assez  sur  le  fond  du  dis- 
cours dont  il  s'agit  ici.  Mais  nous  savons  que  le  P.  de  La  Rue  prêcha  le  jour 
de  saint  Bernard...  »  (Édit.  Lâchât,  t.  XXX,  p.  23,  note  a.)  Cet  éditeur,  qui 
résume  ici  Phelippeaux,  met  par  distraction  imprudent  pour  impudent. 

5.  Aucune  indication  dans  Edgar  Griveau_,  le  P.  Lauras,  M-  Crouslé, 
(II,  151),  etc. 

LXXXVI.  —  4 


50  AUTOUR  DE  BOSSUET 

et  de  Ghanterac;  racontars  que  n'ont  songé  à  révoquer  en 
doute  ni  M.  l'abbé  Urbain  dans  sa  défense  de  Fénelon  contre 
M.  Grouslé^,  ni  M.  Fabbé  Delmont,  dans  sa  critique  du  Bos- 
suet  de  M.  Rébelliau^ 

Ce  n'est  pas  que  La  Rue  se  gênât,  voire  en  face  de  la  cour. 
Même  alors,  il  se  permettait  de  ces  traits  piquants,  qui,  sur 
les  lèvres  d'un  prédicateur  royal,  avaient  autant  de  saveur, 
pour  l'auditoire  de  la  chapelle  de  Versailles,  que  les  satires 
de  Boileau,  les  épigrammes  de  Racine,  ou  les  caractères  de 
La  Bruyère.  L'abbé  Hurel  estime  qu'ils  en  avaient  davantage 
encore  3.  La  Rue  venait  précisément  de  donner  sa  mesure^ 
contre  les  quiétistes,  dans  un  sermon  de  l'Annonciation  de 
Tannée  précédente  (25  mars  1697),  prêché  devant  le  Roi. 
«  Ses  trois  points  finis,  raconte  Saint-Simon,  et  au  moment 
de  donner  la  bénédiction  et  de  sortir  de  chaire,  il  demanda 
permission  au  Roi  de  dire  un  mot  contre  des  extravagants  et 
des  fanatiques  qui  décrioient  les  voies  communes  de  la  piété 
autorisées  par  un  usage  constant  et  approuvées  de  l'Eglise, 
pour  leur  en  substituer  d'erronées,  nouvelles,  etc.  ;  et  fit 
des  peintures  diaprés  nature^  par  lesquelles  on  ne  pouvoit 
méconnoître  les  principaux  acteurs  pour  et  contre.  Ce  sup- 
plément dura  une  demi-heure,  avec  fort  peu  de  ménagement 
pour  les  expressions,  et  se  montra  tout  à  fait  hors  d'œuvre. 
M.  de  Beauvillier,  assis  derrière  les*  princes,  l'entendit  tout 
du  long  et  il  essuya  les  regards  indiscrets  de  toute  la  cour 
présente*.  »  Il  est  vrai  que  le  même  jour  les  deux  autres 
grands  orateurs  jésuites  de  la  capitale,  Bourdaloue  et  Gail- 
lard, chargeaient  à   fond  et  avec  pareille  vigueur  le   quié- 


1.  «  On  sait,  écrit  M.  l'abbé  Urbain,  que  le  20  août  1698,  le  P.  La  Rue, 
l'un  des  rares  jésuites  qui  fussent  opposés  aux  Maximes  des  saints,  compara 
en  pleine  chaire  Fénelon  et  Mme  Guyon  à  Abélard  et  à  Héloïse.  »  [Revue 
dliistoire  littéraire  de  la  France,  15  avril  1895,  p.  277.) 

2.  Le  Dernier  historien  de  Bossuet,  par  M.  l'abbé  Delmont.  (Extrait  de  la 
Renie  de  Lille,  1900,  p.  64,  note  1.) 

3.  Orateurs  sacrés,  t.  II,  p.  lxxvji. 

4.  Saint-Simon,  Mémoires,  édit.  Boislisle,  t.  IV,  p.  85. —  Saint-Simon,  qui 
n'aimait  guère  Fénelon,  paraît  s'en  être  diverti.  Il  en  fut  tout  autrement  de 
Kacine.  Le  sensible  et  délicat  poète  écrivait  à  son  fils  : 

«  Le  sermon  du  P.  de  La  Rue  fait  ici  un  grand  bruit,  aussi  bien  qu'au 
pays  où  vous  êtes,  et  l'on  dit  qu'il  a  parlé  avec  beaucoup  de  véhémence 
contre  les  opinions  nouvelles  du  quiétisme;  mais  on  ne  m'a  pu  rien  dire  de 


LE  QUIETISME  EN  BOURGOGNE  ET  A  PARIS  EN  1698  51 

tisme,  et  que  le  prédicateur  plus  modeste  de  la  paroisse  de 
Versailles  se  mettait  lui-même  de  la  partie.  Mais  je  suppose- 
rais volontiers  que  La  Rue,  ne  fût-ce  qu'à  raison  de  ses 
illustres  auditeurs,  avait  été  le  plus  remarqué  de  tous,  et  ce 
motif  ne  fut  sans  doute  pas  étranger  au  choix  de  Bossuet, 
lorsque  Bossuet  songea  à  demander  à  l'un  d'eux  une  écla- 
tante récidive. 

Les  violences  de  langage  du  P.  de  La  Rue  n'étaient  qu'une 
recommandation  de  plus  auprès  du  prélat.  Les  termes  d'e^- 
travagants  et  de  fanatiques  peuvent  nous  choquer  aujour- 
d'hui. L'évêque  de  Meaux  en  pensait  alors  différemment. 
N'écrivait-il  pas,  le  4  août,  à  son  neveu  :  «  J'ai  vu  entre  les 
mains  de  M.  le  cardinal  de  Janson  une  longue  et  admirable 
lettre  de  M.  l'abbé  Pequigni,  qui  définit  M.  de  Gambray  par 
ces  mots  :  Un  quietismo  soprafino ,  un  fanatismo  strava- 
gante^  un  pedantismo  cicanoso^.  »  Pourquoi  eût-il  désap- 
prouvé chez  l'un  ce  qu'il  approuvait  tant  chez  l'autre,  à  moins 
de  penser  que,  dans  les  mots,  l'italien  seul  eût,  comme  le 
latin,  le  privilège  de  braver  l'honnêteté  ? 

Même  la  comparaison  de  Fénelon  avec  Abélard,  dont  le 
P.  de  La  Rue  allait  user,  était  loin  de  le  choquer.  Il  l'avait 
récemment  trouvée  bonne  sous  la  plume  de  Mgr  de  La  Broue. 
((  Je  vous  prie  de  mander  à  M.  de  Mirepoix,  écrivait-il  le 
l^""  juin,  que  j^ approuve  la  comparaison  d^Abailard;  et  que 
de  toutes  les  aventures  de  ce  faux  philosophe,  je  ne  souhaite 
à  M.  de  Gambray  que  son  changement^.  » 

Donc  le  prélat,  nous  tenons  du  P.  Léonard  ce  précieux 
détail,  fut,  en  la  circonstance  nouvelle,  l'instigateur  et  aussi 
l'inspirateur  discret  du  religieux  :  «  Tout  le  monde,  écrit  le 
nouvelliste,  veut  que  ce  panégyrique  ait  été  fabriqué  de  con^ 
cert  avec  M.  de  Meaux^  dans  sa  maison  de  plaisance,  de  Ger- 
miny^   après  que  ledit  P.  de  La  Rue  eust  presché,  dans  sa 

précis  sur  ce  sermon,  et  j'ai  grande  envie  de  voir  quelqu'un  qui  l'ait  entendu. 
L'amitié  qaavoit  pour  moi  Monsieur  de  Gambray  ne  me  permet  pas  d'être 
indifférent  sur  ce  qui  le  regarde,  et  je  souhaiterois  de  tout  mon  cœur  qu'un 
prélat  de  cette  vertu  et  de  ce  mérite  n'eût  point  fait  un  livre  {Maximes  des 
saints)  qui  lui  attire  tant  de  chagrin.  »  (Racine  à  Jean-Baptiste  Racine.  Paris, 
vendredi  soir.  5  avril  1698.  OEuvres,  édit.  Régnier,  t.  VII,  p.  180-181.  ) 

1.  Bossuet  à  son  neveu.  Meaux,  4  août  1698.  (Lâchât,  t.  XXIX,  p.  524.) 

2.  Le  même  à  M.  de  La  Loubère,  l^^juin  1698.  (Lâchât,  t.  XXIX,  p.  433.) 


m  AUTOUR  DE  BOSSUET 

cathédrale,  le  panégyrique  de  l'Invention  de  saint  Etienne, 
qui  en  est  le  patron,  le  2*^  aoust  ^  » 

Une  quinzaine  de  journées  (2-20  août  2),  mais  des  journées 
honorées  par  les  visites  de  Bossuet,  avaient  donc  suffi  à 
La  Rue,  qui  apprenait  par  cœur,  tout  en  louant  volontiers 
les  avantages  de  l'improvisation  ^,  pour  préparer,  à  distance 
et  dans  le  loisir  de  la  vie  des  champs,  l'œuvre  destinée  à 
frapper  la  capitale.  Ce  n'était  pas  assez.  On  agit  aussi  sur 
place.  «  Trois  ou  quatre  jours  auparavant,  continue  Léo- 
nard, on  publia  dans  Paris  que  le  P.  de  La  Rue  prescheroit 
contre  le  quiétisme  »,  etc.  Ce  que  nous  appelons  aujourd'hui 
lancer  un  discours. 

Le  grand  public  est  donc  bien  averti.  La  ville,  toujours  un 
peu  en  opposition  avec  la  cour  dans  ses  jugements  *,  va  pou- 
voir contrôler  la  valeur  de  La  Rue  polémiste  en  chaire  et 
surtout  portraitiste.  Sans  doute,  le  duc  de  Beauvillier  ne  sera 
plus  là,  comme  un  aimant,  pour  faire  tourner  de  son  côtelés 
têtes  mobiles  des  courtisans;  mais  les  bonnes  gens  de  la 
rue  Saint-Honoré,  ainsi  que  les  gens  distingués  du  Tout- 
Paris,  jouiront  d'un  spectacle  encore  plus  relevé.  Bossuet 
en  personne  posera  devant  le  prédicateur*. 

En  effet,  le  mercredi  20  août  arrivé,  M.  de  Meaux,  au  dire 


1.  On  rencontre  dans  les  Sermons  du  P.  de  La  Rue  (Paris,  1719.  In-8, 
t.  I*^  p.  425)  un  sermon  pour  la  fête  de  saint  Etienne  célébrée  le  lendemain 
de  Noël;  il  a  pu  servir  aux  deux  fêtes. 

2.  Il  est  à  noter  que  la  correspondance  de  Bossuet  n'indique  qu'un  séjour 
à  Germiny.  Le  28  juillet,  il  écrit  de  Versailles;  le  4  août,  de  Meaux;  le  13,  de 
Jouarre;  le  16  et  le  17,  de  Meaux.  Seule,  une  lettre  du  10  août  est  datée  de 
Germiny;  mais  elle  suffit  pour  confirmer,  au  moins  en  partie,  l'assertion  du 
P,  Léonard,  d'autant  plus  qu'elle  se  termine  ainsi  :  «  Je  passerai  ici  la  fête 
(de  l'Assomption )j  et  aussitôt  après,  je  retournerai  à  Paris.  »  (Bossuet  à  son 
neveu,  Germiny,  10  août  1698.  Lâchât,  t.  XXIV,  p.  531 .) 

3.  «  Un  reproche  que  je  me  fais  et  dont  peut-estre  on  sera  surpris;  c'est 
de  m'estre  trop  rendu  esclave  de  ma  mémoire,  d'y  avoir  assujetti  mon  stile  ; 
et  par-là  d'avoir  refroidi  plusieurs  traits,  qui  auroient  pu  estre  plus  tou- 
chants avec  moins  d'art  et  de  nombre  ».  (Préface  de  l'auteur.) 

4.  Sur  cette  opposition,  voir  Hurel,  t.  P'",  p.  xcv.  La  Rue  se  vantait  pour- 
tant d'avoir  suivi  l'avis  d'un  courtisan  «  des  plus  habiles  »  qui  lui  avait  con- 
seillé à  ses  débuts  de  parler  aux  gens  de  la  cour  comme  «  aux  honnestes 
gens  de  la  ville  ». 

5.  Si  M.  l'abbé  Delmont  avait  connu  tous  ces  détails,  lui,  si  exact,  n'aurait 
pas  écrit  que  Bossuet  na  pas  approuvé  la  comparaison  de  Fénelon  avec 
Abélard.  [Le  Dernier  historien  de  Bossuet,   loc.  cit.) 


LE  QUIÉTISME  EN  BOURGOGNE  ET  A  PARIS  EN  1698  53 

du  P.  Léonard,  qui  sait  décidément  tout,  dîna  à  ConâanB, 
dans  la  maison  de  campagne  de  Mgr  de  Noailles,  et  sans 
doule  avec  lui;  ensuite  il  «vint  exprez  dans  son  carrosse 
prendre  le  prédicateur  »,  qui  résidait  à  la  Maison  professe  de 
la  rue  Saint-Antoine,  pour  «  l'amener  luy-mesme  aux  Feuil* 
lans,  et  entendit  le  sermon,  ce  qui  n'a  pas  été  approuvé^.  » 

Si  le  tableau  de  mœurs  est  curieux,  la  réflexion  finale  est 
juste.  Qu'à  Versailles  les  courtisans  se  fussent  divertis  d'en- 
tendre le  prédicateur  prendre  à  partie  le  duc  de  Beauvillier, 
c(  cet  homme  fort  droit  »,  comme  disait  Mme  de  Maintenons, 
et  déjà  compromis,  rien  de  plus  naturel.  Mais  le  public 
parisien,  moins  servile  parce  que  plus  éloigné  des  regards 
du  maître  ',  ne  pouvait  goûter  ce  procédé  ni  trouver  bon  que 
ce  long  panégyrique  de  saint  Bernard  —  lisez  :  de  M.  de 
Meaux  —  fût  débité  devant  M.  de  Meaux  en  personne.  Pre-- 
nant  même  parti  pour  la  victime,  il  lui  déplut  que  le  prédi» 
cateur  se  fût  servi  «  de  la  chaire  de  vérité  pour  y  faire  une 
déclamation  de  celte  force  contre  un  archevêque.  » 

Mais,  avant  d'en  venir  aux  blâmes  qui  en  résultèrent  pour 
le  P.  de  La  Rue,  il  faut  enfin  nous  rendre  compte  de  seshar- 
diesses. 

Son  discours  n'est,  à  le  lire  dans  le  texte  intégral,  qu'une 
allusion  prolongée  ou  une  chaîne  d'allusions.  Dès  le  texte, 
quelques  mots  insignifiants  en  apparence,  mais  assez  signi- 
ficatifs pour  avoir  été  retranchés  par  Bretonneau,   mettent 

1.  Le  P.  Léonard  ne  s'est  pas  contenté  de  relater  ces  faits  dans  son  dos- 
sier du  quiétisme,  en  manière  de  notice  du  sermon  si  heureusement  conservé 
par  lui.  11  n'a  pas  manqué  d'y  revenir,  bien  que  plus  succinctement,  dans  sou 
Journal.  Voici  ce  passage  : 

«  Le  P.  de  la  Rue  Jes  [uite]  fit  le  panégyrique  de  S*  Bernard  le  20  Aoust, 
dans  l'Eglise  des  Pères  Feuillans,  rue  S*  Honoré,  à  Paris.  C'est  vne 
pièce  faite  exprez  contre  les  quiétistes,  et  particulièrement  contre  M.  de 
Fénelon,  Archeuesque  de  Cambray,  qu'il  inuectiua  sans  le  nommer;  mais  il 
le  désigna  d'une  manière  qu'on  n'auoit  pas  de  peine  à  le  reconnoistre.  Ce 
sermon  a  fait  grand  bruit  et  quantité  de  personnes  l'ont  voulu  auoir.  »  (  Arch. 
nat.,  M.  243,  fol.  103v.)  _  Le  P.  Lauras  [Bourdalcue ,  t.  II,  p.  219)  n'avai* 
connu  que  le  texte  du  Journal.  —  Quant  à  la  présence  de  Bossuet,  signalée 
aussi  dans  la  correspondance  de  l'abbé  deChanterac,  elle  n'est  pas  révoquée 
en  doute  par  l'éditeur  de  Racine,  Œuvres,  t.  VII,  p.  180-181,  note  4. 

2.  Matter,  Mysticisme  en  France,  p.  198. 

3.  «  Quant  à  la  ville,  écrit  M.  Matter  en  dépeignant  précisément  notre 
époque  (1697-1699),  ce  qui  veut  dire  le  public,  on  était  du  côté  de  Fénelon.  » 
(Op.  cit.,  p.  231.) 


54  AUTOUR  DE  BOSSUET 

Bossuet  au-dessus  de  tous  les  siècles  écoulés ^  N'oublions 
pas,  à  la  décharge  de  La  Rue,  que,  cinq  ans  déjà  passés, 
La  Bruyère,  croyant  parler  d'avance  «  le  langage  de  la  posté- 
rité »,  avait  proclamé  Bossuet,  en  pleine  Académie  française, 
«  un  Père  de  l'Eglise  ~  ». 

Et  afin  qu'on  ne  se  méprenne  point  sur  l'actualité  des  allu- 
sions qui  vont  se  succéder,  comme  une  série  de  fusées, 
l'orateur  parle  aussitôt  des  «  tristes  conjonctures  du  tems 
où  nous  vivons  »  ;  il  insiste  sur  l'importance  de  son  dessein 
rendue  manifeste  «  par  l'importance  mesme  qu'il  y  a  de 
réprimer  tant  d''ahus  glissez  dans  la  vraie  dévotion^  de  pro- 
poser saint  Bernard  comme  le  modèle  et  le  docteur  de  la 
véritable  dévotion  ». 

Autant  de  gratté  par  Bretonneau.  L'impitoyable  correcteur 
a  biffé  toutes  les  particularités  ;  le  copiste  du  P.  Léonard 
reste  forcément  notre  seul  guide.  Mais  les  suppressions  du 
texte  imprimé  ne  portent-elles  en  réalité  que  sur  les  parti- 
cularités ?  Elles  vont  beaucoup  plus  loin.  L'angle  visuel  a  été 
changé,  en  sorte  que  les  mêmes  choses  n'apparaissent  plus 
sous  le  même  jour  ni  dans  la  même  proportion.  L'idée  direc- 
trice de  La  Rue  était  cette  idée  de  vraie  dévotion  opposée  à 
la  fausse  dévotion  ou  dévotion  des  quiétistes.  Ce  contraste 
essentiel  une  fois  retiré  de  la  vue  par  Bretonneau,  le  discours 
perd  son  unité;  tout  au  plus  se  dessine-t-il  sans  reliefs 
comme  sans  ombres,  avec  des  demi-tons  vagues  et  flottants. 
Plus  d'éloquence,  parce  que  plus  de  point  central  où  tout 
converge.  Nous  demeurons  très  édifiés  d'entendre  dire  que 
saint  Bernard  a  pratiqué  la  perfection  de  son  état  et  com- 
battu les  hérétiques,  à  la  différence  d'autres  saints  ornés 
seulement  du  premier  mérite;  mais  nous  ignorons  pourquoi 
le  prédicateur  a  choisi  ce  double  aspect  de  son  héros  et  même 
quel  intérêt  il  y  a  pour  nous  à  le  contempler  dans  l'union  de 
ces  deux  rôles.  Il  sera  démontré  que  Bernard  fut  un  saint  et 
un  saint  combatifs  comme  nous  dirions  maintenant;  mais  ses 


1.  Dilexisti  justitiam  et  odisti  iniquitatem;  propterea  unxit  te  Deiis,  Deus 
tuus,  PRiE  coNsoRTiBUs  TUis.  [Ps.,  xLiv,  V,  8.)  «  Vous  avcz  aymé  la  justice  et 
vous  avez  haï  l'iniquité.  C'est  pour  cela  que  avez  receu  de  Dieu  l'onction  de 
joye,  par-dessus  tous  ceux  des  derniers  siècles.  )> 

2.  La  Bruyère,  édit.  Régnier,  t.  II,  p.  463. 


LE  QUIÉTISME  EN  BOURGOGNE  ET  A  PARIS  EN  1698  55 

adversaires  sont  plongés  si  loin  dans  la  nuit  des  temps  que 
ses  luttes  nous  touchent  médiocrement. 

Cependant  ne  médisons  pas  trop  du  sujet  ainsi  divisé  par 
l'orateur  et  simplifié  par  l'éditeur.  La  rencontre  est-elle  for- 
tuite? A  coup  sûr  elle  est  des  plus  singulières.  Si  peu  que 
nous  ayons  de  sermons  de  l'auteur  des  Dialogues  sur  V élo- 
quence^ nous  en  possédons  pourtant  quelques-uns,  et,  dans 
le  nombre,  un  sermon  pour  la  fête  de  saint  Bernard.  Coïnci- 
dence remarquable,  la  division  de  Fénelon  est  identique  à 
celle  de  La  Rue,  les  termes  seuls  diffèrent  :  «  Par  la  vie 
solitaire  de  Bernard,  le  désert  refleurit  et  l'état  monastique 
reprend  son  ancienne  gloire.  Par  la  vie  apostolique  de  Ber- 
nard, le  siècle  est  réformé  et  l'Eglise  triomphe.  »  Ainsi  parle 
Fénelon.  «  Nous  avons  vu  Bernard  dans  l'obscurité  du 
cloistre,  fidelle  et  attentif  à  tous  les  devoirs  de  la  vie  reli- 
gieuse :  voyons-le  maintenant  dans  le  plus  grand  jour  pour 
l'instruction  du  peuple  de  Dieu,  et  pour  la  défense  et  l'hon- 
neur de  l'Église.  »  Ainsi  parle  La  Rue. 

Resterait  à  savoir  lequel  parla  le  premier  sur  ce  double 
thème,  et  si  le  second  en  date  a  pu  s'inspirer  du  premier.  Il 
est  certain  que  la  ressemblance  de  l'ensemble  a  entraîné  plus 
d'une  fois  celle  des  détails.  Comme  La  Rue,  Fénelon  a  des 
anathèmes  contre  Abélard  et  Gilbert  de  La  Poirée,  mais 
combien  plus  secs  et  foudroyants  ;  <c  Taisez-vous,  Abélard; 
votre  subtilité  sera  confondue.  Gilbert  de  La  Poirée,  qui  faites 
gémir  toute  l'Eglise  par  vos  profanes  nouveautés,  revenez  à  la 
saine  doctrine  qui  est  annoncée  depuis  les  anciens  jours.  » 

Aux  yeux  de  Fénelon,  Bernard  est  l'homme  de  Dieu  de 
qui  sortent  les  rayons  les  plus  perçants  de  la  vérité,  le  pro- 
phète et  le  thaumaturge  par  excellence;  il  tonne,  il  foudroie, 
et  ses  paroles  tranchantes  brisent  les  cèdres  du  Liban,  c'est- 
à-dire  les  hérétiques  orgueilleux.  Mais  ces  hérétiques,  pour 
Fénelon,  sont  «tant  de  sectes  superbes  et  monstrueuses  que 
le  Nord  enfanta  dans  le  siècle  passé^  ».  Il  tourne  contre  les 
seuls  protestants  les  armes  que  La  Rue  ramasse  pour  les  ai- 

1.  Fénelon,  OEuvres.  Paris,  in-4,  1843,  t.  II,  p.  552.  —  Il  est  étonnant 
que  les  œuvres  oratoires  de  Fénelon  n'aient  pas  encore  été  étudiées  en  dé- 
tail. Dans  le  Fénelon  orateur  de  l'abbé  Julien  Loth  (Évreux,  1890),  le  pané- 
gyrique de  saint  Bernard  est  à  peine  mentionné,  chap.  iv,  p.  163. 


56  AUTOUR  DE  BOSSUET 

guiser  contre  les  quiétistes.  Celui-ci,  en  effet,  avait  eu  garde 
de  commettre  ce  retard  de  mise  au  point.  Son  regard  ne  se 
porte  par  instants  en  arrière  que  pour  revenir  aussitôt  en 
avant.  Il  se  campe  résolument  en  l'année  1698  et  en  «  fin  de 
siècle  ».  Nous  serons  même  surpris  de  l'entendre  gémir  sur 
les  misères  des  dernières  années  de  ce  siècle  que  nous 
imaginons  tout  splendide  et  qui  nous  apparaît,  aujourd'hui 
encore,  comme  n'ayant  décliné  que  lentement,  avec  des 
splendeurs  de  soleil  couchant. 

Quel  siècle,  s'écrie-t-il,  a  jamais  plus  aspiré  que  le  nostre  à  ce  haut 
degré  de  perfection  et  à  la  pleine  connoissance  de  la  vraye  dévotion  ? 
Cependant  quel  succès  voyons-nous  des  travaux  et  de  l'estude  des 
plus  subtils  de  fios  jours  ?  Nous  touchons  à  la  fin  de  ce  siècle  turbulent  ^ 
en  sommes-nous  plus  avancés  dans  la  perfection?  Si  nous  enchérissons 
sur  la  religion  de  nos  pères,  n'est-ce  pas  plutost  par  hypocrisie  que 
par  un  vray  fond  de  dévotion  ?  Ne  sommes-nous  pas  tout  d'un  coup 
charmez  de  la  nouveauté  de  quelques  sentimens,  au  lieu  d'en  recon- 
noistre  le  phanlosme  et  d'en  rejeter  l'illusion;  et  telle  est  encore  la 
malignité  de  ce  siècle,  que,  loin  de  combattre  soy-mesme  l'erreur,  on 
amesme  peine  à  souffrir  qu'on  poursuive  le  mensonge. 

Voilà  un  singulier  portrait  de  son  époque.  Mais  ne  croyons 
pas  que  ce  soit  une  boutade  échappée  à  sa  chaleur  improvi- 
satrice, puisqu'il  récitait,  ou  à  un  élan  de  verve,  puisque 
quelques  pages  plus  loin  il  renchérit  encore. 

Tous  ces  rafinements  chimériques  de  perfection  n'estoient  réservez 
qu'à  nostre  siècle.  Il  falloit  un  siècle  aussi  dépravé  que  le  nostre^  pour 
qu'on  peut  espérer  que  des  illusions  si  pernicieuses  au  salut  seroient 
bien  receues,  et  il  n'appartenoit  qu'à  sa  corruption  de  cacher  tant  d'hor- 
reur sous  le  manteau  du  pur  amour. 

Il  n'ignore  pas  qu'on  vante  la  charité  passée  à  l'état  d'habi- 
tude et  excluant  l'espérance,  et  que  dans  «  cette  prétendue 
charité»,  les  faux  subtils .,  [es  parfaits  de  nos  jours  établissent 
le  plus  haut  degré  de  perfection  des  âmes  pieuses;  mais 
écoutez  ce  qu'il  y  voit  et  ce  qu'il  y  dénonce  : 

C'est  une  illusion  !  C'est  une  invention  dont  le  démon  s'est  servy, 
pour  apprivoiser  la  liberté,  jetter  la  chair  dans  le  libertinage^  et  exposer 
aux  railleries  des  censeurs  la  vraye  dévotion  que  Jésus-Christ  nous  a 
enseignée... 

«  Séduction,  amusement,  hypocrisie  !  »  s'écrie-t-il  ailleurs. 
L'hypocrisie,  il  la  dénonce  partout.   Dans  son  panégyrique 


LE  QUIÉTISME  EN  BOURGOGNE  ET  A  PARIS  EN  1698  57 

de  saint  Louis,  il  insinue  que  la  piété  du  jeune  roi  Louis  IX 
n'eut  point  «  de  son  temps  le  fâcheux  effet  d'accréditer  l'hypo- 
crisie^  ».  C'est  dire  assez  que  la  piété  du  vieux  roi  Louis  XIV 
aboutit  à  Teffet  contraire.  Mais  que  ce  spectacle  d'une  cour 
faussement  dévote  l'ait  révolté,  cela  s'explique,  devant  les 
scandales  où  le  libertinage  d'esprit  précipitait  une  partie  de 
cette  société  brillante  plus  chrétienne  à  la  surface  qu'au  fond. 
Au  contraire,  ces  reproches  adressés  par  lui  aux  sectateurs 
du  quiétisme  mystique  de  la  cour  et  de  la  ville,  au  petit  trou- 
peau choisi  de  Fénelon,  aux  familiers  de  l'hôtel  de  Beau- 
villier,  sont  un  non-sens.  Gomment  les  expliquer  ?  Je  de- 
mande qu'on  n'oublie  point  le  quiétisme  bourguignon,  celui 
dont  Bossuet,  inspirateur  de  La  Rue,  avait  eu  connaissance  si 
récemment  par  le  curé  de  Seurre.  Du  Puy  écrivait,  le  13  août, 
l'avoir  «  parfaitement  instruit  du  progrès  de  cette  secte  », 
et,  le  18  août,  deux  jours  avant  le  panégyrique  de  La  Rue, 
il  avait  dû  le  revoir  à  Versailles.  11  y  a  des  synchronismes 
tout  aussi  éloquents  que  les  allusions  ou  les  invectives. 

Mais  y  a-t-il  seulement  des  synchronismes  ?  Outre  les 
allusions  du  jour  n'en  peut-on  pas  apercevoir  de  rétrospec- 
tives ?  Et  n'est-il  pas  possible  de  retrouver  dans  cette  tirade 
contre  les  courtisans  la  peinture  qui,  à  Versailles,  avait  fait 
tourner  tous  les  regards  vers  Beauvillier  ?  La  Rue  croit  peu 
au  désintéressement  parfait  chez  des  gens  si  haut  placés,  et, 
méchamment,  il  doute  que  leur  renoncement  à  l'espérance  de 
la  béatitude  céleste  soit  bien  sincère,  quand  il  les  voit  en 
posture  si  avantageuse  à  la  cour.  Le  renoncement  prescrit 
par  l'Evangile  et  pratiqué  par  saint  Bernard,  c'est  le  renon- 
cement ce  à  soy-mesme,  aux  honneurs  et  aux  commodités  de 
la  vie  ».  Les  quiétistes  courtisans  ont  changé  tout  cela. 

Car  à  considérer  la  conduite  de  tous  ces  gens-là,  quel  est  le  renon- 
cement et  la  désapropriation  qu'on  y  trouve  ?  Que  leur  en  coûte-t-il, 
pour  arriver  à  cette  heureuse  indifférence  où  consiste,  selon  eux,  Testât 
de  perfection?  Ils  se  disent  indifférents  sur  les  plus  grands  biens  du 
ciel  ;  mais  le  sont-ils  sur  les  biens  et  les  honneurs  du  siècle  ?  Ils  sont 
si  tranquilles,  disent-ils,  sur  le  terrible  jugement  de  Dieu?  Le  sont-ils 
sur  le  jugement  du  monde  ? 

A  quoy  bon  toutes  ces  intrigues,  ces  cabales,  ces  tours  de  souplesse 
à  la  Cour,  toutes  ces  manières  insinuantes  auprès  des  grands,  pour  se 

1.  La  Rue,  Panégyriques,  t.  I*"*,  p.  140. 


58  AUTOUR  DE  BOSSUET 

pousser  où  ils  ne  sont  pas,  pour  se  maintenir  où  ils  sont  ?  Est-ce  là 
agir  uniquement  pour  l'amour  de  Dieu,  et  l'homme  n'y  a-t-il  point  de 
part?  Ils  sacrifient  l'intérest  de  leur  salut;  sacrifient-ils  ainsi  Tintérest 
de  la  fortune  et  de  l'honneur  ? 

Je  pourrais  multiplier  les  citations.  La  Rue  ne  se  lasse  pas 
de  ces  ripostes  ;  soit  qu'il  traite  la  question  des  vertus  dis- 
tinctes^ soit  qu'il  s'empare  de  certains  textes  de  saint  Bernard, 
objectés  par  les  quiétistes  à  leurs  adversaires.  Bernard  a 
dit  :  Parus  amor  mercenarius  non  est  ;  de  spe  vires  non 
sumit.  Qu'est-ce  donc  que  cet  intérêt,  qu'on  peut  sacrifier 
sans  scrupule  à  l'amour  de  Dieu  ?  s'écrie  l'orateur.  «  C'est 
tout  intérest  de  terrestres  et  de  temporels  plaisirs,  honneurs, 
consolations,  joye  intérieure,  joyes  mesme  du  ciel  consi- 
dérées séparément  et  sans  la  possession  essentielle  du 
ciel.  » 

Aujourd'hui  encore  la  critique  a  fait  malignement  remar- 
quer que  Fénelon,  archevêque-duc  de  Cambrai  et  prince  du 
Saint-Empire,  déjà  entrevu  par  l'opinion  comme  premier 
ministre  du  duc  de  Bourgogne,  avait  des  airs  moins  désin- 
téressés que  Bossuet,  resté  sans  grandes  relations  politiques, 
sans  espérance  d'arriver  au  pouvoir,  et  réduit  à  faire  des 
dettes  dans  son  petit  évêché  de  Meaux  \  A  quoi  l'on  pour- 
rait répondre,  il  est  vrai,  que  Bossuet,  nommé  conseiller 
d'État  le  29  juin  1697,  avait  pris  place  au  Conseil  le  3  juillet, 
et  qu'il  assistait  régulièrement  aux  séances;  que,  quatre 
mois  après,  il  obtenait,  sur  sa  propre  demande,  la  charge  de 
premier  aumônier  de  la  duchesse  de  Bourgogne,  comme  il 
l'avait  été  de  la  précédente  dauphine,  en  sorte  qu'un  quié- 
tiste  aurait  pu  sourire  de  cette  phrase  de  l'évêque  de  Meaux, 
à  propos  de  ces  démarches  :  «  Dieu  sait  ce  qu'il  veut,  et 
pour  moiye  suis  bien  près  de  l'indifférence'^.  » 

Rêves  de  domination,  art  de  ménager  sa  fortune,  ambition 
secrète  ou  publique,  La  Rue  y  insiste  trop,  pour  qu'on  ne 
sente  point  qui  il  vise  dans  ses  tableaux  de  la  cour.  Il 
s'adresse  cependant  jusqu'ici  plutôt  aux  suivants  qu'aux 
chefs,  plutôt  aux  troupeaux  qu'aux  pasteurs.  En  la  seconde 

1.  Pour  le  développement  de  cette  considération,  voir  Rébelliau,  Bossuet^ 
p.  168. 

2.  Druon,  Bossuet  à  Meaux,  p.  198. 


LE  QUIETISME  EN  BOURGOGNE  ET  A  PARIS  EN  1693  59 

partie  de  son  discours  il  fait  entrer  en  scène  les  deux  prélats 
et  tout  s'efface  devant  eux. 

La  mise  en  scène  est  une  allégorie  aux  voiles  diaphanes. 
Saint  Bernard  nous  y  est  montré  incapable  de  se  laisser 
arrêter  par  les  quatre  obstacles  qui  étaient  bien  ceux  aux- 
quels se  heurtait  M.  de  Meaux  dans  sa  lutte  contre  M.  de  Gam  - 
brai  :  éclat  de  la  dignité  et  rang  des  personnes  (lisez  : 
Messire  François  de  Salignac  Fénelon,  archevêque  de  Cam- 
bray,  précepteur  de  Messeigneurs  les  ducs  de  Bourgogne, 
d'Anjou  et  deBerry);  violence  des  puissances^;  complai- 
sance et  amitié;  vaines  subtilités  de  la  science  et  de  l'erreur. 

La  lutte  de  Bernard  contre  les  abbés  de  Saint-Denis  et  de 
Cluny,  alors  que  l'un  se  nommait  Suger  et  l'autre  Pierre 
le  Vénérable  2,  a  fourni  au  P.  de  La  Rue  matière  aux  déve- 
loppements qui  devaient  le  plus  attrister  Fénelon,  pensons- 
nous,  mais  qui  semblent  aussi  le  plus  directement  suggérés 
par  l'illustre  collaborateur  de  Germiny. 

Peut-estre  Bernard  s'atteiidrit-il  à  la  veue  de  l'amitié  ?  Non,  non, 
chrestiens...  il  avoit  des  amis  en  plusieurs  en<Jroits...  Tout  soumis  qu'il 
étoit  à  ses  amis,  il  ne  laissa  pas  de  les  entreprendre  tous  deux,  son 
amitié  n'estoit  pas  si  grande  qu'elle  lui  fit  préférer  leurs  plaisirs  aux 
intérêts  de  Jésus-Christ. 

Les  droits  de  l'amitié  méconnus  ou  sacrifiés,  n'était-ce  pas 
un  des  griefs  les  plus  vifs  de  Fénelon  contre  Bossuet,  de 
l'ancien  petit  abbé,  directeur  des  Nouvelles  catholiques^ 
contre  son  protecteur  d'alors,  ce  M.  de  Meaux  qui  lui  avait 
en  ces  temps  lointains  inspiré  une  réfutation  de  Malebranche, 
comme  aujourd'hui  il  excitait  La  Rue  contre  lui  ;  contre  le 
prélat  consécrateur  de  son  ordination  épiscopale^,  à  qui,  la 
veille  encore,  il  écrivait  dans  sa  Réponse  : 

1.  «  De  grands  corps,  de  grandes  puissances  s'émeuvent»,  avait  dit  Bos- 
suet. Fénelon  répondra  :  «  Où  sont-ils,  ces  grands  corps',  où  sont  ces  grandes 
puissances  dont  la  faveur  me  soutient  contre  la  vérité  manifeste?  Ce  prélat 
veut  trouver  des  cabales^  des  factions,  des  grands  corps  qui  soutiennent 
l'impiété  du  quétisme.  »  (Fénelon,  Réponse  à  la  Relation,  conclusion.  ) 

2.  Voir  la  Vie  de  saint  Bernard,  par  M.  l'abbé  Vacandard.  Paris,  Le- 
coffre,  1895.  In-8,  t.  I,  p.  100  sqq.,  et  175  sqq.  L'auteur  estime  avec  raison, 
à  propos  des  attaques  de  saint  Bernard  contre  ces  deux  grands  moines,  que 
«  quand  il  s'agit  de  faire  le  bien,  l'épigramme  est  toujours  de  trop  ». 

3.  Mémorable  cérémonie,  dont  le  prélat  consécrateur  avait  écrit  du  prélat 


m  AUTOUR  DE  BOSSUET 

Ce  qui  fait  ma  consolation,  c'est  que  pendant  tant  d^années  où  vous 
m'avez  vu  de  si  près  tous  les  jours,  vous  n'avez  jamais  eu  à  mon  égard 
rien  d'approchant  de  l'idée  que  vous  voulez  aujourd'hui  donner  de  moi 
aux  autres.  Je  suis  ce  cher  ami,  cet  ami  de  toute  la  vie  que  vous  portiez 
dans  vos  entrailles.  Même  après  l'impression  de  mon  livre,  vous  hono- 
riez ma  piété  ;  je  ne  fais  que  répéter  vos  paroles  dans  ce  pressant 
besoin.  Vous  aviez  cru  devoir  conserver  en  de  si  bonnes  mains  le 
dépôt  important  de  l'instruction  des  princes  ;  vous  applaudîtes  au 
choix  de  ma  personne  pour  l'archevêché  de  Cambrai.  Vous  m'écriviez 
encore  après  ce  temps-là  en  ces  termes  :  Je  vous  suis  uni  dans  le  fond 
du  cœur,  avec  le  respect  et  l'inclination  que  Dieu  sait.  Je  crois  pour- 
tant ressentir  encore  je  ne  sais  quoi  qui  nous  sépare  un  peu. 

Rappelons-nous  que  la  Relation  sur  le  quiétisme,  par 
laquelle  i'évêque  de  Meaux  venait  de  faire  descendre  le 
débat  des  cimes  sereines  de  la  spéculation  sur  le  terrain 
inférieur  des  querelles  personnelles  et  des  procédés  réci- 
proques, avait  paru  au  milieu  de  juin  ;  que  la  Réponse  de 
l'archevêque  de  Cambrai  avait  été  distribuée  à  Paris,  d'après 
notre  lettre  du  curé  Du  Puy,  au  commencement  de  septembre, 
et  que  six  jours  seulement  après  le  discours  de  La  Rue,  elle 
était  envoyée  à  Rome.  On  était  donc  en  pleine  effervescence 
de  la  controverse  que  nous  appellerons  la  controverse  sur 
V amitié.  Le  public  ne  pouvait  point  ne  pas  s'en  entretenir, 
la  Relation  de  Bossuet  et  la  Réponse  de  Fénelon  étant  leurs 
chefs-d'œuvre  de  polémique.  De  là  toute  la  portée  de  ces 
paroles  prononcées  par  La  Rue  : 

Quel  estoit  alors  le  bruit  commun  du  monde  malin  ?  Quoy,  des  amis, 
disoit-on,  faisant  tous  deux  profession  de  vertu  et  de  cliarité,  traitter 
ainsy  leur  tendre  amy,  quel  procédé,  quelle  injustice  !  Mais  Bernard 
ne  bornoit  point  son  zèle  aux  vaines  censures  de  ce  monde  aveugle. 
Ah  !  s'escrioit-il,  ce  saint  serviteur  de  Dieu  :  Point  d'amitié'  sans 
vérité  !  A  cet  exemple,  instruisez-vous  hommes  du  monde...  la 
vérité,  la  sincérité,  la  bonne  foy  sont  les  uniques  liens  légitimes  de 
l'amitié.  Qu'ils  se  trouvent  entre  vous.  Que  si,  en  disant^  comme  Ber- 
nard, sincèrement  la  vérité  à  vos  amis,  il  en  arrive  du  scandale  dans 
le  monde  malin,  il  faut  plutost  le  souffrir  que  d'abandonner  le  party 
de  la  vérité  !  Melius  est^  ut  oriatur  scandalum,  quam  ut  veritas 
relinquatur. 

Les  amateurs  d'allusions  étaient  clairement  invités  à  se 
reporter  par  la  pensée  au  temps  de  la  conférence  de  Yer- 

consacré  :  «  J'étois,  dans  le  cœur,  je  l'oserai  dire,  plus  à  ses  genoux  que  lui 
aux  miens.  » 


LE  QUIÉTISME  EN  BOURGOGNE  ET  A  PARIS  EN  1698  61 

sailles,  dans  l'appartement  de  l'abbé  de  Fénelon,  en  1694, 
quand  Bossuet  y  entrait  «  plein  de  confiance  qu'en  lui  mon- 
trant sur  les  livres  de  Madame  Guyon  toutes  ses  erreurs  et 
tous  ses  excès,  il  conviendroitavec  lui  qu'elle  étoittrompée  »  ; 
puis  au  temps  des  conférences  d'issy,  où  l'on  agissait  «  en 
simplicité,  comme  on  fait  entre  des  amis,  sans  prendre  aucun 
avantage  les  uns  sur  les  autres  »  ;  la  nomination  môme  de 
Fénelon  à  l'archevêché  de  Cambrai  n'avait  pas  changé  les 
dispositions  de  Bossuet,  qui  travaillait  «  à  ramener  un 
ami  ». 

Mais  le  Bernard  des  temps  anciens  ne  s'était  pas  laissé 
toucher  «  par  les  raisons  de  la  complaisance  et  de  l'amitié  la 
plus  tendre  ».  Voyons-le  maintenant,  d'après  La  Rue,  non 
moins  pressant  contre  les  «  subtilitez  de  la  science  »  et  ne 
pactisant  pas  davantage  avec  ceux  qui,  «  pour  vouloir  trop 
rafiner»,  en  viennent  à  altérer  la  véritable  doctrine  du  Christ. 

C'est  dire  que  nous  sommes  arrivés  au  point  culminant 
du  discours.  Voici  le  portrait  d'Abélard. 

Aballard  (sic)  plus  subtil  que  les  autres  par  ses  rafinements,  semoit 
de  tous  costez  ses  erreurs  ;  partout  il  dispersoit  ses  nouveautez  sur  le 
mistere  de  la  très  sainte  Trinité,  et  le  nombre  de  ses  disciples  augraen- 
toit  de  jour  en  jour.  Bernard,  touché  de  ce  désordre,  ne  crut  pas 
devoir  garder  sur  ses  nouveautez  un  plus  long  silence  ;  il  s'adressa  à 
luy-mesme  et  tâcha  de  le  ramener  dans  le  droit  chemin  par  des  advis 
charitables  et  de  salutaires  remontrances. 

Qu'on  se  rappelle  encore  les  conférences  d'issy,  Bossuet 
priant  Fénelon  de  lui  faire  des  extraits  dans  les  auteurs 
mystiques  et  lui  prdposatit  les  Trente-quatre  articles,  lui 
remettant  ensuite  le  manuscrit  de  son  explication  entre  les 
mains,  pour  l'examiner. 

Le  novateur,  continue  La  Rue,  promit  bientôt  qu'il  en  demeureroit 
là,  jusqu'à  ce  qu'il  s'en  fût  éclairci;  mais  on  recommança  bientost.à  les 
semer  (ses  erreurs).  On  pretendoit  que  Bernard  outroit  le  sens  des 
propositions  d'Aballard,  qu^il  en  tiroit  mesme  des  conséquences 
désavouées  par  l'auteur  ^ 

Et  les  amateurs  d'allusions  se  rappelaient  Fénelon  qui, 
après  avoir  souscrit  les  Trente-quatre  articles  d'issy,  écri- 

1.  Voir  toute  la  section  viii«  de  la  Relation  de  Bossuet,  intitulée  :  Sur  les 
voies  de  douceur^  et  les  conférences  amiables. 


62  AUTOUR  DE  BOSSUET 

V  ait  ses  Maximes  des  saints,  ce  commentaire  où  il  s'écartait 
de  la  doctrine  acceptée  par  lui,  et  surtout  qui  ne  cessait 
de  protester  contre  des  conséquences  qu'il  n'avait  pas  vou- 
lues. On  n'en  finirait  point  à  rapprocher  les  allusions  des 
faits  et  des  dires.  Mais  sont-ce  vraiment  des  allusions  ou  des 
attaques  directes,  que  des  passages  aussi  clairs  ?  Abélard  y 
figure-t-il  encore  pour  autre  chose  que  pour  donner  le 
change  à  ceux  qui  veulent  le  prendre? Ecoutons  La  Rue. 

Y  a-t-il  donc  rien  de  plus  vain,  rien  de  plus  superbe,  rien  de  plus 
hypocrite  que  ces  sortes  de  nouveautez,  quand  il  s'agit  des  choses  de 
la  foy?  Tout  est  simple,  tout  est  pur,  et  cependant  icy  on  se  rit  des 
simples,  on  se  rit  des  questions  que  Dieu  luy-mesme  a  establies  et 
confirmées  ;  on  en  veut  establir  d'autres  dans  le  christianisme  qui  sont 
sy  sublimes  et  relevées  que  personne  ne  puisse  les  comprendre,  sy 
obscures  et  sy  ambiguës  qu'on  ne  puisse  les  entendre;  on  veut  enfin, 
par  ces  fades  nouveautez,  donner  à  la  perfection  de  la  religion  un  autre 
fondement  que  celui  que  Jésus-Christ  en  a  posé  ;  on  parle  des  vices  et 
des  vertus  tout  autrement  que  la  moralle  de  l'Evangile,  et  on  traittera 
tout  cela  de  voyes  parfaittes^  de  révélations,  de  ravissemens,  d'union 
intime?  Illusions,  fantôme;  ce  ne  sont  pas  mesmes  de  simples  inutili- 
tés, ny  des  effets  de  la  seule  vanité.  Il  y  a  quelque  chose  de  pire  que 
tout  cela. 

Le  quiétisme  de  Mme  Guyon,  plus  mystique  que  celui  de 
Fénelon,  pourrait  paraître  visé  ici;  mais,  plus  loin,  on  ne 
saurait  apercevoir  un  autre  personnage  que  l'archevêque  de 
Cambrai.  La  Rue,  revenant  en  effet  au  scandale  causé  par 
cette  lutte  ouverte  qui  ébranlait  l'Eglise  et  s'étendait  jusqu'à 
Rome,  ne  craint  pas  de  rapporter  ce  qui  se  disait  contre 
Tévéque  de  Meaux  : 

Quel  estoit,  à  la  veue  de  tout  cela,  le  jugement  des  gens  du  monde? 
On  se  scandalise  de  voir  des  gens  de  bien  divisés  de  sentimens  : 
a  Quoy,  disent-ils,  avoir  si  peu  de  considération  pour  la  personne  et 
pour  le  rang;  pousser  les  choses  jusqu'à  tel  excès,  et  entreprendre  un 
grand  homme  (Abélard),  sçavant  d'ailleurs,  pour  des  minuties,  pour 
quelques  termes  équivoques  !  On  alla  bien  plus  loing  contre  le  zèle  de 
Bernard.  On  dit  que  Bernard  estoit  d^un  esprit  altier,  superbe,  enteste\ 
turbulant  et  ambitieux,  qui  n  estoit  pas  sans  dispute  parce  qu'il  n  estoit 
point  sans  jalousie.  G'estoit  ainsi  qu'on  en  escrivit  à  Rome  et  de  tous 
costés.  G'estoit  ainsy  qu'on  sema  des  escripts  et  des  libelles  que  nous 
voyons  enclore  dans  les  Hures  de  son  temps. 

La  Rue  aurait  pu  tout  aussi  bien  dire  «  que  nous  avons  entre 


LE  QUIÉTISME  EN  BOURGOGNE  ET  A  PARIS  EN  16Ç8  63 

les  mains  »  et  nommer  par  leurs  titres  les  Lettres,  Réponses, 
Instructions  pastorales  de  Fénelon,  plus  enjeu  ici  qu'Abélard. 

On  sait  que  l'archevêque  de  Cambrai  se  réclamait  beau- 
coup de  la  doctrine  de  saint  François  de  Sales  et  aussi  de 
sainte  Thérèse.  Le  livre  des  Maximes  des  saints  prétend 
dériver  d'ouvrages  ayant  pour  auteurs  des  saints  canonisés, 
et  notamment  du  Traité  de  V amour  de  Dieu^.  Ici,  La 
Rue,  qui  décidément  a  perdu  de  vue  l'Abélard  du  douzième 
siècle,  traite  la  question  sans  allusion  :  «  Pour  vous,  chers 
auditeurs,  dit-il,  estes-vous  contens  d'estre  saints  ?Peut-estre 
le  voulez-vous  estre  comme  les  Thérèze  et  les  François  de 
Salles.  Soyez-le,  j'y  consens;  mais  sçachez  qu'ils  n'ont  pas 
estez  plus  saints  que  Bernard.  » 

Le  prédicateur  eût  été  étrange,  vraiment,  de  ne  pas  per- 
mettre d'imiter  sainte  Thérèse  et  saint  François  de  Sales,  lui 
qui  avait  ailleurs  prononcé  leur  panégyrique  et  fait  l'éloge 
de  leur  spiritualité.  Cependant,  le  public  dut  se  divertir  de 
le  voir  accorder  ainsi,  comme  une  concession  nécessaire,  ce 
qu'il  avait  pourtant  jadis  recommandé  en  d'autres  termes. 
François  de  Sales  avait  été  présenté  par  lui  comme  un 
((  homme  incomparable  )>,  donnant  le  modèle  de  l'ancienne 
piété  dans  sa  personne,  en  traçant  les  préceptes  dans  ses 
écrits.  «  Nous  les  avons  sous  les  yeux,  s'écriait-il  ;  consultez- 
les,  lisez-les  ;  lisez,  dis-je,  ses  Lettres,  ses  Traitez^  et  en  par- 
ticulier l'instruction  adressée  sous  le  nom  de  Philothée  ^.wll 
est  vrai  que  ce  jour-là,  —  c'était  l'année  précédente,  29  jan- 
vier 1697,  —  il  parlait  devant  la  duchesse  de  Bourgogne, 
Marie-Adélaïde  de  Savoie,  compatriote  du  saint  docteur. 

Mais  il  n'avait  pas  été  plus  ménager  d'éloges  dans  son 
panégyrique  de  sainte  Thérèse,  cette  épouse  aimée  du  Christ 
d'un  amour  prévenant,  jaloux  et  libéral.  «  Comment  expli- 
quer les  ravissements,  les  transports,  les  vols  de  l'esprit  au- 
dessus  des  choses  créées  et  jusqu'au  trône  de  Dieu?  Quels 
mystères!    Quel  langage!...   Si  Thérèse,   moins   timide  en 


1.  Saint  François  de  Sales  n'a  pas  été  exempt  de  contradiction;  et  les 
critiques  n'ont  point  seû  connoître  combien  il  joint  une  théologie  exacte  et 
précise,  avec  une  lumière  de  grâce  qui  est  très  éminente.  (Fénelon,  Maxi- 
mes des  saillis^  Avertissement  et  passim.  ) 

2.  La  Rue,  Panégyriques,  t.  I.  p.  78. 


64  AUTOUR  DE  BOSSUET 

quelque  sorte  que  saint  Paul,  a  osé  mettre  sur  le  papier  les 
faveurs  singulières  dont  Dieu  l'avait  honorée,  ne  Taccusons 
point  de  témérité  ^  ))  C'est  à  peu  près  le  contraire  de  ce  que 
le  même  P.  de  La  Rue  déclarait  tout  à  l'heure  à  propos  d'Abé- 
lard,  en  s'appuyant  sur  saint  Bernard.  «  Il  ne  permettait 
pas  alors  de  venir  dire  qu'on  est  monté  jusqu'au  ciel,  pour 
avoir  plus  de  droit,  reuenans  d'une  haute  contemplation,  de 
nous  débiter,  avec  des  termes  obscurs  et  ambigus,  des 
choses  ineffables  et  qu'il  n'est  pas  permis  à  Vhomme  de 
révéler.  y> 

Il  paraîtrait  que  le  public  s'amusa  beaucoup  de  la  contra- 
diction. On  en  dut  rire  jusqu'à  Rome.  Plus  heureux,  en  effet, 
que  le  curé  Du  Puy,  l'abbé  Bossuet  était  parvenu  à  se  pro- 
curer le  texte  du  panégyrique  de  saint  Bernard.  Le  vendredi 
24  octobre,  raconte  l'abbé  Phelippeaux,  le  neveu  de  M.  de 
Meaux  s'était  rendu  à  Frascati,  auprès  du  cardinal  de  Bouil- 
lon ;  «  l'abbé  Bossuet  avait  porté  la  copie  du  sermon  du  Père 
La  Rue.  L'abbé  Bertet,  ecclésiastique  du  cardinal,  en  fit  la 
lecture  aux  Pères  Charonier  et  Sardi,  qui  entrèrent  dans  un 
tel  emportement  qu'ils  scandalisèrent  toute  la  compagnie. 
Le  comte  Fantagousti,  favori  du  Cardinal,  qui  était  présent, 
ne  put  s'empêcher  de  me  le  redire.  »  Sans  doute,  quelqu'un 
des  auditeurs  rappela,  dans  la  suite,  que  le  Père  de  La  Rue 
avait  tenu  un  autre  langage  dans  son  éloge  de  sainte  Thé- 
rèse. En  effet,  un  mois  après,  l'abbé  Bossuet  demandait  à  son 
oncle  ce  panégyrique  de  l'illustre  carmélite,  si  différent  de 
celui  du  saint  cistercien.  «  Je  ne  puis  vous  envoyer  la  Sainte 
Thérèse  du  Père  de  La  Rue,  lui  répondit  l'évêque  de  Meaux. 
Voici  les  extraits  qu'on  m'en  communiqua  dans  le  temps  2.  » 

Indulgent  envers  saint  François  de  Sales  et  sainte  Thé- 
rèse, La  Rue,  en  terminant,  se  montra  plus  condescendant 
encore  envers  les  quiétistes.  Dans  une  longue  péroraison, 
il  commence  par  les  écraser  sous  sa  logique,  et  finit  par  au- 
toriser ses  auditeurs  à  ne  les  point  trop  maltraiter.  Ne  pas  les 
confondre  avec  les  hypocrites,  ne  pas  douter  de  la  droiture 
de  leur  cœur,  et  enfin  «  ne  les  mesler  pas  avec  les  héréti"- 

1.  La  Rue,  Panégyriques,  t.  I,  p.  337-339. 

2.  Bossuet  à  son  neveu,  24  novembre  1698. 


LE  QUIÉTISME  BN  BOURGOGNE  ET  A  PARIS  EN  1698  65 

ques  »  ;  telle  est  la  conduite  charitable  qu'il  recommande  à 
leur  égard.  On  tâchera  seulement  de  leur  «  faire  rectifier 
leurs  paroles  »  et  de  s'opposer  à  leurs  principes  d'où  l'on 
peut  inférer  des  conséquences  pernicieuses. 

En  refusant  de  noter  à' hérésie  les  propositions  des  Maximes 
des  saints^  La  Rue  devançait  le  Saint-Office  qui,  lui  aussi, 
nous  l'avons  dit,  n'alla  point  jusque  là.  Mais  le  public  a  peu 
le  sentiment  de  ces  nuances.  11  n'avait  retenu  du  sermon  que 
la  charge  à  fond  contre  ces  subtils  qui  changeaient  la  nature 
de  toutes  les  vertus  et  de  la  plus  grande  de  toutes,  la  charité. 
Que  pouvait-il  y  avoir  de  moins  orthodoxe  que  pareille  doc- 
trine? Depuis  la  Fronde,  tout  à  Paris  finissait  par  des  chan- 
sons. On  rima  ce  couplet  sur  le  sermon  des  Feuillants  : 

La  Rue  a  fait  dans  son  panégyrique 
De  deux  prélats,  un  saint,  l'autre  hérétique. 
Mais, 
Si  le  pape  s'explique, 
L'on  ne  le  croira  jamais  *. 

Fénelon  le  prit  sur  un  tout  autre  ton.  Sans  regarder  à  sa 
personne,  il  entendait  ne  pas  se  laisser  flétri»,  pour  l'honneur 
de  son  ministère  et  de  sa  charge  pastorale.  Lorsque  la  nou- 
velle du  panégyrique  du  P.  de  La  Rue,  inspiré  par  Bossuet  et 
prêché  en  sa  présence,  lui  parvint  de  Paris  à  Cambrai,  il 
exhala  sa  douleur  en  quelques  lignes  à  son  agent  de  Rome. 
Ce  cri  du  cœur  avait  passé  jusqu'ici  trop  inaperçu,  faute  de 
bien  connaître,  et  l'incident,  et  le  texte  du  discours.  «  Je  vous 
envoie,  écrit-il  à  l'abbé  de  Ghanterac,  deux  lettres  venues  de 
Paris,  qui  vous  marqueront  ce  qui  s'y  passe,  et  qui  font  voir 
le  procédé  de  mes  parties.  Celui  de  M.  de  Meaux  pour  le 
P.  de  La  Rue  est  horrible'^,  » 

Fénelon  traité  par  Bossuet  de  «  Montan  de  cette  Priscille  », 
n'avait  point  proféré  de  plainte  plus  amère.  Que  dira-t-il 
donc  en  apprenant  ce  qui  est  arrivé  en  Bourgogne  ? 


Henri    CHEROT,    S.  J. 

{A  suivre,) 

1.  Léonard.  Notice  citée. 

2.  Fénelon  à  l'abbé  de  Ghanterac,  13  septembre  1698. 

LXXXVL  —  5 


ENCORE  LA  QUESTION  DU  SALAIRE 

A  PROPOS  D'UN  LIVRE  RÉGENT  ^ 


M.  le  chanoine  Pottier  ne  s'est  pas  proposé  d'écrire  un 
traité  complet  de  droit  naturel,  il  a  voulu  donner  une  base 
théologique  et  juridique  aux  doctrines  chères  à  Técole  sociale 
de  Liège,  dont  il  est  le  chef  incontesté.  De  là,  la  disproportion 
entre  les  trois  parties  de  son  livre.  Les  deux  premières  dis- 
sertations :  De  notione  et  definitione  juris ;  De  notione  et 
dwisione  justitiœ^  peuvent  être  considérées  comme  une  intro- 
duction résumant  les  principes  généraux.  Tout  l'intérêt  se 
concentre  sur  la  troisième,  qui  remplit  à  elle  seule  presque 
les  deux  tiers  de  l'ouvrage,  et  principalement  sur  la  deuxième 
section  :  De  applicatione  justitiœ  legalis  seu  socialis^  juxta 
Leonis  XIII  epistolam  encyclicam  aRerum  novarumy). 

L'auteur  se  place  sous  le  patronage  des  deux  autorités  les 
plus  hautes  en  la  matière  :  saint  Thomas,  dans  sa  Somme 
théologique  et  divers  autres  traités;  le  Souverain  Pontife 
Léon  XIII,  dans  l'encyclique  De  conditione  opificum.  Il  les 
cite  compendieusement,  leur  donnant  plusieurs  fois  pour 
commentateurs  les  théologiens  de  la  meilleure  marque,  Sua- 
rez,  Lugo,  Molina,  ReifTenstuel^  ce  dernier  plutôt  pour  le  com- 
battre. Il  ne  pouvait  choisir  de  guides  plus  sûrs;  mais  on 
peut  émettre  des  doutes  sur  la  rigueur  de  ses  déductions,  en- 
core qu'il  les  propose  sous  la  forme  syllogistique  et  sur  l'exac- 
titude des  conclusions  qu'il  prétend  couvrir  de  leur  autorité. 

Avant  de  relever  ce  qui  nous  a  paru  nouveau  et  hasardeux 
dans  certaines  théories  du  livre  de  M.  Pottier,  où  Ton  peut 
voir  un  manifeste  de  l'école  dont  le  vénérable  chanoine  est 
le  maître  le  plus  écouté^,  nous  voulons  dire  les  mérites  sé- 

1.  De  Justitia  et  Jure.  Dissertationes  de  notione  generali  Juris  et  Justitiœ 
et  de  Justitia  legali,  auctore  A.  Pottier,  professore  theologiae  moralis  in  se- 
minario  Leodiensi.  In-8,  pp.  218.  Leodii,  1900. 

2.  Il  est  qualifié  de  Docteur  de  la  Démocratie  chrétienne,  dans  la  Revue 
qui  porte  ce  titre. 


ENCORE  LA  QUESTION  DU  SALAIRE  67 

rieux  de  son  ouvrage.  L'ordonnance  générale  est  claire,  et 
les  parties  sont  bien  coordonnées  en  vue  du  but  que  poursuit 
l'auteur.  La  division  en  chapitres  et  en  articles  témoigne  d'un 
travail  mûrement  réfléchi.  Il  affecte  la  forme  syllogistique  là 
où  le  sujet  en  comporte  Temploi,  —  ce  dont  nous  le  félici- 
tons. Le  style  simple  en  rend  la  lecture  facile  i. 

I 

Dès  les  premières  pages  se  manifeste  la  tendance,  qui 
s'accentuera  de  plus  en  plus,  à  affirmer  dans  toute  sa  ri- 
gueur, le  droit  naturel  de  l'ouvrier  au  salaire  tel  qu'il  le  con- 
çoit, sans  tenir  compte  des  difficultés  que  peuvent  rencontrer 
à  le  solder,  les  employeurs,  patrons  d'industrie  ou  proprié- 
taires fonciers, —  car,  vers  la  fin  de  l'ouvrage,  M.  Pottier  ap- 
plique ses  théories  au  fermage  des  terres,  difficultés  de  la 
concurrence  étrangère,  des  régimes  douaniers,  des  chômages 
qui  naissent  causés  par  le  ralentissement  de  la  demande,  qui 
diminuent  ou  même  suspendent  le  rendement  des  machines, 
des  oscillations  du  marché  de  la  matière  première,  des  grè- 
ves qui  éclatent  subitement  chez  les  ouvriers,  au  moment  où 
une  reprise  des  affaires  rend  la  main-d'œuvre  plus  nécessaire 
et  son  offre  plus  rare,  imposant  une  augmentation  qu'il  sera 
impossible  plus  tard  de  ramener  à  un  taux  inférieur,  quand 
les  circonstances  favorables  auront  cessé.  J'ignore  comment 
se  comporte  l'industrie  dans  l'heureux  pays  de  Liège  ;  mais, 
dans  d'autres  contrées  non  moins  industrielles,  nous  voyons 
maintes  fois  ces  causes  paralyser  la  bonne  volonté  des  pa- 
trons les  plus  consciencieux  et  les  mieux  intentionnés  pour 
leurs  ouvriers.  Il  eût  été  équitable,  ce  me  semble,  d'en  tenir 
compte,  dans  un  ouvrage  qui  a  la  prétention  de  déterminer 
l'obligation  de  stricte  justice  des  employeurs  envers  les  tra- 
vailleurs. Or,  dans  cet  exposé,  qui  ne  remplit  pas  moins  de 
cent  pages,  on  cherche  en  vain  une  allusion  à  ces  faits  dont  la 

1.  Nous  sera-t-il  permis  d'exprimer  le  regret  que,  au  contact  de  la  magni- 
fique latinité  de  Léon  XIII,  l'auteur  n'ait  pas  donné  plus  d'élégance  à  son 
style.  On  y  sent  trop  fréquemment  le  décalque  des  expressions  françaises  ; 
il  s'y  est  même  glissé  des  irrégularités  dans  la  construction.  Vétilles  !  qu'on 
nous  pardonne  un  petit  faible  pour  la  correction  de  la  langue  ecclésiastique. 


68  ENCORE  LA  QUESTION  DU  SALAIRE 

considération  s'impose  à  quiconque  assume  la  tâche  de  diri- 
mer  le  conflit  entre  l'ouvrier  qui  donne  son  travail  et  l'em- 
ployeur qui  l'utilise. 

Le  théoricien  s'est  enfermé  dans  l'hypothèse  que  le  rende- 
ment de  l'entreprise  apporte  nécessairement  des  bénéfices 
invariables,  sans  qu'il  y  ait  jamais  à  partager,  entre  les  par- 
ties prenantes,  une  diminution  qui  impose  des  sacrifices  à 
l'une  et  à  l'autre.  On  dirait  que  les  patrons  entassent  régu- 
lièrement des  plus-values,  fruit  de  la  cupidité,  frustrant  le 
pauvre  du  salaire  qui  lui  revient  légitimement.  Il  va  jusqu'à 
supposer,  chez  des  catholiques,  le  parti  pris  de  fouler  aux 
pieds  la  justice  [posthabentes  justitiam  in  re  pra^senti),  pour 
s'en  remettre  uniquement  à  la  charité,  autrement  dit  à  l'au- 
mône, de  suppléer  l'insuffisance  des  salaires  [proposuerunt 
quasi  unicum  médium  adhibendum,  charitatem  in  sensu  res- 
tricto  ad  eleemosynam  et  miser icordiam).  Il  s'échauffe  jusqu'à 
les  renvoyer  tragiquement  au  non  occides  du  commandement 
divin.  Ce  prétendu  commentaire  est-il  dans  le  ton  si  ferme 
et  si  mesuré  à  la  fois  du  document  pontifical  ? 

Or,  cette  supposition  est  contredite  par  les  constatations  des 
économistes,  qui  sont  ici  sur  leur  terrain.  La  statistique  des 
faillites  à  Paris  et  dans  l'ensemble  de  la  France  nous  révèle 
que,  sur  cent  entreprises  commerciales,  le  tiers  environ  abou- 
tissent à  la  liquidation  ou  même  à  la  faillite,  c'est-à-dire  à 
l'échec  final,  souvent  après  une  lutte  désespérée  de  plu- 
sieurs années;  un  nombre  à  peine  égal  fait  fortune,  le  reste 
végète  1.  C'est  la  spéculation,  non  l'industrie,  qui  échafaude 
ces  fortunes  qu'on  pourrait  qualifier  de  fantastiques,  faites 
de  la  ruine  des  imprudents  aventureux  et  des  confiants  dupés, 
mais  aussi  de  manœuvres  frauduleuses  et  d'agissements 
usuraires.  Les  industriels  sont  plutôt  victimes  que  complices 
de  ce  désordre,  et  ce  serait  vers  ces  forbans  de  la  Bourse 
que  devraient  se  porter  les  récriminations  et  les  efforts  des 
moralistes  qui  ont  à  cœur  de  voir  la  justice  se  rétablir  dans 

1.  On  a  souvent  parlé  des  bénéfices  scandaleux  des  exploitations  minières. 
Or,  le  rendement  moyen  pour  l'ensemble  de  la  France  est  de  4  pour  100  ;  si 
quelques  compagnies,  à  certaines  années,  ont  servi  à  leurs  actionnaires  des 
dividendes  plus  élevés  (8  pour  100  à  Anzin),  c'est  grâce  à  une  reprise  excep- 
tionnelle des  affaires,  à  la  suite  de  périodes  de  souffrance.  En  outre,  il  faut 
mettre  en  regard  celles  qui  ne  donnent  pas  un  centime  de  bénéfice. 


A  PROPOS  D'UN  LIVRE  RÉCENT  69 

les  relations  économiques.  Or,  par  une  inadvertance  qui  m'a 
toujours  paru  inexplicable,  c'est  sur  le  patron,  pris  entre  la 
spéculation. et  l'ouvrier,  que  l'on  fait  dériver  uniquement  les 
doléances  du  travail.  Que  l'ouvrier,  qui  touche  immédiate- 
ment au  patron,  s'en  prenne  de  préférence  à  celui-ci,  la  chose 
se  conçoit;  mais  que  ceux  qui  se  sont  donné  pour  mission 
de  l'instruire  et  de  le  diriger,  négligent  complètement  cette 
cause  indirecte  de  ses  souffrances,  voilà  qui  peut  sembler 
étrange.  Or,  M.  Pottier,  absorbé  par  la  préoccupation  unique 
du  salaire,  n'a  pas  songé  à  signaler,  dans  son  livre,  cette 
«  usure  dévorante,  condamnée  souvent  par  l'Eglise,  et  qui 
s'exerce  aujourd'hui  sous  une  autre  forme,  par  des  hommes 
cupides  et  insatiables  ».  Cependant,  le  Souverain  Pontife  la 
stigmatise  dès  le  début  de  sa  Lettre,  comme  une  des  causes 
du  désordre  dans  le  régime  économique.  Cette  considération 
avait  sa  place  nécessaire,  dans  un  traité  des  applications  de  la 
justice  légale  ou  sociale^  d'après  VEncyclique  de  Léon  Xlll 
(p.  165-270). 

II 

La  transformation  des  procédés  du  travail,  par  l'avènement 
de  la  grande  industrie  où  le  machinisme  substitue  le  travail 
en  commun  à  l'outil  et  au  travail  en  petit  atelier  ou  à  domi- 
cile, a  imposé  au  sort  des  travailleurs  une  modification  qui 
menace  de  déborder  de  l'industrie  manufacturière  et  de  l'in- 
dustrie agricole  jusque  dans  le  travail  agricole  De  là,  une 
perturbation  profonde  dans  la  vie  domestique.  C'est  par  mil- 
lions, que  se  comptent  les  individus,  hommes  et  femmes, 
qui,  sans  terre,  sans  toit,  sans  capital,  sans  instruments  de 
travail,  attendent  leur  subsistance  quotidienne  de  leur  la- 
beur au  service  d'autrui.  C'est  le  prolétaire  de  la  Rome  anti- 
que ressuscitant,  comme  pour  infliger  un  démenti  à  la  pré- 
tention du  progrès  industriel  d'étendre  à  tous  la  félicité,  et  de 
leur  ouvrir  l'accès  facile  aux  jouissances  matérielles,  comme 
compensation  aux  joies  futures  dont  on  a  laissé  l'espérance 
se  ruiner  chez  les  masses.  Certes,  une  telle  situation,  qui  est 
à  la  fois  la  misère  et  la  perdition  d'un  grand  nombre  d'êtres 
humains,  en  même  temps  que  la  dislocation  de  la  famille  et 
le  péril  de  la  société,  ne  pouvait  laisser  indifférent  celui  qui 


70  ENCORE  LA  QUESTION  DU  SALAIRE 

est  le  père  des  âmes,  le  dépositaire  de  l'autorité  divine,  le 
vicaire  du  Sauveur  miséricordieux,  dont  le  cœur,  à  la  vue 
des  foules  abandonnées  sans  guides  et  sans  ressources,  lais- 
sait échapper  ce  cri  :  Misereor  super  turbam.  De  là  l'inspira- 
tion de  la  mémorable  encyclique  De  la  condition  des  ouvriers^ 
dont  le  retentissement  a  été  si  profond,  même  dans  les  mi- 
lieux où  l'autorité  spirituelle  du  Pape  n'est  pas  reconnue. 

Les  relations  entre  les  différentes  classes  de  la  société 
sont  changées,  de  ce  fait  que  la  richesse  se  trouve  désormais 
en  face,  non  plus  de  la  pauvreté,  mais  à\x  paupérisme —  mal 
nouveau,  né,  comme  son  nom,  de  cette  chose  nouvelle  qui  est 
V industrialisme.  Les  règles  de  la  morale  chrétienne  et  les 
obligations  de  la  justice  naturelle  se  trouvent  modifiées  dans 
leurs  applications.  Mais  si  l'Encyclique  a  apporté  quelques 
formules  nouvelles,  elle  n'a  pas  abrogé  l'enseignement  tra- 
ditionnel de  la  théologie  catholique  etdela  justice  commune. 
Léon  XIII,  et  c'est  le  rôle  des  papes,  s'est  montré  le  Docteur 
qui  tire  du  trésor  de  sa  science  impeccable  des  enseigne- 
ments à  la  fois  «  nouveaux  et  anciens  ».  Il  a  mis  en  lumière  des 
points  jusqu'ici  restés  dans  une  demi-ombre,  parce  que  la 
nécessité  n'existait  pas  de  les  énoncer  en  pleine  évidence; 
mais  il  n'a  pas  entendu  bouleverser  la  théologie  et  le  droit. 

Après  avoir  tracé  en  termes  émus  le  tableau  de  la  situation 
malheureuse  d'un  trop  grand  nombre  de  prolétaires,  Léon  XIII 
indique  les  remèdes  :  l'enseignement  de  l'Eglise  sur  le  rôle 
et  l'emploi  de  la  richesse,  comme  aussi  sur  le  prix  du  déta- 
chement, afin  de  s'assurer  les  compensations  de  l'éternité  ;  — 
la  liberté  laissée  à  son  action,  pour  promouvoir  ces  institu- 
tions charitables,  patrimoine  des  nécessiteux,  réserves  pré- 
cieuses dans  les  temps  de  calamité,  que  sa  sollicitude  avait 
préparées  dès  les  temps  apostoliques,  aujourd'hui  dissipées 
par  l'usurpation  violente  et  entravées,  dans  leur  reconstitu- 
tion, par  toute  espèce  d'obstacles  légaux  ;  —  les  obligations  de 
l'État  qui  est  tenu  d'entourer  d'une  sollicitude  spéciale  les 
faibles  et  les  petits,  en  s'efForçant  de  diminuer  le  poids  des 
charges  publiques ,  afin  de  les  proportionner  ensuite  aux 
ressources  de  chacun  en  particulier;  —  la  probité  des  gou- 
vernants, à  qui  le  pouvoir  a  été  confié,  non  pour  leur  avan- 
tage personnel,  mais  pour  l'utilité  commune.  Auparavant, 


A  PROPOS  D'UN  LIVRE  RÉCENT  71 

le  Pontife  a  signalé,  comme  une  des  causes  principales  du 
malaise  de  la  classe  ouvrière,  la  destruction  des  anciennes 
corporations  (dont  il  a  énuméré  ailleurs  les  services),  sacs 
que  rien  leur  ait  été  substitué,  nullo  in  eorum  loco  suffecto 
prœsidio.  C'est  alors  qu'il  vient  à  la  question  qu'il  a  qualifiée 
lui-même  de  très  délicate  :  du  rôle  du  salaire. 


m 

Celui-ci  doit  être  suffisant  à  l'entretien  de  l'ouvrier  rangé, 
frugi  et  bene  moratus^  dans  la  société  telle  que  le  Pape  vient 
de  la  décrire.  N'est-ii  pas  évident,  en  effet,  qu'un  état  social 
dans  lequel  un  grand  nombre  de  membres  valides  et  sobres 
ne  pourraient  suffire  à  l'intégrité  de  leurs  besoins  que  par  la 
mendicité,  serait  défectueux,  puisque  la  Providence  a,  pour 
ainsi  dire,  délégué  le  travail  de  l'homme,  à  la  tâche  de  lui 
procurer  sa  subsistance,  in  sudore  vultus  tui  vesceris pane  ? 

Mais  si  les  autres  conditions  requises  par  le  Pontife  pour 
le  bon  ordre  social  font  défaut;  si  l'action  de  l'Église  est 
enchaînée,  pour  laisser  le  champ  libre  aux  passions;  si  une 
opposition  systématique  des  lois  et  des  gouvernements  se 
dresse  toutes  les  fois  qu'une  institution  de  bienfaisance 
morale  ou  intellectuelle  trahit  une  inspiration  religieuse  ;  si 
la  dilapidation  des  deniers  publics,  en  des  entreprises  desti- 
nées à  combattre  l'action  catholique,  nécessite  des  impôts 
exorbitants  qui  pèsent  plus  sensiblement  sur  le  peuple  ;  si  le 
droit  de  s'associer,  refusé  aux  ouvriers  pour  des  institutions 
stables,  par  une  terreur  puérile  de  la  résurrection  de  la  main- 
morte, ne  leur  est  accordé  que  pour  se  grouper  contre  ceux 
qui  les  emploient,  de  bonne  foi,  peut-on  dire  que  le  salaire, 
de  tous  les  éléments  de  prospérité  resté  seul  debout,  devra 
lui  seul  solder  tous  les  frais  d'entretien  de  la  classe  ou- 
vrière ? 

On  est  surpris  de  constater  que,  dans  cette  dissertation 
qui  remplit  plus  de  cent  pages,  il  n'est  fait  nulle  part  mention 
d'un  élément  qui  entre  nécessairement  dans  l'évaluation  du 
salaire,  \di productivité  du  travail.  Le  salaire  ne  peut  être  pris 
que  sur  la  somme  restant  disponible  après  la  vente  du  pro- 
duit, déduction  faite  du  prix  d'achat  des  matières  premières, 


72  ENCORE  LA  QUESTION  DU  SALAIRE 

de  la  rente  du  capital,  de  ramortissement  du  matériel,  à  quoi 
s'ajoute  la  rétribution  convenable  de  la  direction. 

M.  Pottier  parait  supposer  que,  partout  et  toujours,  cette 
part  disponible  de  bénéfices  est  suffisante  à  solder,  non 
seulement  ce  qui  est  le  juste  équivalent  de  son  travail,  mais 
encore  l'entretien  total  de  l'ouvrier.  Or,  l'expérience  montre 
qu'il  n'est  pas  rare  de  rencontrer  des  situations  transitoires, 
et  même  d'une  certaine  durée,  où  le  rendement  de  l'entre- 
prise ne  permet  pas  d'élever  la  rétribution  de  l'ouvrier  au- 
dessus  du  chiffre  qui  correspond  au  travail  fourni  par  lui, 
mais  n'atteint  pas  le  minimum  du  salaire  normal.  C'est  ici 
qu'intervient  la  charité  patronale, — dont  M.  Pottier  parle 
avec  une  légère  nuance  de  dédain,  —  par  sa  sollicitude  indus- 
trieuse à  laquelle  s'unit  l'épargne  de  l'ouvrier^. 

M.  Pottier  recourt  ici  à  l'intervention  de  l'État;  il  s'appuie 
sur  l'autorité  de  Léon  XIII;  mais  le  Saint-Père  est  loin  de 
partager  l'imperturbable  confiance  de  son  interprète,  a  De 
peur,  dit-il,  que  dans  ces  cas  et  d'autres  analogues,  comme 
en  ce  qui  concerne  la  journée  du  travail  et  les  soins  de  la 
santé  des  ouvriers  dans  les  mines,  les  pouvoirs  publics  n'in- 
terviennent importunément,  vu  surtout  la  variété  des  cir- 
constances, des  temps  et  des  lieux,  il  sera  préférable  qu'en 
principe  la  solution  en  soit  réservée  aux  corporations  {col- 
legia)  dont  nous  parlerons  plus  loin,  ou  que  l'on  recoure  à 
quelque  autre  moyen  de  sauvegarder  les  droits  des  ouvriers, 
même  avec  le  secours  et  l'appui  de  l'Etat,  si  la  cause  le 
réclamait.  »  Il  ne  substitue  pas  l'État  à  l'action  des  corpora- 
tions, il  ne  le  fait  intervenir  que  pour  sanctionner  leurs  déci- 
sions, en  cas  de  nécessité. 

Sans  sortir  de  la  Belgique,  M.  Pottier  aurait  pu  trouver  un 

1.  Léon  XIII  fait  expressément  appel  à  cette  prévoyance  et  à  cet  esprit 
de  renoncement  chez  l'ouvrier  :  «  L'ouvrier,  dit-il,  qui  percevra  un  salaire 
assez  fort  pour  parer  aisément  à  ses  besoins  et  à  ceux  de  sa  famille,  suivra, 
s'il  est  sage,  le  conseil  que  semble  lui  donner  la  nature  elle-même;  il  s'ap- 
pliquera à  être  parcimonieux  et  fera  en  sorte,  par  de  prudentes  épargnes, 
de  se  ménager  un  petit  superflu,  qui  lui  permette  de  parvenir,  un  jour,  à 
l'acquisition  d'un  modeste  patrimoine.  »  Ceci  évidemment  s'applique  aux 
époques  de  prospérité  et  à  l'âge  où  l'ouvrier  n'a  pas  encore  de  lourdes 
charges.  Il  ajoute  :  «  Il  importe  donc  que  les  lois  favorisent  l'esprit  de  pro- 
priété, le  réveillent  et  le  développent  autant  qu'il  est  possible  dans  les  masses 
populaires.  Ce  résultat  obtenu  serait  la  source  des  plus  précieux  avantages.» 


A  PROPOS  D'UN  LIVRE  RECENT  73 

commentaire  de  la  doctrine  de  l'Encyclique  qui  en  serre  les 
termes  de  plus  près  et  paraît  s'inspirer  plus  exactement  de 
son  esprit.  M.  Ch.  Périn,  dans  une  courte  Note  sur  le  juste 
salaire  d'après  Vencyclique  «  Rerum  novarum  »  (In-8,  pp.  8. 
Mons,  1892),  après  avoir  rappelé  comment  le  degré  de  puis- 
sance productive  du  travail  constitue  le  fait  capital  dans  la 
rémunération  du  salaire,  continue  ainsi  :  «  Incontestable- 
ment, l'encyclique  Rerum  novarum  a  sa  théorie  propre  sur 
le  juste  salaire.  Mais  cette  théorie,  en  comblant  une  lacune, 
ne  modifie  pas  les  principes  de  justice  invoqués  jusqu'ici 
dans  la  question...  Les  moyens  de  payer  à  l'ouvrier  le  salaire 
normal  peuvent  manquer  au  patron  par  l'effet  de  causes 
diverses.  L'impossibilité  peut  provenir  d'abord  des  difficultés 
qui  pèsent  sur  le  monde  du  travail  en  général.  L'impossibi- 
lité peut  provenir  aussi,  mais  pour  des  cas  particuliers,  de  la 
stérilité  relative  du  travail  de  tel  ou  tel  ouvrier  qui,  ne  four- 
nissant pas  au  patron  le  produit  normal  du  travail  pour  lequel 
il  est  employé,  ne  peut  prétendre  à  un  salaire  qui  répondrait 
au  plein  et  entier  accomplissement  de  sa  tâche.  Exiger  que, 
dans  ces  cas,  l'employeur  paie  le  salaire  normal,  ce  serait 
l'obliger  à  donner  gratuitement  du  sien  à  l'ouvrier.  Parfois 
ce  sacrifice  pourrait  être  demandé  au  patron  au  nom  de  la 
charité,  mais  il  ne  peut  jamais  lui  être  imposé  au  nom  de  la 
justice.  ))  Tel  est  le  langage  de  l'économie  chrétienne. 

IV 

Les  pages  que  M.  Pottier  consacre  à  la  famille  ouvrière,  à 
ses  droits,  à  ses  besoins,  sont  animées  d'une  vraie  flamme 
apostolique  ;  on  sent  le  cœur  du  prêtre  qui  a  saigné  au  contact 
des  souffrances  qu'il  a  vues  régner  trop  souvent  au  foyer 
domestique.  Il  s'indigne  avec  raison  contre  les  théories 
impies  qui  tendraient  à  priver  le  pauvre  des  seules  jouis- 
sances pures  que  lui  donnent  Tappui  de  sa  femme  et  la  ten- 
dresse de  ses  enfants.  Dieu  a  fait  l'homme  pour  la  famille,  et 
maudite  serait  la  société  qui,  par  son  organisation,  mettrait 
l'ouvrier  dans  la  nécessité  de  renoncer  à  ses  douceurs;  la 
patrie  elle-même  élèverait  sa  voix  contre  ceux  qui,  par 
leurs  doctrines  ou  leurs  lois,   dresseraient  une  barrière  au 


74  ENCORE  LA  QUESTION  DU  SALAIRE 

commandement  intimé  par  Dieu  lui-même  à  l'humanité  : 
Crescite  et  multiplicamini.  Ici  l'élévation  du  sentiment,  la 
chaleur  même  du  style  s'allient  à  l'exactitude  de  la  doctrine. 

Mais  du  même  coup  réapparaît  la  question  de  la  quotité  du 
salaire  dû  à  l'ouvrier  père  de  famille,  puisque  c'est  lui  qui  a 
pour  mission  d^entretenir  sa  femme  et  ses  enfants,  et  non 
rÉtat,  qui  ne  pourrait  subvenir  à  ces  dépenses  qu'en  puisant 
dans  ia  bourse  des  contribuables  de  quoi  servir  une  aumône 
forcée  dont  ne  peut  s'accommoder  la  légitime  fierté  de  l'ou- 
vrier valide.  Il  s'est  fait  beaucoup  de  bruit  autour  de  ce  taux 
familial  du  salaire  ;  les  interprétations  diverses  qui  en  ont 
été  données,  n'ont  pas  contribué  à  éclaircir  le  problème  ^ 

M.  Pottier  avoue  loyalement  que  l'Encyclique  ne  mentionne 
pas  explicitement  le  salaire  familial;  nous  sommes  heureux 
de  cette  constatation  ;  nous  pourrons  désormais  l'opposer  aux 
fatigantes  attaques  de  quelques-uns  de  ses  amis,  qui  s'obs- 
tinent à  nous  accuser  de  méconnaître  l'enseignement  ponti- 
fical, quand  nous  maintenons  que  la  théorie  du  salaire  fami- 
lial n'y  est  pas  enseignée,  mais  qu'elle  demeure  une  question 
sur  laquelle  on  peut  différer  d'avis  entre  catholiques,  sans 
sortir  de  l'orthodoxie.  11  est  vrai  qu'il  se  retrouve  bientôt  : 
Si  le  taux  familial  n'est  pas  inscrit  dans  l'Encyclique,  il  y  est 
contenu  équivalemment  comme  la  conséquence  est  renfermée 
dans  les  prémisses.  En  effet,  Léon  XIII  y  revendique  pour 
l'ouvrier  le  droit  de  devenir  chef  d'une  famille  dont  l'entre- 
tien lui  incombe  (et  non  pas  à  l'Etat)  ;  il  faut  donc  que  son 
salaire  réponde  aux  charges  de  cette  situation.  L'argumen- 
tation est  spécieuse,  néanmoins  elle  ne  nous  paraît  pas  déci- 
sive, au  point  de  vue  de  la  conclusion  juridique  que  l'on  en 
veut  tirer.  En  effet,  à  qui  persuadera-t-on  que  si  le  Souverain 
Pontife  eût  voulu  faire  prévaloir  une  doctrine  aussi  grosse  de 
conséquences,  alors  qu'il  lui  suffisait  d'ajouter  une  ligne  à  sa 
formule  de  détermination  du  salaire,  —  alendo  opifîci  frugi 
quidem  et  bene  morato^  liaud  imparem  esse  mercedem  opor- 
tere,  —  il  s'en  soit  remis  à  la  sagacité  du  lecteur  de  la  déduire 
comme  une  simple  conclusion  des  principes  posés  précé- 
demment? Il  ne  l'a  pas  exprimée,  c'est  donc  qu'il  n'a  pas 

1.  Ce  sujet  a  été  traité  en  détail,  Études,  mai  1894,  t.  LXII,  p.  147  et  suiv. 


A  PROPOS  D'UN  LIVRE  RÉCENT  75 

voulu  se  prononcer  doctrinalement  en  une  matière  délicate 
et  compliquée;  Rome,  en  présence  des  controverses  très 
vives  qui  se  sont  élevées  entre  catholiques,  a  refusé  de 
sortir  de  son  silence.  Léon  XIII  s'est  tu,  c'est  donc  qu'il  n'a 
pas  voulu  s'expliquer,  au  moins  présentement.  Peut-être 
attend-il  que  l'expérience  ait  fait  la  lumière  sur  quelques- 
uns  des  points  délicats  de  l'application;  et,  de  fait,  nous  avons 
assisté  déjà  à  des  tentatives  généreuses,  en  particulier  de  la 
part  des  compagnies  de  chemins  de  fer  et  de  grandes  exploi- 
tations industrielles,  pour  améliorer  la  situation  de  l'ouvrier 
marié  et  père  de  plusieurs  enfants.  Mais,  quant  au  principe  de 
justice  en  lui-même,  la  CiviUà  cattôlica^  bien  placée,  comme 
on  sait,  pour  interpréter  la  pensée  pontificale,  maintient  que 
«  la  question,  si  le  salaire  doit  être  suffisant  ou  non,  même 
au  soutien  de  la  famille  de  l'ouvrier,  est  encore  laissée  à  la 
merci  de  la  dispute  »  (n°  du  2  décembre  1893).  Ceci  doit  s'en- 
tendre évidemment  du  salaire  strictement  dit  et  non  des 
mesures  que  l'équité  et  la  charité  suggéreront  aux  patrons 
surtout  dont  la  situation  est  prospère.  Ici  le  champ  reste 
ouvert  aux  investigations  des  sociologues  chrétiens. 

Aussi,  le  professeur  de  Liège  nous  paraît-il  donner  congé, 
avec  une  excessive  désinvolture,  aux  anciens  théologiens,  en 
particulier  ReifFenstuel,  et,  avec  lui,  à  Molina,  Bonacina,  de 
Lugo.  II  oppose  : 

l'^  Que  ces  auteurs  écrivaient  au  milieu  de  conditions  dif- 
férentes de  celles  où  nous  vivons.  —  Il  est  vrai;  mais  si  les 
applications  ne  sont  plus  les  mêmes  aujourd'hui,  les  prin- 
cipes n'ont  pas  varié. 

2"  Que  la  lumière  a  été  faite  sur  plusieurs  points  par  l'ap- 
plication et  par  le  choc  des  controverses,  —  Celles-ci  n'ont 
guère  abouti  qu'à  faire  ressortir  les  difficultés  du  problème 
(en  quoi  elles  ont  rendu  service  à  leur  manière);  en  preuve 
les  solutions  divergentes  et  même  contradictoires  imaginées 
par  les  tenants  du  salaire  familial,  les  uns  partisans  du  salaire 
relatifs  dont  le  moindre  inconvénient  serait  de  faire  exclure 
des  ateliers  les  ouvriers  «chargés  de  famille;  d'autres  préco- 
nisant le  salaire  absolu^  qui  se  réglerait  sur  les  statistiques 
(difficiles  à  établir,  on  le  sait)  des  budgets  ouvriers,  pour  attri- 
buer une  paye  uniforme  à  tous  les  ouvriers,  quelle  que  soitleur 


76  ENCORE  LA  QUESTION  DU  SALA.IRE 

situation  domestique,  en  comptant  sur  la  prévoyance  du  jeune 
homme  sans  famille,  l'y  contraignant  au  besoin  par  des  me- 
sures légales  ;  les  autres,  enfin,  établissant  le  salaire  collectif, 
qui  taxerait  la  rétribution  de  chaque  individu  d'après  l'évalua- 
tion de  la  somme  totale  exigée  par  les  besoins  des  ouvriers 
d'une  même  profession,  ou  d'une  même  contrée,  ou  de  la  pro- 
fession dans  un  pays  déterminé,  pour  la  répartir  entre  tous  ^ 

3"*  Si  les  anciens  ont  adopté  pour  principe  que  le  salaire 
doit  correspondre  au  travail  fourni  par  l'ouvrier,  ils  ont  omis 
de  déterminer  le  taux  minimum  du  salaire  nécessaire  à  l'ou- 
vrier qui  vit  de  ses  bras.  —  Ils  s'en  sont  remis  à  \ appréciation 
commune  que  le  Saint-Père  n'a  nullement  réprouvée,  quand 
elle  satisfait  aux  conditions  naturelles  de  la  juste  rétribution. 

4^  S'il  se  rencontre  quelque  part  dans  leurs  œuvres,  des 
textes  qui  réclament  une  interprétation,  nous  n'avons  pas  à 
nous  en  mettre  en  peine,  dès  lors  que  le  Docteur  suprême, 
en  se  prononçant  formellement,  a  mis  à  néant  tous  les  raison- 
nements contraires.  —  Or,  c'est  précisément  cette  détermi- 
nation par  la  parole  du  Souverain  Pontife  qui  est  en  question. 

A  Rome,  on  n'a  pas  tranché  si  sommairement  en  ce  qui 
concerne  ces  graves  autorités.  Le  cardinal  archevêque  de 
Malines  avait  demandé  à  être  éclairé  sur  la  valeur  doctrinale 
d'un  célèbre  passage  du  cardinal  de  Lugo  relatif  au  salaire; 
il  recevait,  à  la  suite  des  réponses  au  questionnaire  dont  cette 
citation  formait  comme  un  appendice,  l'affirmation  suivante  : 
N.  B.  Doctissimus  card.  de  Lugo  in  Disputatione  citata  nihil 
habet  quod  hucusque  explanatis  contradicat,  imo  aperte  eis 
favet.  Or,  le  passage  allégué  dans  la  supplique  était  celui- 
ci  :  «  N'est  pas  toujours  injuste  le  salaire  qui  ne  suffit  pas 
pour  la  nourriture  et  le  vêtement  du  serviteur,  et,  à  bien  plus 
forte  raison,  qui  ne  lui  donne  pas  de  quoi  s'entretenir,  lui, 
sa  femme  et  ses  enfants,  parce  qu'on  ne  trouve  pas  que  ses 
services  méritent  une  aussi  forte  rétribution  ^>  » 

1.  Ces  différents  systèmes  sont  exposés  en  détail  et  discutés  dans  l'article 
auquel  nous  avons  déjà  renvoyé. 

2.  Non  semper  injustam  esse  mercedem  quae  non  sufficit  ad  victum  et 
vestitum  famuli  et  multo  minus  quia  non  possit  famulus  se  suamque  uxorem 
et  liberos  alere,  quia  non  contingit  obsequium  esse  tanta  mercede  dignum, 
etc.,  etc.  (  Tractatus  deJustitia  et  Jure,  t.  II,  D.  xxix,  S.  m,  n.  62.  )  M.  Pottier 
ne  peut  exciper  de  cette  fin  de  non  recevoir  qu'il  oppose  volontiers  aux  cita- 


A  PROPOS  D'UN  LIVRE  RECENT  77 

La  consultation  à  laquelle  se  réfère  la  note,  avait  été  provo- 
quée par  le  cardinal  archevêque  de  Malines,  à  la  veille  du 
congrès  de  septembre  1892.  L'examen  en  fut  confié  à  l'émi- 
nent  cardinal  Zigliara,  qui  mourut  peu  après  que  la  réponse 
eut  été  communiquée,  par  ordre  du  pape,  à  l'archevêque, 
«  pour  en  faire  l'usage  qu'il  jugerait  le  plus  opportun  ». 

A  la  deuxième  question,  ainsi  formulée  :  «  Le  maître  pé- 
chera-t-il,  qui  paye  le  salaire  suffisant  à  la  sustentation  d'un 
ouvrier,  mais  insuffisant  à  l'entretien  de  sa  famille,  soit  que 
celle-ci  comprenne,  avec  sa  femme,  de  nombreux  enfants, 
soit  qu'elle  ne  soit  pas  nombreuse  ?  S'il  pèche,  contre  quelle 
vertu  pèche-t-il  ?  »  On  répondait  :  «  Il  ne  péchera  pas  contre  la 
justice,  mais  il  pourra  parfois  pécher,  soit  contre  la  charité, 
soit  contre  l'équité  naturelle.  »  La  raison  était  empruntée 
à  la  solution  donnée  à  la  première  question  :  «  Par  cela 
même  qu'on  observe  l'égalité  entre  le  salaire  et  le  travail, 
on  satisfait  pleinement  aux  exigences  de  la  justice  commu- 
tative.  »  Or,  le  travail  étant  «  l'œuvre  personnelle  de  l'ou- 
vrier, et  non  de  la  famille,  ne  se  rapporte  pas  d'abord,  et 
en  soi,  à  la  famille,  mais  subsidiairement  et  accidentelle- 
ment, en  tant  que  l'ouvrier  partage  avec  les  siens  le  salaire 
qu'il  a  reçu.  De  même  donc  que  la  famille,  dans  l'espèce, 
n'ajoute  pas  au  travail,  de  même  il  n'est  pas  requis  par  la 
justice  que  l'on  doive  ajouter  au  salaire  mérité  par  le  travail 
lui-même.  Cependant  il  pourra  pécher  contre  la  charité,  et 
non  pas  généralement  et  en  soi,  mais  accidentellement,  et 
dans  certains  cas  ;  c'est  pourquoi  la  réponse  porte  parfois.  » 
La  charité  dont  il  est  ici  question  est  non  pas  la  charité  en 

lions  de  Lugo  :  que  celui-ci,  en  certains  endroits,  excuse  l'insuffisance  du 
salaire,  par  cette  raison  que  les  employés  (le  cas  est  le  même  pour  les  ser- 
viteurs et  les  ouvriers)  tiraient  par  ailleurs  d'autres  avantages  de  leur  en- 
gagement au  service  de  tel  ou  tel  personnage.  Ici  la  considération  de  la  pro- 
ductivité est  seule  visée. 

Cette  note  ne  figurait  pas  dans  les  reproductions  qui  ont  été  données  de 
la  réponse  par  la  presse  française,  en  particulier  dans  la  Science  catholique, 
A  la  suite  de  l'article  des  Études  où  nous  relevions  cette  omission,  le 
R.  P.  Eschbach,  supérieur  du  séminaire  français  à  Rome,  à  qui  était  due  la 
communication  du  document,  nous  fit  l'honneur  de  nous  écrire  qu'il  était 
entièrement  étranger  à  cette  suppression;  la  note  manquait  dans  la  copie 
qui  lui  avait  été  remise.  Nous  sommes  heureux  de  l'occasion  qui  nous  est 
fournie  de  mettre  hors  de  cause  la  responsabilité  du  vénérable  religieux  dont 
nous  n'avions  jamais  pensé  à  suspecter  la  parfaite  loyauté. 


78  ENCORE  LA  QUESTION  DU  SALAIRE 

général,  mais  la  charité  spéciale  à  laquelle  le  patron  est  tenu 
envers  ceux  qu'il  emploie.  Quant  à  l'équité,  elle  n'est  point 
celle  ((  qui  amène  la  gratitude  par  suite  du  bienfait  reçu;  car 
le  travail  de  l'ouvrier  n'est  pas  un  bienfait,  puisque  par  le 
salaire  il  est  récompensé  conformément  à  l'égalité  de  la 
chose  ;  mais  du  moment  que  le  maître  tire  du  travail  de 
l'ouvrier  beaucoup  de  bénéfices  et  d'avantages,  quand  en 
réalité  il  en  tire,  il  est  tenu  par  une  certaine  équité  natu- 
relle, de  le  récompenser  d'une  certaine  manière  par  suréro- 
gation.  Mais  il  est  clair  que  l'ouvrier  n'a  aucun  droit  à  cette 
surérogation.  » 

Il  est  vrai  que  M.  Pottier  affecte  de  n'attacher  aucune  im- 
portance à  cette  consultation  ;  il  n'en  rapporte  pas  le  texte, 
lui  si  prodigue  de  citations,  il  j  fait  une  légère  allusion  dans 
une  note  de  quelques  lignes  au  bas  d'une  page,  «  parce  que, 
dit-il,  cette  réponse  n'émane  pas  du  Souverain  Pontife  lui- 
même,  mais  d'un  théologien,  l'éminent  cardinal  Zigliara, 
néanmoins  communiquée  par  ordre  du  Souverain  Pontife  à 
l'archevêque  de  Malines  ;  en  outre,  si  on  la  compare  aux 
questions  de  l'archevêque,  elle  n'est  ni  parfaitement  claire, 
ni  précise;  de  plus,  elle  n'a  pas  été  comprise  de  la  même  ma- 
nière par  tout  le  monde,  mais  a  été  tirée  plus  ou  moins  vio- 
lemment en  divers  sens  ».  Avouons  que  si  cette  dernière  fin 
de  non  recevoir  était  prise  au  sérieux,  il  n'est  guère  de 
textes,  même  de  la  sainte  Ecriture,  qui  resteraient  debout. 
Cette  attitude  ne  trahit-elle  pas  quelque  embarras  ? 

N'en  déplaise  à  M.  le  chanoine  Pottier  qui,  peut-être,  ne  re- 
proche à  la  réponse  romaine  son  manque  de  clarté  que  parce 
qu'il  n'y  a  pas  trouvé  ce  qu'il  eût  désiré,  le  sens  qui  s'en 
dégage  est  très  net:  1"  Le  Saint-Père  n'a  pas  jugé  à  propos  de 
se  prononcer  sur  la  question  délicate  qui  lui  était  soumise  ; 
2^  ne  voulant  pas  cependant  laisser  sans  réponse  la  demande 
d'un  prince  de  l'Église,  il  a  chargé  un  des  plus  éminents 
théologiens  du  Saint-Offîce  de  la  composer,  en  prescrivant 
qu'elle  lui  fût  communiquée;  3"  s'il  ne  l'a  pas  prise  directe- 
ment sous  sa  responsabilité,  il  est  évident  qu'il  l'a  consi- 
dérée comme  ne  renfermant  rien  qui  fût  contraire  à  sa  pen- 
sée. Nous  ne  sachons  pas  que  depuis  elle  ait  été  infirmée  par 
aucun  acte  subséquent. 


A  PROPOS  D'UN  LIVRE  RÉCENT  7^ 

Nous  devons  donc  invinciblement  conclure  que  Léon  XIII 
n'a  formulé  nulle  part  la  doctrine  du  salaire  familial. 


V 

Mais  nous  avons  hâte  de  dissiper  une  impression  fâcheuse, 
peut-être  même  un  trouble  de  conscience,  qu'aurait  pu  faire 
naître  la  discussion  précédente  sur  la  base  juridique  du  sa- 
laire familial.  Comment  admettre  que  Léon  XIII,  qui  a  si 
énergiquement  revendiqué,  au  nom  de  la  justice  commutative, 
le  salaire  normal,  le  juste  salaire  de  l'ouvrier  rangé,  lequej, 
suivant  la  loi  générale  de  la  nature,  est  destiné  à  fonder  une 
famille,  par  conséquent  à  entretenir  ses  membres,  se  soit 
tout  à  coup  dérobé,  quand  il  s'agissait  de  lui  assurer  les 
moyens  de  remplir  sa  mission?  Supposer  cela  serait  en  soi 
aussi  absurde  qu'injurieux  à  celui  qui,  au  nom  de  Dieu,  a  si 
rigoureusement  rappelé  au  devoir  notre  société  moderne  sol- 
licitée, par  l'oubli  de  la  loi  divine,  à  la  cupidité  et  à  l'égoïsme. 

Remarquons  d'abord  que  si  le  Souverain  Pontife  s'est  re- 
fusé jusqu'ici  à  déterminer  le  salaire  légal,  il  n'en  a  nulle 
part  condamné  la  théorie.  En  outre,  la  réponse  communiquée 
en  son  nom  réserve  expressément  les  exigences  de  la  cha- 
rité spéciale  et  de  l'équité  naturelle  (laquelle  paraît  se  rat- 
tacher ici  à  la  justice  distributive),  qui  lie  le  patron  envers 
son  ouvrier.  Or,  la  charité  et  l'équité  obligent  aussi  stricte- 
ment, dans  leur  ordre,  que  la  justice  commutative*. 

On  conçoit  que  le  Saint-Père  ait  hésité  à  imputer  au  salaire 
seul,  à  titre  d'obligation  commutative,  la  solution  d'un  pro- 

1.  Il  y  a  lieu  de  relever  une  notion  erronée  qui  a  jeté  des  confusions  dans 
le  débat  sur  la  justice  des  salaires.  Nous  avons  entendu  proclamer  dans  un 
congrès  et  lu  dans  des  pages  signées  d'un  nom  respectable,  cette  affirmation 
étrange,  que  la  justice  seule  était  obligatoire,  tandis  que  la  charité  était  fa- 
cultative; affirmation  inspirée  sans  doute  par  le  désir  d'assurer  les  droits  du 
pauvre,  quels  qu'ils  soient,  en  les  plaçant  sous  la  sauvegarde  de  la  justice 
commutative.  Il  y  a  là  un  oubli  d'une  des  notions  les  plus  élémentaires  de  la 
théologie  et  même  du  catéchisme.  Le  mauvais  riche  de  l'Évangile  est  pré- 
cipité en  enfer,  pour  n'avoir  pas  rempli,  à  l'égard  du  pauvre  qui  mendiait  à  sa 
porte,  le  précepte  de  la  charité;  c'est  en  vain  que  l'on  a  tenté  de  donner  de 
ce  texte  une  interprétation  dont  nous  n'avons  trace  chez  aucun  commen- 
tateur et  qui  répugne  au  sens  obvie  de  saint  Luc.  Non,  le  mauvais  riche 
n'est  pas  damné  pour  avoir  manqué  à  ce  son  devoir  social  »,  mais  bien  au  pré- 
cepte commun  de  la  charité.  Que  font  d'ailleurs  ces  exégètes  laïques  de  U 


80  ENCORE  LA  QUESTION  DU  SALAIRE 

blême  qui  réclame,  ainsi  qu'il  l'a  énuméré,  à  la  fois,  la  solli- 
citude de  l'État  dans  la  sphère  de  son  action,  le  dévouement 
industrieux  de  la  classe  capitaliste  et  le  concours  des  ouvriers 
eux-mêmes,  par  des  institutions  de  prévoyance,  en  même 
temps  que  par  l'action  charitable  de  l'Eglise.  Nous  aimons 
à  abriter  cette  interprétation  respectueuse  de  l'attitude  de 
Léon  XIII,  sous  l'autorité  de  l'éminent  économiste  qui  s'est 
fait,  depuis  plus  de  cinquante  années,  l'apôtre  de  la  doctrine 
du  renoncement  chrétien  dans  l'usage  de  la  richesse. 

«  La  théorie  de  l'Encyclique  sur  le  juste  salaire,  continue 
M.  Périn  dans  la  note  déjà  citée,  aura  pour  effet  d'empêcher 
le  patron  d'abuser  de  sa  position  pour  frustrer  l'ouvrier  de 
son  salaire  normal,  lorsque  ce  salaire  peut  être  payé  sans 
que  le  patron  en  soit  obéré,  le  patron  n'ayant  d'autre  sacri- 
fice à  faire,  pour  remplir  toute  son  obligation,  que  de  renon- 
cer au  bénéfice  qu'il  se  procurerait  s'il  profitait  de  la  situa- 
tion pour  ne  payer  qu'un  salaire  abaissé  et  insuffisant  à  faire 
vivre  l'ouvrier. 

(c  Par  sa  définition  du  juste  salaire,  l'Encyclique  porte  re- 
mède à  un  abus  plus  fréquent  qu'on  ne  croit  et  qu'ont  à  con- 
stater souvent  ceux  qui  s'occupent  du  patronage  charitable 
des  ouvriers.  Le  principe  de  l'Encyclique  était  nécessaire 
pour  combattre  une  iniquité  qui  peut  prendre  dans  la  vie  in- 
dustrielle bien  des  formes;  pour  faire  prévaloir  à  la  longue, 
en  éclairant  la  conscience  des  patrons,  de  meilleures  cou- 
tumes. Les  déclarations  de  l'Encyclique  sont  faites  pour  ins- 
pirer à  tout  le  monde  du  travail  une  préoccupation  de  scru- 
puleuse justice  envers  l'ouvrier,  une  sérieuse  attention  à  se 
garder  des  entreprises  qui  ne  pourraient  réussir  que  par  une 
injuste  réduction  des  salaires.  De  telles  dispositions  de  la  part 
des  employeurs  seraient  d'une  immense  portée  pour  la  solu- 
tion de  la  question  sociale. 

ce  L'Encyclique  ne  change  donc  rien  aux  applications  que, 
de  tout  temps,  on  a  faites  de  la  loi  du  tien  et  du  mien  à  la 

nouvelle  école,  que  font-ils  de  la  sentence  du  jugement  final  prononcée  par 
Notre-Seigneur  lui-même  :  «  Allez,  maudits,  au  feu  éternel;  j'ai  eu  faim  et 
vous  ne  m'avez  pas  donné  à  manger,  etc.  »  ?  La  charité,  surtout  la  charité 
spéciale,  et  l'équité,  peuvent  obliger,  sous  peine  de  péché  grave,  aussi  bien 
que  la  justice,  quoique  les  conséquences,  par  rapport  à  la  réparation  du  tort 
subi,  ne  soient  pas  les  mêmes  dans  l'un  et  l'autre  cas. 


A  PROPOS  D'UN  LIVRE  RECENT  81 

question  du  salaire.  Elle  n'admet  rien  de  ces  systèmes  socia- 
listes qui,  d'une  manière  ou  d'une  autre,  prennent  le  bien  de 
l'un  pour  le  donner  à  l'autre.  Mais  elle  complète  les  princi- 
pes qui  doivent  régir  la  matière,  en  proclamant  une  règle  de 
justice  naturelle  dont  les  circonstances  ont  mis  en  évidence 
la  nécessité...  » 

Il  termine  ainsi  :  «  Par  des  combinaisons  que  l'esprit  de 
justice  et  de  charité  inspire  aux  patrons  chrétiens,  et  que 
favorisent  les  institutions  corporatives,  en  tenant  compte  du 
rendement  extraordinaire  des  temps  de  prospérité  et  du  dé- 
ficit des  temps  de  crise,  on  peut  arriver  à  assurer  à  l'ouvrier 
un  salaire  moyen  qui  répondra  à  ses  besoins  et  lui  épargnera 
les  difficultés,  les  tentations,  les  dangers  auxquels  il  est  exposé 
par  l'alternative  des  salaires  surabondants  et  des  salaires 
insuffisants.  » 

Dans  ces  conditions,  le  salaire  ordinaire  de  l'ouvrier  pourra 
atteindre  le  taux  nécessaire  à  l'entretien  d'une  famille 
moyenne,  but  vers  lequel  tend  le  Souverain  Pontife  ^  Qui 
dira  que  l'intervention,  qualifiée  par  quelques-uns  d'auda- 
cieuse, du  père  commun  de  la  société  humaine,  n'a  pas  déjà 
produit  des  résultats  heureux  qui  gagnent  peu  à  peu  du  ter- 
rain, même  dans  les  milieux  où  le  caractère  surnaturel  de  sa 
parole  n'est  pas  admis  ? 

Par  ces  explications  M.  Pottier  constatera  que,  si  ses  rai- 
sonnements ne  nous  ont  pas  convaincu,  par  rapport  au  prin- 
cipe juridique  sur  lequel  il  prétend  asseoir  le  salaire  familial, 
nous  sommes  bien  près  de  nous  entendre,  non  seulement 
sur  la  nécessité,  mais  aussi  sur  les  moyens  d'assurer  à  la  fa- 
mille ouvrière  sa  subsistance. 

1.  C'est  évidemment  dans  ce  sens  que  M.  Périn  a  écrit  dans  ses  Premiers 
principes  d'économie  politique  (  LecofFre,  V^  édit.,  1895,  p.  237)  :  «  Le  sa- 
laire, pour  être  juste,  doit  répondre  non  seulement  à  la  subsistance  person- 
nelle de  l'ouvrier,  mais  encore  à  la  subsistance  d'une  famille  moyenne,  rien 
de  plus,  rien  de  moins.  Voudrait-on  aller  plus  loin  et  prétendre  que  le  sa- 
laire doit  être  familial,  en  ce  sens  que,  pour  être  conforme  à  la  justice,  le 
salaire  devrait  être  fixé  en  raison  du  nombre  des  membres  de  la  famille,  quel 
qu'il  soit?  Ce  serait  la  prétention  extrême  du  socialisme  pur,  attribuant  à 
chaque  travailleur  une  rémunération  proportionnée  à  ses  besoins.  »  La  Ci- 
viltd  cattoiica  (21  déc.  1895,  p.  704),  dans  un  compte  rendu  très  louangeur 
de  l'ouvrage  de  M.  Périn,  cite  en  particulier  ce  passage  et  l'approuve  sans 
réserve.  Nous  savons  que  M.  Pottier  repousse  cette  interprétation  révolu- 
tionnaire et  s'en  tient  à  un  taux  moyen  de  salaire. 

LXXXVI.  —  6 


82  ENCORE  LA  QUESTION  DU  SALAIRE 

Dans  la  revendication  que  l'ouvrier  peut  faire  de  ses 
droits,  notre  auteur  rencontre  la  question  de  la  grève.  Voici 
par  quelle  argumentation  topique  il  justifie  la  grève  géné- 
rale; nous  traduisons  littéralement  :  a  Puisqu'il  n'existe 
plus  de  corporations  professionnelles,  puisqu'il  n'existe  pas 
généralement  de  lois  pour  protéger  l'ouvrier  contre  l'injus- 
tice dans  le  contrat  de  travail,  la  grève  générale  reste,  dans 
nombre  de  cas,  pour  les  ouvriers,  l'unique  moyen  de  se 
défendre  contre  l'injustice  patronale.  Ils  cessent  le  travail 
dans  l'espoir  d'amener  les  patrons,  par  la  crainte  des  dom- 
mages qui  résulteraient  de  la  grève,  à  entrer  équitablement 
en  composition  avec  eux,  soit  spontanément,  soit  par  l'inter- 
vention d'arbitres  ou  de  magistrats.  Dans  ce  cas,  ceux  qui 
refusent  de  quitter  le  travail,  ne  devraient-ils  pas  être  assi- 
milés à  l'homme  qui  vous  arrache  l'arme  unique  restée  entre 
vos  mains  pour  défendre  votre  vie  contre  un  injuste  agres- 
seur? Les  grévistes  qui,  dans  ce  cas,  contraignent  leurs 
compagnons  à  cesser  le  travail,  ne  doivent-ils  pas  être  in- 
nocentés par  la  défense  légitime  contre  un  injuste  agres- 
seur? Peut-être  objectera-t-on  que  cette  contrainte  porte 
atteinte  à  la  liberté  de  ceux  qui  eussent  préféré  continuer  le 
travail  ?  Mais  ne  peut-on  pas  répondre  que  la  liberté  se 
trouve  ici  limitée  par  le  droit  d'autrui  à  ne  pas  être  entravé 
dans  la  sauvegarde  de  son  intérêt?  Or,  ceux  qui  refusent  de 
quitter  l'atelier,  par  leur  refus  même  suppriment,  pour  les 
autres,  l'unique  moyen  de  se  faire  rendre  justice.  »  Le  lec- 
teur appréciera. 

Dans  l'exposé  des  notions  générales  qui  remplissent  sur- 
tout les  deux  premières  dissertations,  l'auteur  reproduit 
ordinairement  les  doctrines  communes.  Je  dis  «  ordinaire- 
ment »,  parce  qu'on  y  rencontre  des  vues  qui  lui  sont  per- 
sonnelles. C'est  ainsi  qu'à  la  page  157,  il  nie  l'existence 
des  lois  économiques,  eœ,  quas  plures  auctores  vocani  leges 
œconomicaSy  non  existunt.  Il  est  vrai  qu'il  suppose  que  ceux 
qui  se  servent  de  ces  termes  «  considèrent  la  production, 
l'échange  et  la  circulation  des  biens  matériels  comme  les 
résultats  de  causes  nécessaires  qu'ils  décorent  du  nom  de 
lois,  de  règles  invariables  telles  que  celles  qui  régissent  les 
mouvements  dés  astres.  Car  la  production,  l'échange,  la  cir- 


A  PROPOS  D'UN  LIVRE  RÉCENT  83 

culation  et  l'usage  des  biens  matériels  ou  richesses  procèdent 
aussi  et  môme  principalement  du  caprice  des  hommes,  qui  est 
fantaisiste  [deamhulatorius ^  littéralement  vagabond).  Aussi 
les  efîets  du  caprice,  en  cette  matière,  sont-ils  eux-mêmes 
inconstants,  comme  il  appert  de  la  diversité  des  faits  écono- 
miques, selon  la  diversité  des  temps,  des  lieux  et  de  toutes 
les  circonstances  qui  font  varier  les  préoccupations  {studia) 
et  les  relations  des  hommes.  »  Voilà  qui  va  faire  rêver  nos 
amis  économistes  qui  ne  se  croyaient  p^s,  jusqu'à  présent, 
si  évolutionnistes  ou  fatalistes*. 

On  a  trouvé  étrange  que,  dans  un  livre  qui  relève  si  minu- 
tieusement tous  les  vices  et  tous  les  abus  de  l'industrie  et 
de  l'industriel,  le  sévère  moraliste  n'ait  pas  songé  à  nous 
expliquer  ce  qu'est  l'ouvrier  sobre  et  honnête  frugi  et  hene 
moratus,  que  le  Souverain  Pontife  déclare  avoir  en  vue  dans 
la  fixation  du  salaire.  La  remarque  est  d'un  appréciateur 
plutôt  bienveillant  du  livre  (M.  G.  Péries,  dans  le  PolyhU 
bllon  de  septembre  1900). 

Concluons.  L'insistance  avec  laquelle  l'auteur  s'attache  à 
mettre  en  relief  les  fautes  des  employeurs  et  les  abus  du 
régime  industriel,  en  les  généralisant  trop  facilement,  à 
notre  avis,  et  sans  tenir  suffisamment  compte  des  difficultés 
au  milieu  desquelles  se  meut  la  production,  et  aussi  le  si- 
lence sur  les  efforts  de  la  charité  patronale  dont  la  Belgique, 
non  moins  que  la  France,  offre  de  si  nombreux  exemples, 
causent  souvent  une  impression  pénible.  Néanmoins,  la 
peinture  des  souffrances  de  la  classe  ouvrière,  et  la  démons- 
tration du  bien  fondé  de  certains  griefs  des  ouvriers,  sont 
de  nature  à  provoquer  une  observation  plus  attentive  de  ses 
nécessités  et  un  examen  plus  approfondi  de  ses  revendications. 
A  ce  point  de  vue,  la  lecture  en  peut  être  profitable,  même  à 
ceux  que  l'auteur  combat  avec  peu  de  ménagements. 

P.    FRISTOT,    S.  J. 


1.  Du  même  coup  la  philosophie  de  l'histoire  et  la  science  politique  ne  se 
trouvent-elles  pas  mises  en  assez  mauvaise  posture?  Il  n'est  pas  certain  que 
Bossuet  et  J.  de  Maistre  sortiraient  indemnes  de  la  critique  de  M.  Pottier. 


REVUE    LITTÉRAIRE' 


Par  une  singulière  rencontre  d'heureux  et  de  tristes  hasards, 
l'année  qui  s'achève  ne  nous  aura  pas  permis  de  négliger  tout  à 
fait  la  poésie.  Après  s'être  parée  en  son  printemps  de  quelques 
œuvres  nouvelles  qui  —  à  mon  sens  —  ne  sont  pas  négligeables, 
elle  nous  a  invité,  aux  premiers  jours  de  l'automne,  à  relire 
mélancoliquement  l'œuvre  de  deux  poètes  auxquels  nous  ne  pen- 
sions pas  devoir  sitôt  dire  adieu. 

Un  des  deux,  du  moins,  avait  peut-être  déjà  lié  le  meilleur  de 
sa  gerbe.  Incapable  d'écrire  jamais  une  œuvre  banale,  Gabriel 
Vicaire^  aurait  sans  doute  donné  encore  plusieurs  de  ces  livres 
aimables  et  distingués  où  se  complaisait  une  imagination  riante 
et  une  sensibilité  plus  spirituelle  que  profonde  ;  mais  il  n'aurait 
jamais  surpassé,  je  crois,  la  grâce  alerte,  vive  et  chantante,  les 
belles  couleurs  des  Emaux  bressans.  Ces  jolies  strophes  étaient 
légères  comme  le  vol  des  libellules  autour  des  ruisseaux  qui  vont 
à  la  Saône. 

Les  fins  émaux  que  voici... 

Ils  viennent  de  la  campagne 
Comme  l'air,  le  vent,  les  eaux, 
Comme  le  chant  des  oiseaux 
Qu'un  bruit  de  source  accompagne. 

1.  Cet  article  faisait  partie  du  numéro  du  20  décembre.  Il  y  figurait 
comme  Bulletin  littéraire  de  fin  d'année.  Je  n'en  ai  changé  que  le  titre,  et 
on  me  pardonnera  de  parler  ainsi,  en  plein  janvier,  des  neiges  d'antan.  Ce 
retard  involontaire  me  donne  d'ailleurs  la  joie  d'être  un  des  premiers  à  sa- 
luer le  bon,  l'exceUent  essai  de  M.  Yictor  Giraud  sur  Taine,  véritable  mo- 
dèle d'étude  intelligente,  consciencieuse  et  sympathique,  portrait  qui  me 
semble  plus  vivant  et  plus  révélateur  que  le  fameux  tableau  de  Bonnat.  Et 
que  de  précieux  éléments  de  travail  réunis  à  la  suite  de  cet  essai  !  Voici 
une  bibliographie  des  œuvres  de  Taine  et  de  tout  ce  qui  a  été  écrit  sur  lui; 
voici  de  vieux  papiers  oubliés  et  perdus,  articles  non  réunis  dans  les  œuvres 
du  grand  écrivain,  jugements  portés  sur  lui  !  Vraiment  nos  maîtres  français 
de  Fribourg  font  un  singulier  honneur  aux  Collectanea  Friburgensia.  — 
V.  Giraud,  Essai  sur  Taine.  Son  œuvre  et  son  influence  (  10«  fascicule  de  la 
collection  des  Collectanea  Friburgensia).  —  Fribourg,  librairie  de  l'Uni- 
versité. —  Paris,  Hachette.  Gr.  in-8,  pp.  xxiv-324. 

2.  Gabriel  Vicaire  (1848-1900)  débuta  en  1884  par  les  Émaux  bressans. 
Il  a  encore  publié  les  Déliquescences  d'Adoré  Floupette,  parodie  qui  eut  un 


REVUE  LITTERAIRE  85 

Je  les  ai  faits,  sans  savoir,  (?) 
Loin  des  maîtres,  loin  des  foules, 
Dans  la  cour,  auprès  des  poules^ 
Près  des  boeafs  à  !'abreuvoir. 

Je  les  ai  faits  sur  la  route, 
Au  cabaret,  Dieu  sait  où  ; 
En  écoutant  le  coucou 
Ou  bien  en  buvant  la  goutte. 

Ce  joli  noir,  je  l'ai  pris 
Au  bois,  à  l'aile  des  merles. 
J'ai  trouvé  ces  blanches  perles 
Dans  l'herbe  des  prés  fleuris. 

Le  vert  de  ces  émeraudes 

Est  celui  de  mon  verger. 

Ces  opales  font  songer 

Au  lait  qui  court  dans  les  gaudes... 

Comment  n'a-t-il  pas  fait  voir  aussi,  sur  cette  palette,  les  cou- 
leurs plus  rutilantes  auxquelles  il  revient  souvent,  le  fauve  violet 
du  boudin  qui  rissole,  les  ors  des  poulardes  rôties  et  les  rubis  du 
pomard?  Car  ce  compatriote  de  Faret  a  scellé  pour  toujours  l'an- 
nexion de  la  Bresse  au  pays  gaulois.  Que  de  broches,  juste  ciel, 
et  que  de  chapons  «  criblés  de  points  d'or  »,  que  de  tonneaux 
éventrés,  quelles  soifs  et  quelles  fringales  !  Le  reste  est  à  l'ave- 
nant, comme  bien  l'on  pense,  et  tout  de  même,  il  n'était  pas 
besoin  de  tant  de  gaillardise  pour  rester  fidèle  au  terroir 
bressan. 

Mais   les  extrêmes   se  touchent,   et  ce    rabelaisien,    expert  à 

varier  ses  plaisirs,  goûtait,  en  sortant  de  table,  le  son  des  cloches 

de  son  pays. 

Cloches,  qui  riez  quand  l'aube  s'allume. 
Cloches,  qui  pleurez  quand  le  jour  s'enfuit. 
Angélus  du  soir  perdus  dans  la  brume, 
Glas  des  trépassés  qu'emporte  la  nuit... 

Cloches,  qui  courez  au  ras  des  prairies, 
Cloches,  qui  frôlez  la  cime  des  bois. 
Sur  l'aile  d'argent  de  vos  sonneries 
Emportez  mon  âme  au  ciel  d'autrefois  !... 

Infiniment  douce,  infiniment  tendre 
Est  votre  chanson  de  chaque  matin  ; 
Et  moi  l'oublieux,  rien  qu'à  vous  entendre 
Je  retrouve  encor  un  peu  de  latin. 

grand  succès  (1885),  et  plusieurs  autres  volumes  en  vers  :  l'Heure  enchantée 
(1890)  ;—  A  la  bonne  franquette  (1892)  ;  —  Au  bois  Joli  (1894)  ;  —  le  Clos 
des  fées  (1899),  etc. 


86  REVUE  LITTERAIRE 

Que  c'est  bien  là  une  âme  de  poète,  assez  d'émotion  pour  le 
plaisir,  et  pas  assez  pour  la  souffrance.  Voyez-le  encore  s'atten- 
drir et,  en  un  clin  d'œil,  se  rasséréner  devant  le  cercueil  de  la 

pauvre  Lise. 

Elle  est  au  milieu  de  l'église 
Sur  un  tréteau  qu'on  a  dressé. 

Elle  est  en  face  de  la  Vierge, 
Elle  qui  pécha  tant  de  fois  ! 

A  ses  pieds  fume  un  petit  cierge  ^ 

Dans  un  long  chandelier  de  bois... 

Seul,  à  genoux,  près  de  la  porte, 
Je  regarde  et  je  n'ose  entrer... 

Dis-moi,  pauvre  âme  abandonnée. 
As-tu  déjà  vu  le  bon  Dieu  ! 

Au  puits  d'enfer  es-tu  damnée, 
As-tu  mis  la  robe  de  feu  ?... 

S'il  ne  te  faut  qu'une  neuvaine 
Pour  sortir  du  mauvais  chemin, 

Pour  vêtir  la  cape  de  laine 
Je  n'attendrai  pas  à  demain. 

Traversant  forêts  et  rivières, 

Les  pieds  saignants,  le  cœur  navré, 

A  Notre-Dame  de  Fourvières, 
Pénitent  noir,  je  m'en  irai... 

Je  lui  donnerai  pour  sa  fête 
Manteau  d'hiver,  manteau  d'été. 

Et  quand  viendra  la  grande  foire. 
Je  veux  offrir  à  son  Jésus 

Un  moulin  aux  ailes  d'ivoire 
Pour  qu'il  rie  en  soufflant  dessus. 

Et  voilà  toute  sa  tristesse  envolée  sur  les  ailes  du  joli  moulin. 

Un  jour  pourtant  la  conversion  fut  sérieuse.  Le  poète  erra  une 
dernière  fois  dans  les  luzernes  du  cimetière  d'Ambérieu,  fit  un 
dernier  bouquet  de  coquelicots,  et  partit.  Pressant  le  pas  aux 
bons  endroits  pour  ne  pas  céder  au  parfum  des  rôtisseries  fami- 
lières, il  allait,  de  plus  en  plus  grave,  demandant  parfois  sur  sa 
route  si  le  pays  d'Arvor  était  encore  loin.  Enfin  il  put  baiser  le 
granit  de  la  terre  vénérable.  Ajoncs  et  bruyères  le  remplirent 
d'innocence  et  de  simplicité  et  il  eut  honte  des  gourmandises  de 
sa  vie.  Or,  un  soir  qu'il  s'était  endormi  dans  un  vieux  lit,  aux 
rudes   draps    fleurant  la  lavande,  tous    les    saints    de    Bretagne 


REVUE  LITTÉRAIRE  87 

se  détachèrent  du  mur  et,  paternels,  le  bercèrent  de  bons  con- 
seils. Il  promit  tout  ce  qu'ils  lui  demandèrent  et  plus  encore,  et 
il  allait  se  lever  pour  tenir  ses  promesses  quand  brusquement  il 
vit  étinceler  au  soleil,  tout  près  de  lui,  une  chope  de  cidre 
mousseux  que  lui  tendait  son  hôtesse.  Alors  ébloui  par  une  illu- 
mination soudaine,  il  s'écria  : 

Bretagne  kospitalière  et  franche,  à  ta  santé  ! 
Aux  filles  de  Trégor,  à  tous  ses  rudes  hommes  ! 
Comme  eux,  je  rends  hommage  au  noble  jus  des  pommes. 
J'étais  déjà  Breton  sans  m'en  être  douté. 

Il  suffit,  comme  vous  voyez,  de  s'entendre,  et  il  y  a  vingt 
façons  d'être  Breton.  Bien  qu'il  n'ait  pas  choisi  la  plus  compli- 
quée, les  bons  saints  lui  sont  restés  secourables,  et  les  poètes  de 
là-bas  l'ont  aimé  et  l'ont  pleuré  comme  un  frère.  Qui  ne  l'aimait, 
d'ailleurs,  et  qui,  même  sans  le  connaître,  ne  devinait,  à  travers 
son  œuvre,  la  bonté  généreuse  et  bienveillante  de  son  cœur  ? 


On  ne  peut  se  contenter  de  répandre  sur  la  tombe  d'Albert 
Samain*  la  classique  jonchée  de  lis  et  de  roses.  Il  faut  pour  hono- 
rer fidèlement  sa  mémoire  cueillir  dans  d'exotiques  jardins,  des 
fleurs  rares,  au  parfum  capiteux,  aux  couleurs  somptueuses  ou 
mourantes  et  aux  bizarres  contours.  Jetez  enfin  sur  cet  étrange 
parterre  quelques  suaves  et  simples  violettes,  symbole  de  la 
vraie  poésie  d'âme,  sincère  et  profonde,  qu'il  commençait  à 
entrevoir  et  où  il  aurait  peut-être  excellé.  Car  celui-ci  a  été 
malheureusement  interrompu  à  la  fin  des  années  d'apprentis- 
sage, au  seuil  de  la  gloire. 

On  se  rappelle,  dans  quel  fastueux  appareil,  lourde  de  morhi- 
dezza  et  d'apprêt,  plus  pâle  dans  un  cadre  d'or  vieilli  et  de 
velours  noir,  sa  muse  nous  était  apparue,  aux  fenêtres  d'un  palais 
de  rêve,  triste,  dédaigneuse  et  silencieuse  comme  une  reine 
exilée. 

Mon  âme  est  une  infante  en  robe  de  parade 

Dont  l'exil  se  reflète,  éternel  et  royal, 

Aux  grands  miroirs  déserts  d'un  yieil  Escurial. 

Ainsi  qu'une  galère  oubliée  en  la  rade... 

1.  Albert  Samain  (1859-1900)  publia,  en  1893,  le  Jardin  de  l'Infante^  dont 
la  seconde  édition  (1897)  est  augmentée  de  plusieurs  poèmes.  Son  second 
et  dernier  volume  :  Aux  flancs  du  vase^  est  de  1898. 


88  REVUE  LITTÉRAIRE 

Rien  n'émeut  d'un  frisson  l'eau  pâle  de  ses  yeux, 
Où  s'est  assis  l'Esprit  voilé  des  villes  mortes  ; 
Et  par  les  salles,  où  sans  bruit  tournent  les  portes, 
Elle  va  s'enchantant  de  mots  mystérieux... 

Quand  il  écrivit  ces  vers,  Samain  se  cherchait  encore  lai- 
même  et  péniblement  dans  l'œuvre  de  ses  devanciers.  Après 
tout,  n'est-ce  pas  presque  toujours  dans  les  livres  des  autres  que 
les  grands  poètes  ont  appris  à  lire  leur  propre  cœur.  Il  n'est  pas 
besoin  de  s'arrêter  longtemps  à  la  porte  du  Jardin  de  V Infante^ 
pour  reconnaître,  dans  toutes  les  voix  qui  le  traversent,  l'écho  — 
mais  combien  vibrant  et  prolongé  —  de  Verlaine  et  du  poète  des 
Fleurs  du  mal. 

Des  soirs  fiévreux  et  forts  comme  une  venaison 
Mon  âme  traîne  en  soi  l'ennui  d'un  vieil  Hérode. 

L'imitation    est  transparente.   Et  qui,   d'ailleurs,  lui  a  enseigné 
l'amour  de  Vindécis,  des  sons  et  des  couleurs  frêles ^ 
De  ce  qui  tremble,  ondule,  et  frissonne  et  chatoie  ? 

Je  rêve  de  vers  doux  et  d'intimes  ramages, 

De  vers  à  frôler  l'âme  ainsi  que  des  plumages... 

De  vers  silencieux,  et  sans  rythme  et  sans  trame, 
Où  la  rime  sans  bruit  glisse  comme  une  rame, 

De  vers  d'une  ancienne  étoffe  exténuée, 
Impalpable  comme  le  son  et  la  nuée. 

Cependant,  à  de  légers  indices,  d'ici,  de  là,  on  le  voit  se 
dégager  des  imitations  et  des  contraintes. 

Il  sentait  bien,  dès  lors,  que  la  vraie  poésie  devait  être  simple, 
et  il  se  donnait  à  lui-même  le  conseil  de  rentrer  enfin  «  dans  la 
vérité  de  son  cœur  ».  Mais  l'âge  des  entraînements  n'était  pas 
encore  passé  pour  lui.  C'était  le  moment  où  un  courant  néo- 
classique poussait  les  poètes  vers  des  rives  oubliées  depuis  cent 
ans.  Samain  voulut  être  du  voyage  et,  seul,  en  un  coin  de  la 
barque,  il  grava  des  scènes  familières  aux  flancs  d'un  vase,  que 
naïvement  il  croyait  grec.  Ces  petits  poèmes  font  penser  à  un 
Chénier  qui  aurait  passé  par  l'atelier  de  M.  de  Heredia.  Je  veux 
retenir  une  de  ces  histoires  harmonieuses,  moins  encore  pour  la 
noblesse  du  vers  que  pour  la  douloureuse  vivacité  du  geste  sur 
lequel  elle  s'achève  : 

Polybe,  le  vieillard  aux  secrets  merveilleux 

Que  cent  ans  de  sagesse  ont  fait  semblable  aux  dieux, 


REVUE  LITTÉRAIRE  89 

Avec  Clydès  le  pâtre  étendu  sur  la  mousse 

Ecoute,  en  lui  parlant,  descendre  la  nuit  douce, 

Et  regarde,  pensif,  dans  le  golfe  désert 

Les  constellations  se  lever  sur  la  mer... 

Clydès  est  pur  et  doux,  sa  chevelure  brune 

Couvre  un  beau  front  plus  blanc  qu'un  marbre  au  clair  de  lune. 

Il  fuit  les  jeux  bruyants  et  les  propos  légers  ; 

Et  le  vieillard,  qui  l'aime  entre  tous  les  bergers, 

Pour  lui  laisse,  à  longs  flots,  de  sa  barbe  ondoyante 

La  science  couler  comme  une  huile  abondante. 

Il  dit  les  fruits,  les  fleurs,  les  baumes,  les  poisons, 

Les  vents  du  ciel  et  l'ordre  alterné  des  saisons. 

Partout  il  montre  l'âme  éparse  en  la  matière, 

La  vie  épanouie  en  jardins  de  lumière, 

Et  célèbre,  d'un  geste  élargi  peu  à  peu, 

L'eau  sombre  et  douce  unie  à  la  splendeur  du  feu  ! 

Clydès  l'écoute,  avide  ;  une  ardeur  le  dévore 

Il  n'est  pas  satisfait,  il  veut  savoir  encore, 

Comprendre  tout,  saisir  l'ordre  unique  et  fatal, 

Monter  à  l'infini  l'escalier  de  cristal, 

Et,  par  delà  le  temps,  l'étendue  et  le  nombre, 

Contempler  un  instant,  fulgurante  dans  l'ombre. 

Sous  son  voile  criblé  de  millions  d'astres  d'or, 

La  Face  dont  les  yeux  vivants  donnent  la  mort! 

Il  frémit;  la  pensée  en  lui  comme  une  ivresse 

Monte  ;  ses  yeux  profonds  brillent  ;  sa  voix  se  presse  ; 

Mais  le  vieillard  l'arrête  et  lui  prenant  le  bras, 

Met  un  doigt  sur  sa  bouche  et  ne  lui  répond  pas. 

Certes,  ces  vers  sont  beaux  de  tout  ce  que  nous  y  mettons 
nous-mêmes,  et  du  double  souvenir  de  nos  mortelles  impatiences, 
et  de  notre  résignation  forcée  devant  les  portes  du  mystère  ;  mais 
il  faut  au  poète  beaucoup  d'art,  de  précision  et  de  délicatesse 
pour  commencer  ainsi  en  nous  une  idée  qu'il  nous  laisse  le  plaisir 
de  remplir  et  d'achever. 

Cette  émotion  de  pensée  me  touche  plus  que  la  perfection 
technique  de  plusieurs  des  morceaux  descriptifs  qui  composent 
ce  second  volume.  Un  rimeur  qui  sait  son  métier  peut,  à  force  de 
travail,  nous  donner  l'illusion  d'un  tableau  de  maître;  mais 
seuls,  les  vrais  poètes  ont  le  noble  et  sûr  instinct  des  symboles, 
le  goût  et  le  besoin  de  voir  et  de  nous  montrer,  dans  le  dessin  et 
la  couleur  des  choses  qui  passent,  la  sereine  beauté  des  choses 
qui  ne  passent  pas.  C'est  par  là  que  Samaiu  était  poète.  Il  l'était 
encore  par  une  tendresse  vive,  délicate  et  clairvoyante.  Dès  le 
temps  de  ses  premiers  vers,  il  se  montrait,  «  malgré  quelque 
dédain  natal  », 

Sensible  à  la  pitié  comme  l'onde  à  la  brise  ; 


90  REVUE  LITTÉRAIRE 

et,  si  l'on  veut  y  prendre  garde,  on  retrouve  toujours  une  note 
humaine  au  milieu  des  pires  étrangetés  de  ses  vers. 

Il  est  mort  au  moment  où  il  allait  peut-être  nous  donner  une 
œuvre  de  beauté  définitive,  et  le  vers  d'Edgar  Poe,  que  je  ne  puis 
appliquer  à  toutes  les  pages  de  ses  deux  recueils,  redisons-le 
tristement  à  la  pensée  de  tout  ce  qui  devait  encore  fleurir  dans 
cette  âme  de  poète,  et  qui  ne  fleurira  pas. 

Ah  !  bear  in  mind  this  garden  was  enchanted  ! 
«  N'oubliez  pas  que  ce  jardin  était  enchanté  !   » 


Après  avoir  parlé  des  deuils  récents  de  la  poésie,  venons  à  ses 
espérances  1.  On  connaissait  de  M.  André  Rivoire^  un  court  poème, 
pimpant  de  jeunesse  et  d'irrévérence,  où  il  chantait,  avec  accom- 
pagnement de  grelots,  sur  une  partition  enluminée  par  Caran 
d'Ache,  les  aventures  de  Berthe  aux  grands  pieds.  De  cette  pa- 
rodie au  Songe  de  V Amour  il  y  a  la  distance  de  la  Ballade  à  la 
lune  aux  Vaines  tendresses^  de  la  gaminerie  spirituelle  à  la  poésie. 
Vit-on  jamais  plus  brusque,  plus  complète  et  plus  heureuse  con- 
version ?  Que  s'est-il  passé  ?  Cette  âme  légère  d'artiste  a-t-elle 
soudain,  à  quelque  meurtrissure  plus  profonde,  pris  d'elle-même 
une  conscience  douloureuse,  ou  bien  n'y  a-t-il  là  qu'un  autre 
jeu  de  rimes  et  un  caprice  de  mélancolie  ?  L'avenir  nous  le  dira. 
En  attendant,  ceux  qui  trouvent  que  décidément  les  années  sté- 
riles se  prolongent  dans  l'histoire  de  notre  poésie,  et  qui  vaine- 
ment demandent  au  bêcheur  d'Alphonse  Lemerre  de  nous  décou- 
vrir un  trésor,  feront  bien  de  lire  cette  œuvre  et  de  retenir  ce 
nom. 

Le  décor  du  poème  est  planté  dans  une  brume  que  traverse 
vaguement,  ou  un  premier  rayon  de  lune,  ou  la  frileuse  caresse 
d'un  soleil  qui  va  mourir.  La  saison,  comme  l'heure,  est  indé- 
cise ;  ce  n'est 

Ni  tout  à  fait  l'hiver,  ni  tout  à  fait  l'automne, 

et,  quant  au  pays,  je  ne  puis  dire  où  nous  sommes  ; 

C'est  peut-être  en  Islande  et  peut-être  en  Norvège 
En  un  pays  du  Nord  que  je  sens  très  lointain. 

1.  Je  n'ai  pas  attendu  cette  fin  d'année  pour  célébrer  l'œuvre  charmante 
de  M.  Le  Goffic.  (Cf.  Études,  5  sept.  1900.) 

2.  André  Rivoire,  le  Songe  de  V Amour.  Lemerre. 


REVUE  LITTERAIRE  91 

N'est-ce  pas  là,  vraiment,  le  cadre  naturel  d'une  histoire  qui  va, 
se  compliquant,  dans  les  régions  secrètes  de  l'âme,  dans  ces  lim- 
bes de  la  conscience  où  s'embrouillent  les  fils  ténus  de  notre  vie 
intérieure,  demi-décisions,  demi-désirs  et  demi-souffrances  ? 

En  effet,  les  «  presque  »,  les  «  lointain  »  ,  les  «  furtif»,  les 
<(  irrésolu  »,  les  «  incertain  »,  toute  la  gamme  des  à  peu  près  se 
retrouve  à  chaque  page  du  poème, 

Et  l'exquise  douceur  des  molles  demi-teintes. 

Aucun  sentiment  ne  s'achève,  ne  s'affirme  et  ne  se  maintient,  et 
le  poète  va  et  vient,  avide  d'espoir,  mais  incapable  de  confiance, 
comme  ces  oiseaux  que  les  miettes  attirent,  et  qu'une  frayeur 
incessante  empêche  de  se  poser. 

Prenons  notre  songeur  à  une  des  trêves  qui  coupent,  deux  ou 
trois  fois,  la  monotonie  de  ses  tristesses,  h  un  de  ces  moments 
de  surprise  et  de  joie  où  ce  tout  s'exagère  »  en  nous,  et  oii  l'homme 
retrouve,  pour  quelques  heures,  les  certitudes  de  l'enfant  : 
C'est  mon  âme  d'enfant  qui  ressuscite  en  moi. 

Oui;  mais  combien  peureuse  toujours  et  défiante,  malgré  tout  ! 

Elle  est  comme  une  fleur  surprise  d'être  éclose, 
Tout  la  fait  tressaillir  d'espoirs  irrésolus; 
Elle  tremble,  elle  hésite,  et  cependant  elle  ose 
Des  mots  lointains  et  bons  qu'elle  ne  savait  plus... 

Pour  oublier  sa  peine  avec  sa  défiance, 

C'est  assez  qu'elle  puisse  être  à  vous,  même  en  vain... 

Que  d'amertume  dans  l'optimisme  de  ce  dernier  vers,  et  comme 
il  tressaille  des  brusques  sursauts  de  cette  maladive  clairvoyance  ! 
Inévitable  châtiment  des  expériences  trop  précoces,  et  des  pre- 
miers gaspillages  du  cœur,  le  doute  arrête  et  glace  au  seuil  de  la 
porte  toutes  les  espérances  de  renouveau. 

Un  grand  bonheur  hésite  au  seuil  de  ma  pensée. 
J'ai  peur  de  l'accueillir,  sachant  que  tout  y  meurt. 
Trop  d'anciens  sanglots,  trop  d'espoirs  l'ont  laissée 
Pleine  encor  malgré  moi  d'une  morne  rumeur. 

J'ai  trop  connu  déjà,  pour  l'oublier  sans  crainte, 
Comme  tout  est  fragile  et  se  disperse  en  nous... 

Au  temps  des  vains  amours  qu'un  seul  jour  cicatrise 
Trop  tôt,  j'ai  voulu  croire  et  dire  que  j'aimais. 
J'ai  pleuré,  j'ai  souffert,  j'ai  douté  par  surprise. 
Et  j'ai  perdu  mon  cœur  sans  le  donner  jamais. 


92  '  REVUE  LITTERAIRE 

J'ai  flétri  sur  ma  lèvre  avant  de  les  comprendre 
Des  mots  que  je  sentais  moi-même  irrésolus. 
S'il  en  est  temps  encor,  sauvez-moi;  venez  rendre 
A  tous  ces  mots  fanés  la  fraîcheur  qu'ils  n'ont  plus. 

En  attendant  que  les  mots  fanés  refleurissent,  le  poète  se  rap- 
pelle, avec  Benjamin  Constant,  que  ce  la  grande  question  dans 
la  vie  c'est  la  douleur  que  l'on  cause  »,  et,  résigné,  pour  le  mo- 
ment, à  ne  plus  être  heureux  lui-même,  il  dépense,  à  diminuer 
la  douleur  autour  de  lui,  des  trésors  de  délicatesse  et  de  respect 
attendri.  Il  sait 

Que  la  pitié  des  mots  blesse  au  lieu  de  guérir; 

il  s'impose  même  une  consigne  de  gaieté  : 

J'aurais  l'air  de  croire  au  bonheur  pour  qu*elle  y  croie*, 

et  si,  une  fois  par  hasard,  on  a  dépassé  avec  lui  la  limite  des 
confidences  prévues,  qu'on  ne  regrette  pas  cette  surprise  d'a- 
bandon. 

N'ayez  point  de  regret  jaloux,  ne  craignez  pas 
Que  je  vous  le  rappelle  ou  que  je  m'en  souvienne 
Pour  vous  interroger  encor,  même  tout  bas. 

Aux  vers  que  j'ai  cités  de  M.  Rivoire,  on  aura  remarqué  sans 
doute  avec  quelle  extrême  netteté  il  précise  le  vaporeux  et  for- 
mule l'indéfini,  et  on  se  sera  rappelé  le  précepte  de  Verlaine  : 

Rien  de  plus  cher  que  la  chanson  grise 
Où  l'Indécis  au  Précis  se  joint. 

Heureux  défaut  dans  ce  genre,  on  voudrait  presque  lui  demander 
moins  de  clarté  et  on  trouve  parfois  que  Tabat-jour  ne  voile  pas 
assez  la  lumière  de  la  lampe  dans  cette  chambre  où 

Le  feu  de  bois  mourant  s'écroule  à  petits  bruits. 

A  vrai  dire,  cette  sûre  notation  du  va-et-vient  de  l'àme  n'est  pas 
le  champ  ordinaire  de  la  poésie.  Aux  poètes  de  vivre  avec  inten- 
sité, d'avancer  et  de  reculer  instinctivement  dans  la  nuit  des  pas- 
sions inquiètes  ou  tumultueuses  ;  au  psychologue,  au  moraliste 
et  —  peut-être  aussi  —  au  romancier,  de  suivre  attentivement 
ces  mouvements  du  cœur  et  de  dégager  les  lois  éternelles  de  nos 
caprices.  Si  l'on  veut  assumer  à  la  fois  tous  les  rôles,  on  risque 
de  perdre  en  sincérité  et  profondeur  de  sentiments  ce  que  l'on 

1.  Remarquez  le  rythme  brisé  3  -f-  5  -}-  ^»  N'a-t-il  pas  ici  sa  raison 
d'être? 


REVUE  LITTÉRAIRE  98 

gagne  en  conscience  réfléchie,  et  quand  on  sait  trop  bien  dire  ce 
que  l'on  sent,  j'ai  peur  qu'on  ne  le  sente  pas  aussi  bien  qu'on 
le  dit^  Si  elle  se  jugeait  comme  la  juge  Acomat,  Roxane  se- 
rait moins  bouleversée  et  le  chevalier  de  Marivaux  ne  nous  inté- 
resserait pas  autant  s'il  ne  pouvait  dire  avec  une  demi-simplicité 
à  la  marquise  :  ((  Ma  foi,  je  n'aurais  jamais  cru  que  l'amitié  allât  si 
loin  !  » 

Et  voilà  pourquoi,  h  la  fin  du  livre,  le  poète  nous  avoue  tout 
bas  que  sa  souffrance  est  guérissable  et  qu'il  se  reprend  aux  illu- 
sions. C'est  un  peu  brusque;  mais,  que  voulez-vous,  il  n'y  a  pas 
de  maladie  qui  tienne  devant  le  remède  qu'ordonne  à  Lubin  le 
docteur  Hortensius.  Car  enfin,  si,  au  cours  de  cette  œuvre,  on  se 
sent  toujours  dans  le  voisinage  de  SuUy-Prudhomme,  Marivaux 
non  plus  n'est  jamais  bien  loin,  et,  de  temps  en  temps,  bon  gré 
mal  gré,  on  ferme  le  livre  pour  mieux  écouter  ces  deux  enchan- 
teurs. N'est-ce  pas  là  encore  un  des  charmes  de  cette  lecture, 
qu'on  laisserait  avec  plus  de  peine  si  Pon  n'était  bien  sûr  qu'on 
y  reviendra  ? 

On  s'étonnera  peut-être  qu'ayant  analysé  longuement  l'œuvre 
de  M.  Rivoire,  je  me  taise  sur  les  Médailles  d'argile.  M.  Henri 
de  Régnier  n'a-t-il  pas  déjà  quitté  le  sous-sol  des  jeunes  poètes 
pour  les  étages  supérieurs  d'où  l'on  commence  à  songer  à  l'Aca- 
démie ?  Oui,  mais  ce  dernier  livre  ne  me  paraît  rien  ajouter  à  son 
mérite.  Il  y  a  plus  de  simili-bronze  que  d'humble,  simple  et  hu- 
maine argile  dans  cette  œuvre,  où  se  croisent  trop  d'influences 
contradictoires.  Attendons  que  M.  de  Régnier  ait  trouvé  sa  voie 
définitive.  Quelques-uns  qui  pourraient  bien  avoir  raison,  la  lui 
marquent  plus  près  des  Concourt  que  d'Alfred  de  Vigny,  et  il  ne 
serait  pas  trop  surprenant  que  les  années  de  travail  poétique  eus- 
sent préparé  en  lui  un  des  maîtres  futurs  de  notre  prose.  Qu'il  se 
hâte  donc  d'être  lui-même. 


Dans  l'obligation  de  suivre  d'aussi  près  que  possible  le  mouve- 
ment littéraire,  j'ai  dû  parler  jusqu'ici  d'œuvres  que  je  ne  vou- 
drais pas  voir  entre  toutes  les  mains.  Voici^  fort  heureusement, 
un  livre   d'une   moindre  perfection,  mais  d'une  inspiration  très 

1.  Comme  il  est  dit  dans  la  Diane  de  Montemayar,  à  en  croire  le  P.  Bou- 
hours.  La  manière  de  bien  penser.  4*  dialogue. 


94  REVUE  LITTÉRAIRE 

saine    et    très  haute    et   très   pure,    c'est  le    Liçre  de   la  douce 
çie  *. 

Fondez  en  une  seule  vos  impressions  devant  les  intérieurs  de 
Téniers  et  de  Greuze,  rappelez-vous  les  vers  de  Lamartine  sur  sa 
mère  et  sur  la  terre  natale,  et  vous  serez  sur  le  chemin  de  cette 
«  Douce  vie  »  que  M.  Zidler  raconte  et  chante.  Dessin,  couleur, 
sentiment,  c'est  bien  cela,  en  effet.  Réalité  savoureuse  des  petits 
tableaux  flamands,  choix  de  sujets  qui,  comme  disait  Diderot  à 
propos  de  V Accordée  de  ç>illagey  a  marque  de  la  sensibilité  et  de 
bonnes  mœurs  »,  enfin  tout  cela,  décor  et  sujets,  prenant  un  air 
de  solidité,  d'honnêteté  robuste  et  presque  de  noblesse  à  la  saine 
lumière  de  l'esprit  chrétien.  Le  charme  du  poème  est  dans  le  mé- 
lange de  ces  éléments  divers.  Bûches  du  foyer,  vaisselle  fleurie, 
vieilles  armoires,  volet  qui  chaque  matin  «  claque  au  mur  »  pour 
réveiller  la  maisonnée,  voilà  en  deux  mots  le  cadre  où  de  la  chan- 
son au  cantique,  nous  suivons  avec  une  émotion  croissante,  les 
étapes  qui,  gravement,  tranquillement,  nous  conduisent  de  «  la 
douce  vie  »  à  la  douce  mort. 

La  mère  est  partie.  Voici  venir,  dans  le  parfum  des  vignes  en 
fleur,  par  ce  un  matin  de  soleil  clément  »,  la  a  bonne  hôtesse  », 
tendre,  chaste,  sérieuse  et  qui  ne  veut  pas  qu'on  sache  son  nom. 
Point  romantique,  je  pense,  qu'a-t-elle  dit  en  entendant  les 
strophes  naïvement  égoïstes  et  maladives  qui  saluaient  sa  bien- 
venue ? 

Qu'elle  allume  sa  lampe  en  l'ombre  plus  funeste. 

Si  je  souffre,  inquiet  de  fièvre,  qu'elle  reste 
Et  veille,  tendre,  à  mon  chevet... 

Vous  avez  passé  sur  ma  route 
Que  jonchait  le  lis  des  douleurs, 
Mais  je  vous  plus  ainsi,  sans  doute, 
Avec  mes  pleurs. 

Nous  étions  nés  pour  nous  entendre. 
Moi  le  chagrin,  vous  la  douceur... 

Elle  n'a  rien  dit  et  s'est  contentée  de  sourire,  car  elle  devinait 
au  cœur  de  son  fiancé  une  poésie  plus  virile  et  une  offrande  plus 
généreuse.  Lui,  vite  guéri  par  elle  —  et  presque  tout  à  fait  — 
d'une  souffrance  trop  littéraire,  se  consacre  pour  les  bons  et  les 

1.  Gustave  Zidler,  le  Livre  de  la  douce  vie.  Société  française  d'imprimerie 
et  de  librairie,  Paris  1900. —  Je  regrette  de  ne  pas  pouvoir  aussi  parler  avec 
quelque  détail  du  beau  poème  de  M.  Gourdau,  la  Chanson  du  roi  Sighebert. 


REVUE  LITTERAIRE  95 

mauvais  jours  non  plus  à  la  berceuse  rêvée  de  ses  fièvres,  mais  à 
la  chère  compagne  du  rude  travail  et  des  joies  graves. 

La  moisson  de  mon  champ  n'est  pas  très  avancée, 
Mais  les  jours  mûriront  les  fruits  de  mes  travaux. 
Prenez  ces  verts  épis... 

Voici,  probe,  avec  un  parfum  d'honneur  ancien, 
Mon  nom  qui  veut  grandir,  le  nom  pur  de  mon  père. 

Encore  un  peu  de  «  littérature  »  dans  certains  «  flots  berceurs  » 
faits  pour  rythmer  le  caprice  de  moins  solides  amours.  Mais  cette 
rechute  dure  peu.  Aussi  bien  la  maison  a-t-elle  reçu  un  nouvel 
hôte  qui  apporte  avec  lui  la  guérison  : 

Un  enfant  m'a  souri,  le  devoir  vient  de  naître. 

Non  ;  le  devoir  ne  vient  pas  de  naître,  dans  cette  maison  où 
chaque  pierre  parle  de  lui  ;  mais  il  se  précise,  il  se  complète,  il 
s'illumine,  et  là,  sur  ces  fronts  purs,  il  paraît  attrayant,  et  plus 
aimable  que  la  liberté  du  mal.  Maintenant  s'ouvre,  simple,  can- 
dide, pieuse,  la  «  closerie  du  bonheur  »,  l'histoire  des  gens  qui 
n'ont  pas  d'histoire,  le  charme  exquis  et  monotone  des  souvenirs 
et  des  espérances  de  l'amour,  des  enfants  qui  grandissent,  des 
bonnes  amitiés  que  le  temps  a  montrées  fidèles,  des  deuils  con- 
solés par  la  foi,  des  longues  causeries  et  des  longs  silences,  des 
caresses  du  soir  qui  font  oublier  la  fatigue  de  la  journée,  de  la 
fuite  insensible  des  années,  de  l'automne  enfin  qui  pâlit  et  de 
l'attente  paisible  du  jour  et  de  l'heure  de  Dieu, 

Notre  poète  parle  quelque  part  de 

Ces  détails  bas  qui  font  les  âmes  élevées... 

entendant  par  là  les  petites  corvées  quotidiennes  qui  reçoivent 
tant  de  prix  de  notre  acceptation  joyeuse  et  vaillante.  S'ils  sont 
presque  toute  la  vertu,  ces  riens,  à  les  bien  prendre,  sont  la 
moitié  de  la  poésie.  Sans  la  «  chandelle  »  du  premier  vers  et  sans 
la  «  vieille  accroupie  »,  le  sonnet  pour  Hélène  serait  une  moindre 
merveille,  et  si  l'on  en  retranchait  les  «  détails  bas  »,  les  fables 
de  La  Fontaine  n'existeraient  plus.  Le  tout  est  de  choisir  ces 
riens  et  de  les  placer  à  propos  ;  or,  dans  ce  choix  délicat  comme 
dans  cet  arrangement  difficile,  la  main  de  notre  poète  n'a  pas  tou- 
jours été  très  heureuse.  Pourquoi,  par  exemple,  étendre  en  seize 
vers  les  louanges  de  la  clef. 


96  REVUE  LITTERAIRE 

Mais  voici  le  logis,  le  seuil  qui  nous  rassure.... 
Allons,  petite  clef,  tourne  dans  la  serrure... 

Lorsque  la  clef  sur  l'huis  sollicite  le  pêne, 
L'aise  délicieuse  en  notre  âme  descend... 

Petite  clef,  qui  sais  tout  celer  et  tout  taire. 
Ouvre,  rends-moi,  ce  soir,  l'accueil  accoutumé... 

Eh  bien,  non;  ce  n'est  pas  là  une  idée  de  poète.  Qu'il  célèbre  la 
porte,  ou  la  sonnette,  ou  le  marteau,  mais  qu'il  ne  nous  parle, 
avec  tendresse,  ni  de  serrure,  ni  de  pêne,  ni  de  clés.  Pourquoi 
cette  rigueur  ?  A  être  sincère,  je  n'en  sais  rien  ;  cela  se  sent,  comme 
dit  l'autre,  et  le  piquant,  c'est  que  le  poète  lui-même  l'a  senti. 
Deux  fois  sur  trois  où  il  la  nomme,  il  essaie  de  s'attendrir  sur 
elle  et  nous  avec  lui.  D'une  voix  douce,  il  l'invoque.  «  Petite  clé.  » 
Grande  ou  petite,  peu  nous  importe.  D'ailleurs,  il  chercherait 
vainement  une  autre  épithète,  ce  qui  prouve  abondamment  que 
la  pauvrette,  par  elle-même,  nous  laisse  froids  et  ne  «  sollicite  » 
rien  dans  le  trésor  de  nos  souvenirs. 

Je  sais  bien  que  chez  Homère,  la  sage  Euryclée  tire  la  porte  de 
Télémaque  par  «  son  anneau  d'argent  »,  et  je  n'oublie  pas  la 
strophe  du  poète  des  Vieilles  maisons  : 

Les  clefs  s'y  rouillent  aux  serrures.. 
Car  les  cœurs  n'ont  plus  de  secrets. 

Mais  cette  brève  mention,  pittoresque  ou  touchante,  est  tout 
ce  qu'exige  la  gloire  des  clefs,  et  elles  ne  sont  pas  assez  intime- 
ment liées  aux  choses  de  l'âme  pour  mériter  de  plus  longues 
effusions. 

Voilà  sans  doute  beaucoup  de  mots  pour  pas  grand'chose  ; 
mais  ceux  qui  ne  voient  là  que  des  minuties,  ne  savent  pas  quelle 
joie  il  y  a  à  retourner  un  poème  dans  tous  les  sens,  à  l'examiner 
à  la  loupe,  à  en  faire  sonner  chaque  syllabe,  à  en  méditer  chaque 
pensée  et  à  le  trouver  parfait  de  tous  points.  M.  Zidler  étant  de 
ceux  qui  peuvent  nous  donner  cette  joie,  je  veux  lui  chercher 
encore,  en  vue  de  nos  plaisirs  futurs,  quelques  méchantes  que- 
relles. 

La  nappe  est  mise  :  une  délicieuse  odeur  s'exhale  de  la  cuisine, 

Et  la  servante^  exacte  à  l'ancienne  coutume, 
Place  au  milieu  de  tous  la  soupière  qui  fume. 

Certes,  ce  bon  travailleur,  en  pantoufles  et  robe  de  chambre. 


REVUE  LITTERAIRE  97 

réjoui  par  le  babil  des  petits  enfants  et  reposé  par  le  calme  sou- 
rire de  sa  femme,  a  toutes  les  raisons  de  se  trouver  heureux  et  de 
le  dire.  Mais  je  voudrais,  dans  son  hymne  d'action  de  grâces, 
des  notes  plus  vagues  et  plus  éthérées.  Il  ne  me  répugne  pas, 
mais  pas  du  tout,  de  respirer  dans  la  même  petite  salle,  le  fumet 
bourgeois  de  la  soupe  et  le  parfum  des  pures  tendresses;  mais, 
de  grâce,  n'allez  pas  confondre  ces  deux  plaisirs. 

O  femme,  ces  enfants,  ce  feu  clair,  ce  repas 

De  belle  humeur,  ces  dons  de  ta  main  bienfaitrice, 

Je  te  dois  tout,  ô  femme,  ô  chère  créatrice  ! 

Oui,  chacun  de  ces  mets  toi-même  Vas  goûté^ 

Ta  lèvre  en  a  voulu  consacrer  la  bontéj 

Je  retrouve  en  chacun  la  saveur  de  ta  bouche. 

Non,  non;  ce  mélange  ne  va  pas;  et,  franchement,  j'aime  mieux 
«la  petite  clé  »  ;  mais,  rassurez-vous,  je  n'essaierai  pas  de  dire 
pourquoi  ^. 

Car  j'aurai  trop  peur  de  donner  à  quelqu'un  la  tentation  de 
sourire  de  l'amour,  très  élevé,  et  très  doux,  qui  fleurit  toutes  les 
pages  de  la  douce  vie.  Ne  vaut-il  pas  mieux  inviter  ceux  qui  pri- 
sent plus  les  beaux  sentiments  que  les  prouesses  de  plume,  à 
lire  ce  volume  très  bienfaisant,  et  au  lieu  de  m'attarder  à  quel- 
ques misères,  n'aurais-je  pas  dû  résumer  la  pièce  presque  par- 
faite qui  achève  et  couronne  ce  poème  de  l'amour,  de  la  famille 
et  de  la  foi? 

Le  poète  se  voit  lui-même,  à  son  dernier  jour,  sur  le  point  d'ap- 
pareiller «  pour  la  traversée  éternelle  )).  Il  repasse  en  toute  humi- 
lité et  confiance  l'œuvre  de  sa  vie,  et  il  énumère  les  «  pauvres 
dons  »  qu'il  peut  ofirir  au  Seigneur. 

Je  ne  l'ignore  pas,  misérable  et  léger 
Est  mon  bien,  fruit  de  ma  volonté  qui  chancelle  ; 
Mais  je  m'en  vais  vers  vous  sur  ma  faible  nacelle 
Avec  l'espoir  naïf  d'un  jeune  passager. 

1.  On  regrettera  aussi  des  duretés,  des  incorrections,  des  inélégances. 
Je  cite  quelques  vers  qui  sont  difficiles  à  défendre  : 

La  flamme  enveloppeitse  à  baisers  drus  caresse... 
Je  veux  voir  l'enfant  cher  bercé  par  les  vertus... 
Sur  du  bien  seulement  puissent  s'ouvrir  te»  yeux... 

Et  encore  ceci  qui  rappelle  l'Augier  des  mauvais  jours  : 

Se  marier,  presque  en  son  printemps,  c'est  honnôte. 

Le  rythme  n'est  pas  non  plus  toujours  très  sûr  ni  très  clair, 

LXXXVI.  —  7 


98  REVUE  LITTERAIRE 

J'ai  pris  avec  moi  mes  sincères  repentances, 
Mes  efforts  pour  dompter  le  vice  combattu. 
Des  pitiés,  des  pardons,  —  moins  que  de  la  vertu, 
Mes  désirs  purs,  souvent  restés  simples  tendances. 

Et  puis  encore  ?  —  Des  pleurs,  parfois  trop  tôt  calmés, 
Mes  souffrances,  mes  deuils,  de  timides  mérites. 
Des  choses  dans  l'oubli  que  vous  aurez  inscrites, 
Des  riens  vus  de  vous  seul,  tels  que  vous  en  aimez. 

Et  puis  encor  ?  —  D'obscurs  travaux,  quelque  tendresse, 

Une  vie  employée  avec  simplicité. 

C'est  bien  peu  pour  prétendre  à  votre  éternité, 

Mais  c'est  tout  ce  que  j'ai  :  Seigneur,  je  vous  l'adresse. 

De  plus  de  biens,  j'aurais  voulu  vous  faire  honneur. 

Mais  ce  qui  manque  encore,  votre  bonté  le  prête 

Et  j'attends  confiant...  Voici  ma  voile  prête, 

D'un  souffle  emportez-moi,  quand  vous  voudrez.  Seigneur. 

Ne  goûtez-vous  pas  cette  philosophie,  et  jusqu'à  cette  rudesse 
du  vers  et  cette  gaucherie  du  rythme  qui  s'adaptent  si  bien  à 
l'humilité  et  a  l'offrande?  C'est  la  confession  du  publicain,  mais 
d'un  publicain  de  la  loi  de  grâce  et  qui  a  relu  souvent  et  compris 
l'évangile  de  la  pécheresse.  Prenez  garde  enfin  que  cet  examen 
de  conscience  est  aussi  le  résumé  candide  et  charmant  du  Livide 
delà  douce  vie.  «  Désirs»,  «  obscurs  travaux»,  «  timides  mérites», 
c'est  presque  vrai  ;  mais  ces  «  riens  »  sont  baignés  de  poésie  et 
de  tendresse  et  nous  ne  les  inscrirons  pas  dans  l'oubli  ^, 


Que  dire  du  roman  et  comment  rêver  de  résumer  en  quelques 
pages  la  production  de  ces  douze  derniers  mois.  Plus  on  lit  de 
romans,  plus  ils  deviennent  médiocres,  et  ce  malheureux  genre 
continue  h  payer  la  rançon  de  ses  trop  faciles  victoires. 

Un  vrai  livre  avait  paru  à  la  fin  de  l'année  dernière  et  nous 
nous  promettions,  le  premier  bruit  de  presse  une  fois  tombé,  de 
revenir  tranquillement  à  cette  Résurrection  de  Tolstoï  qui  donne 
tant  de  frissons  intellectuels  et  qui  pose,  avec  tant  d'art,  tant  de 


1.  Ce  raccourci  de  l'histoire  poétique  de  1900  serait  par  trop  incomplet, 
si  nous  ne  mentionnions  aussi  les  Morceaux  choisis  des  poètes  d'aujour- 
d'hui, publiés  par  MM.  Ad.  Van  Bever  et  P.  Léautaud.  On  ne  peut  songer  à 
faire  raison  en  quelques  pages  à  un  tel  livre.  C'est  en  effet  toute  l'histoire 
de  la  poésie  française  de  1880  à  1900,  et  cette  histoire,  malgré  tout,  n'est 
pas  à  dédaigner. 


REVUE  LITTERAIRE  99 

problèmes*.  Mais,  Quo  Vadis  est  venu  brusquement  tout  éclip- 
ser, et,  depuis  quelques  mois,  toute  la  France  a  pour  Lygie  les 
yeux  de  Vicinius. 

Impatienté  plus  que  de  raison  par  certains  enthousiasmes,  j*ai 
dit  ici  même,  un  peu  lestement  ce  que  je  pensais  de  ce  livre  in- 
terminable. Il  aurait  fallu,  je  crois,  appuyer  davantage  sur  cer- 
taines qualités  qui,  pour  n'être  pas  d'ordre  littéraire,  ne  laissent 
pas  d'avoir  leur  valeur.  Il  y  a  de  tout,  en  effet,  dans  cette  épopée 
des  temps  néroniens,  du  roman  et  de  l'histoire,  des  scènes  d'or- 
gie et  des  sermons,  une  apothéose  de  Pétrone  et  une  démonstra- 
tion de  la  divinité  de  l'Eglise,  n'était-ce  pas  être  un  peu  bien  exi- 
geant que  de  demander  par-dessus  le  marché,  un  peu  plus  d'air, 
d'élévation  chrétienne  et  d'humaine  vérité  2, 

De  Quo  Vadis  à  un  roman  de  M.  E.  Rod  il  ne  peut  y  avoir  de 
transition.  Au  milieu  du    chemin^  est  un   livre  d'une  simplicité 

1.  Est-il  besoin  de  dire  que  la  traduction  que  nous  a  donnée  M.  de  Wi- 
zewa  (Perrin)  est  parfaite?  Entre  elle,  et  une  autre  qui,  on  ne  sait  pourquoi, 
la  suivit  de  quelques  mois,  on  ne  peut  raisonnablement  hésiter. 

2.  Je  dois  citer,  pour  atténuer  mes  torts  envers  Quo  Vadis,  les  lignes 
suivantes,  parues  dans  le  Figaro  du  28  novembre,  et  qui  rappellent  certaines 
réclames  consacrées  à  d'autres  produits. 

«  Un  voyageur  polonais  visitait  Rome  l'année  dernière.  En  lui  désignant 
le  tombeau  de  saint  Pierre,  son  guide  lui  dit  :  «  Ici  repose  celui  qu'a 
«  célébré,  dans  Quo  Vadis,  le  grand  poète  Sienkiewicz.  » 

Voilà,  je  pense,  un  guide  inforn^é  et  qui  aurait  dû  accompagner  Coquelin 
en  Amérique  ;  franchement,  on  n'a  pas  l'idée  d'un  pareil  cabotinage. 

Le  même  article  de  M.  Kosakiewicz  —  le  traducteur  de  Quo  Vadis,  je 
vous  prie  —  contient  une  lettre  de  Sienkiewicz  qui  pose  un  problème  litté- 
raire intéressant.  Le- romancier  proteste  contre  les  traductions  de  ses  autres 
romans  qui  n'ont  pas  été  faites  par  M.  Kosakiewicz.  C'est  son  droit.  Une 
de  ces  traductions  l'a  particulièrement  peiné.  «  J'ai  été,  dit-il,  désagréable- 
ment surpris  de  voir  publier  En  vairiy  un  roman  écrit  par  moi  lorsque 
j'étais  encore  étudiant,  et  qui  ne  figure  même  pas  dans  l'édition  complète  de 
mes  œuvres  »  ;  or,  il  se  trouve  que  ce  roman,  ainsi  jugé,  n'a  pas  laissé  de 
faire  un  certain  plaisir  à  plusieurs.  Et  sans  doute  ils  ne  crient  pas  au 
chef-d'œuvre,  mais  ils  ont  cru  voir  dans  En  vain  plus  de  vérité  humaine 
que  dans  les  livres  plus  vantés  du  même  auteur.  Il  y  a  là  deux  ou  trois 
types  d'étudiants  singulièrement  vivants  et  une  série  de  situations  qui, 
pour  être  agencées  d'une  façon  un  peu  superficielle,  servent  cependant 
toujours  à  éclairer  les  caractères  des  personnages.  La  traduction,  très 
alerte,  donne  plus  de  vivacité  au  mouvement  du  récit  que  pousse  très  vite 
au  but  un  souffle  de  vigoureuse  et  saine  jeunesse.  —  Du  poète,  ou  de  ceux 
qui  veulent  admirer  J5/«  vain,  malgré  lui,  qui  donc  a  raison? —  H.  Sienkiewicz. 
En  vain,  traduit  par  G.  Lefèvre.  —  Perrin,  pp.  278. 

3.  E,  Rod,  Au  milieu  du  chemin.  Fasquelle,  pp.  341. 


100  REVUE  LITTERAIRE 

classique.  C'est  un  cas  de  conscience  que  deux  ou  trois  circon- 
stances habilement  choisies  rendent  palpitant  et  que  pousse  une 
logique  d'âme  très  loyale  et  très  sûre. 

Un  jeune  écrivain,  en  plein  succès  dramatique,  s'arrête  épou- 
vanté devant  les  conséquences  possibles  de  son  œuvre.  On  a  trouvé 
un  de  ses  drames,  relu  quelques  minutes  avant  le  suicide,  sur 
le  lit  de  mort  d'une  jeune  fille  désespérée,  et  Clarence  réalise 
douloureusement  ce  que  c'est  que  d'être  un  des  ouvriers  de  Vil- 
lusioji  des  sens  et  du  cœur.  Ouvriers  d'illusion,  «  est-ce  que  ces 
paroles  ne  définissaient  pas  avec  une  netteté  redoutable  l'effet 
réel  des  fictions  attirantes,  l'infiltration  dans  l'âme,  puis  dans  la 
vie,  de  ces  éléments  de  charme  et  de  mensonge  dont  jouent  les 
poètes?...  Cela  veut  dire,  en  termes  plus  précis  :  nous  ajoutons 
aux  troubles  ordinaires  de  la  nature  des  troubles  factices  qui  les 
aggravent;  nos  mots  dorés,  aux  serjs  trompeurs,  chassent  les  no- 
tions saines  et  simples  de  la  vie,  les  récits  de  notre  invention, 
poussent  à  des  catastrophes  de  pauvres  dupes  toutes  fières  de  se 
prendre  pour  des  héros...  » 

Cette  confession  capitale  est  répétée  sous  mille  formes  au  cours 
du  récit.  Mais  là  n'est  pas  la  partie  la  plus  neuve  et  la  plus  remar- 
quable du  livre.  Le  problème  est  bien  autrement  personnel  et 
profond.  Cette  illusion  des  sens  et  du  cœur,  l'artiste  l'a  subie  lui- 
même  avant  de  la  communiquer  aux  autres,  La  fiction  et  le  men- 
songe, avant  de  remplir  ses  livres,  ont  faussé  sa  vie.  S'il  veut 
être  logique,  il  lui  faut  détruire  non  pas  seulement  les  pages 
mortes  de  ses  drames,  mais  sa  propre  vie  d'amour  libre  dont  les 
plus  ardents  chapitres  de  son  œuvre  ne  sont  que  l'écho.  En  un 
mot,  son  devoir  strict  est  d'épouser  Claudine  Bréant  ou  de  rompre 
avec  elle.  Telle  est  la  forte  substance  de  ce  roman  que  tout  homme 
de  lettres  devrait  méditer.  Oh  !  le  bon,  l'excellent,  par  endroits 
l'admirable  livre  pour  ceux  qui  ne  sont  pas  arrivés,  sans  avoir 
souvent  douté  d'eux-mêmes,  au  milieu  du  chemin  de  la  vie  !  Et 
sincèrement,  je  ne  songe  pas  à  demander  à  M.  Rod  s'il  a  voulu 
ou  non  dans  ce  roman,  donner  «  une  profession  de  foi  ».  Il  s'en 
défend,  et  peut-être  il  se  trompe  ;  car  il  est  telles  délicatesses 
d'âme  que  les  plus  fins  analystes  ne  peuvent  deviner  qu'après  les 
avoir  vécues. 

Comme  nous  avons  déjà  analysé  ici  V Appel  au  soldat^  il  ne 
reste  plus— je  crois  —  qu'à  indiquer  le  troisième  volume  des 


REVUE  LITTÉRAIRE  101 

œuvres  complètes  de  M.  Bourgel  et  un  petit  roman  du  même  au- 
teur :  Un  homme  d'affaires,  pour  n'oublier  aucun  des  livres  im- 
portants de  l'année. 

On  sait  de  quelle  grave  préface  M.  Bourget  fait  précéder  la 
réédition  définitive  de  ses  romans.  Quand  l'œuvre  sera  terminée, 
il  sera  intéressant  et  utile  de  discuter  les  cas  de  conscience  qui 
se  posent  autour  d'elle  et  de  suivre,  pas  à  pas,  l'évolution  de 
cette  pensée  vigoureuse  et  de  ce  noble  talent^. 


Enfin,  l'année  qui  s'achève,  a  vu  paraître  plusieurs  ouvrages 
de  critique  et  d'histoire  littéraire  d'une  sérieuse  importance.  On 
a  déjà  entretenu  nos  lecteurs  des  deux  premiers  volumes  des 
œuvres  complètes  de  M.  Paul  Bourget  et  de  V Histoire  de  la  litté- 
rature française  de  M.  Faguet.  Pour  les  autres  ouvrages  de  ce 
genre,  je  me  reprocherais  de  n'en  parler  qu'en  courant,  et  force 
m'est  bien  d'en  renvoyer  l'examen  à  l'année  prochaine.  Qu'il  me 
suffise  d'indiquer  ici  le  livre,  surpri&e  et  joie  de  toutes  les  pages, 
le  livre  de  M.  G.  Pailhès  sur  Joubert^,  le  Joachim  du  Bellaij  de 
M.  Chamard^,  le  Victor  Hugo,  poète  épique^  àe  M.  E.  Rigal*, 
les  Esquisses  littéraires  et  morales  du  R.  P.  Longhaye  sur  le 
dix-neuvième    siècle^,  dont  nos  lecteurs   ont  pu  déjà  apprécier 

1.  Paul  Bourget,  Œuvres  complètes,  Romans,  I.  Cruelle  énigme.  Un  crime 
d'amour,  André  Cornelis.  Pion,  pp.  xvi-492.  —  ;Nous  avona  aussi  reçu 
un  roman  de  M.  H.Bordeaux,  le  Pays  natal  (Pion,  pp.  312),  — et  les  Portraits 
de  jeunes  filles,  de  M.  Lichtenberger  (Pion,  pp.  320).  Le  Pays  natal,  bien 
qu'on  y  rencontre  des  pages  fort  distinguées,  ne  répond  pas  cependant  à  ce 
que  nous  avons  le  droit  d'attendre  de  l'élégante  finesse  du  critique  de  la 
Revue  hebdomadaire.  Quant  au  livre  de  M.  Lichtenberger,  je  voudrais  le 
voir  entre  les  mains  de  toutes  les  mères  et  des  jeunes  filles  qui  viennent  de 
quitter  le  pensionnat.  Les  portraits  ont  été  dessinés  trop  vite  et  avec  une 
certaine  épaisseur  de  style  qui  n'en  voile  pas  assez  la  malice  un  peu  bour- 
geoise (§  5.  Du  Tac  au  Tac).  L'aimable  secrétaire  du  petit  Trott  et  de  sa 
sœur  avait,  je  crois,  la  main  plus  légère.  Mais  que  de  saines  leçons,  et  par 
moments  quelle  émotion  vraie  et  prenante  (  <7o/nme  une  violette),  et  quelle 
jolie  sagesse  à  mi-côte  entre  le  rêve  et  la  vulgarité  des  esprits  trop  positifs! 
Pourquoi,  à  la  page  190,  cette  insinuation  contre  les  couvents  ? 

2.  G.  Pailhès,  Du  nouveau  sur  Joubert.  Garnier,  pp.  xiv-5o8. 

3.  Chamard,  Joachim  du  Bellay.  Université  de  Lille. 

4.  Eugène  Rigal,  Victor  Hugo j  poète  épique.  Société  française  d'imprimerie, 
pp.  iv-332,  pp.  422. 

5.  R.  P.  G.  Longhaye,  Dix-neuvième  siècle.  Esquisses  littéraires  et  mo- 
rales. Retaux, 


102  REVUE  LITTERAIRE 

les  principaux  chapitres  ;  le  grand  travail  de  M.  G.  Renard  sur  la 
Méthode  scientifique  de  V histoire  littéraire^ ^  et  celui  de  M.  Ouvré 
sur  les  Formes  littéraires  de  la  pensée  grecque'^.  Quant  à  la  critique 
courante,  il  y  aura  lieu  de  revenir  à  la  quatrième  série  des  études 
de  M.  Doumic  sur  notre  histoire  littéraire^  et  de  relire,  avec  une 
vive  sympathie,  les  impressions  de  lecture  que  M.  E.  Gilbert  a 
notées  en  marge  de  quelques  pages^.  Je  me  promets  aussi  de 
méditer  encore  le  livre  extrêmement  intelligent,  obscur  et  ori- 
ginal, de  M.  Y.  Blaze  de  Bury  sur  le  roman  anglais^.  Signalons 
enfin  dans  le  premier  numéro  de  la  Re{>ue  de  synthèse  historique ^ 
si  brillamment  lancée  par  M.  H.  Berr,  l'article  où  M.  Lanson 
critique,  ordonne  et  complète  le  travail  littéraire  de  ces  dix  der- 
nières années^.  Pour  tous  ceux,  qui  cherchent  à  s'orienter  au 
début  d'une  vie  d'études,  je  ne  vois  pas  de  lecture  plus  sugges- 
tive ;  méthode,  idées,  sujets  de  thèses,  programme  de  travail  h 
remplir  une  longue  existence,  ils  trouveront  tout  dans  ces  trente 
pages.  Quant  aux  idées  de  M.  Lanson  sur  les  rapports  entre  la 
science  et  la  littérature,  nous  aurons  plus  d'une  occasion  d'y 
revenir.  Le  Taine  que  nous  promet  M.  Victor  Giraud  en  sera 
bientôt  une,  j'espère,  et  pourquoi  enfin,  M.  Lanson  lui-même, 
laissant  à  d'autres  une  besogne  à  laquelle  le  premier  venu  peut 
suffire,  ne  nous  donnerait-il  pas  plus  souvent  le  plaisir  de  le 
suivre  sur  un  terrain  où  il  tient  sans  conteste  un  des  premiers 

rangs'''  ? 

Henri    BREMOND,    S.  J. 

1.  G.  Renard,  la  Méthode  scientifique  de  l'histoire  littéraire.  Alcan,  pp.  502. 

2.  H.  Ouvré,  les  Formes  littéraires  de  la  pensée  grecque.  Alcsin,  pp.  xvi-576. 

3.  R.  Doumic,  Etudes  sur  la  littérature  française.  Quatrième  série. 
Perrin,  pp.  314. 

4.  E.  Gilbert,  En  marge  de  quelques  pages.  Pion,  pp.  xvi-500. 

5.  Y.  Blaze  de  Bury,  les  Romanciers  anglais  contemporains.  Perrin, 
pp.  xxiv-248. 

6.  Revue  de  synthèse  historique.  N®  1.  Août  1900.  L.  Cerf. 

7.  Indiquons  aussi  l'excellent  résumé  de  M.  Ch.  Hastings  sur  l'histoire  du 
Théâtre  français  et  anglais  (Didot,  pp.  xx-382),  le  sixième  mille  de  l'aimable 
livre  de  M.  de  La  Brière,  sur  Madame  de  Sévigné  en  Bretagne  (Retaux, 
pp.  x-308)  ;  enfin,  comme  études  de  littérature  étrangère,  la  remarquable 
traduction  des  Ascensions  humaines  de  Fogazzaro  que  vient  de  donner 
M.  R.  Léger  (Perrin,  pp.  xxxii-250).  La  longue  préface  est  particulièrement 
intéressante  ;  il  faut  féliciter  le  poète  et  le  traducteur  d'avoir  mis,  à  eux 
deux,  tant  de  lumière  dans  une  étude  de  haute  science.  Et  le  Newman  de 
Mlle  Lucie  Félix-Faure,  qui  m'arrive  au  moment  où  ces  pages  partent  pour 
l'imprimeur,  je  ne  puis  que  le  saluer  au  passage. 


BULLETIN 

D'ANCIENNE  LITTÉRATURE  CHRÉTIENNE 


Publications  de  la  «  Commission  des  SS.  Pères  »  de  Berlin.  —  Texte  und 
Untersuchungen.  — Forschungen  zur  christlichen  Litteratur-und  Dogmenge- 
schichte.  —  Die  altchrisiliche  Litteraiur  de  M.  Ehrhard. 

C'est  avec  un  volume  d'œuvres  de  S.  Hippolyte  ^  qu'a  débuté, 
en  1897,  la  collection  6! Ecriçains  grecs  chrétiens  des  trois  pre- 
miers siècles^  à  laquelle  travaillent  divers  savants  sous  la  direction 
de  la  «  Commission  des  Pères  de  PEglise  »,  instituée  dans  l'Aca- 
démie des  sciences  de  Berlin  (V.  Etudes  du  20  juillet  1900, 
p.  241).  Ce  volume  contient  les  commentaires  sur  Daniel  et  le 
Cantique  des  cantiques,  édités  par  M.  Nathanael  Bonwetsch,  et 
d'autres  écrits  exégétiques  et  homilétiques  de  moindre  étendue, 
publiés  par  M.  Hans  Achelis.  La  nouvelle  édition  est  doublement 
précieuse,  et  par  la  quantité  de  textes  imprimés  ici  pour  la  pre- 
mière fois,  et  par  les  soins  considérables  dépensés  par  les  savants 
éditeurs  pour  reviser  les  textes  déjà  connus  et  séparer  l'authen- 
tique de  l'apocryphe.  L'ouvrage  d'Hippolyte  sur  la  prophétie  de 
Daniel  (y  compris  les  parties  deutérocanoniques)  est  le  plus  an- 
cien commentaire  ex  professa  d'un  livre  sacré,  qui  soit  conservé 
dans  l'Eglise.  Cela  suffirait  pour  le  rendre  fort  intéressant;  mais, 
jusqu'à  présent,  on  n'en  connaissait  que  des  fragments,  assez 
nombreux,  il  est  vrai.  Maintenant  l'ouvrage  tout  entier  est  remis 
au  jour,  sinon  dans  son  texte  original  grec,  où  il  reste  des 
lacunes,  mais  du  moins  dans  de  vieilles  traductions.  C'est  surtout 
aux  versions  paléoslaves,  découvertes  par  M.  Bonwetsch  dans 
des  monastères  de  Russie,  qu'est  dû  cet  important  accroissement 
du  trésor  littéraire  chrétien.  Le  nouvel  éditeur  donne  tous  les 
fragments  grecs,  soit  connus,  soit  inédits,  avec  une  traduction 
allemande  littérale  de  toute  la  version  paléoslave.  M.  Bonwetsch 
a  été  moins  heureux  quant  au  commentaire  sur  le  Cantique  des 

1.  Die  griechischen  christlichen  Schriftsteller  der  ersten  drei  Jahrhunderte. 
Herausgegeben  von  der  Kirchenvater  -  Commission  der  k.  preussischen 
Akademie  der  Wissenschaften.  —  Hippolytus.  I.  Leipzig,  Hinrichs,  1897. 
Gr.  in-8,  pp.  xxvii-374-x-309.  Prix  :  18  m. 


104  BULLETIN 

cantiques.  Ses  recherches  parmi  les  manuscrits  grecs  n'ont  eu 
d'autre  résultat  que  de  l'obliger  à  diminuer  encore  l'unique  frag- 
ment, déjà  peu  considérable,  que  Ton  connaissait  du  texte  original 
de  cet  écrit;  mais,  en  revanche,  les  versions  paléoslaves  comblent 
encore  ici  une  bonne  partie  des  lacunes  ;  d'autres  fragments  sont 
fournis  par  les  versions  syriaques  et  arméniennes. 

Conformément  au  programme  général  de  la  collection,  l'intro- 
duction de  l'éditeur  se  réduit  à  de  courtes  ce  observations  préli- 
minaires »,  où  il  rappelle  les  travaux  antérieurs,  puis  décrit  les 
manuscrits  qu'il  a  employés,  et  enfin  reproduit  les  témoignages 
des  anciens  écrivains  relatifs  aux  deux  ouvrages.  Quant  aux 
questions  touchant  la  composition  et  la  doctrine  de  ces  écrits 
d'Hippolyte,  M.  Bonw^etsch,  d'accord  avec  la  «  Commission  des 
SS.  Pères  »,  les  a  laissées  en  dehors  de  ce  volume,  qu'elles  auraient 
trop  chargé;  il  les  a  traitées  dans  les  Texte  und  Untersuchungen\ 
car  le  recueil  bien  connu,  que  publient  MM.  O.  von  Gebhardt  et 
A.  Harnack,  est  devenu  officiellement,  depuis  1897,  VArchi^j 
c'est-à-dire  comme  la  Revue  complémentaire  delà  nouvelle  publi- 
cation patristique.  Son  intéressant  travail  sur  ce  sujet  forme  la 
seconde  livraison  du  premier  volume  de  la  nouvelle  série  des  TU*. 

Il  nous  parle  d'abord  de  la  méthode  suivie  par  l'antique 
commentateur.  Hippolyte  ne  s'attache  pas,  comme  les  exégètes 
postérieurs,  à  interpréter  le  texte  sacré  mot  pour  mot,  mais  il 
donne  bien  cependant  une  explication  de  l'ensemble.  La  forme 
est  celle  de  l'homélie,  au  moins  dans  le  commentaire  sur  le  Can- 
tique des  cantiques,  où  l'orateur  applique  un  texte  [Cantic.  III^  4) 
à  la  fête  de  Pâques,  «  que  nous  célébrons  aujourd'hui,  mes  chers 
[auditeurs]  »,  dit-il.  M.  Bonw^etsch  pense  que  le  commentaire 
sur  Daniel  s'adresse  plutôt  à  des  lecteurs.  Le  style  est  en 
général  simple  et  naturel,  mais  prend  plus  d'élan  oratoire  dans 
l'exégèse  du  Cantique.  Enfin,  on  a  eu  grand  tort  de  reprocher  à 
Hippolyte  un  goût  excessif  pour  les  allégories  :  en  ce  qui  concerne 
le  Cantique  des  cantiques,  l'interprétation  allégorique  allait  de 
soi;  mais  pour  Daniel,  Hippolyte  en  fait  un  usage  très  modéré. 


1.  Studien  zu  den  Kommentaren  Hippolyts  zuni  Bûche  Daniel  und  zuni 
kohen  Liede  von  G.  Natbanael  Bonwetsch  (Texte  und  Untersuchungen  zur 
Geschichte  der  altchristlichen  Litteratur.  Hgg.  von  Oscar  von  Gebhardt  und 
Adolf  Harnack.  Neue  Folge,  It^r  Band.  Heft  2).  Leipzig,  Hinrichs,  1897.  In-8, 
pp.  86.  Prix  :3  m. 


D'ANCIENNE  LITTÉRATURE  CHRÉTIENNE  105 

et  s'il  l'a  employée,  par  exemple,  en  commentant  l'histoire  de 
Susanne,  cela  ne  l'empêche  pas  de  maintenir  catégoriquement, 
ici  comme  ailleurs,  la  réalité  historique  du  récit  de  la  Bible. 
Viennent  ensuite  les  emprunts  faits  au  commentaire  d'Hippolyte 
sur  le  Cantique  par  les  Pères  venus  après  lui,  surtout  par  Ambroise 
et  Cyrille  d'Alexandrie.  Puis  M.  Bonwetsch  étudie  l'emploi  des 
livres  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament,  dans  les  deux  commen- 
taires :  il  constate  qu'Hippolyte  invoque  comme  Ecriture  divine, 
inspirée,  tous  les  livres  du  canon  des  Juifs  hellénistes,  y  compris, 
par  conséquent,  les  deutérocanoniques,  et  qu'il  en  appelle  de  la 
même  façon  à  tous  les  livres  du  Nouveau  Testament,  à  l'exception 
des  deux  petites  épîtres  de  Jude  et  de  saint  Paul  à  Philémon  (qu'il 
n'a  pas  eu  occasion  de  citer),  et  peut-être  des  deux  épîtres  de 
saint  Jean.  Avec  cela,  il  faut  dire  qu'il  emploie  aussi  quelquefois, 
en  les  traitant  comme  témoignages  inspirés,  des  apocryphes  tels 
que  le  Pasteur  d'Hermas,  Y  Apocalypse  de  Pierre,  les  Actes  de 
Pierre  et  de  Paul.  —  Passant  à  l'enseignement  théologique 
d'Hippolyte,  M.  Bonwetsch  expose  ses  doctrines  sur  le  LogoS' 
Rédempteur  et  la  rédemption,  sur  l'attente  eschatologique,  sur 
ridée  de  l'Église,  sur  la  discipline  et  la  vie  chrétienne.  Sur  ces 
points,  il  maintient,  à  peu  de  chose  près,  l'orthodoxie  du  vieux 
docteur;  en  quoi  il  lui  est  bien  plus  favorable  que  ne  le  sont, 
par  exemple,  M.  Fechtrup  dans  le  Kirchenlexicon  de  Fribourg,  et 
M.  Bardenhewer,  l'éminent  auteur  de  la  Patrologie  et  de  travaux 
spéciaux  sur  Hippolyte,  mentionnés  par  M.  Bonw^etsch  avec  de 
grands  éloges.  —  Enfin  le  savant  éditeur  recherche  dans  les  deux 
commentaires  les  allusions  historiques  :  les  plus  claires  ont  trait 
aux  persécutions,  puis  au  montanisme,  qu'Hippolyte  combat, 
malgré  ses  propres  tendances  rigoristes.  Quant  aux  conflits  avec 
les  papes  Zéphyrin  et  Calliste,  dont  un  écho  si  violent  nous  est 
parvenu  dans  les  Philosophoumena,  le  commentateur  de  Daniel 
et  du  Cantique  n'en  laisse  rien  entrevoir,  sinon  peut-être  dans 
l'insistance  avec  laquelle  il  décrit,  en  homme  qui  en  a  l'expé- 
rience personnelle,  les  contradictions  auxquelles  doit  s'attendre 
«  celui  qui  a  reçu  de  Dieu  la  grâce  de  la  science».  A  signaler 
encore  l'observation  ingénieuse,  que  les  peintures  des  catacombes 
représentant  l'histoire  de  Suzanne  et  de  Daniel,  notamment  celles 
de  la  «  Cappella  greca  »,  semblent  inspirées  d'Hippolyte.  — Res- 
tait à  fixer  la  date  des  deux  commentaires  :  après  la  discussion  des 


106  BULLETIN 

maigres  données,  le  savant  éditeur  conclut  que  pour  celui  du 
Cantique,  il  est  impossible  de  rien  préciser;  quant  à  celui  de 
Daniel,  on  peut  seulement  affirmer,  avec  vraisemblance,  qu'il 
appartient  au  commencement  de  la  carrière  d'Hippolyte,  c'est-à- 
dire  aux  premières  années  du  troisième  siècle. 

Pour  revenir  au  volume  dont  M.  Bonw^etsch  n'a  édité  que  la 
première  moitié,  la  seconde  renferme  un  seul  écrit  complet,  à 
savoir  De  antichrlstOy  tout  entier  en  grec,  et  un  grand  nombre  de 
fragments,  les  uns  également  conservés  dans  la  langue  originale 
d'Hippolyte,  les  autres  sauvés  par  les  traductions  orientales 
(syriaques,  arabes,  coptes,  éthiopiennes)  et  slaves.  L'éditeur, 
M.  Hans  Achelis,  a  renvoyé,  lui  aussi,  aux  Texte  und  Untersu- 
chungen  ^  ses  explications  détaillées  sur  les  sources  d'oii  il  a  tiré 
ces  pièces,  et  les  raisons  qu'il  a  eues  pour  en  insérer  beaucoup 
sous  l'étiquette  «  non  authentiques  ».  Mais,  en  ce  qui  concerne 
l'authenticité,  il  avertit  qu'il  n'a  pas  prétendu  offrir  dans  son 
édition  un  classement  définitif  ;  la  critique  «  interne  »  pourra 
plus  tard  éliminer  tel  fragment,  attribué  à  Hippolyte  sur  la  foi 
des  manuscrits  ou  des  auteurs  anciens,  et  lui  en  restituer  tel 
autre,  qui,  faute  de  garants,  a  été  laissé  en  dehors  des  «  authen- 
tiques ».  En  tout  cas,  le  travail  de  M.  Achelis,  basé  sur  de  vastes 
et  consciencieuses  recherches,  ne  complète  pas  seulement,  mais 
annule  les  éditions  antérieures  de  fragments  d'Hippolyte  :  les 
théologiens  désireux,  comme  il  convient,  d'utiliser  ces  précieux 
témoignages  de  l'antique  tradition,  sont  avertis  qu'ils  ne  sauraient 
les  consulter  avec  sécurité  dans  Migne,  ni  même  dans  les  Analecta 
du  cardinal  Pitra. 

M.  Achelis  n'a  pas  limité  ses  intéressantes  études  aux  fragments 
d'Hippolyte;  elles  comprennent,  en  outre  (et  c'est  même  par  là 
qu'il  commence),  la  critique  des  sources  qui  nous  renseignent  en 
quelque  manière  sur  l'étendue  de  la  production  littéraire  du  vieux 
docteur,  sur  sa  vie  et  sa  mort,  sur  les  légendes  qui  se  sont 
formées  autour  de  son  nom.  C'est  étrange  combien  promptement 
un  homme  qui  a  tant  écrit,  qui  a  tenu  certainement  une  grande 
place  parmi  ses  contemporains,  a  été  oublié  dans  son  rôle  histo- 
rique, pour  revivre  ensuite  sous  une  forme  légendaire  !  A  Rome 

1.  Hippolytstudien  von  Hans  Achelis  (T.  U.,  N.  F.,  I,  4).  Leipzig,  Hin- 
richs,  1897.  ln-8,  pp.  vi-233.  Prix  :  m.  7  50. 


D'ANCIENNE  LITTÉRATURE  CHRÉTIENNE  lOT 

même,  où  il  a  vécu,  enseigné,  suscité  un  schisme,  le  seul  souvenir 
historique  le  concernant  qui  subsistât,  un  siècle  après  sa  mort, 
c'était  sa  relégation  en  Sardaigne  avec  le  pape  Pontien,  en  235 , 
pour  cause  de  religion,  et  l'ensevelissement,  près  de  la  i^ia  Tibur- 
tina^  de  son  corps,  ramené  à  Rome,  en  236,  en  même  temps  que 
celui  de  saint  Pontien,  avec  qui,  sans  doute,  il  s'était  réconcilié 
avant  sa  mort.  Si  l'on  connaît  un  peu  mieux  sa  vie  aujourd'hui, 
c'est  grâce  uniquement  à  ce  qu'il  nous  en  apprend  lui-même 
dans  son  ouvrage  sur  les  hérésies  [Philosophoumena)  ^  retrouvé 
en  1842,  —  si  toutefois  cet  ouvrage  est  de  lui,  comme  presque 
personne  n'en  doute  aujourd'hui.  L'oubli  oii  il  est  tombé  —  et, 
du  moins  dans  l'Occident,  ses  ouvrages  avec  lui  —  s'explique, 
suivant  l'observation  de  M.  Achelis,  d'abord  par  l'opposition  qu'il 
avait  longtemps  faite  à  la  plus  haute  autorité  de  l'Eglise,  mais  aussi 
par  la  langue  de  ses  ouvrages;  car  il  n'a  écrit  qu'en  grec,  et  cette 
langue,  qui  était  encore  la  langue  officielle  de  l'Eglise  romaine 
de  son  temps,  ne  tarda  guère,  après  lui,  à  être  supplantée  par 
le  latin. 

C'est  à  M.  N.  Bonwetsch,  le  coéditeur  du  premier  volume  de 
la  nouvelle  collection,  qu'est  dû  aussi  l'article  HippolytuSy  dans 
le  volume  le  plus  récent  de  l'Encyclopédie  théologique  Herzog- 
Hauck  * .  C'est  un  substantiel  résumé,  surtout  des  études  que 
nous  venons  d'analyser,  de  M.  H.  Achelis  et  de  M.  Bonwetsch 
lui-même  ;  il  est  précédé  d'une  de  ces  abondantes  notices  biblio- 
graphiques par  lesquelles  débutent  ordinairement  les  articles  de 
ce  dictionnaire.  Malgré  les  mérites  incontestables  d'Hippolyte 
comme  écrivain  et  docteur,  un  catholique  ne  saurait  le  juger 
en  tout  avec  la  bienveillance  de  MM.  Bonvs^etsch  et  Achelis. 
Quand  la  nouvelle  édition  de  ses  œuvres  sera  complète,  autant 
qu'elle  peut  l'être,  par  la  publication  du  second  volume,  il  y  aura 
lieu,  peut-être,  de  reviser  et  de  réformer,  dans  quelque  mesure, 
les  reproches  faits  à  sa  doctrine  ;  mais,  devant  le  témoignage 
qu^il  rend  de  lui-même  dans  les  Philosopha  urne  na  y  l'impossibilité 

1.  Realencyclopddie  filr  protestantische  Théologie  uiid  Kirche.  Begrûndet 
von  J.-J.  Herzog,  in  IID^''  Auflage  hgg.  von  D,  Albert  Hauck.  Gr.  in-8.  Leip- 
zig, Hinrichs.  T.  VIII  (Hesse-Jesuitinnen),  1900.  Art.  Hippolytus,  p.  126-135. 
A  comparer,  au  t.  III,  p.  640-641,  l'art.  Calixt  I,  article  de  Herzog,  remanié 
par  M.  Hauck,  avec  la  mesure  et  l'impartialité  caractéristiques  du  savant  his- 
torien qui  dirige  la  3«  édition  de  la  RE  protestante. 


108  BULLETIN 

de  le  justifier  sans  réserve  n'en  subsistera  pas  moins,  et  toujours  il 
restera  au  pape  saint  Calliste  l'honneur  d'avoir  su  défendre,  même 
contre  un  homme  qui  dépassait  tous  ses  contemporains  comme 
savant,  la  vraie  tradition  doctrinale  du  christianisme  et  son 
véritable  esprit  dans  la  discipline. 

M.  Karl  Holl  est  également  du  nombre  des  collaborateurs  que 
s'est  assurés  la  «  Commission  des  SS.  Pères  »  de  Berlin.  Il  avait 
accepté,  en  1894,  pour  champ  de  travail  les  Sacra  Parallela 
attribués  à  saint  Jean  Damascène.  Cet  ouvrage  est  fort  intéressant 
par  la  grande  quantité  de  textes  patristiques  dont  il  est  presque 
tout  composé  ;  mais  il  s'agit  de  les  identifier  ou  de  les  contrôler 
quant  à  leur  authenticité.  On  ne  peut  s'en  rapporter  aux  éditions 
données  par  Billius  et  Lequien,  et  reproduites  dans  Migne[Patr. 
gr.,  XCV-XCVI). 

M.  Holl  a  dû  commencer  par  débrouiller  l'écheveau  très  com- 
pliqué des  formes  diverses  sous  lesquelles  le  recueil  se  présente 
dans  les  manuscrits  ^ .  Après  des  études  vastes  et  minutieuses, 
dont  il  a  donné  le  résumé  dans  les  TU,  en  1897,  il  a  pu  rame- 
ner toutes  les  sources  à  deux  classes  :  l'une,  des  manuscrits 
qui  ont  conservé  le  texte  de  l'ouvrage  ou  au  moins  d'une  par- 
tie, avec  le  plan  primitif;  l'autre,  de  ceux  qui  ont  bouleversé 
ce  plan,  tout  en  respectant  également  le  fond,  sauf  abrègement, 
Billius  et  Lequien  ont  reproduit,  avec  force  corrections  plus  ou 
moins  justifiées,  un  des  manuscrits  (pas  le  meilleur)  de  la  seconde 
classe.  Le  savant  critique  s'est  ensuite  occupé  de  l'auteur  du 
recueil  et  des  sources  où  il  a  puisé  :  il  montre  qu'il  n'y  a  aucune 
raison  de  récuser  le  témoignage  unanime  des  manuscrits  en 
faveur  de  Jean  Damascène  ;  puis  il  prouve  que  celui-ci  a  emprunté 
l'idée  de  son  recueil  et  une  bonne  partie  de  ses  textes  aux  Capita 
theologica  de  saint  Maxime  le  Confesseur  (-J-662),  et  qu'il  est 
encore  redevable,  mais  dans  une  mesure  beaucoup  moindre,  aux 
«  Pandectes  de  la  Sainte-Ecriture  »,  compilées  par  le  moine 
Autiochus,  vers  620,  dans  le  monastère  de  Saint-Sabas,  près  de 
Jérusalem,  le  même  où  Jean  de  Damas  devait  se  retirer  environ 
cent  ans  plus  tard.  Mais  M.  Holl  ajoute  que,  les  emprunts  dé- 
falqués, ((  il  reste  encore  une  si  grande  masse  de  matériaux,  que 

1.  Die  Sacra  Parallela  des  Johannes  Damascenus,  von  Lie.  D'^.  Karl  Holl 
(T.  U.,  N.  F.,  I,  1).  Leipzig,  Hinrichs,  1897.  In-8,  pp.  xiii-392.  Prix  :  12  m. 


D'ANCIENNE  LITTERATURE  CHRETIENNE  109 

Jean  Damascène  n'a  pu  les  rassembler  qu'en  étudiant  à  son  point 
de  vue  presque  toute  la  littérature  ecclésiastique».  Ilya,  d'ailleurs, 
plus  d'un  indice  tendant  h  prouver  que  le  savant  moine  a  extrait 
la  plupart  de  ses  textes  directement  de  leurs  auteurs,  en  re- 
montant aux  sources  même  de  ceux  qu'il  trouvait  chez  ses  prédé- 
cesseurs. 

Le  long  travail  du  critique  n'avait  d'autre  but  que  de  rendre 
possible  et  utile  une  édition  scientifique  des  plus  précieux,  c'est- 
à-dire  des  plus  anciens,  de  ces  textes.  M.  Holl  a  donné  cette  édi- 
tion, en  1899,  en  publiant  dans  les  TU  cinq  cçnt  et  un  fragments 
de  Pères  anténicéens,  extraits  des  Sacra  Parallela^,  A  la  vérité, 
parmi  ces  textes,  un  certain  nombre  figurent  avec  l'étiquette 
«  inauthentiques  »  ou  «  douteux  »,  et  la  somme  d'inédit  n'est  pas 
considérable,  ni  comme  quantité,  ni  comme  qualité  ;  mais  c'est 
toujours  un  gain  très  appréciable  de  connaître,  aussi  bien  qu'on 
les  connaît  maintenant,  grâce  à  M.  Holl,  les  textes  que  saint  Jean 
Damascène  lisait  comme  antinicéens,  et  la  forme  sous  laquelle  il 
les  lisait  ;  car  aucun  manuscrit  ne  vaut  le  témoignage  d'un  homme 
au  courant,  comme  il  l'était,  de  l'ancienne  littérature  chrétienne 
et  vivant  à  une  époque  à  laquelle  ne  remonte  aucun  de  nos 
manuscrits  patristiques. 

Passant  à  des  publications  d'objet  moins  étendu,  nous  avons 
encore  à  signaler,  dans  les  TU,  d'abord  une  nouvelle  édition 
«ritique  de  la  première  lettre  [de  saint  Clément  de  Rome  2. 
Prenant  occasion  de  la  découverte  faite  par  Dom  Germain  Morin, 
d'une  très  ancienne  version  latine  de  cette  lettre,  M.  Rudolf 
Knopf  soumet  à  une  nouvelle  étude  les  quatre  manuscrits  qui 
nous  ont  conservé  ce  précieux  monument  du  premier  siècle 
chrétien,  ainsi  que  les  larges  citations  qu'en  a  faites  Clément 
d'Alexandrie.  Après  avoir  établi  la  valeur,  soit  absolue,  soit  com- 
parative de  ces  divers  témoins,  il  essaie  de  fixer  la  vraie  leçon  et 
le  sens  des  passages  (une  centaine  environ),  où  il  restait  de 
l'incertitude.  Les  variantes  accompagnant  toutes  les  piages  de  son 

1.  Fragmenta  vornic'ànischer  Kirchenv'àter  aus  den  «  Sacra  Parallela  »  he- 
rausgegeben  von  Karl  Holl  (T.  U.,  N.  F.,  v,  2).  —  Leipzig,  Hinrichs,  1899. 
In-8,  pp.  xxxix-241. 

2.  Der  erste  Clemensbrief  nntersucht  und  hgg.  von  Lie.  Rudolf  Knopf 
(T.  U.,  N.  F.,  V,  1).  Leipzig,  Hinrichs,  1899.  In-8,  pp.  iv-194.  Prix  :  6  m. 


110  BULLETIN 

texte  restitué  rendent  bien  sensibles,  et  les  choix  faits  parmi  les 
leçons,  et  les  différences  avec  les  éditions  antérieures. 

M.  E.  Klostermanns  après  examen  des  manuscrits  du  texte 
grec  des  homélies  d'Origène  sur  Jérémie,  conclut  qu'un  seul  (qui 
se  trouve  à  TEscurial)  peut  servir  encore  à  améliorer  les  éditions 
existantes.  Parcourant  ensuite  les  témoignages  qu'offre  la  tra- 
dition au  sujet  de  ces  homélies,  il  s'arrête  surtout  h  la  version 
qu'en  a  donnée  saint  Jérôme  et  apporte  à  ce  propos  d'intéres- 
santes observations,  tant  sur  la  méthode  de  traduction  du  célèbre 
docteur,  que  sur  la  manière  dont  il  a  employé  les  écrits  d'Ori- 
gène dans  ses  propres  ouvrages. 

M.  AliVedSTULCKEN^  reprenant,  après  beaucoup  d'autres,  l'étude 
de  la  christologie  de  saint  Athanase,  commence  par  un  nouveau 
triage  et  un  nouveau  classement  chronologique  de  ses  œuvres.  Il 
conclut  au  doute  sur  l'authenticité  de  plusieurs  opuscules,  que 
Montfaucon  lui  avait  accordés  sans  hésitation,  notamment  de 
VExpositio  fidei,  du  quatrième  des  discours  contre  les  Ariens^  des 
deux  livres  contre  les  Apollinaristes.  Il  recherche  ensuite,  dans  les 
écrits  qui  restent,  quelle  idée  le  grand  adversaire  de  l'arianisme 
se  faisait  du  Christ,  et  il  s'attache  surtout  à  mettre  en  lumière  sa 
conception  de  l'élément  humain  dans  le  Sauveur.  En  ce  qui  con- 
cerne la  divinité,  sans  nulle  diminution,  du  Verbe  incarné,  les 
affirmations  d' Athanase  n'offrent  aucune  hésitation  ni  aucune 
obscurité  ;  mais  il  ne  s'exprime  pas  aussi  nettement,  suivant 
M.  Stûlcken,  sur  son  humanité  :  que  le  LogoSy  Dieu  parfait,  soit 
aussi  homme  parfait,  ayant  comme  tel  son  intelligence  et  son 
activité  propre,  il  ne  le  dit  jamais  expressément,  et  il  ne  laisse 
pas  soupçonner  qu'il  ait  là-dessus  un  «  système  »  arrêté,  une 
théorie  ferme.  Toute  l'étude  de  M.  Stûlcken  est  digne  d'atten- 
tion ;  mais ,  dans  son  appréciation  de  la  valeur  théologique 
d' Athanase.  il  n'a  pas,  ce  me  semble,  assez  fait  entrer  en  compte 
le  fait,  qu'il  ne  méconnaît  pas  entièrement  néanmoins,  qu'Atha- 

1.  Die  Ueberlieferung  der  Jeremia-Homilien  des  Origenes,  von  E.  Kloster- 
MANN  (T.  U.,  N.  F.,  I,  3).  Leipzig,  Hinrichs,  1897.  In-8,  pp.  iv-116.  Prix  : 
m.  3,  50. 

2.  Athanasiana.  Litterar-  und  Dogmengeschichtliche  Untersuchungen,  von 
Lie.  Alfred  Stûlcken  (T.  U.,  N.  F.,  iv,  4).  Leipzig,  Hinrichs,  1899.  Prix  : 
5  m. 


D'ANCIENNE  LITTÉRATURE  CHRÉTIENNE  111 

nase  a  porté  tous  ses  efforts  sur  le  point  précisément  attaqué  par 
les  Ariens,  c'est-à-dire  sur  la  divinité  et  la  «  consubstantialité  » 
du  Verbe  incarné,  et  pouvait  volontairement  s'abstenir  de  formuler 
plus  explicitement  sa  pensée  sur  les  autres  points  qui  n'étaient 
pas  directement  en  cause.  En  ce  sens,  mais  seulement  en  ce 
sens,  nous  admettrions  que  «  sa  christologie  n'est  pas  com- 
plète ». 

M.  A.  Harnack*  consacre  quelques  pages  à  un  «  catalogue  des 
hérétiques  »,  qui  fait  partie  d'un  recueil  syriaque,  récemment 
traduit  et  publié,  et  dont  l'auteur  est  Maruta,  évêque  de  Mai- 
pherkat,  ami,  puis  adversaire  de  saint  Jean  Chrysostome.  Il  en 
reproduit  le  texte,  avec  de  savantes  notes  de  son  propre  fond, 
qui  signalent  ce  qu'il  y  a  de  nouveau  pour  nous  dans  les  infor- 
mations de  l'évêque  syrien.  La  partie  la  plus  remarquable  est 
celle  qui  concerne  l'hérésie  de  Paul  de  Samosate. 

M.  K.-G.  Gœtz^  rétablit  le  vrai  caractère  littéraire  de  l'écrit 
de  saint  Cyprien  Ad  Dojiatum,  que  la  plupart  des  éditeurs  et  des 
biographes  ont  considéré  comme  une  lettre.  Cette  élégante  com- 
position est  en  réalité,  cela  ressort  clairement  du  texte,  un 
entretien  —  fictif —  dans  le  genre  des  Tusculanes.  Il  faut  la  com- 
pléter en  lui  donnant  pour  début,  comme  font  deux  manuscrits, 
le  fragment  intitulé  Cyprianus  Donato^  dont  certains  éditeurs 
avaient  fait  une  «  lettre  de  Donat  à  Cyprien  »  et  que  M.  Hartel 
a  relégué  dans  les  Spuria  de  sa  célèbre  édition. 

M.  Harnack^  n'a  pas  jugé  indignes  d'une  autre  brève  étude 
trois  pièces,  auxquelles  a  été  également  accolé  parfois  le  nom 

1.  Der  Ketzer-Katalog  des  Bischofs  Maruta  von  Maipherkat,  von  D.  Adolf 
Harnack.  17  pp.  Forme  avec  le  travail  de  M.  Gœtz,  dont  il  va  être  question, 
et  avec  une  étude,  sur  laquelle  nous  reviendrons  plus  tard,  de  M.  C.  Erbes 
concernant  les  «  dates  de  la  mort  des  apôtres  Paul  et  Pierre  et  leurs  monu- 
ments romains  »,  le  premier  fascicule  du  t.  IV  des  T.  U.,  N,  F.  Leipzig, 
Hinrichs,  1899.  Prix  du  fasc.  entier  :  m.  5  50. 

2.  Der  alte  Anfang  und  die  urspriingliche  Form  von  Cyprian's  Schrift  «  Ad 
Donatum  »,  von  K.  G.  Gœtz,  pp.  16  (T.  U.,  N.  F.,  iv,  1). 

3.  Drei  wenig  beachtete  Cyprianische  Schriften  und  die  «  Acta  Pauli  », 
von  D.  Adolf  Harnack,  pp.  34.  Compose,  avec  le  travail  de  M.  Bratke  dont 
l'analyse  suit,  T.  U. ,  N.  F.,  iv,  3.  Leipzig,  Hinrichs,  1899.  Prix  du  fasci  en- 
tier :  m.  10  50. 


112  BULLETIN 

de  saint  Cyprien,  quoiqu'elles  n'aient  évidemment  rien  de 
commun  avec  l'évêque  martyr  de  Carthage.  La  plus  intéressante 
est  une  espèce  de  centon  biblique,  où  ce  qui  a  frappé  M.  Har- 
nack,  c'est  de  voir  des  actes  d'apôtres  apocryphes,  notamment 
les  Acta  Pauliy  employés  encore  au  même  titre  que  les  livres 
canoniques.  Il  pense  que  l'auteur  des  trois  pièces  est  un  poète 
de  la  Gaule  méridionale  nommé  Cyprianus^  qui  a  mis  THepta- 
teuque  en  vers  hexamètres,  au  commencement  du  cinquième 
siècle. 

Il  faut  beaucoup  descendre  pour  passer  de  la  littérature  patris- 
tique  à  la  relation  anonyme  d'une  Soi-disant  conférence  reli- 
gieuse à  la  cour  des  Sassanides  i,  dont  M.  Eduard  Bratke 
réédite  le  texte  grec,  soigneusement  revu  sur  un  grand  nombre 
de  manuscrits,  avec  un  riche  commentaire  critique  et  historique. 
C'est  là  cependant  une  production  fort  curieuse  ;  et  le  savant  édi- 
teur doit  être  vivement  remercié  pour  les  peines  qu'il  a  prises,  à 
l'effet  d'en  rétablir  le  texte  original  et  de  mettre  en  lumière  les 
sources  d'où  elle  dérive.  La  forme  de  conférence  ou  de  colloque 
n'est  évidemment  qu'un  cadre  artificiel,  quoique  les  interlocuteurs 
soient  peut-être,  en  partie  du  moins,  des  personnages  histori- 
ques. Le  but  de  l'auteur  est  apologétique,  et  il  s'efforce  de  con- 
vaincre les  «  Grecs  »,  c'est-à-dire  les  païens,  de  la  vérité  du 
christianisme,  à  l'aide  «  d'oracles  »  et  de  témoignages  d'anciens 
sages  païens.  Les  sources  où  il  a  puisé,  et  dont  la  principale  est 
l'histoire  ecclésiastique  perdue  de  Philippe  de  Side,  prêtre  à 
Constantinople  sous  l'épiscopat  de  saint  Jean  Chrysostome;  puis, 
les  écrivains  qui  l'ont  lui-même  cité  ou  copié;  enfin  les  circons- 
tances historiques,  notamment  l'état  du  paganisme  que  son  œuvre 
suppose,  permettent  d'affirmer  qu'il  l'a  composée  au  cinquième 
siècle,  et  plus  probablement  dans  la  seconde  moitié  de  ce  siècle. 
Quant  aux  ce  oracles  »  exploités  par  l'apologiste  anonyme,  il  a  pu 
en  tirer  quelques  éléments  du  fonds  de  fables  en  vogue  chez  les 
païens  du  temps  :  certainement  il  a  pris  dans  l'histoire  légendaire 
d'Alexandre  le  Grand  de  prétendus  oracles  annonçant  la  nais- 
sance de  ce  prince,  et  il  a  essayé  de  montrer  qu'ils  s'appliquaient 
proprement  au  Christ.  Mais  M.  Bratke  semble  penser  que  l'ano- 

1,  Bas  sogenannte  Religionsgesprach  am  Hof  der  Sasaniden,  hgg.  von 
Eduard  Bratke,  pp.  vi-305  (T.  U.,  N.  F.,  iv,  3).  Leipzig,  Hinrichs,  1899. 


D'ANCIENNE  LITTÉRATURE  CHRÉTIENNE  113 

iiymc  (ou  l'auteur  qu'il  suit)  a  inventé  de  toutes  pièces  la  plus 
grande  partie  de  ses  «  oracles  »  et  de  ses  témoignages  païens  ;  il 
l'assimile  aux  faussaires  juifs  et  chrétiens  qui  ont  fabriqué  les 
Oracles  sybilliris. 

Je  ne  défendrai  pas  contre  lui  ce  singulier  apologiste,  bien  que 
celui-ci  ait  péché  peut-être  plus  par  l'inintelligence  d'un  zèle  mal 
éclairé  que  par  improbité.  Je  dois  seulement  faire  mes  réserves 
sur  une  ou  deux  phrases,  qui  tendent  h  rendre  l'Eglise  elle-même 
solidaire  de  ces  impostures  :  «  De  même  que  l'Eglise  du  moyen 
âge,  écrit  M.  Bratke,  le  christianisme  antique,  à  l'occasion,  n'a 
pas  reculé  devant  les  mensonges  historiques  pour  défendre  ses 
intérêts  vitaux  et  justifier  ses  exigences»  (p.  129).  Le  reproche 
formulé  avec  cette  généralité,  tombant  sur  tout  le  christianisme 
et  toute  l'Eglise  antique,  est  souverainement  injuste.  Ce  n'est  pas 
l'Eglise,  ce  ne  sont  pas  les  représentants  qualifiés  de  l'Eglise,  qui 
ont  jamais  fabriqué  de  faux  oracles  païens,  ou  encouragé  ceux  qui 
en  fabriquaient  ou  en  colportaient;  il  n'existe  aucune  preuve, 
aucun  indice  qu'ils  l'aient  fait.  Pour  ce  qui  concerne  en  particu- 
lier les  «  oracles  »  et  les  légendes  exploités  dans  la  conférence  h 
la  cour  de  Perse,  M.  Bratke  reconnaît  expressément  n'en  avoir 
trouvé  aucune  trace  chez  les  docteurs  chrétiens  de  premier  ordre. 
Sans  doute  les  grands  apologistes  des  premiers  siècles  ont  eux- 
mêmes  parfois  employé  trop  facilement  des  armes  de  mauvais 
aloi,  telles  que  faux  oracles  païens  et  légendes  suspectes;  mais 
c'était  faute  de  critique,  non  de  bonne  foi;  et,  d'ailleurs,  cette 
sorte  d'arguments  n'a  jamais  tenu,  relativement,  qu'une  place  mi- 
nime à  côté  de  la  vraie  démonstration  chrétienne. 

L'extension  du  syncrétisme  ou  d'une  certaine  fusion  des  idées 
chrétiennes  et  païennes,  dans  l'Eglise  du  quatrième  et  du  cin- 
quième siècle,  est  également  fort  exagérée  par  le  savant  écrivain 
(p.  132,  sqq.).  Il  faut  protester  surtout  contre  l'assertion  que  ce 
syncrétisme  est  la  racine  de  beaucoup  d'institutions  du  catholi- 
cisme d'alors  (et  d'aujourd'hui),  «  spécialement  du  culte  de 
Marie  »  (p.  205).  La  preuve  que  M.  Bratke  croit  en  trouver  dans 
les  textes  qu'il  publie  ne  vaut  certainement  point;  car  si  la  Mère 
du  Sauveur  y  est  assimilée,  par  exemple,  à  Héra  ou  à  Cybèle^  c'est 
uniquement,  il  faut  bien  le  remarquer,  dans  un  «  oracle  w  censé 
rendu  par  des  idoles,  annonçant  elles-mêmes  la  fin  prochaine  de 
leur  empire  ;  et  d'ailleurs  les  attributs  donnés  à  cette  nouvelle 

LXXXVI.  —  8 


114  BULLETIN 

Héra^  dans  «  l'oracle  »  même,  indiquent  suffisamment  la  diffé- 
rence radicale  des  deux  figures.  C'est  dans  l'Evangile  et  la  tradi- 
tion apostolique  que  le  culte  de  la  Mère  de  Dieu  a  sa  racine,  d'où 
sont  sortis,  sans  aucun  influx  païen,  tous  les  développements 
qu'il  a  pris  dans  l'Eglise. 

Je  regrette  bien  vivement  ces  quelques  assertions  qui  déton- 
nent dans  le  travail,  tout  scientifique  et  d'ailleurs  si  intéressant, 
de  M.  Bratke. 

Un  premier  fascicule  des  savantes  recherches  de  M.  E.  de  Dob- 
scHiJTz  sur  les  Images  du  Christ^  a  déjà  été  analysé  ici  [Études, 
LXXix,  658).  Le  second,  qui  complète  l'ouvrage,  continue  les 
Preuçes  des  conclusions  exposées  dans  le  premier.  On  Ta  déjà  vu, 
ces  preuves  sont  les  textes  —  les  uns  inédits,  les  autres  soigneuse- 
ment contrôlés  par  les  manuscrits  relus  à  nouveau,  comparés 
entre  eux,  discutés, —  qui  montrent  la  première  apparition  (dans 
les  documents),  le  développement  et  les  variations  des  légendes 
relatives  aux  plus  anciennes  représentations  du  Sauveur.  Cette 
riche  collection  de  textes  de  toute  provenance  offre  un  grand 
intérêt  et  est  très  instructiv<e,  malgré  les  réserves  qu'on  peut  faire 
sur  les  conclusions  de  M.  de  Dobschiitz.  Je  ne  crois  pas,  après 
l'avoir  parcourue,  qu'aucune  des  saintes  images  vénérées  dans  le 
monde  chrétien  ne  peut  avoir  une  origine  miraculeuse;  mais 
assurément  le  fait  d'une  semblable  origine,  surtout  de  la  manière 
dont  les  «  traditions  »  la  racontent,  est  plus  que  douteux  pour 
beaucoup,  peut-être  pour  la  plupart.  La  conviction  qu'une  sainte 
image  n'est  pas  «  tombée  du  ciel  »  ni  «  peinte  de  la  main  de  saint 
Luc  »,  n'empêche  pas  de  la  vénérer,  ni  de  croire  que  Dieu  a  récom- 
pensé la  piété  de  ceux  qui  la  vénéraient  par  des  faveurs  extraor- 
dinaires, des  miracles  même  ;  car,  comme  la  piété  vénère  ou  doit 
vénérer  dans  l'image  Celui  qu'elle  représente,  c'est  ce  culte  que 
les  miracles  recompensent  et  autorisent,  non  les  opinions  plus 
ou  moins  justes  relativement  à  l'image  matérielle. 

Nous  aurons,  un  autre  jour,  à  signaler  encore  quelques  fasci- 
cules des  Texte  und  Untersuchungen^   se  rattachant  aux  études 

1.  Christusbilder.  Untersuchungen  zur  ckristlichen  Légende,  von  Ernst  von 
DoBSGHiJTz.  II.  Halfte.  (T.  U.,  N.  F.,  III,  3-4),  pp.  357.  Leipzig,  1899.  Prix: 
12  m. 


D'ANCIENNE  LITTÉRATURE  CHRÉTIENNE  115 

bibliques.  Nos  lecteurs  admireront  avec  nous,  malgré  les  critiques 
que  nous  avons  quelquefois  indiquées,  le  labeur  si  sérieux,  si 
consciencieux,  auquel  des  savants  protestants  se  consacrent  pour 
mettre  mieux  en  lumière  l'ancienne  littérature  chrétienne.  Il  y  a 
là  de  quoi  stimuler  les  catholiques  qui,  certes,  ne  doivent  pas  se 
laisser  dépasser  dans  une  si  belle  tâche.  Par  le  fait,  les  savants 
catholiques  d'Allemagne  ont  produit,  dans  le  domaine  patristique, 
des  travaux  très  remarquables.  Cependant,  ils  n'avaient  pas,  jus- 
qu'à l'année  1900,  de  recueil  périodique,  centralisant  les  efforts 
dispersés  et  analogue  aux  Texte  und  Untersuchungen.  Ils  le  pos- 
sèdent maintenant,  grâce  à  l'initiative  de  deux  professeurs,  au 
nom  déjà  bien  connu,  et  d'un  éditeur  entreprenant.  Le  nouveau 
recueil  a  pour  titre  :  Recherches  sur  l'histoire  de  la  littérature 
et  du  dogme  chrétiens  ^  et  paraît_,  à  intervalles  indéterminés, 
mais  environ  quatre  fois  par  an,  sous  la  direction  compétente  de 
MM.  le  D"*  Albert  Ehrhard,  professeur  d'histoire  ecclésiastique  à 
l'Université  de  Vienne,  et  Mgr  le  D""  J.  P.  Kirsch,  professeur  de 
patrologie  et  d'archéologie  chrétienne  à  l'Université  de  Fribourg 
en  Suisse.  Nous  allons  passer  en  revue  les  livraisons  "publiées, 
toutes  fort  intéressantes. 

Mgr  Kirsch,  l'un  des  directeurs,  a  commencé  par  une  Étude 
d'histoire  du  dogme  sur  la  Doctrine  de  la  communion  des  saints 
dans  l'antiquité  chrétienne.  Il  y  étudie  cette  belle  et  si  conso- 
lante croyance  dans  les  écrits  patristiques  et  dans  l'archéologie, 
spécialement  dans  les  monuments  des  catacombes,  qu'il  connaît 
si  bien.  Il  sera  encore  parlé  ici  plus  amplement  de  cette  magis- 
trale étude. 

M.  Hugo  KocH  occupait  déjà  une  place  distinguée  parmi  les 
écrivains  qui,  depuis  quelques  années,  ont  fait  singulièrement 
avancer  les  questions  relatives  au  Pseudo-Denys  l'Aréopagite. 
Les  relations  du  grand  inconnu  avec  les  néo-platoniciens,  surtout 
avec  Proclus,  ont  été  particulièrement  mises  en  lumière  par  lui,  en 
même  temps  que  par  notre  confrère  le  P.  Stiglmayr.  Le  travail  qui 
forme  la  deuxième  et  la  troisième  livraisons  des  Forschungen-j  con- 

1.  Forschungen  zur  christlichen  Littérature  und Dogmengeschichte.  Mayence, 
F.  Kirchheim,  1900.  Prix  par  volume  :  16  m.  (20  fr.). 

2.  Pseudo-Dyonysius  Areopagita  in  seinen  Beziehungen  zum  NeaplatO' 
nismus  und  Mysterienwesen.  Fine  litterar-  historische  Untersuchung,  von 
Hugo  KocH,  pp.  xii-276.  Mayence,  Kirchheim,  1900.  Prix  isolémerft  ;  8  m. 


116  BULLETIN 

tinuela  preuve  de  ces  relations  et  en  montre  l'étendue,  par  la  con- 
frontation desécrits  du  Pseudo-Denys  avec  ceux  du  néo-platonisme, 
dans  la  forme  et  dans  le  fond.  M.  Koch  insiste  principalement  sur 
les  rapports  touchant  la  théorie  mystique.  Il  est  très  curieux  de 
voir  comment  le  docteur  chrétien  a  su  choisir  et  adapter  à  la  théo- 
logie chrétienne  ce  qu'il  y  avait  de  bon  dans  la  terminologie,  les 
rites  et  la  symbolique  de  ces  mystères,  où  s'étaient  réfugiés  les 
meilleurs  éléments  de  l'ancienne  religion  grecque  et  par  lesquels 
le  néo-platonisme  s'est  efforcé,  non  sans  quelque  succès,  de  pro- 
longer les  jours  du  paganisme  expirant.  On  comprend  tout  l'in- 
térêt de  cette  étude,  quand  on  sait  que  les  ouvrages  du  Pseudo- 
Denys  sont  devenus  la  base  de  la  théologie  mystique  dans  l'Eglise. 

Dans  la  quatrième  livraison  des  Forschungen^  ^  M.  KarlKunstle, 
professeurà  l'université  deFribourg(Bade),parle  d'un  très  précieux 
manuscrit  de  la  bibliothèque  grand-ducale  de  Karisruhe,  prove- 
nant de  l'ancienne  abbaye  de  Reichenau,  au  lac  de  Constance, 
où  il  a  été  écrit  presque  tout  entier  par  le  moine  Reginbert,  bi- 
bliothécaire de  cette  abbaye  de  784  à  846.  Ce  codex  a  déjà  été 
utilisé  par  divers  éditeurs,  sans  qu'on  l'ait  jamais  étudié  à  fond 
dans  son  entier,  comme  il  le  méritait.  M.  Kûnstle  nous  en  donne 
d'abord  le  dépouillement  complet,  avec  l'analyse  des  cinquante- 
deux  ouvrages  ou  fragments  qu'il  renferme,  nous  apprenant  pour 
chacun  s'il  a  été  publié,  et  où  ;  indiquant  le  secours  que  ces  textes 
peuvent  encore  donner  pour  corriger  des  éditions  faites  sans  le& 
consulter;  enfin,  insistant  particulièrement  sur  les  questions  d'ori- 
gine et  d'auteurs.  Neuf  fragments  sont  publiés  à  la  suite  du  travail. 

L'ensemble  de  ces  morceaux,  à  deux  ou  trois  près,  forme  une 
collection  d'une  singulière  unité  de  plan,  que  le  savant  professeur 
caractérise  très  bien  dans  le  titre  de  son  étude,  comme  une 
Bibliothèque  des  symboles  et  de  traités  théologiques  destinés 
à  combattre  le  Priscillianisme  et  PArianisme  visigothique.  Vu 
le  choix  qui  a  manifestement  dirigé  le  compilateur,  et  le  but,  sen- 
sible dans  le  tout  et  dans  chaque  partie,  qui  est  la  lutte  contre 
l'arianisme,  mais  l'arianisme  tel  qu'il  était  importé  par  les  conqué- 

1.  Eine  Bihliothek  der  Symbole  und  theologischer  Tractate  zur  Bek'àmp- 
fung  des  Priscillianismus  und  westgothischen  Arianismus  aus  dem  VI.  Jahr- 
hunderie.  Ein  Beitrag  zur  Geschichtc  der  theologischen  Litteratur  in  Spa- 
nicn.  Von  D^  Karl  Kunstle,  pp.  xi-181.  Prix  :  5  m. 


D'ANCIENNE  LITTÉRATURE  CHRÉTIENNE  117 

rants  visigoths,  puis  contre  le  priscillianisme,  cette  hérésie  espa- 
gnole, M.  Kunstle  est  conduit  à  affirmer  très  décidément  que  ces 
pièces  ont  été  rassemblées  en  Espagne  vers  la  fin  du  sixième  siè- 
cle, et  que  plusieurs  d'entre  elles,  qui  sont  anonymes  ou  évidem- 
ment pseudonymes  (portant  les  noms  célèbres  d'Augustin,  d'Am- 
broise,  de  Jérôme,  etc.),  sont  l'œuvre  de  théologiens  espagnols  des 
cinquième  et  sixième  siècles.  Cette  conclusion,  établie  par  une  série 
d'observations  pénétrantes  et  érudites,  jette  un  jour  imprévu  sur 
l'activité  intellectuelle  de  l'Espagne  catholique  à  cette  époque  re- 
culée. Outre  ce  résultat  fort  intéressant,  l'étude  de  M.  Kunstle  en 
contient  d'autres  qui  ne  le  sont  pas  moins  et  qui,  malgré  ce  que 
les  confrères  en  science  pourront  contester,  enrichissent  l'his- 
toire de  la  littérature  chrétienne  en  général.  Je  me  contenterai  de 
citer  l'attribution  à  une  source  espagnole:  du  symbole  Quicumque, 
dit  de  saint  Athanase;  puis  des  Dogmata  ecclesia stic a  ^uhWés  sous 
le  nom  de  Gennadius  de  Marseille  ;  des  onze  premiers  livres  De 
Tr'initate  qu'on  trouve  dans  la  Patrologie  de  Migne  sous  le  nom 
de  Vigile  de  Tapse  ;  de  la  belle  Exhortatio  ad  Neophytos  de  Symbolo 
(que  le  manuscrit  donne  à  saint  Ambroise  et  que  M.  Kunstle, 
suivant  et  confirmant  une  hypothèse  de  dom  G.  Morin,  rend 
àl'évêque  espagnol  Syagrius),  etc.  Sans  doute,  dans  cette  libérale 
distribution  aux  théologiens  espagnols,  les  critiques  réclameront 
quelque  chose  pour  nos  anciens  de  la  Gaule  méridionale.  Quoi 
qu'il  en  soit,  ce  suggestif  travail  marquera  dans  l'histoire  litté- 
raire chrétienne.  Je  n'ai  qu'un  regret  à  exprimer,  c'est  que  des 
pages  si  remplies  d'utiles  informations  n'aient  pas  d'index  alpha- 
bétique des  matières  et  des  auteurs  mentionnés. 

On  attendait  avec  curiosité  l'étude  complète  annoncée  par 
M.  FuNK  sur  le  Testament  de  Notre-Seigneur,  publié  par  S.  Ém. 
Mgr  Rahmani  (V.  Etudes  y  LXXXÏ,  527).  Le  savant  professeur 
nous  la  donne  dans  le  second  volume  des  Forschungeji^ .  Il  y  con- 
firme, en  la   motivant   avec  ampleur,  Topinion  qu'il    avait  déjà 

l.  Das  Testament  unseres  Herrn  und  die  verwandten  Schriften,  von  D'  F. 
X.  FuNK,  pp.  xii-316.  Mainz,  Kirchheim,  1901.  Prix  isolément  :  9  m.  —  Je 
profite  de  l'occasion  pour  faire  observer  qu'à  la  page  532  de  mon  article, 
indiqué  ci-dessus,  les  renvois  aux  notes  et  la  seconde  note  elle-même  sont 
hors  de  place.  Le  premier  chiffre  de  renvoi,  dans  le  texte,  est  à  mettre  à  la 
place  du  second,  et  la  seconde  note  doit  être  reportée  à  la  page  533,  où  le 
chiffre  de  renvoi  (1)  doit  être  mis  à  la  22*  ligne,  après  les  mots  «  l'an  400  ». 


118  BULLETIN 

énoncée  peu  après  la  publication  du  Testament^  sur  la  question 
de  l'origine  et  de  la  date  de  ce  document.  En  conclusion,  celui- 
ci,  au  lieu  d'être  antérieur  au  troisième  siècle,  comme  l'admet  son 
vénérable  éditeur,  serait  d'après  M.  Funk,  tout  au  plus  de  la 
moitié  du  cinquième  siècle.  Le  savant  professeur  déduit  cette  date, 
avec  son  érudition  bien  connue,  et  des  indices  que  fournit  le  texte 
même  du  Testament^  et  de  ses  rapports  avec  les  documents  paral- 
lèles. Impossible  d'analyser  tous  ses  arguments  ;  en  détacher  quel- 
ques-uns de  l'ensemble,  pourrait  induire  en  erreur  sur  la  valeur 
de  toute  la  démonstration  :  ceux  qu'intéresse  le  problème  —  en 
effet  très  intéressant,  quoique  très  spécial  —  ne  peuvent  se  dis- 
penser de  lire  ou  plutôt  d'étudier  toute  la  discussion  de  M.  Funk, 
les  textes  sous  les  yeux.  Je  ne  me  permettrai  que  deux  ou  trois 
observations. 

La  première  est  un  peu  personnelle.  L'éminent  écrivain  m'a 
fait  l'honneur  de  me  donner  place  parmi  ceux  dont  il  enregistre 
les  opinions  sur  la  date  du  Testament '^  mais  ne  connaissant  mon 
article  que  sur  le  rapport  d'une  revue  belge,  il  dit  que  j'ai  adhéré 
à  la  thèse  de  Mgr  Rahmani.  Les  lecteurs  des  Études  savent  que 
j'ai  été  plus  réservé.  J'ai  dit  que  plusieurs  passages,  plusieurs  dé- 
tails (par  exemple  la  longue  prescription  relative  à  la  construction 
â^ églises  et  àe presbytères  )  me  paraissaient  postérieurs  au  commen- 
cement du  quatrième  siècle  :  c'est  plus  d'un  siècle  de  divergencjg 
avec  Mgr  Rahmani.  J'admettais  en  même  temps,  il  est  vrai,  que  la 
«  substance  »  du  Testament  pouvait  être  antérieure  au  troisième 
siècle.  J'avoue  que  je  ne  m'exprimerais  plus  de  la  sorte,  et  que  le 
nombre  des  passages  peu  conciliables  avec  la  date  du  second  ou 
même  du  troisième  siècle,  qu'une  étude  un  peu  rapide  du  Testa" 
ment  m'avait  laissé  apercevoir,  s'est  beaucoup  accru  pour  moi,  à 
la  lecture  du  travail  de  M.  Funk.  Aussi,  je  n'oserais  plus  faire 
remonter  même  la  «  substance  »  du  document  avant  le  quatrième 
siècle.  Mais  la  date  que  lui  assigne  M.  Funk  est  bien  basse;  et 
l'explication  qu'il  donne,  par  exemple,  des  allusions  aux  persé- 
cutions et  des  prescriptions  supposant  un  gouvernement  païen, 
ne  me  paraît  guère  satisfaisante. 

Au  reste,  la  raison  principale  du  savant  professeur  pour  recu- 
ler si  loin  la  composition  du  Testameiit,  c'est  le  système  qu'il  a 
adopté  sur  la  relation  du  document  avec  les  documents  parallèles 
et  sur  la   chronologie  de    l'ensemble.  J'ai   brièvement   indiqué, 


D'ANCIENNE  LITTERATURE  CHRETIENNE  119 

dans  l'article  rappelé  plus  haut,  quels  sont  ces  documents  paral- 
lèles et  quelle  était,  au  sujet  de  leur  dépendance  réciproque  et 
de  leur  classement  chronologique,  l'état  de  la  controverse  entre 
M.  Funk,  d'une  part,  et  MM.  Acheliset  Ilarnack,  de  l'autre,  avant 
la  publication  du  Testament.  Cette  publication  n'a  pas  rapproché 
les  adversaires,  ni  modifié  leurs  idées  ;  ils  maintiennent  leurs  deux 
classements  inverses  l'un  de  l'autre,  en  mettant  le  nouveau  docu- 
ment à  la  suite,  au  plus  bas  degré.  Ainsi,  d'après  M.  Funk,  c'est 
toujours  le  VHP  livre  des  Constitutions  apostoliques  qui  vient  le 
premier,  vers  l'an  400  ;  puis,  comme  dérivé,  le  Règlement  ecclé' 
siastique  égyptien  ;  enfin,  dérivant  de  ce  dernier,  le  Testament  et 
les  Canons  dits  d'Hippolyte.  Pour  MM.  Achelis  et  Harnack,  les 
Canons  d* Hippolyte  viennent  en  tête  et  d'eux  dérive  le  Règle- 
ment égyptien.,  d'où  se  développent  finalement  les  Constitutions 
apostoliques  et  le  Testament, 

Non  nostrum  inter  vos  tantas  componere  lites. 

Il  y  a  de  quoi  déconcerter  les  petites  gens  du  monde  où  l'on 
étudie,  à  voir  de  pareils  dissentiments  entre  les  princes  de  la 
science  :  un  Funk  renvoyant  après  le  cinquième  siècle  ces  Canons 
d' Hippolyte  qu'un  Achelis  et  un  Harnack  mettent  peu  après  le 
commencement  du  troisième  (  218)  ;  les  uns  déclarant  primitif, 
antique,  ce  qui  pour  l'autre  est  moderne,  remanié  ;  et  les  deux 
parties  s'appuyant  sur  les  mêmes  textes  pour  en  tirer,  avec  une 
assurance  égale,  des  conclusions  diamétralement  opposées. 
Pour  ce  qui  concerne  en  particulier  la  nouvelle  démonstration 
que  M.  Funk  nous  donne  de  son  système  et  que  je  me  suis  appli- 
qué à  suivre  de  mon  mieux,  j'avoue  que  je  n'ai  pu  y  saisir  des 
principes  fixes  pour  déterminer  les  relations  de  dépendance  des 
divers  documents.  Pourquoi  est-ce  tantôt  le  texte  le  plus  long, 
tantôt  le  plus  court,  qui  est  le  plus  ancien?  pourquoi  est-ce  tantôt 
la  forme  la  plus  rationnelle  et  la  mieux  ordonnée,  tantôt  la  plus 
confuse  et  la  plus  rudimentaire,  qui  est  la  plus  primitive  ?  sou- 
vent il  m'a  été  impossible  de  le  comprendre. 

De  tout  cela  on  peut  conclure,  je  crois,  que  ni  la  date  du  Tes- 
tament ni  sa  place  au  milieu  des  documents  parallèles  ne  sont 
encore  bien  établies  —  et  qu'il  en  est  de  même  de  chacun  des 
documents  parallèles. 

Une  morale  plus  générale,    utile  à  tirer,  parce  qu'elle  a  aussi 


120  BULLETIN 

son  application  dans  d'autres  problèmes,  c'est  l'insuffisance  de 
la  critique  purement  interne  à  fixer  l'âge  des  monuments  de  la 
discipline  ecclésiastique  dés  premiers  siècles.  Cette'  insuffisance 
est  rendue  évidente  ici  par  la  divergence  énorme  des  résultats 
où  aboutissent  des  critiques  qu'on  peut  dire  d'égale  force.  Mais 
ne  devait-on  pas  la  prévoir  quasi  a  prioril  M.  Funkafait  observer 
très  sagement  que  souvent  des  usages  sont  restés  dans  certaines 
parties  de  l'Eglise,  quand  ils  avaient  disparu  ailleurs,  et  que  des 
usages  abolis  pendant  un  temps  ont  été  repris  plus  tard,  en  telle 
ou  telle  province  :  cela  étant,  combien  on  peut  se  tromper,  quand, 
ignorant  l'origine  et  la  date  de  deux  documents,  on  argumente 
de  telle  coutume  représentée  comme  existante  dans  celui-ci  et 
inconnue  à  celui-là,  pour  conclure  que  l'un  est  plus  ancien  ou 
plus  récent  que  l'autre  ?  Et  c'est  sur  des  argumefitations  de  ce 
genre  que  roule  presque  toute  la  discussion  dont  il  s'agit  — 
comme  plusieurs  autres  concernant  les  origines  liturgiques,  dis- 
ciplinaires ou  hiérarchiques  de  l'Église. 

Mais,  encore  une  fois,  les  réserves  qu'appelle  l'ouvrage  de 
M.  Funk  ne  doivent  empêcher  personne  de  le  lire  avec  attention, 
et  l'on  ne  saurait  toujours  que  s'instruire  à  entendre  sur  ces 
questions  difficiles  un  des  hommes  qui,  assurément,  les  connais- 
sent le  mieux. 

Je  ne  puis  terminer  ce  Bulletin  sans  signaler  au  moins,  avec 
l'espoir  d'y  revenir  plus  à  loisir,  le  beau  volume  que  vient 
de  publier  M.  le  professeur  Albert  Ehrhard,  codirecteur  des 
Forschungeny  sur  les  travaux  concernant  l'ancienne  littérature 
chrétienne,  parus  de  1884  à  1900'.  Ce  volume  s'intitule  aussi 
«  Premier  supplément  slux  Études  théologiques  de  Strasbourg  -^^ 
c'est-à-dire  au  recueil  précédemment  fondé  par  M.  Ehrhard 
d'accord  avec  son  collègue  M.  le  D"*  Eugène  Mûller,  professeur 
au  Grand  Séminaire  de  Strasbourg.  Il  est  la  continuation  de 
l'aperçu  publié  en  1894,  comme  livraisons  4®  et  5"  de  cet  excel- 
lent recueil,  et  embrassant  les  publications  relatives  à  l'ancienne 
littérature  chrétienne  dans  la  période  1880-1884.  Ce  nouveau 
volume,  qui  n'épuise  pas  encore  la  matière,  puisqu'il  ne  comprend 

1.  Die  altchristliclie  Litleratur  und  ihre  Erforschung  von  188^-1900. 
I**  Ablheilung.  Die  vornic'dnische  Litteratur ,  von  Albert  Ehrhard.  In-8, 
pp.  xii-644.  Fribourg  en  Br.,  Herder,  1900.  Prix  :  15  m. 


D'ANCIENNE  LITTÉRATURE  CHRÉTIENNE  121 

que  la  littérature  anténicéenney  mais  qui  doit  avoir  sa  suite  dans 
le  courant  de  Tannée,  ne  peut  qu'être  accueilli  avec  joie.  Il  y  a 
longtemps  que  les  protestants  avaient  leurs  Jahresherichte  an- 
nuels, faisant  une  large  place  aux  études  concernant  les  écrits 
de  l'ancienne  Église  ;  la  façon  dont  les  travaux  de  catholiques  y 
étaient  souvent  jugés,  quand  ils  n'étaient  pas  simplement  ignorés^ 
et  l'appui  que  les  erreurs  des  critiques  anticatholiques  y  trou- 
vaient trop  souvent,  donnaient  lieu  de  souhaiter  vivement  qu'en 
face  de  ces  publications  il  en  surgît  d'autres,  animées  d'un 
meilleur  esprit,  quoique  non  moins  scientifiques.  L'ouvrage  de 
M.  Ehrhard  satisfait  heureusement  ce  desideratum.  Ce  n'est  pas 
un  simple  inventaire  bibliographique.  Très  complet  et  enregis- 
trant, avec  les  livres,  les  articles  importants  des  Revues,  métho- 
diquement et  clairement  distribué,  il  fait  bien  connaître  l'état  de 
la  science,  et  sur  les  questions  générales  de  l'histoire  littéraire 
chrétienne,  et  sur  les  problèmes  spéciaux  qui  se  posent,  soit 
pour  des  catégories  d'écrits  comme  les  Evangiles  et  les  Actes 
apocryphes,  les  Symboles,  les  Actes  des  martyrs,  etc.,  soit  pour 
chaque  écrivain  en  particulier,  soit  pour  des  écrits  isolés.  L'au- 
teur expose  les  controverses,  sur  ces  sujets,  de  manière  à  les 
éclairer  par  le  rapprochement  des  opinions,  et  il  ajoute  souvent 
son  jugement,  qui  porte  toujours  la  marque  d'un  esprit  aussi 
judicieux  et  impartial  que  bien  informé.  Puisse  le  savant  pro- 
fesseur trouver  assez  de  temps  et  de  forces  pour  achever  bientôt 
le  tableau  commencé  dans  ce  volume,  et  donner  encore  beau- 
coup d'autres  suites  à  une  publication  si  utile  ! 

Joseph    BRUCKER,    S.  J. 


ACTES   PONTIFICAUX 

CONSTITUTION  APOSTOLIQUE  DE  N.  T.  S.  P.  LÉON  XIII 

PAPE    PAR    LA    DIVINE    PROVIDENCE 
CONCERNANT 

LES  CONGRÉGATIONS  QUI  PROFESSENT  DES  VŒUX  SIMPLES 


Léon,  évêque,  serviteur  des  serviteurs  de  Dieu^ 
ad  perpétuant  rei  memoriam. 

L'Eglise  fondée  par  le  Christ  possède  en  elle-même,  par  la  grâce 
divine,  une  force  et  une  fécondité  telles  qu'Elle  a  fondé  durant  les 
temps  passés,  pour  ainsi  parler,  de  nombreuses  familles  religieuses 
de  l'un  ou  de  l'autre  sexe,  qui  se  sont  multipliées  encore  dans  le  cours 
de  ce  siècle.  Ces  associations,  dont  les  membres  assument  le  lien 
sacré  des  vœux  simples,  ont  pour  but  de  se  consacrer  saintement  à 
diverses  œuvres  de  piété  et  de  miséricorde.  La  plupart  de  ces  congré- 
gations, pressées  par  la  charité  du  Christ,  ont  franchi  les  limites  trop 
étroites  de  telle  ville  ou  de  tel  diocèse.  Ayant  acquis,  par  la  force 
d'une  seule  et  même  règle  et  d'une  direction  commune,  la  forme  par- 
faite pour  ainsi  dire  de  l'association,  elles  prennent  une  extension  de 
jour  en  jour  plus  grande. 

Or,  ces  congrégations  sont  de  deux  sortes  :  les  unes,  qui  ont  obtenu 
la  seule  approbation  des  évêques,  sont,  pour  ce  motif,  appelées  diocé- 
saines-, au  sujet  des  autres  est  intervenue,  en  outre,  une  décision  du 
Souverain  Pontife,  soit  qu'il  ait  ratifié  leurs  règles  et  leurs  statuts, 
soit  que,  de  plus,  il  leur  ait  accordé  une  recommandation  ou  une  ap- 
probation. 

Quels  doivent  être  envers  ces  deux  catégories  de  familles  religieuses 
les  droits  des  évêques,  et,  réciproquement,  quelles  sont  les  obligations 
de  celles-ci  envers  les  évêques  :  ce  sont  là  des  points  qui  dans  l'opi- 
nion de  certains,  restent  douteux  et  controversés.  A  la  vérité,  en  ce 
qui  concerne  les  congrégations  diocésaines,  l'affaire  ne  ée  présente  pas 
comme  aussi  difficile  à  régler  ;  en  effet,  elles  ont  été  fondées  et  elles 
vivent  sous  la  seule  autorité  des  évêques.  Mais  un  problème  plus 
grave  se  pose  au  sujet  des  autres,  qui  ont  été  honorées  de  l'approba- 
tion du  Siège  apostolique. 

En  effet,  elles  se  répandent  dans  de  nombreux  diocèses,  et  partout 
elles  suivent  les  mêmes  règles,  elles  sont  soumises  à  une  direction 
unique.  En  conséquence,  il  est  nécessaire  que  l'autorité  des  évêques  à 
leur  égard  subisse  certains  adoucissements  et  soit  contenue  dans  des 
limites  fixées.  Jusqu'oii  doivent  s'étendre   ces  limites,  c'est  ce  qu'on 


ACTES  PONTIFICAUX.  —  LES  CONGRÉGATIONS  123 

peut  conclure  de  la  forme  même  de  la  décision  qu'a  coutume  de  pren- 
dre le  Siège  apostolique  en  ce  qui  concerne  l'approbation  des  congré- 
gations de  ce  genre.  Telle  congrégation  est  approuvée  comme  une 
pieuse  association  de  vœux  simples  «  sous  la  direction  du  supérieur 
général,  la  juridiction  des  Ordinaires  étant  respectée,  et  conformé- 
ment aux  saints  canons  et  aux  constitutions  apostoliques  ». 

Il  résulte  évidemment  de  là  que  de  telles  congrégations  ne  peuvent 
être  rangées  au  nombre  des  associations  diocésaines  et  qu'elles  ne 
peuvent  être  soumises  aux  évêques,  si  ce  n'est  dans  les  limites  de 
chaque  diocèse,  et  la  direction  de  leur  supérieur  général  demeurant 
cependant  respectée.  D'après  ce  principe,  il  serait  funeste  que  les 
chefs  suprêmes  de  ces  associations  empiétassent  sur  les  droits  et  l'au- 
torité des  évêques  ;  la  même  règle  interdit  que  les  évêques  ne  s'arro- 
gent quelques-uns  des  pouvoirs  des  supérieurs  eux-mêmes. 

S'il  en  était  autrement,  ces  congrégations  auraient  autant  de  supé- 
rieurs qu'il  y  aurait  d'évêques  dans  les  diocèses  desquels  leurs 
membres  résideraient,  et  c'en  serait  fait  de  l'unité  de  direction  et  de 
discipline.  Il  faut  que  l'autorité  des  supérieurs  des  congrégations  et 
celle  des  évêques  demeurent  en  plein  accord,  tendent  au  même  but,  et 
par  conséquent,  il  est  nécessaire  que  les  uns  connaissent  et  respectent 
intégralement  les  droits  des  autres. 

Pour  que,  toute  controverse  cessant,  il  en  soit  ainsi  à  l'avenir,  et 
pour  que  le  pouvoir  des  évêques,  que  Nous  voulons  voir  partout 
intact,  comme  il  est  juste,  ne  subisse  nulle  part  aucun  détriment,  Nous 
avons  jugé  bon  d'édicter  deux  catégories  de  prescriptions,  selon  l'avis 
de  la  Sacrée  Congrégation  des  évêques  et  réguliers.  Le  premier  de 
ces  chapitres  concerne  les  associations  qui  n'ont  pas  encore  été  recom- 
mandées ou  approuvées  par  le  Saint-Siège,  et  le  second,  les  autres, 
celles  dont  le  Saint-Siège  a  reconnu  les  règles,  celles  dont  il  a  ap- 
prouvé ou  recommandé  les  institutions. 

La  première  catégorie  de  prescriptions  comprend  les  règles  sui- 
vantes : 

I.  —  Il  appartient  à  l'évêque  de  ne  pas  recevoir  dans  son  diocèse 
une  congrégation  quelconque  récemment  fondée,  avant  que  lui-même 
n'en  ait  connu  et  approuvé  les  règles  et  les  constitutions,  pour  vérifier 
si  elles  ne  contiennent  rien  de  contraire  à  la  foi  ou  à  la  saine  morale, 
ni  aux  sacrés  canons  et  aux  décrets  des  Souverains  Pontifes,  et  si  elles 
sont  conformes  au  but  que  la  congrégation  se  propose. 

II.  — -  Aucune  maison  dépendant  de  congrégations  nouvelles  ne 
pourra  être  régulièrement  fondée,  si  ce  n'est  avec  l'assentiment  et 
l'approbation  de  l'évêque.  Celui-ci  ne  devra  donner  son  autorisation 
qu'après  s'être  assuré  avec  soin  de  ce  que  sont  les  hommes  qui  la  lui 
demandent,  s'ils  ont  des  sentiments  droits  et  honnêtes,  s'ils  sont  doués 
de  sagesse,  guidés  par  le  zèle  de  la  gloire  divine,  par  le  désir  d'assurer 
leur  salut  et  celui  des  autres. 

III.  —  Les  évêques,  autant  que  faire  se  pourra,  au  lieu  de  fonder 
ou  d'approuver  une  congrégation  nouvelle,  s'en  adjoindront  plus  utile- 


124  ACTES  PONTIFICAUX 

ment  une  prise  parmi  celles  qui  sont  déjà  approuvées,  et  ayant  des 
règles  et  un  but  analogues.  Si  ce  n'est  dans  les  pays  des  missions,  on 
ne  devra  approuver,  pour  ainsi  dire,  aucune  congrégation  qui,  sans  se 
proposer  un  but  fixe  et  spécial,  entreprenne  d'accomplir  n'importe 
quelles  œuvres  de  piété  et  de  bienfaisance,  même  entièrement  diffé- 
rentes les  unes  des  autres. 

Les  évêques  nedevront  laisser  se  fonder  aucune  congrégation  qui 
soit  dépourvue  des  revenus  nécessaires  à  la  subsistance  de  ses 
membres.  Ils  n'approuveront  qu'avec  beaucoup  de  précautions,  et 
même  avec  beaucoup  de  difficultés,  les  congrégations  qui  vivraient 
d'aumônes,  et  aussi  les  familles  religieuses  de  femmes  qui  assiste- 
raient les  malades  à  domicile,  le  jour  et  la  nuit. 

Si  quelque  nouvelle  congrégation  de  femmes  se  propose  d'ouvrir 
dans  ses  maisons  des  hôpitaux  où  seront  reçus  ensemble  des  hommes 
et  des  femmes,  ou  encore  des  asiles  semblables  réservés  aux  prêtres 
qui,  malades,  recevraient  les  soins  et  les  services  des  Sœurs,  les 
évêques  ne  devront  approuver  un  tel  projet  qu'après  un  mûr  et  sévère 
examen.  En  outre,  ils  ne  permettront  nulle  part  que  des  religieuses 
ouvrent  des  maisons  où  les  hommes  et  les  femmes  venant  du  dehors 
trouvent  à  prix  d'argent  le  logement  et  la  nourriture. 

IV.  —  Toute  congrégation  diocésaine  ne  pourra  passer  dans  d'autres 
diocèses  qu'avec  le  consentement  des  deux  évêques  :  celui  du  lieu 
qu'elle  quittera  et  celui  du  lieu  où  elle  voudra  se  fixer. 

V.  —  S'il  arrive  qu'une  congrégation  diocésaine  se  répande  dans 
d'autres  diocèses,  il  ne  pourra  rien  être  changé  à  sa  nature  et  à  ses 
règles,  si  ce  n'est  du  consentement  de  chacun  des  évêques  dans  les 
diocèses  desquels  elle  sera  établie. 

VI.  —  Il  importe  qu'une  fois  approuvées,  les  congrégations  ne 
s'éteignent  pas  sans  des  causes  graves  et  avec  l'approbation  des 
évêques  sous  la  juridiction  de  qui  elles  auront  été  placées.  Cependant 
il  est  permis  aux  évêques  de  supprimer  telle  ou  telle  maison  isolée, 
chacun  dans  son  diocèse. 

VII.  —  L'évêque  devra  s'informer  de  ce  qui  concerne  chacune  des 
jeunes  filles  qui  demandent  à  mener  la  vie  religieuse  et  de  même  celles 
qui,  ayant  achevé  leur  noviciat,  doivent  prononcer  leurs  vœux  :  il  lui 
appartiendra  de  même  de  les  examiner  selon  l'usage  et  de  les  admettre 
à  la  profession  si  aucun  obstacle  ne  s'y  oppose. 

VIII.  —  L'évêque  a  le  pouvoir  de  renvoyer  les  religieuses  pro- 
fesses des  congrégations  diocésaines  en  les  relevant  de  leurs  vœux 
perpétuels  et  temporaires.  Un  seul  est  excepté  (au  moins  en  ce  qui 
concerne  l'autorité  j)ropre  de  l'évêque),  c'est  celui  de  chasteté  perpé- 
tuelle. Il  faut  prendre  garde  cependant,  en  relevant  ainsi  de  ses  vœux 
une  religieuse,  de  léser  le  droit  d'autrui,  ce  qui  aurait  lieu  si  les  supé- 
rieurs ignoraient  cette  mesure  ou  s'y  opposaient  avec  raison. 

IX.  —  Les  supérieures,  en  vertu  des  constitutions,  seront  élues  par 
les  religieuses.  L'évêque  cependant,  soit  lui-même,  soit  en  la  personne 


LES  CONGREGATIONS  125 

d'un  délégué,  présidera  au  scrutin;  il  a  pleins  pouvoirs  de  confirmer 
ou  d'annuler  l'élection,  suivant  sa  conscience. 

X.  —  L'évêque  a  le  droit  de  visiter  les  maisons  de  toute  congréga- 
tion diocésaine,  et  d'être  informé  de  la  manière  dont  la  vertu  y  est 
pratiquée,  dont  la  discipline  y  est  observée,  ainsi  que  de  l'état  du 
budget. 

XI.  —  Il  appartient  aux  évêques  de  désigner  des  prêtres  pour  les 
cérémonies  religieuses,  les  confessions,  la  prédication,  et  aussi  de 
statuer  sur  la  dispensation  des  sacrements  en  ce  qui  concerne  les  con- 
grégations diocésaines  de  même  que  les  autres  ;  ce  point  est  expliqué 
en  détail  dans  le  chapitre  suivant  (noVIII). 

L'autre  chapitre  de  prescriptions,  concernant  les  congrégations  dont 
le  Siège  apostolique  a  reconnu  les  règles  ou  dont  il  a  recommandé  ou 
approuvé  les  institutions,  renferme  les  préceptes  suivants  : 

I.  —  Il  appartient  aux  chefs  des  congrégations  de  choisir  les  can- 
didats, de  les  admettre  à  la  prise  d'habit  et  à  la  profession  des  vœux. 
L'évêque,  toutefois,  garde  entière  la  faculté  qui  lui  est  concédée  par  le 
concile  de  Trente*  d'examiner,  en  vertu  de  sa  charge,  les  novices, 
quand  il  s'agit  de  femmes,  avant  qu'elles  ne  prennent  l'habit  et  pro- 
noncent leurs  vœux.  Il  appartient  également  au  chef  des  congrégations 
d'organiser  chaque  maison,  de  renvoyer  des  novices  et  des  profès,  en 
observant  néanmoins  tout  ce  que  les  règles  de  l'Institut  et  les  décisions 
pontificales  commandent  d'observer.  Le  droit  d'attribuer  des  fonc- 
tions et  promotions,  tant  celles  qui  sont  relatives  à  l'ensemble  de  la 
congrégation  que  celles  qui  sont  exercées  dans  chaque  maison,  appar- 
tient aux  «  chapitres  ))  et  aux  conseils  propres  du  couvent.  En  ce  qui 
concerne  les  couvents  de  femmes,  l'évêque,  comme  délégué  du  Siège 
apostolique,  présidera,  par  lui-même  ou  par  un  autre,  à  l'assignation 
des  fonctions  dans  son  diocèse. 

II.  —  Le  droit  d'accorder  les  vœux,  soit  temporaires,  soit  perpé- 
tuels, appartient  au  seul  Pontife  romain.  Aucun  évêque  n'a  le  droit 
de  modifier  les  constitutions,  en  tant  qu'elles  ont  été  approuvées  par 
le  Siège  apostolique.  De  même,  il  n'est  pas  permis  aux  évêques  de 
changer  ou  de  tempérer  le  régime  établi  de  droit,  en  vertu  des  consti- 
tutions, soit  par  les  chefs  de  toute  la  congrégation,  soit  par  ceux  de 
chaque  maison. 

III.  —  Les  évêques  ont  le  droit,  dans  leur  diocèse,  de  permettre  ou 
de  prohiber  la  fondation  de  nouvelles  maisons,  l'érection  par  les 
congrégations  de  nouvelles  églises,  l'ouverture  d'oratoires  publics  ou 
semi-publics,  la  célébration  du  culte  dans  les  oratoires  privés,  l'expo- 
sition publique  du  Saint  [Sacrement  à  la  vénération  des  fidèles.  Il 
appartient  également  aux  évêques  de  prescrire  des  solennités  et  des 
prières  qui  devront  être  publiques. 

IV.  —  Pour  les  maisons  des  congrégations  de  cette  catégorie  qui 
possèdent  la  «  clôture  épiscopale  »,  les  évêques  conservent  intacts 

1.  Sess.  XXV,  cap.  xvii,  De  Regul  et  Monial. 


126  ACTES  PONTIFICAUX 

tous  les  droits  qui,  à  ce  sujet,  leur  sont  conférés  par  les  lois  pontifi- 
cales. Pour  celles  qui  possèdent,  comme  l'on  dit,  la  «  clôture  par- 
tielle »,  il  appartient  à  l'évêque  de  veiller  à  ce  qu'elle  soit  observée 
régulièrement  et  à  ce  qu'aucun  abus  ne  vienne  à  s'y  glisser. 

V.  —  Les  novices  de  l'un  et  de  l'autre  sexe,  au  point  de  vue  du 
«  for  intérieur  »,  sont  soumis  au  pouvoir  de  l'évêque.  Au  point  de 
vue  du  a  for  extérieur  »,  ils  lui  sont  soumis  en  ce  qui  concerne  les 
censures,  la  réservation  des  cas,  le  relèvement  des  vœux  qui  ne  sont 
pas  réservés  au  Souverain  Pontife,  la  prescription  de  prières  publiques, 
les  dispenses  et  autres  permissions  que  les  évêques  peuvent  accorder 
aux  fidèles  de  leur  diocèse. 

VI.  —  Si  des  religieux  demandent  à  être  promus  aux  ordres  sacrés, 
l'évêque,  bien  qu'agissant  dans  son  diocèse,  aura  soin  de  ne  les  y 
admettre  qu'aux  conditions  suivantes  :  Que  les  aspirants  soient  pro- 
posés par  leurs  supérieurs,  que  toutes  les  choses  prescrites  par  le 
droit  sacré  au  sujet  des  lettres  dimissoriales  ou  testimoniales  soient 
observées;  que  les  aspirants  possèdent  le  titulus  sacrae  ordinationis,  ou 
en  soient  du  moins  régulièrendent  exemptés;  qu'ils  se  soient  adonnés 
à  l'étude  de  la  théologie,  selon  le  décret  Aiictis  admodum,  en  date  du 
4  novembre  1892. 

VII.  —  En  ce  qui  concerne  les  ordres  mendiants,  les  évêques 
conservent  les  droits  mentionnés  par  le  décret  Slngulare  quidem  pro- 
mulgué, en  date  du  27  mars  1896,  par  la  Sacrée  Congrégation  des 
évêques  et  réguliers. 

VIII.  —  Pour  les  choses  d'ordre  spirituel,  les  congrégations  sont 
soumises  aux  évêques  des  diocèses  où  elles  sont  établies.  Il  appartient 
donc  aux  évêques  de  désigner  et  d'approuver  pour  elles  les  prêtres 
pouvant  célébrer  et  prêcher.  Pour  les  congrégations  de  femmes, 
l'évêque  désignera  des  confesseurs  tant  ordinaires  qu'extraordinaires, 
selon  la  constitution  Pastoralis  curse,  publiée  par  Notre  prédécesseur 
Benoît XIV,  et  selon  le  décret  Quemadmodum,  rendu  en  date  du  17  dé- 
cembre 1890  par  la  Sacrée  Congrégation  des  évêques  et  réguliers.  Ce 
décret  vise  aussi  les  congrégations  d'hommes  oii  nul  n'est  promu  aux 
saints  ordres. 

IX.  —  L'administration  des  biens  possédés  par  chaque  congréga- 
tion doit  appartenir  au  supérieur  général  ou  à  la  supérieure  générale, 
et  à  leurs  conseils.  Les  revenus  de  chaque  maison  doivent  être  admi- 
nistrés par  leurs  chefs  particuliers,  selon  les  règles  de  chaque  congré- 
gation. L'évêque  ne  peut  exiger  qu'on  lui  en  rende  compte.  Si  des 
fonds  ont  été  attribués  ou  légués  à  une  maison  particulière  en  vue  de 
pourvoir  au  culte  ou  à  une  œuvre  de  bienfaisance  locale,  le  supérieur 
de  la  maison  les  administrera,  mais  en  prenant  l'avis  de  l'évêque,  et  en 
lui  témoignant  une  parfaite  déférence.  Le  supérieur  ou  la  supérieure 
de  toute  la  congrégation  ne  pourra  cacher  ou  soustraire  à  l'évêque 
aucune  partie  de  ces  biens,  ni  les  affecter  à  d'autres  usages.  Pour  cette 
sorte  de  biens,  l'évêque  examinera,  chaque  fois  qu'il  les  verra,  les 
comptes  de  ce  qui  a  été  reçu  et  déboursé;  il  veillera  à  ce  que  le  capital 


LES  CONGREGATIONS  127 

ne  dépérisse  pas,  et  à  ce  que  les  intérêts  ne  soient  pas  dépensés  incon- 
sidérément. 

X.  —  Si  aux  maisons  des  congrégations  se  trouvent  joints  des  éta- 
blissements tels  que  pensionnats,  orphelinats,  hôpitaux,  écoles,  asiles, 
tous  ces  établissements  demeurent  soumis  à  la  vigilance  épiscopale  en 
ce  qui  concerne  le  magistère  de  la  religion,  l'honnêteté  des  mœurs,  les 
exercices  de  piété,  l'administration  du  culte,  tout  en  laissant  intacts  les 
privilèges  accordés  par  le  Siège  apostolique  aux  collèges,  écoles  ou 
établissements  de  cette  nature. 

XI.  —  Dans  toutes  les  maisons  de  congrégations  faisant  des  vœux 
simples,  il  appartient  aux  évêques,  en  ce  qui  concerne  leurs  diocèses 
respectifs,  de  visiter  les  églises,  chapelles,  oratoires  publics,  les  lieux 
affectés  à  l'administration  du  sacrement  de  pénitence,  et  de  décider  ce 
qui  leur  paraîtra  opportun  au  sujet  de  leur  établissement.  —  Dans  les 
congrégations  de  prêtres,  seuls  les  supérieurs  connaîtront  de  ce  qui 
concerne  la  conscience,  la  discipline  et  l'organisation  matérielle  de  la 
maison.  Dans  les  congrégations  de  femmes  et  dans  les  congrégations 
d'hommes  non  admis  au  sacerdoce,  il  appartient  à  l'évêque  de  s'enqué- 
rir si  la  discipline  est  observée  selon  la  règle,  si  la  saine  doctrine  et 
l'intégrité  des  mœurs  n'ont  subi  aucune  atteinte,  si  la  clôture  n'est  pas 
violée,  si  les  sacrements  sont  reçus  avec  fréquence  et  régularité.  —  Si 
l'évêque  trouve  quelque  chose  qui  mérite  des  reproches,  qu'il  ne  prenne 
pas  de  décision  immédiatement,  et  avertisse  les  supérieurs  de  prendre 
les  mesures  nécessaires.  Si  ceux-ci  négligent  de  le  faire,  l'évêque 
agira  de  son  propre  mouvement.  Si  pourtant  des  faits  très  graves  se 
produisent  qui  n'admettent  pas  de  délai,  l'évêque  décidera  immédiate- 
ment, mais  en  transmettant  sa  décision  à  la  Sacrée  Congrégation  des 
évêques  et  réguliers. 

L'évêque  usera,  principalement  dans  ses  visites,  des  droits  que  Nous 
avons  mentionnés  plus  haut,  en  ce  qui  concerne  les  écoles,  asiles  et 
autres  établissements  énumérés.  —  Quant  à  l'organisation  matérielle 
des  congrégations  de  femmes,  et  des  congrégations  d'hommes  non 
admis  au  sacerdoce,  l'évêque  ne  s^en  occupera  pas,  sauf  en  ce  qui  con- 
cerne l'administration  des  fonds  ou  legs  attribués  au  culte  ou  à  des 
œuvres  destinées  à  venir  en  aide  aux  habitants  du  diocèse. 

Par  ce  que  Nous  avons  édicté  et  sanctionné  ci-dessus,  Nous  vou- 
lons qu'il  ne  soit  dérogé  en  rien  aux  facultés  et  privilèges  concédés 
par  Notre  décret  ou  par  tout  autre  décret  du  Siège  apostolique,  ou 
confirmés  par  une  coutume  immémoriale  ou  séculaire,  ni  à  ceux  qui 
peuvent  être  contenus  dans  les  règles  de  telle  ou  telle  congrégation 
approuvée  par  le  Pontife  romain. 

Nous  décrétons  que  les  présentes  lettres  et  tout  ce  qu'elles  contien- 
nent ne  pourront  être  en  aucun  temps  taxées  ou  accusées  d'altération, 
d'interpolation,  de  différence  d'intention  de  Notre  part  ou  de  quelque 
autre  défaut,  mais  qu'elles  sont  et  seront  toujours  valides  et  dans  toute 
leur  vigueur,  et  qu'elles  doivent  être  observées  inviolablement,  en  juge- 
ment et  hors  jugement,  par  toute  personne,  de  quelque  dignité  et  de 


128  ACTES  PONTIFICAUX.  —  LES  CONGREGATIONS 

quelque  prééminence  qu'elle  soit  revêtue;  déclarant  vain  et  de  nulle 
valeur  tout  ce  qui  pourra  être  fait  pour  les  modifier,  sciemment  ou 
insciemment,  par  qui  que  ce  soit,  par  quelque  autorité  et  sous  quelque 
prétexte  que  ce  soit;  nonobstant  toutes  choses  contraires. 

Nous  voulons  que  les  exemplaires  de  ces  lettres,  même  imprimés, 
signés  de  la  main  de  Notre  notaire  et  munis  du  sceau  d'un  homme 
constitué  en  dignité  ecclésiastique,  fassent  foi  de  Notre  volonté  comme 
si  l'on  avait  sous  les  yeux  ces  présentes  lettres. 

Donné  à  Rome,  près  de  Saint  Pierre,  le  six  des  ides  de  décembre  de 
l'année  de  l'Incarnation  de  Notre-Seigneur  mil  neuf  cent,  de  Notre 
Pontificat  la  vingt-troisième. 

G.  card.  Aloisi  Masella,  Pro-Dat. 
A.  card.  Macchi. 
Visa  : 
De  Curia  I.  De  Aquila,  e  Vicecomitlbus. 

Loco  -J-  Plumbi, 

Reg.  in  Secret.  Brevium. 

I.    GUGNONIUS. 


REVUE   DES  LIVRES 

PREMIÈRE  PARTIE 


HISTOIRE 
Paris  révolutionnaire.  Vieilles  maisons,  vieux  papiers,  par 

G.  Lenotre.  Paris,  librairie  académique  Perrin  et  G'®.  In-8. 

La  faveur  méritée  avec  laquelle  fut  reçu,  il  y  a  quelques  années,  le 
Paris  révolutionnaire  de  M.  G.  Lenotre,  ne  pouvait  manquer  d'en- 
courager l'auteur  à  poursuivre  ses  laborieuses  mais  captivantes  recher- 
ches. Il  n'a  ni  failli  à  la  tâche,  ni  trompé  nos  espérances  :  Vieilles 
maisons,  vieux  papiers  n'est  pas  seulement  un  titre  parlant;  c'est 
surtout,  comme  l'ouvrage  qu'il  complète,  un  travail  de  haute  éru- 
dition, plein  de  surprises,  de  trouvailles,  de  découvertes  merveil- 
leuses, présentées  au  public  sous  la  forme  d'un  récit  varié,  spirituel, 
dramatique.  M.  Lenotre  a  le  culte  du  passé  qu'il  raconte,  et  pour  le 
faire  revivre  plus  fidèlement,  il  fait  appel  à  tous  les  documents  que  son 
flair  de  chercheur  expérimenté,  et  le  hasard,  «  ce  dieu  que  les  fureteurs 
devraient  adorer  à  genoux»,  ont  mis  à  sa  portée.  Vieilles  rues,  vieilles 
maisons,  vieux  meubles,  parchemins  racornis,  dossiers  poudreux 
ensevelis  dans  les  études  de  notaires,  il  explore  infatigablement  tout 
ce  qui  peut  ajouter  à  l'exactitude  de  sa  patiente  reconstruction  ;  s'il  se 
heurte  à  l'énigme,  il  n'a  garde  de  passer  outre,  mais  s'acharne  à  la 
pénétrer  et  lui  dérobe  toujours  quelque  chose  de  son  mystère.  Lisez, 
par  exemple,  les  pages  consacrées  à  Salahert  de  Lange  \  rien  ne  vous 
donnera  mieux  l'idée  de  cette  recherche  obstinée  de  la  vérité  qui  ne  se 
lasse  ni  des  déconvenues,  ni  des  multiples  désagréments  de  la  profes- 
sion de  fureteur.  Mais  aussi  quelle  joie  de  pouvoir  replacer  ses  per- 
sonnages dans  le  cadre  où  ils  ont  vécu,  de  s'associer  à  leurs  aventures, 
de  suivre  le  jeu  complexe  de  leurs  passions,  de  les  révéler  enfin  dans 
le  plein  relief  de  leur  vie  tourmentée  et  trop  souvent  stérile  ! 

Essayez  de  revivre  avec  M.  Lenotre  le  «  roman  de  Camille  Desmou- 
lins »  et  dites  s'il  n'est  pas  fâcheux,  en  vérité,  que  Tobstiné  bégaiement 
de  ce  raté  ambitieux  ne  lui  ait  pas  fermé  la  carrière  politique.  Bien 
des  gens  s'en  seraient  mieux  trouvés,  à  commencer  par  lui-même. 
Quelle  charmante  idylle  s'ébauchait  pour  ce  petit  avocat  sans  cause, 
lorsque  la  pauvre  Lucile  Duplessis,  en  lui  donnant  sa  main,  l'arrachait 
en  même  temps  aux  mauvais  conseils  de  la  faim  et  aux  luttes  des  partis, 
et  ne  demandait  qu'à  l'envelopper  de  tendresse  et  de  bonheur  !  Mais 
un  fol  orgueil  étouffait  chez  Camille  un  amour  d'ailleurs  sincère  ;  le 
désir  d'être  quelqu'un,  de  faire  parler  de  lui,  le  rejeta  dans  la  poli- 
tique, et  la  politique  le  dévora.  L'idylle  se  termina  pour  tous  les  deux 

LXXXVI.  —  9 


13e  REVUE  DES  LIVRES 

sous  le  couperet  de  la  guillotine.  C'est  ainsi  que  Robespierre  le  remer- 
cia de  l'avoir  pris  pour  témoin  de  son  mariage. 

Je  viens  de  nommer  Robespierre.  Dans  son  Paris  révolutionnaire, 
M.  Lenotre  s'était  longuement  occupé  de  lui,  comme  de  juste.  Aujour- 
d'hui, il  attire  notre  attention  sur  la  sœur  trop  oubliée  du  célèbre 
terroriste.  Nous  savions  déjà  qu'elle  n'avait  pu  faire  bon  ménage  avec 
les  Duplay;  elle  reprochait  surtout  à  Mme  Duplay  d'accaparer  son 
frère.  C'était  montrer  pour  Maximilien  une  sollicitude  imméritée.  Nous 
apprenons,  en  effet,  que  ce  cher  frère,  pour  se  défaire  de  sa  gênante 
sœur,  la  confia  au  proconsul  d'Arras,  Lebon,  et  que  celui-ci,  pour 
obliger  son  ami,  s'empressa  de  la  dénoncer  comme  aristocrate  et  de  la 
faire  mettre  en  prison.  Heureusement,  un  ennemi  de  Lebon  l'en  tira; 
elle  put  revenir  à  Paris,  et  s'y  cacha  sous  le  nom  de  «  femme  Carraud  ». 
Cette  ruse  n'empêcha  pas  les  Argus  du  Comité  de  sûreté  générale  de 
la  découvrir  et  les  commissaires  de  l'interroger.  «  La  contenance  de 
cette  sœur  des  Gracques  fut  lamentable  »,  dit  M.  Lenotre  ;  «  elle  renia 
ses  frères  avec  une  désinvolture  déconcertante...  Charlotte  ainsi  sauva 
sa  tête  ;  ayant  rompu  avec  l'héroïsme^  elle  exagéra  la  platitude,  battant 
monnaie  avec  ses  malheurs  ».  Son  reniement  lui  valut  d'être  tour  à  tour 
pensionnée  par  les  thermidoriens,  par  l'Empire,  par  Louis  XVIII  et 
par  Louis-Philippe.  La  «femme  Carraud  »  mourut  le  1**^  août  1834  et 
fit  une  fin  digne  d'elle.  «Un  prêtre  se  présenta;  mais  elle  réconduisit, 
disant  qu'elle  avait  toute  sa  vie  pratiqué  la  vertu,  et  qu'elle  mourait 
avec  une  conscience  pure  et  tranquille.  » 

C'est  par  ces  détails  précis,  piquants,  révélateurs,  que  l'historien 
soutient  l'intérêt  croissant  de  son  ouvrage. 

Deux  policiers  est  l'histoire  de  deux  pourvoyeurs  de  guillotine  ;  Tun, 
Héron,  féroce  jusqu'à  prier  un  de  ses  collègues  de  le  débarrasser  de 
sa  femme  en  la  faisant  guillotiner  comme  cancalaise^  autrement  dit 
comme  aristocrate  ;  l'autre,  Dossonville,  plutôt  bon  enfant,  pourvu  qu'il 
mange  bien,  terroriste  avant  le  9  thermidor,  agent  royaliste  après,  puis 
déporté,  au  lendemain  du  coup  d'État  de  fructidor,  à  Sinnamari,  d'où 
il  s'évade  avec  Barthélémy,  Pichegru  et  quelques  autres  ;  enfin,  sous 
la  Restauration,  commissaire  de  police  du  quartier  de  Tîle  Saint-Louis, 
où  il  jouit  de  la  considération  universelle. 

Dans  l'impossibilité  de  tout  signaler,  je  veux  du  moins  énumérer  les 
titres  des  autres  études  :  Les  derniers  jours  d' André  Chénier;  La  maison 
de  Cagliostro  ;  Deux  étapes  de  Napoléon;  Autour  de  la  Du  Barry  ]  La 
vieillesse  de  Tallien ;  Un  Lalude  inconnu;  Papa  Pache ;  La  brouette  de 
Couthon;  Leblanc  (récit  palpitant  de  l'arrestation  de  Pichegru  sous  le 
Consulat)  ;  Saint- Just  à  Blérancourt ;  M.  le  comte  de  Folmon. 

Ce  dernier  récit  nous  montre  Tancien  jacobin  Rouzet  s'attachant 
avec  une  fidélité  inébranlable  à  la  veuve  de  Philippe-Égalité,  partageant 
son  exil,  ce  qui  lui  vaut  son  titre  es])agnol  de  comte  de  Folmon;  puis, 
quand  la  Restauration  les  a  ramenés  l'un  et  l'autre  en  France,  mourant 
auprès  d'elle  au  château  d'Ivry,  et  enterré  par  ses  soins  dans  la  cha- 
pelle de  Dreux,  où  elle-même  ira  bientôt  le  rejoindre. 


REVUE  DES  LIVRES  131 

Ce  faible  résumé  est  une  bien  pauvre  recommandation  de  cet  excel- 
lent livre,  qui  pourtant  n'est  pas  destiné  aux  jeunes  personnes  ;  mais 
M.  Lenotre  nous  pardonnera  de  laisser  aux  admirateurs  de  son  beau 
talent  le  soin  de  se  convaincre  par  eux-mêmes  du  mérite  de  son  nouvel 
ouvrage.  J'ajoute  que  plusieurs  bonnes  gravures  en  augmentent  l'attrait. 

Adrien   Houard,    S.  J. 

QUESTIONS  SOCIALES 

Un  crime  antisocial.  Conférences  données  à  un  Cercle  d'étu- 
des de  Saint-Etienne,  par  le  D^  Frestier.  In-12,  pp.  75.  Saint- 
Etienne,  imprimerie  des  Sourds-Muets.  Prix  :  40  centimes,  au 
profit  d'une  œuvre  française. 

Après  beaucoup  d'autres,  notre  vénéré  confrère  le  D""  Frestier  dé- 
nonce la  détestable  pratique  qui  détourne  de  son  but  le  mariage  mo- 
derne et  produit  cette  dépopulation  croissante  dont  se  préoccupent  si 
justement  les  moralistes,  les  savants,  les  économistes  et  tous  les  vrais 
patriotes.  Il  ne  sera  pas  entendu,  hélas  !  de  la  plupart  de  ceux  auxquels 
la  leçon  s'applique,  mais  les  tertiaires  qui  ont  suivi  les  conférences  du 
savant  médecin  de  Saint-Etienne  en  ont  certainement  tiré  un  utile  ensei- 
gnement. Nous  souhaitons  à  la  brochure  tout  le  succès  qu'elle  mérite. 

La  première  conférence  porte  sur  certains  désordres  qui  ont  toujours 
un  grave  et  profond  retentissement  dans  Tordre  moral  et  intellectuel. 

Le  Crime  au  foyer,  le  Châtiment,  le  Fle'au  social,  les  Causes  et  les 
remèdes  sont  successivement  étudiés  avec  autant  de  science  que  de 
réserve.  Ces  chapitres  ne  s'analysentpas,  ils  veulent  être  lus.  Puissent- 
ils  faire  la  lumière  dans  les  esprits  contemporains  qui  s'obstinent  à 
mépriser  l'enseignement  constant  de  l'Eglise  sur  le  but  essentiel  du 
mariage,  enseignement  corroboré  par  tous  les  médecins  libres-penseurs 
ou  catholiques  !  La  société  repose  sur  la  famille,  et  la  famille  n'est  plus 
possible  avec  la  honteuse  pratique  qui  ferme  les  sources  de  la  vie.  Ce 
n'est  pas  trop  de  l'alliance  de  la  religion  et  de  la  science  pour  ramener 
les  âmes  au  devoir  et  rendre  à  notre  cher  pays  son  honneur  et  sa  force  ! 

D""   Surbled. 

LIVRES  D'ÉTRENNES 

HISTOIRE 

Richelieu.  Un  magnifique  album  grand  in-8  jésus  (28  X  37),  il- 
lustré par  Maurice  Leloir  de  40  aquarelles  reproduites  en  chro- 
motypogravure,  précédé  d'un  avant-propos  de  Gabriel  Hanotaux, 
de  l'Académie  française.  Prix  :  broché,  couverture  en  couleurs, 
12  francs;  relié  toile,  tranches  dorées,  fers  spéciaux,  14  francs. 
Paris,  Combet  et  C'°. 

La  librairie  Combet  nous  offre,  pour  étrennes,  un  Richelieu.  Natu- 


132  REVUE  DES  LIVRES 

rellement,  M.  Hanotaux  trouve  qu'on  ne  pouvait  mieux  choisir,  et  il  le 
dit  dans  une  préface  brève  et  grave,  où  il  prodigue  à  M.  Maurice  Leloir 
tous  les  éloges.  En  quarante  chromotypogravures,  celui-ci  a  su  retracer 
«une  Histoire  de  Richelieu,  qui,  pour  être  dessinée  et  non  écrite,  n'en 
est  ni  moins  exacte,  ni  moins  pénétrante...  c'est  toute  une  psychologie 
de  l'homme,  toute  une  évocation  du  temps  où  il  a  vécu  ».  Les  yeux  des 
enfants,  comme  l'esprit  de  ceux  qui  ont  grandi  et  vieilli,  trouveront  à 
parcourir  cette  illustration  si  vivante  et  si  distinguée  un  charme  indi- 
cible. Le  texte  a  sobre  et  clair  »  de  M.  Cahu  y  aidera. 

Est-ce  là  tout  Richelieu?  Non,  sans  doute;  et  M.  Hanotaux,  sans 
avoir  achevé  son  travail,  a  montré  dans  ce  grand  homme  autre  chose 
qu'un  grand  homme  d'État.  Mais,  pendant  les  vacances  du  jour  de  l'an, 
l'esprit  est  plus  paresseux  encore  que  de  coutume,  et  ceux  qui  préten- 
dent l'intéresser  doivent  s'en  tenir  aux  choses  saillantes.  M.  Cahu  et 
M.  Leloir  y  ont  réussi;  leurs  lecteurs  n'oublieront  pas  cette  figure  mi- 
litaire du  cardinal,  en  habit  de  bataille,  sous  un  ample  manteau  rouge, 
debout  et  calme,  gardant,  une  épée  nue  à  la  main,  la  carte  du  «  royaume 
de  France  et  de  Navarre  ».  Paul    Deslandes,   S.  J. 

ROMANS 

Le  Docteur  Mystère,  par  Paul  d'Ivoi.  1  vol.  grand  in-8  colom- 
bier, illustré  par  L.  Bombled  de  115  gravures  en  noir  et  cou- 
leurs. Prix  :  broché,  10  francs;  relié  toile,  plaques  couleurs, 
tranches  dorées,  12  francs;  relié  demi-chagrin,  tranches  dorées, 
15  francs  ;  relié  amateur,  15  fr.  50.  Paris,  Combet  et  C'®. 

M.  Paul  n'Ivoi  continue  la  publication  de  ses   Voyages  excentriques, 

11  vient  de  donner  à  la  librairie  Combet  un  nouvel  ouvrage,  le  Doc- 
teur Mystère,  où  nous  nous  trouvons  initiés  aux  agitations  de  l'Inde 
anglaise. 

Palpitant  d'intérêt;  écrit  dans  un  style  entraînant,  imagée  facile;  au 
courant  des  dernières  découvertes  de  la  science,  et  tout  particulière- 
ment de  l'électricité,  au  courant  même  des  découvertes  à  venir,  ce  livre 
sera  utile  aux  enfants,  les  amusera,  les  intéressera. 

Sans  doute  ils  n'y  apprendront  ni  leur  catéchisme,  ni  leurs  devoirs 
envers  Dieu  ;  mais  rien  du  moins  ne  sera  de  nature  à  éveiller  dans  leur 
âme  une  pensée,  un  sentiment,  qui  ne  soit  honnête  et  ne  les  pousse  à 
bien  faire. 

Les  illustrations  dont  M.  Bombled  a  su  si  agréablement  couper  le 
texte  ajoutent  un  nouveau  charme  à  cette  publication  déjà  si  attrayante 
par  elle-même.  Maurice    d'Augier,    S.  J. 

MARINE 

Notre  marine  de  guerre,  par  le  lieutenant  de  vaisseau  HouRST. 
Un  superbe  volume  grand  in-8  colombier,  illustré  par  Robert 
Hénard  de  321  gravures  dans  le  texte  et  de  12  gravures  hors  texte 


REVUE  DES  LIVRES  133 

tirées  en  deux  teintes.  Prix  :  broché,  couverture  illustrée,  12  fr.  ; 
relié  toile,  tranches  dorées,  fers  spéciaux,  15  francs. 

M.  HouRST  met  sous  nos  yeux,  avec  une  remarquable  netteté  d'ex- 
position, l'histoire  et  la  constitution  de  notre  marine  de  guerre. 

Il  compare  le  navire  à  un  corps  organisé  et  distingue  dans  son  évo- 
lution les  trois  périodes  évolutives  des  êtres  vivants  :  la  naissance,  la 
vie,  la  mort. 

La  naissance,  c'est  le  projet,  le  plan  du  vaisseau  dans  le  cerveau  de 
l'ingénieur,  la  construction  de  son  squelette,  son  architecture,  le  revê- 
tement de  ce  squelette,  l'achèvement,  les  essais,  l'armement. 

Le  bateau  est  maintenant  un  être  complet;  il  est  lancé,  il  va  désor- 
mais vivre  de  sa  vie  propre,  vie  du  corps,  vie  de  l'âme,  nous  dit 
M.  Hourst. 

Le  corps  a  sa  physionomie  :  la  physionomie  d'un  vaisseau  de  guerre 
n'est  pas  celle  d'un  navire  marchand.  Quand  vous  le  voyez  courir  avec 
menace  le  long  de  nos  côtes  ou  se  balancer  pesamment  dans  nos  ports, 
vous  ne  tardez  pas  à  lui  trouver  un  aspect  qui  lui  est  particulier. 

Il  vous  apparaît  armé  jusqu'aux  dents,  s'il  est  permis  de  s'exprimer 
ainsi,  bardé  de  fer  ou  d'acier.  Ses  armes  sont  des  canons,  courts  ou 
longs,  de  petit  ou  de  gros  calibre,  des  torpilles.  M.  Hourst  nous  fait 
faire  connaissance  avec  tous  ces  engins  de  destruction,  avec  les  poudres 
qui  les  chargent,  leurs  projectiles  ;  il  nous  fait  un  cours  détaillé  sur  le 
canon  lui-même,  sa  constitution,  sa  manœuvre,  son  tir.  Après  le  canon, 
la  torpille,  ses  divers  genres,  sa  disposition,  son  mécanisme. 

La  cuirasse  du  navire  est  l'objet  d'une  étude  spéciale  :  M.  Hourst 
nous  fait  assister  au  duel  de  la  cuirasse  et  du  canon. 

Après  la  physionomie,  la  structure,  les  moyens  de  défense,  nous 
connaîtrons  les  fonctions  du  navire  de  guerre.  Cuirassés,  gardes-côtes , 
canonnières,  croiseurs,  torpilleurs,  sous-marins,  tous  ces  types  et 
d'autres  encore  défilent  sous  nos  yeux  et  nous  disent  à  quelle  fin  ils 
sont  particulièrement  destinés  et  comment  ils  l'atteignent. 

L'âme  du  navire,  c'est  l'équipage.  M.  Hourst  nous  le  fait  passer  en 
revue  depuis  l'état-major  jusqu'au  dernier  des  mousses.  Nous  savons 
maintenant  comment  il  se  recrute,  comment  il  s'instruit,  comment  il 
manœuvre.  Nous  connaissons  les  attributions  particulières  de  cha- 
cun des  officiers,  la  façon  dont  chacun  concourt  à  la  vie  du  na  - 
vire. 

Un  aperçu  rapide  sur  l'escadre,  son  service,  sa  navigation,  ses  évo- 
lutions, sa  tactique,  terminent  cette  seconde  partie.  Des  exemples  bien 
choisis  :  les  batailles  navales  de  Lissa,  Punta  Angamos,  Yalu,  Cavité., 
Santiago,  éclairent  singulièrement  les  préceptes  donnés. 

Enfin  la  mort.  Tout  meurt  ici-bas.  Lesnavires  finissent  comme  tout  le 
reste.  M.  Hourst  consacre  un  dernier  chapitre  aux  diverses  causes  qui 
mettent  en  danger  l'existence  des  vaisseaux  de  guerre  :  lesunes  viennent 
des  cataclysmes  naturels,  les  autres  des  abordages,  de  Tincendie,  etc.. 


134  REVUE  DES  LIVRES 

celles-ci  sont  obscures,  celles-là  glorieuses.  Par  ces  dernières,  le 
navire  conquiert  l'immortalité. 

Étude  approfondie,  et  cependant  courte,  intéressante,  à  la  portée  des 
enfants  eux-mêmes.  Ces  qualités  précieuses  font  de  l'ouvrage  de  M.  le 
lieutenant  de  vaisseau  Hourst  un  des  plus  beaux  livres  d'étrennes  ou 
de  prix,  un  des  cadeaux  les  plus  utiles.        Edouard    Gaj»elle,    S.  J. 


SCIENCES  MATHÉMATIQUES 

Récréations  arithmétiques,  parE.  Fourrey.  lvoLin-8,  pp.  264. 
Paris,  Nony. 

Il  faut  un  certain  courage,  murmurera  plus  d'un  lecteur,  pour  oser 
parler  de  Récréations  arithmétiques-,  M.  E.  Fourrey  n'a  pas  hésité, 
cependant,  à  mettre  en  présence  cette  épithète  et  ce  substantif. 

Il  sent,  il  est  vrai,  le  besoin  de  nous  rappeler  que  ces  jeux  scienti- 
fiques, fort  en  honneur  chez  nos  pères,  puis  tombés  dans  un  oubli  in- 
justifié, ont  retrouvé,  en  ces  dernières  années,  une  vogue  légitime, 
grâce  à  la  place  importante  que  leur  accordent  bon  nombre  de  revues 
périodiques  ou  de  journaux  quotidiens.  Cette  vogue  est-elle  justifiée? 
M.  Fourrey  le  croit,  et  il  a  raison.  La  meilleure  méthode  d'instruction, 
n'est-ce  pas  d'intéresser  ? 

Or,  les  récréations  arithmétiques  apprennent  l'application  des  règles 
de  cette  science,  sur  laquelle  s'appuient  tant  de  découvertes  modernes, 
et  dont  l'étude  est  plus  nécessaire  que  jamais. 

Habituer  les  enfants  à  se  familiariser  avec  elle,  à  en  résoudre,  par 
manière  de  jeu,  les  problèmes  souvent  fort  délicats,  n'est-ce  pas  les 
rompre  agréablement  à  ces  difficultés  réputées  ardues,  quelquefois  en 
apparence  insurmontables,  et,  d'ordinaire,  aisées  à  dénouer  quand  on 
en  sait  trouver  le  joint ,  contre  lesquelles  viennent  échouer  tant  de 
malheureux  candidats  ? 

C'est  donc  faire  œuvre  utile  que  mettre  ce  livre  entre  les  mains  des 
enfants.  Il  leur  sera  d'autant  plus  profitable  que  les  figures,  établies 
avec  un  soin  judicieux,  disent  aux  yeux  la  solution,  dans  un  bon  nombre 
de  cas. 

M.  E.  Fourrey  divise  en  trois  parties  son  travail.  La  première  traite 
des  opérations  et  des  propriétés  des  nombres  abstraits,  La  seconde 
s'attache  plus  particulièrement  aux  applications  et  problèmes.  La  troi- 
sième est  consacrée  aux  carrés  magiques^  à  ces  carrés  dont  Fermât, 
le  grand  savant  toulousain,  ne  craignit  pas  de  dire  :  «  Il  n'est  rien  de 
plus  beau  en  l'arithmétique  !  » 

Cet  ouvrage,  vraiment  intéressant,  sera  bien  reçu,  nous  n*en  dou- 
tons pas,  de  la  jeunesse  studieuse,  et  même  de  ceux  qui,  n'étant  plus 
jeunes,  aiment  encore  à  se  récréer  sérieusement. 

Edouard    Capelle,    S.  J. 


REVUE  DES  LIVRES  135 

SCIENCES  NATURELLES 

L*Homme  et  les  animaux,  par  E.  Caustier.  1  voL  in-12, 
pp.  315,  illustré  de  431  figures.  Prix  :  broché,  2  fr.  25  ;  relié, 
fers  spéciaux,  3  francs.  Paris,  Nony.  —  Les  Pierres  et  les 
plantes.  1  vol.  in-12,  pp.  420,  illustré  de  526  figures.  Prix  : 
broché,  2  fr.  50;  relié,  fers  spéciaux,  3  francs.  Paris,  Nony. 

M.  E.  Caustier  nous  était  connu  par  son  Anatomie  et  physiologie 
végétales  et  animales,  petit  manuel  admirablement  approprié  aux  exi- 
gences du  programme  du  baccalauréat,  et  le  meilleur,  sans  contredit, 
qui  soit  tombé  dans  nos  mains  pendant  des  années,  déjà  longues, 
d'enseignement.  Il  nous  offre  aujourd'hui  deux  petits  volumes,  où, 
élargissant  le  cadre  trop  étroit  dans  lequel  il  s'était  jusqu'ici  renfermé, 
il  embrasse  la  nature  entière.  Précision  dans  les  termes,  sobriété  dans 
l'exposition,  tact  dans  le  choix  des  questions  qu'il  traite  et  des  exem- 
ples qu'il  apporte,  jolies  gravures,  texte  clair  et  bien  ajouré,  quoique 
compact,  rien  ne  manque  à  V Homme  et  les  animaux,  les  Pierres  et  les 
plantes  pour  former  un  des  plus  jolis  ouvrages  que  l'on  puisse  mettre 
entre  les  mains  des  écoliers.  Edouard    Capelle,    S.  J. 

EXPOSITION 

L'Exposition  Universelle  de  4900,  par  Louis  Rousselet.  1  vol. 
grand  in-8,  illustré  de  152  gravures.  Prix  :  broché,  3  francs  ; 
cartonné,  tranches  dorées,  4  fr.  60.  Paris,  Hachette  et  C®. 

M.  Louis  Rousselet  nous  avait  déjà  donné  un  bel  ouvrage  sur 
l'Exposition  Universelle  de  1889.  Le  succès  qu'il  avait  obtenu  Ta  en- 
gagé à  s'offrir  à  nous  comme  guide  pour  étudier  celle  de  1900. 

Ce  n'est  pas,  en  effet,  une  simple  visite  de  touriste  qu'il  nous  convie 
à  faire  avec  lui,  c'est  une  étude  approfondie  des  merveilles  accumulées 
dans  cet  .immense  espace  qui  embrassait  le  Champ  de  Mars,  le  Troca- 
déro,  les  Invalides  et  débordait  sur  les  Champs-Elysées. 

Ces  merveilles,  il  les  fait  revivre  dans  des  descriptions  courtes,  ner- 
veuses et  cependant  aussi  complètes  que  le  permet  une  rapide  analyse, 
dans  ces  gravures  semées  à  profusion  à  travers  le  texte  et  où  la  pho- 
tographie et  le  crayon  rivalisent  de  précision  et  d'art,  pour  donner  à 
ces  splendeurs  disparues  la  perpétuité  qui  leur  convient. 

Edouard    Capelle,    S.  J. 

COLONISATION 

La  Nouvelle-France,  par  A.  Guénin  (  Ouvrage  couronné  par 
V Académie  française).  1  vol.  grand  in-8,  illustré  de  12  planches, 
en  couleurs,  de  nombreuses  gravures  en  noir  et  de  5  cartes. 
Prix:  broché,  4  fr.50;  cartonné,  tranches  dorées,  6  fr.  50.  Paris, 
Hachette  et  C*^ 


136  REVUE  DES  LIVRES 

M.  Eugène  Guénin  a  obtenu  de  l'Académie  française,  pour  son  his- 
toire de  la  Nouvelle-France,  une  des  plus  hautes  récompenses  que  la 
docte  assemblée  décerne  d'ordinaire.  Les  Etudes  ont  déjà  fait  à  deux 
reprises  l'éloge  de  ce  livre. 

L'histoire  du  Canada  est,  par  excellence,  l'histoire  de  la  colonisation 
française.  Il  n'y  a  pas  au  monde  un  peuple  qui  ait  plus  profondément 
imprimé  sur  sa  conquête  son  caractère  propre  que  la  France  de 
Louis  XIV.  Chrétienne  avant  tout,  et  par  cela  même  durable,  cette 
œuvre  a  résisté  jusqu'ici  à  toutes  les  vicissitudes,  même,  chose 
étrange,  à  une  domination  étrangère  de  plus  d'un  siècle. 

La  note  religieuse  ressort-elle  assez  dans  l'ouvrage  de  M.  Guénin, 
nous  n'oserions  l'affirmer  ;  mais  la  note  patriotique,  l'amour  du^pays,. 
la  foi  dans  ses  destinées  y  vibrent  avec  force. 

Puisse  l'auteur,  en  rappelant  nos  gloires  et  nos  malheurs,  rappeler 
aussi,  à  ceux  qui  en  ont  la  charge,  comment  on  fonde  des  colonies, 
comment  on  les  développe,  et  comment  on  les  perd. 

Maurice    d'Augier,    S.  J. 
ROMANS 

Le  Mystère  de  la  Chauve-souris  (1804),  par  M.  Gustave  Tou- 
DOuzE.  1  vol.  ia-8  Jésus,  illustré  de  62  gravures  d'après  Alfred 
Paris.  Prix  :  broché,  7  francs;  cartonné  en  percaline,  tranches 
dorées,  10  francs.  Paris,  Hachette  et  G'®. 

On  a  beaucoup  écrit  sur  les  héroïques  luttes  des  Bretons  et  des 
Vendéens  pendant  la  Révolution  et  le  début  de  l'époque  impériale. 

L'histoire  de  ces  temps  mémorables  est  tellement  fertile  en  drama- 
tiques épisodes  qu'il  est  vraiment  malaisé  de  savoir  où  son  domaine 
finit,  où  commence  celui  de  la  légende.  M.  Gustave  Toudouze  a  glané 
dans  l'un  et  l'autre  champ,  lorsqu'il  a  écrit  le  Mystère  de  la  Chauve- 
souris,  récit  passionnant  où  l'on  voit  aux  prises  les  policiers  du  Con- 
sulat avec  des  conspirateurs  royalistes  qui,  sous  les  ordres  d'une  enfant, 
fille  de  leur  ancien  maître,  rêvent  de  renverser  le  pouvoir  déjà  conso- 
lidé de  Bonaparte,  et  s'allient  pour  cette  fin  avec  des  républicains 
sincères,  comme  ce  Yannou,  officier  de  marine  et  fils  d'une  des  vic- 
times du  Vengeur. 

Le  drame,  car  c'est  un  vrai  drame,  est  bien  conduit;  il  est  moral  et 
très  attachant. 

De  jolies  illustrations  de  M.  Alfred  Paris  en  font  de  plus  une  œuvre 
d'art. 

Un  phénomène,  par  M.  J.-B.  Jeanroy.  1  vol.  in-8  jésus,  illustré 
de  40  gravures  d'après  E.  Zier.  Prix  :  broché,  4  francs;  cartonné 
en  percaline,  tranches  dorées,  6  francs.  Paris.  Hachette  et  C*^. 

Un  Phénomène  est  l'histoire  d'un  raté,AlbertLebel,  très  fort  dans  ses 


REVUE  DES  LIVRES  13T 

classes,  adoré  de  parents  aveuglés  par  ses  succès,  mais  vain,  pédant , 
plein  de  morgue,  et  par  suite  antipathique. 

A  côté  de  lui  grandit  son  frère  Joseph,  espiègle,  paresseux,  mais  dé- 
voué, plein  de  cœur  et  de  bon  sens,  aimé  de  tous. 

Joseph,  gagné  par  les  conseils  d'une  amie  d'enfance,  qui  sera  plus 
tard  sa  femme,  arrive  à  travailler  un  peu,  puis  beaucoup,  réussit,  et  se 
fait  dans  le  monde  une  situation  bri»llante,  tandis  que  son  frère  ruine 
toute  sa  famille  et  manque  de  mourir  de  faim. 

Dans  ces  quelques  pages,  M.  J.-B.  Jeanroy  a  accumulé  bien  des 
leçons  pour  les  parents  et  pour  les  enfants.  Il  a  su  en  déguiser  la  sévé- 
rité sous  le  charme  d'un  délicieux  roman  bien  écrit,  bien  pensé,  et  ce 
qui  n'en  diminue  pas  la  valeur,  profondément  chrétien. 

Toute  seule,  par  Mme  Ch.  Chabrier-Rieder.  1  vol.  in-8  jésus, 
illustré  de  88  gravures  d'après  Damblans.  Prix  :  broché,  7  francs  ; 
cartonné  en  percaline,  tranches  dorées,  10  francs.  Paris,  Ha- 
chette et  C'°. 

Toute  seule  est  l'histoire  d'une  héroïque  jeune  fille,  isolée  dans  la 
vie,  en  butte  à  toutes  sortes  d'adversités,  et  non  seulement  se  gardant 
honnête,  mais  arrivant,  à  force  d'abnégation,  de  patience  et  de  courage, 
à  élever  un  petit  frère  et  deux  petites  sœurs,  et  à  s'attirer  la  sympathie 
universelle. 

La  note  caractéristique  de  cet  ouvrage  est  que  tout  ce  qu'on  y  lit  est 
vrai,  mais  de  cette  vérité  empoignante  qui  fait  tout  l'intérêt  des  drames 
vécus;  on  sent  en  même  temps  dans  cette  œuvre  une  noblesse  d'idées, 
une  grandeur  de  vues,  une  beauté  morale  qui  élèvent  l'âme  et  la  portent 
au  bien. 

Incroyables  Aventures  de  Louis  de  Rougemont.  1  vol.  in-8  Jé- 
sus, illustré  de  50  gravures  d'après  Pearce.  Prix  :  broché,  7  fr.  ; 
cartonné  en  percaline,  tranches  dorées,  10  francs.  Paris,  Ha- 
chette et  C\ 

Avez-vous  lu  les  Incroyables  Aventures  de  Louis  de  Rougemont  ? 
Robinson  Grusoé  n'est  qu'un  enfant  auprès  de  notre  héros.  Tous  les 
éléments  paraissent  conspirer  à  sa  perte.  Les  pieuvres  allongent  leurs 
bras  pour  Pétreindre,  les  requins  étalent  déjà  pour  le  broyer  leurs 
multiples  rangées  de  dents;  lions,  tigres,  panthères,  tous  les  animaux 
féroces  s'apprêtent  à  le  dévorer.  Des  hommes,  des  hommes  même,  des 
cannibales  veulent  en  faire  leur  festin. 

Et  lui,  il  se  rit  de  tout,  triomphe  de  tout^  et  opère  les  prodiges  les 
plus  extraordinaires  qu'il  soit  donné  à  un  mortel  d'accomplir. 

Maurice    d'Augier,    S.  J. 


238 


REVUE  DES  LIVRES 


DEUXIÈME    PARTIE 


HAGIOGRAPHIE 
Adrien  Launay.  —  Les  Bien- 
heureux de  la  Société  des  Mis- 
sions étrangères  et  leurs  compa- 
gnons. Téqui,  1900.  In-S,  pp.  330. 
M.  Launay  extrait  de  ses  deux  vo- 
lumes consacrés  aux  cinquante-deux 
vénérables  serviteurs  de  Dieu  mis  à 
mort  en  haine  de  la  foi,  dans  les 
missions  d'Indo-Chine  et  de  Chine, 
et  récemment  béatifiés  par  Léon  XIH, 
un  justum  volumen  où  il  groupe  «  les 
traits  les  plus  beaux,  lesplus  édifiants, 
les  plus  instructifs  «  de  leur  vie. 
L'idée  est  bonne.  Il  faut  que  tous  les 
enfants  de  l'Église  et  surtout  ceux  qui 
n'ont  pas  de  grande  bourse,  connais- 
sent à  quel  point  leur  mère  mérite 
toujours  d'être  appelée  sainte.  Il  faut 
aussi  que  tous  les  Français  sachent 
ce  que  valent  et  ce  que  font,  en  ex- 
trême Orient,  ces  missionnaires  qu'on 
accuse  d'y  perdre  leur  temps,  dans 
une  folle  entreprise  ou  d'y  provo- 
quer, par  leur  téméraire  audace,  des 
catastrophes. 

Je  ne  parlerai  pas  des  Bienheu- 
reux qui  appartiennent  à  la  Société 
des  Missions  étrangères.  Leurs  vies 
sont  bien  connues  ;  il  suffira  de  dire 
qu'elles  sont  dignes  de  cette  famille 
d'apôtres  qui,  depuis  deux  cent  trente 
ans,  évangélise  l'Asie.  Mais  je  veux 
signaler  leurs  compagnons  de  gloire  : 
31  Annamites,  dont  14  prêtres,  1  sé- 
minariste, 1  catéchistes  et  9  chré- 
tiens ;  9  Chinois  dont  4  prêtres,  2 
catéchistes,  2  chrétiens  et  une  chré- 
tienne. Les  plus  humbles  de  ces 
hommes  sont  morts  héroïquement 
plutôt  que  de  trahir  Jésus-Christ;  et 
leurs  dialogues  avec  leurs  bourreaux, 
avec  leurs  amis  témoins  de  leur  sup- 
plice, avec  leurs  frères  dans  la  foi, 
rappellent  les  pages  des  Acta  Marly- 
rum  où  revivent  les  plus  beaux  types 
de  la  grandeur  romaine. 

Paul    DuDON,    S.  J. 


Adrien  Launay.  —  La  Salle 
des  martyrs  du  Séminaire  des 
Missions  étrangères.  Téqui,  1900. 
In-12,  pp.  vii-218. 

On  ne  visite  fructueusement  un 
musée  de  peinture,  que  le  catalogue 
en  main.  Un  excellent  guide  pour  le 
musée  d'un  genre  à  part  et  d'un  inté- 
rêt poignant  qu'est  la  salle  des  mar- 
tyrs sera  l'opuscule  descriptif  de 
M.  Adrien  Launay.  Description  gé- 
nérale, explication  des  instruments 
de  supplice,  souvenirs  et  biogra- 
phies ;  de  ces  trois  parties,  les  deux 
premières  ne  remplissent  que  les 
quarante-quatre  premières  pages  ;  la 
troisième,  la  plus  intéressante  à  tout 
point  de  vue,  est  une  véritable  rela- 
tion des  actes  des  martyrs. 

P.     PoYDENOT,      s.   J. 

Stanislas  Perron  (R.  P.)  — 
Vie  du  T.  R.  P.  Marie -Joseph 
Coudrin,  fondateur  de  la  Congré- 
gation des  Sacrés-Cœurs  de  Jésus 
et  de  Marie  (Picpus).  Lecoffre, 
1900.  In-8,  pp.  693. 

La  vie  du  T.  R.  P.  Coudrin  est  ad- 
mirable, comme  celle  de  tous  ces 
hommes  à  qui  Dieu  donna  la  mission 
de  fonder  un  institut  religieux.  La 
Terreur  fut  la  rude  école  où  se  forma 
ce  prêtre  réservé  à  de  grandes  cho- 
ses ;  il  en  garda  cette  foi  profonde, 
cette  intrépidité  calme,  cette  con- 
fiance invincible,  cette  initiative  ar- 
dente qui  marque  les  prêtres  fidèles 
de  cette  génération. 

Au  milieu  des  ruines ,  avant  le 
Concordat,  M.  Coudrin  fonde  une 
congrégation  d'hommes  et  de  fem- 
mes, pour  adorer  le  Saint  Sacrement 
honorer  les  divins  Cœurs  de  Jésus 
et  de  Marie,  et  poursuivre  toutes 
les  œuvres  de  zèle.  J^es  oppositions 
vinrent  de  partout.  «  Nous  com- 
mençons comme  les  saints  »,  se  con- 
tente d'observer  le  fondateur.  Comme 


REVUE  DES  LIVRES 


139 


les  saints  il  patiente,  persévère  et 
triomphe. 

Et  cet  homme  qui  gouverne,  comme 
grand  vicaire,  lès  diocèses  de  Mende, 
de  Troyes,  de  Séez  et  de  Nancy  où 
il  faut  tout  restaurer,  trouve  des  loi- 
sirs, de  l'énergie,  de  la  sagesse, 
pour  fonder  des  collèges,  des  cou- 
vents et  des  missions,  pour  diriger, 
dans  ces  œuvres  diverses  et  dans 
leur  vie  spirituelle,  ses  fils  et  ses 
filles,  sans  jamais  cesser  de  donner 
à  Dieu  le  meilleur  de  son  temps  et 
de  lui-même. 

Encore  une  fois,  rien  n'est  plus 
admirable.  Et  rien  n'est  plus  facile 
à  comprendre  quand  on  sait  les 
richesses  inépuisables  du  Cœur  de 
Jésus.  Vivat  Cor  Jesu  !  disait  sou- 
vent le  P.  Coudrin.  Dieu  exauçait  ce 
cri  de  son  serviteur.  Le  Cœur  de 
Jésus  vivait  en  lui  :  de  là  ses  vertus 
et  ses  œuvres. 

Nous  remercions  le  P.  Perron  de 
nous  avoir  raconté  tout  cela  avec  la 
compétence  d'un  témoin  et  l'amour 
d'un  fils. 

Marandat  (abbé).  —  La  Ré- 
vérende Mère  Thérèse  -  Made- 
leine du  Calvaire.  Briquet,  1900. 
Pp.  457. 

C'est  presque  aussi  une  fondatrice 
que  la  Mère  Thérèse-Madeleine  du 
Calvaire.  Dans  tous  les  Carmels 
qu'elle  a  dirigés,  elle  a  montré  une 
netteté  de  vues  et  une  vigueur  d'exé- 
cution dignes  d'une  fille  de  sainte 
Thérèse,  et  Dieu  sait  à  travers  quels 
obstacles  ! 

La  singulière  histoire  que  celle 
de  sa  vocation  !  Née  à  Limoges  le 
23  avril  1801,  baptisée  dans  la  mai- 
son paternelle  par  un  sulpicien  ré- 
fractaire  (  on  était  encore  obligé  de 
se  cacher),  elle  grandit  dans  une 
famille  où  la  religion  et  la  monda- 
nité essayent  de  se  mettre  d'accord. 
Bien  entendu,  la  mondanité  l'em- 
porte chez  elle,  jusqu'au  jour  où, 
brusquement,  une  force  impérieuse 
qui  l'étonné  elle-même  la  jette  dans 


un  couvent  de  sœurs  hospitalières. 
Ce  n'était  guère,  semble-t-il,  le  che- 
min du  Carmel.  Elle  y  aboutit  pour- 
tant après  huit  années,  et  ce  sera 
pour  y  mener  une  vie  admirable.  Il 
faut  la  lire  dans  ce  beau  livre  de 
M.  Marandat. 

Mgr  Gay,  à  qui  elle  ouvrit,  on 
peut  le  dire,  sa  voie  de  docteur  mys- 
tique, écrivait  un  jour,  à  sa  mère, 
parlant  de  la  sainte  prieure  :  «  Je 
trouve  en  elle  de  l'enfant,  de  la 
reine,  de  la  sainte.  »  Il  y  a  là,  en 
trois  mots,  les  traits  d'une  bien  belle 
âme,  comme  il  en  faudrait  beaucoup, 
à  cette  heure,  dans  notre  pauvre 
France.  Paul  Dudon,  S.  J. 

GUIDES   ET  VOYAGES 

Marius  Sepet.  —  Voyages  de 
corps  et  d'esprit.  Paris,  Téqui, 
1900.  In-18,  pp. 321. Prix: 3  fr.  50. 

Voyages  à  travers  les  livres,  excur- 
sions en  Bretagne,  en  Savoie,  à  la 
forêt  Noire,  histoire  et  archéologie, 
critique  et  humour,  M.  Marius  Sepet 
a  mis  un  peu  de  tout  cela  dans  ses 
Voyages  de  corps  et  d'esprit,  et  d'au- 
tres choses  encore;  par  exemple,  des 
vers  de  Victor  Hugo  et  même  des 
siens. 

Les  ouvrages  où  il  se  promène 
sont  déjà  des  études  d'observation. 
Ainsi  il  déplore  la  centralisation  éga- 
litaire  à  propos  des  Mœurs  d'autre- 
fois en  Saintonge  et  en  Aunis^  par 
l'abbé  Noguès.  Mais,  de  ces  curieux 
détails  sur  la  noce  et  le  mariage,  la 
naissance  et  le  baptême,  les  jeux,  les 
habits,  les  usages  bizarres  ou  su- 
perstitieux, la  mort  et  l'enterrement, 
il  tire  de  bonnes  considérations  phi- 
losophiques sur  l'origine  de  ces  cho- 
ses, et  émet  des  vœux  très  sages  pour 
qu'on  remplace  ce  qui  s'en  va.  Les 
curieux  Récits  extraits  des  poètes  et 
prosateurs,  par  M.  Gaston  Paris,  lui 
ont  fourni  également  un  joli  domaine 
où  il  a  su  orienter  le  lecteur  vers  les 
buts  les  plus  pittoresques. 

Mais    ses    pérégrinations    sur  les 


140 


REVUE  DES  LIVRES 


côtes  de  Bretagne,  soit  qu'il  revienne 
à  son  cher  Saint-Gildas  de  Ruys,  soit 
qu'il  assiste  au  pardon  deNotre-Dame 
de  la  Clarté,  sont  d'un  intérêt  plus 
vivant.  Le  récit  d'un  séjour  de  va- 
cances et  d'études  à  Fribourg-en-Bris- 
gau  renferme  d'excellentes  pages  sur 
le  Kulturkampf^  l'organisation  des 
catholiques  pour  la  lutte  et  la  vic- 
toire, la  vie  scolaire  dans  les  joyeuses 
universités  d'outre-Rhin. 

N'oublions  pas  la  vallée  du  GifFre, 
son  foron  (petit  torrent),  son  hôtel, 
son  député,  M.  Chautemps,  en  veine 
de  discours  de  distribution  des  prix, 
et  le  gros  tilleul  de  Samoens.  Avec 
M.  Marins  Sepet  pour  guide,  on 
voyage  très  agréablement  et  sans 
quitter  sa  chambre. 

Henri  Chérot,   S.  J. 

Belleval  (M^^  de).  —  Lourdes 
et  le  Midi  de  la  France.  Paris, 
Vivien,  1900.  In-16,  pp.  222-4. 

C'est  un  touriste  bien  informé  et 
observateur,  mais  loin  de  voir  tout 
en  beau,  que  M.  le  marquis  de  Belle- 
val,  et  le  voyage  qu'il  nous  fait  faire 
avec  lui  dans  le  Midi  de  la  France  est 
intéressant.  Si  Lourdes  en  est  le  but 
pieux,  c'est  en  suivant  le  chemin  des 
écoliers  que  nous  y  arrivons,  visitant 
Chartres,  Tours,  Poitiers,  Bordeaux, 
Dax,  Bayonne,  Pau,  et  revenant  par 
Toulouse ,  Rocamadour  et  Orléans. 
Ni  la  fontaine  chaude  de  Dax,  ni  la 
plage  de  Biarritz,  ni  le  vin  de  Juran- 
çon ne  font  les  délices  de  la  caravane  ; 
et  c'est  sans  regret  qu'elle  quitte  Or- 
léans pour  Paris ,  rapportant  «  une 
moisson  d'inappréciables  souvenirs, 
acquis  au  prix  de  pénibles  épreuves, 
et,  on  peut  l'affirmer,  récoltés  à  la 
sueur  de  son  front  ». 

Paul    PoYDENOT,    S.  J. 

HISTOIRE  ECCLÉSIASTIQUE 

E.  Beurlier  (abbé).  —  Abrégé 

de  l'histoire  de  l'Église.  Paris, 

Bricon,  1900.  ln-12,  pp.  vii-192. 

Une  courte  histoire  de  l'Eglise  de- 


puis sa  fondation  jusqu'à  nos  jours 
pour  être  mise  entre  les  mains  des 
élèves  de  nos  collèges  catholiques  : 
tel  est  l'ouvrage  où  M.  l'abbé  Beur- 
lier a  non  seulement  cherché,  com- 
me il  le  dit  avec  modestie,  mais  di- 
sons avec  sincérité  qu'il  a  réussi  «  à 
mettre  en  lumière  les  doctrines,  les 
institutions,  la  vie  intime  de  l'Église, 
et,  avant  tout,  le  rôle  du  Pontife  ro- 
main, et  cela  par  une  exposition  tou- 
jours loyale  des  faits  ».  L'histoire 
de  l'Eglise,  écrivait  récemment  le 
Souverain  Pontife  au  clergé  de  Fran- 
ce, <(  constitue  à  elle  toute  seule  une 
magnifique  et  concluante  démons- 
tration de  la  vérité  et  de  la  divinité 
du  christianisme  ».  C'est  donc  une  œu- 
vre apologétique  qu'a  faite  l'auteur. 

Un  Prêtre  du  clerçé  de  Paris. 
—  Apparitions  et  guérisons  de 
Lourdes.  Paris, Téqui,  1900.  In-12, 
pp.  vii-389.  Prix  :  2  francs. 

Ce  n'est  pas  une  histoire  de  Lour- 
des que  nous  présente  celui  qui 
signe  :  Un  prêtre  du  clergé  de  paris  ; 
ce  sont  des  lectures  pour  le  mois  de 
Marie,  dont  il  emprunte  souvent  Je 
récit  des  apparitions  à  M.  Estrade, 
et  celui  des  guérisons  au  D>^  Boissarie 
dont  la  patiente  et  consciencieuse 
impartialité  met  les  enquêtes  à  l'abri 
de  tout  soupçon. 

Adresse  des  nonagénaires  à 
S.  S.  Léon  XIII.  —  Paris.  Bonne 
Presse,  s.  d.  In-8,  pp.  213. 

Vrai  livre  d'or  que  cette  liste  des 
nonagénaires  dressée  à  l'appel  vibrant 
et  chaleureux  de  la  Croix^our  saluer 
en  S.  S.  Léon  XIII  leur  glorieux 
contemporain.  Ces  «anciens  du  peu- 
ple »  faisant  ainsi  tous  ensemble 
sous  les  plis  d'un  volume  digne  de 
la  Bonne  Presse  dont  il  est  sorti, 
leur  pèlerinage  spirituel  à  Rome  en 
cette  année  jubilaire,  ont  rencontré 
sur  ce  chemin  de  la  vie,  déjà  si  long 
pour  eux,  des  joies  et  des  douleurs. 
Plus  que  les  jeunes  générations,  ils 
avaient  le  droit  d'élever  la  voix  pour 
porter   au    pied   du  trône  pontifical 


REVUE  DES  LIVRES 


141 


l'expression  de  leurs  hommages  et 
pour  prier  le  Père  vénéré  de  la 
grande  famille  d'élever  à  son  tour 
la  main  pour  bénir  ses  enfants. 

Paul    POYDENOT,    S.  J. 

CONFÉRENCES 

Les  Litanies  de  la  sainte  Vier- 
ge. —  Lille,  Desclée,  1900.  In-12, 
pp.  221. 

Le  pasteur  d'une  paroisse  chré- 
tienne livre  au  public  les  instruc- 
tions adressées  à  son  troupeau  pen- 
dant les  exercices  du  mois  de  Marie. 
L'auteur  ne  voulant  pas  écarter  ou 
supprimer  certains  titres  de  Notre- 
Dame,  ni  associer  plusieurs  invoca- 
tions en  un  seul  chapitre,  se  borne, 
dans  le  présent  volume,  à  expliquer 
«  les  titres,  les  vertus  et  les  bien- 
faits de  la  sainte  Vierge  »  ;  dans 
un  prochain  travail,  il  exposera  «  la 


beauté  et  les  grandeurs  de  la  Reine 
du  ciel  ».  Il  aura  ainsi  commenté  les 
Litanies.  Le  laisser-aller,  l'abandon, 
la  familiarité  de  ces  entretiens  n'est 
pas  pour  déplaire  :  c'est  le  cœur  qui 
parle  de  la  meilleure  des  mères, 

Paul     PoYDENOT,     S.  J. 

CLASSIQUES 

B.  Varnier.  —  Petit  Traité  de 

prononciation.  Paris,  chez  l'Au- 
teur, s.  d.  In-12,  pp.  62. 

Le  Petit  Traité  de  prononciation 
de  M.  Varnier  contient,  en  quelques 
pages,  d'excellents  conseils  et  des 
exercices  utiles  non  seulement  à  tous 
«  ceux  qui  ont  besoin  d'une  élocu- 
tion  facile  »,  mais  à  tous  ceux  aussi 
qui  veulent  corriger  leurs  défauts  et 
prononcer  distinctement. 

Paul     PoYDENOT,      S.  J. 


Les  Etudes  ont  encore  reçu  les  ouvrages  et  opuscules  suivants  : 

Agenda  ecclésiastique  pour  l'an  de  grâce  1901.  (Douzième  année.)  Paris, 
P.  Lethielleux.  In-18.  Prix  :  reliure  toile,  tranches  rouges,  1  fr.  50;  reliure 
peau,  2  fr.  25. 

Album.  —  Léon  XIII  et  sa  cour,  par  Jean  Darc.  Un  superbe  album  in-4 
(100  photographies).  Prix  :  3  fr.  50. 

—  Guillaume  II,  empereur  d'Allemagne,  par  Jean  Darc.  Paris,  H.  Simonis 
Empis.  Prix  :  3  fr.  50. 

Album  d'art  religieux.  —  Prime  des  Messagers  du  Cœur  de  Jésus  et  du 
Cœur  de  Marie.  Prix  pour  les  abonnés  :  l'unité,  50  centimes  ;  la  douzaine, 
5  francs;  le  cent,  40  francs.  Pour  les  non  abonnés  les  prix  sont  doublés.  Ont 
déjà  paru,  1'^  et  2*  séries  (1899  et  1900).  Toulouse,  rue  des  Fleurs,  16. 
Paris,  Amat.  In-8. 

Almanach  illustré  de  l'Apostolat  et  de  la  Prière.  17®  année  1901.  L'unité, 
35  centimes;  12  exemplaires,  3  fr.  50;  50  ex.,  i2  francs;  100  ex.,  24  francs, 
Toulouse,  rue  des  Fleurs,  16.  Paris,  Amat.  In-8. 

—  Almanach  Kneipp,  10®  année  1901.  In-16  raisin,  orné  de  nombreuses 
gravures.  Prix,  franco  :  50  centimes.  Paris,  P.  Lethielleux. 

Petit  théâtre  pour  écoles  et  collèges. —  Beau  rêve  {Un),  opérette 
pour  la  fête  d'un  supérieur,  etc.  Paroles  et  musique  de  l'abbé  Aug.  Thibault. 
Prix  net  :  2  fr.  50.  Paris,  Haton. 

—  Cerisiers  du  paradis  {Les),  conte  de  Noël,  par  Ch.  Le  Rot-Villars. 
Paris,  Bricon.  In-12. 

—  Deux  fois  roi,  scène  historique  en  un  acte,  d'après  Théaulon,  par  l'abbé 
Em. -Louis  Chambois.  Paris,  Haton.  In-12. 


142  REVUE  DES  LIVRES 

—  Églantine  et  Mimosa,  saynète  à  deux  personnages.  Paroles  de  Caritas, 
musique  de  L.  Froment.  Prix  net  :  1  fr.  50.  Paris,  Haton. 

—  Entractes  en  monologues  et  saynètes,  par  L.-M.  Dubois.  Titres  géné- 
raux :  Les  enfants,  Les  mères,  La  famille  et  la  société,  Les  fleurs  et  les 
arbres,  Les  oiseaux,  Les  animaux,  La  patrie,  Bluettes,  La  religion.  Paris. 
Haton.  In-12,  pp.  310. 

—  Famille  Tartempion  à  l' Exposition  universelle  {La)  ^  bouffonnerie. 
Paroles  de  J.  Texier,  musique  de  W^.  Moreau.  Prix  ;  2  francs.  Paris,  Haton. 

—  Graphologue  dans  V embarras  {Le),  vaudeville  en  deux  actes,  par 
Turiaf,  Paris,  Haton.  In-12. 

—  Marie- Antoinette,  drame  historique  en  quatre  actes,  par  Jehan  Greech. 
In-12.  Prix  :  1  franc.  La  partition  musicale  complète,  avec  accompagne- 
ment de  piano,  par  Jos.  Blanchon.  Prix  :  3  francs.  Paris,  Haton. 

—  Mes  Mésaventures,  bouffonnerie  musicale,  avec  accompagnement  de 
hautbois  ou  de  violon.  Paroles  de  Caritas,  musique  de  Georges  Meugé. 
Prix  net  :  3  francs.  Paris,  Haton. 

—  Mon  Opéra,  monologue,  par  Turiaf.  Prix  net  :  1  franc.  Paris,  Haton. 

—  Nain  Brimborion  et  Nostradamus  {Le),  opérette,  paroles  et  musique 
de  l'abbé  Aug.  Thibault.  Prix  net  :  3  francs.  Paris,  Haton. 

—  Oratoire  du  vieux  château  {L'),  comédie  en  deux  actes,  pour  jeunes 
filles,  par  Ariste  Excoffon.  Paris,  Haton.  In-12. 

—  Palais  de  la  fée  Bonbon  {Le),  opérette  enfantine.  Paroles  et  musique 
de  l'abbé  Aug.  Thibault.  Prix  net  :  3  francs.  Paris,  Haton. 

—  Récréations  de  l'école  française  et  des  patronages  {Les),  pour  enfants, 
petits  garçons,  petites  filles,  jeunes  gens,  jeunes  GUes.  Tome  P"^,  année  sco- 
laire 1900-1901.  Paris,  librairie  Gaume,  Rondelet  et  C^e.  In-4,  pp.  153. 
Prix  :  5  francs. 

—  Sainte  Catherine  d'Alexandrie,  drame  lyrique  en  deux  actes,  avec  un 
prologue,  par  Amélie  Amestot.  In-12.  Prix  :  1  franc.  La  partition  musicale 
complète,  avec  accompagnement  de  piano,  par  Jos.  Blanchon.  Prix  :  2  fr, 
Paris,  Haton. 

—  Singe  {Le),  opérette  dramatique  en  deux  actes.  Paroles  du  R.  P.  Camille, 
musique  de  l'abbé  Aug.  Thibault.  Prix  net  :  3  francs.  Paris,  Haton. 

—  Souricières  {Les),  comédie  en  deux  actes,  pour  jeunes  filles,  par  L.-M. 
Dubois.  In-12.  Prix  :  1  franc.  La  partition  musicale  complète,  avec  accom- 
pagnement de  piano,  par  Jos.  Blanchon.  Paris,  Haton. 

—  Thonj,  le  Maître-Fol,  opérette  en  un  acte.  Paroles  et  musique  de  Paul 
Denéchau,  organiste  de  Notre-Dame  d'Angers.  Prix  :  3  francs.  Paris,  Haton. 

Romans  et  nouvelles.  —  Chaumière  aux  rouges-gorges  {La),  par  Michel 
AuvRAY.  Paris,  Haton.  In-8,  pp.  256. 

—  Famille  chrétienne  { Une),  par  F.  de  Noce.  Paris,  Haton.  In-12,  pp.  284. 
Prix  :  3  francs. 

—  Famille  de  Kerdral  {La),  par  Lucie  des  Ages.  Paris,  Haton.  In-12, 
pp.  246.  Prix  :  2  francs. 

—  Promesse  de  Giacomina  {La),  par  Marthe  Lachèse.  Paris,  Haton.  In-12, 
pp.  282.  Prix  :  3  francs. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 


Décembre  11.  —  A  Paris,  la  Chambre  des  députés  invite  le  gou- 
vernement, par  une  majorité  de  254  voix  contre  252,  à  supprimer  la 
messe  du  Saint-Esprit,  dite  Messe  rouge,  qui  se  célèbre  tous  les  ans  à 
la  rentrée  des  cours  et  tribunaux. 

13.  —  A  Rome,  VOsservatore  romano  publie  une  constitution  apos- 
tolique sur  les  relations  des  ordinaires  avec  les  congrégations  à  vœux 
simples.  Nous  en  donnons  le  texte  plus  haut. 

15.  —  En  Belgique,  le  magnifique  château  historique  de  Bel-Œil, 
résidence  des  princes  de  Ligne,  est  complètement  dévoré  par  un 
incendie. 

17.  —  A  Malaga,  en  Espagne,  le  vaisseau-école  le  Gneisenau,  de  la 
marine  allemande,  sombre  dans  Tavant-port.  Il  y  a  de  nombreuses  vic- 
times. 

18.  —  En  Espagne,  les  Cortès  approuvent  le  message  de  la  reine, 
annonçant  le  mariage  de  la  princesse  des  Asturies  avec  le  fils  du  comte 
de  Gaserte,  des  Bourbons  de  Naples. 

—  A  Paris,  la  Chambre  des  députés  continue  le  débat  sur  l'amnistie 
demandée  par  le  gouvernement  pour  tous  les  faits  se  rattachant  à  Paf- 
faire  Dreyfus  ;  la  discussion,  devenue  de  plus  en  plus  orageuse,  se 
prolonge  de  deux  heures  de  l'après-midi  jusqu'à  deux  heures  et  demie 
du  matin,  pendant  douze  heures  consécutives.  Au  début,  M.  Lasies, 
député  du  Gers,  ayant  élevé  des  doutes  sur  l'authenticité  du  décalque 
de  la  dépêche  Panizzardi,  M.  Delcassé,  ministre  des  Affaires  étran- 
gères, monte  à  la  tribune  pour  garantir  la  fidélité  de  ce  document 
communiqué  à  l'instruction.  Le  commandant  Guignet,  par  une  lettre 
adressée  au  président  du  Conseil,  et  aussitôt  rendue  publique,  affirme 
que  ce  décalque  n'est  pas  authentique.  Arrêté  sur  l'ordre  du  ministre 
de  la  Guerre,  il  est  enfermé  au  Mont-Valérien. 

20.  —  A  Paris,  le  Conseil  d'État  prononce  la  déclaration  d'abus 
contre  Mgr  Isoard,  évêque  d'Annecy,  qui,  conformément  au  droit 
canonique,  avait  interdit  dans  les  enterrements  le  port  d'emblèmes  et 
autres  insignes  non  religieux. 

23.  —  A  Orléans,  élection  sénatoriale.  M.  Alasseur,  progressiste, 
est  élu  par  428  voix  contre  316  à  M.  Rabier,  député  ministériel,  en 
remplacement  de  M.  A.  Cochery,  décédé. 

—  A  Briey,  M.  Lebrun,  progressiste,  est  élu  député  en  remplace- 
ment de  M.  Mézières,  élu  sénateur. 

—  Dans  l'Afrique  australe,  les  opérations  militaires  tournent  de 
plus  en  plus  au  désavantage  des  Anglais. 


144  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 

Décembre  23.  —  Dans  l'Orange,  le  général  Dewet,  cerné  par  les 
troupes  britanniques  sur  les  bords  du  Calédon  grossi  par  les  pluies, 
se  fraye  un  passage  à  travers  l'armée  ennemie,  tandis  que  de  nombreux 
Boers  se  jettent  sur  la  colonie  du  Gap,  sous  les  ordres  des  généraux 
Hertzog,  Philippe  Botha  et  Haasbrock. 

Le  général  Cléments  est  surpris  dans  le  Magaliesberg  par  2800Boërs, 
non  loin  de  Pretoria,  et  perd  environ  600  hommes  tués,  blessés  ou 
disparus. 

Un  autre  commando  met  en  déroute  les  troupes  du  général  Brabant 
auquel  il  fait  perdre  140  hommes,  à  Zastron,  et  pénètre  à  son  tour 
dans  la  colonie  du  Cap.  Sur  plusieurs  points  de  cette  colonie,  les  lignes 
de  communication  entre  le  littoral  et  les  troupes  anglaises  sont  cou- 
pées; les  Afrikanders  se  joignent  en  maints  endroits  aux  troupes  répu- 
blicaines; douze  districts  sont  mis  en  état  de  siège. 

Pendant  ce  temps,  le  président  Krûger  recueille  en  Hollande  et 
reçoit  du  reste  de  l'Europe  de  nombreux  témoignages  de  sympathie; 
mais  il  a  été  arrêté  dans  ses  négociations  diplomatiques  par  l'attitude 
du  gouvernement  allemand. 

—  En  Chine,  on  annonce  que  les  ministres  plénipotentiaires  se  sont 
mis  d'accord  sur  les  propositions  à  faire  au  gouvernement  chinois. 

—  Aux  États-Unis,  le  Sénat  de  Washington,  contrairement  au  traité 
de  Hay-Pauncefote  passé  avec  l'Angleterre,  le  5  février  dernier,  s'ar- 
roge le  droit  de  fortifier  le  canal  projeté  de  Nicaragua.  L'Angleterre 
n'a  pas  encore  fait  connaître  quelle  sera  son  attitude  en  face  de  cette 
prétention. 


Paris,  le  25  décembre  1900. 


Le  Secrétaire  de  la  Rédaction  : 

Edouard    GAPELLE,    S.  J. 


Le  Gérant:  Victor   RE  TAUX. 


Imp.  J,  Dumoulin,  rue  des  Grands -Augustins,  5,  à  Paris. 


LETTRE 

DE 

NOTRE  SAINT  PÈRE  LE  PAPE  LÉON  XIII 

AU   CARDINAL   RICHARD 


A  Notre  cher  Fils  François,    du  titre  de  Sainte-Marie-iri'Via ,  prêtre 
cardinal  RICHARD,   archevêque  de  Paris. 

Notre  cher  Fils, 

Salut  et  bénédiction  apostolique. 

Au  milieu  des  consolations  que  Nous  procurait  l'Année 
Sainte  par  le  pieux  empressement  des  pèlerins  accourus  à 
Rome  de  tous  les  points  du  monde,  Nous  avons  éprouvé  une 
amère  tristesse  en  apprenant  les  dangers  qui  menacent  les 
Congrégations  religieuses  en  France.  —  A  force  de  malen- 
tendus et  de  préjugés,  on  en  est  venu  à  penser  qu'il  serait 
nécessaire  au  bien  de  l'Etat  de  restreindre  leur  liberté  et 
peut-être  même  de  procéder  plus  durement  contre  elles.  Le 
devoir  de  Notre  ministère  suprême  et  l'afl'ection  profonde 
que  Nous  portons  à  la  France  Nous  engagent  à  vous  parler 
de  ce  grave  et  important  sujet,  dans  l'espoir  que,  mieux 
éclairés,  les  hommes  droits  et  impartiaux  reviendront  à  de 
plus  équitables  conseils.  En  même  temps  qu'à  vous,  Nous 
Nous  adressons  à  Nos  vénérables  frères  vos  collègues  de 
Tépiscopat  français. 

Au  nom  des  graves  sollicitudes  que  vous  partagez  avec 
Nous,  il  vous  appartient  de  dissiper  les  préjugés  que  vous 
constatez  sur  place  et  d'empêcher,  autant  qu'il  est  en  vous, 
d'irréparables  malheurs  pour  l'Eglise  et  pour  la  France. 

Les  Ordres  religieux  tirent,  chacun  le  sait,  leur  origine  et 
leur  raison  d'être  de  ces  sublimes  Conseils  évangéliques,  que 
notre  divin  Rédempteur  adressa,  pour  tout  le  cours  des  siè- 
cles, à  ceux  qui  veulent  conquérir  la  perfection  chrétienne  : 
âmes  fortes  et  généreuses  qui,  par  la  prière  et  la  contempla- 
tion, par  de  saintes  austérités,  par  la  pratique  de  certaines 
règles,  s'efforcent  de  monter  jusqu'aux  plus  hauts  sommets 
de  la  vie  spirituelle.  Nés  sous  l'action  de  l'Eglise,  dont  l'au- 

LXXXVI.  —  10 


146  LETTRE  DE  NOTRE  SAINT  PERE  LE  PAPE  LEON  XIII 

torité  sanctionne  leur  gouvernement  et  leur  discipline,  les 
Ordres  religieux  forment  une  portion  choisie  du  troupeau 
de  Jésus-Christ.  Ils  sont,  suivant  la  parole  de  saint  Cyprien, 
Vhonneur  et  la  parure  de  la  giYice  spirituelle^  y  en  même  temps 
qu'ils  attestent  la  sainte  fécondité  de  l'Église. 

Leurs  promesses,  faites  librement  et  spontanément  après 
avoir  été  mûries  dans  les  réflexions  du  noviciat,  ont  été 
regardées  et  respectées  par  tous  les  siècles,  comme  des  cho- 
ses sacrées,  sources  des  plus  rares  vertus. 

Le  but  de  ces  engagements  est  double  :  d'abord  élever  les 
personnes  qui  les  émettent  à  un  plus  haut  degré  de  perfec- 
tion; ensuite  les  préparer,  en  épurant  et  en  fortifiant  leurs 
âmes,  à  un  ministère  extérieur  qui  s'exerce  pour  le  salut 
éternel  du  prochain  et  pour  le  soulagement  des  misères  si 
nombreuses  de  l'humanité. 

Ainsi,  travaillant  sous  la  direction  suprême  du  Siège 
apostolique  à  réaliser  l'idéal  de  perfection  tracé  par  Notre- 
Seigneur,  et  vivant  sous  des  règles  qui  n'ont  absolument  rien 
de  contraire  à  une  forme  quelconque  de  gouvernement  civil, 
les  Instituts  religieux  coopèrent  grandement  à  la  mission  de 
l'Église,  qui  consiste  essentiellement  à  sanctifier  les  âmes 
et  à  faire  du  bien  à  l'humanité. 

C'est  pourquoi,  partout  où  l'Église  s'est  trouvée  en  pos- 
session de  sa  liberté,  partout  où  a  été  respecté  le  droit  natu- 
rel de  tout  citoyen  de  choisir  le  genre  de  vie  qu'il  estime  le 
plus  conforme  à  ses  goûts  et  à  son  perfectionnement  moral, 
partout  aussi  les  Ordres  religieux  ont  surgi  comme  une  pro- 
duction spontanée  du  sol  catholique,  et  les  évoques  les  ont 
considérés  à  bon  droit  comme  des  auxiliaires  précieux  du 
saint  ministère  et  de  la  charité  chrétienne. 

Mais  ce  n'est  pas  à  l'Église  seule  que  les  Ordres  religieux 
ont  rendu  d'immenses  services  dès  leur  origine  :  c'est  à  la 
société  civile  elle-même.  Ils  ont  eu  le  mérite  de  prêcher  la 
vertu  aux  foules  par  l'apostolat  de  l'exemple  autant  que  par 
celui  de  la  parole,  de  former  et  d'embellir  les  esprits  par 
l'enseignement  des  sciences  sacrées  et  profanes,  et  d'accroî- 
tre même  par  des  œuvres  brillantes   et  durables  le  patri- 

1.  De  Discipl.  et  hahitu  Virginum,  cap.  ii. 


AU  CARDINAL  RICHARD  147 

moine  des  beaux-arts.  Pendant  que  leurs  docteurs  illus- 
traient les  Universités  par  la  profondeur  et  l'étendue  de  leur 
savoir,  pendant  que  leurs  maisons  devenaient  le  refuge  des 
connaissances  divines  et  humaines  et,  dans  le  naufrage  de  la 
civilisation,  sauvaient  d'une  ruine  certaine  les  chefs-d'œuvre 
de  l'antique  sagesse,  souvent  d'autres  religieux  s'enfonçaient 
dans  des  régions  inhospitalières,  marécages  ou  forêts  impé- 
nétrables, et  là,  desséchant,  défrichant,  bravant  toutes  les 
fatigues  et  tous  les  périls,  cultivant,  à  la  sueur  de  leur  front, 
les  âmes  en  même  temps  que  la  terre,  ils  fondaient  autour 
de  leurs  monastères  et  à  l'ombre  de  la  croix  des  centres  de 
population,  qui  devinrent  des  bourgades  ou  des  villes  floris- 
santes, gouvernées  avec  douceur,  où  l'agriculture  et  l'indus- 
trie commencèrent  à  prendre  leur  essor. 

Quand  le  petit  nombre  des  prêtres  ou  le  besoin  des  temps 
l'exigèrent,  on  vit  sortir  des  cloîtres  des  légions  d'apôtres, 
éminents  par  la  sainteté  et  la  doctrine,  qui  apportant  vail- 
lamment leur  concours  aux  évêques,  exercèrent  sur  la 
société  l'action  la  plus  heureuse,  en  apaisant  les  discordes, 
en  étoufl'ant  les  haines,  en  ramenant  les  peuples  au  senti- 
ment du  devoir  et  en  remettant  en  honneur  les  principes  de 
la  religion  et  de  la  civilisation  chrétiennes. 

Tels  sont,  brièvement  indiqués,  les  mérites  des  Ordres 
religieux  dans  le  passé.  L'histoire  impartiale  les  a  enregis- 
trés, et  il  est  superflu  de  s'y  étendre  plus  longuement.  Ni 
leur  activité,  ni  leur  zèle,  ni  leur  amour  du  prochain  ne  se 
sont  amoindris  de  nos  jours.  Le  bien  qu'ils  accomplissent 
frappe  tous  les  yeux,  et  leurs  vertus  brillent  d'un  éclat 
qu'aucune  accusation,  qu'aucune  attaque  n'a  pu  ternir. 

Dans  cette  noble  carrière  où  les  Congrégations  religieuses 
font  assaut  d'activité  bienfaisante,  celles  de  France,  Nous 
le  déclarons  avec  joie  une  fois  de  plus,  occupent  une  place 
d'honneur. 

Les  unes,  vouées  à  l'enseignement,  inculquent  à  la  jeu- 
nesse, en  même  temps  que  l'instruction,  les  principes  de  re- 
ligion, de  vertu  et  de  devoir,  sur  lesquels  reposent  essentiel- 
lement la  tranquillité  publique  et  la  prospérité  des  États. 
Les  autres,  consacrées  aux  diverses  œuvres  de  charité,  por- 
tent un  secours  efficace  à  toutes   les  misères  physiques  et 


148  LETTRE  DE  NOTRE  SAINT  PERE  LE  PAPE  LEON  XIII 

morales,  dans  les  innombrables  asiles  où  elles  soignent  les 
malades,  les  infirmes,  les  vieillards,  les  orphelins,  les 
aliénés,  les  incurables,  sans  que  jamais  aucune  besogne  pé- 
rilleuse, rebutante  et  ingrate  arrête  leur  courage  ou  diminue 
leur  ardeur. 

Ces  mérites,  plus  d'une  fois  reconnus  par  les  hommes  les 
moins  suspects,  plus  d'une  fois  honorés  par  des  récompenses 
publiques,  font  de  ces  Congrégations  la  gloire  de  l'Eglise 
tout  entière  et  la  gloire  particulière  et  éclatante  de  la  France, 
qu'elles  ont  toujours  noblement  servie  et  qu'elles  aiment 
avec  un  patriotisme  capable,  on  l'a  vu  mille  fois,  d'affronter 
joyeusement  la  mort. 

Il  est  évident  que  la  disparition  de  ces  champions  de  la 
charité  chrétienne  causerait  au  pays  d'irréparables  dom- 
mages. 

En  tarissant  une  source  si  abondante  de  secours  volon- 
taires, elle  augmenterait  notablement  la  misère  publique,  et 
du  même  coup  cesserait  une  éloquente  prédication  de  frater- 
nité et  de  concorde. 

A  une  société  où  fermentent  tant  d'éléments  de  trouble, 
tant  de  haines,  il  faut,  en  effet,  de  grands  exemples  d'abné- 
gation, d'amour  et  de  désintéressement. 

Et  quoi  de  plus  propre  à  élever  et  à  pacifier  les  âmes  que 
le  spectacle  de  ces  hommes  et  de  ces  femmes  qui,  sacrifiant 
une  situation  heureuse,  distinguée  et  souvent  illustre,  se 
font  volontairement  les  frères  et  les  sœurs  des  enfants  du 
peuple,  en  pratiquant  envers  eux  l'égalité  vraie  par  le  dé- 
vouement sans  réserve  aux  déshérités,  aux  abandonnés  et  aux 
souffrants  ? 

Si  admirable  est  l'activité  des  Congrégations  françaises, 
qu'elle  n'a  pu  rester  circonscrite  aux  frontières  nationales  et 
qu'elle  est  allée  porter  l'Évangile  jusqu'aux  extrémités  du 
monde,  et,  avec  l'Évangile,  le  nom,  la  langue,  le  prestige  de 
la  France.  Exilés  volontaires,  les  missionnaires  français  s'en 
vont,  à  travers  les  tempêtes  de  l'Océan  et  les  sables  du  dé- 
sert, chercher  des  âmes  à  conquérir,  dans  des  régions  loin- 
taines et  souvent  inexplorées. 

On  les  voit  s'établir  au  milieu  des  peuplades  sauvages, 
pour  les  civiliser  en  leur  enseignant  les  éléments  du  chris- 


AU  CARDINAL  RICHARD  149 

tianisme,  l'amour  de  Dieu  et  du  prochain,  le  travail,  le  res- 
pect des  faibles,  les  bonnes  mœurs  ;  et  ils  se  dévouent  ainsi 
sans  attendre  aucune  récompense  terrestre,  jusqu'à  une  mort 
souvent  hâtée  par  les  fatigues,  le  climat  ou  le  fer  du  bour- 
reau. Respectueux  des  lois,  soumis  aux  autorités  établies, 
ils  n'apportent,  partout  où  ils  passent,  que  la  civilisation  et 
la  paix  ;  ils  n'ont  d'autre  ambition  que  d'éclairer  les  infor- 
tunés auxquels  ils  s'adressent,  et  de  les  amener  à  la  morale 
chrétienne  et  au  sentiment  de  leur  dignité  d'hommes. 

Il  n'est  pas  rare,  d'ailleurs,  qu'ils  apportent,  en  outre, 
d'importantes  contributions  à  la  science,  en  aidant  aux  re- 
cherches qui  se  font  sur  ses  différents  domaines  :  l'étude  des 
variétés  de  races  dans  l'espèce  humaine,  les  langues,  l'his- 
toire, la  nature  et  les  produits  du  sol  et  autres  questions  de 
ce  genre. 

C'est  précisément  sur  l'action  laborieuse,  patiente,  infati- 
gable de  ces  admirables  missionnaires  qu'est  principalement 
fondé  le  protectorat  de  la  France,  que  les  gouvernements 
successifs  de  ce  pays  ont  tous  été  jaloux  de  lui  conserver,  et 
que  Nous-même  Nous  avons  affirmé  publiquement.  Du  reste, 
l'attachement  inviolable  des  missionnaires  français  à  leur 
patrie,  les  services  éminents  qu'ils  lui  rendent,  la  grande 
influence  qu'ils  lui  assurent,  particulièrement  en  Orient,  sont 
des  faits  reconnus  par  des  hommes  d'opinions  très  diverses, 
et  naguère  encore  proclamés  solennellement  par  les  voix  les 
plus  autorisées. 

Dans  ces  conjonctures,  ce  ne  serait  pas  seulement  répon- 
dre à  tant  de  services  par  une  inexplicable  ingratitude,  ce 
serait,  évidemment,  renoncer  du  même  coup  aux  bénéfices 
qui  en  dérivent,  que  d'ôter  aux  Congrégations  religieuses,  à 
l'intérieur,  cette  liberté  et  cette  paix  qui,  seules,  peuvent 
assurer  le  recrutement  de  leurs  membres  et  l'œuvre  longue 
et  laborieuse  de  leur  formation.  D'autres  nations  en  ont  fait 
la  douloureuse  expérience.  Après  avoir  arrêté  à  l'intérieur 
l'expansion  des  Congrégations  religieuses  et  en  avoir  tari 
graduellement  la  sève,  elles  ont  vu,  à  l'extérieur,  décliner 
proportionnellement  leur  influence  et  leur  prestige  ;  car  il  est 
impossible  de  demander  des  fruits  à  un  arbre  dont  on  a 
coupé  les  racines. 


150  LETTRE  DE  NOTRE  SAINT  PERE  LE  PAPE  LEON  XIII 

Il  est  facile  aussi  de  voir  que  tous  les  grands  intérêts  en- 
gagés dans  cette  question  seraient  gravement  compromis, 
même  dans  le  cas  où  l'on  épargnerait  les  Congrégations  de 
missionnaires  pour  frapper  les  autres;  car,  à  le  bien  consi- 
dérer, l'existence  et  l'action  des  unes  sont  liées  à  l'existence 
et  à  l'action  des  autres.  En  effet,  la  vocation  du  religieux 
missionnaire  germe  et  se  développe  sous  la  parole  du  reli- 
gieux prédicateur,  sous  la  direction  pieuse  du  religieux  en- 
seignant, et  même  sous  l'influence  surnaturelle  du  religieux 
contemplatif. 

D'ailleurs,  on  peut  s'imaginer  la  situation  pénible  qui  serait 
faite  aux  missionnaires,  et  la  diminution  que  subiraient  cer- 
tainement leur  autorité  et  leur  prestige,  dès  que  les  peuples 
qu'ils  évangélisent  apprendraient  que  les  Congrégations  re- 
ligieuses, loin  de  trouver  dans  leur  pays  protection  et  res- 
pect, y  sont  traitées  avec  hostilité  et  rigueur. 

Mais,  élevant  encore  la  question,  nous  devons  remarquer 
que  les  Congrégations  religieuses,  ainsi  que  nous  l'avons  dit 
plus  haut,  représentent  la  pratique  publique  de  la  perfection 
chrétienne  ;  et,  s'il  est  certain  qu'il  y  a  et  qu'il  y  aura  toujours 
dans  l'Eglise  des  âmes  d'élite  pour  y  aspirer  sous  l'influence 
de  la  grâce,  il  serait  injuste  d'entraver  leurs  desseins.  Ce 
serait  attenter  à  la  liberté  même  de  l'Eglise,  qui  est  garantie 
en  France  par  un  pacte  solennel;  car  tout  ce  qui  l'empêche 
de  mener  les  âmes  à  la  perfection  nuit  au  libre  exercice  de 
sa  mission  divine. 

Frapper  les  Ordres  religieux,  ce  serait  encore  priver  l'E- 
glise de  coopérateurs  dévoués  :  d'abprd  à  l'intérieur,  où  ils 
sont  les  auxiliaires  nécessaires  de  l'épiscopat  et  du  clergé, 
en  exerçant  le  saint  ministère  et  la  fonction  de  l'enseigne- 
inent  catholique,  cet  enseignement  que  l'Eglise  a  le  droit  et 
le  devoir  de  dispenser,  et  qui  est  réclamé  par  la  conscience 
des  fidèles. 

Puis  à  l'extérieur,  où  les  intérêts  généraux  de  l'apostolat  et 
sa  principale  force  dans  toutes  les  parties  du  monde  sont 
représentés  principalement  par  les  Congrégations  françaises. 
Le  coup  qui  les  frapperait  aurait  donc  un  retentissement 
partout,  et  le  Saint-Siège,  tenu  par  mandat  divin  de  pourvoir 
à  la  dilïusion  de  l'Evangile,  se  verrait  dans  la  nécessité  de 


AU  CARDINAL  RICHARD  151 

ne  point  s'opposer  à  ce  que  les  vides  laissés  par  les  mission- 
naires français  fussent  comblés  par  des  missionnaires  d'autres 
nationalités. 

Enfin  nous  devons  faire  observer  que,  frapper  les  Congré- 
gations religieuses  ce  serait  s'éloigner,  à  leur  détriment,  de 
ces  principes  démocratiques  de  liberté  et  d'égalité,  qui 
forment  actuellement  la  base  du  droit  constitulionnel  en 
France  et  y  garantissent  la  liberté  individuelle  et  collective 
de  tous  les  citoyens,  quand  leurs  actions  et  leur  genre  de 
vie  ont  un  but  honnête,  qui  ne  lèse  les  droits  et  les  intérêts 
légitimes  de  personne. 

Non;  dans  un  Etat  d'une  civilisation  aussi  avancée  que  la 
France,  Nous  ne  supposerons  pas  qu'il  n'y  ait  ni  protection 
ni  respect  pour  une  classe  de  citoyens  honnêtes,  paisibles, 
très  dévoués  à  leur  pays,  qui,  possédant  tous  les  droits  et 
remplissant  tous  les  devoirs  de  leurs  compatriotes,  ne  se 
proposent,  soit  dans  les  vœux  qu'ils  émettent,  soit  dans  la 
vie  qu'ils  mènent  au  grand  jour,  que  de  travailler  à  leur  per- 
fection et  au  bien  du  prochain,  sans  rien  demander  que  la 
liberté  !  Les  mesures  prises  contre  eux  paraîtraient  d'autant 
plus  injustes  et  odieuses  que,  dans  le  même  moment,  on 
traiterait  bien  différemment  des  sociétés  d'un  tout  autre 
genre. 

Nous  n'ignorons  pas  que,  pour  colorer  ces  rigueurs,  il  en 
est  qui  vont  répétant  que  les  Congrégations  religieuses  em- 
piètent sur  la  juridiction  des  évoques  et  lèsent  les  droits  du 
clergé  séculier.  Cette  assertion  ne  peut  se  soutenir,  si  l'on 
veut  se  rapporter  aux  sages  lois  édictées  sur  ce  point  par 
l'Eglise  et  que  Nous  avons  voulu  rappeler  récemment.  En 
parfaite  harmonie  avec  les  dispositions  et  l'esprit  du  concile 
de  Trente,  tandis  qu'elles  règlent  d'un  côté  les  conditions 
d'existence  des  personnes  vouées  à  la  pratique  des  conseils 
évangéliques  et  à  l'apostolat,  d'autre  part  elles  respectent 
autant  qu'il  convient  l'autorité  des  évêques  dans  leurs  dio- 
cèses respectifs. 

Tout  en  sauvegardant  la  dépendance  due  au  chef  de 
l'Église,  elles  ne  manquent  pas,  en  beaucoup  de  cas,  d'attri- 
buer aux  évêques  son  autorité  suprême  sur  les  Congréga- 
tions par  voie  de  délégation  apostolique.  Quant  à  représenter 


152  LETTRE  DE  NOTRE  SAINT  PERE  LE  PAPE  LEON  XIII 

Tépiscopat  et  le  clergé  français  comme  disposés  à  accueillir 
favorablement  l'ostracisme  dont  on  voudrait  frapper  les 
Congrégations  religieuses,  c'est  une  injure  que  les  évéques 
et  les  prêtres  ne  peuvent  que  repousser  de  toute  l'énergie  de 
leur  âme  sacerdotale! 

Il  n'y  a  pas  lieu  de  donner  plus  d'importance  à  l'autre 
reproche  qu'on  fait  aux  Congrégations  religieuses,  de  pos- 
séder trop  de  richesses. 

En  admettant  que  la  valeur  attribuée  à  leurs  propriétés  ne 
soit  pas  exagérée,  on  ne  peut  contester  qu'elles  possèdent 
honnêtement  et  légalement,  et  que,  par  conséquent,  les 
dépouiller  serait  attenter  au  droit  de  propriété. 

Il  faut  considérer,  en  outre,  qu'elles  ne  possèdent  point 
dans  l'intérêt  personnel  et  pour  le  bien-être  des  particuliers 
qui  les  composent,  mais  pour  des  œuvres  de  religion,  de 
charité  et  de  bienfaisance,  qui  tournent  au  profit  de  la  nation 
française,  soit  au  dedans,  soit  au  dehors,  où  elles  vont  rehaus- 
ser son  prestige  en  contribuant  à  la  mission  civilisatrice  que 
la  Providence  lui  a  confiée. 

Passant  sous  silence  d'autres  considérations  que  l'on  fait 
au  sujet  des  Congrégations  religieuses.  Nous  Nous  bornons 
à  cette  importante  remarque  :  la  France  entretient  avec  le 
Saint-Siège  des  rapports  amicaux  fondés  sur  un  traité  solen- 
nel. Si  donc  les  inconvénients  que  l'on  indique  ont  sur  tel  ou 
tel  point  quelque  réalité,  la  voie  est  tout  ouverte  pour  les 
signaler  au  Saint-Siège,  qui  est  disposé  à  les  prendre  en 
sérieux  examen  et  à  leur  appliquer,  s'il  y  a  lieu,  des  remèdes 
opportuns. 

Nous  voulons,  cependant,  compter  sur  l'équitable  impar- 
tialité des  hommes  qui  président  aux  destinées  de  la  France 
et  sur  la  droiture  et  le  bon  sens  qui  distinguent  le  peuple 
français.  Nous  avons  la  confiance  qu'on  ne  voudra  pas  perdre 
le  précieux  patrimoine  moral  et  social  que  représentent  les 
Congrégations  religieuses;  qu'on  ne  voudra  pas,  en  attentant 
à  la  liberté  commune  par  des  lois  d'exception,  blesser  le 
sentiment  des  catholiques  français,  et  aggraver  les  discordes 
intérieures  du  pays,  à  son  grand  détriment. 

Une  nation  n'est  vraiment  grande  et  forte,  elle  ne  peut 
regarder  l'avenir  avec  sécurité  que  si,   dans  le  respect  des 


AU  CARDINAL  RICHARD  153 

droits  de  tous  et  dans  la  tranquillité  des  consciences,  les 
volontés  s'unissent  étroitement  pour  concourir  au  bien  géné- 
ral. Depuis  le  commencement  de  Notre  Pontificat,  Nous 
n'avons  omis  aucun  effort  pour  réaliser  en  France  cette  œuvre 
de  pacification,  qui  lui  aurait  procuré  d'incalculables  avan- 
tages, non  seulement  dans  l'ordre  religieux,  mais  encore 
dans  l'ordre  civil  et  politique. 

Nous  n'avons  pas  reculé  devant  les  difficultés.  Nous  n'avons 
cessé  de  donner  à  la  France  des  preuves  particulières  de 
déférence,  de  sollicitude  et  d'amour,  comptant  toujours 
qu'elle  y  répondrait  comme  il  convient  à  une  nation  grande 
et  généreuse. 

Nous  éprouverions  une  extrême  douleur  si,  arrivé  au  soir 
de  Notre  vie.  Nous  Nous  trouvions  déçu  dans  Nos  espérances, 
frustré  du  prix  de  Nos  sollicitudes  paternelles  et  condamné 
à  voir,  dans  le  pays  que  Nous  aimons,  les  passions  et  les  partis 
lutter  avec  plus  d'acharnement,  sans  pouvoir  mesurer  jusqu'où 
iraient  leurs  excès  ni  conjurer  les  malheurs  que  Nous  avons 
tout  fait  pour  empêcher,  et  dont  Nous  déclinons  à  l'avance  la 
responsabilité. 

En  tout  cas,  l'œuvre  qui  s'impose  en  ce  moment  aux 
évêques  français,  c'est  de  travailler  dans  une  parfaite  har- 
monie de  vues  et  d'action  à  éclairer  les  esprits,  pour  sauver 
les  droits  et  les  intérêts  des  Congrégations  religieuses,  que 
Nous  aimons  de  tout  Notre  cœur  paternel  et  dont  l'existence, 
la  liberté,  la  prospérité  importent  à  l'Église  catholique,  à  la 
France  et  à  l'humanité. 

Daigne  le  Seigneur  exaucer  Nos  vœux  ardents  et  couronner 
les  démarches  que  Nous  faisons  depuis  longtemps  déjà  pour 
cette  noble  cause!  Et  comme  gage  de  Notre  bienveillance  et 
des  faveurs  divines,  Nous  vous  accordons,  bien-aimé  Fils,  à 
vous,  à  tout  l'épiscopat,  à  tout  le  clergé  et  à  tout  le  peuple  de 
France,  la  bénédiction  apostolique. 

Donné  à  Rome,  près  de  Saint-Pierre,  le  23  décembre  de 
l'an  1900,  de  Notre  Pontificat  le  vingt-troisième. 

LEO  PP.  XIII. 


A  PROPOS  DES  LOIS  D'ASSOCIATION 

LE    RELIGIEUX-PRÊTRE 


Notre-Seigneur,  avant  de  remonter  au  ciel,  a  voulu  laisser 
dans  son  Eglise  une  double  école  officielle,  chargée  de  repro- 
duire, l'une,  sa  mission  de  sanctificateur;  l'autre,  sa  sainteté 
personnelle.  La  première  est  le  sacerdoce,  la  seconde  est 
l'état  religieux.  Être  sanctificateur,  comme  Jésus,  c'est  l'inef- 
fable dignité  du  prêtre;  se  vouer  par  profession  à  la  sainteté, 
comme  Jésus,  c'est  la  noble  part  du  religieux. 

En  nous  exprimant  ainsi,  nous  entendons  marquer,  non 
pas  le  trait  unique  et  exclusif,  mais  principal  et  dominant  de 
la  physionomie  de  chacune  des  deux  écoles,  sans  préjudice 
des  traits  secondaires  qui  en  forment  le  naturel  complément. 

Il  est  à  remarquer,  en  particulier,  que  le  double  rôle  que 
nous  avons  indiqué,  quoique  distinct,  se  fusionne  très  bien 
dans  l'unilé  d'une  même  vie;  et  alors  se  trouve  réalisé  ce 
grand  idéal  du  même  homme  appliqué  à  la  sainteté  pour  lui, 
à  la  sanctification  pour  les  autres,  saint  et  sanctificateur, 
religieux  et  prêtre*. 

Nous  voudrions  dire  la  place  dans  l'Église  du  religieux- 
prêtre.  C'est  lui  surtout  qui  est  le  point  de  mire  des  attaques 
présentement  dirigées  contre  les  ordres  religieux;  c'est  son 
influence  que  l'on  voudrait  éliminer  des  sociétés  modernes. 
Essayons  d'expliquer  sa  raison  d'être  et  de  justifier  son 
action. 

I 

On  a  voulu  voir  parfois,  dans  le  sacerdoce  et  la  profession 
religieuse,  deux  états  non  seulement  différents,  mais  natu- 
rellement séparés,  opposés,  inconciliables.  Rien  de  plus 
contraire  à  la  vérité.  Loin  de  s'exclure,  sacerdoce  et  vie  reli- 

1.  Voir  les  Vœux  de  religion...,  par  le  R.  P.  Edouard  Hugon,  O.  P., 
p.  27. 


A  PROPOS  DES  LOIS  D'ASSOCIATION  155 

gieuse  s'attirent  par  des  harmonies  profondes  et  de  mysté- 
rieuses affinités. 

Et,  par  exemple,  que  Ton  rapproche  les  grands  devoirs  du 
prêtre  de  la  nature  et  des  lois  de  la  vie  religieuse,  on  se  con- 
vaincra de  suile  qu'ils  y  trouvent  la  plus  sûre  garantie  de 
leur  entier  accomplissement. 

Noblesse  oblige  :  tout  étant  divin  dans  la  dignité  et  les 
fonctions  du  sacerdoce,  il  est  évident  que  l'homme  revêtu  de 
cette  dignité  et  investi  de  ces  fonctions  doit  mettre  sa  vie  en 
harmonie  avec  la  prééminence  du  ministère  qui  lui  est  confié. 
Dans  les  instructions  qu'elle  donne  aux  diacres  qui  vont  de- 
venir prêtres,  l'Eglise  a  soin  de  mettre  en  regard  du  sacer- 
doce les  obligations  qu'imposent  ce  sublime  honneur  et 
ce  divin  fardeau.  «  Il  faut  au  prêtre,  dit-elle,  une  sagesse 
céleste,  cœlestis  sapientia\  des  mœurs  sans  reproche,  probi 
mores  \  une  continuelle  pratique  de  la  justice,  diuturna  jus- 
titisè  observatio.  Le  prêtre  doit  être  parfait  dans  la  foi  et  dans 
les  œuvres,  fide  et  opère  perfectus\  fortement  établi  dans  les 
amours  jumeaux  de  Dieu  et  du  prochain,  geminsa  dilectionis 
Dei  et  proximi  virtute  fundatus\  conserwQY  dans  ses  mœurs 
l'intégrité  d'une  vie  chaste  et  sainte,  serva  in  moribus  tais 
castœ  et  sanctœ  vitœ  integritatem  ;  imiter  les  adorables  mys- 
tères qu'il  touche,  imitare  qiiod  tractas  \  réjouir  l'Église  du 
Christ  par  la  bonne  odeur  de  sa  vie,  sit  odor  uitœ  tuas  délecta- 
meiitum  Ecclesias  Christi...  )>,  etc.,  etc. 

Dès  lors,  s'il  y  a  quelque  part  dans  l'Eglise  un  état  qui  soit 
la  profession  authentique  et  officielle  de  la  sainteté,  dont  les 
lois  se  résument  dans  un  précepte  de  continuelle  ascension 
vers  les  sommets  de  la  perfection  évangélique,  une  conclu- 
sion s'impose,  à  savoir,  que  cet  état  est  précisément  celui 
qui  convient  au  prêtre,  dont  le  devoir  de  sainteté  est  écrit, 
en  caractères  si  lumineux,  dans  la  consécration  qu'il  a  reçue 
comme  dans  les  mystères  augustes  dont  il  est  le  dispensateur. 

Prenons  les  vertus  à  la  perfection  desquelles  le  religieux 
s^oblige  par  un  triple  vœu,  dont  les  conseils  constituent  l'es- 
sentiel et  la  substance  de  l'état  religieux  :  n'est-il  pas  bien 
remarquable  que  ce  sont  précisément  celles-là  dont  l'Église 
recommande  avec  le  plus  d'instance,  dont  elle  impose,  par 
voie  d'autorité,  la  pratique  à  ses  prêtres? 


156  A  PROPOS  DES  LOIS  D'ASSOCIATION 

Le  religieux  s'oblige  par  vœu  à  la  perfection  de  la  pau- 
vreté. Mais  l'Église  fait  aussi  de  la  pauvreté  la  loi  de  la  vie 
sacerdotale.  Sans  doute,  elle  ne  veut  pas  le  prêtre  dénué, 
réduit  à  vivre  d'aumônes  journalières,  ou  des  ressources 
d'un  métier  servile  et  absorbant;  elle  exige  qu'il  n'entre 
dans  le  ministère  sacré  qu'avec  les  moyens  matériels  de 
soutenir  son  existence,  et  que  l'évêque  lui-même  les  lui  four- 
nisse i.  Mais  elle  veille  à  ce  que,  le  nécessaire  une  fois  large- 
ment assuré,  le  prêtre  ne  dépasse  pas  cette  mesure  du  conve- 
nable dans  l'usage  des  biens  de  ce  monde.  Elle  lui  rappelle 
que  les  biens  ecclésiastiques  sont  des  dépôts  sacrés,  un  trésor 
de  charité,  la  nourriture  des  veuves  et  des  pupilles  ;  que  les 
ministres  ne  les  reçoivent  que  parce  qu'ils  sont  les  premiers 
des  pauvres,  et  qu'ils  doivent  en  user  en  esprit  de  pauvreté. 
A  plus  forte  raison  ne  veut-elle  pas  que  le  prêtre  poursuive 
le  lucre  par  des  moyens  profanes;  elle  lui  interdit  le  négoce; 
elle  lui  défend  de  se  faire  manieur  d'argent,  administrateur 
vulgaire  d'affaires  temporelles. 

Le  religieux  s'engage  par  vœu  à  la  perfection  de  la  chas- 
teté. Mais  au  prêtre  aussi  l'Église  demande  la  chasteté.  Contre 
le  torrent  des  prévarications,  contre  l'acharnement  des  faux 
réformateurs,  elle  ne  s'est  pas  lassée  de  soutenir,  avec  une 
suprême  énergie,  la  loi  du  célibat  ecclésiastique.  Or,  en  vertu 
de  cette  loi,  telle  qu'elle  est  interprétée  par  la  très  grande 
majorité  des  docteurs,  le  ministre  de  l'Eglise,  en  recevant  le 
sous-diaconat,  est  tenu  de  faire,  et  fait  équivalemment,  d'une 
manière  implicite,  un  vœu  de  chasteté,  en  sorte  que  son 
âme  avec  ses  facultés  est  dédiée  au  culte  divin  aussi  bien 
que  son  corps,  et  que  tout  acte  impur,  fût-il  purement  men- 
tal, serait,  de  sa  part,  la  violation  d'un  engagement  sacré,  la 
profanation  d'une  chose  sainte  appartenant  à  Dieu  2. 

Le  religieux  s'engage  par  vœu  à  la  perfection  de  Tobéis- 

1.  Le  droit  canon  dit  :  Vel  non  faciat  clericos,  vel,  si  faciat,  det  illis  unde 
vivere  possint.  La  possession  d'un  bénéfice  perpétuel  et  acquis,  d'un  titulus 
sustentationis,  est,  aux  termes  du  droit,  une  des  conditions  de  l'ordination. 
Au  jugement  des  canonistes,  le  titre  de  patrimoine  ou  de  pension  est  admis, 
mais  seulement  comme  exception,  à  titre  provisoire,  en  attendant  la  colla- 
tion d'un  bénéfice. 

2.  Cf.  cap.  I.  De  Voto,  in  Sexto;  Extrav.  Joan.  XXII,  cap.  i;  et  Bened.  XIV, 
Inter  prœteritos,  §1(3  déc.  1747). 


LE  RELIGIEUX-PRETRE  157 

sance.  Mais  l'Église  demande  aussi  l'obéissance  à  ses 
ministres.  Le  prêtre  en  a  fait  la  promesse  :  Promitto  ohe^ 
dientiam,  a-t-il  dit  au  jour  de  son  ordination;  et  d'ailleurs, 
quelque  place  qu'il  occupe  dans  le  diocèse,  les  pouvoirs  qu'il 
exerce  ne  lui  appartiennent  pas  en  propre;  il  n'est  que  le 
délégué  et  l'auxiliaire  de  l'évêque  ;  obligé,  par  suite,  de  subor- 
donner constamment,  en  esprit  de  soumission  et  de  dépen- 
dance, son  action  à  l'autorité  de  l'unique  et  véritable  pas- 
teur*. 

Il  n'y  a  pas  jusqu'à  la  vie  commune,  perfection  et  désor- 
mais condition  de  la  vie  religieuse,  que  TÉglise  ne  recom- 
mande à  ses  clercs.  Pie  IX,  dans  un  bref  du  19  mars  1866, 
s'en  expliquait  de  la  manière  suivante  :  «  Nous  voyons  que 
les  anciennes  lois  de  TEglise,  non  seulement  approuvaient, 
mais  ordonnaient  que  les  prêtres,  les  diacres  et  les  sous- 
diacres  vécussent  ensemble,  mettant  en  commun  tout  ce  qui 
leur  venait  du  ministère  des  Églises;  et  il  leur  était  enjoint 
de  tendre  de  toutes  leurs  forces  à  reproduire  la  vie  aposto- 
lique qui  est  la  vie  commune.  Nous  ne  pouvons  donc  que 
louer  et  encourager  tous  ceux  qui  s'unissent  pour  mener 
ce  genre  de  vie  ecclésiastique.  » 

Et  de  tout  cela  il  résulte  que  l'Église  elle-même  achemine 
en  quelque  sorte  ses  ministres,  par  les  vertus  spéciales 
qu'elle  en  exige,  vers  la  vie  religieuse;  et  que  la  vie  reli- 
gieuse apparaît  comme  le  complément,  l'achèvement,  le  cou- 
ronnement delà  sainteté  propre  du  prêtre. 

Cette  sainteté  du  prêtre  a  sa  raison  d'être  dans  la  subli- 
mité des  offices  qu'il  doit  remplir.  Or,  si  le  temps  nous  per- 
mettait d'étudier  ce  nouveau  point  de  vue,  de  parcourir  en 
détail  les  diverses  fonctions  ou  attributions  du  ministère 
sacré  :  fonctions  de  la  prière  officielle,  fonctions  du  sacri- 
fice, fonctions  de  l'enseignement  de  la  vérité  révélée,  fonc- 

1.  Le  curé,  même  inamovible,  n'est  point  pasteur  au  sens  strict  du  mot; 
on  ne  lui  attribue  cette  qualification  que  par  une  extension  du  terme.  Voir 
sur  cela  Nardi,  «  vir  inexhaustae  eruditionis  »,  dit  le  P.  Y.  de  Buck,  et  dont 
l'ouvrage  fait  autorité  en  cette  matière.  [Des  curés  ou  de  leurs  droits  dans 
l'Église  d'après  les  monuments  de  la  tradition,  Trad.  abrégée  par  l'abbé 
A.  Sionnet.  Paris,  1845.) 

Sous  le  bénéfice  de  cette  remarque,  nous  continuerons  d'appeler  les  curés 
pasteurs,  ainsi  qu'il  est  d'usage. 


158  A  PROPOS  DES  LOIS  D'ASSOCIATION 

lions  sacramentelles,  il  serait  aisé  de  montrer  à  quel  point 
les  conditions  intérieures  et  extérieures  de  la  vie  religieuse 
favorisent  le  digne  et  utile  accomplissement  de  chacune 
d'elles,  sont  de  nature  à  augmenter,  sinon  à  assurer,  les 
effets  des  divins  moyens  de  sanctification  institués  par  le 
Christ*.  Un  mot  suffira.  L'âme  des  fonctions  sacerdotales, 
c'est  la  charité,  l'inépuisable  dévouement  au  bien  surnaturel 
du  prochain.  Mais  où  s'allumera  mieux  cette  flamme  de  la 
charité  et  du  dévouement  que  dans  un  cœur  religieux,  qui, 
ayant  su  immoler  toutes  les  concupiscences  et  toutes  les  affec- 
tions de  la  chair  et  du  sang,  renoncer  à  tous  les  calculs  de 
l'égoïsme  et  à  toutes  les  intrigues  de  l'ambition,  a  réservé 
tous  ses  trésors  de  tendresse  et  de  générosité  pour  le  Christ 
et  pour  les  âmes  que  le  Christ  a  rachetées  ? 

II 

Nous  le  savons  :  l'Église  ne  se  contente  pas  à^exhorter^  elle 
aide  le  prêtre  à  devenir  un  saint.  Elle  l'entoure,  pour  cela,  de 
soins  et  de  précautions  maternelles.  Les  graves  admonesta- 
tions qu'elle  lui  adresse  avant  sa  consécration,  ne  sont  que  le 
commentaire  d'une  législation  dont  chaque  chapitre  aboutit 
à  cette  conclusion  :  Sanciificamiai,  sancti  eslote.  Que  de 
choses  elle  a  prévues  :  l'habit,  les  coutumes,  les  œuvres  qui 
distinguent  le  clerc  des  laïques  et  plus  encore  des  mondains; 
les  longues  et  religieuses  préparations  par  lesquelles  il  doit 
passer  pour  éprouver  et  affermir  sa  vocation;  l'obligation 
qui  lui  incombe,  lorsqu'il  est  devenu  pasteur  d'âmes,  de 
résider  auprès  de  son  troupeau  et  de  se  mettre  à  son  service  ; 
la  fidélité,  la  décence,  la  piété  qu'il  doit  apporter  aux  fonc- 
tions de  son  ministère;  les  exercices  dans  lesquels  il  doit 
renouveler  sa  ferveur;  les  œuvres  de  miséricorde  auxquelles 
il  doit  consacrer  son  temps,  ainsi  que  l'argent  des  aumônes  I 
En  un  mot,  l'Eglise  s'applique  à  régler,  autant  qu'elle  le  peut, 
au  moins  dans  ses  grandes  lignes,  la  vie  sacerdotale.  Auprès 
des  prescriptions  et  des  encouragements,  les  peines  sévères 
qu^elle  édicté  achèvent  de  prouver  sa  sollicitude  pour  établir 

1.  On  peut  voir  cette  idée  développée  en  fort  bons  termes  parle  R.  P.  Hu- 
gon,  Revue  thomiste,  n°  de  septembre  1900,  p.  430  et  suiv. 


LE  RELIGIEUX-PRETRE  159 

en  son  prôtre  l'harmonieux  équilibre  de  la  sainteté  de  vie  et 
de  la  sainteté  des  fonctions. 

Oui  ;  mais  combien  celte  législation,  forcément  incom- 
plète, souvent  dénuée  de  sanction,  énervée  par  la  défaillance 
de  volontés  laissées  à  elles-mêmes,  obtiendra  plus  sûrement 
son  but,  si  elle  est  renforcée  par  la  formation  plus  intime, 
plus  profonde,  \i\us  pi^en  an  te  d'un  noviciat;  par  la  lente  péné- 
tration et  la  mise  en  œuvre  des  austères  principes  de  la  vie 
religieuse;  par  les  observances  protectrices  et  la  minutieuse 
direction  d'une  règle  qui  s'étend  à  tous  les  détails  de  l'exis- 
tence; parla  vigilance  assidue  d'une  autorité  tutélaire  et 
l'influence  contagieuse  de  l'exemple,  telles  qu'on  les  trouve 
dans  une  communauté  régulière  ! 

Ici,  nous  aurions  à  citer,  en  faveur  de  notre  thèse,  d'in- 
nombrables témoignages  des  saints  docteurs  et  des  souve- 
rains pontifes.  Choisissons,  au  hasard,  quelques  déclarations 
des  papes.  Au  quatrième  siècle,  c'est  le  pape  Siricius,  expri- 
mant le  désir,  la  volonté  que  «  les  moines  soient  initiés  aux 
offices  de  la  cléricalure^  ».  Au  sixième  siècle,  c'est  le  pape 
saint  Grégoire  le  Grand,  jugeant  que  (des  religieux,  par  cela 
môme  qu'ils  ont  tout  quitté  pour  Dieu  et  reproduisent,  dans 
leur  conduite,  la  passion  et  la  mort  de  Notre-Seigneur,  n'en 
sont  queplus  dignes  d'accomplir  les  fonctions  des  ordres  sa- 
crés2  ».  Au  septième  siècle,  c'est  le  pape  Boniface  IV,  «  taxant 
d'erreur  et  de  mensonge  les  audacieux  qui,  plus  enflammés 
de  jalousie  que  de  charité,  soutiennent  que  les  moines,  parce 
qu'ils  sont  morts  au  monde  et  ne  vivent  que  pour  Dieu,  sont 
inhabiles  à  exercer  la  puissance  sacerdotale^  ».  Au  onzième 
siècle,  c'est  le  pape  Urbain  II,  estimant  que  «  les  moines 

1.  Dans  sa  réponse  à  Himérius,  évêque  de  Tarragone,  il  dit  :  «  Mona- 
chos...  clericorum  officiis  aggregari  et  optamus  et  volumus.  » 

2.  «  Videlur  nobis  quia  qui  sua  pro  Deo  relinquunt,  et  a  passione  et  morte 
ejus  sumunt  exordia  mulatœ  conversationis,  digniiis  liceat  baptizare,  com- 
munionem  dare,  peccata  solvere...  »  Et  un  peu  plus  loin  :  «  Censemus  ergo 
monachos  prœdicare ,  bapiizare,  communicare,  pœnitentes  solvere  omnino 
posse.  » 

3.  «  Sunt  nonnulli,  fuiti  nuMo  dogmate,  audacissime  quidem,  zelo  magis 
amaritudinis  qiiani  dilectionis  inflammati,  asserentes  monachos,  quia  mundo 
morlui  sunt  et  Deo  vivunt,  sacerdotalis  officii  potentia  indignos...  sed  omnino 
labuntur...  Omnimodo  prœcipimus  ut  ab  hujusmodi  nefandis  erroribus  re- 
primantur  in  posterum.  » 


160  A  PROPOS  DES  LOIS  D'ASSOCIATION 

peuvent  s'acquitter  du  ministère  sacerdotal  plus  dignement 
que  les  prêtres  séculiers^  ».  Enfin,  pour  arriver  de  suite  à 
une  époque  plus  voisine  de  la  nôtre,  c'est  le  pape  Pie  VI, 
dans  son  immortelle  constitution  Auctorem  fidei ,  donnant 
une  dernière  et  définitive  sanction  à  tous  ces  enseignements 
de  la  tradition,  et  condamnant  comme  fausse,  pernicieuse, 
injurieuse  envers  les  saints  Pères  de  l'Église,  qui  ont  si  mer- 
veilleusement associé  les  fonctions  de  la  cléricature  aux  ob- 
servances de  la  vie  religieuse,  la  quatre-vingtième  proposi- 
tion du  conciliabule  de  Pistoie ,  où  il  était  avancé  «  que 
l'état  régulier  ou  monastique  est,  de  sa  nature,  incompatible 
avec  la  charge  des  âmes  et  les  devoirs  de  la  vie  pastorale,  et 
qu'il  ne  peut,  dès  lors,  faire  partie  de  la  hiérarchie  ecclé- 
siastique sans  contredire  les  principes  mêmes  de  la  vie  reli- 
gieuse 2...  » 

Et  c'est  sans  doute  parce  que  la  profession  religieuge  offre 
au  prêtre  les  moyens  les  plus  efficaces  de  réaliser  la  haute 
sainteté  à  laquelle  sa  dignité  l'oblige,  que  les  saints  canons 
ont  toujours  réservé,  pour  le  clerc  séculier,  la  faculté  de  se 
faire  religieux,  et  enjoignent  aux  évêques  de  lui  laisser,  sur 
ce  point,  pleine  et  entière  liberté  ;  «  attendu,  déclarent-ils, 
qu'il  s'agit  d'un  genre  de  vie  plus  parfait^  ». 

C'est  ainsi  que  parlait  déjà,  en  633,  le  concile  de  Tolède, 
dont  le  texte  a  passé  dans  le  décret  de  Gratien  et  fait  partie 
du  droit  public  de  l'Église.  Benoît  XIV,  dans  la  célèbre  con- 
stitution Ex  quo  dilectus  du  14  janvier  1747,  confirme,  en 
faveur  des  clercs,  comme  l'avait  fait  avant  lui  Innocent  IV, 
l'autorisation  d'embrasser  la  vie  religieuse,  nonobstant  toute 
opposition  épiscopale*. 

1.  «...  Videtur  nobis  ut  his  qui  sua  relinquunt  pro  Deo,  dignius  liceat  bap- 
tizare,  communionem  dare,  pœnitentiam  imponere,  peccata  solvere...  » 

2.  «  Propositio  falsa,  perniciosa...  pio,  vetusto,  probato  Ecclesiae  mori 
Summorumque  Pontifîcum  sanctionibus  contraria.,.  »  — >  Cf.  Examen  histo- 
ricum  et  canonicum.  De  juribus  et  officiis  regularium  et  sœcularium  cleri- 
corum,  t.  I,  p.  400-408. 

3.  Clerici  qui  monachorum  propositum  appetunt  quia  meliorem  vilam 
sequi  volunt,  liberos  eis  ab  episcopis  in  monasteriis  oportet  largiri  in- 
gressus. 

4.  Quisquis  igitur  hoc  spiritu  ducitur,  etiam  episcopo  suo  contradicente, 
eat  liber  nostra  auctoritate. 


LE  RELIGIEUX-PRETRE  161 


III 


Au  surplus,  interrogeons  l'histoire  de  l'Église  ;  nous  ver- 
rons, non  plus  seulement  les  textes,  mais  les  faits,  nous  ré- 
véler cette  alliance  heureuse  et  féconde,  dans  l'unité  de  la 
même  personne,  de  la  vie  religieuse  et  du  sacerdoce. 

Le  premier,  notre  divin  Sauveur  nous  apparaît  réunissant 
en  lui  ces  deux  attributs,  tout  à  la  fois  souverain  et  éternel 
Pontife,  et  religieux  par  excellence*.  Prêtre  parfait,  religieux 
parfait,  il  veut  que  les  premiers  coopérateurs  qu'il  associe  à 
son  œuvre,  les  apôtres,  reproduisent  en  eux  cette  double 
qualité;  il  les  fait  prêtres  au  Cénacle;  mais  eux-mêmes 
s'étaient  faits  religieux  le  jour  où,  répondant  à  son  appel, 
ils  avaient  tout  quitté  pour  le  suivre.  C'est  du  moins  l'opinion 
de  saint  Thomas'^,  de  Suarez,  et,  après  eux,  de  beaucoup  de 
théologiens. 

Suarez  précise  davantage  cette  doctrine.  D'après  le  savant 
et  pieux  auteur,  Notre-Seigneur  ne  s'est  pas  contenté  d'insti- 
tuer l'état  religieux  en  général,  considéré  dans  sa  substance 
et  ses  éléments  essentiels  ;  il  a  voulu  fonder  une  des  formes 
concrètes  et  extérieures,  sous  lesquelles  doivent  être  prati- 
qués les  conseils  évangéliques  ;  il  a  fait  du  collège  aposto- 
lique le  type  de  cette  catégorie  de  familles  religieuses  qui 
prime  les  autres  en  excellence,  le  modèle  des  ordres  mixtes 
voués  au  bien  spirituel  des  âmes^. 

Toujours  d'après  le  même  auteur,  cette  forme  spéciale  de 

1.  Nous  laissons  de  côté  la  question  de  savoir  si  Notre  Seigneur  Jésus- 
Christ  a  prononcé,  a  pu  prononcer  des  vœux.  Les  théologiens  disputent  là- 
dessus.  Suarez,  Sylvius,  Cornélius  à  Lapide  sont  pour  l'affirmative  ;  saint 
Thomas  pour  la  négative.  Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  point  spécial,  Notre-Sei- 
gneur a  pratiqué  d'une  manière  supérieure,  suréminente,  tout  ce  qu'il  y  a 
d'excellent  dans  les  trois  vœux,  tout  ce  qui  fait  le  fond  de  la  vie  religieuse. 

2.  «  Apostoli  intelliguntur  vovisse  pertinenlia  ad  perfectionis  statum,  quando 
Christum,  relictis  omnibus,  sunt  secuti.  »  (2  2.  quaest.  88,  art.  4  ad  3.  )  — 
«  A  discipulis  Christi  omnis  religio  sumpsit  exordium.  »  (2  2.  quaest.  188, 
art.  7.)  —  «  Omnis  religio  ab  illa  saneta  societate  apostolorum  sumpsit 
exordium.  »  (In  Epist.  I  ad  Cor.,  cap.  xri,  lect.  1.) 

3.  «  ...  Etiam  fecit  Christus  quamdam  religionem  in  particulari,  ad  eam 
quosdam  homines  (apostolos)  congregando,  eisque  proprium  et  particulareni 
modum  vitœ  religiosae  tribuendo.  »  [Tract,  de  Bel. ^  lib.  III,  cap.  ii,  n.  9  et  10.) 

LXXXVI.  —  11 


162  A  PROPOS  DES  LOIS  D'ASSOCIATION 

vie  religieuse  a  survécu  aux  apôtres  ;  elle  s'est  perpétuée  et 
durera  vraisemblablement  autant  que  l'Église  elle-même  ^ 

Ce  qui  est  certain,  en  effet,  ce  que  l'on  peut  constater, 
l'histoire  à  la  main,  c'est  qu'il  y  eut,  dès  les  premiers  temps 
du  christianisme,  des  religieux  alliant  au  travail  de  leur  sanc- 
tification personnelle  le  soin  du  salut  des  âmes. 

En  ce  qui  concerne  les  trois  premiers  siècles  de  l'Église, 
les  érudits,  malgré  la  rareté  des  documents,  découvrent  ces 
imitateurs  de  la  vie  apostolique  dans  la  classe  d'ascètes 
qu'Eusèbe  mentionne  en  plusieurs  endroits  de  son  Histoire 
ecclésiastique,  sous  le  nom  d'ascètes  actifs,  mêlés  à  la  société 
des  hommes  :  asceise  activi^  sociales  ^  et  dont  quelques-uns, 
saint  Pantène,  par  exemple,  furent  de  grands  savants  et 
de  grands  missionnaires^.  C'est  à  eux,  sans  doute,  que  saint 
Pierre  Damien  fait  allusion,  quand  il  dit  que  l'Église  univer- 
selle fut  fondée  et  primitivement  gouvernée  par  des  moines, 
jaloux  de  réaliser  l'idéal  qu'ils  prêchaient  3. 

A  partir  du  quatrième  siècle,  et  du  grand  épanouissement 
de  l'ordre  monastique,  les  renseignements  abondent  et  met- 
tent le  fait  en  pleine  lumière  :  les  religieux  qui  sont  en  même 
temps  prêtres,  évêques,  apôtres,  ne  se  peuvent  plus  compter. 

En  Orient,  saint  Basile  unit  expressément  dans  sa  règle  la 
vie  active,  le  travail  apostolique,  à  la  vie  contemplative*: 
cette  règle  devient  peu  à  peu  l'unique  code  de  vie  religieuse 
de  ces  contrées;  elle  donne  à  leur  Église  tous  les  grands 
hommes  qui  font  sa  gloire  ;  maintenant  encore,  jusque  dans 
la  longue  et  profonde  déchéance  causée  par  le  schisme,  c'est 
le  clergé  noir,  le  clergé  monacal,  qui  garde  le  monopole  des 
hautes  fonctions  ecclésiastiques. 

En  Occident,  plusieurs  fondateurs  de  monastères  essayent, 
au  début,  d'interdire  à  leurs  disciples  l'accès  des  dignités  de 
rÉglise,  et  même  des  ordres  sacrés  ;  les  peuples  chrétiens 

1.  Primœva  illa  religio  non  periit  cum  apostolis,  sed  continua  propaga- 
tione  fuit  in  eorum  successoribus  ac  discipulis  conservata. 

2.  Voir  les  Modernes  Bollandistes;  Examen  historicum,  p.  39  et  suiv. 

3.  Constat  a  monacliis  universalem  Ecclesiam  fundatam  gubernatam  (Petr. 
Dami.  opusc.  28). 

4.  Monasteriis  extructis,  ita  monachorum  institutum  temperavit  ut  soli- 
tariae  atque  actuosœ  vitse  utilitates  praeclare  simul  conjungeret.  (  Brev.  Rom., 
die  14  junii.) 


LE  RELIGIEUX-PRETRE  163 

n*en  recherchent  qu'avec  plus  de  persévérance,  pour  prêtres 
et  pour  pasteurs,  des  hommes  formés  par  la  pratique  de  la 
discipline  religieuse  ;  ils  renversent  les  barrières  qu'on  op- 
pose à  leurs  désirs.  Ce  sont  des  moines,  ces  évéques  qui 
s'appellent  saint  Martin  de  Tours,  saint  Hilaire  de  Poitiers, 
saint  Eucher  de  Lyon,  saint  Gésaire  d'Arles,  saint  Loup  de 
Troyes,  saint  Germain  d'Auxerre.  Lérins  comme  Marmou- 
tier,  Saint- Victor  de  Marseille  comme  Agaune  ou  Ligugé,  de- 
viennent des  pépinières  d'hommes  apostoliques.  L'ordre  bé- 
nédictin, à  lui  seul,  donne  vingt-quatre  papes  à  l'Église.  Ce 
sont  des  moines,  ces  pontifes  incomparables  qui  s'appellent 
saint  Grégoire  le  Grand  et  saint  Grégoire  VII.  Moines,  ces 
docteurs  célèbres  :  Vincent  de  Lérins,  Gassien  de  Marseille, 
Salvien,  Sulpice  Sévère.  Fait  digne  de  remarque  :  les  quatre 
grands  docteurs  de  l'Eglise  grecque,  Athanase,  Basile,  Chry- 
sostome,  Grégoire  de  Nazianze,  aussi  bien  que  les  principaux 
docteurs  et  Pères  de  l'Eglise  latine,  Jérôme,  Augustin,  Gré- 
goire, furent  moines  ou  élevés  dans  des  écoles  monastiques. 
Moines,  ces  intrépides  missionnaires  qui,  du  septième  au 
neuvième  siècle,  gagnent  à  Jésus-Christ  la  Belgique,  l'An- 
gleterre, l'Allemagne,  la  Scandinavie,  et  qui  fournissent  aux 
fondateurs  de  tous  les  royaumes  de  l'Occident  les  auxiliaires 
indispensables  à  l'établissement  de  la  civilisation  chrétienne. 
Moine,  ce  saint  Bernard  qui,  au  douzième  siècle,  décide  du 
sort  des  peuples  et  des  couronnes,  et  qui  même  un  jour  tient 
entre  ses  mains  les  destinées  de  l'Église.  Saint  Bernard  nous 
conduit  au  seuil  du  treizième  siècle  et  à  la  naissance  des 
grands  ordres  mendiants,  Dominicains,  Franciscains,  que 
doivent  renforcer  plus  tard,  et  jusqu'à  nos  jours,  les  insti- 
tuts de  clercs  réguliers.  Jésuites,  Passionistes,  Rédempto- 
ristes,  etc.  ;  les  uns  et  les  autres  faisant  de  l'apostolat  leur 
but,  et  du  monde  entier  le  théâtre  de  leur  zèle. 

Observons  que,  parmi  les  formes  multiples  du  ministère 
sacré  qui  sollicitaient  le  dévouement  des  ordres  religieux, 
aucune,  non  pas  même  les  fonctions  de  la  charge  pastorale,  ne 
fut  exceptée.  Il  y  eut  des  Instituts  qui  se  donnèrent  la  mission 
spéciale^  soit  avant,  soit  après  l'établissement  du  clergé  pa- 
roissial, de  fournir  aux  fidèles,  groupés  en  troupeaux,  des 
pasteurs  de  leurs  âmes.  A  cette  idée  se  rattache  le  presbyte- 


164  A  PROPOS  DES  LOIS  D'ASSOCIATION 

rium  —  réunion  de  religieux  prêtres,  coopérateurs  de  Fé- 
vêque  —  fondé  à  Verceil  par  saint  Eusèbe  ;  le  preshyterium 
d'Alexandrie,  fondé  par  saint  Athanase  ;  le  preshyterium  de 
Garthage,  fondé  par  saint  Augustin.  Tel  fut,  plus  tard,  le 
sens  de  la  réforme  de  l'évêque  de  Metz,  Chrodegand,  insti- 
tuant la  vie  commune  au  sein  de  son  clergé,  lui  donnant  une 
règle,  transformant  son  chapitre  en  cloître,  et  dont  les  lois 
disciplinaires  furent  approuvées  et  rendues  obligatoires  par 
le  concile  national  d'Aix-la-Chapelle,  en  816.  Tel  enfin  le 
but  des  Prémontrés  de  saint  Norbert,  ou  des  chanoines  régu- 
liers de  saint  Pierre  Fourier,  associant  aux  observances  de 
la  vie  régulière  les  obligations  du  ministère  paroissiaU. 

Par  où  l'on  voit  que,  s'il  faut  essentiellement  à  l'Eglise 
une  hiérarchie  composée  d'évéques,  de  prêtres,  de  ministres 
inférieurs,  cette  hiérarchie  pourrait,  sans  inconvénient,  être 
composée  entièrement  de  réguliers.  Et  l'on  s'explique  la 
naïve  exclamation  d'un  pieux  canoniste  :  «  Ah  !  si  les  prêtres, 
non  seulement  d'un  diocèse,  mais  du  monde  entier,  étaient 
religieux,  il  ne  resterait  plus  qu'à  entonner  un  Te  Deum  uni- 
versel d'actions  de  grâces  ^  !  )> 

IV 

Mais  laissons  à  chacun  la  place  que  la  Providence  lui  a 
faite. 

C'est  une  loi  universelle  :  toute  société  qui  grandit  doit 
savoir  diviser  les  besognes  et  distinguer  les  fonctions.  L'É- 
glise s'est  pliée  à  cette  loi  du  progrès  humain.  Dans  l'origine, 
les  diverses  et  multiples  attributions  du  ministère  évangé- 
lique  n'étaient  pas  aussi  nettement  séparées  qu'elles  le  sont 
maintenant.  Peu  à  peu  la  tribu  sacerdotale,  à  mesure  qu'elle 
développait  son  action,  a  vu  ses  membres  se  partager  en 
différents  groupes,  voués  chacun  à  un  travail  spécial.  Au- 
jourd'hui on  y  distingue,  sans  trop  de  confusion,  le  prêtre 
contemplatifs  continuateur  de  la  vie  religieuse  du  grandpriaiit 

1.  On  cite  encore  dans  le  même  sens  les  Oblats  de  saint  Charles  Bor- 
romée.  Saint  Gaétan,  qui  fonda  une  congrégation  particulière,  eût  voulu, 
c'était  son  plan  primitif,  faire  pénétrer  dans  les  rangs  du  clergé  la  vie  reli- 
gieuse et  apostolique. 

2.  Bouix,  De  Jur.  Regularium. 


LE  RELIGIEUX-PRETRE  165 

de  riiumanilé,  Notre  Seigneur  Jésus-Christ;  le  prêtre  doc- 
teiu\  appliqué  à  l'étude  et  à  renseignement  de  la  science 
apportée  aux  hommes  parle  divin  Maître;  \^  prêtre  mission- 
naire^ qui  poursuit,  en  pays  lointain,  la  conquête  du  monde, 
commencée  par  les  premiers  compagnons  du  Sauveur;  enfin, 
le  prêtre  pasteur^  attaché  à  un  troupeau  déjà  formé,  jour  et 
nuit  à  la  disposition  des  brebis  que  le  bon  Pasteur  lui  a 
confiées. 

En  outre,  il  est  aisé  de  constater  que,  de  ces  différents 
groupes  ou  catégories,  les  trois  premiers  se  recrutent,  et, 
par  la  force  même  des  choses,  doivent  se  recruter  principa- 
lement dans  le  clergé  régulier,  tandis  que  le  quatrième  sera 
formé  par  le  clergé  séculier. 

C'est  au  fond  de  quelque  Trappe  ou  de  quelque  Chartreuse 
que  l'on  ira  chercher  le  prêtre  contemplatif;  qu*on  l'y  trou- 
vera sous  la  figure  d'un  moine  enveloppé  de  sa  tunique 
blanche  comme  d'un  suaire,  et  dont  les  lèvres  closes  ne 
s'ouvrent  que  pour  parler  à  Dieu;  et  l'on  ne  conçoit  même 
pas  un  autre  milieu  où  puisse  s'accomplir  cette  fonction 
éminemment  sacerdotale  du  Laus  perennis^  de  la  prière  per- 
pétuelle. 

Le  jeune  homme  qui  veut  approfondir  la  science  sacrée  et 
devenir  docteur  en  Israël  ne  trouvera  guère  que  dans  un 
ordre  religieux,  dont  il  devient  l'enfant,  des  maîtres  qui  le 
guident,  mais  surtout  l'affranchissement  des  soucis  matériels 
de  l'existence,  et  le  temps,  père  nourricier  de  tout  progrès 
intellectuel.  Les  sciences  ecclésiastiques  ont  pris  un  tel 
développement  que,  seules,  des  corporations  puissantes, 
comme  les  congrégations,  peuvent,  en  général,  fournir  les 
voies  et  moyens  nécessaires  à  leur  étude  et  à  leur  enseigne- 
ment complets. 

Et  quant  à  l'entreprise  des  missions  lointaines,  où  il  ne 
faut  calculer  ni  avec  les  difficultés  de  distance,  de  climat,  de 
langage,  de  mœurs,  ni  avec  les  résistances  opiniâtres  ou  les 
assauts  furieux  des  passions  humaines,  seules  encore  les 
milices  religieuses,  où  le  soldat  qui  tombe  est  aussitôt 
remplacé,  pourront  la  poursuivre  avec  une  persévérance 
supérieure  aux  obstacles*. 

1.  En  faisant    des  missions  lointaines  l'apanage  des  congrégations  reli- 


166  A  PROPOS  DES  LOIS  D'ASSOCIATION 

Par  contre,  le  clergé  séculier  remplira  les  cadres  du  qua- 
trième groupe  que  nous  avons  distingué  i,  la  catégorie  du 
prêtre  pasteur.  Le  prêtre  séculier  est  député  par  Dieu  pour 
être,  à  demeure,  auprès  des  populations  chrétiennes  des 
villes  et  des  campagnes,  l'intendant  ordinaire  de  sa  grâce, 
le  lieutenant  de  sa  Providence.  Il  a  planté  sa  tente  dans  ce 
coin  du  champ  du  Père  de  famille  que  l'autorité  légitime  lui 
a  assigné,  heureux  d'y  vivre,  se  promettant  d'y  mourir; 
homme  de  paix,  de  douceur  et  de  dévouement,  en  qui  se 
réalise  l'image  de  Celui  qui  a  dit  :  «  Je  suis  le  bon  Pasteur, 
et  je  laisse  ma  vie  pour  mes  brebis.  »  N'est-ce  pas,  en  parti- 
culier, un  des  grands  honneurs  de  l'Église  de  France  d'avoir 
produit  un  clergé  pastoral  digne  de  servir  de  modèle  aux 
autres  nations  catholiques;  vrai  corps  d'élite  dans  lequel 
apparaissent,  pour  ne  citer  que  trois  noms  :  Vincent  de  Paul, 
M.  Olier  et  le  vénérable  curé  d'Ars  ? 


Est-ce  à  dire  que  le  religieax-prétre  n'aura  jamais  rien  à 
faire  sur  le  terrain  paroissial?  Non;  les  réguliers,  en 
dehors  des  fonctions  qui  leur  sont  plus  spécialenient  dévo- 
lues, de  la  prière,  de  l'étude  dé  la  science  sacrée,  de  l'évan- 
gélisation  des  infidèles,  auront  souvent  encore  l'occasion 
d'exercer  leur  zèle  sur  le  territoire  même  du  prêtre  pasteur, 
et  au  profit  des  fidèles  qui  l'habitent. 

Ici,  le  religieux  sera  l'auxiliaire,  le  suppléant  du  curé.  Le 
religieux  aidera  le  curé  dans  les  services  ordinaires  de  la 
paroisse.  Nul  n'ignore  que  les  ouvriers  se  font  rares  dans  le 
champ  du  Seigneur,  que  le  clergé  séculier,  trop  peu  nom- 

gieuses,  nous  n'oublions  pas  l'admirable  société  des  Missions  étrangères, 
une  de  nos  gloires  nationales.  Mais  cette  société  n'est-elle  pas  organisée, 
ne  fonctionne-t-elle  pas  à  la  manière  d'un  ordre  religieux  ? 

1.  Si  aux  catégories  que  nous  avons  distinguées,  on  nous  demandait  d'en 
ajouter  une  autre,  —  nous  n'avons  pas  prétendu  faire  une  énumération  com- 
plète, —  celle  du  prêtre  éducateur,  nous  aurions  à  dire  la  place  considérable 
que  les  religieux  se  sont  faite  dans  le  magnifique  développement  de  l'ensei- 
gnement libre  à  notre  époque  :  témoin  l'acharnement  de  leurs  adversaires 
qui,  désespérant  de  les  égaler  dans  leur  œuvre  scolaire,  ne  trouvent  rien  de 
mieux  que  d'en  réclamer  l'abolition.  Mais  ici  les  deux  clergés  ont  rivalisé 
d'efforts,  et  chacun  d'eux  peut  revendiquer  sa  part  dans  le  succès. 


LE  RELIGIEUX-PRETRE  167 

breux  et  accablé  de  multiples  travaux,  ne  suffit  qu'impar- 
faitement aux  exigences  de  sa  mission.  Viennent  les  jours  de 
labeur,  un  temps  de  Carême,  de  Pâques,  de  première  com- 
munion ou  de  jubilé,  le  curé,  vieilli  déjà  peut-être  par  la 
fatigue  plus  encore  que  par  l'âge,  s'applaudira  de  trouver 
auprès  de  religieux  dévoués  un  empressé  concours,  une 
opportune  assistance. 

Le  religieux  aidera  le  curé  dans  les  ministères  extraor- 
dinaires^  qui  sont,  de  nos  jours  surtout,  les  plus  nécessaires 
et  les  plus  recherchés  :  missions,  retraites,  prédications, 
œuvres  de  moralisation  ou  de  préservation. 

Fécondant  par  une  préparation  laborieuse  les  dons  qu'il 
aura  reçus  du  ciel,  le  religieux  s'efforcera  d'apporter  dans 
les  chaires  de  nos  grandes  villes  une  parole  qui  captive  les 
intelligences  et  les  cœurs,  des  démonstrations  qui  triom- 
phent de  tous  les  doutes.  Ou  bien  il  s'en  ira,  par  les  rudes 
temps  de  l'hiver,  évangéliser  les  pâtres  et  les  laboureurs  des 
campagnes.  Il  s'assoira,  le  jour  et  la  nuit,  dans  un  confes- 
sionnal, pour  se  faire  le  dispensateur  des  miséricordes 
divines.  Il  catéchisera  les  ouvriers  dans  les  classes  du  soir 
ou  les  réunions  du  dimanche.  Il  groupera,  et,  par  le  moyen 
de  l'association,  il  maintiendra  dans  la  foi  et  la  vertu  la  jeu- 
nesse studieuse  des  écoles  publiques. 

Le  religieux  aidera  le  curé;  quelquefois  il  suppléera  à  son 
impuissance.  Quelque  vaillant  que  soit  le  clergé  séculier, 
quelque  capables  que  soient  ses  membres,  quelques  dévoue- 
ments que  l'on  rencontre  toujours  dans  son  sein,  l'habitude 
use  tout,  l'affaiblissement  de  la  foi  fait  apercevoir  la  créature 
où  il  ne  faudrait  trouver  que  le  saint.  On  a  besoin  du  nou- 
veau, de  l'éloignement,  de  l'inconnu.  Cet  homme  auquel 
vous  ne  ferez  jamais  fléchir  le  genou  devant  son  curé,  se 
rendra  le  plus  facilement  du  monde  au  moine  dont  la  vie 
retirée  conviendra  mieux  aux  dispositions  de  son  âme,  et  il 
lui  fera  sans  peine  un  aveu  que,  dans  des  circonstances  diffé- 
rentes, personne  ne  lui  eût  jamais  arraché.  Tel  autre,  que 
l'orgueil  et  le  respect  humain  retiendraient,  devant  un  public 
qu'il  n'ose  affronter  parce  qu'il  a  trop  souvent  partagé  ses 
idées  et  ses  préjugés,  ira  volontiers  remplir  ses  devoirs  dans 
cette  chapelle  reculée,  où  le  bon  Dieu  lui  pardonnera  sa  fai- 


168  A  PROPOS  DES  LOIS  D'ASSOCIATION 

blesse.  Hommes  de  la  nuit,  sans  doute,  Nicodèmes  qui  n'ont 
pas  le  courage  de  venir  trouver  le  Maître  en  plein  jour; 
mais  nous  ne  voyons  pas  que  Notre-Seigneur  ait  condamné 
Nicodème,  pour  lequel,  au  contraire,  il  semble  avoir  gardé 
ses  révélations  les  plus  hautes. 

Et  ainsi,  dans  l'armée  du  Christ,  tandis  que  le  clergé 
paroissial,  avec  la  masse  imposante  qu'il  forme,  avec  les 
mille  évêques  qui  le  dirigent,  représente  le  corps  de 
bataille,  au  front  de  ces  colonnes  et  sur  leurs  ailes  se 
déploient  des  corps  spéciaux,  les  ordres  religieux,  dont  la 
mission  est  d'éclairer  la  marche,  de  protéger  les  mouve- 
ments, de  se  porter  aux  points  faibles  ou  menacés,  et  d'assu- 
rer le  triomphe  par  le  concours  d'une  activité  qui  emprunte 
sa  force  à  une  discipline  plus  sévère. 

—  Oui,  dira-t-on  ;  tout  cela  serait  à  merveille,  si  ces  auxi- 
liaires se  renfermaient  strictement  dans  leur  rôle,  n'appa- 
raissant qu'au  moment  et  dans  la  mesure  où  le  clergé 
séculier  a  besoin  de  leur  aide;  rentrant  dans  l'ombre  qui 
leur  convient,  aussitôt  que  la  pénurie  d'ouvriers  ne  se  fait 
plus  sentir.  Mais  ces  coopérateurs,  que  vous  dites  si  désin- 
téressés, veulent  avoir  leur  place,  et  plus  que  leur  place  au 
soleil;  ils  deviennent  vite  de  redoutables  concurrents;  leurs 
instincts  envahisseurs  sont  connus;  sous  prétexte  de  venir 
au  secours  des  prêtres  de  paroisse,  ils  les  supplantent;  ils 
prétendent  régenter  la  société  religieuse,  tout  mener  dans 
l'Église;  ils  communiquent  leur  esprit  aux  fidèles;  ils  l'impo- 
sent aux  prêtres,  aux  évêques;  et  les  évêques  ont  d'autant 
plus  de  peine  à  échapper  à  cette  absorption,  que  les  régu- 
liers, protégés  par  la  situation  exceptionnelle  qu'ils  ont 
dans  l'Eglise,  échappent  eux-mêmes  davantage  à  l'action  de 
l'autorité  épiscopale. 

—  Que  les  réguliers,  sans  cesser  d'être  les  auxiliaires  des 
curés,  aient  dans  l'Eglise  une  place  qui  leur  soit  propre, 
indépendante  du  bon  ou  mauvais  vouloir  du  clergé  séculier, 
en  d'autres  termes,  qu'ils  soient,  vis-à-vis  de  celui-ci,  autre 
chose  que  des  domestiques  que  l'on  remercie  quand  on  n'a 
plus  besoin  de  leurs  services  :  rien  n'est  plus  vrai;  préten- 
dre le  contraire,  ce  serait  renouveler  les  erreurs  du  concilia- 


LE  RELIGIEUX-PRETRE  169 

bule  de  Pistoie,  condamnées  jadis  par  le  pape  Pie  VI.  Auxi- 
liaires des  prêtres  de  paroisse,  les  réguliers  ne  sont  pas 
que  cela;  nous  l'avons  indiqué  en  esquissant  les  grandes 
fonctions  qui  leur  appartiennent  plus  spécialement  dans  la 
société  chrétienne.  Avant  tout,  les  ordres  religieux  sont  des 
soutiens  pour  l'Eglise  universelle,  des  secours  envoyés  pro- 
videntiellement au  peuple  chrétien.  On  connaît  la  célèbre 
vision  d'Innocent  IH  qui  décida  de  la  création  des  Frères 
prêcheurs  et  des  Franciscains.  Depuis  sept  ans  saint  Domi- 
nique songeait  à  l'établissement  d'un  ordre  destiné  à  défen- 
dre l'Eglise  par  la  parole  et  par  la  science.  Il  se  présente  au 
pape;  celui-ci  l'écoute  avec  peu  de  faveur  et  refuse  son  appro- 
bation. Mais  la  nuit  devait  apporter  au  Pontife  de  meilleures 
pensées.  Comme  il  était  plongé  dans  le  sommeil,  il  lui  sem- 
bla voir  l'église  de  Saint-Jean  de  Latran  —  c'est  l'église 
épiscopale  des  papes  —  prête  à  tomber  en  ruines,  et  deux 
hommes,  Dominique  et  un  autre  qu'il  ne  connaissait  pas, 
appuyés  contre  elle,  qui  en  soutenaient  sur  leurs  épaules 
les  murailles  chancelantes.  C'est  pourquoi,  ayant  fait  venir 
l'homme  de  Dieu,  il  lui  ordonna  de  s'entendre  avec  ses 
compagnons  sur  la  règle  qu'ils  voulaient  suivre,  promettant 
de  lui  donner  ensuite  toute  satisfaction.  A  quelque  temps  de 
là,  un  mendiant  venait  frapper  à  la  porte  du  Vatican,  deman- 
dant, lui  aussi,  au  Souverain  Pontife  de  ratifier  les  projets 
apostoliques  qu'il  avait  conçus.  Cette  fois,  il  n'y  eut  pas 
d'hésitation;  le  pape  avait  reconnu  le  mystérieux  compagnon 
de  saint  Dominique  :  c'était  François  d'Assise. 

Que  les  ordres  religieux  soient  premièrement  créés  pour 
le  bien  de  l'Eglise  universelle,  les  papes  l'affirment  solen- 
nellement :  c'est  Eugène  III,  appelant  l'ordre  de  Gîteaux  «  la 
grande  colonne  de  l'Église,  magnam  Ecclesiœ  columnarn  »; 
c'est  Boniface  VIII,  déclarant  que  l'ordre  de  Prémontré  a  été 
établi  c(  pour  l'affermissement  de  l'Eglise,  in  Ecclesiœ  firma- 
mentum  »  ;  c'est  Alexandre  V,  prononçant  que  la  religion  des 
ermites  de  Saint-Augustin  a  germé  dans  le  champ  du  Sei- 
gneur «  pour  la  gloire  de  Dieu,  l'honneur  de  l'Église,  l'ex- 
tirpation des  hérésies,  la  propagation  de  la  religion,  le  salut 
universel  des  âmes:  ad  Dei  laudem^  illustrationem  Ecclesiœ^ 
extirpationem    hœresum    et  schismatum  ^   religionis  propa- 


170  A  PROPOS  DES  LOIS  D'ASSOCIATION 

gationem,  et  ad  Christifidelium  salvandas  animas  ».  Enfin, 
car  il  faut  abréger  la  liste  de  ces  témoignages,  c'est  la  litur- 
gie nous  mettant  sur  les  lèvres  cette  prière  :  «  0  Dieu,  qui, 
pour  propager  la  plus  grande  gloire  de  votre  nom,  avez,  par 
le  moyen  de  saint  Ignace,  fortifié  l'Eglise  militante  d'un  nou- 
veau secours...  »  Et,  précisément,  parce  que  les  ordres  reli- 
gieux sont  suscités  de  Dieu  pour  secourir  FÉglise  et  y 
travailler  au  salut  des  âmes,  ils  apportent  aide  et  soulage- 
ment au  clergé  séculier  occupé  à  la  même  œuvre.  C'est  en 
ce  sens,  et  non  pas  dans  un  autre,  que  les  religieux  sont  dits 
les  auxiliaires  des  prêtres  de  paroisse. 

Cette  réserve  faite,  nous  repoussons  comme  une  calomnie 
l'accusation  dont  on  charge  les  réguliers  de  vouloir  acca- 
parer la  place  d'autrui,  s'imposer  aux  prêtres  comme  aux 
fidèles,  gouverner  l'Eglise  de  Dieu.  Nous  voudrions  bien 
savoir  par  quels  actes  authentiques  se  manifeste  cette  pré- 
tention à  la  domination  universelle.  Qu'ici  ou  là  quelques  in- 
dividualités aient  trop  cédé  aux  entraînements  de  l'esprit  de 
corps  et  poursuivi,  avec  plus  d'âpreté  qu'il  n'eût  convenu,  au 
détriment  d'autrui,  ce  qu'ils  croyaient  être  les  intérêts  de 
leur  couvent,  nous  ne  voulons  ni  l'examiner,  ni  le  nier.  Mais 
que  cette  tendance  à  l'envahissement,  à  l'accaparement,  soit 
le  propre  des  ordres  religieux,  considérés  dans  leur  en- 
semble et  dans  la  direction  qu'ils  reçoivent  de  leurs  chefs, 
voilà  à  quoi  nous  ne  saurions  nous  souscrire.  Non  ;  en  géné- 
ral, prêtres  réguliers,  prêtres  séculiers,  tous  n'ont  qu'une 
ambition:  servir  l'Église,  en  s'oubliant  eux-mêmes;  répandre 
sa  doctrine,  défendre  ses  droits.  Les  religieux,  en  particu- 
lier, ne  veulent  avoir  pour  eux-mêmes,  ni  inspirer  aux  âmes, 
aucun  autre  sentiment. 

La  confiance  et  les  aumônes  du  peuple  chrétien  vont-elles 
de  préférence  de  leur  côté  ?  On  l'a  dit,  et  parfois  on  s'en  est 
plaint.  Nous  croyons  plutôt  qu'elles  se  partagent  également 
entre  les  différents  groupes  de  prêtres  et  les  œuvres  multi- 
ples qu'ils  entreprennent.  Les  grandes  libéralités  chrétien- 
nes de  notre  temps,  celles  qui  ont  bâti  Fourvière  ou  la 
basilique  du  Sacré-Cœur,  ne  sont  pas  allées  à  la  caisse  des 
communautés  religieuses.  Inscrites  au  budget  de  la  Propaga- 
tion de  la  Foi,  de  la  Sainte-Enfance,  des  Écoles  d'Orient,  les 


LE  RELIGIEUX-PRETRE  171 

communautés  religieuses  y  sont  à  titre  d'obligées,  de  secou- 
rues, non  de  propriétaires  libres  de  disposer  comme  bon 
leur  semble  des  ressources  créées  par  la  générosité  des 
fidèles.  Et  quoi  qu'il  en  soit  de  la  part  respective  qui  revient 
à  chacun  dans  les  tributs  de  la  charité  catholique,  on  ne  sau- 
rait, sans  une  criante  injustice,  accuser  les  religieux  de  s'in- 
sinuer sournoisement  dans  les  secrets  des  familles,  de  s'im- 
poser aux  âmes  faibles,  de  se  faire  un  métier  de  la  ruse  et 
de  l'intrigue,  d'organiser,  sous  le  prétexte  de  la  piété,  une 
vaste  entreprise  de  captation  et  de  détournement. 

A  l'égard  de  l'autorité  ecclésiastique  ,  humblement  res- 
pectueux de  tous  ceux  qui  en  sont  revêtus ,  les  religieux 
jouissent  de  certains  privilèges,  qui  sont  la  récompense  de 
leur  sacrifice  et  la  condition  normale  de  leur  action.  On  les 
désigne  d'ordinaire  par  le  terme  canonique  à^ exemption . 
«  Exemption  »  est-il  ici  synonyme  de  complète  indépen- 
dance ?  Il  importe  d'autant  plus  de  s'en  informer,  qu'il  y  a, 
paraît-il,  à  l'heure  actuelle,  des  gens  bien  intentionnés  qui, 
dans  le  but  de  sauver  les  ordres  religieux  de  la  destruction 
qui  les  menace,  estiment  qu'il  faudrait  modifier  sur  ce  point 
l'antique  discipline  de  l'Eglise,  et  rattacher  plus  étroitement 
les  réguliers  à  l'autorité  épiscopale. 

Voyons  ce  qui  en  est. 

HippoLYTE   PRÉ  LOT,    S.  J. 

[A  suivre.) 


L'EGLISE  ET  L'EXPOSITION  ' 

ŒUVRES    CHARITABLES    ET    SOCIALES 


La  solitude  s'est  faite  à  TEsplanade  des  Invalides  et  au 
Ghamp-de-Mars.  Les  ouvriers  qui  démolissent  ont  pris  la 
place  des  promeneurs  qui  admiraient.  En  dehors  de  l'en- 
ceinte, quand  le  temps  est  beau,  des  curieux  obstinés  s'attrou- 
pent sur  le  pont  Alexandre  III,  pour  jouir  encore  de  la  per- 
spective de  la  «  rue  des  Nations  »,  ou  sur  le  pont  de  l'Aima, 
pour  donner  un  regard  mélancolique  au  «  Vieux  Paris  »  si- 
lencieux. 

Tout  près  de  là,  le  palais  des  Congrès  est  encore  debout, 
au  bord  de  l'eau,  plus  austère  et  plus  froid  que  jamais.  Bien 
des  paroles  y  ont  été  dites  :  paroles  de  passion  ardente  ou  de 
froide  raison,  vagues  comme  les  rêves  ou  précises  comme  le 
calcul,  troublantes  par  leur  sophistique  ou  apaisantes  par 
leur  vérité.  Pourtant,  et  malgré  le  goût  de  race  que  nous 
avons  pour  la  parole  publique,  pas  un  seul  jour  on  n'a  fait 
queue,  à  la  porte  de  ce  Palais  :  ce  n'est  point  là  que  s'empres- 
sait la  foule. 

Beaucoup  y  venaient  en  débouchant  de  la  «  rue  de  Paris  », 
et  parce  que  le  programme  de  leur  curiosité  portait  qu'il  fal- 
lait tout  voir.  Et  ils  avaient  devant  eux  de  hauts  et  longs  murs 
ornés  de  chiffres  et  de  courbes,  comme  il  convient  à  un  sanc- 
tuaire de  l'Économie  sociale.  Aussi,  à  peine  entrés,  pre- 
naient-ils une  allure  rapide  vers  la  première  porte  de  sortie. 
Quelques-uns  faisaient  le  tour  des  salles,  mais  sans  s'arrêter, 
si  ce  n'est,  les  hommes,  aux  panoplies  voyantes,  quand  il  y 
en  avait  autour  des  graphiques,  et  les  femmes,  aux  docu- 
ments qui  étaient  accompagnés  de  jolis  mannequins  de  mo- 
diste. Et  la  visite,  très  courte,  se  concluait  par  des  mots  de 
déception,  comme  ceux-ci  que  j'ai  entendus  plus  d'une  fois: 

1.  Voir  Etudes,  5  novembre,  5  décembre  1900. 


L'ÉGLISE  ET  L'EXPOSITION  173 

«  Il  n'y  a  rien...  —  Ce  ne  sont  que  des  papiers...  —  Il  suffit 
de  savoir  lire.  » 

Au  Ghamp-de-Mars,  où  M.  Picard  avait  relégué  la  classe  112 
de  l'Assistance,  entre  la  grande  salle  des  Fêtes  et  le  palais 
des  Illusions,  le  public  était  plus  intéressé.  Volontiers  il 
stationnait  à  regarder  la  reconstitution  historique  des  anciens 
tours,  ou  les  pupilles  de  la  République  de  1792,  ou  la  bai- 
gnoire provenant  de  la  maison  de  Marat;  plus  volontiers  en- 
core il  écoutait  les  aveugles  jouer  du  piano. 

Quoi  qu'il  en  soit  des  impressions  de  la  foule,  pour  ceux 
qui  les  «  savaient  lire  »,  les  statistiques,  les  diagrammes,  les 
notices  des  œuvres  charitables  et  sociales  prenaient  le  plus 
puissant  intérêt.  Nulle  part  mieux  que  dans  ces  «  papiers  » 
ne  se  traduisaient  le  fond  même  de  la  vie  des  peuples  et  Tin- 
fluence  de  TEglise.  Il  faut  donc  nous  y  arrêter,  pour  achever 
de  comprendre  les  leçons  religieuses  de  l'Exposition  de  1900. 

I 

Il  est  évident  que  la  pitié  de  Thomme  pour  l'homme  a  sa 
source  profonde  dans  la  nature  même.  Mais  il  est  évident 
aussi  qu'il  a  fallu  l'intervention  de  Jésus-Christ  pour  que 
cette  pitié  s'étendît  à  tous  les  hommes,  inspirât  des  dévoue- 
ments héroïques  et  se  traduisît  par  d'impérissables  institu- 
tions. La  chaire  de  Notre-Dame  a  retenti  des  démonstrations 
éloquentes  que  Lacordaire  et  le  P.  Félix  ont  tirées  de  ce  fait, 
en  faveur  de  la  divinité  de  notre  religion  ou  de  sa  nécessaire 
influence  sur  le  progrès  de  l'humanité.  Et  si  l'histoire  de  la 
charité  catholique  était  entreprise,  comme  on  a  entrepris 
celle  des  missions,  depuis  les  diacres  institués  par  les  apô- 
tres jusqu'aux  Petites  Sœurs  des  pauvres  nées  en  ce  siècle,  la 
liste  serait  interminable  des  papes,  des  évêques,  des  prêtres, 
des  religieux,  des  laïques  de  tout  sexe  et  de  toute  condition, 
dont  le  nom  demeure  attaché  à  quelque  œuvre  charitable. 

Pour  ne  parler  que  du  siècle  qui  vient  de  finir,  dès  1801, 
à  Paris,  les  Sœurs  de  Saint-Vincent  de  Paul,  de  la  Sagesse, 
de  Sainte-Marie,  du  Saint-Sauveur,  les  Sœurs  Augustines, 
dirigent  trente  fourneaux  et  trente  dispensaires  d'adultes;  les 
Sœurs  de  Saint-Joseph  de  Gluny  sont  installées  à  un  hôpital 


174  L'EGLISE  ET  L'EXPOSITION 

chirurgical  ;  les  Sœurs  du  Calvaire  ont  un  hospice  pour  les 
femmes  âgées;  les  Sœurs  Auxiliatrices  ouvrent  un  asile  ma- 
ternel. 

Avec  les  créations  de  la  Société  philanthropique,  fondée 
en  1780,  et  qui  réorganise  aussi  ses  œuvres,  les  efforts  de 
ces  religieuses  sont  à  peu  près  tout  ce  que  nous  savons  de 
la  charité  parisienne  d'il  y  a  cent  ans.  Mais  comme  ces  hum- 
bles semences  vont  se  répandre  et  germer,  non  seulement 
dans  la  capitale,  mais  à  travers  tout  le  pays  ! 

Rien  ne  le  saurait  montrer  à  l'égal  du  tableau  ci-contre, 
exposé,  au  Ghamp-de-Mars,  par  V Office  central  des  œuvres 
de  bienfaisance'^.  Avec  une  patience  tenace  et  une  méthode 
sûre,  les  hommes  de  cœur  qui  ont  entrepris  cette  enquête 
sont  parvenus  à  réunir  le  dossier  de  mille  œuvres  fécondes, 
et  bien  que  ce  soit  une  tradition  du  dévouement  de  se  cacher 
et  d'y  réussir,  évidemment  la  grande  masse  des  institutions 
charitables  du  siècle  est  représentée  par  ces  chiffres. 

Combien,  parmi  ces  efforts  généreux  dépensés  à  soulager 
la  misère,  ont  été  inspirés  par  notre  religion?  Il  est  assez  dif- 
ficile de  le  préciser.  Mais  pour  aider  à  interpréter,  dans  ce 
sens,  ce  tableau  où  figurent  toutes  les  œuvres  quelle  qu'en 
soit  d'ailleurs  l'inspiration,  je  donnerai,  pour  quatre  grands 
départements,  le  chiffre  des  œuvres  catholiques  comparé  au 
total  des  œuvres  charitables-  : 

Bouches-du-Rhône      Gironde  Nord  Rhône 

Premier  âge 

Protection  de  la  jeunesse. 
Asiles  pour  malades.  .  . 
Secours  à  domicile  .   .   . 

Je  ne  pense  pas  que  la  moyenne  de  nos  œuvres,  par  rap- 
port au  total  des  œuvres  charitables,  soit  sensiblement  diffé- 

1.  M.  Béchard  et  M.  Giraudeau  me  permettront  de  les  remercier  ici  de 
leur  obligeance  à  me  renseigner  et  de  l'aimable  permission  qu'ils  ont  bien 
voulu  me  donner  de  publier  ce  tableau. 

2.  Ces  chiffres  sont  établis  d'après  la  France  prévoyante  et  charitable 
(  2  vol.  in-8.  Pion,  1898),  publiée  par  les  soins  de  V Office  central.  —  Ce  n'est 
là  qu'une  approximation  sincère,  le  caractère  confessionnel  des  œuvres 
n'étant  pas  toujours  apparent  dans  les  listes  dressées.  Je  n'ai  point  hésité 
à  inscrire  à  notre  actif  charitable  les  hôpitaux  desservis  par  un  personnel 
laïque,  quand  la  fondation  était  catholique  ;  non  plus  que  les  hôpitaux  fondés 
par  n'importe  qui,  quand  les  religieuses  y  sont  gardes-malades. 


27/30 

19/29 

36/43 

10/14 

66/73 

45/50 

160/186 

57/64 

62/75 

56/59 

132/138 

78/92 

89/89 

59/59 

255/257 

62/64 

ŒUVRES  CHARITABLES  ET  SOCIALES  175 

rente,  pour  toute  la  France,  de  celle  que  ces  chiffres  partiels 
révèlent,  tout  à  notre  honneur.  Et  je  ne  pense  pas  davantage 
que  cette  constatation  puisse  étonner  qui  que  ce  soit,  si  ce 
n'est  ceux  que  la  haine  antireligieuse  empêche  de  voir  et 
d'avouer  l'évidence. 

Certainement,  les  philanthropes  «  avec  la  nuance  philoso- 
phique que  ce  mot  comporte  »  ne  sont  pas  un  mythe.  L'autre 
jour,  discourant,  à  l'Académie,  sur  les  prix  de  vertu,  M.  Jules 
Lemaître  louait  M.  Guzac,  «  petit  tailleur  de  Montpellier  », 
dont  «  la  marque  éminente  et  rare  est  d'avoir  fait  pour 
l'amour  de  l'humanité  autant  que  d'autres  pour  l'amour  de 
Dieu  ».  Mais  justement  pareil  fait  est  «  rare  »;  et,  de  ce  chef, 
sans  témérité  aucune,  on  pourrait  conjecturer  que  la  plupart 
des  œuvres  charitables  qui  existent  en  France  sont  catholi- 
ques de  naissance. 

Ce  qui  est  sûr,  en  toute  hypothèse,  c'est  que  les  fondations 
de  cette  singulière  société  de  bienfaisance  qui  s'appelle  la 
Maçonnerie  sont  absolument  insignifiantes.  Les  FF.*,  qui  se 
préoccupent  de  mieux  garder  les  apparences,  ont  parfois  té- 
moigné de  cette  pauvreté  quelque  confusion  et  quelque  hu- 
meur. Mais  les  administrateurs  des  œuvres  maçonniques  ont 
dû  penser  sans  doute  que  mieux  valait  ne  point  partager 
entre  beaucoup  de  concurrents  les  libéralités  du  bugdet^. — Ce 
qui  est  sûr  encore,  c'est  que  beaucoup  d'institutions  passées 
aux  mains  de  l'Assistance  publique  sont  devenues  laïques, 
c'est-à-dire  sans  culte,  malgré  les  intentions  chrétiennes  des 
fondateurs  et  pour  le  bon  plaisir  uniquement  de  quelques 
politiciens  irréligieux.  Car  si  on  faisait  un  plébiscite  parmi 
les  malades,  ils  se  rangeraient,  probablement  en  majorité,  à 
l'avis  des  «  habitants  de  l'hôpital  de  Gompiègne  »,  lesquels, 
en  l'an  VIII,  dans  une  touchante  supplique  au  Directoire,  ré- 
clamaient qu'on  voulût  bien  leur  rendre  «  les  secours  de  la 
religion,  plus  précieux  »  à  ceux  qui  souffrent.  —  Ce  qui  est 
sûr  enfin,  c'est  que  ni  les  laïcisations,  ni  les  entraves  ad- 
ministratives, ni  la  guerre  religieuse  n'ont  découragé  la 
charité  catholique.  Elle  a  multiplié   ses  créations  de  toute 

1.  D'après  les  statistiques  publiées  par  la  Direction  de  l'Assistance  pu- 
blique, en  vue  de  l'Exposition,  l'Orphelinat  maçonnique  de  Paris  recevait, 
en  1896,  une  subvention  de  7  000  francs. 


176  L'EGLISE  ET  L  EXPOSITION 

forme*,  à  un  point  dont  l'Exposition,  quelque  place  qu'y 
eussent  nos  œuvres,  était  bien  loin  de  donner  une  idée 
complète. 

La  classe  112  ne  comptait  que  trois  cent  cinquante  exposants 
français.  A  elles  seules,  les  œuvres  catholiques  d'assistance 
par  le  travail  —  une  des  initiatives  les  plus  récentes  de  la 
bienfaisance  privée  2 —  auraient  dépassé  ce  chiffre,  si  elles 
étaient  venues  toutes  au  Champ-de-Mars.  Mais  le  rendez- 
vous  auquel  invitait  si  chaleureusement  le  comité  qui  avait 
assumé  la  charge  d'amener  les  catholiques  à  l'Exposition,  n'a 
été  accepté  que  par  un  petit  nombre.  Pour  suppléer  à  celte 
réserve,  tout  en  permettant  à  ceux  qui  y  tenaient  d'en  garder 
le  bénéfice,  le  comité  a  publié  les  résultats  d'ensemble  de 
son  enquête  à  travers  les  œuvres  catholiques.  Les  voici  : 

398  œuvres  d'assistance  par  le  tra- 
vail. 


25  œuvres  d'hospitalité  de  nuit 
84       —      de  maternité. 

97  asiles  pour  incurables. 

172  asiles-ouvroirs. 

229  asiles  pour  vieillards. 

398  dispensaires  et  hôpitaux. 


512  crèches  et  asiles 
572  œuvres  pour  malades. 
691  orphelinats. 
1428  bureaux  de  bienfaisance. 


N.  B,  —  Les  œuvres  passées  aux  mains  de  l'Assistance  publique  ne  sont 
pas  comptées,  non  plus  que  les  œuvres  fondées  avant  1800. 

Et  ce  n'est  là,  selon  le  mot  de  M.  l'abbé  Soulange-Bodin, 
rapporteur  de  cette  enquête,  qu'  «  un  coin  de  la  charité 
privée  ». 

II 

Le  budget  de  l'Assistance  publique  est  fort  lourd,  comme 
on  pourra  s'en  convaincre  par  les  chiffres  suivants  que  j'em- 
prunte aux  statistiques  du  Conseil  supérieur  d'assistance  : 

Contingent  fourni  par  impôt  : 

État  Départements  Communes  Paris  Total 

11845  30118     25  276  903  70     33  576  652  24     42170  340  35=    115  869  197  47 
Contingent  fourni  par  ressources  propres  : 

Etabl.  charit.  Assistance  publ. 

publics.  Dons  et  legs  de  Paris.  Pari  mutuel 

98  448  630  68       2  300  628  73     19  445  914  54       7  462  844  00=    127  658  017  95 

Total 253  527  215  42 

1.  Voir  l'excellent  Manuel  des  Œuvres,  que  vient  de  rééditer  Mlle  de 
Serry.  Poussielgue,  1900. 

2.  Cette  initiative  récente  n'est  évidemment   qu'une  reprise  :  l'idée  est 


ŒUVRES  CHARITABLES  ET  SOCIALES  177 

Sur  ce  total  de  près  de  deux  cent  cinquante  millions,  com- 
bien se  dépense  en  subventions  aux  œuvres  de  bienfaisance 
privée  ?  Un  million  à  peine. 

Les  œuvres  catholiques  vivent  donc  à  peu  près  de  leur 
bourse.  Dès  lors,  on  comprendra  que  M.  Louis  Rivière,  dans 
son  admirable  rapport  au  Congrès  d'assistance,  ait  pu  dire, 
en  visant  la  situation  menacée  des  congrégations  : 

Ce  n'est  point  ici  le  l!eu  d'indiquer  les  moyens  de  concilier  la 
liberté  de  l'association  avec  les  droits  de  contrôle  qui  appartiennent 
à  l'Etat.  Les  exemples  de  la  «  législation  à  faire  »  ne  manquent  pas 
dans  les  pays  étrangers.  Le  nôtre  est  presque  le  seul  où  tout  le 
monde  peut  s'associer  librement  pour  gagner  de  l'argent,  mais  où 
la  tutelle  administrative  s'impose  dès  qu'on  poursuit  un  but  désin- 
téressé. 

En  préparant  cette  loi,  le  législateur  français  n'oubliera  pas  que  les 
congrégations  religieuses  soutiennent  en  France  un  nombre  d'indigents 
presque  égal  à  ceux  dont  s'occupe  l'Assistance  publique  ;  qu'elles  ont 
donc  un  droit  à  l'existence  dans  ce  pays,  sous  peine  de  voir  doubler 
des  charges  déjà  considérées  comme  écrasantes  ^. 

Juste  protestation,  au  nom  de  la  liberté  du  bien  et  de  l'in- 
térêt des  contribuables,  contre  l'ostracisme  dont  le  projet  de 
M.  Waldeck-Rousseau  (dernier  §  de  l'art.  2)  frappe  toutes  les 
associations  religieuses,  sans  exception;  car  toutes  font  des 
vœux  et,  par  là,  aliènent  ces  droits  individuels  dont  la  re- 
nonciation, aux  yeux  de  M.  le  président  du  Conseil,  est  illi- 
cite et  contraire  à  la  morale  publique  2.  Or,  sait-on  ce  qu'il  en 
coûterait  aux  gens  qui  paient  l'impôt,  si  la  haine  religieuse 
et  l'esprit  de  parti  venant  à  prévaloir,  les  congrégations  hos- 
pitalières supprimées  étaient  contraintes  de  fermer  les  mai- 
sons qui  leur  appartiennent?  \^ Office  central^  dans  une  iVo^e 
destinée  à  éclairer  sur  ce  point  l'opinion  des  législateurs,  a 


plus  ancienne.  —  Dans  son  rapport,  sur  ce  sujet,  au  Congrès  de  l'Assis- 
tance, M.  Ferdinand-Dreyfus  a  signalé,  avec  raison,  les  ateliers  de  charité 
de  Turgot  (1770),  les  ordonnances  royales  de  Louis  XV  (1724),  de  Fran- 
çois P""  (1536),  etc.  Dès  806,  Charlemagne  avait  pensé  à  mettre  les  men- 
diants «  en  besogne  ». 

1.  Recueil  des  travaux  du  Congrès  international  d'assistance  publique  et 
de  bienfaisance  privée,  1,  p.  174. 

2.  J'en  conviens,  dans  le  projet  de  la  Commission,  l'article  2  du  projet 
ministériel  a  subi  quelques  retouches  ;  mais  le  sort  des  congrégations  même 
autorisées  n'en  est  pas  moins  précaire. 

LXXXVI.  —  12 


178  L'ÉGLISE  ET  L'EXPOSITION 

calculé  qu'on  doit  «  au  bas  mot  »  estimer,  comme  il  suit,  la 
population  hospitalisée  par  les  Sœurs  : 

Paris  Départements  Totaux 

Enfants 19754  83000  102754 

Femmes 684  700  1  384 

Vieillards  incurables 2  860  17  000  19  860 

Aliénés 6  700  6  700 

Total 23  298  107  400  130  698 

Le  seul  entretien  des  83  000  enfants  des  départements  coû- 
tant une  somme  annuelle  de  30  millions,  c'est  à  plus  de 
50  millions  qu'il  faudrait  évaluer  la  charge  des  130  698  hos- 
pitalisés retombant  sur  l'Etat  par  la  disparition  des  congré- 
gations religieuses.  Le  chiffre  est  énorme.  Il  ne  saurait 
pourtant  représenter  toute  la  dépense  à  faire  sur  les  deniers 
publics  :  d'abord  parce  que  l'estimation  de  VOffice  central 
n'est  point  mathématiquement  exacte  et  n'exprime  qu'un  a  bas 
mot  »  ;  ensuite  parce  que  les  hospitalisés  ne  sont  que  la 
moindre  partie  des  assistés.  Qui  peut  dénombrer  la  clientèle 
d'infirmes  et  d'indigents  de  toute  sorte,  qui  vont  chercher 
un  secours' dans  les  maisons  de  charité  de  tout  nom  ouvertes 
par  les  religieuses  hospitalières,  ou  qui  sont  secourus  par 
elles  à  domicile  ? 

III 

Mais  ce  n'est  là  qu'un  côté  de  la  question.  Le  dégrèvement 
de  nos  budgets  très  lourds  est  peut-être  le  moindre  des  ser- 
vices que  rend  au  pays  la  bienfaisance  privée.  Il  y  en  a  d'au- 
tres, dont  le  premier  à  signaler  est  que,  par  ce  temps  où  le 
socialisme  d'Etat  prend  de  plus  en  plus  consistance  dans  les 
théories  et  dans  les  faits,  la  bienfaisance  privée  représente 
le  principe  nécessaire  de  la  liberté. 

C'est  au  Comité  de  mendicité,  nommé  le  21  janvier  1790 
par  l'Assemblée  constituante,  et  présidé  par  Larochefoucauld- 
Liancourt,  que  revient  l'idée  d'introduire  en  France  la  taxe 
des  pauvres.  Pour  ces  théoriciens,  le  moyen  est  simple  et  dé- 
cisif de  supprimer  la  misère:  il  suffit  de  prélever  annuelle- 
ment, sur  les  ressources  de  l'État,  une  somme  à  déterminer 
et  à  répartir  entre  les  départements,  les  districts  et  les  muni- 
cipalités, en  tenant  compte  de  la  population,  des  impôts,  de 


ŒUVRES  CHARITABLES  ET  SOCIALES  179 

l'étendue  territoriale  et   du    prix  moyen  de  la  journée  de 
travail. 

La  Constituante  recula  devant  l'exécution  du  projet,  qui 
entraînait  la  mise  en  une  masse  commune  des  biens  appar- 
tenant aux  hôpitaux.  La  Convention,  qui  n'hésita  jamais  de- 
vant les  opérations  de  nivellement,  vota,  le  24  messidor  an  II 
(13  juillet  1794),  le  décret  suivant  : 

Les  créances  passives...  des  établissements  de  bienfaisance  sont  dé- 
clarées dettes  nationales. . .  L'actif. . .  fait  partie  des  propriétés  nationales  ; 
il  sera  vendu  ou  administré  conformément  aux  lois  existantes  pour  les 
domaines  nationaux. 

Ce  fut  la  ruine.  Dès  le  9  fructidor  an  III  (26  août  1795),  la 
Convention  est  obligée  de  suspendre  la  vente  des  biens  hos- 
pitaliers ;  et,  le  2  brumaire  an  IV  (13  octobre  1796),  elle  re- 
met les  choses  en  l'état  :  chaque  hôpital  recouvre  l'adminis- 
tration de  ce  qui  pouvait  rester  de  ses  biens.  L'œuvre  de 
réparation  continue  sous  le  Directoire.  La  loi  du  16  vendé- 
miaire an  V  (  6  octobre  1797)  promet  aux  hôpitaux  des  «  biens 
nationaux  de  même  produit  »,  en  compensation  des  biens 
vendus  ;  et,  en  attendant  que  «  cette  remise  soit  effectuée  », 
on  assure  le  paiement  d'une  rente  équivalente  aux  anciens 
revenus  1. 

Ces  dispositions  marquèrent  la  mort  des  théories  de  la 
Constituante.  On  n'y  revint  plus.  Mais  aujourd'hui  elles  re- 
prennent faveur.  Le  28  juillet  1889,  en  ouvrant  le  premier 
Congrès  international  d'assistance,  M.  Henri  Monod  saluait 
dans  La  Rochefoucauld-Liancourt  le  précurseur  méconnu  de 
la  vraie  doctrine  sur  le  soulagement  des  malheureux.  Dans 
son  discours  au  troisième  Congrès  international,  le  29  juillet 
dernier,  il  s'est  félicité  que  cette  doctrine  fût  enfin  entrée 
dans  nos  lois  2. 

M.  le  directeur  de  l'Assistance  publique  veut-il  donc 
étouffer  tout  élan  des  cœurs  généreux  ?  Il  s'en  défend,  par 
toute  sorte  de  raisons.  Aux  prévisions  pessimistes  de  M.  Paul 
Leroy-Beaulieu  disant  que  la  loi  du  15  juillet  1893,  en  obli- 
geant les  communes  à  secourir  les  malades  pauvres,  paraly- 

1.  Voir  Lallemand,  la  Révolution  et  les  pauvres,  p.  31-81. 

2.  L'Assistance  publique  en  France,  en  1889  et  en  1900,  par  Henri  Monod, 
directeur  de  l'Assistance  et  de  l'hygiène  publiques.  Impr.  nationale,  1900. 


180  L'EGLISE  ET  L'EXPOSITION 

serait  les  libéralités  spontanées  et  les  institutions  de  pré- 
voyance, il  oppose  «  la  réponse  des  faits...  glorieuse  et 
éclatante  »,  à  savoir  le  nombre  toujours  croissant,  depuis 
1893,  des  sociétés  de  secours  mutuels,  ainsi  que  des  œuvres 
privées  ayant  obtenu  la  reconnaissance  d'utilité  publique. 

Peut-être  la  «  réponse  »  n'est-elle  pas  aussi  «  éclatante  » 
que  l'assure  M.  Monod.  De  bons  juges  estiment  qu'elle  n'est 
pas  même  spécieuse. 

Quoi  qu'il  en  soit,  une  question  se  pose.  Etant  donné  le 
principe  de  la  loi,  comment  éviter,  un  jour  ou  l'autre,  d'ar- 
river à  la  socialisation  des  biens  hospitaliers  ?  M.  André 
Lefèvre  en  a  demandé  la  municipalisation,  au  congrès  de  l'As- 
sistance. La  demande  n'a  surpris  aucun  de  ceux  qui  connais- 
sent M.  Lefèvre  ^  Mais  sa  logique  est  timide  :  quand  il  dit 
que  «  la  disparition  des  organes  autonomes  d'assistance  est 
la  conséquence  de  la  législation  charitable  de  notre  pays  »,  il 
pose  lui-même  le  principe  qui  entraîne  «  la  disparition  »  de 
cet  «  organe  autonome  d'assistance  »,  qui  serait  l'administra- 
tion communale.  Car  l'État  seul,  en  dernière  analyse,  a  «  la 
faculté  de  se  créer  des  ressources,  en  les  calculant  sur  les 
besoins  »,  et,  par  suite,  en  ses  seules  mains  doivent  être  cen- 
tralisées ces  ressources.  Ainsi  concluait  la  Convention,  et 
elle  était  dans  la  logique,  —  plus  que  M.  Lefèvre  qui  s'arrête 
à  la  municipalisation;  et  plus  encore  que  tous  ceux  qui,  ad- 
mettant la  théorie  sur  le  droit  des  indigents  au  secours,  pro- 
testent qu'il  ne  saurait  être  question  de  porter  atteinte  à  Tin- 
dépendance  financière  des  œuvres  privées. 

Dans  son  discours  de  1889,  que  je  rappelais  tout  à  l'heure, 
M.  Henri  Monod  se  plaisait  à  comparer  assistance  et  instruc- 
tion, et  à  définir  par  celle-ci  la  nécessité  et  le  fonctionnement 
de  celle-là.  Hélas  !  plus  la  comparaison  est  juste,  moins  elle 
est  rassurante.  M.  Monod  l'a  compris  sans  doute,  puisque, 
dans  son  habile  plaidoyer  de  cette  année  en  faveur  de  l'as- 
sistance légale,  il  s'est  gardé  de  rapprocher  les  malades  et 
les  écoliers,  et  de  parler  des  lois  scolaires.  Mais  à  défaut  des 
projets  qui  menacent  la  liberté  d'enseignement,  la  proposi- 
tion de  M.  Brisson,  concernant  les  biens  dits  de  mainmorte, 

{.  Il  avait  exprimé  ses  idées,  notamment  dans  la  Revue  de  Paris  du  1"  juil- 
let 1899.  {Paris  et  V Assistance  publique.) 


ŒUVRES  CHARITABLES  ET  SOCIALES  181 

n'annonce-t-elle  pas  clairement  quel  accueil  peuvent  attendre, 
des  hommes  dévots  aux  grands  ancêtres  de  la  Révolution, 
tous  ceux  qui  voudraient  pourtant  garder  la  faculté  de  secou- 
rir les  pauvres  suivant  les  inspirations  de  leur  foi  catholique  ? 

Du  reste,  la  personne  de  M.  Brisson  n'est  rien  dans  le 
débat  ;  il  s'agit  de  la  marche  logique  des  faits  et  des  violences 
de  la  passion  jacobine. 

Il  faut,  dit-on,  que  le  jour  vienne  «  où  tous  les  pauvres  » 
seront  assistés  gratuitement  «  soit  à  domicile,  soit  à  l'hôpi- 
tal ».  Très  bien.  En  fait,  les  voies  et  moyens  prévus  jusqu'ici, 
c'est-à-dire  les  fonds  prélevés  sur  le  pari  mutuel,  les  sub- 
ventions de  l'Etat,  des  départements  et  des  communes  sont 
insuffisants.  D'autre  part,  il  se  peut  que  certaines  institu- 
tions privées  aient  des  ressources  supérieures  à  leurs  besoins 
immédiats.  Et  sûrement  beaucoup  de  gens  fortunés  n'épui- 
sent pas  leurs  rentes.  Dès  lors,  et  puisque,  suivant  M.  Monod, 
«  l'obligation  de  faire  comporte  l'obligation  de  bien  faire  », 
ne  faut-il  pas  conclure  que  l'Etat  doit,  dans  une  mesure  dont 
il  demeure  le  seul  juge,  confisquer  le  superflu  de  ces  insti- 
tutions ou  de  ces  citoyens  trop  riches  ?  Et  pourquoi  un  nou- 
veau «  jeu  de  barème  »  qui  réglerait  cette  confiscation  ne  se- 
rait-il pas  «  annexé  »  aussi  à  la  loi  de  l'assistance  légale  ?  Ne 
serait-ce  pas  un  beau  triomphe  pour  la  «  solidarité  »  et  une 
heureuse  mise  en  pratique  de  la  «  justice  sociale  »  ? 

Eh  !  sans  doute,  il  y  a  une  solidarité  et  une  justice  so- 
ciale. Mais  il  ne  faut  point  que  les  mots  nous  grisent.  Si 
contre  le  fisc  qui  met  la  main  sur  leurs  rentes,  au  nom  de  la 
«  solidarité  »,  les  institutions  et  les  individus  dépouillés  de- 
mandaient leur  dû,  au  nom  du  droit  de  propriété,  qu'y  aurait- 
il  à  répondre  ?  Quels  principes  défendent  à  un  bienfaiteur 
des  pauvres  de  leur  assurer  telle  somme  de  confortable  ?  Et 
par  où  sait-on  que  tel  degré  de  bien-être  constitue  une  injus- 
tice sociale  armant  l'Etat  du  droit  de  confiscation  pour  le  bien 
des  autres  ?  —  On  doit  s'en  rendre  compte,  au  fond  de  cette 
théorie  du  droit  au  secours  se  retrouvent,  et  les  principes 
égalitaires  des  utopistes  de  1789,  et  les  revendications  col- 
lectivistes de  nos  jours  *. 

1.  L'Église  a  une  plus  exacte  notion  des  choses  :  «  Verser  le  superflu 
dans  le  sein  des  pauvres,  dit  Léon  XIII,  c'est  un  devoir  non  pas  de  stricte 


182  L'EGLISE  ET  L'EXPOSITION 

Et  c'est  pour  cela  même  qu'il  y  a  une  chose  plus  urgente, 
en  matière  d'assistance,  que  d'affirmer  les  droits  de  l'État  et 
ceux  des  malheureux,  c'est  de  garantir  le  libre  exercice  de  la 
vieille  charité  catholique. 

IV 

D'autant  que,  pour  secourir  les  malheureux,  elle  a  des  res- 
sources que  l'assistance  officielle  ne  saurait  avoir. 

Elle  est,  d'abord,  plus  indépendante  de  la  politique.  En 
fait,  le  gouvernement  —  chose  sacrée  entre  toutes,  puisque 
de  lui  dépend  le  bien  de  tous  et  l'avenir  même  du  pays  — 
n'est,  depuis  vingt  ans,  qu'un  vil  instrument  aux  mains  de 
l'esprit  de  parti;  des  Fépublicains  qualifiés  ont  mis  parfois  à 
le  constater  une  courageuse  franchise.  Le  principal  étant 
ainsi  en  proie,  qui  sauvera  l'accessoire  ?  N'est-ce  pas  un  fait 
que  tous  les  détails  de  l'administration  —  la  distribution  des 
secours  comme  celle  des  faveurs  ou  des  places  —  devien- 
nent une  sorte  de  mise  au  jeu,  dont  les  politiciens  habiles 
savent  calculer  la  portée  et  dériver  la  valeur  à  leur  profit  ? 
Et  il  se  peut  bien  que  parfois  l'opposition  ne  soit  ni  moins 
passionnée,  ni  moins  scrupuleuse.  Toujours  est-il  que,  de  sa 
part,  l'abus  est  nécessairement  moindre,  l'occasion  étant  plus 
rare,  le  pouvoir  moins  étendu,  et  un  mot  d'ordre  universel 
impossible. 

Et  surtout  l'Évangile,  qui  est  la  règle  et  la  source  de  la  cha- 
rité catholique,  défend  ses  œuvres  contre  les  acceptions  de 
personne. 

Il  fut  un  temps  où  les  décrets  de  1880,  dédaignés  par 
M.  Waldeck-Rousseau  comme  une  arme  vieillie,  avaient  la 
force  de  nous  maintenir  hors  des  frontières.  Jetés  en  pleine 
Espagne,  presque  dans  la  Manche  de  Don  Quichotte,  à  six 
cents  kilomètres  des  Pyrénées,  nous  avions,  pour  nous 
rappeler  la  France,  l'incessante  visite  des  vagabonds  cher- 
chant fortune  sur  la  grand'route  de  Valence  à  Madrid.  Le 
4  avril  1883,  ce  fut  un  ^ancien  déporté,  très  authentique,  qui 
se  présenta.  On  l'accueillit  avec  bonté.  Après  cinq  jours,  il 

justice,  sauf  les  cas  d'extrême  nécessité,  mais  de  charité  chrétienne  ;  un  de- 
Toir  par  conséquent  dont  on  ne  peut  poursuivre  l'accomplissement  par  les 
Toies  de  la  justice  humaine.  »  (Encyclique  Rerum  novarum.) 


ŒUVRES  CHARITABLES  ET  SOCIALES  183 

partit  faisant  remettre  au  Père  chargé  de  recevoir  «  les  rou- 
leurs  »  une  lettre  dont  je  retiens  ces  lignes  : 

Je  n'oublierai  jamais  mon  passage  dans  votre  solitude...  Vous  m'avez 
reçu,  pauvre  paria  que  j'étais,  comme  votre  fds.  Moi  votre  ancien  en- 
nemi politique  comme  votre  meilleur  ami...  Merci  à  vous,  mes  Pères,  et 
adieu. 

Paul  B***, 

ex-communard,  déporté. 

Cet  exemple  est  typique.  Ce  que  nous  faisions  là-bas  pour 
un  «  ex-communard  »,  frère  d'armes  de  ceux  qui  fusillèrent 
des  Jésuites,  à  la  rue  Haxo,  il  n'y  a  pas  d'œuvre  catholique 
qui  ne  le  fasse  tous  les  jours  pour  les  malheureux  du  P.  0.  R., 
quand  ils  veulent  bien  frapper  à  nos  portes.  Et  c'est  tout 
simplement  l'observation  de  la  parole  du  maître  :  Diligite 
inimicos  vestros^  hene facile  his  qui  oderunt  vos.  Encore  un 
coup,  on  peut  parfois  oublier  cette  parole  évangélique  ;  en 
général,  elle  est  la  loi,  amoureusement  observée,  de  nos 
œuvres.  Et  c'est  là  une  supériorité  qu'elles  ont  sur  les  œuvres 
de  l'assistance  publique. 

C'en  est  une  autre  que  leur  caractère  religieux.  On  nous 
accuse,  je  le  sais  bien,  de  ne  donner  notre  aumône  que  contre 
un  billet  de  confession.  Mais  à  Dieu  ne  plaise  que  nous  tra- 
fiquions ainsi  des  consciences!  Et  les  membres  du  jury  de  la 
classe  112  n'en  croient  rien.  Ils  ont  inscrit  sur  leurs  listes  de 
récompenses  V Hospitalité  universelle  et  gratuite  de  Notre'* 
Dame  des  Sept-Douleurs.  Ils  ont  bien  fait.  L'œuvre  est  ad- 
mirable et,  depuis  sa  fondation  (1886),  elle  a  hospitalisé  et 
placé  plus  de  25  000  malheureux.  Ce  que  j'en  veux  noter  ici, 
c'est  l'esprit,  tel  qu'il  ressort  de  ces  lignes  touchantes,  qui 
ont  sûrement  frappé  le  jury  lorsqu'il  est  passé  devant  l'expo- 
sition de  l'œuvre. 

But  :  Aider,  préserver,  réparer. 

Conditions  d'admission  :  Souffrir;  avoir  été  refusé  ailleurs. 
Esprit  :  Foi  sans  limite,  charité  sans  mesure,  liberté  absolue  des  cons- 
ciences. 

Bessources  :  b'onds  secrets  de  la  Providence. 

Ces  formules  sont  le  pur  esprit  de  l'Évangile.  C'est  là  que 
Mlle  de  La  Tour  du  Pin  les  a  prises  pour  en  faire  comme 
l'enseigne  vraie  de  sa  maison.  C'est  là  que  savent  les  re- 


184  L'ÉGLISE  ET  L'EXPOSITION 

trouver  tous  ceux  qui,  par  amour  de  Jésus-Christ,  s'occupent 
des  misérables. 

En  prenant  sur  lui,  dès  le  22  prairial  an  VIII  (10  juin  1800), 
d'autoriser  le  rétablissement  du  culte  dans  les  hospices  de 
Narbonne,  le  préfet  de  l'Aude,  M.  de  Barante  écrivait  :  «  Il 
ne  peut  être  qu'avantageux  de  placer  à  côté  de  la  souffrance 
et  de  la  pauvreté  les  consolations  de  la  religion  et  les  espé- 
rances d'une  autre  vie.  »  Nous  pensons  comme  ce  clairvoyant 
précurseur  du  Concordat.  Les  besoins  des  âmes  nous  touchent 
plus  encore  que  ceux  des  corps.  Mais,  si  vif  que  soit  notre  dé- 
sir d'y  remédier,  nous  savons  être  discrets.  Sur  un  seul  point 
nous  sommes  catégoriques  :  nous  voulons  que  nos  protégés 
sachent  que  de  Dieu  procède  notre  bienfaisance,  et  que,  pour 
revenir  à  Lui,  on  trouve,  chez  nous,  d'abondants  et  faciles 
secours.  Quant  au  retour  des  égarés,  nous  le  laissons  à  la 
liberté  et  à  la  grâce  d'en  haut. 

Il  faut  ajouter  que  cette  largeur  des  œuvres  religieuses,  se- 
courant qui  se  présente,  sans  dictinction  de  cultes,  s'allie  à  une 
merveilleuse  souplesse  dans  l'emploi  des  moyens  et  des  res- 
sources. Je  ne  puis  mieux  faire,  ici,  que  de  citer  M.  Monod  : 

A  mesure  que  s'organisait  l'assistance  publique,  la  bienfaisance  pri- 
vée, comme  surexcitée  par  la  plus  noble  des  émulations,  prenait  un  essor 
inattendu,  et  c'est  depuis  dix  ans  que  vous  avez  vu  surgir  et  fleurir  les 
belles  entreprises  de  charité  qui  sont  les  sauvetages  de  l'enfance,  les 
hôpitaux  marins,  l'œuvre  des  enfants  tuberculeux,  les  refuges  pour  les 
femmes  enceintes  et  toutes  ces  tentatives  d'organisation  méthodique 
de  la  bienfaisance  :  enquêtes  charitables,  visites  aux  pauvres,  assis- 
tance par  le  travail,  où,  sans  doute,  il  y  a  encore  bien  des  tâtonne- 
ments, bien  des  inexpériences,  mais  où  nous  aimons  à  voir  le  commen- 
cement de  quelque  chose  de  grand  que  réalisera  l'avenir  ^. 

Cet  éloge  chaleureux,  sorti  de  la  bouche  du  Directeur  de 
l'Assistance  publique,  n'était  que  le  prélude  des  compliments 
que  la  bienfaisance  privée  devait  recueillir  dans  les  séances 
du  Congrès  international  d'assistance.  Les  hommes  les  plus 
divers  de  croyances  et  d'attaches  politiques  et  de  nationalités 
se  sont  accordés  à  reconnaître  que,  seule,  la  bienfaisance  pri- 
vée pouvait  entreprendre  et  mener  à  terme  certaines  œuvres 
charitables. 

1.  Henri  Monod,  op.  cit.,  p.  35. 


ŒUVRES  CHARITABLES  ET  SOCIALES  185 

En  fait,  nous  ne  voyons  pas  que  l'administration  ait  songé 
à  des  entreprises  comme  le  sanatorium  de  Saint-Martin,  que 
dom  Sauton  va  organiser  dans  les  Vosges,  pour  les  lépreux, 
ou  comme  la  maison  de  phtisiques  que  les  religieuses  de 
Marie-Auxiliatrice  ont  établie  à  Villepinte,  ou  comme  l'école 
foraine  de  Mlle  Bonnefoy.  De  semblables  idées  proviennent, 
en  droite  ligne,  de  ce  que  saint  Paul  appelait  «  la  folie  de  la 
croix  »,  laquelle  n'a  rien  de  commun  avec  les  procédés  admi- 
nistratifs. Il  ne  parait  pas  davantage  que  l'œuvre  de  la  protec- 
tion de  la  jeune  fille,  ou  les  conférences  de  Saint-Vincent  de 
Paul,  ou  môme  les  jardins  ouvriers  soient  nés  de  la  sagesse 
des  bureaux. 

Dès  qu'il  s'agit  de  ces  dévouements  surhumains  dont  le 
spectacle  arrache  aux  plus  froids  des  cris  d'admiration,  ou 
de  cette  dépense  silencieuse  et  patiente  de  soi-même  que 
demande  le  contact  incessant  de  celui  qui  secourt  avec  celui 
qui  est  secouru,  l'assistance  publique  est  impuissante  ;  elle 
peut  fournir  des  murailles  et  une  caisse;  le  reste  appartient 
aux  cœurs  généreux  à  qui  un  irrésistible  élan  impose  de  se 
donner  jusqu'à  l'épuisement  d'eux-mêmes. 

V 

Par  là  justement  s'explique  la  part  énorme  que  prennent 
les  femmes  au  soulagement  de  la  misère.  Gomme  le  disait 
avec  raison  M.  Lemaître  dans  son  dernier  discours  à  l'Acadé- 
mie :  u  Les  femmes  sont  plus  douces  »  que  les  hommes  «  et 
plus  pitoyables  ;  elles  ont  plus  »  que  les  hommes  «  la  voca- 
tion de  la  charité.  »  D'après  le  calcul  de  Taine,  en  1789,  sur 
37  000  religieuses  françaises,  14  000  étaient  hospitalières  i. 
Aujourd'hui  la  France  compte  plus  de  130  000  de  ces  «  cor- 
véables volontaires  »  de  toute  robe^,  et  si  l'on  veut  répartir  par 
catégories  les  congrégations  existantes,  on  trouvera  qu'il  y 
en  a  un  trentième  de  contemplatives,  un  tiers  d'enseignantes, 
un  sixième  d'enseignantes  et  d'hospitalières ,  un  tiers 
d'hospitalières*^.  De  toute  façon,  on  le  voit,  l'armée  des  ser- 

1.  Les  Origines  de  la  France  contemporaine.  La  Révolution,  I,  p.  216. 

2.  Ibid.,  le  Bégime  moderne,  II,  p.  112. 

3.  J'ai  calculé  ces  proportions  d'après  les  listes  dressées  par  M.  Keller, 
en  1880,  dans  les  Congrégations  religieuses. 


186  L'EGLISE  ET  L'EXPOSITION 

vantes  des  malheureux  s'est  accrue  en  ce  siècle,  et  voilà  pour- 
quoi la  bienfaisance  privée  doit  moins  que  jamais  être  sacrifiée 
à  l'assistance  publique.  Ce  serait  l'étouffement  des  inspira- 
tions admirables  dont  les  femmes,  et  surtout  les  femmes 
chrétiennes,  nous  donnent,  dans  leurs  charitables  entrepri- 
ses, l'incessante  révélation. 

Il  y  a  eu,  cette  année,  à  Paris,  un  Congrès  international 
des  droits  et  de  la  condition  de  la  femme^  et  un  Congrès,  éga- 
lement international,  des  œuvres  et  institutions  féminines.  Le 
premier  surtout  a  été  fort  mouvementé.  Un  des  chefs  du  so- 
cialisme militant,  M.  le  député  Viviani,  y  a  pris  la  parole,  au 
milieu  de  l'enthousiasme  de  ses  protégées,  dont  beaucoup 
semblent  faire  de  l'irréligion,  du  collectivisme  et  de  l'admis- 
sion des  femmes  à  tous  les  emplois  le  programme  de  la  Révo- 
lution intégrale,  d'où  datera  l'ère  du  parfait  bonheur.  — Les 
dames  du  second  Congrès  avaient  rêvé  d'être  présidées  par 
M.  Bourgeois  ;  elles  ont  dû  se  contenter  de  l'honneur  d'en- 
tendre M.  Mabilleau.  Il  n'en  faudrait  point  conclure  que  les 
travaux  des  congressistes  seraient  dignes  de  figurer  dans  les 
circulaires  du  Musée  social.  Ce  serait  abuser  des  coïnciden- 
ces et  de  l'hyperbole.  Notons  pourtant  que  le  féminisme  de 
ce  second  Congrès  n'est  pas  exactement  le  féminisme  de 
l'autre.  Les  titres  l'indiquaient  déjà.  Tous  deux  sont  ardents, 
tous  deux  veulent  exalter  la  femme,  mais  l'un  plutôt  par  la 
valeur  que  lui  donnera  la  science,  l'autre  plutôt  par  les  droits 
que  la  loi  lui  reconnaîtra.  Et  tous  deux  s'exagèrent  l'impor- 
tance de  la  question  et  s'illusionnent. 

Certes  je  ne  veux  point  défendre  à  tout  prix  le  code  civil 
ni  Tordre  économique  actuel  :  dans  l'un  et  l'autre,  il  y  a  des 
dispositions  regrettables  dont  la  femme  est  victime.  Mais  ni 
la  poursuite  de  la  science,  ni  celle  du  pouvoir  politique  ne 
changeront  cet  état  de  choses,  pas  plus  pour  les  femmes  que 
pour  les  hommes.  Que  gagneront-elles  à  entrer  au  Parle- 
ment ?  Et  à  voir  se  multiplier  les  avocates  et  les  doctoresses, 
les  femmes  journalistes,  ou  philosophes,  ou  astronomes,  que 
pourrait  gagner  le  pays  ?  C'est  fort  incertain. 

Il  y  a  un  mot  de  saint  Paul  qui  a  pour  lui  bien  des  garan- 
ties ;  aux  yeux  des  catholiques,  il  est  inspiré,  c'est-à-dire  infail- 


ŒUVRES  CHARITABLES  ET  SOCIALES  187 

liblement  vrai,  et  l'histoire  de  tous  les  temps  lui  sert  de  com- 
mentaire :  Caput  mulieris  vir.  Cela  ne  veut  point  dire  que  la 
femme  est  dispensée  de  réfléchir  et  de  comprendre;  mais,  de 
fait,  ce  sont  les  hommes  qui  dirigent  les  mouvements  de  la 
pensée  dans  le  monde.  Et  cela  ne  veut  point  dire  non  plus 
que  la  femme  est  dispensée  de  vouloir  et  d'entreprendre  ; 
mais,  de  fait,  ce  sont  les  hommes  qui  commandent,  en  géné- 
ral, sur  la  terre.  L'autorité  intellectuelle  et  morale  de  la 
femme  n'est  qu'une  exception.  Pourquoi  ?  Je  ne  sais  quel 
oracle  de  la  science  allemande  en  donnait  pour  raison  le 
poids  du  cerveau  féminin,  et  il  se  trouva  que  le  sien  était 
d'un  poids  encore  inférieur.  D'autres  ont  dit  autre  chose. 
L'explique  qui  pourra  :  il  y  a  une  inégalité  de  l'homme  et  de 
la  femme,  comme  une  inégalité  des  hommes  entre  eux;  elle 
est  un  fait  irréductible.  Et,  dès  lors,  c'est  pure  chimère  que 
de  vouloir  construire  un  monde  où  aucune  inégalité  n'exis- 
tera plus. 

Pour  elles  et  pour  les  autres,  mieux  vaut  que  les  femmes 
le  comprennent  et  qu'elles  travaillent  à  la  solution  de  l'éter- 
nelle question  où  leur  supériorité  demeurera  sans  conteste, 
celle  du  soulagement  des  malheureux. 

Ainsi  a-t-on  pensé  dans  la  section  féministe  du  Congrès  des 
œuvres  catholiques,  et,  au  lieu  d'amères  et  stériles  discus- 
sions, c'a  été,  pour  les  congressistes,  un  émerveillement  de 
découvertes  édifiantes. 

Certes,  beaucoup  de  dames  qui  étaient  là,  par  tradition, 
par  goût  et  par  conscience  s'occupent  des  œuvres  autrement 
qu'en  versant  des  cotisations.  Mais  c'est  une  de  nos  tenta- 
tions les  plus  faciles  de  croire  que  tout  finit  où  finit  notre 
domaine,  et  c'est  l'avantage  des  congrès  de  reculer  l'horizon, 
d'accroître  les  idées,  les  désirs  et  l'initiative,  en  révélant  ce 
que  d'autres,  parfois  dans  des  conditions  fort  mauvaises, 
osent  entreprendre  et  réussissent  à  accomplir. 

Le  Syndicat  de  V Aiguille  et  l'Œuvre  des  restaurants  des 
jeunes  ouvrières  sont  bien  connus  :  ils  ont  à  leur  service  la 
plume,  mieux  le  cœur  de  M.  d'Haussonville  *.  Mais  ont-elles 

1.  Salaires  et  misères  de  femmes.  Calmann,  1900. 


188  ,         L'EGLISE  ET  L'EXPOSITION 

toutes  cet  honneur  et  cette  fortune,  les  institutions  inspirées 
par  le  même  désir  généreux  de  prévenir  et  de  réduire  cette 
chose  navrante  qu'on  appelle  —  trop  justement,  hélas  !  —  la 
«  traite  des  blanches  »  ?  Combien  ignorent  encore  cette 
Œuvre  internationale  de  la  protection  de  la  jeune  fille^  créée 
en  Suisse,  et  dont  M.  et  Mme  de  Montenach  sont  venus  plai- 
der la  cause  en  France,  avec  tant  de  dévouement  et  d'élo- 
quence ! 

La  presse  s'occupait  avec  émotion,  ces  derniers  jours,  de 
sœur  Sainte-Marguerite,  religieuse  de  la  Sagesse  à  Larnay, 
qui  a  réussi  à  faire  sortir  l'âme  de  Marie  Heurtin  de  la  triple 
prison  où  la  tenaient  enfermée,  depuis  sa  naissance,  sa  surdi- 
mutité et  sa  cécité  ^  On  est  attendri  devant  les  ingénieux  et 
patients  efforts  qu'il  a  fallu  pour  former  en  cette  intelligence, 
sans  autre  ressource  qu'un  doigté  tout  matériel,  les  idées 
les  plus  élevées  que  nous  puissions  concevoir,  l'âme  immor- 
telle et  Dieu  créateur.  Et,  pourtant,  sont-elles  moins  admi- 
rables ces  sœurs  aveugles  de  Saint-Paul  qui  se  vouent  à  l'ins- 
truction des  jeunes  aveugles,  ou  ces  religieuses  de  tout 
nom,  —  Petites  Sœurs  de  l'Assomption,  Sœurs  franciscaines, 
auxiliatrices,  —  dont  les  jambes  infatigables  parcourent  les 
faubourgs  et  montent  les  étages,  pour  s'installer  en  ména- 
gères auprès  de  ces  foyers  des  ouvriers  malades,  où  elles 
apportent  la  propreté,  la  joie,  le  pain  quotidien,  et  surtout  le 
cœur  qui  compatit  et  se  donne  ? 

Les  visiteuses  des  pauvres  ne  portent  pas  toutes  robe  de 
bure.  Les  traditions  des  conférences  de  Saint-Vincent  de 
Paul,  grâce  à  Dieu,  sont  toujours  vivantes.  Mais,  ne  pouvant 
tout  rappeler  ni  tout  indiquer,  on  me  permettra  de  m'arrêter 
de  préférence  aux  innovations  heureuses. 

Le  nombre  des  petits  Français  sans  baptême  devient  ef- 
frayant. A  Lyon,  la  ville  de  Notre-Dame  de  Fourvière,  la  pro- 
portion est  considérable.  Des  âmes  généreuses,  émues  de  cet 
état  de  choses,  si  triste  pour  le  présent  et  si  dangereux  pour 
Tavenir,  se  sont  mises,  comme  dans  les  missions  d'outre- 
mer, à  la  recherche  des  petits  païens.  Quelles  insultes  parfois 

1.  Voir  la  page  touchante  que  lui  a  consacrée  M.  Brunetière  dans  son 
discours  pour  les  prix  de  vertus  en  1899  (Discours  académiques,  p.  255), 
et  l'article  émouvant  de  M.  Arnould  dans  la  Quinzaine,  1"  déc.  1900. 


ŒUVRES  CHARITABLES  ET  SOCIALES  189 

et  quelles  résistances,  quand  c'est  le  père  qui  s'obstine  à  re- 
fuser. La  victoire,  quand  elle  vient,  —  et  elle  vient  toujours 
à  la  bonté,  à  l'humilité  et  à  la  patience,  —  n'en  est  que  plus 
belle  et  plus  douce.  L'Œuvre  des  baptêmes  est  établie  à 
Paris,  à  Versailles,  Limoges,  Aix,  Marseille. 

D'autres  dames  se  font  catéchistes.  Il  faut  bien  garder  la 
foi  à  tant  de  pauvres  enfants,  dont  l'âme  chrétienne  ne  fait  pas 
compte  pour  leur  famille  ou  pour  leurs  maîtres.  Voltaire  di- 
sait —  et  M.  Lamy  vient  de  le  rappeler  éloquemment  aux 
dames  de  Besançon,  —  que  «  la  moitié  de  l'Europe  doit  aux 
femmes  son  christianisme  ».  C'est  cet  inestimable  cadeau  que 
la  France  est  en  train  de  perdre.  De  toutes  leurs  forces,  les 
dames  de  Paris  s'y  opposent.  Elles  sont  plus  de  mille  à  instruire 
les  petits  Parisiens  qu'il  y  a  un  Christ  qui  aime  la  France.  On 
ne  saurait  faire  meilleure  besogne  :  aussi  le  jury  des  récom- 
penses a-t-il  accordé  à  V Œuvre  générale  des  catéchismes  de 
Paris  une  médaille  d'or. 

Il  a  été  plus  gracieux  encore  pour  les  Petites  Sœurs  des 
pauvres;  il  leur  a  donné  un  grand  prix.  Est-ce  qu'elles  ne  le 
méritent  pas,  pour  avoir  fondé  sans  un  sou  de  capital  278 
maisons  où  elles  ont  abrité  170  115  vieillards  ?  Elles  sont 
5  200  par  le  monde.  Dieu  les  multiplie  encore!  A  l'encontre 
des  théories  administratives  sur  l'assistance,  elles  sont  la 
vive  et  touchante  démonstration  de  la  puissance  de  l'aumône 
et  de  la  solvabilité  de  ceux  qui  ont  confiance  en  Dieu. 

Et  leur  exemple  a  été  fécond.  Dans  ces  dernières  années, 
une  œuvre  s'est  fondée  à  Toulouse,  par  laquelle  je  finirai 
cette  esquisse  rapide  des  bienfaits  de  la  charité  des  femmes. 
On  l'appelle  VŒuvre  des  vieillards  délaissés.  De  ces  vieil- 
lards, il  y  en  a  partout,  hélas  !  A  Toulouse,  depuis  dix  ans, 
il  y  en  a  moins  qu'ailleurs;  car  elles  sont  plus  de  cinq  cents 
ouvrières  qui  se  dévouent  chacune  à  son  <c  pauvre  vieux  »  ou  à 
sa  «  pauvre  vieille  ». 

Faire  leur  lit,  balayer  leur  chambre,  renouveler  les  pro- 
visions d'eau  ou  de  bois,  raccommoder  leurs  vêtements,  les 
accompagner  à  la  promenade,  quand  le  beau  soleil  les  tente  ; 
aller  chercher  leur  part  de  bouillon  au  bureau  de  bienfai- 
sance, c'est  la  joie  de  ces  admirables  jeunes  filles  qui  ne  vi- 
vent que  de  leur  travail  et  des  fatigues  du  dévouement.  Et  on 


190  L'EGLISE  ET  L'EXPOSITION 

comprend  bien  qu'à  voir  tant  de  simplicité,  de  patience  et 
d'affection  dans  ces  anges  qui  les  visitent,  les  «  délaissés  » 
concluent  comme  cette  vieille  dont  il  me  faut  ici  rapporter  les 
paroles  :  ce  Ma  petite,  amenez-moi  le  curé  que  vous  voudrez; 
car  vous  m'avez  tellement  retournée  que  je  ferais  tout  ce  que 
vous  voudrez...  Depuis  que  vous  m'avez  fait  lire  les  histoires 
de  Messieurs  les  Martyrs  qui  se  sont  laissé  tuer  plutôt  que 
de  faire  un  péché,  cela  m'a  donné  une  si  grande  idée  de 
Dieu,  que  je  ne  veux  plus  l'offenser  ^  »  Mais,  souvent,  par 
combien  de  rebuts,  d'exigences,  de  défiances  aimablement 
supportées  s'achètent  ces  paroles  d'une  âme  qui,  vaincue  par 
la  charité,  se  rend  enfin  à  Dieu  !...  M.  Lemaître  a  rappelé,  à 
l'Académie,  la  prière  de  la  servante,  écrite  par  Lamartine. 
Elle  est  belle,  et  sous  la  coupole  de  l'Institut  elle  a  remué 
les  cœurs  attendris.  Mais  la  prière  intime  qui  monte  de 
l'âme  des  servantes  volontaires  des  Vieillards  délaissés^  au 
milieu  de  leur  activité  infatigable  et  souriante,  je  la  crois 
plus  belle  encore;  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  en  nous  en  sort 
jamais. 

VI 

Avec  les  vieillards,  les  bébés  et  les  malades,  on  avait 
groupé  dans  la  classe  112  ceux  qui  ont  eu  maille  à  partir  avec 
la  justice  :  ne  sont-ils  pas  ceux  qui  ont  le  plus  besoin  d'as- 
sistance ? 

Trois  sociétés  d'études,  en  France,  s'intéressent  aux  crimi- 
nels :  la  Société  générale  des  prisons^  le  Comité  de  défense  des 
enfants  traduits  en  justice  et  F  Union  des  Sociétés  de  patronage 
des  libérés.  Cette  Union.,  qui  commença,  en  1893,  avec  40  so- 
ciétés, en  réunit  aujourd'hui  101,  et  le  nombre  des  protégés 
est  passé  de  9  873  à  17  422.  Le  Comité,  fondé  en  1890,  vient, 
de  publier  les  conclusions  de  dix  ans  d'études,  en  une  série 
de  rapports  qui  embrassent,  à  tous  les  points  de  vue,  toute  la 
question  si  complexe  de  l'amendement  des  enfants  coupables. 
La  Société  générale  dps  prisons.,  par  son  organe  la  Revue  pé- 
nitentiaire., met  le  public  ^u  courant,  depuis  1877,  de  ses 
recherches  de  criminologie,  où  la  compétence  la  plus  indis- 

1.  Discours  du  P.  Suau  pour  l'Œuvre,  des  vieillards  délaissés,  le  26  dé- 
cembre 1898. 


ŒUVRES  CHARITABLES  ET  SOCIALES  191 

cutable  s'unit  à  la  préoccupation  de  reclasser,  dignes  et 
utiles,  dans  le  corps  social,  les  membres  dégradés  et  malfai- 
sants que  le  Code  pénal  en  avait  retranchés. 

Au  premier  rang  de  ces  hommes  que  passionnent  les  ques- 
tions pénitentiaires  se  trouvent  des  catholiques  bien  connus. 
Ils  y  sont  à  leur  place.  Car  des  prisons,  comme  des  écoles  et 
des  hôpitaux,  c'est  toujours  la  même  leçon  qui  s'échappe  : 
que  l'État,  s'il  veut  être  sage  et  promouvoir  le  bien,  favorise 
les  libres  initiatives  et  laisse  faire  la  religion. 

On  me  permettra  de  traduire  en  chiffres  précis  ces  conclu- 
sions abstraites  : 

1°  Les  colonies  pénitentiaires  publiques  dépensent  plus 
que  les  colonies  privées  :  il  y  faut  un  personnel  plus  nom- 
breux et  mieux  rétribué  ;  l'entretien  d'un  enfant  y  coûte  le 
double  ; 

2°  Elles  rendent  moins.  —  La  santé  des  enfants  y  est  moins 
solide  :  les  statistiques  portent  14633  journées  d'infirmerie 
dans  les  colonies  publiques  contre  9645  dans  les  colonies 
privées. —  Le  pécule  y  est  moins  élevé  :  il  n'a  jamais  dépassé 
30  francs  dans  les  colonies  publiques;  il  est  actuellement  à  12, 
tandis  qu'il  esta  60  dans  les  colonies  privées  et  n'a  jamais 
baissé  au-dessous  de  25;  à  Mettray,  il  s'est  même  élevé  à  90, 
en  1887.  —  Enfin,  le  relèvement  y  est  moins  sûr  :  les  colo- 
nies publiques  comptent,  en  1899,  273  renvois  pour  indisci- 
pline, et  les  colonies  privées  98  ;  la  moyenne  des  punitions 
est  de  14  par  détenu  dans  les  premières  et  de  5  dans  les  se- 
condes ;  quant  aux  récidivistes,  la  comparaison  devient  im- 
possible depuis  que  la  statistique  criminelle  n'en  publie  plus 
le  tableau  ;  mais  aujourd'hui  comme  autrefois,  au  témoignage 
peu  suspect  de  M.  Puibaraud,  les  colonies  privées  gardent, 
sur  ce  point,  leurs  avantages.  Ajoutons  ceci  :  tandis  que  la  So- 
litude de  Nazareth^  à  Montpellier,  et  \ Asile  de  Darnetal,  près 
de  Rouen,  arrivent  à  des  réhabilitations  admirables,  l'État  ne 
peut  parler  que  de  la  faillite  de  ses  établissements  péniten- 
ciers pour  jeunes  filles. 

Et  cependant  l'État,  comme  si  ses  bureaux  étaient  seuls 
intègres,  projette  d'établir,  sur  la  comptabilité  des  établisse- 
ments libres,  un  contrôle  sévère.  Il  menace  leur  existence, 
en  essayant  de  créer  des  colonies  nouvelles,  en  réduisant  sys- 


192  L'ÉGLISE  ET  L'EXPOSITION 

tématiquement  l'envoi  de  pensionnaires  aux  colonies  privées, 
en  déposant  des  projets  de  loi  qui  atteignent  toutes  les  con- 
grégations religieuses.  Il  a  supprimé  l'aumônier  de  ses  mai- 
sons de  correction.  On  dirait  que  l'indispensable  moyen  de 
résoudre  la  question  des  pénitenciers  est  d'en  faire  dispa- 
raître la  croix,  symbole  incomparable  d'un  ^rachat  accompli 
par  l'expiation  volontaire  du  Christ  répondant  des  hommes 
pécheurs. 

Qu'il  serait  plus  sage  de  garder  la  lettre  et  l'esprit  de  la  loi 
de  1850,  dont  les  articles  1  et  6  sont  ainsi  conçus  : 

Article  premier.  —  Les  mineurs  détenus  recevront  une  éducation 
morale,  religieuse  et  professionnelle. 

Art.  6.  —  ...  Le  ministre  pourra  passer  avec  ces  établissements 
(libres),  dûment  autorisés,  des  traités  pour  la  garde,  l'entretien  et 
l'éducation  d'un  nombre  déterminé  déjeunes  détenus...  Si  le  nombre 
total  des  jeunes  détenus  n'a  pu  être  placé  dans  des  établissements  par- 
ticuliers, il  sera  pourvu,  aux  frais  de  l'Etat,  à  la  fondation  de  colonies 
pénitentiaires. 

Mais  qu'importent  la  légalité,  la  justice  et  le  bon  sens, 
pourvu  que  le  jacobinisme  triomphe  !  C'est  d'ailleurs  de  son 
essence  de  ne  pouvoir  triompher  qu'en  primant  le  droite 


VII 

L'espace  me  manque  pour  parler,  comme  il  le  faudrait,  des 
œuvres  sociales.  Et  c'est  dommage,  car  les  pays  étrangers 
et  la  France  avaient  apporté,  à  l'Exposition,  mille  documents 
instructifs,  comme  on  peut  le  conjecturer  du  tableau  sui- 
vant : 

EXPOSANTS 

Classes  français     étrangers 

101  Apprentissage.  Protection  de  l'enfance  ouvrière.   .         92  73 

102  Rémunération  du  travail.   Participation  aux  béné- 

fices          74  16 

103  Associations  coopératives  de  production  ou  de  cré- 

dit. Syndicats  professionnels 557  386 

104  Syndicats  agricoles.   Crédit  rural 554  67 

105  Réglementation  du  travail.  Sécurité  des  ateliers.    .63  80 

106  Habitations  ouvrières 90  163 

1.  Voir,  sur  ces  questions,  les  travaux  de  M.  Henri  Joly,  et  notamment  : 
A  travers  l'Europe  (LecofFre,  1898)  ;  la  Bévue  pénitentiaire,  l*"^  janvier  1900  ; 
les  Débats,  22  juillet,  30  juillet,  7  août  1900. 


ŒUVRES  CHARITABLES  ET  SOCIALES  193 

EXPOSANTS 

Classes  français     ëtrangerB 

107  Sociétés  coopératives  de  consommation 75  58 

108  Institutions  pour  le   développement   intellectuel  et 

moral  des  ouvriers 395  97 

109  Institutions  de  prévoyance 562         294 

110  Initiative  publique  ou  privée  en  vue  du  bien-être 

des  citoyens 64         107 

On  le  devine,  c'est  surtout  à  la  classe  108  que  les  œuvres 
catholiques  étaient  nombreuses  :  93  de  leurs  récompenses, 
sur  103,  appartiennent  à  cette  classe  ;  mais  il  n'en  faudrait 
pas  conclure  qu'ils  ne  se  sont  point  signalés  ailleurs. 

Quelles  œuvres  d'apprentissage  sont  plus  méritantes  que 
celles  de  l'école  Saint-Nicolas  ou  des  Écoles  professionnelles 
catholiques  de  jeunes  filles  ?  Au  Val-des-Bois,  M.  Harmel, 
d'autres  industriels  dans  la  région  du  Nord,  ont  groupé,  au- 
tour de  l'usine,  un  ensemble  d'institutions  où  les  intérêts 
économiques  aussi  bien  que  les  intérêts  moraux  et  religieux 
de  l'ouvrier  sont  admirablement  sauvegardés. 

Et  qui  donc,  plus  que  les  patrons  chrétiens,  s'est  préoccupé 
de  la  question  du  juste  salaire,  sachant  bien  que,  selon  le 
mot  de  l'Écriture,  rappelé  par  Léon  XIII  dans  l'encyclique 
Rerum  novarum^  «  l'argent  dont  le  travailleur  est  frustré, 
crie  vengeance  aux  oreilles  de  Dieu  »  ?  Il  y  en  a  qui  ont  fait  à 
leurs  ouvriers,  comme  M.  Mame,  à  Tours,  des  cadeaux  de  roi. 
Et  d'ailleurs  est-ce  que,  bien  longtemps  avant  les  revendica- 
tions socialistes,  sous  la  forme  du  métayage,  la  participation 
aux  bénéfices  n'était  pas  pratiquée  par  la  foule  des  proprié- 
taires terriens  ?  Ce  ne  sont  pourtant  pas,  en  général,  des  gens 
incroyants  ou  révolutionnaires. 

S'il  en  était  besoin,  le  magnifique  mouvement  des  syndi- 
cats agricoles^  démontrerait  que  le  culte  des  traditions,  quand 
il  est  dominé  par  les  enseignements  de  la  foi  catholique,  n'est 
pas  un  obstacle  aux  légitimes  progrès  et  au  rapprochement 
des  classes.  Rien  de  plus  suggestif  que  les  cartes  des  unions 
régionales  de  syndicats,  exposées  au  palais  de  TÉconomie  so- 
ciale. Pour  quiconque   a   lu,  par  exemple,   les  travaux   de 

1.  Ce  sont  les  seuls  qui  soient  en  augmentation  constante  ;  les  syndicats 
ouvriers,  les  syndicats  patronaux  et  les  syndicats  mixtes,  d'après  les  der- 
nières statistiques,  perdent  de  leurs  effectifs. 

LXXXVI.  —  13 


194  L'EGLISE  ET  L'EXPOSITION 

M  de  Rocaui^ny  ou  le  récent  volume  de  M.  de  Gailhard- 
Bancel,  chacun  de  ces  points  de  la  carte,  marqué  d'un  dra- 
peau syndical,  représentait  de  définitives  victoires  rempor- 
tées sur  l'esprit  de  routine,  de  défiance  et  d'isolement  :  des 
progrès  réalisés  dans  les  cultures  ;  des  institutions  de  pré- 
voyance et  de  crédit  mises  en  honneur;  la  cause  de  l'agricul- 
ture défendue  ;  le  paysan  et  le  riche  unis,  cruce  et  aratro. 
Et  plût  à  Dieu,  pour  la  paix  et  la  sécurité  du  pays,  que  tous 
les  syndicats  professionnels  fussent  une  force  aussi  saine  et 
aussi  ordonnée  dans  sa  puissance  que  celle  des  2  500  syndi- 
cats agricoles,  avec  leurs  800000  adhérents  î 

Un  mot  sur  la  classe  109.  Parmi  les  institutions  de  pré- 
voyance, aucune  peut-être  ne  mérite  plus  l'attention  que  les 
sociétés  de  secours  mutuels.  Au  Congrès  international  des 
œuvres  catholiques,  M.  Vermont  s'en  est  constitué  l'avocat 
avec  une  vigueur  de  raisonnement,  une  chaleur  de  convic- 
tion, une  justesse  de  vues  qui  ont  soulevé  des  applaudisse- 
ments unanimes.  Il  parlait  d'expérience.  Il  suffisait,  pour  le 
comprendre,  d'avoir  feuilleté  l'énorme  volume  de  documents, 
exposé  à  la  classe  109,  par  VÉmulation  chrétienne  de  Rouen, 
et  surtout  le  touchant  récit  de  cette  journée  du  4  août  1897, 
où  524  sociétés  de  43  départements  s'étaient  fait  un  devoir 
d'aller  fêter,  à  Rouen,  les  noces  d'argent  de  ce  mutualiste 
modèle  qu'est  M.  Vermont. 

La  loi  du  1"  avril  1898  favorise  la  création  des  mutualités  : 
elles  sont  plus  faciles  à  établir  qu'autrefois,  et  les  avantages 
sont  plus  grands.  Les  catholiques,  moins  que  personne,  doi- 
vent dédaigner  cette  forme  d'association  :  elle  est  une  force 
économique  dont  ils  ont  besoin  ;  et  puis  eux,  seuls  lui  peuvent 
garantir  une  portée  sociale,  en  mettant  dans  la  circulation 
utile  de  l'argent  cotisé  ce  courant  de  sympathie  fraternelle 
dont  la  charité  chrétienne  est  l'inépuisable  source  *.  Quoi 
qu'en  disent  les  statistiques,  les  bourses  du  travail  et  les  syn- 

1.  Je  note  avec  plaisir  que  la  question  a  été  étudiée  à  fond  dans  une 
réunion  sacerdotale  de  Monbeton  (Tarn-et-Garonne)  ;  que  la  Commission  des 
patronages  active  la  fondation  de  mutualités  post-scolaires,  et  que  la  Société 
générale  d'éducation  a  rédigé  des  statuts  de  société  scolaire,  facilement  ap- 
plicables à  un  groupement  quelconque. 


ŒUVRES  CHARITABLES  ET  SOCIALES  195 

dicats  professionnels  ne  s'occupent  guère  de  remédier  au 
chômage  autrement  qu'en  créant  des  caisses  de  grève;  les 
bureaux  de  placement  payants  exigent  des  frais;  les  bureaux 
municipaux  se  nuancent  de  politique  ;  les  bureaux  gratuits, 
trop  peu  nombreux,  ne  peuvent  atteindre  à  tout.  Pourquoi  les 
sociétés  de  secours  mutuels,  comme  la  loi  de  1898  les  y  en- 
gage, ne  deviendraient-elles  pas,  plus  que  par  le  passé,  un 
bureau  de  placement?  Et  surtout  pourquoi,  en  se  multipliant 
et  en  se  fédérant,  n'offriraient-elles  pas  à  la  question  des  pen- 
sions ouvrières,  qu'on  veut  résoudre  par  l'assistance  obliga- 
toire —  c'est-à-dire  par  l'impôt  ou  la  confiscation  des  biens 
congréganistes  —  une  première  solution,  digne  pour  les 
intéressés,  économique  pour  les  deniers  publics  et,  doctri- 
nalement,  irréprochable  ? 

YIII 

On  ne  saurait  cependant  admettre  que  les  institutions  pa- 
tronales doivent  disparaître  dans  le  mouvement  mutualiste. 
Il  y  en  a  qui  le  prétendent,  soit  qu'ils  veuillent  flatter  la  démo- 
cratie, soit  qu'ils  en  comprennent  mal  la  notion  ;  et  il  semble 
que  les  organisateurs  de  l'Exposition  avaient  pris  parti  pour 
eux.  En  1889,  les  institutions  patronales  formaient  une  classe 
à  part;  cette  année,  on  avait  d'abord  formé  le  projet  de  les 
disperser;  sur  de  justes  protestations,  on  a  fini  par  les  classer 
avec  les  institutions  de  prévoyance.  Il  est  permis  de  penser 
que  M.  Gheysson  n'a  point  été  étranger  à  cette  victoire  du  bon 
sens  ;  un  fidèle  disciple  de  Le  Play  se  devait  de  plaider  et  de 
gagner  la  cause  du  patronage.  Personne  n'ignore  la  place 
que  cette  idée  occupe  dans  la  constitution  essentielle  du  grand 
économiste;  pour  le  rappeler,  d'ailleurs,  les  dignes  conti- 
nuateurs de  son  œuvre,  dans  la  Réforme  sociale^  sont  là,  tou- 
jours fidèles  à  la  pensée  du  maître. 

Et  il  est  bien  de  toute  évidence  que,  si  l'envie  démocratique 
allait  jusqu'à  rendre  impossible  l'existence  ou  l'action  des 
élites  sociales,  ce  ne  pourrait  être  que  pour  le  malheur  de  la 
multitude  elle-même. 

Ceux-là  donc  méritent  tous  les  éloges  qui,  en  dépit  de 
toutes  les  tentations  du  dedans  et  du  dehors  les  engageant  à 


196  L'EGLISE  ET  L'EXPOSITION 

s'isoler  dans  l'égoïste  jouissance  de  leurs  ressources  accu- 
mulées, s'empressent  d'en  communiquer  la  surabondance, 
alors  même  qu'ils  ne  sont  point  sûrs  de  voir  leurs  intentions 
généreuses  comprises  de  ceux  qui  en  bénéficient.  La  persé- 
vérance de  leur  désintéressement  fera  leur  force  et  aura  sa 
récompense,  tôt  ou  tard,  à  la  condition  que  le  souci  du  pro- 
grès moral  s'unisse,  dans  leurs  efforts,  à  celui  du  progrès 
matériel. 

Eh  ouvrant  le  Congrès  des  habitations  ouvrières,  M.  Georges 
Picot  a  osé  dire  que  cette  question  est  «  le  nœud  de  la  ques- 
tion sociale  ».  De  certain  côté,  on  a  trouvé  le  mot  singulière- 
ment exagéré;  et  je  ne  doute  pas  que  le  distingué  secrétaire 
de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques  ne  trouvât 
de  bonnes  raisons  pour  défendre  sa  formule,  car  il  connaît  à 
fond  la  question;  mais  un  des  points  de  vue  par  où  elle  peut 
être  le  mieux  défendue,  c'est  celui  précisément  du  progrès 
moral.  Car  enfin,  lorsqu'on  aura  assuré  au  travailleur  de  nos 
jours  un  logement  plus  confortable,  et  encore  une  nourriture 
plus  abondante  et  plus  choisie,  un  salaire  plus  élevé,  une 
instruction  supérieure,  des  distractions  plus  nombreuses  que 
celles  du  travailleur  d'autrefois ,  qu'y  aura-t-il  de  résolu 
dans  la  question  sociale,  si,  plus  avantagé,  l'homme  d'aujour- 
d'hui est  plus  mécontent? 

Ils  ont  compris  cela,  ces  religieux  qui,  depuis  1845,  se  dé- 
vouent, dans  la  Société  de  Saint-Vincent  de  Paiil^  à  l'Œuvre 
des  patronages. 

Ils  ont  compris  cela,  les  organisateurs  de  la  Paroisse  bre- 
tonne et  à'diXxXYes  œuvres  provinciales^  dont  les  membres  veu- 
lent retrouver,  à  Paris,  comme  un  morceau  de  ce  sol  natal  où 
le  clocher  de  l'église  demeure  le  centre  des  âmes*. 

Ils  avaient  compris  cela,  ces  jeunes  hommes  qui,  le  jour  de 
Noël  1871,  dans  une  «  pauvre  chambre  d'ouvrier,  firent  ser- 
ment de  consacrer  leurs  forces  à  l'idée  dont  ils  croyaient 
fermement  faire  sortir  la  rénovation  de  leur  patrie  »  ;  et  voici 
quelle  était  cette  idée  : 

1.  On  sait  qu'il  y  a  à  Paris  plus  de  1  300  000  provinciaux;  tous  sont  plus 
ou  moins  groupés  en  colonies;  certaines  colonies  ont  un  caractère  religieux  : 
par  exemple,  l'Union  aveyronnaise,  pyrénéenne,  limousine,  etc.  ;  d'autres 
sont  purement  philanthropiques  ou  folkloristes  ou  gastronomiques. 


ŒUVRES  CHARITABLES  ET  SOCIALES  197 

Proclamer  et  défendre,  envers  et  contre  tous,  le  droit  de  Dieu  sur  les 
sociétés  humaines;  en  chercher  les  conséquences  dans  les  enseigne- 
ments de  l'Eglise,  par  un  labeur  docile  et  persévérant,  afin  de  préparer 
son  règne  dans  les  mœurs  et  dans  les  lois;  lui  rendre,  avant  tout,  un 
premier  hommage,  en  pressant,  par  l'exemple  du  dévouement,  ceux 
que  Dieu  a  favorisés  de  ses  dons,  de  pratiquer  leur  devoir  social  envers 
ceux  qu'il  en  a  privés;  organiser  enfin,  par  l'association,  une  force 
capable  d'en  assurer  le  libre  exercice. 

La  libre  pensée  traita  ce  programme  de  rétrograde;  quelques 
catholiques  le  jugèrent  révolutionnaire.  Après  trente  ans,  il 
a,  dans  les  faits,  sa  justification  de  plus  en  plus  nette;  ceux 
qui  le  méconnaissent  conaptent  de  moins  en  moins  ;  et  le 
fondateur  des  Cercles  catholiques,  après  avoir  formulé  de 
nouveau  «  l'idée  fondamentale  »  de  son  entreprise  de  1871, 
pouvait  conclure  : 

L'idée  demeure,  magnifique  et  précise,  invincible  en  son  principe, 
inépuisable  dans  ses  effets,  seule  assez  forte,  étant  appuyée  sur  l'éter- 
nelle mérité,  pour  soutenir  et  réunir  les  âmes,  à  travers  les  événements 
qui  passent,  les  institutions  qui  changent  et  les  passions  qui  divisent  '. 

La  fierté  de  ces  paroles  est  légitime.  Bien  avant  que  fussent 
créés  \ Office  du  travail^  le  Musée  social^  et  que  des  lois  pro- 
tectrices du  travail  fussent  votées,  des  hommes  avaient  étudié 
et  préparé  la  solution  des  questions  ouvrières,  avec  un  esprit 
et  un  cœur  large;  ce  sont  ceux  dont  M.  de  Mun  est  demeuré 
le  chef.  Et  c'est  avec  plaisir  qu'au  terme  de  sa  visite  à  travers 
le  palais  de  TEconomie  sociale,  le  promeneur,  curieux  de 
leçons,  s'arrête  devant  l'exposition  des  Cercles,  couronnée 
d'un  grand  prix.  D'autres  œuvres  ont  été  faites,  et  aussi  néces- 
saires; d'autres  viendront,  qui  ne  le  seront  pas  moins;  ni 
l'Eglise  ni  ses  dignes  enfants  ne  sont  immobiles.  Mais 
l'Œuvre  des  Cercles  est  de  la  première  heure,  et  le  jury,  en 
la  discernant,  n'a  fait  que  traduire  notre  reconnaissance. 

IX 

Concluons.  Dans  les  souvenirs  religieux  des  peuples  qui 
se  sont  réunis  à  l'Exposition,  des  quatre  coins  du  monde, 

1.  Allocution  du  comte  A.  de  Mun  au  Congrès  international  des  œuvres 
catholiques.  [  Univers  du  8  juin  1900.) 


198  L'EGLISE  ET  L'EXPOSITION 

l'antique  et  décisive  influence  de  l'Eglise  est  manifeste;  elle 
ne  l'est  pas  moins  dans  ces  vastes  théâtres  de  la  vie  moderne 
qui  s'appellent  les  ateliers,  les  hôpitaux,  les  écoles  et  les 
conquêtes  lointaines.  Il  faut  ajouter  que  là  où  cette  influence 
catholique  est  combattue,  amoindrie  ou  absente,  les  efforts 
humains  les  plus  tenaces  et  les  plus  habiles  se  trouvent  plus 
ou  moins  déconcertés  et  inféconds. 

Des  gens  avisés  estiment  que  c'^st  là  une  façon  de  voir 
trop  exclusive;  que  la  «solidarité»,  dont  tous  sentent  le  be- 
soin est  uniquement  de  ce  monde  et  qu'elle  consiste  dans 
un  fait  général  établissant  l'étroite  dépendance  où  se  trouvent 
toutes  choses,  ici-bas,  dans  le  mouvement  de  la  matière 
comme  dans  celui  des  esprits. 

Ce  qu'il  y  a,  dans  cette  conception,  de  confusions  et  d'i- 
nexactitudes ou  de  dangers,  M.  Brunetière  s'est  chargé  ré- 
cemment de  l'établir,  et  aussi,  comment  le  catholicisme,  jus- 
que dans  les  détails  de  sa  doctrine  que  le  protestantisme  a 
rejetés,  suppose,  entre  ses  membres,  d'intimes  liens  sociaux. 
Dans  cette  discussion  vigoureuse.  Comte  donne  crédit  à 
Joseph  de  Maistre,  et  celui-ci,  avec  Lamennais  et  Bonald, 
vient  rejoindre  Massillon,  pour  confondre  la  prétention  de 
ceux  qui  reprochent  à  notre  religion  d'être  a  impuissante  et 
inhabile  à  l'action  sociale^  ». 

Je  n'ajouterai  qu'un  mot  :  ce  reproche  est  ancien.  En  1855, 
dans  une  longue  et  curieuse  lettre  à  Renan,  où  il  essayait  de 
prouver  à  ce  dilettante  combien  était  injuste  son  mépris  pour 
1\(  Industrie  »  et  l'Exposition,  Guéroult  disait: 

Si  la  terre  n'est  qu'un  bivouac  d'un  jour  sur  la  route  du  paradis,... 
si  le  monde  tiré  du  néant  par  un  divin  caprice  doit  être  un  jour  balayé 
par  le  souffle  de  la  colère  céleste,  si  l'individu  ayant  une  vie  future,  il 
est  vrai  que  l'humanité  n'en  ait  pas...  Oh  !  alors,  monsieur,  vous  avez 
raison  ^, 

Dans  ce  persiflage  oratoire  de  la  doctrine  de  l'Église,  Gué- 
roult copiait,  sans  le  savoir  probablement,  les  beaux  esprits 
de  Rome  et  d'Alexandrie.  Alors  aussi  on  renvoyait  plai- 
samment les  disciples  du  Galiléen  au  souci  des  choses  éter- 

1.  Conférence  à  l'Institut  catholique  de  Toulouse  (Débats,  17  déc.  1900). 

2.  Cette  lettre  a  été  publiée  in  extenso  dans  le  Bulletin  de  l'Union  pour 
l'action  morale  (1"  juin  1900). 


ŒUVRES  CHARITABLES  ET  SOCIALES  19» 

nelles;  les  païens  s'en  faisaient  un  jeu,  par  un  temps  où  les 
institutions  de  l'empire  romain  rendaient  à  peu  près  im- 
possible aux  chrétiens  l'accès  des  fonctions  publiques,  et  il 
a  pu  être  embarrassant  pour  TertuUien  ou  Origène  de  leur 
répondre^. 

Mais,  en  ce  temps-là  même,  en  demeurant  au  milieu  de  la 
société  païenne,  les  disciples  de  l'Evangile  prouvaient  par 
le  fait  que  leur  religion  ne  les  exilait  pas  de  la  vie  commune. 
Et  quant  à  ceux  qui,  fuyant  les  hommes  pour  demeurer  plus 
hommes,  s'en  allaient  dans  les  déserts  vaquer  à  leur  salut, 
saint  Jean  Ghrysostome  les  avertissait  qu'à  moins  de  de- 
meurer secourables  à  leurs  frères  du  siècle,  leur  sagesse 
était  vaine. 

Et  en  effet,  l'Eglise  devant  être  mêlée  au  monde  ainsi  qu'un 
«  ferment  »  pour  le  soulever,  comment  n'aurait-elle  pas  une 
influence  sociale?  Et  saint  Paul  a-t-il  rien  compris  à  Jésus- 
Christ,  si  celui-ci  n'est  pas  le  chef  d'un  corps  où,  par  un 
circuit  incessant,  la  vie  totale  augmente  et  diminue,  se  pro- 
page et  se  retire,  dans  la  mesure  même  où  chacun  des 
membres  accueille  ou  refuse  l'afflux  divin  de  la  grâce  ? 

Ce  qui  résulte  pour  le  monde  de  cette  communion  des 
saints^  qui  fait  participants  d'une  même  santé  morale  tous 
ceux  qui  ont  dans  leurs  veines  du  sang  chrétien,  je  veux  bien 
avouer  qu'une  grande  part  en  demeure  invisible  à  nos  yeux. 
Et  il  n'y  a  rien  là  d'inattendu,  puisque  le  but  et  l'essence 
même  de  cette  vie,  dont  l'Église  est  l'inépuisable  source,  est 
d'un  ordre  supra-terrestre.  Mais  ne  serait-ce  que  dans  les 
œuvres  charitables  et  sociales  dont  l'Exposition  a  offert  le 
spectacle,  il  a  paru,  j'imagine,  que  notre  foi  avait  une  vertu 
assez  efficace  et  assez  tangible,  pour  qu'on  ne  puisse  guère, 
sinon  par  mauvaise  foi,  nous  accuser  de  vivre  uniquement 
pour  une  autre  patrie. 

Il  faut  dire  davantage  :  dans  les  questions  d'assistance  et 
d'hygiène  aussi  bien  que  dans  celles  d'économie  sociale,  plus 
on  demandera  à  l'Eglise  une  règle  et  une  inspiration,  mieux 

1.  On  peul  voir  dans  V Histoire  des  Romains  (VII,  p.  206-217)  comment 
Duruy  a  abusé  de  certains  textes  de  ces  deux  docteurs  ;  et  dans  la  Ri- 
chesse dans  les  Sociétés  chrétiennes  (I,  p.  34,  131),  comment  M.  Pei'in  venge 
la  doctrine  du  renoncement,  au  nom  de  la  saine  économie  politique. 


200  L'EGLISE  ET  L'EXPOSITION 

cela  vaudra.  Car  elle  est  une  école  trop  vivante  pour  s'en- 
gourdir obstinément  dans  des  pratiques  sans  vertu,  et  trop 
sûre  de  ses  leçons,  pour  s'égarer  dans  des  chimères. 

Aucun  progrès  de  l'hygiène  ne  supprimera  la  maladie  ni 
la  mort.  Aucun  progrès  de  l'assistance  ne  supprimera  la 
pauvreté.  Aucun  progrès  de  l'économie  sociale  ne  suppri- 
mera le  travail.  Voilà  les  infranchissables  limites  auxquelles 
se  heurteront  les  prétentions  de  la  science,  comme  la  violence 
des  appétits  qui  se  réclament  du  progrès  indéfini  des  races 
humaines.  Le  simple  bon  sens  devrait,  ce  semble,  suffire 
pour  en  avertir  les  hommes.  En  fait,  l'Église  est  la  seule  qui 
marque  ces  limites  avec  une  constance  et  une  sûreté  qu'aucun 
événement  ne  surprendra.  —  Seule  aussi,  elle  peut  offrir  à 
ceux  qui  courbent  sous  le  faix  du  travail,  de  la  maladie  et  de 
la  pauvreté  leurs  épaules  meurtries,  une  explication  plau- 
sible de  leur  condition  douloureuse  et  un  remède  efficace. — 
Seule  enfin,  à  tous  ceux  dont  le  cœur  généreux  veut  à  tout 
prix  faire  moindre  ici-bas  et  moins  aiguë  la  souffrance,  elle 
peut  assurer  :  pour  guider  et  soutenir  leur  dévouement,  à 
l'entrée  de  la  carrière,  ces  incomparables  chefs  de  file  que 
sont  les  saints  ;  sur  la  route,  cet  aliment  unique  qui  est  la 
grâce  de  Dieu  ;  au  terme,  les  perspectives  infinies  de  l'éter- 
nité. 

Léon  XIII,  on  peut  le  dire,  épuise  ses  forces,  depuis  vingt- 
trois  ans,  à  rappeler  la  nécessité  qui  s'impose  au  monde 
moderne  de  se  réconcilier  avec  l'Église,  s'il  veut  vivre.  Aux 
peuples  malades,  parce  qu'ils  sont  éloignés  de  Dieu,  il  vient 
de  répéter  que  le  Christ  demeure  l'éternel  «  Rédempteur  », 
et  que  sa  force,  «  qui  a  déjà  sauvé  l'univers  rongé  de  maux 
encore  plus  grands  »,  n'a  rien  perdu  de  sa  vertu  guérissante. 

Plaise  au  ciel  que  le  siècle  qui  commence  entende  le  Dieu 
de  miséricorde,  dont  le  Pape,  témoin  exceptionnel  du  siècle 
qui  finit,  se  fait  le  pressant  porte-parole.  L'expérience  de 
ces  cent  années  que  l'Église  et  la  France  viennent  de  tra- 
verser, n'est-elle  pas  décisive  pour  tous  ceux  qui  cherchent 
sincèrement  où  peuvent  être  «  la  voie,  la  vérité  et  la  vie  »  ? 

Paul    DUDON,    S.  J. 


AUTOUR   DE   BOSSUET 

LE  QUIÉTISME  EN  BOURGOGNE  ET  A  PARIS  EN  1698 
d'après  des  correspondances  inédites 

(Suite  et  fin*) 

Tv 

L'archevêque  de  Cambrai  ne  pouvait  tarder  indéfiniment 
d'apprendre,  fût-ce  par  Rome,  la  malheureuse  affaire  de 
Seurre.  La  condamnation  de  Robert  était  du  13  août.  Noiis 
avons  vu  que,  dès  le  17,  le  curé  DuPuy  en  avait  eu  connais- 
sance à  Paris.  La  Cour  la  sut  presque  aussitôt,  sinon  d'abord. 
Dangeau  l'enregistre  dans  son  Journal  au  mercredi  20  août, 
en  cette  journée  mémorable  où  La  Rue  prononçait  son  pané- 
gyrique de  saint  Bernard  aux  Feuillants.  «  Le  parlement  de 
Dijon,  écrit-il,  a  condamné  au  feu  un  curé  de  Seurre,  accusé 
des  erreurs  de  Molinos...  Ce  curé  étoit  fort  ami  de  madame 
Guyon  et  du  P.  de  La  Combe  2.  »  Point  de  réflexions.  Dangeau 
était  trop  occupé  à  faire  sa  fortune  au  jeu,  à  tourner  de  mé- 
chants vers  et  à  être  «  de  tout  à  la  cour  »,  comme  le  dit  Saint- 
Simon  qui  lui  reproche  justement  sa  «  fadeur  naturelle  ». 

Fénelon,  contre  qui  le  quiétisme  bourguignon  ne  manque- 
rait pas  d'être  exploité,  ne  pouvait  pas  l'envisager  avec  cette 
placidité  de  courtisan.  Lui  aussi  s'en  désintéresse  ou  affecte 
de  s'en  désintéresser;  mais  il  s'est  senti  visé,  et,  sous  son  in- 
différence apparente,  on  devine  qu^il  a  été  troublé  jusqu'à 
l'indignation.  Et  comment  ne  l'eût-il  pas  été,  quand  son  cor- 
respondant de  Rome,  son  pacifique  et  vertueux  grand  vicaire, 
l'abbé  de  Chanterac,  lui  envoyait,  au  milieu  de  détails  exa- 
gérés ou  inexacts  sur  le  P.  de  La  Rue  ^,  ces  renseignements 
plus  graves  : 

1.  Voir  Études,  5  décembre  1900  et  5  janvier  1901. 

2.  Dangeau,  Journal,  édit.  Feuillet  de  Conches,  1856.  In-8,  t.  VI,  p.  401. 

3.  «  On  parle  aussi  d'un  sermon  que  le  P.  de  La  Rue,  Jésuite,  a  fait  le  jour 
de  saint  Bernard,  où  M.  de  Meaux  étoit.  Il  avoit  passé  quelques  jours  avec 
ce  prélat  à  Germigni,  et  ils  étoient  revenus  ensemble  pour  le  sermon,  et  s'en 


202  AUTOUR  DE  BOSSUET 

Les  partisans  de  M.  de  Meaiix  veulent  que  l'on  fasse  ici  beaucoup 
d'attention  à  un  arrêt  du  Parlement  de  Dijon  contre  un  curé...  et  pré- 
tendent que  (sa)  malheureuse  conduite  suit  naturellement  de  la  doc- 
trine du  pur  amour  et  des  maximes  des  mystiques... 

L'auteur  du  Mémoire  que  vous  n'approuvez  pas  (le  cardinal  de  Bouil- 
lon) témoigne  aussi  craindre  toujours  beaucoup  pour  vous,  et  il  regarde 
cet  arrêt  de  Dijon  comme  une  circonstance  qui  peut  faire  des  impres- 
sions désagréables,  parce  que  ce  curé  abominable  a  eu  des  liaisons 
particulières  avec  Mme  Guyon.  Je  ne  pus  m'empêcher  de  lui  en  faire 
un  peu  sentir  mon  chagrin,  en  lui  faisant  remarquer  vivement  l'injus- 
tice que  l'on  vous  faisoit  de  ne  vous  regarder  pas  aussi  séparé  des  er- 
reurs et  de  la  mauvaise  conduite  de  cette  femme,  que  M.  de  Meaux  et 
M.  de  Paris  le  parurent  être.  Il  en  convient;  mais  un  moment  après  il 
reprend  son  air  de  timidité  qui  me  fait  dépit,  quoique  je  sois  touché  de 
son  affection  pour  vous. 

Ainsi  le  cardinal  de  Bouillon  lui-même,  ce  chargé  d'affai- 
res de  Louis  XIV  qui  craignait  si  peu  de  déplaire  à  son  sou- 
verain en  éludant  ses  ordres  pour  soutenir  la  cause  d'un 
prélat  ami,  s'était  montré  abattu  à  cette  nouvelle  et  devant 
ces  manœuvres  des  Meldistes. 

Il  est  vrai  qu'ils  se  remuaient  activement.  L'abbé  Phelip- 
peaux  rapporte  que  le  22  septembre,  l'abbé  Bossuet  portait 
au  cardinal  Spada,  avec  les  informations  contre  le  malheu- 
reux P.  La  Combe,  la  sentence  de  l'official  de  Besançon  et 
«  l'arrêt  du  Parlement  de  Dijon  contre  Robert,  curé  de 
Seurre*  ». 

Seul  Fénelon  ne  faiblit  pas.  Assez  souvent  il  avait  dis- 
tingué sa  doctrine  de  celle  de  Molinos,  pour  relever  fière- 
ment la  tète,  même  sous  ce  nouvel  orage.  Il  répondit  par 
cette  éloquente  protestation  : 

Pour  le  curé  condamné  à  Dijon,  je  ne  sais  ce  que  c'est.  Veut-on  me 
rendre  responsable  de  tous  les  amis  de  Mme  Guyon  ?  Je  ne  le  suis  pas 

retournèrent  de  même.  Dans  ce  discours  si  préparé,  il  fit  plutôt  Téloge  de 
M.  de  Meaux  que  celui  de  saint  Bernard,  et  ajouta  d'une  manière  qui  parut 
si  affectée,  qu'on  sauroit  pas  douter  que  ce  ne  fût  un  dessein  prémédité, 
l'histoire  d'Abailard  et  d'Héloise,  et  ensuite  de  Rufin  et  de  Mélanie.  Les 
amis  mesmes  du  P.  de  La  Rue  en  sont  sensiblement  affligés,  et  en  parlent 
avec  tout  le  mépris  possible,  comme  d'un  fou  sans  prudence  et  sans  cha- 
rité. »  (Cfianterac  à  Fénelon.  Rome,  13  septembre  1698.)  Nous  avons  démon- 
tré plus  haut,  avec  texte  à  l'appui,  que  La  Rue  n'avait  pas  prononcé  le  nom 
d'Héloise;  encore  moins  ceux  de  Rufin  et  de  sainte  Mélanie. 
1.  Relation  du  quiétisme,  t.  II,  p.  160. 


LE  QUIÉTISME  EN  BOURGOGNE  ET  A  PARIS  EN  1698  203 

de  Mme  Guyon  même  ;  elle  a  pu  me  tromper  :  elle  a  pu  être  très  pieuse, 
et  estimer  un  curé  hypocrite;  j'en  laisse  l'examen  à  ses  supérieurs. 
Pour  moi  je  ne  prétends  pas  être  responsable  de  toutes  les  personnes 
dont  j'ai  été  édifié.  J'ai  cru  Mme  Guyon  une  très-sainte  personne  qui 
avoit  une  lumière  fort  particulière  par  expérience  sur  la  vie  intérieure; 
mais  je  n'ai  aucune  connoissance  du  curé.  En  général  tout  homme  qui 
a  aimé  les  personnes  de  piété  et  d'oraison,  est  exposé,  comme  je  le 
suis,  à  avoir  pris  pour  des  saints  et  pour  des  saintes  des  gens  trom- 
peurs. Si  on  recherchoit  de  même  pour  d'autres,  on  trouveroit  peut- 
être  qu'ils  ont  estimé  ce  qui  ne  le  mérite  pas.  Pour  moi,  je  ne  me  rends 
pas  caution  de  toutes  les  personnes  dont  j'ai  été  édifié.  De  plus,  on  fait 
en  notre  temps  une  grande  injustice  à  la  vie  contemplative  C'est  de  la 
rendre  suspecte,  à  cause  des  hypocrites  qui  ont  couvert  leurs  infa- 
famies  de  cette  belle  apparence.  On  veut  chercher  dans  les  principes 
des  contemplatifs  quelque  chose  de  dangereux  qui  mène  au  dérègle- 
ment. C'est  par  cette  méthode  que  M.  de  Meaux  se  jette  dans  l'extré- 
mité de  n'admettre  que  l'amour  d'espérance,  de  peur  que  celui  de  pure 
charité  ne  détache  trop  les  hommes  du  désir  du  salut  et  de  la  crainte 
des  peines... 

...  La  mode  est  venue  d'imputer  au  quiétisme  toutes  les  infamies  que 
des  fripons  font  sous  jirétexte  de  dévotion.  Les  principes  de  la  spiri- 
tualité ne  les  ont  pas  menés  là;  mais  étant  dans  cette  déjjravation,  ils 
l'ont  couverte  du  prétexte  de  ces  beaux  principes  de  spiritualité.  Je 
crois  quil  est  important  de  bien  appuyer  sur  ces  réflexions.  Vous  ne  sau- 
riez trop  préparer  les  esprits  aux  petites  histoires  de  quiétistes  décou- 
verts çà  et  là,  par  lesquelles  on  voudra  augmenter  les  ombrages.  Je 
n'ai  connu  ni  le  P.  La  Combe,  ni  ce  curé.  Pour  Mme  Guyon,  dites 
hautement  partout  que  j'ai  eu  pour  elle  une  estime  singulière.  Mais 
est-ce  un  crime  ^  ? 

II  y  avait  quelque  courage  de  la  part  de  Fénelon  à  tenir  ce 
langage,  même  dans  une  lettre  privée,  au  moment  où  La 
Combe  était  détenu  à  Vincennes  et  Mme  Guyon  à  la  Bastille; 
mais  il  ne  dépendait  plus  de  lui  d'arrêter  le  mouvement  im- 
primé par  ses  adversaires  à  l'opinion  publique. 

Malgré  le  phénomène  d^ arrière-vie  littéraire  si  commun 
autrefois  en  province  et  qu'un  récent  critique  a  pu  observer 
jusque  dans  la  ville  natale  de  Bossuet,  la  très  intellectuelle 
cité  dijonnaise,  même  à  la  fin  du  dix-septième  siècle  ^,  les 
savants  bourguignons  les  plus  indifférents  prenaient  part 

1.  Fénelon  à  Chanterac.  Cambrai,  27  septembre  1698. 

2.  Voir  le  curieux  chapitre  Comment  les  grands  hommes  de  Paris  étaient 
jugés  en  province,  dans  A.  Jacquet,  la  Vie  littéraire  dans  une  ville  de  pro- 
vince  sous  Louis  XIV,  Paris,  Garnier,  1886.  In -8,  p.  63  sqq. 


204  AUTOUR  DE  BOSSUET 

à  cette  querelle  du  quiétisme.  Dijon  en  était  pourtant  alors  à 
regretter  le  temps  des  Malherbe,  des  Racan,  des  Lingendes. 
L'œuvre  attendue  de  Racine  n'était  point  quelque  Esther  ou 
Athalie,  mais  son  Histoire  du  roi.  On  préférait Térence  et  Aris- 
tophane à  Molière,  et  le  président  Bouhier  raillait  La  Bruyère 
de  se  croire  au-dessus  de  Santeul.  A  Descartes  on  égalait  Sau- 
maise.  «  Avec  tout  son  génie  et  toute  sa  gloire,  écrit  M.  Jac- 
quet, Bossuet  ne  tient  guère  plus  de  place  dans  les  écrits 
des  lettrés  dijonnais  que  tel  ou  tel  autre  personnage  plus  ou 
moins  obscur  parmi  les  illustres*.  » 

Et  cependant  même  un  érudit  tel  que  l'abbé  Nicaise,  oc- 
cupé de  musique,  de  peinture,  de  travaux  d'antiquaire  et 
presque  de  toutes  les  sciences,  excepté  des  sciences  ecclé- 
siastiques, s'intéressait  vivement  à  cette  affaire  du  quiétisme 
et  y  intéressait  maint  correspondant.  Le  plaisant  médecin 
Bourdelot,  ce  bouffon  de  la  maison  de  Gondé,  n'avait  pas 
attendu  la  condamnation  de  Robert  pour  écrire  à  Nicaise  : 
«  Depuis  la  Relation  sur  le  quiétisme  de  M.  de  Meaux,  qu'on 
a  fait  lire  à  Mgr  le  duc  de  Bourgogne  par  ordre  exprès  du  roi, 
M.  de  Cambrai  est  tombé  dans  le  dernier  mépris,  et  on  veut 
mal  à  M.  l'archevêque  de  Paris  et  à  M.  de  Meaux  de  l'avoir 
laissé  faire  archevêque,  sachant  tout  ce  qu'ils  savaient,  dont 
ils  n'ont  relevé  qu'une  partie...  Tant  qu'il  n'a  été  question 
que  de  dogme,  il  partageait  les  esprits;  mais  l'histoire  et  les 
faits  l'ont  accablé  2.  » 

Huet  n'est  guère  moins  vif,  mais  sait  au  moins  garder  sa 
dignité  et  a  le  bon  goût  de  ne  pas  insulter  un  homme  qui  dé- 
passe de  si  haut  la  plupart  de  ses  adversaires.  «  J'ai  vu  hier 
un  monitoire  du  Procureur  général  de  votre  Parlement  sur 
les  matières  du  quiétisme,  par  lequel  il  paraît  que  cette  doc- 
trine a  fait  bien  des  progrès  dans  votre  pays.  Le  zèle  de  vos 
magistrats  est  bien  louable  de  s'opposer  si  fortement  à  une 
telle  corruption.  » 

L'abbé  de  Gondi,  qui  écrit  de  Florence,  est  tout  entier 
pour  M.  de  Meaux,  «  ce  prélat  tellement  au-dessus  de  toute 

1.  Jacquet,  la  Vie  littéraire,  p.  81.  Néanmoins  l'auteur  se  trompe  en  n'at- 
tribuant à  l'abbé  Nicaise  que  trois  lettres  à  Bossuet.  La  Revue  Bossuet  du 
25  octobre  1900,  p.  250,  en  indique  quatre  autres, 

2.  lbid.,p.  235.  ^ 


LE  QUIÉTISME  EN  BOURGOGNE  ET  A  PARIS  EN  1698  205 

louange  par  sa  grande  vertu,  qu'il  est  impossible  d'en  faire 
un  juste  portrait,  car  toute  éloquence  est  pauvre  après  son 
haut  prix  ».  En  cela,  il  reflète  les  sentiments  du  grand-duc 
et  de  la  cour  de  Toscane  qui  a  généralement  pour  Bossuet 
«  une  grande  vénération  ».  «  Je  veux  croire,  ajoute-t-il  en 
parlant  du  curé  Robert,  que  la  connaissence  de  cet  Arrest 
hastera  à  Rome  la  resolution  de  prononcer  la  condamnation 
du  livre  de  Mons  de  Gambray  *.  » 

Mais  un  certain  abbé  Morel  juge  tout  autrement  et  ne 
craint  pas  de  le  dire.  D'après  lui,  Rome  aura  de  la  peine  à 
se  résoudre  à  cette  sentence,  car  il  faudrait  condamner  en 
même  temps  plusieurs  saints  de  l'Eglise  de  Dijon.  Il  pense 
donc  de  saint  Bernard  comme  Fénelon.  Il  ne  trouve  rien 
que  de  bon  dans  les  Maximes  des  saints^  et  estime  qu'aucune 
décision  ne  pourra  empêcher  l'amour  de  Dieu  dans  l'âme 
des  fidèles  : 

Ainsi  je  ne  vois  pas  que  l'on  ait  grande  obligation  à  M.  de  Meaux 
d'avoir  suscité  une  querelle  inutile  et  trop  scandaleuse.  Est-il  possible 
qu'il  soit  embrasé  de  Tamour  divin  dont  il  fait  le  savant  et  le  docteur, 
tandis  qu'il  déchire  son  prochain /?ar  des  écrits  aigres,  sans  légitime 
sujet  ?  Pour  moi,  je  crois  *que  si  M.  de  Cambrai  n'avait  pas  été  précep- 
teur du  duc  de  Bourgogne,  M.  de  Meaux  qui  croyoit  l'être  comme 
auprès  du  père,  le  livre  de  M.  de  Cambrai  auroit  été  orthodoxe.  Toutes 
ces  disputes  ne  font  pas  de  bons  chrétiens;  il  vaudroit  mieux  les 
assoupir  qu'à  venir  [sic]  à  une  décision 2. 

Le  plus  étonnant  est  que  l'abbé  Nicaise  ne  sait  plus  auquel 
entendre  de  ses  correspondants  et  n'ose  pas  se  prononcer*. 

1.  Gondi  à  Nicaise.  Florence,  19  sept.  1698,  dans  la  Correspondance  de 
l'abbé  Nicaise.  Bibl.  nat.,  mss.,  f.  fr.  9361,  fol.  29. 

2    Jacquet,  p.  236. 

3.  «  Je  n'ay  garde  de  décider,  dans  la  controverse.  »  Nicaise,  Hanover, 
23  décembre  1698.  (E.  Caillemer,  Lettres  de  divers  savants  à  l'abbé  Claude 
Nicaise.  Lyon  1885.  Grand  in-8,  p.  70.)  Notons  dans  cet  ouvrage  la  lettre 
insignifiante  de  Quillot  à  l'abbé  Nicaise,  du  ms.  9361,  fol.  147.  —  Les  Dijon- 
nais  actuels  sont  plus  tranchants,  à  en  juger  par  M.  J.  Durandeau  qui  écrit: 
«Ces  trois  grandes  figures  d'orateurs  sacrés,  un  saint  Bernard,  un  Bossuet, 
un  Lacordaire  se  dressant  en  face  d'Abélard,  de  Fénelon  et  de  Lamennais, 
et  restant  inébranlables  aux  chocs  de  toutes  les  fantaisies  personnelles,  de- 
bout dans  leur  volonté  appuyée  sur  la  règle,  symbolisent  admirablement  le 
génie  bourguignon  qui  répugne  aux  caprices  et  aux  aventures  de  toute 
chose,  surtout  en  matière  religieuse.»  { J.  Durandeau,  Aimé  Piron  ou  la  vie 
littéraire  à  Dijon.  Dijon,  1888.  In-16,  p.  133.  ) 


206  AUTOUR  DE  BOSSUET 

Le  janséniste  Quesnel,  réfugié  à  Bruxelles,  semble  n'ap- 
prendre les  nouvelles  qu'assez  tard.  Comme  tous  les  pros- 
crits, il  paraît  d'assez  mauvaise  humeur,  et,  dans  son  amer- 
tume, il  mêle  Rome,  Fénelon  et  la  Compagnie  de  Jésus.  On 
sent  qu'il  tient  pour  Bossuet^. 

J'attends  sans  empressement  l'issue  de  l'affaire  de  M.  du  Repos 
[Fénelon).  Ce  qu'ils  y  feront  n'est  pas  digne  d'impatience;  mais  au 
moins  qu'ils  finissent!  Les  Rouliers  [les  Jésuites]  font  les  politiques. 
Ils  sont  pour  M.  de  Cambrai,  sans  se  trop  soucier  de  sa  doctrine.  S'il 
en  avait  avancé  une  contraire,  ils  seraient  autant  à  lui.  Cependant, 
pour  ne  pas  tout  à  fait  déplaire  aux  puissants,  ils  ont  fait  prêcher  le 
jour  de  Saint-Bernard,  aux  Feuillants  delà  rue  Saint-Honoré,  contre 
M.  de  Cambrai  par  le  P.  de  La  Rue,  qui  avait  aussi  prêché  une  fois,  le 
carême  dernier  (1697),  devant  le  roi  contre  cette  nouvelle  secte.  De- 
puis ils  font  courir  le  bruit  que  les  supérieurs  ne  l'approuvent  pas.  On 
m'avait  dit  que  son  sermon  avait  été  imprimé.  Cela  ne  s'est  pas  trouvé 
vrai,  mais  on  le  vend  manuscrit. 

Ce  n'est  qu'en  effigie  que  le  curé  de  Seurre,  près  Dijon,  a  été  brûlé 
pour  la  morale  pratique  du  plus  vilain  quiétisme.  On  a  dit  à  Paris  que 
le  pape  avait  fait  emprisonner  à  Rome  deux  Augustins  déchaussés  sur 
la  même  accusation,  c'est-à-dire  du  même  crime;  que  l'un  des  deux  se 
nomme  le  P.  Bénigne,  et  que  les  chapelles  où  ils  confessaient  ont  été 
scellées  par  ordre  de  Sa  Sainteté,  à  cause  de  l'horrible  profanation 
qu'ils  en  ont  faite^. 

La  haine  est  injuste,  mais  elle  rend  perspicace.  Quesnel, 
à  travers  ses  préventions,  a  su  discerner  deux  choses  :  la 
première,  sur  laquelle  nous  aurons  à  revenir,  que  les  Jésuites 
de  France  ne  sont  pas  favorables  à  la  doctrine  quiétiste,  quels 
que  soient  leurs  égards  personnels  pour  l'illustre  prélat  qui 
s'en  est  constitué  le  défenseur;  la  seconde,  que  l'affaire 
du  curé  de  Seurre  vient  de  porter  un  coup  redoutable  au 
parti  de  Fénelon  compromis  par  les  excès  des  sectateurs  de 
Molinos.  Phelippeaux,  dans  sa  Relation  d'une  partialité 
outrée,  enregistre,  non  sans  quelque  satisfaction,  ces  scan- 
dales, qui  serviront  à  la  bonne  cause  comme  on  voit  le  bien 
sortir  du  mal.  Cette  affaire  des  Augustins  va  jusqu'à  détour- 

1.  «  Vous  aurez  vu  à  Rome,  écrivait-il,  le  4  juillet  1698,  la  Relation  de 
M.  de  Meaux,  qui  est  une  pièce  terrible  pour  le  pauvre  archevêque  de  Cam- 
brai. »  [Correspondance  de  Pasquier  Quesnel,  publiée  par  Mme  Albert 
Le  Roy.  Paris,  1900.  2  roi.  in-8,  t.  II,  p.  22.) 

2.  Quesnel  à  du  Vaucel,  11  octobre  1698. 


LE  QUIÉTISME  EN  BOURGOGNE  ET  A  PARIS  EN  1698  207 

ner  la  Congrégation  romaine  elle-même  des  questions  théo- 
riques si  controversées. 

Le  mercredi  19  novembre  (1698),  écrit-il,  on  ne  parla  point  dans  la 
Congrégation  de  Vaffaire  de  M.  de  Cambrai.  On  jugea  le  procès  des 
deux  religieux  Augustins  déchaussez  du  couvent  de  Giesu-Maria  :  Fra 
Pietro  Paolo  fut  condamné  à  une  prison  perpétuelle  dans  le  Saint- 
Office,  après  une  abjuration  publique  de  ses  erreurs  et  de  ses  de'sordres; 
Fra  Benigno  fut  condamné  à  une  prison  de  sept  ans,  et  le  lendemain, 
jeudi  20,  on  fit  au  pape  le  rapport  de  ce  jugement  qu'il  confirma^. 

Ce  n'est  pas  le  dernier  terme  de  la  série. 

Le  mardi  2  décembre,  reprend-il  plus  loin,  il  y  eut  congrégation; 
on  ne  parla  point  de  l'affaire  de  Cambrai,  mais  de  celle  du  Père  Appone, 
accusé  de  quiétisme...  qu'on  avoit  arrêté  dans  le  royaume  de  Naples  ^. 

Cela  n'était  pas  sans  donner  raison  à  certains  consulteurs. 
Dès  le  11  septembre,  ils  avaient  fait  «  plusieurs  réflexions 
solides  qui  dévoient  porter  le  Saint-Siège  à  n'épargner  pas 
\e\\\ve  [Maximes  des  saints)^  représentant  qu'il  ne  s'agissoit 
pas  d'une  question  spéculative,  mais  d'une  erreur  qui  influoit 
sur  les  mœurs;  que  le  livre  étoit  écrit  en  langue  vulgaire  et 
capable  d'infecter  le  peuple,  qu'on  n'en  avoit  déjà  que  trop 
d^ exemples  funestes  dans  la  France^.  )> 

Les  malheureux  fvati  de  Rome  et  de  Naples  n'avaient  donc 
fait  que  payer  pour  Robert.  Qu'était  devenu  cet  infortuné  ? 
Déjà  Quesnel  nous  a  appris  qu'il  avait  été  brûlé,  mais  en 
effigie  seulement,  ce  qui  est  à  demi  rassurant. 

Ses  aventures,  depuis  le  13  août,  tiennent  un  peu  du 
roman.  Il  est  temps  de  les  raconter.  Son  implacable  adver- 
saire le  curé  Du  Puy  écrivait  le  14  septembre  :  «  M.  l'Évesque 
d'Aire*  m'a  fait  dire  que  le  sieur  Robert  estoit  pris^  w  Com- 
bien il  se  trompait  ! 

Si  Robert  était  repentant,  ce  que  nous  ignorons,  il  pou- 
vait accepter,   en  esprit   de  pénitence ,   ((  d'être ,  par  l'exé- 

1.  Relation  du  quiétisme,  t.  II,  p.  174. 

2.  Ibid.,  p.  182. 

3.  Jhid.,  p.  157. 

4.  Louis-Gaston  Fieuriau  d'Armenonville,  né  à  Paris  en  1662,  venait  d'être 
nommé  au  siège  d'Aire  le  29  mars  1698. 

5.  Du  Puy,  curé  de  Seurre,  à  Filsjean,  Paris,  14  septembre  1698.  Recueil 
in-fol.,  t.  lil,  fol.  187. 


208  AUTOUR  DE  BOSSUET 

cuteur  de  la  haute  justice,  conduit  en  chemise,  la  corde  au 
col,  tête  et  pieds  nuds,  au-devant  de  la  principale  porte 
de  l'église  de  Notre-Dame  de  cette  Ville  (Seurre),  et  là  à 
genoux,  tenant  en  ses  mains  une  torche  ardente  du  poids 
de  deux  livres,  faire  amende  honorable,  déclarer  à  haute  et 
intelligible  voix  que  méchamment,  scandaleusement  et  avec 
impiété,  il  avoit  enseigné  une  doctrine  contraire  à  la  foi 
et  à  la  pureté  de  la  religion...  et  en  demander  pardon  à 
Dieu,  au  Roi  et  à  la  Justice  »,  et  même  de  recommencer 
devant  l'église  paroissiale.  Mais,  en  vertu  de  l'arrêt  du 
13  août,  il  devait,  après  cette  dernière  station,  être  mené 
à  la  place  publique  de  Seurre,  pour  y  être  «  attaché  à  un 
poteau  et  bruslé  vif,  son  corps  réduit  en  cendres  et  icelles 
cendres  jettées  au  vent  ». 

Tant  de  résignation  ne  lui  était  pas  nécessaire.  Cet  arrêt, 
plus  terrible  dans  la  forme  qu'au  fond,  ne  visait  en  réalité  et 
ne  condamnait  qu'un  absent.  La  cour  déclarait  d'abord  la 
contumace  acquise,  et  considérant  que  Robert  s'était  sous- 
trait aux  recherches  de  la  justice,  elle  se  contentait  d'ordon- 
ner contre  lui  l'exécution  en  figure^  des  amendes  et  la  confis- 
cation. Robert,  d'ailleurs,  n'était  pas  loin  et  vivait  caché  à 
Seurre  même,  chez  des  protecteurs  ou  des  gens  de  la  secte. 
Paierait-il  d'audace  et  se  donnerait-il  l'âpre  satisfaction 
«  d'être  spectateur  d'une  scène  où  il  auroit  pu  devenir  le 
principal  acteur^»?  Le  jeu  eût  été  terriblement  dangereux 
dans  une  petite  ville  où  tout  le  monde  le  connaissait.  Sage- 
ment, il  préféra  la  fuite. 

En  rêvant  à  ces  souvenirs  sur  les  berges  champêtres  de  la 
Saône,  devant  le  magnifique  pont  moderne,  en  face  de  ces 
paisibles  campagnes,  rayées  de  lignes  de  peupliers,  tachées 
çà  et  là  de  grands  troupeaux  de  bœufs,  je  cherchais  sur  place 
à  reconstituer  toute  la  scène,  d'après  la  déposition  juridique 
de  ((  Jeanne  Henry,   servante  du  sieur  Régnier  le  père  ».  Il 

1.  Histoire  du  quillotisme ,  p.  3.  Nous  désignons  sous  ce  titre  abrégé  qui 
est  couramment  employé,  la  Réponse  à  V Apologie  en  forme  de  reqveste,  pré- 
sentée à  t' officiai  de  Dijon  par  Claude  Quillot,  prêtre  de  ladite  ville,  cy-de- 
vant  déclaré  atteint  et  convaincu  de  quiétisme  par  sentence  dudit  officiai  :  et 
de  depuis,  les  mêmes  charges  subsistant,  mis  hors  de  cour  par  le  même 
Juge.  A  Zelle  (Reims),  chez  Henriette  Hermille,  à  l'Image  du  Bon  Pasteur, 
M.DCC.III.  In-4. 


LE  QUIETISME  EN  BOURGOGNE  ET  A  PARIS  EN  1698  209 

est  entre  minuit  et  une  heure  du  matin,  de  ce  matin  qui  verra 
l'exécution  figurée.  Une  barque  glissant  sur  la  large  et  calme 
rivière  a  accosté  silencieusement.  Plusieurs  ombres  s'avan- 
cent furtives.  Le  condamné  se  glisse  dans  les  ténèbres,  mur- 
mure un  adieu  à  sa  mère  qu'accompagne  ladite  Henry  et  à 
une  autre  demoiselle  nommée  Duval.  L'homme  saute  dans 
l'embarcation  et  les  femmes  se  retirent.  Gomme  elles  reve- 
naient, elles  rencontrèrent  le  neveu  du  fugitif  sortant  aussi 
de  la  ville  du  côté  du  faubourg  Saint-Georges;  il  portait  sur 
sa  tête  une  botte  de  paille  pour  n'être  pas  reconnu.  C'était 
un  trembleur.  La  veille,  pris  de  terreur  à  la  vue  des  archers 
qui  arrivaient  «  pour  l'exécution  de  son  oncle  Robert  »,  il 
s'était  blotti  dans  un  grenier  à  foin. 

Quand  fut  brûlé  le  mannequin  fait  à  sa  ressemblance, 
Robert  était  déjà  loin.  11  y  avait  gagné  en  sécurité;  mais  il  y 
avait  perdu  un  dramatique  spectacle.  Parisot,  le  procureur 
général  du  parlement  de  Bourgogne,  avait  le  tempérament 
peu  sensible.  Si  le  condamné  avait  échappé  aux  flammes,  le 
magistrat  tenait  du  moins  à  ce  que  sa  figure  fût  brûlée  dans 
les  règles.  Lui-même  se-vante,  dans  sa  lettre  à  Mgr  Gualteri, 
le  vice-légat  d'Avignon,  d'avoir  su  faire  «  un  exemple 
solennel  »  : 

Le  seul  regret  qui  me  reste,  déclare  cet  impitoyable  justicier,  est  de 
n'avoir  donné  au  peuple  qu'une  exécution  en  figure,  malgré  tous  les 
soins  que  j'ai  pris  pour  la  réaliser;  mais  j'espère  que  la  représentation 
que  j'ay  fait  faire  avec  beaucoup  d'appareil  dans  la  place  publique  de 
Beurre,  produira  un  effet  très  avantageux  à  la  relligion,  et  fixera  le 
progrez  de  la  plus  dangereuse  hérésie  qui  se  soit  élevée  jusqu'à  pré- 
sent dans  l'Église  catholique. 

Ce  n'est  pas  tout  d'être  un  limier  féroce;  il  eût  fallu  de 
l'adresse  pour  se  saisir  de  la  proie.  Or,  elle  avait  bel  et  bien 
disparu.  Après  la  Saône,  Robert  descendit  le  Rhône  et  ne 
s'arrêta  qu'en  terre  pontificale,  à  l'ombre  des  hautes  mu- 
railles d'Avignon.  Un  chanoine,  du  nom  de  Sequin,  lui 
donna  l'hospitalité,  dont  il  usa  durant  trois  mois.  La  France 
lui  semblait- elle  encore  trop  près,  ou  bien  l'attrait  de  la 
grâce  le  portait-il  à  aller  chercher  auprès  du  tombeau  des 
apôtres  la  lumière  et  le  pardon  ?  Il  quitta  la  capitale  du  Gom- 
tat,  s'embarqua  à  Marseille  et  arriva  à  Rome.  Deux  mois  il  y 

LXXXVI.  —  14 


210  AUTOUR  DE  BOSSUET 

séjourna,  caché  sous  le  nom  de  La  Roque,  rôdant,  sans 
doute,  autour  de  ce  palais  du  Saint-Office  qui  retentissait  des 
noms  de  Meaux  et  de  Cambrai.  Mais  il  avait  compté  sans  son 
hôte.  Parmi  les  Français  de  distinction  qui  demeuraient 
dans  la  Ville  éternelle,  se  trouvait  un  gentilhomme  d'une  des 
plus  illustres  familles  de  Franche-Comté.  Jean-Claude-Joseph 
de  Froissard,  marquis  de  Broissia  en  1691,  est  une  belle 
figure  de  grand  seigneur  chrétien  et  généreux.  En  ce  temps 
où  chaque  ville  voulait  avoir  son  Hôpital  général,  il  avait 
fondé  celui  de  Dôle,  pour  y  enfermer  et  entretenir  les  vaga- 
bonds et  gens  sans  aveu  en  vue  de  les  assister  par  le  travail. 
C'était,  à  l'époque,  la  solution  de  la  question  sociale. 
Louis  XIV,  informé  par  Chamillart,  avait  approuvé  le  projet 
et  le  favorisa.  Le  marquis  séjournait  souvent  à  Rome.  C'est 
sous  sa  présidence  que  les  Francs-Comtois  réfugiés  dans 
cette  ville  pendant  la  guerre  de  Dix  ans,  avaient  créé  la 
confrérie  de  Saint-Claude  des  Bourguignons.  Il  avait  bâti 
l'église  en  grande  partie  de  ses  deniers  et  accordé  d'autres 
libéralités  à  VAra  cœli.  Hélas  !  Il  avait  vu  le  curé  de  Seurre 
en  France;  il  le  reconnut*. 

Robert,  craignant  d'être  dénoncé,  prit  le  parti  de  s'enfuir 
de  nouveau. 

Phelippeaux,  toujours  aux  aguets,  savait  déjà  l'aventure. 
Elle  lui  sembla  sans  doute  merveilleuse.  Ce  quiétiste, 
échappé  aux  griffes  de  Parisot  et  venu  de  si  loin  se  jeter 
dans  ses  filets,  aux  portes  mêmes  des  congrégations,  quelle 
ironie!  Mais  comment  le  rattraper?  Mgr  de  Vintimille  du 
Luc,  évêque  de  Marseille,  est  à  Rome.  Le  grand  vicaire  de 
Bossuet  va  le  trouver,  afin  de  faire  appréhender  Robert  à 
Marseille  ou  à  Toulon.  Il  en  donne  ensuite  avis  au  cardinal 
Casanate.  Le  mercredi  13  mai  1699,  Casanate  informe  la 
congrégation  de  l'affaire  et  ordonne  qu'on  enverra  se  saisir, 
du  fugitif.  «  On  l'arrêta  à  Florence,  et  on  le  ramena  au  Saint- 
Office.  » 

Depuis  on  ne  sut  jamais  rien  de  Robert.  Il  s'éteignit  sans 
doute  en  prison,  comme  trois  ans  auparavant  ce  Molinos  dont 

1.  Nous  tenons  une  partie  de  ces  renseignements  d'une  arrière-petite-fille 
du  marquis  de  Broissia  qui,  né  à  Dôle  le  20  mai  1657,  mourut  à  Neublans 
€n  1750.  —  Pour  les  autres,  voir  Phelippeaux. 


LE  QUIÉTISME  EN  BOURGOGNE  ET  A  PARIS  EN  1698  211 

il  n'avait  été  que  le  trop  fidèle  disciple.  La  clémence  n^allait 
pas  alors  à  ces  victimes  des  égarements  de  l'esprit  et  de 
leurs  damnables  conséquences.  Un  éminent  académicien  de 
nos  jours  ayant  récemment  pris  la  parole  au  nom  de  sa 
Compagnie,  pour  couronner  les  vertus  des  humbles  et  distri- 
buer les  faveurs  du  baron  de  Montyon,  s'est  montré  plus 
miséricordieux.  Après  avoir,  à  la  suite  de  tant  de  philoso- 
phes, fait  le  procès  aux  actes  mercenaires  et  rappelé  les 
inquiétudes  de  Fénelon,  jeté  par  ses  scrupules  de  générosité 
et  de  désintéressement  «  en  des  subtilités  qui  avoisinaient 
l'hétérodoxie^  »,  M.  Jules  Lemaître  a  plaidé  avec  avec  com- 
plaisance les  circonstances  atténuantes  du  quiétisme.  Moli- 
nos  lui-même  a  presque  trouvé  grâce.  «  Certains  mystiques, 
dit-il,  tels  que  l'Espagnol  Molinos,  ont  poussé  la  délicatesse 
sur  ce  point  jusqu'à  admettre  que  l'âme,  absorbée  par  l'orai- 
son contemplative,  laissât  dédaigneusement  le  corps  s'attar- 
der dans  le  péché,  afin  que  l'amour  de  Dieu  apparût  en  elle 
plus  gratuit.  »  Impossible  d'imaginer  juge  plus  indulgent  et 
sentence  plus  gracieuse.  Mais  l'Eglise,  qui  a  charge  d'âmes 
et  à  qui  a  été  confié  avec  le  dépôt  de  l'immuable  dogme 
celui  de  l'intangible  morale,  pouvait  avoir  des  égards  pour  la 
personne  et  le  génie  d'un  Fénelon.  Elle  ne  pouvait  tolérer 
que,  sous  prétexte  d'idéales  et  chimériques  aspirations,  on 
détournât  les  fidèles  de  la  voie  des  commandements. 


Sans  attendre  même  le  jugement  de  Rome  sur  les  Maximes 
des  saints^  le  parlement  de  Bourgogne  déclara  au  quiétisme 
une  guerre  sans  merci  ni  pitié.  Dans  son  arrêt  contre  Robert, 
il  avait  ordonné  qu'il  serait  informé  par  un  commissaire 
spécial,  député  «  contre  les  complices,  sectateurs  et  adhé- 
rents dudit  Robert  dans  la  mauvaise  doctrine.  »  A  en  croire 
le  pamphlet  à  l'air  bien  informé  que  nous  avons  déjà  cité, 
c'est  un  jésuite  de  Dijon  qui  aurait  fait  insérer  dans  l'arrêt 
cette  clause  contre  les  adhérents  delà  «malheureuse  secte  », 
que  ses  confrères  représentaient  comme  capable  de  perdre 

1.  Jules  Lemaître,  Rapport  sur  les  prix  de  vertu,  du  22  novembre  1900. 


212  AUTOUR  DE  BOSSUET 

la  religion  et  l'État.  «  Ce  qu'on  dit  icy,  lit-on  dans  cette  pièce, 
n'est  pas  une  conjecture.  Le  père  Moreau  s'en  est  vanté,  et 
on  luy  soutiendra  qu'il  avoit  fait  les  dispositifs  de  cet  Arrest 
et  fait  ajouter  cette  injonction  au  procureur  général.  »  Ce 
serait  le  P.  de  La  Ghaize  en  personne  qui  aurait  été  trouver 
le  secrétaire  d'Etat  Ghateauneuf,  et  ce  ministre  en  aurait  écrit 
sur  sa  demande  au  premier  président  Bouchu.  Nous  croyons, 
et  nous  aurons  bientôt  occasion  de  le  dire,  que  le  P.  de  La 
Ghaize,  obstinément  représenté  par  tous  les  écrivains  comme 
favorable  au  quiétisme,  lui  était  au  contraire  et  lui  fut  sur- 
tout alors  opposé.  Quant  aux  démarches  auprès  de  Ghateau- 
neuf, nous  nous  souvenons  qu'elles  furent  faites  ou  durent 
être  faites  par  le  curé  Du  Puy,  mais  seulement  à  la  date  du 
18  août,  c'est-à-dire  cinq  jours  après  l'arrêt  rendu.  Gepen- 
dant  l'auteur  du  pamphlet  assurant  que  le  P.  Moreau  «  fit 
voir  des  lettres  où  le  P.  Perrin  mandoit  »  ces  choses,  et  une 
visite  du  P.  de  La  Ghaize  à  Ghateauneuf  ayant  fort  bien  pu 
précéder  celle  de  Du  Puy,  nous  acceptons  sa  version. 

Une  véritable  fièvre  de  perquisitions,  de  délations  et  de 
poursuites  résulta  de  cet  arrêt  à  double  tranchant,  qui  pu- 
nissait un  seul  quiétiste  et  menaçait  tous  les  autres.  Le  mot 
persécution  serait  de  trop;  mais  des  années  de  dissensions 
ouvertes,  une  agitation  profonde,  des  troubles  graves  dans  la 
société  et  dans  les  familles,  de  scandaleux  écrits,  tels  furent 
les  effets  de  cette  ordonnance.  Les  mésaventures  de  Robert 
ne  constituaient  qu'une  chute  individuelle  et  un  exceptionnel 
châtiment.  Désormais  le  terrain  de  la  lutte  va  s'élargir. 

Sur  les  lettres  que  M.  le  Premier  avait  reçues  de  Gha- 
teauneuf, lettres  regardées  par  lui  comme  des  ordres,  il 
ordonna  au  procureur  général  Parisot  de  publier  un  moni- 
toire.  «  Les  Jésuites  y  travaillèrent,  continue  notre  auteur 
anonyme,  et  le  P.  Moreau,  sous  prétexte  de  travailler  pour 
la  religion,  y  eut  la  meilleure  part.  Il  l'a  dit  à  plusieurs 
personnes,  et  que  c'étoit  luy  qui  l'avoit  dressé  de  bout  en 
bout.  »  Quel  qu'en  soit  l'auteur,  le  Monitoire  contre  les  quié- 
listes^  pièce  essentielle  du  second  procès,  parut  en  décem- 
bre 1698,  sous  le  nom  de  Filsjean,  l'ofïîcial  de  Langres  qui 
avait  déjà  instruit  le  premier.  11  fut  adressé  «  aux  prêtres 
dudit  diacèse,  de  la  part  du  procureur  général  au  parlement 


LE  QUIÉTISME  EN  BOURGOGNE  ET  A  PARIS  EN  1698  213 

de  Dijon  ».  On  a  pu  faire  certains  reproches  à  ce  document; 
mais  il  a  l'avantage  d'émaner  d'une  plume  ihéologique  et  de 
nous  renseigner  à  fond  sur  ce  qu'était  le  quiétisme  bourgui- 
gnon, au  moment  où  le  quiétisme  fénélonien  n'était  pas 
encore  jugé  à  Rome  et  demeurait  en  suspens  devant  les  tri- 
bunaux les  plus  élevés  de  l'Église.  A  ce  titre  nous  croyons 
devoir  le  citer  dans  ses  parties  principales. 

D'après  le  considérant,  «  plusieurs  personnes  de  differens 
états  et  sexes,  et  principalement  certains  directeurs  de 
conscience  ont  suivi,  pratiqué,  enseigné  et  fait  pratiquer 
tant  à  leurs  pénitentes  qu'à  d'autres  personnes,  des  erreurs 
nouvelles  fondées  sur  des  maximes  qui  prétendent  à  la  des- 
truction entière  de  la  religion  chrestienne  ». 

Suit  le  catalogue  de  ces  maximes.  D'après  leurs  sectateurs  : 

L'oraison  mentale  qu'ils  appellent  autrement  Voraison  de  quiétude, 
Y  oraison  de  pure  foi,  Voraison  de  simple  regard^  Voraison  d'anéantisse- 
ment étoit  le  seul  unique  exercice  de  piété  auquel  on  devoit  s'attacher. 

Cette  oraison  ne  consistoit  qu'à  se  mettre  en  la  présence  de  Dieu, 
comme  immobile,  sans  penser  à  rien,  sans  rien  faire,  sans  s'arrester 
aux  bonnes  pensées  et  sans' s'embarrasser  des  mauvaises. 

Dans  cet  état  l'âme  ne  doit  plus  faire  reflexion  sur  ce  qui  se  passe 
au  dedans  ni  au  dehors,  parce  que  quand  on  l'a  une  fois  abandonnée  à 
Dieu^  il  la  conduit  par  lui-même,  sans  qu'on  doive  plus  s'en  mettre  en 
j)eine. 

Il  faut  laisser  agir  Dieu  seul,  crainte  que  voulant  agir  avec  lui  on 
n'empêche  son  opération;  par  conséquent,  il  faut  se  tenir  toujours  dans 
un  état  passif. 

Ceux  qui  sçavent  pratiquer  l'Oraison  mentale  ne  doivent  rien  deman- 
der à  Dieu,  parce  que  c'est  estre  intéressé,  et  il  faut  attendre  que  Dieu 
inspire  et  donne,  connoissant  mieux  les  besoins  de  la  créature  qu'elle- 
même. 

Les  personnes  d'oraison  doivent  rejeter  les  prières  vocales,  les 
heures,  les  chapelets,  comme  des  choses  inutiles,  qui  empêchent  et 
retardent  l'âme  d'arriver  au  terme  qui  est  Tunion  avec  Dieu,  les  prières 
vocales  ne  servant  que  pour  le  public. 

Lorsqu'on  est  arrivé  à  cet  état  d'oraison  qui  est  l'état  de  perfection, 
on  devient  impeccable,  en  telle  sorte  qu'il  peut  arriver  que  des  per- 
sonnes de  différent  sexe  pourroient  avoir  ensemble  des  commerces  illi- 
cites sans  péché. 

Les  parfaits  peuvent  se  dispenser  des  jeûnes,  vigiles,  quatre-temps 
et  carême,  sauf  le  scandale. 

Ils  n'ont  besoin  d'aucune  préparation  pour  la  confession  et  pour  la 
communion  que  de  se  mettre  en  la  présence  de  Dieu,  pouvant  se  com- 


214  AUTOUR  DE  BOSSUET 

munier  tous  les  jours,  sans  estre  obligés  de  se  confesser  qu'une  fois  ou 
deux  Tannée  et  à  Pasques,  afin  d'éviter  le  scandale. 

Non  seulement  ils  peuvent  recevoir  la  communion  après  avoir  bu  et 
mangé,  mais  même  certains  directeurs  ont  donné  la  liberté  à  certaines 
de  leurs  pénitentes  de  se  communier  elles-mêmes  à  toutes  heures  du 
jour  ou  de  la  nuit,  auquel  effet  lesdits  directeurs  donnoient  aux  uns  et 
offroient  aux  autres  des  Hôties  consacrées  dans  de  petites  boîtes  d'ar- 
gent, faites  exprez,  plusieurs  orfèvres  en  ayant  pratiqué  depuis  peu 
un  grand  nombre  qui  ont  esté  distribuées  par  lesdits  directeurs  ou 
autres  ^ . 

On  retrouverait  sans  doute,  aujourd'hui,  plus  d'une  de  ces 
custodes  privées,  à  l'usage  des  quiétistes  bourguignons  du 
dix-septième  siècle ,  dans  le  riche  Musée  eucharistique  de 
Paray-le-Monial.  Mais  ce  n'est  que  le  côté  archéologique  de 
la  question.  Nous  nous  sommes  volontairement  cantonné 
dans  le  domaine  historique,  avec  des  lettres  du  curé  Du  Puy 
pour  fil  conducteur. 

VI 

Après  Robert,  le  prêtre  le  plus  attaqué  par  ce  curé  de 
Seurre  fut  un  ecclésiastique  dijonnais,  maître  Etienne  Carme 
du  Ghailloux.  Il  paraît  avoir  exercé  ses  principales  fonctions 
dans  un  des  quatre  hôpitaux  de  la  ville  2,  en  même  temps  qu'il 
était  curé  d'une  paroisse  aujourd'hui  disparue,  Saint-Phili- 
bert, et  promoteur  de  Tofficialité.  Le  ravir  à  ses  paroissiens 
eût  été,  sans  doute,  une  opération  difficile.  Du  Puy  chercha 
à  l'évincer  au  moins  de  son  hospice.  Au  plus  beau  temps  de 
son  séjour  à  Paris,  il  écrivait  à  Filsjean  : 

Puisque  vous  me  faites  l'honneur  de  me  parler  du  S"  du  Ghailloux, 
curé  de  Saint-Philibert,  je  suis  bien  aise  de  vous  dire  que  ie  crois  qu'il 
fera  fort  bien  de  se  défaire  de  sa  supériorité  de  l'hôpital,  conformé- 
ment à  vos  intentions.  J'en  ai  écrit,  sans  parler  de  vous,  au  P.  Moreau, 
il  y  a  quinze  jours.  Au  commencement  que  j'ay  été  icy,  je  me  suis  trouvé 
avec  une  personne  de  distinction  qui  me  parla  de  ce  curé  comme  d'un 
quiétiste  fieffé.  Environ  dix  jours  après,  j'en  vis  deux  ou  trois  autres 
qui  me  dirent  la  même  chose.  Je  l'en  ai  deffendu  et  je  puis  dire  avec 
succès.  Mais,  pour  faire  cesser  ces  soupçons,  j'ay  cru  devoir  écrire  tout 
cela  à  ce  jesuitte  et  luy  dire  de  voir  ce  curé  et  de  l'inuiter,  pour  cela, 
non  seulement  de  ne  plus  aller  à  cet  hôpital,  mais  même  de  n'y  plus 

1.  Recueil  in-fol.,  t.  III,  fol,  4  sqq. 

2.  Roussel,  Diocèse  de  Langres,  t.  III,  p.  94,  n»  16. 


LE  QUIÉTISME  EN  BOURGOGNE  ET  A  PARIS  EN  1698  215 

penser.  Je  ne  doute  point  que  vous  ne  reussissiës  à  mettre  la  paix  et 
à  rétablir  le  bon  ordre  d.ins  l'hôpital;  il  suffit  que  vous  souhaittiés  une 
chose  affin  d'en  venir  à  bout.  Mais  je  crois  qu'il  vous  est  de  consé- 
quence, affin  que  votre  ouvrage  soit  de  durée,  d'éloigner  pour  jamais 
le  Sr  du  Chailloux  de  cette  maison.  Ce  bon  Monsieur  est  un  peu  in- 
quiet et  çeut  primer  partout  oà  il  est*. 

Ces  derniers  mots  ne  trahissent-ils  pas  une  sourde  jalousie 
de  la  part  de  Du  Puy  ?  S'il  voulait  abaisser  un  rival,  il  fut 
bientôt  satisfait.  Il  pouvait,  dès  la  fin  des  vacances,  compli- 
menter l'infatigable  Filsjean  d'avoir  réussi  au  delà  des  sou- 
haits. Docteur  en  théologie,  Du  Puy  venait  de  présider  à 
Paris,  en  qualité  de  censeur,  une  thèse  soutenue  par  M.  des 
Maillard,  conseiller  anliquiétiste  au  parlement  de  Bourgogne. 
L^official  de  Langres  l'en  avait  félicité.  Il  lui  retourne  ainsi 
ses  compliments  : 

Il  ne  falloit  pas  penser  à  cette  thèse;  je  vous  avoue  que  depuis  que 
j'ay  l'honneur  de  vous  connoitre,  ie  ne  vois  rien  qui  vaille  ce  que  vous 
faites.  Il  y  a  tant  d'esprit  et  tant  de  conduitte  dans  touttes  vos  démar- 
ches, que  quelque  soin  que  j'aie  pris  de  vous  étudier,  je  ne  puis  point 
m'iraaginer  que  l'on  vous  puisse  suivre  que  de  très  loin.  Ce  que  l'on 
vient  de  m'écrire  que  vous  aviez  fait  à  l'hôpital^  pour  le  remettre  sur 
le  bon  pied,  m'en  est  une  preuve  convaincante;  avoir  pacifié  toute  une 
maison  de  filles,  les  avoir  détachées  de  leur  cher  directeur- à  qui  elles 
tenoient,  à  ce  qu'elles  croioient,  par  tant  d'endroits  ;  avoir  engagé  M.  du 
Ghaillou  qui  se  plait  au  delà  de  l' imagination  à  dominer ^  l'avoir  dis-je 
obligé  à  donner  sa  démission  d'une  supériorité  qui  de  l'aveu  de  ses 
meilleurs  amis  avoit  des  charmes  inexplicables  pour  luy;  avoir  rap- 
proché des  grands  seigneurs  qui  avoient  du  froid  les  uns  pour  les  au- 
tres, avoir  engagé  un  grand  Prélat,  des  Présidents,  des  Conseillers, 
à  n'avoir  que  les  mêmes  vues,  et  à  ne  prendre  que  les  mêmes  moïens, 
voilà,  Monsieur,  votre  ouvrage,  voilà  ce  que  tous  ceux  qui  aiment  la 
religion,  le  bon  ordre,  et  votre  gloire  ne  cesseront  d'admirer.  Comme 
je  m'intéresse  extrêmement  à  tout  ce  qui  vous  peut  attirer  les  yeux  des 
gens  de  considération,  jugez  avec  quel  plaisir  j'ay  lu  la  lettre  qui  m'a 
donné  cette  nouvelle.  Je  me  fais  deia  une  feste  par  avance  de  la  ioie 
que  iauray  d'entendre  iusques  aux  moindres  circonstances  d'une  si 
belle  action  ^. 

Mais  il  y  a  un  revers  aux  succès  les  plus  complets.  Excité 
par  ses  procédures,  mis  en  appétit  par  ses  informations,  le 

1.  Du  Puy,  curé  de  Seurre,  à  Filsjean,  Paris,  7  sept.  1698.  Recueil  in-fo!., 
t.  III.  p.  182. 

2.  Du  Puy,  curé  de  Seurre,  à  Filsjean,  3  octobre  1698. 


216  AUTOUR  DE  BOSSUET 

parlement  de  Dijon  glissait  sur  la  pente  rapide  de  la  passion, 
et  ne  connaissait  plus  de  mesure.  Filsjean,  qui  avait  donné 
au  mouvement  la  première  impulsion,  s'arrêtait  maintenant, 
effrayé  du  train  que  prenaient  les  choses,  essayait  de  sauve- 
garder les  égards  dus  aux  ecclésiastiques,  et  de  réprimer  les 
abus  de  la  magistrature  laïque.  C'était  en  vain.  Un  an  après, 
du  Ghailloux  fut  décrété  de  prise  de  corps,  et  l'official,  exas- 
péré de  se  voir  dépassé,  débordé,  dédaigné,  n'eut  plus  que 
son  évêque  auprès  de  qui  exhaler  ses  plaintes. 

Il  y  a  depuis  huit  jours  un  nouveau  décret  donné  dans  cette  affaire 
par  le  juge  laïc  sans  ma  participation  contre  le  sieur  Duchaillou, 
curé  de  St  Philibert  de  cette  ville,  promoteur  dans  Tofficialité.  On  aura 
peine  à  croire  qu'un  homme  élevé  à  St  Sulpice  avec  Mgr  l'évêque  de 
Chartres^,  qui  luy  donnoit  dans  cette  maison  des  marques  d'affection, 
Mr  l'abbé  Brunot;  duquel  M.  Tronson,  etc.,  rendront  toujours  bon  té- 
moignage, ayt  donné  lieu  à  décerner  un  décret  contre  luy  2.  Aussy  les 
prétendues  charges  contre  luy  sont  légères  et  n'ont  pour  fondement 
que  de  simples  ouys-dire  qui  estoient  acquis  dès  le  commencement  de 
la  procédure,  sans  qu'on  eut  entrepris  de  frapper  sur  un  homme  dont 
la  réputation  estoit  bien  establie  dans  l'Eglise.  Gomme  ce  décret  est 
nouveau,  je  ne  vous  envoyé  point,  Mgr,  les  charges  qui  concernent  cet 
ecclésiastique,  et  je  me  suis  retranché  à  celles  qui  touchent  ceux  qui 
ont  esté  décrétés  de  prise  de  corps.  Cependant  il  sera  fort  aisé  de 
desmesler  dans  la  multitude  celles  qui  regardent  ce  curé,  et  comme 
elles  sont  en  petit  nombre,  j'auray  l'honneur  de  les  luy  envoyer  par  les 
prisonniers  ^. 

Ce  recours  au  premier  pasteur  du  diocèse  avait-il  chance 
d'aboutir?  François-Louis  de  Clermont-Tonnerre,  évêque  de 
Langres  depuis  1695,  sacré  par  son  oncle  l'évêque  de  Noyon, 
François  de  Clermont-Tonnerre,  et  comme  lui  opposé  à  la 
nouvelle  spiritualité,  avait  commencé  «  par  poursuivre  avec 
une  sorte  d'acharnement  le  quiétisme,  sans  ménager  Féne- 
Ion*-  ».  Mais,  comme  son  ofïicial,  il  pouvait  être  effrayé  main- 
tenant des  progrès  de  ces  poursuites  exagérées,  plutôt  que 
des  restes  d'une  doctrine  vaincue  et  désormais  inoffensive  ; 
on  en  eut  plus  tard  des  preuves.   En  attendant,  Filsjean  se 

1.  Mgr  Godet  des  Marais,  évêque  de  Chartres  (1690-1709). 

2.  On  lit  sur  les  registres  de  Saint-Sulpice  :  Stephanus  du  Chaillou, 
clericus  diœcesis  ^duensis,  admissus  est  die  i  julii  1669.  (Communication 
de  M.  l'abbé  Lévesque.) 

3.  Filsjean  à  l'évêque  de  Langres,  3  novembre  1699. 

4.  JeATi,  Evêques  de  France,  p.  228. 


LE  QUIETISME  EN  BOURGOGNE  ET  A  PARIS  EN  1698  217 

rangea  au  parti  de  la  clémence.  «  A  l'égard  de  Du  Ghaiiloux, 
lit-on  dans  les  notes  où  il  a  élaboré  sa  sentence,  je  n'em- 
pesche  qu'il  ne  soit  renvoyé  de  l'accusation  contre  luy  for- 
mée. ))  Le  curé  de  Saint-Philibert  était  sauvé.  Son  nom  ne 
figure  pas  dans  la  sentence  de  l'official  du  24  mai  1700  «  contre 
les  sectateurs  et  adhérans  de  Robert  »,  dont  la  minute  ori- 
ginale est  signée  :  «  Filsjean,  Perrier,  Yarenne.  »  On  y  ren- 
contre seulement  :  Maître  Philibert  Peultier,  prêtre,  curé  de 
Saint-Vincent  de  Chalon,  accusé  et  détenu  prisonnier;  maître 
Claude  Quillot,  prêtre  mépartiste  de  l'église  de  Saint-Pierre 
de  Dijon,  accusé  et  contumace  ;  Rollet,  curé  de  Pagny,  con- 
tumace ;  maître  Pierre  Régnier,  prêtre  familier  en  l'église 
de  Saint-Martin  de  Seurre,  accusé  prisonnier;  maître  Roussel, 
prêtre  et  chapelain  de  Saint-Pierre  de  Besançon,  contumace. 

Philibert  Pelletier  ou  Peultier  fut  déclaré  par  Filsjean  con- 
vaincu d'avoir  enseigné  aux  femmes  et  aux  filles  qu'il  avait 
dirigées,  «  de  faire  oraison  à  la  manière  des  quiétistes,  d'avoir 
exalté  la  doctrine  de  Molinos  et  sa  personne,  mesme  après 
qu'il  (Molinos)  a  été  condamné  ».  Mais  le  curé  Du  Puy  n'a- 
vait su  qu'en  dire.  A  ses  yeux,  le  curé  de  Saint- Vincent 
gagne  tout  le  monde  par  sa  piété  réelle  ou  apparente.  Il  est 
d'une  tranquillité  «  qui  semble  ne  partir  que  d'une  bonne  con- 
science )).  Ici  les  archives  de  Saint-Sulpice  donnent  raison  à 
Filsjean  1. 

On  serait  curieux  de  retrouver  dans  l'Arrêt  du  parlement 
du  vendredi  27  août  1700,  contenant  le  non-lieu  de  Du  Ghaii- 
loux et  la  condamnation  de  plusieurs  autres'*,  le  détail 
des  ouvrages  à  l'usage  de  tous  ces  partisans  de  Molinos,  et 
de  s'y  assurer  s'ils  relevaient  uniquement  de  cet  hérétique 
espagnol,  du  P.  La  Combe,  de  Mme  Guyon,  de  Malaval,  ou 

1.  Philibert  Peultier  était  justement  soupçonné  de  quiétisme  depuis  plu- 
sieurs années,  ainsi  qu'en  témoigne  une  longue  lettre  du  fonds  Saint-Sul- 
pice. Cette  lettre,  signée  «  D.  F,  Le  Tellier  de  Bellefons»,  est  datée  d'Am- 
bierle  (Loire),  le  15  sept.  1693.  Le  destinataire  est  anonyme,  mais  semble 
un  religieux.  Premiers  mots  :  «Dans  le  moment  que  j'ai  l'honneur...»  (Biblio- 
thèque de  Saint-Sulpice,  Pièces  concernant  Quillot^  Pelletier,  etc.,  liasse  6, 
carton  13,  pièce  IIL) 

2.  Claude  Rollet,  curé  de  Pagny,  fut  condamné  à  être  pendu  et  étranglé; 
la  sœur  Prudence  au  bannissement  perpétuel  ;  Peultier  à  neuf  ans  de  bannis- 
sement. Quillot,  Régnier,  Roussel  étaient  mis  hors  de  cour,  et  les  trois  com- 
parses renvoyées  jusqu'à  rappel. 


218  AUTOUR  DE  BOSSUET 

bien  aussi  de  Fénelon.  Mais  l'énumération  des  saisies  de 
livres,  papiers,  manuscrits,  billets,  opérées  chez  les  accu- 
sés, lors  des  perquisitions  faites  à  leurs  domiciles,  les 
inventaires  et  les  procès-verbaux  n'en  relatent  pas  les  titres. 
Il  n'y  a  guère  d'exception  que  pour  Roussel  *.  Il  avait  donné 
à  une  pénitente  le  Moyen  courte  la  Pratique  de  Malaval,  et 
un  livre  intitulé  :  Lettre  d'un  serviteur  de  Dieu'^. 

D'ailleurs,  il  faudrait  un  volume  pour  analyser  tous  ces 
documents.  Ne  pouvant  sortir  ici  d'un  cadre  assez  restreint, 
nous  ne  pouvons  que  présenter  nos  conclusions  personnelles, 
sans  prétendre  les  imposer  à  qui  que  soit  et  sans  nous  éton- 
ner d'aucune  contradiction  qui  viendrait  à  se  produire.  On 
entendit  six  cent  cinquante  témoins.  11  y  en  a  pour  toutes 
les  opinions. 

Les  contemporains  ne  réussirent  pas  à  voir  clair  dans  ces 
procès.  Qu'on  juge  de  la  difficulté  après  deux  siècles!  A  notre 
avis,  Quillot  était  innocent,  au  moins  dans  sa  vie  privée.  Il 
suffit  de  parcourir  par  exemple  les  «  Extraits  de  l'Informa- 
tion faite  à  Seurre  contre  le  sieur  Robert,  curé  dudit  lieu,  en 
ce  qui  concerne  le  sieur  Quillot  »,  pour  s'en  rendre  compte. 
Ces  dépositions  sont  de  purs  commérages.  «  Quillot  connois- 
soit  le  curé  de  Seurre,  parce  qu'il  estoit  le  fils  de  sa  nour- 
rice, déclare  Du  Ghailloux  à  sa  décharge,  et  qu'il  le  croyait 
honeste  homme  ;  mais  depuis  les  bruits  qui  avoient  couru  de 
sa  conduite,  il  essayoit  [de]  s'esloigner  de  luy.  » 

Le  curé  de  Saint-Philibert  fut  calomnié  par  une  folle,  Marie 
d'A***.  On  a  en  copie  neuf  lettres  écrites  à  lui-même  par  cette 
personne,  et  dans  lesquelles  elle  fait  les  aveux  les  plus  com- 
plets : 

A  Dijon,  le  dernier  jour  de  l'an  1689. 

Puisque  vous  voulez  bien,  mon  cher  père,  non  seulement  me  par- 

1.  Voir  aussi,  dans  les  Interrogatz  et  reponces  du  S^  Quillot  {Dïjon^  13  fé- 
vrier 1701  ),  les  livres  où  il  se  forma.  Mais  ces  documents  se  réfèrent  à  une 
nouvelle  instruction,  Quillot,  jusque  là  contumace,  étant  venu  se  constituer 
prisonnier  en  1701.  Recueil  in-fol.,  t.  II,  fol.  62  et  99.  La  revision  de  son 
procès  se  termina  entièrement  en  sa  faveur,  par  acte  du  10  avril. 

2.  Cette  Lettre  d'un  serviteur  de  Dieu  à  une  de  ses  filles  spirituelles^  a 
pour  auteur  un  religieux  de  la  Merci,  Jean  Falconi.  Publiée  en  espagnol,  en 
1657,  traduite  en  italien  puis  en  français,  condamnée  en  1688  et  1689,  elle 
figure  dans  toutes  les  éditions  du  Moyen  court  et  des  Opuscules  de  Mme  Guyon. 
Il  doit  s'agir  ici  d'une  édition  indépendante. 


LE  QUIÉTISME  EN  BOURGOGNE  ET  A  PARIS  EN  1698  219 

donner  tous  mes  égaremens,  mais  encore  avoir  pour  moy  les  mesmes 
bontez  dont  j'ay  si  souvent  abuzé,  je  vous  avoue  que  je  ne  sais  que 
faire  pour  nous  témoigner  combien  ie  me  repens,  et  combien  ie  des- 
sauoue  ma  conduite  passée  et  tout  ce  que  la  foiblesse  de  mon  esprit 
en  colère  et  une  jalousie  mal  fondée  m'a  pu  faire  dire  contre  le  respect 
et  l'estime  que  ie  nous  dois.  C'est  trop  peu,  mon  père,  de  dire  que 
c'est  la  foiblesse  et  la  colère  qui  me  fait  faire  si  souuent  des  fautes  qui 
sont  si  cruelles  et  deuant  Dieu  et  deuant  les  hommes  ;  et  il  faut  que 
j'aduoue  icy  que  Dieu,  pour  punir  touttes  mes  malices,  m'a  abandonné  à 
des  accez  de  folie  dont  ie  ne  suis  pas  quelquesfois  la  maistresse.  le 
vous  l'ay  dit  plus  d'une  fois,  mon  père... 

Autre  lettre  : 

Mon  cher  père,  ie  nous  crie  mercy  de  tout  mon  cœur  de  touttes  mes 
rages  et  folies. 

Encore  une  fois,  les  lettres  sur  ce  ton  sont  au  nombre  de 
neuf  et  ne  laissent  guère  de  doute. 

Puis  il  faut  lire,  dans  les  protestations  de  Filsjean  assagi 
et  revenu  à  la  modération,  comment  furent  extorquées  les 
dépositions  à  chargea  Dès  le  dix-huitième  siècle,  on  s'habi- 
tua à  regarder  Quillot  comme  une  victime,  soit  scepticisme, 
comme  cela  paraît  dans  la  correspondance  légère,  ironique, 
déjà  voltairienne  avant  la  lettre,  du  conseiller  de  Migieu^; 
soit  critique  historique,  comme  le  Moréri,  où  la  publication 
de  V Histoire  du  quillotisme  fit  sans  doute  adopter  cette 
opinion^.  Rien  qu'à  lire  les  chansons  et  les  noëls  de  l'époque, 
le  total  des  noms  propres  indiquerait  un  tiers  des  familles 
parlementaires  de  la  Bourgogne  comme  infestées  par  les 
doctrines  de  Quillot  et  lui  ayant  fourni  un  appui  secret  ou 
une  protection  déclarée.  On  ne  saurait,  les  pièces  sérieuses 
en  main,  accepter  de  pareilles  évaluations.  Témoin  cet  extrait 
de  procédure  annoté  par  Filsjean. 

Trois  observations  : 

La  première,  que  ce  déplorable  dérèglement  n'a  point  este'  ge'ne'ral 
en  Bourgogne  ;  il  n'a  point  esté  prêché  ;  il  n'a  point  eu  cours  dans  la 
voix  [sic]  publique,  ce  n'a  esté  qu'une  corruption  clandestine  qui  s'est 

1.  Moyens  d'abus.  Recueil  in-foL,  t.  III.  fol.  5  sqq. 

2.  Voir  notamment  les  lettres  de  ce  magistrat  à  Filsjean.  Paris,  3  et  16 
août.  Recueil  in-fol.,  t.  III,  fol.  257. 

3.  Le  long  et  intéressant  article  de  Quillot,  dans  le  Moréri  de  1759,  est 
même  partial  contre  ses  prétendus  ennemis. 


220  AUTOUR  DE  BOSSUET 

communiquée  en  secret  et  pratiquée  avec  beaucoup  de  ménagement 
par  trois  ou  quatre  particuliers. 

La  seconde,  qu'ayant  commencé  à  s'y  introduire  il  y  a  plus  de  vingt- 
sept  années,  comme  il  se  justifie  par  les  informations,  on  découvre 
qu'elle  n'a  fait  aucun  progrès  durant  ce  long  espace  de  temps. 

La  troisième,  qu'on  ne  remarque  point  d^hommes  dans  la  séduction 
de  ces  infidèles  ministres,  ny  même  de  femmes  raisonnables  et  distin- 
guées, mais  toutes  jeunes  filles  ou  femmes  légères  et  sans  conduite, 
toutes  susceptibles  de  ces  ridicules  impressions.  Et  cest  tout  le  pro- 
grès, (Recueil  in-fol.,  t.  I,  fol.  5.) 

Notre  seconde  conclusion  est  que  personne  ne  s'opposa 
plus  que  la  Compagnie  de  Jésus  et  l'Oratoire  à  ce  progrès, 
exagéré  ou  non,  du  quiétisme  bourguignon.  Toutes  les  lettres 
de  jésuites,  sauf  une  qui  émane  d'un  numismate  résolu  à  se 
tenir  en  dehors  des  partis,  sont  dans  ce  même  sens. 

Mais  cette  conclusion  ne  se  restreint  pas  à  la  province.  Il 
ressort  des  rapports  établis  par  l'intermédiaire  du  curé  Du  Puy 
avec  les  Jésuites  de  Paris,  qu'à  la  Maison  professe  de  la  rue 
Saint-Antoine,  on  suivait  Bourdaloue,  La  Rue  et  Gaillard, 
ces  trois  adversaires  déclarés  du  quiétisme.  Les  PP.  Du  Puy 
et  Perrin,  enfin  le  P.  La  Ghaize  abondèrent  en  effet  dans  leur 
manière  de  voir  et  unirent  leur  action  à  la  leur. 

J'avais  été  plus  d'une  fois  frappé,  en  lisant  Saint-Simon  ou 
Phelippeaux,  du  constant  parti  pris  avec  lequel  ils  appuient 
sur  les  actes  des  Jésuites  en  faveur  du  quiétisme  et  cher- 
chent à  atténuer  tout  ce  qu'ils  firent  pour  le  combattre.  Déjà 
M.  Algar  Griveau  avait  réagi  contre  ces  préventions,  avoué 
que  «  le  quiétisme  comptait  parmi  les  Jésuites  de  vifs  adver- 
saires »,  et  déclaré  que  «  si  quelques  hommes  habiles  de  nos 
jours  étaient  tentés  de  voir  là  une  tactique...  il  leur  répon- 
drait que  Saint-Simon  n'est  pas  si  méchant  et  consent  à 
reconnaître  la  bonne  foi  de  Bourdaloue  et  du  P.  Gaillard^  ». 
Je  crois  avoir  démontré,  par  un  texte  irréfutable,  que  la  bonne 
foi  du  P.  de  La  Rue  est  tout  aussi  hors  de  cause.  J'ajoute 
même  que  si  je  voulais  user  de  représailles,  je  contesterais 
celle  de  Saint-Simon.  La  première  profession  de  foi  des 
Jésuites  fut  le  premier  sermon  du  P.  de  La  Rue,  celui  prêché 
devant  le  Roi,  le  jour  de  l'Annonciation,  lundi  25  mars  1697. 

1.  Algar  Griveau,  Étude  sur  la  condamnation  du  livre  des  «  Maximes  des 
saints  ».  Paris,  1878.  2  vol.  in-12,  t.  I,  p.  317. 


LE  QUIÉTISME  EN  BOURGOGNE  ET  A  PARIS  EN  1698  221 

Personne  ne  s'y  trompa.  Ce  sermon,  écrit  Dangeau,  impar- 
tial, désintéressé  môme  dans  la  question,  «fut fort  remarqué; 
on  crut  que  le  P.  de  la  Rue  avoit  voulu  faire  connoître  publi- 
quement les  sentiments  de  la  Société  sur  les  livres  nouveaux 
dont  on  parle  tant,  et  le  P.  Gaillard,  à  Paris,  prêcha  aussi 
sur  le  môme  ton'.  »  Veut-on  se  faire  une  idée  de  la  puis- 
sance du  préjugé  chez  Saint-Simon  ?  Commentant  ce  pas- 
sage :  ((  Il  est  vrai,  ajoute-t-il,  qu'une  partie  des  Jésuites  fut 
d'un  côté,  et  une  autre  partie  de  l'autre,  mais  sourdement,  » 
Dans  son  esprit,  le  «  sourdement  »  semble  s'appliquer  à 
V Annonciation  de  La  Rue  qui  fit  pourtant  un  si  grand  tapage. 
Et  nous  avons  vu  que  le  brillant  prédicateur  récidiva  plus 
bruyamment  encore  l'année  suivante  avec  son  Saint-Bernard, 
Ce  serait  donc  le  cas  de  dire  qu'il  n'y  a  point  de  pires  sourds 
que  ceux  qui  ne  veulent  pas  entendre. 

Môme  remarque  à  faire  au  sujet  du  P.  de  La  Ghaize.  Quoi 
qu'en  ait  pensé  Ghantelauze,  il  semble  que  l'abbé  de  Ghan- 
terac  n'informait  pas  si  mal  Fénelon  en  lui  écrivant,  dès  le 
26  juillet  1698,  que  le  confesseur  du  Roi  «  condamne  autant 
son  livre  à  présent  comme  il  avait  soutenu  autrefois  qu'il 
était  bon 2  ».  La  récente  publication  de  la  correspondance  de 
Quesnel  confirme  cette  conversion^  comme  on  l'a  appelée. 
«  On  me  mande  de  Paris,  écrit  Quesnel,  le  23  août,  à  Du  Vau- 
cel,  que  le  P.  de  La  Ghaize  a  livré  une  lettre  que  le  P.  LaGombe 
a  écrite,  je  ne  sais  pas  quand,  à  Mme  Guyon.  G'est-à-dire  qu'il 
tire  son  épingle  du  jeu  par  politique^.  »  Quesnel  est-il  telle- 
ment sûr  du  motif?  Nous  l'avons  déjà  entendu  faire  le  même 
procès  de  tendance,  à  propos  du  panégyrique  de  saint  Ber- 
nard, par  La  Rue.  Retenons  donc  seulement  les  faits.  Les 
papiers  et  correspondances  inédits  recueillis  par  Filsjean, 
et  que  nous  avons  en  partie  étudiés,  nous  montrent  un 
P.  de  La  Ghaize  tout  aussi  hostile  au  quiétisme  dijonnais.  G'est 
le  confesseur  du  roi  qui  met  le  curé  Du  Puy  en  rapport  avec 
le  ministre  Chateauneuf,  lequel  force  le  premier  président  de 
Dijon  à  marcher  et  tout  son  Parlement  après  lui.  A  peine 
rentré  à  Seurre,  ce  même  curé  Du  Puy  ne  croit  pas  pouvoir 

1.  Dangeau,  Journal,  édit.  Feuillet  de  Couches,  1856.  In-8,  t.  VI,  p.  91. 

2.  Ghantelauze,  le  P.  de  La  Chaize.  Paris,  1859.  In-8,  p.  317. 

3.  Quesnel,  Correspondance,  t.  II,  p.  24. 


222  AUTOUR  DE  BOSSUET 

mieux  récompenser  le  zèle  de  Filsjean  qu'en  le  recomman- 
dant de  nouveau  au  jésuite  :  «  J'en  écris  aujourd'huy  au 
P.  de  La  Ghaize  d'une  manière  qui  me  paraît  propre  à  luy 
faire  connoître  l'obligation  que  la  Bourgogne  vous  a.  Ce  n'est 
pas  la  première  fois  que  f  ai  cet  honneur.  » 

La  sentence  rendue  à  la  suite  du  second  procès  (27  août  1700) 
nous  fournit  une  preuve  de  plus,  et  surabondante  celle-là, 
des  dispositions  du  confesseur  du  roi  et  de  l'entente  qui 
avait  toujours  régné  entre  les  adversaires  les  plus  actifs  du 
quiétisme  et  lui. 

J'ai  leu  avec  le  R.  P.  de  La  Chaize,  écrit  le  P.  Perrin  à  Filsjean, 
votre  jugement  et  une  partie  de  votre  extrait  qu'il  m'a  remis  pour  le 
lire  entièrement.  Il  m'en  a  paru  très  satisfait,  et  il  y  a  lieu  de  l'estre, 
car  tout  y  est  fort  juste  et  plein  de  grand  sens.  Les  remarques  que 
vous  avez  mises  en  tête  de  l'ouvrage  et  après  chaque  déposition  se 
trouvent  fort  judicieuses,  et  il  est  difficile  de  plus  resserrer  une  plus 
vaste  matière.  Les  peines  que  vous  aves  statuées  me  paroissent,  en 
proportion  de  votre  tribunal,  pliis  sévères  que  celles  du  Parlement'. 

Il  y  a  bien  de  Papparence  que  les  autres  ^  seront  traités  plus  douce- 
ment, à  raison  de  leurs  charges  moins  considérables  que  celles  dudit 
Pelletier,  curé  de  Saint-Vincent.  Il  faut  bien  prendre  garde  que  ces 
gens-là  ne  rentrent  dans  l'exercice  des  fonctions  hiérarchiques,  car 
rarement  changent-ils  les  pratiques;  et  je  vous  assure  qu'il  y  a  plus 
de  mal  qu'on  ne  pense.  Votre  habileté,  votre  vigilance  et  votre  autho- 
rité  peuvent  aisément  les  contenir  dans  les  devoirs,  et  je  ne  doute  pas 
que  vous  souteniés  avec  beaucoup  de  zèle  ce  que  vous  avez  si  bien 
comancé  et  si  heureusement  conclu.  Je  ne  puis  assez  vous  en  faire  de 
conjouissances  ^. 

Nous  voyons  ici  La  Ghaize  «  très  satisfait  )>  d'un  officiai 
dont  les  pénalités  dépassent  celles  du  parlement  de  Bour- 
gogne ! 

La  Maison  professe,  dans  la  personne  de  ses  principaux 
membres,  fut  donc  hostile  au  quiétisme,  près  d'un  an  avant 
la  condamnation  de  Fénelon.  L'archevêque  de  Cambrai  le 
sentait  fort  bien.  S'il  pardonna  magnanimement  au  P.  de  La 
Rue,  qui  resta  l'ami  de  Bossuet  et  fera  son  oraison  funèbre 
(23  juillet  1704),  sans  avoir  été,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  envoyé 

1.  C'est-à-dire  du  parlement  de  Bourgogne  comparé  à  l'officialité  lan- 
groise. 

2.  Les  autres  accusés. 

3.  Le  P.  Perrin  à  Filsjean^  Paris  11  août  1700.  Recueil  in-fol.,  t.  III, 
fol.  176  bis. 


LE  QUIÉTISME  EN  BOURGOGNE  ET  A  PARIS  EN  1698  223 

dans  les  Gévennes  en  disgrâce  pour  son  discours  sur  saint 
Bernard,  Fénelon  ne  cessa  pas  de  bouder  la  communauté, 
de  la  tenir  même  en  quarantaine.  Ce  passage  d'une  lettre 
inédite  de  Du  Puy  nous  édifie  pleinement  sur  ce  point.  Le 
curé  de  Seurre  écrit  à  Filsjean  : 

Puisque  vous  me  témoignez  souhaitter  que  ie  continue  à  vous  dire 
ce  qui  se  passe  de  nouveau  entre  les  Prélats,  je  vous  diray  qu'il  y  a 
huit  iours  qu'il  paroit  Trois  nouvelles  Lettres  de  M.  de  Cambray  à  M.  de 
Meaux  ^ .  Elles  font  du  bruit  parmi  les  savants.  Il  n'y  a  que  ceux  à  qui 
on  en  a  porté  de  la  part  de  cet  Archevêque  qui  en  aient,  car  on  n'ose- 
roit  rien  vendre  icy  qui  vienne  de  sa  part.  //  continue  à  garder  sa  colère 
contre  les  Jésuites,  car  il  ne  leur  en  a  point  envoie,  quoi  qu'il  en  ait  été 
plus  libéral  que  de  la  Réponse  à  la  Relation  du  Quiétisme  composée  par 
M.  de  Meaux  ^. 

Cette  colère  de  Fénelon  n'était  donc  point  passagère;  nous 
ne  savons  ni  quand  elle  finit  ni  comment. 

De  son  côté  Bossuet,  et  c'est  notre  dernière  conclusion, 
ne  cessa  pas  d'avoir  les  yeux  fixés  sur  Dijon,  tant  que  dura 
l'afifaire  du  quiétisme  bourguignon.  Le  troisième  et  dernier 
acte  en  fut  un  bûcher  coînme  le  premier.  Mais,  cette  fois,  on 
se  contenta  de  brûler  publiquement  un  livre,  VHistoire  du 
quillotisme^  pamphlet  lancé  par  les  ennemis  intransigeants 
de  la  secte,  pour  protester  contre  l'acquittement  de  Quillot. 
C'était  le  temps  où  les  Feuillants  de  Paris,  compromis  à 
leur  tour  pour  quiétisme,  en  étaient  réduits,  eux  qui  avaient 
applaudi  La  Rue,  à  implorer  la  pitié  de  Filsjean^.  Le  corres- 
pondant de  Bossuet  avait  oublié  d'adresser  à  Meaux  un  exem- 
plaire du  pamphlet.  L'évêque  écrivit  lui-même,  —  et  l'on  en 
fut  mortifié,  —  pour  s'en  plaindre.  On  lui  envoya  enfin  un 
hommage  avec  une  lettre  interminable,  conservée  par  Ledieu. 
On  y  priait  M.  de  Meaux,  à  moins  d'un  an  de  sa  mort,  «  de  sug- 
gérer au  Roi  d'éloigner  Quillot  de  Dijon  ou  mesme  de  le  faire 
enfermer  ».    Le  prélat  octogénaire  fit-il  cette  suprême  dé- 

1.  Gosselin,  Histoire  littéraire  de  Fénelon,  p.  46. 

2.  Du  Puy,  curé  de  Seurre,  à  Filsjean.  Paris,  27  sept.  1698.  Recueil  in- 
fol.,  t.  III,  189. 

3.  Nous  avons  sous  les  yeux  la  lettre  du  feuillant  dom  Jérôme,  à  Fils- 
jean. Paris,  26  février  1703.  Cette  lettre  a  figuré  dans  le  Catalogue  d'auto- 
graphes de  la  maison  Gabriel  Charavay,  en  septembre  1900,  mais  avec  une 
description  inexacte. 


224  AUTOUR  DE  BOSSUET 

marche?  On  Tignore;  mais  ceux  qui  connaissaient  ses  senti- 
ments lui  promettaient,  le  14  mai  1703,  que  «  si  par  son  crédit 
Sa  Grandeur  vouloit  bien  contribuer  à  délivrer  Dijon  de  cette 
maudite  secte,  toute  la  ville  luy  seroit  redevable  *  ».  Nous 
croyons  donc  être  dans  le  vrai,  et  peut-être  dans  le  nouveau, 
en  estimant  que  le  quiétisme  sévissant  dans  sa  ville  natale, 
fut  une  des  causes  encore  peu  connues  qui  excitèrent  à  un 
si  haut  degré  Bossuet  contre  Fénelon. 

Henri    CHÉROT,    S.  J. 


1.  Bibliothèque  de   Saint-Sulpice.  Papiers  Ledieu.  Recueil  in-4  intitulé: 
Quiétisme  renouvelé  en  1697  et  condamné  en  1699,  fol.  73. 


LA  CONGRÉGATION   NON  AUT 


DU 


GRAND  ORIENT 


Y  a-t-il  rien  de  plus  odieux  que  d'entendre  quelqu'un 
reprocher  violemment  à  un  autre  ce  qu'il  fait  lui-même,  l'ac- 
cuser d'actes  dont  il  est  le  premier  coupable  ;  le  poursuivre, 
le  persécuter,  le  condamner  pour  des  crimes  ou  de  préten- 
dus crimes  qu'il  commet  lui-môme  de  façon  flagrante  ? 

Or,  c'est  ainsi  qu'en  agit  depuis  longtemps,  et  mainte- 
nant plus  que  jamais,  la  franc-inaçonnerie;  c'est  ce  qu'elle 
trame  par  elle-même  dans  l'ombre  de  ses  loges  ou  de  ses 
Convents  ;  ce  qu'elle  exécute  au  grand  jour  par  ses  affiliés 
du  Parlement  et  du  gouvernement. 

En  effet,  la  franc-maçonnerie  accuse  faussement  l'Eglise  et 
les  congrégations  religieuses  de  ce  dont  elle  est  ,réellement 
coupable  elle-même.  Elle  réussit  ainsi,  malheureusement,  à 
donner  le  change  à  une  partie  de  l'opinion  publique  et  à 
faire  oublier  ses  propres  agissements. 

Nous  pourrions  montrer  que  notre  assertion  est  vraie  dans 
toute  sa  généralité  ;  nous  n'insisterons  aujourd'hui  que  sur 
deux  points  très  actuels. 

La  franc-maçonnerie  accuse  les  congrégations,  et  spéciale- 
ment les  congrégations  non  autorisées,  de  se  trouver  dans 
une  situation  illégale^  en  contravention  avec  la  législation  du 
pays.  Et  voici  que,  de  fait,  tandis  que  ces  congrégations 
religieuses  sont  parfaitement  en  règle  avec  la  loi,  c'est  la 
congrégation  non  autorisée  du  Grand  Orient  qui  se  trouve, 
depuis  longtemps,  en  contravention  avec  les  lois  françaises, 
et  avec  plusieurs  de  ces  lois  toujours  en  vigueur.  — La  fr.*.- 
maç.*.  accuse  les  congrégations  religieuses  non  autorisées 
de  posséder  leurs  immeubles  par  le  moyen  de  personnes 
interposées^  de  sociétés  civiles  anonymes  établies  à  cet  effet. 
Et  voici  que  les  francs-maçons  eux-mêmes  en  sont  là  pour 
leur  splendide   hôtel  de  la  rue  Cadet,  —  siège  central  et 

LXXXVI.  —  15 


226  LA  CONGRÉGATION  NON  AUTORISÉE 

maison-mère  de  la  congrégation  du  Grand  Orient,  —  et  pour 
toutes  leurs  autres  loges  de  France. 

Nous  pensons  qu'à  l'heure  présente  et  à  la  veille  de  graves 
débats,  il  sera  intéressant  pour  tous  les  Français,  quelles  que 
soient  leurs  idées  politiques  ou  religieuses,  de  lire  la  dé- 
monstration rigoureuse  de  notre  double  thèse. 

Nous  ne  pouvons  donner  que  la  substance  de  nos  preuves 
et  documents. 

Première  thèse  :  La  congrégation  non  autorisée  du  Grand 
Orient  est  trois  fois  illégale.  —  Elle  tombe  sous  le  coup  du 
Code  pénal  et  de  la  loi  de  1834  contre  les  associations  de  plus 
de  vingt  personnes.  —  Elle  tombe  sous  le  coup  du  décret-loi 
de  1848  contre  les  sociétés  secrètes.  —  Elle  tombe  sous  le  coup 
de  la  loi  de  1872  contre  V Internationale. 

I 

CODE  PÉNAL  ET  LOI  DE  1834 

Pour  plus  de  clarté  nous  reproduisons  d'abord  les  textes 
législatifs. 

Art.  291  du.  Code  pénal.  —  Nulle  association  de  plus  de  vingt  per- 
sonnes dont  le  but  sera  de  se  réunir  tous  les  jours  ou  à  certains  jours 
marqués  pour  s'occuper  d'objets  religieux,  littéraires,  politiques  ou 
autres,  ne  pourra  se  former  qu'avec  l'agrément  du  gouvernement  et 
sous  les  conditions  qu'il  plaira  à  l'autorité  publique  d'imposer  à  la 
société. 

Dans  le  nombre  des  personnes  indiqué  dans  le  présent  article  ne 
sont  pas  comprises  celles  domiciliées  dans  la  maison  oh  l'association  se 
réunit. 

Art.  292.  —  Toute  association  de  la  nature  ci-dessus  exprimée  qui  se 
sera  formée  sans  autorisation  ou  qui,  après  l'avoir  obtenue,  aura  en- 
freint les  conditions  à  elle  imposées,  sera  dissoute. 

Les  chefs,  directeurs  ou  administrateurs  de  l'association  seront  en 
outre  punis  d'une  amende  de  16  à  200  francs. 

Gomme  les  prescriptions  de  ces  articles  du  Gode  pénal 
pouvaient  être  éludées  par  le  sectionnement  d'une  vaste 
association  en  groupes  de  moins  de  vingt  personnes,  le  gou- 
vernement de  1834,  qui  craignait  les  agissements  de  cer- 
taines sociétés  révolutionnaires, voulut  empêcher  toute  fraude 
de  ce  genre  par  une  loi  nouvelle. 


DU  GRAND  ORIENT  227 

LOI    DU    10    AVRIL    1834    SUR   LES    ASSOCIATIONS 

Article  premier.  —  Les  dispositions  de  Tarticle  291  du  Code  pénal 
sont  applicables  aux  associations  de  plus  de  vingt  personnes,  alors 
même  que  ces  associations  seraient  partagées  en  sections  d'un  nombre 
moindre  et  qu'elles  ne  se  réuniraient  pas  tous  les  jours  ou  à  des  jours 
marqués,  —  L'autorisation  donnée  par  le  gouvernement  est  toujours 
révocable. 

Art,  2.  —  Quiconque  fait  partie  d'une  association  non  autorisée  sera 
puni  de  deux  mois  à  un  an  d^emprisonnement  et  de  50  à  1  000  francs 
d'amende.  —  En  cas  de  récidive  les  peines  pourront  être  portées  au 
double.  —  Le  condamné  pourra,  dans  ce  dernier  cas,  être  placé  sous  la 
surveillance  de  la  haute  police  pendant  un  temps  qui  n'excédera  pas  le 
double  du  maximum  de  la  peine. 

L'article  463  du  Gode  pénal  pourra  être  appliqué  dans  tous  les  cas. 

Art.  3.  —  Seront  considérés  comme  complices  et  punis  comme  tels 
ceux  qui  auront  prêté  ou  loué  sciemment  leur  maison  ou  appartement 
pour  une  ou  plusieurs  réunions  d'une  association  non  autorisée. 

Nous  remarquons  d'abord  que  les  articles  291  et  292  du 
Gode  pénal  ne  s'appliquent  pas  aux  congrégations  reli- 
gieuses. Car  il  y  est  dit  ':  «  Dans  le  nombre  des  personnes 
indiqué...  ne  sont  pas  comprises  celles  domiciliées  dans  la 
maison  où  l'association  se  réunit.  »  Or,  quand  il  s'agit  de 
religieux,  les  associés  restent  «  domiciliés  dans  la  maison  où 
l'association  se  réunit  ».  En  conséquence,  de  par  la  volonté 
expresse  du  législateur,  cet  article  ne  les  regarde  pas. 

D'ailleurs,  cette  interprétation  est  donnée  clairement  par 
la  législation  subséquente.  Elle  est  renfermée  dans  la  loi  de 
1850  sur  la  liberté  d'enseignement,  comme  le  prouve  la 
discussion  parlementaire  de  cette  loi.  En  efTet,  le  projet  de 
l'article  60  (qui  fut  voté)  portait  :  uTout  Français^  âgé  de  vingt- 
cinq  ans  au  moins  et  n'ayant  encouru  aucune  des  incapacités 
comprises  dans  l'article  26  de  la  présente  loi,  peut  former  un 
établissement  d'enseignement  secondaire.  »  —  Sur  cet  article 
M.  Bourzat  présenta  un  amendement  ainsi  conçu  :  «  Nul  ne 
pourra  tenir  une  école  libre,  primaire  ou  secondaire,  laïque 
ou  ecclésiastique,  ni  même  y  être  employé,  s'il  fait  partie 
d'une  congrégation  religieuse  non  reconnue  par  la  loi.  )>  Cet 
amendement  fut  rejeté  par  450  voix  contre  148  ^ 

1.  L'Assemblée  repoussa  aussi  un  autre  amendement  portant  en  substance 


228  LA  CONGRÉGATION  NON  AUTORISÉE 

En  conséquence,  les  établissements  d'enseignement  fondés 
et  dirigés  par  des  membres  d'une  congrégation  religieuse, 
même  non  autorisée,  ont  une  existence  parfaitement  régulière 
et  légale.  Or,  il  va  sans  dire  que,  dans  des  établissements  de 
ce  genre,  il  peut  y  avoir  et  il  y  a  souvent  plus  de  vingt  per- 
sonnes ;  l'article  du  Gode  ne  s'applique  donc  pas  aux 
religieux. 

Telle  fut,  on  le  sait,  la  doctrine  d'un  grand  nombre  de 
jurisconsultes  célèbres,  comme  il  ressort  des  consultations 
de  M.  Demolombe  et  de  M.  Rousse,  de  l'Académie  française, 
consultations  publiées  lors  des  décrets  de  1880  et  signées  par 
beaucoup  des  membres  les  plus  distingués  de  la  magistra- 
ture française  et  du  barreau. 

Tout  au  contraire,  —  nous  allons  le  démontrer  maintenant, 
—  l'association  franc-maçonnique,  constituée  et  organisée 
comme  elle  l'est,  avec  son  but  connu  et  son  action  concertée, 
possédant  et  administrant  un  budget  commun,  ayant  à  jour 
fixe  ses  réunions  d'associés,  parfois  fort  nombreux,  se  rami- 
fiant hiérarchiquement  dans  tout  le  pays,  Tassociation  maçon- 
nique est  une  violation  flagrante  des  articles  291  et  292  du 
Code  pénal  et  de  la  loi  du  10  avril  183i. 

En  effet,  dans  la  discussion  de  cette  loi  \  qui  précise  et 
aggrave  les  prohibitions  du  Gode  pénal,  M.  Guizot  et  les 
autres  ministres  déclarèrent  formellement  qu'en  proposant 
la  loi  aux  Chambres,  ils  ne  voulaient  que  combattre  et  empê- 
cher les  associations  politico-révolutionnaires^  «  organisées 
et  armées  pour  la  guerre  qu'elles  ont  déclarée  au  gouverne- 
ment de  l'État^».  Ce  sont  ces  associations-là  qui  tombent 
directement  sous  le  coup  de  la  loi  ;  et  c'est  afin  d'empêcher 
les  associations  politico-révolutionnaires  de  se  former  sous 
le  couvert  d'une  autre  dénomination,  que  nulle  association 
de  plus  de  vingt  personnes  (non  domiciliées  dans  la  même 
maison),  se  réunissant  à  certains  jours  marqués  pour  s'occu- 
per d'objets  religieux,  littéraires,  politiques  ou  autres,  ne 

que  toute  congrégation  religieuse  abolie  par  les  édits,  lois  et  arrêts  rendus 
conformément  à  l'ancien  droit  public  de  la  France,  serait  exclue  de  l'ensei- 
gnement. 

1.  Nous  n'avons  pas  à  juger  cette  loi  pour  le  moment,  mais  nous  la  pre- 
nons comme  un  fait. 

2.  Moniteur  du  9  avril  1834. 


DU  GRAND  ORIENT  229 

pourra  se  former  qu'avec  Tagrément  du  gouvernement,  etc. 
(art.  291  du  Gode  pénal  et  loi  de  1834).  «  C'est  là,  disait 
M.  Guizot*,  Tunique  motif  de  la  généralité  de  l'article  ;  il  ne 
s'adresse  évidemment  ni  aux  associations  littéraires,  ni  aux 
sociétés  scientifiques,  mais  il  ne  veut  pas  que  les  noms 
servent  de  masque  pour  éluder  la  loi  et  rendre  aux  associa- 
tions politiques  une  existence  que  la  loi  veut  éteindre.  »  Le 
garde  des  sceaux  ajoutait  encore  :  «  S'agit-il  de  réunions  qui 
ont  seulement  pour  but  le  culte  à  rendre  à  la  divinité  et 
l'exercice  de  ce  culte,  la  loi  n'est  pas  applicable^  nous  le 
déclarons  de  la  manière  la  plus  formelle.  » 

L'unique  but  du  législateur  de  1834  est  donc  d'atteindre, 
même  sous  les  masques  où  elles  pourraient  se  cacher,  les 
associations  politico-révolutionnaires .  Or,  la  franc-maçonnerie 
a  toujours  été  et  se  vante  même  maintenant  d'être  une  asso- 
ciation/?oZf/ico-reV6)/^^«o/i««eVe;  d'autre  part,  ses  membres  se 
réunissent  au  nombre  de  plus  de  vingt  personnes,  à  des  jours 
marqués,  pour  s'occuper  d'objets  politiques  ou  autres  ;  ils 
sont  reliés  entre  eux  'dans  tout  le  pays,  etc.  ;  ils  tombent 
donc  directement  sous  le  coup  du  Code  pénal  et  de  la  loi  de 
i83(t,  loi  existante  qu'aucune  législation  postérieure  n'a 
encore  abolie. 

Aussi  voyons-nous,  après  1834,  de  nombreux  procès 
intentés  par  le  ministère  public  aux  associations  révolution- 
naires, entre  autres  à  la  société  maçonnique  des  Droits  de 
l'homme^  qui  fut  condamnée.  Le  gouvernement  n'avait  que 
trop  raison  de  faire  ces  poursuites,  et  il  n'eut,  dans  sa 
défense  légitime,  qu'un  seul  tort,  celui  de  n'avoir  pas  appli- 
qué assez  vigoureusement  sa  loi  contre  les  fr.'.-maç,-.  Car 
ce  fut  la  fr.'.-maç.-.  —  elle  s'en  glorifie  maintenant  —  qui 
le  renversa  en  1848  :  les  héros  de  février  1848,  comme  ceux 
de  juillet  1830,  étaient  tous  des  fr.*.-maç.*.  préparés  à  leurs 
exploits  dans  les  Loges. 

Nous  pourrions  ajouter  ici  que  les  conclusions  logiques 
de  la  loi  de  1834  vont  plus  loin  encore  que  Villégalité  de  fait 
de  la  fr.-.-maç.*.  Si  on  y  réfléchit,  on  est  forcé  de  dire,  de 
plus,  que  celte  loi  restant  ce  qu'elle  est  et  n'étant  pas  abolie, 

1.  Moniteur  du  22  mars  1834,  deuxième  supplément. 


230  LA  CONGRÉGATION  NON  AUTORISÉE 

Tassociation  maçonnique  ne  peut  même  pas  et  n'a  jamais  pu 
être  légalement  autorisée  par  aucun  gouvernement.  Car  les 
associations  politico-révolutionnaires  (comme  l'est  la  fr.-.- 
maç.*.  )  étant  directenient  prohibées  par  le  Gode  pénal  et  la 
loi  de  1834,  le  gouvernement  ne  pourra  légitimement  auto- 
riser des  associations  de  ce  genre-là^  sans  commettre  une 
violation  flagrante  de  la  loi,  contraire  au  but  même  visé  par 
le  législateur.  De  même  que,  pour  employer  une  comparai- 
son qui  ne  manque  pas  d'actualité,  nul  gouvernement  ne 
peut  autoriser  le  vol,  aussi  longtemps  que  le  collectivisme 
triomphant  n'aura  pas  abrogé  les  lois  qui  condamnent  le  vol. 
Nous  avons  donc  eu  raison  de  dire  qu'il  y  a  quelque  chose 
de  spécialement  révoltant,  dans  la  persécution  que  dirigent  les 
francs-maçons  contre  les  associations  religieuses  et  dans  leur 
acharnement  à  vouloir  les  détruire  en  vertu,  disent-ils,  des 
lois  existantes.  Ils  ont  osé  en  efFet,  dans  les  décrets  de  1880 
et  dans  un  récent  procès,  se  servir  contre  les  religieux  du 
Gode  pénal  et  de  la  loi  de  1834,  quand  les  législateurs  de 
1834  ont  déclaré  «  de  la  manière  la  plus  formelle  »  que  leur 
loi,  édictée  uniquement  contre  les  associations  révolution- 
naires, n'était  pas  applicable  aux  religieux. 

En  conséquence,  violateurs  sans  vergogne  d'une  loi  faite 
contre  eux,  ne  vivant,  n'existant  comme  francs-maçons  que 
par  le  mépris  continu  et  persévérant  de  cette  loi,  ils  en  abu- 
sent, la  détournent  de  son  but,  la  dénaturent,  pour  en  frap- 
per d'autres  qu'elle  ne  visait  aucunement  ! 

II 

LOI    CONTRE    LES    SOCIETES  SECRÈTES. 

Voici  encore,  avant  tout,  le  texte  même  de  la  loi  : 

Décret-loi  des  28  juillet  et  2  août  18^8, 
article  13  maintenu  par  la  loi  du  30  Juin  1881. 

Art,  i S.  —  Les  sociétés  secrètes  sont  interdites;  ceux  qui  seront 
convaincus  d'avoir  fait  partie  d'une  société  secrète  seront  punis  d'une 
amende  de  100  à  500  francs,  d'un  emprisonnement  de  six  mois  à  deux 
ans,  et  de  la  privation  des  droits  civiques  d'un  à  cinq  ans.  Ces 
condamnations  pourront  être  portées  au  double  contre  les  chefs  et 
fondateurs  desdites  sociétés.  Ces  peines  seront  prononcées  sans  pré- 


I 


I 


DU  GRAND  ORIENT  231 

judice  de  celles  qui  pourront  être  encourues  pour  crimes   ou  délits 
prévus  par  les  lois. 

On  comprend  les  sévérités  de  la  loi  contre  les  sociétés 
secrètes  :  les  malfaiteurs  seuls  se  cachent.  C'est  un  franc- 
maçon  même  qui  le  dit  :  «  Eh!  mes  FF.*.,  à  quoi  bon  vous 
cacher  si  vous  faites  le  bien^  ?»  —  Si  l'Etat  tolérait  en  prin- 
cipe les  sociétés  secrètes,  de  vrais  brigands  pourraient 
s'unir  impunément  pour  tramer  dans  l'ombre  le  pillage  et 
l'assassinat  des  honnêtes  gens. 

En  tout  cas,  le  fait  est  là  :  la  loi  française  condamne  les 
sociétés  secrètes  et  sous  des  peines  graves  (amende...  six 
mois  à  deux  ans  de  prison...).  —  C'est  une  loi  existante^  tou- 
jours et  expressément  maintenue  dans  notre  législation. 

La  question  que  nous  avons  à  examiner  est  donc  celle-ci  : 
Uassociatioii  franc-maçonnique  tombe-t-elle  sous  le  coup  de 
cette  loi?  Et  l'on  doit  répondre  :  Oui,  évidemment,  puisqu'il 
est  de  notoriété  publique  que  la  fr.-.-maç.-.  constitue  une 
société  secrète  et  qu'elle-même  se  proclame  telle  par  ses 
actes  et  par  ses  paroles. 

Ici  les  preuves  abondent:  la  franc-maçonnerie  exige  de  ses 
adeptes  la  promesse  solennelle  de  ne  rien  révéler  des 
secrets  qui  leur  sont  confiés  ;  ses  réunions  sont  rigoureu- 
sement secrètes  ;  chacun  de  ceux  qui  entrent  dans  la  loge 
est  tuile,  c'est-à-dire  minutieusement  examiné  pour  qu'on 
soit  sûr  de  son  affiliation  ;  les  délibérations  ne  commencent 
que  quand  le  temple  est  couvert,  c'est-à-dire  quand  les  FF.*, 
sont  sûrement  à  l'abri  de  toute  indiscrétion  profane  ;  il  y 
a  des  mots  de  passe,  des  signes  maçonniques  connus  des 
seuls  initiés;  on  veille  à  ce  que  les  noms  des  fr.*.-maç.'., 
les  discussions  et  décisions  des  loges  restent,  autant  que 
possible,  entièrement  inconnus  au  public,  etc. 

Nous  devons,  sur  ces  différents  points,  nous  borner  à 
quelques  citations  entre  mille  ;  nous  ne  produirons  d'ailleurs 
que  des  citations  maçonniques,  puisées  aux  sources  les  plus 
officielles. 

Dans  un  discours  prononcé  le  18  juin  1893,  et  inséré  au 
Bulletin  du  Grand  Orient,  le  F.-.  Beaulard,   orateur  de  la 

1.  Paroles  du  F.-.  Goffin  dans  son  journal,  la  Franc-maçonnerie  belge. 


232  LA  CONGREGATION  NON  AUTORISEE 

loge  d'Aix,  disait  :  «  Pie  IX  excommunie  ensuite  le  socia- 
lisme, le  communisme,  les  sociétés  secrètes  —  nous  y  sommes 
coj7ipris^  mes  FF.-.  ^  »  On  voit  que  le  F.*.  Beaulard  est  tout 
heureux  que  les  francs-maçons  soient  excommuniés  comme 
membres  d'une  société  secrète. 

Vers  la  même  époque,  le  F.*.  Colfavru,  député  et  aussi 
orateur  fort  connu  des  Gonvents  maçonniques,  disait  : 
«  Nous  sommes  deux  cents  franc-maçons  à  la  Chambre,  et 
notre  influence  y  est  considérable.  Car  si  nous  sommes 
aujourd'hui  les  alliés  les  plus  actifs  de  la  République,  nous 
sommes  aussi  une  société  secrète  agissant  secrètement.  » 

Voici  comment  cette  influence  de  la  franc -maçonnerie 
sur  le  Parlement  s'exerce,  et  sous  le  secret  maçonnique.  Le 
grand  Gonvent  de  1891  décida  que  le  Gonseil  de  l'Ordre 
aurait  à  convoquer,  chaque  fois  qu'il  le  jugerait  nécessaire, 
tous  les  membres  du  Parlement  qui  appartiennent  à  l'Ordre 
maçonnique.  —  Gette  décision  fut  mise  à  exécution,  et 
nous  lisons  dans  le  Bulletin  du  Grand  Orient  de  juin  1895 
(p.  88): 

Pour  obéir  aux  prescriptions  de  la  dernière  assemblée  générale,  le 
Conseil  a  réuni  le  mois  dernier,  au  Grand  Orient,  les  sénateurs  et 
députés  qui  appartiennent  à  l'Ordre.  Cette  réunion  a  donné  les  meil- 
leurs résultats...  Le  secret  maçonnique  a  été'  respecté  et  aucune  indis- 
crétion HL  a  été  commise. 

Le  secret  est  ainsi  observé,  même  quand  il  s'agit  pour  la 
fr.*.-maç.*.  d'imposer  ses  volontés  au  Parlement  et  à  la 
France,  parce  que  tout  fr.*.-maç.-.,  en  entrant  dans  la  secte, 
s'engage  rigoureusement  à  garder  le  secret. 

Voici,  d'après  les  rituels  maçonniques,  quelques-unes  des 
formules  en  usage  actuellement. 

Dans  la  célèbre  loge  la  Clémente  Amitié 2.  l'Orient  de  Paris, 
un  profane  prête  le  serment  d'apprenti  de  la  façon  sui- 
vante : 

Sur  ce  glaive,  symbole  de  l'honneur,  sur  cette  équerre,  emblème  de 
la  rectitude  et  du  droit;  sur  ce  livre  de  la  loi  des  francs-maçons  qui 
sera  désormais  la  mienne,  je  m'engage  à  garder  inviolablement  le 
secret  maçonnique,  à  ne  jamais  rien  dire  ni  écrire  sur  ce  que  j'aurais 
pu  voir  ou  entendre  dans  les  assemblées  des  m.*.  ...  Je  consens,  si 

1.  Bulletin  du  G.'.  O.-.,  juin  1893,  p.  181. 


DU  GRAND  ORIENT  233 

Jamais  je  venais  à  manquer  à  ces  engagements  à  subir  les  peines  méri- 
tées par  mon  indignité,  et  à  ce  que  ma  mémoire  soît  en  exécration  à 
tous  les  maçons  *. 

Dans  la  Maçonnerie  écossaise,  la  formule  du  serment  a 
quelque  chose  de  plus  grave  et  même  de  lugubre. 

Moi...,  de  ma  propre  et  libre  volonté,  en  présence  du  grand  Archi- 
tecte de  l'Univers  qui  est  Dieu,  et  de  cette  respectable  assemblée  de 
maçons,  je  jure  et  promets  solennellement  et  sincèrement  de  ne  jamais 
révéler  aucun  des  mystères  de  la  franc-maçonnerie  qui  vont  m*être 
confiés... 

Je  préférerais  avoir  la  gorge  coupée,  être  enterré  dans  les  sables  de 
la  mer,  afin  que  le  flux  et  le  reflux  m'emportent  dans  un  éternel  oubli, 
plutôt  que  de  manquer  à  ce  serment  *. 

On  se  rappelle  que  M.  Andrieux,  ancien  préfet  de  police, 
exclu  de  la  franc-maçonnerie  pour  avoir  livré  au  public  le 
secret  de  son  initiation,  se  moquait  agréablement  de  ces 
sinistres  formules  où  Ton  parle  de  gorge  coupée,  du  flux  et 
reflux  de  la  mer...  Et  cependant  plusieurs  de  nos  grands  et 
puissants  personnages  actuels,  comme  le  F.*.  Mesureur, vice- 
président  de  la  Chambre,  ont  dû,  étant  du  rite  écossais, 
prononcer  ces  formules  terribles  ou  ridicules. 

On  a  fait  souvent  appel,  en  ces  derniers  temps,  et  dans  les 
loges  et  dans  les  Gonvents  annuels,  aux  engagements  pris  à 
rentrée  dans  la  franc-maçonnerie,  et  on  insiste  sur  le  main- 
tien rigoureux  du  secret  maçonnique. 

Donnons  quelques  textes  : 

Le  secret  maç.-.,  promis  lors  de  l'initiation  (art.  275  du  règlement), 
doit  être  scrupuleusement  observé  par  tous  les  FF.*..  De  récents  exem- 
ples montrent  les  inconvénients  de  sa  violation...  Les  communications 
à  la  presse  profane  relativement  à  des  faits  maç.*.  doivent  être  inter- 
dites ^. 

Dès  maintenant  le  Conseil  (de  l'Ordre)  croit  devoir  appeler  l'atten- 
tion (des  Loges)  sur  l'inobservation  de  la  loi  du  silence  et  sur  la  néces- 
sité de  rendre  à  cette  loi  force  et  vigueur. 

On  veut  faire  sortir  la  fr.*.-maç.*.  de  ses  temples;  elle  n'en  sortira 

1.  Rituel  du  grade  d'Apprenti  et  du  grade  de  Compagnon...  Clém.'.  Am,\f 
p.  13  et  14. 

2.  Rituel  des  trois  premiers  degrés  de  la  f.*.-maç.*.  écoss.*.,  p.  32.  Impr. 
Melôtte,  rue  Saint-Sauveur,  36. 

3.  Cire,  n»  25  du  Cons.-.  de  l'Ordre,  2  avril  iSSd.  — Bulletin  du  Gr.  O.., 
avril  1889,  p.  52  et  53. 


234  LA  CONGREGATION  NON  AUTORISEE 

pas;  si  elle  frappe  ses  calomniateurs...  c'est  qu'elle  aura  trouvé  moyen 
de  le  faire  sans  découvrir  la  collectivité  en  ce  qui  concerne  l'ensemble 
de  son  oeuvre  et  sans  rompre  le  secret  imperturbable  qui  fait  sa 
principale  force  ^ . 

Au  Gonvent  de  1894,  il  y  eut  plusieurs  discussions 
curieuses  touchant  le  secret  maçonnique  et  tendant  à  le  sau- 
vegarder de  plus  en  plus. 

Le  F.*.  G.  —  MM.*.  FF.*..  Le  secret  maçonnique  est  une  de  nos  lois 
primordiales.  Le  Conseil  de  l'Ordre,  dans  chacune  de  ses  circulaires, 
nous  le  rappelle  et  il  a  raison  2, 

A  ce  Gonvent,  on  alla  jusqu'à  mettre  en  délibération  et 
proposer  la  suppression  du  Bulletin  du  Grand  Orient,  afin 
d'empêcher  plus  sûrement  les  indiscrétions.  La  publication 
du  Bulletin  fut  maintenue  par  la  majorité  de  l'Assemblée  ; 
mais  on  prit  les  mesures  les  plus  sévères  pour  que,  malgré 
cela,  les  noms  des  francs-maçons  restassent  secrets,  ainsi  que 
les  délibérations  du  Gonseil  de  l'Ordre  et  du  Gonvent. 

Le  F.-,  de  S.  —  Je  dépose  la  proposition  suivante  :  A  l'avenir,  le 
Bulletin  du  Grand  Orient  de  France  cessera  de  publier  les  noms  des 
francs-maçons  qui  auront  déclaré  au  secrétariat  de  l'Ordre  qu'ils  ne 
sont  pas  dans  une  situation  profane  assez  indépendante  pour  avouer 
publiquement  qu'ils   appartiennent  à  la   grande  famille  maçonnique  ^. 

Voici  ce  que  dit  encore,  sur  ce  même  sujet  du  secret  des 
noms^  le  F.-.  Bourceret,  rédacteur  à  la  Lanterne  et  très  ardent 
franc-maçon. 

Le  F.*.  Bourceret.  —  Je  suis  de  ceux...  qui  pensent  qu'il  est  bon  que 
les  actes  de  la  Maçonnerie  soient  connus  dans  le  monde  profane.  Mais 
autre  chose  est  la  propagande  de  nos  principes,  et  autre  chose  la 
divulgation  des  noms  des  f.*.-m.*.;  il  peut  y  avoir  de  très  graves 
inconvénients  à  donner  les  noms  de  ceux  de  nos  FF.*,  qui,  par  suite  de 
leur  situation  sociale,  commerciale  ou  industrielle,  ne  sont  pas  dans  un 
état  d'indépendance  absolue...  (Applaudissements.)  Vous  vous  rappelez 
que  ce  qui  a  fait  la  force  de  nos  adversaires,  c'est  précisément  la 
connaissance  qu'ils  ont  eue,  de  nos  annuaires,  des  noms  des  f.*.-m.*.;  ils 
ont  organisé  dans  un  grand  nombre  de  villes  et  de  communes,  presque 
partout  une  sorte  de  boycottage  absolument  préjudiciable  aux  intérêts 
des  francs-maçons  ^. 

1.  Bulletin  du  G.-.  O.'.,  mars-avril  1893,  p.  16  et  17. 

2.  Consent  de  1894.  — Bulletin  du  G.-.  O..,  12  septembre,  p.  193. 

3.  Id.,  ibid,  p.  193. 

4.  Couvent  de  septembre  1897.  —  Compte  rendu  des  travaux,  p.  44. 


DU  GRAND  ORIENT  235 

Les  francs-maçons  tiennent  donc  plus  que  jamais  au  secret 
des  noms;  ils  se  cachent  et  ne  veulent  pas  même  qu'on  sache 
qui  appartient  à  la  secte. 

Ils  veulent  aussi  assurer  de  plus  en  plus  le  secret  de  leurs 
délibérations^  et  ont  pris  à  [cet  effet  des  mesures  nouvelles, 
dont  nous  apprécierons  plus  loin  le  caractère. 

Le  F.-.  Thulié,  président  du  Conseil  de  l'Ordre.  —  Nous  sommes 
les  premiers  désolés  de  ces  indiscrétions  (relatives  aux  délibérations 
du  Couvent  de  1892)  ;  elles  ont  été  commises  à  ce  point  que...  les  mots 
de  semestre  ont  été  communiqués  et  publiés.  Vous  avez  dû  recevoir 
dans  tous  vos  ateliers  des  circulaires  nombreuses  qui  recommandent 
la  discrétion  absolue,  et  si  vous  pouviez,  MM.*.  FF.*,  nous  communi- 
quer les  noms  de  ceux  qui  commettent  ces  indiscrétions,  immédiate- 
ment nous  les  dénoncerions  à  la  Mac.',  tout  entière  Qlnous  demanderions 
leur  exclusion.  {^Applaudissements.^) 

Puis  au  Gonvent  de  1894  : 

Le  F.*.  Véron,  rapporteur.  —  ...  Le  Bulletin  imprimé  est  la  source 
principale,  sinon  l'unique  source  des  indiscrétions  qui  sont  commises 
à  l'égard  de  la  franc-maçonnerie  et  qui  sont  compromettantes  pour  un 
certain  nombre  de  frères. 

Le  Bulletin  officiel  étant  soumis,  comme  tous  les  imprimés,  à  la  for- 
malité du  de'pôt  le'galf  tout  profane  peut  se  rendre  à  la  Bibliothèque 
nationale  et  prendre  communication  de  tout  ce  qui  se  fait  au  Grand 
Orient^.    » 

On  voit  donc  que  les  francs-maçons  se  trouvaient  fort  en- 
nuyés d'être  soumis,  ainsi  que  le  commun  des  citoyens  fran- 
çais, au  dépôt  légal  de  leur  imprimé,  de  leur  Bulletin  officiel. 
Gomme,  d'ailleurs,  ils  tiennent  plus  que  jamais  au  secret, 
parce  que,  sans  doute,  ils  trament  des  attentats  plus  graves 
que  jamais,  ils  ont  imaginé  un  moyen  de  se  soustraire  à  la 
loi,  de  la  tourner,  ou  plutôt  de  la  frauder,  comme  ils  diraient 
si  des  cléricaux  agissaient  ainsi.  Entendez,  à  ce  sujet,  les  pa- 
roles du  F.-.  Dazet  au  Gonvent  de  1897  : 

Le  F.'.  Dazet.  —  ...  Nous  avons  cru  devoir,  au  Conseil  de  TOrdre, 
dans  l'intérêt  général  de  la  Maçonnerie,  modifier  d'abord  le  titre  du 
Bulletin,  lui  enlever  tout  ce  qui  pouvait  lui  attribuer  le  caractère  d'une 
publication,  c'est-à-dire  d'une  chose  imprimée  susceptible  d'être  livrée 
à  la  publicité-,  nous  n'avons  pas  voulu  avoir  un  journal,  être  astreints  au 

1.  Couvent  de  septembre  1892.  —Bulletin  du  G.'.  O.-.,  p.  244-247, 

2.  Couvent  de  septembre  1894.  ^Bulletin  du  G.'.  0.\,  p.  171. 


236  LA  CONGRÉGATION  NON  AUTORISÉE 

dépôt,  et  alors  nous  avons  changé  le  titre  àe  «  Bulletin  »  ;  nous  l'avons 
appelé  a  Compte  rendu  ».  Le  Compte  rendu  ne  doit  pas  être  publié  et 
n'est  pas  sujet  au  dépôt  ^ . 

Ainsi,  la  publication  reste  absolument  la  même,  aussi 
complète,  aussi  volumineuse  qu'auparavant  (  nous  Favons 
constaté)  ;  mais  —  «  modification  de  pure  forme»,  comme  dit 
le  F.*.  Dazet  lui-même  —  on  change  le  titre  et  le  tour  est 
joué.  Depuis  1896,  le  Bulletin^  nommé  désormais  Compte 
rendu^  n'arrive  plus  à  la  Bibliothèque  nationale.  La  franc- 
maçonnerie  maintient  par  là  plus  sûrement  son  caractère  de 
société  secrète. 

Pour  clore  nos  citations,  il  nous  semble  qu'au  Congrès 
tout  récent  des  loges  du  rite  français  du  Nord-Ouest  de  la 
France,  congrès  tenu  à  Rouen  le  19  mai  dernier,  le  F.  *.  Leduc 
exprimait  parfaitement  la  préoccupation  des  FF.  • .  de  tenir  plus 
que  jamais  cachés  leurs  agissements  :  «  Nous  devons,  disait 
le  F.*.  Leduc,  rester  prudents,  discrets,  toujours  travaillant 
à  couvert;  plus  nous  resterons  cachés^  plus  nos  adversaires 
nous  croiront  forts.  —  Agir  au  grand  jour  serait  une  grave 
imprudence  ;  ce  serait  nous  compromettre,  provoquer  des 
désertions  de  la  part  des  fidèles  maçons,  insuffisamment  in- 
dépendants, en  un  mot  amoindrir  nos  forces  numériques. 
Nous  devons  donc  rester  ce  que  nous  sommes,  et  conserver 
nos  vieux  symboles  dans  nos  temples  fermés  plus  que  jamais 
aux  profanes.  Aucune  concession  ne  peut  être  faite  de  ce 
côté  ~.  » 

Ces  paroles  font  penser  à  celles  du  vieux  communard  le 
F.-.  Félix  Pyat  :  «  Le  christianisme,  disait-il,  veut  le  secours 
au  prochain,  même  au  Samaritain  ;  la  Maçonnerie  le  réserve 
au  maçon.  Le  christianisme  veut  la  lumière  sur  le  boisseau, 
le  sermon  sur  la  montagne,  le  verbe  prêché  aux  peuples  ; 
la  Maçonnerie  veut  le  temple  clos,  portes  et  fenêtres  fermées^ 
bouchées  et  gardées^.  » 

Tous  ces  témoignages  —  on  pourrait  aisément  les  multiplier 
encore  —  prouvent  à  l'évidence  que,  de  leur  propre  aveu,  les 

1.  Compte  rendu  des  travaux,  22  septembre  1897,  p.  114. 

2.  Compte  rendu  du  Congres,  p.  7. 

3.  M.  Félix  Pyat  a  raison  de  dire  que  les  chrétiens  et  les  catholiques,  loin 
de  se  cacher,  aiment  la  lumière  et  la  publicité.  C'est  vrai  aussi  tout  spéciale- 


DU  GRAND  ORIENT  ^^I^F         237 

fr.*.-maç.*.  constituent  en  France  une  vaste  société  secrète^ 
société  qui  est,  en  conséquence  formellement  interdite  depuis 
cinquante  ans  par  la  loi  —  non  abolie  et  toujours  existante  — 
de  1848  ;  ils  tombent  sous  le  coup  de  cette  loi,  ils  sont  en 
contravention  permanente  avec  elle. 

Ce  n'est  donc  que  grâce  à  Tinexécution  de  cette  loi,  —  par 
le  fait  de  la  négligence  ou  de  la  connivence  des  pouvoirs 
publics,  —  que  les  loges  maçonniques  ont  continué  à  exister 
en  France,  et  que  les  25000  fr.-.-maç.*.,  demeurant  dans  le 
pays,  ne  sont  pas  «  punis  »  —  comme  ils  devraient  l'être, 
d'après  le  texte  de  la  loi —  a  d'une  amende  de  100  à  500  francs, 
d'un  emprisonnement  de  six  mois  à  deux  ans,  de  la  privation 
des  droits  civiques,  etc.  ».  —  Sans  doute  personne  n'a  l'illu- 
sion de  croire  que  le  gouvernement  actuel  exécutera  la  loi 
contre  les  fr.-.-maç.-.,  ses  maîtres,  ses  amis  et  ses  meilleurs 
soutiens  ;  mais  peut-être  l'opinion  publique,  peut-être  toutes 
les  âmes  honnêtes  finiront-elles  par  s'indigner  de  voir  les 
FF.'.,  violateurs  impunis  des  lois  du  pays  et  devenus  tout 
puissants  à  cause  même  de  cette  impunité,  se  poser  en  défen- 
seurs de  l'ordre  et  de  la  légalité  contre  les  autres  citoyens, 
et  forger  des  lois  nouvelles  pour  opprimer  et  tyranniser  tous 
ceux  qui  ne  pensent  pas  comme  eux. 

III 

Nous  pourrions  démontrer  maintenant  que  la  franc-maçon- 
nerie tombe  aussi  sous  le  coup  de  la  loi  de  1872  contre 
r  Internationale. 

Nous  ne  ferons  cependant  qu'indiquer  les  preuves. 

Gomment  en  effet  oser  encore,  au  moment  actuel,  parler 
de  cette  loi  contre  V Internationale  ?  Ne  convient-il,  pas  au 
contraire,  de  la  laisser  tomber  dans  le  plus  profond  oubli, 
comme  si  elle  datait  de  trois  siècles,  quand  on  a  vu^  au  mois 
de  septembre  dernier,  se  réunir  en  plein  Paris,  sans  que 
personne  trouvât  rien  à  y  redire,  non  seulement  le  Congrès 

ment  pour  les  [congrégations  religieuses  ;  elles  font  ileurs  œuvres  au  grand 
jour;  leurs  constitutions  et  leurs  règles,  solennellement  approuvées  par 
l'Église,  sont  à  la  disposition  de  tout  le  monde  dans  les  bibliothèques.  Ne 
pratiquant  que  le  bien,  elles  n'ont  rien  à  cacher. 


238  LA  CONGRÉGATION  NON  AUTORISÉE 

socialiste  français,  mais  le  Congrès  socialiste  international  ? 
Et  ce  dernier  Congrès  n'y  va  pas  de  main  morte.  Arborant 
le  programme  collectiviste  le  plus  radical,  il  se  propose  de 
rechercher  «  les  moyens  pratiques  pour  l'entente,  l'organi- 
sation et  l'action  internationale  des  travailleurs  et  des  socia- 
listes »  ;  il  demande,  comme  condition  nécessaire  de  TafFran- 
chissement  du  travail,  V expropriation  politique  et  économique 
de  la  bourgeoisie-^  il  veut  atteindre  ce  but  et  les  autres  par 
«  la  conquête  socialiste  des  pouvoirs  publics  »  ;  enfin  il  décide 
de  prendre  les  mesures  pour  former  un  «  comité  permanent 
international^  ayant  un  délégué  pour  chaque  pays*  ». 

C'est  là,  ce  nous  semble,  une  association  internationale 
en  comparaison  de  laquelle  l'organisation  que  l'Assemblée 
de  1872  avait  directement  en  vue,  n'était  qu'un  jeu  d'enfants. 
Mais  il  est  bien  entendu  que,  maintenant,  toutes  les  lois 
concernant  les  associations  internationales  ou  autres,  dispa- 
raissent, s'évanouissent,  cessent  absolument  d'exister,  dès 
qu'il  s'agirait  de  les  appliquer  aux  socialistes  et  aux  francs- 
maçons. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  peut  trouver  un  certain  intérêt 
historique  à  relire  le  texte  de  cette  loi  de  1872,  où  l'existence 
d'une  association  internationale  des  travailleurs  (on  ne  disait 
pas  encore  socialistes^  en  ce  temps-là)  ou  de  toute  autre  as- 
sociation internationale^  sous  quelque  dénomination  que  ce 
soit,  est  qualifiée  à'attentat  contre  la  paix  publique. 

LOI   DES    14-23   MARS    1872 

Article  premier.  —  Toute  association  internationale  qui,  sous  quelque 
dénomination  que  ce  soit^  et  notamment  sous  celle  à^ association  inter- 
nationale des  travailleurs^  aura  pour  but  de  provoquer  à  la  suspension 
du  travail,  à  l'abolition  du  droit  de  propriété,  de  la  famille,  de  la  patrie^ 
de  la  religion  ou  du  libre  exercice  du  culte,  constituera,  par  le  seul  fait 
de  son  existence  et  de  ses  ramifications  sur  le  territoire  français,  un 
attentat  contre  la  paix  publique. 

1.  Ce  comité  socialiste  international  vient  d'être  constitué.  Il  a  son  siège 
en  Belgique.  Les  journaux  en  donnent  la  composition  que  voici  :  France^ 
MM.  Jaurès  et  Vaillant;  Allemagne,  MM.  Auer  et  Singer;  Danemark, 
MM.  Kruidsen  et  Jensen  ;  États-Unis,  MM.  Debbs  et  Sanial  ;  Italie, 
MM.  Ferri  et  ïurati  ;  Suisse,  MM.  Fanquet  et  Forholz  ;  Hollande, 
MM.  Troelstre  et  Van  Kel.  —  Les  socialistes  d'Autriche,  de  Russie  et 
d'Angleterre  n'ont  pas  encore  fait  parvenir  leur  adhésion. 


DU  GRAND  ORIENT  239 

Art.  2.  —  Tout  Français  qui,  après  la  promulgation  de  la  présente 
loi,  s'affiliera  ou  fera  acte  d'affilié  à  l'association  internationale  des  tra- 
vailleurs ou  à  toute  autre  association  professant  les  mêmes  doctrines  et 
ayant  le  même  butj  sera  puni  d'un  emprisonnement  de  trois  mois  à  deux 
ans  et  d'une  amende  de  50  à  1000  francs.  Il  pourra,  en  outre,  être 
privé  de  tous  ses  droits  civiques,  civils  et  de  famille  énumérés  en  l'ar- 
ticle 42  du  Gode  pénal,  pendant  cinq  ans  au  moins  et  dix  ans  au  plus. 
L'étranger  qui  s'affiliera  en  France,  ou  fera  acte  d'affilié,  sera  puni  des 
peines  édictées  par  la  présente  loi. 

Art.  3.  —  La  peine  de  l'emprisonnement  pourra  être  élevée  à  cinq 
ans  et  celle  de  l'amende  à  2  000  francs  à  l'égard  de  tous,  Français  ou 
étrangers,  qui  auront  accepté  une  fonction  dans  une  de  ces  associations, 
ou  qui  auront  concouru  sciemment  à  son  développement... 

Remarquons  bien,  pour  arriver  à  notre  fait,  que  l'Assem- 
blée de  1872  condamne  toute  association  internationale,  se 
proposant  le  but  indiqué,  sous  quelque  dénomination  que  ce 
soit.  Or,  il  est  facile  de  démontrer  que  la  franc-maçonnerie, 
telle  qu'elle  existe  actuellement  en  France,  constitue  une 
association  internationale  qui  poursuit  le  but  délictueux 
marqué  dans  la  loi  de  1872. 

D'abord,  la  franc-maçonnerie  est  une  association  interna- 
tionale. Les  francs-maçons  eux-mêmes  l'avouent  et  s'en  glo- 
rifient. Les  FF.*,  français,  ceux  surtout  du  rite  écossais, 
sont  accueillis  dans  n'importe  quelle  loge  de  l'univers.  Mais 
—  fait  assez  piquant  —  les  francs-maçons  vont  jusqu'à  dé- 
clarer, d'une  façon  suffisamment  claire,  que  leur  internatio- 
nalisme a  un  caractère  louche  et  inavouable.  Voici,  entre 
autres,  une  citation  significative,  tirée  du  Bulletin  du  Grand 
Orient  de  France  de  1894  : 

Le  F.'.  Dequaire  expose,  dans  un  éloquent  discours,  les  travaux  du 
Conseil  de  l'Ordre  au  point  de  vue  des  relations  extérieures.  {Chaleu- 
reux applaudissements,) 

Il  est  décidé,  sur  la  demande  même  du  rapporteur,  lequel  a  présidé 
la  Commission  des  relations  extérieures  pendant  l'année  maç.-.,  que  ce 
rapport  ne  sera  pas  imprimé^  à  cause  des  aperçus  délicats  qu'il  ren- 
ferme sur  les  relations  du  Grand  Orient  de  France  avec  diverses  fédé- 
rations de  l'univers. 

Les  délégués  à  l'assemblée  générale  sont  invités  à  faire  verbalement 
leur  rapport  à  leurs  Ateliers  sur  cet  ensemble  de  questions. 

Tout  ce  qui  peut  être  dit  ici,  c'est  que  le  rapport  touche  à  Y  organi- 
sation internationale  de  la  franc-maçonnerie,  à  la  conférence  d'Anvers, 
qui  n'a  pas  été  et  ne  pouvait  être  un  congrès  maçonnique,  aux  rela- 


240  LA  CONGREGATION  NON  AUTORISEE 

tions  avec  les  Suprêmes  Conseils  en  général,  nvec  les  Suprêmes  Con- 
seils de  Gharlestown  et  de  Lausanne  en  particulier,  avec  la  grande  Loge 
d'Angleterre...  avec  les  Ateliers  et  Puissances  régulières  qui,  sur  tous 
les  points  du  globe,  combattent,  parallèlement  avec  le  G.*.  O.'.  de 
France,  pour  Je  succès  final  de  l'œuvre  maçonnique  universelle*. 

Il  est  donc  clair  que  les  relations  du  Grand  Orient  de 
France  avec  les  francs-maçons  des  autres  pays  sont  d'un 
caractère  tellement  délicat,  qu'elles  doivent  rester  stricte- 
ment cachées  aux  yeux  des  profanes,  ne  sont  notifiées  que 
verbalement  aux  initiés,  et  que  le  rapport  sur  ces  relations  ne 
saurait  être  imprimé  ;  en  l'insérant  dans  le  Bulletin  du  Grand 
Orient,  on  risquerait  de  compromettre  l'Ordre  maçonnique 
tout  entier...  Cette  manière  d'agir  des  francs-maçons  dans 
leurs  relations  internationales,  cette  attention  extrême  à  en 
tenir  cachés  la  nature  et  le  détail,  donne  juste  sujet  au  patrio- 
tisme français  de  tout  soupçonner  et  de  tout  craindre  de  leur 
part^. 

Arrivons  maintenant  au  but  poursuivi  par  cette  associa- 
tion internationale. 

Ce  but,  à  l'heure  actuelle  surtout,  quand  la  franc-maçon- 
nerie marche  la  main  dans  la  main  avec  les  socialistes,  ne 
renferme-t-il  pas  précisément  tout  ce  que  réprouvent  les 
législateurs  de  1872  ?  —  ce  Provoquer  à  la  suppression  du 
travail.  »  Les  politiciens  fauteurs  de  grèves  ne  sont-ils  pas 
très  ordinairement  francs-maçons,  en  même  temps  que  so- 
cialistes ?  —  «  Provoquer  à  V abolition  du  droit  de  propriété .  » 

1.  Bulletin  du  G.'.  0.\,  août-septembre  1894,  p.  117  et  118. 

2.  Nous  pourrions  donner  cent  autres  preuves  de  l'internationalisme  des 
francs-maçons.  Tout  récemment,  du  31  août  au  2  septembre  dernier,  se 
réunit  à  Paris,  rue  Cadet,  un  Congrès  maçonnique  international.  Il  décida 
qu'il  sera  établi  un  comité  intermitional permanent,  composé  des  délégués  des 
puissances  maçonniques.  Le  siège  de  ce  comité  est  fixé  en  Suisse  {Bévue 
maçonnique,  octobre  1900,  p.  153).  —  Dans  le  même  ordre  d'idées,  la  Bévue 
maçonnique  publie  un  long  article  dont  le  contenu  et  le  titre  sont  tout  à  fait 
suggestifs  :  De  la  nécessité  nationale  pour  la  France  d'être  internationaliste 
(novembre  1900,  p.  169).  —  D'ailleurs,  dans  la  constitution  même  du  Grand 
Orient,  nous  lisons  (278  bis)  :  «  La  promesse  de  fidélité  au  Grand  Orient 
de  France,  Suprême  Conseil  pour  la  France  et  les  possessions  françaises,  et 
de  loyale  obéissance  pour  tout  ce  qui  touche  aux  questions  maçonniques  in- 
ternationales^ constitue,  sans  qu'il  soit  besoin  à  cet  égard  de  déclarations 
explicites,  \e  premier  de  tous  les  engagements  contractés  à  tous  les  degrés  de 
l'échelle  maçonnique  par  les  francs-maçons...  »  [Constitution  et  règlement 
général  de  la  Fédération,  1898.  Dixième  tirage.) 


DU  GRAND  ORIENT  241 

Le  Grand  Orient  uni  au  collectivisme  est  en  train  de  nous  y 
mener  très  rapidement.  —  «  ...  k  l'abolition  de  la  famille.  » 
Au  juif  franc-maçon  Naquet,  nous  devons  les  ravages  de  la 
loi  du  divorce.  —  «  ...  à  Vabolition  de  la  patrie.  »  Nous  con- 
naissons l'internationalisme  des  FF.*.  Leurs  tendances  anti- 
patriotiques se  manifestèrent  violemment  lors  de  l'affaire 
Dreyfus,  qui  a  été,  suivant  la  parole  de  M.  Humbert,  député 
de  Paris,  «  la  bataille  du  patriotisme  français  contre  l'argent 
cosmospolite  »  ;  car  les  francs-maçons  se  déclarèrent  en 
masse  les  amis  et  les  soutiens  du  traître.  —  «  ...  à  V abolition 
de  la  religion  ou  du  libre  exercice  du  culte.  »  Nous  avons  dé- 
montré longuement,  dans  de  précédents  articles*,  que  la 
guerre  contre  la  religion  catholique  et  contre  toute  religion 
était  l'objectif  principal  poursuivi  parla  loge  avec  un  âpre 
et  persévérant  archarnement. 

Par  conséquent  la  franc-maçonnerie,  déjà  condamnée  par 
la  loi  de  1834  et  par  celle  de  1848,  constitue  aussi,  de  la 
manière  la  plus  évidente,  le  genre  à^ association  internatio" 
nale  caractérisé  par  la  loi  de  1872  et  condamné  par  elle 
comme  un  attentat  contre  la  paix  publique. 


M.  Jules  Lemaître,  de  l'Académie  française,  dans  les  con- 
sidérants de  sa  pétition  contre  la  franc-maçonnerie,  résume 
bien,  ce  nous  semble,  notre  triple  démonstration. 

Les  soussignés  : 

Considérant  que  les  sociétés  secrètes  sont  interdites  par  la  loi; 

Que  l'association  dite  franc-maçonnerie  est,  en  fait,  par  ses  statuts 
et  de  son  propre  aveu,  une  société  secrète; 

Que  ce  caractère  secret,  délictueux  en  lui-même,  emprunte  une  gra- 
vité particulière  à  ce  fait  que  la  franc-maçonnerie  affecte  de  donner  des 
ordres  au  gouvernement,  d'imposer  aux  législateurs  le  vote  de  projets 
de  loi  élaborés  par  elle,  et  que  son  dessein  paraît  être  l'accaparement 
des  pouvoirs  publics; 

Qu'elle  entretient  avec  les  franc-maçonneries  étrangères  des  rela- 
tions occultes  et,  à  ce  seul  titre,  suspectes; 

Que  la  loi  doit  être  égale  pour  tous; 

Que  la  conscience  publique  ne  saurait  admettre  qu'une  société  poli- 

1.  Voir  la  Franc-maçonnerie  et  le  gouvernement  de  la  France  depuis  quinze 
ans,  dans  les  Études  des  15  janvier,  15  mars,  15  avril  et  15  juin  1893. 

LXXXVI.  —  16 


242  LA  CONGRÉGATION  NON  AUTORISÉE 

tique  secrète  bénéficie  d'un  régime  de  tolérance,  alors  que  la  loi  est 
appliquée  à  des  associations  qui  agissent  à  ciel  ouvert,  etc. 

Ces  dernières  paroles  font  allusion  aux  poursuites  exer- 
cées contre  la  Ligue  des  patriotes.  Mai:s  le  contraste  indiqué 
est  encore  bien  plus  frappant,  quand  le  scandale  de  l'impu- 
nité maçonnique  est  mis  en  regard  des  persécutions  contre 
les  congrégations  religieuses,  qui,  elles,  non  seulement  agis- 
sent à  ciel  ouvert,  mais  se  trouvent  avoir  une  situation  par- 
faitement légale  et  ne  demandent  au  pays  que  le  droit  de 
faire  le  bien  avec  la  liberté  commune  à  tous  les  citoyens 
français. 

Emmanuel    ABT,    S.  J. 

{A  suis^re.) 


LE  SIECLE  DU  MIRACLE 

LES  GRANDES  GUÉRISONS  DE  LOURDES  * 


Parmi  les  manifestations  du  surnaturel  au  dix-neuvième  siècle, 
Lourdes  occupe  incontestablement  le  premier  rang.  Pendant 
près  de  cinquante  ans,  on  a  pu  voir,  sur  ce  point  privilégié  de 
la  terre  de  France,  comme  une  permanence  de  l'action  divine,  se 
traduisant  en  une  série  non  interrompue  de  faits  inexplicables 
par  les  simples  causes  naturelles.  Malgré  l'habitude,  ordinaire 
chez  un  certain  nombre  de  savants,  d'affecter  une  ignorance 
dédaigneuse  pour  tout  ce  qui  tient  au  miracle,  il  a  fallu,  bon  gré 
mal  gré,  prendre  une  autre  attitude  en  face  de  Lourdes.  L'ignorer 
eût  été  ridicule,  nier  la  réalité  des  faits  extraordinaires  dont  il  est 
le  théâtre  aurait  paru  tout  au  moins  absurde.  Il  fallait  donc,  pour 
sortir  de  ce  mauvais  pas,  expliquer  les  apparitions  et  les  guéri- 
sons,  sans  recourir  à  d'autre  agent  que  la  nature  elle-même  et  les 
forces  qu'elle  tient  en  sa  puissance  pour  en  user  à  son  gré.  Le 
problème  s'est  ainsi  posé,  dans  la  seconde  moitié  du  dix-neuvième 
siècle,  entre  les  tenants  du  miracle  et  les  adversaires  du  surna- 
turel. Ce  n'est  pas  dans  les  régions  de  la  spéculation  ou  de  l'his- 
toire ancienne  que  la  lutte  s'est  engagée,  mais  bien  sur  le  terrain 
positif  des  faits  et  de  l'histoire  contemporaine.  La  Providence  a 
ménagé  les  choses  de  telle  sorte  qu'un  beau  jour  Lourdes  s'est 
trouvé  la  plus  éclatante  et  la  plus  scientifique  démonstration  du 
miracle.  On  a  pu  dire  au  libre  penseur,  au  sceptique,  au  timide  : 
Venez  et  voyez.  Nous  ne  cachons  rien  dans  le  mystère  d'un  labo- 
ratoire inaccessible  aux  profanes.  Nous  ne  sommes  pas  une  offi- 
cine à  miracles,  nous  sommes  un  tribunal  où  tout  homme,  dési- 
reux de  connaître,  peut  faire  les  fonctions  déjuge  instructeur. 

C'est  l'établissement  de  ce  tribunal,  où  la  science  humaine 
traduit  à  sa  barre  le  fait  prétendu  miraculeux,  qui  donne  à  Lourdes 
un   caractère   très    spécial    d'adaptation    aux    exigences    et   aux 

1.  Les  Grandes  Guérisons  de  Lourdes,  par  le  D'"  Boissarie.  1  vol.  in-8  de 
600  pages,  illustré  de  140  similigravures.  Paris,  Téqui,  1900.  Prix:  10 francs. 


244  LE  SIECLE  DU  MIRACLE 

besoins  de  l'apologétique  contemporaine.  Sans  d^ute,  dès  le 
début,  la  science  médicale  eut  à  s'occuper  des  événements  de 
Massabielle.  Les  D*"^  Dozous,  Balencie  et  Vergez  firent  subir 
à  Bernadette  et  aux  premiers  miraculés  de  Lourdes  un  examen 
rigoureux.  Les  gardiens  du  pèlerinage  continuèrent,  tantôt  seuls, 
tantôt  avec  les  médecins  que  la  Providence  amenait  à  Lourdes, 
la  chronique  des  guérisons.  Le  D*"  Boissarie  fait  justement  remar- 
quer le  tact  et  la  prudence  avec  lesquels  des  hommes,  étrangers 
à  la  médecine,  collationnèrent,  pendant  quinze  ou  vingt  ans, 
cette  masse  d'observations  dont  nous  trouvons  le  détail  dans  les 
Annales  du  pèlerinage. 

Mais  Notre-Dame  se  réservait  d'appeler  à  Lourdes  un  homme, 
prédestiné  par  ses  études,  son  caractère,  sa  piété  et  sa  position 
sociale  à  réaliser  l'œuvre,  scientifique  et  théologique  à  la  fois, 
dont  la  création  s'imposait  sur  le  théâtre  de  tant  de  merveilles, 
afin  de  sauvegarder  la  foi  aii  miracle,  facilement  compromise 
par  l'exagération  en  une  matière  aussi  délicate.  Cet  homme  était 
le  D*"  de  Saint-Maclou.  Après  s'être  donné  tout  entier  pendant 
quelque  temps  à  l'examen  des  guérisons  qui  s'opéraient  jour- 
nellement à  Lourdes,  il  résolut  de  fonder  un  bureau  permanent 
de  ces  constatations  médicales  d'un  genre  si  nouveau.  Nous 
savons,  pour  en  avoir  été  témoin,  les  hésitations  et  les  doutes 
qui  tourmentèrent  cette  âme  délicate,  quand  fut  établie  et  fonc- 
tionna cette  clinique  au  premier  abord  si  extraordinaire.  Les 
objections  et  les  critiques  venues  du  dehors  augmentèrent  aussi 
les  angoisses  de  ce  savant  chrétien,  auquel  on  reprochait  de 
vouloir  intervenir  entre  Dieu  et  les  malades  qu'il  lui  plaisait  de 
guérir  pour  honorer  sa  Mère.  Pourquoi  mêler  la  froide  enquête 
du  médecin  à  l'enthousiasme  des  foules  qui,  d'instinct,  saluaient 
le  miracle,  à  mesure  que  les  malades  quittaient  leur  grabat  ou 
jetaient  leurs  béquilles?  Heureusement,  ces  considérations, 
d'apparence  spécieuse,  n'arrêtèrent  pas  le  D'"  de  Saint-Maclou. 
Le  bureau  des  constatations  médicales  fut  établi,  d'abord  dans 
une  sorte  de  baraque  en  planches,  élevée  devant  les  piscines,  et 
plus  tard  sous  la  rampe  du  Rosaire.  C'est  dans  ce  premier  local, 
bien  modeste,  que,  de  1884  à  1891,  celui  qu'on  appelait  avec 
raison  le  Médecin  de  la  Grotte  a  dirigé,  avec  un  tact  parfait  et 
une  science  consommée,  cette  clinique,  dont  on  devait  de  jour 
en  jour  mieux  comprendre  l'opportunité. 


LES  GRANDES  GUÉRISONS  DE  LOURDES  245 

Le  digne  continuateur  de  l'œuvre  du  D"*  de  Saint-Maclou,  le 
D""  Boissarie,    nous    donne    quelques  chiffres   que  l'on  pourrait 
appeler  le   bilan   actuel   du  Bureau    des    constatations.    Chaque 
année  un  nombre  considérable   de  médecins    viennent  assister  à 
l'examen  des  malades.  En  1897,  ils  furent  deux  cent  vingt,  et  ce 
chiffre  s'est  depuis  lors  h  peu  près  maintenu.  Parmi  eux  on  a  pu 
remarquer  :  trente  professeurs  de  Facultés,    quinze    professeurs 
des  Ecoles  de  province,  quinze  médecins  des  Hôpitaux  de  Paris, 
vingt   membres   de   l'Académie   de  médecine,    dix  médecins    de 
l'Université     de    Louvain,    quinze    professeurs    des    Universités 
étrangères.    En  dehors  du  corps   médical,  toutes  les  conditions 
sociales  ont  été  représentées  aux  séances  du  bureau.  Des  séna- 
teurs, des  députés,  des  magistrats,  des  hommes  de  lettres  et  des 
hommes  de  science,  des  évêques,   des  journalistes,  des   protes- 
tants et  même  des  incrédules,  ont  pu  constater  à  loisir  avec  quelle 
rigueur  était  conduit  l'examen  médical  des  malades  se  disant  gué- 
ris. Ils  ont  dû  se  rendre  compte  aussi  de  la  réserve  avec  laquelle 
ces  hommes  de  science  évitent  de  s'égarer  sur  le  terrain  de  la  théo- 
logie.   Jamais,    de    leur    autorité,    ils    ne  prononcent   qu'il   y   a 
miracle,  dans  les  guérisons  soumises  à  leur  examen.  Ils  se  con- 
tentent d'établir,  avec  preuves  à  l'appui,  que  le  fait,  tel  qu'il  se 
présente,  est  en   dehors  de  ceux  qui   ont  pour  cause  les  forces 
naturelles.  Un  procès-verbal,  soigneusement  contrôlé,  relate  les 
circonstances  qui  ont  précédé,  accompagné  et  suivi  la  guérison. 
A  l'autorité  religieuse,  seule  compétente,  de  prononcer  si,  dans 
l'ensemble  de   ces   phénomènes   qui  dépassent  la  nature,  il  y  a 
miracle.  Les  procès-verbaux,  ainsi  rédigés,  se  sont  élevés  jusqu'à 
deux  cent  cinquante  en  une  seule  année.  Leur  ensemble  constitue 
les  archives  du  pèlerinage,  collection  unique  au  monde,  véritable 
arsenal   pour  la   défense  du   surnaturel  au  dix-neuvième  siècle, 
dont    chacun   peut   vérifier  la  richesse  d'après   le  beau  livre  du 
D''  Boissarie. 

Il  lui  a  donné  pour  titre  :  les  Grandes  Guérisons  de  Lourdes, 
Cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  y  ait  entre  les  divers  miracles  une 
distinction,  quant  à  la  force  qui  les  produit.  Elle  est  toujours  la 
même,  celle  de  Dieu,  toujours  infinie.  Seulement  sa  manifesta- 
tion extérieure  par  le  miracle  peut  être  plus  éclatante,  soit  dans 
l'objet  de  la  guérison,  soit  dans  les  circonstances  qui  l'accom- 
pagnent. Ce  sont  les  faits  miraculeux  de  ce  genre  que  le  prési- 


246  LE  SIÈCLE  DU  MIRACLE 

dent  du  Bureau  des  constatations  a  choisis  comme  la  meilleure 
démonstration  de  la  vérité  sur  Lourdes.  Il  n'y  a  pas  une  objec- 
tion sérieuse,  contre  les  manifestations  du  surnaturel  sur  ce  point 
privilégié  de  la  France,  qui  ne  trouve  sa  solution  dans  ce  recueil, 
où  tout  est  discuté  avec  l'exactitude  la  plus  rigoureuse. 

Il  faut  remarquer  tout  d'abord  que  les  malades  dont  on  nous 
raconte  la  guérison  sont  tous  des  incurables.  Ils  arrivent  avec 
des  certificats  de  médecins  qui  les  ont  soignés,  des  témoignages 
de  ceux  qui  ont  vécu  près  d'eux,  et  des  signes  manifestes  de 
l'abandon  des  moyens  humains,  reconnus  impuissants  à  les 
guérir,  ou  même  à  les  soulager.  Leur  maladie,  en  général,  est  de 
celles  qu'on  appelle  chroniques,  qui  ne  laissent  pas  de  relâche  à 
leur  victime  et  la  mènent  fatalement  à  la  tombe.  11  faut  cette  pre- 
mière constatation  pour  conclure  à  la  nécessité  d'une  force  supé- 
rieure à  la  nature. 

Ce  caractère  une  fois  établi,  au  point  de  vue  du  pronostic  et 
comme  objet  du  miracle,  on  peut  se  trouver  en  présence  de  deux 
grandes  classes  d'affections  morbides.  Les  unes  se  manifestent 
par  des  troubles  fonctionnels  sans  lésion  anatomique  appréciable 
des  tissus.  Les  névroses,  avec  tout  leur  cortège  de  neurasthé- 
niques et  d'hystériques,  se  rangent  sous  cette  catégorie.  Pour 
ceux-là  il  est  incontestable  qu'une  secousse  morale,  un  ébranle- 
ment du  système  nerveux,  peut  supprimer  instantanément  les 
symptômes  de  la  maladie.  Les  autres  affections  atteignent  l'inté- 
grité anatomique  des  tissus.  Ce  sont  des  maladies,  internes  ou 
externes,  qui  comportent  une  lésion  organique,  souvent  visible 
ou  facile  à  constater  par  les  moyens  d'auscultation  dont  dispose 
la  science  médicale.  Les  Grandes  Guérisons  de  Lourdes  nous  pré- 
sentent des  exemples  de  ces  diverses  catégories  de  malades,  qui 
ont  recouvré  la  santé  en  dehors  de  toutes  les  lois  de  la  thérapeu- 
tique naturelle.  Chacun  d'eux  est  exposé,  discuté,  établi  de  ma- 
nière à  défier  la  critique  scientifique  la  plus  exigeante.  Par  l'in- 
tercession de  Notre-Dame  de  Lourdes,  les  fractures,  accompagnées 
de  plaies  et  de  carie  des  os,  sont  instantanément  soudées.  Tel  est 
le  cas  de  Pierre  de  Rudder,  dont  la  jambe  cassée  et  non  soudée 
depuis  huit  ans,  se  trouve  subitement  consolidée,  avec  fermeture 
d'une  plaie  gangreneuse  dont  il  ne  reste  plus  qu'une  cicatrice. 
Le  lupus,  le  cancer,  la  coxalgie,  les  plaies  de  toute  sorte  dispa- 
raissent par  la  simple  prière  devant  la  grotte,  par  l'immersion 


LES  GRANDES  GUÉRISONS  DE  LOURDES  247 

dans  la  piscine  ou  par  l'usage  de  l'eau  de  Lourdes.  Par  les  mêmes 
moyens,  des  poitrinaires  arrivés  à  la  dernière  période  d'un  mal 
impitoyable,  avec  des  poumons  perdus  ou  ravagés  par  la  tuber- 
culose, retrouvent  la  santé.  Il  semble  même,  depuis  quelques 
années,  que  cette  catégorie  de  malades  soit  l'objet  d'une  prédi- 
lection spéciale  de  la  part  de  Notre-Dame.  Il  faut  lire  le  chapitre 
consacré  à  ce  genre  de  maladie,  pour  se  faire  une  idée  de  ce  qui 
se  passe  à  Lourdes,  et  de  la  libéralité  avec  laquelle  Dieu  semble 
vouloir  y  prodiguer  le  miracle,  tout  en  lui  conservant,  d'une  ma- 
nière indéniable,  son  caractère  de  fait  extraordinaire. 

Dans  tous  ces  récits,  l'instantanéité  de  la  guérison  se  présente 
comme  un  signe  caractéristique  du  miracle.  Pour  guérir  une  frac- 
ture, fermer  une  plaie,  faire  disparaître  un  cancer  par  les  moyens 
ordinaires,  il  faut  au  moins  un  certain  temps.  Il  doit  se  faire,  dans 
les  tissus  lésés,  un  travail  biologique  analogue  à  celui  de  leur 
première  formation.  Or,  il  faut  pour  cela  que  des  millions  de  cel- 
lules microscopiques  se  segmentent,  que  chaque  cellule  nouvelle 
grandisse  et  se  divise  à  sop  tour.  Un  nombre  immense  de  géné- 
rations successives  peut  seul  réaliser  le  tissu  osseux,  musculaire, 
nerveux  ou  cartilagineux  nécessaire  à  la  reconstitution  de  l'or- 
gane lésé.  Ce  travail  physiologique  ne  se  fait  pas  sans  un  laps  de 
temps  plus  ou  moins  étendu,  mais  toujours  appréciable,  surtout 
quand  il  s'agit  de  fracture,  de  plaie  béante  et  suppurante,  de  sur- 
face épidermique  en  décomposition.  Comme  on  l'a  dit  avec  rai- 
son, supposer  le  contraire  serait  aussi  absurde  que  de  prétendre 
que  l'enfant  nouveau-né  peut  en  un  jour  acquérir  les  dents,  les 
membres,  la  taille  et  l'organisme  d'un  enfant  de  trois  ans. 

On  invoque  souvent,  pour  infirmer  le  fait  miraculeux,  l'action 
de  l'esprit  sur  le  corps.  Ne  peut-il  pas  se  faire,  dit-on,  que,  sous 
le  coup  d'une  surexcitation  morale  intense,  l'activité  vitale  des 
tissus,  elle-même  surexcitée  et  centuplée,  suffise  à  la  restauration 
rapide  d'un  organe  ?  C'est  bien  là  l'objection  ordinaire  qu'accep- 
tent trop  facilement  les  esprits  peu  avisés,  sans  se  rendre  compte 
de  ce  qu'elle  renferme  d'impossibilité  ou  d'invraisemblance.  Il 
est  certain  que,  sous  une  excitation  morale,  le  système  nerveux 
réagit  sur  les  fonctions  de  la  vie  végétative.  Mais,  que  cette  ac- 
tion soit  directe,  comme  le  veulent  les  uns,  ou  qu'elle  soit  indi- 
recte, ainsi  que  d'autres  le  prétendent,  elle  ne  peut  expliquer 
l'instantanéité  de  la  restauration  d'un  tissu.  Dans  la  seconde  hy- 


248  LE  SIECLE  DU  MIRACLE 

pothèse,  c'est  la  pression  sanguine  qui  varie  et  qui  porte  plus  rapi- 
dement, si  Ton  veut,  aux  cellules  la  lymphe  nutritive.  Mais  cette 
nutrition  plus  abondante,  pendant  un  temps  souvent  très  court,  ne 
change  pas  les  lois  physiologiques  d'après  lesquelles  se  dévelop- 
pent les  cellules.  En  admettant,  d'autre  part,  l'action  directe  sur 
les  éléments  cellulaires,  au  moyen  des  nerfs  trophiques  ou  cen- 
trifuges, la  difficulté  n'est  que  déplacée.  Cette  influence  nerveuse 
peut  bien  mettre  les  cellules  dans  les  meilleures  conditions  de 
nutrition,  mais  c'est  tout.  La  cicatrisation  d'une  plaie,  la  conso- 
lidation d'une  fracture  exigent  un  temps  plus  ou  moins  long,  que 
la  science  médicale  compte  non  seulement  par  des  jours,  mais  par 
des  semaines  et  des  mois. 

Charcot,  qui,  du  reste,  ne  niait  pas  les  guérisons  extraordi- 
naires de  Lourdes,  a  essayé  de  les  expliquer  par  la  Foi  qui  guérit, 
titre  qu'il  donnait  à  son  travail  paru  d'abord  dans  la  New  Reçiew 
de  Londres.  Or,  il  pose  lui-même  en  principe  que  la  foi  qui  gué- 
rit ne  produit  ses  effets  que  dans  les  cas  où  la  guérison  n'exige 
que  cette  puissance  de  l'esprit  sur  le  corps.  Elle  ne  va  pas  au 
delà  et  ne  peut  rien  contre  les  lois  naturelles.  Par  conséquent,  de 
l'aveu  même  de  Charcot,  cette  foi,  qui  ne  peut  rien  contre  les 
lois  naturelles,  ne  guérit  instantanément  ni  les  fractures,  ni  les 
caries  des  os,  ni  les  cancers,  ni  les  plaies  gangreneuses.  Ce  sont 
pourtant  là  des  guérisons  telles  qu'on  en  voit  s'opérer  à  Lourdes, 
non  pas  en  quelques  semaines,  mais  en  quelques  minutes.  Le  cé- 
lèbre directeur  de  la  Salpêtrière  laisse  dans  l'ombre  ces  cas  par 
trop  contraires  à  sa  thèse,  et  il  se  rejette  sur  certaines  tumeurs 
d^origine  purement  nerveuse.  Mais,  au  lieu  de  prendre  comme 
exemple  l'un  des  cas  observés  à  Lourdes,  il  s'en  va  chercher, 
dans  l'histoire  des  prétendus  miracles  opérés  par  le  diacre  Paris, 
la  guérison  de  la  demoiselle  Coirin,  hystérique  avérée,  souffrant 
d'une  tumeur  qui  disparut  au  contact  d'un  vêtement  ayant  touché 
le  tombeau  du  célèbre  janséniste.  En  supposant  vrai  le  fait  de  la 
demoiselle  Coirin,  il  faudrait  démontrer  que  les  guérisons  de  tu- 
meurs ou  d'ulcères  opérées  à  Lourdes  sont  du  même  genre  et 
disparaissent  sous  la  même  influence  nerveuse.  C'est  un  singulier 
exemple  de  logique  de  la  part  d'un  homme  tel  que  Charcot,  que 
de  conclure  de  cette  histoire  douteuse  à  l'identité  de  faits  qu'il 
ne  prend  même  pas  la  peine  d'étudier  et  de  comparer.  Et  cepen- 
dant le  D""  Boissarie,  avant  la  publication  de  son  dernier  ouvrage, 


LES  GRANDES  GUERISONS  DE  LOURDES  249 

lournissait  déjà,  dans  son  Histoire  médicale  de  Lourdes^  ample 
matière  à  comparaison  entre  les  miracles  de  la  Grotte  et  l'hysté- 
rique Coirin.  Le  D''  Bourneville  nous  fait  savoir  cep€ndant  que  la 
Foi  qui  guérit  est  la  synthèse  de  l'enseignement  de  son  illustre 
maître,  relatif  aux  cas  réputés  miraculeux.  Nous  aimons  à  croire 
que  le  disciple  se  trompe;  car,  s'il  disait  vrai,  l'enseignement  du 
maître,  comme  nous  l'avons  dit  déjà,  manquerait  de  logique, 
pour  ne  pas  dire  de  loyauté. 

On  a  mené  grand  bruit  autour  des  maladies  nerveuses  dont  la 
clinique  de  Lourdes  serait  encombrée.  Quelques-uns  semblent 
même  avoir  insinué  que  les  sujets  guéris  étaient  à  peu  près  ex- 
clusivement choisis  dans  la  catégorie  des  névrosés  et  des  hysté- 
riques, sur  lesquels  la  suggestion  et  l'autosuggestion  ont  beau 
jeu.  Même  en  supposant  cette  affluence  de  névrosés  aux  piscines 
de  Massabielle,  Lourdes  occuperait  encore  un  rang  bien  à  part 
dans  l'histoire  des  guérisons  extraordinaires.  Apparentes  ou 
réelles,  leur  nombre  seul  constituerait  une  sorte  de  miracle,  dont 
aucune  autre  clinique  n'aurait  jamais  vu  le  semblable.  Ce  serait 
le  miracle  du  nombre,  comme  disait  le  D''  de  Saint-Maclou.  Mais 
cette  foule  de  malades  faciles  à  la  suggestion  n'est  qu'une  inven- 
tion commode  pour  discréditer  le  miracle.  Il  n'est  pas  vrai  de 
dire  que  la  névrose  fournit  à  Lourdes  la  majorité  de  ses  malades 
et  de  ses  guéris.  Tout  récemment  encore,  un  médecin  belge  a  fait 
la  statistique  des  malades  hospitalisés  pendant  les  divers  pèleri- 
nages. Il  a  trouvé  les  maladies  nerveuses  dans  la  proportion  mi- 
nime de  5  pour  100.  Il  a  constaté  la  même  proportion  parmi  les 
malades  guéris.  Nous  sommes  loin  de  cette  exhibition  générale 
de  la  névrose,  dont  on  a  si  souvent  accusé  Lourdes  d'être  le 
théâtre  de  prédilection. 

Quiconque  lira,  sans  parti  pris,  mais  simplement  avec  loyauté, 
le  chapitre  des  Grandes  Guérisons  de  Lourdes  qui  concerne  les 
maladies  nerveuses,  sortira  de  cette  lecture  étonné,  sans  doute, 
mais  convaincu.  Il  verra  avec  quelle  prudence  la  science,  au  ser- 
vice de  Notre-Dame,  procède  dans  l'examen  de  ces  guérisons  où 
Fon  peut  rencontrer  facilement  l'illusion  ou  la  supercherie.  De- 
vant la  névrose  se  disant  guérie,  on  se  contente  d'établir  le  fait, 
sans  préjuger  ce  que  sera  le  lendemain  pour  ce  malade,  dont 
l'état  s'est  subitement  amélioré.  Mais,  lorsque,  après  des  mois  et 
des  années,  le  névrosé  ou  l'hystérique  d'autrefois  reviennent  au 


250  LE  SIÈCLE  DU  MIRACLE 

Bureau  médical  dans  la  plénitude  de  la  santé  et  de  l'équilibre 
physique  et  moral,  sans  aucune  de  ces  traces  que  laissent  les 
guérisons  obtenues  par  les  moyens  naturels,  on  a  bien  le  droit 
de  conclure  au  miracle.  Le  déséquilibre  nerveux  n'est  pas  moins 
une  maladie  que  la  fracture  d'un  membre  ou  la  lésion  d'un 
organe.  Dans  un  cas,  comme  dans  l'autre,  l'intervention  d'une 
puissance  supérieure  à  la  nature  est  possible,  et  là  science  est  à 
même  de  le  constater. 

L'ouvrage  du  D*"  Boissarie  répond  ainsi,  non  point  par  des 
considérations  théoriques,  mais  par  des  faits  étudiés  avec  toute 
la  rigueur  scientifique,  aux  difficultés  que  peut  rencontrer  dans 
Tesprit  des  croyants  la  foi  aux  miracles,  et  aux  objections  dont 
le  surnaturel  est  l'objet  de  la  part  des  incrédules.  Il  a  donc  sa 
place  marquée  parmi  les  livres  dans  lesquels  des  écrivains,  émi- 
nents  par  le  savoir,  se  sont  donné  la  mission  de  clore  le  siècle 
par  un  inventaire  de  ses  conquêtes  dans  les  divers  domaines  où 
s'exerce  le  génie  de  l'homme.  Il  comble  même  une  lacune  que 
l'on  s'étonne  de  trouver  si  large  dans  quelques-uns  d'entre  eux. 
Quand  on  les  a  lus,  on  reconnaît  que  le  dix-neuvième  siècle  a  été 
le  siècle  de  la  science  ;  quand  on  achève  la  lecture  des  Grandes 
Guérisons  de  Lourdes^  on  ajoute  qu'il  fut  aussi  le  siècle  du  mi- 
racle. 

HippoLTTE   MARTIN,    S.  J. 


ORIGINES  DE  L'ART  GREC 


Des  deux  périodes  d'histoire  grecque,  qu'embrasse  le  nouveau  vo- 
lume de  MM.  Perrotet Chipiez*,  la  première  va  environ  de  l'an  1000 
à  l'an  750  avant  Jésus-Christ*.  C'est  celle  qui  a  vu  l'invasion  des 
Doriens  du  nord  dans  la  Grèce  centrale  et  le  Péloponnèse,  et  la 
chute  de  ces  antiques  royautés  myniennes  et  achéennes,  dont  les 
monuments  ramenés  au  jour  par  Schliemann  ont  permis  de  recons- 
tituer l'art  de  la  «  Grèce  primitive  »,  l'art  mycénien  [Histoire  de 
Vart^  VI.  — V.  Études  de  septembre  1894).  Qu'est  devenu  l'art,  dans 
les  conditions  nouvelles  et  longtemps  précaires,  qui  sont  résultées 
pour  lui  de  ce  bouleversement  ?  Il  n'y  a  guère  de  témoins  directs, 
c'est-à-dire  de  monuments,  pour  nous  le  dire;  mais  cette  lacune 
peut  être  suppléée  en  partie  à  l'aide  des  chefs-d'œuvre  épiques, 
\ Iliade  et  Y  Odyssée^  qui  se  sont  formées  précisément  durant  cette 
période,  parmi  les  Ioniens  refoulés  jusqu'en  Asie  par  l'invasion 
dorienne.  En  effet,  si  les  héros  de  l'épopée  appartiennent  à  l'âge 
qiycénien,  dans  les  armes,  les  vêtements,  les  habitations  qu'elle 
leur  attribue,  les  souvenirs  de  la  tradition  se  mélangent  de  traits 
empruntés  au  milieu  où  vivaient  les  poètes. 

Ainsi,  en  étudiant  les  descriptions  des  poèmes  homériques  et 
les  comparant  avec  les  œuvres  de  l'époque  mycénienne,  sur  les- 
quelles nous  sommes  aujourd'hui  si  largement  renseignés,  on 
constatera  par  là  même  les  changements  que  l'art  aura  subis  dans 
la  période  suivante,  moins  connue.  C'est  cette  étude  et  cette  com- 
paraison qu'ont  faites  les  auteurs  de  V Histoire  de  V art  :  est-il  be- 
soin de  dire  avec  quelle  compétence  ?  Et  les  résultats  qu'ils  y  ont 
obtenus  remplissent  à  peu  près  la  moitié  de  leur  nouveau  volume. 
Quand  on  n'envisagerait  cette  partie  de  leur  travail  qu'au  seul 
point  de  vue  de  l'interprétation  d'Homère,  elle  serait  déjà  d'un 
grand  intérêt  :  tous  les  lecteurs  de  VIliade  et  de  V Odyssée  (ils 


1.  Histoire  de  l'art  dans  l'antiquité,  par  Georges  Perrot  et  Charles  Chi- 
piez. Tome  VII  :  La  Grèce  de  l'épopée.  La  Grèce  archaïque  (le  Temple). 
Paris,  Hachette,  1899.  Gr.  in-8,  pp.  691,  avec  237  planches  ou  gravures.  Prix: 
30  francs. 


252  ORIGINES  DE  L'ART  GREC 

sont,  ils  resteront  toujours  nombreux,  en  dépit  des  progrès  du 
modernisme),  goûteront  davantage  leur  poète,  parce  qu'ils  le 
eomprendront  mieux,  après  avoir  lu  ce  commentaire  archéolo- 
gique et  artistique  si  autorisé. 

L'étude  des  poèmes  est  suivie  de  l'examen  attentif  des  rares 
débris  qu'on  peut  rapporter  à  la  même  période,  et  dont  les  prin- 
cipaux sont  les  vases  peints  à  décor  géométrique^  qu'on  a  trouvés 
surtout  à  Athènes  et  dans  l'Attique.  De  l'ensemble  de  ces  re- 
cherches, MM.  Perrot  et  Chipiez  concluent  à  une  sorte  de  «  ré- 
gression »  ou  de  recul  des  arts  du  dessin,  dans  la  «  période  de 
l'épopée  ))  ;  ils  remarquent  néanmoins  que,  si  les  artistes  grecs 
d'alors  sont  fort  inférieurs  aux  mycéniens  dans  l'imitation  de 
la  nature,  surtout  de  la  nature  vivante,  ils  les  dépassent  plutôt 
dans  l'ordonnance  de  la  composition.  Si  l'on  objecte  le  Bouclier 
d'Achille^  nos  auteurs,  qui  interprètent  d'une  manière  très  ingé- 
nieuse et  très  intéressante  la  description  d'Homère,  répondent 
et  prouvent  bien,  je  crois,  que  ce  bouclier  n'a  jamais  existé  et 
que  la  description  témoigne  de  ce  que  Y  aède  savait  concevoir, 
non  de  ce  que  les  artistes  de  son  temps  savaient  exécuter. 

On  ne  peut  parler  de  l'épopée,  considérée  dans  ses  relations 
avec  les  arts  plastiques,  sans  toucher  au  problème  de  la  mytho- 
logie grecque.  M.  G.  Perrot  (car  c'est  évidemment  sa  main  que 
nous  avons  à  reconnaître  dans  cette  partie  de  l'ouvrage)  a  consacré 
aux  dieux  et  déesses  d'Homère  une  vingtaine  de  pages  fort  inté- 
ressantes. Je  dois  cependant  renouveler  les  réserves  déjà  indiquées 
à  propos  d'un  volume  antérieur,  sur  la  théorie  qui  assigne  pour 
origine  à  la  religion  le  fétichisme  ou  V animisme  (p.  14  et  suiv.). 
La  «  première  explication  de  la  nature  et  de  la  vie  »  a  été  donnée 
à  l'homme  par  son  Créateur,  se  révélant  h  lui  sans  intermédiaire  : 
cette  affirmation  de  la  Bible,  si  conforme  à  une  philosophie  sau- 
vegardant la  bonté  de  Dieu  et  la  dignité  de  l'homme,  n'est  con- 
tredite par  aucune  donnée  de  l'histoire  positive.  Mais,  après  cela, 
nous  admettons  que  le  souvenir  des  premières  leçons  divines  a 
été  peu  à  peu  effacé  dans  presque  toute  l'humanité,  et  qu'à  la  place 
sont  venues  des  conceptions  plus  ou  moins  grossières,  se  résolvant 
en  général  dans  la  personnification  et  la  déification  des  forces  de 
la  nature,  et  tombant,  chez  les  populations  les  plus  dégénérées, 
jusqu'au  fétichisme  et  au  chamanisme.  Ainsi,  à  part  le  fétichisme 
primitif,  dont  il  n'y  a  pas  de  preuves,  nous  n'avons  pas  d'objec- 


ORIGINES  DE  L'ART  GREC  253 

tion  sérieuse  contre  l'évolution  du  polythéisme  grec,  telle  que  l'ex- 
pose M.  G.  Perrot. 

Il  s'avance  avec  précaution  sur  le  terrain  «  encore  mal  solide 
et  glissant  »,  comme  il  dit  bien,  de  la  mythologie  comparée,  et, 
sans  contester  les  quelques  résultats  acquis  h  l'aide  de  la  philo- 
logie et  de  l'étymologie,  il  préfère  rechercher  les  indications 
de  l'histoire,  moins  sujettes  à  interprétation  arbitraire.  En  con- 
séquence, il  admet  que  certains  dieux  de  l'Olympe  ont  préexisté 
à  la  division  de  la  race  aryenne^  dont  les  Grecs  forment  une 
branche,  comme  on  sait,  de  même  que  les  Italiotes,  lefs  Celtes,  les 
Germains,  les  Hindous,  etc.  ;  d'autres,  comme  Poséidon,  Apollon, 
Pallas  Athena,  lui  semblent  purement  grecs;  enfin,  il  pense  qu« 
plusieurs  des  divinités  féminines,  en  particulier,  sont  venues  de 
l'étranger,  surtout  de  l'Orient  sémitique,  mais  ne  sont  pas  entrées 
dans  le  panthéon  grec  sans  être  soumises  aussitôt  à  un  «  travail 
de  transformation  et  d'appropriation  »,  qui  a  fini  par  les  rendre 
très  différentes  de  ce  qu'elles  étaient  dans  leur  pays  d'origine. 
En  résumé,  M.  Perrot,  s'inspirant,  comme  il  le  reconnaît,  d'Er- 
nest Curtius,  me  paraît  avoir  pris  sagement  position  à  égale 
distance  des  théories  extrêmes  :  de  l'autochtonie  qu'on  aimait 
à  revendiquer  jadis  pour  les  dieux  grecs,  et  du  sémitisme  qui, 
aujourd'hui,  donne  lieu  à  encore  plus  d'exagérations*. 

Avec  le  livre  treizième  :  La  Grèce  archaïque^  nous  arrivons  déci- 
dément au  vestibule  du  monument,  que  les  auteurs  de  l'/Zis^o/r^c?^ 
V art  ont  projeté  dès  le  principe  comme  le  centre  et  l'aboutisse- 
ment glorieux  de  leur  œuvre.  La  période  qu'ils  entament  ici,  et 
où  s'annonce  et  se  prépare  immédiatement  l'apogée  de  l'art  grec, 
va  des  premières  olympiades  à  la  fin  des  guerres  médiques,  c'est- 
à-dire  du  milieu  du  huitième  siècle  avant  Jésus-Christ  au  second 
quart  environ  du  cinquième.  C'est  la  période  du  grand  mouve- 

1.  Ces  exagérations  sont  combattues,  de  manière  non  moins  spirituelle 
que  savante,  par  M.  Salomon  Reinach,  dans  un  mémoire  (loué  aussi  par 
M.  Perrot),  qu'il  a  intitulé  le  Mirage  oriental  et  reproduit  en  appendice 
à  ses  Chroniques  d'Orient,  deuxième  série  :  Documents  sur  les  fouilles  et 
découvertes  dans  l'Orient  hellénique  de  1891  à  1895  (Paris,  E.  Leroux,  1896. 
In-8,  pp.  x-fî61).  Nous  avons  parlé  de  la  première  série  de  ces  Chroniques 
d'Orient  {Études,  septembre  1894,  p.  147)  :  la'  seconde  n'est  pas  moins  in- 
téressante et  donne  encore  une  place  plus  grande  à  l'Orient  sémitique,  ainsi 
qu'à  rOrienf  chrétien.  Mais  l'auteur  aurait  aussi  bien  fait  de  ne  point  parler 
de  l'encyclique  Providentissimus  Deus  (p.  334). 


254  ORIGINES  DE  L'ART  GREC 

ment  colonial  des  Grecs  :  dans  le  premier  chapitre  du  livre, 
M.  Perrot  fait  le  tableau  rapide  de  cette,  prodigieuse  expansion 
des  tribus  helléniques,  et  en  même  temps  montre  comment,  dans 
la  multiplicité  et  la  variété  des  groupements,  elles  maintinrent 
leur  cohésion  nationale,  avec  leur  unité  et  leur  solidarité  intellec- 
tuelle et  artistique. 

Les  chapitres  qui  suivent  n'ont  trait  qu'à  V architecture^  et  à 
Tarchitecture  religieuse,  c'est-à-dire  au  temple^  sur  lequel  se  con- 
centre, dans  cette  période,  l'efifort  des  artistes  grecs.  Et  il  y  est 
question  surtout  des  deux  modes  ou  ordres  si  célèbres  en  archi- 
tecture, du  dorique  et  de  Y  ionique.  Pour  déterminer  les  caractères 
propres  aux  deux  modes,  MM.  Perrot  et  Chipiez  remontent  à  leurs 
origines,  eu  commençant  par  Tordre  dorique,  constitué  le  pre- 
mier, et  duquel  relèvent  les  plus  antiques  édifices  religieux  dont 
il  subsiste  quelque  chose. 

La  comparaison  des  plus  vieux  temples  doriques  avec  les  palais 
mycéniens  montre  que  c'est  de  ceux-ci  que  ceux-là  dérivent,  tant 
pour  le  plan  général  que  pour  les  détails  de  la  construction. 
Non  toutefois  que  les  successeurs  des  architectes  mycéniens 
aient  servilement  copié  leurs  modèles  :  ils  ont  réalisé  d'heureuses 
innovations,  en  s'efforçant  de  rendre  ^ancienne  demeure  royale 
plus  digne  d'être  la  demeure  des  dieux.  D'autres  modifications 
plus  radicales  résultèrent  naturellement  de  la  substitution,  dans 
la  construction  des  temples,  de  la  pierre  au  bois.  Cette  substitu- 
tion ne  se  produisit  qu'au  septième  siècle  et  même  ne  se  généralisa 
qu'au  sixième.  Nos  auteurs  signalent  ce  curieux  fait,  qu'on  pouvait 
déjà  induire  d'un  témoignage  de  Pausanias,  mais  démontré  par 
les  récentes  fouilles  allemandes,  à  savoir  que  le  temple  d'Héra,  à 
Olympie,  qui  date  au  moins  du  huitième  siècle  avant  Jésus-Christ, 
reposa  primitivement  sur  des  colonnes  de  bois,  qui  furent  rem- 
placées en  divers  temps,  et  seulement  à  mesure  qu'elles  menaçaient 
ruine,  par  des  colonnes  de  pierre. 

Les  origines  et  l'évolution  primitive  de  l'ordre  ionique  sont 
plus  difficiles  à  retrouver  que  celles  du  dorique,  parce  qu'il  en 
reste  beaucoup  moins  de  monuments  remontant  à  l'âge  archaïque. 
Après  examen  approfondi  de  tous  les  documents  utilisables, 
MM.  Perrot  et  Chipiez  concluent  que  le  mode  ionique,  aussi  an- 
cien que  le  dorique,  est  né  parmi  les  Grecs  d'Asie  et  procède  de 
l'art  des  vieux  peuples  orientaux,  par  voie  d'imitation  libre.  Par 


ORIGINES  DE  L'ART  GREC  255 

exemple,  en  ce  qui  concerne  la  colonne  ionique,  membre  le  plus 
caractéristique  de  l'ordre,  les  architectes  ioniens  ont  pu  s'ins- 
pirer de  l'Egypte,  de  la  Phrygie,  de  la  Phénicie,  de  l'Assyrie; 
mais  ils  ont  remanié  les  éléments  empruntés,  d'après  leur  sen- 
timent spécial  de  l'art,  et  les  ont  harmonisés  dans  un  ensemble 
nouveau,  qui  est  bien  foncièrement  et  exclusivement  grec. 

Il  faut  nous  arrêter  ici.  Une  analyse  détaillée  de  ces  trois  cents 
pages  si  remplies,  sur  la  période  archaïque  du  temple  grec,  nous 
conduirait  beaucoup  trop  loin  et,  d'ailleurs,  ne  saurait  donner 
une  idée  convenable  de  cette  étude  si  pénétrante,  si  solidement 
charpentée,  mais  qui  n'est  si  persuasive  que  grâce  à  la  colla- 
boration constante  de  la  plume  et  du  crayon.  A  la  vérité,  ce 
magnifique  volume,  pas  plus  que  les  précédents,  n'est  un  livre 
pour  les  lecteurs  superficiels  :  ceux-ci,  tout  au  plus,  en  regar- 
deront les  «  images  »  et  puis  courront  aux  conclusions  ;  il  en  sera 
de  même  peut-être  des  vulgaires  amateurs  de  l'art  pour  l'art. 
Mais,  pour  les  philosophes  et  les  historiens  ou  les  simples  cu- 
rieux de  philosophie  et  d'histoire,  c'est  un  régal  délicat  de  suivre, 
avec  des  guides  tels  que  MM.  Perrot  et  Chipiez,  les  humbles 
débuts,  les  essais  de  plus  en  plus  heureux,  enfin  l'effort  pro- 
gressif des  artistes  grecs  vers  la  perfection,  qu'ils  finissent  par 
réaliser  sous  une  forme  presque  idéale. 


Joseph    BRUCKER,    S.  J. 


REVUE   DES  LIVRES 

PREMIÈRE  PARTIE 


*      THEOLOGIE  ET  ASCETISME 

La  Psychologie  des  élus,  par  l'abbé  Chollet,  docteur  en  théo- 
logie, professeur  aux  Facultés  catholiques  de  Lille.  Paris,  Lethiel- 
leux.  In-12,  pp.  160. 

Nous  avions  déjà  la  Psychologie  des  saints  de  M.  H.  Joly,  et  Toici 
que  M.  le  D^  Chollet,  professeur  aux  Facultés  catholiques  de  Lille, 
nous  gratifie  d'une  précieuse  Psychologie  des  élus. 

D'aucuns,  rencontrant  partout  ici-bas  la  psychologie,  trouvaient  cette 
science  passablement  envahissante  ;  que  diront-ils  en  la  voyant  main- 
tenant escalader  le  ciel  même  ?  Sûrement,  s'ils  ouvrent  le  charmant 
volume  de  M.  l'abbé  Chollet,  ils  ne  se  plaindront  pas  de  ce  nouvel 
envahissement;  ils  remercieront  le  guide  aimable  qui,  par  un  chemin 
sûr  et  agréable,  les  mène  au  séjour  des  élus,  dans  la  compagnie  des 
anges,  en  présence  d'un  Dieu  de  bonté  qui  se  laisse  contempler 
face  à  face.  Sous  la  conduite  du  savant  et  gracieux  psychologue,  ils 
auront  appris  quel  est,  au  séjour  du  bonheur  éternel,  l'état  des  facultés 
de  l'âme;  comment  on  bénéficie  de  la  société  des  anges  et  de  leur  magis- 
tère bienfaisant;  comment,  parle  secours  de  la  lumière  de  gloire,  on  y 
voit  Dieu  dans  la  vision  intuitive  et  on  le  possède  dans  les  transports 
d'une  joie  ineffable.  Ceux  surtout  qui  pleurent  des  parents  bien-aimés 
qu'une  mort  chrétienne  a  fait  entrer  au  ciel  sentiront  sécher  leurs 
larmes  en  lisant  la  consolante  Psychologie  des  élus;  ils  sauront  com- 
ment un  ami,  un  parent  perdu  sur  la  terre  devient  un  ange  gardien 
gagné  au  ciel. 

Dans  son  Avant-propos,  M.  le  D"^  Chollet  nous  expose  un  pro- 
gramme de  psychologie  surnaturelle;  il  nous  fait  espérer  de  nouveHes 
études  psychologiques  sur  les  anges,  sur  Notre-Seigneur,  sur  les  habi- 
tants du  purgatoire,  des  limbes  et  de  l'enfer;  peut-être  même  pourra- 
t-il  à  la  psychologie  de  l'au-delà  joindre  la  psychologie  de  l'en-deçà  : 
psychologie  ascétique,  psychologie  mystique.  Nous  qui  rêvons  depuis 
longtemps  de  publier  une  Pédagogie  spirituelle  extraite  des  Exercices 
spirituels  de  saint  Ignace,  nous  avons  des  motifs  d'intérêt  personnel 
pour  désirer  que  les  études  psychologiques  de  M.  le  D'^  Chollet  ne 
tardent  pas  trop  à  suivre  la  Psychologie  des  élus;  nous  gagnerions 
beaucoup  à  voir  ainsi  le  chemin  déblayé  devant  nous  par  des  pion- 
niers de  cette  valeur.  Henri  Watrigant,   S.  J. 


REVUE  DES  LIVRES  257 

A  propos  de  l'infaillibilité  du  Pape.  Le  Syllabus^  le  pouvoir 

des  rois,  le  concile  de  Constance^  par  A.  Justice.  Paris,  Juven,  s.  d. 

J'avoue  être  fort  embarrassé  pour  donner  aux  lecteurs  des  Études 
une  idée  nette  de  cet  ouvrage;  et,  seul,  le  vers  bien  connu  rendrait  ma 
pensée  : 

Sunt  bona,  sunt  quandam  mediocria,  sunt  mala  plura. 

L'auteur  montre,  en  s'appuyant  sur  des  témoignages  de  valeur, 
que  le  Syllabus  n'est  pas  un  document  ex  cathedra  ;  mais  il  en 
conclut  (p.  88)  que  c'est  un  pur  a  acte  de  juridiction  qui  commande 
le  respect  et  l'obéissance  tant  qu'il  subsiste,  et  qu'on  ne  saurait  y 
contrevenir  jusqu'à  nouvelle  décision».  Or,  sans  parler  de  l'autorité 
spéciale  à  chacune  des  j)roposilions  qui  le  composent,  —  autorité  va- 
riant avec  la  nature  et  les  termes  des  documents  pontificaux  dont  elles 
sont  extraites,  — le  Syllabus  a  été  reçu  par  l'Eglise  universelle.  Depuis 
trente  ans,  les  doctrines  qu'il  réprouve  sont  réprouvées  par  toutes  les 
écoles  catholiques;  quoi  qu'en  dise  l'auteur,  ceux  mêmes  qui,  en  pra- 
tique et  à  cause  des  circonstances  présentes^  s'accommodent  le  mieux  de 
la  liberté  des  cultes,  de  la  liberté  de  la  presse,  de  la  séparation  de 
l'Église  et  de  l'État,  se  refuseraient  à  soutenir,  en  thèse  et  comme  le 
droit,  les  propositions  notées  comme  erronées  par  le  Syllabus.  Il  y  a 
donc,  on  peut  le  dire,  contre  ces  propositions,  consentement  de 
l'Église  dispersée;  et  l'on  sait  que  ce  consentement,  en  matière  dog- 
matique, ne  nous  permet,  pas  plus  que  le  jugement  ex  cathedra,  de 
douter  de  la  vérité  d'une  doctrine.  Il  est  impossible  d'admettre  avec 
l'auteur  qu'un  catholique  «  n'est  pas  obligé  de  croire  en  conscience  » 
les  propositions  contraires  à  celles  que  le  Syllabus  réprouve.  A  les  nier, 
on  ne  serait  pas  hérétique,  mais  on  commettrait  une  grave  et  coupable 
erreur. 

De  même,  l'auteur  nous  montre  bien  que  jamais  l'Église  n'a  défini 
comme  une  vérité  de  foi  l'autorité  du  Pape  sur  le  temporel  des  rois,  et 
son  pouvoir  de  déposer  les  princes.  Mais  que  dire  de  ces  assertions 
plusieurs  fois  renouvelées  :  «  Les  ultramontains  modernes  doivent  se 
mettre  en  contradiction  formelle,  absolue,  avec  les  ultramontains 
anciens  »  ;  la  célèbre  théorie  de  Bellarmin  et  Suarez  sur  le  pouvoir 
indirect  du  pape  a  été  l'objet  «  d'une  désapprobation  indirecte  mais 
formelle  »  de  la  part  du  concile  du  Vatican  ;  les  ultramontains  moder- 
nes doivent  a  se  rallier  aux  thèses  et  aux  arguments  des  gallicans  »  (il 
s'agit  de  Bossuet  et  de  Fleury);  «  Bossuet  avait  parfaitement  raison 
dans  sa  revendication  de  l'indépendance  du  pouvoir  civil,  et  l'article 
premier  de  1682  est  plus  vrai  que  jamais  ))  ;  a  les  papes  du  moyen  âge 
se  laissaient  aller  à  d'évidentes  exagérations  quand  ils  invoquaient  à 
l'appui  de  leur  manière  de  faire  le  droit  divin,  alors  qu'ils  ne  devaient 
parler  que  de  droit  humain,  de  droit  ordinaire  »  ?  Je  doute  très  fort 
que  l'auteur  ait  apj)rofondi  les  belles  thèses  de  Bellarmin  et  de  Suarez 
dont  il  parle  un  peu  légèrement;  tous  ceux,  même  parmi  les  hommes 

LXXXVI.  —  17 


258  REVUE  DES  LIVRES 

étrangers  à  nos  croyances^,  qui  les  ont  étudiées  de  près,  en  font  un 
autre  cas;  et  ils  reconnaissent,  avec  les  deux  grands  logiciens,  que 
quiconque  admet  l'autorité  spirituelle  du  vicaire  de  Jésus-Christ  ne 
saurait  lui  refuser  le  droit  d'intervention  et  de  coercition,  dans  les  cas 
oii  la  foi  et  la  morale  des  peuples  chrétiens  sont  en  danger. 

Enfin,  l'auteur,  dans  un  but  très  louable,  s^efTorce  de  prouver  «  que 
non  seulement  il  n'y  a  pas  de  contradiction  entre  le  concile  du  Vatican 
et  celui  de  Constance,  mais  que  leurs  décrets  s'accordent  très  bien  »  ; 
et  cela,  parce  que  les  décrets  du  concile  de  Constance  «  ne  s'ap- 
pliquent qu'au  cas  du  schisme  ».  Pour  l'honneur  de  la  grande  assem- 
blée qui  mit  fin  au  schisme  d'Occident,  nous  voudrions  pouvoir  ad- 
mettre cette  opinion;  mais  elle  nous  semble  bien  peu  fondée  sur  les  do- 
cuments. Quandle  conciiede  Constance,  dans  ses  troisième  et  quatrième 
sessions  non  œcuméniques,  décrétait  a  qu'il  tenait  sa  puissance  immé- 
diatement de  Jésus-Christ;  et  que  tout  homme,  de  quelque  dignité  qu'il 
soit,  même  papale,  était  tenu  de  lui  obéir  en  ce  qui  regarde  la  foi,  l'ex- 
tirpation du  schisme  et  la  réformation  de  l'église  »,  il  prétendait  bien 
poser  en  doctrine  générale  la  supériorité  du  concile  sur  le  pape  ; 
tous  les  débats  qui  précédèrent  ses  décrets  ne  le  montrent  que  trop. 

Il  serait  injuste  de  ne  pas  reconnaître  dans  l'ouvrage  de  M.  A.  Jus- 
tice, avec  de  sérieuses  recherches,  un  grand  amour  de  l'Église,  et  un 
sentiment  très  vif  du  devoir  des  catholiques  dans  nos  sociétés  mo- 
dernes. Mais  pourquoi  ces  courses  aventureuses  dans  les  domaines, 
évidemment  mal  connus,  delà  théorie?  Pourquoi  aussi  ce  ton  conti- 
nuellement acrimonieux,  ces  injures  prodiguées  à  tous  ceux  qui  ont  le 
malheur  de  ne  pas  penser  comme  l'auteur?  On  a  reproché  souvent,  et 
peut-être  avec  quelque  raison,  ces  défauts  à  la  polémique  catholique. 
Ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  défend  et  qu'on  fait  triompher  les  bonnes 
causes.  Joseph   Dorceau,   S.  J. 

Le  Divin  Voyageur,  par  M.  le  chanoine  Rebord.  Annecy, 
Abry,  1900.  Gr.  in-S,  pp.  xv-304. 

Rendre  facile,  rapide,  se'rieuse,  l'étude  de  la  vie  de  notre  divin  Sau- 
veur, tel  est  le  but  que  s'est  proposé  M.  le  chanoine  Rebord,  supérieur 
du  grand  séminaire  d'Annecy.  Quiconque  voudra  bien  prendre  la  peine 
d'ouvrir  le  Divin  Voyageur,  conçu  d'après  un  plan  aussi  solide  qu'ori- 
ginal, n'hésitera  pas  à  s'en  servir  pour  faire  pénétrer,  dans  les  intelli- 
gences même  les  moins  cultivées,  l'idée  précise  et  la  connaissance 
durable  des  faits  et  gestes  de  l'Homme-Dieu.  Le  texte  des  écrivains 
sacrés,  les  notes  qui  l'accompagnent,  les  cartes  dressées  pour  faciliter 
l'intelligence  des  différents  voyages  de  Notre-Seigneur,  la  disposition 
typographique  elle-même,  tout  concourt  à  captiver  l'attention  du  jeune 
auditoire  et  à  l'entraîner  sur  les  pas  de  Jésus.  Impossible  de  trouver 

1.  On  peut  voir  ce  qu'en  dit  Leibniz  dans  sa  deuxième  lettre  à  M.  Gri- 
marest  {OEuvres  complètes,  t.  V,  p.  65). 


REVUE  DES  LIVRES  259 

une  méthode  à  la  fois  plus  ingénieuse  et  plus  rationnelle  de  vulgariser 
la  vie  de  Notre-Seigneur,  généralement  si  peu  connue  d'un  trop  grand 
nombre  de  chrétiens,  qui  n'ont  jamais  lu  que  quelques  fragments  du 
saint  Évangile.  Cet  ouvrage  est  le  fruit  d'une  longue  expérience.  L'au- 
teur n'a  rien  écrit  qu'il  n'ait  lui-même  pratiqué.  Il  n'a  fallu  rien  moins 
que  le  succès  et  les  heureux  résultats  obtenus  par  cette  méthode,  pour 
vaincre  sa  modestie  et  le  décider  à  livrer  au  public  les  leçons  ensei- 
gnées par  lui  dans  une  maison  d'éducation  justement  renommée.  Puisse 
cet  excellent  ouvrage  obtenir  toute  la  diffusion  qu'il  mérite,  et  fournira 
tous  les  aumôniers  et  catéchistes  de  nos  maisons  religieuses  un  manuel 
aussi  intéressant  que  pratique  et  efficace  !  M.  l'abbé  Rebord  a  tiré  de 
son  principal  ouvrage  un  petit  opuscule  destiné  a  être  mis  entre  les 
mains  des  enfants.  A.   D.,    S.  J. 

PHILOSOPHIE  ET  DROIT 

Les  Vrais  Principes  du  Droit  naturel,  politique  et  social,  par 
le  P.  Chabin,  s.  j.  Paris,  Berche  et  Tralin.  In-8,  pp.  x-343. 

Le  P.  Chabin  présentait  au  public,  il  y  a  moins  d'une  année,  un  livre 
intitulé  la  Science  de  la  Religion.  Les  Etudes  le  recommandèrent  alors 
comme  un  abrégé  excellent  et  puissamment  raisonné  de  l'enseignenaent 
catholique. 

Aujourd'hui,  le  même  auteur  publie  un  livre  de  morale,  qu'on  peut 
regarder  comme  la  suite  et  le  complément  de  son  premier  travail.  Il 
envisage  la  morale  sous  tous  ses  aspects,  au  point  de  vue  individuel, 
politique  et  social.  C'est  une  sorte  de  compendium  succinct,  mais 
substantiel,  de  tout  ce  qui  concerne  la  règle  des  mœurs,  le  bien  et  le  mal, 
le  juste  et  Tinjuste,  depuis  le  premier  dictamen  de  la  conscience  et  de 
la  raison  jusqu'aux  actes  les  plus  importants  de  la  vie;  depuis  les 
plus  hauts  sommets  de  la  morale  jusqu'aux  questions  purement  écono- 
miques, les  questions  de  finances  et  les  opérations  de  la  Bourse. 

La  nomenclature  des  problèmes  étudiés  dans  cet  ouvrage  serait 
longue  et  suffirait,  par  son  simple  énoncé,  à  en  indiquer  l'étendue  et 
l'importance.  On  sait  d'ailleurs  qu'une  multitude  de  travaux  ont  été 
publiés,  de  nos  jours,  sur  les  questions  qui  se  rattachent  à  la  morale,  et 
y  trouvent  leur  solution.  L'auteur  donne  lui-même,  à  la  fin  de  son  avant- 
propos,  une  liste  considérable  délivres  à  consulter  sur  la  matière. 

Il  définit  ensuite  la  morale  dans  ses  différentes  acceptions;  il  expose 
les  multiples  applications  qui  découlent  de  ces  notions,  et  arrive  ainsi 
à  des  conclusions  à  la  fois  lumineuses  et  pratiques. 

Le  grand  but  de  l'ouvrage  est  de  montrer  combien  est  défectueuse  la 
morale  purement  naturelle,  philosophique  et  païenne,  si  l'élément  chré- 
tien ne  lui  donne  son  véritable  caractère,  et  ne  fait  remonter  son  origine 
jusqu'à  Dieu,  source  unique  de  toute  morale  et  de  tout  droit. 

Sans  doute,  la  philosophie  païenne,  dans  ses  plus  nobles  représentants, 
avait  entrevu  les  principes  de  la  morale,  mais  si  incomplètement,  que 
les  erreurs  les  plus  monstrueuses  étaient  admises  et  enseignées  par  les 


260  REVUE  DES  LIVRES 

plus  sages  d'entre  eux,  comme  l'esclavage,  rasservissementde  la  femme, 
le  pouvoir  absolu  des  pères  sur  leur»  enfants,  et  enfin  les  plus  hon- 
teuses immoralités  tolérées  ou  même  consacrées  par  la  religion 
antique. 

II  en  est  de  même  de  tous  les  prétendus  moralistes  qui  ont  voulu 
établir  le  droit  et  la  morale  en  dehors  des  données  de  la  Révélation. 
L'auteur  expose  les  systèmes,  et  réfute  les  erreurs  d'un  grand  nombre 
des  plus  connus  :  Hobbes,  Rousseau,  et,  plus  près  de  nous,  Auguste 
Comte,  Fourrier,  Proud'hon,  Fouillée,  etc.  Nous  ne  pouvons  le  suivre 
dans  ses  développements;  disons  seulement  que,  sur  ce  terrain  du  droit 
et  de  la  morale,  aucune  question  importante  ne  lui  échappe.  De  plus, 
ces  questions  sont  toujours  d'une  actualité  palpitante.  Le  suicide,  le 
duel,  la  guerre;  et, dans  un  autre  ordre  d'idées,  le  mariage,  le  divorce, 
le  droit  des  pères  sur  l'éducation  de  leurs  enfants,  et  par  suite  la  liberté 
d'enseignement;  le  capital  et  le  travail,  la  justice  et  la  charité,  le  salaire, 
avec  les  questions  qu'il  soulève,  et  en  particulier  le  salaire  familial  et 
la  seule  manière  légitime  de  l'entendre;  les  syndicats,  avec  leurs  va- 
riétés et  leur  valeur  respective;  les  différentes  formes  de  gouverne- 
ment, le  suffrage  universel,  le  parlementarisme,  etc.,  etc.  :  toutes  ces 
questions  sont  traitées  brièvement,  mais  avec  une  précision  lumi- 
neuse, et  l'auteur  assigne  à  chaque  système  la  note  de  moralité  qui 
lui  convient. 

Avons-nous  besoin  de  dire  qu'il  s'inspire  des  meilleurs  travaux  com- 
posés sur  ces  matières  :  les  ouvrages  de  M.  Le  Play,  de  Mgr  Freppel, 
de  Lucien  Brun,  et  surtout  de  Mgr  d'Hulst,  qui  a  si  magistralement 
traité  la  plupart  de  ces  questions,  du  haut  de  la  chaire  de  Notre-Dame  ? 
On  voit  que  ses  préférences  se  portent  sur  les  doctrines  enseignées  par 
Vécole  d'Angers,  personnifiée  par  Mgr  Freppel  et  Lucien  Brun.  Cette 
école  lui  semble  avoir  suivi  plus  exactement  qu'aucune  autre  les  vrais 
principes  du  Droit  politique  et  économique. 

A  nos  yeux  le  nouveau  livre  du  P.  Chabin  peut  être  considéré  comme 
une  sorte  de  Manuel,  vraiment  précieux,  pour  tous  ceux  qui  veulent 
avoir  une  idée  juste  et  précise  des  problèmes  sociaux,  politiques  et  éco- 
nomiques, qui  occupent  et  passionnent  si  vivement  les  esprits  à  notre 
époque.  Jean    Noury,    S.  J. 

La  Plaidoirie  dans  la  langue  française,  cours  libre  professé 

à  la  Sorbonne  (3«  année,  xix*^  siècle),  par  J.  Munier-Jolain, 
avocat  à  la  Cour  d'appel.  Paris,  Chevalier-Marescq,  1900,  pp.  vii- 
429.   Prix  :  6  francs. 

Les  Etudes  ont  signalé  jadis  les  deux  premiers  volumes  de  cette 
histoire  de  la  plaidoirie  en  France.  Le  troisième  et  dernier  est  consa- 
cré à  la  plaidoirie,  ou  plutôt  à  quelques  grands  avocats  de  notre 
siècle.  Il  faut  bien  dire,  en  effet,  que  l'étude  littéraire  du  genre  est  un 
peu  sacrifiée  à  la  biographie  humoristique  des  plus  illustres  maîtres 
de    la  barre,   à   l'histoire    anecdotique   de   quelques  causes  célèbres. 


REVUE  DES  LIVRES  261 

Faut-il  en  faire  à  l'auteur  une  sérieuse  critique  ?Non,  certes  :  il  suffit 
de  s'entendre,  et  l'ouvrage  n'est  pas  moins  intéressant,  pour  ne  point 
répondre  peut-être  très  exactement  à  son  titre.  Je  craindrais  d'ailleurs 
d'encourir  à  mon  tour  le  reproche  de  naïveté  que  M.  Munier-Jolain 
adresse  à  d'autres,  voire  à  de  graves  magistrats,  si  je  cherchais  une 
véritable  rigueur  scientifique  et  une  critique  suivant  les  règles,  dans 
ce  livre  de  bonne  humeur  qui  conserve  Tallure  enjouée  et  familière  de 
la  conférence. 

Nous  voyons  défiler  dans  ces  pages  des  orateurs  dont  le  nom  n'ap- 
partient pas  seulement  au  barreau,  mais  à  l'histoire  de  ce  temps  : 
de  Sèze,  Bellart,  Bonnet,  Jean-Jacques  Dupin,  Berville,  Hennequin, 
Berryer,  Chaix  d'Est-Ange,  Jules  Favre.  Le  livre  se  clôt  sur  ces 
trois  grands  noms  qui  ont  jeté  sur  le  barreau  moderne  un  si  glorieux 
éclat.  Mais  il  s'en  faut  que  tous  les  grands  avocats  aient  trouvé  place 
dans  cette  galerie.  M.  Munier-Jolain  a  fait  choix  de  quelques  types,- 
sur  lesquels  il  a  eu  dessein  d'étudier  l'allure  et  le  genre  de  la  plai- 
doirie contemporaine.  Il  est  des  noms  cependant  que  je  regrette  de  ne 
point  rencontrer  ici  :  celui  de  Paillet,  par  exemple.  S'il  est  moins 
connu  du  grand  public  que  bien  d'autres,  le  nom  de  Paillet  n'en  est 
pas  moins  resté  particulièrement  honoré  au  barreau  ;  et  Le  Berquier, 
qui  s'y  connaissait,  a  pu  dire,  dans  l'étude  consacrée  à  ce  maître,  qu'il 
fut  le  type  achevé  de  l'avocat  des  temps  modernes.  Si  l'éclat  des  causes 
plaidées  ajoute  à  la  gloire  de  l'avocat,  l'affaire  Papavoine,  l'affaire 
Lafarge,  l'affaire  des  biens  d'Orléans  et  tant  d'autres  le  recomman- 
daient à  l'attention  de  notre  historien.  Je  regrette  l'omission  de 
Paillet;  mais  c'est  là  à  peine  une  critique  ;  M.  Munier-Jolain,  ne  pou- 
vant nommer  tout  le  monde,  a  le  droit  incontestable  de  se  borner  aux 
avocats  qui  lui  ont  paru  le  mieux  incarner  un  genre.  C'est  plus  sérieu- 
sement que  je  lui  reprocherai  de  n'avoir  point  fait  à  Berryer  la  place 
d'honneur  qui  lui  revenait  :  évidemment,  l'étude  sur  Berryer  n'est  pas 
écrite  con  amore  ;  mais,  question  de  préférence  à  part,  M.  Munier- 
Jolain  aurait  pu  consacrer  au  plus  grand  nom  de  Téloquence  judi- 
ciaire en  ce  siècle,  autre  chose  que  ces  pages  hâtives  qui  sont  loin  de 
faire  connaître  entièrement  l'illustre  avocat.  Pourquoi  aussi,  dans  la 
longue  liste  des  afï'aires  fameuses  auxquelles  le  nom  de  Berryer  reste 
attaché,  avoir  choisi,  pour  y  étudier  la  manière  du  maître,  cette  cause 
quelque  peu  scandaleuse,  bien  oubliée  aujourd'hui,  l'affaire  de  Jeu- 
fosse  ?  En  revanche,  l'étude  sur  Chaix  d'Est-Ange,  ce  dramaturge,  est 
excellente,  et  excellente  aussi  celle  sur  Jules  Favre,  ce  rhéteur,  à 
quelques  réserves  près.  M.  Munier-Jolain,  en  effet,  est  un  peu  bien 
indulgent  pour  ce  qu'il  appelle  le  roman  de  Jules  Favre,  roman  où  se 
déroulent  des  faits  qui  trouvent  dans  le  Code  pénal  une  qualification 
infamante. 

Voilà  bien  des  critiques  :  nous  en  pourrions  faire  d'autres.  Nous  ne 
saurions  approuver,  par  exemple,  la  légèreté  doucement  sceptique 
avec  laquelle  notre  auteur  aborde  quelques  sujets,  sur  lesquels  il  ne 
s'étonnera  pas  que  nous  ne  soyons  point  de  son  avis.  Nos  réserve» 


262  REVUE  DES  LIVRES 

seraient  plus  explicites,  si  les  lecteurs  des  Études  n'étaient  avertis  par 
la  nature  même  de  cet  ouvrage  que  la  lecture  doit  en  être  réservée, 
à  peu  près,  à  ceux  pour  lesquels  le  huis  clos  n'est  pas  fait.  — 
M.  Munier-Jolain  a  trop  d'esprit  pour  ne  point  comprendre  la  plupart 
de  nos  critiques,  et  trop  de  perspicacité  pour  ne  pas  voir  avec  quel 
intérêt  nous  avons  lu  son  livre,  et  avec  quel  soin.  Il  en  trouvera  la 
preuve  dans  cette  petite  querelle  historique  :  le  personnage  qu'il 
appelle  un  peu  cavalièrement  «  le  célèbre  M.  de  Bonald,  rendu  fameux 
par  ses  écrits  catholiques  »,  n'est  pas,  comme  il  semble  le  croire,  l'il- 
lustre auteur  de  la  Législation  primitive  et  du  Divorce.  Mort  en  1840, 
si  nous  ne  nous  trompons,  Bonald  ne  pouvait  s'occuper,  en  1846,  des 
Apparitions  de  la  Salette.  11  s'agit,  sans  nul  doute,  de  son  fils,  le 
cardinal  archevêque  de  Lyon,  qui,  en  sa  qualité  de  métropolitain  de 
Grenoble,  vint  s'enquérir  sur  place  des  faits  miraculeux  de  la  Salette. 
Un  singulier  procès,  plaidé  par  Jules  Favre,  a  fourni  à  M.  Munier- 
Jolain  l'occasion  de  s'en  occuper  ici.  Lucien    Treppoz. 

HISTOIRE  ET  BIOGRAPHIE 

I.  Histoire  illustrée  de  la  France,  depuis  les  plus  lointaines 
origines  jusqu'à  la  fin  du  XIX^  siècle,  par  le  vicomte  de  Caix 

et    Albert    Lacroix.    Paris,     OllendorfF,    1900.    In-4,    pp.    320. 

500  gravures  et  21  cartes.  Prix  :  7  fr.  50.  —  IL  Histoire  générale 

du  IVe  siècle  à  nos  jours.  Ouvrage  publié  sous  la  direction  de 
MM,  Ernest  Lavisse  et  Alfred  Rambaud.  Tome  XÏI.  Le  monde 
contemporain  (1870-1900).  Paris,  Colin,  in-8.  Fascicules  134 
et  135,  pp.  1-160,  et  pages  supplémentaires  49-52,  61-64. 

I.  —  Une  nouvelle  Histoire  illustrée  de  la  France  était-elle  néces- 
saire ?  On  n'en  saurait  guère  douter  lorsqu'on  songe  que  la  première 
publication  de  ce  genre,  celle  qui  est  due  à  Bordier  etCharton,  remonte 
à  1862.  Sisraondi,  Duruy,  Henri  Martin,  Michelet,  Guizot,  ou  manquent 
de  gravures,  ou  ne  sont  pas  au  courant  des  découvertes.  D'ailleurs  les 
nouveaux  procédés  de  reproduction  surpassent  tellement  les  anciens, 
que  toutes  les  illustrations  antérieures  à  ces  trente  dernières  années 
produisent  à  l'œil  contemporain  une  impression  plutôt  désagréable. 
Trop  souvent  aussi  on  laissait  naguère  encore  une  part  trop  grande  à 
la  fantaisie  et  à  l'imagination. 

La  présente  histoire  s'annonce  avec  des  prétentions  à  l'exactitude 
scientifique,  et  je  reconnais  que  beaucoup  de  ses  illustrations  ont  été 
conçues  dans  ce  sens.  Cependant,  les  allégories  du  frontispice  ne  ren- 
trent pas  dans  le  ton  général  et  sont  d'une  exécution  défectueuse. 

Une  très  grande  part  a  été  donnée  avec  raison  à  la  géologie  et  à  la 
paléontologie,  ainsi  qu'à  la  préhistoire.  Le  tome  I"  s'achève  avec  la 
réduction  de  la  Gaule  en  province  romaine. 

Le  plan  général  des  auteurs  comporte  vingt  volumes.  Nous  souhai- 


REVUE  DES  LIVRES  263 

tons  au  vicomte  de  Gaix  et  à  M.  Albert  Lacroix  de  mener  cette  œuvre 
utile  à  bon  terme.  Ils  pensant  justement  que  «  l'histoire,  comme  les  au- 
tres sciences,  est  dans  un  état  de  perpétuel  renouvellement,  et  que  la 
seconde  moitié  du  dix-neuvième  siècle  a  été  tout  particulièrement 
marquée  par  un  progrès  très  sensible  des  études  historiques.  L'éru- 
dition, favorisée  par  des  découvertes  nombreuses,  par  le  perfectionne- 
ment des  méthodes,  par  l'ardeur  intelligente  apportée  dans  le  classe- 
ment de  ce  qui  nous  reste  d'archives  »,  leur  paraît  avoir  mis  à  la 
disposition  des  historiens  consciencieux  de  précieux  matériaux  et  des 
moyens  d'investigation  de  plus  en  plus  abondants.  Après  tant  d'ana- 
lyse, le  besoin  se  fait  sentir  d'un  peu  de  synthèse. 

n.  —  En  même  temps  que  cette  histoire  commence,  une  autre  finit. 
Œuvre  considérable,  mais  de  valeur  inégale,  l'Histoire  générale  est  à 
sondouzième  et  dernier  volume.  J'ai  sous  les  yeux  les  fascicules  134  et  135. 
Le  premier  comprend  la  troisième  République,  c'est-à-dire  l'Assemblée 
nationale,  puis  le  gouvernement  du  parti  républicain.  Il  se  poursuit  avec 
le  tableau  des  luttes  parlementaires  en  Angleterre  et  de  la  formidable 
expansion  britannique  à  la  surface  du  globe  :  fin  du  premier  ministère 
Gladstone  en  1874;  ministère  conservateur  de  Disraeli  (lord  Beacons- 
field),  le  restaurateur  du  torysme,  mort  en  1881  ;  lutte  du  Parnell  contre 
Gladstone  de  1880  à  1885;  cabinet  Salisbury  appuyé  sur  la  coalition 
unioniste  (1886-1892);  coalition  du  Home  Rule,  Gladstone  et  Rose- 
berry  (1892-1895);  enfin  retour  des  conservateurs  au  pouvoir.  Les 
derniers  chapitres  sont  consacrés  aux  colonies  et  dépendances  du 
Royaume-Uni  depuis  1870  :  Amérique  anglaise;  Australasie  démocra- 
tique; Afrique;  empire  des  Indes. 

Le  chapitre  de  l'Afrique  contient  le  raid  Jameson,  mais  non  la 
guerre  contre  les  Boers. 

Il  y  a  beaucoup  de  réserves  à  faire  sur  la  partie  relative  à  la  poli- 
tique intérieure  de  la  France  depuis  l'Assemblée  de  Bordeaux.  Les 
événements  sont  présentés  dans  un  esprit  nettement  hostile  aux  conser- 
vateurs et  au  clergé.  La  Commune  est  même  montrée  sous  un  jour  plu- 
tôt favorable  :  les  Montmartrois  avaient  payé  leurs  canons  par  sous- 
cription publique;  en  arrêtant  les  otages,  ils  usaient  de  représailles;  les 
massacres  de  la  Roquette  et  de  la  rue  Haxo  semblent  compensés  par 
les  fusillades  des  émeutiers,  «  le  plus  grand  massacre  de  l'histoire  de 
France  »  (p.  7),  et  par  les  condamnations  arbitraires.  Mais  on  est  sé- 
vère pour  l'Assemblée  nationale  qui  autorisa  la  construction  du  Sacré- 
Cœur  à  Montmartre.  «  C'était  l'exécution  d'un  vœu,  fait,  dit-on,  par 
saint  Ignace,  fondateur  des  Jésuites.  »  (P.  13.)  L'auteur  a  voulu  dire  : 
par  M.  Le  Gentil.  Dans  la  question  des  décrets  de  1880,  il  ne  voit 
guère  que  les  Jésuites,  alors  que  tant  d'autres  congrégations  furent 
frappées.  Point  tendre  non  plus  pour  l'Union  générale. 

Henri    Chérot,    S.  J. 


264  REVUE  DES  LIVRES 

I.  Lettres  de  Louis  XI,  roi  de  France,  publiées  par  Joseph 

Vaesen  et  Etienne  Charavay.  Tome  VII  (1478-1479).  Paris,  Re- 
nouard,  1900.  (Société  de  l'Histoire  de  France.)  In-8,  pp.  336. 

Prix  :  9  francs.  —  IL  Lettres  de  Charles  VIII,  roi  de  France, 

publiées  d'après  les  originaux,  par  P.  Pélicier.  Tome  ï  (1483- 
1488);  Tome  II  (1488-1489)..  Paris,  Renouard,  1898-1900.  (So- 
ciété de  l'Histoire  de  France.  )  2  vol.  in-8,  pp.  400-461.  Prix  : 
chaque  volume,  9  francs. 

I.  —  La  publication  du  tome  VII  des  Lettres  de  Louis  XI 
réunit  encore  une  fois  les  noms  de  M.  Etienne  Charavay  et  de  M.  Jo- 
seph Vaesen,  bien  que  M.  Vaesen  paraisse  seul  en  sous-titre.  Elle 
nous  permet  ainsi  de  payer  noire  juste  tribut  de  regrets  à  la  mémoire 
du  remarquable  travailleur  que  fut  M.  Charavay^.  Dans  ses  dernières 
années,  il  s'était  surtout  occupé  de  la  correspondance  de  Carnot  et 
plongé  dans  l'histoire  de  la  Révolution  française.  Les  Études  ont  si- 
gnalé ses  Assemblées  électorales  de  Paris  (  1790-1791  )  et  son  La  Fayette. 
On  peut  regarder  comme  fâcheux  qu'il  se  soit  autant  écarté  de  ses 
premières  études  d'histoire.  Mais  peut-être,  à  ses  yeux,  la  Révolution 
n'était-elle  pas  si  éloignée  du  règne  de  Louis  XIV  qu'elle  en  a  l'air. 
Dans  sa  lutte  contre  la  féodalité,  le  roi  avait  usé  d'une  morale  d'Etat 
que  les  Jacobins  retournèrent  simplement  contre  la  monarchie.  La 
Révolution  ne  fut-elle  pas  également  une  phase  nouvelle  de  l'unité 
française  ? 

Les  premiers  travaux  de  M.  Etienne  Charavay  datent  de  l'année  1865. 
Entré  à  l'Ecole  des  Chartes,  il  choisit  comme  sujet  de  thèse  Louis 
dauphin.  Cette  thèse,  encouragée  par  Jules  Quicherat,  fut  accueillie 
avec  bienveillance  par  les  professeurs,  en  1869.  C'était  une  étude  vrai- 
ment nouvelle  et  très  documentée  sur  la  période  de  la  jeunesse  de 
Louis  Xï  qui  correspond  à  son  gouvernement  du  Dauphiné,  période  de 
dix  années  allant  de  1446  à  1456.  Il  y  a  là,  comme  le  faisait  remarquer 
l'auteur,  une  phase  historique  d'un  intérêt  unique,  aucun  a  dauphin 
de  Viennoys  »  n'ayant  pris  son  rôle  avec  un  pareil  sérieux.  Retiré  loin 
de  la  cour  de  Charles  VII  son  père,  Louis  développa  librement  en 
province  son  esprit  actif  et  dominateur,  présage  de  son  administration 
autoritaire  et  despotique.  «  Il  agit  en  souverain  indépendant,  battant 
monnaie,  levant  des  impôts,  créant  un  parlement,  fondant  une  univer- 
sité, courbant  sous  sa  volonté  le  clergé  et  la  noblesse,  favorisant  et 
anoblissant  les  bourgeois,  épousant,  sans  le  consentement  paternel, 
Charlotte  de  Savoie,  contractant  des  alliances  avec  ses  voisins  ou  leur 
déclarant  la  guerre,  prenant  parti  dans  les  affaires  et  dans  les  que- 
relles des  républiques  italiennes,  exerçant,  en  un  mot,  le  pouvoir 
d'une  manière  aussi  absolue  que  si  le  Dauphiné  avait  été  séparé  de  la 
France^.  » 

1.  Mort  le  2  octobre  1899. 

2,  Lettres  de  Louis  XI,  t.  I,  p.  xt.  Préface. 


REVUE  DES  LIVRES  265 

Cependant,  la  Société  de  l'Histoire  de  France  avait  décidé  la  publi- 
cation des  lettres  missives  de  Louis  XI,  le  seul  souverain  qui  avec 
Henri  IV  et  Napoléon  l'"'"  ait  encore  eu  la  bonne  fortune  de  revivre 
dans  sa  correspondance.  On  s'en  occupait  depuis  1868.  Déjà  Mlle  Du- 
pont avait  formé  un  premier  recueil  manuscrit  de  sept  cents  lettres; 
en  1874,  M.  Pannier  lui  avait  été  adjoint,  et  le  total  monta  bientôt  à 
quinze  cents.  Mais  cet  archiviste  mourait  à  la  peine  en  1875,  et  M.  Jo- 
seph Vaesen  lui  était  donné  l'année  suivante  pour  successeur.  Deux 
ans  après,  le  9  janvier  1877,  M.  Etienne  Gharavay  lui  apportait  son 
zèle  de  collaborateur  préparé  de  longue  date,  et  le  tome  P""  des  Lettres 
de  Louis  XI  paraissait  en  1883  ^  Au  début,  on  avait  estimé  que  la  pu- 
blication complète  formerait  seulement  deux  volumes.  Voici  le  sep- 
tième, et  nous  ne  sommes  arrivés  qu'aux  années  1478-1479. 

Peu  de  faits  marquent  cette  dernière  période  qui  ne  nous  conduit 
pas  encore  à  la  bataille  de  Guinegate  (  4  août),  mais  s'arrête  quelques 
mois  avant  (27  avril).  Parmi  les  pièces  justificatives,  sobrement  mais 
heureusement  choisies,  figure  la  très  curieuse  «  Information  contre 
les  princes  d'Orange  et  seigneur  d'Arben,  qui  ont  voulu  empoisonner 
le  roi  »  (28  mai  1478).  Ces  tableaux  de  mœurs  nous  reportent  à  une 
époque  toute  romanesque,  et  l'on  comprend  qu'elle  ait  été  exploitée 
par  un  Walter  Scott. 

Quand  donc  un  Français ^nous  donnera-t-il  une  bonne  histoire  de 
Louis  XI  ? 

II.  —  Les  lettres  missives  ayant  été  longtemps  définies  «  celles  qui  ne 
méritent  pas  d'être  conservées  ou  imprimées  »,  il  ne  faut  point  s'éton- 
ner si  de  telles  lettres,  même  émanées  de  souverains,  sont  en  si  petit 
nombre.  On  n'en  doit  que  plus  de  reconnaissance  à  M.  P.  Pélicier 
pour  avoir  publié  deux  volumes  déjà  des  Lettres  de  Charles  VIIL 
Deux  cent  trente-trois  lettres  et  seize  pièces  justificatives  forment  le 
premier,  qui  comprend  la  période  initiale  du  règne.  Mais  le  petit  roi 
n'avait  que  treize  ans  et  demi  quand  il  fut  appelé  à  succéder  à  son  père 
Louis  XI;  on  ne  serait  donc  point  fâché  de  savoir  qui  lui  tenait  la 
main,  quand  il  écrivait,  par  exemple,  aux  habitants  de  ïroyes  et  de 
Marseille  :  a  Chers  et  bien  amez,  nous  avons  présentement  sceu  le 
trespassement  de  feu  nostre  très  cher  seigneur  et  père,  que  Dieu  ab- 
soille,  dont  avons  été  et  sommes  si  très  deplaisans  que  plus  ne  pour- 
rions. » 

En  même  temps,  le  jeune  roi  se  déclarait  décidé  à  «  relever  et  sou- 
laiger  son  peuple  »;  ce  qui  prouve  combien  peu  il  convient  de  croire 
aux  programmes  de  réformes,  puisque  ce  même  Charles  VIII  augmen- 
tera si  lourdement  la  taille,  pour  pensionner  le  roi  d'Angleterre  Henri  VII 
et  faire  sa  conquête  éphémère  de  Naples. 

Il  est  à  remarquer  aussi  que  devant  si  durement  traiter  Alexandre  VI, 

1.  Voir  dans  V Amateur  d' autographes ^  du  15  octobre  1899,  une  notice 
sur  Etienne  Charavay,  par  M.  Tourneux. 


266  REVUE  DES  LIVRES 

lors  de  son  entrée  à  Rome,  il  écrivait  d'un  ton  beaucoup  plus  respec- 
tueux à  Innocent  VIII  (4  août  1488),  pour  lui  raconter  tout  au  long,  en 
latin,  sa  victoire  sur  les  Bretons,  à  Saint-Aubin  du  Cormier.  Il  porte  à 
vingt-cinq  ou  trente  mille  hommes  l'armée  de  ses  adversaires,  qui, 
d'après  M.  de  La  Borderie,  en  comptait  au  plus  douze  mille. 

Henri    Ghérot,    S.  J. 

Le  Mariage  de  Louis  XV,  d'après  des  documents  nouveaux  et 
une  correspondance  inédite  de  Stanislas  Leczinski^  par  Henry  Gau- 
THiER-ViLLARs.  Avcc  dcux  portraits  en  héliogravure.  Paris,  Pion, 
1900.  In-8,  pp.  xi-418.  Prix  :  7  fr.  50. 

Si  M.  Henry  Gauthier- Villars  est  bien  le  même  écrivain  qui  se 
complaisait,  il  y  a  quelques  années,  dans  un  tout  autre  genre  litté- 
raire, nous  le  félicitons  d'y  avoir  renoncé,  pour  aborder  l'histoire.  Son 
Mariage  de  Louis  XV  ne  le  transporte  pas  malheureusement  dans  un 
milieu  aux  mœurs  bien  sévères.  Ce  ne  sont  pas  seulement  des  détails 
scabreux,  ce  sont  des  pages  entières  qui  choquent  dans  cette  peinture 
d'une  époque  et  d'une  cour  corrompues.  A  quoi  bon  ces  citations  de 
couplets  obscènes,  ces  chansons  entières  dignes  d'un  corps  de  garde, 
la  lettre  de  Voltaire,  que  l'auteur  lui-même  déclare  «  cynique  w,  et  ces 
histoires  révoltantes  sur  les  essais  de  corruption  tentés  par  de  jeunes 
courtisans  sur  le  roi,  et  ces  peintures  de  la  vie  débauchée  menée  par  la 
fille  du  Régent,  la  marquise  de  Prie  et  le  duc  de  Bourbon  ;  enfin  ces 
«  cancans  d'alcove  »  qui  remplissent  tout  le  chapitre  xv  ? 

A  propos  du  duc  de  Bourbon,  M.  Gauthier- Villars,  qui  s'est  réclamé 
dans  sa  Préface  du  mot  judicieux  de  M.  Sorel,  «  sans  l'érudition,  il  n'y 
a  rien,  en  histoire,  que  fantasmagorie  »,  commet  une  inexactitude 
assez  grave.  Il  fait  du  duc  de  Bourbon,  premier  ministre  de  Louis  XV 
et  l'un  des  héros  de  son  livre,  le  petit-fils  du  grand  doxiàè.  Monsieur 
le  Duc,  comme  on  l'appelait,  n'était  que  l'arrière-petit- fils  du  vain- 
queur de  Rocroy.  Gondé  avait  eu  pour  fils  Henry-Jules  de  Bourbon, 
qui  fut  père  de  Louis  III  de  Bourbon,  né  le  11  octobre  1668.  Ce  der- 
nier prince,  l'élève  de  La  Bruyère,  épousa,  le  24  juillet  1685,  Mlle  de 
Nantes  (Louise-Françoise,  fille  légitimée  de  Louis  XIV  et  de  Mme  de 
Montespan).  Leur  fils  Louis-Henri,  né  en  1692,  fut  le  duc  de  Bourbon. 

La  principale  source  inédite  (?)  de  M.  Henry  Gauthier- Villars  est  la 
correspondance  de  Stanislas  Leczinski  avec  un  lieutenant-colonel  de 
cavalerie,  le  chevalier  de  Vauchoux,  qui  devint  auprès  du  roi  détrôné 
de  Pologne  l'agent  de  confiance  de  la  toute-puissante  marquise  de 
Prie. 

Je  pourrais  ajouter  que  M.  Henry  Gauthier- Villars,  tout  en  citant 
quelques-uns  des  nombreux  auteurs  qui  ont  traité  avant  lui  le  sujet, 
aurait  bien  dû  nommer  au  moins  le  P.  Baudrillart,  dont  les  Études  ont 
loué  si  souvent  à  bon  droit  le  grand  ouvrage  sur  Philippe  V  [Études, 
5  février  1899).  Le  tome  III  de  cette  publication,  essentielle  dans  l'es- 
pèce,  paru  il  y  a  deux  ans   seulement  et  intitulé   en  toutes  lettres 


REVUE  DES  LIVRES  267 

Philippe  V,  le  duc  de  Bourbon  et  le  cardinal  de  Fleury,  aurait  dû  mettre 
M.  Gauthier- Villars  sur  ses  gardes.  Il  aurait  trouvé  là,  ainsi  que  dans 
le  tome  II,  ad  aperturam  libri,  beaucoup  de  ses  soi-disant  inédits 
déjà  publiés  in  extenso.  Est-ce  pour  cette  raison  qu'il  a  observé  sur  le 
P.  Baudrillart  un  silence  peut-être  prudent,  mais  difficile  à  justifier? 
On  le  lui  a  demandé  le  plus  courtoisement  du  monde  dans  le  Bulletin 
critique  (5  déc.  1900,  p.  668).  Nous  serions  curieux  de  lire  la  réponse. 

Henri    Ghérot,    S.  J. 

I.  Le  Seize  mai  et  la  fin  du  septennat,  par  M.  de  Marcère. 
Pion,  1900.  In-18,  pp.  320.  —  IL  La  Demi-République,  par 
Léouzonle  Duc.  Pion,  1900.  In-18,  pp.  312. 

I.  —  Le  Seize  mai  est  bien  loin.  L'est-il  assez  pour  qu'on  le  raconte? 
Peut-être.  Il  est  certain  que  M.  de  Marcère  met,  dans  son  récit,  beau- 
coup de  sang-froid,  de  désintéressement,  de  droiture  et  de  critique. 
C'est  par  là  que  vaut  un  témoignage.  Ce  témoignage,  l'auteur  a  bien 
fait  de  le  porter,  parce  qu'il  servira  à  écrire  l'histoire  de  la  troisième 
république,  et  aussi  parce  qu'il  en  ressort  «  mille  applications  au  temps 
présent  ». 

Après  1875,  entre  les  monarchistes,  qui  avaient  échoué  dans  leurs 
entreprises  de  restauration,  e^t  les  républicains,  qui  brûlaient  de  gou- 
verner en  jacobins,  le  centre  gauche  essaya  de  constituer  «  une  démo- 
cratie libre,  sous  un  gouvernement  vraiment  national  ».  Que  manqua- 
t-il  à  cet  essai  pour  réussir?  La  mort  de  l'esprit  de  parti.  Au  lieu 
d'un  commun  effort  pour  le  bien  public,  ce  fut  une  bataille  ardente  à 
l'assaut  du  pouvoir.  La  bataille  dure  encore.  Faut-il  en  conclure  que  le 
rêve  est  définitivement  condamné  ?  M.  de  Marcère  espère  que  non  ; 
mais  il  sent  que  «les  factions  ennemies  »  n'ont  pas  désarmé,  et  il 
craint  pour  la  France,  «  Que  Dieu  la  préserve  !  »  dit-il,  en  terminant 
sa  préface. 

Dans  ce  mot  «  Dieu  »  bien  compris,  peut-être  le  centre  gauche  eût-il 
trouvé  le  secret  d'une  alliance  féconde  avec  les  monarchistes,  et  la  vraie 
ligne  de  partage  d'avec  les  rouges.  Mais  il  ne  paraît  pas  que  les  amis 
de  M.  de  Marcère  en  aient  eu  le  sentiment  :  la  gravité  de  la  question 
religieuse  leur  a  échappé;  dans  l'Église  ils  voyaient,  sinon  (d'ennemi  », 
comme  Gambetta  et  Ferry,  au  moins  une  puissance  étrangère  et  inquié- 
tante. Là,  sans  doute,  se  trouve  le  vice  essentiel  de  leur  conduite  poli- 
tique. Et,  en  un  sens,  le  maréchal  président  se  montrait  plus  avisé  que 
les  parlementaires,  quand,  par  respect  de  la  religion  et  instinct  de  la 
discipline,  il  se  défiait  obstinément  de  la  gauche  agitée  et  anticléricale. 

Je  n^entrerai  point  ici  dans  l'examen  de  la  période  du  septennat  ; 
tout  cela  est  fort  complexe.  M.  de  Marcère  y  apporte  quelques  lumières. 
Les  souvenirs  de  Mac-Mahon,  si  jamais  ils  paraissent,  en  apporteront, 
sans  doute,  un  peu  plus,  sur  le  point  capital  de  savoir  quelles  pensées 
intimes  dictèrent  au  loyal  soldat  ses  actes  de  chef  d'Etat.  Une  chose 
est  sûre,  c'est  que  tout  le  monde  fit  des  fautes.  Vingt-ci^q  ans  écoulés 


268  REVUE  DES  LIVRES 

ont  mis,  dans  les  esprits  vraiment  sincères,  assez  de  paix  pour  s'en 
rendre  compte.  Ces  vingt-cinq  ans  ont  montré  aussi  que  le  jugement 
le  plus  sévère  est  mérité  par  ceux  qui,  dans  ces  conflits,  oii  le  sort  de 
la  France  est  en  hasard,  n'ont  apporté  que  la  violence  de  leurs  appétits. 

II.  —  Sur  ce  point,  M.  Léouzon  le  Duc  est  plus  net  et  plus  vif  que 
M.  de  Marcère.  Rarement  on  a  fait  le  procès  de  nos  gouvernants  avec 
plus  de  vigueur  et  d'indépendance.  Le  réquisitoire  est  d'autant  plus 
frappant,  que  l'auteur  est  aussi  peu  religieux  que  possible  : 

Le  Président  n'est  rien;  le  Sénat  ne  fait  rien;  la  Chambre  peut  tout,  mais 
elle  ne  fait  point  ce  qu'elle  peut;  c'est  le  gourernement  qui  doit  tout  faire; 
il  fait  ce  qu'il  peut  pour  le  faire,  mais  il  ne  peut  rien  faire;  la  Chambre,  qui 
a  tout  mis  à  sa  charge,  fait  tout  pour  le  mettre  hors  d'état  de  la  remplir.  Il  a 
besoin  du  concours  des  députés  pour  exercer  le  pouvoir,  les  députés  de  son 
concours  pour  assurer  les  électeurs.  Il  consacre  ses  efforts  à  se  ménager 
des  concours  au  Parlement,  les  membres  du  Parlement  à  lui  marchander  leur 
concours.  Il  est  si  occupé  par  ces  transactions,  qu'il  ne  saurait  s'occuper  de 
la  direction  des  affaires  publiques.  Celle-ci  passe  des  mains  des  ministres 
aux  mains  de  leurs  agents.  La  constitution  n'a  point  résisté  à  l'usage;  au 
régime  légal  qui  a  été  fondé  dans  ce  pays,  il  s'en  est  substitué  un  autre; 
c'est  un  régime  d'anarchie  parlementaire  et  d'autorité  administrative. 

Voilà,  en  quelques  mots,  ce  que  M.  Léouzon  le  Duc  appelle  la  Demi- 
République.  L'auteur  ne  se  contente  pas  de  dire  des  vérités  amères; 
il  essaye  de  dire  des  vérités  utiles;  après  avoir  étudié  le  mal,  il  pro- 
pose le  remède.  Le  voici  :  remplacer  1'  «  anthropocentrie  »  par  la  a  po- 
licentrie  ».  Quand,  à  la  place  des  politiciens  qui  font  du  pouvoir  une 
propriété  personnelle,  il  y  aura  des  citoyens  dont  chacun  n'aura  qu'un 
souci  :  le  bien  public,  —  alors  la  demi-république  sera  devenue  la  ré- 
publique, et  la  France  se  portera  bien. 

Comment  adviendra  cet  âge  d'or  ?  Avant  tout,  par  la  diffusion  de  la 
véritable  «  science  sociale  ».  Ce  ne  sera  pas  l'œuvre  d'un  jour.  Mais 
«  la  révolution  qu'on  ne  peut  attendre  avant  un  long  temps  des  progrès 
de  la  connaissance,  les  conjonctures  pourront  la  produire,  et  l'instinct 
la  faire».  Et,  en  tout  cas,  «ce  sera  l'œuvre  du  vingtième  siècle  d'in- 
staurer le  programme  »  de  cette  révolution  bienheureuse. 

Pour  faciliter  le  travail  du  siècle,  M.  Léouzon  ajoute  quelques  détails 
sur  la  décentralisation,  la  nomination  du  chef  de  TÉtat  et  des  magis- 
trats, et  le  travail  du  Parlement.  Il  y  a  là  des  idées  justes.  Mais  l'au- 
teur croit  trop,  ce  semble,  aux  effets  curatifs  d'une  constitution  nou- 
velle. C'est  l'avis  de  Barré-Desminières,  le  critique  positiviste,  que 
M.  Léouzon,  dans  son  dernier  chapitre,  a  chargé  de  juger  ses  réformes. 
«  Faisons  de  bons  Français,  conclut-il,  et  ils  feront  de  la  bonne  poli- 
tique. »  Ainsi  peut  s'entendre  l'ancien  adage  :  Quid  leges  sine  moribus ? 

Une  difficulté  demeure,  celle  de  faire  ces  bons  Français,  dont,  pro- 
bablement, l'auteur  et  moi  ne  donnerions  pas  la  même  définition.  Et 
puis,  quels  sont  ces  bons  Français  qui  auront  la  charge  de  faire  de  la 
bonne  politique  ?  Tous  les  électeurs  ?  Je  crains  qu'ils  n'en  soient  pas 


REVUE  DES  LIVRES  269 

capables,  mît-on  les  écoliers,  dans  chaque  village  de  France,  au  régime 
d'une  leçon  quotidienne  de  morale  civique.  Notre  pays  est  trop  grand 
pour  que  tous  puissent  utilement  connaître  et  décider  de  ses  intérêts. 
L'égalité  politique  n'est  qu'un  leurre;  elle  n'existe  pas;  elle  ne  peut 
exister.  Il  y  aurait  donc  à  former  une  élite  pour  la  vie  publique.  Dans 
l'état  actuel,  elle  ne  peut  se  former  que  dans  l'opposition.  Malheureu- 
sement, si  l'opposition  est  bonne  pour  donner  l'activité  et  la  ténacité, 
elle  est  encore  meilleure  pour  river  les  hommes  dans  l'esprit  de  parti, 
qui  est  tout  juste  le  contraire  de  l'esprit  politique. 

Et  alors,  que  faire  ?  Prêcher  «  l'esprit  de  concorde,  le  respect  absolu 
des  institutions  et  des  lois,  l'amour  ardent  et  désintéressé  de  la  patrie  ». 
Ainsi  faisait  Mac-Mahon,  dans  le  retentissant  discours  d'octobre  1878, 
en  clôturant  l'iilxposition.  Ainsi  a  fait  Léon  XIII,  dans  des  encycliques 
plus  retentissantes  encore.  La  leçon  est  difficile,  puisque  tous  ne  l'ont 
pas  encore  comprise.  Les  idées  mettent  du  temps  à  faire,  dans  la  grande^ 
muraille  que  chacun  de  nous  porte  autour  de  son  esprit,  la  trouée  né- 
cessaire. M.  de  Marcère  et  M.  Léouzon  le  Duc  y  aideront  par  leurs 
livres  sincères,  vivants  et  bien  informés.  Paul    Dudon,   S.  J. 

Annales  de  la  Compagnie  du  Saint-Sacrement,  par  le  comte 

René  de  Voyer  d'Argenson,  publiées  et  annotées  par  le  R.  P. 
dom  H.  Beauchet-Fillbau,  moine  bénédictin.  Marseille,  typo- 
graphie Saint-Léon,  78,  rue  des  Princes,  1900.  In-8,  pp.  xiv-319. 

Le  vœu  émis  par  les  Études^  il  y  a  quelques  mois,  est  enfin  réalisé. 
Nos  lecteurs  nous  permettent  de  leur  rappeler  que  M.  Fr.  Rabbe, 
prêtre  défroqué,  avait  accusé  les  catholiques  de  silence  intéressé  sur  le 
manuscrit  des  Annales  de  la  Compagnie  du  Saint-Sacrement.  Il  lui  fut 
répondu  que  l'on  n'avait  pas  attendu  jusqu'à  lui  pour  faire  la  lumière 
sur  les  œuvres  admirables  de  cette  société  charitable,  la  digne  devan- 
cière au  dix-septième  siècle  de  nos  modernes  sociétés  de  Saint- 
Vincent  de  Paul.  Et  le  bénédictin  dom  Beauchet-Filleau,  et  le 
P.  Charles  Clair,  de  la  Compagnie  de  Jésus,  avaient  fait  sa  décou- 
verte dix  ou  quinze  ans  avant  lui  ^ 

Voici  que  dom  Beauchet-Filleau  clôt  définitivement  la  bouche  aux  ama- 
teurs d'insinuation  tendancieuses,  en  publiant,  lui  bon  premier,  le  ma- 
nuscrit complet  et  ujiique  de  la  Bibliothèque  nationale  (  f.  fr.  14489  ). 
Il  n'en  retranche  rien,  sauf  les  erreurs  du  pauvre  Rabbe;  il  l'augmente 
même  par  l'addition  de  pièces  fort  intéressantes,  telles  que  les  Statuts 
de  la  Compagnie  de  Poitiers,  le  Règlement  pour  la  petite  Société  aux 
petites  villes,  le  Règlement  de  la  petite  Compagnie  à  la  campagne,  la 
liste  des  villes  oii  s'établit  la  Compagnie  du  Saint-Sacrement,  etc. 

Il  y  a  toute  une  mine  d'or,  pour  les  curieux  de  l'histoire  de  la  cha- 
rité et  des  bonnes  œuvres,  dans  cette  publication  du  savant  bénédic- 
tin ;  aussi  nous  espérons  bien  y  revenir  quelque  jour.   En   attendant, 

1.  Voir  les  Études  du  20  novembre  1899,  des  20  janvier  et  5  mai  1900. 


270  REVUE  DES  LIVRES 

nous  la  recommandons  vivement  à  tous  ceux  qui,  héritiers  des  meil- 
leures traditions  de  la  Renaissance  catholique  au  grand  siècle,  s'en 
vont,  aujourd'hui  comme  autrefois,  semant  les  bonnes  œuvres  et  pro- 
pageant le  bien,  a  Ils  y  verront,  comme  l'écrit  le  savant  religieux,  que 
de  tout  temps  les  fidèles  enfants  de  l'Eglise  ont  travaillé  au  soulage- 
ment des  misères  humaines,  à  l'extirpation  du  mal  sous  toutes  ses 
formes.  » 

Ce  n'est  peut-être  pas  le  sentiment  de  M.  Raoul  Allier,  dans  son 
article  de  la  Revue  chrétienne  du  \}^  septembre,  sur  la  Cabale  du 
Saint'Sacrement  \  mais  qui  sait  si,  maintenant  qu'il  pourra  sortir  des 
extraits  frelatés  de  Rabbe  et  lire  in  extenso  la  Relation  de  René 
d'Argenson,  il  ne  changera  pas  de  sentiment? 

Henri    Ghérot,   S.  J. 

En  Chine,  au  Tché-ly  sud-est.  Une  mission  d'après  les  mis- 
sionnaires, par  le  P.  J.-H.  Leroy,  S.  J.,  illustré  de  108  gravures 
et  d'une  carte  du  Tché-ly.  Paris,  Société  de  Saint- Augustin,  Dés- 
olée, de  Brouvs^er  et  0\  1900.  In-4,  pp.  458. 

Le  Tché-ly  a  eu  une  large  part  des  troubles  et  des  horreurs  dont  la 
Chine  septentrionale  a  été  le  théâtre,  et  que  la  diplomatie  européenne 
s'occupe  encore  à  empêcher  de  renaître.  Aussi  ce  livre  vient  à  propos 
compléter  celui  que  Mgr  Favier,  le  vaillant  défenseur  du  Pé-tang,  a 
publié  sur  la  capitale  de  l'Empire  du  Milieu.  L'histoire  de  la  mission 
du  Tché-ly  sud-est  a  été  écrite  ici  à  l'aide  dçs  lettres  des  missionnaires 
de  la  Compagnie  de  Jésus  à  leurs  confrères  de  France.  L'auteur  y  a 
ajouté  un  chapitre  des  plus  intéressants  sur  le  voyage  de  Marseille  à 
Tien-tsin  ;  un  autre  décrit,  avec  une  fidélité  minutieuse,  la  vie  du  mis- 
sionnaire. Il  est  suivi  d'une  étude  sur  les  religions  et  superstitions  des 
Chinois.  Le  chapitre  quatrième,  intitulé  :  V empire  du  démon,  nous  fait 
connaître  quelques-uns  des  cas  de  possession  démoniaque,  si  fréquents 
parmi  les  païens,  dont  on  n'a  jusqu'ici  parlé  que  fort  rarement  et  avec 
une  extrême  réserve,  dans  les  ouvrages  concernant  la  Chine.  Chose 
remarquable,  les  bonzes  reconnaissent  souvent  que  les  missionnaires 
catholiques  ont  seuls  le  pouvoir  de  délivrer  les  possédés.  L'œuvre  apos- 
tolique de  la  mission  est  longuement  étudiée  au  chapitre  cinquième, 
tandis  que  l'histoire  des  calamités  et  des  difficultés  fait  l'objet  du  sui- 
vant. On  y  trouve  l'explication  de  la  haine  des  lettrés  contre  les  chré- 
tiens et  des  traits  de  mœurs  des  plus  curieux.  La  nation  chinoise  est 
habilement  disséquée  au  chapitre  vu,  qui  nous  fait  connaître  la  société 
jaune  et  ses  associations  secrètes.  Les  défaites  des  Chinois,  battus  par 
les  Japonais  en  1894,  puis  par  les  troupes  européennes  alliées  cette 
année  même,  malgré  la  multitude  des  soldats  et  leurs  armes  perfection- 
nées, n'étonneront  personne  quand  on  aura  lu  la  façon  dont  ces  troupes 
sont  recrutées  et  organisées.  Pas  d'officiers,  pas  de  soldats,  pas  de 
matériel,  pas  d'argent;  désordres,  vols  et  concussion,  tel  est  le  résumé 
de  cette  étude  sur  le  système  militaire  des  Célestes.  Le  P.  Leroy  nous 


REVUE  DES  LIVRES  m 

initie  encore  aux  mœurs  et  aux  coutumes  des  fils  de  Han.  L'infanti- 
cide, que  tant  d'auteurs  sceptiques  ou  mal  intentionnés  ont  si  souvent 
nié,  est  pris  sur  le  vif.  Ceux  d'ailleurs  qui  se  refuseraient  à  croire  nos 
missionnaires  sur  ce  sujet  délicat  pourront  en  trouver  une  démons- 
tration aussi  sérieuse  qu'officielle  dans  le  livre  récent  du  D""  Mati- 
gnon, de  la  légation  de  France  à  Pékin,  intitulé  :  Crime,  misère  et 
superstition  en  Chine, 

Dans  le  dernier  chapitre,  le  P.  Henri  Leroy  traite  des  relations 
de  la  France  avec  la  Chine.  Il  prouve  la  nécessité  pour  notre  cher 
pays  de  conserver  le  protectorat  des  missions,  qu'elle  a  toujours,  jus- 
qu'ici, tenu  à  honneur  de  revendiquer  et  que  les  nations  d'Europe, 
en  particulier  l'Allemagne,  cherchent  aujourd'hui  à  lui  enlever.  Il  sou- 
tient aussi  une  thèse  qui  paraît  bien  osée,  celle  de  l'alliance  de  la 
France  avec  l'Empire  céleste.  Le  moment,  en  effet,  ne  paraît  pas 
encore  venu,  bien  que  la  Russie  ait  pris  les  devants,  il  y  a  déjà 
quelques  années,  par  la  fameuse  convention  secrète,  appelée  conven- 
tion Ganini,  du  nom  de  l'ambassadeur  moscovite  auprès  de  la  cour 
chinoise.  L'Angleterre  avait  elle-même  préconisé  une  alliance  offensive 
et  défensive  avec  le  Fils  du  Ciel,  puis  elle  s'est  laissé  devancer  par  le 
tsar,  Mais  il  y  a  entre  les  sujets  d'Alexandre  III  et  ceux  de  Kouang- 
Siu  des  affinités  ethniques  qui  rendent  cette  alliance  possible,  tandis 
qu'elle  paraît  absolument  incompatible  avec  nos  mœurs,  qui  sont  à 
l'antipode  de  celles  des  Chinois.  A  notre  humble  avis,  la  chose  ne  peut 
se  faire  que  le  jour  011  la  majorité  des  jaunes,  habitants  de  l'Empire 
des  fleurs,  sera  convertie  à  la  religion  catholique.  Le  courage  admi- 
rable, montré  par  les  catholiques  chinois  devant  les  persécutions 
actuelles,  étonne  même  nos  missionnaires  et  prouve  combien  profon- 
dément notre  sainte  religion  a  modifié  leur  cœur  et  leur  esprit.  Puisse 
le  sang  des  martyrs  amener  bientôt  le  moment  où  le  rêve  si  beau  du 
P.  Henri  Leroy  sera  réalisable,  sinon  réalisé  !         Albert  A.   Fauvel. 

Un  professeur  d'ancien  Régime.  Le  Père  Charles  Porée, 

S.  J.  (1676-1741).  Thèse  présentée  à  la  Faculté  des  lettres  de 
l'Université  de  Poitiers  par  J.  de  La  Servière,  ancien  élève  de 
l'Université  catholique  d'Angers.  Paris,  Oudin,  1899.  Grand  in-8, 
pp.  XL-489. 

Grande  est  la  place  que  tient,  dans  l'histoire  littéraire  du  dix-hui- 
tième siècle,  le  P.  Charles  Porée,  —  maître  à  la  fois  du  saint  arche- 
vêque Le  Franc  de  Pompignan  et  de  Voltaire,  —  qui  enseigna  durant 
trente  années  la  rhétorique  à  Louis-le-Grand,  et  dont  les  élèves  allè- 
rent en  si  grand  nombre  occuper  les  hautes  charges  de  l'Église  et  de 
l'Etat  ou  peupler  les  Académies.  Aussi,  est-ce  à  bon  droit  que  le  R.  P. 
DE  La  Servière  a  pris  Porée  pour  objet  de  ses  recherches,  en  voulant 
montrer,  dans  sa  thèse  française  de  doctorat,  ce  ce  que  pouvait  être,  au 
siècle  dernier,  l'action  d'un  professeur  de  hautes  classes  dans  les  col- 
lèges français  de  la  Compagnie  de  Jésus  ». 


272  REVUE  DES  LIVRES 

Avec  beaucoup  de  verve,  le  P.  de  La  Servière  décrit  d'abord  le 
milieu  où  vécut  son  héros  :  l'ancien  Louis-le-Grand,  avec  ses  régents 
humanistes,  ses  pensionnaires  grands  seigneurs  et  ses  milliers  d'ex- 
ternes. Puis  il  nous  représente  le  professeur  en  classe,  appliquant  à  la 
lettre  les  méthodes  célèbres  du  Ratio  studiorum  :  tous  les  exercices 
scolaires  sont  passés  en  revue,  depuis  les  prélections  latines  ou  grec- 
ques jusqu'aux  grandes  représentations  de  gala.  L'auteur  énumère 
ensuite,  analyse  et  discute  les  différentes  œuvres  de  Porée,  qui,  toutes 
du  reste,  sont  œuvres  d'enseignement  et  d'éducation  :  ses  exhortations 
spirituelles  aux  élèves;  ses  discours  de  rentrée,  à  thèses  historiques 
ou  littéraires  ;  ses  tragédies,  beaucoup  trop  renouvelées  de  Sénèque, 
et  ses  comédies,  pleines  de  peintures  morales,  charmantes  ou  hardies, 
et  de  salutaires  leçons.  Enfin,  après  avoir  résumé  en  un  lumineux 
tableau  d'ensemble  les  idées  de  Pillustre  professeur,  le  P.  de  La  Ser- 
vière donne  de  fort  intéressants  détails  sur  les  élèves  de  Porée,  qui 
gardèrent  tous  de  leur  maître  un  profond  et  reconnaissant  souvenir; 
mais,  parfois,  oublièrent  tout  à  fait  ses  enseignements  religieux  et 
moraux,  comme  firent  surtout  Helvétius,  Diderot,  Voltaire. 

En  toutes  choses,  Porée  est  bien  un  homme  de  son  temps,  un  vrai 
Professeur  d'ancien  Régime. 

En  littérature,  par  exemple,  c'est  un  parfait  humaniste^  profondé- 
ment pénétré  de  la  plus  pure  culture  classique,  admirateur  et  ami 
passionné  des  maîtres  anciens  jusqu'à  une  certaine  méconnaissance 
des  modernes.  Gomme  les  autres  humanistes  de  son  temps,  il  joint  à 
d'aimables  et  charmantes  qualités  d'esprit  l'abus  perpétuel  des  lieux 
communs,  des  pointes  et  jeux  de  mots,  des  antithèses  ingénieuses  ou 
inattendues.  Toute  son  œuvre  a  quelque  chose  d'un  peu  factice;  c'est 
trop  complètement  de  la  littérature  «  de  collège  ». 

En  matière  politique  et  sociale,  Porée  est  admirateur  sans  réserve 
des  institutions  du  dix-septième  siècle  et  du  dix-huitième.  Leurs  abus 
ne  le  choquent  en  rien;  il  n'a  aucun  désir  de  progrès  ni  de  réforme  : 
que,  respectivement,  la  noblesse,  la  bourgeoisie,  le  peuple  usent  bien 
de  leurs  actuelles  conditions  d'existence,  et  tout  sera  parfait.  Un  ardent 
patriotisme  inspire  d'ailleurs  l'œuvre  entière  et  l'enseignement  de 
Porée  ;  les  souvenirs  plus  reculés  de  l'histoire  de  France,  comme  les 
gloires  récentes  du  règne  de  Louis  XIV,  sont  perpétuellement  évoqués 
dans  ses  discours.  Partout,  il  exprime  le  loyalisme  le  plus  enthou- 
siaste et  la  plus  intransigeante  admiration  pour  la  monarchie  qui  a 
rendu  la  Patrie  si  grande. 

Toutefois,  aux  yeux  de  Porée,  l'enseignement  n'est  qu'un  moyen 
pour  atteindre  une  fin  plus  haute  :  la  formation  chrétienne  des  enfants. 
Aussi,  plus  encore  que  l'amour  des  lettres  classiques  et  de  la  France 
royale,  est-ce  le  zèle  des  âmes  qui  anime  les  leçons  et  les  écrits  de 
l'illustre  professeur.  Par  une  assez  étrange  méconnaissance  des  dan- 
gers de  l'avenir,  il  est  vrai,  Porée  suppose  toujours  le  dogme  catho- 
lique connu,  compris,  indiscuté,  comme  aux  plus  beaux  jours  du  grand 
siècle,  et,  par  suite,  néglige  de  faire  précéder  ses  exhortations  pieuses 


REVUE  DES  LIVRES  273 

et  ses  conseils  moraux  d'un  substantiel  exposé  doctrinal  et  d'une 
discussion  sérieuse  des  objections  en  vogue.  Mais,  en  dépit  de  cette 
grave  erreur  de  tactique,  avec  quelle  énergie  persuasive  il  recom- 
mande, dans  ses  allocutions  familières  à  son  jeune  et  brillant  auditoire, 
la  résistance  aux  passions  mauvaises,  l'humilité  et  la  charité  chré- 
tiennes, la  soumission  à  l'Église!  (P.  102-122.)  Dans  ses  comédies 
elles-mêmes,  le  zèle  du  religieux  se  retrouve,  pour  donner  aux  enfants, 
sous  une  forme  attrayante,  les  plus  sérieuses  leçons  de  morale,  pour 
flétrir,  avec  une  hardiesse  qui,  aujourd'hui,  paraîtrait  inouïe,  tous  les 
vices  du  beau  monde  d'alors,  depuis  le  jeu  et  l'inconduite  jusqu'au 
grave  abus  des  vocations  forcées  (p.  287-340). 

Le  P.  de  La  Servière  n'a  certes  pas  cédé  au  penchant  d'exalter  à 
l'excès  son  héros.  Il  le  présente  tel  qu'il  fut,  et  le  discute  fort  libre- 
ment. Mais  il  n'est  cependant  pas  un  lecteur,  qui,  après  avoir  lu  les 
pages  attachantes  et  instructives  de  la  biographie  du  P.  Porée,  ne  se 
sente  contraint  de  partager  l'impression  de  l'historien  sur  cet  huma- 
niste au  cœur  d'apôtre,  au  a  dévouement  solide  et  souriant  »,  «  et 
qu'on  ne  peut  s'empêcher  d'aimer  ».        Yves  de  La  Brière,    S.  J. 

De  Jacobo  I,  Angliae  Rege,  cum  cardinal!  Roberto  Bellar- 
mino,  S.  J.,  super  potestate,  cumregia  tum  pontificia,  dispu- 
tante (1607-1609).  ce  Thesim  Facultati  litterarum  Universitatis 
Pictaviensis  proponebat  Joseph  de  La  Servière,  Universitatis 
catholicse  Andegavensis  quondam  aliimnus  ».  Paris  et  Poitiers, 
Oudin,  1900.  In-8,  pp.  xxxi-169. 

L'attention  des  chercheurs  semble  sérieusement  fixée,  depuis  plu- 
sieurs années,  sur  Tétude  des  questions  délicates,  relatives  à  l'origine 
du  pouvoir  des  princes,  en  même  temps  qu'au  droit  d'intervention  des 
papes  dans  le  temporel  des  Etats,  questions  qui,  après  avoir  été 
ardemment  remuées  aux  quatorzième  et  quinzième  siècles,  donnèrent 
encore  lieu,  vers  la  fin  du  seizième  et  le  début  du  dix-septième,  à  de 
si  intéressantes  controverses.  M.  l'abbé  Féret,  par  exemple,  l'infati- 
gable historien  des  affaires  religieuses  de  cette  dernière  époque,  a 
écrit  un  travail  substantiel  sur  le  Droit  divin  des  rois  et  la  the'ologie-, 
M.  Perrens  donnait  l'historique  du  même  sujet  pour  la  France,  en  étu- 
diant V Église  et  VEtat  sous  Henri  IV \  M.  Weill  publiait  à  son  tour 
les  Théories  sur  le  pouvoir  royal  en  France  pendant  les  guerres  de  reli- 
gion-, plus  récemment,  paraissaient  l'étude  savante  de  M.  Chénon  sur 
la  Théorie  catholique  de  la  souveraineté^  et  l'article  du  R.  P.  Baudril- 
lart  sur  V Intervention  du  Pape  en  matière  politique,  enfin,  les  systèmes 
divers  qui  furent  discutés  et  adoptés  sur  toutes  ces  questions,  dans  la 
première  moitié  du  dix-septième  siècle,  nous  ont  été  magistralement 
exposés  dans  l'ouvrage  de  M.  Lacour-Gayet,  V Éducation  politique  de 
Louis  XIV. 

C'est  une  contribution  nouvelle  à  l'étude  de  la  même  matière  qui  a 

LXXXVI.  —  18 


2T4  REVUE  DES  LIVRES 

mérité,  il  y  a  quelques  mois,  au  R.  P.  de  La  Servière  le  plus  brillant 
succès  devant  la  Faculté  des  lettres  de  l'Université  de  Poitiers.  Gomme 
thèse  latine,  en  e£Fet,  le  nouveau  docteur  a  présenté  une  excellente 
histoire  des  discussions  fameuses  entre  Jacques  ï"  et  Bellarmin  sur 
les  limites  du  pouvoir  pontifical  et  du  pouvoir  royal. 

L'énumération  des  sources,  qui  occupe  les  premières  pages,  permet 
déjuger  avec  quelle  méthode  et  quelle  conscience  l'auteur  a  approfondi 
son  sujet.  Outre  un  très  grand  nombre  de  documents  imprimés,  les 
manuscrits  de  la  Compagnie  de  Jésus,  l'inappréciable  collection  des 
State  Papers  du  Public  Record  Office  de  Londres,  le  fonds  français 
et  le  fonds  italien  de  la  Bibliothèque  nationale  de  Paris,  ont  été  mis 
amplement  à  contribution.  Quant  à  la  bibliographie  générale  du  sujet, 
donnée  sous  forme  de  table  des  ouvrages  cités,  elle  semble  fort  abon- 
dante et  complète.  On  est  toutefois  étonné  de  n'y  pas  voir  figurer  la 
précieuse  étude,  indiquée  plus  haut,  de  M.  Ghénon,  l'éminent  profes- 
seur de  la  Faculté  de  Droit  de  Paris. 

Le  P.  de  La  Servière  rappelle  d'abord  comment  le  serment  de  fidélité 
imposé  par  Jacques  I",  après  la  «  conspiration  des  poudres  »,  aux 
catholiques  anglais,  provoqua  un  grave  dissentiment  entre  ces  der- 
niers, les  uns  en  estimant  la  teneur  contraire  à  la  doctrine  catholique, 
les  autres  la  jugeant  à  la  rigueur  acceptable.  La  formule  prescrite 
offrait,  en  effet,  quelque  ambiguïté  ;  elle  mêlait  à  des  promesses  très 
orthodoxes  de  loyalisme  envers  le  souverain  légitime  l'engagement  de 
rejeter,  «  comme  impie  et  hérétique  »,  la  doctrine  autorisant  le  pape  à 
excommunier  les  rois  et  à  ordonner  leur  déposition,  pour  quelque  motif 
que  ce  fût  (p.  10-15).  Mais  un  bref  de  Paul  V  interdit  formellement  la 
prestation  d'un  tel  serment,  et,  à  la  suite  du  P.  Persons  et  des  Jésuites, 
la  plupart  des  catholiques  anglais,  loin  d'imiter  la  faiblesse  de  leur  ar- 
chiprêtre  Blackwell,  refusèrent  le  serment,  et  devinrent  aussitôt  vic- 
times de  pénalités  sévères.  Quant  à  Jacques  P",  il  prétendit  justifier 
sa  conduite  par  des  arguments  théologiques;  et,  le  27  février  1608, 
publia  son  Triplici  nodo  triplex  cuneuSj  sive  Apologia  pro  juramento 
fîdelitatis. 

Dans  cet  écrit,  le  roi  Jacques  tentait,  à  grand  renfort  d'érudition,  de 
prouver  que  les  catholiques  pouvaient  prêter  en  pleine  sûreté  de  cons- 
cience le  serment  qu'il  exigeait  d'eux  ;  puis  il  refusjait  au  pape  toute 
autorité  d'aucune  sorte  dans  le  domaine  temporel,  et  empruntait  sur  ce 
sujet  à  l'histoire  du  moyen  âge  une  longue  série  d'anecdotes  terri- 
fiantes; enfin,  il  attribuait  à  la  cour  de  Rome  et  à  ses  adhérents  la 
responsabilité  des  persécutions  subies  par  les  catholiques  anglais 
(p.  36-47). 

Bientôt  après,  sous  le  pseudonyme  de  Matthaeus  Tortus,  Bellarmin 
écrit  une  Responsio  ad  llbrum  cui  tltulus  :  «  Triplici  nodo  triplex  ciineus,  » 
Il  y  fait  ressortir  toutes  les  erreurs,  toutes  les  confusions  théologiques 
et  historiques  commises  par  Jacques  P"",  et  démontre  l'impossibilité  où 
sont  les  catholiques  d'accepter  le  serment  dans  les  termes  qu'on  veut 
leur  imposer.  Par  de  nombreux  textes,  tirés  des  anciens  conciles,  le 


REVUE  DES  LIVRES  2T5 

cardinal  démontre  (p.  52-59)  le  droit  qu'ont  les  papes  (en  certains 
cas  très  graves)  de  déposer  les  princes  criminels  ou  impies,  si  id 
necessarium  sit  ad  animarum  salutem  ;  et,  revenant  sur  la  thèse  de  son 
De  Romaiio  Pontifice^  il  définit  la  nature  de  ce  ^^onyoir  indirect  du  chef 
de  l'Eglise  sur  le  temporel  des  Etats. 

De  pareilles  thèses  ne  pouvaient  être  laissées  sans  protestation  par 
l'irascible  sophiste  qui  régnait  au  palais  de  Saint-James.  Aussi,  en 
février  1609,  paraît  une  réédition  du  Triplex  cuneus^  précédée  d'une 
longue  Prœfatio  monitoria,  qu'il  adresse  à  tous  les  princes  de  la  chré- 
tienté, et  où  il  signale  le  danger  que  présente,  pour  la  sécurité  de  chaque 
état,  la  doctrine  de  Bellarmin  sur  la  puissance  pontificale  et  sur  les 
immunités  des  clercs.  C'est  ici  que  le  théologien  couronné  expose  la 
théorie  fameuse  du  «  droit  divin  des  rois  »,  de  cette  puissance  sans 
limite  et  sans  appel,  inaliénable  et  inamissible,  immédiatement  et  mys- 
térieusement transmise  sur  toutes  choses  par  Dieu  aux  princes  légiti- 
mes. —  A  ce  sujet,  le  P.  de  La  Servière  fait  un  très  intéressant  histo- 
rique (p.  76-81)  de  cette  doctrine,  née  chez  les  Césars  byzantins; 
développée  à  la  cour  de  Henri  IV  d'Allemagne  (dont  un  flatteur  va 
jusqu'à  dire  qu'il  est  de  cœlo  missus,  non  homo  carnis]  ;  professée  à  celle 
de  Frédéric  Barberousse,  puis  à  celle  de  Frédéric  II,  avec  Pierre  de 
la  Vigne  et  Thaddée  de  Suessa,  et,  plus  tard,  à  celle  de  Louis  de  Ba- 
vière. En  France,  les  légistes  l'introduisent  dès  le  treizième  siècle,  la 
font  dominer  au  quatorzième,  après  les  exploits  de  Philippe  le  Bel 
contre  la  puissance  ecclésiastique;  au  quinzième  siècle,  Charles  VII  et 
les  auteurs  de  la  «  Pragmatique  sanction  »  de  Bourges  ;  au  seizième 
siècle,  Louis  XII  et  François  I**"  l'adoptent  à  leur  tour.  Les  protestants, 
de  leur  côté,  s'en  emparent  avec  ostentation  partout  où  le  pouvoir  ap- 
partient à  un  prince  de  leur  confession  ;  de  même  que,  dans  les  Etats 
catholiques,  ils  favorisent  les  principes  les  plus  anarchiques.  Enfin, 
dans  leur  lutte  contre  la  Ligue,  les  Politiques  et  parlementaires,  amis 
de  Henri  IV,  viennent  de  défendre  énergiquement  la  théorie  du  droit 
divin  des  rois,  supérieur,  quoi  qu'il  arrive,  à  toute  discussion  et  à 
tout  contrôle,  au  moment  où  Jacques  I"  en  donne  la  formule  la  plus 
précise  et  la  plus  absolue.  —  Ce  lumineux  exposé  du  P.  de  La  Servière, 
pour  lequel  ont  été  utilisés,  outre  les  recherches  personnelles  de 
l'auteur,  les  nombreux  travaux  récents  relatifs  au  même  sujet,  concorde 
pleinement  avec  celui  que  faisait,  l'an  dernier,  de  cette  grave  matière, 
M.  le  professeur  Chénon,  dans  son  cours  du  Collège  libre  des  sciences 
sociales. 

Aux  attaques  dirigées  contre  lui  dans  la  Prasfatio  monitoria  du  roi 
Jacques,  Bellarmin  réplique  par  une  Apologia  pro  responsione  sua.  Le 
passage  le  plus  notable  de  cet  écrit  est  celui  où  le  jésuite  cardinal  expose 
sa  théorie  sur  l'origine  du  pouvoir  (p.  95-105).  Le  P.  de  La  Servière 
cite  les  textes  les  plus  précis  par  lesquels  Bellarmin  montre  le  pouvoir 
venant  de  Dieu  seul,  mais  remis  par  Lui  à  la  nation,  laquelle,  par  sa 
volonté  explicite  ou  tacite,  le  délègue  à  des  princes  héréditaires  ou  à 
des  magistrats  électifs,  qui,  dans  l'exercice  de  leur  pouvoir,  se  trou- 


276  REVUE  DES  LIVRES 

vent  ainsi  dépositaires  de  l'autorité  venue  de  Dieu.  —  Ici  encore  l'au- 
teur nous  fait  un  excellent  historique  de  cette  doctrine  du  pouvoir 
trsLYiSïïih  médiatement  de  Dieu  aux  princes;  doctrine  admise  peut-être 
par  saint  Thomas  (p.  101),  et  sur  laquelle  (p.  103)  Banez  et  Molina  se 
trouvèrent  d'accord  ! 

La  polémique  ne  s'arrête  pas  après  la  seconde  Réponse  de  Bellarrain, 
De  nouveaux  champions  entrent  en  scène.  Beaucoup  de  protestants 
anglais  et  français,  et  de  Politiques  du  parti  parlementaire,  soutiennent 
Jacques  P"";  alors  que  Persons,  Suarez,  Lessius  et  bien  d^autres  défen- 
dent les  doctrines  romaines  de  Bellarmin,  notamment  celle  du  pouvoir 
indirect  des  papes  sur  le  temporel.  ■ —  Le  P.  de  La  Servière  montre 
(p.  146-152),  avec  une  grande  justesse,  les  sérieuses  différences  doc- 
trinales qui  séparent  Bellarmin  de  son  confrère  et  contemporain 
Mariana. 

L'historien  mentionne  également  l'accueil  spirituel  et  prudent  fait 
par  Henri  IV  à  la  Prœfatio  de  Jacques  I".  Exposant  à  son  «  frère 
d'Angleterre  »  les  dangers  que  courent  les  princes  à  s'aventurer  dans 
les  joutes  théologiques,  le  roi  de  France  conclut  malignement  :  a  Mais 
celuy  qui,  en  tels  cas,  s'est  contenté  soy-mesme  a  obtenu  la  meilleure 
partie  de  son  désir  :  je  veux  croire  qu'il  en  est  ainsi  advenu.  »  En 
même  temps,  soucieux  de  sauvegarder  les  droits  de  l'Église  romaine, 
tout  en  ménageant  le  roi  Jacques,  dont  la  mauvaise  humeur  retombe- 
rait lourdement  sur  les  pauvres  catholiques  anglais,  Henri  fait  pu- 
blier une  Réponse  à  la  Prœfatio  monitoria,  écrite  en  termes  modérés, 
conciliants  et  respectueux  par  le  dominicain  Goeffeteau. 

Henri  IV  avait  raison  de  vouloir,  en  France,  éviter  tout  éclat  excessif 
autour  des  questions  débattues  entre  le  roi  d'Angleterre  et  Bellarmin  ; 
car  le  gallicanisme  exalté  de  presque  toute  la  bourgeoisie  lettrée  au- 
rait pu  faire  prendre  à  la  polémique  une  tournure  fâcheuse  pour  les 
intérêts  de  la  cause  pontificale.  C'est,  par  exemple,  la  pensée  que,  peu 
après,  exprimait  très  nettement  saint  François  de  Sales  dans  un  Mé- 
moire du  2  juin  1612,  adressé  au  cardinal  Scipion  Gafarelli  Borghèse, 
—  document  que  le  P.  de  La  Servière  aurait  peut-être  dû  citer.  —  Et, 
de  fait,  aux  États  généraux  de  1614,  le  tiers  état  proposait  d'imposer 
aux  ecclésiastiques  un  serment  sur  l'indépendance  absolue  du  pouvoir 
temporel  à  l'égard  du  pape,  dont  la  teneur  était  presque  identique  à 
celle  du  serment  exigé  quelques  années  auparavant  par  Jacques  I"*.  Il 
fallut  toute  l'éloquence  du  cardinal  du  Perron,  et  surtout  l'intervention 
souveraine  de  la  régente  Marie  de  Médicis,  pour  faire  abandonner  cette 
proposition  (p.  126-131). 

Mais  le  dernier  mot  était  loin  d'être  dit.  Le  P.  de  La  Servière  rap- 
pelle en  effet  (p.  167),  mais  beaucoup  trop  brièvement  à  notre  avis, 
que  les  doctrines  du  roi  Jacques  devinrent  peu  à  peu  celles  de  presque 
tous  les  penseurs  et  de  presque  tous  les  hommes  d'État  du  dix-sep- 
tième siècle;  et  que,  notamment,  en  France,  ainsi  que  l'a  montré 
M.  Lacour-Gayet,  l'autorité  sans  limite  directement  reçue  de  Dieu  par 
les  rois,  et  l'incompétence  absolue  des  papes  dans  toutes  les  affaires 


REVUE  DES  LIVRES  277 

temporelles  des  princes,  devinrent  d'indiscutables  axiomes  et  des 
maximes  d'État.  Les  idées  de  Bossuet  en  ces  matières  sont  beaucoup 
plus  proches  de  celles  de  Jacques  P""  que  de  celles  de  Bellarrain. 

Tels  furent  les  résultats  de  la  controverse  fameuse  dont  le  nouveau 
docteur  de  Poitiers  vient  de  nous  retracer  l'attachante  histoire. 

Les  lecteurs  sérieux  apprécieront  d'autant  plus  le  savant  travail  du 
P.  de  La  Servière,  qu'il  est  écrit  avec  une  parfaite  clarté,  dans  une 
belle  et  pure  langue  cicéronienne,  qui  n'est  pas  toujours  celle  des 
thèses  latines  de  doctorat.  Yves  de  La  Brière,  S.  J. 

Sieyès,  d'après  les  documents  inédits,  par  M.  Albéric  Neton. 

Perrin.  In-8.  Prix  :  7  fr.  50. 

Une  brochure  retentissante  lancée  à  propos  par  un  clerc  ambitieux 
et  chagrin,  à  la  gêne  dans  son  habit  comme  dans  sa  vocation  ;  le 
tiers  état,  réduit  depuis  des  siècles  à  n'être  rien,  averti  par  ce  coup 
de  clairon  qu'il  est  tout^  et  que  l'heure  a  sonné  pour  lui  de  devenir 
quelque  chose  ;  une  profession  de  foi  nettement  monarchique  *,  corro- 
borée bientôt  par  une  réponse  explicative  aux  provocations  d'un  répu- 
blicain exotique  ^  ;  la  Déclaration  des  droits  de  l'homme  mise ,  à 
l'américaine,  en  tête  de  la  nouvelle  constitution;  une  sage  protestation, 
d'ailleurs  inutile,  contre  les  injustices  flagrantes  qui  accompagnèrent 
la  spoliation  du  clergé  ;  l'institution  du  jury  ;  les  régions  naturelles  du 
royaume  arbitrairement  morcelées  en  départements  ;  un  serment 
schismatique,  bientôt  suivi  d'un  vote  régicide  ;  l'effacement  prudent 
devant  la  guillotine  ;  la  peur  et  le  silence  devenus  l'art  de  vivre  ;  une 
vaine  démarche  à  Berlin,  sous  le  Directoire,  pour  gagner  la  Prusse 
monarchique  à  l'alliance  républicaine  ;  un  brusque  retour  pour  béné- 
ficier d'un  nouveau  coup  d'État  et  se  faire  le  complice  de  Bonaparte  ; 
le  pouvoir  que  l'on  entendait  partager  à  deux  restant  à  un  seul  ; 
comme  consolation  à  cette  mise  au  rancart,  l'élaboration  pénible  de  la 
Constitution  de  l'an  VIII,  qu'il  faut  aussitôt  modifier  par  ordre  du 
maître  ;  la  terre  de  Crosne,  une  riche  pension  et  la  pourpre  sénato- 
riale stoïquement  acceptées  comme  prix  du  silence  :  tels  sont,  résumés 
à  grands  traits,  les  principaux  titres  d'Emmanuel-Joseph  Sieyès  à  l'at- 
tention de  l'histoire. 

Ainsi  donc,  le  même  homme  qui,  las  de  courir  après  les  grasses 
prébendes,  avait  débuté  par  une  charge  à  fond  contre  les  nobles    et  les 

1.  «  Ce  n'est  ni  pour  caresser  d'anciennes  habitudes,  ni  par  un  sentiment 
superstitieux  de  royalisme,  que  je  préfère  la  monarchie.  Je  la  préfère,  parce 
qu'il  m'est  démontré  qu'il  y  a  plus  de  liberté  pour  le  citoyen  dans  la  mo- 
narchie que  dans  la  république.  »  (Sieyès.) 

2.  «  C^est  à  tout  l'enfer  de  la  monarchie  que  j'ai  déclaré  la  guerre  »,  écri- 
vait Thomas  Paine.  Sieyès  répond  :  «  Ni  les  idées  ni  les  sentiments  que 
l'on  dit  républicains  ne  me  sont  inconnus  ;  mais  dans  mon  dessein  d'avancer 
toujours  vers  le  maximum  de  liberté  sociale,  j'ai  dû  passer  la  république,  la 
laisser  loin  derrière,  et  parvenir  enfin  à  la  véritable  monarchie.  » 


278  REVUE  DES  LIVRES 

privilégiés,  qui  avait  reproché  si  vivement  au  roi  sa  liste  civile,  se 
ravisait  tout  à  coup,  sur  la  fin  de  sa  vie  politique,  et,  comme  roi  de  la 
pensée  sans  doute,  se  laissait  à  son  tour  gratifier  aux  dépens  du  do- 
maine public.  Cette  interprétation  large  de  la  rigidité  républicaine  ne 
devait  pas  être  du  goût  de  tout  le  monde  ;  on  trouva  généralement  que 
cette  manière  d'hériter  «  de  ceux  qu'on  assassine  »  n'était  pas  dans  le 
programme  de  la  fraternité  universelle  ;  et  c'est  ce  qui  explique  le 
mépris  dans  lequel  tomba  aussitôt  le  prétendu  grand  homme,  dont 
M.  Albéric  Neton  a  entrepris  de  rappeler  les  services  et  de  venger  la 
mémoire.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  services  de  Sieyès  qui  ont  été 
méconnus  ;  on  a  contesté  jusqu'à  ses  talents.  «  C'est  surtout  dans  les 
distinctions  subtiles  d'un  objet  avec  un  autre,  écrivait  le  publiciste 
académicien  Suard,  que  brille  la  sagacité  du  métaphysicien.  Personne 
n'avait  encore  si  savamment  distingué  ce  qui  est  au  delà  de  ce  qui  est 
au  dehors  de  la  loi  ;  ...  les  officiers  publics  des  fonctionnaires  publics] 
ce  qui  établit  des  fonctionnaires  publics  sans  offices,  et  des  officiers 
publics  sans  fonctions.  Personne  n'avait  signalé  si  lumineusement  Vex- 
ce'dant  et  Vextravasion  des  pouvoirs ,  afin  de  parvenir  à  neutraliser  les 
efforts  coalisés  de  l'intrigue  et  de  Vaveuglement.  »  En  tout  autre  temps, 
un  homme  d'esprit  se  fût  contenté  de  sourire  de  cette  fine  raillerie  ; 
mais  l'ancien  conventionnel,  qui  avait  lâché  si  prestement,  en  1793, 
ses  amis  de  la  Gironde,  ne  lâcha  pas,  en  1797,  l'écrivain  assez  osé 
pour  plaisanter  de  son  galimatias.  Suard  expia  cruellement,  en  fructi- 
dor, l'indépendance  de  sa  critique.  De  son  côté,  la  Gazette  française 
s'en  prenait  aux  vues  de  l'homme  d'État  et  lui  reprochait  de  n'être  ni 
clair,  ni  original.  Enfin,  Talleyrand,  un  illustre  confrère  en  législation 
comme  en  apostasie,  contestait  à  Sieyès  la  profondeur.  Un  jour  qu'il 
l'entendait  qualifier  de  très  profond  :  «  Vous  voulez  dire  très  creux  », 
répartit  le  célèbre  diplomate. 

Ni  clarté,  ni  originalité,  ni  profondeur  :  tant  d'irrévérence  et  d'in- 
gratitude ont  indigné  M.  Albéric  Neton,  qui  n'a  pas  cru  pouvoir  moins 
faire  que  de  consacrer  quatre  cent  soixante  pages  in-8  à  la  mémoire 
du  a  Lycurgue  »  français.  Peut-on,  de  bonne  foi,  refuser  l'originalité^ 
à  un  homme  qui  a  eu  le  premier  l'idée  du  recès  de  1803  et  du  blocus 
continental  ?  Napoléon  plagiaire  de  Sieyès,  voilà  qui  est  nouveau.  Mal- 
heureusement, M.  Neton  avance  beaucoup  et  prouve  peu.  C'est  un  des 
défauts  de  son  livre.  Pourquoi  aussi  enfle-t-il  si  fort  la  voix  ?  «  Il  ne 
peut  se  défendre,  dit-il,  d'une  admiration  mêlée  d'épouvante  pour  ces 
hommes  de  fer  qui,  un  pied  dans  la  tombe,  parlaient  encore  à  l'avenir, 
et,  audacieux  et  fiers,  semblaient  avoir  fait  un  pacte  avec  la  mort!  »  A 
ceux  qui  ne  partageraient  point  son  enthousiasme,  il  adresse  d'avance 
ce  petit  compliment  :  «  A  l'approche  de  ces  nouveaux  barbares  qui,  ré- 
veillant les  plus  bas  instincts  des  foules,  s'en  prennent  dans  leur  fureur 
impie  à  ce  que  nous  aimons  le  plus,  à  V urbanité'  des  mœurs,  à  la  culture 

1.  M.  Neton  convient  (p.  118)  que  Sieyès  doit  à  Mably  toutes  ses  idées 
sur  la  séparation  des  pouvoirs. 


REVUE  DES  LIVRES  279 

de  l'esprit^  à  la  fécondité  de  la  science^  qui  nient  le  progrès  et  révent  le 
reculj  quel  réconfort  que  de  pouvoir,  ne  fût-ce  que  par  la  pensée,  ne 
fut-ce  même  qu'un  instant,  contempler  ce  qui  fut  grand,  évoquer  cette 
époque  glorieuse,  unique  peut-être  dans  l'humanité,  revivre  enfin  cette 
vie  grandiose  et  sublime  qui  arrachait  plus  tard  du  fond  de  l'exil,  au 
seuil  même  de  la  mort,  des  larmes  de  joie  à  ceux  qui  l'avaient  Vécue!... 
Sieyès  fut  de  ceux-là.  » 

Osez  après  cela,  ami  lecteur,  n'être  pas  de  l'avis  de  M.  Albéric  Ne- 
ton.  Pour  ma  part,  je  me  résigne  à  prendre  place  parmi  ces  nouveaux 
barbares  qui  révent  le  recul ^  car  je  suis  bien  décidé  à  dire  à  l'auteur 
que  son  engouement  factice  me  fait  mettre  en  suspicion  sa  thèse  ; 
qu'une  apologie  à  outrance  n'est  pas  une  œuvre  de  vérité,  et  qu'un 
ouvrage  d'une  réelle  valeur  par  les  documents  cités  est  gâté  trop  sou- 
vent par  les  tirades  passionnées,  qui  détonnent  sur  le  calme  récit  de 
l'histoire. 

Pour  ne  pas  être  taxé  d'exagération,  je  veux  citer  encore  les  lignes 
suivantes  :  «  La  nuit  du  4  août  descendit  chaude  et  bienfaisante, 
apportant  un  large  souffle  de  fraternité,  de  concorde  et  d'amour.  Nuit 
célèbre!  Nuit  à  jamais  mémorable  I  Pourquoi  faut-il,  hélas  !  que  l'aube 
qui  se  leva  bientôt  découvrit,  au  lieu  d'un  ciel  bleu  et  serein,  un  hori- 
zon chargé  de  lourds  nuages,  aux  formes  étranges,  terrifiants  à  voir  ! 
(P.  96.) 

La  passion  ne  perce-t-elle'  pas  dans  cette  phrase  au  sujet  de  Mira- 
beau, irrité,  après  s'être  rapproché  de  la  cour,  de  n'avoir  pas  été 
nommé  ministre  :  «  Mirabeau  se  rejeta  du  côté  des  jacobins,  tout  en 
continuant  ses  relations  coupables  avec  la  reine  et  Montmorin.  »  (  P.  130.  ) 
En  quoi  un  sujet  longtemps  insoumis  est-il  coupable  de  reconnaître 
sa  faute,  et  de  tâcher,  au  moment  suprême,  d'empêcher  la  chute  du 
trône,  que  lui-même  a  si  follement  précipitée  ? 

N'y  a-t-il  pas  une  sorte  d'impiété  dans  le  rapprochement  fait  par 
l'auteur  entre  les  électeurs  parisiens,  réunis  pour  remplacer  les  prê- 
tres réfractaires  par  des  prêtres  jureurs  et  donner  un  successeur  à 
Mgr  de  Juigné,  et  les  chrétiens  de  la  primitive  Église  ?«  Spectacle  tou- 
chant que  celui  de  ces  premiers  électeurs  qui,  nés  d'hier  à  la  vie  poli- 
tique, apportent  dans  l'exercice  de  leur  devoir  civique,  comme  jadis  les 
premiers  chrétiens  dans  la  pratique  des  devoirs  divins,  la  foi,  la  sincérité 
et  V espérance!  »  (P.  140.)  Et  dire  que  cette  belle  entente  devait  avoir 
pour  résultat  l'élection  du  misérable  Gobel  ! 

Quand  il  ne  peut  innocenter  certaines  gens,  M.  Neton  les  excuse  : 
«  Poussées  par  V irritation  et  la  misère,  des  femmes  envahirent  les  cou- 
vents et  fouettèrent  des  religieuses.  »  (P.  147.) 

La  division  de  la  France  en  départements  inspire  à  notre  auteur  ces 
belles  métaphores  :  «  Dans  ce  moule  maintenant  vieilli,  dans  cette 
argile  devenue  inerte,  Sieyès  traça  résolument  et  pétrit,  sans  hésiter, 
la  figure  de  la  France  nouvelle.  »  C'est  montrer  peut-être  une  admira- 
tion excessive  pour  une  œuvre  toute  politique,  aujourd'hui  critiquée 


280  REVUE  DES  LIVRES 

« 
par  les  meilleurs  géographes,   qui  regrettent  ouvertement  l'ancienne 
division  en  provinces  et  font  bon  marché  du  pétrissage  de  Sieyès. 

Nous  en  avons  dit  assez,  croyons-nous,  pour  mettre  le  lecteur  en 
garde  contre  l'esprit  de  cet  ouvrage,  d'autant  plus  dangereux  que  les 
jugements  erronés  ou  risqués  paraissent  appuyés  sur  une  riche  docu- 
mentation puisée  à  bonne  source  ^  Adrien   Houard,  S.J. 

Les  Grandes  Dames  pendant  la  Révolution  et  sous  l'Empire, 
par  le  comte  Fleury.  Paris,  H.  Vivien.  In-8,  pp.  358.  Prix  : 
5  francs. 

Le  Carnet  historique  et  litte'raire  publiait  en  janvier  et  février  1899, 
sous  la  signature  de  son  très  distingué  directeur,  M.  le  comte  Fleury, 
un  article  des  plus  piquants  intitulé  :  Les  femmes  à  l'arme'e  pendant  la 
Révolution  et  sous  l'Empire.  Nous  avons  relu  avec  un  plaisir  nouveau 
ces  pages  écrites  d'une  plume  si  alerte,  dans  l'ouvrage  que  le  même 
auteur,  élargissant  son  cadre,  vient  de  publier  sous  ce  titre  :  les 
Grandes  Dames  pendant  la  Révolution  et  sous  l'Empire. 

Il  ne  s'agit  pas  évidemment  d'une  biographie  de  toutes  les  femmes 
illustres  de  cette  époque;  mais  de  quelques  épisodes  du  grand  drame 
révolutionnaire  ou  impérial,  auxquels  ont  été  mêlées,  à  des  titres  divers, 
soit  des  princesses  du  sang  obligées  de  fuir  à  l'étranger,  comme 
Mesdames  Adélaïde  et  Victoire,  tantes  de  Louis  XVI  ;  soit  des  dames 
de  la  noblesse  ou  de  la  bourgeoisie,  comme  ces  «Vierges  de  Verdun  », 
multipliées  et  embellies  par  la  légende;  comme  cette  vaillante  Delphine 
de  Sabran,  qui  disputa  si  noblement  à  la  guillotine  les  deux  Gustine, 

1.  P.  16  :  «  la  Congrégation  de  Jésus  >»  est  un  terme  peu  usité. 

P.  57  :  «  Loménie  de  Brienne  venait  de  succomber  (2  août  1788).  Il  faut 
lire  :  25  août. 

P.  59.  L'abbé  Morellet  est  mort  en  1819.  Il  n'a  donc  pu  faire  paraître  en 
1822  une  édition  de  la  brochure  :  Qu  est-ce  que  le  tiers  état  ? 

P.  74.  L'auteur  dit  que  les  élections  parisiennes  du  tiers  se  terminèrent 
le  18  mai  par  l'élection  de  Sieyès,  et,  deux  pages  plus  loin,  il  cite  Bailly, 
dont  le  journal  porte  que  Sieyès  fut  élu  le  mardi  19  mai. 

P.  128.  «  Que  de  billets  n'avaient-ils  pas  échangé  ensemble  )>.  Je  ne  dis 
rien  de  l'application  anticipée  de  la  nouvelle  orthographe  ;  mais  le  mot  en- 
semble n'est-il  pas  inutile  ? 

Je  renonce  à  relever  les  nombreuses  erreurs  typographiques  :  Deisbach, 
p.  Diesbach  (p.  91);  Cazalis,  p.  Gazalès  (p.  117);  ^w^an,  p.  Autun  (p. 141); 
le  Juigné,  p.  de  Juigné  (même  page)  ;  Malet  du  Pan,  p.  Mallet  du  Pan 
(p.  166);  Gangeneuve  p.  Grangeneuve  (p.  208);  traité  de  passage,  p.  traité 
de  partage  (p.  «^18)  ;  on  pensait  qu'il  satisfairait  (p.  435)  ;  il  eût  voulu  qu'on 
Vaida  (p.  443)  ;  Lacken,  p.  Laeken  (p.  449).  Il  y  en  a  bien  d'autres. 

P.  350.  L'auteur  semble  croire  que  de  Bry  n'avait  qu'un  collègue  au  Con- 
grès de  Rastadt. 

Une  dernière  chicane.  Pourquoi  M,  Neton  tient-il  tant  à  appeler  les  prê- 
tres insermentés  des  non-conformistes  ?  Il  n'a  pourtant  pas  écrit  pour  des 
Anglais. 


REVUE  DES  LIVRES  281 

son  beau-père  et  son  mari  ;  soit  d'héroïques  aventurières,  comme  les 
demoiselles  Fernig  et  celle  qui  se  faisait  appeler  le  chevalier  de  Hous- 
say,  toutes  si  intrépides  sur  les  champs  de  bataille  ;  soit  enfin  des 
épouses  dévouées,  comme  la  duchesse  d'Abrantès,  la  duchesse  de 
Reggio  et  la  célèbre  Mme  de  La  Valette,  qui  devait  payer  de  sa  raison 
sa  piété  conjugale. 

Je  ne  parle  pas,  à  dessein,  de  quelques  autres  dames  que  les  hasards 
de  la  fortune  et  Tillustration  de  leur  rang  ont  fait  entrer  dans  l'histoire, 
mais  dont  le  caractère  et  les  allures,  plutôt  militaires,  ont  peu  contri- 
bué à  enrichir  la  Morale  en  action.  M.  le  comte  Fleury,  obligé  de  leur 
donner  une  place,  s'est  acquitté  de  sa  tâche  délicate  avec  courtoisie 
et  discrétion. 

Son  livre,  bien  écrit,  bien  ordonné,  à  la  fois  consciencieux  comme 
un  livre  d'histoire  et  attachant  comme  un  roman,  nous  rappelle  les 
qualités  que  nous  avons  naguère  admirées  dans  son  Carrier  à  Nantes, 
ouvrage  mesuré,  précis,  d'une  remarquable  impartialité.  Le  caractère 
épisodique  de  l'œuvre  nouvelle  en  assure  la  variété  et  l'intérêt.  Sans 
jamais  sortir  du  rôle  de  l'historien,  l'auteur  a  su  faire  œuvre  d'artiste 
et  couronner  plusieurs  des  héroïnes  qu'il  nous  présente  d'une  auréole 
digne  de  leurs  épreuves  et  de  leur  courage. 

Adrien  Houard,    S.  J. 

Jésuites,  par  le  R.  P.  du  Lac,  de  la  Compagnie  de  Jésus. 
Paris,  Plon-Nourrit  et  0\  In-18,  pp.  408.  Prix  :  3  fr.  50. 

Réponse,  d'un  cachet  original,  aux  objections  anciennes,  toujours 
ressassées,  et  aux  attaques  nouvelles  contre  la  Compagnie  qui  n'a  pas 
cessé  de  mériter  la  haine  des  ennemis  de  Dieu  et  de  l'Eglise. 

Histoire  et  Religion  des  Nosairis,  par  R.  Dussaud.  Paris , 
E.  Bouillon,  1900.  In-8. 

L'auteur  s'exprime  ainsi  dans  son  Avant-propos  :  «  La  religion  des 
Nosairis  reste  assez  ignorée...  Il  nous  a  paru  utile  de  reprendre  le 
sujet  en  contrôlant  et  complétant  les  renseignements  de  Solaimân- 
efendi  par  ceux  que  nous  fournissent  les  manuscrits  de  Berlin  et  de 
Paris,  et  par  des  indications  prises  sur  place  au  cours  de  plusieurs 
voyages  dans  la  Syrie  du  Nord.  » 

Ce  livre  est  le  développement  fortement  documenté  de  la  notice  parue 
dans  la  Grande  Encyclopédie.  Plus  que  jamais  M.  Dussaud  maintient 
que  les  Nosairis  ne  furent  jamais  chrétiens.  Nous  avons  ici  même  [Étu- 
des d'août  JL899,  p.  461,  suiv.)  soutenu  le  contraire.  Entre  autres  argu- 
ments, nous  insistions  sur  l'abondance  des  anciennes  ruines  chrétien- 
nes dans  la  montagne  des  Nosairis.  M.  Dussaud  nous  prie  de  préciser 
(p.  19).  Nous  ne  demandons  pas  mieux.  En  attendant,  nous  renvoyons 
au  Voyage  en  Syrie  (1895)  de  M.  Dussaud  lui-même  (p.  9,  10  et  26) 
et  à  notre  travail  paru  dans  la  Revue  de  l'Orient  chrétien  (1899  et  1900). 
On  y  trouvera  la  description  d'églises  et  de  monuments  gréco-chré- 


282  REVUE  DES  LIVRES 

tiens,  trouvés  dans  des  localités  situées,  non  «  en  lisière  du  domaine 
chrétien  »,  mais  en  plein  Bargylus.  La  liste  de  ces  localités  sera  encore 
allongée  après  la  publication  de  nos  inscriptions  de  la  région  des 
Nosairis  et  de  l'Émésène. 

Sous  la  réserve  de  quelques  autres  assertions  également  contesta- 
bles et  de  certaines  conclusions  forcées,  nous  rendons  volontiers 
hommage  à  l'érudition  de  bon  aloi  dont  témoigne  le  livre  de  M.  Dus- 
saud.  Les  orientalistes  lui  sauront  gré  d'avoir  publié  et  traduit  de 
nombreux  extraits  des  rares  manuscrits  nosairis  conservés  dans  nos 
bibliothèques  européennes.  Toutes  ses  traductions  ne  sont  sans  doute 
pas  définitives.  Ainsi,  p.  147,  au  lieu  de  :  la  femme  de  Lazare,  il  faut 
évidemment  traduire  :  Notre  Dame  la  (sainte)  Vierge.  Mais  ces  imper- 
fections n'étonneront  que  ceux  qui  n'ont  jamais  essayé  de  débrouiller 
le  chaos  de  ces  documents  incohérents,  hérissés  de  termes  spéciaux  et 
d'obscurités  voulues,  sans  parler  des  nombreuses  incorrections  et  des 
[)articularités  dialectales.  M.  Dussaud  étant  de  ceux  que  les  difficultés 
ne  rebutent  pas  et  qui  ne  redoutent  pas  la  responsabilité,  nous  espé- 
rons le  voir  prochainement  nous  donner  une  édition  du  a  Kitâb 
Magmoû^al-a'yâd  »  de  Tabarûnî,  pour  laquelle  il  est  mieux  préparé 
que  personne.  H.   Lammens,  S.  J. 


DEUXIEME    PARTIE 


APOLOGETIQUE 

L.    PouLiN   et   E.    LouTir..    — 

L'âme  :   Conférences  de  Saint- 

Roch.  Paris,  Bonne  presse,  s.  d. 

hi-8,  pp.  xxx-25i.  Prix  :  2  fr.  50. 

Les  conférences  sur  VAme  hu- 
maine que  publient  MM.  L.  Poulin 
et  E.  LouTiL,  après  les  avoir  dialo- 
guées  avec  succès  devant  l'auditoire 
de  Saint-Roch,  sont  la  première  par- 
tie d'une  grande  œuvre  apologétique 
que  leur  zèle  poursuit  avec  activité 
pour  l'évangélisation  des  hommes. 
Il  importait  avant  tout  de  venger 
contre  les  attaques  et  de  prouver 
contre  les  négations  contemporaines, 
l'existence  de  l'âme,  sa  spiritualité, 
son  immortalité,  sa  liberté,  sa  res- 
ponsabilité. Mais  «  nous  ne  nous  en 
tiendrons  pas  là,  promet  la  préface; 
nous  rappellerons  le  péché  originel, 
nous  enseignerons  la  grâce,  nous 
montrerons  dans  la  béatitude  finale 
un  but  éminemment  surnaturel  ». 
Pour  le  moment,  n'est-ce  pas  un  pre- 


mier pas  que  d  e  démêler  cet  embrouil- 
lement dont  parle  Pascal  :  «  Quelle 
chimère  est-ce  donc  que  l'homme?... 
Dépositaire  du  vrai,  cloaque  d'incer- 
titude et  d'erreur,  gloire  et  rebut  de 
r univers?  » 

Paul    PoYDEWOT,    S.  J. 

HISTOIRE 

I.  Marcel  Marion,  professeur 
d'histoire  à  la  Faculté  des  lettres 
de  Bordeaux.  —  Histoire  de  l'Eu- 
rope et  de  la  France  (1610-1789), 
classe  de  rhe'torique.  Paris,  Le- 
coffre,  1901.  In-12,  pp.  682.  Car- 
tonné toile.  Prix  :  4  fr.  50. 

IL  Paul  Thirion,  agrégé  d'his- 
toire, professeur  au  lycée  Gharle- 
rnagne. — Histoire  contemporaine 

(  1789-1900) ,  classe  de  philoso- 
phie. Paris,  Lecoffre,  1901.  In-12, 
!>p.  716.  Cartonné  toile.  Prix  : 
5  francs. 

ï.  — Le  nouveau  cours  d'histoire  à 


REVUE  DES  LIVRES 


l'usage  de  l'enseignement  secondaire 
classique  et  de  l'enseignement  se- 
condaire moderne,  entrepris  par  la 
maison  Lecoffre,  contient  déjà  deux 
volumes.  Le  premier  est  YHistoire 
de  l 'Europe  et  de  la  France  allant  de 
la  mort  de  Henri  IV  à  l'aube  de  la 
Révolution  française.  Grâce  à  la  sou- 
plesse de  ^son  style  qui  sait  cueillir 
en  passant  les  plus  heureux  détails, 
sans  jamais  se  traîner,  ni  s'alourdir, 
l'auteur  semble  avoir  écrit  plutôt  un 
livre  de  lecture  qu'un  livre  de  classe. 
Rien  cependant  de  plus  didactique 
que  son  exposition  des  faits  et  de 
leurs  causes.  Des  citations,  courtes 
mais  vives,  des  aperçus  pittoresques 
donnent  aux  récits  une  couleur  litté- 
raire très  attrayante.  En  même  temps 
elles  témoignent,  plus  que  les  réfé- 
rences un  peu  parcimonieuses,  des 
nombreuses  lectures  et  du  savoir 
précis  de  M.  Marion.  Il  n'ignore 
aucune  des  plus  récentes  publica- 
tions, et  son  histoire  est  vraiment  à 
jour.  Mérite  plus  recommandable 
encore  :  l'esprit  en  est  bon  et  les 
questions  religieuses  du  règne  de 
Louis  XIV  y  sont  traitées  en  exacte 
harmonie  avec  la  doctrine  catho- 
lique. 

Mais  pourquoi  M.  Marion,  correct 
historien,  joue-t-il  au  prophète,  et 
croit-il  pouvoir  pronostiquer  que  le 
gouvernement  du  duc  de  Bourgogne 
n'eût  été  bien  probablement  qu'un 
«  fâcheux  retour  en  arrière  et  le 
règne  de  quelques  coteries  peu  éclai- 
rées »?  (P.  328.) 

II.  —  J'avoue  être  moins  satisfait 
de  YHistoire  contemporaine.  Entendre 
proclamer  que  Cavour  «  est  proba- 
blement l'homme  d'État  le  plus  puis- 
sant et    surtout  le  plus    complet  du 


dix- neuvième  siècle  »  (p.  485),  ne 
fait  pas  seulement  tinter  les  oreilles 
pies;  c'est  une  appréciation  que, 
même  sans  être  Français  ni  catho- 
lique, on  peut  trouver  hasardée.  Le 
succès  n'est  pas  tout  et  il  n'amnistie 
rien.  Je  préfère  Bismarck,  s'il  faut 
admirer  un  étranger,  ses  brutalités 
étant  plus  viriles  que  les  roueries, 
les  mensonges  et  la  duplicité  de  Ca- 
vour. L'auteur  absout  aussi  Napo- 
léon m  un  peu  vite  de  la  frayeur 
que  lui  causèrent  les  bombes  d'Or- 
sini,  comprenant,  dit-il,  «  qu'il  suc- 
comberait unjour  ou  l'autre»  (p.  486). 
Napoléon  n'avait  qu'à  faire  quand 
même,  et  jusqu'au  bout,  son  métier  de 
souverain.  Les  rois  d'Italie,  comme 
les  autres,  estiment  que  c'est  leur 
«  casuel  »,  suivant  un  mot  célèbre, 
de  pouvoir  être  gratifiés  de  coups  de 
poignard  ou  de  revolver  par  leurs 
sujets. 

Les  victoires  de  la  guerre  d'Italie 
sont  bien  jugées,  victoires  de  soldats 
et  non  de  généraux  (p.  489);  mais 
l'infâme  écrasement  de  La  Moricière 
à  Castelfidardo,  par  les  Piémontais, 
aurait  dû  être  flétri,  ainsi  que  le  lâche 
envahissement  des  derniers  restes 
du  territoire  pontifical  et  l'occupation 
de  Rome. 

Trochu  est  bien  jugé  (p.  521  ),  avec 
son  caractère  pessimiste  et  sa  faconde 
de  rhéteur.  Mac-Mahon  ne  reçoit-il 
pas  un  éloge  immérité,  lorsqu'on  lui 
attribue  d'avoir  voulu  ramener  son 
armée  sur  Paris  ?  A  la  célèbre  confé- 
rence de  Châlons  (17  août  1870), 
c'est-à-dire  dans  la  circonstance  la 
plus  solennelle,  au  lieu  d'appuyer 
Trochu  qui,  lui,  réclamait  cette  dé- 
cision de  salut,  il  garda  le  silence  et 
dit  plus  tard  ne  se  souvenir  de  rien. 

Henri  Chérot,   S.  J. 


Les  Etudes  ont  encore  reçu  les  ouvrages  et  opuscules  suivants  : 

Apologétique.  —  Dieu  existe.  Les  grands  témoignages,  par  M.  l'abbé 
L.  Lenfant,  missionnaire  diocésain  de  Paris.  Maison  de  la  Bonne  Presse, 
1900.  In-12,  pp.  54.  Prix  :  25  centimes. 


284  REVUE  DES  LIVRES 

—  Notre  Seigneur  Jésus-Christ.  Sa  vie,  sa  divinité,  par  le  même  auteur. 
In-12,  pp.  58.  Prix  :  25  centimes. 

Catéchisme.  —  Catéchisme  de  Léon  XIII.  Les  principaux  enseignements 
de  Léon  XIIL  Extraits  des  Encycliques,  Lettres  et  Allocutions  de  Sa  Sain- 
teté, réunis  et  disposés  en  Leçons  catéchistiques.  Première  leçon  :  l'Église, 
par  le  R.  P.  G.  Cerceau,  S.  J.  Paris,  X.  Rondelet  et  Q>\  1900.  Fascicule  P^ 
In-8,  pp.  70.  Prix  :  75  centimes. 

Classiques.  —  Petite  Vie  latine  de  Jeanne  d'Arc,  par  M.  l'abbé  N.  Hamant, 
professeur  au  petit  séminaire  de  Montigny-les-Metz.  Paris,  Alliance  des 
Maisons  d'éducation  chrétienne,  Ch.  Poussielgue,  1900.  In-16,  pp.  96. 

—  Question  de  Vaccord  du  participe  passé  [La],  par  L.  Clédat.  (Extrait 
de  la  Revue  de  philologie  française,  4^  trim.  1889.)  Paris,  Ém.  Bouillon  . 

Droit  canon.  Mariage  religieux  [Le)  et  les  procès  en  nullité,  par  l'abbé 
A.  BouDiNHON.  Paris,  P.  Lethielleux,  1900.  In-12,  pp.  70.  Prix  :  1  franc. 

GÉOGRAPHIE  ET  VoYAGEs.  — Huut  Yaug-tse  [Le).  De  I-tchang-fou  à  P'ing- 
chan-hien,  en  1897-1898.  Voyage  et  description.  Complément  de  l'Atlas  du 
haut  Yang-tse,  par  le  R.  P.  S.  Chevalier,  S.  J.  —  2«  fascicule  :  De  Tchong- 
king  à  P'ing-chan-hien.  Changhai,  1899,  Imprimerie  de  la  Presse  orientale. 
In-4,  pp.  90.  Paris,  chez  Savaète.  {Y oiv Études,  5  mai  1900,  pour  le  compte 
rendu  de  l'Atlas  et  du  i^^  fascicule.  ) 

Histoire.  —  Procession  de  saint  Amahle  [La).  Les  porte-chasse,  La  roue 
des  fleurs.  Ouvrage  orné  de  5  phototypies,  par  Ed.  Everat.  Paris,  P.  Le- 
thielleux, 1900.  In-12,  pp.  93.  Prix  :  1  fr.  50. 

— •  Lettres  d'un  lycéen  et  d'un  étudiant,  de  18il  à  185i,  pour  servir  de 
préambules  aux  Souvenirs  et  aux  Griffonnages  d'un  Bourgeois  du  quartier 
latin  de  1854  à  1872,  par  H.  Dabot.  2«  édition.  Péronne,  E.  Quentin.  In-12  , 
pp.  110. 

Morale.  —  Éducation  morale  du  soldat  [L'),  d'après  un  livre  du  xviii* 
siècle,  par  le  capitaine  J...  (Extrait  de  \si  Revue  de  cavalerie,  septembre  1900  .) 
Paris,  librairie  militaire,  Berger-Levrault. 

—  Sources  de  la  régénération  sociale  [Les),  par  le  R.  P.  A.  Gratry,  de 
l'Académie  française.  3^  édition.  Paris,  P.  Téqui,  1901.1n-12,  pp.  110.  Prix  : 
1  fr.  50. 

Musique  sacrée.  —  Recherche  et  étude  de  fragments  de  manuscrits  de 
plain-chant,  par  l'abbé  H.  Willetard.  Paris,  aux  bureaux  de  la  «  Schola 
Cantorum  »,  269,  rue  Saint-Jacques,  1900. 

Questions  sociales.  —  El  roi  social  del  dinero  y  cuestiones  anexas,  por  el 
capitan  Nemo,  director  de  El  Nuevo  Siglo.  Monte-Caseros,  Porvenir,  1900. 
In-12,  pp.  54. 

Théâtre.  — Femme  de  Pilate  [La).  Mystère  en  trois  parties,  par  Ant. 
Campaux.  Paris,  P.  Lethielleux,  1900.  In-8,  pp.  96.  Prix  :  2  francs. 

Théologie  et  Ascétisme.  —  Concile  plénier  des  évéques  et  archevêques  la- 
tins à  Rome,  en  1899,  par  le  D"^  A.  Bellesheim,  prélat  et  chanoine  de  la  col- 
légiale d'Aix-la-Chapelle.  In-8,  pp.  26. 

—  Idée  du  sacerdoce  et  du  sacrifice  de  Jésus-Christ  {L'),  par  le  R.  P.  de 
CoNDREN,  de  l'Oratoire,  avec  des  additions  par  un  Prêtre  de  la  même  Congré- 
gation. Édition  revue  et  augmentée  par  un  Bénédictin  de  la  Congrégation 
de  France.  Paris,  P.  Téqui,  1901.  In-12,  pp.  380.  Prix  :  3  fr.  50. 

—  Lettres  à  des  religieuses,  d'après  Mme  de  Maintenon,    publiées  par  le 


REVUE  DES  LIVRES  285 

R.  P.  LiBERciER,  de  l'ordre  de  Saint-Dominique.  Paris,  Douniol-Téqui,  1900. 
In-16,  pp.  317.  Prix  :  1  franc. 

—  Litanies  de  la  sainte  Vierge  [Les).  Étude  historique  et  critique,  par  le 
R.  P.  Angelo  de  Santi,  S.  J.  Ouvrage  revu  et  enrichi  de  nouveaux  docu- 
ments inédits,  traduit  de  l'italien  par  l'abbé  A.  Boudinhon.  Paris,  P.  Lethiel- 
leux,  1900.  In-12,  pp.  251.  Prix  :  3  francs. 

—  Méditations  sur  les  saints  Ordres,  par  l'abbé  H.  Pkrreyve.  Nouvelle 
édition.  Paris,  P.  Téqui,  1901.  In-16,  pp.  192.  Prix  :  1  fr.  50. 

—  Mois  de  saint  Jean  (avril).  Petit  traité  de  la  charité  chrétienne,  par 
le  R.  P.  Marc  Ramus,  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Paris,  Oudin.  In-32,  pp.  215. 

—  Nouveau  mois  du  très  saint  Rosaire ^  par  l'abbé  J.  Kœnig,  Paris,  Oudin. 
In-16,  pp.  viii-230. 

—  Religieuse  parfaite  [La]  ou  la  piété  dans  le  cloître.  Instructions  fami- 
lières, par  le  R.  P.  Billecogq,  O.  P.  Nouvelle  édition  revue  et  augmentée 
de  sujets  de  méditations  pour  une  retraite  de  religieuses,  par  le  R.  P.  Th. 
Bourgeois,  du  même  ordre.  Paris,  P.  Lethielleux,  1900.  In-16,  pp.  344. 
Prix  :  2  francs. 

—  Sacré  Cœur  et  la  France  [Le),  par  le  R.  P.  L.  Briaux,  S.  J.  Paris,  Des- 
clée,  Société  de  Saint-Augustin,  1900.  Grand  in-8,  pp.  301. 

—  Tabulée  systematicœ  et  synopticœ  totius  Summœ  contra  Gentes,  par  le 
R.  P.  J.-J.  Berthier,  O.  p.  Paris,  p.  Lethielleux,  1900.  In-8  carré. Table  xxvii. 
Prix  :  cartonné,  couverture^-toile,  5  francs. 


ERRATUM 

DU    NUMÉRO    DES    «  ETUDES  »    DU    5    JANVIER    1901 

Page  79,  ligne  18,  au  lieu  de  salaire  légal,  lire  :  salaire  familial. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 


1900.  Décembre  24.  —  A  Paris,  le  Sénat  adopte  la  loi  d'amnistie 
telle  qu'elle  a  été  votée  par  la  Chambre,  par  194  voix  contre  10. 

—  A  Pékin,  la  note  collective  des  ministres  européens  est  remise 
aux  plénipotentiaires  chinois,  Ghing  et  Li-hong-chang,  dont  les  pou- 
voirs ont  été  reconnus  réguliers. 

—  A  Rome,  clôture  solennelle  de  la  Porte  Sainte  par  Léon  XIII. 
En  même  temps  que  le  jubilé  est  ainsi  terminé  dans  la  ville  sainte, 
paraît  la  Bulle  par  laquelle  il  est  prolongé  et  étendu  à  tout  le  monde 
catholique  pour  six  mois,  à  compter  de  la  publication  de  cette  bulle, 
dans  chaque  diocèse.  Voici  les  considérations  par  lesquelles  le  Souve- 
rain Pontife  motive  cette  nouvelle  libéralité,  et  exhorte  les  fidèles  à  en 
profiter. 

De  même  que  Nous  a  été  doux  le  cours  du  temps  sacré  que  Nous  avons 
terminé  hier  par  de  pieuses  et  solennelles  cérémonies,  ainsi  le  souvenir  Nous 
en  sera  très  agréable.  Il  semble,  en  effet,  qu'avec  la  grâce  de  Dieu  Nous 
avons  atteint  le  but  qu'avait  désiré  l'Église,  et  vers  lequel  tendaient  tous  ses 
efforts  :  à  savoir  que  la  solennité  rétablie  au  bout  de  soixante-quinze  années 
touchât  les  âmes  d'une  façon  salutaire. 

On  compte,  en  effet,  non  pas  un  petit  nombre  d'hommes,  mais  jusqu'à  des 
centaines  de  milliers,  appartenant  à  toutes  les  classes  et  à  toutes  les  nations, 
qui,  avec  joie  et  avec  une  grande  ardeur,  se  sont  empressés  de  profiter  de 
la  faculté  extraordinaire  qui  leur  était  donnée  de  gagner  la  sainte  indulgence. 
Et  il  est  hors  de  doute  que  beaucoup  d'âmes  se  sont,  à  l'occasion  de  ce  jubilé, 
purifiées  par  un  repentir  salutaire,  et  se  sont  renouvelées  pour  la  pratique  des 
vertus  chrétiennes.  Nous  avons  donc  raison  de  penser  qu'un  nouvel  et  puis- 
sant élan  de  foi  et  de  piété  s'est  répandu  en  tout  lieu,  partant  de  la  source 
et  du  centre  de  la  foi  catholique. 

En  outre,  de  même  que  Nos  prédécesseurs  ont  eu  coutume  de  le  faire  en 
pareil  cas.  Nous  voulons  maintenant  reculer  les  bornes  de  la  charité  catho- 
lique, et  procurer  aux  fidèles,  en  plus  grande  abondance,  les  biens  célestes. 
Ce  trésor  des  saintes  indulgences  qui  Nous  a  été  confié,  et  qui,  durant  l'an- 
née écoulée,  a  été  ouvert  très  largement,  mais  seulement  à  Rome,  Nous  vou- 
lons que  pendant  la  moitié  de  l'an  prochain  il  soit  accessible  à  l'universalité 
des  fidèles  dans  tout  le  monde  catholique.  Ce  jubilé,  croyons-Nous,  contri- 
buera efficacement  à  faire  refleurir  au  loin  les  mœurs  chrétiennes,  à  l'esserrer 
l'union  des  âmes  avec  le  Siège  apostolique,  à  produire  à  travers  le  monde 
les  autres  fruits  bénis  que  Nous  avons  indiqués  en  détail,  lorsque,  pour  la 
première  fois,  Nous  avons  notifié  le  grand  jubilé. 

La  même  mesure  aura  pour  résultat  que  les  prémices  du  siècle  naissant 
seront  inaugurées  comme  il  convient.  Nous  voyons,  en  effet,  qu'il  n'est  pas 
de  meilleure  façon  pour  les  hommes  de  commencer  un  siècle,  que  de  se  mettre 
à  même  de  profiter  abondamment  des  mérites  de  la  Rédemption  du  Christ. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE  287 

Or,  Nous  n'en  doutons  nullement,  tous  les  fils  de  l'Église  accueilleront  ce 
nouveau  moyen  de  salut  avec  les  mômes  dispositions  que  Nous  avons  eues 
en  le  leur  présentant.  Nous  avons  confiance  aussi  que  Nos  vénérables  frères 
les  évêques  et  tout  le  clergé,  avec  leur  vigilance  et  leur  zèle  éprouvés, 
feront  en  sorte  que  les  avantages  universels  que  Nous  souhaitons  soient 
réalises  dans  leur  plénitude. 

29.  —  A  Paris,  publication  d'une  lettre  adressée  par  le  Souverain 
Pontife  au  cardinal  archevêque  de  Paris,  au  sujet  des  lois  proposées 
au  Parlement  contre  les  Congrégations  religieuses.  Nous  donnons  en 
tête  de  celte  livraison  ce  grave  document,  apologie  admirable,  et  la 
plus  autorisée  qui  puisse  être,  de  la  vie  religieuse,  en  général,  et  des 
congrégations  françaises,  en  particulier. 

30.  —  A  Paris,  le  Sénat  vote  un  douzième  provisoire,  déjà  adopté 
par  la  Chambre  des  députés  et  qu'il  avait  d'abord  repoussé. 

—  A  Pékin,  les  plénipotentiaires  chinois  se  déclarent  autorisés  à 
dire  que  leur  gouvernement  accepte  les  conditions  de  la  note  pré- 
sentée par  les  puissances. 

31.  —  A  Paris,  les  Chambres  se  séparent  aux  dernières  heures 
de  l'année,  après  avoir  voté  les  taxes  devant  remplacer,  à  Paris,  les 
droits  d'octroi  considérablement  diminués  pour  les  boissons  hygié- 
niques (vins,  cidres,  bière). 

—  Le  conseil  d'enquête  réuni  pour  juger  si  le  commandant 
Guignet  mérite  d'être  mis  en  réforme  pour  fautes  contre  la  discipline, 
répond  non  à  cette  question.  Le  ministre  de  la  Guerre  inflige  soixante 
jours  d'arrêts  de  forteresse  au  commandant. 

—  De  Pékin,  on  apprend  que  la  Russie  et  la  Chine  ont  conclu 
ensemble  une  convention  qui,  tout  en  rendant  nominalement  le  gou- 
vernement de  la  Mandchourie  aux  fonctionnaires  chinois,  établit  un 
véritable  protectorat  russe  dans  cette  province. 

—  Les  cardinaux  et  évêques  français  écrivent  au  Souverain  Pontife 
ou  au  cardinal  Richard  pour  adhérera  la  lettre  en  faveur  des  religieux. 

1901.  —  Janvier  3.  —  A  Londres,  retour  de  lord  Roberts.  Les 
ovations  qui  Taccueillent  sont  «  bien  plus  modérées  »  que  celles 
qu'avaient  reçues  les  volontaires  de  Londres  à  leur  rentrée.  Aussi 
bien,  les  nouvelles  du  théâtre  de  la  guerre  sont  mauvaises  pour  les 
Anglais.  L'invasion  des  Boers  dans  la  colonie  du  Cap  s'étend  et  se 
rapproche  de  la  capitale  même,  rencontrant  partout  l'appui  des  colons 
d'origine  hollandaise  ou  Afrikanders.  En  même  temps,  les  généraux 
Botha,  Dewet,  Delarey,  continuent  à  harceler  et  à  décimer  les  soldats 
de  lord  Kitchener  dans  le  Transvaal  et  l'État  d'Orange. 

—  En  Autriche,  les  élections  pour  le  renouvellement  de  la  Chambre 
des  députés  ont  commencé  dans  la  «  curie  »  du  suffrage  universel  ;  le 
résultat  le  plus  remarquable  est  la  défaite  des  socialistes  qui,  bien  que 
vainqueurs  à  Vienne,  ont  perdu  six  sièges  sur  quatorze. 

—  A  Paris,  le  Journal  Officiel  publie  l'arrêt  du  Conseil  d'Etat  du 
20  décembre,  portant  qu'il  y  avait  abus  dans   l'ordonnance  de  Mgr 


288  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 

révêque  d'Annecy  contre  le  déploiement  de  bannières  et  de  drapeaux 
non  bénits  dans  les  cérémonies  funèbres. 

5.  —  Plusieurs  maires,  entre  autres  ceux  d'Auxerre  et  de  Saint- 
Étienne,  ont  imité  l'exemple  de  celui  de  Kremlin-Bicêtre,  interdisant 
le  port  de  l'habit  ecclésiastique. 

6.  —  M.  de  Pontbriand,  député  royaliste,  est  élu  sénateur  de  la 
Loire-Inférieure,  en  remplacement  de  M.  de  Juigné,  décédé. 

—  A  Montmédy,  élection  d'un  député  ;  il  y  a  ballottage  ;  M.  de 
Benoist,  nationaliste,  a  eu  le  plus  grand  nombre  de  voix. 

8.  —  A  Paris,  rentrée  du  Parlement.  A  la  Chambre,  M.  Paul 
Deschanel  est  réélu  président  par  296  voix  contre  217  données  à 
M.  Brisson,  qui  était  le  candidat  des  quatre  groupes  principaux  de 
la  majorité  ministérielle. 

10.  —  A  Paris,  au  Palais-Bourbon,  après  le  discours  de  M.  Paul 
Deschanel,  président  réélu,  qui  exhorte  la  Chambre  au  travail,  au 
calme  dans  les  discussions,  à  la  concorde,  M.  Waldeck-Rousseau, 
président  du  Conseil,  demande  la  mise  en  tête  de  l'ordre  du  jour  de 
la  prochaine  séance  le  projet  de  loi  sur  le  contrat  d'association.  La 
Chambre  décide  de  consacrer  à  ce  projet  ses  séances  des  lundi,  mardi 
et  jeudi,  en  réservant,  suivant  le  règlement^  celle  du  vendredi  aux 
interpellations.  Puis,  M.  Sembat,  socialiste,  demande  à  interpeller  le 
gouvernement  sur  «  l'ingérence  du  Vatican  dans  nos  affaires  inté- 
rieures ».  M.  Waldeck-Rousseau  propose  de  renvoyer  cette  interpel- 
lation à  la  suite  de  celles  qui  attendent  déjà  ;  la  Chambre  s'y  refuse, 
et,  finalement,  décide,  avec  l'assentiment  du  ministre,  cette  fois,  de  la 
donner  pour  préambule  à  la  discussion  sur  le  contrat  d'association. 

—  Au  Sénat,  M.  Fallières  est  réélu  président  par  175  voix  sur 
211  votants. 

Paris,  le  10  janvier  1901 . 


Le  Secrétaire  de  la  Rédaction  : 

Edouard    GAPELLE,    S.  J, 

Le   Gérant:  Victor   RE  TAUX. 


Imp.  J,  Dumoulin,  rue  des  Grands-Augustins,  5,  à  Paris. 


LETTRE  DE  M««  DE  CABRIÈRES 

ÉVÊQUE     DE    MONTPELLIER 

AU  R.  P.  DIRECTEUR  DES  ÉTUDES  i 

•/5,  rue  Monsieur.  Paris. 


Mon  Révérend  Père, 

Serez-vous  surpris  si  je  vous  assure  que,  depuis  le  com- 
mencement des  discussions  sur  la  loi  contre  les  associations 
religieuses,  ma  pensée  s'est  reportée  bien  souvent  vers  vous 
et  vers  vos  chers  compagnons  de  vie  ? 

Ce  n'est  pas  impunément  que  l'on  reçoit,  chez  vous,  une 
si  douce  et  si  gracieuse  hospitalité.  Le  cœur  accompagne  la 
mémoire  :  et  tous  deux  en&emble  se  souviennent  du  charme 
que  vous  avez  su  répandre  sur  un  séjour  rapide,  mais  dont 
les  moindres  détails  sont  demeurés  précieux. 

Je  revois  vos  parloirs  inondés  de  lumière,  et  qui,  vraiment, 
ne  se  prêteraient  pointa  abriter  de  noirs  complots.  Je  revois 
vos  larges  corridors,  blancs  et  propres,  mais  ornés  de  ces 
belles  gravures  de  vieilles  «  Thèses  »,  soutenues  jadis  par 
vos  anciens  dans  les  grandes  assemblées  académiques.  Je 
revois  la  bibliothèque,  vaste,  pleine  à  déborder,  ordonnée 
avec  un  art  merveilleux,  qui  permet  de  s'orienter  aisément, 
alors  même  qu'on  n'y  aurait  pas  le  P.  Hippolyte  Martin  pour 
cicérone. 

Je  revois  votre  humble  et  pieuse  chapelle,  où,  le  soir, 
après  le  labeur  du  jour,  vous  reveniez  tous,  sous  mes  yeux, 
ainsi  que  des  abeilles  vers  leur  ruche.  Gomme  on  sentait  que 
vous  étiez  là  près  de  votre  Maître  adoré,  dont  lo.  plus  grande 

1.  Nous  recevons,  après  le  brochage  du  numéro,  cette  lettre,  remplie  de 
si  touchants  et  si  paternels  encouragements.  Nos  lecteurs  nous  pardonne- 
ront si,  pour  la  reproduire  à  la  place  qui  lui  convient,  nous  avons  recours 
à  une  pagination  spéciale. 

LXXXVI  —  19. 


288  —  2  LETTRE  DE  Mgr  DE  CABRIÈRES 

gloire  est  votre  plus  vive  passion  !  Et  comme,  dans  la  libre 
simplicité  de  vos  attitudes,  si  dignes  et  si  viriles,  on  devi- 
nait tout  ensemble  l'ardeur  et  la  générosité  d'un  zèle,  qui  ne 
refusera  jamais  rien  à  l'amour  du  Seigneur  ! 

Mais,  surtout,  je  me  replace  volontiers  au  milieu  de  vous 
tous,  pendant  les  courts  instants  de  la  récréation  commune. 
Quelle  ouverture  aisée  et  encourageante,  quelle  affabilité 
sans  apprêt,  quelle  politesse  sans  fadeur  !  Et  comme  les  mo- 
ments étaient  bien  remplis  par  des  entretiens,  où  se  mêlaient, 
sans  effort,  les  nouvelles  du  jour,  les  souvenirs  des  temps 
passés,  de  vives  et  intéressantes  incursions  dans  le  domaine 
de  l'histoire,  de  la  littérature  et  des  sciences  ! 

Nous  avions  là  de  jeunes  hommes,  des  vieillards,  des  mis- 
sionnaires épuisés  de  fatigues  et  de  travaux,  des  rédacteurs 
de  vos  «  Revues  »  étrangères.  Chacun  apportait  son  tribut  à 
cette  conversation  familière,  qui  reposait  l'intelligence,  sans 
la  laisser  inactive,  et  qui  permettait  de  se  préparer  à  remplir 
mieux  encore  l'après-midi,  ou  à  entrevoir  sans  effroi  les  oc- 
cupations du  lendemain  ! 

On  m'aurait  bien  étonné,  alors  que  je  goûtais,  dans  cette 
oasis  du  travail  et  de  la  prière,  la  paix  de  ces  heures,  arra- 
chées au  mouvement  incessant  de  notre  existence,  si  Ton 
m'avait  annoncé  que  nous  touchions  à  une  période,  durant 
laquelle  on  ferait  revivre  contre  toutes  les  congrégations 
religieuses,  contre  le  principe  même  de  leur  genre  de  vie, 
mais  surtout  contre  votre  Compagnie,  toutes  les  objections, 
tous  les  préjugés,  toutes  les  dénonciations  d'autrefois.  Et 
voilà  que  cette  période  est  ouverte  !  Voilà  qu'elle  se  conti- 
nue, sans  qu'il  soit  possible  encore  de  prévoir  ce  qui  l'em- 
portera, ou  du  droit  imprescriptible  de  la  liberté,  ou  de  l'op- 
pression systématique  des  sectaires  I 

Laissez  un  ami,  gagné  à  votre  cause  par  l'âge,  par  les 
leçons  de  l'expérience,  par  les  motifs  de  la  foi,  vous  apporter 
ainsi  qu'à  tous  vos  frères  et  à  toutes  vos  sœurs  du  cloître, 
l'hommage  de  son  affectueuse  et  respectueuse  sympathie. 


AU  R.  P.  DIRECTEUR  DES  ÉTUDES  288  —  3 


I 

Faut-il  vous  plaindre  ?  Oui,  certes,  car  il  n'y  a  pas  ici-bas 
d'homme  indifférent  à  l'injure,  à  la  calomnie,  aux  injustes  et 
criminelles  insinuations.  Oui,  car  vos  âmes,  —  ces  âmes, 
que  l'on  prétend  absorbées,  anéanties,  perdues  dans  la  vo- 
lonté indiscutable  et  indiscutée  de  leurs  supérieurs,  durs 
eux-mêmes  comme  l'acier,  insensibles  et  froids  comme  le 
marbre,  —  ces  âmes  sont  des  âmes  de  gentilshommes,  de 
soldats,  d'ardents  ouvriers  de  la  pensée,  d'universitaires 
conquis  sur  l'Ecole  normale,  d'ingénieurs  enlevés  à  l'Ecole 
centrale  ou  à  l'École  polytechnique,  d'avocats  ravis  au  bar- 
reau !  Et  comment  tous  ces  hommes,  tous  ces  prêtres,  dont 
le  cœur  a  vibré  d'un  si  puissant  amour  que  nul  sacrifice  ne 
leur  a  paru  trop  difficile  et  trop  grand,  comment  ne  seraient- 
ils  pas  saisis  d'une  indicible  douleur,  en  entendant  les  sar- 
casmes odieux,  les  ricanements  cruels,  les  mensonges  avérés, 
par  lesquels  on  s'efforce  de  paralyser  d'avance  les  efforts  de 
leur  apostolat,  de  stériliser  le  sol  qu'ils  rêvent  de  féconder  ? 

Ah  !  sans  doute,  Jésus-Christ  a  appelé  ce  bienheureux, 
ceux  qui  souffrent  persécution  pour  la  justice  »  ;  saint  Paul  a 
entonné,  à  diverses  reprises,  le  cantique  d'allégresse  de  ces 
«  persécutés  »,  que  rien  ne  décourage,  que  rien  n'abat,  et 
qui,  «  voulant  vivre  pieusement  dans  le  Christ»,  s'attendent, 
par  cela  même,  à  a  souffrir  »  et  à  pleurer  !  Mais  cette  exalta- 
lion  momentanée,  cet  héroïsme  sublime,  n'empêchent  pas  les 
protestations  intérieures,  involontaires  et  douloureuses,  de 
la  conscience  contre  l'injustice.  Et  le  Sauveur  lui-même, 
après  avoir  reproché  à  Jérusalem  de  fermer  l'oreille  à  sa 
voix,  alors  qu'il  la  conjurait  de  «  se  rassembler  autour  de 
Lui  »,  de  placer  sous  sa  garde  tous  les  descendants  des  pa- 
triarches, le  Sauveur  ne  pouvait  cependant  s'empêcher  de 
pleurer,  dès  que  son  regard  se  portait  sur  la  ville  obstinée 
et  endurcie  ! 


—  4  LETTRE  DE  Msr  DE  CABRIÊRES 


II 


Quand  vous  seriez  d'ailleurs,  mon  Révérend  Père,  entière- 
ment oublieux  de  vous-mêmes,  quand  le  malheur  de  vos 
Frères  et  le  vôtre  vous  trouverait  tous  stoïques  jusqu'à  l'in- 
difFérence,  vous  ne  pouvez  être  indifférents  au  mal  que  font, 
au  sein  des  multitudes,  ces  accusations  générales,  qui  sem- 
blent vous  vouer  tous,  et  vouer  tous  les  religieux,  à  la  même 
réprobation. 

Que  peuvent  éprouver  les  foules,  trop  souvent  ignorantes 
et  passionnées,  quand  on  excite  ainsi  leur  mépris  et  leur 
fureur  contre  des  hommes,  qui  paraissent  inoffensifs,  doux 
et  bons,  et  qu'on  leur  représente  comme  méchants,  artifi- 
cieux à  l'excès,  corrompus  et  corrupteurs  !  Elles  sont  tentées 
de  croire  qu'on  leur  dit  la  vérité.  Ce  contraste,  entre  ce 
qu'elles  entendent  et  ce  qu'elles  voient,  les  irrite  et  les  ré- 
volte ;  il  devient  une  sorte  d'acte  d'accusation,  qui  aurait  be- 
soin d'être  mille  et  mille  fois  réfuté;  et,  comme  les  réfutations 
n'arrivent  pas  jusqu'à  elles,  ou  se  perdent  dans  le  bruit,  peu 
à  peu  les  plus  grossières  faussetés  s'accréditent;  elles  s'en- 
flent et  s'enveniment  dans  l'imagination  populaire.  Qui  pourra 
détruire  cette  moisson  de  préjugés  et  de  haines  semés  à 
pleines  mains  ? 

Mais,  ce  me  semble,  mon  Révérend  Père,  à  ces  tristesses 
trop  réelles,  trop  profondes,  il  se  mêle  aussi  quelques  con- 
solations. Dès  que  la  passion  élève  si  fort  la  voix,  par  cela 
même,  elle  devient  suspecte  ;  et  les  meilleurs  esprits  se  dé- 
fient, ils  tiennent  en  suspens  leur  adhésion,  quand  ils  cons- 
tatent qu'on  veut  l'emporter  d'assaut,  en  les  frappant  par  des 
affirmations  audacieuses  et  choquantes. 

C'est  tout  un  cours  d'histoire  et  tout  un  traité  de  philoso- 
phie que  l'on  expose  pour  obtenir  le  vote  de  la  loi,  qui  vous 
défendra  de  vivre. 

«  Le  Midi,  fumant  des  bûchers  de  l'Inquisition  »  ;  «la  France, 
ensanglantée  par  les  massacres  de  la  Saint-Barthélémy  »  ;  «  le 


AU  R.  P.  DIRECTEUR  DES  ÉTUDES  2?8  —  5 

Jansénisme,  obligé  de  demander  au  génie  de  Pascal  le  plus 
éloquent  des  pamphlets  »;  a  le  Gode  de  morale  pratique,  ar- 
rangé par  M.  Paul  Bert  pour  l'édification  du  dix-neuvième 
siècle  expirant  »;  (c  les  murailles  conventuelles,  étendant 
autour  de  nos  villes  le  réseau  de  pierre,  qui  bientôt  les  étouf- 
fera »  ;  «  l'envahissement  progressif  enfin  du  clergé  régu- 
lier, dont  les  cohortes  serrées  refoulent  le  clergé  sécu- 
lier »  jusque  vers  un  invisible  fossé,  dans  lequel  il  tombera 
pour  y  végéter  et  y  mourir  :  voilà  «  les  nouveautés  »,  aux- 
quelles on  a  recours  pour  obtenir  des  Chambres  qu'elles 
veillent  à  «  la  sûreté  des  libertés  publiques  menacées  »,  et 
que,  par  une  loi  draconienne,  elles  conjurent  «  le  plus 
grand,  le  plus  redoutable  danger  »,  qui  ait  jamais  menacé 
notre  civilisation. 

Votre  Compagnie,  mon  Révérend  Père,  n'existait  pas  au 
treizième  siècle.  Elle  ne  pouvait  donc  être  responsable  des 
actes  des  inquisiteurs,  qui,  en  France,  en  Angleterre,  en 
Italie,  ont  jugé  des  causes  d'hérésie.  Mais,  il  est  singulier 
que,  «  même  en  apprenant  l'histoire  hors  de  vos  collèges  », 
on  oublie  que  Calvin  a  fait  brûler  Michel  Servet,  sans  se 
soucier  de  «  la  liberté  de  conscience  »,  et  que  le  dernier 
sorcier,  condamné  à  mourir  par  le  feu,  le  fut,  en  1785,  par 
un  tribunal  protestant  du  canton  de  Glaris.  Ce  n'est  que  dans 
les  temps  modernes  que  la  sévérité  —  on  pourrait  dire  :  la 
cruauté  —  des  lois  pénales  s'est  adoucie  ;  les  catholiques 
d'Angleterre  et  d'Irlande  en  savent  quelque  chose.  Et  com- 
bien avez-vous  donné  de  martyrs  à  la  vraie  liberté  de  con- 
science, sous  Elisabeth  et  sous  Cromwell?  Ne  disait-on  pas, 
ces  jours  derniers,  que,  pour  punir  le  roi  Guillaume  IV  d'a- 
voir approuvé,  en  1832,1e  bill  d'émancipation  des  catholiques, 
les  loges  orangistes  essayèrent,  par  deux  fois,  en  1835  et  en 
1837,  de  faire  déposer  le  vieux  roi  comme  fou,  et  d'écarter  du 
trône  la  princesse  Victoria,  dont  on  redoutait  la  largeur  d'es- 
prit et  la  magnanimité  ? 

Mais  à  quoi  bon  secouer  ces  vieilles  torches  d'intolérance, 
alors  qu'on  prétend  vouloir  présenter  «  une  loi  de  liberté 


288  -  6  LETTRE  DE  M^'^  DE  CABRIERES 

pour  la  conscience  individuelle  »  ?  Qui  donc  pourrait  croire 
aujourd'hui  que  nos  religieux,  Dominicains,  fils  de  saint 
François,  de  saint  Bruno  ou  de  saint  Ignace,  vont  marcher 
dans  les  voies  où  toute  la  chrétienté  était  au  quatorzième,  au 
quinzième  ou  au  seizième  siècle  ?  L'Église  romaine  garde  la 
Sacrée  Congrégation  de  l'Inquisition  universelle  et  romaine, 
non  pas  comme  une  menace  matérielle  pour  les  adeptes  de  la 
libre  pensée  ou  de  n'importe  quelle  hérésie,  mais  pour  aver- 
tir les  catholiques  de  se  tenir  fermes  dans  la  foi,  et  de  re- 
douter pour  elle  les  multiples  périls  d'une  époque,  où,  par 
mille  sentiers,  l'erreur,  comme  un  serpent,  se  glisse  dans 
les  âmes  et  tend  à  affaiblir  leurs  plus  chères  croyances. 


III 

Surtout,  mon  Révérend  Père,  votre  grande  consolation 
doit  être  de  voir  que,  bien  loin  de  vous  isoler  parmi  les 
autres  religieux,  on  vous  confond  avec  eux  ;  et  on  vous 
adresse  à  tous  les  mêmes  reproches,  sans  comprendre  ni 
estimer  le  glorieux  patrimoine  que  vous  partagez  ensemble. 

On  paraît  attribuer  à  je  ne  sais  quelle  humeur  farouche  ou 
mélancolique  le  choix  d'une  forme  de  vie  qu'on  n'hésite  pas 
à  dénoncer  comme  «  contraire  à  l'amour  filial,  au  droit  na- 
turel, au  droit  positif,  au  droit  des  gens,  et  même  —  ce  qui 
est  singulier  sur  de  telles  lèvres  —  au  droit  divin  ». 

On  oublie  ainsi  les  recommandations  expresses  du  Sauveur 
et  de  ses  apôtres,  par  lesquelles,  ou  bien  par  lui-même,  ou 
par  l'intermédiaire  des  auteurs  inspirés,  le  divin  Maître  a 
conseillé  la  pratique  de  la  pauvreté,  de  la  continence,  de 
l'humilité,  de  la  pénitence,  du  renoncement  volontaire  aux 
liens  et  aux  biens  de  ce  monde. 

On  oublie  que,  selon  les  plus  solides  historiens,  la  vie  des 
anachorètes  et  des  cénobites  a  commencé  dès  la  fin  du  second 
siècle  ou  le  début  du  troisième;  et  que,  dès  lors,  selon  la 
belle  remarque  d'un  pieux  bénédictin,  «  les  martyrs  de  la 
pénitence   ont  succédé  aux  martyrs  de  la  foi  »  ;   «  ceux-ci 


AU  R.  P.  DIRECTEUR  DES  ÉTUDES  2«8  -  7 

étant  peu  à  peu  moins  nombreux,  à  cause  de  la  victoire  de 
la  religion  sur  le  paganisme;  ceux-là,  en  plus  grand  nombre, 
se  sont  formés  dans  les  solitudes  et  les  monastères  ». 

A  qui  persuadera-t-on,  parmi  les  catholiques,  et  même 
parmi  les  simples  chrétiens,  que,  inaugurée  sous  les  aus- 
pices du  Sauveur  lui-même  et  de  ses  plus  chers  disciples,  la 
vie  religieuse  est  devenue,  dans  le  cours  des  siècles,  irration- 
nelle et  funeste  ?  Et  quand  on  voit  saint  Jérôme,  saint  Augus- 
tin, saint  Basile  et  tant  d'autres,  consacrer  par  leur  propre 
exemple  l'union  du  sacerdoce  ou  de  l'épiscopat  avec  la  pra- 
tique austère  des  vœux  monastiques,  comment  douterait-on 
que  ces  vœux  ne  soient  eux-mêmes  légitimes,  recomman- 
dables  et  sacrés  ? 

Où  voit-on  que  les  religieux,  par  suite  de  leur  profession, 
aient  perdu  leur  personnalité,  rompu  avec  leurs  familles  et 
méconnu  leur  patrie  ? 

Etait-ce  une  âme  affaiblie  et  timide  que  saint  Léger  d'Autun? 
Suger  et  saint  Bernard  manquaient-ils  d'énergie  et  de  carac- 
tère ?  Et,  sans  parler  des  grands  moines  du  moyen  âge,  voit-on 
que  l'abbé  de  Rancé,  que  dom  Mabillon  et  ses  frères  de 
Saint-Maur  ou  de  Saint- Vanne,  que  tant  de  religieux,  au 
moment  de  la  grande  Révolution,  aient  fait  preuve  de  timi- 
dité, d'inconsistance  et  de  lâcheté  ? 

Prenons  les  religieux,  que  nous  avons  connus  et  admirés. 
Qui  pourra  leur  reprocher  d'avoir  montré  un  caractère  peu- 
reux et  irrésolu,  un  cœur  hésitant  et  faible  ? 

Les  Ravignan,  les  Félix,  les  Guéranger,  les  Pitra,  les  d'Al- 
zon,  les  Olivaint,  les  Gaptier,  et  tant  d'autres  moins  célèbres, 
n'étaient-ils  pas  amoureux  de  leur  pays,  et  n'associaient-ils 
pas  à  sa  gloire,  dans  le  passé  et  dans  l'avenir,  la  hardiesse 
de  leurs  initiatives  pour  relever  ou  propager,  en  France,  le 
culte  des  lettres  chrétiennes  et  la  pratique  des  plus  pures 
vertus  ? 

Une  parole  éloquente  célébrait,  l'autre  jour,  comme  il  était 
juste,  ce  «  libéral  impénitent  »,  ce  religieux  «  presque  saint  », 
ce  sublime  orateur,  qui,  par  un  fier  et  tendre  appel  «  à  son 


288  —  8  LETTRE  DE  M^r  DE  CABRIERES 

pays  »,  ouvrit  si  grandement  aux  Frères  Prêcheurs  et  à  tous 
les  religieux  les  portes  de  la  France,  jusque  là  à  peine  entre- 
bâillées pour  eux.  Est-ce  en  songeant  à  lui  qu'on  aurait  pu 
affirmer  que,  dans  sa  bouche,  «  l'appel  à  la  liberté  pour  tous 
n'était  qu'un  artifice  de  langage  »,  et  que,  si  jamais,  par  im- 
possible, il  eût  été  dépositaire  d'une  part  quelconque  d'auto- 
rité, il  en  aurait  usé  pour  asservir  et  bâillonner  autour  de  lui? 

Sa  vie  ne  prouve-t-elle  pas  que,  mortifié,  humble,  recueilli 
comme  un  ascète  de  la  Thébaïde,  il  avait  l'âme  intrépide  d'un 
héros,  et  que,  pour  lui  comme  pour  tous  ses  fils  et  frères,  les 
vrais  religieux,  la  piété  n'était  pas  une  cause  d'infériorité 
morale,  mais  au  contraire  le  stimulant  de  la  plus  noble  indé- 
pendance ?  Et  pour  qui  s'était  approché  de  son  cœur,  ce 
cœur  était  le  plus  délicat,  le  plus  aimant,  le  plus  fidèle.  Je 
connais  d'anciens  élèves  de  Sorèze,  qui  ne  peuvent  songer  à 
cet  éducateur  incomparable,  sans  que  le  souvenir  du  maître 
de  leur  jeunesse  ne  mouille  leurs  yeux  de  larmes.  Et  c'est  lui 
qui  a  donné  du  moine  cette  admirable  définition  :  «  Tendre 
comme  une  mère,  pur  et  fort  comme  le  diamant  !  » 

Non  !  le  sacrifice  religieux  ne  dessèche  pas  les  âmes,  il  ne 
tarit  pas  en  elles  la  source  des  saintes  et  généreuses  ten- 
dresses. Il  les  règle,  il  leur  commande;  mais,  par  cela  même, 
comme  le  sel,  il  les  purifie  et  les  éternise. 

Et  cette  obéissance,  mon  Révérend  Père,  que  l'on  vous 
impute  comme  un  crime,  dont  on  fait  un  épouvantail  pour  les 
naïfs,  en  la  leur  dépeignant  comme  la  cause  probable  des 
attentats  les  plus  odieux  contre  les  États  et  contre  les 
familles,  qu'est-elle  autre  chose  qu'une  loi  nécessaire,  indis- 
pensable pour  que  le  zèle  religieux  ne  dégénère  pas  en  une 
exaltation  indiscrète  et  maladive?  Les  barrières  qu'elle  pose, 
les  préceptes  qu'elle  donne  sont  la  sauvegarde  de  tout  le 
bien  que  doit  produire  la  consécration  totale  de  soi  au  ser- 
vice de  Dieu. 

Et  si  votre  fameux  :  perinde  ac  cadaver  scandalise  vos 
censeurs,  qu'ils  fassent  remonter  leur  indignation  jusqu'à 
saint  Benoît,  qui,  par  deux  fois,  dans  sa  Règle,  aux  cha- 


AU  R.  P.  DIRECTEUR  DES  ÉTUDES  288  —  9 

pitres  V  et  viii,  recommande  à  ce  point  la  vertu  d'obéissance 
que,  dit-il  :  «  Si  le  supérieur  commande  une  chose  impos- 
sible, l'inférieur  doit,  sans  résistance  ni  contradiction,  mais 
patiemment  et  convenablement,  représenter  les  motifs  de 
cette  impossibilité  ;  et  si  le  supérieur  insiste,  le  jeune  reli- 
gieux doit,  dans  un  mouvement  de  charité,  et  en  se  confiant 
au  secours  de  Dieu,  essayer  d'accomplir  l'ordre  donné.  » 

Folie,  dira-t-on;  mais  qui  ne  sait  que  ces  folies  ont  fait 
germer  sur  la  surface  de  toute  l'Europe  de  merveilleux 
foyers  de  science  et  de  vertu,  un  moment  éteints  par  les 
révolutions,  mais  qui  se  sont  rallumés  partout,  depuis 
cinquante  ans,  et  qui  partout  ont  déjà  produit  de  réels 
prodiges  ? 

Et,  pour  achever  de  convaincre  ceux  qui  vous  blâment  de 
vos  prétendus  excès  dans  la  dépendance  vis-à-vis  de  vos 
supérieurs,  n'est-il  pas  à  propos  de  citer  les  belles  paroles 
de  l'abbé  de  Rancé,  dans  son  Commentaire  sur  la  Règle  de 
saint  Benoît  : 

«  L'obéissance  est  la  base  et  le  fondement  de  la  profession 
monastique.  Où  elle  ne  se  trouve  point,  il  n'y  a  point  de 
religion...  La  gloire  d'un  véritable  obéissant  est  de  trouver 
quelque  occasion  de  consacrer  sa  vie,  de  la  perdre  dans  les 
travaux  de  l'obéissance,  et  de  glorifier  ainsi  Jésus-Christ  par 
la  mort  :  comme  un  martyr  qui  l'accepte,  qui  la  souffre,  et 
qui  répand  son  sang  avec  plaisir  pour  la  confession  du  saint 
nom  de  Dieu  ». 

Dira-t-on,  mon  Révérend  Père,  que  Bossuet  aurait  dû 
ramener  au  bon  sens  son  illustre  ami  ;  ou  que  Louis  XIV 
aurait  dû  trembler,  en  songeant  que  l'abbé  de  la  Trappe 
pouvait,  en  vertu  de  l'obéissance,  commander  à  un  de  ses 
religieux  d'assassiner  le  Roi  ? 

Pourquoi  parler  des  choses  de  l'âme  et  de  la  foi,  quand 
on  ne  les  a  jamais  soupçonnées,  ou  quand  on  les  a  tellement 
perdues  de  vue  î 


—  10  LETTRE  DE  M^r  DE  CABRIERES 


IV 


Avez-vous  besoin,  mon  Révérend  Père,  que  je  vous  ras- 
sure vous-même  contre  la  terrible  énumération  de  toutes  les 
condamnations  que  votre  Compagnie  aurait  encourues,  avant 
de  subir  la  condamnation  suprême  par  l'organe  du  pape 
Clément  XIV? 

Son  prédécesseur  immédiat,  le  pape  Clément  XIII,  ne  vous 
avait-il  pas  consolés  et  justifiés  par  avance,  lorsque,  main- 
tenant son  impassible  refus  de  supprimer  votre  ordre,  il 
faisait  écrire  aux  rois,  acharnés  à  vous  perdre,  ces  nobles 
paroles  :  ce  Sa  Sainteté  ne  peut  s'expliquer  comment  les  cours 
catholiques  ont  le  triste  courage  d'ajouter  à  toutes  les  dou- 
leurs de  l'Église  une  douleur  nouvelle,  sans  autre  résultat 
que  de  tourmenter  de  plus  en  plus  la  conscience  et  le  cœur 
du  Pontife.  La  postérité  impartiale  jugera  :  elle  dira  si  de 
telles  actions  peuvent  être  considérées  comme  des  preuves 
du  filial  amour  que  ces  souverains  se  vantent  d'avoir  pour 
Sa  Sainteté,  et  comme  des  gages  de  l'attachement,  qu'ils  pré- 
tendent professer  pour  le  Saint-Siège.  » 

Le  Pape  parlait  ainsi  en  1768;  et  il  répondait  par  là  même 
aux  blâmes  prétendus  que  onze  de  ses  prédécesseurs  auraient 
adressés  aux  Jésuites.  Mais  sans  écouter  ces  plaintes,  si 
amères  quoique  si  mesurées,  les  cours  de  Paris,  de  Naples, 
de  Parme,  de  Madrid  et  de  Lisbonne  ne  s'arrêtèrent  point. 
Les  conspirateurs  avaient  juré  que,  avant  de  disparaître 
dans  la  tempête,  déchaînée  par  leur  déplorable  faiblesse,  les 
princes  catholiques  devraient  exécuter  la  sentence  portée 
contre  la  Compagnie. 

Enfin,  menacé  d'être  le  témoin  de  l'apostasie  de  toutes  les 
puissances  catholiques,  le  pape  Clément  XIV  céda  à  la  pres- 
sion effroyable  exercée  sur  lui  :  et,  sans  prononcer  si  les 
griefs,  avancés  contre  la  Compagnie,  étaient  fondés  ou  non, 
par  mesure  de  prudence,  il  la  supprima  ! 

Povero  Papa!  Che  poteva  fare?  Ce  fut  le  cri  de  douleur 


AU  R.  P.  DIRECTEUR  DES  ÉTUDES  288  —  11 

et  de  soumission,  poussé  par  saint  Alphonse  de  Liguori  !  Ce 
fut  aussi  celui  de  tous  vos  frères,  mon  Révérend  Père,  dont 
l'exemple  servait  récemment  de  modèle  à  une  autre  congré- 
gation, pour  lui  faire  accepter  en  silence  une  décision  moins 
sévère,  mais  pénible  aussi,  pour  des  hommes  actifs,  vaillants 
et  dévoués  I 

Nous  n'en  sommes  plus  au  temps  de  Louis  XV,  où  la  fidé- 
lité monarchique  comprimait  alors,  dans  les  cœurs,  le  cri  de 
la  conscience,  blessée  et  froissée  par  l'injustice.  Aujourd'hui 
comme  en  1880,  et  peut-être  plus  encore,  la  voix  des  orateurs 
catholiques  s'élève  pour  protester  contre  la  reprise  des  hos- 
tilités vis-à-vis  des  religieux.  Nous  n'avons  pas  à  leur  égard 
de  jalousies  puériles;  et  si,  par  impossible,  ils  oubliaient  la 
réserve  et  la  mesure  que  leurs  divers  instituts  leur  prescri- 
vent, nous  estimerions  facile  de  leur  faire  agréer  nos  justes 
représentations. 

Mais,  grâce  à  Dieu,  rien  de  pareil  n'éveille  notre  sollici- 
tude; et  volontiers,  comme  Louis  Veuillot,  dans  un  de  ces 
admirables  articles  qu'il  jetait,  chaque  jour,  sans  compter, 
non  point  comme  un  jouet  aux  vents,  ludibria  ventis,  mais 
comme  une  fleur  exquise  à  ses  lecteurs  captivés,  nous  deman- 
dons instamment  à  Dieu  de  nous  garder  tous  nos  religieux. 
Entre  eux  nous  ne  faisons  pas  de  choix;  si  nous  vénérons,  si 
nous  chérissons  les  anciens  :  Bénédictins,  Carmes,  Char- 
treux, Dominicains,  Franciscains,  etc.,  nous  vénérons,  nous 
aimons  aussi  les  moins  anciens  et  les  nouveaux  :  Jésuites, 
Lazaristes,  Maristes,  Oblats,  Assomptionistes,  Chanoines  et 
Clercs  réguliers.  Frères  de  tout  nom  et  de  tout  costume,  etc. 
Tous  travaillent  à  faire  connaître  et  aimer  Jésus-Christ,  à 
faire  aussi  connaître  et  aimer  la  France.  Leur  armée  pacifique 
et  courageuse  défriche  et  ensemence  partout  le  sol  du 
monde,  afin  d'y  conserver  ou  d'y  renouveler  les  germes 
sacrés  de  la  foi.  Comment  aurions-nous  à  leur  égard  un  autre 
sentiment  que  celui  d'une  fraternelle  émulation? 

Ah  !  ce  n'est  pas  nous  qui  nous  plaindrons  de  la  «  défor- 
mation morale  »,  que  subissent  nos  séminaristes;  les  maîtres 


288  —  12  LETTRE  DE  Mgr  DE  CABRIERES 

que  nous  leur  donnons  n'empruntent-ils  pas  le  plus  souvent 
leurs  leçons  aux  théologiens  renommés,  que  votre  Compa- 
gnie, docile  aux  ordres  de  l'un  des  papes  les  plus  éclairés 
qui  se  soient  assis  sur  le  siège  de  Pierre,  maintient  dans  les 
chaires  du  Collège  romain?  Et  l'un  des  plus  distingués  n'est- 
il  pas,  à  l'heure  actuelle,  un  Français,  animé  comme  tous  ses 
frères,  du  patriotisme  le  plus  ardent  ? 

Laissez  donc,  mon  Révérend  Père,  passer  l'orage  du 
moment  présent.  C'est  une  tempête;  elle  préparera,  elle 
avancera  l'œuvre  inconnue,  que  se  propose  la  Providence. 
Ils  veulent  que  «  la  religion  ne  soit  pas  la  maîtresse  dans 
notre  pays  »  ;  ils  sont  «  jaloux  de  leur  liberté  de  penser  »  ;  ils 
veulent  jouir  de  «  la  victoire  »  de  ce  qu'ils  appellent  :  «  la 
conscience  affranchie  »  ! 

Ils  prétendent  mieux  comprendre  que  «  la  plus  haute  auto- 
rité morale  d'ici-bas  »,  et  ce  que  l'Eglise  catholique  a  fait 
dans  le  passé,  et  ce  que  signifie  le  contrat  synallagmatique 
intervenu  entre  Pie  VII  et  Napoléon. 

Hélas  !  toutes  ces  affirmations  orgueilleuses  nous  présa- 
gent de  cruelles  tristesses  et  de  grands  malheurs  !  mais,  si 
nous  savons  prier  et  travailler,  le  Galiléen  vaincra. 

Agréez,  mon  Révérend  Père,  avec  mes  excuses  pour  une 
aussi  longue  lettre,  la  nouvelle  assurance  de  ma  sympathie 
profonde  et  de  mon  respectueux  dévouement. 

Fr.-M.-A.    DE    Cabrières, 

évêque  de  Montpellier. 


LES  MÉSAVENTURES  DU  MERVEILLEUX 


Lorsque  Mesmer  venait,  en  1784,  s'installer  en  plein  Paris, 
à  l'hôtel  Bouillon,  et  magnétisait,  dans  les  premiers  mois  de 
l'année,  jusqu'à  huit  mille  personnes,  il  faisait  plus  que  créer 
le  magnétisme  de  clinique  et  le  magnétisme  de  salon  :  il  met- 
tait les  pratiques  du  merveilleux  à  la  portée  de  tout  le  monde. 
Dès  lors,  le  merveilleux  populaire  devenait  possible.  Mais  la 
grande  vogue  du  merveilleux  date  du  milieu  de  ce  siècle.  En 
1847,  la  famille  Fox,  à  Hydeville  près  New-York,  est  visitée 
par  des  Esprits  frappeurs.  La  nouvelle  s'en  répand  dans  toute 
l'Amérique  ;  on  crée,  au  moyen  de  coups,  un  système  de 
télégraphie  spirite,  et  chacun  prétend  se  mettre  en  commu- 
nication avec  le  monde  invisible.  L'Europe,  à  son  tour,  s'é- 
meut. En  1852  et  1853  jusqu'en  1876,  le  public  est  tout  entier 
aux  tables  tournantes  ou  parlantes,  et  aux  Esprits.  Puis  l'at- 
tention se  relâche;  quant,  à  partir  de  1885  environ,  toute  une 
série  de  faits  étranges  vient  la  secouer  et  la  captiver. 

Un  Congrès  spirite  et  spiritaaliste  international  se  tenait  à 
Paris  en  1889  ;  à  en  croire  les  affirmations,  parfois  un  peu  fan- 
taisistes, du  parti,  il  représentait  quarante  mille  adhérents. 
Un  second  congrès,  également  international,  se  réunissait  du 
16  au  27  septembre  dernier,  à  l'occasion  de  l'Exposition.  Il 
comptait  des  délégués  de  sociétés  ou  de  groupes  apparte- 
nant à  toutes  les  parties  du  monde,  et  le  nombre  des  adhé- 
rents s'élevait  à  soixante  mille.  Quant  au  chiffre  des  revues 
et  des  journaux  spirites,  il  s'accroît  sans  cesse;  la  France  en 
possède,  pour  sa  part,  une  bonne  douzaine.  Plusieurs  libraires 
tirent  des  publications  sur  le  merveilleux  le  plus  clair  de 
leurs  revenus. 

La  recrudescence  de  la  popularité  du  merveilleux  —  la 
remarque  a  été  souvent  faite  —  correspond,  d'ordinaire,  aux 
époques  troublées  où  la  société  cherche  à  son  malaise  quelque 
remède  ou  quelque  diversion.  Elle  est  d'autant  plus  forte 
que  diminue  dans  les  âmes  la  foi^religieuse,  qui  leur  offrait 

LXXXVI.  —  19 


290  LES  MESAVENTURES  DU  MERVEILLEUX 

les  assurances  de  l'au-delà  ;  et  les  nations  protestantes  su- 
bissent ces  crises  plus  violemment  encore  que  les  nations 
catholiques.  Mais,  laissant  de  côté  ce  genre  de  considérations, 
nous  voudrions  rechercher  si  le  spiritisme  et  les  doctrines 
qui  s'y  rattachent  ont  tenu  leurs  promesses.  Il  y  avait  de  ce 
côté  des  prétentions,  très  sûres  d'elles-mêmes,  assurées  à 
renouveler  la  religion,  la  philosophie  et  la  science.  Le  mo- 
ment est  peut-être  venu  de  se  demander  si  les  événements 
ont  répondu  à  ces  hautes  ambitions. 

Nous  ne  nous  occuperons  tout  d'abord  que  des  faits  qui  se 
rattachent  plus  étroitement  au  spiritisme  et  au  magnétisme  : 
communications  d'Esprits.,  phénomènes  de  médiumnité,  fa- 
cultés merveilleuses  développées  à  l'aide  de  passes  ou  de 
procédés  analogues.  Nous  ne  dirons  rien  ici  de  ce  qui  regarde 
la  suggestion  proprement  dite.  C'est  quelque  chose  comme  un 
inventaire  critique  de  ces  faits  que  nous  voudrions  dresser. 


On  a  dit  et  répété  que  les  faits  étranges,  déconcertants,  du 
spiritisme  et  du  psychisme,  sous  toutes  leurs  formes,  sont 
en  tel  nombre,  attestés  par  des  témoins  tellement  graves, 
que  ne  pas  les  admettre,  c'est  renoncer  à  toute  certitude  his- 
torique. Attribuer  tous  ces  faits  à  une  colossale  mystifica- 
tion, s'en  débarrasser  en  bloc  par  les  mots  de  supercherie 
ou  d'hallucination,  n'est  pas  un  procédé  que  la  raison  puisse 
approuver. 

Tel  est  bien  notre  sentiment.  Cependant,  accepter  de  con- 
fiance tout  ce  qui  se  colporte  ou  s'écrit  en  ce  genre,  nous 
paraît  un  autre  excès  condamnable.  Un  tel  a  fait  tourner  ou 
écrire  un  guéridon,  une  corbeille  à  ouvrage,  —  le  chapeau 
tournant  est  démodé  ;  —  un  autre  a  déplacé  ou  soulevé  un 
meuble,  une  lourde  caisse,  par  la  simple  apposition  des 
mains  ;  une  guitare  a  passé  dans  l'air  en  résonnant  ;  des  doigts 
lumineux  ont  apparu  se  promenant  sur  la  tête  des  spectateurs  ; 
le  fluide  d'un  médium  ou  l'Esprit  d'un  défunt  a  imprimé  son 
image  sur  une  plaque  photographique;  une  personne  endor- 
mie artificiellement  a  pu  déchiffrer  un  message  à  travers  une 
enveloppe  de  papier,  ou  lire  la  pensée  enfermée  dans  le  cer- 


LES  MÉSAVENTURES  DU  MERVEILLEUX  291 

veau.  Au  premier  récit  de  ces  merveilles,  on  se  récrie  :  C'est 
prodigieux  !  Comment  expliquer  cela  ?  Est-ce  que  les  forces 
de  la  nature,  même  inconnues,  peuvent  produire  de  tels  effets  ? 
Faut-il  faire  intervenir  quelque  puissance  d'ordre  supérieur? 
Et,  dans  ce  cas,  s'agit-il  des  âmes  des  défunts  ou  bien  des 
Esprits  ?  Et  quels  sont  ces  Esprits?  Sont-ce  les  bons  ou  les 
mauvais? 

Ces  questions  sont  bonnes;  elles  sont  justes.  Mais  doivent- 
elles  venir  les  premières  ?  En  présence  de  tout  fait  de  ce 
genre,  le  premier  parti  à  prendre,  le  seul  sage,  est  de  sus- 
pendre notre  jugement  tant  que  la  critique  des  témoignages 
n'a  pas  été  faite.  Tout  phénomène  qui  déroge  au  cours  ordi- 
naire des  choses,  qui  se  présente  avec  un  caractère  particu- 
lier de  nouveauté  et  d'exception,  doit  d'abord  prouver  sa 
réalité,  fournir  ses  titres  bien  authentiques  à  notre  créance. 
Nous  ne  disons  pas  qu'il  faut  l'écarter  ou  le  nier  a  priori \ 
nous  disons  qu'il  faut  le  contrôler. 

Or,  ce  contrôle  existe-t-il  ?  Des  revues  spéciales  alignent 
chaque  mois  des  faits  qui  nous  font  pénétrer  dans  un  monde 
merveilleux  et  invisible.  Quelle  est  celle  qui,  d'abord,  établit 
une  critique  sérieuse  de  ces  faits  ?  Le  sans  gène  avec  lequel 
on  propose  les  plus  étranges  prodiges  à  la  foi  du  public  est 
inconcevable.  Le  premier  venu  relate,  para  peu  près,  ce  qu'il 
croit  avoir  vu  ou  entendu  raconter  ;  et  qui  formule  quelque 
doute  s'expose  à  être  traité  de  mécréant. 

Mais,  dira-t-on,  il  s'agit  seulement  d'amasser  des  maté- 
riaux pour  la  science  future,  pour  la  construction  à  venir; 
d'ailleurs,  l'existence  même  de  cet  ordre  de  phénomènes 
ressort  de  la  seule  multitude  des  faits  apportés,  et  c'est  déjà 
un  point  capital  établi. 

Mauvaise  manière  de  préparer  une  construction  que  d'ac- 
cumuler les  matériaux  sans  en  vérifier  la  valeur;  un  beau 
jour,  tout  s'effondrera,  si  tant  est  que  l'édifice  puisse  même 
commencer  à  surgir  du  sol.  Pour  édifier  une  théorie,  une 
doctrine,  une  science,  un  fait  bien  délimité,  à  la  manière  d'un 
moellon  bien  taillé  et  solidement  calé,  vaut  mieux  qu'un 
millier  de  faits  imprécis,  informes,  portant  en  équilibre  ins- 
table sur  des  témoignages  sans  consistance.  Et  si  certains 
esprits  se  refusent  encore  à  admettre  tel  ordre  de  faits  ou 


292  LES  MESAVENTURES  DU  MERVEILLEUX 

telle  catégorie  de  faits,  n'est-ce  pas  que  tous  les  spécimens 
qu'on  leur  présente  leur  paraissent  de  valeur  suspecte.  En 
tout  cas,  pour  discuter  sérieusement,  au  sujet  d'un  fait,  les 
questions  d'origine,  de  cause,  de  nature  intime,  il  faut  plus 
que  des  à  peu  près  au  sujet  de  sa  réalité  et  de  ses  circon- 
stances essentielles. 

Cette  circonspection,  les  maîtres  eux-mêmes  en  spiritisme 
et  en  magnétisme  nous  la  prêchent,  sinon  en  pratique,  du 
moins  en  paroles.  Ils  sont  les  premiers  à  nous  avertir  d'être 
sur  nos  gardes.  Dans  son  Livre  des  médiums^  Allan  Kardec 
consacre  tout  un  chapitre  aux  contradictions  et  aux  mystifica- 
tions, un  autre  au  charlatanisme  et  à  la  jonglerie  en  matière 
de  spiritisme.  La  Revue  spirite^  dirigée  par  M.  P. -G.  Leyma- 
rie,  son  successeur,  s'élève  souvent  contre  les  médiums  mys- 
tificateurs. Aksakof,  le  plus  en  vue  des  spirites  russes,  adopte 
l'opinion  de  Hudson  Tuttle,  médium  américain  et  «  écrivain 
philosophique  par  intuition  »,  d'après  lequel  «  nous  pouvons 
rejeter  la  moitié  ou  même  les  trois  quarts  des  manifestations 
qui  passent  pour  être  des  phénomènes  spirites*  ».  Lui-même, 
parlant  des  messages  spirites,  reconnaît  «  la  fausseté  impu- 
dente de  leur  contenu  ».  Le  D'  Paul  Gibier,  qui  avait  entre- 
pris sur  ces  faits  une  enquête  ayant  quelque  caractère  scien- 
tifique, déclare  qu'((  il  n'est  pas  de  matière  qui  prête  autant  à 
la  fraude...  Les  farces,  qui  ont  été  jouées  avec  le  spiritisme 
pour  prétexte,  sont  innombrables  *.  »  Et  il  en  raconte  quel- 
ques-unes. L'aventure  des  frères  Davenport  est  célèbre. 

Après  avoir  fait  courir  toute  l'Amérique,  les  frères  Daven- 
port eurent  la  pensée  de  venir  à  Paris.  Ils  donnèrent  d'abord 
des  séances  en  ville  ;  puis,  grisés  par  le  succès,  ils  osèrent 
affronter  le  grand  public.  C'était  au  mois  de  septembre  1865. 
Dans  une  séance  à  la  salle  Herz,  les  frères  Davenport,  sui- 
vant leur  procédé  habituel,  se  firent  solidement  attacher  sur 
leurs  chaises  et  enfermer  dans  une  armoire.  Ce  soir-là,  les 
instruments  de  musique  dont  les  médiums  étaient  entourés, 

1.  Animisme  et  spiritisme.  Paris,  1895,  p.  278. 

2.  Le  Spiritisme  ;  Fakirisme  occidental.  Paris,  1887,  p.  182-186.  Voir 
encore  Recherches  sur  les  phénomènes  du  Spiritualisme,  par  W.  Crookes, 
p.  4. 


LES  MESAVENTURES  DU  MERVEILLEUX  293 

et  qui,  d'ordinaire,  se  mettaient  soudain  à  résonner,  restent 
muets.  Cependant  les  portes  s'ouvrent,  et  un  des  frères  ap- 
paraît libre  de  tout  lien.  Les  portes  se  referment;  puis  le 
second  frère  sort  détaché  lui  aussi.  Les  médiums  rentrent 
dans  leur  logette;  on  ferme  les  portes,  et  bientôt  ils  se  mon- 
trent attachés  sur  leurs  sièges.  Alors,  coup  de  théâtre  :  un 
monsieur  de  l'assistance  monte  sur  l'estrade,  s'approche  du 
cabinet,  et,  saisissant  la  travée  de  la  chaise  autour  de  laquelle 
s'enroulent  les  cordes  :  «  Messieurs,  s'écrie-t-il,  cette  travée 
est  mobile»  ;  et,  la  tirant  sans  peine  de  ses  rainures,  il  en  fait 
tomber  les  cordes.  Ce  fut  un  tumulte  indescriptible.  Il  ne  se 
calma  un  peu  que  lorsque  le  commissaire  de  police  annonça  : 
(c  Messieurs,  on  va  vous  rendre  votre  argent.  » 

II 

Rend-on  leur  argent  aux  naïfs  qui  achètent  les  livres  où 
les  spirites  consignent  leurs  doctrines  ?  Nous  ne  savons  ; 
mais  enfin  les  spirites  prétendent  avoir  une  doctrine.  Cette 
doctrine,  à  vrai  dire,  est  assez  stationnaire  ;  elle  ne  suit  guère 
la  loi  du  progrès  continu  que  le  spiritisme  assigne  à  tous  les 
êtres.  C'est  encore  dans  Allan  Kardec  qu'il  convient  d'aller 
en  chercher  la  formule  la  plus  complète.  On  sait  que  sous 
ce  nom  de  vieux  druide  celte  se  cache  Hippolyte-Denisard 
Rivail,  né  à  Lyon  en  1803,  mort  en  1869.  S'il  n'a  pas  inventé 
le  spiritisme,  si  même  il  ne  l'a  pas  introduit  en  France,  il 
en  a,  en  quelque  sorte,  promulgué  l'évangile.  Or,  qu'on 
ouvre  le  Livre  des  Esprits^  somme  officielle  des  révélations 
les  plus  importantes  apportées  de  l'autre  monde,  on  ne  trou- 
vera pas  une  vérité ,  une  affirmation  qui  ne  figure  dans 
les  livres  usuels  de  religion  ou  de  philosophie.  Ce  qu'il  dit 
de  Dieu,  de  la  création,  de  la  loi  morale,  des  sanctions  de 
l'autre  vie,  est  formulé  par  le  premier  catéchisme  venu  et 
beaucoup  mieux  que  par  les  Esprits.  Quand  il  s'écarte  du 
catéchisme,  c'est  pour  tomber  soit  dans  un  panthéisme  vul- 
gaire, soit  dans  la  doctrine  banale  et  gratuite  des  réincarna- 
tions, soit  dans  des  solutions  philosophiques  renouvelées  des 
anciens  ou  des  modernes.  A  toutes  les  questions  difficiles  et 
délicates  on  répond  par  une  échappatoire. 


294  LES  MESAVENTURES  DU  MERVEILLEUX 

Pouvons-nous  connaître  la  durée  de  la  formation  des  mondes  :  de  la 
terre,  par  exemple  ? 

R.  —  Je  ne  peux  pas  te  le  dire,  car  le  Créateur  seul  le  sait  ;  et  bien 
fou  qui  prétendrait  le  savoir  ou  connaître  le  nombre  des  siècles  de 
cette  formation. 

—  Pouvons-nous  connaître  l'époque  de  l'apparition  de  l'homme  et 
des  autres  êtres  vivants  sur  la  terre  ? 

R.  —  Non;  tous  vos  calculs  sont  des  chimères. 

—  Pouvons-nous  avoir  quelques  révélations  sur  nos  existences  an- 
térieures ? 

R.  —  Pas  toujours.  Plusieurs  savent  cependant  ce  qu'ils  ont  été  et 
ce  qu'ils  faisaient;  s'il  leur  était  permis  de  le  dire  hautement,  ils  fe- 
raient de  singulières  révélations  sur  le  passé. 

—  La  guerre  disparaîtra-t-elle  un  jour  de  dessus  la  terre  ? 

R.  —  Oui,  quand  les  hommes  comprendront  la  justice  et  pratique- 
ront la  loi  de  Dieu  ;  alors  tous  les  peuples  seront  frères. 

La  Pythie  est  certainement  dépassée. 

Les  Esprits  ont  trouvé  plus  récemment  une  autre  formule  : 
K  La  question  est  prématurée,  lisez  d'abord  les  livres  spi- 
rites.  » 

D'ailleurs,  Allan  Kardec  a  une  doctrine  commode  pour 
expliquer  toutes  les  réponses  erronées  ou  saugrenues  qui 
peuvent  être  données  par  les  Esprits  ou  mises  par  les  spi- 
rites  au  compte  des  Esprits.  Il  existe  des  Esprits  impurs^ 
qui  donnent  «  des  conseils  perfides  et  prennent  tous  les 
masques  pour  mieux  tromper  »  ;  des  Esprits  légers^  qui 
«  se  mêlent  de  tout,  répondent  à  tout,  sans  se  soucier  de 
la  vérité  »  ;  des  Esprits  faux-savants^  qui  «  croient  savoir 
plus  qu*ils  ne  savent  en  réalité  ».  A  vous  de  ne  pas  vous 
laisser  duper. 

Pour  lui,  il  enregistre  religieusement  les  communications 
de  l'Esprit  de  saint  Louis  sur  le  fluide  universel,  une  longue 
dissertation  d'Éraste,  disciple  de  saint  Paul,  sur  les  phéno- 
mènes d'apport  ou  de  transfert  d'objets,  des  homélies  de 
Jeanne  d'Arc  et  de  saint  Alphonse  de  Liguori.  D'ailleurs,  il 
ne  craint  pas  de  corriger  les  messages  signés  des  noms  les 
plus  respectables  :  c'est  que  les  premiers  en  ce  monde  sont 
parfois  les  derniers  dans  l'autre  ;  les  grands  seront  abaissés 
et  les  petits  élevés.  Ainsi,  il  arrivera  que  les  Esprits  d'hommes 
éminents  ici-bas  viendront  familièrement  à  notre  appel;  ils 
s'occuperont  de  détails  minutieux  et  d'apparence  futile,  et 


LES  MÉSAVENTURETS  DU  MERVEILLEUX  »5 

jusque  dans  ces  détails  leur  science  parfois  se  trouvera  en 
défaut. 

11  est  étonnant  comment  cet  Allan  Kardec  a  réponse  à 
tout. 

D'autres  erreurs,  comme  aussi  le  silence  des  Esprits,  doi- 
vent parfois  être  attribuées  aux  médiums.  Ces  hommes  d'une 
sensibilité  spéciale,  doués  de  la  faculté  de  communiquer  avec 
l'autre  monde,  ne  valent  que  selon  la  portée  de  leurs  apti- 
tudes propres,  et  ces  aptitudes  sont  aussi  variées  que  res- 
treintes. Il  y  a  des  médiums  typteurs  et  des  médiums  mo^ 
teurSy  des  médiums  à  effets  musicaux  et  des  médiums  à 
apparitions,  des  médiums  auditifs  et  des  vaéàiwisi^  parlants , 
des  médiums  laconiques  et  des  médiums  explicites^  des  mé- 
diums/?o^/e^  et  des  médiums  seulemeTil  versificateurs^.  Bref, 
soixante-huit  variétés  offrant  des  degrés  infinis  d'intensité, 
en  dehors  desquelles  le  témoignage  des  médiums  ne  mérite 
pas  confiance,  et  cela  sans  compter  les  médiums  charlatans 
qui  sont  légion,  de  l'aveu  du  spirite  Aksakof. 

Encore  ce  qu'obtiennent  les  meilleurs  est  maigre. 

L'avenir  est  caché  aux  Esprits. 

Les  Esprits  peuvent-ils  nous  faire  connaître  l'avenir? 

R.  —  Si  rhomme  connaissait  l'avenir,  il  négligerait  le  présent.  Et 
c'est  là  un  point  sur  lequel  vous  insistez  toujours  pour  avoir  une  ré- 
ponse précise;  c'est  un  grand  tort,  car  la  manifestation  des  Esprits 
n'est  pas  un  moyen  de  divination.  Si  vous  voulez  absolument  une  ré- 
ponse, elle  vous  sera  donnée  par  un  Esprit  follet. 

Au  moins  nous  aideront-ils  dans  les  découvertes  ? 

Les  Esprits  peuvent-ils  guider  dans  les  recherches  scientifiques  et 
les  découvertes  ? 

R.  —  La  science  est  l'œuvre  du  génie  ;  elle  ne  doit  s'acquérir  que 
par  le  travail,  car  c'est  par  le  travail  seul  que  l'homme  avance  dans  sa 
voie.  Quel  mérite  aurait-il  s'il  n'avait  qu'à  interroger  les  Esprits  pour 
tout  savoir  ?  Tout  imbécile  pourrait  devenir  savant  à  ce  prix. 

Les  curieux  de  ces  sortes  de  choses  peuvent  cependant 
lire  dans  le  numéro  de  décembre  1897  de  la  Reçue  spirite  la 
description  d'une  nouvelle  machine  télégraphique  pour  com- 
muniquer avec  l'autre  monde.  L'idée  du  télégraphe  odique  a 

1.  Allan  Kardec,  le  Livre  des  médiums. 


296  LES  MÉSAVENTURES  DU  MERVEILLEUX 

été  suggérée  au  D''  Simonds  par  le  savant  anglais  Faraday, 
«  avec  lequel  il  communique  souvent  et  qui  continue  ses 
études  scientifiques  dans  le  monde  des  Esprits.  ». 

Si  au  moins  les  Esprits  pouvaient  faire  découvrir  les  tré- 
sors ? 

Réponse  : 

Les  Esprits  supérieurs  ne  s'occupent  pas  de  ces  choses  ;  mais  des 
Esprits  moqueurs  indiquent  souvent  des  trésors  qui  n'existent  pas,  ou 
peuvent  aussi  en  faire  voir  un  dans  un  endroit  tandis  qu'il  est  à  l'op- 
posé ;  et  cela  a  son  utilité  pour  montrer  que  la  véritable  fortune  est 
dans  le  travail.  Si  la  Providence  destine  des  richesses  cachées  à  quel- 
qu'un, il  les  trouvera  naturellement;  autrement,  non*. 

Cet  avis  nous  remet  en  mémoire  un  petit  fait  de  la  carrière 
de  Mlle  Gouesdon.  Dans  un  cercle  d'études  où  elle  avait  été 
exhibée  une  fois,  les  tenants  de  la  voyante  avaient  toujours 
un  argument  triomphant  à  opposer  aux  sceptiques  :  ce  Mais 
vous  ne  savez  donc  pas  l'histoire  du  trésor  retrouvé  ?  A  quel- 
qu'un qui  la  consultait,  elle  a  dit  de  sonder  tel  endroit  de  sa 
maison,  dans  un  mur,  derrière  un  placard.  Là  on  trouverait 
une  liasse  de  valeurs  et,  par-dessus,  une  pièce  de  cent  francs 
en  or.  On  a  cherché  à  l'endroit  indiqué,  et  on  a  trouvé.  Une 
pièce  de  cent  francs  en  or  !  Voilà  un  détail  qu'on  n'invente 
pas.  »  —  On  mit  quelque  temps  à  se  procurer  l'adresse  de  la 
fameuse  maison.  Quelqu'un  eut  le  courage  d'y  aller  avec 
mission  de  faire  un  rapport  circonstancié.  Le  rapport  ne  fut 
pas  long  :  «  Quand  je  fus  arrivé  là-bas,  et  que  j'indiquai  le 
sujet  de  ma  visite,  on  ne  sut  pas  ce  dont  je  voulais  parler. 
C'était  le  premier  mot  qu'on  en  entendait.  » 

Tout  le  fatras  des  révélations  spirites  qui  remplissent  les 
livres  d'Allan  Kardec  serait  fastidieux  à  Pexcès  si,  par  in- 
stant, elles  n'étaient  agrémentées  de  quelque  récit  plus  gai. 

Nous  assistâmes  un  soir,  raconte-t-il,  à  la  représentation  de  l'opéra 
à!Obéron  avec  un  très  bon  médium  voyant.  Il  y  avait  dans  la  salle  un 
assez  grand  nombre  de  places  vacantes,  mais  dont  beaucoup  étaient 
occupées  par  des  Esprits  qui  avaient  l'air  de  prendre  leur  part  du 
spectacle  ;  quelques-uns  allaient  auprès  de  certains  spectateurs  et  sem- 
blaient écouter  leur  conversation.  Sur  le  théâtre  se  passait  une  autre 

1,  Allan  Kardec,  le  Livre  des  médiums,  p.  404. 


LES  MESAVENTURES  DU  MERVEILLEUX  297 

scène;  derrière  les  acteurs  plusieurs  Esprits  d'humeur  joviale  s'amu- 
saient à  les  contrefaire  en  imitant  leurs  gestes  d'une  manière  gro- 
tesque ;  d'autres,  plus  sérieux,  semblaient  inspirer  les  chanteurs,  et 
faire  des  efforts  pour  leur  donner  de  l'énergie.  L'un  d'eux  était  con- 
stamment auprès  d'une  des  principales  cantatrices  ;  nous  lui  crûmes 
des  intentions  un  peu  légères;  l'ayant  appelé  après  la  chute  du  rideau, 
il  vint  à  nous,  et  nous  reprocha  avec  quelque  sévérité  notre  jugement 
téméraire.  «  Je  ne  suis  pas  ce  que  vous  croyez,  dit-il;  je  suis  son  guide 
et  son  Esprit  protecteur  ;  c'est  moi  qui  suis  chargé  de  la  diriger.  » 
Après  quelques  minutes  d'un  entretien  très  grave,  il  nous  quitta  en  di- 
sant :  «  Adieu;  elle  eut  dans  sa  loge;  il  faut  que  j'aille  veiller  sur  elle.  » 
Nous  évoquâmes  ensuite  l'Esprit  de  Weber,  l'auteur  de  l'opéra,  et  lui 
demandâmes  ce  qu'il  pensait  de  l'exécution  de  son  œuvre.  «  Ce  n'est 
pas  trop  mal,  dit-il,  mais  c'est  mou;  les  acteurs  chantent,  voilà  tout; 
il  n'y  a  pas  d'inspiration.  Attendez,  ajouta-t-il  ;  je  vais  essayer  de  leur 
donner  un  peu  du  feu  sacré.  »  Alors  on  le  vit  sur  la  scène,  planant 
au-dessus  des  acteurs  ;  un  effluve  semblait  partir  de  lui  et  se  répan- 
dre sur  eux  ;  à  ce  moment  il  y  eut  chez  eux  une  recrudescence  visible 
d'énergie  ^ . 

Seulement,  à  tenir  pareil  langage,  on  s'expose  à  de  plai- 
santes falsifications.  De  Nouvelles  révélations  nous  appre- 
naient naguère  que  l'Esprit  d'AUan  Kardec  s'est  réincarné 
en  1897.  C'est  le  Havre  qu'il  a  choisi  pour  «  rentrer  sur  la 
scène  du  monde  terrestre  ».  Par  discrétion,  on  doit  taire  le 
nom  nouveau  adopté  par  l'Esprit  réincarné  du  vieux  Celte. 
Mais  comment  douter  de  cette  réincarnation  ?  Le  6  mars  1898, 
à  trois  heures,  l'Esprit  du  maître  ayant  été  évoqué  a  pris  pos- 
session d'un  médium  à  incorporation,  Mme  Maïa.  Déjà,  dans 
une  séance  précédente,  il  s'était  montré,  «  de  même  qu'un 
Esprit  qui  se  présenta  coiffé  d'un  bonnet  de  coton  (sans 
doute  un  Esprit  chauve  )  et  fut  reconnu  pour  le  parent  de 
l'un  des  assistants  ^  ». 

Ce  récit  a  été  écarté  comme  apocryphe  de  la  collection  offi- 
cielle des  communications  d'outre-tombe.  Mais  en  quoi  est- 
il  plus  invraisemblable  que  le  récit  de  la  représentation 
d'Obéron,  ou  la  note  sur  Louis  XVII,  précurseur  d'Allan 
Kardec,  insérée  par  M.  Leymarie  lui-même  dans  le  compte 
rendu  du  Congrès  de  1890 3?  —  Disons,  en  passant,  que  le 

1.  Le  Livre  des  médiums,  p.  205-206. 

2.  Vérités  et  lumières.  Nouvelles  révélations  dictées  par  l'Esprit  d'Allan 
Kardec.  Paris,  Chamuel,  1898. 

3.  Loc.  cil. y  p.  14-16. 


298  LES  MESAVENTURES  DU  MERVEILLEUX 

style  des  messages  spirites  est  en  baisse  :  comme  nos  éco- 
liers, les  Esprits  ne  savent  plus  l'orthographe. 

Jusqu'à  ce  jour  on  a  mené  grand  bruit,  dans  le  camp  spirite, 
d'une  communication  dont  aurait  été  gratifié,  en  Amérique,  le 
médium  James.  De  la  veille  de  Noël  1872  au  mois  de  juillet 
1873,  ce  médium,  mécanicien  illettré,  aurait  terminé  le  roman 
de  Charles  Dickens,  Edwin  Drood^  laissé  inachevé  par  l'il- 
lustre auteur.  Sous  la  dictée  du  maître,  il  aurait  écrit  douze 
cents  feuillets  de  manuscrits  représentant  un  volume  in- 
octavo  de  quatre  cents  pages.  Et  la  merveille,  dit  un  corres- 
pondant cité  par  Aksakof,  c'est  que 

...  nous  nous  trouvons  ici  en  présence  de  tout  un  groupe  de  person- 
nages dont  chacun  a  ses  traits  caractéristiques;  et  les  rôles  de  tous  ces 
personnages  doivent  être  soutenus  jusqu'à  la  fin,  ce  qui  constitue  un 
travail  considérable  pour  qui,  de  sa  vie,  n'a  écrit  trois  pages  sur  n'im- 
porte quel  sujet  ;  aussi  sommes-nous  surpris  de  constater  dès  le  pre- 
mier chapitre  une  ressemblance  complète  avec  la  partie  éditée  de  ce 
roman.  Le  récit  est  repris  à  l'endroit  précis  où  la  mort  de  l'auteur 
l'avait  laissé  interrompu,  et  ce,  avec  une  concordance  si  parfaite,  que 
le  critique  le  plus  exercé,  qui  n'aurait  pas  connaissance  de  l'endroit 
de  l'interruption,  ne  pourrait  dire  à  quel  moment  Dickens  a  cessé 
d'écrire  le  roman  de  sa  propre  main.  Chacun  des  personnages  du  livre 
continue  à  être  aussi  vivant,  aussi  typique,  aussi  bien  tenu  dans  la  se- 
conde partie  que  dans  la  première.  Ce  n'est  pas  tout.  On  nous  pré- 
sente de  nouveaux  personnages  (Dickens  avait  coutume  d'introduire 
de  nouveaux  acteurs  jusque  dans  les  dernières  scènes  de  ses  œuvres) 
qui  ne  sont  pas  du  tout  des  doublures  des  héros  de  la  première  partie; 
ce  ne  sont  pas  des  mannequins,  mais  des  caractères  pris  sur  le  vif,  de 
véritables  créations... 

Il  est  intéressant  aussi  de  noter  dans  l'emploi  des  majuscules  les 
mêmes  particularités  que  l'on  peut  observer  dans  les  manuscrits  de 
Dickens  ;  par  exemple,  lorsqu'il  désigne  M.  Grewgious  comme  étant 
un  an  angular  man  (un  homme  anguleux).  Remarquable  aussi  la  con- 
naissance topographique  de  Londres,  dont  l'auteur  mystérieux  fait 
preuve  dans  plusieurs  passages  du  livre.  Il  y  a  aussi  beaucoup  de 
tournures  de  langage  usitées  en  Angleterre,  mais  inconnues  en  Amé- 
rique, etc.. 

Ce  récit,  qu'on  peut  lire  tout  au  long  dans  Aksakof  ^^ 
est  cité  par  tous  les  spirites  comme  l'exemple  type  de  com- 
munications supérieures  aux  facultés  mentales  du  médium ^ 

1.  Animisme  et  spiritisme.  Paris,  1895,  p.  327-332, 


LES  MÉSAVENTURES  DU  MERVEILLEUX  299 

un  argument  écrasant  en  faveur  du  commerce  avec  les  âmes 
désincarnées. 

M.  le  D'  Surbled  a  voulu  en  avoir  le  cœur  net.  Il  s'est 
adressé  à  un  estimable  correspondant  de  journaux  à  Londres, 
M.  F.  de  Bernhardt,  et  il  en  a  reçu  la  lettre  suivante  : 

J'ai  écrit  à  un  vieil  ami  qui  était  intimement  lié  avec  Charles  Dickens, 
M.  K...,  ancien  rédacteur  en  chef  du  Sun.  C'est  à  lui  que  le  grand  ro- 
mancier a  adressé  la  dernière  lettre  qu'il  ait  écrite,  quelques  heures 
avant  sa  mort.  M.  K...  a  conservé  d'étroites  relations  avec  la  famille 
de  son  ami  défunt,  notamment  avec  son  fils  aîné,  M.  Charles  Dickens, 
conseiller  de  la  reine. 

M.  K...  m'a  répondu  «  qu'il  n'avait  jamais  entendu  parler  de  l'in- 
croyable histoire  »  que  je  lui  communiquais,  ajoutant  que  si  cette  allé- 
gation avait  le  moindre  fondement,  que  si  «  le  mystère  d'Edwin  Drood  » 
avait  été  achevé  par  des  moyens  surnaturels,  la  famille  de  Charles 
Dickens  en  aurait  été  instruite  et  n'aurait  pas  manqué  d'en  faire  part 
au  vieil  ami  du  romancier. 

Sans  doute,  quelques  personne»,  entre  autres  un  américain,  ont  en- 
trepris de  continuer  le  roman  inachevé  de  Dickens  ;  mais  ils  l'ont  fait 
à  leurs  risques  et  périls,  et  leur  travail  n'a  aucune  autorité. 

Pourtant  le  célèbre  astronome  R.-A.  Proctor  a  publié  un  ouvrage 
remarquable  sous  ce  titre  Watched  by  the  dead  (Sous  les  yeux  du 
mort).  C'est  une  étude  critique  fort  ingénieuse  dans  laquelle  l'auteur 
s'est  efforcé,  en  se  basant  sur  des  preuves  intrinsèques  et  en  les  rap- 
prochant des  autres  ouvrages  de  Dickens,  de  rechercher  le  dénoue- 
ment que  l'auteur  aurait  donné  à  son  roman.  Proctor  semble  avoir 
réussi  à  établir  sa  thèse.  Toutefois  il  n'y  a  là  qu'un  calcul  de  probabi- 
lités, sans  aucune  prétention  à  une  intervention  surnaturelle. 

Bref,  le  seul  roman  authentique  est  ici  l'histoire  du  mé- 
dium James. 

En  dehors  des  fantaisies  abracadabrantes  dont  nous  avons 
parlé,  tout  l'enseignement  spirite  est  nul  comme  originalité 
quand  il  n'est  pas  absurde  :  des  banalités  ou  des  clichés. 
«  Je  puis  dire  pour  ma  part,  écrit  le  C  Philip  Davis,  qu'en 
vingt  ans  d'études  non  pas  assidues,  mais  pendant  lesquelles 
je  n'ai  jamais  perdu  de  vue  la  question,  je  n'ai  jamais  obtenu, 
ni  vu  obtenir  par  d'autres,  une  seule  communication  qui 
puisse  réellement  mériter  l'attention  d'un  philosophe  ou  d'un 
savant^.  »  Et  cela  est  grave  pour  la  question  de  l'origine  des 

1.  La  Fin  du  monde  des  Esprits.  Paris,  s.  d.,  p.  166-167. 


:hOO  les  MESAVENTURES  DU  MERVEILLEUX 

révélations  spirites.  On  en  vient  à  se  demander  si,  de  toutes 
les  réponses  faites,  il  y  en  a  une  seule  dont  les  termes  n'é- 
taient pas  connus  de  quelqu'un  des  assistants.  Ou  l'Esprit 
se  comporte  comme  le  médium  lui-même  :  il  a  ses  idées,  ses 
façons  de  parler.  Ou  bien  il  semble  réfléchir  simplement  les 
idées  ou  les  préoccupations  des  personnes  présentes.  Il  est 
savant  d'une  science  courante  avec  les  savants,  et  banal  avec 
une  assemblée  banale.  Si  on  lui  pose  une  question,  la  ré- 
ponse correspond  à  ce  que  la  moyenne  de  l'assistance  en  pense 
elle-même  ^  Et  vous  voyez  venir  la  conclusion  proposée  par 
certains  auteurs  :  ce  sont  les  assistants  qui  dictent  eux- 
mêmes,  parfois,  souvent,  si  l'on  veut,  à  leur  insu,  la  réponse 
aux  questions  posées.  Par  quel  procédé  ceux-ci  font-ils 
qu'  «  une  table  légère  tourne  et  que  son  pied,  en  se  soule- 
vant, réponde  dans  un  sens  qui  est  déterminé  par  les  se- 
crètes pensées  et  la  secrète  attente  des  personnes  qui  la 
touchent  »,  c'est  ce  qui  nous  échappe  et  peut-être  nous  échap- 
pera toujours.  Mais  peut-on  affirmer  que  cela  dépasse  les 
forces  de  la  nature  ? 

Sans  attacher  plus  d'importance  qu'il  ne  convient  aux  idées 
de  M.  G.  Flammarion,  il  faut  reconnaître  que  c'est  l'opinion 
qu'il  exprimait  naguère  dans  un  article  ^  qui  a  fait  le  tour  de 
la  presse.  L'Esprit  qui,  à  Jersey,  s'entretenait  avec  Victor 
Hugo,  sous  le  nom  à^Ombre  du  sépulcre^  c'était  Victor  Hugo 
se  répondant  à  lui-même.  «  J'ai  été  moi-même  médium, 
ajoute-t-il,  et  Allan  Kardec  a  publié,  dans  son  livre  de  la 
Genèse^  les  dissertations  que  j'écrivais  et  que  je  signais 
Galilée.  Elles  sont,  de  toute  évidence,  le  reflet  de  ce  que  je 
savais,  de  ce  que  nous  pensions  à  cette  époque  sur  les  pla- 
nètes, sur  les  étoiles,  sur  la  cosmogonie,  etc.  Elles  ne  m'ont 
rien  appris.  » 

A  cette  confession,  grand  émoi  chez  les  spirites  et  grand 
éclat  de  rire  chez  les  autres*. 

Pour  achever  de  mystifier  tout  le  monde,  M.  Flammarion 
protesta  qu'il  ne  s'était  jamais  séparé  avec  éclat  de  personne 
et  qu'il  n'avait  rien  abjuré,  qu'on  voulût  bien  le  juger  sur 

1.  Le  Péril  occultiste,  par  Georges  Bois.  Paris,  Retaux,  1900,  p.  297. 

2.  Annales  politiques  et  parlementaires,  1  mai  1899. 

3.  Ihid.,  9  juillet. 


LES  MÉSAVENTURES  DU  MERVEILLEUX  301 

son  livre  qui  paraîtrait  dans  deux  ou  trois  mois^  Or,  dans  le 
livre  V Inconnu  et  les  problèmes  psychiques^  qui  est  fait,  en 
somme,  des  articles  publiés  dans  les  Annales^  pas  la  moindre 
allusion  à  ce  qui  est  arrivé.  Le  passage  sur  Victor  Hugo  et 
sur  lui-même  est  supprimé.  Un  chapitre  sur  les  Incrédules^ 
un  chapitre  sur  les  Crédules  \  puis,  à  travers  tout  le  livre,  il 
n'est  question  que  des  manifestations  télépathiques  des  mou- 
rants, de  la  communication  de  la  pensée  à  distance,  de  la  pré- 
vision de  l'avenir  en  rêve  et  en  somnambulisme.  D'ailleurs, 
les  faits  anciens  et  nouveaux  sont  entassés  sans  aucune  cri- 
tique, et  la  philosophie  qu'on  en  déduit  est  pauvre  2. 

Dans  la  question  du  spiritisme  et  du  magnétisme,  les  ca- 
tholiques, comme  il  est  légitime,  aiment  à  renvoyer  aux  dé- 
clarations de  l'Eglise.  Trouverons-nous  là  quelque  lumière 
décisive  ?  Pour  rester  dans  la  stricte  vérité,  il  convient  de 
remarquer  que  chaque  fois  que  l'Eglise  est  intervenue  dans 
ces  questions,  ce  qu'elle  a  condamné  directement  ce  sont  les 
abus,  c'est  l'évocation  des  Esprits  comme  superstitieuse.  Sans 
doute,  elle  est  loin  d'encourager  l'usage  du  magnétisme  par 
toute  espèce  de  personnes,  mais  elle  n'interdit  pas  la  chose 
en  elle-même.  Quant  à  l'évocation  des  Esprits,  celle-ci  ne 
saurait  qu'être  entachée  de  superstition.  Nous  savons  partout 
l'enseignement  catholique  que  ce  qui  peut  répondre  à  sem- 
blable appel  ce  ne  sont  pas  les  âmes  des  morts,  ni  les  esprits 
bons,  mais  les  esprits  mauvais  ou  les  démons.  L'Eglise  ne 
dit  pas  que,  de  fait,  ceux-ci  interviennent.  Mais  s'exposer  à 
les  mettre  en  action  est  toujours  chose  condamnable  '. 

Resteraient  les  manifestations  tout  à  fait  extraordinaires 
et  inexplicables  par  des  influences  normales;  telles  des  ré- 
ponses dont  les  éléments  seraient  étrangers  ou  supérieurs 
aux  connaissances  ou  aux  préoccupations  de  tous  les  assis- 
tants. Mais  où  sont  de  pareils  faits  établis  scientifiquement 

1.  Annales  politiques  et  parlementaires^  16  juillet. 

2.  Voir  dans  le  même  sens  :  Des  Indes  à  la  planète  Mars,  par  Th.  Flour- 
noy.  Paris,  Alcan,  1900. 

3.  D'Annibale,  Summula  theologi»  moralis.  Pars  II,  n°  54  cum  nota.  — 
E.  Génicot,  S.  J.,  Théologies  moralis  institutiones,  t.  I,  n***  267-271.  Lou- 
vain,  1900,  —  A.  Castelein,  S.  J.,  Cours  de  philosophie.  Psychologie,  p.  655- 
659.  Namur,  1890. 


302  LES  MESAVENTURES  DU  MERVEILLEUX 

et  rigoureusement?  Nous  ne  disons  pas  qu^il  n'en  existe  pas, 
et,  s'il  en  existe,  il  faut  bien  leur  reconnaître  une  origine  pré- 
ternaturelle  ;  mais  enfin  les  livres  écrits  ex  professa  sur  ces 
questions  n'en,  produisent  guère.  Et  alors  que  bâtir  sur  des 
manifestations  dont  le  témoignage  authentique  fait  défaut  ? 

Dans  les  Recherches  de  William  Grookes  où  se  trouve  ré- 
sumé le  travail  de  plusieurs  années,  il  y  a  un  chapitre  inti- 
tulé :  Cas  particuliers  semblant  indiquer  Vaction  d\ine  intel- 
ligence extérieure^.  Or,  ces  cas,  en  somme,  se  réduisent  à 
deux.  Pendant  une  séance  avec  Home,  il  a  obtenu  un  message 
dicté  suivant  Talphabet  télégraphique  de  Morse;  et,  dit-il, 
<(  j'ai  toutes  les  raisons  possibles  pour  croire  que  l'alphabet 
de  Morse  était  tout  à  fait  inconnu  des  personnes  présentes, 
et  moi-même  je  ne  le  connaissais  qu'' imparfaitement,  »  Mais 
enfin  il  le  connaissait  quelque  peu.  Il  ajoute  que  «  les  lettres 
furent  données  trop  rapidement  pour  qu'il  pût  faire  autre 
chose  que  de  saisir  un  mot  par-ci  par-là,  et  ainsi  ce  message 
fut  perdu  ».  Ce  qui  signifie  de  deux  choses  l'une  :  ou  que  ne 
connaissant  qu'imparfaitement  ce  système,  il  n'a  pu  qu'im- 
parfaitement contrôler  la  marche  du  phénomène;  ou  que,  sa 
connaissance  étant  imparfaite,  le  message  a  été  dicté  impar- 
faitement. Au  reste,  suivant  Philip  Davis*,  Daniel  Home  con- 
naissait tous  les  systèmes  télégraphiques  en  usage,  ayant  fait 
en  Amérique  les  expériences  les  plus  variées  au  Central- 
Telegraph- Office, 

Dans  une  autre  séance  avec  une  dame  médium,  M.  Grookes 
demande  à  la  planchette  de  lire  dans  un  journal  le  mot  cou- 
vert par  son  propre  doigt.  Le  journal  se  trouvait  sur  une 
table  derrière  lui,  et  il  avait  évité  de  le  regarder;  la  dame 
ne  pouvait  voir  un  seul  des  mots  imprimés,  M.  Grookes  lui 
cachant  la  vue  du  numéro.  Avec  «  beaucoup  de  difficulté  », 
la  planchette  écrivit  le  mot  honneur.  G'était  bien  le  mot  cou- 
vert par  le  bout  du  doigt. —  M.  W.  Grookes  ne  nous  ap- 
prend pas  si  l'expérience  a  été  renouvelée  et  avec  succès,  s'il 
a  pu  obtenir  la  lecture  au  moins  d'une  phrase  dans  les  mêmes 
conditions.  Son  silence  porte  plutôt  à  croire  le  contraire. 
Ainsi  des  recherches  de  W.  Grookes  sur  l'intervention  d'une 

1.  Recherches  sur  les  phénomènes  du  spiritualisme.  Paris,  s.  d.,  p.  160-163. 

2.  La  Fin  du  monde  des  Esprits.  Paris,  s.  d.,  p.  78. 


LES  MÉSAVENTURES  DU  MERVEILLEUX  302 

intelligence  extérieure  dans  les  messages  spirites,  tout  se 
réduirait  à  un  mot  dicté  une  fois.  On  avouera  que  le  résultat 
est  mince. 

En  résumé,  la  question  de  l'origine  des  communications 
appelées  spirites  reste  exactement  au  point  où  elle  en  était  il 
y  a  cinquante  ans.  Ce  qui  est  aussi  un  genre  de  mésaventure 
pour  les  gens  toujours  prompts  à  trancher  et  pressés  de 
conclure. 

III 

Mais,  dira-t-on^  quel  que  soit  l'enseignement  des  Esprits 
qu'on  vous  abandonne,  il  existe  des  faits  étranges  innombra- 
bles et  de  variétés  infinies,  obtenus  tant  par  les  pratiques  du 
spiritisme  que  par  celles  du  magnétisme.  De  ces  faits  que 
faut-il  penser  ?  A  quel  ordre  de  causes  convient-il  de  les 
rapporter  ? 

Écartons  pour  le  moment  les  faits  ordinaires,  ceux  que 
réalisent  la  plupart  des  praticiens  par  la  suggestion  ou  l'hyp- 
notisme. Les  faits  extraordinaires  seront  la  lecture  de  la 
pensée  dans  le  cerveau,  la  lecture  à  travers  les  corps  opa- 
ques, la  création  de  facultés  mentales  nouvelles,  l'action  des 
médicaments  à  distance,  et,  pour  rentrer  dans  le  spiritisme 
proprement  dit,  la  matérialisation  des  Esprits. 

Voilà,  certes,  des  faits  extraordinaires.  Mais  remarquons 
tout  d'abord  que  la  variété  n'en  est  pas  infinie.  Nous  avons, 
ou  à  peu  près,  dans  notre  énumération,  épuisé  la  liste  de 
ceux  qu'on  rattache  communément  au  psychisme.  Ensuite,  la 
plupart  de  ces  catégories,  sinon  toutes,  se  composent  tout 
simplement  d'un  ou  de  deux  spécimens,  toujours  les  mêmes, 
cités  par  tous  les  auteurs  ;  ce  qui  semble  les  multiplier  pour 
un  lecteur  peu  attentif.  Beaucoup  remontent  à  dix  ou  quinze 
ans.  On  mène  d'abord  grand  bruit  autour  d'eux.  C'est  une 
révolution  qui  s'annonce  dans  la  science  ou  la  philosophie. 
Puis,  brusquement,  après  une  expérience  publique  qui 
échoue,  on  n'entend  plus  parler  de  rien,  ou  bien  personne 
ne  peut  plus  les  réaliser. 

C'est  l'histoire  de  l'action  à  distance  des  substances  médi- 
camenteuses ou  toxiques.  Les  premières  expériences  dans 


304  LES  MESAVENTURES  DU  MERVEILLEUX 

cette  voie  furent  faites  par  MM.  Bourru  et  Burot,  professeurs 
à  l'École  de  médecine  de  Rochefort,  vers  1885.  Ils  remarquè- 
rent que  les  substances  placées  en  présence  du  sujet  hypno- 
tisé, à  une  distance  de  huit  à  dix  centimètres,  étaient  aptes 
à  déterminer  chez  ce  sujet  des  réactions  spéciales,  en  ac- 
cord avec  leur  propriété  spécifique  intrinsèque.  C'est  ainsi 
que  l'opium  produisait  le  sommeil;  les  spiritueux,  l'ivresse, 
avec  ses  modes  variés  suivant  qu'on  employait  telle  ou  telle 
substance  alcoolique;  l'ipéca,  les  vomissements,  etc.  *.  Ces 
expériences  furent  reprises  par  le  D''  Luys,  médecin  de  l'hô- 
pital de  la  Charité.  Ses  recherches  portèrent,  dit-il  lui-même'^, 
sur  un  grand  nombre  de  corps,  quatre-vingt-sept  environ, 
employés  à  l'état  soit  solide,  soit  liquide,  soit  gazeux.  11  étu- 
dia principalement  l'action  des  substances  usitées  en  théra- 
peutique :  la  morphine,  la  strychnine,  l'atropine,  la  narcéine, 
le  bromure  de  potassium,  les  spiritueux,  les  essences  aroma- 
tiques, et,  au  fur  à  mesure  que  l'action  propre  de  chacune  de 
ces  substances  se  révélait  sur  la  physionomie  ou  l'attitude 
du  sujet  mis  en  léthargie,  il  prenait  un  cliché  photographi- 
que destiné  à  servir  de  témoin  des  troubles  somatiques. 

Des  résultats  obtenus  il  croyait  pouvoir  conclure  que 
l'emploi  à  distance  des  agents  physiques  et  des  substances 
médicamenteuses  était  destiné  a  à  prendre  place  dans  le  do- 
maine scientifique  »,  à  rendre  service  non  seulement  à  la 
médecine,  mais  aussi  à  l'étude  de  la  physiologie  du  système 
nerveux. 

Le  30  août  1887,  le  D*"  Luys  faisait  part  de  ses  travaux  à 
l'Académie  de  médecine.  Celle-ci  nomma  une  commission  de 
cinq  membres  pour  examiner  les  expériences;  et,  le  6  mars 
1888,  M.  Dujardin-Beaumetz  présentait  son  rapport. 

Voici,  dit  le  rapporteur,  le  programme  établi.  Dans  une  première 
séance,  M.  Luys  reproduirait  ses  expériences  telles  qu'il  avait  Thabi- 
tude  de  les  faire  ;  puis,  dans  des  séances  ultérieures,  notre  collègue 
renouvellerait  ces  mêmes  expériences,  mais  alors  avec  un  dispositif 
spécial  dont  la  commission  fixa  exactement  les  bases.  Il  fut,  en  outre, 
décidé  que  la  préparation  des  substances  médicamenteuses  serait  con- 

1.  La  Suggestion  mentale  et  l'action  à  distance  des  substances  toxiques  et 
médicamenteuses^  par  H.  Bourru  et  P.  Burot.  Paris,  J.-B.  Baillière,  1887. 

2.  Les  Emotions  dans  l'état  d'hypnotisme  et  l'action  à  distance  des  sub- 
stances médicamenteuses  ou  toxiques  (3«  édit.)  Paris,  J.-B.  Baillière,  1890. 


LES  MESAVENTURES  DU  MERVEILLEUX  305 

fiée  à  une  personne  étrangère  à  la  commission.  Cette  personne  remit 
donc  à  la  commission  dix-huit  tubes  :  dix  de  ces  tubes  renfermaient 
chacun  dix  grammes  d'une  solution  médicamenteuse.  Ces  tubes,  sem- 
blables à  ceux  dont  se  sert  M.  Luys,  étaient  absolument  identiques 
entre  eux. 

Six  autres  tubes  renfermaient  des  substances  à  l'état  de  poudre;  ils 
étaient  enveloppés  de  papier  blanc  adhérent  aux  parois  du  verre. 

Des  numéros  d'ordre  étaient  appliqués  sur  chacun  de  ces  tubes,  et 
des  plis  cachetés  reproduisant  ces  numéros  permettaient  de  connaître 
à  un  moment  donné  leur  contenu. 

Un  tube  vide,  identique,  quant  à  l'extérieur,  aux  précédents,  fut 
joint  aux  seize  tubes. 

...  Dans  une  première  séance,  M.  Luys  se  servit  de  tubes  dont  il  a 
fait  usage  dans  ses  recherches  antérieures;  la  plupart  portent  une 
étiquette  sur  laquelle  est  inscrit  le  nom  du  médicament...  La  commission 
vit  se  renouveler  la  plupart  des  phénomènes  que  M.  Luys  a  décrits 
dans  sa  communication.  Trois  autres  séances  furent  consacrées  à 
l'examen  des  différents  tubes  préparés  par  la  commission.  La  marche 
adoptée  fut  identique  à  celle  que  M.  Luys  avait  suivie  dans  la  pieraière 
séance,  et  le  sujet  en  expérience  fut  toujours  le  même. 

Ce  qui  frappa  surtout  la  commission  dans  cette  nouvelle  série  de 
recherches,  et  avant  l'ouverture  des  plis  cachetés,  ce  furent...  d'abord 
la  similitude  des  phénomènes  observés,  quel  que  fût  le  tube  dont  on  se 
servit...,  puis  l'action  du  tube  vide.  Cette  action  est  une  des  plus  mar- 
quées et  des  plus  énergiques,  et  même  plus  intense  qu'avec  la  plupart 
des  tubes  contenant  des  substances  médicamenteuses.  Placé  à  gauche, 
il  produisit  de  la  contracture  de  tout  le  côté  gauche,  puis  une  contrac- 
ture généralisée  à  tout  le  corps  ;  mis  devant  les  yeux,  il  provoqua  une 
terreur  invincible,  et  telle  que  la  malade  se  recula  très  vivement,  en 
repoussant  le  fauteuil  sur  lequel  elle  était  assise. 

Ces  mêmes  phénomènes  se  reproduisirent  avec  plus  d'intensité,  lors- 
que le  tube  fut  placé  sur  la  partie  latérale  droite  du  cou.  Enfin,  ce 
même  tube  vide,  présenté  au  devant  du  cou^  provoqua  le  gonflement  du 
corps  thyroïde,  la  congestion  de  la  face,  etc. 

M.  Luys  est  porté  à  attribuer  ces  phénomènes  si  accusés  à  l'éclat  du 
verre  mis  en  expérience.  La  commission  croit  devoir  faire  remarquer 
toutefois  que  les  tubes  contenant  des  substances  médicamenteuses 
avaient  un  éclat  au  moins  égal,  sinon  supérieur,  à  celui  du  tube 
vide. 

Quand  la  commission  eut  ainsi  suivi  les  expériences  faites  par  M.  Luys 
avec  ces  différents  tubes,  elle  procéda  à  l'ouverture  des  plis  cachetés. 
Elle  constata  alors  qu'aucune  relation  ne  paraissait  exister  entre  les 
symptômes  manifestés  et  les  tubes  mis  en  expérience...  (En  outre),  la 
même  substance  amène  chez  le  même  sujet  des  phénomènes  absolu- 
ment différents...  Le  même  médicament  expérimenté,  à  huit  ou  quinze 
jours  d'intervalle,  a  produit  des  effets  dissemblables. 

LXXXVI.  —  20 


306  LES  MESAVENTURES  DU  MERVEILLEUX 

(Bref),  la  commission  estime  que  les  effets  produits...  paraissent 
dépendre  plus  des  caprices  de  la  fantaisie  et  du  souvenir  du  sujet  mis 
en  expérience  que  des  substances  médicamenteuses  ^ . 

Cette  appréciation,  la  lecture  du  livre  de  M.  Luys  la  sug- 
gérait déjà.  Par  exemple,  le  poivre,  présenté  du  côté  gauche, 
devant  la  joue,  détermine  l'hilarité;  devant  l'oreille,  rincli- 
Tiaison  de  la  tête  avec  sourire;  du  côté  gauche,  approché  de 
la  joue,  il  provoque  une  expression  d'efiParement  de  la  face. 
—  Au  voisinage  du  vin  rouge,  aspect  de  souffrance,  puis 
gaieté,  puis  visage  menaçant,  ou  bien  pleurs  et  douleur  de 
tête.  Rien  dans  ces  phénomènes  qui  rappelle  la  nature  de  la 
substance  expérimentée.  Une  autre  remarque  à  faire,  c'est 
que  M.  Luys,  comme  d'ailleurs  Gharcot,  employait  pour  ces 
expériences  extraordinaires  des  sujets  dressés,  entraînés. 
De  son  aveu,  «  Esther,  qui  a  servi  à  toutes  ces  recherches, 
est  d'une  sensibilité  exquise  et  d'une  impressionnabilité  toute 
spéciale.  C'est  une  jeune  femme  de  vingt  ans.  Dès  l'âge  de 
treize  ans,  elle  venait  à  la  Salpêtrière  »  réclamer  ses  soins. 
Or,  on  sait  tout  ce  qu'on  peut  obtenir  avec  des  malades  ainsi 
dressées,  quelle  finesse  elles  acquièrent  pour  deviner  et 
exécuter,  parfois  à  leur  insu,  toutes  les  intentions  des  expé- 
rimentateurs. De  plus,  Esther  a  été  successivement  employée 
dans  un  atelier  de  typographie,  danseuse  dans  un  théâtre, 
puis  chanteuse.  «  Elle  recherche  avec  grand  intérêt  les 
représentations  théâtrales,  et,  à  ses  moments  perdus,  les 
séances  de  cour  d'assises...  »  «  Ces  détails  ne  sont  pas  sans 
importance,  ajoute  M.  Luys,  au  point  de  vue  de  sa  manière 
d'être  dans  l'expression  des  diverses  scènes  que  son  imagi- 
nation, richement  meublée,  déroule  d'elle-même  sous  l'action 
stimulatrice  de  certaines  substances.  »  A  notre  avis,  il  faut 
aller  beaucoup  plus  avant.  Et  puisqu'il  n'y  a  ni  concordance 
entre  les  effets  produits  et  la  nature  des  substances  présen- 
tées, ni  constance  dans  la  production  des  effets,  quand  le 
sujet  ignore  absolument  c«  qu'on  lui  présente,  il  convient 
de  conclure  que  toute  cette  mise  en  scène  est  le  produit  de 
la  vive  imagination  d'un  sujet  qui  interprète  plus  oii  moins 

1.  Bulletin  de  l'Académie  de  médecine,  1888,  t.  XïX,  p.  330-351;  t.  XX, 
p„  246-266;  résumé  dans  la  Stmaine  médicnle,  1888,  p.  78, 


liBS  MÉSAVENTURES  DU  MERVEILLEUX  '307 

fidèlement  ce  qu'on  lui  deitnande,  suivant  l'organe  ou  le  mem- 
bre devant  lequel  on  présente  un  objet. 

M.  Luys,  naturellement,  protesta  contre  le  rapport  de  la 
commission.  Il  fit  remarquer  le  succès  des  expériences  faites 
avec  les  tubes  préparés  par  lui-même.  A  quoi  le  rapporteur 
répondait  que  le  D'  Luys,  avant  d'expérimenter,  avait  expli- 
qué devant  son  sujet,  «  endormi  ou  non,  je  ne  sais  »,  tout  ce 
qui  allait  se  produire.  M.  Luys  s'indigna  qu'on  laissât  planer 
sur  ses  travaux  un  soupçon  de  légèreté  scientifique  et  de  naï- 
veté; il  s'étonna  grandement  qu'on  parlât,  à  propos  de  ses 
expériences,  de  suggestion  mentale  et  d'autres  «  subtilités 
scolastiques  *  ».  Il  ne  prouvait  pas  que  la  seconde  série 
d'expériences  faites  par  la  commission  eût  réussi. 

En  somme,  le  rapport  tua  ces  cures  merveilleuses.  Dans 
les  premiers  temps  qui  suivirent,  on  cita  encore  quelques 
cas.  Puis  ce  fut  tout. 

IV 

Pareil  dénouement  arriva  à  l'histoire  de  la  lecture  à  travers 
les  corps  opaques  ou  dans  l'obscurité.  Disons  d'abord  que 
ce  genre  de  phénomènes,  s'il  se  réalisait,  n'aurait  rien  de  si 
absolument  déconcertant.  Les  spirites  auraient  tort  de  crier 
tout  de  suite  à  l'intervention  des  Esprits  et  les  catholiques  à 
la  diablerie.  On  sait  de  quelle  étrange  faculté  sont  douées 
les  personnes  en  état  de  somnambulisme  naturel.  Si  elles  ne 
voient  pas,  à  proprement  parler,  les  objets,  elles  s'en  ren- 
dent compte  d'une  façon  qui  équivaut  en  quelque  sorte  à  la 
vision.  Mais  enfin  de  pareils  faits  ont- ils  été  établis  de  la  part 
de  médiums  ou  de  personnes  plongées  artificiellement  dans 
un  état  d'hypnose  ? 

Dès  1837,  un  membre  de  l'Académie  de  médecine,  Burdin 
aîné,  offrit  un  prix  de  trois  mille  francs  à  qui  lirait  «  sans  le 
secours  des  yeux  et  de  la  lumière  »^  non  à  la  manière  des 
aveugles,  c'est-à-dire  par  le  toucher  «  sur  des  caractères  en 
relief  »,  mais  les  objets  à  voir  étant  placés  médiatement  ou 
immédiatement  sur  des  régions  autres  que  les  yeux.  Une 
commission  fut  formée  pour  juger  des  expériences.  Quelques 
prétendants  se  présentèrent;  le  résultat  fut  lamentable. 

1.   Ouvrage  cité,  chap.  xi. 


308  LES  MÉSAVENTURES  DU  MERVEILLEUX 

Cependant  les  partisans  des  phénomènes  médiumniques 
tenaient  toujours  pour  l'existence  de  ce  pouvoir.  Aksakof  parle 
d'expériences  «  organisées  dans  un  cercle  strictement  in- 
time »  en  1882.  Un  médium,  qui  avait  les  yeux  couverts  d'un 
bandeau,  faisait  écrire  à  une  planchette  le  nombre  de  pièces 
de  monnaie  cachées  sous  une  brochure,  ou  l'heure  exacte 
marquée  par  une  pendule  dont  personne  ne  pouvait  voir  les 
aiguilles*. 

Le  D'^  Paul  Gibier  raconte  comment  il  opéra  avec  une 
femme  d'une  vingtaine  d'années,  d'origine  juive.  «  Une  fois 
endormie,  dit-il,  ôt  dans  un  état  intermédiaire  d'abmatéria- 
lisation  qui  était  ce  que  les  magnétiseurs  de  profession  nom- 
ment somnambulisme  lucide,  je  lui  mettais  un  tampon  de 
coton  sur  chaque  œil,  plus  une  large  et  épaisse  serviette  ou 
un  foulard  qui  se  nouait  derrière  la  nuque...  Je  pris,  dans 
ma  bibliothèque,  le  premier  livre  qui  me  tomba  sous  la 
main,  je  l'ouvris  au  hasard,  au-dessus  de  la  tête  du  sujet, 
sans  regarder,  la  couverture  en  dessus,  pendant  que  je  tenais 
le  texte  imprimé  à  deux  centimètres  environ  des  cheveux  de 
la  jeune  femme  hypno-magnétisée.  Je  commandais  à  cette 
dernière  de  lire  la  première  ligne  de  la  page  qui  se  trouvait 
à  sa  gauche  et,  après  un  moment  d'attente,  elle  dit  :  «  Ah  ! 
oui,  je  vois  ;  attendez.  »  Puis  elle  continua  :  L'identité  ra- 
mène encore  à  l'unité^  car  si  Vâme,..  Elle  s'arrêta  et  dit  en- 
core :  «  Je  ne  puis  plus;  c'est  assez,  cela  me  fatigue.  »  Je 
retournai  le  livre  (c'était  un  livre  de  philosophie)  et  la  pre- 
mière ligne,  moins  deux  mots,  avait  été  parfaitement  vue  et 
lue  par  la  dormeuse*.  » 

Ceci  se  passait  en  1887,  époque  féconde  en  faits  psychiques 
et  médiumniques.  M.  Paul  Gibier  assure  avoir  répété  maintes 
fois  cette  expérience,  notamment  devant  une  quarantaine  de 
ses  amis,  a  hommes  des  plus  sceptiques  ». 

Cependant  tout  le  monde  ne  s'estimait  pas  satisfait.  On  ré- 
clamait une  expérience  soumise  à  un  contrôle  plus  sévère. 
M.  Grasset,  professeur  à  la  Faculté  de  médecine  de  Mont- 
pellier, en  fournit  l'occasion.  En  1897,  le  D'"  Ferroul,  de  Nar- 

1.  Animisme  et  spiritisme.  Paris,   1895,  p.  389-396. 

2.  Analyse  des  choses.  Essai  sur  la  science  future.  Paris,  Dentu,  1889, 
p.  136-140. 


LES  MÉSAVENTURES  DU  MERVEILLEUX  309 

bonne,  lui  signale  un  sujet  merveilleux  habitant  cette  ville, 
Anna  Briou. 

Rentré  de  Narbonne  à  Montpellier,  raconte  le  D"^  Grasset,  et  n'ayant 
rien  communiqué  du  détail  de  mes  intentions  à  M.  Ferroul  qui  restait 
à  Narbonne  avec  son  sujet,  j'écris  sur  une  demi-feuille  de  papier  à 
lettre  les  mots  suivants  : 

Le  ciel  profond  reflète  en  étoiles  nos  larmes  ;  car  nous  pleurons ,  ce 
soir,  de  nous  sentir  trop  vivre. 

Ici,  un  mot  russe,  un  mot  allemand,  un  mot  grec.  Puis  :  Montpellier^ 
28  octobre  1897. 

Ce  papier,  plié  en  deux  ( récriture  en  dedans),  a  été  complètement 
enveloppé  dans  une  feuille  de  papier  d'étain  (papier  de  chocolat)  re- 
plié sur  les  bords.  Le  tout  a  été  glissé  dans  une  enveloppe  ordinaire, 
de  deuil,  qui  a  été  fermée  à  la  gomme. 

Puis,  comme  M.  Ferroul  m'avait  prévenu  que  la  ficelle  gênait  par- 
fois son  sujet  pour  lire,  j'ai  passé  une  épingle  anglaise  qui,  après  avoir 
pénétré  dans  l'enveloppe,  en  est  ressortie  formant  ainsi  verrou.  Enfin, 
j'ai  noyé  cette  épingle  dans  un  vaste  cachet  de  cire  noire,  sur  lequel 
j'ai  mis,  comme  empreinte,  des  armoiries  de  famille  (cachet  personnel). 

A  ce  pli  cacheté  j'ai  joint  ma  carte,  avec  un  mot;  j'ai  mis  le  tout 
dans  une  grande  enveloppe  et  l'ai  expédié  par  la  poste  (le  28  octobre) 
au  docteur  Ferroul,  à  Narbonne. 

Le  30  octobre  au  matin,  je  reçois  la  lettre  suivante  : 
«  Mon  cher  maître, 

«  Quand  votre  pli  m'est  arrivé  ce  matin,  je  n'avais  pas  mon  sujet 
sous  la  main.  J'ai  ouvert  la  première  enveloppe  contenant  le  pli;  j'y 
ai  trouvé  votre  carte. 

«  Obligé  de  faire  mes  visites,  je  me  proposais  de  faire  venir  mon 
sujet  vers  les  quatre  heures  chez  moi,  et  je  suis  passé  chez  lui  pour  le 
prévenir.  Ayant  appris  ce  que  je  voulais,  il  m'a  proposé  de  faire  sa 
lecture  immédiatement. 

«  Votre  pli  au  cachet  noir  était  disposé  dans  la  grande  enveloppe  sur 
mon  bureau,  et  le  domicile  de  mon  sujet  est  distant  du  mien  de  trois 
cents  mètres  au  minimum. 

«  Appuyés  tous  deux  sur  le  bord  d'une  table,  j'ai  passé  ma  main  sur 
les  yeux  de  mon  sujet  et  voici  ce  qu'il  m'a  dit,  sans  avoir  vu  votre  pli  : 

a  —  Tu  as  déchiré  l'enveloppe. 

a  —  Oui;  mais  la  lettre  à  lire  est  dedans,  sous  une  autre  enveloppe 
close. 

«  —  Celle-là  du  grand  cachet  noir? 

«  —  Oui.  Lis. 

a  —  Il  y  a  du  papier  d'argent...  Voici  ce  qu'il  y  a  : 

«  —  Le  ciel  profond  reflète  en  étoiles  nos  larmes  ;  car  nous  pleurons ^ 
le  soir,  de  nous  sentir  vivre. 

«  Puis  il  y  a  des  lettres  comme  ça  (elle  me  montre  le  bout  de  son 
doigt,  un  centimètre  à  peu  près)  :  D.  E.  K. 


310  LES  MÉSAVENTURES  DU  MERVEILLEUX 

<t  Puis  un  petit  nom  que  je  ne  sais  pas... 
ce   Puis  :  Montpellier,  28  octobre  1897.   » 

a  Voilà,  cher  maître,  le  compte  rendu  de  Texpérience  que  je  vous  ai 
promise.  Elle  a  duré  une  minute  et  demie  au  plus. 

(c  Je  vous  renvoie  immédiatement  votre  pli  avec  ma  lettre. 

((  D'  Ferroul.  » 

M.  Grasset  ajoute:  On  comprendra  mon  étonnement.  Mon  pli  ca- 
cheté revenait  intact;  il  ne  paraissait  pas  possible  d'admettre  qu'il  eût 
été  violé,  et  cependant  le  sujet  l^avait  lu  comme  s'il  n'y  avait  eu  ni  cire, 
ni  épingle,  ni  enveloppe,  ni  papier  d'argent. 

H  avait  vu  le  papier  d'argent.  Je  n'avais  pas  du  tout  parlé  de  cette 
précaution;  il  avait  lu  les  deux  vers,  sans  reconnaître  des  vers,  en  di- 
sant le  soir  au  lieu  de  ce  soir  et  en  passant  le  mot  trop;  mais  cela  est 
insignifiant. 

Il  avait  vu  les  lettres  russes,  avait  vu  qu'elles  étaient  plus  grandes 
que  les' autres  et  en  avait  dessiné  trois  de  son  mieux;  il  avait  vu  le  mot 
allemand  ou  le  mot  grec  (un  des  deux  seulement),  sans  le  compren- 
dre, et  en  disant  qu'il  était  petit;  enfin  il  avait  lu  la  date. 

Le  succès  était  complet  :  c'est  bien,  ce  me  semble,  de  la  lecture  à 
travers  les  corps  opaques  ;  il  y  a  (même)  lecture  à  distance,  puisque  le 
sujet  a  lu  de  chez  lui  le  pli  resté  chez  M.  Ferroul,  les  deux  domiciles 
étant  distants  d'au  moins  trois  cents  mètres^. 

Dans  Sa  séance  de  décembre  1897,  l'Académie  des  sciences 
et  lettres  de  Montpellier  nomma  une  commission  chargée  de 
procéder  avec  Anna  Briou  à  une  nouvelle  expérience.  Les 
expérimentateurs  devaient  ne  pas  connaître  le  contenu  de 
Tenveloppe  et  la  porter  eux-mêmes  à  Narbonne  sans  la  con- 
fier à  personne  à  aucun  moment.  De  fait,  l'expérience  fut 
double  :  on  soumit  au  sujet,  d'une  part,  des  mots  sans  suite 
enfermés  dans  une  enveloppe  ;  d'autre  part,  un  papier  écrit 
contenu  dans  une  boîte  scellée  et  appliqué  à  une  plaque 
sensible  qui  devait  manifester  tout  contact  avec  la  lumière 
si  on  ouvrait  la  botte. 

Dans  la  première  expérience,  le  pli  resta  constamment 
entre  les  mains  de  l'un  des  commissaires  :  le  sujet  ne  fournit 
que  des  indications  absolument  erronées. 

Dans  l'autre,  le  sujet  put  indiquer  d'une  manière  à  peu 
près  exacte,  quoique  incomplète,  le  contenu  de  la  boîte.  Mais 
la  boîte  dut,  par  suite  de  certaine&^  circonstances,  être  aban- 
donnée sans  surveillance.  Quand  elle  fut  examinée  par  le& 

1.  Semaine  médicale^  !•' décembre  1(897..  (/?«*'««  «pi>tte„i)anvier  1898.) 


LES  MKSAVBNTTJRES  BF  MERVEILLEUX  311 

membres  de  la  commission,  elle  portait  des  traces  évidentes 
d'effraction  :  cachets  brisés  et  recollés,  plaque  photogra- 
phique voilée.  Los  détails  relatifs  au  contenu  de  la  botte  n'ont 
pu  être  indiqués  qu'au  bout  d'une  heure  et  quarante  minutes 
d'attente,  et  après  que  le  sujet  eut  communiqué  plusieurs 
fois  avec  sa  s«eur  qui  s'^était  livrée  à  de  nombreuses  allées  «t 
venues*. 

Sur  quoi  M.  Dariex,  après  avoir  cité  le  rapport  de  la  com- 
mission, fait  les  remarques  suivantes  :  «  Dans  la  première 
expérience,  c'est  ,M.  Grasset  qui  a  confectionné  le  pli,  par 
conséquent  qui  savait  ce  qu'il  contenait.  Ce  qui  s'y  trouvait 
écrit  avait  été  enregistré  dans  un  cerveau  humain,  dans  une 
mémoire,  et  c'était  peut-être,  c'était  probablement  la  condi- 
tion la  plus  essentielle  à  la  réussite  de  l'expérience.  Car, 
jusqu'à  preuve  du  contraire,  il  est  bien  plus  rationnel  de 
supposer  une  faculté  de  perception  mentale  qu'un  pouvoir 
de  vision  objective  à  travers  l'espace  et  les  corps  opaques. 
Or,  la  première  préoccupation  des  expérimentateurs  est  pré- 
cisément de  faire  en  sorte  que  personne  au  monde  ne  puisse 
avoir  connaissance  du  contenu  des  enveloppes.  » 

Cet  essai  de  défense,  à  parler  franc,  nous  paraît  peu  solide. 
Anna  Briou  a  fait  ici  autre  chose  que  «  donner  le  coup  de 
pouce  »  pour  éviter  de  rester  court.  Si  elle  avait  vraiment 
possédé  le  don  de  lire  la  pensée  une  fois  enregistrée  dans  le 
cerveau,  elle  n'aurait  pas  manqué  de  demander  une  expé- 
rience en  ce  sens,  pour  réparer  son  échec,  et  M.  Grasset  ne 
la  lui  aurait  pas  refusée,  ne  fût-ce  que  pour  justifier  son  pre- 
mier enthousiasme.  Toute  la  conduite  d'Anna  Briou,  telle 
qu'elle  apparaît  dans  le  procès-verbal  détaillé,  son  emporte- 
ment quand  elle  apprend  qu'il  s'agit  non  d'un  pli  mais  d'une 
boîte  :  «  Tu  as  menti,  va-t-elle  jusqu'à  dire  dans  son  som- 
meil (?)  au  D"^  Ferroul  ;  tu  m'avais  parlé  d'une  enveloppe, 
et  c'est  une  boîte  !  »  :  tout  dépose  contre  ce  don  de  seconde 
vue, 

!..  Rapport  de  la  commission  sur  la  vue  à  travers. les  corps  opaques.  Paris, 
Bureaux  de  la  Semaine  médicale,  1898;  —  et  Annales  des  sciences  psychi- 
ques, janvier  189dv. 


312  LES  MESAVENTURES  DU  MERVEILLHUX 

Et  cette  lecture  de  pensée  n'a  pas  non  plus  une  histoire 
absolument  nette.  M.  Albert  Bonjean  a  raconté  en  détail  les 
expériences  de  Lully  et  de  son  barnum  en  tournée  à  Ver- 
viers.  Après  avoir  endormi  son  sujet,  le  magnétiseur  priait 
quelqu'un  de  l'assistance  d'écrire  sur  une  feuille  de  papier 
une  phrase  quelconque  et  de  lui  montrer  les  lignes  écrites. 
La  personne  devait  ensuite  poser  la  main  sur  celle  de  la 
dame  endormie  ou  sur  son  épaule.  Alors  le  barnum  interroge 
la  magnétisée  :  «  Qu'a  donc  écrit  monsieur  ?  Dites  ce  que 
monsieur  a  écrit.  Allons!  Veuillez  nous  dire  ce  que  ce  papier 
contient.  »  Et  la  magnétisée  d'en  dire  le  contenu.  —  Ou  en- 
core :  «  Si  mademoiselle  voulait  me  dire  tout  bas,  aussi  bas 
qu'elle  le  peut,  son  petit  nom.  »  La  demoiselle,  interpellée, 
prononce  à  voix  basse,  tout  près  de  l'oreille  du  magnétiseur, 
dans  un  coin  de  la  loge,  un  mot  que  ses  voisins  les  plus 
proches  n'ont  pu  entendre,  tant  elle  a  pris  de  précautions. 
Lully,  une  fois  les  mains  se  touchant,  commence  :  «  Vous 
demandez  le  nom?...  Henriette.  »  Un  murmure  approbateur 
circule  parmi  l'assemblée. 

M.  Bonjean  avait  remarqué  que,  dans  la  série  des  expé- 
riences, le  barnum  avait  toujours,  au  moment  des  réponses, 
le  visage  tourné  vers  la  magnétisée.  11  se  place  entre  les 
deux  personnages  de  manière  à  intercepter  tout©  communi- 
cation de  l'un  à  l'autre  et  à  former  comme  une  muraille  qui 
empêche  le  regard  de  Lully  d'arriver  aux  lèvres  du  barnum  : 
mutisme  de  Lully.  Il  demande  au  barnum  de  se  tourner  vers 
le  mur  :  Lully  ne  peut  plus  dire  le  mot  ou  la  phrase  pensée. 
Hélas  !  c'est  qu'elle  ne  voyait  plus  les  lèvres  de  son  barnum 
articulant  ce  mot  ou  cette  phrase  *. 

En  admettant  que  Lully  fût  réellement  endormie  (ce  qui 
n'est  pas  évident),  tout  s'explique  donc  par  une  excitation 
insolite  ou  raffinement  extraordinaire  des  sens.  En  réalité,  il 
n'y  a  pas  ici  seconde  vue  ;  c'est  seulement  une  vue  plus  dé- 
liée, plus  aiguisée.  «  Certains  somnambules,  dit  le  D""  Le- 
febvre  de  Belgique,  peuvent  voir  à  travers  la  fente  palpé- 
brale  la  plus  étroite,  et  il  est  même  probable  que  l'abaissement 
complet  des  paupières  ne  s'oppose  pas  toujours  chez  eux  à 

\.  L'Hypnotisme.  Ses  rapports  avec  le  droit  et  la  thérapeutique,  par  Albert 
Bonjean.  Paris,  1898,  titre  V. 


LES  MÉSAVENTURES  DU  MERVEILLEUX  313 

l'exercice  de  la  vision,  car  ces  voiles  membraneux  présentent 
une  certaine  transparence  '.  » 

Dans  un  de  ses  derniers  numéros,  les  Annales  des  sciences 
psychiques  ^  dévoilent  un  autre  truc,  plus  grossier.  Le  maire 
de  Crewe  raconte  au  professeur  Lodge  comment  les  frères 
Jones  opéraient.  L'un  d'eux  prétendait  lire  les  pensées  com- 
muniquées à  l'autre.  La  chose  n'avait  rien  de  transcendant  : 
A  faisait  des  signes  avec  l'orteil  droit  ;  B  avait  les  yeux 
bandés,  mais  voyait  le  pied  de  A  et  ses  mouvements...  sous 
le  bandeau. 

Tous  les  cas  dits  de  seconde  vue  rentrent-ils  dans  des  cas 
analogues  aux  précédents  ?  Nous  ne  le  prétendons  pas.  Ne 
peut-on  citer  aucun  exemple  authentique  de  transmission  de 
pensée  ?  Nous  ne  voulons  pas  le  nier.  Ici  même  ^,  le  P.  Lodiel 
étudiait  naguère  le  phénomène  de  la  télépathie,  qui  est  sou- 
vent mêlé  de  transmission  de  pensée.  Ce  que  nous  disons, 
c'est  qu'on  ne  peut  guère  fournir  de  cas  à^expérience  où  ait 
été  provoquée  artificiellement  la  lecture  de  la  pensée.  Les 
exemples  qu'on  cite  semblent  rentrer  tous  dans  la  catégorie 
du  cas  de  Lully  et  des  frères  Jones,  cas  de  tréteaux.  L'expé- 
rience cruciale  de  la  transmission  artificielle  de  pensées  ou 
d'images  de  cerveau  à  cerveau  reste  à  réaliser.  C'est  l'aveu 
intéressant  que  faisaient  au  Congrès  international  de  psy- 
chologie  physiologique^,  en  1890,  MM.  Myers,  Ochorowicz, 
Richet.  Il  ne  s'agit  pas  évidemment  ici  de  suggestion  men- 
tale, où  il  y  a,  de  la  part  du  sujet  hypnotisé,  réception  d'un 
ordre,  où  il  est  question  non  de  pensées  à  percevoir,  mais  de 
mouvements  à  exécuter,  où  la  personne  mise  en  état  d'hyp- 
notisme ne  prétend  nullement  lire  dans  le  cerveau  de  l'hyp- 
notiseur. La  transmission  d'images  de  cerveau  à  cerveau, 
dans  certaines  conditions  données,  n'est  peut-être  pas  au- 

1.  L'Hypnotisme.  Ses  rapports  avec  le  droit  et  la  thérapeutique,  par  Albert 
Bonjean.  Paris,  1898,  titre  V,  p.  283. 

2.  1899,  p.  176-180. 

3.  Études,  5  octobre  1900. 

4.  Voir  Compte  rendu  du  Congrès.  Paris,  1890,  p.  151-154.  —  M.  Richet 
fait  une  déclaration  semblable  dans  la  Préface  qu'il  a  donnée  au  livre  les 
Hallucinations  télépathiques  (2»  édit.).  Paris,  Alcan,  1892,  p.  ix.  —  Rien  de 
bien  convaincant  non  plus  dans  les  expériences  faites  par  M.  C.  Flammarion 
sur  Ninof,  «  le  liseur  de  pensées  »,  en  1899,  et  rapportées  dans  V Inconnu  et 
les  problèmes  psychiques,  1900,  p.  316. 


314  LES  MÉSAVENTURES  DU  MERVEILLEUX 

dessus  des  forces  de  la  nature.  Il  y  a  même  tels  cas  de  com- 
munication et  comme  de  vibration  sympathique  entre  deux 
ou  plusieurs  personnes  qui  indiqueraient  peut-être  une  pa- 
reille transmission.  Et  cependant  les  expériences  faites  sont 
loin  d'être  concluantes.  Lorsqu'on  veut  produire  artificielle- 
ment le  phénomène,  on  n'arrive  à  rien  de  consistant. 

Il  nous  faut  parler  maintenant  des  matérialisations  d'Es- 
pritg  et  des  photographies  spirites. 


Lucien    ROURE,    S.  J. 

A  suivre.) 


UN  CONSEILLER  JANSÉNISTE  DU  MINISTÈRE 


M.  Séc'hé  a  beaucoup  de  lecture  et  il  sait  choisir  ses  au- 
teurs. Chateaubriand,  Portalis,  le  feu  duc  de  Broglie,  Lan- 
juinais,  Montlosier,  Pasquier,  Mole,  Barante  sont  à  S(é8 
ordres-*  sans  compter  l'évoque  Eiastache  du  Bellay.  Les  dépo- 
sitions de  ces  témoins  de  marque  —  en  y  ajoutant  les  statis- 
tiques effrayantes  que  l'auteur  emprunte  à  certain  Almanach 
de  1847  —  forment  un  réquisitoire  de  vingt-sept  pages  contre 
les  Jésuites*. 

Et  toutes  ces  écritures,  pour  établir  quoi?  Que  les  Jésuites 
sont  les  auteurs  «  de  tout  le  mal  dont  souffrent  l'Europe  en 
général  et  les  nations  catholiques  en  particulier  »  ;  qu'on  fit 
bien  de  fermer  leurs  maisons  de  France,  en  1828  ;  que  la  même 
mesure  rendrait  aujourd'hui  la  paix  à  notre  pays,  et  sans  que 
notre  protectorat  en  eut  à  souffrir  :  mis  hors  des  frontières, 
les  Jésuites  seraient  plu«  libres  d'aller  «  prêcher  les  infi- 
dèles »  d'outre-mer  pour  qui  ils  sont  faits. 

Oh!  sans  doute,  M.  Séché  proteste  de  ses  bonnes  inten- 
tions. La  politique  lui  est  étrangère  ;  il  ne  lui  «  appartient 
pas  d'indiquer  au  gouvernement  les  mesures  qu'il  convient 
de  prendre  pour  sortir  d'une  situation  qui  ne  saurait  se  pro- 
longer ».  Mais  qui  donc  s'y  trompe?  Si  engageantes  que 
puissent  être  les  circonstances  actuelles  pour  écrire  sur  Les 
Jésuites  une  page  d'histoire,  il  y  a  pourtant  une  manière  de 
choisir  et  de  conduire  son  sujet  propre  à  ceux  qui  veulent 
aider  aux  circonstances.  C'est  la  manière  de  M.  Séché. 

Aussi  était-ce  une  tentation  bien  naturelle  que  de  vouloir 
défaire  son  œuvre,  là  même  où  il  l'avait  faite,  dans  la  Revue 
politique  et  parlementaire.  J'écrivis  au  directeur  de  cette 
Revue^  M.  Fournier.  Il  me  pria  de  venir  chez  lui...  pour 
entendre  ses  regrets  de  ne  pouvoir  accepter  ma  réplique.  Il 
eût  mieux  fait  de  l'accepter,  je  crois  :  c'eût  été  plus  «  par- 
lementaire »  sinon  plus  «  politique  ». 

1.  Rwuei  poiiti^ue  et  parlementaire^  10  décembre  1900. 


316  UN  CONSEILLER  JANSENISTE  DU  MINISTERE 


I 

C'est  le  21  juillet  1773  que  Clément  XIV  finit  par  signer, 
dans  l'angoisse,  le  bref  Dominus  ac  Redemptor  par  lequel  il 
supprimait  la  Compagnie  de  Jésus.  Les  fils  de  saint  Ignace, 
«  chassés  de  France  et  des  pays  latins,  furent  recueillis,  dit 
M.  Séché,  par  le  grand  Frédéric  et  la  grande  Catherine,  au 
nez  et  à  la  barbe  des  encyclopédistes  »  furieux. 

11  y  a  là  une  inexactitude,  légère,  ce  semble,  mais  qui  a  le 
grand  inconvénient  de  réduire  à  une  scène  amusante  un  fait 
d'une  importance  extrême.  Pas  un  seul  Jésuite  étranger 
n'entra,  que  je  sache,  dans  la  province  de  Silésie,  après  1773; 
celle-ci,  d'ailleurs,  fut  dissoute  en  1776.  Quant  à  la  province 
de  Russie  Blanche,  une  cinquantaine,  au  plus,  y  vinrent  «  de 
France  et  des  pays  latins  »  et  la  plupart  d'entre  eux  n'étaient 
pas  d'anciens  jésuites*.  L'assertion  de  M.  Séché  sur  les  pro- 
tégés de  a  la  grande  Catherine  »  et  du  «  grand  Frédéric  » 
n'est  donc  pas  soutenable.  Au  moment  du  bref  de  destruc- 
tion, en  1773,  il  y  avait  en  Russie  et  en  Prusse  des  maisons 
de  Jésuites  et  elles  subsistèrent,  après  le  bref,  dans  le  statu 
quo  ante  :  voilà  l'exacte  vérité  historique. 

Il  en  résulte  —  qui  ne  voit  la  conséquence? —  que  la 
Compagnie  de  Jésus  n'a  jamais  été  détruite  tout  entière.  Et 
cette  singulière  survivance,  les  encyclopédistes  n'étaient  pas 
seuls  à  la  connaître;  Clément  XIV  la  connaissait  aussi,  ne 
fût-ce  que  par  les  réclamations  des  cours  bourbonniennes. 
Frédéric  II  et  Catherine  II  n'étaient  pas  seuls  à  vouloir  ce 
statu  quo\  Clément  XIV  le  voulait  aussi  et  il  y  donna  son 
consentement  formel^.  Cela  est  grave. 

Et  cela  explique  la  conduite  de  Pie  VI,  vis-à-vis  des  Jé- 
suites. Dès  le  début  de  son  pontificat,  il  permet  au  P.  Czer- 
niewicz,  supérieur  de  la  Russie  Blanche,  de  recevoir  «  au 
nombre  de  ses  religieux  »  les  Jésuites  proscrits  qui  auraient 

1.  Trois  seulement  des  trente-deux  Jésuites  français  de  Russie  Blanche 
appartenaient  à  l'ancienne  Compagnie  ;  parmi  les  autres,  un  seul  fut  admis 
avant  1800. 

2.  Voir,  sur  ce  fait,  Zaleski,  les  Jésuites  de  la  Russie  Blanche.  Letouzey, 
1887,  I,  p.  275;  — Sanguinetti,  la  Compagnie  de  Jésus.  Retaux,  1884,  p.  405- 
414  ;  —  Ravignan,  Clément  XIII  et  Clément  XIV.  Julien,  1856,  II,  p.  501. 


UN  CONSEILLER  JANSÉNISTE  DU  MINISTÈRE  317 

la  pensée  et  la  force  d'aller  retrouver  si  loin  la  douceur  de 
vivre  selon  leur  vocation  première  (1776).  Quelques  années 
plus  tard  (1783),  il  donne  à  cet  état  de  choses  une  approba- 
tion plus  solennelle,  quoique  verbale.  Tandis  qu'il  est  pri- 
sonnier à  Florence,  il  échange,  avec  le  nonce  Litta,  une 
correspondance  dont  le  résultat  est  d'amener  Paul  P'  à  de- 
mander un  bref  qui  confirmât  publiquement  l'existence 
de  la  Compagnie  en  Russie.  Seule  la  mort  du  pape 
(17  août  1799)  empêcha  la  conclusion  de  l'affaire.  Reprises 
avec  Pie  YII,  les  négociations  aboutirent,  le  7  mars  1801, 
au  bref  Catholicse  —  adressé  non  pas  à  Paul  I",  comme 
l'écrit  M.  Séché,  mais  au  supérieur  des  Jésuites,  le  P.  Kareu. 

A  partir  de  ce  moment,  l'existence  de  la  Compagnie  de 
Jésus  en  Russie  n'est  plus  un  fait  simplement  légitime;  elle 
devient  un  fait  juridique  et  notoire *. 

Dans  cette  reconnaissance  légale,  M.  Séché  ne  veut  voir 
qu'une  manœuvre  diplomatique  de  Pie  VII,  une  complai- 
sance habile  dont  les  légations  restituées  pourraient  être  le 
prix.  Ce  sont  là  des  vues  de  romancier,  malgré  le  soin  que 
prend  l'auteur  de  nous  renvoyer  aux  archives  du  Vatican. 
Voici,  en  deux  mots,  la  situation-.  En  accordant  le  bref  de- 
mandé par  Paul  P*",  le  Pape  n'avançait  pas  la  question  de  son 
domaine  temporel,  parce  que,  surtout  depuis  la  paix  de 
Lunéville  (9  février  1801),  un  seul  homme  était  l'arbitre  de 
l'Italie  :  Bonaparte.  En  refusant  le  bref,  Pie  VII  ne  pouvait 
rien  perdre  auprès  du  czar,  parce  que  l'existence  canonique 
des  Jésuites  était  assurée  par  ailleurs  et  pouvait  être  con- 
firmée verbalement. 

Le  tort  de  M.  Séché,  c'est  d'isoler  un  fait  particulier  de  la 
suite  des  événements  auxquels  il  se  rattache.  Il  n'y  a  pas  de 
pire  méthode  en  histoire. 

Est-ce  encore  pour  recouvrer  les  légations  que  Pie  VII, 
en  1801,   sur  la   demande  de  Charles  Emmanuel   proscrit, 

1.  Voir  Sanguinetti,  op.  cit.j  p.  234. 

2.  Je  ne  puis  entrer  dans  le  détail  qui  serait  infini;  mais  la  seule  lecture 
des  dépêches  espagnoles  rapportées  par  M.  Boulay  de  la  Meurthe  dans  ses 
Documents  sur  la  négociation  du  Concordat  aurait  suffi  pour  convaincre 
M.  Séché  qu'il  déplaçait  la  question.  L'affaire  de  la  grande  maîtrise  de 
Malte,  sans  parler  de  la  réunion  des  églises,  avaient  une  autre  importance 
que  la  reconnaissance  légale  des  Jésuites. 


318  UN  CONSEILLER  JANSENISTE  DU  MINISTÈRE 

autorisait  les  Jésuites  de  Sardaigne  à  rouvrir  leurs  maisons? 
Et  avec  qui  le  Pontife  concluait-il  un  marché,  lorsqu'on  1802, 
il  donnait  au  successeur  du  P.  Kareu,  la  faculté  d'agréger  à 
la  Compagnie,  sans  qu'ils  fussent  obligés  de  se  rendre  en 
Russie,  les  anciens  Jésuites  d'Angleterre  et  des  pays  de  mis- 
sions? Et  quel  avantage  temporel  poursuivait-il,  en  1804,  en 
rétablissant  la  Compagnie  dans  le  royaume  des  Deux-Siciles? 

M.  Séché  a  beau  jouer  à  l'historien  diplomatique  sur  les 
menus  incidents  de  la  cour  de  Charles  IV,  cet  effort  ne  sau- 
rait masquer  l'insuffisance  de  ses  renseignements  et  le  parti 
pris  de  ses  conclusions. 

Urquijo,  le  jansénisme,  le  P.  Daubenton  n'ont  rien  à  faire 
ici.  Ce  sont  là  des  digressions  vaines.  Quant  au  fond  de  la 
question,  une  remarque  s'impose  qu'aucun  papier  inédit, 
d'où  qu'il  émane,  n'entamera  :  de  1773  à  1814,  l'affaire  des 
Jésuites  demeure  à  Rome  tellement  vivante  que  ni  la  succes- 
sion de  trois  papes,  ni  les  bouleversements  que  la  Révolu- 
tion produisit  en  Europe  ne  peuvent  l'écarter.  Et  quand  on 
songe  à  l'invasion  des  Etats  romains.,  aux  longs  et  doulou- 
reux exils  de  Florence,  de  Valence,  de  Savone  et  de  Fontai- 
nebleau, n'est-ce  pas  un  émouvant  spectacle  que  de  voir 
les  successeurs  immédiats  de  Clément  XIY,  au  milieu  des 
vicissitudes  que  traverse  leur  propre  f©jrtune,  garder  une 
pensée  et  une  bienveillance  obstinément  fidèles  pour  cette 
poignée  de  Jésuites  perdus  dans  l'empire  des  tsars? 

Comment  expliquer  cela?  Oh!  c'est  fort  simple.  Clé- 
ment XIV,  Pie  VI,  Pie  VII  regardent  la  suppression  de  la 
Compagnie  comme  un  malheur  ^  Ce  qui  en  reste  dans  la  Rus- 
sie Blanche  est,  à  leurs  yeux,  une  semence  providentielle 
d'où  sortira  la  moisson  future  qu'ils  désirent  et  qu'ils  espèrent. 
Et  voilà  pourquoi  ils  s'y  intéressent.  Tant  que  la  diplomatie 
des  cours  européennes  ne  permet  pas  une  autre  attitude,  ils 
tolèrent,  ils  approuvent,  ils  encouragent  à  voix  basse.  La 
voix  se  hausse  et  s'affermit,  à  mesure  que  s'efface  le  souve- 

1.  Je  n'ai  pas  à  apprendre  à  M.  Séché  que,  dès  Ja  mort  de  Clément  XIV, 
le  texte  d'un  bref  de  rétractation  se  répandit,  et  qu'il  y  a  des  raisons  à  peu 
près  décisives  de  regarder  ce  texte  comme  authentique.  —  Par  ailleurs,  on 
«ait  en  quelles  angoisses  cette  question  des  Jésuites  supprimés  laissa  «  el 
povero  papa  »,  comme  disait  saint  Alphonse  de  Liguori. 


UN  CONSEILLER  JANSENISTE  DU  MINISTÈRE  319 

nir  des  luttes  anciennes  et  que  les  princes  catholiques  de- 
mandent le  retour  des  religieux  proscrits.  Enfin  l'heure  vient 
où  Pie  VII  se  félicite  hautement  de  trouver,  par  la  grâce  de 
Dieu,  dans  les  fils  de  saint  Ignace  «  des  rameurs  vigoureux 
et  éprouvés  »,  dont  le  bras  aide  à  la  manœuvre  avec  la  même 
ardeur  qu'autrefois,  «  sur  cette  barque  de  Pierre  que  secoue 
la  tempête  ». 

A  qui  compare  loyalement  les  circonstances  qui  ont  marqué 
la  destruction  de  la  Compagnie  et  celles  qui  ont  amené  son 
rétablissement,  il  n'est  pas  difficile  de  décider  où  est  le 
<c  mystère  d'iniquité  »  et  où  le  miracle  de  la  Providence, 

II 

Tandis  qu'aux  acclamations  de  son  peuple,  heureux  de  le 
revoir  après  une  captivité  de  quatre  ans,  Pie  VII  promulguait, 
dans  l'église  du  Gesu,  la  bulle  Sollicitudo  (7  août  1814),  Na- 
poléon expiait,  dans  l'inaction  torturante  de  l'île  d'Elbe,  la 
prétention  qu'il  avait  eue  de  vouloir  être  le  maître  de 
l'Église  comme  de  l'Europe. 

Dans  sa  clairvoyance  politique,  le  premier  consul  avait 
cru  nécessaire  de  signer  le  Concordat  ;  mais  son  autorité 
jalouse  ne  voulait  qu'un  clergé  docile  sous  sa  main.  Il  n'ai- 
mait pas  les  Jésuites  *  ni  les  associations  religieuses.  C'est 
une  raison  d«  plus  pour  M.  Séché  de  montrer,  dès  le  Con- 
sulat, les  Jésuites  se  mettant  «  en  mouvement  en  vue  de 
rentrer  en  France  par  une  porte  ou  par  l'autre  ». 

Malheureusement,  l'auteur  ne  semble  pas  mieux  renseigné 
sur  les  victimes  de  Napoléon  que  sur  les  protégés  de  Cathe- 
rine de  Russie  ou  de  Frédéric  de  Prusse. 

Ce  n'est  point  qu'il  ait  épargné  sa  peine  :  il  a  fouillé  dans 
les  Archives  nationales,  et  il  a  eu  la  chance  de  mettre  la  main 
sur  deux  intéressants  rapports  de  Portalis.  Hélas  !  la  trou- 
vaille est  deux  fois  pitoyable  :  les  deux  rapports  sont  im- 
primés depuis  1845  ~  ;  et  puis,  ils  prouvent  justement  qu'il 

1,  Voir  les  Mémoires  de  Con«alTi,  I,  p.  355. 

2.  Discours,  rapports  et  travaux  inédits.  Joubert,  1845,  p.  445-451.  — 
M.  Séché  a  donné  comme  conclusion  du  rapport  du  10  fructidor  celle  qui 
termine  le  rapport  du  25.  Ceci  à  titre  d'indication  purement  bibliographique, 
la  chose  n'ayant  pas  d'autre  importance. 


320  UN  CONSEILLER  JANSENISTE  DU  MINISTERE 

n'y  avait  pas  de  Jésuites  en  France  sous  le  Consulat.  Car 
ni  la  Société  du  Cœur  de  Jésus,  ni  la  Société  des  Victimes  de 
P amour  de  Dieu  y  ni  la  Société  des  Pères  de  la  Foi,  au  sujet 
desquelles  Portails  écrit,  en  l'an  X,  «  au  citoyen  premier 
consul  »,  n'ont  jamais  été  ni  tout  ni  partie  de  la  Compagnie 
de  Jésus. 

Voici  les  faits. 

La  Société  du  Cœur  de  Jésus  est  Tœuvre  du  P.  de  Clori- 
vière,  ancien  jésuite.  L'idée  lui  en  vint  à  Dinan,  le  19  juillet 
1790.  Il  la  soumit  à  l'évêque  de  Saint-Malo,  Courtois  de 
Pressigny,  qui  l'approuva  (18  septembre  1790).  La  Société 
s'étant  répandue  dans  quelques  diocèses,  en  décembre  1800, 
le  P.  de  Clorivière  dépêcha  à  Rome  deux  de  ses  prêtres  pour 
demander  l'approbation  du  Saint-Siège.  C'étaient  justement 
les  «  abbés  Astier,  de  Gap,  et  Beulé,  de  Chartres  )»,  dont 
M.  Séché  a  le  tort  de  faire  des  Pères  de  la  Foi^.  Pie  VII  re- 
çut les  suppliants  avec  bonté  et  leur  remit  un  bref  adressé  à 
l'évêque  de  Saint-Malo  (janvier  1801).  L'œuvre  cependant 
ne  tarda  pas  à  s'affaiblir,  surtout  depuis  l'emprisonnement 
du  P.  de  Clorivière,  qui  dura  cinq  ans  (  1804-1809). 

La  Société  des  Pères  de  la  Foi  date  exactement  du  15  août 
1797.  Son  fondateur  est  a.  un  nommé  Paccanari  »,  comme  dit 
fort  bien  Portails  dans  son  rapport.  Approuvée  par  Pie  VI,  à 
Sienne  (février  1798),  cette  société  s'unit,  sur  le  désir  du 
Pape  (18  avril  1799),  avec  celle  des  Pères  du  Cœur  de  Jésus. 
Celle-ci  —  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  l'œuvre  du  P.  de 
Clorivière  —  fut  fondée  à  Louvain  (8  mai  1794)  par  deux 
anciens  élèves  de  Saint-Sulpice,  MM.  François  de  Tournely 
et  Charles  de  Broglie,  et  approuvée  par  Pie  VI,  prisonnier  à 
Florence  (  sept.  1798)  ;  elle  était  établie  surtout  en  Allemagne. 
L'union  des  deux  Sociétés  amena  un  rapide  développement  ; 
on  fonda  des  maisons  en  France,  en  Angleterre,  en  Suisse, 
en  Hollande,  en  Italie.  La  communauté  de  Rome  compta 
jusqu'à  plus  de  cent  religieux.  Mais  l'union  ne  dura  pas  :  les 
vues  étaient  divergentes  ;  et  puis  on  suspectait  la  sagesse  et 
la  droiture  de  Paccanari,  «  ancien  soldat  »,  devenu  supérieur 
général.  Le  24  juin  1804,  le   P.  Varin,    supérieur   pour  la 

1.  C'est,  sans  doute,  dans  M.  Boulay  de  la  Meurtbe  que  M.  Séché  a  pris 
ce  détail. 


UN  CONSEILLER  JANSÉNISTE  DU  MINISTÈRE  321 

France,  fît  sécession,  après  avoir  pris  conseil  de  Mgr  Spina, 
et  Pie  VII,  mis  au  courant  de  TafFaire,  quand  il  vint  à  Paris 
pour  le  sacre  de  Napoléon,  approuva  la  décision  prise.  Les 
religieux  d'Angleterre,  d'Italie,  de  Suisse  se  détachèrent 
rapidement  de  Paccanari,  qui  finit  par  être  jugé  et  empri- 
sonné par  le  Saint-Office  (1807). 

Ces  points  établis,  — et  ils  sont  incontestables,  —  le  débat 
est  simplifié  ;  il  n'y  a  plus  qu'à  rechercher  comment  de  ces 
données  de  l'histoire  a  pu  sortir  la  légende  que  «  sous  le 
nom  ))  des  Pères  de  la  Foi  «  se  dissimulait  la  Compagnie  de 
Jésus  ressuscitée^  ».  A  celte  légende,  je  vois  trois  prétextes  : 
un  mot  de  Napoléon,  un  mot  de  Portalis,  et  enfin  la  fortune 
même  des  Pères  de  la  Foi. 

Le  mot  de  Napoléon  nous  est  garanti  par  Guvier,  et  Ferry, 
jadis,  en  fît  grand  bruit  à  la  tribune  du  Sénat.  Le  voici  : 

J'ai  fait  demander  au  Pape  si  les  Pères  de  la  Foi  étaient  des  Jésuites  ; 
il  m'a  répondu  que  non.  J'ai  fait  saisir  leurs  papiers  :  j'ai  eu  la  preuve 
du  contraire  *. 

L'opinion  de  Cuvier  sur  les  Jésuites  prouve  qu'il  ne  sa- 
vait pas  leur  histoire  aussi  bien  que  celle  des  mondes  dé- 
truits, ce  qui  ne  l'empêchait  pas  d'en  parler  avec  assurance. 
Mais  on  peut  avoir  cette  faiblesse  sans  être  un  malhonnête 
homme.  Cuvier  n'a  pas  inventé  le  propos  qu'il  rapporte.  J'in- 
clinerais seulement  à  croire  qu'il  le  rapportait  par  ouï-dire. 
C'est  le  14  avril  1813  que  le  grand  naturaliste  fut  nommé 
maître  des  requêtes  au  Conseil  d'Etat.  A  cette  date.  Napoléon 
s'en  allait  gagner  la  bataille  de  Lutzen.  Il  ne  rentra  à  Paris 
que  le  20  novembre;  et  comme  le  souci  de  préparer  la  cam- 
pagne de  France  l'absorbait  beaucoup,  il  eut  le  temps,  en  ce 
moment  tragique,  de  présider  les  séances  du  Conseil  d'État. 
S'il  les  présida,  comme  il  excellait  à  mêler  le  soin  des  dé- 
tails aux  conceptions  les  plus  vastes,  il  n'est  donc  pas  in- 
croyable, a  priori^  qu'il  se  soit  occupé  alors  des  Pères  de  la 

1.  Debidour^  Histoire  des  rapports  de  l'Église  et  de  l'État.  Alcan,  1898, 
p.  231.  — Nettement  parle  dans  le  même  sens,  Histoire  de  la  JRestauration, 
VII,  p.  20. 

2.  Journal  officiel,  6  mars  1880,  p.  2649.  —  Le  P.  Du  Lac  touche  briève- 
ment ce  point  dans  ses  Jésuites.  Pion,  1900,  p.  170. 

LXXXYI.  —  21 


32»  UN  CONSEILLER  JANSÉNISTE  DU  MINISTÈRE 

Foi  ;  il  avait  bien  le  loisir  de  faire  arrêter  Mgr  de  Boulogne  ^ 
Mais  il  faut  pourtant  remarquer  que  les  Pères  de  la  Foi 
étaient  dispersés,  au  moins  depuis  1809,  et  qu'il  n'y  a  sur 
leur  compte,  en  1813,  aucun  fait  nouveau  qui  puisse  préoc- 
cuper l'empereur.  Rien  dans  les  feuilles  de  travail  des  mi- 
nistres, rien  dans  les  rapports  de  police  n'appelle  cette 
affaire. 

Mettons  que  le  propos  ait  été  tenu,  il  faudra  simplement 
conclure  que  Napoléon  a  menti  ou  que  Fouché  l'a  trompé. 
Car  jamais  aucun  papier  n'est  venu  aux  mains  du  ministre  de 
la  police —  et  Dieu  sait  s'il  en  a  saisi  ou  intercepté  !  — qui 
lui  ait  fourni  la  preuve  que  les  Perdes  de  la  Foi  étaient  des 
Jésuites.  Et  si,  par  hasard,  le  mot  garanti  par  Guvier  remon- 
tait au  temps  de  Messidor,  nous  aurions  contre  Napoléon  le 
témoignage  de  Napoléon  lui-même  ;  car,  en  décembre  1807, 
il  en  était  encore  à  réclamer  à  Fouché  des  «  renseigne- 
ments »  sur  les  Pèj^es  de  la  Foi. 

Il  vous  sera  possible  de  vous  procurer  les  renseignements  dont  vous 
aurez  besoin  sur  les  Pères  de  la  foi,  par  leur  supérieur,  le  P.  Varin, 
qui  paraît  être  un  aventurier  ^. 

L'indication  était  bien  superflue.  Fouché  connaissait  bien 
le  P.  Varin  ;  dès  1802,  il  l'avait  questionné  à  fond.  Et  puis, 
les  démarches  de  ce  prêtre  entreprenant,  courageux  et  droit 
n'avaient  rien  de  mystérieux  :  il  organisait  des  missions  et 
il  fondait  des  collèges.  Lorsque  Bonaparte,  en  1803,  visita 
celui  d'Amiiens,  il  ne  paraît  pas  que  son  regard  pénétrant  ait 
deviné  des  conspirateurs  ;  on  dit  même  qu'il  écouta  avec 
plaisir  les  vers,  assez  médiocres,  du  P.  Loriquet,  qu'un  élève 
lui  débita  par  manière  de  compliment.  Le  préfet  d'Amiens, 
Quinette^,  celui  du  Doubs,  Debry,  les  ministres  Chaptal  et 
Portails  savaient  mieux  que  personne  que  le  P.  Varin  n'était 
pas  «  un  aventurier»,  et  ils  s'intéressaient  à  ses  œuvres. 

Jusqu'à  la  fin  de  ses  jours,  le  P.  Varin  aima  à  parler  de 
Portails:  «  Il  était  pour  moi  comme  un  père,  disait-il;  lorsque 
j'éprouvais   quelque    difficulté,   il    cherchait  avec    moi    des 

1.  Lecestre,  Lettres  inédites  de  Napoléon  /«.  Pion,  1897,  II,  p.  300. 

2.  Ibid.,  I,  p.  129. 

3.  Rapport  de  Portalis,  23  nivôse  aa  XI. 


UN  CONSEILLER  JANSÉNISTE  DU  MINISTÈRE  323 

expédients  pour  me  tirer  d'embarras.  Il  m'avait  permis  de 
venir  le  trouver  à  toute  heure  sans  m'assujétir  à  celle  des 
audiences  publiques,  afin  de  pouvoir  m'entretenir  plus  libre- 
ment ^  » 

Gomment  expliquer  alors  que  Portalis  ait  accepté  d'écrire 
le  rapport  sur  lequel  fut  rendu  le  décret  de  Messidor  et  qu'il 
y  ait  écrit  ces  lignes  capables,  à  elles  seules,  d'assurer  la 
perte  de  ses  protégea»-? 

Les  Pères  de  la  Foi  ne  sont  que  des  Jésuites  déguisés,  lis  suivent 
l'institut  des  anciens  Jésuites  ;  ils  en  professent  les  mêmes  maximes  : 
leur  existence  est  donc  incompatible  avec  les  principes  de  l'Eglise 
gallicane  et  le  droit  public  de  l'empire.  On  ne  peut  faire  revivre  une 
corporation  dissoute  dans  toute  la  chrétienté  par  les  ordonnances  des 
souverains  catholiques  et  par  une  bulle  du  chef  de  l'Eglise  ^. 

Portalis  était-il  mal  renseigné  ?  Non.  Se  défiait-il  des 
explications  du  P.  Varin  ?  Non  plus.  Il  parlait,  en  bon  cour- 
tisan, peut-être  selon  les  données  de  Fouché,  de  façon  à 
conclure  dans  le  sens  des  désirs  bien  connus  du  maître,  sauf 
à  prendre  sa  revanche  quand  le  moment  viendrait  de  l'exécu- 
tion. 

Et  ce  qui  prouve  que  la  conjecture  n'est  pas  vaine,  c'est 
que  la  Société  des  Pères  de  la  Foi,  en  fait,  ne  fut  point  dis- 
soute à  ce  moment.  Là  aussi,  M.  Séché  est  mal  informé. 

Oui,  sans  doute,  par  son  Rapport  du  18  messidor,  Portalis 
assure  l'empereur  que  les  Pères  de  la  Foi  «  exécutent  )>  ce 
jour-là  même  «  le  décret  impérial  sans  regret^  j).  Mais  la  dis- 
parition fut  bien  courte.  Au  moment  du  décret,  la  Société 
était  établie  «  à  Belley,  à  Amiens,  et  dans  quelques  autres 
communes  de  l'empire  ».  Après  1804,  s'ouvrent  les  collèges 
ou  séminaires  de  Roanne,  de  Roulers,  de  Largentière,  de 
Montmorillon,  de  Marvejols  et  de  Bazas.  Les  missions,  un 
moment  interrompues,    reprennent   plus  nombreuses^.   En 

1.  Guidée,  S.  J.,  Vie  du  R.  P.  Varin.  Douniol,  1860,  p.  143-151. 

2.  Portalis,  op.  cit.,  p.  452.  Rapport  du  13  prairial  an  XII. 

3.  Portalis,  op.  cit.,  p.  462.  —  A  la  suite  se  trouvent  deux  rapports  très 
curieux  sur  «  l'utilité  d'une  association  ecclésiastique»,  en  vue  de  l'éducation 
(2  pluviôse  an  XII].  Est-ce  un  effort  de  Portalis  en  faveur  des  Pères  de 
la  Foi,  malgré  tout  ce  qu'il  y  dit  contre  eux  ?  Est-ce  sa  vraie  pensée  sur  le 
parti  à  tirer  des  prêtres  pour  Téducation  ?... 

4.  Guidée,  op.  cit.,  p.  152,  177. 


324  UN  CONSEILLER  JANSENISTE  DU  MINISTERE 

décembre  1807,  «  l'agrégation  dissoute  »  est  plus  solidement 
que  jamais  attachée  à  ses  œuvres.  Et  c'est  l'empereur  lui- 
même  qui  en  témoigne  dans  cette  même  lettre  à  Fouché  dont 
j'ai  parlé  plus  haut  : 

Vous  vous  concerterez  avec  le  sieur  Portalis  sur  tous  les  moyens  de 
dissoudre  toute  congrégation  des  Pères  de  la  Foi,  en  cherchant  les 
plus  doux,  mais  en  même  temps  les  plus  efficaces.  Étendez  cette  mesure 
à  tout  l'empire.  Vous  aurez  soin  que  ces  individus  n'aient  aucun  point 
de  réunion,  et  je  vous  rends  responsable  de  l'existence  detoute  société 
de  ces  religieux.  Serions-nous  donc  dans  les  temps  de  faiblesse  et 
d'inertie  où  les  volontés  de  l'administration  ne  pouvaient  être  exécu- 
tées ? 

Fouché  n'entendait  pas  engager  par  «  inertie  et  faiblesse  » 
sa  «  responsabilité  »  en  cette  affaire.  Et  surtout  le  P.  Varin 
comprit  qu'il  fallait  céder  à  la  force.  Mais,  cette  fois  encore, 
c(  les  volontés  de  l'administration  »,  si  impérieusement  inti- 
mées qu'elles  fussent,  ne  s'exécutèrent  ni  tout  de  suite,  ni  de 
tout  point. 

Le  préfet  de  Bourg  réussit  à  conserver  les  Pères  de  la  Foi 
à  Belley  jusqu'en  1809;  et  partout  ailleurs,  jusqu'à  la  même 
date,  les  ordres  de  Fempereur  furent  plus  ou  moins  éludés, 
avec  la  connivence  des  administrations  locales. 


Dispersés  en  divers  diocèses,  les  membres  de  «  l'agréga- 
tion dissoute  w  attendirent  patiemment  des  jours  meilleurs. 
En  1814,  au  lendemain  de  la  bulle  Sollicitudo^  qui  rétablit  la 
Compagnie  de  Jésus  dans  tout  l'univers,  la  plupart  deman- 
dèrent à  y  être  admis.  Ils  devinrent  Jésuites  ;  on  a  conclu 
qu'ils  l'avaient  toujours  été.  Et  la  conclusion  est  inepte. 

Pas  un  des  Pères  de  la  Foi,  en  France,  n'a  appartenu  à 
l'ancienne  Compagnie.  Les  fondateurs  de  cette  société,  Bro- 
glie,  Tournely,  Paccanari  y  ont  toujours  été  étrangers. 

Sans  doute,  leur  zèle  les  portait  aux  œuvres  propres  de 
la  Compagnie  détruite,  et,  pour  cela  même,  ils  avaient 
adopté  un  genre  de  vie  calqué  sur  l'Institut  de  saint  Ignace. 
Mais  qu'est-ce  que  cela  prouve ,  sinon  le  vide  laissé  dans 
l'Eglise  par  les  Jésuites  qu'on  disait  si  malfaisants  ?  N'est-ce 
pas  un  fait  remarquable  que,  dans  la  plupart  des  pays  catho- 
liques, des  hommes  divers  d'éducation  comme  de  nationa- 


UN  CONSEILLER  JANSENISTE  DU  MINISTERE  325 

lité,  nés  après  le  hreî  Domùius  ac  Redemptor,  se  rencontrent 
dans  cette  pensée  de  restaurer,  selon  leur  pouvoir,  la  Com- 
pagnie détruite  ? 

Cette  tentative  devait  intéresser  au  plus  haut  point  les  fils 
de  saint  Ignace  si  attachés  à  leur  vocation.  De  fait,  ils  y  applau- 
dissent comme  à  un  signe  providentiel  :  les  Jésuites  revi- 
vraient, puisque  les  meilleurs  d'entre  les  prêtres  essayaient 
d'en  reproduire  la  vie.  Mais  tout  en  encourageant  ceux  qui 
s'enrôlaient  dans  ces  milices  nouvelles,  les  rares  survivants 
de  l'ancienne  Compagnie  se  tenaient  en  dehors  ^  Ils  atten- 
daient, les  yeux  obstinément  fixés  sur  la  Russie  :  là  seule- 
ment était  pour  eux  la  vraie  milice  de  saint  Ignace;  de  là,  ils 
en  avaient  l'espoir,  elle  partirait,  au  jour  marqué  par  Dieu, 
pour  reprendre  sa  course  apostolique  à  travers  le  monde. 

Les  Jésuites  de  Russie  blanche  étaient  dans  les  mêmes 
sentiments.  Le  Père  Général  écrivait  à  un  jésuite  d'Ams- 
terdam : 

Non,  je  ne  doute  pas  de  la  France  ;  j'espère,  contre  toute  espérance, 
que,  tôt  ou  tard,  la  Compagnie  de  Jésus  renaîtra  dans  ce  pays. 

Mais  tout  en  regardant  l'avenir  avec  cette  confiance  intré- 
pide, le  P.  Grûber  estimait  qu'il  fallait  se  garder,  dans  le  pré- 
sent, de  toute  tentative  de  pénétration.  Un  prêtre  de  Dùren, 
dans  le  département  de  la  Roïr  (Westphalie),  lui  avait  écrit 
pour  lui  offrir  sa  personne.  Il  lui  répond  (7  mars  1805)  : 

Vous  me  demandez  si  les  prêtres  séculiers  peuvent  être  admis  dans 
la  Compagnie,  dans  les  pays  soumis  maintenant  à  la  France.  Non;  cela 
ferait  trop  de  bruit  et  pourrait  créer  des  embarras  au  Saint-Père. 

A  cette  date.  Pie  VII  se  trouvait  encore  en  France.  Venu 
pour  le  sacre  de  l'empereur,  dans  l'espoir  de  regagner  la 
liberté  que  le  négociateur  du  Concordat  avait  insidieuse- 
ment retirée  à  l'Eglise  par  les  articles  organiques,  le  saint 
Pontife  ne  put  pas  même  aborder  la  question  :  le  séjour  du 
Pape  eut  beau  se  prolonger.  Napoléon  sut  se  dérober  tou- 
jours. Mais  cette  présence  réelle  du  vicaire  de  Jésus-Christ 
dans  notre  pays  fut  une  consolation  et  une  force  pour  tous 
ceux  que  dévorait  le  zèle  du  bien.  Combien  de  dévouements 

1.  La  Société  du  Cœur  de  Jésus  compta  pourtant  quatre  anciens  jésuites. 


326  UN  CONSEILLER  JANSENISTE  DU  MINISTERE 

se   donnèrent  rendez-vous   aux  pieds   de  ce  souverain  des 
âmes  catholiques  ! 

Au  milieu  de  tant  d'autres  visiteurs  que  la  foi  y  poussait, 
l'abbé  Proyart  entra  lui  aussi  dans  cet  ancien  appartement 
de  Madame  Elisabeth  que  Pie  VII  occupait  au  pavillon  de 
Flore.  Il  s'entretint  avec  le  Pontife  de  ses  livres  dont  il  lui  fit 
hommage.  On  parla  de  Clément  XIV,  des  Jésuites  d'autre- 
fois, de  ceux  de  la  Russie  blanche. 

«  Nous  avons  enFrance,  dit  l'abbé,  une  petite  société  de  sujets  d'élite 
qui  se  pique  de  marcher  sur  les  traces  des  Jésuites  et  d'un  parfait 
dévouement. 

—  Oui,  reprit  le  pape,  je  les  connais  et  j'en  fais  grand  cas;  le 
malheur  est  que  c'est  un  corps  sans  tête.  » 

A  lui  seul,  ce  mot  de  Pie  VII  trancherait  la  question  de 
savoir  si  oui  ou  non  les  Pères  de  la  Foi  étaient  des  Jésuites. 

Je  n'ajouterai  qu'une  réflexion.  Le  fait  d'être  Jésuite  résulte 
d'un  acte  de  conscience,  de  l'émission  des  vœux  selon  l'Ins- 
titut de  saint  Ignace.  Et  avant  cet  acte,  on  n'est  novice  que 
du  jour  où  l'on  est  accepté  comme  tel  par  un  supérieur  de  la 
Compagnie  qualifié  pour  cette  acceptation.  Or,  qui  en  est  là, 
en  France,  au  moment  du  décret  de  messidor  ?  Personne.  Les 
Pères  de  la  Foi  ne  sont  Jésuites  que  de  cœur  et  de  désir;  ils 
ne  dépendent  en  aucune  façon  du  Père  Général;  et  quand,  en 
1804,  après  le  décret  qui  dissout  les  «  Paccanaristes  »,  le 
P.  Varin  consulte  le  pape  sur  la  question  de  savoir  si  ses 
compagnons  et  lui  ne  feraient  pas  mieux  de  solliciter  leur 
admission  dans  la  Compagnie,  Pie  VII  répond  qu'  ce  il  faut 
attendre  le  moment  marqué  par  la  Providence  ». 

C'est  en  1805  que  le  P.  de  Clorivière,  détenu  au  Temple, 
reçut  du  P.  Lustyg,  vicaire  général  des  Jésuites  de  Russie 
blanche  une  lettre  qui,  selon  ses  désirs,  l'agrégeait  à  l'ordre. 
C'est  en  juin  1814  que  le  même  P.  de  Clorivière  accepta,  du 
P.  Général  Brzozowski,  commission  de  restaurer  en  France 
la  Compagnie  de  Jésus.  Ce  vieillard  de  quatre-vingts  ans 
s'en  vint  résolument  à  Paris  pour  commencer  à  lui  tout  seul 
cette  rude  entreprise.  La  bulle  Sollicitudo^  publiée  au  mois 
d'août,  lui  apporta  un  secours  inespéré.  Voyant  dans  l'acte 
pontifical  le  signe  de  la  Providence  qu'ils  attendaient,  les 
hommes  de  bonne  volonté  accoururent;  avant  la  fin  de  1814, 


UN  CONSEILLER  JANSÉNISTE  DU  MINISTÈRE  32T 

ils  étaient  plus  de  quarante  novices  réunis,  18,  rue  des 
Postes. 

Voilà  le  lieu  et  la  date  vraiment  historiques  où  se  rat- 
tachent les  origines,  en  France,  de  «  la  Compagnie  ressus- 
citée  )). 

M.  Séché  s'est  donc  lourdement  mépris  quand  il  a  parlé  de 
la  rentrée  des  Jésuites  dès  le  Consulat.  Ils  durent  attendre 
la  chute  de  l'empire. 

D'autres  congrégations  avaient  été  plus  heureuses.  Échap- 
pées à  l'inquisition  révolutionnaire  ou  formées  après  la 
Terreur,  leurs  œuvres  étaient  ignorées  de  Napoléon  ou  tolé- 
rées par  lui.  Avant  comme  après  son  décret  de  Messidor,  il 
signa  même  une  foule  de  reconnaissances  légales  :  la  série 
commence  en  1800,  et  la  dernière  feuille  de  travail  des  minis- 
tres de  l'empereur,  avant  la  capitulation  de  Paris,  porte 
mention  de  l'établissement  des  Sœurs  de  la  Présentation  à 
Villeneuve  d'Agen  (23  mars  1814). 

En  général,  les  congrégations  ainsi  reconnues  sont  hospi- 
talières. On  remarque  cependant  quelques  «  brevets  d'insti- 
tution »  accordés  pour  des  écoles.  Le  collège  de  Saint-Malo, 
ouvert  aux  premiers  jours  du  siècle,  put  se  maintenir,  malgré 
toutes  sortes  de  difficultés,  jusqu'en  1812.  Le  parrain  jaloux 
de  l'Université  autorisa  môme,  en  1813,  l'école  ecclésiastique 
de  Saint-Jean  d'Angely. 

Il  est  vrai,  jusque  dans  ces  autorisations,  la  défiance  et  le 
despotisme  de  l'homme  qui  voulait  tout  tenir  sous  sa  main 
éclatent  parfois  avec  une  sorte  de  brutalité.  Mais  ces  auto- 
risations nombreuses  témoignent  aussi  que  la  vie  catho- 
lique est  une  force  incoercible.  A  travers  la  prison  étroite 
que  formaient  autour  d'elle  les  articles  organiques  et  la 
police  impériale,  cette  vie  se  fait  jour,  comme  se  fait  jour 
une  plante  vivace  en  disjoignant  les  pierres  qui  devaient 
l'étouffer.  Aussi  souple  que  violent,  Napoléon  aime  mieux 
permettre  ce  qu'il  ne  peut  empêcher.  Cette  permission  n'en 
marque  pas  moins  l'impuissance  de  ses  prétentions  autocra- 
tiques contre  la  constitution  intime  de  l'Eglise. 

Là  dessus,  M.  Séché  me  permettra  de  dire  à  mon  tour  :  Et 
nunc  erudimini. 


328  UN  CONSEILLER  JANSENISTE  DU  MINISTERE 

III 

Venons  à  îa  Restauration.  Mille  surprises  nous  y  attendent. 

En  1814...  le  pays,  fatigué  par  les  luttes  de  parti,  n'aspirait  qu'au 
repos.  [Les  Jésuites]  auraient  pu,  suivant  leur  habitude,  fonder  des 
collèges  sur  toute  l'étendue  du  territoire,  que  personne  n'y  eût  trouvé 
à  redire.  Le  gallicanisme  renaissant  de  ses  cendres  ne  leur  demandait, 
pour  sauver  les  apparences,  que  d'enseigner  dans  leurs  établissements 
la  déclaration  de  1682. 

On  croit  rêver  en  lisant  ces  choses.  Quel  pays  habite  donc 
M.  Séché,  pour  oublier  le  fracas  des  batailles  livrées  autour 
de  l'école,  à  travers  tout  le  siècle? 

A  cette  heure,  —  comment  Tignorer?  —  il  se  trouve  des 
esprits  que  le  seul  nom  d'école  congréganiste  irrite  jusqu'à 
la  démence.  Mais  ce  delirium  n'est  pas  d'aujourd'hui,  et  on  a 
mis,  jadis,  à  la  défense  du  privilège  de  l'Université  impé- 
riale autant  de  rage  qu'on  en  met  actuellement  à  le  vouloir 
rétablir. 

L'acte  le  plus  hardi  de  Louis  XVIII,  en  matière  scolaire, 
est  bien,  je  suppose,  son  ordonnance  du  15  février  1815.  Les 
Cent  jours  en  empêchèrent  l'exécution;  mais  cette  exécution 
n'aurait  point  entamé  le  monopole;  l'ordonnance  le  respec- 
tait. Et  dans  les  rangs  de  l'opposition  libérale  au  gouverne- 
ment du  roi  très  chrétien,  les  gens  d'esprit  ne  manquaient 
pas  pour  trouver  bon  le  seul  enseignement  d'État.  Guizot  — 
le  futur  père  de  la  loi  de  1836  —  n'écrivait-il  pas,  en  1816, 
que  «  là  où  la  liberté  n'existait  pas  »,  il  ne  fallait  pas  l'établir? 

Que  n'eût-il  pas  dit  si  les  Jésuites  s'étaient  avisés  ce  de 
fonder  des  collèges  sur  toute  l'étendue  du  territoire  »?  Sûre- 
ment il  se  serait  joint  à  Duvergicr  de  Hauranne  pour  dénon- 
cer cette  invasion,  au  nom  des  lois  et  du  salut  public.  Et, 
peut-être,  M.  Séché,  s'il  eût  vécu  en  cet  heureux  temps  où 
«  le  pays  n'aspirait  qu'au  repos  »,  fût  descendu,  bon  troi- 
sième, dans  la  lice. 

Il  est  vrai  que  les  Jésuites  ne  surent  pas  s'y  prendre;  se 
garantir,  à  l'abri  du  gallicanisme,  c'était  une  précaution 
timide  qui  ne  pouvait  convenir  à  leur  «  tempérament  domi- 
nateur », 


UN  CONSEILLER  JANSENISTE  DU  MINISTERE  329 

Non  contents,  h  leur  rentrée  en  France,  d'ouvrir  sept  collèges, 
d'avoir  une  maison  professe  rue  des  Postes  et  un  noviciat  à  Montrouge, 
ils  mirent  la  main  sur  l'enseignement  des  séminaires;  ils  acceptèrent 
dans  leur  sein  les  membres  de  la  société  secrète  des  Chevaliers  de  Van- 
neau', ils  se  répandirent  dans  toutes  les  administrations,  dans  tous  les 
ministères,  et,  pour  diriger  l'opinion,  ils  fondèrent  des  journaux. 

Mais  quel  est  donc  le  fantastique  alraanach  où  l'auteur  a 
puisé  ses  informations*?  Quels  sont  «  les  sept  collèges  »  que 
les  Jésuites  ouvrirent  en  1815?  En  quoi  consiste  leur  main- 
mise «  sur  l'enseignement  des  séminaires  »  ?  Combien  de 
Chevaliers  de  Vanneau  reçurent-ils  «  dans  leur  sein  »  ? 
Quels  sont  les  «  administrations  »,  les  «  ministères  »  où 
«  ils  se  répandirent  »,  et  lesquels  d'entre  eux  «  s'y  répan- 
dirent ))  ?  Enfin,  quels  sont  «  les  journaux  »  qu'ils  «  fondè- 
rent ))  ?  Serait-ce  trop  exiger  que  de  demander  à  M.  Séché 
de  préciser  des  charges  aussi  graves  et  aussi  incroyables? 
En  1818,  il  y  a  en  France  cent  quarante-cinq  Jésuites  :  avant 
d'admettre  qu'ils  sont  les  maîtres  du  pays,  qui  donc  n'en 
voudra  une  preuve  décisive? 

Autrefois,  il  y  avait  un  mot  qui  tenait  lieu  de  preuve  :  «  la 
Congrégation  ».  Mais  depuis  les  travaux  de  M.  Geoffroy  de 
Grandmaison,  ce  mot  ne  peut  suffire  qu'aux  journalistes 
payés  pour  l'écrire.  Et  si  M.  Séché  a  dans  ses  cartons  des 
papiers  inédits  qui  renouvellent  la  question,  de  grâce  qu'il 
les  sorte.  Sinon,  nous  serons  libres  de  croire  qu'il  en  est 
encore  au  Constitutionnel^  et  c'est  vraiment  trop  retarder. 

En  1818,  les  cent  quarante-cinq  Jésuites  de  France  occu- 
pent cinq  petits  séminaires  (Saint-Acheul,  Bordeaux,  Mont- 
morillon,  Sainte-Anne  d'Auray  et  Forcalquier),  deux  rési- 
dences (Paris  et  Laval)  et  un  noviciat  (Montrouge).  En  1828, 
ils  sont  quatre  cent  cinquante-six.  Trois  séminaires  nou- 
veaux se  sont  ouverts  (Aix,  Dôle,  Billom)  et  un  noviciat  s'est 
fondé  à  Avignon.  Ailleurs  encore,  les  évoques  et  les  popu- 
lations les  appellent;  mais  ils  sont  trop  peu  nombreux  pour 
suffire  à  toutes  les  fondations  désirées.  Leurs  maisons  sont 
une  preuve  de  la  confiance  publique  et  non  de  leur  ambition. 

M.  Séché  nous  parle  du  «  parti  prêtre  »,  des  articles  de 

1.  A  moins  qu'il  ne  s'inspire  du  Montlosier  de  M.  Bardoux. 


330  UN  CONSEILLER  JANSENISTE  DU  MINISTERE 

Chateaubriand  dans  le  Conservateur  contre  «  Tesprit  du 
siècle  »,  des  brochures  de  Lamennais,  des  théories  de  Bonald 
et  des  votes  de  la  Chambre  introuvable. 

Il  y  aurait  là  dessus  beaucoup  à  dire.  En  tout  cas,  il  ne 
saurait  être  question,  j'imagine,  de  faire  de  René  et  de  Féli 
deux  agents  dociles  des  Jésuites  :  si  grande  que  soit  la  vogue 
de  Pinédit  au  sujet  de  ces  deux  Bretons  illustres,  la  trou- 
vaille de  M.  Séché  risquerait  de  paraître  fantaisiste. 

Au  point  de  vue  politico-religieux,  c'est  surtout  Lamen- 
nais qui  essayait,  dès  cette  époque,  de  prendre  la  direction 
des  esprits.  M.  Séché  veut-il  savoir  comment  le  jugeait  le 
P.  Rosaven  ? 

Je  rends  justice  au  talent  de  l'auteur;  mais  ma  raison  n'est  jamais 
satisfaite.  Ce  ton  tranchant,  ces  déclamations  perpétuelles,  ces  prédic- 
tions sinistres,  au  lieu  de  conviction,  ne  me  laissent  que  du  noir  dans 
l'âme...  Le  zèle  amer  et  indiscret  ne  fera  jamais  qu'empirer  le  mal. 
Voici  en  deux  mots  toute  ma  politique  :  c'est  une  absurdité  que  de 
vouloir  donner  des  lois  religieuses  à  un  peuple  impie;  mais  rendez  le 
peuple  chrétien,  et  le  gouvernement,  fût-il  athée,  sera  forcé  de  lui  don- 
ner des  lois  religieuses.  Or  ce  n'est  pas  le  gouvernement  qui  peut 
rendre  le  peuple  chrétien;  c*'est  l'affaire  des  ouvriers  évangéliques,  et 
tout  ce  qu'on  peut  attendre  du  gouvernement  est  qu'il  favorise  cette 
sainte  entreprise  K 

Entre  la  «  politique  »  conçue  à  Rome  par  un  Jésuite,  assis- 
tant de  France,  et  la  politique  pratiquée  à  Paris  par  «  les 
ultras  »,  M.  Séché  n'aperçoit-il  pas  quelque  différence? 

Mais  peut-être,  en  écrivant  les  pages  où  il  condamne  «  la 
violence  »  du  Conservateur  et  du  Drapeau  blanc,  M.  Séché 
n'avait-il  aucune  intention  de  lier  à  leur  cause  celle  des 
Jésuites  ;  peut-être  ne  cherchait-il  qu'à  «  égayer  son  ouvrage  » 
par  une  digression  où  l'éloge  de  Royer-Gollard  le  janséniste 
servirait  de  transition  savante  pour  arriver  à  la  campagne 
ouverte  par  le  célèbre  Montlosier  ? 

Elle  commença  en  1826  et  elle  devait  aboutir,  deux  ans 
après,  à  la  ce  fermeture  des  collèges  des  Jésuites  ».  M.  Séché 
trouve  cela  admirable,  et  Montlosier  est  son  héros.  Il  est  reli- 
gieux :  il  combat  les  Jésuites  «  au  nom  de  la  religion  »  qu'ils 

1.  Lettre  à  Ja  princesse  Galitzine,  24  juillet  1825. 


UN  CONSEILLER  JANSÉNISTE  DU  MINISTÈRE  S31 

perdent.  Il  est  sincère  :  sa  vie  et  sa  mort  en  témoignent.  Et 
puis  il  n'est  pas  seul  de  son  avis  :  Lanjuinais,  trois  ans  avant 
lui,  en  a  dit  bien  d'autres;  Dupin,  dans  une  consultation  très 
étudiée,  et  à  la  tribune  des  Pairs,  Portails,  Pasquier,  Barante 
ont  tous  soutenu  la  conclusion  du  Mémoire  à  consulter. 

Si  vigoureux  que  semble  ce  plaidoyer  contre  les  Jésuites, 
il  ne  saurait  troubler  que  ceux  qui  ignorent  la  logique  et 
l'histoire. 

Qui  n'a  retenu  sur  Montlosier  la  curieuse  histoire  racontée 
à  la  Chambre  des  Pairs  par  le  spirituel  duc  de  Fitz  James  ? 

Nous  l'avons  tous  connu  en  Angleterre;  là,  comme  aujourd'hui  dans 
ses  montagnes,  sa  tête  travaillait  toujours,  et  il  fut  un  temps  où  elle 
s'exerçait  à  enfanter  des  plans  de  contre-révolution.  Un  jour  il  convo- 
qua ses  amis,  pour  leur  faire  lecture  du  dernier  projet  sorti  de  son 
cerveau;  et  voulez-vous  savoir  quel  était  un  des  moyens  qu'il  voulait 
employer  contre  le  jacobinisme?  11  ne  se  proposait  pas  moins  que  de 
réunir  en  une  armée  tous  les  capucins  de  l'Europe  et  de  faire  entrer 
processionnellement  en  France  cette  armée,  portant  la  croix  pour 
étendard^  Voilà  l'homme  qui  dénonce  aujourd'hui  le  clergé,  les  proces- 
sions et  les  missionnaires  ^ 

Quoi  qu'il  en  soit  de  l'anecdote,  comment  Montlosier 
a-t-il  eu  l'honneur  de  trouver  des  lecteurs  qui  ont  dévoré 
son  Mémoire^  des  juges  qui  ont  discuté  ses  actes,  et  une 
Chambre  qui  ait  accueilli  sa  pétition?  Il  avait  simplement 
droit  aux  égards  qu'on  doit  à  un  brise-raison  entêté. 

La  question  posée  par  lui  devant  le  pays  était  bien  trop 
complexe  et  trop  délicate  pour  qu'il  en  pût  décider.  Et,  sans 
vouloir  raT^aisser  plus  que  de  raison  aucun  de  ceux  qui,  avec 
Montlosier,  ont  pensé  qu'il  y  avait  urgence,  en  1827,  à  arra- 
cher les  Jésuites,  par  ordre  royal,  des  maisons  d'éducation 
qu'ils  dirigeaient,  on  me  permettra  de  dire  que  leur  autorité 
est  trop  mince  pour  être  acceptée  sans  discussion. 

La  question  est  à  la  fois  historique,  juridique  et  religieuse. 

Des  patrons  que  M.  Séché  donne  à  Montlosier,  dans  son 
article,  un  seul  est  historien,  Barante,  et  il  s'est  repenti 
d'avoir  contribué  aux  ordonnances  de  Juin.  Quant  à  Lanjui- 
nais, il  connaissait  l'histoire  des  Jésuites  à  peu  près  comme 
celle  du  Concordat.  Pasquier  était  de  sa  force,  avec  la  pas- 
sion fougueuse  en  moins,  et  l'atavisme  en  plus. 

1.  Archives  parlementaires  y  t,  XLIX,  p.  187. 


332  UN  CONSEILLER  JANSENISTE  DU  MINISTERE 

Aussi,  dans  son  discours  devant  les  Pairs,  prit-il  le  parti 
de  s'en  tenir  au  côté  légal  du  débat.  Il  conclut  avec  Dupin  et 
Portails  que  l'existence  de  toute  congrégation  non  reconnue 
est  illégitime  et  tombe  sous  la  répression  des  lois.  La  thèse 
contraire  est  soutenue  par  d'autres  jurisconsultes.  Vatimes- 
nil,  Demolombe  et  Rousse  valent  les  avocats  de  Montlosier. 

Reste  la  question  religieuse.  Elle  a  plusieurs  aspects,  ceux- 
ci  notamment  :  1°  Les  congrégations  religieuses  sont-elles 
un  ((  accessoire  »  dans  l'Eglise,  et  leur  cause  engage-t-elle 
la  liberté  religieuse  ?  2^  Une  congrégation  religieuse  dûment 
approuvée  par  l'Eglise  peut-elle  être  contraire  au  bien  pu- 
blic; tout  gouvernement,  fût-il  lié  à  l'Eglise  par  le  Concordat 
de  1802,  peut-il  proscrire  celles  qu'il  estime  nuisibles,  tout 
comme  il  serait  libre  de  n'en  point  accepter  d'utiles  ?  Por- 
tails, dans  son  rapport  sur  la  pétition  Montlosier,  affirme  ces 
choses;  il  les  dit  au  moins  équivalemment.  On  peut,  sans 
être  outrancier,  juger  que  cette  affirmation  ne  s'impose  pas 
avec  évidence.  Il  est  probable  que  sans  les  lunettes  gallicanes 
à  travers  lesquelles  ils  voyaient  ces  questions,  Portails  et  ses 
collègues  en  auraient  convenu. 

M.  Séché  prend  beaucoup  de  peine  pour  démontrer  la 
((  sincérité  »  de  Montlosier.  Et  qu'importe  cette  «  sincérité  », 
et  la  modération  de  Pasquier,  et  la  dignité  de  Portails,  et  la 
religion  de  Barante?  Autant  dire  :  Un  roi  pieux,  Charles  X,  a 
signé  les  ordonnances  de  Juin  :  la  cause  est  finie.  Ce  ne 
sont  là  que  des  présomptions.  Pour  démontrer  qu'en  1828, 
comme  toujours,  les  Jésuites  «  n'ont  eu  que  ce  qu'ils  méri- 
taient», il  faut  autre  chose,  — au  moins  dans  les  prétoires  où 
l'on  ne  vend  pas  la  justice. 

Mais  s'il  plaît  à  M.  Séché  de  décider  notre  cause  par  un 
défilé  sensationnel  de  témoins,  l'épreuve  ne  nous  fait  pas 
peur.  Toujours  nos  amis  ont  été  plus  nombreux  que  nos 
ennemis,  et  de  meilleure  marque. 

Qui  nous  fait  la  guerre  ?  Tous  ceux  qui  la  font  à  l'Eglise. 
Il  y  en  a  d'autres,  je  le  sais.  «  Les  adversaires  les  plus  achar- 
nés des  Jésuites  ont  été,  de  tout  temps,  des  hommes  de  foi  », 
dit  M.  Séché.  A  quoi  je  réponds":  Les  amis  les  plus  passionnés 
des  Jésuites  ont  été  des  saints.  Et  je  défie  M.  Séché  de  prou- 
ver que  «  les  hommes  de  foi  »  qui  ont  été  nos  «  adversaires 


UN  CONSEILLER  JANSENISTE  DU  MINISTÈRE  333 

acharnés  »  n'aient  pas  été,  en  môme  temps,  des  hommes  de 
passion  et  de  préjugés  ou  des  fils  indociles  de  l'Église. 

Pour  nous  en  tenir  aux  événements  de  1828,  Montlosier  en 
est  un  exemple  saillant.  Et  tous  ceux  qui  ont  soutenu  sa  cam- 
pagne, s'ils  n'étaient  pas  capables  d'écrire  les  violences  et 
les  inepties  qui  surabondent  dans  le  Mémoire  à  consulter,  n'en 
ont  pas  moins  fait  preuve,  en  applaudissant  l'auteur,  d'aveu- 
glement et  de  parti  pris. 

On  est  stupéfait,  écrit  Vieil  Gastel,  lorsqu'on  lit  les  contes  absurdes 
du  Constitutionnel',  on  éprouve  un  sentiment  de  dégoût  en  se  rappelant 
les  chansons  obscènes  par  lesquelles  Déranger  livrait  les  disciples  de 
saint  Ignace  au  ridicule,  à  la  haine  et  au  mépris;  mais  tout  cela  portait 
coup,  tout  cela  trouvait  crédit  dans  le  peuple,  dans  la  petite  bourgeoi- 
sie et  peut-être  plus  haut. 

Vieil  Castel  connaissait  cette  époque;  son  «peut-être» 
n'est  qu'un  euphémisme  qui  voile  mal  une  confession  per- 
sonnelle et  une  accusation  contre  les  chefs  du  parti  libéral. 
Lorsqu'on  parcourt  les  Souvenirs  de  Pasquier,  —  un  sage 
pourtant  et  un  ancien  préfet  de  police,  —  on  est  surpris  de 
son  ignorance  et  de  l'émotion  qu'il  trahit  malgré  lui,  quand 
il  parle  de  la  «  Congrégation  )k 

Fitz  James  en  faisait  justement  la  remarque,  le  seul  fait 
que  les  Jacobins  étaient  si  empressés  à  «  crier  au  Jésuite  » 
aurait  dû  avertir  les  hommes  d'ordre  que  le  péril  n'était  pas 
à  droite.  Mais,  en  ce  temps-là  aussi,  beaucoup  de  gens  fort 
graves  mettaient  le  fin  de  leur  honneur  à  ne  point  passer 
pour  cléricaux.  A  leurs  yeux,  le  gallicanisme  faisait  partie  de 
la  dignité  nationale.  Et  quand  ils  entendaient  un  évêque 
faire  à  la  tribune  l'éloge  des  Jésuites,  ils  jugeaient  à  part 
eux  que  c'était  un  esprit  borné,  si  même  il  ne  jouait  pas  un 
rôle. 

Et  cependant  qu'y  avait-il  à  opposer  à  ces  fermes  paroles 
de  Frayssinous  ? 

Je  demanderai  à  mon  tour,  comment  pendant  deux  siècles,  les  Jésui- 
tes ont  su  se  concilier  Testime  de  tant  de  papes,  de  l'immense  majorité 
des  évêques,  de  tant  de  princes,  de  tant  de  graves  et  doctes  magistrats 
tels  que  les  Christophe  de  Thou,  les  Séguier,  les  Mole,  les  Lamoi- 
gnon; 

Gomment  il  se  fait  que  les  États  généraux  de  1614  en  aient  fait  de  si 


334  UN  CONSEILLER  JANSENISTE  DU  MINISTERE 

grands  éloges  et  aient  exprimé  le  désir  de  les  voir  se  multiplier  pour 
le  bien  de  la  religion,  des  mœurs  et  de  l'éducation  ; 

Gomment  il  se  fait  que  les  parlements  aient  tant  de  fois  enregistré 
des  lettres  patentes  pour  l'établissement  de  leurs  collèges  ; 

Gomment  il  se  fait  que  des  pontifes  tels  que  Fénelon  et  Bossuet 
aient  célébré  leuf  institut  et  leurs  services,  et  qu'en  1761,  quarante 
évêques  consultés  par  Louis  XV  et  répondant  aux  quatre  questions  qui 
leur  étaient  proposées  sur  cette  société,  en  aient  rendu  le  témoignage 
le  plus  honorable  comme  le  plus  réfléchi  qui  fut  jamais  ; 

Gomment  il  se  fait  enfin  que  Pie  VII,  ce  pontife  de  sainte  mémoire, 
à  peine  rendu  à  la  liberté,  crut  revoir  la  rétablir,  cédant,  ainsi  qu'il  le 
dit  lui-même  dans  sa  bulle,  aux  vœux  unanimes  de  presque  tout  l'uni- 
vers chrétien  ^  ! 

Il  est  inutile  de  prolonger  la  citation  :  les  derniers  mots 
de  Frajssinous  sont  décisifs  dans  le  débat,  comme  je  vou- 
drais le  montrer  en  finissant. 


IV 

Ce  n'est  pas  l'autorité  d'Eustache  du  Bellay  qui  pourra 
empêcher  la  démonstration  d'être  concluante.  Son  impor- 
tance est  petite,  bien  que  M.  Séché  lui  ait  laissé  les  honneurs 
de  sa  péroraison;  et  ceux-là  seulement  pourront  se  scanda- 
liser de  mon  langage  qui  tiennent  à  représenter  les  religieux 
comme  des  révoltés  dédaigneux  du  respect  que  méritent  les 
évêques. 

Voici  donc  ce  que  pensait  du  Bellay  : 

Gomme  [les  Jésuites]  s'annoncent  comme  ayant  été  institués  pour 
prêcher  les  Turcs  et  les  infidèles,  il  faudrait  établir  [leurs]  maisons  es 
lieux  prochains  desdits  infidèles. 

Et  M.  Séché  d'ajouter  avec  admiration  :  «  Cet  évêque  était 
un  voyant  )).  Non;  Eustache  du  Bellay  n'était  pas  «  un  voyant». 
Il  ne  savait  même  pas  lire  les  bulles  pontificales  concédées  à 
la  Compagnie  ;  puisqu'il  y  découvrait  «  plusieurs  choses 
étranges  et  aliénées  de  la  raison,  et  qui  ne  doivent  point  être 
reçues  ni  tolérées  dans  la  religion  chrétienne  ». 

Sur  cette  déclaration,  il  est,  sans  doute,  assez  superflu  de 
discuter  les  onze  motifs  pour  lesquels  le  prélat  .conseillait  au 
Parlement  de  ne  point  enregistrer  les  patentes  d'Henri  II 

1.  Archives  parlementaires,  t.  XLIX,  p.  201. 


UN  CONSEILLER  JANSÉNISTE  DU  MINISTÈRE  335 

(1550)  accordant  aux  Jésuites  de  s'établir  à  Paris.  Qu'il  suf- 
fise d'ajouter  ceci  :  En  écrivant  les  lignes  citées  plus  haut  et 
qui  ravissent  M.  Séché,  Eustache  du  Bellay  copiait  un  ora- 
teur du  Parlement,  lequel,  avant  lui,  s'était  permis,  toutes 
Chambres  assemblées,  cette  facétie  et  ce  mensonge.  Et  tous 
deux  savaient  fort  bien  que  saint  Ignace  n'avait  pas  fondé  son 
Ordre  pour  prêcher  les  seuls  «  Turcs  et  infidèles  ». 

Le  temps,  d'ailleurs,  modifia  les  convictions  de  Tévéque.  Il 
céda,  du  moins,  comme  le  Parlement,  aux  injonctions  de  l'au- 
torité royale.  Les  Jésuites  rentrèrent  à  Paris.  Si  par  hasard, 
ce  que  je  veux  ignorer,  l'évêque  les  accueillit  de  mauvaise 
grâce,  il  eut  bientôt  une  occasion  unique  de  protester  qu'il 
demeurait  qualis  ah  incepto^  et  de  sauver  l'Eglise  des  maux 
qu'une  exceptionnelle  clairvoyance  lui  faisait  entrevoir.  Le 
concile  de  Trente  reprit  ses  séances  ;  on  s'y  entretint  des  Jé- 
suites, et  les  Pères  assemblés  crurent  utile  de  louer  et  d'ap- 
prouver «  leur  pieux  institut».  Sarpi  raconte  bien  qa'en  ap- 
prenant le  discours  prononcé  par  Laynez  sur  la  question  de 
savoir  en  quel  sens  les  évêques  étaient  àe  jure  divino,  Eus- 
tache  du  Bellay  éclata  en  invectives  sur  les  réguliers.  Mais 
Sarpi  est  une  mauvaise  langue,  et  Pallavicini  conteste  le  fait. 
Ce  qui  est  sûr,  c'est  que  l'évêque  de  Paris  ne  jugea  jamais 
à  propos  de  prendre  la  parole  devant  le  concile  pour  déve- 
lopper les  onze  griefs  qu'il  avait  contre  la  Compagnie  de 
Jésus. 

Eustache  du  Bellay,  comme  la  plupart  de  ses  Collègues 
français  du  concile  de  Trente,  comme  tous  «  les  nourrissons 
de  l'Université  de  Paris  »,  selon  le  langage  du  cardinal  de 
Lorraine,  avait  une  crainte  quasi  superstitieuse  «  des  pré- 
tentions ultramontaines  ».  Il  avait  tort,  il  le  reconnaîtrait 
aujourd'hui. 

Et  nos  adversaires,  les  parlementaires  de  1761,  et  les  mi- 
nistres de  1804,  et  les  libéraux  de  1828,  et  la  majorité  con- 
cordataire de  1901  sont  tous  victimes  de  la  môme  aberration, 
et  tous  condamnés  par  cette  parole  de  Portalis  : 

Quand  une  religion  est  admise,  on  admet  par  voie  de  conséquence, 
les  principes  et  les  règles  d'après  lesquels  elle  se  gouverne. 

On  ne  saurait  mieux  dire.  Tous  ceux  qui  ont  proscrit  ou 


336  UN  CONSEILLER  JANSÉNISTE  DU  MINISTÈRE 

expulsé,  ou  dissous  ou  condamné  un  ordre  religieux  approuvé 
par  les  papes,  —  cet  ordre,  fût-il  celui  des  Jésuites,  —  n'ad- 
mettent pas  (c  les  règles  d'après  lesquelles  »  l'Église  «  se 
gouverne  ».  S'ils  sont  catholiques,  leur  foi  n'est  pas  éclairée; 
s'ils  sont  partisans  du  Concordat,  leur  bonne  foi  n'est  pas 
entière. 

Ces  jours  derniers,  à  la  Chambre,  M.  Yiviani  a  changé  en 
débat  sur  l'Eglise  le  débat  sur  les  congrégations.  Il  était 
dans  la  logique.  Si  ce  que  l'Eglise  approuve  est  nuisible  à 
l'État,  c'est  l'Église  elle-même  qui  est  en  cause.  Quant  à  pré- 
tendre, en  dehors  du  pape  et  malgré  le  pape,  procurer  le  bien 
de  la  religion  par  une  loi  contre  les  congrégations  reli- 
gieuses, c'est  l'attitude  la  plus  fausse  que  l'on  puisse  prendre, 
parce  que  c'est  à  la  fois  sortir  du  bon  sens,  du  Concordat 
et  du  catholicisme. 

On  comprend  qu'un  janséniste  n'hésite  pas  devant  cette 
triple  inconséquence.  Le  jour  où  le  jansénisme  aurait  reconnu 
que  le  pape  est  le  juge  suprême  des  intérêts  de  l'Église,  il 
aurait  disparu.  Mais  qui  donc  viendra  nous  contraindre  d'être 
jansénistes,  plus  de  cent  ans  après  les  convulsionnaires  de 
Saint-Médard  ? 

Mieux  vaut  garder  le  bon  sens  ;  il  nous  dit  que,  dans  une 
question  religieuse,  le  pape  doit  savoir,  plus  qu'un  conseil  des 
ministres  qui  ne  se  confessent  pas,  où  est  l'intérêt  vrai  de  la 
religion.  Mieux  vaut  garder  l'esprit  du  Concordat  :  cet  acte 
est  inexplicable  à  qui  n'admet  pas  que  le  pape  est  l'arbitre 
souverain  des  choses  d'Église,  en  France  comme  ailleurs. 
Mieux  vaut  garder  l'esprit  catholique  :  il  a  sa  mesure  exacte 
dans  la  docilité  confiante  à  la  parole  du  pontife  romain. 

Vers  la  fin  de  son  étude  et  pour  achever  de  gagner  son 
procès  contre  les  Jésuites,  M.  Séché  ouvre  ses  «  mains 
pleines  de  chiffres  »  jusqu'à  en  remplir  deux  pages.  Ses  indi- 
cations sont  à  peu  près  exactes.  Je  laisse  aux  statisticiens 
des  ministères  de  l'aider  à  rectifier  ses  erreurs;  même  avec 
leur  aide,  il  ne  prouvera  jamais  que  a  la  France,  actuellement, 
a  le  plus  de  Jésuites  »,  et  que  «  les  forces  de  la  Société  ont 
presque  doublé  dans  l'espace  de  ces  vingt  dernières  années  ». 
C'est  faux.  11  manque  à  M.  Séché  d'avoir  été  formé  par  le  grand 
empereur  à  dresser  des  «  états  de  situation  ».  Il  s'est  em- 


UN  CONSEILLER  JANSENISTE  DU  MINISTERE  337 

brouillé  dans  ses  calculs,  et,  peut-être,  l'erreur  provient-elle 
de  ce  qu'il  a  additionné,  pêle-mêle  avec  les  Jésuites,  «  les 
Maristes  de  Belley,  les  Marianistes  d'Angoulême,  les  Liguo- 
ristes  d'Annecy,  les  Rédemptoristes  de  Meaux  et  les  Assomp- 
tionistes  d'Arras,  qui  sont  sous  »  notre  «  domination  ». 

Cette  énumération  est  véritablement  déconcertante.  Quand 
on  est  capable  de  la  faire,  on  a  tout  droit  de  s'écrier  :  «  Que 
l'on  s'étonne  après  cela  de  l'acuité  de  la  crise  morale  que 
nous  traversons  !  »  Il  est  certain  qu'il  faut  être  dans  une 
«  crise  morale  »  aiguë,  pour  transformer  en  plats  valets  des 
fils  de  saint  Ignace  les  fils  du  P.  d'Alzon,  ou  du  P.  Gollin,  ou 
de  saint  Alphonse.  Pourquoi  ne  pas  simplifier  la  liste,  en  y 
joignant  tous  les  religieux  et  tous  les  prêtres,  en  bloc  ?  Aussi 
bien  forment-ils  un  bloc  dans  leur  revendication  de  la  liberté 
et  dans  leur  confiance  en  Léon  XIII,  qui  vient  de  se  dresser, 
majestueux  de  vieillesse,  de  douleur,  de  mansuétude  et  de 
force,  pour  défendre  ses  enfants  menacés. 

Ce  que  Rome  doit  être  pour  les  âmes  catholiques,  c'a 
été  la  mission  providentielle  de  saint  Ignace  de  le  rappe- 
ler avec  force ,  au  moment  où  le  protestantisme  le  faisait 
oublier.  Et  les  Jésuites  ont  été,  jadis,  selon  le  mot  de  Fré- 
déric II,  ((  les  grenadiers  du  pape  ».  Aujourd'hui,  le  pape,  on 
peut  le  dire,  a  des  «  grenadiers  »  dans  tous  les  prêtres  de 
France  :  le  gallicanisme  théologique  est  mort.  Et  voilà  pour- 
quoi, les  politiciens  qui  regardent,  comme  le  plus  grand  de 
tous  les  malheurs  pour  notre  pays,  que  les  âmes  des  enfants 
reçoivent  ce  que  Napoléon  appelait  «  les  ridicules  principes 
ultramontains  »,  —  ceux-là,  s'ils  veulent  prendre  leurs  sûre- 
tés, n'ont  pas  simplement  à  proscrire  les  Jésuites  ;  il  leur 
faudra  fermer  la  bouche  à  tout  le  clergé  français. 

On  l'a  bien  fait,  il  y  a  cent  ans...  II  est  vrai,  la  méthode 
n'est  pas  infaillible,  puisque  les  Jésuites  sont  revenus  et  que 
les  prêtres  sont  plus  que  jamais  nombreux  et  unis  à  Rome. 


Paul    DUDON,    S.  J. 


LXXXVL  — 


A  PROPOS  DES  LOIS  D'ASSOCIATION 

LE   RELIGIEUX-PRÊTRE 

(Deuxième  article*) 


On  connaît  la  grande  accusation  portée  contre  les  régu- 
liers en  général  et  nommément  contre  certains  d'entre  eux, 
les  Jésuites,  par  exemple.  —  Ce  sont  des  hommes  dange- 
reux; on  les  trouve  dans  toutes  les  intrigues  des  cours  et 
dans  tous  les  secrets  des  familles;  ils  captent  les  héritages, 
ils  ourdissent  des  comploti,  ils  préparent  des  conspirations 
dans  l'ombre  ;  l'histoire  est  pleine  des  défiances  qu'ils  ont 
inspirées  aussi  bien  que  des  méfaits  qu'ils  ont  commis;  par 
leur  esprit  remuant,  accapareur,  ils  sont  une  plaie  pour  la 
société  chrétienne;  ils  y  absorbent  ou  paralysent  toutes  les 
influences  rivales  de  la  leur;  ils  prétendent  tout  mener  dans 
l'Eglise  comme  ils  voudraient  tout  gouverner  dans  l'Etat. 

Voilà  bien  des  griefs  ;  et  si  les  religieux,  en  général,  et  les 
Jésuites,  en  particulier,  sont  tout  cela,  en  vérité,  on  a  raison 
de  les  jeter  hors  de  la  loi  commune  et  de  les  chasser  comme 
des  malfaiteurs  du  milieu  de  la  société.  Mais  peut-être  n'ont- 
ils  pas  tant  de  noirceurs  dans  l'âme  et  sur  le  front,  et  fau- 
drait-il encore  faire  leur  procès  sur  des  pièces  authentiques, 
non  sur  les  dires  de  leurs  ennemis  et  sur  les  romans  calom- 
nieux qui  leur  prêtent  les  vices  de  ceux  qui  n'ont  pu  avoir 
leurs  vertus. 

Laissons  de  côté  la  prétendue  captation  des  testaments  et 
des  héritages;  ceux  qui  réservent  une  part  de  leur  fortune 
pour  les  monastères  et  les  couvents  —  et  ils  sont  peut-être 
moins  nombreux  qu'on  ne  pense  —  le  font  à  bon  escient  et 
en  pleine  liberté;  ils  ne  cèdent  aucunement  à  une  pression 
extérieure  qui,  loin  de  provoquer  leur  générosité,  n'aurait 
pour  effet  que  de  refroidir  leur  bienveillance. 

1.  Voir  Études,  5  janvier. 


A  PROPOS  DES  LOIS  D'ASSOCIATION  339 

Également  passons  outre  aux  intrigues  et  coteries  politi- 
ques dont  les  communautés  religieuses  seraient  le  foyer. 
Leur  attribuer  une  pareille  influence,  c'est  commettre  un 
anachronisme.  Le  temps  n'est  plus  où  un  moine,  comme  saint 
Bernard,  dirigeait  les  papes  et  les  empereurs,  ni  môme  où 
un  Jésuite,  comme  le  P.  de  La  Chaise,  confessait  les  rois. 
Dans  la  situation  qui  leur  est  faite  à  l'heure  présente,  vrai- 
ment on  ne  voit  pas  comment  les  religieux  pourraient  agir 
d'une  manière  appréciable  sur  la  marche  des  affaires  pu- 
bliques. 

Venons  de  suite  aux  usurpations  qu'on  les  accuse  de 
commettre  dans  le  domaine  de  l'Eglise,  aux  abus  qu'ils  feraient 
de  leur  privilège  à^ exemption.  Ici  l'imputation  est  plus  spé- 
cieuse, et  nous  avons  promis  de  nous  en  expliquer. 


Qu'est-ce  donc  que  ce  privilège  d'exemption  que  l'on  ne 
cesse  de  reprocher  aux  religieux  ?  Beaucoup  peut-être  en 
parlent  qui  ne  le  savent  pas  au  juste. 

D'après  les  canonistes,  «  le  privilège  de  l'exemption  con- 
siste en  ce  qu'une  personne  ou  un  lieu  est  soustrait  à  l'auto- 
rité de  l'évéque,  en  certains  points^  pour  être  mis  sous  la 
dépendance  immédiate  du  Souverain  Pontife*  ». 

Nous  avons  souligné  les  mots  en  certains  points  pour 
attirer  l'attention  du  lecteur  sur  leur  valeur  restrictive,  et 
effacer  de  son  esprit  les  inquiétudes  qu'une  définition  trop 
absolue  n'eût  pas  manqué  d'y  produire.  Nous  exposerons  tout 
à  l'heure  en  détail  les  réserves  importantes  que  nous  ne  fai- 
sons qu'annoncer  ici. 

Pour  le  moment,  avant  de  signaler  les  exceptions  ou  dé- 
rogations au  principe,  établissons  le  principe  lui-même. 
L'exemption,  avons-nous  dit,  est  le  rattachement  immédiat 
à  l'autorité  pontificale  d'un  lieu,  d'une  personne  ou  d'un 
groupe  de  personnes.  Mais  cette  suppression  de  tout  inter- 
médiaire entre  l'autorité  suprême  et  ceux  qui  lui  sont  sou- 
mis s'explique  très  bien,   du  moins  en  ce  qui  concerne  les 

1.  Cette  définition  est  du  P.  Gautrelet,  Traité  de  l'état  religieux,  t.  I, 
p.  103. 


340  A  PROPOS  DES  LOIS  D'ASSOCIATION 

religieux.  Dans  ce  cas,  en  effet,  elle  se  justifie  par  plusieurs 
motifs  qui  se  tirent  soit  de  l'utilité  de  l'ordre,  soit  de  l'uti- 
lité de  l'Eglise  universelle. 

De  l'utilité  de  l'ordre.  Autant  et  plus  que  toute  autre 
société,  l'ordre  religieux  a  besoin  d'unité;  unité  dans  l'in- 
terprétation et  la  pratique  des  vœux;  unité  dans  l'observation 
de  la  discipline,  règles  écrites  ou  coutumes  établies  ;  unité 
dans  le  choix  et  l'exercice  des  ministères...,  etc.,  etc.  Que 
chaque  maison  dépende  de  l'évèque  diocésain,  que  celui-ci 
en  soit  le  supérieur  ou  exerce  sur  elle  une  sorte  d'inten- 
dance, et  l'on  estimera  tout  d'abord,  non  sans  raison,  qu'un 
supérieur  choisi  dans  Tordre,  ayant  acquis  par  une  longue 
pratique  la  science  expérimentale  des  règles  de  l'institut, 
eût  été  plus  à  même  de  veiller  à  leur  observation.  De  plus, 
le  péril  de  changements,  s'introduisant  ici  ou  là,  sous  pré- 
texte d'un  bien  ou  d'un  besoin  particulier,  devient  aussitôt 
manifeste  ;  une  première  brèche  faite  aux  constitutions  ne 
tardera  pas  à  être  suivie  d'une  autre.  L'ordre  aura  bientôt 
perdu  son  uniformité  de  physionomie;  il  ne  se  reconnaîtra 
plus  de  diocèse  à  diocèse  ;  et  l'on  pourra  craindre  justement 
qu'avec  le  temps  il  ne  soit  compromis  jusque  dans  ses  élé- 
ments essentiels  et  les  conditions  de  sa  vie. 

Avant  le  dixième  siècle,  les  monastères  régis  par  la  même 
loi  n'étaient  pas  réunis  en  un  même  corps,  sous  l'autorité 
d'un  supérieur  général  ;  chaque  maison  était  indépendante, 
et  l'inconvénient  que  nous  signalons  était  moins  à  redouter. 
Mais,  à  partir  de  cette  époque,  il  se  produisit  parmi  les  com- 
munautés cisterciennes  un  mouvement  d'union.  Toutes  les 
maisons  essaimées  de  Gluny  se  rangèrent  sous  son  obédience 
et  acceptèrent  la  suprématie  de  son  abbé.  L'essai  réussit;  il 
provoqua  l'imitation;  les  grands  ordres  fondés  depuis,  celui 
de  saint  Dominique,  comme  celui  de  saint  François  ou  de 
saint  Ignace,  affectèrent  cette  forme  de  congrégation,  où 
chaque  maison  est  gouvernée  par  un  supérieur  local^  soumis, 
dans  une  même  province,  à  un  supérieur  provincial^  les  pro- 
vinciaux à  leur  tour  étant  sous  la  dépendance  du  général. 
C'est  à  ce  type  d'organisation  qu'aujourd'hui  encore  Rome 
s'efforce  de  ramener  la  plupart  des  instituts  religieux.  Cette 
gradation,  cette  concentration  de  pouvoir,  étendant  son  effet 


LE  RELIGIEUX-PRETRE  341 

jusqu'aux  dernières  ramifications  de  l'ordre,  en  même  temps 
qu'elle  pourvoyait  merveilleusement  aux  exigences  de  l'unité, 
rendait  l'exemption  plus  nécessaire  :  l'introduction  d'un 
nouveau  rouage  dans  un  mécanisme  si  bien  ordonné  eût  été 
immanquablement  un  élément  de  désordre.  Il  ne  restait  plus 
qu'à  déclarer  l'autorité  absolue  du  Saint-Siège  sur  les  supé- 
rieurs généraux,  aussi  bien  que  sur  tous  les  établissements 
et  tous  les  religieux;  soit  pour  obéir  à  une  des  lois  fonda- 
mentales de  la  société  chrétienne,  qui  veut  que  la  puissance 
pontificale  ne  soit  étrangère  nulle  part;  soit  pour  offrir  à 
l'Eglise  une  garantie  contre  les  abus  qui  auraient  pu  naître 
d'un  pouvoir  sans  contrôle  et  d^une  initiative  abandonnée  à 
ses  propres  inspirations  ^ 

Utile  à  l'ordre  religieux,  l'exemption  ne  l'est  pas  moins  à 
l'Eglise  universelle.  Elle  a  pour  effet  naturel  de  relier  plus 
fortement  au  centre  de  l'unité  les  Eglises  particulières,  en 
maintenant  dans  leur  sein  des  corporations  puissantes,  sou- 
mises directement  à  l'action  du  pontife  romain  et  spéciale- 
ment dévouées  à  ses  intérêts^.  Elle  témoigne  hautement,  par 
l'entière  subordination  au  pape  des  religieux  exempts,  de 
la  divine  constitution  de  l'Église,  en  vertu  de  laquelle,  mal- 
gré la  division  des  diocèses,  il  n'y  a  qu'un  seul  chef  de  tout 
le  peuple  chrétien  :  le  pape,  dont  l'universelle  juridiction 
saisit  immédiatement  et  chacune  des  Églises  particulières, 
et  chacun  de  leurs  pasteurs,  et  chacun  de  leurs  membres; 
unifie  les  diocèses,  les  évêques  et  les  fidèles  dans  une  même 
obéissance  à  son  souverain  pouvoir,  et  réalise  ainsi  la  parole 
du  Christ  :  «  11  n'y  aura  plus  qu'un  seul  bercail  et  un  seul 
pasteur.  » 

L'exemption  étant  accordée  à  l'ordre  pour  le  bien  de  l'or- 
dre, les  particuliers  n'ont  pas  le  droit  d'y  renoncer.  Plus  que 
cela,  l'exemption  ayant  comme  raison  d'être  l'avantage  de 

1.  Bouix,  De  Jure  Begulavium,  t.  II,  p.  113. 

2.  Le  lien  le  plus  naturel  et  le  plus  puissant  de  l'unité  est  celui  que  Notre- 
Seigneur  a  directement  établi,  à  savoir  l'évêque  diocésain.  «  Mais,  dit 
M.  Bouix,  loc.  cit.,  il  est  certaines  époques  où  les  églises  particulières,  tour- 
mentées par  des  schismes  et  des  hérésies,  troublées  par  certaines  défec- 
tions, sont  heureuses  de  rencontrer  un  point  d'appui  pour  leur  foi  ébranlée; 
c'est  alors  surtout  que  le  Saint-Siège  cherche,  en  dehors  de  la  voie  ordinaire, 
des  auxiliaires  dévoués;  il  les  trouve  dans  les  ordres  religieux.  » 


342  A  PROPOS  DES  LOIS  D'ASSOCIATION 

l'Eglise  autant  que  des  communautés,  et  constituant  un  droit 
que  le  pape  se  réserve  plutôt  qu'une  faveur  qu'il  accorde, 
l'ordre,  à  lui  tout  seul,  n'est  pas  pleinement  qualifié  pour 
opérer  une  pareille  abdication. 

L'exemption  est  tellement  de  la  nature  des  choses  que,  si 
on  la  prend  dans  un  sens  large,  on  peut  dire  qu'il  n'est  pas 
une  congrégation  qui  n'en  bénéficie  plus  ou  moins.  Même 
les  congrégations  qui  vivent  sous  le  régime  du  droit  com- 
mun, et  ne  jouissent  d'aucune  faveur,  échappent  en  beau- 
coup de  points  à  l'autorité  de  l'évêque.  C'est  au  supérieur  de 
ces  congrégations,  non  à  l'évêque,  que  les  inférieurs  doi- 
vent rendre  le  devoir  d'obéissance  qui  résulte  de  leur  vœu. 
C'est  le  supérieur  de  ces  congrégations,  non  l'évêque,  qui 
exerce  ce  pouvoir  dit,  par  Suarez,  de  domination,  appelé  par 
d'autres  économique  ou  domestique^  qui  est  de  droit  naturel 
dans  tout  corps  moral,  et,  en  outre,  de  droit  ecclésiastique, 
dans  les  communautés.  Dans  ces  congrégations,  l'évêque  n'a 
pas  qualité  pour  créer  les  supérieurs,  distribuer  les  char- 
ges, régler  les  occupations,  requérir  les  services,  gérer  les 
biens,  etc. 

Mais  laissons  ces  communautés  qui,  tout  en  s'administrant 
elles-mêmes,  reconnaissent  dans  l'évêque  un  vrai  supérieur, 
dont  les  attributions,  réglées  par  le  droit,  viennent  d'être 
précisées  davantage  encore  par  une  récente  constitution 
pontificale.  Il  s'agit  ici  de  l'exemption  stricte  et  proprement 
dite;  celle  qui  soustrait  l'ordre  religieux  à  la  juridiction  spi- 
rituelle de  l'ordinaire,  arrête  en  quelque  sorte  son  pouvoir 
à  là  porte  des  maisons  exemptes,  fait  de  ces  maisons  des 
domiciles  qui,  bien  que  dans  le  diocèse,  ne  sont  pas  du  dio- 
cèse :  in  diœcesiy  non  de  diœcesi. 

II 

Voilà  l'immunité  qui  a  provoqué  parfois  de  vives  réclama- 
tions, et  de  laquelle  on  a  dit  —  qu'elle  constitue  un  privilège 
adieux,  surtout  à  notre  époque  d'égalité,  —  qu'elle  est  con- 
traire au  droit  commun, —  qu'elle  trouble  l'ordre  de  la  hiérar- 
chie, —  qu'elle  porte  atteinte  au  prestige  et  aux  droits  des 
évèques,  —  qu'elle  a  pour  effet  de  créer  un  État  dans  l'État. 


LE  RELIGIEUX-PRETRE  343 

Ces  plaintes  sont-elles  fondées  ?  Pour  éprouver  leur  valeur 
informons-nous  d'abord  du  nombre  des  religieux  qui  jouis- 
sent de  l'exemption.  En  général,  d'après  le  droit  canon, 
seuls  peuvent  y  prétendre  les  ordres  réguliers  proprement 
dits,  les  instituts  à  vœux  solennels  ;  ce  qui  élimine  du  coup, 
pour  la  France  et  plusieurs  autres  contrées,  toutes  les  com- 
munautés de  femmes.  Si,  d'autre  part,  des  30  000  congréga- 
nistes  hommes  nous  retranchons  ceux  qui  ne  prononcent 
que  des  vœux  simples  *,  et  parmi  les  autres,  ceux  qui,  adon- 
nés à  la  vie  contemplative,  doivent  à  leur  éloignement  de  la 
mêlée  humaine  de  n'être  pas  habituellement  mis  en  cause 
dans  la  question  qui  nous  occupe;  si,  de  plus,  nous  enlevons 
les  novices  et  lés  jeunes  religieux  qui  font  leurs  études,  il 
restera  3  000  ou  4  000  prêtres  réguliers,  voués  à  la  vie  active, 
et  dont  la  situation  exceptionnelle  pourra  inspirer  quelque 
ombrage.  «  Encore  pensons-nous  forcer  les  chiffres.  Beau- 
coup d'entre  eux  sont  occupés  à  l'enseignement,  quelques- 
uns  ne  combattent  guère  que  par  la  plume,  plusieurs  sont 
inutilisables  pour  cause  de  vieillesse  ou  de  maladies  chro- 
niques. On  voit  ce  qui  peut  rester  pour  l'apostolat  direct  par 
les  missions,  la  prédication,  le  confessionnal.  Qu'est-ce  que 
cette  poignée  d'hommes  comparée  aux  50  000  prêtres  sécu- 
liers de  France  2  !  )> 

Et  maintenant  quelle  est  exactement,  au  regard  du  pouvoir 
épiscopal,  la  condition  de  ces  quelques  milliers  d'ouvriers 
apostoliques  ?  Sont-ils  vis-à-vis  de  lui  dans  un  état  de  com- 
plète indépendance  ?  Rien  ne  serait  plus  faux  que  de  le  sou- 
tenir. Dans  un  des  nombreux  opuscules  publiés  par  Zaccaria, 
dans  la  seconde  moitié  du  dix-huitième  siècle,  contre  les 
tenants  du  joséphisme  et  du  synode  janséniste  de  Pistoie, 
l'infatigable  controversiste  avertissait  déjà  l'un  d'entre  eux, 

1.  11  y  a  des  Instituts  à  vœux  simples  qui  jouissent  de  l'exemption  en  vertu 
d'une  concession  spéciale  du  Saint-Siège,  et  dans  la  mesure  de  cette  concee- 
sion.  Les  Passionistes  et  les  Bédemptoriste.s,  quoique  ne  faisant  que  des 
vœux  simples,  sont  pleinement  exempts.  (Act.  S.  Sed.,  I,  v,  p.  98.) 

Par  contre,  les  Trappistes,  quoique  faisant  des  vœux  solennels,  ne  sont 
pas  pleinement  exempts. 

Quant  aux  religieuses,  dans  les  pays  où  elles  font  des  vœux  solennels, 
comme  l'Italie  et  la  Belgique,  elles  jouiront,  en  règle  générale,  de  l'exemp- 
tion. 

2.  V.  Les  Méconnus,  p.  107. 


344  A  PROPOS  DES  LOIS  D'ASSOCIATION 

Jean  de  HonLheim  (Febronius),  de  ne  plus  laisser  échapper 
de  sa  plume  cette  erreur  «  que  les  moines,  les  religieux  sont 
affranchis  de  toute  façon^  à  nHmporte  quel  point  de  vue^  de 
la  juridiction  épiscopale  :  non  amplius  tibi  illud  excidere 
patiaris,  monacos  ah  omni episcoporumjurisdictione  exemptos 
esse^\  ces  assertions  mensongères  n'ayant  d'autre  but  et 
d'autre  effet  que  d'indisposer  les  évêques  contre  les  réguliers. 

La  vérité  est  qu'en  maintes  circonstances,  les  religieux 
exempts  ont  à  tenir  compte  du  pouvoir  épiscopal.  Des  cano- 
nistes  de  valeur,  à  différentes  époques,  se  sont  attachés  à 
dresser  le  catalogue  exact  des  cas  où  cette  dépendance  se 
produit.  Au  dix-septième  siècle,  sous  Alexandre  Vil,  Prosper 
Fagnani,  secrétaire  de  plusieurs  congrégations  romaines, 
consulté  en  son  temps  comme  un  oracle,  en  cite  plus  de  qua- 
rante, dans  son  grand  ouvrage  sur  les  Décrétales^.  Lucius 
Ferraris,  dans  sa  Bibliothèque  canonique^  au  mot  Regulares^ 
en  énumère  plus  de  cent.  Nous  n'avons  pas  à  entrer  dans 
l'examen  détaillé  de  cette  longue  nomenclature.  Qu'il  nous 
suffise  d'indiquer  brièvement  les  droits  réciproques  des  évê- 
ques et  des  réguliers,  en  ce  qui  concerne  les  domiciles  et  en 
ce  qui  concerne  les  personnes. 

Relativement  aux  domiciles,  sans  doute  le  premier  effet 
de  Fexemption  est  de  faire  de  la  maison  religieuse  exempte 
un  territoire  séparé^  ou  quasi  séparé.,  où  l'évêque  ne  peut 
visiter  canoniquement  les  églises  ou  les  chapelles,  ni  les 
autels  où  l'on  conserve  le  Saint  Sacrement,  ni  les  confes- 
sionnaux. Mais  observons  que  cette  maison  n'a  pu  se  fonder 
qu'avec  l'autorisation  de  l'évêque.  «  Que  désormais,  dit  le 
concile  de  Trente ,  on  n'érige  aucun  couvent  sans  avoir 
préalablement  obtenu  l'assentiment  de  l'évêque.  »  (Sess.  XXV, 
de  Regul.y  c.  m.)  Le  concile  exige  celte  condition  comme 
essentielle  et  sous  peine  de  nullité*.  Et  c'est  le  sentiment 
commun  des  docteurs  que  la  permission  donnée  par  le 
Souverain  Pontife  ne  dispense  pas  de  demander  la  permis- 
sion de  l'évêque,  à  moins  que  l'acte  pontifical  ne  stipule  for- 

1.  Antifebronius  vindicatus,  diss.  10,  cap.  iv,  i)um.  2;  ap.  Migne  :  Cursug 
theol.  compl.,  t.  XXVII,  col.  1165. 

2.  In  part.  2.  Decretalium  de  ofF.  ord.,  cap.  Grave. 

3.  Bouix,  I,  p.  261. 


LE  RELIGIEUX-PRKTRE  345 

mellemenl  le  contraire.  En  général,  l'induit  est  accordé  sans 
préjudice  des  droits  de  l'ordinaire,  qui  conserve  ainsi  la 
liberté  de  ses  appréciations,  peut  recourir  au  pape  et  sus- 
pendre l'exécution  tant  que  l'appel  n'est  pas  jugé.  (Gonst. 
Cum  alias,  Grégoire  XV,  xvii  Aug.  16221.) 

Notons,  en  outre,  que  cette  maison  religieuse,  qui  n'a  pu 
s'établir  qu'avec  l'assentiment  de  l'évoque,  ne  devient  pas, 
comme  la  cure  ou  l'église  paroissiale,  le  centre  d'une  cir- 
conscription ecclésiastique  officiellement  reconnue  et  déli- 
mitée, le  point  de  ralliement  d'une  portion  déterminé  du 
troupeau,  le  lieu  obligatoire,  sauf  dispense,  d'actes  nom- 
breux et  très  importants  de  la  vie  chrétienne,  baptême, 
funérailles,  mariage,  communion  pascale  ;  et  à  la  porte 
duquel  il  faut  envoyer  frapper  pour  le  viatique  et  l'extréme- 
onction.  Aucune  de  ces  attributions  n'appartient  à  l'Eglise 
des  réguliers  exempts. 

Relativement  aux  personnes,  oui,  sans  doute,  l'évéque 
doit  rester  étranger  au  fonctionnement  intérieur  du  monas- 
tère et  à  la  vie  religieuse  de  ceux  qui  l'habitent;  mais  aussitôt 
que  le  prêtre  régulier  commencera  d'agir  au  dehors  et 
d'exercer  le  ministère  sacré,  il  tombera  sous  le  contrôle  de 
l'évéque.  Veut-il  prêcher,  même  dans  son  église,  il  ne  le 
peut  contre  le  gré  de  l'évéque;  ailleurs,  il  lui  faut  au  moins 
l'assentiment  du  curé  agissant  comme  délégué  de  l'évéque^; 
confesser,  il  lui  faut  l'approbation;  absoudre  des  cas  épisco- 
paux,  un  pouvoir  spécial  lui  est  nécessaire;  fonder  ou  diriger 
une  congrégation,  ici  encore  il  ne  pourra  se  passer  de  l'agré- 
ment de  l'évéque. 

Les  lois  ou  prescriptions  diocésaines,  relatives  à  l'admi- 
nistration des  sacrements,  à  la  célébration  des  fêtes,  à  la 
réglementation  de  la  prière  publique,  se  font  sentir  jusque 
dans  les  églises  des  réguliers.  —  Un  régulier  vient-il  à  com- 
mettre, au  dehors,  quelque  méfait  notoire,  l'évéque  peut  et 
doit  le  punir,  soit  par  l'intermédiaire  des  supérieurs,   soit 

1.  V.  Ferraris,  V*>  Conventus,  art.  I,  num.  18  ;  —  Gard,  de  Luca,  De 
BeguL,  dise.  29,  n.  13. 

2.  Regulares  concionari  non  possunt  extra  sua  templa  absque  benedictione 
episcoporum,  neque  intra  illa  adversus  eorura  prohibitionem.  [De  Exemp- 
tionc,  p.  144.  —  V.  de  Buck.) 


346  A  PROPOS  DES  LOIS  D'ASSOCIATION 

directement,  selon  les  cas  visés  et  distingués  par  deux  décrets 
du  concile  de  Trente*.  Juge-t-on  à  propos  de  lui  ôter  tel  ou 
tel  ministère,  de  l'éliminer  du  diocèse,  à  moins  que  l'injus- 
tice de  la  plainte  ne  soit  flagrante,  les  désirs  exprimés  au 
supérieur  religieux  par  l'autorité  diocésaine  seront  vite  obéis, 
et  cela  sans  qu'on  ait  à  redouter  les  difficultés  d'un  procès 
en  cour  de  Rome.  Bref,  l'évéque  n'a  pas  la  même  espèce 
d'autorité  sur  les  religieux  exempts  que  sur  les  titulaires  des 
bénéfices  diocésains;  mais  celle  qu'il  possède  est  très  réelle, 
et,  en  beaucoup  de  points,  plus  étroite  ou  d'une  application 
plus  facile. 

Et  ce  qui  précède  nous  permet  de  répondre  aux  attaques 
dirigées  contre  l'exemption. 

Est-il  vrai,  comme  on  l'a  dit,  que  l'exemption  constitue  un 
privilège  odieux,  surtout  à  notre  époque  égalitaire  ? 

Que  le  siècle  prône  l'égalité  et  demande  l'abolition,  dans 
la  société  civile,  de  toute  espèce  de  privilège,  soit;  mais  en- 
core faudrait-il  s'entendre  sur  le  sens  du  terme  «  privilège  ». 
N'est-on  pas  dupe  ici  d'une  de  ces  erreurs  engendrées  par 
les  mots,  d'une  de  ces  idoles  de  la  place  publique,  idola  fori^ 
signalées  par  Bacon?  Si  l'on  appelle  privilège  une  faveur 
accordée  arbitrairement,  un  passe-droit  que  rien  ne  justifie, 
ou  encore  la  création  artificielle,  parmi  les  citoyens,  de  castes 
dominantes,  on  comprend  la  répulsion  que  le  mot  et  la  chose 
inspirent.  Mais,  dans  la  langue  du  droit  canon,  privilège 
signifie  la  loi  spéciale  de  telle  catégorie  spéciale  de  person- 
nes, selon  l'étymologie  du  mot  :  prwilegium  quasi  prwata 
lex.  a  Les  privilèges  sont  les  lois  des  particuliers»,  a  écrit 
saint  Isidore,  privilégia  sunt  leges  privatorum.  Or,  que  le 
droit  se  diversifie  selon  les  différents  états  des  personnes, 


1.  «  Nemo  regularis,  extra  claustra  degens,  etiam  sui  ordinis  privilegii 
praetextu,  tutus  censeatur  quominus,  si  deliquerit,  ab  ordinario  loci,  tan- 
quam  super  hoc  a  sede  apostolica  delegato,  secundum  canonicas  sanctiones, 
visitari,  puniri  et  corrigi  valeat.  »  (Sess.  6,  cap,  3.) 

«  Regularis  non  subditus  episcopo,  qui  intra  claustra  monasterii  degit,  et 
«xtra  ea  ita  notorie  deliquerit  ut  populo  scandalo  sit,  episcopo  instante, 
a  suc  superiore,  intra  tempus  ab  episcopo  praefigendum,  severe  puniatur: 
ac  de  punitione  episcopum  certiorem  faciat,  sin  minus  a  suo  superiore  offi- 
cie privetur  et  delinquens  ab  episcopo  puniri  possit.  »  (Sess.  25,  c.  14.) 


LE  RELIGIEUX-PRÊTRE  347 

nul  ne  saurait  s'en  étonner  ou  y  trouver  à  redire.  Dans  l'ordre 
civil,  il  y  a  le  droit  des  mineurs,  le  droit  de  la  femme  mariée; 
dans  l'ordre  ecclésiastique,  il  y  a  le  droit  des  chanoines,  le 
droit  des  curés,  le  droit  des  vicaires,  et  nul  ne  songe  à  s'en 
offusquer.  Pourquoi  n'y  aurait-il  pas  le  droit  des  réguliers  ? 
D'autant  que  cette  législation  spéciale  n'a  ni  pour  but,  ni 
pour  résultat,  de  les  élever  au-dessus  du  clergé  séculier. 
Plus  au  large  sur  certains  points,  les  réguliers  sont  diminués, 
resserrés  sur  d'autres.  Avantages  et  inconvénients  se  balan- 
cent. 

Est-il  vrai  que  l'exemption  soit  contraire  au  droit  commun  ? 

Ici  encore  il  importe  de  définir  les  termes.  Qu'est-ce  que  le 
droit  commun  ?  C'est,  répond  Durand  de  Maillane,  le  droit 
qui  régit  l'Eglise  occidentale  ;  c'est,  répondent  communé- 
ment les  autres  canonistes,  le  recueil  des  dispositions  légis- 
latives qui  forment  le  Corpus  juris  canonici\  recueil  qui  s'ar- 
rête à  l'année  1437,  époque  du  concile  de  Bâle,  et  qu'il  faut 
compléter  par  les  décrets  conciliaires  et  les  constitution» 
pontificales  postérieurs  à  cette  date  ;  ces  derniers  actes  ayant 
la  même  valeur  que  ceux  qui  les  ont  précédés,  puisqu'ils 
émanent  de  la  même  autorité.  Or,  tout  privilège,  dit  Fagnani, 
autrement  dit,  toute  loi  particulière  insérée  au  Corpus  juris 
fait  le  droit  commun  pour  ceux  qui  en  sont  l'objet  [Privile- 
gium  in  corpore  Juris  clausum  jus  commune  facit  inter  nomi- 
natos).  L'exemption,  tant  de  fois  mentionnée  dans  le  Corpus^ 
confirmée  par  tant  de  papes  et  de  conciles,  loin  de  contre- 
venir au  droit  commun,  en  est  donc  une  partie  intégrante. 
L'exemption  est  une  des  lois  les  plus  anciennes  de  la  disci- 
pline ecclésiastique.  Elle  fut  en  usage  dès  les  premiers  siècles 
de  l'ère  chrétienne.  Maintes  fois  combattue  par  les  adver- 
saires des  religieux  ou  les  hérétiques,  elle  a  survécu  à  toutes 
ces  attaques,  fortifiée  plutôt  qu'ébranlée  par  les  assauts  qui 
lui  étaient  livrés.  Modifiée  dans  quelques  détails  d'applica- 
tion, le  principe  et  les  lignes  essentielles  en  subsistent  tou- 
jours, énergiquement  maintenus  par  l'autorité  suprême; 
Benoît  XIV,  Pie  VI,  Grégoire  XVI,  Pie  IX,  Léon  XIII,  l'ont 
affirmée  à  nouveau  ;  aucun  titre,  aucun  chapitre  du  droit  canon 
n'est  plus  solidement  établi  que  celui-là.  Remarquons  en 
outre  que,  si  l'on  voulait,  par  une  interprétation  arbitraire, 


348  A  PROPOS  DES  LOIS  D'ASSOCIATION 

réserver  l'appellation  de  «  droit  commun  »  aux  lois  qui  obli- 
gent indistinctement  tous  les  chrétiens,  même  alors  il  fau- 
drait dire  que  l'exemption  n'est  pas  opposée,  mais  simple- 
ment étrangère  au  droit  commun. 

Est-il  vrai  que  l'exemption  trouble  l'ordre  de  la  hiérarchie  ? 

C'est  le  contraire  qui  est  vrai;  elle  a  pour  effet  de  prévenir 
ou  d'apaiser  les  conflits,  en  déterminant,  avec  toute  la  pré- 
cision possible  en  pareille  matière,  les  droits  respectifs  des 
évêques  et  des  supérieurs  réguliers.  L'expérience  a  prouvé 
qu'elle  est  en  réalité  un  élément  de  pacification;  ces  deux 
autorités  se  heurtent  beaucoup  moins  fréquemment  dans  les 
communautés  exemptes  que  dans  celles  qui  ne  le  sont  pas*. 

Est-il  vrai  que  l'exemption  porte  atteinte  au  prestige  et 
aux  droits  des  évêques  ? 

Nullement.  Elle  laisse  subsister  les  cas  très  nombreux, 
nous  l'avons  vu,  où  les  réguliers  sont  tenus  de  recourir  et 
de  rendre  ainsi  hommage  à  l'autorité  épiscopale^.  D'autre 
part,  c'est  au  Souverain  Pontife  à  déterminer  le  territoire 
dans  les  limites  duquel  s'exercera  la  juridiction  de  l'évêque; 
et  l'on  ne  saurait  avancer  que  l'exercice  d'un  droit  pontifical 
diminue  les  prérogatives  épiscopales.  Le  cas  assez  fréquent 
d'enclaves  détachées  d'un  territoire  diocésain  et  soumises  à 
févêque  voisin  pourrait  être  dit  préjudiciable  aux  droits  et 
au  prestige  de  l'ordinaire,  avec  autant  et  plus  d'apparence  de 
raison,  que  l'érection  d'un  monastère  exempt.  L'Eglise  elle- 
même  n'a-t-elle  pas  pris  soin  de  corriger  les  abus  de  l'exemp- 
tion, quand  il  s'en  est  produit?  Actuellement,  et  depuis  les 
limitations  prescrites  au  profit  des  évêques  par  le  concile  de 

1,  Les  réguliers  ont  leur  place  parfaitement  déterminée  dans  la  hiérarchie 
ecclésiastique,  laquelle  comprend  bien  d'autres  catégories  que  celles  des 
évêques,  des  curés  et  des  succursalistes.  (Voir  Nardi.) 

2.  Zaccaria,  dans  son  Antifebronius  vindicatus^  dit,  en  s'adressant  aux 
évêques  :  «  Quid  magnitudini  regularium  inest  quod  vel  animum  vel  oculos 
vestros  possit  offendere  qui,  etsi  centies  essent  majores  quam  de  facto  sunt, 
tamen  eos  quoties  vobis  lubitum  est,  ad  pedes  vestros  abjectos  videbitis  ? 
Concionandum  est  ?  ad  pedes  vestros  proslratos  habetis.  Sacri  ordines  sus- 
cipiendi  ?  en  ad  pedes  vestros  supplices  cernitis.  Petenda  est  potestas  con- 
fessiones  audiendi  intra  vestram  diœcesim?  iterum  jacent  ad  pedes  vestros. 
Necessaria  est  aliqua  extraordinaria  et  peculiaris  facultas  ad  absolvendum  à 
casibus  à  vobis  reservatis  ?  iterHm  ad  vestros  se  projiciuut  pedes.  lis  ad  ves- 
Iras  reverendissimas  dominationes  accedendum,  vel  ab  eisdem  recedeudum? 
continuo  ad  vestros  se  pedes  prosternunt. 


LE  RELIGIEUX-PRETRE  349 

Trente,  on  peut  dire  qu'il  en  reste  juste  ce  qu'il  faut  pour 
affirmer,  en  tous  lieux  et  en  tout  temps,  l'universelle  et  im- 
médiate juridiction  du  Saint-Siège,  pour  maintenir  l'unité 
des  ordres  religieux,  protéger  leur  autonomie,  assurer  leur 
fonctionnement  régulier. 

Enfin  est-il  vrai  que  l'exemption  crée  un  État  dans  l'Etat? 
—  Nos  politiciens  modernes  articulent  le  même  grief  contre 
l'Église  par  rapport  à  l'état  civil.  D'un  côté  comme  de  l'autre, 
l'accusation  ne  tient  pas.  Il  y  a  «  État  dans  l'État  »  lorsque 
deux  puissances  distinctes,  indépendantes  l'une  de  l'autre, 
peuvent  commander  aux  mêmes  sujets  sur  les  mêmes  objets. 
Mais,  précisément,  l'exemption  a  pour  but  de  séparer  les 
objets,  de  distinguer  les  attributions  de  l'évèque  et  les  attri- 
butions du  supérieur  régulier.  Loin  de  favoriser,  elle  em- 
pêche la  création  d'un  État  dans  l'État. 

III 

Au  surplus  donnons  ici  la  parole  aux  intéressés;  interro- 
geons les  évéques. 

Un  fait  bien  significatif,  c'est  que  les  prélats  les  plus  re- 
marquables par  la  science  et  la  sainteté  se  sont  toujours 
montrés  favorables  aux  privilèges  des  religieux.  Si  l'on  peut 
citer,  par  intervalles,  quelque  évêque  hostile  à  l'exemption, 
la  cause  en  fut  généralement  dans  des  circonstances  locales 
et  transitoires  qui  ne  doivent  pas  prévaloir  contre  le  droit 
traditionnel. 

On  connaît  l'énergique  résistance  que  rencontrèrent,  à  la 
fin  du  siècle  dernier,  en  Belgique  et  en  Hongrie,  les  inno- 
vations de  Joseph  II  dans  le  domaine  des  choses  ecclésias- 
tiques. Sur  un  point,  toutefois,  le  réformateur  couronné  pou- 
vait espérer  l'adhésion  de  l'épiscopat,  à  savoir  la  subordination 
absolue  des  réguliers  à  la  juridiction  des  ordinaires.  Mais, 
sur  cet  article  comme  sur  les  autres,  les  évêques  belges 
et  hongrois,  le  cardinal  de  Frankenberg  et  le  cardinal  Ba- 
thiany  en  tête,  se  montrèrent  obstinément  réfractaires  à  la 
volonté  impériale. 

Nous  avons  souscrit  à  l'exemption  accordée  aux  religieux,  disait 
dans  sa  remontrance  le  primat  de  Hongrie;  nous  n'étions  pas  présents 


350  A  PROPOS  DES  LOIS  D'ASSOCIATION 

au  concile  de  Trente  qui  en  a  défini  l'extension;  mais,  ceux  dont  nous 
tenons  aujourd'hui  la  place,  nous  représentaient  alors.  Comment  pour- 
rions-nous maintenant  condamner,  sans  aucun  motif,  ce  que  nous 
avons  approuvé  à  cette  époque  pour  les  raisons  les  plus  graves  ?  Et, 
que  votre  auguste  majesté  ne  s'offense  pas  de  ce  que  nous  disons,  qu'il 
n'y  a  point  de  motif  d'assujettir  les  réguliers  aux  ordinaires  des  lieux. 
L'exemption  dont  ils  jouissent  portant  à  peu  près  exclusivement  sur 
la  discipline  intérieure  et  domestique  ;  nous  ne  voyons  pas  en  quoi 
leur  indépendance  sur  ce  point  nuit  à  l'autorité  des  évêques^ 

Veut-on  des  témoignages  qui  nous  touchent  de  plus  près, 
nous  citerons  saint  François  de  Sales.  Gomme  on  parlait  un 
jour  devant  lui  du  trouble  que  les  réguliers  étaient  accusés 
d'apporter  dans  la  hiérarchie  : 

Je  ne  sais,  dit  le  saint  évêque,  où  ces  messieurs  vont  forger  cette 
hiérarchie,  et  où  ils  vont  imaginer  ces  distinctions  ;  quand  il  leur 
plaira,  je  leur  montreray  que  les  religieux  sont  une  des  plus  impor- 
tantes pièces  de  la  vray  hiérarchie  de  l'Eglise;  et  y  a  tel  qui  fait 
semblant  ne  vouloir  battre  seulement  les  religieux,  qui  voudrait  avoir 
abattu  les  évêques  et  le  pape  même.  Vivons,  hélas!  vivons,  et  servons- 
nous  de  ceux  que  le  bon  Dieu  nous  envoie;  quand  nous  serions  encore 
dix  fois  autant  que  nous  sommes,  certes  nous  ne  serions  pas  encore  la 
moitié  de  ce  qu'il  y  faudrait^. 

Veut-on  des  témoignages  plus  voisins  des  temps  où  nous 
sommes,  voici  le  cardinal  Pie,  une  des  gloires,  assurément, 
de  l'Église  de  France  à  notre  époque. 

1.  «  Hue  accedit  quod  concessae  regularibus  exemptioni  nos  omnes,  qui 
etiam  concilie  Tridentino  prsesentes  non  aderamus,  consenserimus.  Quo- 
modo  nunc  reprobabimus  citra  ullam  causam,  quod  tune  non  sine  gravissi- 
marum  eausarum  intuitu  approbaveramus,  non  quidem  nos  ipsi  qui  modo 
sumus,  sed  qui  tune  loeo  nostri  et  quorum  nunc  loco  sumus  ?  Nec  dignetur 
majestas  vestra  sacralissima  illud  gravius  ferre  aut  interpretari,  quod  dicam 
nullam  gravem  raihi  videri  subesse  causam  cur  religiosi  ordines  ordinariis 
locorum  quoad  omnia  subjecti  esse  debeant.  Disciplina  enim  domestica  et 
interna  relative  ad  quam  uniee  fere  exenipti  erant  à  jurisdietione  episcopo- 
rum,  non...  quomodo  praejudicare  possit  jurisdictioni  episeoporum  video.  » 
Ap.  Roskovany,  Monum.  cathol.  pro  indep.  pot.  eccL,  tom.  I,  p.  520  sqq. 
(Quinque  Ecclesiis,  1847.) 

2.  Cité  par  Fr.  de  Fontaine  (P.  Binet,  S.  J.)  dans  sa  «  Response  aux 
demandes  d'un  grand  Prélat  ».  Opuscule  édité  en  1626,  réédité  récemment 
à  Louvain.  Le  P.  Binet  était  un  des  amis  intimes  de  saint  François  de  Sales. 

On  peut  voir  dans  le  même  opuscule  quels  étaient  les  vrais  sentiments  de 
saint  Charles  Borromée  à  l'endroit  des  religieux,  et  ce  qu'il  faut  penser  de 
sa  prétendue  tiédeur  à  les  employer  dans  son  diocèse. 

«  I.  Raison.  Saint  Charles  ne  se  servait  pas  des  religieux  pour  établir  la 
Hiérarchie  de  son  Diocèse,  l'honneur  des  Diocèses.  ï  (P.  20-44.) 


LE  RELIGIEUX-PRETRE  351 

Le  20  juin  1854,  à  l'occasion  de  la  consécration  de  la  nou- 
velle église  des  Jésuites  à  Poitiers,  il  s'exprimait  en  ces 
termes  : 

Nous  ferons  ici  une  profession  solennelle  de  nos  sentiments.  Nous 
aimons  les  ordres  religieux,  et  n'ayant  pas  eu  le  bonheur  d'en  faire 
partie,  nous  voulons,  du  moins,  leur  appartenir  par  notre  sympathie 
et  notre  dévouement.  A  Dieu  ne  plaise  sans  doute  que  nous  amoin- 
drissions jamais  les  droits  et  les  prérogatives  de  la  sainte  hiérarchie  à 
laquelle  nous  appartenons  !  mais  nous  abandonnerions  une  des  plus 
grandes  traditions  de  l'épiscopat  catholique,  si  nous  désapprenions 
d'aimer  et  d'estimer  ce  que  nos  plus  illustres  devanciers  ont  eu  en  si 
grande  estime;  nous  serions  coupables  de  trahison  envers  l'Eglise,  si 
nous  cessions  de  chérir  et  de  protéger  ces  phalanges  auxiliaires  dont 
elle  a  reçu  tant  de  services,  et  auxquelles  elle  a  octroyé  de  justes  et 
légitimes  privilèges;  enfin  nous  serions  infidèles  à  l'Evangile,  si  nous 
ne  favorisions  de  toutes  nos  forces  la  pratique  de  ses  plus  hauts 
conseils. 

Que  d'autres,  aux  vues  étroites,  se  préoccupent  exclusivement  de 
détails  et  d'inconvénients;  pour  nous,  c'est  un  ensemble  d'avantages 
qui  nous  frappe  et  que  nous  aimons  à  proclamer.  Nous  vous  aimons 
donc,  mes  bien  chers  Pères,  et  nous  sommes  heureux  que  notre  peuple 
vous  aime,  vous  et  cette  autre  famille  monastique  plus  ancienne  (les 
Bénédictins  de  Ligugé),  que  nous  avons  eu  la  consolation  de  rétablir 
près  de  nous.  Puissé-je  mériter  devant  Dieu  et  devant  les  hommes  ce 
témoignage  rendu  par  l'histoire  à  l'un  des  pontifes  des  anciens  temps 
dont  la  vie  et  les  exemples  sont  souvent  l'objet  de  mon  étude,  à  l'évêque 
de  Chartres,  saint  Fulbert,  issu  de  cette  église  de  Poitiers!  «  S'il  ne 
fut  pas  moine  lui-même,  dit  la  légende,  du  moins,  il  fut  le  meilleur 
ami  et  le  plus  chaud  protecteur  de  l'ordre  monastique.  »  Ipseque,  si 
non  monachus,  at  certe  monachorum  perquam  studiosus,  ac  in  eos  optime 
ajfectus  fuit. 

On  sait  que  lorsque  le  Parlement  de  Paris  condamna  les 
Jésuites,  en  1762,  l'épiscopat  français  tout  entier,  à  l'excep- 
tion de  trois  évêques  *  gagnés  au  parti  janséniste,  unit  sa 
voix  à  celle  du  souverain  pontife  Grégoire  XIII  pour  protes- 
ter contre  l'injustice.  Et  l'on  ne  voit  pas  qu'il  ait  retenu  contre 
l'ordre  proscrit  aucun  grief,  pas  même  celui  d'indépendance, 
en  qualité  d'ordre  à  vœux  solennels,  à  l'égard  des  ordinaires 
des  lieux^.  On  peut  faire  la  même  remarque   au  sujet  des 

1.  De  Beauteville,  évêque  d'Alais  ;  de  Fitz-James,  évêque  de  Soissons;  de 
Grasse,  évêque  d'Angers. 

2,  En  1765  une  commission  fut  nommée  par  le  roi,  au  mépris  de  l'autorité 
pontificale,  pour  réformer  l'état  régulier  en  France.  Composée  de  dix  mem- 


352  A  PROPOS  DES  LOIS  D'ASSOCIATION 

réclamations  adressées,  un  siècle  plus  tard,  en  1880,  par  l'una- 
nimité des  évoques  français,  au  gouvernement,  à  l'occasion 
des  projets  Ferry^.  L'un  d'entre  eux,  l'évéque  de  Rodez, 
Mgr  Bourret,  voulut  aller  plus  loin;  et  dire  ouvertement  ce 
qu'il  pensait  des  rapports  des  réguliers  avec  le  pouvoir  dio- 
césain. 11  s'en  expliqua  de  la  manière  suivante  : 

En  ce  qui  touche  Tabsorption  du  clergé  séculier  et  de  l'autorité  épis- 
copale  elle-même  par  les  ordres  religieux  et  en  particulier  par  la  Com- 
pagnie de  Jésus,  il  ne  faut  pas  se  plaindre  plus  haut  que  ceux  qui  sont 
en  cause,  et  qui  ne  se  sont  jamais  plaints  sérieusement  d'une  pareille 
usurpation,  qui  se  sont  loués  au  contraire,  en  toutes  circonstances, 
du  précieux  concours  qu'ils  ont  trouvé  dans  ces  vaillants  auxiliaires... 

Que  l'on  ne  s'effraye  pas  outre  mesure  des  prérogatives  de  l'exemp- 
tion. Un  petit  nombre  d'instituts  en  jouissent  en  France  à  l'heure  oii 
nous  sommes,  et  cette  faveur  ne  les  dispense  d'ailleurs  que  d'un  droit 
officiel  de  visite  qui  se  compense  par  plusieurs  autres  formes  de  sur- 
veillance et  d'autorité.  Ainsi,  tous  les  religieux  reçoivent  l'approbation 
des  évêques  pour  les  divers  ministères  qu'ils  exercent.  Prédications, 
confessions,  conférences,  catéchismes,  œuvres  de  zèle  et  de  charité  : 
ils  ne  font  rien  sans  les  avoir  prévenus  et  obtenu  leur  agrément... 

...  Oii  voit-on  la  subordination  du  clergé  séculier  et  de  Tépiscopat 
lui-même  au  clergé  régulier,  alors  que  celui-ci,  n'ayant  point  de  trou- 
peau à  part  dans  notre  pays,  ne  peut  opérer  que  sur  celui  du  voisin  et 
selon  la  part  de  volonté  et  d'autorité  qu'il  reçoit  ? 

Ces  objections,  d'un  ordre  spécial,  ne  sont  le  fait  que  de  quelques 
laïques  prévenus  par  des  préjugés  d'éducation  ou  de  race.  Tout  au 
plus,  dans  les  anciens  clergés  d'Etat  ou  chez  les  modernes  tenants  du 
jansénisme  et  du  vieux  catholicisme,  les  Irouve-t-on  formulées  par 
quelques  prêtres  imbus  de  fausses  maximes,  préoccupés  souvent  de 
calculs  personnels,  et  voulant  quelquefois  dissimuler  sous  ce  prétexte 
le  peu  d'édification  de  leur  conduite  ou  l'insuccès  de  leur  ministère. 

Quant  à  nous,  depuis  bientôt  dix  ans  que  nous  sommes,  malgré  notre 
indignité,  placé  à  la  tête  d'un  vaste  diocèse,  et  qui  avons  des  religieux 

bres,  cinq  conseillers  d'État  et  cinq  archevêques  ou  évêques,  elle  eut  pour 
agent  principal  Loménie  de  Brieune,  archevêque  de  Toulouse.  Jusqu'aux 
approches  de  la  Révolution,  cette  commission  s'arrogea  le  droit  de  modifier 
la  discipline  religieuse,  de  réduire  le  nombre  des  monastères,  de  supprimer 
des  communautés  régulières,  de  réunir  des  congrégations,  d'abolir  quelques 
ordres... 

Mais,  pendant  ce  temps,  l'archevêque  de  Paris,  Mgr  de  Beaumont,  et  la 
très  grande  majorité  de  l'épiscopat  réuni  en  assemblée  plénière  (assemblées 
de  1770,  de  1775,  de  1780),  faisaient  entendre  les  plus  énergiques  protesta- 
tions en  faveur  des  ordres  religieux. 

1.  Voir  Lettres  de  l'épiscopat  français  à  propos  des  projets  Ferry,  avec 
Introduction  par  Eugène  Veuillot.  (Palmé,  1880.) 


LE  RELIGIEUX-PRETRE  353 

et  des  jésuites  en  particulier  sur  notre  territoire,  nous  déclarons  hau- 
tement que  nous  n'avons  jamais  senti  la  pointe  de  cette  épée  qui  est 
partout,  selon  une  parole  fameuse,  et  que  ces  envahisseurs,  ces  me- 
neurs de  toutes  choses  et  de  toutes  personnes  ne  nous  ont  jamais  de- 
mandé l'avancement  d'un  bedeau  ou  d'un  sacristain.  Nous  les  avons 
trouvés  constamment  j)leins  de  réserve,  de  tact,  de  convenance,  se  te- 
nant merveilleusement  à  leur  place,  ne  la  quittant  que  lorsqu'on  les 
y  invitait,  et  y  rentrant  aussi  modestement  et  aussi  promptement  qu'ils 
en  étaient  sortis. 

Aussi,  loin  de  craindre  ce  vasselage  et  cette  dépendance,  nous  avons 
fait  les  plus  grands  efforts  pour  multiplier  dans  notre  diocèse  les  ré- 
guliers que  nous  y  avons  trouvés  trop  peu  nombreux  pour  les  besoins 
du  clergé  et  des  âmes...  Et  en  regardant  nos  mains  et  nos  épaules, 
nous  n'avons  pas  aperçu  jusqu'ici  la  trace  de  ces  chaînes  qu'on  les  dit 
si  habiles  à  forger  ;  nous  n'avons  pu  constater  au  contraire  que  des 
services  rendus,  un  respect  constant  pour  notre  personne  et  la  plus 
grande  docilité  à  nos  moindres  conseils.  Et  voilà  ce  que  sont  pour  les 
prêtres  et  les  évêques  ces  apôtres  volontaires,  dont  on  veut  faire  une 
puissance  invincible  à  laquelle  rien  ne  résiste,  et  une  espèce  de  Sainte- 
Vehme  à  laquelle  on  n'échappe  pas  impunément,  quand  on  a  l'audace 
de  ne  pas  courber  son  front  sous  le  joug  qu'elle  veut  imposer  '. 

Le  lecteur  ne  nous  en  voudra  pas  de  n'avoir  abrégé  que  le 
moins  possible  cette  citation. 

Veut-on  quelque  chose  de  plus  que  la  parole  isolée  de 
quelques  évoques;  voici  ce  que  disaient,  en  1850  et  en  1868, 
les  Pères  du  concile  de  la  province  de  Bordeaux  après  avoir 
fait  de  la  profession  religieuse  le  plus  bel  éloge,  après  avoir 
rappelé  le  devoir  de  protection  des  évêques  envers  les  con- 
grégations, ils  ratifient  et  confirment  en  termes  exprès  la  si- 
tuation canonique  des  réguliers  : 

Gomme  les  décrets  des  conciles  généraux  et  les  Constitutions  du 
Siège  apostolique  ont  parfaitement  réglé  la  situation  des  religieux, 
comme  ces  règles  se  concilient  parfaitement  avec  les  droits  des  évê- 
ques, les  Pères  du  Synode  estiment  qu'ils  n'ont  rien  à  décréter  à  leur 
égard  ^. 

En  1868  : 

Au  sujet  des  religieux,  nous  ne  ferons  que  renouveler  nos  précé- 

1.  Des  principales  raisons  d'être  des  ordres  religieux  dans  l'Eglise  et  dans 
la  société^  des  injustes  attaques  auxquelles  ils  sont  en  hutte  dans  ce  moment, 
par  Mgr  l'érêque  de  Rodez  et  de  Vabres. 

2.  Concile  de  la  province  de  Bordeaux,  1850,  lit.  VI,  ch.  ivr  :  Des  ordres 
et  des  congrégations  religieuses. 

LXXXVI.  —  23 


354  A  PROPOS  DES  LOIS  D'ASSOCIATION 

dentés  déclarations,  portées  dans  notre  concile  de  Bordeaux  de  1850, 
savoir  que  les  constitutions  qui  règlent  Pétat  religieux  se  concilient 
parfaitement  avec  les  prérogatives  des  évêques,  et  qu'il  n^y  a  lieu  de 
rien  statuer  sur  elles,  puisqu'elles  ont  été  régulièrement  établies  par 
les  constitutions  des  conciles  généraux  et  du  siège  apostolique,  et  que 
ce  pouvoir  se  rattache  intimement  aux  droits  spéciaux  du  Souverain 
Pontife  ^ . 

IV 

Ce  sont  les  curés,  dira-t-on,  plus  encore  que  les  évêques, 
qui  ont  à  pâtir  de  la  multiplication  des  maisons  religieuses 
vouées  au  ministère  actif. 

Nous  répondrons  d'abord  que  le  droit  canon  a  pris  les 
précautions  voulues  pour  sauvegarder  les  intérêts  de  chacun. 
Il  réserve  au  curé  le  droit  de  faire  opposition,  même  après 
l'autorisation  donnée  par  l'évêque,  à  l'érection  d'une  maison 
religieuse,  d'où  résulterait,  d'après  lui,  quelque  violation 
de  ses  droits  ;  et  le  recours  a  pour  effet  de  suspendre  tout 
commencement  d'exécution,  avant  que  la  cause  n'ait  été  jugée 
par  la  Congrégation  des  évêques  et  réguliers^.  Observons, 
toutefois,  qu'il  faut,  pour  motiver  cet  appel  en  cour  de  Rome, 
la  violation  de  droits  paroissiaux  stricts  et  rigoureux\  et  qu'il 
est  excessivement  rare  que  tel  soit  le  résultat  de  la  création 
d'un  couvent  sur  le  territoire  d'une  paroisse  *.  La  diminution 
momentanée  des  ressources  de  la  Fabrique  et  du  nombre  des 
assistants  aux  offices,  n'est  pas  et  ne  saurait  être  réputée 
violation  de  droits  paroissiaux  proprement  dits. 

Que  tel  ou  tel  curé  ait  paru  quelquefois  plus  contrarié  que 
de  raison   du  fait  de  ces  inconvénients  ;  que  certains   reli- 

1.  Concile  de  la  province  de  Bordeaux,  1868,  ch.  vir  :  De  la  discipline 
monastique  et  religieuse. 

2.  Tous  les  auteurs  sont  d'accord  sur  ce  point. 

Le  Saint-Siège  lui-même,  dans  l'autorisation  qu'il  donne,  réserve  ordinai- 
rement les  droits  paroissiaux  :  salvis  juribus  parochialibus ,  telle  est  la 
clause  usitée;  et  c'est  au  curé,  dépositaire  et  défenseur-né  de  ces  droits,  à 
les  faire  valoir. 

3.  Les  principaux  droits  paroissiaux  se  rapportent  à  l'obligation  pour  les 
fidèles  de  recevoir  dans  l'église  de  la  paroisse,  ou  de  la  main  du  curé,  le 
baptême,  la  communion  pascale,  le  viatique,  l'extrême-onction,  le  mariage  ; 
d'être  enterrés  dans  le  cimetière  de  la  paroisse;  toutes  obligations  dont  on 
peut  obtenir  dispense.  On  peut  voir  dans  le  recueil  iniiinXé  Analecta  Sanctx 
Sedis,  VII*  vol.,  p.  167,  d'autres  droits  secondaires,  se  rapportant,  par 
exemple,  à  la  publication  des  mariages,  etc. 


LE  RELIGIEUX-PRETRE  355 

gieux,  forts  de  la  permission  qu'ils  avaient  obtenue,  ne  se 
soient  pas  suffisamment  inquiétés  d'en  atténuer  la  portée, 
d'en  limiter  les  conséquences  :  ce  sont  là  misères  humaines 
dont  il  ne  faut  pas  s'étonner  ou  se  scandaliser.  La  malignité 
publique  se  plaît  à  les  grossir.  Dans  la  mesure  où  elles  se 
produisent,  il  suffira,  pour  y  remédier,  de  rappeler  aux 
amours-propres  en  jeu,  les  nombreux  motifs  de  la  concorde 
qui  doit  régner  entre  le  clergé  séculier  et  le  clergé  régulier  : 
motifs  tant  de  fois  rappelés  par  les  papes  et  les  conciles  ^.  De 
part  et  d'autre,  on  ne  tardera  pas  à  s'élever  au-dessus  des 
petites  jalousies  et  des  mesquines  rivalités.  Une  seule  ques- 
tion primera  toutes  les  autres,  celle  du  bien  des  âmes. 

Que  l'on  considère  le  chiffre  élevé  de  la  population  dans 
les  paroisses  de  nos  grandes  villes,  — et  c'est  là  surtout  que 
s'établissent  les  couvents,  — l'insuffisance  de  l'édifice  parois- 
sial à  contenir  les  foules  groupées  autour  de  lui,  le  travail 
matériel  qui  absorbe  les  prêtres  attachés  à  ces  paroisses,  et 
ne  leur  laisse  pas  le  temps  que  réclame  le  ministère  de  la 
confession  et  de  la  prédication  ;  et  l'on  comprendra  sans  peine 
l'utilité,  la  nécessité  même,  de  l'adjonction  d'une  église  et 
d'un  couvent  pour  permettre  aux  fidèles  d'accomplir  leurs 
devoirs  religieux.  N'est-il  pas  vrai  que,  pour  l'ordinaire,  si-, 
non  toujours,  avec  la  multiplication  des  centres  d'action  spi- 
rituelle, il  y  a  augmentation  dans  la  fréquentation  des  sacre- 
ments, progrès  dans  la  piété,  développement  des  œuvres  de 
zèle  et  de  charité,  un  plus  grand  nombre  d'âmes  secourues 
et  sauvées  ?  C'est  ce  qui  explique  la  tendance  si  marquée  de 
l'Église  à  favoriser  le  dédoublement  des  diocèses,  le  dé- 
doublement des  paroisses.  Qu'arrive-t-il  quand  une  paroisse 

1.  V.  par  exemple  :  Lettre  encyclique  Ubi  primum  de  Pie  IX,  16  juin  1847  ; 

Le  concile  de  la  province  de  Bordeaux  tenu  à  Périgueux,  1856,  tit.  I, 
chap.  I  :  Des  réguliers  ; 

Le  concile  de  la  prorince  de  Bordeaux  tenu  à  Poitiers,  1868,  tit.  I,  ch.  x  : 
Des  réguliers. 

Dans  son  Instruction  pastorale  pour  le  carême  de  1900,  le  cardinal  Couliié 
disait:  «N'avez- vous  pas  entendu  naguère  encore  un  homme  d'État  affirmer 
que  le  clergé  des  paroisses  applaudirait  volontiers  aux  perséèutions  diri- 
gées contre  les  religieux?  Répondez  à  cette  calomnie  que  les  prêtres  et  les 
religieux  sont  les  soldats  de  la  même  armée.  Répondez  qu'il  n'j  a  point  entre 
eux  d'autres  sentiments  qu'une  féconde  émulation  dans  les  œuvres  de  l'en- 
seignement comme  dans  tous  leurs  travaux  pour  le  salut  des  âmes.  » 


356  A  PROPOS  DES  LOIS  D'ASSOCIATION 

trop  considérable  est  divisée  en  deux  ?  Quelques  années  suf- 
fisent pour  que  chacune  des  nouvelles  circonscriptions 
compte  autant  de  communions  à  Pâques  qu'il  y  en  avait  dans 
l'unique  paroisse  dont  elles  sont  issues;  soit  que  plusieurs, 
qui  ne  fréquentaient  pas  leur  église  trop  encombrée,  y  re- 
viennent attirés  par  la  facilité  d'y  trouver  place;  soit  que  bien 
des  indifférents  soient  ramenés  à  la  religion  par  le  seul  voisi- 
nage d'un  nouveau  lieu  de  culte.  On  constatera  le  même  heu- 
reux phénomène,  à  la  suite  de  la  fondation  d'une  maison  de 
réguliers  ;  et  le  vrai  pasteur  des  âmes  se  réjouira  de  voir  un 
plus  grand  nombre  de  ses  ouailles  acheminées  dans  les  voies 
du  salut,  sans  que  d'ailleurs  le  bercail  soumis  à  sa  houlette 
ait  subi  aucune  diminution  d'étendue. 

M.  Waldeck-Rousseau  disait  dans  son  grand  discours  de 
Toulouse,  comme  aussi  dans  celui  qui  vient  d'obtenir  les 
honneurs  de  l'affichage,  qu'il  était  urgent  de  défendre  les 
églises  contre  les  chapelles  \  les  paroisses  contre  les  cou- 
vents. De  ce  que  nous  avons  dit,  il  résulte,  nous  semble-t-il, 
que  ni  églises,  ni  paroisses  n'ont  besoin  d'être  défendues, 
elles  ne  sont  aucunement  menacées  ;  eussent-elles  besoin 
de  protection  ou  de  patronage,  elles  n'iraient  pas  les  de- 
mander à  M.  le  Président  du  Conseil,  elles  ont  à  qui  s'a- 
dresser. 

Nos  législateurs,  même  les  plus  modérés,  ont  prétendu 
aussi  que  le  clergé  régulier  n'étant  pas  concordataire,  il  fal- 
lait au  moins,  pour  pallier  cette  irrégularité,  le  rattacher  au 
clergé  séculier.  — Concordataire,  il  l'est,  nous  l'avons  prouvé 
ailleurs,  l'article  premier  du  Condordat  assure  à  l'Église  la 
liberté  d'exister  avec  son  développement  régulier  et  logi- 
que; ce  qui  comporte  le  libre  épanouissement  des  ordres 
religieux.  Quant  à  l'assujétissement  des  réguliers  aux  évê- 
ques,  il  existe  même  avec  le  privilège  de  l'exemption.  Il 
existe,  limité  par  la  volonté  souveraine  qui  régit  l'Eglise,  et 
finalement  accepté,  dans  la  mesure  de  cette  limitation,  par  les 
évêques  en  communion  avec  le  Siège  apostolique. 

HippoLYTE    PRÉLOT,    S.  J. 


LA   CONGREGATION    NON  AUTORISEE 

DU 

GRAND  ORIENT 

(Deuxième  article*) 
_ 

Qu'ont  répondu  les  francs-maçons  à  ces  accusations  si 
précises  et  si  graves  d'existence  illégale,  de  contravention 
avec  le  code  pénal,  avec  la  loi  de  1834,  la  loi  contre  les 
sociétés  secrètes,  etc.  ? 

Ils  furent  très  embarrassés,  —  on  le  serait  à  moins,  —  les 
attaques  venant  de  tous  côtés,  même  des  revues  ou  journaux 
peu  suspects  de  cléricalisme,  et  les  preuves  contre  eux  étant 
d'ailleurs  absolument  irréfutables.  Enfin,  acculés  et  poussés 
à  bout,  ils  essayèrent  une  sorte  de  défense  et  «  un  des 
membres  les  plus  influents  du  Conseil  de  l'Ordre  du  Grand 
Orient  »  se  fit  interviewer  par  le  journal  le  Temps  (8  mars 
1899). 

Nous  avons  déjà  signalé  un  grand  nombre  des  inexacti- 
tudes, des  erreurs,  des  mensonges  impudents  que  renferme 
le  plaidoyer  de  l'illustre  membre  du  Conseil  de  l'Ordre  2.  Il 
a  l'audace,  entre  autres  vérités,  d'affirmer  que  les  FF.*,  ne 
s'occupent  pas  de  politique  ! 

Nous  nous  bornerons,  pour  le  moment,  à  réfuter  l'assertion 
qui  a  trait  à  notre  sujet  actuel  et  par  laquelle  débute  Tavocat 
des  francs-maçons  —  d'un  ton  tout  à  fait  dégagé  :  «  Je  pour- 
rais  vous  répondre  simplement^  dit-il  au  rédacteur  du  Temps^ 
qu'un  décret  impérial  du  11  janvier  1862  déclare  la  franc- 
maçonnerie  légalement  autorisée  en  France  et  cela  nous  dis- 
penserait à  la  rigueur  d'autres  détails.  » 

Le  F.\  33®  prétend  donc  que  la  franc-maçonnerie  a  été  léga- 
lement autorisée  en  France  par  l'empereur  Napoléon  ÏII... 
Eh  bien!  nous  disons  que  cette  assertion  est  non  seulement 

1.  \oiv  Études  y  20  janvier  1900. 

2.  Ibid,  5  et  20  juillet  et  5  août  1899,  Encore  les  francs-maçons. 


358  LA  CONGREGATION  NON  AUTORISEE 

erronée  —  Texpression  serait  trop  faible  —  mais  qu'elle 
constitue  littéralement  un  faux.  Il  n'est  pas  permis  de  déna- 
turer à  ce  point  un  document  officiel. 

Rappelons   d'abord  les  circonstances  du  décret  de  1862. 

Napoléon,  se  trouvant  alors  dans  tout  l'éclat  de  son  omni- 
potence, voulut  mettre  la  main  sur  toutes  les  associations 
ayant  une  certaine  influence  dans  le  pays.  Il  proposa  donc 
aux  Conférences  de  Saint- Vincent  de  Paul,  si  elles  vou- 
laient conserver  un  président  général,  d'en  laisser  la  nomi- 
nation à  l'empereur.  Les  Conférences  refusèrent  et  subirent 
les  conséquences  de  leur  refus.  La  même  proposition  fut 
faite  aux  francs-maçons,  considérés  comme  une  société  de 
bienfaisance  *. 

Le  Grand  Orient  de  France  se  résigna  à  cette  mesure  et  le 
décret  suivant,  qui  nommait  le  maréchal  Magnan,  Grand 
Maître  de  l'Ordre  maçonnique,  parut. 

Décret  impérial  relatif  à  la  nomination  du  Grand  Maître  de  V Ordre 
maçonnique  de  France,  du  11  janvier  1862. 

Napoléon,  par  la  grâce  de  Dieu  et  la  volonté  nationale,  Empereur  des 
Français,  à  tous  présents  et  à  venir,  salut. 

Sur  la  proposition  de  notre  ministre,  secrétaire  d'Etat  au  départe- 
ment de  l'intérieur. 

Vu  les  articles  291  et  294  du  Gode  pénal,  la  loi  du  10  août  1834  et  le 
décret  du  25  mars  1852; 

Considérant  les  vœux  manifestés  par  l'Ordre  maçonnique  de  France 
de  conserver  une  représentation  centrale, 

Avons  décrété  et  décrétons  ce  qui  suit: 

Article  premier.  —  Le  Grand  Maître  de  l'Ordre  maçonnique,  jusqu'ici 

1.  Sous  Napoléon,  les  francs-maçons  n'étaient  tolérés  qu'à  la  condition  de 
rester  une  société  de  bienfaisance  et  de  ne  pas  dégénérer  en  association 
politique.  —  On  le  voit  par  la  circulaire  suivante  de  M.  Baroche. 

Circulaire  adressée  aux  préfets  par  M.  Baroche,  ministre  de  l'Intérieur^ 
le  30  octobre  1850  au  sujet  des  loges  maçonniques  : 

a  Monsieur  le  préfet.  —  Il  arrive  quelquefois  que  Messieurs  vos  collègues 
me  demandent  des  explications  sur  la  marche  qu'il  convient  de  suivre  à 
l'égard  des  Sociétés  maçonniques  qui  existent  dans  leurs  départements  et 
qui  viendraient  à  être  signalées  comme  dangereuses.  Je  crois  convenable  de 
généraliser  mes  instructions.  —  La  franc-maçonnerie,  qui  existe  en  France 
depuis  1725,  compte  dans  son  sein  et  à  sa  tête  des  personnages  fort  recom- 
mandables,  et,  d'après  ses  statuts,  elle  s'occupe  spécialement  d' œuvres  de 
bienfaisance. 

«  Cette  institution  s'est  jusqu'ici  maintenue  et  développée,  sinon  avec 
l'autorisation,   du  moins  par  la  tolérance  des  divers  gouvernements  qui  se 


DU  GRAND  ORIENT  359 

élu  pour  trois  ans,  en  vertu  des  statuts  de  l'Ordre,  est  nommé  directe- 
ment par  Nous  pour  la  même  période. 

Art.  2. —  Son  Exe.  M.  le  maréchal  Magnan  est  nommé  Grand-Maître 
du  Grand  Orient  de  France, 

Art.  3.  —  Notre  ministre  secrétaire  d'État  au  département  de  l'Inté- 
rieur est  chargé  de  l'exécution  du  présent  décret. 

Fait  au  palais  des  Tuileries,  le  11  janvier  1862. 

^i^/ze;  Napoléon. 
Par  l'Empereur  : 

Le  ministre  secrétaire  d'État  au  département  de  L'Intérieur, 
Signé:  F.  DE  Persigny  ^ 

Nous  remarquons  d'abord  qu'il  suffit  d'un  peu  de  bonne 
foi  pour  juger,  au  premier  coup  d'œil,  que  ce  décret  n'a 
aucunement  les  allures  ordinaires  de  l'autorisation  légale 
accordée  aux  associations. 

Le  «  niembre  du  Conseil  de  l'Ordre  »,  qui  est  un  magis- 
trat, connaît  parfaitement  les  formules  usitées  en  pareil  cas. 
Nous  en  avons  une  sous  les  yeux: 

Le  ministre  (ou  le  préfet  de...), 

—  Vu  la  demande  formée  par...  à  V effet  d'être  autorisés  à  organiser... 
une  société  sous  la  dénomination  de...  ; 

—  Vu  les  statuts  et  la  liste  des  membres  fondateurs  de  la  société 
projetée  ; 

—  Vu  le  décret...  Vu  l'avis  favorable, 
Arrête  : 

Article  premier.  —  Est  autorisée  la  constitution  régulière  de  la 
société  dite...  à  charge  par  les  membres  qui  la  composent  de  se  con- 
former strictement  aux  statuts  dont  une  copie  restera  ci-annexée,  etc., 
etc. 

Voilà  un  acte  qui,  après  statuts  déposés  et  visés^  constitue- 
rait une  autorisation  légale  valable  et  permanente. 

Au  contraire  le  décret  de  l'empereur  Napoléon  III,  quel 

sont  succédé,  et  les  loges  maçonniques  n'ont  jamais  été  inquiétées  dans  leur 
existence,  à  moins  qu'elles  n'aient  été  signalées  comme  s'occupant  dans  leurs 
réunions  de  discussions  politiques.  Lorsqu'une  loge  s'est  trourée  dans  ce 
cas,  sui-  lequel  la  vigilance  de  l'autorité  doit  incessamment  être  éveillée,  le 
gouvernement,  par  l'intermédiaire  du  Grand  Orient,  a  fait  retirer  l'institu- 
tion maçonnique  à  la  loge  signalée  et  l'a  fait  fermer. 

«  H  conviendra  de  continuer  à  agir  ainsi...  »  {Extrait  du  Bulletin  du 
G,'.  O.'.  de  France,  /•  année,  p.  189.) 

1.  Bulletin  des  Lois,  11*  série.  Bull,  n»  994.  Doc.  9862.  Année  1862,  l'r  se- 
mestre, p.  43. 


360  LA  CONGREGATION  NON  AUTORISEE 

sens  a-t-il  aux  yeux  de  tout  homme  de  bonne  foi  ?  —  Il 
signifie: 

—  Moi,  Napoléon,  je  veux  bien  vous  tolérer,  vous,  francs- 
maçons,  et  ne  pas  vous  appliquer,  pour  vous  dissoudre,  les 
articles  du  code  pénal,  la  loi  de  1834  et  celle  de  1852  contre 
les  sociétés  secrètes,  mais  à  condition  que  votre  chef  suprême 
soit  nommé  par  moi.  A  ce  prix  seulement,  et  aussi  longtemps 
que  sera  observée  cette  condition^  je  consens  à  ne  pas  sévir 
contre  vous  et  suspends  l'exécution  des  lois. 

Ainsi  le  comprirent  les  francs-maçons  eux-mêmes,  et  ils 
regardèrent  le  décret  de  1862  comme  un  dur  assujétissement. 

Voici  en  effet  les  paroles  du  F.*.  Morin  que  nous  trouvons 
dans  la  grande  revue  maçonnique,  la  Chaîne  d'Union^  de 
1887  : 

Sous  le  second  Empire,  l'autorité  redoubla  de  rigueur  et  fit  sentir 
plus  rudement  sa  main  de  fer.  Par  suite  de  difficultés  survenues  à 
propos  de  la  Société  de  Saint- Vincent  de  Paul,  le  gouvernement 
décida  de  soumettre  au  même  régime  cette  Société  et  l'Ordre  maçon- 
nique c'est-à-dire  que  l'une  et  l'autre  association  ne  pussent  se  main" 
tenir  qu'à  la  condition  de  recevoir  un  grand-mailre  impose'  par  le  gou- 
vernement. 

C'est  ainsi  que  le  maréchal  Magnan^  en  vertu  du  choix  ministériel, 
devint  chef  suprême  de  l'Ordre,  dont  il  n  était  pas  même  membre  et 
sans  avoir  passé  par  les  divers  grades  ni  avoir  reçu  l'initiation.  — 
On  voit  que,  dans  ces  diverses  périodes,  la  Maçonnerie  est  bien  loin 
d'avoir  été  indépendante,  et  que  les  conditions  qui  lui  ont  été  faites 
sont  loin  d'être  satisfaisantes  K 

11  y  eut  même,  à  l'occasion  du  décret  de  l'empereur,  lutte 
violente  et  scission  entre  le  rite  maçonnique  français  du 
Grand  Orient  et  les  francs-maçons  du  rite  écossais.  Le  maré- 
chal Magnan,  prenant  au  sérieux  sa  Grande  Maîtrise,  voulut 
étendre  son  pouvoir  sur  toutes  les  loges  de  France,  même 
celles  du  rite  écossais.  Or,  M.  Viennet,  de  l'Académie  fran- 
çaise, et  Souverain  Grand  Maître,  régulièrement  élu,  du  rite 
écossais,  refusa  absolument  de  se  soumettre  au  décret  et  de 
reconnaître  l'autorité  du  maréchal  Magnan.  L'échange  de 
lettres  entre  les  deux  Grands  Maîtres  est  fort  curieux  :  «  Vou^s 
me  sommez  pour  la  troisième  fois,  écrit  M.  Viennet  au  maré- 
chal,  de  reconnaître  votre   autorité  maçonnique...  Je  vous 

1.   Chaîne  d'union,  novembre  1887,  p.  452. 


DU  GRAND  ORIENT  361 

déclare  que  je  ne  me  rendrai  pas  à  votre  appel  et  que  je  re- 
garde votre  arrêté  comme  non  avenu...  Si  Sa  Majesté  croit 
devoir  nous  dissoudre,  je  me  soumettrai  sans  protestation; 
mais,  comme  aucune  loi  ne  nous  oblige  d'être  Maçons  mal- 
gré nous,  je  me  permettrai  de  me  soustraire,  pour  mon 
compte,  à  votre  domination  ^..  » 

Par  déférence  pour  M.  Viennet,  le  gouvernement  ferma  les 
yeux  et  ne  sévit  pas  contre  les  loges  du  rite  écossais.  Mais, 
en  tout  cas,  les  francs-maçons  de  ce  rite,  qui  se  mirent  en  état 
de  révolte  contre  le  décret  et  ne  l'acceptèrent  jamais,  ne  peu- 
vent pas  invoquer  en  leur  faveur  même  cette  pseudo-autori- 
sation. 

Quant  aux  francs-maçons  du  Grand  Orient,  ils  continuaient 
à  ronger  leur  frein  tout  en  s'efforçant  de  faire  rapporter  le 
décret  pour  recouvrer  la  liberté.  —  Enfin,  le  Grand  Maître 
lui-même  intercéda  dans  ce  sens  auprès  de  l'empereur  et  il 
réussit.  Car, comme  nousle  lisonsdans  leBulletindu  G.*.  G."., 
à  la  cinquième  séance  de  l'assemblée  générale,  le  20  mai 
1864,  le  maréchal  Magnan  raconta,  qu'étant  à  cheval,  aux 
côtés  de  l'empereur,  à  l'occasion  d'une  revue  militaire,  il  lui 
avait  demandé  de  rendre  au  G.'.  0.*.  la  libertéde  nommer  son 
Grand  Maître,  et  que  l'empereur  avait  acquiescé  à  sa  demande*. 

Le  F.'.  Redon  a  donc  raison  de  dire  dans  V Action  maçon- 
nique :  «  Cette  investiture  (de  l'État)  n'a  existé  qu'une  seule 
fois  pour  la  Grande  Maîtrise  du  maréchal  Magnan  et  pour 
une  période  de  trois  années  seulement  ;  mais  depuis  1864, 
la  Maçonnerie  française  est  rentrée  dans  son  droit,  et  comme 
autrefois  elle  choisit  elle-même  son  Grand  Maître  '.  » 

En  conséquence,  depuis  1864,  il  ne  reste  plus  rien  du  dé- 
cret du  11  janvier  1862,  la  condition  essentielle  n'en  étant 
plus  remplie  ;  et  les  francs-maçons  ne  peuvent  plus  en  au- 
cune façon,  pas  même  comme  société  de  bienfaisance,  pré- 
texter la  moindre  apparence  de  légalité.  —  Ils  tombent  bien 
sous  le  coup  de  toutes  les  lois  que  nous  avons  démontrées 
être  en  vigueur  contre  eux:  code  pénal,  loi  contre  les  so- 
ciétés secrètes,  loi  contre  l'internationale. 

i.  Mémor.'.  du  Sup.\  Cons..,  1862,  p.  22-23. 

2.  Bulletin  du  G.'.  O.  .,  1864-1865,  p.  198. 

3.  Action  maçonnique,  année  1869,  p.  279. 


362  LA  CONGREGATION  NON  AUTORISEE 

C'est  d'ailleurs  ce  que  les  francs-maçons  avouent  eux- 
mêmes  dans  leurs  moments  de  sincérité. 

Voici  ce  qu'écrivait  en  1889  un  des  francs-maçons  les  plus 
en  vue,  le  F.-.  Hubert,  directeur  de  la  Chaîne  d^ Union  :  «  A 
rencontre  de  bien  des  Maçons,  j'ai  toujours  pensé  que  la 
Maçonnerie  française  devrait  avoir  une  existence  légale^  ainsi 
que  le  fait  existe  en  Angleterre,  aux  Etats-Unis...  ;  le  défaut 
d^ existence  légale  paralyse  et  a  toujours  paralysé  l'œuvre  ma- 
çonnique en  France.  Cette  forme  de  tolérance,  sous  laquelle 
elle  a  vécu  et  elle  vit,  la  met  dans  l'impossibilité  de  fonder 
quoi  que  ce  soit  de  durable.  Ce  qui  m'étonne  (dois-je  me 
borner  à  dire  :  Ce  qui  niétonne'^.)^  c'est  que  dans  notre  Ré- 
publique, où  nous  comptons  tant  de  Maçons  à  la  tête  du  Pou- 
voir, aux  Chambres,  etc.,  lesquels  ne  sont  devenus  quelque 
chose  ou  quelqu'un  que  grâce  à  la  Maçonnerie,  hé  bien  !  ils 
n'aient  pas  compris  que  leur  premier  devoir  était  de  donner 
V existence  légale  à  la  Maçonnerie  française ^  » 

Ces  paroles  sont  bien  claires  ;  le  F.*.  Hubert,  directeur  de 
la  Chaîne  d^ Union  pendant  plus  d'un  quart  de  siècle,  déclare 
en  1889  que  la  franc-maçonnerie  n'a  jamais  eu  et  n''a pas  en 
France  d'existence  légale. 

Citons  encore  une  autre  déclaration  plus  récente,  celle  du 
F.'.  Gustave-Adolphe  Hubbard,  ex-député  de  Seine-et-Oise. 
Voici  ce  que  disait  cet  illustre  F.*,  au  grand  Convent 
de  1896  : 

«  Quant  à  cette  provocation  qu'on  adresse  aux  pouvoirs 
publics,  pour  arracher  à  leur  faiblesse  un  décret  de  dis- 
solution du  Grand  Orient  de  France,  nous  n'avons  qu'à 
y  répondre  par  un  seul  mot  :  Vous  parlez  de  dissoudre 
la  Maçonnerie,  de  la  frapper,  parce  que,  dites-vous,  c'est 
une  société  secrète  ;  eh  bien  !  essayez  !  »  (  Vifs  applaudisse- 
ments *.  ) 

C'est  là,  il  faut  l'avouer,  un  langage  catégorique  et  franc  : 
nous  sommes  en  contravention  avec  les  lois  du  pays  —  asso- 
ciation de  plus  de  vingt  personnes,  société  secrète,  interna- 
tionale, tout  ce  que  vous  voudrez...  mais  qu'on  essaie  de 
nous    appliquer    ces   lois  !    qu'on   ose    nous   traiter,    nous, 

1.  Chaîne  d'union^  décembre  1889  et  janvier  1890,  p.  406. 

2.  Bulletin  du  G.-.  O.-.,  septembre  1896,  p.  342. 


DU  GRAND  ORIENT  363 

comme  nous  voulons,  comme  nous  exigeons  que  Ton  traite 
les  autres  ligues  ou  congrégations  non  autorisées  ! 


II  nous  reste  à  démontrer  rapidement  notre  seconde  thèse, 
à  savoir  que  les  francs-maçons  commettent  un  autre  acte 
odieux  en  accusant  les  congrégations  religieuses  non  autori/- 
sées  de  posséder  leurs  immeubles  par  des  personnes  inter- 
posées^ par  des  sociétés  civiles  établies  à  cet  effet.  Car  ils 
agissent  eux-mêmes  de  cette  façon^  et  par  rapport  à  leur 
splendide  hôtel  de  la  rue  Cadet,  et  par  'apport  à  toutes  leurs 
loges  de  France. 

Nous  remarquons  d'abord  que  les  membres  des  congré- 
gations religieuses  non  autorisées  ne  font,  pour  l'organisa- 
tion de  leurs  propriétés,  qu'user  des  droits  communs  à  tous 
les  citoyens,  et  que,  dans  ces  congrégations  non  autorisées^ 
il  n'existe  pas  de  biens  de  mainmorte  :  leurs  immeubles 
payant  les  mêmes  impôts  et  étant  sujets  aux  mêmes  mutations 
que  ceux  de  tous  les  autres  Français. 

Mais  ce  qu'il  y  a  de  vraiment  topique  et  de  révoltant,  en- 
core en  cette  matière,  c'est  de  constater  que  les  FF.-,  sont 
les  premiers  à  faire  en  grand,  et  dans  toute  la  France,  ce 
qu'ils  reprochent  aux  congrégations  non  autorisées. 

Nous  trouvons  des  documents  font  intéressants  sur  ce 
sujet  dans  le  Bulletin  du  Grand  Orient  de  1894,  qui  ren- 
ferme les  comptes  rendus  du  Couvent  de  cette  même 
année. 

A  la  troisième  séance  du  Couvent  (12  sept.  1894)  on  vient 
à  discuter  le  point,  déjà  souvent  débattu,  de  la  recon- 
naissance du  Grand  Orient  comme  société  d'utilité  publi- 
que. 

Le  F.-.  Poulie,  un  des  personnages  les  plus  marquants  du 
Couvent,  soutient,  dans  un  long  rapport,  que  la  franc-maçon- 
nerie devrait  se  faire  reconnaître  d'utilité  publique,  qu'elle  y 
trouverait  de  grands  avantages,  qu'elle  aurait  des  chances 
d'aboutir  :  «  Nous  avons,  dit-il,  des  Maçons  au  Sénat  et  à  la 
Chambre  des  députés  ;  il  y  en  a  dans  le  ministère,  il  y  en  a 


364  LA  CONGRÉGATION  NON  AUTORISÉE 

au  Conseil  d'Etat.  J'aime  à  croire  que  ces  Mac.-,  feront  leur 
devoir.  On  peut  donc  tenter  la  chose  *.  «  (  Applaudisse- 
ments. ) 

L'avis  du  F.*.  Poulie  ne  prévalut  pas.  Mais  son  rapport 
contient  des  renseignements  précis  sur  les  propriétés  du 
Grand  Orient  et  les  procédés  employés  par  les  FF.*,  pour  que 
la  possession  de  leurs  immeubles  reste  assurée  et  perma- 
nente entre  leurs  mains. 

Nous  citons  : 

«  Le  F.-.  Poulie  —  ...  Au  point  de  vue  de  nos  finances,  au 
point  de  vue  de  nos  propriétés,  que  se  passe-t-il?Une  société 
civile  avait  été  fondée  sous  les  auspices  du  prince  Murât 
(alors  Grand  Maître),  les  statuts  avaient  été  rédigés  par  le 
notaire  de  la  cour.  Ces  statuts  étaient  tels  que  la  fortune  du 
G.*.  0.*.  de  France  était  en  péril  tous  les  jours.  L'adminis- 
tration de  cette  société  civile  était,  en  effet,  confiée  au  Grand 
Maître  du  G.-.  O.*.  en  son  Conseil,  qui  aux  yeux  de  la  loi,  au 
point  de  vue  de  l'existence  légale,  était  zéro.  Par  conséquent, 
cet  immeuble  (de  la  rue  Cadet),  qui  coûte  plus  d^un  million  à 
la  Maçonnerie,  n'appartenait  à  personne.  Cette  situation  dura 
longtemps...  J'ai  signalé  un  autre  inconvénient  qu'on  n'a  vu 
qu'au  moment  où  l'on  a  parlé  du  Métropolitain.  Il  devait 
passer  sur  l'emplacement  de  notre  immeuble,  jeté  à  bas  ; 
nous  eussions  été  expropriés,  on  aurait  donné  deux  millions 
de  notre  immeuble  \  mais,  nous  n'en  aurions  pas  touché  un 
sou,  la  somme  eût  été  versée  dans  cette  institution  qu'on 
appelle  la  Caisse  des  dépôts  et  consignations...  Enfin  j'ai  pu 
trouver  dans  des  FF..,  dont  je  suis  heureux  de  citer  les  noms, 
les  FF.  • .  Fontaunas,  Level,  Masse  et  quelques  autres,  un  appui, 
et  nous  avons  constitué  notre  société  civile  actuelle.  Il  s'agis- 
sait de  transformer  une  société  nulle  en  société  valable. 
Notre  Société  actuelle  est  valable  ;  elle  peut  posséder  mais 
elle  a  encore  de  petits  inconvénients.  Quoi  que  nous  vou- 
lions faire,  notre  Société  civile  ne  peut  recevoir  ni  dons  ni 
legs-.  » 

Les  francs-maçons  ont  donc  maintenant  pour  leur  hôtel  de 
la  rue  Cadet,  qui  d'après  eux-mêmes  vaut  de  un  à  deux  miU 

1.  Bulletin  du  G.'.  O..,  août- septembre  1894,  p.  216. 

2.  Ibid.,  id.,  p.  212-213. 


DU  GRAND  ORIENT 


365 


lions  ^^  une  société  civile  immobilière,  qui,  après  bien  des 
tâtonnements,  se  trouve  constituée  d'une  façon  entièrement 
sûre  et  valable,  et  qui  fonctionne  régulièrement. 

Ce  fonctionnement  apparaît  fort  bien,  quand  on  étudie  dans 
le  Bulletin  du  G.'.  0.*.,  le  budget  de  toute  la  fédération  ma- 
çonnique, budget  qui  est  discuté  et  voté  chaque  année  par  le 
grand  Couvent  de  septembre. 

Pour  l'édification  du  lecteur,  nous  extrayons  du  budget  de 
1890  ce  qui  se  rapporte  à  la  Société  civile  immobilière. 

BUDGET  DE  1891-1892 

DÉPENSES 

DÉPENSES  failes  en  1880 

I.  Société  immobilière 12  000  » 

Loyer  du  Grand  Orient 12  000  » 

Quote-part   du   G.-.   O.*.    pour 

les  retraites  futures 2  800  » 

Total 14  800    » 

RECETTES  recettes 

,       c,       '  .^.    ■  11-.  faites  ea  1889 

I.  Société  immobilière  _ 

Intérêts  sur  actions 6  354  90 

Surveillance  du  soir 600    » 

Tenue  des  écritures  de  la  So- 
ciété    .  1  800    » 

Appointement  des  appariteurs. .  3  200    » 

Moitié  des  gages  du  concierge..  750    » 

Quote-part  de  la   Société   dans 

les  retraites  liquidées  ....  1  168  65 

Total 13  873  65 


DKPBMSES 

CRBDITS 

prévues  p.  '. 

L890 

Totés  p.  1891-92 

14  000 

» 

14  000    » 

14  000 

» 

14  000    » 

2  860 

» 

2  860    » 

16  860 

» 

16  060    y> 

RECETTES 

CRÉDITS 

prévues  p.  ' 

1890 

votés  p.  1891-92 

7  000 

» 

8  000     » 

600 

)) 

600     » 

1800 

» 

1800    » 

3  200 

» 

3  200    » 

750 

» 

750    » 

1960 

» 

1  037  50 

45  310 

» 

15  386  502 

On  voit  que  les  dépenses  —  ce  que  donnent  les  francs-ma- 
çons de  la  Fédération  à  la  Société  civile  immobilière  —  et  les 
recettes  —  ce  qu'ils  en  reçoivent  —  se  compensent  et  s'équi- 
librent assez  correctement,  comme  il  convient,  quand  on  a  à 
faire  à  une  Société  civile  bien  docile  et  bien  domestiquée, 
composée  uniquement,  ou  de  francs-maçons,  ou  de  prête- 
noms  entièrement  dévoués  à  la  secte  3. 

1.  La  maison-mère  de  la  Congrégation  du  G.-.  O.-.  est,  on  le  voit,  d  um 
prix  convenable. 

2.  Bulletin  du  G.-.  0.\,  août-septembre  1890,  p.  520-523.  Depuis  plu- 
sieurs années,  les  FF.-,  ont  cessé  de  mettre  le  budget  dans  le  Bulletin,  de 
peur  qu'il  ne  soit  connu  du  monde  profane...  Prudence  ! 

3.  Les   francs-maçons  tiennent  à  ce  que  la  société  civile  reste  absolument 


366  LA  CONGREGATION  NON  AUTORISEE 

Les  loges  maçonniques  agissent  en  province  comme  fait  la 
maison-mère  de  Paris;  mais,  on  le  comprend,  la  valeur  de 
l'immeuble  de  chacune  d'elles  n'atteint  pas  toujours  le  mil- 
lion comme  à  la  rue  Cadet. 

Donnons  seulement  quelques  exemples. 

Les  francs-maçons  Ôl  Amiens^  ont  construit.  Tannée  dernière, 
une  loge  nouvelle,  et,  pour  plus  de  discrétion,  dans  un  quar- 
tier de  la  ville  assez  écarté;  au  n'^  13  de  la  rue  Henri-Daussy 
donnant  sur  la  rue  Saint-Fuscien.  he  Progrès  de  la  Somme 
(  journal  «  républicain  progressiste  »  )  dans  son  numéro  du 
26  septembre  1900,  a  publié  l'acte  constitutif  de  la  Société 
«  anonyme  »  à  capital  variable  «  Picardie  »,  à  qui  appartient 
ledit  immeuble.  Le  capital  est  partagé  en  trois  cent-vingt  ac- 
tions. La  liste  authentique  des  actionnaires  propriétaires  — 
au  nombre  de  trente  et  un  —  se  trouve  dans  la  Chronique 
picarde  du  15  novembre  1900.  Les  administrateurs,  désignés 
par  l'assemblée  des  actionnaires,  sont  MM.  Allemand  Baun- 
naud. .,  Duiilloy. . . — Dans  l'acte  reçu  enl'étudede  M° Fournier, 
notaire,  on  dissimule  très  soigneusement  le  but  de  la  Société. 
On  dit  seulement  qu'elle  a  pour  objet  d'acquérir,  de  démolir, 
de  construire  suivant  les  besoins...  La  «  Picardie  »  est  donc 
un  véritable  modèle  àe  personne  interposée  \  tout  est  fait  pour 
la  loge,  sans  un  mot  qui  la  rappelle,  si  ce  n'est  le  numéro  de 
l'immeuble  où  elle  se  réunit. 

A  Montbéliard  (Doubs),  les  francs-maçons  se  montrent  un 
peu  moins  dissimulés  qu'à  Amiens.  —  Voici  l'annonce  qu'on 
lisait  au  mois  de  mars  dernier  dans  le  journal  républicain  le 
Petit  Comtois  de  Montbéliard  : 

Suivant  actes  sous  signatures  privées,  quatre  industriels  et  négo- 
ciants connus  dans  le  pays  ont  établi  les  statuts  d'une  Société  civile  par 
actions  sous  le  nom  de  Société  anonyme  immobilière  de  la  loge  ma^ 
çonnique  de  Montbéliard,  —  Cette  Société  est  fondée  au  capital  de 
25  000  francs. 

Suivant  acte  reçu  par  M*  Fritsch,  dit  Lang,  notaire  à  Hérimoncourt, 
le  20  janvier  1900,  enregistré. 

sous  leur  dépendance  même  pour  ses  moindres  actes.  En  voici  une  petite 
preuve  :  «  Vœu  n.  i4...  3.  Que  la  Société  immobilière  ne  puisse  pas  louer  les 
locaux  du  G.-.  O.*.  à  une  société  lyrique  pour  une  longue  période,  au  détri- 
ment des  Ateliers  qui  pourraient  en  avoir  besoin.»  [Bulletin  du  G.'.  O.'. 
1894,  p.  213.) 


DU  GRAND  ORIENT  367 

Un  des  fondateurs  agissant  au  nom  de  tous  a  déclaré  que  le  capital 
en  numéraire  de  la  Société  anonyme  fondée  sous  la  dénomination  de 
«  Société  anonyme  immobilière  de  la  loge  de  Montbéliard  »  s'élevait  à 
120  actions  de  100  francs  chacune,  qui  étaient  à  émettre  en  espèces,  a 
été  entièrement  souscrit  par  divers... 

L'assemblée  a  nommé  les  premiers  administrateurs  conformément 
aux  statuts. 

Il  est  donc  évident  que,  partout,  en  province  aussi  bien 
qu'à  Paris,  les  francs-maçons  se  comportent  pour  la  posses- 
sion et  la  propriété  de  leurs  immeubles  comme  de  simples 
congréganistes  non  autorisés. 

VI 

Le  gouvernement  vient  de  publier  une  statistique,  relative 
au  nombre  des  congrégations  autorisées  ou  non  autorisées 
qui  existent  en  France  et  à  leur  situation  par  rapport  au 
fisc. 

Il  y  aurait,  en  France,  actuellement  (30  septembre  1900), 
1517  congrégations,  dont  772  autorisées  et  745  non  autori- 
sées. Le  plus  grand  nombre  d'entre  elles  se  seraient  rési- 
gnées à  payer  l'inique  taxe  du  droit  d'accroissement,  qui  se 
chiffre,  rien  que  depuis  1895,  par  des  millions  de  francs. 

Cette  statistique,  que  de  simples  particuliers  ne  peuvent 
pas  contrôler,  ne  doit  être  acceptée  évidemment  que  sous 
bénéfice  d'inventaire. 

Toutefois,  il  est  certain  qu'on  y  a  commis  pour  le  moins  une 
erreur,  et  une  erreur  très  grosse;  celle  d'avoir  complètement 
passé  sous  silence  la  franc-maçonnerie,  c'est-à-dire  un  grand 
nombre  de  congrégations  non  autorisées. 

Et  en  effet,  bien  que  les  différentes  loges  de  France  soient 
reliées,  suivant  leur  rite,  à  deux  ou  trois  centres  de  Paris, 
cependant,  comme  chaque  loge  maçonnique  a  son  budget 
spécial  à  elle  et  sa  société  civile  immobilière,  chacune  doit, 
ce  nous  semble,  être  considérée,  au  point  de  vue  du  fisc, 
comme  une  congrégation  non  autorisée  distincte.  Or,  il  y  a 
actuellement  en  France  391  loges  du  rite  français  du  Grand 
Orient  et  une  centaine  de  loges  du  rite  écossais  ou  celui  de 
Misraïm;  soit,  en  tout,  500  congrégations  non  autorisées  en 
plus  de  celles  indiquées  par  la  statistique  gouvernementale. 


$68  LA  CONGRÉGATION  NON  AUTORISÉE 

Que  le  fisc  aille  donc  réclamer  la  taxe  d'abonnement,  non 
seulement  à  la  rue  Cadet,  où  la  recette  relative  à  une  fortune 
de  plus  de  un  million  sera  considérable,  mais  aussi  à  chacune 
des  nombreuses  loges  de  Paris  et  à  tous  les  ateliers  maçon- 
niques de  France. 

Pourquoi  ne  le  ferait-on  pas?  On  a  les  mêmes  raisons  qu'ail- 
leurs-; —  caries  FF.*,  sont, à  leur  manière,  de  vrais  congréga- 
nistes  :  ils  prennent,  en  entrant  dans  la  franc-maçonnerie, 
des  engagements  solennels  qui  ressemblent  terriblement  à 
des  vœux  (nous  en  avons  donné  le  texte  :  «  Je  jure  et  pro- 
mets... Je  préférerais  avoir  la  gorge  coupée...  plutôt  que  de 
manquer  à  ce  serment...);  —  les  grands  profès  de  l'Ordre 
font  même  des  vœux  perpétuels  et  plus  que  perpétuels,  qui 
durent  jusqu'au  delà  de  la  mort,  puisque  ces  profès  s'en- 
gagent à  se  faire  enterrer  civilement-  ;  —  ils  ont  aussi,  comme 
d'autres  congréganistes,  leurs  cérémonies  rituelles  et  leur 
grand  collège  des  rites  (dont,  à  ce  qu'il  paraît,  certains  de  nos 
ministres^  ont  fait  ou  font  encore  partie);  —  ils  ont  de  plus, 
très  souvent,  en  fraternelle  communauté,  leurs  repas  et  fes- 
tins maçonniques;  —  enfin  ils  pratiquent,  à  la  rue  Cadet,  la 
vie  en  commun  proprement  dite,  pour  le  moins  durant  une 
semaine  entière  chaque  année ,  et  la  vie  en  commun  d'une 
communauté  très  nombreuse,  puisqu'ils  sont  350  frères,... 
lors  de  la  réunion  du  Grand  Convent  maçonnique  qui  a  lieu 
annuellement  au  mois  de  septembre. 

En  conséquence,  tous  ces  différents  crimes  et  délits  que 
l'on  reproche  aux  religieux  et  pour  lesquels  on  les  impose 
extraordinairement,  en  attendant  de  les  détruire,  les  FF.-, 
de  la  Congrégation  non  autorisée  du  Grand  Orient  les  com- 
mettent, eux  aussi,  et  depuis  longtemps'. 

1.  Maintenant  cette  promesse  est  exigée  de  tous  les  membres  du  Conseil 
de  l'Ordre  du  Grand  Orient.  Nul  ne  peut  en  faire  partie  a  s'il  n'a,  au  préala- 
ble, pris  l'engagement  écrit  de  ne  recourir,  ni  pour  lui,  ni  pour  ses  enfants 
mineurs,  aux  pratiques  des  cultes  religieux.  »  {Bulletin  du  G.'.  O.-.,  1894, 
p.  187.) 

2.  M.  de  Lanessan  a  Thonneur  d'être  membre  du  Grand  Collège  des  Rites. 
C'est  sans  doute  pour  cela  qu'il  a  été  si  préoccupé  de  supprimer  dans  la 
marine  les  manifestations  rituéliques  du  Vendredi  saint. 

3.  Le  crime  de  vivre  en  commun  est  marqué  ^'expressément  dans  le  pro- 
jet de  loi  d'Association,  tel  qu'il  est  rédigé  par  la  Commission  de  la  Cham- 
bre. Au  titre  III,  article  2,  il  est  dit  :  «  Ne  peurent  se  former  sans  autorisa- 


■    DU  GRAND  ORIENT  369 

D'après  la  statistique  citée  plus  haut,  l'arriéré  qui  reste  du 
au  fisc  par  les  congrégations  serait  de  7  640  000  francs.  Cet 
arriéré  devra  sans  doute  être  doublé  ou  triplé,  quand  le  fisc 
aura  réclamé,  comme  de  juste,  et  fait  rentrer  dans  les  caisses 
de  l'État,  ce  que  doivent  les  500  loges,  les  500  congrégations 
maçonniques  non  autorisées  qui  se  trouvent  disséminées  sur 
tout  le  territoire  de  la  France  et  de  ses  colonies. 

Toutefois,  il  va  sans  dire,  et  il  est  trop  évident  que  le  gou- 
vernement actuel,  composé  en  grande  partie  de  francs-maçons 
et  entièrement  dominé  par  la  secte,  n'ira  jamais  exiger  môme 
un  sou  de  ces  congrégations-là.  Il  emploierait  plutôt  les 
fonds  de  l'État  à  tripler  le  million  de  la  rue  Cadet  et  à  sub- 
ventionner les  loges.  Celles-ci,  débitrices  du  fisc,  en  droit, 
plus  que  n'importe  qui,  n'ont  donc  rien  à  craindre  de  fait  et 
en  pratique.  D'ailleurs  les  francs-maçons,  qui  connaissent 
leur  puissance,  rediraient  au  gouvernement  le  mot  du  F.*. 
Hubbard  :  Essayez,  si  vous  l'osez  ! 

Eh  bien!  nous,  nous  craignons  que  cette  puissance,  déjà 
si  grande,  des  francs-maçons,  n'augmente  encore  du  tout  au 
tout  par  l'effet  même  de  la  loi  d' association^  dont  le  projet  a 
été  déposé  par  le  gouvernement  maçonnique  et  remanié  par 
la  Commission  où  les  FF.-,  dominent  en  maîtres. 

En  1890,  un  orateur  franc-maçon,  le  F.*.  Fernand  Maurice 
disait,  en  plein  convent,  devant  tous  les  FF.',  délégués  des 
loges  de  France  :  «  Si  la  Maçonnerie  veut  s'organiser,  non 
sur  le  terrain  des  théories,  mais  sur  le  terrain  intellectuel 
qui  nous  préoccupe,  je  dis  que,  dans  dix  ans  dHciy  la  Ma- 
çonnerie aura  emporté  le  morceau  et  que  personne  ne  bou- 
gera plus  en  France  en  dehors  de  nous.  »  [Vifs  applaudisse- 
ments^.) 

Or,  il  y  a  précisément  dix  ans  que  ces  paroles  ont  été  pro- 
noncées; les  francs-maçons  sont  en  train  de  les  réaliser,  à 

tion  donnée  par  une  loi...  2°  Les  associations  dont  les  membres  vivent  en 
commun.  »...  On  ne  Toit  pas  bien,  il  est  vrai,  pourqiibi  vivre  en  commun 
constitue  un  crime  qui  vous  place  en  dehors  des  droits  des  autres  citoyens, 
puisque,  à  ce  compte,  les  familles  nombreuses  seraient,  elles  aussi,  et  d'une 
façon  flagrante,  criminelles  !  Elles  forment  évidemment  des  «  associations 
dont  les  membres  vivent  en  commun  ». 

1.  Bulletin  du  G.-.  0.\,  août-septembre  1890,  p.  505. 

LXXXVI.  -  24 


370  LA  CONGREGATION  NON  AUTORISÉE 

la  lettre,  maintenant  plus  que  jamais,  et  cela  par  le  projet 
même  de  M.  Waldeck-Rousseau. 

Ce  projet,  quand  il  fut  proposé  la  première  fois,  en  1882, 
par  son  auteur,  alors  ministre,  a  provoqué  une  déclaration 
très  suggestive  du  F.*.  Poulie.  Ce  personnage  est,  depuis 
trente  ans,  un  des  membres  les  plus  influents  du  Grand 
Orient. 

Voici  ses  paroles,  encore  aujourd'hui  pleines  d'actualité, 
telles  que  nous  les  trouvons  dans  le  Bulletin  (journal  officiel 
de  la  franc-maçonnerie)  de  1882  :  «  Je  viens,  dit  le  F.*.  Poulie, 
de  prendre  connaissance  du  projet  de  la  loi  Waldeck- Rousseau 
sur  les  associations.  Ce  projet  est  à  l'étude  de  la  Commission. 
S'il  est  voté  même  avec  ses  amendements,  ce  ne  sera  que 
vers  novembre  ou  décembre  prochain.  Nous  y  trouve- 
rons de  quoi  faire  vivre  le  Grand  Orient  de  France  et  les 
loges  K  » 

En  conséquence,  déjà  en  1882,  les  francs-maçons,  d'accord 
évidemment,  avec  M.  Waldeck-Rousseau,  avaient  pour  grande 
préoccupation  et  pour  but  de  trouver,  dans  et  par  ce  pro- 
jet, de  quoi  faire  vivre,  et  aussi,  sans  doute,  de  quoi  faire 
prospérer  de  plus  en  plus  le  Grand  Orient  de  France  et  les 
loges.  —  Cependant,  faire  vivre  et  prospérer  les  francs- 
maçons,  ainsi  que  leurs  amis  les  socialistes,  n'est  pas  encore 
tout  ;  il  faut  de  plus,  comme  contre-partie,  empêcher  les  au- 
tres associations  de  se  former,  de  vivre,  de  durer.  Liberté 
d'association  pour  eux  seulement  et  les  leurs,  voilà  l'idéal  de 
ces  messieurs  ! 

C'est  là  toute  l'économie  de  leur  nouveau  projet  de  loi. 

D'abord,  les  congrégations  religieuses  sont  tuées  radicale- 
ment par  le  projet  Waldeck  ^  aggravé  encore  sous  l'influence 
sectaire  de  la  commission. 


1.  Bulletin  du  G.'.  Or.,  1882,  p.  133. 

2.  M.  Waldeck-Rousseau  s'est  cependant  défendu  dans  son  discours  du 
15  janvier  1901,  de  vouloir  faire  des  martyrs  par  son  projet  de  loi.  a  Parler 
de  martyre  est  un  aBachroni&me,  je  ne  leur  donnerai  pas  cette  satisfaction 
(aux  religieux),  je  ne  commettrai  pas  cette  faute.  »  —  Nous  voudrions  bien 
entendre  un  membre  de  la  droite  lui  répondre  :  Si  un  jour,  monsieur  le 
Président  du  Conseil,  les  collectivistes,  devenus  les  maîtres,  grâce  à  vous, 
vous  expulsaient  de  votre  demeure  avec  les  membres  de  votre  famille  et  con- 
fisquaient tous  vos  biens  et   propriétés ,  puis  se  mettaient  à  vous  dire  : 


DU  GRAND  ORIENT  371 

Depuis  vingt  ans,  on  le  sait,  les  loges  et  convents  dé- 
crètent, à  coups  redoublés,  cette  destruction*. 

Mais,  si  on  y  regarde  de  plus  près,  on  voit  que  les  asso- 
ciations quelconques,  autres  que  celles  des  FF.*,  ou  des 
socialistes,  dès  qu'elles  déplairont  au  gouvernement  maçon- 
nique, pourront  être  attaquées,  entravées  ou  détruites  sans 
difficulté,  en  vertu  même  du  texte  de  la  nouvelle  loi,  qui  de- 
viendra aussi  une  arme  de  dissolution  des  ligues  patriotiques, 
ou  des  associations  honnêtes,  quelles  qu'elles  soient,  comme 
le  fut  jadis  le  texte  du  Gode  pénal. 

Et,  en  effet,  il  est  dit  dans  l'article  2  (texte  de  la  commis- 
sion) : 

Toute  association  fondée  sur  une  cause  ou  en  vue  d'un  objet  illicite, 
contraire  aux  lois,  à  Tordre  public,  aux  bonnes  mœurs,  à  l'unité  na- 
tionale et  à  la  forme  du  gouvernement  de  la  République,  est  nulle  et  de 
nul  effet. 

Or,  une  association  gênante  sera  vite  décrétée  contraire 
aux  lois,  à  Tordre  public,  à  Vanité  nationale  (gare  aux 
patriotes  I),  à  la  forme  du  gouvernement  (gare  aux  progres- 
sistes, qui  déjà  ne  sont  plus  reconnus  comme  vrais  républi- 
cains !  ) 

Quant  à  la  franc-maçonnerie  elle-même,  elle  saura  admi- 
rablement trouver  dans  le  projet  Waldeck-Rousseau,  suivant 
l'expression  du  F.*.  Poulie,  de  quoi  vivre  et  grandir...,  et 
cela  sans  rien  changer  à  son  organisation,  ni  rien  découvrir 
de  ses  secrets.  Il  lui  suffira,  en  effet,  suivant  l'article  4  du 
projet  (texte  de  la  commission),  de  déclarer  son  titre  :  Fédé- 
ration du  Grand  Orient;  son  objet  :  Bienfaisance,  progrès  de 
l'humanité;  certains  noms...  de  ceux  qui  sont  chargés  de  V  ad- 
ministration :  les  membres  du  Conseil  de  l'Ordre;  par  exem- 
ple, M.  Lucipia,  M.  de  Lanessan;  puis  de  donner  quelques- 
uns  de  ses  statuts^  les  plus  insignifiants,  et  tout  sera  dit. 

Elle  vivra  donc,  elle  restera  tout  ce  qu'elle  est;  mais  elle 
sera  légalement  ce  qu'elle  a  été  illégalement  ]\xs(\\x'k  présent. 

a  Parler  de  martyre  est  un  anachronisme;  nous  ne  vous  donnerons  pas  cette 
satisfaction,  nous  ne  commettrons  pas  cette  faute  »,  ne  trouveriez-vous  pas, 
monsieur  le  Président  du  Conseil,  la  plaisanterie  mauvaise,  très  mauvaise  ? 
1.  Voir  :  Encore  les  francs-maçons;  récents  et  impudents  mensonges,  dans 
les  Études,  5  et  20  juillet,  et  5  a,oût  1899. 


372      LA  CONGREGATION  NON  AUTORISEE  DU  GRAND  ORIENT 

La  franc-maçonnerie  ira  plus  loin  encore,  elle  se  fera  re- 
connaître comme  établissement  d^ utilité  publique. 

En  1894,  le  F.*.  Poulie,  après  avoir  énuméré  devant  le 
grand  Gonvent  les  avantages  de  cette  reconnaissance  d'utilité 
publique,  ajoutait  :  «  Je  crois,  MM.*.  FF.-.,  que  nous  aurions 
des  chances  d'aboutir  (d'être  reconnus  d'utilité  publique)... 
On  peut  donc  tenter  la  chose*.  y>  {Applaudissements .) 

Bien  plus  maîtres  du  gouvernement  qu'en  1894,  les  francs- 
maçons  ont  aujourd'hui  la  certitude  absolue  d'aboutir. 

Le  F.*.  Poulie  disait  encore,  à  la  même  séance  du  Gonvent 
de  1894  :  «  Notre  Société  civile  actuelle  est  valable  ;  elle  peut 
posséder,  mais  elle  a  encore  de  petits  inconvénients.  Quoi 
que  nous  voulions  faire,  notre  Société  civile  ne  peut  rece- 
voir ni  dons,  ni  legs.  Elle  ne  peut  s'enrichir-...  » 

Or,  d'après  le  texte  même  de  la  nouvelle  loi,  titre  II, 
art.  10  (rédaction  de  la  commission),  les  associations  recon- 
nues d'utilité  publique  —  comme  le  sera  la  franc-maçonnerie 
—  «  peuvent  recevoir  des  dons  et  des  legs  dans  les  conditions 
prévues  par  l'article  910  du  Gode  civil  ». 

En  conséquence,  les  francs-maçons  bénéficiant  de  la  nou- 
velle loi  faite  par  eux  et  pour  eux,  seront  plus  prospères  que 
jamais,  et  arriveront  à  réaliser  tous  leurs  rêves. 

Si  la  secte  a  pu  acquérir  une  si  grande  puissance,  tandis 
qu'elle  était  manifestement  illégale  et  en  contravention  directe 
avec  les  lois  du  pays,  que  sera-ce  quand,  ayant  augmenté 
encore  ses  forces  et  ses  moyens  d'action,  elle  sera  devenue, 
grâce  à  cette  loi  nouvelle,  légalement  et,  pour  ainsi  dire,  offi- 
ciellement omnipotente  ? 

Alors,  surtout  par  leurs  paroles  et  leurs  actes,  les  FF.-, 
pourront  dire  :  Personne  ne  bougera  plus  en  France  en  dehors 
de  nous. 

Ge  sera  la  plus  monstrueuse,  la  plus  odieuse  tyrannie, 
pour  la  ruine  de  notre  malheureux  pays  à  l'intérieur  et  à 
l'extérieur,  —  à  moins  que  Dieu  n'intervienne,  et  que  la 
France,  éclairée  enfin  et  indignée,  n'y  mette  le  holà  ! 


S.  J. 


1.  Bulletin  du  G..O..^  août-septembre  1894,  p.  214. 

2.  Ibid.,  p.  213. 


L^  «  ILIADE  »  DE  LA  FRANGE  AU  Xir  SIÈCLE 


1 

Au  siècle  qui  s'en  va,  nous  avons  eu,  en  France,  une  Iliade.  Au 
beau  milieu  de  nos  cent  ans  de  révolutions  et  de  machines,  de 
tours  de  fer  et  de  palais  de  plâti^e,  nous  avons  eu  un  Homère.  Plu- 
sieurs Français  n'y  ont  pas  pris  garde  ;  beaucoup  ne  s'en  sont 
point  aperçus  ;  le  plus  grand  nombre  ne  s'en  doutent  même  pas. 
Mais  on  a  si  peu  le  temps  de  réfléchir,  de  joindre  ses  idées,  d'ap- 
prendre, de  savoir  I 

Un  voyageur  de  commerce  passant  un  jour  par  Avignon,  entend 
conter  qu'il  y  a  là  un  château  des  Papes,  et  que  les  papes  ont 
bien  réellement  vécu  dans  ce  château  et  dans  cette  bonne  ville, 
préfecture  du  département  de  Vaucluse.  Le  voyageur  s'étonne,  il 
sourit,  il  dédaigne  ;  et,  avec  un  haussement  d'épaules  :  «  Si 
c'était  vrai,  dit-il,  cela  se  saurait  !  »  —  Ainsi  en  est-il,  je  le  crains, 
pour  notre  Iliade  française,  au  siècle  qui  disparaît.  Nous  avons  eu, 
on  l'affirme,  notre  Iliade  ;  et  cela  ne  se  sait  pas.  Par  bonheur  pour 
la  postérité,  des  auteurs  du  dix-neuvième  siècle  ont  eu  soin  de 
coucher  ce  fait  par  écrit  ;  et  nos  arrière-neveux,  s'ils  trouvent  le 
temps  de  lire  les  livres  imprimés  avant  1901,  nous  envieront  la 
gloire  d'avoir  produit  une  épopée.  Nous  n'avons  peut-être  pas  eu 
beaucoup  d'Achille'et  d'Hector;  mais  nous  avons  été,  sans  le  sa- 
voir, contemporains  d'Homère. 

Que  devient  alors  l'axiome  célèbre  :  «  Les  Français  n'ont  pas  la 
tête  épique  »  ?  Nous  l'avons  démenti  ou  renvoyé  aux  pays  des 
lunes  éteintes.  Et,  de  fait,  si  nous  avions  le  loisir  de  dresser  un 
bilan  complet  de  nos  poèmes  épiques  au  dix-neuvième  siècle,  il  y 
aurait  de  quoi  en  être  ébahi,  et  d'en  demeurer  stupide.  Récapitu- 
lons, en  courant  sur  les  sommets. 

Chateaubriand,  au  bruit  des  canons  de  Wagram,  écrivit  les 
Martyrs.,  qui  sont  une  splendide  épopée,  s'il  y  a  des  épopées  en 
prose  ;  ce  qui  aurait  iuqliiété  Aristote  et  chagriné  le  P.  Le  Bossu; 
et  il  vous  souvient  des  fureurs  homériques  de  Voltaire,  quand  on 
lui  parlait  d'une  épopée  en  prose  :  «  C'est  confondre  toutes  les 
idées,  s'écriait-il,  et  transporter  toutes  les  limites  de  l'art  !  »  Vol- 


374  L'  «  ILIADE  »  DE  LA  FRANCE  AU  XIXe  SIÈCLE 

taire  avait  peur  pour  les  alexandrins  de  la  Henriade^  qui  pourtant 
sont  bien  défendus  par  l'ennui. 

Passons  aux  épopées  en  vers.  Pendant  l'année  d'Austerlitz,  le 
brave  Luce  de  Lancival  composait  un  Achille  à  Scyros.  Parseval 
de  Grandmaison  fait  l'épopée  de  Philippe- Auguste,  Barthélémy 
et  Méry  se  mettent  à  deux,  pour  l'épopée  de  Napoléon  en  Egypte. 
Soumet,  à  lui  seul,  écrit  deux  poèmes  épiques  :  une  Jeanne  d' Arc  \ 
puis  une  Diç^ine  épopée,  qui  malheureusement  s'achève  par  une 
grosse  hérésie.  Le  courageux  Viennet  —  trop  courageux  en  vé- 
rité —  pouvait  presque  compter  sur  ses  doigts  les  épopées  qu'il 
avait  commises  :  une  Austerlide,  une  Philippide,  et  une  Franciade 
qui  n'est  point  plus  mauvaise  que  celle  de  Ronsard.  N'allons  paa 
omettre  la  Panhypocrisiade,  en  seize  chants,  du  brave  Népomu- 
cène  Lemercier,  et  que  Victor  Hugo  (il  en  était  probablement  un 
peu  jaloux)  définissait  :  «  une  espèce  de  monstre  à  trois  têtes, 
qui  rit,  qui  chante,  et  qui  aboie.  »  Parmi  les  épopées  bibliques 
que,  du  reste,  la  Bible  et  la  foi  pondamnent,  nommons  les  deux 
plus  fameuses  :  Éloa^  d'Alfred  de  Vigny,  et  la  Chute  d^un  ange^ 
de  Lamartine  ;  —  beaucoup  de  génie  dépensé  en  pure  perte. 

Combien  de  Jeanne  d^ Arc  notre  siècle  a  vues  éclore  et  mourir 
avant  l'aurore  de  la  renommée  !  Et  combien  d'autres  œuvres  épi- 
ques, où  les  auteurs  ont  ahané  des  années  entières,  et  qui  dorment 
leur  sommeil  dans  les  nécropoles  de  la  littérature,  bibliothèques, 
rayons  de  bouquinistes,  arrière-boutiques  d'épicerie,  où  débits  de 
tabac.  Nous  n'avons  point  manqué  d'épopées  au  dix-neuvième 
siècle  ;  mais  aux  épopées  il  a  manqué,  à  tout  le  moins,  deux  choses  : 
du  génie  pour  les  concevoir,  du  courage  pour  les  lire.  Le  large 
fleuve  d'oubli,  qui  roule  à  travers  les  plaines  du  dix-neuvième 
siècle,  charrie  des  blocs  épiques  ;  ils  s'en  vont  sans  bruit  où 
va   toute   chose, 

Où  va  la  feuille  de  rose, 
Et  la  feuille  de  laurier. 

Il  n'en  restera  guère  que  les  titres,  inscrits  le  long  des  colonnes 
de  Vapereau  ;  et,  sur  les  stèles  tumulaires  d'autres  entrepreneurs 
de  monuments  semblables. 

Mais,  enfin,  nous  avons  une  Iliade  de  France.  J'emprunte  ce 
grand  mot  à  M.  Gaston  Deschamps,  à  qui  il  a  échappé,  dans  le  der- 
nier volume  de  V Histoire  de  la  littérature  française,  publiée  par 


L'  «  ILIADE  j>  DE  LA  FRANCE  AU  XIX»  SIÈCLE  375 

M.  Petit  de  Julleville*;  histoire  que  la  postérité  consultera,  mais 
qu'elle  fera  bien,  si  elle  est  sage,  de  contrôler  de  temps  à  autre 
et  de  compléter  un  peu  partout. 

L'équivalent  du  terme  employé  par  M.  Gaston  Deschamps  se 
rencontre  ailleurs  :  par  exemple,  dans  un  volume  tout  neuf,  d'un 
professeur  de  l'Université,  lauréat  de  l'Académie^.  Le  nom  à^ Iliade^ 
accolé  par  M.  Gaston  E>eschamps  à  la  Légende  des  sièclesy  m'avait 
plutôt  laissé  rêveur.  Mais  je  fus  intéressé  —  j'allais  dire  réjoui  — 
à  la  lecture  de  quelques  phrases  comme  celles-ci,  cueillies  dans 
le  volume  que  je  viens  de  signaler  :  «  Par  un  étrange  prodige, 
Hugo  est,  en  plein  dix-neuvième  siècle  de  notre  ère,  un  épique 
du  dixième  siècle  avant  Jésus-Christ;  c'est  un  homéride...  Et 
voilà  pourquoi  on  doit  accepter  chez  lui  ce  que  l'on  condamnerait 
chez  tout  autre.  »  (P.  xvii.)  La  conclusion  ne  sort  pas  sans  effort 
des  prémisses,  qui  sont  pourtant  de  belle  taille.  Victor  Hugo, 
poète  épique  du  dixième  siècle  avant  Jésus-Christ  ;  un  homéride, 
de  qui  l'on  doit  accepter  ce  qui  chez  tout  autre  serait  erreur  ou 
sottise  ;  certes,  l'affirmation  n'est  point  banale,  et  chacun  peut 
souscrire,  sans  trop  marchander,  à  Tétonnement  de  l'auteur  lui- 
même  :  prodige  étrange  î 

Sur  les  assises  de  cette  étrange  affirmation,  l'auteur,  M.  Eugène 
Rigal,  étaie  les  onze  chapitres  de  son  ouvrage  ;  répétant,  de-ci  de- 
là, en  guise  de  refrain,  que  Victor  Hugo,  poète  épique  d'il  y  a 
trois  mille  ans,  est  aussi  notre  poète  épique  de  France,  et  que  son 
épopée,  c'est  la  Légende  des  siècles^  —  en  y  ajoutant  tout  le  reste, 
quarante  ou  cinquante  volumes,  y  compris  les  Quatre  \>ents  et 
\\Ane.  Les  onze  chapitres  sont  le  travail  d'un  homme  d'esprit,  qui 
a  lu  les  quarante  ou  cinquante  volumes,  qui  amène  de  partout,  en- 
tasse et  enchâsse  les  citations  choisies,  mais  peu  concluantes.  Le 
plus  petit  grain  de  définition  ferait  mieux  notre  affaire.  Qu'est-ce 
que  l'épopée?  Qu'est-ce  que  M.  Rigal  entend  par  poème  épique? 
Si  nous  le  savions,  la  question  serait  vite  résolue  ;  une  définition 
est  un  phare.  Aux  lueurs  d'une  définition,  l'on  verrait  comme  en 
plein  jour  si  la  Légende  des  siècles  est  une  Iliade^  ou  une  Enéide^ 
ou  une  Divine  Comédie,  ou  une  Chanson  de  Roland-,  ou,  tout  en 
bas  de  l'échelle,  une  Henriade,  Autrement,  on  navi2"ue  dans  la 


ig» 


nuit  noire  —  et  c'est  le  cas. 

1.  Au  tome  VII,  p.  299. 

2.  Victor  Hugo  poète  épique,  par  M.  Eugène  Rigal  ;  1900, 


376  L'  «  ILIADE  »  DE  LA  FRANCE  AU  XIX»  SIECLE 

Le  pauvre  Vacquerie,  qui  n'était  pas  profond  comme  l'océan, 
avait  jadis  trouvé,  sans  fatigue,  que  son  maître  Hugo  marchait 
l'égal  de  Virgile  et  d'Homère  :  pour  une  raison  très  simple,  tirée 
des  entrailles  de  l'alphabet;  il  avait  découvert  que  Victor  et  Hugo 
commencent  par  un  V  et  un  H,  comme  Virgile  et  Homère.  Donc... 
Le  moyen  de  n'être  pas  convaincu  par  cet  argument,  terrassé  par 
cette  logique  ! 

MM.  Gaston  Deschamps  et  Rigal  argumentent  un  peu  moins  ; 
ils  affirment.  Selon  M.  Deschamps,  Victor  Hugo  «  soutint  et  gagna 
la  gageure  de  prouver  que  les  Français  ont  la  tête  épique  »  (p.  297)  ; 
encore  la  tête  épique  !  Mais  qu'est-ce  qu'une  tête  épique  ?  Mys- 
tère. Selon  M.  Rigal,  la  Légende  des  siècles  est  «  une  œuvre 
épique  » .  Pourquoi  ? 

Que  l'on  ne  mesure  point  l'épopée  avec  l'aune  de  Chapelain,  j'y 
consens;  je  ne  demande  pas  même  qu'on  l'entende  à  la  manière 
de  Boileau,  qui  définit  l'épopée  :  le  vaste  récit,  en  vers  —  cela  va 
sans  dire  —  d'une  longue  action,  égayée  par  le  merveilleux  de 
l'Olympe.  Cela  est  usé.  Quoi  qu'il  en  soit,  tous  conviennent  qu'à 
une  épopée,  il  faut  un  noble  sujet  où  se  reflète  le  génie  d'un 
peuple,  un  but  élevé,  une  grande  pensée  ;  et  cette  grande  pensée 
est  d'ordinaire  lu  glorification  d'une  race,  d'une  puissante  famille, 
d'une  nation.  Selon  Chateaubriand,  le  poète  doit  choisir  un  sujet 
antique,  ou,  s'il  choisit  une  histoire  moderne,  il  doit  chanter  sa 
nation;  c'est  là,  dit  l'auteur  des  Martyrs^  «  un  principe  de  toute 
vérité  ».  \J  Iliade  glorifie  l'Hellade  ;  V  Enéide  glorifie  Rome;  la 
Chanson  de  Roland  glorifie  la  douce  France  ;  les  Niebelungen 
chantent  les  races  germaniques  ;  WJét^usalem  délis>rée  célèbre  la 
chrétienté  unie  sous  la  croix  pour  la  conquête  du  saint  Tombeau. 

Avec  un  grand  sujet,  il  faut  au  poème  épique  de  grands  héros  ; 
il  faut  de  grandes  entreprises  : 

Tantae  molis  erat  romanam  condere  gentem  ! 

il  faut  de  grandes  actions  et  un  grand  dénouement.  De  tout  cela, 
que  voit-on  dans  la  Légende  des  siècles^  pour  qu'on  puisse  la  qua- 
lifier d'épopée  ou  à! Iliade  française  ?  «  Dans  la  Légende  des  siècles^ 
dit  M.  Rigal,  il  n'y  a  pas  d'Achille  et  d'Hector,  de  Pénélope  et 
d'Ulysse,  de  Ganelon  et  de  Roland...  Il  n'y  a  qu'un  héros, 
l'homme.  »  (P.  151. |  Ajoutons,  avec  M.  Rigal  lui-même,  qui  le 
prouve  surabondamment  et  non  sans  intérêt,  il  y  a  l'animal,  voire 


L'  «  ILIADE  »  DE  LA  FRANCE  AU  XIX«  SIECLE  377 

toute  une  ménagerie.  Après  les  lions  de  Daniel  et  le  lion  d'Andro- 
clès,  il  y  a  l'âne,  il  y  a  le  crapaud,  il  y  a  le  pourceau  de  Mourad, 
les  poux  dans  les  guenilles  du  mendiant  des  Pyrénées,  le  ver  dans 
VEpopée  du  Ver  —  car  ce  ver  est  extrêmement  épique,  presque 
autant  que  l'aigle  du  casque;  bref,  une  file  d'animaux  très  variés, 
dont  plusieurs  assez  peu  présentables  hors  du  gîte  où  la  nature 
les  confine. 

«  Épopée  d'un  nouveau  genre  »,  écrit  encore  M.  Rigal;  et 
j'en  tombe  d'accord;  et  je  veux  bien  que  l'homme  en  soit  le 
héros  unique  ;  mais  quel  homme  ?  Car,  enfin,  l'homme  est 
ondoyant  et  divers. 

Interrogez  M.  Edmond  Biré,  l'écrivain  de  France  qui  connaît  le 
mieux  Victor  Hugo  ;  et  la  réponse  viendra  catégorique  et  prompte  : 
Phomme,  héros  de  Victor  Hugo,  c'est  Victor  Hugo;  comme  c'est 
lui  qui  est  le  Pan  du  Satyre;  comme  c'est  lui  qui  prête  ses  façons 
de  voir,  ses  rancunes,  ses  poses,  ses  cris,  aux  personnages  qu'il 
rencontre  dans  ses  chevauchées,  ou  qu'il  invente. 

M.  Rigal  admet,  dans  son  Introduction,  que  ce  dernier  point 
est  «  chose  indiscutable  »  (p.  xi);  dans  le  courant  du  livre,  il 
discute  cette  chose,  ou  même  il  la  nie  (p.  69);  mais  c'est  un  pro- 
cédé de  tout  le  volume  Victor  Hugo  épique^  auquel  on  pourrait 
donner  comme  épigraphe  l'alexandrin  de  Victor  Hugo  : 

Non  aux  basques  du  Oui  toujours  se  suspendit. 

Toutefois,  M.  Rigal  traite  avec  une  parfaite  courtoisie  les  gens 
d'esprit  qui  ne  partagent  point  ses  idées  ou  son  admiration  ;  il 
combat  les  vues  de  M.  Edmond  Biré,  mais  il  se  garde  de  l'appe- 
ler, comme  Victor  Hugo  appelait  Nisard  :  a  un  âne  qui  brait.  » 
M.  Gaston  Deschamps  y  met  un  peu  moins  de  formes.  D'après 
lui,  M.  Edmond  Biré  ressemble  au  malencontreux  promeneur 
qui,  en  face  d'une  forêt  superbe,  refuserait  de  regarder  les  chê- 
nes géants,  parce  qu'il  aurait  aperçu  un  escargot  sur  une  fleur. 
L'image  est  de  M.  Gaston  Deschamps,  qui,  lui-même,  dans  la 
forêt  touffue  de  Hugo,  n'a  pas  aperçu  que  les  escargots  pullulent 
presque  à  l'égal  des  fleurs.  Et  le  critique  fonce  sur  le  vaillant 
historien,  coupable  d'avoir  ébranlé  le  piédestal  de  Hugo  l'épique. 
Ramasssons  quelques-uns  des  traits  qu'il  décoche  : 

Un  biographe  très  méfiant,  très  paperassier,  M.  Edmond  Biré,  consacre 
un  talent  digne   d'un  emploi  plus  noble  à  dépiauter  l'auteur   des    Feuilles 


378  L'  a.  ILIADE  »  DE  LA  FRANCE  AU  XIXe  SIÈCLE 

d'automne  et  de  la  Légende  des  siècles.  Il  a  regardé,  à  travers  une  loupe 
ultra-grossissante,  les  rides,  les  verrues,  ou  les  simples  durillons  qui  ont 
pu  déparer  ou  incommoder  Olympio.  Rien  n'échappe  à  la  minutie  de  cette 
enquête.  M.  Edmond  Biré,  penché  sur  son  microscope,  a  découvert  dans 
Victor  Hugo  un  homme  de  lettres  fort  irritable^  un  bourgeois  bien  cravaté, 
qui  se  mirait  souvent  dans  la  glace,  un  garde  national  vaniteux... 

Qu'est-ce  que  tout  cela  prouve  ?...  (Tout  cela)  nous  est  aussi  indifférent 
que  la  question  de  savoir  si  Homère  se  tenait  mal  à  table  ou  si  Virgile 
fourrait  ses  doigts  dans  son  nez  *. 

Ah!  qu'en  termes  galants!...  Des  pages  de  ce  style  et  de  ce 
goût  sont-elles  bien  à  leur  place  dans  une  Histoire  en  sept 
toiùes  où  l'on  juge,  pour  lia  postérité,  les  écrivains  et  les  chefs- 
d'œuvre  de  France  ?  N'insistons  pas.  Mais  M.  Gaston  Deschamps 
a-t-il  jamais  a  fourré  »  les  yeux  dans  les  livres  où  M.  Edmond 
Biré  «  dépiaute  »  Victor  Hugo?  H  serait  téméraire  de  l'affirmer; 
l'analyse  frémissante  où  il  s'épanche  n'est  pas  une  preuve  ;  et  la 
courageuse  enquête  de  M.  Edmond  Biré  sur  les  faits  et  gestes  et 
sur  les  écrits  de  l'homme-immense  est  tout  autre  chose  que  ce 
que  M.  Gaston  Deschamps  a  voulu  y  voir.  C'est  toute  l'œuvre  de 
Hugo  expliquée  par  la  vie  de  Hugo;  l'œuvre  commentée  par 
l'homme  même;  car  Hugo  s'est  arrangé  de  telle  sorte,  comme  le 
remarque  justement  M.  Emile  Faguet^,  qu'on  ne  peut  séparer 
Fune  de  l'autre;  chez  Hugo,  ceci  est  toujours  la  raison  de  cela. 
L'enquête  de  M.  Edmond  Biré  n'est  pas  moins  consciencieuse, 
qu'elle  n'est  utile,  nécessaire  même  pour  pénétrer  les  énigmes 
d'Olympio.  M.  Edmond  Biré  la  commença  non  seulement  avec 
bienveillance,  mais  avec  admiration  et  sympathie  ;  avant  de  bien 
connaître  Hugo,  il  Taimait.  Le  revirement  ne  s'opéra  que  par 
degrés;  à  mesure  qu'il  sondait  ces  trésors  de  haine  et  de  men- 
songe, ces  abîmes  d'orgueil,  ces  palinodies  et  autres  vilenies  qui 
empêchent  l'estime  complète  de  l'œuvre,  en  poussant  au  mépris 
de  l'ouvrier.  De  là  est  sorti  ce  monument  précieux  de  biogra- 
phie et  de  littérature;  oui,  de  littérature  :  car  M.   Edmond  Biré 

1.  Histoire  de  la  littérature  française,  t.  VII,  p.  306-307.  —  Au  même  en- 
droit, M.  G.  Deschamps  estime  que  Victor  Hugo  différa  «  de  Louis  Veuillot 
par  l'urbanité  ».  Oui,  certes,  et  même  beaucoup.  Jamais  Louis  Veuillot  ne 
traita  Victor  Hugo,  avec  le  style  homérique,  dont  Victor  Hugo  se  servit  à 
l'endroit  du  grand  polémiste.  Est-ce  que  M.  G.  Desehamps  n'aurait  pas  lu 
les  Châtiments  ? 

2.  «  Le  tort  d'Hugo,  c'est  qu'il  s'est  arrangé  de  manière  que  cet  effort 
d'abstraction  soit  extrêmement  difficile.  »  (Emile  Faguet,  XOr«  siècle  ; 
Victor  Hugo,  p.  161.) 


L'  «  ILIADE  »  DE  LA  FRANCE  AU  XIX»  SIECLE  379 

ne  se  borne  point  à  compter  les  verrues,  les  rides,  les  durillons 
du  Prométhée  de  Jersey;  il  étudie  à  fond  les  poèmes;  il  juge,  en 
connaissance  de  cause,  VIliade  de  ce  très  pauvre  homme  qui  fut 
pourtant  un  très  grand  poète.  Aussi  bien,  je  n'aurai  garde,  quand 
le  moment  sera  venu,  d'omettre  l'arrêt  motivé  de  M.  Edmond 
Biré  sur  la  Légende  des  siècles.  Aux  yeux  des  hugolâtres  attardés 
dans  le  vingtième  siècle,  l'épique  Hugo  y  perdra  sans  doute 
quelque  chose  :  mais  le  bon  sens  et  la  vérité  y  gagneront  :  ce 
gain  vaut  bien  cette  perte. 

II 

Suivant  M.  Rigal,  l'auteur  de  la  Légende  des  siècles  est  notre 
Homère,  notre  poète  épique,  par  la  raison  qu'il  fait  défiler  dans 
ses  créations  multiples,  les  temps  et  les  peuples,  avec  leur  phy- 
sionomie exacte,  naïve,  puissante,  vivante.  —  «  Quand  Hugo  a 
imité  la  Bible,  il  l'a  fait  avec  une  poésie  digne  d'elle  ;  quand  il  a 
détaché  un  feuillet  de  la  colossale  épopée  du  moyen  âge,  il  lui 
a  laissé  sa  couleur;  quand  il  y  en  a  ajouté  de  nouveaux,  il  nous 
a  donné  une  forte  impression  de  vérité,  sommaire,  de  vérité 
générale,  mais  de  vérité.  »  (P.  xvni.) 

Ainsi,  Hugo  a  peint  au  vrai,  d'abord  les  choses  bibliques.  Les 
essais  bibliques  de  Hugo  se  réduisent  à  quatre  ou  cinq;  car  je 
n'ose  mettre  au  nombre  des  poèmes  dignes  de  la  Bible  :  Puis^ 
sance  égale  bonté -^  un  conte  où  Dieu  crée  d'un  souffle  un  soleil 
avec  une  araignée,  tandis  que  le  diable  fabrique  en  suant  et  gei- 
gnant une  sauterelle;  pas  plus  que  je  n'y  saurais  mettre  la  Ville 
disparue,  autre  conte  d'une  race  humaine  qui  aurait  existé 
«  mille  ans  avant  Adam  »  :  ce  qui  n'a  rien  de  très  biblique. 

Les  quatre  ou  cinq  autres 'poèmes,  en  y  joignant  la  traduction 
du  divin  récit  de  la  résurrection  de  Lazare,  suffisent-ils  à  démon- 
trer que  Hugo  vit,  comme  Moïse,  «  la  fumée  du  buisson  ardent  »  ; 
qu'il  fut  <(  voyant,  prophète,  à  la  façon  d'un  Job,  d'un  Ezéchiel 
et  d'un  auteur  d'apocalypse  »  (p.  176);  qu'on  doit  prendre  à  la 
lettre  ces  douze  syllabes  de  Hugo  dans  les  Quatre  Vents  : 

Nous  sommes  les  éclairs  du  char  d'Adonaï? 

Au  ronflement  de  ces  phrases,  en  face  des  noms  de  vrais  pro- 
phètes accolés  au  nom  de  Hugo,  ne  serait-on  pas  tenté  de  répéter 
deux  mots  tout  spontanés  et  trop  justes  de  Louis  Veuillot  et  de 


380  L'  «  ILIADE  »  DE  LA  FRANCE  AU  XIXe  SIECLE 

Pontmartin  :  a  Jocrisse  à  Pathmos  »  ?  Je  m'afflige  même  pour 
M.  Rigal,  quand  je  l'entends  dire  qu'il  trouve  dans  le  poème 
hugotique  intitulé  Dieu,  «  d'admirables  élans  vers  Dieu  »  et  une 
conception  épique  «  digne  d'un  Dante  Alighieri  »  (p.  105).  Dante 
Alighieri  n'eût  pas  été  flatté  du  rapprochement;  et  jamais  il  n'eût 
songé  à  buriner  dans  les  tercets  de  la  Divina  Commedia  les  blasphè- 
mes du  poème  de  Dieu,  où  l'épique  Hugo  nie  le  dogme  de  l'enfer, 
et  fait  exposer  ses  petites  idées  sur  les  autres  dogmes  chrétiens  par 
un  ange...  rationaliste.  Ange  et  rationaliste!  Voilà  une  de  ces 
trouvailles  qui  dépassent  le  génie  de  Dante  Alighieri,  et  qui  lui 
eussent  fait  écrire,  à  propos  du  poète  et  du  poème  un  vigoureux  : 
No  ragioniam  di  loro  ! 

M.  Rigal  traite  au  long  des  idées  morales  de  Victor  Hugo 
poète  épique  et  même  de  sa  métaphysique.  Traiter  de  la  méta- 
physique de  Hugo,  voilà  encore  qui  n'est  point  banal,  et  qui  eût 
réjoui  Dante  Alighieri,  lequel  avait  de  l'esprit.  M.  Jules  Lemaître 
avait  appelé  naguère  la  philosophie  de  Hugo  une  «  métaphysique 
rudimentaire  »  ;  ce  qui  est  déjà  beaucoup  dire.  Tout  derniè- 
rement, M.  Renouvier  a  employé  ses  loisirs  au  travail  ingrat 
d'un  classement  des  idées  du  philosophe  Hugo  ;  il  a  découvert, 
dans  les  systèmes  de  ce  penseur,  «  d'incommensurables  bêtises  »  : 
et  il  aurait  pu  s'en  tenir  là  ;  ou  bien  encore  à  ces  deux  alexan- 
drins ou  poème  de  Canut,  où  Victor  Hugo  semble  avoir  carac- 
térisé sa  métaphysique  —  puisque  métaphysique  il  y  a  : 

L'ombre,  hydre  dont  les  nuits  sont  les  pâles  vertèbres  ; 
L'informe  se  mouvant  dans  le  noir  j  les  ténèbres. 

Nous  avons  dit  ailleurs  notre  opinion  sur  la  philosophie,  ou 
les  philosophies  de  Hugo;  ce  serait  perdre  son  temps  que  d'y 
revenir*.  Hugo,  sur  qui  l'idée  glisse ^^  admet  tout;  sauf,  bien 
entendu,  la  vérité  vraie  et  l'enseignement  infaillible  de  l'Eglise  ; 
d'autre  part,  il  prête  aux  philosophes,  ses  prétendus  confrères, 
des  opinions  dont  ils  ne  se  doutent  même  pas.  De  ce  chaos  d'in- 
cohérences, deux  formules  pourtant  émergent,  où  se  résument 
la  métaphysique,  la  logique,  la*  morale,  du  philosophe  de  la 
Légende  des  siècles  : 

1»  Progrès  indéfini  de  l'humanité  vers  un  idéal  peu  défini  ; 

1.  Voir  Études,  1888  ;  ou  nos  Études  et  causeries  littéraires,  1900;  t.  L 

2.  Le  mot  est  de  M.  Emile  Faguet.  Voir  lib.  cit. 


L'  «  ILIADE  T>  DE  LA  FRANCE  AU  XIX»  SIÈCLE  381 

2**  Réconciliation  finale  du  bien  avec  le  mal,  du  jour  avec  la 
nuit,  du  Oui  avec  le  Non,  de  Dieu  avec  le  diable. 

Somme  toute,  pour  parler  comme  M.  Renouvier,  deux  «  in- 
commensurables bêtises  »  ;  et  c'est  tout. 

Quant  à  M.  Rigal,  il  déplore  le  brouillamini  métaphysique  de 
son  homéride;  il  déclare  très  hasardée  la  conclusion  morale  de 
Sultan  Mourad  : 

Un  pourceau  secouru  yaut  un  monde  opprimé  ; 

il  croit  à  l'optimisme  —  a  optimisme  fécond  »  —  du  poète,  à  qui 
une  bouche  d'ombre,  le  soir  où  l'âne  épargna  le  crapaud,  cria 
d'en  haut  :  «  Sois  bon!  »  Mais,  au  juste,  qu'admet  et  condamne 
M.  Rigal?  Je  serais  tenté  d'écrire,  après  ce  point  d'interroga- 
tion, quelques-uns  des  mots  profonds  de  Hugo  :  Abîme,  Nuit, 
Ciel  bleu  ! 

Après  les  idées  et  la  philosophie,  passons  aux  héros. 

III 

Dans  V Iliade  française  de  Victor  Hugo,  il  doit  y  avoir  des  héros; 
les  épopées  sont  le  domaine  des  héros  :  héros  historiques,  héros 
légendaires,  héros  qui  font  honneur  à  leur  pays,  comme  au  génie 
du  poète  qui  leur  rend,  ou  leur  donne,  la  vie;  enfin,  à  l'humanité 
tout  entière.  Depuis  six  ou  sept  mille  ans  qu'il  y  a  des  hommes, 
il  y  a  eu  des  grands  hommes  ;  chaque  siècle  en  compte  plusieurs. 
Or,  d'après  Hugo  lui-même,  les  poèmes  épiques  de  la  Légende  des 
siècles  sont  «  des  empreintes  successives  du  profil  humain,  de- 
puis Eve,  mère  des  hommes,  jusqu'à  la  Révolution,  mère  des 
peuples;  empreintes  moulées  sur  le  masque  des  siècles  ».  (Pré- 
face.) —  Hélas!  pauvre  masque  des  siècles  !  pauvres  empreintes 
moulées  !  pauvre  profil  humain  !  pauvre  humanité,  chez  laquelle 
il  n'y  eut  point  de  peuples  avant  la  prise  de  la  Bastille.  Voilà 
comment  Hugo,  poète  épique  de  France,  entend  l'histoire;  et 
M.  Rigal  en  est  franchement  désappointé;  car,  enfin,  pour  prendre 
l'empreinte  du  profil  humain  sur  le  masque  des  siècles,  il  eût 
fallu  connaître  les  hommes  et  étudier  les  siècles  ;  «  il  eût  fallu, 
dit  M.  Rigal,  pour  remplir  son  programme,  une  érudition  pa- 
tiente, un  sens  pratique,  un  souci  de  la  science,  qui  lui  faisaient 
complètement  défaut  »  (p.  xiv). 


382  L'  «  ILIADE  »  DE  LA  FRANCE  AU  XIX«  SIÈCLE 

Après  quoi,  le  critique  bien  informé  démontre  que  le  poète 
a  dénaturé  la  civilisation  romaine;  a  confondu  Aristophane  avec 
Théocrite;  a  transporté  (dans  les  Quatre  jours  d'Elciis)  le  dixième 
siècle  au  treizième  siècle  ;  a  brouillé  ou  forgé  de  toutes  pièces, 
dans  l'histoire  d'Allemagne,  les  règnes  de  Sigismond  et  de  La- 
dislas;  a  placé  notre  Tarasque  de  Tarascon  (ô  Tartarin  !)  dans  la 
Lusace;  a  imaginé  la  Sorbonne  sous  Charlemagne,  plus  de  quatre 
siècles  et  demi  avant  la  création  de  l'illustre  maison^;  a  cru 
que  la  terre  où  marchaient  Booz  et  Ruth  était  encore  «  molle  et 
mouillée  »  des  eaux  du  déluge,  qui  avait  eu  lieu  douze  cents  ans 
auparavant  (la  terre  avait  eu  le  temps  de  sécher).  Il  ignore  en 
quel  siècle  naviguait  notre  Rollon  ;  à  quelle  époque  notre  Vil- 
liers  de  l'Isle-Adam  soutint  le  siège  de  Rhodes;  et  ainsi  du  reste. 
Il  crée  une  géographie  où  les  bacheliers  de  Sorbonne  feront  bien 
de  ne  point  se  fourvoyer,  s'ils  veulent  conquérir  les  palmes  du 
jeune  Aymerillot. 

Aucun  poète,  pas  même  celui  de  V Iliade^  n'a  remué  et  amon- 
celé tant  de  noms  propres  dans  ses  hémistiches;  c'est  un  éblouis- 
sement,  un  tintamarre,  un  roulement  d'avalanches;  mais,  com- 
bien de  ces  noms  sont  bonnement  sortis  de  la  fantaisie  de  l'homme 
qui  prétend  avoir  moulé  ses  profils  humains  sui*  l'empreinte  des 
siècles!  Il  invente  l'histoire;  on  s'est  pâmé  devant  sa  science  ma- 
ritime, militaire,  héraldique,  mythologique  :  comme  si  l'on  ou- 
bliait les  dictionnaires  où  se  puisent  ces  trésors,  les  manuels  où 
se  pèchent  ces  perles;  or,  j'en  prends  à  témoin  M.  Rigal  (p.  64), 
Hugo  n'a  pas  même  toujours  su  lire  les  manuels. 

Mais  tout  cela  serait  pardonnable  aux  poètes,  à  qui  on  pardonne 
tant,  —  Quidlihet  audendi.,.  —  s'il  avait  pris  l'empreinte  des  plus 
grands  peuples  et  des  plus  beaux  siècles  de  l'humanité.  Il  a  né- 
gligé ce  détail,  il  biffe  les  grands  peuples  ;  il  dédaigne  les  beaux 
siècles  dans  la  Légende  des  siècles.  Ecoutez  plutôt  :  «  Dans  ses 
deux  premiers  volumes,  il  n'y  a  rien  sur  la  Grèce  et  sur  la  civili- 
sation hellénique.  Sur  Rome,  il  y  a  quatre  pages,  la  pièce  du  Lion 
d^Androclès.  Rien  sur  la  Réforme  ;  rien  sur  le  dix-septième  siècle 
—  je  me  trompe,  il  y  a  le  Régiment  du  baron  de  Madruce  ;  un 
régiment  autrichien.  —  Rien  sur  le  dix-huitième  siècle  et  la  Ré- 

1.  En  signalant  cette  béyue,  M.  Rigaî  commet,  par  hasard,  une  erreur 
d'au  moins  cent  ans;  il  dit  «  580  ans  »  avant  la  Sorbonne  (p.  65)  ;  de  778 
à  1253,  il  n'y  a  que  475  ans. 


L'  «  ILIADE  »  DE  LA  FRANCE  AU  XIX«  SIECLE  383 

volution.  En  revanche,  sur  le  vingtième  siècle,  il  y  des  ver»  par 
centaines  ^.  » 

Les  vrais  héros  des  peuples  authentiques  n'existent  pas  pour 
lui;  et  ses  notions  d'histoire  pourraient,  comme  sa  métaphysique, 
se  condenser  en  deux  formules  : 

1®  Les  rois  et  les  prêtres  sont  tous  des  bandits,  des  bêtes 
fauves  ; 

2"  Les  scélérats,  les  révolutionnaires,  les  galériens,  sont  tous 
des  hommes  admirables,  des  saints,  des  martyrs. 

Victor  Hugo  n'a  pas  eu,  de  son  vivant,  l'honneur  de  fréquenter 
chez  les  dreyfusards  ;  mais,  vraiment,  les  ennemis  de  l'armée 
française,  s'ils  avaient  un  peu  de  littérature  ou  de  mémoire,  de- 
vraient apprendre  par  cœur  la  Vision  de  Dante,  où  Hugo  entend 
des  cris  qui  lui  fendent  l'âme.  Ce  sont  de  vertueux  forçats  qui 
s'en  vont,  bien  malgré  eux,  au  bagne,  à  Cayenne,  à  Lambessa  : 

«  Quels  sont,  leur  demande  le  doux  auteur  des  Misérables,  quels 
sont  vos  meurtriers  et  vos  bourreaux  ? 

—  Les  soldats  !  » 

N'est-ce  point  qu'un  tel  poète  est  bien  fait  pour  écrire  l'épopée 
de  la  France?  Ne  lui  parlez  pas  de  saint  Louis,  de  Jeanne  d'Arc, 
de  Bayard,  de  Du  Guesclin...  H  ne  connaît  pas  ces  gens-là.  Les 
forçats,  à  la  bonne  heure  : 

J'ai  réhabilité  le  forçat,  l'histrion  ! 

s'exclame  l'Homère  du  dix-neuvième  siècle;  et  je  ne  suis  pas 
éloigné  de  croire  que  M.  Jules  Lemaître  a  raison  de  nommer 
«  guignol  »  ce  que  d'autres  nomment  Va  épopée  française  »  —  oui, 
guignol  ;  mais  un  guignol  où  c'est  le  voleur  qui  empoigne  et  fu- 
sille le  gendarme.  «  Sa  vision  de  l'histoire,  dit  M.  Jules  Lemaitre, 
est  sommaire,  anticritique,  enfantine  et  grandiose.  L'histoire, 
c'est  la  lutte  des  mendiants  sublimes  et  des  vieillards  décoratifs, 
à  longues  barbes,  contre  les  rois  atroces  et  les  prêtres  hideux.  La 
Légende  des  siècles  devient  ainsi,  à  force  de  simplification,  une 
façon  de  guignol  épique  ».  Ici,  l'évidence  gagne  l'auteur  de  Victor 
Hugo  poète  épique  ;  et  M.  Rigal,  sans  admettre 'tout  à  fait  le  gui- 
gnol, confesse  que  cette  «  simplification  compromet  la  moralité 
même  de  l'histoire.  »  (Page  71.) 

Est-ce  qu'elle  ne  gâte  pas  aussi  l'épopée,  dont  le  chantre  n'a 

1.  Edmond  Biré,  Gazette  de  France,  22  juillet  1900. 


384  L'  «  ILIADE  »  DE  LA  FRANCE  AU  XIX'  SIECLE 

SU  et  voulu  glorifier  que  des  gredins?  Dans  notre  histoire  chré- 
tienne de  France,  il  n'a  vu  qu'un  Charlemagne  décoratif  et  vague 
de  légende  ;  et  un  Roland  hugotique  donnant  la  chasse  aux  rois 
—  à  ces  rois  tyrans  et  bourreaux,  dont  la  sainte  Convention  des 
Marat,  des  Robespierre,  des  Danton,  devait  enfin  jeter  les  cen- 
dres au  vent;  mais  au  vent  qui  «  sortait  de  la  bouche  du  peuple  et 
était  le  souffle  de  Dieu^  »  !  —  Dans  l'histoire  de  la  catholique 
Espagne,  l'épique  Hugo  a  rencontré  le  Cid  ;  mais  un  Cid  nouveau 
modèle,  un  Cid  qui  combat  (oh!  la  belle  et  homérique  litanie!) 
le  roi  jaloux^  le  roi  ingrat,  le  roi  défiant^  le  roi  abject^  le  roi 
fourbe  j  le  roi  voleur ,  le  roi  soudard^  le  roi  couard^  le  roi  moqueur  y 
le  roi  méchant.  Pauvre  Cid  campéador  !  Mais  le  digne  poète,  le 
brave  homme,  la  belle  âme  épique  ! 

Au  Moyen  âge,  quoi  qu'en  dise  l'auteur  de  Victor  Hugo  poète 
épique,  V.  Hugo  n'a  pas  entendu  battre  un  cœur  de  chevalier 
sous  les  armures  des  soldats  de  la  croix;  ni  un  cœur  de  prêtre 
dans  les  cloîtres,  dans  les  cathédrales  gothiques,  même  à  Notre- 
Dame  de  Paris.  Chevaliers,  prêtres,  évêques,  rien  que  des  bri- 
gands, engraissés  de  la  sueur  du  peuple  : 

Le  seigneur  est  la  griffe,  et  le  prêtre  est  la  dent. 

Tout  le  Moyen  âge  en  douze  syllabes.  Et  partout,  même  cari- 
cature de  l'histoire  ;  mêmes  fausses  empreintes  moulées  sur  des 
masques  très  laids;  cela,  pour  les  peuples;  hélas  !  et  pour  l'Église, 
seule  vraie  mère  des  peuples.  Voici  toute  son  histoire  ramassée  en 
une  demi-douzaine  d'alexandrins,  où  les  personnages  de  l'Église 
sont  censés  faire  eux-mêmes  leur  dénombrement  peu  homé- 
rique : 

Nous  sommes  Anitus,  Torquemada,  Caiphe... 
Urbain  huit,  Sixte-Quint,  Paul  trois,  Innocent  trois, 
Gerbert,  l'âme  livrée  aux  sombres  aventures, 
Dicatus  inventant  les  quatorze  tortures, 
Judas  buvant  le  sang  que  Jésus-Christ  suait, 
La  ruse  Loyola,  la  haine  Bossuet... 

L'auteur  de  Victor  Hugo  poète  épique,  après  avoir  cité  ce  petit 
morceau,  qu'il  eût  pu  allonger,  se  hâte  d'écrire  :  «  Déclamations 
regrettables  »  (p.  75  )  ;  mais  d'où  vient  que,  dans  le  voisinage  de 

1.  Cette  énormité  se  trouve  dans  le  roman  Quatre-vingt-treize  ;  mais  la 
Légende  des  siècles  mène  fatalement  à  la  glorification  des  vertueux  et  su- 
blimes personnages  de  93. 


L*  «  ILIADE  »  DE  LA  FRANCE  AU  XIX«  SIECLE  385 

cet  aveu  très  sincère,  M.  Rigal  s'obstine  à  voir  en  V.  Hugo  un 
«  poète  primitif  égaré  au  dix-neuvième  siècle  »  ?  Egaré,  soit  ; 
mais  primitif,  combien  peu  !  Les  primitifs  peignent  ou  racontent 
naïvement  le  beau  et  le  vrai  ;  Hugo,  tout  au  rebours  ;  il  se  dé- 
tourne des  figures  glorieuses,  nobles  et  fières  ;  il  contrefait  l'his- 
toire, il  la  rature,  il  la  déchire.  C'est  ce  que  fait  éloquemment 
ressortir  le  critique  Emile  Montégut,  cité  fort  à  propos  par 
M.  Rigal  (p.   113)  : 

Il  y  a  eu  d'autres  personnages  que  des  Sigisraond  dans  l'Allemagne  du 
Moyen  âge;  il  y  a  eu  un  Henri  TOiseleur,  un  Frédéric  Barberousse,  un  Ro- 
dolphe de  Habsbourg.  Il  y  a  eu  autre  chose  dans  l'Italie  du  Moyen  âge  que 
cette  cohue  d'intrigants  sanguinaires  que  le  poète  nous  montre  entourant  le 
fourbe  Ratbert  ;  il  y  a  eu  un  Dante,  un  Can  délia  Scala,  un  Castruccio  Cas- 
tracane,  un  Sforza  *.  Non,  la  légende  de  l'humanité,  ce  n'est  pas  Anytus, 
c'est  Socrate  ;  ce  n'est  pas  Denys  de  Syracuse,  c'est  Pélopidas  et  Dion;  ce 
n'est  pas  Héliogabale,  c'est  Marc-Aurèle  ;  ce  n'est  pas  Richard  III,  c'est 
saint  Louis  ;  ce  n'est  pas  Théodora  et  Marozie,  c'est  Jeanne  d'Arc.  Voilà  les 
personnages  qui  composent  la  vraie  légende  des  siècles,  qui  forment  la  chaîne 
de  la  tradition  humaine. 

Hugo,  dans  sa  légende  à  lui,  n'a  guère  oublié  que  de  mettre 
des  hommes.  Jadis,  dans  ses  Contemplations^  il  disait  au  genre 
humain,  avec  des  sanglots  dans  la  voix  :  «  Pleurez  sur  les  lai- 
deurs !  »  Au  lieu  de  chanter  les  choses  et  les  âmes  qui  honorent 
le  genre  humain,  il  a  exalté  les  laideurs  ;  on  dirait  qu'il  n'a  vu  «  à 
travers  les  âges,  que  forfaits  hideux,  tyrans  infâmes,  scélérats 
abominables  )>.  Ainsi  s'exprime  l'historien  de  Victor  Hugo,  qui 
afflige  tant  les  hugolâtres,  parce  qu'il  dit  ce  qu'il  a  vu  2.  H  faudrait 
transcrire  tout  au  long  le  jugement  de  M.  Edmond  Biré  sur  la 
Légende  des  siècles]  nous  nous  bornerons  à  une  demi-page;  après 
l'avoir  lue  et  comprise,  les  admirateurs  de  Hugo  verront  quel  nom 
mérite  cette  prétendue  Iliade  de  la  France  : 

La  théodicée  de  Victor  Hugo  et  sa  philosophie  de  l'histoire  font  donc 
également  injure  à  la  Majesté  divine  et  à  la  dignité  humaine.  Si  la  lumière 
qui  s'en  dégage  est  «  vertigineuse  et  blême  »,  la  conclusion  que  le  poète  en 
tire  est  à  tout  le  moins  fort  claire.  Cette  conclusion,  la  voici  :  Guerre  à 
l'Église  !  Malédiction  sur  le  prêtre  !  Sans  trêve,  sans  relâche,  il  leur  jette  à 
la  face  l'outrage  et  la  calomnie.  Il  en  vient,  lui,  l'auteur  de  Notre-Dame  de 

1.  Et  combien  d'autres,  plus  grands,  et  plus  dignes  d'être  nommés  !  Ainsi 
pour  les  trois  ou  quatre  listes  d'honnêtes  gens  nommés  dans  ce  paragraphe, 
parfaitement  juste,  mais  fort  incomplet, 

2.  Victor  Hugo  après  1852,  par  Edmond  Biré,  p.  291. 

LXXXVI.  —  25 


386  L'  «  ILIADE  »  DE  LA  FRANCE  AU  XIX«  SIECLE 

Paris]  à  comparer  les  deux  tours  de  la  cathédrale  à  «  deux  oreilles  d'âne  »  : 

Les  Parthénons  font  boire  au  juste  la  ciguë, 
La  cathédrale,  avec  sa  double  tour  aiguë. 

Debout  devant  le  jour  qui  fuit. 
Ignore  ;  et,  sans  savoir^  affirme,  absout,  condamne  ; 
Dieu  voit  avec  pitié  ces  deux  oreilles  d'âne 

Se  dresser  dans  la  vaste  nuit. 

Victor  Hugo  est,  d'ailleurs,  la  première  yictime  de  sa  haine  contre 
l'Eglise.  Elle  n'a  pas  seulement  faussé  chez  lui  le  sens  de  l'histoire,  elle  lui 
a  fermé  les  sources  vives  où  sa  poésie  eût  pu  rafraîchir  et  renouveler  ses 
inspirations.  Dans  ce  livre,  qui  se  propose  de  retracer  la  marche  de  l'huma- 
nité à  travers  les  âges,  le  christianisme  ne  tient  aucune  place,  le  Moyen  âge 
chrétien  est  oublié  ;  les  moines,  les  évêques,  ces  figures  si  hautes,  si  pures, 
qui  ont  brillé  d'un  si  noble  éclat  au  milieu  des  époques  les  plus  sombres, 
sont  biffés   d'un  trait  de  plume.  Dans  cette  Légende,  il  n'y  a  pas  un  saint  *. 

Pas  un  saint  !  et  les  tours  Notre-Dame  transformées  en  deux 
oreilles  d'âne;  Plaudite,  ciçes ! 

Résumons-nous.  V.  Hugo  n'a  point  écrit  une  épopée  ;  encore 
moins  une  Iliade  de  France.  Et  pourtant,  il  paraît  qu'il  y  songea. 
Nous  apprenons  cet  autre  détail  du  même  biographe  si  bien  ren- 
seigné, qui  cite  les  encouragements  adressés  par  Balzac,  en  1840, 
au  poète  des  Rayons  et  des  ombres.  Balzac,  après  avoir  répété 
que  la  France  n'a  point  d'épopée,  déclarait  que  Hugo  pouvait 
enfin  combler  cette  lacune  de  notre  littérature,  par  une  œuvre 
puissante  et  grandiose,  «  soit  dans  la  forme  grotesque  prise  par 
Arioste  et  à  laquelle  il  excellerait,  soit  dans  la  forme  héroïque  du 
Tasse  2  ».  Hugo  ne  nous  a  donné  ni  un  Orlando^  ni  une  Gerusa- 
lemme.  Hugo  est  le  plus  grand  poète  lyrique  du  dix-neuvième 
siècle  ;  il  serait  notre  plus  grand  satirique,  dans  les  Châtiments 
et  ailleurs,  si  l'on  pouvait  ne  considérer  que  le  génie  de  l'artiste, 
et  si  l'on  pouvait  faire  abstraction  du  mensonge,  de  la  haine,  de 
la  mauvaise  foi,  qui  débordent  de  chaque  syllabe.  Tout  cela  est 
faux  ;  or,  rien  n'est  beau  que  le  vrai,  même  dans  la  satire. 

Donc,  point  d'épopée,  au  sens  propre  et  traditionnel  du  mot. 
Pas  davantage,  au  sens  large  et  tout  moderne,  par  lequel  on  qua- 
lifie d'épopée  une  œuvre  où  se  reflète  et  vit  le  génie  d'une  nation. 
C'est  à  ce  titre  qu'on  a  pu  dire  des  Fables  de  La  Fontaine  :  C'est 
notre  épopée.  Et,  en  vérité,  dans  nulle  autre  œuvre  on  n'a  mieux 
pris  l'empreinte  de  l'esprit  de  France,  qui  est  fait  de  bon  sens, 
de  goût,  de  mesure,  de  clarté. 

1.  Victor  Hugo  après  1852,  par  Edmond  Biré,  p.  295. 

2.  Revue  parisienne,  juillet  1840. 


L'  «  ILIADE  »  DE  LA  FRANCE  AU  XIX«  SIECLE 


387 


Une  épopée  nationale,  M.  Rigal  en  a  traduit  le  caractère  et  le 
but  dans  cette  excellente  formule  :  «  L'épopée  doit  tendre  à  la 
fois  à  réfléchir  et  à  élever  l'âme  d'un  peuple  »  (page  149).  Excel- 
lente formule,  avons-nous  dit;  mais  qui  montre,  par  elle  seule, 
que  la  Légende  des  siècles  n'est  point  l'épopée  de  la  France.  Les 
poèmes  de  V.  Hugo  ne  réfléchissent  guère  que  lui  ;  et  comment 
élèveraient-ils  l'âme  de  notre  peuple,  dont  le  poète  a  négligé,  ou 
insulté,  les  plus  pures  gloires —  même  Bossuet?  L'ascension  ne 
se  fait  d'ailleurs  que  dans  la  lumière;  et  qui  osera  parler  de  lu- 
mière, quand  il  s'agit  de  cet  homme-abîme?  Son  Plein  ciel,  par 
où  s'achève  la  première  Légende^  n'a  rien  de  commun  avec  le 
plein  midi;  ni  avec  le  soir  d'un  beau  jour. 

Que  l'on  voie  des  fragments  épiques  dans  tels  et  tels  poèmes, 
j'y  consens.  Par  exemple,  dans  le  Mariage  de  Roland^  le  Cime- 
tière d'EylaUj  et  V Expiation  qui  n'appartient  point  à  la  Légende 
des  siècles.  Ce  sont  des  épisodes  d'une  épopée  qui  n'existe  pas. 
Mais  c'est  abuser  des  mots  que  de  prodiguer  les  termes  de  con- 
ception épique,  de  soufHe  épique,  d'envolée  épique  ;  bref,  de 
poète  épique.  V.  Hugo  n'est  un  poète  épique,  ni  du  dixième  siècle 
avant  notre  ère,  comme  le  veut  M.  Rigal;  ni  du  siècle  qui  vient 
de  finir.  Nous  n'avons  eu  en  France  qu'un  poème  épique,  cette 
Chanson  de  Roland^  où  se  réfléchit  et  s'élève  l'âme  chrétienne  de 
la  France  chevaleresque. 

Le  siècle  qui  commence  produira-t-il  un  Homère,  ou  un  Thé- 
roulde?  Je  l'ignore;  mais  je  sais  que,  si  nous  avons  des  héros, 
nous  aurons  des  poètes  pour  les  chanter.  Daigne  donc  le  Christ 
qui  aime  les  Francs  réaliser  encore  pour  la  France  le  beau  vers, 
historiquement  vrai,  de  la  Fille  de  Roland  : 

Dieu  lui  donne  un  héros,  dès  qu'il  est  nécessaire. 


Victor    DELAPORTE,    S.  J. 


CORRESPONDANCE  DE  CHINE 


UN  COIN  DE  LA  POLITIQUE  CHINOISE 

DU     15     AOUT     AU     15     NOVEMBRE     1900 


Il  est  bien  difficile,  en  ce  moment,  de  savoir  ce  qui  se  dit  et  se 
fait  à  la  cour  du  Fils  du  Ciel.  Le  corps  diplomatique  ne  l'a  pas 
suivi,  et  pour  cause,  dans  son  exode  vers  l'ouest  de  l'empire. 
A  T'ai-yuen,  dans  le  Chan-si,  où  la  cour  s'est  arrêtée  pendant 
plus  d'un  mois,  il  n'y  avait  plus  d'Européens.  On  sait  que  pres- 
que tous  les  missionnaires  catholiques  et  protestants  du  Chan-si 
ont  été  égorgés  par  les  ordres  de  Yu-hien  ;  quelques-uns  même, 
à  ce  qu'on  dit,  de  sa  propre  main.  Les  missionnaires  restants 
s'étaient  réfugiés,  qui  par  le  Ho-nan,  qui  par  le  Chen-si,  dans  les 
ports  du  Yang-tse.  De  même,  à  cause  de  cette  fuite  des  mission- 
naires, nous  ne  savons  pas  si  à  Si-ngan-fou,  capitale  provisoire 
de  l'empire,  il  y  a  quelque  Européen  qui  puisse  en  donner  des 
nouvelles. 

Pour  savoir  ce  que  la  cour  chinoise  a  fait  ou  veut  faire,  il  ne 
nous  reste  que  les  décrets  impériaux,  rendus  publics  par  le 
télégraphe.  C'est  à  cette  source  assez  pauvre,  mais  cependant 
suffisamment  sûre,  que  nous  allons  puiser,  pour  esquisser  à 
grands  traits  la  politique  du  gouvernement  chinois,  durant  les 
trois  mois  écoulés  depuis  sa  fuite  de  Péking.  Négligeant  aujour- 
d'hui ce  qui  a  précédé  cette  fuite,  nous  ne  nous  occuperons  que 
de  ce  qui  a  suivi;  et  pour  mettre  un  peu  d'ordre  dans  la  série  des 
décrets  impériaux  *,  nous  les  classerons  sous  trois  chefs  :  1°  la 
cour  et  le  peuple  chinois  ;  2**  la  cour  et  les  Boxeurs;  3°  la  cour 
et  les  patrons  des  Boxeurs. 

1.  Depuis  deux  ans  nous  publions  dans  l'Écho  de  Chine  y  journal  français 
qui  paraît  à  Chang-hai,  la  traduction  des  décrets  impériaux.  Ceux  qui  nous 
occupent  y  ont  été  publiés  dans  le  courant  de  novembre  dernier.  —  Complé- 
tons cette  note  de  notre  collaborateur,  en  avertissant  nos  lecteurs  que  les 
décrets  de  1898,  comprenant  les  fameux  décrets  sur  les  réformes  (qui  ont 
été  résumés  dans  les  Études,  t.  LXXVIII,  p.  541-544),  ont  été  réunis  depuis 
en  un  volume  in-8  de  136  pages  avec  tables  et  notes  explicatives,  formant 
le  numéro  4  de  la  Série  d'Orient.  (Chang-hai,  imprimerie  de  la  Presse  orien- 
tale, 1900;  et  Paris,  Savaète,  rue  des  Saints-Pères,  76.) 


CORRESPONDANCE  DE  CHINE 


Il  est  assez  curieux  qu'avant  de  quitter  Pëking,  la  cour  n'ait 
donné  aucun  décret  pour  en  avertir  le  peuple.  Les  journaux  chi- 
nois ont  raconté  que  la  sortie  de  Péking  fut  très  précipitée;  l'im- 
pératrice douairière  n'aurait  pas  même  eu  le  temps  de  faire  sa 
toilette,  avant  de  se  mettre  en  route;  et  elle  serait  partie,  ainsi 
que  son  fils  adoptif,  le  malheureux  Koang-siu,  sans  avoir  pu  se 
munir  des  choses  les  plus  indispensables  pour  le  voyage.  Du 
moins,  ce  jour-là,  les  augustes  fugitifs  auraient  eu  réellement  à 
souffrir  de  la  faim.  L'on  comprend  que,  dans  une  hâte  pareille,  ni 
l'empereur  ni  l'impératrice  régente  n'aient  lancé  des  décrets  an- 
nonçant au  peuple  la  visite  proposée  des  provinces  occidentales. 

Le  premier  document  sur  ce  sujet,  publié  après  le  départ  de 
Péking,  est  adressé  à  Li  Hong-tchang.  La  cour  y  essaie  de  justi- 
fier sa  conduite  à  l'égard  des  étrangers,  et  de  jeter  sur  ceux-ci 
tous  les  torts.  Quelle  audace  dans  le  mensonge!  Voici  la  première 
partie  de  cette  pièce,  datée  du  19  août  : 

Le  21"  jour  de  cette  lune  (15  août),  les  troupes  européennes  ont  attaqué 
violemment  les  murs  de  Notre  capitale  et  s'en  sont  emparés  de  rive  force; 
ils  machinaient  même  la  destruction  de  Nos  palais.  Les  choses  étant  arri- 
vées à  cet  état  si  périlleux,  Nous  avons  été  obligé  de  conduire  respectueu- 
sement le  char  de  l'Impératrice  douairière  Notre  mère  adoptive  hors  de  la 
capitale,  et  de  Nous  diriger  vers  l'ouest,  pour  y  résider  temporairement. 
Dans  des  lettres  envoyées  de  Notre  part  aux  chefs  des  royaumes  étrangers, 
Nous  avons  exposé  plusieurs  fois  comment  les  discordes  actuelles  ont 
commencé  dans  des  combats  entre  chrétiens  et  non  chrétiens,  et  comment 
Notre  Cour  se  trouvait  embarrassée  pour  arranger  l'affaire  de  leur  pacifi- 
cation*. A  présent  les  royaumes  étrangers,  sous  prétexte  qu'ils  veulent 
réprimer  la  rébellion  à  notre  place,  et  qu'ils  n'ont  aucune  arrière-pensée 
contre  Notre  empire  ni  contre  Notre  gouvernement,  ont. commencé  les  opé- 
rations militaires.  Cependant  cette  manière  d'agir  semble  indiquer  qu'ils 
n'ont  tenu  aucun  compte  des  relations  amicales  qu'ils  avaient  avec  Notre 
empire,  et  ne  s'accorde  pas  avec  les  accords  précédemment  conclus.  Nous 
devions  d'autant  moins  Nous  attendre  à  être  traité  de  la  sorte,  que  depuis 
le  commencement  jusqu'à  la  fin  Nous  avons  cherché  à  protéger  de  toutes 
manières  les  ministres  des  puissances  étrangères  près  de  notre  cour  et  que 
Nous  n'avons  pas  manqué  aux  égards  qui  leur  sont  dus. 

Par  cette  dernière  phrase  on  peut  juger  de  la  vérité  de  celles 
qui  la  précèdent.  Après  le  siège  en  règle  des  légations  fait  par 

1.  Allusion  est  faite,  si  je  ne  me  trompe,  au  décret  envoyé  par  la  Cour  à 
ses  ministres  à  l'étranger  en  juillet  dernier.  Le  texte  du  décret  a  été  traduit 
et  publié  dans  l'Écho  de  Chine  à  cette  époque. 


390  CORRESPONDANCE  DE  CHINE 

les  troupes  impériales  pendant  plus  de  deux  mois,  l'empereur 
ose  tenir  un  pareil  langage.  Que  serait-il  advenu  aux  malheureux 
ministres,  si  l'empereur  leur  avait  retiré  sa  protection? 

La  deuxième  partie  du  décret  ordonne  à  Li  Hong-tchang  de 
prendre  les  mesures  nécessaires  en  vue  d'arrêter  les  hostilités  et 
d'entamer  les  négociations  pour  la  paix.  Il  en  avait  déjà  été  chargé 
par  un  décret  donné  quelques  jours  plus  tôt. 

Ces  jours  derniers  Nous  avons  ordonné  à  Yong-lou,  à  Siu-tong  et  à 
Tchong-y  de  rester  dans  la  capitale  pour  traiter  les  affaires  publiques;  mais 
Nous  craignons  qu'en  ce  moment  où  l'excitation  des  royaumes  étrangers 
est  très  grande,  ils  ne  puissent  pas  aussitôt  entamer  avec  eux  des  négocia- 
tions. Le  grand-officier  (  Li  Hong-tchang)  s'est  toujours  fait  remarquer  par 
sa  droiture  et  sa  fidélité,  et  a  gagné  par  là  la  confiance  de  tous;  il  est  aussi 
un  homme  en  qui  les  étrangers  ont  confiance.  L'empire  se  trouvant  dans 
l'état  où  il  est,  ses  sentiments  patriotiques  en  ont  dû  être  singulièrement 
excités.  Nous  ordonnons  à  ce  grand  ministre  de  chercher  aussitôt  des 
moyens  d'arranger  les  Affaires  de  l'empire.  Qu'il  envoie  des  télégrammes 
aux  ministères  des  Affaires  étrangères  des  divers  royaumes,  ou  bien  qu'il 
délibère  avec  les  consuls  généraux  des  royaumes  étrangers  à  Chang-hai  et, 
que,  par  de  bons  procédés,  il  essaie  de  rétablir  les  bonnes  relations  d'autre- 
fois. Qu'il  fasse  tout  ce  qui  est  en  son  pouvoir  pour  éloigner  de  l'empire  les 
grands  malheurs  qui  le  menacent.  Nous  attendons  impatiemment  le  résultat 
de  ses  démarches.  —  Décret  impérial. 

Le  décret  qu'on  vient  de  lire,  quoique  rendu  public,  était  écrit 
à  un  particulier.  Le  lendemain  paraissait  un  nouveau  décret', 
adressé  par  l'empereur  aux  grands  officiers  et,  par  leur  entre- 
mise,  à  tout  son  peuple.  Ne  pouvant  le  donner  ici  en  entier,  nous 
nous  contenterons  de  l'analyser  et  d'en  transcrire  quelques 
lignes.  L'empereur^  énumère  d'abord  les  innombrables  bien- 
faits procurés  aux  Chinois  par  la  dynastie;  il  fait  l'éloge  de  son 
gouvernement,  dans  les  générations  passées,  aussi  bien  que 
durant  le  règne  actuel.  Vient  ensuite  un  bref  exposé  des  malheurs 
présents.  Ceux-ci  ont  un  peu  po.ur  cause  les  grands-officiers  de 
l'empire,  qui  se  sont  laissés  aller  à  la  négligence  dans  l'accom- 
plissement de  leurs  devoirs;  mais  l'empereur  lui-même  en  est 
aussi  responsable.  Il  devrait,  en  punition  de  sa  faute,  sacrifier  sa 
vie  pour  le  bien  de  tous;  mais  les  soins  qu'il  doit  à  l'impératrice 
douairière  l'obligent  d'agir  autrement  ;  en  conséquence,  il  a 
quitté  Péking  et  pense   fixer  sa  résidence  dans   la  capitale  du 

1.  Quoique  ce  décret  et  les  suivants  soient  édictés  au  nom  de  l'empereur, 
en  Chine  tout  le  monde  sait  que  depuis  deux  ans  l'empereur  n'est  qu'un 
prête-nom.  L'empire  est  gouverné  de  fait  par  l'impératrice. 


UN  COIN  DE  LA  POLITIQUE  CHINOISE  391 

Chan-si,  La  partie  du  décret  où  l'empereur  parle   de  lui-même 
est  assez  curieuse;  la  voici  traduite  littéralement  : 

Notre  faute  à  Nous  a  été  de  ne  pas  avoir  su  discerner  les  hommes  que 
Nous  avons  promus  aux  charges;  mais  Notre  petit  peuple,  quels  sont  ses 
torts  pour  se  voir  tombé  dans  de  si  grandes  misères?  Par  conséquent,  com- 
ment pourrions-Nous  rejeter  sur  d'autres  la  responsabilité  de  ce  qui  est 
arrivé?  Nous,  placé  à  la  tête  de  l'empire,  n'ayant  pas  su  éloigner  de  Nos 
sujets  les  malheurs  présents,  Nous  devrions  sacrifier  notre  vie  dans  l'intérêt 
de  tous;  et,  en  vérité,  il  n'y  a  rien  à  quoi  Nous  soyons  personnellement 
attaché  qui  nous  empêche  de  le  faire.  Mais,  d'un  autre  côté,  l'impératrice 
douairière  étant  déjà  très  avancée  en  âge,  comment  oserions-Nous  manquer 
tant  soit  peu  aux  devoirs  de  la  piété  filiale  envers  elle  ?  Uniquement  pour 
celte  raison,  Nous  avons  respectueusement  conduit  son  char  hors  de  Péking, 
et  Nous  sommes  arrivés  à  T'ai-yuen,  où,  pour  un  temps.  Nous  fixerons  Notre 
résidence.  Depuis  son  départ,  l'impératrice  Notre  mère  adoptive  va  bien,  ce 
que  Nous  vous  faisons  savoir  à  vous  tous,  fonctionnaires  et  gens  du  peuple, 
pour  votre  consolatioi^. 

Après  cet  exorde  insinuant,  attendrissant  même,  l'empereur 
ordonne  aux  fonctionnaires  de  la  cour  de  le  rejoindre  là  où  il  se 
trouve;  à  ceux  qui  sont  chargés  des  provinces,  de  les  mettre  en 
état  de  défense;  et  à  tous,  de  bien  remplir  leurs  devoirs.  Puis 
l'empereur  se  souvient  qu'il  y  a  peut-être  encore  des  chrétiens 
dans  son  empire;  tout  en  ayant  l'air  de  vouloir  les  protéger,  il 
trouve  moyen  de  leur  faire  des  reproches.  Voici  ses  paroles  : 

Quant  aux  chrétiens  qui  vivent  dans  les  provinces,  il  y  en  a  parmi  eux  de 
bons  et  de  mauvais.  S'ils  ne  se  réunissent  pas  en  bandes  pour  commettre 
des  actes  de  rébellion*,  ils  sont  aussi  des  enfants  soumis  à  Notre  gouverne- 
ment ;  par  conséquent  les  autorités  locales  doivent,  comme  par  le  passé,  les 
protéger  tous  également;  que  dans  leur  manière  d'agir  à  leur  égard  elles 
ne  se  montrent  point  partiales,  en  les  regardant  de  moins  bon  œil. 

Il  paraît  que,  dans  les  premiers  jours  après  sa  fuite,  la  cour 
pensait  s'arrêter  dans  le  Chan-si.  Pourquoi  donc  a-t-elle  changé 
d'avis  et  est-elle  partie  pour  le  Chen-si  ?  L'empereur  a  donné  à 
son  peuple  deux  raisons  de  ce  nouveau  voyage.  Le  Chan-si  est 
trop  pauvre,  et  en  ce  moment  se  trouve  éprouvé  par  la  famine. 
Puis  le  télégraphe  y  manquant,  les  communications  sont  très  dif- 

1,  Pour  se  défendre  contre  les  Boxeurs,  les  chrétiens,  en  quelques  loca- 
lités du  Tché-li,  se  sont  fortifiés  dans  leurs  chrétientés  et  se  sont  armés 
comme  ils  ont  pu,  prêts  à  vendre  chèrement  leurs  vies.  Ils  en  ont  été  blâmés 
par  la  cour  dans  un  décret  donné  dans  les  premiers  jours  d'août.  Il  leur  est 
enjoint  de  déposer  les  armes,  de  raser  les  fortifications  et  de  se  confier  à  la 
protection  des  mandarins.  Pauvres  chrétiens  !  Les  voilà  dans  l'alternative, 
ou  de  se  laisser  égorger  sans  défense,  ou  de  passer  pour  traîtres  aux  yeux 
du  gouvernement. 


392  CORRESPONDANCE  DE  CHINE 

ficiles  et  très  lentes,  et  avec  la  capitale,  qu'on  ne  veut  pas  perdre 
de  vue,  et  avec  les  provinces.  Par  suite,  en  vertu  d'un  décret  du 
29  septembre,  la  cour  s'est  mise  en  marche,  deux  jours  après, 
vers  Si-ngan-fou,  une  des  anciennes  capitales  de  l'empire. 

Cependant  elle  n'y  résidera  que  pour  un  temps.  L'empereur  a 
eu  soin  de  le  déclarer  hautement  dans  un  décret  du  13  octobre 
envoyé  aux  grands-officiers  de  l'empire  à  Péking  et  dans  les  pro- 
vinces. Ce  décret  contient  d'ailleurs  plusieurs  affirmations  aussi 
contraires  à  la  vérité  qu'injurieuses  pour  les  puissances  alliées. 
Nous  en  donnons  ici  les  principaux  passages. 

Dans  Notre  fuite  de  Péking,  Nous  avons  passé  au  milieu  d'une  forêt  de 
fusils  et  Nous  avons  affronté  une  pluie  de  projectiles  *.  Notre  voyage  vers 
l'ouest  s'étant  effectué  en  toute  hâte,  Nous  avons  éprouvé  toutes  sortes  de 
malheurs.  Si  nous  en  faisions  la  relation  détaillée,  nul  doute  que  Nos  grands 
officiers  de  la  capitale  et  des  provinces  n'en  pourraient  supporter  la  lecture. 
Eu  vérité,  manquant  de  moyens  de  gouverner  l'empire  (Nous  avons  été  la 
cause  de  tout),  déjà  (dans  un  décret  précédent)  Nous  avons  reconnu  Notre 
faute  et  en  avons  fait  l'aveu  public.  De  plus,  par  le  même  décret,  Nous  avons 
puni  les  princes  et  les  grands-mandarins  qui  ont  manqué  à  leurs  devoirs, 
leur  infligeant  des  peines  diverses  (proportionnées  à  leurs  fautes  2).  En  cela 
Nous  étions  guidé  par  le  désir  de  conclure  la  paix  le  plus  tôt  possible,  pour 
retourner  aussitôt  à  Notre  capitale;  car  Notre  retour  aurait  consolé  Nos 
ancêtres  et  aurait  tranquillisé  Notre  peuple.  Comment  pourrions-Nous,  de 
gaieté  de  cœur  et  pour  Notre  seul  bonheur,  Nous  retirer  dans  un  lieu  écarté 
de  l'empire  et  abandonner  à  la  légère  Notre  capitale  ?  En  ce  moment,  le  prince 
Y-Koang  et  Li  Hong-tchang  sont  à  Péking  pour  traiter  de  la  paix  avec  les 
ministres  européens;  cependant  les  négociations  ne  sont  pas  encore  commen- 
cées 3.  De  plus,  les  soldats  européens  ayant  divisé  la  capitale  en  plusieurs 
quartiers,  ils  y  stationnentet  les  gardent  militairement.  De  simples  particuliers 
et  des  mandarins  ne  peuvent  pas  aller  et  venir  en  liberté  dans  la  capitale. 
Si  en  de  telles  circonstances  Nous  Nous  déterminions  à  retourner  à  Péking, 
vous  pouvez  penser  quelle  pourrait  être  Notre  condition.  Si  en  vérité  les 
royaumes  étrangers  veulent  sincèrement  faire  la  paix  avec  Notre  empire,  s'ils 
ne  Nous  enlèvent  pas  Notre  autorité  souveraine,  s'ils  ne  Nous  imposent  pas 
par  la  force  des  conditions  que  -Nous  ne  puissions  pas  exécuter  aussitôt 
que  les  négociations  auront  abouti,  cela  va  de  soi.  Nous  donnerons  un  décret 
marquant  le  moment  de  Notre  retour.  Notre  présent  voyage  vers  Si-ngan-fou 
n'est  que  pour  un  temps.  Nous  l'avons  clairement  indiqué  dans  un  décret 
précédent. 

Le  peuple  sait  maintenant  à  quoi  s'en  tenir  sur  les  vues  de  la 
cour  dans  son  voyage  vers  l'ouest.  Pendant  que  Li  Hong-tchang 
et  le  prince  King  travailleront  à  Péking  pour  négocier  une  paix 

1.  C'est  une  exagération  plus  digne  d'une  amplification  littéraire  que  d'un 
décret  impérial. 

2.  Nous  donnons  plus  bas  le  décret  auquel  allusion  est  faite  ici. 

3.  A  qui  la  faute  de  cette  lenteur  des  négociations  ?  L'empereur  ne  le  dit 
pas. 


UN  COIN  DE  LA  POLITIQUE  CHINOISE  393 

honorable,  la  cour  restera  à  Si-ngan-fou.  Le  peuple,  sans  doute, 
serait  curieux  de  connaître  un  peu  plus  en  détail  quelques  préli- 
minaires de  la  paix  ;  l'empereur  les  indique  assez  clairement  dans 
un  décret  du  8  septembre,  envoyé  à  Li  Ilong-tchang  et  tombé 
bientôt  dans  lé  domaine  public.   Ce  décret  porte   ce  qui  suit  : 

Li  Hong-tchang,  Lieou  K'oen-i  et  Tchang  Tché-tong  Nous  ont  présenté 
conjointement  un  mémoire  avec  une  note  additionnelle;  déplus,  Li  Hong- 
tchang  Nous  a  envoyé  le  9*  jour  de  cette  même  lune  (2  septembre)  une 
dépêche  télégraphique,  et  Nous  avons  pris  connaissance  de  tout.  C'est  par 
Notre  faute  que  le  malheur  du  21*  jour  de  la  lune  précédente  [14  août,  prise 
de  Péking  par  les  alliés]  est  arrivé.  Notre  repentir  tardif  n"est  d'aucune 
utilité.  Le  susdit  grand-secrétaire  Li  et  les  autres  sont  tellement  attachés  à 
l'empire  qu'ils  se  réjouissent  de  ses  prospérités  et  compatissent  à  ses  revers. 
De  plus,  ils  font  leur  possible  pour  le  sauver  des  malheurs  où  il  se  trouve. 
Les  mânes  de  Nos  ancêtres  ont  encore  de  l'intelligence,  et  certes  ils  voient 
clairement  [la  sincérité  de  leurs  sentiments  et  l'étendue  de  leurs  efforts]. 
Les  articles  exposés  dans  le  mémoire,  la  note  et  le  télégramme  touchent  à 
des  points  importants  dans  les  circonstances  actuelles,  —  Nous  pensons  que 
le  prince  K'ing,  Y-koang,  sera  arrivé  à  Péking  vers  le  10*  jour  de  la  lune 
(3  septembre).  Aujourd'hui  Nous  avons  donné  un  nouveau  décret,  ordonnant 
à  Yong-lou  de  se  joindre  au  prince  K'ing  pour  traiter  ensemble  (des  affaires 
de  la  paix).  En  ce  moment,  le  ministère  des  Affaires  étrangères  de  la  Russie 
a  consenti  à  retirer  ses  troupes  ;  c'est  une  occasion  favorable  dont  il  faut 
profiter.  Il  ne  faut  pas  la  laisser  passer,  et  aux  fautes  précédentes  ajouter 
une  nouvelle  faute.  C'est  pourquoi  le  grand-secrétaire  d'État  doit  partir  en 
toute  hâte  [de  Chang-hai]  pour  T'ien-tsin.  D'abord  il  y  prendra  les  sceaux 
de  sa  vice-royauté,  et  sans  tarder  il  se  rendra  à  Péking,  pour  visiter  les 
ministres  des  royaumes  étrangers  et  délibérer  avec  eux  sur  l'ouverture 
immédiate  des  négociations.  Pour  ce  qui  concerne  Taveu  public  de  Notre 
faute,  déjà  le  26*  jour  de  la  7®  lune  (10  août),  Nous  avons  donné  un  décret 
le  notifiant  à  tout  l'empire.  Nous  pensons  que  le  grand-secrétaire  Li  en  a 
reçu  communication.  Il  y  a  encore  l'affaire  de  la  répression  armée  des  mal- 
faiteurs ;  en  attendant  que  le  grand-secrétaire  arrive  à  sa  vice-royauté, 
Ting-yong,  son  remplaçant,  a  déjà  été  chargé  de  les  réprimer  sérieusement. 
Sur  ce  sujet,  Nous  avons  aujourd'hui  même  lancé  un  autre  décret.  Quant 
aux  autres  points  proposés,  qu'il  soit  fait  suivant  ce  que  les  auteurs  des 
notes  susdites  Nous  demandent.  —  Seulement  il  faut  considérer  que  les 
affaires  à  arranger  ont  entre  elles  un  certain  ordre  ;  par  conséquent,  on  doit 
bien  distinguer  ce  qui  doit  venir  avant  de  ce  qui  doit  être  placé  après.  —  Dans 
le  voyage  que  Nous  faisons  pour  accompagner  et  conduire  respectueuse- 
ment le  char  de  notre  mère  adoptive,  l'impératrice  douairière.  Nous  avons 
partout  été  tranquille  et  avons  joui  d'une  bonne  santé.  Nous  sommes  en  ce 
moment  à  deux  étapes  de  Tai-Yuen.  Notre  séjour  dans  cette  ville  sera-t-il 
court  ou  de  longue  durée?  En  ce  moment  Nous  ne  le  savons  pas.  Une  fois 
arrivé,  après  avoir  examiné  toutes  les  circonstances,  Nous  déterminerons  de 
nouveau  s'il  faut  continuer  notre  voyage,  ou  s'il  ne  faut  pas  Nous  y  arrêter. 
Après  les  changements  imprévus  qui  tout  d'un  coup  viennent  d'avoir  lieu, 
non  seulement  Notre  sûreté,  mais  même  Notre  vie  dépendent  du  voyage  du 
grand-secrétaire  (Li,  pour  le  nord).  Faire  tourner  le  ciel  et  la  terre  {arran- 
ger les  choses  difficiles]  n'est  pas  une  chose   soustraite  à  la  puissance  des 


394  CORRESPONDANCE  DE  CHINE 

hommes  capables.  Que  le  grand-officier  susnommé  fasse  ce  qui  est  en  son 
pouvoir  pour  résoudre  les  difficultés  présentes.  Nous  avons  le  ferme  espoir 
qu'il  y  réussira,  Que  ïoan-fan  fasse  parvenir  par  le  télégraphe  le  présent 
décret  à  la  connaissance  de  Li  Hong-tchang  et  des  autres  qu'il  concerne.  — 
Décret  impérial. 

Comme  préliminaire  de  la  paix  h  traiter,  l'empereur  indique 
dans  le  document  ci-dessus  la  répression  armée  des  malfaiteurs, 
c'est-à-dire  des  Boxeurs.  Nulle  mention  n'y  est  faite  encore  de 
la  punition  exemplaire  à  infliger  à  leurs  protecteurs  à  la  cour. 
C'est  qu'au  moment  du  décret,  les  nations  alliées  n'avaient  pas 
encore  formulé  assez  clairement  cette  condition.  En  attendant, 
voyons  les  mesures  prises  par  la  cour  contre  les  Boxeurs. 


II 

Trois  décrets  surtout  se  rapportent  à  ce  sujet,  en  formant  une 
certaine  gradation.  On  croirait,  à  la  lecture  du  premier,  que  tous 
les  Boxeurs  vont  être  exterminés.  Mais,  dans  le  dernier,  on  peut 
voir  une  sorte  d'amnistie  presque  générale,  quant  à  la  forme  et 
quant  au  fond. 

Le  premier  décret  est  du  7  septembre.   L'empereur  y  parle  en 

ces  termes  : 

Les  commencements  des  troubles  actuels  sont  véritablement  l'œuvre  des 
Boxeurs.  A  présent,  si  l'on  veut  arracher  la  racine  du  mal  et  en  faire  tarir 
la  source,  il  n'y  a  d'autre  moyen  que  de  les  réprimer  énergiquement.  C'est 
surtout  dans  le  Tche-li  que  les  Boxeurs  sont  le  plus  répandus.  En  attendant 
que  Li  Hong-tchang,  vice-roi  de  celte  province,  y  soit  arrivé,  son  suppléant 
intérimaire,  Ting-yong  *,  en  a  seul  la  responsabilité.  Nous  lui  enjoignons 
de  donner  des  ordres  aux  autorités  locales  civiles  et  militaires,  afin  qu'elles 
s'occupent  sévèrement  de  la  répression  des  Boxeurs.  Qu'elles  visent  à  arra- 
cher la  racine  [de  ce  mauvais  arbre]  et  à  lui  couper  les  branches,  en  punis- 
sant tant  les  principaux  coupables  que  leurs  complices  et  associés.  Si,  après 
cela,  il  y  avait  encore  des  gens  qui  formassent  des  bandes  pour  se  livrer  à 
des  actes  violents  et  déraisonnables,  qui  ne  reconnussent  plus  les  autorités, 
et  qui  se  permissent  même  de  résister  aux  soldats  réguliers,  que  les  auto- 
rités supérieures  délèguent  aussitôt  des  mandarins  pour  aller  à  la  tête  des 
troupes,  les  attaquer  vigoureusement  et  leur  infliger  le  traitement  qu'ils 
méritent.  En  agissant  ainsi,  Nous  espérons  faire  tarir  la  source  des  troubles 
et  tranquilliser  Nos  sujets.  —  Décret  impérial. 

Si    l'empereur,   en   donnant  ce   décret,    avait   été   sincère,    il 

1.  Ce  Ting-yong,  grand-trésorier  du  Tche-li,  est  celui  qui,  pris  en  octobre 
par  les  alliés  à  Pao-ting-fou,  a  été  soumis  à  un  conseil  de  guerre  et  con- 
damné à  mort.  Quel  enfantillage,  de  confier  à  un  patron  des  Boxeurs  leur 


à 


UN  COIN  DE  LA  POLITIQUE  CHINOISE  396 

aurait  commencé  lui-même  par  donner  l'exemple  de  la  répres- 
sion, en  punissant  sévèrement  les  patrons  des  Boxeurs  qui  l'en- 
touraient. Loin  d'être  punis,  il  semble  qu'ils  ont  agi  auprès  de 
l'empereur  pour  adoucir  la  sévérité  du  décret  qu'on  vient  de 
lire.  C'est  pourquoi,  quelques  jours  plus  tard,  le  17  septembre, 
un  nouveau  décret  était  porté,  dans  lequel  les  chrétiens  étaient 
aussi  signalés  comme  causes  des  malheurs  présents.  Parmi  les 
Boxeurs,  deux  classes  sont  distinguées  ;  et,  à  l'une  d'elles,  liberté 
est  accordée  de  se  retirer  tranquillement  dans  ses  foyers.  Voici 
ce  décret  : 

Les  troubles  actuels  viennent  de  deux  causes  :  d'abord  les  Boxeurs,  sans 
motif  aucun,  ont  suscité  des  vexations  aux  chrétiens  ;  puis  les  chrétiens  ont 
conçu  des  doutes  et  des  craintes  sur  le  compte  des  Boxeurs.  Ni  les  uns  ni 
les  autres  ne  voulant  céder  de  leurs  prétentions,  ils  ont  causé  des  troubles 
extraordinaires.  Ils  ne  savent  pas  que  Boxeurs  et  chrétiens  sont  tous  égale- 
ment Nos  petits  enfants,  et  que  Nous  les  considérons  tous  comme  de  pauvres 
blessés.  En  particulier,  les  chrétiens,  s'ils  veulent  vivre  tranquilles,  unique- 
ment occupés  de  leurs  affaires,  naturellement  seront  protégés,  comme  il  a 
été  fait  dans  le  passé  ;  par  conséquent,  ils  n'ont  aucune  raison  de  concevoir 
de  craintes  ni  de  soupçons.  Nous  ordonnons  aux  vice-rois  et  aux  gouver- 
neurs des  provinces  d'enjoindre  expressément  aux  autorités  locales  de  se 
montrer  sincères  et  justes  envers  tous,  de  faire  au  peuple  des  exhortations 
appropriées  aux  circonstances,  afin  que  tous  les  chrétiens,  comprenant  enfin 
les  sentiments  d'égale  bienveillance  et  de  commune  bonté  qui  Nous  animent, 
déposent  leurs  craintes  et  vivent  tranquilles  chez  eux,  comme  à  l'ordinaire. 

Les  chrétiens  ont  été  trop  timides  et  méfiants  :  était-ce  sans 
raison,  comme  Tempereur  l'insinue?  Pouvaient-ils  ne  pas  craindre, 
lorsqu'ils  voyaient  ces  Boxeurs  se  livrant  partout  contre  eux  au 
pillage,  à  l'incendie  et  au  meurtre?  Et,  comment  se  fier  aux  auto- 
rités locales,  lorsque  celles-ci  ne  donnaient  aucun  signe  de  vie 
en  leur  faveur?  Bien  plus,  n'avaient-elles  pas  reçu  l'ordre  de 
forcer  les  chrétiens  à  l'apostasie  et  de  condamner  les  récalci- 
trants a  toute  sorte  de  peines  ?  J'avoue  que  je  n'ai  pas  encore  vu 
le  texte  authentique  de  ce  décret  persécuteur,  lancé  vers  le  20 
ou  le  21  juin  ;  mais  j'ai  des  témoignages  venus  de  la  Mandchou- 
rie,  du  Ho-nan,  du  Tché-li,  du  Chan-si,  du  Se-tchoen,  du  Yun- 
nan,  du  Kiang-sou,  du  Hou-pé...,  affirmant  son  existence.  Du 
reste,  s'il  subsistait  quelque  doute  sur  ce  point,  il  disparaîtrait 
devant  la  conduite  barbare  et  sanguinaire  de  plusieurs  manda- 
rins. S'ils  n'ont  pas  conduit  les  hordes  des  Boxeurs  à  la  chasse  et 
au  massacre  des  chrétiens,  ils  les  ont  laissées  faire  impunément; 
ils  n'ont  pas  pris  de  mesures  pour  prévenir  les  malheurs  qui  sont 


396  CORRESPONDANCE  DE  CHINE 

arrivés,  et,  après  les  attaques,  ils  n'ont  rien  fait  pour  sauver  les 
chrétiens  échappés  à  leurs  ennemis  et  pour  punir  leurs  bour- 
reaux. Mais  revenons  au  décret  du  17  septembre,  et  voyons 
comment  l'empereur  s'applique  à  ménager  la  vie,  la  réputation 
et  les  biens  des  cruels  Boxeurs  : 

Quant  aux  Boxeurs,  beaucoup  se  sont  enrôlés  parmi  eux,  forcés  par  des 
malfaiteurs,  membres  aussi  de  la  même  société.  Comment  peut-on  tolérer 
que,  sans  distinction  de  bons  et  de  mauvais,  tous  soient  également  condamnés 
à  mort  ?  Nous  ordonnons  aux  autorités  locales  de  donner  des  proclamations 
claires  au  peuple,  enjoignant  aux  membres  des  sociétés  de  Boxeurs  de  se 
disperser  et  de  retourner  à  la  culture  de  leurs  champs.  Si,  comme  par  le 
passé,  il  y  avait  encore  des  gens  qui,  en  opposition  à  Nos  ordres,  osassent 
se  réunir  en  bandes  et  ne  voulussent  pas  revenir  de  leurs  égarements,  ils 
seront  bientôt  le  but  des  armes  des  soldats  réguliers  ;  ceux-ci,  sans  distinc- 
tion de  pierres  précieuses  et  de  pierres  ordinaires  (bons  ou  mauvais),  atta- 
queront tous  ceux  qu'ils  rencontreront.  Alors  les  rebelles  se  repentiront  de 
leur  entêtement;  mais  ce  sera  inutile.  Ils  ne  pourront  pas,  cependant,  dire 
qu'ils  n'ont  pas  été  avertis  avant  d'être  punis.  Que  ce  décret  soit  porté  à  la 
connaissance  de  tous.  —  Décret  impérial. 

Rien  donc  de  plus  facile  que  d'échapper  aux  rigueurs  du 
décret  précédent,  ainsi  que  du  Code  pénal.  Les  Boxeurs  n'ont 
qu^à  se  dire  enrôlés  par  force,  à  échanger  le  tison  et  le  couteau 
contre  la  bêche,  pour  être  absous  de  toutes  leurs  atrocités. 

Il  est  étonnant  qu'après  une  magnanimité  si  extraordinaire  de 
l'empereur,  il  reste  encore  des  Boxeurs  qui  ne  veuillent  pas  en 
profiter.  C'est  pourtant  ce  qui  a  eu  lieu.  Contre  ces  récalcitrants 
ingrats  et  audacieux,  l'empereur  va-t-il  se  montrer,  sinon  sévère, 
au  moins  juste  ?  C'est  à  quoi  on  pouvait  et  l'on  devait  s'attendre, 
et,  cependant,  c'est  le  contraire  qui  est  arrivé. 

Ting-Yong,  par  intérim  vice-roi  du  Tché-li,  présenta  un 
mémoire  à  l'empereur,  lui  demandant  des  instructions  à  l'égard 
des  Boxeurs  peu  pressés  de  retourner  à  la  culture  de  leurs 
champs.  En  réponse  à  ce  mémoire,  l'empereur  donna,  le 
27  septembre,  le  décret  suivant  : 

Nous  avons  appris  que  des  Boxeurs  ont  osé  de  nouveau  se  réunir  en 
bandes  près  de  Péking  et  de  T'ien-tsin,  pour  se  livrer  au  meurtre  et  au  pil- 
lage des  honnêtes  gens.  En  vérité,  ils  ont  porté  le  mépris  des  lois  au  dernier 
point.  Si  on  ne  les  réprime  pas  sévèrement,  il  n'y  a  plus  moyen  de  dompter 
leur  cruel  entêtement.  Cependant,  attendu  que  beaucoup  d'individus  qui 
suivent  les  Boxeurs  ne  le  font  que  forcés  par  les  mauvais  sujets  membres  de 
la  même  société,  naturellement,  dans  la  manière  de  se  conduire  envers  eux, 
les  autorités  doivent  bien  distinguer  les  uns  des  autres.  Nous  ordonnons 
aux  généraux,  chefs  des  brigades  en  charge  dans  le  ïché-li,  de  se  rendre 


UN  COIN  DE  LA  POLITIQUE  CHINOISE  397 

aux  localités  où  les  Boxeurs  sont  réunis,  et  de  les  forcer  a  rendre  leurs 
armes  et  à  se  disperser  immédiatement.  Si  quelques-uns  osaient  encore 
résister  aux  ordres  de  l'autorité,  Nous  ordonnons  auxdits  généraux  de  les 
punir  énergiquement  ;  par  ces  mesures,  Nous  ferons  tarir  la  source  des 
révoltes  et  Nous  tranquilliserons  le  pays.  —  Décret  impérial. 

Ainsi,  l'empereur  trouve  encore  moyen  de  distinguer  entre 
Boxeurs  et  Boxeurs,  renouvelle  son  amnistie  à  l'égard  des  uns 
et  fait  seulement  des  menaces  aux  autres.  Et  Ton  peut  se  demander 
ici  :  Ces  menaces  sont-elles  bien  sérieuses?  N'oublions  pas  qu'elles 
sont  faites  au  moment  où  la  cour  commence  à  être  informée  des 
justes  exigences  des  puissances  européennes,  par  rapport  au  châ- 
timent des  patrons  des  coupables. 

Ting-yong  et  ses  inférieurs  ont  bien  compris  le  peu  de  sérieux 
des  menaces  impériales  aux  Boxeurs  récalcitrants;  c'est  pourquoi 
je  ne  sache  pas  que  les  troupes  régulières  aient  fait  des  mouve- 
ments dans  le  Tché-li,  pour  dompter  la  ténacité  des  rebelles. 

Quand  des  lecteurs  européens,  peu  au  courant  des  mœurs 
chinoises,  lisent  les  décrets  impériaux,  ils  sont  portés  à  croire  le 
gouvernement  chinois  cruel  dans  son  administration.  De  fait,  dans 
ces  décrets,  il  y  a  un  tel  étalage  de  verbes  et  d'adjectifs  énergiques 
pour  intimer  des  ordres,  qu'on  ne  comprend  pas  comment  ils 
peuvent  être  reçus,  par  ceux  à  qui  ils  s'adressent,  sans  un  trem- 
blement d'effroi.  Qu'on  se  détrompe.  L'Oriental,  le  Chinois 
en  particulier,  recevant  des  ordres,  a  toujours  soin  de  chercher 
le  fond  de  la  pensée  du  souverain.  Veut-il,  oui  ou  non,  être  obéi? 
Pour  acquérir  cette  connaissance,  il  interroge  ceux  qui  sont 
placés  plus  près  du  trône  ;  il  examine  surtout  d'autres  ordres 
semblables  à  ceux  qu'il  a  reçus  et  la  manière  dont  le  souverain 
tient  la  main  à  leur  exécution.  Dans  le  cas  présent,  rien  de  plus 
facile  à  Ting-yong  et  à  ses  subordonnés  que  de  s'assurer  que  tous 
tous  ces  ordres  de  répression  sévère^  énergique...  des  Boxeurs 
n'étaient  que  de  pures  formules. 

III 

Presque  en  même  temps  que  les  ordres  contre  les  Boxeurs 
contumaces,  partait  aussi  de  T'ai-yuen,  où  résidait  encore  l'empe- 
reur, le  fameux  décret  statuant  de  sévères  châtiments  contre 
leurs  hauts  protecteurs.  Nos  lecteurs  Tont  juger  par  eux-mêmes 
de  sa  sévérité.  Nous  verrons  plus  tard  comment  les  punitions  ont 


398  CORRESPONDANCE  DE  CHINE 

été  infligées.  Le  décret  est  du  25  septembre.  Il  commence  égale- 
ment par  un  acte  de  contrition  plus  ou  moins  sincère  que  voici: 

Les  discordes  actuelles  ont  occasionné  dans  l'empire  des  changements 
considérables.  Si  l'on  cherche  la  cause  première  des  malheurs  arrivés,  il 
devient  clair  qu'ils  n'ont  pas  été  prémédités  ni  voulus  par  Nous  *,  mais  qu'ils 
doivent  être  tous  imputés  aux  princes  et  aux  grands-officiers  qui  ont  patronné 
des  mauvais  sujets,  membres  de  la  société  des  Boxeurs.  Des  causes  de  dis- 
corde avec  les  royaumes  Nos  alliés  s'en  sont  suivies,  et  des  sujets  de  mécon- 
tentement pour  les  mânes  des  empereurs  Nos  ancêtres.  De  plus,  nous  avons 
été  obligé  de  faire  changer  de  résidence  l'impératrice  douairière  et  d'accom- 
pagner respectueusement  son  char  hors  de  la  capitale.  Nous  ne  pouvons  pas 
ne  pas  Nous  reconnaître  coupable  de  ce  qui  est  arrivé;  mais  les  princes 
et  les  grands-officiers  qui,  sans  cause  aucune,  ont  occasionné,  par  leur 
conduite  à  l'égard  des  Boxeurs,  tant  de  malheurs,  le  sont  aussi,  et  ils  doi- 
vent absolument  être  châtiés  avec  rigueur,  et  subir  des  peines  proportion- 
nées à  leurs  fautes. 

Quels  seront  donc  ces  châtiments  sévères,  prononcés  par  la 
justice  impériale  contre  les  auteurs  reconnus  de  tant  de  désastres 
et  de  tant  de  violences,  infligées  par  les  Boxeurs  aux  Européens 
et  aux  Chinois  eux-mêmes,  dans  leurs  personnes  et  dans  leurs 
biens? 

En  conséquence,  Nous  ordonnons  que  Tsai-hiun,  prince  Tchoang  du 
1*'  degré,  P*ou-kou,  prince  Y  du  1*'  degré,  Tsai-lien  et  Tsai-yn,  princes  du 
3®  degré,  soient  privés  de  leurs  titres  de  noblesse  et  déposés  de  leurs  char- 
ges. Quant  au  prince  de  2*  degré  Toan  Tsai-y,  par  bienveillance  spéciale 
Nous  ne  le  condamnons,  pour  le  moment,  qu'à  la  privation  de  toutes  ses 
charges;  il  sera  cependant  remis  à  la  cour  du  clan  impérial,  qui  délibérera 
sérieusement  sur  les  peines  qui  doivent  lui  être  infligées.  Il  y  a  encore  ïsai- 
lan,  duc  impérial  du  2®  degré,  puni  de  la  perte  de  ses  appointements,  et  Yn- 
nien,  premier  vice-président  du  censorat  :  qu'ils  soient  remis  à  la  cour  des 
censeurs,  pour  qu'elle  délibère  sur  les  peines  sévères  qui  doivent  leur  être 
infligées.  Enfin  que  Kang-i,  assistant  du  conseil  privé  et  président  du  minis- 
tère des  charges,  et  Tchao  Chou-k'iao,  président  du  ipinistère  des  peines, 
soient  aussi  remis  à  la  même  cour  des  censeurs,  qui  délibéreront  sur  la  peine 
à  leur  infliger.  Par  ces  mesures,  Nous  voulons  donner  à  tous  un  avertisse- 
ment salutaire. 

Qu'on  nous  permette  de  faire  là-dessus  quelques  remarques  : 
1°  Nous  cherchons,  en  vain,  parmi  les  noms  des  coupables,  celui 
du  général  Tong  Fou-siang;  et  pourtant  ce  grand-officier  a  pris 
une  part  très  active  à  la   campagne  des  Boxeurs  2. 

2**  Un  autre  patron  des  Boxeurs  est  Yu-hien,  naguère  gouver- 
neur du   Chang-tong  et,  au  moment  du  décret,  gouverneur  du 

1.  PouYons-nous  croire  cela  sur  cette  parole  officielle  ? 

2.  Un  décret  vient  d'être  rendu  contre  lui,  seulement  le  3  décembre. 


UN  COIN  DE  LA  POLITIQUE  CHINOISE  3» 

Chan-si.  Son  nom  a  aussi  été  oublié  dans  la  sentence.  Cette 
omission  a  tellement  frappé  l'attention  de  tout  le  monde,  que, 
quelques  jours  plus  tard,  l'empereur  a  dû  donner  un  court  décret 
relevant  Yu-hien  de  sa  charge,  tout  en  lui  promettant  une  nou- 
velle destination. 

3^  Li  Pin-heng,  plus  coupable  encore  que  Yu-hien,  a  aussi  été 
laissé  dans  l'oubli.  Il  paraît  qu'il  s'est  suicidé  de  honte,  après  ses 
défaites  à  Pé-tsang  et  h  Yang-tsuen.  L'empereur  ayant  appris  sa 
mort,  lui  a  accordé  des  louanges  posthumes  et  des  honneurs  funè- 
bres tout  à  fait  extraordinaires  ^  L'empereur  aurait  bien  pu  avoir 
pour  lui  au  moins  quelques  paroles  de  blâme,  avec  révocation  des 
honneurs  accordés. 

4°  Nous  ne  disons  rien  de  la  peine  infligée  aux  princes  Tchang, 
Y,  Tsai-lien  et  Tsai-yn,  car  nous  sommes  peu  au  courant  de  leurs 
faits  et  gestes  à  Péking.  Les  deux  derniers  sont  frères  du  féroce 
Toan  qui  vient  après. 

5"  La  peine  de  ce  prince  est  par  trop  dérisoire.  Sa  dégradation 
même  n'est  pas  complète.  La  sentence  que  donnera  la  cour  du 
clan  impérial,  on  le  sait  d'avance,  si  elle  est  prononcée,  sera 
insignifiante. 

6"  Nous  pouvons  répéter  la  dernière  observation  à  l'égard  de  la 
punition  infligée  et  à  infliger  à  Kang-y  et  à  Tchao  Chou-kiao,  à 
Tsai-lan,  autre  frère  du  prince  Toan,  et  à  Yn-nien. 

Comme  on  pouvait  s'y  attendre,  les  Européens  ont  trouvé  la 
justice  chinoise  par  trop  bénigne.  Ils  ont  protesté,  sans  doute, 
contre  des  peines  si  légères  pour  des  crimes  si  graves,  et  contre 
l'impunité  laissée  à  quelques-uns  des  principaux  coupables. 

Si  du  moins  les  peines  décrétées  avaient  été  effectivement 
subies!  Mais  nous  avons  des  raisons  d'en  douter,  au  moins  pour 
quelques-uns  des  condamnés. 

Des  décrets  ont  paru  postérieurement  à  celui  que  nous  venons 
de  citer,  confiant  des  missions  près  de  la  cour  à  Yn-nien.  Des  let- 
tres reçues  à  Chang-hai  ont  raconté  comment  les  princes  Toan  et 
Tchoang  ont  suivi  la  cour  jusqu'à  Si-ngan-fou.  Kang-y  est  mort 
en  route,  tandis  qu'en  dépit  de  sa  punition,  il  se  rendait  au  Chen- 
si.  Nous  n'avons  pas  de  nouvelles  des  autres  oflîciers  punis. 

Coïncidence  étrange  :    quelques  jours  après    avoir    rendu    ce 

1.  Nous  avons  donné  la  traduction  du  décret  y  relatif,  dans  VEcho  de 
Chine  du  19  novembre  1900. 


400  CORRESPONDANCE  DE  CHINE 

décret,  l'empereur  condamna  à  mort  un  pauvre  fou  qui,  se 
disant  chef  de  Boxeurs,  causa  un  peu  de  désordre  auprès  du  char 
qui  conduisait  le  souverain  à  Si-ngan-fou.  Pour  n'avoir  pas  pré- 
venu ce  petit  incident,  le  sous-préfet  fut  renvoyé  du  service 
avec  défense  de  rentrer  jamais  dans  l'administration  ^  Double 
poids  et  double  mesure  !  Si  les  patrons  des  Boxeurs  avaient  été 
punis  pour  leurs  forfaits  à  proportion  de  la  peine  infligée  au  fou 
Kouo  Toen-yuen  et  à  son  sous-préfet,  pour  l'irrévérence  ou  com- 
mise ou  non  prévenue,  quelles  peines  n'aurait-il  pas  fallu  leur 
infliger? 

Les  gouvernements  européens  ne  se  montrant  pas  satisfaits 
des  exécutions  incomplètes  et  trop  bénignes  du  25  septembre, 
l'empereur,  pressé  d'ailleurs  par  des  mémoires  des  grands  offi- 
ciers des  provinces,  a  dû  reprendre  la  cause  et  appliquer  aux 
patrons  des  Boxeurs  des  châtiments  plus  sévères.  Cela  est  fait 
dans  le  décret  du  13  novembre.  L'empereur  essaie  de  cacher  la 
pression  étrangère  par  les  phrases  suivantes  assez  curieuses  : 

La  cause  des  malheurs  actuels  a  été  la  protection  que  des  fonctionnaires 
ont  accordée  aux  malfaiteurs  membres  de  la  société  des  Boxeurs.  De  là  il 
est  arrivé  que  les  royaumes  étrangers  sont  en  hostilité  contre  Nous,  et  que 
Nous  avons  donné  des  sujets  de  chagrin  aux  mânes  des  empereurs  Nos  an- 
cêtres. Précédemment  déjà  Nous  avons  lancé  un  décret  infligeant  [à  plusieurs 
princes  et  grands-officiers]  diverses  punitions.  En  ce  moment  tous  les  envi- 
rons de  la  capitale  sont  encore  troublés  par  des  Boxeurs,  ce  qui  met  tout  le 
pays  sens  dessus  dessous,  et  rend  insupportable  la  vie  aux  gens  du  peuple. 
Lorsque  Nous  y  pensons,  Nous  sommes  profondément  ému  de  compassion 
pour  les  uns  et  de  colère  contre  les  autres.  Si  on  ne  punit  pas  sévèrement  les 
coupables,  on  se  verra  sans  moyens  de  tranquilliser  le  cœur  de  Nos  sujets 
et  de  dissiper  l'animosité  des  royaumes  étrangers. 


1.  Décret  du  46®  jour  de  la  8*  lune  bis  (4  octobre  1900).  —  Aujourd'hui 
durant  notre  voyage,  à  peine  étions-Nous  arrivé  au  bourg  de  Y  Ngan- 
ts'uen,  qu'un  homme  fou  appelé  Kouo  Toen-yuen,  se  disant  chef  d'une  bande 
de  Boxeurs,  s'est  présenté  subitement  devant  Nous  ;  il  proférait  des  paroles 
incohérentes,  portait  des  habits  extraordinaires,  et,  pour  arriver  jusqu'à  Nous, 
il  a  bousculé  les  gens  de  notre  escorte.  Cette  conduite  est  en  vérité  celle 
d'un  homme  qui  a  porté  le  mépris  des  lois  au  dernier  point.  Nous  ordonnons 
qu'il  soit  décapité  sur  place,  en  vue  de  donner  à  tous  un  avertissement  salu- 
taire. Quant  à  Tch'en  Yué-jen,  sous-préfet  de  Kiai-hieou,  il  a  montré  dans 
cette  affaire  qu'il  est  un  fonctionnaire  incapable  ;  de  plus,  aux  jours  ordi- 
naires, il  ne  s'est  pas  occupé  de  la  recherche  ni  de  la  capture  des  Boxeurs; 
on  peut  même  conclure  de  ce  qui  est  arrivé  aujourd'hui  qu'il  en  était  le  pro- 
lecteur. En  conséquence,  Nous  ordonnons  qu'il  soit  aussitôt  dégradé  de  son 
poste,  et  que  son  nom  ne  soit  plus  jamais  inscrit  sur  la  liste  de  fonctionnaires 
proposés  pour  des  emplois.  —  Décret  impérial. 


UN  COIN  DE  LA  POLITIQUE  CHINOISE  401 

Remarquons  l'aveu  impérial,  qu'après  tant  de  décrets,  le  pays 
n'est  pas  encore  purgé  des  Boxeurs. 

Enfin,  voici  les  nouvelles  peines,  qui  doivent  être  réellement 
sévères,  contre  les  grands,  les  vrais  coupables  : 

Nous  ordonnons  que  le  prince  de  2*  degré  Toan  Tsai-y  soit  privé  de  toutes 
ses  dignités  et  charges,  et  que  lui  et  le  prince  de  1*=^  ordre  Tch'oang  Tsai- 
hiun,  précédemment  dégradé,  soient  gardés  pour  un  temps  dans  la  pri- 
son du  clan  impérial.  Aussitôt  que  les  opérations  militaires  auront  pris  fin, 
ils  seront  envoyés  à  Moukden  pour  y  être  enfermés  en  prison  jusqu'à  la  fin 
de  leurs  jours.  Quant  au  prince  du  l®*"  degré  Y  P'ou-tsing  et  à  ïsai-yn, 
prince  du  3*  degré,  déjà  privés  de  leurs  charges  et  dignités,  Nous  ordon- 
nons qu'ils  soient  gardés  dans  la  prison  du  clan  impérial.  Le  prince  du  3®  de- 
gré Tsai-lien  a  déjà  été  dégradé;  Nous  ordonnons  qu'il  vive  complètement 
retiré  dans  sa  maison,  occupé  de  la  pensée  de  sa  faute.  Le  duc  de  2"=  degré 
ïsai-lan  sera  privé  de  ses  appointements,  et  baissé  d'un  degré,  Yn-nien, 
président  de  la  cour  des  censeurs ,  sera  baissé  de  deux  degrés  et  envoyé 
dans  un  poste  inférieur.  Kang-i,  président  du  ministère  des  charges  et  sous- 
chancelier  du  conseil  privé,  fut  envoyé  [en  juin  dernier]  près  des  Boxeurs 
révoltés,  pour  faire  une  enquête  sur  leur  conduite  et  arranger  leur  affaire; 
à  son  retour,  il  Nous  fit  un  long  rapport  en  faveur  des  Boxeurs,  Cette  con- 
duite mériterait  un  châtiment  sévère;  mais,  depuis  lors,  le  coupable  est 
mort;  par  conséquent,  Nous  lui  faisons  grâce  des  peines  que  nous  pourrions 
statuer  contre  lui.  Tchao  Chou-kiao,  président  du  ministère  des  peines,  a  été 
aussi  chargé  de  régler,  après  enquête,  l'affaire  des  Boxeurs;  mais  le  lende- 
main de  son  départ  il  était  de  retour,  ce  qui  montre  bien  qu'il  s'acquitta  né- 
gligemment de  sa  mission  ;  cependant,  dans  son  rapport,  il  ne  se  servit  pas 
de  phrases  pompeuses  pour  Nous  tromper.  Nous  ordonnons  qu'il  soit  privé 
de  sa  charge,  tout  en  continuant  à  la  remplir.  Yu-hien,  auparavant  gouverneur 
du  Chan-si,  et  à  présent  privé  de  .sa  charge,  pendant  tout  le  temps  de  son 
administration,  a  été  le  protecteur  des  Boxeurs,  et  a  fait  tuer  des  mission- 
naires et  des  chrétiens;  agissant  à  sa  guise,  il  a  été  très  téméraire  dans  sa 
conduite.  Sa  faute,  à  lui,  est,  par  conséquent,  beaucoup  plus  grave  [que 
celle  des  autres  fonctionnaires].  Nous  ordonnons  qu'il  soit  envoyé  en  exil 
aux  frontières  les  plus  éloignées;  il  y  sera  employé  dans  des  corvées  péni- 
bles, et  jamais  il  ne  sera  mis  en  liberté,  ni  ne  pourra  revenir  du  lieu  de  son 
exil. 

Encore  quelques  brèves  observations  sur  ce  décret,  qui  est, 
parait-il,  le  dernier  mot  de  la  justice  chinoise.  1°  Tong  Fou-siang 
n'est  pas  encore  compris  dans  la  liste  des  coupables.  Pourquoi 
cette  omission  1  ?  2°  Kang-y,  quoique  mort,  est  cité  à  la  barre  im- 

1.  Nous  avions  déjà  terminé  ce  travail,  quand  un  décret  a  enfin  paru,  or- 
donnant la  punition  de  Tong  Fou-siang.  Le  voici  : 

Décret  du  12^  jour  de  la  10"  lune  (3  décembre  1900).  — Tong  Fou-siang, 
général  de  division  du  Kan-sou,  précédemment,  dans  l'affaire  de  la  répres- 
sion des  Mahométans  qui  lui  fut  confiée,  s'est  distingué  par  ses  exploits  mi- 
litaires. Après  qu'il  a  été  appelé  (avec  ses  troupes)  à  Péking,  par  suite  de 
son  ignorance  des  affaires  internationales,  il  n'a  pas  su  s'approprier  les  sen- 

LXXXVI.  —  26 


402  CORRESPONDANCE  DE  CHINE 

périale.  Pourquoi  ne  pas  avoir  fait  la  même  chose  pour  Li  Pin- 
heng  ?  3°  N'est-il  pas  conforme  aux  mœurs  et  coutumes  chinoises 
d'infliger  aux  morts,  et  h  cause  des  morts,  à  leurs  familles,  des 
punitions  posthumes  ?  C'était  ici  le  cas  ou  jamais  de  suivre  cette 
tradition  ;  4*^  Si  la  prison  infligée  aux  princes  Toan,  Tchoan, 
P'ou-tsing  et  Tsai-yn,  était  sérieusement  subie,  on  pourrait  se 
dispenser  d'en  dire  davantage.  Mais  tous  ces  condamnés  sont-ils 
déjà  en  prison?  A  plusieurs  reprises,  on  a  rapporté  que  le  prince 
Toan  est  en  toute  liberté  à  Ning-hia,  dans  le  Kan-sou.  Une  fois 
ces  coupables  mis  en  prison,  qui  garantit  qu^ils  y  resteront  jus- 
qu'à la  fin  de  leurs  jours?  Je  pense  que  les  Européens  auraient 
été  plus  satisfaits,  s'ils  avaient  été  relégués  en  exil  dans  quelque 
île  ou  forteresse  européenne...  5°  La  punition  de  Tsai-lien,  em- 
prisonné chez  lui,  nous  semble  un  peu  illusoire;  6°  De  même,  la 
dégradation  partielle  infligée  à  Tsai-lan,  à  Yn-nien  et  à  Tchao 
Chou-kiao,  n'est  qu'un  amusement  d'enfants.  Sans  avoir  été  bien 
longtemps  en  Chine,  on  a  pu  voir  des  gouverneurs  de  provinces, 
abaissés  de  deux  degrés,  se  tenir  tranquilles  pendant  quelque 
temps,  et  rentrer  easuite  dans  l'administration  avec  des  titres  et 
des  emplois  égaux,  sinon  supérieurs,  à  ceux  qu'ils  avaient  eus 
précédemment;  7°Yu-hien  est  le  bouc  émissaire  de  la  bande.  Sa 
peine  est-elle  excessive?  Au  lieu  d'y  répondre  par  nous-même, 
nous  aimons  mieux  placer  sous  les  yeux  du  lecteur  l'accusation 
présentée  contre  lui  à  l'empereur  par  S.  Exe.  Cheng,  le  directeur 
général  des  chemins  de  fer  et  télégraphes  en  Chine.  Ce  mémoire 
accusateur  a  dû  partir  de  Chang-hai  dans  les  derniers  jours 
d'octobre. 

timents  de  la  cour  quant  à  la  fidélité  aux  traités  et  la  concorde  avec  les  na- 
tions étrangères,  et  en  présence  des  difficultés  survenues  il  a  agi  téméraire- 
ment. En  vérité,  il  a  encouru  des  peines  sévères  qui  devraient  lui  être  infli- 
gées. Attendu,  cependant,  que  la  position  dji  Kan-sou  est,  pour  l'empire,  de 
grande  importance,  que  ledit  général  est  l'homme  qui  convient  aux  gens  et 
aux  lieux  de  cette  province,  par  un  acte  de  spéciale  indulgence,  Nous  ordon- 
nons qu'il  soit  privé  des  titres  de  son  commandement,  tout  en  continuant  à 
en  remplir  la  charge.  De  plus.  Nous  ordonnons  que  le  corps  d'armée  qui  lui 
a  été  confié  auparavant  soit  licencié,  à  l'exception  de  5  500  hommes,  qui  res- 
teront sous  son  autorité,  comme  par  le  passé.  Enfin,  que  ledit  général,  à  la 
tête  de  ces  soldats  et  des  camps  qui  lui  sont  personnellement  attribués,  re- 
tourne aussitôt  au  Kan-sou,  dont  il  occupera  et  défendra  les  points  straté- 
giques. Nous  voulons  voir  comment  il  va  s'y  conduire  (soit  pour  lui  remettre 
se»  titres  et  dignité»,  eoit  pour  le  rendre  complètement  à  la  vie  privée).  — 
Décret  impérial. 


UN  COIN  DE  LA  POUTIQUE  CHINOISE  403 

NOTE   ADDIT10"NNKLLE    ENVOYÉE   A    l'eMPBREUR    PAR    CHEN-HIUEN-HOEI 

La  révolte  actuelle  des  Boxeurs  a  étendu  ses  ravages  dans  tout  le  pays 
autour  de  la  capitale.  Après  son  début,  trois  mois  ne  s'étaient  pas  encore 
écoulés  que  les  teraples  des  empereurs  défunts  étaient  exposés  à  de  graves 
dangers  de  ruine,  et  que  Votre  Majesté  était  obligée  de  quitter  la  capitale 
pour  fixer  ailleurs  sa  résidence.  La  cause  première  de  ces  malheurs  extra- 
ordinaires vient  de  la  province  du  Chan-toug.  Yu-hien,  précédemment  gou- 
verneur de  cette  province,  est  le  premier  qui  ait  commencé  à  parler  des 
«  Patriotes  »  (f-ming).  C'est  lui  qui  permit  alors  aux  mauvais  sujets,  mem- 
bres des  sociétés  (de  Patriotes),  de  considérer  les  chrétiens  comme  des  en- 
nemis et  de  les  tuer.  Les  sociétés  des  Patriotes  prirent  alors  plusieurs  noms 
divers,  tels  que  société  des  Grands  Couteaux,  société  de  la  Fleur  du  Pru- 
nier, société  des  Boxeurs,  etc.,  etc.  Leurs  membres  commencèrent  à  se  con- 
duire comme  des  personnes  sans  foi  ni  loi  ;  mais  aussitôt  qu'un  sous-préfet 
les  signalait  (soit  au  peuple,  soit  aux  supérieurs)  comme  des  malfaiteurs,  le 
(gouverneur  lui  imposait  silence  et  lui  adressait  de  sévères  réprimandes.  De 
■même,  si  quelque  mandarin  osait  s'attaquer  à  ces  malfaiteurs  et  les  faire 
arrêter,  le  gouverneur  le  cassait  de  sa  charge  et  le  dénonçait  au  trône  (sous 
d'autres  prétextes),  comme  indigne  d'occuper  son  poste.  L'hiver  dernier,  Yu- 
hien  se  rendit  à  la  capitale  et  se  mit  en  relations  avec  Sui-tong,  Kang-i  et 
autres;  il  se  servit  alors  de  toute  sorte  de  moyens  pour  tromper  les  gens. 
Il  se  déclara  chef  des  Boxeurs,  et  dit  que  ses  coassociés  ne  craignaient  ni 
les  balles  ni  les  obus.  Ces  mensonges  furent  répandus  partout  à  la  capitale 
et  dans  ses  environs.  Yu-hien  alla  ensuite  au  Chan-si  (dont  il  fut  nommé 
gouverneur)  ;  il  fit  venir,  par  ruse,  plus  de  cinquante  missionnaires  à  la  ca- 
pitale de  la  province  et  ordonna  leur  mort.  Quoique  placé  à  la  tête  d'une 
province,  il  a  suivi  complètement  les  instincts  de  sa  nature  (cruelle),  sans 
se  préoccuper  en  rien  des  intérêts  généraux  de  l'empire.  Votre  serviteur,  à 
Chang-hai,  a  entendu  dire  par  le  général  en  chef  allemand,  par  le  ministre 
de  la  même  nation  et  par  les  consuls  étrangers,  que  ce  fonctionnaire  a  été  le 
principal  auteur  des  malheurs  arrivés.  Votre  serviteur  a  lu  respectueuse- 
ment un  décret  du  2«  jour  de  la  6*  lune  bis  (28  septembre  1900).  Votre  Ma- 
jesté disait  :  «  La  source  des  hostilités  et  des  calamités  présentes  vient  de 
ce  que  des  princes  et  de  grands  officiers  se  sont  constitués  les  patrons  des 
rebelles,  membres  des  sociétés  des  Boxeurs...  Il  faut  absolument  leur  in- 
fliger des  peines  sévères  d'après  leur  culpabilité  respective,  etc.,  etc.  »  A  la 
lecture  de  ce  décret,  Votre  serviteur  pense  que,  grâce  à  la  claire  intelligence 
de  Votre  Majesté,  le  principe  de  l'affaire  ayant  été  bien  dénoncé,  et  la 
source  en  ayant  été  rendue  manifeste,  Nous  avons  encore  le  moyen  de  re- 
erer  l'état  de  l'empire. 

En  repassant  par  la  pensée  ce  qui  vient  d'arriver,  il  appert  que  Yu-hien  a 
été  le  premier  promoteur  du  mouvement  des  Boxeurs  ;  que  les  malheurs 
causés  par  ceux-ci  sont  dus  au  patronage  qu'ils  ont  trouvé  chez  quelques 
princes  et  chez  quelques  grands-officiers,  et  enfin  que  ces  derniers  ont  pa- 
tronné les  Boxeurs,  parce  qu'ils  ont  été  trompés  par  Yu-hien.  Les  lois  de 
Votre  dynastie,  dans  la  détermination  des  peines,  considèrent  comme  prin- 
cipal coupable  d'un  crime  celui  qui  en  donne  la  première  idée.  D'après  ce 
principe,  il  est  nécessaire  que  Votre  Majesté  punisse  sévèrement  Yu-hien 
comme  principal  coupable,  afin  de  répondre  aux  sentiments  des  sujets  de 
l'empire  et  de  donner  une  satisfaction  [aux  demandes]  des  ministres  étran- 
■gers.  Votre  serviteur  a  entendu  de  la  bouche  du  ministre  allemand  Mou-mé 


404  CORRESPONDANCE  DE  CHINE 

ce  qui  suit  :  «  Le  principal  auteur  du  meurtre  du  ministre  allemand  [en  juin 
dernier],  d'après  la  volonté  formelle  de  Notre  empereur,  doit  payer  [de  sa 
vie]  le  crime  commis  ;  cela  fait,  son  courroux  sera  apaisé.  »  L'expédition 
dernière  des  alliés  [en  octobre]  contre  Pao-ting,  qu'ils  ont  attaqué  et  pris, 
avait  pour  but  de  capturer  vivant  le  sasdit  Yu-hien.  Par  conséquent,  si 
Votre  Majesté  elle-même,  avant  d'y  être  forcée,  prend  des  mesures  qui  cal- 
ment les  ressentiments  des  hommes,  et  si  elle  applique  les  lois  de  Votre  dy- 
nastie édictées  contre  les  coupables.  Elle  sauvegardera  en  même  temps  la 
dignité  de  l'empire.  Après  tout,  ce  Yu-hien  est  un  homme  que  ni  les  mânes 
des  empereurs  défunts  ni  les  hommes  vivants  ne  peuvent  supporter  plus 
longtemps.  Il  est  difficile,  dans  l'affaire  de  sa  punition,  d'aller  trop  douce- 
ment et  de  la  laisser  traîner  en  longueur.  Votre  serviteur,  à  Chang-hai,  a  en- 
tendu souvent  les  propos  des  étrangers;  c'est  pourquoi,  n'ayant  en  vue  que 
le  bien  général  de  l'empire,  je  n'ose  garder  davantage  le  silence  sur  cette 
affaire.  Appuyé  sur  des  faits  réels,  Votre  serviteur  a  respectueusement  pré- 
paré cette  note  et  exposé  à  Votre  Majesté  sous  le  secret  ce  qu'il  en  sait  et  ce 
qu'il  en  pense.  Que  Votre  Majesté  daigne  y  jeter  un  regard,  et  juger  par 
elle-même  de  la  vérité  des  faits  et  de  la  justesse  des  appréciations.  —  Mé- 
moire respectueux. 

]Malgré  sa  longueur,  nous  avons  reproduit  en  entier  ce  mé- 
moire, parce  qu^en  outre  de  la  démonstration  évidente  de  l'im- 
mense culpabilité  de  Yu-hien,  il  contient  un  aperçu  historique 
assez  bien  fait,  par  un  Chinois  haut  placé,  bien  vu  en  cour,  des  évé- 
nements de  ces  derniers  temps.  Revenant  à  Yu-hien,  qui  osera  dire 
que  son  exil  perpétuel  aux  frontières  et  son  assujétissement  aux 
travaux  pénibles  n'ont  pas  été  bien  mérités  ?  Nous  pensons  même 
que  plusietirs  croiraient  plus  conforme  à  la  justice  la  peine  sug- 
gérée par  S.  Exe.  Cheng.  Au  reste,  pour  la  deuxième  fois,  des 
rumeurs  circulent  parmi  les  Chinois,  d'après  lesquelles  il  se  se- 
rait donné  lui-même  la  mort. 

Pour  finir,  mentionnons  encore  les  condoléances  faites  par 
l'empereur  pour  le  meurtre  du  ministre  allemand  et  du  chance- 
lier japonais.  Dans  la  pensée  des  Chinois  et  aussi  des  Européens, 
elles  semblent  faire  partie  des  réparations  dues  aux  nations  euro- 
péennes. Les  condoléances  pour  le  ministre  allemand  furent 
consignées  dans  un  décret  en  date  du  23  septembre.  En  voici 
les  termes  : 

Le  ministre  du  grand  royaume  d'Allemagne  auprès  de  Notre  gouverne- 
ment, Ketteler^  a  été,  il  y  a  quelque  temps,  tué  par  des  soldats,  et,  à  ce  mo- 
ment, Nous  avons  donné  un  décret  pour  manifester  la  profonde  peine  que  ce 
malheur  Nous  avait  causée.  Le  ministre  défunt,  depuis  son  arrivée  dans 
notre  capitale,  a  toujours  traité  les  affaires  dans  un  esprit  de  conciliation  et 
d'une  manière  satisfaisante;  c'est  pourquoi  lorsque  Notre  pensée  se  porte 
vers  lui.  Nous  éprouvons  dans  Notre  cœur  un  redoublement  d'affliction. 
Nous   ordonnons  qu'un  sacrifice   soit  fait  en  son  honneur,   Nous  enjoignons 


UN  COIN  DE  LA  POLITIQUE  CHINOISE  405 

au  sous-secrétaire  du  conseil  privé  Koen-kang  d'aller  aussitôt  près  du  dé- 
funt et  de  lui  offrir  de»  libations.  Lorsque  le  cercueil  retournera  en  Allema- 
gne, que  les  grands-officiers  surintendants  du  commerce  dans  les  provinces 
du  nord  et  du  sud  prennent  des  mesures  sûres  pour  sa  protection.  Quand  le 
cercueil  sera  arrivé  en  Allemagne,  qu'un  sacrifice  pour  lui  soit  fait  encore 
une  fois;  Nous  chargeons  Liu  Hai-hoan,  deuxième  vice-président  du  minis- 
tère du  cens,  de  se  rendre  près  du  cercueil  pour  offrir  des  libations  en  l'honneur 
du  défunt.  Par  ces  mesures,  Nous  voulons  manifester  le  grand  désir  que  Nous 
avons  de  consolider  les  relations  avec  les  royaumes  étrangers  et  la  douleur 
éternelle  que  Nous  ressentons  [pour  la  mort  du  ministre].  —  Décret  impé- 
rial. 

Au  lieu  de  ces  libations  et  de  ces  sacrifices  superstitieux,  ou 
préférerait  la  punition  effective  des  assassins  et,  de  plus,  quelque 
monument  public  et  durable,  attestant  aux  générations  futures  la 
gravité  du  forfait  commis  contre  les  lois  sacrées  protectrices  des 
ambassadeurs  et  la  vivacité  du  regret  qu'on  en  a  éprouvé.  C'est 
en  réponse  à  ce  décret  que  l'empereur  d'Allemagne  a  envoyé  à 
son  collègue  de  Chine  une  dépêche  très  noble  et  très  digne,  qui 
exprimait  bien  les  sentiments  des  Européens  en  ces  tristes 
circonstances  *. 

Les  condoléances  pour  le  meurtre  du  chancelier  japonais  sont 
conçues  dans  des  termes  assez  semblables  à  ceux  du  décret  pré- 
cédent. Le  décret  qui  les  contenait  est  du  26  septembre.  Les 
honneurs  funèbres  pour  le  défunt  sont  d'un  ordre  inférieur  à 
ceux  accordés  au  ministre  allemand.  Cependant,  je  ne  sais  pour 
quelle  raison  l'empereur  accorde  six  mille  onces  d'argent  à  la 
famille  du  défunt  pour  les  frais  de  la  sépulture.  Les  journaux 
n'ont  pas  rapporté  la  réponse  que,  sans  doute,  le  gouvernement 
japonais  y  a  faite.  Ils  ont  enregistré  cependant  le  paiement  inté- 
gral de  la  donation  impériale. 


Nous  laissons  aux  lecteurs  à  tirer  les  conclusions  des  docu- 
ments traduits  ou  analysés  dans  cet  aperçu.  Nous  n'y  ajouterons 
qu'un  vœu  :  à  savoir,  qu'avant  que  ces  pages  soient  arrivées  en 
Europe,  une  paix  sincère,  solide,  basée  sur  des  garanties  plus 
stables  que  de  vains  décrets,  ait  été  signée. 

Zi-ka-wei,  près  Chang-hai,  le  2  décembre  1900. 

Jérôme    TOBAR,    S.  J. 
1 .  Cette  lettre  a  été  reproduite  dans  les  Études  du  20  oct.  1900,  p.  287-288. 


REVUE   DES  LIVRES 

PREMIÈRE  PARTIE 


INSTITUTIONS  ECCLÉSIASTIQUES 
Histoire  de  l'Inquisition  au  moyen  âge,  par  Heml-Charles 

Lea.  Ouvrage  traduit  par  Salomon  Reinach,  avec  introduction  his- 
torique de  Paul  Fredericq.  Tome  V^  :  Origine  et  procédure  de 
r Inquisition.  Paris,  Société  nouvelle  de  librairie  et  d'édition,  1900. 
In-12,  pp.  xL-631.  Prix  :  3  fr.  50. 

Depuis  l'importante  Histoire  de)s  tribunaux  de  V  Inquisition  en  France  y 
par  le  président  Tanon  [Études,  partie  bibliographique,  1893,  p.  674), 
aucun  ouvrage  n'avait  paru  sur  cette  institution  si  discutée.  M.  Salo- 
mon Reinach  vient  de  se  dévouer  à  traduire  en  notre  langue  l'Histoire 
de  rinquisition  au  moyen  âge  de  l'Américain  Charles  Lea,  et  M.  Paul 
Fredericq,  professeur  à  l'Université  de  Gand,  l'a  fait  précéder  d'une 
historiographie  fort  utile.  On  peut  seulement  regretter  que  M.  Salomon 
Reinach,  placé  par  la  haute  autorité  de  son  nom  au-dessus  des  conflits 
autres  que  ceux  de  la  science,  ait  cru  devoir  nous  avertir  en  note  qu'il 
fit  son  travail  en  juin  1899,  «  à  cette  époque  tragique  pour  les  con- 
sciences ».  Et  puis,  est-ce  vraiment  ajouter  aux  éloges  mérités  par  le 
travail  de  Lea,  que  de  vanter  en  lui  celte  vérité  sans  phrases,  «  la  seule 
flétrissure  qui  convienne  aux  crimes  du  fanatisme».^  (P.  xxxii.)  M.  Paul 
Fredericq  aurait  pu  s'abstenir  également  de  traiter  de  si  haut  Joseph 
de  Maistre,  qu'il  est  plus  aisé  de  railler  que  de  réfuter,  ainsi  que  de 
prendre  à  partie    le   Cours   d'apologétique  chrétienne  du  P.  Duvivier. 

(P.   XXVII.) 

Quant  à  Charles  Lea,  c'est  un  libraire  américain  qui  a  fait  faire  par 
delà  l'Atlantique  des  recherches  dans  les  dépôts  littéraires  de  l'Europe 
par  des  correspondants  très  dévoués,  je  n'en  doute  point,  mais  dont 
les  communications  ne  constituaient  pas  précisément  des  documents 
de  première  main.  L'esprit  de  son  ouvrage  est  profondément  sectaire 
et  hostile  à  l'Eglise  catholique.  On  y  rencontre  cependant  souvent  des 
pages  impartiales.  L'auteur  y  reconnaît  la  modération  relative  de  saint 
Jean  Chrysostome,  de  saint  Augustin,  et  d'autres  nobles  esprits,  grâce 
auxquels  fut  retardé  de  plusieurs  siècles  l'avènement  des  terribles  pro- 
cédures qui  conduisirent  plus  tard  au  bûcher. 

Henri    Chérot,    S.  J. 


REVUE  DES  UVRES  407 

QUESTIONS  SOCIALES 

ÂlcooliBme  et  Décadence,  par  l'abbé  Camille  Ract.  Paris, 
Poiissielgue,  1900.  1  vol.  in-8,  pp.  320.  Prix  :  3  fr.  50. 

Nous  avions  entendu  au  Congrès  antialcoolique  exprimer  plusieurs 
fois  le  désir  de  voir  le  clergé  entrer  résolument  dans  la  lutte  contre 
l'alcoolisme.  On  sait  avec  quel  éclat,  du  reste,  Mgr  Turinaz  avait,  de- 
vant l'assemblée,  promis  son  concours,  dans  cette  œuvre  de  moralisa- 
tion  d'un  si  haut  intérêt  pour  la  religion  et  pour  la  patrie.  M.  l'abbé 
Ract  répond  à  cet  appel  du  Congrès,  et,  comme  contribution  au  travail 
de  relèvement  entrepris  par  les  diverses  sociétés  de  tempérance,  il 
apporte  un  excellent  volume  où  la  question  de  l'alcoolisme,  dans  ses 
origines  et  dans  ses  conséquences,  est  très  exactement  et  très  sérieu- 
sement étudiée  et  résumée.  Il  a  vu  de  près,  dans  son  ministère  au  mi- 
lieu des  classes  populaires,  les  ravages  physiques  et  moraux  de  cette 
funeste  passion.  Il  en  parle  avec  toute  la  chaleur  d'un  apôtre. 

Après  avoir  bien  établi  la  distinction,  essentielle  dans  la  matière, 
entre  l'ivresse  et  l'alcoolisme,  M.  l'abbé  Ract  nous  donne  un  résumé 
clair  et  méthodique  de  ce  que  la  chimie  nous  apprend  sur  la  nature  et 
la  fabrication  de  l'alcool.  La  statistique  de  la  consommation  et  du  nom- 
bre croissant  de  débits  est  singulièrement  intéressante  et  tristement 
suggestive.  Le  peuple  met  à  s'empoisonner  un  empressement  qui  rend 
de  plus  en  plus  fructueuse  l'industrie  des  empoisonneurs.  C'est  un 
poison,  en  effet,  qu'ils  débitent  sur  le  marbre  ou  sur  le  zinc.  Pour  s'en 
convaincre  il  suffit  de  lire  le  chapitre  oîi  l'auteur  donne  un  aperçu, 
rapide  mais  très  exact,  sur  le  degré  de  nocuité  des  diverses  boissons 
alcooliques,  depuis  le  vin  jusqu'aux  liqueurs  à  étiquettes  pieuses  telles 
que  la  Bénédictine  et  la  Chartreuse.  Encore  faut-il  ajouter  à  la  toxicité 
naturelle  de  l'alcool  les  mille  industries  des  falsificateurs  de  profession, 
qui  colorent  et  parfument  un  poison  avec  d'autres  substances  toxiques, 
et  doublent  ainsi  son  pouvoir  de  nuire  à  l'organisme. 

M.  l'abbé  Ract  décrit,  avec  une  éloquence  qui  n'exclut  en  rien  Texac- 
titude  scientifique,  les  ravages  du  poison  chez  la  femme,  Tenfant, 
l'ouvrier,  et  la  décadence  physique,  morale  et  religieuse  qui  va  jusqu'à 
l'abrutissement,  la  folie  et  frappe  jusqu'à  la  descendance  de  l'alcoolique. 

Quant  aux  remèdes,  il  faut  avouer  que  nous  en  sommes  encore  aux 
tâtonnements.  Intervention  de  Tautorité  publique,  initiative  privée, 
remèdes  législatifs  et  remèdes  moraux,  malgré  de  généreuses  tenta- 
tives et  de  notables  améliorations,  restent  encore  à  l'état  d'essai.  Nous 
devons  même  reconnaître,  à  notre  honte,  que  notre  pays  demeure  ré- 
fractaire  aux  mesures  énergiques,  adoptées  avec  succès  par  un  grand 
nombre  d'autres  peuples.  Aussi  le  fléau,  chez  nous,  tend  à  s'aggraver, 
tandis  que,  ailleurs,  il  perd  de  son  intensité.  Les  pouvoirs  publics  assu- 
ment ainsi  la  responsabilité  d'un  mal  qui  atteint  dans  ses  sources  vitales 
la  nation  elle-même,  et  leur  inaction  ne  saurait  être  trop  sévèrement 
jugée.  C'est  donc  à  l'initiative  privée,  aux  sociétés  de  tempérance,  aux 


408  REVUE  DES  LIVRES 

éducateurs  de  la  jeunesse,  aux  directeurs  des  consciences  à  suppléer 
à  la  coupable  négligence  de  l'autorité.  M.  l'abbé  Ract  nous  dit  excel- 
lemment ces  choses  ;  mais  il  a  raison  d'en  appeler,  en  finissant,  à  l'ac- 
tion du  prêtre  et,  par  conséquent,  de  la  religion,  la  plus  puissante  de 
toutes  les  forces  quand  il  s'agit  de  combattre  les  passions  humaines. 

Nous  souhaitons  que  ce  livre  savant,  simple,  clair  et  à  la  portée  de 
tout  le  monde,  soit  beaucoup  lu,  car  il  vient  à  son  heure  et  ne  peut  faire 
qu'un  grand  bien.  Hippolyte    Martin,    S.  J. 

BELLES-LETTRES 

Mémoires  d'outre-tombe.  Nouvelle  édition,  avec  une  introduc- 
tion, des  notôfi  et  des  appendices  (v-vi),  par  Edmond  Biré.  Paris, 
Garnier.  In-12. 

L'œuvre  est  finie.  Chateaubriand  a  sa  bonne  édition  'des  Mémoires 
d'outre-tombe.  Elle  lui  vient  d'un  Breton,  d'un  royaliste,  d'un  catho- 
lique; elle  doit  lui  agréer.  C'est  d'ailleurs  le  sentiment  de  tous  ceux 
qui  ont  parcouru  les  annotations  de  M.  Biré,  qu'on  ne  pouvait  y  met- 
tre plus  de  soin  ni  de  savoir,  et  il  n'y  a  pas  jusqu'aux  errata  et  ad- 
denda mis  à  la  fin  du  tome  VI  qui  n'en  témoignent.  Quelques  coquilles, 
quelques  noms  propres  mal  orthographiés,  quelques  notes  biographi- 
ques oubliées,  c'est  bien  peu  à  corriger  ou  à  compléter  dans  plus  de 
trois  mille  pages.  Les  plus  difficiles  seront  contents. 

Nous  avons  déjà  parlé  des  quatre  premiers  volumes.  Les  deux  der- 
niers racontent  l'ambassade  de  Rome,  la  Révolution  de  1830,  l'aventure 
de  la  duchesse  de  Berry,  le  voyage  de  Prague  et  celui  de  Venise.  Le 
comte  de  Chambord  et  le  prince  Louis-Napoléon,  Talleyrand  et  Thiers 
y  sont  portraiturés,  ainsi  que  le  mouvement  politique  et  religieux  du 
dix-neuvième  siècle.  Quoi  de  plus  intéressant  ? 

Sur  tous  ces  points,  aux  pages  brillantes  de  Chateaubriand  M.  Biré 
ajoute,  en  appendice,  de  vraies  pièces  justificatives  qui  parfois  ont  le 
charme  de  l'inédit  et  toujours  celui  de  l'à-propos. 

Les  hypercritîques  auraient  souhaité  que  tous  les  lambeaux  des  Mé- 
moires qui  peuvent  traîner,  à  la  Bibliothèque  nationale  ou  ailleurs, 
fussent  pieusement  recueillis  par  M.  Biré.  Celui-ci  en  a  jugé  autrement, 
n  a  estimé,  avec  raison,  que  Chateaubriand  était  tout  entier —  qualités 
et  défauts  —  dans  sa  rédaction  définitive.  Paul    Dudon,    S.  J. 

HISTOIRE  LITTÉRAIRE 

Histoire  abrégée  de  la  littérature  française  depuis  ses  ori- 
gines jusqu'à  nos  jours,  à  l'usage  de  l'enseignement  primaire 

et  secondaire,  par  A.  Charaux,  professeur  de  littérature  à  l'Uni- 
versité catholique  de  Lille.  Lyon,  Vitte,  1900.  In-16,  pp.  406. 
{Collection  F.  T.  D.) 

Après  vingt  ans  et  plus  d'un  brillant  enseignement  à  l'Université  ca- 


REVUE  DES  LIVRES  409 

tholique  de  Lille,  M.  Auguste  Charaux,  l'éloquent  doyen  de  la  Faculté 
des  lettres,  vient  de  condenser  ses  cours  en  un  volume  à  l'usage  des 
classes.  Si  la  forme  de  ces  leçons  a  nécessairement  changé,  le  fond  des 
idées  est  resté  le  même.  C'est  dire  que  l'auteur  entend  ne  pas  séparer 
la  critique  de  la  morale  et  encore  moins  de  la  religion.  M.  Charaux 
s'exprime  sur  les  œuvres  et  les  hommes  avec  une  rare  indépendance 
de  jugement.  Il  n'accorde  même  pas  au  dix-septième  siècle  d'avoir 
atteint  l'idéal  dans  les  belles-lettres,  et  il  attend  du  vingtième  un  genre 
à  la  fois  plus  français  et  plus  chrétien.  Nous  nous  associons  à  ce  vœu, 
tout  en  souhaitant  à  [son  Manuel,  si  personnel  et  si  suggestif,  d'être 
bientôt  entre  les  mains  de  tous  nos  professeurs  de  l'enseignement 
libre.    .  Henri    Chérot,    S.  J. 

DROIT  ET  INSTITUTIONS 
Essai  sur  les  institutions  et  le  droit  malgaches,  par  Albert 

Cahuzac,  conseiller  à  la  Cour  d'appel  de  Tananarive.  Tome  I, 
Paris,  Chevalier-Marescq,  1900.  In-8,  pp.  506.  Prix  :  9  francs. 

Conformément  à  la  politique  qu'elle  a  suivie  dans  ses  conquêtes 
coloniales,  la  France,  en  annexant  Madagascar,  n'a  pas  soumis  les 
indigènes  à  la  législation  de  la  Métropole.  Les  lois  propres  des  Mal- 
gaches, leurs  coutumes,  leur  état  personnel  ont  été  maintenus.  On 
ne  pouvait  en  effet  songer  à  appliquer  des  lois  faites  pour  une  civili- 
sation raffinée  à  ces  peuples  primitifs  qui  conservent,  d'ailleurs,  un 
attachement  invincible  à  leurs  traditions,  et,  comme  ils  disent,  «  aux 
lois  des  ancêtres.  » 

Il  y  a  donc  un  droit  malgache,  même  après  la  conquête;  et  c'est 
assurément  rendre  un  grand  service  à  l'œuvre  de  la  colonisation  que 
de  le  faire  connaître.  M.  Cahuzac,  conseiller  à  la  Cour  d'appel  de 
Tananarive,  s^est  attaché  à  cette  tâche  que  rendait  si  difficile  l'absence 
de  travaux  antérieurs  et  même,  sur  bien  des  points,  de  documents 
certains.  Le  premier  volume  publié  comprend,  après  un  exposé  histo- 
rique, le  droit  des  personnes  et  de  la  famille,  l'organisation  de  la  pro- 
priété et  du  régime  hypothécaire.  —  Il  est  intéressant  à  plus  d'un 
titre  de  connaître  ces  mœurs  si  différentes  des  nôtres  :  on  doit 
souhaiter  de  les  voir  s'améliorer  sous  l'influence  de  la  civilisation 
chrétienne  ;  il  est  prudent  toutefois  de  ne  les  point  heurter  de  front. 
Mais  la  partie  de  l'ouvrage  qui  présente,  au  point  de  vue  pratique,  le 
j)lus  grand  intérêt,  est  celle  où.  l'auteur  étudie  avec  compétence  le 
régime  de  la  propriété.  Nous  la  signalons  tout  spécialement  à  l'atten- 
tion de  ceux  qui,  colons  ou  simples  capitalistes,  sont  tenus  de  bien 
connaître  la  question,  et  notamment  le  décret  du  16  juillet  1897,  por- 
tant règlement  sur  la  propriété  foncière  :  M.  Cahuzac,  qui  a  fait  partie 
de  la  commission  chargée  de  l'élabofer,  était  bien  qualifié  pour  en  pré- 
senter son  commentaire  précis.  L'importance  de  cet  acte  législatif 
n'échappera  à  personne  :  comme  l'observe  l'auteur,  la  création  d'un 


410  REVUE  DES  LIVRES 

bon  système  foncier  était,  à  Madagascar,  une  des  conditions  essen- 
tielles de  la  colonisation.  —  L'expérience  dira  si  le  but  a  été  atteint. 
Mais,  dès  à  présent,  le  travail  de  M.  Gahuzac  permet  de  porter  un 
jugement  favorable  sur  )a  nouvelle  législation  foncière  de  Madagascar. 

Lucien    Treppoz. 

HISTOIRE  ECCLÉSIASTIQUE 

Le  Grand  Schisme  d'Occident,  par  L.  Salembier.  Paris, 
LecofFre  1900.  In-18,  pp.  xii-430.  (Bibliothèque  de  l'Enseigne- 
ment de  l'histoire  ecclésiastique.) 

Le  livre  de  M.  Salembier  répond  au  programme  de  l'utile  collection 
pour  laquelle  il  a  été  composé  :  «  non  pas  tant  produire  des  travaux 
originaux  que  dire  oii  en  est  la  science,  où.  elle  se  trouve,  et  comment 
eîle  se  fait  ».  On  n'y  trouvera  pas  de  recherches  personnelles,  si  Ton 
excepte  les  pages  consacrées  aux  théories,  alors  si  ardemment  débat- 
tues dans  les  diverses  écoles  catholiques,  sur  la  constitution  de 
l'Église.  Mais  l'auteur  a  su  ramasser  en  dix-neuf  chapitres  clairs,  vi- 
vants, à  l'occasion  fort  pittoresques,  la  substance  de  ce  qui  s'est  pu- 
blié en  France,  en  Allemagne  et  en  Italie  sur  le  grand  schisme  ;  ceux 
qui  ont  dû  aborder  la  littérature  si  abondante,  et  souvent  si  abstruse, 
de  la  question,  apprécieront  hautement  le  mérite  de  ce  petit  ouvrage, 
œuvre  d'historien  bien  informé  et  de  théologien  exact. 

M.  Salembier  est  un  partisan  déterminé  des  papes  de  Rome  ;  et  il 
est  bien  difficile  de  résister  aux  arguments  qu'il  apporte  en  leur  faveur 
après  M.  Noël  Valois.  —  Plus  d'un  se  demandera  cependant  si  les  rai- 
sons des  partisans  de  l'obédience  d'Avignon  ont  été  suffisamment  dé- 
veloppées, et  appréciées  à  leur  juste  valeur.  Le  récit  que  l'auteur  nous 
fait  du  conclave  de  1378  d'où  sortit  Urbain  VI  pèche  peut-être  par 
excès  de  clarté  ;  si  le  bon  droit  du  nouvel  élu  était  aussi  évident  qu'on 
nous  le  fait  paraître,  comment  tant  de  docteurs  et  de  saints,  souvent 
bien  informés,  ont-ils  pu  garder  une  inébranlable  fidélité  à  son  rival? 
On  suivra  avec  intérêt  la  description  des  deux  obédiences,  les  diverses 
tentatives  faites  par  les  princes  et  l'Université  de  Paris  pour  pacifier 
l'Eglise,  l'essai  malheureux  du  concile  de  Pise,  enfin  les  discussions 
passionnées  de  ce  concile  de  Constance  qui  rend  à  l'Eglise  un  chef  in- 
contesté, mais  en  la  troublant  pour  des  siècles  par  les  malheureuses 
doctrines  qui  y  furent  soutenues. 

L'auteur  de  ce  petit  volume  n'a  pas  oublié  qu'il  faisait  œuvre  d'his- 
torien français  ;  et  nous  avons  plaisir  à  l'accompagner  dans  son  lucide 
exposé  de  la  politique  des  rois  Charles  V  et  Charles  VI  en  face  des 
deux  papes  rivaux  ;  l'un  fidèle,  jusqu'au  lit  de  mort  au  pontife  d'Avi- 
gfion  qui  est  pour  lui  le  vrai  chef  de  l'Église;  l'autre  d'abord  soumis 
à  Benoît  XIII,  puis  révolté  contre  ce  terrible  pasteur;  l'obédience 
française  soustraite,  restituée,  soustraite  encore  aux  papes  d'Avignon, 
suivant  les  influences  qui  dominent  à  la  cour  du  pauvre  roi  insensé.  — 


REVUE  DES  LIVRES  411 

L'état  de  l'Église  de  France  à  cette  triste  époque^  le  rôle  des  théolo- 
giens français  au  concile  de  Constance,  sont  décrits  avec  un  soin  tout 
particulier. 

Endn,  et  c'est  là,  me  sembîe-t-il,  le  meilleur  mérite  de  l'ouvrage,  le 
théologien  vient  sans  cesse  y  soutenir  l'annaliste.  Les  chapitres  inti- 
tulés :  a  La  division  des  âmes,  l'anarchie  des  doctrines,.  le  concile  de 
Paris  en  1406  »,  nous  font  connaître  l'état  des  esprits  dans  l'Université 
de  Paris,  alors  tiraillée  par  tant  d'influences  diverses  ;  tout  le  galli- 
canisme est  déjà  dans  les  traités  qui  se  composaient  alors  rue  du 
Fouarre  ;  et  les  auteurs  de  la  constitution  civile  du  clergé  n'invente- 
ront rien  quand  ils  préconiseront  l'ingérence  du  bas  clergé  et  des  laï- 
ques eux-mêmes  dans  la  direction  de  l'Eglise.  Après  le  récit  des  pre- 
mières séances  du  concile  de  Constance,  l'auteur  s'arrête  pour  discuter, 
en  toute  compétence  et  loyauté,  l'autorité  des  fameux  décrets  qui  y 
furent  portés  sur  la  suprématie  du  concile.  Enlin  sa  conclusion  nous 
montre  à  grands  traits  quelles  furent  les  conséquences  doctrinales  des 
théories  soutenues  au  cours  de  la  lutte  et  devant  l'assemblée  même  qui 
la  termina.  Joseph    Dorceau,    S.  J. 

MÉMOIRES 

Mémoires  anecdoctiques  du  général  marquis  de  Bonneval 
(1780-1873).  Paris,  Pion,  1900.  In-i6,  pp.  vii-313.  Prix  :  6  fr. 

Aimez-vous  les  anecdotes,  mais  les  aimez-vous  autant  que  le  général 
Diî  Bonneval  aimait  les  crêpes  ?  Ce  n'est  pas  peu  dire,  car  il  trouva  le 
moyen,  après  le  passage  de  la  Bérésina,  de  s'en  donner  des  indigestions 
à  Vilna  et  à  Kœnigsberg  ;  alors,  lisez  ses  Mémoires  anecdotiques  et 
vous  serez  servi.  Vous  pardonnerez  même  au  général  ses  excès  à  la  re- 
traite de  Russie,  en  apprenant  qu'à  Wagram  il  se  passa  un  jour  de 
souper.  Tout  le  reste  du  livre  est  à  peu  près  de  cette  importance.  On 
voit  passer,  au  travers  de  ses  menus  propos.  Napoléon  F""  se  chauffant 
les  mollets  à  la  cheminée  des  Tuileries,  ou  sautant  à  cheval,  en  caleçon, 
dans  une  alerte.  Vous  apprendrez  aussi  que  la  princesse  Borghèse 
n'avait  pas  seulement  de  Vénus  la  beauté;  que  l'empereur  traitait  Lu- 
cien d'  «ingrat  »,  Joseph  de  «  Sardanapale  »,  Louis  de  «  cul-de-jatte  », 
et  Jérôme  de  a  polisson  ».  Ce  sont  ses  propres  expressions.  En  revan- 
che, vous  lirez  de  jolis  traits  sur  la  duchesse  de  Berry  et  la  duchesse 
d'Angoulême.  Bonneval  ayant  vécu  quatre-vingt-sept  ans,  et  étant  doué 
d'une  humeur  joyeuse,  connut  successivement  toutes  les  cours.  C'est 
pourquoi  il  composa  ou  dicta,  dans  sa  vieillesse,  ce  petit  volume  intitulé 
par  lui  :  Ce  qui  me  reste  de  souvenirs  de  mes  étapes  en  ce  monde.  C'était 
assez  peu  de  chose,  en  vérité;  mais  il  faut  savoir  gré  au  général  de  n'y 
avoir  pas  introduit,  à  sou  profit,  l'histoire  générale. 

Henri   Chérot,    S.  J. 
Jérôme  Aléandre,   de  sa  naissance  à  la  fin  de  son  séjour  à 


412  REVUE  DES  LIVRES 

Briiides  (1480-1529),  par  J.  Paquier.  Paris,  Leroux,  1900.  In-8, 
pp.  Lxxiii-392. 

La  thèse  de  doctorat  es  lettres,  soutenue  en  Sorbonne,  en  avril  der- 
nier, sur  Jérôme  Aléandre,  était  attendue  avec  impatience.  Tous  ceux 
qui  s'intéressent  à  l'histoire  du  seizième  siècle  avaient  suivi  avec  cu- 
riosité les  articles  publiés  par  M.  l'abbé  Paquier,  dans  la  Revue  des 
questions  historiques,  sur  ce  grand  personnage,  si  mêlé  aux  luttes  de 
son  temps. 

Le  livre  de  M.  Paquier  témoigne  de  recherches  ardentes  et  tenaces, 
et  de  grande  lecture.  Aussi,  les  chaudes  discussions  soulevées  en  Sor- 
bonne l'ont-elles  trouvé  armé  et  résolu.  Il  ne  faudrait  point  croire 
pourtant  que  l'ardeur  des  convictions,  ni  l'amour  du  sujet,  aient  fait 
perdre  à  l'auteur  le  juste  équilibre  nécessaire  à  l'appréciation  vraie 
des  hommes  et  des  choses.  Plût  au  ciel  que,  dans  les  études  d'histoire 
religieuse,  nos  ennemis  fissent  toujours  preuve  des  scrupules  et  de  la 
loyauté  de  M.  Paquier, 

Aléandre  a  étudié  à  Venise  et  à  Padoue,  professé  à  Paris  et  à  Or- 
léans. De  retour  à  Rome,  pour  devenir  secrétaire  de  Jules  de  Médicis 
et  bibliothécaire  du  Vatican,  malgré  ces  fonctions,  qui  semblent  le 
vouer  à  la  vie  sédentaire,  il  entre  alors  dans  la  période  la  plus  active 
de  sa  vie.  Chargé  de  missions  en  Allemagne,  en  France,  à  Venise,  en 
Angleterre,  en  Espagne,  «  Rome  n'est  pour  lui  qu'un  centre  d'eu  il 
rayonne  partout  ». 

C'est  une  part  seulement  de  ces  grands  travaux  que  M.  Paquier  nous 
retrace.  Les  douze  dernières  années  d'Aléandre  restent  à  raconter. 
Mais,  dans  ce  que  nous  connaissons  déjà,  le  caractère  de  Thomme  se 
dessine  tout  entier  :  intelligent,  énergique,  prompt,  zélé;  mais  gardant, 
dans  le  souci  des  affaires  de  l'Église,  cette  préoccupation  personnelle 
qui  trahit,  dit-on,  les  hommes  de  lettres.  Dans  la  suite,  paraît-il,  il 
devint  davantage  homme  de  Dieu.  C'est  pour  nous  une  raison  de  plus 
de  presser  M.  Paquier  d'achever  son  œuvre. 

Souvenirs  contemporains,  par  le  marquis  de  Belleval.  Paris, 
Vivien,  1900.  In-8,  pp.  432. 

Les  anecdotes  menues  ont  leur  prix,  en  histoire,  même  quand  elles 
racontent  l'auteur.  M.  de  Belleval  le  sait  mieux  que  personne,  à  lire 
ses  Souvenirs  contemporains.  Dans  ce  volume  il  est  parlé  du  comte  de 
Chambord,  — l'auteur  a  été  attaché  à  sa.  personne:  —  de  Napoléon  III, 
—  l'auteur  a  été  sous-préfet  de  l'Empire  ;  —  de  la  Commune  et  de  Ver- 
sailles, etc.  ;  et  sur  tout  cela,  on  nous  livre  mille  détails  curieux;  mais 
il  y  en  a  peu  d'importants  ou  d'indiscutables,  et  c'est  surtout  son  au- 
tobiographie que  M.  de  Belleval  écrit  d'une  plume  facile  et  infatigable. 

Paul    DuDON,   S.  J. 

Impressions  et  souvenirs  d'aveugle,  par  Maurice  de  La  Size- 
rAnne,  avec  une  préface  de  M.  François  Coppée,  de  rAcadémie 


I 


REVUE  DES  LIVRES  413 

française.  Paris,  Association  Valentin  Haùy,  1900.  In-12,  illustré, 
pp.  114. 

A  une  époque  où  l'on  écrit  tant,  sur  toutes  choses  et  sous  toutes  les 
formes,  les  livres  curieux  sont  devenus  rares.  En  voici  un  que  je  me 
fais  un  devoir  de  signaler,  d'autant  plus  volontiers,  qu'il  est  non  moins 
édifiant  que  curieux  et  charmant.  M.  Maurice  de  La  Sizerannb,  bien 
connu  dans  le  monde  où  l'on  ne  voit  pas,  vient  de  faire  paraître  ses 
impressions  et  souvenirs  d'aveugle,  très  dignes  d'être  lus  dans  le 
monde  où  l'on  voit. 

Le  premier  chapitre  semble  une  gageure.  Jugez-en  par  le  titre  :  Ce 
qu'un  aveugle  voit  en  voyage.  M.  de  La  Sizeranne  a  fait  une  tournée  en 
Danemark,  il  y  a  près  de  dix  ans,  et  sa  relation  est  extraordinaire  de 
souvenir  et  d'observation.  Il  y  a  plus.  Avec  une  bonhomie  ingénue,  il 
nous  initie  au  mystère  de  son  étrange  plaisir.  Votre  curiosité  ne  sera 
pas  déçue  par  ses  très  intéressantes  et  très  psychologiques  explica- 
tions. 

Bien  attrayante  aussi  cette  description  d'une  prise  d'habit  chez  les 
soeurs  aveugles  de  Saint-Paul,  rue  Denfert-Rochereau.  Mais  le  chapitre 
le  plus  riche  en  considérations  élevées,  en  aperçus  esthétiques  et  en 
sentiments  à  la  fois  artistiques  et  religieux,  est  cette  histoire  finale 
intitulée  Un  vérliable  organiste  catholique.  C'est  une  histoire  vécue. 
Lebel  fut  trente-cinq  ans  organiste  à  Saint-Etienne-du-Mont.  Il  avait 
rame  d'un  moine,  la  candeur  d'un  enfant,  l'inspiration  d'un  poète  et  la 
piété  d'un  saint.  M.  de  La  Sizeranne  nous  a  révélé,  dans  ces  pages 
délicieusement  écrites,  un  type  nouveau,  celui  de  l'artiste  chrétien 
harmonisant  sur  son  clavier  tous  les  sentiments  de  la  liturgie,  toutes 
les  sensations  des  foules,  tous  les  élans  de  Téloquence,  tout  le  lyrisme 
confus  qui  se  dégage  des  choses  saintes  en  la  maison  de  Dieu.  Ces 
aveugles  ont  vraiment  un  don  de  double  vue.  Et  ce  qu'ils  sentent  si 
bien,  ils  savent  encore  mieux  l'exprimer.         Henri  Ghérot,   S.  J. 

Boniface-Louis-André  de  Gastellane  (1758-1837).  Paris,  Pion, 
1901.  In-8,  pp.  379.  Avec  18  grav.  et  5  portr.  Prix  :  7  fr.  50. 

Le  maréchal  de  Gastellane  tenait,  paraît-il,  de  son  père,  l'habitude 
d'écrire  son  journal.  Après  le  journal  du  fils,  qui  a  obtenu  un  si  légi- 
time succès,  voici  celui  du  père.  Boniface-Louis-André  de  Gastellane, 
né  en  1758  d'un  marquis  rigide,  dévot  et  avare,  chevalier  d'honneur 
de  Madame  Sophie,  fut  au  contraire  un  homme  aimable,  un  libéral,  un 
politique.  Marié  à  vingt  ans  avec  une  Rohan-Ghabot,  il  fut  député 
de  la  noblesse  aux  Etats  généraux  de  1789  pour  la  province  du  Thi- 
merais.  Dès  le  lendemain  de  leur  réunion,  il  proposait  la  vérification 
des  pouvoirs  en  commun,  avec  le  clergé  et  le  tiers  état.  Sa  famille 
n'émigra  point  et  passa  tranquillement  la  Terreur  près  de  Fontaine- 
bleau. Pour  lui,  il  quitta  courageusement  le  service  militaire  après  le 
10  août  1792,  —  courageusement,  car  la  retraite  de  l'armée  avait  été 


414  REVUE  DES  LIVRES 

déclarée  punissable  de  mort,  — et  il  s'établit  au  château  d'Acosta,  dans 
la  commune  d'Aubergenville  (  Seine-et-Oise). 

Les  bonnes  gens  de  la  localité  s'attachèrent  vite  au  nouveau  châte- 
lain; mais  la  guillotine  guettait  tous  les  anciens  officiers  supérieurs; 
l'anarchie  régnait  du  haut  en  bas  dans  Tadministration  de  ce  qu'on 
appelait  la  justice,  si  bien  que  Boniface-Louis-André  fut  arrêté  en  lieu 
et  place  de  son  frère  que  les  agents  de  Fouquier-Tinville  n'avaient  pas 
pu  saisir.  Il  passa  de  longs  mois  dans  les  prisons  de  Montagne-Bon- 
Air  (Saint-Germain-en-Laye)  et  de  la  Maison-Egalité  (collège  du 
Plessis).  L'Empire  le  fit  préfet  des  Basses-Pyrénées.  M.  de  Gastellane 
s'y  distingua  par  sa  bonne  grâce  de  gentilhomme,  son  dévouement  aux 
populations,  sa  fidélité  au  régime  impérial.  A  Gauterets  il  vit  la  reine 
Hortense^  et  à  Bayonne  Charles  IV.  Çà  et  là,  des  traits  intéressants, 
un  peu  noyés  dans  ces  papiers  de  famille,  lettres  et  notes,  rassemblés 
par  la  comtesse  de  Beaulaincourt.  Leur  intérêt  est  trop  inégal.  L'ou- 
vrage se  termine  par  la  peinture  de  la  société  sous  la  Restauration, 
puis  sous  le  gouvernement  de  Juillet,  en  France,  en  Italie,  en  Suisse. 

Henri  Ghérot,    S.  J. 

HISTOIRE 
La  Jeunesse  du  maréchal  de  Luxembourg,  par  Pierre  de 

Ségur.  Paris,  Calmann,  1900.  Id-8,  pp.  521. 

La  jeunesse  du  maréchal  de  Luxembourg  ressemble  fort  à  toute 
sa  vie.  Bien  qu'il  fût  né  d'une  mère  qui,  au  témoignage  de  Saint-Simon, 
«  avait  une  grosse  vertu  »  ,  de  bonne  heure,  il  connut  les  aventures 
galantes  ;  et,  bien  qu'il  fût  difforme,  avec  a  une  bosse  médiocre  par  de- 
vant et  pointue  par  derrière,  et  le  reste  de  l'accompagnement  ordinaire 
des  bossus  » ,  il  eut,  dès  l'enfance ,  l'âme  vaillante  et  le  goût  de  la 
guerre. 

H  se  peint  tout  entier  dans  la  lettre  qu'il  écrit,  à  seize  ans,  au  duc 
d'Enghien,  qui  vient  de  gagner  la  bataille  de  Fribourg  (1644).  Son 
habileté  et  sa  malice,  sa  bravoure  et  sa  gauloiserie,  y  sont  marquées 
avec  une  netteté  qui  étonne.  Et  M.  Pierre  de  Ségur  a  bien  fait  de  re- 
produire ce  document,  trouvé  aux  archives  de  Chantilly. 

Dans  ses  qualités  et  ses  défauts,  d'ailleurs,  ce  Montmorency  était 
pareil  aux  grands  seigneurs  de  son  temps  et  de  son  entourage;  il  dé- 
passe seulement  la  mesure  commune,  et  l'auteur,  fait  sagement,  de  ne 
point  a  donner  le  détail  de  ses  dissipations  ». 

Le  détail  de  ses  travaux, de  ses  campagnes,  vaut  mieux.  Et,  bien  que 
le  présent  volume  s'arrête  à  1668,  nous  voyons  déjà  poindre  la  gloire 
militaire  de  ce  maréchal  unique,  qui  ne  connaîtra  point  la  défaite. 

Dans  ces  récits  d'une  vie  mêlée  à  tous  les  grands  événements  du 
temps,  M.  de  Ségur  fait  preuve  de  savoir  et  d'art.  Sur  la  Fronde,  par 
exemple,  sans  reprendre  un  sujet  cent  fois  traité,  ni  perdre  de  vue  son 
héros,  il  apporte  des  détails  nouveaux.  L'étude  est  digne  des  précé- 
dents travaux  de  l'auteur.   Grâce  à  lui,  nous  ne  serons  plus  —  pour 


REVUE  DES  LIVRES  415 

reprendre  une  phrase  de  Mme  de  Sévigné  —  «  comme  s'il  n'y  avait 
pas  eu  un  maréchal  de  Luxembourg  ». 

Le  Régime  jacobin  en  Italie  (1798-1799),  par  Albert  Dufourcq. 
Paris,  Perrin,  1900.  Ia-8,  pp.  viii-576. 

L'histoire  de  la  République  romaine  était  peu  connue.  M.  Dufourcq 
nous  la  révèle.  Son  travail  fait  honneur  à  l'École  française  de  Rome, 
dont  il  fut  élève  ;  les  documents  ont  été  amassés  avec  patience,  lus  avec 
soin,  mis  en  œuvre  avec  une  méthode  assez  souple  pour  laisser  leur 
part  aux  détails  pittoresques,  ou  émouvants,  ou  instructifs. 

Le  régime  jacobin  en  Italie  ressemble  fort  au  régime  jacobin  de 
France.  Et  si  Taine  vivait  encore,  il  trouverait  dans  le  livre  de  M.  Du- 
fourcq de  «  petits  faits  caractéristiques  »  pour  établir  de  nouveau,  et 
dans  le  même  sens,  sa  psychologie  du  jacobin.  Au  delà  des  Alpes, 
comme  en  deçà,  c'est  la  lutte  entre  le  civil  et  le  militaire,  le  rançonne- 
ment  cupide  des  populations,  le  pillage  des  églises,  les  émeutes,  la  mi- 
sère et  le  sang;  procédant  du  même  fanatisme  étroit,  violent,  révolu- 
tionnaire et  irréligieux. 

Et  la  conclusion  que  M.  Dufourcq  tire  de  tout  cela  est  celle-là  même 
qui  ressort  des  chapitres  que  le  regretté  M.  Sciout  avait  consacrés  aux 
mêmes  faits  dans  son  Directoire.  Ni  la  France,  ni  Tltalie  ne  peuvent 
s'enorgueillir  de  la  République  romaine  ;  et  la  papauté,  après  cet  orage, 
demeura  ce  qu'elle  était.  Paul    Dudon,    S.  J. 

Charles  IV  et  Mazarin  (1643-1661),  d'après  des  documents  iné- 
dits tirés  des  Archives  du  ministère  des  Affaires  étrangères,  des 
Archives  de  la  Maison  de  Ligniville,  etc.,  par  M.  F.  des  Robert. 
Paris,  Champion,  1899.  In-8,  pp.  xvi.  Avec  portrait.  Prix  :  7fr.  50. 

La  ligure  de  Charles  IV,  duc  de  Lorraine,  a  déjà  été  retracée  par  des 
historiens  distingués  ;  le  portrait  qu'en  a  fait  le  comte  d'Haussonville 
ne  saurait  être  oublié.  M.  Ferdinand  des  Robert  a  été  tenté  à  son  tour 
par  cet  étrange  type  de  souverain  sans  royaume,  dégénérai  courageux 
et  habile,  de  dij)lomate  maladroit,  d'aventurier  ami  des  plaisirs.  Dans 
un  premier  ouvrage,  intitulé  les  Campagnes  de  Charles  IV,  duc  de 
Lorraine  et  de  Bar,  il  avait  exposé  les  péripéties  du  duel  inégal  engagé 
entre  ce  prince  dépossédé  de  ses  États  et  le  ministre  de  génie  qui 
poussait  Louis  XIII  à  rendre  à  la  France  ses  frontières  naturelles. 
Charles  IV  contre  Richelieu,  c'était  le  pot  de  terre  contre  le  pot  de  fer. 

Et  cependant  Charles  IV,  élevé  à  la  cour  de  France,  aurait  dû  garder 
de  Louis  XIII  un  reconnaissant  souvenir.  Or,  il  méprisait  ce  roi,  qui, 
plus  sage  que  lui,  avait  confié  ses  intérêts  à  un  ministre  capable  de 
les  défendre. 

Les  tentatives  de  divorce  que  le  duc  de  Lorraine,  marié  à  sa  cousine 
Nicole,  mais  épris  de  la  trop  fameuse  Béatrix,  princesse  de  Gantecroix, 
avidt  faites  publiquement,  nuisaient  encore  à  sa  bonne  renommée.  Il 


416  REVUE  DES  LIVRES 

avait  fini  par  épouser  Béatrix  ;  mais  ce  mariage  était  nul  et  illégitime. 

Le  duc  n'en  continuait  pas  moins  à  faire  la  guerre,  par  amour  de  la 
guerre,  et  à  se  montrer  sur  tous  les  champs  de  bataille  un  héros  de  ro- 
man^ quand  il  ne  se  plongeait  pas  dans  les  délices  de  Gapoue  ou  n'était 
pas  retenu  prisonnier  par  le  roi  d'Espagne  Philippe  IV,  dans  le  château 
de  Tolède. 

Ce  sont  les  événements  qui  aboutirent  à  celte  cruelle  issue  que 
M.  des  Robert  étudie  dans  un  nouveau  volume.  Ici,  ce  n'est  plus 
Charles  IV  et  Richelieu  qui  sont  en  présence,  mais  Charles  IV  et  Maza- 
rin,  et  cela,  durant  une  période  de  vingt  ans.  Dans  cette  nouvelle  lutte, 
l'infériorité  du  duc  contre  le  cardinal  sera  absolue.  Heureusement, 
elle  est  relevée  par  la  supériorité  de  l'homme  de  guerre. 

Nous  sommes  au  lendemain  de  Rocroy.  C'est  ce  moment  que  choisit 
Charles  IV  pour  remettre  flamberge  au  vent  et  braver  la  fortune.  Placé 
à  la  tête  de  Tarmée  bavaroise,  comme  généralissime  de  l'Union  catho- 
lique, il  bat  à  plates  coutures,  au  combat  de  Tuttlingen,  les  Français 
commandés  par  Rantzau.  Il  sait  vaincre,  mais  il  ne  sait  pas  profiter 
d'une  victoire  où  il  a  fait  prisonniers  tous  nos  généraux,  sauf  Rosen 
qui  s'échappe  après  s'être  livré  à  sa  discrétion. 

Mazarin  lui  présente  alors  le  rameau  d'olivier.  Il  répond  par  des 
exigences  ridicules,  déchire  le  traité  non  encore  signé  de  Gemingen 
(24  juin  1G43),  et  recommence  sa  vie  de  condottiere. 

Abandonné  par  toujtes  les  puissances  au  congrès  de  Munster , 
Charles  IV  fut  plus  heureux  à  celui  des  Pyrénées  (8  nov.  1659).  Bien- 
tôt il  arrivait  à  Blois,  où  il  rencontrait  sa  parenté  réunie  autour  de 
Gaston  d'Orléans.  Puis  il  se  rend  à  Paris,  revient  à  Blois  assister  aux 
funérailles  de  Gaston,  va  saluer  Louis  XIII  à  Avignon,  revient  à  Paris, 
brigue  la  main  de  Marie  Mancini  et  obtient  enfin  de  Mazarin  la  restitu- 
tion du  duché  de  Bar.  Il  perdait  pourtant  quelques  places,  Sierck,  Sar- 
rebourg,  Phalsbourg,  et  ne  pouvait  plus  relever  les  fortifications  de 
Nancy. 

M.  des  Robert  est  plutôt  un  annaliste  qu'un  historien.  Son  ouvrage, 
très  sérieux,  très  riche  de  faits  et  de  dates,  supporterait  difficilement 
la  lecture  courante.  Tout  y  paraît  appuyé  sur  des  documents  authen- 
tiques, mais  rien  n'y  est  mis  en  relief.  L'auteur  se  livre  à  un  travail  de 
vérification,  plus  souvent  qu'à  une  œuvre  de  composition.  Bien  que  le 
titre  général  du  livre  se  réfère  aux  archives  des  Affaires  étrangères,  les 
choses  militaires  lui  semblent  plus  familières  que  les  choses  diploma- 
tiques. Henri  Chérot,  S.  J. 

Souvenirs  tirés  des  papiers  du  comte  Auguste  de  La  Fer- 
ronnays  (1777-1814),  par  M.  le  marquis  Costa  de  Beauregard. 
Paris,  Pion.   In-8,  428  pp.  Prix  :  7  fr.  50. 

L'histoire  de  l'émigration  vient  de  s'enrichir  de  deux  nouveaux  cha- 
pitres. Différents  par  le  fond  et  la  forme,  par  l'origine,  le  caractère 
et  la  situation  de  leurs  auteurs,  les  Souvenirs  tirés  des  papiers  du 


REVUE  DES  LIVRES  417 

comte  Auguste  de  La  Ferronnays  et  les  Souvenirs  des  guerres  d'Al- 
lemagne du  baron  de  Gomeau  ont  ceci  de  commun  qu'ils  nous  repor- 
tent en  plein  monde  de  l'émigration  et  nous  le  font  mieux  connaître. 

Les  premiers  nous  initient  à  la  vie  intime  de  deux  familles  exilées 
en  1791  :  la  famille  des  La  Ferronnays  et  celle  des  Montsoreau.  Avec 
elles  nous  parcourons  diverses  étapes  de  l'émigration  :  la  Belgique, 
Brunswick,  le  camp  de  Steinstadt,  où  les  Condéens  cultivent  plus  la 
rime  que  la  raison  ;  le  champ  de  bataille  d'Oberkamlach,  où,  selon  le 
mot  du  temps,  le  petit  La  Ferronnays  est  «  ordonné  soldat  »  ;  de  nou- 
veau Brunswick,  puis  la  Pologne  avec  la  misère  de  ses  cantonnements, 
puis  Klagenfurth,  où  Mlle  Albertine  de  Montsoreau  devient  Mme  Au- 
guste de  La  Ferronnays  et  continue  d'être  l'auteur  principal  de  ces 
délicieux  Souvenirs. 

Dans  l'intervalle,  le  jeune  émigré  a  été  attaché  à  la  personne  du  duc 
de  Berry,  poste  d'honneur  et  de  confiance,  mais  aussi  poste  de  dévoue- 
ment et  de  péril.  Le  duc,  en  effet,  qui  doit  à  la  coupable  incurie  de  son 
père,  le  comte  d'Artois,  d'avoir  constamment  vécu  à  l'abandon,  se  livre 
à  des  accès  de  colère  aussi  compromettants  pour  sa  dignité  que  dange- 
reux pour  les  personnes  de  son  entourage.  Le  mariage  de  La  Ferron- 
nays vint  justement  de  donner  occasion  à  une  de  ces  terribles  scènes.  Le 
duc,  après  avoir  assisté  au  contrat  et  fait  présent  à  la  fiancée  d'une 
riche  parure,  apprend  par  une  indiscrétion  qu'après  son  départ,  le 
comte  de  Montsoreau,  selon  l'usage  français,  a  pris  Auguste  par  le  bras 
et  fait  s'embrasser  ceux  qui  allaient  bientôt  s'unir  devant  Dieu  pour  tou- 
jours. Le  j)rince  se  plaint  d'avoir  été  tenu  à  l'écart  ;  il  méritait  plus  que 
personne  d'assister  à  cette  entrevue  intime.  Sa  colère  franchit  en  un 
instant  toutes  les  bornes.  «  Marchant  à  grands  pas  dans  sa  chambre, 
il  dit  tout  à  coup  :  «  Je  vais  me  tuer.  »  Il  y  avait  sur  la  commode  deux 
pistolets  chargés  :  il  en  saisit  un  et  le  mit  dans  sa  bouche.  Auguste, 
avec  sans-froid  (car  il  en  avait  toujours  dans  ces  occasions),  prit  l'autre, 
l'arma,  le  mit  contre  sa  tempe  et  dit  au  prince  :  a  Monseigneur,  je  vous 
donne  ma  parole  d'honneur  que  si  vous  vous  tuez,  je  me  tuerai  aussi.  » 
Ils  restèrent  ainsi  quelques  secondes.  Enfin,  le  prince,  subitement 
calmé,  jeta  son  pistolet;  Auguste  remit  le  sien  où  il  l'avait  pris,  puis 
ils  se  jetèrent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre.  Cette  fois  encore,  le  bon 
cœur  du  prince  avait  triomphé  de  sa  mauvaise  nature  ;  mais  de  pareils 
emportements  nous  donnent  une  idée  de  ce  qu'il  a  fallu  au  bon  La  Fer- 
ronnays de  patience  et  de  générosité  pour  rester  pendant  de  longues 
années  fidèle  au  prince  et  à  sa  fortune. 

De  retour  à  Brunswick  pour  quelques  mois,  l'aide  de  camp  se  voit 
obligé  de  quitter  sa  jeune  femme  pour  se  rendre  à  Londres,  où  le  duc 
l'attend.  Il  le  retrouve  d'humeur  massacrante,  traitant  ses  gens  de 
bouches  inutiles  et  les  accusant  de  le  ruiner.  La  Ferronnays  reste  hé- 
roïque. L'intérêt  de  la  cause  royale  lui  fait  entreprendre  des  démarches 
en  Russie,  où  il  échoue  ;  en  Suède^  où  il  est  un  peu  plus  heureux.  Ses 
continuelles  pérégrinations  l'exposent  à  mille  dangers.  A  Hambourg, 

LXXXVI.  —  27 


418  REVUE  DES  LIVRES 

malgré  le  nom  anglais  sous  lequel  il  se  cache,  il  échappe  à  grand'peine 
à  la  police  impériale.  Il  redoute  le  sort  du  duc  d'Enghien,  et,  plus  tard, 
en  1814,  Fouché  le  convaincra,  en  lui  montrant  son  dossier,  que  ses 
craintes  n'étaient  pas  vaines. 

La  Ferronnays  ne  rentre  à  Londres  que  pour  apprendre  la  maladie 
de  son  premier  enfant  et  pour  soigner  son  prince  atteint  d'un  rhuma- 
tisme goutteux,  conséquence  d'une  vie  qui  confine  au  dévergondage. 
Cette  fois  encore,  l'aide  de  camp  n'est  payé  que  d'ingratitude  ;  mais  il 
a  fait  du  sacrifice  la  loi  de  sa  vie  :  il  souffre,  il  se  tait,  il  redouble  d'at- 
tentions et  de  soins.  Magnanimité  d'autant  plus  étonnante  qu'acné  s'ins- 
pire uniquement  de  la  religion  du  drapeau.  A  cette  époque,  en  effet,  La 
Ferronnays,  en  fait  de  pratiques  religieuses,  en  est  encore  aux  inten- 
tions et  aux  bons  désirs. 

Survient  alors  le  coup  de  foudre  d'Iéna  et  d'Auerstaedt;  la  défaite 
et  la  blessure  mortelle  de  Brunswick  mettent  ses  Étals  à  la  merci  du 
vainqueur.  Les  réfugiés  quittent  l'Allemagne  et  s'enfuient  à  Londres. 
Secouant  tout  à  coup  sa  torpeur,  le  duc  de  Berry  veut  partir  pour  la 
Suède  où  l'appelait  hier  encore  le  pauvre  Gustave  IV,  chassé  mainte- 
nant de  Poméranie  par  les  troupes  victorieuses  de  Brune.  Le  grand 
cœur  de  La  Ferronnays  compatit  aux  infortunes  du  «  roi  chevalier  »  ; 
comme  lui,  comme  son  prince,  il  se  raccroche  à  l'espérance,  et,  béni 
par  Louis  XVIII,  qui  lui  fait  une  petite  croix  sur  le  front,  il  court  pren- 
dre les  ordres  du  général  baron  d'Armfeld.  Il  a  compté  sans  la  folie  du 
malheureux  Gustave  :  Armfeld  est  disgracié;  il  faut  gagner  Londres 
et  attendre,  à  la  petite  cour  de  Hartwell,  l'occasion  d'une  nouvelle 
équipée. 

Décidément  le  malheur  s'acharne  sur  La  Ferronnays.  Une  de  ses 
filles  a  expiré  en  naissant;  trois  des  enfants  qui  lui  restent  tombent 
malades;  deux  meurent,  et  si  la  naissance  de  celui  qui  sera  Albert  de 
La  Ferronnays  vient  un  instant  consoler  la  famille  du  vide  que  la  mort 
a  fait  autour  d'elle,  c'est  pour  faire  revivre  aussitôt  les  plus  lugubres 
souvenirs;  car  Albert  vient  au  monde  le  21  janvier  1812.  Aux  douleurs 
intimes  s'ajoutent  bientôt  les  patriotiques  angoisses  :  les  Français  réfu- 
giés à  Londres  ne  voient  pas  seulement  dans  les  désastres  de  Russie 
le  châtiment  de  l'orgueil  ;  ils  y  voient  surtout  Thumiliation  des  armes 
françaises  et  le  deuil  de  la  patrie.  Qui  la  relèvera  de  ses  ruines  ? 
Louis  XVIII  et  les  siens  reprennent  à  espérer  :  Dieu  ne  semble-t-il 
pas  combattre  pour  eux  ! 

La  Suède  vient  de  se  donner  pour  nouveau  maître  Bernadotte,  un 
rival  de  Bonaparte.  «  Voilà  notre  Monk  enfin  trouvé.  Vite,  en  route 
pour  Stockholm!  »  La  Ferronnays  part;  l'illusion  et  le  rêve  lui  don- 
nent des  ailes.  Il  arrive  à  Stockholm,  mais  c'est  pour  se  voir  éconduit 
par  le  roi,  et  pour  s'entendre  dire  par  un  subalterne  de  sa  maison  des 
vérités  comme  celles-ci  :  «  Votre  roi  oublie  trop  que,  depuis  vingt  ans, 
il  n'est  plus  roi  de  France.  Le  mot  d'usurpateur,  qu'il  a  sans  cesse  à  la 
bouche  et  au  bout  de  la  plume,  n'a  plus  de  sens  à  l'époque  où  nous 


REVUE  DES  LIVRES  419 

«ommes.  Il  y  a  prescription,  monsienr.  La  Révolution,  en  mettant  cha- 
cun à  la  place  que  lui  valent  son  intelligence  et  ses  mérites,  a  changé  le 
monde.,.  La  France  a  vieilli  et  mûri  d'un  siècle.  Il  n'y  a  que  vous  au- 
tres émigrés,  qui  ne  vous  en  doutiez  pas. 

«  Vos  maîtres  n'ont  eu  ni  la  force,  ni  le  courage  de  conserver  leur 
couronne,  ils  n'y  ont  plus  de  droits...  Si  vous  rentrez  jamais  en  France, 
il  faudra  vous  défaire  de  vos  vieilles  idées  et  de  vos  préjugés...  Enfin... 
enfin,  il  faudra  que  vous  laissiez  tout  tel  que  vous  le  trouverez  établi. 
Il  n'y  a  de  réformes  à  faire  que  sur  vous-mêmes.  » 

L'accueil  que  La  Ferronnays  reçut  à  Pétersbourg  fut  plus  aima- 
ble; mais  il  n'avança  pas  les  choses.  Louis  XVIII  restait,  aux  yeux 
d'Alexandre,  «  l'homme  le  plus  nul  et  le  plus  insignifiant  qui  fût  en  Eu- 
rope )).  Il  fallait  donc  laisser  faire  le  temps  et  attendre  les  événements. 

Telles  sont,  dans  leurs  grandes  lignes,  les  rudes  épreuves  par  les- 
quelles il  plut  à  Dieu  de  préparer  ces  bons  serviteurs  de  la  royauté 
aux  joies  trop  éphémères  de  la  Restauration. 

Je  m'en  voudrais  de  laisser  croire  que  M.  le  marquis  Costa  de  Bbàu- 
REGARD  s'est  conteuté  de  mettre  en  oeuvre  les  précieux  documents  que 
je  viens  de  résumer.  «  Les  lettres  du  mari,  dit-il,  les  souvenirs  de  la 
femme,  voilà  toute  la  trame  de  ce  livre.  »  Il  n'en  est  pas  moins  vrai, 
pour  continuer  la  comparaison,  que  le  rattachement  des  fils  épars 
trahit  partout  la  main  d'un  maître,  et  que  la  touche  délicate  de  l'artiste 
a  su  répandre  dans  tout  l'ouvrage  un  charme  qui  en  double  le  prix  ^. 

1,  Il  me  reste  à  faire  quelques  remarques  et  quelques  rectifications.  L'au- 
teur fait  naître  son  héros  en  octobre  1777.  M.  E.  Biré,  dans  son  édition  si 
savante  des  Mémoires  d'outre-tombe,  t.  I,  p.  46,  n.  2,  dit  que  Pierre-Louis- 
Auguste  Ferron,  comte  de  La  Ferronnays  naquit  le  17  décembre  1772  ^?) 
D'autre  part,  la  Biographie  bretonne  de  Prosper  Levot,  ouvrage  très  estimé, 
le  fait  naître  le  4  décembre  1777.  A  qui  faut-il  s'en  rapporter  ? 

P.  21.  «Son  départ  (il  s'agit  du  comte  de  Montsoreau)  ne  précéda  celui 
du  roi  que  de  quelques  semaines.  Ce  fut,  en  effet,  à  la  fin  de  1791  qu'avec 
sa  femme  et  ses  filles  le  comte  de  Montsoreau  quitta  Marly  pour  prendre  le 
chemin  de  Tournay.  »  Le  départ  du  roi  ayant  eu  lieu  le  20  juin  1791,  il  y  a 
ici  une  erreur,  provenant  sans  doute  de  l'omission  du  mois.  Il  est  probable 
que  l'auteur  a  voulu  dire  :  à  la  fin  de  mai  1791. 

P.  28.  «  Le  duc  de  Brunswick  n'était  même  pas  l'auteur  du  fameux  mani- 
feste qu'avait  rédigé,  paraît-il,  un  certain  abbé  Limon,  intrigant  de  bas 
étage,  ex-républicain  devenu  monarchiste  on  ne  sait  pourquoi.  »  Que  ié 
manifeste  soit  l'œuvre  de  M.  de  Limon,  rien  n'est  plus  certain. 

Le  comte  de  Fersen  écrivait  le  29  juillet  1792  à  un  ami  :  «  C'est  moi  qui 
ai  fait  faire  la  déclaration  du  duc  de  Brunswick  par  M.  de  Limon,  celui  qui 
était  autrefois  attaché  au  duc  d'Orléans,  et  elle  a  été  adoptée  avec  de  très 
légers  changements.  »  J'ai  voulu  vérifier  si  ce  personnage  avait  réellemefit 
fait  partie  de  la  maison  du  duc  d'Orléans,  et  j'ai  trouvé,  à  la  page  147  de 
VAlmanach  royal  de  1789,  la  mention  suivante  :  «Maison  de  Mg^  le  duc  d'Or- 
léans... Contrôleur  général  des  finances  :  M.  Geoffroy  de  Limon,  rue  des 
Bons-Enfants,  près  Thôtel  de  la  Chancellerie.  »  On  comprend  dès  lors  pour- 
quoi Fersen  écrivait,  le  13  mai  1792  :  «  Le  limon  est  un  gueux,   mais  il  faut 


420  REVUE  DES  LIVRES 

Souvenirs  des  guerres  d'Allemagne  pendant  la  Révolution 

et  l'Empire,  par  le  baron  de  Comeau.  Paris,  Pion.  In-8,  pp.  597. 
Prix  :  7  fr.  50. 

Les  Souvenirs  du  baron  de  Comeau  sont  plus  particulièrement 
des  souvenirs  de  guerre.  Sébastien-Joseph  de  Comeau  de  Charry,  né 
le  4  février  1771,  et  nommé  lieutenant  d'artillerie  en  1789,  était  d'ori- 
gine bourguignonne.  Sorti  de  l'école  de  Metz,  en  août  de  la  même  an- 
née, et  en  très  bon  rang,  il  eut  d'abord  Pichegru  pour  sergent  major 
et  se  rencontra  plusieurs  fois  avec  Bonaparte,  qu'il  appelle  son  «  ca- 
marade ».  Le  refus  de  prêter  serment  à  la  Nation  le  fit  émigrer  en  1791. 
Il  servit  avec  éclat  sous  le  prince  de  Condé  et  sous  le  duc  d'Enghien, 
dont  il  fait  le  plus  pompeux  éloge,  les  mettant  l'un  et  l'autre  au-dessus 
de  Napoléon  lui-même.  Royaliste  convaincu,  il  ne  prit  du  service  en 
Bavière  et  ne  consentit  à  fournir  des  canons  et  des  hommes  à  Bona- 
parte que  pour  le  plaisir  de  faire  la  guerre'  à  l'Autriche,  coupable,  à  ses 
veux,  de  n'avoir  pas  arraché  Louis  XVI  à  l'échafaud. 

Dans  la  pleine  indépendance  de  son  caractère,  il  passe  en  revue  les 
campagnes  de  Napoléon,  critique  ses  dispositions,  sa  politique,  loue 
et  blâme  tour  à  tour  avec  l'autorité  d'un  connaisseur,  fait  valoir  à  l'oc- 
casion ses  propres  services,  narre  avec  complaisance  les  audiences 
qu'il  obtient  du  Maître,  les  compliments  qu'il  en  reçoit,  refuse  le  grade 
de  colonel  d'artillerie  et  se  plaint  d'être  souvent  desservi  auprès  de 
Pempereur  par  des  rivaux  jaloux.  A  l'en  croire,  il  a  beaucoup  contribué 
à  la  victoire  d'Eckmûhl,  et  c'est  lui  qui  est  allé  chercher  les  trois 
armées  de  réserve  qui  ont  assuré  la  victoire  de  Wagram.  Observateur 
fin  et  sagace,  il  mêle  à  son  récit  plein  de  verve  des  anecdotes  piquantes, 
des  traits  malicieux  qui  nous  font  mieux  connaître  l'empereur  et  son 
entourage.  Sa  rude  franchise  ne  connaît  pas  les  ménagements  :  à 
Essling,  Masséna  lui  paraît  bien  supérieur  à  Napoléon,  et  il  le  dit  sans 
ambages. 

Un  mémoire  très  complet  sur  la  Russie,  qu'il  va  porter  à  Paris  de 
la  part  du  roi  de  Bavière,  est  assez  mal  reçu.  Le  même  aveuglement 
qui  a  poussé  Napoléon  en  Espagne  le  précipite  maintenant  en  Russie, 

le  ménager  et  s'en  servir  sans  y  avoir  confiance.  »  J'ajoute,  par  manière  de 
conjecture  :  Ce  Limon  n'était-il  pas  un  agent  du  duc  envoyé  à  Coblentz  pour 
tout  brouiller  et  tout  perdre  ? 

P.  51.  La  Rosière  de  Saltensi.  Il  faut  lire  :  Salency. 

P.  158.  L'ordre  de  quitter  Mittau  arriva  au  roi  le  20  janvier;  mais  il 
obtint  de  ne  partir  que  le  22. 

P.  274.  Les  Nuits  à'Yung.  Lire  :  Young. 

P.  381  et  383  :  Lord  Cathiard   II  faut  lire  :  lord  Cathcart. 

P.  409.  .S'rtm^e-Brelade,  Si  je  ne  me  trompe,  Brelade  était  un  gentilhomme 
normand.  C'est  sous  l'influence  de  la  prononciation  anglaise  que  l'on  écrit 
d'habitude  sainte,  pour  saint. 

P.  4'25.  Au  lieu  de  lire  de  :  Il  est  battu  à  Brune,  lire  :  Il  est  battu  par 
Brune. 


REVUE  DES  LIVRES  421 

où  le  châtiment  de  Dieu  l'attend.  Gomeau  est  blessé  grièvement  à  la 
bataille  de  Polotsk;  mais  les  Jésuites  de  la  Russie  blanche,  qui  ont  un 
collège  dans  cette  ville,  lui  sauvent  la  vie.  Convalescent,  il  reste  pri- 
sonnier des  Russes,  et  prend  ses  quartiers  à  Saint-Pétersbourg.  Il  en 
profite  pour  s'occuper  des  Bavarois  qui  ont  partagé  son  sort  et  leur 
prodigue  les  plus  tendres  soins.  La  Russie  et  la  Bavière  s'étanl  recon- 
ciliées, en  1813,  le  baron  revient  auprès  de  son  roi  d'adoption;  mais 
l'influence  autrichienne  lui  rend  insupportable  le  séjour  de  Munich,  et 
il  donne  sa  démission.  La  chute  de  Napoléon  est  proche;  elle  ne 
rétonnera  pas.  Il  y  a  longtemps  qu'il  l'a  prévue  et  qu'il  sait  l'empereur 
condamné  par  les  philadelphes  et  les  loges  maçonniques. 

Rentré  en  France,  l'ancien  soldat  de  Condé  va  saluer  son  chef,  qui 
récompense  ses  beaux  services  à  Bienwald,  à  Pfortz,  et  surtout  au 
pont  de  Constance,  par  la  croix  de  Saint-Louis. 

Cette  vie  d'honneur,  de  droiture,  de  loyauté  méritait  d'être  publiée. 
L'auteur  s'est-il  surfait?  a-t-il  exagéré  son  rôle  dans  les  grands  événe- 
ments qu'il  raconte  ?  Gomment  se  fait-il  que  son  nom  ne  soit  jamais 
mentionné  dans  l'énorme  correspondance  impériale  ?  Il  est  trop  délicat 
de  résoudre  ces  questions  pour  que  nous  osions  assumer  pareille  tâche. 
Tels  qu'ils  s'off'rent  à  nous,  ces  Souvenirs  plairont  par  l'entrain  du 
récit,  par  la /profusion  des  anecdotes  les  plus  divertissantes,  par  un 
certain  défaut  de  modestie  qui  est  peut-être  ici  la  meilleure  garantie  de 
la  sincérité.  Adrien  Houard,  S.  J. 

Diplomate  et  soldat.  MgrCasanelli  d'Istria,  par  le  R.  P.  Orto- 
lan. Paris,  Bloud  et  Barrai,  1900.  2  vol.  in-8,  pp.  438  et  481. 

Sous  ce  titre  énigmatique  de  Diplomate  et  soldat,  qui  ferait  croire 
a  priori  di  la  vie  de  quelque  nouveau  Joyeuse  portant  successivement 
la  cuirasse  et  la  haire,  le  R.  P.  Ortolan,  des  Oblats  de  Marie-Imma- 
culée, a  raconté  la  vie  d'un  de  nos  évêques  les  plus  militants  du  dix- 
neuvième  siècle,  Mgr  Gasanelli  d'Istria,  mort  en  1869.  C'est  d'abord 
une  description  de  la  Corse  que  l'on  trouve  dans  ces  deux  volumes,  la 
Corse,  cette  corbeille  de  fleurs  posée  sur  le  tapis  vert  et  bleu  de  la 
Méditerranée,  puis  des  anecdotes  sur  les  Bonaparte,  enfin  des  histoires 
de  maquis,  des  conflits  avec  les  divers  gouvernements  et  l'accomplis- 
sement d^une  prophétie,  à  savoir  que  Mgr  d'Istria  aurait  un  jour  sa 
statue.  Quel  que  soit  ce  monument  lapidaire  érigé  en  1887  sur  la  place 
publique  de  Vico,  Ton  nous  excusera  de  lui  préférer  le  monument 
littéraire  et  historique,  œuvre  du  P.  Ortolan. 

Il  s'en  dégage  beaucoup  de  leçons  pour  l'heure  présente.  Nous  ne 
signalerons  que  la  principale.  Ce  prélat,  tour  à  tour  négociateur  à 
Paris  et  administrateur  dans  son  île,  soldat  de  Dieu  partout  et  toujours, 
fut  un  grand  lutteur  pour  la  liberté  d'enseignement  et  combattit  vigou- 
reusement le  monopole  universitaire.  Ne  gagnant  rien  par  ses  lettres 
privées  auprès  de  Martin  du  Nord  et  de  Villemain,  il  adresse  une  lettre 
ouverte  au  duc  de  Broglie,  rapporteur  de  la  loi,  et  Montalembert  la 


43^  REVUE  DES  LIVRES 

lit  à  la  Chambre  des  pairs.  «  Que  ceux  de  Messieurs  les  pairs,  disait  le 
prélat,  qui  s'inquiéteraient  encore  de  savoir  ce  que  veuleut  les  évêques, 
cessent  de  se  mettre  en  peine.  Dès  que  l'on  a  déclaré  la  ruine  de  tout 
établissement  libre,  il  ne  resterait  plus  à  nous  proposer  que  le  choix 
du  genre  de  tre'pas  dont  il  faudra  mourir.,.  Si  la  liberté  ne  doit  pas 
triompher  dans  la  lutte,  j'estime  quHl  vaut  mieux  succomber  avec  elle 
que  de  lui  survivre.  »  (T.  II,  p.  266.)  La  liberté  triompha. 

Henri    Ghérot,    S.  J. 

Essai  sur  Laurent  le  Magnifique,  par  M.  André  iLebey. 
Paris,  Perrin,  1900.  In-18,  pp.  316. 

M.  André  Lebey  n'a  voulu  faire  qu'un  Essai  sur  Laurent  de  Médicis. 
Il  a  réussi  à  faire  un  livre  plein  d'érudition,  de  T'echerche,  d'imagina- 
tion, de  passion  et  d'inexactitudes. 

L'auteur  a  beaucoup  lu,  pas  assez  encore.  Il  a  mis  deux  dates  à  la 
fin  de  son  livre  :  novembre  1899 -avril  1900.  Ces  deux  dates  sont  trop 
rapprochées,  et  elles  rappellent  trop  la  manie  des  jeunes  littérateurs, 
qui  croient  donner  par  là  l'exacte  mesure  de  leur  talent.  Et  malheu- 
reusement, çà  et  là,  il  se  rencontre  des  pages  très  soignées  et  très 
dramatiques,  qui  font  penser  aux  belles  fictions  des  romanciers.  Pour- 
quoi M.  Lebey  se  donne-t-il  ce  tort,  et  celui,  plus  grave  encore,  de 
donner  toute  sa  confiance  aux  méchantes  langues  du  quinzième  siècle? 
Les  chroniqueurs  audacieux  et  pervers  ne  manquaient  pas  plus  alors 
qu'aujourd'hui.  Se  défier  d'eux  est  la  première  loi  de  l'historien.  Bur- 
ckhardt,  Gregororius  et  Creighton,  par  exemple,  n'y  ont  pas  manqué. 
Si  M.  Lebey  eût  imité  leur  réserve,  il  n'aurait  pas  dit  que  Paul  II  fut 
un  fanatique  ennemi  de  la  science,  ni  que  Sixte  IV  fut  un  monstre  de 
débauche  et  d^hypocrisie,  etc.,  etc. 

Sans  doute,  il  est  possible  qu'un  successeur  de  saint  Pierre  soit 
scandaleux  ;  mais  il  est  possible  aussi,  j'imagine,  qu'il  soit  honnête. 
Tout  comme  le  reste  des  humains,  les  papes  doivent  bénéficier  de  l'a- 
djuge :  Nemo  malus  nisi  probetur.  Et  les  pages  si  dures  de  M.  Lebey 
contre  eux  sont  d'autant  plus  choquantes,  qu'à  l'égard  de  Laurent  le 
Magnifique  il  a  des  excuses  toujours  prêtes. 

Je  veux  bien  que  ce  Médicis  ait  été  courageux,  habile,  artiste;  cela 
ne  saurait  effacer  ses  violences,  ses  fourberies,  son  long  oubli,  dans  la 
vie  publique  et  privée,  des  commandements  de  Dieu.  Là  dessus,  on 
peut  être  plus  difficile  que  Machiavel  ;  la  justice  même  y  oblige.  M.  Lebey 
l'a  trop  oublié,  et  c'est,  je  crois,  la  raison  principale  pour  laquelle  son 
Essai  est  manqué. 

Recherches  et  conclusions  nouvelles  sur  le  prétendu  rôle 

de  Jacques  Cœur,  étudié  dans  ses  rapports  administratifs  et  com- 
merciaux avec  le  Languedoc,  par  L.  Guiraud.  Paris,  Picard,  1900. 

Jacques  Cœur  est  aussi  célèbre  par  sa  fortune  que  par  sa  disgrâce. 
De  sa  fortune  on  a  fait  honneur  à  son  génie  inventif;  de  sa  disgrâce,  à 


REVUE  DES  LIVRES  423 

la  haine  injuste  de  ses  ennemis.  Sur  l'un  et  l'autre  point,  les  recherches 
de  L.  GuiRAUD  aboutissent  à  des  conclusions  nouvelles. 

Avant  Jacques  Cœur,  le  commerce  du  Languedoc  avec  le  Levant 
était  prospère.  Lui  fut  simplement  un  organisateur  habile  et  surtout 
un  accapareur  sans  scrupules  des  ressources  du  pays.  Et  cela  même 
sert  à  expliquer  ses  richesses  comme  sa  misère.  Oui,  Charles  VII  fut 
ingrat  envers  l'argentier,  et  les  courtisans  furent  envieux  et  les  poli- 
tiques intriguèrent.  M.  Clément  et  M.  de  Beaucourt  l'ont  dit  avec 
raison.  Mais  il  faut  ajouter  que  le  Languedoc,  et  Montpellier  particu- 
lièrement, avaient  de  justes  griefs  contre  le  marchand  enrichi  à  leurs 
dépens  ;  ils  furent,  à  son  procès,  des  témoins  à  charge  décisifs. 

Tout  cela  est  établi  par  L.  Gairaud  avec  une  précision  et  une  abon- 
dance de  détails  admirables.  Les  Archives  nationales,  celles  de  l'Hé- 
rault, celles  du  château  de  la  Salle  ont  été  explorées  avec  la  patience» 
la  sagacité  et  le  bonheur  auxquels  l'auteur  est  habitué  dès  longtemps. 
La  liste  de  ses  travaux  d'histoire  locale  était  longue  et  intéressante. 
Les  recherches  sur  Jacques  Cœur  sont  dignes  de  tout  ce  qui  a  pré- 
cédé. Et  tous  ensemble,  ces  écrits  me  font  penser  à  la  devise  —  bien 
justifiée,  cette  fois —  de  l'argentier  :  «  A  vaillants  cœurs  rien  d'impos- 
sible. »  Paul  DuDON,    S.  J. 

VOYAGES 

Journal  d'une  promenade  autour  du  monde  en  448  jours, 
Paris,  Fayard,  1900.  Li-8,  pp.  406.  Orné  de  96  vues  photogra- 
phiques prises  par  les  princes  au  cours  de  leur  voyage. 

S.  A.  R.  Mgr  ]e  comte  d'Eu  vient  de  publier  le  Journal  circonstancié 
du  voyage  autour  du  monde  qu'il  a  fait  récemment  avec  son  fils  aîné, 
Don  Pedro  d'Alcantara  d'Orléans  et  Bragance,  prince  du  Grand  Para. 
(Brésil). 

On  trouvera  dans  ce  volume  un  grand  nombre  d'observations  intéres- 
santes et  de  détails  instructifs  sur  les  États-Unis,  le  Japon,  la  Ghine^. 
Ceylan,  les  grandes  Indes,  l'Egypte  et  la  Terre  Sainte. 

La  description  du  Japon  offre  un  attrait  tout  particulier.  Le  contraste 
est  frappant,  en  effet,  entre  ce  qui  subsiste,  dans  les  mœurs  et  les 
monuments,  de  l'antique  société  et  de  ses  croyances  bouddhistes  et  shin- 
toïstes, et,  d'autre  part,  la  civilisation  nouvelle  qui  tend  à  les  remplacer^ 
avec  les  modes  européennes,  l'organisation  militaire  allemande  et  le 
régime  parlementaire  anglais.  L'avenir  dira  si  cette  brusque  transfor- 
mation aura  été  de  toutes  manières  bienfaisante  au  peuple  japonais. 

Les  lecteurs  chrétiens  seront  surtout  frappés  des  derniers  chapitres, 
où  le  prince  raconte  avec  émotion  sa  visite  aux  lieux  saints.  C'est  que, 
pour  un  Français,  surtout  pour  un  descendant  de  saint  Louis,  la 
Palestine  évoque,  avec  le  souvenir  auguste  du  Fils  de  Dieu  et  de  sa 
Passion,  le  souvenir  plus  récent  des  gestes  de  Dieu  accomplies  par  les 
Francs,  et  la  pensée  d'une  glorieuse  mission  en  Orient  que  la  France 
contemporaine  ne  doit  pas  oublier.         Yves    de  La   Brière,    S.  J. 


424 


REVUE  DES  LIVRES 


DEUXIEME    PARTIE 


ASCETISME 

Cardinal  Wiseman.  —  Médita- 
tions sur  la  Passion  de  Notre 
Seigneur  Jésus-Christ.  Avignon, 
Aubanel,  1900.  In-12,  pp.  xvi-292. 

Directeur  du  collège  anglais  de 
Rome,  le  cardinal  Wiseman  écrivait 
chaque  matin  et  lisait  aux  étudiants 
une  méditation.  Ainsi  «  chaque  se- 
maine il  faisait  passer  tour  à  tour 
devant  leur  esprit,  soit  une  des 
grandes  vérités  éternelles,  soit  une 
des  vertus  morales  ou  ecclésiasti- 
ques, soit  une  des  scènes  de  la  vie 
cachée  ou  publique  du  Sauveur,  soit 
un  des  mystères  de  la  Passion,  soit 
un  des  traits  de  la  vie  de  la  sainte 
Vierge».  Méthode,  remarque  le  car- 
dinal Vaughan,  moins  préférable  au 
système  de  s'arrêter  plusieurs  se- 
maines consécutives  à  la  Passion,  ou 
aux  vertus  de  la  sainte  Vierge  jus- 
qu'à ce  que  l'on  ait  épuisé  le  sujet. 
Aussi  les  éditeurs  ont-ils  été  plus 
avisés  de  réunir  ensemble  les  Médi- 
tations sur  la  Passion,  n  La  fécon- 
dité d'esprit  et  le  goût  exquis  »  du 
cardinal  Wiseman  se  montrent  dans 
chacune  d'elles  et  y  font  presque 
toujours  découvrir  quelque  perle  ca- 
chée, qui  dédommage  des  longueurs 
ou  des  négligences  qu'on  y  trouve 
parfois. 

J.  F.  Savaria.  —  Le  Scapulaire 
de  Notre-Dame  du  Mont-Carmel. 

Montréal,  1900.  In-8,  pp.  xxi-366. 
Magnifique  monument  à  la  gloire 
de  Notre-Dame  du  Mont-Carmel  que 
le  beau  livre  de  M.  le  chanoine  Sa- 
varia sur  la  dévotion  au  Scapulaire. 
Notions  générales,  conditions  de  ré- 
ception, promesses  de  la  sainte 
Vierge,  gages  de  sa  protection  :  tout 
«st  indiqué  avec  autant  de  piété  que 
d%  précision  dans  ce  livre  déjà  très 
répandu  au  Canada.  Chaque  chapitre 
contient  des  traits  higtoriques  bien 


choisis,    puisé»    aux    chroniques   du 
Carrael  et  à  des  autres  sources. 

Paul     PoYDENOT     S,   J. 

D.Gervais,  du  clergé  de  Paris, 
aumônier  de  l'abbaye  aux  Bois. — 
La  Vie  de  la  très  sainte  Vierge. 
Paris,  Poisson,  1900.  In-12,  pp. 
viii-112. 

M.  l'abbé  Gervais  a  mis  en  vers 
et,  qui  mieux  est,  en  sonnets,  l'his- 
toire de  la  très  sainte  Vierge. 

L'ouvrage  imprimé  avec  luxe  res- 
pire une  très  grande  piété.  A  ce  titre, 
il  ne  peut  que  faire  du  bien.  Il  se  di- 
vise en  trois  parties  :  le  plan  divin, 
l'attente,  l'avènement. 

En  regard  de  chacun  des  sonnets 
l'auteur  a  gravé  une  pensée  cueillie 
dans  les  ouvrages  des  grands  servi- 
teurs de  Marie. 

«  Cevx  qui  n'aiment  pointla  poésie, 
nous  dit-il  avec  une  modestie  qui 
l'honore,  trouveront  d'immenses  con- 
solations dans  la  lecture  des  belles 
et  grandes  pensées  des  divers  au- 
teurs, relatives  à  la  Vierge.  » 

C'est  le  souhait  que  nous  formons 
avec  lui.  M,  n'A. 

ÉDUCATION 

Pierre  Suau,  S.  J.  —  Pages 
amies.  (Aux  collégiens  et  à  leurs 
maîtres.)  Paris,  Poussielgue, 
1900.  In-18,  pp.  140. 

Les  Pages  amies  sont  des  pages 
chrétiennes,  où  sous  la  brillante  et 
riche  trame  du  style  court,  avec  l'ar- 
gumentation serrée  du  penseur,  la 
doctrine  sûre  et  précise  du  théo- 
logien, où  jaillit,  réchauffante,  la 
flamme  de  l'apôtre.  Les  pages  amies 
sont  des  pages  vécues,  des  pages  pra- 
tiques. Si  fraîche,  si  délicate  qu'y 
soit  la  peinture  des  maux  de  notre 
jeunesse,  si  tendre  et  si  douce  la  main 
qui  en  découvre  les  plaies,  cette  main, 


REVUE  DES  LIVRES 


425 


on  le  sent,  en  a  sondé  les  profon- 
deurs et  en  sait  les  remèdes.  Les 
pages  amies  sont  des  pages  émues, 
écrites  avec  le  cœur,  non  pour  des 
êtres  de  raison,  mais  pour  des  per- 
sonnages réels,  vivants,  si  vivants,  si 
réels  qu'au  bas  de  tel  portrait,  de  tel 
crayon,  en  regard  de  telle  étude,  le 
lecteur,  si  peu  qu'il  ait  donné  de  son 
âme  aux  enfants,  est  lui-même  tenté 
d'écrire  un  nom,  le  nom  connu,  le 
nom  aimé  d'un  de  ces  chers  petits 
qu'il  a  élevés  ici  ou  là,  et  auxquels  il 
s'est  donné,  comme  l'auteur,  tout  en- 
tier, pour  le  bon  Dieu. 

Lisez  donc  les  Pages  amies,  elles 
seront,  nous  n'en  doutons  pas,  des 
pages  aiméesj  pour  vous  qui  consa- 
crez vos  journées  et  vos  veilles  à 
faire  naître  et  grandir  Jésus-Christ 
dans  l'âme  de  la  jeunesse;  pour  vous 
surtout,  enfants,  qui  travaillez  à  de- 
venir des  hommes  et  des  chrétiens. 
Lisez-les,  vous  vous  sentirez  pressés 
de  les  relire  encore.  C'est  le  meilleur 
éloge  que  j'en  puisse  faire. 

E.    C,    S.  J. 

JURISPRUDENCE 

A.  Roland,  conseiller  à  la  cour 
d'appel  de  Gand.  —  De  laRespon- 
sabilité  des  administrateurs  dans 
les  Sociétés  anonymes,  en  Bel- 
gique. Paris,  Chevalier-Marescq; 
Gand,  Hoste,  éditeur,  1900.  In-12, 
pp.  xi-279. 

Les  nombreuses  références  à  la  lé- 
gislation et  à  la  jurisprudence  fran- 
çaises, et  la  similitude  des  principes 
donnent  à  l'ouvrage  de  M.  Roland 
sur  la  Responsabilité  des  adminis- 
trateurs dans  les  Sociétés  anonymes, 
en  Belgique,  un  sérieux  intérêt  pra- 
tique, même  pour  des  jurisconsultes 
français.  —  M.  Roland  a,  en  quelque 
sorte,  codifié  cette  matière  difficile. 
Il  envisage  sous  tous  ses  aspects  la 
responsabilité  des  administrateurs  de 
sociétés,  soit  envers  la  société  elle- 
même,  soit  envers  les  créanciers,  soit 
envers  les  tiers  et  les  actionnaires, — 


qu'il  s'agisse  de  fautes  de  gestion, 
d'infractions  à  la  loi  ou  aux  statuts 
sociaux,  de  délits  ou  de  quasi-délits. 
Présenté  sous  une  forme  très  métho- 
dique, bien  documenté,  exposé  très 
clairement,  ce  travail  est  appelé  à 
rendre  de  vrais  services  aux  hommes 
d'affaires.  Si  l'on  considère  le  nombre 
toujours  croissant  des  sociétés  par 
actions,  si  l'on  songe  jusqu'où  peut 
aller  la  responsabilité  des  adminis- 
trateurs, —  dans  l'affaire  du  Comp- 
toir d'Escompte,  ceux-ci  ont  été  con- 
damnés à  payer,  rien  qu'à  titre  de 
provision,  une  somme  de  dix-huit 
millions,  —  on  comprendra  l'utilité 
d'un  travail  d'ensemble  qui  éclaire 
les  intéressés  sur  leurs  devoirs  et  sur 
leurs  droits. 

Alexandre  Halot,  avocat  à  la 
cour  d'appel  de  Bruxelles. — Traité 
de  la  situation  légale  des  étran- 
gers en  Belgique.  Paris,  Cheva- 
lier-Marescq; Bruxelles,  E.Bruy- 
lant,  1900.  In-12,  pp.  xix-249. 
Prix  :  4  francs. 

Avec  le  tout  récent  volume  que 
vient  de  publier  M.  Halot,  nous  res- 
tons dans  le  droit  belge,  mais  en  un 
point  qui  intéresse  spécialement  les 
étrangers,  puisqu'il  s'agit  de  leur  si- 
tuation légale  en  Belgique.  Cet  ou- 
vrage renferme  un  ensemble  de  do- 
cuments précieux ,  qu'il  est  bien 
difficile  de  se  procurer,  si  ce  n'est 
dans  les  grandes  bibliothèques,  et 
au  prix  de  longues  recherches.  En 
dépit  de  son  titre,  il  constitue  moins 
un  traité  qu'un  recueil  où  tous  les 
textes  intéressant  les  étrangers  sont 
rangés  em  un  ordre  méthodique.  On 
pourrait  plus  exactement  l'intituler  : 
Code  des  étrangers  en  Belgique. 
C'est  dire  que  ce  petit  volume  n'est 
pas  destiné  à  être  lu,  mais  simple- 
ment consulté. 

Nous  souhaitons  que  l'exemple  de 
M.  Halot  soit  suivi  en  d'autres  pays. 
L'étude  de  la  législation  comparée, 
et  celle  du  droit  international  privé 


426 


REVUE  DES  LIVRES 


et  public,  en  seraient  singulièrement 
facilitées. 

Affaire  des  Augustins  de  l'As- 
somption. ïn-8,  pp.  143.  —  Le 
Procès  des  Douze  en  appel.  In- 
terrogatoires et  plaidoyers.  In-8, 
pp.  238.  Paris,  Maison  de  la  Bonne 
Presse,  1900. 

La  maison  de  la  Bonne  Presse  a 
édité,  après  les  avoir  recueillies  in 
extenso,  ces  plaidoiries  si  françai- 
ses, si  modernes  dont  les  échos  du 
Palais  vibrent  encore.  Il  s'agit  du 
procès  en  première  instance  et  en 
appel  des  Pères  de  l'Assomption.  Les 
plaidoiries  de  MM««  Delepouve,  Re- 
verdy, Bazin  et  de  Bellomayre  offrent 
d'excellents  modèles  du  genre.  Et, 
sans  être  avocat,  chacun  peut  appré- 
cier les  qualités  de  dialectique,  d'es- 
prit, de  bon  sens,  de  logique,  de 
chaude  éloquence  qui  brillent  dans 
ces  plaidoyers  des  bons  défenseurs 
du  droit  et  de  la  liberté.  Les  juris- 
consultes apprécieront  l'étude  si  ap- 
profondie, si  fouillée  sous  tous  les 
rapports,  de  ce  fameux  article  291 
du  Code  pénal  qui  ne  pouvait  guère 
s'attendre  à  l'honneur  d'être  encore 
invoqué  et  discuté.  L'histoire  même 
de  ce  temps  s'enrichit  par  cette  pu- 
blication de  documents  précieux.  A 
notre  époque,  où  l'abus  de  l'infor- 
mation finit  par  enlever  aux  événe- 
ments leur  relief  et  leur  portée,  il 
est  bon  qu'un  monument  durable 
conserve  la  mémoire  de  cet  épisode 
tristement  remarquable  de  notre 
histoire  contemporaine.  L.  Treppoz. 

MÉDECINE 

Claude  Bernard.  —  Introduc- 
tion à  l'étude  de  la  médecine 
expérimentale,  avec  des  notes 
par  le  R.  P.  Sertillanges,  domi- 
nicain. Paris,  F.  Levé,  1900.  In-8, 
pp. 364. 

L'œuvre  maîtresse  de  Claude  Ber- 
nard, celle  qui  lui  a  ouvert  les  portes 


de  l'Académie  française,  c'est,  on  le 
sait,  l'Introduction  à  l'étude  de  la 
médecine  expérimentale.  Écrite  d'un 
style  large,  simple  et  ferme,  elle  est 
pleine  d'idées  et  donne  le  sentiment 
du  maître  sur  la  méthode  expérimen- 
tale. La  pensée  philosophique  y  do- 
mine de  haut  les  faits;  toutefois,  elle 
n'est  pas  toujours  sûre,  et  la  plupart 
des  lecteurs  sont  exposés  à  s'y  per- 
dre. Aussi,  la  science  ne  saurait  être 
trop  reconnaissante  au  R.  P.  Sertil- 
langes de  nous  livrer  aujourd'hui  le 
travail  de  Cl.  Bernard  avec  un  en- 
semble de  près  de  trois  cents  notes 
qui  éclairent,  soutiennent,  grandis- 
sent et  parfois  rectifient  la  pensée 
du  maître.  Tous  ceux  qui  s'intéres- 
sent à  la  philosophie  et  à  la  science 
voudront  avoir  dans  leur  bibliothè- 
que cette  belle  et  définitive  édition 
que  vient  rehausser  un  superbe  por- 
trait de  notre  grand  physiologiste. 

Une  seule  critique  que  nous  ne 
saurions  tajre,  et  à  laquelle  il  sera 
facile  de  faire  droit  à  la  prochaine 
édition  :  les  notes  gagneraient  à  être 
mises  au  bas  des  pages,  au  lieu  d'être 
réunies  en  tête  du  volume,  ce  qui 
complique  le  travail  et  fatigue  l'at- 
tention du  lecteur.       D^  Surbled. 

CLASSIQUES 
Adrien  Gentil,  capitaine  d'ar- 
tillerie. —  Virgile  :  les  Géorgi- 
ques.  Traduction  en  vers  français. 
Grenoble,  librairie  dauphinoise, 
Falque  et  Perrin,  1900.  In-8, 
pp.  XII- 144» 

C'est,  dans  l'armée  française,  une 
tradition  glorieuse  d'enlacer  au  lau- 
rier des  batailles  le  lierre,  couronne 
des  doctes  fronts.  M.  le  capitaine 
Gentil  n'y  veut  point  faillir,  et  il 
nous  donne  aujourd'hui,  en  un  vo- 
lume élégant,  une  traduction  en  vers 
des  Géorgiques.  a  Dans  cette  traduc- 
tion ,  je  n'ai  pas  tenté  d'être  égal 
à  Virgile,  ni  supérieur  à  Delille  ; 
j'ai  traduit  aussi  exactement  que  pos- 
sible... mais  surtout  j'ai  traduit  com- 


REVUB  DES  LIVRES 


43^ 


me  j'ai  senti;  car  les  amis  de  la  na- 
ture, auxquels  je  parle  et  parmi  les- 
quels jenie  range,  trouveront  toujours 
un  plaisir  infini  à  relire  les  beaux 
vers  des  Géorgiques,  qui  sont  nés  il 
y  a  deux  mille  ans,  et  qui  ne  mour- 
ront pas.  »  Voilà  un  programme  mo- 
deste. Il  convient  d'ajouter  que,  mal- 
gré la  tyrannie  de  la  rime,  l'auteur  a 
lutté,  parfois  avec  bonheur,  contre 
les  grâces  natives  de  l'original. 

Adhémar  d'Alès,  S.  J. 

I.-L.  GoNDAL,  S. -S.  —  Parlons 
ainsi.  De  la  voix  et  du  geste.  Pa- 
ris, Bloud  et  Barrai,  s.  d.  In-8, 
pp.  vi-568.  Prix  :  5  francs. 

Bien  parler  est  un  art  qui  s'ac- 
quiert surtout  par  l'exercice.  M.  Gon- 
DÀL,  dont  le  «  mécanisme  de  la  pa- 
role »  a  été  apprécié  ici  même. 
(Études,  part,  bibl.,  1896,  p.  269), 
réunit  dans  le  présent  volume  toute 
une  théorie  De  la  voix  et  du  geste. 
Données  des  physiologistes,  règles 
des  grammairiens,  secrets  des  artis- 
tes, recettes  des  médecins,  chefs- 
d'œuvre  des  littérateurs  se  coordon- 
nent dans  cet  ouvrage  a  pour  indiquer 
à  ceux  qui  parlent  à  quelles  condi- 
tions on  devient  expert  en  l'art  de 
bien  dire  »  ;  et  surtout  le  savant  pro- 
fesseur d'éloquence  au  séminaire 
Saint-Sulpice  a  pour  but  d'enseigner 
aux  étudiants  et  de  rappeler  aux  pré- 
dicateurs quel  parti  on  peut  tirer  de 
la  phonétique  et  de  la  mimique  dans 
l'intérêt  du  bien  des  âmes  et  de  la 
gloire  de  Dieu.  Dans  la  première 
partie,  sont  étudiés  la  science  de  l'ar- 
ticulation, l'art  de  la  phonation,  le 
secret  de  la  respiration;  dans  la  se- 
conde, le  maintien,  la  physionomie, 
le  geste.  Je  me  permets  de  signaler 
de  nombreux  et  excellents  exercices 
sur  l'articulation,  que  M.  Coquelin 
aîné  appelle  le  dessin  de  la  diction, 
qui  seule,  disait  M.  Legouvé,  — -  un 
autre  maître  qui  s'y  connaissait,  — • 
donne  la  clarté,  l'énergie,  la  passion, 
la  véhémence.    Paul   Poydenot,   S.J. 


LINGUISTIQUE 

L.  Leau,  agrégé  et  docteur  es 
sciences,  membre  du  Congrès  in- 
ternational des  mathématiciens.  — 
Une  langue  universelle  est-elle 
possible  ?  Paris,  Gauthier-Villars, 
1900.  Prix  :  1  franc. 

Une  langue  universelle  est-elle  pos- 
sible ?  Sous  ce  titre,  M.  Lbau  tente 
un  nouvel  effort  en  faveur  de  cette 
idée,  si  souvent  énoncée.  Il  défend  la 
cause  d'une  langue  universelle  avec 
une  ardeur  combative,  qui  prouve  la 
sincérité  de  ses  convictions.  Tour  à 
tour,  il  montre  l'utilité  d'un  tel  lan- 
gage, unique,  commercial  et  scienti- 
fique, répond  aux  objections  les  plus 
fréquentes,  se  demande  s'il  faudrait 
faire  choix  d'une  langue  morte  ou 
d'une  langue  nouvelle,  et  si  elle  se- 
rait parlée  ou  simplement  écrite  ;  il 
expose  enfin  l'intérêt  qu'elle  offrirait 
au  point  de  vue  du  commerce  inter- 
national, et  s'efforce,  en  terminant, 
de  trouver  les  moyens  d'obtenir  l'ap- 
pui favorable  des  académies,  ou  tout 
au  moins  des  congrès. 

Pour  nous ,  quelques  avantages 
que  nous  reconnaissions  à  une  lan- 
gue universelle,  et  quelques  vœux  que 
nous  fassions  pour  que  ce  problème 
important  ait  une  solution  en  ce 
sens,  nous  doutons  que  les  hommes 
témoignent  assez  de  bonne  volonté 
et  d'initiative  pour  adopter  les  idées 
de  M.  Leau,  et  agir  suivant  la  mar- 
che qu'il  propose. 

M.  Leau  a  pu  d'ailleurs  faire  son 
expérience  au  dernier  Congrès  des 
mathématiciens  :  elle  n'a  pas  dû  beau- 
coup l'encourager. 

Quant  à  la  langue  à  choisir,  sera- 
ce  le  latin,  comme  M.  Leau  paraît  en 
avoir  la  pensée  ?  L'exemple  des  Des- 
cartes, des  Leibniz,  des  Newton,  et 
celui  de  bien  des  savants  européens 
de  nos  jours,  plaideraient  en  faveur 
de  ce  choix.  Mais  que  serait  ce  latin  ! 
Déjà  l'on  en  sait  bien  peu...  Faudra- 
t-il  en  imposer  l'étude  (longue,  même 
pour  mal  écrire)  aux  commerçants, 


428 


REVUE  DES  LIVRES 


aux     industriels,     à    tous    ceux    qui 
pensent  ? 

Mieux  vaudrait  adopter  une  langue 
créée  de  toutes  pièces,  et  simple 
surtout.  Le  Voiapûk  ?  Il  est  encore 
compliqué,  h' Espéranto  présente  l'a- 
vantage d'être  d'une  étude  très  facile  : 
en  trois  heures  on  en  sait  toute  la 
grammaire,  et  le  vocabulaire  est 
assez  vite  connu.  En  outre,  les  Es- 
pérantistes  sont  déjà  nombreux,  ont 


même  des  journaux,   un  commence- 
ment de  littérature... 

Souhaitons  donc  que  les  congrès 
futurs  ne  soient  pas,  comme  le  der- 
nier, sourds  aux  conseils  de  M.  Leau 
et  de  bien  d'autres  savants  ;  et,  pour 
préciser,  souhaitons  aussi  (  ceci  est 
notre  opinion  personnelle)  qu'on  se 
décide  en  faveur  de  l'Espéranto. 

P.  M.  —T. 


Les  Études  ont  encore  reçu  les  ouvrages  et  opuscules  suivants  : 

Almanach  du  Clergé  pour  1901  (1"  année).  Ancienne  Maison  Ch.  Dou- 
niol,  P.  Téqui,  libraire-éditeur,  Paris.  Une  brochure  in-8,  pp.  120.  Prix  : 
50  centimes. 

Apologétique.  —  Hasard  ou  Providence.  Le  problème  des  causes  finales; 
par  le  R.  P.  J.-D.  Folghera,  O.  P,  (lll®  brochure  de  la  collection  Science  et, 
Religion.)  Paris,  Bloud  et  Barrai.  1900.  In-12.  Prix  :  60  centimes. 

—  Péché  {Le)  originel  dans  Adam  et  ses  descendants.  Exposé  apologéti- 
que. \^^  partie  :  Justice  et  chute  originelle.  2*  partie  :  La  tache  héréditaire; 
par  le  R.  P.  X.-M.  Le  Bachelet,  S.  J.  {113«  et  114"  brochure  de  la  collec- 
tion Science  et  Religion.  )  Paris,  Bloud  et  Barrai,  1900.  2  in-12.  Prix  :  60  c, 
chaque  partie. 

Ascétisme.  —  At  the  Feet  of  Jésus  ;  by  Mme  Cecilia,  Religions  of  St.  An- 
drew's  Couvent,  Streatham.  Author  of  «  Home  truths  for  Mary's  Cbildren  », 
«  The  convert's  Guide  »,  etc.  London,  Burns  et  Oates,  1900.  In-12,  pp.  280. 

—  Chrétien  {Le)  à  l'école  de  Saint-Joseph,  par  l'auteur  des  Arts  spiri- 
tuels, 2«  édition.  Paris,  P.  Téqui,  1901.  In-18,  pp.  xi-400.  Prix  :  1  fr.  50. 

—  Doctrine  toute  céleste  {Une)  ou  moelle  historico-ascétique  et  doctri- 
nale des  écrits  de  sainte  Thérèse,  pouvant  servir  de  fil  conducteur  pour  la 
lecture  des  œuvres  complètes  de  cette  vierge  séraphique.  Traduit  dans  l'or- 
dre de  la  récente  édition  espagnole  de  D.  Vincente  de  la  Fuente,  par  l'abbé 
NiMAL.  Paris  et  Tournai,  chez  H.  et  L.  Casterman,  4900.  In-12,  pp.  216. 
Prix  :  1  fr.  50. 

—  Les  Saints,  par  E.  de  Bar.  Paris,  librairie  Saint-Paul,  1900.  Grand 
in-18  illustré.  Prix  franco  :  2  fr.  30. 

—  Mater  Admirahilis  ou  les  Quinze  premières  années  de  Marie  Imma- 
culée, par  M.  l'abbé  Alfred  Monnin,  missionnaire,  auteur  de  la  Vie  du  curé 
d'Ars,  4e  édition.  Paris,  P.  Téqui,  1901.  In-12,  pp.  xxxi-408.  Prix  :  3  fr.  50. 

—  Paillettes  d'or.  Onzième  série  :  recueil  des  années  1898-1899-1900. 
Avignon,  Aubanel  frères;  Paris,  Amat,  1900.  Un  joli  volume  in-18,  pp.  150. 
Prix  :  broché,  60  centimes  ;  couverture  illustrée,  papier  fort,  70  centimes. 

Biographie.  —  Rédemptoristine  {  Une).  Mère  Marie-Alphonse,  de  la  Volonté 
de  Dieu,  fondatrice  des  premiers  monastères  des  Rédemptoristines  au  delà 
des  Alpes.  Souvenirs  publiés  parle  R.  P.  H.  Nimal,  G.  SS.  R.  Liège, 
H.  Dessain;  Paris,  Vve  Magnin  et  fils,  1900.  In-12,  pp.  344. 

—  Vie  et  Esprit  du  serviteur  de  Dieu  Barthélémy  Holzhauser,  chanoine, 
curé -doyen,   fondateur  de    séminaires   et   réformateur  du   clergé  en   Aile- 


REVUE  DES  LIVRES  429 

magne  (1613-1658),  par  M.  l'abbé  Gaduel,  chanoine  et  vicaire  général'd'Or- 
léans.  3'  édition.  Albi,  imprimerie  des  Apprentis-Orphelins,  1900.  In-12, 
pp.  374-122. 

Bulletin»  et  Revues.  —  Archiconfrérie  de  Notre-Dame  de  CompassioUy 
instituée  par  S.  S.  Léon  XIII,  pour  le  retour  de  l'Angleterre  à  la  foi  catho- 
lique [Bulletin  trimestriel  del').  Première  année,  n°  1  le  15  août  1900.  Tous 
les  abonnements  partent  du  15  mars.  Prix  :  3  francs  par  an.  Adresser  les 
demandes  au  directeur,  rue  de  Vaugirard,  50,  Paris. 

Catéchisme  de  Léon  X///.  Extraits  des  encycliques,  etc.,  réunies  et  dis- 
posées en  Leçons  catéchistiques.  Faciscule  II  :  l'Etat;  fascicule  III  :  l'Église 
et  l'État.  Parle  R.  P.  G.  Cerceau,  S.  J.  Paris,  X.  Rondelet  et  C^\  1901.  Prix 
de  chaque  fascicule  :  75  centimes. 

Classiques.  —  Grammaire  hébraïque  élémentaire,  par  Mgr  Alphonse 
Chabot.  5*  édition  revue,  corrigée  et  augmentée.  Fribourg-en-Brisgau, 
B.  Herder,  1900.  In-12.  pp  177. 

Correspondance.  —  Beati  Pétri  Canisii  S.  J.  Epistulse  et  Acta.  CoUegit  et 
adnotationibus  illustravit  Otto  Braunsberger,  S.  J.  Fribourg-en-Brisgau, 
Herder,  1901.  Volumen  IIl"'»  (1561,  1562).  Prix  :  M.  23.  (Voir  Études,  partie 
bibliographique,  1896,  p.  514.) 

Critique  hagiographique.  —  De  V authenticité  de  la  Légende  de  saint 
francuis  dite  des  Trois  Compagnons,  par  Paul  Sabatier,  auteur  de  la  Vie 
de  saint  François  d'Assise.  (Extrait  de  la  Revue  historique.)  In-8,  pp,  43. 

Critique  historique.  —  Deux  traditions  [Les),  Tarine  et  Valdolaine,  sur 
les  origines  et  le  culte  du  bienheureux  Innocent  V,  en  réponse  au  dernier 
opuscule  de  Mgr  Turiuaz,  sur  la  partie  du  bienheureux  Innocent  V,  par  le 
R.  P.  Fr.-Pie  Mothon,  O.  P.  Aoste,  Imprimerie  catholique.  In-12,  pp.  40. 

Discours  et  Sermons.  —  Droit  romain  [Le)  et  le  Droit  germanique  dans  la 
Monarchie  franque.  2'  partie  :  les  Biens  et  la  Procédure.  Discours  prononcé 
par  M.  P.  Van  Wetter,  recteur  de  l'Université  de  Gand,  à  la  séance  solen- 
nelle d'ouverture  des  cours,  le  16  octobre  1900.  Paris,  A.  Marescq,  1900. 
In-8,  pp.  65. 

—  Grand  Jubilé  [Le]  de  l'an  1300  et  la  Divine  comédie  de  Dante.  Confé- 
rence faite  au  Cercle  du  Luxembourg,  le  9  février  1900,  par  le  R.  P.  Terrade, 
de  la  Société  de  Marie.  Paris,  Ch.  Poussielgue. 

—  Lutte  contre  V  esclavage.  Discours  prononcé  dans  la  séance  de  clôture 
du  Congrès  antiesclavagiste  international,  le  8  août  1900,  par  S.  Ém.  le 
cardinal  Perraud,  évêque  d'Autun,  membre  de  l'Académie  française.  Paris, 
imprimerie  L.  Maretheux.  In-8,  pp.  21. 

—  Notre-Dame  Consolatrice  de  Montgédry,  à  Arpenans.  Discours  pro- 
noncé à  la  bénédiction  d'une  statue  de  la  Vierge,  érigée  sur  la  butte  de  Mont- 
gédry, à  Arpenans,  le  30  septembre  1900,  par  l'abbé  Jean  Lagardère.  Besan- 
çon, H.  Bossanne. 

—  OEuvre  d'Étudiants  à  Paris  {  Une).  Discours  prononcé  dans  l'église  de 
Saint-François-Xavier  à  Paris,  le  24  mai  1900,  par  l'abbé  R.  Planeix,  cha- 
noine honoraire,  supérieur  des  Missionnaires  diocésains  de  Clermont-Fer- 
rand.  Paris,  P.  Lethielleux,  Prix  :  75  centimes. 

—  Saint  Bernard,  le  moine,  l'apôtre  (étude  psychologique  et  sociale). 
Discours  prononcé  à  la  Trappe  d'Acey,  par  l'abbé  Jean  Lagardère,  le 
20  août  1900.  Besançon,  H.  Bossanne. 

—  Sainte  Thérèse,  l'enfant,  la  religieuse,  la  réformatrice  (étude  psycho- 
logique et  mystique).  Discours  prononcé  au  Carmel  de  Besançon,  le  15  octo- 
bre 1900,  par  l'abbé  Jean  Lagardère. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 


Janvier  11.  —  A  Paris,  mort  du  générai  Lambert,  sénateur  natio- 
naliste, fameux  par  la  défense  héroïque  de  Bazeille,  dans  l'épisode  si 
connu  des  Dernières  cartouches.  Il  avait  été  élu  sénateur  en  janvier  1900. 

13.  —  Dans  TAin,  M.  Pochon,  député  radical  est  élu  sénateur  en 
femplacement  de  M.  Alorellet,  nommé  procureur  général  à  Poitiers. 

14.  —  A  Paris,  M.  Sembat,  député  socialiste,  interpelle  le  gouver- 
nement sur  l'ingérence  du  Souverain  Pontife  dans  nos  affaires  inté- 
rieures et  accuse  S,  S.  Léon  XIII  d'avoir,  par  sa  lettre  au  cardinal 
Richard)  violé  le  Concordat. 

Le  président  du  Conseil,  ayant  affirmé  la  modération  de  la  lettre  du 
Pape,  la  Chambre  vote,  contre  M.  Sembat,  un  ordre  du  jour  assez 
anodin  proposé  par  MM.  de  La  Batut  et  Sarrazin. 

—  A  Pékin,  le  protocole  des  préliminaires  de  la  paix  est  signé  avec 
les  plénipotentiaires  chinois. 

15.  —  A  Paris,  au  Palais  Bourbon,  le  débat  sur  le  droit  d'associa- 
tion est  inauguré  par  un  discours  de  M.  Renault-Morlière  qui  conjure 
la  Chambre  de  ne  pas  ouvrir  l'ère  des  persécutions  religieuses. 

M.  Viviani,  député  socialiste,  trouve  le  projet  du  gouverment  trop 
bénin,  et  demande  la  suppression  pure  et  simple  des  congrégations. 

Il  déclare  que  la  guerre  engagée  par  son  parti  vise  non  seulement 
les  associations  religieuses,  mais  l'Église  catholique  tout  entière. 

—  Au  Sénat,  commence  la  discussion  de  la  réforme  du  régime  fiscal 
sur  les  successions.  Cette  importante  loi  qui  consacre  la  progressivité 
des  taxes  successorales  est  vivement  combattue. 

17.  —  A  Paris,  à  la  Chambre  des  députés,  M.  Piou  prend  la  défense 
des  congrégations  menacées,  rappelle  les  services  rendus  par  elles 
et  montre  que  la  loi  proposée  n'est  pas  une  loi  de  réforme  sérieuse, 
mais  bien  l'arbitraire  se  cachant  sous  les  apparences  du  droit  com- 
mun. —  M.  Trouillot,  rapporteur,  défend  les  dispositions  du  projet  et 
s'efforce  de  démontrer  que,  contrairement  à  la  thèse  de  M.  Viviani, 
frapper  les  congrégations,  ce  n'est  pas  frapper  l'Église.  Il  oppose 
au  clergé  régulier  le  clergé  séculier,  et  représente  le  second  comme 
victime  des  incessants  empiétements  du  premier. 

—  A  Paris,  mort  de  M.  Le  Cour-Grandmaison,  sénateur  conserva- 
teur de  la  Loire-Inférieure.  Né  en  1848,  engagé  volontaire  en  1870-71, 
élu  député  en  1885,  il  défendit  énergiquement  tant  à  la  Chambre  qu'au 
Sénat  les  principes  catholiques. 

18.  ^—  A  Berlin,  fêtes  pour  le  bicentenaire  du  royaume  de  Prusse. 

—  A  Vienne,  les  élections  au  Reichsrath  ont  donné  183  voix  aux 
droites  slaves,  195  aux  gauches  allemandes,  23  aux  catholiques  purs. 


EVENEMENTS  DE  LA  QUINZAINE  431 

19.  —  A  Paris,  mort  du  duc  de  Broglie,  de  l'Académie  française. 
Petit-fils  de  Mme  de  Staël  et  (ils  du  duc  de  Broglie,  ministre  de  Louis- 
Philippe,  il  fut  lui-même  historien  et  homme  d'Etat.  Député  en  1871  à 
l'Assemblée  nationale,  président  du  Conseil  du  28  mai  1873  au  16  mai 
1874,  et  du  16  mai  1877  au  20  septembre  de  la  même  année,  il  se  retira 
de  la  vie  politique  en  1885. 

20.  —  A  Rennes,  le  général  de  Saint-Germain,  nationaliste  catholi- 
que, est  élu  sénateur  contre  M.  Maugère,  radical. 

—  A  Montmédy,  M.  de  Benoist,  nationaliste  catholique,  est  élu 
député  contre  M.  Didion,  progressiste  ministériel. 

—  A  Paris,  à  Notre-Dame,  prières  publiques  ordonnées  par  S.  Ém. 
le  cardinal  Richard. 

—  A  Paris,  VOfficiel  publie  la  mise  en  disponibilité  du  général  Ges- 
lin  de  Bourgogne,  un  des  plus  jeunes  et  des  plus  brillants  généraux  de 
Tarmée  française,  pour  avoir  hautement  proclamé  sa  foi  catholique,  il 
y  a  près  d'un  an,  dans  une  réunion  privée  d'anciens  élèves,  au  collège 
Saint-François-Xavier,  de  Vannes. 

—  A  Montceau-les-Mines,  la  grève  générale  est  déclarée. 

21.  —  A  Paris,  M.  le  comte  Albert  de  Mun  réfute^  à  la  Chambre  des 
députés,  le  rapport  de  M.  Trouiilot  et  défend  les  congrégations  sur  le 
terrain  économique,  en  montrant  l'inanité  du  péril  constitué  par  le  pré- 
tendu développement  de  la  mainmorte  religieuse  ;  sur  le  terrain  politi- 
que, en  justifiant  l'enseignement  donné  par  les  congrégations.  M.  Wal- 
deck-Rousseau  essaie  de  légitimer  les  mesures  d'exception  contre  les 
associations  religieuses  en  empruntant  aux  parlementaires  de  l'ancien 
régime  les  arguments  les  plus  surannés. 

22.  —  A  Paris,  au  Palais  Bourbon,  M.  Ribot  se  fait  l'avocat  des 
congrégations  religieuses,  en  se  couvrant  de  Taulorité  de  Bismarck,  de 
Gambetta  et  de  M.  Waldeck  lui-même.  Il  est  d'avis  qu'à  mesure  que 
l'action  officielle  de  l'Église  diminue,  sa  liberté  doit  augmenter;  il  estime 
qu'exiger,  pour  les  congrégations,  l'autorisation  du  parlement,  c'est 
les  supprimer  en  fait.  Il  accuse  enfin  le  ministère  de  vouloir  surtout 
par  la  loi  nouvelle  atteindre  la  liberté  d'enseignement. 

M.  Brisson,  insiste  sur  la  confiscation  des  biens  et  réclame  la  sécu- 
larisation de  l'enseignement. 

M.  Lerolle  trouve  dans  le  discours  de  M.  Brisson  la  preuve  que  la 
loi  proposée  est  surtout  une  loi  de  haine  contre  les  catholiques.  Il 
venge  l'enseignement  des  religieux  des  accusations  portées  contre  lui, 
défend  leurs  œuvres  de  bienfaisance  et  retourne,  documents  en  mains, 
contre  la  franc-maçonnerie  les  allégations  de  M.  Brisson. 

M.  Puech  revendique  pour  tous,  au  nom  des  socialistes  nationa- 
listes, le  droit  de  s'associer.  Il  craint  qu'un  vote  favorable  au  projet 
du  gouvernement  ne  devienne  un  jour,  dans  les  mains  d'un  ministre, 
une  arme  terrible  contre  la  liberté  de  tous. 

—  A  Londres,  mort  de  la  reine  Victoria  I'*.  Fille  unique  du  prince 
Edouard  de  Kent,   et  petite-iille  du  roi  Georges  III,  elle  était  née  le 


432  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 

24  mai  1819.  Elle  avait  succédé,  le  20  juin  1837,  à  son  oncle  Guil- 
laume IV.  Le  prince  de  Galles,  proclamé  roi,  prend  le  nom 
d'Edouard  VII. 

24.  —  A  Paris,  à  la  Chambre  des  députés,  suite  du  débat  sur  les 
associations.  M.  Lasies  remercie  d'abord  M.  Viviani  d'avoir  déclaré 
que  la  question  actuelle  intéresse  l'Eglise  tout  entière  contre  laquelle 
est  dirigée  cette  première  escarmouche.  Il  oppose  aux  vœux  des  con- 
grégations les  serments  maçonniques,  rappelle  les  œuvres  de  bienfai- 
sance et  de  civilisation  accomplies  par  les  religieux,  montre  dans  la 
loi  l'esprit  de  la  Réforme,  tel  que  M.  Bourgeois  lui-même  l'a  décrit,  et 
met  en  regard  du  milliard  prétendu  des  congrégations,  le  chiffre  réel 
des  fortunes  juives.  Après  ce  discours,  la  discussion  générale  est  close. 

25.  —  Les  nouvelles  de  l'Afrique  du  Sud  ont  été  pendant  cette  quin- 
zaine presque  constamment  favorables  aux  Boers.  L'invasion  de  la 
colonie  du  Cap  se  poursuit  progressivement.  Une  dépêche  officielle  a 
même  signalé  une  reconnaissance  poussée  par  les  éclaireurs  du 
commando  d'Herzog  jusqu'à  Tulbagh,  près  df  Capetown.  ^ 

Lord  Kitchener  s'efforce  de  lever  des  troupes  parmi  les  colons.  Mais 
les  Afrikanders,  déjà  mécontents  des  réquisitions  anglaises,  font  sou- 
vent cause  commune  avec  les  Boers  ou  du  moins  se  prêtent  mal  aux 
opérations  de  l'armée  britannique. 

Pendant  ce  temps,  les  deux  Républiques  sont  le  théâtre  d'incessants 
combats.  Les  troupes  anglaises  ne  se  ravitaillent  qu'avec  peine  ;  les 
Boers,  au  contraire,  font,  jusque  dans  le  pays  occupé  par  l'ennemi, 
d'audacieuses  razzias. 

Les  lignes  de  chemin  de  fer  sont  particulièrement  maltraitées. 

Le  chiffre  officiel  des  malades  et  morts  de  maladie,  communiqué  tous 
les  matins  par  le  War  Office,  devient  de  plus  en  plus  considérable. 

—  En  Chine,  bien  que  les  plénipotentiaires  Célestes  aient  apporté 
leurs  notes  revêtues  de  toutes  leurs  signatures  et  le  décret  impérial 
muni  du  grand  sceau,  la  paix  ne  semble  pas  encore  assurée,  car  la  dis- 
cussion se  rouvre  atout  instant  sur  les  points  qui  paraissent  les  mieux 
acquis.  Les  puissances  européennes  déclarent  qu'aucun  rappel  de 
troupes  ne  sera  fait  avant  que  satisfaction  leur  ait  été  donnée. 

Paris,  le  25  janvier  1901. 

Le  Secrétaire  de  la  Rédaction  : 

Edouard    CAPELLE,    S.  J. 


Le  Gérant:  Victor    RE  TAUX 


Imp.  J,  Dumoulin,  rue  des  G-rands-Augustins,  5,  à  Paris. 


LETTRE  APOSTOLIQUE  * 

DE 

NOTRE  TRÈS  SAINT  PÈRE  LÉON  XIII 


Aux  patriarches j   primats,    archevêques ,    cvéques  et  autres  ordinaires 
en  paix  et  en  communion  avec  le  Siège  apostolique 

LÉON  XIII,  PAPE 
Vénérables  Frères,  salut  et  bénédiction  apostolique, 
Les  graves  discussions,  relatives  aux  questions  économi- 
ques générales  qui,  depuis  longtemps,  en  plus  d'une  nation, 
ébranlent  la  concorde  des  esprits,  deviennent  de  jour  en  jour 
plus  multipliées  et  plus  ardentes,  au  point  de  retenir  et  d'in- 
quiéter à  bon  droit  l'attention  des  hommes  prudents.  Ces  dis- 
cussions, des  erreurs  d'ordre  philosophique  et  d'ordre  pra- 
tique, largement  répandues,  les  ont  soulevées  tout  d'abord. 
En  outre,  les  secours  nouveaux  apportés  à  l'industrie  par 
l'époque  actuelle,  la  rapidité  des  communications  et  les  com- 
binaisons de  toute  espèce  qui  ont  permis  de  diminuer  le  tra- 
vail et  d'augmenter  le  gain,  ont  rendu  le  conflit  plus  aigu. 
Enfin,  par  les  mauvaises  passions  d'hommes  turbulents,  la 
discorde  ayant  été  excitée  entre  les  riches  et  les  prolétaires, 
les  choses  en  sont  venues  à  un  tel  point,  que  les  États,  agi- 


Venerabilibus  Fratribus ,  patriarchis ,  primatibus  ,  archiepiscopis , 
episcopis  aliisque  locorum  ordinariis  pacem  et  communionem  cum 
apostolica    sede    habentibus 

LEO   PP.   XIII 

Venerabiles  Fratres,  salutem  et  apostolicam  benedictionem, 
Graves  de  communi  re  œconomica  disceptationes,  quae  non  una  in 
gente  jamdudum  animorum  labefactant  concordiam,  crebrescunt  in  dies 
calentque  adeo  ut  consilia  ipsa  hominum  prudentiorum  suspensa  me- 
rito  habeant  et  sollicita.  Eas  opinionum  fallaciae,  in  génère  philoso- 
phandi  agendique  late  diffusae,  invexere  primum.  Tum  nova  quae  tulit 
aetas  artibus  adjumenta,  commeatuum  celeritas  et  adscita  minuendœ 
operae  lucrisque  augendis  omne  genus  organa,  contentionem  acuerunt. 
Denique,  locupletes  inter  ac  proletarios,  malis  turbulentorum  homi- 
num studiis,  concitato  dissidio,  eo  res  jam  est  deducta,  ut  civitates 

1.  Cette  traduction  est  empruntée,  en  grande  partie,  à  la  Semaine  reli- 
gieuse de  Paris. 

LXXXVI.  —  28 


434  LETTRE  APOSTOLIQUE 

tés  par  des  troubles  plus  fréquents,  paraissent  exposés,  en 
outre,  à  de  grandes  calamités. 

Pour  Nous,  dès  les  débuts  de  Notre  pontificat,  Nous  avons 
bien  remarqué  le  péril  qui,  de  ce  chef,  menaçait  la  société 
civile,  et  Nous  avons  pensé  qu'il  était  de  Notre  devoir  d'a- 
vertir publiquement  les  catholiques  des  graves  erreurs  qui 
se  cachent  sous  les  théories  du  socialisme,  et  du  grand  dan- 
ger qui  en  résulte,  non  seulement  pour  les  biens  extérieurs 
de  la  vie,  mais  encore  pour  l'intégrité  des  mœurs  et  pour  la 
religion.  C'est  à  ce  but  que  visait  Notre  Lettre  Encyclique 
Qiiod  Apostolici  muneris^  que  Nous  avons  publiée  le  28  dé- 
cembre 1878.  —  Mais,  ces  mêmes  périls  s'aggravant  chaque 
jour,  au  préjudice  croissant  des  intérêts  privés  et  publics, 
Nous  Nous  sommes  efforcé  une  seconde  fois  d'y  pourvoir 
avec  encore  plus  de  zèle.  Dans  Notre  Lettre  Encyclique  Re- 
rum  novariim^  en  date  du  L5  mai  1891,  Nous  avons  traité  de 
même,  et  longuement,  des  droits  et  des  devoirs  par  le  jeu 
harmonieux  desquels  les  deux  classes  de  citoyens,  celle  qui 
apporte  le  capital  et  celle  qui  apporte  le  travail,  doivent  s^ac- 
corder  entre  elles.  Nous  avons  montré  en  même  temps,  d'a- 
près les  préceptes  évangéliques,  les  remèdes  qui  Nous  ont 
paru  pouvoir  contribuer  le  plus  utilement  à  sauver  la  cause 
de  la  justice  et  de  la  religion,  et  à  guérir  toute  dissension 
entre  les  classes  de  la  société. 

sœpius  agitatse  motibus,  magnis  etiam  videantur  calamitatibus  funes- 
tandae. 

Nos  qiiidem,  pontificatu  vix  inito,  probe  animadvertimus  quid  civilis 
societas  ex  eo  capite  periciitaretur,  officiique  esse  duximus  catholicos 
monere  palam,  quajîtus  in  socialismi  placitis  laleret  error^  quantaque 
iiïimineret  inde  pernicies,  non  externis  vitae  bonis  tanturamodo,  sed 
morum  etiam  probitati  religiosaeque  rei.  Hue  spectarunt  litterae  ency- 
clicae  Quod  Apostolici  Muneris,  quas  dediraus  die  xxviii  decembris 
anno  mdccclxxviii.  Verum,  periculis  iis  ingravescentibus  majore  quo- 
tidie  cum  damno  privatira  publiée,  iterum  Nos  eoque  enixius  ad  provi- 
dendum  contendimus.  Datisque  similiter  litteris  Rerum  No\>arum,  die 
XV  maii  anno  mdcccxci,  de  juribus  et  offîciis  fuse  diximus,  quibus  ge- 
rainas  civium  classes,  eorum  qui  rem  et  eorum  qui  operam  conferunt, 
congruere  inter  se  oporteret  ;  simulque  remédia  ex  evangelicis  prae- 
scriptis  monstravimus,  quœ  ad  tuendam  justitiœ  et  religionis  causam, 
et  ad  dimicationem  omnem  inter  civitatis  ordines  dirimendam  visa  sunt 
in  primis  utilia. 


DE  NOTRE  TRÈS  SAINT  PERE  LEON  XIII  435 

Grâce  à  r3ieu,  Notre  confiance  n'a  pas  été  frappée  de  sté- 
rilité. Ceux-là  mêmes,  en  effet,  qui  se  séparent  des  catholi- 
ques, ont  avoué,  poussés  par  la  force  de  la  vérité,  qu'il  faut 
reconnaître  à  l'Église  le  mérite  d'étendre  sa  prévoyance  sur 
tous  les  degrés  de  l'échelle  sociale,  et  principalement  sur 
ceux  qui  se  trouvent  dans  une  malheureuse  condition.  Les 
catholiques  ont  retiré  de  Nos  Lettres  des  fruits  assez  abon- 
dants ;  car,  non  seulement  ils  y  ont  puisé  des  encouragements 
et  des  forces  pour  poursuivre  les  bonnes  œuvres  qu'ils  avaient 
entreprises,  mais  encore  ils  y  ont  emprunté  la  lumière  qu'ils 
désiraient,  et  grâce  à  laquelle  ils  ont  pu  s'adonner,  avec  plus 
de  sécurité  et  de  succès,  à  l'étude  des  questions  de  ce  genre. 
Il  en  est  résulté  que  les  dissensions  d'opinions  qui  régnaient 
entre  eux  ont  été,  en  partie,  éteintes,  en  partie,  atténuées  et 
entrecoupées  de  trêves.  Dans  Tordre  pratique,  la  consé- 
quence a  été  que,  pour  prendre  soin  des  intérêts  des  pro- 
létaires, surtout  dans  les  endroits  où  ils  étaient  particulière- 
ment lésés,  de  nombreux  organismes,  grâce  à  un  zèle  persé- 
vérant, ont  été  créés  ou  utilement  développés  ;  par  exemple, 
ces  secours  offerts  aux  ignorants,  sous  le  nom  de  secrétariats 
du  peuple;  les  caisses  rurales  de  crédit,  les  sociétés  de  se- 
cours mutuels;  celles  qui  ont  pour  objet  de  pourvoir  aux 
nécessités  des  malheureux,  les  associations  d'ouvriers,  et 
d'autres  sociétés  ou  œuvres  bienfaisantes  du  même  genre. 

Nec  vero  Nostra,  Deo  dante,  irrita  cessit  fiducia.  Siquidem  vel  ipsi 
qui  a  catholicis  dissident,  veritatis  vi  commoti,  hoc  tribuendum  Eccle- 
sise  professi  sunt,  quod  ad  oranes  civitatis  gradus  se  porrigat  provi- 
dentem  atque  ad  ilios  prœcipue  qui  misera  in  fortuna  versantur. 
Satisque  uberes  ex  documentis  Nostris  catholici  percepere  fructus. 
Nam  inde  non  incitamenta  solum  viresque  hauserunt  ad  cœpta  optima 
persequenda;  sed  lucem  etiam  mutuali  sunt  optatam,  cujus  beneficio 
hujusmodi  disciplinae  studia  tutius  ii  quidem  ac  felicius  insistèrent. 
Hinc  factura  ut  opinionum  inter  eos  dissensiones  partira  submotœ 
sint,  partira  mollitae  interquieverint.  In  actione  vero,  id  consecutum  est 
ut  ad  curandas  proletariorum  rationes,  quibus  praesertira  locis  magis 
erant  afflictae,  non  pauca  sint  constanti  proposito  vel  nove  inducta  vel 
aucta  utiliter;  cujusmodi  sunt  :  ea  ignaris  oblata  auxiha,  quie  vocant 
secretariatus  populi  :  raensaî  ad  ruricolarum  rautuationes;  consociatio- 
nes,  aliae  ad  suppetias  mutuo  ferendas,  aliae  ad  nécessitâtes  ob  infor- 
tunia  levandas;  opificum  sodalitia;  alla  id  genus  et  societatum  et  ope- 
rum  adjura  enta. 


436  LETTRE  APOSTOLIQUE 

Ainsi  donc,  sous  les  auspices  de  l'Eglise,  une  certaine  en- 
tente pour  l'action  s'est  manifestée  entre  les  catholiques,  qui 
ont  tâché  de  combiner  des  institutions  propres  à  venir  en 
aide  au  peuple,  exposé  aux  pièges  et  aux  périls  non  moins 
souvent  qu'à  l'indigence  et  aux  labeurs.  Cette  sorte  de  bien- 
faisance populaire,  au  commencement,  n'avait  pas  coutume 
de  se  distinguer  par  une  appellation  particulière.  Le  terme 
de  socialisme  chrétien^  introduit  par  quelques-uns,  et  les 
autres  expressions  dérivées  de  celle-là,  sont  tombés  juste- 
ment en  désuétude.  Il  plut  ensuite  à  certains,  et  à  bon  droit, 
de  l'appeler  action  chrétienne  populaire.  11  est  des  lieux 
où  ceux  qui  s'occupent  de  ces  choses  sont  dénommés  chré' 
tiens  sociaux.  Ailleurs,  la  chose  elle-même  est  appelée  dé- 
mocratie chrétienne.,  et  ceux  qui  s'y  adonnent  sont  les  démo- 
crates chrétiens  ;  au  contraire,  le  système  soutenu  par  les 
socialistes  est  désigné  sous  le  nom  de  démocratie  sociale. 

Or,  des  deux  derniers  groupes  d'expressions  énoncées  ci- 
dessus,  si  la  première,  «  chrétiens  sociaux  »,  ne  soulève  pas 
de  bien  grandes  polémiques,  la  seconde,  «  démocratie  chré- 
tienne »,  choque  beaucoup  d'honnêtes  gens,  qui  lui  trouvent 
attaché  un  sens  ambigu  et  dangereux.  Cette  appellation  leur 
inspire  des  craintes  à  plusieurs  points  de  vue.  Ils  craignent 
que,  par  ce  mot,  on  ne  favorise,  par  une  sorte  de  propagande 
secrète,  le  gouvernement  populaire,  ou  qu'on  ne  le  déclare 
préférable  aux  autres  formes  du  gouvernement.  Ils  craignent 
que  la  vertu  de  la  religion  chrétienne,  les  autres  classes  de 
l'État  étant,  pour  ainsi  dire,  écartées,  ne  paraisse  restreinte 

Sic  igitiir,  Ecclesiae  auspiciis,  quœdam  inter  catholicos  tum  conjunctio 
actionis  tum  institutorum  providentia  iiiita  est  in  praesidium  piebis 
tam  sœpe  non  minus  insidiis  et  periculis  quam  inopia  et  laboribus  cir- 
cumventae.  Quœ  popularis  beneficentiae  ratio  nulla  quidem  propria 
appellatione  initio  distingui  consuevit  :  socialismi  christlani  nomen  a 
nonnullis  invectum  et  derivata  ab  eo  haud  immerito  obsoleverunt.  Eam 
deinde  pluribus  jure  nominare  placuit  actlonem  cliristianam  popu- 
larem.  Est  etiam  ubi,  qui  tali  rei  dant  operam,  sociales  christlani 
vocantur  :  alibi  vero  ipsa  vocatur  democratia  christiana,  ac  democra- 
dci  christiani  qui  eidem  dediti  ;  contra  eam  quam  socialistae  contendunt 
democratiam  socialem.  —  Jamvero  e  binis  rei  significandae  modis  pos- 
tremo  loco  allatis,  si  non  adeo  primus,  sociales  christiani,  aller  certe, 
democratia  christiana  apud  bonos  plures  offensionem   habet,   quippe 


DE  NOTRE  TRES  SAINT  PERE  LEON  XIII  437 

au  seul  avantage  du  peuple.  Ils  craignent,  enfin,  que  sous 
ce  terme  insidieux,  ne  se  dissimule  le  projet  de  décrier 
toute  sorte  de  pouvoir  légitime,  soit  civil,  soit  sacré.  Gomme 
cette  matière  soulève  couramment  trop  de  discussions,  et 
des  discussions  parfois  trop  vives,  la  conscience  de  Notre 
devoir  Nous  invite  à  poser  des  bornes  à  la  controverse,  en 
définissant  ce  que  les  catholiques  doivent  penser  à  ce  sujet. 
Notre  intention  est,  en  outre,  de  leur  prescrire  quelques 
règles,  par  lesquelles  leur  action  devienne  plus  large  et  plus 
salutaire  à  la  société. 

Quel  est  le  but  de  la  démocratie  sociale^  et  quel  doit  être 
celui  de  la  démocratie  chrétienne ^  c'est  là  un  point  qui  ne 
peut  en  aucune  manière  être  douteux.  L'une,  en  effet,  — 
qu'on  se  laisse  aller  à  la  professer  avec  plus  ou  moins  d'excès, 
—  est  poussée  par  beaucoup  de  ses  sectateurs  à  un  tel  degré 
de  perversité,  qu'elle  ne  considère  rien  comme  supérieur 
aux  choses  terrestres,  qu'elle  recherche  les  biens  corporels 
et  extérieurs,  et  qu'elle  fait  consister  le  bonheur  de  Thomme 
dans  la  poursuite  et  la  jouissance  de  ces  biens.  Pour  ce  motif, 
ils  voudraient  que,  dans  l'Etat,  le  pouvoir  appartînt  au  peuple, 
de  telle  sorte  que,  les  classes  sociales  étant  supprimées,  et 
les  citoyens  rendus  égaux,  on  s'acheminât  vers  l'égalité  des 
fortunes.  Pour  ce  motif  aussi,  ils  voudraient  que  le  droit  de 

cui  ambiguum  quiddara  et  periculosum  adhaerescere  existiment.  Ab  hac 
enimappellatione  metuunt,  plus  una  de  causa  :  v/delicet,  ne  quo  obtecto 
studio  popularis  civitas  foveatur,  vel  ceteris  politicis  forrais  praeop- 
tetur  ;  ne  ad  plebis  coramoda,  ceteris  tamquam  semotis  rei  publicaî 
ordinibus,  cbrislianœ  religionibus  virtus  coangustari  videatur  ;  ne 
denique  sub  fucato  nomine  quoddam  lateat  propositum  legitimi  cujus- 
vis  imperii,  civilis,  sacri,  detrcctandi.  —  Qua  de  re  quum  vulgo  iam 
nimis  et  nonnunquam  acriter  discej)tetur,  monet  conscientia  officii  ut 
controversiœ  modura  imponamus,  definientes  quidnam  sit  a  catholicis 
in  hac  re  sentiendum  :  praeterea  quœdara  prsescribere  consilium  est, 
quo  amplior  fiât  ipsorum  actio,  multoque  salubrior  civitati  eveniat. 

Quid  democratla  socialis  velit,  quid  velle  christlanam  oporteat, 
incertura  plane  esse  nequit.  Altéra  enim,  plus  minusve  intemperanter 
eam  libeat  profiteri,  usque  eo  pravitatis  a  multis  compellitur,  nihil  ut 
quidquam  supra  huraana  reputet  ;  corporis  bona  atque  externa  consec- 
tetur,  in  eisque  captandis  et  fruendis  hominis  beatitatem  constituât.  Hinc 
imperium  pênes  plebern  in  civitate  velint  esse,  ut,  sublatis  ordinuni 
gradibus,  aequatisque  civibus,  ad  bonorum  etiam  inter  eos  aequalitatem 


438  LETTRE  APOSTOLIQUE 

propriété  fût  aboli,  et  que  toutes  les  richesses  qui  appar- 
tiennent à  des  particuliers,  les  instruments  de  la  vie  eux- 
mêmes,  fussent  regardés  comme  des  biens  communs. 

Au  contraire,  la  démocratie  chrétienne,  précisément  parce 
qu'elle  se  nomme  chrétienne,  doit  s'appuyer  sur  les  principes 
posés  par  la  foi  divine  comme  sur  sa  base  même.  II  lui  faut 
pourvoir  aux  intérêts  des  petits,  de  telle  sorte  qu'elle  guide 
vers  la  perfection,  comme  il  convient,  les  âmes  créées  pour 
les  biens  éternels.  Il  importe,  par  conséquent,  que  rien  ne 
lui  soit  plus  sacré  que  la  justice;  qu'elle  prescrive  le  main- 
tien intégral  du  droit  de  propriété  et  de  possession,  qu'elle 
conserve  les  classes  distinctes,  qui,  manifestement,  sont  le 
propre  d'un  Etat  bien  constitué;  enfin,  qu'elle  se  propose  de 
donner  à  la  communauté  humaine  une  constitution  et  un  ca- 
ractère conformes  à  ceux  qu'a  établis  le  Dieu  créateur. 

Il  est  donc  évident  que  la  démocratie  sociale  et  la  démo- 
cratie chrétienne  n'ont  rien  de  commun  ;  elles  diffèrent,  en 
effet,  l'une  de  l'autre,  autant  que  le  système  socialiste  et  la 
profession  de  la  loi  chrétienne. 

Mais  il  serait  injuste  que  le  terme  de  démocratie  chrétienne 
fût  détourné  vers  un  sens  politique.  Quoique  le  terme  démo- 
cratie,  d'après  l'étymologie  même  du  mot  et  l'usage  qu'en 
ont  fait  les  philosophes,  indique  le  régime  populaire;  cepen- 
dant, dans  les  circonstances  actuelles,  on  ne  doit  l'employer 
qu'en  lui  enlevant  tout  sens  politique,  et  en  ne  lui  attachant 


sit  gressiis  :  hinc  jus  dominii  delendum  et  quidquid  fortunarum  est 
singulis,  ipsaque  instrumenta  vitae,  communia  habenda.  At  vero  demo- 
cratia  christiania  eo  nirairum  quod  christiana  dicitur,  suo  veluti  funda- 
mento,  posilis  a  divina  fide  principiis  niti  débet,  infirmorum  sic  prospi- 
ciens  utilitatibus,  ut  animos  ad  sempiterna  factos  convenienter  perficiat. 
Proinde  nihil  sit  illi  justitia  sanctius  ;  jus  potiundi  possidenti  jubeat 
esse  integrura  ;  dispares  tueatur  ordines,  sane  proprios  bene  consti- 
tutae  civitatis;  eam  demum  humano  convictui  velit  formara  atque  indo- 
lem  esse,  qualem  Deus  auctor  indidit.  Liquet  igitur  démocratise  socialis 
et  chrlstianœ  communionem  esse  nullam  :  ea;  nempe  inter  se  differunt 
tantum,  quantum  socialismi  secta  et  professio  cliristiana;  legis. 

Nefas  autem  sit  christianae  democratiae  appellationera  ad  politica 
detorqueri.  Quamquam  enim  democratia,  ex  ipsa  notatione  nominis 
usuque  philosophorum,  regimen  indicat  populare;  attamen  in  re  prae- 
senti  sic  usurpanda  est,  ut  omni  politica  notione  detracta,  aliud  nihil 


DE  NOTRE  TRÈS  SAINT  PÈRE  LÉON  XIII  430 

pas  d'autre  signification  que  cette  bienfaisante  action  chré- 
tienne à  l'égard  du  peuple.  En  effet,  parce  que  les  préceptes 
de  la  nature  et  de  l'Évangile  sont,  par  leur  autorité  propre, 
au-dessus  des  contingences  humaines,  il  est  nécessaire  qu'ils 
ne  dépendent  d'aucune  forme  du  gouvernement  civil;  mais 
ils  peuvent  s'accorder  avec  n'importe  laquelle  de  ces  formes, 
pourvu  qu'elle  ne  soit  pas  contraire  à  l'honnêteté  et  à  la  jus- 
tice. 

Ils  sont  donc,  et  ils  demeurent  pleinement  étrangers  aux 
passions  des  partis  et  aux  divers  événements;  de  sorte  que, 
quelle  que  soit,  en  somme,  la  constitution  d'un  État,  les  ci- 
toyens peuvent  et  doivent  observer  ces  mêmes  préceptes  qui 
leur  ordonnent  d'aimer  Dieu  par- dessus  toutes  choses  et 
leur  prochain  comme  eux-mêmes.  Telle  fut  la  perpétuelle 
discipline  de  l'Église;  c'est  celle  qu'appliquèrent  toujours 
les  Pontifes  romains  vis-à-vis  des  États,  quel  que  fût  le  mode 
de  gouvernement  qui  régissait  ceux-ci.  Puisqu'il  en  est  ainsi, 
la  pensée  et  l'action  des  catholiques  qui  travaillent  à  promou- 
voir le  bien  des  prolétaires  ne  peuvent,  assurément,  jamais 
tendre  à  affectionner  ou  à  favoriser  un  régime  civil  de  pré- 
férence à  un  autre. 

De  la  même  manière,  il  faut  écarter  de  la  démocratie  chré- 
tienne un  autre  grief  :  à  savoir  qu'elle  consacre  ses  soins  de 
telle  sorte  aux  intérêts  des  classes  inférieures,  qu'elle  pa- 
raisse laisser  de  côté  les  classes  supérieures  ;  l'utilité  de 

significatum  praeferat  nisi  hanc  ipsam  beneficam  in  populum  actionem 
christianam.  Nam  natura;  et  evangelii  praecepta  quia  suopte  jure  huma- 
nos  casus  excedunt,  ea  necesse  est  ex  nullo  civilis  regiminis  modo 
pendere;  sed  convenire  cum  quovis  posse,  modo  ne  honestati  et  jus* 
titiae  repugnet.  Sunt  ipsa  igitur  manentque  a  partium  studiis  variisque 
eventibus  plane  aliéna  ut  in  qualibet  demum  rei  publica^  constitu- 
tione  possint  cives  ac  debeant  iisdem  stare  pracceptis,  quibus  jubentur 
Deum  super  omnia,  proximos  sicut  se,  diligere.  Hîec  peq3etua  Ecclesiae 
disciplina  fuit;  hac  usi  romani  Pontifices,  cura  civitatibus  egere  seraper, 
quocumque  illœ  administrationis  génère  tenerentur.  Quae  quum  sint 
ita,  catbolicorum  mens  atque  actio  quœ  bono  proletariorum  promo* 
vendo  studet,  eo  profecto  spectare  nequaquam  potest  ut  aliud  })!'«  alio 
regimen  civitatis  adaraet  atque  invehat. 

Non  dissimili  modo  a  democratia  christiana  removendum  est  alterum 
illud  offensionis  caput,  quod  nimirum  in  commodis  inferiorum  ordi- 
num  curas  sic  collocet,  ut  superiores  prseterire  videatur,  quorum  tamen 


440  LETTRE  APOSTOLIQUE 

celles-ci  n'est  pas  moindre  pour  la  conservation  et  Tamélio- 
ration  de  l'Etat.  Cet  écueil  est  évité,  grâce  à  la  loi  chré- 
tienne de  charité,  dont  Nous  avons  parlé  plus  haut.  Cette 
charité  ouvre  ses  bras  pour  accueillir  tous  les  hommes, 
quelle  que  soit  leur  condition,  comme  étant  les  enfants  d'une 
seule  et  même  famille,  créés  par  le  même  Père  très  bon, 
rachetés  par  le  même  Sauveur,  et  appelés  au  même  héritage 
éternel. 

Certes,  telle  est  la  doctrine  et  telle  est  l'exhortation  de 
l'Apôtre  :  «  Il  y  a  un  seul  corps  et  un  seul  esprit,  comme  vous 
avez  été  appelés  à  une  seule  espérance  par  votre  vocation. 
Il  y  a  un  seul  Seigneur,  une  seule  foi,  un  seul  baptême,  un 
seul  Dieu  et  Père  de  tous,  qui  est  au-dessus  de  tous,  agissant 
par  tous  et  demeurant  en  tous.  »  (Ephés.,  iv,  4-6.)  Ainsi,  à 
cause  de  l'union  naturelle  du  peuple  avec  les  autres  classes, 
union  qui  est  rendue  plus  étroite  par  la  fraternité  chré- 
tienne, le  grand  zèle  qui  est  consacré  au  soulagement  du 
peuple  fait  sentir  assurément  son  influence  parmi  ces  classes 
elles-mêmes  ;  d'autant  qu'il  est  convenable  et  nécessaire, 
pour  obtenir  un  bon  résultat,  que  celles-ci  donnent  leur  part 
de  collaboration,  ainsi  que  nous  l'expliquerons  plus  loin. 

On  doit,  en  outre,  être  bien  éloigné  de  cacher  sous  le  terme 
de  démocratie  chrétienne  l'intention  de  rejeter  toute  obéis- 
sance et  de  dédaigner  les  supérieurs  légitimes.  Respecter 

non  minor  est  usus  ad  conservationem  perfectionemque  civitatis. 
Praecavet  id  christiana,  quara  nuper  diximus,  caritatis  lex.  Haec  ad 
omnes  omnino  cujusvis  gradus  homines  patet  complectandos,  utpote 
unius  ejusdemque  familiœ  eodem  benignissimo  editos  Pâtre  et  redemp- 
tos  Servatore,  eamdemque  in  hereditatem  vocatos  aeternam.  Scilicet, 
quae  est  doctrina  et  admonitio  Apostoli.  Unum  corpus,  et  unus  spiritus, 
sicut  vocati  estls  in  una  spe  vocatlonis  vestrse,  Unus  Dominus,  una  fides, 
unum  baptisma.  Unus  Deus  et  Pater  omnium,  qui  est  super  omnes,  et  per 
omnia,  et  in  omnibus  nobis^.  Quare  propter  nativam  plebis  cum  ordi- 
nibus  ceteris  conjunctionem,  eamque  arctiorem  ex  christiana  fraterni- 
tate,  in  eosdem  certe  influit  quantacumque  plebi  adjutandae  diligentia 
impenditur,  eo  vel  magis  quia  ad  exitum  rei  secundum  plane  decet  ac 
necesse  est  ipsos  in  partem  operae  advocari,  quod  infra  aperiemus. 

Longe  pariter  absit,  ut  appellatione  democratiae  christianœ  proposi- 
tum  subdatur  omnis  abjiciendae  obedientiae  eosque  aversandi  qui  legi- 

1.  Ephes.,  IV,  4,  6. 


DE  NOTRE  TRES  SAINT  PERE  LEON  XIII  441 

ceux  qui,  à  un  degré  quelconque,  possèdent  l'autorité  dans 
l'État,  et  se  conformer  à  leurs  ordres  justes,  c'est  là  ce  que 
prescrivent  également  la  loi  naturelle  et  la  loi  chrétienne. 
Et  pour  que  cette  obéissance  soit  digne  d'un  homme  et  d'un 
chrétien,  on  doit  la  rendre  du  fond  du  cœur,  par  devoir,  par 
«  conscience  »,  comme  nous  y  a  exhorté  l'apôtre  lorsqu'il  a 
formulé  ce  précepte  :  «  Que  toute  âme  soit  soumise  aux  auto- 
rités supérieures.  »  (Rom.,  xiii,  1,  5.) 

Il  est,  d'autre  part,  contraire  à  la  profession  d'une  vie  chré- 
tienne de  ne  pas  vouloir  se  soumettre  et  obéir  à  ceux  qui 
possèdent  l'autorité  dans  l'Eglise  et  d'abord  aux  évêques  que 
—  le  pouvoir  universel  du  Pontife  rcpnain  restant  sauf  — 
«  l'Esprit-Saint  a  établis  pour  gouverner  l'Église  de  Dieu,  qu'il 
s'est  acquise  par  son  sang».  (Act.,xx,  28.)  Celui,  en  effet,  dont 
les  sentiments  ou  les  actes  seraient  opposés  à  cette  règle, 
celui-là  serait  convaincu  d'oublier  le  précepte  si  important 
du  même  apôtre  :  «  Obéissez  à  vos  conducteurs  et  soyez-leur 
soumis.  Car  ils  veillent  pour  vos  âmes  comme  devant  en  rendre 
compte.  »(Hébr.,xiii,  17.)  Ces  paroles,  il  importe  très  grande- 
ment que  tous  les  fidèles  les  gravent  au  fond  de  leur  âme  et 
qu'ils  s'appliquent  à  les  réaliser  dans  toute  la  pratique  de 
leur  vie.  Il  faut  aussi  que  les  ministres  sacrés  les  méditent 

time  prœsunt.  Revereri  eos  qui  pro  suo  quisque  gradu  in  civitate  prae- 
sunt,  eisdemque  juste  jubentibus  obtemperare  lex  aeque  naturalis  et 
christiana  prœicipit.  Quod  quidera  ut  homine  eodemque  christiano  sit 
dignum,  ex  animo  et  officio  praestari  oportet,  scilicet  propter  cnnscien- 
tiam,  quemadmodum  ipse  monuit  Apostolus,  quum  illud  edixit  :  Ornais 
anima  potestatlbus  sublimioribus  subdtta  sit^ .  Abhorret  autem  a  profes- 
sione  christianae  vitae,  ut  quis  nolit  iis  subesse  et  parère,  qui  cum  po- 
testate  in  Ecclesia  antecedunt  :  episcopis  in  primis,  quos,  intégra 
Pontificis  romani  in  universos  auctoritate,  Spiritus  sanctus  posait  re- 
gere  Ecclesiam  Dei,  quam  acquiswit  sanguine  suo^.  Jam  qui  secus  sen- 
tiat  aut  faciat,  is  enimvero  gravissimum  ejusdem  Apostoli  praeceptum 
oblitus  convincitur  :  Obedite  prœpositis  vestris,  et  subjacite  eis.  Ipsi 
enim  pervigilant,  quasi  rationeni  pro  animabus  vestris  reddituri^.  Quae 
dicta  permagni  interest  ut  fidèles  universi  alte  sibi  defigant  in  animis 
atque  in  orani  vitae  consuetudine  perlicere  studeant  :  eademque  sacro- 

1.  Rom,,  xiir,    1,  5. 

2.  Act.,  XX.  28. 

3.  Hcbr.,  xiir,  17. 


442  LETTRE  APOSTOLIQUE 

avec  beaucoup  d'attention,  qu'ils  ne  cessent  pas  d'en  per- 
suader les  autres,  non  seulement  par  leurs  exhortations, 
mais  surtout  par  leurs  exemples. 

Après  avoir  rappelé  ces  principes  que  Nous  avons  anté- 
rieurement mis  en  lumière,  en  temps  opportun.  Nous  espé- 
rons que  toute  dissension  concernant  le  terme  de  démocratie 
chrétienne  disparaîtra,  ainsi  que  tout  soupçon  de  danger, 
quant  à  la  chose  elle-même  exprimée  par  ce  mot.  Et  c'est  à 
bon  droit  que  Nous  concevons  cette  espérance. 

En  effet,  en  laissant  de  côté  les  opinions  de  certains 
esprits  sur  la  puissance  et  la  vertu  d'une  telle  démocratie 
chrétienne,  opinions  qui  ne  sont  pas  exemptes  de  quelque 
excès  ou  de  quelque  erreur,  assurément  pas  un  seul  homme 
ne  blâmera  ce  zèle  qui,  selon  la  loi  naturelle  et  la  loi  divine, 
tend  uniquement  à  ce  que  ceux  qui  gagnent  leur  vie  par  un 
travail  manuel  soient  ramenés  à  une  situation  pbis  tolérable 
et  aient  un  peu  de  quoi  assurer  leur  avenir;  à  ce  qu'ils  puis- 
sent, chez  eux  et  au  dehors,  pratiquer  la  vertu  et  remplir 
leurs  devoirs  de  piété  ;  à  ce  qu'ils  sentent  qu'ils  sont  non 
des  animaux,  mais  des  hommes,  non  des  païens,  mais  des 
chrétiens;  enfin  à  ce  qu'ils  marchent  ainsi  avec  plus  de  faci- 
lité et  d'ardeur  vers  ce  bien  unique  et  nécessaire^  vers  ce 
bien  suprême  pour  lequel  nous  sommes  nés. 

Tel  est  le  but,  telle  est  l'œuvre   de  ceux  qui  voudraient 

rum  ministri  diligentissime  reputantes,  non  hortatione  solum,  sed 
maxime  exemple,  ceteris  persuadere  ne  intermittant. 

His  igitur  revocatis  capitibus  rerum,  quas  antehac  per  occasionem 
data  opéra  illustravimus,  speramus  fore  ut  quaevis  de  christianœ  démo- 
cratise nomine  dissensio,  omnisque  de  re,  eo  nomine  significata,  suspi- 
cio  pericuH  jam  deponatur.  Et  jure  quidem  speramus.  Etenim,  iis 
missis  quorumdam  sententiis  de  hujusmodi  democratiae  christianae  vi 
ac  virtute,  quœ  immoderatione  aliqua  vel  errore  non  careant;  certe 
nemo  unus  studium  illud  reprehenderit,  quod,  secundum  naturalem 
divinamque  legem  eo  unice  pertineat,  ut  qui  vitam  manu  et  arte  susten- 
tant, tolerabiliorem  in  statum  adducantur,  habeantque  sensim  quo  sibi 
ipsi  prospiciant  ;  domi  atque  palam  officia  virtutum  «t  religionis  libère 
expleant;  sentiant  se  non  animantia  sed  homines,  non  ethnicos  sed 
christianos  esse;  atque  adeo  ad  unum  illud  necessarium^  ad  ultimum 
bonum,  cui  nati  sumus,  et  facilius  et  studiosius  nitantur.  Jamvero  hic 
finis,  hoc  opus  eorum  qui  plebem  christiano  animo  velint  et  opportune 
relevatam  et  a  peste  incolumem  socialismi. 


DE  NOTRE  TRÈS  SAINT  PÈRE  LÉON  XIII  443 

voir  le   peuple   animé   d'un   esprit   chrétien,  heureusement 
soulagé  et  préservé  du  fléau  du  socialisme. 

C'est  à  dessein  que  Nous  avons  fait  mention  tout  à  l'heure 
des  devoirs  que  comporte  la  pratique  des  vertus  et  de  la 
religion.  Certains  professent  l'opinion,  qui  se  répand  parmi 
la  foule,  que  la  question  sociale^  comme  on  dit,  est  seule- 
ment économique;  tandis  qu'au  contraire  il  est  très  exact 
qu'elle  est  principalement  morale  et  religieuse,  et  que  pour 
ce  même  motif  elle  doit  surtout  être  résolue  conformément 
à  la  loi  morale  et  au  jugement  de  la  religion. 

Admettons,  en  effet,  que  le  salaire  soit  doublé  pour  ceux 
qui  louent  leur  travail;  admettons  que  la  durée  de  ce  travail 
soit  réduite;  admettons  même  que  la  vie  soit  à  bon  mar- 
ché :  cependant,  si  l'ouvrier  écoute  ces  doctrines  qu'il  entend 
exposer  d'ordinaire,  s'il  suit  ces  exemples  qui  l'invitent  à 
s'ali'ranchir  de  tout  respect  envers  la  volonté  divine  et  à 
adopter  des  mœurs  dépravées,  il  arrivera  nécessairement 
que  ces  biens  et  le  fruit  de  son  labeur  s'évanouiront.  L'expé- 
rience et  la  pratique  montrent  qu'une  existence  étroite  et* 
misérable  est  le  partage  de  la  plupart  des  artisans  qui,  quoi- 
que ayant  un  travail  d'assez  courte  durée  et  un  salaire  assez 
élevé,  mènent  cependant  une  vie  corrompue  et  dégagée  de 
toute  discipline  religieuse. 

Enlevez  aux  âmes  les  sentiments  qu'y  fait  germer  et  qu'y 
cultive  la  sagesse  chrétienne  ;  enlevez-leur  la  prévoyance, 
la  tempérance,  l'économie,  la  patience  et  les  autres  bonnes 

De  officiis  virtutum  et  religionis  modo  Nos  mentionem  consulto 
injecimus.  Quorumdam  enim  opinio  est,  quse  invulgus  manat,  qusestio' 
neni  socialem,  quam  aiunt,  œconomicam  esse  lantummodo,  quum  con- 
tra verissimum  sit,  eam  moralem  in  primis  et  religiosam  esse,  ob  eam- 
demque  rem  ex  lege  morum  potissime  et  religionis  judicio  dirimen- 
dam.  Esto  namque  ut  operam  locantibus  geminetur  merces,  etiam 
annonœ  sit  vilitas;  atqui,  si  mercenarius  eas  audiat  doctrinas,  ut  asso- 
let,  eisque  utatur  exeraplis,  quae  ad  exuendam  Numinis  reverentiam 
alliciant  dej)ravandosque  mores,  ejus  etiam  labores  ac  rem  necesse  est 
dilabi.  Periclitatione  atque  usu  perspectum  est  opifices  plerosque  an- 
guste  misereque  vivere,  qui,  quamvis  operam  habeant  breviorem  spatio 
et  uberiorem  mercede,  corruptis  tamen  moribus  nullaque  religionis 
disciplina  vivunt.  Deme  animis  sensus,  quos  inscrit  et  colit  cliristiana 
sapientia  ;  deme  providentiam,   modestiam,  parsimoniam,  patientiam 


444  LETTRE  APOSTOLIQUE 

habitudes  naturelles  :  c'est  en  vain,  quels  que  soient  vos 
efforts,  que  vous  rechercheriez  ensuite  la  prospérité.  Tel  est 
précisément  le  motif  pour  lequel  en  exhortant  les  catholi- 
ques à  entrer  dans  les  assemblées  ayant  pour  but  d'améliorer 
le  sort  du  peuple  et  à  organiser  d'autres  institutions  sem- 
blables, Nous  n'avons  jamais  manqué  de  les  engager  égale- 
ment à  réaliser  ces  œuvres  sous  les  auspices  de  la  religion, 
avec  son  appui  et  sa  collaboration. 

Mais  il  Nous  semble  qu'à  ce  mouvement  de  bienveillance 
qui  attire  les  catholiques  vers  les  prolétaires,  Nous  devons 
accorder  des  éloges  d'autant  plus  vifs  qu'ils  se  déploient 
sur  le  même  terrain  où  le  zèle  actif  de  la  charité  s'exerce 
avec  constance  et  avec  fruit,  et  d'une  manière  appropriée 
aux  circonstances ,  sous  la  bienfaisante  inspiration  de 
l'Eglise.  La  loi  de  cette  charité  mutuelle,  qui  parfait  pour 
ainsi  dire  la  loi  de  justice,  ne  nous  ordonne  pas  seulement 
d'accorder  à  chacun  ce  qui  lui  est  dû  et  de  ne  point  entraver 
ceux  qui  agissent  suivant  leurs  droits.  Elle  nous  prescrit  en- 
core de  nous  obliger  les  uns  les  autres  «  non  pas  de  paroles, 
ni  de  langue,  mais  en  action  et  en  vérité  »  (I  Jean,  m,  18), 
nous  souvenant  des  recommandations,  que  très  affectueuse- 
ment le  Christ  adressa  à  ses  disciples  :  «  Je  vous  donne  un 
commandement  nouveau  :  que  vous  vous  aimiez  les  uns  les 
autres,  et  que  comme  je  vous  ai  aimés,  ainsi  vous  vous  aimiez, 
A  ceci  tous  connaîtront  que  vous  êtes  mes  disciples,  si  vous 
avez  de  l'amour  les  uns  pour  les  autres.  »  (Jean,  xiii,  34-35.) 

ceterosque  rectos  naturae  habitus  ;  prosperitatem,  etsi  multum  conten- 
das,  frustra  persequare.  Id  plane  est  causaî,  cur  catholicos  homines 
inire  cœtus  ad  meliora  plebi  paranda,  aliaque  similiter  instituta  inve- 
here  Nos  nunquam  hortati  sumus,  quin  pariter  moneremiis,  haec  reli- 
gione  auspice  fièrent  eaque  adjutrice  et  comité. 

Videtur  autem  propensae  huic  catholicorum  in  proletarios  voluntati 
eo  major  tribuenda  laus,  quod  in  codera  campo  explicatur,  in  quo  con- 
stanter  feiiciterque,  benigno  afflatu  Ecclesiae,  actuosa  caritatis  certa- 
vit  industria,  accommodata  ad  tempora.  Gujus  quidem  mutuae  caritatis 
lege,  legem  justitiae  quasi  perficiente,  non  sua  solum  jubemur  cuique 
tribuere  ac  jure  suo  agentes  non  prohibere,  verum  etiam  gratificari 
invicem,  non  verbo  neque  lingua,  sed  opère  et  veritale  *;  memores  qua; 
Ghristus  peramanter  ad  suos  habuit  :  Mandatum  novum  do  vobis  ut  et 

1.  I  Joan.,  iir,  18 


DE  NOTRE  TRÈS  SAINT  PÈRE  LÉON  XIII  445 

Quoiqu'il  importe  qu'un  tel  zèle  d'être  utile  au  prochain, 
se  préoccupe  d'abord  de  l'impérissable  bien  des  âmes,  il  ne 
doit  cependant,  en  aucune  façon,  négliger  les  objets  qui  sont 
nécessaires  ou  profitables  à  la  vie.  Sur  ce  point,  il  convient 
de  rappeler  que  quand  les  disciples  du  Baptiste  demandèrent 
au  Christ  :  «  Êtes-vous  Celui  qui  doit  venir  ou  devons-nous 
en  attendre  un  autre  ?  »  il  invoqua  comme  preuve  de  la  mis- 
sion qui  lui  était  confiée  parmi  les  hommes  ce  point  capital 
de  la  charité,  évoquant  la  parole  d'Isaïe  :  «  Les  aveugles 
voient,  les  boiteux  marchent,  les  lépreux  sont  guéris,  les 
sourds  entendent,  les  morts  ressuscitent,  les  pauvres  sont 
évangélisés.  »  (Matth.,  xi,  5.) 

Jésus  encore,  parlant  du  jugement  dernier,  des  récom- 
penses et  des  châtiments  qui  y  seront  décrétés,  déclara  hau- 
tement qu'il  tiendrait  un  compte  tout  spécial  de  la  charité 
que  les  hommes  se  seraient  mutuellement  témoignée.  Dans 
ces  paroles  du  Christ,  un  point  certes  ne  laisse  pas  que  d'ins- 
pirer de  l'admiration  :  à  savoir  que,  passant  sous  silence  les 
œuvres  de  miséricorde  spirituelle,  il  rappelle  seulement  les 
devoirs  de  charité  extérieure,  et  cela  comme  s'ils  étaient 
remplis  à  l'égard  de  lui-même  :  «  J'ai  eu  faim,  et  vous  m'avez 
donné  à  manger  ;  j'ai  eu  soif,  et  vous  m'avez  donné  à  boire; 

diligatis  invicem.  In  hoc  cognoscent  omnes  quia  discipuli  mei  estls,  si  di- 
lectionem  habueritis  ad  invicem^.  Taie  gratificandi  studium,  quamquam 
esse  primum  oportet  de  animorum  bono  non  caduco  sollicitum,  prae- 
termittere  tamen  haudquaquam  débet  quœ  usui  sunt  et  adjumento  vi- 
tîu.  Qua  in  re  illud  est  memoratu  dignum,  Christum,  sciscitanlibus 
Baptistœ  discipulis  :  Tu  es  qui  venturus  es,  an  alium  expectamus  ?  de- 
mandât! sibi  inter  homines  muneris  arguisse  causam  ex  hoc  caritatis 
capite,  Isaiae  excitata  sententia  ;  Cxci  vident,  claiidi  ambulant^  leprosi 
mundantur^  surdi  audiunt,  mortui  resurgunt,  pauperes  evangelizantur- . 
Idemqiie  de  supremo  judicio  ac  de  praemiis  pœnisque  deceniendis  elo- 
quens,  professus  est  se  singulari  quadam  respecturum  ratione  qualem 
homines  caritatem  aller  alteri  adhibuissent.  In  quo  Ghristi  sermone  id 
quidem  admiratione  non  vacat,  quemadmodum  ille,  partibus  miseri- 
cordiœ  solantis  animos  tacite  omissis,  externae  tantum  commémorant 
officia,  atque  ea  tamquam  sibimetipsi  impensa  :  Esurivi,  et  dcdistis 
mi/ii  manducarç)  sitivi,  et  dedistis  mihi  bibere ;  hospes  eram,  et  coller 

1.  Joan.,  XIII,  34,  35. 

2.  Matth.,  XI,  5. 


446  LETTRE  APOSTOLIQUE 

j'étais  étranger,  et  vous  m'avez  accordé  l'hospitalité;  nu,  et 
vous  m'avez  vêtu;  malade,  et  vous  m'avez  visité;  en  prison,  et 
vous  êtes  venus  à  moi.  »  (Matth.,  xxv,  35,  36.) 

A  ces  enseignements  prescrivant  les  deux  sortes  de  charité, 
celle  qui  tend  au  bien  de  l'âme  et  celle  qui  se  préoccupe  du 
corps,  le  Christ  joignit  ses  propres  exemples,  et  aussi  écla- 
tants que  possible,  ainsi  que  nul  ne  l'ignore.  En  traitant  le 
présent  sujet,  elle  est  bien  douce  certes  à  rappeler,  la  parole 
sortie  de  son  cœur  paternel  :  «  J'ai  pitié  de  cette  foule,  « 
(Marc,  VIII,  2)  ainsi  que  la  volonté  qu'il  avait  en  même  temps 
de  secourir  la  multitude,  fût-ce  par  un  miracle.  De  la  miséri- 
corde du  Christ  il  reste  cet  éloge  :  «  11  passa  en  faisant  le 
bien  et  en  guérissant  tous  ceux  qui  étaient  sous  la  puissance 
du  démon.  »  (Act.,  x,  38.) 

La  loi  de  la  charité  qu'il  leur  avait  transmise,  les  Apôtres 
d'abord  la  mirent  en  pratique  avec  un  zèie  pieux.  Après  eux, 
ceux  qui  embrassèrent  la  foi  chrétienne  prirent  l'initiative 
d'imaginer  des  institutions  nombreuses  et  variées  pour  sou- 
lager les  misères  de  toute  nature  qui  accablent  les  hommes. 
Ces  œuvres,  qui  ne  cessèrent  de  s'étendre  et  de  progresser, 
constituent  les  titres  de  gloire  particuliers  et  éclatants  de  la 
religion  chrétienne  et  de  la  civilisation  dont  cette  foi  fut  la 
source,  de  telle  sorte  que  les  hommes  doués  d'un  jugement 
sain  ne  peuvent  assez  admirer  ces  institutions,  surtout  lors- 

gislis  me;  nudus,  et  cooperuistls  me  •  i/iftrmus,  et  visitastis  me]  in  car-- 
cere  eram,  et  venlstis  ad  me  ^ . 

Ad  haec  documenta  caritatis  utraque  ex  parte,  et  anima;  et  corporis 
bono  probandœ,  addidit  Ghristus  de  se  exempla,  ut  nemo  ignorât, 
quam  maxime  insignia.  In  re  praesenti  sane  suavissima  est  ad  recolen- 
dum  vox  ea  paterno  corde  emissa  :  Mlsereor  super  tarbam  ^,  et  par  vo- 
luntas  ope  vel  miriûca  subveniendi  :  cujus  miserationis  praeconium 
exstat  :  Pertransiit  benefaciendo  et  sanando  omnes  oppressas  a  diabolo  ^. 
Traditam  ab  eo  caritatis  disciplinam  Apostoli  primum  sancte  naviter- 
que  coluerunt;  post  illos  qui  christianam  fidem  amplexi  sunt,  auctores 
fuerunt  inveniendae  variœ  institutorum  copiae  ad  miserias  hominum, 
quaecumque  urgeant,  allevandas.  Quae  instituta,  continuis  incrementis 
provecta,  christiani  nominis  partaeque  inde  humanitalis  propria  ac 
praeclara  sunt  ornamenta  :  ut  ea  integri  judicii  homines  satis  admirari 

1.  Matth.,  XXV,  o5,  36. 

2.  Marc,  viii,  2. 

3.  Act.  X,  38. 


DE  NOTRE  TRÈS  SAINT  PÈRE  LÉON  XIII  447 

qu'ils  songent  combien  chacun  de  nous  est  enclin  à  recher- 
cher ses  propres  intérêts,  à  négliger  ceux  des  autres. 

Du  nombre  de  ces  bienfaits,  on  ne  doit  pas  omettre  la  dis- 
tribution des  petites  sommes  consacrées  à  Faumône.  C'est 
à  celle-ci  que  se  rapporte  le  précepte  du  Christ  :  «  De  ce  qui 
vous  reste,  donnez  l'aumône.  »  (Luc,  xi,  41.)  Sans  doute,  les 
socialistes  la  condamnent,  et  veulent  qu'elle  disparaisse  du 
monde,  comme  étant  injurieuse  pour  la  dignité  naturelle  de 
l'homme.  Mais  si  elle  est  faite  suivant  les  préceptes  de  l'Évan- 
gile (Matth.,  VI,  2-4)  et  d'une  manière  vraiment  chrétienne, 
elle  n'entretient  certes  nullement  l'orgueil  chez  ceux  qui  don- 
nent, et  elle  n'est  pas  une  honte  pour  ceux  qui  reçoivent. 

Elle  est  si  loin  d'être  déshonorante  pour  l'homme  qu'elle 
entretient  plutôt  l'union  de  la  communauté  humaine  en  res- 
serrant les  liens  que  crée  l'échange  des  services.  Personne 
ne  possède  assez  de  ressources  pour  n'avoir  besoin  d'aucun 
autre  ;  nul  n'est  assez  dénué  pour  ne  pouvoir  en  quelque  chose 
être  utile  à  autrui  :  c'est  un  fait  naturel  que  les  hommes  se 
demandent  avec  confiance  et  se  prêtent  avec  bienveillance  un 
mutuel  appui.  Ainsi  la  justice  et  la  charité,  liées  Fune  à  Tau- 
tre  sous  la  loi  juste  et  douce  du  Christ,  maintiennent  d'une 
manière  admirable  la  cohésion  de    la   société   humaine,   et 

non  queant,  maxime  quod  tam  sit  proclive  ut  in  sua  quisque  feratur 
cornraoda,  aliéna  posthaheat. 

Neque  de  eo  numéro  benefactorum  excipienda  est  erogatio  stipis, 
eleemosynae  causa  ;  ad  quam  illud  pertinet  Ghristi  :  Quod  superest  date 
eleemosynam  K  Hanc  scilicet  socialistae  carpunt  atque  e  medio  sublatara 
voluat  utpote  ingenitae  hominî  nobilitati  injuriosam.  At  enim  si  ad 
evangelii  prœscripta^  et  christiano.ritu  fiât,  illa  quidem  neque  erogan- 
tium  superbiam  alit,  neque  affert  accipientibus  verecundiam.  Tantum 
vero  abest  ut  homini  sit  indecora,  ut  potius  foveat  socîetatem  conjunc- 
tionis  humanî»,  ofliciorum  inter  homines  fovendo  necessitudinera.  Nemo 
quippe  hominum  est  adeo  locuples,  qui  nullius  indigeat  ;  nemo  est 
egenus  adeo,  ut  non  alteri  possit  qua  re  prodesse  :  est  id  innatum,  ut 
opem  inter  se  homines  et  fidenter  poscant  et  ferant  bénévole.  —  Sic 
nempe  justitia  et  caritas  inter  se  devincta;  aequo  Ghristi  mitique  jure, 
humanœ  societatis  compagem  mire  continent  ac  merabra  singula  ad 
proprium  et  commune  bonum  providenter  adducunt. 

1.  Luc,  XI,  41. 

2.  Matth.,  vr,  ?,  4. 


448  LETTRE  APOSTOLIQUE 

amènent  chacun  des  membres  à  pourvoir  à  son  profit  par- 
ticulier en  même  temps  qu'à  celui  de  tous. 

Cependant,  que  le  peuple  qui  travaille  soit  aidé,  non  seule- 
ment par  des  secours  temporaires,  mais  par  un  système 
d'institutions  permanentes,  c'est  là  un  fait  qui  doit  être  re- 
gardé aussi  comme  un  titre  de  gloire  pour  la  charité;  elle 
sera,  en  efPet,  ainsi  mieux  assurée  et  plus  puissante  au  profit 
de  ceux  qui  sont  dans  le  besoin.  On  doit  donc  estimer  d'au- 
tant plus  le  dessein  de  formera  l'économie  et  à  la  prévoyance 
ceux  qui  exercent  des  métiers  ou  qui  louent  leur  travail,  afin 
de  leur  permettre  d'assurer  eux-mêmes  peu  à  peu,  au  moins 
en  partie,  leur  avenir.  Non  seulement  un  tel  but  satisfait  au 
devoir  des  riches  envers  les  prolétaires,  mais  encore  il  re- 
hausse le  caractère  des  prolétaires  eux-mêmes;  en  même 
temps  qu'il  les  anime  à  se  préparer  un  sort  plus  clément,  il 
les  détourne  de  maints  périls,  il  les  préserve  des  accès  des 
passions  et  il  les  engage  à  pratiquer  la  vertu.  Puisque  donc 
ce  système  offre  des  avantages  si  grands  et  si  bien  appro- 
priés à  notre  époque,  il  est  digne  certes  d'être  l'objet  de  la 
charité  zélée  et  des  efforts  intelligents  des  hommes  de  bien. 

Qu'il  reste  donc  établi  que  ce  souci  ardent  qu'ont  les  ca- 
tholiques de  soulager  et  de  relever  le  peuple  est  pleinement 
conforme  à  l'esprit  de  l'Eglise  et  répond  fort  bien  aux  exem- 
ples que  toujours  elle  a  donnés.  Quant  aux  moyens  qui  con- 
duisent à  ce  résultat,  il  importe  très  peu  qu'on  les  désigne 


Quod  autem  laboranti  plebi  non  temporariis  tantum  subsidiis,  sed 
constanti  quadam  înstitutorum  ratione  subveniatur,  caritati  pariter 
laudi  vertendum  est;  certius  enim  firmiusque  egentibus  stabit.  Eo  am- 
plius  est  in  laude  ponendum,  velle  eorum  animos,  qui  exercent  artes 
vel  opéras  locant,  sic  ad  parsimoniam  providentiamque  formari,  utipsi 
sibi,  decursu  œtatis,  saltem  ex  parte  consulant.  Taie  propositum,  non 
modo  locupletum  in  proletarios  officium  élevât,  sed  ipsos  honestat 
proletarios  ;  quos  quidem  dum  excitât  ad  clementiorem  sibi  fortunam 
parandam,  idem  a  periculis  arcet  et  ab  intemperentia  coércet  cupidi- 
tatum,  idem  que  advirtutis  cultum  invitât.  Tantaî  igitur  quum  sit  utili- 
tatis  ac  tam  congruentis  temporibus,  dignum  certe  est  in  quo  caritas 
bonorum  alacris  et  prudens  contendat. 

Maneat  igitur,  studium  istud  catholicorum  solandae  erigendaeque 
plebis  plane  congruere  cum  Ecclesiae  ingenio  et  perpetuis  ejusdem 
exemplis  optime  respondere.  Ea  vero  quae  ad  id  conducant,  utrum 


DPJ  NOTRE  TRÈS  SAINT  PÈRE  LÉON  XIII  449 

SOUS  le  nom  à^action  chrétienne  populaire,  ou  sous  celui  de 
démocratie  chrétienne ,  pourvu  toutefois  que  les  enseigne- 
ments que  Nous  avons  donnés  soient  entièrement  observés 
avec  la  soumission  qui  convient. 

Mais  ce  qui  importe  grandement,  c'est  que,  dans  une  affaire 
si  capitale,  les  catholiques  n'aient  qu'un  seul  et  même  esprit, 
une  seule  et  même  volonté,  une  seule  et  même  action.  Il  n'est 
pas  moins  nécessaire  que  cette  action  s'étende  et  se  fortifie, 
grâce  à  la  multiplication  des  hommes  qui  s'y  consacreront  et 
des  ressources  qu'on  y  emploiera. 

Il  faut  surtout  faire  appel  au  bienveillant  concours  de  ceux 
auxquels  et  leur  situation  et  leur  fortune  et  leur  culture  intel- 
lectuelle ou  morale  assurent  dans  la  société  une  autorité  plus 
grande.  Si  ce  concours  fait  défaut,  c'est  à  peine  si  Ton  pourra 
accomplir  quelque  chose  de  vraiment  efficace  pour  améliorer, 
comme  on  le  désire,  la  vie  du  peuple. 

Ce  but  sera  d'autant  plus  sûrement  et  promptement  atteint 
que  les  principaux  citoyens  voudront  s'y  employer  plus  nom- 
breux et  avec  un  zèle  plus  ardent.  En  ce  qui  concerne  ceux- 
ci,  Nous  voulons  qu'ils  considèrent  qu'ils  n'ont  pas  à  leur 
gré  le  droit  de  prendre  soin  de  la  condition  des  humbles  ou 
de  le  négliger,  mais  qu'ils  sont  tenus  par  un  véritable  de- 
voir. L'homme,  dans  la  société,  ne  vit  pas  en  effet  pour  ses 
propres  intérêts  seulement,  mais  aussi  pour  les  intérêts 
communs,  de  manière  que  si  quelques-uns  ne  peuvent  con- 


actlonls  christianx  popularis  nomine  appellentur,  an  démocratise  chris- 
tlanse^  parvi  admodum  refert  ;  si  quidem  inpertita  a  Nobis  documenta, 
quo  par  est  obsequio,  intégra  custodiantur.  At  refert  magnopere  ut, 
in  tanti  momenti  re,  una  eademque  sit  catholicorum  hominum  mens, 
una  eademque  voluntas  atque   actio.   Nec  refert  minus  ut  actio  ipsa, 

multiplicatis  hominum  rerumque  prresidiis,  augeatur,  amplificetur. 

Eorum  praesertim  advocanda  est  benigna  opéra,  quibus  et  locus  et 
census  et  ingenii  animique  cultura  plus  quiddara  auctoritatis  in  civi- 
tate  conciliant.  Ista  si  desit  opéra,  vix  quidquam  confici  potest,  quod 
vere  valeat  ad  quiesitas  popularis  vitae  utilitates.  Sane  ad|id  eo  certius 
breviusque  patebit  iter,  quo  impensius  multiplex  praestantiorum  ci- 
vium  eflicientia  conspiret.  Ipsi  autem  considèrent  velimus  non  esse 
sibi  in  integro  infimorum  curare  sortem  an  negligere,  sed  officio 
prorsus  teneri.  Nec  enim  suis  quisque  commodis  tantum  in  civitate 
vivit,  verum  etiam  communibus  :  ut  quod  alii  in  summam  communis 

LXXXVI.  —  29 


450  LETTRE  APOSTOLIQUE 

tribuer  pour  leur  part  à  l'ensemble  du  bien  général,  les  au- 
tres, ceux  qui  le  peuvent,  y  contribuent  plus  largement.  L'in- 
tensité de  ce  devoir  se  manifeste  par  la  grandeur  même  des 
biens  que  l'on  a  reçus,  grandeur  d'où  résulte  un  compte  plus 
strict^à  rendre  à  Dieu,  le  souverain  bienfaiteur  de  qui  on  les 
tient.  Ce  qui  avertit  encore  de  ce  devoir,  ce  sont  les  fléaux 
qui,  lorsque  le  remède  n'arrive  pas  en  temps  opportun,  se 
déchaînent  parfois  d'une  manière  désastreuse  sur  la  société 
tout  entière  ;  en  sorte  que  celui  qui  néglige  les  intérêts  du 
peuple|  souffrant  se  montre  imprévoyant  pour  lui-même  et 
pour  l'Etat. 

Si  cette  action  sociale,  exercée  chrétiennement,  s'étend  au 
loin  et  se  fortifie  en  demeurant  irréprochable,  il  n'en  résul- 
tera^certainement  pas  que  les  autres  institutions  qui  existent 
et  fleurissent  déjà  grâce  à  la  piété  et  à  la  prévoyance  des 
précédentes  générations,  deviennent  stériles  ou  périssent, 
absorbées,  pour  ainsi  dire,  par  de  nouvelles  institutions.  Les 
unes  et  les  autres,  en  efî'et,  comme  il  est  naturel  pour  des 
œuvres  sorties  de  la  même  inspiration  religieuse  et  chari- 
table et  qui,  par  leur  essence,  n'ont  absolument  rien  de  con- 
tradictoire, peuvent  combiner  utilement  leur  action  et  s'allier 
d'une  façon  si  heureuse  que,  grâce  au  concert  des  bonnes 
volontés,  on  puisse  pourvoir  plus  opportunément  encore  aux 
nécessités  et  aux  périls  des  peuples ,  plus  graves  chaque 
jour. 

boni  conferre  pro  parte  nequeant,  largius  conférant  alii  qui  possint. 
Gujus  quidem  officii  quantum  sit  pondus  ipsa  edocet  acceptorum  bono- 
rum  praestantia,  quara  consequatur  necesse  est  restrictior  ratio,  summo 
reddenda  iargitori  Deo.  Id  etiam  monet  malorum  lues,  quœ,  remedio 
non  tempestive  adhibito,  in  omnium  ordinum  perniciem  est  aliquando 
eruptura  :  ut  nimirum  qui  calamitosœ  plebis  negligat  causam,  ipse  sibi 
et  civitati  faciat  improvide.  —  Quod  si  actio  ista  christiano  more  so- 
cialis  late  obtineat  vigeatque  sincera,  nequaquam  profecto  fiet,  ut  ce- 
tera instituta,  quae  ex  majorum  pietate  ac  providentia  jam  pridem 
extant  et  florent,  vel  exarescant  vel  novis  institutis  quasi  absorpta  de- 
ficiant.  Haec  enim  atque  illa,  utpote  quae  eodem  consilio  reiigionis  et 
caritatis  impulsa,  neque  re  ipsa  quidquam  inter  se  pugnantia,  com- 
mode quidem  componi  possunt  et  cohaerere  tam  apte,  ut  necessitatibus 
plebis  periculisque  quotidie  gravioribus  eo  opportunius  liceat,  collatis 
benemerendi;j  studiis,  consulere.  —  Res  nempe   clamât,  vehementer 


DE  NOTRE  TRES  SAINT  PERE  LEON  XIII  451 

Oui,  la  situation  le  réclame,  et  le  réclame  à  grands  cris  : 
nous  avons  besoin  de  cœurs  entreprenants  et  de  forces  unies,  à 
une  époque  où  la  moisson  de  douleurs  qui  s'étend  devant 
nos  yeux  est  certes  trop  vaste  et  où  des  révolutions  destruc- 
trices, en  raison  surtout  de  la  puissance  croissante  des  socia- 
listes, suspendent  sur  nos  têtes  leurs  formidables  périls.  Ces 
socialistes,  ils  se  glissent  habilement  au  cœur  de  la  société. 
Dans  les  ténèbres  de  leurs  réunions  secrètes  et  à  la  lumière, 
du  jour,  par  la  parole  et  par  la  plume,  ils  poussent  la  multi- 
tude à  la  révolte;  ils  rejettent  la  doctrine  de  l'Eglise,  écar- 
tent les  devoirs,  n'exaltent  que  les  droits,  et  sollicitent  des 
foules  de  malheureux  chaque  jour  plus  pressées,  foules  qui, 
par  suite  des  difficultés  de  la  vie,  offrent  plus  de  prise  aux 
théories  décevantes  et  sont  entraînées  plus  facilement  vers 
l'erreur.  11  s'agita  la  fois  de  la  société  et  delà  religion.  Tous 
les  bons  citoyens  doivent  avoir  à  cœur  de  les  sauvegarder 
l'une  et  l'autre. 

Pour  que  cette  union  des  esprits  se  maintienne  selon  qu'il 
est  désirable,  il  faut  aussi  que  tout  le  monde  éloigne  les 
causes  de  dissension  qui  irritent  et  divisent  les  esprits.  Par 
conséquent,  soit  dans  les  journaux,  soit  dans  les  réunions 
populaires,  on  doit  s'abstenir  de  traiter  certaines  questions 
trop  subtiles  et  qui  n'ont  presque  aucune  utilité,  questions 
qui  n'apportent  aucune  solution  applicable  en  pratique,  et 
qui,  même,  pour  être  comprises,  réclament  un  développe- 
ment  intellectuel   particulier  ainsi  qu'une   application  peu 

clamât,  audentibus  animis  opus  esse  viribusque  conjunctis  ;  quum 
sane  nimis  ampla  aerumnarum  seges  obversetur  oculis,  et  perturbatio- 
num  exitialium  impendeant,  maxime  ab  invalescente  socialistarum  vi, 
formidolosa  discrimina.  Gallide  illi  in  sinum  invadunt  civitatis  ;  in  oc- 
cuhorum  conventuum  tenebris  ac  palam  in  luce,  qua  voce,  qua  scriptis, 
multitudinem  seditione  concitant,  disciplina  religionis  abjecta,  officia 
negligunt,  nil  nisi  jura  extollunt  ;  ac  turbas  egentium  quotidie  frequen- 
tiores  sollicitant  qua)  ob  rerum  angustias  facilius  deceptioni  patent  et 
ad  errorem  rapiuntur.  —  ^que  de  civitate  ac  de  religione  agitur  res; 
utramque  in  suotueri  honore  sanctum  esse  bonis  omnibus  débet. 

Quae  voluntatum  consensio  ut  optato  consistât,  ab  omnibus  praeterea 
abstinendum  est  contentionis  causis  quae  offendant  animos  et  distrin- 
gant.  Proinde  in  ephemeridum  scriptis  est  concionibus  popularibus 
sileant  quaedam  subtiliores  neque  illius  fera  utilitatis  quaestiones,  quae 


452  LETTRE  APOSTOLIQUE 

commune.  Sans  doute,  c'est  une  chose  humaine  que  cette 
multiplicité  d'opinions  où  conduit  le  doule  et  cette  diversité 
de  jugements  que  portent  les  divers  esprits.  Toutefois,  il  sied 
à  des  hommes  qui  cherchent  le  vrai  du  fond  du  cœur  de  con- 
server, dans  une  controverse  non  encore  tranchée,  l'égalité 
d'âme,  la  modération  et  les  égards  mutuels,  de  crainte  que  la 
divergence  des  opinions  n'amène  la  divergence  des  volontés. 
A  quelque  opinion  que  chacun,  dans  les  matières  qui  com- 
portent le  doute,  s'attache  de  préférence,  qu'il  soit  toujours, 
au  fond  de  i'âme,  prêt  à  écouter  très  religieusement  les  en- 
seignements du  Siège  apostolique. 

Cette  action  des  catholiques,  quelle  qu'elle  soit,  s'exercera 
avec  une  plus  ample  efficacité  si  toutes  leurs  associations, 
tout  en  conservant  chacune  leurs  statuts  propres,  reçoivent 
d'une  façon  unique  et  première  l'impulsion  directrice.  Nous 
voulons  que  ce*rôle,  en  Italie,  soit  rempli  par  cet  Institut  des 
congrès  et  des  réunions  catholiques,  souvent  loué  par  Nous, 
œuvre  à  laquelle  Notre  prédécesseur  et  Nous-même  avons 
confié  le  soin  d'organiser  Faction  commune  des  catholiques, 
sous  l'égide  et  la  direction  des  Evêques.  Qu'il  en  soit  de 
même  chez  les  autres  nations,  s'il  s'y  trouve  quelque  orga- 
nisme directeur  de  ce  genre,  à  qui  ce  soin  ait  été  régulière- 
ment confié. 

quum  ad  expediendum  non  faciles  sunt,  tum  etiam  ad  intelligendum 
vim  aptam  ingenii  et  non  vulgare  studium  exposcunt.  Sane  humanum 
est,  haerere  in  raultis  dubios  et  diverses  diversa  sentire  :  eos  tamen 
qui  verum  ex  animo  persequantur  addecet,  in  disputatione  adhuc  anci- 
piti,  aequanimitatem  servare  ac  modestiam  mutuamque  observantiam  : 
ne  scihcet,  dissidentibus  opinionibus,  voluntates  item  dissideant.  Quid- 
quid  vero,in  causis  quae  dubitationera  non  respuant,  opinari  qiiis  malit, 
animum  sic  semper  gerat,  ut  Sedi  Apostolicae  dicto  audiens  esse  velit 
religiosissime. 

Atque  ista  catholicorum  actio,  qualiscumque  est,  ampliore  quidem 
cum  efficacitate  procedet,  si  consociationes  eorum  omnes,  salvo  suo 
cujusque  jure,  una  eademque  primaria  vi,  dirigente  et  movente  proces- 
serint.  Quas  ipsis  partes  in  Italia  volumus  praestet  institutum  illud,  a 
congressibus  cœtibusque  catholicis,  sœpenumero  a  Nobis  laudatum  : 
cui  et  Decessor  Noster  et  Nosmetipsi  curara  hanc  demandavimus  com 
munis  catholicorum  actionis  auspicio  et  ductu  sacrorum  Antistitum 
temperandae.  Item  porro  fiât  apud  nationes  ceteras,  si  quis  usquam 
ejusmodi  est  praecipuus,  cui  id  negotii  légitime  jure  sitdatum. 


DE  NOTRE  TRES  SAINT  PERE  LEON  XIII  453 

Dans  toutes  les  choses  de  ce  genre,  qui  se  trouvent  étroi- 
tement liées  aux  intérêts  de  l'Eglise  et  du  peuple  chrétien, 
on  voit  quelle  doit  être  la  conduite  de  ceux  qui  exercent  les 
fonctions  sacrées  et  quelles  ressources  variées  de  doctrine, 
de  prudence  et  de  charité  peuvent  les  aider  à  la  tenir.  Qu'il 
soit  opportun  d'aller  au  peuple  et  de  se  mêler  à  lui  pour  son 
bien,  en  s'accommodant  aux  temps  et  aux  circonstances,  c^est 
ce  que  Nous  avons  cru  devoir  affirmer  plus  d'une  fois,  en  par- 
lant à  des  membres  du  clergé.  Plus  souvent  encore,  par  des 
lettres  adressées,  durant  ces  dernières  années,  à  des  Evêques 
et  à  d'autres  personnes  d'un  caractère  sacré  *,  Nous  avons  loué 
cette  prévoyance  affectueuse  à  l'égard  du  peuple  et  avons  dit 
qu'elle  convenait  au  clergé  régulier  comme  au  clergé  sécu- 
lier. Les  prêtres  doivent  cependant,  en  remplissant  de  tels  de- 
voirs^ être  pleins  de  précautions  et  de  prudence,  à  l'exemple 
des  saints.  Le  pauvre  et  humble  François,  Vincent  de  Paul, 
père  des  malheureux,  et  bien  d'autres  dont  l'Eglise  conserve 
la  mémoire,  surent  ainsi  déployer  un  zèle  assidu  au  profit  du 
peuple,  en  sorte  que,  sans  oublier  leur  perfection  ni  se  laisser 
absorber,  plus  que  de  raison,  par  les  choses  extérieures,  ils 
travaillaient  avec  une  égale  ardeur  à  rendre  leur  âme  par- 
faite en  toute  espèce  de  vertus. 

Il  est  une  chose  sur  laquelle  il  Nous  convient  d'insister  un 

Jamvero  in  toto  hoc  rerum  génère,  quod  cum  Ecclesiae  et  plebis  chris- 
tianae  rationibus  omnino  copulatur,  apparet  quid  non  elaborare  debeant 
qui  sacro  munere  fungantur,  et  quara  varia  doctrinae  prudencia,  cari- 
tatis  industria  id  possint.  Prodire  in  populum  in  eoque  salutariter  ver- 
sari  oj)portunum  esse,  prout  res  sunt  ac  tempora,  non  serael  Nobis, 
homines  e  clero  allocutis,  visum  est  affîrmare.  Saepius  autera  per  litte- 
ras  ad  episcopos  aliosve  sacri  ordinis  viros,  etiam  proxirais  annis  (1), 
datas,  banc  ipsam  amantem  populi  providentiam  collaudavimus,  pro- 
priamque  esse  diximus  utriusque  ordinis  clericorum.  Qui  tamen  in  ejus 
officiis  explendis  caute  adraodura  prudenterque,  faciant  ad  similitudi- 
nem  bominum  sanctorum.  Franciscus  ille  pauper  et  humilis,  ille  cala- 
mitosorum  pater  Vincentius  a  Paulo,  alii  in  omni  Ecclesiae  memoria 
complures,  assiduas  curas  in  populum  sic  temporare  consueverunt,  ul 
non  plus  aequo  distenti  neque  immemores  sui,  contentione  pari  suum 
ipsi  animum  ad  perfectionem  virtutis  omnis  excalerent.  —  Unum  hic 
libet  paulo  expressius  subjicere,  in  quo  non  modo  sacrorum  adminis- 

1.  Au  Général  des  Frères  mineurs,  25  novembre  1898. 


454  LETTRE  APOSTOLIQUE 

peu  plus,  et  par  laquelle  non  seulement  les  ministres  du 
culte,  mais  aussi  tous  ceux  qui  s'intéressent  au  peuple,  peu- 
vent, sans  grande  peine,  rendre  service  à  celui-ci.  Que  d'un 
même  zèle  ils  saisissent  l'occasion,  en  des  entretiens  frater- 
nels, d'inculquer  dans  les  esprits  des  maximes  comme  celles- 
ci  :  se  garder  constamment  de  toute  sédition  et  des  hommes 
séditieux,  respecter  inviolablement  les  droits  d'autrui,  accor- 
der de  bon  gré  aux  supérieurs  le  respect  et  le  service  qui  leur 
sont  dus,  ne  pas  mépriser  la  vie  domestique,  féconde  en  fruits 
multiples,  pratiquer  avant  tout  la  religion,  et  lui  demander  la 
consolation  qu'elle  assure  contre  les  rigueurs  de  la  vie.  Pour 
mieux  inculquer  ces  maximes,  il  est  grandement  utile  de 
rappeler  le  modèle  et  de  recommander  l'invocation  de  la 
sainte  Famille  de  Nazareth,  ou  de  proposer  l'exemple  de  ceux 
que  l'humilité  même  de  leur  condition  a  élevés  au  faîte  de  la 
vertu,  ou  encore  de  nourrir  chez  le  peuple  l'espoir  d'une 
récompense  éternelle  dans  une  meilleure  vie. 

Enfin,  Nous  renouvelons  un  avertissement  déjà  donné,  en 
insistant  sur  son  importance.  Quoi  qu'entreprennent,  en  ces 
matières,  des  hommes  soit  isolés,  soit  associés,  qu'ils  se 
souviennent  d'être  entièrement  soumis  à  l'autorité  des  Evê- 
ques.  Qu'ils  ne  se  laissent  pas  égarer  par  un  certain  empor- 
tement trop  ardent  de  charité.  La  charité  qui  conseille  des 
manquements  à  l'obéissance  due  aux  pasteurs  n'est  ni  pure, 

tri,  sed  etiam  quotquot  sunt  popularis  causae  studiosi,  optime  de  ipsa 
nec  difficili  opère  mereantur.  Nempe  si  pariter  studeant  per  opportu- 
nitatem  haec  praecipue  in  plebis  anima  fraterno  alloquio  inculcare,  quœ 
sunt  :  a  seditione,  a  seditiosis  usquequaque  caveant;  ahena  cujusvis  jura 
habeant  inviolata;  justara  dominis  observantiam  atque  operam  volentes 
exibeant;  domesticae  vitae  ne  fastidiant,  consuetudinem  multis  modis 
frugiferam  ;  religionem  in  primis  colant,  ab  eaque  in  asperitatibus  vitae 
certura  pétant  solatium.  Quibus  perficiendis  propositis  sane  quanto  sit 
adjumento  vel  Sanctae  Familise  Nazarethanae  prsestantissimum  revocare 
spécimen  et  commendare  praesidium,  vel  eorum  proponere  exempta 
quos  ad  virtutis  fastigium  tenuitas  ipsa  sortis  eduxit,  vel  etiam  spem 
alere  praemii  in  notiore  vita  mansuri. 

Postremo  id  rursura  graviusque  commonemus,  ut  quidquid  consilii 
in  eadem  causa  vel  singuli  vel  consociati  homines  efficiendum  susci- 
piant,  meminerint  Episcoporum  auctoritati  esse  penitus  obsequendum. 
Decipi  se  ne  sinant  vehementiore  qiiodam  caritatis  studio;  quod  qui- 
dem,  si  quam  jacturam  debitae  obtemperationis  suadet,  sincerum  non 


DE  NOTRE  TRES  SAINT  PERE  LEON  XIII  455 

ni  féconde  en  résultats  solides,  ni  agréable  à  Dieu.  Ceux  que 
Dieu  aime,  ce  sont  ceux  qui,  sacrifiant  leurs  opinions,  écou- 
tent les  chefs  de  l'Église  comme  ils  l'écoutent  lui-même.  Ce 
sont  eux  qu'il  assiste  volontiers,  môme  lorsqu'ils  entrepren- 
nent des  choses  difficiles,  et  dont  il  aime  à  conduire  les  en- 
treprises au  succès  désiré.  Ajoutez  à  cela  les  exemples  effi- 
caces de  vertu,  surtout  ceux  qui  montrent  l'homme  ennemi 
de  l'oisiveté  et  des  plaisirs,  prêt  à  subvenir  généreusement 
de  son  bien  aux  besoins  des  autres,  constant  et  invincible  dans 
le  malheur.  Ces  exemples  ont  une  grande  puissance  pour  ex- 
citer de  salutaires  dispositions  chez  le  peuple,  et  cette  puis- 
sance est  plus  grande  encore  lorsque  ces  vertus  ornent  la  vie 
des  principaux  citoyens. 

Nous  vous  exhortons,  Vénérables  Frères,  à  pourvoir  à  ces 
choses  opportunément,  avec  votre  prudence  et  votre  zèle, 
selon  les  besoins  des  hommes  et  des  lieux,  et  à  mettre  en 
commun  vos  conseils  à  ce  sujet,  lorsque  vous  vous  rencon- 
trerez. Que  votre  sollicitude  soit  éveillée  en  ces  matières,  et 
que  votre  autorité  reste  intacte  pour  diriger,  pour  retenir, 
pour  empêcher  que,  sous  prétexte  du  bien  à  faire,  des  relâ- 
chements ne  soient  apportés  à  la  rigueur  de  la  discipline 
sacrée,  et  que  nul  ne  trouble  l'ordre  de  hiérarchie  que  le 
Christ  a  établi  dans  son  Eglise.  Ainsi  que,  par  le  concours 

est,  neque  solidœ  utilitatis  efficiens,  neque  gratum  Deo.  Eorum  Deus 
delectatur  anirao  qui,  sententia  sua  postposita,  Ecclesiae  praesides  sic 
plane  ut  ipsum  audiunt  jubentes;  iis  volens  adest  vel  arduas  molienti- 
bus  res,  cœptaque  ad  exitus  optatos  solet  benignus  perducere.  —  Ad 
haec  accédant  consentanea  virtutis  exempta,  maxime  quae  christianum 
hominem  probant  osorem  ignaviae  et  voluptatum,  de  rerum  copia  in 
aliénas  utilitates  amice  impertientem,  ad  aerumnas  constantem,  invic- 
tum.  Ista  quippe  exempla  vim  habent  magnam  ad  salutares  spiritus  in 
populo  excitandos  vimque  habent  majorem,  quum  praestantiorum  ci- 
vium  vitara  exornant. 

Haec  vos,  Venerabiles  Fratres,  opportune  ad  hominum  locorumque 
nécessitâtes,  pro  prudentia  et  navitate  vestra  curetis  hortamur  ;  ea 
iisdemque  rébus  consilia  inter  vos,  de  more  congressi,  communicetis. 
In  eo  autem  vestrae  evigilent  curae  atque  auctoritas  valeat,  moderando, 
cohibendo,  obsistendo  ut  ne  ulla  cujusvis  specie  boni  fovendi  sacrae 
disciplinae  laxetur  vigor,  neu  perturbetur  ordinis  ratio  quem  Ghristus 
Ecclesiae  suae  praefinivit.  —  Recta  igitur  et  concordi  et  progrediente 
catholicorum  omnium  opéra,  eo  pateat  illustrius,  tranquillitatem  ordi- 


456  LETTRE  APOSTOLIQUE 

droit,  harmonieux  et  croissant  de  tous  les  catholiques,  on 
voie  de  plus  en  plus  clairement  que  la  tranquillité  de  l'ordre 
et  la  vraie  prospérité  fleurissent  principalement  chez  les 
peuples  qui  reconnaissent  la  protection  et  la  direction  de 
l'Église,  cette  Eglise,  dont  la  très  sainte  fonction  consiste  à 
avertir  chacun  de  son  devoir  d'après  les  préceptes  chrétiens, 
à  unir  les  riches  et  les  pauvres  dans  une  charité  fraternelle, 
à  relever  et  à  fortifier  les  cœurs  dans  les  épreuves  qui  nais- 
sent du  cours  des  choses  humaines.. 

Que  Nos  prescriptions  et  Nos  désirs  reçoivent  leur  confir- 
mation de  cette  exhortation  de  saint  Paul  aux  Romains,  pleine 
de  charité  apostolique  :  «Je  vous  en  supplie...  Réformez-vous 
par  le  renouvellement  de  vos  sentiments...  Que  celui  qui 
donne,  donne  avec  simplicité;  que  celui  qui  préside,  préside 
avec  zèle;  que  celui  qui  exerce  les  œuvres  de  miséricorde, 
les  exerce  avec  joie  :  que  l'affection  soit  sans  simulation. 
Haïssez  le  mal,  attachez-vous  au  bien;  aimez-vous  les  uns  les 
autres  d'un  amour  fraternel,  prévenez-vous  mutuellement  par 
des  égards.  Quant  au  zèle,  ne  soyez  pas  inactifs,  réjouissez- 
vous  dans  l'espérance,  soyez  patients  dans  la  tribulation, 
persévérants  dans  la  prière;  subvenez  de  vos  biens  aux  be- 
soins des  fidèles,  pratiquez  l'hospitalité.  Réjouissez-vous  avec 
ceux  qui  sont  dans  la  joie,  pleurez  avec  ceux  qui  pleurent, 
vous  unissant  tous  dans  les  mêmes  sentiments,  ne  rendant  à 
personne  le  mal  pour  le  mal,  ayant  soin  de  faire  le  bien,  non 

nis  veramque  prosperitatem  ia  populis  praecipue  florere,  modératrice 
et  fautrice  Ecclesia;  cujus  est  sanctissimum  munus,  sui  quemque  officii 
ex  christianis  praeceptis  admonere,  locupletes  ac  tenues  fraterna  cari- 
tate  conjungere,  erigere  et  roborare  animos  in  cursu  humanarum  rerum 
adverso. 

Praescripta  et  optata  Nostra  confirmet  ea  beati  Pauli  ad  Romanos, 
plena  apostolicae  caritatis,  hortatio  :  Obsecro  vos...  Reformamini  in  no' 
vitale  sensus  vestri...  Qui  tribuit,  in  simplicitate ;  qui prxest,  in  sollicita- 
dine\  qui  miseretur,  in  hilaritate,  Dilectio  sine  simulatione.  Odientes  ma- 
lum,  adhserentes  bono  :  Caritate  fraternitatis  invicem  diligentes  ;  honore 
invicem  prsevenientes  :  Sollicitudine  non  pigri  :  Spe  gaudentes  :  in  tribu- 
latione  patientes-^  orationi  instantes  :  Necessitatibus  sanctorum  commu- 
nicantes •  hospitalitatem  sectantes.  Gaudere  cum  gaudentibus y  flere  cum 
flentibus  idipsum  invicem  sentientes  :  nulli  malum  pro  malo  reddentes  : 
providentes  bono  non  tantum  coram  Deo,  sed  etiam  coram  omnibus  homi- 
nibus  (xii,  1-17). 


DE  NOTRE  TRES  SAINT  PERE  LEON  XIII 


457 


seulement  devant  Dieu,  mais  encore  devant  tous  les  hommes.  » 
(Rom.,  XII,  1-17.) 

Gomme  gage  de  ces  biens,  recevez  la  bénédiction  aposto- 
lique que  Nous  vous  accordons  très  affectueusement  dans  le 
Seigneur,  à  vous,  vénérables  Frères,  à  votre  clergé  et  à  votre 
peuple. 

Donné  à  Rome,  près  Saint-Pierre,  le  IS""®  jour  de  janvier 
de  Tannée  1901,  de  Notre  pontificat  la  vingt-troisième. 

LÉON  XIII,  PAPE. 


Quorum  auspex  bonorum  accédât  apostolica  benedictio,  quam  Vobis, 
Venerabiles  Fratres^  clero  ac  populo  vestro  amaatissime  in  Domino 
impertimus. 

Datum  Roma;  apud  Sanctum  Petrum  die  XVIII  januarii  anno 
MDGGGGI,  Pontificatus  Nostri  vicesimo  tertio. 

LEO  PP.  XIII. 


NOS  DÉPUTÉS  A  L'ÉCOLE  DE  SAINT  LOUIS 


Ce  qui  écœurait  le  plus,  il  y  a  trois  quarts  de  siècle,  un 
grand  penseur,  Bonald,  député,  puis  pair  de  France,  dans 
le  fonctionnement  du  système  parlementaire,  c'était  V hy- 
pocrisie politique.  Il  y  voyait  «  le  caractère  de  notre  temps  )>  ^. 

Après  quatre-vingts  ans  de  révolutions  successives  et  de 
régimes  différents,  le  parlementarisme  n'a  rien  perdu  de  son 
vice  originel.  La  discussion  de  la  loi  contre  la  liberté  d'as- 
sociation est,  de  la  part  de  ceux  qui  la  défendent  et  de  ceux 
qui  la  votent,  moins  une  parade  oratoire  qu'une  sinistre 
comédie.  Que  les  socialistes,  partisans,  jadis,  de  toutes  les 
émancipations  sociales,  acceptent  un  projet  préconisé  par  le 
plus  autoritaire  des  anciens  adversaires  du  collectivisme, 
M.  Waldeck-Rousseau,  ce  n'est  là  qu'un  des  changements 
de  décor  habituels  sur  la  scène,  une  interversion  ordinaire 
des  rôles.  Seulement,  à  ces  palinodies  sans  vergogne,  il 
serait  plus  digne  de  ne  pas  mêler  les  choses  sacrées.  Lors- 
que, aux  applaudissements  unanimes  des  sectaires  et  des  im- 
pies, on  propose  une  loi  contre  les  religieux,  il  serait  au 
moins  convenable  de  ne  point  parler  avec  Gharlemagne  du 
ciel  et  de  l'enfer,  de  ne  pas  invoquer  le  nom  vénéré  de  saint 
Louis. 

I 

Si  l'on  vise  à  rétablir  la  monarchie  chrétienne,  qu'on  le 
dise!  Mais  l'honorable  M.  Wallon  lui-même,  Tauteur  de 
Saint  Louis  et  son  temps.,  le  père  de  la  constitution  républi- 
caine de  1875,  ne  paraît  pas  précisément  avoir  songé  à  ce 
parrain  pour  sa  fille;  encore  moins  ceux  qui  nous  rebattent 
les  oreilles  de  l'État  neutre,  de  l'État  laïque,  de  la  séparation 
de  l'Église  et  de  l'État. 

Je  ne  pense  pas  non  plus  qu'ils  tiennent  beaucoup  à  ac- 
croître le  culte  de  saiat  Louis,  ou  à  propager  sa  dévotion,  à 

1.  Bonald,  Pensées, 


NOS  DÉPUTÉS  A  L'ÉCOLE  DE  SAINT  LOUIS  459 

l'exemple  des  Bourbons.  Le  14  juillet  est,  depuis  1880,  fôte 
nationale;  il  y  a  beau  temps  qu'on  ne  chôme  plus  le  25  août. 
Mais  une  occasion  se  présente-t-elle  d'insulter  à  la  mémoire 
du  pieux  roi,  on  ne  la  manque  guère.  Si  de  la  petite  porte  du 
chapitre  de  Notre-Dame  de  Paris,  dite  porte  rouge^  Louis  IX, 
agenouillé  avec  la  reine  Marguerite  dans  la  scène  du  Cou- 
ronnement de  la  Vierge^  ose  encore  regarder  à  quelque  dis- 
tance et  tendre  l'oreille  aux  bruits  de  ce  monde,  j'imagine 
que  sa  statue  de  pierre  aura  quelque  peu  tressailli,  en  appre- 
nant que,  désormais,  dans  sa  Sainte-Chapelle  du  Palais,  il 
n'y  aurait  plus  de  Messe  rouge.  Peut-être  n'était-il  pas  inutile 
à  tous  les  prud'hommes  qui  y  assistaient  de  se  rappeler  une 
fois  par  an  le  souvenir  du  royal  justicier.  Ils  n'y  assisteront 
plus. 

Est-ce  pour  consoler  le  saint,  outragé  en  sa  foi,  que,  dans 
un  projet  de  loi  de  sacrilège  spoliation,  le  président  du  conseil 
des  ministres  lui-même,  M.  Waldeck-Rousseau,  tenait,  le 
21  janvier,  ce  langage  à  la  tribune  des  députés  : 

Nous  trouvons  dans  un  document,  qu'on  appelle  les  Etablissements 
de  saint  Louis.., 

M.  LE  MARQUIS  DE  Kerouartz.  —  Vous,  VOUS  n'êtes  ni  un  grand 
homme,  ni  un  saint  !  {Bruit.  ) 

M.  LE  PRÉSIDENT  DU  CONSEIL.  —  ...  et  qui  est,  en  réalité,  le  recueil 
de  toutes  les  ordonnances  en  vigueur  à  cette  date,  nous  trouvons  résu- 
mée la  législation  royale  à  cette  date  à  l'encontre  des  Congrégations. 
Elle  tient  en  trois  principes  :  nécessité  de  l'autorisation,  et,  de  plus, 
—  et  pour  empêcher,  par  certaines  habiletés,  que  la  mainmorte,  qu'on 
ne  voit  pas  grandir  avec  faveur,  ne  se  développe,  —  un  droit  auprès 
duquel  le  droit  d'accroissement,  qui  a  soulevé  tant  de  colères,  est,  en 
vérité,  bien  petit  garçon,  c'est  le  droit  d'amortiséement.  Il  est  tantôt 
de  quatre  fois,  tantôt  de  six  fois  le  produit  des  biens  religieux,  tantôt 
d'un  tiers  de  leur  valeur,  tantôt  égal  à  leur  valeur,  ce  qui  revient  à 
dire  que  l'État  se  réserve  le  droit  de  reprendre  les  biens  de  mainmorte 
aussitôt  qu'il  juge  que  leur  détention  devient  dangereuse  pour  son  in- 
térêt ou  sa  sécurité.  (  Applaudissements  à  gauche  et  à  l'extrême  gauche.)  * 

Ces  paroles,  comme  le  discours  entier  de  M.  le  président 
du  Conseil,  s'étalent  aujourd'hui  sur  les  murs  de  toutes  les 
communes  de  France.  Un  geste  de  M.  Brisson,  qui,  en  pa- 
reille circonstance,  n'a  jamais  la  main  morte,  et  ces  mètres 

1.  Journal  officiel  à\i  mardi  22  janvier  1901,  p.  115. 


460  NOS  DEPUTES  A  L'ECOLE  DE  SAINT  LOUIS 

carrés  de  papier  noirci  ont  été  votés  aux  frais  des  contri- 
buables. 

Voilà  le  nom  de  saint  Louis  répandu  dans  les  villes  et 
les  campagnes  !  Les  lecteurs  de  ces  officielles  tirades  seront 
peut-être  fort  édifiés.  Il  est  peu  croyable  qu'ils  soient  dupes, 
et,  même  sans  avoir  jamais  lu  sur  saint  Louis,  Filleau  de  La 
Chaise  ou  Tillemont,  Félix  Faure  (pas  le  président,  mais  le 
chartreux),  Natalis  de  Wailly  ou  Élie  Berger,  Boutaric  ou 
M.  Wallon,  le  P.  Gros  ou  M.  Marius  Sepet,  Lecoy  de  La 
Marche  ou  M.  Paul  Viollet,  ils  estimeront  qu'on  a  voulu, 
même  avant  le  discours  du  rapporteur  M.  Trouillot,  se  «  mo- 
quer du  peuple  »  et  qu'on  les  a  pris  pour  plus  ignorants  qu'ils 
ne  sont. 

De  sainte  Radegonde,  veuve  de  Glotaire  P''  et  fondatrice 
du  monastère  de  Sainte-Croix  à  Poitiers,  jusqu'à  sainte  Ba- 
thilde,  femme  de  Clovis  II  et  religieuse  de  Chelles;  depuis 
sainte  Jeanne  de  Valois,  veuve  de  Louis  XII  et  fondatrice  de 
l'Annonciade  des  dix  Vertus,  jusqu'à  la  vénérable  Louise  de 
France,  cette  fille  de  Louis  XV,  morte  au  Carmel  de  Saint-De- 
nis à  la  veille  de  la  Révolution  (23  déc.  1787)  on  sait  au 
moins  vaguement  que  les  maisons  souveraines  de  France  ont 
plutôt  protégé  les  ordres  monastiques  et  n'ont  point  jugé  les 
vœux  chose  illicite.  Leurs  légistes,  ancêtres  de  nos  parle- 
mentaires, ne  leur  enseignaient  point  cette  escobarderie, 
inconnue  à  Pascal  lui-même,  que  ce  contrat  a  pour  objet  des 
droits  qui  ne  sont  point  dans  le  commerce.  Ils  prenaient  au 
contraire  les  vœux  tellement  au  sérieux  que  la  mort  civile 
s'ensuivait  et  qu'ils  veillaient  manu  militari  à  leur  observa- 
tion. J'ai  sous  les  yeux  un  vieux  volume  provenant  de  la  bi- 
bliothèque des  Augustins  réformés  du  couvent  de  la  reine 
Marguerite  (celle-ci  toutefois  ne  se  fit  jamais  nonne)  et  inti- 
tulé :  la  Saincte  mère  ou  Vie  de  M[adame]  saincte  Isabel  de 
France^  sœur  vniqve  dv  Roy  S.  Lovys^  fondatrice  de  V Abbaye 
de  Long-Champ^  par  M*'  Sébastian  Rovlliard,  de  Melun,  Ad- 
vocat  en  Parlement.  (Paris,  Tavpinart,  1619.  Avec  privilège 
dv  Roy.)  Il  en  résulterait  que  dans  la  plus  proche  parenté  de 
Louis  IX,  sans  parler  de  sa  belle-sœur,  Marguerite  de  Ton- 
nerre, retirée  dans  le  magnifique  hôpital  de  cette  ville  fondé 
de  ses  deniers,  on  ne  se  détournait  pas  de  la  vie  religieuse, 


NOS  DÉPUTÉS  A  L'ÉCOLE  DE  SAINT  LOUIS  461 

et  que  sous  Louis  XIII,  dit  le  Juste,  il  y  avait  des  avocats  au 
parlement  de  Paris,  pour  célébrer  les  vertus  monacales.  Au- 
tres temps  ! 

II 

Ces  princesses  quittaient  la  cour  pour  le  cloître.  Par  con- 
tre, on  put  dire  que  saint  Louis  fut  sur  le  trône  un  moine  cou- 
ronné. Le  mot  est  de  Guillaume  de  Chartres  ^  Qu'on  le  prenne 
ou  non  pour  un  éloge,  c'est  son  portrait  le  plus  ressemblant. 
Le  peuple  ne  s'y  trompait  pas.  Un  jour  que  le  monarque  des- 
cendait les  degrés  du  parlement  de  Paris,  une  femme,  nom- 
mée Sarrette,  le  lui  dit  insolemment:  «  Fi!  Fi!  devrais-tu 
être  roi  de  France  ?  Bien  mieux  vaudrait  qu'un  autre  le  fut  ! 
Car  tu  n'es  que  de  la  troupe  des  frères  Mineurs  (francis- 
cains) et  des  frères  Prêcheurs  (dominicains),  des  prêtres  et 
des  clercs  !  C'est  grand  dommage  que  tu  es  roi,  et  c'est  grand 
merveille  que  tu  ne  sois  bouté  hors  du  royaume  ^  ».  Le  bon 
Louis  IX  facile  au  pardon,  fit  donner  de  l'argent  à  la  vieille 
et  ne  se  tint  pas  pour  offensé. 

Qui  sait  même  s'il  ne  fut  pas  flatté  ?  Il  avait  pour  les  reli- 
gieux tant  d'affection  !  «  Le  roy  aimoit,  dit  Joinville,  toutes 
gens  qui  se  metoient  à  Dieu  servir  et  qui  portoient  habit  de 
religion  ;  nul  ne  venoit  à  lui  qui  manquast  d'avoir  de  quoi 
vivre^  )>.  Le  fidèle  chroniqueur  nous  montre  le  roi  qui  dans  ses 
grandes  et  larges  aumônes  de  chaque  jour  aux  pauvres  ma- 
lades, aux  pauvres  collèges,  aux  pauvres  gentilshommes,  n'a 
garde  d'oublier  les  «  povres  de  religion*».  Mais  par  quel 
genre  d'aumônes  ce  roi  «plus  bienheureux  que  Titus,  l'empe- 
reur de  Rome  »,  leur  vient-il  en  aide  ? —  Par  des  fondations. 
Le  spectre  de  la  mainmorte  ne  l'effarouchait  donc  pas  tant. 

Mainmorte,  l'abbaye  de  Royaumont  !  «  Dès  le  commence- 
ment, dit  Joinville,  — notre  aimable  guide,  —  qu'il  en  vint  à 
tenir  son  royaume,  et  qu'il  se  sut  connoistre,  il  commença  à 
édifier  moustiers  et  plusieurs  maisons  de  religion  ;  entre  les- 

1.  Ap.  Wallon,  Saint  Louis  et  son  temps.  Paris,  1875.  2  vol.  in-8,  t.  I, 
p.  54. 

2.  Ibid,,  p.  64. 

3.  Joinville,  Œuvres  (édit.  Natalis  de  Wailly).  Paris,  1867,  p.  482. 

4.  Ibid.,  p.  478. 


462  NOS  DÉPUTÉS  A  L'ÉCOLE  DE  SAINT  LOUIS 

quelles  l'abbaye  de  Royaumont  porte  l'honneur  et  la  hau- 
tesse  ^  »  La  construction  date  de  1228.  Le  jeune  roi,  âgé  de 
quatorze  ans,  ne  perdait  pas  de  temps  pour  exécuter  les  der- 
nières volontés  de  son  père  Louis  VIII  qui  avait  destiné  à 
cette  fin  le  prix  de  toutes  ses  pierreries.  Peu  de  fondations 
égalèrent  celles-ci  en  libéralité  et  en  magnificence.  Les  reli- 
gieux cisterciens  appelés  par  le  roi  furent  exemptés  de  tout 
impôt  domanial  pour  leurs  ventes  et  leurs  acquisitions;  ils 
devaient  être  crus  sur  parole  et  leurs  laïques  sur  serment; 
le  roi  se  réservait  le  jugement  de  tous  les  procès  qu'on  leur 
intenterait  et  voulait  qu'on  leur  payât  sans  sursis  ce  qui  leur 
était  dû,  sous  peine  de  dix  livres  par  jour  de  délai  2. 

L'église  passait  pour  l'une  des  plus  belles  de  France.  Les 
cloîtres  et  le  réfectoire  sont  célèbres.  Saint  Louis  y  mettait 
sa  juvénile  ardeur,  dit  un  chroniqueur  :  juvenili  ardens  casto 
amore.  Il  dépensa,  pour  les  seuls  bâtiments,  plus  de  cent 
mille  livres  parisis,  somme  immense  pour  le  temps.  Mais  il 
faisait  mieux  que  de  donner  de  l'argent  ;  il  donnait  sa  peine  et 
se  faisait  maçon  volontaire.  A  l'exemple  des  religieux  «  il  tra- 
vailloit  en  silence,  et  y  faisoit  de  même  travailler  ses  frères  et 
ses  chevaliers  ».  Il  avait  sa  chambre  dans  le  dortoir,  mangeait 
avec  l'abbé  au  réfectoire,  les  vendredis  et  samedis,  ou  bien 
servait  les  religieux.  Il  assistait  également  au  chapitre,  assis 
à  terre  sur  un  botte  de  paille  et  adossé  contre  un  pilier.  Un 
jour  il  voulut  laver  les  pieds  des  moines;  l'abbé  s'y  opposa; 
mais  il  se  vengeait  en  allant  à  l'infirmerie  visiter  les  malades 
ou  donner  à  manger  de  sa  main  au  frère  Léger,  qui  était 
lépreux. 

On  comprend  que  de  tels  exemples  attirassent  beaucoup 
de  vocations  à  Royaumont.  Le  nombre  des  religieux  passa  de 
vingt  à  plus  de  cent,  outre  quarante  convers.  Le  roi  en  était 
quitte  pour  augmenter  proportionnellement  ses  donations, 
muids  de  blé  ou  d'avoine  à  prendre  chez  ses  receveurs. 
Avant  de  partir  pour  l'Orient  il  amoi^tit  tout  ce  que  le  monas- 
tère avait  acquis  ou  reçu  de  son  domaine,  lui  permit  d'acqué- 
rir encore  jusqu'à  mille  livres  de  rente,  interdisant  seule- 


1.  Joinville,  Œuvres  (édit.  Natalis  de  Wailly).  Paris,  1867,  p.  480. 

2.  Ti 
491. 


2.  Tillemont,   Vie  de  saint  Lonis  (édit.  de  Gaulle,  1847).  6  vol  in-8,  t.  I, 


NOS  DÉPUTÉS  A  L'ÉCOLE  DE  SAINT  LOUIS  463 

ment  aux  religieux  d^avoir  plus  d'une  maison  ou  deux  dans 
une  même  ville.  A  la  fin  il  leur  donna  encore  de  nouvelles 
terres.  Il  faisait  tant  d'embellissements  dans  leur  église  que 
le  chapitre  y  trouva  de  l'excès  et  détruisit  les  décorations 
trop  luxueuses,  sauf  celles  des  tombeaux  des  princes  enfants 
du  roi. 

Aujourd'hui,  dans  les  magnifiques  ruines  de  Royaumont 
(Seine-et-Oise)  est  installé,  dit-on,  un  orphelinat  tenu  par  les 
religieuses  de  la  Sainte-Famille.  Ceux  qui  parlent  de  bouter 
les  congrégations  hors  des  couvents,  sont  les  maîtres  du 
pays  et  disposent  de  la  force  publique.  On  les  a  déjà  vus  à 
l'œuvre  en  1880.  S'ils  prétendent  recommencer,  il  serait  plus 
loyal  à  eux  de  déclarer  à  la  tribune  qu'ils  agissent  à  leur  pro- 
pre compte  et  non  pas  au  nom  de  saint  Louis. 

En  1231,  l'abbé  de  Saint-Denis,  Odon  de  Clément  entreprit 
de  rebâtir  son  église  «  par  le  conseil  et  le  secours  du  roy  et 
de  la  reine  et  de  plusieurs  autres  personnes  de  piété*  ».  Le 
roi  aimait  la  grande  abbaye  qui  gardait  l'oriflamme  et  les 
tombeaux  de  ses  aïeux;  il  obligea  son  propre  frère,  le  comte 
de  Clermont,  de  rendre  l'hommage  féodal  à  l'abbé-. 

En  1242,  ((  il  octroya  à  sa  mère,  comme  dit  Joinville,  de 
fonder  l'abbaye  de  Lez-Pontoise,  que  l'on  nomme  Maubuis- 
son^  ».  La  reine  y  fit  venir  des  filles  de  Citeaux.  Le  roi  prit 
l'abbaye  et  tous  ses  biens  sous  sa  protection,  l'exempta  des 
droits  de  péage  et  autres,  lui  donna  trente  livres  tournois  de 
rente,  lui  permit  de  faire  paître  trois  cents  porcs  dans  les  fo- 
rêts de  Rest  ou  de  Cuise,  et  à  toutes  ces  libéralités,  ajouta 
bientôt  des  terres  pour  quatre  cents  livres  tournois  de  rente. 

Le  roi  allait  souvent  à  Maubuisson  et  ne  cessa  d'y  multi- 
plier ses  bienfaits  jusqu'à  sa  mort  en  1270.  Dès  1248  il  y  avait 
amorti  a  tout  ce  que  les  religieuses  avoient  acquis  et  ce 
qu'elles  acquerroient  à  l'avenir,  jusqu'à  la  somme  de  cinq 
cents  livres  de  rente.  »  Il  avait  fait  élever  par  leurs  soins 
sa  fille  Blanche,  dans  le  dessein  qu'elle  embrassât  la  vie  reli- 
gieuse. Quant  à  la  reine,  sa  mère,  elle  voulut  être  assistée  à 

1.  Tillemont,  II,  118. 

2.  Lecoy  de  La  Marche,  Saint  Louis.  Son  gouvernement,  sa  politique. 
Tours,  Marne,  1887.  In-4,  p.  240. 

3.  Joiiiyille,  481  ;  —  Tillemont,  II,  475. 


464  NOS  DÉPUTES  A  L'ECOLE  DE  SAINT  LOUIS 

la  mort  par  ses  chères  cisterciennes,  revêtue  de  leur  habit 
et  enterrée  dans  leur  église. 

Je  me  souviens  avoir  visité,  il  y  a  quelque  dix  ans,  à  Pon- 
toise,  avec  les  soubassements  du  château  de  saint  Louis,  les 
ruines  informes  de  la  royale  abbaye.  Presque  tout  a  été  rasé 
ou  morcelé.  Dans  le  faubourg  voisin  qui  porte  encore,  en 
mémoire,  dit-on,  de  la  reine  Blanche,  le  nom  touchant  de 
Faubourg  de  Vaumône^  on  a  multiplié  sur  les  plaques  de 
fonte  de  la  voirie  la  moderne  inscription  :  Ici  la  mendicité  est 
interdite.  M.  Gustave  Hubbard,  réélu  récemment  à  Sisteron, 
et  naguère  député  de  Pontoise,  est  un  fougueux  ennemi  des 
congrégations.  La  Révolution  ayant,  dans  son  premier  fief 
électoral,  confisqué  depuis  longtemps  les  biens  des  nonnes  ; 
et,  déjà,  l'ancien  régime,  ceux  des  Jésuites,  on  ne  s'en  prend 
plus  aujourd'hui  qu'aux  pauvres  involontaires.  C'est  ce  qui 
se  reverra  plus  d'une  fois. 

Royaumont  et  Maubuisson  ne  sont  que  deux  noms  plus 
glorieux  entre  beaucoup  d'autres,  dans  la  liste  des  fonda- 
tions monastiques  ou  hospitalières  de  Louis  IX.  Donnons, 
sans  nous  en  lasser,  la  parole  à  Joinville  qui,  si  long  soit-il, 
est  loin  d'épuiser  la  série  : 

Il  fit  édifier  plusieurs  Maisons-Dieu  (hôtels-Dieu),  la  maison-Dieu 
de  Paris,  celle  de  Pontoise,  celles  de  Gompiègne  et  de  Vernon  et  leur 
donna  grans  rentes.  Il  fonda  l'abbaye  de  Saint-Mathieu  de  Rouen,  où  il 
mit  des  femmes  de  l'ordre  des  frères  Prêcheurs  et  celle  de  Long- 
Champ,  où  il  mit  des  femmes  de  l'ordre  des  frères  Mineurs,  et  leur 
donna  grans  rentes.  Et  il  octroia  à  sa  mère  de  fonder  l'abbaye  du  Lis, 
lez-Melun-sur-Seine Et  il  fit  faire  la  maison  des  Aveugles  de  lez- 
Paris  pour  mettre  les  povres  aveugles  de  la  cité  de  Paris;  il  leur  fit 
faire  une  chapelle  pour  ouïr  le  service  de  Dieu.  Et  fit  faire  le  bon  roi 
la  maison  des  Chartreux  au  dehors  de  Paris,  qui  a  nom  Vauvert,  et 
assigna  rentes  suffisantes  aux  moynes  qui  là  estaient,  qui  servoient 
Nostre-Seigneur.  Assez  tost  après,  il  fit  faire  une  autre  maison  au  de- 
hors Paris  au  chemin  de  Saint-Denis,  qui  fut  appelée  la  maison  aux 
Filles-Dieu,  et  fit  mettre  grant  multitude  de  femmes  en  l'hostel  (logis) 
qui  par  povreté  s'estoient  mises  en  péché  de  luxure,  et  leur  donna 
quatre  cens  livres  de  rente^  pour  elles  soustenir.  Et  fit  en  plusieurs  lieux 
de  son  royaume  maisons  de  béguines  et  leur  donna  rentes  pour  elles 
vivre  et  commanda  qu'on  y  receust  celles  qui  voudroient  se  tenir  à 
vivre  chastement*. 


1.  Joinville,  480 


sqq. 


NOS  DÉPUTÉS  A  L'ÉCOLE  DE  SAINT  LOUIS  465 

Mais  ici  se  place  une  scène  que  Ton  croirait  plus  moderne. 
Quelques  familiers  du  roi,  —  ces  gens-là  étaient  des  précur- 
seurs, —  «  groussoient  (se  plaignaient)  de  ce  que  il  fesoit  si 
larges  aumosnes  et  que  il  y  despensoit  moult.  »  Le  roi  ré- 
pondit simplement  qu'il  préférait  excéder  en  aumônes  pour 
l'amour  de  Dieu,  plutôt  qu'en  faste  ou  en  vanités  mondaines. 
On  sait  que  la  prospérité  publique  n'y  perdait  rien  et  que  le 
roi  savait  tenir  son  rang.  Le  revenu  de  son  domaine  avait 
doublé*  ;  il  tenait  grandement  son  hôtel,  se  comportait  géné- 
reusement et  libéralement  dans  les  parlements  et  les  assem- 
blées de  barons  et  chevaliers,  «  et  fesoit  servir  si  courtoise- 
ment à  sa  cour,  et  largement,  et  abondamment,  qu'il  n'y  avoit 
eu,  longtemps  passé,  à  la  cour  de  ses  devanciers.  »  La  main- 
morte qu'il  favorisait  tant,  n'était  donc  pas  un  chancre  si  re- 
doutable de  la  fortune  du  pays. 

Je  laisse  à  Joinville  le  plaisir  d'énumérer  encore  quantité 
de  fondations  et  de  donations  aux  carmes  de  Gharenton,  aux 
augustins  de  Montmartre,  aux  frères  du  Sac  de  Saint  Ger- 
main-des-Près  (supprimés  presque  aussitôt),  aux  frères  des 
Blancs-Manteaux,  près  du  Temple  (également  supprimés  peu 
après),  aux  frères  de  Sainte-Groix.  Gitons  seulement  sa  naïve 
et  pittoresque  conclusion  :  «  Ainsi  environna  le  bon  roy  de 
gens  de  religion  la  ville  de  Paris^.  » 

Ceux  qui  préféreraient  une  statistique  plus  étendue  à  cette 
simple  phrase,  vrai  coup  de  pinceau  dessinant  d'un  trait  la 
ceinture  de  Paris  au  treizième  siècle,  peuvent  lire  le  beau 
chapitre  de  Lecoy  de  La  Marche  sur  Saint  Louis  et  les  ordres 
monastiques^.  On  n'y  trouve  plus  seulement  la  capitale,  mais 
aussi  la  province.  Gependant,  ici  encore,  je  donnerais  la 
palme  à  Joinville  qui  d'un  autre  trait  imagé  a  su  tout  peindre 
en  quelques  lignes,  pleines  de  couleur  locale  : 

«  Et  ainsi  que  l'écrivain  qui  a  fait  son  livre  et  qui  l'enlu- 
mine d'or  et  d'azur,  ledit  roi  enlumina  son  royaume  de  belles 
abbayes  qu'il  y  fit,  de  maisons-Dieu,  de  couvents  de  Prê- 
cheurs, de  Gordeliers  et  d'autres  ordres  religieux*.  » 

1.  Joinville,  483  sqq. 

2.  Ibid.,  484. 

3.  Op.  cit.,  p.  239  sqq. 

4.  Joinville,  499. 

LXXXVI.  -  30 


466  NOS  DÉPUTÉS  A  L'ÉCOLE  DE  SAINT  LOUIS 

Et  ceci  n'est  pas  une  réflexion  noyée  au  milieu  de  consi- 
dérations étrangères.  C'est  toute  l'oraison  funèbre  du  roi, 
telle  que  le  bon  sénéchal  l'écrit  entre  le  récit  de  son  trespas- 
sèment  k  Tunis  et  celui  de  sa  sépulture  à  Saint-Denis. 

L'homme  qui  avait  le  mieux  connu  saint  Louis  se  résumait 
ainsi  à  lui-même  et  dépeignait  ainsi  pour  les  autres  ce 
règne  vertueux  et  bienfaisant. 

ni 

Mais  là  où  Joinville  ne  voyait  qu'une  enluminure  monu- 
mentale, considérons  ces  fondations  sous  un  aspect  moins 
poétique.  Parmi  les  divers  établis senients  du  roi,  établisse- 
ments monastiques  et  établissements  hospitaliers,  moutiers 
et  maisons-Dieu,  la  seconde  catégorie,  non  moins  intéressante 
que  la  première,  reposait  comme  elle,  au  point  de  vue  des 
biens  sur  la  mainmorte  ;  au  point  de  vue  du  personnel,  sur 
la  vie  religieuse,  et  cette  vie  religieuse  affecte  la  double 
forme  extérieure  soit  de  la  vie  en  commun,  soit  des  vœux. 

Un  archiviste  aux  Archives  nationales,  qui  depuis  une 
vingtaine  d'années,  s'est  spécialisé  dans  ces  questions  de 
haute  érudition,  M.  Léon  Le  Grand,  a  raconté  l'histoire  de 
ces  institutions  et  reconstitué  leur  organisation  matérielle  et 
économique  aussi  bien  que  charitable  et  religieuse. 

C'est  la  vie  en  commun  seulement,  sans  les  vœux,  qu'il 
nous  montre  dans  les  Quinze-Vingts.  Cette  congrégation  de 
pauvres  aveugles,  —  car  la  tradition  des  trois  cents  cheva- 
liers revenus  aveugles  des  Croisades  n'est  qu'une  légende, 
—  a  pu  exister  déjà  avant  Louis  IX.  Néanmoins,  et  malgré 
la  perte  de  la  charte  de  fondation,  le  savant  auteur  affirme, 
appuyé  sur  d'autres  textes,  «  que  saint  Louis  a  construit  la 
maison  des  Quinze-Vingts,  quHl  leur  a  donné  des  rentes^ 
qu'il  a  conçu  enfin  le  plan  de  la  constitution  sous  laquelle  ils 
eurent  de  longs  siècles  de  prospérité  ^  »  Le  confesseur  de 
la  reine  Marguerite  s'exprime  ainsi  :  «  Le  benoit  roi  fit  ache- 
ter une  pièce  de  terre  de  lez-Saint-Honoré,  où  il  fit  faire  une 
grant  maison  pour  ce  que  les  povres  aveugles  y  demorassent 

1.  Léon  Le  Grand,  les  Quinze-Vingts.  Paris,  1887.  In-8  (Société  de  l'His  ■ 
toire  de  France),  p.  21. 


NOS  DEPUTES  A  L'KCOLE  DE  SAINT  LOUIS  467 

perpétuellement  jusques  à  trois  cents.  »  Et  il  ajoute  :  «  Et 
ont  tous  les  ans  de  la  bourse  du  roi,  pour  potages  et  pour 
aultres  choses,  rentes,  » 

La  rente  montait  à  trente  livres  parisis.  Elle  avait  été 
établie  au  moins  avant  1267  et  elle  fut  confirmée  par  le  roi 
en  mars  1270. 

L'étude  de  l'organisation  intérieure  amène  M.  Léon 
Le  Grand  à  cette  sorte  de  définition  :  «  Les  Quinze-Vingts 
n'étaient  pas  de  véritables  religieux  puisqu'ils  ne  faisaient 
pas  de  vœux  de  chasteté  et  ne  renonçaient  point  à  l'usufruit 
de  ce  qu'ils  possédaient;  cependant,  suivant  leur  propre 
remarque,  ils  vivaient  ensemble  sous  une  règle  commune, 
après  avoir  donné  à  la  maison  leurs  personnes  et  la  nue  pro- 
priété de  leurs  biens;  on  comprend  donc  que  leur  congréga- 
tion (quedam  congregacio)  ait  été  considérée  comme  une 
sorte  d'ordre  monastique^.  » 

La  plupart  des  maisons-Dieu,  au  contraire,  c'est-à-dire 
des  hôpitaux  du  moyen  âge  étaient  tenus  par  des  congréga- 
tions de  frères  et  de  sœurs  émettant  les  trois  vœux  ordi- 
naires, plus  celui  de  servir  les  malades-.  Ce  sont  de  véri- 
tables congrégations  religieuses,  au  sens  strict  du  mot.  Or, 
elles  datent,  en  général,  du  treizième  siècle. 

Inutile  d'ajouter  qu'ils  avaient  des  biens.  Des  frères  lais 
s'occupaient  de  leur  gestion  et  de  l'exploitation  rurale. 

En  1792,  la  Révolution  changea  tout  cela.  Elle  adjugea  au 
gouvernement  et  aux  communes  tous  les  biens  meubles  et 
immeubles  de  l'assistance  publique,  en  même  temps  qu'elle 
abolissait  tous  les  ordres  religieux,  toutes  les  confréries 
d'hommes  ou  de  femmes  se  consacrant  au  soin  des  malades 
et  des  indigents.  Le  résultat  ne  se  fit  pas  attendre.  On  avait 
confisqué  la  fortune  des  malheureux;  l'idée  vint  aux  conven- 
tionnels de  la  réaliser  en  l'aliénant.  En  vertu  de  la  loi  du 
23  messidor,  an  II,  le  patrimoine  des  hôpitaux  était  assimilé 
aux  biens  nationaux  et  soumis  à  la  vente.  Mais  les  pauvres 


1.  Le  Grand,  op.  cit.,  24. 

2.  Le  Grand,  les  Maisons-Dieu.  Leur  régime  intérieur  au  moyen  âge,  dans 
la  Revue  des  Questions  historiques,  1"  janvier  1898.  Voir  aussi  son  beau  et 
plus  récent  ouvrage  :  les  Maisons-Dieu  et  le  proseries  du  diocèse  de  Paris 
(1351-1369).  Paris,  1899.  In-8  (Société  de  l'Histoire  de  France). 


468  NOS  DÉPUTÉS  A  L'ÉCOLE  DE  SAINT  LOUIS 

mourant  de  faim  et  le  trésor  public  étant  vide,  la  Convention 
elle-même  s'aperçut  que  la  mainmorte  hospitalière  avait  du 
bon.  Par  la  loi  du  9  fructidor,  an  III  (26  août  1795),  la  vente 
des  biens  hospitaliers  fut  suspendue;  parcelle  du  2  brumaire 
an  IV  (24  octobre  1795),  elle  fut  complètement  arrêtée.  Enfin 
la  loi  du  16  vendémiaire  an  V  prescrivit,  sous  le  Directoire, 
la  restitution  des  propriétés  des  hospices  non  vendues. 

Il  est  probable  que  çà  ou  là,  à  Vernon,  à  Pontoise,  à  Gom- 
piègne,  quelque  bien  d'hôtel-Dieu  provient  encore  des  fonda- 
tions de  saint  Louis.  Viollet-le-Duc  a  décrit,  avec  admira- 
tion, ce  qui  reste  des  édifices,  ces  bâtiments  «  d'un  aspect 
monumental  sans  être  riches»,  où  les  malades  avaient  «  de 
l'espace,  de  Pair  et  de  la  lumière  ».  M.  Wallon  les  a  rap- 
prochés des  monastères,  «  car,  écrit-il,  s'ils  n'étaient  pas 
construits  pour  des  religieux,  c'étaient  les  religieux  qui  fai- 
saient la  partie  active  de  leurs  habitants.  »  Il  reconnaît  que 
saint  Louis  «  contribua  beaucoup  à  les  agrandir  et  à  les  mul- 


tiplier »  *. 

Elle  est  la  première  classe  des  établissements  de  saint 
Louis.  Joinville  disait  qu'il  en  avait  polychrome  son  royaume. 
Nous  pouvons  bien  y  voir,  nous,  le  livre  de  pierre,  où  il  avait 
écrit  ses  sentiments  de  chrétien  et  de  roi  à  l'égard  de  la 
mainmorte  religieuse.  Aurait-il  tenu  un  langage  différent 
sur  le  livre  de  parchemin  appelé  les  Etablissements  de  Saint- 
Louis  ?  Après  le  monument  lapidaire,  le  monument  juridique. 
Venons-y. 

IV 

Une  remarque  préliminaire  s'impose;  c'est  que  les  Èta- 
blissements^  dits  de  saint  Louis^  n'ont  pas  été  promulgués 
par  ce  prince.  La  critique  moderne,  si  patiente  dans  ses 
investigations,  si  précise  dans  ses  solutions,  ne  s'est  pas 
contentée,  comme  Montesquieu,  de  traiter  ce  livre  énigma- 
tique  de  «  code  amphibie  »  ;  comme  Valroger,  de  «  compila- 
tion indigeste  de  lois  romaines,  de  décrélales  et  de  coutumes 
françaises  »;  elle  y  a  reconnu  la  main  d'un  compilateur  ano- 
nyme du  treizième  siècle  et  elle  a  fixé  la  date  de  son  origine. 

1.  Wallon,  II.  351. 


NOS  DÉPUTÉS  A  L'ÉCOLE  DE  SAINT  LOUIS  469 

Cet  ouvrage,  première  ébauche  de  généralisation  et  d'unifi- 
cation du  droit  français,  fut  composé  entre  Toctave  de  la 
Toussaint  de  1272,  sous  le  règne  de  Philippe  le  Hardi,  et  le 
19  juin  1273'. 

L'article  129  du  livre  premier,  intitulé  «  de  don  à  religion 
amortir  »  provient  de  la  coutume  de  Touraine-Anjou  et  doit 
avoir  été  rédigé  , comme  tous  les  articles  de  10  à  175,  par  un 
officier  du  roi  entre  mai  et  août  1246.  Il  appartient  donc  au 
règne  de  saint  Louis  2. 

Mais  son  texte  est  assez  obscur,  si  bien  que,  d'après 
M.  Paul  Viollet,  l'éminent  commentateur  des  Établissements 
de  Saint-Louis^  k  le  prendre  à  la  lettre,  il  résulterait  que 
le  suzerain  ne  devra  jamais  autoriser  l'acquisition;  M.  Viollet 
pense  au  contraire  que  «  toute  église  qui  acquiert  devra 
notifier  au  suzerain  l'acquisition  qu'elle  a  faite,  se  déclarant 
prête  à  garder  ce  bien  ou  à  le  mettre  hors  ses  mains,  au  choix 
du  suzerain.  Rien  de  plus  simple,  ajoute-t-il,  et  de  plus  con- 
forme aux  habitudes  du  moyen  âge  ^  ». 

Nous  ne  discuterons  pas  sur  ce  texte.  M.  Waldeck-Rous- 
seau  s'est  défendu  «  de  faire  étalage  à  la  tribune  d'une  éru- 
dition d'historien  qui  pourrait  paraître  suspecte  ».  Nous  ne 
ferons  point  davantage  étalage  de  connaissances  de  notre 
vieux  droit  si  confus.  Mais  nous  nous  en  rapporterons  à 
l'écrivain,  à  la  fois  historien  et  juriste,  qui  saura,  nous  l'espé- 
rons, plaider  pour  son  saint  à  la  tribune  du  Sénat.  Voici 
en  quels  termes  s'est  exprimé,  M.  Wallon,  sur  ces  points 
délicats  : 

L'Eglise  possédait  :  la  ])iélé  des  grands  qui  lui  faisait  une  part  de 
leurs  biens,  et  aussi  le  besoin  de  protection  qui  portait  les  plus  faibles 
à  se  recommander  d'elle,  avaient  concouru  à  accroître  son  domaine... 
Soutenus  dès  le  commencement  par  l'Eglise,  les  Capétiens  ne  pouvaient 
pas  se  moatrer  trop  exigeants  à  son  égard.  Ils  s'étaient  réduits  à  leurs 
droits  féodaux  et  à  ceux  qu'ils  tenaient  de  la  coutume. 

Ces  droits  étaient  au  nombre  de  trois  :  droit  de  présenta- 
tion aux  bénéfices  de  leurs  domaines;  droit  de  régale;  droit 

1.  Paul  Viollet,  les  Établissements  de  Saint-Louis.  Paris,  1881.  1  vol. 
iii-8.  I,  2. 

2.  Ibid.,  II,  244  eti,  8. 

3.  Ibid.,  I,  92  et  II,  244. 


470  NOS  DÉPUTÉS  A  L'ÉCOLE  DE  SAINT  LOUIS 

d'amortissement  sur  les  biens  acquis  par  l'Église  à  il  Ire 
gratuit  ou  onéreux.  Arrivons  à  la  manière  dont  Louis  IX  les 
exerçait.  M.  Wallon  continue  : 

Saint  Louis  en  particulier  usa  avec  les  plus  grands  ménagements  de 
ces  droits...  Pour  ce  qui  est  des  biens^  tout  en  usant  des  droits  de  régale 
et  d' amortissement ,  il  aida  à  dégager  le  droit  d'acquérir,  reconnu  à 
l'Eglise,  des  entraves  qu'on  y  avait  mises  et  à  rétablir  la  propriété  ecclé- 
siastique contre  les  usurpations  qu'elle  avait  subies. 

Ainsi  en  ce  qui  touchele  droitd'acquérirdes  biens,  l'Eglise  en  rexor- 
çantcomme  les  autres,  acquéraitnéanmoins  en  de  tout  autres  conditiosss 
que  les  autres  :  car  elle  acquérait  sans  presque  jamais  vendre,  et  sans 
que  la  mort  amenât  de  mutationdans  ses  propriétés.  Il  en  résultait  q\io 
quand  un  bien  était  acquis  par  elle,  le  seigneur  perdait  pour  l'avenir 
ce  qui  lui  eût  été  payé  comme  droit  de  mutation  à  chaque  vente,  comme 
relief,  ou  rachat  par  l'héritier  en  cas  de  succession.  Les  barons  faisaient 
donc  obstacle,  autant  qu'ils  le  pouvaient,  à  ces  acquisitions  de  l'Eglise. 
Ils  exigeaient  que  quand  elle  acquérait  un  bien,  elle  le  revendît  d  ins 
«  l'an  et  jour  »,  avant  qu'elle  en  eût  acquis  la  propriété  définitive.  La 
roi  reconnut  le  droit  des  seigneurs  pour  les  fiefs:  le  seigneur  pouvait 
dans  ce  l'an  et  jour  »  exiger  que  l'Eglise  se  dessaisît  du  fief;  mais  s'il 
ne  le  faisait  pas  il  était  censé  renoncera  son  droitet  l'Eglise  était  saisie. 
Elle  devait  seulement  payer  au  seigneur  un  tiers  de  la  valeur  du  bien, 
pour  tout  droit  de  mutation  à  venir ^  et  de  plus.,  comme  le  roi  était  suze- 
rain, et.,  à  ce  titre,  intéressé,  un  droit  d' amortissement  au  trésor  royal. 
Moyennant  ce  double  paiement,  le  bien  acquis  tombait  dans  la  classe 
des  biens  de  mainmorte.  On  voit  que  ce  n'était  point  sans  qu'il  en 
restât  une  bonne  partie  entre  les  mains  des  tiers.  Mais  il  n'y  avait  pas 
seulement  deux  personnes  à  désintéresser.  Entre  le  seigneur  immédiat 
et  le  roi  suzerain,  il  y  avait  le  plus  souvent  des  seigneurs  intermé- 
diaires, à  autant  de  degrés  qu'on  en  comptait  dans  le  vasselage.  Chacun 
se  prétendait  lésé  par  l'acquisition  que  faisait  l'Eglise  et  réclamait  sa 
part  d'indemnité  :  en  telle  sorte  que,  pour  les  satisfaire,  l'Eglise  avait 
souvent  plus  à  payer  que  ne  valait  le  bien.  Il  fallut  qu'après  saint 
Louis,  Philippe  III  et  Philippe  le  Bel  réglassent  cette  matière  :  Phi- 
lippe îll  en  ordonnant  que  le  paiement  fait  à  trois  seigneurs  libérerait 
l'Eglise  de  toute  autre  réclamation  ;  Philippe  IV,  en  déterminant  le 
montant  des  droits  dus  à  la  couronne. 

Saint  Louis  avait  donné  des  garanties  aux  acquisitions  de  l'Eglise. 
Il  lui  vint  aussi  en  aide  contre  les  usurpations  dont  elle  était  l'objet^. 

Telle  fut,  en  droit  et  en  matière  de  mainmorte,  l'attitude 
de  saint  Louis  vis-à-vis  de  l'Eglise,  attitude  nettement  favo- 
rable. 

1.  Paul  Yiollet,  Établissements,  IV,  124. 


NOS  DÉPUTÉS  A  L'ÉCOLE  DE  SAINT  LOUIS  471 

Nous  renvoyons,  pour  le  détail,  au  docte  commentaire  de 
M.  Paul  Viollet,  qui  lui-même  se  réfère  à  Laurière  et  autres 
auteurs  ayant  étudié  les  origines  du  droit  d'accroissement. 
11  nous  semble  bon  d'en  détacher  seulement  une  remarque. 
La  première  est  qu'il  «  en  estoit  de  mesme  des  communautés 
laïques  ».  Et  il  en  fut  également  ainsi,  pour  la  question  d'au- 
torisation, par  exemple,  jusqu'à  la  Révolution  française.  M.  de 
Mun  avait  donc  eu  parfaitement  raison,  dans  son  magnifique 
discours,  d'assimiler  les  unes  aux  autres  et  de  demander 
pourquoi  la  Chambre  fait  rage  contre  la  seule  mainmorte 
congréganiste,  alors  qu'il  existe  dans  le  pays  tant  d'autres 
propriétés  de  mainmorte,  les  biens  communaux,  par  exem- 
ple. 

Et  M.  Waldeck-Rousseau,  qui,  dans  sa  réponse,  a  fait  un 
cours  de  droit  pour  défendre  la  mainmorte  anonyme,  la 
mainmorte  des  sociétés  anonymes,  traitant  son  adversaire  de 
<(  grand  orateur  >>  et  de  «  mauvais  jurisconsulte  »,  parait 
bien  s'être  écarté  des  traditions  du  temps  de  saint  Louis  qui 
ne  demandait  rien  de  plus  là  dessus  aux  religieux  qu'aux 
laïques. 

D'ailleurs,  entre  M.  Waldeck-Rousseau  estimant  le  droit 
d'amortissement  «  à  tantôt  quatre  fois,  tantôt  six  fois  le  pro- 
duit des  biens  religieux,  tantôt  un  tiers  de  leur  valeur,  tantôt 
à  leur  valeur  »;  et  M.  Wallon  réduisant  le  droit  seigneurial 
à  un  tiers  de  la  valeur  indépendamment  de  ce  qui  était  dû 
au  trésor  royal,  nous  ne  chercherons  pas  à  dirimer  la  contro- 
verse. M.  Wallon  sera  d'âge  à  s'expliquer. 

Mais  notre  observation  subsiste  en  toute  hypothèse. 

Si  l'on  se  rappelle  que  saint  Louis  fut  en  fait  fondateur, 
donateur  et  bienfaiteur  insigne  de  nombreuses  communautés 
religieuses,  il  faut  bien  convenir  que  M.  Waldeck-Rousseau 
a  bien  mal  choisi  le  patron  de  son  projet  de  loi. 

Et  nous  ne  croyons  pas  qu'il  ait  été  plus  heureux  en  se 
couvrant,  après  le  manteau  fleurdelisé  de  saint  Louis,  de 
la  pourpre  impériale  de  Gharlemagne. 

«  Sous  nos  rois  de  la  première  et  de  la  seconde  race^  écrit 
encore  Laurière,  les  églises  et  les  monastères  se  mettoient, 
eux  et  leurs  biens,  sous  la  protection  royale,  et  nos  rois  par 
leurs  lettres  appelées  Emunitates^    les    recevant  sous  leur 


472  NOS  DEPUTES  A  L'ECOLE  DE  SAINT  LOUIS 

protection,  leur  accordoient  des  privilèges,  ou  confîrmoient 
les  privilèges  que  leurs  prédécesseurs  avoient  accordés.  » 

Si  par  ailleurs  ils  croyaient  en  droit  pouvoir  ou  devoir 
parer  à  quelques  excès  dans  la  multiplication  des  congréga- 
tions religieuses  et  l'extension  de  leurs  biens,  ils  y  remé- 
diaient d'accord  avec  l'Eglise,  et  sans  porter  atteinte  à  la  vie 
religieuse,  dont  ils  étaient  les  protecteurs. 

Aujourd'hui,  sous  prétexte  de  supprimer  les  couvents,  on 
s'attaque  à  la  vie  religieuse  elle-même. 

Et  l'on  pose  en  disciples  ou  en  chevaliers  de  saint  Louis. 
N'apposera-t-on  pas  vraiment  son  grand  «  seel  »  sur  la  cire 
des  scellés  de  nos  chapelles  *  ? 

Celte  altération  d'une  physionomie  de  saint  est  odieuse. 

Encore  n'avons-nous  présenté  qu'un  trait  de  la  physio* 
uomie  de  Louis  IX.  Elevé  par  des  religieux,  au  dire  de  Lecoy 
de  La  Marche,  il  leur  confia  ses  enfants  et  s'intéressa  au 
monastère  de  Prouille,  fameuse  maison  d'éducation  pour  les 
filles,  dans  le  midi  de  la  France.  Il  choisit  des  religieux  pour 
confesseurs,  notamment  Geoffroy  de  Beaulieu  qui  dirigeait 
sa  conscience  et  lui  administrait  la  discipline...,  mais  pas  de 
mainmorte.  Il  les  admettait  parmi  ses  familiers  et  invitait  à 
sa  table  le  plus  célèbre  d'entre  eux,  saint  Thomas  d'Aquin. 
Tout  ce  qu'il  leur  demandait  ensuite  à  ces  Prêcheurs  et  à  ces 
Gordeliers  était  de  ne  lui  lire  aucun  livre  «  après  mangier  », 
mais  de  lui  dire  des  «  quolibez,  c'est-à-dire  que  chascun  die 
ce  qu'il  veut^.  »  Éducateurs,  confesseurs  et  amis  de  «  Mon- 
seigneur saint  Louis  »,  ils  étaient  encore  ses  prédicateurs. 
Ils  occupaient  la  moitié  des  chaires  de  la  capitale. 

Saint  Louis  enfin  eût  souhaité  d'abdiquer  pour  s'enfermer 
dans  un  cloître  et  se  faire  moine.  Seule,  Marguerite  de  Pro- 
vence, son  épouse,  l'en  empêcha. 

Je  voudrais  finir  par  un  rapprochement  qui  témoignerait 
de  mon  peu  d'amertume  contre  les  institutions  actuelles,  lors- 
qu'elles respectent  l'Eglise.  Ce  n'est  pas  en  déclamant  contre 
la  mainmorte  ni  en  ameutant  contre  elle  des  convoitises,  que 
nos  gouvernants  imitent  le  saint  roi;  mais  bien  lorsqu'ils 
protègent  à  l'étranger  ces  mêmes  religieux  qu'ils  persécutent 

t.  Wallon,  II,  8  sqq. 
2.  Joinville,  451. 


NOS  DÉPUTÉS  A  L'ÉCOLE  DE  SAINT  LOUIS  473 

dans  la  mère-patrie,  alors  seulement  ils  sont  là-bas  les  suc- 
cesseurs de  Louis  IX.  Le  saint  roi  avait  élevé  aux  Gordeliers 
une  église  et  un  couvent  à  Joppé  et  il  envoya  des  Prêcheurs 
en  ambassade  chez  le  khan  des  Tartares,  —  ces  ancêtres  de 
la  famille  impériale  régnante  de  Chine,  —  pour  l'attirer  à  la 
croyance  catholique. 

Voilà  les  vraies  œuvres  de  saint  Louis;  il  n'y  en  a  pas 
d'autres;  toutes  les  falsifications  historiques  ne  dénatureront 
pas  son  caractère.  Il  voulait  faire  régner  Jésus-Christ  sur  le 
monde,  et  il  estimait  que  les  religieux  étaient  au  premier 
rang  de  cette  croisade  morale.  Aujourd'hui  que  l'on  cherche 
à  déchristianiser  la  France,  on  voudrait  nous  donner  le 
change.  De  pareils  procédés  ne  ressemblent  en  rien  à  ceux 
du  plus  loyal  et  du  plus  droicturier  des  rois. 

Henri    CHÉROT,    S.  J. 


LES   HISTORIENS   INSPIRÉS 

ET  LEURS  SOURCES 


L'exégèse  et  la  théologie,  ces  deux  filles  jumelles  de  la 
révélation,  jadis  alliées  inséparables,  aujourd'hui  trop  sou- 
vent rivales  et  quelquefois  ennemies,  auraient  tout  intérêt 
à  marcher  la  main  dans  la  main.  Mise  à  la  mode  par  notre 
siècle,  la  division  du  travail  est  fatale  au  progrès,  quand  elle 
isole  des  sciences  faites  pour  se  prêter  un  mutuel  appui.  Un 
théologien  qui,  pratiquement,  réduirait  les  difficultés  de  la 
Bible  au  lièvre  qui  rumine,  au  soleil  arrêté  par  Josué,  ou  aux 
jours  de  la  création,  et  un  exégète  qui,  de  parti  pris,  ignore- 
rait les  conclusions  de  l'Ecole,  ne  prêterait  qu'une  attention 
distraite  au  verdict  de  la  tradition,  et  ferait  fi  du  sens  catho- 
lique, seraient-ils,  à  eux  deux,  la  moitié  d'un  bon  apolo- 
giste ? 

Le  concept  de  l'inspiration  s'est  éclairci  et  précisé  beau- 
coup depuis  quelques  années.  Des  divergences  de  vues  sub- 
sistent encore  entre  catholiques  :  les  unes  plus  apparentes 
que  réelles  ;  d'autres  sérieuses  et  profondes,  peut-être  irré- 
ductibles, si  l'on  n'apporte,  des  deux  côtés,  à  la  discussion 
beaucoup  de  calme  et  de  largeur  d'esprit.  Le  concile  du  Va- 
tican nous  avait  déjà  mis  d'accord  sur  ces  deux  formules  : 
l'Ecriture  est  la  parole  de  Dieu,  et  Dieu  est  l'auteur  de  l'E- 
criture. Nous  devons  à  l'encyclique  une  nouvelle  base  placée 
désormais  hors  de  toute  contestation  :  l'écrivain  inspiré  est 
infaillible,  mais  il  parle  un  langage  humain.  Cette  double 
vérité  bien  comprise  est  pour  l'orthodoxie  un  gage  de  sta- 
bilité et  de  salut,  comme  pour  l'exégèse  une  charte  de  liberté 
et  de  progrès. 

Je  voudrais  l'appliquer  aujourd'hui  à  un  point  obscur  entre 
tous  :  la  garantie  prêtée  par  les  historiens  inspirés  aux  do- 
cuments qu'ils  citent,  ou  aux  écrits  antérieurs  qu'ils  utilisent. 
Ce  terrain  est  à   peu  près  inexploré;  on  le   dit  glissant  et 


LES  HISTORIENS  INSPIRES  ET  LEURS  SOURCES  475 

scabreux.    Tâchons,  avec   Taide  de  Dieu,  d'apercevoir  les 
fondrières  et  d'éviter  les  faux  pas. 


î 

L'historien  ne  parle  pas  toujours  en  son  propre  nom;  il 
relate  souvent  les  opinions  ou  les  propos  d'autrui.  Son  rôle 
se  borne  alors  à  être  rapporteur  fidèle,  et  s'il  est  toujours 
tenu  d'être  véridique,  il  n'est  pas  nécessairement  vrai  dans 
tous  ses  dires.  Mettre  à  sa  charge  des  faits  erronés,  qu'il 
raconte  sur  la  foi  d'un  autre,  serait  méconnaître  la  loi  de 
l'histoire  et  la  nature  du  langage  humain. 

Fn  fait  de  citations  et  de  références,  les  écrivains  hébreux 
oiit,  par  rapport  aux  historiens  profanes,  un  désavantage 
marqué.  Hérodote,  par  exemple,  vous  suspend  à  un  on  dit  de 
longs  paragraphes  —  histoire  ou  légende,  peu  lui  importe, 
puisqu'il  n'entend  pas  s'en  porter  garant  —  ou,  au  moyen 
d'un  optatif  placé  à  propos,  répand  un  doute  discret  sur  tout 
ensemble  d'un  récit. 

Les  langues  sémitiques  se  prêtent  mal  à  ces  nuances.  Elles 
manquent  d'élasticité  et  de  souplesse;  l'art  des  demi-jours 
et  des  perspectives  leur  est  étranger;  elles  dessinent  forte- 
ment l'idée  au  lieu  de  l'estomper;  elles  la  présentent  de  face 
au  lieu  d'en  crayonner  vaguement  le  profil  :  vous  diriez  un 
paysage  chinois,  ou  les  premiers  tâtonnements  d'un  novice 
en  peinture.  Privées  des  ressources  de  la  période,  et  obligées 
de  remplacer  la  subordination  des  membres  par  leur  coordi- 
nation, elles  donnent  aux  divers  éléments  de  la  pensée  le 
même  relief.  C'est  surtout  dans  l'absence  de  style  indirect 
que  leur  rigidité  se  révèle.  Essayez  de  traduire  en  hébreu 
cette  phrase  :  Moïse,  sur  l'ordre  de  Dieu,  enjoignit  aux  Israé- 
lites d'immoler  l'agneau  pascal  au  soir  du  quatorzième  jour. 
Bon  gré  mal  gré,  il  vous  faudra  la  briser  en  menus  fragments 
avant  de  la  jeter  dans  le  moule  inflexible,  qui  a  servi  des 
milliers  de  fois  aux  écrivains  sacrés  :  «  Et  Dieu  dit  à  Moïse  : 
Va  trouver  les  enfants  d'Israël,  et  dis-leur  :  Voici  ce  que  dit 
le  Seigneur:  Allez,  prenez  un  agneau  d'un  an;  au  soir  du 
quatorzième  jour  vous  l'immolerez  ». 

En  hébreu,  le  style  direct  et  le  style  indirect  ayant  une 


m 


476  LES  HISTORIENS  INSPIRES 

expression  unique,  sont  parla  même  équivalents;  il  en  serait 
autrement  dans  les  langues  où  on  les  distingue.  C'est  pour- 
quoi Trogue  Pompée  blâme  Tite-Live  et  Salluste  d'avoir  mis 
en  discours  direct  —  sans  prévenir  le  lecteur,  à  l'exemple 
de  Thucydide  —  les  harangues  de  leurs  héros.  En  effet,  le 
discours  indirect  ne  promet  que  le  sens;  le  discours  direct, 
à  moins  d'être  imposé  par  le  génie  de  la  langue,  fait  espérer 
le  mot  à  mot. 

L'absence  de  style  indirect  entraîne  un  inconvénient  encore 
plus  grave.  Il  devient  impossible  de  discerner  la  parole  exté- 
rieure, qui  frappe  les  oreilles,  de  la  parole  intérieure,  qui  va 
droit  à  l'intelligence,  en  passant  tout  au  plus  par  l'imagina- 
tion. La  parole  intérieure  est  inévitablement  projetée  au 
dehors,  et  aucun  signe  apparent  ne  la  distingue  de  l'autre. 
Mésa  écrira  sur  sa  fameuse  stèle  :  «  Le  fils  d'Amri  dit  à  son 
tour  :  J'opprimerai  Moab.  Et  Ghamos  me  dit  :  Va,  reprends 
Nébo  sur  Israël.  »  Assarhaddon,  Assurbanipal,  Thouthmès  III, 
tous  les  rois  d'Egypte  et  d'Assyrie,  comme  ceux  de  Sidon  et 
de  Moab,  racontent  de  même,  toujours  en  style  direct,  leurs 
rêves  et  leurs  inspirations.  Bref,  comme  dans  les  langues 
sémitiques  la  parole  intérieure,  en  prenant  un  corps,  devient 
identique  à  la  parole  extérieure,  nous  ignorons  par  quels 
moyens  —  mots  perceptibles  à  l'ouïe,  images  sensibles,  ou 
action  immédiate  sur  l'intelligence  —  Dieu  communiquait 
sa  pensée  aux  hérauts  de  la  révélation. 

Ce  fait,  trop  peu  remarqué,  élait  à  noter  en  passant;  mais 
il  est  secondaire.  La  question  capitale  est  d'apprécier  l'atti- 
tude de  l'écrivain  sacré  vis-à-vis  de  ses  sources. 

Tout  le  monde,  je  crois,  est  d'accord  «sur  ce  principe.  L'his- 
torien inspiré  ne  fait  siennes  les  paroles  citées,  que  s'il  les 
approuve  expressément,  ou  d'une  manière  équivalente.  Hors 
de  là,  l'Ecriture  en  laisse  toute  la  responsabilité  à  leurs  au- 
teurs. Elles  peuvent  être  vraies,  comme  elles  peuvent  être 
fausses;  c'est  aux  lecteurs  d'en  faire  le  discernement  d'après 
les  lois  ordinaires  de  la  critique  historique;  car  «  s'il  est 
vrai  qu'elles  furent  dites,  il  n'est  pas  sûr  qu'elles  soient 
vraies  ».  Le  mot  est  de  saint  Augustin. 

L'historien  a  sans  doute  le  droit  d'apprécier  la  valeur  de 


ET  LEURS  SOURCES  477 

ses  documents,  mais  rien  ne  Ty  oblige.  Cent  fois,  au  cours  de 
ses  neuï Muses,  Hérodote  discute  ses  autorités,  oppose  entre 
eux  ses  témoins,  balance,  hésite,  et,  malgré  son  naturel  cré- 
dule, ne  se  prononce  le  plus  souvent  qu'avec  circonspection. 
Invoquer  son  témoignage  en  faveur  d'événements  qu'il  ne 
croit  pas  lui-même,  et  ne  veut  pas  faire  croire  à  ses  lecteurs, 
c'est  en  dénaturer  l'esprit  et  le  caractère.  Quand  Tite-Live 
nous  raconte  sans  sourciller  la  fable  de  la  louve  allaitant 
les  deux  illustres  jumeaux,  et  la  défaite  de  Gacus,  et  l'apo- 
théose du  fondateur  de  Rome,  et  les  rapports  mystérieux  de 
Numa  avec  la  nymphe  Egérie,  il  a  soin  de  nous  avertir  qu'il 
ne  garantit  pas  ces  légendes,  qu'il  trouve  seulement  Rome 
excusable  d'avoir  poétisé  son  berceau,  et  consacré  par  le 
merveilleux  les  débuts  de  la  plus  extraordinaire  des  desti- 
nées. Mais,  encore  une  fois,  rien  ne  force  l'auteur  à  se  mettre 
en  scène,  et  sa  responsabilité  est  suffisamment  dégagée 
dès  qu'il  produit  ses  témoins,  sans  les  approuver  ni  les 
contredire. 

Il  n'existe  peut-être  pas  d'histoire  plus  impersonnelle  que 
la  Bible.  La  remarque  a  été  souvent  faite  pour  l'Évangile; 
on  peut  l'étendre  à  l'Ecriture  entière.  La  narration  est  si 
objective,  et  l'hagiographe  laisse  tellement  les  faits  parler 
d'eux-mêmes,  comme  s'il  avait  pris  pour  règle  d'intervenir 
le  moins  possible,  qu'il  approche  parfois  de  cette  impas- 
sibilité rêvée  par  des  critiques  modernes  pour  l'historien 
idéal.  Certaines  réponses  de  Jacob,  de  Judith  et  des  sages- 
femmes  égyptiennes,  le  suicide  de  Samson,  le  vœu  de  Jephté, 
et,  pour  citer  des  actes  qui  ne  comportent  pas  d'apologie, 
l'étrange  conduite  de  Juda  avec  sa  bru  et  l'inceste  des  filles 
de  Loth  sont  rapportés  sans  un  mot  de  blâme.  Cette  réserve 
extrême  n'a  pas  d'inconvénients;  car  l'Ecriture  s'adresse  à 
des  êtres  doués  de  raison,  éclairés  par  l'ensemble  de  la  vé- 
rité révélée,  et  soumis,  dans  l'interprétation  du  texte  sacré, 
à  l'autorité  d'un  magistère  infaillible. 

Or,  la  Bible  est  un  code  de  morale,  bien  plus  qu'un  manuel 
d'histoire.  Sur  le  terrain  historique,  il  ne  faudra  donc  pas  trop 
facilement  présumer  son  témoignage,  ni  prendre  son  silence 
pour  une  approbation. 

L'auteur  d'un  traité  sur  l'inspiration,  devenu  classique, 


478  '  LES  HISTORIENS  INSPIRES 

consacre  un  livre  entier  à  l'examen  de  cette  question^  :  En 
quel  sens  tout  ce  qui  est  dans  l'Ecriture  est-il  inspiré  ou 
divin  ?  Après  avoir  fait  ressortir  la  difficulté  du  sujet,  et  la 
pénurie  des  ressources  dont  on  dispose  actuellement  pour 
résoudre  ces  graves  problèmes,  il  croit  devoir  s'arrêter  à  la 
formule  suivante  :  «  Si  l'Ecriture  fait  parler  Dieu  ou  le  Christ, 
les  anges  ou  les  bienheureux,  les  apôtres  en  tant  qu'apôtres, 
ou  les  prophètes  en  tant  que  prophètes,  ou  enfin  une  assem- 
blée représentant  l'Eglise  universelle,  les  paroles  ainsi  rap- 
portées jouissent  d'une  autorité  canonique.  »  Une  autorité 
canonique,  le  contexte  le  prouve  assez,  désigne  ici  une  au- 
torité non  seulement  infaillible,  mais  divine,  qui  appelle  de 
notre  part  un  acte  de  foi  proprement  dit. 

Je  crains  qu'une  équivoque  ne  se  cache  sous  ce  principe, 
et,  en  matière  si  délicate,  il  convient  d'éviter  scrupuleuse- 
ment tout  malentendu.  Laissons  Dieu  et  le  Christ;  du  mo- 
ment que  l'auteur  sacré  les  met  en  scène,  leur  parole  est 
divine  et  ne  peut  point  ne  pas  s^imposer  à  notre  foi.  Mais  les 
anges  et  les  élus,  qui  m'assure  qu'ils  sont  toujours  les  porte- 
voix  de  Dieu?  Pourquoi  ne  leur  suffirait-il  pas  d'une  simple 
permission  d'en  haut  pour  communiquer  avec  les  hommes? 
Et  s'il  ne  leur  est  pas  interdit  de  parler  en  leur  propre  nom, 
leur  témoignage  pourra  être  infaillible,  il  ne  sera  pas  divin; 
je  le  croirai  d'une  foi  humaine,  je  n'en  ferai  pas  l'objet  d'un 
acte  de  foi  théologique. 

Pour  les  apôtres  et  les  prophètes,  même  dans  l'exercice 
de  leur  ministère,  le  cas  est  bien  plus  complexe.  Alors  ils 
sont  inspirés,  nul  n'en  doute  ;  mais,  justement,  le  point  est 
de  savoir  si  l'inspiration  orale  —  je  me  sers  de  ce  mot  faute 
d'un  meilleur  —  a  la  même  amplitude  que  l'inspiration  écrite. 
Les  apôtres  et  les  prophètes  étaient-ils,  en  parlant,  préservés 
de  tout  lapsus  de  langue  ou  de  mémoire,  de  toute  erreur  de 
fait  ou  de  calcul  ?  Les  possesseurs  de  charismes  partageaient- 
ils  le  même  privilège  ?  Si  la  tradition  nous  renseigne  sur 
l'étendue  de  l'inspiration  écrite,  au  sujet  de  l'inspiration 
orale,  elle  se  tait,  hésite  ou  doute.  On  connaît  assez  la  théorie 
de  saint  Thomas  et  de  saint  Grégoire  le  Grand  sur  l'illusion 

1.   Fr.  Scbmid,  De  liispirationis  Bibliorum  vi  et  ralione,  1885,  p.  117-177. 


f 


ET  LEURS  SOURCES  479 

possible  de  l'instinct  prophétique.  Depuis  le  vénérable  Bède, 
Rabhan  Maur  et  Melchior  Gano,  il  s'est  toujours  trouvé  des 
commentateurs  pour  voir  une  méprise  dans  certaines  asser- 
tions de  saint  Etienne,  difTicilement  conciliables  avec  les  faits. 
Or  saint  Etienne,  en  parlant  à  ses  bourreaux,  était  rempli 
du  Saint-Esprit.  Au  clergé  d'Éphèse,  mandé  à  Milet  pour  y 
recevoir  ses  instructions  suprêmes,  Paul  disait  :  «  Je  sais 
que  vous  ne  verrez  plus  ma  face,  vous  tous  au  milieu  des- 
quels j'ai  passé,  préchant  le  royaume  de  Dieu.  )>  Par  bon- 
heur, ses  pressentiments  le  trompaient  et  aucun  exégète  ne 
fait  difficulté  de  l'avouer;  on  en  ferait  sans  doute,  si  l'apôtre, 
au  lieu  d'exprimer  de  vive  voix  cette  persuasion  intime, 
l'avait  consignée  dans  ses  épîtres,  car  l'inspiration  du  prédi- 
cateur n'est  pas  nécessairement  celle  de  l'hagiographe. 

Quant  aux  actes  d'un  concile  œcuménique,  s'ils  étaient  in- 
sérés dans  l'Ecriture,  ils  ne  deviendraient  pas  ipso  facto 
paroles  d'Ecriture,  puisque  l'Ecriture,  en  les  insérant,  n'en 
changerait  pas  la  valeur.  Ils  seraient  canoniques^  mais  dans 
un  sens  tout  différent  des  écrits  inspirés.  Il  ne  faut  pas  jouer 
sur  les  termes,  pour  n'en  pas  être  le  jouet. 

Arrêtons-nous  donc  à  ce  principe,  proposé  par  le  même 
auteur,  principe  incontestable,  car  il  est  dicté  par  le  bon 
sens  et  doit  être  sanctionné  par  le  consentement  unanime 
des  théologiens  :  Le  fait  qu'un  discours  ou  un  document 
est  consigné  dans  V Écriture  ne  confère  par  lui-même  aucune 
valeur  nouvelle  à  ce  discours  ou  à  ce  document. 


II 

On  a  dépensé  une  érudition  énorme  à  résoudre  les  antilo- 
gies  des  deux  livres  des  Machabées.  L'intention  était  bonne 
et  la  tâche  louable  ;  mais  on  pouvait  la  simplifier  en  négli- 
geant les  objections  qui  tombent  d'elles-mêmes  *.  Que  l'éloge 
des  Romains  y  soit  excessif,  que  la  prise  d'Antiochus,  igno- 
rée de  tous  les  écrivains  profanes,  soit  controuvée  :  c'est 
possible^.  Prouverez-vous  que  tout  cela  n'a  pas  été  racontée 
Judas  Machabée.  Or,  l'Ecriture  ne  dit  rien  de  plus.  La  victoire 

1.  Cf.  PaLrizi,  Z>*  consensu  utriusque  libri  Machah.,  1856.  Préface,  p.  ix. 

2.  I  Mach.,  VIII,  1-7. 


480  LES  HISTORIENS  INSPIRÉS 

remportée  par  six  mille  Juifs  sur  cent  mille  Galates*  vous  pa- 
raît incroyable  ?  Fort  bien  ;  mais  ce  fait  d'armes  est  tiré  d'un 
discours  où  le  général  en  chef  parle  peut-être  par  ouï-dire  ou 
avec  une  pointe  d'exagération.  Le  récit  relatif  à  l'arche  et  au 
feu  sacré  sauvés  par  Jérémie  sent,  dit-on,  la  légende^.  Qu'im- 
porte? L'auteur  inspiré  n'en  est  pas  responsable  :  il  se  borne 
à  transcrire  une  lettre  adressée  aux  Juifs  égyptiens  par  leurs 
frères  de  Palestine  qui  se  réfèrent  à  un  écrit  de  Jérémie  — 
authentique  ou  supposé,  ce  n'est  pas  la  question.  Cette  même 
épitre,  qui  est  dans  l'Écriture  sans  être  parole  d'Écriture, 
fait  mourir  Antiochus  Épiphane  en  Perse  dans  le  temple  de 
la  déesse  Nanée,  alors  que  les  deux  livres  des  Machabées 
rapportent  sa  mort  dans  des  circonstances  toutes  différentes. 
Ici  la  contradiction  est  manifeste,  et  le  bon  Pereira  ne  s'en 
tirait  pas.  La  solution,  pourtant  bien  simple,  était  déjà  sug- 
gérée par  Emmanuel  Sa,  et  bien  que  Cornélius  à  Lapide  la 
trouve  un  peu  dure^  elle  est  maintenant  acceptée  d'emblée 
par  les  critiques  les  plus  conservateurs^.  C'est  que  la  lettre 
en  question  figure  dans  le  second  livre  des  Machabées  à 
titre  de  pièce  justificative,  dont  l'écrivain  sacré  ne  garantit 
pas  toute  la  teneur;  et  pour  en  revenir  au  mot  si  juste  de 
saint  Augustin  :  Il  est  vrai  qu'elle  fut  écrite,  mais  il  n'est  pas 
certain  qu'elle  soit  vraie  de  tout  point. 

Pour  faire  siens  les  documents  qu'il  cite,  l'historien  sacré 
doit  les  approuver,  au  moins  implicitement.  11  y  a  approbation 
implicite  quand  l'auteur  s'identifie  avec  son  héros. 

Mieux  que  de  longues  dissertations  abstraites,  un  exemple 
éclaircira  cela.  Le  Banquet  de  Platon  contient  un  récit  et  un 
enseignement.  Pour  ce  qui  est  du  récit,  Platon  n'a  garde  de 
s'en  constituer  garant  ;  il  cite  un  certain  Apollodore  qui,  lui- 
même,  se  réclame  d'un  certain  Aristodème,  ce  disciple  de  So- 
crate  reconnaissable  à  sa  petite  taille  et  ses  pieds  toujours  nus. 
Qu'Apollodore  ait  embelli  son  conte,  qu'Aristodème  l'ait  in- 
venté de  toutes  pièces,  la  véracité  du  chef  de  l'Académie  n'y 
est  pas  intéressée  :  il  a  cité  ses  autorités  ;  s'il  nous  trompe, 

1.  II  Mach.,  VIII,  20. 

2.  Jbid,,  II,  4  sqq. 

3.  Kaulen,  Einleitung,  3*  édit,,  1890,  p.  289;  Cornely,  Jntroductio,  1887, 
t.  II,  pars  I,  p.  469. 


ET  LEURS  SOURCES  481 

c'est  qu'on  l'a  trompé  :  voilà  tout.  Ou  plutôjt  l'aurait-on  trompé 
lui-môme,  il  ne  nous  tromperait  pas,  puisque  rien,  dans  son 
ouvrage,  n'indique  qu'il  prend  le  récit  à  sa  charge  ;  il  n'ap- 
prouve pas  plus  qu'il  ne  désapprouve  ;  quelle  que  puisse  être 
sa  pensée  intime,  en  tant  qu'historien  il  est  neutre,  et  l'on  n'a 
point  à  juger  un  historien  par  ce  qu'il  croit,  mais  par  ce  qu'il 
dit. 

Voilà  ce  qu'il  faudrait  penser  du  Banquet  s'il  était  de  l'his- 
toire. Mais  est-il  de  l'histoire?  N'appartient-il  pas  plutôt  à  un 
autre  genre  littéraire,  fort  en  usage  chez  les  philosophes, 
depuis  Gicéron  jusqu'à  Joseph  de  Maistre,  à  cette  espèce  de 
fiction  qui  met  en  présence  des  morts  illustres  ou  des  vivants 
qui  ne  se  sont  jamais  rencontrés?  La  chose  ne  fait  doute  pour 
personne.  Le  Banquet  de  Platon  est  une  œuvre  de  philoso- 
phie poétique,  méditée  à  loisir  dans  le  recueillement  du  ca- 
binet ou  sous  les  ombrages  d'Académus,  et  non  pas  impro- 
visée à  la  suite  d'un  copieux  repas  ;  c'est  une  pure  fiction, 
dont  un  entretien  sur  l'amour  tenu  après  boire  a  pu  suggérer 
l'idée  et  fournir  le  thème  ;  Tauteur  ne  s'y  pose  pas  en  histo- 
rien, mais  en  moraliste  ;  s'il  encadre  son  enseignement  dans 
un  récit  d'allure  historique,  c'est  pour  lui  donner  plus  de  re- 
lief; mais  il  est  aisé  de  voir  qu'il  place  ses  propres  pensées 
sous  le  couvert  de  son  maître,  et  que,  loin  d'être  l'interprète 
de  Socrate  et  de  Diotime,  Diotime  et  Socrate  sont  ses  truche- 
mans. 

Il  y  a  dans  la  Bible  deux  écrits  comparables  à  ce  genre  lit- 
téraire, moins  la  forme  dialoguée.  Je  parle  de  la  Sagesse 
et  de  l'Ecclésiaste.  Pour  la  Sagesse,  on  est  unanime;  pour 
l'Ecclésiaste,  on  discute  encore  ;  mais  l'opinion  de  la  fiction 
littéraire  tend,  croyons-nous,  à  devenir  prépondérante  parmi 
les  exégètes  familiarisés  avec  le  texte  original.  Du  reste,  l'in- 
terprétation de  ces  deux  livres  n'offre  aucune  difficulté  spé- 
ciale ;  il  est  évident  pour  tout  le  monde  que  l'auteur  inspiré, 
quel  qu'il  soit,  en  faisant  parler  Salomon,  le  Sage  par  excel- 
lence, ne  lui  attribue  que  des  pensées  vraies,  et  qu'il  emploie 
seulement  la  fiction  pour  instruire  avec  plus  d'intérêt  et 
d'autorité.  Par  conséquent  il  dit,  il  exprime,  il  affirme,  il  en- 
seigne —  car  nous  ne  faisons  aucune  distinction  entre  ces 
difi'érents  termes  —  tout  ce  qu'il  met  dans  la  bouche  de  Sa- 

LXXXYI.  —  31 


482  LES  HISTORIENS  INSPIRÉS 

lomon.  Et,  du  moment  qu'il  joue  le  personnage  du  fils  de 
David,  il  peut  à  juste  titre  remercier  Dieu  de  l'avoir  établi 
roi  dans  Jérusalem,  choisi  pour  construire  le  Temple  et  enfin 
comblé  de  sagesse.  C'est  là  une  suite  naturelle  et  nécessaire 
de  son  rôle  et,  pour  y  trouver  à  redire,  il  faut  ne  rien  com- 
prendre aux  procédés  les  plus  usuels  de  la  littérature. 

Pour  le  livre  de  Job,  nous  n'écartons  pas  a  priori  l'hypo- 
thèse de  la  fiction.  La  tradition  juive  et  chrétienne,  le  senti- 
ment commun  de  l'Église,  le  ton  du  prologue  et  de  l'épilogue, 
des  indications  éparses  en  d'autres  livres  inspirés,  nous  font 
voir  dans  ce  drame  une  histoire,  mais  une  histoire  poétique 
et  idéalisée.  C'est  aux  partisans  de  la  fiction  à  renverser  nos 
arguments,  à  montrer  l'impossibilité  du  caractère  historique 
communément  soutenu  par  les  écrivains  orthodoxes  :  jusque 
là  nous  continuerons  à  le  défendre,  dùt-on  nous  traiter  de 
rétrogrades  et  de  fidéistes  ;  car  nous  n'oublions  pas  qu'en 
ces  matières  connexes  au  dogme  les  arguments  critique»  ne 
sont  point  les  seuls  recevables. 

Non  pas  que  la  fiction,  une  fois  démontrée,  gênât  l'exégète. 
Au  contraire  —  ceci  a  l'air  d'un  paradoxe  tout  en  frisant  le 
truisme  —  l'enseignement  de  l'auteur  inspiré  en  ressortirait 
avec  plus  de  netteté  et  de  certitude.  Dans  un  dialogue  réel, 
photographié  sur  place,  il  y  a  des  inutilités,  des  digressions, 
des  divagations  ;  dans  un  dialogue  fictif,  où  l'écrivain  élague 
et  choisit  à  son  gré,  rien  n'est  oiseux  ;  tout  concourt  au  but 
général  et  tire  de  là  sa  lumière  ;  la  thèse,  connue  d'avance 
ou  par  la  conclusion,  sert  de  fil  conducteur  et  guide  sûre- 
ment dans  le  dédale  des  raisons  contraires.  Aussi  disons- 
nous  du  poème  de  Job  qu'il  est  un  tableau  fidèle,  mais  non 
pas  une  photographie. 

Il  ne  faut  pas  se  lasser  de  répéter  les  axiomes  les  plus  évi- 
dents et  les  aphorismes  les  plus  vulgaires,  quand  se  mani- 
feste une  tendance  à  les  contester  ou  à  les  oublier.  Aucun 
genre  littéraire,  en  usage  chez  les  écrivains  profanes,  n'est 
indigne  des  auteurs  sacrés  :  apologue,  allégorie,  fiction,  ce 
que  nous  nommerions  aujourd'hui  roman  historique  ou  ro- 
man de  mœurs,  tout  cela  est  capable  d'instruire  et  peut  être, 
par  conséquent,   l'objet  de  l'inspiration  divine.  On  ne  voit 


ET  LEURS  SOURCES  483 

même  pas  que  la  compilation,  ce  genre  littéraire  infime  qui 
vaut  à  peine  au  compilateur  le  nom  d'auteur,  ne  puisse  revê- 
tir un  caractère  canonique,  si  l'écrivain  sacré  en  fait  le  véhi- 
cule d'un  enseignement  religieux. 

En  tout  cas,  l'abrégé  d'une  œuvre  existante  peut  être  le 
fruit  de  l'inspiration  divine.  Le  second  livre  des  Machabées 
résume,  pour  les  faits,  Jason  de  Gyrène  ;  les  commentateurs 
en  conviennent  aujourd'hui  et  ils  ne  pourraient  guère  le  con- 
tester sans  attaquer  la  véracité  de  l'auteur  lui-même  :  «  Nous 
nous  efforcerons,  dit-il,  de  résumer  en  un  livre  unique  les 
événements  que  Jason  a  racontés  en  cinq  livres*.  «  En  con- 
séquence, il  parle  plusieurs  fois  de  son  Abrégé,  de  son  Épi- 
tomé*,  comme  il  l'appelle  en  sa  langue  ;  il  se  distingue  à  di- 
verses reprises  de  l'écrivain,  de  l'auteur  de  l'histoire';  il 
pousse  la  modestie  jusqu'à  se  comparer  au  simple  traduc- 
teur, tout  en  confessant  les  sueurs  et  les  veilles  que  le  tra- 
vail de  rédaction  lui  a  coûtées.  Jason  de  Gyrène,  en  habile 
architecte,  a  construit  un  édifice  dont  lui,  l'auteur  des  Macha- 
bées, veut  faire  une  peinture  émaillée,  une  réduction  en  mi- 
niature, et  ce  n'est  pas  un  mince  labeur*. 

Au  début  de  son  œuvre,  l'abréviateur  Justin  déclare  une 
intention  semblable.  Il  a  dessein  d'extraire  les  faits  les  plus 
remarquables  contenus  dans  les  quarante-quatre  livres  de 
Trogue  Pompée.  Tout  ce  qui  lui  paraît  moins  instructif  ou 
moins  intéressant,  il  l'élaguera  sans  pitié  ;  car  il  se  propose 
d'oft'rir  au  lecteur  une  anthologie, 'un  petit  bouquet  des  fleurs 
les  plus  belles^.  G'est  toute  la  gloire  qu'il  ambitionne,  tout 
le  mérite  qu'il  revendique  devant  la  postérité. 

Les  difî'érences  entre  les  deux  écrivains  sautent  aux  yeux  ; 
)t  s'il  est  possible  de  comparer  leur  genre  littéraire,  il  n'est 
>as  permis  de  l'identifier.  Justin  se  retranche  derrière  son 
original  et  ne  prétend  à  d'autre  titre  qu'à  celui  de  fidèle  et 
itelligent  abréviateur.  L'abréviateur,  pas  plus  que  le  copiste, 


1.  II  Mach,,  ir,  24,  breriare,  eTriT£fi,£tv. 

2.  Ibid.,  27  et  29,  i7tiT0[jt.4 

3.  Ibid.y  29,  (TUYYpaçe^';  J  31,  ô  t^ç  îoropiaçâpyriY^TYiç. 

4.  Ibid,,  27,  -^  xaxo7raÔ£ia  tyjç  l-jrtTOfxîîç. 

5.  Cognitione  quaeque  dignissiina  excerpsi...  brève  veluti  floruzn  corpuj 
Ëulum  feci. 


484  LES  HISTORIENS  INSPIRÉS  .; 

n'est  responsable  des  méprises  de  son  modèle.  Son  devoir, 
ou  du  moins  son  droit,  est  de  calquer  avec  exactitude.  La  pos- 
térité a  été  sévère  pour  Justin.  Elle  lui  reproche  d'avoir  mal 
compris  son  rôle,  d'avoir  gâté  son  original,  de  l'avoir  rendu 
incompréhensible,  en  supprimant  des  liaisons  nécessaires  et 
des  données  essentielles  ;  enfin,  d'avoir  contribué,  par  une 
œuvre  médiocre,  à  la  perte  d'une  histoire  de  premier  ordre; 
mais  elle  serait  plus  que  sévère,  elle  serait  injuste  et  dérai- 
sonnable, si  elle  lui  faisait  un  crime  d'avoir  abrégé,  c'est-à- 
dire  suivi  son  modèle,  sans  le  corriger  ni  le  contrôler, 
puisque  c'était  là  précisément  son  intention  formelle  et  son 
dessein  avoué.  L'auteur  du  second  livre  des  Machabées,  lui, 
ne  s'en  rapporte  à  Jason  que  pour  les  événements  extérieurs 
indiqués  à  grands  traits  dans  la  préface  ^  :  hauts  faits  de 
Judas  et  de  ses  frères,  purification  du  temple,  dédicace  de 
l'autel,  luttes  soutenues  contre  Antiochus  Épiphane  et  son 
fils  Eupator,  prodiges  opérés  en  faveur  des  Juifs  demeurés 
fidèles,  recouvrement  du  lieu  saint,  délivrance  de  la  ville, 
rétablissement  du  culte  divin.  Pour  les  jugements  sur  les 
hommes  et  les  choses,  les  instructions  morales  et  religieuses 
mêlées  au  récit,  il  en  prend  la  pleine  et  entière  responsabi- 
lité. 

Est-ce  à  dire  qu'il  se  désintéresse  du  reste  et  s'en  remette 
sans  plus  ample  examen  à  son  devancier,  comme  un  mot  am- 
bigu de  la  Vulgat»  le  donnerait  à  entendre ^  ?  Non,  certaine- 
ment. S'il  ne  croyait  Jason  digne  de  foi,  comment  s'aviserait- 
il  de  le  résumer?  Il  n'est  pas,  comme  Justin,  séparé  par 
plusieurs  siècles  des  événements  qu'il  rapporte  et  par  con- 
séquent dispensé  de  les  vérifier;  il  est  presque  contemporain 
des  faits,  il  a  pu  contrôler  par  le  récit  des  témoins  oculaires 
la  véracité  de  son  guide.  Malgré  les  efforts  désespérés  des 
rationalistes,  on  n'a  jamais  pu  le  surprendre  en  flagrant  délit 

1.  II  Mach.,  II,  20-24. 

2.  Il  Mach.,  II,  29  :  Veritatem  quidem  de  singulis  auctoribus  concedentes, 
ipsi  autem  secundum  datam  formam  brevitati  studentes.  L'écrivain  sacré  ne 
se  retranche  pas  derrière  l'historien  profane;  il  dit  seulement  qu'il  laisse  à 
son  auteur  (tw  «TuyYpa^s^)  le  soin  de  Siaxpiêoûv  irepi  exàaxwv,  d'étudier  à  fond 
les  détails,  de  décrire  les  faits  par  le  menu,  et  déclare  s'en  tenir  lui-même 
aux  règles,  à  la  formule  d'un  abrégé  (xb  eTriTCOpeueaôai  xoT;  uTTOYpaixf/oTç  t9); 
lniTOfJt.rjç  ) . 


I 


■:-•'■;'! 


ET  LEURS  SOURCES  485 

d'erreur,  et  toutes  les  attaques  de  la  libre  pensée  ont  trouvé 
des  réponses  victorieuses.  Dans  ces  conditions,  il  serait  té- 
méraire de  prétendre  que  l'auteur  du  second  livre  des  Ma- 
chabées  abandonne  à  Jason  de  Cyrène  la  garantie  des  faits 
qu'il  rapporte. 

Serait-il  dans  le  cas  de  l'abréviateur  Justin,  aucune  de  ses 
assertions  ne  pourrait  être  contestée  sans  preuve  par  l'exé- 
gète.  Le  style  figuré,  les  à  peu  près,  les  approximations, 
toutes  ces  licences  que  le  langage  humain  tolère  mais  n'im- 
pose pas  —  et  le  fait  de  rapporter  d'après  un  auteur  qu'on 
abrège  un  récit  inexact,  sans  dégager  expressément  sa  propre 
responsabilité,  nous  paraît  être  une  licence  de  ce  genre  — 
doivent  se  démontrer  dans  la  Bible  et  non  se  supposer.  C'est 
une  règle  fondamentale  d'herméneutique;  l'auteur  du  second 
livre  des  Machabées  doit  en  bénéficier. 

Mais  ces  réserves  faites,  nous  pourrons  énoncer  ce  nou- 
veau principe  :  Rien  n'empêche^  du  moins  en  théorie^  un 
auteur  inspiré  d'emprunter  à  un  historien  profane  le  récit 
des  faits  qui  serviront  de  cadre  extérieur  à  son  enseignement, 
sans  garantir  la  pleine  et  entière  authenticité  de  tous  ces 
faits. 

III 

Le  problème  est  plus  ardu  quand  l'écrivain  sacré  utilise 
un  document  profane  sans  s'y  référer  expressément.  Toute 
délicate  qu^elle  est,  la  question  tient  de  trop  près  à  notre 
sujet  pour  l'éluder  ou  la  dissimuler.  Elle  répond,  en  outre, 
aux  préoccupations  anxieuses  des  exégètes  contemporains, 
qui  l'ont  sans  cesse  présente  à  Fesprit,  sans  jamais  l'aborder 
de  front. 

Un  historien,  sans  le  dire  en  propres  termes,  peut  faire 
comprendre  qu'il  met  en  œuvre  des  documents,  par  ses  habi- 
tudes connues,  sa  méthode  de  composition,  divers  indices 
internes  ou  externes,  qu'il  appartient  au  critique  de  démêler. 

Le  rédacteur  des  Paralipomènes,  accusé  à  tout  propos  de 
solliciter  les  textes  ou  même  de  les  inventer  et  d'accom- 
moder les  faits  à  ses  théories  préconçues,  est  justement  l'au- 
teur le  plus  scrupuleux  que  nous  connaissions  dans  l'emploi 
de  ses  sources.  Il  ne  cite  pas  moins  de  dix-sept  ouvrages  et, 


486  LES  HISTORIENS  INSPIRÉS 

bien  que  plusieurs  de  ces  écrits  désignent  sans  doute  le 
même  livre  sous  différents  titres,  il  reste  vrai  néanmoins 
que  ce  pauvre  Chroniqueur  si  décrié^  si  maltraité  par  la  cri- 
tique, si  peu  soucieux  de  l'exactitude,  si  habile  aux  réti- 
cences, nous  permet  de  contrôler  ses  dires  par  vingt-quatre 
références  distinctes.  C'est  un  véritable  luxe  de  citations 
pour  une  époque  où  l'on  citait  peu.  Et  loin  de  prendre  avec 
ses  sources  des  libertés  indignes  de  l'histoire,  il  les  transcrit 
presque  mot  pour  mot.  Il  ajoute  parfois  quelques  détails 
appris  ailleurs;  il  supprime  de  temps  à  autre  un  récit  étran- 
ger à  sa  thèse  ou  un  fait  indifférent  ;  mais  il  n'arrange  pas,  il 
ne  résume  pas,  il  ne  modifie  rien.  Comparez  un  chapitre  des 
Paralipomènes  avec  le  chapitre  correspondant  du  livre  des 
Rois  :  il  n'y  a  pas  bien  souvent  entre  les  deux  passages  plus 
de  variantes  qu'entre  deux  manuscrits  d'un  même  texte.  Évi- 
demment les  deux  écrivains  sacrés  transcrivent  le  même  ori- 
ginal ;  à  moins  qu'on  ne  préfère  soutenir  que  le  dernier  venu 
copie  l'autre  1.  Les  passages  de  cette  nature  ne  sont  pas  rares 
—  mis  bout  à  bout,  ils  formeraient  environ  vingt  chapitres 
de  longueur  moyenne  —  et  le  rapport  des  deux  textes,  sans 
atteindre  partout  l'identité  absolue,  suffît  du  moins  à  prouver 
une  origine  commune. 

Si  l'auteur  des  Paralipomènes  est  si  consciencieux  là  où  il 
nous  est  impossible  de  le  contrôler,  on  doit  conclure  par 
analogie  qu'il  ne  l'est  pas  moins  dans  les  emprunts  où  le 
contrôle  est  maintenant  possible.  Bien  plus,  nous  en  avons 
la  preuve  palpable.  Quelquefois  il  insère  un  document  ancien 
avec  une  si  minutieuse  fidélité  qu'il  transcrit,  sans  les  modi- 
fier, des  renseignements  devenus  inexacts  au  moment  précis 
où  il  s'en  empare.  Il  nous  dit  par  exemple  que  l'arche  placée 
par  Salomon  dans  le  sanctuaire  y  est  restée  jusqu'à  l'heure 
actuelle  ^.  Or,  il  écrivait  certainement  après  la  captivité,  à 
une  époque  où  l'arche  n'était  plus  dans  le  temple. 

Les  sources  à  la  portée  de  l'écrivain  inspiré  n'étaient  pas 
/ 

1.  Cf.  I  Reg.,  XXXI,  1-12,  et  I  Parai.,  x,  1-12.  Les  passages  correspondent 
verset  par  verset,  presque  mot  pour  mot.  La  seule  différence,  c'est  que  l'au- 
teur des  Paralipomènes  ajoute  deux  versets  de  moralité  sur  les  causes  pro- 
videntielles de  la  mort  de  Saûl  et  de  la  chute  de  sa  dynastie. 

2.  II  Parai.,  v,  9;  cf.  vm,  8. 


ET  LEURS  SOURCES  487 

toutes  de  même  valeur.  Lorsque  David,  cédant  à  une  pensée 
d'orgueil  qui  devait  lui  coûter  si  cher,  ordonna  le  dénom- 
brement de  tous  ses  sujets,  Joab  chargé  de  cette  besogne  in- 
grate s'en  acquitta  à  contre-cœur  et  sans  le  moindre  zèle. 
D'abord,  il  excepta  du  recensement  Lévi  et  Benjamin  ;  ensuite, 
il  y  procéda  à  la  hâte;  car  c'était  trop  peu  de  neuf  mois  et 
demi  pour  une  opération  si  vaste  et  si  compliquée. 

Il  avait  trouvé,  en  nombres  ronds,  huit  cent  mille  hommes 
au-dessus  de  vingt  ans  dans  le  territoire  d'Israël,  et  cinq  cent 
mille  dans  celui  de  Juda.  Ces  chiffres  sont  élevés,  et  l'on  peut 
à  bon  droit  les  soupçonner  d'avoir  été  grossis  par  Joab,  qui 
n'opérait  point  avec  les  méthodes  précises  des  statisticiens 
modernes  et  s'en  rapportait  sans  doute  aux  données  fournies 
par  les  intéressés.  On  sait,  par  l'exemple  de  la  Turquie  et  de 
la  Chine,  combien  sujettes  à  caution  sont  ces  évaluations  par 
à  peu  près,  beaucoup  trop  fortes  ou  beaucoup  trop  faibles, 
selon  qu'il  s'agit  de  privilèges  à  conquérir  ou  d'impôts  à 
payer.  En  tout  cas,  le  livre  des  Rois  reproduit  bien  les  résul- 
tats tels  que  Joab  les  transmit  à  son  maître  ^  Mais  les  Parali- 
pomènes,  racontant  le  môme  fait,  donnent  des  chiffres  tout 
différents  :  onze  cent  mille  pour  Israël,  quatre  cent  soixante- 
dix  mille  pour  Juda  -.  Plusieurs  commentateurs  se  tirent  d'af- 
faire en  supposant,  ici  encore,  des  fautes  de  copiste.  C'est 
une  ressource  dont  il  ne  faut  pas  abuser,  quand  texte  et  ver- 
sions sont  d'accord,  et  que  l'erreur  ne  saurait  s'expliquer  na- 
turellement. Le  meilleur  principe  de  solution  ne  nous  serait- 
il  pas  indiqué  par  l'auteur  lui-même  ?  Celui-ci  nous  assure 
que,  grâce  aux  répugnances  de  Joab,  le  dénombrement  ne 
fut  pas  achevé,  et  qu'ainsi  le  résultat  n'en  fut  pas  inséré  aux 
fastes  du  roi  David  ^.  Autrement  dit,  on  n'en  possédait  pas 
de  relation  authentique  ;  il  en  existait  seulement  des  estima- 
tions diverses  plus  ou  moins  exactes,  puisque  l'opération, 
faite  en  gros  et  au  juger,  n'avait  même  pas  été  terminée. 

Rien  de  plus  curieux  pour  Texégète  et  de  plus  instructif  pour 
l'historien  que  les  huit  premiers  chapitres  des  Paralipomènes. 

1.  II  Reg.,  XXIV,  9. 

2.  I  Parai.,  xii,  5. 

3.  I  Parai.,  xxvn,  24. 


488  LES  HISTORIENS  INSPIRES 

Ces  pages  bourrées  de  chiffres,  pleines  de  noms  propres 
souvent  estropiés,  hérissées  de  menus  détails  biographi- 
ques, de  généalogies  à  vol  d'oiseau  qui  enjambent  les  siè- 
cles, offrent,  de  prime  abord,  un  aspect  un  peu  rébarbatif. 
Volontiers  l'étudiant  retrancherait  sa  paresse  derrière  ce  mot 
piquant  de  saint  Jérôme,  qu'il  faut  être  désœuvré  pour  cher- 
cher à  débrouiller  les  antilogies  tirées  de  dates  et  de  noms 
propres  tronqués  ou  défigurés;  et  peut-être  oublierait-il 
trop  facilement  cette  autre  parole  du  grand  docteur  :  Pré- 
tendre connaître  l'Ecriture,  tout  en  négligeant  les  Parali- 
pomènes,  c'est  se  moquer. 

Il  est  vrai,  si  l'on  ne  voit  dans  ces  pages  qu'un  tableau 
généalogique  exécuté  par  un  même  auteur  sur  un  dessin 
uniforme;  si  l'on  projette  toutes  les  données  sur  le  même 
plan,  si  on  les  considère  sous  le  même  angle  visuel  en  leur 
appliquant  la  même  unité  de  mesure,  on  s'engage  de  gaîté  de 
cœur  dans  le  plus  inextricable  dédale. 

L'auteur  nous  communique  des  documents  d'une  extrême 
importance  pour  toute  la  suite  de  l'histoire  sainte;  il  nous 
livre  les  renseignements  dont  il  dispose,  tantôt  plus,  tantôt 
moins,  selon  le  bon  ou  le  mauvais  état  des  sources;  et,  chose 
étrange,  il  ne  songe  pas  à  les  coordonner,  encore  moins  à  les 
harmoniser,  quand  leur  divergence  d'ensemble  et  leurs  anti- 
logies de  détail  sautent  aux  yeux*.  Ici,  comme  partout,  il  se 
montre  consciencieux  jusqu'au  scrupule. 

Prend-il  à  sa  charge  les  moindres  faits  qu'il  nous  transmet 
sur  la  foi  de  ses  documents  ?  Oui,  si  son  rôle  d'historien  vé- 
ridique  le  comporte  et  l'exige;  en  d'autres  termes,  si,  dans  le 

1.  On  se  fera  une  idée  de  la  difficulté  qu'éprouvent  les  commentateurs  à 
mettre    d'accord   les    généalogies  des    Paralipomènes   par   ce    début  de   la 
double  généalogie  de  Benjamin. 
I  Parai.,  ni 

6)   Fils  de  Benjamin  :  Bêla  et  Bé- 
chor  et  Jadiel,  trois. 


7)  Fils  de  Bêla  :  Esbon  et  Ozi  et 
Oziel  et  Jérimoth  et  Urai,  cinq  chefs 
de  famille,  hommes  de  guerre  dont 
le  nombre  (  des  combattants  )  fut 
trouvé  de  22  034. 


I  Parai.,  viii 

1-2)  Benjamin  engendra  Bêla  son 
premier-né,  Asbel  le  second,  Ahara 
le  troisième,  Nohaa  le  quatrième, 
Rapha  le  cinquième. 

3-5)  Les  fils  de  Bêla  furent  :  Addar 
et  Géra  et  Abiud  et  Abisué  et  Naaman 
et  Ahoé  et  Géra  et  Sephuphan  et 
Huram. 


Les  généalogies  parallèles  se  continuent  ainsi  pendant  deux  chapitres  en- 


ET  LEURS  SOURCES  489 

môme  cas,  un  historien  profane  serait  censé  garantir  tous  les 
chiffres  transcrits.  Autrement  la  réponse  resterait  douteuse 
et  dépendrait  d'une  autre  question  :  à  savoir  si,  dans  tel  cas 
donné,  l'auteur  des  Paralipomènes  indique  assez  clairement 
qu'il  s'en  rapporte  à  ses  témoins. 

Citer  n'est  pas  approuver,  bien  que  tous  les  deux  se  ren- 
dent en  latin  par  le  môme  verbe  laudare.  Les  formules  de 
citation  n'ont  rien  de  fixe  et  d'obligatoire  ;  il  y  a  la  citation 
formelle  et  expresse;  mais  il  y  a  encore  la  citation  latente, 
la  citation  tacite,  pour  ainsi  dire,  qui  ressort  du  contexte  et 
des  antécédents.  Quelquefois  la  citation  est  problématique,  et 
l'on  ne  sait  à  qui  attribuer  la  propriété  d'une  parole  ou  d'un 
récit.  A  ce  point  de  vue,  l'exemple  de  Gaïnan  est  instructif. 

Gaïnan,  inséré  par  les  Septante  dans  la  liste  des  patriar- 
ches, entre  Arphaxad   et  Salé,  contrairement  à  tous  les  au- 

tiers,  de  plus  en  plus  divergentes  à  mesure  qu'on  s'éloigne  de  la  souche. 
Évidemment  elles  sont  conçues  dans  un  esprit  et  à  un  point  de  vue  tout 
différents  que  l'interprète  devra  découvrir. 

Non  moins  intéressante  est  la  double  généalogie  de  Juda  —  pour  ne  rien 
dire  de  la  triple  généalogie  de  Caleb  : 


I  Parai.,  iv 
1  )  Fils  de  Juda  :  Phares,   Hesron 
et  Charmi  et  Hur  et  Sobal. 


2)  Or  Raja  fils  de  Sobal  engendra 
Jahath,  lequel  engendra  Ahumai  et 
Laad  :  voilà  les  familles  du  Sara- 
théen. 

3)  Ceux-ci  eurent  Étam  pour  père  : 
Jezraël,  Jéséma  et  Jédébos  :  leur 
sœur  était  Asalelphuni,  etc. 


I  Parai.,  ii 

3)  Fils  de  Juda  :  Her,  Onan  et 
Séla... 

4)  Et  Thamar  lui  enfanta  Phares 
et  Zara.  Fils  de  Juda  :  cinq  en  tout. 

5)  Fils  de  Phares  :  Hesron  et  Ha- 
mul. 

6)  Fils  de  Zara  :  Zamri  et  Éthan 
et  Eman  et  Chalchal  et  Dara,  en- 
semble cinq. 

7)  Fils  de  Charmi  :  Achar,  qui 
troubla  Israël  au  sujet  de  l'ana- 
thème,  etc. 

Même  abstraction  faite  de  l'inspiration,  l'auteur  des  Paralipomènes  ne 
pouvait  pas  ignorer  que  les  fils  de  Juda  énumérés  dans  la  seconde  liste  ne 
sont  pas  ses  fils  de  la  même  manière  :  Hesron  est  son  petit-fils  ;  Charmi  est 
un  descendant  qui  vivait  au  temps  de  l'Exode  ;  Hur  et  son  fils  Sobal  sont 
postérieurs  à  la  conquête  de  la  Palestine.  11  insère  donc,  pour  les  conserver 
à  la  postérité,  des  documents  de  types  très  divers,  contradictoires  si  on  les 
rapporte  au  même  étalon.  Ainsi  de  toutes  les  autres  généalogies. 

De  Dan,  il  ne  dit  rien  ;  de  Nephtali,  quatre  mots  seulement,  empruntés  à 
la  Genèse.  Issachar,  Aser,  Ephraim,  Manassé  occidental  sont  fragmentaires 
et  s'arrêtent  à  une  époque  reculée.  Ruben,  Gad,  Manassé  oriental,  Siméon, 
arrivent  jusqu'aux  approches  de  la  captivité  ;  la  tribu  sacerdotale  de  Lévi  et 
les  races  royales  de  Benjamin  et  de  Juda  descendent  plus  bas  encore,  jus- 


490  LES  HISTORIENS  INSPIRES 

très  textes,  et  maintenu  par  saint  Luc  dans  sa  généalogie  du 
Christ,  apparemment  sur  l'autorité  des  Septante,  a  toujours 
été  pour  les  exégètes  un  vrai  casse-tête  chinois.  Ils  renvoient 
le  lecteur  de  la  Genèse  à  saint  Luc,  et  de  saint  Luc  à  la  Ge- 
nèse; s'ils  se  décident  à  aborder  la  difficulté,  c'est  souvent 
pour  nous  avertir  qu'ils  n'y  voient  point  d'issue  ^  Tel  est 
aussi  le  dernier  mot  de  l'honnête  et  judicieux  Pereira  qui  a 
examiné  la  question  sous  toutes  ses  faces.  Des  cinq  solutions 
proposées  par  ses  devanciers,  aucune  ne  le  satisfait,  pas  même 
l'hypothèse  des  fautes  de  copiste,  cet  expédient  si  commode 
et  si  vite  trouvé.  Il  juge,  avec  un  sens  critique  bien  surpre- 
nant pour  son  époque,  que  les  fautes  de  copiste,  supposées 
sans  le  plus  léger  indice  diplomatique,  ouvrent  la  porte  toute 
grande  au  scepticisme  et  à  l'arbitraire.  Hypothèse  pour  hypo- 
thèse, mieux  vaut  admettre  l'existence  réelle  de  Gaïnan  que 
les  Septante  peuvent  avoir  connu  par  la  tradition. 

Mais  une  autre  école  qui,  si  je  ne  me  trompe,  tend  à  pré- 
valoir aujourd'hui,  tranche  la  difficulté  par  la  racine.  Saint 
Luc  se  bornerait  à  transcrire  le  nom  de  Gaïnan  d'après  les 
Septante,  sans  se  prononcer  sur  son  authenticité  -. 

qu'après  l'exil.  La  généalogie  de  Saûl  est  insérée  en  double,  dans  deux  cha- 
pitres consécutifs  et  avec  de  légères  variantes  qui  montrent  cependant  que 
le  second  texte  est  le  plus  correct. 


I  Parai.,  viii 

29)  A  Gabaon  habitèrent  Abi-Ga- 
baon  (le  père  de  Gabaon)  dont  la 
femme  s'appelait  Maacha  ; 

30)  Son  fils  premier-né  Abdon  et 
Sur  et  Gis  et  Baal  et  Nadab. 

31)  Et  Gédor  et  Ahio  et  Zacher  et 
Macelloth  ; 

32)  Or  Macelloth  engendra  Sa- 
maa.  Et  eux  aussi,  auprès  de  leurs 
frères,  habitèrent  à  Jérusalem  avec 
leurs  frères. 

33)  Ner  engendra  Gis,  et  Gis  Saûl, 
et  Saûl  Jonathan  et  Melchisua  et 
Abinadab  et  Esbaal. 

Et  ainsi  de  suite  jusqu'au  verset  38. 


I  Parai.,  ix 
35  )  A  Gabaon  habitèrent  Abi-Ga- 
baon  (le   père   de   Gabaon),   Jéhiel, 
dont  la  femme  s'appelait  Maacha; 

36)  Son  premier-né  Abdon  et  Sur 
et  Gis  et  Baal  et  Ner  et  Nadab. 

37)  Et  Gédor  et  Ahio  et  Zacharias 
et  Macelloth. 

38)  Or  Macelloth  engendra  Sa- 
maa.  Et  eux  aussi,  auprès  de  leurs 
frères,  habitèrent  à  Jérusalem  avec 
leurs  frères. 

39)  Ner  engendra  Gis,  et  Gis  Saûl, 
et  Saûl  Jonathan  et  Melchisua  et  Abi- 
nadab  et  Esbaal. 

Etc.  jusqu'au  verset  43. 


1.  Auceps  haereo  quid  in  hac  intricata  quaestione  sit  statuendum.  Lamy, 
Comment,  in  Gènes.,  1883,  t.  I,  p.  390. 

2.  Ainsi  raisonnent  Gajétan,  Eugubinus,  Jansénius  de  Gand,  Génébrard, 
Petau,  et,  selon  le  P.  Golombier,  «  la  presque  totalité  des  savants  catho- 
liques ».  «  ...  Saint  Luc,  pensent-ils,  en  adoptant  cette  addition  ne  l'a  pas 


ET  LEURS  SOURCES  491 

Les  apôtres,  nul  ne  l'ignore,  citent  presque  toujours  l'An- 
cien Testament  d'après  les  Septante,  môme  quand  ces  der- 
niers sont  en  désaccord  avec  l'hébreu.  Qu'ils  ne  tirent  point 
leurs  preuves  du  point  précis  où  la  version  diffère  du  texte, 
nous  l'admettons  volontiers;  car  alors  leur  démonstration 
reposerait  sur  le  vide;  et,  s'ils  prétendaient  néanmoins  ar- 
gumenter par  l'Écriture,  leur  assertion  serait  erronée.  A 
Dieu  ne  plaise  !  Ils  allèguent  l'Ecriture  d'après  les  Septante, 
comme  nous  la  citons  d'après  la  Yulgate,  sans  examiner  de 
plus  près  sa  conformité  avec  l'original,  parce  que  le  lan- 
gage humain  tolère  cette  latitude  et  n'exige  pas,  dans  les 
citations,  une  scrupuleuse  rigueur.  Cependant,  à  parler  stric- 
tement, la  phrase  des  Septante  reproduite  dans  l'épitre  aux 
Hébreux  :  «  Vous  m'avez  préparé  un  corps  »,  n'équivaut  pas 
entièrement  au  texte  :  «  Vous  m'avez  ouvert  les  oreilles  », 
c'est-à-dire  rendu  attentif  *.  Dans  cet  exemple  et  autres  sem- 
blables, aucune  subtilité  exégétique  n'arrivera  jamais  à  mon- 
trer l'identité  parfaite.  La  différence  n'est  que  modale;  soit. 
Mais  ce  mode,  surajouté  au  sens  de  l'Écriture,  est-il,  dans 
la  rigueur  des  termes  de  l'Écriture  ?  L'apôtre  toutefois  le 
donne  comme  parole  d'Écriture,  parce  que,  pour  des  lecteurs 
familiarisés  avec  son  emploi  des  Septante,  les  formules  de 
citation  signifiaient  simplement  :  L'Écriture,  selon  la  version 
généralement  usitée,  affirme  ceci.  Dès  lors  pas  d'erreur,  pas 
même  d'inexactitude. 

Pourquoi  n'en  serait-il  pas  ainsi  de  Gaïnan  ?  Serait-ce  parce 
que  saint  Luc  ne  cite  pas  les  Septante  ?  Saint  Paul  non  plus. 
L'auteur  sacré  cite  l'Écriture,  comme  nous  la  citons,  et  laisse 
au  lecteur  le  soin  de  conclure  par  analogie  qu'il  emploie  la 
version  généralement  en  usage.  Si  vous  tenez  à  pointiller,  il 
vous  faudra  lui  imputer  une  foule  d'autres   erreurs;  car  le 

rendue  moins  discutable.  Quand  il  écrirait  «on  évangile,  il  ne  composait  pas 
un  ouvrage  de  critique  historique  ;  et  la  mention  de  Caïnan,  dans  son  texte, 
prouve  seulement  que  ce  nom  se  lisait  dans  les  exemplaires  vulgaires  de  son 
époque.  »  (Études  religieuses,  1872,  t.  I,  p.  213.)  L'auteur  parle  sans  doute 
des  savants  catholiques  qui  ne  se  sont  pas  fait  imprimer;  car,  chez  ceux 
qui  ont  publié  leur  sentiment,  l'opinion  n'est  certainement  pas  si  courante. 
1.  Hebr.,  x,  5  et  Ps.,  xxxix,  7.  Comparez  encore  Rom.,  ix,  33,  et  Is., 
xxviii,  16  ;  Rom.,  xxv,  12,  et  Is.,  xi,  10;  Matth.,  xv,  8  et  Is.,  xxix,  13  ;  sur- 
tout Matth.,  XXVII,  9  et  Zach.,  xi,  12,  avec  Jer.,  xxxii. 


492  LES  HISTORIENS  INSPIRES 

père  de  Jessé  ne  s'appelle  ni  Jobel  ni  Jobed,  celui  de  Booz 
n'est  ni  Sala  ni  Salmon;  Arneï  n'est  pas  plus  qu'Aram  le  fils 
d'Hesron.  Tous  ces  noms  estropiés  avec  beaucoup  d'autres 
sont  dus  à  des  variantes  fautives  des  Septante.  Ils  nous  prou- 
vent que  l'Evangéliste,  en  dressant  son  tableau  généalogi- 
que, n'est  point  remonté  au  texte  original,  mais  non  pas  qu'il 
s'est  trompé.  L'orthographe  correcte  lui  était  fort  indiffé- 
rente et  l'a  peu  près  lui  suffisait. 

Car  voilà  précisément  le  point  en  litige.  L'historien  ne 
peut-il  pas  se  référer  à  un  document  sans  une  formule  de 
citation  explicite,  renouvelée  chaque  fois  ?  N'a-t-il  pas  à  sa 
disposition  d'autres  moyens  de  référence  ?  Et,  lorsqu'il  cite 
de  la  sorte,  doit-on  toujours  le  regarder  comme  garant  des 
moindres  faits  contenus  dans  le  document  qu'il  invoque  ? 

Quand  l'historien  du  premier  Empire  énumère  la  force 
exacte  des  armées  belligérantes,  avec  l'effectif  des  corps  et 
des  régiments,  le  nombre  précis  des  pertes  en  hommes  tués, 
blessés  et  disparus,  la  liste  des  promotions  ou  des  récom- 
penses, n'ai-je  pas  quelquefois  le  moyen  de  conclure,  sans 
qu'il  me  le  dise  en  toutes  lettres,  qu'il  emprunte  des  rensei- 
gnements si  détaillés  aux  archives  de  la  guerre  ou  aux  rap- 
ports des  généraux  ?  Il  m'est  plus  malaisé  de  connaître  l'atti- 
tude de  l'écrivain  relativement  à  ses  sources.  Mais  suis-je 
forcé  de  croire  qu'il  en  garantit  l'exactitude  parfaite,  inté- 
grale, jusqu'au  dernier  iota,  quand  plusieurs  générations 
ou  plusieurs  siècles  le  séparent  des  événements  ?  Ne  suffit-il 
pas  à  son  but  que  l'autorité  invoquée  soit  véridique,  sans 
être  infaillible,  et  si  j'en  admets  l'inerrance,  est-ce  en  vertu 
de  son  témoignage? 

Ces  questions  relèvent  moins  du  théologien  ou  de  l'exégète 
que  du  critique  et  du  philosophe,  car  elles  concernent  les 
règles  d'un  genre  littéraire  et  les  lois  générales  du  discours. 
Quand  les  critiques  et  les  philosophes  auront  prononcé  leur 
verdict,  exégètes  et  théologiens  n'auront  qu'à  s'incliner,  à 
moins  de  s'inscrire  en  faux  contre  cette  assertion  de  Léon  XIII , 
que  l'Ecriture  parle  aux  hommes  lïn  langage  humain. 

Posons  le  problème  sans  équivoque,  et,  pour  plus  de  clarté, 
prenons  une  donnée  réelle. 


ET  LEURS  SOURCES  493 

La  liste  des  Juifs  déportés  par  Nabuchodonosor  et  rentrés 
en  Palestine  sous  la  conduite  de  Zorobabel  existe  en  double 
dans  l'Ecriture^,  mais  avec  des  variantes  singulières.  Le 
total  général  est  le  nxéme  des  deux  côtés,  mais  il  est  loin  de 
concorder  avec  les  résultats  partiels,  et  ceux-ci  diffèrent  dans 
les  deux  listes  à  peu  près  une  fois  sur  deux.  Pour  aplanir 
ces  antilogies,  on  peut  sans  doute  en  appeler  aux  méfaits  de 
copistes  négligents  ou  lassés,  qui  ne  se  trompent  jamais  plus 
souvent  qu'en  transcrivant  des  chiffres  et  des  noms  propres. 
Si  l'on  réfléchit  cependant  qu'entre  la  Vulgate  et  le  texte 
hébreu  actuel  il  y  a,  après  quinze  siècles,  concordance  par- 
faite, que  les  divergences  des  Septante  sont  peu  nombreuses 
et  faciles  à  expliquer  *,  on  aura  moins  de  confiance  en  cette 
suprême  ressource.  C'est  dans  le  court  intervalle  qui  sépare 
la  composition  des  deux  livres  d'Esdras  de  leur  traduction 
en  grec  qu'il  faudrait  placer  les  corruptions  de  l'un  ou  l'autre 
de  ces  textes,  et  cela  à  une  époque  où,  tout  le  judaïsme  étant 
concentré  autour  de  la  ville  sainte,  il  était  si  facile  de  veiller 
à  la  pureté  des  Livres  saints.  L'hypothèse,  tout  en  restant 
possible,  n'est  pas  très  vraisemblable. 

Examinons  de  près  nos  deux  listes.  Néhémie  nous  avertit 
qu'il  emprunte  la  sienne  à  un  vieux  registre  trouvé  par  lui 
au  moment  où  il  se  proposait  de  faire  un  nouveau  dénombre- 
ment. Ce  document,  il  ne  le  corrige   pas,   il   ne  l'apprécie 

1.  Esd.,  II ;  Neh.,  vu.  La  liste  se  trouve  aussi  dans  III  Esdras,  v;  mais, 
pour  simplifier,  nous  laissons  de  côté  cet  apocryphe.  Dans  les  deux  pre- 
mières listes,  le  nombre  total  des  émigrants  est  le  même  42  360;  ce  nombre 
est  confirmé  par  III  Esd.,  v,  41.  De  même  les  serviteurs  sont  de  part  et 
d'autre  7  337,  les  chevaux  736,  les  mulets  245,  les  chameaux  435,  les  ânes 
6  720;  il  n'y  a  de  différence  que  pour  les  chanteurs  évalués  à  245  dans  Néhé- 
mie—  à  200,  en  nombres  ronds,  dans  Esdras.  Mais  les  données  partielles  dif- 
fèrent 18  fois  sur  41  et  les  divergences  ne  s'expliquent  pas  généralement  par 
la  similitude  des  chiffres  ou  des  noms  de  nombre.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux, 
c'est  que  la  somme  des  parties  composantes  ne  correspond  pas,  tant  s'en 
faut,  au  total  indiqué;  elle  est  de  29  819  dans  Esdras_,  31089  dans  Néhémie 
(30143  dans  III  Esdras  —  d'après  Clair,  Esdras  et  Néhémie,  1882,  p.  13) 
au  lieu  de  42  360. 

2.  L'hébreu  actuel  et  la  Vulgate  paraissent  fautifs  une  fois,  Néh.,  vu,  33. 
Ils  omettent  la  maison  de  Megbis  comptant  cent  cinquante-six  membres  qui 
se  trouve  dans  le  texte  parallèle  d'Ësdras,  et  ici  même  dans  les  Septante.  Il 
est  cependant  possible  que  Megbis  ne  fut  point  dans  le  document  copié  par 
Néhémie.  Les  traducteurs  grecs  l'auraient  ajouté  plus  tard  dans  l'idée  qu'on 
l'avait  omis  par  erreur. 


494  LES  HISTORIENS  INSPIRES 

pas,  il  ne  le  vérifie  pas  ;  il  le  donne  tel  quel  ;  il  n'en  garantit 
que  la  copie  conforme  :  Inventum  est  scriptum  in  eo  *. 

Supposez  que  l'auteur  nous  eût  livré  le  document  sans  nous 
rien  dire  de  son  origine  :  la  nature  de  la  pièce  ne  nous  per- 
mettrait-elle pas  de  conclure  à  un  emprunt?  Se  fîgure-t-on 
un  historien,  à  un  siècle  ou  peut-être  un  siècle  et  demi  de 
distance ,  donnant  de  son  cru  un  recensement  compliqué 
comprenant  une  centaine  de  noms  et  une  cinquantaine  de 
nombres  avec  le  chiffre  exact  des  dizaines  et  même  des  uni- 
tés ?  Le  seul  fait  que  la  somme  excède  de  beaucoup  les  par- 
ties composantes  n'est-elle  pas  un  indice  suffisant  qu'on  se 
trouve  en  présence  d'un  document  mutilé  ou  incomplet  ? 
Nous  sommes  ainsi  ramenés  à  notre  question  première  : 
N'y  a-t-il  pas,  en  ce  cas,  citation  implicite  ?  Et,  si  le  genre 
littéraire  adopté  comporte  la  citation,  l'autorise  et  la  légi- 
time, si,  dans  des  conditions  identiques,  l'écrivain  profane 
est  censé  invoquer  ses  sources,  je  demande  pour  quelle 
cause  on  refuserait  à  l'auteur  inspiré  un  traitement  pareil  ? 

Ce  n'est  pas  ici  une  question  de  maximum  ou  de  minimum, 
d'exégèse  étroite  ou  large,  de  libéralisme  ou  de  fîdéisme  ; 
c'est  une  question  de  vérité,  une  question  de  droit,  essen- 
tielle à  la  saine  intelligence  des  Livres  saints  ,  enfin  une 
question  que  l'herméneutique  moderne,  si  elle  veut  être  sin- 
cère, sérieuse  et  scientifique,  ne  peut  se  dispenser  d'étudier. 

Nous  avons  énoncé  le  problème  :  à  d'autres  de  le  résoudre. 

Nous  n'oublions  pas,  en  traçant  ces  lignes,  que  l'Écriture 
a  deux  auteurs,  mais  deux  auteurs  agissant  ensemble  et  com- 
binant leur  action.  Ne  pourrait-il  pas  arriver  que  Dieu  ensei- 
gnât, dans  la  Bible,  ce  que  l'homme  n'a  pas  l'intention  d'en- 
seigner, et  que  Dieu  affirmât  une  vérité  là  où  l'homme,  à 
s'en  tenir  à  ses  expressions,  semble  demeurer  neutre  ?  Il 
faut  ici,  de  toute  nécessité,  nous  permettre  un  distinguo  ; 
car  qui  néglige  de  distinguer,  confond. 

Le  savant  directeur  de  la  Reç>ue  biblique  joint  à  beaucoup 

1.  Néh.,  VII,  5. 


ET  LEURS  SOURCES  495 

d'autres  mérites  une  qualité  éminemment  française  :  la  clarté. 
Laissons-lui  exposer  ce  point  qui  touche  de  près  à  notre 
sujet  :  «  La  seule  règle  de  l'exégèse  est  de  pénétrer  la  pensée 
de  l'écrivain  sacré  et  son  intention  ;  Dieu  n'a  pas  voulu  nous 
dire  plus  que  ce  que  l'écrivain  sacré  a  voulu  dire.  Ajouter  à 
l'intention  de  l'auteur,  c'est  ajouter  de  son  cru  à  la  pensée 
de  l'Esprit-Saint.  Nous  pouvons  bien  compléter  la  parole  de 
Dieu  par  elle-même,  pour  augmenter  en  nous  le  trésor  de  la 
vérité  ;  mais  nous  ne  pouvons  pas,  de  ce  que  nous  compre- 
nons mieux  qu'Isaïe  l'objet  de  ses  prophéties,  insérer  dans 
l'explication  de  ces  pages  ce  qu'il  ne  pouvait  et  ne  voulait 
pas,  et,  par  conséquent,  ce  que  Dieu  ne  voulait  pas  y  mettre. 
Tout  cela  est  très  simple,  admis  par  tous  les  commentateurs  * .  » 

Le  R.  P.  Lagrange  en  est-il  bien  sûr?  Plus  d'un  commen- 
tateur lui  conteste  son  principe,  saint  Thomas  le  premier. 
Car,  dira  l'Ange  de  l'école,  l'esprit  du  prophète  est  entre  les 
mains  de  Dieu  un  instrument  essentiellement  imparfait.  Il 
comprend  les  vérités  que  Dieu  lui  révèle  sans  pouvoir  en 
sonder  toute  la  profondeur,  et  il  lui  arrive  de  délivrer  aux 
hommes  des  messages  dont  il  ne  pénètre  pas  tout  le  sens.  Si 
toute  connaissance  venait  à  manquer,  ce  serait  moins  la  pro- 
phétie que  l'instinct  prophétique  ;  cependant,  même  dans  le 
cas  de  la  vraie  prophétie,  la  connaissance  du  voyant  n'est  pas 
adéquate  à  l'objet  prédit,  et  il  ne  serait  pas  toujours  sage  de 
se  borner  à  rechercher  quelle  était  la  pensée  actuelle  de 
l'écrivain.  En  effet  le  sens  de  l'Écriture  ne  se  définit  point  : 
Ce  que  l'auteur  humain  a  voulu  dire;  mais  bien  :  Ce  que 
l'Esprit-Saint,  par  l'intermédiaire  de  Fauteur  inspiré,  veut 
enseigner  aux  hommes. 

Est-ce  à  dire  qu'il  m'est  loisible  d'imputer  à  Isaïe  la  révé- 
lation de  mystères  dont  il  n'a  pas  eu  le  moindre  soupçon  ? 
Non;  je  n'ai  pas  qualité  pour  cela;  mais  l'Eglise,  elle,  cet 
interprète  infaillible  de  U  tradition  et  de  l'Écriture,  peut 
trouver  dans  des  paroles  obscures  d'Isaïe,  incomprises  peut- 
être  de  lui-même,  un  sens  caché  qu'un  ensemble  de  circons- 
tances, la  clarté  toujours  croissante  de  la  révélation,  et 
l'enchaînement  des  prophéties  lui  permettent  d'attribuer  à 

1.  Revue  biblique,  1896,  p.  506. 


496  LES  HISTORIENS  INSPIRES 

Dieu,  l'auteur  principal  et  sans  cesse  agissant  de  l'Écriture. 
Je  ne  sais  si  je  me  trompe,  mais  il  me  semble  que  le  R.  P.  La- 
grange  a  voulu  modifier  ou  expliquer  sa  pensée  première 
quand  il  écrivait,  à  trois  ans  de  distance  :  «  Du  moment 
qu'on  croit  à  l'inspiration  des  Écritures,  il  faut  admettre 
qu'elles  contiennent  plus  que  le  sens  obvie  et  purement 
littéral  ;  en  tout  cas,  l'auteur  de  l'Écriture  étant  le  même, 
on  peut  expliquer  une  de  ses  pensées  par  une  autre.  On  peut 
aller  plus  loin.  Le  Révélateur  de  la  tradition  est  le  même  que 
l'Auteur  de  l'Écriture  ;  la  pensée  de  l'Écriture  peut  donc 
être  commentée  par  les  vérités  de  la  Tradition.  Il  peut 
arriver  que  cette  interprétation  dépasse  de  beaucoup  le  sens 
obvie  tel  qu'il  résulterait  des  règles  de  l'herméneutique*.  » 

On  ne  saurait  mieux  dire,  et,  là-dessus,  nous  sommes 
d'accord.  D'ailleurs  la  divergence  de  vues  portait  seulement 
sur  les  textes  prophétiques,  où  la  pensée  de  Dieu,  sans  con- 
tredire la  pensée  de  l'homme,  peut  la  dépasser.  Dans  les 
textes  purement  historiques,  quand  l'inspiration  assiste  seule 
riiagiographe  sans  révélation  proprement  dite,  le  même  phé- 
nomène n'aura  pas  lieu,  et,  pour  ce  cas  spécial  qui  nous 
occupe  surtout,  nous  souscrirons  volontiers  à  ce  principe 
d'exégèse  :  Dieu  enseigne  tout  ce  qui  est  enseigné  dans  la 
Bible  ;  mais  il  n^y  enseigne  rien  que  ce  qui  est  enseigné  par 
l'écrivain  sacré^  et  ce  dernier  n'y  enseigne  rien  que  ce  qu'il 
veut  enseigner.  Il  faudrait  seulement  ajouter  ceci  :  La  portée 
et  l'étendue  des  affirmations  d'un  auteur  nous  sont  connues 
par  son  genre  littéraire  et  les  lois  qui  régissent  le  langage 
humain. 

Les  théologiens  de  profession,  habitués  à  chercher  dans 
l'Ecriture  des  preuves  et  des  arguments,  sont  exposés  à  n'y 
voir  qu'une  mine  à  textes  dogmatiques,  une  longue  suite 
à^asserta.,  tous  bons  à  prouver  quelque  chose.  S'ils  n'étaient 
que  cela,  les  saints  Livres  pourraient  encore  rester  divins; 
ils  cesseraient  d'être  humains.  C'est  que  les  auteurs  sacrés, 
comme  les  autres,  écrivent  avec  leur  esprit,  leur  imagina- 
tion, leur  cœur,  toute  leur  âme  ;  ils  sont  tour  à  tour  orateurs, 

1.  Revue  biblique,  1900,  p.  141-142. 


ET    LEURS  SOURCES  497 

historiens,  poètes,  philosophes.  Les  prophètes,  par  exemple, 
sont  remplis  de  paraboles,  d'allégories,  de  comparaisons  ; 
or,  la  doctrine  d'une  parabole  tient  en  une  phrase,  ce  qu'on 
appelle  la  moralité.  Tout  le  reste  est  ornement;  mais  orne- 
ment nécessaire,  étant  donnée  la  nature  de  l'homme  à  qui  la 
vérité  toute  nue  agrée  rarement. 

Ce  qu'il  nous  importe  de  retenir  —  et,  ici,  nulle  diver- 
gence d'opinion  n'est  possible  —  c'est  que,  pour  être  inspi- 
rée, une  composition  ne  change  pas  de  genre  littéraire  et  une 
proposition  ne  change  pas  de  nature.  Une  phrase  condition- 
nelle ne  devient  pas  absolue  parce  qu'elle  est  dans  la  Bible; 
un  si  n'y  équivaut  jamais  à  un  donc,  ni  un  peut-être  à  un  sans 
doute.  Seulement,  un  témoignage  exprès  de  l'écrivain  sacré 
cesse  d'être  un  enseignement  humain  et  acquiert  une  auto- 
rité divine. 

L'inspiration  préserve  de  toute  erreur,  mais  ne  donne  pas 
toute  science.  Rien  n'empêche  l'hagiographe  d'hésiter,  de 
douter,  d'ignorer,  d'avouer  son  doute  ou  son  ignorance,  de 
s'abstenir  de  toute  affirmation  formelle,  de  donner  son  opi- 
nion sous  toutes  réserves,  de  lui  attribuer  une  simple  proba- 
bilité. Il  dira,  par  exemple,  que  les  jarres  de  Gana  contenaient 
deux  ou  trois  mesures;  que  Jésus,  marchant  sur  les  eaux, 
fut  aperçu  à  vingt-cinq  ou  trente  stades  ;  que  le  proconsul 
Festus  partit  pour  Gésarée  après  avoir  passé  huit  ou  dix  jours 
à  Jérusalem.  Saint  Paul  dira  qu'il  ignore  s'il  a  été  ravi  au 
troisième  ciel  en  corps  ou  en  âme,  s'il  a  baptisé  quelqu'un  à 
Gorinthe  outre  Grispus  et  Gaïus  et  la  maison  de  Stephanus. 
De  quel  droit,  dans  le  premier  cas,  oserais-je  douter  de  son 
doute  ;  et,  dans  le  second,  m'inscrire  en  faux  contre  son 
ignorance?  Paul  est-il  moins  digne  de  foi  quand  il  déclare 
ignorer,  que  lorsqu'il  dit  savoir  ?  En  le  croyant  sur  sa  pa- 
role, lorsqu'il  affirme  qu'une  chose  est  probable  ou  dou- 
teuse, on  croit  à  Dieu  lui-même,  dont  Paul  est  l'organe  ; 
l'objet  de  notre  foi  n'est  pas  diminué,  il  ne  fait  que  changer 
de  place. 

Mais,  dira-t-on.  Dieu,  qui  est  l'auteur  principal  de  l'Écriture 
ne  doute  pas,  n'ignore  pas.  Pour  lui,  une  chose  ne  saurait 
être  simplement  probable  :  elle  est,  ou  elle  n'est  point.  Par 
suite,    lorsque    l'hagiographe    parait    hésiter,    lorsqu'il    en 

LXXXVI.  —  32 


4^8  LES  HISTORIENS  INSPIRES 

appelle  à  ses  sources  sans  se  prononcer  sur  leur  valeur,  ou 
cite  ses  témoins  sans  en  garantir  la  véracité,  ce  ne  peut  être 
qu'une  figure  de  rhétorique  et  le  désir  de  se  conformer  aux 
habitudes  reçues. 

Gomment  prouve-t-on  cette  conséquence?  A-t-on  jamais 
essayé  d'en  établir  le  bien  fondé?  En  l'examinant  de  près, 
on  en  découvre  aussitôt  le  défaut.  Pour  qu'elle  tînt  debout, 
il  faudrait  que  l'inspiration  fût  une  dictée  :  ce  qui  n'est  pas. 

Dieu  est  l'auteur  de  l'Ecriture;  mais  il  ne  l'est  pas  à  la 
manière  de  l'auteur  humain. 

Le  concile  du  Vatican  établit  la  série  de  déductions  sui- 
vante :  Les  livres  saints  sont  inspirés;  —  c'est  pourquoi  Dieu 
en  est  l'auteur;  —  par  suite  ils  sont  canoniques.  Il  ne  faut  pas 
renverser  les  choses  et  expliquer,  par  exemple,  le  concept 
de  l'inspiration  par  la  notion  d'auteur.  En  vertu  de  l'inspi- 
ration, Dieu  est  l'auteur  de  l'Écriture,  non  seulement  en 
qualité  de  cause  universelle ,  mais  par  une  motion  spé- 
ciale et  un  concours  surnaturel;  en  étant  l'auteur,  il  en  est 
le  garant;  c'est  lui  qui,  dans  ces  Livres,  nous  parle  et  nous 
instruit;  par  là  même,  ils  sont  canoniques,  c'est-à-dire 
capables  d'être  pour  nous  une  règle  de  foi  infaillible. 

Il  y  a  toujours  inconvénient  à  habiller  à  la  française  des  dis- 
cussions théologiques  dont  le  latin  est  le  vêtement  naturel.  Les 
termes  n'ont  pas  une  valeur  identique  dans  les  deux  langues. 
Auctor  signifie  :  1)  garant  ou  autorité;  2)  cause;  3)  celui  qui 
enfante  un  ouvrage  d'esprit.  Auteur  \ eut  aire  :  1)  celui  qui 
compose  un  livre;  2)  cause;  3)  autorité.  La  notion  totale  est 
la  même,  mais  l'ordre  des  éléments  est  exactement  inverse*. 
A  proprement  parler,  Dieu  est  Vauctor  de  l'Ecriture,  et 
l'hagiographe  en  est  Vauteur.  Ils  se  rencontrent  dans  l'idée 
de  cause,  bien  que  dans  un  ordre  tout  différent;  mais  la 
garantie  de  l'homme  n'est  exigée  que  pour  porter  à  notre 

1.  Le  latin  met  in  recto,  comme  dit  l'École,  ce  que  le  français  exprime  in 
obliqua,  et  réciproquement.  M.  Vacant,  dans  son  remarquable  ouvrage  sur  le 
Concile  du  Vatican,  t.  I,p.  476,  dit  :  «Les  livres  (saints)  sont  inspirés  parce 
qu'ils  ont  Dieu  pour  auteur  ou  pour  cause  principale.  ».  C'est  exactement  le 
contraire  qu'affirme  le  Concile  :  Ils  ont  Dieu  pour  auteur  parce  qu'ils  sont 
inspirés;  et  ils  sont  canoniques  parce  qu'ils  ont  Dieu  pour  auteur  :  «  Eos 
Ecclesia  pro  sacris  et  canonicis  habet...  propterea  quod,  Spiritu  Sancto  inspi- 
rante conscripti,  Deum  habent  auctorem.  »  Quand  deux  notions  se  comman- 


ET  LEURS  SOURCES  499 

connaissance  la  garantie  de  Dieu;  et  si  l'on  entend  par  auteur 
ce  que  le  français  suggère  d'abord  :  réunion  des  documents, 
triage  des  matériaux,  agencement  des  parties,  composition 
plus  ou  moins  laborieuse,  Dieu  n'est  l'auteur  du  livre  que 
par  figure,  parce  qu'il /«iV  composer  l'œuvre  littéraire. 

L'hymen  mystérieux  de  Dieu  et  de  l'homme,  dont  le  fruit 
est  le  livre  inspiré,  a  pour  pendant  l'union  admirable  de  la 
nature  et  de  la  grâce  dans  la  production  de  l'acte  surnaturel. 
Dans  sa  réalité  concrète,  l'acte  est  tout  entier  de  Dieu,  tout 
entier  de  l'homme.  N'essayez  pas  de  le  diviser  pour  en 
assigner  une  part  à  chacune  des  deux  causes;  car  ces  deux 
causes  ne  sont  point  partielles,  elles  sont  totales,  chacune 
en  son  ordre,  quoique  subordonnées  en  un  principe  unique  : 
l'homme  divinisé,  ou  Dieu  élevant  les  forces  de  l'homme  au- 
dessus  de  sa  puissance  native.  Et  cependant,  tout  indivisible 
qu'il  est,  cet  acte  doit  ses  qualités  et  ses  imperfections  à 
l'une  ou  à  l'autre  des  deux  activités  en  jeu  :  il  est  surnaturel 
comme  produit  de  la  grâce;  il  est  libre  et  méritoire  et  en 
même  temps  limité,  comme  procédant  d'une  volonté  libre  et 
d'une  nature  finie.  Tout  indivisible  qu'il  est,  l'acte  surna- 
turel emprunte  à  l'homme,  qui  le  produit  sous  la  motion  et 
le  concours  de  Dieu,  ses  caractères  individuels,  son  origina- 
lité, et,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  sa  marque  de  fabrique,  son 
ton,  son  air  et  sa  couleur;  car  Dieu  mesurant  son  concours  à  la 
faiblesse  de  l'homme,  s'accommode  à  notre  action  ;  et  la  grâce, 
au  lieu  de  violenter  la  nature,  après  lui  avoir  donné  le  branle, 
ne  fait  que  la  seconder. 

Il  y  a  en  tout  être  un  minimum  de  perfection  sans  laquelle 
l'être  ne  saurait  subsister.  Le  minimum  de  perfection  pour 
l'acte  de  foi,  c'est  la  vérité  objective  ;  pour  l'acte  méiitoire, 
c'est  la  liberté;  pour  l'inspiration,  c'est  l'inerrance.  La  tra- 
dition constante  et  universelle  de  l'Eglise  nous  l'apprend  : 

lent,  il  n'y  a  pas  grand  mal  à  renverser  l'ordre  logique,  et  à  dire,  par  exem- 
lile,  que  l'âme  est  spirituelle  parce  qu'elle  est  immortelle  ;  mais  il  faut  éviter 
Ses  façons  de  parler  inexactes  dans  l'analyse  des  concepts  et  les  déductions 
philosophiques.  Dans  le  cas  ci-dessus,  la  faute  en  est  au  français.  L'aM/cw/- est 
en  premier  lieu  l'écrivain,  l'aac^or  est  avant  tout  le  garant.  En  latin  on  expri- 
merait bien  ces  délicates  nuances,  en  disant  que  Dieu  est  Vauctor  du  livre 
inspiré  et  l'hagiographe  le  scriptor. 


500  LES  HISTORIENS  INSPIRÉS  ET  LEURS  SOURCES 

dans  l'ordre  actuel  de  la  Providence,  dans  les  Livres  saints 
tels  qu'il  a  plu  à  Dieu  de  nous  les  donner,  Tinspiration  est 
incompatible  avec  Terreur.  Quand  l'hagiographe  va  s'égarer, 
Dieu  se  doit  à  lui-même  de  l'éclairer  ou  du  moins  de  le 
retenir,  pour  le  préserver  d'une  énonciation  erronée  ;  car 
Dieu  étant  l'auteur,  c'est-à-dire  avant  tout  le  garant  de  l'Écri- 
ture entière,  l'erreur  de  l'homme  inspiré  retomberait  sur 
lui. 

Mais  pour  les  vérités  incomplètes  dans  leur  nature,  impar- 
faites dans  leur  expression,  pour  les  manières  de  parler  que 
l'usage  universel  légitime  et  consacre,  les  tropes,  les  hyper- 
boles, les  approximations,  les  formules  dubitatives,  les 
citations  par  à  peu  près,  il  n'y  a  nul  inconvénient  à  ce  que 
Dieu  les  inspire  et  les  sanctionne,  du  moment  qu'il  se  pro- 
pose de  parler  aux  hommes  un  langage  humain. 

Ferdinand    P  R  A  T  ,    S .  J . 


L'ENSEIGNEMENT  SECONDAIRE  EN  ALLEMAGNE 

SON   ROLE   PÉDAGOGIQUE 

(Deuxième  article*) 
11 

Il  y  a  loin  de  la  coupe  aux  lèvres  et  l'on  est  en  droit  de  se 
demander  quel  sort,  dans  la  pratique,  est  réservé  à  ces  bril- 
lantes théories.  Car  les  beaux  programmes  éloquemment 
chargés  de  promesses,  en  pédagogie  comme  en  politique,  ne 
coûtent  rien.  C'est  à  l'œuvre  que  l'on  perce  à  jour  les  hommes 
et  les  institutions:  c'est  aux  méthodes  que  se  juge  un  ensei- 
gnement. 

A  ce  point  de  vue  plutôt  didactique,  la  pédagogie  alle- 
mande mérite  une  étude  spéciale,  non  seulement  parce  que 
ses  procédés  sont  fort  mal  connus  en  France,  mais  aussi 
parce  qu'elle  renferme  pour  nous,  en  dépit  de  ses  lacunes  ou 
de  ses  excès,  quelques  sérieuses  leçons.  Elle  est  fîère  sur- 
tout de  son  enseignement  classique  :  ce  n'est  pas  sans  cause. 
Car  on  peut  dire  que  le  gymnase,  étant  donné  le  niveau 
moyen  des  intelligences,  doit  son  succès  à  la  méthode.  Un 
code  savamment  élaboré  de  préceptes,  fruit  de  l'expérience  ; 
des  maîtres  institués,  non  à  l'aveuglette,  mais  sur  l'acquit 
d'une  lente  initiation  :  voilà  sa  force  vraie. 

Or  précisément,  et  l'intérêt  de  la  question  est  là,  tout  cet 
ensemble  de  prescriptions,  comme  chaque  effort  individuel, 
est  déterminé,  dans  les  gymnases  d'Allemagne,  beaucoup 
moins  par  des  fins  utilitaires  que  par  ce  but  supérieur  et 
sagement  libéral  dont  nous  avons  esquissé  les  grands  traits. 
Dettweiler  n'a  fait  que  résumer  la  pensée  de  tous,  il  a  exprimé 
un  fait  banal,  en  déclarant  que  toute  méthode,  tout  exercice 
scolaire  est  non  avenu,  dès  qu'il  ne  contribue  pas  à  l'éduca- 
tion de  l'intelligence,  dès  qu'il  ne  confère  point  à  l'esprit  cet 
ordre  et  cette  précision  dans  la  pensée,  ce  sens  élevé  du  vrai 


1.  Voir  Études,  5  janyier  1901, 


502  L'ENSEIGNEMENT  SECONDAIRE  EN  ALLEMAGNE 

et  du  beau,  que  l'on  demande  aux  études  classiques  et  qui 
sont  le  constitutif  de  toute  formation  générale  ^  Même  en 
Prusse, les  Plans  d'études  de  1892,  nous  allons  le  voir  dans  le 
détail,  ne  prescrivent  pas  une  autre  direction  2. 


((  Le  dressage  de  l'esprit  est  le  problème  initial  de  toute 
éducation.  C'est  aussi  celui  que  les  méthodes  allemandes  ont 
entrepris,  avec  le  plus  de  succès,  de  formuler  et  de  résou- 
dre... En  deux  mots,  Herr  Professoj\  à  quoi  se  réduit  chez 
vous,  pratiquement,  ce  fondamental  problème  ?  » 

Quiconque,  dans  une  intime  causerie  du  soir,  a  eu  le  plai- 
sir de  philosophera  l'aise,  le  bock  en  main  et  le  cigare  sous 
la  dent,  avec  un  de  ces  délicieux  patriarches  de  la  pédagogie, 
blanchis  à  la  peine,  doctes  et  bons,  comme  la  Germania  mo- 
derne en  compte  encore  quelques-uns,  sait  à  quoi  s'en  tenir 
sur  ce  point.  Des  lèvres  de  la  science,  tandis  que  s'éclaire  le 
regard  derrière  les  lunettes  d'or,"  tombe  lentement  une  sen- 
tence sybilline,  dont  on  n'oublie  plus  le  rythme  sonore  et 
grave  : 

«  Perception  et  Aperception  —  Analyse  et  Synthèse  !  )) 

On  ne  saurait  mieux  dire.  Vous  avez  la  réponse  sommaire 
à  votre  sommaire  question.  Mais  il  faut  ensuite,  cela  s'ima- 
gine aisément,  toute  une  blonde  série  de  bocks  et  la  fumée 
de  bien  des  cigares  avant  d'en  tenir  la  complète  et  magistrale 
explication. 

Laissant  de  côté,  provisoirement,  ces  scientifiques  com- 
mentaires qui  nous  ramèneraient,  plus  haut  que  la  Critique 
de  la  raison  pure,  à  la  monade  et  à  la  réflexion  de  la  monade 
sur  elle-même,  voici,  en  substance,  la  doctrine.  Donner  à 
Tenfant  des  idées  justes  et  lui  apprendre  à  combiner  juste- 
ment ses  idées  :  c'est  tout  le  problème.  Mettre  à  profit  pour 
cela  l'étude  méthodique  du  vocabulaire,  puis  de  la  syntaxe  : 
c'est  toute  la  solution. 

Le  vocabulaire  !...  Encore  un  de  ces  termes  d'allure  péda- 

1.  Dettweiler,  Didaktik  und  Methodik  des  lateinischen  Unterrichts.  Mûn- 
chen,  1895,  p.  23. 

2.  Denkschrift  betreffend  die  geschichiliche  Entwickelung  der  Revision  der 
Lehrplane.  Berlin,  1894,  p.  4  et  sqq. 


SON  ROLE  PEDAGOGIQUE  503 

gogiqiie,  mais  sans  caractère  dans  notre  langue,  mal  définis, 
presque  étrangers  à  la  science  de  l'enseignement,  et  qui  ne 
disent  rien  à  l'éducateur  parce  qu'ils  n'ont  rien  à  dire,  n'ayant 
pas  d'histoire.  Silhouettes  de  lycéens  pourchassant  à  coups 
de  dictionnaire,  sur  un  texte  plus  ou  moins  obscur,  le  sens 
approximatif  d'une  phrase,  d'une  locution  latine  ou  grecque, 
pour  le  modeste  avantage  de  convertir  «  en  bon  français  » 
l'idiome  étranger,  n'est-ce  pas,  de  nos  jours,  l'image  la  plus 
saillante  évoquée  par  ce  mot,  le  seul  appel  au  souvenir  ?  Mais 
alors  une  question  se  pose.  A  ce  travail  de  traduction,  ingrat 
et  réduit,  où  le  vocabulaire  ne  joue  qu'un  rôle  de  comparse, 
où  l'expression  à  traduire  n'offre  plus  guère  qu'une  valeur 
algébrique,  —  car,  s'il  s'agit  purement  et  simplement  de  po- 
lir une  phrase  française  sur  un  motif  latin,  il  suffira  aussi  de 
constater,  ou  de  deviner,  que  tel  mot,  d'une  langue  à  l'autre, 
est  l'équivalent  matériel  de  tel  mot,  —  que  peut  gagner  l'es- 
prit en  vrai  savoir,  en  culture?  Et  cette  manière  exclusive, 
inintelligente,  de  traiter  les  langues  classiques,  comme  un 
thème  à  phraséologie,  ne  justifîe'-t-elle  pas,  pour  beaucoup, 
les  plaintes  retentissantes  formulées  naguère  contre  «  la 
baisse  générale  des  études  »  et  les  «  versions  barbares  »  du 
baccalauréat  1  ?  Tout  au  moins  l'éducation  se  prive  ainsi  d'un 
précieux  auxiliaire  :  la  science  des  mots. 

Cette  humble  science,  à  l'usage  des  petits,  l'Allemagne  en 
fait  le  plus  grand  cas,  jusqu'à  la  mettre  à  la  base  de  l'œuvre 
éducatrice.  Elle  juge  avec  raison  que  l'art  d'écrire  n'est  pas 
le  tout  de  l'homme,  qu'il  n'est  même  pas  un  art  indépendant 
et  subsistant  par  lui-même,  mais  plutôt  une  résultante,  et 
que  les  exercices  pratiques  de  style  sont  en  eux-mêmes 
peu  de  chose,  s'ils  ne  supposent  les  principes  fondamentaux 
de  toute  application  intellectuelle,  avant  tout  la  netteté  des 
conceptions. 

L'étude  des  vocables  est  dirigée  graduellement  dans  ce 
but,  étude  à  part,  vivante,  concret*.  Ce  n'est  point  dans 
les  feuillets  d'un  lexique,  c'est  en  classe,  aux  leçons  du 
professeur,  que  l'élève  s'initie  à  la  connaissance  des  termes, 

{.  Cf.  Dépositions  de  MM.  Gebhart,  Croizet,  Gabriel  Monod,  Brouardel, 
Bernes,  Bérard,  Brunet,  etc.,  Enquête,  t.  I,  p.  55,  y5,  119,  212,  267,292,  et 
t.  II,  p.  122. 


504  L'ENSEIGNEMENT  SECONDAIRE  EN  ALLEMAGNE 

moins  pour  en  saisir  au  vol  la  signification  fuyante,  que 
pour  en  pénétrer  avec  précision  le  contenu,  en  peser  la  va- 
leur. De  la  sorte,  l'enseignement  lexicographique  porte  plus 
loin  que  lui-même  :  il  devient  un  moyen  heureux  de  forma- 
tion. Le  maître  n'a  pas  seulement  à  déclarer  que  tel  mot  latin 
se  rend  par  tel  mot  allemand.  Sa  tâche  est  de  fixer  dans  l'es- 
prit l'idée  elle-même  ;  et  cette  idée,  il  la  travaille,  la  retouche, 
la  met  au  point,  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  revêtu  toute  sa  trans- 
parence, son  pur  rayonnement.  11  excite,  par  là,  Pinlelligence 
de  l'enfant,  légère,  vagabonde,  à  se  représenter  plus  vive- 
ment les  choses,  à  les  voir  comme  elles  sont;  surtout  il 
l'habitue  à  réfléchir,  et  il  lui  imprime  à  la  longue  comme  un 
besoin  d'exactitude,  avec  un  tour  de  pensée  plus  pénétrant. 
Pratiquement,  et  à  cet  effet,  les  maîtres  de  l'éducation 
distinguent  dans  l'étude  du  terme  comme  deux  stades  :  per- 
cevoir ridée,  puis  l'approfondir.  De  là  deux  méthodes  cor- 
respondantes, la  méthode  expositive  et  la  méthode  explica- 
tive \  disons  plutôt  deux  formes  du  même  enseignement.  Et 
comme  la  division  du  travail  est  un  des  caractères  innés  de 
la  pédagogie  allemande,  chaque  méthode,  chaque  forme  d'en- 
seignement procédera  de  même  par  degrés  :  le  génie  de  la 
race  l'exige  ainsi.  Mais  toujours  le  vocabulaire  maintiendra 
son  rôle  d'initiateur,  de  révélateur  d'idées;  toujours  il  susci- 
tera, au  lieu  d'un  vulgaire  et  mécanique  exercice  de  traduc- 
tion, un  travail  d'ordre  vraiment  intellectuel,  un  effort  de 
perception  ou  de  compréhension  \  —  effort  d'autant  plus 
rémunérateur  qu'il  s'exerce,  par  le  fait  des  études  classiques, 
sous  des  formes  plus  délicates  et  dans  le  domaine  supérieur 
des  choses  de  l'esprit. 

L'enseignement  expositif  [darstellende  Unterricht)  di  pour 
objet  l'élaboration  première  de  l'idée^,  et  il  faut  croire  que 
le  petit  Prussien  ne  se  prête  pas  fortcomplaisamment  à  cette 
tentative;  car  les  programmes  officiels,  comme  les  traités  di- 
dactiques, recommandent  de  procéder  avec  la  plus  extrême 
circonspection,  en  s'adressant  d'abord  aux  sens,  puis  à  l'ima- 
gination, pour  forcer  plus  sûrement  l'intellect. 

1.  Dettweiler,  op.  cit.,  p.  64  sqq. 

2.  Willmann,  Didaktik  als  Bildungslehre.  Braunschweig,  1895,  p.  358  s^^. 


SON  ROLE  PÉDAGOGIQUE  505 

C'est  la  méthode  intuitive  [Anschaiiungsmethode)^  si  en  hon- 
neur dans  les  écoles  allemandes,  qui  s'acquitte  de  ce  soin,  au 
début^,  soit  en  manifestant  aux  yeux,  par  une  reproduction 
graphique,  un  dessin,  un  moulage,  l'objet  représenté  par  le 
terme  2,  ce  qui  s'applique  fort  bien  aux  monuments  des  civili- 
sations anciennes';  soit  surtout  en  traduisant  directement  à 
l'esprit,  par  une  série  d'expressions  vivantes,  choisies,  colo- 
rées, la  conception  abstraite  qui  se  cache  sous  le  mot^.  Qu'il 
s'agisse  d'une  idée  plus  rebelle,  plus  difficile  à  capter,  le 
professeur  appelle  à  son  aide  la  narration  ou  la  description, 
suivant  le  cas,  afin  de  fixer,  d'une  manière  concrète  et  déci- 
sive, l'attention  de  l'enfant  sur  la  nature  même  de  l'objet^. 
Enfin  la  méthode  heuristique  {Heurese^)^  sorte  de  maïeutique 
perfectionnée,  assure  le  succès  en  provoquant  l'initiative  et 
l'effort,  en  amenant  la  faculté  perceptive  par  des  interroga- 
tions bien  conduites,  à  trouver  d'elle-même  la  notion  juste, 
précise,  et  à  la  produire  au  dehors  dans  toute  sa  netteté. 

L'idée,  dès  lors,  est  au  point.  L'objet  lui-même  a  été  saisi, 
non  par  à  peu  près,  mais  dans  ses  éléments  essentiels,  on 
pourrait  dire  par  son  côté  philosophique;  et  ce  résultat  est 
obtenu,  notons-le,  grâce  à  une  succession  d'exercices  sim- 
ples, attrayants,  qui  aiguisent  l'activité  de  l'esprit  et  ména- 
gent habilement  l'intérêt.  Telle  est,  du  moins,  l'attestation 
des  maîtres. 

Ce  système  d'éducation  par  le  mot  a  conquis  définitive- 
ment, depuis  Herbart,  les  sympathies  de  l'Allemagne.  Non 
seulement  elle  l'applique  partout  dans  ses  gymnases,  mais 
les  administrations  hessoise  et  prussienne  ont  tenté  de 
curieux  essais  pour  l'implanter  dans  les  écoles  réaies,  en 
plein  milieu  utilitaire.  Il  est  avéré,  toutefois,  que  les  études 
classiques  sont  bien  autrement  favorables  que  les  autres  à 


1.  Lehrplàne  und  Lehraufgahen  fur  die  hoheren  Schulen,  Berlin,  1896,  p.  31. 

2.  Dettweiler,  op.  cit.,  p.  168  et  228. 

3.  Cf.  Raimund  Oehler,  klassisches  Bilderhuch,  Leipzig,  1900.  Générale- 
ment les  élèves  ont  cet  album  entre  les  mains. 

4.  Matthias,  Praktische   P'àdagogik  fiïr  hôhere  Lehranstalien.    MiiQchen, 

1895,  p.  39  et  65  sqq. 

5.  Wilmann,  Pàdagogische  Vorirage,  IL — Matthias,  op.  cit.,  p.  45. 

6.  Toischer,  Theoretische  Pddagogik  und  allgemeine  Didaktik.  Mûnchen, 

1896,  p.  101  sqq.,  et  120. 


506  L'ENSEIGNEMENT  SECONDAIRE  EN  ALLEMAGNE 

cette  initiation  S  et  l'expérience  démontre  que  le  vocabulaire 
grec  ou  latin  peut  devenir,  entre  des  mains  exercées,  un  ins- 
trument de  choix,  léger,  délicat,  éminemment  propre  à  ce 
premier  défrichement  de  l'esprit,  à  cette  culture  printanière 
de  la  pensée.  C'est  que  les  langues  anciennes  se  rapprochent 
plus  de  la  nature  que  les  notices;  elles  sont  le  produit  d'une 
civilisation  plus  fraîche  et  plus  naïve.  A  Rome,  comme  à 
Athènes,  n'ont-elles  pas  ce  don,  entre  bien  d'autres,  de 
rendre  plus  directement  les  choses,  et  plus  vivement  ?  de 
reproduire,  sous  un  modelé  plus  hardi,  sous  des  contours 
plus  purs,  une  idée  moins  complexe,  plus  sereine,  une  sen- 
sation mieux  définie  ?  Par  là  même,  le  génie  brillant  de  ces 
langues  simples  et  imagées  convient  de  tout  point  au  jeune 
âge,  à  son  tour  d'esprit,  au  jeu  rapide  et  intense  de  ses  facultés 
sensibles. 

La  Prusse  le  sait,  surtout  la  Prusse,  et  mieux  que  nous 
peut-être.  Voilà  pourquoi,  avec  un  luxe  quelque  peu  débor- 
dant de  procédés  et  de  méthodes^,  elle  se  livre  si  activement 
à  cette  minutieuse  étude  des  mots  qui  lui  rapporte  des 
idées  et  qui,  à  la  longue,  se  réserve  d'ajouter  à  ses  aptitudes 
intellectuelles  un  sens  de  plus,  celui  de  la  précision. 

L'enseigqement  explicatif  [erklàrende  Unterricht^)  con- 
firme ces  résultats  et  les  étend.  Il  vise  moins  à  l'érudition, 
à  l'étendue  des  connaissances ,  qu'au  développement  des 
facultés,  à  la  profondeur  du  savoir. 

Aller  au  fond  des  choses  dans  l'étude  des  auteurs,  entrer 
dans  la  vie  même  et  dans  l'esprit  de  l'antiquité,  tout  est  là, 


i.  Willmann,  Didaktik,  p.  115  sqq. 

2,  Cf.  Toischer,  op.  cit.,  p.  101.  On  distingue,  par  exemple,  dans  la  mé- 
thode heuristique,  V Heurese  empirique,  technique,  logique,  analytique, 
synthétique...  Sur  toutes  ces  méthodes,  et  en  général  sur  la  méthode, 
telle  que  la  comprennent  les  pédagogues  allemands,  —  sorte  de  savante  po- 
liorcétique  de  l'âme,  —  il  y  aurait  une  étude,  non  seulement  de  critique, 
mais  de  haute  psychologie  à  entreprendre,  peu  banale.  Mais  ici  nous  n'avons 
qu'un  fait  â  établir,  le  rôle  prépondérant  des  études  classiques  en  Allemagne 
au  point  de  vue  de  la  formation  intellectuelle  proprement  dite.  Quelle  que 
soit  la  valeur  absolue  des  méthodes,  —  elles  sont  allemandes  et  elles  doi- 
vent être  allemandes,  —  leur  incessant  développement  et  leur  complication 
même  apportent  en  faveur  du  fait  une  preuve  de  plus. 

3.  Willmann,  Didaktik^  p.  115  sqq. 


SON  ROLE  PEDAGOGIQUE  507 

disent  les  programmes  prussiens  de  1892  *,  et  c'est  dans  ce 
but,  surtout,  que  doit  être  étudié  le  vocabulaire.  Il  ne 
s'agit  plus  d'expliquer  un  terme  en  déroulant  un  catalogue 
de  synonymes  ou  en  dissertant  sur  sa  racine  et  sur  l'histoire 
de  cette  racine;  il  s'agit,  plus  simplement,  d'approfondir  le 
sens  môme,  en  rattachant  à  la  notion  d'origine  certaines 
particularités  qui  la  complètent,  l'enrichissent,  ou  encore 
en  la  mettant  en  regard  d'autres  notions  connexes  qui  l'éclai- 
reront  comme  par  reflet.  L'idée  acquiert  à  ce  travail  plus  de 
relief,  l'intelligence  plus  de  pénétration  et  d'ampleur. 

Grâce  à  cette  direction,  la  science  des  étymologies  n'est 
plus,  comme  au  temps  de  Schmalfuss  ou  de  Poppo,  cette 
science  sèche  et  desséchante,  qui  n'opérait  que  sur  des  sque- 
lettes de  mots.  Elle  s'est  humanisée.  Elle  a  son  rôle  modeste 
dans  l'éducation,  qui  est  d'introduire  plus  avant  dans  l'intime 
du  vocable,  en  dégageant  au  vif  le  caractère  original  de  l'ob- 
jet^, en  découvrant  non  plus  la  morte  ossature,  mais  le  prin- 
cipe de  vie,  l'âme  éloquente  de  l'expression.  Soit,  par  exemple, 
le  terme  latin  sermo.  Il  éveille  dans  l'esprit  l'idée  commune, 
banale,  d'entretien.  Mais,  quelle  était,  à  Rome,  l'idée  romaine, 
la  vraie,  moulée  sur  un  cerveau  romain?  Est-ce  Ventretieriy 
au  sens  solide  et  substantiel  de  l'expression  allemande  Un- 
terhaltung  (nourriture  pour  l'esprit,  sustentation)?  Est-ce 
le  va-et-vient  de  la  conversation  française,  primesautière,  sau- 
tillante, pur  moyen  de  distraction  {con-versari)  ?  Est-ce  le  dis- 
cours à  la  manière  des  Grecs,  sorte  de  joute  oratoire,  d'évo- 
lution en  commun  (ô(jL-i>.ta)  autour  de  la  même  pensée  ?  Rien 
de  cela,  pour  le  Quirite,  grave  et  froid,  sobre,  tout  à  l'action, 
le  sermo  ne  dépasse  guère  la  simple  communication  ;  il  se 
borne  à  un  échange  de  vues,  à  quelques  propos  suivis,  lien 
d'affaires  ou  d'amitié  jeté  en  passant,  mais  qui  reste  [ser-ere  ^). 
Toute  l'âme  romaine  revit  dans  ce  mot. 

On  le  voit,  par  ces  petits  exercices  philologiques  discrète-^ 
ment  menés,  mais  d'un  fréquent  recours  *,  c'est  toujours 
le  môme  but  élevé  que  poursuit  la  méthode,  le  même  travail 

1.  Lehrplàne.,.,  p.  30.  —  Toischer,  op.  cit..  p.  125. 

2.  DetUveiler,  Didaktik  iind  Metliodik  des  laleinischen  Unteirichts ,  p.  69. 

3.  Cf.  Weise,  Charakteristik  der  laleinischen  Sprache.  Leipzig,  1891,  §  32. 

4.  Willmann,  Padagogische  Vortràge,  p.  73.  —  DeUweiller,  op.  cit.j  p.  95. 


508  L'ENSEIGNEMENT  SECONDAIRE  EN  ALLEMAGNE 

de  compénétration  et  d'affinement.  L'axiome  d'Hildebrand 
n'est  pas  oublié  dans  les  gymnases  :  «  Se  servir  d'abord  des 
sciences  pour  perfectionner  la  raison,  —  la  raison  ensuite 
perfectionnera  les  sciences.  » 

Cette  méthodique  évolution  de  la  connaissance  s'achève 
par  l'étude  des  synonymes,  étude  quelque  peu  épineuse, 
mais  qui  devient  féconde,  elle  aussi,  dès  qu'on  la  dirige,  avec 
esprit  de  suite,  vers  un  but  de  formation  intellectuelle.  Il  en 
est  des  idées,  en  effet,  ou  des  mots,  comme  des  couleurs  : 
le  contraste  les  fait  ressortir  et  valoir;  c'est  par  le  rappro- 
chement que  s'avive  leur  éclat  et  leur  charme.  Et  non  seule- 
ment il  y  a  profit  à  comparer  une  idée  avec  des  notions  analo- 
gues ou  contraires;  mais  il  importe  plus  encore,  si  l'on  veut 
s'en  rendre  maître,  d'en  élucider  à  fond  le  contenu,  de  la 
comparer  elle-même  avec  elle-même,  d'en  noter  tous  les 
aspects,  les  valeurs,  les  nuances.  Le  bénéfice  est  double. 
C'est  d'abord  étendre  le  champ  de  la  perception  et,  du  même 
coup,  la  puissance  de  la  faculté  ;  c'est  en  même  temps  s'appro- 
prier, si  l'on  choisit  bien  son  terrain,  les  plus  précieux 
résultats  du  travail  des  siècles. 

Car  c'est  un  fait,  commandé  d'ailleurs  par  une  loi  psycho- 
logique bien  connue,  que  chaque  peuple,  comme  chaque 
individu,  se  peint  au  vif  dans  son  langage  ;  il  y  projette  le  fond 
de  ses  pensées,  le  cachet  de  sa  vie,  tout  ce  qu'il  fut  lui-même, 
et,  mieux  que  dans  les  monuments,  on  relève  dans  les  mots 
le  dernier  secret,  les  caractères  les  plus  intimes  des  civi- 
lisations disparues.  Il  arrive  ainsi,  par  un  mystérieux  tra- 
vail d'analyse  populaire,  que  plus  une  idée  s'impose  à  l'at- 
tention d'une  race,  plus  un  objet  l'impressionne  ou  lui  est 
familier,  plus  aussi  s'accroît,  au  cours  des  âges,  le  nombre 
des  expressions  appelées  à  rendre  cette  idée  ou  cet  objet;  et 
comme  aucun  terme  n'est  identique  à  un  autre,  tous  souli- 
gnant dans  la  chose  une  particularité  distincte,  du  vocabu- 
laire se  dégage  à  mesure,  pour  chaque  groupe  de  mots,  une 
conception  d'ensemble  originale  et  richement  étoffée,  une 
idée  de  plus  en  plus  compréhensive,  où  l'on  retrouve  à  la 
fois  la  marque  du  sujet  pensant  et  la  physionomie  complète 
de  l'objet  pensé. 


SON  ROLE  PÉDAGOGIQUE  509 

Jusqu'où  peut  aller,  suivant  la  mentalité  de  la  race,  ce 
travail  séculaire  d'observation  et  d'analyse,  M.  le  professeur 
Karès,  dans  ses  patientes  études  d'onomastique,  l'a  établi 
scientifiquement,  chiffres  en  main.  C'est  ainsi  qu'il  existe 
en  sanscrit  cinq  mots  différents  pour  désigner  la  main, 
onze  pour  la  lumière,  vingt-six  pour  le  serpent,  vingt-neuf 
pour  la  lune,  trente-sept  pour  le  soleil.  L'Arabe,  perdu 
dans  son  désert,  consacre  environ  deux  cents  termes  au 
serpent,  cinq  cents  au  lion,  mille  à  son  épée,  et  cinq  mille 
sept  cent  quarante-quatre  au  chameau  ^  Schrader  a  compté 
de  môme,  en  allemand,  plus  de  cinq  cents  locutions  se  rap- 
portant à  l'idée  de  boire  2. 

J'accorde  bien  qu'il  faut  être  un  pilier  de  la  Hofbraû  ou  le 
«  vieux  du  gourbi  »,  ou  qu'il  faut  avoir  rêvé  au  nirvana,  en 
robe  de  mousseline,  à  l'ombre  de  la  grande  pagode  de  Béna- 
rès,  pour  trouver  de  la  saveur  à  cette  synonymie  et  pour 
mettre  à  profit  le  trésor  d'observations  qu'elle  suppose.  Mais 
ceci  prouve  justement,  que  toutes  les  littératures  ne  sont  pas 
également  propres  à  l'éducation  de  la  pensée  :  il  y  a  du  choix 
dans  la  matière.  A  l'imagination  ensoleillée  de  l'Arabe,  le 
concept  de  chamélon  apparaît  charmant,  et  sa  naïve  intelli- 
gence, une  parcelle  d'idée  la  remplit.  Pour  nous,  héritiers 
d'une  civilisation  plus  philosophique  et  moins  exiguë,  ce  qu'il 
importe,  par  contre,  de  dégager  et  de  polir  dans  notre  esprit, 
n'est-ce  pas  la  pensée  même,  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  immaté- 
riel et  de  plus  dominateur  ?  N'est-ce  pas,  avant  tout,  aux  idées 
générales,  éléments  virtuels  de  toute  connaissance,  arrière- 
fond  de  toute  haute  culture,  qu'il  convient  de  s'attacher,  à  ces 
conceptions  primordiales  et  quelque  peu  abstraites  que  toutes 
les  autres  notions  impliquent,  dont  elles  ne  sont  que  le  pro- 
longement et  la  broderie,  dans  le  domaine  de  la  science  ou  de 
la  politique,  de  la  poésie  ou  de  l'art.  Sans  idées  générales  net- 
tement perçues,  le  cerveau  humain,  au  vingtième  siècle,  n'est 
plus  qu'un  chaos.  Et  puisque  les  Grecs  et  les  Latins,  dans 
le  maniement  de  ces  notions  premières,  ont  été  des  maîtres, 
et  sont  nos  maîtres,  n'est-ce  pas  de  préférence  aux  études  clas- 
siques qu'il  faut  en  demander  la  clef  et  le  perfectionnement? 

1.  O.  Karès,  Jahrbûcher  fur  Philologie,  1884,  p.  595. 

2.  Weise,  op.  cit.,  §  27. 


510  L'ENSEIGNEMENT  SECONDAIRE  EN  ALLEMAGNE 

En  Allemagne,  l'enseignement  ne  manque  pas  à  cette 
tâche  K  II  emploie  et  préconise  beaucoup,  dans  ce  but,  le 
système  des  listes  de  mots,  pure  étude  de  synonymes,  au  fond, 
mais  réduite  en  méthode,  c'est-à-dire  graduée  et  complète. 
Au  lieu  de  porter  sur  quelques  termes  isolés,  suivant  le 
hasard  des  textes  et  l'éparpillement  des  explications,  ce  tra- 
vail s'effectue  d'après  un  plan  minutieusement  ordonné. 
Chaque  groupe  de  mots,  dicté  ou  transmis  en  classe,  forme 
un  tout  représentant  une  idée  d'ensemble.  Et  c'est  sur  ce 
thème,  bien  défini,  que  le  professeur  exercera  ses  élèves  à 
retrouver  Fidée  générale  dans  chacune  de  ses  parties,  à  en 
faire  le  tour  par  l'analyse,  à  en  creuser  une  bonne  fois  le 
contenu.  Par  exemple,  l'idée  de  commandement,  de  pouvoir 
public  se  décomposera  comme  il  suit:  les  expressions/?7-£Be^^e, 
regere^  administrare^  procurare^  comparées  entre  elles  et 
saisies  dans  leur  groupement,  feront  entendre  au  juste,  et 
pleinement,  ce  qu'est  la  fonction;  les  mots  principatus^ 
dignitas^  auctoritas^  mettront  en  lumière  la  notion  de  rang 
social;  le  groupe  humanitas,  ratio,  religio^  justitia^  iiino- 
centia^  studium,  voluntas,  constantia^  etc.,  viendra  nuancer 
l'idée  de  devoir'-^. 

Ces  exercices,  qui  passent  sans  heurt  ni  lacune  des 
concepts  les  plus  simples  aux  conceptions  les  plus  hautes, 
commencent  dès  la  neuvième,  à  partir  du  troisième  tri- 
mestre :  ils  s'achèveront,  sous  une  autre  forme,  aux  Uni- 
versités, et  plus  tard  dans  la  vie.  Car  ces  idées  maîtresses, 
si  elles  sont  les  premières  dans  l'ordre  de  la  pensée,  sont 
bien  aussi  les  dernières  que  l'on  saisisse  par  la  réflexion. 
Qui  se  vantera  d'avoir  achevé  ce  travail  ?  Mais  le  seul  fait 
pour  le  jeune  élève  de  darder  longuement  sur  elles  son 
attention,  afin  de  les  repenser  et  de  les  faire  siennes,  n'est-il 
pas  déjà  une  préparation  de  choix  à  la  culture  définitive  de 
l'homme,  aux  œuvres  de  l'avenir  ?  En  même  temps  que  s'en- 
richit son  intelligence  de  notions  élevées  et  bien  prises,  elle 
se  développe  aussi  par  son  activité  même,  en  s'habituant 
aux  vastes  et  clairs  horizons,  en  s'attachant  à  ces  idées  maî- 
tresses et  suggestives,  qui  touchent  à  tant  de  choses  et  se 

1.  Lehrpl'dne...,  p.  24. 

2.  Detlweiler,  op.  cit.,  p.  110. 


■M 


SON  ROLE  PÉDAGOGIQUE  511 

profilent  sur  tout  un  monde,  simples  toutefois  dans  leur 
nature,  complexes  sans  être  compliquées.  Parla,  l'étude  des 
synonymes  est  véritablement  précieuse,  mais  à  une  condi- 
tion, —  c'est  qu'on  entende  bien  qu'il  n'y  a  pas  de  synonymes. 

Ainsi  évolue,  dans  les  gymnases  allemands,  la  science  du 
vocabulaire.  On  a  pu  surprendre  son  secret,  qui  consiste  à 
ramener  l'étude  du  mot  à  l'étude  de  l'idée;  et  rien  ne  man- 
que à  ce  travail,  puisque  l'enseignement  expositif  s^ adresse 
à  la  perception  simple  et  l'enseignement  explicatif  à.  la  per- 
ception composée  ou  aperception  *.  C'est  toute  la  genèse  de 
l'idée. 

Le  vocabulaire  ne  répond-il  pas  fidèlement,  dans  le  cours 
de  cette  longue  et  parfaite  élaboration,  au  nom  qu'il  porte  en 
Allemagne,  et  qui  est  tout  un  symbole  :  Worterschatz,  — 
trésor  des  mots? 


Après  le  mot,  la  phrase  :  après  le  lexique,  la  grammaire. 

Si  l'homme  se  distingue  surtout,  et  d'abord,  par  l'usage 
qu'il  fait  de  sa  raison,  il  est  du  devoir  d'une  saine  pédagogie, 
dès  que  l'enfant  a  sur  les  choses  des  idées  justes,  précises, 
de  lui  apprendre  à  les  associer  entre  elles,  d'après  leurs 
rapports  de  nature,  et  à  les  enchaîner  suivant  un  ordre  rigou- 
reux, afin  de  développer  à  son  heure  la  pleine  rectitude  du 
jugement.  Les  programmes  officiels,  surtout  en  Prusse,  sont 
très  explicites  sur  ce  point^.  Ils  prescrivent  d'étudier  les 
langues  anciennes,  spécialement  le  latin,  en  se  pénétrant  à 
fond  de  leur  caractère  logique,  et  les  maîtres  doivent  subor- 
donner à  ce  but  la  grammaire  et  les  explications,  l'étude 
théorique  et  appliquée  de  la  syntaxe. 

C'est  bien  par  là,  en  effet,  que  les  littératures  anciennes 
resteront  toujours,  même  pour  l'esprit  moderne,  l'école 
supérieure  de  la  raison.  Au  seul  point  de  vue  grammatical  et 
formel,  que  n'ont-elles  pas  à  nous  apprendre  !  L'art  qui  pré- 
side, chef-d'œuvre  de  calcul  et  de  goût,  à  la  distribution,  à 
l'ordonnance  et  au  mouvement  de  la  phrase  classique,  est-ce 

1.  Herrraann,  Ueber  Perzeption  und  Aperzeptiou,  padagogischc  Monats 
hefte.  Stuttgard,  1898,  I,  p.  30.  —  Toischer,  op.  cit. /^.  110  sqq.  —  Will- 
mann,  Didaktik,  p.  325  sqq. 

2.  Lehrpiùne...,  p.  30. 


512  L'ENSEIGNEMENT  SECONDAIRE  EN  ALLEMAGNE 

autre  chose  que  la  dialectique  en  action,  une  saisissante 
application  des  lois  les  plus  strictes  de  l'entendement?  Rien 
au  hasard.  Ni  outrance,  ni  caprice.  Dans  le  vif  contour  de  la 
phrase,  pur,  sévère,  où  rien  ne  déborde,  dans  Tagencement 
des  propositions,  qui  se  soutiennent  en  s'enlaçant,  dans  le 
choix  exquis  des  mots  et  de  leur  place,  d'où  chacun  res-^ 
plendit  et  fait  resplendir  les  autres,  et  jusque  dans  ce  jeu 
menu  des  particules  si  souple  à  rendre  les  nuances,  le  der-* 
nier  fini,  tout  converge  vers  un  but,  tout  s'adapte  à  un  effet. 
Si  le  jugement  n'est  que  la  perception  d'une  relation  d'idées, 
le  voilà  bien  dans  son  élément;  car  à  quoi  se  ramène  cette 
savante  organisation  qui  mesure  et  circonscrit,  qui  rapproche 
et  oppose,  qui  pondère  et  unit,  sinon  à  d'invisibles  liens,  à 
des  rapports  d'idées,  traduits  dans  les  mots  par  des  rapports 
de  flexion,  de  syntaxe,  de  position  ?  L'ordre,  grâce  à  eux, 
rayonne  :  il  est  dans  l'ensemble,  dans  les  détails.  Partout  un 
jugement  à  émettre,  une  conséquence  à  tirer;  car,  à  tout,  il 
y  a  un  pourquoi,  une  raison  d'être.  Or,  cet  épanouissement 
de  la  raison  dans  la  plastique  de  la  langue,  une  étude  syn- 
taxique bien  faite  doit  le  mettre  absolument  en  lumière,  si 
l'on  veut  dégager,  au  delà  du  mécanisme  extérieur,  la  loi,  le 
principe  d'unité  et  de  vie,  en  vertu  duquel  naissent  et  se 
déroulent,  sous  le  rythme  de  la  phrase,  les  accords  harmo- 
nieux de  la  pensée. 

Cette  étude,  qui  comprend  en  Allemagne  une  partie  fort 
importante  de  l'enseignement  classique,  porte  surtout  sur 
les  textes  latins  ^  Ce  n'est  pas  que  le  grec  soit  exclu  :  loin 
de  là  2.  Mais  la  phrase  latine,  au  caractère  architectural,  soli- 
dement articulée,  amie  des  oppositions  franches  et  des  fortes 
symétries,  se  prête  mieux,  pour  le  génie  allemand,  au  but 
proposé.  Rien  ne  s'adapte  mieux  que  la  langue  de  Gicéron  et 
de  Tite-Live,  de  l'éloquence  et  de  l'histoire,  à  ces  exercices 
de  logique  appliquée  [sprachlich-logische  Schulung)  que 
prescrivent  les  Plans  d'études  ^,  et  qui  sont  destinés,  non  seu- 
lement à  transmettre  une  connaissance  plus  approfondie  de 
Fidiome,  mais  surtout  à  faire  passer  dans  les  qualités  d'es- 

1.  Lehrpiàne...,  p.  24. 

2.  Ibid.,  p.  34. 

3.  Ibid,,  p.  24. 


SON  ROLE  PEDAGOGIQUE  513 

prit  que  l'on  acquiert  au  gymnase  cette  logique  immanente, 
comme  parle  WiUmann,  de  la  construction  syntaxique.  Ce 
n'est  pas  sans  raison  que  Guillaume  II,  dans  son  décret  du 
26  novembre,  ordonne  de  renforcer  encore  les  études  latines, 
et  les  Allemands  savent  ce  qu'ils  disent  en  répétant  si  volon- 
tiers que  le  latin  est  l'instituteur  préféré  du  bon  sens^,  le 
maître  qui  apprend  le  mieux  à  gouverner  ses  pensées  et  à  les 
exprimer  dans  toute  leur  force  et  leur  ampleur. 

L'enseignement  spéculatif  de  la  grammaire  s'inspire  immé- 
diatement de  ces  tendances. 

11  fut  un  temps  où  les  études  grammaticales  étaient  leur 
but  à  elles-mêmes.  Toute  l'ambition  d'un  homme  triom- 
phait à  posséder  le  matériel  phonique  des  langues  anciennes, 
le  catalogue  complet  des  formes  dialectales  et  historiques, 
le  recensement  minutieux  de  tous  les  préfixes,  infixes  et 
suffixes.  Dès  la  Sexta  (neuvième),  le  professeur  développait 
ses  thèses  sur  la  formation  primitive  des  mots,  les  affinités  et 
tendances  de  chaque  son,  la  genèse  de  chaque  lettre.  Il  im- 
portait au  plus  haut  point  de  déterminer  très  exactement  à 
quel  jour  du  sixième  mois  l'enfant  commence  à  émettre  des 
diérèses  ou  Vu  furtif,  et  ces  cours  érudits  se  poursuivaient 
jusqu'en  Oberpriina  (première),  sans  oublier  les  idiotismes 
rares  et  les  théories  de  la  fonction.  C'était,  affirmait-on,  la 
méthode  scientifique. 

Aujourd'hui  on  y  va  plus  simplement.  Allégées  de  tout 
bagage  inutile  et  de  toute  surcharge,  les  grammaires  grecque 
et  latine  se  bornent  à  exposer,  en  dehors  des  paradigmes, 
les  règles  fondamentales  de  la  langue,  celles  qui  se  retrouvent 
dans  chaque  auteur  :  rien  de  plus.  Si  V Abiturient  du  gymnase 
(l'équivalent  de  notre  bachelier)  a  pu  se  plaindre  jadis  d'avoir 
été  contraint  d'apprendre  littéralement  soixante-dix  règles 
de  syntaxe  et  autant  d'exceptions,  les  Plans  d'études  de  1892 
ont  tellement  réduit  le  rôle  de  la  mémoire  et  la  matière  elle- 
même  2  que  les  plaintes  ont  cessé  partout,  et  que  plusieurs 
éminents  praticiens  sont  allés  jusqu'à  dénoncer  l'excès  dans 

1.  Toischer,  op.  cit.,  p.  46. — Willmann,  Didaktik,  II,  p.  114. —  Dettwei- 
1er,  op.  cit.,  p.  18. 

2.  Lehrplàne...,  p.  28  sqq.y  et  p.  78. 

LXXXVI.  -  33 


514  L'ENSEIGNEMENT  SECONDAIRE  EN  ALLEMAGNE 

cette  réaction  contre  les  éludes  positives.  Je  crois  aussi  que 
le  ministre  d'alors,  M.  de  Zedlitz,  en  simplifiant  les  pro- 
grammes et  les  méthodes,  a  élagué,  de  fait,  un  certain  nom- 
bre de  choses  essentielles.  Mais  le  principe  reste  excellent  : 
faire  concourir  l'enseignement  grammatical  à  la  formation 
intellectuelle*. 

On  se  sert,  à  cette  fin,  de  la  méthode  inductive*^.  Le  pro- 
fesseur recueille  un  certain  nombre  d'exemples,  dans  l'au- 
teur expliqué;  successivement  il  attire  sur  chacun  d'eux 
l'attention,  signale  le  point  intéressant,  rapproche  ensuite 
tous  les  éléments  en  faisant  ressortir  leur  caractère  commun, 
et,  du  groupement  lumineux  des  faits,  provoque  les  élèves 
à  découvrir  spontanément  la  loi,  à  formuler  eux-mêmes  la 
règle.  Toute  la  syntaxe  latine  est  étudiée  ainsi,  méthodique- 
ment, durant  les  sept  premières  années;  il  en  est  de  même 
pour  la  syntaxe  grecque,  à  partir  de  V Untertertia  (sixième^). 
N'y  a-t-il  pas  là  un  moyen  avantageux  d'explorer  plus  sûre- 
ment le  sens  d'une  règle,  de  mieux  entrer  dans  l'esprit  des 
principes  généraux  de  la  langue,  et  de  façonner  peu  à  peu 
Pintelligence  aux  procédés  de  l'abstraction  et  de  la  générali- 
sation, en  l'habituant  à  interpréter  l'expérience  ? 

Au  reste,  cette  conception  élevée  des  études  grammati- 
cales ne  date  point  d'hier.  Dès  1785,  Meierotto,  recteur  du 
gymnase  de  Joachimsthal,  avait  posé  nettement  le  principe, 
en  définissant  la  grammaire  «  une  philosophie  du  langage 
au  moyen  de  l'induction*  »,  définition  aussitôt  reçue  par  les 
adeptes  les  plus  passionnés  de  la  philologie  pure.  Boeck  lui- 
même  ne  considérait  les  grammaires  grecque  et  latine  que 
«  comme  une  dynamique  de  l'esprit,  le  Bptyxo;  (xaôvijAaTwv  de 
la  rhétorique»,  et  il  revendiquait  pour  elles,  dans  le  domaine 
de  la  linguistique,  le  rôle  royal  que  Platon  attribuait  à  la  dia- 
lectique en  philosophie^.  Sans  se  laisser  aller  à  cette  pointe 
d'enthousiasme,  Hraban  Maur  avait  touché  plus  juste  encore, 

1.  Ziemer,  Schulgrammatik  [von  Gillhausen),  p.  200. 

2.  Le  II  r  plane...,  p.  25.  —  Dettweiler,  op.  cit.,  p.  36. 

3.  Lehrpl'dne.,.,  p.  39.  —  Dettweiler,  Didaktik  und  Methodik  des  griechi- 
schen  Unterrichts.  Mûnchen,  1898,  p.  14. 

4.  Paulsen,  G^chichte  des  deutschen  Unterrichts,  t.  II,  p.  89  et  p.  397. 

5.  Encyclop'ddie  und  Méthodologie  der  philosophischen  Wissenschaften, 
hrsg.  von  Bratuschek,  1877,  p.  725. 


SON  ROLE  PÉDAGOGIQUE  515 

bien  avant  le  néo-humanisme,  en  déclarant,  dans  son  Plan 
d*études  des  écoles  monastiques,  que  la  grammaire  doit  ôlre 
un  moyen,  non  un  but,  et  qu'il  faut  l'enseigner  d'une  manière 
concrète  et  pratique,  par  la  lecture*. 

N'est-il  pas  piquant  que  ce  soit  là  exactement  le  sens  de  la 
dernière  réforme  scolaire  en  Prusse  et  quasi  la  formule  de 
la  pédagogie  moderne?  Rien  n'est  nouveau  sous  le  soleil. 
'Mais  il  faut  louer  les  Etats  allemands  d'avoir  appliqué  enfin 
le  principe  et  orienté  l'enseignement  grammatical  vers  un 
but  plus  noble,  en  rattachant  l'art  de  bien  parler  et  de  bien 
écrire  au  grand  art  de  bien  raisonner. 


Sous  une  forme  à  la  fois  plus  large  et  plus  serrée,  Texpli- 
cation  des  œuvres  littéraires  vient  reprendre  et  parachever 
ce  fructueux  travail  de  la  raison  sur  elle-même.  L'enseigne- 
ment, jusqu'ici,  par  une  étude  détaillée  de  la  phrase,  visait  à 
promouvoir  surtout  l'esprit  d'analyse,  et,  par  les  études 
théoriques  de  grammaire,  l'habitude  de  la  généralisation. 
C'est  le  plein  essor  de  l'esprit  synthétique,  désormais,  qu'il 
se  flatte  d'assurer,  en  s'occupant  de  la  trame  soit  d'un  ou- 
vrage entier,  soit  d'un  chapitre  ou  d'un  long  passage 2,  pour 
la  décomposer  et  la  recomposer,  pour  suivre  le  dessin  de  la 
pensée  et  son  développement,  pour  noter  la  gradation  des 
idées  secondaires,  leur  relation  avec  l'idée  centrale,  en  un 
mot  pour  amener  l'intelligence  à  ressaisir  dans  la  multipli- 
cité apparente  des  détails  l'unité  de  fond,  dans  la  variété  et 
l'opposition  même  des  parties  l'idée  parfaite  du  tout. 

Evidemment,  pour  avoir  chance  d'aboutir,  un  essai  aussi 
compliqué  et  ardu  que  celui-là  exige  une  grande  dextérité 
dans  l'intervention  du  maître  et,  de  la  part  de  l'élève,  une 
intense  application  ;  car  rien  ne  réclame  plus  le  concours 
personnel,  Teff'ort  aigu,  que  cette  intuition  de  l'esprit  se 
projetant  sur  un  ensemble  et  ramenant  à  un  point  tout  un 
monde. 

Aussi  est-il  recommandé  de  se  servir  d'abord  de  tableaux 

1.  Rabanus  Maurus,  De  clericorum  institutione ,  lib.  III,  c.  xviii,  Mignc, 
t.  CVII,  p.  395. 

2.  Lehrpidne...,  p.  30.  —  Willmann,  Didaktik,  p.  249. 


516  L'ENSEIGNEMENT  SECONDAIRE  EN  ALLEMAGNE 

synoptiques,  puis  d'inciter  les  élèves  à  trouver  par  eux- 
mêmes  le  rapport  des  idées i.  Le  maître  présente  alors  la 
pensée  fondamentale  dans  toute  son  extension  et  dans 
l'articulation  de  ses  parties,  en  s'assurant  finalement,  par  une 
suite  d'interrogations  différemment  posées,  que  la  synthèse 
est  mûre  dans  les  esprits.  Il  est  à  noter  que  le  Pensum  et 
les  Extemporalien^  c'est-à-dire  les  devoirs  écrits  faits  à  la 
maison  ou  en  classe,  ont  presque  toujours  pour  objet  un 
thème  de  ce  genre,  sorte  de  transposition  de  l'exercice  oral, 
ce  qui  indique  assez  quelle  importance  s'attache,  dans  l'en- 
seignement des  gymnases,  au  travail  synthétique  et  à  l'idée 
même  de  composition  2. 

Bien  plus,  pour  assurer  mieux  encore  les  résultats,  et 
pour  éviter  le  morcellement  dans  les  explications,  la  plupart 
des  professeurs  apportent  un  soin  scrupuleux  à  traduire  un 
auteur  dans  toute  son  étendue.  C'est  le  système  «  intégral  », 
opposé  au  système  des  «  morceaux  choisis  »,  et  tout  à  fait 
d'accord  avec  l'esprit  des  programmes. 

Cette  méthode,  toutefois,  où  la  quantité  prime  la  qualité, 
n'est  pas  sans  inconvénients.  Le  D"*  Bach,  de  Strasbourg,  l'a 
démontré  avec  une  parfaite  compétence 3,  en  s'appuyant  sur- 
tout sur  ce  fait  qu'il  est  difficile,  si  l'on  veut  tenir  compte  de 
la  force  moyenne  des  élèves,  de  traduire  en  Secunda^  par 
exemple,  les  12  000  vers  de  V Odyssée.  En  bonne  mesure,  on 
doit  se  borner,  paraît-il,  au  chiffre  de  7  300.  D'autre  part,  il  y  a 
dans  Homère  des  redites,  quelques  somnolences.  Une  simple 
analyse  ne  pourrait-elle  pas  suppléer  alors  dans  une  édition 
abrégée?  C'est  ainsi  que  V Odyssée.,  publiée  par  le  D""  Bach 
dans  la  collection  Aschendorff  (Miinster),  se  réduit  à 
7  376  vers  et  permet  aux  élèves  de  suivre  tout  aussi  bien  le 
développement  de  l'action. 

Ce  système  mixte  tend  à  prévaloir;  et  les  Plans  d'études 
officiels,  en  somme,  ne  s'y  opposent  pas.  Mais,  fidèles  à 
leur  principe,  ils  ont  soin  de  faire  remarquer  que,  dans  le 
cas   où  il  deviendrait  impossible   de  traduire  intégralement 

1.  Toischer,  op.  cit.,  p.  114  spp. 

2.  DeUweiler,  Didaktik  und  Meihodik  des  lateinischen  Unterrichts,  p.  114. 

3.  Bach,  Ueber  die  Auswahl  der  Schullekture  der  homerischen  Dichtungcn. 
Paderborn,  1895,  p.  9. 


SON  ROLE  PÉDAGOGIQUE  517 

un  auteur,  il  reste  obligatoire  de  choisir,  pour  la  lecture  de 
classe,  des  passages  intimement  reliés  entre  eux  et  formant 
un  tout  complet,  sans  oublier  de  remplacer  par  une  traduction 
soignée,  et  dans  leur  ordre,  les  passages  supprimés  ^ 

On  ne  peut  que  souscrire  à  ces  déclarations.  Car  c'est  en 
combinant  la  série  de  ses  efforts  sur  un  tout  complexe,  que 
Tesprit  gagnera  principalement  en  rectitude  et  en  force.  En 
même  temps  que  l'élève  apprécie  mieux  ainsi  l'économie 
d'une  œuvre,  il  assouplit  sa  raison,  il  la  dresse  à  soutenir  aisé- 
ment les  vastes  ensembles,  et  il  saura  mieux,  homme  fait,  se 
retrouver  dans  le  dédale  des  affaires,  après  s'être  étudié,  en- 
fant, à  saisir  les  idées  et  les  choses  non  plus  par  leur  surface, 
par  leurs  mouvants  dehors,  mais  par  ce  qu'elles  ont  en  elles- 
mêmes  de  simple  et  de  fécond. 

N'est-ce  pas  comprendre  avec  une  sagesse,  de  nos  jours 
fort  méritoire,  surtout  à  Berlin,  la  vraie  portée  des  études 
libérales?  Il  est  clair  qu'un  enseignement  aussi  élevé  dans 
son  but,  aussi  ferme  dans  ses  méthodes,  devra  frapper  les 
intelligences  à  son  empreinte.  C'est  grâce  à  lui,  à  lui  seul, 
que  l'enfant  rêveur  de  la  Germanie,  trop  enclin  à  se  com- 
plaire dans  le  clair-obscur  de  sa  pensée,  acquiert  lentement, 
méthodiquement,  ce  qui  manque  le  plus  à  son  activité  in- 
tellectuelle, la  précision  du  détail,  la  compréhension  de 
l'ensemble.  Par  l'étude  des  mots,  il  apprend  à  observer,  à 
comparer,  à  réfléchir,  à  voir  juste;  par  l'étude  de  la  phrase 
et  de  l'œuvre,  il  apprend  à  juger,  à  ordonner,  à  mettre  en 
valeur  les  ressources  les  plus  hautes  de  sa  raison.  Et  surtout, 
de  ces  longs  efforts  vers  un  but  supérieur  il  lui  restera  des 
habitudes  d'esprit  qui  le  serviront  à  souhait  dans  toutes  les 
situations,  car  il  aura  conquis,  avec  le  sens  de  l'exactitude  et 
de   l'ordre,   la  science  même  du  travail. 

C'est  ainsi  qu'en  apprenant  le  latin  et  le  grec,  il  apprend 
pour  la  vie,  dans  la  mesure,  du  moins,  où  l'art  de  penser  et 
d'agir  renferme  en  lui  les  autres  arts,  et  avec  eux  le  germe 
des  autres  biens. 


Ce  n'est  pas  tout.  Car  pour  résoudre  le  grave  problème  de 

1.  Lehr plane...,  p.  34. 


518  L'ENSEIGNEMENT  SECONDAIRE  EN  ALLEMAGNE 

Péducation,  il  ne  suffit  pas  d'une  forte  discipline  imprimée  à 
l'esprit.  Gomme  il  s'agit  de  former  au  collège,  non  pas  des 
intellectuels  ou  des  dilettanti,  mais  des  hommes,  de  ces 
hommes  de  caractère,  résolus  et  clairvoyants,  qui  soient  à  la 
hauteur  de  leur  siècle  et  qui  sachent,  au  besoin,  le  conduire, 
il  faut  pour  cela,  voir  plus  loin  que  la  réalité  et  le  monde  des 
affaires,  plus  loin  même  que  les  formes  de  la  pensée.  Oui,  si 
l'homme  vraiment  homme  désire  avoir  en  partage  le  sens 
de  la  vie,  s'il  veut  comprendre  quelque  chose  aux  énigmes 
de  la  nature,  au  spectacle  parfois  déconcertant  de  l'humanité, 
à  ce  jeu  suggestif  et  grandiose  des  individus  qui  passent,  des 
peuples  qui  tombent  et  des  passions  qui  restent,  s'il  veut  se 
posséder  lui-même  dans  sa  fîère  indépendance  et  diriger 
librement  son  effort  vers  un  but  digne  de  lui,  n'est-il  pas  né- 
cessaire qu'il  donne  l'essor  à  son  âme  et  qu'il  purifie  son 
regard  à  la  source  de  toute  clarté  ?  Ne  faut-il  pas  qu'il  brise 
les  apparences  et  qu'il  tienne  le  dernier  mot  de  tout,  qu'il 
pénètre  les  côtés  profonds  et  mystérieux  de  l'existence,  qu'il 
estime  pour  ce  qu'elles  valent  les  choses  de  la  matière  et  les 
biens  du  cœur  ou  de  l'esprit  ?  Ne  faut-il  pas,  dès  lors,  qu'il 
retrouve  dans  tout  ce  qui  est,  dans  le  brin  d'herbe  comme 
dans  le  système  des  mondes,  en  lui-même  surtout,  ce  qui 
fait,  avec  l'unité  des  êtres,  leur  grandeur,  ce  reflet  discrète- 
ment voilé  de  la  beauté  souveraine  et  de  l'infinie  vérité,  cette 
sublime  empreinte  de  la  pensée  divine,  qui  a  distribué  par- 
tout l'ordre  et  l'harmonie  et  qui  est  l'éternelle  mesure  de 
toute  pensée  humaine  comme  de  toute  réalité  ?  En  un  mot,  il 
faut  qu'il  ait,  suivant  l'expressif  adage  d'Outre-Rhin,  sa  Wei- 
tanschauung^  sa  conception  du  monde  à  lui,  et  la  vraie  ^ 

Sans  doute,  c'est  à  la  religion  qu'il  appartient  éminem- 
ment de  transporter  l'esprit  jusqu'à  ces  hauteurs,  elle  qui 
nous  apprend  à  contempler  aux  lueurs  de  la  foi  le  monde 
des  phénomènes  et  à  mesurer  notre  action  au  regard  de  nos 
destinées  éternelles.  Voilà  pourquoi  les  programmes  offi- 
ciels de  toutes  les  écoles  allemandes  tiennent  à  honneur  — 
pourrions-nous  le  remarquer  sans  quelque  tristesse? —  de 
mettre  à  la  base  de  toute  éducation  l'instruction  religieuse, 

1.  Willmann,  Didaktik,  p.  42  sqq. 


I 


SON  ROLE  PEDAGOGIQUE  519 

l'appelant  explicitement  à  conférer  à  l'âme  comme  une  nou- 
velle noblesse  et  à  conduire  la  jeunesse  à  la  vertu*. 

Mais  en  dehors  de  celte  doctrine  sainte,  qui  s'adresse  au 
chrétien  et  dont  l'éclat  illumine  pour  nous  les  cieux,  il  est 
une  philosophie  tout  humaine,  fleur  charmante  de  la  sagesse 
antique,  qui  donne  à  la  raison  sa  dernière  parure,  son  plus 
haut  point  de  perfectionnement,  en  l'habituant  aux  exquises 
pensées  et  aux  nobles  ambitions,  en  lui  apprenant  à  subor- 
donner la  matière  à  l'esprit,  à  se  détourner  du  vulgaire  pour 
rechercher  de  préférence  ce  qui  va  au  bien  supérieur  de 
l'humanité,  à  aimer  et  à  goûter  tout  ce  qu'il  y  a  de  grand  sur 
la  terre,  tout  ce  qui  séduit  les  belles  âmes,  la  religion,  la 
science,  la  gloire,  la  liberté,  la  vertu.  Cette  philosophie 
pratique  et  profondément  vécue,  on  la  retrouve,  par  frag- 
ments, à  toutes  les  pages  des  chefs-d'œuvre  classiques. 
N'est-ce  pas  elle  qui  entr'ouvre  au  regard,  dès  les  premières 
études,  ce  monde  invisible  et  pour  la  jeunesse  si  plein 
d'attraits,  où  rayonne  l'idéal  ? 

L'idéal!  Il  faut  cela  dans  la  vie  pour  former  un  homme.  Et 
nos  utilitaires  français  qui  se  demandent  à  quoi  sert  indus- 
triellement le  grec, seraient  fort  surpris, j'imagine,  de  voiries 
positifs  allemands  mettre  leurs  fils  à  l'école  des  anciens  et 
spécialement  des  Grecs,  pour  apprendre  d'eux  le  secret  de 
juger  les  hommes  et  les  choses,  non  plus  à  leur  prix  de 
revient,  mais  d'après  leur  dignité  et  leur  valeur  morale,  et 
sous  le  jour  le  plus  pur  de  la  raison.  WiUmann  a  tracé  dans 
des  pages  superbes^,  et  il  nous  a  redit  éloquemment,  au 
congrès  de  Munich,  ce  que  les  lettres  classiques,  dans 
l'œuvre  de  l'éducation,  avaient  fait  pour  le  culte  de  l'hé- 
roïsme et  des  sentiments  généreux,  et  par  là  pour  le  bien 
des  peuples.  Il  est  juste  de  reconnaître  que  l'homme  privé 
de  cette  haute  culture  n'est  plus  qu'un  homme  amoindri, 
confiné  dans  le  cercle  étroit  du  présent,  captif  de  la  matière, 
à  la  merci  de  son  journal  ou  de  sa  fantaisie,  sans  caractère 
comme  sans  valeur. 

1.  Lehr plane. \.,  p.  11  sqq. — Willmann,  Didaktik,  t.  II,  p.  148  sqq.  — Tois- 
cher,  op.  cit.,  p.  154.  —  Zange,  Realgymnasium  und  Gymnasium  gegeniXher 
den  grossen  Aufgaben  der  Gegenwart.  Gotha,  1895,  p.  12  sqq. 

2.  Willmann,  op.  cit.,  p.  37  sqq. 


520  L'ENSEIGNEMENT  SECONDAIRE  EN  ALLEMAGNE 

Ces  vues  antiutilitaires  ont  toujours  été  le  partage  des  maî- 
tres éminents  qui  ont  influé  le  plus  sur  le  mouvement  des 
études  en  Allemagne.  N'était-ce  pas  le  thème  favori  de  Les- 
sing,  de  Gœthe  et  de  Schiller,  qui  se  plaisaient  à  retrouver 
dans  les  chefs-d'œuvre  de  la  Grèce,  avec  les  sublimes  envo- 
lées de  l'esprit  et  la  sagesse  aimable  de  la  vie,  le  modèle  de 
l'homme  dans  sa  vraie  beauté  ?  Et  les  fondateurs  du  gymnase 
allemand,  Stein,  Siivern,  WolfF,  Schleiermacher,  Humbolt, 
Nicolovius,  lorsqu'ils  établissaient  les  programmes  de  1812 
et  déclaraient  si  haut  qu'ils  voulaient  former  non  pas  des  es- 
claves, ni  des  marionnettes,  mais  des  hommes,  n'étaient-ils 
pas  allés  jusqu'à  outrer  ces  vues  en  proposant  à  la  jeunesse 
des  écoles  le  monde  hellénique  comme  ^exemplaire  achevé 
de  toutes  les  vertus  et  de  toutes  les  perfections  ? 

Les  programmes  de  1892  sont  plus  sages.  La  religion  garde 
dans  l'enseignement  sa  place  d'honneur,  son  rôle  prépon- 
dérant, et  l'étude  des  classiques  est  appelée  à  venir  en  aide  à 
l'étude  de  la  Bible  et  du  catéchisme.  Ceux  des  auteurs  indi- 
qués comme  constituant  le  fond  même  de  l'enseignement  du 
grec,  sont  précisément  ceux  qui  ont  la  plus  haute  valeur  au 
point  de  vue  pédagogique  et  moral  :  Homère,  «  qui  doit  être 
lu  en  entier  »,  Sophocle  et  Platon;  et  il  est  expressément  re- 
commandé aux  professeurs  de  mettre  surtout  en  lumière, 
par  une  explication  détaillée  et  par  le  caractère  choisi  de  la 
traduction,  la  haute  valeur  de  l'idéal  qu'ils  proposent*. 

Les  maîtres,  en  général,  ne  manquent  pas  à  leur  tâche  ;  ils 
sont  fiers  d'avoir  à  remplir  une  mission  aussi  grave  qui  as- 
sure à  leurs  fonctions  tant  de  dignité  et  qui  donne  à  l'en- 
seignement du  gymnase  son  vrai  cachet,  en  lui  créant  une 
place  à  part  dans  l'éducation  de  la  jeunesse  2.  Il  est  fort  inté- 
ressant de  voir  avec  quel  soin  ils  ramènent  à  ce  but  la  lecture 
des  textes,  comme  ils  s'ingénient,  par  exemple,  à  mettre  en 
relief  dans  Tite-Live,  les  plus  beaux  modèles  de  la  vertu 
romaine,  dans  Sophocle  toutes  les  formes  de  la  piété  an- 
tique. A  chaque  page  de  l'Enéide,  l'élève  doit  retrouver 
l'image  réfléchie  de  la  grandeur  de  Rome,  et  dans  les  chants 

1.  Lehr plane... ^  p.  34. 

2.  Dettweiler,  Didaktik  und  Methodik  des  griechischen  Unterrichts.  Mûn- 
chen,  1898,  p.  11  sqq.,  et  p.  59. 


SON  ROLE  PÉDAGOGIQUE  521 

d'Homère  le  rayonnement  môme  de  l'idéaU.  C'est  là  le  point 
capital  de  l'enseignement,  comme  s'expriment  les  Plans 
d'études'^  car  ce  qui  importe  surtout,  en  expliquant  les  au- 
teurs, c'est  d'entrer  au  fond  de  leur  pensée,  au  cœur  de  leurs 
sentiments,  afin  de  s'animer  de  leur  esprit. 

Grâce  au  système  de  concentration ^  qui  consiste  à  choisir 
dans  la  complexité  des  matières  celles  qui  ont  entre  elles 
une  intime  connexion,  afin  de  mettre  l'harmonie  dans  les 
programmes  et  de  fortifier  l'un  par  l'autre  les  divers  ensei- 
gnements, le  résultat  obtenu  se  trouve  doublement  assuré, 
et  plus  saisissant  encore,  vu  que  l'instruction  religieuse,  à 
qui  revient  par  excellence  le  rôle  moralisateur,  n'est  nulle- 
ment considérée  comme  une  branche  à  part  dans  l'organisa- 
tion scolaire  allemande,  mais  plutôt  comme  la  sève  de  toutes 
les  branches.  Le  gymnase  allemand  est  officiellement  un 
gymnase  chrétien.  Puisqu'il  appartient  à  la  religion  de  péné- 
trer" toute  la  vie,  les  programmes  lui  demandent,  depuis  les 
réformes  de  1850,  de  pénétrer  aussi  tout  l'enseignement,  et 
son  rôle,  dans  les  explications  grecques  et  latines,  est  de 
relever  encore  les  aperçus  de  la  sagesse  antique  par  une  plus 
haute  expression  de  la  beauté  morale  2.  Etudiée  ainsi  dans 
ses  plus  purs  chefs-d'œuvre,  et  avec  ces  tendances,  l'anti- 
quité peut-elle  être  autre  chose  qu'une  école  de  grandeur 
d'âme? 

Les  adversaires  les  plus  résolus  du  gymnase  actuel  recon- 
naissent sans  peine  ce  que  le  jeune  homme,  après  neuf  ans 
d'études,  a  gagné,  ou  pu  gagner  à  cette  formation;  ils  veu- 
lent seulement,  disent-ils,  en  faire  bénéficier  une  élite  ^.  Mais 
pourquoi?  Est-il  donc  nécessaire  d'être  un  génie  supérieur 
pour  profiter  à  ces  leçons,  pour  sentir  s'épurer  sa  pensée 
devant  cette  traînée  lumineuse  d'actions  héroïques,  et  son 
âme  devenir  meilleure  au  contact  de  ces  nobles  exemples,  de 
ces  magnifiques  enseignements  ?  La  jeunesse,  même  moyen- 
nement   douée,    comprend  si  bien  ce  qui  est  élevé  et  gé- 

1.  Willmann,  op.  cit.,  p.  517  sqq.  —  Dettweiler,  Didaktik  iind  Methodik 
des  griechisclien  Unterrichts,  p.  75  sqq. 

2.  Lchrpl'ane...,  p.  24.  —  Zange,  Realgymnasiutn  und  Gymnasium,  p.  12  sqq. 
—  Willmann,  op.  cit.,  p.  199  sqq.  —  Paulsen,  Gescliiclite  des  gelehrten  Unter- 
lichts,  t.  I,  p.  196,  et  t.  II,  p.  498  sqq. 

3.  Paulseii,  op.  cit.,  t.  II,  p.  647  sqq. 


522  L'ENSEIGNEMENT  SECONDAIRE  EN  ALLEMAGNE 

néreux  !    Elle   est   fascinée    si    vite   par   l'attrait   des  belles 
choses  ! 

Et  puis,  les  littératures  anciennes,  la  poésie  grecque  en 
particulier,  sont  si  richement  dotées  des  grâces  du  langao-e, 
pour  affiner,  chez  les  plus  revêches,  le  sens  du  beau  et  pour 
aviver  le  goût  du  bien  !  «  Où  voyons-nous,  disait  Wieland  à 
Jean-Paul,  se  reproduire  dans  l'humanité  cet  idéal  de  jeu- 
nesse sous  une  forme  plus  sereine  et  plus  aimable,  plus  pure 
et  plus  splendide  ?  »  Aussi  les  programmes  allemands  ne 
manquent  pas  de  signaler  cette  inimitable  perfection  de  l'art 
comme  objet  spécial  de  l'enseignement  dans  les  classes  supé- 
rieures*.  Avec  l'idéal  moral,  l'idéal  plastique.  Et  pour  entrer 
plus  avant  dans  cette  conception,  les  élèves  ont  entre  les 
mains  des  gravures,  des  albums,  des  publications  illustrées 
reproduisant  les  plus  belles  ruines,  les  sculptures  les  plus 
célèbres  de  la  Grèce  ou  de  Rome;  ils  vont  même,  au  besoin, 
sous  la  direction  du  professeur,  étudier  les  antiques  dans  les 
musées. 

Naturellement,  c'est  surtout  aux  Grecs  que  l'on  demande 
leur  secret.  Peuple  essentiellement  artiste,  possédant  le  sens 
exquis  du  relief  des  formes  et  de  l'harmonie  des  sons,  on  di- 
rait qu'il  a  contemplé  le  monde  de  la  nature  sous  un  jour  plus 
limpide  et  plus  vermeil,  et  que  les  objets  les  plus  vulgaires 
lui  sont  apparus,  transfigurés  dans  tous  leurs  détails,  comme 
sous  une  perspective  de  grâce  et  de  beauté.  Leur  poésie  est 
pleine  de  ces  enchanteresses  visions,  et  toutes,  ou  presque 
toutes,  sont  à  la  portée  de  l'enfant  par  leur  simplicité  même 
et  leur  naïve  expression.  On  m'a  bien  des  fois  conté  quel  sin- 
gulier plaisir  prend  le  petit  Allemand  à  ces  épithètes  homé- 
riques qui  relèvent  le  détail  saillant  sous  une  forme  pitto- 
resque, colorée,  vivante  :  devant  ce  po^o^axTu'Xo;  "Ewç,  qui 
faisait  le  désespoir  d'Ovide,  et  qu'il  saisit  si  bien,  lui,  à  voir 
se  dresser  dans  le  lointain  des  âges  la  poétique  Aurore 
dont  les  doigts  sèment  les  roses,  il  sent  se  réveiller  en 
lui  ce  vieux  fond  d'aspirations  mythiques  et  éthérées  qui 
sommeille  dans  les  races  du  Nord,  et  son  âme  semble  s'en- 
voler dans  un  rêve.  N'est-elle,  en  son  genre,  une  curieuse 

1.  Lehrplàne...,  p.  34. 


SON  ROLE  PÉDAGOGIQUE  523 

et  forte  preuve  de  leur  vertu  éducatrice,  cette  action  toujours 
prenante  et  radieuse  des  littératures  anciennessur  les  jeunes 
imaginations?  Leur  poésie,  après  trois  mille  ans,  n'a  rien 
perdu  de  son  charme  ni  de  sa  fraîcheur  :  en  elle  circule  la 
sève  de  l'éternelle  jeunesse,  et  les  générations  vieillissantes 
n'y  ravivent  pas  en  vain  leurs  forces. 


Dans  la  pensée  allemande,  ainsi  doit  se  compléter,  au  siècle 
de  fer  où  nous  vivons,  la  formation  de  l'homme  au  contact 
de  l'âme  antique.  En  d'autres  termes,  le  sens  du  vrai  et 
l'amour  du  beau,  la  vue  nette  des  choses  et  la  logique  de  la 
pensée,  le  culte  de  l'idéal  et  le  goût  de  l'art,  voilà  ce  que  de- 
mandent aux  études  classiques  les  programmes  officiels. 
L'éducation  ainsi  comprise  et  menée,  non  pas  au  point  de 
vue  du  résultat  positif  et  immédiat,  non  pas  à  l'américaine, 
mais  en  vue  du  développement  supérieur  des  facultés,  n'est- 
elle  pas  une  éducation  véritablement  humaine,  qui  apprend  à 
l'homme  son  métier  d'homme  ?  Sans  doute  elle  ne  transmue 
pas  la  nature  des  êtres;  elle  ne  fera  jamais  un  génie  ailé  d'un 
Junker  poméranien;  mais  c'est  assez  qu'elle  perfectionne  l'in- 
dividu, qu'elle  étende  ses  facultés  et  les  ennoblisse.  A  la  lu- 
mière de  ces  grandes  pensées  qui  éclairent  pour  lui  le  monde, 
sous  le  charme  réconfortant  de  ces  belles  formes  qui  vien- 
nent orner  son  imagination  et  de  ces  nobles  sentiments  qui 
élèvent  son  âme,  le  Germain  n'est  plus  tout  à  fait  lui-môme, 
il  oublie  pour  un  temps  les  délicatesses  de  la  Gerau,  la  bière 
de  Munich  ou  de  Kulmbach,  les  cervelas  de  Giilersloh,  il 
perd  de  vue  la  ligne  étroite  qui  le  confine  entre  les  fron- 
tières du  Rhin  et  du  Niémen,  son  horizon  s'étend  à  travers 
les  siècles  et  les  espaces,  car  il  communie  directement  avec 
la  pensée  humaine  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  beau,  de  plus 
grand  et  de  véritablement  éternel. 

Voilà,  du  moins,  ce  qui  devrait  être.  Malheureusement 
pour  des  raisons  fort  singulières  d'ordre  matériel,  moral, 
confessionnel  ou  politique  i,  toutes  étrangères  à  notre  sujet, 
les  résultats  acquis,  malgré  leur  incontestable  importance, 

1.  Hammerstein,  Das  preussische  Schûlmonopol,  Freiburg  in  Breisgau, 
1893,  p.  165  sqq. 


524  L'ENSEIGNEMENT  SECONDAIRE  EN  ALLEMAGNE 

sont  loin  d'atteindre  au  développement  normal  que  l'on  se- 
rait en  droit  d'espérer,  même  en  Prusse,  et  que  l'on  obtien- 
drait si  aisément  en  France  avec  les  mêmes  programmes  et 
les  mêmes  efforts. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  obstacles  dont  souffre  l'enseigne- 
ment prussien,  quel  qu'il  soit,  de  l'école  primaire  aux  Uni- 
versités, il  n'en  reste  pas  moins  rigoureusement  vrai,  et  ce 
seul  point  nous  touche,  que  la  pédagogie  allemande,  dans  les 
sphères  administratives  comme  dans  le  monde  enseignant, 
loin  de  négliger  ou  de  mésestimer  les  études  classiques,  s'en 
fait,  tout  au  contraire,  une  conception  aussi  élevée  que  juste 
et  les  tient  en  croissante  faveur.  Tandis  que  les  Plans  d^ études 
officiels  précisent  avec  un  relief  de  plus  en  plus  saisissant  le 
rôle  supérieur  des  littératures  anciennes  dans  l'éducation, 
elle  applique  toute  la  science  de  ses  méthodes  à  en  déga- 
ger plus  parfaitement  encore,  dans  la  pratique,  le  caractère 
idéal.  De  son  mieux,  contre  le  flot  montant  des  barbares 
pangermanistes  et  des  utilitaires,  elles  les  défend.  C'est  son 
honneur,  au  début  du  vingtième  siècle,  sachons  le  recon- 
naître, d'en  proclamer  plus  que  jamais  la  nécessité  *,  et  elle 
se  promet  bien  de  maintenir  toujours  haut  et  ferme,  au  nom 
de  l'humanité,  le  prestige  de  ces  belles  et  fortes  études  libé- 
rales qui,  en  conférant  à  l'individu  le  perfectionnement  intel- 
lectuel et  moral,  rendent  ainsi  l'homme  plus  homme  —  huma- 
niores  litterœ. 

Paul   BERNARD,    S.  J. 


1.  Voyez  les  conclusions  de  la  Conférence  de  Berlin,  juin  1900,  et  le  Res- 
crit  de  l'empereur  au  ministre  Studt,  26  novembre  1900. 


LES  COLONIES  FRANÇAISES 


ET 


LA  COLONISATION  PAR  LES  FRANÇAIS  ' 

La  colonisation  par  les  Français  !  Plusieurs,  peut-être  à  la  vue 
de  ce  titre,  fermeront  ce  gros  livre  et  le  rejetteront  sur  la  table 
en  disant  :  C'est  une  thèse  perdue,  cent  fois  condamnée  !  A  quoi 
bon  !  les  Français  ne  colonisent  pas  et  ne  sont  pas  un  peuple 
colonisateur  !  —  Mais,  si  c'est  pour  eux  une  question  de  vie  ou 
de  mort,  une  fois  qu'ils  l'auront  compris,  peut-être  s'y  mettront- 
ils  !  Or,  c'est  là  précisément  la  thèse  du  P.  Piolet  :  //  faut  colo- 
niser; il  y  ça  du  salut  de  la  France.  Il  a  pensé  que,  jusqu'ici, 
cette  question  n'avait  pas  été  comprise,  et,  pour  en  faire  enfin 
saisir  l'importance,  il  l'a  envisagée  sous  toutes  ses  faces,  et  il  a 
écrit  ce  livre. 

Effrayé  d'abord  par  un  volume  si  touffu,  nous  tenons  à  dire 
que  nous  l'avons  lu  et,  pour  ainsi  dire,  bu  d'un  trait,  sans  penser 
un  instant  qu'il  eût  six  cent  soixante-huit  pages.  En  parcourant 
la  table,  on  voit  tout  de  suite  que  l'auteur  a  traité  le  sujet  à  fond, 
l'a  envisagé  sous  tous  ses  aspects,  et  l'a  pour  ainsi  dire  épuisé. 
Pourquoi  nous  émigrons  si  peu  !  Nous  devons  émigrer  :  nous  pou- 
vons émigrer;  quels  sont  les  pays  oit  nous  devons  émigrer  P  Voilà 
les  grandes  lignes  de  l'ouvrage. 

Les  Français  émigrent  peu;  pourquoi  ?  De  1820  à  1895,  vingt- 
six  millions  d'habitants  ont  quitté  l'Europe,  et,  sur  ce  chiffre 
énorme,  la  France  ne  compte  guère  que  500  000  enfants.  De  1885 
à  1896,  pendant  que  l'Angleterre  et  l'Irlande  envoient  au  loin 
2  244  810  habitants,  l'Italie  1  420  916,  l'Allemagne  890  199,  l'Au- 
triche-Hongrie 750  000,  la  Suède  et  la  Norvège  462  270,  le  Por- 
tugal 213  238,  la  France  ne  voit  sortir  que  125  000  émigrants, 
c'est-à-dire  dix-huit  fois  moins  que  la  Grande-Bretagne,  six  fois 
moins  que  l'Allemagne,  trois  fois  moins  que  la  Suède  et  la  Nor- 
vège. 

1.  La  France  hors  de  France.  Notre  émigration,  sa  nécessité,  ses  condi- 
tions, par  J.-B.  Piolet,  S.  J.  Paris,  Alcan,  1900.  I11-8,  pp.  638. 


526  LES  COLONIES  FRANÇAISES 

Cette  répugnance  des  Français  à  aller  au  loin,  est-elle  un  phé- 
nomène récent,  contemporain?  Beaucoup  l'ont  cru  et  ont  attribué 
ce  sentiment  à  diverses  raisons  qui,  disent-ils,  n'existaient  pas 
sous  l'ancien  régime;  car,  ajoutent-ils,  autrefois,  les  Français 
étaient  aussi  colonisateurs  que  les  autres  peuples. 

Eh  bien  !  répond  le  P.  Piolet;  c'est  une  erreur.  A  la  fin  du  dix- 
huitième  siècle  la  France  avait  vingt  millions  d'habitants,  et  l'An- 
gleterre onze  millions  :  or,  malgré  la  forte  organisation  et  les 
privilèges  des  compagnies  de  colonisation,  malgré  les  efforts  d'un 
gouvernement  puissant,  le  courant  d'émigration  était  resté  faible 
en  France.  Dès  le  seizième  siècle,  l'Espagne  avait  envoyé  trois 
millions  d'hommes  à  ses  colonies  de  l'Amérique  du  Sud;  en  1763, 
tandis  que  l'Angleterre  avait  1  300  000  émigrants  dans  ses  treize 
colonies  de  l'Amérique  du  Nord,  la  France  ne  comptait  au  Canada 
que  80  000  colons. 

C'est  possible,  mais  le  P.  Piolet  doit  savoir  aussi,  qu'en  France, 
n'allait  pas  au  Canada,  ni  à  la  Réunion,  ni  à  la  Louisiane  qui  vou- 
lait, mais  seulement  une  élite,  triée  sur  le  volet*.  Sans  doute,  le 
mouvement  d'émigration  était  faible  ;  mais  encore  se  dessinait-il 
visiblement,  au  moins  dans  l'élite  de  la  nation,  tandis  que  de  nos 
jours  il  a  complètement  disparu;  et  si  quelques  Français  essai- 
ment encore,  on  ne  sait  que  trop  qu'ils  ne  sont  pas,  en  général, 
la  fleur  de  la  nation,  mais  plutôt  les  perdus,  les  désespérés  et  les 
fonctionnaires  en  disgrâce. 

On  comprend  d'ailleurs  que,  sous  l'ancien  régime,  avant  la 
vapeur,  avant  le  charbon  de  terre,  avant  une  conquête  assise  et 
paisible,  avant  toute  sécurité,  les  plus  fiers  courages  aient  hé- 
sité à  aborder  un  pays  de  neiges  et  de  cannibales  comme  le  fut  d'a- 
bord le  Canada,  et  un  pays  de  serpents  et  de  bêtes  féroces  comme 
la  Louisiane,  alors  qu'en  France,  sous  ce  climat  tempéré,  sur 
cette  terre  du  bon  vin,  vingt  millions  d'habitants  vivaient  au  large 
et  presque  pour  rien. 

L'auteur  conclut  peut-être  un  peu  trop  à  la  hâte  que  les  Fran- 
çais n'ont  jamais  eu  l'esprit  colonisateur;  car  enfin,  qu'est-ce  que 
l'esprit  colonisateur,  sinon  l'initiative,  l'intrépidité  qui  s'exalte 
devant  les  difficultés,  le  savoir-faire  ingénieux  et  inventif  qui 
tourne  les  obstacles,  quand  il  ne  peut  les  emporter  de  vive  force  ? 

1.  Cf.  Histoire  de  la  mission  du  Canada,  parle  P.  de  Rochemonteix. 


l 


ET  LA  COLONISATION  PAR  LES  FRANÇAIS  527 

Or,  si  nous  avons  bonne  mémoire,  il  nous  semble  que  ce  sont  là 
des  qualités  bien  françaises,  et  le  P.  Piolet  s'en  montre  aussi 
convaincu  que  personne. 

Mais,  dit  l'auteur,  ces  qualités  sont  en  train  de  disparaître,  et 
le  Français  d'aujourd'hui  ne  ressemble  plus  au  Français  d'autre- 
fois. —  Le  lecteur  voudra  bien  remarquer  que  c'est  le  P.  Piolet 
qui  parle  et  dit  à  son  pays  ces  dures  vérités. 

Sans  doute,  continue-t-il,  l'invincible  défiance  qu'ont  laissée 
derrière  elles  les  banqueroutes  des  entreprises  coloniales  au  siè- 
cle dernier,  et  le  souvenir  des  catastrophes  qui  ont  englouti  les 
belles  colonies  du  Canada  et  de  la  Louisiane,  expliquent  en  partie 
la  froideur  qu'on  témoign»  en  France  aux  colonies  françaises,  et, 
chez  beaucoup,  cette  aversion  se  double  de  préjugés  injustes  et 
d'une  ignorance  absolue  des  ressources  que  pourraient  offrir  les 
colonies  actuelles,  qui  certes  sont  autrement  belles  que  celles  de 
l'ancien  régime. 

Mais  le  véritable  obstacle  est  plus  sérieux  que  tout  cela  : 
«  c'est  la  métamorphose  inquiétante  et  fâcheuse  que  subit  lecarac-^ 
t ère  français.  »  On  dirait  que  je  ne  sais  quelle  marâtre  s'est  em- 
parée du  jeune  Français  et  nous  l'a  changé  en  nourrice  :  le  jeune 
homme  qu'elle  nous  présente  n'est  plus  le  Français  d'autrefois, 
hardi,  entreprenant,  plein  d'initiative,  le  Français  des  croisades 
et  des  ordres  militaires,  mais  un  être  timide,  craintif,  hésitant, 
banal  et  étroit  dans  ses  vues. 

Cette  marâtre,  c'est  l'influence  de  l'État;  c'est. son  action  né- 
faste qui  a  déformé  cette  belle  nature. 

Richelieu  et  Louis  XIV  avaient  singulièrement  exagéré  la  notion 
et  les  attributions  de  l'État;  mais  alors,  même  quand  le  roi  di- 
sait :  «L'État,  c'est  moi!»,  la  constitution  du  pays,  de  la  famille  et 
de  l'Église,  offrait  une  foule  de  refuges,  où  le  pouvoir  central  ne 
pénétrait  pas.  Le  domaine  paternel,  l'Église,  les  parlements,  les 
universités,  les  associations  libres,  autant  d'abris  où  l'on  ne  sen- 
tait guère,  ou  si  peu,  la  main  de  fer.  En  fait  de  centralisation  et 
de  tyrannie,  l'ancien  régime  n'était  qu'un  écolier  en  comparaison 
de  la  Révolution.  Celle-ci  d'un  bond  nous  a  ramenés  à  la  cité 
antique,  ou  bien  à  l'Egypte,  où  le  roi  disait  à  Joseph  :  Absque  tuo 
imperio  non  mo^ebit  quisquam  in  JEgypto  manum  autpedem. 

Depuis  l'ère  chrétienne,  on  n'avait  jamais  vu  cette  chose  étrange 
d'un  État  qui  pense,  et  prévoit  à  notre  place,  qui  élève  nos  en- 


528  LES  COLONIES  FRANÇAISES 

fants,  qui  impose  ses  programmes  et  ses  idées,  qui  marie  nos 
jeunes  gens,  qui  par  ses  monopoles,  par  ses  examens,  tient  la  clé 
de  tout,  ouvre  les  portes  de  toutes  les  carrières  libérales. 

L'Université  française  n'est  guère  qu'un  jury  d'examen  ;  mais, 
par  l'éducation  qu'elle  donne,  par  ses  programmes  d'études 
qu'elle  impose  à  tous,  par  ses  examens  que  tous  subissent,  elle 
emprisonne  les  intelligences  dans  un  cercle  d'idées  à  elle,  sou- 
vent très  fausses,  et  pousse  les  jeunes  générations  aux  fonctions 
publiques.  En  tout  bon  Français,  écrit  M.  Aynard,  il  y  a  un 
fonctionnaire  qui  sommeille.  Sur  cent  élèves,  observe  M.  De- 
molins,  il  n'y  en  a  pas  vingt-cinq  qui  rêvent  une  carrière  indé- 
pendante. Les  plus  belles  natures  entrent  dans  l'armée,  où  elles 
jouissent  d'une  liberté  relative;  les  autres  dans  la  magistrature, 
dans  l'enseignement  officiel,  dans  les  administrations,  toutes 
professions  où  Ton  n'arrive,  qu'autant  qu'on  plaît  aux  rois  du 
jour. 

On  y  respire  un  air  dont  l'influence  est  mortelle  pour  la  viri- 
lité des  caractères  et  pour  les  initiatives  originales  et  hardies. 

Prenez  la  nature  la  plus  chaude,  la  plus  généreuse,  la  mieux 
douée;  pour  l'atrophier,  il  n'y  a  rien  de  tel  que  le  laminoir  des 
administrations.  C'est  pitié  de  voir  ce  jeune  lion  qu'on  a  muselé, 
qui  ne  sait  plus  rugir,  et  auquel  on  a  arraché  les  dents  et  scié  les 
griffes,  pour  qu'il  devienne  cet  être  correct  et  insignifiant  qu'on 
appelle  un  fonctionnaire  ;  cet  esclave,  auquel,  on  ose  dire  : 
N'allez  pas  à  la  messe;  mettez  votre  fils  au  lycée;  ne  lisez  pas  tel 
journal  !... 

Si,  du  moins,  en  émigrant,  dans  les  colonies  françaises,  le 
jeune  Français  pouvait  briser  les  mailles  de  ce  réseau  de  fer  qui 
rétouffe  !  Mais  il  ne  le  peut  pas.  Là-bas,  comme  dans  la  mère 
patrie,  la  tyrannie  de  l'Etat,  la  centralisation,  l'enseignement 
officiel  suivent  le  colon  et  l'enveloppent. 

Aussi  bien,  dit  le  P.  Piolet,  les  colonies  les  plus  recherchées 
par  les  rares  Français  qui  émigrent  sont  le  Canada,  la  Tunisie, 
la  République  argentine,  précisément  parce  qu'ils  n'y  rencon- 
trent plus  cet  éternel  cauchemar  de  la  bureaucratie. 

La  décadence  de  la  marine  marchande  est  à  la  fois  un  effet  et 
une  cause  de  la  disparition  de  l'esprit  colonisateur. 

Colonies  florissantes,  vogue  de  l'esprit  colonisateur,  commerce 
puissant  et  marine  marchande  prospère,  ces  quatre   choses  vont 


ET  LA  COLONISATION  PAR  LES  FRANÇAIS  529 

de  front,  et  Tune  ne  peut  tomber  sans  amener  la  déchéance  des 
autres. 

Cela  se  comprend  facilement  :  la  marine  marchande  est  la 
pépinière  de  la  marine  militaire,  qui  devra  défendre  les  colonies, 
et  l'instrument  indispensable  du  commerce,  qui  doit  les  nourrir 
et  indemniser  la  mère  patrie  de  ses  avances.' 

Or  le  dix-neuvième  siècle  a  été  témoin  d'un  spectacle  singu- 
lier. Pendant  que  la  France  étendait  à  perte  de  vue  le  cercle  de 
ses  colonies,  sa  marine  marchande  reculait  toujours. 

En  1887,  la  marine  commerciale  à  vapeur  de  la  France,  avec 
ses  722  252  tonnes,  est  encore  la  seconde  de  l'Europe,  et  vient 
après  celle  de  l'Angleterre  qui  a  6  592  496  tonnes;  en  1895,  la 
France  n'est  plus  que  la  troisième,  avec  364  598  tonnes 
(19  pour  100  déplus),  après  l'Angleterre,  qui  a  9  984  280  tonnes 
(51  pour  100  de  plus  qu'en  1887),  —  après  l'Allemagne  qui  a 
1  306  771  tonnes  (ou  188  pour  100  de  plus), — juste  avant  la  Nor- 
vège, qui  a  455  371  (ou  202  de  plus  qu'en  1887. 

Pour  les  cargo-boats  à  voiles,  avec  moteur  auxiliaire  à  vapeur, 
l'infériorité  est  encore  plus  sensible  : 

L'Angleterre  en  a 8  726  jaugeant  3  267  625  tonnes. 

L'Amérique       — 3  881         —  1  358  167       — 

La  Norvège      — 2  801         —  1  176  174       — 

L'Allemagne     — 1  096         —  586  973       — 

La  France         — 1  425         —  259  920       — 

Cette  décadence  de  la  marine  marchande,  et  l'indifférence  des 
classes  riches  à  l'égard  des  colonies,  ne  s'expliquent-elles  pas 
en  partie  par  la  loi  du  partage  égal,  à  la  succession  du  père  ? 
C'est  probable,  et  cette  opinion  a  été  exprimée  publiquement 
sous  l'Empire  {et  jamais  réfutée)  par  des  hommes  absolument 
compétents,  par  cent  trente  et  un  membres  de  la  chambre  do 
commerce  de  Paris  et  par  les  membres  de  la  chambre  de  com- 
merce de  Bordeaux*. 

Dans  certaines  villes  de  France,  on  entend  des  Français  bien 
informés  signaler  un  fait  étrange  :  les  maisons  qui  ont  le  haut  du 
pavé  sont  des  maisons  anglaises  et  prussiennes;  et  la  raison,  c'est 
que  ces  maisons  ne  liquident  jamais,  le  père  désignant  l'héritier 
le  plus  capable  de  conduire  l'affaire. 

1.  Cf.  Comte  de  Butenval,  les  Lois  de  succession  a  la  Société  d'économie 
sociale,  54,  rue  de  Seine. 

LXXXVI.    -  34 


530  I*ES  COLONIES  FRANÇAISES 

En  effet,  dans  l'industrie  comme  dans  le  commerce,  l'instru- 
ment  ne  vaut  qu'autant  qu'il  est  permanent  et  bien  adapté  à  la 
main  du  maître,  comme  au  but  poursuivi. 

Disperser  à  chaque  génération  le  personnel  et  les  capitaux 
fixes  et  mobiles,  en  payant  à  l'Etat,  devenu  l'ennemi  de  la  pro- 
priété, des  droits  fantastiques  pour  forcer  les  successeurs  de 
recommencer  à  nouveaux  frais,  est  une  idée  néfaste. 

Les  Etats-Unis,  l'Angleterre,  et  même  l'Allemagne,  par  de 
nouvelles  lois,  évitent  cette  liquidation  forcée  à  la  mort  du  père  : 
c'est  l'un  des  secrets  de  leur  supériorité  industrielle  et  commer- 
ciale. 

C'est  aussi  le  secret  de  l'activité  de  leurs  fils  dans  le  pays  natal 
et  aux  colonies.  Ils  travaillent  et  ils  émigrent,  même  si  la  famille 
est  riche,  parce  que  le  père  le  veut  et,  s'il  le  faut,  sait  se  faire 
obéir. 

En  France,  le  père,  découronné  et  désarmé  par  là  loi,  travaille, 
et,  spectateur  impuissant  de  la  vie  inutile  et  désordonnée  de  ses 
fils,  dévore  en  silence  sa  honte  et  ses  larmes,  pendant  que  ses 
fils  mangent  d'avance,  par  l'emprunt,  la  fortune  amassée  par  lui 
et  spéculent  sur  un  mariage  d'argent  pour  remonter  à  la  surface. 

Le  plaisir  et  le  mariage  d'argent  !  cette  plaie  qui  en  fait  naître 
tant  d'autres,  voilà  ce  qui  les  enchaîne  au  rivage  de  leur  pays  ! 
Le  père  n'y  peut  rien;  chacun  de  ses  fils  compte  sur  sa  part  et  y 
trouve  cette  médiocrité  dorée,  qui  dispense  de  tout  travail. 

L'abbé  de  Cazalès  disait  à  la  Convention,  en  parlant  de  cette 
loi  du  partage  forcé  :  «  Ce  sont  nos  cadets  qui  ont  fait  nos  colo- 
nies ;  mais  bientôt  vous  n'aurez  plus  de  cadets.  » 

Il  ne  disait  que  trop  vrai.  Il  est  certain  que  le  partage  égal  a 
appris  au  père  de  famille  à  calculer  pour  sauver  son  héritage, 
alors  que  le  calcul  est  un  crime  ;  et  la  dernière  raison  que  nous 
donne  un  paysan  pour  avoir  peu  d'enfants,  c'est  qu'il  ne  veut 
pas  que  son  bien,  fruit  de  ses  sueurs,  soit  réduit  à  rien  par  le 
partage. 

Mais  alors,  le  contre-coup  est  inévitable  :  la  France  ne  colo- 
nise pas  parce  qu'elle  n'a  plus  d'enfants  ! 

En  1871,  certaine  école  s'est  écriée  :  C'est  le  maître  d'école  alle- 
mand qui  nous  a  battus!  C'était  une  grande  erreur.  L'armée  fran- 
çaise ,  héroïque,  et,  dans  son  ensemble,  parfaite  mais  peu 
nombreuse,  a  été  battue  par  les  gros  bataillons  de  troupes  admi- 


ET  LA  COLONISATION  PAR  LES  FRANÇAIS  5ai 

rablcment  exercées,  et  par  l'unité  «t  la  cohésion  dans  la  direc- 
tion. 

On  a  multiplié  les  écoles  à  profusion  et  créé  des  maîtres  et  des 
maîtresses  à  ne  savoir  qu'en  faire. 

Cette  activité  et  cet  argent  n'eossent-ils  pa»  été  mieux  em- 
ployés k  vivifier  les  colonies  ! 

En  dehors  des  mâles  habitudes  et  des  vertus  chrétiennes, 
récale  et  l'instruction  à  outrance  ne  donneront  jamais  que  des 
pédants  et  des  demi-savants ,  un  nouveau  fléau,  pire  que  les 
autres. 

Or,  pour  développer  dans  les  jeunes  gens  les  qualités  qui  font 
les  hommes,  la  meilleure  école,  c'est  la  vie  des  colonies. 

Quand  un  homme  jeune  et  vigoureux  se  renferme  obstiné- 
ment, se  calfeutre  et  se  replie  sur  lui-même,  les  voisins  se  disent  : 
Il  est  perdu  !  De  même  pour  les  peuples  :  pour  élargir  les  idées, 
pour  retremper  les  caractères,  pour  développer  le  commerce  et 
l'industrie,  pour  procurer  à  ceux  qui  végètent  ou  meurent  de 
faim  dans  la  mère  patrie  des  emplois  rémunérateurs,  pour  arrêter 
la  diminution  des  naissances,  pour  conquérir  au  dehors  l'influence 
nécessaire,  il  leur  faut  coloniser. 

M.  Chailley-Bert,  dans  une  conférence  remarquable  sur  la  colo- 
nisation, exprimait  cette  idée  très  juste  que  la  littérature  fran- 
çaise manque  d'air  et  se  meurt  d'anémie  ;  elle  ressemble  à  ces 
familles  qui  dépérissent,  à  force  de  se  marier  entre  elles.  Les 
idées  mères  de  ses  romans  et  de  son  théâtre  sont  devenues  sin- 
gulièrement rebattues  et  banales. 

Allez  au  loin,  jeunes  écrivains,  disait-il  ;  passez  le»  mers  pour 
rajeunir  votre  talent,  contemplez  d'autres  horizons,  étudiez  des 
aspects  des  choses  que  vous  ne  soupçonniez  pas,  et  envisagez 
d'autres  problèmes.  )> 

La  peinture,  ajoutait-il,  a  compris  cette  leçon  :  eh  bien,  faites 
de  même,  traversez  l'Océan  ;  et  allez  vous  mêler  à  des  mondes 
nouveaux. 

Autre  point  de  vue.  Pour  un  peuple  comme  pour  l'individu, 
le  pire  danger,  c'est  de  se  tromper  sur  son  propre  compte.  L'Es- 
pagne en  était  là  à  la  veille  de  sa  guerre  avec  l'Amérique.  Les 
officiers  espagnols  n'avaient  pas  assez  de  mépris  pour  ce  peuple 
de  marchands  :  est-ce  que  ces  fils  du  comptoir  sauraient  seule- 
ment manier  un  canon  1  On  sait  ce  qui  ad^vint,  et  comment,  en 


532  LES  COLONIES  FRANÇAISES 

quelques  heures,  ces  marchands  qui  vont  partout  et  sont  au 
courant  de  tout,  anéantirent  la  flotte  espagnole;  que  de  méprises 
mortelles  dans  la  vie  des  peuples  sont  nées  de  semblables  illu- 
sions !  Le  meilleur  remède  à  ce  mal,  c'est  la  colonisation  :  la  vie 
au  grand  air ,  le  contact  avec  différents  peuples  redresse  les 
préjugés,  dissipe  les  illusions  et  fait  tomber  un  chauvinisme 
puéril. 

Allez  aux  colonies  ,  s'écriait  l'orateur  en  terminant ,  jeunes 
gens,  qui  ne  savez  que  faire,  qui  vous  présentez  par  centaines 
pour  une  misérable  place  de  deux  mille  francs  et  fatiguez  tous  les 
députés  de  vos  sollicitations;  allez  aux  colonies,  jeunes  inutiles, 
qui  ne  savez  que  faire  de  votre  temps,  allez  aux  colonies,  jeunes 
employés,  qui  dans  la  mère  patrie,  n'arrivez  qu'à  des  places  de 
misère  ;  mais  vous  surtout,  allez  aux  colonies,  jeunes  industriels 
et  fils  d'industriels,  si  vous  voulez  développer  vos  affaires  et  sou- 
tenir la  concurrence  de  vos  voisins,  qui  déjà  vous  serre  de  si 
près. 

Il  est  inutile  de  s'aveugler  sur  un  fait  qui  crève  les  yeux.  L'in- 
dustrie en  France  recule  ou  reste  stationnaire,  parce  qu'elle 
manque  de  débouchés,  que  le  commerce  devrait  lui  ouvrir.  D'a- 
près une  statistique  du  département  du  travail  à  Washington,  les 
Etats-Unis  produisent  annuellement  la  valeur  de  : 

35  000  000  de  francs. 

La  Grande-Bretagne 25  000  000  — 

L'Allemagne 14  575  000  — 

La  France 11225  000  — 

La  Russie 9  075  000  — 

L'Autriche-Hongrie :   .  8  125  000  — 

L'Italie 3  025  000  — 

En  regard  de  ces  chiffres,  mettez  la  valeur  moyenne  de  la  pro- 
duction de  .chaque  ouvrier,  vous  avez  : 

Pour  les  États-Unis 9  440  francs. 

—  la  Grande-Bretagne ,  ,  3  950      — 

—  rAllemagne 2  750      — 

—  la  France 2  750       — 

Un  ouvrier  français,  d'après  cette  statistique,  produirait  trois 
fois  et  demie  moins  que  l'ouvrier  américain. 

Les  colonies  allemandes,  à  peine  nées,  ne  sont  pas  compara- 
bles à  celles  de  France.  Et  cependant,  malgré  cet  élément  d'infé- 
riorité, de  1875  à  1893,  l'Allemagne  a  conquis  un  marché  de  40  mil- 


ET  LA  COLONISATION  PAR  LES  FRANÇAIS  533 

lions  en  Turquie,  de  33  millions  en  Chine,  de  118  millions  en 
Roumanie,  et  son  commerce  total  dépasse  celui  de  la  France  de 
deux  milliards. 

D'où  lui  vient  cette  force  d'expansion  ?  et  pourquoi  la  France 
reste-t-elle  stationnaire  ?  La  raison  de  cette  différence,  c'est  que 
les  Allemands  émigrent  et  nouent  des  relations  commerciales 
partout  où  ils  vont,  tandis  que  les  Français  attendent  chez  eux 
les  clients  étrangers,  ou  bien  s'entassent,  à  s'étouffer,  dans  un 
trou  sans  air,  où  beaucoup  meurent  de  faim. 

Cent  trente-six  mille  employés  en  France  gagnent  moins  de 
mille  francs  I 

Même  dans  l'industrie,  les  bonnes  places  sont  rares  et  réservées 
aux  fils  et  aux  neveux  des  patrons.  Souvent,  des  jeunes  gens  formés 
aux  écoles  spéciales  ne  gagnent  que  des  appointements  dérisoires. 

Que  ne  vont-ils  aux  colonies  !  Mais  qu'ils  le  sachent  bien  :  il 
n'est  que  temps  d'aviser;  car  même  là  les  places  lucratives  seront 
bientôt  accaparées  par  les  étrangers. 

Le  plus  grand  danger  qui  puisse  menacer  un  pays,  c'est  la 
dépopulation.  De  toutes  les  disettes,  disait  Vauban,  la  pire  est 
celle  des  hommes  ! 

C'est  évident  :  au  point  de  vue  économique,  tout  homme  est 
un  facteur  de  production.  Au  point  de  vue  politique,  un  pays, 
dont  la  population  diminue,  tandis  que  celle  de  ses  rivaux  aug- 
mente, est  voué  d'avance  à  une  décadence  irréparable. 

Or,  c'est  là  la  situation  de  la  France  : 

En  1700,  elle  avait 20  000  000  habitants. 

—  la  Grande-Bretagne  ...  10  000  000         — 

—  l'Autriche.  .........  13  000  000         — 

—  l'empire  allemand  ....  19  000  000         — 

—  la  Prusse 2  000  000         — 

La  France  avait  donc  35  pour  100  de  la  population  des  prin- 
cipaux États  de  l'Europe. 

En  1898,  la  France  a 38  475  000  habitants. 

—  l'empire  allemand  ....  52  250  824         — 

—  la  Grande-Bretagne  ...  39  465  720         — 

—  l'Autriche 44  288  000         — 

—  la  Russie 99  936  560         ~ 

—  l'Italie ,   .   .   .   .  31102  653         — 

La  France  compte  pour  10  pour  100  parmi  les  puissances  eu- 
ropéennes. En  cinq  ans,  dit  le  D""  Bertillon,  l'Allemagne  a  gagné 


534  LES  COLONIES  FRANÇAISES 

5  millions  d'hommes,  la  France  175  000  habitants,  juste  ce  que 
l'Angleterre  g^agne  en  quatre  mois  !  et  encore  son  accroissement 
est-il  dû  au  1300  000  étrangers  qui  habitent  sur  son  territoire. 
La  stérilité  de  la  famille  française  est  devenue  le  grand  fléau,  la 
grande  menace  pour  l'avenir  ;  c'est  un  cancer,  qui  peu  à  peu 
ronge  tout  le  pays.  Les  contrées  rivales  ressemblent  à  des  mu- 
railles qui  s'élèvent  autour  de  la  France  de  manière  à  lui  dérober 
l'air  et  la  lumière.  La  diminution  de  la  natalité  est  due  à  des 
causes  multiples  :  l'encombrement  des  carrières;  les  lois  fiscales 
qui  écrasent  l'agriculture  et  les  familles  nombreuses  ;  le  partage 
forcé  dont  les  familles  veulent  conjurer  les  effets;  l'ambition  mal- 
saine de  laisser  à  son  fils  le  plus  possible  ;  les  traitements  déri- 
soires de  beaucoup  d'employés  ;  le  salaire  insuffisant  de  certains 
ouvriers  et  des  femmes. 

Des  politiciens  avisés  feraient  les  derniers  efforts  pour  corriger 
les  lois  qui  peuvent  contribuer  à  un  pareil  désastre.  Il  ne  s'agit 
pas  de  rétablir  le  droit  d'aînesse,  mais  une  certaine  liberté  du 
père  de  famille,  à  tout  le  moins  celle  de  sauver  de  la  vente  forcée 
son  exploitatioQ  ou  son  usine. 

Mais  le  pourra-t-on  dans  l'état  d'anarchie  où  l'on  vit? 

Eh  bien  !  dit  l'auteur,  voici  un  remède  radical  et  facile  :  c'est 
la  vie  au  grand  air  des  colonies.  Là -bas,  la  famille  française  est 
redevenue  féconde.  Comme  preuves  il  cite  l'Algérie,  la  Nouvelle- 
Calédonie  et  la  Tunisie. 

Il  y  a  en  Algérie.  529  000  Européens  et  318  000  Français  dont 
53  000  naturalisés  et  253  000  Français  d'origine.  En  vingt  ans  cette 
dernière  catégorie  a  doublé. 

Mais  ce  n'est  pas  tout  :  en  diminuant  l'encombrement  dans  la 
mère  patrie  et  en  faisant  refluer  vers  elle  une  partie  des  gains 
rencontrés  dans  les  colonies,  l'émigration,  par  un  contre-coup  né- 
cessaire, ramène  dans  les  pays  d'origine  une  natalité  plus  élevée. 
C'est,  pour  ainsi  dire,  une  loi  économique,  maintes  fois  con- 
statée :  Plus  une  population  émigré,  plus  le  nombre  des  enfants 
augmente  dans  le  pays  qu'elle  quitte. 

Les  nations  où  la  population  croît  plus  rapidement,  l'Angle- 
terre, l'Allemagne,  l'Italie,  la  Russie,  sont  précisément  celles  où 
l'on  émigré  le  plus.  Le  même  fait  se  constate  en  France,  dans  le 
pays  basque,  où  l'émigration  vers  la  République  argentine  est 
très  prononcée  ! 


ET  LA  COLONISATION  PAR  LES  FRANÇAIS  535 

Après  avoir  prouyé  que  la  France  doit  coloniser,  si  elle  veut 
conserver  sa  puissance  militaire  et  son  prestige,  le  P.  Piolet 
aborde  la  seconde  partie  de  son  livre  :  Nous  ponçons  coloniser. 

Nous  ne  le  suivrons  pas  dans  le  développement  de  cette  idée, 
qui  nous  entraînerait  trop  loin.  Ce  que  nous  avons  dit  de  son 
ouvrage  suffit  à  montrer  quel  intérêt  les  lecteurs  sérieux  y  trou- 
veront. On  aurait  pu  demander  à  l'auteur  une  rédaction  plus  con- 
cise, car  parfois  il  semble  plier  sous  le  poids  de  documents  qu'il 
accumule  ;  mais,  dans  un  travail  de  ce  genre,  ce  n'est  là  qu'une 
tache  légère,  amplement  rachetée  par  des  qualités  éminentes. 

James    F  ORBE  S,    S.  J. 


CLAUDE  LAPORTE 

UNE  VICTIME  DES  JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE 


Claude  Laporte  naquit  à  Brest,  le  6  décembre  1734,  et  fut 
baptisé  le  lendemain  dans  l'église  Saint-Louis  :  «  Le  septième 
décembre  mil  sept  cent  trante  quatre,  Claude  Antoine  Raoul,  fils 
légitime  du  sieur  Louis  Laporte,  marchand  de  (déchiré),  et  de 
demoiselle  Anne  Macé,  son  épouse,  né  le  jour  précédent,  a  été 
baptisé  par  le  soussigné,  curé  de  Brest.  Les  parain  et  maraine 
ont  été  le  sieur  Claude  Antoine  Douësnel,  expert  écrivain  juré 
à  Paris,  entretenu  par  Sa  Majesté  pour  messieurs  les  gardes  de 
la  marine  en  ce  port,  et  demoiselle  Marie  Antoinette  Germain, 
épouse  du  sieur  Boullan,  négociant^.  »  Les  registres  paroissiaux 
de  Saint-Louis  de  Brest,  où  est  conservé  cet  acte  de  baptême, 
fournissent  quelques  renseignements  sur  la  modeste  famille  du 
futur  martyr  de  la  persécution  révolutionnaire. 

Son  père,  désigné  ici  comme  marchand^  fut  aussi  maître  per- 
ruquier"^, et,  à  ce  titre,  faisait  partie  d'une  très  importante  corpo- 
ration de  la  ville.  Il  avait  épousé,  en  1726,  une  veuve,  dont  il  eut 
de  nombreux  enfants.  Les  registres  font  mention  de  cinq  garçons 
et  de  cinq  filles. 

Jusqu'ici,  aucun  document  n'a  été  retrouvé  sur  la  jeunesse  et 
l'éducation  de  Claude  Laporte  ;  nous  savons  seulement,  par  les 
catalogues  de  la  Compagnie  de  Jésus,  qu'il  avait  déjà  fait  deux 
ans  de  philosophie  avant  de  demander  à  être  admis  dans  cette 
société;  il  entra  au  noviciat  de  Paris  le  24  septembre  1753,  à 
l'âge  de  dix-neuf  ans  ^.  Son  noviciat  terminé,  il  fit  ses  premiers 
vœux  le  13  octobre  1755*;  puis,  passa  l'année  scolaire  1755-1756 
au  célèbre  collège  de  la  Flèche,  où  il  acheva  sa  philosophie,  tout 
en  faisant  fonction  de  répétiteur  au  pensionnat.  Ensuite,  de  1756 

1.  Archives  municipales  de  Brest,  GG  77,  registre  77. 

2.  Voir  aux  registres  paroissiaux  les  actes  de  baptême  des  autres  enfants. 

3.  Catalogues  de  la  Compagnie  de  Jésus. 

4.  Recueil  de  tous  les  arrêts  du  Parlement  de  Paris,  concernant  les  Jé- 
suites (année  1763).  Paris,  1766.  8  vol.  in-4. 


CLxVUDE  LAPORTE  537 

à  1762,  c'est-à-dire  jusqu'à  la  dispersion  des  maisons  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus  dans  le  ressort  du  Parlement  de  Paris,  nous  le 
voyons  régenter  successivement  toutes  les  classes  de  grammaire 
et  de  belles-lettres,  depuis  la  sixième  jusqu'à  la  rhétorique. 

A  Louis-le-Grand,  d'abord,  il  est  professeur  de  sixième,  de 
cinquième  et  de  quatrième  (1757-1758-1759).  De  là,  il  passe  au 
Collège  royal  d'Orléans;  il  y  débute  en  troisième  (1760),  monte 
en  seconde  l'année  suivante  (1761),  et  occupait  la  chaire  de  rhé- 
torique en  1762,  quand  sévit  la  persécution  contre  un  ordre  auquel 
il  avait  voué  sa  vie. 

A  ce  moment  il  avait  vingt-huit  ans  et  n'avait  pas  encore  reçu 
le  sacerdoce  ^  Chassé  du  collège  d'Orléans,  il  revint  d'abord 
dans  sa  famille^.  Mais  y  fit-il  un  long  séjour,  et  se  fixa-t-il,  dès  ce 
moment,  dans  son  diocèse  d'origine?  Où  étudia-t-il  la  théologie, 
et  quand  fut-il  ordonné  prêtre  ?  Il  ne  reste  sur  tous  ces  points 
que  des  doutes  ou  de  simples  probabilités.  Un  document  de  la 
période  révolutionnaire,  contenant  la  liste  des  ecclésiastiques  du 
canton  de  Brest,  avec  diverses  indications  sur  chacun  d'eux  ^, 
donne  l'abbé  Laporte  comme  prêtre  depuis  1763.  Il  est  bien  dif- 
ficile d'accepter  cette  date,  puisqu'en  1762  il  n'avait  pas  com- 
mencé sa  théologie.  Faut-il  admettre  que  pendant  son  temps  de 
régence  à  Paris  ou  à  Orléans,  il  s'était  adonné  en  son  particulier 
à  l'étude  de  la  science  sacrée  ?  Ce  n'était  ni  dans  l'usage  du  temps, 
ni  dans  les  habitudes  des  Jésuites.  Il  est  plus  sûr  de  croire  que  le 
document  en  question,  dressé  sans  doute  sur  des  renseignements 
oraux  ou  peu  précis,  est  entaché  d'une  légère  erreur  de  date. 
Tout  nous  porte  à  croire  que  M.  Laporte  ne  reçut  le  sacerdoce 
que  vers  1765.  Un  fait  certain,  c'est  qu'au  mois  de  septembre 
1766  il  était  revenu  dans  le  diocèse  de  Léon  ;  il  était  alors  prêtre 
et  directeur  de  la  Congrégation  des  artisans  à  Brest  *.  A  la  date 
du  21  de  ce  même  mois,  il  signe  au  livre  des  comptes  de  cette 
confrérie^;  il  avait  succédé,  dans  cette  charge,  à  M.  l'abbé  de  La 

1.  Catalogues  de  la  Compagnie  de  Jésus. 

2.  Recueil  des  arrêts  du  Parlement  de  Paris,  l.  c. 

3.  Archives  départementales  du  Finistère,  L,  IIO.  —  Voir  le  texte  plus 
loin. 

4.  Archives  communales  de  Brest.  H.  H.  Corporations  d'arts  et  métiers. 

5.  La  première  Congrégation  des  artisans  de  Brest,  commune  aux  deux 
côtés  de  la  ville,  fut  fondée  par  les  Jésuites  presque  aussitôt  après  leur  éta- 
blissement, vers  1685.  En  l'année  1717,  à  l'époque  où  les  Pères  étaient  en 


538  CLAUDE  LAPORTE 

Rue,  vers  le  milieu  de  1766,  et  il  y  resta  jusqu'au  1*'  avril  1770, 
où  il  fut  remplacé  par  Tabbé  Jestin.  Ses  honoraires  étaient  de 
150  livres. 

Pour  suivre  ses  traces  de  1770  à  la  Révolution,  nous  n'avons 
que  les  données  assez  vagues  du  document  ci-dessus  mentionné, 
et  dont  voici  la  teneur  :  «Paroisse  de  Saint-Louis;  nom,  âge, 
temps  et  exercice  des  ecclésiastiques  dans  leurs  différentes  fonc- 
tions... Claude  Antoine  Raoul  Laporte,  âgé  de  cinquante-cinq 
ans,  prêtre  depuis  1763;  approuvé  pendant  vingt  ans;  —  7,  ré- 
gent; —  travaillant  aux  retraites,  7;  —  curé  du  premier  juin  der- 
nier ^  »  D'après  cette  pièce,  qui  semble  bien  de  1790  2,  l'abbé 
Laporte  aurait  été  employé  par  Mgr  de  La  Marche  dans  le  diocèse 
de  Léon,  au  ministère  de  l'enseignement  et  des  retraites,  depuis 
le  moment  où  il  quitta  la  direction  de  la  Congrégation  des  arti- 
sans (1770),  jusqu'au  mois  de  juin  1790.  Il  fut  alors  attaché  à  la 
paroisse  Saint-Louis,  dont  le  recteur  était  le  vaillant  abbé  Floc'h. 
Là,  un  Tableau  du  traitement  des  ecclésiastiques  dans  le  district 
de  Brest  '  nous  apprend  qu'il  avait,  comme  curé,  un  traitement 
de  220  livres,  et,  comme  bénéficier,  un  autre  de  120  livres. 

L'abbé  Laporte  était  à  peine  dans  cette  paroisse,  que  sa  vertu 
fut  mise  à  l'épreuve.  Bientôt,  en  effet,  arriva  le  moment  où  les 
administrateurs  du  district  de  Brest  voulurent  appliquer  la  con- 
stitution civile  du  clergé.  On  sait  l'héroïque  résistance  des  prêtres 

désaccord  avec  la  municipalité  au  sujet  de  l'église  Saint-Louis,  il  y  eut  des 
difficultés  entre  eux  et  les  congréganistes.  L'évêque  de  Léon,  Mgr  de  La 
Bourdonnaye,  prit  parti  pour  ces  derniers  et  leur  permit  de  continuer  à 
tenir  leurs  assemblées  dans  la  chapelle  du  cimetière  dédié  à  Notre-Dame  de 
la  Délivrance. 

Les  artisans  de  Recouvrance  se  séparèrent  de  ceux  de  Brest  pour  former 
une  congrégation  spéciale.  Les  artisans  du  côté  de  Brest  acquirent,  au  haut 
de  la  rue  Duquesne  actuelle,  un  terrain  sur  lequel  ils  construisirent  une 
chapelle  consacrée  à  Notre-Dame  de  la  Miséricorde,  dont  Mgr  de  La  Bour- 
donnaye posa  la  première  pierre  le  8  mai  1718.  Les  deux  congrégations  con- 
tinuèrent d'être  exclusivement  religieuses.  Celle  de  Brest  avait  son  cimetière 
et  son  chapelain.  Elle  subsista  jusqu'à  la  Révolution,  et  dans  sa  chapelle  se 
tînt  l'assemblée  du  tiers  état,  le  1*'  avril  1789.  (G.  Levot,  Histoire  de 
Brest,  IIL  353  ;  —  Éd.  Fleury,  Histoire  des  corporations  des  arts  et  métiers 
de  Brest,  dans  le  Bulletin  de  la  Société  académique  de  Brest,  t.  III,  p.  305 
à  359  ;  —  Voir  aussi  Archives  municipales,  série  H.  H. 

1.  Archives  départementales,  L,  110. 

2.  Claude  Laporte,  né  en  décembre  1734,  était  dans  «a  cinquantc-dlnquième 
année  en  1790. 

3.  Archives  départementales,  L,  110. 


UNE  VICTIME  DES  JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  539 

de  ce  diocèse.  Les  défections  furent  très  rares;  il  y  en  eut  une 
à  la  paroisse  Saint-Louis  :  l'abbé  La  Ligne,  qui  comptait  un  pa- 
rent dans  le  directoire  du  district,  se  déclara  disposé  à  prêter 
serment.  Prêtre  considéré  pour  sou  savoir,  son  érudition  et  ses 
mœurs,  il  pouvait,  par  son  exemple,  entraîner  beaucoup  d'autres 
ecclésiastiques.  Mgr  de  La  Marche,  voulant  prévenir  ce  résultat, 
lui  adressa,  le  5  janvier  1791,  une  lettre  où  il  le  conjurait  vive- 
ment de  renoncer  à  son  projet.  «  Cette  lettre  fut  rendue  publique, 
ainsi  que  la  réponse  de  l'abbé.  Cette  dernière  était  une  discussion 
dogmatique,  dont  l'argumentation  révèle  un  homme  profondé- 
ment convaincu  qu'à  ses  yeux  la  constitution  civile  du  clergé  se 
conciliait  avec  la  hiérarchie  et  la  discipline  de  l'Eglise*».  La 
démarche  de  l'évêque  ne  modifia  en  rien  la  résolution  de  l'abbé 
La  Ligne  au  sujet  de  la  prestation  du  serment,  M.  Floc'h,  recteur 
de  Saint-Louis,  le  refusa,  ainsi  qne  tous  les  autres  prêtres  de 
la  paroisse. 

Il  nous  faut  ici  corriger  une  erreur  commise  par  Levot  dans 
son  Histoire  de  la  cille  et  du  port  de  Brest.  Il  écrit  ^  «  que 
M.  La  Ligne  ainsi  que  M.  Laporte,  déclarèrent,  l'un  le  31  dé- 
cembre 1790,  et  l'autre  le  lendemain,  qu'ils  étaient  prêts  à 
jurer  fidélité  et  obéissance,  sans  restriction,  à  la  constitution 
civile  du  clergé  ».  L'accusation  est  grave  et  précise,  puisque  les 
dates  sont  indiquées.  Par  ailleurs,  toute  la  conduite  de  l'abbé 
Laporte,  qui  sera  exposée  tout  à  l'heure  avec  pièces  à  l'appui, 
est  en  contradiction  avec  cette  attitude  de  soumission  qu'il  aurait 
prise  à  la  fin  de  l'année  1790.  Comment  expliquer  cette  discor- 
dance, et  faudrait-il  croire  que  la  fermeté  de  M.  Laporte  avait 
d'abord  été  chancelante  ?  Non,  il  n'en  fut  pas  de  la  sorte.  Dans  le 
riche  fonds  que  M.  Levot  a  légué  à  la  Bibliothèque  de  la  Marine, 
parmi  les  documents  dont  il  s'est  servi  pour  son  histoire,  se 
trouve  une  page  encore  pliée  de  sa  main,  et  qui  servira  mainte- 
nant de  preuve  contre  lui  ^.  C'est  le  numéro  147  de  la  Correspon- 
dance des  députés  des  communes  de  la  sénéchaussée  de  Brest, 

1.  Levot,  Histoire  de  la  ville  et  du  port  de  Brest,  III,  p.  240;  —  Cf.  Pey- 
ron,  Documents  sur  l'histoire  du  clergé  du  Finistère  pendant  la  Révolution, 
I,  p.  68-69. 

2.  Levot,  op.  cit.,  III,  chap.  v,  p.  250. 

3.  Nous  devons  cette  communication  à  l'obligeance  de  M.  Jourdan  de  la 
Passardière,  de  Brest,  qui  nous  a  fourni  plusieurs  autres  renseignements 
importants  pour  cette  notice. 


540  CLAUDE  LAPORTE 

Cette  publication  donnait  parfois  {très  rarement)  de»  nouvelles 
locales.  On  y  lit  que  les  ecclésiastiques  qui  se  proposent  de  prêter 
serment  sont  les  abbés  Lamothe,  Grandjean  et  La  Ligne*,  qui  le 
prêtèrent  effectivement  le  30  janvier  1791  2.  Levot  a  donc  écrit 
Laporte  au  lieu  de  Lamothe^  et  il  n'y  a  plus  aucun  doute  à  avoir 
sur  la  constance  de  l'ex-jésuite  que  les  septembriseurs  devaient 
exécuter. 

Dès  la  fin  d'octobre  1790,  il  avait  signé  la  protestation  des 
prêtres  de  Léon  contre  la  constitution  civile  du  clergé  en  général, 
et  notamment  contre  la  réunion  des  évêchés  de  Quimper  et  de 
Léon,  et  l'élection  d'un  évêque  du  Finistère  ^.  A  la  même  époque, 
il  était  l'objet  d'une  mesure  vexatoire  qui  révolta  sa  délicatesse 
d'homme  prêt  à  accorder  à  la  loi  ce  que  sa  conscience  lui  permet- 
tait. Soupçonné  d'avoir  fait  une  déclaration  fausse  de  son  revenu 
au  moment  de  payer  sa  part  à  la  contribution  patriotique^  il  s'en 
plaignit  amèrement  à  messieurs  du  Conseil  général  de  Brest,  par 
cette  lettre  du  20  octobre,  qui  nous  met  au  courant  de  sa  situation 
pécuniaire  à  cette  époque  : 

1.  N°  147.  Bulletin  de  la  Correspondance  de  la  députation  des  communes 
de  la  sénéchaussée  de  Brest,  p,  1190. 

MM.  Pierre-Alexis  Lamothe, 

Jean-Piiilippe  Grandjean,  prêtres 

et  La  Ligne,  vicaire, 
ont  déclaré  au  bureau  municipal,  les  deux  premiers  le  31  décembre,  vers 
les  trois  heures  après-midi,  et  le  troisième  le  1"  janvier  1791,  vers  neuf 
heures  du  matin,  qu'ils  étaient  dans  l'intention  de  prêter^  aussitôt  qu'ils  en 
seraient  requis,  purement  et  simplement,  et  sans  aucune  restriction  ou  mo- 
dification, le  serment  décrété  par  l'Assemblée  nationale  du  27  novembre 
1790,  et  sanctionné  par  le  Roi.  M.  l'abbé  Béchennec,  officier  municipal,  a 
aussi  de  tout  temps  hautement  manifesté  les  mômes  sentiments. 

Puisse  ce  bel  exemple  avoir  quelque  influence  sur  les  confrères  égarés 
de  ces  prêtres  patriotes,  et  les  rendre  à  leurs  devoirs. 

2.  Archives  de  Brest,  LL.  20.  —  Extrait  du  procès-verbal  dressé  par  les 
membres  du  Conseil  général  de  la  commune,  désignés  pour  recevoir  les 
serments  des  ecclésiastiques  :  MM.  Jacques  Béchennec,  aumônier  de  la  cha- 
pelle du  Roi  au  port  de  Brest  ;  Alexis-Pierre  Lamothe  ;  Jean-Marie  La 
Ligne,  vicaire  de  la  paroisse  ;  Philippe  Grandjean,  aumônier  du  corps 
royal  des  canonniers-matelots [suivent  une  vingtaine  de  noms),  ont  cha- 
cun la  main  ad  pectus  prononcé  le  serment  dont  la  teneur  suit  :  «  Je  jure 
de  remplir  mes  fonctions  avec  exactitude,  d'être  fidèle  à  la  nation,  à  la  loi 
et  au  Roi,  et  de  maintenir  de  tout  mon  pouvoir  la  Constitution  décrétée  par 
la  nation  et  acceptée  par  le  Roi.  »  [Suivent  les  signatures.^ 

3.  Celte  protestation  était  ainsi  conçue  :  «  Nous,  soussignés,  recteurs  et 
autres  ecclésiastiques  de  l'évêché  de  Léon,  ayant  connaissance  de  la  nou- 
velle constitution  civile  du  clergé,  décrétée  par  l'Assemblée  nationale,  et  de 


UNE  VICTIME  DES  JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  541 

«  Messieurs, 

«  Il  n'est  pas  un  citoyen  honnête  qui  puisse  voir  sans  une  vive 
sensibilité  sa  réputation  attaquée,  son  honneur  flétri.  Mais  si  ce 
citoyen  exerce  des  fonctions  utiles  dont  le  succès  dépend  de 
l'estime  publique,  si  sa  réputation  est  flétrie  par  le  tribunal  le 
plus  respectable  et  le  plus  respecté,  quelles  doivent  être  sa  con- 
fusion et  sa  douleur?  Telle  est,  messieurs,  la  situation  cruelle  où 
se  trouve  le  sieur  Laporte,  prêtre,  curé  de  Saint-Louis;  il  vient 
d'apprendre  que,  par  une  surtaxe  publique,  vous  avez  en  quelque 
sorte  proclamé  sa  déclaration  pour  la  contribution  patriotique 
notoirement  infidèle,  c'est-à-dire  que  vous  l'avez,  non  pas  soup- 
çonné, non  pas  accusé,  mais  jugé  comme  ayant  manqué  à  la 
vérité,  à  la  justice,  au  patriotisme. 

«  Il  doit  h  ses  sentiments,  à  sa  délicatesse,  à  son  état,  de  s'ins- 
crire en  faux  contre  ce  jugement.  Il  renouvelle  l'assurance  que 
sa  déclaration  était  fidèle  et  conforme  aux  décrets.  Si  quelqu'un 
des  honorables  membres  du  conseil  peut  administrer  des  preuves 
que  les  451  livres  qu'il  a  déclarées  ne  sont  pas  le  quart  de  son 
revenu  net,  il  est  prêt  à  subir  toutes  lés  punitions,  les  humilia- 
tions possibles;  mais,  si,  comme  il  en  est  assuré,  personne  ne 
peut  prouver  sa  prétendue  infidélité,  ne  lui  doit-on  pas  justice 
de  réformer  cette  sentence  humiliante  ? 

«  Qu'il  lui  soit  permis,  Messieurs,  de  vous  faire  observer  que, 
conformément  aux  décrets,  vous  n'êtes  autorisés  à  surtaxer  que 
ceux  dont  la  déclaration  serait  notoirement  infidèle.  Vous  n'avez 
donc  pu  prononcer  la  surtaxe  contre  l'exposant  que  d'après  une 
connaissance  assurée  de  l'infidélité  de  sa  déclaration.  Mais  com- 
ment l'avez-vous  acquise?  par  des  rapports  vagues,  de  faux  pré- 
la  convocation  des  électeurs  du  département  pour  procéder  le  31  de  ce 
mois  à  l'éleclion  d'un  évêque  du  Finistère,  suivant  les  formes  énoncées  dans 
la  susdite  constitution,  inviolablement  attachés  à  la  religion  et  à  la  disci- 
pline de  l'Eglise  catholique,  apostolique  et  romaine,  protestons  contre  toute 
suppression  et  réunion  des  bénéfices,  spécialement  contre  la  réunion  des 
évêchés  de  Quimper  et  de  Léon,  sans  l'autorité  de  l'Eglise  et  l'exécution  de 
toutes  les  formes  canoniques.  Prolestons  en  conséquence  contre  l'élection 
qui  pourrait  se  faire  à  Quimper  d'un  évêque  du  Finistère.  Ce  22  octobre 
1790.  »  (Suivent  trois  cent  vingt-cinq  signatures,  parmi  lesquelles  celles 
de  MM.  Floc'h,  recteur  de  Saint-Louis  de  Brest;  Laporte,  curé  de  Saint- 
Louis  de  Brest...)  (Cf.  Téphany,  Histoire  de  la  persécution  religieuse  dans 
les  diocèses  de  Quimper  et  de  Léon  de  1190  à  1801.  Quimper,  de  Kerangall, 
1879,  p.  92.) 


542  CLAUDE  LAPORTE 

jugés,  des  exposés  infidèles.  On  vous  a  dit,  par  exemple,  que  cet 
ecclésiastique  avait  quatre  cents  livres  en  qualité  de  sacristain  ; 
mais  on  a  eu  la  malignité  de  ne  pas  vous  dire  que  ces  quatre  cents 
livres  ne  sont  ni  une  pension,  ni  un  revenu,  mais  le  rembourse- 
ment des  avances  qu'il  fait  pour  le  blanchissage,  le  repassage  et 
l'arrangement  de  tout  le  linge  de  la  paroisse,  remboursement  qui 
dans  certaines  années  est  à  peine  suffisant  ;  on  ne  vous  a  pas  dit 
que  l'exposant  se  voit  en  danger  de  perdre  une  somme  considé- 
rable 1  au  payement  de  laquelle  il  s'est  engagé  et  sera  bientôt  con- 
traint. Le  sieur  Laporte  en  faisant  sa  déclaration  à  MM.  Gilbert 
et  Le  Moan  ne  leur  a  pas  laissé  ignorer  ce  danger  et  promit, 
comme  il  promet  encore,  d'augmenter  à  proportion  sa  contribu- 
tion patriotique  dès  qu'il  sera  délivré  de  cette  crainte. 

«  D'après  cet  exposé  dicté  par  la  vérité,  veuillez.  Messieurs, 
réformer  l'arrêt  qui  a  été  surpris  à  votre  religion  et  reconnaître 
que  la  déclaration  du  sieur  Laporte,  injustement  regardée  comme 
infidèle,  est  vraie  et  suffisante. 

«  Et  ferez  justice. 

((  Signé  :  Laporte,  curé  de  Brest  2. 

«  A  Brest,  ce  26  octobre  1790.» 

Il  est  impossible  de  savoir  ce  que  le  Conseil  général  de  la 
commune  de  Brest  décida  à  ce  sujet.  Un  extrait  du  procès-verbal 
de  la  séance  du  2  novembre  1790  nous  apprend  seulement  que 
«  lecture  faite  de  la  requête  présentée  par  le  sieur  Laporte  », 
le  Conseil  remit  à  plus  tard  à  délibérer,  puis  on  ne  trouve  plus 
aucune  trace  de  délibération  à  ce  sujet  3. 

L'année  1791  était  à  peine  commencée  que  Tabbé  Laporte  reçut 
une  communication  du  procureur  de  la  commune  l'avertissant  du 
jour  où  l'on  recevrait  le  serment  des  prêtres  à  la  constitution 
civile  du  clergé.  Le  curé  de  Saint-Louis  était  alors  absent.  Dès 
son  retour,  craignant  que  son  abstention  ne  fût  mal  interprétée, 
il  écrivit  aux  officiers  de  la  municipalité  les  raisons  de  son  silence 
et  de  son  refus.  Sa  lettre,  très  catégorique,  pleine  de  tact  et  de 
soumission  aux  lois  du  pays  tant  qu'elles  ne  blessent  pas  la  con- 

1.  12  000  livres. 

2.  Archives  de  Brest,  LL,  20. 

3.  Extrait  des  procès  verbaux  des  séances  du  Conseil  général  de  la  com- 
mune d«  Brest.  Séance  du  2  novembre  1790. 


UNE  VICTIME  DES  JOURNEES  DE  SEPTEMBRE  543 

science,  se  trouve  encore  aux  archives  de  Brest  dans  la  Corres- 
pondance des  particuliers  avec  la  municipalité  de  cette  ville  : 

«  Brest,  le  25  février  1791. 
«  Messieurs, 

«  J'ai  reçu,  malgré  mon  absence  que  mes  afFaires  rendent 
encore  nécessaire,  l'avis  que  M.  le  procureur  de  la  commune 
m'a  donné  de  votre  part,  du  jour  où  l'on  devait  recevoir  le  ser- 
ment des  ecclésiastiques  de  Brest  disposés  à  le  prêter.  Mon 
silence  à  cet  égard  a  suffi  sans  doute  pour  faire  connaître  mon 
refus. 

«  Mais  comme  ce  refus  peut  être  regardé  comme  l'effet  d'un 
incivisme  coupable  ou  d'une  révolte  contre  l'autorité  légitime,  je 
crois  devoir  manifester  mes  dispositions  à  l'égard  du  serment  ; 
elles  sont,  j'ose  l'assurer,  d'un  vrai  patriote  guidé  par  sa  religion; 
les  voici  : 

((  Je  suis  prêt  à  m'engager  solennellement  à  obéir  à  la  nation, 
à  la  loi  et  au  roi,  et  à  maintenir  de  tout  mon  pouvoir  la  Constitu- 
tion du  royaume  sanctionnée  par  le  roi,  en  tout  ce  qui  ne  touche 
pas  au  spirituel  et  qui  n'est  contraire  ni  à  ma  conscience,  ni  à 
ma  religion. 

«  Je  prêterais  avec  joie  ce  serment,  non  pas  pour  conserver  la 
place  que  j'occupe,  bien  moins  encore  pour  en  obtenir  une 
autre,  mais  pour  satisfaire  aux  désirs  de  mon  cœur  et  aux  devoirs 
d'un  bon  français. 

(c  Si  vous  étiez  disposés  à  recevoir  ce  tribut  de  mon  patrio- 
tisme, je  paraîtrais  bientôt  devant  vous  pour  vous  en  faire  l'hom- 
mage. 

«  Mais  si,  comme  je  le  crains,  vous  ne  pouvez  admettre  ces 
dernières  clauses  que  je  crois  absolument  nécessaires,  je  vous 
prie  de  disposer  de  la  place  qui  m'avait  été  confiée. 

«  Du  reste,  quel  que  puisse  être  mon  sort,  j'ose  vous  promettre 
d'être  toujours  fidèle  sujet  de  la  nation  dont  je  respecte  l'auto- 
rité ;  de  la  loi  dont  je  remplirai  exactement  les  devoirs,  et  du 
roi  dont  je  révère  la  personne  sacrée. 

«  Je  promets  encore  de  ne  rien  dire,  de  ne  rien  faire  qui  puisse 
exciter  le  moindre  trouble  entre  mes  concitoyens,  et  de  n'user 
de  la  confiance  que  l'on  pourrait  m'accorder  que  pour  inspirer 
l'union,  la  paix  et  la  charité. 


544  CLAUDE  LAPORTE 

«  C'est  avec  ces  sentiments  du  plus  pur  patriotisme  et  avec  le 

plus  profond  respect  que  j'ai  l'honneur  d'être,  Messieurs,  votre, 

etc. 

«  Laporte,  vicaire  de  Sai-nt-Louis  de  Brest  i.  » 

Cette  lettre  étant  restée  sans  réponse,  l'abbé  Laporte  crut 
opportun  d'insister  pour  en  provoquer  une  :  (c  Le  silence  que 
vous  gardez  à  mon  égard,  écrivait-il  le  10  mars,  me  fait  craindre 
que  vous  n'ayez  improuvé  ou  que  vous  n'ayez  pas  reçu  la  lettre 
que  j'ai  pris  la  liberté  de  vous  adresser,  il  y  a  quinze  jours.  Mon 
but  était  de  faire  connaître  à  mes  concitoyens  que  mon  attache- 
ment inviolable  à  la  religion  n'a  pas  affaibli  dans  mon  cœur  les 
sentiments  de  respect  et  de  soumission  que  je  dois  à  la  nation,  à 
la  loi  et  au  roi.  Je  promettais  (et  je  renouvelle  ma  promesse)  de 
ne  jamais  causer  aucun  trouble  parmi  mes  frères,  ni  par  mes  con- 
seils, ni  par  mes  démarches,  ni  par  mes  exemples. 

«  J'aurais  été  bien  flatté  d'apprendre  par  vous-même  que  ma 
lettre  vous  est  parvenue. 

«  Mon  adresse  vous  manquait,  peut-être;  je  suis  chez  M.  Carné, 
à  Quimper^. 

«  Daignez  vous  laisser  convaincre  du  profond  respect  avec  le- 
quel je  suis,  etc. 

«  Laporte,  prêtre^.  » 

Cette  fois  la  réponse  ne  se  fit  pas  attendre  ;  elle  est  du 
13  mars  1791  : 

((  Nous  n'avons  jamais  douté,  Monsieur,  de  votre  qualité  de 
bon  citoyen,  et  nous  sommes  persuadés  que  votre  attachement 
pour  la  religion  ne  peut  qu'augmenter  en  vous  l'entière  soumis- 
sion qu'on  doit  à  la  nation,  à  la  loi  et  au  roi. 

«  Nous  sommes  aussi  bien  éloignés  de  vous  soupçonner 
d'autres  vues  que  celles  de  conserver  la  tranquillité  parmi  vos 
frères. 

«  Nous  sommes,  au  contraire,  convaincus  que  vous  employe- 
riez,  comme  bon  citoyen  et  comme  ministre  d'un  Dieu  de  paix, 

1.  Archires  de  Brest,  LL,  39.  —  Avant  la  Révolution  (et  maintenant  en- 
core en  Bretagne)  on  donnait  le  nom  de  recteur  au  titulaire  de  la  paroisse 
et  le  nom  de  curé  ou  vicaire  indifféremment  à  tout  autre  prêtre  chargé  du 
ministère  paroissial. 

2.  La  présente  lettre  est  pourtant  datée  de  Brest,  10  mars. 

3.  Archives  de  Brest,  LL,  39. 


UNE  VICTIME  DES  JOURNEES  DE  SEPTEMBRE  545 

tous  les  moyens  de  persuasion  qui  dépendraient  de  vous  pour 
ramener  ceux  qu'un  aveuglement  malheureux  ou  des  séductions 
perfides  pourraient  avoir  égarés. 

((  Quant  à  votre  opinion  particulière  sur  le  serment  exigé  des 
ecclésiastiques  fonctionnaires  publics,  vous  êtes  trop  éclairé  pour 
que  nous  nous  fussions  permis  de  vous  donner  des  conseils  à  ce 
sujet. 

«  Vous  avez  dû  voir  si  l'Assemblée  nationale  a  eu  intention  de 
toucher  au  spirituel,  ou  si  elle  s'est  simplement  bornée  aux  objets 
de  sa  compétence  qui  tiennent  au  temporel,  en  détruisant  les 
abus  révoltants  et  sans  nombre  qui  s'y  étaient  glissés. 

((  Votre  conscience  a  toujours  dû  et  doit  encore  vous  guider 
dans  votre  détermination  ultérieure. 

«  C'est  d'après  ces  motifs  que  nous  avons  cru  devoir  garder  le 
silence,  et  nous  ne  le  rompons  que  pour  le  désir  que  vous  témoi- 
gnez par  votre  seconde  lettre,  d'avoir  une  réponse. 

((  Nous  sommes,  etc. 

<C    Les    MEMBRES    DU    BUREAU    MUNICIPAL*.    )) 

Prudente  et  un  peu  embarrassée,  empreinte  de  ménagements 
pour  l'abbé  et  lui  laissant  la  responsabilité  de  la  conduite  que  sa 
conscience  lui  inspirait,  cette  réponse  est  curieuse  par  ses  termes 
modérés  ;  elle  contraste  avec  la  rigueur  efiProntée  que  ne  tarde- 
ront pas  h  prendre  certains  magistrats  de  la  Révolution. 

En  effet,  avant  la  fin  même  de  cette  année  1791,  l'abbé  Laporte 
allait,  avec  bien  d'autres,  payer  de  la  prison  le  courage  de  son 
refus. 

Dès  le  mois  d'avril,  le  district  de  Brest  avait  adressé  au  dépar- 
tement deux  listes  officielles  portant  pour  titre  :  Etat  nominatif 
des  ecclésiastiques  qui  ont  prêté  le  serment  exigé  par  la  Joi  du 
27  novembre  1790,  et  Etat  nominatif  des  ecclésiastiques  qui  ont  re- 
fusé le  serment  ordonné  par  la  loi  du  27  no\>embre  1790  2. 

L'abbé  Laporte  a  l'insigne  honneur  d'être  inscrit  sur  la  se- 
conde. Il  était  ainsi  désigné  d'avance  aux  représailles  révolution- 
naires. 

Le  28  juin  1791  le  district  de  la  municipalité  de  Brest,  sous  le 
coup  de  l'effarement  causé  par  la  fuite  du  roi,  fit  arrêter  et  con- 

1.  Archives  de  Brest,  LL,  38. 

2.  Archives  départementales  du  Finistère,  L,  72. 

LXXXVI.  —  35 


54C  CLAUDE  LAPORTE 

duire  à  la  prison  des  Carmes  treize  ecclésiastiques,  parmi  lesquels 
MM.  Claude  Laporte,  curé  de  Saint-Louis,  Pierre  Kermarec  i  et 
Vincent  Bernicot,  vicaires  à  la  même  paroisse;  Jacques  La  Rue, 
recteur  de  Saint-Sauveur,  Pentrez,  ex-jésuite^,  etc. 

Le  lendemain,  onze  autres  prêtres  rejoignaient  les  premiers 
par  les  soins  des  mêmes  administrateurs.  Beaucoup  d'autres  mu- 
nicipalités suivirent  ce  mauvais  exemple.  De  la  fin  de  juin  jusque 
vers  le  milieu  de  septembre,  le  monastère  des  Carmes,  devenu 
maison  de  détention,  se  remplit  peu  à  peu  de  prêtres  réfrac- 
taires.  Ils  étaient  regardés  comme  suspects  par  cela  seul  qu'ils 
n'avaient  pas  prêté  le  serment.  Il  y  en  eut  dans  cette  prison  jus- 
qu'à soixante-dix.  Quelques-uns  y  étaient  pensionnés  par  l'Etat^. 
Pour  tous,  la  vie  fut  très  pénible.  Le  district  de  Brest  avait 
d'abord  à  les  protéger  contre  l'exaspération  d'une  population 
turbulente,  «  en  grande  partie  composée  d'éléments  étrangers, 
que  sa  détresse  rendait  accessible  aux  insinuations  de  toute  na- 
ture et  qui  imputait  la  longue  durée  de  la  Révolution  à  la  résis- 
tance du  clergé*  ».  Le  péril  des  détenus  était  tel  que  le  25  août 
1791  le  district  crut  devoir  adresser  au  Directoire  départemental 
la  lettre  suivante  :  «  Le  fanatisme  fait  chaque  jour  des  progrès 
plus  inquiétants;  d'un  autre  côté,  l'effervescence  publique  prend 
chaque  jour  un  nouveau  degré  d'énergie  et  d'amertume.  Enfin 
les  choses  en  sont  venues  au  point  que  nous  ne  pouvons  répondre 
de  la  sûreté  des  ecclésiastiques  détenus  à  la  prison  conventuelle 
des  Carmes...  et  au  premier  événement  on  peut  se  porter  aux 
derniers  excès  contre  eux.  Exilez-les,  Messieurs,  ou  réunissez- 
les  sous  vos  yeux,  mais,  de  grâce,  délivrez-nous-en;  ne  les  laissez 
pas  plus  longtemps  dans  une  ville  où  il  existe  un  peuple  si  chaud 
et  une  garnison  qu'on  ne  dirige  pas  à  son  gré^.  » 

Si  la  difficile  situation  du  district  vis-à-vis  des  prisonniers 
explique  en  partie  la  sévérité  des  mesures  prises  à  leur  égard, 

1.  Ce  Pierre  Kermarec  est  probablement,  lui  aussi,  un  ancien  jésuite.  Né 
le  10  décembre  1734,  entré  dans  la  Compagnie  de  Jésus  le  25  septembre 
1757,  et  professeur  de  troisième  au  collège  des  Jésuites  à  Hesdin  en  1762. 

2.  Cf.  Peyron,  Documents  sur  l'histoire  du  clergé  du  Finistère  pendant  la 
Révolution,  t.  I,  p.  68-69. 

.  3.  Archives  départementales  du  Finistère,  L. 

4,  Cf.  Le  Guillou  de  Penanros,  V Administration  du  Finistère  de  1190 
à  119k. 

5.  Levot,  Brest  sous  la  Terreur,  p.  21. 


UNE  VICTIME  DES  JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  547 

elle  ne  suffit  pas,  cependant,  à  excuser  d'autres  mauvais  traite- 
ments purement  vexatoires.  Le  tableau  de  leurs  souffrances  est 
tracé  dans  une  lettre  écrite  le  7  septembre  au  directoire  départe- 
mental par  un  officier  de  marine,  Louis  Carné  de  Carnavalet  *  ; 
elle  mérite  d'être  citée  presque  en  entier  : 

a  Messieurs  les  ecclésiastiques  détenus  dans  la  maison  des 
RR.  PP.  Carmes  de  Brest,  dans  l'excès  de  leurs  maux...  ont 
présumé  que  je  ne  me  refuserais  pas  la  satisfaction  de  secourir 
des  infortunés  en  vous  présentant  le  tableau  affligeant  des  persé- 
cutions qu'ils  éprouvent 

«  Leurs  gardes  sont  souvent  les  premiers  à  les  insulter  ;  plu- 
sieurs les  menacent  et  leur  disent  que  s'ils  étaient  les  chefs,  ils  ne 
tarderaient  pas  à  les  pendre...  Il  n'est  pas  permis  à  ces  ecclé- 
siastiques de  voir  les  personnes  qui  leur  portent  leurs  effets.  Quels 
inconvénients  ne  présente  pas  cette  vexation?  Sans  compter  que 
plusieurs  pourraient  se  plaindre  que  leurs  effets  sont  égarés.  La 
peine,  que  cette  augmentation  de  service  occasionne  aux  gardes, 
aigrit  souvent  leur  humeur  et  elle  éclate  par  les  propos  les  plus 
durs  et  les  plus  insultants 

«  Un  vieillard  respectable,  père  d'un  des  ecclésiastiques  détenus, 
vint  de  dix  lieues  pour  voir  et  embrasser  son  fils  ;  il  se  présente 
inutilement  h  la  porte,  le  fils  réclame  en  vain  l'humanité  de  la 
garde  ;  le  père  fut  repoussé  et  repartit  sans  avoir  eu  la  consola- 
tion qu'il  désirait 

«  Une  demoiselle,  presque  octogénaire,  s'est  présentée  pour 
voir  son  frère  ;  cette  satisfaction  lui  est  refusée.  Sensible  à  ce 
refus,  elle  verse  des  larmes  amères  ;  le  caporal  de  la  garde,  tou- 
ché, va  prévenir  le  frère  de  se  mettre  à  la  fenêtre  afin  qu'à 
travers  le  cloître  cette  demoiselle  eût  la  satisfaction  de  le  voir. 
Rs  se  voient,  se  font  des  signes  d'amitié.  L'officier  de  garde  les 
surprend,  blâme  la  conduite  du  caporal  et  lui  défend  d'avoir 
désormais  de  pareilles  condescendances. 

«  Un  de  ces  ecclésiastiques,  curé  de  Léon,  apoplectique,  n'a 
pu  obtenir  la  permission  de  se  promener  au  jardin. 

«  Un  autre,  âgé  de  soixante-dix  à  soixante-douze  ans,  sollicita 

1.  On  a  Yu,  par  une  lettre  de  M.  Laporte,  qu'il  avait  coutume  de  des- 
cendre à  Quimper  dans  la  famille  Carné.  Cet  officiel*  de  marine  qui  écrit  de 
Quimper  est,  sans  doute,  un  membre  de  cette  famille.  Peut-être  a-t-il  agi 
dans  cette  circonstance  sur  la  demande  de  M.  Laporte. 


548  CLAUDE  LAPORTE 

la  permission  de  sortir  pour  assister  aux  funérailles  de  sa  sœur  ; 
la  réponse  à  sa  lettre  est  ouverte  par  l'officier  qui  la  lui  remet  en 
lui  disant  que  si  elle  avait  contenu  quelque  chose  d'agréable,  il 
ne  Taurait  jamais  eue. 

«  On  a  imaginé  que  les  prieur  et  garçons  de  la  maison  (quoi- 
qu'on les  fouillât  en  entrant  et  en  sortant)  pourraient  faciliter 
quelque  communication  épistolaire  ;  on  a  défendu  au  prieur  et 
aux  garçons  de  sortir  sans  une  garde  qui  les  accompagne  par- 
tout. On  viole  tous  les  jours,  sur  ces  infortunés  détenus,  le  décret 
sur  l'inviolabilité  des  lettres.  Enfin,  Messieurs,  ils  me  chargent 
de  vous  dire  que  leur  captivité  est  le  plus  léger  de  leurs  maux. 
Ils  ont  journellement  l'imagination  effrayée  par  l'image  de  la 
mort.  Ont-ils  tort,  Messieurs  ?  Ne  savent-ils  pas  que  dans  plu- 
sieurs endroits  le  sang  a  coulé  malgré  les  efforts  des  autorités 
constituées  ?  L'affreux  massacre  de  M.  Patris  n'en  est-il  pas  un 
exemple?..  Des  bâtiments  peuvent  entrer  la  nuit  dans  la  rade, 
faire  mal  leurs  signaux  de  reconnaissance,  ou  les  hommes  de 
terre  les  mal  comprendre  ;  ils  sont  pris  pour  des  ennemis  ;  la 
générale  bat,  le  tocsin  sonne  ;  le  peuple  se  rassemble  et  le  son  de 
cette  cloche  peut  devenir  celui  de  la  mort  des  infortunés  que 
vous  n'avez  renfermés  en  partie.  Messieurs,  que  pour  les  mettre 
à  l'abri  de  tout  danger.  Je  ne  veux  pas  calomnier  le  peuple,  et 
j'excuse  ses  fureurs.  Ces  ecclésiastiques  lui  sont  présentés  comme 
des  réfractaires  à  la  loi  ;  on  les  lui  peint  comme  des  ennemis  de 
la  nation...  Il  est  naturel  qu'il  commence  par  les  sacrifier,  s'il 
voyait  ou  était  persuadé  que  des  ennemis  vinssent  les  [sic)  atta- 
quer. Cette  alerte  dont  je  viens  de  vous  parler.  Messieurs,  a  eu 
lieu  lors  de  l'entrée  de  l'escadre  commandée  par  M.  Dugay.  Si 
pareil  événement  arrivait,  je  m'arrête,  je  frissonne  des  horreurs 
dont  il  pourrait  être  cause. 

«  Ces  ecclésiastiques...  me  chargent,  Messieurs,  de  vous 
exprimer  que,  pleins  de  confiance  dans  votre  justice  et  votre 
humanité,  ils  se  flattent  que  vous  ne  rejetterez  pas  la  demande 
qu'ils  vous  adressent  par  moi,  qui  est,  que  si  vous  ne  pouvez  faire 
cesser  leur  détention,  de  vouloir  bien  les  faire  passer  dans  une 
autre  ville  le  plus  promptement  possible  ;  qu'ils  se  renfermeront 
dans  la  maison  que  vous  leur  indiquerez  et  se  soumettront  sans 
murmures  aux  ordres  que  vous  leur  donnerez;  mais  ils  vous  sup- 
plient de  ne  pas  perdre  un  instant  pour  les  faire    sortir   d'une 


UNE  VICTIME  DES  JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  549 

maison  qu'ils  regardent  comme  leur  tombeau  au  premier  mouve- 
ment populaire. 

«  Je  suis  avec  respect,  Messieurs,  votre  très  humble  et  obéis- 
sant serviteur. 

«  Louis-Marie  Carné  de   Carnavalet, 

«   Major    de  vaisseau  et  chargé  de  représenter  les  suppliques  des  ecclésiastiques 
enfermés  aux  Carmes  de  Brest,  par  eux-mêmes. 

«    De  Quimper,  le  7  septembre  1791  *  » 

Cette  lettre  dut  parvenir  à  sa  destination  peu  avant  le  13  sep- 
tembre. Ce  jour-là,  le  roi  acceptait  officiellement  la  Constitution; 
son  message,  porté  à  l'Assemblée,  se  terminait  par  cette  phrase, 
que  la  majorité  couvrit  d'applaudissements  :  «  Pour  que  la  loi 
puisse  d'aujourd'hui  commencer  à  recevoir  une  pleine  exécution^ 
consentons  tous  à  l'oubli  du  passé,  que  les  accusations  et  les 
poursuites  qui  n'ont  pour  principe  que  les  événements  de  la 
Révolution  soient  éteints  dans  une  réconciliation  générale.  )>  Sur 
cette  finale  de  paix,  l'amnistie  fut  votée  d'acclamation. 

A  Brest,  le  département  fut  donc  obligé  de  rendre  la  liberté 
aux  prêtres  détenus  dans  le  couvent  des  Carmes.  Il  le  fit  par  un 
arrêté  du  22  septembre  1791,  qu'il  ne  s'empressa  guère  d'exécu- 
ter. Enfin,  le  27,  un  de  ses  membres,  le  citoyen  Veller,  fut 
envoyé  aux  prisonniers  pour  leur  notifier  l'acte  d'amnistie.  Celui- 
ci,  accompagné  des  citoyens  Brichet  et  Berthomme,  officiers  mu- 
nicipaux, se  rendit  au  monastère.  Quelques  coups  de  cloche  ras- 
semblèrent tous  les  prêtres  dans  un  cloître,  de  là  on  les  conduisit  à 
l'église  où,  «  du  haut  de  la  chaire,  Veller  leur  donna  connaissance 
de  l'arrêté  du  département,  qui,  tout  en  leur  rendant  leur  liberté, 
ne  leur  permettait  pas,  par  mesure  d'ordre,  de  rentrer  dans 
leurs  anciennes  paroisses  ^  ».  Après  cette  lecture,  l'abbé  Laporte 
ayant  demandé  la  parole,  remercia  les  commissaires  au  nom  de 
ses  confrères  3.  Le  lendemain,  tous  ces  ecclésiastiques,  a  les  uns 
en  habit  de  prêtres,  les  autres  en  bourgeois,  traversèrent  la  ville 
au  milieu  de  rassemblements  hostiles  et  se  rendirent  à  la  mairie 
où  leur  furent  délivrés  des  passeports  indiquant  les  lieux  qu'ils 
avaient  déclaré  vouloir  habiter  ^». 

1.  Archives  départementales  du  Finistère,  L,  62. 

2.  Edmond  Fleury,  Notice  sur  le  couvent  des  Carmes,  dans  le  Bulletin  de 
la  Société  académique  de  Brest,  t.  I,  p.  167-168. 

3.  Levot,  Brest  pendant  la  Terreur^  p.  22-23. 

4.  Ibid. 


550  CLAUDE  LAPORTE 

L'abbé  Laporte  quitta-t-il  aussitôt  le  diocèse  ?  Ne  séjourna-t-il 
pas  quelque  temps  à  Quimper,  dans  la  famille  Carné,  où  il  avait 
déjà  reçu  l'hospitalité  ?  A  quelle  époque  vint-il  à  Paris?  Autant 
de  questions  qu'il  est  impossible  de  résoudre,  faute  de  rensei- 
gnements. Le  doute  plane  également  sur  les  motifs  qui  ont  pu 
conduire  le  curé  de  Saint-Louis  de  Brest  dans  la  capitale.  Il  est 
probable  qu'à  l'exemple  d'un  certain  nombre  de  ses  confrères, 
il  pensait  trouver  un  abri  tranquille  dans  une  ville  où  il  n'était 
pas  connu.  Bientôt,  cependant,  il  le  devint  assez,  comme  prêtre 
insermenté,  pour  être  saisi  par  ces  ennemis  de  la  religion  qui, 
après  le  10  août  1792,  firent  la  chasse  aux  ecclésiastiques  fidèles. 
Sans  doute  son  zèle  à  remplir  les  devoirs  du  saint  ministère  le 
désigna  à  leur  fureur.  Cité  devant  le  comité  de  la  section  du 
Luxembourg,  il  refusa  de  trahir  sa  foi.  Lui,  qui  avait  échappé  à  la 
prison  des  Carmes  de  Brest,  fut  écroué  dans  le  couvent  des  Car- 
mes, à  Paris  ^.  Il  s'y  trouva  avec  treize  de  ses  frères  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus,  les  PP.  Balmain,  Bérauld  du  Pérou,  Bonnaud, 
Charton  de  Millou,  Delfaud,  Gagnière  des  Granges,  Saurin;, 
Vareilhe-Duteil,  Laugfer  de  Lamanou ,  Légué,  Le  Rousseau, 
Villecroin  et  Fryteire-Durvé,  un  des  brillants  prédicateurs  de 
la  cour  de  Louis  XVI  ^.  Plusieurs  d'entre  eux  avaient  dirigé  ces 
communautés  de  femmes  qui  se  montrèrent  si  vaillantes  devant 
les  menaces  de  la  Révolution.  Un  seul,  le  P.  Saurin,  fut  épargné. 
Tous  les  autres,  le  2  septembre  1792,  donnèrent  l'exemple  de  la 
vaillance  inconfusible,  en  tombant  victimes  de  la  foi  sous  les 
coups  de  leurs  bourreaux. 

Le  8  septembre,  une  lettre  datée  de  Paris,  adressée  par  Le 
Bronsort  aux  maire  et  officiers  municipaux  de  Brest  leur  annon- 
çait la  mort  de  l'abbé  Laporte  avec  une  sauvage  désinvolture  : 

(  Paris,  8  septembre  1791,  l'an  4*  de  la  Liberté 
et  le  1"  de  l'Égalité. 

«...  Vous  avez  appris  que  le  peuple  a  exercé  sa  justice  dans 

toutes  les  prisons  de  Paris.  Les  voleurs,  les  filous,  les  chevaliers 

1.  Guillon,  les  Martyrs  de  la  foi,  t.  III,  p.  455. 

2.  Voir  la  liste  complète  des  prêtres  massacrés  aux  Carmes  dans  Sorel, 
le  Couvent  des  Carmes  et  le  séminaire  Saint- Sulpice.  Paris,  Didier,  1863.  — 
Cf.  Delarc,  l'Église  de  Paris  pendant  la  Révolution.  Desclée,  1897.  — Parmi 
les  prêtres  massacrés  à  Paris  aux  journées  de  Septembre  dans  les  prisons 
des  Carmes,  de  l'Àbbaye,  de  la  Force  et  de  Saint-Firmin,  il  y  eut  vingt-trois 
anciens  jésuites. 


UNE  VICTIME  DES  JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  551 

du  poignard,  les  prêtres  réfractaires,  qui  y  étaient  détenus  au 
nombre  de  plus  de  sept  mille,  ont  été  tous  *  égorgés  sans  tumulte 
et  avec  les  apparences  de  la  justice. 

«  Des  commissaires  vérifiaient  les  registres  des  prisons,  inter- 
rogeaient sommairement  les  prisonniers,  les  faisaient  sortir,  et  à 
un  signe  convenu  ils  recevaient  la  mort.  Les  prisonniers  pour 
dettes  et  mois  de  nourrice  ont  été  tous  mis  en  liberté. 

((  On  m'assure  que  l'abbé  Laporte  est  du  nombre  des  trépassés. 
S'il  n'y  a  ni  Dieu  ni  diable,  il  est  maintenant  très  heureux  puis- 
qu'il ne  sera  point  haï  de  l'un  et  tourmenté  par  l'autre. 

«  Le  massacre  a  fini  hier  à  midi  et  il  n'a  point  été  au  pouvoir 
de  l'Assemblée  de  s'y  opposer  2.  » 

Henri    FOUQUERAY,    S.  J. 

1.  Le  Bronsort  rapporte  évidemment  le  bruit  du  jour  avec  les  exagé- 
rations habituelles  en  pareil  cas.  Quoi  qu'il  en  soit  du  nombre  des  prison- 
niers, celui  des  victimes  ne  monta  pas  à  deux  mille. 

2.  Cité  par  le  D'  Corre,  dans  la  Revue  de  la  Révolution  française^  1897, 
2«  sem.,  p.  465.  Autour  du  Dix  Août  et  des  Journées  de  Septembre. 


NOTES  ET  DOCUMENTS 

POUR 

SERVIR  A  LA  DÉFENSE  DES  CONGRÉGATIONS  RELIGIEUSES 


On  nous  a  parfois  demandé  dans  quels  arsenaux  il  convien- 
drait d'aller  chercher  des  armes  susceptibles  d'être  à  l'heure 
présente,  d'une  réelle  utilité  pour  la  défense  des  congréga- 
tions. Il  est  à  propos  de  se  le  rappeler,  les  grandes  questions 
qui  se  discutent  aujourd'hui,  ont  plusieurs  fois  été  discutées, 
dans  le  courant  des  deux  derniers  siècles.  Il  ne  semble  pas 
que  nos  adversaires  aient  produit  contre  nous  beaucoup  d'ar- 
guments nouveaux.  M.  Trouillot  lui-même  qui,  élève  des 
Jésuites,  aurait  dû  rechercher,  parmi  ses  souvenirs  et  dans 
son  expérience  personnelle,  de  quoi  confondre  ses  anciens 
maîtres,  s'est  borné  à  rééditer  les  insinuations  odieuses  et 
puériles  de  Paul  Bert.  Les  coups  droits  que  nous  porte 
M.  Viviani  ont  été  déjà  parés  en  1879,  1880,  1884.  Chez 
M.  Brisson,  la  monomanie  de  la  confiscation  n'avait  sans 
doute  point  atteint  encore  la  période  d'acuité  où  elle  est 
montée  aujourd'hui,  mais  elle  s'était  déjà  manifestée  à  plu- 
sieurs reprises.  Le  discours,  si  éloquemment  tissu  de  sophis- 
mes  et  d'inexactitudes,  prononcé  par  M.  Waldeck-Rousseau 
n'avait-il  pas  été  maintes  fois  réfuté,  au  cours  des  inoublia- 
bles débats,  où  sombrèrent  en  1880  les  projets  de  loi  liberti- 
cides  lancés  par  la  franc-maçonnerie  ? 

Pourrions-nous  donc  mieux  faire  que  nous  reporter  aux 
innombrables  ouvrages,  brochures,  discours,  tracts  et  autres 
opuscules  de  propagande  que  nos  devanciers  jetèrent  alors 
à  profusion  dans  toutes  les  classes  de  la  société  ?  Nous  avons 
cru  faire  œuvre  utile  en  mettant  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs 
une  liste,  bien  incomplète  sans  doute,  mais  déjà  longue  des 
publications  éditées  à  diverses  époques  pour  la  défense  des 
mêmes  intérêts. 

On  nous  fera  peut-être  observer  que  dans  la  nomenclature 
qui  va  suivre,  il  est  surtout  question  des  Jésuites  et  de  la  11- 


NOTES  ET  DOCUMENTS  553 

berté  d'enseignement.  C'est  vrai;  mais,  il  est  juste  d'en  faire 
la  remarque,  si  les  Jésuites  ont  d'ordinaire  essuyé  les  pre- 
mières attaques,  ce  sont  les  mêmes  coups  que  nos  adver- 
saires dirigent  aujourd'hui  contre  toutes  les  associations 
religieuses  sans  distinction;  d'autre  part,  la  liberté  d'ensei- 
gnement est  une  de  nos  libertés  les  plus  précieuses  et  c'est 
encore  aujourd'hui  celle  qui  nous  suscite  le  plus  d'ennemis. 
Il  est  donc  urgent  de  la  défendre. 

Si  du  reste,  à  la  tribune  ou  dans  la  presse,  il  s'était  produit 
ou  si  l'on  mettait  plus  tard  en  avant  des  accusations  inédites 
ou  des  raisonnements  nouveaux,  nous  signalerons  à  leur 
heure  les  brochures  spéciales,  les  articles  de  revues,  les  dis- 
cours où  l'on  devra  se  documenter. 

Accusation  (Une)  de  fraude  dans  les  concours  publics  portée  contre 
l'école  Sainte-Geneviève.  Extrait  du  Journal  officiel,  séance  du  3  juil 
let  1876.  [Paris,  Lecoffre,  1879.) 

Actes  épiscopaux  relatifs  à  la  question  de  l'éducation  (1872-1873), 
publiés  par  les  soins  de  la  Société  générale  d'éducation  et  d'enseigne- 
ment. [Paris,  63,  rue  des  Saints-Pères,  1873.  ) 

Adhésions  à  la  consultation  de  M"  Rousse  sur  le  29  mars  1880  et  me- 
sures annoncées  contre  les  associations.  [Paris-Lille,  Lefort,  1880.). 

Affaires  Guilhermy-Ravignan.  Plaidoirie  de  M**  Oscar  Falateuf. 
[Paris,  Librairie  générale.] 

A  mes  enfants  et  à  la  jeunesse,  par  J.  de  Campos.  (Paris,  Larcher, 
1879.) 

Anciens  (Nos)  élèves,  par  le  R.  P.  W.  Tampé,  S.  J.  \yo\v  Études, 
t.  85,  pp.  577,  749,  et  Paris,  Retaux,  1901.  ) 

Application  (De  1')  des  décrets,  par  M.  Jeanvrot.  [Paris,  Cotillon, 
rue  Soufflot.  ) 

Argument  (Un)  officiel  en  faveur  de  l'enseignement  religieux  ;  rap- 
ports de  M.  Bardoux,  par  le  R.  P.  R.  de  ScoRAiLLE,  S.  J.  [No'iY  Études, 
1879,  t.  40,  pp.  234,413,  574.) 

Article  7  (L')  devant  la  raison  et  le  bon  sens,  par  le  R.  P.Félix,  S.  J. 
(Paris,  Palmé,  1880.) 

Article  7  (L')  et  la  liberté  de  l'enseignement,  par  A.  Duruy.  [Revue 
des  Deux-Mondes,  1880.  ) 

Article  7  (L')...  ou  contradictions  de  J.  Ferry,  parle  R.  P.  Félix,  S.  J. 
(  Paris,  Palmé,  1880.  ) 

Association  (Le  droit  d'),  par  H.  Barboux,  ancien  bâtonnier.  [Se- 
maine politique  et  littéraire,  3,  10  et  24  novembre  1900,  2  février  1901.) 

Association  (Le  droit  d'),  par  E.  Crépon.  (Revue  des  Deux-Mondes, 
15  janvier  1901.) 


554  DÉFENSE  DES  CONGRÉGATIONS  RELIGIEUSES 

Associations  (Les)  catholiques  et  leurs  assemblées  générales,  par 
E.  DE  Marquigny.  (Voir  Études,  1875,  t.  33,  p.  97.) 

Associations  (Les)  religieuses  et  la  loi  française,  par  le  P.  Gh. 
Daniel,  S.  J.  (Voir  Études,  1870,  t.  24,  p.  570.)* 

Associations  (Les)  religieuses  et  les  vœux  monastiques,  par 
E,  Rousse.  [Paris,  76,  rue  des  Saints-Pères,  1901.) 

Associations  (Les)  religieuses  non  autorisées,  spécialement  la  Com- 
pagnie de  Jésus.  (Paris,  Palme,  1880.) 

Aveux  (Les)  de  Paul  Bert,  parle  R.  P.  Gh."  Clair,  S.  J.  {Paris, 
Lecoffre,  1880.  ) 

Balaam  à  Versailles.  Ferry,  Spuller,  P.  Bert,  Deschanel,  panégy- 
ristes des  Jésuites,  par  le  R.  P.  G.  Longhaye,  S.  J.  [Paris,  Lecoffre, 
1879.) 

Biens  (Les)  immeubles  des  Jésuites,  par  le  P.  Ed.  Terwecoren,  S.  J. 
Extrait  des  Précis  historiques.  [Bruxelles,  J.  Vandereydt,  1868.) 

Bon  (Le)  instituteur  ou  la  véritable  instruction  civique  opposée  à 
l'instruction  civique  de  Paul  Bert,  par  Un  de  ses  amis.  (Lyon,  Briguet, 
1886.) 

Brugelette.  Souvenirs  de  l'enseignement  chez  les  Jésuites,  par  Gh. 
DE  Raymond.  (  Toulouse,  Regnault  et  fils,  1879.  ) 

Catholicisme  (Le)  voilà  l'ennemi.  Discours  prononcé  par  M.  le  comte 
A.  DE  MuN,  séance  du  21  février  1878.  (Extrait  de  ÏOfficiel.) 

Ce  que  nous  sommes,  par  le  R.  P.  Ollivier,  0.  P.  [Paris ^  Dentu, 
1880. ) 

Ce  qu'il  faut  faire  en  face  des  lois  Brisson,  simples  considérations 
présentées  aux  congrégations  religieuses,  par  Un  Catholique.  [Lyon, 
imp.  Je  vain,  1891.) 

Cinquante  ans  après,  par  le  R.  P.  Burnichon,  S.  J.  [Paris,  Lecoffre, 
1900. ) 

Clément  XIII  et  Clément  XIV.  2  vol.,  par  le  P.  de  Ravignan,  S.  J. 
(Paris,  1856.) 

Clergé  (Le)  et  l'instruction  primaire,  par  le  P.  H.'  Dumas,  S.  J. 
(Voir  Études,  1872,  t.  26,  pp,  266  et  738.) 

Clérical  et  Radical.  Aux  ouvriers  français,  par  A.  du  Saussois,  [Paris, 
108,  rue  Montmartre  et  Lyon,  imp.  Gallet.) 

Collation  des  grades  (La)  et  la  liberté  de  l'enseignement  supérieur 
par  Cil.  Jacquier.  (Paris,  Lecoffre,  1876.) 

Collation  (La)  des  grades,  les  Congrégations  religieuses  et  M.  J. 
Ferry,  par  M.  Bouillier.  Extrait  de  la  Revue  de  France.  [Paris,  13, 
quai  Voltaire,  1879.) 

Comment  les  Jésuites  ouvrent  un  collège.  [Le  Mans,  Leguicheux, 
1880.) 


NOTES  ET  DOCUMENTS  555 

Complot  (Le)  franc-maçonnique.  [Paris,  Maison  de  la  Bonne  Presse.) 

Compte  rendu  des  travaux  de  la  Société  générale  d'éducation  et  d'en- 
seignement. Suppléments  de  décembre  1881  et  de  février  1882.  [Paris, 
Levé.  ) 

Conférence  de  M.  Récamier  sur  la  magistrature  française  entre  les 
21  juin  et  31  août  1880.  [Paris,  Socie'té  bibliographique,  35,  rue  de  Gre- 
nelle. ) 

Conférence  donnée  à  la  salle  Ragache  (Vaugirard),  le  22  juillet  1880, 
par  M.  RÉCAMIER.  [Paris,  Société  bibliographique.) 

Conférence  donnée  à  Sarlat,  le  17  juin  1880,  par  M.  de  Larmanoib. 
(  Paris,  librairie  Saint-Paul,  1880.  ) 

Congrégation  non  autorisée  du  Grand  Orient,  par  le  P.E.  Abt/S.J^J. 
(Voir  Études,  1901,  t.  86,  pp.  225  et  357.) 

Congrégations  (Les),  par  LJuis  de  Nivoley.  [Revue  du  Monde 
catholique,  15  janvier  1901.) 

Congrégations  (Les)  religieuses  et  l'Église  de  France.  [Correspon- 
dant, 10  janvier  1901.  ) 

Congrégations  (Le  milliard  des),  parle  baron  C.  de  Meaux.  [Corres- 
pondant, 25  janvier  1901.  ) 

Congrégations  (Les)  religieuses  et  le  peuple,  par  M.  le  comte  A. 
DE  SÉGUR.  [Paris,  Haton,  1862.) 

Congrégations  (Les)  religieuses  non  autorisées  et  leur  situation  lé- 
gale en  France,  par  G.  Thery,  avocat.  [Paris,  Goupy,  1877.) 

Congrès  pédagogique  des  instituteurs  et  institutrices  de  France. 
[Paris,  Delagrave,  1881.) 

Conseiller  (Un)  janséniste  du  ministère,  par  le  P.  P.  Dudon,  S.  J. 
(Voir  Études,  1901,  t.  SQ,  p.  315.) 

Conseils  (Les)  de  l'instruction  publique,  par  Ch.  Jourdain.  [Paris, 
Gervais,  1879.) 

Consultation  sur  le  décret  du  29  mars  1880.  Voir  V Officiel.  [Paris, 
Pédone,  1880.) 

Consultation  sur  les  mesures  contre  les  associations  religieuses,  par 
MM.  Vatimesnil,  Berryer,  Béchard.  [Paris,  Goupy.) 

Consultation  sur  l'illégalité  des  décrets  du  29  mars  1880,  par  M.  Dieu. 
[Paris,  Chaix,  1880.) 

Consultations  sur  les  projets  de  loi  contre  la  liberté  d'enseignement, 
par  MM.  Jacquier,  Sisteron,  Taillet  et  Vermont,  Gavouyère  et 
G.  Thery,  etc.,  avec  des  adhésions  de  près  de  450  jurisconsultes. 
[Paris-Poitiers,  Oudin,  1879.) 

Coup  (Le)  d'État  de  M.  Jules  Simon,  par  le  P.  A.  Sengler,  S.  J. 
(Voir  Études,  1873,  t.  28,  p.  102.  ) 

Grise  (La)  religieuse,  parle  P.  H.  Martin,  S.  J.  (Voir  Études.,  1879, 
t.  41,  p.  801.) 

Crise  (La)  universitaire  d'après  l'enquête  de  la  Chambre  des  Dé- 
putés, par  G.  DB  Lamarzelle.  [Paris,  Perrin,  1900.) 


556  DÉFENSE  DES  CONGREGATIONS  RELIGIEUSES 

Décrets  (Les)  du  29  mars.  Discours  prononcé  le  23  avril  1880,  par 
M.  Ghesnrlong,  sénateur.  [Paris,  Tardieu,  Société  bibliographique,) 

Décrets  (Les)  du  29  mars  et  les  devoirs  des  catholiques.  Discours 
prononcé  le  23  avril  1880,  par  M.  Chesnelong,  sénateur.  [Paris,  Tar- 
dieu,  1880.) 

Défense  de  l'école  libre  devant  la  Cour  des  Pairs  (septembre  1831), 
par  le  comte  de  Montalembert.  [Paris ^  Waille,  1844.) 

Défense  de  l'école  libre.  Devoirs  des  catholiques,  par  le  comte  de 
Montalembert.  [Paris,  Waille,  1844.) 

Défenseurs  (Deux)  de  la  liberté  d'enseignement  :  M.  le  comte  A.  de 
Mun  et  M.  de  Lamarzelle,  par  le  P.  H.  Ghérot,  S.  J.  (Voir  Études, 
1900,  t.  83,  p.  577.) 

Députés  (Nos)  à  l'école  de  Saint-Louis,  par  le  P.  H.  Ghérot,  S.  J. 
(Voir  Études,  t.  86,  20  février  1901.) 

Dernier  mot  sur  l'article  7,  par  Un  Père  de  famille.  (1880.) 

Devoir  (Le)  des  catholiques  dans  la  question  de  la  liberté  de  l'ensei- 
gnement, par  le  comte  de  Montalembert.  [Paris,  1843.) 

Devoir  (Du)  des  catholiques  dans  les  élections,  par  le  comte  de 
Montalembert.  (Paris,  Lecoffre,  1846.) 

Devoir  social  de  la  jeunesse  universitaire,  par  M.  Wagner.  (Paris, 
Comité'  de  Défense  et  du  Progrès  social,  54,  rue  de  Seine,  1895.) 

Dialogue  entre  un  Américain  et  un  Parisien,  par  Un  Gatholique, 
sur  l'expulsion  des  religieux.  [Paris,  imp.  de  Soye,  1881.) 

Dialogues  entre  feu  Gartouche  et  Brisson,  sur  l'art  d'exterminer  sans 
bruit  le  clergé,  ses  écoles  et  ses  congrégations.  [Paris,  Retaux,  1891.) 

Dieu,  Patrie,  Liberté,  par  M.  J.  Simon.  (Paris^  Calmann  Lévy,  1883.) 

Discours  (Le)  d'aujourd'hui.  Ge  que  M.  le  ministre  de  l'Instruction 
publique  reproche  à  l'enseignement  historique  des  Jésuites.  (Paris, 
Mer  se  h .  ) 

Discours  de  M.  Bertaud  devant  l'histoire  et  la  logique.  (Paris, 
Lecoffre,  1880.) 

Discours  de  M.  de  Beugnot,  pair  de  France,  sur  les  mesures  annon- 
cées contre  les  Jésuites.  [Paris,  Sirou,  1845.) 

Discours  de  M.  Buffet  sur  la  liberté  de  l'enseignement  supérieur. 
Séances  des  1,  2,  3,  4,  mars  1880.  [Paris^  1880,  Wittersheim,  31,  quai 
Voltaire.  ) 

Discou^-s  de  M.  Delsol.  Voir  V Officiel  du  28  janvier  1880.  {Paris, 
Wittersheim.) 

Discours  de  M.  de  Parieu,  sur  la  Liberté  de  l'enseignement  supé- 
rieur. (Voir  Officiel  du  27  février  1880.) 

Discours  de  rentrée  à  l'Institut  catholique  de  Paris,  année  scolaire 
1885-86,  par  Mgr  d'Hulst.  [Paris,  Levé,  1886.) 

Discours  de  M.  de  Voisins-Lavernière  sur  le  projet  relatif  à  l'ensei- 
gnement supérieur.  Officiel  au  25  février  1880,  [Paris,  Wittersheim, 
31,  quai  Voltaire.) 


NOTES  ET  DOCUMENTS  557 

Discours  de  M.  Wallon  à  la  séance  du  18  juillet  1876.  (Officiel  du  19 
et  Paris,  Wittersheim,  1876.) 

Discours  prononcé  à  la  distribution  des  prix  de  l'Ecole  Saint-Joseph, 
le  5  août  1879,  par  l'abbé  Dufourgt.  (Sarlat,  1879.) 

Discours  prononcé  en  1884,  par  M.  Delepouve,  sur  la  situation 
financière  et  morale  des  écoles  libres  de  Neuilly.  [Imp.  Aug.  Réniy, 
13,  rue  Thérèse.) 

Discours  prononcé,  le  25  avril  1844,  par  le  marquis  de  Barthéleîhy, 
j)air  de  France,  sur  la  question  de  la  liberté  d'enseignement.  (Paris, 
Sirou,  1844.) 

Discours  prononcé,  le  12  juin  1845,  par  le  marquis  de  Barthélémy, 
pair  de  France,  dans  la  discussion  sur  les  mesures  annoncées  contre 
les  Jésuites.  (Paris,  Sirou,  37,  rue  des  Noyers,  1845.) 

Discours  prononcés,  les  4  et  6  mai  1844,  par  le  marquis  de  Barthé- 
lémy, pair  de  France,  dans  la  discussion  du  projet  de  loi  sur  l'instruc- 
tion secondaire.  (Paris,  Sirou,  1844.) 

Discours  prononcé  par  Mgr  de  Gabrières,  évêque  de  Montpellier, 
le  8  mai  1877,  pour  la  pose  de  la  première  pierre  du  collège  du  Sacré- 
Cœur  des  Pères  Jésuites.  (Montpellier,  Imp.  Hamelin.) 

Discours  prononcés  par  M.  !e  duc  de  Broglie  et  par  M.  0.  Depeyre, 
dans  la  réunion  tenue  salle  Wagram,  le  15  juin  1880.  (Paris,  Chaix, 
1880.) 

Discours  sur  la  liberté  de  l'enseignement  en  1848,  par  le  comte  de 
MoNTALEMBERT.  (Paris,  1848.) 

Discours  sur  les  pétitions  des  pères  de  famille  prononcés  au  Sénat 
par  M.  le  duc  d'Audiffret-Pasquier,  M.  le  duc  de  Broglie  et  M.  Ro- 
cher. Séances  des  24  et  25  juin  1880.  (Paris,  Chaix,  1880.) 

(A  suivre.) 

V 

Nous  serions  très  reconnaissants  à  nos  lecteurs  s'ils  vou- 
laient bien  nous  faire  connaître  les  publications  qui,  leur 
paraîtront  de  nature  à  servir  la  cause  que  nous  défendons. 
Ils  voudront  bien  en  même  temps  nous  indiquer,  si  cela 
leur  est  possible,  avec  le  titre  complet  de  l'ouvrage,  la  date 
de  son  apparition  et  le  nom  de  l'éditeur  qui  l'a  publié. 

Edouard    GAPELLE.    S.  J. 


REVUE   DES   LIVRES 

PREMIÈRE  PARTIE 


PHILOSOPHIE 

Le  triomphe  de  la  philosophie  chrétienne  sur  les  systèmes 
anti-chrétiens  à  la  fin  du  XIX®  siècle,  par  Mgr  Engelbert- 

Lorentz  Fischer.  Publié    à   l'occasion  du   nouveau   siècle  (Eine 
Festgabe  zur  sàcularwende).  Mayence,  Franz  Kirchheim,   1900. 

Pour  tenir  les  promesses  de  son  titre,  l'ouvrage  de  Mgr  Fischer 
doit  être  autre  chose  que  la  traduction  allemande  d'un  manuel  de  phi- 
losophie scolastique.  Aussi  fait-il  un  choix  entre  les  problèmes  philo- 
sophiques, et  même  entre  ceux  qui  intéressent  la  religion.  Il  a  seule- 
ment en  vue  les  erreurs  les  plus  répandues  dans  les  intelligences 
contemporaines. 

Dans  une  première  partie  est  étudiée  la  théorie  de  la  connaissance, 
et  sont  recueillies  les  données  nécessaires  à  toute  discussion  sérieuse. 
C'est  comme  une  seconde  et  large  introduction.  Après  l'idéalisme  de 
Kant,  le  réalisme  y  est  exposé  et  réfuté  sous  les  diverses  formes  ima- 
ginées par  Comte,  Kirchmann,  Hartmann.  Nous  sommes  aussi  mis  en 
garde  contre  les  exagérations  du  P.  Tillman  Pesh,  ce  n'est  pas  son 
«  réalisme  extrême  »  qui  amènera  le  triomphe  de  la  vérité.  L'auteur 
n'est  pas  moins  sévère  pour  la  doctrine  de  Salmès  (Idéal-Realismus), 
malheureux  essai  de  conciliation  entre  deux  erreurs  plutôt  que  doctrine 
dejuste  milieu.  La  seule  théorie  pour  Mgr  Fischer  est  le  «  réalisme 
critique  »,  qui  trace  les  limites  dans  lesquelles  se  meut  la.  certitude  des 
perceptions  interne  et  externe.  Cette  dernière  est  défendue  par 
cinq  solides  arguments,  dont  le  premier,  énoncé  il  y  a  plus  de  douze 
ans  par  Mgr  Fischer,  n'a  pas  encore  reçu  de  réfutation. 

La  seconde  partie,  de  beaucoup  la  plus  étendue,  est  dirigée  contre 
les  ennemis  les  plus  redoutables.  Le  savant  prélat  les  voit  dans  les 
évolutionnistes  monistes  et  ceux  qui  attaquent  la  religion  avec  des 
armes  empruntées  aux  sciences  naturelles.  Il  laisse  s'avancer  Hœckel, 
Bûchner,  Darwin,  Huxley,  etc..  Il  discute  avec  eux  la  nature,  la 
contingence  et  l'éternité  de  la  matière,  la  génération  spontanée,  le 
transformisme,  l'origine  de  l'homme. 

On  le  voit,  ce  n'est  pas  du  côté  de  la  métaphysique  pure  que  les 
assauts  ont  été  jugés  plus  dangereux.  Cependant  quelques  pages  sur 
Dieu  et  sur  la  liberté  de  l'homme  couronnent  ces  travaux. 

Arrivé  à  ce  point  du  livre,  on  ne  laisse  pas  d'être  surpris.  Le 
moment  semblait  venu  en  effet,  de  contempler  du  haut  de  ces  sommets 


REVUE  DES  LIVRES  559 

le  triomphe  de  la  philosophie  chrétienne,  quand  soudain  on  se  voit 
r.ippelé  en  bas  (et  en  arrière)  par  le  dernier  chapitre  sur  V important 
principe  de  la  force  de  ta  raison.  Les  développements  qu'on  y  trouve,  si 
ingénieux  soient-ils,  ne  semblent  pas  à  leur  place. 

Si  rétendue  des  matières  remuées  par  Mgr  Fischer  et  l'ordre  qu'il  y 
a  mis  ne  rappellent  pas  un  cours  de  philosophie  élémentaire,  on  trouve 
cependant  dans  son  ouvrage,  avec  le  genre  d'intérêt  particulier  à  la 
méthode  didactique,  la  clarté,  la  précision  et  la  prudence  qui  retient  la 
pensée  dans  des  limites  protectrices.  Jean  Bremond,   S.  J. 

Esquisse  d'une  psychologie  fondée  sur  l'expérience,  par  le 

D' Harold  Hoffding.  Edition  française  par  Léon  Poitevin,  pré- 
face de  Pierre  Janet.  Paris,  Alcan,  1900.  In-8,  pp.  xii-484.  Prix  : 
7  fr.  50. 

L'Esquisse  d'une  psychologie  fondée  sur  l'expérience,  que  nous 
donne  le  D'  Harold  Hoffding,  professeur  à  l'Université  de  Copen- 
hague, tout  en  étant  fidèle  aux  procédés  de  l'école  expérimentale,  aime 
aussi  faire  appel  aux  spéculations  métaphysiques.  Elle  cherche  à  éclai- 
rer et  à  coordonner,  à  l'aide  des  théories  de  Kant  et  de  Leibniz,  les 
éléments  fournis  par  l'anatomie,  la  physiologie,  la  linguistique  et  la 
psychologie  d'observation  externe.  Idée  excellente  de  synthèse  et  de 
coordination,  idée  féconde,  que,  d'ailleurs,  la  philosophie  spiritualiste 
a  plus  d'une  fois  appliqué  depuis  Aristote  et  saint  Thomas.  Pourquoi 
faut-il  que  l'auteur  n'ait  guère  entrevu  d'autre  métaphysique  que  celle 
de  Kant  mêlée  d'un  peu  de  doctrines  leibniziennes  ?  Pourquoi  aussi 
faut-il  qu'il  ait  si  peur  de  toute  déduction  qui  l'amènerait  à  admettre 
des  réalités  supra-sensibles  ? 

M.  Harold  Hoffding  déclare  exclure  le  spiritualisme  aussi  bien  que 
le  matérialisme;  il  veut  garder  à  la  psychologie  son  caractère  empiri- 
que, sauf  les  généralisations  convenables.  L'idée  maîtresse  de  son 
œuvre  est  que  la  conscience  est  essentiellement  un  effort  vers  l'unité, 
une  force  synthétique.  «  L'activité  est  une  propriété  fondamentale  de 
la  vie  consciente,  puisqu'il  faut  constamment  supposer  une  force* qui 
maintienne  ensemble  les  divers  éléments  de  la  conscience  et  en  fasse  par 
leur  union  le  contenu  d'une  seule  et  même  conscience.  »  Si  l'on  prend 
<(  la  volonté  au  sens  large,  c'est-à-dire  comme  désignant  toute  espèce 
d'activité  liée  au  sentiment  et  à  la  connaissance,  alors  on  peut  dire 
que  la  vie  consciente  tout  entière  est  rassemblée  dans  la  volonté 
comme  dans  son  expression  la  plus  complète...  Il  y  a  toujours,  sinon 
dans  l'individu,  du  moins  dans  l'espèce,  une  force  obscure  qui  cherche 
à  réaliser,  par  dessus  les  éléments  épars,  exclusifs  et  discordants, 
l'harmonie  intime  des  tendances  fondamentales  de  l'esprit  ». 

Notons  quelques  idées  particulières.  «  Chacune  des  manifestations 
de  la  force,  dit-on,  se  ramène  aux  forces  générales  de  la  nature  »  (p.  43), 
—  Les  spiritualistes  et  les  animistes,  que  l'auteur  combat  ici,  admet- 
tent seulement  que  tout  ce  que  l'expérience  sensible  nous  révèle  des 


560  REVUE  DES  LIVRES 

manifestations  extérieures  de  la  vie  se  ramène  à  ces  forces  de  la  na- 
ture. 

L'hypothèse,  qui  expliquerait  le  mieux  la  correspondance  des  faits 
de  conscience  et  des  phénomènes  cérébraux,  semblerait  à  l'auteur  celle 
qui  voit  dans  la  conscience  et  le  cerveau  deux  expressions  différentes 
d'un  seul  et  même  être.  —  La  théorie  péripatéticienne  de  la  matière  et 
de  la  forme  paraît  inconnue  à  M.  Hoffding. 

L'origine  de  l'idée  de  cause,  au  sujet  de  laquelle  l'auteur  peine^ran- 
dement  (p.  286),  ne  serait-elle  pas  dans  la  conscience  de  l'effort  volon- 
taire où  nous  saisissons  non  seulement  la  succession  de  deux  phéno- 
mènes, mais  la  production  d'un  phénomène  par  notre  moi  ? 

Il  y  a  des  développements  intéressants  sur  le  rôle  de  l'encéphale 
dans  la  production  du  sentiment  (p.  359),  sur  le  ridicule,  sur  le  su- 
blime. Enfin,  le  livre  se  ferme  sur  cet  aveu  :  la  psychologie  expérimen- 
tale est  incapable,  même  à  l'aide  de  la  doctrine  de  l'évolution,  d'expli- 
quer l'origine  des  principes  premiers  de  la  connaissance,  tel  que  le 
principe  de  causalité.  «  La  pensée  reste  pour  elle-même  un  problème 
dernier  —  et  éternel.  » 

Essai  sur  l'Imagination  créatrice,   par  Th.   Ribot,   Paris, 

Alcan,  1900.  ln-8,  pp.  vii-304.  Prix  :  5  francs. 

Très  intéressant  et  jusqu'ici  peu  étudié  méthodiquement  est  le  sujet 
que  M.  Th.  Ribot  aborde  dans  son  Essai  sur  l'imagination  créa- 
trice. L'imagination  purement  reproductrice  a  fait  l'objet  de  nombreux 
travaux.  Quelles  sont  les  conditions  fondamentales  de  l'imagination 
créatrice  ou  constructive  ?  Elle  doit  ce  pouvoir,  pense  M.  Ribot,  à  la 
tendance  naturelle  des  images  à  s'objectiver,  aux  éléments  moteurs 
inhérents  à  Timage.  «  L'imagination  est  dans  l'ordre  intellectuel  l'équi- 
valent de  la  volonté  dans  l'ordre  des  mouvements.  y>  «  Pour  qu'une 
création  se  produise,  il  faut  d'abord  qu'un  besoin  s'éveille,  ensuite  qu'il 
suscite  une  combinaison  d'images,  enfm  qu'il  s'objective  et  se  réalise 
sous  une  forme  appropriée.  »  Il  n'y  a  pas  d'instinct  créateur;  il  existe 
des  besoins,  appétits,  tendances,  désirs  communs  à  tous  les  hommes, 
qui,  chez  un  individu  donné,  à  un  moment  donné,  peuvent  aboutir  à 
une  création.  L'inspiration  créatrice  se  distingue  par  deux  marques 
essentielles  :  la  soudaineté ,  l'impersonnalité.  Elle  fait  dans  la  con- 
science une  irruption  brusque,  mais  qui  suppose  un  travail  latent, 
souvent  très  long.  Elle  semble  produite  par  une  puissance  étrangère  à 
l'individu  quoique  agissant  par  lui,  phénomène  que  beaucoup  d'inven- 
teurs traduisent  par  ces  mots  :  Je  n'y  suis  pour  rien. 

Le  mystère  de  l'inconscient,  qui  se  mêle  à  tant  de  nos  opérations 
mentales,  fait  le  mystère  de  l'imagination  créatrice.  M.  Ribot  a  raison 
d'y  insister.  Mais  n'exagère-t-il  pas  le  rôle  de  l'automatisme  ?  La  vo- 
lonté intervient  le  plus  souvent  pour  donner  le  branle  aux  éléments 
d'où  sort  l'invention  ;  de  même  l'intelligence  mise  en  éveil  par  un  be- 
soin à  satisfaire  ou  une  perception  vague  à  éclaircir,  cherche,  tâtonne, 


REVUE  DES  LIVRES  561 

poursuivant  un  but  entr'aperçu.  Et  il  ne  faut  pas  oublier  que  l'intelli- 
gence n'est  pas  une  faculté  purement  réceptive  et  passive  ;  elle  est 
douée  d'une  vraie  activité  discursive  et  inquisitive,  témoin  les  pourquoi 
de  l'enfant,  la  recherche  des  causes  chez  Thomme  fait.  Il  faut  donc  res- 
treindre beaucoup,  sinon  écarter  absolument  la  part  de  la  spontanéité 
aveugle,  de  la  finalité  aveugle  dans  l'imagination  créatrice,  et,  d'autre 
part,  y  étendre  beaucoup  le  td\e  de  l'intelligence  et  de  la  volonté. 

Il  est  vrai  que  le  positivisme  de  M.  Ribot  ne  lui  permettait  pas  de 
dépasser  la  sensibilité  motrice. 

Quant  à  Timagination  proprement  créatrice  chez  les  animaux,  elle 
ne  nous  paraît  pas  suffisamment  établie.  Tous  les  faits  qu'on  en  cite 
peuvent  s'expliquer  par  une  certaine  plasticité  de  l'instinct,  beaucoup 
par  une  réponse  toute  passive  à  une  excitation  du  dehors. 

Sous  ces  réserves,  et*  quelques  autres,  en  particulier  au  sujet  des 
mythes  et  du  mysticisme,  nous  dirons  que  le  nouveau  livre  de  M.  Ri- 
bot, comme  ses  devanciers,  contient  des  faits  curieux  et  d'ingénieuses 
théories,  sans  trop  de  hâte  à  généraliser  et  à  conclure. 

Le  problème  de  la  mémoire.  Essai  de  psycho-mécanique, 
par  le  D-"  Paul  Sollier.  Paris,  Alcan,  1900.  Ia-8,  pp.  ii-219. 
Prix  :   3   fr.  75. 

M.  Paul  Sollier,  en  étudiant  le  Problème  de  la  mémoire,  prétend 
beaucoup.  A  notre  avis,  il  tient  moins.  Sans  doute,  il  se  défend 
de  formuler  une  théorie  complète  de  la  mémoire ,  «  cette  clef  de 
voûte  de  l'édifice  intellectuel  »  :  ce  serait  «  presque  formuler  une 
théorie  complète  de  l'esprit.  »  Cependant,  il  croit  pouvoir  conclure  de 
son  étude  que  l'esprit  n'est  qu'un  mode  de  l'énergie  physique  et  que 
le  problème  de  l'âme  n'est  probablement  au  fond  qu'un  problème  de 
physique  et  de  mécanique.  Sa  preuve  est  tirée  de  l'analogie  qu'il  re- 
marque entre  le  phénomène  de  la  mémoire  et  ceux  de  l'aimantation,  de 
l'accumulation  et  de  la  résonance  électrique.  Mais,  dit-il  lui-même, 
«  en  relevant  ces  analogies,  je  n'ai  voulu  faire  aucune  assimilation  de 
nature.  »  Par  suite,  tout  ce  qu'il  dit  ne  vaut  que  comme  comparaison 
—  comparaison  peu  neuve,  d'ailleurs,  —  et  le  spiritualisme  peut  très 
bien  s'en  accommoder. 

Par  spiritualisme,  nous  n'entendons  pas  ici  le  spiritualisme  de 
M.  Bergson  contre  lequel  M.  Sollier  a  beau  jeu,  mais  le  spiritualisme 
péripatéticien  qui  reconnaît  à  la  mémoire  une  fonction  mixte.  Ce  spiri- 
tualisme n'a  rien  non  plus  à  objecter  contre  la  localisation  de  la  mé- 
moire, pourvu  qu'on  la  place  suivant  des  inductions  légitimes  tirées  de 
l'expérience,  et  qu'on  n'accorde  pas  à  cette  question  l'importance 
excessive  qu'y  attache  M.  Sollier  ^ 


1.  Comme  étude  expérimentale  de  psycho-mécanique,  beaucoup  plus  inté- 
ressant et  très  riche  en  faits  est  le  livre  où  M.   Ch,  Féré  étudie  la  corres- 

LXXXVI.  —  36 


562  REVUE  DES  LIVRES 

Variétés  philosophiques,  par  J.-D.  Durand  (de  Gros).  Paris, 
Alcan,  1900.  In-8,  pp.    xxxii-335.  Prix  :  5  francs. 

M.  Durand  de  Gros  est  un  combatif,  à  qui  la  lutte  a  été  souvent 
rude.  Longtemps,  —  au  moins,  c'est  sa  plainte,  —  la  coalition  des 
savants  et  des  professionnels  de  la  philosophie  l'aurait  accablé.  Au- 
jourd'hui que  le  champ  de  bataille  lui  paraît  plus  favorable,  il  remet  en 
ligne  ses  vieilles  troupes.  Après  ses  Nouvelles  recherches  sur  l'Esthe'- 
tique  et  la  Morale  (V.  Études,  20  mai  1900,  p,  560-561),  il  lance  au- 
jourd'hui les  Variétés  philosophiques.  C'est  une  réédition,  avec  cer- 
taines additions,  d'un  vohime  intitulé  :  Ontologie  et  Psychologie  phy- 
siologique^ qui  parut  en  1871. 

«  H  s'agit,  dit-il  lui-même,  d'idées  neuves  que  j'estime  fécondes  et 
salutaires,  et  dont,  en  bon  père,  je  fais  tous  mes  efforts,  depuis  nombre 
d'années  pour  assurer  l'avenir.  J'ai  frémi  à  la  pensée  qu'elles  seraient 
ensevelies  avec  moi,  ou  qu'elles  ne  me  survivraient  que  pour  être  gâ- 
tées et  déshonorées  par  des  plagiaires  aussi  maladroits  que  malhon- 
nêtes. »  Donc,  a  que  les  philosophes  daignent  enfin  me  lire  sans  pré- 
vention aveuglante,  oubliant  mon  grand  tort  aux  yeux  d'un  public 
imbécile  :  le  tort  de  n'être  le  titulaire  d'aucune  chaire,  de  n'émarger 
sous  aucune  forme  et  à  aucun  degré  quelconque  au  budget  de  l'Instruc- 
tion publique  ;  de  n'être  enfin  qu'un  amateur  dans  la  partie,  et,  pour 
comble,  qu'un  simple  paysan  aveyronnais  !  » 

Après  si  pressante  instance,  comment  ne  pas  lire  M.  Durand  de 
Gros  !  Nous  l'avons  lu.  Deux  idées  lui  tiennent  surtout  à  cœur.  La 
science  ne  saurait  se  passer  de  métaphysique  ou  d'idées  générales. 
L'éternelle  dispute  entre  le  spiritualisme  et  le  matérialisme  est  paci- 
fiée par  le  Polyzo'osme  :  l'axe  céphalo-rachidien  est  une  chaîne  de  petits 
cerveaux,  dont  chacun  possède  son  centre  psychique  individuel  dis- 
tinct, son  moi  propre  ;  le  moi  est  une  collection  de  moi  conscients. 
Bien  plus,  la  force  simple  dont  toute  parcelle  de  matière  est  intégrale- 
ment formée  ne  se  distingue  pas  de  l'esprit,  principe  des  choses.  Ainsi 
tout  est  Dieu,  et  ce  Dieu,  c'est  l'âme,  c'est  le  moi  se  répétant  à  l'infini 
et   comprenant  tout  :  panthéisme  spiritualiste  ou  Pampsychie. 

Et  M.  Durand  de  Gros  ajoute  :  «  En  quoi  nous  sommes  foncièrement 
d'accord  avec  saint  Paul,  saint  Jean,  saint  Thomas  »  (p.  282).  —  N'al- 
lons pas  trop  contredire  M.  Durand  de  Gros  sur  ces  solutions  scien- 
tifiques destinées  à  remplacer  les  croyances  «  qui  tombent  en  pous- 
sière ».  Il  ne  fait  pas  toujours  bon  de  n'être  pas  de  son  avis.  Disons 
qu'il  a  été  plus  heureux  ailleurs  en  certaines  questions  d'hypnotisme 
et  de  physiologie  médicale.  —  Ces  lignes  étaient  imprimées,  quand 
nous  apprenons  la  mort  de  M.  Durand  de  Gros. 

pondance  qui  existe  entre  ces  deux  termes  :  Sensation  et  Mouvement.  Il 
vient  d'en  publier  une  nouvelle  édition  où  la  forme  a  été  retouchée  çà  et  là. 
Paris;  Alcan.  1900.  In-12,  pp.  176,  Prix  :  2  fr.  50. 


REVUE  DES  LIVRES  563 

Examen  psychologique  des  animaux,  par  P.  Hachet-Souplet. 
Paris,  Schleicher,  1900.  In-12,  pp.  xvi-163. 

C'est  une  idée  ingénieuse  que  celle  d'appliquer  le  dressage  mé- 
thodique à  TExamen  psychologique  des  animaux.  Ce  procédé, 
M.  Hachet-Souplet  le  pratique  dej)uis  de  longues  années.  Il  a  même 
rêvé  de  fonder  dans  notre  Jardin  d'acclimation  de  Paris  une  école  de 
dressage  pour  tous  les  animaux  éducables,  une  sorte  de  parc-labora- 
toire. En  attendant,  il  livre  au  public  le  fruit  de  ses  expérimentations. 

Parmi  les  animaux,  les  uns  ne  répondent  qu'à  l'excitation,  comme 
les  protozoaires.  Les  autres  sont  susceptibles  de  coercition  :  ils  sont 
doués  d'instinct.  Avec  quelques-uns,  on  peut  user  de  la  persuasion  :  à 
ceux-là,  M.  Hachet-Souplet  accorde  un  véritable  raisonnement.  La 
bête  supérieure  arriverait  à  concevoir  la  notion  de  cause  après  la 
notion  d'effet,  à  établir  un  rapport  entre  deux  jugements,  à  percevoir 
la  notion  de  temps. 

Les  observations  faites  par  M.  Hachet-Souplet  sont  très  intéres- 
santes, et  son  essai  de  classification  des  espèces  animales,  d'après  leurs 
facultés  psychiques,  mérite  d'être  poursuivi.  C'est  avec  sagacité  qu'il 
ramène  à  l'instinct  un  certain  nombre  de  faits  oii  quelques  naturalistes 
avaient  cru  reconnaître  une  intelligence  animale.  Quant  aux  faits  dans 
lesquels  il  pense  voir  lui-même  des  «  éclairs  de  raison  »,  nous  esti- 
mons qu'ils  s'expliquent  suffisamment  par  ce  que  les  scolastiques  appe- 
laient raison  particulière^  faculté  d'unir  deux  notions  concrètes  et  de 
déduire  l'une  de  l'autre.  Peut-être,  d'ailleurs,  M.  Hachet-Souplet  ne 
va-t-il  pas  au  delà.  En  tout  cas,  rien  ne  nous  autorise  à  gratifier  nos 
«  frères  inférieurs  »  de  concepts  purement  abstraits  et  généraux. 

Quant  aux  théories  darw^inistes  de  l'auteur,  elles  nous  semblent  ici 
un  peu  un  hors-d'œuvre ,  certainement  très  contestables,  même  sous 
leur  forme  mitigée. 

La  Vie  affective,  par  le  D^  Surbled.  Lyon-Paris^  Vitte,  Amat, 
1900.  In-12,  pp.  221.  Prix  :  3  francs. 

Plus  sage  et  plus  prudent  est  M.  le  D"^  Surbled.  On  retrouvera  dans 
la  Vie  affective  des  idées  déjà  exposées  à  diverses  reprises  dans  des 
articles  de  revues  et  des  opuscules.  \\  reste  fidèle  à  son  attitude  habi- 
tuelle :  défiance  motivée  à  l'égard  du  cartésianisme  et  du  mécanisme 
physiologique,  attachement  à  la  doctrine  traditionnelle,  mais  avec  une 
large  indépendance  de  pensée. 

Mélanges  philosophiques  (1897-1900),  par  l'abbé  Elie  Blanc. 
Lyon,  Vitte;  Paris,  Amat,  1900.  In-8,  pp.  395. 

Depuis  déjà  nombre  d'années,  M.  l'abbé  Elie  Blanc  porte  son  atten- 
tion sur  les  questions  les  plus  importantes  débattues  par  les  phi- 
losophes contemporains.  Ses  études,  oià,  le  plus  souvent,  il  prend 
sujet  de  livres  récemment  parus,  ont  figuré  avec  honneur  dans  VUniver- 


564  REVUE  DES  LIVRES 

site  catholique  de  Lyon.  Il  vient  de  réunir  les  dernières  sous  le  titre 
de  Mélanges  philosophiques.  On  aime  à  y  retrouver  avec  l'élégante 
facilité  de  l'écrivain  la  pénétration  et  la  mesure  d'un  esprit  ferme  et 
lumineux.  A  distinguer  quelques  études  plus  poussées  :  deux  sur 
l'hypnotisme,  une  sur  le  transformisme. 

La    Science  et  les  faits   surnaturels  contemporains.  Les 

vrais  et  les  faux  miracles,  par  le  R.  P.  Lescœur,  de  l'Oratoire; 
2®  édit.  entièrement  refondue  et  considérablement  augmentée. 
Paris,  Roger  et  Ghernoviz,  1900.  In-12,  pp.  xii-280.  Prix  :  3  fr. 

Hypnotisme,  magnétisme,  spiritisme  restent  des  questions  qui  ont 
le  don  de  passionner  les  esprits.  Quel  crédit  méritent  les  faits  rap- 
portés? Quelle  y  est  la  part  des  forces  naturelles,  la  part  du  prêter- 
naturel?  c'est  ce  que  le  R.  P.  Lescœur  examine  dans  son  livre  :  La 
Science  et  les  faits  surnaturels  contemporains.  Il  ne  prétend  pas 
résoudre  tous  les  problèmes,  et  c^est  là  qu'on  reconnaît  sa  sagesse. 
Au  moins,  il  jette  quelque  lumière  sur  tous  ceux  qu'il  soulève.  Ces 
phénomènes  s'imposent  à  l'attention  des  savants  rationalistes  comme 
des  autres.  Puissent-ils  ensuite  porter  leur  effort  impartial  à  l'étude  du 
surnaturel  divin!  Le  P.  Lescœur  les  y  invite  avec  sa  grande  autorité, 
et  son  livre,  à  la  fois  pressant  et  mesuré,  mérite  que  cette  invitation  soit 
entendue. 

Spirites  et  médiums,  choses  de  l'autre  monde,  par  le  D*"  Sur- 
bled. Paris,  Vie  et  Amat,  1901.  In-12,  pp.  n-221.  Prix  :  3  francs. 

Le  D"^  Surbled  paraît  beaucoup  plus  sceptique  à  Tégard  des  spirites. 
Il  ne  veut  être  ni  dupe,  ni  complice.  H  y  a  telle  fantaisie  dont  il  montre 
parfaitement  la  vanité  :  telle  la  fameuse  histoire  de  la  continuation  d'un 
roman  de  Dickens  par  un  médium  américain  (p.  154-156).  C'est  la 
perle  originale  du  livre. 

Signalons  une  douzième  édition  du  livre  consacré  par  Mgr  Elie 
Méric,  à  L'autre  Vie.  (Paris,  Téqui,  1900.  2  vol.  in-12,  pp.  xxii-401 
et  472.)  C'est  d'ailleurs  une  reproduction  exacte  des  premières  éditions 
qui  datent  d'une  vingtaine  d'années. 

Opuscules  philosophiques  du  R.  P.  A.  Lepidi  O.  P,  traduits 
de  l'italien,  par  E.  Vignon.  Paris,  Lethielleux,  1900.  In-12, 
pp.  vii-284.  Prix  :  3  fr.  50. 

Aux  esprits  désireux  de  prendre  un  bain  de  métaphysique,  bain  es- 
sentiellement salutaire  et  fortifiant,  nous  conseillerons  de  se  plonger 
dans  les  Opuscules  philosophiques  du  R.  P.  Lepidi,  que  vient  de  tra- 
duire en  français  un  de  ses  disciples,  M.  l'abbé  Vignon. 

L'activité  volontaire  de  l'homme  et  la  causalité  divine,  la  critique  de 
la  raison  pure  d'après  Kant  et  la  vraie  philosophie,  la  passion  ou  la 


REVUE  DES  LIVRES  565 

mise  en  acte  de  la  passivité  et  ses  cinq  aspects  dans  l'âme  humaine,  du 
pouvoir  extraordinaire  de  Dieu  sur  les  lois  de  la  nature  :  telle  sont  les 
quatre  questions  capitales  présentées  à  notre  méditation.  Ce  livre  est,  en 
effet,  moins  à  lire  qu'à  méditer.  Mais  qui  s'y  mettra  vaillamment  ne 
regrettera  pas  sa  peine.  Ce  n'est  j>as  sans  profit  qu'on  lie  commerce 
avec  un  esprit  aussi  vigoureux  qu'est  l'ancien  Régent  de  l'Académie 
de  la  Minerve,  aujourd'hui  Maître  du  Sacré  Palais,  lors  même  qu'on 
ne  reconnaîtrait  pas  avec  lui  de  véritables  et  multiples  impossibilités 
dans  le  molinisme. 

Le  Positivisme  chrétien,  par  André  Godard.  Deuxième  édi- 
tion. Paris,  Bloud  et  Barrai,  1901.  In-8,  pp.  374.  Prix  :  5  francs. 

Positivisme  chrétien,  cela  signifie  un  christianisme  établi  par  les 
faits.  Quand  l'idée  chrétienne  elle-même  est  contestée,  «  l'apologétique 
répondra  moins  par  la  raison,  discréditée  à  force  de  tout  prouver,  que 
par  des  faits  ;  positivisme  qui,  d'ailleurs,  concorde  avec  l'économie  du 
christianisme,  lequel  n'a  pas  pour  devise  :  Raisonne;  mais  :  Agis», 
«  Le  malheur  de  l'Eglise  est  de  manquer  d'apôtres  qui  aient  débuté 
par  l'incroyance.  »  M.  André  Godard  s'est  cru  dans  les  conditions 
nécessaires  pour  suppléer  à  cette  lacune.  Du  reste,  a  le  clergé  doit 
renouveler  son  matériel  de  guerre...  Le  prêtre  ne  connaît  guère  mieux 
son  adversaire  qu'il  n'est  connu  de  lui.  L'heure  a  sonné  d'entrer  dans 
la  voie  indiquée  par  Joseph  de  Maislre  et  le  P.  Gratry,  et  de  retourner 
contre  le  naturalisme  l'artillerie  des  sciences.  » 

M.  André  Godard  s'est  mis  à  l'œuvre,  et  mène  rondement  la  besogne 
à  travers  les  trois  cent  soixante-quinze  pages  de  son  livre.  Il  fait  feu 
de  toutes  pièces;  à  peine  prend-il  le  temps  d'établir  sa  batterie  en  place 
et  de  pointer,  tant  il  est  pressé  de  tirer.  Toute  décharge  envoyée,  c'est 
pour  lui  un  adversaire  tué,  et  vite  il  passe  à  un  autre.  C'est  un  roule- 
ment continu  de  détonations.  Seulement,  cela  ne  ressemble-t-il  pas  un 
peu  à  la  manœuvre  d'un  artilleur  novice,  et  l'ennemi,  plus  étourdi  par 
le  bruit  que  mis  mal  en  point,  ne  reparaît-il  pas  quand  la  fumée  est 
dissipée  ? 

D'autant  que  nous  ne  voudrions  pas  affirmer  que  les  projectiles  ou  la 
poudre  soient  toujours  de  bonne  qualité.  Ainsi,  nous  ne  sommes  pas 
convaincu  que  le  a  Paris  actuel,  très  inférieur  au  polythéisme,  fuit  le 
culte  du  passé  »  ;  que  le  plus  profond  psychologue  ancien,  le  seul  qui, 
dans  la  nuit  païenne,  ait  entrevu  les  grandes  lois  de  la  Révélation  pri- 
mitive et  du  christianisme»,  est...  Ovide;  —  que  «  notre  siècle  n'a  dé- 
couvert le  téléphone  qu'au  détriment  des  vérités  métaphysiques  »  ;  — 
que  AcksacofT  (sans  doute  Aksakof)  est  un  «  éminent  biologiste  »;  — 
que  ((  les  Chinois,  immobilisés  depuis  quarante-cinq  siècles  dans  une 
même  doctrine,  la  tiennent  des  patriarches.  » 

Peut-être  sommes-nous  trop  enclins  à  la  critique.  Mais,  enfin,  puis- 
que les  esprits  tels  sont  nombreux  de  nos  jours,  nous  croyons  que  c'est 
rendre  service  à  notre  ardent  apologiste  et  à  la  grande  cause  qu'il 


566  REVUE  DES  LIVRES 

défend,  de  l'engager,  tout  en  le  félicitant  fort  de  son  entrain,  à  mieux 
mesurer  ses  coups.  —  Tel  qu'il  est,  le  livre  peut  être  utilement  consulté. 
C'est  éminemment  suggestif.  Lucien    Roure,    S.  J. 

ÉDUCATION 

L'Éducation  populaire,  par  Max  Turmann.  Lecoffre,  1900. 
In-8,  p.  246. 

Quelle  que  soit  l'empreinte  que  l'école  donne  à  l'écolier,  beaucoup 
pensent  qu'il  y  a  lieu,  après  Técole,  de  ne  point  Tabandonner  à  lui- 
même.  M.  Turmann  a  écrit,  jadis,  sur  ce  sujet,  un  livre  qui  a  eu  tous 
les  suffrages.  Il  le  continue  en  publiant  l'Éducation  populaire. 

Il  y  a  là  réunis  bien  des  renseignements  sur  les  œuvres  complémen- 
taires de  l'école,  en  1900.  Les  universités  populaires,  les  cercles 
d'études  du  Sillon^  les  patronages  catholiques  et  les  petites  Gavé  s'y 
trouvent  mêlés  comme  ils  sont  mêlés  dans  la  vie  réelle,  essayant,  dans 
un  esprit  différent  et  avec  un  même  zèle,  d'achever  de  préparer  dans 
l'écolier  d'hier,  l'homme  de  demain. 

Qu'il  me  soit  permis  de  formuler  un  vœu  :  c'est  que  M.  Turmann 
continue  à  nous  apprendre  surtout  notre  propre  histoire.  Les  rapports 
de  M.  Petit  ont  les  honneurs  de  V Officiel.  Nous  laissons  aux  œuvres 
laïques  cette  haute  et  bonne  place.  Mais  il  faut  que  nos  œuvres  en 
aient  une  connue  de  tous.  Rien  ne  donne  des  idées  et  du  courage 
comme  l'exemple.  Et  puissent  devenir,  de  jour  en  jour,  plus  nombreux 
les  jeunes  hommes  riches  et  instruits  qui  ont  un  souci  assez  grand  de 
leurs  âmes  et  de  leur  pays,  pour  comprendre  cet  appel  si  juste  : 

«  C'est  aux  catholiques  que  Ton  doit  les  œuvres  complémentaires  de 
l'école.  Ils  se  doivent  à  eux-mêmes  de  ne  se  laisser  dépasser  par  per- 
sonne. »  Paul   DuDON,    S.  J. 

ŒUVRES  PASTORALES 

Œuvres  pastorales,  par  Mgr  Isoard,  évêque  d'Annecy.  T.  III 
(1891-1900),  Lethielleux,  pp.  510. 

Il  y  aurait  de  l'impertinence  à  louer  d'une  façon  banale,  ou  à  discu- 
ter comme  un  livre  ordinaire  cette  troisième  série  des  Œuvres  pasto- 
rales de  Mgr  d'Annecy.  Mandements  sur  la  vie  chrétienne  et  sur  la 
vie  sacerdotale,  commentaires  des  encycliques  pontificales,  lettres  sur 
les  affaires  publiques,  approbations  de  récents  ouvrages,  ce  n'est  là 
pas  un  livre,  c'est  une  vie  d'évêque  pendant  dix  ans.  L'historien  de 
l'avenir  trouvera  là  de  précieux  documents  sur  les  persécutions  subies 
par  l'Eglise  de  France  et  sur  nos  difficultés  intérieures.  L'évêque  d'An- 
necy a  une  place  importante  dans  cette  histoire,  mais  le  moment  n'est 
heureusement  pas  encore  venu  de  le  dire,  et  cette  troisième  série  ne 
sera  pas  le  dernier  mot  de  ce  zèle  d'apôtre  et  de  ce  vigoureux  talent, 

Henri    Bremond,   S.  J. 


REVUE  DES  LIVRES  567 

CORRESPONDANCE 

Correspondance  littéraire  et  anecdotique  entre  M.  de  Saint- 
Fonds  et  le  président  Dugas  (1711-1739),  publiée  par  Wiliam 
PoiDEBARD.  Lyon,  Paquet,  1900.  2  vol.  in-8,  pp.  lviii-270,   355. 

Des  gens  qui  fondent  des  académies  et  s'agrègent  aux  confréries  de 
pénitents;  qui  lisent  Homère  et  méditent  les  Psaumes;  qui  plaident  au 
palais  et  dissertent  avec  des  Jésuites  ;  qui,  dans  leur  chaise  de  voyage, 
emportent,  pour  remplir  et  charmer  leurs  journées,  la  Bible  et  Horace, 
les  lettres  à  Atticus  et  le  journal  de  Trévoux,  oii  donc  les  trouve-t-on 
aujourd'hui  ? 

Ainsi  faisaient  M.  de  Saint-Fonds  et  le  président  Dagas,  dont  M.  Poi- 
debard  commence  à  publier  la  Correspondance  littéraire  et  anecdo- 
tique. 

Ce  sont  des  magistrats,  gentilshommes  lettrés  et  chrétiens,  qui  s'é- 
crivent. Ils  s'envoient  des  textes  d'Erasme;  ils  échangent  leurs  dis- 
cours et  leurs  vers;  ils  se  font  des  compliments  et  des  morales.  Aucun 
événement  de  la  cour  ou  de  la  ville,  politique  ou  littéraire,  qui  ne  soit 
connu  et  commenté.  On  y  saisit  toute  vive  l'impression  des  deux 
Lyonnais  sur  Bossuet  et  Fénelon,  Corneille  et  Racine,  Law  ou  Ques- 
nel,  les  Lettres  persanes  ou  le  dernier  article  du'P.  de  Tournemine.  On 
sent  surtout,  en  les  lisant,  qu'ils  sont  dans  un  temps  de  paix  profonde 
oiî  leur  honnêteté,  leur  culture  intellectuelle  et  leur  religion  se  joignent 
pour  accroître  en  eux  la  douceur  de  vivre. 

Nous  sommes  plus  agités  et  plus  tristes.  Le  commerce  avec  ces 
hommes  d'autrefois,  intelligents,  graves,  polis,  aimables,  nous  sur- 
prend douloureusement.  S'ils  vivaient  au  milieu  de  nous,  que  feraient- 
ils  ?...  Comme  ils  étaient  profondément  chrétiens,  ils  feraient  moins  de 
vers  et  plus  d'articles  de  journaux,  moins  de  dissertations  et  plus  de 
conférences.  Ils  seraient  moins  amateurs  et  plus  militants... 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  félicitons  M.  Poidebard  d'avoir  exhumé 
des  archives  du  collège  de  Mongré  les  beaux  et  gros  registres  oii  la 
plume  ferme  de  M.  de  Saint- Fonds  transcrivait  sa  correspondance. 
Nous  le  remercions  de  cette  œuvre  où  se  révèle  à  nous,  avec  tant  de 
charme,  un  coin  de  la  vie  lyonnaise,  disparue  pour  longtemps  sans 
doute.  Paul    Dcdon,    S.  J. 

EXÉGÈSE 
Authenticité  et  date  des  livres  du  Nouveau  Testament,  par 

G.  Dksjardins,  Etude  critique  de  l'histoire  des  origines  du  chris- 
tianisme de  M.  Renan.  Paris,  Lethielleux,  1900.  In-12,  pp.  220. 
Prix  :  4  francs. 

Est-il  nécessaire,  ou  même  utile,  de  réfuter  encore  Renan,  le  criti- 
que fantaisiste,  superficiel,  démodé,  auquel  les  Allemands,  qu'il  a  pil- 


568  REVUE  DES  LIVRES 

lés,  ne  daignent  plus  accorder  une  simple  mention  ?  M.  Desjardins 
l'a  pensé,  avec  raison  selon  nous.  Renan  bénéficie  toujours  d'une  popu- 
larité due  à  son  style  alerte  quoiqu'un  peu  mièvre,  à  son  dilettantisme 
sceptique,  à  son  ton  gouailleur  qu'on  a  cru  gaulois,  à  une  sensiblerie 
qui  singe  assez  bien  l'émotion,  au  scandale  surtout  et  à  la  hardiesse 
de  théories  alors  nouvelles.  Ses  idées  traînent  maintenant  dans  les 
manuels  classiques  et  y  régneront  peut-être  encore,  alors  que  l'auteur 
et  ses  livres  seront  oubliés  depuis  longtemps. 

M.  Desjardins,  qui  suit  son  adversaire  pied  à  pied  et  le  combat  à 
coups  de  textes  bibliques^  s'en  tient  pour  son  compte  aux  opinions  tra- 
ditionnelles. Les  Actes  ont  été  écrits  par  saint  Luc  en  63,  l'Épître  aux 
Hébreux  de  63  à  66,  mais  «  ce  morceau  est  dû  à  la  plume  de  l'un  des 
ministres  de  la  parole  soumis  à  l'influence  directe  de  saint  Paul»; 
l'Apocalypse  n'est  guère  antérieure  à  la  fin  du  première  siècle  ;  les 
Épîtres  apostoliques  retiennent  la  place  qu'on  leur  assigne  ordinaire- 
ment; pour  les  Evangiles,  l'auteur  accepte  la  chronologie  de  Tillemont  : 
«  Saint  Matthieu,  vers  l'an  36;  saint  Marc,  de  43  à  49;  saint  Luc,  vers 
Tan  58;  saint  Jean,  vers  l'an  96.  »  M.  Desjardins  est  très  sobre  de  ré- 
férences ;  il  ne  renvoie  qu'à  sept  auteurs  :  deux  anciens,  saint  Irénée 
(  3  fois)  et  Eusèbe  (3  fois);  cinq  modernes,  Aube  (Ifois),  Havet  (1  fois), 
Reuss  (2  fois),  Lenain  de  Tillemont  (4  fois),  Michel  Nicolas  (8  fois). 
Il  mentionne  aussi  en  passant  TKpitre  de  saint  Barnabe,  «  mais  son 
authenticité  n'est  pas  établie  ».  Le  grec,  assez  rare  d'ailleurs,  a  parti- 
culièrement souffert  aux  mains  du  typographe;  plusieurs  mots  sont 
estropiés  ;  accents  et  esprits  errent  à  l'aventure  sur  n'importe  quelle 
voyelle.  Ferdinand    Prat,    S.  J. 

HISTOIRE 

Histoire  contemporaine.  —  La  chute  de  l'Empire,  le  Gou- 
vernement de  la  défense  nationale,  l'Assemblée  nationale,  par 
M.  Samuel  Denis.  Tome  III.  Paris,  Pion,  1900,  pp.  471.  Prix  : 
8  francs. 

Le  tome  troisième  de  l'Histoire  contemporaine,  par  M.  Samuel 
Denis,  ne  le  cède  pas  en  intérêt  aux  deux  précédents.  Même  abondance 
de  documents,  ce  qui  est  une  des  caractéristiques  du  genre  de  l'auteur. 
Peut-être  eut-il  gagné  du  temps  pour  ses  lecteurs,  en  prenant  pour  lui 
plus  souvent  la  peine  de  leur  résumer  ces  discours  parlementaires  cités 
par  tranches  trop  considérables,  ces  extraits  des  Mémoires  de  M.  de 
Falloux,  de  Martial  Delpit,  du  général  Trochu,  des  rapports  de  Jules 
Simon  et  de  Jules  Favre,  etc.  Les  emprunts  faits  au  Journal  officiel 
garantissent  l'authenticité  des  assertions  de  l'historien  sur  plus  d'un 
point  délicat,  mais  sont  aussi  de  dimensions  un  peu  bien  étendues.  En 
outre,  les  formules  de  transition  qui  introduisent  ces  pièces  pèchent 
par  monotonie  et  auraient  pu  être  supprimées. 

Heureusement,  l'exposition  des  événements,  si  elle  est  parfois  traî- 


REVUE  DES  LIVRES  569 

na  nte,  reste  toujours  lucide,  et  l'esprit  du  livre  est  nettement  antiré- 
volutionnaire.  L'auteur,  d'opinion  conservatrice  centre-droit,  n'est 
visiblement  hostile  qu'au  troisième  empire.  A  ses  yeux.  Napoléon  III 
n'avait  su  ni  moraliser  la  nation,  ni  l'armer.  Mais  il  n'a  pas  plus  de 
penchant  pour  le  gouvernement  du  4  septembre,  qui  acheva  notre  dé- 
sorganisation et  notre  ruine. 

Le  gros  morceau  de  ce  volume,  c'est  le  récit  de  la  Commune.  M.  Sa- 
muel Denis  l'entremêle  de  réflexions  personnelles  et  de  considérations 
rétrospectives;  il  repose  ainsi,  par  intervalles,  le  lecteur,  que  fatigue- 
rait la  continuité  de  la  narration. 

11  juge  sévèrement,  et  avec  raison,  la  désertion  de  Paris  et  l'abandon 
des  forts,  même  du  Monl-Vaiérien,  accomplie  de  par  les  ordres  de 
M.  Thiers.  Dans  une  belle  page,  il  nous  montre  le  général  Vinoy  in- 
digné, forçant,  pendant  la  nuit,  l'hôtel  de  la  présidence,  et  obtenant  de 
Thiers,  qui  le  reçoit  au  lit,  Tautorisation  de  réoccuper  aussitôt  le 
Mont-Valérien.  Le  lendemain  matin,  quand  les  fédérés  s'y  présentèrent, 
ils  arrivèrent  trop  tard. 

Maladresses,  insanités  et  violences,  tel  est  le  bilan  de  la  Commune, 
tel  que  l'établit,  pièces  en  main,  M.  Denis. 

Curieuses  révélations  sur  le  trop  fameux  général  Cluseret.  Quant  à 

Bismarck,  qui  se  masquait  à  l'occasion  derrière  M.  Wasburn,  ministre 

des  Etats-Unis  à  Paris  et  protecteur  des  insurgés,  M.  Denis  a  insisté, 

dans  plus  d'un  chapitre,  sur  le  caractère  déloyal  du  terrible  homme 

d'Etat. 

La  force  continuait  de  primer  le  droit. 

A  côté  du  bilan  de  la  mauvaise  foi  du  chancelier  allemand,  il  y  a 
celui  des  roueries  de  M.  Thiers,  cherchant  à  jouer  l'Assemblée  natio- 
nale. Il  est  non  moins  triste.  Henri   Chérot,    S.  J. 

BIOGRAPHIE 
Françoise-Eugénie  de  Malbosc,  religieuse  de  rAssomption. 

Lettres  et  souvenirs^  par  Mgr  de  Cabrières.  1  voL  in-8,  pp.  vii- 
382,  avec  une  photogravure.  Montpellier,  1900. 

L'intéressante  biographie  qui  porte  ce  titre  est  de  celles  dont  une 
froide  analyse  ne  saurait  révéler  le  charme  pénétrant,  mais  dont  il  faut 
conseiller  la  lecture  à  tous  ceux  qui  désirent  connaître  comment  Dieu, 
par  des  voies,  en  apparence  ordinaires,  conduit  une  âme  au  sacrifice 
d'elle-même,  et  la  prépare  aux  plus  hautes  vertus  de  la  vie  religieuse. 
C'est  bien  l'histoire  d'une  âme  racontée  par  celui  qui  en  a  pénétré  les 
secrets  les  plus  intimes.  Il  faudrait  presque  dire  que  c'est  une  autobio- 
graphie, tellement  l'auteur  sait  s'effacer  lui-même,  pour  laisser  parler 
celle  dont  il  nous  retrace  la  vie. 

L'ouvrage  pourrait  se  diviser  en  deux  parties.  L'une  serait  intitulée  : 
la  Vie  de  famille;  l'autre  aurait  pour  titre  :  la  Vie  religieuse.  C'est,  en 
effet,  la  vie  dans  une  famille,  aussi  noble  d'origine  que  chrétienne  de 


570  REVUE  DES  LIVRES 

traditions,  qui  se  déroule  en  un  récit  plein  de  ces  détails  intimes,  où  les 
joies  saines  et  les  épreuves  douloureuses  se  placent,  tour  à  tour,  dans 
la  trame,  un  peu  monotone  par  elle-même,  de  l'existence  familiale.  A 
Berrias,  à  Saint-Victor  de  Malcap,  à  Toulouse,  le  caractère  de  Fran- 
çoise-Eugénie se  détache,  au  milieu  des  siens,  en  un  relief  très  doux 
et  très  fort  à  la  fois.  Il  est  fait  de  tendresse  filiale,  de  dévouement,  de 
piété  profonde,  d'amour  du  foyer,  et  même  de  cette  poésie  que  donne 
aux  âmes  élevées  la  contemplation  habituelle  de  la  nature,  h^lle  dira 
plus  tard  :  «  Quand  j'étais  jeune,  mon  village  faisait  mon  bonheur;  et 
quand  je  pensais  au  ciel,  je  ne  pouvais  me  figurer  que  j'y  serais  sans 
mon  village.  »  Un  séjour  à  Toulouse,  où  son  frère,  Eugène  de  Malbosc, 
avait  attiré  sa  famille,  lui  permet  de  voir  le  monde  de  plus  près.  Tou- 
jours simple,  droite  et  bonne,  elle  se  laisse  conduire  au  milieu  de  ce 
monde  brillant  et  frivole.  Elle  s'y  montre  souriante  et  gaie;  mais,  au 
retour,  elle  écrit  de  ces  mots  qui  révèlent  la  hauteur  de  son  ame  et  le 
véritable  attrait  de  son  cœur...  «  Je  vous  dirai  que  tout  le  monde  ici  a 
le  front  joyeux,  et  que  nul  chagrin  n'est  tracé  sur  les  visages  ;  c'est 
que,  sans  doute,  on  ne  vit  guère  de  la  vie  du  cœur...  Je  songe  à  l'heure 
où  je  pourrai  reprendre  le  sentier  solitaire  de  ma  vie,  où  je  pourrai 
me  réfugier  dans  le  petit  coin  de  notre  horizon,  et  laisser  couler  mes 
jours  avec  l'eau  de  notre  fontaine,  sous  l'ombre  de  nos  saules.  »  Ou 
encore  :  «  Je  suis  tout  à  fait  lancée  dans  le  monde;  mais  je  glisse  à  la 
surface,  et  je  n'ai  pas  de  meilleur  moment,  que,  le  soir,  lorsque  rentrée 
dans  ma  chambre,je  mets  mon  cœur  sous  les  yeux  du  bon  Dieu,  et  que  je 
respire  un  bouquet  de  violettes,  que  j'emportai  du  cimetière  de  Berrias.  » 
Attirée  de  bonne  heure  à  la  vie  religieuse,  Françoise-Eugénie  ne 
peut  réaliser  sa  vocation  qu'après  sa  trente-troisième  année.  Les  de- 
voirs de  la  piété  filiale  l'avaient  jusque-là  retenue  dans  le  monde.  Une 
fois  libre  d'obéir  à  l'impulsion  de  la  grâce,  elle  va  demander  à  la  con- 
grégation de  l'Assomption  la  réalisation  de  son  attrait  pour  la  vie  con- 
templative, unie  à  l'activité  des  œuvres  de  charité  et  d'enseignement. 
Cette  circonstance  nous  vaut  des  détails  pleins  d'intérêt  sur  les  ori- 
gines et  le  but  de  cette  congrégation,  dont  l'abbé  Gombalot  jeta  la  se- 
mence, et  que  le  P.  d'Alzon  fut  appelé  à  cultiver  et  à  faire  croître.  No- 
vice, religieuse,  supérieure,  fondatrice  de  maison,  Françoise-Eugénie, 
nous  apparaît  avec  toutes  ses  qualités  et  tout  son  charme  d'autrefois  ; 
mais  les  qualités  naturelles  et  la  distinction  natij^e  sont  élevées,  agran- 
dies, idéalisées  en  quelque  sorte  par  la  grâce  qui  trouve  dans  cette  âme 
une  correspondance  parfaite  à  ses  impulsions.  Nous  recommandons 
cette  lecture  à  certains  esprits,  pour  lesquels  la  vie  religieuse  semble 
la  mort  de  la  nature  et  l'extinction  de  tout  sentiment  humain  au  cœur 
de  l'homme.  Ils  y  verront  Françoise-Eugénie  de  Malbosc  aimant  tou- 
jours ceux  qu'elle  avait  aimés,  pleurant  leur  perte,  partageant  leurs 
douleurs,  toujours  aussi  sensible,  aussi  fidèle,  mais  avec  quelque 
chose  de  divin  en  plus,  dans  ces  qualités  naturelles  qui  la  rendaient 
chère  à  tous  ceux  qui  l'approchaient. 


REVUE  DES  LIVRES  571 

C'est  avec  une  grande  délicatesse  de  touche  et  une  extrême  finesse 
d'analyse,  que  ces  pages  nous  font  pénétrer  dans  ce  que  l'on  a  juste- 
ment appelé  la  psychologie  des  saints.  Nous  sommes  sûr  qu'elles  seront 
lues  avec  le  plus  vif  intérêt.  Elles  feront  connaître  à  la  fois  une  grande 
âme  et  un  admirable  institut.  Le  lecteur,  ravi  et  édifié  devant  ce  tableau 
si  réconfortant  de  la  vie  religieuse,  bénira  Dieu  d'avoir  inspiré  à  l'au- 
teur de  ces  pages  d'aussi  belles  et  d'aussi  hautes  pensées. 

Hippolyte  Martin,  S.  J. 

QUESTIONS  MILITAIRES 
Le  Soldat,  par  le  général  X...  Avec  préface  du  général  du  Ba- 
rail.   Illustrations.   Tours,  Marne,  1901.   In-8,  pp.  189.   (Collec- 
tion :  Les  Chemins  de  la  s^ie.) 

Jamais  la  question  de  l'armée  n'a  été  plus  à  l'ordre  du  jour.  Combien 
peu  cependant  de  ceux  qui  en  parlent  pour  ou  contre,  savent  au  juste 
ce  qu'est  un  soldat!  Le  général  X***  a  bien  voulu  mettre  son  expérience 
et  son  savoir,  au  service  de  nos  ignorances  volontaires  ou  involontaires, 
en  nous  l'apprenant.  Son  livre  est  excellent  et  nous  le  recommandons 
de  tout  cœur  aux  directeurs  des  maisons  d'éducation,  aux  pères  de  fa- 
mille, aux  adolescents.  Avant,  les  uns,  de  diriger  les  jeunes  gens  vers 
la  carrière  militaire;  les  autres,  de  permeltre'à  leurs  fils  de  s'y  prépa- 
rer; les  derniers,  de  s'y  lancer  peut-être  à  l'aveugle,  ils  apprendront 
par  cette  lecture  ce  qu'est  la  vocation  ou  l'aptitude  au  métier  des  ar- 
mes; ce  qui  doit  les  faire  opter  entre  Polytechnique  ou  Saint-Cyr, 
entre  l'artillerie  ou  le  génie,  la  cavalerie  ou  l'infanterie;  en  quoi  con- 
siste la  vie  de  garnison,  à  Paris,  dans  les  grandes  et  les  petites  villes, 
dans  les  forts  isolés,  les  îles  du  littoral,  ou  à  la  frontière.  «  En  thèse 
générale,  écrit  l'auteur,  il  est  prudent,  quand  on  entre  dans  l'armée, 
d'être  préparé  à  vivre  sur  soi-même,  à  être  soi-même  sa  principale 
ressource,  en  un  mot,  à  savoir  se  créer,  par  la  lecture,  le  travail  ou  la 
pratique  de  quelque  art  d'agrément,  des  occupations  propres  à  remplir 
ses  heures  de  loisir,  »  Puis  il  prend  l'officier  et  le  soldat,  dans  tous 
les  grades  et  dans  toutes  les  situations,  en  France  et  aux  colonies,  leur 
expliquant  la  tâche  à  accomplir  et  la  manière  de  conduire  un  person- 
nel. Il  étudie  avec  eux  l'ambition,  ce  qu'elle  doit  être  et  le  moyen  hono- 
rable de  la  satisfaire.  Il  proscrit  celle  qui  poursuit  la  fortune  et  les 
jouissances  matérielles  ;  mais  il  préconise  les  joies  du  commandement 
et  le  sentiment  du  devoir  accompli.  Avec  raison  il  est  partisan  du 
mariage  de  l'officier,  et  il  trace  de  la  femme  d'officier,  j'entends  de  la 
femme  chrétienne,  un  portrait  idéal.  Henri    Ghérot,    S.  J. 


572 


REVUE  DES  LIVRES 


DEUXIÈME    PARTIE 


ASCETISME 

E.  Braun,  s.  J.  (R.  p.).  — 
Nouvelles  Méditations.  Paris, 
Briguet,  1901.  ïn-12,  pp.  428. 
Prix  :  2  fr.  50. 

Des  méditations  pour  les  fêtes  de 
Notre-Seigneur,  de  la  sainte  Vierge, 
de  tous  les  saints  et  bienheureux  de 
la  Compagnie  de  Jésus,  le  premier 
vendredi  du  mois,  l'octave  du  Sacré- 
Cœur,  etc.  :  c'est  le  contenu  du  vo- 
lume que  le  R.  P.  Braun  peut  offrir 
avec  confiance  aux  âmes  pieuses  ; 
elles  l'accueilleront  d'autant  plus  vo- 
lontiers que  les  recueils  de  médita- 
tions pour  tous  les  jours  de  l'année 
omettent  beaucoup  de  ces  fêtes  ; 
l'auteur  comble  donc  une  lacune. 
Dans  ces  méditations,  ordinairement 
en  trois  points  courts  et  substantiels, 
la  partie  affective  n'est  pas  négligée, 
et  c'est  à  la  préparer,  selon  la  mé- 
thode et  les  conseils  de  saint  Ignace, 
que  souvent  les  considérations  s'a- 
dressent à  l'intelligence  et  à  la  mé- 
♦moire.  Paul  Poydenot,  S.  J. 

S.  Febvre  (abbé).  —  Nos  de- 
voirs envers  Notre  Seigneur  Jé- 
sus-Christ dans  la  sainte  Eucha- 
ristie. In-18,  pp.  486.  Prix  : 
1  fr.  25.  Chez  M.  le  curé  de  Sirod 
(Jura). 

Cette  cinquième  édition  de  l'ou- 
vrage de  M.  Febvre  en  représente  le 
soixante -deuxième  mille.  L'auteur 
avait  d'abord  gardé  l'anonymat,  crai- 
gnant que  la  modestie  de  son  nom 
ne  compromît  le  succès  de  son  livre; 
aujourd'hui  c'est  ce  succès  même  qui 
triomphe  de  la  modestie  de  Fauteur, 
simple  curé  de  campagne,  mais  d'au- 
tant mieux  au  courant  des  besoins 
de  la  masse  des  fidèles.  Il  ne  se  livre 
pas  à  de  doctes  considérations  sur 
les  merveilles  que  la  théologie  admire 
dans    ce     chef-d'œuvre    de    l'amour 


divin.  Il  écrit  pour  les  fidèles,  pour 
les  âmes  droites  ;  il  leur  rappelle  en 
termes  émus  leurs  devoirs  envers 
Jésus  au  Saint  Sacrement  :  la  foi  à 
la  présence  réelle,  l'adorateur,  la  né- 
cessité de  visiter  l'Hôte  divin  de  nos 
tabernacles,  tout  ce  qui  touche  à  la 
sainte  communion  et  au  saint  sa- 
crifice de  la  messe.  Enfin  l'auteur  a 
des  aperçus  nouveaux  sur  Marie  et 
la  Sainte-Eucharistie,  etc.  M.  Febvre 
vend  son  ouvrage  au  profit  de  son 
église  qui  a  été  incendiée,  aussi  bien 
que  pour  les  besoins  de  ses  reli- 
gieuses, qui  viennent  d'être  rempla- 
cées par  des  laïques. 

Mazoyer,   s.  j. 

Joseph  LÉMANN  (abbé).  —  La 
Vierge  Marie  présentée  à  l'amour 
du  XX*=  siècle;  la  Mère  des  chré- 
tiens et  laReine  de  l'Église.  Paris, 
Lecoffre,  1900.  In-12,  pp.  xii-529. 
Prix  :  3  fr.  50. 

En  terminant  son  premier  volume, 
M.  l'abbé  Joseph  Lémann  laissait  la 
Vierge  Marie^  à  l'aurore  de  la  résur- 
rection. Au  début  du  second,  nous  la 
retrouvons  au  Cénacle  :  c'est  «  la  mère 
des  chrétiens  et  la  reine  de  l'Eglise  » 
présentée  à  l'amour  du  XX^  siècle 
qui  va  bientôt  se  lever.  Par  ce  sous- 
titre  rapproché  des  a  préliminaires  » 
du  tome  premier,  le  pieux  auteur 
montre  que  le  présent  volume  ne  clô- 
ture pas  son  œuvre,  et  laisse  en 
perspective  au  moins  un  troisième 
volume  :  nul  ne  s'en  plaindra,  car 
cette  parole  éloquente  et  chaude  est 
un  vrai  régal.  Les  souvenirs  bibli- 
ques qui  émaillent  ces  pages,  les  té- 
moignages des  saints  Pères  et  par- 
fois des  auteurs  profanes  font  preuve 
des  études  scripturaires  et  de  l'éru- 
dition du  chanoine  de  Lyon.  Un  juge 
compétent  l'a  remarqué,  et  exprimé 
avec  art  :  «  La  science  des  théolo- 
giens, la  délicatesse  du  moraliste,  la 


REVUE  DES  LIVRES 


573 


pénétration  de  l'exégète  »  s'allient 
dans  cet  ouvrage  avec  une  richesse 
d'imagination  qur  élève  le  lecteur 
«  au-dessus  des  réalités  de  la  vie 
dans  une  lumière  poétique  et  douce 
qui  embellit  et  qui  colore  toutes 
choses.  » 

Le  rôle  de  la  très  sainte  Vierge 
dans  les  commencements  de  l'Eglise 
jusqu'à  sa  mort  ;  sa  royauté  pro- 
clamée à  son  assomption  et  reconnue 
à  nouveau  par  le  double  couronne- 
ment de  Marie  à  Fourvières,  le  8  sep- 
tembre dernier  :  telles  sont  les  deux 
parties  qui  partagent  ce  volume. 
C'est  le  cœur  d'un  enfant  de  Marie 
qui  parle  partout,  qui  déborde  dans 
le  dernier  chapitre  :  après  le  cou- 
ronnement de  l'antique  colline  lyon- 
naise par  la  basilique,  devait  venir 
le  couronnement  de  la  statue  de 
la  sainte  Vierge  par  le  diadème  ; 
Léon  XIII  dans  sa  paternelle  bolli- 
citude  a  choisi  pour  ce  grand  acte  le 
moment  solennel  de  la  fin  du  siècle 
de  l'Immaculée  Conception  et  des 
assises  du  premier  congrès  mariai 
réuni  dans  la  ville  des  œuvres  que 
Marie  «  regarde  avec  clémence  comme 
sa  ville  de  Lyon,  Lugdunum  suum  ». 

Doss,  S.  J.  (R.  P.  de).  —  La 
Perle  des  vertus,  traduit  de  l'al- 
lemand par  l'abbé  Bertrand.  La 
Chapelle-Montligeon,  1900.  In-32, 
pp. 258. 

La  jeunesse  chrétienne  française 
accueillera  avec  reconnaissance  la 
traduction  que  lui  offre  un  vénéré 
professeur  de  séminaire,  d'un  opus- 
cule allemand.  La  Perle  des  vertus, 
pas  n'est  besoin  de  le  dire,  c'est  cette 
vertu  qui  fait  le  plus  bel  ornement 
de  la  jeunesse.  «  La  pureté  est  un 
bijou,  un  trésor  :  Ferme  ta  maison 
aux  voleurs.  La  pureté  est  la  vie,  la 
fleur,  la  beauté  de  ton  âme  :  Arrière 
les  assassins  qui  feraient  de  ton  cœur 
un  champ  de  mort,  un  lieu  de  cor- 
ruption et  de  pourriture.   N'expose 


pas  la  perle...;  garde-la  avec  un  soin 
jaloux  :  un  jour  elle  se  transformera 
sur  ton  front  en  un  diadème  étincc- 
lant.  »  Excellence  de  la  pureté,  — 
moyens  de  l'acquérir,  —  ses  fruits  : 
chacune  de  ces  parties  contient  une 
série  de  chapitres,  tous  terminés  par 
des  histoires  empruntées  le  plus  sou- 
vent à  l'hagiographie. 

Paul     PoYDENOT,     S.  J, 

HAGIOGRAPHIE 

Albert  Dubois  (P.).  — L'Apô- 
tre de  la  Corse  au  XVP  siècle. Le 
bienheureux  Alexandre  Santi, 
barnabite.  Paris,  «  Messager  de 
Saint-Paul  »,  s.  d.  In-12,  pp.  164. 
Prix  :  1  fr.  50. 

Le  bienheureux  Alexandre  Santi, 
barnabite,  Vapotre  de  la  Corse  au 
XVI^  siècle  méritait  d'être  connu,  et 
c'est  une  lecture  édifiante  que  la 
brochure  du  R.  P.  Dubois.  Estimé 
de  saint  Charles  Borromée,  de  saint 
Pie  V,  de  saint  Philippe  de  Néri,  du 
cardinal  Bellarmin  et  de  tant  d'au- 
tres personnages  ;  religieux  édifiant, 
supérieur  général  plein  de  bonté, 
évéque  zélé  du  diocèse  d'Aleria  où 
tout  était  à  faire  et  où  il  a  tout  créé, 
Alexandre  Santi  n'a  fait  ensuite  que 
passer  sur  le  siège  de  Pavie.  Il 
demande  à  être  enseveli  dans  sa 
cathédrale  :  «  Dans  le  sanctuaire  ou 
dans  le  chœur?  lui  demande  son 
confesseur.  —  Je  ne  suis  pas  digne 
d'entrer  dans  le  Saint  des  saints  ; 
placez-moi  au  bas  des  marches  du 
chœur,  sans  aucun  signe  de  distinc- 
tion. »  Cette  humilité  devait  être 
bientôt  récompensée  par  les  mira- 
cles qui  ont  éclaté  après  sa  mort  et 
servi  à  sa  béatification.  De  nouveaux 
prodiges,  survenus  depuis  la  cano- 
nisation de  leur  fondateur,  saint 
Antoine-Marie  Zaccaria,  font  espérer 
aux  Barnabites  la  glorification  solen- 
nelle du  bienheureux  Alexandre  Santi. 

Paul     POTDENOT,     S.  J. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 


Janvier  26.  —  A  Rome,  S.  S.  Léon  XIII  publie  sur  la  démocratie 
chrétienne  l'encyclique  dont  nous  donnons  le  texte  plus  haut. 

27.  —  A  Sisteron,  M.  Hubbard,  radical  socialiste,  est  élu  député  en 
remplacement  de  M.  Robert,  radical,  décédé. 

—  A  Milan,  mort  de  Verdi,  célèbre  compositeur  italien. 

28.  —  A  Paris,  à  la  Chambre  des  députés,  M.  l'abbé  Gayraud  ré- 
pond aux  allégations  renouvelées  de  Paul  Bert  sur  la  prétendue  morale 
relâchée  des  Jésuites  et  des  autres  congrégations  religieuses,  alléga- 
tions apportées  à  la  tribune  par  M.  Trouillot;  il  avait  déposé  un 
contre-projet  qui  est  repoussé  par  395  voix  contre  90. 

—  A  Nice,  Mgr  Chapon,  nommé  chevalier  de  la  Légion  d'honneur, 
écrit  au  président  du  Conseil  qu'il  ne  peut  accepter  la  croix  a  dans  les 
circonstances  actuelles  ». 

—  A  Paris,  mort  de  M.  Henri  de  Bornier,  de  l'Académie  française, 
Fauteur  de  la  Fille  de  Roland,  etc. 

—  A  Madrid,  cession  aux  Etats-Unis  des  îles  de  Jolo,  Cagayan  et 
Sibutu,  oubliées,  lors  du  traité  de  Paris. 

29.  —  A  Paris,  au  Palais-Bourbon,  M.  Cunéo  d'Ornano  dépose  un 
amendement  à  l'article  l®*"  de  la  loi  sur  les  associations,  et  demande 
l'interdiction  des  sociétés  secrètes.  M.  Puech,  socialiste  nationaliste, 
présente  un  contre-j)rojet  tendant  à  permettre  aux  associations  de  se 
former  sans  déclaration  ni  autorisation  préalables.  Ces  deux  proposi- 
tions sont  repoussées,  la  première  par  391  voix  contre  SS,  la  seconde 
par  302  contre  235. 

—  A  Paris,  au  Luxembourg,  la  loi  sur  l'impôt  progressif  dans  les 
successions  est  votée  par  180  voix  contre  69. 

—  A  Paris,  ^rève  des  employés  du  métropolitain. 

30.  —  A  Madrid,  au  Teatro-Espanol,  la  première  représentation  du 
drame   anticlérical   Electra^  de  Perez    Galdos,  devient  l'occasion  de 

troubles  violents. 

—  A  Madrid,  le  général  François  de  Bourbon  est  relevé  de  son 
commandement  à  la  suite  d'une  lettre  réputée  injurieuse  à  la  reine 
régente. 

31.  —  A  Paris,  au  Palais  Bourbon,  l'article  l^*"  de  la  loi  sur  les 
associations  est  volé  par  341  voix  contre  88,  malgré  deux  nouveaux 
discours  de  MM.  Paul  Beauregard  et  Julien  Goujon. 

—  A  Paris,  au  Luxembourg,  le  Sénat  commence  la  discussion  du 
budget  de  1901. 

—  A  Vienne,  ouverture  du  Reichsrath.  Au  moment  où  le  président 
annonce  la  mort  de  la  reine  Victoria,  les  socialistes  se  livrent  à  une 
violente  manifestation  antianglaise. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE  575 

—  A  Cuba,  rassemblée  nationale  vote  une  constitution  basée  sur 
l'indépendance  absolue  de  l'île  vis-à-vis  des  États-Unis. 

Février  1".  —  A  Paris,  au  Palais  Bourbon,  interpellation  de  M.  G. 
Berry  sur  les  Prévoyants  de  f  Avenir.  Le  président  du  Conseil  accepte 
de  ne  pas  urger  encore  l'exécution  de  l'arrêté  qui  les  oblige  à  se  sou- 
mettre à  la  loi  de  1898  sur  les  sociétés  de  secours  mutuels. 

—  A  risle-Adam,  •  Seine-et-Oise),  acquittement  de  six  prêtres 
poursuivis  pour  [)ort  de  la  soutane,  en  infraction  d'un  arrêté  muni- 
cipal. 

2.  —  A  Windsor,  funérailles  de  la  reine  Victoria,  en  présence  de 
l'empereur  d'Allemagne,  des  rois  de  Belgique,  de  Portugal  et  de 
Grèce. 

3.  —  Dans  la  Somme,  M.  Raquet,  antiministériel,  est  élu  sénateur, 
en  remplacement  de  M.  Dumon,  sénateur  inamovible,  décédé. 

—  Dans  le  Lot,  M.  Goste,  maire  radical  de  Cahors,  est  élu  en  rem- 
placement de  M.  Delport,  sénateur  radical,  décédé. 

—  A  Nîmes,  M.  Fournier,  socialiste  révolutionnaire,  est  élu  député 
en  remplacement  de  M.  Delon-Soubeyran,  radical  socialiste,  décédé. 

4.  —  A  Orléans,  Mgr  Touchet  écrit  aux  sénateurs  et  députés  du 
Loiret  une  lettre  au  sujet  du  projet  de  loi  sur  les  associations. 

—  A  Montceau-les-Mines  une  grève,  qui  prend  de  jour  en  jour  plus 
d'extension,  met  en  péril,  par  suite  du  manque  de  charbon,  toute  l'in- 
dustrie régionale. 

—  A  Paris,  au  Palais-Bourbon,  la  Chambre  vote  l'article  2  de  la  loi 
sur  les  associations;  mais  elle  admet,  en  dépit  des  efforts  du  président 
du  conseil,  un  amendement  de  M.  Groussier  dispensant  de  l'autorisa- 
tion et  de  la  déclaration  préalables  toutes  les  associations  autres  que 
les  associations  religieuses,  quand  elles  renoncent  à  jouir  de  la  per- 
sonnalité civile. 

5.  —  A  Paris,  la  Chambre  des  députés  vote  les  articles  3,  4,  5,  de  la 
loi  sur  les  associations. 

7.  —  A  la  Haye,  mariage  de  la  reine  Wilhelmine  I"  avec  le  prince 
Henri  de  Mecklembourg-Schwerin. 

—  A  Rome,  le  ministère  Sarraco  démissionne. 

—  A  Paris,  au  Palais-Bourbon,  dans  la  discussion  du  projet  de  loi 
sur  les  associations,  M.  Vidal  de  Saint-Urbain  demande  qu'on  recon- 
naisse la  Cour  d'assises  comme  juridiction  compétente  en  matière  de 
délit  d'association.  Son  amendement  est  repoussé  par  339  voix  contre 
203.  La  Chambre  rejette  également  Tameadement  de  MM.  Julien  Gou- 
jon et  Alicot  demandant  qu'on  ajoute  les  mots  «  sciemment  »  ou  «  bien 
volontairement  »  au  paragraphe  de  l'article  7  concernant  les  personnes 
qui  auront  favorisé  la  réunion  des  membres  d'une  association  dissoute. 

9.  —  A  Lyon,  S.  Em.  le  cardinal  Coullié  prescrit  des  prières  pu- 
bliques à  Fourvière. 

—  A  Montceau-les-Mines,  collision  entre  les  gendarmes  et  les  gré- 
vistes. 


576  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 

—  Dans  l'Afrique  du  Sud,  la  situation  est  devenue  plus  critique 
pour  les  Anglais.  Les  Boers  ont  eu  avec  les  troupes  britanniques  des 
engagements  où  ils  paraissent  avoir  eu  généralement  le  dessus.  Ils  ont 
pris  et  brûlé  plusieurs  trains,  coupé  le  chemin  de  fer  de  Lourenço- 
Marquès,  en  territoire  portugais,  et  passé  en  bandes  plus  nombreuses 
dans  la  colonie  du  Gap.  Il  est  vrai  que,  dans  cette  dernière  région,  ils 
paraissent  s'être  jusqu'ici  bornés  à  quelques  incursions  à  travers  les 
districts  de  l'ouest  et  du  centre. 

—  En  Chine,  les  négociations  avancent  péniblement.  Le  prince  Tuan 
a  été  rayé  de  la  liste  des  hauts  personnages  condamnés  à  être  exécutés. 
Il  sera  relégué  dans  le  Turkestan  chinois.  La  famine  décime  le  Ghien- 
Si  oii  est  réfugiée  la  cour  impériale.  Les  dépêches  annoncent  qu'un 
engagement  vient  d'avoir  lieu  à  l'ouest  d'Ou-Lou,  entre  les  zouaves, 
soutenus  par  l'artillerie  de  marine,  et  les  réguliers  chinois.  Geux-ci 
ont  été  repoussés. 


Paris,  le  10  février  1901 


Le  Secrétaire  de  la  Rédaction  : 

Edouard    GAPELLE,    S.  J 


Le  Gérant  :  Victor   RE  TAU  X . 


\ 


Imp.  J.  DamM||ûi,  rue  des  Grrands-Augustins,  5,  à  Paris. 


NOS  CONGREGATIONS  ENSEIGNANTES 

EN  SYRIE 


I 

((  Si  admirable  est  Tactivité  des  congrégations  françaises, 
qu'elle  n'a  pu  rester  circonscrite  aux  frontières  nationales, 
et  qu'elle  est  allée  porter  l'Evangile  jusqu'aux  extrémités  du 
monde,  et,  avec  l'Evangile,  le  nom,  la  langue,  le  prestige  de 
la  France.  » 

C'est  en  ces  termes  que  le  Souverain  Pontife  Léon  XIII, 
dans  la  lettre  au  cardinal  Richard,  où  il  s'efforce  de  conjurer 
les  périls  qui  menacent,  à  l'heure  présente,  les  congréga- 
tions religieuses  françaises,  a  relevé  leur  importance  au  point 
de  vue  du  progrès  général  de  l'humanité,  et  les  éminents 
services  qu'elles  ont  rendus  au  dehors  à  la  patrie  aussi  bien 
qu'à  l'Église. 

Il  faudrait  de  volumineux  ouvrages,  du  genre  de  celui  que 
l'on  est  en  train  de  publier  *,  pour  apprendre,  à  tant  de  gens 
qui  l'ignorent,  l'œuvre  gigantesque  de  nos  religieux  mis- 
sionnaires, Lazaristes,  Prêtres  des  Missions  étrangères,  Ma- 
ristes.  Jésuites,  Picpuciens,  Dominicains,  Pères  d'Afrique, 
Frères  des  Ecoles  chrétiennes,  etc.,  sur  tous  les  points  du 
globe;  l'œuvre  de  ces  humbles  femmes,  de  ces  pauvres  pe- 
tites filles  qui,  obéissant,  elles  aussi,  aux  inspirations  du 
zèle  apostolique,  vont  porter,  au  delà  des  mers,  à  des  en- 
fants de  barbares  et  de  sauvages,  des  dévouements  qui  éga- 
lent ceux  des  meilleures  des  mères.  Contraste  singulier  I  tandis 
que  les  Français  laïques  aiment  peu  à  s'expatrier,  les  voyages 
les  phis  pénibles,  les  longs  séjours  dans  les  lieux  les  plus 
tristes,  n'arrêtent  pas  les  Français  voués  à  l'état  religieux. 
On  a  beau  fonder  parmi  nous  des  sociétés  de  colonisation, 
essayer  de  créer  un  courant  d'émigration  vers  les  terres 
nouvelles,  on  se  heurte  à  des  habitudes  casanières,  à  une 

i.  Les  Missions  catholiques  françaises  au  XIX*'  siècle^  sous  la  direction 
du  R.  P.  Piolet,  S.  J.  Librairie  Armand  Colin. 

LXXXVI.  —  37 


576  NOS  CONGREGATIONS  ENSEIGNANTES 

sorte  de  terreur  de  l'inconnu.  Seuls,  ou  presque  seuls,  nos 
religieux  multiplient  leurs  entreprises  lointaines  avec  un 
zèle,  une  verdeur,  dont  leurs  concitoyens  paraissent  géné- 
ralement dépourvus.  Les  autres  nations  exportent  des  colons 
et  des  marchands;  la  France,  elle,  n^exporte  guère  que  des 
prêtres  et  des  religieuses. 

Circonscrivons  le  champ  de  notre  étude,  elle  gagnera  en 
précision  ce  qu'elle  perdra  en  étendue;  nos  conclusions  en 
seront  plus  rigoureuses;  il  sera  aisé  au  lecteur  de  les  étendre 
à  toutes  les  régions  où  s'exerce  notre  propagande,  et  d'ap- 
précier ainsi  la  valeur,  comme  élément  de  notre  puissance 
extérieure,  des  pacifiques  conquêtes  de  nos  missionnaires 
congréganistes. 

11  est  une  contrée  où,  plus  que  partout  ailleurs,  la  France 
a  laissé  de  sa  gloire,  de  ses  souffrances,  de  sa  richesse,  de 
ses  vertus  et  de  sa  vie,  c'est  l'Orient  méditerranéen,  le  Le- 
vant. Et  parmi  les  provinces  que  baigne  la  Méditerranée 
orientale,  il  en  est  une  qui,  tout  en  restant,  comme  les  autres, 
soumise  à  la  puissance  ottomane,  est  devenue,  en  quelque 
sorte,  française,  par  suite  de  l'échange  actif  de  services  et 
de  sympathies  qui,  depuis  le  temps  des  croisades,  s'est  établi 
entre  elle  et  nous  ;  elle  a  pour  limites  au  Sud,  la  Palestine  ; 
au  Nord,  l'Arménie;  à  l'Est,  le  désert;  à  l'Ouest,  la  mer;  c'est 
la  Syrie. 

En  ce  siècle  surtout,  les  fréquentes  interventions  de  la 
France  dans  les  événements  de  Syrie,  en  montrant  aux  popu- 
lations l'intérêt  que  nous  prenons  à  leur  sort,  nous  a  valu 
leur  attachement.  L'expédition  de  Bonaparte  avait  frappé  les 
imaginations,  et,  malgré  l'échec  de  Saint-Jean  d'Acre,  donné 
un  rayonnement  nouveau  au  renom  des  armes  et  du  peuple 
français.  En  1840,  le  gouvernement  de  Louis-Philippe  avait 
failli  entrer  en  guerre  avec  toute  l'Europe  pour  maintenir  le 
rattachement  de  la  Syrie  à  l'Egypte  de  Méhémet-Ali.  En  1860, 
les  affreux  massacres  dont  les  Maronites  furent  victimes  dé- 
cidèrent Fenvoi  d'un  corps  d'armée  français,  qui  occupa  le 
Liban  pendant  deux  ans,  et  y  rétablit  la  tranquillité.  Notre 
diplomatie  obtint  la  constitution  de  la  montagne  en  province 
autonome,  avec   un  gouverneur  chrétien  à  sa  tète;  et  bien 


EN  SYRIE  579 

que  le  règlement  organique  du  pays  ait  été  l'œuvre  d'une 
commission  internationale  où  toutes  les  grandes  puissances 
figuraient  à  côté  de  nous,  c'est  notre  consul  qui,  par  un  con- 
sentement presque  universel,  est  regardé  comme  le  défen- 
seur naturel  de  la  constitution  libanaise.  Le  souvenir  de  nos 
bienfaits  est  encore  entretenu  par  la  part  très  active  que  nous 
prenons  au  développement  économique  de  la  région  ;  on 
peut  dire  qu'il  ne  s'y  fait  aucune  grande  entreprise  sans  le 
concours  de  nos  ingénieurs  ou  de  nos  capitalistes,  et  souvent 
grâce  à  nous  seulement.  Contentons-nous  de  citer  la  cons- 
truction des  quais  et  du  port  de  Beyrouth,  la  construction 
du  chemin  de  fer  de  Beyrouth  à  Damas  et  à  Biredjik,  de  JafFa 
à  Jérusalem,  de  Tripoli  à  Saïda. 

Mais,  par-dessus  tout,  la  Syrie  est  le  foyer  principal  de 
l'action  religieuse  que  nous  exerçons  en  Orient  par  le  moyen 
de  nos  congrégations.  Si  nous  avons  acquis  dans  ce  pays 
une  influence  supérieure  à  celle  de  tous  nos  rivaux  ;  si  les 
populations  les  plus  éclairées,  et,  en  même  temps,  les  plus 
énergiques  parmi  celles  qui  l'habitent,  sont  françaises  d'es- 
prit et  de  cœur  ;  si  elles  aiment  à  se  considérer  comme  l'avant- 
garde  de  la  France,  et  nous  conservent  une  fidélité  qui  a 
survécu  à  nos  désastres  et  à  nos  faiblesses,  nous  le  devons 
aux  multiples  bienfaits  d'instruction  et  d'assistance  qu'elles 
ont  reçus,  qu'elles  reçoivent  de  nos  religieux  et  de  nos  re- 
ligieuses. 

En  Syrie,  comme  en  général  dans  tout  l'Orient,  rien  de 
plus  mêlé  que  les  nationalités  et  les  races,  et,  par  suite,  les 
religions  et  les  cultes,  puisque  là-bas  religion  et  nationalité 
se  confondent. 

Un  million  de  musulmans  y  forment  le  fond  de  la  popula- 
tion, et  y  détiennent  l'autorité  dans  tous  les  emplois.  Vient 
ensuite  le  groupe  des  Églises  chrétiennes,  orientales,  cha- 
cune avec  sa  langue  et  ses  cérémonies.  Les  rites  chrétiens 
de  la  Syrie  sont  le  grec,  le  syrien,  l'arménien,  le  chaldéen  et 
le  maronite.  Tous,  sauf  le  rite  maronite,  ont  été  divisés  par 
les  hérésies,  en  sarte  qu'il  y  a  un  rite  grec  schismatique  à 
côté  du  rite  grec  catholique,  de  môme  pour  le  syrien,  l'ar- 
ménien, le  chaldéen. 

De  ces  diverses  nations,  la  plus  nombreuse  en  Syrie  est 


580  NOS  CONGRÉGATIONS  ENSEIGNANTES 

celle  des  Maronites.  Elle  atteint  le  chiffre  de  trois  cent  mille. 
Groupée  sous  son  gouverneur  catholique,  protégée  par  sa 
charte^  elle  peuple  principalement  les  montagnes  du  Liban. 
—  Les  Grecs  catholiques  ou  Melchites  *,  au  nombre  de  quatre- 
vingt  à  cent  mille,  sont  répandus  partout  en  Syrie,  spéciale- 
ment dans  les  villes.  Les  Grecs  schismastiques  ou  ortho- 
doxes, suivant  l'euphémisme  officiel  usité  actuellement  en 
Russie,  l'emportent  de  beaucoup;  ils  sont  environ  deux  cent 
mille;  ils  forment  la  plus  considérable  des  Eglises  séparées, 
et  comptent  parmi  eux  un  certain  nombre  de  familles  in- 
fluentes par  leur  richesse.  —  Il  n'y  a  en  Syrie  que  six  ou 
sept  mille  Syriens  catholiques,  et  autant  de  Syriens  schisma- 
tiques.  —  Les  Arménien^  de  la  Syrie,  soit  catholiques,  soit 
schismatiques,  sont  encore  moins  nombreux;  quelques  mil- 
liers de  part  et  d'autre.  —  Les  Ghaldéens  catholiques  n'ont 
en  Syrie  qu'une  seule  paroisse  dans  la  ville  d'Alep  ;  et,  de 
même,  les  Ghaldéens  schismatiques  ne  comptent,  pour  ainsi 
dire,  pas  dans  la  population  du  pays. 

Par  opposition  aux  rites  orientaux,  les  catholiques  qui  sui- 
vent la  liturgie  romaine  sont  appelés  Latins.  Les  Latins  de 
Syrie  sont,  pour  la  plupart,  des  étrangers. 

Lorsque  l'islamisme  fit  son  apparition  dans  la  contrée,  la 
doctrine  du  Coran,  les  anciennes  superstitions  païennes,  le 
manichéisme  ou  dualisme  persan,  la  fiction  de  la  métem- 
psychose  indienne,  fermentèrent  ensemble  chez  quelques 
peuplades  de  l'Orient,  et  y  produisirent  des  religions  extra- 
vagantes, compliquées  à  l'excès,  entourées  de  mystères. 
Telle  est  la  religion  des  Ansaryès  et  des  Ismaéliens^  canton- 
nés dans  les  montagnes  du  Nord;  mais  surtout  des  Druses, 
habitants  du  Liban  méridional  2. 

Ces  détails  étaient  nécessaires  pour  donner  quelque  idée 
des  populations  auprès  desquelles  se  dépense  le  zèle  de  nos 

1.  Melchites,  c'est-à-dire  Royaux.  Ce  nom  rappelle  la  protection  dont 
l'empereur  Marcien  les  couvrit  contre  les  hérétiques  opposés  au  concile  de 
Ghalcédoine  (451)  ;  il  les  distingue  aussi  des  Grecs  hellènes,  qui  habitent  la 
Grèce  et  l'archipel. 

2.  Hostiles  aux  catholiques,  aux  maronites,  que  protège  la  France,  on 
sait  avec  quelle  sollicitude  les  Druses  sont  recherchés  par  les  Anglais  qui 
voudraient  faire  de  leur  territoire  le  réduit  de  leur  influence. 


EN  SYRIE  581 

missionnaires.  Jadis,  lorsque  les  Capitulations  eurent  ouvert 
«  aux  jFrancs  »  l'empire  turc,  l'action  catholique  s'exerça 
d'abord  sur  les  Latins.  Mais  les  Latins,  nous  venons  de  le 
voir,  ne  sont  que  des  individus  perdus  parmi  des  nations. 
Le  missionnaire  ne  pouvait  longtemps  exclure  de  ses  soins 
ces  chrétiens  dissidents  ou  unis,  ces  musulmans  qu'il  ren- 
contrait partout,  mélangés  les  uns  aux  autres,  vivant  côte  à 
côte  dans  les  mêmes  villes  etles  mômes  villages.  Il  les  aborda 
par  le  chemin  de  la  bienfaisance. 

Ce  monde  oriental  n'avait  pas  d'yeux  ni  de  cœur  pour  les 
détresses  morales  ou  physiques  partout  gisantes  sous  son 
soleil.  Le  catholicisme  de  l'Occident  entreprit  de  les  sou- 
lager; l'école  et  l'hôpital  furent  comme  ses  deux  grands 
travaux  d'approche  autour  des  religions  adverses.  En  Syrie, 
l'école  devait  obtenir  une  importance  prépondérante.  Là,  les 
diversités  de  la  foi  se  confondirent  bientôt  dans  le  culte 
commun  de  l'intelligence,  et  de  la  richesse  que  l'intelligence 
produit.  La  fertilité  du  pays,  le  nombre  des  ports,  le  mouve- 
ment d'affaires  qui  attire  et  retient  dans  les  principales  villes 
une  colonie  européenne  ont  donné  aux  indigènes  la  vision 
multiple  et  le  goût  croissant  de  notre  civilisation.  A  cette 
civilisation,  ils  ont  senti  tout  d'abord  le  besoin,  pour  amé- 
liorer leur  sort,  d'emprunter  la  science.  De  là,  le  succès  de 
nos  entreprises  scolaires. 

On  ne  saurait  assurément  comparer  l'instruction  qu'y 
trouvent  les  jeunes  Syriens  à  celle  qui  est  donnée  en  France. 
Les  difficultés  du  recrutement  des  professeurs,  la  nécessité 
de  consacrer  une  grande  partie  de  la  scolarité  à  l'étude  du 
français,  d'autres  causes  encore,  produisent,  sur  certains 
points  et  expliquent  une  incontestable  infériorité.  Dans 
l'ensemble,  néanmoins,  nos  écoles  syriennes  reproduisent 
bien  la  physionomie  et  l'allure  de  notre  enseignement  occi- 
dental. Les  méthodes  suivies  sont  les  mêmes.  Doués  en 
général  d'une  intelligence  vive,  d'une  mémoire  prompte,  les 
jeunes  indigènes  s'assimilent  rapidement  la  doctrine  du 
maître.  Plusieurs  d'entre  eux,  sortis  des  collèges  des  Laza- 
ristes ou  des  Jésuites,  et  venus  en  France,  ne  sont  en  aucune 
façon  déplacés  parmi  les  élèves  de  nos  grandes  facultés. 

L'enseignement  est  donné  par  nos  écoles  congréganistes, 


582  NOS  CONGRÉGATIONS  ENSEIGNANTES 

en  Syrie,  dans  les  trois  branches,  supérieure,  secondaire  et 
primaire.  Nous  allons  essayer  de  faire  connaître  au  lecteur  la 
remarquable  extension  qu'il  a  prise  à  ces  trois  degrés. 

II 

L'enseignement  supérieur  est  concentré  à  Beyrouth,  où  il 
est  représenté  par  une  Faculté  de  théologie  et  par  une  Faculté 
de  médecine. 

La  Faculté  de  théologie,  ou  grand  séminaire  oriental, 
fondé  et  dirigé  par  les  Jésuites,  s'ouvre  aux  jeunes  gens  de 
tous  les  rites  qui  aspirent  au  sacerdoce,  Bulgares,  Grecs- 
Hellènes,  Grecs-Melchites,  Arméniens,  Maronites,  Chal- 
déens  de  Mésopotamie,  etc.  C'est  le  clergé  indigène  qui,  sans 
quitter  l'Orient,  vient  recevoir  la  formation  de  France. 

Élevé  au  rang  d'Université,  —  JJniversitas  catholica  Bery- 
tensis  Societatis  Jesu^  —  le  grand  séminaire  oriental  a  reçu 
du  pape  Léon  XIII,  le  25  février  1881,  le  pouvoir  de  conférer 
les  grades  académiques  et  la  palme  du  doctorat  en  philoso- 
phie et  en  théologie.  Les  élèves  peuvent  prendre  successi- 
vement les  grades  de  bachelier,  de  licencié,  de  docteur  en 
philosophie  à  la  fin  des  trois  années  consacrées  à  l'étude  de 
cette  science,  et  les  grades  correspondants  en  théologie  à  la 
fin  de  la  seconde,  de  la  troisième  et  de  la  quatrième  année 
du  cours. 

La  Faculté  de  théologie  de  Beyrouth  n'est  que  la  portion 
principale  d'une  œuvre  beaucoup  plus  vaste,  conçue  par  les 
Souverains  Pontifes,  accomplie  par  le  zèle  de  nos  religieux. 
Qu'on  nous  permette  ici  d'élargir  quelque  peu  le  cadre  de 
notre  étude  pour  en  indiquer  la  double  portée,  catholique  et 
française. 

Les  Eglises  orientales,  môme  celles  qui  sont  en  commu- 
nion avec  le  centre  de  la  catholicité,  amoindries  de  savoir  et 
d'esprit  apostolique,  ont  besoin  de  demander  à  ceux  qui  ne 
l'ont  pas  perdu  le  secret  des  qualités  et  des  vertus  sacerdo- 
tales. Le  concours  du  clergé  occidental  est  indispensable  aux 
Eglises  indigènes,  et  le  temps  n'est  pas  proche  où,  transfor- 
més par  cette  influence,  les  prêtres  des  rites  unis  se  suffiront 
à  eux-mêmes,   pour  garder  et   transmettre  cette    «  dignité 


EN  SYRIE  583 

orientale  »  que  Léon  XIII  leur  rappelait  par  l'encyclique  de 
ce  nom. 

Autrefois  les  Papes  —  Grégoire  XIII,  en  1581,  Urbain  VIII, 
en  1626  —  avaient  fondé  à  Rome  des  collèges  où  des  adoles- 
cents heureusement  doués,  choisis  dans  les  diverses  races 
du  Levant,  étaient  amenés  pour  puiser  le  catholicisme  à  sa 
source  môme,  avec  l'espérance  que,  rendus  à  leur  contrée 
d'origine,  ils  y  deviendraient  une  élite  sacerdotale  et  une  pépi- 
nière d'évéques  nationaux.  Par  l'effet  de  causes  qu'il  serait 
trop  long  d'énumérer  ici,  le  système  ne  produisit  pas  tous 
les  résultats  qu'on  en  attendait;  instruire  à  Rome  quelques 
rares  privilégiés  ne  suffisait  pas  pour  relever  la  science  et 
les  vertus  de  clergés  entiers.  De  nos  jours,  il  a  paru  que,  si 
Pon  voulait  efficacement  vivifier  les  Églises  d'Orient,  il  fal- 
lait rendre  possible  à  tous  les  candidats  du  sacerdoce  l'ap- 
prentissage de  la  vie  supérieure  où  ils  aspiraient,  et,  pour 
cela,  le  transporter  chez  eux.  L'établissement  de  séminaires 
ouverts  par  des  prêtres  occidentaux,  en  chacun  des  pays  qui 
possèdent  un  culte  local,  était  le  seul  moyen  d'agir  avec  en- 
semble sur  la  jeunesse  cléricale  de  l'Orient.  Donnée  sur 
place,  l'éducation  ecclésiastique  serait  mieux  appropriée  aux 
conditions  du  milieu  ;  elle  n'aurait  pas  l'inconvénient  de  dé- 
payser, de  déclasser  le  prêtre;  elle  le  préparerait  non  pas 
seulement  aux  épreuves  générales  de  la  vie,  mais  aux  épreu- 
ves particulières  de  la  contrée  où  il  est  appelé  à  exercer  son 
ministère. 

Les  ordres  religieux  sont  entrés  dans  cette  voie  ;  ils  ont 
assumé  la  tâche  nouvelle  et  se  la  sont  partagée.  Dans  les  sé- 
minaires qu'ils  ont  fondés,  les  langues  liturgiques  de  l'Orient 
sont  étudiées,  les  observances  des  rites  nationaux  sont  pra- 
tiquées, honorées,  conformément  aux  instructions  du  pape 
Léon  XIII;  en  même  temps  que,  sous  le  respect  gardé  pour 
les  formes  extérieures  des  diverses  Eglises,  la  discipline  reli- 
gieuses de  l'Occident  pénètre  les  âmes  orientales,  les  trans- 
forme, les  élève.  Déjà,  parmi  ces  jeunes  disciples  se  sont 
recrutés  des  prêtres,  des  évoques,  des  patriarches.  Les  maî- 
tres demeurent  humblement  dans  l'ombre,  tandis  que  leurs 
élèves  montent  en  dignité,  a  II  faut  avoir  vu  l'humilité  de  ces 


584  NOS  CONGREGATIONS  ENSEIGNANTES 

hommes  avancés  en  savoir  et  en  âge  devant  les  jeunes  pré- 
lats, leur  œuvre;  il  faut  avoir  vu  la  déférence  de  ces  jeunes 
dignitaires  devant  leurs  maîtres,  toujours  leurs  modèles, 
pour  comprendre  que  les  préjugés  de  l'Orient  ne  sont  plus 
invincibles  aux  vertus  de  l'Occident-  ». 

Or,  quel  est  le  pays  qui  a  fourni  les  éducateurs  assez  dé- 
voués, assez  désintéressés  pour  ne  pas  éveiller  les  suscep- 
tibilités ombrageuses  de  ces  chrétientés  si  longtemps  jalouses 
des  Latins  ?  Un  seul,  la  France.  Français,  les  Lazaristes  qui, 
par  la  formation  d'un  clergé  bulgare,  ont  fondé  sur  les  rives 
de  la  Maritza  une  Eglise  unie.  Français,  les  Dominicains  qui, 
par  des  moyens  semblables,  ramènent  à  l'unité  les  Chaldéens 
de  la  Mésopotamie.  Français,  les  Jésuites  qui,  en  Asie  mi- 
neure, soutiennent  les  forces  des  Arméniens-Unis,  et  en 
Egypte  donnent  de  vrais  prêtres  à  l'Église  copte  ;  on  a  lu  la 
lettre  émue  où  le  patriarche  d'Alexandrie,  Mgr  Macaire,  rap- 
pelait qu'il  devait  aux  religieux  français,  aux  Jésuites ,  le 
bienfait  de  son  éducation.  Français,  les  Augustins  de  l'As- 
somption qui  luttent  contre  l'orgueil  grec  jusque  dans  By- 
zance,  et  préparent,  en  formant  des  prêtres  de  race  grecque, 
la  lutte  contre  l'orthodoxie. 

La  Faculté  de  théologie  de  Beyrouth  est  comme  le  couron- 
nement de  cette  œuvre  multiple  ;  elle  fournit  aux  plus  intel- 
ligents des  séminaristes  indigènes  le  moyen  d'acquérir  une 
instruction  religieuse  étendue,  approfondie  ;  elle  permet  le 
recrutement,  parmi  ces  adolescents,  d'une  élite  intellectuelle 
versée  dans  les  sciences  théologiques  et  canoniques.  Elle 
comptait  en  1899  une  quarantaine  d'étudiants. 

Bienfaisante  aux  chrétientés  unies,  cette  œuvre  d'enseigne- 
ment n'est  pas  moins  efficace  pour  ramener  à  l'unité  d'un 
même  troupeau  les  chrétientés  dissidentes.  Asservies  depuis 
des  siècles,  les  populations  indigènes  de  la  Turquie  aiment 
et  gardent  leur  Église  particulière  comme  l'image  d'une  vie 
antérieure  à  leurs  infortunes  présentes,  comme  l'emblème 
de  ce  qui  reste  encore  aux  vaincus  d'indépendance  civile,  et 
l'unique  refuge  de  la  conscience  nationale.  Demander  aux 

1.  Voir /a  France  du  Levant,  p.  365,  par  M.  Etienne  Lamy,  dont  le  bel 
ouvrage  nous  sert  ici  de  guide. 


EN  SYRIE  585 

chrétiens  séparés  d'abandonner,  pour  adhérer  à  la  commu- 
nion romaine,  les  prêtres  de  leur  sang,  les  prières  de  leur 
langue,  les  cérémonies  de  leurs  ancêtres,  était  chose  impos- 
sible. Autant  valait  leur  demander  d'abandonner  la  patrie 
elle-même,  et,  pour  devenir  disciples  plus  parfaits  du  Christ, 
d'être  les  renégats  de  leur  race.  Si  l'on  voulait  leur  frayer  le 
chemin  du  retour,  il  n'y  avait  qu'un  parti  à  prendre  :  donner 
aux  églises  unies  un  renom  de  science  et  de  vertu  et  faire 
ainsi  de  chacune  d'elles  un  centre  puissant  d'attraction  : 
c'est  ce  que  l'on  a  tenté. 

Cette  vaste  entreprise  de  l'apostolat  français  auprès  des 
clergés  orientaux  va-t-elle  s'amoindrir,  s'effacer,  disparaître, 
sous  le  coup  des  lois  de  proscription  que  l'on  prépare  contre 
nos  religieux,  tous  visés,  à  l'exception  peut-être  de  la  congré- 
gation reconnue  des  Lazaristes  ?  Une  des  plus  anciennes  tra- 
ditions de  la  France,  c'est  de  défendre  en  Orient  le  droit  des 
races  chrétiennes  contre  la  domination  musulmane.  La  France 
des  Croisades  et  de  saint  Louis  s'y  était  employée  par  les 
armes;  la  France  des  Valois  et  des  Bourbons  parla  politique 
et  la  diplomatie,  en  liant  partie  avec  le  Turc.  Allons-nous  dé- 
serter notre  mission  ?  Et  cela,  au  moment  où,  supplantés  par 
l'Allemagne  dans  la  faveur  du  gouvernement  turc,  notre  ac- 
tion dans  le  Levant  n'a  plus  guère  d'autre  point  d'appui  que 
notre  titre  de  protecteur  des  nationalités  chrétiennes;  au  mo- 
ment où  le  recul  de  l'Islam,  que  ni  les  violences  sanguinaires, 
ni  les  puissantes  amitiés  ne  sauraient  arrêter,  semble  pro- 
mettre enfin  des  jours  meilleurs  et  une  résurrection  à  ces 
nationalités  si  longtemps  opprimées  ? 


III 

La  Faculté  de  médecine  de  Beyrouth  a  été  fondée  en  1883 
pour  répondre  à  la  création  d'un  établissement  de  même 
genre  dû  à  l'initiative  des  missions  protestantes  américaines^ 

1.  Jusqu'au  dix-neuvième  siècle,  la  Réforme  s'était  contenté  de  durer,  de 
s'enraciner  dans  les  contrées  où  elle  avait  pris  naissance,  sans  force  pour 
se  propager  au  dehors.  Lorsque  1815  rendit  la  paix  au  monde,  une  fièvre 
de  prosélytisme  s'empara  de  l'Angleterre,  et  de  la  plus  importante  de  ses 
anciennes  colonies,  l'Amérique,  devenue  elle-même  nation  indépendante. 
Peu  à  peu,  le  mouvement  s'est  étendu  aux  protestants   de  toute  race  et  de 


586  NOS  CONGREGATIONS  ENSEIGNANTES 

En  Orient,  la  profession  qui  rend  le  plus  de  services, 
obtient  le  plus  de  considération,  rapporte  le  plus  d'argent 
est  peut-être  celle  de  médecin.  On  sait  que  les  Arabes,  et  en 
général  les  musulmans,  ont  toujours  manifesté  un  grand 
respect  pour  la  médecine,  que  plusieurs  d'entre  eux  y  ont 
acquis  un  certain  renom.  Dans  la  société  arabe,  le  médecin 
pénètre  partout,  grâce  au  caractère  quasi  sacré  dont  il  est 
revêtu.  Les  catholiques  ne  s'étaient  pas  avisés  d'ouvrir,  par 
leur  enseignement,  cette  carrière  à  leurs  élèves  syriens.  Les 
protestants,  venus  après  eux,  en  conçurent  la  pensée  ;  ils 
voulurent  créer  des  docteurs  parmi  leurs  disciples  indi- 
gènes. Les  méthodistes  américains,  qui  avaient  eu  le  mérite 
de  l'idée,  eurent  aussi  celui  de  l'exécution.  Par  leurs  soins, 
une  école  de  médecine  fut  fondée  à  Beyrouth,  en  1873,  et 
prit  le  nom  d'Université.  Elle  eut  des  élèves,  et  cette  ingé- 
nieuse avance  à  l'orgueil  et  à  l'intérêt  des  Syriens  assura 
aux  protestants  une  primauté.  Il  ne  restait  au  catholicisme 
qu'à  imiter  ses  rivaux,  et,  s'il  le  pouvait,  à  les  dépasser.  Il  y 
déploya  une  promptitude  égale  dans  la  volonté  et  dans  les 
actes.  En  1883,  s'ouvrait  à  Beyrouth  une  seconde  école  de 
médecine,  dotée  de  professeurs  plus  nombreux,  de  services 
plus  complets,  et  toute  française  ;  l'hôpital  tenu  par  les 
Sœurs  de  Charité  devait  servir  de  clinique.  Auteurs  du  pro- 
jet, les  Jésuites,  pour  le  mener  à  bonne  fin,  avaient  sollicité 
l'aide  du  gouvernement  français.  Dès  l'année  1879,  Gambetta 
en  adoptait  l'idée  avec  l'ardeur  passionnée  qu'il  mettait  au 

tout  rite.  Actuellement,  plus  de  vingt  sociétés  de  propagande,  disposant 
d'un  capital  de  cent  millions,  envoient  des  nuées  d'agents  dans  tous  les 
pays  du  monde. 

Les  protestants  prirent  pied  dans  le  Levant  de  1823  à  1830  ;  la  Palestine, 
l'Asie  mineure,  l'Egypte,  et  avant  tous  les  autres  pays  d'Orient,  la  Syrie  fut 
le  théâtre  qu'ils  choisirent  pour  leur  apostolat.  Ils  étaient  partis  chargés  de 
Bibles  et  de  traités  qu'ils  distribuèrent  gratuitement  aux  musulmans  et  aux 
chrétiens  dissidents,  espérant  bientôt  mesurer  les  progrès  de  la  doctrine 
évangélique  à  la  consommation  des  livres  qui  la  contiennent.  Ils  ne  tardèrent 
pas  à  s'apercevoir  qu'à  ce  trafic  ils  épuisaient  leurs  ressources,  sans  se  faire 
aucun  adhérent.  Laissant  alors  de  côté  ou  reléguant  au  second  plan  le  col- 
portage, ils  s'appliquèrent,  suivant  l'exemple  des  missionnaires  catholiques 
leurs  devanciers,  aux  œuvres  de  bienfaisance  et  d'enseignement.  Ils  ou- 
rrirent  des  hôpitaux  ;  ils  ouvrirent  surtout  des  écoles.  Ils  imitèrent,  avons- 
nous  dit,  mais  leur  imitation  ne  fut  point  servile  ;  elle  eut  s«s  innovations 
dont  la  plus  importante  fut  la  création  de  l'école  de  médecine  de  Beyrouth. 


EN  SYRIE  587 

service  de  tout  ce  qui  lui  semblait  intéresser  le  prestige 
français  à  l'extérieur.  Il  mourait  avant  d'en  avoir  vu  la  réali- 
sation. Jules  Ferry  le  reprenait  et  le  conduisait  à  bien.  La 
lettre  ministérielle,  qui  est  pour  la  Faculté  de  Beyrouth 
comme  une   charte  de  fondation,  porte  sa  signature. 

D'après  l'arrangement  intervenu  entre  le  ministre  et  les 
religieux,  la  direction  et  l'administration  de  l'école  étaient 
laissées  aux  Pères  ;  les  professeurs  étaient  choisis  par  eux 
mais  acceptés  par  le  ministre  des  Affaires  étrangères;  leur 
traitement  était  pris  sur  une  subvention  annuelle  de  quatre- 
vingt-treize  mille  francs  fournie  par  la  France.  Il  n'y 
eut  jamais  aucun  doute  sur  le  succès  de  la  fondation  ;  au 
début  toutefois  son  développement  éprouva  quelque  len- 
teur, la  Porte  refusant  de  reconnaître  la  validité  de  notre  di- 
plôme, et  nous-mêmes  n'accordant  pas  à  nos  docteurs  de 
Beyrouth  le  droit  d'exercer  en  France.  Aujourd'hui  encore, 
par  suite  d'intrigues  patiemment  ourdies  par  nos  rivaux  près 
du  Sultan,  le  gouvernement  ottoman  astreint  les  élèves  sor- 
tant de  notre  école  à  aller  subir  à  Gonstantinople  un  examen 
qu'on  appelle  le  colloquium^  et  qui  leur  donne  seul  le  droit  de 
pratiquer  la  médecine  en  Turquie.  C'est  là  une  formalité  oné- 
reuse pour  des  jeunes  gens  généralement  pauvres,  d'autant 
plus  qu'en  fait,  aucun  examen  n'est  passé  par  ceux  qui  savent 
ou  peuvent  employer  cet  argument  décisif  en  Orient,  «  le 
bakchich  )).  En  revanche,  notre  ministre  de  l'Instruction  pu- 
blique a  pris,  en  1895,  une  mesure  qui  a  très  heureusement 
modifié  la  situation  de  notre  école  :  il  a  assimilé  les  diplômes 
de  la  Faculté  de  Beyrouth  à  ceux  de  nos  facultés  françaises, 
ce  qui  donne  droit  aux  docteurs  de  Beyrouth  d'exercer  en 
France.  Cette  assimilation,  flatteuse  pour  l'amour-propre  des 
indigènes,  jointe  à  la  perspective  de  pouvoir  fournir  leur 
carrière  en  Europe,  a  fait  immédiatement  presque  doubler 
le  chiffre  des  étudiants. 

Actuellement,  la  Faculté  comprend  un  personnel  de  dix 
professeurs,  dont  six  viennent  de  la  métropole.  Les  étudiants 
dépassent  le  nombre  de  cent  ;  ils  sont  en  majeure  partie 
chrétiens,  maronites,  grecs-catholiques,  quelques-uns  ori- 
ginaires d'Egypte  ;  il  s'y  est  rencontré  cependant  des  Druses, 


588  NOS  CONGRÉGATIONS  ENSEIGNANTES 

des  Israélites.  En  1899,  la  Faculté  a  eu  sept  nouveaux  doc- 
teurs et  trois  pharmaciens. 

Les  examens  ont  lieu  au  mois  de  novembre,  devant  un 
jury  composé  de  trois  professeurs  délégués  par  le  ministre 
de  l'Instruction  publique  et  choisis  dans  le  personnel  ensei- 
gnant des  facultés  de  France. 

La  réputation  des  médecins  formés  par  l'université  catho- 
lique l'a  vite  emporté  sur  celle  des  médecins  qui  sortaient 
de  l'université  protestante.  La  première  grandit,  la  seconde 
décline  ;  la  première  a  rendu  aux  catholiques  le  prestige  de 
la  haute  science  ;  elle  a  conquis,  comme  œuvre  scientifique, 
religieuse,  patriotique,  les  suffrages  de  tous  ceux  qui  l'ont 
étudiée  ou  visitée,  marins,  députés,  ministres,  universi- 
taires... 

Les  vastes  bâtiments  de  l'Université,  écrit  l'amiral  Aube',  cou- 
ronnent Beyrouth,  et  profilent  dans  l'azur  du  ciel  les  lignes  nettes 
et  tranchées  de  leurs  grandes  façades  ;  ...  constructions  récentes, 
imposantes  seulement  par  leur  masse  et  l'étendue  des  terrains 
qu'elles  occupent;  on  les  sent  faites  pour  résister  aux  assauts  du 
temps,  pour  défier  les  tempêtes  plus  redoutables  des  passions  hu- 
maines, pour  durer  en  un  mot  ;  pensées  et  espérances  profondes,  qui 
valent  que  ceux-là  s'y  associent,  libres  penseurs  ou  croyants  convain- 
cus, qui  ne  veulent  pas  désespérer  de  nos  sociétés  troublées.  Pour 
ceux  d'entre  eux,  en  effet,  qui  ont  visité  l'église  et  les  cellules  des 
Pères,  les  salles  d'étude,  les  cabinets  de  physique  et  de  chimie,  les  la- 
boratoires, qu'envierait  plus  d'une  de  nos  facultés  de  France,  cet  éta- 
blissement, dont  le  patriotisme  français  autant  que  l'Eglise  catholique 
peut  revendiquer  la  création,  ne  symbolise-t-il  pas  les  deux  plus 
grandes  forces  de  ce  monde  :  la  religion  et  la  science  ?  La  religion 
dans  son  expression  supérieure,  le  catholicisme,  tel  que  l'ont  déve- 
loppé, dans  un  commentaire  ininterrompu  de  dix-neuf  siècles,  les  plus 
grands  génies  de  l'humanité  ;  la  science,  telle  que  Tout  faite  les  con- 
quêtes de  l'esprit  humain  ;  enseignée  par  des  hommes  à  la  foi  ardente, 
qui  l'acceptent  sans  restriction  ni  crainte,  parce  qu'ils  voient  en  elle 
une  des  faces  de  la  vérité  absolue,  et  que,  pour  eux,  elle  ne  peut  être 
que  la  servante,  l'auxiliaire  de  leur  foi  elle-même. 

Dans  la  lettre  où  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire,  ministre  des 
Affaires  étrangères,  annonçait  au  supérieur  de  la  Mission 
l'octroi  de  la  subvention  annuelle,  il  s'exprimait  ainsi  : 

Mon  révérend  Père,  je  me  félicite  de  pouvoir  donner  aux  missionnaires 

1.  Entre  deux  campagnes. 


EN  SYRIE  589 

que  vous  dirigez,  ce  nouveau  témoignage  de  la  bienveillante  sollicitude 
avec  laquelle  le  gouvernement  de  la  République  suit  leurs  efforts  patrio- 
tiques pour  accroître  V influence  française  en  Orient. 

Telle  qu'elle  fonctionnç  actuellement,  disait  en  1887  le  rapporteur 
du  budget  des  Affaires  étrangères,  M.  Gerville-Réache,  l'Ecole  de  mé- 
decine rend  à  l'influence  française  des  services  considérables  :  c'est 
l'opinion  hautement  exprimée  par  notre  consul  général,  auquel  un  sé- 
jour en  Orient,  antérieur  de  dix  ans  à  la  mission  qu'il  remplit  actuel- 
lement, permet  de  se  rendre  un  compte  exact  de  la  situation  ;  c'est 
également  la  constatation  sur  laquelle  le  docteur  Villejean,  délégué 
comme  inspecteur,  insiste  avec  non  moins  de  force  dans  son  rapport 
officiel. 

L'harmonie  complète  des  appréciations  ainsi  formulées  par  les  re- 
présentants des  Affaires  étrangères  et  de  l'Instruction  publique  a  édifié 
la  Commission  du  budget  sur  l'utile  emploi  des  ressources  affectées 
naguère  à  la  fondation  de  la  Faculté  de  médecine  de  Beyrouth  et  des 
allocations  que  la  générosité  des  Chambres  a,  depuis  celte  époque, 
consacrées  chaque  année  au  développement  de  cette  œuvre  essentiel- 
lement française. 

La  même  note  est  donnée,  en  1892,  par  M.  Boulanger, 
rapporteur  général  de  la  Commission  du  budget  au  Sénat  : 

J'ai  été  frappé,  dit-il,  en  faisant^  il  y  a  trois  ans,  un  voyage  dans  nos 
établissements  français  du  Levant,  des  services  considérables  que  rend  à 
notre  influence  V Ecole  de  médecine  de  Beyrouth, 

Parmi  les  personnages  de  marque  qui  ont  vu  et  loué  l'uni- 
versité de  Beyrouth,  M.  Gustave  Larroumet,  membre  de 
l'Institut,  est  le  plus  explicite.  Il  consacre  tout  un  chapitre 
de  son  livre  Vers  AtJiènes  et  Jérusalem^  à  sa  visite  aux  Jé- 
suites de  Beyrouth. 

A  tort  ou  à  raison,  je  n'aime  rien  des  Jésuites,  —  c'est  ainsi  que 
i\I.  Larroumet  commence  son  récit,  —  et  l'on  m'eût  beaucoup  étonné 
en  me  disant  que,  aussitôt  débarqué  en  Syrie,  je  visiterais  avec  une 
vive  curiosité  un  établissement  de  Jésuites  français,  et  que  j'éprouve- 
rais dès  les  premiers  pas  une  admiration  respectueuse  pour  l'œuvre 
qu'ils  poursuivent  ici. 

Sur  le  bateau,  j'avais  été  engagé  à  faire  cette  visite  avec  une  insis- 
tance qui  devenait  une  obsession,  mais  la  fréquence  de  ce  conseil, 
donné  par  des  hommes  fort  divers  d'opinions  et  de  carrière,  ne  me 
permettait  pas  de  le  négliger.  Donc,  la  ville  aussitôt  parcourue,  je 
montais  la  côte  d'Achiafyéts,  et  je  sonnais  à  la  porte  des  Jésuites.  Sur 
le  désir  exprimé  par  un  Français  de  visiter  la  maison,  le  P.  Recteur 
voulut  bien  me  recevoir  et  me  guider.  Voici  ce  que  j'ai  vu  et  i'impres- 


590  NOS  CONGRÉGATIONS  ENSEIGNANTES 

sion  que  j'en  garde,  après  avoir  essayé  de  bien  voir  et  avoir  contrôlé 
mon  sentiment  par  tous  les  moyens  dont  j'ai  pu  disposer. 

Les  Jésuites  français  ont  fondé  à  Beyrouth  une  école  à  plusieurs 
degrés  ;...  l'enseignement  supérieur  consiste  en  une  faculté  de  méde- 
cine... 

L'établissement  est  installé  dans  une  édifice  superbe,  sans  faux  luxe. 
De  la  terrasse  qui  en  forme  le  centre,  le  regard  embrasse  la  ville,  la 
campagne  et  la  mer.  Les  Pères  qui  lisent  leur  bréviaire  entre  deux 
classes,  et  les  élèves  penchés  sur  un  texte  ou  une  préparation  anato- 
mique,  aperçoivent,  en  levant  les  yeux,  le  pavillon  français  qui  flotte 
sur  notre  stationnaire,  le  Troude,  et  les  paquebots  maritimes.  Ils  en- 
tendent les  sonneries  françaises  vives  et  gaies,  auxquelles  répondent 
les  clairons  du  stationnaire  turc  —  un  vieux  vapeur  à  aubes  enlizé  dans 
le  port  — '  clairons  sourds  et  traînants,  comme  la  voix  lointaine  du 
muezzin,  comme  la  plainte  de  l'Orient  ftmatique  et  contenu. 

Aux  premiers  pas  dans  la  maison,  l'ordre  et  la  propreté,  la  netteté 
des  méthodes,  traduite  par  les  détails  matériels,  contrastent  de  ma- 
nière singulièrement  instructive  avec  la  négligence,  la  saleté  et  l'inco- 
hérence des  habitudes  orientales.  Classes,  bibliothèques,  collections, 
laboratoires  sont  des  modèles  de  tenue.  Sur  les  tables  et  les  rayons  se 
trouvent  toutes  les  revues  scientifiques  de  quelque  intérêt  et  le  meil- 
leur choix  de  tous  les  livres  spéciaux.  Dès  qu'une  facilité  d'étude  se 
réalise  par  un  nouvel  instrument,  il  arrive  à  l'école  de  Beyrouth.  Il 
n'y  a  pas  une  grande  ville  de  France  dont  les  institutions  d'enseigne- 
ment supérieur  soient  mieux  outillées  que  celles-ci.  Pour  les  cours  de 
médecine,  les  Pères  qui  assistent,  comme  maîtres  de  conférence,  les  six 
professeurs  titulaires  sont  eux-mêmes  des  savants  au  courant  des  der- 
niers travaux.  L'un  d'eux,  en  relations  constantes  avec  les  docteurs 
d'Arsonval  et  Tripier,  me  montrait  avec  une  compétence  et  une  mo- 
destie singulières,  son  laboratoire  d'électrothérapie  et  ses  photogra- 
phies aux  rayons  Rœntgen... 

Le  succès  de  cette  fondation  a  toujours  été  grandissant... 

J'ai  vu  l'attitude  des  élèves  envers  leurs  maîtres  ;  elle  respire  la  con- 
fiance et  la  reconnaissance... 

Quant  au  but  que  les  Pères  se  proposent...  c'est  de  faire  aimer  la 
France,  d'instruire  et  de  moraliser  en  son  nom...  de  lutter  contre  les 
rivalités  sourdes  ou  déclarées,  hypocrites  ou  franches,  que  rencontrent 
partout  notre  langue  et  notre  action... 

Car  ces  Jésuites  sont  français  et  travaillent  pour  la  France.  S'ils 
appartiennent  à  un  ordre  cosmopolite,  cela  ne  les  empêche  pas  d'aimer 
leur  pays,  comme  on  l'aime  à  distance,  d'un  amour  plus  éclairé,  plus 
actif  et  moins  tranquille.  J'ai  encore  dans  l'oreille  l'accent  avec  lequel 
ils  me  disaient  :  «  Nous  sommes  Français  et  notre  œuvre  est  française.  » 
Les  abandonner  serait,  pour  la  France,  s'abandonner  elle-même. 

Hélas  !   n'est-ce   pas   ce  que  vont  faire   nos   législateurs  ? 


EN  SYRIE  591 

N'est-ce  pas  l'abandon,  et  plus  que  l'abandon,  la  mort,  qu'ils 
vont  décréter  contre  ceux  qui  «  servent  là-bas  la  cause  de  la 
France  ^  ?  » 

IV 

L'enseignement  secondaire  en  Syrie  est  représenté  par  le 
collège  des  Lazaristes  à  Antoura,  et  par  le  collège  des 
Jésuites  à  Beyrouth.  On  pourrait  y  ajouter  l'institut  des 
Lazaristes  à  Damas,  et  l'école  des  Jésuites  de  Saïda;  mais  à 
Damas  comme  à  Saïda,  les  programmes  d'instruction  ne 
dépassent  guère  le  niveau  des  bonnes  études  primaires. 

Le  collège  d'Antoura,  situé  dans  la  montagne  à  une  dizaine 
de  kilomètres  de  Beyrouth,  est  le  premier  en  date  des  éta- 
blissements français  d'instruction  dans  le  Liban.  Ce  fut 
vers  1835  que  les  Lazaristes,  héritiers  de  l'ancienne  mission 
des  Jésuites,  entreprirent  de  ressusciter  à  Antoura  l'œuvre 
d'enseignement  que  leurs  devanciers  y  avaient  jadis  créée. 
Le  succès  répondit  à  l'effort.  Antoura  est  un  collège  réputé 
dans  la  région;  deux  cents  élèves  le  fréquentent,  tous  pen- 
sionnaires. 

Le  collège  de  Beyrouth  est  une  des  sections  du  grand 
groupe  scolaire  auquel  appartiennent  la  Faculté  de  médecine 
et  le  séminaire  oriental.  Il  a  remplacé  le  séminaire-collège 
de  Ghazir^,  fondé  en  1843,  par  la  nouvelle  mission  des 
Jésuites. 

1.  Au  séminaire  oriental,  et  à  la  Faculté  de  médecine,  il  faudrait  joindre 
encore,  pour  donner  une  idée  complète  du  mouvement  intellectuel  suscité 
en  Syrie  par  nos  congrégations,  l'imprimerie  annexée  à  ces  centres  d'ensei- 
gne;QQcnt.  Munie  d'une  fonderie  de  caractères  pour  toutes  les  langues  du 
Levant,  des  presses  de  cette  imprimerie  sont  sortis  des  ouvrages  de  propa- 
gande et  de  doctrine,  en  arabe,  en  turc,  en  arménien,  en  syro-clxaldéen. 
«  Admirablement  outillée,  dit  l'amiral  Aube,  elle  a  obtenu  les  plus  hautes 
récompenses  dans  nos  expositions...  Sa  Bible  arabe,  notamment,  est  un  chef- 
d'œuvre  de  typographie  qu'envierait  l'Imprimerie  nationale.  »  M.  Lamy, 
professeur  à  l'Université  de  Louvain,  mentionnait  avec  éloge,  au  onzième 
Congrès  des  Orientalistes,  tenu  à  Paris  en  1898,  les  ouvrages  arabes,  sy- 
riaques, édités  à  Beyrouth. 

2.  Ghazir,  dans  la  province  libanaise  de  Kesroan,  à  400  mètres  au-dessus 
de  la  baie  de  Djouni.  à  15  kilomètres  au  nord-est  de  Beyrouth,  avait  d'abord 
été  choisi  (1843)  par  les  Jésuites  rappelés  en  Syrie,  pour  l'établissement 
d'un  petit  séminaire  à  l'usage  des  Eglises  unies  ;  en  1855,  sur  la  demande 
des  familles  européennes  établies  en  Syrie,  comme  aussi  des  émirs,  des 
cheiks,  des  bourgeois  indigènes,  le  petit  séminaire  se  doubla  d'un  collège 


592  NOS  CONGREGATIONS  ENSEIGNANTES 

Lorsque  dans,  l'automne  de  1875,  le  personnel  de  Ghazir 
prit  possession  des  bâtiments  récemment  construits  dans  la 
capitale  libanaise,  ils  parurent  trop  vastes;  on  craignit  de 
s'être  exagéré  les  besoins  du  pays,  et  le  nombre  des  enfants 
que  la  condition  actuelle  de  leurs  familles,  ou  leurs  espé- 
rances de  la  dépasser  un  jour,  pousseraient  aux  études 
secondaires.  Ces  appréhensions  n'étaient  pas  sans  fonde- 
ment, eu  égard  à  l'état  où  se  trouvait  alors  encore  la  Syrie; 
mais  les  fondateurs  avaient  travaillé  pour  l'avenir,  et  l'avenir 
leur  donna  raison.  Les  rapports  de  plus  en  plus  fréquents  du 
pays  avec  l'Europe,  la  nécessité  qui  en  résulte  pour  un  grand 
nombre  d'indigènes  de  parler  et  d'écrire  la  langue  française, 
l'engouement  progressif  pour  les  institutions  européennes, 
le  chiffre  grandissant  des  familles  occidentales  que  les 
affaires  fixent  en  Syrie,  ont  augmenté  beaucoup  les  besoins 
d'instruction.  Le  collège  n'est  plus  trop  grand  pour  sa  popu- 
lation scolaire,  et  l'on  peut  prévoir  le  jour,  si  rien  ne  se  met 
à  la  traverse,  où  il  ne  suffira  plus  à  abriter  tous  ceux  qui 
lui  demanderont  éducation  et  instruction  chrétienne. 

Le  chiffre  des  élèves  dépasse  actuellement  cinq  cents,  la 
grande  majorité  appartient  au  catholicisme  ou  aux  rites  unis; 
toutefois,  schismatiques,  musulmans,  druses  même  et  Israé- 
lites, sont  admis,  s'ils  acceptent  les  conditions  spécifiées 
d'avance. 

Deux  enseignements  parallèles  sont  donnés  au  collège  de 
Beyrouth  :  l'enseignement  secondaire  classique,  conforme 
en  principe  aux  programmes  des  collèges  de  France;  et  l'en- 
seignement secondaire  français.  Le  cours  des  classes  fran- 
çaises comprend  une  année  de  moins  que  le  cours  des 
classes  latines;  les  élèves  des  deux  cours  se  réunissent  en 
philosophie;  le  tiers  des  élèves  étudient  le  latin.  Les  condi- 
tions locales  demandaient   ce    dédoublement;   le    latin   n'a 

proprement  dit  ;  le  vieux  palais  de  l'émir  Abdallah-Chéhab  dut  s'agrandir 
pour  abriter  ses  nouveaux  hôtes  ;  le  nombre  des  élèves  laïques  l'emporta 
bientôt  sur  celui  des  séminaristes  ;  en  1859,  les  premiers  étaient  cent-vingt, 
les  seconds  quatre-vingt.  L'établissement  de  Ghazir  devenait  trop  étroit  ; 
d'autre  part,  la  ville  de  Beyrouth  croissait  en  importance  et  s'affirmait  de 
plus  en  plus  comme  la  capitale  de  la  contrée  ;  ces  raisons  décidèrent  le 
transfert  à  Beyrouth  du  séminaire-collège  de  Ghazir. 


EN  SYRIE  593 

aucun  rapport  avec  l'idiome  du  pays,  il  n'est  pas  la  langue 
liturgique  des  Églises  orientales;  il  en  résulte  naturellement 
que  l'étude  de  la  langue  latine  ne  s'impose  pas  en  Orient  à 
toute  éducation  libérale  au  môme  degré  qu'en  Europe. 

Un  baccalauréat  es  lettres,  imité  de  celui  de  France,  a  été 
institué  pour  les  élèves  de  latin.  L'examen  est  scindé  en  deux 
parties,  et  se  passe  devant  les  professeurs  de  l'établissement. 
Un  diplôme  portant  la  signature  du  recteur  de  l'Université, 
légalisée  par  le  consul,  est  remis  à  ceux  qui  ont  satisfait  aux 
épreuves.  Il  ne  confère  aucun  droit  auprès  du  gouvernement 
ottoman;  mais  le  gouvernement  français  veut  bien  en  re- 
connaître l'équivalence  avec  le  baccalauréat  de  France,  pour 
l'admission  des  jeunes  gens  de  nationalité  étrangère  dans 
nos  écoles  de  droit  et  de  médecine.  Pareil  privilège  a  été 
accordé  au  collège  d'Antoura.  Les  élèves  du  cours  se- 
condaire de  français  peuvent  obtenir  à  la  fin  de  l'année  de 
philosophie  un  certificat  d'études  délivré  dans  les  mêmes 
conditions.  Cette  double  institution  du  baccalauréat  et  du 
certificat  d'études  a  eu  d'heureux  résultats  sur  le  travail  et 
l'application  des  élèves  des  classes  supérieures.  Le  bacca- 
lauréat en  particulier  a  contribué  à  maintenir  en  honneur  les 
traditionnelles  études  classiques. 

On  a  dit  que  l'instruction  donnée  à  Saint-Joseph  de  Bey- 
routh —  et  le  même  reproche  a  été  adressé  au  collège  d'An- 
toura —  dépasse  sur  plusieurs  points  les  besoins  du  pays  et 
qu'elle  est  trop  française.  «  Il  serait  plus  exact,  pense  un  mis- 
sionnaire *,  de  dire  qu'elle  devance  les  besoins  du  pays  et 
sa  transformation  par  le  courant  européen.  Mieux  que  per- 
sonne, Jésuites  et  Lazaristes  savent  que  cette  transformation 
n'est  pas  tout  à  l'avantage  de  la  religion;  mais  ils  savent 
aussi  que  ce  serait  folie  de  se  roidir  contre  le  courant;  il  est 
irrésistible;  il  résulte  de  la  force  même  des  choses.  Mieux 
vaut  le  suivre,  ou  même  en  prendre  la  tête,  pour  le  diriger 
autant  qu'il  est  possible.  Si  nos  religieux  n'étaient  pas  entrés 
résolument  dans  cette  voie,  les  prédicants  américains  et  an- 
glais auraient  fait  dévier  le  mouvement  tout  entier  du  côté 
du  protestantisme  ou  de  l'indifférence  religieuse.  » 

U  Le  R.  P.  JuUien,  Nouvelle  Mission  de  Syrie. 

LXXXVI.  —  38 


594  NOS  CONGREGATIONS  ENSEIGNANTES 

A  Beyrouth,  les  catholiques  sont  fiers  de  leur  collège 
Saint-Joseph;  les  principales  familles  schismatiques tiennent 
à  honneur  d'y  avoir  leurs  enfants.  Les  walis,  les  consuls,  ne 
manquent  pas  de  le  visiter  à  leur  entrée  en  charge;  les  ami- 
raux de  l'escadre  de  la  Méditerranée  y  viennent  chaque  fois 
qu'ils  touchent  à  la  côte  de  Syrie;  M.  Félix  Faure,  quelques 
mois  avant  son  élection  à  la  présidence  de  la  République,  y 
voulut  tout  voir  et  adressa  d'amicales  félicitations  aux  élèves 
et  aux  Pères.  Tant  que  vécut  le  président,  le  collège  de  Bey- 
routh, comme  celui  d'Alexandrie,  eut  son  prix  Félix  Faure 
proclamé  en  tête  du  palmarès. 

Mais,  ici  encore,  il  faut  redire  notre  plainte  :  à  quoi  auront 
servi  tant  d'efforts,  et  que  vont  devenir  les  espérances  que 
les  résultats  obtenus  faisaient  concevoir  pour  l'Église  et 
pour  la  patrie  ? 

V 

Si  maintenant  nous  passons  à  l'enseignement  primaire, 
nous  aurons  tout  d'abord  à  signaler  les  Frères  des  Ecoles 
chrétiennes  qui,  par  leur  dévouement  et  leur  compétence 
professionnelle  sont,  dans  tout  l'Orient,  des  auxiliaires  très 
actifs  et  très  précieux  de  l'action  religieuse  et  de  Tinfluence 
française.  La  clarté  de  leurs  méthodes,  la  simplicité  de  leurs 
allures,  le  caractère  pratique  de  leur  programme  convien- 
nent parfaitement  aux  goûts  et  aux  nécessités  des  classes 
populaires  du  Levant. 

Les  Frères  ont  commencé  à  se  fixer  en  Syrie,  il  y  a  à  peu 
près  vingt  ans;  ils  possèdent  aujourd'hui  des  établissements 
dans  les  cinq  villes  ou  bourgades  de  Nazareth,  Gaïffa,  Latta- 
quié,  Tripoli  et  Beyrouth.  A  Nazareth,  où  les  écoles  de  tous 
les  rites  semblent  s'être  donné  rendez-vous,  ils  représentent 
avec  avantage  l'enseignement  catholique.  A  Gaïffa,  au  pied 
du  Garmel.  ils  luttent  contre  les  écoles  anglaises,  russes, 
allemandes.  Dépassés  à  Lattaquié  par  les  protestants,  ils  se 
relèvent  à  Tripoli  et  à  Beyrouth.  La  ville  de  Tripoli  se  com- 
pose de  deux  parties  distinctes,  la  ville  proprement  dite  à 
deux  kilomètres  dans  l'intérieur  des  terres,  et  le  quartier  dit 
de  Tripoli-marine^  sur  le  bord  de  la  mer.  Ghacune  possède 
une  école  de  Frères,  celle  de  Tripoli-ville  très  florissante. 


EN  SYRIE  595 

Ce  n'est  qu'en  1890  que  les  Frères  ont  fondé  leur  première 
maison  de  Beyrouth,  au  centre  de  la  cité.  Ils  ont  aujourd'hui 
dans  cette  ville  deux  écoles.  La  seconde  a  commencé  en 
1896,  avec  le  concours  de  l'alliance  française  :  elle  est  située 
dans  le  quartier  dit  de  Raz-Beyrouth,  habité  principalement 
par  des  Européens  et  des  Maronites.  Assez  éloignées  l'une 
de  l'autre  pour  ne  pas  se  faire  concurrence,  les  deux  écoles 
sont  en  pleine  prospérité. 

Dans  leurs  divers  établissements  de  Syrie,  les  Frères  ins- 
truisent de  douze  à  quinze  cents  enfants.  La  connaissance  du 
français,  de  notre  écriture,  de  nos  méthodes  de  calcul,  ouvre 
à  leurs  élèves  les  situations  les  plus  lucratives  de  la  domes- 
ticité, et  les  postes  secondaires  du  commerce,  des  banques, 
des  agences  maritimes,  des  consulats,  de  l'administration 
turque.  Mais  à  côté  de  ces  écoles  dont  le  personnel  ensei- 
gnant est  exclusivement  français,  il  faut  placer  l'œuvre  des 
petites  écoles  indigènes,  dont  l'idée  comme  celle  de  la  Fa- 
culté de  médecine  nous  a  été  inspirée  par  nos  rivaux.  Pour 
suppléer  à  leur  petit  nombre,  les  prédicants  américains 
avaient  imaginé  de  recruter  parmi  les  indigènes  des  maî- 
tres et  des  pasteurs;  chacun  des  disciples  ainsi  formés  de- 
viendrait à  son  tour  un  propagateur  de  l'enseignement  qu'il 
aurait  reçu;  si  les  leçons  données  aux  maîtres  indigènes  coû- 
taient cher,  les  leçons  transmises  par  ces  indigènes  à  la  po- 
pulation coûteraient  peu  ;  enfin,  dans  une  contrée  où  la  race  et 
la  religion  sont  inséparables,  aucune  propagande  n'égalerait 
m  efficacité  l'apostolat  entrepris  auprès  des  indigènes  par 
[es  hommes  de  leur  sang. 

L'idée  était  trop  ingénieuse  pour  n'être  pas  reprise  et  per- 
fectionnée par  les  missionnaires  catholiques.  Dès  1856,  l'un 
['entre  eux  réunit  un  certain  nombre  de  jeunes  et  fervents 
îhrétiens  de  la  montagne,  avec  le  dessein  d'en  faire  des  mai- 
res instruits  et  pieux,  capables  d'ouvrir  des  écoles  en  face 
*de  celles  des  protestants  et  de  les  maintenir  victorieuses. 
L'association  prit  bientôt  la  forme  d'une  véritable  congréga- 
tion religieuse,  sous  le  patronage  de  saint  François-Xavier. 
Ses  membres  se  nommaient  Xavériens;  ils  devaient  ensei- 
gner gratuitement  les  enfants  de  la  campagne,  se  contentant 
de  la  nourriture  que  chaque  famille  leur  fournirait  à  tour  de 


596  NOS  CONGRÉGATIONS  ENSEIGNANTES 

rôle,  du  logement  que  leur  procurerait  le  village;  la  mission 
se  chargerait  de  leurs  vêtements.  La  société  des  Xavériens 
eut  son  beau  temps;  les  Jésuites  n'eurent  pas  à  regretter  les 
sacrifices  dépensés  pour  sa  fondation;  diverses  causes  en 
amenèrent  peu  à  peu  la  dissolution. 

Aujourd'hui,  les  petites  écoles  locales  sont  tenues  par  des 
prêtres  des  rites-unis,  mais  sous  la  direction  et  surveillance 
des  missionnaires.  Les  Jésuites  ont  en  Syrie  neuf  centres  de 
mission  :  Beyrouth,  Saïda,  Ghazir,  Bikfaya,  Zahlé,  Tanaïl, 
Damas,  Homs  et  Alep.  Chacune  de  ces  missions  a  dans  sa 
dépendance  un  certain  nombre  d'écoles,  qu'elle  entretient, 
qu'un  Père  est  chargé  de  visiter  à  tour  de  rôle;  chaque  école 
est  inspectée  au  moins  une  fois  par  quinzaine.  Le  nombre  de 
ces  établissements  n'est  pas  moindre  de  150  pour  les  garçons 
avec  plus  de  8  000  élèves;  le  français  y  est  enseigné  à  plus 
de  1200  enfants.  Les  Lazaristes  ont  aussi  leurs  écoles  indi- 
gènes, organisées  différemment. 

Nous  n'avons  rien  dit  encore  des  écoles  de  filles  en  Syrie. 
Cinq  congrégations  de  religieuses  françaises  s'y  emploient  : 
les  Dames  de  Nazareth,  les  Sœurs  de  Saint-Vincent  de  Paul, 
les  Sœurs  de  Saint-Joseph  de  l'Apparition  de  Marseille,  les 
Sœurs  du  Bon-Pasteur  d'Angers,  les  Sœurs  de  la  Sainte- 
Famille. 

Le  vaste  établissement  des  Dames  de  Nazareth  à  Beyrouth, 
dans  une  situation  plus  dominante  encore  que  l'université 
Saint-Joseph,  donne  aux  enfants  des  meilleures  familles  du 
littoral  une  éducation  qui  ne  le  cède  en  rien  à  celle  que  l'on 
irait  chercher  dans  les  pensionnats  les  plus  réputés  de 
France.  A  cette  école  aristocratique,  qui  abrite  de  quatre- 
vingts  à  cent  élèves,  est  annexée  une  école  gratuite  que  fré- 
quentent plus  de  quatre  cents  enfants.  Nous  retrouvons  les 
Dames  de  Nazareth  à  Gaïfîa,  à  Saint-Jean  d'Acre,  à  Gheffamar, 
à  Nazareth,  en  face  des  écoles  anglaises,  des  écoles  russes, 
juxtaposées  dans  ces  différentes  localités  ;  et  auxquelles 
même,  à  Gaïffa,  il  faut  ajouter  une  école  catholique  de  na^ 
tionalité  rivale,  celle  des  Sœurs  prussiennes  de  Saint* 
Charles. 

Les  Sœurs  de  Saint- Vincent  de  Paul  sont  très  populaires 


Eîq  SYRIE  597 

dans  toute  la  Turquie.  On  a  cité  plus  d'une  fois  le  trait  de 
cet  iman  de  la  grande  mosquée  à  Constantinople,  qui,  long- 
temps spectateur  des  soins  donnés  par  les  sœurs  de  charité 
aux  malades  musulmans  et  se  sentant  près  de  sa  fin,  faisait 
demander  trois  d'entre  elles,  et  leur  disait  :  «  Je  n'ai  pas 
voulu  quitter  cette  terre  sans  avoir  revu  ce  qu'elle  a  de  meil- 
leur ».  En  môme  temps  qu'elles  soignent  les  malades,  les 
Filles  de  Saint- Vincent  de  Paul  instruisent  les  enfants.  Elles 
se  sont  installées,  à  cette  fin,  dans  les  trois  villes  de  Bey- 
routh, de  Tripoli  et  de  Damas.  A  Beyrouth,  elles  ne  possè- 
dent pas  moins  de  cinq  établissements,  sept  même  si  l'on 
compte  les  deux  orphelinats  de  Zouk  et  de  Broumana,  dans 
la  montagne,  aux  environs  immédiats  de  la  ville.  La  plus 
importante  de  ces  écoles  s'appelle  la  Maison  de  la  Miséri- 
corde\  elle  est  dirigée  par  une  vénérable  religieuse,  la  sœur 
Gélase,  qui  a  fondé,  depuis  cinquante  ans,  la  plupart  des 
établissements  de  son  ordre  existant  en  Syrie,  et  dont,  il  y  a 
une  dizaine  d'années,  le  gouvernement  récompensait  le  dé- 
vouement par  la  croix  de  la  Légion  d'honneur.  Viennent  en- 
suite l'école  de  Raz-Beyrouth,  l'école  de  la  Quarantaine  fon- 
dée en  1895  dans  le  quartier  de  la  gare  ;  puis  deux  orphelinats. 
((  Les  services  qu'ont  rendus  à  l'influence  française,  dans 
tout  le  Levant,  les  modestes  petites  sœurs  de  Saint-Joseph,  à 
peine  connues  en  Europe  et  même  en  France,  sont  incalcu- 
lables. Partout  elles  ont  fait  aimer  notre  nation  en  même 
temps  qu'elles  ont  enseigné  sa  langue  i.  »  En  Syrie,  les  sœurs 
de  Saint-Joseph  sont  à  Beyrouth,  à  Nazareth,  à  Saïda,  à  Sour 
(Tyr),  à  Deir-el-Kamar.  Leur  institut  de  Beyrouth  tient  le 
milieu  entre  ceux  des  Dames  de  Nazareth  et  des  Sœurs  de  la 
Charité,  et  s'adresse  plus  particulièrement  à  la  petite  bour- 
geoisie et  à  la  classe  relativement  aisée  du  peuple.  A  Naza- 
reth, le  dispensaire  annexé  à  leur  école,  et  qui  est  un  des  plus 
fréquentés  de  la  Syrie,  ajoute  à  leur  popularité  et  a  pour  effet 
d'augmenter  la  clientèle  de  leur  enseignement.  A  Saïda,  leur 
école  est  installée  dans  une  propriété  de  la  France,  dite  «  Khan 
français  »,  et  elle  est  intéressante  en  ce  qu'elle  lutte  vigou- 
reusement contre  les  missions  protestantes  particulièrement 

1.   Gabriel  Charmes,  Voyage  en  Palestine,  p.  103. 


598  NOS  CONGREGATIONS  ENSEIGNANTES 

actives  dans  cette  région.  Leur  école  de  Sour  est  le  seul  éta- 
blissement français  que  nous  possédions  dans  cette  ville.  Et 
de  même,  à  Deir-el-Kamar,  si  connu  par  les  affreux  massacres 
dont  cette  localité  fut  le  théâtre  en  1859,  leur  école  est  la  seule 
qui  enseigne  le  français  aux  nombreux  Maronites  de  la  con- 
trée et  fasse  concurrence  à  la  propagande  anglaise. 

Les  Sœurs  du  Bon-Pasteur  d'Angers,  établies  depuis  long- 
temps en  Egypte,  sont  venues  à  Beyrouth  vers  1894,  elles 
ont  ouvert  une  école  à  Hammana,  à  quelque  distance  de  la 
ville. 

A  Beyrouth  encore,  qui,  ainsi  qu'on  le  voit,  est  autant  et 
plus  que  beaucoup  de  villes  de  France  dotée  d'établisse- 
ments d'instruction,  on  trouve  les  Sœurs  de  la  Sainte- 
Famille,  envoyées,  en  1895,  par  Mgr  Bourret  à  l'archevêque 
maronite,  qui  désirait  avoir,  pour  sa  communauté,  un  pen- 
sionnat de  filles. 

Toutes  ensemble,  nos  religieuses  de  Syrie  élèvent  près  de 
cinq  mille  jeunes  filles,  dont  les  deux  tiers  apprennent  le 
français. 

Nous  avons  vu  l'organisation,  par  les  Jésuites,  de  missions 
entretenant  et  surveillant  un  certain  nombre  d'écoles  indi- 
gènes de  garçons.  Pour  les  filles,  une  communauté  de  reli- 
gieuses du  pays,  dites  du  Sacré-Cœur  et  vulgairement  appe- 
lées Mariamettes^  a  été  fondée  par  les  missionnaires.  Ébau- 
chée dès  l'année  1853,  l'œuvre  n'a  été  définitivement  assise 
qu'en  1860.  En  pays  d'Orient,  elle  était  taxée  par  beaucoup 
de  singulière  témérité.  Elle  a  réussi  cependant,  elle  continue 
à  fonctionner  et  à  produire  les  plus  heureux  fruits.  Les 
pauvres  filles  du  Sacré-Cœur  de  Syrie,  adoptées  en  grande 
partie  et  secourues  par  les  Sacrés-Cœurs  de  France,  ont 
multiplié  leurs  écoles;  elles  en  ont  cinquante-sept,  avec  trois 
mille  cinq  cent  neuf  élèves,  tout  autour  du  Liban,  depuis 
l'extrémité  septentrionale  de  la  Cœlésyrie  jusque  dans  la 
haute  Galilée.  Quand  le  voyageur,  après  avoir  suivi  dans  sa 
longueur  la  grande  vallée  syrienne,  arrive  à  Baalbeck;  ou 
bien  quand,  après  avoir  gravi  les  cimes  abruptes  qui  domi- 
nent au  nord-ouest  le  lac  de  Tibériade,  il  entre  dans  la  ville 
de  Saphed,  ce  n'est  pas  sans  émotion  qu'illit  au-dessus  d'une 


EN  SYRIE  599 

modeste  habitation  :  École  française.  C'est  Técole  des  Maria- 
mettes,  qui,  de  leur  côté,  se  font  une  fête  d'accueillir  le 
prêtre  français. 

Au  total,  sait-on  combien  d'enfants  indigènes  fréquentent, 
en  Syrie,  les  écoles  primaires  tenues  ou  surveillées  par  nos 
religieux  et  nos  religieuses  ?  Près  de  vingt-trois  mille  en 
chiffres  ronds  ^ 

VI 

Tel  est,  sauf  erreurs  de  détail  ou  omissions  involontaires, 
mais  de  minime  importance,  le  tableau  en  raccourci  des 
efforts  de  nos  congrégations  enseignantes  pour  développer, 
dans  cette  partie  de  l'Empire  ottoman,  notre  influence  avec 
l'enseignement  de  notre  langue. 

Un  vieux  consul  de  Syrie  racontait  qu'après  les  événements 
de  1860,  Fuad-Pacha  lui  disait  :  «  Je  ne  crains  pas  les  qua- 
rante mille  baïonnettes  que  vous  avez  à  Damas;  je  crains  les 
quarante  ou  cinquante  robes  que  voilà  »;  et  il  lui  montrait 
des  Jésuites,  des  Lazaristes,  etc.  «  Pourquoi?  lui  demanda 
le  consul.  —  Parce  que  ces  robes  noires  font  germer  la 
France  dans  notre  pays.  » 

«  Rien  de  plus  vrai,  ajoute  M.  Gabriel  Charmes,  à  qui  le 
vieux  consul  narrait  le  fait;  je  me  rappelle  l'étonnement  que 
j'ai  éprouvé  en  plein  désert,  dans  les  environs  de  la  mer 
Morte,  en  rencontrant  une  femme  bédouine  qui  parlait  cou- 
ramment le  français.  «  Où  donc  avez-vous  appris  le  français? 
«  Chez  les  Sœurs  de  Saint-Joseph,  me  répondit-elle.  »  Il  y  a 
trente  ans  encore,  l'italien,  importé  par  les  marchands  véni- 
tiens et  génois,  était  généralement  parlé  sur  les  côtes  de  la 
Turquie;  aujourd'hui,  grâce  à  nos  écoles  confessionnelles, 
cette  langue  a  fait  place  à  la  nôtre. 

En  1890,  le  député  radical  M.  Douville-Maillefeu,  qui  venait 
de  parcourir  la  Syrie,  la  Palestine,  qui  avait  visité  en  détail 
l'université  Saint-Joseph  de  Beyrouth,  qui  était  entré  dans 
nos  établissements  de  moindre  importance,  eut  l'occasion, 
au  cours  d'une  discussion,  de  rappeler,  devant  ses  collègues 
de  la  Chambre,  ses  souvenirs  de  voyage  :  «  Je  parle  à  la  tri- 

1.  Chiffre  exact  d'après  le  P.  Rouvier.  Loin  du  pays,  p.  223  :  22  280,  dont 
12  780  garçons. 


600  NOS  CONGRÉGATIONS  ENSEIGNANTES 

bune  française,  dit-il;  je  n'ai  qu'un  intérêt,  celui  de  ma  patrie, 
de  la  France,  de  la  propagation  de  la  langue  française.  Or  je 
tiens  à  déclarer  que  partout  en  Orient,  quel  que  soit  l'ordre 
auquel  appartiennent  les  religieux  des  deux  sexes,  quelle  que 
soit  la  robe  qu'ils  portent,  tous  montrent,  j'en  ai  la  preuve, 
un  dévouement  absolu  pour  le  nom  français.  Je  dois  dire  non 
seulement  la  vérité,  mais  toute  la  vérité.  Je  rends  hommage 
au  rôle  français  des  Congrégations  en  Syrie  et  en  Pales- 
tine ^  » 

En  effet,  par  le  moyen  de  ses  Congrégations,  la  France  a 
sous  sa  direction,  dans  ces  contrées,  une  immense  clientèle 
indigène;  elle  est  maîtresse  des  forces  morales  du  pays;  elle 
s'assure  le  dévouement  de  la  partie  la  plus  active  et  la  plus 
éclairée  des  populations.  Notre  commerce  en  Syrie  est  infé- 
rieur à  celui  de  quelques  autres  nations;  nous  nous  sommes 
laissé  distancer  sur  ce  point.  Personne  néanmoins  ne  peut 
se  vanter  d'y  posséder  des  intérêts  égaux  aux  nôtres.  Il  y 
a  là  de  véritables  nations  qui  vivent  de  notre  vie,  qui  s'im- 
prègnent de  notre  civilisation,  qui  reçoivent  de  nous  leur 
culture  intellectuelle,  qui  se  considèrent  et  que  nous  con- 
sidérons comme  faisant  partie  de  notre  famille,  comme  des 
satellites  gravitant  dans  notre  sphère  d'attraction,  comme 
un  lambeau  de  la  France. 

Ce  que  nous  disons  de  la  Syrie,  il  faudrait  l'étendre,  dans 
une  mesure  notable,  à  l'Egypte,  à  l'Arménie,  à  l'Asie  mi- 
neure, aux  provinces  de  la  Turquie  d'Europe. 

Or,  ce  nerf  de  la  prépondérance  française,  voici  que  la  loi 
en  discussion  s'apprête  à  le  trancher;  ce  puissant  levier  d'ac- 
tion, qui  travaillait  à  notre  profit,  nos  législateurs  s'occu- 
pent à  le  briser. 

Que  l'on  n'espère  pas  s'appuyer  au  dehors  sur  les  congré- 
gations en  même  temps  qu'on  les  proscrit  à  l'intérieur.  «  On 
ne  saurait,  dit  le  pape  Léon  XIII,  cueillii*  des  fruits  sur  un 
arbre  dont  on  coupe  les  racines.  »  On  ne  saurait  faire  couler 
à  son  embouchure  un  fleuve  dont  on  tarit  la  source.  Accep- 
table transitoirement,  comme  compromis  politique,  la  for- 
mule célèbre  :  «  l'anticléricalisme  n'est  pas  un  article  d'ex- 

1.  Chambre  des  députés,  séance  du  6  novembre  1890. 


I 


EN  SYRIE  601 

porfation  »,  ne  serait,  comme  règle  d'une  conduite  définitive, 
qu*une  ineptie.  Au  surplus,  nos  maîtres  du  moment  essaye- 
ront-ils seulement  de  l'appliquer,  et  de  renouveler  les  utiles 
inconséquences  des  Gambetla  et  des  Ferry  ?  Non;  ils  laissent 
de  côté  tout  ménagement;  la  loi  qu'ils  élaborent  a  un  effet 
plus  désastreux  que  de  contrarier  pour  un  temps  l'épanouis- 
sement des  corporations  religieuses;  elle  les  arrache  pour 
toujours  du  sol,  entraînant,  par  voie  de  conséquence  iné- 
luctable, la  décadence  immédiate  et  la  ruine  prochaine  des 
œuvres  de  propagande  qui  en  étaient  au  loin  comme  les  reje- 
tons. 

Que  Ton  ne  dise  pas  que  les  congrégations  reconnues 
seront  respectées  et  suffiront  à  la  tâche. 

Respectées...  mais  pendant  combien  de  temps?  Respec- 
tées... non,  enveloppées  dans  les  calomnies  déversées  sur  la 
profession  religieuse  pour  servir  de  préface  à  la  loi,  et  qui, 
là-bas,  en  Orient,  ne  peuvent  manquer  d'avoir  un  funeste 
écho.  On  l'a  expérimenté  en  1880. 

Je  ne  juge  pas  la  politique  des  décrets,  a  écrit  M.  Gabriel  Charmes  \ 
j'en  exph'que  les  effets  au  dehors.  Il  faut  avoir  vu  quel  déchaînement 
de  haines,  de  colères;  quel  tourbillon  d'accusations  furieuses  ont  fondu 
alors  sur  nos  missions  à  l'étranger  !  En  Syrie,  tous  nos  adversaires, 
musulmans^  chrétiens,  schismatiques,  protestants,  catholiques,  se  sont 
rués  contre  les  ordres  français.  Une  presse  arabe,  nombreuse,  ardente, 
à  employé,  pour  les  flétrir,  toutes  les  ressources  d'une  langue  auprès 
de  laquelle  toute  autre  est  stérile  en  outrages...  Traduisant  chaque 
jour  les  articles  des  journaux  radicaux  de  Paris,  Vile  les  a  jetés  à  la 
face  des  religieux  français,  en  leur  disant  :  a  Vous  le  voyez  bien,  ce 
sont  vos  compatriotes  eux-mêmes  qui  vous  accusent...  » 

Les  congrégations  reconnues  suffiront  à  la  besogne.  Mais 
non  ;  toutes  ensemble,  unissant  leurs  efforts,  les  reconnues 
et  celles  qui  ne  le  sont  pas,  plient  déjà  sous  le  fardeau  ;  qu'ar- 
rivera-t-il  si  l'on  supprime  la  moitié  et  plus  des  ouvriers  ? 
Que  l'on  se  reporte  aux  chiffres  que  nous  avons  donnés;  que 
Ton  fasse  le  départ,  dans  l'œuvre  totale  de  notre  enseigne- 
ment en  Syrie,  entre  les  reconnus  et  les  non  reconnus,  on 
verra  ce  qui  résulterait  de  la  disparition  de  ces  derniers; 
avec  eux,  du  coup,  disparaîtraient  tout  l'enseignement  supé- 

1.  Revue  des  Deux  Mondes,  15  février  1883,  p.  774. 


602  NOS  CONGREGATIONS  ENSEIGNANTES  EN  SYRIE 

rieur,  le  plus  important  de  nos  deux  établissements  d'ins- 
truction secondaire,  toutes  les  petites  écoles  indigènes  de 
garçons  et  de  filles. 

Pendant  que  nous  préparons  ainsi  notre  déchéance,  nos 
rivaux  grandissent.  C'est  la  Russie,  protectrice  officielle  des 
schismatiques  ;  la  Russie,  avec  les  cent  quarante  écoles  qu'elle 
a  déjà  créées  en  Galilée  et  en  Syrie,  remontant  de  proche  en 
proche  vers  le  Nord,  comme  si  elle  voulait  jalonner  une 
route,  et  joindre  Jérusalem  à  sa  frontière  d'Arménie.  C'est 
l'Amérique,  l'Angleterre,  protectrices  avouées  des  protes- 
tants, et  qui  rassemblent  déjà  dans  leurs  écoles  syriennes 
près  de  douze  mille  élèves.  C'est  l'Italie,  qui  a  renoncé  aux 
écoles  laïques  inventées  par  M.  Crispi,  —  le  laïcisme  ne 
prend  pas  en  Orient, — mais  qui  n'en  met  que  plus  d'assi- 
duité à  flatter  le  sentiment  patriotique  des  prêtres  et  religieux 
italiens,  si  nombreux  dans  le  Levant.  C'est  l'Autriche,  qui 
n'ayant  pas  une  langue  unique,  ne  multiplie  pas  les  écoles 
pour  la  répandre,  mais  qui  possède  à  merveille  Part  des  dons 
utiles,  et,  par  l'opportunité  de  ses  largesses,  se  glisse  à  notre 
place,  en  Albanie  comme  dans  le  haut  Nil,  chez  les  Mirdites 
comme  chez  les  Coptes,  substitue  ses  couleurs  aux  nôtres 
sur  les  établissements  qu'elle  subventionne.  C'est  l'Allema- 
gne enfin,  c'est  Guillaume  II,  promenant,  il  y  a  deux  ans,  à 
travers  la  Palestine  et  la  Syrie,  l'aveu  retentissant  de  ses 
impériales  prétentions. 

Nos  rivaux  se  développent,  tandis  que  nous  travaillons 
nous-mêmes  à  nous  amoindrir.  Jamais  la  passion  sectaire 
n'aura  sacrifié,  d'un  cœur  plus  léger,  les  intérêts  les  plus  sa- 
crés d'un  pays. 

HippoLYTE   PRÉLOT,    S.  J. 

Rectification.  —  Dans  l'article  ce  A  propos  des  lois  d^ asso- 
ciation. Le  Religieux  prêtre  »  numéro  du  5  février,  page  343, 
nous  avions  écrit  en  note  que  <c  les  Trappistes,  quoique  fai- 
sant des  vœux  solennels,  ne  sont  pas  pleinement  exempts  ». 
Nous  remercions  le  R.  P.  Prieur  de  l'abbaye  d'Igny  de  nous 
informer  que  «  d'après  les  nouvelles  constitutions  approu- 
vées et  confirmées  par  le  Saint-Siège,  le  25  août  1894,  les 
Trappistes  jouissent  de  l'exemption  pleine  comme  les  autres 
religieux  à  vœux  solennels  ».  H.  P. 


UN   POÈTE    PHILOSOPHE 

VIGNY 

((  Le  monde  de  la  poésie  et  du  travail  de  la  pensée  a  été 
pour  moi  un  champ  'd'asile  que  je  labourais  et  où  je  m'en- 
dormais au  milieu  de  mes  fleurs  et  de  mes  fruits,  pour  ou- 
blier les  peines  amères  de  ma  vie,  ses  ennuis  profonds,  et 
surtout  le  mal  intérieur  que  je  ne  cesse  de  me  faire  en  re- 
tournant contre  mon  cœur  le  dard  empoisonné  de  mon  esprit 
pénétrant  et  toujours  agité.  »  Voilà  ce  qu'on  lit,  sous  la  date 
du  27  juin  1847,  dans  ce  Journal  d^ un  poète  ^^  qu'il  vaudrait 
mieux  ne  jamais  lire,  qu'il  eut  mieux  valu  ne  pas  extraire  des 
quatre-vingt-trois  cahiers  manuscrits  dont  nous  parle  un 
biographe-.  Par  quel  aveuglement  d'amitié  a-t-on  pu  croire 
que  cette  publication  posthume  grandirait  le  personnage? 
Ses  œuvres,  les  dernières  surtout,  les  plus  renommées,  n'é- 
taient certes  pas  pour  le  rendre  aimable;  mais,  si  quelque 
chose  achève  cette  impression  en  l'expliquant,  c'est  bien  le 
Journal.  Un  beau  talent,  à  qui  presque  rien  ne  manque  pour 
faire  un  très  grand  poète;  une  âme  essentiellement  aristo- 
cratique, fine,  délicate,  élevée,  mais  malheureuse  par  sa 
faute  ;  victime  d'un  égoïsme  transcendental,  d'un  orgueil 
plus  effrayant  dans  sa  profondeur  calme,  que  celui  de  Victor 
Hugo  avec  ses  éclats  et  ses  fanfares,  d'une  incrédulité  pous- 
sée, par  moments,  à  ce  que  J.  de  Maistre  appelle  «  cet  épou- 
vantable phénomène  »  de  la  haine  de  Dieu^:  les  Destinées^ 
faisaient  pressentir  tout  cela  ;  le  Journal  nous  le  montre  en 
pleine  lumière. 

Or,  la  phrase  que  je  citais  au  début  résume  assez  bien  le 
Journal.  Quelle  illusion,  mais  quel  aveu  !  Où  sont  les  «  peines 

1.  Journal  d'un  poète,  recueilli  et  publié  sur  les  notes  intimes  d'Alfred 
de  Vigny,  par  Louis  Ratisbonne.  Lemerre,  1885. 

2.  Maurice  Paléologue,  Alfred  de  Vigny.  Hachette.  In-16. 

3.  Considérations  sur  la  France. 

4.  C'est  le  titre  commun  des  dernières  pièces  de  Vigny,  publiées  seule- 
ment après  sa  mort. 


604  UN  POETE  PHILOSOPHE 

amères  ))  qui  ont  rendu  Vigny  pessimiste,  misanthrope,  en- 
nemi juré  de  la  Providence  ?  On  a  quelque  peine  à  les  décou- 
vrir. —  Quant  aux  «  ennuis  profonds  »,  ils  étaient  réels,  et 
nous  en  verrons  trop  aisément  la  cause.  Mais  plus  réel  encore, 
s'il  est  possible,  fut  ce  «  mal  intérieur  »  fait  sans  relâche  au 
cœur  par  l'esprit,  à  l'homme  né  sensible  et  artiste  par  V intel- 
lectuel incrédule  et  superbe.  C'est  toute  son  histoire  morale. 

I.  —  L'homme  et  le  philosophe ^  surtout  d'après  son  Journal.  —  Le 
militaire  et  Ve'crivain,  —  Son  a  sauvage  bonheur  ».  —  Son  pessimisme» 
—  Son  attitude  à  l'e'gard  du  christianisme  et  de  Dieu. 

Les  Vigny  étaient  bons  gentilshommes  beaucerons,  fort 
riches  sur  la  fin  de  l'ancien  régime,  ruinés  par  la  Révolution 
française.  Très  fier  d'eux,  mais  beaucoup  plus  de  lui-même, 
le  poète  se  déclarait  le  véritable  ancêtre,  le  vrai  chef  de  race, 
de  par  la  supériorité  de  l'esprit. 

C'est  en  vain  que  d'eux  tous  le  sang  m'a  fait  descendre  ; 
Si  j'écris  leur  histoire,  ils  descendront  de  moi  *. 

Quant  à  leur  opulence,  il  la  regretta  très  fort,  (c  Naître  sans 
fortune  est  le  plus  grand  des  maux...  —  Mon  père  m'éleva 
avec  peu  de  fortune,  malheur  d'où  rien  ne  tire  quand  on  est 
honnête  homme  -.  »  Voilà  qui  est  net,  et  pourtant  j'aime  mieux 
croire  que  tel  n'a  pas  été  son  principal  grief  contre  Dieu. 

Il  était  né  à  Loches  en  1797,  mais  vint  tout  enfant  à  Paris. 
Au  collège,  on  lui  fit  payer  chèrement  son  titre  nobiliaire 
et  des  succès  prématurés  contrastant  avec  ses  apparences 
enfantines  :  premier  coup  porté,  selon  lui,  à  une  sensibilité 
qu'allait  refouler  plus  douloureusement  encore  la  vie  de  sol- 
dât. Jusqu'où  eut-il  donc  à  s'en  plaindre  ?  Il  y  entrait  avec 
enthousiasme,  et,  s'il  ne  connut  guère  que  l'ennui  des  gar- 
nisons, s'il  dut  rester  à  la  frontière  pendant  la  guerre  d'Es- 
pagne, s'il  passa  de  la  garde  royale  dans  l'infanterie  de  ligne, 
ces  mécomptes  avaient-ils  de  quoi  l'aigrir  à  jamais  ?  Il  attendit 
neuf  ans  le  grade  de  capitaine,  et  en  accusa  «  TindifFérence 
cruelle  »  d'un  gouvernement  à  la  tête  duquel  se  succédaient 

1.  L'Esprit  pur. 

2.  Journal. 


1 


VIGNY  605 

ses  amis  et  môme  ses  parents  ^  Notez  d'ailleurs  ce  qui  suit  : 
<(  Il  est  vrai  que,  dès  qu'un  homme  de  ma  connaissance  arrive 
au  pouvoir,  j'attends  qu'il  me  cherche,  et  je  ne  le  cherche 
plus.  »  Vingt  ans  plus  tard,  sous  la  seconde  république,  il 
posera  sa  candidature  dans  la  Charente,  et  il  écrira  naïvement 
aux  électeurs  :  «  Je  n'irai  point,  chers  concitoyens,  vous  de- 
mander vos  voix.  »  Toujours  le  même  :  il  lui  sied  de  recevoir 
les  avances  et  de  n'en  faire  jamais.  C'est  fier,  dira-t-on  peut- 
être  ;  mais,  en  vérité,  ne  l'est-ce  point  trop  ? 

Démissionnaire  en  1828,  le  capitaine  de  Vigny  tint  rancune 
à  son  premier  état.  On  l'entrevoit  dans  Servitude  et  grandeur 
militaire  \  on  le  voit  à  plein  dans  le  Journal.  «  Tant  qu'une 
armée  existera,  l'obéissance  passive  doit  être  honorée.  — 
Mais  c'est  une  chose  déplorable  qu'une  armée 2.  )>  Ne  croiriez- 
vous  pas  entendre  un  intellectuel  modéré  de  1900  ?  Tournez 
cependant  la  page,  et  vous  pouvez  lire  :  «  Le  jour  où  il  n'y 
aura  plus  parmi  les  hommes  ni  enthousiasme,  ni  amour,  ni 
adoration,  ni  dévouement,  creusons  la  terre  jusqu'à  son 
centre,  mettons-y  cinq  cents  milliards  de  barils  de  poudre, 
et  qu'elle  éclate  en  pièces  comme  une  bombe  au  milieu  du 
firmament^.  »  Voilà  déjà  le  Suicide  cosmique  de  nos  récents 
pessimistes,  et  l'on  n'a  point  tort  d'estimer  Vigny  un  précur- 
seur. Mais,  n'aurait-il  pas  avoué,  à  ses  heures  de  franchise, 
que  du  jour  où  l'on  abolirait  cette  «  chose  déplorable  )>  qu'est 
l'armée,  le  dévouement,  l'enthousiasme  se  feraient  plus  rares, 
et  l'heure  du  suicide  cosmique  avancerait  d'un  grand  pas? 

Il  faut  l'entendre  conter  la  révolution  de  1830.  On  admire 
le  compromis  qui  se  fait  alors  entre  le  point  d'honneur  et  le 
scepticisme  politique,  entre  le  gentilhomme  et  le  retraité  bou- 
deur. Si  les  princes  l'appellent,  si  seulement  ils  viennent 
payer  de  leur  personne,  Vigny  s'ira  faire  tuer  auprès  d'eux. 
«  Cela  est  absurde...,  c'est  bien  injuste,  mais  il  le  faudra*.  » 
Par  bonheur,  la  condition  manque,  l'honneur  est  sauf  et  le 
poète  respire.  Il  écrit,  dès  le  31  juillet  :  «  J'en  ai  fini  pour 
toujours   avec  les  gênantes    superstitions   politiques.  »   Et 

1.  Lettre  à  Brizeux,  1827.  ^ 

2.  Le  11  août  1830,  p.  53. 

3.  P.  54. 

4.  Journal,  p.  49. 


606  UN  POETE  PHILOSOPHE 

vingt  jours  plus  tard  :  «  En  politique,  je  n'ai  plus  de  cœur. 
Je  ne  suis  pas  fâché  qu'on  me  l'ait  ôté,  il  gênait  ma  tête.  » 
Le  mot  peint  l'homme,  et  je  ne  vois  pas  bien  qu'il  l'honore. 
Quelle  joie  de  pouvoir  être  désormais  un  cerveau  tout  pur! 

Et  cette  politique,  où  le  cœur  n'aura  plus  de  part,  elle  se 
fera  naturellement  sceptique,  pessimiste,  aristocratique  par- 
dessus tout.  Vigny  se  prononcera  très  fort  contre  la  démo- 
cratie égalitaire,  un  désert  où  le  citoyen  n'est  qu'un  grain 
de  sable  jouet  du  vent.  Pure  sottise,  que  de  se  «  balancer  mol- 
lement entre  deux  absurdités  :  le  droit  divin  et  la  souverai- 
neté du  peuple  !  »  Mais  alors,  quel  moyen  terme?  Sans  doute, 
le  gouvernement  des  intellectuels.  Et  si  Vigny  en  était  de  sa 
personne,  maintiendrait-il  cet  autre  aphorisme  :  «  On  ne  doit 
avoir  ni  amour  ni  haine  pour  les  hommes  qui  gouvernent. 
On  ne  leur  doit  que  les  sentiments  qu'on  a  pour  son  cocher; 
il  conduit  bien  ou  il  conduit  mal,  voilà  tout.  La  nation  le 
garde  ou  le  congédie,  sur  les  observations  qu'elle  fait  en  le 
suivant  des  yeux  ?  *.  »  J'imagine  pourtant  que,  s'il  eût  présidé 
la  République  de  1848,  Vigny  eût  mieux  aimé,  à  tout  prendre, 
qu'on  le  tînt  pour  le  représentant  de  Dieu. 

Aussi  bien  la  politique  n'occupe-t-elle  que  très  rarement 
sa  pensée.  Homme  de  lettres  avant  1830,  il  n'est  plus  autre 
chose  depuis  lors,  et  n'a  guère  d'autre  histoire  que  celle  de 
ses  œuvres.  Là,  deux  épisodes  font  époque  :  un  triomphe  et 
un  échec  relatif.  Le  triomphe,  c'est  la  première  représenta- 
tion de  Chatterton  (1835)  ;  l'échec,  c'est  la  séance  de  récep- 
tion à  l'Académie  (1845).  Ce  jour-là,  le  directeur,  M.  Mole, 
se  donna  un  double  tort  :  il  fut  beaucoup  plus  applaudi  que 
le  récipiendaire,  et  d'ailleurs  il  se  permit  une  fois  ou  l'autre 
de  le  morigéner  courtoisement.  Vigny  ne  pardonna  jamais. 

Passe  pour  cette  rancune  !  On  la  comprend  sans  la  justifier. 
Mais  d'où  vient  sa  longue  révolte  contre  la  Providence  ?  Bien 
né,  bien  fait,  célèbre  de  bonne  heure,  assez  à  Taise,  après 
tout,  dans  sa  médiocrité,  où  sont  les  «  peines  amères  »  dont 
il  se  plaint  ?  Où  sont  les  griefs  contre  le  ciel  ?  Faut-il  les 
chercher  dans  la  trahison  de  M™^  Dorval  ?  Car  il  était  homme, 
ce  fervent  idéaliste,  cet  adorateur  de  l'esprit  pur  ;   il  s'était 

1.  La  pensée  ne  lui  appartient  pas,  du  reste  ;  elle  est  de  Paul-Louis 
Courier. 


VIGNY  607 

passionnément  épris  de  la  grande  actrice  qui  avait  tant  con- 
tribué au  succès  de  Chatterton  ^  Mais  on  avoue  qu'il  la  fati- 
gua par  l'excès  même  de  son  idolâtrie,  et  d'ailleurs,  une 
rupture  douloureuse  n'est-elle  pas  l'issue  ordinaire  et  le 
premier  châtiment  de  pareilles  liaisons  2?  Aussi  bien,  Vigny 
ne  l'avait-il  pas  attendu  pour  devenir  pessimiste,  misan- 
thrope, mais  surtout  ennemi  de  Dieu.  Pourquoi  donc,  enfin? 
C'est  ici  qu'il  faut  entrer  plus  avant  dans  son  caractère,  à 
quoi  nous  aide  le  malencontreux  Journal. 

Or,  il  est  impossible  de  s'y  méprendre  :  cette  élégance  de 
si  grand  air,  cette  réserve  froide  et  hautaine,  cachent  très 
mal  un  immense  fond  d'égoïsme,  d'orgueil.  Egoïsme  à  part, 
délicat,  raffiné  ;  ambition  de  se  suffire,  de  vivre  «  en  perpé- 
tuelle conversation  avec  lui-même-^  »,  dans  l'enchantement  et 
l'adoration  de  sa  pensée  solitaire,  de  sa  pensée  muette,  car 
parler  est  déjà  une  distraction,  un  empêchement  à  la  parfaite 
jouissance.  11  y  a  plus,  c'est  une  dégradation  nécessaire  de 
l'idéal  entrevu.  «  Eh  quoi  !  ma  pensée  n'est-elle  pas  assez 
belle  par  elle-même  pour  se  passer  du  secours  des  mots  et 
de  l'harmonie  des  sons  ?»  A  la  bonne  heure  !  mais  la  pensée 
ne  peut  se  faire  précise  et  réflexe  qu'à  la  condition  de  s'ex- 
primer dans  l'esprit,  de  se  parler  elle-même.  Celle  de  Vigny 
serait-elle  donc  plutôt  un  rêve  ?  Il  n'en  disconvient  pas,  au 
contraire  :  «  Ce  qui  se  rêve  est  tout  pour  moi.  » 

On  comprend,  dès  lors,  qu'il  dédaigne  les  hommes  d'ac- 
tion*, qu'il  s'isole  de  l'humanité  presque  entière.  S'il  est  peu 
répandu  dans  le  monde,  il  s'en  explique  par  la  crainte  de 
mal  soutenir,  en  conversation,  l'idée  qu'on  aura  conçue  de 
lui  d'après  ses  livres,  par  l'aversion  pour  le  «  contact  avec  la 
médiocrité  familière  et  indiscrète  ».  Si,  d'ailleurs,  il  produit 

1.  A  cette  femme  qui  vivait  selon  les  habitudes  de  son  état,  on  a  fait  une 
je  ne  sais  quelle  réputation  de  religion,  de  piété  même.  Tout  se  réduit,  j'en 
ai  peur,  à  ce  mot,  d'ailleurs  bien  significatif,  qu'elle  aurait  dit  ou  écrit  à 
propos  de  la  Madeleine  de  Canova  :  «  ...  Heureuse,  celle-là!...  Où  peut-on 
rencontrer  encore  une  fois  le  divin  Jésus  ?...  Croit-on  que  si  je  l'avais  connu, 
j'aurais  été  une  pécheresse  ?...  Que  l'on  nous  envoie  des  saints,  et  nous 
serons  vite  des  saintes.  »  (Cité  dans  Paléologue,  p.  72.) 

2.  Marié  à  une  Anglaise,  il  lui  demeura  c  d'autant  plus  dévoué  qu'il  lui 
était  infidèle.  »   (Cité  dans  Paléologue,  p.  38.) 

3.  Journal,  p.  108. 

4.  Chatterton,  V Esprit  pur. 


608  UN  POETE  PHILOSOPHE 

peu,  si,  après  de  courtes  échappées  littéraires,  il  se  hâte, 
comme  disait  Sainte-Beuve,  de  rentrer  dans  sa  tour  d'ivoire  ; 
plût  à  Dieu  que  ce  fût,  avant  tout,  discrétion,  respect  de  son 
art!  Mais  on  l'avoue,  c'est  peur  de  se  prodiguer  et  de  se 
commettre  1.  Ne  vous  étonnez  pas  non  plus  que  l'immense 
majorité  des  humains  lui  paraisse  indigne  de  sa  compagnie. 
«  Oh  !  fuir,  fuir  les  hommes  et  se  retirer  parmi  quelques  élus 
entre  mille  milliers  de  mille!...  »  Voulez-vous  connaître, 
sous  son  propre  nom,  cette  disposition  d'âme  ?  Il  n'est  que 
d'écouter  Bossuet  :  «  Voyez  cet  orgueilleux  comme  il  se  con- 
temple, avec  quelle  complaisance  il  se  considère  de  toutes 
parts.  L'orgueil  le  fait  rentrer  en  lui-même.  N'est-ce  pas  l'or- 
gueil qui  a  retiré  tant  de  philosophes  du  milieu  de  la  multi- 
tude ?  Nous  voulons,  disaient-ils,  rentrer  en  nous-mêmes; 
et,  certes,  ils  disaient  vrai  :  c'était  en  eux-mêmes  qu'ils  vou- 
laient s'occuper  à  contempler  leurs  belles  idées  2.  »  Voilà 
Vigny  peint  au  naturel  ;  voilà  ce  que  le  superbe  idéaliste 
appelait,  avec  une  vérité  frappante,  son  «  sauvage  bonheur  ». 
Oui,  sauvage,  mais  triste  et  pauvre  aussi;  morne  jouis- 
sance de  lui-même  bien  plus  que  des  idées  qu'il  adorait.  Car 
il  lui  manquait  la  consolation  d'en  être  dupe  ;  tandis  qu'il 
entretenait  avec  elles  un  commerce  où  l'illusion  sensuelle 
venait  parfois  se  marier  étrangement  aux  extases  de  l'esprit, 
il  les  tenait  pour  chimères,  bonnes  seulement  à  endormir 
l'ennui  de  vivre.  A  ses  yeux,  rêver,  penser,  philosopher, 
c'était,  ni  plus  ni  moins,  tuer  le  temps,  comme  le  prisonnier 
qui  tresse  de  la  paille  dans  son  cachot.  Néant  que  la  philoso- 
phie. La  raison  humaine  est  «  sans  base  et  toujours  flot- 
tante ^),  par  suite  de  quoi  «  toutes  les  synthèses  sont  de 
magnifiques  sottes ^  »,  et  rien  de  plus.  Néant  que  les  lettres. 
Pour  écrire,  il  faut  supposer  que  quelque  chose  existe,  et 
c'est  là  se  mentir*.  Néant  que  l'idéal  même,  puisqu'il  n'est 
que  le  fantôme  d'un  fantôme.  Que  reste-t-il  donc  à  l'âme  tou- 
jours active,  à  l'intelligence  toujours  inquiète,  au  cœur  tou- 
jours   avide  ?    Rien    que  le    plaisir  d'envisager  ces    vastes 

1.  Paléologue. 

2.  Sermon  sur  la  loi  de  Dieu. 

3.  Journal,  p.  166,  93. 

4.  Ibid.,  p.  153,  154. 


VIGNY  609 

ruines  sans  baisser  i^œii,  et  de  subir  la  destinée  sans  lui  faire 
l'honneur  d'une  plainte  ;  rien,  pour  tout  dire,  que  l'impassi- 
bilité stoïque,  l'acre  volupté  de  l'orgueil. 

Mais  on  n'est  pas  sceptique  pur,  on  ne  saurait  l'être,  et 
Vigny  n'admet  que  trop  l'existence  du  mal.  Ici  le  fait  s'im- 
pose, et  le  pessimiste  se  l'exagère  plutôt.  Mais,  la  cause  ? 
On  l'ignore  ;  on  l'ignorera  toujours.  L'homme  est  visible- 
ment un  condamné  ;  mais  le  juge  garde  le  silence,  les  pièces 
du  procès  ont  disparu.  Et  le  terme  ?  Que  deviendrons-nous 
au  sortir  de  la  vie  présente,  du  cachot?  Nul  n'en  sait  rien. 
C'est  folie  d'essayer  de  le  dire^;  mais  «  l'espérance  est  encore 
la  plus  grande  de  nos  folies  »,  de  nos  lâchetés  ;  donc,  «  il  faut 
surtout  anéantir  l'espérance  au  cœur  de  l'homme 2  ».  Et  fina- 
lement, à  ce  mal  trop  réel,  sans  cause  assignable  ni  terme 
certain,  voici  le  grand  remède  :  «  Un  désespoir  paisible,  sans 
convulsions  de  colère  et  sans  reproche  au  cieP.  » 

L'homme  qui,  à  vingt-sept  ans,  écrivait  de  telles  choses, 
eut-il  jamais  la  foi  ?  Qu'avaient  pu  lui  donner,  à  cet  égard,  les 
traditions  de  sa  famille  et  la  religion  officielle  d'un  lycée  du 
premier  Empire?  En  tout  cas,  il  l'aurait  perdu  de  bonne 
heure.  Gomme  Musset,  comme  tant  d'autres,  mais  avec  une 
hardiesse  beaucoup  plus  originale,  c'est-à-dire  avec  une  per- 
version de  sens  plus  entière,  il  s'était  forgé  de  tète  un  chris- 
tianisme qu'il  repoussait  ou  admettait  selon  qu'on  voudra 
l'entendre.  Le  premier  de  tous,  et  ses  admirateurs  y  tien- 
nent, il  avait  découvert  que  «  l'Évangile  est  le  désespoir 
même  »;  que  «  la  religion  du  Christ  est  une  religion  de 
désespoir,  puisqu'il  désespère  de  la  vie  et  n'espère  qu'en 
l'éternité*  )>.  N'est-il  pas  douloureux  que  ce  monstrueux 
paralogisme  ait  pu  éblouir  jusqu'à  de  grands  esprits,  mais 
qui  n'avaient  pas  encore  la  pleine  lumière?  Quelle  contradic- 
tion dans  les  termes  !  Une  religion  de  désespoir,  celle  qui 
espère  en  quelque  chose,  et  en  quoi  donc?  en  l'éternité,  rien 
que  cela  !  Aussi  bien,  parce  que  le  christianisme  n'enferme 
pas  notre  espoir  dans  le  cercle  étroit  du  présent,  est-il  vrai 

1.  Journal,  p.  30. 

2.  Ibid.,  p.  28,  31. 


3.  Ibid.,  p.  31. 

4.  Ibid.,  p.  98. 


LXXXVI.  —  39 


610  UN  POETE  PHILOSOPHE 

par  là  même  qu'il  désespère  de  la  vie?  N'entre-t-elle  pas  dans 
l'espérance  chrétienne  à  titre  de  condition,  de  facteur  indis- 
pensable ?  N'est-ce  pas  de  la  vie,  du  bon  usage  de  la  vie,  que 
nous  attendons  l'éternité? 

Une  immense  espérance  a  traversé  la  terre, 

disait  Musset,  parlant  du  même  christianisme,  et,  s'il  le  muti- 
lait, au  moins  ne  le  prenait-il  pas  à  contre-sens.  «  Faible 
cœur^  »,  mais  qui,  Dieu  merci,  ne  retournait  pas  contre  lui- 
même  «  le  dard  empoisonné  »  d'un  esprit  faussé  par  l'or- 
gueil. On  voit  ici  l'avantage  du  passionné  sur  l'intellectuel. 
Vigny  n'est  pas  chrétien,  mais  il  n'est  pas  non  plus  athée, 
et  j'oserais  presque  dire  qu'à  certains  moments  on  le  regrette. 
Me  trompé-je,  et  n'y  a-t-il  pas  quelque  chose  de  moins  révol- 
tant, de  moins  sinistre,  à  rejeter  Dieu  qu'à  le  conserver  pour 
lui  prodiguer  l'injure  directe  ou  l'ironie^,  pour  se  poser 
devant  lui  en  accusateur,  en  juge,  presque  en  ennemi  per- 
sonnel? Au  gré  de  Vigny,  Dieu  existe.  Dieu  gouverne,  il 
y  a  une  Providence;  mais  cette  Providence  est  précisément 
la  grande  coupable.  Dès  l'origine,  elle  a  tort  contre  Gaïn^. 
Et  si,  comme  Vigny  n'en  doute  pas,  l'histoire  de  Gain  n'est 
qu'une  légende,  la  Providence  a  deux  autres  torts,  ceux-là 
bien  réels  et  de  tous  les  temps  :  elle  permet  le  mal;  elle  nous 
cache  obstinément  le  mystère  de  la  destinée  humaine.  Saint 
Paul  disait  que  la  création  tout  entière  gémit  d'être  asservie, 
contre  sa  nature,  aux  vanités  coupables  de  l'homme  ;  qu'elle 
attend  dans  l'angoisse  la  manifestation  suprême,  le  jugement 
qui  remettra  tout  dans  l'ordre*;  le  jour  où,  selon  la  Sagesse, 
elle  s'armera  pour  venger  Dieu,  où  elle  prendra  tout  entière 
le  parti  de  Dieu  contre  nos  folies^.  Vigny  avait  beaucoup  lu 
l'Ecriture.  L'oubliait-il,  ou  jouissait-il  de  la  contrecarrer, 
de  la  retourner  de  fond  en  comble,  quand  il  montrait  la  terre 

1.  «  J'ai  dit  à  mon  cœur,  à  mon  faible  cœur...  »  (Musset.) 

2.  L'ironie  est  visible,  quand,  après  avoir  montré  l'homme  au  cachot  pour 
un  crime  qu'on  ne  veut  pas  lui  faire  connaître,  il  écrit  à  la  suite  :  «  Que 
Dieu  est  bon  !  Quel  geôlier  adorable,  qui  sème  tant  de  fleurs  qu'il  y  en  a 
dans  le  préau  de  notre  prison  !  »   (P.  31.) 

3.  «  Dans  l'affaire  de  Gain  et  d'Abel,  il  est  évident  que  Dieu  eut  les  pre- 
miers torts.  »  [Journal,  p.  179.) 

4.  Aux  Romains,  viii,  22. 

5.  Sagesse,  m,  18,  21. 


VIGNY  611 

s'indignant  en  secret  contre  le  Dieu  qui  a  créé  le  mal  et  la 
mort^;  quand  il  imaginait,  comme  un  beau  thème  à  poésie, 
le  cas  d'un  jeune  homme  qui  se  suicide  et  répond  à  Dieu  : 
«  C'est  pour  l'affliger  et  le  punir  ^  w  ;  quand,  par  un  odieux 
renversement  des  rôles,  il  voyait,  au  Jugement  dernier,  Dieu 
réduit  enfin  à  nous  livrer  son  secret  et  à  nous  rendre  ses 
comptes  ?  a  En  ce  moment,  ce  sera  le  genre  humain  ressuscité 
qui  sera  juge,  et  rÉternel,  le  Créateur,  sera  jugé  par  les 
générations  rendues  à  la  vie^.  »  En  attendant,  il  inventait, 
contre  le  prétendu  silence  de  Dieu,  cette  protestation  du 
silence  humain,  le  chef-d'œuvre  de  l'orgueil  et  la  forme  la 
plus  achevée  du  blasphème.  Nous  la  retrouverons  ailleurs. — 
En  vérité,  ne  souffrirait-on  pas  moins  à  l'entendre  dire  sim- 
plement :  «  Il  n'y  a  pas  de  Dieu»? 

On  le  loue  de  s'être  résigné;  mais  ce  n'est  pas  se  résigner 
que  de  se  taire  par  impuissance  et  orgueil.  On  le  vanfe  de 
n'avoir  pas  pris  l'homme  en  haine  :  au  moins  est-il  visible 
qu'il  le  tenait  en  grand  dédain.  On  fait  un  mérite  à  son  pes- 
simisme de  s'être  tourné  en  compassion  pour  les  misérables. 
Accordons-lui  de  bonne  grâce  l'honneur  d'avoir  quelquefois 
senti,  comme  il  l'affirme,  «  l'enthousiasme  de  la  pitié,  la 
passion  de  la  bonté  )>.  Si  l'esprit  nuisait  grandement  au 
cœur,  il  n'arrivait  donc  pas  à  l'éteindre,  et  j'en  suis  franche- 
ment heureux.  Sincère  tant  qu'on  voudra,  sa  compassion 
reste  au  moins  bien  illusoire,  et  je  la  repousse  comme 
funeste  quand  elle  prétend  me  guérir  de  l'espérance,  quand 
elle  entreprend  de  me  défendre  contre  Dieu.  Il  a  écrit  ce 
vers  : 

J'aime  la  majesté  des  souffrances  humaines  '*, 

et  il  le  cite  dans  son  Journal  comme  donnant  le  sens  et  la 
clef  de  tous  ses  poèmes  philosophiques^.  Pauvre  poète!  Il 
ignorait  que,  si  la  souffrance  humaine  peut  s'élever  à  la 
majesté,  c'est  par  la  résignation  lumineuse  et  courageuse, 
humble  et  aimante,  par  l'union  aux  douleurs  volontaires  du 

[.  Journal,  p.  97. 
t.  Ihid.,  p.  109. 

3.  Ihid.,  p.  270. 

4.  La  Maison  du  berger. 

5.  Journal,  p.  195. 


612  UN  POETE  PHILOSOPHE 

Dieu  fait  homme  pour  souffrir.  N'a-t-il  pas  encore  déclaré 
l'homme  «  plus  grand  que  la  divinité,  en  ce  sens  qu'il  peut 
sacrifier  sa  vie  pour  un  principe*  »?  Malheureux  de  ne  pas 
croire  que  Dieu  s'est  fait  homme  précisément  afin  de  se  don- 
ner la  puissance  de  goûter  pour  nous  la  mort^!  Malheureux 
de  méconnaître  si  profondément  une  religion  qu'il  ose  bien 
appeler  religion  de  désespoir  ! 

Il  y  a  des  pages  meilleures  dans  ce  lamentable  Journal.  Ce 
cœur  empoisonné  par  l'esprit  garde  encore  des  fibres  saines. 
Vigny  aime  sa  mère,  il  l'entoure  de  soins  dévoués,  et  quand 
elle  lui  échappe  à  quatre-vingts  ans  (1837),  le  deuil  fait  de 
lui  un  autre  homme.  Il  prie,  il  s'avoue  coupable;  mais  hélas! 
le  courage  lui  manque  pour  monter  jusqu'à  la  foi  qu'il  re- 
grette, et  c'est  encore  Dieu  qu'il  en  accuse.  «  Quand  vous  les 
rompez  pour  toujours  (les  nœuds  de  famille),  pourquoi  ne 
pas  nous  donner  la  force  de  croire  qu'ils  seront  retrouvés, 
et  de  le  croire  sans  hésiter? » 

Vingt-six  ans  plus  tard  (1863),  il  mourait  lui-même.  Gom- 
ment ?  Les  biographes  dédaignent  de  nous  l'apprendre. 
Esquissant  un  jour  le  roman  à'un  homme  (Thonneur^  il  avait 
dit  :  «  A  sa  mort,  il  regarde  la  croix  avec  respect,  accomplit 
tous  ses  devoirs  de  chrétien  comme  une  formule  et  meurt  en 
silence'.  »  Dieu  veuille  que  ce  triste  programme  n'ait  pas  fait 
loi  pour  l'auteur  ! 


II. —  L"* Œuvre  poétique. —  Mérites  et  de'fauts  litte'raires.  —  V esprit 
nuisible  au  talent  comme  au  cœur.  —  Les  pensées  dominantes.  —  Vigny 
et  la  Bible  :  Eloa.  — Les  Destinées.  —  Injures  à  l'homme  et  à  Dieu. 

Tel  qui  regrette  autant  que  moi  la  publication  du  Journal 
estime  qu'elle  ne  contribue  en  rien  à  l'intelligence  des  œu- 
vres*. Est-ce  bien  vrai?  Quand  on  a  lu  aux  profondeurs  de 
cette  âme,  ne  s'explique-t-on  pas  beaucoup  mieux  ce  qu'il 
entre  d'humeur  chagrine  et  superbe,  non  seulement  dans  les 
Destinées^  mais  dans  certains  poèmes  du  début,  Moïse  par 

1.  Journal,  p.  183. 

2.  ...  Ut,  gratia  Del,  pro  omnibus  gustaret  morlem.  (Saint  Paul  aux  Hé- 
breux, II,  9.  ) 

3.  Journal,  p.  90. 

4.  E.  Montégut,  Nos  Morts  contemporains,  I,  p.  327. 


VIGNY  613 

exemple,  voire  Eloa?  Pour  la  gloire  personnelle  de  l'homme, 
j'aimerais  mieux  que  ces  brillantes  fantaisies  demeurassent 
un  peu  plus  énigmatiques  ;  mais  il  me  paraît  indubitable 
qu'elles  le  sont  moins,  grâce  au  Journal. 

Je  vais  plus  loin;  je  pense  qu'il  ne  nous  est  pas  inutile  à 
mieux  entendre  le  talent  môme,  ce  qui  lui  a  manqué  ou, 
mieux  encore,  ce  qui  lui  a  nui  par-dessus  tout.  Que  serait-ce 
donc  ?  Toujours  l'esprit,  ce  semble,  l'esprit  inquiet,  impé- 
rieux, absorbant,  ce  «  dard  empoisonné  »,  cruel  au  cœur  tout 
d'abord  et  à  la  moralité  de  l'œuvre;  mais,  par  une  suite  inévi- 
table, desséchant  quelque  peu  et  engourdissant  les  facultés 
vives  du  poète,  la  sensibilité  à  coup  sûr,  l'imagination  peut- 
être. 

Non  que  son  mérite  littéraire  ne  reste  fort  grand  et  sa 
place  très  haute  dans  la  pléiade  contemporaine.  Compagnon, 
émule,  ami  de  ceux  qui  s'appelaient  romantiques,  il  tranche 
sur  eux  très  vite  et  n'aura  jamais  rien  de  commun  avec  ce  que 
j'ai  nommé  ailleurs  le  fond  du  romantisme.  Où  trouver  chez 
lui  le  dévergondage  systématique  du  caprice,  le  surmenage 
voulu  des  facultés  sensitives?  Où,  l'intarissable  expansion  de 
la  personnalité,  l'outrance  déclamatoire,  l'impétuosité  mal 
réglée?  Rien  de  semblable  chez  le  plus  réservé,  le  plus  con- 
tenu, le  plus  composé^  quelquefois  même  le  plus  compassé 
de  nos  poètes.  Dans  son  style  et  dans  toute  son  allure,  il  s'en 
est  tenu  à  Chateaubriand.  S'il  fut  jamais  romantique,  il  cessa 
de  l'être  le  jour  où,  sous  la  main  despotique  de  Victor  Hugo, 
le  romantisme  devint  ce  que  nous  savons,  ce  qu'il  reste  fina- 
lement dans  l'histoire. 

A  ce  mérite  considérable  joignons  celui  de  l'originalité,  de 
l'initiative  en  plus  d'un  genre.  Vigny  créa  parmi  nous  le 
poème  symbolique,  la  fable,  non  plus  badine,  mais  sérieuse 
et  passionnée,  enfermant,  non  plus  une  petite  moralité  de 
bon  sens  pratique,  mais  une  doctrine  de  haut  vol,  exacte  ou 
fausse  d'ailleurs.  C'est  une  manière  de  La  Fontaine  gran- 
diose; par  là  même,  il  rend  la  philosophie  poétique,  au  lieu 
qu'un  Voltaire  n'en  sait  tirer  que  des  dissertations  rimées. 
Dans  Eloa.,  Vigny  offre  à  Lamartine  un  premier  crayon  de  la 
Chute  dun  Ange.,  à  V.  Hugo  quelques  traits  pour  la  Fin  de 
Satan.  Dans  ses  pièces  historiques  {Moïse.,  Colère  deSamson., 


614  UN  POETE  PHILOSOPHE 

la  Prison,  etc.),  il  devance  et  inspire  peut-être  la  Légende  des 
siècles.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  Misérables^  dont  l'idée  première 
n'apparaisse  à  telle  page  du  Journal^, 

Pour  tout  dire,  Vigny  est  poète,  grand  poète  à  ses  heures, 
et  dans  la  conception  et  dans  le  détail;  également  capable  de 
force  et  de  grâce,  rencontrant  çà  et  là,  dans  ces  deux  ordres, 
quelques  vers  à  compter  parmi  les  plus  beaux  du  siècle  et  de 
la  langue. 

Grand  talent  donc,  mais  incomplet,  —  qui  ne  Test  pas?  — 
mais  surtout  compromis  dans  une  certaine  mesure  par  la 
faute  du  caractère.  On  lui  a  justement  reproché  l'inspiration 
courte,  l'exécution  laborieuse,  l'expression  inégale,  ici  admi- 
rable, ailleurs  incorrecte  et  obscure;  on  a  jugé  le  poète  mal 
servi  par  l'artiste,  l'inspiration  par  l'habileté.  Rien  de  plus 
juste  ^;  mais  ne  peut-on  croire  aussi  le  poète  gêné  autant  que 
soutenu  par  le  penseur;  la  chaleur  d'àme,  la  communication, 
l'expansion  qui  rend  populaire,  contraintes  et,  pour  ainsi 
dire  étriquées,  par  la  délicatesse  superbe  d'une  intelligence 
raffinée,  repliée  sur  elle-même,  d'une  âme  qui  se  réserve  à 
l'excès,  crainte  de  se  commettre  en  se  prodiguant  ?  Ainsi 
donc  «  l'esprit  »,  tel  que  Vigny  se  l'était  fait,  aurait  finale- 
ment amoindri  le  don  poétique,  en  même  temps  qu'il  tortu- 
rait le  cœur  et  empoisonnait  la  vie.  C'est  bien  vraisemblable 
au  moins. 

Gela  dit,  nous  sommes  libre  de  rappeler  brièvement  les 
principales  œuvres,  en  regardant  le  fond  plus  que  la  forme, 
la  pensée  plus  que  le  vers. 

Rangés  sous  quatre  titres  assez  arbitraires  comme  tou- 
jours', ces  trente  pièces  ou  poèmes  correspondent,  en  fait,  à 
deux  périodes,  la  jeunesse  de  l'auteur  et  sa  pleine  maturité. 
Au  début,  la  fantaisie  se  mêle  à  une  philosophie  déjà  vague- 


1.  Les  Trois  Forçats  {Journal,  p.  87).  —  Le  Journal  ayant  été  publié 
longtemps  après  les  Misérables,  il  n'y  a  pu  avoir  influence  de  Vigny  sur 
Hugo  ;  au  moins  y  a-t-il  eu  rencontre,  et  cela  suffit, 

2.  Dans  ces  remarques  de  pure  littérature,  je  ne  fais  que  suivre  M.  Bru- 
netîère  (Evolution  de  la  poésie  lyrique,  xi*  leçon).  On  peut  le  voir  du  reste  : 
pour  le  fond  des  choses,  en  particulier  pour  la  valeur  doctrinale  et  pratique 
du  pessimisme,  je  ne  puis  que  me  tenir  à  grande  distance  des  opinions  que 
l'éminent  critique  professait  alors. 

3.  Le  Livre  mystique,  le  Livre  antique,  le  Livre  moderne,  les  Destinées.. 


VIGNY  615 

ment  pessimiste;  sur  la  fin,  dans  les  Destinées,  l3i  philoso- 
phie domine,  l'aigreur  et  la  révolte  nous  disent  leur  dernier 
mot. 

On  a  droit  de  nommer  fantaisies  les  quelques  idylles 
païennes  où,  non  sans  un  certain  bonheur  littéraire.  Vigny- 
fait  de  l'André  Chénier  avant  la  lettre*.  Fantaisies  de  même, 
ces  trois  morceaux  :  Dolorida,  le  Cor  et  le  Trappiste,  écrits  à 
l'occasion  de  la  guerre  d'Espagne  par  le  jeune  officier  qui 
s'ennuyait  de  n  y  point  prendre  part.  Fantaisies  encore,  la 
Neige,  le  Bal,  la  Frégate  «  la  Sérieuse  »,  ou  les  Amants  de  Mont- 
morency. Amusements  d'une  âme  de  poète,  fine,  délicate,  mé- 
lancolique, voluptueuse  avec  élégance  et  passablement  large 
en  morale,  rien  de  plus.  Ailleurs  la  pensée  commence  d'ap- 
paraître et  sous  des  traits  déjà  fâcheux.  La  mort  impénitente 
et  révoltée  du  Masque  de  Fer  [La  Prison),  nous  donne  l'im- 
pression d'un  réquisitoire  contre  la  Providence.  Et  qu'y  a-t-il 
dans  celte  prétendue  Élévation  à  propos  de  Paris?  On  croi- 
rait entendre  le  grand  idolâtre  de  la  Ville-Lumière,  de 

Cette  habitation  énorme  des  idées  ; 

car  c'est  bien  là  ce  qui  rend  Paris  admirable  à  Vigny,  tout 
comme  à  V.  Hugo.  Lamennais,  le  prêtre  a  puissant  pour  Rome 
et  contre  Rome,  »  Benjamin  Constant,  le  libéral,  les  Saint- 
Simoniens,  ces  utopistes  :  autant  d'ouvriers  du  progrès,  au- 
tant de  gloires  pour  le  Paris  de  1834.  Ont-ils  tort,  ont-ils 
raison  ?  Qu'importe  ? 

Je  ne  sais  si  c'est  mal,  tout  cela,  mais  c'est  beau. 

Ne  dites  pas  que  la  grande  ville  est  bien  coupable  et  mérite 
châtiment.  Oui,  peut-être,  s'il  y  avait  quelque  chose  au-dessus 
de  l'esprit  humain,  dont  c'est  ici  la  capitale  ;  mais,  ce  quelque 
chose,  Vigny  déclare  ne  point  le  connaître.  Aussi  bien,  si 
l'ange  exterminateur  était  jamais  envoyé  contre  Paris, 

L'ange  exterminateur  frapperait  à  genoux, 
Et  sa  main,  à  la  fois  flamboyante  et  timide, 
Tremblerait  de  commettre  un  second  déicide. 

A  merveille  !  Le  poète  de  V Année  terrible  ne  trouvera  pas 
mieux. 

1.  Les  œuvres  de  Chénier  ne  parurent  qu'en  1819,  et  les  idylles  profanes 
de  Vigny  sont  datées  de  1817.  ou  même  de  1815. 


616  UN  POETE  PHILOSOPHE 

Dans  les  premières  œuvres  de  Vigny,  rien  de  plus  intolé- 
rable au  sens  chrétien  que  l'abus  des  saintes  Écritures.  Nous 
ne  le  verrons  toucher  qu'une  fois  à  l'Évangile,  et  d'une  main 
par  trop  profane.  S'il  a  plus  largement  exploité  l'Ancien 
Testament,  il  semble  n'y  avoir  guère  trouvé  qu'images  vo- 
luptueuses ou  griefs  contre  la  Providence.  Quelle  ignorance 
ou  quelle  légèreté  peuvent  tenir  pour  inspirations  bibliques 
Moïse^  le  Déluge^  Èloa  surtout,  ce  poème  que  la  critique 
porte  aux  nues  ?  —  Moïse  est  las  de  vivre  ;  il  déplore  devant 
Dieu  sa  grandeur  qui  le  sèvre  de  l'amitié  comme  de  l'amour  : 

Vous  m'avez  fait  vieillir  puissant  et  solitaire  : 
Laissez-moi  m'endormir  du  sommeil  de  la  terre. 

Il  est  vrai,  les  grands  élus  du  Ciel  sont,  à.  l'ordinaire,  de 
grands  martyrs,  et,  de  Jérémie  à  saint  Paul,  ils  gémissent 
parfois  sous  le  poids  du  rôle  ;  mais  leur  plainte  a  un  bien 
autre  accent,  plus  humaine  à  la  fois  et  plus  religieuse,  avec 
moins  de  prétention  superbe  et  avec  un  fond  de  soumission 
aimante  que  Vigny  n'a  pas  su  voir.  Du  reste,  qui  entendons- 
nous  ?  Le  prophète,  chef  d'Israël,  ou  un  génie  quelconque 
affectant  le  dégoût  d'une  supériorité  qu'il  serait  fâché  de 
perdre  ?  Moïse  pourrait  bien  n'être  qu'un  symbole,  une  pre- 
mière ébauche  de  la  préface  de  Chatterton.  —  Et  comment 
ne  pas  prendre  fait  et  cause  pour  ces  deux  amants,  submer- 
gés ensemble  par  le  déluge,  malgré  leurs  appels  désespérés 
à  la  clémence  ?  L'épigraphe  est  empruntée  au  sublime  dia- 
logue d'Abraham  avec  Dieu  devant  Sodome  :  a  Perdrez-vous 
le  juste  et  l'impie  tout  ensemble  ?  »  La  Bible  dit  non  ;  —  la 
pièce  dit  çui,  ou  ne  veut  rien  dire.  Et  voilà  comment  Vigny 
s'inspire  du  Livre  sacré. 

Pour  Eloa.,  sous  sa  parure  littéraire  souvent  fort  belle,  ce 
ne  sera  jamais  qu'un  caprice  répugnant  comme  donnée  pre- 
mière, indécis  et  malsain  comme  dernière  impression.  D'une 
larme  du  Christ,  il  plaît  à  Dieu  de  faire  un  ange,  mais  un 
ange  femme  !  Invention  risible  ou  choquante,  ou  l'un  et 
l'autre  :  j'en  demande  pardon  aux  admirateurs.  Un  jour,  Eloa 
entend  parler  d'un  esprit  déchu  et  malheureux.  C'en  est  fait, 
le  ciel  lui  devient  fade;  la  voilà  rêveuse,  romanesque,  dé- 
vorée de  curiosité  —  n'est-elle  point  femme  ?  —  pleine  de 
pitié  surtout,  en  quoi  l'on  veut  sans  doute  nous  la  donner 


VIGNY  617 

pour  bien  meilleure  que  Dieu.  Elle  cherche  donc  imprudem- 
ment le  mystérieux  proscrit  qu'elle  a  soif  de  consoler.  11  la 
tente  par  la  pitié  même  ;  chose  plus  singulière,  il  la  tente 
par  l'appât  du  plaisir,  c'est  à  dire  par  les  sens  qu'elle  n'a 
point.  Elle  s'abandonne,  croyant  le  soulager.  Mais  non; 
l'ayant  rendue  criminelle,  il  ne  souffre  que  davantage. 

J'enlève  mon  esclave  et  je  tiens  ma  victime. 

—  Tu  paraissais  si  bon  !  Oh  !  Qu'ai-je  fait  ?  —  Un  crime. 

—  Seras-tu  plus  heureux  du  moins  ?  Es-tu  content? 

—  Plus  triste  que  jamais.  —  Qui  donc  es-tu  ?  —  Satan. 

Et  nous,  qu'allons-nous  conclure?  Ou  plutôt  quel  senti- 
ment final  a-t-on  prétendu  nous  donner?  Condamnerons-nous 
Eloa  ?  Le  poète  aurait  alors  voulu  dire  :  «  Défiez-vous  de  la 
pitié  :  elle  est  périlleuse  et  coupable.  »  Prendrons-nous 
contre  Dieu  le  parti  de  l'ange  femme  ?  Bien  évidemment  c'est 
là  qu'on  entend  nous  mener,  et  ce  long  rêve  n'est  qu'une 
protestation  de  sentiment  contre  le  dogme  des  peines  éter- 
nelles. A  cela  près,  je  louerai  tant  qu'on  voudra  l'art  de  la 
composition  et  la-  grâce  des  peintures  ;  mais  est-on  bien  à 
l'aise  pour  louer  à  cela  près  ?  Peut-on  jouir  à  plein  cœur  d'un 
grand  don  poétique  dépensé  à  des  jeux  si  déraisonnables  et, 
tranchons  le  mot,  si  parfaitement  sacrilèges  ?  Nous  allons 
voir  pis  encore  dans  les  Destinées. 

On  appelle  ainsi,  du  nom  de  la  première,  douze  pièces 
presque  toutes  publiées  entre  1843  et  1854,  mais  réunies  seu- 
lement après  la  mort  du  poète.  Là  est,  dit-on,  sa  meilleure 
gloire  :  nous  entendrons  vite  pourquoi. 

Écartons  quelques  morceaux  d'une  portée  moins  générale  : 
les  Oracles^  amplification  assez  terne  sur  la  révolution  de 
1848  ;  —  la  Sauvage^  idylle  humanitaire  et  protestante  ;  — 
Wanda.,  juste  réquisitoire  contre  l'oppression  de  la  Pologne. 
Admirons  à  peu  près  sans  réserve  la  Bouteille  à  la  mer.  Près 
de  sombrer,  un  marin  explorateur  confie  le  procès-verbal  de 
ses  découvertes  à  cette  frêle  messagère  qui  s'en  ira,  ballottée 
au  gré  du  flot,  jusqu'à  ce  qu'un  pêcheur  la  trouve  dans  ses 
filets.  Symbole  heureux  et  poétiquement  exprimé  de  la  pen- 
sée, du  savoir,  de  l'œuvre  d'esprit  qu'il  faut  jeter  à  «  la  mer 
des  multitudes,  »  en  comptant  que 

Dieu  la  prendra  du  doigt  pour  la  conduire  au  port. 


618  UN  POETE  PHILOSOPHE 

Dans  tout  le  reste,  dans  la  partie  principale  de  ce  recueil 
posthume,  nous  trouverons  moins  le  dernier  effort  du  talent 
que  l'expression  la  plus  achevée  de  l'âme  :  pessimisme, 
stoïcisme,  orgueil.  Si,  parmi  les  lettrés  au  moins,  les  Des- 
tinées sont  en  haute  estime,  n'en  cherchons  pas  la  raison 
ailleurs. 

Visiblement  l'âme  a  perdu  presque  tout  ce  qui  ferait,  à  spn 
gré,  la  joie  de  vivre.  Elle  ne  croit  plus  à  l'amour.  Ecoutez 
plutôt  Samson  invectivant  contre  Dalila,  Vigny  maudissant 
Mme  Dorval  et,  à  cause  d'elle,  la  femme,  l'être  «  impur  de 
corps,...  l'être  faible  et  menteur  » 

La  femme,  enfant  malade  et  douze  fois  impur  *. 

Et  pourtant  l'athlète  d'Israël  n'a  pas  la  force  de  secouer  le 
joug  et  s'abandonne  en  fataliste  à  la  trahison  bien  prévue. 
Même  inconséquence  chez  l'auteur  de  cette  rapsodie  sin- 
gulière qui  s'appelle  la  Maison  du  berger.  En  compagnie 
d'Eva,  la  femme  idéale,  Vigny  s'établira  dans  cette  cabane 
roulante,  parcourant  sans  fin  un  monde  où  rien  ne  l'attire 
sans  le  dégoûter  en  même  temps  ;  non,  rien,  pas  même  la 
poésie,  «  fille  de  saint  Orphée,  »  mais  que  l'homme  dédaigne 
ou  déshonore.  Qu'est-ce  à  dire,  autant  du  moins  qu'on  peut 
l'entendre  ?  Que  le  dernier  bonheur  de  la  vie  est  encore  dans 
l'amour,  cet  amour  pourtant  si  trompeur,  et  présenté  ici 
comme  une  longue  misanthropie  à  deux. 

Vigny  n'en  est  pas  à  se  consoler,  comme  Lamartine,  par 
je  ne  sais  quelle  effusion  dans  le  sein  de  la  nature.  La  na- 
ture I  Elle-même  le  lui  dit  en  vers  admirables  :  elle  est  insen- 
sible ;  elle  ne  nous  aime  pas,  elle  ne  nous  connaît  pas^.  Toute 
poésie  à  part,  convenons  que  c'est  assez  vrai. 

Désabusé  des  hommes,  désenchanté  des  choses,  ne  se 
fiant  qu'à  demi  à  la  poésie  et  à  l'amour,  que  ne  cherche-t-il 
un  refuge  au  ciel?  Mais,  de  ce  côté  aussi,  tout  lui  manque. 
Étrange  théologie  que  la  sienne!  Avant  Jésus-Christ,  le 
monde  appartenait  aux  Destinées.  Lui  venu,  elles  remontent 
à  Dieu,  mais  il  les  renvoie  sur  la  terre.  L'homme  les  com- 
battra, ou  plutôt  s'imaginera  les  combattre,  aidé  de  la  grâce, 

1.  La  Colère  de  Samson. 

2.  La  Maison  du  berger. 


VIGNY  619 

mais  d'une  grâce  à  faire  pâmer  d'aise  Jansénius.  L'homme, 
—  c'est  elle  qui  parle  — 

Se  croira  plus  heureux,  se  croyant  maître  et  libre, 
En  luttant  contre  vous  dans  un  combat  mauvais, 
Où  moi  seule  d'en  haut  je  tiendrai  l'équilibre... 
Son  mérite  est  le  mien  ;  sa  loi  perpétuelle  ; 
Faire  ce  que  je  veux  pour  venir  où  je  sais  -. 

Non,  poète,  l'homme  ne  fait  pas  tout  ce  que  veut  la  grâce,  et 
il  n'ignore  pas  non  plus  où  elle  le  mène.  «  Vous  savez  où  je 
vais,  disait  Jésus-Christ  à  ses  apôtres,  et  vous  savez  le 
chemin  2.  »  Mais  au  lieu  de  l'écouter,  Vigny  l'outrage  : 

Notre  mot  éternel  est-il  :  c'était  écrit  ? 

—  SUR  LE  LIVRE  DE  DIEU,  dit  l'Orient  esclave  ; 

Et  l'Occident  répond  :  sur  le  livre  du  christ. 

Ainsi  l'Évangile  s'accorde  à  merveille  avec  le  Coran,  mais  il 
feint  de  le  contredire  ;  également  fataliste,  mais  avec  l'hypo- 
crisie en  plus. 

Oui,  les  œuvres  reflètent  le  Journal  et  le  Journal  commente 
les  œuvres,  ce  qui  nous  oblige  nous-mème  de  nous  répéter. 
En  vers  comme  en  prose,  le  pessimiste  ne  connaît  plus  guère 
que  deux  joies  :  orgueil  de  la  pensée,  voilà  pour  l'intelli- 
gence ;  orgueil  du  stoïcisme,  voilà  pour  la  volonté.  Il  s'es- 
time le  premier  des  Vigny,  l'ancêtre  ;  mais  pourquoi  ?  Parce 
que  ses  pères  furent  guerriers,  veneurs,  gens  de  cour, 
hommes  d'action  en  un  mot,  et  qu'en  lui  la  race  s'achève  et  se 
couronne  enfin  par  un  écrivain,  un  penseur.  C'est  que 

Ton  règne  est  arrivé,  pur  esprit,  roi  du  monde  ! 
Quand  ton  aile  d'azur  dans  la  nuit  nous  surprit. 
Déesse  de  nos  mœurs,  la  guerre  vagabonde, 
Régnait  sur  nos  aïeux.  Aujourd'hui  c'est  I'égrit, 
L'ÉCRIT  UNIVERSEL,  parfols  impérissable, 
Que  tu  graves  au  marbre  ou  traîne  sur  le  sable, 
Colombe  au  bec  d'airain,  visible  saint-esprit  3 

Que  ne  peut-on  mettre  ce  dernier  trait  au  compte  de  la 
rime  seule  !  Mais,  nous  le  savons  déjà,  le  plaisir  de  l'orgueil 
serait  fade  s'il  n'avait  un  arrière-goùt  de  sacrilège. 

1.  Les  Destinées. 

2.  Et  quo  ego  vado  scitis  et  viam  scitis.  (Joan.,  xiv,  4.) 

3.  L'Esprit  pur,  1863,  dernière  pièce  du  poète.  —  Et  c'est  lui,  bien  en- 
tendu, qui  écrit  certains  mots  en  capitales. 


620  UN  POETE  PHILOSOPHE 

Cerné  par  des  chasseurs,  un  loup  se  fait  tuer  en  défendant 
sa  femelle,  ses  louveteaux, 

Et^  sans  daigner  savoir  comment  il  a  péri, 
Refermant  ses  grands  yeux,  meurt  sans  jeter  un  cri. 

Vrai  stoïque,  vrai  maître  en  l'art  de  finir  dignement,  et  de- 
vant lequel  Vigny  rougit  d'être  homme. 

Comment  on  doit  quitter  la  vie  et  tous  ses  maux, 
C'est  vous  qui  le  savez,  sublimes  animaux. 

Et  le  poète  recueille  la  leçon  qu'il  a  lue  dans  le  dernier 
regard  du  fauve.  Ecoutez  :  elle  vaut  qu'on  la  médite  : 

...  Si  tu  peux,  fais  que  ton  âme  arrive, 
A  force  de  rester  studieuse  et  pensive, 
Jusqu'à  ce  haut  degré  de  stoïque  fierté 
Où,  naissant  dans  les  bois,  j'ai  tout  d'abord  monté. 

Gémir,  pleurer,  prier  est  également  lâche. 

Fais  énergiquement  ta  longue  et  courte  tâche 

Dans  la  voie  où  le  sort  a  voulu  t'appeler  ; 

Puis,  après,  comme  moi,  souffre  et  meurs  sans  parler  *. 

Il  est  donc  vrai,  le  dernier  effort  de  V intellectualisme  stoï- 
que est  de  remonter  à  la  hauteur  de  l'animal.  —  Ehl  oui, 
«  qui  veut  faire  l'ange  fait  la  bête  »  ;  c'est  écrit  depuis  long- 
temps et  il  est  bon  qu'on  nous  en  répète  l'aveu. 

Encore  si  l'on  se  contentait  de  ravaler  l'homme  en  pensant 
le  surfaire  !  Mais  voici  qui  passe  tout  le  reste.  Nous  savons 
par  cœur  l'agonie  de  notre  Maître  ;  nous  pensions  la  com- 
prendre. Aurions-nous  jamais  soupçonné  que  là,  dans  cette 
scène,  la  plus  extraordinaire  et,  pour  nous,  la  plus  conso- 
lante de  sa  vie,  Jésus  niait  obliquement,  tortueusement,  sa 
divinité  personnelle  ;  qu'il  condamnait  son  Église  future  ;  qu'ils 
absolvait  [sic)  c'est-à-dire  accusait  son  Père  d'avoir  permis- 
le  Malet  le  Doute\  qu'il  le  suppliait  de  les  détruire,  d'accor-' 
der  à  l'homme  la  certitude  et  Tespoir,  de  lui  révéler  enfin 

De  quels  lieux  il  arrive  et  dans  quels  il  ira  ; 

mais  que  cette  prière  a  été  vaine  et  que  le  Père  s'est  obstiné 
pour  jamais  dans  le  silence?  Tel  est  pourtant  TEvangile  se- 
lon Vigny. 

1.  La  Mort  du  loup. 


VIGNY  621 

Et  que  ferons-nous  à  ce  compte  ? 

S'il  est  vrai  qu'au  jardin  des  Saintes  Écritures, 

Le  Fils  de  l'homme  ait  dit  ce  qu'on  voit  rapporté  ; 

Muet,  aveugle  et  sourd  au  cri  des  créatures, 

Si  le  ciel  nous  laissa  comme  un  monde  avorté  ; 

Le  juste  opposera  le  dédain  à  l'absence 

Et  ne  répondra  plus  que  par  un  froid  silence 

Au  silence  éternel  de  la  Divinité  *. 

Le  croyant  sérieux  entendra,  je  pense,  qu'en  transcrivant 
de  pareilles  choses  on  ait  besoin  de  se  contenir.  Mais  il  sera, 
j'ose  le  croire,  assez  ferme  d'esprit  et  de  cœur  pour  sentir 
l'énormité  de  l'aberration  et  de  l'injure.  C'est  donc  après 
avoir  mis  en  scène  Jésus,  l'Emmanuel,  le  Dieu  avec  nous, 
qu'on  accuse  la  Divinité  de  rester  volontairement  absente. 
Et  qui  lui  reproche  de  se  taire  ?  Le  Révélateur  même  qu'Elle 
nous  envoie,  le  Verbe  fait  homme  pour  nous  instruire  en  lan- 
gage d'homme,  le  Fils  par  qui  Dieu  nous  a  «  finalement  et 
définitivement  parlé,  après  l'avoir  déjà  fait  en  cent  façons  et 
par  tant  de  bouches  prophétiques  »,  disait  saint  Paul-.  Si 
riche  en  impiétés,  notre  pauvre  littérature  contemporaine 
se  surpasse  vraiment  et  touche  au  sublime  du  genre,  quand 
elle  insinue  l'impiété  par  cette  Bouche  là.  Il  se  peut,  au  reste, 
qu'elle  en  fournisse  d'autres  exemples  ;  mais  force  nous  est 
bien  de  le  reconnaître  :  ce  qui  n'appartient  qu'à  l'auteur  des 
Destinées^  ce  qui  le  met  hors  de  pair  entre  les  virtuoses  du 
blasphème,  c'est  la  conclusion.  Refuser  à  Dieu  l'honneur 
d'une  parole,  puisqu'il  nous  le  refuse  à  nous-mêmes;  nous 
taire  par  représailles,  comme  il  se  tait  par  dureté;  lui  signifier 
de  la  sorte  que  nous  n'avons  pas  plus  besoin  de  lui  qu'il  n'a 
pitié  de  nous  ;  en  deux  mots,  le  bouder  comme  il  nous  boude, 
le  dédaigner  comme  il  nous  dédaigne  :  voilà  qui  laisse  bien 
loin  en  arrière  les  insolences  d'un  V.  Hugo,  voire  les  impré- 
cations forcenées  d'un  Proudhon.  Vigny  conserve,  et  quel- 
ques-uns l'en  admirent,  le  triste  honneur  d'avoir  rencontré 
la  plus  réussie,  la  plus  achevée  parmi  les  formes  ou  formules 
de  l'orgueil. 

1.  Le  Mont  des  Oliviers. 

2.  Multifariam  multisque  modis  olim  Deiis  Loquens  patribus  in  Prophetis, 
novissime   diebus   istis  locutus  est  nobis  in  Filio.    (Épitre    aux  Hébreux, 

I,  1,  2.) 


622  UN  POETE  PHILOSOPHE.  —  VIGNY 

Dieu  veuille  qu'il  n'en  ait  pas  eu  la  pleine  conscience,  que 
le  penseur,  le  raffiné  si  fier  de  lui-même,  n'ait  pas  bien  su  ce 
qu'il  faisait  !  Ses  paroles  au  moins  n'ont  pas  deux  sens  ni 
deux  caractères  possibles.  Elles  disent  assez  haut  quels  ra- 
vages peut  faire  dans  une  nature  délicate ,  élevée ,  géné- 
reuse, le  ((  dard  empoisonné  »  de  l'esprit,  l'orgueil  d'esprit. 

Georges    LONGHAYE,    S.  J. 


LE  CONCORDAT  ET  LES  CONGRÉGATIONS 


Dans  les  débats  qui  occupent  en  ce  moment  la  Chambre 
des  députés,  on  a  souvent  invoqué  le  passé  pour  et  contre 
les  congrégations.  M.  Waldeck-Rousseau  ne  s'est  pas  privé 
de  cette  ressource.  Seulement,  il  a  mis,  à  s'en  servir,  de  la 
singularité.  Parcourant  ce  qu'il  a  nommé  «  les  sommets  »  de 
l'histoire,  il  a  fait  appel,  contre  les  religieux,  à  l'autorité  de 
saint  Louis  et  des  empereurs  romains,  de  Charles  X  et  de 
Charlemagne.  Il  n'a  oublié  que  Napoléon. 

En  revanche,  il  s'est  souvenu  du  premier  Consul,  et  c'a 
été  pour  dire  que  les  religieux  ne  pouvaient  pas  réclamer 
le  bénéfice  du  Concordat.  Le  passage  est  court,  bien  tourné, 
mais  d'une  dialectique  faible  malgré  la  pointe  de  malice  qui 
s'y  mêle. 

Pour  savoir  le  vrai  sens  du  Concordat,  beaucoup  de  poli- 
ticiens estiment  ou  affirment  qu'il  suffit  de  savoir  lire  les 
articles  organiques.  La  méthode  n'est  conforme  ni  au  droit, 
ni  à  l'histoire,  ni  même  à  la  grammaire  :  le  Concordat  est  un 
«  pacte  »,  comme  M.  Waldeck-Rousseau  l'a  rappelé  avec 
raison  à  la  Chambre. 

Dès  lors,  pour  qui  veut  interpréter,  en  bonne  logique,  le 
silence  du  Concordat  sur  les  religieux,  la  question  à  résoudre 
se  pose  ainsi  :  Pourquoi  et  dans  quel  sens  Pie  VII  et  Bona- 
parte sont-ils  tombés  d'accord  pour  ne  point  nommer  expres- 
sément les  religieux  dans  la  convention  solennelle  d'où  est 
sortie  la  nouvelle  Eglise  de  France  ? 

A  cette  question  délicate  et  grave  le  gouvernement  a  pensé 
que  le  Conseil  d'Etat  devait  répondre.  L'avis  a  paru  ces  jours- 
ci  ^,  mais  il  date  des  premiers  jours  de  la  discussion  de  la  loi 
sur  les  associations. 

Délibérant  sur  le  pointa  de  savoir  quels  sont  les  établis- 
sements congréganistes  d'hommes  qui  aient  le  droit  de  se 

1.  La  Vérité  française  en  a  la  première  publié  le  texte  dans  son  numéro 
du  14  février  1901.  ' 


624  LE  CONCORDAT  ET  LES  CONGREGATIONS 

dire  autorisés  »,  le  Conseil  d'Etat  devait  nécessairement  lire 
le  texte  et  méditer  l'histoire  du  Concordat.  11  l'a  fait,  sans 
doute,  et  il  considère  que  cette  «  convention  n'a  apporté  au- 
cune modification  »  en  ce  qui  concerne  les  «  établissements 
congréganistes  »  à  1'  «  état  de  choses  »  créé  par  les  lois  des 
13-19  février  1790  et  18  août  1792. 

L'autorité  du  Conseil  d'Etat  est  grande.  Néanmoins,  à  tout 
homme  de  bonne  foi,  il  paraîtra  invraisemblable  que  Pie  VII 
ait  voulu  ratifier  par  le  Concordat  la  suppression  des  ordres 
religieux  qu'on  prétend  avoir  été  consommée  par  les  lois 
révolutionnaires.  A  priori,  c'est  impossible;  voyons,  en  fait, 
ce  qui  a  eu  lieu. 

I 

C'est  le  5  novembre  1800  qu'on  vit  arriver  à  Paris  «  Mgr  Spina, 
archevêque  de  Corinthe,  ayant  mission  de  la  cour  de  Rome 
pour  régler  les  affaires  ecclésiastiques  »  de  France*. 

Dès  le  lendemain,  il  eut  «  sa  première  entrevue  avec  le 
ministre  des  relations  extérieures  2.  »  Bonaparte  le  reçut,  le 
9,  en  «  audience  particulière^.  »  Les  conférences  avec  l'abbé 
Bernier  commencèrent  immédiatement^. 

Le  pape,  en  acceptant  en  principe  des  pourparlers  avec 
Bonaparte,  ne  s'était  point  dissimulé  que  des  sacrifices  se- 
raient nécessaires  :  après  un  bouleversement  comme  celui 
qui  venait  d'avoir  lieu  en  France,  la  paix  religieuse  ne  pou- 
vait se  faire  que  sur  des  transactions.  Aussi  les  instructions 
données  à  Spina  étaient-elles  conciliantes.  Elles  prévoyaient 
pourtant  la  question  des  ordres  religieux^.  Dès  sa  seconde 
note  à  Bernier,  Spina  parla  de  leur  rétablissement  comme  lié, 
avec  celui  des  séminaires  et  des  chapitres,  au  rétablissement 
de  la  religion. 

1.  Boulay  de  la  Meurthe,  Documents  sur  la  négociation  du  Concordat. 
(Leroux,  1890),  I,  p.  112.  Muzquiz  à  Urquijo,  7  nov.  1800.  —  C'est  à  ces 
documents,  recueillis  avec  tant  de  conscience  et  de  sagacité,  que  j'emprun- 
terai tous  les  éléments  de  cette  discussion. 

2.  Ibid.,  î,  p.  113.  Lucchesini  au  roi  de  Prusse,  7  novembre  1800. 

3.  Ibid.,  1,  p.  115.  Muzquiz  à  Urquijo,  9  novembre  1800. 

4.  Ibid.f  I,  p.  116.  Bernier  à  Talleyrand,  10  novembre  1800. 

5.  Ibid.,  III,  p.  583.  Premières  instructions  pour  Spina,  15  sept.  1800;  — 
III,  p.  598,  608,  610.  Nouvelles  instructions,  13  octobre  1800. 


LE  CONCORDAT  ET  LES  CONGREGATIONS  625 

Je  conçois  l'assurance  de  voir  renaître  en  France  quelqu'un  au  moins 
de  ces  instituts  religieux  qui  peuvent  tant  contribuer  à  l'éducation  pu- 
blique et  qui  ont  fait,  de  tout  temps,  tant  de  bien  à  la  religion  et  à 
l'État  ^ 

Les  notes  de  Bernier  ne  portent  point  de  réponse  sur  ce 
point  délicat,  et,  dans  le  projet  de  Concordat  soumis  par  lui, 
les  religieux  ne  sont  pas  même  nommés.  Mais,  il  faut  bien  le 
remarquer,  Farticle  4  du  titre  9,  dans  ce  projet,  porte  l'abo- 
lition «comme  révolutionnaires  »,  de  toutes  les  «lois,  arrêtés 
et  jugements  contraires  au  libre  exercice  de  la  religion  ca- 
tholique'^ ».  Il  faut  bien  le  remarquer  encore,  Spina  ne  se 
contente  pas  de  cette  mesure  négative  qu'il  avait  d'ailleurs 
réclamée^;  il  insiste  pour  que  la  situation  de  la  religion  ca- 
tholique dans  le  pays  soit  définie,  exactement  et  avant  toutes 
choses,  dans  la  convention  entre  les  deux  pouvoirs,  et  il  pro- 
pose la  rédaction  suivante  : 

Art.  1.  —  Le  gouvernement  français  déclare  que  la  religion  catho- 
lique, apostolique  et  romaine  est  la  religion  de  la  nation  et  de  l'État, 

Art.  2.  —  L'exercice  de  ladite  religion  sera  libre  et  public  en  France. 
Elle  y  sera  conservée  dans  toute  la  pureté  de  ses  dogmes  et  l'intégrité 
de  sa  discipline  ;  et  toutes  les  lois,  arrêtés  et  jugements  contraires  à 
son  exercice  ou  à  la  liberté  de  ses  ministres  et  à  leur  rentrée  dans  le 
sein  de  la  République,  sont  considérés  comme  révolutionnaires  et  en- 
tièrement abolies*. 

Qui  ne  voit  la  portée  de  ces  textes,  au  point  de  vue  de 
l'existence  des  instituts  religieux  ? 

Mais,  dira-t-on,  leur  cause  n'est  plus  assurée  qu'indirec- 
tement et  par  voie  de  conséquence.  Pourquoi  cette  attitude 
nouvelle  ? 

11  ne  faut  pas  oublier  quelle  est  alors  la  situation.  Dans 
notre  esprit,  à  cause  de  ce  qui  a  suivi  le  18  Brumaire,  nous 
mettons  un  abîme  entre  le  Consulat  et  le  Directoire.  Et  il  n'y 
a  de  changée  que  la  tête  du  gouvernement.  La  Constitution 
de  l'An  VIII  en  créant  de  nouveaux  corps  publics  n'a  pas 
créé  des  hommes  nouveaux  :  au  Conseil  d'État,   au  Corps 

1.  Boulay  de  la  Meurthe,  Documents,  I,  p.  129.  Spina  à  Bernier,  15  no- 
vembre 1800. 

2.  Ibid.,  III,  p.  653,  660.  Projet  du  22  et  26  novembre  1800. 

3.  Ibid.,  III,  p.  659.  Note  du  26  novembre  1800. 

4.  Ibid.y  III,  p.  671.  Corrections  de  Spina,  7  décembre  1800. 

LXXXYI.  -  40 


626         LE  CONCORDAT  ET  LES  CONGREGATIONS 

législatif,  au  Tribunal,  les  hommes  de  la  Révolution  sont 
nombreux,  et  à  leurs  yeux  le  Te  Deum  de  Milan  a  diminué  le 
prestige  du  vainqueur  de  Marengo.  Ils  sont  inquiets  pour  le 
jacobinisme  dont  le  triomphe  leur  paraît  lié  à  leur  propre 
sort.  Bonaparte,  après  un  an  de  pouvoir,  les  redoute  encore. 
Spina  le  constate  bien  vite  et  il  insiste  souvent  là-dessus 
dans  ses  dépêches^.  Il  ne  lui  échappe  pas  davantage  que 
Bonaparte  et  Talleyrand,  dans  toute  l'affaire  du  Concordat, 
semblent  dirigés  par  des  «  vues  politiques  »  bien  plutôt  que 
par  <(  la  conviction  intime  de  la  sainteté  et  de  la  nécessité  » 
de  la  religion  catholique  -. 

Par  suite,  le  choix  et  le  réserve  s'imposent  dans  les  ques- 
tions à  soulever.  Quand  il  s'agit  de  savoir  si  le  clergé  consti- 
tutionnel fera  ou  ne  fera  pas  une  rétractation,  si  les  anciens 
évéques  seront  ou  ne  seront  pas  rétablis,  si  les  titulaires  des 
nouvelles  circonscriptions  recevront  oui  ou  non  l'investiture 
du  pape  ;  si  les  candidats  aux  évêchés  vacants  seront  ou  ne 
seront  pas  nommés  par  le  nouveau  gouvernement  ;  si  ce 
gouvernement  se  déclarera  ou  non  catholique  ;  il  est  bien 
évident  que  la  question  des  religieux  perd  de  son  urgence. 
Il  faut  simplement,  pour  ce  qui  les  touche,  n'engager  ni  les 
principes  ni  l'avenir...  et  attendre. 

Pour  revenir  aux  corrections  de  Spina,  elles  suscitèrent 
des  difficultés;  les  conférences,  les  notes,  les  projets,  les 
contre-projets  se  multiplièrent,  sans  que  personne  consentît 
à  sortir  des  positions  qu'il  avait  prises  tout  d'abord  ;  la 
France  faisait  valoir  la  force  des  circonstances,  Rome  parlait 
de  ses  principes  intangibles;  si  bien  qu'au  bout  de  huit  mois, 
rien  n'était  encore  conclu. 

C'est  alors  que  pour  expliquer  sa  pensée  tout  entière, 
Pie  YII  écrit  directement  au  Premier  Consul  une  lettre 
calme,  forte  et  loyale  où  se  trahissent,  avec  le  désir  sincère  de 
faire  à  la  paix  tous  les  sacrifices  possibles,  la  conscience  des 
des  devoirs  indéclinables  d'un  Pontife  et  l'inébranlable  réso- 
lution de  n'y  point  faillir.  Les  religieux  ne  sont  pas  oubliés 
dans  ce  mémoire  du  Pape  : 

1.  Boulay  de  la  Meurthe,  Documents^  I,  p.  137.  Spina  à  Consalvi,  22  no- 
Tembre  1800. 

2.  Ibid.j  I,  p.  159.  Spina  à  Consalvi,  10  décembre  1800. 


LE  CONCORDAT  ET  LES  CONGRÉGATIONS         627 

Nous  demanderons  le  rétablissement  des  couvents  de  réguliers  et 
des  monastères  de  religieuses,  et  qu'il  soit  permis  aux  ecclésiastiques 
et  aux  lieux  pieux  de  recevoir  et  de  posséder  même  des  biens  immeu- 
bles, comme  le  portent  le  droit  et  l'usage  très  anciens  de  l'Eglise  ^. 

Le  lettre  de  Pie  VII  touchait  en  outre  aux  points  les  plus 
graves  de  la  négociation  engagée  à  Paris.  Celte  intervention 
ne  décida  rien.  Pendant  deux  mois  encore,  on  continua  à 
discuter. 

On  sait  comment  Bonaparte  s'emporta  à  la  fin  contre  ce  qu'il 
appelait  les  lenteurs  et  les  exigences  calculées  de  la  cour 
romaine  et  menaça  de  tout  rompre.  Jacobins  et  Constitution- 
nels poussaient  de  toutes  leurs  forces  à  la  rupture.  Cacault 
sauva  la  situation  en  suggérant  à  Consalvi  d'aller  en  France. 
Bonaparte  fut  flatté  de  discuter  avec  un  cardinal  et  Pie  VII 
consentit  à  cette  mission  insolite. 

Consalvi  vint  à  Paris.  Après  une  lutte  tragique  de  vingt- 
cinq  jours  dont  on  peut  lire  le  récit  dans  ses  Mémoires^  il 
réussit  enfin  à  conclure  le  Concordat,  qui  fut  signé  le  15  juil- 
let 1801. 

Dans  le  texte  définitif  de  ce  «  pacte  synallagmatique  »  il 
n'est  pas  expressément  question  des  religieux.  Et  là-dessus 
on  triomphe. 

M'expliquera-t-on,  a  dit  à  la  Chambre  M.  Waldeck-Rousseau,  com- 
ment rhomme  éminent  qui  a  mis  sa  signature  au  pied  de  ce  docu- 
ment s'est  borné  à  demander  le  rétablissement  du  clergé  séculier  ^. 

Si  ironique  et  assurée  que  puisse  être  cette  sommation, 
elle  ne  nous  déconcerte  pas.  Nous  avons  de  quoi  y  répondre. 

Tout  d'abord,  il  est  clair,  d'après  tous  les  détails  qu'on 
vient  de  lire,  que  le  Saint-Siège  «  ne  s'est  pas  borné  »  au  cours 
des  négociations,  «  à  demander  le  rétablissement  du  clergé 
séculier  ».  Nous  affirmons  en  outre  et  nous  démontrerons 
que  la  libre  existence  des  corporations  religieuses  en  France, 
est  garantie  par  le  texte  du  premier  article  du  Concordat,  par 
les  déclarations  diplomatiques  du  gouvernement  et  enfin  par 
ses  actes  administratifs. 


• 


1.  Boulay  de  la  Meurthe,    Documents,    II,  p.  295.   Pie  VII  à   Bonaparte, 
12  mai  1801. 


2.  Journal  officiel,  22  janvier  1901,  p.  116. 


628         LE  CONCORDAT  ET  LES  CONGREGATIONS 


II 

Le  premier  article  du  Concordat  est  bien  connu  ; 

La  religion  catholique,  apostolique  et  romaine  sera  librement  exercée 
en  France.  Son  culte  sera  public,  en  se  conformant  aux  règlements  de 
police  que  le  gouvernement  jugera  nécessaires  pour  la  tranquillité 
publique. 

Certes,  nous  voilà  bien  loin  du  premier  projet  proposé  par 
Dernier,  le  26  novembre,  et  dont  j'ai  parlé  plus  haut  :  aucune 
abolition  expresse  des  «  lois  révolutionnaires  »  ;  aucune  men- 
tion expresse  de  «  l'intégrité  des  dogmes  et  de  la  discipline  )>. 
On  conviendra  aussi  que  nous  voilà  bien  loin  du  projet  qu'il 
prit  un  jour  fantaisie  au  Premier  Consul  de  dicter  lui-même. 
Il  débutait  ainsi  : 

Le  gouvernement  de  la  République  française,  reconnaissant  que  la 
religion  catholique,  apostolique  et  romaine  est  la  religion  de  la  grande 
majorité  des  citoyens  français,  il  sera  fait...  une  nouvelle  circonscrip- 
tion des  diocèses  ^ ... 

On  devine  l'embarras  des  diplomates  quand  cette  dictée 
vint  dans  leurs  mains.  Confidentiellement  Dernier  déclarait 
le  projet  inacceptable.  Je  le  crois  bien.  Par  une  phrase  brève, 
incidente,  avec  une  brusquerie  de  soldat  victorieux  et  impa- 
tient, Donaparte  constatait  un. fait,  expliquant  pourquoi  il  y 
avait  lieu  de  régler  les  affaires  religieuses,  et  il  passait  im- 
médiatement aux  stipulations.  Ainsi  faisait-il  dans  ses  traités 
avec  les  nations  vaincues.  Mais  la  patience  de  Pie  VII  et  l'ha- 
bileté de  Consalvi  finirent  par  le  contraindre  à  tenir  compte 
des  principes. 

Il  dut  en  venir  à  déclarer  que  les  consuls  feraient  particu- 
lièrement «profession»  de  catholicisme;  que,  de  cette  profes- 
sion, le  catholicisme  avait  déjà  retiré  et  attendait  encore 
a  le  plus  grand  bien  et  plus  grand  éclat  »  ;  que  la  convention 
entre  le  Saint-Siège  et  le  gouvernement  avaient  pour  but 
«  le  bien  de  la  religion  »  autant  que  «  le  maintien  de  la  tran- 
quillité intérieure  ». 

Consalvi  aurait  voulu  davantage.  Dans  son  contre-projet, 

1.  Boulay  de  la  Meurthe,  Documents,  I,  p.  351.  Projet  du  2  février  1801. 


LE  CONCORDAT  ET  LES  CONGREGATIONS         629 

dont  le  texte  si  intéressant  a  été  reconstitué,  très  exactement, 
par  M.  Boulay  de  la  Meurthe,  l'article  premier  était  rédigé 
comme  il  suit  : 

La  religion  catholique,  apostolique  et  romaine  sera  librement  exercée 
en  France.  Le  gouvernement  lèvera  tous  les  obstacles  qui  peuvent  s'y 
opposer.  Son  culte  sera  public,  en  se  conformant,  vu  les  circonstances, 
aux  règlements  de  police  qui  seront  nécessaires  '. 

On  retrouve,  dans  cette  rédaction,  le  souci  constant  du 
Saint-Siège  :  obtenir,  pour  mieux  sauver  les  principes,  le 
désaveu  des  lois  révolutionnaires.  Ce  désaveu,  même  dans  la 
forme  adoucie  et  générale  proposée  parConsalvi,  ne  put  être 
obtenu.  Bonaparte  s'y  refusa  absolument;  et  voici  comment 
il  déduisait  les  motifs  de  son  refus  : 

Il  craignait  de  trop  heurter  ceux  qui  étaient  opposés  au  retour  de  la 
religion  ;  ils  trouveraient  dans  ce  désaveu  un  prétexte  à'  des  réclama- 
tions bruyantes,  ils  alarmeraient  l'opinion,  comme  s'il  s'agissait  de 
revenir  sur  toute  l'œuvre  de  la  Révolution.  D^autre  part,  en  assurant 
à  la  religion  son  «  libre  exercice  »,  implicitement  on  promettait  «  de 
lever  tous  les  obstacles  qui  pourraient  s'y  opposer  ».  Et  enfin,  les  lois 
et  décrets  contraires  à  la  religion  en  fait  n'existaient  plus  ^. 

On  raisonnait  de  même  au  sujet  des  «  règlements  de 
police  ))  :  inutile  de  dire  dans  le  Concordat  qu'ils  étaient 
((  imposés  par  les  circonstances  »  ;  c'était  bien  évident,  et  le 
gouvernement  déclarait  volontiers  que  c'était  là  une  néces- 
sité «temporaire»;  il  n'avait  «  aucune  intention  de  mettre 
l'Église  sous  le  joug  »  ;  la  seule  «  tranquillité  publique  »  était 
en  vue;  ce  mot  marquait  si  nettement  les  limites  de  l'action 
gouvernementale  qu'il  ne  pouvait  y  avoir  péril  à  l'accepter  ^; 
d'autant  que  ces  «  règlements  de  police  »  ne  regarderaient 
que  la  «  publicité  »  du  culte. 

Plutôt  que  de  s'exposer  à  une  rupture,  Consalvi  se  rendit 
à  ces  raisons;  il  eût  mieux  aimé  des  clauses  explicites; mais, 
en  définitive,  «  la  substance  »  était  sauve,  comme  il  disait. 

La  liberté  de  la  religion  demeure  indéfinie,  absolue  ;  elle  est  stipu- 

1.  Boulay  de  la  Meurthe,  Documents,  III,  p.  184.  Contre-projet  de  Con- 
salvi (vers  le  11  juillet  1801  ). 

2.  Ihid.,  III,  p.  246.  Éclaircissements  de  Consalvi  sur  la  convention  si- 
gnée, 16  juillet  1801. 

3.  Ibid.,  III,  p.  245. /^e/n. 


630  LE  CONCORDAT  ET  LES  CONGREGATIONS 

lée,  tandis  que  jusqu'ici  elle  était  simplement  tolérée,  la  Constitution 
de  l'an  VIII  ne  parlant  pas  des  cultes.  Et  avec  la  liberté  demeurent 
exempts  de  la  surveillance  de  l'Etat...  tous  actes  qui  n'ont  point  rap- 
port à  la  publicité  extérieure  K 

C'est  dans  ces  termes  où  perce  un  sentiment  de  joie  que 
le  lendemain  même  de  la  signature  du  Concordat,  le  cardinal 
rendait  compte  au  Saint  Père  de  ses  luttes  diplomatiques  et 
du  grand  acte  qui  venait  de  s'accomplir. 

Et  voilà  l'explication  du  silence  gardé  par  le  Concordat 
sur  les  instituts  religieux. 

On  n'y  parle  pas  davantage  de  <(  la  pureté  des  dogmes  »  ni 
de  «  l'intégrité  de  la  discipline  »  ni  de  l'abolition  des  (c  lois 
révolutionnaires»,  toutes  expressions  qui  avaient  figuré  dans 
le  projet  primitif.  Qui  pourra  prétendre  que,  par  là  même,  il 
est  loisible  à  l'Etat  de  ressusciter  ces  lois,  ou  d'entreprendre 
contre  le  dogme  et  la  discipline  de  l'Eglise  ?  En  droit,  dans 
un  traité  quelconque ,  le  silence  sur  un  point  ne  saurait 
équivaloir  à  l'abandon  de  ce  point.  En  fait,  dans  le  traité  du 
Concordat,  s'il  est  arrivé  qu'on  se  soit  mis  d'accord  pour  ne 
point  mentionner  certaines  clauses,  les  motifs,  de  part  et 
d'autre,  en  sont  évidents  :  Bonaparte  redoutait,  en  accusant 
trop  la  part  faite  à  l'Eglise,  de  voir  son  œuvre  échouer  devant 
les  résistances  certaines  des  corps  publics,  qui,  aux  termes 
de  la  Constitution,  devaient  ratifier  le  traité  conclu  ;  et 
Pie  VII,  tout  en  demandant,  pour  plus  de  sûreté,  que  les 
droits  de  l'Église  fussent  reconnus  dans  de  claires  formules, 
savait  fort  bien  que  par  le  «  libre  exercice  »  de  la  religion, 
implicitement  tous  ces  droits  étaient  saufs. 

Ceux-là  donc  qui  veulent  à  tout  prix  dénier  aux  religieux 
une  place  dans  le  Concordat,  en  sont  réduits  à  leur  dénier  une 
place  dans  la  religion  dont  le  Concordat  garantit  «  le  libre 
exercice  ».  Qui  ne  sent  qu'il  y  a  là  quelque  chose  de  ridicule 
et  d'exorbitant  tout  ensemble  ?  Si  quelqu'un  a  autorité  pour 
définir  exactement  le  place  des  ordres  religieux  dans  l'Eglise, 
c'est  le  Pape,  j'imagine,  et  lui  seul.  Léon  XIII  vient  de  le  faire 
dans  sa  belle  lettre  au  cardinal  Richard.  Pie  VII  l'avait  fait 

1.  Boulay  de  la  Meurtlie,  Documents,  III,  p.  240.  Éclaircissements  de 
Consalvi  sur  la  convention  signée,  16  juillet  1801. 


LE  CONCORDAT  ET  LES  CONGRÉGATIONS         631 

aussi  dans  les  instruclions  données  à  Spina.  A  cent  ans  de 
distance,  c'est  le  môme  langage  exact  et  mesuré  : 

La  constitution  des  ordres  religieux  n'est  certainement  pas  un  dogme 
catholique,  mais  leur  origine  dérive  sûrement  des  conseils  de  Jésus- 
Christ...  Il  n'est  donc  que  trop  juste  que  le  Pape  demande  avec  le 
retour  de  la  religion  en  France,  le  retour  des  religieux  ^ 

Voilà  la  religion  qu'a  prétendu  restaurer  dans  notre  pays, 
de  concert  avec  Bonaparte,  le  cardinal  «  éminent  qui  a  mis 
sa  signature  au  pied  du  Concordat  »  :  la  religion  de  Jésus- 
Christ;  celle  qui  prêche  et  pratique  l'Évangile  tout  entier; 
celle  qui  organise  pour  la  pratique  des  «  préceptes  »  la  com- 
munauté des  chrétiens  dans  le  monde  et  pour  la  pratique 
«  des  conseils  »  la  communauté  des  religieux  dans  le  cloître. 
Si,  par  hasard,  Bonaparte  se  faisait  de  la  religion  de  Jésus- 
Christ  une  conception  différente;  si  jugeant,  à  part  lui,  que 
les  vœux  de  religion,  par  exemple,  sont  contraires  à  la  dignité 
inaliénable  de  l'homme,  il  entendait  restreindre  sur  ce  point 
le  «  libre  exercice  »  du  catholicisme  pour  lequel  ces  vœux 
sont,  au  contraire,  l'expression  de  la  plus  haute  perfection 
morale;  si  Bonaparte  voulait  stipuler  ainsi,  il  est  vraiment 
dommage  qu'il  ne  s'en  soit  pas  expliqué  dans  le  traité  «  au 
pied  duquel  il  a  mis  sa  signature  ».  Car,  à  moins  d'une  telle 
explication  et  d'une  clause  dérogatoire,  le  mot  «  religion  ca- 
tholique )),  sous  la  plume  des  contractants,  a  nécessairement 
le  sens  et  l'extension  que  lui  donnent  le  catéchisme  et 
l'histoire. 

En  vérité,  «  ce  sont  là,  comme  dirait  M.  Waldeck-Rous- 
seau,  des  considérations  tellement  élémentaires  qu'on  rou- 
girait d'y  insister  ». 

III 

Aussi  bien,  il  est  inutile  de  faire  des  hypothèses.  Les  dé- 
clarations du  gouvernement  qui  traitait  avec  Pie  VII  ont 
toute  la  netteté  désirable  sur  la  question  de  savoir  ce  qu'il 
entendait  par  «  religion  catholique  ». 

Deux  jours  après  son  arrivée  à  Paris,  Spina  recevait  la  pre- 

1.  Boulay  de  la  Meurthe,  Documents ,  III,  p.  583.  Premières  instructions 
pour  Spina,  15  septembre  1800. 


632         LE  CONCORDAT  ET  LES  CONGRÉGATIONS 

mière  note  de  Fabbé  Bernier  chargé,  par  le  Premier  Consul, 
des  négociations  pour  la  paix  religieuse.  Voici  les  premières 
lignes  de  cette  note  : 

Les  Français  sollicitent  en  ce  moment  le  retour  de  la  religion  de 
leurs  pères,  non  seulement  avec  l'intégrité  de  ses  dogmes,  mais  encore 
avec  la  pureté  de  sa  discipline  et  la  légitimité  de  son  sacerdoce  ^. 

Impossible  de  mieux  dire.  Aussi  Spina  répondit-il,  avec 
une  effusion  peu  ordinaire  dans  les  papiers  diplomatiques  : 

Un  ministre  du  sanctuaire...  ne  peut  pas,  sans  verser  des  larmes  de 
consolation,  entendre  répéter  par  vous  que  les  vœux  des  Français  sol- 
licitent le  retour  de  la  religion  de  leurs  pères  !...  que  le  gouvernement 
actuel,  partageant  ce  désir,  veut  bien  protéger  la  religion  catholique, 
comme  une  institution  sainte,  digne  de  tous  les  hommages  ^. 

Des  négociations  entamées  sur  ce  ton  devaient,  semble- 
t-il,  se  conclure  sans  difficulté  en  quelques  heures.  Il  n'en  fut 
rien,  nous  l'avons  vu.  Et  les  points  les  plus  essentiels,  ceux 
que  le  Pape  ne  pouvait  accepter  sans  cesser  d'être  le  Pape, 
donnèrent  lieu  à  des  discussions  pénibles  et  longues.  Au  mi- 
lieu de  ces  embarras,  pour  amener  Rome  aux  concessions  les 
plus  larges,  quelle  était  l'attitude  du  gouvernement  ?  Rien 
n'en  donne  mieux  l'idée  que  les  instances  de  l'abbé  Bernier 
auprès  du  Saint-Père,  pour  le  presser  de  signer  le  projet  de 
Concordat  du  14  janvier  : 

Les  sacrifices  que  le  gouvernement  exige  sont  indispensables  pour 
le  maintien  de  la  paix  intérieure.  Ceux  au  contraire  que  l'Eglise  pour- 
rait réclamer,  dans  le  moment  actuel,  se  trouvent  en  opposition  avec  les 
idées  et  les  sentiments  que  la  Révolution  a  fait  naître  dans  une  foule 
d'endroits.  On  ne  peut  les  faire  que  successivement  et  par  degrés..., 
la  religion...  étendra  peu  à  peu  son  empire,  et  à  mesure  que  son  in- 
fluence le  consolidera,  il  deviendra  non  seulement  possible,  mais  néces- 
saire de  faire  pour  elle  ce  que  les  circonstances  actuelles  et  l'exaspéra- 
tion de  certains  esprits  ne  permettent  pas  d'exécuter  pour  le  moment. 
Bornons-nous  donc  à  jeter  l'ancre,  à  fixer  le  vaisseau  de  l'Eglise  après 
tant  d'orages  et  bientôt  des  vents  propices  le  conduiront  au  port... 

On  fera  tout  en  France  avec  le  temps...  C'est  plus  que  jamais  le 
cas  de  dire  avec  saint  Augustin  :  Veritas  filia  temporis^  non  auctori- 
tatis  ^, 

1.  Boulay  de  la  Meurthe,  Documents,  I,  p.  113.  Bernier  à  Spina,  8  no- 
vembre 1800. 

2.  Jhid.,  I,  p.  117.  Spina  à  Bernier,  11  novembre  1800. 

3.  Ibid.y  I,  p.  305.  Mémoire  sur  le  projet  II,  26  janvier  1801. 


LE  CONCORDAT  ET  LES  CONGREGATIONS  Ô33 

Avant  Dernier,  le  Pape  connaissait  cette  maxime;  il  n'en 
est  pas  de  plus  familière  à  la  cour  pontificale.  Nulle  part, 
comme  à  Rome,  on  ne  sait  attendre,  parce  que  nulle  part  on 
n'est  aussi  sûr  d'avoir  le  temps. 

Pourtant,  Pie  VII  n'attendit  pas  quatre  mois  pour  reparler 
des  religieux.  Dans  le  projet  de  bulle,  envoyé  de  Rome  à  la 
date  du  12  mai  1801,  il  engageait  les  évèques  à  donner  tous 
leurs  <c  soins  »  à  l'érection  «  des  chapitres,  des  séminaires  et 
des  couvents  ^  ». 

Ce  ne  fut  qu'après  la  signature  du  Concordat  que  les  plé- 
nipotentiaires désignés  de  part  et  d'autre  pour  la  signature 
se  réunirent  encore  pour  conférer  de  cette  bulle  pontificale. 
On  y  apporta  quelques  modifications.  Il  fut  en  particulier 
convenu  qu'on  supprimerait  le  passage  relatif  aux  monas- 
tères ;  mais  on  déclara  expressément  que  le  Pape  pourrait 
«  faire,  de  cet  objet,  la  matière  d'un  bref,  s'il  le  jugeait 
convenable-  ».  Et  le  Pape  ne  manqua  point  de  munir  son 
légat  Caprara  des  pouvoirs  nécessaires  pour  l'organisation 
de  la  vie  religieuse  en  France  ^. 

On  doit  s'en  rendre  compte,  il  n'y  a,  dans  les  déclarations 
du  gouvernement  de  1801,  rien  qui  puisse  gêner  les  religieux. 
Il  s'est  refusé  à  parler  d'eux  dans  le  Concordat;  soit.  Mais  il 
a  déclaré  qu'en  accordant  à  notre  religion  son  libre  exercice 
il  abolissait  par  là  même  toutes  les  lois  qui  y  étaient  con- 
traires. Bien  mieux,  il  a  reconnu  formellement  que  la  ques- 
tion des  religieux  était  une  pure  question  d'Eglise  et  de 
discipline  intérieure. 

Ainsi  se  trouve  justifiée  cette  grave  déclaration  par  la- 
quelle Consalvi  achève  les  pages  qu'il  a  consacrées  dans  ses 
Mémoires  à  la  négociation  du  Concordat  : 

Le  gouvernement  déclarait  toujours  que  tout  ce  qu'on  ne  lisait  pas 
dans  le  Concordat  subsistait  —  rimaneva  in  piedi-^d'siT^rès  les  lois  de 
l'Église*. 


1.  Boulay  de  la  Meurthe,  Documents,  III,  p.  275.  Contre-projet  de  bulle, 
12  mai  1801. 

2.  Ihid,,  III,  p.  289.  Conférence  entre  les  plénipotentiaires,  22  juillet  1801. 

3.  Bref  inédit  du  29  août  1801,  dont  je  dois  la   communication  à  l'obli- 
geance de  M.  Boulay  de  la  Meurthe. 

4.  Consalvi,  Mémoires.  Pion,  1864,  I,  p.  415. 


634         LE  CONCORDAT  ET  LES  CONGREGATIONS 

Ce  qu'il  faut  donc  expliquer,  ce  n'est  point  le  silence  du 
Concordat  sur  les  congrégations,  mais  la  conduite  de  ceux 
qui,  en  matière  ecclésiastique,  déclarent  anticoncordataire 
tout  ce  qui  n'est  pas  expressément  mentionné  dans  le  Con- 
cordat. Napoléon,  le  premier,  s'est  abaissé  à  ce  sophisme. 
Quelque  explication  qu'on  en  donne,  ce  ne  peut  être  qu'aux 
dépens  de  sa  probité  et  de  son  génie.  Le  jour  où  il  écrivit, 
dans  l'article  11  de  ses  «  organiques  de  la  Convention  du 
26  messidor  »,  qu'à  part  les  séminaires  et  les  chapitres, 
«  tous  autres  établissements  ecclésiastiques  »  étaient  «  sup- 
primés »,  il  commit  une  petitesse  et  une  mauvaise  action. 

Portails  aggrava  le  cas  dans  le  discours,  d'ailleurs  si  re- 
marquable, si  habile  et  si  religieux,  qu'il  fit  au  Corps  légis- 
latif «  sur  l'organisation  des  cultes  »  : 

Voudrait-on  nous  alarmer  par  la  crainte  des  entreprises  de  Rome  ? 

Mais  le  pape,  comme  souverain,  ne  peut  plus  être  redoutable  à  au- 
cune puissance... 

Comme  chef  de  la  société  religieuse,  le  pape  n'a  qu'une  autorité 
limitée  par  des  maximes  connues,  qui  ont  été  plus  particulièrement 
gardées  parmi  nous,  mais  qui  appartiennent  au  droit  particulier  des 
nations. 

Le  pape  avait  autrefois,  dans  les  ordres  religieux,  une  milice  qui 
lui  prêtait  obéissance,  qui  avait  écrasé  les  vrais  pasteurs,  et  qui  était 
toujours  disposée  à  propager  les  doctrines  ultramontaines.  Nos  lois 
ont  licencié  cette  milice,  et  elles  l'ont  pu;  car  on  n'a  jamais  contesté  à 
la  puissance  publique  le  droit  d'écarter  ou  de  dissoudre  des  institu- 
tions arbitraires,  qui  ne  tiennent  point  à  l'essence  de  la  religion,  et 
qui  sont  jugées  suspectes  ou  incommodes  à  TEtat. 

Conformément  à  la  discipline  fondamentale,  nous  n'aurons  plus  qu'un 
clergé  séculier,  c'est-à-dire  des  évêques  et  des  prêtres,  toujours  inté- 
ressés à  défendre  nos  maximes  comme  leur  propre  liberté,  puisque 
leur  liberté,  c'est-à-dire  les  droits  de  l'épiscopat  et  du  sacerdoce  ne 
peuvent  être  garantis  que  par  les  maximes  *. 

On  comprendra  que  ce  langage  dut  déplaire  à  Rome.  Pie  VII 
protesta,  non  seulement,  comme  on  l'a  dit  parfois,  contre  la 
publication  d'articles  joints  au  Concordat,  sans  qu'il  en  eût 
connaissance,  mais  surtout  contre  ce  que  ces  prétendus  règle- 
ments du  culte  avaient  d'inacceptable.  Quelle  inconséquence 

1.  Boulay  de  la  Meurthe,  Documents,  V,  p.  375.  Discours  du  15  germinal 
an  X  (5  avril  1802).  —  Portalis  avait  déjà  parlé  dans  le  même  sens  dans  son 
Rapport  sur  les  articles  organiques  (4  avril  1802).  Cf.  Ibid.,  V,  p.  307. 


LE  CONCORDAT  ET  LES  CONGRÉGATIONS  635 

dans  le  gouvernement,  observait-il,  si,  restaurant  la  religion 
catholique,  il  refusait  «  d'accomplir  ce  que  réclame  la  consti- 
tution même  de  cette  religion  »  et  «  d'accorder  toutes  les 
dispositions  »  prises  en  matière  religieuse  «  avec  la  très  sa- 
lutaire discipline  établie  par  les  lois  de  l'Église  ^  ». 

A  cette  protestation  du  premier  moment,  et  dont  le  pre- 
mier consul  s'efforça,  tout  en  la  publiant  dans  le  Moniteur, 
d'atténuer  la  portée,  d'autres  succédèrent.  Lorsque  Pie  VII 
vint  en  France  pour  le  sacre  de  Napoléon,  le  bruit  courut, 
dès  son  arrivée,  que  «  beaucoup  de  couvents  »  allaient  être 
«  rétablis  pour  les  deux  sexes  ~  ».  Le  bruit  était  prématuré. 
Au  moins.  Pie  VII  demanda-t-il,  sur  ce  point,  comme  sur 
d'autres,  que  les  articles  organiques  fussent  modifiés. 

Portalis  reçut  du  maître  commission  de  répondre  aux 
«  observations  de  Sa  Sainteté  ».  Rien  n'est  curieux  comme 
de  comparer  son  rapport  à  l'empereur  et  sa  réponse  au  pape. 
Dans  le  rapport,  le  cons'^iller  d'Etat  le  prend  de  haut  avec 
les  ordres  religieux  ;  ils  n'existent  dans  l'Etat  que  par  l'État... 
ils  ne  sont  pas  nécessaires  à  la  religion...  leur  temps  est 
passé...  la  Révolution  fait  bien  de  les  détruire...  pourquoi 
les  rétablir,  puisqu'ils  ne  remplissaient  pas  le  but  de  leur 
institution...  etc.,  etc.  ^. 

C'est  le  thème  sur  lequel  les  orateurs  du  libéralisme  doc- 
trinaire et  de  la  libre  pensée  militante  ont  exercé  depuis  près 
de  cent  ans  la  virtuosité  de  leur  parole.  Portalis  est  leur  an- 
cêtre à  tous  et  lui-même  tenait  des  jansénistes,  des  gallicans, 
des  légistes,  la  doctrine  qu'il  inculquait  à  Napoléon.  Mais 
au  pape  il  savait  tenir  un  autre  langage  : 

Quant  au  rétablissement  de  congrégations  de  prêtres,  Sa  Majesté  se 
réserve  d'examiner  avec  maturité  cette  importante  question.  Dans  les 
premières  années  d'une  nouvelle  organisation  ecclésiastique,  il  est  né- 
cessaire que  le  clergé  puisse  prendre  une  certaine  consistance  avant 
que  d'élever  à  côté  de  lui  des  congrégations  qui  pourraient  bientôt  de- 
venir plus  fortes  et  plus  puissantes  que  le  clergé  lui-même. 

Néanmoins,  Sa  Majesté  s'est  empressée  de  rétablir  toutes  les  cor- 

1,  Boulay  de  la  Meurthe,  Documents,  V,  p.  589.  Allocution  consistoriale 
du  24  mai  1802. 

2,  A.N.  AF  IV,  1491.  Bulletin  de  police  du  8  frimaire  an  XIII. 

3,  Vortalis,  Discours,  rapports  et  travaux,  Joubert,  1845,  p.  225.  Rapport 
du  5°  jour  complémentaire  an  XI. 


636         LE  CONCORDAT  ET  LES  CONGRÉGATIONS 

porations  connues  sous  le  nom  de  Sœurs  de  la  Charité  ou  de  Sœurs 
hospitalières,  consacrées  par  leur  institution  au  service  des  malades 
et  à  l'éducation  des  pauvres  filles  ^ 

Je  ne  sais  si  ce  sera  «  un  grand  réconfort  pour  un  homme 
politique,  humble  comme  »  M.  le  président  du  Conseil,  que 
«  d'être  en  compagnie  d'hommes  d'État  de  l'envergure  »  des 
ministres  de  Napoléon.  Mais  il  est  bien  évident  qu'ici  encore 
Portails  est  un  précurseur  :  et  sa  déférence  envers  le  Pape, 
et  le  souci  de  défendre  le  clergé  séculier,  et  l'éloge  des  con- 
grégations hospitalières,  on  lui  a  tout  emprunté. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  rapprochements,  une  remarque 
subsiste  :  Napoléon  n'a  point  osé  dire  à  Pie  YII  qu'en  récla- 
mant le  libre,  développement  des  ordres  religieux,  il  sortait 
du  Concordat. 

Comment  aurait-il  osé  le  dire  ?  Il  savait  bien  que  c'était 
faux,  et  qu'à  cette  prétention,  le  Saint-Siège  aurait  op- 
posé, comme  Léon  XIII  vient  de  le  faire,  un  formel  démenti. 
N'était-ce  pas  assez  du  démenti  que  le  gouvernement  se  don- 
nait à  lui-même  par  ses  actes  ?  Car  c'est  un  fait  que  le  pre- 
mier consul  et  ses  ministres  ont  provoqué  certains  instituts 
religieux  à  se  reformer,  avant  même  la  signature  du  Concor- 
dat. Ainsi  démontraient-ils,  contre  leurs  propres  affirmations, 
que  l'existence  de  ces  ordres  n'était  pas  chose  moins  urgente 
pour  le  bien  du  pays  que  le  clergé  paroissial.  Ainsi  démon- 
traient-ils que  l'Église  et  les  congrégations  sont  unies 
«  comme  la  chair  et  le  sang  ». 

Je  vais  brièvement  dire  quelque  chose  de  ce  que  l'on  a 
appelé  «  la  rentrée  des  congrégations  »  au  début  du  siècle. 
C'est  une  histoire  qui  est  toute  à  leur  honneur,  et  un  plai- 
doyer, en  actes,  pour  la  liberté. 


IV 

Les  Filles  de  la  Charité  sont  revenues  les  premières,  et 
Chaptal  a  raconté  d'une  manière  touchante  et  simple,  dans 
ses  Souvenirs^  comment  l'idée  lui  vint  de  les  rappeler  au  ser- 

1.  Portalis.  Discours,  p.  303.  Réponse  aux  observations  présentées  au 
nom  de  Sa  Sainteté,  30  ventôse  an  XII. 


LE  CONCORDAT  ET  LES  CONGRÉGATIONS  637 

vice  des  malades.  Il  le  fit  de  lui-même  ce  sans  consulter  ni 
Bonaparte  ni  le  Conseil  d'Etat  »,  par  l'arrêté  suivant  : 

Le  ministre  de  l'Intérieur,  considérant  que  les  lois  du  14  octobre  1790 
et  du  18  août  1792  en  supprimant  les  corporations  avaient  conservé 
aux  membres  des  établissements  de  charité  la  faculté  de  continuer  les 
actes  de  leur  bienfaisance  et  que  ce  n'est  qu'au  mépris  de  ces  lois  que 
ces  institutions  ont  été  totalement  désorganisées  ; 

Considérant  que  les  secours  nécessaires  aux  malades  ne  peuvent 
être  assidûment  administrés  que  par  des  personnes  vouées  par  état  au 
service  des  hospices  et  dirigées  par  l'enthousiasme  de  la  charité  ; 

Considérant  que  parmi  les  hospices  de  la  République  ceux-là  sont 
administrés  avec  plus  de  soin,  d'intelligence  et  d'économie  qui  ont 
rappelé  dans  leur  sein  les  anciennes  élèves  de  cette  institution  sublime 
dont  le  seul  but  était  de  former  à  la  pratique  de  tous  les  actes  d'une 
charité  sans  borne  ; 

Considérant  qu'il  n'existe  plus  de  cette  précieuse  association  que 
quelques  individus  qui  vieillissent  et  nous  font  craindre  l'anéantisse- 
ment prochain  d'une  institution  dont  s'honore  l'humanité  ; 

Considérant  enfin  que  les  soins  et  les  vertus  nécessaires  au  service 
des  pauvres  doivent  être  inspirés  par  l'exemple  et  marqués  par  les  le- 
çons d'une  pratique  journalière,  arrête  : 

Art.  1.  —  La  citoyenne  Dulau,  ci-devant  supérieure  des  Filles  de  la 
Charité,  est  autorisée  à  former  des  élèves  pour  le  service  des  hos- 
pices. 

Art.  2.  —  La  maison  hospitalière  des  orphelines  de  la  rue  du  Vieux- 
Colombier  est  mise,  à  cet  effet,  à  sa  disposition  *. 

Art.  3.  —  Elle  s'adjoindra  les  personnes  qu'elle  croira  utiles  au 
succès  de  son  institution,  et  elle  fera  choix  des  élèves  qu'elle  jugera 
propres  à  en  remplir  le  but. 

Art.  4.  —  Le  gouvernement  paiera  une  pension  de  300  francs 
pour  chacune  des  élèves  dont  les  parents  seront  reconnus  dans  un  état 
d'indigence  absolue. 

Art.  5.  —  Tous  les  élèves  seront  assujettis  à  la  la  discipline  inté- 
rieure de  la  maison. 

Art.  6.  —  Les  fonds  nécessaires  pour  subvenir  aux  besoins  de  l'in- 
stitution seront  pris  sur  les  dépenses  générales  des  hospices.  Ils  ne 
pourront  pas  excéder  la  somme  annuelle  de  douze  mille  francs. 

Paris,  le  1"  nivôse,  an  IX.  Ghaptal  \ 

1.  Cette  maison  était  celle  des  Sœurs  de  la  Mère  de  Dieu  fondées  en  1648, 
par  Mlle  Leschassier,  sous  la  direction  du  saint  M.  Olier,  pour  recueillir 
les  orphelines  de  la  paroisse  Saint-Sulpice.  La  congrégation  ne  fut  dis- 
persée qu'en  décembre  1797.  Les  Filles  de  la  Charité  que  Chaptal  installa 
dans  la  pieuse  maison  pour  y  faire  œuvre  charituble  et  sainte,  y  demeu- 
rèrent jusqu'en  1813.  En  1823  —  et  la  destination  n'a  pas  changé  —  les 
bâtiments  furent  affectés  au  casernement  d'une  compagnie  de  pompiers. 

2.  Moniteur^  9  nivôse  au  IX. 


638         LE  CONCORDAT  ET  LES  CONGRÉGATIONS 

On  me  pardonnera  d'avoir  cité  tout  au  long  cette  pièce 
administrative  parce  qu'elle  est  caractéristique  :  le  souci  de 
la  légalité,  la  crainte  de  rattacher  le  présent  à  l'ancien  ré- 
gime, y  sont  transparentes,  comme  aussi  la  préoccupation  du 
bien  public  et  l'intelligence  des  forces  vives  de  notre  reli- 
gion. 

Ghaptal  pensait  beaucoup  de  bien  des  Filles  de  la  Charité 
depuis  qu'il  les  avait  vues  à  l'œuvre  dans  l'un  des  hôpitaux 
de  Montpellier,  avant  la  Révolution.  Mais  «  rétablir  une 
corporation  contrastait  avec  toutes  les  idées  du  temps  ».  Dès. 
lors,  et  si  impérieuse  que  parût  au  ministre  «  la  nécessité  de 
couronner  son  œuvre  des  hospices  en  y  faisant  rentrer  w  ses 
c(  religieuses  1  »,  jamais  il  n'eût  pris  l'initiative  de  cette  me- 
sure réactionnaire,  s'il  avait  pensé  que  «  les  idées  du  temps» 
étaient  celles  du  maître  de  la  France. 

C'est  le  6  novembre  1800  que  le  chimiste  célèbre  fut  nommé 
ministre  de  l'Intérieur.  Spina  était  à  Paris  depuis  vingt-quatre 
heures.  Deux  mois  après,  on  pouvait  deviner  que  le  Concor- 
dat ne  resterait  pas  un  vain  rêve,  que,  «  malgré  les  athées  »  et 
les  Jacobins,  la  paix  religieuse  serait  donnée  au  pays.  Sans 
ce  consulter  Bonaparte  »  le  ministre  pouvait  faire  appel  au 
dévouement  de  la  «  citoyenne  Dulau  »  et  l'installer,  avec  ses 
quarante  novices,  dans  la  rue  du  Vieux-Colombier;  il  savait 
bien  que  Bonaparte  ne  s'en  fâcherait  pas.  Tant  il  est  vrai 
qu'avant  même  la  signature  du  Concordat  le  sort  des  congré- 
gations religieuses  est  lié  au  rétablissement  de  la  religion  ! 

L'arrêté  de  Chaptal,  signé  le  22  décembre  1800,  fut  inséré 
au  Moniteur  du  31.  Le  siècle  de  l'Encyclopédie  et  de  la  Ter- 
reur finissait  par  cet  appel  de  la  France  repentante  au  dévoue- 
ment de  ceux  qu'elle  avait  frappés  de  proscription  pour  leur 
religion  même. 

On  devine  quelle  fut  la  stupéfaction  des  hommes  de  la 
Révolution  —  et  ils  étaient  nombreux  dans  les  corps  publics 
—  quand  ils  lurent  dans  le  recueil  où  avait  paru  tant  de  con- 
damnations sanglantes  l'éloge  magnifique  que  faisait  un  mi- 
nistre des  Filles  de  Saint  Vincent  de  Paul  (c  cette  institution 
sublime  »  dont  le  principe  était  «  l'enthousiasme  de  la  cha- 

1.  Chaptal,  Mes  souvenirs,  p.  71.  Pion,  1893. 


LE  CONCORDAT  ET  LES  CONGREGATIONS  639 

rite.  »  Tous  les  journaux  s'emparent  de  la  grande  nouvelle. 
Les  Annales  philosophiques  le  commentent  avec  chaleur; 
elles  ridiculisent  l'inscription  mise  jadis  à  l'entrée  du  mu- 
séum du  Louvre  :  Saint  Vincent  de  Paul  philosophe  français 
du  dix-septième  siècle,  et  elles  demandent  qu'on  grave  sur 
les  monuments  publics  cette  leçon  de  l'histoire  :  Scientia 
inflat^  charitas  œdificat^. 

Spina  est  plus  calme  dans  ses  dépêches  à  Consalvi.  Mais  il 
note  avec  complaisance  ces  signes  du  présent  qui  permettent 
de  bien  augurer  de  l'avenir. 

A  la  décision  prise  par  Ghaptal  en  faveur  des  Filles  de  la 
Charité,  d'autres  pareilles  viennent  se  joindre.  Le  18  plu- 
viôse, an  IX  (7  février  1801)  une  lettre  du  ministre  de  l'Inté- 
rieur autorise  «  les  Dames  hospitalières  de  Saint- Thomas  de 
Villeneuve  ».  Puis,  c'est  Bonaparte  qui  commence  à  signer 
des  arrêtés  :  le  2  ventôse  (21  février  1801)  il  établit  deux 
couvents  de  Cisterciens,  ru  Simplon  et  au  mont  Cenis.  «  On 
peut  donc  espérer,  conclut  Spina,  que  le  culte  une  fois  ré- 
tabli, beaucoup  d'autres  couvents  d'hommes  et  de  femmes 
pourront  se  rouvrir-.  » 

Un  peu  plus  tard,  Nancy  et  Nevers  voient  se  réorganiser 
((,  les  Filles  de  Saint-Charles  et  les  Dames  de  la  Charité  », 
comme  les  appelle  Chaplal.  Un  arrêté  ministériel  du  18  ger- 
minal, an  IX  (8  avril  1801)  autorise  à  cet  effet  les  préfets  de 
la  Meurthe  et  de  la  Nièvre  ^.  Bonaparte,  qui  semble  se  réser- 
ver le  soin  de  penser  aux  congrégations  d'hommes,  songe  à 
donner  la  Grande  Chartreuse  aux  Trappistes  qu'il  rappelle 
de  Londres  où  ils  s'étaient  réfugiés  pendant  la  Révolution. 

Spina  informe  Consalvi  qu'il  a  déjà  fait  et  qu'il  fera  en- 
core des  démarches  pour  que  le  patrimoine  des  Fils  de  Saint- 
Bruno  leur  soit  rendu  ;  c'est  à  eux  qu'il  revient  plutôt  qu'aux 
Trappistes.  Puis,  comme  s'il  était  frappé  de  voir  tous  ces 
corps  réguliers  reprendre  leur  place  sur  ce  sol  de  France, 

1.  Annales  philosophiques^  III,  p.  51,  59.  —  Dans  le  même  numéro,  les 
Annales  exaltent  l'arrêté  de  Chaptal  et  rendent  compte  de  la  fête  que  les 
théophilantrophes  avaient  cru  devoir  célébrer  en  l'honneur  de  saint  Vincent 
de  Paul. 

2.  Bouiay  de  la  Meurthe,  Documents,  II,  p.  74.  Spina  à  Consalvi,  4  mars 
1801. 

3.  Ihid.,  IV,  p.  533. 


640         LE  CONCORDAT  ET  LES  CONGRÉGATIONS 

avant  même  que  soit  fixé  le  sort  du  clergé  séculier,  il  ajoute 
plaisamment,  en  faisant  allusion  aux  préjugés  de  l'ambassa- 
deur d'Espagne  à  Paris  : 

Que  le  chevalier  Azara  prenne  garde  !  le  Premier  Consul  pourrait 
bien  juger  utile  pour  lui  de  rappeler  les  Jésuites  et  la  cour  de  Madrid 
n'aurait  qu'à  baisser  la  tête  ^ . 

La  cour  de  Madrid  n'eut  pas  à  baisser  la  tête^:  les  Jésuites 
ne  rentrèrent  en  France  qu'en  1814.  Mais  les  Pères  de  la 
Foi,  «  cette  heureuse  contrefaçon  »  de  l'Institut  de  Saint- 
Ignace,  comme  les  appelle  un  biographe  de  Mgr  d'Aviau, 
étaient  à  Paris  dès  le  mois  de  juin  1800,  et  ils  ne  tardèrent 
pas  à  ouvrir  des  collèges  et  à  prêcher  des  missions.  J'en  ai 
parlé  récemment  et  j'y  reviendrai  encore.  Ce  qu'il  faut  noter 
ici,  parce  que  le  fait  a  une  grande  importance  et  n'est  point 
connu  généralement,  c'est  que  même  à  l'époque  où  «  une 
main  de  fer  »  essayait  d'imposer  à  l'Eglise,  en  matière  reli- 
gieuse, la  suprématie  du  pouvoir  civil,  il  y  a  eu  des  congré- 
gations non  autorisées.  Malgré  les  articles  organiques,  malgré 
le  décret  de  messidor,  elles  ont  subsisté.  Et  il  ne  faut  point 
croire  que  les  Pères  de  la  Foi  et  la  Société  du  Cœur  de  Jésus 
soient  les  seuls  à  représenter, sous  le  premier  Empire,  cette 
catégorie  de  religieux  dont  l'Etat  ignore  l'existence  corpora- 
tive et  qui  vivent  réunis,  parce  que  c'est  une  conséquence  de 
la  liberté  de  l'Église  en  France  2. 

M.  Trouillot  a  dit  à  la  Chambre  : 

De  l'ancien  régime  à  nos  jours,  nous  rencontrons  une  parfaite  unité 
de  doctrine  vis-à-vis  des  congrégations  religieuses.  Elle  ne  peuvent 
se  former  sans  une  autorisation  du  pouvoir  législatif  sauf  une  excep- 
tion en  faveur  de  certaines  congrégations  de  femmes  pour  lesquelles 
l'autorisation  peut  être  donnée  par  décret  3. 

C'est  inexact  de  toutes  façons.  De  1800  à  1814,  pas  une  fois 

1.  Boulay  de  la  Meurthe,  Documents^  \l,  p.  359.  Spina  à  Consalvi,  17  avril 
1801. 

2.  On  sait  ce  qu'il  y  a  à  dire  sur  les  lois  de  1790  et  de  1792  et  sur  le 
décret  de  messidor  :  la  loi  de  1790  reconnaît  aux  religieux  le  droit  de  vivre 
ensemble  ;  elle  ne  supprime  que  les  effets  civils  des  vœux  solennels  ;  la  loi 
de  1792  n'a  jamais  eu  la  sanction  royale  requise  par  la  constitution  de  1791  ; 
le  décret  du  3  messidor  an  IX  n'est  pas  un  décret-loi  ;  le  senatus  consulte 
qui  a  institué  le  décret-loi  est  postérieur. 

3.  Journal  officiel,  18  janvier  1901,  p.  71. 


LE  CONCORDAT  ET  LES  CONGREGATIONS  641 

«  le  pouvoir  législatif  »  n'est  intervenu  pour  autoriser  des 
congrégations.  Toutes  ont  été  reconnues  par  décret.  Et,  en 
outre,  pendant  tout  le  siècle,  sous  tous  les  régimes,  le  pre- 
mier Empire  compris,  il  y  a  eu  des  congrégations  tolérées, 
quoique  non  reconnues. 

A  celles  dont  je  parlais  tout  à  l'heure,  il  faudrait  joindre  à 
peu  près  tous  les  ordres  contemplatifs  de  femmes,  sans  parler 
de  religieuses  enseignantes. 

Le  12  avril  1801,  dit  M.  Boulay  de  la  Meurthe,  Fouché  avait  pres- 
crit au  préfet  de  police  de  «  rechercher  toutes  les  maisons  où  sont 
réunies  d^anciennes  religieuses  pour  y  vivre  en  communauté.  »  Des 
informations  recueillies  par  les  commissaires  de  police,  il  résulta  qu'il 
y  avait  alors  à  Paris  404  religieuses,  vivant  par  petits  groupes  dans  62 
maisons  différentes...  Environ  42  religieuses  réparties  en  8  maisons 
s'occupaient  d'œuvres  charitables  et  54  divisées  en  10  maisons  se  li- 
vraient à  renseignement  ' . 

Parmi  ces  congrégations  deux  seulement  étaient  autorisées. 

Spina  parle,  dans  une  lettre  à  Gonsalvi,  d'une  «  commu- 
nauté de  Carmélites,  au  nombre  de  19,  vivant  à  Paris  dans 
l'observance  la  plus  austère  »  et  il  demande  pour  ces  reli- 
gieuses «  la  bénédiction  apostolique  comme  une  récom- 
pense due  à  leur  constance  et  à  leur  piété  ^.  » 

S'il  eût  parcouru  la  France,  Spina  eut  partout  rencontré  de 
pareilles  preuves  de  la  vitalité  de  la  foi  catholique.  Et  s'ils 
eussent  fait,  comme  Fouché  à  Paris,  une  enquête  dans  leurs 
départements,  les  préfets  auraient  dressé  un  état  des  congré- 
gations qui  leur  eût  démontré  l'inanité  des  lois  de  1792  et 
de  1790. 

Je  ne  citerai  qu'un  seul  fait,  dont  j'emprunte  les  détails 
aux  bulletins  du  ministre  de  la  police. 

Lorsque  Napoléon  porte  le  décret  de  messidor,  beaucoup 
de  préfets  ou  de  procureurs  impériaux  écrivent  pour  exposer 
leur  embarras  et  demander  des  instructions. 

Le  procureur  général  de  Blois  signale  trois  communautés  de  reli- 
gieuses établies  dans  cette  ville  comme  elles  l'étaient  avant  la  Révo- 
lution :  Carmélites,  Ursulines,  Sainte-Marie. 

Elles  suivent  exactement  leurs  anciens  règlements,  ont  les  mêmes 
vêtements. 

1.  Boulay  de  la  Meurthe,  Documents,  IV,  p.  534. 

2.  Ibid.,  III,  p.  655.  Spina  à  Coasalvi,  24  novembre  1800. 

LXXXVI.  —  41 


642         LE  CONCORDAT  ET  LES  CONGRÉGATIONS 

Elles  reçoivent  des  novices  et  leur  font  prendre  le  voile. 

Le  fanatisme  soutient  ces  réunions. 

Les  autorités  locales  paraissent  hésiter  pour  les  dissoudre  et  mettre 
à  exécution  le  décret  du  3  messidor.  Elles  en  sont  chargées  expressé- 
ment et  itérativement  ^ . 

Le  préfet  du  département  à  qui  on  avait  demandé  des  in- 
formations répond,  à  la  date  du  13  messidor,  et  voici  ce  qu'il 
apprend  au  ministre  de  la  police  : 

[Ces  religieuses]  se  sont  formées  à  la  promulgation  du  Concordat. 
L'évêque  d'Orléans  a  déclaré  que  le  gouvernement  les  tolérait;  qu'il  y 
en  avait  de  pareilles  à  Orléans  et  dans  d'autres  villes  ;  qu'en  consé- 
quence il  donnait  le  voile  aux  novices  lorsqu'il  en  était  requis  et  fai- 
sait administrer  ces  communautés  par  ses  prêtres. 

Le  préfet  ajoute  qu'il  a  dénoncé  ces  abus  au  procureur  général. 

Le  conseiller  d'Etat  du  premier  arrondissement  en  a  écrit  à  l'évêque 
et  communique  le  tout  au  ministre  des  Cultes,  avec  ses  observations 
sur  la  nécessité  de  faire  cesser  cet  abus  des  lois  *. 

Un  mois  après,  autre  lettre  du  procureur  impérial  de  Blois. 

[Il]  adresse  de  nouveaux  renseignements  sur  les  trois  communautés 
de  religieuses  qui  se  sont  établies  dans  cette  ville. 

La  demoiselle  Bourdon,  fille  du  directeur  des  postes  de  Mer,  a  pris 
le  voile  blanc  aux  Sainte-Marie.  La  cérémonie  s'est  faite  avec  solennité. 

La  demoiselle  Bergeron  Basseau,  fille  d'un  propriétaire  de  Mer,  est 
novice  dans  la  même  communauté. 

Dans  ce  couvent  et  dans  ceux  des  Carmélites  et  des  Ursulines,  les 
prêtres  qui  exercent  le  ministère  sont  approuvés  par  l'évêque  *. 

Les  conclusions  comminatoires,  les  invitations  à  la  répres- 
sion sont  supprimées.  Le  zèle  de  Fouché  s'est  refroidi,  di- 
rait-on. Et  peut-être,  en  effet,  finit-il  par  conclure  que  les 
couvents  de  Blois  ne  mettaient  pas  en  péril  le  trône  de  Napo- 
léon. La  conjecture  importe  peu  d'ailleurs.  Ce  qui  est  mani- 
feste, c'est  que  le  Concordat  est  une  raison  suffisante  à  ces 
religieuses  pour  reprendre  leur  vie  régulière,  et  que  l'évêque 
auquel  les  préfets  en  réfèrent  leur  donne  raison.  Et  quel  est 
donc  cet  évoque  assez  hardi  pour  ne  point  tenir  compte  des 
articles  organiques  ?  C'est  Bernier,  l'un  des  négociateurs  du 


1.  A.  N.  AFiv,  1490.  Bulletin  du  4  messidor  an  XIL 

2.  Ibid.  Bulletin  du  19  thermidor  an  XIL 

3.  Ibid.,  Bulletin  du  19  fructidor  an  XII, 


LE  CONCORDAT  ET  LES  CONGREGATIONS         643 

Concordat,  celui-là  môme  dont  Portalis  annonçait  plus  tard 
la  mort  à  l'empereur  en  ajoutant  ces  lignes  curieuses  : 

On  parlera  diversement  de  ce  prélat;  il  avait  j)eu  d'amis  et  beaucoup 
d'ennemis.  Je  dois  lui  rendre  cette  justice  qu'il  administrait  bien  son 
diocèse  ^ 

Cet  exemple  n'est  point  isolé;  il  y  en  a  bien  d'autres,  qui 
allongeraient  la  démonstration  sans  la  rendre  plus  solide. 

Ses  actes  le  prouvent,  Bonaparte  n'a  donc  point  laissé 
subsister  les  lois  de  proscription  contre  les  religieux.  Quand 
il  lui  a  plu  de  proscrire  à  son  tour,  ce  n'est  jamais  la  légis- 
lation révolutionnaire  qu'il  a  invoquée.  Stat  pro  ratione  vo- 
luntas.  Aucun  considérant  ;  un  simple  «  vu  »  des  rapports 
ministériels,  et  l'autocrate  «  décrète  )>.  Oui,  sans  doute,  l'ar- 
ticle 3  du  fameux  décret  de  messidor  vise  les  dispositions  de 
la  loi  de  1790  et  déclare  qu'elles  «  continueront  de  s'exercer 
selon  leur  forme  et  teneur  ».  Mais,  justement,  n'est-ce  pas  là 
donner  Angueur  à  une  loi  plutôt  que  s'y  appuyer  soi-même  ? 
Et,  d'ailleurs,  quelle  valeur  a  conservé  cette  déclaration  ? 
Napoléon  l'a  révoquée  en  principe,  quand,  aux  remontrances 
de  son  cosignataire  du  Concordat,  il  a  répondu,  dans  un  do- 
cument officiel,  que  le  décret  de  messidor  n'était  pas  son  der- 
nier mot  sur  la  question  des  religieux.  Au  surplus,  la  main 
qui  a  signé  le  décret  de  messidor  a  signé  247  reconnais- 
sances légales  pour  des  religieuses  ^  ;  si  forte  et  si  violente 
parfois  qu'elle  fût,  cette  main  n'a  jamais  crocheté  les  portes, 
derrière  lesquelles  vivaient  cent  communautés  de  femmes  et 
d'hommes,  qui  ne  pensaient  pas,  pour  pratiquer  PEvangile, 
sur  la  terre  de  France,  devoir  demander  permission. 


V 

En  résumé,  la  politique  gouvernementale  du  Consulat  et  de 
TEmpire,  les  déclarations  officielles  faites  dans  la  négocia- 

1.  A.  N.  AFiv,  1045.  Lettre  du  2  octobre  1806. 

2.  Bien  entendu,  ce  chiffre  totalise  les  congrégations  ou  communautés 
autorisées  par  Napoléon  ;  le  chiffre  des  maisons  serait  bien  plus  élevé. 
Voir  État  des  congrégations ,  communautés  et  associations  religieuses  auto- 
risées ou  non  autorisées,  dressé  en  exécution  de  l'article  12  de  la  loi  du 
29  décembre  1876.  (Imp.  Nat.  1878.) 


644         LE  CONCORDAT  ET  LES  CONGREGATIONS 

tion  du  Concordat,  le  sens  naturel  et  diplomatique  du  pre- 
mier article  de  la  convention  de  messidor,  voilà  la  triple 
base  sur  laquelle  sont  établies  nos  revendications,  au  point 
de  vue  concordataire. 

Même  après  le  discours  de  M.  le  président  du  Conseil  et 
l'avis  du  Conseil  d'Etat,  cette  base  nous  paraît  solide. 

En  tant  que  citoyens,  nous  réclamons  le  droit  naturel  de 
nous  associer  et  on  ne  démontrera  jamais,  autrement  que  par 
des  sophismes,  que  le  but  de  notre  association,  parce  qu'elle 
se  fonde  sur  des  vœux,  est  contraire  à  l'ordre  public. 

En  tant  que  catholiques,  nous  ajoutons  que  notre  droit 
d'association  est  garanti  implicitement  par  le  Concordat  :  y 
porter  atteinte,  c'est  manquer  au  pacte  solennel,  qui,  en  dépit 
de  toutes  les  théories,  est  l'unique  loi  actuellement  exis- 
tante, pour  régler  en  France  les  questions  religieuses. 

Quand  on  admet  ou  que  l'on  conserve  une  religion,  il  faut  la  régir 
d'après  ses  principes. 

L'ambition  que  l'on  témoigne  et  le  pouvoir  que  l'on  voudrait  s'ar- 
roger de  perfectionner  arbitrairement  les  idées  et  les  institutions  reli- 
gieuses sont  des  prétentions  contraires  à  la  nature  même  des  choses  ^ . 

Par  cette  réflexion  de  bon  sens,  Portails  voulait  justifier  le 
gouvernement  d'avoir  traité  avec  le  Pape  ce  «  souverain 
étranger  »  dont  la  Constitution  civile  avait  secoué  le  joug;  il 
voulait  expliquer  comment  le  Premier  Consul  avait  eu  la 
pensée  de  restaurer  l'ancienne  religion,  sans  «  l'épurer  »  des 
((  dogmes  »  et  des  «  rites  »  dont  elle  était  «  surchargée  ». 

Mais  le  principe  émis  par  le  porte-parole  de  Bonaparte  avait 
une  portée  plus  longue.  Et  malgré  lui,  il  condamnait,  par 
avance,  tous  ceux  qui  après  Napoléon  et  comme  lui,  devaient 
essayer  de  restreindre  la  liberté  de  l'Eglise  en  France.  Car 
tous  ceux-là  que  font-ils  autre  chose  que  témoigner  «  l'am- 
bition ))  et  s'arroger  le  «  pouvoir  »  de  «  perfectionner  arbi- 
trairement »  les  ce  institutions  religieuses  »  dont  le  respect 
sacré  a  été  juré  par  le  gouvernement  lui-même,  il  y  a  cent 
ans? 

Paul    DUDON,    S.  J. 

1.  Boulay  de  la  Meurthe,  Documents,  V,  p.  377.  Discours  au  Corps  légis- 
latif, 5  avril  1802. 


GHARLEMAGNE  AU  PALAIS-BOURBON 


M.  le  Président  du  Conseil  «  ne  discute  pas,  il  affirme  ;  il 
va  devant  lui  tout  d'une  pièce,  sans  regarder  ni  à  droite,  ni 
à  gauche  ;  des  objections  qu'on  lui  a  faites  ou  qu'on  peut  lui 
faire,  il  n'a  cure...  11  sait,  d'ailleurs,  à  qui  il  parle,  c'est-à- 
dire  à  des  hommes  qui  ne  lui  demandent  ni  la  vérité  ni  la 
lumière,  mais  seulement  de  prêter  sa  voix  à  leurs  passions 
et  de  leur  fournir  un  prétexte  honnête,  une  opinion  pro- 
bable, dont  ils  puissent  couvrir  leurs  injustes  desseins.  » 

Ce  jugement,  qui  est  de  M.  Barboux^,  nous  avait  paru  très 
dur,  et  nous  étions  tenté  de  taxer  de  sévérité  l'éminent 
bâtonnier  auquel  nous  l'empruntons,  lorsque  l'idée  nous  est 
venue  de  vérifier  par  nous-même  à  quelles  sources  M.  le  Pré- 
sident du  Conseil  avait  puisé  les  autorités  sur  lesquelles  il 
a  prétendu  étayer  son  projet  de  loi. 

Les  lecteurs  des  Études  ont  déjà  appris  du  P.  Chérot  ce 
qu'il  faut  penser  des  arguments  tirés  des  Etablissements  de 
Saint-Louis.  Nous  nous  sommes  laissé  dire  que  nombre  de 
gens,  et  non  des  moins  documentés,  avaient  été  stupéfaits 
d'entendre  attribuer  au  saint  roi,  qui  fut  entre  tous  l'ami  des 
moines,  à  celui  dont  on  a  pu  dire  qu'il  était  un  moine  cou- 
ronné, et  qu'il  (c  environna  de  gens  de  religion  la  ville  de 
Paris  »,  des  appréhensions  et  des  agissements  dont  légistes 
et  philosophes  auraient  le  droit  de  se  montrer  jaloux.  Mais 
il  n'est  pas  besoin  d'être  grandement  érudit  pour  trouver 
étranges  de  pareilles  allégations  ;  le  bon  sens  populaire  en  a 
fait  justice  dès  qu'il  les  a  connues.  Il  n'est  pas  bon,  néan- 
moins, de  laisser  sans  réponse  des  attaques  si  précises  dont 
l'effronterie  pourrait  en  imposer  à  ceux  qui  ne  sont  pas  sur 
leurs  gardes.  C'est  à  cette  pensée  que  nous  avons  nous-même 
obéi  en  recherchant  de  quelle  valeur  pouvait  bien  être  l'argu- 
ment emprunté  aux  «  institutions  et  lois  »  de  Charlemagne. 

1.  Le  Droit  d'association^  par  H.  Barboux,  dans  la  Semaine  politique  et 
littéraire t  2  février  1901. 


646  CHARLEMAGNE  AU  PALAIS-BOURBON 

Les  œuvres  complètes  du  grand  empereur,  telles  du 
moins  qu'elles  nous  ont  été  transmises,  peuvent  se  diviser 
en  cinq  parties  :  les  capitulaires,  les  chartes  de  privi- 
lèges, un  Recueil  de  lettres,  quatre  livres  sur  la  question, 
alors  brûlante,  du  culte  à  rendre  aux  saintes  images  et  neuf 
poèmes. 

Le  codex  carolinus  n'est  qu'un  Recueil  de  monuments  his- 
toriques d'origine  et  de  nature  diverses,  tels  que  lettres  des 
papes  aux  princes  de  la  deuxième  race,  chartes  de  privilèges 
octroyés  aux'Souverains  Pontifes  par  les  successeurs  de  Char- 
lemagne,  etc.,  etc.  Ce  n*est  donc  pas  dans  ce  codex,  mais 
seulement  dans  les  capitulaires  et  les  privilèges  que  M.  Wal- 
deck-Rousseau  a  pu  rencontrer  les  armes  légales  forgées, 
dit-il,  pour  la  première  fois  au  neuvième  siècle  contre  les 
ordres  religieux  par  un  des  plus  grands  défenseurs  de 
l'Église  romaine. 

Les  capitulaires  sont,  en  effet,  le  recueil  dés  lois  et 
ordonnances  de  cette  époque  ;  quant  aux  privilèges,  ce  sont 
des  actes  publics  ayant  force  de  loi.  Les  lettres,  poèmes  et 
autres  documents  d'ordre  privé  peuvent  sans  doute  refléter 
la  pensée  ou  les  préoccupations  du  souverain  ;  mais  on  ne 
saurait  leur  attribuer  de  valeur  légale  ;  or,  c'est  bien  à  un 
monument  public  que  M.  le  Président  du  Conseil  a  fait  allu- 
sion, lorsqu'il  s'est  exprimé  en  ces  termes  : 

(c  A  quel  sentiment  obéit-elle  (la  monarchie)  en  édictant, 
la  première,  des  dispositions  qui  placent  les  Congrégations, 
leur  développement  et  leur  vie  sous  la  main  de  l'État?  » 

Il  s'agit  donc  ici  d'un  édit,  d'une  ordonnance  ou  d'un  docu- 
ment de  cette  nature.  Par  suite,  c'est  bien  dans  le  recueil  des 
édits,  décrets  et  ordonnances  de  Charlemagne  que  nous 
étions  en  droit  d'aller  chercher  la  phrase  apportée  à  la  tri- 
bune du  Palais-Bourbon. 

Nous  ne  dirons  pas  qu'il  faut  faire  un  véritable  tour  de 
force  pour  transformer  cette  phrase,  si  redoutable  qu'elle 
paraisse  au  premier  abord,  en  une  (c disposition»  de  nature  à 
démontrer  que  Charlemagne  partageait,  sur  les  ordres  reli- 
gieux, les  idées  de  M.  le  Président  du  Conseil.  On  ne  se  con- 
tenterait pas  de  cette  affirmation.  Considérons  donc  plutôt 
le  passage   cité,  la  nature  du  document  d'où  il   émane,  la 


CHARLEMAGNE  AU  PALAIS-BOURBON  647 

condition  des  personnes  auxquelles  il  s'adresse,  la  sanction 
qu'il  emporte  avec  lui  contre  les  congrégations. 

Et  tout  d'abord  le  texte  est-il  authentique  ?  Nous  le 
reconnaissons  sans  aucune  difficulté.  Les  paroles  pro- 
noncées par  M.  Waldeck-Rousseau  à  la  tribune  sont  la  tra- 
duction à  peu  près  exacte  d'un  passage  du  premier  capitu- 
laire  de  l'an  811  : 


£st-ce  avoir  renoncé  au  monde 
que  d'augmenter  tous  les  jours  ses 
biens  par  des  moyens,  licites  et  illi- 
cites, en  promettant  le  paradis  ou  en 
menaçant  de  l'enfer  ? 


Inquirendum  etiam,  si  ille  seculum 
dimissum  liabeat,  qui  cotidie  posses- 
siones  sues  augere  quolibet  modo, 
qualibet  arte  non  cessât,  suadendo 
de  cœlestis  regni  beatitudine,  commi- 
nando  de  aeterno  supplicio  inferni  *. 


Mais  où  nous  commençons  à  n'être  plus  d'accord  avec 
M.  le  Président  du  Conseil,  c'est  quand  il  affirme  que  le 
capitulaire,  d'où  sont  extraits  ces  mots,  est  «  la  première 
des  dispositions  qui  placent  les  Congrégations,  leur  déve- 
loppement et  leur  vie  sous  la  main  de  l'État  ».  Pour  qu'il  en 
fût  ainsi,  il  serait  nécessaire  : 

1°  De  nous  trouver  en  face  d'un  édit,  décret,  ordonnance 
ou  loi,  promulgués  dans  les  formes  usuelles  ; 

2°  Que  ladite  disposition  mît  véritablement  en  cause  les 
ordres  religieux  en  tant  qu'ordres  religieux,  au  même  titre 
que  toutes  les  autres  catégories  de  citoyens  mentionnées 
dans  le  même  capitulaire,  conjointement  avec  eux. 

Or,  ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  conditions  ne  se  trouve  réa- 
lisée dans  le  document  en  question. 

On  sait,  en  effet,  et  cela  ressort  d'une  multitude  de  textes 
(nous  en  citerons  quelques-uns),  que  l'empereur  ne  se  con- 
sidérait pas  seulement  comme  le  chef  politique,  mais  aussi 
comme  le  père  spirituel  de  ses  sujets  :  laïques,  clercs  ou 
moines.  A  ce  titre,  il  leur  donnait  souvent  des  avis,  il  leur 
faisait  des  exhortations  qui  n'avaient  aucun  caractère  légis- 
latif. Ainsi,  au  mois  de  mars  802,  dans  la  grande  Assemblée 
d'Aix-la-Chapelle,  il  prononce  le  sermon  fameux  qui  débute 
ainsi  :  «  Ecoutez,  frères  bien  aimés  !  Nous  avons  été  envoyés 
ici  pour  votre  salut,  afin  de  vous  exhorter  à  suivre  exacte- 

1.  Boretius,  Capitularia  Re^um  Francorum.  Hannoyerae,  1883,  t.  I,  p.  163. 


648 


CHARLEMAGNE  AU  PALAIS-BOURBON 


ment  la  loi  de  Dieu  et  à  vous  convertir  dans  la  justice  et  la 
miséricorde  à  l'obéissance  aux  lois  de  ce  monde.  Je  vous 
exhorte,  d'abord,  à  croire  en  un  seul  Dieu  tout-puissant, 
Père,  Fils  et  Saint-Esprit  ;  Dieu  unique  et  véritable,  Trinité 
parfaite,  vraie  unité;  Dieu  créateur  des  choses  visibles  et 
invisibles,  dans  lequel  est  notre  salut  et  qui  est  l'auteur  de 
tous  les  biens...  » 

Puis  vient  une  magnifique  paraphrase  du  Credo,  qui  se  ter- 
mine par  ces  paroles  :  «  Espérez  en  la  miséricorde  de  Dieu, 
qui  nous  remet  nos  péchés  de  chaque  jour  par  la  confession 
et  la  pénitence.  Croyez  à  la  résurrection  de  tous  les  morts,  à 
la  vie  éternelle,  au  supplice  éternel  des  impies.  Telle  est  la 
foi  qui  vous  sauvera  si  vous  la  gardez  fidèlement,  et  si  vous 
y  joignez  les  bonnes  œuvres  ;  car  la  foi  sans  les  œuvres  est 
une  foi  morte,  et  les  œuvres  sans  la  foi,  même  quand  elles 
sont  bonnes,  ne  peuvent  plaire  à  Dieu.  » 

Le  royal  prédicateur  continue  :  «  Aimez  donc  d'abord  le 
Seigneur  tout-puissant  de  tout  votre  cœur  et  de  toutes  vos 
forces...,  évitez  tout  ce  qui  lui  déplaît;  car  il  ment,  celui  qui 
prétend  aimer  Dieu,  et  ne  garde  pas  ses  commandements. 
Aimez  votre  prochain  comme  vous-même  et  faites  l'aumône 
aux  pauvres  selon  vos  ressources...  Ne  faites  de  tort  à  per- 
sonne... Pardonnez-vous  mutuellement  vos  offenses  si  vous 
voulez  que  Dieu  vous  pardonne  vos  péchés...  Évitez  l'ivresse 
et  les  festins  inutiles...  Ne  commettez  ni  vols  ni  parjures,  et 
n'ayez  aucune  entente  avec  ceux  qui  en  commettent... 
Défendez  l'Église  de  Dieu  et  aidez-la,  afin  que  les  prêtres  de 
Dieu  puissent  faire  prier  pour  vous...  » 

Gharlemagne  passe  alors  en  revue  tous  les  devoirs  des 
chrétiens  en  général,  puis  en  particulier  des  femmes  envers 
leurs  maris,  des  maris  envers  leurs  femmes,  des  pères  de 
famille  envers  leurs  enfants  et  de  ceux-ci  envers  leurs 
parents  ;  il  rappelle  aux  clercs  leurs  obligations  envers  leurs 
évêques  et  envers  Dieu.  Il  leur  retrace  les  règles  particu- 
lières de  leur  état.  Il  s'adresse  ensuite  aux  religieux  :  «  Que 
les  moines  soient  fidèles  aux  promesses  qu'ils  ont  faites  à 
Dieu  ;  qu'ils  ne  se  permettent  rien  de  contraire  à  la  volonté 
de  leur  abbé  ;  qu'ils  ne  se  procurent  aucun  gain  honteux  ; 
qu'ils  sachent  par  cœur  leur  règle  et  la  suivent  ponctuelle- 


CHARLEMAGNE  AU  PALAIS-BOURBON  649 

ment,  se  rappelant  que,  dans  bien  des  cas,  il  vaudrait  mieux 
ne  pas  prononcer  de  vœu  que  de  ne  pas  accomplir  le  vœu 
prononcé...  » 

Il  adjure  enfin  les  ducs,  comtes  et  juges  d'être  justes  et 
miséricordieux,  de  ne  pas  vendre  leurs  arrêts  pour  de  l'ar- 
gent, et  de  se  rappeler  qu'ils  seront  eux-mêmes  jugés  par 
Dieu  comme  ils  auront  jugé  les  autres.  «  Cette  vie  est  courte, 
conclut-il,  et  l'heure  de  la  mort  est  incertaine;  qu'avons-nous 
autre  chose  à  faire,  sinon  à  nous  tenir  toujours  prêts  ? 
N'oublions  pas  combien  il  est  terrible  de  tomber  entre  les 
mains  de  Dieu...  Seigneur,  accordez-nous  les  prospérités  de 
cette  vie  et  l'éternité  de  la  vie  future  avec  vos  saints.  Que 
Dieu  vous  garde,  mes  frères  bien-aimés^  I  » 

Nous  avons  tenu  à  citer  de  larges  extraits  de  cette  «  admo- 
nition »  pour  démontrer  d'une  façon  péremptoire  combien 
Gharlemagne  tenait  à  se  montrer  le  père  spirituel  de  ses 
sujets''^.  Qu'on  ne  s'étonne  donc  pas  si  nous  affirmons  qu'il 
faut  voir  dans  les  paroles  alléguées  par  M.  Waldeck-Rous- 
seau  une  simple  exhortation  dans  le  genre  de  celle  que  nous 
venons  de  lire.  Tout  concourt  à  le  prouver. 

C'est,  du  reste,  le  sentiment  des  commentateurs  et  du  der- 
nier éditeur  des  capitulaires.  Celui-ci  fait  précéder  le  docu- 
ment dont  il  s'agit  de  la  note  suivante  : 

«  Ce  capitulaire  est  semblable  au  précédent.  Il  signale  des 
points  sur  lesquels  l'empereur  a  simplement  l'intention  de 
conférer  et  de  s'entendre  avec  les  évêques  et  les  abbés.  Le 
texte  de  la  plupart  des  articles  concorde  à  ce  point  avec  celui 
du  capitulaire  antérieur  que  l'on  peut  se  demander  si  l'un  et 
l'autre  avaient  été  rédigés  par  l'empereur  pour  le  même 
plaid,  bien  que  je  ne  dissimule  pas  que  celui-ci  date  égale- 
ment de  l'an  811.  La  rédaction  en  est  plus  négligée  que  celle 
de  l'autre  document  qui  est  de  la  même  époque.  C'est  peut- 

1.  Pertz,  Monumenta  Germanise.  Trad.  Viollet,  citée  par  Ch.  d'Héricault. 
Origines  du  peuple  français,  p.  301-304. 

2.  Nous  pourrions  en  apporter  de  nombreux  exemples;  mais  ce  serait 
nous  attarder  plus  qu'il  ne  convient.  Contentons-nous  de  renvoyer  le  lec- 
teur à  une  histoire  de  Gharlemagne.  L'une  des  meilleures  est  celle  de  M.  Al- 
phonse Vétault,  Gharlemagne^  avec  Introduction  par  Léon  Gautier.  Tours, 
Marne,  1877. 


650  CHARLEMAGNE  AU  PALAIS-BOURBON 

être  parce  qu'il  ne  s'agit  pas  ici  d'un  acte  destiné  à  être  pro- 
mulgué ^  » 

Ce  n'est  donc  pas  un  édit,  suivant  l'avis  formel  de  l'éditeur, 
c'est  une  série  d'articles  sur  lesquels  l'empereur  veut  confé- 
rer avec  les  évêques  :  il  s'agit  seulement  d'abus  à  rechercher 
pour  y  porter  remède,  et,  en  tout  cela,  Gharlemagne  a  bien 
soin  d'agir  d'accord  avec  l'Eglise,  puisque  la  conférence  a 
lieu  entre  lui,  les  évêques  et  les  abbés. 

Nous  faisons  remarquer  en  passant  que  M.  le  Président  du 
Conseil  a  omis,  par  inadvertance  assurément,  le  mot  capital 
qui  donne  à  ce  document  son  caractère  propre,  le  mot  inqui- 
rendum . 

L'empereur  débute  en  ces  termes  : 

«  Je  vous  rappellerai  tout  d'abord  que  l'an  dernier  nous 
avons  offert  à  Dieu  trois  jours  de  jeûne  pour  obtenir  de  lui 
la  lumière  sur  les  points  qui  laissent  à  désirer  dans  nos  rap- 
ports avec  lui.  Nous  allons  aujourd'hui  mettre  la  main  à 
Tœuvre. 

«  Je  demanderai  tout  d'abord  aux  ecclésiastiques,  c'est-à- 
dire  aux  évêques  et  aux  abbés,  de  me  faire  connaître,  en  ce 
qui  concerne  leur  genre  de  vie,  la  façon  dont  ils  doivent  se 
conduire  :  et  cela  afin  qu'il  nous  soit  possible  de  discerner 
dans  leurs  actions  ce  qu'il  y  a  de  bien  ou  ce  qui  est  moins 
ordonné.  » 

L'empereur  passe  ensuite  en  revue,  en  procédant  par 
interrogations,  les  obligations  principales  de  leur  état  : 

«  A  qui,  leur  dit-il,  parle  l'Apôtre,  en  rappelant  ces  paroles  : 
Soyez  mes  imitateurs!  à  qui  adresse-t-il  ces  mots  :  Que per^ 
sonne  de  ceux  qui  sont  au  sen^ice  de  Dieu  ne  sHmmisce  dans 
les  affaires  séculières  ?  » 

«  Je  leur  demanderai  encore  de  me  dire  sincèrement  ce 
qu'ils  entendent  par  quitter  le  siècle^  ou  à  quel  signe  on  peut 
reconnaître  ceux  qui  l'ont  quitté  de  ceux  qui  y  vivent  encore  : 

1.  Gapitulari  quod  antecedit  simile  hoc  quidem  causas  adnotat,  de  quibus 
imperatori  cum  episcopis  et  abbatibus  tantum  colloqui  et  agere  in  animo 
erat  ;  compluria  omnino  consentiunt  cum  anterioribus,  ut  dubitari  possit, 
an  ad  idem  placîtum  ab  imperatore  habendum  utrumque  «apituiare  per- 
tineat,  etiamsi  hoc  quoque  anno  811  esse  scriptum  non  negaverim.  Capi- 
tulare  magis  negligenter  conceptum  est  quam  aliud  aetate  eadem  ortum, 
fortasse  quia  ut  promulgetur  non  scrjptum  est. 


CHARLBMAGNE  AU  PALAIS-BOURBON  «51 

est-ce  uniquement  en  cela  qu'ils  ne  portent  pas  les  armes  et 
ne  sont  pas  mariés  ?...  » 

C'est  immédiatement  après  ce  paragraphe  que  vient  le  pas- 
sage invoqué  par  M.  Waldeck-Rousseau.  Pourquoi  M.  le 
Président  du  Conseil  s'est-il  borné  à  cueillir  trois  lignes 
dans  ce  capitulaire,  où  il  aurait  pu  trouver  une  matière  plus 
abondante  encore  dans  les  alinéas  suivants  ?  Peut-être,  parce 
que  s'il  avait  voulu  tout  citer,  il  aurait  dû  apporter  aussi  les 
lignes  suivantes  qui  démontrent  à  elles  seules  que  le  docu- 
ment impérial  n'édicte  ni  loi  ni  décret,  mais  est  une  simple 
et  véhémente  exhortation  à  la  vie  parfaite  : 

«  Si  tout  chrétien  doit  considérer  ce  qu'il  promet  et  à  quoi 
il  renonce,  au  baptême,  combien  cela  est  plus  nécessaire  aux 
gens  d'église  qui  doivent  donner  aux  laïques  l'exemple  du 
renoncement  et  de  la  fidélité  à  leurs  promesses...  » 

Voici  la  conclusion  de  ce  discours  : 

a  Si  nous  devons,  dans  la  discipline  ecclésiastique,  imiter 
le  Christ,  les  apôtres  et  ceux  qui  les  ont  le  plus  fidèlement 
suivis,  il  nous  faut,  en  bien  des  circonstances,  nous  conduire 
diff'éremment  de  ce  que  nous  avons  fait  par  le  passé,  retran- 
cher beaucoup  de  nos  habitudes  et  de  notre  manière  de 
vivre,  et  poser  au  contraire  bien  des  actes  dont  nous  avons 
jusqu'ici  omis  de  nous  préoccuper,  » 

De  bonne  foi  rencontre-t-on  dans  ces  paroles  «la  première 
des  dispositions  qui  placent  les  Congrégations,  leur  déve- 
loppement et  leur  vie  dans  la  main  de  l'Etat  ?  »  Y  a-t-il  rien 
de  législatif  dans  les  lignes  que  nous  venons  de  lire  ? 

Il  y  a  plus  :  comment  M.  le  Président  du  Conseil  a-t-il 
négligé  de  rappeler  que  tout  ce  capitulaire,  et  par  suite 
toutes  les  dispositions  qui,  à  son  avis,  en  découlent,  vise  non 
tant  le  clergé  régulier  que  «  tous  les  gens  d'église  »  ?  Le  titre 
n'en  est-il  pas  le  suivant  : 

Sommaire  des  articles  au  sujet  desquels  nous  voulons 
entretenir  nos  fidèles  évêques  et  abbés^  et  les  avertir  pour 
notre  commun  profit  ? 

Pourquoi  donc,  si  cette  arme  est  aussi  terrible,  la  tourner 
contre  les  seuls  religieux  ?  Au  lieu  de  chercher,  par  tous  les 
moyens  possibles,  à  séparer  la  cause  des  Congrégations  de 


652  CHARLEMAGNE  AU  PALAIS-BOURBON 

celle  du  clergé  séculier,  bien  plus,  à  exciter  contre  celles-là 
les  convoitises  et  les  susceptibilités  de  celui-ci.  M.  Waldeck- 
Rousseau  ne  serait-il  pas  plus  conséquent  avec  lui-même  en 
proposant  la  confiscation  totale  des  biens  ecclésiastiques, 
tant  séculiers  que  réguliers  ? 

Il  est  temps  de  conclure.  Ainsi  donc  ni  la  nature  de  ce 
document  qui  est  une  pure  «  admonition  »,  je  me  trompe, 
une  simple  consultation  adressée  au  clergé  sur  des  sujets 
qu'il  conviendrait  d'examiner,  un  simple  projet  de  confé- 
rence, et  non  un  acte  législatif,  ni  la  condition  des  personnes 
qu'il  met  en  cause,  puisqu'il  concerne  aussi  bien  les  évoques 
que  les  abbés  des  monastères,  n'autorisent  M.  le  Président 
du  Conseil  à  y  voir  «  la  première  des  dispositions  qui  placent 
les  Congrégations,  leur  développement  et  leur  vie  sous  la 
main  de  l'État  )>. 

Que  si  maintenant,  pour  son  instruction  personnelle  et  en 
vue  des  arguments  qu'il  pourra  rencontrer  dans  les  œuvres 
de  Charlemagne,  le  jour  où,  après  avoir  évolué  à  droite,  il 
voudra  démontrer  que  le  sage  empereur  favorisa  de  tout  son 
pouvoir  les  ordres  religieux,  M.  Waldeck-Rousseau  désire 
connaître  quelle  fut,  en  cette  matière,  la  conduite  et  la  pensée 
intime  de  ce  prince,  il  nous  sera  facile  de  lui  fournir  des 
arguments  sur  les  trois  chefs  dans  lesquels  se  résume  le 
projet  liberticide  dont  M.  Trouillot  a  accepté  d'être  le  rap- 
porteur, mais  dont  il  est  lui-même  l'âme  et  l'auteur  principal. 
Ces  trois  chefs,  les  voici  : 

1.  Retirer  aux  religieux  l'éducation  et  l'enseignement  de 
la  jeunesse  française. 

2.  Pour  arriver  plus  aisément  à  ce  but,  dissoudre  les  com- 
munautés sur  lesquelles  le  refus  de  solliciter  l'autorisation 
ne  permettra  pas  à  l'Etat  d'avoir  la  mainmise. 

3.  Pour  ôter  aux  Congrégations  dissoutes  tout  espoir  et 
toute  possibilité  de  se  reconstituer,  confisquer  leurs  biens, 
sans  laisser  pour  cela  de  grever  les  autres  de  tels  impôts 
qu'elles  devront  fatalement  se  résigner  à  disparaître  à  bref 
délai. 

Charlemagne  nous  paraît  avoir  agi  bien  différemment. 
Nous  le  voyons,  en  effet,  seconder   de  tout  son  pouvoir  le 


CHARLEMAGNE  AU  PALAIS-BOURBON  653 

développement  des  études  dans  les  monastères;  fonder 
presque  chaque  année  de  nouvelles  maisons  religieuses  ou 
du  moins  protéger  celles  qui  existent  déjà;  veiller  avec  une 
sainte  et  paternelle  sollicitude  à  ce  que  la  règle  y  soit  scru- 
puleusement observée,  et  en  môme  temps  à  ce  que  rien  ne 
manque  au  moine  de  ce  que  son  genre  de  vie  comporte  ou 
permet;  doter  les  abbayes  de  riches  revenus;  confirmer  et 
multiplier  leurs  privilèges;  les  soustraire  à  la  rapacité  du 
fisc,  en  leur  accordant  une  immunité  sans  limites  vis-à-vis 
de  ses  revendications. 

Quelques  textes  et  quelques  faits  viendront  à  l'appui  de  ce 
que  nous  venons  d'affirmer. 

Nous  n'apprendrons  pas  à  M.  le  Président  du  Conseil  les 
efforts  de  Gharlemagne  pour  restaurer  dans  son  empire  le 
culte  un  peu  négligé  des  sciences  et  des  lettres. 

A  qui  s'adressa-t-il  de  préférence  dans  ces  conjonctures, 
sinon  aux  ordres  religieux?  Nos  anciennes  chroniques  en 
font  foi.  Quoi  de  plus  explicite  que  les  lignes  suivantes  que 
nous  reproduisons  dans  la  naïve  fraîcheur  de  notre  vieux 
langage  ? 

«  Si  avint  en  son  tans  aussi  comme  Diex  l'avait  ordené 
devant,  que  dui  moines  d'Escoce  né  arrivèrent  en  France,  si 
estoient  passé  avec  les  marcheans  de  la  grant  Bretaingne. 
Cil  moine  estoient  merveilleusement  sage  et  es  choses  tem- 
poreux  et  en  divines  Escriptures,  preudome  estoient  ;  nule 
autre  marcheàndise  ne  menoient  fors  que  il  desirroient  que 
li  mondes  entroduiz  et  enseigniez  de  leur  doctrine...  La 
nouvele  vint  à  l'empereour  qui  touzjours  avoit  amé  sapience; 
hastivement  furent  mandé;  et  il  furent,  il  leur  demanda  se 
ce  estoit  voirs  que  il  eussent  sapience;  il  respondirent  que 
il  l'avoient,  et  que  il  restoient  prest  du  donner  et  de 
Taprendre  au  non  de  Nostre  Seigneur  à  ceux  qui  le  requer- 
roient.  Après  leur  demanda  li  empereres  quel  loier  il  voloient 
de  ce  faire,  il  respondirent  que  nule  riens,  fors  tant  seule- 
ment liex  convenables  à  ce  faire...  et  la  soutenance  du  cors 
tant  seulement  sans  laquele  nus  ne  puet  vivre  en  ceste  mortel 
vie.  Quant  li  empereur  oy  ce,  il  fu  raempliz  de  merveilleuse 
joie,  car  il  desirroit  moult  ceste  chose.   Premièrement  les 


654  CHARLEMAGNE  AU  PALAIS-BOURBON 

tint  avec  lui  une  pièce  de  tems  jusques  à  tant  qu'il  fu  tans 
d'ostoier  en  estranges  terres  contre  ses  anemis.  Lors  com- 
manda que  li  ung,  qui  Glimens  avoit  non,  demouras  à  Paris. 
Enfés  fîst  querre  filz  de  nobles  homes,  de  moiens  et  de  plus 
bas  :  et  commanda  que  leur  amenistrast  quanques  mestiers 
leur  seoit  :  liex  et  escoles  leur  iist  faire  convenables  pour 
aprendre.  L'autre  envoia  en  Lombardie,  ey  li  donna  une 
abbaie  de  saint  Augustin  de  lez  la  cité  de  Pavie,  pour  ce  que 
tuit  cil  qui  voudroient  aprendre  sapience,  alassent  à  li  en  ce 
lieu^  » 

Telle  fut  l'origine  de  cette  fameuse  école  du  palais  où  de- 
vaient fleurir  tant  d'esprits  distingués,  et  de  cette  Université 
de  Pavie,  destinée,  elle  aussi,  à  une  si  grande  célébrité. 

Le  moine  Clément  et  son  compagnon  ne  furent  pas  les 
seuls  à  recevoir  de  Gharlemagne  la  mission  de  fonder  des 
écoles.  Par  ses  ordres,  le  grand  Alcuin,  après  avoir  si  long- 
temps professé  à  Paris,  organisa,  du  fond  de  l'abbaye  de 
Saint-Martin  de  Tours  où  il  s'était  retiré,  l'enseignement 
littéraire  et  scientifique  dans  l'empire  tout  entier. 

«  C'est  ce  grand  homme  qui  créa,  dit  Henri  Martin,  dans 
les  monastères  de  Saint* Wandrille,  de  Corbie,  de  Reims,  de 
Fulde,  de  Saint-Gall,  ces  écoles  de  copistes  et  de  rubricateurs 
(enlumineurs),  artistes  originaux  qui,  après  avoir  restauré  la 
calligraphie,  recréèrent  la  peinture...  et  dont  les  manuscrits, 
enrichis  d'éclatantes  miniatures,  après  avoir  conservé  le 
dépôt  des  textes  les  plus  corrects,  ont  aujourd'hui  un  autre 
mérite  aux  yeux  de  la  science  :  celui  de  fournir  des  docu- 
ments sur  les  mœurs  et  les  arts  du  moyen  âge  2.  » 

Et  il  ne  faut  pas  croire  que  l'empereur  laissât  à  ses  minis- 
tres ou  à  ses  conseillers  le  soin  de  veiller  à  la  restauration 
et  à  la  culture  des  lettres.  A  l'occasion,  il  intervenait  lui- 
même  et  recommandait  instamment  à  ceux  qui  avaient  la 
charge  des  monastères  d'y  faire  fleurir  les  études.  C'était  là 
que  la  jeunesse  franque  venait  puiser  la  science;  ne  conve- 
nait-il pas  que  ses  maîtres  fussent  instruits  et  capables? 

1.  Chronique  de  Saint-Deny  s  sur  les  gestes  de  Charlemagne,liy.lll,  chap.  m, 
dans  le  Recueil  des  historiens  des  Gaules,  t.  V,  p.  267. 

2.  Cf.  Henri  Martin,  Hist.  de  France,  t.  II,  p.  288. 


I 


CHARLEMAGNE  AU  PALAIS-BOURBON  665 

Ainsi,  non  content  de  confier  aux  religieux  l'enseignement 
de  ses  sujets,  Charlemagne  veillait  avec  une  grande  sollici- 
tude à  ce  que  la  formation  des  maîtres  ne  laissât  rien  à 
désirer.  On  en  jugera  par  cette  lettre  qu'il  écrivait,  en  787, 
à  Baugulf,  abb6  de  Fulde  :  «  Que  votre  dévotion  sache  que, 
d'accord  avec  nos  fidèles,  nous  avons  estimé  utile  que  dans 
les  évôchéset  les  monastères,  par  la  grâce  du  Christ,  confiés 
à  notre  gouvernement,  on  mît  beaucoup  de  zèle,  non  seule- 
ment à  vivre  conformément  à  la  discipline  religieuse  et  à 
l'esprit  de  notre  sainte  religion,  mais  encore  à  inculquer  la 
connaissance  des  lettres  à  tous  ceux  qui,  avec  l'aide  du  Sei- 
gneur, seront  susceptibles  de  cette  formation,  chacun  suivant 
sa  capacité... 

«  Nous  vous  exhortons  donc  non  seulementà  ne  pas  négliger 
l'étude  des  lettres,  mais  encore  à  travailler  d'un  cœur  humble 
et  agréable  à  Dieu  pour  être  en  état  de  pénétrer  aisément  et 
sûrement  les  mystères  desSaintesEcritures,..  Qu'on  choisisse 
donc  pour  cette  œuvre  dés  hommes  qui  aient  et  la  volonté  et 
la  capacité  d'apprendre,  et  l'art  d'instruire  les  autres  ^  » 

Les  recommandations  de  l'empereur  portèrent  leurs  fruits. 
De  cette  époque  datent,  en  majeure  partie  du  moins,  les 
grandes  écoles  monastiques  de  Fontenelle  en  Normandie,  de 
Ferrières  en  Gâtinais,  de  Fulde  dans  le  diocèse  de  Mayence, 
d'Aniane  en  Languedoc,  etc. 

Charles  prenait  soin,  d'ailleurs,  de  placer  à  la  tête  des 
principales  abbayes  des  hommes  d'une  grande  vertu  et  d'une 
égale  science;  il  les  honorait  de  son  amitié  et  se  plaisait  dans 
leur  commerce.  Tout  le  monde  sait  de  quelle  affection  il 
entourait  Alcuin.  11  se  plaignait  parfois  à  ce  grand  homme 
qu'il  préférât  le  calme  et  la  vie  cachée  de  son  monastère  aux 
occupations  plus  absorbantes,  maison  apparence  plus  fécon- 
des, de  la  cour  impériale.  «  Je  ne  comprends  pas,  lui  écri- 
vait-il un  jour,  que  vous  manifestiez  plus  d'attrait  pour  les 
taudis  enfumés  des  gens  de  Tours  que  pour  les  palais  dorés 
des  Romains.  »  Il  vivait  aussi  en  grande  intimité  avec 
Théodulfe,  d'abord  abbé  de  Fleury,  puis  évéque  d'Orléans, 
auquel  la  France  carolingienne  fut  redevable  de  la  fondation 

1.  Henri  Martin,  Hist.  de  France,  t.  II,  p.  289. 


656 


CHARLEMAGNE  AU  PALAIS-BOURBON 


des  écoles  monastiques  si  célèbres  de  Saint-Aignan,  Fleury 
et  Saint-Lifard  ;  avec  le  docte  Fardulfe,  abbé  de  Saint-Denys. 
On  a  retrouvé  les  épîtres  en  vers  qu'il  écrivait  à  Paul 
Warnefrid,  ancien  chancelier  de  Didier,  roi  des  Lombards. 
Paul  était  l'un  des  savants  les  plus  érudits  de  son  temps. 
Gharlemagne,  qui  l'aimait  d'une  grande  tendresse,  l'avait 
attiré  à  sa  cour.  Il  demeura  en  correspondance  avec  lui,  lors- 
que son  ami  se  fut  retiré  au  monastère  du  Mont-Gassin. 

Il  ne  paraît  pas  que  le  prince,  dont  tant  de  moines  partagè- 
rent l'amitié,  ait  jamais  songé  à  leur  enlever,  au  profit  des 
laïques  ou  du  clergé  séculier,  ce  droit  d'enseigner  qui  leur 
venait  de  Dieu  et  dont  ils  usaient  si  bien. 

Non  content  de  confier  aux  congrégations  religieuses 
l'éducation  de  ses  sujets,  Charles  favorisa,  de  tout  son  pou- 
voir, le  développement  des  ordres  monastiques.  Il  reconnais- 
sait, comme  tout  chrétien  doit  le  faire,  que  nulle  puissance 
humaine  n'a  le  droit  de  s'opposer  à  la  vocation  divine  lors- 
qu'elle s'est  manifestée.  Dans  le  célèbre  capitulaire  dont  nous 
avons  déjà  donné  quelques  extraits,  ne  dit-il  pas  en  propres 
termes  :  «  Que  les  fils  aiment  leurs  parents  et  les  honorent... 
Qu'ils  prennent,  lorsqu'ils  auront  atteint  l'âge  nubile,  une 
femme  légitime,  à  moins  qu'ils  ne  préfèrent  entrer  dans  le 
service  de  Dieu?  »... 

C'est  reconnaître  explicitement  la  légitimité  du  renonce- 
ment à  ces  choses  qui  ne  sont  pas  dans  le  commerce,  et  contre 
lesquelles  M.  le  Président  du  Conseil  est  parti  en  guerre. 

Non  seulement  il  ne  s'opposait  pas  aux  vœux  de  religion, 
mais  il  veillait  avec  sollicitude  à  ce  que  ceux  qui  les  avaient 
prononcés  eussent  toutes  les  facilités  requises  pour  y  demeu- 
rer fidèles.  Il  se  préoccupait  de  savoir  si  la  soif  d'austérités 
qui  dévorait  certains  religieux  ne  les  poussait  pas  au  delà  des 
limites  de  la  discrétion  et  ne  devenait  point,  par  le  fait  même, 
un  danger  pour  les  moins  fervents  :  «  Les  monastères,  dit-il, 
doivent  être  construits  dételle  manière  et  en  tel  lieu  qu'il  soit 
aisé  aux  religieux  de  se  procurer  tout  ce  qui  peut  leur  être 
nécessaire  ou  même  utile  pour  vivre  commodément,  suivant 
leur  sainte  réglée  »  Et  il  recommande  à  ceux  qui  en  ont  la 


1.  Canciani,  Cap.  Reg.  Franc. y\\h.  V,  cxliii. 


CHARLEMAGNE  AU  PALAIS-BOURBON  657 

charge  d'aviser  immédiatement  à  ce  que  ces   prescriptions 
soient  observées  partout  où  il  n'en  est  pas  ainsi. 

Mais  voici  un  document  qui  convaincra  plus  efficacement 
encore  M.  Waldeck-Rousseau  du  respect  professé  par  l'em- 
pereur envers  les  vœux  de  religion  et  de  la  valeur  qu'il  leur 
reconnaissait  :  a  Nous  prions  quiconque,  en  quelque  lieu  que 
ce  soit,  s'est  lié  par  vœu  à  l'état  monastique,  de  vivre  confor- 
mément à  sa  profession  et  de  suivre  sa  règle  en  toutes 
choses,  selon  son  vœu.  Il  est  écrit  en  effet  :  «  Rendez  au 
Seigneur,  votre  Dieu,  ce  que  vous  lui  avez  voué.  »  Et  ail- 
leurs :  «  Mieux  vaut  ne  s'engager  à  rien  que  de  ne  pas  remplir 
ses  engagements.  C'est  pourquoi  nous  voulons  qu'on  éprouve 
d'abord  au  noviciat  ceux  qui  entrent  en  religion^...  » 

Ce  n'est  pas  tout  encore  :  au  lieu  de  songer,  comme  M.  Wal- 
deck,  à  ouvrir  les  portes  des  couvents,  il  ordonne  qu'on  y 
ramène  ceux  qui  en  sont  sortis.  Il  recommande  aux  reli- 
gieux de  ne  pas  quitter  trop  souvent  leur  monastère,  de  ne 
pas  aller  à  la  cour  par  exemple  sans  une  vraie  nécessité,  de 
crainte  de  perdre  l'esprit  ou  l'amour  de  leur  vocation. 

Il  nous  serait  facile  de  multiplier  les  citations  et  les  réfé- 
rences; mais  ce  que  nous  avons  dit  ne  suffit-il  pas  à  témoigner 
du  respect  professé  par  Charlemagne  à  l'égard  de  ces  choses 
qui  ne  sont  pas  dans  le  commerce,  et  dont  on  prétend  faire 
aujourd'hui  si  bon  marché  ? 

Loin  de  se  borner  à  respecter  les  religieux,  à  veiller  lui- 
même  à  ce  que  les  vœux  et  règles  monastiques  fussent  scru- 
puleusement observés,  le  pieux  empereur  ne  se  lassait  pas  de 
favoriser  et  de  multiplier  les  fondations.  Michelet,  qui  n'est 
pas  suspect  de  cléricalisme,  nous  raconte  qu'  «  après  la  con- 
quête de  la  Saxe,  le  vainqueur  partagea  le  pays  entre  les 
abbés  et  les  évêques  pour  arriver  plus  rapidement  à  la 
conversion  des  indigènes-.  »  Et  de  fait,  il  y  eut  alors,  sur 
cette  terre  nouvellement  chrétienne,  une  véritable  floraison 
de  couvents.  Il  n'en  était  pas  autrement  de  la  Gaule.  Il  se- 
rait curieux,  mais  un  peu  long,  de  relever  année  par  année 
le  nombre  et  le  nom  des  monastères  fondés  en  France  sous 

1.  Canciani,  Capitula  Regum  Francorum,  lib.  I,  uux. 

2.  Michelet,  Précis  de  l'Histoire  de  France^  p.  53. 

LXXXYI.  —  42 


658  CHARLEMAGNE  AU  PALAIS-BOURBON 

le  règne  de  Gharlemagne.  Cette  énumération  nous  entraî- 
nerait trop  loin  ;  nous  prierons  nos  lecteurs  de  nous  par- 
donner si  nous  les  renvoyons  à  des  ouvrages  plus  étendus  i. 

Gharlemagne  ne  s'opposa  du  reste  jamais  à  une  vocation 
religieuse,  même  quand  elle  le  privait  de  ses  plus  fidèles 
serviteurs.  C'est  ainsi  qu'il  laissa  partir  pour  le  cloître  Benoît, 
fils  du  comte  de  Maguelone,  dont  il  avait  fait  son  échanson  et 
qu'il  aimait  beaucoup.  Ce  jeune  seigneur  quitta  la  cour  à 
l'âge  de  vingt-quatre  ans,  fonda  un  grand  nombre  de  monas- 
tères, et  devint  sous  le  nom  de  saint  Benoît  d'Aniane,  le 
deuxième  patriarche  de  l'ordre  monastique  en  Occident.  C'est 
à  lui  que  s'adressa  Leidrade,  archevêque  de  Lyon,  pour  re- 
peupler les  monastères  de  son  diocèse  que  de  longues 
guerres  avaient  dévastés. 

Charles  vit  successivement  s'éloigner  de  la  cour  et  se 
réfugier  dans  l'état  monastique  ses  amis  les  plus  chers  : 
Adalhart,  son  cousin,  plus  tard  abbé  de  Corbie;  Angilbert, 
son  secrétaire,  qui  devint  abbé  de  Saint-Riquier.  Mais  celui 
que  de  tous  il  regretta  le  plus,  sans  songer  un  instant  à  le 
retenir,  fut  le  fameux  Guillaume  d'Aquitaine,  dont  nos  chan- 
sons de  Gestes  ont  immortalisé  les  exploits,  à  l'égal,  de  ceux 
de  Roland  et  de  Charles  lui-même. 

C'est  une  ravissante  histoire  que  celle  de  cette  vocation. 
Guillaume  venait  de  fonder  le  monastère  de  Gellon  ou  Val- 
gelon,  entre  Lodève  et  Montpellier,  lorsque  ses  deux  sœurs, 
Albane  et  Bertane,  vinrent  le  supplier  de  les  autoriser  à 
quitter  le  monde  pour  se  donner  à  Dieu.  Le  bon  duc  y 
consent  et  fonde  pour  elles  un  nouveau  monastère.  Mais 
bientôt,  désireux  lui-même  de  consacrer  au  service  du  Sou- 
verain Maître  ce  qui  lui  reste  encore  de  force  et  de  vie,  il  se 
rend  auprès  de  l'empereur  :  «  Seigneur  Charles,  lui  dit-il, 
mon  père,  vous  savez  combien  je  vous  aime.  Vous  m'êtes 
plus  cher  que  la  vie  et  la  lumière.  Vous  savez  avec  quel  dé- 
vouement je  vous  ai  servi.  Partout  où  il  y  avait  du  péril 
pour  votre  personne,  j'étais  à  vos  côtés,  je  vous  faisais  un 

1.  Cf.  Baluze,  Capitularia  Regum  Francoriim',  Canciani,  Barbarorum 
leges'j  —  Migne,  Opéra  omnia  Caroli  magni,  etc.,  et  surtout  Boretius,  Monu- 
menta  Germanise  historica^  Capitularia  Regum  Francorum.  Hannoverae,  1883. 


CHARLEMAGNE  AU  PALAIS-BOURBON  659 

rempart  de  mon  corps.  Maintenant  donc  écoutez  avec  bonté 
la  parole  de  votre  soldat  ou  plutôt  de  votre  ami.  Je  vous  de- 
mande la  permission  de  servir  désormais  le  Roi  éternel  dans 
une  nouvelle  milice.  Car  depuis  longtemps,  mon  vœu  le  plus 
ardent  est  de  renoncer  à  tout  et  de  servir  Dieu  dans  le  monas- 
tère que  je  viens  de  construire  dans  un  désert...  » 

Charles,  surpris,  changea  de  couleur  et  fut  quelques  in- 
stants sans  proférer  une  parole;  puis  poussant  un  profond 
soupir  et  versant  des  larmes  :  «  Seigneur  Guillaume,  s'écria- 
t-il,  quelle  dure  parole  vous  venez  de  prononcer  !  Vous  m'avez 
blessé  au  cœur  par  votre  demande.  Cependant  comme  elle  est 
juste  et  raisonnable,  je  n'ai  rien  à  dire.  Si  vous  aviez  préféré 
à  mon  amitié  un  roi  ou  un  empereur  quelconque,  je  le  pren- 
drais à  injure  et  je  soulèverais  contre  lui  l'univers  entier. 
Mais  puisqu'il  n'est  rien  de  cela,  puisque  vous  voulez  devenir 
soldat  du  Roi  des  anges,  je  ne  puis  y  mettre  obstacle...  » 

Il  dit  et  se  jetant  au  cou  de  son  ami,  il  pleura  longtemps  et 
amèrement*. 

Nous  n'avons  rien  voulu  changer  à  ce  récit  qui  montre, 
dans  sa  touchante  simplicité,  quels  étaient  les  vrais  senti- 
ments de  Charlemagne  vis-à-vis  de  la  vocation  religieuse. 

Il  nous  reste  maintenant  à  prouver  que  loin  d'entraver  par 
des  mesures  fiscales  le  développement  des  Congrégations,  le 
grand  prince  derrière  lequel  se  retranche  M.  Waldeck-Rous- 
seau  s'efforçait  au  contraire  de  les  en  exonérer  de  la  façon 
la  plus  complète. 

Il  suffit,  pour  s'en  rendre  compte,  de  lire  quelques-unes 
des  chartes  de  privilèges  qui  nous  ont  été  conservées.  Nous 
n'en  signalerons  qu'un  petit  nombre,  de  crainte  de  fatiguer 
le  lecteur. 

En  l'an  769,  Charles  confirme  et  accroît  les  privilèges 
accordés  par  ses  prédécesseurs  au  monastère  de  Corbie. 

Il  conclut  en  ces  termes  : 

<(  ...  Ita  ut  nullus  judex  publicus  in  curtes  ipsius  monas- 

srii,  vel  homines  qui  supra  terras  commanere  videntur, 
lec  ad   causas  audiendas,  nec  ad  freda  exigenda,  nec  pa- 

, /l.  Rohrbacher,  Histoire  de  V Église,  t.  II,  p.  273. 


660  CHARLEMAGNE  AU  PALAIS-BOURBON 

ratas  aut  mansiones  faciendas,  nec  ullas  redhibitiones  de 
parte  fîsci  nostri  requirendas  aut  accipiendas  ingredi  omnino 
prsesumat  :  sed  sub  intégra  emunitate,  ut  diximus,  cum  om- 
nibus fredis  concessis,  nostris  et  futuris  temporibus  quieto 
ordine  valeant  possidere  vel  dominare,  ut  melius  delectet 
servos  ipsos  Dei  pro  stabilitate  regni  nostri  Dei  misericor- 
diam  deprecari...  » 

En  770,  mêmes  privilèges  au  monastère  de  Saint-Etienne 
d'Angers. 

En  771,  donation  de  deux  villages  avec  moulins,  chasses, 
pâturages,  forêts,  vignes,  etc.,  au  monastère  de  Saint-Denys. 

En  772,  exemptions,  immunités,  etc..  aux  monastères  de 
Saint-Germain-des-Prés,  de  Morbaix,  de  Vieux-Moutier... 

En  773,  chartes  en  faveur  des  monastères  de  Saint-Martin 
de  Tours,  de  Saint-Denys,  de  Leberau  (Liepvre  en  Alsace). 

En  775,  six  chartes  au  monastère  de  Saint-Denys,  l'une 
faisant  aux  moines  donation  de  la  villa  de  Luzarche,  deux 
autres  confirmant  les  immunités,  exemptions  de  taille,  de 
dîme,  etc..  concédées  à  l'abbaye;  la  quatrième  consacrant  la 
possession  des  biens  recouvrés  sous  le  règne  de  Pépin;  les 
deux  dernières  ratifiant  d'autres  donations. 

Nous  pourrions  poursuivre  longtemps  encore  cette  énumé- 
ration  et  mettre  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs,  comme  nous 
l'avons  fait  pour  la  première  charte,  les  termes  énergiques 
par  lesquels  Gharlemagne  libère  les  moines  de  toute  contri- 
bution fiscale;  mais  n'en  avons-nous  pas  dit  assez  pour  mon- 
trer qu'il  ne  se  préoccupait  guère  de  l'accroissement  de  la 
mainmorte  chez  les  Ordres  religieux*.  Nous  sommes  bien 
loin  de  ces  «  paroles  passionnées  indiquant,  d'après  M.  Wal- 
deck-Rousseau  la  préoccupation  à  laquelle  aurait  obéi  leur 
auteur)).  La  préoccupation  de  Gharlemagne  était  au  contraire 
d'assurer  aux  Congrégations  religieuses  pour  une  durée  illi- 
mitée la  conservation  de  leurs  biens.  Dans  tous  les  actes  pu- 
blics qui  traitent  des  propriétés  ecclésiastiques,  il  se  lie  et 
prétend  lier  ses  fils  et  successeurs  à  ne  les  jamais  violer.  Il 
édicté  même  des  peines  que  M.  le  Président  du  Gonseil  trou- 

1.  Migne,  dans  le  tome  97  de  sa.  Patrologie,  cite  cent  vingt-six  chartes  de 
privilèges  accordés  par 'Gharlemagne  à  divers  monastères,  de  769  à  812.  Et 
il  n'en  possède  pas  la  collection  complète. 


CHARLEMAGNË  AU  PALAIS-BOURBON  661 

vera  sans  doute  bien  sévères  contre  ceux  qui  d'une  façon 
quelconque  tenteront  d'y  porter  atteinte. 

Voici  quelques  textes  instructifs  sur  cette  matière  : 

Les  monastères  consacrés  à  Dieu  devront  toujours  conser- 
ver leur  destination  primitive  et  ne  jamais  être  transformés 
en  habitations  séculières.  [Capit.  Reg.  Franc. ^  lib.  I;  xxxi.) 

Que  les  évêques,  abbés  et  abbesses  surveillent  avec  soin 
les  trésors  ecclésiastiques,  de  crainte  que  la  négligence  ou  la 
malhonnêteté  de  ceux  qui  en  ont  la  garde  ne  vienne  à  causer 
la  perte  des  vases  sacrés,  des  pierreries  ou  de  quelque  autre 
objet  précieux.  On  nous  a  dit  en  effet  que  des  brocanteurs, 
juifs  ou  autres,  se  vantent  de  leur  acheter  tout  ce  qui  leur 
plaît.  [Ibid.,  lib.  I;  cxvii.) 

Il  est  permis  à  tout  homme  de  léguer  ses  biens  à  quelque 
lieu  sacré  pour  le  salut  de  son  âme.  [Ibid.,  lib.  IV;  xix.) 

Quand  un  religieux  abandonne  son  monastère,  les  biens 
qu'il  y  a  apportés  à  son  arrivée,  ou  qu'il  a  acquis  durant  son 
séjour,  demeurent,  à  son  départ,  la  propriété  du  monastère. 
[Ibid.^  lib.  V;  ccclxxix.) 

Tout  moine  qui  abandonne  son  monastère  doit  y  laisser  les 
biens  qu'il  y  a  apportés  ou  qu'il  a  acquis  depuis  son  arrivée... 
[Ibid.,  lib.  VI;  cviii.) 

Les  biens  d'église  (propriétés  monastiques  ou  autres)  ne 
doivent  être  soumis  à  aucun  cens  (nullam  descriptionem 
agnoscant),  hors  le  cas  où  il  serait  nécessaire  de  les  faire 
traverser  par  des  routes  ou  d'y  établir  des  ponts.  En  tout  le 
reste,  qu'ils  jouissent  de  la  plus  complète  exemption  (habeant 
integram  emunitatem).  {Ibid.,  lib.  VI;  cix.) 

Ceux  qui  volent  les  biens  ecclésiastiques  sont  des  sacri- 
lèges et  doivent  être  condamnés  à  l'exil.   [Ibid.,  lib.  VI; 

CXVII.) 

Qu'il  ne  soit  permis  à  personne  de  retenir,  d'aliéner,  de 
ravir  les  biens  des  églises,  monastères  ou  hôpitaux,  sous 
peine  d'être  considéré  comme  le  meurtrier  des  pauvres,  et 
jeté  hors  de  l'assemblée  des  fidèles  jusqu'à  restitution  inté- 
grale. [Ibid..,  lib.  VI;  cxxxvi.) 

Personne  n'a  le  droit  de  molester  en  quoi  que  ce  soit  les 
monastères  consacrés  à  Dieu,  ou  de  leur  ravir  ce  qu'ils  pos- 
sèdent. [Ibid.,  lib.  VI;  glxvii.) 


662  CHARLEMAGNE  AU  PALAIS-BOURBON 

Nous  défendons  à  tous  nos  sujets  de  violer  les  privilèges 
ecclésiastiques  ou  monastiques,  d'envahir  ou  de  dévaster  les 
biens  d'église,  de  les  aliéner,  de  piller  leurs  propriétés,  etc.. 
[Capit.  Reg.  Franc. ^  lib.  Yl;  ccccxxvi.) 

Pour  donner  l'exemple  à  nos  descendants  et  nous  amender 
nous-mêmes,  nous  interdisons  absolument  à  tout  laïque,  em- 
pereur, roi,  préfet  ou  comte,  à  tout  homme  revêtu  de  la  puis- 
sance séculière,  d'enlever  par  la  violence,  de  chercher  à  nous 
extorquer,  ou  de  s'approprier  d'une  façon  quelconque  les 
monastères  ou  les  domaines  ou  les  biens  des  évêques,  abbés 
ou  abbesses.  [Ibid.^  lib.  VI;  ccccxxvii.) 

Nous  voulons  que  tout  le  monde  le  sache,  ceux  qui  pren- 
nent l'argent  du  Christ  et  de  l'Eglise,  qui  volent,  dévastent 
ou  pillent  leurs  biens  doivent  être  considérés  devant  Dieu 
comme  des  homicides...  [Ibid..^  lib.  VI;  ccccxxx.) 

Seront  punis  de  la  peine  capitale  les  sacrilèges,  etc.,  et 
tous  ceux  qui  auront  dévasté,  aliéné,  ravi  les  biens  ecclésias- 
tiques. [Ibid.^  lib.  VI;  ccccxxxi.) 

M.  le  Président  du  Conseil  ne  nous  accusera  pas  d'avoir 
été  trop  sobre  de  citations.  11  a  parlé  à  la  tribune  des  pré- 
occupations du  plus  grand  des  Carolingiens  au  sujet  des 
biens  possédés  par  les  ordres  religieux  :  nous  avons  été 
curieux  de  rechercher  à  notre  tour  quelle  était  la  nature  de 
ces  préoccupations.  Or,  après  une  étude  très  consciencieuse 
des  capitulaires,  chartes  de  privilèges  et  autres  œuvres  lais- 
sées par  Charlemagne,  nous  nous  trouvons  dans  l'obligation 
de  tirer  une  conclusion  diamétralement  opposée  à  celle  de 
M.  Waldeck-Rousseau.  Nous  permettra-t-il  de  lui  demander 
s'il  n'aurait  pas  traité  la  question  en  avocat  chargé  d'une 
mauvaise  cause,  et  ne  craignant  pas  pour  la  gagner  de  dé- 
naturer le  sens  des  textes,  plutôt  qu'en  homme  d'État,  sou- 
cieux avant  tout  de  rester  dans  les  strictes  limites  de  la  jus- 
tice et  de  la  vérité  ? 

Edouard    GAPELLE,    S.  J. 


EN   CHINE 

UNE   ARMÉE    CHRÉTIENNE   IMPROVISÉE 
DÉFENSE  DE  WEI-TSUEN 

(  Extraits  du  journal  du  P.  A.  Wettkrwald  ) 


Wei-tsuen,  25  juin  1900. 

Je  ne  sais  ni  quand  ni  comment  cette  lettre  vous  arrivera.  Nos 
communications  avec  Hien-hien  et  Tien-tsin  sont  coupées;  tout 
le  nord  jusqu'à  Pékin  est  en  pleine  ébullition.  Je  suis  très  inquiet 
pour  mon  frère  Paul,  enfermé  à  Fan-kia-ka-ta  (50kilom.  au  nord- 
est  de  Hien-hien)  avec  les  PP.  Bataille  et  Siao. 

Si  les  Boxeurs  de  notre  district  se  soulèvent,  nous  nous  bat- 
trons, quitte  à  succomber  dans  une  lutte  inégale.  Mais  ils  ne  se 
soulèvent  pas  encore;  il  y  a  pourtant  des  rumeurs  inquiétantes. 
Nous  avons  fait  un  vœu  au  Sacré-Cœur  pour  être  préservés. 

Nos  santés  ici  se  minent  insensiblement  sous  la  double  action 
d'un  ministère  incessant  et  d'un  climat  débilitant.  La  sécheresse 
ne  tue  pas  seulement  les  plantes,  elle  nous  tue  aussi  petit  à  petit. 
Il  n'y  a  pas  eu  de  première  récolte  (blé),  et,  jusqu'ici,  il  n'y  a 
pas  eu  moyen  d'ensemencer  pour  la  deuxième  (millet,  sorgho,  etc). 
Depuis  près  d'un  an  nous  n'avons  pas  eu  de  pluie,  aussi  la  mi- 
sère est-elle  affreuse,  et  ce  fléau  menace  de  devenir  plus  terrible 
que  les  Boxeurs.  Des  bandes  de  mendiants  parcourent  le  pays; 
il  suffirait  d'un  rien  pour  les  transformer  en  pillards;  et  c'est  ce 
qui  arrivera  inévitablement.  Nous  avons  fait  des  neuvaines,  jeûné, 
fait  des  vœux  pour  obtenir  cette  pluie  tant  désirée.  Vous  ne  con- 
naissez pas  cette  épreuve-là.  La  main  de  Dieu  s'appesantit  bien 
lourde  sur  ce  pauvre  pays;  il  est  vrai  que  le  bon  Dieu  peut  en 
avoir  assez  de  ce  paganisme  sottement  infatué  de  lui-même. 

30  juin. 

Les  soldats  cantonnés  ici  depuis  un  an  partent  tous,  appelés 

vers  le  nord  pour  se  battre  contre  les  Européens.  Ils  partent, 

non  seulement  sans  enthousiasme  patriotique,  mais  à  contre-cœur, 

et  ne  cherchent  pas  à  le  dissimuler.  Et  tout  le  monde  est  de  leur 


664  EN  CHINE 

avis.  Le  patriotisme  est  chose  inconnue  en  Chine.  Il  n'y  a  que 
le  mépris  pour  tout  ce  qui  est  étranger,  mépris  qui  tourne  en 
haine  sauvage  sous  le  moindre  prétexte. 

Triste  courrier  de  Koang-ping-fou.  En  pleine  ville-préfecture, 
notre  résidence  a  été  pillée  par  une  troupe  de  mendiants  et  d'af- 
famés. Le  P.  Gaudissart  était  à  la  maison.  On  ne  lui  a  rien  fait. 
Le  préfet  avait  cru  préserver  la  maison  du  pillage  en  faisant 
abattre  la  croix  au-dessus  de  la  porte.  Puis,  impuissant  ou  com- 
plice, il  s'est  contenté  de  donner  une  escorte  au  P.  Gaudissart 
pour  le  conduire  jusqu'à  Tai-ming-fou. 

Mes  chrétiens  fourbissent  et  chargent  leurs  armes.  Ce  ne  sont 

que  détonations  de  fusil  toute  la  journée. 

2  juillet. 

Fête  de  la  Visitation.  ^—  La  bonne  Mère  nous  visite  :  la  pluie 
est  tombée  cette  nuit,  et  le  ciel  est  encore  tout  chargé  de  nuages. 
Nos  gens  commencent  à  ensemencer  du  millet  tardif,  ils  pourront 
avoir  du  coton,  des  haricots,  du  blé  de  Turquie,  si  les  pluies 
continuent. 

Comme  je  racontais  aujourd'hui  quelques  épisodes  de  la  guerre 
de  70,  la  charge  des  cuirassiers  a  Reichshoffen,  des  zouaves 
pontificaux  à  Patay,  mes  gens  n'en  revenaient  pas.  Le  courage 
militaire  étonne  nos  populations  pacifiques.  De  fait,  il  y  a  du 
christianisme  tout  plein  au  fond  de  la  bravoure  européenne. 

3  juillet. 
Toujours  pas  de  nouvelles  de  Hien-hien.  Cette  incertitude  est 

poignante.  Pas  de  nouvelles  non  plus  de  la  guerre.  Nous  sommes 
isolés  du  monde  civilisé. 

Les  routes  sont  impraticables  :  on  massacre  tout  ce  qu'on 
trouve  de  chrétiens.  Nous  essayons  de  nouveau  d'envoyer  un 
courrier.  C'est  un  ancien  bonze  converti.  Il  va  reprendre  son 
habit  de  bonze,  et  il  promet  qu'il  ira  jusqu'à  la  résidence.  Dieu 
veuille  qu'il  réussisse  !  Nous  saurons  ainsi  si  Hien-hien  tient  bon, 
si  Fan-kia-ka-ta  subsiste,  si  mon  frère  Paul  est  encore  vivant. 

Dieu  merci  !  nous  sommes  calmes  et  même  joyeux.  Des  cir- 
constances semblables  vous  trempent  le  moral;  elles  vous  rap- 
prochent de  Dieu,  dont  on  sent,  pour  ainsi  dire,  la  présence  et 
le  secours.  Une  grande  consolation  pour  nous,  c'est  la  présence 
du  R.  P.  Maquet,  qui  nous  soutient  par  son  exemple.  Je  tâcherai 
à  tout  prix  de  sauver  cette  précieuse  vie,  plus  nécessaire  que  la 


UNE  ARMÉE  CHRÉTIENNE  IMPROVISÉE  665 

mienne  ;  peu  importe  qu'il  meure  quelques  soldats;  il  ne  faut  pas 

que  le  chef  périsse. 

4  juillet. 

Un  orage  magnifique  cette  nuit  !  Uue  pluie  torrentielle  qui  a 
enfin  percé  la  croûte  supérieure  et  permet  d'ensemencer.  Aussi, 
du  monde  plein  les  champs  ce  matin.  Gela  va  faire  unte  heureuse 
diversion  aux  préoccupations  de  l'heure  présente. 

6  juillet. 
Notre  bonze  est  revenu.  A  Ki-tcheou,  des  cavaliers  gardent  les 

routes  et  empêchent  tout  voyageur  d'aller  vers  le  nord.  On  l'a 
fouillé,  mais  heureusement  on  n'a  pas  trouvé  les  lettres  qu'il 
portait. 

C'est  le  premier  vendredi  du  mois;  nous  commençons  (suivant 
le  vœu  fait  par  les  deux  paroisses  de  Wei-tsuen  et  de  Pan-tsuen) 
à  remercier  le  Sacré-Cœur  pour  la  protection  qu'il  nous  a  accor- 
dée jusqu'à  ce  jour.  Grand'messe  avec  exposition  du  Saint  Sacre- 
ment, deux  cent  cinquante  communions.  J'ai  exhorté  mes  chré- 
tiens à  une  confiance  imperturbable.  Il  ne  semble  plus  possible 
de  sauver  les  chrétientés  moins  importantes  ;  elles  sont  desti- 
nées à  servir  de  victimes.  Mais  j'espère  que  le  triangle  Wei-tsuen, 
Pan-tsuen,  Tchao-kia-tchoang  sera  impénétrable  aux  hordes  des 
Boxeurs.  Tchao-kia-tchoang  a  ses  remparts  élevés  à  la  hâte; 
Pan-tsuen  a  ses  maisons  crénelées  et  formant  comme  une  seule 
plate-forme  fortifiée.  Si  l'on  attaque  une  de  ces  deux  places, 
Wei-tsuen  sortira  en  colonne  volante  et  prendra  l'ennemi  en  flanc 
ou  à  revers.  Si  l'on  attaque  Wei-tsuen  même,  qui  n'a  pas  de  rem- 
parts, et  dont  les  maisons  sont  trop  dispersées  pour  se  prêter  à 
une  défense  efficace,  nous  irons  à  la  rencontre  de  l'ennemi  en 
rase  campagne.  Mais,  surtout,  nous  comptons  sur  la  protection 
du  divin  Maître;  il  est  avec  nous;  du  fond  de  son  tabernacle  il 

veille  sur  son  troupeau  fidèle. 

7  juillet. 

Les  nouvelles  les  plus  sinistres  arrivent  des  environs.  Je  ras- 
sure quand  même  nos  gens,  et  pour  leur  donner  du  cœur,  je  vais 
visiter  les  trois  corps  de  garde  où  sont  déposées  les  armes  et  où 
ils  doivent  se  réunir  à  la  première  alerte.  Chaque  poste  a  son 
drapeau  sur  lequel  est  peinte  une  grande  croix  noire.  Chaque  com- 
pagnie se  compose  de  dix  à  douze  pelotons,  et  chaque  peloton 
de  dix  hommes.  C'est  le  vieux  système  des  dizainiers  et  des  cen- 


666  EN  CHINE 

teniers.  Les  cadres  étant  au  complet,  cela  fera,  à  Wei-tsuen 
même,  entre  trois  et  quatre  cents  combattants.  Mettons  que  Tchao- 
kia-tchoang  (village  tout  chrétien  de  700  âmes)  nous  fournisse 
deux  cents  hommes;  Pan-tsuen,  cinquante  (ce  village  compte  k 
peine  300  chrétiens,  le  reste  est  païen),  Tchenn-kia-tchoang  et 
Tchoung-koang-ing,  également  cinquante  :  cela  ferait  six  ou  sept 
cents  combattants. 

Quant  aux  armes,  il  y  en  a  de  tout  calibre,  mais  aucune  de 
bonne  sorte.  Nous  avons  une  vingtaine  de  tai-tsiang  (grand  fusil 
de  rempart  porté  par  deux  hommes  :  le  premier,  en  avant,  sert 
d'affût;  le  second  de  pointeur).  Nous  y  avons  adapté  une  lumière 
qui  peut  recevoir  une  capsule.  Cela  vaut  mieux  que  la  mèche  chi- 
noise. A  défaut  de  chien^  c'est  un  morceau  de  bois  ou  de  fer,  dans 
la  main  du  soldat,  qui  fait  éclater  la  capsule.  Nous  avons  encore 
une  centaine  de  fusils  chinois  à  mèche  ou  fusils  à  l'européenne, 
ancien  modèle,  fabriqués  vaille  que  vaille  par  des  artistes  ambu- 
lants; le  reste  sont  des  sabres,  des  lances,  des  coutelas,  etc.,  bref 
un  vrai  musée.  Mais  pour  ce  pays-ci,  nous  sommes  très  bien  ar- 
més, et  les  Boxeurs,  s'ils  nous  sont  supérieurs  en  nombre,  nous 
seront  inférieurs  en  armement. 

«  Bravo  !  mes  amis,  dis-je  à  mes  gens  :  avec  un  pareil  arsenal 
et  surtout  avec  des  braves  comme  vous,  nous  pouvons  défier 
10000  Boxeurs.  N'ayez  pas  peur.  Demain  je  bénirai  toutes  vos 
armes  et  vos  casques  de  bataille.  » 

Il  faut  vous  dire  que  les  chrétiens  se  sont  tous  fabriqué  un  bon- 
net blanc  avec  une  croix  rouge  ou  une  image  du  Sacré-Cœur.  Ils 
en  ont  même  fait  un  pour  moi;  cela  me  fait  assez  l'effet  d'un  bon- 
net de  pâtissier,  mais  c'est  égal,  cela  servira  de  signe  de  rallie- 
ment. On  roule  sa  queue  autour  de  la  tête  et  le  bonnet  la  recou- 
vre. Ils  ont  bien  ri  quand  je  me  suis  coiffé  devant  eux.  Tous  les 
petits  enfants,  même  les  petites  filles,  ont  pleuré  pour  avoir  leur 
casque  et  les  mamans  ont  bien  dû  s'exécuter.  Faut  voir  avec  quel 
air  crâne  mes  petits  «  moblots  »  se  promènent  dans  les  rues. 
Pauvres  innocents  !  ils  ne  se  doutent  pas  que  si  on  les  mène  à  la 
fête,  ce  sera  peut-être  une  fête  sanglante  : 

Aram  sub  ipsam  simplices 
Palma  et  coronis  luditis. 

Le  bachelier  chrétien  de  Pan-tsuen  a  été  mandé  par  le  man- 
darin de  Wei-hien.  (Notre  sous-préfet  est  le  gendre  de  Li-ping- 


UNE  ARMÉE  CHRÉTIENNE  IMPROVISÉE  667 

heng,  un  des  auteurs  de  le  crise  actuelle.)  Le  mandarin  lui  a 
demandé  sérieusement  s'il  était  exact  que  les  chrétiens  songeas- 
sent à  attaquer  et  à  prendre  la  ville  de  Wei-hien  (sic).  Les  faits 
ont  répondu  d'eux-mêmes. 

Pendant  que  le  bachelier  était  au  tribunal,  on  a  envahi  notre 
résidence  en  ville,  et  on  a  pillé  les  chrétiens  de  Ma-kia-tchoang. 
Le  pauvre  sous-préfet  a  fait  piteuse  mine  à  ces  nouvelles.  Pour  la 
ville  même,  il  n'a  rien  trouvé  de  mieux  que  de  faire  abattre  la 
croix  de  dessus  la  porte  de  notre  maison,  effacer  l'inscription  : 
Tieii-tchou'taîig^  et  sceller  les  portes.  Pour  Ma-kia-tchoang,  il 
n'a  rien  fait,  et  probablement  ne  fera  rien.  Au  fond  il  n'a  pas  de 
parti  déterminé.  Il  sait  que  les  chrétiens  sont  nombreux  dans  sa 
sous-préfecture.  Il  sait  aussi  que  les  lettrés  et  les  notables  ne 
sont  pas  très  hostiles,  et  il  n'ose  pas  persécuter  ouvertement.  A 
Pékin  tout  est  dans  l'anarchie  ;  comme  il  ne  sait  pas  ce  qui 
sortira  de  ce  gâchis,  il  attend  pour  voir  de  quel  côté  tournera 
le  vent. 

8  juillet. 

Boxeurs  et  pillards  ont  pillé  et  brûlé  cette  nuit  quatre  chré- 
tientés. Les.  victimes  viennent  me  raconter  leurs  malheurs.  Une 
nouvelle  plus  grave,  c'est  que  le  Chan-tong  commence  à  s'agiter. 

9  h.  du  soir. 

Un  courrier  de  Tsi-ning-tcheou  annonce  que  le  P.  Hœffel  et  le 
P.  Ou  se  sont  réfugiés  là,  mais  le  premier  est  reparti  presque 
aussitôt  pour  Kiao-tcheou  avec  une  dizaine  de  missionnaires  al- 
lemands. M.  Freinademetz,  le  provicaire,  était  parti  avec  eux; 
mais  il  est  revenu  en  cachette  à  Pouo-li  où  il  reste  avec  notre  P.  Ou 
et  plus  d'un  millier  de  chrétiens.  «  J'ai  fait  vœu  jadis  de  mourir 
en  Chine  :  je  mourrai  ici.  »  Ce  sont  ses  paroles. 

Faut-il  partir,  faut-il  rester  ?  Par  rapport  à  cette  question,  la 
situation  des  missionnaires  n'est  pas  la  même.  Ceux  qui,  comme 
nous  ici,  ont  charge  de  grandes  paroisses,  ne  doivent  pas  songer 
à  partir,  me  semble-t-il.  Ces  grandes  chrétientés  peuvent  et  doi- 
vent essayer  de  se  défendre  ;  or,  c'est  le  missionnaire  qui  est 
l'âme  de  la  défense.  Si  la  défense  devient  impossible,  la  fuite  le 
sera  encore  plus  :  le  dernier  refuge  étant  forcé,  il  n'y  a  plus  qu'à 
mourir.  Or  c'est  encore  le  missionnaire  qui  doit  encourager  ses 
chrétiens   à  mourir  généreusement  pour  leur  foi.   Chacun  doit 


668  EN  CHINE 

consulter  les  circonstances  :  il  y  en  a  pour  qui  la  fuite  est  un  de- 
voir, il  y  en  a  dont  le  devoir  est  de  rester  au  poste. 

Aujourd'hui  dimanche,  j'ai  béni  solennellement  armes,  coif- 
fures, munitions.  Tout  le  monde  était  réuni  dans  la  cour  de 
l'église,  les  armes  en  faisceaux.  J'ai  fait  le  tour  en  aspergeant 
d'eau  bénite,  puis  j'ai  commandé  :  «  Genou  terre  \  (équivalem- 
ment)  et  je  les  ai  bénis  eux  aussi.  Que  Dieu  les  protège  !  Si  nous 

nous  battons,  c'est  pour  sa  cause. 

9  juillet. 

On  a  vu  cette  nuit  à  l'horizon  plusieurs  lueurs  d'incendies. 
C'est  probablement  Ti-san-keou  et  Tchenn-tsuen,  au  nord-est.  Il 
ne  reste  donc  debout  que  nos  cinq  chrétientés  centrales  dans  un 
rayon  restreint  :  Wei-tsuen,  Tchao-kia-tchoang,  Pan-tsuen, 
Tchenn-kia-tchoang,  Tchoung-koan-ing. 

Au  nord  du  district,  le  centre  de  résistance  est  Tchang-kia- 
tchoang,  où  réside  le  P.  Lomûller  ;  les  chrétiens  y  sont  nombreux 
et  bien  armés.  A  leur  tête,  mon  cher  cousin  l'ex-major  Lomûller 
peut  se  croire  revenu  à  son  temps  d'Afrique,  aux  jours  deBiskra. 
Bien  qu'il  ne  soit  qu'à  cinq  ou  six  lieues,  nous  n'avons  plus  guère 
de  ses  nouvelles.  Pourtant,  nous  savons  que  deux  autres  de  ses 
chrétientés  sont  encore  intactes,  Seu-tchoang,  où  les  païens  font 
cause  commune  avec  les  chrétiens,  et  lu-tai. 

Nos  Pères  de  Tai-ming-fou,  partis  de  la  ville  sous  escorte, 
n'avaient  pas  fait  cinq  lieues,  qu'ils  furent  dévalisés;  dépouillés 
de  tout,  ils  vont  mourir  de  faim  ou  être  massacrés  par  une  popu- 
lace en  fureur.  Ce  sont  deux  cochers  échappés  au  désastre  qui 
viennent  nous  annoncer  cette  triste  nouvelle.  Que  faire?  A  qua- 
rante lieues  de  distance,  comment  subvenir  à  leur  détresse  ? 
Le  R.  P.  Maquet  va  cependant  tenter  un  effort.  Il  essaie  de 
faire  parvenir  un  peu  d'argent  à  nos  fugitifs.  Arrivera-t-on  h 
temps  ? 

Wei-tsuen  se  barricade  ;  on  ferme  l'issue  des  passages  princi- 
paux. Je  vais  faire  créneler  les  maisons  extérieures  :  battus  en 
plaine,  nous  pourrons  encore  nous  défendre  sur  les  toits...  puis, 
il  ne  restera  que  la  mort  ou  la  fuite,  la  mort  probablement  pour 
le  grand  nombre. 

Si  je  meurs,  au  ciel  je  ne  vous  oublierai  pas,  chère  mère,  m 
tous  mes  amis  d'Europe.  —  Mon  frère  Paul  m'attend-il  déjà  là- 
haut  ?  Dieu  seul  le  sait.  Pas  de  nouvelles  du  nord. 


UNE  ARMÉE  CHRÉTIENNE  IMPROVISÉE  689 

11  juillet. 

Nos  courriers  n'ont  pas  de  chance.  En  voilà  encore  un  qui 
nous  revient  après  avoir  été  détroussé.  On  ne  lui  a  laissé  absolu- 
ment que  son  pantalon,  et  on  a  fouillé  jusque  dans  la  tignasse  de 
sa  queue.  Heureusement  on  n'a  pas  trouvé  les  lettres;  si  on  les 
avait  découvertes,  on  l'aurait  certainement  tué. 

Nos  patrouilles  sillonnent  la  campagne  au  clair  de  lune.  Celle 
de  Pan-tsuen  a  surpris  cinq  ou  six  individus  suspects  rôdant  aux 
environs  du  village.  On  les  a  garrottés.  Après  avoir  dressé  procès- 
verbal  de  leur  arrestation,  on  les  a  relâchés. 

A  Wei-hien  les  esprits  se  calment.  Les  notables  un  peu  sérieux 
réprouvent  les  violences  exercées  contre  les  chrétiens,  et  disent 
tout  bas  que  le  mandarin  est  un  «  hoaitan  »  (œuf  pourri)  sans  ca- 
ractère et  sans  volonté. 

12  juillet. 

Ce  matin,  j'allais  laisser  faire  une  sottise  qui  eût  pu  avoir  de 
fâcheuses  conséquences.  Un  des  plus  riches  chrétiens  de  Tsou- 
tchen-tsuen,  pillé  l'autre  jour,  a  encore  là-bas  quelques  sacs  de 
grains.  La  provision  n'est  plus  en  sûreté.  Un  de  ses  parents,  chez 
qui  il  est  réfugié,  proposa  d'atteler  pour  aller  chercher  les  sacs. 
On  me  demande  qu'une  escorte  armée  puisse  accompagner  le 
char,  pour  intimider  les  pillards.  Sans  trop  réfléchir,  je  dis  oui. 
Mais  quelques  hommes  prudents  viennent  me  trouver.  «  Est-il 
vrai  que  le  Père  a  permis  de  sortir  en  armes  jusqu'à  Tchen- 
tsuen  ?  »  Cette  seule  question  m'ouvre  les  yeux.  Une  démonstra- 
tion semblable,  en  plein  jour,  colportée  aussitôt  et  grossie  par 
les  mille  voix  de  la  rumeur  publique,  aurait  mis  en  émoi  tout 
le  pays,  ce  Vous  voyez  bien,  eût-on  dit,  les  chrétiens  se  révoltent  ! 
Ecrasons-les  !  »  Et  beaucoup  de  gens  honnêtes,  mais  dupés,  au- 
raient pris  les  armes  contre  nous. 

Tout  en  me  faisant  ces  réflexions,  je  sors  dans  la  rue.  Le  char 
était  attelé  et  chargé  de  tai-tsiang  et  de  munitions.  Plus  de  cent 
hommes  étaient  prêts,  la  queue  enroulée  sous  le  bonnet  blanc, 
portant  qui  la  lance  ornée  d'une  houppe  rouge,  qui  un  long  sa- 
bre recourbé,  qui  fusil  ou  pistolet.  Déjà  on  avait  pris  rang  et 
les  mules  allaient  s'ébranler,  quand  je  fis  retentir  un  vigoureux 
9eto. 

Tout  en  louant  leur  zèle  et  leur  courage,  je  leur  expose  les  in- 
convénients de  leur  démarche.  «  Du  reste,   dis-je  en  finissant, 


670  .  EN  CHINE 

VOUS  n'avez  pas  de  raison  à  demander.  Votre  premier  devoir  était 
la  discipline.  Vous  avez  un  chef:  ce  chef  prendra  ses  ordres  chez 
moi,  et  sans  son  ordre,  personne  ne  doit  sortir  en  armes  du  vil- 
lage. » 

14  juillet. 

L'enfer  remue  tout  pour  nous  perdre.  Le  sous-préfet  de  Wei- 
hien  (est-ce  lui-même,  ou  les  gens  du  tribunal  abusant  de  son 
sceau?)  nous  envoie  une  proclamation  où  :  l**  les  Boxeurs  sont 
loués  et  déclarés  les  fidèles  appuis  de  l'empire  ;  2**  les  chrétiens 
invités  à  se  convertir  et  à  renoncer  à  leurs  égarements  passés  ; 
3^  les  missionnaires  européens  condamnés  à  quitter  le  territoire 
chinois  sous  bonne  escorte.  Ce  papier  mandarinal  aura  probable- 
ment le  sort  de  tous  ses  congénères  :  lettre  morte. 

Je  reçois  des  nouvelles  de  Pouo-li  et  de  M.  Freinademetz. 
Notre  P.  Ou  en  revient  après  bien  des  péripéties  depuis  son 
exode  de  Tai-ming-fou.  Quel  bonheur  de  se  revoir  après  avoir 
eu  les  uns  pour  les  autres  tant  de  mortelles  inquiétudes  !  Le 
pauvre  Père  est  bien  exténué  et  amaigri.  Avec  lui  est  revenu 
Maître  Jao,  un  de  mes  paroissiens  qui,  depuis  de  longues  années, 
est  au  service  des  Pères  du  Chan-tong. 

Cette  nuit,  on  vit  la  lueur  d'un  incendie  à  trois  ou  quatre  kilo- 
mètres au  nord-ouest,  puis  arrivèrent  quelques  chrétiens  disant 
que  les  Boxeurs  pillaient  Fan-kia-ing.  Aussitôt  vingt  ou  trente 
hommes  armés  partirent  de  Tchao-kia-tchoang,  se  réunirent  à 
ceux  de  Fan-kia-ing.  A  leur  arrivée,  les  pillards  se  sauvèrent. 
L'église  seule  est  brûlée.  On  dit  que  les  brigands  vont  se  venger 
en  attaquant  Tchen-kia-tchoang  cette  nuit.  J'ai  averti  mes  gens  de 

se  tenir  prêts  à  aller  au  secours. 

15  juillet. 

Saint  Henriy  fête  de  notre  évêque  et  de  notre  R.  P.  Supérieur. 
Ordinairement  Hien-hien  célèbre  cette  fête  en  nombreuse  et 
joyeuse  communauté.  Que  les  temps  sont  changés  ! 

Le  P.  Liefooghe  est  venu  dire  la  messe  ici,  à  quatre  heures  et 
demie.  Trois  cents  communions  de  femmes,  église  comble.  Puis 
messe  des  hommes,  église  comble.  Nous  avons  ensuite  confessé 
les  hommes  pour  la  fête  du  Mont-Carmel.  Cent  cinquante  confes- 
sions, à  peine  le  quart  de  ceux  qui  voudraient  se  confesser.  A 
midi  nous  sommes  allés  dîner  avec  le  R.  P.  Maquet  à  Tchao-kia- 
tchoang. 


UNE  ARMÉE  CHRÉTIENNE  IMPROVISÉE  671 

Veillée  de  prières  à  l'église  pour  nous  préparer  à  la  fête  de 
demain.  Tout  le  monde  a  accepté  avec  enthousiasme.  La  bonne 
Mère  se  laissera  toucher  par  tant  de  supplications. 

16  juillet. 

Fcte  de  Notre-Dame  du  Mont-Carmel.  Belle  communion 
d'hommes  après  une  nuit  de  ferventes  prières. 

La  pluie  commence  à  tomber  :  c'est  une  première  bénédiction. 
Différentes  petites  nouvelles  sont  plutôt  rassurantes. 

17  juillet. 

La  pluie  est  tombée,  fine,  drue,  mais  pas  assez  abondante. 
Pourtant,  tout  ce  qu'on  a  semé  est  sorti  de  terre  en  trois  ou  quatre 
jours.  La  campagne  prend  des  tons  vert  clair  qui  reposent  un 
peu  de  l'affreuse  nudité  du  désert. 

La  nuit  je  suis  réveillé  en  sursaut...  Au  dehors  je  trouve  plu- 
sieurs de  mes  gens  en  armes.  «  Qu'y  a-t-il?  —  Voici,  Père.  Un 
jeune  homme  de  Ch-asi  (au  sud  de  Wei-tsuen)  vient  nous  pré- 
venir qu'il  y  a  60  ou  70  cavaliers  réunis  à  Tai-ning  (à  3  kilomètres 
au  sud-ouest).  On  va  peut-être  venir  nous  attaquer.  Aussi  tout 
le  monde  s'est-il  mis  sous  les  armes.  —  Mais,  demandai-je,  les 
a-t-il  vus,  ces  cavaliers  ?  —  Non  ;  on  lui  a  dit  la  chose.  —  Encore 
un  canard,  mes  amis;  restez  calmes.  Que  les  patrouilles  soient 
plus  vigilantes,  voilà  tout.  » 

Je  vais  à  l'église  que  je  trouve  remplie  de  femmes  priant  si- 
lencieusement. «  Retournez  chez  vous,  leur  criai-je,  et  dormez 
en  paix  !  » 

Heureusement  on  n'avait  ni  sonné  le  tocsin  ni  tiré  de  coups 
de  fusil,  de  sorte  que  les  têtes  n'étaient  pas  trop  montées.  Je 
fis  un  tour  dans  le  village,  visitai  les  trois  corps  de  garde  où  tout 
le  monde  était  sous  les  armes,  puis  je  revins  me  coucher. 

18  juillet. 

Il  y  avait  quelque  chose  pourtant.  Au  nord  de  Tai-ning,  dans 
la  plaine,  on  vit  soudain,  hier  après-midi,  déboucher  une  troupe 
avec  étendards  et  trompettes.  Aussitôt  nos  gens  de  s'émouvoir, 
et,  sans  attendre  d'ordres,  la  milice,  compagnie  par  compagnie, 
se  met  à  défiler  dans  la  plaine.  Je  prends  mon  revolver  et  rejoins 
mes  troupes  qui  se  rangent  en  bataille,  face  à  l'ennemi,  mais  à 
une  distance  d'environ  deux  kilomètres. 

La  ligne  ennemie  s'étendait  de  l'est  à  l'ouest  ;  nous  voyions 


t)72  EN  CHINE 

très  bien  deux  ou  trois  cavaliers  parcourir  le  front  des  troupes, 
et  les  étendards  rouges  ou  jaunes,  flottant  au  vent.  Tout  à  coup 
retentit  un  hurlement,  vrai  cri  sorti  de  l'enfer,  poussé  en  même 
temps  par  un  millier  de  poitrines  :  Ha!  Ha!  Cha...ah!  Cha.,.~ 
ah!...  Nos  gens  rangés  par  petits  pelotons  (chaque  peloton  en 
file  oblique)  ne  bougent  pas.  Silence  complet  dans  nos  rangs. 

Bientôt  Pan-tsuen  arrive,  puis  Tchao-kia-tchoang,  ce  qui 
donne  à  notre  ligne  de  bataille  un  développement  imposant.  La 
consigne  était  de  ne  pas  crier,  de  ne  pas  tirer.  Si  l'ennemi  s'avan- 
çait à  portée,  alors  seulement  nous  ouvririons  le  feu.  Quand  ils 
furent  las  de  hurler,  les  Boxeurs  tirèrent  quelques  coups  de  tai- 
tsiang  et  de  fusil,  qui  nous  firent  juger  qu'ils  avaient  fort  peu 
d'armes.  Puis  les  hurlements  recommencèrent.  Chez  nous,  tou- 
jours même  calme  et  même  silence.  La  nuit  tombait.  Peu  à  peu 
les  lignes  ennemies  se  disloquèrent.  Nous  fîmes  de  même  et  ren- 
trâmes au  village  en  bon  ordre. 

La  nuit  se  passa  sans  encombre. 

Ce  matin,  rien  de  particulier.  Là-bas,  au  nord  de  Tai-nin^,  les 
démonstrations  hostiles  recommencent.  Mais  j'ai  averti  mes  gens 
de  ne  pas  sortir,  de  se  contenter  de  se  tenir  prêts  à  l'intérieur 
du  village.  Quelques  ardents  voudraient  aller  chercher  l'ennemi  : 
je  m'y  oppose  formellement.  Je  ne  veux  pas  qu'on  puisse  dire  que 
c'est  nous  qui  avons  pris  l'offensive.  Il  est  évident  que  nos  adver- 
saires cherchent  à  provoquer  une  collision.  Ces  cinq  villages 
chrétiens  encore  intacts  au  milieu  de  la  tourmente  excitent  leur 
rage.  Si  le  bon  Dieu  leur  donnait  carte  blanche,  c'en  serait  fait 
de  nous.  Mais  j*ai  confiance  quand  même  ;  on  prie  avec  ferveur, 
ici  et...  en  Europe.  Ce  qui  est  désolant,  c'est  cette  absence  com- 
plète de  nouvelles.  Encore  un  courrier  revenu  hier  sans  avoir 

réussi  à  arriver  à  Hien-hien. 

Après-midi  (18  juillet). 

Ce  matin  rien  ne  semblait  présager  une  bataille.  Je  m'étais 
rendu  à  Tchao-kia-tchoang  pour  voir  le  R.  P.  Maquet,  quand  tout 
à  coup  j'entendis  sonner  le  tocsin  à  Wei-tsuen.  Je  pars  aussitôt; 
un  chrétien  à  cheval  me  rejoint,  me  cède  sa  monture,  et  j'arrive 
au  galop. 

Déjà  tous  mes  gens  étaient  rangés  au  sud-ouest  du  village,  non 
loin  des  premières  maisons.  L'attaque  avait  été  si  subite  qu'ils 
n'avaient  pas  eu  le  temps  de  s'avancer  dans  la  plaine.  Là-bas,  ve- 


UNE  ARMÉE  CHRÉTIENNE  IMPROVISÉE  673 

nant  de  Tai-ning  et  se  déployant  sur  une  étendue  d'un  kilomètre 
et  plus,  un  millier  de  Boxeurs  s'avançaient,  Plus  de  doute,  c'est 
l'attaque  de  Wei-tsuen. 

Après  un  coup  d'œil  sur  ma  troupe,  divisée  en  trois  compa- 
gnies et  assez  bien  placée  derrière  des  fourrés  et  des  fossés,  mal- 
heureusement sur  un  terrain  trop  bas  et  trop  près  du  village,  je 
leur  fais  signe  et  tous  se  mettent  h  genoux.  Je  récite  la  formule 
de  l'absolution  générale,  puis  je  les  bénis  en  les  exhortant  à  se 
battre  vaillamment. 

Ils  se  relèvent  et  attendent  que  l'ennemi  soit  à  portée.  Les  as- 
saillants avançaient  toujours  avec  les  grimaces  et  les  cris  habi- 
tuels de  cette  secte  diabolique.  Ces  forcenés  se  jetaient  parterre, 
levaient  les  bras  au  ciel,  faisaient  force  gambades  et  évolutions, 
soi-disant  pour  enchanter  nos  balles  et  se  rendre  invulnérables. 

Une  première  décharge  arrêta  leur  élan.  Ils  se  couchèrent 
presque  tous,  s'abritant  derrière  des  touffes  de  tamaris.  Puis  ils 
se  relevèrent  et  avancèrent  encore.  Une  seconde  décharge  mit  le 
désordre  dans  leurs  rangs  :  les  premiers  s'enfuient  dans  toutes 
les  directions  ;  les  plus  peureux  restent  blottis  dans  les  fourrés, 
n'osant  ni  fuir,  ni  avancer.  A  cette  vue  les  chrétiens  poussent, 
eux  aussi,  une  clameur  formidable  et  s'élancent  en  avant.  Je  partis 
alors  vers  le  nord,  pour  voir  si  les  gens  de  Tchao-kia-tchoang 
arrivaient,  et  pour  leur  dire  d'achever  la  déroute  en  prenant  l'en- 
nemi en  flanc.  Au  lieu  de  ce  renfort,  je  rencontre  mes  trois  pelo- 
tons de  réserve  débouchant  de  derrière  le  village.  «  Courez  sus 
aux  fuyards,  criai-je,  et  rabattez-les  vers  le  sud  pour  les  enve- 
lopper. »  Ils  ne  se  le  firent  pas  dire  deux  fois  et  s'élancèrent  au 
pas  de  charge. 

Au  moment  où  je  revenais  à  mon  premier  poste  d'observation, 
l'ennemi  était  en  pleine  déroute  et  nos  gens  le  poursuivaient  avec 
acharnement.  Dans  cette  poursuite,  ils  en  blessèrent  un  bon  nom- 
bre que  leurs  camarades  emportaient  à  bras.  L'un  d'eux  resta  sur 
le  terrain  :  on  l'acheva  en  lui  coupant  la  tête.  Beaucoup  de  flaques 
de  sang  témoignent  que  les  blessures  graves  ne  manquaient  pas. 
Un  malîométan  de  Wei-hien,  passant  à  Tai-ning,  nous  rapporta 
que  l'ennemi  avouait  soixante-huit  morts  ou  blessés. 

On  ramassa  sur  le  champ  de  bataille  un  magnifique  tai-tsiang^ 
des  sabres,  un  grand  sac  de  poudre,  une  provision  de  balles,  un 
carnet  contenant  les  cartes  de  convocation   d'un   des  chefs  (ce 

LXXXVI.  —  43 


674  EN  CHINE 

carnet  n'était  autre  chose  que  la  couverture  cartonnée  d'une 
Bible  anglaise  protestante),  quelques  drapeaux  ou  oriflammes, 
etc..  De  nos  gens,  pas  un  n^eut  la  moindre  égratignure. 

Tchao-lao-tchoUy  le  chef  des  Boxeurs  de  toute  cette  région, 
avait  pris  la  fuite  un  des  premiers.  Plusieurs  de  nos  tirailleurs 
l'avaient  couché  en  joue,  car  on  le  voyait  très  bien  parader  sur 
son  cheval. 

Les  gens  de  Tchao-kia-tchoang  arrivèrent  quand  tout  était  fini, 
juste  à  temps  pour  s'associer  à  notre  joie.  Midi  sonnait,  ou  plutôt 
V Angélus,  car  nous  n'avons  pas  encore  le  luxe  d'une  horloge. 
On  s'agenouilla  sur  le  champ  de  bataille  et  chacun  récita  dévo- 
tement sa  prière. 

Mes  braves  voulaient  achever  la  déroute  en  allant  jusqu'à  Tai- 
ning,  attaquer  l'ennemi  dans  son  repaire  et  lui  faire  expier  tous 
ses  méfaits.  Je  m'y  opposai.  «  Tout  notre  rôle  est  de  nous  dé- 
fendre ;  nous  n'userons  pas  du  droit  de  représailles.  » 

Rentrés  au  village,  nous  vîmes  les  femmes  encore  sur  les  toits, 
chapelet  en  main  :  ce  sont  leurs  armes  à  elles  ;  elles  avaient  prié 
pour  nous  pendant  que  nous  nous  battions  pour  elles.  Tout  le 
monde  se  rendit  à  l'église  et  on  récita  les  prières  d'actions  de 
grâces.  J'ai  entendu  rarement  des  prières  enlevées  avec  autant 
d'entrain. 

Ce  petit  succès  est  un  bienfait  du  bon  Dieu  pour  nos  pauvres 
gens;  c'est  un  encouragement;  c'est  aussi  une  expérience  faite. 
A  une  seconde  affaire,  ils  auront  encore  plus  de  sang-froid,  plus 
de  tactique  aussi  et  de  discipline.  Quant  aux  Boxeurs,  leur  dé- 
faite les  fera  réfléchir,  je  l'espère.  Si  Wei-tsuen  seul  les  a  mis  en 
déroute,  que  pourront-ils  contre  les  forces  combinées  des  trois 
ou  quatre  villages  et  contre  «  l'artillerie  (I)  »  de  Tchao-kia- 
tchoang  ? 

Après  le  dîner,  pris  d'un  cœur  allégé,  je  vous  assure,  j'allai 
voir  le  R.  P.  Maquet  pour  lui  faire  part  de  la  victoire  remportée. 
Ce  n'était  pas  nécessaire  ;  sur  le  toit  de  la  maison,  armés  de  leur 
jumelle,  les  Pères  avaient  suivi  toutes  les  péripéties  de  ce  petit 
combat. 

Je  pense  que  cette  nuit  nous  pourrons  dormir  tranquilles  sur... 

nos  lauriers. 

19  juillet. 

Fête  de  saint  Vincent  de  Paul,  et,  dans  quelques  jours,  fête  de 


UNE  ARMÉE  CHRÉTIENNE  IMPROVISÉE  675 

saint  Ignace.  J'espère  qu'au  ciel  ces  deux  Patriarches  intercèdent 
pour  leurs  familles  de  la  terre,  si  cruellement  éprouvées.  Je  prie 
pour  les  vicariats  de  Mgr  Favier  et  de  Mgr  Bruguière.  Que  de 
ruines  amoncelées  chez  eux,  non  moins  que  chez  nous!  J'ai  eu 
le  bonheur  de  voir  plusieurs  fois  ces  deux  prélats,  et  d'éprouver 
les  effets  de  leur  bienveillance  :  c'est  donc  pour  moi  un  devoir  de 
reconnaissance  de  prier  pour  eux  et  pour  leurs  chrétiens. 

Après  une  nuit  tranquille,  voici  une  matinée  qui  ne  l'est  guère. 
Heureusement,  le  diable  nous  laisse  toujours  au  moins  le  temps 
de  dire  pieusement  nos  prières  du  matin  et  de  célébrer  la  sainte 
Messe.  C'est  une  grande  consolation.  De  plus,  nous  avons  le  Saint 
Sacrement  avec  nous  :  cette  lampe  du  sanctuaire,  j'espère  bien, 
comme  je  l'ai  dit  à  un  de  mes  prônes,  que  les  Boxeurs  ne  pour- 
ront pas  venir  nous  la  souffler. 

Donc,  à  huit  heures,  on  entend  de  nouveau  retentir  les  trom- 
pettes ennemies  à  Tai-ning,  et  l'on  voit  flotter  leurs  bannières. 
Pour  pouvoir  remporter  une  victoire  décisive,  j'avertis  à  temps 
le  R.  P.  Maquet  et  le  prie  de  faire  amener  par  les  gens  de  Tchao- 
kia-tchoang  deux  de  leurs  canons.  Toute  notre  milice  est  sous  les 
armes,  mais  dans  l'intérieur  du  village.  Avec  une  jumelle  nous 
surveillons  les  mouvements  de  l'ennemi.  Tchao-kia-tchoang  fait 
diligence  cette  fois,  et  quatre-vingts  hommes  nous  arrivent,  traî- 
nant deux  canons.  Je  les  fais  camper  au  nord  du  village,  leur  re- 
commandant de  ne  se  découvrir  qu'une  fois  l'action  engagée,  en 
débouchant  subitement  dans  la  plaine  pour  prendre  l'ennemi  en 
travers  et  le  balayer  de  leur  mitraille.  A  l'est  du  village,  quelques 
pelotons  de  réserves  serviront  aussi,  de  concert  avec  le  contin- 
gent de  Pan-tsuen,  soit  pour  parer  à  une  attaque  de  ce  côté,  soit 
pour  opérer  un  mouvement  tournant  et  envelopper  l'ennemi  dans 
sa  retraite. 

Que  voulez-vous  ?  il  faut  faire  un  peu  de  stratégie  !  oh  !  si  peu 
que  rien,  l'ennemi  que  nous  avons  à  combattre,  n'entendant  rien 
lui-même  à  la  tactique.  Pas  besoin  d'un  Moltke  ou  d'un  Miribel. 
J'aurais  plutôt  avantage  à  relire  les  combats  d'Homère  ou  quel- 
ques passages  du  de  Bello  Gallico,  Nos  combats  rappellent  un 
peu  ces  époques  primitives,  ou  encore  les  combats  de  sauvages 
où  les  vainqueurs  s'acharnent  sur  les  blessés,  les  dépouillent,  les 
tailladent...  Sous  le  vernis  de  sa  civilisation  tant  vantée,  le  Chi- 
nois a  toute  la  cruauté  du  sauvage. 


676  EN  CHINE 

Mais  revenons  à  nos  préparatifs  de  combat.  Ils  ont  Tair  de  de- 
venir inutiles.  L'horizon  s'est  subitement  rasséréné  du  côté  de 
Tai-ning.  Deux  de  nos  gens  à  cheval  partent  en  éclaireurs.  Arri- 
vés à  quelques  centaines  de  mètres  du  village  ennemi,  ils  s'arrê- 
tent sous  un  arbre,  et  ont  tout  le  loisir  d'examiner  la  position.  A 
peu  de  distance  ils  voient  deux  troupes  d'hommes,  tous  assis  par 
terre  ;  quelques  bannières,  quelques  armes,  pas  beaucoup  :  il  peut 
y  avoir  là  deux  ou  trois  cents  personnes.  Quoique  nos  éclaireurs 
aient  été  aperçus,  personne  ne  bouge.  Le  rapport  de  nos  cavaliers 
nous  rassure  un  peu.  Je  fais  préparer  à  manger  pour  nos  troupes 
auxiliaires  de  Tchao-kia-tchoang  et  de  Tchenn-kia-tchoang  ;  les 
vierges  de  notre  école  s'improvisent  cantinières  pour  la  circon- 
stance. 

20  juillet. 

Cette  journée  comptera  parmi  nos  plus  mémorables.  De  toutes 
parts  on  annonce  le  combat  comme  inévitable-  Des  païens  même 
nous  préviennent,  non  sans  quelque  air  de  commisération;  ils 
semblent  regarder  notre  défaite  comme  au  moins  probable.  Les 
chefs  ennemis  ont  lancé  leurs  invitations  aux  quatre  points  car- 
dinaux ;  le  ban  et  l'arrière-ban  sont  convoqués;  il  s'agit  d'en  finir 
une  bonne  fois  avec  Wei-tsuen  et  Tchao-kia-tchoang  :  ping-yang- 
kiao^  comme  ils  disent  énergiquement,  c'est-à-dire  niveler  la  reli- 
gion d'Occident. 

Dès  l'aube,  nos  hommes  sont  sous  les  armes.  On  fait  avec  soin 
l'appel  nominal  :  qui  s'absente  est  un  lâche  !  «  Ne  pas  combattre, 
c'est  avoir  apostasie,  »  dit  entre  autres  choses  un  des  centeniers 
qui  adresse  à  ses  hommes  un  petit  fervorino.  Les  femmes  seules 
assistent  à  la  messe. 

Vers  neuf  heures,  première  alerte  qui  eût  pu  devenir  fatale. 
Pan-tsuen  vient  tout  alarmé  demander  notre  aide  pour  repousser 
une  nombreuse  troupe  ennemie  qui  s'avance  vers  celte  chré- 
tienté. Je  fais  aussitôt  partir  80  hommes  vers  l'est;  leur  consigne 
est  d'attendre  en'plaine,  et,  si  l'ennemi  attaque  Pan-tsuen,  de  le 
prendre  par  derrière. 

Nous  apprîmes  bientôt  que  la  troupe  signalée  à  l'est  de  Pan- 
tsuen  était  la  milice  bourgeoise  de  Tsou-tchen-tsuen,  qui  s'était 
mise  sous  les  armes  pour  barrer  l'entrée  de  leur  village  à  toute 
bande  suspecte.  Le  chef  de  la  milice,  voyant  notre  mouvement 
offensif,  envoya  sa  carte  au  bachelier  de  Pan-tsuen  pour  nous  ras- 


UNE  ARMÉE  CHRÉTIENNE  IMPROVISÉE  677 

surer.  Tchang-sien-cheng  lui  répondit  courtoisemeat  et  le  re- 
mercia. Notre  détachement  revint  donc  en  toute  hâte.  Déjà 
étaient  arrivés  les  contingents  de  Tchenn-kia-tchoang  et  de 
Tchoung-koan-ing. 

Il  n'était  que  temps.  Du  côté  de  Tai-ning,  au  sud-ouest,  malgré 
des  nuages  de  poussière  soulevés  par  le  vent,  nous  voyions  se 
mouvoir  des  masses  considérables. 

Au  sud  de  Wei-tsuen,  à  6  ou  700  mètres  à  peine,  se  trouve  le 
village  païen  de  Cha-si.  Beaucoup  de  nos  gens  craignaient  une 
embuscade  de  ce  côté.  Ce  n'est  pourtant  pas  à  Cha-si  même  que 
nos  ennemis  voulaient  opérer.  A  l'est  de  ce  village  nous  vîmes 
bientôt  se  dessiner  un  mouvement  de  troupes. 

Force  nous  fut  donc  de  diviser  notre  armée  en  deux  corps  (!) 
pour  faire  face  à  la  double  attaque.  La  pièce  de  canon  fut  opposée 
à  Tai-ning,  où  nous  pensions  que  l'ennemi  déploierait  son  plus 
grand  effort. 

Dire  que,  pendant  ces  dispositions  préliminaires,  je  me  sentais 
à  l'aise,  ce  serait  mentir.  La  lutte  était  inégale,  terriblement  iné- 
gale même.  Un  moment  de  panique,  un  seul,  pouvait  tout  per- 
dre ;  et,  tout  en  m'animant  d'une  immense  confiance  en  Dieu, 
notre  seul  appui,  je  ne  pouvais  me  dissimuler  la  gravité  de  la 
situation.  Ce  n'est  pas  sans  angoisse  que  je  songeais  à  ce  que  nous 
laissions  derrière  nous  :  plus  de  deux  mille  femmes,  enfants, 
vieillards,  dont  la  vie  ou  la  mort  dépendait  de  cette  bataille. 
Physiquement,  vous  pouvez  vous  imaginer  ce  que  nous  souffrions. 
A  l'ombre  le  thermomètre  marquait  40  degrés,  et  nous  devions 
rester  là,  en  rase  campagne,  sous  ce  soleil  de  feu,  cinq  brûlantes 
heures.  Il  me  fallait  courir  à  pied  d'un  bout  de  la  plaine  à  l'au- 
tre, exhorter,  bénir,  absoudre.  Une  soif  ardente  me  dévorait. 
Mais  j'étais  heureux  d'offrir  ces  souffrances  à  Dieu  pour  le  succès 
des  armes  chrétiennes. 

Nous  avions  pris  une  position  meilleure  que  celle  d'avant-hier. 
Terrain  élevé,  garni  par-ci  par-là  de  touffes  de  tamaris.  Derrière 
nous,  un  chemin  creux  pouvait,  au  besoin,  nous  servir  de  retran- 
chement et  d'abri. 

Vers  une  heure,  l'ennemi  ouvrit  le  feu.  Nous  comprîmes  aus- 
sitôt que  l'affaire  allait  être  autrement  sérieuse  que  l'autre  jour  ; 
la  fusillade  était  plus  nourrie;  certains  sifflements  de  projectiles 
au-dessus  de  nos  têtes,  le  bruit  sec  des  détonations,  me  parurent 


678  EN  CHINE 

provenir  d'armes  à  tir  rapide.  De  fait,  nous  apprîmes  après  la  ba- 
taille que  bon  nombre  de  soldats  s'étaient  joints  aux  brigands. 
Ce  sont  les  balles  de  leurs  «  Mauser  »  ou  de  leurs  «  Winchester» 
que  nous  entendions  siffler.  Les  biscaïens  de  leurs  tai-tsiang  pas- 
saient avec  un  bruit  plus  sinistre  encore.  Instinctivement,  à  la 
lueur  de  la  première  décharge,  tous  mes  hommes  se  baissèrent, 
et  je  vis  plus  d'un  visage  blêmir,  a  Père,  couchez-vous,  me  criaient- 
ils,  vous  allez  être  tué.  »  Mais  il  fallait  prêcher  d'exemple  et  je  res- 
tai debout.  «  Vous  voyez  bien,  dis-je,  que  ce  sont  des  maladroits  : 
ils  tirent  dans  la  lune.  » 

Cependant,  pour  plus  de  sûreté,  j'envoyai  un  cavalier  à  Tchao- 
kia-tchoang  réclamer  une  deuxième  pièce  de  canon  avec  un  dé- 
tachement de  renfort. 

Mon  plan  était  d'enfoncer  rapidement  l'aile  droite  de  l'ennemi, 
afin  que  sa  débandade  jetât  la  frayeur  dans  Taile  gauche  et  pro- 
voquât sa  déroute.  J'adressai  donc  quelques  mots  vibrants  à  mes 
gaillards,  et  aussitôt  tous  s'élancèrent  en  avant. 

Ce  mouvement  réussit.  L'ennemi  prit  peur  et  battit  en  retraite, 
emportant  ses  morts  et  ses  blessés.  Ce  que  voyant,  notre  aile 
droite  avança,  elle  aussi,  en  traînant  la  pièce  de  canon  dont  quel- 
ques coups  bien  ajustés  mirent  le  désordre  dans  les  rangs  enne- 
mis. Alors  ce  fut  chez  les  chrétiens  de  l'enthousiame.  Le  canon 
fut  tiré  à  bras  jusque  sur  un  petit  tertre,  et  ses  coups  devinrent 
désastreux  pour  l'ennemi. 

Pendant  ce  temps,  au  sud-est,  l'aile  droite  de  l'ennemi  repre- 
nait l'offensive,  grâce  à  une  réserve,  je  pense,  qui  n'avait  pas  en- 
core donné,  et  grâce  aussi  à  une  pièce  de  canon  arrivée  de  je  ne  sais 
où.  Cette  pièce  aurait  pu  nous  faire  beaucoup  de  mal  et  retarder, 
sinon  compromettre,  notre  victoire.  Son  premier  coup  nous  en- 
voya une  grêle  de  mitraille,  dont  un  éclat  blessa  mortellement  un 
de  nos  hommes.  Mais  ce  premier  coup  de  canon  fut  aussi  le  der- 
nier. La  pièce  éclata  et  tua  ou  blessa  beaucoup  de  monde.  Nous 
trouvâmes  deux  ou  trois  débris  de  canon  au  milieu  d'une  mare  de 
sang.  On  dit  que  le  pointeur  a  été  coupé  en  deux. 

En  ce  moment,  pour  comble  de  bonheur,  notre  seconde  pièce 
de  canon  arrivait  de  Tchao-kia-tchoang,  d'où  l'on  avait  vu  le  mou- 
vement de  l'ennemi,  et  entrait  aussitôt  en  ligne. 

Dès  lors,  la  victoire  ne  fut  plus  douteuse.  L'ennemi  fuyait  de 
toutes  parts;  son  grand  nombre  même  causait  sa  perte,  la  pani- 


UNE  ARMÉE  CHRÉTIENNE  IMPROVISÉE  679 

que  se  communiquant  à  tous.  Les  deux  parties  de  notre  petite 
armée,  dans  leur  mouvement  tournant,  cernèrent  à  peu  près 
complètement  le  village  de  Cha-si.  Les  habitants  de  ce  village 
abandonnèrent  leurs  maisons,  pensant  sans  doute  que  les  vain- 
queurs allaient  tout  mettre  à  feu  et  à  sang.  Leurs  craintes  n'étaient 
pas  tout  h  fait  chimériques...  Les  chrétiens,  enivrés  de  leur  vic- 
toire et  excités  par  de  vieilles  rancunes,  se  jetèrent  furieux  sur  les 
premières  maisons  sous  prétexte  de  déloger  ce  qui  pouvait  s'y 
cacher  de  brigands.  Un  pan  de  mur  était  déjà  démoli,  quand  j'ar- 
rivai au  pas  de  course.  J'eus  bien  du  mal  à  faire  évacuer  les  mai- 
sons et  battre  en  retraite.  Des  clairons  rendraient  service  dans 
ces  circonstances. 

Cette  victoire  porte  les  marques  visibles  de  la  protection  di- 
vine. Sans  ajouter  foi  aux  dires  de  nos  gens  qui  affirment  avoir 
senti  des  balles  s'arrêter  sur  leur  poitrine  et  glisser  par  terre  le 
long  des  vêtements,  etc.  (les  Chinois  sont  forts  pour  voir  du  mer- 
veilleux partout),  il  suffit  de  songer  aux  conditions  de  la  lutte 
pour  se  convaincre  que,  sans  une  Providence  spéciale,  nous  ne 
pouvions  pas  être  vainqueurs.  Humainement  parlant,  nous  avions 
tout  contre  nous  ;  infériorité  du  nombre;  nos  ennemis  étaient 
des  milliers  (  on  a  dit  j  usqu'à  12  et  15  000,  exagération  sans  doute)  ; 
le  vent  nous  chassait  la  poussière  dans  les  yeux;  enfin  l'ennemi 
était  muni  de  bonnes  armes,  il  avait  de  l'artillerie;  il  nous  atta- 
quait sur  deux  points  différents,  il  s'appuyait  sur  deux  villages 
qui  nous  sont  très  hostiles.  Malgré  tout  cela,  la  victoire  a  été  com- 
plète, et,  sauf  le  blessé  dont  j'ai  parlé,  nous  n'avons  eu  que  quel- 
ques égratignures. 

Ce  blessé  a  eu  le  front  troué  par  un  projectile  de  la  grosseur 
d'un  œuf  de  pigeon,  et  ce  projectile  est  encore  logé  dans  l'inté- 
rieur de  la  blessure.  En  Europe  on  le  sauverait  sans  doute.  Ici 
personne  ne  sait  soigner  ces  sortes  de  blessures,  ni  extraire  la 
balle.  Le  pauvre  homme  va  donc  mourir.  Il  est  sans  connaissance 
depuis  l'absolution  que  je  lui  ai  donnée  sur  le  champ  de  bataille. 
Il  a  vomi  plusieurs  litres  d'un  sang  noir;  déjà  il  a  des  symptô- 
mes de  tétanos.  Le  bon  Dieu  récompensera  ce  brave  de  son  dé- 
vouement. 

Nos  gens  ont  montré  beaucoup  de  courage,  d'entrain  et  d'es- 
prit de  foi.  Je  ne  parle  pas  des  femmes  qui  ont  prié  sans  discon- 
tinuer tout  le  temps  de  la  bataille,  et  qui  jetaient  de  l'eau  bénite 


680  EN  CHINE 

dans  la  direction  de  l'ennemi.  Mais  même  les  hommes  priaient 
tout  haut  en  chargeant  leurs  armes.  Les  enfants  se  sont  rendus 
utiles,  eux  aussi.  Ils  apportaient  des  seaux  d'eau  pour  rafraîchir 
les  canons  et  \estai-tsiang  qui,  sans  cette  précaution,  s'échauffe- 
raient trop  vite  et  éclateraient.  L'eau  servait  aussi  à  humecter  le 
gosier  des  combattants,  dévorés  par  une  soif  ardente.  Quand  je 
demandais  aux  gamins  s'ils  n'avaient  pas  peur  d'attraper  une 
balle,  ils  me  montraient  leur  bonnet  blanc  avec  l'image  du  Sacré- 
Cœur;  et,  défait,  ils  couraient  sur  le  champ  de  bataille  sans  avoir 

l'air  de  se  soucier  du  danger. 

21  juillet. 

Journée  calme,  mais  on  sent  que  ce  calme  présage  de  nouvelles 
tempêtes.  Les  Boxeurs  ne  se  sont  pas  dispersés  tout  à  fait,  leur 
moral  est  très  ébranlé,  la  division  règne  au  camp.  Tchao-lao-tchou 
se  dispute  avec  Kiu-sing-kao.  De  plus,  leurs  gens  se  plaignent  de 
n'avoir  rien  à  manger. 

Quant  aux  habitants  paisibles  de  Tai-ning,  ils  en  ont  assez  de 
nourrir  ces  parasites,  qui  promettent  toujours  le  partage  des  dé- 
pouilles de  Wei-tsuen,  et  qui  ne  parviennent  pas  à  exécuter  leurs 
promesses.  Kiu-sing-kao  voulait  partir  avec  sa  troupe.  Les  Boxeurs 
l'ont  supplié  de  rester  pour  tenter  avec  eux  une  nouvelle  bataille, 
la  dernière.  Vainqueurs ,  on  pillera  Wei-tsuen  et  Tchao-kia- 
tchoang;  vaincus,  on  se  dispersera.  Le  combat  doit  avoir  lieu 
demain. 

Voilà  ce  que  nous  rapporte  un  païen  assez  honnête.  Il  a  con- 
fiance dans  notre  succès  de  demain.  «  Si  vous  avez  pu  battre  près 
de  dix  mille  adversaires  l'autre  jour,  à  plus  forte  raison  battrez- 
vous  les  sept  ou  huit  cents  qui  restent.  »  Il  nous  donne  des  dé- 
tails complémentaires  sur  l'affaire  d'hier.  Si  nous  avions  conti- 
nué la  poursuite  de  l'ennemi  un  kilomètre  plus  loin,  nous  aurions, 
paraît-il,  pu  ramasser  une  quantité  d'armes  et  de  trophées.  C'était 
un  véritable  affolement,  un  sauve-qui-peut  général.  Pour  expliquer 
leur  défaite,  les  païens  racontent  un  tas  de  choses  superstitieuses. 
Si  lear  canon  a  éclaté,  c'est  que  les  chrétiens  l'avaient  ensorcelé; 
on  a  vu  un  petit  enfant  s'introduire  par  la  gueule  de  la  pièce  et 
la  faire  éclater,  etc. 

22  juillet. 

Troisième  bataille  et  troisième  victoire,  victoire  achetée,  hélas  ! 
par  quelques  sacrifices  bien  douloureux. 


UNE  ARMÉE  CHRÉTIENNE  IMPROVISÉE  681 

C'est  aujourd'hui  dimanche,  et  c'est  le  premier  jour  de  la  neu- 
vaine  à  saint  Ignace.  J'ai  fait  placer  dans  l'église  une  image  du 
saint,  une  lampe  brûlera  jour  et  nuit  devant  cette  image,  et  si 
nous  sommes  exaucés,  nous  célébrerons  très  solennellement  sa 
fête. 

Je  dis  la  première  messe.  La  moitié  des  hommes  y  assiste  dans 
la  cour  devant  la  grand'porte  ouverte  ;  ils  sont  tous  armés,  crainte 
d'une  surprise.  Le  P.  Li,  qui  vient  de  Tchao-kia-tchoang,  dit  une 
seconde  messe.  Bientôt  arrive  aussi  le  P.  Liefooghe. 

Tous  nos  contingents  sont  réunis  et  campent  dans  les  rues. 
Nous  allons  faire  une  petite  tournée  d'inspection.  L'aspect  de  la 
troupe  est  excellent.  Le  P.  Liefooghe,  qui  la  voit  pour  la  première 
fois,  en  est  content.  Tchao-kia-tchoang  a  amené  deux  pièces  de 
canon;  une  troisième  est  attelée  et  prête  à  venir  au  premier  signal 
avec  une  réserve  de  cinquante  hommes. 

Trois  détonations  réglementaires  donnent  le  signal,  le  tocsin 
sonne  et  la  troupe  défile  en  bon  ordre  pour  aller  prendre  position 
dans  la  plaine.  L'ennemi  est  sorti,  lui  aussi,  de  son  camp.  Nous 
voyons  ses  longues  files  s'étendre  au  sud-ouest,  entre  Tai-ning  et 
Tchoung-koan-ing.  Par  crainte  d'une  surprise,  j'ai  soin  de  faire 
couvrir  non  seulement  le  sud-ouest,  mais  aussi  le  sud  et  le  sud- 
est.  Les  deux  détachements  postés  sur  ces  deux  points  doivent, 
si  aucun  ennemi  ne  débouche  par  là,  opérer  un  mouvement  tour- 
nant et  attaquer  Tai-ning  par  le  nord-est. 

Il  fait  une  chaleur  épouvantable  :  42  degrés  à  l'ombre.  J'ai  eu 
l'imprudence  de  ne  prendre  que  mon  bonnet  (de  pâtissier).  J'at- 
tribue à  une  Providence  spéciale  de  n'avoir  pas  attrapé  un  coup 
de  soleil  mortel. 

Les  deux  armées  restent  en  présence  pendant  près  d'une  heure. 
L'ennemi,  évidemment,  a  un  plan  et  cherche  à  nous  amuser.  Ce 
plan,  nous  aurions  dû  le  deviner,  et  j'aurais  dû  suivre  une  idée 
qui  m'était  venue  hier.  Je  voulais,  en  effet,  protéger  Tchoung- 
koan-ing  et  sauver  sa  jolie  petite  église,  bâtie  cette  année  même. 
Mais  les  chrétiens  de  ce  village  s'étaient  sauvés  de  chez  eux  :  les 
hommes  combattaient  dans  nos  rangs  ;  on  semblait  peu  disposé  à 
suivre  mon  plan.  Les  païens  de  la  localité  avaient  dit,  du  reste, 
qu'ils  s'opposeraient  au  pillage. 

Tout  à  coup  une  colonne  de  fumée  monte  au-dessus  des  arbres 
qui  nous  cachent  Tchoung-koan-ing.  En  même   temps,  devant 


682  EN  CHINE 

nous,  l'ennemi  ouvre  son  feu;  il  a  plusieurs  pièces  de  canon.  Plus 
de  doute  :  cette  fumée,  c'est  l'église  qu'on  brûle;  les  brigands  se 
vengent  de  leurs  défaites  sur  un  village  abandonné. 

A  cette  vue,  la  colère  saisit  nos  gens,  et  comme  mus  par  un 
ressort,  tous  s'élancent  en  autant;  seuls,  les  deux  détachements 
dont  j'ai  parlé  ne  bougent  pas  encore.  Mais,  bientôt,  comme  de- 
vant eux  il  n'y  a  aucun  mouvement  d'ennemis,  ils  opèrent  leur 
mouvement  en  passant  au  sud  de  Cha-si.  Si,  à  ce  moment,  notre 
armée  (!)  avait  poussé  d'un  seul  élan  jusqu'à  Tai-ning,  l'ennemi 
aurait  lâché  pied.  Nous  vîmes  plus  tard  que  leurs  canons  n'a- 
vaient pas  d'affûts,  ils  ne  pouvaient  donc  les  bouger  de  place.  De 
plus  leur  vrai  plan  était  de  se  donner  un  semblant  de  revanche 
en  brûlant  Tchoung-koan-ing,  plutôt  que  de  livrer  une  bataille 
sérieuse.  Mais  nos  gens  ne  savaient  pas  tout  cela;  ils  arrêtèrent 
leur  course  en  avant  pour  canonner  l'ennemi. 

L'ennemi  nous  canonnait  aussi,  et  ce  duel  pouvait  se  prolonger 
des  heures  sans  résultat  sérieux.  Heureusement,  notre  aile  gauche, 
plus  décidée,  jouant  du  fusil  plus  que  du  canon,  avançait  en  tirail- 
leurs et  infligeait  à  l'ennemi  des  pertes  sérieuses.  Heureusement 
aussi,  la  réserve  de  Tchao-kia-tchoang,  voyant  la  lutte  se  pro- 
longer, arriva  au  secours  avec  un  troisième  canon.  Cette  nouvelle 
pièce  n'eut  pas  tiré  trois  coups  que  l'ennemi  se  débanda  et  se 
replia  en  désordre  vers  le  village.  Hs  n'y  restèrent  pas  longtemps, 
car  notre  aile  gauche  arrivait  presque  en  même  temps  à  Tai-ning. 

J'avais  bien  recommandé  de  ne  pas  entrer  dans  ce  village. 
Mais  allez  donc  retenir  des  gens  entraînés  et  grisés  par  la  vic- 
toire !  Pourtant,  il  fallait  absolument  empêcher  le  pillage.  Je 
saute  sur  le  cheval  d'un  de  mes  éclaireurs,  et,  au  triple  galop, 
j'arrive  à  Tai-ning  en  même  temps  que  les  premiers  pelotons. 
Déjà  une  maison  flambait;  je  me  précipite  dans  la  cour,  et,  à 
coups  de  cravache,  j'en  fais  sortir  nos  gens.  Ma  gorge  desséchée 
ne  pouvait  plus  articuler  aucun  son.  Enfin,  grâce  au  secours  de 
quelques  individus  plus  raisonnables,  je  parvins  à  faire  évacuer 
le  village.  J'étais  à  bout  de  forces;  on  dut  me  soutenir.  J'avais 
la  tête  et  la  poitrine  en  feu.  On  m'apporta  un  seau  d'eau  fraîche 
et  quelques  lotions  me  soulagèrent.  Après  un  quart  d'heure  de 
repos,  on  me  hissa  sur  une  mule  et  je  rentrai  à  Wei-tsuen. 

Tout  en  m'indignant  contre  des  représailles  qui  ne  sont  rien 
moins  que  chrétiennes,  au  fond  du  cœur  j'excusais  bien  un  peu 


I 


UNE  ARMÉE  CHRÉTIENNE  IMPROVISÉE  683 

nos  pauvres  gens.  On  ne  peut  pas  exiger  d'eux  l'héroïsme  de  la 
patience.  Quand  on  sait  ce  qu'ils  ont  eu  à  souffrir  de  vexations, 
de  misères,  de  dénis  de  justice,  d'oppression  ouverte  ou  de  per- 
sécution cachée,  et  cela  depuis  des  mois  et  des  mois,  quand  on 
songe  que,  le  matin  même,  les  Boxeurs  avaient  pillé  et  brûlé  un 
village  chrétien,  on  comprend  jusqu'à  un  certain  point  la  juste 
colère  des  vainqueurs. 

Ce  n'est  que  le  soir  que  nous  apprîmes  toutes  les  atrocités 
commises  par  les  Boxeurs  à  Tchoung-koan-ing  et  à  Ma-kia- 
tchoang,  malgré  les  supplications  des  païens  honnêtes.  Ces  mi- 
sérables entassèrent  dans  l'église  les  portes  et  fenêtres,  le  mobi- 
lier des  chrétiens,  et  y  mirent  le  feu.  En  un  instant,  les  colonnes 
et  la  toiture  flambèrent;  c'est  une  église  mort-née.  Un  pauvre 
vieux  de  soixante  ans,  surpris  par  les  bandits,  fut  égorgé  sans 
pitié,  puis  lié  h  une  des  colonnes  de  l'église  ;  on  retrouva  ses  osse- 
ments calcinés.  Deux  femmes  et  deux  enfants  furent  massacrés. 
On  voulait  sauver  ces  de'jx  enfants,  dont  le  plus  âgé  n'avait  que 
huit  ans.  Mais  la  mère,  craignant  que  les  païens  ne  le  fissent 
apostasier  :  «Non,  dit-elle,  tous  deux  mourront  avec  moi,  ils 
sont  chrétiens  comme  moi.  »  Quelques  personnes  compatissantes 
disaient  aux  Boxeurs  :  «  Cette  femme  n'est  pas  chrétienne.  —  Si, 
je  le  suis,  dit-elle;  tuez-moi.  » 

A  Ma-kia-tchoang  aussi  plusieurs  victimes.  Après  les  avoir  gar- 
rottées, on  les  emmena  à  Tai-ning,  où  on  les  égorgea.  Le  bruit 
court  qu'on  a  coupé  leurs  corps  en  morceaux  pour  en  faire  de  la 
salaison.  Je  n'ai  pas  pu  vérifier  le  fait. 

Une  petite  fille  de  treize  ans  se  fit  surtout  remarquer  par  son 
courage  à  souffrir  la  mort  ;  les  païens  ne  purent  s'empêcher  de 
dire  :  «  Voilà  une  vraie  chrétienne  1  » 

La  principale  victime  fut  le  vieil  administrateur,  âgé  de  près 
de  soixante-dix  ans.  Jadis  je  lui  ai  donné  plusieurs  fois  les  der- 
niers sacrements,  et  je  lui  disais  en  riant  :  «  Tu  as  la  vie  dure;  il 
faudra  qu'on  t'assomme  pour  te  faire  mourir.  »  Je  ne  croyais  pas 
être  si  bon  prophète.  Les  Boxeurs  se  sont  chargés  de  l'expédier 
au  Paradis  par  la  voie  droite. 

Vous  voyez  que  notre  victoire  a  été  chèrement  achetée.  Il  est 
vrai  que,  pendant  la  bataille  même,  personne  n'aété  tué  ni  blessé. 

Le  défilé  des  troupes  victorieuses  se  fit  avec  un  certain  ordre  ; 
il  y  avait  plusieurs  chars  de  vêtements,  de  mobilier  de  toute  sorte. 


684  EN  CHINE 

On  me  dit  que  c'était  le  butin  de  Tchoung-koan-ing  repris  sur 
l'ennemi  et  ramené  triomphalement.  De  fait,  je  reconnus,  entre 
autres,  les  portes  et  les  fenêtres  de  mon  église  que  nous  n'avions 
pas  encore  eu  le  temps  de  placer,  le  tabernacle  de  la  chapelle 
provisoire,  les  chandeliers  en  cuivre,  etc.  Il  y  avait  aussi  trois 
canons  abandonnés  par  l'ennemi,  et  des  armes  de  toute  sorte.  Je 
fis  mettre  sous  clef  tout  ce  butin,  en  attendant  de  rendre  aux 
chrétiens  de  Tchoung-koan-ing  ce  qui  leur  appartient  et  de  dis- 
tribuer le  reste  aux  pauvres.  Les  bœufs  furent  tués  et  mangés, 
chaque  combattant  reçut  trois  livres  de  viande  pour  lui  et  sa  fa- 
mille. Ils  le  méritaient  bien  !  Rares  sont  ceux  qui  peuvent  manger 
à  leur  laim  tous  les  jours.  La  misère  va  grandissant.  Quand  Dieu 
aura-t-il  pitié  de  nous  ?  Nous  sommes  à  la  fin  de  juillet,  et  c'est  à 
peine  si  les  moissons  sortent  de  terre.  Auront-elles  le  temps   de 

mûrir? 

23  juillet. 

On  sent  une  détente  générale.  Les  païens  eux-mêmes,  je  parle 
des  plus  honnêtes,  sont  contents  de  la  défaite  des  Boxeurs  et  ils 
osent  le  dire.  Ils  trouvent  que  nous  avons  été  trop  bons.  Plusieurs 
m'ont  vu  arrêtant  le  pillage,  et  ils  en  parlent  avec  éloge. 

24  juillet. 

Le  calme  renaît;  il  semble  que  nous  soyons  délivrés  des 
Boxeurs.  —  Une  nouvelle,  qui  nous  réjouit  fort,  c'est  que  nos 
Pères  de  Tai-ming-fou,  dispersés  et  errants,  se  rapprochent  de 
nous  par  petites  journées.  Eux  aussi  ont  suivi  avec  intérêt  nos 
luttes,  que  la  rumeur  publique  leur  rapportait  jusqu'à  vingt  et 
vingt-cinq  lieues  de  distance.  Ils  nous  ont  fait  dire  que  si  nous 
étions  battus,  c'en  était  fait  de  tous  les  chrétiens  du  sud.  Nous 
voilà  vainqueurs,  ils  sont  donc  sauvés  et  vont  bientôt  arriver  ici. 

25  juillet. 
Enfin  une  lettre  de  Hien-hien,  apportée  par  trois  aveugles.  Le 

R.  P.  Maquet  me  la  communique  et  j'y  cherche  avant  tout  des 
nouvelles  de  mon  frère  Paul.  Deo gratias  !  Au  10  juillet,  Fan-kia- 
ka-ta  était  encore  sauf,  après  avoir  repoussé  victorieusement  tous 

les  assauts  des  Boxeurs. 

27  juillet. 

Les  Boxeurs  et  les  brigands  n'ayant  plus  de  chrétientés  à  pil- 
ler, s'en  prennent  aux  petits  propriétaires  païens  qu'ils  rançon- 


UNE  ARMÉE  CHRÉTIENNE  IMPROVISÉE  685 

nent.  Tant  que  l'on  ne  s'en  prenait  qu'à  nous,  les  milices  bour- 
geoises restaient  indifférentes  ;  mais  dès  qu'on  s'en  prend  aussi 
aux  païens,  le  chef  de  la  milice  de  Yuan-kia-tchoang,  païen  riche 
et  influent,  est  venu  proposer  une  alliance  offensive  et  défensive 
contre  toute  espèce  de  malfaiteurs.  Il  est  vraiment  temps  ! 

28  juillet. 

Un  courrier  nous  apprend  les  horribles  massacres  de  Tchou- 
kia-ho.  Espérons  qu'il  y  aura  des  voix  vengeresses  en  Europe 
pour  clouer  au  pilori  de  l'histoire  les  atrocités  de  ces  deux  der- 
niers mois.  Jusqu'à  ce  jour,  dans  notre  seule  mission,  il  y  a  cer- 
tainement plus  de  3  000  victimes. 

29  juillet. 

Les  vierges  et  les  élèves  de  l'école  normale  préparent  pour  nos 
Pères  de  Tai-ming-fou,  qui  sont  attendus,  des  habits,  chemises, 
pantalons,  bas  ;  car  ils  doivent  être  absolument  dénués  de  tout. 
Et  par  ces  chaleurs  torrides,  quel  supplice  de  ne  pouvoir  changer 
de  linge  !  Le  village  a  voulu  faire  les  frais  de  ces  habits,  bien  que 
mes  gens  soient  eux-mêmes  dans  la  gêne.  Les  plus  à  l'aise  se  sai- 
gnent pour  venir  en  aide  à  tous  nos  réfugiés,  qui  passent  souvent 
plusieurs  jours  sans  pouvoir  apaiser  leur  faim.  La  charité  des  uns 
et  la  patience  des  autres  m'édifient  et  attirent  sur  tous  les  plus 
grandes  grâces. 

Une  députation  de  notables  des  environs  vient,  de  la  part  du 
mandarin,  conférer  de  la  paix.  Cette  démarche  est  de  bon  au- 
gure ;  elle  montre  que  la  masse  de  la  population  païenne  ne  fera 

rien  contre  nous. 

31  juillet. 

Fête  de  saint  Ignace.  —  Après  la  neuvaine  que  nous  avons  faite 
et  la  protection  visible  qu'elle  nous  a  obtenue,  il  est  juste  que  nous 
remerciions  saint  Ignace.  Mes  chrétiens  désirent  une  grand'messe 
en  musique.  J'invite  le  P.  Liefooghe  et  le  P.  Li  et  nous  chan- 
tons la  messe.  L'église  est  ornée  comme  aux  grands  jours, 
éclat  qui  contraste  bien  un  peu  avec  les  circonstances  de  l'heure 
présente,  mais  qui,  je  l'espère,  est  l'heureux  augure  de  jours 
meilleurs. 

On  parle  de  décrets  impériaux  contre  les  Boxeurs.  Il  serait 
temps  I  Le  gouvernement  chinois  comprendra-t-il  que  ces  ban- 
dits sont  ses  pires  ennemis,  que  leur  agression  sauvage,  au  mé- 


686  EN  CHINE 

pris  de  tout  droit  des  gens,   a  attiré  sur  l'empire  les  derniers 
malheurs?  J'en  doute  :  l'orgueil  est  aveugle. 

3  août. 

Quelle  surprise  !  Un  hôte  sur  lequel,  certes,  je  ne  comptais 
pas,  et  qui  se  jette  dans  mes  bras.  Le  F.  Kieffer,  lui-même,  bien 
reconnaissable  malgré  le  misérable  accoutrement  qui  le  déguise  ! 
Après  que  les  chrétiens,  accourus  en  foule,  lui  ont  fait  leurs  salu- 
tations, le  bon  Frère  veut  me  raconter  les  péripéties  de  son  exode. 

—  Déjeunons  d'abord,  mon  cher  Frère,  car  il  faut  refaire  vos 
forces.  Vous  nous  ferez  votre  récit  tout  à  l'heure. 

Les  chrétiens  sont  avides  d'entendre  ce  récit  ;  il  y  a  de  la  véné- 
ration dans  la  manière  dont  ils  entourent  le  F.  KiefFer.  C'est,  de 
fait,  un  confesseur  de  la  foi.  Lui  et  ses  compagnons  ont  vu  la 
mort  de  près  ;  ils  ont  entendu  les  hurlements  d'une  foule  ivre 
de  haine  réclamant  leur  tête;  ils  ont  reçu  coups  de  poings, 
coups  de  bâtons,  coups  de  briques.  Ils  ont  eu  à  avaler  les  insultes 
les  plus  grossières.  Pour  échapper  à  la  mort,  ils  ont  dû  se  cacher 
dans  de  vraies  tanières,  mourant  de  faim  et  de  soif,  n'ayant  plus 
même  un  mouchoir  pour  se  garantir  la  tête  contre  les  ardeurs  du 
soleil.  On  ne  leur  a  laissé  qu'un  pantalon  et  une  chemise. 

Mais  la  Providence  a  visiblement  veillé  sur  eux.  Des  païens, 
des  chefs  de  voleurs  même  ont  contribué  à  les  sauver.  De  braves 
chrétiens  se  sont  dévoués  aux  dépens  de  leur  vie.  Et  les  voilà  en- 
fin, après  un  mois  de  privations,  de  périls  et  de  souffrances, 
rendus  à  leur  famille,  à  leur  Supérieur. 

Après  le  déjeuner,  nous  partons  pour  Tchao-kia-tchoang,  où 
j'ai  hâte  d'embrasser  les  PP.  Finck,  Gaudissart,  Neveux  et  Gis- 
singer. Ils  ont  déjà  échangé  leurs  habits  de  proscrits  contre  des 
vêtements  plus  dignes.  Lorsqu'ils  sont  entrés  au  village,  ce  ma- 
tin, plus  semblables  à  des  mendiants  qu'à  des  missionnaires, 
beaucoup  de  gens  pleuraient  en  les  voyant.  Leur  visage  porte 
encore  la  trace  de  leurs  longues  souffrances.  Mais,  malgré  tout, 
la  joie  et  la  confiance  ne  les  ont  pas  quittés  un  seul  instant. 

Le  brave  chrétien  qui  a  caché  nos  Pères  ces  huit  derniers 
jours,  était  venu  les  conduire  lui-même;  âme  d'élite,  qui  fait  de 
l'héroïsme  sans  s'en  faire  accroire.  On  l'a  pressé  d'apostasier. 
Il  a  répondu  :  ce  Voyez  vous-même  si  je  puis  apostasier.  Dieu  est 
mon  Père  :  puis-je  dire  que  je  ne  suis  plus  son  fils  ?  »  Cette  ré- 
ponse est  péremptoire,  surtout  pour  des  Chinois. 


UNE  ARMÉE  CHRÉTIENNE  IMPROVISÉE  687 

De  notre  belle  résidence  de  Tai-ming-fou,  église,  collège,  etc., 
il  ne  reste  que  la  place.  Les  démolisseurs  ont  vendu  jusqu'à  la 
dernière  brique,  et  cela  sous  les  yeux  des  autorités. 

Nos  chrétiens  se  cotisent,  les  vierges  s'activent  pour  faire  des 
habits  h  nos  Pères;  et,  mendiants  nous-mêmes,  nous  devons  en- 
core aider  de  plus  mendiants  que  nous. 

7  août. 

La  dysenterie  fait  des  ravages;  les  gens  n'ayant  plus  qu'une 
nourriture  insuffisante,  les  enfants  surtout,  sont  une  proie  facile 
pour  le  fléau. 

8  août. 

La  lutte  va  recommencer,  semble-t-il.  On  a  signalé  un  rassem- 
blement de  Boxeurs  à  Tsi-ki  non  loin  de  Tchang-kia-tchoang 
(résidence  du  P.  Lomûller  à  25  ou  30  kilom.  au  nord  d'ici).  Ils 
auraient  l'intention  de  venir  nous  attaquer  demain.  Ces  Boxeurs 
viendraient  du  Chenn-tcheou  surtout. 

9  août. 

Nos  ennemis  ne  sont  pas  d'accord  sur  la  question  de  savoir  qui 
se  battra  au  premier  rang.  Les  Boxeurs  venus  du  nord  veulent 
laisser  cet  honneur  à  Tchao-lao-tchou  et  sa  troupe.  Celui-ci  dit  : 
(c  Puisque  vous,  vous  êtes  invulnérables,  c'est  à  vous  d'aller  en 
avant.  »  On  annonce  la  bataille  comme  certaine  pour  demain. 

10  août. 

Vers  onze  heures,  nous  apercevons  à  l'est  un  défilé  avec  ban- 
nières au  vent.  Presque  au  même  instant,  arrive  un  mahométan 
qui  nous  apporte  des  nouvelles. 

La  bande  a  quitté  Ho-tchao  où  personne  ne  voulait  plus  nourrir 
ces  parasites. 

Nous  regrettons  presque  cette  bataille  manquée.  Une  victoire 
éclatante  nous  délivrerait  de  cette  canaille,  tandis  qu'il  faut  res- 
ter sur  le  qui-vive,  et  cela  par  une  chaleur  tropicale,  avec  une 

nourriture  insuffisante. 

12,  13,  14  août. 

Dans  le  district  du  P.  Lomûller,  à  lu-tai,  les  chrétiens  vien- 
nent de  remporter  un  beau  succès,  eux  aussi.  Cette  chrétienté 
compte  2  ou  300  chrétiens  seulement.  Les  païens  du  village 
avaient  promis  de  faire  cause  commune  avec  eux,  dans  le  cas 
d'une  attaque.  Ces  engagements  sont  généralement  peu  sérieux. 


688  EN  CHINE 

On  le  vit  bien.  Le  10  août,  les  Boxeurs  attaquèrent  lu-tai.  Les 
chrétiens  se  retranchèrent  sur  leurs  maisons.  L'ennemi  monta 
sur  les  maisons  des  païens  et  entoura  complètement  la  petite 
troupe,  qui  se  défendit  vaillamment. 

Heureusement,  Tchang-kia-tchoang  (où  se  trouve  le  P.  Lo- 
muller)  fut  averti  à  temps  :  comme  ce  n'est  qu'à  6  kilomètres, 
cinquante  hommes,  traînant  une  pièce  de  canon,  arrivèrent  bien- 
tôt au  secours.  Les  Boxeurs  durent  céder  la  place  ;  ils  furent 
cernés  au  sortir  du  village  par  les  gens  de  Tchan-kia-tchoang  qui 
en  tuèrent  un  bon  nombre  et  leur  prirent  des  armes  et  des  mu- 
nitions. 

15  août. 

Le  P.  Finck  et  le  P.  Gissinger  ont  accepté  l'hospitalité  chez 
moi  cette  nuit,  hôtes  faciles  à  loger,  du  reste  :  le  P.  Gissinger 
dort  dans  ma  cour,  par  terre,  sur  une  natte. 

A  six  heures,  grand'messe  chantée  par  le  P.  Finck,  qui  a  été 
curé  de  Wei-tsuen  il  y  a  quelque  vingt  ans  et,  avec  sa  bonne  mé- 
moire, connaît  encore  à  peu  près  tous  ses  paroissiens.  Il  prêche 
un  beau  sermon  adapté  aux  circonstances.  C'est  plaisir  d'enten- 
dre le  P.  Finck  parler  chinois  ;  il  le  parle  en  maître,  avec  une 
facilité  et  une  élégance  qui  font  envie.  Les  chrétiens  aiment  à 

l'écouter. 

20,  26  août. 

Rien  de  bien  nouveau  ces  jours-ci.  Un  peu  partout  les  manda- 
rins traquent  les  Boxeurs  et  les  bandits.  Mais  bientôt  ils  devront 
traquer  certains  de  nos  chrétiens  qui  se  font  voleurs.  Pauvres 
diables  !  c'est  la  faim  qui  les  pousse,  mais  cela  ne  les  excuse  pas  : 
la.  faim  ne  justifie  pas  ces  moyens.  Monseigneur  vient  de  fulminer 
l'excommunication  pour  trois  espèces  de  fautes  :  l**  se  réunir  en 
armes  pour  aller  chercher  noise  aux  Boxeurs  chez  eux  ;  2^  piller 
leurs  biens  ;  3**  homicide  volontaire,  sauf  le  cas  de  légitime  dé- 
fense. 

30  août. 

Nos  Pères  réfugiés  ici  sont  en  pénurie  de  tout  :  il  n'y  a  que 
deux  bréviaires  pour  douze.  Voici  l'automne  qui  vient  :  il  faudra 
quelques  habits.  Le  R.  P.  Maquet  emprunte  où  il  peut,  mais  nos 
chrétiens  eux-mêmes  sont  à  sec.  Ordinairement  nous  faisons  le 
vin  à  cette  époque.  Il  faudra  probablement  se  contenter  d'en  faire 
pour  la  messe,  et  nous  boirons  de  l'eau  pendant  un  an. 


UNE  ARMÉE  CHRÉTIENNE  IMPROVISÉE  689 

4  septembre. 
Voici  un  spécimen  des  extravagances  qui  se  colportent  :  les 
grands  couteaux^  les  vrais,  cette  fois,  vont  aller  faire  à  l'empe- 
reur un  dernier  rempart  de  leurs  poitrines.  Ces  purs  sont  au 
nombre  de  cent,  dont  le  plus  jeune  a  cent  ans,  il  y  en  a  de  deux 
cents  et  trois  cents  ans,  tous  à  grande  barbe  blanche.  Et  contre 
cette  garde  impériale,  tous  les  engins  des  diables  d'Europe  ne 
peuvent  rien,  ils  sont  invulnérables  !  !  ! 

13  septembre. 

Le  sous-préfet  de  Wei-hien  vient  d'être  changé.  Je  dois  citer 
deux  traits  de  bienfaisance  de  sa  part. 

L'administrateur  de  la  petite  chrétienté  que  nous  avons  en  ville 
était  resté  presque  seul  à  Wei-hien  ;  on  le  surveillait  de  près,  de 
crainte  qu'il  ne  servît  d'espion  à  nos  troupes.  Mais  comment 
vivre  ?  Le  commerce  ne  va  plus  ;  les  moissons  ne  sont  pas  encore 
mûres  ;  du  travail,  il  n'y  en  a  pas  à  trouver...  Il  expose  sa  situa- 
tion au  brigadier  de  gendarmerie,  son  voisin.  Celui-ci  en  parle 
au  sous-préfet.  Le  mandarin  dit  :  ((  Qu'il  reste  en  ville;  s'il  n'a 
plus  d'argent,  je  l'aiderai.  »  Et  il  donna  4  ligatures,  auxquelles 
l'assesseur  ajouta  2  ligatures,  auxquelles  le  brigadier  ajouta 
1  ligature,  de  sorte  que  mon  pauvre  Liou  reçut  7  ligatures  d'au- 
mônes de  la  part  de  ceux  dont  il  devait  le  moins  en  attendre. 

Un  chrétien  de  Ma-kia-tchoang,  sourd  comme  un  pot,  mais  qui 
n'est  pas  muet,  ni  sot,  ni  timide,  avait  été  pillé  comme  tant  d'au- 
tres ;  mais,  dans  sa  foi  simple,  il  pensait  que  le  bon  Dieu  saurait 
bien  lui  rendre  avec  usure  ce  que  les  brigands  lui  avaient  volé. 
Pourtant  il  fallait  manger  et  les  voleurs  avaient  emporté  jusqu'à 
sa  marmite.  Il  prend  une  ligature  et  se  rend  en  ville  pour  en 
acheter  une  neuve.  A  la  porte  du  Nord,  le  gardien  lui  demande  : 
((  D'où  es-tu  ?  —  De  Ma-kia-tchoang.  —  Chrétien  ?  —  Oui.  — 
On  ne  passe  pas  ici,  va  par  la  porte  de  l'Ouest.  —  Comment  !  la 
porte  est  ouverte  et  on  ne  peut  pas  passer?  —  Va  à  la  porte  de 
l'Ouest,  te  dit-on,  et  pas  de  réflexions.  »  Notre  homme  s'exécute  ; 
il  devait  pour  cela  passer  par  un  champ  de  sorgho  dont  les  tiges 
étaient  assez  hautes  pour  cacher  un  homme.  C'est  ce  qu'avait  es- 
compté le  gardien  qui  le  suivait  en  tapinois,  et  qui,  au  milieu  du 
champ,  tombe  sur  lui  et  lui  arrache  sa  ligature.  Mais  Ma-tchenn- 
Iwai  ne  le  tient  pas  quitte.  Il  va  porter  sa  plainte  au  tribunal  et 
le  mandarin  l'écoute  séance  tenante.  «  D'où  es-tu  ?  —  De  Ma-kia- 

LXXXVI.  —  44 


690  EN  CHINE 

tchoang  et  je  suis  chrétien.  —  Ah  !  tu  es  chrétien,  et  de  quoi  te 
plains-tu  ?  —  D'abord,  chez  moi,  on  m'a  tout  volé,  ou  brisé,  ou 
brûlé.  Tenez,  je  n'ai  même  plus  un  pantalon  convenable  à  mettre 
pour  me  présenter  devant  vous.  Comme  on  a  même  volé  ma  mar- 
mite, je  venais  en  acheter  une  autre  en  ville  quand,  à  la  porte  du 
Nord,  le  gardien  m'a  pris  tout  l'argent  que  je  portais.  —  Par  ce 
temps,  tu  ferais  mieux  de  ne  pas  venir  en  ville.  Ne  peux-tu  pas 
trouver  une  marmite  à  la  campagne  ?  » 

D'apostasie,  il  ne  fut  pas  question. 

«  Maintenant,  je  vais  te  faire  rendre  ton  argent.  »  Et  appelant 
le  brigadier  d'une  espèce  de  gendarmerie  à  cheval,  il  lui  ordonna 
de  rechercher  le  voleur  et  de  faire  rendre  la  ligature,  ce  qui  fut 
fait  ;  il  y  manqua  bien  2  ou  300  sapèques,  mais  peu  importe, 
notre  sourd  était  content.  Le  brigadier,  en  chemin,  l'exhorta  à 
apostasier  :  «  Vois-tu,  si  tu  tiens  à  ta  tête,  ne  sois  plus  chrétien, 
c'est  un  conseil  d'ami  que  je  te  donne.  » 

Si  les  Européens  étaient  battus,  ou  si  la  guerre  se  prolongeait 
trop,  je  ne  sais  trop  ce  qui  arriverait  de  nous  et  de  nos  chrétiens, 
ou  plutôt  je  ne  le  sais  que  trop... 

Le  nouveau  sous-préfet  s'appelle  Hoang.  On  dit  que  Mme  la 

sous-préfète  est  chrétienne. 

18  septembre. 

Le  F.  KiefFer  vient  me  faire  visite.  Il  a  aussitôt  foule  de  prati- 
ques. Comme  on  sait  qu'il  s'entend  un  peu  en  médecine,  on  fait 
comme  jadis  pour  Notre-Seigneur,  on  lui  amène  toute  une  multi- 
tudo  languentium. 

Quelques  pluies  et  le  soleil  tropical  de  juillet  et  d'août  ont  fait 
pousser,  comme  par  enchantement,  toute  une  végétation  de  sor- 
gho, millet,  haricots,  sarrasin,  maïs,  etc..  Le  bon  Dieu  a  eu 
pitié  de  son  peuple  :  au  moins  on  ne  mourra  pas  de  faim  cet 
automne.  La  récolte,   sans  être  extraordinaire,  est  une  récolte 

moyenne. 

25  septembre. 

A  Tchao-kia-tchoang,  une  bande  s'est  organisée  pour  exercer 
des  représailles  contre  les  Boxeurs  :  une  dizaine  d'individus  tarés 
de  Wei-tsuen  en  font  partie.  Nous  avons  épuisé  tous  les  moyens 
pour  les  ramener  à  des  sentiments  plus  chrétiens,  tout  a  été  mu- 
tile. Dimanche,  le  R.  P.  Maquet  a  frappé  tout  le  village  de 
Tchao-kia-tchoang  :  église  fermée,   la   messe  dite   à  huis  clos. 


UNE  ARMÉE  CHRÉTIENNE  IMPROVISÉE  691 

Cette  mesure,  si  grave,  n'a  rien  fait  sur  les  coupables  *  ;  le  len- 
demain même  ils  tuaient  trois  hommes  et  amenaient  deux  chars 
de  butin.  C'est  la  contre-partie  du  mouvement  boxeur;  c'est  aussi 
païen  d'iyi  côté  que  de  l'autre.  Les  honnêtes  gens  gémissent.  Le 
ferment  païen  est  encore  bien  vivace  au  fond  de  tous  ces  cœurs, 
et  la  patience  chrétienne,  le  pardon  des  injures  est  une  plante 
difficile  à  acclimater. 

Et  le  mandarin,  direz-vous,  que  fait-il  ?  Il  ne  fait  rien  et  laisse 
tout  faire. 

3  octobre. 

Longue  lettre  de  mon  frère  Paul  me  racontant  le  second  siège 
de  Fan-kia-ka-ta.  Nos  épreuves  sont  peu  de  chose  à  côté  des  leurs, 
et  leurs  lauriers  font  pâlir  les  nôtres  ;  mais,  de  part  et  d'autre, 
ressort  avec  évidence  la  même  Providence  de  Dieu. 

Il  nous  est  venu  deux  courriers,  à  peu  de  distance  l'un  de 
l'autre  :  le  premier,  de  la  part  du  tchenn-tai^  général  comman- 
dant les  troupes  de  Tai-ming-fou  ;  le  second,  de  la  part  du  tao-tai 
de  la  même  ville.  Le  premier  dit  :  «  Si  les  Pères  de  Tai-ming  ont 
eu  tant,  à  souffrir,  si  la  Résidence  est  détruite,  surtout  ne  croyez 
pas  que  ce  soit  la  faute  de  mon  maître,  le  tchenn-tai\  toute  la  res- 
ponsabilité retombe  sur  le  tao-tai  :  c'est  lui  l'auteur  de  tout  le 
mal.  »  Le  second  dit  :  «  Si  l'on  a  si  mal  défendu  les  Pères  de 
Tai-ming,  si  de  la  Résidence  il  ne  reste  pas  une  brique,  de  grâce, 
n'en  accusez  pas  mon  maître,  le  tao-tai  \  le  vrai  coupable  c'est  le 
tchenn-tai.  » 

Bientôt  le  sous-préfet  de  Wei-hien  nous  amène  lui-même  deux 
autres  mandarins.  Ces  messieurs  ont  pour  but  de  renouer  avec 
nous  des  relations  amicales;  ils  voudraient  bien  qu'on  passe  l'é- 
ponge sur  tout  le  passé.  Pour  se  donner  «  une  face  »,  ils  insistent 
sur  les  prétendus  actes  de  brigandage  des  chrétiens.  Sans  doute, 
il  y  a  eu  de  la  part  de  quelques-uns  des  actes  repréhensibles,  nous 
avons  été  les  premiers  à  les  blâmer  et  à  punir  les  coupables.  Mais 
il  faut  tenir  compte  des  circonstances  atténuantes  qui,  certes, 
sont  nombreuses.  Le  R.  P.  Maquet  leur  met  les  choses  au  pointa- 
il  obtient  quelques  promesses,  éclaircit  quelques  doutes,  insiste 
sur  les  justes  revendications  de  nos  chrétiens. 

1.  Un  bon  nombre  se  sont  convertis  depuis.  La  mort  de  l'un  d'entre  eux, 
pour  lequel  il  n'y  a  pas  eu  de  prières  publiques,  a  fait  grande  impression. 


692  EN  CHINE 

10  octobre. 

Le  prêtre  séculier  Tchao,  réfugié  à  Pouo-li,  chez  M.  Freinade- 
metz,  écrit  de  là,  le  25  septembre,  une  lettre  latine  dont  je  veux 
vous  donner  quelques  passages.  C'étaient  les  premières  nouvelles 
que  nous  recevions  du  monde  civilisé  après  deux  mois  d'isole- 
ment : 

ce  . . .  Post  ingressum  Pekini^  Europœl  recte  is>erunt  ad  legatio- 
nes,  invenerunt  legatos  incolumes,  prœ  gaudio  lacrymarunt.  Nunc 
legati  et  milites  habitant  palatium,  quia  in  legationihus  non  pos- 
sunt  habitare  decenti  modo  propter  fractiones  locorum. 

c(  Angli  duxerunt  magnam  nanm  militum  usque  Nankin,  dicen- 
tes  vice-regi  :  «  Da  nobis  talem  rem,  secus' mittemus  tormenta,  » 
Vice-rex  pi^omisit;  tune  secunda  die  profecti  sunt  Tien-tsin.  Con- 
suies  dixerujit  vice-regi  :  «  Si  Angli  possunt  habere  1 000  milites, 
nos  etiam  debemus  habere  1 000.  »  Proinde  consul  Gallise  voca^it 
800  ex  Annam. 

«  Li-hong-tchang  de  pace  omnipotens  *  non  audebat  çenire  Pe- 
kinum  ne  caperetur  ab  Europœis  et  perderet  faclem.  Imper atrix 
scripsit  per  telegramma  :  «  Li-hong-tchang  cito  renias  Pekinum 
ad  tract  and  um  de  pace.  »  Nunc  iveritne  Pekinum  nescio.  8^®  lunœ 
22  diçulgatum  est  decretum  :  «  Reprimatur  secta  usque  ad  radi- 
cem.  » 

(c  ...  Proçidejitia  Dei  factum  est  ut  Li-ping-heng  non  impugna- 
ret  residentiam  Tchang-kia-tchoang  [Hien'hlen). 

ce  Li-piîig'heng  graviter  accusaçit  Li-hong-tchang,  Tchang- 
tcheu-tong,  Liou-koenn-i,  quod  fecerunt pactum  cum  Europœis  de 
protectione  mercatorum  europœorum  et  missionariorum.  Quod  ut 
audivit  Toan-w^ang^  imperaçit  Yuan-cheu-kai^  ut  impugnaret 
Nankin.  Yuan-cheu-kai  anceps  petiit  consilium  a  Liou-koenn-i  qui 
suasit  illi  ne  obediret  Toan-wang  :  ce  Quia  sumus  ministrl  Impera- 
toris^  non  furis.  »  Ex  accusatione  Li-ping-heng  occisi  sunt  duo 
magni  mandarini  qui  moriendo  dixerunt  Imper atrici  :  ce  Sinn  tseu 
tsei  yen,  tien  hia  cheu  i*.  )> 

((  Europœi  ubique  quœsierunt  Toan-wang,  sed  non  inçenerujit. 

i.  Plénipotentiaire. 

2.  Le  prince  Tuan. 

3.  Gouverneur  du  Chan-tong. 

4.  «  Si  vous  écoutez  les  paroles  de  ce  brigand,  la  Chine  est  perdue  !  » 


UNE  ARMÉE  CHRÉTIENNE  IMPROVISÉE  693 

Quidqiiid  postulatum  a  legatis  nihil  obtenturriy  proinde  magis  ex- 
citati. 

«  Angli  toto  corde  çolunt  occupare  Yang-tse-kîang. 
«  A    Tien-tsin  usque  ad  ingressurn  Pekini,    Japonenses  mortui 
plures^  quia  ipsi  magis  videntur  fortes, 

«  14  guhernia  sunt  contra  imperium  Sinense;  nulle  modo  ç^olunt 
diuidere  imperium,  sed  extendere  mercaturam,  et  satisfactionem 
pro  commeatu.  » 

20  octobre. 

Vous  ne  pouvez  vous  faire  une  idée  de  ce  que  la  pauvre  Eglise 
de  Chine  a  souffert  pendant  ces  trois  mois.  On  ne  dira  plus  que 
la  vie  en  Chine  «  manque  de  pittoresque  !  » 

J'espère  que  l'attrait,  non  du  pittoresque,  mais  du  sacrifice,  va 
susciter  de  nouvelles  vocations.  Il  nous  faut  des  recrues  pour 
combler  tant  de  vides,  il  faut  des  bras  à  la  moisson,  qui  ne  man- 
quera pas  de  germer  du  sang  des  martyrs. 

15  novembre. 

Nous  avons  bien  ri  quand  le  courrier  a  apporté  au  P.  Neveux 
tous  les  détails  de  son  service  funèbre,  panégyrique,  articles  né- 
crologiques auxquels  sa  prétendue  mort  a  donné  occasion. 

Malheureusement,  il  y  a  de  vrais  morts,  des  vides  bien  dou- 
loureux. Chaque  fois  que  je  vais  à  Tcha-kia-tchoang,  je  pense  au 
bon  P.  Isoré,  avec  qui  j'ai  vécu  ici  près  de  trois  années,  et  qui, 
quelques  jours  avant  son  martyre,  me  disait  un  si  confiant  a  au 
revoir  ».  Il  partait  à  regret,  croyant  aller  au  plus  sûr,  et  nous 
laisser  au  poste  le  plus  dangereux,  tandis  que  c'était  lui  qui  allait 
à  la  mort. 

Albert    WETTERWALD,    S.  J. 


NOTES  ET  DOCUMENTS 

POUR 

SERVIR  A  LA  DÉFENSE  DES  CONGRÉGATIONS  RELIGIEUSES  * 

(Suite  ^) 


Dix  ans  de  laïcisation  (1879-1889),  par  G.  Martin.  Extrait  du  Bul- 
letin de  la  Société' ge'ne'rale  d^ éducation  et  d'' enseignement^  des  15  sep- 
tembre et  15  octobre  1890.  [Paris^  35,  rue  de  Grenelle.  ) 

Dix  ans  de  République.  Discours  contre  Verres.  [Paris,  Tardieu, 
1881.) 

Doctrines  (Les)  de  la  Compagnie  de  Jésus  sur  la  liberté,  par  le 
R.  P.  A.  Matignon,  S.  J.  (Voir  Études,  1864,  t.  11,  p.  314.) 

Droit  (Le)  de  posséder  dans  les  associations  religieuses,  par  le 
P.  H.  Prélot,  s.  J.  (Voir  Études,  t.  80,  p.  145,  721.) 

Droit  (Du)  de  vivre  en  communauté  religieuse  sans  autorisation, 
par  P.  Besson.  [Grenoble,  Baratter  et  Dardelet,  1877.) 

Droit  (Du)  en  matière  d'éducation,  par  le  P.  Buffet,  S.  J.  [Avignon, 
Séguin,  1881.  )  ^ 

Droits  (Les)  de  l'Église  sur  l'éducation,  par  le  P.  A.  Dechevrens, 
S.  J.  (Voir  Études,  1875,  t.  32,  p.  676.  ) 

Droits  (Les)  des  pères  de  famille  et  la  liberté  religieuse.  Conférence 
faite  à  Dole,  le  18  juillet  1880,  par  M.  Laurat,  ancien  préfet,  [Lons-' 
le~Saunier,  Mayet,  1880.) 

Droits  et  devoirs  de  la  famille  et  de  l'État,  par  M.  Crozat.  [Paris, 
Pédone,  1884  et  Briguet.  ) 

École  (L')  à  la  prussienne  en  France,  par  le  P.  C.  Clair,  S.  J. 
(Voir  Études,  1870-1871,  t.  25,  p.  880.) 

École  (L')  primaire  et  le  projet  Lacretelle,  par  H.  Vadon.  (Voir 
Études,  1876,  t.  34,  pp.  734,  840.) 

École  (L')  sans  Dieu,  par  Ch.  Jourdain.  [Paris,  Gervais,  1880.) 

Éducation  (L')  catholique  jugée  par  ses  fruits,  par  le  R.  P.  E.  Mar- 
quigny,  s.  j.  (Voir  Études,  1872,  t.  27,  p.  551.  ) 

Éducation  (L*)  dans  le  plan  radical,  par  le  P.  A.  Dechevrens,  S.  J. 
(Voir  Études,  1875,  t.  32,  p.  182.) 

Éducation  de  la  jeunesse  par  le  prêtre,  par  le  P.  T.-M.  Lambert. 
[Paris,  Poussielgue,  1900.) 

1.  Voir  Études  du  20  février  1901. 

2.  Seront  marquées  d'un  astérisque  les  publications  contraires  aux  con- 
grégations. 


NOTES  ET  DOCUMENTS  695 

Éducation  (Une)  de  nos  jours,  par  le  R.  P.  J.  Noury,  S.  J.  {Paris, 
Josse. ) 

Éducation  (L')des  Jésuites,  par  G.  de  Ghaulnes,  élève  d'Iseure. 
Extrait  de  la  Revue  du  monde  catholique.  (Paris,  Palmé,  1880.) 

Éducation  (L')  nouvelle,  par  J.  Chobert.  (P^r/s,  Po^ss^W^'ae,  1899.) 

Eglise  (L')  catholique  et  les  libertés  modernes,  par  le  P.  Ramière, 
S.  J.  {Paris,  Lecoffre,  1879.) 

Eglise  (L')  et  les  écoles;  étude  historique  sur  une  restauration  des 
écoles  au  moyen  âge,  par  le  P.  E.  Desjardins,  S.  J.  (Wo'iv Études,  1872, 
t.  26,  p.  364.) 

Église  (L')  et  l'État,  par  A.  Tilloy.  [Paris,  Palmé.) 

Église  (L')  et  l'Etat,  par  le  R.  P.  H.  Martin,  S.  J.,  d'après  M.  Em. 
Ollivier.  (Voir  Études,  1879,  t.  41,  p.  247,  423,  563.  ) 

Église  (L')  et  l'Etat  en  matière  d'association,  par  le  P.  H.  Prélot, 
S.  J.  (Voir  Études,  X.  59,  pp.  351,  550.) 

Église  (L')  et  l'État;  étude  sur  le  Concordat  et  les  articles  organi- 
ques, par  le  P.  G.  de  Laage,  S.  J.  (Voir  Études,  1872,  t.  27,  p.  46.) 

Emprunt  (L')  de  M.  Ferry,  par  P.  Veritas.  [Lille,  1879.) 

Enseignement  (De  V).  Discours  prononcé,  le  19  novembre  1872,  à 
la  rentrée  des  Facultés,  par  A.  Siguier.  [Paris,  Douniol,  1872.) 

Enseignement  (L')  obligatoire  de  la  religion  dans  toutes  les  écoles 
primaires.  (Voir  Études,  1874,  t.  30,  p.  610.) 

Enseignement  (L'j  secondaire  congréganiste.  [Paris,  Lecoffre,  1879.) 

Enseignement  (L*)  secondaire  et  la  dernière  réforme,  par  L.  de 
Grousaz-Grétet.  (Paris,  Levé,  1881.) 

Enseignement  (L')  secondaire  et  les  mécomptes  de  l'Université,  par 
le  P.  J.  BuRNiCHON,  S.  J.  Extrait  des  Études ,  ^anyïer  1892.  [Paris,  Re- 
taux,  1802.) 

Enseignement  (L')  secondaire  selon  le  vœu  de  la  France,  par 
E.  Bourgeois.  (Paris,  Marescq,  1900.  ) 

Episcopat  (L')  français  et  les  Décrets  du  29  mars,  par  le  P.  F.  Des- 
JACQUES,  S.  J.  (Voir  Études,  1880,  t.  42,  p.  641.) 

Épître  aux  religieux  expulsés.  {Angers,  Germain- Grassin,  1880.) 

Erreurs  (Les)  de  Spuller.  (Paris,  Lecoffre,  1879.) 

État  (L')  c'est  nous.  —  I.  Les  francs-maçons  intolérants.  —  IL  Les 
francs-maçons  politiciens.  —  IIL  La  franc-maçonnerie  grande  agence 
électorale.  Réponses  à  un  membre  du  Grand  Orient,  par  Un  Patriote. 
{Paris,  Maison  de  la  Bonne  Presse.) 

État  (L')  et  le  droit  naturel  en  matière  d'association,  par  le  P.  H. 
Prélot,  S.  J.  (Voir  Études,  t.  58,  p.  388,  632.  ) 

État  (L')  et  ses  rivaux,  par  le  P.  J.  Burnichon,  S.  J.  [Paris,  Pous- 
sielgue,  1898.) 

État  (L'),  maître  de  pension,  par  le  R.  P.  Lescœur.  {Paris,  Douniol, 
1872. ) 

État  (L'),  père  de  famille,  parle  R.  P.  Lescœur.  {Paris,  Sauton, 
1879. ) 


696  DÉFENSE  DES  CONGRÉGATIONS  RELIGIEUSES 

Étude  sur  l'enseignement  littéraire  et  le  «  Ratio  studiorum  />  de  la 
Compagnie  de  Jésus.  ^Lons-le-Saunier ^  Mayet^  1876.) 

Études  (Des)  et  de  l'enseignement  des  Jésuites  à  l'époque  de  leur 
suppression,  1750-1773.  (Paris,  Pou ssielgue,  1873.) 

Études  sur  les  principaux  collèges  chrétiens,  par  Fr.  Godefroy. 
{Paris,  Le  Clère,  1875.) 

Examen  du  compte  rendu  des  constitutions  des  Jésuites,  par  de  Ga- 
RADEUC  DE  LA  Ghalotais.  [Nantes,  Imp,  Bourgeois.) 

Examen  du  nouveau  projet  de  loi  sur  l'instruction  secondaire,  par 
Gh.  Jourdain.  [Paris,  Levé,  1881.) 

Examen  du  rapport  de  M.  Guichard  sur  le  Budget  des  cultes.  {Paris^ 
Palmé,  1878.) 

Examens  (Les)  du  baccalauréat  es  lettres  à  Douai.  Simple  aperçu» 
dédié  à  tous  les  candidats.  (Douai,  A.  Duramon,  1879.) 

Examens  sur  la  liberté  d'enseignement  au  point  de  vue  constitutionnel 
et  social,  par  Mgr  Parisis.  [Paris,  Sirou,  1844.) 

Existence  (De  1')  et  de  l'Institut  des  Jésuites,  par  le  R.  P.  de  Ravi- 
GNAN,  S.  J.  {Paris,  Lecoffre,  1901.) 

Expulsés  (Les)  du  30  juin  1880.  {Paris,  Librairie  générale,  72,  bow 
levard  Haussmann.) 

Expulsés  (Les)  du  30  juin  devant  les  tribunaux.  Recueil  des  ordon- 
nances sur  référés,  jugements,  etc.,  relatifs  à  Texécution  du  décret  du 
29  mars  1880.  {Paris,  Librairie  générale,  1880.) 

Expulsion  des  Frères  et  des  Sœurs  des  écoles  publiques  à  Paris,  par 
M.  RÉMONT.  [Paris,  imp.  Roussens,  51,  rue  de  Lille.) 

Expulsion  (L')  des  Jésuites,  par  A.  de  Badts  de  Gugnac.  [Paris, 
Désolée,  1879.) 

Expulsion  (L'j  des  Jésuites  et  des  autres  religieux,  au  nom  des  lois 
existantes,  par  A.  Lirac.  {Paris,  Tardieu,  35,  rue  de  Grenelle,  1880.) 

Faillite  (La)  de  l'enseignement  gouvernemental.  L'éducation, par  P. 
Fiesch.  {Paris,  Briguet,  1900.) 

Famille  (La)  et  l'éducation  en  France,  par  M.  Beaudrillart  [Paris, 
Perrin,  1874.) 

Finances  (Les)  de  la  République.  Extrait  du  Correspondant,  par 
H.  Le  Trésor  de  la  Rocque.  {Paris,  Gerçais,  1884.) 

Force  (La)  et  le  Droit.  Lettres  de  Mgr  Perraud  aux  Pères  Oblats 
expulsés  d'Autun.  {Autun,  Dejussieu,  1880.) 

Foyer  (Du)  à  l'école,  par  le  R.  P.  Raynal.  [Tours,  Cattier,  1899.) 

France  (La)  de  saint  Louis  et  la  Révolution,  par  le  P.  L.  Boutié, 
S.  }.{N OIT  Études,  1879,  t.40,  p.726;  t.  41,  p.  546;  1880,  t.42,p.l82, 
353,  652,  819.) 

Francs-maçons  (Les)  et  les  projets  Ferry,  par  d'AvESNE.  {Paris, 
Gerçais.) 

*  Fusée  d'un  Jésuite.  Réponse  au  P.  Clair,  par  M.  de  Lanjuinais. 
[Paris,  Librairie  centrale,  43,  rue  des  Saints- Pères,  1880.) 


M 


NOTES  ET  DOCUMENTS  697 

Gardons  nos  frères!  Discours  de  M.  le  comte  A.  de  Mun  du  10  juil- 
let 1879.  [Paris ^  Société  bibliographique.) 

Gouvernements  (  Des  )  rationalistes  et  de  la  religion  révélée,  à  propos 
de  l'enseignement,  par  Mgr  Parisis.  {Paris,  Lecoffre,  1846.) 

Guerre  à  la  religion,  par  M.Grousseau.  [Paris,  Palmé,  1879.) 

Guerre  aux  Jésuites,  par  le  P.  Félix,  S.  J.  [Paris,  Roger,  1878.) 

Histoire  complète  de  l'expulsion  des  Jésuites  en  1880,  par  Vindex. 
[Paris,  Palmé,  1880.) 

Histoire  de  l'Abbaye  et  du  Collège  de  Juilly,  par  CH.Hamel.  {Paris, 
Douniol,  1868.) 

Histoire  impartiale  des  Jésuites,  par  H.  de  Balzac.  {Paris,  Calmann- 
Lévy,  1880.) 

Huit  discours  à  la  Chambre  des  Pairs  pour  la  défense  des  libertés 
religieuses,  par  le  comte  de  Montalembert.  {Paris,  Lecoffre,  s.  d.) 

Humanités  (Les)  et  l'examen  officiel,  réflexions  soumises  au  parle- 
ment belge,  par  Fr.  Kestens.  {Bruxelles,  Anvers,  1860.) 

Idées  (Les)  d'un  académicien  (M.  E.  Legouvé)  sur  la  réforme  de 
l'enseignement  secondaircj  par  le  P.  P.  Brucker,  S.  J.  [Noit  Études^ 
1877,  t.  36,  p.  594.) 

Impôts  sur  les  congrégations  fiscales.  [Paris,  Retaux,  1895.) 

Innocence  de  Paul  Bert,  par  P.  Clauer.  [Paris,  Lecoffre^  1879.) 

Instruction  gratuite  ?  Laïque  ?  Obligatoire.  {Paris,  Douniol,  1872.) 

Instruction  (L')  gratuite,  obligatoire  et  laïque,  par  le  comte  de 
Champagny.  [Paris,  Retaux,  1877.) 

Instruction  (L'j  historique  du  peuple  par  Ant.  d'Indy.  Extrait  du 
Correspondant.  [Paris,  Douniol,  1874.) 

Instruction  historique  et  pratique  sur  la  loi  d'enseignement,  par 
Mgr  Parisis.  [Paris,  Lecoffre,  1850.) 

Instruction  (L'j  moralise-t-elle?  Discours  prononcé  au  Cercle  catho- 
lique du  Luxembourg,  par  F.  Nicolay.  [Abbeville,  Paillart  et  Retaux, 
1876.) 

Instruction  (  L')  publique  en  1789,  par  A.  Duruy.  [Revue  des  Deux 
Mondes,  1881.) 

*  Instructions  secrètes  des  Jésuites.  [Paris,  Imprimerie  Collombon, 
22,  rue  de  l'Abbaye,  1880.) 

Instrument  (L')  de  la  revanche.  Etudes  sur  les  principaux  collèges 
chrétiens.  —  Les  maisons  d'éducation  de  l'Oratoire,  Saint-Lô,  Juilly, 
Massillon;  par  Fr.  Godefroy.  [Paris,  Le  Clère,  1874) 

Intérêts  (Des)  catholiques  au  dix-neuvième  siècle,  par  le  comte 
DE  Montalembert.  {Paris,  Lecoffre,  1852.) 

Jésuites,  par  le  R.  P.  du  Lac,  S.  J.  [Paris,  Pion,  1901.) 

Jésuites  (Les).  [Lyon,  Imp.  Gallet.)  , 

Jésuites  (Les),  par  Paul  Féval.  {Paris,  Palmé,  1877.) 


698  DEFENSE  DES  CONGREGATIONS  RELIGIEUSES 

Jésuites  (Les)  au  tribunal  de  la  Chalotais  et  de  M.  Bertrand  Robi- 
dou,  par  M.  Poirier.  [Nantes^  Libaros,  1879.) 

Jésuites  (Les)  au  tribunal  de  la  vérité,  par  Levasnier.  [Poitiers, 
Oudin,  1879,  et  Parisy  Gervais,) 

Jésuites  (Les)  devant  la  loi  et  l'opinion  publique,  par  Saint-Géran. 
[Paris,  Douniol,  1865.) 

Jésuites  (Les)  devant  la  loi  française,  par  G.  Ferrère.  [Paris,  Bibl. 
ecclés,,  32,  avenue  d'Orle'ans.) 

Jésuites  (Les)  en  1860,  par  Gh.  Habeneck.  [Paris,  imp.  Tinterlin 
et  C\  1860.  ) 

Jésuites  (Des)  et  de  quelques  engouements  littéraires  à  propos  du 
Juif  Errant,  par  V-  Joly.  [Bruxelles,  Landoy,  1845.) 

Jésuites  (Les)  et  la  liberté  religieuse,  par  A.  Lirac.  [Paris,  Palmé, 
1879  et  J.  Briquet.) 

Jésuites  (Les)  et  la  Pédagogie  au  seizième  siècle.  Juan  Bonifacio, 
parle  P.  J.  Delbrel,  S.  J.  [Paris,  Picard,  1894.) 

Jésuites  (Les)  et  l'armée,  par  A.de  Badts  de  Gugnac,  {Paris,  Olmer, 
16,  rue  des  Saints-Pères,  1879.) 

Jésuites  (Les)  et  l'éducation,  par  A.  de  Badts  de  Gugnac  [Paris, 
Desclée,  1879.) 

Jésuites  (Les)  et  les  associations  religieuses  devant  les  lois  pro- 
chaines, par  M.  Ravelet.  [Paris,  Palme',  1870.) 

Jésuites  (Les)  et  leur  enseignement  au  seizième  siècle,  remis  en 
cause  à  la  Sorbonne  (par  M.  Froment),  par  le  R.  P.  G.  Verdière,  S.  J. 
(Voir  Études,  1875,  t.  32,  pp.  411  et  617.) 

Jésuites  (Les)  et  l'obscurrantisme.  Lettres  de  Windex  à  Jules  Ferry. 
[Paris,  Palmé,  1879.) 

Jésuites  (Les)  et  l'Université  devant  le  Parlement  de  Paris,  au  sei- 
zième siècle.  Discours  prononcé  à  l'ouverture  de  la  Gonférence  des 
avocats,  25  novembre  1876,  par  F.  Desjardins.  [Paris,  G.  Baillière 
et  C'%  1877.) 

Jésuites  (Les)  francs-maçons  et  les  illuminés  de  Bavière,  d'après  la 
Recrue  des  Deux  Mondes,  par  le  P.  G.Daniel,  S.  J.  [Voir  Études,  1866, 
t.  15,  p.  342.) 

Jésuites  (Les)  historiens  au  dix-septième  siècle, par  le  P.  G.  Daniel, 
S.  J.  (Voir  Études,  1879,  t.  41,  p.  398,) 

Jésuites  (Les)  instituteurs  de  la  jeunesse  française  par  le  R.  P.  Gh. 
Daniel,  S.  J.  (Paris,  Palme',  1880  et  Briguet.) 

Jésuites  (Les).  Leurs  doctrines,  leurs  actes,  leurs  rapports  avec  le 
Gouvernement.  Réponse  à  un  écrivain  du  siècle.  [Avignon,  Séguin, 
1879.) 

Jésuites  (Les)  sous  la  troisième  République,  29  mars,  29  juin, 
14  juillet,  par  G.  Le  Poil.  [Paris,  Librairie  ge'ne'r aie.) 

Journée  du  30  Juin.  Expulsion  des  Jésuites,  à  Paris  et  dans  les  dé- 
partements. [Paris,  Tardieu,  1880.) 

Juges  (Des)!  Des  juges!  par  Timon.  [Paris,  Palme',  1880.) 


NOTES  ET  DOCUMENTS  699 

Législation  (De  la)  française  en  matière  d'enseignement  de  1830  à 
1885  et  du  devoir  des  jurisconsultes  catholiques,  parP.BESsoN.  (Gre- 
noble, Baratter  et  Dardelet,  1886.) 

Lettre  à  un  homme  du  monde  sur  les  projets  de  la  loi  Ferry,  par 
Mgr  Perraud.  (Paris,  Gervais,  1879,  rue  de  Tournon^  29.) 

Lettre  aux  Étudiants  catholiques,  par  Mgr  d'Hulst.  (Paris,  Merschy 
1891.) 

Lettre  de  Mgr  de  Carrières,  évêque  de  Montpellier,  au  R.  P.  Direc- 
teur des  Études.  (Voir  Études,  t.  86,  5  février  1901.) 

Lettre  de  Mgr  Dupanloup  à  M.  Gambetta.  (Orle'ans,  Colas.) 

Lettre  de  Mgr  Freppel  à  M.  Paul  Bert.  (Voir  Univers,  12  juil- 
let 1879.) 

Lettre  de  Mgr  Nouvel,  évêque  de  Quimper,  sur  les  projets  de  loi  de 
M.  J.  Ferry.  {Quimper,  Kerangal,  1879.) 

Lettre  d'un  Curé  à  ses  paroissiens,  par  M.  J.  Cognât,  curé  de 
Notre-Dame  des  Champs.  [Paris,  Mersch,  1879.) 

Lettre  écrite  au  Père  Félix,  par  un  provincial  de  ses  amis,  le  29 
mars  1880.  (Paris,  Josse,  31,  rue  de  Sèvres.) 

{A  suivre.) 

Pendant  que  cette  première  liste  de  documents  était  en 
cours  de  publication,  nous  avons  recueilli  des  notes  complé- 
mentaires qui  formeront  une  série  nouvelle.  Elle  commen- 
cera à  paraître  dans  un  prochain  numéro,  dès  que  la  pre- 
mière série,  déjà  composée  en  entier,  aura  été  publiée. 

Plusieurs  de  nos  correspondants  se  sont  hâtés  de  répondre 
à  notre  désir  en  nous  envoyant,  les  uns  des  brochures^  les 
autres  des  indications  précieuses  sur  des  ouvrages,  opus- 
cules ou  articles  de  journaux,  susceptibles  d'être  utilisés 
dans  les  débats  sur  les  congrégations. 

Nous  les  en  remercions  cordialement.  Les  notes  qu'ils 
nous  ont  adressées  sont  fidèlement  recueillies  :  nous  en  fe- 
rons prochainement  usage. 

En  même  temps  que  des  instruments  de  travail  pour  la 
défense,  nous  avons  intérêt  à  nous  procurer  les  publications 
où  l'on  nous  attaque.  On  ne  pare  jamais  mieux  les  coups  que 
lorsqu'on  sait  d'où  ils  partent  et  par  qui  ils  sont  portés.  Nous 
serons  donc  reconnaissant  à  quiconque  sera  disposé  à  nous 
documenter  dans  un  sens  ou  dans  l'autre. 

Edouard    CAPELLE,    S.  J. 


L'ESPAGNE  DE  L'ANCIEN  RÉGIME  ' 


Les  études  de  M.  Desdevises  du  Dézert  sur  l'Espagne  de  Fancien 
régime  comprendront  trois  parties  :  la  Société,  les  Institutions,  la  Cul- 
ture. Les  deux  premières  sont  terminées,  et  la  troisième  ne  tardera  pas 
à  paraître.  —  L'auteur  aime  ce  pays  «  de  mœurs  simples  et  courtoises, 
imbu  de  catholicisme  et  de  chevalerie  »  dont  il  lui  semble  avoir  un  peu 
«  deviné  Famé  »  :  et  il  s'est  donné  pour  tâche  de  le  faire  connaître  à  la 
France.  «  Les  deux  peuples  ont  intérêt  à  se  rapprocher,  et  commencent 
à  le  comprendre.  » 

Contrairement  à  l'opinion  de  beaucoup  d'auteurs  espagnols , 
M.  Desdevises  tient  que  le  «  despotisme  éclairé  »  des  rois  Bourbons 
a  été  salutaire  à  l'Espagne  ;  qu'il  lui  a  rendu,  après  les  terribles 
guerres  du  seizième  et  du  dix-septième  siècle,  la  paix  et  une  certaine 
prospérité.  Et  de  fait,  malgré  les  ombres  que  l'auteur  ne  ménage  pas, 
qu'il  charge  bien  parfois,  nous  le  verrons,  c'est  un  portrait  fort  atta- 
chant que  celui  de  cette  «  bonne  et  pacifique  nation,  craignant  Dieu, 
aimant  le  roi,  vivant  frugalement  avec  noblesse  et  simplicité.  » 

Le  premier  volume  débute  par  une  esquisse  à  grands  traits  de  l'em- 
pire espagnol.  Bien  diminué  par  les  rudes  sacrifices  imposés,  aux  traités 
d'Utrecht,  il  forme  encore  la  plus  vaste  monarchie  de  l'univers,  et 
s'étend  sur  un  espace  de  treize  millions  de  kilomètres  carrés.  Les 
pays  des  couronnes  de  Castille,  Aragon  et  Navarre,  les  Vascondades, 
les  Indes  espagnoles,  sont  successivement  décrits. 

Comme  il  convient  lorsqu'on  parle  de  la  catholique  Espagne,  le  cha- 
pitre consacré  au  clergé  est  tout  particulièrement  soigné  ;  il  ne  com- 
prend pas  moins  de  cent  pages,  le  tiers  du  volume.  L'auteur  a  fait  les 
plus  louables  eflorts  pour  apprécier  avec  une  entière  impartialité  ce 
grand  corps  bien  plus  «  fondu  dans  la  population  »,  bien  plus  «  popu- 
laire »  que  le  clergé  français  à  la  même  époque.  191101  Espagnols 
relèvent  de  l'Église  en  quelque  façon  ;  et  parmi  eux,  que  de  caté- 
gories diverses  ;  prélats  millionnaires  et  malheureux  prêtres  à  portion 
congrue  «  qui  étaient  les  premiers  pauvres  de  leur  paroisse  »  ;  moines 
de  toute  robe  que  le  peuple  aime  «  d'un  amour  profond  et  touchant  » 
malgré  leurs  défauts^  peut-être  à  cause  de  leurs  défauts  mêmes. 

Ce  clergé  est  généralement  plein  de  foi  ;  et  le  scepticisme  dont  plus 

1.  I.  L'Espagne  de  l'ancien  régime.  La  Société.  —  II.  L'Espagne  de  l'an- 
cien régime.  Les  Institutions,  par  G.  Desdevises  du  Dézert,  professeur  d'his- 
toire à  rUnirersité  de  Clermont-Ferrand.  Paris,  Société  française  d'impri- 
merie et  de  librairie,  1897-1899.  2  vol.  gr.  in-8,  pp.  xxxii-291  et  xxxiii-461. 


L'ESPAGNE  DE  L'ANCIEN  RÉGIME  701 

d'un  homme  d'Église  était  touché  en  France  est  inconnu  au  delà  des 
Pyrénées  ;  sa  charité  est  également  digne  de  tout  éloge,  a  L'épiscopat 
espagnol  n'a  pas  la  physionomie  aristocratique  et  mondaine  de  l'an- 
cien épiscopat  français...  le  type  assez  méprisable  du  prélat  de  cour 
est  inconnu.  »  La  plupart  des  évêques  résident  et  s'occupent  a  avec 
plus  ou  moins  d'intelligence,  mais  toujours  avec  zèle  »  du  gouverne- 
ment de  leurs  diocèses.  Le  clergé  paroissial  est  fort  populaire,  «  ce 
qui  ne  fait  pas  moins  d'honneur  à  la  charité  des  pasteurs  qu'à  la  foi  des 
paroissiens  ».  Les  monastères  dépensent  sans  compter,  pour  le  bien 
des  populations,  leurs  immenses  revenus  ;  et  les  pauvres  préfèrent 
leur  assistance  à  celle  de  l'Etat  qui  n'arrive  jamais  à  bien  s'établir. 

Malheureusement  dans  ce  clergé  la  science  n'est  pas  à  la  hauteur  de 
la  foi  et  de  la  charité.  —  L'auteur  rend  hommage  à  d'illustres  excep- 
tions ;  hauts  dignitaires  de  l'Église,  prêtres  assez  nombreux  sortis  des 
grandes  universités,  sujets  brillants  dans  les  grands  ordres  religieux, 
tout  spécialement  dans  la  Compagnie  de  Jésus  dont  les  membres 
a  professeurs,  missionnaires,  ingénieurs,  négociants,  donnaient  à  l'Es- 
pagne le  spectacle  inouï  d'une  société  d'espagnols  toujours  ep  mouve- 
ment et  partout  au  travail  ».  Mais,  en  somme,  pour  lui  «  l'Église  d'Es- 
pagne est  comparable  à  une  armée  dont  l'état-major  compterait  quelques 
grands  généraux,  et  qui  n'aurait  pas  d'officiers  pour  conduire  les 
masses  à  la  victoire...  Le  clergé  espagnol  du  dix-huitième  siècle  resta 
en  grande  majorité  ignorant,  superstitieux  et  fanatique  ». 

Plus  d'un  lecteur,  armé  des  documents  mêmes  que  M.  Desdevises 
nous  met  très  loyalement  en  main,  trouvera  ces  conclusions  sévères. 
L'auteur  reconnaît  que  «  pour  être  prêtre  il  fallait  une  instruction 
relativement  étendue,  de  longues  années  d'étude,  des  examens,  des 
concours  ».  Si  le  clergé  séculier  a  trop  négligé  les  sciences  profanes, 
il  possède  donc  suffisamment  la  science  divine,  celle  qui  lui  est  abso- 
lument nécessaire,  et  dont  il  fera  vivre  les  âmes,  la  théologie.  Restent 
les  innombrables  moines;  à  ceux-là,  il  est  vrai,  ne  s'imposent  pas  les 
mêmes  salutaires  contraintes  :  «  pour  être  moine,  la  foi  suffisait.  » 
Leur  vie  cependant  nous  est  décrite  comme  «  éminemment  favorable 
aux  études  de  longue  haleine  »  ;  et  si  la  masse  «  s'absorbe  dans  les 
mêmes  occupations  de  la  vie  monastique  »,  les  hommes  les  plus  distin- 
gués «  profitent  de  cette  vie  pour  entreprendre  de  grands  ouvrages.  » 

La  grande  preuve  qui  nous  est  donnée  du  fanatisme  du  clergé  espa- 
gnol est  sa  résistance  obstinée  à  tout  ce  qui  venait  de  France,  les  mœurs, 
les  idées,  les  livres.  Que  cette  résistance  ait  été  souvent  aveugle  et  mes- 
quine, personne  ne  peut  le  nier.  On  souffre,  par  exemple,  de  voir  les 
prêtres  français,  exilés  pour,  la  foi  au  début  de  notre  Révolution,  mal 
reçus  par  le  clergé  espagnol,  tenus  à  l'écart  comme  suspects  d'hérésie, 
privés  des  pouvoirs  de  prêcher,  d'enseigner,  de  confesser.  Mais  peut-on 
blâmer  l'Inquisition  espagnole  d'avoir  interdit  l'entrée  du  pays  aux 
livres  des  encyclopédistes  et  de  Rousseau  ?  En  voyant  quelles  consé- 


702  L'ESPAGNE  DE  L'ANCIEN  RÉGIME 

quences  nos  révolutionnaires  tiraient  du  «  contrat  social  »,  les  gens  de 
la  «  Suprême  »  durent  se  féliciter  de  leur  rigueur.  L'institution  même 
de  cette  Inquisition,  qui  vécut  jusqu'en  1808,  et  dont  l'auteur  fait  si 
rudement  le  procès,  n'a-t-elle  pas,  à  côté  de  persécutions  absurdes,  de 
rigueurs  exagérées  ou  inutiles,  rendu  à  l'Espagne  des  services  fort 
appréciables  ?  Le  roi  Ferdinand  VI,  qui  ne  l'aimait  pas,  reconnaissait 
cependant  a  que  si  la  foi  et  la  religion  se  sont  conservées  dans  une  si 
grande  pureté  en  Espagne,  c'est  à  l'Inquisition  qu'on  le  devait  ».  Tant 
qu'elle  dura,  protestants,  francs-maçons  et  juifs  ne  purent  prendre  pied 
en  Espagne;  le  pays  a-t-il  beaucoup  gagné  à  leur  invasion? 

Devant  ce  clergé  riche  et  populaire,  la  monarchie  absolue  se  sentait 
mal  à  Taise;  aussi  les  rois  Bourbons  songèrent  de  bonne  heure  à  dimi' 
nuer  l'indépendance  de  l'Eglise  et  à  mettre  la  main  sur  une  partie  de 
ses  richesses.  L'épisode  le  plus  célèbre  de  cette  lutte  est  l'inique 
suppression  de  la  Compagnie  de  Jésus  (3  avril  1767),  dans  laquelle 
l'auteur  voit  avec  raison  «  la  plus  éclatante  manifestation  d'absolutisme 
qu'on  ait  jamais  vue  ».  A  la  fin  de  l'ancien  régime,  les  relations  du  roi 
et  de  l'Eglise  devenaient  de  plus  en  plus  difficiles;  «  et  Ton  touchait  à 
une  crise  aigué  que  l'invasion  française  ne  fit  que  précipiter  ». 

Après  le  clergé,  la  noblesse.  Les  titres  et  privilèges  de  la  grandesse 
ont  été  soigneusement  respectés  par  les  rois  Bourbons,  mais  ils  lui  ont 
peu  à  peu  retiré  tout  pouvoir  dans  l'État.  Voici,  dessinée  en  quelques 
pages,  la  cour  de  Madrid,  aussi  solennelle  que  celle  de  Versailles, 
mais  plus  triste,  «  une  maussade  pantomime,  une  sorte  de  pavane 
majestueuse  dont  les  passes  se  répètent  chaque  jour  dans  le  même 
ordre  ».  Au  delà,  la  noblesse  de  province,  trop  souvent  miséreuse 
malgré  le  luxe  obligé  des  dehors;  enfin,  sur  les  confins  de  la  noblesse 
et  de  la  bohème,  la  classe  innombrable  des  nobles  ruinés  «  hidalgos  de 
gouttière  »,  intrépides  solliciteurs,  puis,  lorsque  la  faim  les  presse, 
préférant  la  mendicité  au  travail. 

La  capitale  du  royaume,  sale  et  pauve  ville  jusqu'au  milieu  du  dix- 
huitième  siècle,  s'est  transformée  sous  l'énergique  administration  du 
marquis  de  Squillace.  Le  peuple  économe  et  frugal  supporte  sans  se 
plaindre  les  règlements  les  plus  tracassiers;  en  revanche  il  s'amuse 
beaucoup,  aime  à  la  folie  le  théâtre,  la  musique  et  la  danse.  En  pro- 
vince, «  143  cités  et  4  308  villes,  toutes  avec  titres  et  armoiries  ». 
Squelettes  de  villes,  hélas!  trop  souvent,  où  seules  les  églises,  monas- 
tères et  hôpitaux,  gardent  bonne  apparence.  Seules  Barcelone  et  les 
grandes  cités  du  Sud  ont  su  conserver  leur  antique  prospérité.  Et 
pourtant,  dans  ces  villes  la  vie  est  bonne  ;  chacune  a  ses  usages 
pieux  et  pittoresques  dont  l'auteur  trace  de  charmants  tableaux;  les 
pauvres  sont  bien  secourus;  les  fêtes  sont  innombrables,  «  car  en 
Espagne  l'entrain  est  en  raison  inverse  de  la  situation  sociale  ;  et  le 
peuple   s'amuse  mieux  que  nobles  et  bourgeois  réunis  »  ;  c'est  alors 


L'ESPAGNE  DE  L'ANCIEN  REGIME  703 

que  les  courses  de  taureaux  ont  leur  grande  vogue,  et  que  les  toreros 
commencent  à  former  une  classe  particulière  et  à  fixer  les  règles  de 
leur  art. 

Les  paysans,  heureux  dans  les  provinces  basques  et  dans  la  Navarre, 
où  les  petits  propriétaires  sont  nombreux,  périssent  ailleurs  de  misère. 
Mais  «  fatalistes  par  nature,  et  philosophes  par  nécessité,  ils  subissent 
leur  destinée  sans  se  plaindre  t).  Eux  aussi  ont  bien  leurs  plaisirs;  et 
les  pages  consacrées  par  l'auteur  à  leurs  coutumes  locales,  à  leurs 
divertissements,  à  leurs  chants  populaires,  ne  sont  pas  les  moins 
captivantes  de  Touvrage. 

Le  second  volume  traite  des  institutions  espagnoles.  Ces  études, 
naturellement  plus  arides  que  les  précédentes,  car  les  statistiques  y 
tiennent  la  part  principale,  offrent  aux  spécialistes  le  plus  sérieux  inté- 
rêt. Après  une  série  de  brèves  et  vivantes  monographies  des  divers 
rois  Bourbons  et  de  leurs  principaux  ministres,  nous  voyons  fonc- 
tionner les  différents  conseils,  au  profit  desquels  les  antiques  Gortès 
ont  perdu  toute  leur  influence.  Le  Conseil  d'État,  où  les  gens  de  Cour 
sont  admis,  n'est  plus  qu'une  grande  ombre;  tout  le  pouvoir  réel  a 
passé  au  Conseil  de  Castille,  qui  régit  la  péninsule,  et  au  Conseil  des 
Indes  de  qui  relèvent  les  colonies;  tous  deux,  placés  sous  l'influence 
directe  du  roi,  sont  à  la  fois  «  un  comité  de  législation  et  un  tribunal 
administratif  et  judiciaire  à  compétence  universelle  ».  Près  d'eux, 
mais  perdant  chaque  jour  de  leur  importance,  les  Conseils  de  la 
guerre,  des  finances,  des  Ordres  militaires,  de  l'Inquisition  ou  de  la 
Suprême.  En  province,  chaque  pays  de  la  vieille  monarchie  a  gardé  sa 
constitution  propre;  d'où  résulte  l'assemblage  le  plus  bigarré;  l'au- 
teur, avec  un  labeur  très  méritoire  et  beaucoup  d'art,  a  réussi  à 
débrouiller  ce  chaos,  et  nous  montre  nettement  quels  furent  les  rôles 
des  vice-rois,  des  capitaines  généraux  et  intendants,  des  audiences  en 
hauts  tribunaux  qui  les  assistent,  des  corrégidors  et  alcades  mayors. 
Cet  ensemble  n'est  pas  séduisant  ;  Dieu  nous  garde,  en  particulier, 
d'une  magistrature  comme  celle  de  l'Espagne  d'ancien  régime. 

Bien  diverses  aussi  les  administrations  municipales  de  chaque  ville; 
quelques-uns  des  types  les  plus  curieux  nous  sont  décrits;  la  police 
est  généralement  rudimentaire,  l'hygiène  déplorable,  les  approvision- 
nements plus  que  négligés.  Heureusement  pour  les  pauvres,  la  charité 
des  monastères,  des  confréries,  des  riches  chrétiens,  supplée  aux  vices 
de  l'administration.  «  En  somme,  si  les  villes  d'Espagne  étaient  mé- 
diocrement administrées,  mal  pavées,  mal  éclairées,  ennuyeuses  et 
mornes,  toutes  les  misères,  même  les  plus  méritées  y  trouvaient  aide 
et  compassion.  » 

L'armée  espagnole  fut  négligée  par  les  rois  Bourbons  ;  car,  à  part 
Philippe  V,  pas  un  d'entre  eux  ne  fut  un  soldat;  l'Espagnol  d'ailleurs, 
avec  ses  magnifiques  qualités  de  bravoure  et  d'endurance,  répugnait 


L'ESPAGNE  DE  L'ANCIEN  REGIME 

au  service  militaire  par  amour  de  l'indépendance;  les  milices  provin- 
ciales «  sérieuses  réserves,  bien  disciplinées  et  animées  du  meilleur 
esprit  »  valent  souvent  bien  mieux  que  la  troupe  de  ligne;  ce  sont  elles 
surtout  qui  mèneront  plus  tard  la  guérilla  contre  les  armées  de  Napo- 
léon et  en  auront  raison.  Ce  qui  manqua  le  plus  à  l'armée  espagnole 
au  dix-huitième  siècle,  c'est  un  bon  corps  d'officiers. 

La  marine,  au  contraire,  fut  l'objet  de  toutes  les  préoccupations  des 
rois  et  de  leurs  ministres  ;  mais,  avec  cet  amour  du  magnifique  qui  est 
à  la  fois  la  grandeur  et  la  faiblesse  de  l'Espagne,  ils  ne  surent  pas  pro- 
portionner leur  marine  aux  ressources  de  leur  Etat.  «  L'Espagne  aurait 
pu  avoir  40  vaisseaux  bien  armés,  et  propres  à  toute  mission  ;  elle 
voulut  en  avoir  80,  et  n'eut  qu'un  semblant  de  flotte  sans  réelle  valeur 
militaire.  » 

Les  finances  furent  toujours  la  partie  faible  de  l'administration  espa- 
gnole. ((  Pas  un  roi  d'Espagne  au  dix-huitième  siècle  n'eut  son  budget 
en  équilibre.  »  Les  impôts  n'étaient  pas  exorbitants,  mais  si  mal  répar- 
tis et  si  tracassiers  que  tous  cherchaient  à  s'y  dérober  ;  et  le  roi  en 
était  constamment  réduit  à  la  série  des  emprunts,  des  édits  bursaux, 
des  expédients  désespérés.  » 

Une  bibliographie  abondante  et  bien  distribuée  termine  chacun  des 
beaux  volumes  de  M.  Desdevises  du  Dézert.  Cet  ouvrage,  d'une  docu- 
mentation si  riche,  est  en  même  temps  une  œuvre  d'art.  L'auteur,  fidèle 
aux  meilleures  traditions  de  la  science  française,  ordonne  avec  une 
clarté  parfaite  ses  innombrables  matériaux,  et  garde  en  ses  plus  aus- 
tères expositions  le  style  alerte  et  pittoresque.  Les  tableaux  qu'il  trace 
des  fêfes  religieuses  et  des  processions  espagnoles,  des  mœurs  de  la 
Cour  ou  du  cloître,  de  la  vie  populaire  dans  les  grandes  villes  ou  les 
campagnes  ruinées,  rappellent  les  meilleures  pages  de  Taine  dans  les 
Origines  de  la  France  contemporaine.  Surtout  je  tiens  à  rendre  hom- 
mage encore  à  la  loyauté  de  cette  exposition;  plus  d'une  fois  nous 
pourrons  n'être  pas  de  l'avis  de  l'auteur,  mais  dans  ces  cas  même, 
nous  lui  serons  toujours  reconnaissants  de  nous  avoir  généreusement 
fourni  les  moyens  de  décider  autrement  que  lui.  Souhaitons  prompte 
apparition  et  bonne  fortune  au  volume  promis  sur  la  culture  espagnole. 


Joseph    DORCEAU,    S.  J. 


REVUE   DES  LIVRES 

PREMIÈRE  PARTIE 


PHILOSOPHIE 

Institutiones  philosophiee  moralis  et  socialis,  par  le  P.  Cas- 
TELEiN.  In-8,  pp.  xxvi-662.  Bruxelles,  Schepens.  Même  ouvrage, 
édition  abrégée.  In-8,  pp.  xii-384. 

On  se  plaint  souvent  de  l'insuffisance  de  certains  manuels  de  philo- 
sophie. Leurs  auteurs,  dit-on,  à  force  de  vivre  en  plein  moyen  âge 
finissent  par  oublier  que  le  temps  a  marché  et  que  les  idées  ont  changé. 
Ils  exercent  leur  génie  sur  des  questions  vieillies,  et  restent  tout 
à  fait  étrangers  aux  préoccupations  contemporaines.  L'élève  sort  de 
cet  enseignement  avec  d'excellents  principes,  mais  il  est  entièrement 
incapable  d'en  faire  l'usage  que  réclament  les  besoins  du  temps;  sa 
stratégie  est  d'un  autre  Cige.  Il  s'en  faut  pourtant  de  beaucoup,  grâce  à 
Dieu,  que  ces  reproches  soient  toujours  mérités.  Les  Institutiones 
philosophise  moralis  et  socialis  du  P.  Gastèlein  viennent  prouver 
une  fois  de  plus  qu'un  manuel  latin,  scolastique  de  fond  et  de  forme, 
fidèle  aux  grandes  traditions  de  l'enseignement  chrétien,  n'est  pas  for- 
cément un  anachronisme. 

Le  livre  du  P.  Gastèlein  poursuit  un  double  but  :  Établir  solide- 
ment les  principes  et  les  grandes  règles  de  la  morale  scolastique,  éter- 
nellement jeune  et  féconde  malgré  son  grand  âge,  et  faire  l'application 
de  ces  principes  aux  questions  actuelles.  Il  y  a  là  plus  qu'un  travail  de 
simple  exposition,  se  distinguant  d'ouvrages  similaires  uniquement 
par  des  qualités  d'ordre,  de  méthode,  de  clarté,  mais  un  travail  de 
prolongement  et  d'adaptation  où  se  font  jour  les  qualités  du  penseur. 
L'auteur  fait  preuve  d'une  bonne  indépendance  d'esprit.  Il  déclare  dans 
sa  préface  avoir  suivi  scrupuleusement  la  règle  de  saint  Alphonse  de 
Liguori  :  «  In  delectu  sententiarum  ingens  nobis  fuit  cura  semper 
rationem  auctoritati  prœponere,  et  priusquam  nostrum  ferremus  judi- 
cium,  in  eo,  ni  fallimur,  toti  fuiraus  ut  in  singulis  quœstionibus  nos 
indifférentes  haberemus  et  ab  omni  passionis  fuligine  expoliaremus.  » 
Son  grand  maître  est  toujours  saint  Thomas,  mais  il  s'inspire  large- 
ment aussi  de  Suarès,  de  Bellarmin,  du  cardinal  de  Lugo,  de  Ballerini 
et  de  Palmieri.  Très  au  courant  de  la  littérature  philosophique  contem- 
poraine, l'auteur  prouve  sa  compétence  par  l'examen  critique  des  sys- 
tèmes et  des  opinions  modernes,  auquel  une  large  part  est  réservée 
dans  son  livre,  et  par  d'innombrables  notes  historiques,  critiques, 
bibliographiques  qui  accompagnent  presque  tous  les  chapitres. 

La  première  partie  :  Etliica  generalis,  reproduit  les  leçons  déjà  pu- 

LXXXVI.  —  45 


706  REVUE  DES  LIVRES 

bliées  dans  Texcellent  Cours  de  philosophie  du  même  auteur,  mais  avec 
les  développements  et  les  compléments  qu'exigeait  un  plan  plus  vaste. 
La  seconde  partie  :  Ethica  specialis,  est  surtout  recommandable  par 
la  place  qui  y  est  faite  aux  questions  sociales.  Il  est  inutile,  croyons- 
nous,  de  faire  remarquer  la  haute  compétence  du  P.  Gastelein  après  le 
légitime  succès  de  son  livre  le  Socialisme  et  le  droit  de  propriété'^  et  d'au- 
tres ouvrages  qui  l'ont  placé  à  un  rang  très  distingué  parmi  les  sociolo- 
gues. Gomme  doctrine,  son  livre  ne  contient  rien  ou  à  peu  près  rien 
qu'il  n'ait  déjà  enseigné  ailleurs.  Mais  il  faut  louer  le  talent  dépensé  à  res- 
serrer en  moins  de  200  pages  tout  un  traité  de  sociologie  très  serré, 
très  méthodique,  fortement  documenté,  et  merveilleusement  fait  pour 
donner  à  l'étudiant  une  solide  initiation  aux  sciences  sociales.  Il  serait 
difficile  de  qualifier  la  doctrine  du  P.  Gastelein  par  un  des  multiples  vo- 
cables qui  distinguent  les  écoles  de  nos  jours.  Le  P.  Gastelein  serait  le 
premier,  pensons-nous,  à  prolester  contre  une  tentative  de  ce  genre. 
Ses  opinions  sont  modérées;  par  le  caractère  objectif  de  son  enseigne- 
ment, il  se  tient  au-dessus  des  controverses  irritantes  et  des  polémiques 
personnelles.  On  fera  sans  doute  maintes  réserves  sur  plusieurs  des 
propositions  qu'il  énonce  dans  cette  partie.  L'accord  du  reste  est-il 
possible?  On  remarquera  aussi  un  certain  optimiste,  peut-être  exagéré, 
et  une  confiance  trop  forte  dans  la  valeur  probante  de  certains  faits 
d'ordre  économique.  Quoi  qu'il  en  soit,  maîtres  et  élèves  trouveront 
dans  le  P.  Gastelein  un  guide  expérimenté,  qu'il  sera  utile  de  suivre, 
dût-on  ensuite  le  quitter  sur  quelques  points. 

La  question  du  salaire  est  traitée,  on  peut  le  dire,  con  amore.  Quarante 
pagesluisontconsacrées.  Le  P.  Gastelein  rejette  avec  énergie  toute  forme 
de  salaire  familial  absolu  et  met  une  sorte  de  passion  à  préconiser  le 
salaire  familial  collectif.  Il  ne  craint  pas  d'énoncer  l'espoir  qu'un  jour 
tous  les  esprits  sérieux  accepteront  la  solution  défendue  par  lui.  Nous 
ne  partageons  pas  cet  espoir  ;  mais  nous  sommes  convaincu  que,  dès 
aujourd'hui,  sa  thèse  sera  examinée  sérieusement  par  tous  ceux  que 
préoccupe  la  grande  et  brûlante  controverse  du  salaire.  Le  P.  Gas- 
telein se  fait  de  la  justice  générale  une  idée  plus  large  et  féconde 
que  celle  qui  est  reçue  communément,  mais  elle  aurait  besoin  d'être 
précisée  davantage. 

Remarquons  en  passant  avec  quelle  insistance  le  P.  Gastelein  marque 
la  nécessité  de  la  religion  pour  le  développement  et  l'extension  de  la 
prospérité  économique,  aussi  bien  que  du  progrès  moral.  La  thèse 
qu'il  écrit  à  ce  sujet  est  d'un  bon  exemple.  Sous  prétexte  de  s'enfermer 
dans  le  domaine  scientifique,  on  fait  trop  souvent  abstraction  de  l'in- 
fluence de  la  religion,  et  l'on  s'accoutume  insensiblement  à  considérer 
le  progrès  matériel  comme  fonction  des  seuls  facteurs  politiques  et 
économiques. 

La  pensée  du  P.  Gastelein  est  toujours  nette  et  claire;  mais,  par-ci 
par-là,  un  certain  défaut  de  précision  et  d'exactitude  dans  l'expression 
trahit  une  rédaction  trop  hâtive. 


REVUE  DES  LIVRES  707 

Ajoutons  enfin  que  l'auteur  a  eu  l'heureuse  idée  de  tirer  de  son 
ouvrage  une  Editio  minor  dégagée  de  tous  les  accessoires,  documents, 
appendices,  notes,  objections  et  réponses  aux  difficultés.  Cette  édition 
allégée  est  spécialement  arrangée  pour  servir  de  texte  aux  étudiants. 

Pierre   Scheuer,   S.  J. 

BELLES-LETTRES 
La  Vie  dans  la  tragédie  de  Racine,  par  Georges  Le  Bidois, 

professeur  de  rhétorique  au  collège  de  Juilly,  maître  de  confé- 
rences h  l'Institut  catholique  de  Paris.  Paris,  Poussielgue,  1901. 
In-lS,  pp.  viii-336. 

Les  chefs-d'œuvre  sont  inépuisables  à  la  critique  sérieuse,  j'entends 
celle  qui  est  assez  riche  de  son  fonds  pour  se  tenir  entre  les  banalités 
courantes  et  le  paradoxe  embrassé  en  désespoir  de  cause  comme  élé- 
ment de  nouveauté.  Or,  telle  est  bien  celle  de  M.  Le  Bidois  :  péné- 
trante, ingénieuse,  à  peine  une  fois  ou  deux  quelque  peu  subtile  ;  par- 
tout ailleurs  solide  et  profonde,  parce  qu'elle  prend  son  point  d'appui 
dans  la  droite  et  saine  nature,  parce  qu'elle  est,  tout  comme  le  théâtre 
qu'elle  analyse,  psychologique  au  premier  chef. 

Le  préjugé  romantique  nous  donnait  la  tragédie  racinienne  pour  une 
belle  abstraction,  correcte,  élégante,  mais  froide  et  quasi  morte.  L'au- 
teur démontre  excellemment  qu'elle  est  partout  action  et  vie.  Évolution 
passionnée  mais  rationnelle  des  caractères,  en  quoi  consiste,  bien 
mieux  que  dans  la  complexité  des  faits,  le  principal  de  l'action  drama- 
tique. Tableau  mouvant,  animé,  de  la  vie  morale;  or,  pour  peu  que 
nous  ayons  cessé  d'être  enfants,  n'est-ce  pas  l'âme  que  nous  voulons 
de  préférence  voir  agir  et  vivre  ? 

L'action  morale,  la  vie  deTâme  :  chez  Racine,  tout  revient  là,  tout  y 
sert  :  —  le  plan  simple,  peu  chargé,  qui  lui  laisse  du  jour  et  de  l'espace  ; 
—  les  personnages,  choisis  parmi  ceux  que  leur  situation  prédestine  à 
la  mener  plus  large  et  plus  haute;  —  les  confidents  même  et  le  chœur, 
où  elle  trouve  mieux  qu'un  écho,  une  doublure,  une  manière  de  déri- 
vatif stérile;  —  le  monologue,  où  le  héros  ne  s'amuse  ni  à  la  poésie,  ni 
au  rêve,  mais  lutte  et  agit  toujours;  —  la  structure  du  drame,  des  actes, 
des  scènes,  calculée  tout  entière  pour  accélérer,  pour  renforcer  le 
mouvement  des  âmes  ;  —  le  style  naturel  et  souple  à  ravir,  parce  qu'il 
ne  fait  que  suivre  ce  mouvement,  parce  qu'il  n'est,  à  le  bien  prendre, 
que  ce  mouvement  lui-même  ;  le  style  étonnamment  concis  et  fort  : 
double  qualité  que  la  critique  routinière  dénierait  volontiers  au  «  pom- 
peux »,  au  «  tendre  »  Racine,  mais  que  l'auteur  lui  restitue  de  plein 
droit  et  par  des  exemples  probants. 

Au  cours  de  l'ouvrage  abondent  les  observations  sagaces,  vraiment 
neuves  mais  amplement  justifiées.  Par  exemple,  si  Racine,  a  pris  aux 
Grecs,  à  Sophocle  en  particulier,  le  secret  de  l'action  simple,  sa  sim- 
plicité, à  lui,  vous  paraîtra  différente  et  meilleure,  moins  rareté  des  • 


708  REVUE  DES  LIVRES 

incidents  qu'unité  forte  et  féconde  de  la  lutte  morale;  ici,  l'action  est 
simple,  parce  que  le  tragique  est  un  psychologue  profond.  —  Avec  les 
amateurs  d'effet,  jugez-vous  son  drame  un  peu  pauvre  de  mise  en 
scène  et  de  spectacle  ?  M.  Le  Bidois  vous  avertit  de  chercher  le  plaisir 
de  vos  yeux,  moins  dans  le  décor  que  sur  le  visage  des  héros,  miroir 
vivant  de  leur  âme.  Non  que  Racine  se  donne,  comme  Victor  Hugo,  la 
peine  de  détailler  à  l'avance  et  en  lourdes  parenthèses  la  mimique  de 
ses  acteurs;  mais  souvent  il  l'accuse,  il  la  peint  dans  le  dialogue  même, 
et,  à  la  lecture  comme  au  théâtre,  nous  voyons  là  mieux  qu'un  trompe- 
l'œil  scénique,  nous  voyons  le  sentiment.  Je  pourrais  colliger  nombre 
de  remarques  également  judicieuses,  également  décisives  en  faveur  de 
la  thèse,  de  la  vie  morale  partout  sensible  et  saillante. 

Il  n'est  œuvre  si  bien  faite  qui  n'appelle  quelques  réserves  ou  ne 
soulève  quelques  doutes.  Ainsi  craindrais-je  que  M.  Le  Bidois  ne  sa- 
crifie un  peu  Corneille  ;  que,  dans  les  chefs-d'œuvre  au  moins  du  père 
de  notre  théâtre,  il  ne  s'exagère  légèrement,  bien  plus  légèrement  que 
M.  J.  Lemaître,  par  exemple,  l'apothéose  systématique  de  la  volonté 
continuellement  tendue,  rigide,  inflexible.  Assurément  il  n'est  point  de 
ceux  qui  attribuent  en  propre  aux  jansénistes  ce  qui  leur  est  commun 
avec  tout  chrétien,  de  ceux  qui  les  estiment,  si  non  inventeurs,  au 
moins  propriétaires  de  la  Grâce,  à  telles  enseignes  qu'on  ne  peut  même 
la  nommer  sans  relever  de  Port-Royal.  Toutefois  il  a,  sur  le  rôle  du 
destin  dans  la  tragédie  racinienne,  telle  page  qui  n'est  pas  pour  leur 
déplaire,  et  que  je  voudrais  compléter  ou  éclaicir.  Enfin,  parce  que, 
chez  Racine,  l'amour  fait  ressort  principal,  parce  qu'il  ne  se  subor- 
donne à  aucun  intérêt,  politique  ou  autre;  il  est,  de  fait,  plus  dramati- 
que. J'en  demeure  d'accord  et  voudrais  savoir  le  démontrer  aussi  bril- 
lamment; mais  aussi  voudrais-je  noter  qu'il  n'en  est  que  plus  dan- 
gereux à  étaler.  En  quoi  je  n'aurais  pas  été  contredit,  je  pense,  par  le 
Racine  de  la  fin,  par  le  noble  converti  qui  défendait  à  ses  enfants  la  lec- 
ture de  ses  pièces.  Et  il  n'avait  pas  besoin  d'être  janséniste  pour  cela. 

En  somme,  le  livre  de  M.  Le  Bidois  est  une  des  meilleures  études 
que  nous  ayons  sur  la  matière.  C'est  que  le  goût  du  critique  est  fait, 
avant  tout,  d'une  philosophie  d'art  précise  et  saine,  affinant  et  dirigeant 
tout  ensemble  une  rare  sagacité.  Georges    Longhaye,    S.  J. 

ICONOGRAPHIE 

Iconographie  de  Bourdaloue  :  le  Type  aux  yeux  fermés,  son 
histoire,  son  influence,  parle  P.  Henri  Chérot,  de  la  Compagnie 
de  Jésus.  Avec  trois  portraits  en  héliogravure.  Paris,  Retaux, 
1900.  In-4,  pp.  35.  Prix  :  10  francs. 

Ce  beau  travail  pourrait  porter  pour  titre  :  La  fin  d'une  légende. 
C'est  en  effet  la  réfutation,  sur  pièces  et  documents  authentiques,  d'une 
erreur  persistante,  celle  qui  attribue,  sans  preuve  aucune,  à  Bourda- 
loue l'habitude  de  prêcher  les  yeux  fermés.  On  y  trouve  l'explication 


REVUE  DES  LIVRES  709 

péremptoire  et  la  genèse  de  ce  préjugé  tenace.  Ce  n'est  point  trop  ce- 
pendant de  ces  arguments,  pour  tuer  des  affirmations  aussi  légèrement 
prodiguées  que  celles  des  prétendus  biographes  du  prédicateur.  Ainsi 
les  incroyables  déclarations,  dénuées  de  tout  fondement,  qu'imprimait 
en  1842,  le  bibliothécaire  de  Bourges,  Chevalier  de  Saint-Amand, 
étaient  reprises  et  acceptées  sans  souci  de  contrôle,  dans  la  notice  pu- 
bliée en  1864,  par  M.  Profillet,  avec  la  RJiéiorique  qu'il  attribue  à  Bour- 
daloue.  Il  n'y  avait  pourtant  que  quelques  pas  à  faire  pour  voir  au 
musée  d'Alençon,  où  il  était  alors  exposé,  le  dessin  original  de  Jou- 
venet.  L'auteur  de  la  notice  aurait  vu  au  bas  de  ce  portrait  les  mots  : 
tire  sur  le  visage  du  mort^  qui  l'auraient  dispensé  de  se  demander  s'il 
était  bien  vrai  que  Jouvenet  n'eût  fait  son  travail  que  de  souvenir. 

C'est  un  document  que  la  reproduction  de  ce  dessin  suggestif,  où 
les  traits  du  mort  sont  tout  à  fait  saisissables,  crayonné  au  naturel,  ad 
vivum^  dirait-on,  si  l'expression  ne  jurait  avec  la  réalité.  L'histoire  de 
ce  dessin  authentique,  acquis  récemment  à  la  vente  des  dessins  appar- 
tenant à  la  collection  de  feu  M.  le  marquis  de  Chennevières,  et  actuel- 
lement en  possession  de  M.  le  curé  de  Saint-Ferdinand  des  Ternes, 
forme  le  premier  chapitre,  très  attachant  et  instructif,  de  cette  mono- 
graphie. 

La  seconde  étape,  plus  fructueuse  encore  en  découvertes,  est  la  des- 
cription du  tableau  de  Jouvenet,  transporté  à  Mannheim,  et  cela,  d'a- 
près une  conjecture  excellente,  par  le  fait  du  P.  Desbillons,  puis  de 
là  —  ce  qui  est  historiquement  prouvé  par  une  lettre  du  D'  von  Reber 
adressée  à  l'auteur — porté  à  la  Pinacothèque  de  Munich  où  il  est  pré- 
cieusement conservé  depuis  1795.  La  filière  est  parfaitement  et  patiem- 
ment suivie  durant  le  dix-huitième  siècle.  La  précieuse  toile  est  signalée 
à  Paris,  par  d'Argenville,  en  1745,  puis  en  1762,  dans  la  seconde  édi- 
tion de  son  Abrège'  de  la  vie  des  plus  fameux  peintres^  parue  l'année 
même  qui  précéda  celle  où  probablement  ce  trésor  fut  emporté  loin  de 
Paris. 

Le  troisième  chapitre,  qui  étudie  la  gravure  de  Simonneau  et  les 
modifications  qu'elle  a  amenées,  l'influence  surtout  qu'elle  a  produite 
dans  la  création  légendaire  du  Bourdaloue  aux  yeux  fermés,  est,  comme 
tout  le  reste,  un  modèle  de  discussion  pressante  où  les  remarques  inté- 
ressantes et  sagaces  abondent  à  chaque  pas.  C'est  un  plaisir  pour  les 
érudits.  Ce  sera  aussi  un  régal  pour  les  amateurs  d'histoire  de  l'art. 
Et  pourquoi  ce  beau  volume,  qui  fait  honneur  à  l'héliogravure  Dujar- 
din,  ne  serait-il  pas  un  des  plus  agréables  livres  d'étrennes  ou  de  dis- 
tribution de  prix  ?  Contrairement  à  beaucoup  de  publications,  moins 
bien  illustrées  parfois,  le  texte  n'aura  pas  été  ici  sacrifié  aux  gravures, 
et  les  deux  sont  du  plus  haut  intérêt. 

Eugène    Griselle,    S.  J. 

HISTOIRE 
Marisienka,  Marie  de  La  Grange  d'Arquien,  reine  de  Pologne, 


710  REVUE  DES  LIVRES 

femme  de  Sobieski  (1641-1716),  par  K.  Wauszewski.  Paris, 
Pion,  1898.  In-8,  pp.  xi-376. 

M.  Waliszewski  a  une  manière  d'écrire  l'histoire  qui  tient  une 
sorte  de  milieu  entre  l'histoire  proprement  dite  et  le  roman.  Sa 
Marysienka  est  un  ouvrage  mixte,  qui  suppose  des  recherches  à  tra- 
vers toutes  les  archives  de  l'Europe,  archives  publiques,  archives 
privées,  en  même  temps  qu'un  livre  de  lecture  agréable.  Naguère  il 
intitulait  sa  Catherine  II  :  le  Roman  d^une  impératrice;  aujourd'hui, 
c'est  le  roman  d'une  reine. 

Ce  qui  a  intéressé  l'auteur  dans  son  héroïne,  ce  n'est  pas  sa  glorieuse 
aventure,  ni  de  savoir  comment  «  cette  fille  d'un  simple  capitaine  aux 
gardes  de  Monsieur,  besogneux  de  plus  et  mal  famé,  s'y  est  pris  pour 
succéder  à  une  archiduchesse  d'Autriche  sur  un  des  plus  beaux  trônes 
d'Europe  »  ;  ce  n'est  point  davantage  l'épisode  des  candidatures  fran- 
çaises au  trône  de  Pologne,  déjà  traité  par  le  duc  d'Aumale  dans  son 
Histoire  des  princes  de  Condë^  mais  que  M.  Waliszewski  était  à  même 
d'approfondir  à  nouveau,  ayant  été  admis  à  consulter  les  trésors  épis- 
tolaires  de  Chantilly,  ce  qui  l'intéresse  dans  l'héroïne,  c'est  le  héros, 
c'est  Sobieski,  c'est  l'homme  qui  a  écrit  à  cette  femme  des  lettres  pas- 
sionnées et  lui  a  donné  seize  enfants.  «  Vous  êtes  friands  àe psychologie 
documentaire  ?  Mettez-vous  à  table  :  vous  serez  royalement  servis.  » 
(P.  n.) 

Pour  M.  Waliszewski,  l'histoire  est  en  effet  un  art,  beaucoup  plus 
qu'une  science.  II  n'accepte  qu'à  demi  la  valeur  du  témoignage  et  croit 
plus  volontiers  à  la  sûreté  de  V intuition.  Son  idéal  serait  la  reconstitu- 
tion des  choses  par  les  procédés  artistiques.  Il  ne  s'en  cache  point  et 
annonce  d'avance  à  ses  lecteurs  qu'ils  trouveront  dans  son  œuvre  jus- 
qu'à des  dialogues  !  Ces  dialogues,  d'ailleurs,  sont  heureusement  assez 
rares,  assez  courts,  assez  vraisemblables  et  ne  font  guère  que  traduire 
en  style  vif  et  plaisant  de  conversation  d'ennuyeuses  dépêches  diplo- 
matiques. C'est  ce  que  M.  Waliszewski  appelle  a  évoquer,  recréer  la 
vie  ».  Pour  moi,  il  me  semble  que  c'est  plutôt  évoquer  des  fantômes. 
Avec  notre  éducation  de  criticisme  et  de  pédantisme,  nous  n'accorde- 
rons jamais  qu'une  demi-confiance  à  ces  résurrections,  et  il  nous  sera 
bien  difficile  par  suite  de  goûter  le  plaisir  sans  mélange  que  ferait 
éprouver  une  foi  sans  restriction.  Nous  sommes  également  tellement 
formés  ou  déformés  par  les  historiens  documentaires,  par  la  vision 
devenue  coutumière  des  livres  bourrés  de  notes  et  d'appendices,  que 
nous  nous  trouvons  un  peu  décontenancés  devant  ces  pages  d'un  texte 
le  plus  légèrement  écrit  du  monde,  et  que  n'alourdit  aucune  référence. 
Sans  doute,  il  y  a  en  tête  du  volume  la  liste  des  sources,  sources 
imprimées,  sources  manuscrites,  sources  inédites,  sources  déjà  publiées 
en  partie  par  l'auteur  dans  les  recueils  d'érudition  auxquels  sa  plume 
infatigable  a  collaboré  ;  mais  ces  garanties  générales  de  véracité  ne 
nous  permettent  point  de  contrôler  le  détail. 

L'auteur  se  soucie  encore  moins  des  thèses.  Il  paraît  en  avoir  une 


REVUE  DES  LIVRES  711 

cependant,  thèse  fataliste  celle-là  et  découragée,  c'est  que  la  Pologne 
était  née  pour  son  malheur  et  faite  pour  son  sort.  Sobieski  ne  l'a  point 
régénérée,  même  militairement.  Mais  à  qui  la  faute  ?  «  On  battait  les 
Turcs;  mais  on  se  hâtait  de  rentrer  chez  soi  après  les  avoir  battus,  et 
ils  revenaient.  Pour  poursuivre  l'avantage  obtenu,  il  eût  fallu  une 
armée  régulière,  qui  n'existait  toujours  pas,  faute  d'argent  pour  l'en- 
tretenir. Les  diètes  refusaient  l'argent...  la  noblesse  restait  ingouver- 
nable. »  (P.  336.) 

Cet  ouvrage,  malgré  sa  philosophie  mélancolique  et  peut-être  trop 
résignée,  malgré  ses  pages  d'où  les  scandales  ne  sont  pas  absents, 
n'en  constitue  pas  moins  une  lecture  qui  fait  aimer  la  vieille  nation 
martyre.  Elle  ne  fut  pas  martyre  seulement  de  ses  propres  fautes,  et 
ses  fautes  mêmes  furent  héroïques.  Henri  Ghérot,    S.  J. 

Le  Mariage  de  Louis  XV,  d'après  des  documents  nouveaux  et 
une  correspondance  inédite  de  Stanislas  Leczinski^  par  Henry 
Gauthier-Villars.  Paris,  Pion,  1900. 

Dans  mon  compte  rendu  de  cet  ouvrage  (voir  Études,  20  janv.  1901, 
p.  266),  j'avais  exprimé  le  vœu  que  l'auteur  fît  un  peu  plus  de  lumière 
sur  les  sources  où  il  avait  puisé.  J*ài  reçu,  en  retour,  la  lettre  suivante  : 

,,       B'    '       j  D^  1^  février  1901. 

Mon  Keverend  rere, 

On  me  communique  un  article  des  Etudes  dans  lequel  vous  rendez  compte 
de  mon  ouvrage  édité  par  la  maison  Pion,  le  Mariage  de  Louis  XV.  Vous 
relevez,  dans  ce  volume,  «  des  pages  entières  qui  choquent  »,  et  vous  de- 
mandez à  quoi  servent  «  ces  citations  de  couplets  obscènes,  ces  chansons 
dignes  d'un  corps  de  garde...  ces  histoires  révoltantes  sur  les  essais  de  cor- 
ruption tentés  par  de  jeunes  courtisans  sur  le  roi,  et  ces  peintures  de  la  vie 
débauchée  menée  par  la  fille  du  Régent,  la  marquise  de  Prie  et  le  duc  de 
Bourbon  ».  Ces  regrets  partent  d'un  bon  naturel^  mais  je  conçois  malaisé- 
ment qu'une  peinture  «  d'une  époque  et  d'une  cour  corrompues  »,  comme 
vous  les  qualifiez  justement,  se  puisse  faire  sans  quelques  détails  un  peu 
vifs. 

Que  votre  droit  soit  de  trouver  déplaisants  ces  «  cancans  d'alcove  »,  et  de 
le  proclamer,  je  n'y  contredis  point.  En  revanche,  vous  excédez  les  limites 
de  la  critique  permise,  lorsque  vous  insinuez  que  les  lettres  de  Stanislas 
Leczinski  au  chevalier  de  Vauchoux,  publiées  par  moi  pour  la  première  fois 
(du  moins,  je  persiste  à  le  croire,  jusqu'à  preuve  du  contraire),  étaient  déjà 
connues  ;  et  vous  placez  après  les  mots  «  source  inédite  (?)  »  un  point  d'in- 
terrogation, dont  je  vous  demande,  mon  Révérend  Père,  de  reconnaître  le 
mal  fondé. 

J'arrive  au  reproche  de  n'avoir  pas  nommé  (peut-être  par  prudence,  dites- 
vous)  le  P.  Baudrillart,  qui,  à  vous  en  croire,  aurait  publié  in  extenso  beau- 
coup de  mes  «  soi-disant  inédits  ». 

Je  n'ai  pas  emprunté  aux  trois  tomes  de  l'oratorien,  dont  vous  parlez,  un 
seul  document,  une  seule  appréciation,  une  seule  ligne;  j'ajoute  que  mon 
livre  contient  de  nombreuses  pièces  qu'on  chercherait  en  vain  chez  le  P.  Bau- 
drillart,  et  je  vous  en  fournirais  volontiers  l'énumération,  si  je  ne  craignais 


ri2 


REVUE  DES  LIVRES 


d'allonger  outre  mesure  cette  lettre;  telle  qu'elle  est,  elle  suffira,  je  l'espère, 
à  justifier  le  silence  que  j'ai  observé  sur  le  Philippe  V  auquel  vous  vous 
intéressez  si  fort. 

Veuillez,  agréer,  mon  Révérend  Père,  l'assurance  de  mes  sentiments  res- 
pectueux. H,  Gauthier-Villars. 

93,  rue  de  Courcelles. 

De  son  côté,  le  P.  Baudrillart,  dont  j'avais  analysé  Tarticle  paru  au 
Bulletin  critique  du  5  décembre  1900,  est  revenu  sur  la  question  dans 
le  numéro  du  25  février  1901.  Je  reproduis  volontiers  sa  réponse, 
afin  de  tenir  nos  lecteurs  au  courant  : 

Je  reçois  de  M.  Henry  Gauthier-Villars  une  lettre  datée  du  13  février  par 
laquelle,  répondant  à  mon  article  du  5  décembre  dernier  sur  son  livre  le 
Mariage  de  Louis  XV,  il  «  certifie,  de  la  façon  la  plus  formelle,  n'avoir  rien 
emprunté  à  mon  ouvrage,  non  plus  qu'à  celui  de  M.  Wiesener,  rien,  absolu- 
ment rien,  pas  un  document,  pas  une  appréciation,  pas  une  ligne  ». 

L'affirmation  de  M.  Henry  Gauthier-Villars  me  suffît.  Je  ne  l'ai  d'ailleurs 
jamais  accusé  d'autre  chose  que  de  ne  pas  connaître  la  bibliographie  de  son 
sujet,  comme  l'atteste  cette  phrase  (p.  669)  :  «  Là-dessus,  l'auteur  est  parti 
en  campagne  sans  se  demander  si  d'autres  que  M.  de  Raynal,  dans  le  Ma- 
riage d'un  Roi,  et  depuis  M.  de  Raynal,  n'avaient  point  traité  le  sujet  qui  lui 
paraissait  séduisant.  Il  a  cherché  aux  Affaires  étrangères  et  en  quelques  au- 
tres dépôts,  d'où  il  a  rapporté  une  ample  moisson,  mais  malheureusement 
pas  du  tout  inédite,  bien  que  l'auteur  se  l'imagine.  »      Alfred  Baudrillart. 

Gomme  le  P.  Baudrillart,  je  crois  que  son  ouvrage  Philippe  V  et  la 
cour  de  France  devait  être  au  moins  mentionné  dans  celui  de  M.  H. 
Gauthier-Villars.  Henri    Ghérot,    S.  J. 


DEUXIÈME    PARTIE 


THEOLOGIE 

Pétri,  cardinalis  Paz  m  an  y 
Opéra.  —  Séries  Latina.Tomus  IV  : 
Disputationes  quae  supersunt  in 
II*""  Summae  theologicae  partem. 
Recensuit  Ad.  Breznay ,  Regise 
scientiarum  Universitatis  Buda- 
pestinensis  Rector  emeritus,  Or- 
dinis  theologorum  Decanus,Theo- 
logiœ  Moralis  Prof.  P.  0.,  etc.  — 
Budapestini,  typis  Regiae  scientia- 
rum Universitatis,  1899.  In -4, 
pp.  xv-816. 

Les  Études  ont  déjà  signalé  *  les 
trois  premiers  voluaies  de  cette  col- 
lection, comprenant  les  œuvres  phi- 
losophiques du  célèbre  cardinal,   ré- 


novateur de  la  foi  et  des  mœurs 
chrétiennes  en  Hongrie,  dans  la  pre- 
mière moitié  du  dix-septième  siècle. 

Le  quatrième,  dont  nous  avons  à 
parler  ici,  est  le  premier  des  œuvres 
théologiques.  C'est  le  fragment  le 
plus  important  du  commentaire  sur  la 
II*  Partie  de  la  Somme  (  De  Ultime 
Fine,  —  De  Actibus  Humanis,  —  De 
Peccatis,  —  De  Virtutibus  theologi- 
cis).  Un  appendice  sur  la  liberté  de 
l'Église  atteste,  d'une  façon  intéres- 
sante, les  luttes  du  grand  contro- 
versiste. 

Mgr  Ad.  Breznay,  doyen  et  ancien 
recteur  de  l'Université  royale,  édi- 
teur des  œuvres  théologiques  de  Paz- 
mîîny,  rappelle  discrètement  la  part 
d'initiative  qui  lui  revient  dans  cette 


1.  Partie  Bibliographique,  1892,  p.  501. 


REVUE  DES  LIVRES 


713 


publication.  C'est  son  droit;  car,  si 
ce  beau  volume  et  ses  frères  ressus- 
citent pour  nous  Pazmany,  ils  hono- 
rent aussi  grandement  ceux  qui  élè- 
vent à  un  père  vénéré  ce  monument 
solide  —  voire  élégant  dans  l'espèce. 
L'édition,  en  effet,  est  belle.  Quant 
au  texte,  qui  mériterait  une  plus  lon- 
gue étude  ;  il  a,  particulièrement  dan  s 
le  traité  De  Fide,  le  cachet  de  l'a- 
pôtre actif,  alternant  la  prédication 
et  la  controverse  orale  avec  l'ensei- 
gnement dogmatique,  sorte  d'expé- 
rience trop  souvent  difficile  pour  nos 
théologiens  actuels,  et  qui,  pourtant, 
a  son  grand  prix. 

Alain  Galiot  de  G.,   S.  J. 

Institutiones  theologiae  dog- 
maticas  specialis.  Tractatus  de 
Novissimis ,  auctore  Bernardo 
JuNGMANN.  Editio  quartu.  In-8. 
Ratisbonae,  Pustet,  1898. 

Les  Etudes  ont  signalé  les  pre- 
mières éditions  de  ce  bel  ouvrage.  Il 
aborde  des  questions  passionnantes 
entre  toutes  pournos  contemporains, 
trop  souvent  négligées,  pourtant,  par 
nos  cours  de  théologie,  même  les  plus 
complets  ;  l'existence  et  la  nature  des 
peines  de  l'enfer,  leur  éternité,  l'ac- 
cord de  ce  dogme  terrible  avec  notre 
raison,  le  sort  des  enfants  morts  sans 
baptême,  le  purgatoire  et  les  suffra- 
ges pour  les  fidèles  défunts,  le  ciel 
et  la  vision  béatifique,  la  résurrec- 
tion des  corps,  le  jugement  général 
et  le  règne  éternel  du  Christ.  L'au- 
teur traite  brièvement,  mais  en  hom- 
me qui  a  beaucoup  lu  et  bien  lu  les 
points  d'histoire  du  dogme  qui  se 
présentent;  telles  la  controverse  sur 
l'état  des  enfants  morts  sans  bap- 
tême; les  théories  des  Grecs  schis- 
matiques  sur  le  purgatoire,  l'opinion 
de  Jean  XXII  sur  la  vision  béatifique 
différée  aux  élus,  le  millénarisme. 
Enfin,  il  n'a  jamais  perdu  de  vue  que 
le  traité  des  fins  dernières  est  un  des 
meilleurs  thèmes  de  notre  prédica- 
tion; et  ses  thèmes  fournissent  une 


riche  et  facile  matière  au  catéchiste 
et  à  l'orateur. 

On  regrettera  que  les  éditeurs  se 
soient  bornés  à  réimprimer  ce  traité 
sans  le  mettre  suffisamment  au  cou- 
rant des  controverses  les  plus  récen- 
tes, et  sans  rajeunir  assez  la  biblio- 
graphie. Le  travail  n'eût  pas  été  bien 
considérable,  et  l'œuvre  du  regretté 
D"^  JuNCMANN  aurait  gardé  tout  son 
prix.  Joseph  Dorceau,  S.  J. 

APOLOGÉTIQUE 

D'^  A.  Goix.  —  Le  Surnaturel 
et  la  science.  Le  Miracle.  Paris, 
Bloiid  et  Barrai. 

Excellente,  cette  brochure  du  D' 
Goix.  Plût  à  Dieu  que  beaucoup  de 
catholiques  eussent  aussi  nettement 
des  idées  aussi  saines.  Il  n'est  pas 
si  aisé  d'écrire  cent  pages  in-8  sur 
le  miracle,  sans  prêter  à  la  juste  cri- 
tique; mais  il  l'est  encore  moins  de 
donner  mieux  la  réponse  sérieuse, 
exacte,  scientifique  aux  principales 
difficultés  de  cette  question  toujours 
actuelle. 

Le  Dr  Goix  a  trop  bien  compris  la 
force  que  nous  donnent  contre  les 
adversaires  du  miracle  les  règles  re- 
connues de  la  méthode  expérimen- 
tale, pour  suivre  une  autre  marche. 
Il  nous  montre  rigoureusement  et 
simplement  que  ceux  qui  l'attaquent 
manquent  habituellement  aux  lois  élé- 
mentaires de  l'investigation  scienti- 
fique, que  l'usage  illégitime  de  l'a 
priori  est  chez  eux,  et  point  chez 
nous  :  cela  sans  injures  ni  colères, 
en  un  style  facile  et  précis,  passant 
d'une  analyse  philosophique  presque 
toujours  très  claire,  à  une  discus- 
sion médicale  ou  historique,  tech- 
nique sans  pédantisme,  ou  à  une 
exposition  de  dogme  ni  trop  scolas- 
tique,  ni  trop  simpliste. 

Chap.  I.  Vraie  notion  du  miracle- 
Chap.  II,  L'hypothèse  du  miracle; 
Chap.  III.  La  vérification  du  miracle  : 
le  tout  en  40  pages,  vraiment  sé- 
rieuses. Le  chapitre  iv  est  l'applica- 


714 


REVUE  DES  LIVRES 


tion  des  règles  énoncées  à  la  résur- 
rection de  Notre  Seigneur  Jésus- 
Christ.  A  part  peut-être  une  ou  deux 
petites  pointes  de  subtilité  à  la  fin  du 
premier  chapitre,  ou  quelques  con- 
clusions partielles  un  peu  rapides  à 
propos  de  la  vie  latente  et  de  la 
mort  simulée,  la  discussion  est  très 
heureusement  conduite. 

Je  ne  puis  entrer  dans  une  étude 
de  détail,  a  fortiori  dans  des  vé- 
tilles de  petite  critique  :  j'en  resterai 
donc  là,  mais  bien  décidé  à  faire  lire 
ce  travail  à  plus  d'un;  car,  dans 
l'ensemble,  il  me  paraît  une  manière 
de  modèle,  non  pas  absolument  par- 
fait, sans  doute,  mais  digne  des 
louanges  que  lui  ont  données,  à  mon 
su,  des  gens  qui  savent  de  quoi  ils 
parlent. 

Alain  Galiot  de  G.,  S.  J. 

Auguste  MoREL.  —  Le  Repos 
dominical.  Paris,  Maison  de  la 
Bonne  Presse,  s.  d.  In-12,  pp.  153. 
Prix  :  50  cent. 

Encore  une  brochure  sur  le  repos 
dominical.  Comme  tant  d'autres  tra- 
vaux de  ce  genre  qui  l'ont  précédée, 
comme  tant  d'œuvres  dont  la  plupart 
ont  leurs  organes  périodiques,  elle 
servira  à  faire  connaître  et  embras- 
ser les  remèdes  à  ce  mal  social  de 
la  profanation  du  dimanche  qui 
constitue  pour  notre  pays  une  véri- 
table plaie.  M.  Auguste  Morel,  après 
deux  premiers  chapitres  qui  sont 
comme  un  coup  d'oeil  d'ensemble  et 
une  entrée  en  matière,  étudie  sous 
ses  diverses  faces  cette  question  capi- 
tale :  au  point  de  vue  hygiénique, 
moral  et  social,  industriel,  agricole, 
etc.  Mais  le  dimanche  n'est  pas  seu- 
lement un  jour  de  repos,  c'est  un 
jour  béni  que  l'homme,  à  l'exemple 
du  Créateur  (Gen.,  ii,  3),  doit  sancti- 
fier; c'est  ce  que  le  savant  auteur 
rappelle  par  les  paroles  magistrales 
de  réminent  cardinal  Richard  et  les 
accents  émus  de  l'illustre  Lacordaire. 
«  Si  la  société  humaine  doit  être 
guérie,    a   dit    le    souverain   pontife 


Léon  XIII,  elle  ne  le  sera  que  par 
le  retour  à  la  vie  et  aux  institutions 
du  christianisme,  parmi  lesquelles  il 
faut  placer  en  première  ligne  le 
repos  et  la  sanctification  du  diman- 
che, «  le  jour  sublime  —  c'est  le  mot 
de  Lacordaire  —  du  peuple  et  de 
Dieu  ».  Paul   Poydenot,    S.  J, 

SCIENCES  PSYCHIQUES 

D.  Bernard-Marie  Maréchaux, 
(  R.  P.),  bénédictin  de  la  Con- 
grégation Olivétaine.  —  Biblio- 
thèque des  sciences  psychiques. 
La  Réalité  des  apparitions  dé- 
moniaques. Paris,   Téqui,   1899. 

Je  suis  contraint  de  paraître  un 
peu  sévère  envers  le  livre  du  R.  P. 
D.  Maréchaux.  Sans  doute,  la  plu- 
part des  faits  invoqués  supporte- 
raient la  critique,  au  moins  à  titre 
d'interventions  diaboliques,  sinon 
toujours  d'apparitions.  Mais  dans  le 
livre  tel  qu'il  est,  la  critique  me 
semble  beaucoup  plus...  sous-en- 
tendue qu'on  ne  voudrait  et  que  le 
Révérend  Père  ne  l'affirme.  S'il  s'a- 
dresse aux  fidèles,  ont-ils  tant  be- 
soin qu'on  les  porte  à  voir  facilement 
des  apparitions,  là  où  ils  voient  déjà 
si  peu  —  chose  plus  pratique  pour 
eux  —  des  tentations?  S'il  s'adresse 
aux  incrédules,  dans  une  revue  tech- 
nique, puis  comme  partie  intégrante 
d'une  «  bibliothèque  des  sciences 
psychiques  »,  hélas!  il  n'est  pas  né- 
cessaire de  faire  profession  d'  «  hy- 
percritique  »  pour  ne  pas  se  laisser 
convaincrepleinement.  Les  triomphes 
sur  le  rationalisme  seraient  trop  fa- 
ciles, s'il  suffisait,  pour  écraser  tant 
de  difficultés  philosophiques,  histo- 
riques, scientifiques,  de  réunir  quatre- 
vingts  pages  de  traits  de  la  vie  des 
saints,  corroborés  par  l'autorité  des 
Bollandistes,  du  P.  Giry  et  delà  Civil- 
tà  cattolical  Encore  une  fois,  le  Ré- 
vérend Père  est  dans  la  vérité,  et  pour 
la  thèse,  et  pour  le  grand  nombre 
des    faits    rapportés  ;    mais,   de   nos 


REVUE  DES  LIVRES 


15 


jours,  la  vérité  ne  s'impose  pas  sans 
rude  bataille,  très  particulièrement 
sur  le  terrain  des  «  sciences  psy- 
chiques »  et  du  «  monde  invisible  ». 
Je  n'arrive  à  écrire  ceci  que  par 
conscience,  et  non  sans  mélancolie; 
j'omettrai  même  quelques  taquineries 
sur  la  rédaction  et  la  langue  ;  car  il 
m'est  fort  pénible  de  n'être  pas  plus 
encourageant  pour  un  auteur  plus  que 
respectable,  et  un  travail  où  l'on  sent 
le  meilleur  zèle  apostolique.  Il  fait 
si  bon  n'avoir  que  des  sourires  pour 
les  compagnons  d'armes  !  Seulement, 
ici,  ce  sont  manœuvres  d'ensemble, 
pour  l'honneur  de  Dieu,  non  plus 
entre  nous,  mais  devant  l'ennemi  ! 

Alain  Galiot  de  G.,  S.  J. 

HISTOIRE  ECCLÉSIASTIQUE 

Menuge  (chanoine).  —  Histoire 
de  l'Église  à  Pusage  des  cours 
supérieurs  d'instruction  reli- 
gieuse. Paris,  Poussielgue,  1900. 
(Alliance  des  Maisons  d'éducation 
chrétienne.) 

Les  Etudes  ont  rendu  compte,  en 
juillet  1898,  de  la  première  partie  de 
l'œuvre  de  M.  Menuge,  T  «  Histoire 
sainte  ».  U Histoire  de  l'Eglise  qui 
nous  est  donnée  aujourd'hui  est  di- 
gne en  tout  point  des  mêmes  éloges. 
L'auteur  est  bien  informé,  clair, 
vivant;  il  a  surtout,  on  le  sent,  une 
longue  habitude  de  l'enseignement; 
jamais  il  ne  laisse  passer  ro«casion 
de  donner  à  ses  jeunes  lecteurs  une 
idée  juste  sur  une  question  brûlante 
ou  de  rectifier  un  préjugé  ;  on  peut 
voir  comme  exemples  les  articles  sur 
les  Biens  ecclésiastiques,  Excommu- 
nication ,  Inquisition;  une  grande 
place  est  faite  à  l'histoire  des  mœurs 
chrétiennes,  de  la  liturgie,  des  saints. 
Un  résumé  où  toutes  les  idées  princi- 
pales, sont  réunies  et  une  table  alpha- 
bétique terminent  cet  ouvrage,  vrai 
modèle  d'un  manuel  destiné  à  être 
développé  par  la  parole  du  maître. 
J'aurais    désiré    seulement   que    des 


notes  plus  nombreuses  indiquassent 
aux  jeunes  lecteurs  les  plus  célèbres 
ouvrages  sur  les  questions  traitées, 
ceux  qu'ils  ont  chance  de  trouver 
dans  leurs  bibliothèques  d'étude  ou 
de  classe.  Plus  d'un  se  passionne 
pour  celte  histoire  de  l'Église,  la 
plus  belle,  en  somme,  de  toutes  les 
études  qui  s'offrent  à  eux;  pourquoi 
ne  pas  guider  leur  travail  personnel 
par  ces  indications  ? 

Joseph   DoRCEAu,    S.  J. 

PALÉOGRAPHIE 

Mgr  Douais,  évêque  de  Beau- 
vais.  —  Documents  pour  servir 
à  l'histoire  de  l'Inquisition  dans 
le  Languedoc,  publiés  pour  la 
Société  de  l'Histoire  de  France. 
2  vol.  in-8,  pp.  ccxcix-416.  Re- 
nouard,  1900. 

Les  travaux  de  Mgr  Douais  sur 
l'Albigéisme  et  sur  les  Frères  prê- 
cheurs sont  bien  connus.  Quelle  pré- 
paration meilleure  pour  écrire  l'his- 
toire de  l'Inquisition  ?  Mgr  Douais 
nous  promet  cette  histoire.  Et,  afin 
de  nous  faire  prendre  patience,  il 
publie  deux  volumes  de  Documents 
relatifs  à  l'Inquisition  dans  le  Lan- 
guedoc. 

Le  second  volume  {Textes)  ren- 
ferme quatre  pièces  provenant  de  la 
Bibliothèque  Nationale,  d'Albi  et  de 
Clermont-Ferrand.  La  plus  impor- 
tante est  le  registre  du  greffier  de 
l'inquisiteur  de  Carcassonne  (1250- 
1258),  registre  en  partie  inédit  et  qui 
permet  de  saisir  sur  le  vif  la  procé- 
dure inquisitoriale. 

Dans  le  premier  volume  (Introduc- 
tion), Mgr  Douais  présente  ses  textes 
et  surtout  signale  «  la  nature,  l'im- 
portance, la  valeur  des  matériaux  » 
que  devra  étudier  tout  historien  con- 
sciencieux de  l'Inquisition.  Les  «  ma- 
tériaux »,  que  l'auteur  étudie  métho- 
diquement, —  et  en  apportant  de  nom- 
breux exemples  caractéristiques,  — 
comprennent  :  les   actes   des   papes, 


716 


REVUE  DES  LIVRES 


ceux  des  évêques,  ceux  des  inquisi- 
teurs, ceux  de  la  puissance  séculière, 
les  récits  des  chroniqueurs  et  les 
manuels  inquisitoriaux.  —  Aucune 
de  ces  sources  ne  peut  être  négligée  ; 
il  ne  faut  pas  davantage  les  consulter 
isolément.  Peut-être  ceux-là  Tont-ils 
parfois  oublié  qui  déjà  ont  écrit  sur 
l'Inquisition  dans  le  Languedoc  ou 
en  France.  Il  faut  ajouter  que  les 
questions  soulerées  par  les  poursuites 
inquisitoriales  ne  sont  pas  de  pures 
questions  de  fait  ou  de  droit,  mais 
aussi  des  questions  de  doctrine.  Ne 
fût-ce  que  pour  cette  raison,  c'est 
avec  une  satisfaction  légitime  que 
nous  voyons  un  évêque  apporter  dans 
ces  études,  avec  l'habitude  des  bon- 
nes méthodes  historiques,  les  lumiè- 
res de  la  science  sacrée. 

Des  textes  publiés  et  de  Y  Introduc- 
tion qui  prépare  à  les  comprendre, 
quelques  conclusions  générales  se 
dégagent  ;  elles  feront  mieux  saisir  la 
portée  du  travail  de  Mgr  l'évêque  de 
Beauvai»;  les  voici  d'un  mot. 

Ce  sont  les  papes  qui  arrêtent  les 
formes  du  droit  inquisitorial.  Entre 
leurs  inquisiteurs  et  le  pouvoir  épis- 
copal  l'accord  est  plus  parfait  qu'on 
ne  le  croit  généralement.  Sur  les 
soixante- quatorze  inquisiteurs  qui 
procèdent,  en  Languedoc,  à  l'extirpa- 
tion de  l'hérésie,  de  1230  à  1349,  la 
plupart  sont  dominicains;  tous  sont 
redoutés,  parce  qu'ils  sont  intègres. 
Leurs  manuels,  surtout  celui  de 
Bernard  Gui,  nous  renseignent  admi- 
rablement sur  les  rigueurs  et  les 
précautions  de  leur  justice.  Sur  l'état 
religieux  du  Midi  à  leur  époque,  les 
récits  des  chroniqueurs,  malheureu- 
reusement  courts  et  rares,  et  les  dé- 
positions juridiques  des  témoins, 
sont  des  documents  de  premier  ordre. 
Les  princes,  Philippe  le  Bel  comme 
saint  Louis,  sont  exacts  à  appuyer, 
par  la  force  du  bras  séculier,  la  ré- 
pression de  l'hérésie. 

On  le  voit,  il  était  impossible  et  il 
eût  été  dommage  que  Mgr  Douais 
eût  laissé,  dans  ses  cartons  de  pro- 


fesseur, ces  études  entreprises  à  l'Ins- 
titut catholique  de  Toulouse.  II  est  à 
souhaiter  que  la  lutte  présente  contre 
les  hérétiques  qui  s'appellent  les 
politiciens  maçons  laisse  à  l'évêque 
de  Beauvais  le  loisir  nécessaire  pour 
achever  ces  travaux  d'historien  des 
luttes  passées.  De  toute  façon,  ces 
pages  honoreront  TEglise,  eu  mon- 
trant le  savoir  d'un  évêque  d'aujour- 
d'hui et  la  dignité  morale  des  tribu- 
naux ecclésiastiques  d'autrefois. 

Paul   DuDON,   S.  J. 

JURISPRUDENCE 

A.  Rivet,  avocat  à  la  cour;  pro- 
fesseur à  la  Faculté  catholique  de 
droit  de  Lyon.  —  Précis  de  légis- 
lation rurale.  Paris,  Larose,  rue 
Soufflot,  22;  Lyon,  E.  Vitte.  Petit 
in-8,  pp.  390.  Prix  :  4  francs. 

On  entend  quelquefois  parler  du 
Code  rural  ;  on  le  voit  même  figurer 
au  sixième  rang  dans  ces  anciens  vo- 
lumes à  tranche  multicolore  intitulés  : 
les  Six  Co£?e5.Mais  ce  titre  est  trom- 
peur; on  a  décoré  de  ce  nom  un  pro- 
jet, une  loi  du  28  septembre  1791  qui 
s'occupe  du  droit  rural,  mais  qui  est 
très  incomplète. Depuis  cent  dix  ans, 
on  a  l'idée  de  faire  un  vrai  Code  ru- 
ral ;  mais  le  Parlement  reculant  tou- 
jours devant  la  tâche,  au  lieu  de  pour- 
suivre méthodiquement  l'étude  et  le 
vote  du  projet,  a  préféré  en  voter  un 
certain  nombre  de  titres  sans  ordre, 
puis,  de  temps  à  autre  quelques  lois 
spéciales  comme  celles  de  1884  (syn- 
dicats), 1894  et  1899  (crédit  agri- 
cole), 1898  (warrants  agricoles),  etc. 

Il  en  résulte  qu'actuellement  les 
règles  qui  régissent  les  rapports  des 
propriétaires  et  fermiers  soit  avec  le 
sol,  soit  avec  leurs  semblables,  soit 
avec  l'administration  sont  dissémi- 
nés dans  le  Code  civil,  dans  une  foule 
de  lois  spéciales  et  de  textes  adminis- 
tratifs (décrets,  arrêtés,  circulaires) 
et  dans  les  usages  locaux  assez  nom- 
breux qui  ont  été  maintenus  en  vi- 
gueur. Si  l'on  y  joint  les  interpréta- 


REVUE  DES  LIVRES 


717 


lions  de  la  jurisprudence,  on  com- 
prend qu'un  ouvrage  synthétique  soit 
absolument  indispensable  tant  aux 
agriculteurs  qu'aux  hommes  de  loi 
eux-mêmes  s'ils  n'ont  pas  étudié  spé- 
cialement la  matière.  C'est  une  œuvre 
de  cette  nature  qu'a  entreprise  M.  Ri- 
vet, et  son  traité  est  le  plus  complet 
qui  ait  été  publié  jusqu'ici. 

Les  trois  premières  parties  corres- 
pondent aux  trois  livres  du  projet  de 
Code  rural;  mais,  en  outre,  les  nom- 
breuses questions  omises  dans  ce 
projet  y  sont  rattachées  et  étudiées 
avec  les  textes  qui  les  régissent.  La 
quatrième  est  consacrée  à  des  ques- 
tions et  à  des  lois  toutes  spéciales. 
Première  partie  ;  Régime  du  sol,  di- 
visée en  quatre  livres  :  Propriété  du 
sol;  voies  de  communication;  exploi- 
tation de  la  propriété;  animaux.  Se- 
conde partie  :  Régime  des  eaux.  Troi- 
sième partie  :  Police  rurale.  Qua- 
trième partie  :  Notions  d'enregistre- 
ment, syndicats,  caisses  rurales,  etc. 

Les  dispositions  typographiques 
et  une  table  très  détaillée  rendent  les 
recherches  très  faciles.  Quoique  ce 
traité  ait  paru  depuis  plusieurs  mois  à 
peine,  un  nouveau  tirage  est  devenu 
nécessaire.      Ch.  Auzias-Turenne. 

SOCIOLOGIE 

Max  TuRMANN,  professeur  au 
collège  libre  des  sciences  sociales. 
—  Le  Développement  du  catholi- 
cisme social  depuis  l' encyclique 
Rerum  Novarum;  idées  directri- 
ces et  caractères  généraux,  Paris, 
FélixAlcan,  1900.  In-8.  Prix  :  6  fr. 

Il  existe  une  école  sociale  catho- 
lique et  c'est  à  en  faire  connaître  les 
caractères,  le  programme  et  l'action 
que  ce  livre  est  consacré.  Ces  doc- 
trines on  les  trouve  exposées,  dé- 
fendues, appliquées  d'une  manière  à 
peu  près  semblable  dans  tous  les 
pays.  Malgré  des  différences  de  dé- 
tail, voire  même  quelques  diver- 
gences sur  des  questions  secondai- 
res, le   catholicisme    social  apparaît 


partout  un  et  identique  à  lui-même  : 
ses  orateurs,  ses  docteurs,  ses  repré- 
sentants dans  les  Parlements  s'ap- 
puient, tous,  sur  les  mêmes  prin- 
cipes fondamentaux  et  s'accordent 
dans  leurs  conclusions  pratiques. 
C'est  ce  que  M.  Max  Turmann  mon- 
tre avec  une  grande  compétence  et 
une  riche  documentation. 

La  première  partie  de  l'ouvrage 
est  théorique  ;  elle  traite,  dans  une 
série  de  chapitres,  du  travail,  de  la 
famille,  de  l'organisation  profession- 
nelle, de  l'intervention  des  pouvoirs 
publics,  de  la  propriété,  du  capita- 
lisme, de  l'orientation  populaire  du 
mouvement  social  catholique  et  de  la 
protection  internationale  du  travail 
et  des  travailleurs.  La  deuxième  par- 
tie, documentaire,  contientles  lettres 
et  encycliques  de  Léon  XIII,  les  pro- 
grammes,manifestes  et  congrès  ;  enfin 
les  lois  et  propositions  de  lois  dues  à 
l'initiative  des  catholiques  sociaux. 
A  lire  cet  exposé,  largement  tracé, 
qui  laisse  de  côté  les  détails  pour 
mieux  faire  ressortir  les  idées  direc- 
trices et  les  caractères  généraux,  on 
a  l'impression  que  le  catholicisme 
social  constitue  une  force  puissante 
capable  de  résister  à  l'envahissement 
du  collectivisme  révolutionnaire. 

Ch.  Antoine,   S.  J. 

ÉCONOMIE   POLITIQUE 
ET  SOCIALE 

Charles  MouRRE  (baron). — D'oÙ 
vient  la  décadence  économique 
de  la  France.  Paris,  Pion,  1900. 
In-12,  pp.  460. 

Les  enquêtes  de  M.  Demolins,  et 
ses  formules  même,  ont  fait  fortune. 
Cependant,  M.  le  baron  Mourre  n'est 
pas  de  ses  disciples,  et  son  livre,  D'où 
vient  la  décadence  économique  de  la 
France,  n'est  point,  comme  on  pour- 
rait le  croire,  une  simple  transposi- 
tion du  thème  sur  lequel  M.  Demo- 
lins a  célébré,  au  détriment  des  Fran- 
çais, la  supériorité  de  la  race  anglo- 


718 


REVUE  DES  LIVRES 


saxonne.  L'influence  de  l'éducation 
n'explique  pas  seule  la  décadence  ou 
la  prospérité  d'une  nation.  La  ques- 
tion est  plus  complexe,  et  M..  Mourre, 
pour  sa  part,  n'hésite  pas  à  recher- 
cher les  causes  les  plus  lointaines  : 
il  remonte,  sinon  jusqu'à  la  naissance 
du  monde,  du  moins  jusqu'aux  ori- 
gines de  notre  histoire.  Ce  n'est  pas 
sans  raison  qu'il  attache  de  l'impor- 
tance à  ces  causes  lointaines,  car  ce 
sont  elles  qui  déterminent  l'évolution 
des  idées  et  l'aptitude  de  la  race. 
Peut-être,  cependant,  pourrait-on 
objecter  que  ces  mêmes  causes  ont 
agi,  plus  ou  moins,  chez  nos  voisins, 
dont  la  prospérité  économique  est 
mise  en  regard  de  notre  décadence. 
Notons,  sans  y  insister,  cette  remar- 
que de  l'auteur  que  la  chevalerie, 
dont  l'influence  a  été  heureuse  sous 
bien  des  rapports,  aurait  été  nuisible 
au  point  de  vue  économique,  en  con- 
tribuant à  donner  au  caractère  fran- 
çais une  teinte  plus  romanesque. 

Nous  sommes  mieux  placés  pour 
apprécier  les  causes  contemporai- 
nes :  fonctionnarisme,  intervention 
excessive.de  l'Etat,  immoralité,  mau- 
vaises méthodes  d'enseignement, 
partage  égal  des  successions,  affai- 
blissement de  la  natalité,  tels  sont 
les  principaux  points  de  vue  que 
M.  Mourre  analyse  avec  beaucoup 
de  perspicacité  et  de  justesse,  évitant 
toute  exagération  et  toute  incursion 
dans  le  domaine  de  la  politique. 

A  côté  des  causes  de  décadence, 
l'auteur,  qui  tient  plus  que  ne  pro- 
met son  titre,  nous  propose  des  re- 
mèdes. Il  reconnaît  qu'il  ne  suffit 
pas,  pour  réformer  le  caractère  fran- 
çais^ de  remplacer  le  grec  et  le  latin 


par  l'anglais  et  l'allemand.  Il  rend 
hommage  à  l'action  salutaire  «  et  ab- 
solument capitale  »  de  la  religion. 
Depuis  longtemps  Le  Play  avait  éta- 
bli que  la  prospérité  des  nations  est 
liée  à  l'observation  du  Décalogue. 
L'auteur  aurait  pu  remarquer  que, 
notamment,  notre  faible  natalité  n'est 
pas  seulement  «  le  mal  français  », 
mais  qu'elle  est,  en  tout  pays,  on  l'a 
très  bien  dit,  «  le  mal  des  non-chré- 
tiens ».  C'est  le  fonctionnarisme  sur- 
tout qu'il  combat  à  outrance.  Pour 
enrayer  son  essor,  il  conseille,  timi- 
dement il  est  vrai,  à' augmenter  le 
nombre  des  boursiers  dans  les  lycées. 
Voilà  qui  paraît  un  peu  paradoxal  : 
M.  Mourre  lui-même  paraît  n'avoir 
pas  grande  confiance  dans  son  idée 
qui  surprend  quelque  peu  dans  ce  li- 
vre de  bon  jugement  et  de  logique 
serrée. 

Pour  compléter  son  étude, 
M.  Mourre  examine  la  situation  éco- 
nomique de  l'Allemagne  et  de  l'An- 
gleterre, et  il  s'étend  longuement 
sur  ce  sujet  qui  semble,  à  première 
vue,  sortir  un  peu  de  son  cadre.  Tout 
compte  fait,  c'est  la  même  question 
envisagée  sous  une  autre  face  :  étu- 
dier les  causes  du  développement 
économique  de  nos  voisins,  c'est  en- 
core rechercher  pourquoi  le  nôtre 
s'arrête  ou  rétrograde.  Il  y  a  profit 
certainement  à  la  lecture  de  ce  livre, 
et  volontiers  nous  nous  associons  à 
l'éloge  qu'en  faisait  Frédéric  Passy 
qui  le  présentait  à  Tlnstitut  comme 
une  œuvre  digne  d'attention,  accu- 
sant des  études  sérieuses  et  une  in- 
dépendance d'esprit  très  recomman- 
dable. 

Lucien    Treppoz. 


■iv:^ 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 


Février  10.  —  Dans  le  Morbihan,  M.  de  Goulaine,  conservateur, 
est  élu  sénateur  en  remplacement  de  M.  Fresneau,  décédé. 

—  A  Orléans,  M.  Darblay,  républicain  modéré,  est  élu  député  en 
remplacement  de  M.  Viger,  élu  sénateur. 

—  A  Montmorillon,  M.  Gonderoy,  radical  ministériel,  est  élu  député 
en  remplacement  de  M.  Demarçay,  modéré,  élu  sénateur. 

11.  — r  A  Paris,  la  maladie  de  M.  Waldeck-Rousseau,  président  du 
Conseil,  entraîne  l'ajournement  de  la  discussion  sur  les  associations. 

—  A  Vienne,  mort  de  Milan,  ancien  roi  de  Serbie. 

—  A  Madrid,  mort  du  célèbre  poète  Gampoamor. 
Troubles  à  l'occasion  du  mariage  de  la  princesse  des  Asturies. 

14.  —  A  Londres,  ouverture  du  Parlement  par  Edouard  VII.  Le 
nouveau  roi  proclame  nettement  qu'il  entend  poursuivre  jusqu'au  bout 
la  guerre  contre  les  Boers. 

—  A  Madrid,  mariage  de  la  princesse  des  Asturies,  sœur  aînée  d'Al- 
phonse XIII,  avec  Charles  de  Bourbon,  fils  du  comte  de  Gaserte. 

Emeutes  sanglantes  dans  la  capitale  et  les  provinces.  L'état  de  siège 
est  proclamé  à  Madrid. 

—  A  Rome,. formation  du  ministère  Zanardelli. 

16.  —  A  Paris,  mariage  religieux  de  M.  Paul  Deschanel,  président 
de  la  Chambre  des  députés,  avec  Mlle  Brice. 

—  A  Chalon-sur-Saône,  grèves,  désordres  et  collision  avec  les 
troupes.  Arrestation  de  cinquante  personnes. 

17.  —  A  Paris,  M.  Allemane,  socialiste  révolutionnaire,  est  élu  dé- 
puté contre  M.  Max  Régis,  socialiste  antisémite,  maire  d'Alger,  en 
remplacement  de  M.  Baudin,  élu  député  de  Belley. 

20.  —  A  Vienne,  scènes  tumultueuses  au  Reichsrath,  entre  Tchèques 
et  Allemands,  au  sujet  de  la  question  des  langues. 

21.  —  A  Paris,  la  Chambre  des  députés,  en  vacances  depuis  samedi 
dernier,  reprend  ses  séances  et  discute  le  budget  renvoyé  par  le 
Sénat. 

22.  —  A  Villejuif,  acquittement  de  l'abbé  Aigouy  traduit  en  simple 
police  pour  contravention  à  un  arrêté  municipal  sur  le  port  de  la 
soutane . 

—  Lettre  de  Mgr  de  Saint-Brieuc  aux  sénateurs  et  députés  de  son 
département  en  faveur  des  congrégations  religieuses. 

23.  —  A  Nîmes,  mort  de  Mgr  Avon,  évêque  de  la  Basse-Terre 
(Guadeloupe). 


720  ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 

—  Dans  les  oasis  du  sud  de  l'Algérie,  à  Timmiraoun,  a  eu  lieu  un 
combat  sanglant  entre  les  troupes  françaises  et  les  Berbères.  Ces  der- 
niers ont  été  repoussés  en  laissant  plus  de  cent  morts  sur  la  place. 
Nous  avons  eu  neuf  morts  et  vingt  et  un  blessés. 

—  Dans  les  Républiques  sud-africaines,  la  guerre  continue  dans 
des  conditions  qui  paraissent  moins  favorables  aux  Boers. 

Le  général  Dewet,  après  s'être  battu  entre  Golesberg  et  Philipps- 
town,  les  12  et  13  de  ce  mois,  contre  les  troupes  de  la  colonne  Plumer, 
s'est  échappé  une  fois  encore.  Il  aurait  laissé  aux  mains  des  Anglais 
cent  mille  cartouches  et  de  nombreuses  gargousses  d'artillerie  :  mais 
il  a  pu  traverser  les  lignes  ennemies  et  s'enfoncer,  croit-on,  dans  la 
colonie  du  Gap. 

Les  commandos  de  Botha  et  de  Kritzinger  ont  infligé  un  sérieux 
échec  à  Smith-Dorien,  et  s'efforcent  de  rejoindre  les  troupes  de  Dewet. 

Sur  plusieurs  points,  les  Bôers  ont  fait  sauter  des  trains  de  chemin 
de  fer,  et  ont  failli,  dans  l'un  de  ces  coups  de  main,  prendre  lord  Kit- 
chener  dont  ils  ont  pillé  les  bagages. 

—  De  Chine  continuent  à  arriver  en  Europe  des  nouvelles  où  il  est 
malaisé  de  distinguer  le  vrai  du  faux. 

Le  maréchal  de  Waldersee  préparerait  une  grande  expédition  vers 
Touest. 

On  affirme  une  fois  de  plus  que  le  gouvernement  céleste  s'est  mis 
d'accord  avec  les  puissances  pour  le  châtiment  des  coupables. 

Paris,. le  25  février  190L 


Le  Secrétaire  de  la  Rédaction  : 

Edouard    GAPELLE,    S.  J. 


Le  Gérant:  Victor   RE  TAUX 


Imp.  J.  Dumoulin,  rue  des  Grauds-Augustins,  5,  à  Paris. 


m-^  ■>>  <<•  <^  ^x^  -^t»  ■>>  ■>>  <<•  •»>  <<•  -»>^ 


ANNO   GHRISTI   MDCGCG 


PRIDIE    KALKNDAS    lANUARlAS 


L'AN   DU    CHRIST   MDCCGG 

VEILLE    DES    CALENDES    DE    JANVIER 


LE    SIECLE   NAISSANT   INAUGURE 

PAR 


A  lESU  CHRISTO  | 

INEUNTIS    S^GULI    AUSPICIA         ^ 

~- * 

JESUS-CHRIST  I 

^■g*<i'  iti  'If  it'  it»  "ti'  ■'tf  m  II"  gi  'iti-a; 


ANNO    CHRISTI    MDGCCC 

PRIDIE    KALENDAS    lANUARIAS 


A  lESU  CHRISTO 

INEUNTIS    S^CULI   AUSPICIA 


^•0-  HJt<-  <<■  ■>t<-  <»  ■»>   '>t<    '>t<    ^Xt-^t-  <'i-!^ 

!  Quo  cessit  Urbis,  principis  urbium, 

"^  Nullo  impeditum  servitio  decus  ? 

Jk  Quam  saecla,  quam  génies  avitae 

T  Pontificum  coluere  sedem  ? 

m-*x<r  'Xi  0  fi''  gi  gi'  'X>  <*■  ■>>  <«■  ■»  'fx^is i 


Gultrix  bonarum  nobilis  artium 
Decedit  aetas;  publica  commoda, 
Viresque  naturae  retectas, 

Quisquis  avet,  memoret  canendo. 

Saecli  occidentis  me  vehementius 
Admissa  tangunt;  haec  doleo  et  fremo. 
Proh  !  quot,  retrorsum  conspicatus, 
Dedecorum  monumenta  cerno. 


Querarne  caedes,  sceptraque  diruta, 
An  pervagantis  monstra  licentiae  ? 
An  dirum  in  arcem  Vaticanam 
Mille  dolis  initum  duellum  ? 


L'AN    DU    CHRIST    MDCCGG 


VEILLE  DES   CALENDES  DE  JANVIER 


LE   SIÈCLE   NAISSANT  INAUGURÉ 

PAR 

JÉSUS-CHRIST 


L'Age  brillant  des  Arts  touche  à  son  agonie  ; 
Vantez-nous  les  progrès  qu'il  a  su  conquérir, 
La  nature  soumise  aux  lois  de  son  génie  ; 

Chantez-le  :  sa  tâche  est  finie  ; 
Dites-nous  qu'il  fut  grand  !  Le  siècle  va  mourir. 


m^^-^  <^  <■«•  •>>  ■>>  <<•  •>>  <*■  <^  •»>  <^  ^ 

^ 

Du  siècle  qui  s'éteint,  moi,  je  pèse  et  je  compte  ! 

Les  longs  forfaits  ;  et  moi,  je  pleure,  ou  je  frémis  ;  <w 

Partout,  où  mon  regard  dans  le  passé  remonte,  » 

Je  vois  des  monuments  de  honte,  ^ 

Les  malheurs  entassés,  les  attentats  commis.  i 

f 

Que  de  sceptres  brisés  par  un  peuple  infidèle  I  dL 

La  licence  déborde,  et  le  sang  coule  à  flots;  T 

0  Vatican  !  vingt  fois,  contre  ta  citadelle  A 

On  s'arme,  on  rugit;  —  autour  d'elle  f 

La  force  use  le  fer;  la  haine,  ses  complots.  w 

^<<-  <<■  ■W'  ■»>  -cfr  4>  •>>  ■>>  ■»>  ■>3:<-  ■>>  •»t<-^ 


O  Reine  des  cités,  qu'ont-ils  fait  de  ta  gloire  ? 
Rome  libre,  en  tes  murs  tu  gardais  tous  les  droits  ; 
Des  jours  lointains  ce  siècle  a  perdu  la  mémoire, 

Où  tous  les  peuples,  fiers  de  croire, 
Se  courbaient  sous  la  main  des  Pontifes,  tes  rois. 


^^x^  ■>>  <<•  ^c  ■»>  <■(•  <■(•  ■>x<"  -a»  ■>>  ■»>  -^^i^ 

^           IV  DE  INEUNTE  S^CULO  ^ 

Al  Vae  segregatis  Numine  legibus  !  A 

j  Quae  lex  honesti,  quae  superest  fides  ?  ! 

^p  Nutant,  semel  submota  ab  aris,  W 

Jk  Atque  ruunt  labefacta  iura.  Jk 

^  Auditis  ?  efFert  impia  conscius  ^ 

it  Insanientis  grex  sapientise;  A 

j  Brutaeque  naturae  supremum  ! 

"St  Nititur  asseruisse  numen.  tjT 

^  .  ..  * 

i  Nostrae  supernam  gentis  originem  i 

^  Fastidit  excors  :  dissociabilem,  Vf 

Jk  Umbras  inanes  mente  captans,  Al 

T  Stirpemhominumpecudumquemiscet.  ? 

A  Heu  !  quam  probroso  gurgite  volvitur  A 

j  Vis  impofentis  caeca  superbiae.  ! 

^  Servate,  mortales,  in  omne  ^ 

jk  lussa  Dei  metuenda  tempus.  jL 

V  Qui  ('i^VâJ  solus,  certaque  veritas^  ^ 

Jk  Qui  recta  et  una  est  ad  Superos  via^  ck 

J  Is  reddere  ad  votum  fluentes  J 

iv^  Terrigenis  valet  unus  annos.  ^ 

^  * 

!  Nuper  sacratos  ad  cineres  Pétri  J 

V^  Turbas  piorum  sancta  petentium  W 

Jk  Is  ipse  duxit;  non  inane  J^ 

f  Auspicium  pietas  renascens.  T 

^  t 

^  <■(•  H.>  <<•  -^^  H>>  <f  •>>  ^>>  •>>  -»>  <<-  ->>  ^ 


0*0  "m»^  "m-*^  "^X*^  "^X*^  "^X*^  "^X*^  "^X*^  "^--k^  "tfîH  ^Jî^  "V*  "m^  oio 

^                                                   LE  SIÈCLE  NAISSANT                                       v  "^ 

A  Malheur  aux  lois  sans  Dieu  !  Sans  Dieu,  point  de  justice,  A 

J  Point  d'empire  assuré,  ni  d'honneur  immortel  ;  J 

«wS-  Craignez,  hommes  sans  foi,  qu'un  soufïle  anéantisse  A- 

i                         Un  pouvoir  branlant  et  factice  ! 

Y  Qui  n'a  plus  Dieu  pour  règle  et,  pour  appui,  l'autel.  m 

W  Entendez-vous?...  Des  fous,  d'une  sagesse  altière,  T 

X  Troupeau,  dont  le  délire  affecte  un  air  profond,  i, 

X  Vont  blasphémant  :  «  Du  ciel  à  nous,  plus  de  frontière  !  lP 

jo                        Point  de  Dieu!  Dieu,  c'est  la  matière.  »  À\ 

T  Prophètes  du  néant,  ils  savent  ce  qu'ils  font.  T 

J  L'absurde  est  leur  doctrine,  et  l'ombre  est  leur  domaine;  J 

^  Sans  voir  qu'un  doigt  divin  nous  marqua  de  son  sceau,  A 

!  Ils  courent  au  hasard  où  leur  rêve  les  mène,  ! 

^                       Criant  :  La  brute  et  l'âme  humaine  Zf 

i  Sont  sœurs  de  même  race  et  n'ont  eu  qu'un  berceau.  * 

X  En  quel  honteux  abîme  a  sombré  leur  démence  !  i 

^  Quel  vertige  t'entraîne,  aveugle  et  vain  songeur  ?  ^ 

jk  Mortels,  le  temps  est  court,  pour  votre  orgueil  immense  :  jk 

T                        Tremblez;  car  le  Dieu  de  clémence  T 

JL  De  ses  droits  méconnus  sera  le  Dieu  vengeur.  Jh. 

A  Lui  seul  II  est  la  Vole  et  seul  II  est  la  Vie,  A 

j  La  Vérité  qui  montre  à  tous  le  droit  chemin  ;  J 

^  Grâce  à  Lui,  jusqu'au  terme  où  le  ciel  nous  convie,  ^ 

â                         Gourent,  d'une  marche  suivie,  I 

Tp  Les  siècles  et  les  ans  vers  Féternel  Demain.  "^ 

^  Guidés  par  Lui,  des  flots  de  chrétiens,  hier  encore,  ^ 

Àr  De  Pierre,  avec  amour,  assiégeaient  le  Tombeau  ;  JL 

T  La  piété  fleurit,  les  vertus  vont  éclore  :  ^ 

jh                       A  l'horizon,  monte  l'aurore  Jh 

»  Qui  présage,  et  commence,  un  avenir  plus  beau.  T 

m  €<■  o-  ■*»■  -ai-  <'■  «V'  'X*  ■>>  "i*  -gt-  <*  ■>>  m 


W          VI  DE  INEUNTE  S^CULO  ^ 

A  Iesv,  futuri  temporis  arbiter,  Ju 

î  Surgentis  aevi  cursibus  annue  :  ! 

W^  Yirtute  divina  rebelles  ^ 

jk  Goge  sequi  meliora  gentes.  Jk 

lP  Tu  pacis  almae  semina  provebe;  ijr 

Al  Irae,  tumultus,  bellaque  tristia  A 

j  Tandem  résidant  :  improborum  î 

^  In  tenebrosa  âge  régna  fraudes.  W 

i  Mens  una  reges,  te  duce,  temperet,  i 

^  Tuis  ut  instent  legibus  obsequi  :  ^P 

A  Sitque  unum  Ovile  et  Pastor  unus,  A. 

r  Una  Fides  moderetur  orbem.  j 

f  •  f 

A  Cursum  peregi,  lustraque  bis  novem,  A 

4  Te  dante,  vixi.  Tu  cumulum  adiice  ;  a 

V  Fac,  quaeso,  ne  incassum  precantis  ^ 

A  Vota  tui  recidant  Leonis.  Jh 

A  LEO    XIII.  A 

^-»>  <<■  <»  ■)>  ■>>  <<■  •>>  <!>  ■>>  <<•  ^"^  •»>^ 


Cty  «^i^    mi^Jm    mikf'^   ^f'dm    ■à'tkU     ^'tk»     ^f^     m^^    ^tdm    m^^    ■^T^»    ■^'t^  ^ 

^  •f^T*  •^.^  -^f  -t45*  "fir-  -tiJ*  •^4-^  "^^  •^4-^  •^45*  "V^  "W^  ^ 

Y  LE  SIÈCLE  NAISSANT                                     vn  ^ 

Al  0  Roi  du  temps  futur,  sur  l'Age  qui  va  naître,  ^ 

J  Abaissez  vos  regards  et  daignez  le  bénir  ;  J 

w  Aux  peuples  révoltés,  Jésus,  parlez  en  maître  :  w 

I  Contraignez-les  à  Vous  connaître,  * 

"^  A  chercher,  dans  vos  lois,  la  loi  de  l'avenir.  ^ 

^  La  paix,  donnez  la  paix  où  Tunivers  aspire  :  T 

Jl  Guerre,  émeute,  fureurs,  cris  de  mort,  chocs  du  fer,  JL 

X  Apaisez  tout  ;  qu'enfin  l'humanité  respire  :  y 

ck  Plongez  au  ténébreux  Empire  cfe 

T  Les  noires  trahisons  des  valets  de  l'enfer.  T 

é  4 

J  Seigneur,  donnez  aux  rois  de  s'unir,  pour  vous  suivre  ;       j 

&  D'arborer  hardiment  la  croix  du  Rédempteur  :  A 

!  Qu'une  Foi,  votre  foi  qui  console  et  délivre,  ! 

m  Garde  le  monde,  heureux  de  vivre  w 

â  Dans  le  même  Bercail,  sous  un  même  Pasteur.  é 

i  Ma  course  est  achevée,  et  ma  longue  carrière,  i 

^  Dix-huit  lustres  ;  pour  comble  à  tant  de  biens  reçus,  ^ 

Jk  Prêtez  l'oreille  aux  vœux  du  successeur  de  Pierre  ;  Jk 

T  Seigneur,  accueillez  ma  prière  ;  T 

A  C'est  LÉON  qui  vous  prie  :  écoutez-le,  Jésus  ^  Al 

^  Victor    DELAPORTE,    S.  J.  ^ 

*  .            ..  * 

dh  1.   Cette  traduction  a  été  composée  pour  répondre  à  un  désir  djh» 

^  que  Sa  Sainteté  Elle-même  a  daigné  exprimer.  y" 

X  Sa  place  vient,  naturellement,  au   commencement  du  tome  86,  J, 

"tjp  avant  la  première  livraison  de  janvier.  "tjT 

Ç17  ^"f'^    ^f^    m£^^    ^'tdU     ■^'1^^     ■ftV»     wkfém     ^kfim     ^"t^    ■i'tk»     ^T^     ■^'tk.  ^t? 


DONALD 

D'APRÈS   SA  CORRESPONDANCE   INÉDITE^ 


I.  _  sous  LOUIS  XVIII  (1817-1824) 

Né  le  2  octobre  1754,  le  vicomte  de  Donald  n'était  plus  pré- 
cisément jeune,  en  avril  1817.  C'est  alors  que,  sexagénaire,  il 
devint  le  correspondant  d'une  femme  du  monde,  d'âge  in- 
connu, la  veuve  du  comte  de  Raymond,  remariée  à  M.  Victor 
de  Sèze.Mais  le  grand  écrivain,  avec  sa  rude  santé  d'un  mon- 
tagnard de  race,  avait  encore  près  d'un  quart  de  siècle  devant 
lui,  et  il  avait  gardé  au  cœur,  à  travers  les  révolutions,  avec  la 
tendresse  du  père  et  de  l'aïeul,  le  goût  de  l'amitié. 

Par  où  fut-il  accessible  ?  Quelle  main  féminine  fut  assez 
habile  et  délicate  pour  trouver  la  porte  de  son  cœur  et  l'ou- 
vrir toute  grande  ?  Assurément  ce  n'était  pas  une  opération 
commode.  L'auteur  austère  de  la  Théorie  du  pouvoir  poli- 
tique et  religieux^  de  la  Législation  primitive  et  du  traité  du 
Divorce  considéré  au  dix-neuvième  siècle  relativement  à  l'état 
domestique  et  à  l'état  public  de  la  société^  ne  devait  pas 
être,  malgré  ses  souvenirs  du  siècle  précédent,  d'une  sen- 
sibilité aisée  à  émouvoir.  Ce  tour  de  force,  la  politique  l'ac- 
complit. Si  souvent  elle  divise,  parfois  elle  rapproche. 

1.  La  copie  de  ces  lettres  a  été  communiquée  aux  Etudes,  par  M.  le  vi- 
comte de  Bonald,  arrière-petit-fils  de  l'illustre  philosophe  catholique.  Qu'il 
veuille  bien  agréer  ici  l'expression  de  notre  plus  vive  reconnaissance.  —  La 
correspondance  avec  Mme  de  Sèza,  d'écriture  relativement  récente,  forme  un 
volume  in-quarto,  précédé  d'un  tableau  généalogique.  Les  lettres  de  Bonald 
qui  y  sont  contenues,  vont  du  17  avril  1817  au  6  août  1833.  Les  originaux 
ont  xippartenu  successivement  à  MM.  Aurélien  et  Romain  de  Sèze,  fils  et 
petit-fils  de  la  destinataire.  —  La  correspondance  avec  le  comte  de  Senft, 
ambassadeur  d'Autriche,  forme  un  second  volume  de  même  format,  de  l'écri- 
ture de  feu  M.  Maurice  de  Bonald,  juge  à  Rodez,  petit-fils  de  Bonald.  A 
l'époque  où  ces  dernières  lettres  furent  transcrites,  les  originaux  se  trou- 
vaient, lit-on  dans  une  note  inscrite  en  tète,  «  à  Innsbruck  (  Tyrol  autri- 
chien), entre  les  mains  de  Jésuites  de  ce  pays,  qui  sont  héritiers  de  M,  le 
eomte  de  Senft,  ancien  ambassadeur  d'Autriche  à  La  Haye  ».  Si  la  seconde 
copie  est  d'une  lecture  difficile,  les  fautes  ne  manquent  pas  dans  la  pre- 
mière, mais  sont  d'une  correction  le  plus  souvent  aisée. 

LXXXVL  —  46 


722  BONALD 


I 


Qu'on  suppose  la  joie  du  publiciste  député  à  la  Chambre 
introuvable  de  1815,  puis  à  la  chambre  libérale  de  1816,  lors- 
que, à  l'automne  de  1817,  —  l'automne  est  le  printemps  des 
vieillards,  —  il  reçut  une  lettre  de  sept  pages  in-quarto, 
signée  «  Caroline  R.  de  Sèze  »  et  traitant  les  plus  hautes 
questions  du  jour  dans  le  style  d'un  homme  d'État.  Ce  n'est 
pas  que,  depuis  le  17  avril,  il  ne  fût  en  correspondance,  une 
correspondance  encore  froide  et  cérémonieuse,  avec  la  noble 
dame  ;  mais  ce  qu'elle  écrivait  ne  nous  est  point  parvenu.  Nous 
avons  au  contraire  la  lettre  où  cette  personne  distinguée,  de 
son  nom  Mme  Victor  de  Sèze,  belle-sœur  du  comte  Raymond- 
Romain  de  Sèze,  le  défenseur  du  royal  prisonnier  du  Temple, 
se  plut  à  disserter  sur  la  Monarchie  selon  la  charte^  de  Cha- 
teaubriand, parue  l'année  précédente  (1816). 

Elle  déclarait  cette  récente  et  retentissante  brochure  un 
ouvrage  simplement  admirable,  et,  dans  son  enthousiasme, 
elle  se  ralliait  au  nouveau  cri  de  guerre  de  l'illustre  libéral  : 
le  Boi,  la  Charte  et  les  Honnêtes  gens .  Ces  trois  mots  magiques 
lui  semblaient  «  les  trois  points  du  salut  de  la  France  ».  Mais 
telles  n'étaient  pas  du  tout  les  idées  de  Donald,  royaliste  in- 
transigeant et  aucunement  constitutionnel.  Aussi  Mme  de 
Sèze  s'empressait-elle  d'ajouter  :  «  Cette  profession  de  foi 
vous  explique  quelles  sont  celles  de  vos  pensées  que  je 
pourrais  me  permettre  de  discuter,  si  j'avais  le  bonheur  de 
vous  voir.  »  Ce  dernier  bonheur  paraissait  la  fuir.  Raison  de 
plus  pour  elle  de  prévenir,  sans  plus  attendre,  l'autorisation 
probable  d'entrer  en  discussion.  Et  voilà  l'impertinente  qui 
se  met  à  justifier  contre  son  futur  ami  les  idées  de  M.  de  Cha- 
teaubriand, en  même  temps  qu'elle  combat  celles  de  son  cor- 
respondant. 

Sans  doute,  la  plupart  des  Pensées^  d'un  Donald  sont  à  ses 
yeux  ce  frappantes  de  vérité,  de  noblesse  et  de  force  d'expres- 
sion»; c'est  la  part  de  l'éloge,  et  les  termes  en  sont  heureux; 

1.  Les  Pensées  de  Bonald  parurent  vers  cette  époque.  Il  en  est  souvent 
question  dans  les  premières  lettres.  On  les  retrouve  reproduites  avec  un 
ordre  pjus  méthodique,  au  tome  III  de  l'édition  des  Œuvres  complètes,  par 
Migne,  col.  1271-1404. 


D'APRÈS  SA  CORRESPONDANCE  INÉDITE  723 

mais  regardons  le  revers  du  médaillon  :  «  Quelques-unes, 
selon  moi,  renferment  trop  d'amertume  contre  les  institu- 
tions présentes,  trop  de  regrets  d'un  passé  qui  ne  put  se 
soutenir;  ce  qui  peut  faire  penser  qu'il  n'était  déjà  plus  en 
rapport  avec  la  tendance  des  esprits.  »  En  deux  mots,  le 
vicomte  de  Bonald  est  accusé  par  Mme  de  Sèze  de  bouder 
la  charte  et  de  regretter  l'ancien  régime. 

Se  trompait-elle  si  fort? La  suite  de  ses  lettres  nous  le  dira. 
Contentons-nous  ici  d'analyser  l'opinion  motivée  de  la  cor- 
respondante. 

Tout  d'abord,  elle  se  défend  d'aimer...  les  gouvernements 
représentatifs.  Ce  serait  aimer  le  danger.  Quel  péril  ne  con- 
stituent point  de  pareils  systèmes  pour  la  tranquillité  pu- 
blique, en  excitant  les  passions,  en  exaltant  un  amour  de  la 
liberté  qui  s'irrite  contre  les  moindres  entraves?  Vérité  au 
delà  des  Pyrénées,  mais  vérité  surtout  en  deçà.  Le  régime 
parlementaire  peut-il  bien  s'acclimater  en  France,  chez  un 
peuple  que  sa  vanité  rend  ennemi  des  distinctions,  sa  légè- 
reté ennemi  des  institutions  stables,  son  ambition  ami  de 
toutes  les  révolutions  où  il  y  a  chance  de  pécher  en  eau 
trouble  ? 

Donc,  théoriquement,  le  parlementarisme  est  un  terrain 
glissant;  mais,  pratiquement,  eu  égard  au  temps  et  aux  cir- 
constances, ne  convient-il  pas  de  s'y  établir  ?  Le  torrent  des 
opinions  entraîne  de  ce  côté;  tenter  de  l'arrêter,  ce  serait 
faire  crever  les  digues  et  s'exposer  à  un  furieux  ravage. 
Acceptons  le  moindre  mal. 

D'ailleurs,  voulût-on  retourner  en  arrière,  on  ne  le  pour- 
rait pas.  L'édifice  monarchique  d'autrefois  reposait  sur  des 
supports  puissants,  mais  à  jamais  effondrés.  Cour,  noblesse, 
parlements,  tout  a  sombré  dans  la  tempête  et  ne  se  relèvera 
plus.  A  un  clergé  propriétaire  et  riche  a  succédé  un  clergé 
pauvre  et  salarié,  la  croix  de  bois  à  la  croix  d'or;  aux  magis- 
trats indépendants  des  cours  souveraines,  des  fonctionnaires 
et  des  «  jugeurs  w.  Conclusion  :  la  charte  était  vraiment  une 
nécessité,  et  Louis  XVIII  a  prudemment  agi  en  l'octroyant; 
il  a  été  par  là  au-devant  des  vœux  d'une  nation  lasse  du  des- 
potisme impérial,  et,  sagement,  il  a  approprié  les  institutions 
anciennes  à  l'esprit  d'un  siècle  nouveau. 


I 


724  BONALD 

Seulement,  il  a  eu  le  tort  de  ne  pas  savoir  user  de  ses  avan- 
tages. Facile  aux  inévitables  concessions  politiques,  il  aurait 
dû  se  montrer  en  revanche  «  inflexible  sur  les  principes  éter- 
nels de  justice  et  de  morale  publiques  ».  Or,  quelle  condes- 
cendance il  a  montrée  envers  les  hommes  des  Cent  jours, 
envers  l'un  des  triomphateurs  des  élections  libérales  du 
cinquième,  ce  Laffitte  entaché  d'anglomanie,  protecteur  de 
Comte  et  dont  Talleyrand  disait  :  «  C'est  un  soldat  qui  fait 
feu  avant  le  commandement*  »  ? 

D'autre  part,  le  parti  légitimiste  n'a-t-il  rien  à  se  reprocher? 
N'éloigne-t-il  pas  nombre  de  royalistes  ou  de  libéraux,  en 
laissant  percer  des  arrière-pensées  réactionnaires  et  des  vues 
secrètes?  «  Ce  sont  ces  craintes  qu'il  faudrait  calmer,  en  té- 
moignant d'un  désir  sincère  de  se  rattacher  à  la  charte,  en 
perdant  toute  espérance  de  rétrogradation  2.  » 

Ainsi  raisonnait  Mme  de  Sèze,  cette  contemporaine  de 
Mme  de  Staël. 

A  ceux  qui  n'admettent  pas  volontiers  que  les  femmes  par- 
lent politique,  je  dirai,  pour  sa  défense,  qu'elle  y  avait  été 
provoquée  par  le  grave  Bonald.  N'avait-il  pas  été  jusqu'à  lui 
exposer  le  bilan  de  ses  travaux  durant  la  session  législative 
de  1816-1817,  de  la  même  manière  qu'un  de  nos  députés  rend 
le  compte  annuel  de  son  mandat  à  ses  électeurs  ?  Trois  ou 
quatre  questions  avaient  alimenté  les  débats  parlementaires  : 
la  loi  électorale,  la  loi  de  sûreté  générale,  la  loi  sur  la  presse, 
et  le  budget.  A  propos  du  budget,  fixé  à  la  modeste  somme 
d'un  milliard  soixante-neuf  millions,  mais  souillé  par  la 
vente  des  biens  encore  non  aliénés  du  clergé,  M.  de  Bonald 
avait  envoyé  sa  magnifique  Opinion^  à  M.  Victor  de  Sèze  que 

1.  Les  élections,  dites  du  cinquième,  eurent  lieu  en  vertu  de  l'ordonnance 
du  27  novembre  1816  et  de  la  loi  des  8  et  30  janvier  1817,  sanctionnée  le 
5  février.  Le  financier  Laffitte,  déjà  représentant  à  la  Chambre  de  1815,  fut 
réélu  par  tous  les  collèges  électoraux  de  Paris. 

2.  Mme  Victor  de  Sèze  au  vicomte  de  Bonald,  2  septembre  1819. 

3.  Opinion  sur  l'article  premier  du  titre  XI  du  projet  de  loi  de  finances. 
Chambre  des  députés,  séance  du  4  mars  1817.  Dans  les  Œuvres  complètes 
de  M.  de  Bonald,  édit.  Migne,  t.  II,  col.  1068  sqq.  —  On  y  trouve  une  dé- 
fense des  biens  d'Église  qui  malheureusement  n'a  point  perdu  toute  son  ac- 
tualité :  «  Pourquoi  donc  ne  pas  rendre  à  la  religion  ce  qu'elle  a  possédé  et 
qui  n'a  pas  été  vendu?  Où  seraient  la  raison,  le  motif,  la  convenance,  le  pré- 
texte même  de  la  dépouiller  de  ce  que  vous  ne  lui  avez  pas  donné,  mais  de 


D'APRES  SA  CORRESPONDANCE  INEDITE  725 

son  absence  avait  empoché  de  la  recevoir,  en  sorte  que  Ma- 
dame paraissait  l'ignorer. 

Sur  la  suppression  de  la  liberté  individuelle  demandée  et 
obtenue  par  le  ministre  Decazes,  aussi  bien  que  sur  la  loi 
relative  à  la  presse,  croirait-on  que  M.  de  Bonald  s'était 
montré  —  et  il  s'en  vante  —  plus  libéral  que  le  favori  du 
roi  ? 

Sur  la  loi  de  la  liberté  individuelle,  des  motifs  particuliers  et  qu'il 
ne  vous  sera  pas  difficile  d'apercevoir,  ont  influé  sur  les  opinions  des 
hommes  les  plus  sincèrement  partisans  de  toutes  les  mesures  néces- 
saires au  bon  ordre  (il  est  ae  ceux-là);  mais  telle  est  la  déplorable  si- 
tuation d'un  pays  divisé  que  les  mesures,  même  les  plus  salutaires, 
sont  toujours  des  armes  à  deux  tranchants  qui  peuvent  tuer  ou  con- 
server. 

Quant  11  la  question  de  la  liberté  de  la  presse,  la  seule  des  deux  dans 
laquelle  j'aye  pris  la  parole,  c'est  très  sincèrement  que  j'ay  défendu  la 
liberté  des  journavx,  en  demandant  la  censure  pour  les  ouvrages  sé- 
rieux. Soit  erreur  d'esprit,  soit  expérience,  je  suis  peu  frappé  du  mal 
que  peuvent  faire  les  feuilles  fugitives  oubliées  aussitôt  qu'elles  sont 
lues,  qu'on  ne  relit  plus,  qu'on  conserve  encore  moins,  combattues 
aussitôt  par  d'autres  et  remplacées  chaque  jour  par  de  nouvelles.  Je 
ne  vois  de  danger  que  de  la  part  de  grands  ouvrages  dont  l'effet  est 
plus  lent  si  l'on  veut,  mais  plus  soutenu,  plus  profond,  plus  irrémé- 
diable, parce  qu'ils  s'adressent  aux  gens  instruits,  à  ceux  qui  lisent, 
qui  sont  à  la  tête  des  esprits  et  influent  puissamment,  par  leurs  leçons 
ou  leurs  exemples,  sur  l'esprit  des  autres.  Ces  écrits  gouvernent  les 
opinions,  et  les  journaux  ne  font  que  les  tourmenter.  Du  reste,  nous 
avons  été  contradiction,  nous  n'avons  pas  été  obstacle;  les  écrits  sé- 
rieux ne  seront  pas  censurés,  et  nous  en  avons  la  preuve  dans  cette 
fièvre  remarquable  de  réimpression  sous  toutes  les  formes  d'écrits 
dangereux,  et  si  Satan  en  personne  s'étoit  fait  auteur,  on  donneroit 
aujourd'hui  une  nouvelle  édition  de  ses  œuvres. 

L'allusion  aux  œuvres  de  Voltaire  est  ici  trop  transparente 
pour  ne  pas  faire  songer  d'avance  aux  fameux  vers  de  Musset, 
sur  le  patriarche  de  Ferney,  l'apôtre  au  «  hideux  sourire  » 
et  aux  «  os  décharnés  », 

Chez  l'homme  en  mission  par  le  diable  envoyé. 

A   quoi  tenait  en  Bonald  cette  tolérance  à  l'égard  de  la 

ce  que  lui  ont  donné  les  familles  à  qui  seules  appartient  s^ur  la  terre  la  pro- 
priété du  sol  cultivé  et  la  faculté  d'en  disposer?  Par  quelle  raison  de  justice 
ou  de  décence  la  religion  seule  est-elle  toujours  hors  la  loi  qui  abolit  à  jamais 
la  confiscation  ?  »  [Op.  cit.,  col.  1083.) 


726  BONALD 

presse  périodique,  sentiment  à  la  fois  inné  et  réfléchi  dans 
l'esprit  de  ce  penseur  et  qui  se  traduira  dans  quelques  mois 
par  son  admirable  Opinion  du  19  décembre  1817*? —  A  son 
dédain  du  journal;  mais  aussi  à  sa  foi  dans  son  utilité  et 
presque  sa  nécessité.  Étant  donné  le  régime  parlementaire, 
avec  la  responsabilité,  ou  mieux  la  toute-puissance  ministé- 
rielle, la  presse  est  le  seul  frein  contre  le  despotisme  du 
parti  de  passage  au  pouvoir.  Ce  n'est  pas  une  raison  sans 
doute  pour  lui  accorder  une  liberté  illimitée;  mais  seulement 
pour  la  soumettre  à  un  système  répressif  et  non  préventif. 
Qu'on  réserve  la  censure  préalable  et  prohibitive  pour  les 
livres,  et  les  poursuites  judiciaires  pour  la  feuille  quoti- 
dienne coupable  des  délits  de  la  pensée.  Qu'on  lui  fasse 
même  expier  ses  outrages  envers  ce  qui  est  respectable  par 
des  amendes,  et  qu'on  assure  le  paiement  de  ces  amendes  par 
uni  cautionnement;  mais  enfin  qu'on  laisse  aux  journaux,  sous 
la  condition  de  cette  répression  légale,  une  honnête  liberté. 
A  tous  les  motifs  apportés  en  faveur  de  cette  opinion,  plus 
libérale  que  celle  de  maints  libéraux,  Bonald  devait  ajouter, 
dans  son  discours,  de  magistrales  raisons  tirées  de  la  méta- 
physique, de  rhistoire  et  de  la  psychologie  du  caractère 
français;  j'y  renvoie  le  lecteur  curieux.  Mais  sa  correspon- 
dance trahit  un  autre  sentiment  :  c'est  un  certain  mépris 
aristocratique  pour  ce  métier  de  journaliste,  auquel  l'auteur 
lui-même  s'était  livré  avec  tant  de  succès  dans  le  Mercure  et 
auquel  il  n'avait  point  renoncé.  Tout  homme  a  de  ces  contra- 
dictions. Tantôt  il  s'emporte  contre  les  journaux,  parce  qu'un 
maladroit  ami  y  a  fait  de  son  dernier  ouvrage,  les  Pensées ^ 
un  éloge  compromettant,  tantôt  parce  qu'ils  lui  refusent  ses 
articles-;  au  fond  il  les  aime  et  il  y  tient;  il  ne  proclamera 
point,  sans  quelque  conviction,  que  leur  lecture  est  «  le  pre- 
mier plaisir  des  peuples  policés  ».  S'il  daigne  parfois  leur 
répondre,  dans  le  Conservateur^  le  Défenseur,  les  Débats^  le 
Mémorial  catholique,  etc.,  il   proteste  que  c'est  seulement 

1.  Opinion  contre  le  projet  de  loi  sur  la  liberté  de  la  presse.  (Séance  du 
19  décembre  1817.)  Œuvres,  II,  1418. 

2.  «  J'avais  laissé  en  partant,  aux  Débats,  un  article  bien  fort  sur  les 
légitimistes  ;  on  l'a  refusé,  et,  à  la  place,  il  y  en  a  eu  un  sous  le  même  titre, 
plein  de  venin  et  faux  d'un  bout  à  l'autre.  »  (  Lettre  à  Mme  de  Sèze.  Au 
Monna,  3  août  1817.) 


D'APRÈS  SA  CORRESPONDANCE  INÉDITE  727 

pour  faire  triompher  la  vérité;  mais  ne  s'y  mêle-t-il  pas  à  son 
insu  quelque  goût  pour  les  batailles  de  la  plume? 

Je  n'aurois  pas  répondu  au  Journal  de  Paris,  pas  plus  qu'à  tous  les 
autres  qui  prennent  la  tache  de  me  combattre,  que  j'aye  tort  ou  raison. 
Je  voudrois  pouvoir  ne  mettre  jamais  mon  nom  à  aucun  ouvrage  et 
n'être  pas  deviné,  si  je  ne  croyois  que  les  bonnes  doctrines  doivent 
être  enseignées  à  visage  découvert  et  la  tête  haute.  Si  un  journal, 
même  ennemi,  me  relevoit  avec  politesse  et  raison,  je  lui  répondrois 
pour  en  convenir  et  me  corriger  moi-même.  Hors  de  là,  je  ne  descen- 
drai pas  dans  cette  arène;  il  n'y  a  ni  fruit,  ni  dignité  publique,  ni  con- 
venance personnelle  ^.. 

Il  ne  remuerait  donc  point  pour  si  peu  les  doigts.  Il  ne 
veut  môme  pas  savoir  ce  qu'on  pense  de  lui  et  de  ses  livres 
dans  la  presse,  et  il  ne  honnit  point  qui  mal  en  pense. 

J'ignore  encore  quelle  est  sur  mon  dernier  ouvrage  l'opinion  du 
public.  Il  y  en  a  deux  sans  doute,  comme  sur  tous  les  autres,  et  je  ne 
connois  ni  l'une  ni  l'autre.  Les  journaux  amis  en  ont  assez  peu  parlé; 
car  je  n*ay  vu  encore  que  îe  premier  article  de  M.  Fiévée^,  et  les  autres 
l'auront  sans  doute  mis  en  pièces;  rien  de  plus  aisé  pour  un  ouvrage 
fait  ainsi  de  pièces  et  de  morceaux^  et  oii  il  y  en  a  nécessairement  de 
faibles  et  peut-être  de  faux.  C'est  l'ouvrage  que  j'ai  donné  avec  le  moins 
de  confiance,  et  en  général  l'habitude  de  le  lire  et  de  le  relire  jusqu'à 
satiété,  pour  le  rendre  plus  digne  du  public,  me  met  à  l'égard  de  tout 
ce  que  j'ay  écrit  dans  une  situation  plus  voisine  du  dégoût  que  de  la 
satisfaction  de  moi-même.  J'ay  toujours  envié  cette  grâce  d'état  que 
j'ay  vue  à  des  écrivains,  même  à  des  écrivains  médiocres,  et  qui  leur 
faisoit  admirer  comme  un  chef  d'œuvre  ce  qu'ils  avoient  fait,  et  je  ne 
suis  pas  du  tout  écrivain,  si  on  ne  peut  l'être  qu'à  ce  prix.  Mais  aussi, 
peu  de  suffrages,  mais  choisis,  sont  pour  moi  un  succès,  le  seul  que 
j'ambitionne  et  qui  à  la  longue  en  produit  d'autres*. 

Donald  écrit  donc  pour  une  élite.  L'idée  de  vulgariser  ses 
théories  ne  semble  point  lui  être  jamais  venue.  Dans  ses 
discours,  ses  opinions,  ses  articles  de  journaux,  il  s'adresse 
à  des  penseurs  et  ne  cherche  point  à  atteindre  le  nombre.  Il 
vise  aux  classes  dirigeantes,  et  c'est  une  de  ses  tristesses  de 
voir  que  le  peuple  de  France,  le  seul  qui  fasse  encore  bon 
accueil  aux  princes  de  la  Maison  royale  en  tournée  dans  les 
départements,  ne  soit  plus  que  le  peuple  ne  sachant  pas  lire. 

1.  A  Mme  de  Sèze.  Au  Monna,  11  juillet  1817. 

2.  Joseph  Fiévée  (1767-1839),  rédacteur  de  la  Quotidienne  et  du  Conser- 
vateur. 

3.  A  Mme  de  Sèze.  Au  Monna,  11  juillet  1817. 


728  BONALD 

Au  cœur  même  de  Félite,  il  ne  pouvait  oublier  la  dame 
intelligente  et  sympathique  à  qui  il  envoyait  des  épttres  si 
longues,  tantôt  de  sa  «  solitude»  du  Monna-,  tantôt  de  sa 
«  galère  »  de  la  Chambre  des  députés,  pour  se  distraire  du 
mortel  ennui  d'entendre  pérorer  à  la  tribune  Benjamin 
Constant  ou  Manuel. 

Votre  suffrage,  Madame,  est  du  petit  nombre  de  ceux  qui  me  don- 
nent de  la  confiance  en  moi-même,  parce  que  je  vous  connois,  et  cette 
sévérité  de  jugement  et  de  goût  qui  discerne  a  merveille  le  vrai  du 
faux,  le  solide  du  brillant,  et  cette  droiture  de  cœur  qui  ne  vous  per- 
raettroit  pas  de  tromper  sur  le  mérite  de  ses  ouvrages,  même  Thomme 
qui  vous  seroit  tout  à  fait  indifférent,  lorsqu'il  en  appelle  à  votre  juge- 
ment et  à  votre  sincérité  ^. 

Mme  de  Sèze  venait  en  effet  de  lui  procurer  le  plus  doux 
des  plaisirs  pour  un  auteur,  celui  de  critiquer  une  de  ses 
pensées,  —  elle  Pavait  donc  lue  !  —  pensée  un  peu  absolue 
et  rébarbative  de  prime  abord,  à  savoir  que  «  Timpartialité 
entre  les  opinions  est  de  l'indifférence  pour  la  vérité  ou  de 
la  foiblesse  d'esprit  ».  Bonald  daigne  ici  se  justifier;  il  aurait 
dû  mettre  «  opinions  politiques  »;  car  tout  ce  qu'il  a  voulu 
dire,  c'est  qu'en  temps  de  révolution,  les  modeWs  font  le  jeu 
de  leurs  adversaires  et  servent  merveilleusement  le  parti  de 
ceux  qui  tendent  au  bouleversement  3. 

Chacune  de  ces  passes  d'esprit,  chacun  de  ces  assauts  de 
courtoisie  rapprochait  insensiblement  lui  et  elle.  Pour  en 
finir  avec  ce  petit  roman  tout  littéraire  et  purement  plato- 
nique, qui  nous  a  valu  une  correspondance  suivie  et  instruc- 
tive, marquons-en  tout  de  suite  les  dernières  étapes. 


II 

Bonald  écrivait  naturellement,  en  philosophe  posé  et  sur 
un  ton  sérieux,  sans  rien  de  mièvre  ni  d'affecté.  On  ne  se  le 
représente  guère  mettant,  avant  de  prendre   la  plume,   les 

1.  «  Je  finis  ma  longue  épître  ;  elle  m'en  vaudra  une  de  vous,  et  ce  sera 
une  de  mes  plus  douces  satisfactions  dans  ma  solitude.  »  (A  Mme  de  Sèze. 
Au  Monna,  3  juillet  1818,  et  non  pas  1811,  comme  on  le  lit  à  tort  dans  le 
recueil  de  copiste  que  nous  avons  sous  les  yeux.  ) 

2.  A  Mme  de  Sèze.  Au  Monna,  11  juillet  1817. 

3.  Voir  les  Pensées,  col.  1399-1400. 


D'APRÈS  SA  CORRESPONDANCE  INÉDITE  729 

manchettes  à  dentelle  de  Buffon.  Eh  bien!  Mme  de  Sèze  ne 
le  trouve  pas  encore  assez  solennel,  et  le  digne  homme  est 
obligé  de  s'excuser  des  velléités  de  bonne  humeur  qui  çà  et 
là  rompent  avec  le  ton  sentencieux  de  ses  écrits. 

Vous  trouvères,  Madame,  un  peu  trop  de  familiarité  dans  quelques- 
unes  de  mes  pensées,  même  quelquefois  un  jeu  de  mots  incompatible 
avec  la  gravité  de  l'ouvrage;  j'ai  regardé,  je  l'avoue,  des  pensées  déta- 
chées comme  une  pensée  familière,  tantôt  sérieuse,  tantôt  enjouée, 
tantôt  grave  sans  prétention,  ou  badine  sans  conséquence.  L'exemple 
de  Gicéron  que  vous  me  citez  est  séduisant,  et  l'orateur  étoit  homme 
à  bons  mots.  Je  peux  m'être  trompé  ;  mais  je  n'aime  pas  la  tension  trop 
uniforme  des  discours  ^ 

Un  publiciste  du  dix-neuvième  siècle,  réduit  à  se  draper 
dans  la  toge  du  grand  orateur  romain,  pour  défendre  ses  bons 
mots  contre  le  purisme  d'une  femme  savante,  le  tableau  ne 
manque  pas  d'originalité  !  Mais  plus  celle-ci  se  montrait  exi- 
geante, plus  elle  devenait  attirante.  En  lui  adressant  ses  dis- 
cours sur  les  journaux  et  sur  la  loi  du  recrutement,  Bonald 
lui  tournait  ce  compliment  : 

Je  vous  prie  de  voir  dans  cet  envoi,  la  seule  preuve  d'estime,  d'atta- 
chement, de  respect,  qu'il  me  soit  permis.  Madame,  de  vous  donner. 
Je  n'ai  aucune  vue  de  vanité;  ce  n'est  pas  que  je  ne  sois  très  flatté  de 
votre  suffrage;  mais  j'ay  craint  toujours  un  peu  de  cette  bonté  qui  est 
naturelle  à  votre  esprit  et  à  votre  cœur-. 

Ces  phrases  ne  sortent  pas  encore  d'une  certaine  banalité. 
Bonald  dut  flatter  davantage  Mme  Victor  de  Sèze,  en  ajoutant 
négligemment,  à  la  fin  de  cette  même  lettre  : 

Je  passai,  hier,  la  soirée  avec  vos  bons  parents,  le  21  janvier  I  où 
leur  beau  nom  avait  retenti  jusques  dans  les  coins  les  plus  reculés  de 
la  France  3. 

Cette  fois,  la  glace  était  brisée.  A  la  clausule  de  la  lettre 
suivante  qui  débute  encore  par  «  Madame  »,  on  lit  pour  la 
première  fois  un  «  ma  chère  amie  »  glissé  furtivement*. 

Mme  de  Sèze  comprit  l'invite,  et,  dans  une  lettre  adressée 
à  un  ami  commun,  qui  n'omit  point  de  la  faire  passer  sous  les 

1.  A  Mme  de  Sèze.  Au  Monna,  3  août  1817. 

2.  A  la  même.  Paris,  22  janvier  1818. 

3.  Même  lettre. 

4.  A  Mme  de  Sèze.  Paris,  6  février  1818. 


730  BONALD 

yeux  de  Bonald,  elle  insinua  qu'elle  était  tentée  «  de  sup- 
primer le  Monsieur  »  en  écrivant  à  son  illustre  correspondant. 
Bonald  répondit  : 

Madame, 

J'ay  été  vivement  tenté  moi-même  de  prendre  les  devants  et  de  vous 

appeler  désormais Mais  je  ne  le  ferai  cependant  qu'après  en  avoir 

obtenu  la  permission,  et  je  vous  la  demande  avec  instance,  et  ce  que  je 
veux  y  substituer,  si  vous  le  voulés,  est  si  bien  ce  que  je  sens,  et  ce 
que  je  veux  être  pour  vous,  que  je  me  suis  flatté  que  vous  ne  me  refu- 
seriés  pas... 

Adieu,  bien  chère  amie,  le  mot  est  lâché  et  il  Vest  pour  la  vie.  Mon 
bonheur  serait  de  vous  voir,  et  vous  me  donnés  une  bien  grande  envie 
de  vous  voir  à  Bordeaux,  à  mon  retour.  Je  n'en  désespère  pas,  trop 
de  satisfaction  m'attendroit  au  bout  du  voyage  ^ . 

Malheureusement  pour  Bonald  on  vivait  au  temps  des  dili- 
gences. Gomme  c'était  déjà  pour  lui  une  grande  affaire,  — 
huit  jours  et  quelques  nuits,  —  d'aller  chaque  année  du 
Monna  à  Paris  et  de  Paris  au  Monna,  d'ordinaire  par  le  plus 
court  chemin,  il  ne  paraît  guère  avoir  jamais  pris  la  route 
des  écoliers  par  Bordeaux  où  résidait  Mme  Victor  de  Sèze. 
De  son  côté,  elle  ne  se  rendait  jamais  à  Paris,  et  quand  elle  y 
alla,  une  fois  par  exception,  Bonald  en  était  absent.  La  cor- 
respondance n'en  continuait  que  plus  cordiale  et  plus  confi- 
dentielle. 

Vous  voulés  donc,  ma  chère  et  bonne  amie,  (vous  me  le  permettes 
et  ce  titre  à  recevoir  et  à  donner  me  paraît  si  doux!),  vous  voulés  donc 
que  je  vous  mette  au  fait  de  ce  que  je  sais  sur  l'étrange  imbroglio  de 
ce  drame  tragique  où  nous  sommes  à  la  fois  acteurs  et  spectateurs.  Je 
vous  dirai  comme  Enée  : 

Quanquam  animas  meminisse  horret...  Incipiam. 

Ce  n'est  pas  à  une  femme  comme  vous  que  je  demanderai  pardon  de 
citer  du  latin,  et  j'en  demanderais  plutôt  excuse  à  un  recteur  d'Aca- 
démie 2... 

J'ai  dîné  hier  chés  vos  bons  parents.  Mme  de  Sèze  m'a  promis  de 
vous  faire  passer  un  exemplaire  de  mes  Réflexions  philosophiques  ^.  Je 
pourroia  vous  en  parler  avec  plus  de  confiance,  parce  que  j'ay  reçu  de 

1.  A  Mme  de  Sèze.  Paris,  10  mars  1818. 

2.  Le  recteur  de  rAcadémie  de  Bordeaux,  membre  de  la  famille  de  Sèze. 

3.  Il  désigne  ainsi  l'un  de  ses  ouvrages  les  plus  importants,  les  Recher- 
ches philosophiques  sur  les  premiers  objets  des  connaissances  humaines,  1818. 
(Œuvres,  III.  4130.) 


D'APRÈS  SA  CORRESPONDANCE  INÉDITE  731 

bons  témoignages  de  cet  enfant,  depuis  son  entrée  dans  le  monde. 
Quoiqu'en  général,  persuadé  qu'il  n'y  a  dans  les  ouvrages  que  je  publie 
rien  de  dangereux,  j'ay  cependant  besoin  (  et  je  le  dis  sans  fausse  ni 
vraye  modestie),  j'ay  besoin  d'apprendre  des  autres  ce  que  je  dois 
penser  du  mérite  littéraire  et  même  philosophique  de  l'ouvrage,  et,  à 
cet  égard,  ce  dernier  a  obtenu  des  suffrages  très  imposants  et  très 
flatteurs  ;  et  M.  de  Fontanes,  qui  l'a  lu  en  conscience,  et  que  l'on  peut 
regarder  comme  la  première  de  nos  autorités,  au  moins  en  littérature, 
en  a  parlé  comme  d'un  ouvrage  de  premier  ordre;  je  vous  le  dis  avec  la 
seule  satisfaction  que  doit  faire  éprouver  à  un  homme  de  bien  l'espoir 
ou  la  certitude  d'avoir  fait  une  chose  utile,  et  d'avoir  ajouté  à  la  somme 
des  vérités  en  circulation.  Vous  en  jugerés,  ma  bonne  amie,  avec  votre 
excellent  esprit,  et  un  peu  avec  votre  cœur,  car  il  y  a  aussi,  si  je  ne 
me  trompe,  de  ces  vérités  de  sentiment  qui  ajoutent  tant  de  force  aux 
motifs  puisés  dans  les  aperçus  de  la  raison.  Vous  me  pardonnerés 
l'appareil  un  peu  scientifique  d'une  partie  du  premier  volume.  Je  l'ay 
écrit  pour  les  jeunes  gens  principalement  infatués  des  systèmes  de 
Cabanis  et  autres.  Ces  systèmes,  quoique  abandonnés  par  les  bons 
esprits,  sont  encore  reproduits  dans  des  écrits  très  répandus*. 

Désormais,  la  correspondance  se  poursuivra  sur  ces  divers 
tons.  Tantôt  c'est  l'ami  qui  prend  la  parole,  tantôt  l'auteur, 
tantôt  le  personnage  politique  ;  le  plus  souvent  tous  les  trois 
ensemble.  Par  suite,  il  n'est  pas  toujours  aisé  d'y  suivre  les 
projets  de  loi  faisant  alors  la  navette  de  la  Chambre  des  dé- 
putés à  la  Chambre  des  pairs  ou  vice  versa. 

Mais,  d'abord,  est-ce  bien  amitié  qu'il  faut  dire  ?  C'est 
presque  une  parenté  morale  qui  s'est  établie  entre  les  deux 
correspondants.  La  famille  de  Mme  Victor  de  Sèze  semble 
être  maintenant  adoptée  par  le  vicomte  de  Bonald  ;  il  en 
parle  comme  de  la  sienne  propre,  avec  la  même  affection  et 
le  même  intérêt.  Il  suit  par  la  pensée  Romain  de  Sèze,  fîls 
aîné  du  président  et  neveu  de  Mme  Victor  de  Sèze  : 

Le  physique  chés  lui  est  moins  fort  que  le  moral,  et  c'est  grand 
dommage.  C'est  un  jeune  homme  des  temps  anciens  pour  la  probité, 
le  courage  et  toutes  les  vertus  du  magistrat,  jointes  à  beaucoup  d'es- 
prit, et  du  piquant,  et  de  l'agréable,  et  du  solide.  Je  l'aime  particuliè- 
rement 2.  ' 

Mme  Victor  de  Sèze  a  une  nièce  que  Bonald  ne  saurait  ou- 
blier, et  une  fille  qui  lui  inspire  un  vrai  dithyrambe  sur  toute 
la  famille,  en  attendant  qu'il  rêve  un  roman  politique. 

1.  A  Mme  de  Sèze.  Paris,  9  avril  1818.  ^ 

2.  A  la  même,  ibid.,  18  juillet  1818. 


732  BONALD 

Je  me  rappelle  très  bien,  Madame,  d'avoir  vu  chés  Mme  de  Sèze, 
Mme  sa  fille,  et  j'en  aj  conservé  le  souvenir  qu'elle  est  assurée  de 
graver  dans  l'esprit  de  ceux  qui  ont  le  bonheur  de  la  voir  et  de  l'en- 
tendre. €'est  une  femme  très  distinguée  ;  mais  vous  êtes  toutes  dans 
votre  famille  des  personnes  distinguées,  et  ce  qui  fait  l'ornement  d'un 
seul  nous  aurait  fait  la  fortune  de  dix  autres. 

Il  y  a  dans  cette  maison  de  Sèze  un  monopole,  un  accaparement 
d'esprit,  de  grâces,  de  bonté,  de  vertus,  d'opinions,  de  sentiments, 
qui  ferait  envie,  s'il  n'étoit  pas  aussi  bien  placé. 

C'est,  pour  parler  à  l'imagination,  comme  une  pyramide  dont  la  tête 
est  un  des  plus  beaux  faits  historiques  de  nos  annales,  et  qui  a  immor- 
talisé son  auteur.  Je  suis  tout  fier,  je  l'avoue,  de  compter  dans  cette 
maison  des  amis  et  des  amies,  et  si  vous  pouviez  savoir  à  quel  point 
de  hauteur  de  dignité  me  placent  l'estime  et  l'amitié  de  cette  excellente 
race  au-dessus  de  l'injustice,  du  dénigrement,  faut-il  le  dire,  de  la 
jalousie  de  tant  de  gens  qui  me  jugent  sans  me  connaître  et  me  criti- 
quent sans  m'avoir  lu  M 

A  l'automne  de  1818,  la  fille  de  Mme  Victor  de  Sèze,  Iii- 
diana,  épousait  M.  Doazan.  Ce  fut  l'occasion  d'une  nouvelle 
explosion  de  sentimentalité  de  la  part  du  vicomte  de  Bonald. 
Mais,  habitué  à  «  partir  de  haut  »  sur  toutes  les  questions, 
comme  il  s'en  vante  ailleurs,  il  se  mit  à  disserter,  en  philo- 
sophé, et  même  en  philosophe  un  peu  chagrin,  sur  les  gen- 
dres. Cette  page  exquise  nous  le  révèle  tout  entier  avec  la 
sincérité  et  la  profondeur  de  ses  affections  de  famille,  en 
même  temps  qu'on  y  découvre  la  pointe  d'aigreur  d'un  beau- 
père  de  comédie. 

Tout  ce  que  vous  me  dites  de  M.  Doazan  me  réconcilie  avec  les 
gendres,  car  il  faut  que  je  vous  avoue  une  de  mes  foiblesses.  J'ai  été 
longtemps  à  concevoir  comment  on  peut  aimer  son  gendre,  même  le 
plus  parfait,  celui  qui  vient  vous  enlever  le  cœur  d'une  fille  chérie  qui 
jusqu'alors  avoit  aimé  sans  partage  son  père  et  sa  mère,  qu'on  n'auroit 
pas  permis  jusque-là  à  un  homme  de  regarder  en  face,  pas  même  d'in- 
terroger. Mais  je  sens.  Madame,  que  mes  préventions  diminuent  et  que 
j'écouterois  peut-être  les  bonnes  ou  mauvaises  raisons  que  vous  me 
donnerés  de  votre  décision  ;  et  moi  qui,  sur  tout  ce  que  j'avois  en- 
tendu dire  de  Mlle  votre  fille,  l*aimois  comme  son  père,  je  sens  que 
sur  tout  ce  que  vous  dites,  j'aimerai  aussi  jusqu'à  votre  gendre,  et  que 
Taustérité  de  mes  principes  est  toute  prête  à  fléchir  devant  même  votre 
extrême  indulgence  pour  les  gendres  ^. 

1.  A  Mme  de  Sèze,  26  août  1818. 

2.  A  la  même,  6  septembre  1818. 


D'APRES  SA  CORRESPONDANCE  INEDITE  733 

De  fil  en  aiguille,  au  cours  de  ces  effusions  et  de  ces  épi- 
grammes,  Bonald  est  amené  à  traiter  une  autre  question  de 
morale  familiale,  celle  de  l'égalité  de  tendresse  due  par  les 
parents  à  chacun  de  leurs  enfants.  Que  deviendra  Mme  de 
Sèze,  séparée  de  sa  fille?  Les  mères  ont,  dit-on,  pour  leurs 
fils  un  amour  de  préférence.  Mais  elle? 

Gomme  vous  faites  exception  sur  bien  d'autres  points  au  commun 
des  femmes,  je  crois  encore  que  vous  faites  exception  sur  celui-ci,  et 
que,  de  vos  enfants,  le  plus  chéri  de  vous  est  Mlle  votre  fille.  Elles  sont 
ordinairement  l'enfant  chéri  du  père  et  les  garçons  ceux  de  la  mère. 
Pour  moi,  du  moins,  c'est  ma  fille  qu'il  me  semble  que  j'aime  le  plus, 
et  comme  je  l'ay  dit  à  ses  frères,  ils  ne  s'en  offensent  pas,  et,  quand  on 
l'avoue,  il  n'y  a  pas  d'injustice  ni  de  danger  dans  cette  prédilection  *. 

Nous  avons  vu  naguère  le  vicomte  de  Bonald  partisan  de 
la  liberté  des  journaux,  ce  qui  n'est  guère  une  idée  d'ancien 
régime;  ici  encore  nous  le  prenons  sur  le  fait  d'un  sentiment 
plutôt  moderne.  Il  s'éloigne  des  principes  et  des  usages  qui, 
en  vertu  du  droit  d'aînesse,  régnaient  dans  les  familles 
nobles.  Mais  avant  de  considérer  en  lui  le  père  et  l'aïeul,  au 
milieu  de  ses  enfants  et  petits-enfants  à  son  propre  foyer 
domestique,  laissons-le  nous  exposer  le  songe  idéal  qu'il 
avait  fait  pour  Indiana  de  Sèze. 

Elle  appartient,  toute  jeune  qu'elle  est,  à  l'ancien  peuple  de  la 
France,  à  ce  peuple  bon,  aimant,  juste,  religieux,  monarchique.  C'est 
un  caractère  qu'elle  a  reçu  et  dont  le  nom  qu'elle  porte  est  le  type. 
Quelle  famille  en  France  ne  serait  pas  fière  d'unir  son  nom  au  sien,  et 
si  M.  le  duc  de  Berry  m'avoit  consulté  sur  son  mariage,  je  vous  jure, 
chère  amie,  que  je  lui  aurois  conseillé  Mlle  votre  fille  et  que  j'aurois 
trouvé  (en  laissant  à  part  des  raisons  un  peu  matérielles ,  si  vous  vou- 
lés,  de  préférence),  j'aurois  trouvé  plus  politique,  et  de  beaucoup,  son 
mariage  avec  la  France  qu'avec  l'Italie.  Oh!  comme  je  l'aurois  rcbpec- 
tée,  si  jamais  elle  avoit  été  ma  souveraine,  cette  chère  enfant^  ! 

On  a  mis,  depuis,  sur  le  théâtre  ce  moyen  de  resserrer  les 
liens  entre  un  souverain  et  son  peuple,  qui  consiste  à  épou- 
ser la  plus  belle  fille  de  son  royaume.  N'est-il  pas  curieux  de 
rencontrer,  dans  les  lettres  intimes  du  grave  Bonald,  le  futur 
thème  de  la  Grande  Dachessel 

Mais  un  douloureux  pressentiment  se  mêlait  en  son  esprit 

1.  A  Mme  de  Sèze,  6  septembre  1818. 

2.  Ihid. 


734  DONALD 

à  ces  rêves  d'idylle.  Il  éprouvait  autant  d'amertume  que  de 
joie  à  la  veille  de  l'union  promise  en  apparence  au  bonheur» 
Et  il  ne  se  trompait  point.  Les  maternités  d'Indiana  ne  furent 
pas  heureuses.  On  eut  à  trembler  pour  sa  vie,  comme  elle 
eut  à  pleurer  sur  celle  de  ses  enfants.  Bonald  n'en  continuait 
pas  moins  intrépidement  le  plan  de  ses  chimériques  alliances. 
Si  le  duc  de  Berry  avait  préféré  Caroline  de  Naples,  peut- 
être  le  duc  de  Bordeaux,  mieux  inspiré,  consentirait-il  à 
demander  la  main  de  la  fille  d'Indiana,  de  la  petite-fille  de 
Mme  Victor  de  Sèze,  et  ce  qui  n'avait  pu  avoir  lieu  à  la  pre- 
mière génération  serait  un  fait  accompli  à  la  seconde. 


III 

Cependant  les  Sèze  ne  pouvaient  recevoir  et  ne  recevaient 
que  le  superflu  d'un  trésor  d'affection  et  de  sollicitude  que 
Bonald  répandait  tout  d'abord  sur  sa  propre  famille.  Cette 
famille  se  composait  de  quatre  enfants  :  M.  Henri  de  Bonald; 
M.  Victor  de  Bonald,  recteur  de  l'Académie  de  Montpellier; 
Mme  de  Serres  et  l'abbé  de  Bonald.  Les  petits-enfants  étaient 
au  nombre  de  douze.  D'une  part  les  trois  fils  de  Victor  :  le 
premier,  appelé  Victor  comme  son  père,  futur  maire  de 
Montpellier;  le  deuxième,  Maurice,  qui  devint  juge  au  tri- 
bunal civil  de  Rodez,  et  Gabriel.  D'autre  part,  les  neuf 
enfants  de  Mme  de  Serres  :  Gabrielle;  Séverin;  le  troisième, 
qui  fut  Mgr  de  Serres,  camérier  du  pape;  Henri,  sous-préfet 
de  Thionville;  Louis,  capitaine  de  frégate;  Maurice;  Charles, 
chanoine  de  Nîmes;  Natalie,  supérieure  de  la  maison  du 
Sacré-Cœur,  aux  Anglais,  près  Lyon*;  Léon,  capitaine  d'in- 
fanterie. 

Bonald  nous  trace  ainsi  le  portrait  de  Henri  : 

C'est  un  homme  de  beaucoup  d'esprit  et  même  du  bon,  fort  gai, 
aimant  beaucoup  les  arts,  d'une  extrême  indépendance  de  caractère, 
d'une  bonté  et  d^une  facilité  tout  à  fait  aimable  2. 

1.  Mme  Natalie  de  Serres,  religieuse  du  Sacré-Cœur  (1839-1876),  fut  élue 
en  1874  assistante  générale  de  sa  congrégation.  (  Voir  la  mention  que 
Mgr  Bauiiard  lui  a  consacrée  dans  V Histoire  de  la  Vénérable  mère  Barat, 
édit.  du  centenaire,  Epilogue. 

2.  A  Mme  de  Sèze,  18  juillet  1818. 


D'APRÈS  SA  CORRESPONDANCE  INÉDITE  736 

Mais  le  personnage  qui  reparaît  le  plus  souvent  dans  la 
correspondance  intime  est  son  second  fils,  Victor,  le  recteur 
de  Montpellier.  Bonald  est  fier  de  ce  fils,  digne  de  ses  goûts 
à  la  fois  intellectuels  et  agricoles,  mais  surtout  professant  et 
pratiquant,  en  matière  d'administration,  ses  principes  auto- 
ritaires. En  ce  temps-là  toute  la  jeunesse  des  lycées  et  des 
facultés  était  plutôt  libérale,  et  libérale  jusqu'à  l'insubordi- 
nation. Bonald,  qui  avait  commencé  sa  seconde  carrière  par 
le  Conseil  de  l'Université,  gémissait  olontiers  sur  ces  dés- 
ordres et  applaudissait  à  qui  savait  les  réprimer.  Aussi  aime- 
l-il  à  féliciter  son  (c  bon  fils  le  recteur  »  de  ses  mesures 
énergiques. 

La  révolte  du  collège  Louis-le-Grand  a  été  un  incident  très  fâcheux. 
Je  tiens,  moi,  que  l'instruction  publique  sera  bientôt  impossible  à 
Paris,  au  centre  de  toutes  les  séductions,  de  toutes  les  corruptions,  de 
toutes  les  distractions  et  de  toutes  les  oppositions  à  tout  bien.  M.  le 
recteur  de  Bordeaux  n'a  pas  de  ces  épines  à  sa  couronne,  et  je  l'en 
félicite  bien  sincèrement.  Mon  fils  n'est  pas  tout  à  fait  si  heureux.  Il  a 
une  faculté  de  médecine  qui  aurait  souvent  elle-même  besoin  d'être 
purgée^  et  de  temps  en  temps  les  professeurs  plus  que  les  élèves  lui 
donnent  du  souci.  Au  reste,  dans  les  différentes  tracasseries  qui  lui 
ont  été  suscitées  par  la  conduite  de  quelques  professeurs,  le  Conseil  a 
constamment  approuvé  les  mesures  de  fermeté  ou  de  sévérité  qu'il  a 
prises  ^ 

Combien  de  fois  aussi  revient  sous  sa  plume  le  nom  du 
cher  abbé  de  Bonald,  qu'il  ne  savait  pas  encore  prédestiné  à 
la  pourpre  des  princes  de  l'Eglise.  Maurice,  c'était  le  nom 
du  futur  cardinal,  né  à  Millau,  dans  le  domaine  paternel,  le 
30  octobre  1787,  avait  été  élevé  à  Amiens,  par  les  Pères  de  la 
Foi;  le  P.  Sellier  fut  son  professeur  de  rhétorique.  Écolier 
modèle,  puis  fervent  séminariste  à  Saint-Sulpice,  sous  la 
direction  de  l'abbé  Emery,  il  avait  été  nommé,  après  son  ordi- 
nation sacerdotale,  clerc  de  la  chapelle  impériale.  Mais  son 
zèle  s'échappait  volontiers  de  ces  fonctions  honorifiques  et 
entraînait  le  jeune  abbé  parmi  les  malades  de  la  Salpétrière 
ou  les  enfants  des  catéchismes  de  paroisse.  Le  typhus,  con- 
tracté au  chevet  d'un  soldat,  faillit  lui  coûter  la  vie. 

Le  cardinal  Fesch  l'avait  pris  en  affection  et  emmené  sou- 
vent à  Lyon.  Sous  la  Restauration,  ce  fut  Mgr  de  Pressigny 

1.  A  Mme  de  Sèze.  Au  Monna,  12  mars  1824. 


736  IBONALD 

qui  l'attacha  à  sa  personne,  et,  ambassadeur  extraordinaire  à 
Rome,  le  prit  avec  lui  pour  secrétaire. 

Un  jour,  le  vieil  évêque  gallican  plaidait  en  faveur  des 
articles  de  1682,  contre  un  moine  camaldule.  Le  religieux, 
qui  devait  être  Grégoire  XVI,  eût  été  seul  à  défendre  la  bonne 
cause,  si  le  secrétaire  du  prélat  français  ne  l'eût  soutenu. 
Plus  tard,  le  pape  acquittera  envers  son  allié  inattendu  la 
dette  du  moine. 

Bonald  présenta  l'abbé  en  ces  termes  —  par  correspon- 
dance —  à  Mme  de  Sèze  : 

Mon  fils,  le  plus  jeune  de  tous,  est  ecclésiastique;  il  a  suivi  à  Rome 
Mgr  révêque  de  Saint-Malo  et  s'y  est  trouvé  dans  des  circonstances 
difficiles.  Il  est  bon  sujet  et  fera  un  homme...  ;  il  travaille  dans  une 
paroisse  de  Paris,  et  je  pouvais  espérer  que  dans  cette  nouvelle 
organisation  du  clergé  il  trouvât  à  se  placer  utilement  pour  lui  et  pour 
ses  neveux...  Au  reste,  il  ne  demande  rien;  je  n'ay  rien  demandé  pour 
lui,  et  le  clergé  influent  voudrait  fort  le  placer.  S'il  ne  l'est  pas,  ce  sera 
une  petite  espièglerie  ministérielle  qui  ne  changera  rien  et  au  mai  et 
au  bien,  et  ne  servira  qu'à  de  petites  vengeances  ^ 

On  ne  comprendrait  point  ces  allusions  ni  ces  projets  d'éta- 
blissement ecclésiastique,  si  l'on  ne  se  rappelait  que,  depuis 
deux  mois,  le  Concordat  de  1817  venait  d'être  signé.  Par  cet 
acte,  le  Concordat  de  1801  avait  été  supprimé;  celui  de  1516, 
entre  Léon  X  et  François  l^%  rétabli.  Le  nombre  des  évêchés 
se  trouvait  donc  considérablement  augmenté,  en  même  temps 
que  des  dotations  en  biens-fonds  et  en  rentes  sur  l'Etat,  pour 
les  évêchés,  les  chapitres,  les  cures  et  les  séminaires,  se- 
raient constituées.  Malgré  le  roi  auquel  ce  retour  vers  l'an- 
cien état  de  choses  tenait  fort  au  cœur,  cette  petite  contre- 
révolution  ecclésiastique  devait  échouer  devant  l'opposition 
des  doctrinaires  de  la  Chambre  et  même  de  plusieurs  mem- 
bres du  clergé.  On  peut  suivre,  dans  la  correspondance  de 
Bonald,  les  phases  des  négociations  manquées,  des  intrigues 
et  des  luttes  qui  aboutirent  au  maintien  du  Concordat  napo- 
léonien sauf  la  création  de  quelques  sièges  épiscopaux. 

Comme  dit  Bonald,  les  temps  étaient  peu  favorables  pour 
élever  et  caser  de  nombreux  enfants  :  «  Quand  ils  sont 
grands,  la   politique  ne  prend  aucun  moyen  pour  éloigner 

1.  A  Mme  de  Sèze.  Au  Monna,  3  août  1817. 


D'APRÈS  SA  CORRESPONDANCE  INÉDITE  737 

d'eux  la  corruption  et  rend  leur  établissement  plus  diffi- 
cile ^  ))  Cependant,  en  cette  môme  année,  l'abbé  de  Bonald, 
fut  nommé  grand  vicaire  par  Mgr  de  Latil,  alors  évéque  de 
Chartres  et  futur  cardinal  (8  août  1817)  qui  l'emmena  dans 
son  diocèse  ^,  et  il  ne  devait  pas  tarder  à  bénéficier  des  rema- 
niements concordataires. 

Dès  le  23  janvier  1823,  le  vicomte  de  Bonald  pouvait  écrire 
au  comte  de  Senft,  diplomate  de  ses  amis  dont  la  protection 
n'avait  pas  été  inutile  au  jeune  abbé. 

Cher  et  excellent  ami, 
Mille  et  mille  remerciements  de  l'intérêt  que  vous  avez  pris  à  la  no- 
mination de  mon  fils  à  1  évêché  du  Puy.  Vous  m'en  félicités  et  je  ne 
puis  ni  l'en  féliciter,  ni  m'en  féliciter  moi-même.  Je  ne  vois  dans  les 
places  qu'une  charge  pesante,  surtout  dans  celle-là,  et  je  crois  avec 
Bourdaloue  qu'on  ne  doit  pas  les  demander.  Mon  fils  ni  moi  ne  l'avons 
demandée.  Il  la  redoutoit  plus  que  je  ne  pouvois  le  faire.  J'aurois  voulu 
qu'il  eût  encore  fait  quelques  années  d'apprentissage  de  vicaire  géné- 
ral. La  Providence  en  a  disposé  autrement;  mais,  avec  la  vérité  que  je 
dois  à  Dieu  et  à  vous,  j'en  ai  eu  plus  de  peine  que  de  plaisir  ^. 

Nous  aurons  souvent  occasion  de  revenir  sur  cette  corres- 
pondance avec  l'ambassadeur  d'Autriche,  qui  complète  si  bien 
les  lettres  à  Mme  de  Sèze,  et  nous  lui  demanderons  surtout, 
quand  l'heure  sera  venue,  des  renseignements  politiques.  Ce 
premier  article  ayant  pour  but  principal  de  nous  montrer 
Bonald  dans  le  cadre  de  son  entourage  familial,  nous  le  ter- 
minerons en  considérant  en  lui,  après  le  père,  l'aïeul  et  le 
patriarche. 

IV 

Lorsque  chaque  année,  à  la  fin  des  vacances,  il  quittait  sa 
«  chaumière  »  du  Monna,  épave  de  son  ancienne  fortune  sei- 

1.  A  Mme  de  Sèze.  Au  Monna,  30  octobre  1817. 

2.  Vers  cette  époque,  Bonald  écrit  à  sa  correspondante  :  «  J'ay  sur  le 
cœur  un  article  de  votre  lettre,  madame,  où  vous  paraisses  vous  étonner  que 
mon  fils  ne  soit  pas  nommé  évêque.  Outre  qu'il  est  beaucoup  trop  jeune,  et 
qu'il  a  à  peine  trente  ans,  il  a  été  au  plus  loin  de  rien  demander,  et  moi 
plus  loin  encore  de  demander  pour  lui.  Il  ira  grand  vicaire  à  Chartres, 
parce  qu'il  faut  qu'il  apprenne  à  gouverner;  en  attendant,  il  travaille  dans 
sa  paroisse  comme  un  vicaire,  et  je  suis  loin  de  désirer  pour  lui  un  fardeau 
aussi  pénible  que  celui  de  l'épiscopat.  »  (A  Mme  de  Sèze.  Paris,  déc.  1817.) 

3.  Au  comte  de  Senft.  Au  Monna,  23  janvier  1823. 

LXXXVI.  —47 


738  BONALD 

gneuriale,  pour  retourner  à  Paris  au  «  banc  de  sa  galère  ^  », 
ce  n'était  jamais  sans  un  vif  déchirement  qu'il  s'arrachait  à  la 
nombreuse  réunion  groupée  autour  de  son  modeste  mais 
illustre  foyer. 

Je  quitte  mes  rochers  avec  un  extrême  regret,  et  je  me  rappelle  tou- 
jours les  adieux  de  Philoctète  aux  siens.  Mais  il  faut  les  quitter  et 
aller  encore  comme  Gassandre  publier  des  vérités  ou  faire  des  prédi- 
cations qui  ne  sont  pas  écoutées.  C'est  le  caractère  particulier  des 
temps  de  révolution,  et  Bossuet  en  a  fait  la  remarque.  Mais  y  auroit-il 
des  révolutions  si  on  écoutoit  les  gens  sages  *  ? 

Durant  l'été  de  1818,  il  vit  la  plupart  de  ses  enfants,  petits 
ou  grands,  groupés  au  Monna  pour  quelques  mois;  ses  petits- 
enfants  surtout,  les  enfants  de  Mme  de  Serres,  dont  il  s'occu- 
pait comme  un  père"^. 

J'y  ai  retrouvé  tout  mon  monde,  grand  et  petit  en  bonne  santé.  Je 
dis  mon  monde  et  avec  raison;  car  c'est  un  monde  que  six  enfants  y 
compris  le  dernier,  né  avant-hier  et  deux  à  Paris,  sur  huit,  dont  ma 
pauvre  fille  est  mère  à  trente-trois  ans.  11  faut  bien  compter  sur  Celui 
qui  donne  la  pâtée  aux  oiseaux  du  ciel,  pour  ne  pas  succomber  au  dés- 
espoir de  voir  tant  d'enfants  avec  des  fortunes  si  amoindries  et  un 
avenir  si  peu  consolant.  Tous  du  moins  sont  jolis  et  bien  portants,  et 
dans  un  aussi  grand  nombre,  aucun  jusqu'à  ce  jour  n'a  été  malade.  J'ay 
réuni  aussi  un  moment  mes  grands  enfants  près  de  moi;  mais  le  recteur 
de  Montpellier  est  allé  faire  sa  récolte,  et  les  deux  autres  me  sont 
restés.  11  est  si  rare  qu'on  puisse  réunir  tous  ses  enfants  *  ! 

Mais  enfin,  ils  se  sont  presque  tous  rencontrés,  même 
l'abbé^,  dont  la  toux  inquiétante  a  cédé  au  régime,  «  à  l'air 
et  aux  eaux,  excellents  quoique  vifs  ^  ». 

A  Paris,  son  bonheur  est  de  se  rendre  au  parloir  du  pen- 
sionnat où  grandit  la  petite  Gabrielle  de  Serres.  Vers  lenou- 

1.  A  Mme  de  Sèze.  Paris,  décembre  1817. 

2.  A  la  même.  Au  Monna,  20  octobre  1817. 

3.  Ihid.,  id. 

4.  Ibid.,,  3  juillet  1818. 

5.  Le  17  juin,  Bonald  écrivait  déjà  :  «  J'ai  causé  à  la  bonne  mère  le  plus 
grand  plaisir  que  je  puisse  lui  faire,  en  lui  amenant  son  fils,  le  plus  jeune, 
qui  étoit  auprès  de  moi  à  Paris,  et  qui,  sévère  sur  les  devoirs  que  son  état  lui 
impose,  a  pris  avec  peine  un  temps  que  je  jugeois  nécessaire  à  sa  santé 
altérée  par  ses  occupations,  et  qui  même,  cet  hyver,  avoit  reçu  une  forte 
atteinte.  «  (Lettre  à  Mme  de  Sèze.  Au  Monna,  17  juin  1818.) 

6.  A  Mme  de  Sèze.  Au  Monna,  18  juillet  1818. 


D'APRÈS  SA  CORRESPONDANCE  INÉDITE  739 

vel  an,  il  y  avait  eu  huit  jours  ou  à  peu  près  de  vacances 
parlementaires,  la  «  trêve  des  confiseurs  »  : 

J'en  ay  profité  pour  aller  voir  ma  petite-fille  au  couvent.  J'avois  be- 
soin au  sortir  de  cette  arène  de  bêtes  féroces,  d'aller  rasséréner  mon 
âme  avec  cette  aimable  enfant,  qui  me  représente  ici  toute  ma  famille 
et  dont  l'heureuse  insouciance  au  milieu  de  toutes  nos  agitations  me 
charme  et  me  fait  oublier  nos  tristes  débats  ^ , 

Si,  pour  la  fille  et  la  petite-fille  de  son  amie  Mme  de  Sèze, 
Donald  rêve  une  romanesque  union  avec  un  prince  de  la  mai- 
son de  France,  il  aspire,  pour  sa  petite-fille  à  lui,  à  une  no- 
blesse encore  plus  haute  : 

Je  voudrois  qu'elle  eût  la  vocation  religieuse.  II  y  a  trop  à  souffrir 
dans  le  monde,  et  la  politique  a  beaucoup  trop  ajouté  aux  peines  de  la 
vie  domestique  et  qui,  pour  une  femme,  seront  bien  cuisants  et  bien 
multipliés  ^. 

Il  s'occupe  aussi  beaucoup  d'un  de  ses  petits-fils  placé 
d'abord  par  ses  soins  au  prytanée  militaire  de  La  Flèche,  et, 
maintenant  à  Saint-Gyr. 

Ainsi  dans  cette  famille,  vraiment  supérieure  par  le  talent, 
la  foi,  le  dévouement  au  pays,  qu'on  y  sert  sous  la  soutane 
ou  sous  l'uniforme,  sous  la  robe  d'universitaire  ou  sous 
l'habit  d'académicien,  — Bonald  l'était  depuis  1816,  —  chacun 
travaillait  au  bien  public  et  à  l'honneur  de  la  religion. 

Le  règne  de  Louis  XVIII,  ce  prince  réputé  philosophe  mais 
qui  allait  mourir  en  chrétien,  ne  se  termina  point  sans  que 
Bonald  reçût  la  haute  dignité  pour  laquelle  l'avait  désigné  sa 
grande  situation  à  la  Chambre  des  députés.  Le  roi  l'éleva  à 
la  pairie,  après  l'avoir  honoré  précédemment  du  titre  de 
ministre  d'État. 

Sa  vie  recevait  une  nouvelle  orientation.  Comment  conci- 
lier de  si  importantes  obligations  avec  la  vie  de  famille,  où 
il  avait  mis  tant  de  son  bonheur  ?  Depuis  plusieurs  années,  il 
se  plaignait  de  la  c<  singulière  contradiction  »  entre  son  cœur 
et  son  esprit. 

L'un  me  porte  avec  beaucoup  de  force  vers  les  jouissances  domes- 
tiques ;  l'autre  m'entraîne  invinciblement  à  la  considération  des  choses 

1.  A  Mme  de  Sèze.  Paris,  6  février  1818. 

2.  Ibid.  Au  Monna,  20  octobre  1817. 


740  BONALD 

publiques.  Si  j'étois  ministre,  je  voudrois  ne  vivre  qu'au  milieu  de  ma 
famille.  Dans  ma  famille,  je  m'occupe  trop  peut-être  de  ce  qui  devroit 
occuper  les  hommes  publics,  et,  certes,  sans  ambition  personnelle  ;  et 
si  redouter  un  fardeau  est  un  titre  à  en  être  chargé,  je  ferois  certaine- 
ment un  excellent  ministre  ^ 

Puis,  quand  les  dignités  furent  venues,  il  éprouva  ce  tou- 
chant remords,  ou  plutôt  ce  mélancolique  regret  de  l'homme 
qui,  condamné  à  monter  toujours  plus  haut,  regarde  parfois 
en  arrière  le  clocher  natal  qui,  d'en  bas,  s'amincit  à  ses  yeux. 
Il  s'en  console  à  peine  en  pensante  l'échange  de  sa  banquette 
de  député  contre  son  fauteuil  de  pair  de  France. 

J'ay  moi-même  trop  souffert  de  ce  qu'il  m'a  fallu  entendre  pendant  les 
huit  ans  que  j'ai  été  député.  Le  Roi  m'en  a  tiré  en  m'accordant  la  faveur 
que  je  n'avois  ni  demandée  ni  même  désirée.  Ces  hautes  dignités  con- 
viennent mieux  aux  vanités  parisiennes  qu'à  la  modération  provinciale. 
On  s'accoutume  à  la  médiocrité  comme  à  la  grandeur,  et  je  savois  qu'il 
n'en  coûte  pas  plus  de  renoncer  aux  habitudes  de  la  première  qu'aux 
jouissances  factices  et  fastueuses  de  l'autre.  Je  ne  sais  même  si  ces 
hautes  dignités,  quand  on  en  est  revêtu  en  province,  n'y  détruisent 
pas  le  premier  charme  de  la  vie,  une  certaine  égalité  des  contempo- 
rains ;  et  on  peut  dire  de  ces  dignités  politiques  ce  que  Tacite  dit  des 
dignités  militaires,  dans  la  Vie  d'Agricola  :  Grave  inter  otiosos  2. 

Il  était  soutenu  par  une  espérance  dynastique  :  après 
Louis  XVIII,  impotent  et  près  de  la  tombe  de  saint  Denis,  il 
entrevoyait  le  règne  nouveau  de  Monsieur. 

(A  suivre.)  Henri    GHÉROT,    S.  J. 


1.  A  Mme  de  Sèze.  Au  Monna,  17  juin  1818. 

2.  Ibid.  Au  Monna,  12  mars  1824. 


L'ALCOOLISME  DEVANT  LA  CHAMBRE 


Le  procès  de  l'alcool  n'est  plus  à  faire.  Cet  accusé,  chargé 
de  tous  les  vices  et  de  tous  les  méfaits  imaginables,  a  été 
traduit  à  la  barre  de  la  morale  publique,  de  l'hygiène  et  de 
l'économie.  On  l'a  interrogé,  examiné,  confronté  avec  ses 
victimes,  jugé  et  condamné.  S'il  lui  reste  encore  des  amis 
fidèles  ou  d'opiniâtres  défenseurs,  ils  sont  d'ordre  assez  peu 
intéressant,  et  ne  méritent  guère  autre  chose  qu'une  indul- 
gente pitié  pour  eux-mêmes,  sans  qu'ils  aient  droit  d'en 
réclamer  une  part  pour  le  client  qu'ils  défendent.  Il  est  bien 
entendu  que  cet  alcool,  proscrit  par  la  morale  et  l'hygiène, 
est  celui  qui  prétend  se  faire  accepter  comme  utile  et  bien- 
faisant pour  l'organisme  humain.  Car  nul  ne  conteste  les 
services  qu'un  tel  produit  est  appelé  à  rendre  dans  le  domaine 
de  l'art,  de  l'industrie  ou  même  de  la  thérapeutique.  Mais, 
dès  qu'il  envahit  les  organes  où  s'exercent  les  fonctions  de 
la  vie,  il  n'est  plus  qu'une  cause  de  trouble  et  un  facteur  de 
ruines.  Les  statistiques  de  la  criminalité,  de  la  folie,  de  la 
dégénérescence,  individuelle  et  sociale,  sont  là  pour  révéler 
toute  l'étendue  de  ce  travail  de  destruction  accompli  par 
l'alcoolisme  sur  la  fin  du  dix-neuvième  siècle.  Aux  ruines 
déjà  consommées  il  est  facile  de  mesurer  celles  qu'il  nous 
prépare,  si  Ton  ne  se  hâte  pas  de  réduire  à  l'impuissance  ce 
malfaiteur  public. 

Le  mal  est  facile  à  constater,  tellement  il  éclate  aux  regards 
les  moins  attentifs,  mais  le  remède  souverain,  celui  qui  doit 
arrêter  le  fléau,  on  le  cherche  toujours,  sans  pouvoir  dire 
qu'on  est  sûr  de  le  trouver.  Chacun  propose  le  sien.  Pour  les 
uns,  ce  sont  les  débitants  du  poison  qu'il  faut  frapper;  pour 
les  autres,  c'est  au  poison  lui-même  qu'il  faut  s'en  prendre, 
tandis  que  d'autres  veulent  atteindre  le  consommateur  en 
lui  rendant  inaccessible  l'objet  de  sa  convoitise.  Il  en  est 
qui,  moins  féroces  et  plus  condescendants  à  l'humaine  fai- 
blesse, proposent  de  domestiquer  en  quelque  sorte  l'ennemi. 


742  L'ALCOOLISME  DEVANT  LA  CHAMBRE 

et  de  le  rendre  inofFensif  en  le  corrigeant  de  ses  vilains 
défauts.  S'il  tue,  disent-ils,  c'est  à  cause  des  impuretés  dont 
il  est  chargé  en  sortant  de  l'alambic.  Purifions  et  rectifions 
avec  la  dernière  rigueur,  et  livrons  ainsi  aux  amateurs  un 
élixir  qu'ils  boiront  sans  danger.  Tout  le  monde  sera  content  : 
distillateurs,  buveurs  et  mastroquets,  sans  compter  le  trésor 
public  qui  prélèvera  sur  tous,  en  France  spécialement,  un 
beau  demi-milliard. 

La  concurrence  a  aussi  ses  partisans.  Ceux-là  veulent  tuer 
l'alcool  pur,  en  lui  substituant,  comme  dérivatif,  le  vin,  le 
cidre  et  la  bière  à  bon  marché.  Leur  remède  légal,  c'est  le 
dégrèvement  des  boissons  hygiéniques.  Viennent  enfin, 
parmi  les  empiriques,  ceux  qui  rejettent  l'intervention  de 
l'État,  comme  inutile.  Ils  en  appellent  aux  moyens  moraux  de 
persuasion,  à  l'efficacité  des  associations  pour  guérir  ceux 
qui  sont  déjà  malades  et  pour  garder  les  autres  en  bonne 
santé.  Ce  sont  les  missionnaires  de  la  tempérance.  Ils  en 
prêchent  les  avantages,  convertissent  les  buveurs  en  faisant 
appel  à  leur  conscience,  et  multiplient  les  sociétés  de  tem- 
pérants ou  d'abstinents,  suivant  la  force  de  volonté  des  pro- 
sélytes. 

Chez  nous  la  Chambre  et  le  Sénat  ont  enfin  voulu  dire  leur 
avis  sur  le  sujet  qui  préoccupe,  à  bon  droit,  moralistes,  éco- 
nomistes et  sociologues.  De  leurs  délibérations ,  toujours 
un  peu  incohérentes,  une  loi  est  sortie,  qui  doit,  dans  l'in- 
tention de  nos  honorables,  profiter  à  la  santé  publique  et 
contenter  le  budget.  Avant  d'en  exposer  l'économie,  il  ne 
sera  pas  sans  intérêt  de  faire  une  promenade  autour  de 
l'alcool  à  travers  le  monde,  et  d'examiner,  au  moins  d'une 
façon  sommaire,  le  traitement  que  les  peuples  civilisés 
infligent  à  ce  destructeur  de  la  santé  publique. 

I 

Chez  aucune  nation  l'Etat  n'a  cru,  qu'en  matière  d'alcoo- 
lisme, il  fût  suffisant,  pour  arrêter  le  fléau,  d'en  confier  la 
police  à  chaque  citoyen.  Le  criminel,  dont  il  est  ici  question, 
est  de  ceux  qui  sont  capables  de  corrompre  leur  gardien,  de 
le  réduire  à  l'impuissance,  et  finalement  de  s'en   faire   un 


L'ALCOOLISME  DEVANT  LA  CHAMBRE  743 

complice.  Aussi  partout  l'Etat  s'est  donné  la  mission  de 
seconder  et  de  suppléer,  au  besoin,  l'initiative  privée.  Les 
Américains  eux-mêmes,  peu  portés  d'habitude  à  réclamer 
l'intervention  du  législateur,  ont  fait  appel  au  pouvoir  dans 
la  lutte  contre  l'alcoolisme. 

La  cause  est,  en  effet,  de  celles  qui  intéressent  l'ordre 
social  tout  entier.  L'État,  qui  doit  en  être  le  gardien  et  le 
défenseur,  ne  sort,  ni  de  son  rôle,  ni  de  ses  attributions,  en 
prenant  des  mesures  pour  réprimer  un  fléau  nuisible  à  la 
société.  Pour  l'excuser  d'arbitraire,  on  a  dit  quelquefois 
qu'il  s'agissait,  en  l'espèce,  d'un  impôt  de  consommation, 
dont  la  répartition  ne  saurait  être  arbitraire,  puisque  chacun, 
étant  maître  de  sa  consommation,  est,  par  là  même,  libre  de 
régler  sa  participation  à  la  charge  qui  pèse  sur  elle.  Gela 
n'est  pas  vrai  quand  il  s'agit  d'objets  de  première  nécessité, 
dont  tout  le  monde  a  besoin  et  qu'il  n'est  libre  à  personne 
d'effacer  du  budget  de  sa  consommation.  Mais  l'alcool  n'est 
jamais  nécessaire,  son  usage  est  facultatif,  souvent  même 
blâmable;  il  est  donc,  non  seulement  licite,  mais  souvent 
obligatoire,  pour  l'autorité  législative,  de  frapper  d'une  sanc- 
tion fiscale  l'abus  de  la  liberté  en  matière  de  boissons  alcoo- 
liques. 

Il  est  vrai  qu'il  faut  à  l'État  une  grande  vertu  pour  user 
honnêtement  de  son  droit.  S'il  a  souci  de  la  morale  et  de 
l'hygiène,  il  a  aussi  la  préoccupation  du  budget.  Or,  il  peut 
arriver  que,  la  morale  étant  satisfaite,  le  budget  ne  le  soit 
pas,  et  que  l'hygiène  applaudisse,  tandis  que  le  fisc  se 
plaindra  d'être  lésé.  Voilà  donc  ce  malheureux  Etat,  rempli, 
si  l'on  veut,  de  bonnes  intentions,  et,  d'autre  part,  toujourg 
besogneux,  soumis  à  la  tentation  de  reprendre  d'une  main 
ce  qu'il  donne  de  l'autre.  Combattre  résolument  l'alcoolisme 
le  conduit  devant  ce  trou  noir  fait  au  budget  qui  lui  donno 
le  vertige.  S'immobiliser  dans  l'inertie  du  laisser- faire  le 
met  au  ban  de  la  civilisation,  et  le  mène  à  la  ruine  morale, 
que  suivra  fatalement  la  ruine  matérielle.  Gomment  évoluer 
entre  ces  deux  extrêmes,  et  sauver  à  la  fois  l'honneur  et  le 
budget  ?  i 

Le  témoignage  suprême  de  l'honnêteté  et  du  désintéresse- 
ment de  la  part  de  l'État,  ce  serait  la  suppression  pure  et 


744  L'ALCOOLISME  DEVANT  LA  CHAMBRE 

simple  du  malfaiteur  dont  les  exploits  profitent  au  trésor. 
Est-il  un  peuple  au  monde  qui  donne  un  si  bel  exemple  de 
moralité  et  qui,  de  fait,  arrive  à  supprimer  l'alcoolisme  en 
prohibant  d'une  manière  absolue  la  vente  de  l'alcool  ? 

Pour  le  trouver,  il  nous  faut  aller  en  Amérique.  C'est  un 
peu  le  pays  des  mystifications  ;  cette  fois,  cependant,  nous 
sommes  en  présence  d'une  réalité.  Les  Etats-Unis  n'ont  pas 
échappé  au  fléau  qui  sévissait  sur  le  continent  européen.  Des 
circonstances,  spéciales  au  pays,  ont  même  favorisé  dans  les 
Etats  de  l'Union  la  propagande  de  l'alcoolisme.  L'émigration 
leur  a  porté  un  flot  de  travailleurs  et  d'aventuriers,  venus 
d'Angleterre,  d'Allemagne,  d'Irlande  et  de  Scandinavie,  dont 
la  tempérance  n'était  pas,  en  général,  la  principale  vertu. 
D'autre  part,  la  population  de  couleur,  avec  son  peu  d'édu- 
cation et  la  faiblesse  native  de  sa  volonté,  a  subi  facile- 
ment la  séduction  et  succombé  à  l'attrait  de  l'eau  de  feu.  Le 
whisky,  extrait  des  produits  de  la  terre  et  vendu  à  bon 
marché,  dans  un  pays  d'industrie  et  de  fiévreuse  activité, 
n'eut  pas  de  peine  à  vaincre  des  hommes  dont  il  semblait 
doubler  les  forces  et  seconder  l'action.  Les  patriotes,  qui 
luttaient  à  la  fin  du  dix-huitième  siècle  pour  l'indépendance, 
remplissaient  leurs  gourdes  de  ce  liquide  excitateur  de  l'es- 
prit belliqueux,  et  réparateur  des  forces  après  la  bataille.  Il 
faut  bien  le  dire  aussi,  c'est  en  lui  versant  le  whisky  à  tor- 
rents, plus  encore  qu'en  le  refoulant  violemment  vers  ses 
régions  désertes,  que  la  race  yankee  a  triomphé  de  la  race 
indienne,  et  vu  s'éteindre,  peu  à  peu,  dans  l'abrutissement, 
des  peuplades  qu'il  eût  été  plus  généreux  et  plus  humain  de 
civiliser  et  de  convertir. 

Cependant,  comme  le  fléau  de  l'ivresse,  et  l'alcoolisme  qui 
en  est  la  conséquence,  est  de  ceux  que  l'on  peut  appeler  épi- 
démiques,  de  bonne  heure  aux  Etats-Unis  on  sentit  la  néces- 
sité de  réagir.  Il  faut  remonter  jusqu'en  1808  pour  rencontrer 
les  premières  tentatives  de  réaction  antialcoolique.  Ce  sont 
des  particuliers  qui  en  ont  l'initiative.  Des  sociétés  de  tem- 
pérance, puis  d'abstinence  totale,  se  forment.  Les  femmes  se 
lèvent  en  masse;  elles  entreprennent  des  expéditions  ou  des 
croisades.  Réunies  en  troupes  nombreuses,  marchant  deux  à 
deux  et  chantant  des  psaumes,  elles  s'arrêtent  devant  les 


M 


L'ALCOOLISME  DEVANT  LA  CHAMBRE  745 

débits  dont  elles  font  le  siège,  jusqu'à  ce  que  le  patron,  de 
guerre  lasse,  plutôt  que  par  conviction,  promette  de  fermer 
son  établissement.  Cette  surexcitation  quelque  peu  extrava- 
gante ne  pouvait  durer  ;  mais  elle  eut  pour  résultat  de  diviser 
le  pays  en  prohibitionnistes  et  antiprohibitionnistes.  Tout  un 
parti  politique  se  constitua,  dont  la  plate-forme  électorale 
était  la  prohibition,  et  le  programme  la  «  suppression  com- 
plète de  la  fabrication,  de  la  vente,  de  l'importation,  de  l'ex- 
portation et  de  la  transportation  de  toutes  les  boissons  alcoo- 
liques ». 

Le  mouvement  devait  avoir  son  contre-coup  dans  la  légis- 
lation. Le  peuple  américain  a  peu  de  goût  pour  les  entraves 
à  la  liberté,  voire  même  à  la  licence.  Pour  qu'il  se  soit  formé 
dans  ses  rangs  un  parti,  qui  n'ait  pas  hésité  à  faire  appel  au 
pouvoir,  dans  la  lutte  contre  l'alcoolisme,  il  faut  que  le  mal 
ait  atteint  les  limites  extrêmes,  surtout  quand  on  a  vu  porter 
jusqu'à  la  prohibition  les  mesures  répressives  des  excès 
alcooliques.  La  prohibition,  tel  est,  en  effet,  le  système  adopté 
dans  un  certain  nombre  d'Etats  de  l'Union. 

Quand  on  parle  de  législation  aux  États-Unis,  il  faut  tou- 
jours distinguer  entre  la  loi  fédérale^  qui  s'impose  à  tout  le 
pays,  et  la  loi  nationale^  dont  la  force  obligatoire  ne  dépasse 
pas  les  frontières  de  chaque  Etat.  Dans  la  lutte  contre  l'al- 
coolisme la  loi  fédérale  ne  va  pas  jusqu'à  la  prohibition.  L'ini- 
tiateur de  ce  système  en  Amérique  est  le  général  Appleton. 
Dès  1837,  comme  président  d'une  commission  chargée  de 
l'examen  d'une  loi  sur  les  licences  dans  l'Etat  du  Maine,  il 
fit  un  rapport  concluant  à  la  prohibition.  Mais  ce  n'est 
qu'en  1851  que  Neal  Dow  emporta,  dans  le  même  Etat,  le 
vote  de  la  première  loi  prohibitionniste  qui  a  servi  de  mo- 
dèle aux  autres,  et  donné  son  nom  au  système.  D'après  cette 
loi,  il  est  interdit  de  fabriquer  et  de  vendre  aucune  espèce  de 
boisson  distillée  ou  fermentée,  sous  peine  de  mille  dollars 
d'amende  et  d'un  mois  de  prison  pour  le  négociant  pris  en 
faute.  Sur  prescription  du  médecin  les  pharmaciens  ont  seuls 
le  droit  de  délivrer  de  l'alcool.  Des  agents  municipaux,  fonc- 
tionnaires officiels,  salariés  et  responsables  vis-à-vis  de 
l'Etat,  sont  chargés  de  la  vente  des  produits  distillés  pour 
les  besoins  scientifiques  et  industriels.  Ils  les  reçoivent  eux- 


746  L'ALCOOLISME  DEVANT  LA  CHAMBRE 

mêmes,  épurés  ou  dénaturés,  suivant  leur  destination,  d'un 
commissionnaire  d'Etat.  Outre  l'amende  encourue  par  les 
débitants,  la  loi  du  Maine  ordonne  la  confiscation  de  tous 
les  liquides  alcooliques  trouvés  chez  eux.  Le  chef  de  police 
de  Bangor  exposa  un  jour  en  public  dix  tonneaux  de  spiri- 
tueux saisis  chez  un  aubergiste,  et  en  fit  verser  le  contenu 
dans  les  égouts.  Le  magistrat  frappait  ainsi  le  délinquant,  et 
montrait  au  peuple  l'estime  qu'il  fallait  faire  d'un  liquide 
aussi  malfaisant. 

L'exemple  du  Maine  fut  suivi,  et  l'Union  eut  un  jour  jus- 
qu'à dix-sept  Etats  où  le  système  de  la  prohibition  était  en 
vigueur.  Sept  seulement  sont  à  l'heure  présente  restés 
fidèles  à  leur  résolution  première,  et  cinq  d'entre  eux  ont 
inscrit  dans  leur  constitution  la  clause  prohibitionniste.  Ce 
sont  les  États  de  Maine,  de  Vermont,  de  New-Hampshire,  de 
Kansas,  de  North  Dakota,  auxquels  il  faut  ajouter  le  territoire 
d'Alaska. 

Mais  d'où  vient  qu'après  l'expérience  de  la  prohibition, 
tant  d'États  aient  fait  défection,  sinon  totalement,  au  moins 
en  admettant  des  transactions,  à  l'abri  desquelles  l'alcool 
reprenait  sa  liberté  ?  Voici  comment  M.  Fielden  Thorp  expli- 
quait ce  mouvement  rétrograde,  au  congrès  antialcoolique 
de  1899.  Les  brasseurs  et  les  distillateurs,  pour  ne  rien  dire 
des  cabaretiers,  ont  réuni  leurs  forces  pour  assaillir  et  discré- 
diter la  prohibition  absolue  par  tous  les  moyens  possibles.  Un 
journal  américain  n'a  pas  craint  d'annoncer  que  les  brasseurs 
des  États-Unis  avaient  fourni  la  somme  de  250  000  francs, 
uniquement  pour  faire  abroger  la  loi  dans  l'État  de  Ver- 
mont.  L'emploi  de  cette  somme  ne  manque  pas  de  géniale 
habileté.  Elle  sert  d'abord  à  encourager  quelques  vauriens  à 
la  violation  hardie  de  la  loi,  assurés  qu'ils  sont  d'être  dédom- 
magés de  leurs  pertes  et  amendes.  Ensuite,  avec  de  l'argent 
on  arrive  toujours  à  corrompre  quelque  officier  de  l'admi- 
nistration, à  faire  élire  des  représentants,  des  magistrats, 
ou  même  des  gouverneurs  de  l'État,  sur  lesquels  on  peut 
compter  pour  battre  en  brèche  la  prohibition.  Enfin,  on 
répand  partout  le  bruit  que  cette  intransigeance  de  la  loi  ne 
produit  aucun  effet,  et  que  des  mesures  moins  radicales 
obtiendraient  un  meilleur  résultat.  Parfois,  ces  moyens  d'agi- 


^^ 


L'ALCOOLISME  DEVANT  LA  CHAMBRE  747 

talion  ont  si  bien  réussi  que  l'on  a  vu  dans  certaines  villes 
la  population  se  soulever  au  cri  de  «  A  bas  la  loi  contre  les 
spiritueux  »,  bloquer  la  police  et  le  gouverneur,  avec  l'appui 
des  miliciens,  jusqu'à  ce  que  l'autorité  eût  capitulé  en  pro- 
mettant d'adoucir  la  rigueur  de  la  loi. 

Du  reste,  l'organisation  fédérale  elle-même  est  un  obstacle 
à  l'action  efficace  de  la  loi  de  prohibition.  Un  Etat  prohibi- 
tionniste  peut  être  entouré  d'autres  Etats  où  l'alcool  est 
fabriqué  et  vendu,  sans  autre  entrave  que  le  payement  des 
taxes  ou  surtaxes  qui  pèsent  sur  lui.  On  conçoit  dès  lors  que 
les  ruses  de  la  fraude  se  multiplient  pour  faire  passer  la 
frontière  d'un  Étal  au  liquide  prohibé.  La  création  de  débits 
clandestins  devient  chose  fatale,  et  l'alcool  frauduleux  se 
débite  et  se  boit,  avec  tout  l'attrait  d'un  produit  défendu. 
Une  loi  du  8  août  1890  a  bien  réglé  que  «  toute  boisson 
alcoolique  transportée  dans  un  Etat  est  soumise,  dès  son 
arrivée  dans  cet  Etat,  aux  dispositions  de  police  qui  y  ré- 
gissent la  fabrication  et  la  vente  des  produits  similaires  ». 
Mais,  cette  loi  n'a  pas  interdit  au  citoyen  de  l'État  prohibi- 
tionniste  de  se  fournir,  où  bon  lui  semblerait,  des  boissons 
nécessaires  à  la  consommation  de  sa  famille.  Sous  ce  couvert, 
l'ennemi  a  toujours  une  porte  pour  entrer  dans  la  place. 

La  loi  l'y  poursuit  cependant  et  punit  avec  rigueur  les  ma- 
nifestations de  sa  présence  et  de  son  activité.  L'ivresse  est 
punie  d'une  amende  de  dix  dollars  et  de  trente  jours  de 
prison.  Si,  dans  son  ivresse,  un  homme  a  lésé  dans  leur  per- 
sonne, leurs  biens  ou  de  toute  autre  manière,  sa  femme,  ses 
enfants  ou  ses  proches,  ceux-ci  ont  le  droit  de  poursuivre  en 
dommages-intérêts  ceux  qui  ont  encouragé  ou  provoqué  le 
délinquant  à  boire,  ainsi  que  le  propriétaire  de  la  maison  où 
l'ivresse  s'est  produite. 

Malgré  cette  sévérité,  la  prohibition  n'a  pas  fait  disparaître 
l'alcoolisme  des  États  où  elle  était  en  vigueur.  Il  en  est  de  ce 
penchant  comme  de  tous  les  autres.  On  ne  les  réprime  pas 
au  moyen  d'une  simple  loi.  Qui  veut  boire,  boira,  envers  et 
contre  tout  règlement  de  police.  Cependant,  si  l'exécution 
de  la  loi  laisse  beaucoup  à  désirer,  la  loi  elle-même  a  exercé 
une  injfluence  sur  l'opinion,  et  guidé  la  conscience  publique. 


748  L'ALCOOLISME  DEVANT  LA  CHAMBRE 

Elle  a  flétri  comme  un  crime  le  commerce  du  liquide  toxique, 
elle  a  garanti  la  jeunesse  de  la  séduction  exercée  sur  elle  par 
ces  établissements  luxueux  qui  abondent  sur  les  boulevards 
de  Paris,  de  Londres  ou  de  New- York.  L'ouvrier,  Thomme 
du  peuple  n'a  plus  été  tenté  par  le  cabaretier,  empressé  d'éta- 
ler ses  drogues  nuancées  de  toutes  les  couleurs  et  pourvues 
de  tous  les  arômes.  A  la  campagne,  le  succès  a  été  plus  réel, 
quelquefois  même  complet  ;  et  l'on  trouve  dans  les  communes 
rurales  beaucoup  de  personnes  qui  n'ont  jamais  vu  un  ivro- 
gne, ni  éprouvé  la  tentation  de  boire  un  petit  verre. 

II 

L'Amérique  a  mis  encore  en  œuvre  un  système  intermé- 
diaire entre  la  prohibition  et  la  liberté.  C'est  le  système  de 
Toption  locale.  Dans  ce  système,  l'autorité  centrale  évite 
d'intervenir.  Elle  laisse  aux  pouvoirs  locaux  des  comtés,  des 
districts,  des  communes,  en  un  mot  aux  subdivisions  terri- 
toriales, le  droit  d'adopter  ou  non,  après  référendum,  la 
prohibition  totale  sur  leur  territoire.  Seize  Etats  de  la  Con- 
fédération nord-américaine  s'en  remettent  ainsi  à  la  popula- 
tion des  diverses  localités  du  soin  de  choisir  le  régime  auquel 
il  lui  plaît  d'être  soumise.  L'application  du  système  com- 
porte, on  le  devine,  de  nombreuses  divergences.  Ici,  c'est  la 
prohibition;  là,  ce  sont  les  hautes  licences;  ailleurs,  la  limita- 
tion des  cabarets.  Dans  tel  comté,  la  loi  n'a  de  valeur  que 
pour  une  année;  dans  tel  autre,  elle  est  définitive.  Dans  cer- 
tains, elle  prend  le  nom  de  «  loi  des  dispensaires  »  ou  des 
débits  officiels,  ce  qui  revient  au  monopole  dont  nous  parle- 
rons plus  loin. 

Le  Canada  est  entré  résolument  dans  le  mouvement  prohi- 
bitionniste  par  la  loi  dite  Loi  Scott^  qui  n'est  que  l'option  lo- 
cale largement  appliquée.  Le  gouvernement  central,  il  est 
vrai,  n'a  pas  encore  donné  suite  au  plébiscite  de  septembre 
1898,  proscrivant  duDominion  toute  liqueur  alcoolique;  mais 
les  comtés  ont  mis  en  action  la  loi  Scott.  Seize  sur  dix- 
huit  en  Nouvelle-Ecosse,  neuf  sur  quatorze  dans  le  Nouveau- 
Brunswick  ont  adopté  la  proscription  des  cabarets.  Dans  la 
province  de  Québec,  sauf  les  grandes  villes,   les  municipa- 


>l 


L'ALCOOLISME  DEVANT  LN  CHAMBRE  749 

lités  sont  prohibilionnistes.  L'Ontario,  le  Manitoba  ont  suivi 
son  exemple.  L'ouverture  des  cabarets  ne  peut  se  faire  qu'en 
vertu  d'une  autorisation  du  conseil  municipal,  et  avecl'assen- 
timent  des  habitants  les  plus  rapprochés.  Aussi,  dans  certains 
États,  la  moitié  des  cabarets  a  déjà  disparu.  Parmi  les  autres 
colonies  anglaises, la  Nouvelle-Galles-du-Sud  a  adopté  la  local 
option  et  décrété  que  la  vente  des  spiritueux  pourrait  être  in- 
terdite, dans  chaque  district,  par  le  vote  des  deux  tiers  delà 
population,  hommes  et  femmes. 

Si,  de  l'Amérique  et  de  l'Océanie,  nous  revenons  en  Eu- 
rope, nous  ne  rencontrerons  nulle  pari,  au  moins  dans  sa 
rigueur  absolue,  le  système  prohibilionniste;  mais  nous  ver- 
rons fonctionner  dans  plusieurs  pays  l'option  locale.  C'est 
ainsi  qu'en  Finlande  la  vente  de  l'eau-de-vie  est  prohibée 
dans  les  campagnes,  tandis  que,  dans  les  villes,  l'autorité  et 
le  conseil  municipal  peuvent  concéder  ou  refuser  les  conces- 
sions de  vente,  qui,  du  reste,  ne  sont  valables  que  pour  deux 
ans.  La  vente  du  vin  est  tolérée  dans  les  villes.  Dans  les  cam- 
pagnes elle  n'est  permise,  avec  la  bière,  que  dans  les  hôtels 
où  l'on  reçoit  des  voyageurs. 

C'est  la  monarchie  Scandinave  qui  nous  offre  l'exemple  le 
plus  ancien  d'option  locale.  Dès  1845,  une  loi  donnait  aux 
communes  le  droit  d'interdire,  sur  leur  territoire,  la  vente 
des  spiritueux.  Jusqu'à  ce  moment,  chaque  propriétaire  fon- 
cier se  doublait  d'un  distillateur.  A  tel  point  que  l'on  comp- 
tait 173  000  distilleries  agricoles  pour  3000  000  d'habitants 
et  que  l'on  évaluait  la  consommation  annuelle  par  tète,  en 
alcool  absolu,  à  23  litres.  On  conçoit  que,  dans  ces  condi- 
tions, le  premier  ouvrage  classique  sur  l'alcoolisme  ait  eu 
pour  auteur  un  Suédois,  MagnusHuss*.  En  1855,  sous  l'ac- 
tion de  la  loi  d'option  en  Suède,  plus  de  2  000  paroisses  sur 
2  400  abolirent  le  cabaret.  Bientôt  on  pouvait  traverser  des 
provinces  entières  sans  rencontrer  un  seul  débit,  et  les  li- 
cences permanentes  se  mirent  à  diminuer  d'année  en  année, 
au  point  qu'en  1896  il  n'en  restait  plus  que  neuf  de  ce  genre, 
c'est-à-dire  de  celles  que  l'on  concédait  pour  la  vie  du  béné- 
ficiaire. 

1.  H.  Triboulet  et  F.  Mathieu,  l'Alcool  et  l'Alcoolisme. 


750  L'ALCOOLISME  DEVANT  LA  CHAMBRE 

En  Suède,  l'initiative  privée  s'offrit  à  seconder  les  pouvoirs 
publics  dans  la  lutte  contre  l'alcool.  En  1865,  il  se  fonda  à 
Gothembourg  une  société  de  citoyens  notables  qui  demanda 
à  l'autorité  centrale  l'exploitation  des  débits,  sans  cependant 
porter  atteinte  au  droit  des  communes  de  régler  sur  leur  ter- 
ritoire la  situation  des  cabarets.  Cette  société,  qui  fut,  en 
effet,  approuvée  par  le  gouvernement,  avait  un  but  essen- 
tiellement philanthropique.  Elle  se  proposait  d'exploiter  les 
débits  sans  aucun  bénéfice  pour  elle,  mais  uniquement  afin 
de  combattre  l'alcoolisme  et  le  paupérisme  qu'il  traîne  à  sa 
suite.  Les  bénéfices  de  l'exploitation  rentrent,  en  Suède,  dans 
dans  la  caisse  communale,  et,  en  Norvège,  ils  vont  aux  sociétés 
de  bienfaisance.  Ce  système,  dit  de  Gothembourg  en  Suède 
et  de  Bergen  en  Norvège,  a  pour  but  la  suppression,  non  du 
débit,  mais  du  cabaret.  La  société  devenue  concessionnaire 
du  monopole  dans  une  localité,  rachète  d'abord  les  licences 
de  tous  les  établissements  de  vente  au  détail.  Puis,  comme 
elle  ne  vise  pas  au  bénéfice,  elle  ferme  un  certain  nombre  de 
ces  locaux,  renouvelant  périodiquement  cette  opération  éli- 
minatoire*. 

Les  cabarets  eux-mêmes  subissent  une  transformation.  Ils 
deviennent  des  bureaux  de  débit.  On  permet  aux  gérants  ou 
gérantes  d'avoir,  à  côté  de  la  salle  de  vente  des  spiritueux, 
mais  absolument  distincts  et  séparés,  d'autres  locaux  où  ils 
servent,  à  leur  profit,  des  aliments,  des  boissons  fermentées, 
du  lait,  du  thé,  du  café.  Le  bureau  de  débit,  lui,  est  soumis  à 
une  réglementation  draconienne.  Les  gérants  ne  peuvent  dé- 
livrer qu'un  seul  verre  d'eau-de-vie  à  la  même  personne.  En- 
core, cette  unique  consommation  doit-elle  être  absorbée  de- 
bout et  immédiatement.  La  salle  ne  contient,  en  effet,  ni 
tables  ni  sièges.  Les  murs  portent  des  inscriptions  du  genre 
de  celles-ci  :  «  Il  est  interdit  de  parler  à  haute  voix.  »  —  «  Celui 
qui  a  été  servi  est  prié  de  vider  les  lieux.  »  —  «  Défense  de 
fumer.  »  Les  bureaux  sont  fermés  aux  heures  et  aux  jours  où 
tout  favorise  la  tentation.  Tous  les  soirs  à  huit  heures,  le 
samedi  et  veille  des  fêtes  à  cinq  heures,  toute  la  journée  des 
dimanches,  élections  et  autres  occasions  de  rassemblements, 

1.   Cf.  V Alcoolisme f  par  André  Korn,  p.  94  sqq. 


L'ALCOOLISME  DEVANT  LA  CHAMBRE  751 

les  portes  sont  closes.  C'est  donc,  comme  le  dit  M.  Korn,  la 
parfaite  antithèse  du  cabaret  français,  et  les  longues  séances 
de  causeries  et  de  tournées  réciproques,  qui  permettent  chez 
nous  à  l'alcoolisme  de  se  propager  avec  une  si  effrayante  ra- 
pidité, ne  sont  plus  possibles  en  Suède  et  en  Norvège,  grâce 
au  système  de  Golhembourg. 

D'après  M.  Guillemet,  dans  son  rapport  de  1899  sur  le  mo- 
nopole, c'est  le  système  qui,  jusqu'à  ce  jour,  a  donné  les  meil- 
leurs résultats.  Partout  où  il  a  été  appliqué,  la  consommation 
des  spiritueux  a  véritablement  diminué.  En  Norvège,  elle  a 
baissé  de  43  pour  100  :  de  3  lit.  35  par  tête  en  1876,  elle  est 
passée  à  1  lit.  90  en  1891  ^ 

L'option  locale  se  rencontre  aussi,  partiellement  du  moins, 
en  Angleterre.  Les  magistrats  et  les  possesseurs  de  terres 
seigneuriales  ont  le  droit  d'interdire  le  débit  de  boissons 
spiritueuses  sur  leurs  propriétés,  ou  dans  l'étendue  de  leur 
juridiction.  D'après  le  rapport  déjà  cité  de  M.  Guillemet,  plus 
de  deux  mille  paroisses  ont  usé  de  ce  droit  et  n'ont  plus  de 
débit.  Le  résultat  a  été  des  plus  remarquables.  On  a  vu, 
notamment,  dans  un  quartier  de  Liverpool  d'une  population 
ouvrière  industrielle  de  plus  de  soixante  mille  habitants,  le 
paupérisme  disparaître  et  la  mortalité  devenir  inférieure  de 
vingt  pour  cent  à  celle  des  autres  quartiers.  On  conçoit,  dès 
lors,  qu'un  ministre,  comprenant  l'intérêt  de  son  pays,  ait 
essayé  d'étendre  à  tout  le  Royaume-Uni  le  bienfait  d'une  loi 
si  salutaire.  C'est  ce  que  voulut  obtenir  le  chancelier  de 
l'Echiquier  du  cabinet  Roseberry.  Sir  William  Harcourt 
soumit,  il  y  a  quatre  ans,  au  Parlement  un  bill  sur  le  trafic 
des  boissons,  dit  veto  local ^  qui  autorisait  les  paroisses  à 
prohiber  les  débits  de  liqueurs  alcooliques,  à  condition  que 
la  mesure  réunirait  les  deux  tiers  des  suffrages  des  électeurs. 
Mis  dix-huit  fois  à  l'ordre  du  jour,  ce  bill  ne  put  jamais  être 
discuté,  et  il  fut  retiré  par  le  ministère  libéral  avant  sa  chute. 
«  Brasseurs,  distillateurs  et  cabaretiers  eurent  raison  de  sa 
tentative  de  moralisalion  du  peuple  anglais,  et  leur  victoire 
décida  de  sa  chute;  mort  enviable  pour  un  njinistère,  si  un 


1.  Guillemet  député,  Rapport  sur  le  projet  de  monopole  de  l'alcool  à  éta- 
blir en  France j  p.  107. 


752  L'ALCOOLISME  DEVANT  LA  CHAMBRE 

ministère   pouvait,  quelque   belle   qu'on  puisse  la  trouver, 
envier  une  chute  mortelle*.  » 


III 

La  prohibition  rigoureusement  appliquée  équivaudrait  à  la 
suppression  du  malfaiteur,  et,  par  conséquent,  la  sécurité 
publique  serait  assurée  contre  ses  attentats.  L'emprisonne- 
ment pourrait  être  aussi,  pour  la  société,  un  moyen  de  se 
garantir  des  attaques  d'un  agent,  toujours  en  quête  de  nuire 
dès  qu'il  est  libre.  Il  a  semblé  à  quelques-uns  que  le  mono- 
pole par  l'Etat  résoudrait  le  problème  en  réglementant  la 
liberté  de  l'alcool.  On  veillerait  sur  la  quantité  et  sur  la  qua- 
lité, ces  deux  facteurs  de  l'alcoolisme,  de  telle  sorte  que 
l'hygiène  et  le  fisc  seraient  également  satisfaits.  Sous  la 
main  d'une  régie  puissante,  l'alcool  perdrait  ses  qualités 
nocives  et  garderait  sa  fécondité  financière  au  profit  de  l'Etat. 

Ce  monopole,  d'ailleurs,  peut  se  concevoir  sous  diverses 
formes  :  l'Etat  seul  fabricant;  l'Etat  laissant,  dans  une  cer- 
taine mesure,  la  liberté  de  fabrication  et  monopolisant  la 
vente  ;  l'Etat  s'attribuant  un  monopole  intermédiaire,  celui  de 
la  rectification.  Jusqu'à  ce  jour  la  Suisse  et  la  Russie  sont  les 
seuls  pays  où  se  soit  établi  le  monopole. 

Sous  la  poussée  d'un  mouvement  d'opinion  contre  l'al- 
coolisme en  Suisse,  un  arrêté  du  30  juin  1882  invitait  le 
Conseil  fédéral  à  faire  «  un  rapport  sur  la  possibilité  d'ap- 
porter des  limites  à  l'accroissement  du  nombre  des  auberges 
et  à  présenter,  en  même  temps,  un  aperçu  du  régime  des 
auberges  dans  les  différents  cantons,  ainsi  que,  si  possible, 
dans  les  autres  pays  ».  L'enquête  aboutit  à  la  loi  fédérale  du 
26  décembre  1886.  Cette  loi,  dont  l'application  se  poursuit 
depuis  1888,  établit  un  monopole  général  de  fabrication, 
d'épuration  et  de  vente  de  l'alcool.  Cependant,  elle  réserve 
aux  producteurs  indigènes  un  quart  de  la  consommation, 
qu'ils  doivent,  du  reste,  livrer  à  l'État.  Les  trois  autres  quarts 
viennent  de  l'étranger,  surtout  de  l'Allemagne  et  de  l'Au- 
triche.   Mais   le  monopole  n'a  pour  objet  que   les    alcools 

1.  Discours  de  M.  Lejeune,  ministre  d'État  belge.   Rapport,   Guillemet^ 
p.  325. 


L'ALCOOLISME  DEVANT  LA  CHAMBRE  753 

extraits  des  substances  amylacées,  grains  et  pommes  de  terre. 
La  distillation  du  vin,  des  fruits  à  noyaux  ou  à  pépins  et  de 
leurs  déchets,  des  racines  de  gentiane,  des  baies  de  genièvre 
et  d'autres  matières  analogues,  est  exceptée  des  prescriptions 
fédérales  et  demeure  libre  quant  à  la  fabrication  et  à  la  vente 
des  produits.  Les  spiritueux  obtenus  de  la  même  manière  à 
l'étranger,  et  les  eaux-de-vie  dites  supérieures,  ne  sont  pas 
compris  non  plus  dans  le  monopole. 

On  a  donc  créé  en  Suisse  une  sorte  de  privilège  des  bouil- 
leurs de  cru,  plus  étendu  même  que  celui  qui  existe  en 
France,  puisqu'il  n'est  pas  limité,  comme  chez  nous,  à  la 
quantité  d'alcool  consommé  par  le  bouilleur  en  son  domicile. 
Pourquoi  cette  dérogation  qui  semble  aller  contre  le  but  du 
législateur?  «  On  ne  se  trompera  guère,  écrit  le  directeur 
môme  de  la  Régie,  en  attribuant  cette  exception  à  des  motifs 
d'opportunité  politique.  La  distillation  des  fruits  est  le  mode 
le  plus  anciennement  usité  en  Suisse...  En  portant  la  main 
dans  ce  domaine  de  notre  activité  agricole,  on  eût  provoqué 
une  opposition  qui,  d'emblée,  eût  rendu  impossible  toute 
ingérence  de  l'Etat  dans  la  question  de  l'alcool;  cela  d'au- 
tant plus  que  la  population,  du  moins  dans  sa  majorité, 
n'était  nullement  convaincue  de  la  malfaisance  de  cette  bois- 
son; et  en  réalité  le  mal  qu'elle  causait,  autant  comme  qualité 
que  comme  quantité,  était  inférieur  à  celui  provoqué  pat*  la 
distillation  des  fécules  ^  « 

Une  fois  en  possession  de  l'alcool  nécessaire  à  la  consom- 
mation prévue,  la  régie  rectifie,  purifie  ou  dénature  le  liquide 
spiritueux,  diaprés  l'usage  auquel  il  doit  servir.  Ce  qu'il  y  a 
de  curieux,  c'est  que  l'Etat  s'est  trouvé  dans  l'impossibilité 
de  vendre  des  alcools  purs.  Une  rectification  absolue  enlève 
à  l'alcool  toute  saveur  et  par  conséquent  tout  attrait  pour  le 
buveur.  La  régie  se  voit  donc  obligée  d'ajouter,  aux  produits 
qu'elle  livre,  ce  qu'on  peut  appeler  un  bouquet  d'impuretés. 
La  Confédération,  du  reste,  ne  fait  que  des  ventes  en  gros, 
c'est-à-dire  par  quantités  de  150  litres  au  moins,  contre 
payement  au  comptant  et  à  des  prix  qui  seront  fixés  de  temps 
en  temps  par  le  Conseil  fédéral,  mais  qui  ne  seront  pas  infé- 

1.  Aperçu  siw  le  moîiopole  de  l'alcool  en  Suisse,  par  W.  Milliet. 

LXXXVI.  —  48 


754  L'ALCOOLISME  DEVANT  LA  CHAMBRE 

rieurs  à  120  francs,  lii  supérieurs  à  150  francs  par  hectolitre 
d'alcool  absolu,  fût  non  compris.  Le  commerce  de  détail  est 
sous  la  surveillance  des  autorités  cantonales,  tant  au  point 
de  vue  hygiénique,  qu'en  ce  qui  touche  l'autorisation  de  ven- 
dre à  recevoir  et  le  droit  de  patente  à  payer  au  profit  du  can- 
ton. Les  lois  édictées  ainsi  par  les  conseils  cantonaux  présen- 
tent la  plus  grande  diversité,  et  semblent  parfois  mettre  en 
pratique  le  système  de  l'option  locale.  Enfin,  le  dix  pour  cent 
du  bénéfice  produit  par  le  monopole  est  réparti  entre  les 
cantons,  proportionnellement  à  leur  population,  à  condition 
toutefois  de  l'employer  à  la  lutte  contre  l'alcoolisme. 

La  loi  fédérale  a-t-elle  obtenu  le  résultat  cherché  par  le 
législateur?  Oui,  s'il  faut  en  croire  la  régie;  non,  si  l'on 
écoute  M.  L.  Rochat,  le  grand  adversaire  de  l'alcoolisme  et 
le  promoteur  ardent  de  la  lutte  contre  le  fléau  en  Suisse. 
D'après  la  régie,  la  consommation  par  tête  d'habitant  serait 
tombée  de  8  lit.  5  d'eau-de-vie  à  50  degrés  en  1885,  à  "5  lit.  71 
en  1895.  La  diminution  dépasserait  ainsi  trente  pour  cent. 
Elle  serait  accompagnée,  d'autre  part,  d'une  progression  sen- 
sible dans  la  consommation  des  boissons  hygiéniques,  vins, 
bière,  cidre.  Quant  aux  cabarets,  leur  nombre  serait  resté  le 
même,  c'est-à-dire  de  sept  à  huit  pour  mille  habitants,  de- 
puis 1882*.  Ce  sont  là  des  résultats  qui  ont  leur  importance, 
d'autant  que  le  monopole  ainsi  pratiqué,  outre  ses  avantages 
hygiéniques,  a  le  mérite  de  favoriser  l'agriculture  et  de 
fournir  aux  cantons  des  ressources,  sans  imposer  à  la  popu- 
lation des  mesures  vexatoires. 

Mais,  sur  le  terrain  politique  peut-être  plus  qu'écono- 
mique, le  monopole  suscite  des  controverses  et  ne  manque 
pas  d'adversaires.  On  l'accuse  de  gêner  le  commerce  en  sup- 
primant, par  des  tarifs  fixes,  la  loi  de  l'offre  et  de  la  demande, 
et  de  violer  les  principes  de  la  liberté  économique  au  nom 
et  en  faveur  du  socialisme  d'Etat. 

La  Russie  n'a  pas  reculé  devant  ces  objections  plus  ou 
moins  fondées.  Elle  a  définitivement  adopté,  en  1896,  la  fa- 
brication et  la  vente  par  l'Etat  de  l'alcool  et  de  l'eau-de-vie. 
Jusqu'en  1863,  ce  monopole  était  concédé  à  des  fermiers  gé- 

1.  Aperçu  sur  le  monopole  de  l'alcool  en  Suisse,  par  W.  Milliet. 


M 


L'ALCOOLISME  DEVANT  LA  CHAMBRE  755 

néraux.  hes  abus  dont  il  fut  l'occasion  engagèrent  le  gou- 
vernement à  le  supprimer  et,  de  fait,  à  partir  de  1863,  il  fut 
remplacé  par  un  impôt  sur  Falcool  fabriqué,  dont  le  budget, 
sinon  la  morale  et  l'hygiène,  eut  grandement  à  se  louer.  La 
population  slave,  il  faut  bien  le  dire,  est  affligée  d'un  pen- 
chant irrésistible  pour  l'ivrognerie  la  plus  dégradante. 
D'après  M.  Borodine,  «  le  paysan  russe  est  prêt  à  boire  n'im- 
porte quelle  mixture  nuisible,  pourvu  qu'elle  soit  enivrante 
et  à  bon  marché  ».  Aussi  le  moujik  est-il  une  proie  facile 
pour  le  cabaretier.  Celui-ci,  doublé  d'un  usurier,  a  vite  fait 
de  dépouiller  le  paysan  du  fruit  de  son  travail,  de  son  épargne 
et  même  de  ses  récoltes  sur  pied.  En  échange,  il  lui  donne 
un  alcool  de  qualité  détestable,  dont  l'effet  est  de  consommer 
la  ruine  morale  et  physique,  après  la  ruine  matérielle.  Le 
servage  du  cabaret  succède  ainsi  au  servage  de  la  glèbe,  dont 
Alexandre  II  avait  affranchi  le  moujik. 

Dès  son  avènement  au  trône,  Alexandre  III,  ému  des  pro- 
grès de  l'ivrognerie  parmi  les  masses  populaires,  résolut 
d'engager  la  lutte  contre  l'alcoolisme.  Les  plaintes  les  plus 
vives  s'élevaient  de  toutes  parts  sur  les  vices  de  l'impôt  des 
boissons,  sur  l'ivrognerie  des  classes  inférieures,  et  la  désor- 
ganisation morale  et  matérielle  des  campagnes  qui  en  était 
le  résultat.  L'empereur  prescrivit  des  mesures  qui  n'étaient 
guère  que  des  palliatifs  ;  mais,  dès  1885,  il  ordonna  l'étude 
d'un  projet  de  vente  par  l'État  des  spiritueux,  et,  sur  la  fin  de 
son  règne,  il  avait  résolu  d'appliquer  le  monopole  à  un  cer- 
tain nombre  de  provinces  de  son  empire.  Il  faut  dire,  à  l'hon- 
neur du  gouvernement  russe,  que  le  point  de  vue  fiscal  n'en- 
tra pour  rien  dans  cette  résolution.  Il  fut  mis  tout  à  fait  au 
second  plan.  L'assiette  des  finances  était  solidement  établie, 
quand  on  entama  la  réforme  des  boissons.  «  Ce  que  le  trésor 
encaisse  en  moins  sur  les  boissons,  disait  dans  son  rapport 
le  ministre  des  finances,  il  le  recouvre  en  plus,  soit  sur  d'au- 
tres contributions  indirectes,  soit  sur  les  impôts  directs  ;  en 
môme  temps  on  voit  progresser  le  bien-être  et  la  moralité 
des  masses.  » 

Le  monopole,  après  des  essais  partiels  dans  un  certain 
nombre  de  provinces,  est  devenu  la  loi  commune  de  l'em- 
pire. Il  fonctionne  dans  trente-cinq    gouvernements,  et  il 


756  L'ALCOOLISME  DEVANT  LA  CHAMBRE 

sera  mis  en  vigueur  dans  le  surplus  du  territoire  impérial  à 
partir  du  1^'  juillet  1902.  L'État  russe  n'a  pas  monopolisé  la 
distillation,  mais  il  l'a  limitée  et  réglementée.  L'administra- 
tion achète  par  adjudication  un  tiers  des  quantités  dont  elle 
a  besoin  ;  elle  se  procure  les  deux  autres  tiers  par  des  achats 
à  l'amiable,  dont  les  prix  sont  fixés  par  le  ministre,  d'après 
les  conditions  locales  de  la  production.  L'Etat  se  réserve 
ainsi  le  droit  exclusif  de  servir  d'intermédiaire  entre  le  pro- 
ducteur et  le  consommateur.  Il  fait  rectifier,  dans  des  usines 
à  lui  ou  sous  sa  surveillance,  l'alcool  qu'il  a  acheté,  il  le  con- 
serve dans  des  locaux  à  lui,  et  ne  laisse  sortir  de  ses  bu- 
reaux que  des  récipients  clos  et  cachetés.  Ces  récipients 
sont  des  bouteilles,  dont  la  contenance  varie  de  six  centili- 
tres à  trois  litres.  Ils  portent  une  étiquette  indiquant  le  prix 
de  l'alcool,  le  prix  du  verre,  le  degré  et  le  volume  du  liquide 
qui  s'y  trouve  contenu. 

Le  consommateur  reçoit  l'alcool,  ainsi  préparé,  soit  direc- 
tement de  l'administration,  soit  indirectement  par  l'entre- 
mise des  débitants.  Ceux-ci  sont  de  deux  sortes.  Les  uns  ont 
été  substitués  aux  cabarets.  Les  vendeurs  sont  des  fonction- 
naires de  l'Etat,  ne  recevant  aucune  remise,  mais  jouissant 
d'un  traitement  fixe,  afin  de  ne  pas  être  tentés  de  pousser  à 
la  consommation.  Ils  délivrent  l'alcool  en  bouteilles  cache- 
tées, qu'il  est  interdit  tant  aux  vendeurs  qu'aux  acheteurs 
d'ouvrir  sur  place.  Ces  derniers  ne  doivent  ni  boire,  ni  fumer, 
ni  parler  haut,  ni  séjourner  dans  les  débits.  Ils  ne  peuvent  ni 
décacheter  les  bouteilles,  ni  même  demander  aux  vendeurs 
des  tire-bouchons,  clous  ou  autres  ustensiles  propres  à  les 
déboucher. 

En  dehors  de  ces  agents,  de  simples  particuliers  peuvent 
obtenir,  mais  à  des  conditions  spéciales,  le  droit  de  vendre 
les  produits  du  monopole.  Seuls,  les  buffets  des  gares,  des 
clubs,  les  restaurants  ou  hôtels  ont  la  faculté  de  débiter  l'al- 
cool au  verre  et  de  le  laisser  consommer  sur  place. 

Gomme  on  le  voit,  la  préoccupation  du  législateur,  dans  le 
système  russe,  est  de  supprimer  le  cabaret  et  le  cabaretier, 
pour  laisser  subsister  le  restaurant,  où  l'on  ne  donne  à  boire 
qu'à  la  condition  de  donner  en  même  temps  à  manger.  Le 
résultat  a-t-il  répondu  aux  espérances  ?  Oui,  s'il  faut  s'en  rap- 


L'ALCOOLISME  DEVANT  LA  CHAMBRE     *  757 

porter  aux  statistiques,  toujours  un  peu  indécises,  ou  d'une 
interprétation  difficile,  quand  elles  embrassent  une  expé- 
rience de  trop  courte  durée  pour  être  décisive.  Quoi  qu'il 
puisse  en  être  dans  l'avenir,  il  est  sûr  que  le  nombre  des  dé- 
bits pour  la  vente  au  verre  a  singulièrement  diminué  dans  les 
régions  où  le  monopole  est  appliqué  depuis  le  1®''  janvier 
1898.  Dans  les  villes,  avant  le  monopole,  les  débits  existants 
étaient  de  11  250,  ils  ne  sont  plus  que  2  826,  c'est-à-dire  que 
la  diminution  est  de  75  pour  100.  Dans  les  campagnes,  au  lieu 
de  23  433,  on  n'en  trouve  plus  que  2  265.  La  diminution  est  ici 
de  90  pour  100  *.  La  loi  voulait  surtout  délivrer  la  campagne  de 
l'esclavage  du  cabaret  et  du  cabaretier  doublé  d'un  usurier. 
Il  semble  bien  qu'elle  ait  réussi. 

En  établissant  le  monopole,  l'État  ne  s'est  en  rien  préoc- 
cupé d'indemniser  les  marchands  en  gros  et  les  débitants 
auxquels  il  se  substituait.  Il  a  simplement  déclaré  qu'ils  n'a- 
vaient droit  à  aucun  dédommagement,  ni  pour  la  perte  de 
leur  clientèle,  ni  pour  la  dépréciation  de  leur  matériel.  «  Les 
profits  des  débitants,  dit  l'exposé  des  motifs,  tiennent  aux 
conditions  anormales  dans  lesquelles  s'exerce  le  commerce 
des  alcools,  et  s'achètent  au  prix  des  conséquences  les  plus 
funestes  pour  le  bien  du  pays.  Le  monopole  ayant  précisé- 
ment pour  objet  de  libérer  le  peuple  du  tribut  excessif  qu'il 
leur  paie,  il  n'y  a  pas  de  raison  de  leur  accorder  une  indem- 
nité pour  les  pertes  qu^ils  subiront...  Du  reste,  les  fortunes 
des  marchands  d'alcool  sont  assez  grosses  pour  que  le  fisc 
soit  dispensé  d'y  rien  ajouter.  »  L'État  russe,  on  le  voit  bien, 
ignore  la  puissance  électorale  du  mastroquet.  Aucun  pays  de 
suffrage  universel  n'oserait  traiter  aussi  cavalièrement  le 
grand  électeur  des  temps  modernes. 

Le  gouvernement  russe  ne  s'est  pas  contenté  d'imposer  le 
monopole.  Il  a  travaillé  à  faire  comprendre  au  peuple  le  mal 
provenant  de  l'abus  de  l'alcool,  et  l'utilité  de  la  nouvelle 
réforme.  C'est  dans  ce  but  qu'il  a  fondé  dans  les  provinces 
des  comités  ou  curatelles  de  tempérance.  Ces  comités  con- 
courent à  la  réalisation  du  but  de  la  loi  en  veillant  sur  son 
observation.  Ils  propagent  parmi  les  masses  les  leçons  de  la 

1.  A.  Schumacher,  Rapport  à  la  Commission  de  V alcoolisme , 


758  L'ALCOOLISME  DEVAJ^T  LA  CHAMBRE 

sobriété,  de  ses  avantages,  et  du  mal  fait  à  la  santé  par  l'usage 
immodéré  des  spiritueux.  Ils  organisent  des  lectures  popu- 
laires, impriment  des  brochures,  fondent  des  bibliothèques, 
des  salles  de  réunion,  des  bouillons  et  des  établissements 
pour  la  consommation  du  thé  et  du  café.  C'est  dans  ces  salles 
que  l'ouvrier  et  le  paysan  trouvent  des  distractions  qui  les 
reposent,  au  lieu  du  cabaret  qui  les  abrutit. 

Le  système  a  soulevé,  il  fallait  s'y  attendre,  de  nombreuses 
objections.  Nous  laissons  de  côté  celles  qui  viennent  des 
économistes  dits  orthodoxes,  pour  lesquels  un  principe  ne 
peut  être  sacrifié,  quand  môme  il  s'agirait  de  la  vie  d'un 
peuple.  Qu'il  meure,  s'il  lui  plaît  de  se  tuer,  mais  que  la 
liberté  commerciale  et  la  liberté  individuelle  restent  invio- 
lées !  Tout  à  l'initiative  privée,  rien  par  l'État.  Les  difficultés 
de  ce  genre  sont  de  celles  qui  ne  prouvent  rien,  parce  qu'elles 
veulent  trop  prouver.  S'il  est  des  cas  où  l'État  viole  des  droits 
sacrés  par  une  intervention  abusive,  il  n'y  a  pas  lieu  de  lui 
faire  un  crime  de  gêner  le  droit  des  ivrognes  et  des  empoi- 
sonneurs publics.  Mais  le  monopole  en  Russie  a-t-il  arrêté 
le  progrès  du  mal  ? 

M.  Borodine,  dans  un  rapport  du  4  novembre  1898  à  la  Com- 
mission de  l'alcoolisme,  prétend  que  le  remède  n'a  rien  guéri. 
D'abord,  du  cabaret,  l'ivrognerie  a  passé  dans  la  rue .  «  La  foule 
se  presse,  dit  un  correspondant,  aux  portes  du  débit.  Elles 
s'ouvrent.  C'est  à  peine  si  la  vendeuse  et  son  aide  peuvent 
suffire  à  vendre  les  quarts,  les  bouteilles  et  les  fioles.  Tout  cela 
se  prend  et  s'ouvre  d'une  manière  tout  à  fait  singulière  à  côté 
du  débit  :  le  paysan  prend  la  bouteille  de  la  main  gauche  et 
frappe  de  la  main  droite  sur  le  fond,  jusqu'à  ce  que  le  bou- 
chon soit  chassé  par  la  mousse  de  l'alcool,  et  se  verse  dans 
la  gorge,  avec  force  glouglous,  la  boisson  vivifiante.  En  une 
heure,  la  rue  se  remplit  d'hommes  ivres...  On  dirait,  à  voir 
cette  foule,  qu'on  se  trouve  dans  une  ville  d'aliénés;  des 
chansons,  des  cris,  des  rires,  des  sanglots  et  des  blasphèmes, 
tout  cela  se  confond  dans  uu  brouhaha  général,  dont  se  déga- 
gent surtout  les  paroles  les  plus  obscènes.  »  Le  cabaret  est 
ainsi  transporté  dans  la  rue,  et  il  semble  pire  qu'autrefois  i. 

1.  Borodine,  Rapport,  p.  14  sqq. 


L'ALCOOLISME  DEVANT  LA  CHAMBRE  759 

M.  MinzlofF  réplique  au  rapport  de  M.  Borodine  que  ces 
scènes  de  la  rue,  si  regrettables  soient-elles,  ne  prouvent 
pas  que  le  nombre  des  ivrognes  ait  augmenté.  Ce  sont  les 
habitués  du  cabaret,  ceux  qui  ont  perdu  toute  pudeur,  les 
incorrigibles,  en  un  mot,  qui  donnent  ce  spectacle  dégradant. 
Malgré  ces  scènes  déplorables,  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  le  cabaret  est  autrement  dangereux  que  la  rue,  quand  il 
s'agit  d'entraînement  à  boire.  M.  de  MarkofF,  organisateur  et 
directeur  du  monopole,  disait  justement  à  M.  Berlillon  :  «  Le 
nombre  des  hommes  qui  se  soûlent  de  propos  délibéré, 
croyez-le  bien,  est  restreint.  Le  nombre  de  ceux  qui  se  lais- 
sent entraîner  est  immense.  Et,  après  avoir  cédé  au  vice  par 
la  force  de  l'exemple,  ils  en  prennent  la  passion  et  ne  son- 
gent plus  à  lui  résister.  Tout  cela,  par  cette  simple  prescrip- 
tion que  l'alcool  est  vendu  en  bouteilles,  est  supprimé.  Voilà 
donc  le  paysan  sorti  du  débit,  sa  bouteille  à  la  main.  Où  va- 
t-il  aller  pour  en  boire  le  contenu  ?  Chez  lui,  au  plus  vite, 
surtout  si  c'est  en  hiver  (en  été,  le  paysan  ne  boit  pas,  il  n'a 
pas  le  temps),  et,  par  conséquent,  sa  femme  le  saura.  Sa 
femme,  voilà  mon  auxiliaire  dans  la  lutte  contre  l'alcoolisme. 
C'est  elle  qui  sauvera  le  peuple  russe  de  l'alcool^.  » 

De  fait,  les  rapports  des  évêques,  des  gouverneurs  de  pro- 
vince et  des  maréchaux  de  la  noblesse,  attestent  la  diminu- 
tion du  nombre  des  ivrognes,  et  les  progrès  de  la  sobriété 
parmi  le  peuple  ouvrier.  D'autre  part,  l'accroissement  des 
recettes  du  fisc,  et  l'afflux  des  dépôts  aux  caisses  d'épargne 
confirment  le  progrès  économique  partout  où  fonctionne  la 
régie  des  spiritueux.  Il  y  a  lieu  de  croire  qu'une  expérience 
plus  longue  et  plus  décisive  ne  fera  que  confirmer  ces  pre- 
mières observations  en  faveur  de  l'action  moralisatrice  et 
économique  du  monopole. 

IV 

Pour  combattre  l'alcoolisme,  quelques-uns  ont  cru  qu'il 
suffirait  de  corriger  et  de  moraliser,  en  quelque  sorte, 
l'agent  responsable  de  ce  fléau  social.  «  Nous  prenons,  ont- 
ils  dit,  un  produit  composé  d'une  association  de  substances 

1.  Jacques  Bertillon,  le  Monopole  de  l'alcoolisme  en  Russie,  dans  la  Revue 
politique  et  parlementaire ,  août  1899. 


760  L'ALCOOLISME  DEVANT  LA  CHAMBRE 

plus  abominables  les  unes  que  les  autres.  Nous  rectifions  ce 
liquide,  et  nous  vous  rendons  une  boisson  hygiénique,  pure 
de  tout  mélange  toxique,  et  d'une  parfaite  innocuité.  »  Mal- 
heureusement il  n'en  est  pas  tout  à  fait  ainsi.  L'alcool  éthy- 
lique,  pour  être  pur,  ne  cesse  pas  d'être  nuisible,  et  l'usage 
d'un  poison,  légèrement  atténué,  n'en  devient  pas  moins 
pernicieux,  surtout  lorsque,  comme  c'est  ici  le  cas,  l'usage 
amène  fatalement  l'habitude,  et  ne  tarde  pas  à  conduire  à 
l'abus. 

D'autres,  pour  éloigner  les  buveurs  de  la  source  empoi- 
sonnée, ont  armé  la  loi  de  pénalités  plus  ou  moins  sévères. 
Ceux-là  veulent  frapper  la  victime  volontaire  du  meurtrier, 
et  la  sauver  en  la  punissant  de  sa  faiblesse.  Mais  les  péna- 
lités diverses  édictées  par  les  législateurs  modernes  ne  rap- 
pellent en  rien  la  sévérité  de  François  1",  dont  l'ordonnance 
de  1536  est  demeurée  célèbre.  A  la  première  fois,  le  délin- 
quant devait  être  mis  au  pain  et  à  l'eau;  à  la  deuxième,  il 
était  battu  de  verges  en  prison;  à  la  troisième,  fustigé  en 
public,  et,  si  on  le  reconnaissait  incorrigible,  il  subissait 
l'amputation  d'oreilles  et  le  bannissement  de  sa  personne. 
Nous  ne  demandons  pas  à  nos  législateurs  de  revenir  à  ce 
régime  draconien.  Nous  doutons  même  que  les  pénalités  les 
plus  rigoureuses  aient  sur  l'ivrogne  d'habitude  la  moindre 
vertu  curative.  Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'elles  stig- 
matisent un  acte  et  le  signalent  comme  immoral  et  honteux 
à  ceux  qui  seraient  tentés  de  le  commettre.  Les  pénalités 
aujourd'hui  en  vigueur  dans  les  divers  États  ne  vont  guère 
au  delà  de  l'amende  et  de  quelques  jours  de  prison.  La  loi 
allemande  suppose  cependant  que  certains  ivrognes  peuvent 
être  internés  pendant  deux  ans.  En  Belgique,  le  soldat  pris 
en  état  d'ivresse  perd  le  droit  de  porter  les  armes,  en  dehors 
du  service,  jusqu'à  sa  réhabilitation.  En  Suède  et  en  Russie, 
le  crime  commis  par  un  homme  ivre  est  puni  comme  s'il 
avait  été  perpétré  à  l'état  normal,  et  l'ébriété  n'est  jamais, 
dans  ce  cas,  circonstance  atténuante.  Ajoutons  enfin  que, 
dans  un  certain  nombre  de  pays,  la  loi  ne  reconnaît  pas  les 
dettes  de  cabaret. 

Plus  généralement,  pour  arrêter  les  progrès  de  l'alcoo- 
lisme, les  Etats  ont  eu  recours  aux  mesures  fiscales.  C'est 


L'ALCOOLISME  DEVANT  LA  CHAMBRE  761 

encore  aujourd'hui  le  soi-disant  remède  appliqué  dans  la 
plupart  des  pays.  On  fait  subir  à  l'alcool  le  poids  d'un  tarif 
exorbitant,  et  l'on  s'imagine,  par  là,  le  rendre  inaccessible, 
ou  peu  s'en  faut,  à  la  masse  des  consommateurs.  Le  moyen 
est  aisé;  il  est,  surtout,  tentant  pour  les  budgets  qui  man- 
quent d'équilibre  et  de  ressources.  Mais  a-t-il,  en  réalité, 
sur  les  progrès  de  l'alcoolisme,  la  puissance  d'une  barrière 
que  le  flot  ne  puisse  franchir  ?  Peut-être  le  fléau  subit-il  tout 
d'abord  un  arrêt,  mais  il  n'est  que  momentané.  Malgré  les 
charges  d'une  taxe  dix  à  douze  fois  supérieure  à  leur  valeur, 
les  liqueurs  fortes,  après  avoir  fléchi  sous  le  fardeau, 
reprennent  leur  place  de  faveur  dans  la  consommation. 
L'impôt  n'arrête  pas  l'essor  d'une  passion.  Le  buveur  boit 
au  risque  d'augmenter  sa  misère  matérielle.  Il  boit  les  hor- 
ribles mélanges  inventés  et  servis  par  la  fraude,  et  il  aggrave 
sa  misère  physique  et  morale.  Gomment  nos  législateurs 
ont-ils  essayé  de  résoudre  ce  difficile  problème  ?  C'est  ce 
qu'il  nous  faut  voir,  après  cette  rapide  excursion  à  travers 
la  situation  légale  faite  à  l'alcool  dans  les  principaux  Etats 
du  monde. 

HippoLYTE   MARTIN,    S.  J. 

(A  suivre,) 


UNE  CONSULTATION 

SUR 

LES  BIENS  DES  CONGRÉGATIONS 


Les  journaux  ont  publié  la  magistrale  consultation  de 
M.  Henri  Barboux,  ancien  bâtonnier  de  l'ordre  des  avocats, 
«  sur  la  question  de  savoir  si  les  biens  des  congrégations 
non  autorisées  peuvent,  d'après  les  principes  du  droit  com- 
mun, être  considérés  comme  des  biens  vacants  et  sans  maî- 
tres, que  l'Etat,  par  conséquent,  aurait  le  droit  de  reven- 
diquer ».  Le  droit  commun  :  c'est  lui,  en  effet,  que  M.  le 
Président  du  Conseil  a  constamment  invoqué  pour  essayer 
de  prouver  que  la  loi  spoliatrice  qu'il  prépare  ne  constitue 
nullement  une  mesure  d'exception,  mais  au  contraire  ne 
fait  que  consacrer  et  appliquer  des  maximes  de  droit  uni- 
versellement reconnues  et  acceptées. 

A  quel  point  cette  assertion  est  inexacte,  d'autres  juris- 
consultes l'ont  déjà  fait  voir  en  ce  qui  concerne  la  naissance 
et  la  vie  de  l'association  religieuse;  M.  Barboux  le  démontre 
maintenant  sur  le  point  spécial  de  la  propriété  des  biens,  avec 
une  précision  d'argumentation  et  une  netteté  de  dialectique 
absolument  irréfutable.  Les  biens  des  congrégations  même 
non  autorisées  ne  sauraient,  à  aucun  moment,  être  considé- 
rés comme  sans  maîtres;  il  faut,  pour  oser  le  prétendre,  mé- 
connaître des  principes  tenus  jusqu'à  présent  pour  indiscu- 
tables par  la  doctrine  et  la  jurisprudence.  Et  ce  n'est  pas  là 
une  opinion  personnelle  à  M.  Barboux.  Il  cite  les  définitions 
que  des  auteurs  faisant  autorité,  Demolombe,  Aubry  et  Rau, 
Laurent  lui-même,  si  connu  par  son  anticléricalisme,  ont 
données  des  biens  vacants,  pour  montrer  qu'aucune  d'entre 
elles  ne  peut  cadrer  avec  le  système  présenté  par  M.  Waldeck- 
Rousseau.  D'autre  part,  de  nombreux  avocats  ont  adhéré  pu- 
bliquement à  sa  consultation  :  par  exemple,  MM.  Rousse,  Bé- 
tolaud,  Bresson,  du  Buit,  Cartier,  Pouillet,  Ployer,  tous  an- 
ciens bâtonniers;  Bellaigue,  Brugnon,  de  Valroger,  Arsène 
Périer,    Sabatier,  Georges   Devin,    anciens    présidents   de 


UNE  CONSULTATION  SUR  LES  BIENS  DES  CONGRÉGATIONS     763 

Tordre  des  avocats  au  Conseil  d'Etat  et  à  la  Cour  de  cassa- 
tion, déclarent  qu'ils  approuvent  sans  réserve  les  conclusions 
posées  par  M.  Barboux. 

M.  le  Président  du  Conseil  est  avocat  lui-môme.  11  jouis- 
sait au  Palais  d'une  situation  très  haute.  On  se  plaisait  à 
rendre  hommage  à  l'étendue  de  ses  connaissances  profes- 
sionnelles et  à  la  sûreté  de  son  jugement.  La  pratique  jour- 
nalière des  affaires,  où  les  expédients  tiennent  plus  de  place 
que  les  principes,  a-t-elle  obscurci  ces  qualités  brillantes? 
L'auteur  du  projet  de  loi  sur  les  associations  ne  sait-il  plus 
discerner  la  vérité  juridique  ?  Ou  bien,  tout  en  continuant  de 
la  voir  nettement,  s'est-il  laissé  entraîner,  par  les  compro- 
missions de  la  politique,  à  la  méconnaître,  et  à  mettre  sciem- 
ment le  sophisme  au  service  de  l'iniquité?  On  n'ose  se  pro- 
noncer. Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  doit  être  très  pénible  à 
M.  Waldeck-Rousseau  de  se  voir  ainsi  ouvertement  démenti 
par  ses  plus  éminents  confrères. 

I 

Il  y  a  un  chiffre  fameux  qui,  toml)é,  à  Toulouse,  de  la  bouche 
du  président  du  Conseil,  a  fait  le  tour  du  pays,  de  l'opinion, 
de  la  presse,  et  qui  est  aujourd'hui  passé  dans  la  langue  cou- 
rante :  le  milliard  des  congrégations.  De  ce  milliard,  quelle 
est  la  part  officiellement  afférente  aux  congrégations  non 
autorisées  ?  D'après  les  résultats  de  l'enquête  gouvernemen- 
tale, elle  serait  de  565  millions.  Ces  évaluations  ne  visent 
que  les  biens  immobiliers.  Dans  le  plus  récent  de  ses  dis- 
cours, M.  Brisson,  dont  la  puissante  imagination  se  plaît 
aux  calculs  fantaisistes,  lorsqu'il  s'agit  de  grossir  la  richesse 
congréganiste  «  œuvre  ténébreuse  de  la  captation  et  de  la 
fraude,  trésor  de  guerre  contre  les  idées  modernes  et  contre 
le  gouvernement  que  le  pays  s'est  donné  »,  M.  Brisson  estime 
que,  d'une  manière  générale,  les  congréganistes  ont  dix  fois 
plus  de  capitaux  que  d'immeubles.  C'est  donc  une  fortune  de 
cinq  milliards  et  demi  que  posséderaient  les  congrégations 
non  autorisées.  Acceptons  ces  chiffres  tels  qu'ils  sont  énoncés  ; 
ce  n'est  pas  le  lieu  de  rééditer  les  nombreuses  et  légitimes 
rectifications  qui  les  ont  réduits  à  la  mesure  de  la  réalité. 


764  UNE  CONSULTATION 

Cinq  milliards  et  demi  que  l'État  aurait  le  droit  de  s'ap- 
proprier et  sur  lesquels  il  a  différé  jusqu'à  présent  de  mettre 
la  main  ! 

Car  enfin,  disons-le  tout  de  suite  avec  M.  Barboux  :  «  S'il 
était  vrai  que  les  biens  d'une  congrégation  non  reconnue 
soient  vacants  et  sans  maîtres,  au  moment  de  sa  dissolution, 
ils  le  seraient  aussi  pendant  son  existence;  car  la  dissolution 
n'a  qu'un  effet,  celui  de  disperser  les  associés,  de  mettre  fin 
à  leur  cohabitation;  elle  ne  change  en  aucune  façon  le  carac- 
tère juridique  des  droits  qu'ils  avaient  ou  prétendaient  avoir 
sur  les  biens  qui  servaient,  tant  qu'a  duré  la  communauté,  à 
l'entretien  des  personnes  et  au  fonctionnement  des  œuvres.» 
C'est  donc  avant  aussi  bien  qu'après  la  dispersion,  ce  serait 
dès  maintenant,  avant  le  vote  de  la  loi,  aujourd'hui  même, 
que  les  biens  des  congrégations  non  autorisées  seraient  à  la 
merci  de  l'État;  et  l'État  ne  s'en  empare  pas? 

Ajoutons  qu'il  y  a  beaucoup  d'autres  associations,  en  dehors 
des  congrégations  non  reconnues,  à  ne  pas  remplir  les  condi- 
tions légales  pour  posséder  socialement.  Le  nombre  des  grou- 
pements laïques  qui  se  trouvent  dans  ce  cas  est  incalculable. 
Les  biens  qu'ils  détiennent  doivent  être,  tout  comme  les  biens 
des  congrégations,  réputés  vacants  et  mis  à  la  disposition  de 
l'État.  Et  alors,  encore  une  fois,  comment  se  fait-il  que  l'État, 
déclaré  le  seul  maître  légitime  de  cette  propriété  laïque,  de 
cette  propriété  congréganiste,  hésite  à  les  appréhender  ? 

«  Le  fisc,  cependant,  c'est  la  remarque  de  M.  Barboux,  le 
fisc  ne  passe  en  France,  ni  pour  aveugle,  ni  pour  généreux. 
Dès  lors,  à  qui  fera-t-on  croire  que  s'il  existait  des  biens 
d'une  valeur  de  plusieurs  milliards...  appartenant  à  l'État, 
en  vertu  des  dispositions  du  code  civil,  le  fisc  ne  s'en  se- 
rait pas  depuis  longtemps  emparé?...  A  qui  fera-t-on  croire 
qu'on  aurait  péniblement,  à  trois  reprises  différentes,  depuis 
1880,  chargé  ces  biens  au  profit  de  l'État,  d'impôts  de  plus 
en  plus  lourds,  s'ils  appartenaient  à  l'État?  Qui  admettra  que 
depuis  vingt  ans  la  tribune  ait  à  chaque  instant  retenti  de  dis- 
cussions sur  les  biens  de  mainmorte  et  la  taxe  d'accroisse- 
ment, s'il  avait  suffi  d'un  mot,  d'un  seul  mot,  pour  les  rendre 
inutiles?  Et  qui  croira  qu'un  homme  affamé  s'amuse  à  ramas- 
ser les  miettes  d'un  tel  festin,  si  nul  convive  n'est  assis  au- 


SUR  LES  BIENS  DES  CONGRÉGATIONS  765 

tour  de  la  table,  si  les  mets  qui  la  couvrent  n'appartiennent 
à  personne,  et  s'il  lui  sufïit  d'étendre  la  main  pour  les  saisir 
et  d'ouvrir  la  bouche  pour  les  dévorer?  » 

Ne  nous  contentons  pas  des  soupçons  de  fausseté  que 
nous  inspire  la  seule  inaction  du  fisc.  Examinons  de  plus 
près  la  thèse  qui  livre  à  l'Etat  le  patrimoine  des  congré- 
gations non  reconnues.  Il  ne  nous  sera  pas  difficile  de  dé- 
montrer : 

—  Qu'elle  se  heurte  aux  règles  de  droit  les  plus  certaines, 
indépendantes  d'ailleurs  des  diverses  conceptions  que  l'on 
peut  se  faire  de  l'association  ; 

—  Qu'elle  est  en  contradiction  formelle  avec  les  principes 
fondamentaux  antérieurement  posés  par  les  adeptes  mômes 
de  la  théorie  spoliatrice  ; 

—  Qu'elle  érige  en  système  la  violation  de  la  propriété 
privée,  la  confiscation,  le  vol. 

II 

Elle  se  heurte  à  des  règles  certaines  de  droit. 

Prenons  à  part  un  instant  les  biens  mobiliers  de  l'associa- 
tion, de  la  congrégation  non  reconnue.  En  ce  qui  les  con- 
cerne, la  thèse  est  absolument  insoutenable.  Le  principe  que 
les  biens  sans  maître  appartiennent  à  l'État  ne  s'applique,  en 
général,  qu'aux  immeubles.  Il  ne  s'étend  aux  meubles  que 
dans  le  cas  d'une  succession  vacante.  Or,  dans  le  cas  pré- 
sent, il  n'y  a  pas  ouverture  de  succession,  puisqu'il  n'y  a  pas 
eu  mort  d'homme. 

Nos  adversaires  pourraient  peut-être  le  prétendre,  avec 
quelque  apparence  de  logique,  si  nous  étions  en  présence 
de  la  dissolution  d'une  congrégation  reconnue.  Une  fois 
admis  que  dans  la  congrégation  reconnue,  le  seul  proprié- 
taire est  la  personne  civile,  distincte  des  associés,  créée  par 
l'État  et  investie  par  lui  de  la  capacité  juridique,  on  pourra 
dire,  le  jour  où  l'État  détruira  son  ouvrage  et  fera  rentrer 
dans  le  néant  cette  fiction  légale  qu'il  en  a  tirée,  on  pourra 
dire,  à  la  rigueur,  qu'il  y  a  ouverture  d'hérédité,  comme  à  la 
mort  d'un  propriétaire  en  chair  et  en  os  ;  hérédité  vacante, 


766  UNE  CONSULTATION 

exposée  à  la  revendication  gouvernementale,  puisque  la  per- 
sonne morale  disparue  ne  laisse  pas  d'héritiers. 

C'est  en  raisonnant  de  la  sorte  que  les  rhéteurs  de  la  Révo- 
lution préparèrent  jadis  la  confiscation  totale  des  biens,  meu- 
bles et  immeubles  du  clergé,  et  des  autres  communautés. 
«  Les  propriétaires  des  biens  ecclésiastiques  sont  des  êtres 
moraux  créés  par  la  loi,  dirent-ils.  Détruisons  par  la  loi  ce 
qui  n'existe  que  par  elle.  Les  biens  d'Eglise  n'auront  plus  de 
propriétaire  ;  ils  seront  vacants  et,  à  ce  titre,  de  plein  droit 
dévolus  au  fisc.  »  En  vain  Maury  essaya  de  faire  observer 
que  Ton  ne  succède  pas  à  ceux  que  l'on  tue  ;  il  cita  le  vers  de 
Grébillon  : 

Ah  !  peut-on  hériter  de  ceux  qu'on  assassine  ? 

Entraînée  par  Talleyrand,  par  Mirabeau,  par  Treilhard,  l'as- 
semblée passa  outre. 

Mais  le  raisonnement  spécieux,  et  qu'il  est  hors  de  propos 
de  réfuter  ici,  présenté  alors  pour  justifier  l'expropriation 
des  corporations  ecclésiastiques  et  religieuses,  ne  peut  en 
aucune  façon  s'appliquer  aux  congrégations  non  reconnues. 
Nos  contradicteurs  doivent  en  convenir,  eux  qui  nous  rappe- 
lent  si  souvent  que  cette  catégorie  de  congrégation  est  dé- 
pourvue de  la  personnalité  civile,  base  unique  de  l'argumen- 
tation des  Constituants  de  89. 

Donc,  —  nous  Tavons  vu,  —  les  meubles  d'une  congréga- 
tion non  reconnue  ne  font  point  partie  d'une  universalité 
héréditaire  ;  et  si  l'on  déclare  qu'ils  n'ont  pas  de  proprié- 
taires, l'Etat  ne  peut  se  prévaloir,  pour  exclure  tout  autre 
compétiteur,  d'un  privilège  qui  ne  lui  a  été  accordé  que  dans 
le  cas  d'une  succession  vacante.  Ces  meubles  constituent 
une  série  de  res  nulllus^  de  res  derelictae  rapprochées  de  fait 
les  unes  des  autres,  «  mais  qui  n'appartiennent  pas  plus  à 
l'État  qu'une  compagnie  de  perdreaux^  ».  Ils  sont  à  qui- 
conque réussit  à  s'en  emparer.  Si  nos  législateurs  ont  à  cœur 
d'en  grossir  le  Trésor,  ils  doivent  conseiller  aux  agents  du 
fisc,  non  pas  de  les  revendiquer,  mais  d'en  prendre  vivement 
possession,  et  d'être  les  premiers  occupants.  Qu'ils  n'atten- 

1.  Expression  de  M.  le  comte  de  Vareiiles-Sommières  (cZu  Contrat  d'asso- 
ciation, p.  149  ). 


SUR  LES  BIENS  DES  CONGRÉGATIONS  767 

dent  pas  la  dispersion  de  la  communauté  ;   qu*ils  luttent  de 
vitesse  avec  les  voleurs  et  les  prœdones. 

Mais  non  ;  il  ne  saurait  y  avoir  ici  ni  voleurs  ni  prœdones  ; 
faire  main  basse  sur  les  vases  sacrés,  les  tableaux,  les  meu- 
bles, les  livres  d*un  couvent  de  dominicains  ou  de  jésuites, 
c'est  tout  simplement  devenir,  par  occupation,  légitime  pro- 
priétaire de  choses  qui  n'étaient  à  personne.  S'il  y  a  un  vo- 
leur, c'est  le  couvent  qui  faisait  fraude  à  la  loi  en  possédant 
ces  objets. 

Une  autre  règle  non  moins  certaine  que  celle  que  nous 
venons  de  rappeler  touchant  les  meubles,  c'est  que  l'Etat  ne 
peut  user  du  droit  de  revendication  ou  d'occupation  qui  lui 
est  attribué  par  le  code  civil  que  dans  le  cas  où  les  biens, 
meubles  ou  immeubles,  sont  véritablement  vacants  et  sans 
maitres,  c'est-à-dire,  ne  sont  plus,  de  fait,  ni  détenus  ni  pos- 
sédés par  personne  ^ 

Dès  lors,  comment  ce  droit  pourra-t-il  s'exercer  sur  des 
biens  qui  sont  matériellement  possédés,  occupés,  adminis- 
trés par  des  religieux  ou  des  laïques,  par  des  sociétés  civiles 
ou  commerciales,  en  vertu  de  titres  réguliers,  d'actes  authen- 
tiques, transcrits  dans  les  bureaux  d'enregistrement,  avec 
toutes  les  formes  protectrices  de  la  propriété  civile  ? 

Sur  la  validité  de  ces  titres,  des  doutes  pourront  s'élever, 
des  chicanes  pourront  être  suscitées;  il  y  aura  procès.  Pa- 
reille chose  arrive  journellement  au  sujet  des  propriétés 
laïques.  Mais  le  débat  restera  confiné  dans  la  sphère  des  in- 
térêts privés;  ce  sera  affaire  entre  particuliers.  Le  rejet  des 
prétentions  de  celui-ci  sera  la  confirmation  des  réclamations 
de  celui-là.  L'État  n'a  pas  le  droit  d'intervenir  pour  revendi- 
quer des  biens  qui,  loin  d'être  sans  maître,  sont  disputés  par 
plusieurs  maîtres.  Il  n'a  pas  le  droit  de  contester  les  titres 

1.  Le  principe  des  articles  539  et  713  (relatifs  aux  biens  vacants)  s'ap- 
plique aux  immeubles,  quand  il  y  en  a  de  vacants,  ce  qui  ne  peut  guère 
arriver  que  dans  les  grandes  calamités,  la  peste,  la  guerre,  etc.,  et  alors 
même  l'Etat  ne  succède  que  par  voie  de  déshérence.  Pour  qu'il  y  ait  Heu  à 
l'application  du  principe,  il  faut  supposer  qu'un  propriétaire  abandonne  un 
immeuble  dans  l'intention  de  ne  l'avoir  plus,  ce  qui  n'arrivera  guère  dans 
nos  sociétés  modernes  où  les  hommes  sont  si  avides  de  propriété.  {Lau- 
rent, cité  par  M.  Barboux.) 


768  UNE  CONSULTATION 

de  la  propriété  des  citoyens.  Son  rôle  à'' occupant  ne  com- 
mence que  lorsque,  parmi  les  individus,  plus  personne  n'é- 
lève la  voix  à  titre  d'ayant  droit,  et  que  les  biens,  réellement 
abandonnés,  restent  là  gisants  au  soleil  ;  ce  qui  n'arrivera 
guère,  dit  Laurent,  que  dans  les  cas  de  guerre,  de  peste,  de 
famine,  alors  que  tous  les  ayants  droit  sont  emportés  d'un 
coup  par  le  fléau. 

Les  fluctuations  et  divergences  de  la  doctrine  en  matière 
de  propriété  collective,  et  surtout  congréganiste,  se  sont 
ajoutées  au  désir  de  s'enrichir,  si  enraciné  parmi  les  hommes, 
pour  donner  naissance  à  maintes  actions  civiles  contre  les 
communautés  religieuses.  La  jurisprudence,  indécise  à  son 
tour,  a  tranché  les  diff'érends  par  les  solutions  les  plus  di- 
verses ;  tantôt  elle  a  maintenu  les  biens  en  litige  dans  la  pos- 
session des  congréganistes,  tantôt  elle  les  a  fait  passer  à  d'au- 
tres mains.  A-t-elle  jamais  débouté  les  deux  parties  pour 
inviter  l'Etat  à  se  substituer  en  leur  lieu  et  place,  et  à  s'em- 
parer des  biens,  objet  de  la  contestation? 

De  ce  qui  précède,  il  résulte  que  la  thèse  qui  livre  à  l'Etat 
les  biens  des  congrégations  non  autorisées  est  en  désaccord 
avec  des  règles  de  droit  absolument  certaines,  indépendantes 
des  idées  diverses  que  l'on  peut  se  faire  de  la  situation  juri- 
dique de  l'association  libre.  De  plus,  avons-nous  dit,  elle  est 
en  contradiction  formelle  avec  le  grand  principe  posé  par 
ceux-là  même  qui  soutiennent  cette  théorie. 

III 

Ce  principe  est  celui  de  Tincapacité  juridique,  de  l'inexis- 
tence légale  de  la  congrégation  non  reconnue  ;  et  le  raison- 
nement est  le  suivant  :  La  communauté,  n'étant  point  auto- 
risée, est  inhabile  à  un  acte  quelconque  de  la  vie  civile;  elle 
n'a  pu  ni  recevoir,  ni  acheter,  ni  acquérir  en  aucune  manière  ; 
elle  ne  peut  pas  posséder.  Et  comme,  d'ailleurs,  c'est  pour 
elle,  non  pas  pour  lui  que  le  religieux  acquiert  et  possède, 
il  s'ensuit  qu'il  n'y  a  aucun  possesseur,  que  les  biens  sont 
sans  maître  et  à  la  discrétion  de  l'Etat. 

Il  s'ensuit...;  mais,  nullement;  la  conclusion  ne  suit  pas 
des  prémisses  posées.   Admettons  que  la  communauté  non 


SUR  LES  BIENS  DES  CONGREGATIONS  769 

reconnue,  par  le  fait  qu'elle  n'a  pas  été  élevée  à  la  dignité  de 
personne  légale,  soit  incapable  d'agir  au  civil,  incapable 
d'acquérir  et  de  posséder,  la  conséquence  qui  en  découle  et 
-qui  s'impose,  à  l'exclusion  de  toute  autre,  c'est  que  les  biens 
de  la  communauté  n'ont  pas  cessé  d'appartenir  à  ceux  qui  les 
ont  apportés,  donnés  ou  vendus.  Ces  apports,  ces  ventes, 
ces  donations,  ayant  été  consentis  à  une  personne  radica- 
lement inhabile,  sont  nuls  et  non  avenus;  les  aliénateurs 
n'ont  rien  aliéné;  ils  peuvent  revendiquer;  ils  peuvent  éter- 
nellement revendiquer.  Donc  les  biens  ne  sont  pas  sans 
maîtres;  ils  ont  des  maîtres  faciles  à  rechercher  et  à  décou- 
vrir, les  anciens  propriétaires  ;  donc  l'Etat  ne  saurait  être 
admis  à  se  les  annexer. 

Qu'on  ne  dise  pas  que  les  donateurs,  vendeurs  et  autres, 
doivent  être  considérés  comme  ayant  définitivement  abdiqué 
leur  propriété  sur  des  biens  donnés  et  vendus  à  un  pur 
néant,  que  donner  ou  vendre  une  chose  au  néant  c'est  une 
manière  de  renoncer  absolument  à  cette  chose. 

Remarquons  d'abord  qu'on  pourrait  en  dire  autant  de 
toutes  les  donations,  legs,  aliénations  quelconques  adressées 
à  des  personnes  non  conçues,  ou  à  des  personnes  frappées 
d'une  incapacité  absolue  de  recevoir.  On  livrerait  à  l'Etat 
bien  d'autres  patrimoines  que  ceux  qu'on  veut  lui  attribuer. 
La  confiscation  deviendrait  la  sanction  de  presque  toutes  les 
nullités  des  actes  de  la  vie  civile,  nullités  dont  l'Etat  seul 
pourrait  se  prévaloir. 

De  plus,  pour  que  l'assertion  fût  vraie,  ne  faudrait-il  pas 
que  les  aliénateurs  aient  eu  conscience  de  donner  ou  de 
vendre  à  un  incapable  ?  Or,  c'est  le  contraire  qui  est  vrai;  ils 
ont  cru  fermement  aliéner  au  profit  de  personnes  habiles  à 
contracter.  Ne  faudrait-il  pas  au  moins  qu'ils  aient  eu  le 
dessein  ferme,  irrévocable,  de  se  défaire  de  leur  avoir,  quels 
que  puissent  être,  ultérieurement,  l'aboutissement  de  leur 
acte  et  les  mains  entre  lesquelles  tomberaient  les  biens 
cédés  ?  Mais,  ici  encore,  c'est  le  contraire  qui  est  la  vérité  ; 
ils  ont  entendu  ne  se  dépouiller  eux-mêmes  que  relative- 
ment, et  sous  la  condition  que  l'opération  accomplie  de  con- 
cert avec  telle  personne,  et  non  point  avec  une  autre,  serait 
valable. 

LXXXVI.  —  49 


770  UNE  CONSULTATION 

Notre  conclusion,  dans  l'hypothèse  de  l'incapacité  absolue 
de  la  congrégation  non  autorisée,  s'impose  tellement  que 
Laurent,  dans  l'avant-projet  qu'il  rédigea  sur  les  associa- 
tions, et  qui  fut  déposé  le  15  mars  1883  sur  le  bureau  de  la 
Chambre  des  députés  de  la  Belgique,  n'a  pas  cru  devoir 
l'éluder.  L'article  543  de  sa  proposition  de  loi  est  ainsi 
conçu  :  «  Les  biens  détenus  par  les  communautés  ou  éta- 
blissements non  reconnus  peuvent  être  revendiqués  :  l''  Par 
les  anciens  propriétaires  ;  2°  par  les  communes  au  nom  de 
rÉtat.  »  —  Les  anciens  propriétaires  apparaissent  en  pre- 
mier lieu,  ce  sont  ceux  qui  revendiquent  avant  l'Etat,  avant 
les  communes;  Etat  et  commune  n'interviennent  qu'à  leur 
défaut.  Nos  législateurs  du  Palais-Bourbon,  eux,  mettent  tout 
d'abord  en  évidence  et  presque  exclusivement  l'État.  Ce 
n'est  que  subsidiairement,  sous  forme  de  concession  béné- 
vole, qu'ils  accordent,  non  pas  à  tous  les  anciens  proprié- 
taires, mais  seulement  à  quelques-uns  d'entre  eux,  «  au  do- 
nateur, à  ses  héritiers  ou  ayants  droit,  aux  héritiers  ou  ayants 
droit  du  testateur  »,  la  faculté  de  reprendre  les  valeurs  cé- 
dées à  titre  gratuit. 

Au  surplus,  l'ancien  projet  belge  et  le  nouveau  projet 
français  se  mettent  promptement  d'accord  pour  rendre  illu- 
soire ce  droit  de  revendication  ouvert  à  la  totalité  ou  à  une 
catégorie  des  propriétaires  primitifs  ou  de  ceux  dont  ils  sont 
les  auteurs.  Manifestement,  de  part  et  d'autre,  on  a  craint 
que  les  particuliers  ne  se  servent  pas  des  armes  qu'on  leur 
mettait  entre  les  mains  ;  on  a  craint  que  les  nullités  invo- 
quées n'empêchent  pas  un  bon  nombre  de  congrégations 
non  reconnues  de  jouir  en  fait  de  certains  de  leurs  biens,  de 
vivre  encore,  ou  de  vivoter.  Sous  l'empire  de  ce  sentiment,  que 
font  nos  législateurs?  Ils  désarment  les  individus  pour  armer 
l'Etat.  «  Au  bout  de  trois  mois  »,  disait  Laurent;  a  au  bout 
d'un  an,  dit  M.  Waldeck-Rousseau,  au  bout  d'un  an  à  partir 
de  la  publication,  au  Journal  officiel,  du  jugement  de  disso- 
lution ou  de  l'acte  de  dissolution  volontaire,  le  donateur  ou 
ses  héritiers  ne  pourront  plus  revendiquer  les  biens  par  eux 
cédés;  la  propriété  en  sera  acquise  à  l'Etat.  » 

«  Au  bouî  de  trois  mois...  »,  «  au  bout  d'un  an...  »;  mais 
en  vertu  de  quel  principe?  Pendant  tout  le  temps,  si  long 


SUR  LES  BIENS  DES  CONGREGATIONS  771 

qu'il  soit,  que  la  congrégation  non  autorisée  a  détenu  les 
biens,  a-t-elle  pu  les  acquérir  par  prescription,  sauf  à  s'en 
voir  maintenant  dépouiller  par  le  fisc,  comme  incapable  ?  Mais, 
si  aujourd'hui  elle  est  incapable  de  retenir  et  de  posséder, 
hier  elle  était  incapable  d'acquérir  môme  par  prescription; 
quand  on  est  incapable,  on  ne  peut  pas  plus  acquérir  par 
prescription  qu'à  titre  gratuit  ou  onéreux.  La  propriété,  que 
la  congrégation  n'a  pu  déplacer,  est  donc  restée  là  où  elle 
était,  c'est-à-dire  entre  les  mains  des  anciens  propriétaires  ; 
et  ces  anciens  propriétaires,  qui  n'ont  pas  cessé  de  l'avoir,  ne 
cessent  pas  non  plus  de  pouvoir  la  revendiquer. 

Dira-t-on  qu'ils  finissent  par  perdre  leur  droit,  faute  d'en 
user?  Mais  le  droit  de  propriété  ne  se  perd  pas  par  le  simple 
non-usage,  et  quand  le  non-usage  n'a  pas  pour  complément, 
ou  contre -partie,  la  possession  acquisitive  d'autrui.  Celte 
possession  acquisitive  d'autrui  fait  ici  défaut. 

Donc  nos  adversaires,  s'ils  veulent  être  logiques  et  consé- 
quents avec  le  principe  qu'ils  ont  eux-mêmes  posé,  de  l'in- 
capacité absolue  des  congrégations  non  autorisées,  doivent 
convenir  qu'éternellement,  non  pas  pendant  un  an,  non  pas 
pendant  trente  ans,  mais  éternellement  les  anciens  proprié- 
taires ou  leurs  ayants  droit  restent  les  maîtres  légitimes  des 
biens  qu'ils  avaient  prétendu  aliéner,  quelle  que  soit  la  na- 
ture de  l'acte  de  cession,  vente,  legs,  donation  ;  et  qu'à  au- 
cune époque,  l'Etat  ne  saurait  avoir  qualité  pour  les  évincer. 

IV 

Mais  le  principe  de  l'incapacité  absolue  des  congrégations 
non  autorisées  est-il  à  l'abri  de  toute  critique  ?  Est-il  vrai 
qu'aucune  translation  de  propriété  ne  puisse  s'opérer  en  leur 
faveur?  Non,  rien  de  plus  contestable  que  ces  prétendues 
maximes  de  droit. 

On  a  démontré  de  façon  péremptoire  que,  rationnellement, 
abstraction  faite  des  lois  qui  nous  régissent,  l'association 
permise,  la  congrégation  non  autorisée,  peut,  en  vertu  des 
droits  qu'elle  trouve  en  son  sein,  acquérir  et  posséder,  qu'elle 
n'a  pas  besoin  pour  cela  du  secours  extérieur  de  la  person- 
nalité civile. 


T72  UNE  CONSULTATION 

On  a  démontré  péremptoirement  que,  même  dans  notre 
droit,  positif  actuel,  l'association  permise,  la  congrégation 
non  autorisée,  dépourvue  de  la  personnalité  fictive,  peut 
acquérir  et  posséder;  que  nos  lois  ne  sont  pas  tellement 
déraisonnables,  ni  tellement  tyranniques  qu'elles  lui  en 
dénient  la  faculté. 

On  a  démontré  que^  même  dans  les  associations  ou  con- 
grégations reconnues,  ce  n'est  pas  la  fiction  légale  de  la  per- 
sonnalité qui  crée  le  droit  de  posséder,  que  ce  droit  préexiste, 
que  l'hypothèse  de  la  personne  légale  n'a  d'autre  effet  que 
d'en  faciliter  l'exercice  et  l'usage^. 

Dans  les  associations,  dans  les  congrégations  autorisées, 
comme  dans  celles  qui  ne  le  sont  pas,  ce  n'est  point  à  un 
être  chimérique,  qui  n'existe  que  dans  l'imagination  ou  dans 
un  texte  écrit,  qu'il  faut  attribuer  la  propriété,  mais  aux  êtres 
vivants  et  tangibles  qui  se  sont  réunis  pour  former  l'asso- 
ciation. Ce  sont  eux  qui,  par  le  libre  accord  de  leurs  volontés 
et  le  jeu  des  conventions  honnêtes,  que  la  loi  elle-même 
sanctionne,  ont  créé  la  propriété  collective,  laquelle  n'est 
qu'une  des  formes  de  la  propriété  individuelle.  Ce  sont  eux 
qui  contractent,  qui  acquièrent,  qui  possèdent,  moyennant 
l'obligation  qu'ils  ont  assumée  de  maintenir  aux  biens  com- 
muns la  destination  qui  est  la  raison  même  de  leur  grou- 
pement. 

«  Ce  sont  eux  qui  possèdent...  —  passe  encore,  nous  dira- 
t-on,  quand  il  s'agit  de  sociétaires  laïques;  mais  quand  les 
associés  sont  des  religieux,  votre  proposition  est  inadmis- 
sible ;  vous  oubliez,  et  le  vœu  de  pauvreté  qui  les  lie,  et  le 
caractère  illicite  de  la  destination  des  biens  congréganistes.  » 

Oui,  nous  le  savons  ;  le  vœu  de  pauvreté  a  souvent  servi 
de  thème  aux  variations  déclamatoires  des  avocats  de  la 
nullité  de  tous  les  actes  de  propriété  accomplis  par  les  soins 
et  au  profit  des  congrégations.  Il  faut  voir  avec  quelle  vigueur 
M.  Laurent,  par  exemple,  dans  ses  livres,  ou  M.  Brisson 
dans  ses  discours,  s'élèvent  contre  ces  moines  qui  prétendent 
être  vraiment  propriétaires  ;  avec  quelle  vertu  effarouchée 

1.  M.  le  comte  de  Vareilles-Sommières  a  pleinement  mis  en  lumière  toutes 
ces  vérités.  (Voir  le  Contrat  d'association.) 


SUR  LES  BIENS  DES  CONGRÉGATIONS  773 

ils  les  rappellent  au  respect  d'un  engagement  sacré.  Les 
réformateurs  les  plus  austères  des  couvents,  les  Fourier  ou 
les  Rancé,  ne  sont  rien  auprès  de  ces  nouveaux  patrons  de 
la  pure  discipline  religieuse.  Ces  messieurs  ont-ils  eu  le 
souci,  au  préalable,  de  s'enquérir,  auprès  des  canonistes  de 
profession,  de  la  véritable  portée  des  vœux  de  religion? 
Nous  ne  pensons  pas  qu'ils  aient  pris  cette  précaution.  Ne 
se  font-ils  pas,  du  vœu  de  pauvreté,  une  idée  fausse  exagérée 
à  dessein,  pour  étayer  une  fragile  argumentation  et  justifier 
leur  indignation  de  commande  ?  Nous  sommes  très  incliné 
à  le  croire. 

Quand  on  parcourt  l'histoire  de  l'Eglise,  on  constate  que 
le  vœu  de  pauvreté  a  produit,  selon  les  temps,  des  effets  très 
divers.  A  qui  suit  les  variations,  en  ce  point,  de  la  discipline 
ecclésiastique,  la  pauvreté  religieuse  apparaît  comme  impli- 
quant, non  pas  précisément  la  privation  de  tout  bien,  mais 
plutôt  la  privation  des  plaisirs  et  des  aises  que  procurent 
d'habitude  les  biens  de  ce  monde.  Les  Pères  du  désert 
avaient  fait  le  vœu  de  pauvreté;  et  cependant  chacun  d'eux, 
dans  l'isolement  où  il  vivait,  retenait,  et  l'usage,  et  la  propriété 
du  peu  qui  suffisait  à  son  entretien.  Saint  François  de  Borgia, 
avant  de  quitter  le  monde,  avait  fait  le  vœu,  le  vœu  solennel, 
de  pauvreté;  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  conserver  l'usage 
et  la  propriété  des  grandes  richesses  de  son  duché  de  Gandie. 
Les  conditions  de  la  solennité  du  vœu  de  pauvreté,  comme 
aussi  l'étendue  des  effets  qu'elle  produit,  appartiennent  au 
droit  positif  ecclésiastique  et  dépendent  de  la  volonté  du 
Saint-Siège.  Ces  effets,  fussent-ils  aussi  rigoureux  que  nous 
le  représente  le  zèle  hypocrite  de  nos  adversaires,  ils  ne 
seraient  point  un  obstacle  à  la  constitution  de  la  propriété 
congréganiste;  car  l'Eglise,  qui  les  a  fixés,  serait  toujours 
libre  de  les  modifier. 

Toutefois,  observons  ici  que  l'Église  n'a  jamais  inscrit, 
parmi  les  effets  du  vœu  de  pauvreté,  ce  qu'on  appelle  la 
juort  civile  du  religieux.  Ce  n'est  pas  elle  qui  a  édicté  les 
incapacités  au  regard  des  biens  que  l'on  a  coutume  de  résu- 
mer en  ces  termes  et  dont  les  religieux  profès  étaient  frappés 
sous  l'ancien  régime.  Le  pouvoir  séculier  en  fut  l'auteur. 
Les  familles  et  l'État  y  trouvaient  leur  compte  ;  les  familles  : 


I 


774  UNE  CONSULTATION 

car  si  un  enfant  faisait  profession,  la  fortune  de  ses  frères  et 
sœurs  était,  par  là  môme,  augmentée  de  sa  part,  ainsi  que  de 
tous  les  biens  qui  pouvaient  lui  échoir  autrement;  l'Etat  : 
car  la  mort  légale  du  religieux,  ayant  pour  conséquence  la 
substitution,  dans  les  communautés  religieuses,  d'un  pro- 
priétaire factice  aux  propriétaires  réels  annihilés,  mettait 
d'avance  les  biens  à  la  discrétion  de  l'État,  créateur  mais 
aussi  destructeur,  s'il  le  voulait,  de  ce  propriétaire  fictif, 
et  préparait  de  la  sorte  les  confiscations  futures.  Quant  à 
l'Église,  ce  n'est  pas  elle  qui  a  inventé  les  expressions  de 
movl  civile^  de  personne  juridique^  de  mainmorte  ;  on  ne  les 
rencontre  pas  dans  le  droit  canon.  Loin  de  les  approuver, 
l'Église  a  condamné,  en  plus  d'une  circonstance,  le  sens  et  les 
conséquences  que  les  représentants  de  la  puissance  civile  y 
attachaient.  C'est  par  esprit  de  paix  qu'elle  a  fini  par  accepter 
ces  termes  là  où  ils  avaient  cours,  et  par  tolérer  le  régime 
qu'ils  signifiaient. 

Quel  est,  de  nos  jours,  le  régime  possessoral  tracé  géné- 
ralement aux  congrégations  par  le  droit  canonique  ?  Quel 
est,  présentement,  d'après  la  législation  ecclésiastique,  l'ef- 
fet du  vœu  solennel  de  pauvreté  ?  Actuellement,  et  depuis  le 
quatrième  concile  de  Latran  en  1215,  le  vœu  solennel  de  pau- 
vreté entraîne  l'incapacité  de  posséder  indwidaellement  ^ 
mais  il  laisse  la  capacité  et  le  droit  de  posséder  collectivement. 
Les  religieux  profès  ne  possèdent  pas  à  titre  privé,  en  nom 
propre;  mais  ils  possèdent  en  commun;  ils  ne  sont  pas  sim- 
plement administrateurs,  régisseurs  ou  usufruitiers  des  biens 
de  la  congrégation;  ils  en  sont  véritablement  les  proprié- 
taires communistes.  Ils  ont  sur  ces  biens  les  mêmes  droits 
que  des  laïques  ou  des  séculiers  sur  un  fonds  ou  un  capital 
possédé  par  indivis,  droits  limités  par  l'affectation  commune 
qu'ils  ont  consentie  et  qu'ils  doivent  maintenir,  mais  droits 
réels,  opposables  aux  étrangers,  et  qui  leur  permet,  aussi 
bien  qu'à  n'importe  quels  propriétaires  communistes,  de 
disposer  de  leur  avoir  à  l'exclusion  de  tout  autre  ^. 

Cet  avoir,  ils  ont  le  droit,  ils  ont  le  devoir  de  le  défendre 
contre  les  usurpations  d'autrui;   ils  ont  le  droit  de  le  faire 

1.  Voir  Études,  t.  LXXX,  p.  145  et  721. 


SUR  LES  BIENS  DES  CONGREGATIONS  775 

fructifier,  sans  tenir  compte  des  invectives  pharisaïques  des 
Laurent  ou  des  Brisson;  de  le  mettre,  par  exemple,  en  so- 
ciété civile  à  but  lucratif.  Les  bénéfices  modestes  qu'ils  en 
retireront  ne  seront  pas  pour  eux  une  source  de  bien-être  et 
de  jouissances,  mais  un  moyen  de  plus  de  se  dévouer,  et  leur 
acquisition  n'a  rien  d'incompatible  avec  le  vœu  de  pauvreté. 

Et  enfin,  si  pour  se  mettre  en  règle  avec  les  systèmes 
étroits  et  vexatoires  du  droit  civil,  il  faut  que,  par  une  infrac- 
tion à  la  loi  commune,  tel  ou  tel  religieux  fasse  acte  de  pro- 
priété privée,  l'Eglise,  qui  l'a  frappé  de  l'incapacité  de  pos- 
séder individuellement,  peut  le  relever  de  cette  incapacité. 
Léon  Xni  en  a  décidé  ainsi  pour  tous  les  religieux  belges. 
N'est-ce  même  pas  un  principe  de  droit  que  les  nullités  pro- 
noncées par  les  lois  irritantes  —  la  disposition  canonique  qui 
déclare  le  profès  incapable  de  posséder  à  titre  privé  est  une 
loi  irritante  —  sont  suspendues,  avant  même  la  décision  de 
l'autorité  souveraine ,  en  face  d'un  inconvénient  grave  et 
général  ? 

Telle  est  la  législation  canonique  au  sujet  de  la  propriété 
religieuse.  La  jurisprudence  séculière,  si  tyrannisée  qu'elle 
soit  par  le  faux  dogme  de  la  personnalité  civile,  s'est  vue 
plus  d'une  fois  contrainte  de  s'y  conformer.  Forcée  par  l'évi- 
dence, elle  a  maintenu  aux  mains  des  Réguliers  les  biens 
qu'on  leur  disputait,  en  arguant  de  leur  incapacité  profession- 
nelle de  posséder.  (Affaires  Parabère  et  Lacordaire.) 

Donc,  lorsqu'aujourd'hui  l'Etat  annonce  son  intention  de 
s'emparer  des  biens  des  communautés,  ce  n'est  pas  une  per- 
sonne imaginaire,  inventée  par  lui,  qu'il  s'apprête  à  dépouil- 
ler ;  mais  des  personnes  réelles,  vivantes.  Ces  personnes 
réelles  et  vivantes  ne  sont  pas,  comme  nous  le  disions  tout 
à  l'heure,  en  acceptant  transitoirement  une  fausse  hypothèse, 
les  vendeurs  et  donateurs  primitifs  ou  leurs  héritiers;  ce 
sont  les  associés  actuels,  les  religieux  qui  forment  Aic  etnunc 
la  communauté.  Mais  est-il  plus  juste  de  prendre  à  dix  reli- 
gieux leur  bibliothèque  que  de  prendre  la  sienne  à  un  savant 
laïque  ?  Est-il  plus  juste  de  confisquer  la  chapelle,  l'école  ou 
l'hôpital  de  dix  religieux,  que  de  confisquer  l'oratoire  d'un 
particulier,  la  maison  où  il  lui  plaît  de  recevoir  des  écoliers 
ou  des  malades  ?  Enfin  est-il  plus  juste  de  ravir  à  dix  reli- 


776  UNE  CONSULTATION 

gieuses  la  donation  c^'on  leur  fait  pour  les  aider  à  nourrir 
des  orphelins  et  des  vieillards,  que  de  ravir  à  telle  dame  de 
charité  la  donation  qu'on  lui  a  faite  pour  participer  à  ses  au- 
mônes ?  De  part  et  d'autre,  le  bon  sens  populaire  n'a  qu'un 
mot  pour  qualifier  l'acte  :  C'est  le  voL 

—  Pardon,  ripostent  nos  adversaires  ;  il  y  a  une  différence, 
et  les  gros  mots  sont  rarement  les  mots  justes.  La  différence, 
c'est  que  ce  groupement,  cette  association  religieuse  est  illi- 
cite. Elle  est  illicite;  donc  elle  n'a  pas  le  droit  de  posséder; 
donc  l'État  a  le  droit  de  prendre  ses  biens. 

L'association  religieuse  est  illicite...  Mais  si  cela  est  vrai, 
qu'est-il  besoin  d'une  loi  nouvelle  pour  l'interdire  ?  N'a-t-on 
pas  maintes  fois  prouvé  l'inanité  des  fameuses  lois  existantes? 

Admettons  la  prétendue  illiceité ;  il  j  a  eu,  dans  la  forma- 
tion de  cette  communauté  religieuse,  contravention  aux  rè- 
glements et  aux  lois.  Qu'en  résulte-t-il  ?  Que  les  religieux 
indûment  associés  sont  passibles  d'une  peine  correctionnelle, 
d'une  amende  :  oui;  qu'ils  doivent  être  dépouillés  de  tous 
leurs  biens  :  non.  La  confiscation  n'est  plus  inscrite  dans  le 
code  pénal;  son  abolition  constitue  un  des  titres  de  gloire 
de  l'esprit  moderne*.  L'interdiction  légale  elle-même  n'en- 
lève à  celui  contre  qui  elle  est  prononcée  que  le  droit  de 
disposer  de  son  bien;  elle  lui  en  laisse  la  propriété. 

Le  patrimoine  collectif  de  la  congrégation  condamnée  de- 
vra se  désagréger;  le  contrat  qui  lui  a  donné  naissance  sera 
rompu.  Mais  ce  patrimoine  ne  se  dispersera  que  pour  se  ré- 
partir entre  les  religieux,  naguère  associés,  et  devenir  la  pro- 
priété personnelle  de  chacun  d'eux,  conformément  aux  stipu- 
lations de  l'article  8  du  nouveau  projet  de  loi,  en  cas  de 
dissolution  des  associations  laïques  2. 

1.  Il  n'en  reste  dans  le  code  pénal  que  des  traces  imperceptibles,  le  mot 
plutôt  que  la  chose,  confiscation,  dans  les  délits  de  chasse,  de  pêche,  de  con- 
trebande, etc.,  des  engins  ou  des  marchandises  prohibés  ;  nulle  part,  la 
confiscation  totale  des  biens. 

2.  A  défaut  de  convention  spéciale  réglant  les  droits  des  membres  de 
l'association  sur  ses  biens,  ils  seront  réputés  la  propriété  indivise  des 
sociétaires,  et  la  part  de  chacun  dans  cette  indivision  sera  fixée  suivant  la 
valeur  de  son  apport  en  nature  ou  l'importance  de  ses  services  (  première 
rédaction). 

Article  8,  devenu  l'article  9.  —  Nouvelle  rédaction.  —  En  cas  de  dissolu- 


VWP 


SUR  LES  BIENS  DES  CONGREGATIONS  777 

Aller  plus  loin,  dépouiller  les  religieux,  disposer  de  la 
part  qui  leur  revient  serait  la  violation  flagrante  de  la  pro- 
priété privée.  Nous  ne  disons  rien  de  la  plaisante  contradic- 
tion où  tombent  nos  adversaires  au  sujet  de  la  mainmorte. 
Ont-ils  assez  joué  de  l'épouvantail  des  biens  de  mainmorte, 
des  graves  et  imminents  dangers  qu'ils  font  courir  au  pays? 
Et  voici  qu'ils  transforment  en  mainmortes  véritables  des 
patrimoines  qui  n'en  avaient  que  l'apparence.  Pour  qu'il  y 
ait  mainmorte,  il  faut  que  le  bien  soit  possédé  par  une  per- 
sonne nior aie  perpétuelle.  L'Etat,  nouveau  propriétaire,  en 
est  une;  la  congrégation  non  reconnue,  que  l'on  aura  dépos- 
sédée, n'en  était  pas  une. 

Nous  ne  disons  rien  de  l'affectation  assignée  aux  biens 
saisis  :  la  fondation  de  la  Caisse  des  retraites.  Dieu  sait  ce 
qui  en  reviendra  aux  ouvriers. 

Mais  le  mirage  devînt-il  un  jour  une  réalité,  ni  l'équité,  ni 
la  loi  ne  permettent  de  dépouiller  celui  qui  possède  pour  faire 
l'aumône  à  celui  qui  ne  possède  pas.  «  C'est  la  politique  de  Car- 
touche et  de  Mandrin  »,  s'écriait  un  jour  à  la  Chambre  M.  de 
Cassagnac  en  entendant  M.  Brisson  préconiser  la  mainmise 
de  l'État  sur  les  biens  des  congrégations.  L'expression  n'est 
peut-être  pas  très  parlementaire,  mais  elle  est  vraie.  Punir  de 
la  confiscation  le  fait  de  se  réunir  en  communauté,  punir 
de  la  confiscation  le  fait  de  donner  Thospitalité  à  quelques 
membres  des  communautés  dispersées,  punir  de  la  confisca- 
tion le  fait  d'inscrire  quelques  religieux  sur  les  listes  d'une 
société  civile,  ce  n'est  pas  seulement  réprimer  les  actes  les 
plus  inofîensifs  transformés  arbitrairement  en  délits  et  en 
crimes;  c'est  consacrer  dans  un  pays,  au  moyen  même  de  la 
législation  et  avec  le  secours  des  tribunaux,  la  tyrannie  et  la 
rapine;  c'est  le  brigandage  régularisé. 

Cette  fois,  les  plus  gros  mots  sont  les  plus  justes. 

HippoLTTE   PRÉ  LOT,    S.  J. 


tion  volontaire  ou  prononcée  par  justice,  les  biens  de  l'association  seront 
dévolus  conformément  aux  statuts. 

A  défaut  de  convention  spéciale  réglant  les  droits  des  membres  d'une  asso- 
ciation non  reconnue  d'utilité  publique,  sur  les  biens  possédés  en  com- 
mun... (etc.,  comme  dans  la  rédaction  primitive.) 


LE  PRETENDU  DECRET  D'INNOCENT  XI 

CONTRE  LE  PROBABILISME 

M.  l'abbé  Bertrand  a  cru  devoir  répondre  par  une  brochure 
de  quatorze  pages  *  aux  quelques  critiques  que  j'avais  mêlées  à 
l'éloge  très  sincère  de  sa  Bibliothèque  sulpicienne  ^.  Il  me 
plaisante  sur  ce  que  j'ai  dit  qu'un  volume  ne  serait  pas  de  trop 
pour  redresser  les  inexactitudes  de  ses  quarante-trois  pages  sur 
Caulet  :  «  Sous  la  plume  et  dans  la  bouche  du  R.  P.  Brucker, 
écrit-il,  la  proposition  et  le  sujet  de  la  proposition  sont  certaine- 
ment sincères  :  seulement  il  est  fâcheux  pour  lui  que  cette  formule 
soit  souvent  employée  par  ceux  qui  n'ont  rien  à  dire.  »  (P.  12.) 
Au  risque  de  prêter  à  des  suppositions  peu  flatteuses  pour  moi, 
je  maintiens  la  «  formule  ».  Ceux  qui  savent  combien  les  grandes 
querelles  où  Caulet  joua  un  rôle  restent  encore  embrouillées,  en 
dépit,  voire  un  peu  à  cause  des  nombreux  volumes  qu'elles  ont 

1.  Observations  sur  une  critique  de  la  a  Bibliothèque  sulpicienne  )).  Bor- 
deaux, imprimerie  Crugy,  1900. 

2.  Études^  t.  LXXXV,  p.  229.  Je  donne  volontiers  acte  à  M.  Bertrand 
d'une  rectification,  concernant  un  passage  que,  sur  sa  parole,  je  reconnais 
avoir  mal  compris.  Ce  passage,  qui  me  paraît  toujours  équivoque,  est  celui 
où  m'avait  semblée  insinuée  une  menace  de  publication  désagréable  pour 
la  Compagnie  de  Jésus,  notamment  à  l'aide  de  papiers  de  Bernis,  que  M,  Ber- 
trand aurait  dit  avoir  en  sa  possession.  Disons  donc  qu'il  n'y  a  rien  de  tout 
cela  dans  le  passage.  — Quant  à  l'anecdotîer  Villermaules,  M.  Bertrand  répond 
qu'il  n'a  pu  découvrir  le  jansénisme  ou  l'opposition  à  la  bulle  Unigenitus 
dans  les  préfaces  des  Anecdotes  sur  l'état  de  la  religion  en  Chine,  où  je  les 
avais  spécialement  signalés.  Pour  l'y  aider,  je  me  borne  à  transcrire  quel- 
ques lignes  de  la  fin  de  l'Avertissement  du  tome  III  de  ces  Anecdotes  (  1734). 
Après  avoir  affirmé  (faussement)  que  les  Jésuites  missionnaires  n'obéis- 
saient pas  aux  décisions  du  Saint-Siège  concernant  les  rites  chinois,  Viller- 
maules conclut  :  «  De  sorte  que  par  un  contraste  étonnant,...  on  voit  à  la 
Chine  ces  Pères  Opposans,  Appellans,  Réappellansméme  de  plusieurs  décrets 
et  constitutions  des  Papes;  pendant  qu'en  Europe  on  leur  en  voit  soutenir 
une  (souligné  par  l'anecdotier)  par  toute  sorte  de  moyens,  qui  est  aussi 
contraire  à  la  vraie  foi,  que  celles  de  Chine  sont  nécessaires  à  l'honneur  de  la 
Religion...  »  Contraire  à  la  vraie  foi,  voilà  ce  qu'est  la  constitution  Unigenitus 
pour  Villermaules  :  quel  autre  qu'un  franc  janséniste  pouvait  ainsi  s'exprimer  ? 
Voir  aussi  page  301  du  même  volume. 


LE  PRÉTENDU  DÉCRET  D'INNOCENT  XI  779 

suscités,   ne  s'étonneront  pas  qu'on  ait  besoin  d'un  volume  pour 
les  exposer  de  façon  juste  et  impartiale. 

Malgré  les  coups  d'épingle  par  lesquels  M.  Bertrand  me  pro- 
voque, je  ne  l'aurais  pas  suivi  sitôt  sur  ce  terrain,  sans  l'inter- 
vention d'une  grave  Revue,  qui  m'oblige  à  m'expliquer  au  moins 
sur  un  point.  Après  un  compte  rendu,  très  élogieux  et  sans 
réserve,  de  la  Bibliothèque  sulpicienne^  un  écrivain  de  la  Reçi^e 
thomiste^  qui  signe  seulement  P.  M.,  mentionne  aussi  les  Obser^ 
valions  de  M.  Bertrand  et  les  appuyé  en  ces  termes  : 

Nous  dissimulerions  notre  pensée  si  nous  n'avouions  que  beaucoup  des 
critiques  du  R.  P.  Brucker  nous  paraissent  singulièrement  hasardées,  et  si 
nous  devions  juger  de  l'ensemble  par  un  des  points  en  litige  qui  nous  est, 
croyons-nous,  mieux  connu,  on  ne  pourrait  que  s'étonner  grandement  de  la 
manière  dont  le  R.  P.  Brucker  applique  les  règles  de  la  critique  historique. 
Nous  voulons  parler  du  décret  du  26  juin  1680  par  lequel  le  Saint-Office, 
par  ordre  d'Innocent  XI,  intime  au  général  de  la  Compagnie  de  Jésus  de 
défendre  à  ses  religieux  d'enseigner  le  probabilisme. 

S'étant  ensuite  efforcé  de  prouver  l'authenticité  de  ce  décret, 
P.  M.  conclut  : 

Si  après  des  données  de  cette  nature,  le  R.P.  Brucker  possède  néanmoins 
des  preuves  que  le  décret  n'existe  pas,  les  personnes  qui  s'intéressent  à  cette 
question  lui  seront  certainement  reconnaissantes  s'il  daigne  les  renseigner, 
car  elles  imaginent  difficilement  en  quoi  ces  preuves  pourraient  bien  con- 
sister ^, 

Voilà  une  claire  mise  en  demeure,  qui  ne  peut  être  déclinée. 
Elle  n'est  pas  d'ailleurs  pour  me  déplaire,  et  je  consens  volontiers 
à  ce  qu'on  juge  l'ensemble  de  mes  affirmations  sur  ce  que  je  vais 
dire  pour  justifier  celle  que  relève  la  Reçue  thomiste. 

Je  dois  rappeler  d'abord  les  termes  mêmes  de  cette  affirmation  : 
«  Le  prétendu  décret  d'Innocent  XI,  interdisant  le  probabilisme 
dans  la  Compagnie  de  Jésus  et-  nous  enjoignant  d'enseigner  le 
probabiliorisme  (Biblioth.  snlp.  III,  45)  n'a  jamais  existé.  » 
M.Bertrand,  dans  une  note  de  ses  Observations  (p.  12),  écrit  : 
«  Le  P.  Brucker  altère  légèrement  le  sens  du  décret  dont  il  va 
nier  l'authenticité.  Innocent  XI,  en  effet,  n'y  enjoint  pas  aux 
jésuites  d'enseigner  le  probabiliorisme  ;  il  leur  défend  seule- 
ment de  l'attaquer  ;  et  il  veut  qu'il  soit  permis  à  tout  jésuite  de 

1.  Revue  thomiste^  janvier  190 1,  p.  745-746. 

2,  Le  texte  des  Etudes  (LXXXV,  233)  porte  en,  au  lieu  de  et;  c'est  un 
lapsus  des  protes,  d'ailleurs  sans  importance  pour  la  question  présente. 


780  LE  PRETENDU  DECRET  D'INNOCENT  XI 

le  soutenir  et  d'attaquer  le  probabilisme,  )>  Je  demande  bien 
pardon  à  mon  savant  contradicteur,  c'est  lui  qui  «  altère  légère- 
ment »  le  sens  du  prétendu  décret  qu'il  a  rapporté  (III,  45,  note)  ; 
car  Innocent  XI  n'y  défend  pas  seulement^  d'attaquer  le  probabi- 
liorisme,  il  enjoint  encore  au  Père  Général  de  ne  permettre  en 
aucune  manière  aux  Pères  de  la  Compagnie  d^ écrire  en  faveur  de 
Vopinion  moins  probable^  c'est-à-dire  du  probabilisme.  Si  ce 
n'est  pas  là  tout  à  fait  l'équivalent  d'une  proscription  du  proba- 
bilisme, la  différence  est  en  effet  bien  «  légère  »,  et  je  pouvais  la 
négliger  ;  au  surplus,  je  n'ai  pas  à  m'excuser  d'interpréter  ce  texte 
comme  tous  les  écrivains  qui  l'ont  exploité  contre  les  Jésuites, 
depuis  environ  cent  soixante-dix  ans  qu'il  est  connu  et  discuté*. 
Le  collaborateur  de  la  Revue  thomiste  n'a  garde  de  l'inter- 
préter autrement,  on  l'a  déjà  vu,  et  il  en  tire  cette  conclusion 
naturelle  :  «  On  comprend  sans  peine  la  portée  historique  d'un 
semblable  document.  Elle  va  directement  à  établir,  pour  ne 
noter  que  ce  point,  qu'aux  yeux  de  l'Eglise  romaine  le  proba- 
bilisme n'était  qu'une  doctrine  tolérée  qu'elle  s'efforçait  de  faire 
disparaître.  »  Rien  de  plus  juste,  si  le  «  document  »  était  authen- 
tique. Avant  de  prouver  qu'il  ne  l'est,  pas,  j'achève  de  citer 
l'article  de  P.  M.,  pour  laisser  exposer  par  un  contradicteur  le 
seul  argument  spécieux  qu'on  ait  en  faveur  de  l'authenticité. 

Le  décret  dans  toute  sa  teneur  fut  publié  par  P.  Ballerini,  dès  1734,  puis 
dans  la  préface  placée  en  tète  de  son  édition  de  la  «  Somme  théologique  » 
de  saint  Antonin  (Vérone,  1740)  et  dédiée,  si  la  mémoire  ne  nous  trompe,  à 
Benoît  XIV  dont  Ballerini  avait  l'estime  et  la  confiance  -.  Ballerini  déclare 
donner  le  décret  d'après  le  texte  original  du  registre  du  Saint-Office.  Dans  de 
semblables  conditions,  personne  ne  peut  révoquer  en  doute  la  sincérité  d'un 
homme  tel  queBallerini,  etTon  pressent  que  cette  publication  plus  qu'officieuse 
était  faile,  selon  toute  apparence,  sur  un  signe  d'en  haut.  Néanmoins  le 
R.  P.  Brucker  déclare  que  «  le  prétendu  décret  d'Innocent  XI,  interdisant 
le  probabilisme  dans  la  Compagnie  de  Jésus...,  n'a  jamais  existé  »,  et  il  nous 
renvoie  pour  toute  justification  au  P.  Balla,  S.  J.  Mais  ce  dernier,  à  notre 
connaissance,  n'a  pas  prétendu  que  le  décret  en  question  n'existait  pas. 
Bien  au  contraire,  il  admet  que  le  décret  a  été  copié  fidèlement  sur  les  livres 
authentiques  du  Saint-Office,  mais  pour  ne  pas  céder  à  l'évidence,  il  cherche 
à  établir  a  priori,  par  la  critique  du  texte  du  décret,  qu'il  ne  doit  pas  être 
authentique.  Le  P.  Patuzzi  répondit  longuemeut  au  P.  Balla  et  ne  laissa  rien 

1.  M.  Bertrand  (III,  45,  note)  m'étonne  beaucoup  en  affirmant  que  «  les 
historiens  du  probabilisme  dissimulent  soigneusement  »  ce  texte. 

2.  Le  Saint  Antonin  de  P.  Ballerini  est  en  effet  dédié  à  Benoît  XIV.  Mais 
P.  M.  me  permettra  de  ne  pas  admettre  les  grosses  conclusions  qu'il  va  dé- 
duire de  ce  fait  si  simple. 


CONTRE  LE  PROBABILISME  781 

subsister  de  ses  arguments.  Il  se  fit  délivrer  lui-même,  le  20  juillet  1754, par 
le  notaire  de  l'Inquisition  romaine,  E.  A.  Calabrinus,  une  copie  authentique 
du  décret  :  Qualiter  in  Registro  Dccretorum  Sacrx  C'ongregationis  hujus 
S.  Of/icii  aniii  1680,  sub  folio  128,  reperiiiir  descriptum.  Il  correspond  litté- 
ralement à  l'édition  qu'en  avaient  déjà  donnée  Ballerini  et  Concina.  Patuzzi 
publia  de  nouveau  le  document  avec  les  attestations  officielles  [Lettere  Teolo- 
gico-Moraliy  t.  VI.  Trento,  1754,  p.  123).  Nous  ne  sachons  pas  que  personne 
ait  répoifdu  à  Patuzzi. 

On  verra,  par  le  résumé  que  je  vais  en  donner,  si  les  arguments 
du  P.  Balla*  contre  l'authenticité  du  prétendu  décret  se  réduisent 
à  de  la  critique  à  prioii,  et  si  les  réponses,  fort  longues  en  effet, 
du  P.  Patuzzi  n'en  ont  rien  laissé  subsister.  Je  crains  que  P.  M. 
n'en  ait  cru  trop  facilement  Patuzzi  lui-même,  qui  a  l'habitude 
de  chanter  bruyamment  victoire,  alors  qu'il  a  dépensé  contre  ses 
adversaires  beaucoup  plus  d'assertions  tranchantes  et  d'injures 
que  de  bonnes  raisons  ^. 

1.  Je  répète  que  le  P.  Balla  a  traité  la  question  du  décret  d'Innocent  XI 
surtout  dans  la  seconde  de  ses  Lettere  in  risposta  aile  Lettere  Teologico- 
Morali  scritte  dal P.  N.  N.  [Patuzzi]  sotto  nome  di  Eusehio  Eraniste  in  difesa 
deir  Istoria  del  Prohahilismo  del  Padre  Daniello  Concina.  Cette  lettre  est 
datée  du  7  mars  1753.  Le  P.  Patuzzi  s'était  occupé  du  décret  surtout  dans  le 
second  volume  de  ses  Lettere  Teologico-Morali,  publié  en  1751.  Dans  un 
post-scriptum  à  sa  v^  lettre,  datée  du  18  décembre  J754,  le  P.  Balla  réplique 
déjà  au  cinquième  et  au  sixième  volume  de  Patuzzi.  Je  n'ai  pas  à  ma  dispo- 
sition la  vi«  et  dernière  lettre  de  Balla  (1756)  ;  je  cite  les  cinq  autres  d'après 
la  réimpression  de  Venise,  1755,  en  deux  in-12, 

2.  C'est  l'observation  que  fait  plusieurs  fois  le  P.  Balla,  au  cours  de  la  con- 
troverse qui  nous  occupe.  Pour  citer  un  témoin  qui  ne  saurait  être  récusé,  saint 
Alphonse  de  Liguori  n'apprécia  pas  autrement  la  polémique  antiprobabi- 
liste  du  P.  Patuzzi.  Voici  le  début  de  l'Apologie  que  le  saint  évêque  dut 
composer,  en  1764,  pour  défendre  contre  lui  sa  Dissertation  de  1762,  sur 
Vusage  modéré  de  Vopinion  probable.  «  Le  livre  du  B.  P.  Lecteur,  où  il  atta- 
que ma  dissertation,  est  intitulé  :  la  Cause  du  probabilisme  rappelée  à 
l'examen  par  Mgr  de  Liguori  et  nouvellement  convaincue  de  fausseté.  Voici 
que  mon  contradicteur,  avant  de  répondre  à  ma  dissertation,  chante  déjà 
victoire  comme  l'ayant  convaincue  de  fausseté.  A  moi  néanmoins  il  semble 
tout  le  contraire,  à  savoir  qu'au  lieu  de  la  convaincre  de  fausseté,  il  a  plutôt 
été  cause  par  ses  objections  qu'elle  est  apparue  plus  claire  et  plus  solide... 
En  lisant  la  réponse  du  P.  Lecteur,  j'y  ai  bien  trouvé  une  profusion  de  rail- 
leries piquantes,  d'invectives,  d'injures  et  de  moqueries;  mais  en  substance, 
dans  les  longues  objections  qu'il  m'a  faites,  je  n'ai  trouvé  chose  aucune  qui 
me  convainque  et  m'oblige  à  me  rétracter.  Ses  arguments  peuvent  faire  quel- 
que impression,  à  première  vue,  car  il  est  par  ailleurs  homme  de  talent; 
mais  il  n'est  pas  besoin  ensuite  de  beaucoup  d'étude  pour  en  découvrir  les 
équivoques  et  les  sophismes...  Je  me  garderai  donc  d'imiter  le  P.  Lecteur, 
en  employant  son  style  salé  et  orné  de  tant  d'invectives  et  d'interrogations 
insultantes,  ou  encore  de  ces  sentences  tranchantes  :  «  Comment  cela  peut-il 


782  LE  PRETENDU  DECRET  D'INNOCENT  XI 

Commençons  par  rappeler  les  faits  qui  auraient  donné  occasion 
au  décret.  Le  P.  Thyrse  Gonzalez,  jésuite,  avait  composé,  vers 
1673,  en  Espagne,  un  ouvrage  où  il  combattait  vivement  le  pro- 
babilisme  et  soutenait  un  probabiliorisme  rigide,  d'un  genre  sin- 
gulier*. Les  reviseurs  de  son  Ordre  lui  refusèrent  l'approbation 
nécessaire  pour  le  faire  imprimer.  Le  pape  Innocent  XI,  instruit 
des  difficultés  qu'éprouvait  Gonzalez  à  réaliser  ses  projets  de 
campagne  antiprobabiliste,  se  laissa  persuader  qu'elles  tenaient  à 
un  parti  pris  exclusif  des  Supérieurs  de  la  Compagnie  en  faveur 
du  probabilisme.  En  conséquence,  la  congrégation  cardinalice  du 
Saint-Office,  saisie  de  TafFaire  par  le  Souverain  Pontife,  décréta, 

«  être  nié  ?  —  C'est  ce  que  doit  avouer  quiconque  ne  veut  pas  s'aveugler  vo- 
ce lontairement.  —  Vous  devriez  rougir  de  dire  cela.  »  A  un  autre  endroit  il 
dit,  en  parlant  d'un  passage  de  saint  Anlonin  :  «  Si  vous  aviez  lu  plus  loin, 
«  vous  y  auriez  trouvé  votre  confusion  et  votre  honte.  »  Ailleurs  :  «  Savez- 
«  vous  ce  que  je  dois  vous  dire  en  réponse  ?  Je  vous  le  dirai  avec  tout 
«  le  respect  que  votre  rang  mérite  :  Etudiez  mieux  les  questions  et  les 
«  doctrines  de  saint  Thomas  et  des  théologiens,  avant  de  mettre  sur  le 
«  papier  vos  sentiments,  pour  ne  pas  vous  attirer  ensuite  la  dérision  de 
((  ceux  qui  s'y  entendent.  »  Ailleurs  encore  :  «  Je  vous  confesse,  Monsei- 
«  gneur,  que  si  j'étais  à  votre  place,  je  serais  au  plus  haut  degré  honteux 
«  d'avoir  si  carrément  avancé  une  semblable  proposition,  et  de  faire  en  con- 
M  séquence  devant  le  public  un  personnage  trop  sot  et  ridicule.  »  Et  au- 
tres rubriques  de  ce  genre,  qualifiant  ensuite  toutes  mes  raisons  et  mes 
preuves  d'inepties,  de  chimères,  de  fantaisies  [arzigogoli],  d'idées  biscor- 
nues et  ridicules  et  d'expédients  de  désespérés.  »  {Opère.  Turin,  Marietti, 
1829,  t.  XLIIl.) 

Le  saint  docteur  commence  par  les  mêmes  plaintes  son  second  écrit  sur 
Yusage  modéré  de  l'opinion  probable,  qu'il  dédia  au  pape  Clément  XIII  (1767). 
On  peut  voir  aussi  sa  Correspondance,  aux  endroits  (entre  autres)  qu'on 
trouvera  indiqués  sous  le  nom  de  Patuzzi  dans  la  table  analytique  des  Let- 
tres de  saint  Alphonse...  traduites  de  l'italien  parie  P.  Dumortier,  rédemp- 
toriste.  (Bruges-Paris,  Société  Saint-Augustin,  1888-1893.  5  vol.  in-8.)  Quant 
à  la  doctrine  morale  de  Patuzzi,  voici  ce  qu'en  pensait  le  saint  :  «  Une  foule 
de  personnes  embrassent  aujourd'hui  le  système  de  Patuzzi  et  de  Concina  ; 
et  pourtant  ne  mène-t-il  pas  les  âmes  à  leur  perte  éternelle,  puisqu'il  charge 
les  consciences  d'un  intolérable  fardeau...?  »  [Lettres^  t.  IV,  p.  276.)  —  «  Le 
P.  Patuzzi  travaille,  paraît-il,  à  resserrer  la  morale  le  plus  qu'il  peut;  mais 
il  devra  ensuite  trouver  des  gens  pour  l'observer.  »  [Lettres,  t.  IV,  p.  336.) 

1.  Sur  la  doctrine  et  l'histoire  de  ce  livre,  publié,  après  bien  des  péripé- 
ties, à  Rome,  en  1694,  sous  le  titre  :  Fundamentum  Theologix  moralis  i.  e. 
Tractatus  théologiens  de  recto  usu  opinionum  probabilium  (abrégé  dans  le 
Theologiœ  Cursus  de  Migne,  t.  XI),  voir  le  P.  Matignon,  les  Doctrines  de  la 
Compagnie  de  Jésus  sur  la  liberté  :  le  Probabilisme,  dans  les  Études,  1866, 
t.  XVI,  p.  8-13  ;  et,  avec  beaucoup  de  réserve,  Dbllinger  et  Reusch,  Ge- 
schichte  der  Moralstreitigkeiten  der  rùmisch- katholischen  Kirche  (  Nordlin- 
gen,  1889).  t.  I.  p.  120-273. 


CONTRE  LE  PROBABILISME  783 

h  la  date  du  26  juin  1680,  une  double  résolution  :  encourage- 
ments h  envoyer  au  P.  Gonzalez  par  le  cardinal  secrétaire  d'Etat 
au  nom  du  pape;  ordres  à  intimer,  également  de  la  part  de  Sa 
Sainteté,  au  Père  Général  de  la  Compagnie. 

L'existence  d'un  décret  du  Saint-Office,  avec  une  double  réso- 
lution, h  cette  date  de  1680,  n'est  pas  contestée.  C'est  la  teneur 
de  ce  décret  qui  est  en  question. 

Pas  de  doute  sur  la  première  résolution,  relative  à  Gonzalez  : 
le  texte  en  est  le  même  dans  toutes  les  sources. 

Il  en  va  tout  autrement  de  la  seconde  résolution,  concernant 
les  ordres  h  signifier  au  Père  Général.  Il  n'y  a  pas  moins  de  trois 
versions  différentes  de  ces  ordres,  toutes  trois  soi-disant  copiées 
sur  les  registres  officiels  du  Saint-Office. 

Le  texte  qu'ont  cité  M.  Bertrand  et  P.  M.  de  la  Rewue  thomiste 
n'a  été  produit,  pour  la  première  fois,  qu'en  1734,  donc  cin- 
quante-quatre ans  après  l'émission  du  décret.  En  me  l'opposant 
avec  tant  d'assurance,  on  paraît  ignorer,  non  seulement  combien 
l'authenticité  de  ce  texte  a  été  contestée,  mais  encore  qu'un  texte 
très  différent,  et  d'une  authenticité  bien  autrement  garantie,  avait 
été  publié  quarante  et  un  ans  auparavant  (1693). 

Cependant  ce  texte  meilleur  a  certainement  passé  sous  les  yeux 
de  M.  Bertrand,  et  très  probablement  sous  ceux  de  P.  M.  Le  pre- 
mier m'a  objecté,  croyant  bien  m'embarrasser,  une  supplique 
du  P.  Gonzalez  à  Clément  XI  (1702),  où  est  cité  y  dit-il,  le  texte  de 
ce  décret  du  26  juin  1680,  dont  je  nie  l'authenticité';  mais  il  ne 
s'est  point  aperçu  que  Gonzalez,  dans  cette  supplique,  cite  ce 
décret  tout  autrement  que  lui,  M.  Bertrand,  n'a  fait  dans  la 
Bibliothèque  suJpicienne.  En  effet,  Gonzalez,  dans  la  supplique 
de  1702,  cite  le  décret  de  1680  suivant  le  texte  publié  en  1693, 
qui,  comme  je  viens  de  dire,  est  très  différent  du  texte  de 
P.  Ballerini  et  de  M.  Bertrand.  Ce  texte  employé  par  Thomme 
qui  a  donné  occasion  au  décret  de  1680  est  précisément  le  seul 
texte  authentique  de  ce  décret,  comme  je  vais  le  prouver. 

Pour  la  clarté  de  cette  démonstration,  je  commence  par  repro- 
duire en  deux  colonnes  parallèles  le  texte  de  P.  Ballerini,  adopté 
par  Concina,  Patuzzi  et  M.  Bertrand,  et  le  texte  de  Gonzalez.  De 

1.  Observations  sur  une  critique,  p.  13-14.  Les  mots  soulignés  le  sant  chez 
M.  Bertrand. 


784 


LE  PRETENDU  DECRET  D'INNOCENT  XI 


plus,  dans  une  colonne  intermédiaire  entre  ces  deux,  on  trouvera 
le  troisième  texte  auquel  j'ai  déjà  fait  allusion,  et  qui  représente 
une  copie  du  décret  de  1680  prise  sur  les  registres  du  Saint- 
Office  en  1736,  certifiée  par  le  notaire  du  même  Saint-Office  et 
publiée  en  1745  par  le  P.  Gagna,  dans  une  réponse  à  V Histoire 
du  probabilisme  de  Concina.  Personne  n'a  soutenu  Tauthenticité 
de  ce  texte,  en  dépit  de  sa  provenance  officielle  :  il  est  reproduit 
ici  uniquement  parce  que  son  histoire  nous  servira  à  éclairer 
celle  du  texte  Ballerini-Concina-Patuzzi.  Pour  simplifier,  j'appel- 
lerai désormais  :  A  le  texte  des  ordres  intimés  au  Père  Général 
d'après  P.  Ballerini,  etc.;  B  le  texte  correspondant  du  notaire 
de  1736  ;  C  le  texte  de  Gonzalez  *.  On  trouvera,  dans  les  trois 
colonnes,  les  différences  essentielles  des  trois  textes  mises  en 
italiques.  La  première  partie  du  décret  n'offrant  que  des  variantes 
insignifiantes  dans  les  diverses  sources,  n'est  donnée  qu'une  fois. 

Ferid  IV,  die  26  Jun.  1680, 
In  Congregatione  Generali  S.  R.  et  U.  Inquisitionis  (ces  premiers  mots 
sont  omis  par  A)  facta  relatione  per  P.  Lauream  (A  :  Lauriam)  contentorum 
in  litteris  P.  Thyrsi  Gonzalez,  Soc.  Jesu,  Sanctissimo  nostro  directis,  Emi- 
nentissimi  dixerunt  quod  scribatur  (^A  :  scribendum)  per  Seeretarium  Status 
Nuntio  ApostolicoHispaniarum,  ut  significet  (J  insère  :  dicto  )  P.Thyrso,  quod 
Sanctitas  Sua  bénigne  acceptis  et  non  sine  laude  perlectis  ejus  litteris,  man- 
davit,  ut  ipse  libère  et  intrépide  praedicet,  doceat,  et  calamo  defendat  opi- 
nionem  magis  probabilem,  nec  non  viriliter  impugnet  sententiam  eorum  qui 
asserunt  (A  :  sent,  asserentium),  quod  in  occursu minus  probabilis  opinionis 
cum  probabiliori  sic  cognita  et  judicata  licitum  sit  sequi  minus  probabilem 
[A  :  ass.  licitum  esse  sequi  opinionem  minus  probabilem  in  concursu  proba- 
bilioris  sic  cognitse  et  judicatae)  eumque  {A  ajoute  :  P.  Thyrsum)  certum 
faciat,  quod  quidquid  favore  opinionis  magis  probabilis  egerit  et  scripserit, 
gratum  erit  Sanctitati  Suae. 


A)  Injungendum  pa- 
riter  P.  Generali  Socie- 
tatis  Jesu  de  ordine 
Sanctitatis  Suae,  ne  ul- 
lo  modo  permittat  Pa- 
tribus  Societatis  scri- 
bere  pro  opinione  mi- 
nus probabili,  et  impu- 
gnare  sententiam  asse- 
rentium,     licitum    non 


B)  Injungatur  P.  Ge- 
nerali Societatis  Jesu 
de  ordine  Sanctitatis 
Suae,  ne  ullo  modo  per- 
mittat Patribus  Socie- 
tatis scribere  pro  opi- 
nione mmws probabili  et 
impugnare  sententiam 
asserentium  ,  quod  in 
concursu  minus  proba- 


C)  Injungatur  P.  Ge- 
nerali Societatis  Jesu 
de  ordine  Sanctitatis 
Suae,  ut  non  modo  per- 
mittat Patribus  Socie- 
tatis scribere  pro  opi- 
nione magis  probabili, 
et  impugnare  senten- 
tiam asserentium,  quod 
in  concursu  minus  pro- 


1.  Je  reproduis  A  d'après  les  sources  indiquées  par  M.  Bertrand  et  P.  M.; 
B  d'après  la  seconde  lettre  du  P.  Balla  {Lettere  in  risposta  aile  Lettere  Teo- 
logicO'Morali,  tomo  I,  Venezia,  1755,  p.  135);  C  d'après  Concina,  Ad  Thco- 
logiam  christianain  dogmatico-moralem  Apparatus;  \\h.  III;  diss.,  I,  c.  vin 
(Romae,  1773;  to.  II,  p.  204),  et  Balla  {op.  cit.,  p.  136). 


CONTRE  LE  PROBABILISME 


785 


esse  sequi  opinionem 
minus  prohabilem  in 
concursu  magis  proba- 
bilis  sic  cognitx  et  ju- 
dicatx ,  verum  etiani 
relate  ad  omnes  Univer- 
sitates  Societatis  men- 
tem  Sanctitatis  Suae  es- 
se, ut  quilibet  pro  sui 
(Concina  :  suo)  libito 
libère  scribat  pro  opi- 
nione  magis  probabili, 
et  impugnet  contrariam 
prœdictam,  eisque  ju- 
beat,  ut  mandato  Sanc- 
titatis Suie  oninino  se 
submittant. 


bilis  opinionis ,  cuni 
probabiliori  sic  cognita 
et  judicata,  licitum  sit 
sequi  minus  probabi- 
lem,  verum  etiam  om- 
nibus Universitatibus 
Societatis  raexiievQ.^Anc- 
titatis  Suae  esse,  ut  qui- 
libet prout  sibi  libuerit 
libère  scribat  pro  opi- 
nione  magis  probabili, 
et  impugnet  contrariam 
prœdictam,  eisque  ju- 
beat,  ut  mandato  Sanc- 
titatis Suae  omnÎDO  se 
submittant. 


babilis  opinionis  cum 
probabiliori  sic  cognita 
et  judicata,  licitum  sit 
sequi  minus  prohabi- 
lem; verum  etiam  no- 
tum  faciat  omnibus 
Universitatibus  Socie- 
tatis mentem  Sanctita- 
tis Suae  esse,  ut  quili- 
bet, prout  sibi  libuerit, 
libère  scribat  pro  opi- 
nione  magis  probabili, 
et  impugnet  contrariam 
praedictam,  eisque  ju- 
beat,  ut  mandato  Sanc- 
titatis Suae  omnino  se 
submittant. 


J'ajoute  la  note  de  l'assesseur  du  Saint-Office,  concernant  l'in- 
timation faite  de  l'ordre  du  Pape  au  Père  Général  et  la  réponse 
de  celui-ci.  Elle  est  identique,  à  un   détail  près,  dans  les  trois 

sources. 

Die  octava  Julii  1680. 

Denunciato  {A  :  intimato)  praedicto  ordine  Sanctitatis  Suae  P.  Generali 
Societatis  Jesu  per  R.  P.D.  Assessorem,  respondit  sein  omnibus  quanto  citius 
pariturum,  licet  nec  per  ipsum,  nec  per  suos  praedecessores  fuerit  unquam 
interdictum  scribere  pro  opinione  magis  probabili,  eamque  docere. 

Pour  résumer  les  différences  essentielles  des  trois  textes  : 

1°  D'après  A^  le  pape  fait  intimer  aux  Pères  de  la  Compagnie 
de  Jésus,  par  leur  Général,  la  défense  absolue  d'écrire  en  faiseur 
du  probabilisme  et  de  combattre  le  probabiliorisme; 

2®  D'après  B^  il  fait  défense^  en  même  temps  et  d'une  manière 
également  absolue,  d'écrire  en  façeur  du  probabilisme  et  de  le 
combattre  ; 

3°  D'après  6',  il  veut,  non  seulement  qu'il  soit  permis  aux  Pères 
de  la  Compagnie  d'' écrire  en  façeur  du  probabiliorisme  et  de  com- 
battre le  probabilisme  ;  mais  encore  que  toutes  les  universités  (ou 
écoles  théologiques)  de  la  Compagnie  soient  averties  de  la  liberté 
qui  leur  est  donnée  en  cette  matière. 

Examinons  d'abord  A  tl  B  ensemble.  La  prescription  relative 
aux  universités,  que  je  viens  de  résumer  d'après  C,  se  trouve  éga- 
lement dans  les  deux  autres  textes;  mais  il  faut  remarquer  l'ano- 
malie de  la  rédaction  à' A  et  de  5,  dans  le  passage  de  la  première 

LXXXVI.  -  50 


i. 


786  LE  PRÉTENDU  DÉCRET  D'INNOCENT  XI 

partie  des  ordres  pontificaux  à  la  seconde.  Celle-ci  commence  en 
efiPet  par  un  çerum  etiam  (ce  mais  encore  »)  qui  n'a  aucune  raison 
d'être,  ni  logiquement,  ni  grammaticalement  ;  car  il  suppose 
dans  la  première  partie  de  la  période  un  non  solîtin  ou  non  modo 
(a  non  seulement  »),  qui  ne  se  trouve  ni  dans  A  ni  dans  B. 

De  plus,  dans  A^  Tinfinitif  [mentem  Sanctitatis  Su8e'\  esse  y  est 
également  suspendu  en  l'air,  sans  verbe  fini  auquel  on  puisse  le 
rapporter;  car  il  ne  saurait  se  rattacher  grammaticalement  à 
Y Injungendum  du  début,  qui  demande  après  lui  ut  ou  ne.  Dans 
By  on  peut  encore  rétablir  la  correction  grammaticale  en  sup- 
pléant simplement  un  notum  facial^  oublié  avant  ou  après  omnibus 
Unwersitatibus  Societatis ;  mais  cela  ne  suffirait  pas  pour  rendre 
correcte  la  construction  6! A. 

Peut-on  admettre  que  le  décret  authentique  de  l'Éminentissime 
Congrégation  ait  eu  de  pareils  défauts  de  rédaction  ?  Il  me 
semble  bien  que  non,  et  le  P.  Balla,  à  la  suite  du  P.  Gagna,  était 
donc  en  droit  d'y  voir  déjà  une  raison  très  forte  de  suspecter  ces 
deux  textes  ^ 

A  est  plus  incohérent  que  B,  on  Pa  vu  ;  ce  n'est  pas  que  B 
puisse  être  considéré  comme  authentique;  la  forme  de  sa  rédac- 
tion s'y  oppose,  et  encore  plus  les  témoignages  que  nous  appor- 
terons en  faveur  de  C.  Seulement,  comme  le  P.  Gagna  et  le 
P.  Balla,  j'ai  placé  B  à  côté  de  A,  d'abord  pour  donner  tous  les 
documents  de  la  question  ;  ensuite,  parce  que  B  suffirait  à  neutra- 
liser en  quelque  sorte  et  annuler  A^  en  montrant  combien  est 
faible  l'unique  argument  sur  lequel  Ballerini,  Concina  et  Patuzzi 
appuyent  l'authenticité  de  ce  dernier  texte.  Vous  oseriez,  nous 
dit-on,  contester  un  document  extrait  des  registres  mêmes  du 
Saint-Office  et  certifié  conforme  à  ces  registres  par  le  notaire-juré 
du  Saint-Office?  —  Mais  si  cet  argument  vaut  pour  A^  il  vaut  aussi 
bien  pour  B\  car  ce  second  texte  est  également  tiré  des  registres 
authentiques  du  Saint-Office,  et  il  est  certifié  conforme  à  ces  re- 
gistres, après  collation  réitérée,  par  le  notaire  du  Saint-Office, 
Don  Antonio  Lanciono,    et  par  le   sous-notaire,  Paolo  Antonio 

1.  Balla,  Lett.  11^,  n°  xxii  (to.  I,  p.  147).  —  Le  P.  Gagna  est  Tauteur  des 
Lettere  d'Eugenio  Apologista  délie  Dissertazioni  délia  Storia  del  Probabi- 
lismo...  ad  un  Collega  del  P.  D.  Concina  (In  Lubiana  [Venise],  1745).  Le 
P.  Patuzzi  lui  répondit  pour  le  P.  Concina,  et  Balla  répliqua  à  Patuzzi  pour 
le  P.  Gagna  empêché  par  les  charges  qu'il  eut  à  remplir  dans  ses  dernières 
années  (il  mourut  en  1755). 


CONTRE  LE  PROBABILISME  7«7 

Capellono,  qui  contresigne  l'attestation.  Nous  en  avons  pour  ga- 
rant le  P,  Gagna  qui,  en  1745,  a  publié  ce  texte  avec  le  certificat 
des  notaires,  avertissant  en  même  temps  que  la  copie  authentique, 
notariée,  était  déposée  à  ia  bibliothèque  du  collège  Romain,  où 
chacun  pouvait  la  voir*. 

Assurément  le  témoignage  public,  aisé  à  contrôler,  du  P.  Gagna 
n'était  pas  moins  recevable  que  celui  de  P.  Ballerini  ou  du  P.  Pa- 
tuzzi  ;  et  l'attestation  du  notaire  Lanciono  méritait  de  faire  foi  au- 
tant que  celle  du  notaire  Calabrinus.  Que  conclure  de  là  ?  Evidem- 
ment ceci,  que  les  registres  du  Saint-Office,  du  moins  ceux  d'oii 
ces  copies  ont  été  prises,  ne  nous  donnent  aucune  assurance  sur 
la  vraie  teneur  du  décret  du  26  juin  1680.  Car  enfin,  il  n'est  pas 
possible  que  ce  décret  ait  été  enregistré  authentiquement  et  défi- 
nitivement sous  deux  formes  aussi  différentes  que  celles  de  nos 
textes  A  et  B  2, 

Je  ne  vois  pas  ce  qu'on  peut  opposer  à  cette  conclusion.  Elle 
garde  sa  force,  de  quelque  manière  qu'on  explique  les  faits  et 
même  si  on  ne  peut  les  expliquer,  comhie  c'est  peut-être  le  cas, 
La  solution  la  plus  commode  serait  de  supposer  que  le  décret  de 
1680  a  été  retouché  dans  les  registres  du  Saint-Office  par  des 
mains  audacieuses.  Mais  cette  hypothèse  est-elle  vraisemblable? 
Dieu  me  garde  de  l'affirmer  I 

J'aime  mieux  penser  que  ces  textes  A  et  B  représentent  des 
brouillons  ou  des  projets  de  décret  proposés  à  la  Congrégation 
du  Saint-Office,  et  peut-être  même  au  pape,  mais  non  approuvés, 
et  qui  néanmoins  sont  restés  dans  certains  registres.  Cela  n'au- 
rait rien  d'extraordinaire;  ce  qui  l'est  davantage,  c'est  de  voir  des 
copistes  intelligents  prendre  des  brouillons  ou  des  projets  rejetés 
pour  les  décrets  définitifs;  mais  il  y  a  des  exemples  analogues^; 

1.  Balla,  Let.  II,  p.  144,  171. 

2.  Dollinger  prétend  (I,  128,  note  1)  que  le  texte  J?  ne  diffère  du  texte  A 
qu'en  des  «  détails  accessoires  »  :  la  vérité  manifeste  est  que  B  diffère  essen- 
tiellement à' A  et  se  rapproche  beaucoup  plus  de  C. 

3.  J'ai  déjà  eu  occasion  d'en  faire  connaître  un,  qui  est  peut-être  plus 
étonnant  {Etudes,  LXVII,  504,  not«).  Il  s'agit  d'un  Bref  dressé  en  Congré- 
gation de  la  Propagande,  au  nom  d'Innocent  XI,  en  octobre  1678,  et  qui, 
déjà  signé,  imprimé,  en  partie  expédié,  a  été  suspendu  par  ordre  du  pape  et 
n'a  jamais  été  exécuté  dans  sa  forme  primitiTe.  Et  pourtant  ce  Bref  est  pu- 
blié, sous  cette  forme  première,  d'après  les  registres  de  la  Propagande,  dans 
le  BuUaire  de  cette  Sacrée  Congrégation,  même  de  l'édition  la  plus  récente. 
Le  fait  de  la  suspension  ressort  des  Actes  de  la  Sacrée  Congrégation  de  la 


788  LE  PRETENDU  DECRET  D'INNOCENT  XI 

et,  dans  le  cas  présent,  pareille  hypothèse  est  d'autant  plus  per- 
mise, que  les  copies  A  et  B  n'ont  été  prises  que  cinquante-quatre 
ou  cinquante-six  ans  après  l'émission  du  décret. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  explication,  les  faits  certains  que  j'ai 
exposés  rendent  déjà,  je  crois,  l'authenticité  de  A  pour  le  moins 
fort  douteuse.  J'espère  qu'on  ne  conservera  plus  même  un  doute 
en  sa  faveur,  quand  on  aura  vu  les  preuves  de  Pauthenticité  du 
texte  C. 

C  a  d'abord  cette  évidente  supériorité  sur  A  et  5,  qu'il  est 
d'une  rédaction  parfaitement  naturelle,  sans  aucune  des  incohé- 
rences signalées  dans  les  deux  autres  textes.  Mais,  de  plus,  l'en- 
semble des  circonstances  qui  ont  accompagné  sa  divulgation,  et 
surtout  l'époque  où  il  a  paru  et  le  caractère  des  personnes  qui 
l'ont  produit  à  la  lumière,  augmentent  singulièrement  son  auto- 
rité. Voici  donc  comment  les  choses  se  sont  passées. 

Si  le  décret  du  26  juin  1680  avait  été  aussitôt  publié,  nous 
n'aurions  pas  besoin  de  discuter  sa  teneur.  Il  n'a  pas  été  publié 
en  1680,  et  peut-être  même  n'a-t-il  pas  été  notifié  aux  Jésuites 
qu'il  regardait  —  pourquoi,  j'en  toucherai  quelque  chose  tout 
à  l'heure.  Le  fait  est  que  le  P.  Thyrse  Gonzalez  déclare,  en  1693, 
n'en  avoir  eu  jusque-là  aucune  connaissance,  bien  qu'il  y  fût  le 
plus  intéressé.  Une  chose  plus  surprenante,  c'est  la  façon  dont  le 
cardinal  Cybo,  secrétaire  d'État,  et  Mgr  Mellini,  nonce  à  Madrid, 
s'acquittent  de  la  commission  dont  le  décret  les  a  chargés  auprès 
du  P.  Gonzalez.  Leurs  lettres,  que  Gonzalez  a  publiées  en  1693, 
à  Rome,  où  tous  deux  vivaient  encore*,  non  seulement  ne  font 
aucune  allusion  au  décret  du  26  juin  1680,  mais  sont  conçues  en 
des  termes  qui  ne  pourraient  guère  être  plus  vagues  et  plus  gé- 
néraux, si  ce  décret  si  encourageant  pour  Gonzalez  n'existait  pas. 

Propagande,  1677-1686,  dont  il  y  a  une  copie  à  la  Bibliothèque  nationale, 
et  une  traduction  française  dans  les  Anecdotes  de  Villermaules,  tome  VII. 
Le  décret  est  celui  qu'on  trouve  dans  Juris  Pontificii  S.  C.  de  Propaganda 
Fide  parsP  éd.  /?.  de  Martinis,i.  II,  p.  15,  sous  la  date  du  10  octobre  1678. 
Il  édictait  des  mesures  contre  des  missionnaires  jésuites  du  Tonkin  et  de  la 
Cochinchine,  accusés  d'insubordination  à  l'égard  des  vicaires  apostoliques 
français  :  le  P.  Général  Olira  fournit  des  preuves  de  leur  soumission,  et 
obtint  ainsi  que  le  pape  suspendît  le  Bref,  en  mars  1679. 

1.  Cybo,  cardinal  depuis  1645,  n'est  mort  qu'en  1700.  Mgr  Mellini,  créé 
cardinal  en  1681,  est  mort  en  1701.  —  Plusieurs  des  documents  reproduits 
par   DoUinger   et  Reusch  (t.  II  :  Aktenstiïcke,  par  exemple  le  Mémorial  du 


CONTRE  LE  PROBA.BILISME  789 

Tout  se  réduit  à  lui  dire,  en  somme,  que  le  pape  loue  son  zèle  et 
sa  piété ^  et  V exhorte  à  terminer  promptement  l'ouvrage  dont  il  a 
entretenu  Sa  Sainteté,  et  à  l'envoyer  à  Rome.  Gela  prouve,  pour 
le  faire  remarquer  tout  de  suite,  qu'on  a  eu  tort  d'imputer  au 
P.  Oliva,  général  de  la  Compagnie,  l'ignorance  où  le  P.  Gonzalez 
a  été  laissé  au  sujet  du  décret.  Si  le  cardinal  Cybo  etMgr  Mellini, 
chargés  les  premiers  de  l'avertir,  ne  l'ont  pas  fait,  cela  ne  peut 
venir  que  de  ce  que  le  pape  lui-même  a  trouvé  bon  que  ce  décret 
ne  fût  pas  exécuté  dans  sa  teneur.  Du  moins,  cette  conclusion 
s'impose,  dès  maintenant,  en  ce  qui  concerne  la  première  partie 
du  décret;  nous  verrons  bientôt  qu'elle  est  aussi  vraisemblable 
pour  la  seconde. 

Le  6  juillet  1687,  le  P.  Gonzalez  est  élu  général  de  la  Compa- 
gnie de  Jésus;  sa  qualité  àe  pej'sona  grata  iprès  du  Souverain  Pon- 
tife Innocent  XI  aurait,  paraît-il,  beaucoup  influencé  les  électeurs 
en  sa  faveur*.  Peu  avant  la  clôture  de  la  Congrégation  générale 
qui  avait  fait  l'élection,  le  5  septembre,  le  cardinal  Cybo  fit  venir 
le  nouveau  général  et  quelques-uns  des  principaux  Pères  de  l'as- 
semblée, pour  leur  faire  part  d'un  vœu  du  pape  :  Sa  Sainteté  dé- 
sirait qu'avant  de  se  séparer  la  Congrégation  déclarât  que  les 
théologiens  de  la  Compagnie  étaient  libres  de  tenir,  et  même 
d'enseigner  publiquement  et  dans  leurs  écrits,  que,  dans  le  con- 
cours d'une  opinion  plus  probable  et  plus  sûre  avec  une  opinion 
moins  probable  et  moins  sûre,  c'est  celle-là  qu'on  doit  suivre.  Le 
P.  Gonzalez  fit  observer  modestement,  et  les  autres  Pères  confir- 
mèrent son  dire,  que  cette  liberté  avait  toujours  existé  dans  la 
Compagnie;  mais  il  ajouta  qu'il  communiquerait  le  vœu  du  Saint- 
Père  à  la  Congrégation,  qui  s'empresserait,  il  n'en  doutait  pas, 
de  donner  la  déclaration  souhaitée.  En  effet,  le  XVIIP  des  «  dé- 
crets »  votés  par  cette  congrégation  est  conçu  en  ces  termes  : 
«  La  Congrégation  ayant  été  informée  que  quelques-uns  étaient 

P.  Provincial  de  Tolède,  p.  105)  montrent  que  ces  pièces  étaient  publiques  à 
Rome  et  ailleurs,  en  1693.  Je  les  résume  d'après  un  écrit  envoyé  par  le 
P.  Gonzalez  aux  supérieurs  provinciaux  de  la  Compagnie  et  contenant  ces 
lettres  avec  le  texte  du  décret  de  1680,  qui  venait  d'être  retrouvé  (1693). 
Elles  ont,  du  reste,  été  largement  citées  par  Concina  et  Gagna,  et,  après  eux, 
par  Patuzzi  et  Balla,  sans  désaccord  sur  le  texte. 

1.  C'est  ce  qu'affirme,  sans  doute  avec  quelque  exagération,  dom  Claude 
Esliennot,  procureur  des  Bénédictins  français  de  Saint-Maur  à  Rome  (  Cor- 
respondance inédite  de  Mabillon  et  de  Montfaucon  avec  T Italie,  p.  ^.  Y silery^ 
t.  II,  p.  65-66.  Lettre  du  22  juillet  1687). 


790  LE  PRETENDU  DECRET  D'INNOCENT  XI 

dans  cette  persuasion,  que  la  Compagnie  s'était  engagée  pour 
ainsi  dire  en  corps  h  soutenir  le  sentiment  des  docteurs  qui 
enseignent  qu'il  est  permis  de  suivre  en  pratique  l'opinion  moins 
probable  et  favorable  à  la  liberté,  au  lieu  de  l'opinion  plus  pro- 
bable existant  en  faveur  du  précepte  :  la  Congrégation  a  cru  de- 
voir déclarer  que  la  Compagnie  n'a  pas  interdit  et  n'interdit  pas 
à  ceux  qui  le  préféreraient,  de  soutenir  le  sentiment  contraire.  » 

Les  lecteurs  auront  remarqué  d'eux-mêmes  combien  cette  in- 
tervention d'Innocent  XI  cadre  mal  avec  la  supposition,  que  ce 
même  pape  aurait  fait  rendre  sept  ans  auparavant  un  décret  de  la 
forme  A.  Si,  dès  1680,  Innocent  XI  avait  fait  interdire  aux  mora- 
listes jésuites  par  leur  Général  d'écrire  autrement  que  dans  le 
sens  du  probabiliorisme,  se  serait-il  contenté,  en  1687,  d'expri- 
mer le  «  désir  »  que  la  Congrégation  générale  les  déclarât  libres 
d'écrire  en  faveur  de  ce  système?  N'aurait-il  pas  plutôt  réitéré 
et  fait  imposer  par  l'organe  de  la  Congrégation,  à  tous  les  mem- 
bres de  la  Compagnie,  la  défense  d'écrire  en  faveur  du  probabi- 
lisme  ^  ? 

Le  nouveau  Général  n'eût  pas  demandé  mieux  ;  il  croyait  fer- 
mement avoir  été  mis  par  la  Providence  dans  sa  haute  charge  pour 
éliminer  le  probabilisme  de  la  Compagnie.  Comme  il  s'était  per- 
suadé que  rien  ne  pouvait  contribuer  davantage  à  ce  résultat 
que  la  publication  de  son  livre,  jusque  là  toujours  en  quaran- 
taine, cette  publication  devint  plus  que  jamais  sa  préoccupation 
dominante. 

Aussi  s'efTorça-t-il,  par  tous  les  moyens,  de  vaincre  les  obsta- 
cles qu'il  trouvait  encore,  surtout  du  côté  des  cinq  Assistants, 
que  la  Compagnie  lui  avait  donnés  pour  conseillers  d'office,  sui- 
vant son  Institut.  Finalement,  il  devait  réussir,  vers  la  fin  de 
l'année  1693,  à  obtenir  du  pape  Innocent  XII  la  permission  de 
mettre  au  jour  son  livre  remanié,  qui  parut,  en  effet,  à  Rome  dans 
les  premiers  mois  de  1694. 

1.  Le  P.  Concina,  pour  répoudre  à  cette  objection,  suppose  qu'Inno- 
cent XI  a  demandé  cette  déclaration  à  la  Congrégation  faute  de  mieux,  les 
Jésuites  ayant  réfusé  d'accepter  le  décret  (prétendu)  de  1680  qui  leur  im- 
posait le  probabiliorisme.  Cette  hypothèse  (refutée  par  le  P.  Gagna  et  le 
P.  Balla,  Lett.  II*,  n°  xlvi,  p.  208)  n'étant  appuyée  d'aucune  preuve,  il  est 
inutile  de  s'y  arrêter.  D'ailleurs  Innocent  XI  n'était  pas  homme  à  plier  de- 
vant les  résistances,  dans  une  question  qui  aurait,  comme  celle-ci,  intéressé 
la  religion  et  la  morale. 


CONTRE  LE  PROBABILISME  TOI 

Un  incident  fortuit  vint  fort  à  propos  aider  à  la  réalisation  de 
son  vœu.  Cet  incident  que,  pour  cette  cause,  le  P.  Gonzalez  ap- 
pelle un  «  miracle,  »  fut  la  «  découverte  »  du  décret  du  26  juin 
1680.  Le  cardinal  Gybo,  l'ancien  premier  ministre  d'Innocent  XI, 
repassant  par  hasard  ses  papiers,  pour  y  chercher  un  document 
de  famille,  y  trouva  la  lettre  de  Gonzalez  à  Innocent  XI,  du 
7  avril  1680,  avec  une  apostille  indiquant  qu'elle  devait  être 
communiquée  au  Saint-Office.  Curieux  de  savoir  si  la  communi- 
cation avait  été  faite  et  ce  qui  en  était  résulté,  le  cardinal  fit  com- 
pulser les  archives  du  Saint-Office,  et  l'on  y  découvrit,  vers  la 
fin  de  juillet  1693,  le  décret  oublié  du  26  juin  1680.  L'assesseur 
du  Saint-Office,  Mgr  Bernini^,  s'empressa  de  le  porter  au  pape, 
qui  fut  très  frappé  de  cette  découverte  et  qu'elle  ne  confirma  pas 
peu  dans  sa  résolution  de  permettre  la  publication  du  livre  de 
Gonzalez. 


Nous  sommes  arrivés  ici  au  moment  décisif  pour  notre  démon- 
stration. 

Nous  pouvons  d'abord,  je  crois,  poser  en  fait  indubitable  que 
le  décret  déterré  aux  archives  du  Saint-Office  et  présenté  au  pape 
en  juillet  1693,  n'était  autre  que  le  décret  rendu  treize  années 
auparavant.  Personne  ne  le  conteste  ;  et  il  est  bien  évident  que, 
s'il  y  a  jamais  eu  chance  de  retrouver  authentiquement  cette 
pièce,  c'a  été  assurément  en  cette  occasion  solennelle.  D'ailleurs, 
plusieurs  des  cardinaux  et  des  consulteurs  qui  avaient  eu  part  à 
sa  confection,  en  1680,  vivaient  encore  à  Rome  :  tel  notamment 
le  pieux  et  savant  Brancati  de  Lauria,  qui  avait  été  le  rapporteur 
de  l'affaire,  comme  on  voit  par  le  préambule  du  décret  ;  cardinal 
depuis  1681,  il  ne  mourut  que  le  30  novembre  1693.  Ces  person- 
nages n'auraient  pas  laissé  l'assesseur  s'égarer  sur  une  fausse 
piste  et  présenter  au  pape  un  texte  altéré  de  leurs  résolutions.  Et, 
à  tout  le  moins,  quand  le  décret  retrouvé  devint  public,  ils  n'eus- 
sent pas  manqué  de  redresser  toute  erreur. 

Il  ne  s'agit  donc  plus  que  de  savoir  quelle  teneur  avait  le  do- 
cument retrouvé.  Nous  avons,  sur  ce  point,  un  témoignage  d'une 
valeur    exceptionnelle,   celui   du  P.   Gonzalez.  Le  document  lui 

1.  Auteur  d'une  savante  Histoire  de  toutes  les  hérésies,  publiée  en  1705, 
à  Rome,  en  4  vol,  in-fol. 


792  LE  PRÉTENDU  DÉCRET  D'INNOCENT  XI 

ayant  été  communiqué  aussitôt  après  la  découverte,  il  s'empressa 
de  le  faire  valoir  en  faveur  de  ses  vues. 

Il  le  donna,  dès  1693,  dans  un  mémoire  composé  par  lui  ou 
par  un  de  ses  secrétaires,  et  répandu  par  ses  soins  dans  la  curie 
romaine,  pour  établir  la  «  force  des  raisons  »  qu'il  avait  de  vou- 
loir publier  son  Traité  de  V usage  légitime  des  opinions  proba- 
bles^. 

Il  le  reproduisit,  vers  le  même  temps,  dans  la  déposition  qu'il 
fut  appelé  à  faire  lors  de  l'enquête  préliminaire  à  l'introduction 
de  la  cause  de  béatification  d'Innocent  XP. 

Enfin,  il  l'a  cité  encore  une  fois  en  entier  dans  la  Supplique 
qu'il  fit  présenter,  sur  la  fin  de  sa  vie,  en  1702,  au  pape  Clé- 
ment XI,  pour  le  prier  de  sauver  la  Compagnie  de  Jésus  de  la 
ruine  qu'elle  se  préparait  par  son  attachement  excessif  au  proba- 
bilisme  ^. 

Oi",  le  texte  produit  constamment  par  Gonzalez,  dans  ces  di- 
verses occasions,  est  notre  texte  6",  et  toujours  il  a  déclaré  que  le 
décret  ainsi  invoqué  par  lui  était  celui-là  même  qui  avait  été 
trouvé  aux  archives  du  Saint-Office,  en  1693  ;  jamais  il  n'a  laissé 
entendre  qu'il  eût  aucune  connaissance,  aucun  soupçon  d'un 
texte  différent. 

Qu'est-ce  qu'on  peut  objecter  contre  la  valeur  de  ce  témoi- 
gnage réitéré  dans  de  telles  conditions?  Gonzalez  a-t-il  pu  être 
trompeur  ou  trompé  ? 

Trompeur,  non,  certainement.  Sa  rigide  probité  n'a  jamais  été 
mise  en  doute  par  personne  ;  et  personne  ne  l'a  plus  exaltée  que 
Concina,  Patuzzi  et  les  autres  champions  du  probabiliorisme, 
pour  lequel  Gonzalez  a  dépensé  tant  de  zèle.  D'ailleurs,  quel  in- 


\.  Vis  rationum  pro  R.  P.  T.  Gonzalez...  in  prxsenti  controversia  edendi 
Tractatus  de  recto  usu  opinium  prohabilium.  Cet  écrit  a  été  réédité  par  le 
P.  Patuzzi,  dans  ses  Osservazioni  sopra  varj  punti  d'istoria  letteraria,  t.  II. 
Venise,  1756. 

2,  Sac.  Rit.  Cong...  Romana  Beatificationis  et  Canonizationis  V.  S.  Del 
Innocenta  P.  XI.  Positio  super  dubio,  an  sit  signanda  commissio  introductio- 
nis  causse...  Romae,  1713;  p.  181  (d'après  Dollinger,  Gesck.  der  Mor.,  i.  I, 
p.  120,  note  3,  et  p.  198,  note  3). 

3.  Libellus  supplex  ohlatus  SS.  D.  N.  Clementi  XL  Pro  incolumitate  Socie- 
tatis  Jesu  ah  ejus  Prœposito  Gênerait  Tyrso  Gonzalez  anno  Î702.  Publié  par 
le  P.  Concina,  dans  son  Ad  Theologiam  christianam  dogmatico-moralem 
Apparatus,  t.  II,  lib.  III,  diss.  I,  c.  viii.  C'est  la  supplique  mentionnée  par 
M.  Bertrand  [Observations,  p.  13). 


CONTRE  LE  PROBABILISME  793 

térêt  avait-il  à  soutenir  le  texte  C  plutôt  que  le  texte  A^  supposé 
qu'il  eût  connu  celui-ci,  et  il  n'aurait  guère  pu  l'ignorer,  s'il  était 
authentique  ?  Au  contraire,  ce  texte  A  eût  beaucoup  mieux  satis- 
fait ses  vœux,  et  puisqu'il  ne  l'a  pas  mentionné,  c'est  évidem- 
ment qu'il  ne  l'a  pas  connu. 

Mais  ce  qui  rend  impossible  la  supposition  d'une  erreur  de 
Gonzalez,  soit  volontaire,  soit  involontaire,  sur  la  teneur  du 
décret  «  découvert  »  au  Saint-Office,  c'est  surtout  la  publicité 
qu'il  lui  donna.  Comment  les  auteurs  et  les  témoins  survivants 
des  résolutions  du  26  juin  1680,  les  membres  actuels  du  Saint- 
Office  et  le  pape  lui-même  l'auraient-ils  laissé  publier  et  répandre 
un  texte  falsifié  ou  suspect?  Gonzalez  écrit,  en  août  1693,  à  un 
de  ses  partisans,  le  P.  Sarmiento,  recteur  à  Salamanque,  en 
Espagne  :  «  Plus  grand  miracle  a  été  la  découverte  des  décrets 
rendus  par  le  Saint-Office,  le  26  juin  1680,  que  l'ambassadeur  en- 
voie aujourd'hui  au  Roi  (d'Espagne).  Aujourd'hui  le  livre  est  en  état 
tel  qu'il  ne  saurait  laisser  de  venir  au  jour  ;  car  le  Saint-Office  est 
engagé  à  maintenir  ce  qui  a  été  décrété  et  approuvé  par  le  Sou- 
verain Pontife  Innocent  XI,  et  intimé  au  P.  Oliva.  »  Si  le  Saint- 
Office  était  engagé  d'honneur,  et  par  devoir,  à  maintenir  en  force 
ses  décrets,  il  ne  l'était  pas  moins  à  empêcher  que  ces  décrets 
ne  fussent  dénaturés. 

C'est  donc  bien  le  texte  authentique  du  décret  de  1680  que 
nous  a  offert  Gonzalez.  Il  ne  reste,  pour  compléter  la  démon- 
stration, qu'à  dire  ce  que  les  partisans  du  texte  A  ont  pu  opposer 
à  ces  faits  et  à  ces  conclusions,  s'ils  les  ont  connus.  P.  Ballerini  * 
et  Concina  ^  ont  observé  un  silence  prudent,  qui  ne  nous  permet 
pas  de  savoir  comment  ils  se  tiraient  de  la  difficulté.  Le  P.  Patuzzi 
a  été  plus  hardi  ou  plus  inventif.  Le  texte  trouvé  en  1693  est 
bien,  d'après  lui,  le  texte  original  ;  mais  ce  texte  n'est  pas  celui 

1.  La  seule  allusion  faite  par  Pierre  Ballerini  aux  textes  différents  de  celui 
qu'il  a  publié,  dans  la  dissertation  préliminaire  de  son  édition  des  Œuvres 
de  saint  Antonin  de  Florence,  est  contenue  dans  ces  mots  :  Duplicem  ejiis 
decreti  editionem  vidi,  at  non  ita  exactam^  iiti  in  autenticis  ejiisdem  S.  Offi- 
cii  manuscriptis  continetur...  Il  ne  daigne  ajouter  aucune  preuve  de  son 
non  ita  exaclam. 

2.  Concina,  dans  son  Apparatus,  donne  à  quelques  pages  d'intervalle  les 
deux  textes  ^  et  C  [Appar.,  t.  II,  éd.  Romae,  1773,  p.  194  et  204),  sans  dire 
mot  de  la  discordance. 


794  LE  PRETENDU  DECRET  D'INNOCENT  XI 

qu'a  reproduit  Gonzalez  :  «  Je  prétends,  dit-il,  que  l'original 
retrouvé  au  Saint-Office  et  présenté  à  Sa  Sainteté  est  celui-là 
même  ou  contient  cela  même  qu'on  lit  dans  la  copie  produite  par 
le  P.  Concina  ;  mais  que  Sa  Sainteté,  pour  ces  raisons  (qui  vont 
suivre),  a  tempéré  le  précepte  qui  y  était  clairement  exprimé,  et 
qui  défendait  aux  Jésuites  d'écrire  en  faveur  de  l'opinion  moins 
probable,  et  qu'Elle  l'a  modifié  de  la  manière  qu'on  voit  dans  la 
troisième  copie  (celle  du  P.  Gonzalez)  ;  s'il  ne  faut'  pas  ajouter 
encore  que  cette  modification  a  été  faite  de  concert  avec  le 
P.  Général  Gonzalez  :  de  sorte  que,  ou  le  Pape  seul,  ou  tous 
deux  ensemble,  aient  jugé  pro  bono  pacis.,.  qu'il  n'était  pas 
expédient  d'astreindre  les  Jésuites  à  un  précepte  qui  pouvait 
exciter  de  graves  agitations  l.  »  Patuzzi  n'apporte  en  faveur  de 
cette  «  conjecture  »,  comme  il  l'appelle  lui-même,  aucun  argument 
quelconque  ;  aussi  bien  elle  n'a  d'autre  raison  d'être  que  le  désir 
de  sauver  atout  prix  une  thèse  ruinée.  Il  est  à  peine  besoin  de  la 
ïéfuter  ;  quelques  observations  seulement. 

Dœllinger,  malgré  la  partialité  qu'il  témoigne  pour  Patuzzi  en 
haine  des  Jésuites,  avoue  qu'il  «  n'est  pas  vraisemblable  y>  qu'il  y 
ait  eu  modification  du  décret  de  concert  açec  Gonzalez  :  «  Si 
Gonzalez,  dit-il,  avait  connu  la  forme  primitive,  plus  rigoureuse 
(celle  de  Concina  et  de  Patuzzi),  il  l'aurait  produite  dans  sa 
déposition  au  procès  de  béatification  d'Innocent  XI  et  dans  sa 
supplique  de  1702  ^.  »  La  raison  est  péremptoire,  et  nous  en  avons 
déjà  donné  d'autres,  qui  ne  prouvent  pas  moins  évidemment 
que  le  P.  Gonzalez  n'a  jamais  connu  la  forme  indûment  qualifiée 
«  primitive  ». 

Mais  l'hypothèse  de  Patuzzi,  impossible  du  côté  de  Gonzalez, 
Fest  encore  bien  plus  du  côté  du  pape.  Comme  l'a  bien  fait 
observer  le  P.  Balla,  elle  prête  à  Innocent  XII  un  grossier  men- 
songe et  même  un  des  crimes  les  plus  graves  selon  le  droit  cano- 
nique, à  savoir  un  véritable  faux  en  écritures  pontificales.  Inno- 
cent XII  ne  se  serait  pas  borné,  en  effet,  à  tempérer  pour  la 
pratique  les  prescriptions  essentielles  du  décret  original  d'Inno- 
cent XI,  comme  il  en  avait  assurément  le  droit  ;  il  aurait  ordonné 
ou  permis  que  le  décret,  ainsi  radicalement  modifié,  passât  pour 

i.  Lettere  Teologico-Morali,  t.  II,  p.  329.  Le  P.  Balla  réfute  cette  hypo- 
thèse dans  sa  seconde  Lettre,  n"  xlii-xliy  (t.  II,  p.  198). 
2.  Dollinger,  Gesch.  der  Mor.,  t.  I,  p.  199. 


CONTRE  LE  PROBABILISME  795 

le  décret  véritable  et  authentique  de  son  prédécesseur.  Inutile 
d'insister,  je  crois,  sur  l'absolue  invraisemblance  de  la  «  con- 
jecture ». 

J'ajouterai  cependant,  pour  finir,  un  témoignage  inédit,  em- 
prunté aux  lettres,  déjà  citées,  où  Gonzalez  raconte  au  P.  Sarmiento 
le  «  miracle  »  de  la  «  découverte  »  du  décret  :  «  Le  Pape,  écrit-il, 
fut  émerveillé,  quand  l'assesseur  du  Saint-Office  lui  mit  en  main 
le  décret  du  Pape  Innocent  X/,  intimé  au  P.  Oliva,  Vannée  80, 
parce  q'ue  non  seulement  il  n  empêche  pas,  mais  favorise  plutôt  la 
doctrine  contraire  au  probabilisme  indulgent  ^ .  ï)  On  le  voit,  la 
description  du  décret  présenté  au  Pape  et  qui  cause  son  émer- 
veillement, concorde  parfaitement  avec  le  texte  C,  qui  enjoint  au 
Père  Général  de  permettre  à  ses  Pères  d'écrire  librement  en  fa- 
veur du  probabiliorisme;  elle  ne  suggère  aucune  idée  du  texte  .^1, 
interdisant  tout  rondement  de  soutenir  le  probabilisme  et  de 
combattre  le  probabiliorisme.  A  aucun  moment,  donc,  ce  dernier 
texte  n'a  été  présenté  à  Innocent  XII  comme  expression  du 
décret  d'Innocent  XI  '. 

Je  pourrais  m'en  tenir  là  ;  car  je  crois  avoir  suffisamment  prouvé 
que  j'étais  bien  en  droit  d'affirmer  que  le  décret  d'Innocent  XI, 
tel  que  rapporté  par  M.  Bertrand,  ce  n'a  jamais  existé  ». 

Mais  j'ai  annoncé  que  je  reviendrais  sur  la  question  de  la 
notification  du  décret  :  il  faut,  en  ejffet,  discuter  l'accusation 
portée  contre  le  P.  Général  Oliva  d'avoir  dissimulé  les  ordres 
du  Pape  au  P.  Gonzalès,  voire  à  toute  la  Compagnie.  Pour  ce  qui 
avait  rapport  au  P.  Gonzalez  personnellement,  le  P.  Oliva  est 
déjà  justifié  par  les  remarques  faites  plus  haut  sur  les  lettres  du 

1.  «  El  Papa  quedo  admirado,  quando  el  assessor  del  S.  Offîcio  le  puso 
en  la  mano  el  decreto  del  Papa  Innocentio  XI,  intimado  al  P.  Oliva  el  anno 
80,  porque  non  impedisce,  sino  antes  que  favorisée  la  doctrina  contraria  al 
probabilisme  benigno.  »  [Archiv.  S.  J.) 

2.  Il  faut  au  moins  signaler  un  autre  témoin  ancien,  d'un  caractère  tout 
différent.  Le  décret  du  26  juin  1680  est  déjà  reproduit,  en  1697,  dans  l'Apo- 
logie des  Lettres  Provinciales  (Rouen  et  Delft,  1697-1698,  2  vol.  in-12),  t.  I, 
p.  198  (en  français)  et  p.  219  (en  latin).  Le  texte  est  identique  à  celui  du 
P.  Gonzalez.  On  sait  que  cet  ouvrage  a  pour  auteur  dom  Petitdidier,  béné- 
dictin de  la  Congrégation  de  Saint-Vanne,  alors  très  lié  avec  les  jansé- 
nistes, dont  il  se  sépara  plus  tard.  Le  décret  lui  est  parvenu  probablement 
par  rintermédiaire  des  agents  que  le  parti  janséniste  avait  à  Rome,  et,  bien 
que  ceux-ci  l'aient  pu  emprunter  simplement  aux  publications  du  P.  Gon- 
zalez, ils  étaient  en  position  de  le  contrôler. 


796  LE  PRETENDU  DECRET  D'INNOCENT  XI 

cardinal  Cybo  et  du  nonce  Mellini.  Reste  à  expliquer  sa  conduite 
relativement  h  la  seconde  partie  du  décret. 

On  a  reproché  au  P.  Oliva,  en  se  fondant  sur  les  paroles  de 
Gonzalez,  de  n'avoir  pas  notifié  à  ses  inférieurs,  comme  on  le  lui 
ordonnait,  la  volonté  du  Pape  concernant  la  liberté  d'enseigner 
le  probabiliorisme.  Le  fait  allégué  peut  être  exact,  sans  qu'il  y  ait 
lieu  d'en  faire  un  grief  au  P.  Général.  Comme  le  P.  Balla  répon- 
dait déjà  au  P.  Patuzzi  :  a  Pourquoi  ne  pourrions-nous  pas  dire, 
qu'après  l'intimation  du  précepte,  le  P.  Oliva  eut  une  entrevue 
avec  le  Pape,  au  cours  de  laquelle  Innocent  XI  fut  convaincu, 
par  l'exemple  que  lui  cita  le  Général,  du  P.  Rebello,  du  P.  Gomi- 
tolo  1  et  d'autres,  que  la  liberté  voulue  de  combattre  le  proba- 
bilisrae,  qu'il  croyait  ne  pas  exister  parmi  les  Jésuites,  subsistait 
au  contraire  chez  eux  pleine  et  entière,  de  sorte  qu'il  n'était  pas 
besoin  d'écrire  pour  cela  aux  universités  ;  et  que  le  Souverain 
Pontife,  en  conséquence,  délia  le  P.  Oliva  de  l'obligation  imposée 
par  le  décret  ?  Il  est  certain,  continue  avec  raison  le  P.  Balla, 
qu'à  penser  ainsi,  plutôt  que  d'admettre,  chez  un  homme  tel  que 
le  P.  Oliva,  la  solennelle  désobéissance  qu'on  lui  impute,  nous 
sommes  contraints,  non  seulement  par  la  charité  et  la  justice,  mais 
par  la  vraisemblance  elle-même;  car  il  n'est  pas  croyable  que  le 
P.  Oliva  ait  voulu  se  risquer  à  désobéir  en  une  chose  qui,  regardant 
toute  la  Compagnie,  ne  pouvait  être  cachée  de  telle  sorte  que  la 
désobéissance  ne  vînt  pas  à  la  connaissance  de  la  Sacrée  Con- 
grégation et  du  Pape  et  trompât  le  soin  avec  lequel  ils  veillent 
sur  l'exécution  de  leurs  ordres  ^.  )) 

Tout  porte,  en  effet,  à  croire  que  les  choses  se  sont  passées 
comme  le  conjecture  le  P.  Balla.  Mais,  d'ailleurs,  il  est  certain 
que  le  P.  Oliva,  en  conséquence  des  désirs  exprimés  par  Inno- 
cent XI  à  propos  de  l'affaire  Gonzalez,  a  adressé  une  lettre 
circulaire  aux  supérieurs  provinciaux  de  la  Compagnie,  le 
10  août  1680. 

1.  Le  P.  Rebelle,  professeur  de  théologie  à  l'université  d'Evora,  en  Por- 
tugal, enseigna  et  appliqua  le  probabiliorisme  dans  un  ouvrage  estimé  :  De 
ohligationibus  Justitiœ,  publié  en  1608.  Le  P,  Comitolo,  en  Italie,  fit  de  même 
dans  ses  Responsa  moralia  (1609,  et  plusieurs  fois  depuis),  et  combattit  si 
bien  le  probabilisme,  que  Wendrock  (c'est-à-dire  Nicole)  lui  prit  ses  argu- 
ments pour  la  dissertation  contre  le  probabilisme  qu'il  inséra  dans  sa  tra- 
duction latine  des  Provinciales  de  Pascal. 

2.  Balla,  Lett.  11%  no  lv  (t.  Il,  p.  235). 


CONTRE  LE  PROBABILISME  797 

Dœllinger,  qui  a  connu  cette  circulaire  du  10  août*,  prétend 
qu'elle  «  ne  répond  pas  au  précepte  du  Pape^  ».  Sans  doute,  elle 
ne  répond  pas  au  décret  tel  que  Dœllinger  se  l'est  figuré  après 
Concina  et  Patuzzi  ;  elle  y  est  plutôt  contraire  :  et  c'est  là  une 
preuve  de  plus  que,  sous  cette  forme,  le  décret  n'a  jamais  existé. 
Quant  au  précepte  authentique,  tel  que  nous  l'a  offert  le  texte  C^ 
la  circulaire  du  P.  Oliva  n'y  correspond  pas  matériellement,  si 
l'on  veut,  puisqu'elle  ne  dit  rien  de  la  liberté  d'enseigner  le  pro- 
babiliorisme  ;  mais  elle  répond  au  but  d'Innocent  XI,  parce  qu'elle 
prescrit  avec  force  aux  professeurs  de  la  Compagnie  d'éviter  toute 
mollesse  dans  le  choix  des  opinions  morales.  La  teneur  de  cette 
pièce  nous  rend  ainsi  certains  que  le  Pape  a  réellement  dégagé 
le  P.  Oliva  de  l'obligation  qu'imposait  matériellement  le  décret 
du  26  juin  ;  car,  encore  une  fois,  comme  l'a  bien  montré  le 
P.  Balla,  on  ne  saurait  admettre  que  le  Général  se  soit  soustrait 
de  lui-même  à  une  obligation  si  solennellement  imposée.  En 
même  temps,  elle  autorise  à  conjecturer  que  le  fond  en  aura  été 
concerté  entre  le  Pape  et  le  Général. 

Après  avoir  rappelé  que  les  Constitutions  de  saint  Ignace, 
aussi  bien  que  les  décrets  des  congrégations  et  les  ordonnances 
des  Généraux  de  la  Compagnie,  font  une  obligation  à  ses  profes- 
seurs de  s'inspirer,  en  toute  matière,  de  la  doctrine  «  la  plus 
solide  et  la  plus  sûre  » ,  solidiorisac  securioris  doctrinœ...y\eP.  Oliva 
ordonne,  en  termes  pressants,  d'éloigner  aussitôt  de  l'enseigne- 
ment quiconque  serait  «  convaincu  de  négliger  ces  prescriptions 
et  d'affaiblir,  par  des  doctrines  trop  molles,  la  vigueur  de  la 
discipline  chrétienne  »  ;  puis  il  termine  par  ces  lignes  :  «  Ce  n'est 
pas  toutefois  que  nous  soyons  contraints,  en  toute  question  con- 


1.  Elle  a  été  publiée  par  le  professeur  Friedrich,  collègue  de  DoUinger  à 
l'université  de  Munich,  et  malheureusement  son  associé  d'apostasie,  dans 
Beitrage  zur  Geschichte  des  Jesuiten-Ordens ,  1881  {Abhandlungen  der 
K.  Bayerischen  Akademie  der  Wissenschaften  ;  Historische  Klasse,  t.  XVI, 
p.  170-171). 

2.  Gesch.y  t.  I,  p.  129,  note.  A  ce  propos,  Dbllinger  ramasse  la  calomnie 
d'un  des  pamphlétaires  que  Pombai  payait  en  Italie  pour  écrire  contre  les 
Jésuites,  affirmant  que  le  P.  Oliva  envoyait  à  ses  subordonnés  des  lettres 
directement  en  contradiction  avec  celles  qu'il  déposait  aux  archives.  La  faus- 
seté de  cette  odieuse  accusation  est  évidente  au  simple  bon  sens,  quand  même 
il  ne  s'agirait  pas  de  lettres  relatives  aux  m  usages  chinois  »,  comme  le  dit 
Dollinger,  c'est-à-dire  à  une  matière  sur  laquelle  il  n'y  a  pas  eu  de  difficul- 
tés du  temps  du  P.  Oliva, 


798  LE  PRÉTENDU  DÉCRET  D'INNOCENT  XI 

troversée,  de  rejeter  les  opinions  plus  bénignes.  Loin  de  là  : 
parmi  celles  qui  leur  sont  opposées,  quelque  honnêtes  qu'elles 
soient  d'ailleurs,  il  en  est  que  la  droite  raison  et  une  religieuse 
prudence  persuadent  aux  maîtres  de  ne  pas  préférer,  et  aux  supé- 
rieurs de  ne  pas  permettre  dans  la  Compagnie.  Ce  qui  déplaît, 
c'est  donc,  en  l'interprétation  du  droit  divin  ou  humain,  une 
excessive  indulgence  ;  une  juste  modération  ne  déplaît  pas.  Dans 
la  doctrine  nous  exigeons,  non  pas  la  dureté,  mais  la  solidité  par 
laquelle,  comme  dit  saint  Augustin  (Lib.  VIcont.  Julian.,  ci),  nous 
montrons  tout  ensemble  la  vérité  et  la  charité.  Displicet  igitur 
nimia  injure^  she  dwino,  siçe  humano  interpretando  indulgentia  ; 
moderatio  justa  non  displicet;  non  enim  duritiem,  sed  soliditatem 
exigimus  doctrmœ.  » 

Ces  règles  traçaient  sagement  leur  voie  aux  moralistes  de  la 
Compagnie,  entre  les  excès  également  funestes  aux  âmes,  de  la 
trop  grande  indulgence  et  de  la  rigidité.  On  ne  leur  en  a  jamais 
imposé  d'autres,  pour  ce  qui  concerne  le  choix  des  opinions  mo- 
rales ;  et  si,  par  le  fait,  ils  se  sont  trouvés  pour  la  plupart  probabi' 
listes,  c'est  parce  que  le  probabilisme,  bien  entendu,  combine  le 
mieux  la  «  vérité  »  avec  la  «  charité  »,  la  «juste  modération  »  avec 
la  «  solidité  sans  dureté  ». 

Peut-être  qu'à  la  Reçue  thomiste  on  n'admettra  pas  cette  der- 
nière affirmation,  malgré  que  d'illustres  thomistes  aient  enseigné 
le  probabilisme  bien  avant  les  Jésuites.  J'espère,  du  moins,  avoir 
quelque  peu  diminué  la  confiance  de  P.  M.  aux  assertions  exces- 
sives de  Concina  et  de  Patuzzi,  notamment  à  celle-ci,  qu'<(aux 
yeux  de  l'Eglise  romaine,  le  probabilisme  n'était  qu'une  opinion 
tolérée^  qu'elle  cherchait  à  faire  disparaître  ». 

Si,  pourtant,  parmi  les  lecteurs  de  XdiReçue  thomiste^  ou  ailleurs, 
il  en  est  que  des  discussions  historiques  comme  celle  qui  pré- 
cède laissent  hésitants,  je  me  permets  de  leur  suggérer  une  con- 
sidération fort  simple,  et  qui,  pour  un  catholique,  doit  être  déci- 
sive. Le  probabilisme,  qui  était  déjà  à  l'état  de  principe  plus  ou 
moins  explicite  dans  les  décisions  des  plus  anciens  docteurs,  est, 
depuis  plus  de  trois  siècles,  enseigné  et  appliqué  comme  système 
par  des  moralistes  catholiques  en  grand  nombre,  de  toute  nation 
et  de  toute  robe.  Parmi  eux,  beaucoup  sont  des  lumières  de  l'E- 
glise; il  suffit  de  nommer  un  Suarez  et  un  Lugo.  Beaucoup  ont 


CONTRE  LE  PROBABILISME  799 

été  aussi  remarquables  par  la  vertu  que  par  la  science  :  ou  a  pu 
dire  que  le  probabilisme  était,  en  quelque  sorte,  canonisé  en  la 
personne  d'Alphonse  de  Liguori;  car,  à  travers  certaines  varia- 
tions, le  saint  docteur  est  toujours  resté  fidèle  au  principe  fon- 
damental :  Loi  douteuse  n  oblige  pas.  Et  ce  n'est  pas  seulement 
dans  les  provinces  lointaines,  dans  des  écoles  obscures,  c'est  au 
centre  même  de  la  catholicité  que  le  probabilisme  a  été,  de  longue 
date,  et  est  toujours  professé  par  des  maîtres  honorés  des  éloges 
et  de  la  confiance  des  Souverains  Pontifes,  par  des  consulteurs 
des  Sacrées  Congrégations  romaines.  Dire  d'un  système  qui  jouit 
de  pareilles  recommandations,  qu'il  «  n'est  qu'une  opinion  to- 
lérée, aux  yeux  de  l'Église  romaine  »,  ce  serait  assurément  lui 
refuser  la  justice  due,  et  même  un  peu  faire  injure  à  l'Eglise 
romaine. 

La  Reçue  thomiste  ne  dit  pas  cela,  au  moins  pour  le  temps  pré- 
sent. Si  elle  semble  le  dire  pour  l'époque  d'Innocent  XI,  je  ne 
veux  voir  là  qu'un  souvenir  de  ces  luttes  d'autrefois,  parfois  plus 
dialectiques  que  doctrinales,  où  l'on  s'efforçait  d'accabler  l'ad- 
versaire sous  des  censures  d'une  application  plus  ou  moins  con- 
testable. Ces  exercices  ne  tirent  pas  à  conséquence  entre  théo- 
logiens ;  ils  peuvent  encore  avoir  leur  utilité,  ad  acuenda  ingénia 
juçenum,  comme  on  disait  jadis.  Je  l'avouerai  cependant,  —  et 
qu'il  me  soit  permis  de  généraliser  la  réflexion,  —  il  me  semble 
qu'aujourd'hui  plus  de  réserve  est  commandé  en  cette  matière. 
Qu'un  théologien  probabiliste  s'entende  dire  que  son  système  de 
morale  a  été  condamné  plus  ou  moins  directement  par  plusieurs 
actes  du  Saint-Siège;  qu'un  théologien  moliniste  lise  dans  la 
Reçue  thomiste  ou  dans  le  Commers  lahrbuch  (comme  il  en  a 
l'occasion  encore  trop  souvent),  qu'il  est  obligé,  par  toute  sorte 
d'autorités,  de  rejeter  la  science  moyenne  et  d'adopter  la  prémo" 
tion  physique  :  il  n'ignore  pas  ce  que  cela  signifie;  supposé  même 
qu'il  ne  soit  pas  très  bien  au  courant  de  ce  qu'on  a  répondu  là- 
dessus,  c'est  assez,  pour  le  tranquilliser  pleinement,  de  savoir 
que  ses  opinions  sont  enseignées  à  Rome,  sous  les  yeux  et  avec 
l'agrément  du  Souverain  Pontife.  Mais  ces  exagérations  de  lan- 
gage contre  des  opinions  libres  et  honorées  dans  l'Eglise  ne  ris- 
quent-elles pas  de  produire  des  résultats  moins  inoffensifs  chez 
des  lecteurs  laïques  ou  médiocrement  versés  en  théologie  ?  Ne 
vont-elles  pas  —  ô,  sans  doute,  bien  malgré  leurs   auteurs  — 


800  LE  PRÉTENDU  DÉCRET  D'INNOCENT  XI 

fortifier  des  calomnies,  des  préventions  injustes  contre  certaines 
personnes,  certains  corps  ? 

Je  m'arrête,  craignant  de  trop  appuyer;  car  je  ne  voulais  adres- 
ser à  la  Revue  thomiste  qu'une  observation  tout  amicale.  Je  sais 
bien  qu'on  y  proteste,  comme  nous,  avec  indignation  contre  la 
définition  du  probabilisme,  qu'un  rapporteur  sectaire  a  fait  ap- 
plaudir à  la  Chambre  par  d'autres  sectaires.  On  peut,  à  la  Revue 
thomiste j  et  ailleurs,  nier  que  le  probabilisme,  «  cette  thèse  abo- 
minable et  publiquement  indéfendable»,  selon  M.  Trouillot, 
soit  la  doctrine  de  l'Eglise  ;  mais  on  n'y  admet  pas  qu'il  «  justifie 
tous  les  méfaits,  c'est-à-dire  qu'il  institue,  à  côté  de  l'honnêteté 
véritable,  à  côté  de  l'honnêteté  des  braves  gens,  une  fausse  hon- 
nêteté pour  les  coquins  ». 

Le  probabilisme,  tel  que  les  moralistes  catholiques  l'enten- 
dent, et  tel  que  l'Église  permet  de  l^enseigner  librement  et  de 
l'appliquer,  n'est  qu'une  méthode  pour  trancher,  sous  l'inspira- 
tion de  la  raison  et  de  la  conscience  interrogées  sérieusement 
et  de  bonne  foi,  les  cas  pratiques  où  la  conduite  à  tenir  n'est 
clairement  indiquée  par  aucune  loi  divine  ou  humaine,  naturelle 
ou  positive.  La  définition  de  M.  Trouillot,  comme  M.  l'abbé  Gay- 
raud  l'a  bien  montré  à  la  Chambre,  n'est  qu'une  invention  de 
l'ignorance  et  de  la  mauvaise  foi. 

Joseph    BRUCKER,    S.  J. 


BULLETIN  PHILOSOPHIQUE 

CONGRÈS  ET  REVUES  FRANÇAISES  EN  1900 


I 

L'intérêt  philosophique  de  l'année  1900  est  surtout  dans  les 
Congrès.  Le  plus  important  en  ce  genre  a  été  le  Congrès  inter- 
national de  philosophie.  L'idée  en  a  paru  nouvelle  et  quelque 
peu  hardie.  Nouveauté  et  hardiesse  sont  à  mettre  à  l'avantage  des 
catholiques.  Déjà,  à  quatre  reprises,  en  1888,  en  1891,  en  1894 
et  1897,  dans  leurs  Congrès  scientifiques^  la  philosophie  a  eu  sa 
place  spéciale,  place  capitale  par  la  valeur  des  travaux,  place 
peut-être  plus  grande  encore  par  l'intérêt,  parfois  passionné, 
avec  lequel  ont  été  suivies  les  discussions.  Le  Congrès  interna- 
tional de  philosophie,  qui  s'est  tenu  du  l*^*"  au  5  août  1900  au  lycée 
Louis-le-Grand,  a  manifesté  une  allure  plus  calme.  En  dehors  des 
réunions  générales,  il  est  même  arrivé  que  la  multiplicité  des 
sections,  qui  avaient  en  même  temps  séance,  raréfiaient  à  l'excès 
le  nombre  des  auditeurs. 

Enfin,  les  quatre  gros  volumes  de  la  Bibliothèque  du  Congrès 
international  de  philosophie,  dont  le  premier  vient  de  paraître  *, 
dédommageront  les  curieux  de  choses  philosophiques  qui  n'ont 
pu  courir  de  salle  en  salle,  ou  qui  aiment  mieux  une  lecture  mé- 
ditée à  leur  table  de  travail  qu'une  audition  rapide.  Quoi  qu'il  en 
soit,  cette  publication  sera  de  première  importance  à  qui  veut 
saisir  le  caractère  et  l'attitude  de  la  philosophie  à  l'aurore  du 
vingtième  siècle. 

Le  caractère  de  la  philosophie  contemporaine  semble  être  de 
poser  sur  toutes  choses  des  points  d'interrogation,  sans  se  sentir 
de  taille  à  les  résoudre.  Son  attitude  est  inquiète  et  chercheuse. 
Vingt-trois  siècles  après  Socrate,  Aristote  et  Platon,  la  philoso- 
phie demande  une  orientation  ;  elle  en  est  à  chercher  son  objet, 
ou,  plus  exactement,  elle  s'est  remise  à  chercher  son  objet. 

Qu'est-ce  que  la  philosophie  ?  Est-elle  la  synthèse  des  sciences  ? 

1.  Philosophie  générale  et  Métaphysique.  Paris,  Colin,  1900.  In-8,  pp.  xxn- 
460. 

/  LXXXVI.  —  51 


802  BULLETIN  PHILOSOPHIQUE 

Est-elle  au-dessus  des  sciences  auxquelles  elle  emprunte  une  ma- 
tière, auxquelles  elle  fournit  des  principes  directeurs?  Les  posi- 
tivistes, avec  des  nuances  diverses,  adoptent  la  première  alter- 
native. D'autres,  comme  le  disait  M.  Boutroux,  en  ouvrant  le 
Congrès  de  philosophie,  sentent  le  besoin  de  a  rapprocher  la 
philosophie  des  sciences  »,  et,  en  même  temps,  de  «  maintenir 
l'originalité  et  l'autonomie  relative  de  la  philosophie  ».  Ceux  qui 
prennent  position  sur  ce  terrain  avec  le  plus  de  fermeté  sont  les 
scolastiques,  qui  mettent  les  connaissances  empiriques  à  la  base 
de  la  philosophie.  Au  Congrès*,  le  R.  P.  Bulliot  est  plusieurs 
fois  revenu  sur  ce  point,  et,  dans  un  mémoire  remarqué,  a  mis 
en  beau  relief  la  Valeur  de  la  scolastique,  A  son  tour,  M.  Pica- 
vet^,  maître  de  conférences  à  l'Ecole  des  hautes  études,  a  reven- 
diqué l'originalité  de  la  scolastique;  il  pense  qu'il  y  a  eu,  au 
moyen  âge,  moins  subordination  de  la  philosophie  à  l'égard  de 
la  théologie,  que  collaboration  entre  la  philosophie  et  la  théolo- 
gie. D'ailleurs,  l'édifice  thomiste  demeure  solide,  même  aujour- 
d'hui. 

Mais  les  scolastiques  sont  rares.  Beaucoup  de  philosophes  — 
et  cette  tendance  s'est  maintes  fois  manifestée  au  Congrès — s'en- 
ferment dans  l'étude  de  la  pensée.  Mais  quelle  est  la  valeur  de  la 
pensée?  La  pensée  saisit-elle  autre  chose  qu'elle-même?  Ce  qui 
est  donné  par  la  pensée,  ou  bien  ne  se  distingue  pas  de  la  pensée, 
ou  bien  est  tellement  en  relation  avec  la  pensée ,  qu'il  ne  vaut 
que  ce  que  vaut  la  pensée,  ou  moins  sa  nature  propre  nous  échappe- 
t-elle  complètement. 

Pour  donner  corps  aux  formes  impalpables  de  l'idéalisme,  faut- 
il,  avec  M.  Maurice  BlondeP,  prendre  comme  point  de  départ  la 
pensée  vivante?  L'abstrait  intellectuel,  dit-il,  est  stérilité  et  néant. 
A  mesure  qu'on  suit  la  vie  de  l'esprit  dans  son  développement, 
on  s'aperçoit  qu'il  y  a  autre  chose  que  les  idées  pures;  il  y  a  pré- 


1.  Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale,  septembre  1900,  p.  601-605.  On 
nous  permettra  de  compléter  nos  souvenirs  personnels  par  l'excellent 
compte  rendu  auquel  est  consacré  tout  entier  le  numéro  de  septembre  1900 
de  la  Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale.  Le  secrétaire  de  rédaction  de 
cette  revue^  M.  Xavier  Léon,  avait  été,  d'ailleurs,  le  principal  organisateur 
du  Congrès.  C'est  à  ce  numéro  que  renvoient  les  chiffres  placés  au  bas  de 
nos  pages,  sauf  indication  contraire. 

2.  P.  649-651. 

3.  P.  573. 


CONGRES  ET  REVUES  FRANÇAISES  EN  1900  803 

cisément  ce  qu'on  appelle  la  vie,  et  qui  ne  peut  s'enfermer  dans 
la  définition  abstraite  de  l'idée.  C'est  vers  cette  phase  que  s'a- 
chemine, au  dire  de  M.  Brunsch\icz^,V Idéalisme  contemporain, 
«  L'idéalisme  reprend  toute  sa  fécondité  en  se  définissant  comme 
une  doctrine  de  l'esprit  vivant.  »  S'il  reste  métaphysique,  il  reste 
stérile.  Qu'il  place  la  philosophie  au  cœur  de  la  morale,  comme 
au  cœur  de  la  science,  au  centre  de  l'humanité,  a  Tout  idéalisme 
est  incomplet  et  impuissant  qui  conçoit  l'idéal  en  l'opposant  à  la 
réalité...  Si  l'idéal  est  la  vérité,  il  est  la  vie  même  de  l'esprit. 
L'idéal,  c'est  d'être  géomètre ,  et  de  fournir  d'une  proposition 
une  démonstration  rigoureuse  qui  enlève  tout  soupçon  d'erreur; 
l'idéal,  c'est  d'être  juste,  et  de  conformer  son  action  à  la  pureté 
de  l'amour  rationnel  qui  enlève  tout  soupçon  d'égoïsme  et  de  par- 
tialité... Le  philosophe  n'est  pas  autre  chose  que  la  conscience 
du  géomètre  et  du  juste.  » 

Cette  ambition  de  faire  de  la  philosophie  comme  le  décalque 
de  la  vie  est  belle  et  légitime,  à  condition  qu'on  sache  l'entendre, 
et  qu'on  sache  prendre  les  moyens  de  la  réaliser.  Mais  beaucoup 
aboutissent  à  réduire  la  philosophie  à  un  vague  moralisme  sans 
objet  défini,  reposant  sur  un  sentiment  aveugle  et  imprécis.  D'au- 
tres, après  de  grandes  promesses  et  de  superbes  programmes, 
n'arrivent  qu'à  des  conclusions  singulièrement  étriquées. 

Recherchant  les  Origines  de  notre  croyance  à  la  loi  de  causalité^ 
M.  H.  Bergson  2  déclare  que  cette  croyance  ne  peut  venir  que  d'un 
processus  empirique  qui  n'a  rien  de  commun  avec  les  autres. 
«  Ce  doit  être  une  expérience  de  tous  les  instants,  coextensive 
à  la  vie,  essentielle  à  la  vie.  »  Sera-ce  la  conscience  de  la  spon- 
tanéité du  moi?  Cela  ne  suffit  pas  :  la  causalité  du  moi  est  libre, 
la  causalité  de  la  nature,  dont  il  est  ici  question,  est  déterminante. 
(c  L'acquisition  de  notre  croyance  à  la  loi  de  causalité  ne  fait 
qu'un  avec  la  coordination  progressive  de  nos  impressions  tactiles 
à  nos  impressions  visuelles.  »  De  la  relation  stable  entre  la  forme 
visuelle  de  l'objet  et  son  contact  avec  notre  corps  naît  en  nous  la 
notion  de  la  loi  de  causalité.  Dans  sa  simplicité  et  sa  naïveté  ori- 
ginelles, cette  loi  «  dit  que  tout  objet  est  une  cause^  entendant 
par  là  que  toute  forme  visuelle  déterminée  est  susceptible  de  se 
prolonger  en  contact,  résistance  et  impulsion  déterminée  ». 

1.  Bibliothèque  du  Congrès  international  de  philosophie,  t.  I,  p.  37-^V. 

2.  Ibid.,  id.,  p.  1-15. 


804  BULLETIN  PHILOSOPHIQUE 

La  solution  répond-elle  aux  grands  principes  qu'on  a  mis  en 
branle?  Et  puis,  ce  processus,  considéré  isolément,  ne  semble-t-il 
pas  nous  manifester  plutôt  une  association  de  concomitance  entre 
deux  impressions  ou  deux  phénomènes  qu'un  lien  causal  ?  Ce  qui 
donne  vraiment  forme  en  nous  à  la  notion  de  causalité,  c'est  la 
conscience  de  l'activité  du  moi;  là,  seulement,  nous  saisissons 
d'une  manière  directe  ce  qu'est  la  dépendance  causale.  Le  concept 
de  détermination,  nous  le  tirons  de  la  conscience  de  la  nécessité 
que  nous  sentons  nous  enserrer  de  mille  manières.  La  concor- 
dance progressive  de  nos  impressions  tactiles  avec  nos  impres- 
sions visuelles  n'entre  que  pour  une  faible  part  dans  cette  con- 
science multiple. 


La  religion  est-elle  une  philosophie  morale?  Est-elle  au-dessus 
de  la  philosophie,  en  dehors  de  la  philosophie,  ou  contre  la  phi- 
losophie ?  Plusieurs  disent  qu'ils  ne  savent  trop.  En  tout  cas, 
M.  Simmel*,  de  l'université  de  Berlin,  étudiant  la  Religion  au 
point  de  çue  de  la  théorie  de  la  connaissance,  croit  qu'il  est  pos- 
sible ce  de  séparer  la  forme  d'avec  la  matière  du  sentiment  reli- 
gieux ;  d'étudier  l'une,  sans  affirmer  ou  nier  l'existence  de  l'autre  ; 
de  définir  la  religiosité  comme  une  sorte  de  catégorie  du  senti- 
ment. Les  grandes  catégories  de  notre  vie  intérieure  :  l'être  et  le 
devoir,  la  possibilité  et  la  nécessité,  le  vouloir  et  le  craindre, 
constituent  une  série  de  formes  par  où  viennent  passer  les  conte- 
nus de  la  conscience,  les  déterminations  des  choses  qui  se  lais- 
sent logiquement  fixer  et  concevoir...  Et,  peut-être,  la  religiosité 
appartient-elle  au  nombre  de  ces  catégories  formelles  et  radicales, 
et  apporte-t-elle  ainsi  sa  tonalité  propre  à  certains  contenus  re- 
présentatifs, qui,  d'ailleurs,  auraient  admis  aussi  l'application 
d'autres  catégories  ».  Cette  catégorie,  d'autre  part,  appartient 
toute  au  sentiment. 

C'est  contre  cette  assertion  que  s'est  élevé  M.  Buisson,  avec 
lequel  nous  sommes  heureux  d'être,  pour  le  moment,  d'accord. 
Le  fait  religieux,  rëpond-il,  ne  se  réduit  pas  au  sentiment;  c'est 
aussi  un  acte  de  pensée  et  un  acte  de  volonté,  qui  s'adresse  à 
l'Etre  suprême. 

1.  P.  583-585. 


I 


CONGRÈS  ET  REVUES  FRANÇAISES  EN  1900  805 

M.  Gourd*,  professeur  h  l'université  de  Genève,  se  rapproche- 
rait plutôt  de  M.  Simmel.  A  propos  du  Progrès  dans  l'histoire  de 
la  philosophie  ^  il  a  exprimé  l'opinion  qu'  «  il  y  a  non  pas  la  vérité, 
mais  une  vérité  théorique,  une  vérité  morale,  une  vérité  reli- 
gieuse. De  même  qu'il  y  a  plusieurs  moments  dans  la  vérité,  il  y 
aurait  plusieurs  espèces  de  vérité,  correspondant  chacune  à  des 
besoins  distincts...  La  science  et  la  morale  postulent  le  détermi- 
nisme ;  on  l'acceptera  donc,  comme  au  point  de  vue  religieux  on 
affirmera  la  liberté,  puisque  la  vie  religieuse  est  la  vie  dans  Tin- 
coordonné,  dans  le  hors  la  loi.  Le  progrès  consistera  à  maintenir 
l'unité  dans  toutes  ces  diversités.  »  Au  reste,  M.  Gourd  «  n'admet 
point  la  cause  première,  parce  qu'il  n'en  a  pas  besoin.  La  science 
se  passe  de  la  cause  première,  et  la  philosophie  n'y  perd  rien  ». 
—  Et  la  religion?  C'est  précisément  parce  que  M.  Gourd  en 
écarte  la  notion  essentielle  de  cause  première,  qu'il  bâtit  en  l'air 
une  doctrine  incohérente,  faite  de  l'Inconnaissable  de  Spencer  et 
de  l'Indéterminé  de  Secrétan. 

A  parler  du  problème  capital  de  Dieu,  il  n'y  a  guère  eu,  parmi 
les  congressistes  laïques,  que  M.  Brochard^,  encore  l'a-t-il  fait 
au  point  de  vue  historique  :  Que  faut-il  entendre  par  le  Dieu  de 
Platon?  Les  Idées,  suivant  M.  Brochard,  ne  sont  pas  les  pensées 
de  Dieu  ;  les  Idées  platoniciennes  existent  par  elles-mêmes  et  le 
Démiurge  leur  est  extérieur.  Le  Dieu  de  Platon  appartient  au 
monde  du  devenir  ;  il  n'a  aucun  rapport  avec  le  Dieu  créateur 
des  Idées,  le  Dieu  de  saint  Augustin  et  des  chrétiens. 


Si  Kant  eût  assisté  au  Congrès  international  de  philosophie,  il 
eût  été  fort  étonné  de  la  manière  dont  M.  Buisson  3  y  a  traité  le 
fameux  impératif  catégorique.  Pour  M.  Buisson,  «  l'impératif 
catégorique  n'existe  pas  plus  en  morale  que  dans  l'ordre  intellec- 
tuel ;  ou  bien,  si  l'on  ne  voit  en  ce  terme  d'c(  impératif  catégorique  » 
qu'une  formule  qui  souligne  l'importance  de  l'obéissance  à  la  loi, 
il  faut  l'appliquer  aussi  bien  dans  l'ordre  intellectuel  que  dans 
l'ordre  moral  ;  il  n'est  pas  plus  possible  et  permis  de  soustraire 
la  raison  aux  lois  de  la  vérité,  que  la  volonté  aux  lois  du  bien  ». 

1.  P.  609-613. 

2.  P.  614-619,  le  Devenir  dans  la  philosophie  de  Platon. 

3.  P.  630-633,  /  'Idée  de  sanction  en  morale. 


806  BULLETIN  PHILOSOPHIQUE 

C'est  en  vain  que  M.  Leclère  réplique  que,  «  s'il  y  a  un  impératif 
catégorique  dans  la  recherche  de  la  vérité,  c'est  que  cette  re- 
cherche est  un  devoir  qui  rentre  dans  Tordre  moral  ».  M.  Buisson 
ne  veut  rien  entendre,  ce  La  loi,  dit-il,  n'est  que  l'acte  de  volonté 
par  lequel  nous  choisissons,  dans  notre  nature,  ce  que  Spinoza 
appelle  la  ce  nature  supérieure  »...  La  morale  est  essentiellement 
relative  à  nous.  Je  ne  sais  ce  que  serait  la  loi  si  j'étais  un  autre 
être,  dans  un  autre  monde;  à  coup  sûr,  elle  serait  différente  de 
ce  qu'elle  est  ici  pour  moi,  et  c'est  pourquoi  je  ne  conçois  pas 
d'impératif  catégorique  absolu;  je  ne  puis  concevoir  qu'un  im- 
pératif relatif,  absolu  pour  moi  momentanément,  mais  relatif  aux 
conditions  de  mon  existence.  La  morale  est  un  acte  de  volonté,  et 
une  création  de  l'esprit  humain.  » 

Évidemment,  quand  c'est  la  raison  humaine  qui  se  dicte  à 
elle-même  sa  loi,  ses  commandements  ne  peuvent  avoir  qu'une 
autorité  relative^  et  c'est  la  destinée  fatale  de  toute  morale  qui 
élimine  Dieu  d'énerver  l'obligation  :  la  morale  kantienne  devait 
en  arriver  là.  Mais  celui  qui  voit  dans  la  morale,  comme  il  con- 
vient, l'expression  de  Tordre  essentiel  des  choses,  en  tant  qu'elles 
sont  conformes  à  l'idéal  divin,  celui-là  lui  rend  son  caractère 
absolu  et  en  même  temps  son  imprescriptible  autorité.  Pour  la 
dire  relative^  il  faut  commettre  le  même  abus  de  mot  que  ceux  qui 
tiennent  Dieu  pour  un  être  relatif,  parce  qu'il  peut  être  connu 
par  nous. 


On  le  voit,  l'attitude  de  la  philosophie  contemporaine,  telle 
qu'elle  s'est  manifestée  au  Congrès  de  1900,  est  l'attitude  du 
tâtonnement.  Elle  est  moins  en  peine  de  chercher  de  nouvelles 
preuves  pour  telle  ou  telle  vérité,  de  contrôler  la  force  de  telle 
démonstration,  que  de  se  demander  si  tel  objet  qu'on  lui  propose 
est  légitime  et  par  quel  procédé  elle  peut  l'atteindre.  Elle  vit  dans 
une  défiance  continuelle  à  l'égard  de  toute  affirmation;  et  quelque 
question  qu'on  lui  soumettre,  elle  prétend  en  instruire  le  procès 
sur  nouveaux  frais.  Certains  se  montrent,  d'ailleurs,  très  fiers  de 
cette  sévérité  sur  le  choix  du  terrain  et  sur  les  points  de  départ . 
Seulement,  d'autres  estiment  que  cette  hypercritique,  en  s'éter- 
nisant,  risque  de  vouer  la  philosophie  à  l'impuissance  et  au  piéti- 
nement sur  place. 


CONGRES  ET  REVUES  FRANÇAISES  EN  1900  807 

Enfin,  on  va  avancer.  M.  Boutroux^  nous  l'annonce  dans  son 
allocution  de  clôture.  A  travers  la  contradiction  des  idées,  un 
trait,  affîrme-t-il,  se  dégage  du  Congrès  :  l'union  de  la  pensée  et 
de  la  science ,  d'où  sortira  la  philosophie  de  l'avenir.  —  Pour 
nous,  cet  accord,  que  nous  jugeons  désirable  et  même  nécessaire, 
ne  nous  semble  pas  avoir  bien  nettement  distingué  le  Congrès 
international,  où  l'idéalisme  subjectiviste  a  tenu  au  contraire  une 
large  place.  A  moins  qu'on  ne  veuille  parler  des  sciences  mathé- 
matiques qui,  précisément,  ne  sont  pas  une  science  d'observa- 
tion, ou  de  cette  science  plus  idéaliste  que  réelle  qui  admet  la 
contingence  dans  les  lois  de  la  nature  et  place  à  l'intime  de 
chaque  être  une  spontanéité  volontaire  et  libre. 

C'est  de  la  vraie  observation,  c'est  de  la  science  réelle  que  la 
philosophie  doit  partir,  si  elle  veut  éviter  de  se  fondre  en  une 
sorte  de  déliquescence.  Un  peu  de  réalisme  est  le  nécessaire 
noyau  autour  duquel  rayonne  la  pensée.  En  un  mot,  nous  persis- 
tons d  croire  que  la  philosophie  ne  saurait  être  qu'une  forme  du 
péripatétisme. 

II 

Le  Congrès  international  de  Psychologie  devait  serrer  de  plus 
près,  ne  fût-ce  que  par  nécessité  d'objet,  les  réalités  tangibles. 
Ce  congrès,  le  quatrième  en  date  de  ce  nom,  s'est  tenu  du  20  au 
25  août,  au  palais  des  Congrès,  sous  la  présidence  de  M.  Th.  Ri- 
bot,  directeur  de  la  Re^fue  philosophique^  assisté  de  M.  Ch.  Ri- 
chet,  vice-président,  et  de  M.  Pierre  Janet,  secrétaire  général. 

Sur  les  cent  cinquante-six  communications  annoncées,  environ 
cent  dix  ont  été  produites.  Elles  étaient  réparties  entre  sept  sec- 
tions :  I.  Psychologie  dans  ses  rapports  avec  Vanatomie  et  la  phy- 
siologie; —  II.  Psychologie  introspectiçe  dans  ses  rapports  avec  la 
philosophie;  —  III.  Psychologie  expérimentale  et  psycho- physique; 
—  ïV.  Psychologie  pathologique  et  psychiatrie; — V.  Psychologie  de 
l'hypnotisme,  de  la  suggestion  et  questions  connexes;  —  VI.  Psy- 
chologie  sociale  et  criminelle;  —  VII.  Psychologie  animale  et  com- 
parée^ anthropologie,  ethnologie. 

Dans  son  discours  d'ouverture,  M.   Ribot  2  a  essayé  de  tracer 

1.  P.  697. 

2.  Voir  ce  discours  in  extenso  dans  la  Revue  scientifique,  22  septembre 
1900,  p.  353-356. 


808  BULLETIN  PHILOSOPHIQUE 

un  tableau  d'ensemble  du  travail  psychologique  accompli  depuis 
le  dernier  Congrès,  en  1896.  Ce  qui  frappe  d'abord,  remarque- 
t-il,  c'est  l'inégale  répartition  du  travail  ;  certaines  provinces  de 
la  psychologie  sont  accablées  par  l'abondance,  d'autres  se  plain- 
draient presque  de  disette.  L'anatomie  et  la  physiologie  du  sys- 
tème nerveux  ont  donné  des  travaux  de  grande  importance.  Les 
psychologues  se  sont  efforcés  de  construire  et  d'interpréter  le 
mécanisme  psycho-physiologique  d'après  les  conceptions  nou- 
velles :  telle  l'hypothèse  sur  les  mouvements  amboïdes  des  neu- 
rones qui,  par  des  alternances  de  contact  et  d'interruption  d'ad- 
hérence, expliqueraient  un  grand  nombre  des  manifestations  de 
la  vie  psychique,  normale  et  morbide. 

Avec  les  sensations,  nous  entrons  dans  la  psychologie  propre- 
ment dite.  Les  études  de  ce  genre  ont  une  tendance  envahissante. 
En  y.  joignant  ce  qui  tient  aux  mouvements,  elles  forment  une 
province  distincte  sous  le  nom  de  psycho-physique,  caractérisée 
par  sa  matière,  ses  méthodes,  l'emploi  de  l'expérimentation  et 
de  la  mesure.  Pour  la  mémoire  et  l'association  des  idées,  on  n'a 
guère  fait  que  marcher  dans  la  voie  ouverte  précédemment.  A 
signaler  cependant  quelques  monographies  sur  les  conditions  de 
la  mémoire.  Le  phénomène  de  l'attention,  au  sujet  duquel  le  tra- 
vail de  N.  Lange,  en  1888,  avait  suscité  d'importantes  recherches 
a  été  quelque  peu  négligé  dans  la  dernière  période.  L'étude  des 
émotions  reste  en  faveur.  Au  contraire,  il  n'y  a  pas,  en  psycho- 
logie, de  questions  plus  délaissées  que  celles  qui  touchent  aux 
opérations  logiques,  au  jugement,  au  raisonnement,  à  l'imagina- 
tion créatrice;  en  un  mot,  aux  manifestations  les  plus  complexes 
de  l'esprit.  La  raison  en  est,  peut-être,  qu'elles  ont  été  inacces- 
sibles jusqu'ici  à  l'expérimentation.  L'anthropologie,  l'ethnogra- 
phie, la  linguistique,  l'histoire  permettent,  cependant,  dans  ce 
domaine,  «  une  interprétation  moins  subjective  que  celles  de 
l'introspection  ou  de  la  pure  dialectique  ». 

La  psychologie  de  l'enfant,  d'abord  quelque  peu  fragmentaire 
et  anecdotique,  a  pris  récemment  une  forme  plus  systématique. 
Elle  a  visé  moins  à  décrire  des  états  qu'à  tracer  une  évolution, 
et  à  devenir  une  étude  embryologique  et  génétique  de  Tesprit 
humain.  La  psychologie  morbide  a  soulevé  plus  de  questions  cu- 
rieuses qu'elle  n'en  a  résolu.  Quant  à  la  psychologie  sociale,  elle 
a  étudié,  sous  le  nom  de  psychologie  des  foules,  un  ensemble  de 


CONGRES  ET  REVUES  FRANÇAISES  EN  1900  809 

faits  à  part,  qu'il  convient  de  distinguer  de  la  psychologie  indi- 
viduelle. 

Mais  ce  qui  ne  laisse  pas  d'inspirer  quelque  inquiétude  à 
M.  Ribot,  c'est  le  nombre  croissant  des  travaux  que  chaque 
année  voit  éclore.  L'Index  psychique^  qui  paraît  simultanément 
en  France,  en  Allemagne  et  en  Amérique  donne 

Pour  1896  .   .     2  234  publications,    i    Pour  1898.  .  .     2  558  publications. 
—    1897  .  .     2  465  —  I      —    1899.  .  .     2  746  — 

Il  serait  sage  de  faire  équilibre,  au  moyen  de  monographies  fré- 
quentes et  soignées,  à  la  dispersion  de  l'analyse. 

Nous  renonçons,  pour  notre  part,  à  analyser  les  travaux  du 
Congrès  de  psychologie  ^  D'ailleurs,  le  discours  de  M.  Ribot,  qui 
retrace  l'histoire  de  l'activité  psychologique  de  1896  à  1900,  fait 
aussi  par  avance  un  tableau  assez  exact  du  dernier  Congrès.  Les 
psychologues  français  de  l'école  expérimentale  commencent  peut- 
être  à  comprendre  que,  suivant  la  parole  de  M.  Ribot,  «  tant  que 
les  phénomènes  (physiologiques)  n'ont  pas  été  traduits  en  termes 
de  conscience,  il  n'y  a  pas  de  psychologie  ».  C'est  là  certaine- 
ment la  pensée  de  M.  Ch.  Richet  et  de  M.  Pierre  Janet.  Pourquoi 
encore  tant  de  défiance  à  l'endroit  de  l'introspection  et  d'une 
dialectique  appuyée  sur  l'observation  ?  Il  convient  aussi  d'indi- 
quer un  certain  retour  aux  considérations  d'un  caractère  général; 
quelques-uns  sentent  que  la  science  ne  saurait  se  réduire  à  une 
énumération  de  menus  faits.  Mais  quel  progrès  à  faire  encore  sur 
ce  point  !  Parlant  des  rapports  du  péripatétisme  et  de  la  psycho- 
logie expérimentale,  le  R.  P.  Peillaube  faisait  remarquer  que  la 
raison  de  la  sympathie  intellectuelle  qui  rapproche  les  savants 
de  ces  deux  écoles  vient  de  leur  goût  commun  pour  les  recher- 
ches objectives.  Ici  encore,  le  péripatétisme  s'offre  pour  encadrer 
et  féconder  tout  ce  qu'il  y  a  de  solide  dans  les  découvertes  de  la 
psycho-physiologie. 

Un  trait  intéressant  du  Congrès  a  été  le  bon  accueil  accordé 
aux  phénomènes  dits  occultes,  «  supra-normaux  »,  spiritiques  : 
télépathie,  transfert  hypnotique,  suggestion  mentale,  extériori- 
sation de  la  sensibilité  et  de   la  force.  On  a  réclamé  pour  eux 

1.  En  voir  le  compte  rendu  dans  la  Bévue  philosophique,  novembre  1900, 
et  la  Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale,  novembre  1900. 


810  BULLETIN  PHILOSOPHIQUE 

place  au  soleil  et  droit  à  uae  critique  sincère,  sans  parti  pris. 
On  a  même  élaboré  le  plan  d'un  Institut  psychique  international 
qui,  en  s'occupant  de  toutes  les  questions  qui  intéressent  la  psy- 
chologie expérimentale,  enregistrera  avec  un  soin  spécial  les  faits 
«  supra-normaux  »,  déconcertants  jusqu'à  ce  jour,  du  psychisme. 
Ce  sera  comme  une  extension  de  la  Society  for  psychical  re- 
search. 

III 

La  philosophie  de  demain  sera-t-elle  une  philosophie  scienti- 
fique ou  un  idéalisme  moral  sans  lien  avec  la  science  ?  C'est  la 
question  que  se  pose  à  son  tour  un  groupe  de  philosophes.  Mais 
tandis  que  M.  Boutroux  se  bornait  à  de  vains  souhaits  qu'on  pour- 
rait dire  en  opposition  avec  sa  propre  méthode,  eux  se  sont  mis  à 
l'œuvre  pour  réaliser  l'union  de  la  science  et  de  la  philosophie  . 
De  cette  pensée,  est  née  une  nouvelle  revue,  la  Res>ue  de  Philo- 
sophie^. Elle  «  estime,  dit-elle  dans  son  avis  au  public,  que  les 
sciences  spéciales  sont  reliées  entre  elles  par  des  caractères 
communs  et  que,  de  plus,  elles  sont  en  continuité  d'objet  avec  la 
métaphysique...  Aussi  se  propose-t-elle  de  faire  entrer  en  colla- 
boration savants  et  philosophes  :  aux  premiers,  elle  demande 
d'apporter  des  données  positives  ;  aux  seconds,  de  tenir  compte 
de  ces  données  dans  la  spéculation.  » 

Le  premier  fascicule  tient  fidèlement  ce  programme.  Étudiant 
le  Problème  philosophique^  le  R.  P.  Bulliot  montre  que  jus- 
qu'à la  fin  du  seizième  siècle,  jusqu'au  temps  de  Galilée  et  de 
Descartes,  la  philosophie  conserve  intacts  les  trois  caractères  qui 
sont  demeurés  sa  marque  distinctive,  pendant  toute  la  période 
ancienne.  Elle  est  science  objectiviste\  elle  est  en  continuité  né-^ 
cessaire  aç^ec  les  sciences  inférieures  ;  elle  est  science  universelle. 
Dans  la  seconde  moitié  du  seizième  siècle,  avec  Galilée  et  Des- 
cartes, les  sciences  positives  se  constituent  sur  leurs  bases  pro- 
pres, leurs  bases  expérimentales.  D'autre  part,  naît  la  philosophie 
moderne  à  laquelle  Descartes  imprime  deux  caractères  :  méthode 
géométrique,  point  de  vue  subjectiviste.  Le  mécanisme  universel 
enlève  le  monde  extérieur  à  la  philosophie  :  il  ne  lui  reste  dès 
lors  que  le  monde  intérieur,  le  moi  pensant.  L'absorption  de  la 

1.  Revue  de  Philosophie,  paraissant  tous  les  deux  mois.  Directeur  :  E.  Peil- 
laube.  Paris,  Carré  et  Naud.  Un  an,  France  :  12  francs. 


CONGRES  ET  REVUES  FRANÇAISES  EN  1900  811 

philosophie  dans  le  moi,  commencée  par  Descartes,  est  achevée 
par  Berkeley  et  Kant.  «  La  science  et  la  philosophie  qui,  unies. 
ensemble,  devaient  s'équilibrer  et  se  compléter,  de  manière  à 
donner  une  œuvre  totale  et  harmonique,  se  replièrent  désormais 
chacune  sur  elle-même,  mues  par  une  sorte  de  contractilité  in- 
terne ou  même  d'opposition  instinctive,  et  elles  s'en  iront,  cha- 
cune de  son  côté,  suivant  des  voies  divergentes  :  la  philosophie, 
vers  le  subjectivisme  critique  ;  la  science,  vers  le  particularisme 
et  le  phénominisme  scientifiques;  en  un  mot,  vers  l'éternel  posi- 
tivisme, cette  grande  tentation  du  savant  qui  méconnaît  les  droits 
de  la  métaphysique.  » 

Avec  M.  de  Lapparent,  nous  cherchons  les  conclusions  géné- 
rales qui  déjà  se  dégagent  de  la  Cristallographie .  Ces  conclusions 
sont  de  grande  importance.  La  formation  des  cristaux  montre  que 
dans  la  matière  minérale,  lorsqu'elle  peut  se  constituer  à  l'abri 
de  toutes  les  influences  perturbatrices,  sous  la  seule  action  ré- 
ciproque des  particules,  il  y  a  une  force  en  jeu  qui  oblige  ces 
particules  à  se  grouper  de  préférence  suivant  des  plans  réguliers. 

Le  système  de  cristallisation  est  déterminé  par  la  forme  propre 
de  la  molécule.  Cette  forme  résulte  (ou  mieux  peut-être  est  la 
raison)  de  la  façon  dont  se  groupent,  autour  de  leur  centre  de 
gravité  commun,  les  divers  atomes  dont  la  réunion  engendre  la 
molécule.  Celle-ci  constitue  donc,  à  vrai  dire,  Vindiçidu  minéral, 
celui  au-dessous  duquel  on  ne  peut  descendre,  sans  détruire,  si- 
non la  matière,  du  moins  la  substance  conci^ète^  et  c'est  la  forme 
de  cet  individu,  variable  avec  chaque  corps,  qui  détermine  le 
choix  du  système  cristallin.  —  En  tant  que  douée  d'étendue,  la 
matière  est  divisible  à  l'infini.  Mais  s'il  s'agit  de  matière  con- 
crète et  spécifiée,  il  y  a  pour  celle-ci  un  élément  ultime.  C'est  la 
molécule.  A  vouloir  la  diviser,  on  détruit  le  corps.  Il  peut  encore 
subsister  des  atomes  après  cette  division  ;  mais  ils  sont  devenu  s 
impuissants  à  former  le  corps  antérieur. 

Les  lois  assignées  à  la  constitution  du  monde  minéral  ont  pour 
effet  de  l'aider  à  conquérir,  par  des  arrangements  appropriés,  le 
plus  de  symétrie  possible,  et  cela  en  vue  d'une  meilleure  résis- 
tance des  édifices  ainsi  construits.  Il  semble  que  la  loi  de  la 
moindre  action^  identique  avec  le  principe  de  la  conservation  de 
V énergie^  soit  au  fond  des  groupements  de  cristaux. 

La  Notion  du  mixte  fournit  à  M.  P.  Duhem  le  sujet  d'une  très 


812  BULLETIN  PHILOSOPHIQUE 

intéressante  étude.  Quand  deux  corps,  différents  Tun  de  l'autre, 
sont  mis  en  contact,  il  arrive  qu'à  leur  place  se  forme  un  corps 
nouveau,  distinct  par  ses  propriétés  de  chacun  des  éléments  qui 
l'ont  produit  par  leur  disparition.  En  ce  mixte,  les  éléments 
n'ont  plus  aucune  existence  actuelle.  Ils  y  existent  seulement  en 
puissance  ;  car,  en  se  détruisant,  le  mixte  peut  les  régénérer. 
Ceci  est  vrai,  et  de  ce  que  nous  appelons  mélanges^  et  de  ce  que 
nous  appelons  combinaisons  chimiques.  (Notons  que  beaucoup 
d'auteurs,  à  l'encontre  de  M.  Duhem,  ont  réservé  ce  caractère 
aux  seules  combinaisons  chimiques.  ) 

Les  Atomistes  ou  Epicuriens,  les  Cartésiens,  les  Nevs^toniens 
ont  rejeté  cette  notion  du  mixte;  d'après  eux,  l'homogénéité  n'est 
qu'apparente.  Le  mixte  naît  de  l'interposition  de  particules  nou- 
velles parmi  les  molécules  du  corps  primitif.  Telle  est,  avant  La- 
voisier,  la  doctrine  soit  de  l'école  mécaniste,  qui  tente  de  ramener 
toutes  les  réactions  à  une  mécanique  chimique  fondée  sur  l'affi- 
nité, soit  de  l'école  empirique,  qui  ne  voit  dans  la  chimie  qu'une 
collection  de  faits,  la  plupart  sans  liaison  entre  eux  ou  indépen- 
dants les  uns  des  autres. 

Le  travail  de  M.  Duhem  n'a  pas  encore  paru  tout  entier.  Mais 
nous  tenons  à  dire  dès  maintenant  que  c^est  par  des  travaux  sem- 
blables que  la  philosophie  peut  retrouver  une  assiette  solide. 

IV 

Au  même  ordre  d'idée  se  rapporte  ce  que  dit  le  R.  P.  de  Mun- 
nynck,  O.  P.,  dans  la  Reçue  thomiste,  sur  les  Propriétés  essen- 
tielles des  corps  bruts  ^. 

Les  substances  inorganiques  diffèrent-elles  essentiellement  entre 
elles?  Les  partisans  de  la  doctrine  de  la  matière  et  de  la  forme 
le  supposent;  mais  c'est  là  un  postulat  qui  n'est  établi  sur  aucune 
preuve  expérimentale  rigoureuse.  Tous  les  arguments  apportés 
parlent  de  «  la  différence  énorme,  l'opposition  même  qu'on  re- 
marque entre  les  apparences,  les  réalités  expérimentales  des  sub- 
stances corporelles.  Or,  rien  dans  cette  constatation  ne  nous  auto- 
rise à  affirmer  qu'une  même  matière  substantiellement  identique 
ne  saurait  être  le  substratum  de  ces  qualités  externes.  Comparons, 

1.   Mai  1900,  p.  155-169. 


CONGRES  ET  REVUES  FRANÇAISES  EN  1900  813 

par  exemple,  deux  corps  bien  connus  et  nettement  opposés,  le 
chlore  et  le  potassium.  Ils  se  combinent  avec  violence  :  signe  cer- 
tain de  propriétés  très  différentes.  Leurs  affinités  vis-à-vis  d'un 
même  corps,  l'oxygène,  par  exemple,  sont  presque  —  le  mot 
presque  a  son  importance  —  sont  presque  contradictoirement 
opposées.  »  Et,  néanmoins,  comment  affirmer  avec  certitude,  en 
vertu  de  ces  faits  expérimentaux,  que  le  chlore  et  le  potassium 
sont  distincts  par  leur  substance  même?  La  finalité  interne,  l'ac- 
tion immanente  qu'implique  la  notion  même  de  la  vie  est  telle- 
ment opposée  à  tous  les  caractères  généraux  de  la  matière  brute 
qu'elle  fournit  une  raison  tout  à  fait  spéciale  pour  ranger  les  corps 
vivants  dans  un  ordre  à  part.  Mais  ne  peut-on  pas  reconnaître 
une  différence  essentielle  entre  la  matière  vivante  et  les  espèces 
chimiques,  tout  en  réunissant  celles-ci  dans  une  seule  espèce  ? 

Le  R.  P.  de  Munnynck  croit  cependant  que  tout  n'a  pas  été  dit 
en  faveur  de  la  distinction  essentielle  des  corps  inorganiques. 
Toute  la  difficulté  consiste  à  découvrir  des  propriétés  certaine- 
ment essentielles.  Or,  il  espère  y  parvenir  par  une  voie  jusqu'ici 
négligée. 

Toute  substance  corporelle  possède  une  activité  dont  le  prin- 
cipe est  une  propriété  essentielle.  Il  y  a  donc  nécessairement  des 
propriétés  essentielles  actives.  L'étendue  seule  ne  peut  remplir 
ce  rôle  ;  elle  suppose  une  matière  déjà  déterminée.  Il  faut  donc 
qu'il  y  en  ait  d'autres.  Mais  les  phénomènes  physiques  ne  le  sont 
certainement  pas.  Par  conséquent,  il  faut  considérer  comme  tels 
les  caractères  chimiques. 

Faisons  un  pas  de  plus.  Tout  corps,  quelle  que  soit  sa  nature, 
est  doué  de  quantité.  On  ne  conçoit  pas  plus  une  nature  corpo- 
relle sans  quantité  qu'un  homme  sans  raison.  D'ailleurs,  la  quan- 
tité n'est  pas,  nous  l'avons  vu,  V essence  même  des  corps,  elle  ne 
peut  donc  être  qu'une  propriété  essentielle,  c'est-à-dire  une  réalité 
consécutive  à  l'essence.  Mais,  de  là,  cette  conclusion  :  A  chaque 
essence  corporelle  est  attachée  une  quantité  déterminée,  aussi 
essentielle  à  cette  essence  que  la  quantité  en  général  l'est  à  tout 
corps  en  général.  «  Or,  les  seules  quantités  déterminées  qu'on 
puisse  rattacher  aux  différences  spécifiques  ne  sont  autres  que 
les  poids  moléculaires,  c'est-à-dire  une  de  ces  propriétés  chimi- 
ques que  nous  avons  signalées  comme  essentielles.  Il  paraît  donc 
évident,  vu  que  tous  les  caractères  chimiques  sont  liés  de  la  ma- 


814  BULLETIN  PHILOSOPHIQUE 

nière  la  plus  intime  aux  poids  moléculaires,  que  ce  raisonnement 
nous  fait  aboutir  à  cette  même  conclusion  :  Les  quantités  actives 
d'ordre  chimique  sont  vraiment  des  propriétés  essentielles.  » 

Le  raisonnement,  un  peu  ardu,  présenté  par  le  R.  P.  de  Mun- 
nynck,  demande  et  mérite  réflexion.  Il  appuie  au  moins  cette  con- 
clusion :  Parmi  les  qualités  actives  d'ordre  chimique,  il  y  en  a 
qui  sont  des  propriétés  essentielles. 

Déjà,  dans  le  numéro  de  la  Reçue  thomiste  de  septembre  1899, 
le  R.  P.  Darley,  bénédictin,  avait  essayé  V Accord  de  la  liberté 
a{>ec  la  conservation  de  V énergie.  Il  demandait  la  solution  du 
problème  à  saint  Thomas.  Aujourd'hui  i,  il  reprend  cette  même 
question. 

De  la  constance  de  l'énergie,  dit-il,  les  déterministes  ont  conclu 
à  la  nécessité  des  actes  humains.  S'il  se  pouvait  qu'un  mouvement 
ou  acte  corporel  eût,  comme  cause  ou  antécédent,  l'acte  d'un 
être  immatériel,  il  s'ensuivrait  une  augmentation  de  force  dans  le 
monde.  Tout  mouvement,  tout  acte,  n'est  donc  dans  l'âme,  comme 
en  tout  autre  être,  que  la  résultante  d'un  autre  mouvement  maté- 
riel. Il  n'y  a  plus  de  place  pour  la  liberté. 

«  L'acte  sensible,  répond  l'auteur,  préexistant  à  l'acte  intellec- 
tuel, existant  concurremment  avec  lui,  ne  peut  être  causé  par  lui, 
en  tant  qu'il  est  un  acte  des  sens.  Par  conséquent,  il  est  et  doit 
être  causé,  en  cette  qualité,  par  un  acte  sensible  antécédent.  Ce- 
pendant, l'acte  intellectuel,  d'une  nature  supérieure,  le  domine, 
le  pénètre  et  l'informe,  mais  sans  changer  sa  nature  et  les  condi- 
tions normales  dans  lesquelles  il  se  produit  et  devient,  à  son  tour, 
principe  d'autres  actes.  » 

N'est-ce  pas,  dirons-nous,  plutôt  l'indication  du  problème  que 
sa  solution  ?  Il  y  a  influence  de  l'acte  sensible  sur  l'acte  intellec- 
tuel, et  de  celui-ci  sur  celui-là.  La  question  est  de  savoir  comment 
cette  action  s'opère  sans  qu'une  force  nouvelle  soit  introduite 
dans  le  système  des  forces  matérielles.  Pour  cela,  il  faudrait  éta- 
blir, d'une  part,  qu'une  force  spirituelle  peut  agir  sur  un  système 
de  forces  matérielles;  d'autre  part,  que  cette  action  est  possible 
sans  que  rien  de  la  force  spirituelle  passe  dans  le  système  des 
forces  matérielles. 

Ces  deux  points  sont-ils  si  difficiles  à  établir? 

1.   Novembre  1900,  p.  551-564. 


CONGRES  ET  REVUES  FRANÇAISES  EN  1900  815 


M.  Gérard-Varet  sent,  lui  aussi,  le  besoin  d'un  réalisme  mo- 
déré. La  psychologie,  pense-t-il,  ne  saurait  être  complète  si  elle 
n*a  pas  recours  à  la  Psychologie  objective^.  Tandis  que  la  psycho- 
logie subjective,  ou  introspective,  procède  par  observation  inté- 
rieure, directe,  de  nous-mêmes,  la  psychologie  objective  porte 
son  observation  sur  les  autres  hommes,  non  pas  tant  les  hommes 
avec  qui  nous  vivons,  que  les  hommes  qui  diffèrent  de  nous,  qui 
dépassent  notre  horizon,  qui  appartiennent  à  d'autres  pays,  à 
d'autres  races,  à  d'autres  temps. 

Mais,  n'est-ce  pas  là  le  domaine  de  la  sociologie,  ou  de  l'his- 
toire ?  —  L'histoire,  répond  M.  Gérard-Varet,  étudie  des  èvéne^ 
ments^  des  faits  qui  se  sont  produits  une  fois  en  un  point  déter- 
miné de  l'espace  à  un  moment  déterminé  de  la  durée,  et  qui 
ne  reparaîtront  plus.  La  sociologie  étudie  des  états  :  la  famille, 
l'esclavage,  la  propriété,  le  culte.  A  la  psychologie  objective 
appartiennent  les  tejidances  :  comme  le  sentiment  religieux,  le 
sentiment  de  la  sanction.  Sans  doute,  il  y  a  des  zones  commu- 
nes, et  beaucoup  de  recherches  sont  indivisiblement  historiques, 
sociologiques  et  psychologiques.  Mais  la  nature  des  rapports 
reste  constante  :  l'histoire  est  la  matière  de  la  sociologie,  et  l'une 
et  l'autre  fournissent  la  matière  de  la  psychologie  objective. 

Les  tendances  que  cette  psychologie  étudie  sont  des  tendances 
universelles,  permanentes  sous  leur  mobilité  apparente.  Elles 
sont  les  expressions  diverses  de  l'intelligence  spontanée  qui  tient 
comme  le  milieu  entre  l'instinct  et  la  réflexion.  A  l'instinct  avec 
la  sensation  s'applique  la  psychologie  proprement  expérimen- 
tale ;  à  la  réflexion,  c'est-à-dire  à  l'ensemble  des  formes  supé- 
rieures de  l'esprit,  s'applique  la  psychologie  subjective. 

Ces  considérations  générales  sont  sages,  sans  être,  de  tous 
points,  nouvelles.  Une  application  que  l'auteur  en  fait  nous  a 
paru  moins  heureuse.  Pourquoi,  se  demande-t-il,  la  coutume  à 
peu  près  universelle  de  se  préoccuper  dans  les  sacrifices  de  la 
couleur  de  la  victime  ?  Il  importe,  en  effet,  que  celle-ci,  suivant 
les  cas,  soit  tantôt  blanche,   tantôt  noire,  ou  avec  des  taches  de 

1.  Revue  philosophique,  mai  1900,  p.  492-514. 


816  BULLETIN  PHILOSOPHIQUE 

nuance  définie  en  des  points  définis  du  corps.  C'est,  répondit-il, 
que  l'ignorance  des  premiers  hommes,  entièrement  livrés  aux 
données  des  sens,  les  soumet  au  despotisme  des  apparences.  Or 
de  celles-ci  la  plus  éclatante,  c'est  la  lumière.  Dans  la  Bible,  la 
lumière  apparaît  comme  le  principe  souverain  de  toute  forme, 
de  toute  existence.  Comment  la  couleur,  qui  est  le  premier-né 
de  la  lumière,  ne  deviendrait-elle  pas  tout  naturellement  la  pre- 
mière des  qualités,  et  dans  chaque  objet  la  propriété  par  excel- 
lence ?  Croyance  traditionnelle.  «  L'importance  sacro-sainte  que 
nous  attribuons  dans  certaines  cérémonies  à  la  couleur  de  la 
cravate,  qu'est-ce  autre  chose  qu'une  application  persistante  et 
inconsciente  du  même  mécanisme  mental  qui  fait  qu'un  Cafre  ou 
un  Indou  tremble  à  la  pensée  d'immoler  un  bélier  noir  au  lieu 
d'un  bélier  blanc  ?  » 

Voilà,  semble-t-il,  une  explication  fort  ingénieuse  d'une  chose 
fort  vulgaire.  Est-ce  bien  la  couleur  comme  telle  qui  est  ici  con- 
sidérée ?  N'est-ce  pas  plutôt  parce  qu'elle  est  l'indice  visible, 
manifeste,  de  certaines  qualités  plus  intimes  auxquelles  elle  se 
trouve  liée.  La  couleur  blanche  répond  dans  le  bélier  à  certaines 
qualités,  la  couleur  noire  à  d'autres.  Et  du  jour  où  la  cravate  blan- 
che n'indiquera  plus  un  homme  en  état  de  la  faire  blanchir  fré- 
quemment, la  couleur  blanche  cessera  d'être  distinguée,  sinon  à 
titre  de  souvenir  d'un  autre  temps.  Quant  à  l'exégèse  du  Fiat  lux, 
développée  par  une  note  ajoutée  au  bas  de  la  page,  elle  fait  sou- 
rire. Sans  doute,  dans  les  premiers  versets  de  la  Bible,  il  est  dit 
comment  Dieu  créa  une  matière  informe,  puis  comment  il  la  fa- 
çonna. Mais  nulle  part  on  ne  voit  qu'il  l'ait  façonnée  à  l'aide  de 
la  lumière  ! 

Etude  réelle  encore,  mais  de  psychologie  proprement  expéri- 
mentale, l'étude  que  M.  B.  Bourdon  consacre  à  la  Perception 
des  mouvements  par  le  moyen  des  sensations  tactiles  des  yeux  ^ . 

«  Supposons,  dit-il,  un  objet  qui  se  meut  au  milieu  d'objets  im- 
mobiles ;  nous  pouvons  par  la  vue  percevoir  son  mouvement  de 
deux  manières  différentes  :  soit  sans  le  fixer  et  en  fixant  au  con- 
traire quelqu'un  des  objets  immobiles,  soit,  .lorsqu'il  se  meut 
assez  lentement,  en  le  fixant  lui-même.  Lorsque  nous  fixons  quel- 

1.  Revue  philosophique,  juillet  1900,  p.  1-17. 


CONGRÈS  ET  REVUES  FRANÇAISES  EN  1900  817 

qu'un  des  objets  immobiles,  l'image  de  l'objet  en  mouvement  se 
meut  sur  la  rétine  et  la  perception  est  par  conséquent  rétinienne. 
Lorsque  nous  fixons  l'objet  qui  se  meut,  son  image  ne  change 
pas  de  position  sur  la  rétine  ou  n'éprouve  que  de  très  légers 
changements  de  position  résultant  de  la  difficulté  d'adapter  exac- 
tement la  vitesse  et  la  direction  du  mouvement  des  yeux  à  celles 
de  l'objet;  les  images  des  objets  immobiles  se  déplacent,  au  con- 
traire, sur  la  rétine.  Mais  supposons  un  seul  objet  visible,  par 
exemple,  un  point  lumineux  qui  se  déplace  dans  l'obscurité  ;  ce 
n'est  pas  par  la  rétine  que  nous  percevons  le  mouvement.  Nous 
ne  pouvons  le  percevoir  que  par  le  moyen  des  organes  dont  les 
sensations  changent.  » 

Or,  il  existe  autour  des  yeux  une  sensibilité  relativement  déli- 
cate pour  les  différences  de  position  et  les  mouvements  ;  elle 
vient,  ponr  une  part  considérable,  sinon  en  totalité,  des  pau- 
pières. C'est  par  cette  sensibilité  que  nous  semblons  percevoir  le 
mouvement  d'un  objet  isolé. 

M.  Maurice  Griveau  a  sa  manière  h  lui  de  prendre  contact  avec 
la  réalité,  manière  à  la  fois  d'artiste  et  de  penseur.  C'est  par  là 
qu'il  est  parvenu  à  renouveler  d'une  façon  très  heureuse  l'esthé- 
tique. Lisez  l'article  où  il  montre  la  Part  de  chacun  des  cinq  sens 
dans  l'appréciation  d^un  beau  site^  :  Température  et  pressions, 
émanations,  couleurs  et  sonorités  ont  leur  part  dans  notre  émo- 
tion esthétique.  C'est  d'une  fine  observation  et  d'une  âme  très 
vibrante  au  beau. 

yi 

\j  Ennui  appartient  à  la  psychologie  et  aussi  à  la  morale  ;  et  bien 
que  le  D""  E.  Tardieu  ait  intitulé  son  travail  Etude  psi/cholo- 
gique^,  il  n'a  pas  montré  qu'il  n'y  avait  pas  là  aussi  un  problème 
de  morale.  L'ennui  a  des  causes  diverses  :  épuisement  physique 
ou  mental,  monotonie,  satiété,  sentiment  du  néant  de  la  vie.  Et 
les  nuances  en  sont  infinies.  M.  Tardieu  excelle  à  les  décrire, 
encore  qu'avec  un  luxe  de  métaphores  et  d'images  dont  il  se 
grise.  Seulement,  s'il  a  vu  de  l'ennui  partout,  ce  qui  est  son  droit, 

semble  laisser   entendre  que  tout  est  ennui   :   en  quoi  il  se 

1.  Annales  de  Philosophie  chrétienne,  mars  1900,  p.  676-G85. 

2.  Revue  philosophique,  janvier,  février,  mars  1900. 

LXXXVI.  —  52 


818  BULLETIN  PHILOSOPHIQUE 

trompe.  Non,  tout  n'est  pas  désenchantement  ici-bas.  Il  y  a  des 
joies  vraies,  parce  qu'il  y  a  des  vertus  vraies. 

L'Ecclésiaste  a  pu  s'écrier  que- tout  est  vanité,  et  Bossuet  a  dit 
que  l'ennui  est  le  fond  de  la  nature  humaine.  Mais  le  premier  a 
excepté  la  vraie  sagesse  qui  est  de  servir  Dieu,  et  le  second  a 
montré  que  tout  ce  qui  nous  rattache  à  notre  destinée  immor- 
telle fait  notre  félicité.  En  somme,  la  vraie,  la  profonde  cause  de 
l'ennui,  c'est  —  M.  Tardieu  a  touché  cette  cause  à  la  fin  de  son 
étude  —  la  disproportion  entre  nos  aspirations  et  la  réalité,  entre 
notre  besoin  de  félicité  et  le  peu  que  nous  pouvons  en  saisir. 
Aussi  celui  qui  goûte  déjà  ici-bas  en  espérance  les  biens  dont  il 
attend  la  possession  dans  l'autre  vie,  est  celui  qui  échappe  le 
mieux  à  l'ennui  :  spe  gaudentes.  Il  aura  peut-être  encore  ses 
heures  d'ennui  :  ce  seront  celles  précisément  où  il  perdra  la  vue 
de  sa  destinée.  En  tout  cas,  ce  ne  sera  pas  un  ennuyé.  N'a-t-on 
pas  remarqué  cent  fois  que  les  peuples  les  plus  gais  sont  les  peu- 
ples catholiques  ?  S'il  est  quelqu'un  chez  qui  il  faut  chercher  la 
joie,  c'est  le  croyant,  c'est  le  moine  qui  est  le  croyant  par  excel- 
lence. 

M.  l'ardieu  écrit  :  «  Le  moine  doit  s'ennuyer  horriblement»,  et 
«  nul  ne  doit  s'ennuyer  autant  que  le  croyant.  »  Ce  doit  est  vrai- 
ment délicieux  ;  cela  s'appelle  de  la  psychologie  d'observation  ! 
Nous  croyons  que  M.  Tardieu  fera  sourire  ceux  qu'il  prend  ainsi 
en  pitié  ^. 


C'est  une  question  assez  étrange  au  premier  abord  que  celle 
que  se  pose  M.  A.  Leclère  :  Le  même  enseignement  moral  con- 
vient-il aux  deux  sexes -"^  Et  la  réponse  qu'il  donne  n'est  pas 
non  plus  d'abord  pour  diminuer  l'étonnement  :  chacun  de  deux 
sexes  exigée  «  un  enseignement  moral  très  spécial  ».  Il  serait  «  in- 
suffisant d'introduire  dans  l'enseignement  de  la  science  qui  nous 
occupe  des  différences  purement  accessoires  ». 

L'esprit  masculin  a  une  affinité  marquée  pour  la  morale  auto- 

! 

1.  Le  D^  Tardieu  semble,  d'ailleurs,  peu  familier  avec  les  cérémonies  et 
le  latin  de  l'Église.  Il  place  la  renonciation  à  Satan,  à  ses  pompes  et  à  ses 
œuvres,  le  jour  de  la  confirmation  (p.  250)  et  paraît  traduire  morosa  par 
morose  (p.  255). 

2.  Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale,  mars  1900,  p.  234-256. 


CONGRES  ET  REVUES  FRANÇAISES  EN  1900 

nome  et  désintéressée  du  criticisiiie  ;  l'esprit  léminin,  poui  la 
morale  classique  qui  fonde  le  devoir  sur  une  théorie  intellectua- 
liste du  bien  et  fait  sa  part  à  riutérêt.  La  morale  qui  a  le  plus  de 
chance  d'être  enseignée  avec  fruit  au  jeune  homme,  c'est  une 
morale  qui  fait,  au  moins  en  apparence,  appel  au  sentiment  de 
l'honneur,  frère  de  l'orgueil  et  aussi  du  respect  de  la  personne 
huninine  considérée  dans  sa  dignité  abstraite;  et  la  morale  qui 
doit  le  mieux  réussir  près  de  la  jeune  fille  est  une  morale  fondée 
sur  des  motifs  rationnels,  une  morale  même  raisonneuse.  Chez  le 
premier,  en  effet,  si  la  raison  est  d'ordinaire  plus  forte,  la  ten- 
dance h  l'action  le  dispose  mieux  aux  impulsions  émotives;  la 
seconde  s'accommode  plus  volontiers  des  théories  un  peu  com- 
pliquées. 

Les  jeunes  gens,  qui  se  détachent  de  l'enseignement  religieux 
traditionnel,  se  réfugient  facilement  dans  une  foi  tout  humaine  h 
la  morale,  qui  devient  en  eux  une  seconde  religion  et  satisfait 
leur  besoin  de  croire.  Les  jeunes  filles,  qui  conservent  plus  ordi- 
nairement leur  piété,  tiennent  pour  suspecte  une  foi  humaine 
qui  leur  paraît  comme  une  rivale  de  leur  foi  religieuse.  Elles  ré- 
sistent au  professeur  laïque  qui  voudrait  comme  juxtaposer  un 
catéchisme  à  un  autre.  Si  celui-ci  fait  appel  h  la  raison,  alors 
elles  sont  convaincues  qu'elles  ne  cèdent  qu'à  elles-mêmes. 

L'homme,  supérieur  en  fait  de  spéculations,  est  plus  capable 
de  se  hausser  jusqu'à  l'idéal  kantien  :  il  faut  un  effort  intellectuel 
pour  concevoir  la  valeur  absolue  d'un  acte  accompli  seulement 
par  respect  envers  la  loi  morale,  pour  distinguer  la  raison  pure 
pratique  d'une  raison  pure  spéculative,  pour  expliquer  le  devoir 
en  dehors  du  concept  du  bonheur.  La  femme  n'y  peut  facilement 
atteindre;  par  ailleurs,  elle  a  la  passion  de  tout  comprendre,  ou 
la  prétention  de  tout  comprendre,  de  là  son  goût  pour  une  mo- 
rale raisonnée.  Et  comme  elle  est  plus  affamée  de  bonheur  et 
qu'elle  est  portée  par  instinct  à  le  chercher  surtout  dans  ce  qui 
fait  la  joie  des  autres,  la  femme  n'est  pas  scandalisée  de  voir  unies, 
identifiées  même,  les  idées  de  bien  et  de  félicité.  Elle  ne  veut 
que  d'une  morale  où  l'idée  du  bonheur  joue  un  rôle  important. 

En  fait,  on  enseigne  aux  jeunes  gens  et  aux  jeunes  filles  un  sa- 
vant mélange  des  deux  morales,  qui  ne  satisfait  ni  ne  moralise 
parfaitement  ni  les  uns,  ni  les  autres.  Mieux  vaudrait  avoir  un 
double  enseignement  moral  distinct.  Mais  ce   double  enseigne- 


820  BULLETIN  PHILOSOPHIQUE 

ment  peut-il  être  sincère  ?  A  un  point  de  vue  supérieur,  répond 
M.  Leclère,  ces  deux  morales  n'en  sont  qu'une.  Le  devoir  et  le 
rationnel  font,  à  titre  égal,  partie  de  l'être.  Si  l'on  remonte  par 
delà  la  morale  autonome  et  par  delà  la  morale  intellectuelle  clas- 
sique, on  arrive  à  une  morale  absolue,  dont  celles-ci  «  apparais- 
sent comme  deux  expressions  assez  accommodées  à  la  nature  de 
notre  esprit  qui  se  place  difficilement  au  point  de  vue  central  et 
total  de  la  véritable  morale  ».  «  Rien  ne  force  donc  à  opposer 
les  deux  morales;  rien  n'interdit  d'amener  doucement  les  esprits 
d'un  point  de  vue  à  l'autre  qui  le  complète.  » 

Nous  avouons  que  cette  solution  ne  nous  satisfait  pas.  Si  un 
enseignement  doit  être  sincère,  c'est  celui  de  la  morale,  et  la 
solution  proposée  ne  nous  paraît  pas  mettre  cette  sincérité  en 
dehors  de  toute  atteinte.  En  outre,  la  morale  autonome,  telle 
qu'on  nous  l'explique,  n'est  plus  la  morale  autonome,  la  morale 
de  Kant.  M.  Leclère  admet,  un  peu  plus  loin,  que  la  morale  in- 
tellectualiste est  plus  près  de  la  morale  absolue  et  de  la  vérité 
absolue.  Pour  nous,  elle  est  la  seule  vraie,  la  seule  à  enseigner 
à  tous.  A  supposer  cette  différence  des  esprits,  tout  ce  qu'on  peut 
accorder,  c'est  qu'on  insiste  davantage  devant  les  uns  sur  le  res- 
pect dû  au  devoir,  devant  les  autres  sur  les  raisons  qui  fondent 
ce  devoir.  Mais,  aux  uns  et  aux  autres,  il  faudra  dire,  et  le  carac- 
tère obligatoire  de  la  loi,  et  les  raisons  de  la  loi. 

Lucien    ROURE,    S.  J. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES 

RÉCITS  ET  MYSTÈRES  * 


AVANT-PROPOS 
I 

En  avril  1864  et  en  octobre  1865,  nous  interrogeâmes  Berna- 
dette :  ses  réponses  furent,  chaque  fois,  écrites  sans  retard;  plu- 
sieurs, la  seconde  fois,  de  la  main  même  de  la  Voyante.  Plus 
tard,  et  jusqu'au  mois  qui  précéda  celui  de  sa  mort,  Bernadette  a 
dicté  ses  réponses  aux  très  nombreuses  questions  que  nous  lui 
adressâmes  par  écrit.  Les  réponses  furent  écrites,  séance  tenante, 
par  des  secrétaires  de  la  Mère  générale  des  Sœurs  de  la  Charité 
de  Nevers,  et  signées  par  la  Mère  générale  elle-même,  qui  assis- 
tait aux  interrogatoires. 

Le  25  octobre  1865,  à  la  fin  de  la  retraite  que  nous  donnions 
aux  grands  séminaristes  de  Tarbes,  Mgr  Laurence  nous  invita  à 
recueillir  les  meilleurs  matériaux  d'une  histoire  ecclésiastique  de 
l'événement  de  Lourdes,  et  il  nous  bénit  pour  l'exécution  de  ce 
dessein,  si  nos  supérieurs  l'agréaient.  Nos  supérieurs  ne  purent, 
alors,  nous  appliquer  à  ce  travail. 

De  1869  à  1872,  à  l'occasion  de  nos  fréquents  passages  à  Lour- 
des, le  R.  P.  Sempé,  supérieur  des  Pères  missionnaires,  nous 
pressa,  bien  des  fois,  de  réaliser  le  projet  de  Mgr  Laurence,  et,  en 
1872,  le  T.  R.P.  Peydessus,  supérieur  général  des  Pères  de  Garai- 
son  et  de  Lourdes,  joignit  ses  instances  h  celles  du  R.  P.  Sempé  : 
ce  fut  à  Garaison,  le  4  novembre,  à  l'occasion  de  la  retraite  que 
nous  donnions  aux  élèves  du  petit  séminaire.  Les  supérieurs  ne 
jugèrent  pas  à  propos  d'interrompre,  pour  cela,  les  recherches  de 
documents  pour  l'histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus  en  France, 
auxquelles  ils  nous  ont  tenu  appliqué  pendant  plus  de  dix  ans. 

1.  Les  Etudes  ont  publié,  en  juin  et  juillet  1900,  plusieurs  pages  du  vo- 
lume qui  paraît  aujourd'hui  chez  Retaux  sous  ce  titre.  U Avant-propos  que 
nous  reproduisons  maintenant  donne,  sur  la  manière  dont  l'ouvrage  a  été 
composé,  des  détails  qui  sûrement  intéresseront  nos  lecteurs. 


822  NOTRE-DAME  DE  LOURDES 

A  notre  insu,  dès  1876,  le  R.  P.  Sempé,  secondé  par  un  ancien 
missionnaire  de  Garaison,  son  ami,  devenu  religieux  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus,  et  notre  supérieur,  obtint  du  provincial  que  nous 
interromprions  nos  autres  travaux  pour  exécuter  celui  que  dési- 
rait, en  ce  temps,  avec  les  Pères  de  Lourdes,  l'évêque  de  Tarbes, 
Mgr  Jourdan  ; —  et,  de  fait,  à  la  fin  de  Tannée  suivante,  le  samedi 
17  novembre  1877,  à  Toulouse,  nos  supérieurs  et  le  R.  P.  Sempé 

—  celui-ci  avec  mandat  de  Mgr  Jourdan  et  du  T.  R.  P.  Peydessus 

—  nous  donnèrent  charge  de  découvrir  et  recueillir  les  documents 
requis  pour  écrire  l'histoire  de  l'événement  de  Lourdes,  et  d'é- 
crire ensuite  cette  histoire. 

Il 

Nous  priâmes,  dès  lors  (lettre  et  mémoire  du  25  novembre  1877), 
les  RR.  PP.  Peydessus  et  Sempé  d'obtenir,  par  l'intervention  de 
Monseigneur  de  Tarbes,  qu'un  bref  de  Pie  IX  autorisât  et  bénît 
l'œuvre  projetée.  Le  R.  P.  Sempé  répondit,  le  l^*"  janvier  1878  : 
((  Que  le  bien  rencontre  d'obstacles  !  »  et  Pie  IX,  hélas  !  partit 
pour  le  ciel,  au  mois  de  février. 

Aux  archives  de  Lourdes  nous  ne  trouvâmes  guère  que  la  liasse 
des  documents  confiés,  autrefois,  à  M.  H.  Lasserre  par  Mgr  Lau- 
rence :  quasi  rien  (moins  le  procès-verbal  des  premiers  commis- 
saires )  n'y  pouvait  servir  à  une  véridique  histoire  des  apparitions, 
et  le  procès-verbal  lui-même,  sous  cet  aspect,  est  d'une  très  re- 
grettable insuffisance.  A  ce  petit  fonds,  les  PP.  Sempé  et  Caze- 
navette,  missionnaires  de  Lourdes,  et  le  P.  Marcel  Bouix,  jésuite, 
avaient  ajouté  un  commencement  d'enquête;  savoir,  sept  petites 
pages,  renfermant  les  réponses  sommaires  de  trois  témoins. 

Grâce  à  Notre-Dame  et  à  la  très  paternelle  bénédiction  de 
Mgr  Jourdan,  nous  pûmes,  de  novembre  1877  à  novembre  1878, 
amasser  un  riche  fonds  de  matériaux.  Entre  les  plus  importants, 
citons  :  l*'  Les  dépositions  orales  ou  écrites  de  près  de  deux  cents 
témoins  de  l'événement,  choisis  entre  les  plus  sérieux  et  les  mieux 
informés  ;  —  2°  le  meilleur  des  papiers  de  l'évêché,  relatifs  à 
Lourdes,  que,  dès  l'année  1866,  on  croyait  perdus,  et  que  nous 
retrouvâmes,  éparpillés,  en  deux  galetas  ou  décharges  ;  —  3^  enfin, 
les  rapports  et  correspondances  des  magistrats  de  tout  ordre  et 
de  leurs  agents. 

Rien  ne  manquait  :  on  pouvait  écrire  l'histoire  ;  mais  nous  dé- 


RECITS  ET  MYSTERES  823 

sirions,  pour  Monseigneur  de  Tarbes,  et,  en  sa  personne,  pour 
nous-même,  encouragement,  bénédiction  du  pape  ;  nous  renou- 
velâmes donc,  auprès  du  R,  P.  Sempé,  nos  suppliques  de  novem- 
bre 1877,  et  nous  lui  fournîmes  le  texte  d'un  projet  de  bref.  Le 
Révérend  Père  répondit,  le  13  novembre  1878  : 

Mille  fois  merci...   Monseigneur   de  Reims  et  Monseigneur  de  Tarbes  se 
sont  entendus  pour  faire  à  Léon  XIII  la  demande  que  vous  désirez. 


III 

Le  8  décembre  1878,  Mgr  Langénieux  annonçait  au  R.  P.  Sempé 
l'heureuse  issue  de  ses  démarches,  et,  peu  de  jours  après,  Mgr  Jour- 
dan  daignait  nous  mettre  en  main  l'original  du  bref,  élégante 
traduction  latine  de  notre  pauvre  texte  français  : 

Le  sanctuaire  de  Lourdes  jouit  d'une  gloire  si  grande;  il  a  plu  à  Notre- 
Dame  de  la  propager  si  loin  dans  l'univers  entier  par  d'insignes  bienfaits  spi- 
rituels et  temporels,  qu'il  importe  vraiment  à  l'Église  de  voir  mis  en  pleine 
lumière  les  prodigieux  commencements  de  ce  grand  œuvre,  et  le  récit  de 
l'événement  de  1858  appuyé  de  telles  preuves  et  de  tels  titres  que  la  posté- 
rité n'en  puisse  mettre  aucun  détail  en  doute  ou  en  question. 

Le  temps  a  dû  faire  tomber  les  passions  qui,  dès  le  principe,  s'agitèrent 
autour  de  l'événement  ;  les  archives  publiques  renferment  les  pVocès-verbaux 
et  la  correspondance  des  magistrats;  de  nombreux  témoins  sont  encore  là, 
qui  virent  les  choses  de  leurs  yeux  et  les  peuvent  attester  :  tout,  en  un  mot, 
persuade  que  l'heure  est  venue  de  procéder  aux  enquêtes  et  aux  recherches 
qu'exige  un  tel  travail. 

Aussi,  vénéré  Frère^  non  content  d'approuver  le  dessein  que  vous  avez  de 
l'exécuter,  nous  nous  déclarons,  d'avance,  comme  l'obligé  de  quiconque,  sur 
votre  invitation,  s'empressera  de  vous  aider  à  mener  le  projet  abonne  fin  et, 
pour  cela,  mettra  en  vos  mains  des  documents  écrits,  ou  déposera,  à  titre 
de  témoin... 

En  signant  le  bref,  le  Souverain  Pontife  n'ignorait  pas  qne  le 
travail  demandé  et  béni  par  Lui  était  déjà  très  avancé,  puisque 
Mgr  Jourdan,  à  notrfe  insu,  lui  écrivait  :  «  J'ai  fait  recueillir  les 
dépositions  àe  plusieurs  centaines  de  témoins  )>  ;  et  il  est  vrai  quie 
si  les  principaux  témoignages  n'atteignent  guère  que  le  chiffre  de 
deux  cents,  l'addition  des  témoignages  d'importance  moindre, 
également  recueillis  pas  nous,  élève  ce  chiffre  bien  plus  haut. 

Mgr  Jourdan  n'avait  pas,  du  reste,  attendu  le  bref,  pour  nous 

donner  témoignage  ostensible  de  sa  délégation  et  mission  persoo- 

^elles  :  l'acte  est  écrit  de  la  main  de  l'évêque,  signé,  et  muni  du 

sceau  épiscopal.   Il  nous  vint,  dès  que  nous   le  demandâmes,  et 


824  NOTRE-DAME  DE  LOURDES 

nous  le   demandâmes,  de  Paris,   au  mois   d'août  1878,  pour  un 
puissant,  qui  l'exigeait,  avant  de  nous  ouvrir  des  archives. 


IV 

De  la  part  de  Mgr  Jourdan,  le  R.  P.  Sempé  adressa  au  Provin- 
cial de  Toulouse  copie  du  bref  pontifical;  le  R.  P.  Sempé  disait  : 

Je  prie  et  je  fais  prier,  chaque  jour,  la  Vierge  immaculée  de  vous  rendre, 
à  vous  et  à  votre  Compagnie,  le  centuple  de  ce  que  vous  faites  pour  son 
œuvre  de  la  Grotte.  Monseigneur  l'évèque  de  Tarbes  me  charge  de  vous 
témoigner  aussi  sa  reconnaissance  et  de  vous  communiquer  le  bref  ci-joint 
de  Notre  Saint  Père  le  Pape. 

De  son  côté,  le  T.  R.  P.  Peydessus  nous  avait  déjà  écrit  de 
Garaison  : 

VoiI;i  déjà  bien  des  jours  que  vous  n'êtes  occupé,  en  quelque  sorte,  que 
de  nous,  et  je  ne  vous  ai  pas  encore  adressé  un  seul  mot  de  remerciement. 
J'en  suis  confus  et  bien  confus,  je  vous  assure.  La  tendre  Mère  du  ciel,  qui 
est  toujours  si  miséricordieuse,  voudra  bien,  j'en  ai  la  douce  confiance,  répa- 
rer mes  torts  et"  acquitter  envers  vous  la  dette  de  reconnaissance  qui  vous 
est  due. 

Tous  mes  confrères  me  chargent  de  vous  remercier^  et  ils  vous  promet- 
tent, avec  leur  supérieur,  de  beaucoup  prier  pour  vous;  vous  les  gagnez 
bien,  ces  prières. 

Ces  saintes  prières  aidant,  nous  achevâmes,  au  mois  de  juin 
1879,  l'histoire  critique  de  l'événement  de  Lourdes,  en  trois  vo- 
lumes :  les  Apparitions  ;  les  Luttes  pour  la  Grotte;  les  Luttes  pour 
la  Chapelle.  A  quel  point  cette  histoire  différait  des  histoires  con- 
nues, nous  le  soupçonnions  à  peine,  .car  notre  travail  procédait 
de  nos  seuls  documents  et  enquêtes,  et  nous  n'avions  lu  aucun 
des  livres  précédemment  écrits  sur  l'événeïnent  de  Lourdes,  pas 
même  le  plus  fameux  :  nous  n'avons  lu  et  étudié  ces  livres  qu'a- 
près avoir  eu  achevé  le  nôtre. 

Mgr  Jourdan,  par  son  origine  parisienne,  était,  en  l'affaire  de 
Lourdes,  un  tiers  désintéressé  :  nous  l'étions  plus  que  lui  ;  aussi 
l'évèque  de  Tarbes  ne  voulait-il  pas,  pour  notre  livre,  d'autre 
revision  que  celle  de  la  Compagnie  de  Jésus;  mais  le  Provincial, 
jugeant  que  la  revision  des  Pères  de  Lourdes  ne  pouvait  qu'être 
utile,  et  que  les  convenances  lui  faisaient  comme  un  devoir  de  la 
demander,  la  demanda,  en  effet,  le  12  octobre  1879,  après  que 
les  reviseurs  de  la  province  de  Toulouse  eurent  examiné  et  ap- 
prouvé notre  travail.  Le  Provincial  disait,  à  la  fin  de  sa  lettre  : 


RÉCITS  ET  MYSTÈRES  825 

Il  importe  que  cette  revision  se  fasse,  le  plus  tôt  possible  :  la  récente 
Notice  de  Mgr  l'archevêque  d'Aix  est,  peut-être,  un  signe  du  ciel,  qui  nous 
avertit  de  l'opportunité  d'une  histoire  véridique  des  Apparitions  de  Lourdes. 

Dès  le  22  juin  précédent,  le  R.  P.  Sempé  nous  avait  écrit: 

Dieu  soit  béni  !  Votre  grande  Histoire  de  Notre-Dame  de  Lourdes^  écrite 
sur  les  témoignages  et  les  documents  authentiques  (c'est  le  titre  que  je  lui 
donnerais),  cette  grande  œuvre  est  achevée;  que  faire  maintenant,  pour  ar- 
river plus  vite  ?  Voici  mon  humble  avis.  Vous  allez  à  Notre-Dame  de  Garai- 
son,  ou  le  cher  P.  Duboé  va  à  Pau  ;  vous  relisez  ensemble  les  trois  volumes, 
et,  dans  trois  jours,  votre  œuvre  est  revue  par  l'homme  le  plus  compétent, 
selon  moi,  pour  en  apprécier  du  moins  l'exactitude  complète,  ce  qui  est  l'es- 
sentiel ;  vos  Pères  et  Dieu  feront  le  reste. 

Ce  prop^ramme,  ratifié  par  le  R.  P.  Sempé,  au  mois  d'octobre, 
fut  accepté  par  nous;  et  nous  acceptâmes  également  l'adjonction 
au  P.  Duboé  de  deux  autres  Pères  de  Garaison. 


Du  14  au  23  octobre,  à  Garaison,  nous  donnâmes  lecture  aux 
trois  reviseurs  des  deux  premiers  volumes,  les  seuls  qui  pussent 
faire  difficulté,  et  le  troisième  fut  laissé  à  Garaison.  En  de  lon- 
gues séances  quotidiennes,  nous  fournîmes  aux  reviseurs,  durant 
ces  huit  jours,  tous  les  éclaircissements  et  documents  qu'ils  dési- 
rèrent, et,  le  13  novembre,  le  Provincial  reçut  les  trois  juge- 
ments, écrits  et  signés.  Nous  aurons  probablement  l'occasion  d'en 
donner,  ailleurs,  le  texte  intégral  ;  en  voici  les  conclusions  ou 
derniers  mots. 

R.  P.  Lahaille  : 

La  Chronique  de  Notre-Dame  de  Lourdes  (nous  avions  ainsi  intitulé  notre 
travail),  dont  j'ai  entendu  lire,  avec  un  vif  intérêt,  les  deux  premiers  volumes, 
est  une  œuvre  solide,  d'un  style  clair  et  précis...  La  méthode  qui  paraît 
inspirer  l'auteur  me  semble  réclamée  par  les  circonstances.  La  lecture  de  ce 
livre  sera  attrayante,  et  elle  portera  la  conviction  dans  tous  les  esprits  sé- 
rieux... 

R.  P.  Barrère  : 

La  Chronique  de  Notre-Dame  de  Lourdes  est  une  admirable  mine  de  pré- 
cieux documents  :  le  cher  Père  a  su  les  découvrir,  les  ordonner  et  les  lier, 
de  manière  à  faire  une  trame  historique  d'une  très  grande  force  :  on  voit 
bien  l'œuvre  céleste  avec  sa  vérité  divine,  sa  marche  victorieuse  et  sa  mer- 
veilleuse influence.  Ce  livre  satisfera  l'esprit  et  le  cœur  des  hommes  sé- 
rieux... 

^R.  P.  Duboé  : 

Le   livre   du  P.   Gros   sera  exactement  et  pleinement  ce  que  demanderft 


826  NOTRE-DAME  DE  LOURDES 

l'évêque  de  Tarbes  et  le  bref  du  Saint-Père,  savoir,  l'ensemble  des  docu- 
ments sincères,  qui  doivent  établir  sur  la  vérité  pure  l'histoire  de  Notre- 
Dame  de  Lourdes.  Ce  travail,  ainsi  considéré,  ne  peut  que  satisfaire  entiè- 
rement. Les  témoignages  et  les  écrits  surabondent  sur  chaque  fait  tant  soit 
peu  important... 

La  sincérité  rayonne  de  toutes  les  lignes,  et  il  règne  dans  l'ouvrage  une 
paix  et  une  sérénité  qui  pénètrent  le  lecteur  du  sentiment  d'une  absolue  vé- 
racité :  l'écrivain  n'est  qu'un  travailleur  qui  se  dérobe  :  on  ne  peut  voir  de 
lui  qu'un  rigide  amour  de  la  vérité,  la  seule  ambition  de  retrouver  ce  qui 
fut  et  de  le  montrer  comme  il  l'a  découvert  :  cette  impression  est  décisive 
sur  l'esprit. 

Quant  à  la  facture  du  livre,  l'ordonnance  matérielle,  souvent  encombrée 
par  la  multitude  des  documents,  est  néanmoins  d'une  grande  clarté  et  forme 
une  histoire  d'un  charme  étrange. 

La  Chronique  change  nécessairement  quelques  jugements  reçus;  mais  les 
documents  font  tout  :  ce  sont  les  événements  et  les  hommes  qui,  en  se  mon- 
trant eux-mêmes,  dictent  au  lecteur  ses  appréciations. 

La  Chronique  sera  le  premier  livre  qui  dévoile,  en  son  entier,  l'ordre 
divin  dans  le  mouvement  des  choses  de  la  grotte  :  elle  jette  une  nouvelle  et 
pleine  lumière  sur  tous  les  faits  à  peu  près.  Sur  les  trois  acteurs  du  divin 
drame,  les  recherches  du  P.  Gros  en  découvrent  un,  presque  inconnu  et  to- 
talement méconnu,  Satan.  Ces  recherches  en  établissent  un  autre,  la  puis- 
sance humaine,  dans  son  vrai  rôle... 

Le  premier  volume  est  d'une  édification  pénétrante;  le  second,  d'un  très 
vivant  intérêt... 

VI 

Les  trois  reviseurs  désiraient  la  publication  immédiate  de  ce 
travail.  Le  P.  Barrère  disait  :  «  Je  désire  voir  le  volume  des  Appa- 
ritions mis  au  jour  avant  le  11  février  1880.  » 

Mgr  Jourdan  et  nos  supérieurs  n'y  contredirent  pas. 

De  son  côté,  le  R.  P.  Sempé,  à  propos  de  ce  même  volume,  dès 
qu'il  eut  été  achevé,  avait  écrit  : 

Dieu  soit  béni  !  Votre  premier  volume  est  donc  terminé  ;  il  sera  bon  de  le 
livrer^  le  plus  tôt  possible,  aux  examinateurs  de  votre  Compagnie...  Votre 
livre  pourrait  être  dédié  à  Léon  XIII,  qui  l'a  encouragé  d'avance.  Enfin,  bon 
Père,  consultez  vos  supérieurs,  et  nous  approuvons  d'avance  ce  qu'ils  vou- 
dç^nt. 

Cependant,  les  années  1880,  1881,  1882  passèrent,  et  rien  ne 
fut  publié.  Tout  à  coup,  le  30  mars  1883,  nous  fûmes  mandé  de 
Saragosse  à  Lourdes.  Le  Supérieur  écrivait  :  «  Je  vous  ai  promis 
au  R.  P.  Sempé,  pour  le  3  avril.  »  Notre  voyage  n'eut  qu'un  ré- 
sultat utile  :  dix-huit  témoins,  choisis  par  le  R.  P.  Sempé,  enten- 
dirent, en  présence  de  deux  commissaires  épiscopaux,  la  lecture 


RECITS  ET  MYSTERES  827 

que  nous  leur  fîmes  de  leurs  dépositions,   ouïes  et  écrites  par 
nous  en  1878.  Ils  les  reconnurent  parfaitement  exactes^. 

Au  mois  de  mars  de  l'année  suivante  1884,  nous  fûmes  encore 
rappelé  d'Espagne, —  et,  au  mois  de  mai,  à  Lourdes,  nous  eûmes 
à  lire,  une  fois  de  plus,  notre  premier  volume  :  ce  fut  à  six  com- 
missaires épiscopaux,  deux  desquels  étaient  des  plus  graves  Pères 
de  la  Compagnie  de  Jésus  -.  Après  lecture  et  discussion,  en  plu- 
sieurs séances,  les  six  commissaires  déclarèrent  que  le  livre  était 
<(  très  intéressant  et  inattaquable,  et  qu'il  fallait  le  publier  sans 
retard  )).  Peu  de  jours  après,  le  23  mai  1884,  le  R.  P.  Sempé,  au 
nom  de  Mgr  Billère,  évêque  de  Tarbes,  rédigea  une  longue  et 
très  louangeuse  approbation,  dont  le  dernier  mot  était  : 

Nous  désirons  que  ce  volume  soit  publié  le  plus  tôt  possible,  heureux 
d'entrer  ainsi  dans  les  intentions  de  Sa  Sainteté  Léon  XIII  et  d'établir  en 
pleine  lumière,  au-dessus  de  tous  doutes  et  contestations,  ce  grand  événe- 
ment de  Lourdes,  qui  remue  le  monde,  depuis  un  quart  de  siècle,  et  réveille 
partout  de  si  douces  espérances. 

Le  nouveau  Provincial  avait  donné  son  imprimatur  le  15  mai. 

VII 

Mais  le  lecteur  se  demande  pourquoi  la  publication  de  ces  tra- 
vaux a  été  remise  de  l'année  1879  à  l'année  1901... 

he  pourquoi^  nous  ne  le  publierons  jamais,  à  moins  que  de  très 
graves  intérêts  de  la  Vérité  et  de  la  Justice  ne  nous  contraignent 
de  rompre  un  silence  qui  les  compromettrait;  /nais  un  premier 
mot  discret  de  ce  ?nystère  se  trouve  dans  les  lignes  suivantes,  que 
le  R.  P.  Duboé  nous  écrivit,  de  Garaison,  le  21  décembre  1879  : 

Mon  Révérend  et  bien  cher  Père,  Dieu  continue  :  d'un  bout  à  l'autre,  je  le 
vois,  il  aura  tout  fait,  à  Lourdes,  avec  sa  toute  seule  sagesse,  sans  les  hommes 

1.  M.  l'abbé  Barrère,  curé  de  Lourdes,  et  le  P.  Duboé  étaient  les  com- 
missaires de  l'évêque.  Les  témoins,  dont  on  vérifia  les  dépositions,  furent  : 
le  R.  P.  Sempé,  M.  l'abbé  Pomian,  Fanny  Nicolau,  André  Sajoux,  Antoine 
Nicolau,  Pierre  Callet,  Dominique  Vignes,  Dominiquette  Cazenave,  Antoi- 
nette Peyret,  Antoinette  Tardhivail,  Elfria  Lacrampe,  Cyprine  Gesta,  Jo- 
sèphe  Ouros,  Jeanne  Abadie,  Ursule  Nicolau,  Bernarde  Casterot,  Toinette 
Soubirous. 

2.  Les  six  commissaires  étaient  :  M.  LafForgue,  vicaire  général  et  supé- 
rieur du  Grand  Séminaire  de  Tarbes,  président;  —  M.  l'abbé  Barrère,  curé 
de  Lourdes;  — le  R.  P.  Sempé;  — le  R.  P.  Duboé; — le  R.  P.  de  Blacas,  supé- 
rieur de  la  résidence  des  Jésuites  de  Pau;  —  le  R.  P.  Servières,  ancien  Pro- 
vincial. 


828  NOTRE-DAME  DE  LOURDES 

ou  malgré  les  hommes.  X***,  opposant,  au  commencement,  sans  influence,  ser- 
vira, à  la  fin,  par  son  opposition  influente,  tournée  contre  ses  pensées. 

Comme  il  devient  clair  qu'il  fallait  un  étranger  pour  ce  travail  d'entière 
vérité  !  Comme  il  apparaît  nécessaire  que  cet  étranger  reste  le  serf  opiniâ- 
trement fidèle  de  la  vérité  trouvée,  et  se  maintienne  dans  une  fermeté  iné- 
branlable d'indépendance  !  Soyez  historien  :  l'histoire  est  faite  ;  vous  n'avez 
qu'un  droit  :  celui  de  la  montrer,  comme  Dieu,  pour  sa  vraie  gloire,  vous  a 
donné  de  la  voir.  On  n'a,  à  côté  de  vous,  qu'un  devoir,  celui  de  vous  aider 
dans  cette  manifestation. 

Du  reste,  ni  dans  l'ensemble,  ni  dans  les  détails  des  faits  découverts,  je 
ne  puis  trouver  aucun  grave  danger  pour  qui  que  ce  soit,  sauf  pour  le  ro/n«n... 

Qu'on  ne  mutile  pas  ce  grand  ouvrage  de  Dieu  ;  qu'on  laisse  voir  et  qu'on 
fasse  voir;  que  Ton  compte,  un  à  un,  tous  les  adversaires  réels,  surtout  le 
plus  redoutable  de  tous,  son  défenseur  naturel,  le  clergé  :  qu'on  le  voie  en 
train  de  perdre  irrémédiablement  ce  que  les  autres  ne  faisaient  que  gêner. 

Dieu  a  permis  que  tous  les  hommes  fussent  contre  Lui,  sans  le  savoir  : 
qu'on  ne  Lui  prête  pas  des  auxiliaires  dont  il  Lui  a  plu  de  se  passer. 

Je  serais  désolé  et  irrité  qu'on  enlevât  un  fil  utile  de  cette  trame  divine... 

A  la  difficulté  que  le  lecteur  entrevoit  s'en  ajoutait  une 
seconde  :  elle  eût  suffi  pour  nous  empêcher  de  faire,  de  longtemps 
encore,  ce  que  nous  faisons  aujourd'hui.  La  révéler  ne  nous  em- 
barrasserait pas,  mais  il  pourrait  y  avoir  embarras  pour  d'autres. 

Ici  encore,  le  mot  du  P.  Duboé  est  lumineux,  du  moins  pour 
nous  : 

Comme  il  devient  clair  qu'il  fallait  un  étranger  et  que  cet  étranger  se 
maintînt  dans  une  fermeté  inébranlable  d'indépendance  ! 


VIII 

Dans  le  présent  volume,  on  ne  trouvera  pas  V Histoire  critique 
de  l'événement  de  Lourdes.  Ce  qu'est  (  bien  qu'un  peu  seulement) 
notre  petit  travail,  quelques  lignes  du  P.  Duboé,  reviseur  dès 
1879,  le  feront  assez  entendre.  Il  écrivait,  à  propos  des  volumes 
revisés  à  Garaison  : 

Il  n'y  aurait  qu'à  retrancher  beaucoup,  beaucoup  fondre,  un  peu  lier  et 
rattacher,  quelquefois,  par  des  rappels  et  des  appréciations,  et  le  livre  pesant 
du  bollandiste  se  trouverait  devenir  un  livre  populaire,  candide,  lumineux, 
fort,  d'une  irrésistible  édification. 

Récits  et  Mystères  sortirent  de  l'exécution  de  ce  programme 
du  P.  Duboé.  Nous  en  achevâmes  la  rédaction,  le  21  novem- 
bre 1883,  dans  la  sainte  maison  de  Loyola,  où  nous  l'avions  com- 
mencée, et,  après  examen  et  approbation  des  reviseurs,  V impri- 
matur du  Provincial  était  donné,  le  7  avril  1884. 


RÉCITS  ET  MYSTÈRES  829 

Il  ne  nous  reste,  pour  aider  le  lecteur  à  mieux  entendre  le  pre- 
mier chapitre  des  Mi/stères^  qu'à  résumer,  en  quelques  lignes, 
les  faits  et  les  pensées  développés  dans  la  préface  du  premier 
volume  de  \ Histoire  critique  de  l'événement. 

Nous  nous  y  demandons  quelles  raisons  ont  pu,  selon  nos  vues 
humaines,  incliner  Notre-Dame  à  choisir,  pour  s'y  manifester,  à 
titre  à' Immaculée  Conception,  le  sol  de  la  France,  et,  en  France, 
le  sol  de  Lourdes;  et  nous  répondons  que  la  France  semblait 
moins  indigne  de  cette  faveur,  à  cause  de  son  zèle  singulier  pour 
la  glorification  du  privilège  de  Marie.  La  terre  de  France  une 
fois  choisie,  la  ville  du  Puy-en-Velay  pouvait,  disons-nous,  pré- 
tendre, plus  que  d'autres  villes  de  France,  à  l'honneur  de  voir 
rimmaculée-Couception  descendre  dans  son  enceinte  ou  dans  sa 
région,  ou  du  moins  sur  une  terre  de  laquelle  on  pût  dire,  avec 
vérité  :  «  Elle  appartient  au  Puy-eu-Velay  ;  elle  est  domaine  de 
Notre-Dame  du  Puy  »  :  or,  la  ville  et  les  terres  de  Lourdes  furent, 
dès  le  neuvième  siècle,  domaines  de  Notre-Dame  du  Puy  :  chaque 
année,  une  jonchée  d'herbe  de  Massabieille  dans  l'église  du  Puy 
attestait  ce  glorieux  vasselage  de  Lourdes  :  nous  l'établissons,  et 
nous  concluons  : 

L'Immaculée-Conception  vint  à  Lourdes,  parce  qu'Elle  avait  résolu 
d'iionorer  la  France  d'une  faveur  insigne  :  or^  la  France,  pour  Elle,  c'était 
le  Puy-en-Velay,  et  le  Puy,  pour  Elle,  c'était  Lourdes. 

Nous  établissons,  en  même  temps,  que  Lourdes,  comme  Le  Puy, 
se  signala,  jusqu'à  ces  derniers  temps,  par  sa  dévotion  au  Rosaire 
et  à  l'Immaculée  Conception  de  Marie.  La  ville  même  avait  autre- 
fois fondé  la  récitation  quotidienne,  à  l'église,  du  chapelet,  et  le 
Lourdais  Soubies  fondé,  plus  récemment,  deux  messes  domini- 
cales, en  l'honneur  de  l'immaculée  conception  de  Notre-Dame. 
Enfin,  h  la  veille  des  Apparitions,  une  congrégation  de  jeunes 
filles,  nombreuse  et  fervente,  maintenait  pleines  de  vie,  à 
Lourdes,  les  saintes  traditions  du  passé  :  la  congrégation  avait 
à  sa  tête  une  présidente  d'un  tel  mérite,  qu'aux  premiers  récits 
de  l'apparition  d'une  céleste  jeune  fille,  à  la  grotte,  chacun 
disait  :  «  C'est,  sans  doute,  la  présidente  défunte  de  la  congré- 
g^ation  ;  c'est  Élisa  Latapie  qui  apparaît  à  Massabieille.  » 


830  NOTRE-DAME  DE  LOURDES 


IX 

Lourdes  a  été  souvent  décrit,  depuis  1858  :  en  quelques  lignes, 
simples  et  exactes,  M.  Louis  Veuillotl  avait,  dès  lors,  à  peu  près 
tout  dit  : 

Lourdes,  écrivait-il,  au  mois  d'août  1858,  Lourdes  est  une  ville  des 
Hautes-Pyrénées,  très  ancienne,  plus  traversée  que  connue.  Elle  est  assise 
sur  les  premiers  degrés  d'un  escalier  de  montagnes,  au  bord  de  la  route  de 
Tarbes  à  Pau,  entre  Bagnères  et  le  sanctuaire  renommé  de  Bétliaram.  On  la 
traverse,  pour  aller  de  Bagnères  à  Gauterets,  Le  voyageur  qui  parcourt  ces 
vallées,  pleines  de  spectacles  grandioses  et  charmants,  remarque  le  vieux  et 
pittoresque  château  fort  de  Lourdes,  garnison  successive  des  Romains,  des 
Sarrasins,  qui,  dit-on,  ne  le  voulurent  rendre  qu'à  Notre-Dame  du  Puy;  des 
Anglais,  qui  le  gardèrent  longtemps  ;  objet  de  convoitise  souvent  disputé 
dans  les  guerres  civiles;  berceau  de  légendes,  théâtre  de  combats  et  de 
douleurs,  aujourd'hui  pacifiquement  gardé  par  un  peloton  d'infanterie.  Au 
pied  de  ce  château,  bâti  sur  le  roc,  passe  en  grondant  le  Gave.  Tout  proche, 
sur  le  bord  du  torrent,  se  trouve  la  grotte,  de  peu  d'apparence  et  jusque  là 
fort  peu  visitée,  où,  depuis  quelques  mois,  le  témoignage  d'une  petite  fille 
pauvre  attire  tant  de  curieux. 

La  bourgade  n'est  point  endormie  et  privée  de  ce  que  l'on  appelle,  aujour- 
d'hui, ((  les  lumières  ».  C'est  le  siège  d'un  tribunal  de  première  instance;  il 
y  a  de  grandes  maisons,  de  belles  auberges,  des  cafés,  un  cercle  approvi- 
sionné de  journaux.  Les  voyageurs,  quoiqu'ils  s'arrêtent  peu  à  Lourdes,  ne 
laissent   pas   d'y  jeter  les   idées  qui  courent,    parfois  même  celles  qui  ne 

courent  pas  :  ils  trouvent  à  qui  parler,  nous  en  avons  fait  l'épreuve La 

population  est  vive,  intelligente,  encore  chrétienne  dans  sa  masse;  plus  scep- 
tique dans  ses  sommités,  sans  passion  pourtant,  hâtons-nous  de  le  dire,  et 
sans  parti  pris...  de  fermer  ses  yeux  à  l'évidence  des  faits  ou  du  raisonne- 
ment. 

X 

Nous  eûmes  l'honneur,  en  décembre  1895,  de  mettre  sous  les 
yeux  de  Mgr  Guillois,  évêque  du  Puy-en-Velay,  la  préface  histo- 
rique dont  nous  parlions  plus  haut,  et  le  présent  volume  de 
Récits  et  Mystères,  où  cette  préface  était  alors  insérée,  en  pre- 
miers chapitres.  Sa  Grandeur  daigna  nous  honorer  de  la  lettre 
suivante  : 

ÉVÊGHÉ  DU   PUY 

—  Le  Puy,  le  23  décembre  1895. 

Mon  Révérend  Père, 
Je  manquerais  à  un  devoir  de  reconnaissance  si  je  ne  vous  remerciais,  au 
nom  de  mon  diocèse,    autant  et  plus   qu'en    mon   nom    personnel,  de    vos 
savantes  et  magnifiques  études  sur  Notre-Dame  de  Lourdes. 

1.  Mélanges,  2«  série,  t.  IV,  p.  343. 


RECITS  ET  MYSTERES  831 

Dès  les  premiers  chapitres,  une  chose  m'a  séduit  :  ces  pages  intéressantes, 
originales,  pleines  de  fraîcheur  et  do  science,  d'érudition  et  de  doctrine,  que 
vous  avez  consacrées  à  l'antique  sanctuaire  de  l'immaculée  Vierge  du  Puy. 

Nous  connaissions  ces  faits,  qu'établissent  les  précieux  documents  de  nos 
archives,  et  sur  lesquels  nos  vieilles  traditions  n'ont  jamais  varié  ;  mais 
n'était-ce  pas  justice  que  la  lumière  fût  faite  en  dehors  du  Velay  et  que,  au 
regard  de  vos  nombreux  lecteurs.  Le  Puy  reprît  la  place  qui  lui  est  due,  la 
première,  entre  toutes  les  cités  de  France  qui  s'honorent  de  leur  culte  sécu- 
laire envers  la  Mère  de  Dieu?  Nul,  à  ma  connaissance,  des  écrivains  qui  ont 
parlé  de  Lourdes  (et  ils  ne  se  comptent  plus)  n'avait  envisagé  ce  côté  de  la 
question.  Sur  ce  point,  comme  sur  beaucoup  d'autres,  votre  livre  est  entiè- 
rement neuf. 

Pardonnez  à  mon  cœur  d'évêque,  d'évcque  de  Notre-Dame,  du  Puy  et  de 
Notre-Dame  de  France,  ce  que  ces  observations  ont  de  trop  personnel,  alors 
qu'il  y  aurait  tant  de  belles  qualités  à  signaler  dans  votre  ouvrage,  tant  de 
mérites  à  mettre  en  relief;  mais  votre  livre  est  de  ceux  qui  n'ont  pas  besoin 
de  louanges;  il  est  de  ceux  qui  se  recommandent  d'eux-mêmes  et  s'imposent. 

Agréez,  mon  Révérend  Père,  avec  mes  félicitations,  l'expression  de  mon 
religieux  respect. 

f  Constant,  évêque  du  Puy. 

Rien  ne  pouvait  nous  donner  joie  meilleure  que  cette  béné- 
diction ou  ce  suffrage  de  l'évêque  et  de  Notre-Dame  du  Puy. 

Une  dernière  et  insigne  grâce,  dont  nous  ne  saurions  trop 
remercier  la  très  sainte  Vierge,  c'est  que  notre  livre  se  publie 
muni  de  V imprimatur  de  notre  vénéré  et  bien-aimé  archevêque, 
Mgr  François-Désiré  Mathieu,  de  qui  le  nom  fait  autorité,  en 
matière  d'études  historiques,  parmi  ceux  mêmes  que  les  érudits 
et  les  savants  appellent  leurs  maîtres. 

Les  assertions  ou  insinuations  mentionnées,  aux  premières 
lignes  de  cet  Avant-propos,  nous  ont  contraint  d'exposer  l'histo- 
rique de  nos  travaux  plus  largement  que  nous  n'avions  fait  dans 
TAvant-propos  de  1898  ;  mais  ce  que  nous  disons  de  plus, 
en  1901,  est  quasi  intégralement  extrait  d'ouvrages,  encore 
inédits,  que  Mgr  Mathieu  voulut  bien  munir  de  son  imprimatur^ 
le  7  mars,  le  15  juin  et  le  2  novembre  1898. 

Les  documents  par  nous  cités,  dans  le  présent  volume  et  dans 
nos  autres  écrits  sur  Lourdes,  dérivèrent  ou  dérivent  d'archives 
diverses  et  de  nos  enquêtes.  Nous  emploierons,  pour  indiquer  les 
sources,  les  abréviations  suivantes  : 

Archives  de  Tévéché  de  Tarbes Evêché,  T. 

—  de  la  préfecture  de  Tarbes.   ....  Préfect.,  T. 

—  de  la  ville  de  Lourdes Lourdes,   V. 

—  du  tribunal  civil  de  Lourdes.    .    .    ,  Lourdes,  Tr.  c, 

—  du  commissariat  de  Lourdes.  ,    ,    .  Lourdes,  Comm. 


832         NOTRE-DAME  DE  LOURDES.  —  RECITS  ET  MYSTÈRES 

Archives  des  Pères  missionnaires Lourdes,  Miss. 

—  de  la  cour  d'appel  de  Pau  .    .    .    ,    .  Pau,  Cour. 

—  de  la  sous-préfecture  d'Argelès  .    .  Angeles^   S. -P. 

—  du  ministère  des  Cultes Min.  Cuit. 

—  du  ministère  de  la  Justice Min.  Just. 

Quant  à  nos  enquêtes,  elles  comprennent  deux  fonds  :  le 
premier  est  celui  des  mémoires  autographes  fournis  par  des 
témoins,  qui  voulurent  bien  déposer  ainsi  ;  —  le  second,  des 
dépositions  orales  d'autres  témoins,  écrites  par  nous,  en  leur 
présence. 

Pour  ces  derniers  témoignages,  nous  indiquerons,  à  la  pre- 
mière rencontre  seulement  du  témoin,  la  page  du  registre  d'en- 
quête où  sa  déposition  commence.  Là  où  il  s'agira  d'un  mémoire 
autographe,  nous  le  dirons,  ou  dans  le  texte  ou  en  note,  une  fois 
pour  toutes.  Cela  peut  suffire,  en  attendant  que,  s'il  y  a  lieu, 
enquêtes  et  mémoires  soient  publiés  intégralement. 


L.   J.-M.    GROS.    S.  J. 


NOTES  ET  DOCUMENTS 

POUR 

SERVIR  A  LA  DÉFENSE  DES  CONGRÉGATIONS  RELIGIEUSES  * 

(Suite  ^) 


Lettre  pastorale  de  Mgr  Bonnet,  évêque  de  Viviers,  sur  le  danger 
des  naauvaises  écoles.  [Viviers,  iî892.) 

Lettre  sur  réducation  chrétienne  et  sur  les  projets  d'instruction 
laïque  obligatoire,  par  Mgr  Manning.  Extrait  de  la  Revue  du  Monde 
catholique.  [Paris,  Palmé,  1873.) 

Lettre  sur  les  projets  de  loi  Ferry,  par  Mgr  Perraud.  [Autun,  imp. 
Dcjussieu,  1880.) 

Lettres  à  J.  Ferry  et  P.  Bert  en  réponse  à  leurs  attaques  contre  l'en- 
seignement catholique,  par  le  P.  Gh.GLAiR,S.  J.  (Par/s,  Zeco^re,  1879.) 

Lettres  à  Paul  Bert.  Réponse  à  deux  discours,  par  le  P.  G.  Clair, 
S.  J.  [Paris,  Lecoffre,  1880.) 

Lettres  de  Mgr  l'évêque  d'Orléans  à  un  de  ses  collègues.  M.  Duruy 
et  l'éducation  des  filles.  {Paris^  Douniol,  1867.) 

Lettres  d'un  Maître  d'école  au  ministre  de  l'Instruction  publique, 
par  le  P.  G.  Clair,  S.  J.  (Voir  Études,  1870-1871,  t.  25,  p.  354.) 

Lettres  inédites  du  R.  P.  de  Ravignan  à  Mgr  Dupanloup  (1840- 
1857),  publiées  par  l'abbé  P.  Hébert.  (Paris-Tours,  Marne,  1899.1 

Liberté  (La)  dans  l'Eglise  catholique.  (Paris,  Lct/iielleux,  1877.) 

Liberté  de  l'Eglise.  1*  Examen.  Des  empiétements.  Est-ce  l'Eglise 
qui  empiète  sur  l'État?  —  Est-ce  TEtat  qui  empiète  sur  l'Eglise  ?  par 
Mgr  Parisis.  (Paris,  Lecoffre,  1845.) 

Liberté  de  l'Église.  2'  Examen.  Des  tendances.  Que  demande  TÉglise  ? 
—  Que  demande  l'État?  par  Mgr  Parisis.  [Paris,  Lecoffre,  18*45.) 

Liberté  de  l'Eglise.  3®  Examen.  Du  silence  et  de  la  publicité,  par 
Mgr  Parisis.  [Paris,  Lecoffre,  1846.) 

Liberté  de  l'Eglise.  4'  Examen.  Sur  la  liberté  d'enseignement.  [Paris, 
Univers;  Langres,  Laurent  ;  Lyon,  Allard;  Nantes  et  Nancy,  1844.) 

*  Liberté  (La)  d'enseignement,  par  E.  Acoll as.  (Paris,  S agnier, 
1873.) 

Liberté  (La)  d'enseignement  chez  les  Zoulous,  par  le  P.  J.  de  Bon- 
.NioT,  S.  J.  (Voir  Études,  1879,  t.  40,  p.  696.) 

m  {A  suivre.) 

I     V  Edouard    CAPELLE,    S.  J. 

1.  Voir  Etudes  du  20  février  1901. 

2.  L'abondance  des  matières  nous  oblige  à  reporter  au  numéro  du  5  avril 
tla  fin  de  cette  première  série  de  documents. 

^^^  LXXXVI.  — 53 


REVUE   DES   LIVRES 

.      PREMIÈRE  PARTIE 


THEOLOGIE 

De  Sacramentalibus.  DisquisWo  Scholastico-dogmatica^  auc- 
tore  Gulielmo  Arendt,  Societatis  Jesu  sacerdote.  Editio  altéra, 
emendata.  In-8,  pp.  vn-416.  Rome,  1900;  chez  l'éditeur  des 
Analecta  ecclesiastica.  Prix  :  5  francs. 

En  dehors  des  sacrements,  qui  sont  pour  les  fidèles  de  hi  Loi  nou- 
velle des  signes  sensibles  et  des  causes  efficaces  de  la  grâce  sancti- 
fiante, il  y  a  dans  l'Eglise  d'autres  signes  ou  rites  sacrés  qui,  par  suite 
d'une  certaine  analogie  avec  les  sacrements,  ont  reçu  le  nom  de  sa- 
cramentaux.  Ce  sont  les  bénédictions  ecclésiastiques,  considérées  en 
elles-mêmes  ou  dans  leur  terme,  eau  bénite,  pain  bénit,  onctions  sa- 
crées; les  exorcismes;  l'oraison  dominicale  et  certains  actes  externes, 
soit  d'humilité,  comme  la  confession  générale  et  le  lavement  des  pieds; 
soit  de  miséricorde,  comme  l'aumône.  D'où  le  vers  mnémonique  : 

Orans,  tinctus,  edens,  confessas,  dans,  benedicens. 

Le  P.  Arendt  a  publié  sur  cette  matière  une  série  d'articles  qui  se 
sont  succédé,  pendant  plus  de  deux  ans,  dans  les  Analecta  ecclesiastica 
de  Rome  ;  réunis  sur  la  demande  du  directeur  de  la  Revue,  ces  articles 
sont  devenus  le  livre  que  l'éminent  préfet  des  études  au  collège  ger- 
manique offre  au  public  théologique.  C'est  une  monographie  sur  les 
sacramentaux,  riche  en  détails  et  pleine  d'érudition,  où  la  théologie 
spéculative  et  la  théologie  positive  s'allient  heureusement  et  se  prêtent 
un  mutuel  secours.  Partout  où  il  y  a  lieu,  saint  Thomas  est  le  maître 
préféré. 

La  science  de  l'érudit  brille  surtout  dans  les  articles  où  les  bénédic- 
tions ecclésiastiques  et  les  exorcismes  sont  étudiés  à  la  lumière  de  la 
sainte  Ecriture  et  de  fantiquité  chrétienne.  Pour  faire  apprécier  l'am- 
pleur de  cette  étude,  il  suffit  d'indiquer  qu'elle  occupe  les  pages  130- 
238  et  329-385. 

La  partie  plus  dogmatique  du  travail  renferme  le  développement  et 
la  justification  des  éléments  contenus  dans  la  définition  des  sacramen- 
taux donnée  par  l'auteur  :  «  Signes  dus  à  une  institution  légitime  et  se 
rapportant  au  culte  externe  de  Dieu,  qui  servent  à  l'Eglise  du  Christ 
comme  d'instruments  pour  procurer  aux  fidèles  certains  effets  surna- 
turels, qui  rentrent  dans  la  sphère  de  son  pouvoir  ordinaire,  et  qui 
sont  distincts  de  l'effet  propre  des  sacrements  et  du  sacrifice.  »  Remis- 


REVUE  DES  LIVRES  835 

sion  du  péché  véniel,  grâces  prévenantes,  rémission  de  peine  tempo- 
relle, répression  du  démon,  bienfaits  même  temporels  obtenus  en  vue 
d'une  fin  spirituelle  :  tels  sont  les  effets  communément  attribués  aux 
sacramentaux. 

Le  développement  de  ces  idées  fournit  à  Fauteur  l'occasion  de  tou- 
cher et  de  préciser  beaucoup  de  questions  délicates;  par  exemple,  la 
notion  et  la  causalité  soit  du  signe  en  général,  soit  plus  particulière- 
ment du  signe  pratique,  et  l'action  des  sacramentaux  dans  la  rémission 
des  j)échés  véniels.  Mais  ce  que  le  P.  Arendt  s'est  surtout  préoccupé 
de  mettre  en  relief,  c'est  la  causalité  propre  aux  sacramentaux.  Il  la 
fait  consister  dans  l'efficacité  instrumentale  dont  ils  jouissent  par  rap- 
port aux  effets  indiqués;  mais  là  il  faut  distinguer  entre  exigence,  vis 
exigitiva,  et  impétration,  vis  impetratoria.  Cette  dernière  se  rapporte  à 
la  grâce  efficace,  mais  aucun  titre  ne  lui  assure  l'infaillibilité;  la  pre- 
mière a  pour  objet  la  grâce  actuelle  suffisante,  et  est,  en  droit,  infail- 
lible. Par  là,  s'explique  cette  définition  sommaire  des  sacramentaux, 
donnée  à  la  fin  de  l'ouvrage  :  Signa  sacra  auxilii  sufficientis  practica. 

Dans  un  Avertissement,  l'auteur  s'excuse  auprès  de  ses  futurs  lecteurs 
de  n'avoir  pu,  faute  de  loisirs,  retoucher  son  œuvre  comme  il  l'aurait 
voulu,  pour  refondre  certains  passages  et  donner  la  dernière  main  à 
tout  l'ensemble.  La  part  de  vérité  qui  peut  être  contenue  dans  cet 
humble  aveu  n'empêche  pas  le  livre  d'avoir,  tel  qu'il  est,  sa  grande 
valeur  et  sa  réelle  utilité.  Xavier-Marie    Le   Bachelet,    S.  J. 

PHILOSOPHIE 

Institutiones  Metaphysicae  specialis  quas  tradebat  in  CoUegio 
Maximo  Lovaniensi  P.  Stanislaus  de  Backer,  S.  J.  Tomus  I. 

Cosmologia.  Paris,   J.   Briguet,  1899. 

Cet  ouvage  est  le  premier  volume  d'un  cours  complet  de  philoso- 
phie scolastique  publié  par  le  P.  de  Backer,  professeur  à  Louvain. 
La  doctrine  est  celle  de  saint  Thomas,  la  forme  est  en  tout  point  clas- 
sique, le  style  clair  et  précis.  Rien  de  plus  régulier  que  la  méthode 
de  l'auteur  :  Exposé  de  la  question,  démonstration  de  la  thèse,  solu- 
tion des  difficultés,  se  suivent  dans  un  ordre  parfait.  Le  P.  de  Backer 
fait  ressortir  le  lien  étroit  qui  unit  la  cosmologie  aux  sciences  mo- 
dernes; il  donne  aux  thèses  scolastiques  un  fondement  solide,  et  ne 
craint  ni  les  équations  mathématiques,  ni  les  formules  chimiques.  Dans 
l'étude  de  l'action  à  distance,  vous  trouverez  le  type  d'une  discussion 
bien  conduite.  Les  arguments  a  priori  contre  l'action  à  distance  n'en- 
traînant pas  la  conviction,  on  en  appelle  à  l'observation,  et  du  fait  de 
la  non-existence  de  l'action  à  distance  dans  les  causes  physiques  exis- 
tantes, on  s'élève  par  un  raisonnement  impeccable  à  la  loi  générale  de 
l'impossibilité  absolue  de  l'action  à  distance  de  toute  cause  créée.  C'est 
avec  la  même  analyse  pénétrante  que  sont  étudiés  successivement  :  la 
constitution  des  corps,  l'espace,  le  temps,  le  mouvement,  les  lois  de  la 


836  REVUE  DES  LWRES 

nature,  la  formation  du  monde.  Un  appendice  est  consacré  à  la  théorie 
des  accidents.  T#ut  cela  forme  un  excellent  manuel  de  philosophie  sco- 
lastique,  fruit  du  long  enseignement  d'un  professeur  expérimenté. 

Gh.   Antoine,   S.  J. 

L'Origine  de  la  pensée  et  de  la  parole.  Étude  par  M.  Moncalm. 
Paris,  Alcan,  1900.  In-8,  pp.  316.  Prix  :  5  francs. 

M.  M. Moncalm,  au  moment  de  terminer  son  ouvrage  sur  l'Origine 
de  la  pensée  et  de  la  parole,  fait  cette  remarque  :  «  Il  est  temps  de 
clore  cette  étude;  je  soupçonne  que  je  ne  serai  pas  le  seul  de  cet  avis. 
Il  se  pourrait  que  parmi  mes  lecteurs  —  si  j'en  ai  —  quelques-uns 
trouvassent  eux-mêmes  le  moyen  de  la  rendre  plus  courte  ;  ils  la  feuil- 
letteront d'abord,  en  liront  peut-être  quelques  pages  de  suite,  et  se 
diront  :  Au  diable,  le  vieux  savant,  comme  il  est  ennuyeux  !  » 

Nous  ne  connaissons  pas  au  juste  l'âge  de  M.  Moncalm;  nous  n'é- 
prouvons aucune  envie  de  l'envoyer  a  au  diable»;  et,  en  somme,  il 
nous  paraît  plus  ambitieux,  au  sens  étymologique  du  mot,  qu'ennuyeux . 
Il  embrasse  trop  de  questions.  Par  suite,  il  ne  parvient  pas  à  les  coor- 
donner, en  vue  de  conclusions  précises;  ce  dont  il  convient  avec  une 
humilité  touchante  :  «  Séduit  par  tant  d'idées  belles  et  neuves,  que  je 
notais  à  mesure  qu'elles  se  présentaient  à  moi,  je  perdais  de  vue  qu'il 
ne  suffit  pas  de  penser  et  d'àcrire  en  marchant  à  l'aventure...  Décidé- 
ment, je  manque  de  méthode.  »  (P.  319.)  Ce  qui  est  plus  grave,  M.  Mon- 
calm ne  traite  pas  tous  les  sujets  qu'il  aborde  avec  une  égale  compé- 
tence. Gorrame  philologue,  il  en  est  toujeurs  aux  thèmes  deMaxMùUer. 
Si,  du  moins,  il  les  reproduisait  avec  autant  d'exactitude  que  d'enthou- 
siasme !  Il  admire  Kant;  mais  il  semble  croire  que  l'espace  et  le  temps, 
dans  le  kantisme,  s'appellent  indifféremment  des  formes  de  la  sensibi- 
lité ou  des  formes  de  l'entendement.  (P.  158.)  Ses  vues  sur  l'Ecriture 
sainte  sont  décidément  trop  personnelles.  «  Nous  épions  en  vain  dans 
l'Ancien  Testament  un  indice  du  premier  soupçon  dans  l'esprit  humain 
de  l'existence  du  divin.  »  (P.  233.)  «  L'idée  d'une  révélation  expres- 
sément octroyée  au  peuple  juif  acquit  surtout  de  la  consistance  au 
moyen  âge.  »  Xavier  Moisant,    S.  J. 

QUESTIONS  POLITIQUES  ET  RELIGIEUSES 
La  République  et  la  Paix  religieuse,  par  l'abbé  Gayraud, 

député  du  Finistère.  1  vol.  pp.  viii-279.  Paris,  Perrin,  1900. 

La  République  et  la  Paix  religieuse,  deux  mots  un  peu  étonnés , 
sans  doute,  de  se  trouver  réunis.  En  fait,  la  République  s'est  montrée 
obstinément  hostile  à  la  religion  du  pays;  le  principal  effort  de  la  poli  - 
tique  dite  républicaine,  et  le  plus  constant,  a  été  dirigé  contre  le  catho  - 
licisme,  désigné  par  le  sobriquet  odieux  de  cléricalisme.  Pour  beau- 
coup, cette  hostilité  fait  partie  du  concept  même  de  la  République  ;   ils 


REVUE  DES  LIVRES  837 

ne  le  conçoivent  pas  réconciliée  avec  l'idée  religieuse;  l'opposition 
entre  les  deux  termes  est  irréductible;  clérical  est,  pour  eux,  l'antithèse 
de  républicain. 

M.  l'abbé  Gayraud  est  de  ceux  qui  n'admettent  pas  cette  donnée, 
purement  arbitraire;  il  estime  que  l'idée  religieuse  et  l'idée  républi- 
caine n'ont  rien  d'incompatible,  et  son  livre  a  précisément  pour  objet 
d'exposer  les  voies  et  moyens  pour  arriver  à  une  paix  avantageuse  à  la 
religion  et  à  la  République.  Lui-même  le  résume  ainsi  à  lïi  dernière 
page  : 

«  L'État  démocratique  et  républicain  doit  aux  catholiques,  comme  à 
tous  les  autres  citoyens,  la  liberté  et  l'égalité  dans  la  liberté.  Les  catho- 
liques ne  peuvent,  ni  ne  doivent,  en  fait,  rien  lui  demander  de  plus. 

a  Un  concordat  est  nécessaire  entre  la  France  et  le  Saint-Siège  ; 
peut-être  serait-il  bon,  pour  résoudre  pleinement  les  difficultés  ac- 
tuelles, de  reviser  le  Concordat  de  1801  dans  un  sens  libéral  et  démo- 
cratique. 

«  La  question  des  Congrégations  religieuses  ne  sera  résolue  que 
par  une  loi  sincèrement  libérale  et  égale  pour  tous  sur  les  associations. 

«  Les  autres  difficultés  entre  l'Église  et  l'Etat,  suspension  des 
traitements  du  clergé,  règlement  nouveau  des  fabriques,  loi  militaire 
et  loi  scolaire,  pourraient  être,  sinon  réglées,  du  moins  aplanies,  si 
les  pouvoirs  publics,  agissant  dans  un  esprit  de  justice  et  de  vrai  libé- 
ralisme, faisaient  droit,  sur  ces  divers  points,  aux  réclamations  légi- 
times et  modérées  des  catholiques. 

«  Rien  ne  justifie  les  restrictions  nouvelles  de  la  liberté  de  l'ensei- 
gnement. » 

M.  Gayraud  ne  s'abuse  pas  au  point  de  croire  que  ses  propositions 
aient  chance  d'être  agréées  des  partis  extrêmes;  mais  il  s'efforce  de 
délimiter  le  terrain  sur  lequel  on  puisse  se  rencontrer  et  discuter 
avec  les  gens  qui  raisonnent.  Ceux-là  seront  bien  obligés  de  recon- 
naître que  ses  prétentions  n'ont  rien  d'excessif.  D'autres,  apparemment, 
lui  reprocheront  de  pousser  trop  loin  l'esprit  de  conciliation,  de  mol- 
lesse dans  la  revendication  des  droits  imprescriptibles  de  l'Église.  A 
ceux-là  l'auteur  a  pris  soin  de  répondre  très  justement  que  autre  est 
la  situation  du  maître  qui  dissert  dans  une  chaire  de  théologie  ou  de 
droit  canon,  autre  celle  de  l'homme  politique.  Le  théoricien  ne  mani- 
pule que  des  idées;  il  n'a  pas  à  tenir  compte  des  faits  contingents  qui 
en  peuvent  influencer  l'application.  «  Mais,  comme  la  politique  est 
l'art  de  réaliser  le  bien  social  possible  dans  telles  circonstances  don- 
nées, celui  qui  cherche,  en  politique,  la  solution  des  difficultés  de  la 
question  religieuse,  doit  s'appliquer  à  découvrir  ce  que  les  circonstances 
présentes  renferment  de  pratiquement  réalisable  pour  la  liberté  de 
conscience,  la  paix  publique  et  l'intérêt  national.  »  (P.  8.) 

Au  surplus,  comme  tous  cfeux  qui  étudient  sérieusement,  M.  l'abbé 
Gayraud  sait  que  les  affaires  humaines  sont  malaisées  à  résoudre,  cuncta 
res  difficiles,  et  il  avoue  modestement  que,  en  dépit  du  ton  affirmatif, 


888  REVUE  DES  LIVRES 

son  livre  ne  renferme  que  «  des  idées  à  discuter  ».  Je  profiterai  de  la 
permission  pour  hasarder  un  doute.  Les  catholiques,  dit-il,  ne  doivent 
apporter  à  Pappui  de  leurs  revendications  d'autres  arguments  que  ceux 
du  droit  commun  ;  «  le  terrain  de  la  paix  religieuse  doit  être  le  droit 
commun  des  citoyens  à  la  liberté  et  à  V égalité'.  »  Gela  est  souligné  dans 
le  texte  et  forme  la  conclusion  d'une  discussion  longue  et  serrée.  Mais 
ce  terrain  est-il  vraiment  si  solide  que  la  liberté  religieuse  y  soit  en 
sécurité  ?  L'État  peut  introduire  dans  sa  législation  vis-à-vis  des  asso- 
ciations internationales,  qui  ont  leurs  chefs  à  l'étranger,  des  sévérités 
qui  ne  seront  pas  toujours  injustes.  Est-ce  que  les  catholiques  pourront 
s'accommoder  de  ce  droit  commun  ?  Reste  le  Concordat,  et,  de  fait, 
immédiatement  après  le  chapitre  sur  le  droit  commun,  M.  Gayraud 
passe  au  Concordat  dont  il  reconnaît  la  nécessité,  et  pour  lequel  il 
indique  des  retouches  urgentes.  Mais  le  régime  concordataire  n'exclut- 
il  pas  précisément  le  régime  du  droit  commun?  Du  moment  que  l'Église 
et  l'État  s'entendent  pour  régler,  de  puissance  à  puissance,  leurs  rela- 
tions, leurs  droits  et  leurs  devoirs  respectifs,  il  est  clair  que  la  situa- 
tion des  catholiques,  par  rapport  aux  autres  citoyens,  comporte  certains 
privilèges,  privilèges  onéreux  sans  doute;  mais  enfin  ce  n'est  plus  le 
droit  commun.  Il  faut  choisir  entre  ceci  et  cela  :  ou  le  Concordat,  ou  le 
droit  commun. 

Nos  adversaires  nous  acculent  à  ce  dilemme,  et  je  crois  qu'il  n'y 
a  pas  lieu  de  faire  ejffort  pour  l'esquiver.  Ils  ont  la  logique  pour  eux. 
Au  fond,  cela  revient  à  dire  que  l'Église  est  une  société  complète,  une 
puissance  souveraine  dans  sa  sphère,  comme  l'État  dans  le  sien.  C'est 
un  fait  que  ni  les  catholiques,,  ni  même  leurs  adversaires,  n'ont  intérêit 
à  négliger  dans  leurs  arrangements.  Joseph  Burnichon,   S.  J. 

SCIEiNGES  PHYSIQUES   ET  NATURELLES 

L'Or,  par  H.  Hauser.  Paris,  Nony,  1901.  In-4,  pp.  359.  Prix  : 
10  francs. 

Superbe  volume,  qu'on  ne  saurait  trop  recommander.  M.  Hauser 
s'est  proposé  de  redire  ici  rapidejnent  toute  l'histoire  de  ce  métal  au 
pouvoir  étrange.  Qu'est-ce  que  Tor?  d'où  lui  vient  sa  puissance,  sa 
primauté  sur  les  autres  métaux  ?  Comment  et  oii  le  trouve-t-on  ?  Au  prix 
de  quels  efforts  l'extrait-on  de  ses  gisements  ?  Quels  en  sont  les  usages  ? 
Telles  sont  les  principales  questions  étudiées  par  l'auteur.  De  nom- 
breuses et  superbes  illustrations,  photographies  d'après  nature,  vues 
prises  dans  les  régions  minières,  spécimens  de  bijoux  et  de  monnaies, 
cartes  et  plans,  appareils  d'extraction,  augmentent  encore  l'attrait  de 
cet  ouvrage  de  haute  et  excellente  vulgarisation. 

Joseph    DE  JOANNIS,    S.  J. 


REVUE  DES  LIVRES 


839 


DEUXIÈME    PARTIE 


APOLOGETIQUE 

L.  CoLLiN  (abbé).  —  L'Origine 
du  Christianisme.  Paris,  G.  Beau- 
cliesne,1901.  In-12,  pp.  34'k 

Les  Études  ont  déjà  parlé  de  l'ou- 
vrage du  U.  P.  Weiss  (t.  LXV,  p. 696  ; 
t.  LXXXII,p,4H  ).  Nous  n'avons  donc 
plus  à  en  faire  l'éloge  ;  mais  nous  ne 
pouvons  moins  faire  que  de  recom- 
mander vivement  la  traduction  que 
vient  d'en  publier  l'abbé  Collin. 

Bien  que  V Origine  du  Christia- 
nisme ne  soit  qu'un  extrait  de  VApo- 
logie  du  Christianisme,  cette  étude 
n'en  constitue  pas  moins  une  œuvre 
de  nature  à  faire  un  grand  bien. 
Maurice  d'Augier,   S.  J. 

ASCÉTISME 

P.  H.  WxVTRiGANT,  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus.  —  Deux  Métho- 
des de  spiritualité.  Étude  criti- 
que. Lille,  Descfée,  1900.  In-8, 
pp.  xv-126.  Pris  :  2  francs. 

Nos  lecteurs  peuvent  se  rappeler 
les  observations  faites  par  le  P.  Wa- 
trigant,  dans  les  Etudes  du  5  juin 
1899,  sur  certaines  théories  nouvel- 
les de  spiritualité,  propagées  dans 
plusieurs  publications  récentes.  No- 
tre collaborateur  avait  cru  devoir 
donner  une  attention  particulière  à 
un  discours  prononcé  à  Fribourg,  en 
1897,  sur  la'«  Voie  »  de  la  Vénérable 
Mère  Marie  de  Sales  Chappuis  ;  car, 
non  seulement  le  sujet  de  ce  discours, 
mais  plus  encore  l'accueil  qui  lui 
avait  été  fait  dans  les  milieux  où  la 
nouvelle  spiritualité  est  le  plus  en 
faveur,  et  la  large  diffusion  qu'on 
s'était  efforcé  de  lui  procurer,  sem- 
blaient en  faire  comme  un  discours- 
programme.  L'orateur  a  opposé  aux 

1.  Réponse  au  R.  P.  Watrigant,  S.  J.,  et  Justification  de  la  Voie  da  cha- 
rité de  la  Vénérable  Marie  de  Sales  Chappuis,  par  Jos.  Fragnière.  Fribourg 
(Suisse),  1900.  In-8,  pp.  50. 


critiques  du  P.  Watrigant  une  bro- 
chure *,  où,  après  avoir  déclaré  qu'il 
n'avait  parlé  au  nom  d'aucune  école 
et  ne  connaissait  même  pas  l'exis- 
tence de  celle  à  laquelle  on  le  ratta- 
chait, il  explique  ou  défend  les  idées 
de  son  discours.  Le  P.  Watrigant 
réplique,  ou  plutôt,  il  fait  mieux  : 
s'élevant  au-dessus  des  questions 
personnelles,  il  a  largement  complété 
son  premier  travail,  de  manière  à 
mettre  en  plus  vive  lumière  les  dan- 
gers du  nouvel  ascétisme  et  les  prin- 
cipes qu'il  paraît  oublier.  La  pre- 
mière partie  de  son  opuscule  est  la 
reproduction  de  l'article  des  Etudes 
sur  Une  nouvelle  école  de  spiritua- 
lité,  augmentée  seulement  de  ren- 
vois à  huit  notes,  placées  en  appen- 
dice à  la  fin  de  la  brochure  et  qui 
répondent  à  la  contre-critique  de 
M.  Fragnière.  Dans  la  seconde  par- 
tie, il  examine  les  objections  faites  par 
la  nouvelle  école  à  la  spiritualité  des 
Exercices  de  saint  Ignace  de  Loyola  : 
celte  matière,  qu'il  n'avait  que  tou- 
chée en  passant,  dans  son  article, 
est  ici  traitée  avec  l'abondance  et  la 
solidité  qu'on  peut  attendre  de  sa 
compétence  spéciale.  Nous  n'avons 
besoin  de  rien  ajouter,  pour  faire 
comprendre  la  réelle  importance  et 
l'intérêt  de  cette  «  Étude  critique  ». 
Pierre   José,    S.  J. 

P.  Gœdert,  E.  m.  —  Biblio- 
thèque de  lectures  spirituelles. 

1.  Bourdaloue ,  le  temps  de  VAvent. 
—  IL  Saint  Augustin,  Noël  et  V Epi- 
phanie. —  III.  Bossuet,  Prépara' 
tion  au  carême.  Lectures  disposées. 
Paris,  Garnier,  1900.  3  vol.  In-12, 
pp.  511,  xxxvi-537  et  xxxi-256. 
Extraire  des  grands  auteurs,  peu 


840 


REVUE  DES  LIVRES 


accessibles  à  la  masse  du  public,  leurs 
meilleures  pages  et  les  ranger  suivant 
Tordre  liturgique  est  une  excellente 
pensée.  Nous  félicitons  M.  Gœdert 
d'avoir  commencé  par  Bourdaloue  , 
continué  par  saint  Augustin  et  Bos- 
suet,  en  attendant  de  nouveaux  maî- 
tres de  la  parole  sacrée.  Le  propre 
du  génie  est  d'appartenir  à  tous  les 
temps  et  de  demeurer  toujours  nou- 
veau à  travers  les  âges. 

Une  excellente  introduction  sur  la 
lecture  spirituelle,  son  utilité,  sa  vraie 
méthode,  d'après  saint  François  de 
Sales,  le  P.  Berthier,  Bourdaloue, 
ouvre  chacun  de  ces  trois  volumes. 
Henri  Chérot,  S.  J. 

BossuET,  —  Élévations  à  Dieu 
sur  tous  les  mystères  de  la  religion 
chrétienne.  Nouvelle  édition  entiè- 
rement revisée;  Introduction  par 
le  R.  P.  LiBERCiER,  de  l'ordre  de 
Saint-Dominique.  Paris,  Lethiel- 
leux,  s.  d.  [1900].  In-12,  pp.  xi- 
616.  Prix  :  3  francs. 

Le  R.  P.  LiBERciER  pense  avec  beau- 
coup de  raison  que  les  œuvres  ascé- 
tiques de  BossuET  sont  une  des  meil- 
leures lectures  spirituelles  à  conseil- 
ler aux  chrétiens  de  nos  jours.  «  Plus 
que  jamais,  dit-il  (p.  ix),  la  piété  de- 
mande à  être  éclairée  et  réclame  avec 
insistance  une  nourriture  forte  et  sub- 
stantielle, une  direction  grave  et  lu- 
mineuse, également  ennemie  de  la 
mollesse  du  cœur  et  de  la  sécheresse 
ou  de  la  subtilité  de  l'esprit.  » 

Et,  pour  satisfaire  les  âmes  en  fa- 
cilitant la  lecture  de  Bossuet,  il  vient 
d'éditer  les  Élévations,  et  nous  pro- 
met, s'il  plaît  à  Dieu,  de  nous  donner 
plus  tard  les  Méditations  sur  l'Evan- 
gile (p.x).  Tout,  dans  cette  publica- 
tion, est  disposé  en  vue  de  Tutilité 
des  lecteurs;  le  texte  est  celui  «  qui 
nous  a  paru  le  plus  correct  et  le  plus 
irréprochable  »  (p.  x)  —  sans  doute 
celui  de  Lâchât?  —  l'impression  est 
agréable  à  l'œil,  le  format  très  com- 
mode. 


Dans  une  note  de  son  Introduction 
(p.  m),  le  R.  P.  Libercier  parlant  des 
savantes  études  qui  ont  enfin  abouti 
à  une  bonne  édition  des  Sermons,  le 
P.  Libercier  dit  :  «  11  serait  injuste 
de  ne  pas  reconnaître  que  l'honneur 
principal  en  revient  à  l'Université. 
Ce  sont  les  Floquet,  les  Vaillant,  les 
Gandar,  les  Gazier,  les  Rébelliau,  les 
Brunetière,  qui,  par  leurs  travaux  pa- 
tients et  éclairés,  ont  permis  au  re- 
gretté abbé  Lebarq  de  donner  des 
sermons  une  édition  définitive  et 
complète.  »  L'examen  attentif  des 
dates  montrerait  peut-être  que  tel  ou 
tel  des  écrivains  nommés  a  travaillé 
en  même  temps  que  l'abbé  Lebarq, 
plutôt  qu'il  ne  lui  a  ouvert  la  voie; 
mais  surtout,  le  lecteur  s'étonne  de 
les  voir  comptés  tous  les  six  comme 
membres  de  l'Université.  Je  n'ose  ju- 
ger le  cas  de  M.  Brunetière,  ne  sa- 
chant trop  si  les  fonctions  de  maître 
de  conférences  à  l'École  normale  suf- 
fisent pour  affilier  au  corps  universi- 
taire; mais  il  n'y  a  pas  de  discussion 
possible  pour  Amable  Floquet,  élève 
de  l'Ecole  des  Chartes,  avocat,  puis 
greffier  en  chef  à  la  cour  de  Rouen, 
ni  pour  l'abbé  Vaillant,  ancien  élève 
de  cette  école  des  Carmes,  qui  depuis 
le  milieu  du  dernier  siècle  représente 
à  Paris  le  haut  enseignementlibre.  Un 
simple  coup  d'œil  sur  le  Catalogue 
des  thèses  de  doctorat  es  lettres,  par 
Mourier  et  Deltour  (année  1851, 
p.  126)  aurait  épargné  au  R.  P.  Li- 
bercier cette  méprise. 

Le  premier  devoir  de  la  critique  est 
de  rendre  à  chacun  ce  qui  lui  est  dû; 
or  l'abbé  Lebarq  se  proclame  avant 
tout  redevable  à  Floquet,  Gandar  et 
Vaillant,  et  nous  devons  ajouter  qu'il 
l'était  principalement  à  lui-même. 

René-Marie  de  La  Broise,  S.  J. 

R.  P.  Pierre-Baptiste,  0.  F. M. 
—  Le  Saint  Nom  de  Jésus,  foi/er  de 

lumière  et  source  de  toutes  grâces^ 
d'après  saint  Bernardin  de  Sienne. 
Imprimerie  franciscaine  mission- 


REVUE  DES  LIVRES 


841 


naire,  IG,  route  de  Clamart,  à  Van- 
ves,  près  Paris.  In-18,  p|).  280. 
Prix  :  1  fr.25  l'exemplaire;  1  fr.  75 
par  la  poste. 

Tout  vrai  catholique  entrant  dans 
le  courant  de  grâces  que  l'esprit  de 
Dieu  ouvre  aux  àraes,  suivant  les 
besoins  du  monde,  se  fera  un  devoir 
d'unir  à  la  dévotion  au  Sacré  Cœur 
toute  d'amour,  à  la  dévotion  à  la 
sainte  Face  toute  de  réparation , 
celle  plus  ancienne  du  saint  Nom 
de  Jésus,  qui  est  une  dévotion  toute 
de  foi,  et  qui  doit  se  terminer  dans 
un  courage  de  plus  en  plus  éclairé  et 
pratique  à  revendiquer  les  droits  de 
Dieu,  en  Jésus-Christ,  sur  l'individu, 
l*a  famille  et  la  société. 

C'est  de  cette  pensée  qu'est  né  cet 
ouvrage  inspiré  de  la  doctrine  de 
saint  Bernardin  de  Sienne,  l'invinci- 
ble porte-étendard  du  saint  Nom  de 
Jésus  au  quinzième  siècle.  Les  âmes 
douées  du  sens  de  la  foi  y  trouveront 
une  matière  tout  ordonnée  pour  une 
retraite  spirituelle,  faite  en  compa- 
gnie de  Celui  qui  est  la  voie,  la  vé- 
rité et  la  vie.  [Joan.,  xtv,  16.)  Les 
prêtres  y  découvriront  un  cadre  tout 
fait  pour  une  série  d'instructions  sur 
la  personne  du  divin  Maître,  dont 
l'école  est  en  même  temps  une  source 
de  grâces.  Tous  y  puiseront  de  quoi 
retremper  leur  foi  et  développer  leur 
amour  pour  Celui  qui  est  venu  appor- 
ter la  vie  et  une  vie  plus  abondante. 
[Joan.,  X,  10.) 

R.  P.  Edouard  Hugon,  des  Frè- 
res prêcheurs.  —  Les  Vœux  de  re- 
ligion. Paris,  Lethielleux.  In-i2, 
pp.  81. 

Le  R.  P.  HuGON,  dans  cette  excel- 
lente brochure,  s'est  proposé  de  re-c- 
tifier  les  idées  fausses  qui  ont  cours 
dans  le  monde  au  sujet  des  vœux. 
Dans  un  premier  chapitre,  que  nous 
voudrions  plus  long,  le  savant  inter- 
prète de  saint  Thomas  montre  avec 
st^n  maître,  quelle  est  l'économie  des 
vœux  dans  l'Eglise.  Il  conclut,  à  bon 


droit,  que  l'état  religieux  est  insépa- 
rable de  l'Église  et  appartient  à  son 
intégrité.  Faisant  face  ensuite  aux 
rationalistes,  il  réfute  leurs  objec- 
tions et  termine  par  de  belles  consi- 
dérations sur  la  portée  sociale  des 
vœux.  Le  tout  se  déroule  en  un  slyje 
limpide,  où  passe  souvent  un  frisson 
d'éloquence.  Chez  le  iils  de  saint 
Dominique,  le  professeur  de  théo- 
logie n'a  pas  détruit  l'orateur.  L'un 
et  l'autre  se  reflètent  en  ces  pages. 
Auguste  Belangek,   S.  J. 

ESTHÉTIQUE 

P.  Gaborit,  archiprêtre  de  la 
cathédrale  de  Nantes.  —  Le  Beau 
dans  les  Œuvres  littéraires  .Paris, 
Bloud  et  Barrai,  1900.  Pp.  60. 

Dans  cette  brochure,  l'auteur  de  la 
Connaissance  du  Beau,  avec  la  com- 
pétence que  lui  ont  donnée  ses  lon- 
gues études  sur  la  nature  et  l'art, 
expose  nettement  quelques  «  règles 
d'appréciation  »  et  les  applique  aux 
œuvres  littéraires  de  l'antiquité,  du 
dix-septième  siècle  et  du  dix-neu- 
vième. La  beauté  est  l'expression  de 
l'activité  qui  s'est  développée  suivant 
sa  loi  y  cette  définition,  justifiée  par 
des  exemples  bien  choisis,  est  de 
préférence  étudiée  dans  la  beauté 
morale,  et  l'auteur  prend  résolument 
parti  contre  ceux  qui  considèrent  la 
morale  comme  n'ayant  rien  à  faire 
ave>c  l'art.  «  Ce  qui  va  contre  les  lois 
de  la  morale  va  contre  les  lois  du 
beau.  »  Aussi,  bien  loin  de  se  laisser 
entraîner  aux  engouements  du  jour, 
l'auteur  condamne-t-il  avec  fermeté 
tant  d'œuvres  contemporaines,  où  le 
talent  déployé  dans  la  mise  en  œuvre 
ne  doit  point  nous  faire  fermer  les 
yeux  sur  le  danger  de  thèses  per- 
verses et  d'impressions  malsaines. 
On  doit  louer  d'autant  plus  ce  cou- 
rage intellectuel  qu'il  devient  plus 
rare  en  notre  époque  de  dilettantisme* 
La  brochure  que  nous  donne  M.  Ga- 
borit est,  comme  tant  d'autres  écrits 
sortis  de  la  même  plume,  mieux  qu'une 


842 


REVUE  DES  LIVRES 


étude  d'esthétique  sincère  et  délicate  ; 
c'est  une  bonne  œuvre,  une  œuvre  de 
raison  et  de  justice. 

Paul  AucLER,  S.  J, 

QUESTIONS  AGRICOLES 
Joseph  Gairal,  docteur  en  dro  it, 
membre  du  Comité  du  contentieux 
de  r«  Union  du  Sud-Est  ».  —  Les 
Droits  et  les  devoirs  des  syndi- 
cats agricoles.  Paris,  Pedone, 
1900.  In-8,  pp.  506.  Prix  :  8  francs. 

Le  développement  rapide  des  syn- 
dicats agricoles  constitue  un  fait  éco- 
nomique d'une  importance  considé- 
rable. Leur  heureuse  influence  so- 
ciale, leur  esprit  de  sage  initiative 
sont  d'un  bon  augure  pour  l'aveijir  et 
d'un  bon  exemple  dans  le  présent.  A 
tous  ceux  qui  s'intéressent  à  la  ques- 
tion des  syndicats  agricoles,  nous 
signalons  Touvrage  de  M.  Joseph 
Gairal  :  c'est  le  traité  le  plus  com- 
plet sur  la  matière.  Œuvre  à  la  fois 
d'un  jurisconsulte  et  d'un  homme  de 
pratique,  ce  livre  est  un  guide  sûr 
et  bien  informé.  Successivement, 
M.  Gairal  examine  la  constitution  des 
syndicats,  leur  fonctionnement,  leur 
extinction,  leur  naissance,  leur  vie 
et  leur  mort.  Il  étudie  à  fond,  au  point 
de  vue  théorique  et  pratique,  toutes 
les  difficultés  qui  peuvent  se  présen- 
ter. La  clarté  de  l'exposition  et  du 
plan  permet  aux  syndicataires  les 
moins  juristes  de  trouver  la  solu- 
tion des  questions  qui  les  préoccu- 
pent. —  M.  Gairal  remarque  que  les 
syndicats  ont  substitué  à  la  formule 
anglo-saxonne  de  la  lutte  pour  la 
vie,  cette  devise  bien  française  : 
<c  L'union  pour  la  vie.  »  Cette  belle 
devise,  l'œuvre  entière  des  syndicats 
agricoles ,  mérite  toute  l'attention 
de  ceux  qui  cherchent  le  relèvement 
économique  et  moral  de  notre  pays. 
Lucien  Treppoz. 

M.  le  baron  de  La  Bouillerie, 
président  de  la  X^  section  de  l'Ex- 
position universelle   de  1900.  — 


Les  Manifestations  de  l'Enseigne- 
ment agricole  à  l'Exposition  uni- 
verselle de  1900.  Rapport  pré- 
senté au  nom  delà  X*^  section.  Paris, 
P.  Mouillot,  1900.  In-8,  pp.  37. 

M.  le  baron  de  La  Bouillerie  a 
rédigé  un  rapport  sur  l'enseignement 
agricole  en  France  et  à  l'étranger, 
tel  qu'il  est  apparu  à  l'Exposition 
universelle.  La  matière  condensée  en 
ce  mince  fascicule  remplirait  au  delà 
de  cent  cinquante  pages  de  texte  or- 
dinaire. En  voici  les  conclusions  en 
ce  qui  concerne  la  France. 

L'enseignement  agricole  est  donné 
par  l'Etat  dans  des  établissements 
ressortissant,  soit  au  ministère  de 
l'Instruction  publique,  soit  au  minis- 
tère de  l'Agriculture. 

Au  degré  primaire,  l'instruction 
publique  a  fait  depuis  quelques  an- 
nées de  louables  efforts,  mais  les 
résultats  sont  maigres,  faute  de  pré- 
paration technique  des  instituteurs. 
Quant  aux  institutions  spéciales  re- 
levant de  TAgriculture,  écoles  prati- 
ques et  fermes  modèles,  elles  absor- 
bent beaucoup  d'argent  sans  rendre 
de  services  appréciables. 

Au  degré  secondaire,  en  dépit  de 
quelques  tentatives  insignifiantes, 
les  lycées  et  collèges  restent  étran- 
gers à  l'agriculture.  Quant  aux  trois 
grandes  écolea  nationales,  avec  de 
grandes  ressoarees  et  un  personnel 
d'élite,  elles  forment  surtout  des 
fonciionnaires. 

Au  degré  supérieur,  les  bonnes 
volontés,  qui  ne  manqueraient  pas 
dans  les  universités  régionales,  sont 
paralysées  par  le  monopole  dévolu  à 
l'Jnstitut  agronomique  dépendant  du 
ministère  de  l'Agriculture,  et  orien- 
tant, lui  aussi,  ses  élèves  plutôt  vers 
la  science  spéculatrice  et  les  fonctions 
publiques  que  vers  la  pratique  agri- 
cole. 

Quant  à  l'initiative  privée,  le  dou- 
ble honneur  lui  revient,  et  d'avoir 
ouvert  la  voie,  et  de  réussir  infini- 
ment mieux  que  les  entreprises  offi- 


REVUE  DES  LIVRES 


843 


ciellea.  Malheureusement  l'ensoigne- 
nKiut  des  collèges  libres  asservis  aux 
programmes  universitaires,  ne  fait 
rien  pour  l'agriculture.  L'honorable 
rapporteur  exprime  le  regret  que  les 
congrégations  religieuses  n'aient 
point  figuré  à  l'Exposition  en  pro- 
portion du  nombre  et  de  l'importance 
de  leurs  œuvres.  Eh  !  mon  Dieu,  elles 
n'avaient  aucune  part  au  demi-million 
que  les  ministères  s'étaient  fait  al- 
louer pour  y  produire  les  leurs. 

Eugène  d'Oucieu  de  La  Bâtie 
(comte).  —  Manuel  de  l'Ensei- 
gnement agricole.  Ghambéry,  Im- 
primerie savoisienne,  1898.  In-12 
carré,  pp.  v-344. 

Deux  ans  avant  l'Exposition,  M.  le 
comte  Eugène  d'Oucieu  de  La  Bâtie 
avait  publié  sur  le  même  sujet  une 
étude  plus  étendue  et  très  documen- 
tée. Le  titre  ferait  croire  qu'il  s'agit 
d'un  livre  de  classe  comme  nous  en 
avons  tant  à  l'heure  présente.  En 
réalité,  il  renferme  toute  autre  chose 
que  des  cours  élémentaires.  C'est 
d'abord  l'histoire  de  ce  qui  a  été 
fait  par  TEtat,  par  l'initiative  privée, 
les  congrégations  religieuses  et  les 
syndicats  agricoles  pour  l'enseigne- 
ment de  l'agriculture.  Vient  ensuite 
l'exposé  critique  des  méthodes,  rè- 
glements, programmes,  examens  et 
concours.  De  l'école  primaire,  car 
«'est  d'elle  seulement  qu'il  s'occupe, 
l'auteur  passe  aux  cours  complémen- 
taires, aux  bibliothèques,  aux  champs 
de  démonstrations.  Enfin  un  cha- 
pitre entier,  non  le  moins  intéressant, 
est  consacré  à  l'enseignement  agri- 
cole des  filles.  Sur  ce  point,  hélas  ! 
on  en  est  réduit  à  dire  ce  qui  devrait 
se  faire  plutôt  que  ce  qui  se  fait. 
Nous  aurions  à  prendre  exemple  sur 
la  Belgique.  Cette  constatation  se 
dégage  ici,  aussi  bien  que  dans  le 
Rapport  sur  l'Exposition. 

Joseph   BURNICHON,    S.  J. 

QUESTIONS  SOCIALES 
Gaston  Deschamps.  —  Le  Ma- 


laise de  la  Démocratie,  Paris, 
A.  Colin,  1899.  In-18,  pp.  363. 
Prix  :  3  fr.  50. 

M.  Gaston  Dkschamps  ntms  donne 
une  consultation  sur  le  Malaise  de  la 
Démocratie.  Malaise  est  plutôt  bénin. 
On  dit  ainsi  pour  ne  pas  effrayer  le  ma- 
lade et  inquiéter  la  parenté.  Mais, 
à  qui  lira  jusqu'au  bout  la  description 
qu'on  en  fait  ici,  le  cas  paraîtra  cer- 
tainement grave.  Les  symptômes  sont 
nombreux  et  divers  ;  il  n'y  a  pas  un 
membre  qui  n'ait  sa  plaie,  ni  un  or- 
gane sa  lésion.  Le  fonctionnarisme 
invétéré,  la  curée  des  places,  la  ja- 
lousie féroce,  la  frénésie  égalitaire 
engendrent  la  médiocratie,  le  maté- 
rialisme bourgeois,  la  pornographie, 
le  goût  du  scandale,  le  pédantisme 
creux  des  entrepreneurs  de  morale 
publique,  la  teutonomanie,  l'anglo- 
manie, l'Université  en  fièvre  chaude 
de  réformes,  la  jeunesse  désemparée, 
vieillotte,  neurasthénique,  snob, 
V Affaire  enfin  et  l'effroyable  crise 
qu'elle  a  provoquée,  voilà  certes  les 
indices  d'un  état  pathologique  alar- 
mant. 

M.  Gaston  Deschamps  les  décou- 
vre et  en  disserte  en  praticien  expert. 
M.  Gaston  Deschamps  est  assuré- 
ment une  des  plus  brillantes  recrues 
que  le  journalisme  ait  faites  dans 
l'Université.  Son  livre  n'est  d'ailleurs 
qu'un  recueil  d'articles  parus  dans  le 
Figaro  et  peut-être  le  Temps.  M.  Gas- 
ton Deschamps  est  le  type  du  chro- 
niqueur à  la  plume  facile,  légère, 
spirituelle  avec  simplicité,  et  abon- 
dante sans  verbiage.  Il  paraît  tou- 
jours dire  du  neuf,  même  en  remuant - 
le  lieu  commun  ;  il  manie  l'ironie  avec 
un  art  raffiné,  trop  raffiné  peut-être; 
car  il  finit  par  se  moquer  sans  y 
prendre  garde  des  gens  dont  il  a  en- 
trepris le  panégyrique.  On  le  lit  avec 
plaisir;  seulement,  arrivé  à  la  fin  du 
livre,  on  a  l'impression  qu'ilymanque 
quelque  chose.  L'agréable  professeur 
de  pathologie  sociale  qui  expose  si 
bien  l'origine,  le  progrès,  le  danger 


844 


REVUE  DES  LIVRB6 


de  la  maladie  néglige  d'indiquer  les 
remèdes.  De  fait,  où  les  prendrait- 
il  ? 

Le  scepticisme  élégant,  le  dilettan- 
tisme philosophique  et  les  grâces 
littéraires  peuvent  procurer  d'agréa- 
bles instants  aux  lecteurs  délicats; 
mais  ce  n'est  pas  de  quoi  guérir  les 
sociétés  malades  surtout  pour  avoir 
remplacé  la  foi  par  de  l'orgueil  et 
des  appétits. 

Joseph    BURNIGHON,    S.    J. 

E.  Maisonabe  ,  avocat.  —  La 
Doctrine  socialiste.  Paris,  Pous- 
sielgue,  1900.  In-12,  pp.  266. 

Tout  le  monde  aujourd'hui  parle, 
disserte,  discute  sur  le  socialisme, 
et  bien  peu  nombreux  cependant  sont 
les  gens  capables  d'en  donner  une 
définition  exacte.  Le  livre  de  M.  Ej. 
Maisonabe  répond  à  ce  besoin  de 
l'heure  présente.  Il  s'adresse  surtout 
à  ceux  qui,  désirant  connaître  la  doc- 
trine socialiste,  n'ont  pas  les  loisirs 
ou  les  commodités  nécessaires  pour 
la  rechercher  et  l'étudier  à  fond  dans 
les  textes  de  ses  auteurs.  Les  cita- 
tions pourront  paraître  un  peu  nom- 
breuses, mais  la  meilleure  manière 
de  faire  connaître  une  doctrine  n'est- 
elle  pas  de  rapporter  textuellement 
la  pensée  de  ses  principaux  propaga- 
teurs ?  Dans  une  matière  qui  donne 
lieu  à  tant  de  déclamations,  le  lec- 
teur préférera  toujours  un  ouvrage 
documenté  à  des  appréciations  per- 
sonnelles, dont  on  se  défie  souvent, 
et  non  sans  raison. 

M.  Maisonabe  met  en  relief  cette 
vérité  que  :  socialisme  et  collecti- 
visme sont  aujourd'hui  deux  mots  sy- 
nonymes l'un  de  l'autre.  Ce  qui,  à 
l'heure  présente,  caractéinse  un  so- 
cialiste, ce  n'est  pas  de  travailler  à 
la  ruine  de  la  religion  et  de  la  fa- 
mille, puisqu'il  a  cela  de  commun 
avec  des  gens  qui  ne  sont  pas  so- 
cialistes, mais  c'est  de  poursuivre 
obstinément  la  transformation  de  la 
propriété  privée  en  propriété  sociale  ; 
en  d'autres  termes,  c'est  d'être  col- 


lectiviste. Parmi  les  pontifes  et  doc- 
teurs du  collectivisme,  l'auteur  range 
Schàffle.  Sans  doute,  l'économiste 
allemand  a  donné  à  cet  ensemble 
d'idées  et  d'aspirations  énoncées  par 
Mario,  Rodbertus,  K.  Marx  et  Las- 
salle,  un  corps  et  une  forme  scienti- 
fique ,  mais  il  ne  professait  pas  le 
collectivisme.  Son  livre  :  la  Quintes- 
sence du  socialisme  a  été  une  sorte 
de  gageure  scientifique  qu'il  a  lui- 
même  expliquée  dans  une  brochure 
retentissante.  Die  Aussichtlosigkeit 
der  sozial  Demokratie.  En  résumé 
M.  Maisonabe  a  fait  une  bonne  ac- 
tion et  un  bon  livre,  espérons  qu'il  en 
sera  récompensé  par  de  nombreuses 
éditions. 

Gaston  de  Saint-Aubert.  — 
L'Assurance  contre  l'invalidité  et 
la  vieillesse  en  Allemagne.  Paris, 
L.  Larose,  1900.  I11-8,  pp.  150. 

Une  question  qui  excite  vivement 
la  sollicitude  dos  sociologues  et  des 
législateurs  est  celle  des  retraites 
ouvrières.  De  tous  côtés  et  dans  tous 
les  partis  on  répèle  :  Il  y  a  quelque 
chose  à  faire;  mais  dès  qu'on  serre 
de  près  la  solution  du  redoutable 
problème,  les  difficultés  s'accumu- 
lent innombrables  et  inextricables. 
L'Allemagne  a  créé  de  toutes  pièces 
un  vaste  système  d'assurances  obli- 
gatoires. On  peut  critiquer  l'oeuvre 
en  elle-même  et  les  principes  sur  les- 
quels elle  repose  ;  mais  il  est  impos- 
sible de  ne  pas  rendre  justice  à  l'ac- 
tivité du  gouvernement  allemand  et 
de  ne  pas  tenir  compte  des  travaux 
exécutés  à  cette  occasion. 

M.  Gaston  de  Saint-Aubert  dans 
un  ouvrage  consciencieux  et  docu- 
menté, étudie  dans  tous  ses  détails 
le  régime  et  le  fonctionnement  de 
\ Assurance  contre  V invalidité  et  la 
vieillesse  en  Allemagne . 

Il  ne  s'est  pas  contenté  d'explorer 
toutes  les  discussions  du  Reichstag 
et  des  commissions  parlementaires 
ou    extra-parlementaires     d'où    sont 


REVUE  DES  LIVRES 


845 


sorties  les  lois  de  1889  et  de  1899,  et 
d'examiner  .Tttentivement  les  résul- 
tats des  enquêtes  et  des  statistiques 
de  toute  nature  qui  ont  été  faites  à 
ce  sujet  en  Allemagne;  il  a  tenu  aussi 
à  interroger  des  patrons,  des  ou- 
vriers, des  médecins  attachés  à  l'as- 
surance, des  bourgmestres  et  de  sim- 
ples employés  de  mairie,  agents  lo- 
caux de  l'assurance.  A  ma  connais- 
sance, rien  de  plus  complet  n'a  été 
écrit  sur  ce  sujet,  et  l'ouvrage  de 
M.  de  Saint-Aubert  devra  être  con- 
sulté par  tous  ceux  qui  auront  à  s'oc- 
cuper sérieusement  de  l'assurance 
contre  l'invalidité  et  la  vieillesse. 

La  dernière  partie  du  livre  est  con- 
sacrée aux  retraites  ouvrières  en 
France.  L'auteur  se  prononce  réso- 
lument pour  l'assurance  obligatoire. 
Il  admet  le  principe  de  la  triple  par- 
ticipation de  l'ouvrier,  du  patron  et 
de  l'Etat.  L'assurance  serait  organi- 
sée par  dfes  œuvres  régionales  auto- 
nomes, soumises  seulement  au  coai- 
trôle  de  l'État. 

Une  des  grandes  difficultés  de  l'as- 
surance obligatoire,  c'est  l'immense 
accumulation  de  capitaux  qui  résul- 
terait du  fonctionnement  de  cette  in- 
stitution. Suivant  les  systèmes  finan- 
ciers extrêmes,  —  le  système  de  la 
couverture  complète  et  celui  des  pri- 
mes mixtes,  —  on  arrive  au  chiffre 
de  douze  milliards  ou  de  un  milliard. 
La  difficulté  augmente  lorsqu'il  s'a- 
git de  placer  ces  capitaux.  En  pre- 
nant le  dernier  chiffre  on  se  deman- 
de avec  anxiété  quel  emploi  rému- 
nérateur et  sûr  pourra  trouver  cet 
énorme  capital  de  un  milliard.  Ces 
difficultés,  M.  de  Saint-Aubert  ne  les 
croit  pas  insolubles,  et  il  indique  les 
principales  solutions  acceptables.  En- 
fin, dans  un  dernier  chapitre  il  répond 
aux  objections  d'ordre  moral  soule- 
vées contre  les  projets  d'assurance 
ouvrière  obligatoire. 

François  Escard.  —  Fermier 
normand  de  Jersey.  Paris,  au 
secrétariat    de    la    Société    d'éco- 


nomie  sociale,  54,  rue  de  Seine, 
1900.  Broch.  in-8,  pp.  60. 

La  Société  d'économie  sociale  pour- 
suit avec  régularité  la  publication  des 
monographies  ouvrières  dont  l'en- 
semble forme  la  collection  intitulée  : 
les  Ouvriers  des  Deux  Mondes. 

La  troisième  série  commence  par 
le  Fermier  normand  de  Jersey.  Le  sol 
de  Jersey,  à  un  travail  intensif  ré- 
pond par  une  intensive  fécondité,  et, 
grâce  au  climat  ainsi  qu'à  l'habile 
rotation  des  cultures  qui,  sans  cesse, 
tantôt  y  sollicite,  tantôt  y  secourt  la 
fécondité  latente,  la  production  y  est 
peut-être  presque  sans  limites,  en 
même  temps  que  d'une  infinie  va- 
riété." D'autre  part,  des  impôts  exor- 
bitants n'y  viennent  pas,  comme  en 
d'autres  pays,  prélever  le  meilleur 
du  travail,  sous  prétexte  de  dépen- 
ses militaires.  Aussi,  comme  le  mon- 
tre M.  Escard,  la  famille  O...,  objet 
de  cette  monographie,  a-t-elle  pu  par 
un  labeur  persévérant  soutenu  par 
des  sentiments  religieux  et  moraux 
fortement  enracinés,  s'élever  de  la 
gêrte  à  l'aisance  et  se  trouver  aux 
portes  de  la  fortune. 

La  seconde  partie  de  la  brochure 
est  consacrée  à  une  étude  ti^ès  inté- 
ressante sur  la  constitution  politique, 
religieuse  et  sociale  de  l'île  de  Jer- 
sey. Heureux  petit  pays  qui  s'admi- 
nistre intégralement  lui-même  et  of- 
fre un  parfait  exemple  de  selfgovern- 
ment;  île  fortunée  ou  la  liberté  n'est 
pas  une  enseigne  trompeuse  ! 

Charles    Antoine,    S.  J. 

BIOGRAPHIE 

A.  Calvet,  s.  J.  —  Le  Père 
Paul  Ginhac,  de  la  Compagnie  de 
Jésus.  Toulouse,  Bureaux  du  Mes- 
sager du  Cœur  de  Je'su^,  1901. 
Pp.  x-404. 

On  vient  de  rééditer  les  Monita 
sécréta,  et  on  parle  parfois,  dans  les 
journaux  et  au  parlement,  de  la  po- 
litique des  Jésuites.  Quel  dommage 


846 


REVUE  DES  LIVRES 


que  chroniqueurs  et  députés  ne  lisent 
point  la  vie  du  P.  Ginhac  :  ils  feraient 
des  découvertes. 

Le  P.  Ginhac  était  un  vrai  jésuite  ; 
quarante  ans  de  sa  vie,  il  a  formé 
des  jésuites  ;  et  c'était  l'homme  le 
plus  vrai  et  le  plus  droit  qui  fût  au 
monde,  d'une  droiture  simple,  cou- 
rageuse et  bonne.  Jamais  il  ne  recula 
devant  le  devoir  par  peur  de  la  peine  ; 
même  quand  le  devoir  lui  imposait 
de  dire  des  vérités  amères,  il  n'hési- 
tait pas,  ne  regardant  qu'à  Dieu  dont 
la  gloire  demandait  qu'il  parlât.  Et 
de  sa  bouche  on  acceptait  la  vérité, 
comme  de  Dieu  même,  parce  que 
nulle  passion,  nulle  vue  humaine  ne 
lui  dictait  ses  observations  ou  ses 
ordres^  et  aussi  parce  qu'il  faisait 
lui-même  dix  fois  plus  qu'il  n'exigeait 
des  autres. 

Il  pensait  qu'un  fils  de  saint  Ignace 
était  «  l'homme  de  la  plus  grande 
gloire  de  Dieu  par  la  plus  grande 
abnégation  de  soi-même  ».  Il  incul- 
quait avec  force  cette  définition  ;  il 
en  était  surtout  une  réalisation  sai- 
sissante. 

Et  par  là  son  âme  prenait  une  lar- 
geur, une  élévation,  une  noblesse, 
une  ardeur  et  une  beauté,  auxquelles, 
peut-être,  ses  dons  naturels  ne  l'eus- 
sent point  préparée.  Par  là,  cet 
homme  gauche  dans  ses  manières, 
d'une  langue  embarrassée,  d'une  in- 
telligence nette  mais  moyenne,  qui 
n'a  laissé  ni  un  discours,  ni  un  livre, 
ni  une  œuvre  quelconque  à  laquelle 
son  nom  demeure  attaché  ;  cet  homme 
n'a  passé  nulle  part  sans  fixer  les 
regards,  sans  remuer  profondément 
les  âmes;  combien  lui  doivent  d'être 
à  Dieu  passionnément  et  pour  tou- 
j  ours  ! 

Toutes  les  pages  le  montrent  dans 
cette  histoire,  où  l'auteur  se  dérobe 
—  eût-il  pu  faire  autrement  —  pour 
laisser  parler  son  héros  et  les  té- 
moins de  sa  sainteté.  Par  ce  temps 
où  si  peu  vivent  au  dedans  d'eux- 
mêmes,  le  P.  Ginhac  est  un  admi- 
rable modèle  de  cette  vie  intérieure, 


intense  et  vigoureuse,   dont  l'esprit 
de  Dieu  est  comme  la  sève. 

Paul  DuDoN,   S.  J. 

Jules  Roger  (D''). —  Les  Méde- 
cins bretons  du  XVr  au  XX«  siè- 
cle. Biographie  et  bibliographie, 
Paris,  J.-B.Baillière,  1900.  1  vol. 
in-8,  pp.  198.  Prix  :  7  francs. 

Déjà  bien  connu  par  ses  Médecins 
normands,  notre  savant  confrère  du 
Havre  a  consacré  sa  bonne  plume  à 
rappeler  la  vie  et  les  œuvres  des  mé- 
decins qui  ont  illustré  leur  pays 
d'origine,  la  Bretagne,  «  cette  terre 
de  granit  recouverte  de  chênes  ».  Son 
travail  sera  lu  par  tous  avec  intérêt 
et  avantage,  car  il  ne  nous  parle  pas 
seulement  d'obscurs  praticiens,  mais 
de  maîtres  incomparables  comme 
Laënnec  ;  de  chirurgiens  de  valeur, 
comme  Jobert  (de  Lamballe),  Guérin, 
Maisonneuve.  Les  biographies  sont 
courtes,  substantielles,  suivies  d'une 
bibliographie  complète,  accompa- 
gnées de  beaux  portraits. 

M.  le  D'  Roger  a  droit  à  notre  re- 
connaissance pour  ce  nouvel  ouvrage, 
et  il  faut  souhaiter  pour  l'honneur 
commun  qu'il  n'en  reste  pas  là.  C'est 
un  travailleur  incomparable.  «  On  ne 
se  rend  pas  compte,  dit-il,  de  la 
somme  de  travail  que  l'on  peut  pro- 
duire avec  deux  à  trois  heures  de  la- 
beur quotidien.  Habitué  à  une  grande 
régularité  dans  la  vie  qui  en  double 
la  durée,  j'ai  pu  ainsi  avoir  toujours 
le  loisir  de  l'étude  sans  négliger  en 
rien  le  devoir  professionnel.  »  Et 
nous  ajouterons  :  C'est  tout  profit 
pour  la  science  et  la  foi. 

D^  Surbled. 

Joseph  Dumoulin,  ancien  élève 
de  l'École  des  Chartes.  —  Vie  et 
Œuvres  de  Fédéric  Morel,  impri- 
meur à  Paris  (1557-1583).  Paris, 
Picard,  1901.  In-8  illust.,  pp.  285. 

Les  travaux  sur  l'histoire  de  l'im- 
primerie ne  passionnent  pas  seule- 
ment les  bibliophiles.  Nos  élèves  de 


REVUE  DES  LIVRES 


847 


l'École  des  Chartes  leur  demandent 
parfois  un  sujet  de  thèse.  M.  Joseph 
Dumoulin  devait  au  nom  qu'il  porte 
de  ne  point  choisir  ailleurs.  Il  s'est 
attaché  dans  sa  remarquable  étude, 
qui  reparaît  aujourd'liui  en  un  su- 
perbe volume,  à  retracer  la  vie  et 
l'œuvre  d'un  de  nos  meilleurs  impri- 
meurs du  roi  au  seizième  siècle, 
Fédéric  Morel.  Cette  thèse,  très 
méthodiquement  distribuée  et  très 
clairement  rédigée,  traite  successi- 
vement des  sources,  de  la  biographie, 
de  Ja  nomination  du  célèbre  typo- 
graphe, de  ses  ouvrages  et  de  ses 
descendants.  J'ai  apprécié  surtout  la 
seconde  partie,  consacrée  à  une  exacte 
et  minutieuse  enquête,  très  bien  écrite 
et  présentée,  sur  les  caractères  de 
j\loreî,  sur  la  typographie  d'alors 
comparée  à  celle  de  nos  jours,  sur  les 
ateliers  d'imprimerie  du  temps,  avec 
la  curieuse  gravure  de  Stradan.  De 
nombreux  fac-similés  de  garamonts, 
de  grecs  du  roi,  de  lettrines  et  de 
marques,  enfin  une  copieuse  biblio- 
graphie complètent  cette  monogra- 
phie parfaite  en  son  genre,  et  digne 
par  son  impression  des  grands  sou- 
venirs typographiques  qu'elle  évoque. 
Henri  Chérot,  S.  J. 

Ettore  Venturi,  S.  J.  —  La  Ma- 
dré Maria  di  S.  Emilia.  Roma, 
Religiose  Riparatrici,  via  dei  Luc- 
chesi,9.  In-8,pp.l80.Prix  :  Pour 
l'étranger,  1  fr.  30;  pour  Tltalie, 
1  fr.  15;  onzième  exemplaire  gra- 
tuit, 

La  Mère  Marie  de  Sainte-Emilie 
est  morte  à  Rome  le  19  novembre 
1898,  dans  sa  trente-neuvième  année. 
«Elle  est  l'idéal  de  la  Réparatrice», 
disait  sa  supérieure.  Les  souvenirs 
intimes  publiés  par  le  P.  Vallauri, 
son  guide  préféré  pendant  les  qua- 
torze dernières  années  de  sa  vie,  ne 
démentent  point  cette  appréciation. 
Dès  leur  première  entrevue,  elle  ob- 
tenait d'offrir  à  Dieu  «  le  vœu  du  plus 
parfait  ».  Toujours  mécontente  d'elle- 


même,  d'une  délicatesse  de  conscience 
infinie,  Marie  de  Sainte-Emilie  sut 
admirablement  allier  à  la  perfection 
de  la  vie  intérieure  celle  de  la  vie 
apostolique.  Dévorée  de  zèle,  mais 
discrète,  pratique,  sensée,  toujours 
aimable  et  prompte  à  rendre  service: 
c'est  le  jugement  unanime  de  ceux 
qui  l'ont  connue  dans  l'exercice  de 
différentes  charges  intérieures  ou  la 
direction  de  multiples  œuvres  do 
zèle. 

Le  P.  Venturi  nous  dévoile  en  par- 
tie ce  qui  se  passait  au  plus  intime 
de  cette  âme  :  ses  élans,  ses  con- 
quêtes progressives,  ses  difficultés  et 
peines  intérieures.  Laissée  par  Dieu 
dans  la  voie  ordinaire,  elle  n'en  a  pas 
moins  une  physionomie  très  spéciale. 
Il  lui  fallait,  par  delà  les  méthodes 
un  peu  comprimantes,  la  fidélité  tou- 
jours plus  grande  à  répondre  aux 
appels  intimes  et  spontanés  de  l'Es- 
prit-Saint.  On  comprend  quelle  dex- 
térité et  quelle  prudence  étaient  né- 
cessaires pour  la  diriger.  C'est,  avec 
le  fruit  d'édification,  l'avantage  le 
plus  considérable  de  cette  «  étude 
d'âme  »,  de  donner  la  solution  pra- 
tique précisée  et  confirmée  par  son 
application  des  plus  délicats  problè- 
mes de  la  vie  spirituelle.  Aussi,  avec 
les  sœurs  de  la  Mère  Marie-Emilie, 
d'autres  âmes  pourront  tirer  grand 
profit  de  ces  «  souvenirs  »  écrits  avec 
l'abondance  familière,  mais  aussi  la 
saveur  et  l'émotion  communicative, 
d'un  récit  de  témoin.     F.  C,  S.  J. 

SCIENCES  NATURELLES 
E.  Belzung.  —  Anatomie  et 
Physiologie  végétales.  Paris, 
1900.  Félix  Alcan.  Fort  vol.  iu-8, 
pp  .1328,  avec  1700  gravures.  Prix  : 
20  francs. 

M.  Belzung  se  défend  dans  sa  pré- 
face d'avoir  voulu  composer  un 
Traité  complet  de  botanique  et  nous 
présente  son  travail  comme  un  sim- 
ple livre  d'études  dans  lequel  le  lec- 
teur   pourra    trouver    un    fonds    de 


848 


REVUE  DES  LIVRES 


connaissances  qui  lui  permettront  de 
consulter  avec  fruit  des  ouvrages 
plus  complets  ou  bien  encore  des  tra- 
vaux originaux. 

Je  demande  à  l'auteur  la  permis- 
sion de  ne  point  partager  son  senti- 
ment; je  tiens  son  livre  en  haute 
estime;  son  succès  ne  fait  pour  moi 
aucun  doute,  et  si,  un  jour,  M.  Bel- 
zung  se  décide  à  nous  donner  un 
supplément  où  il  aura  étudié  les  fa- 
milles et  où  seront  exposées  quel- 
ques notions  générales  de  géographie 
botanique,  son  ouvrage  comblera  la 
lacune  regrettable  qui  existe  en 
France  entre  le  cours  de  botanique 
élémentaire  et  le  traité  complâl;  que 
l'érudit  seul  vient  parfois  consulter. 

L'ouvrage  est  divisé  en  dix  par- 
ties, et,  bien  que  l'auteur  se  soit  sur- 
tout proposé  l'étude  de  la  plante  pha- 
nérogame dont  il  a  nettement  séparé 
la  morphologie  et  la  physiologie,  il 
n'a  eu  garde  d'oublier  les  autres  em- 
branchements du  règne  botanique. 

Les  premières  pages  sont  consa- 
crées à  l'histoire  de  la  cellule  ;  et 
l'auteur,  après  en  avoir  étudié  la 
structure,  les  propriétés  et  la  forma- 
l4on,  s'est  proposé  de  nous  exposer 
en  détail  cette  question  si  complexe 
des  produits  cellulaires.  Puis,  vient 
l'élude  classique  des  tissus  et  des 
membres  de  la  plante. 

La  partie  suivante  traite  de  la  nu- 
trition végétale.  L'activité  cellulaire 
comprend  deux  fonctions  fondamen- 
tales :  d'une  part,  un  travail  de  syn- 
thèse organique  ou  assimilation  de 
l'aliment;  dautre  part,  un  travail 
antagoniste  de  dissociation  ou  dés- 
assimilation  protoplasmique.  Mais 
l'accomplissement  régulier  de  ce  dou- 
ble travail  comporte  l'exercice  de 
fonctions  secondaires,  les  unes  anté- 
rieures, les  autres  consécutives  à  la 
nutritioa  cellulaire.  L'auteur  adopte 
donc  le  groupement  suivant:  D'abord 
les  fonctions  accessoires  prélimi- 
naires, telles  que  digestion,  absorp- 
tion, circulation,  transpiration;  puis 
les  fonctions  essentielles   ou  proto- 


plasmiqmes,  et  enfin  les  fondions 
accessoires  liées  à  la  désassimilation. 
A  cet  exposé  de  la  vie  nutritive  de  la 
plante  est  annexée  une  étude  géné- 
rale de  la  symbiose. 

Quant  à  l'élude  de  la  reproduction, 
du  développement  et  de  la  fructifica- 
tion, elle  a  été  tenue  au  courant  des 
progrès  de  la  science,  notamment  en 
ce  qui  concerne  la  naissance  des  ga- 
mètes et  l'homologie  entre  les  élé- 
ments générateurs  des  phanérogames 
et  ceux  des  plantes  cryptogames. 

Les  pages  qui  sont  consacrées  aux 
cryptogames  se  recommandent  par 
la  clarté  de  l'exposition  et  l'heureux 
choix  des  types  étudiés.  L'auteur  a 
surtout  insisté  sur  les  différents  mo- 
des de  reproduction  et  de  développe- 
ment en  vue  des^  comparaisons  que 
l'on  peut  faire  avec  les  plantes  pha- 
nérogames ;  il  s'est  aussi  attaché  à 
mettre  en  évidence  l'analogie  qui 
existe  entre  les  cryptogames  vascu- 
laires  et  les  muscinées,  entre  les 
muscinées  et  les  thallophytes  les 
plus  élevés  en  organisation. 

Dans  les  pages  qui  terminent  le 
volume,  nous  trouvons  une  étude 
spéciale  des  bactériacées  et  des  fer- 
mentations, et  enfin,  un  aperçu  in- 
génieux des  caractères  généraux  des 
végétaux  et  des  animaux. 

J'ai  lu  avec  infiniment  de  plaisir  le 
chapitre  consacré  aux  bactériacées  ; 
et,  en  parcourant  ces  pages  dans  les- 
quelles l'auteur  a  su  condenser  si 
habilament  l'exposé  pourtant  com- 
plet de  la  doctrine  microbienne,  j'ai 
retrouvé  comme  un  écho  lointain  des 
belles  leçons  de  mon  docte  maître, 
M.  le  professeur  Roux. 

Peut-être  reprochera-t-on  à  l'au- 
teur de  n'ftvoir  pas  donné  un  déve- 
loppement assez  ample  à  la  question 
des  fermentations;  mais  il  lui  sera 
toujours  facile  de  répondre  qu'il  ne 
s'est  nullement  proposé  d'écrire  un 
chapitre  de  chimie  organique. 

Voici  donc  un  ouvrage  qui,  malgré 
les  modestes  déclarations  de  l'au- 
teur, a  bel  et  bien   les    allures  d'un 


REVUE  DES  LIVRES 


849 


gros  traité  de  botanique,  et  quoique 
M.  Bulzung  ait  cru  devoir  faire  un 
bria  de  cour  à  M.  Van  Tiegliem  en 
lui  empruntant  une  terminologie  en- 
core bien  hâtive,  je  lui  adresse  tous 
mes  compliments  pour  avoir  su  me- 
ner à  bonne  fin  un  travail  aussi  con- 
sciencieux. Son  livre  rendra  les  ser- 
vices les  plus  signalés  aux  candidats 
à  l'Institut  agronomique,  et  surtout 
aux  étudiants  qui  se  proposent  de 
conquérir  le  diplôme  d'études  supé- 
rieures de  botanique. 

Jean    Maumus. 

MÉDECINE 

Pujade(D'^),  d'Amélie-les-Bains. 
—  La  Cure  pratique  de  la  tuber- 
culose. Paris,  Carré  et  Naud,  1901. 
In-18,  pp.  xx-369. 

Ah  1  le  bon  livre  et  le  brave  auteur, 
et  qu'il  est  doux  de  rendre  à  l'un  et 
à  Tautre  l'hommage  et  la  justice  qu'ils 
méritent  ! 

Avec  un  nombre  grandissant  de 
confrères,  le  D^  Pujade  croit  à  la 
guérison  de  la  tuberculose,  et  il 
donne  en  ces  trop  courtes  pages  les 
moyens  de  l'assurer  avec  une  science 
supérieure  des  indications,  avec  une 
entraînante  conviction,  avec  une  verve 
incomparable,  je  dirai  plus,  avec  un 
ton  tranchant  et  optimiste  qui  décon- 
certe, mais  qu'il  faut  excuser  dans 
l'intérêt  de  sa  belle  cause.  Nous  lui 
ferons  même  grâce  de  ses  paradoxes. 

Le  D^  Pujade  est  convaincu  que  la 
cure  d'air  et  la  cure  de  repos  suffisent 
au  traitement  pratique,  c'est-à-dire 
efficace  delà  tuberculose.  Il  n'est  pas 
grand  partisan  de  la  suralimentation, 
encore  moins  de  la  médication  ou- 
trancière  que  nous  avons  connue,  il 
n'a  qu'une  médiocre. confiance  dans 
les  «  paniers  »  ou  chaises  longues, 
mais  il  a  foi  dans  la  cure  d'air  frais 
et  pur  qui  a  fait  ses  preuves,  dans  la 
cure  de  repos  qui  est  éminemment 
rationnelle.  Une  jambe  cassée,  dit-il, 
ne  se  répare  pas  par  la  marche  ;  un 
poumon  fêlé  ou  ulcéré  ne  se  cicatrise 


que  par  le  repos.  On  ne  saurait  mieux 
dire. 

Nous  n'analyserons  pas  le  livre  de 
notre  confrère,  plein  d'idées  et,  ce 
qui  vaut  mieux,  exubérant  de  récon- 
fort et  d'espérance.  Il  faut  le  lire  et 
le  propager,  car  qui  de  nous  n'a  pas 
rencontré  dans  sa  famille  la  sinistre 
maladie  et  ne  cherche  à  la  conjurer? 

Le  D«-  Pujade  montre  avec  oppor- 
tunité qu'il  y  a  en  France  les  stations 
climatériques  les  meilleures  pour  la 
cure  d'air.  Il  ne  cache  pas  sa  sympa- 
thie pour  les  sanatoria^  mais  il  en 
montre  les  inconvénients  et  les  dan- 
gers. Il  rêve,  avec  le  D'  Landouzy, 
le  a  home  sanatorium  »,  c'est-à-dire 
le  sanatorium  chacun  pour  soi  etchex 
soi  ;  il  ne  craint  pas,  dans  une  conclu- 
sion éloquente,  de  réclamer  «  comme 
une  nécessité  les  soins  affectueux, 
constants,  intelligents  de  la  famille  ». 

Le  beau  livre  du  Dr  Pujade  ne  fait 
pas  oublier  ceux  de  nos  amis  Léon 
Petit  et  Sabourin  ;  mais  il  les  confirme 
et  les  complète  heureusement,  et  fait 
honneur  à  notre  savant  confrère  et  à 
la  science  française. 

D""  Surbled. 

QUESTIONS  AFRICAINES 
Jules  Poirier.  —  Le  Transvaal 

(1652-1899).    Paris,    Delagrave. 

In-18. 

Le  livre  de  M.  Jules  Poirier  sur  le 
Transvaal  est  un  résumé,  richement 
documenté,  de  l'histoire  des  répu- 
bliques sud-africaines  depuis  l'ori- 
gine jusqu'à  la  conférence  de  Blœm- 
fontein  (juin  1899).  Une  centaine  de 
pages  sont  consacrées  à  la  géogra- 
phie physique,  politique  et  écono- 
mique. Un  appendice  renferme  une 
série  de  lettres,  dépêches,  instru- 
ments diplomatiques,  etc.  Une  co- 
pieuse bibliographie,  un  index  des 
noms  et  des  personnes  et  une  carte 
de  lAfrique  australe  donnent  au  vo- 
lume le  caractère  d'une  œuvre  sé- 
rieuse et  sincère.  Enfin  une  préface 
de  M.  Arthur  Chuquet,  professeur 
LXXXVI.  —  54 


850 


REVUE  DES  LIVRES 


au  Collège  de  France,  présente,  en 
vingt  pages,  la  philosophie  de  cette 
histoire  ;  elle  se  termine  sur  cette  mé- 
lancolique sentence,  que  l'on  pourra 
inscrire  en  guise  d'épitaphe  sur  le 
tombeau  de  la  nationalité  boer  :  «  Le 
droit  succombe  plus  souvent  qu'il  ne 
triomphe.  » 

A.  KuypER  (D*").  —  La  Crise 
sud -africaine.  Paris,  Perrin  , 
1900.  In-18,  pp.  149. 

Cet  écrasement  du  droit  par  la 
force  a  soulevé  partout,  et  en  Angle- 
terre même,  de  nombreuses  protes- 
tations. Il  n'en  est  pas,  à  notre  con- 
naissance, de  plus  digne,  ni  de  plus 
éloquente  que  celle  du  D»"  Kuyp, 
député  aux  États  généraux  de  Hol- 
lande. Ecrite  en  français,  publiée 
d'abord  par  la  Revue  des  Deux  Mon- 
des^ la  Crise  sud- africaine  a  été  tra- 
duite dans  la  plupart  des  langues  de 
l'Europe.  L'auteur  n'est  point  un 
adversaire  de  parti  pris  a  de  la  glo- 
rieuse nation  »  dont  il  déplore  l'in- 
croyable égarement.  «  Si  je  n'étais 
Hollandais,  dit-il,  je  voudrais  être  de 
ses  fils.  »  Et  ce  n'est  là  que  le  début 
d'un  éloge  de  l'Angleterre,  après  le- 
quel on  a  le  droit  de  flageller  un 
impérialisme  fou  qui  ne  prétend  rien 
moins  a  qu'identifier  l'empire  bri- 
tannique avec  le  royaume  de  Dieu  et 
anglicaniser  jusqu'au  Christ  même  ». 
M.  Kuyp  prédit  que,  fût-elle  pleine- 
ment victorieuse  des  Boers,  ce  qui 
n'est  pas  sûr,  l'Angleterre  ne  pourra 
jamais  se  reposer  sur  sa  victoire.  La 
petite  nation  vaincue  restera  indomp- 
tée et  irréconciliable.  Par  cette  guerre 
injuste,  l'Angleterre  s'est  fait  au 
flanc  une  «  plaie  dont  elle  saignera 
pendant  tout  un  siècle  » . 

Joseph   BURNICHON,    S.  J. 

GÉOGRAPHIE 

Jules  Leclercq.  —  Un  séjour 
dans  l'île  de  Ceylan.  Paris,  Pion, 
1900.  In-18,  avec  cartes  et  gra- 
vures. 


Ceux  qui  ne  connaissent  pas  Cey- 
lan, et  surtout  ceux  qui  le  connaissent, 
auront  plaisir  et  profit  à  le  visiter  avec 
M.  Jules  Leclercq.  Outre  les  excur- 
sions ordinaires  à  Colombo,  à  Galles, 
à  Kandy,  à  Nurellya,  M.  Leclercq  a 
parcouru  —  ce  qu'on  fait  rarement  — 
les  ruines  d'Anurâdhapura, l'ancienne 
capitale  cinghalaise,  et  cette  descrip- 
tion donne  à  son  volume  une  valeur 
spéciale.  M.  Leclercq  décrit  ce  qu'il 
a  vu  avec  sincérité  et  exactitude,  re- 
cherchant le  détail  instructif  plutôt 
que  le  pittoresque.  Il  juge  sainement, 
en  homme  qui  n'en  est  pas  à  son  pre- 
mier voyage  et  qu'aucun  parti  pris 
n'aveugle.  P.  Sua.u,  S.  J. 

VOYAGES 
Alexis  Martin.  —  Les  Étapes 
d'un  touriste  en  France.  Prome- 
nades et  excursions  dans  les  envi- 
rons de  Paris.  Région  de  VEst. 
Tome  II.  Meaux.  —  La  Ferté- 
sous-Jouarre.  —  Chdteau-Tliierry . 

—  Montmirail.  —  La  Ferté-Gau- 
cher.  —  Coulommiers.  Tome  III. 
Les  vallées  de  V Auhetln  et  de  la 
Voulzie.  —  Provins.  —  Nangis,  — 
Champeaux.  —  Blandy.  —  Rozoy, 

—  Ferrières.  —  Noisiel.  —  Vil- 
liers~sur- Marne.  Avec  gravures, 
cartes,  renseignements  pratiques. 
Paris,  Hennuyer,  1900.  2  vol.  in- 
16,  pp.  vi-272  et  ix-273.431.  Prix, 
chaque  vol.  :  3  francs. 

Souvent  déjà  les  Etudes  ont  re- 
commandé les  Étapes  d'un  touriste 
en  France,  par  Alexis  Martin.  Ce 
sont  les  meilleurs  guides  pour  un 
ami  de  l'histoire.  L'auteur  a  le  culte 
intelligent  des  vieux  monuments  et 
des  nobles  souvenirs  ;  chose  plus 
rare  :  il  sait  le  communiquer.  Félici- 
tons-le aussi  de  ses  consciencieuses 
études  et  de  sa  lenteur  à  en  faire 
profiter  le  public.  On  est  porté  à 
croire,  avec  raison,  qu'un  écrivain  si 
méthodique  et  si  sage,  a  visité  les 
lieux  dont  il  parle  ;  du  moins  il  s'en 


REVUE  DES  LIVRES 


851 


est  donné  le  temps,  et  nous  pouvons 
lui  rendre  le  bon  témoignage  que  ce 
temps  n'a  pas  été  perdu. 

Nous  signalions,  il  y  a  six  ans 
{  Études j  Partie  bibliographique, 
31  août  1894),  le  fascicule  si  bien  in- 
formé, malgré  quelques  inexactitu- 
des, sur  Chantilly.  Nous  sommes 
heureux  d'annoncer  aujourd'hui  la 
description  de  Meaux,  la  ville  épis- 
copale  de  Bossuet,  et  de  Château- 
Thierry,  la  ville  natale  de  Jean  de  La 
Fontaine. 

Trop  d'indulgence  peut-être  pour 
la  façade  mutilée  et  inachevée  de  la 
cathédrale  de  Meaux.  C'est  une  tris- 
tesse pour  tous  les  pèlerins.  L'idée 
de  remplacer  le  monument  vulgaire 
de  Rutxiel  par  la  stèle  de  Dubois  est 
bonne.  Espérons  qu'elle  sera  le  si- 
gnal de  la  restauration  générale  de 
l'édifice. 

A  propos  de  la  maison  de  La  Fon- 
taine, on  aurait  pu  déplorer  davan- 
tage le  vandalisme  de  ses  compa- 
triote» qui  ont  décoiffé,  puis  rasé 
son  fameux  buen  retira. 

Henri    Chérot,    S.  J. 

CLASSIQUES 

Mouchard  et  Blanchet  (abbés), 
préfets  des  études  aux  petits  sé- 
minaires d'Orléans.  —  Les  Au- 
teurs français  du  Baccalauréat 
es  lettres.  —  Poètes.  —  Prosa- 
teurs. Paris,  Poussielgue,  1900. 
2  vol.  in-8.  Prix  :  3  fr.  50  chacun. 

A  plusieurs  reprises  déjà,  j'ai  eu 
l'occasion  d'exprimer  dans  cette  Re- 
vue mes  craintes  au  sujet  de  l'emploi 
des  manuels  littéraires  par  les  élèves. 
J'ai  dit,  en  particulier,  combien  il 
faut  toujours  redouter,  en  leur  en 
conseillant  l'usage,  de  les  voir  se 
dispenser,  par  là  même,  de  lire  les 
auteurs,  dans  leurs  textes,  et  se  gra- 
ver dans  la  mémoire  des  formules 
toutes  faites,  au  lieu  de  rechercher 
des  impressions  personnelles  sur  les 
belles  œuvres  classiques. 

Eh  bieu  !  cette  fois,  tous  mes  scru- 


pules tombent  devant  les  deux  vo- 
lumes excellents  de  MM.  Mouchard 
et   Blaihchet.    Voici   deux    manuels, 
c'est  vrai  ;  mais  deux  manuels  intel- 
ligents ;  pleins  de  pensées,  mais  de 
nature   à    faire    penser  ;    nourris   de 
faits,  mais  propres  à  exciter,  par  les 
analyses   mêmes   qu'ils   contiennent, 
le  désir  de  connaître  de  visu  les  ou- 
vrages dont  il  s'agit;  laissant  de  l'i- 
nitiative à  la  fois  à  l'élève,  qui  trou- 
vera ici  seulement  un  guide  et  ua  fil 
conducteur,   et  au  maître,   à  qui  est 
confié   le   soin    de  compléter,    selon 
ses  goûts  et  ceux  de   ses   disciples, 
l'étude  de  certaines  questions  de  dé- 
tail. Livres  abondants  en  renseigne- 
ments   précis,    en  vues    d'ensemble 
justes  et  nettes,  ces  deux  volumes  ont 
aussi  le  mérite,  rare  en  ces  sortes  de 
travaux,  d'une  absolue  sincérité.  Pas 
d'érudition  inutile   et    pédantesque, 
mais  la  connaissance  précise  de  tout 
ce    qui  a  été  écrit   d'important    par 
nos  meilleurs  critiques  ;  çà  et  là,  un 
certain,  et  agréable,  et  louable  lais- 
ser-aller à  l'admiration  spontanée  et 
enthousiaste  du  beau,  sans   raffiner, 
comme  on  le  fait  trop  souvent,  dans 
notre    éducation   classique    actuelle, 
sur  les  causes  secrètes  et  subtiles  de 
ce  beau,  et  sur  les  procédés  de  rhé- 
torique, de  style,  de  grammaire  qui 
l'ont   pour  efifet  :  voilà,   n'est-il   pas 
vrai,  de  très  réels  mérites,  qui  valent 
bien  que  soient  recommandés  les  li- 
vres de  MM.  Mouchard  et  Blanchet? 
J'ai  eu,   en  les  lisant,  cette  impres- 
sion, de  rencontrer  là  les  meilleurs 
manuels  que  j'aie  eus  sous  les  yeux, 
et  Dieu  sait  si  j'en  ai  vu,   depuis  le 
temps  déjà  lointain  où  l*on  appréciait 
—  trop  peut-être  —  ceux  de  Merlet, 
qui    passaient,    en   mes    années    de 
classe,  pour  les  modèles  parfaits  du 
genre. 

Quant  à  la  division  des  deux  vo- 
lumes, elle  est  aussi  simple  que  pos- 
sible, et  bien  conforme  aux  pro- 
grammes actuels.  Dans  le  tome  relatif 
aux  Poètes,  sont  étudiés  tour  à  tour 
Corneille,  Racine,  Molière,  La  Fon- 


852 


REVUE  DES  LIVRES 


taine^  Boileau,  Lamartine,  Victor 
Hugo  ;  dans  celui  des  Prosateurs, 
les  écrivains  du  moyen  âge,  Mon- 
taigne, Pascal,  Bossuet,  Fénelon, 
La  Bruyère,  Mme  de  Sévigné,  Mon- 
tesquieu, Voltaire,  Jean -Jacques 
Rousseau,  BufFon,  Diderot,  Cha- 
teaubriand, Michelet. 

Pour  chaque  auteur,  on  trouvera 
dans  ces  volumes  une  biographie 
aussi  détaillée  qu'il  est  nécessaire; 
puis  des  résumés  et  des  indications 
historiques,  au  sujet  de  toutes  les 
œuvres  principales;  enfin,  des  appré- 
ciations littéraires.  Peut-être  Lamar- 
tine aurait-il  pu  donner  lieu  à  des 
études  encore  plus  développées  ? 

J'oubliais  une  qualité  essentielle 
de  ces  manuels  :  ils  sont  dépourvus 
de  tout  esprit  de  parti  pris.  Les  ju- 
gements portés  sur  Rousseau,  Dide- 
rot, Michelet  et  autres  écrivains  peu 
«  cléricaux  »,  sont  dictés  non  par 
l'intolérance,  qui  serait  facile  à  leur 
sujet,  mais  par  la  juste  et  probe  con- 
science littéraire,  qui  apprécie  une 
œuvre  d'après  ses  mérites  seuls. 
Aussi  plus  d'un  universitaire  se'  ser- 
vira-t-il  de  ces  volumes,  tout  aussi 
bien  qu'un  professeur  de  l'enseigne- 
ment libre;  souhaitons  que  ces  uni- 
versitaires osent  dire  que  des  ma- 
nuels faits  par  des  abbés  sont  utiles, 
bien  pensés  et  bien  écrits. 

P.  M  — T. 

Mouchard  et  Blanchet,  préfets 
des  études  aux  petits  séminaires 
d'Orléans.  —  Les  Auteurs  grecs 
du  baccalauréat  es  lettres  (études 
littéraires).  Paris,  Poussielgue, 
1900.  1  vol.  in-18. 

Les  qualités  qui  recommandent  les 
Auteurs  classiques  français  du  bac- 
calauréat, de  MM.  Mouchard  et 
Blanchet,  recommandent  aussi  leurs 
études  analogues  sur  les  auteurs 
grecs.  Nous  retrouvons  ici  la  même 
netteté  dans  les  analyses,  la  même 
justice  dans  les  appréciations,  le 
même  goût  dans  le  choix  des  détails 
biographiques  et  historiques.    Voilà 


donc  encore  un  manuel,  un  des  rares, 
dont  on  ne  peut  pas  dire  de  mal. 

La  tâche  du  maître  et  celle  des 
élèves  restent  entières.  Peut-être 
même  certaines  questions  mérite- 
raient-elles d'être  traitées  avec  plus 
d'importance.  Le  programme  officiel 
à  la  main,  on  pourrait  critiquer  l'o- 
mission (volontaire,  nous  est-il  dit 
dans  la  préface)  de  certains  auteurs 
étudiés  en  troisième,  en  seconde,  en 
rhétorique.  Par  exemple,  nous  cher- 
chons en  vain  un  chapitre,  qui  pour- 
tant aurait  son  intérêt,  sur  Théocrite, 
un  autre  ^nvlti  Rhétorique  à' Krisioie. 
Ces  auteurs,  disent  MM.  Mouchard 
et  Blanchet,  sont  au-dessus  de  la 
portée  d'un  rhétoricien.  D'accord. 
Mais  ils  font  partie  des  programmes, 
et,  à  ce  titre,  avaient  droit  à  une  place 
dans  ce  manuel.  S'ils  sont  peu  clairs 
pour  les  élèves,  ce  serait  une  raison 
de  plus  pour  en  faciliter  la  compré- 
hension et  guider  les  jeunes  gens 
dans  des  études  délicates.  Passe,  à  la 
rigueur,  qu'on  laisse  de  côté  les 
pages  et  pensées  morales  extraites 
des  auteurs  grecs  ;  mais  Aristote  et 
Théocrite  valent  bien  qu'on  s'arrête 
à  les  analyser.  Quelques  pages  plus 
ou  moins  vagues  d'un  traité  de  litté- 
rature grecque  ne  suffiront  pas  à 
combler  cette  lacune;  et  il  est  fort  à 
souhaiter  que,  dans  une  seconde  édi- 
tion, MM.  Mouchard  et  Blanchet 
ajoutent  à  leur  livre  ces  deux  chapi- 
tres. 

Si  j'insiste  sur  cette  critique,  c'est 
qu'elle  est  la  plus  sérieuse  qui  vienne 
à  l'esprit,  après  l'examen  de  ce  vo- 
lume. Le  reste  est  bon,  souvent  ex- 
cellent, bien  ordonné,  sans  trop  d'é- 
rudition, et  cependant  mis  au  point 
de  la  science  philologique  moderne. 
Je  signalerai  toutefois  une  légère  con- 
fusion, à  propos  de  Lucien.  Le  Songe 
dont  il  est  question  dans  les  pro- 
grammes officiels  est  le  «  Songe  de 
Lucien  »,  tout  court,  c'est-à-dire 
l'autobiographie  de  cet  écrivain. 
MM.  Mouchard  et  Blanchet,  qui 
d'ailleurs  consacrent  quelques  lignes 


REVUE  DES  LIVRES 


853 


très  justes  à  cet  opuscule,  auraient 
dû  en  parler  plus  longuement,  au 
lieu  de  s'attarder  à  analyser  et  ap- 
précier le  Songe  ou  le  Coq,  qui  n'est 
plus  porté  aux  programmes.  Celte 
confusion  a,  du  reste,  été  faite  déjà 
plus  d'une  fois,  même  dans  les  clas- 
ses. 

Les  dernières  pages  du  livre  con- 
tiennent d'intéressants  sujets  de  de- 
voirs; élèves  et  maîtres  en  tireront 
bon  profit.  P.  M  —  t. 

Philippe  Martinon,  professeur 
au  lycée  d'Alger.  —  Sophocle, 
Antigone;  traduction  en  vers.  Pa- 
ris, A.  Fontemoing,  1900. 

M.  Martinon  a  d'abord  occupé  sa 
muse  à  traduire  ïibuUe  et  Ovide  : 
elle  méritait  mieux,  vraiment,  et  il  a 
été  bien  inspiré  de  se  tourner  vers 
les  tragiques  grecs,  vers  Sophocle. 
Son  OEdipe  à  Colone,  son  Œdipe  Roi 
ont  été  justement  appréciés  ;  son 
Antigène  les  continue  dignement. 

Nous  retrouvons  ici  les  qualités 
maîtresses  de  M.  Martinon  :  la  préci- 
sion élégante  de  la  traduction,  car  on 
dirait  parfois  d'un  mot  à  mot  scru- 
puleux, mais  correct,  énergique  et 
de  belle  allure  française;  l'intelli- 
gence lumineuse  et  l'expression  claire 
de  la  pensée  grecque,  souvent  si  con- 
densée ;  enfin,  le  chatoiement  d'un 
style  imagé,  d'une  langue  harmo- 
nieuse et  poétique,  sans  faux  bril- 
lants ni  emphase,  mais  capable  de 
rendre  toutes  les  nuances  du  lyrisme 
et  du  drame,  la  grandeur  majestueuse 
des   choeurs  et  la  force  du  dialogue. 

h'Antigone  de  M.  Martinon  est 
comme  un  beau  reflet  de  la  pièce  si 
grecque  de  Sophocle.  A  notre  con- 
naissance, il  n'en  existe  pas  d'autre 
traduction  à  la  fois  si  exacte  et  si 
poétique  ;  celle  de  MM.  Meurice  et 
Vacquerie,  bien  que  non  sans  mérite 
au  point  de  vue  dramatique,  et  même, 
à  certains  moments,  d'un  style  puis- 
samment tragique,  est  trop  souvent 
languissante  et  presque  plate  :  au 
théâtre,   malgré    tout    le  talent    des 


acteurg  de  la  Comédie-Française,  on 
sent  combien  cette  Antigone  est  infé- 
rieure en  particulier  à  \' OEdipe  Roi 
de  Jules  Lacroix.  La  traduction  de 
M.  Martinon  serait  assurément,  sur 
la  scène  comme  à  la  lecture,  d'un 
plus  grand  effet,  et,  en  outre,  elle  est 
plus  fidèle.  P.  M t. 

Prof.  Giovanni  Garino.  —  Dia- 
letto  di  Erodoto.  Studio  critico. 
Torino,  tipografia  e  libreria  Sale- 
siana,  1899.  In-8,  pp.  37. 

Après  la  Grammaire  grecque  de 
dom  Garino,  d'un  mérite  exception- 
nel, qui  fait  autorité  partout  où  elle 
est  connue,  après  les  éditions  savan- 
tes et  intéressantes  de  saint  Basile 
et  de  saint  Chrysostome,  grîyidement 
appréciées  des  érudits  et  des  fins 
amateurs  du  grec,  voici  venir  deux 
nouveaux  fruits  de  la  science  et  du 
talent  didactique  du  même  auteur, 
qui  ne  démentiront  pas  sa  réputation. 
Ce  sont  deux  études  spéciales  sur  la 
langue  et  sur  la  grammaire  des  deux 
auteurs  les  plus  anciens  en  poésie  et 
en  prose,  dans  lesquels  nous  pre- 
nons déjà  sur  le  fait  le  naturel  incom- 
parable, l'aisance  gracieuse,  l'opu- 
lence, l'éloquence  puissante  de  la 
première  littérature  des  Grecs. 

L'étude  critique  sur  Hérodote, 
divisée  en  deux  parties,  Morphologie 
et  Philologie^  est  l'œuvre  d'un  pro- 
fesseur expérimenté,  habile  à  ramas- 
ser sous  forme  méthodique,  dans  des 
propositions  générales  ou  dans  des 
tableaux  d'ensemble,  les  observations 
que  lui  a  suggérées  la  longue  lecture 
du  vieil  historien.  On  y  trouvera  réu- 
nies les  lourdes  dissertations  de 
Freund,  de  Dindorf  et  de  Bonino, 
notamment  sur  la  conjugaison  de 
verbes  contractes  dans  Hérodote.  Les 
remarques  personnelles,  les  vues 
originales  aussi,  s'y  rencontrent,  ap- 
puyées fort  souvent  sur  le  recours 
attentif  aux  meilleures  éditions  d'Hé- 
rodote publiées  récemment  en  Alle- 
magne   et    en    Italie.    Ces    éditions 


854 


REVUE  DES  LIVRES 


doivent  faire  éliminer  du  texte  d'Hé- 
rodote beaucoup  demots  sur  lesquels 
on  s'appuyait  jusqu'ici  comme  sur  les 
caractéristiques  de  son  dialecte. 

Nous  ne  pouvons  croire,  et  les  ci- 
tations, et  les  observations  de  D.  Ga- 
rino  confirment  ce  sentiment,  qu'il 
faille  attribuer  à  Hérodote  une  sorte 
de  dialecte  ionien  moderne  adopté 
par  les  écrivains  des  premiers  temps 
historiques  de  la  Grèce,  et  distinct 
de  celui  d'Homère  seulement  par  le 
mélange  de  quelques  formes  attiques. 
La  langue  d'Hérodote  est  un  mélange 
de  l'ionien  avec  l'attique^  mais  aussi 
avec  l'éolien  et  même  le  dorien,  puis- 
que l'a,  qui  est  la  caractéristique  du 
dorien,  s'y  substitue  souvent  à  l's  et 
à  I'y],  qui  surabondent  avec  monoto- 
nie dans  l'ionien.  La  conjugaison 
d'Hérodote  est  un  ensemble  de  néo- 
logismes  capricieux.  H  est  impossible 
de  trouver  quelque  unité  dans  les 
formes  très  dissemblables  de  ce  dia- 
lecte que  le  rhéteur  Hermogène  de 
Tarse  qualifiait  déjà  de  ttoixiXV],  l'épi- 
thète  la  plus  exacte  qu'on  puisse  lui 
appliquer, 

U elenchus  du  vocabulaire  et  de  la 
grammaire  d'Hérodote  mis  par  D. 
Garino  à  la  suite  de  son  étude  n'est 
pas  fait  pour  infirmer  ce  jugement 
des  Alexandrins. 

Giovanni  Garino.  —  Gramma- 
tica  Omerica  per  uso  dei  Licei. 
Torino,  libreria  Salesiana,  1900. 
In-8,  pp.  119. 

La  Grammaire  d^Homère,  précédée 
d'une  étude  générale  sur  la  langue  et 
sur  le  style  d'Homère ,  comprend 
deux  parties  savantes  et  complètes  : 
1)  Métrique  et  prosodie.  Phonologie 
et  morphologie  (p.  14  à  p.  76).  2)  Syn- 
taxe (p.  76  à  p.  117). —  Les  passages 
les  plus  remarquables  nous  ont  sem- 
blé, dans  la  première  partie,  les  re- 
marques sur  les  modifications  de  sens 
que  font  subir  souvent  aux  mots  trou- 
vé» dans  Homère  les  écrivains  atti- 
ques qui  les  emploient  après  lui  (p.  12, 
etc.),  et  surtout  le  savant  traité  du 


Digamma{^.2%e\.passim),s\xT\er6\e 
el  l'importance  de  cette  lettre  qui  a 
fait  partie  certainement  de  l'alphabet 
d'Homère  et  qui  a  laissé  trace,  non 
seulement  dans  la  diérèse,  oi'ç,  Tiaïç, 
originairement  ôFiç,  TraFiç,  ovis,  puer 
etc.,  dans  la  formation  d'un  grand 
nombre  de  mots,  mais  jusque  dans 
les  absences  d'élision  si  fréquentes 
dans  Homère  apa  6,  airb  eo,  etc.  (cf. 
§13). 

Dans  la  Morphologie,  il  faut  recom- 
mander spécialement,  outre  les  cha- 
pitres sur  l'augment  et  le  redou- 
blement homériques,  le  chapitre  ix 
(p.  70)  sur  les  verbes  en  (jli.  —  Outre 
l'aoriste  1  et  l'aoriste  2,  outre  le 
parfait  1  et  le  parfait  2,  l'auteur  ad- 
met l'aoriste  3  et  le  parfait  3,  pour 
désigner  l'aoriste  et  le  parfait  sans 
nul  suffixe  temporel,  dans  lesquels 
les  désinences  se  joignent  immédiate- 
ment au  radical  du  verbe.  Les  formes 
XufXTiv,  XuTO,  où  manque  o  suffixe  de 
l'aoriste  2,  peêaioç,  où  manque  le 
suffixe  a  du  parfait  2,  sont  pour  lui 
des  aoristes  3  et  des  parfaits  3.  Cette 
dénomination  n'est  pas  adoptée  en 
France  et  n'a  pas  lieu  de  faire  loi. — 
La  Syntaxe  comprend  dix  chapitres 
et  n'omet  l'explication  d'aucune  des 
difficultés,  d'aucun  des  détails  de  la 
langue  homérique.  Les  observations 
en  petits  caractères  qui  font  suite  aux 
chapitres  offrent  aux  amateurs  une 
mine  précieuse  par  les  citations  bien 
choisies  tirées  de  l'Odyssée  autant 
que  de  l'Iliade. 

A  qui  étudiera  et  s'assimilera  ce 
nouveau  livre  de  D.  Garino  la  langue 
d'Homère  apparaîtra  vite  dans  son 
unité  et  dans  la  régularité  de  ses 
formes.  Quoique  destiné  surtout  aux 
élèves,  il  sera  pour  tous  les  profes- 
seurs un  manuel  hautement  apprécié 
déjà  en  France  comme  en  Italie. 

Joseph  Le  Génissel.   S.  J. 


ROMANS 

Jacques  Nourouze. 
d'un  drame.  A.  Colin. 


Autour 


REVUE  DES  LIVRES 


855 


Il  est  entendu  que  les  romans  sont 
comme  le  gibier,  qui  ne  vaut  rien  à 
moins  d'être  un  peu  gâté.  En  voici 
toutefois  quelques-uns,  pas  assez 
mauvais  pour  que  les  amateurs  les 
trouvent  bons.  Du  moins,  il  ne  fe- 
ront de  mal  à  personne. 

Nous  sommes  en  pleine  éclosion 
de  romantisme,  vers  1827.  Un  fils  de 
famille  s'essaie  à  construire  un 
drame  selon  la  formule  nouvelle  : 
il  échoue  et  passe  à  la  droguerie. 
Autour  de  ce  drame  le  conteur  fait 
évoluer  toute  la  République  des  let- 
tres de  ce  temps.  Une  leçon  d'his- 
toire littéraire  qui  en  vaut  bien  une 
autre, 

Mary  Floran.  —  Maman  Cen- 
drillon.  Abbeville,  Paillart. 

Maman  Cendrillon  est  une  sœur 
de  la  Cousine  Pot-au-Feu  de  M.  de 
Tinseau,  une  femme  simple  et  sé- 
rieuse qui,  la  mauvaise  fortune  aidant, 
finit  par  rendre  raisonnables  les  pa- 
pillons élégants,  étourdis  et  déplai- 
sants qui  voltigeaient  dans  sa  maison. 

Henri  Doris.  — Trait  d'union. 
Paris,  Pion. 

Henri  Doris,  un  nom  de  guerre, 
bien  sûr,  nous  donne  dans  un  style 
très  soigné  une  étude  d'âme  très 
fouillée  et  très  attachante.  Certes,  ce 
livre  n'est  pas  à  mettre  dans  la  bi- 
bliothèque des  pensionnats  de  jeunes 
filles  ;  mais  combien  de  beaux  et  bons 
livres  n'y  doivent  pas  trouver  place  ! 
Non  potestis  portare  modo.  Le  ciel 
et  la  terre  n'offrent  pas  de  spectacle 
plus  digne  d'admiration  que  ces  dra- 
mes intimes,  silencieux,  ignorés  où 
l'on  immole  son  cœur  au  devoir.  Ce 
sont  là  les  grands  combats.  Dickens 
y  a  trouvé  le  sujet  d'un  de  ses  plus 
charmants  Contes  de  Noël,  la  Ba- 
taille de  la  Vie.  C'est  tout  le  con- 
traire de  l'égoïste  et  horrible  lutte 
pour  la  vie.  Le  Trait  d'union  vous 
laisse  l'austère  parfum  du  sacrififte; 
cela  vous  change  un  peu  du  banal 
bouquet  d'oranger  qu'il  est  de  règle 


de  faire  épanouir  au  dernier  chapitre 
des  romans.  On  regrette  seulement 
que  l'armée  y  soit  assez  malmenée;  il 
y  a  mieux  à  faire  par  ce  tempe  d'anti- 
militarisme  antifrançais. 

C.  DE  Lamiraudie.  —  Une  part 
de  bonheur.  Abbeville,  Paillart. 

Même  inspiration  dans  Une  part 
de  bonheur.  C'est  Thomme  qui  tient 
ici  le  rôle  dévolu  à  la  femme  dans 
Trait  d'union.  Il  est  bon  qu'il  ne  lui 
laisse  pas  le  monopole  de  la  généro- 
sité. Roman  dénué  d'invention,  mais 
qui  rachète  cette  pauvreté  par  de 
jolies  descriptions  de  la  côte  d'azur 
et  une  langue  tout  à  la  fois  sobre, 
ferme  et  élégante. 

Maurice  Le  Beaumont.  —  La 
Pupille  du  Doyen.  Abbeville, 
Paillart. 

Ni  l'or,  ni  l'épaulette  ne  font  les 
mariages  heureux.  C'est,  je  crois,  ce 
que  Maurice  Le  Beaumont  veut  dé- 
montrer en  contant  l'histoire  d'une 
petite  pauvresse,  devenue  subitement 
une  demoiselle  riche,  pimpante  et 
malheureuse,  mais  qui  redevient  pau- 
vre et  heureuse  avec  le  berger  de  son 
cœur.         Joseph  Burnichon,  S.  J. 

Marquise  de  Brunoy.  —  Belle- 
rive.  Paillard,  Abbeville.  In-8, 
pp.  158.  —  Lucien  Donel.  —  Le 
Chardon  bleu.  Maison  de  la  Bonne 
Presse,  pp.  258. 

Je  rapproche  ces  deux  romans  qui 
nous  sont  arrivés  trop  tard  pour  être 
célébrés  avec  les  livres  d'étrennes. 
Tous  deux  sont  d'une  très  aimable 
lecture,  et  tous  deux  profondément 
chrétiens.  Il  y  a  plus  d'aventures 
dans  Bellerive^  plus  d'analyse  dans 
le  Chardon  bleu,  plus  de  mélancolie 
chez  M.  DoNSL,  plus  de  fantaisie  lé- 
gère, vive  joyeuse  chez  Mme  de 
Brunoy.  Lisez  d'abord  Thistoire  de 
ce  jeune  flamand  qui  commença  par 
vendre  dans  les  rues  de  Paris  des 
bottes   de    chardon   bleu  —  oh  !    la 


856  REVUE  DES  LIVRES 


jolie  couverture  de  Mucha,  —  et  qui 
finit,  moine,  par  couvrir  de  fresques 
les  murailles  de  son  couvent;  —  puis, 
hâtez-vous  d'en  venir  à  ces  fantasti- 


ques aventures  d'enfants  que  l'auteur 
de  Bellerive  conte  si  bien. 

Henri  Bremond,   S.  J. 


Les  Études  ont  encore  reçu  les  ouvrages  et  opuscules  suivants  : 

Actes  du  Saint-Siège.  —  Leonis  PP.  XIII  aUocutiones,  epistolss,  constitu- 
tiones,  aliaque  acta  praecipua.  Volume  VI  (1894-97).  Paris,  Deselée,  1900. 
In-8,  pp.  380.  Prix  :  édition  ordinaire,  2  fr.  50;  édition  sur  papier  W^hat- 
mann,  6  francs. 

Annuaire  pontifical  catholique,  par  Mgr  Battandier  (4«  année).  Paris, 
Maison  de  la  Bonne  Presse,  1901.  In-12,  pp.  657. 

Apologétique.  —  Beauté  du  Christianisme,  ou  de  l'Œuvre  de  Dieu  dans 
l'humanité  (fresques  et  tableaux  poétiques),  par  L.  Degron.  Paris,  Retaux, 
1900.  In-18,  pp.  352.  Prix  :  3  francs. 

—  Défi  {Un)  à  l'Incrédulité.  Les  sciences  en  face  de  l'athéisme.  Dieu  et 
ses  conséquences  logiques,  par  L.  Quoidbach.  Bruxelles,  O.  Schepens,  1901. 
In-12,  pp.  102. 

Ascétisme.  —  Méditations  selon  l'esprit  de  l'Eglise  pour  toute  l'année 
liturgique,  à  l'usage  des  communautés  et  des  fidèles,  par  R,  Décrouïlle,  cha- 
noine honoraire  d'Arras.  Paris,  Haton,  1900.  2  vol.  in-16,  pp.  662-626. 

—  Mois  de  Marie  ou  méditations  sur  les  fêtes  de  la  Vierge,  par  l'abbé 
F.  Allemand.  Valence,  Imprimerie  valentinoise,  1901.  In-16,  pp.  136. 

Bulletins  et  Revues.  —  Bulletin  des  Congrégations  (6*  année,  1901). 
Fondé  pour  contribuera  la  défense  juridique  des  Congrégations  religieuses, 
il  met  au  courant  de  tout  ce  qui  est  indispensable  de  connaître  en  matière 
de  droit,  dans  les  difficultés  si  grandes  que  la  persécution  suscite  de  nos 
jours;  il  s'applique  à  faire  ressortir  tout  ce  qui  concerne  la  vie  religieuse, 
son  excellence,  ses  avantages  et  s'attache  à  faire  connaître  les  œuvres  des 
Instituts  religieux.  Paris,  Maison  de  la  Bonne  Presse.  Hebdomadaire.  Un  an  : 
6  francs;  un  numéro  :  15  centimes. 

—  Etudes  pour  jeunes  filles.  Revue  mensuelle  (3*  année).  Tome  II,  1*'  jan- 
vier 1901.  Fascicule  XI.  pp.  80.  Prix  :  1  fr.  25  (théâtre,  musique,  philoso- 
phie, histoire  et  littérature).  Abonnement  :  un  an,  France.  12  francs;  Union 
postale,  15  francs.  Paris,  X.  Rondelet. 

—  Bévue  des  Travailleurs.  (Revue  populaire  d'économie  sociale  illustrée.) 
2«  année,  1*' janvier  1901,  numéro  16.  Paris,  X.  Rondelet.  Abonnement  :  Un 
an,  2  fr.  50;  un  numéro,  20  centimes. 

Correspondance. —  Correspondance  d'écolâtres  du  XI^ siècle  (Une),  publiée 
par  M.  Paul  Tannery  et  l'abbé  Clerval.  Tiré  des  notices  et  extraits  des  ma- 
nuscrits de  la  Bibliothèque  nationale  et  autres  bibliothèques,  tome  XXXVI. 
Paris,  C.  Klincksieck,  1900.  In-4,  pp.  61.  Prix  :  2  fr.  60. 

Dictionnaire.  —  Nouveau  Dictionnaire  général  des  Sciences  et  de  leurs 
applications,  paçMM.  Ed.  Perrikr,  P.  Poiré,  R.  Perrier  et  A.  Joannis.  Pa- 
ris, Ch.  Delagrave,  1900.  2  in-4,  pp.  3000,  4000  gravures,  paraissant  en  48 
livraisons,  une  par  quinzaine.  Prix  :  1  franc.  Prix  de  souscription  à  l'ou- 
vrage complet  :  40  francs,  payables  en  trois  termes.  —  Fascicules  parus  : 
I,   Aachénien  —   Acrostichum;  II,  Acrylique  —  Alcool;  III,   Alcoolates  — 


REVUE  DES  LIVRES  857 

Ancoline;  IV,  Anconé  — Argenture;  V,  Arghel —  Azote;  VI,  Azote  —  Bière; 
VII,  Bière  —  Boyauderie;  VIII,  Boyauderie  —  Calorimétrie  ;  IX,  Calorimé- 
trie  —  Cathétomètre  ;  X,  Catliioiis  —  Chaudronnerie;  —  XI,  Chaudronnerie 
—  Chou;  XII,  Chou  —  Comble;  XIII,  Comble  — Couleuvre;  XIV,  Couleu- 
vre —  Cusconine;  XV,  Cuscute  —  Diatomacées  ;  XVI,  Diazines  —  Eau. 

Ecriture  sainte.  —  Biblia  Sacra  Vulgatx  editionis...  Die  H.  Schrift  des 
alten  und  Neuen  Testamentes.  An  Stelle  des  Alliolischen  Bibelwerkes 
hcrausgegeben  von  Augustin  Arndt,  S.  J.  IIP*'' Band.  Ratisbonne,  Pustet, 
1901.  Grand  in-8,  pp.  1019.  (Voir  Études,  20  décembre  1899,  tome  81, 
p.  828.) 

Église.  —  Église  [L")  grecque- orthodoxe  et  V Union,  par  le  R.  P.  Fr. 
TouRNEBizB,  S.  J.  (128®  et  129*  brochure  de  la  collection  Science  et  Religion.) 
Paris,  Bloud  et  Barrai,  1900.  2  vol.  in-12.  Prix  :  60  centimes,  chaque  partie. 

Esthétique.  —  Vie  esthétique  {La),  par  l'abbé  Broussolle.  Paris,  Perriu. 
Un  vol.  in-12. 

—  Ai't  et  le  réel  (Z')  par  J.  Pérès,  Paris,  Alcan.  Un  vol.  in-8. 

Exégèse. —  Passion  [La]  de  Notre  Seigneur  Jésus-Christ  et  la  Compassion 
de  la  très  sainte  Vierge  Marie.  Exégèse  et  Ascétisme.  Choix  de  commentaires, 
par  le  P.  P.-J.  de  Bussy,  S.  J.  Paris,  Lethielleux,  1900.  In-8,  pp.  551.  Ou- 
vrage très  recommandé  pour  le  temps  présent. 

Féminisme.  —  Femme  (La)  dans  r  Administration ,  par  Mme  Camille 
Router,  avec  préface  de  Ed.  Drumont;  faisant  partie  de  la  nouvelle  collec- 
tion illustrée  les  Chemins  de  la  vie.  Tours,  A.  Mame,  1900.  Gr.  in-8,  pp.  190. 

Géologie.  —  Causa  del  Diluvio  {La),  E.  Basta.  Pistoia,  lito-tîpografia  di 
G.  Flori,  1900.  In-12,  pp.  43. 

Hagiographie.  — Bienheureux  Augustin  Schœffier  {Le),  par  l'abbé  E.  Man- 
GENOT.  Nancy,  A.  Crépin-Leblond,  1900.  In-8,  pp.  105. 

—  Saint  François  de  Sales  et  les  Epistres  spirituelles,  par  l'abbé  Jules 
Chovin.  Paris  ;  Arras,  Sueur-Charruey,  1900.  Brochure  in-8,  pp.  50. 

—  Saint  Joseph  et  son  culte  dans  l'ordre  du  Carmel,  par  le  R.  P.  A. -M. 
du  Saint-Sauveur,  O.  C.  D.  Paris,  Bloud  et  Barrai,  1900.  In-18,  pp.  203. 

Index.  —  De  Prohibitione  et  Censura  Librorum  constit.  «  Officiorum  ac 
Munerum  »  SS.  Leonis  PP.  XIII  et  dissertatio  canonico-moralis.  A.  Ver- 
MEERscH,  S.  J.  Tertia  editio.  Paris,  Desclée,  1901.  In-8,  pp.  135-10.  Prix  : 
1  fr.  50. 

Industrie  et  Commerce.  — Industrie  {L')  et  le  Commerce  de  l'Espagne,  par 
G.  Routier.  3»  édition.  Paris,  Le  Soudier,  1901.  In-8,  pp.  180,  avec  8  ta- 
bleaux statistiques  hors  texte. 

Paléographie.  —  Étude  critique  de  quelques  documents  angevins  de  l'époque 
carolingienne.  I.  Diplômes  de  Charlemagne  et  privilège  de  Charles  le  Chauve 
en  faveur  de  Saint-Aubin  d'Angers.  II.  Diplômes  faiv^  de  l'abbaye  de  Saint- 
Florent,  par  M.  A.  Giry.  (Extrait  des  Mémoires  de  l'Académie  des  inscrip- 
tions et  belles-lettres,  t.  XXXVI,  2«  partie.)  Paris,  C.  Klincksieck,  1900.  In-4, 
pp.  72.  Prix  :  3  fr.  50. 

Pèlerinages.  —  Histoire  de  Notre-Dame  de  Bon-Secours,  à  Montréal,  par 
l'abbé  J.-M.  Léleu  (1"  série).  Montréal,  Cadieux  et  Derome,  1900.  In-12, 
pp.  155. 


858  REVUE  DES  LIVRES 

—  Notre-Dame  de  Bon-Vouloir,  en  Havré-lez-Mons,  par  le  R.  P.  Alf, 
L'Hoir,  S.  J.  Mons,  Dequesne-Masquillier  et  fils,  1900.  In-12,  pp.  xiv-90. 

—  Vierge  [La]  de  l'Oranie  au  XIX^  siècle.  Histoire  du  pèlerinage  de 
Notre-Dame  du  Salut,  à  Santa-Cruz,  par  M.  le  chanoine  Mathieu,  Oran, 
D.  Heintz,  1900.  In-8,  pp.  ix-130. 

Photographie.  —  Agenda  du  photographe  et  de  l'amateur,  pour  1901. 
Paris,  Ch.  Mendel.  Un  volume  grand  format,  pp.  250.  Prix  :  1  franc. 

Polémique.  —  Proscrits  (Les)  !  Cette  brochure  illustrée,  de  pp.  32,  est  un 
résumé  du  livre  :  les  Méconnus.^  par  le  P.  A.  Bélanger,  S.  J.  Abbeville, 
Paillart.  Paris,  Amat,  1901. 

Psautier.  —  Psalteria  Rhythmica.  —  Gereinte  Psalterien  des  Mittelalters. 
Erste  Folge.  Ans  Handschriften  und  Wiegendrucken  herausgegeben,  von 
Guido  Maria  Dreves,  S.  J.  (Blume  und  Dreves,  Analccta  Hymnica  Medii 
œvi,  XXXV-XXXVL  )  Leipzig,  O.  R.  Reisland,  1900-1901.  2  broch.  in-8. 

Questions  africaines.  —  Europa  [L')  in  Africa  ossia  il  present-e  progresso 
Africano.  Alcuni  appunti  del  P.  G.-B,  Perciballi,  S.  J.  Siena,  S.  Bernar- 
dino,  1900.  In-8,  pp.  208. 

Questions  sociales.  —  Manuel  de  l'Ouvrier,  par  l'abbé  Dacquin.  curé  de 
Bourlon.  (18®  broch.  de  la  série  à  1  fr,  des  Publications  sociales.)  Paris, 
X.  Rondelet,  1900.  In  12,  pp.  87. 

Romans,  —  Gens  qui  pleurent  et  gens  qui  rient,  par  Le  Parisien.  Paris, 
Maison  de  la  Bonne  Presse,  1901. 

—  Kerdélec  doit...  Kerdélec  veut,  par  Mathilde  Aigueperse.  Paris,  H.  Gau- 
tier, 1901.  In-18  Jésus  (de  la  collection  Bibliothèque  de  ma  fille).[  Prix  : 
broché,  3  francs. 

Théâtre.  —  Tsarévitch  [Le)  Alexis,  par  le  général  Muzac.  Drame  en  cinq 
actes,  en  vers.  Paris,   Plon-Nourrit  et  C»,  1901.  In-16,  pp.  102,  Prix  :  3  fr. 

Théologie.  —  Dictionnaire  de  théologie  catholique  contenant  l'exposé  des 
doctrines  de  la  théologie  catholique,  leurs  preuves  et  leur  histoire,  publié 
sous  la  direction  de  M.  l'abbé  Vacant.  Paris,  Letouzey,  1900.  In-4.  Fasci- 
cules parus  :  I  à  IV.  Prix  :  5  francs  chaque.  (Voir  Études j  5  juin  1900, 
tome  83,  p.  691.) 

—  Morali  [De)  Responsahilitate ,  auctore  J.-J.  d'Oliveira  Guimaraes. 
Conimbrigae,  typis  academiciç,  1901.  In -8,  pp.  136. 

—  Thèses  ex  Universa  Theologia  decerptae  quas  pro  laurea  doctorali 
obtinenda  in  Universitate  Conimbrighensi  propugnabat  J.-J.  d'Oliveira  Gui- 
maraes. Conimbrigae,  typis  academicis,  1901.  In-8,  pp.  24, 

Théologie  morale.  —  De  conjugio  clandestine  inito  in  loco  exempto  a 
peregrinis  qui  in  patria  decreto  Tridentino  subjiciuntur.  Brevis  disquisitio 
auctore  G.  Arendt,  e  S.  J.  Romae,  1900.  Apud  analectorum  Editorem. 

—  De  Reticentia  Voluntaria  Peccatorum  in  Confessione  quod  conscripsit 
Ed.  Brahm,  missionarius  C.  SS.  R.  Bruxelles,  O,  Schepens,  1900.  In-12, 
pp.  104.  Prix  :  1  fr.  50. 

Voyages.  — Pays  [Au)  des  Castes.  Voyage  à  la  Côte  de  la  Pêcherie,  par 
le  R.  P.  S.  CouBÉ,  S.  J.  Nouvelle  édition^  avec  carte  de  la  mission  du  Ma- 
duré,  diocèse  de  Trichinopoly,  confiée  aux  Pères  Jésuites.  Paris,  Retaux, 
1901.  In-18,  pp.  275.  Prix  :  3  fr.  50. 


ÉVÉNEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 


Février  24.  —  Dans  la  Charente,  M.  Lacombe,  républicain  minis- 
tériel, est  élu  sénateur,  en  remplacement  de  M.  Brothier,  décédé. 

25.  —  A  Paris,  au  Palais-Bourbon,  reprise  de  la  discussion  du 
projet  de  loi  sur  les  associations, 

—  A  Friedrichshof,  en  Allemagne,  arrivée  d'Edouard  VII,  roi  d'An- 
gleterre, pour  visiter  l'impératrice  Frédéric,  sa  sœur,  malade. 

—  A  Madrid,  démission  du  ministère  Azcârraga. 

26.  —  A  Paris,  la  Chambre  des  députés  discute  l'article  11  de  la  loi 
sur  les  associations.  Une  allusion  à  l'assassinat  de  Louis  XVI,  faite  à 
la  tribune  par  M.  Amédée  Reille,  déchaîne  sur  les  bancs  de  l'extrême 
gauche,  une  tempête  de  vociférations. 

—  En  Roumanie  et  en  Bulgarie,  crise  ministérielle. 

27.  —  A  Oporto,  en  Portugal,  désordres  dans  la  rue  et  violences 
contre  les  établissements  religieux. 

28.  —  A  Paris,  un  décret  du  ministère  de  la  Guerre  supprime  les 
inspections  annuelles. 

—  A  Périgueux,  Mgr  Dabert,  évêque  de  Périgueux  et  de  Sarlat, 
doyen  des  évêques  de  France,  meurt  à  l'âge  de  quatre-vingt-dix  ans. 
Né  à  Henrichemont,  au  diocèse  de  Bourges,  professeur  de  théologie 
au  grand  séminaire  de  Viviers,  puis  vicaire  général  de  ce  diocèse,  il 
fut  préconisé  le  28  octobre  1863.  S.  S.  Léon  XIII  lui  conféra  le  pal- 
lium  en  1894. 

—  A  Saint-Pétersbourg,  M.  Bogoliepeff,  ministre  de  l'Instruction 
publique,  est  blessé  d'un  coup  de  revolver,  tiré  à  bout  portant  par  un 
anarchiste. 

—  En  Roumanie,  formation  du  cabinet  Stourdza.  Dissolution  des 
Chambres. 

Mars  i".  —  A  Paris,  au  Palais-Bourbon,  interpellation  de  M.  Zévaès, 
député  de  Grenoble,  sur  l'ingérence  cléricale  dans  les  élections. 

—  A  Marseille,  grève  générale  des  ouvriers  du  port. 

2.  —  A  Rome,  S.  S.  Léon  XIII  reçoit  les  cardinaux  à  l'occasion  de 
l'anniversaire  de  sa  naissance  et  saisit  cette  occasion  pour  revendiquer 
une  fois  de  plus  les  droits  imprescriptibles  de  l'Eglise. 

—  A  Ottawa,  la  Chambre  des  députés  réprouve,  par  125  voix 
contre  19,  la  formule  du  serment  prêté  par  Edouard  VII,  formule 
offensante  pour  la  religion  catholique. 

3.  —  A  Gien,  M.  Guingamp,  radical,  est  élu  député  en  remplace- 
ment de  M.  Alasseur,  progressiste,  élu  sénateur. 


860  EVENEMENTS  DE  LA  QUINZAINE 

—  A  Marseille,  graves  désordres  occasionnés  par  la  grève  des  dé- 
bardeurs. 

—  En  Bulgarie,  formation  du  cabinet  Karavelow. 

4.  —  A  Paris,  la  Chambre  des  députés  vote  la  déchéance  de 
MM.  Déroulède  et  Marcel  Habert. 

5.  —  En  Angleterre,  à  la  Chambre  des  communes,  seize  députés 
irlandais  sont  expulsés  manu  militari. 

—  A  Vienne,  au  Reichsrath,  scène  tumultueuse  entre  tchèques  et 
pangermanistes.  Un  député  tchèque  arrache  et  lacère  les  papiers  que 
le  président  tient  en  main. 

—  A  Madrid,  constitution  du  cabinet  Sagasta. 

6.  A  Brème,  un  ouvrier,  nommé  Weiland,  blesse  à  la  joue  l'empe- 
reur Guillaume  II,  en  lui  lançant  un  morceau  de  fer. 

7.  —  A  Paris,  au  Palais-Bourbon,  discussion  de  l'article  12  de  la  loi 
sur  les  associations. 

8.  —  A  Paris,  à  l'hôtel  de  ville,  M.  Dausset,  nationaliste,  ancien 
secrétaire  de  la  Patrie  française^  est  élu  président  du  Conseil  muni- 
cipal, à  8  voix  de  majorité. 

9.  —  Mort  de  M.  de  Lareinty,  sénateur  de  la  Loire-Inférieure. 

—  En  France,  les  grèves  s'étendent  rapidement.  A  Chalon-sur- 
Saône  et  à  Montceau-les-Mines,  l'agitation  n'est  pas  encore  apaisée. 
A  Marseille,  la  situation  s'aggrave  :  non  seulement  les  navires  ne  peu- 
vent débarquer  leurs  marchandises  ou  prendre  leur  chargement;  mais 
un  grand  nombre  d'usines  se  voient  obligées  de  fermer  leurs  portes  ou 
de  diminuer  leur  production,  faute  de  pouvoir  l'écouler. 

Le  mouvement  gréviste  a  gagné  l'Océan  et  la  Manche,  après  s'être 
étendu  à  divers  autres  ports  de  la  Méditerranée. 

—  En  Chine,  des  complications  diplomatiques  sont  à  craindre  . 
L'Angleterre,  l'Allemagne  et  le  Japon  se  montrent  très  hostiles  à 
l'occupation  de  la  Mandchourie  par  les  Russes. 

—  Dans  l'Afrique  australe,  De  Wet  a  repassé  l'Orange  sans  être 
inquiété. 

Quelques  succès  partiels  démontrent  que  les  Boers  ne  sont  pas  aussi 
abattus  que  le  prétendaient  les  journaux  britanniques. 

Paris,  le  11  mars  1901 . 


Le  Secrétaire  de  la  Rédaction  : 

Edouard    GAPELLE,    S.  J 

Le  Gérant:  Victor   RE  TAUX. 


TABLE    DES    MATIÈRES 


DU  TOME  86 


ARTICLES    DE   FOND 


Le  Siècle  naissant  inauguré  par 
J-C.  Ode  de  S.  S.  Léon  XIII,  Tra- 
duction du  P.  V.  Delaporte.      I 
Un  siècle, parle  P.  J.  FoRBEs     5 
L'Enseignement    classique    en 
Allemagne,  son  rôle  pédagogique, 
par  le  P.  P.  Bernard.  .  ,   .  .     29 
Autour  de  Bossuet. —  Le  Quié- 
tisme    en  Bourgogne   et  à  Paris, 

par  le  P.  H.  Chérot 45 

Encore  la  question  du  salaire, 

par  le  P.  P.  Fristoï 66 

Revue   littéraire,  par  le   P.  H. 

Bremond 84 

Bulletin   d'ancienne  littérature 

chrér%  par  le  P.  J .  Brucker     103 

Constitution  apostolique  de  S. 

S.  LÉON  XIII  sur  les  congrégations 

à  vœux  simples 122 

Lettre  de  N.  S.  P.  le  Pape  Léon 

XIII  au  cardinal  Richard.   .     145 

A  propos  des  lois  d'association. 

—  Le  Religieux-prêtre,  par  le  P. 

H.  Prélot 154 

L'Église     et    l'Exposition.    — 
Œuvres    charitables    et  sociales, 

par  le  P.  P.  Dudon 172 

Autour  de  Bossuet. —  Le  Quié- 
tisme  en  Bourgogne  et  à  Paris, 
par  le  P.  H.  Chérot.  ...  201 
La  Congrégation  non  autorisée 
duG"iOrient,parleP.E.ABT.  225 
Le  Siècle  du  miracle.  —  Les 
grandes   guérisons   de   Lourdes, 

par  le  P.  H.  Martin 243 

Origines  de  l'art    grec,  par  le 

P.  J.  Brucker 251 

Lettre  de  Mgr  de  Carrières,  au 
R.  P.  Directeur  des  Études.    288< 


Les  Mésaventures  du  Merveil- 
leux, par  le  P.  L.  Roure.  .     289 

Un  Conseiller  janséniste  du  mi- 
nistère, par  le  P.  P.  Dudon.     315 

A  propos  des  lois  d'association. 
—  Le  Religieux-prêtre,  par  le 
P.  H.  Prélot 338 

La  Congrégation  non  autorisée 
duG<iOrient,parleP.E.ABT.    357 

L'  «  Iliade  »  de  la  France  au 
XIX*  siècle,  par  le  P.  V.  Dela- 
porte      373 

Un  coin  de  la  politique  chi- 
noise, du  15  août  au  15  novembre 
1900,  par  le  P.  J.  Tobar.  .     388 

Lettre  encyclique  sur  la  démo- 
cratie chrétienne,  par  S.  S.  Léon 
XIII 433 

Nos  députés  à  Técole  de  saint 

Louis,  par  le  P.  H.  Chérot.     458 

""ttJTs  Historiens  inspirés  et  leurs 

sources,  par  le  P.  F.  Prat.     474 

L'enseignement  secondaire  en 
Allemagne,  son  rôle  pédagogique, 
par  le  P.  P.  Bernard.   .   .   .     501 

Les  colonies  françaises  et  la  co- 
lonisation par  les  Français,  par 
le  P.  J.  Forbes 525 

Une  victime  des  Journées  de 
septembre,  par  le  P.  H.  Fouque- 
RAY 536 

Notes  et  documents  pour  servir 
à  la  défense  des  Congrégations, 
par  le  P.  E.  Capelle.  ...  552 
Nos  Congrégations  enseignan- 
tes en  Syrie,  par  le  P.  H.  Pré- 
lot       577 

Un  poète  philosophe.  — Vigny, 
par  le  P.  G.  Longhaye.  .  .     603 


TABLE  DES  MATIERES 


Le  Concordat  et  les  Congréga- 
tions, par  le  P.  P.  Dudon  .     623 

Gharlemagne  au  Palais-Bour- 
bon, par  le  P.  E.  Capelle  .     615 

En  Chine.  —  Une  armée  chré- 
tienne improvisée.  —  Défense  de 
Wei-tsuen,  par  le  P.  A.Wetter- 
WALD 663 

Notes  et  documents  pour  servir 
à  la  défense  des  Congrégations, 
par  le  P.  E.  Capelle.  ...     694 

L'Espagne  de  l'ancien  régime, 
par  le  P.  J.  Dorceau.  .  .   .     700 

Donald,  d'après  sa  correspon- 
dance inédite,  par  lé  P.  H.  Ghé- 

ROT 721 

Revue  des  livres 

Événements  de  la  quinzaine.  .  . 


L'alcoolisme  devant  la  Cham- 
bre, par  le  P.  H.  Martin.   .     741 

Consultation  sur  les  biens  des 
Congrégations,  par  le  P.  H-  Pré- 
lot 762 

Le  prétendu  décret  d'Innocent 
XI,  contre  le  probabilisme,  par  le 
P.  J.  Brucker 778 

Bulletin  philosophique  pour 
1900,  par  le  P.  L.  Roure.  .     801 

N.-D.  de  Lourdes,  par  le  P.  L. 
Cros 821 

Notes  et  documents  pour  servir 

à  la  défense  des   Congrégations, 

par  le  P.  E.  Capelle.   .   .   .     833 

.  129,  256,  406,  558,  705,     834 

.  143,  286,  430,  574,  719,     859 


REVUE  DES  LIVRES 

G,  Lenotre,  Paris  révolutionnaire.  Vieilles  maisons. Vieux  papiers,  p.  129. 

D'  Frestier,  Un  crime  antisocial.  —  Cahu  et  Leloir,  Richelieu,  p.  131. 

P.  d'Ivoi,  Le  docteur  Mystère.  —  L*  Hourst,  Notre  marine  de  guerre, 

p.  132.  E.   FouRREY,  Récréations  arithmétiques,  p.  134.  E.   Caus- 

TiER,  L'Homme  et  les  animaux.  —  L.    Rousselet,  L'Exposition  Universelle 

de  1900.  —  A.  GuÉNiN,  La  Nouvelle-France,  p.  135. G.  Toudouze,  Mystère 

de  la   Chauve-souris  (1804).  — J.-B.   Jeanroy,  Un  phénomène,  p.  136.  

Mme  Ch.  Chabrier-Rieder,  Toute  seule.  —  Incroyables  aventures  de  Louis 

DE  RouGEMONT,  p.  137.  A.  Launay,  Lcs  B'^  de  la  Société  des  Missions 

étrangères  et  leurs   compagnons.   —  La   Salle  des  Martyrs  du  Séminaire.  — 
S.  Perron,  Vie  du  T.  R.  P.  M.-J.  Coudrin,  fondateur  de  la  Congrégation  des 

Sacrés-Cœurs  de  Jésus  et  de  Marie  (Picpus),  p.  138.  Abbé  Marandat, 

LaR**M«  Thérèse-Madeleine  du  Calvaire. —  M.  Sepet,  Voyages  de   corps  et 

d'esprit,  p.  139.  M*»  de  Belleval,   Lourdes  et  le  Midi  de  la  France.  — 

E.  Beurlier,  Abrégé  de  l'Histoire  de  l'Église.  —  Un  Prêtre  de  Paris,  Ap- 
paritions et  guérisons   de  Lourdes.  —  Adresse    des  nonagénaires  à  S.   S. 

Léon  XIII,  p.  140.  Litanies  de  la  sainte  Vierge.  —  B.  Varnier,    Petit 

Traité  de   prononciation.  —  Ouvrages  et  Opuscules  divers,  p.  141. 

Abbé  Chollet,  Psychologie  des  élus,  p.  256.  A.  Justice,  A  propos  de 

rinfaillibilité  du  Pape.  Le  Syllabus ,  le  pouvoir  des  rois,  le  concile  de  Con- 
stance, p.  257.  Abbé  Rebord,  Le  Divin  Voyageur,  p.  258.  P.  Cha- 

BiN,  S.  J.,  Vrais  Principes  du  Droit  naturel,  politique  et  social,  p.  259.  

J.  MuNiER-JoLAiN,  Plaidoirie  dans  la  langue  française,  p.  260. V^' de  Caix 

et  A.  Lacroix,  Histoire  illustrée  de  la  France,  depuis  les  origines  jusqu'à  la 

fin  du  xix«  siècle,  p.  262.  E.  Lavissk  et  A.  Rambaud,  Histoire  générale 

du  iv^  siècle  à  nos  jours,  t.  XII,  p.  263.  J.  Vaesen  et  E.  Charavay,  Let- 
tres de  Louis  XI,  p.  264.  P.  Pélicier,  Lettres  de  Charles  VIII,  p.  265. 

H.  Gauthier- ViLLARS,  Le  Mariage  de  Louis  XV,  d'après  des  documents 

nouveaux  et  une  correspondance  inédite  de  Stanislas  Leczinski,  p.  266. 


TABLE  DES  MATIERES  863 

M.  DE  Marcère,  Le  Seize-Mai  et  la  fin  du  septennat,  p.  267.  Léolzon  le 

Duc,  La  Demi-République,  p.  268.  *  C"  R.  dk  Voyer  d'Argenson,  An- 
nales de  la  C'®  du  S^-Sacremeut,  p.  269. J.-H.  Lkrot,  S.  J.,  En  Chine,  au 

Tché-ly  sud-est.  Une  mission  d'après  les  missionnaires,  p.  270.  J.  de  La 

Servièke,  s.  j.,  Un  professeur  d'ancien  Régime.  Le  P.  Ch.  Porée,  S.  J.  — 
De  Jacobo  I,  Angliœ  Rege,  super  potestate,  cum  regia,  tum  pontificia,  p.  271. 

A.  Neton,  Sieyès,  d'après  des  documents  inédits,  p.  277. C^']Fleury, 

Grandes  Dames  pendant  la  Révolution  et  l'Empire,  p.  280. S.  du  Lac,S.  J., 

Jésuites.  —  R.    Dussaud,    Histoire   et    Religion    des  Nosairis,  p.    281.  

L.  PouLiPï  et  E.  LouTiL,  T/Ame  :  Conférences  de  Saint-Roch,  —  M.  Marion, 
Histoire  de  l'Europe  et  de  la  France,  p.  282.  P.  Thirion,  Histoire  con- 
temporaine.—  Ouvrages  et  Opuscules  divers,  p.  283. 

Ch.  Lea,  L'Inquisition  au  moyen  âge,  p.  406.  G.  Ract,  Alcoolisme  et 

décadence,  p.  407. Ed.  Biré,  Mémoires  d'outre-tombe,  V,  VI. —  A.  Cha- 

RAUx,  Histoire  abrégée  de  la  littérature  française  depuis  ses  origines  jusqu'à 
nos  jovirs,  p.  408. A.Cahuzac,  Essai  sur  les  institutions  et  le  droit  mal- 
gaches, p.  409.  L.  Salembier,  G*^  Schisme  d'occident.  —  Mémoires  anec- 

doliques  du  G'^  de  Bonneval,  p.  410. J.  Paquier,  Jérôme  Aléandre,  p.  411. 

M''*  DE  Belleval,  Souvenirs  contemporains. —  M.  de  La  Sizeran>'e,  Im- 
pressions et   souvenirs  d'aveugle,   p.  412.  B.-L. -André  de  Castellane, 

p.  413.  P.   DE  Ségur,   Jeunesse  du   maréchal   de   Luxembourg,  p.  414. 

A,  Dufourcq,  Régime  jacobin  en  Italie.  —  F.  des  Robert,  Charles  IV  et 

Mazarin,  p.  415.  M^*  Costa  de  Beauregard,   Souvenirs  tirés  des  papiers 

du  C"*  Aug.  de  La  Ferronnays,  p.  416.  -' B""  de  Comeau,  Souvenirs  des 

guerres  d'Allemagne  pendant  la  Révolution  et  l'Empire,  p.  420.  R.  P. 

Ortolan,  Diplomate  et  soldat.  Mgr  Casanelli  d'istria,  p.  42Î. A.  Lebey, 

Essai  sur  Laurent  le  Magnifique.  —  L-  Guiraud,  Recherches  et  conclusions 

nouvelles  sur  le  prétendu -l'ôle  de  Jacques  Cœur,  p.  422.  S.  A.  Mgr  le 

C^"  d'Eu,  Promenade  autour  du  monde  en  148  jours,  p.  423.  C'^  Wise- 

MAN,  Méditations  sur  la  Passion  de  N.  S.  Jésus-Christ.  — J.-F.  Savaria,  Sca- 
pulaire  de  N.-D.  du  Mont-Carmel.  —  D.  Gervais,  Vie  de  la  T.  S.  Vierge. — 

P.  SuAu,  S.  J.,  Pages  amies.  Aux  collégiens  et  à  leurs  maîtres,  p.  424. 

A.  Roland,  De  la  Responsabilité  des  administrateurs  dans  les  sociétés  ano- 
nymes en  Belgique.  —  A.  Halot,  Situation  légale  des  étrangers  en  Belgique, 

p.  425.  Affaire  des  Augustins  de  l'Assomption.  —  Procès  des  Douze  en 

appel.  —  C.  Bernard,  Introduction  à  l'étude  de  la  médecine  expérimentale. — 

A.  Gentil,  Virgile  :  Géorgiques,  p.  426. I.-L.  Gondal,  S.  J.,  Parlonsainsi. 

De  la  voix  et  du  geste.  — L.  Leau,  Une  langue  universelle  est-elle  possible? 
p.  427.  Ouvrages  et  Opuscules  divers,  p.  428. 

Mgr  E.-L.  Fischer,  Triomphe  de  la  philosophie  chrétienne  sur  les  sys- 
tèmes antichrétiens  à  la  fin  du  xix«  siècle,  p.  558. D*"  Hoffding,  Psycho- 
logie fondée  sur  l'expérience,  p.  559.  T.  Ribot,  Essai  sur  l'Imagination 

créatrice,  p.  560. D'  Sollier,  Le  problème  de  la  mémoire.  Essai  de  psy- 
cho-mécanique, p.  561. J.-D.  Durand  (de  Gros),  Variétés  philosophiques, 

p.  562.    P.  Hachet-Souplet,    Examen    psychologique    des   animaux.  — 

D'  Surbled,  La  Vie  affective.  —  E.  Blanc,  Mélanges  philosophiques,  p.  563. 
R.  P.  Lescœuh,  Or.,  La  Science  et  les  faits  surnaturels  contemporains. 

—  D*"  Surbled,  Spirites  et  médiums.  —  A.  Lkpidi,  O.  P.,  Opuscules  philoso- 
phiques, p.  564.  A.  Godard,  Positivisme  chrétien,  p.  565.  — —  M.  Tur- 

MANN,  Education  populaire.  —  Mgr  Isoard,  Œuvres  pastorales,  t.  III,  p.  566. 
W.   Poidebard,  Correspondance  littéraire   et  anecdotique  entre  M.  de 


864  TABLE  DES  MATIERES 

Saint-Fonds  et  le  président  Dugas,  —  G,   Desjardins,  Authenticité  et  date 

des  livres  du  N.  T.,  p.  567.  S.  Denis,  Histoire  contemporaine,  t.  III, 

p.  568.  —  Mgr  DE  Cabrières,  Françoise-Eugénie  de  Malbosc,  religieuse  de 

l'Assomption,  p.  569. Général  X...,  Le  Soldat,  p.  571. E.  Braun,  S.  J., 

Nouvelles  méditation^.  —  S.  Febvre,  Nos  devoirs  envers  N.  S.  J.-C.  dans 
la   S^*  Eucharistie.  —  J.  Lémakn,  La  Vierge  Marie   présentée    à  l'amour  du 

XX®  siècle,  p.   572.  De  Doss,  S.  J.,  La  Perle  des  vertus.  —  A.  Dubois, 

L'Apôtre  de  la  Corse  au  xvi*  siècle.  Le  B^  A.  Santi,  barnabite,  p.  573. 

R.  P.  Castelein,  Instit.  philos,  moralis  et  socialis,  p.  705. G.  Le  Bi- 

Dois,  La  Yie  dans  la  tragédie  de  Racine,  p.  807.' H.  Chérot,  S.  J.,  Icono- 
graphie de  Bourdaloue  :  le  Type  aux  yeux  fermés,  p.  708. K.  Valiszewski, 

Marisienka,  Marie  de  La  Grange    d'Arquien,   reine  de  Pologne,  femme  de 

Sobieski,  p.  709. Pétri,  Ci'  PAzmAny  Opéra,  t.  IV:  Disputationes  in  IP™ 

Summse  théologie»  partem,  p.  712.   B.   Jungmann^  Inst.   theol.   dogma. 

spec.  Tractatus  de  Novissimis.  —  D''  A.  Goix,  Le  Surnaturel  et  la  Science, 
p.  713.  A.  MoREL,  Repos  dominical.  —  D.  Maréchaux,  Réalité  des  appa- 
ritions démoniaques,  p.  714. Abbé  Menuge^  Histoire  de  l'Église.  —  Mgr 

Douais,  Documents  pour  l'histoire  de  l'Inquisition  dans  le  Languedoc,  p.  715. 
A.  Rivet,  Précis  de  législation  rurale,  p.  716. M.  Turmann,  Le  ca- 
tholicisme social  depuis  l'encyclique  Rerum  Novarum.  —  Ch.  Mourre,  D'où 
vient  la  décadence  économique  de  la  France,  p.  717. 

R.  P.  Arendt,  s.  j..  De  Sacramentalibus,p.834. R.  P.  de  Backer,  S.  J., 

Instit.  metaDli.  specialis,  p.  835.  M.  Mongalm,  Origine  de  la  pensée  et 

de  la  parole:  —  Abbé  Gayraud,  République  et  Paix  religieuse,  p.  836.  

H.  Hauser,  L'Or,  p.  838. L.  Collin,  Origine  du  christianisme.  —  R.  P. 

Watrigant,  Deux  méthodes  de  spiritualité.  —  P.  Gœdert,  Lectures  spiri- 
tuelles, p.  839.  Bossuet,   Élévations.  —  R.   P.    Pierre-Baptiste,  Saint 

Nom  de  Jésus,  p.  840.  R.  P.  Hugon,  Vœux  de  religion.  —  P.  Gaborit, 

Beau  dans  les  œuvres  littéf-aires,  p.  841.    J.  Gairal,  Droits  et  devoirs 

des  syndicats  agricoles.  —  B<»*^  de  La  Bouillerie,  Enseignement  agricole  à 

l'Exposition  de  1900,  p.  842.  C*«  d'Ougieu  de  La  Batie,  Enseignement 

agricole.  —  G.   Deschamps,  Malaise  de  la  démocratie,  p.  843.   E.  Mai- 

sonabe.  Doctrine  socialiste.  —  G.  de  Saint-Aubert,  Assurances  contre  inva- 
lidité et  vieillesse  en  Allemagne,  p.  844. P.  Escard,  Fermier  normand 

de  Jersey.  —  A.  Calvet,  S.  J.,  Le  Père  Ginhac,  p.  845.  D"^  Roger,  Mé- 
decins bretons  du  xvi^    au  xx*  siècle.   —   J.  Dumoulin,  Vie   et   œuvres  de 

Fédéric  More!,  imprimeur  à  Paris,  p.  846. E.  Venturi,  S.  J.,  Maria  de 

S.  Emilia.    —  E.  Belzung,  Anatomie  et  Physiologie  végétales^  p.  847. 

D"^  Pujade,  Cure  de  la  tuberculose.  —  J.  Poirier,  Le  Transvaal,  p.  849.  

A.  KuYPER,  La  Crise  sud-africaine.  —  J.  Leglercq,  Séjour  à  Ceylan.  —  A.  Mar- 
tin, Étapes  d'un  touriste  en  France,  p.  850.  Abbés  Mouchard  et  Blan- 

chet.  Auteurs  français  et  auteurs  grecs  du  baccalaur.  es  lettres,  p.  851.  

P.  Martinon,  Sophocle,  Antigone,  p.  852. G.  Garino,  Dialetto  di  Erodoto, 

p.  853,  Grammatica  Omerica.  —  J.  Nourouze,  Autour  d'un  drame,  p.  854. 

M.    Floran,   Maman    Cendrillon.  —  H.  Doris,  Trait  d'union.  —  C.    de 

Lamiraudie,  Une  part  de  bonheur.  —  M.  Le  Beaumont,  La  Pupille  du  doyen. 

—  Mi*«  DE  Brunoy,  Bellerive.  —  L.  Donel,  Le  Chardon  bleu,  p.  855.  

Ouvrages  et  Opuscules  divers,  p.  856. 

Table  du  tome  86 861 


Imp.  J.  Dumoulin,  rue  des  Grands-Augustins,  5,  à  Paris. 


AP  Jîitudes 

20 

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t. 86 


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